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REVUE

DE

l'Université d'Ottawa

REVUE

DE

l'Université d'Ottawa

1947

DIX-SEPTIÈME ANNÉE

L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

CANADA

In memoriam

Notre cher Cardinal nest plus. La nouvelle de sa mort cause une vive douleur à tous ses frères Oblats de Marie-Immaculée de l'Université d'Ottawa. Un vide immense, nous semble-t-il, vient de se faire dans nos rangs. L'intérêt constant qu'il continuait de porter à notre œuvre nous donnait la réconfortante impression qu'il ne nous avait jamais quittét.. nous ses frères d'Ottawa. Nous savons tous quel rôle de premier plan il a joué comme éducateur, comme apôtre dans notre région pendant vingt- cinq ans de sa féconde carrière.

Aussi, au nom de mes collègues dans l'enseignement et de la direc- tion de l'Université, au nom de nos élèves actuels, des nombreuses géné- rations d'anciens qui ont connu Son Eminence le cardinal Villeneuve, je veux déposer sur sa tombe l'hommage ému de notre profonde reconnais- sance.

Il est trop tôt encore pour apprécier adéquatement toute l'influence que le cardinal Villeneuve a exercée dans notre pays et dans l'Église au cours des années de son glorieux cardinalat. Mais c'est déjà l'heure pour nous de l'Université d'Ottawa de proclamer hautement les mérites de l'éducateur eminent, ainsi que la valeur de sa collaboration efficace au progrès de notre œuvre universitaire.

Il n'est pas exagéré de dire que la carrière véritable du cardinal Vil- leneuve commence au moment il assume les lourdes responsabilités du professorat au Scolasticat Saint-Joseph au sein de nos facultés de philo- sophie et de théologie. A cette heure, il est déjà marqué du sceau des in- tellectuels. Il se façonne une âme de contemplatif et de savant à l'école do maîtres pieux et érudits, au contact des penseurs chrétiens des siècles pas- sés. Il avive constamment sa passions naturelle de savoir et d'apprendre. Il ne craint pas d'asseoir la structure de son édifice intellectuel sur des assi- ses solides. La première pierre sera celle du renoncement, de la mortifica-

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tien. Toujours il traîne un corps débile et frète auquel Y âme et l'intel- ligence imposent des sacrifices constants.

Doué d'une intelligence vive et souple, c'est à un travail ardu et per- sévérant qu'il demande la science, l'érudition, pour être fidèle à son devoir de professeur, d'éducateur et de savant. Pendant ses vingt- trois années de professorat, il enseigne toutes les matières ecclésiastiques du cours d'études. Il confiait à un jeune disciple qu'il n'avait jamais refusé d'en- seigner une matière nouvelle. Il dérobait souvent des heures au sommeil pour apprendre davantage et pour livrer à ses élèves, à ses auditoires nom- breux et variés, une science claire, utile, précise et profonde tout à la fois.

Un commerce aussi assidu et sérieux avec les sources mêmes de la doc- trine chrétienne ne pouvait faire autrement que de mettre le jeune H brillant professeur en possession des principes mêmes des sciences et de la sagesse. On admire sa vaste érudition, la lucidité de son esprit, la maî- trise avec laquelle il puise dans la somme de ses connaissances les solution» à tous les problèmes qu'on lui soumet. Il semble qu'il a étudié toutes les questions, qu'il a fréquenté toutes les avenues du savoir ecclésiastique. Aussi, ses jeunes auditeurs, clercs et religieux, se tiennent en admiration au pied de sa chaire.

Toute cette science est au service d'une âme ardemment apostolique et missionnaire. Il a puisé dans les écrits de notre vénéré fondateur, Mgr de Mazenod, un amour profond et intelligent de sa vocation de mission- naire des pauvres, un esprit de foi capable de transporter les montagnes et un cœur tout dévoué à l'Église et au pape, successeur de saint Pierre.

De telles dispositions devaient nécessairement l'amener à exercer une influence profonde sur les destinées de notre Université. Il a commencé par y travailler lui-même en vivant la vie d'universitaire et de savant. Ses nombreux écrits révèlent sa formation scientifique rigoureuse. Il a com- pris à ce labeur le rôle et l'importance d'une université. Il ne tarde pas à s'en faire l'apôtre au milieu des siens d'abord, puis à l'extérieur, à com- mencer par notre région ontarienne. Les conférences remarquables qu'il devait donner au cours de sa carrière cardinalice sur le rôle des universi- tés, la place de la théologie et de la philosophie dans l'enseignement uni- versitaire, ne sont que l'écho des enseignements du père Rodrigue Ville- neuve.

IN MEMORIAM 7

Que dire de son amour pour la doctrine de saint Thomas? Ici com- me toujours, il veut être avant tout le fils aimant de l'Eglise. Mais son obéissance n'est pas aveugle. Il sait apprécier la valeur d'éternité de la sagesse thomiste et son admirable opportunité pour la diffusion moder- ne des vérités chrétiennes.

Au surplus, il a le don de convaincre et de faire des apôtres. C'est donc une génération de jeunes, la relève, qu'il forme de ses mains d'édu- cateur au Scolasticat Saint-Joseph. Il connaît les exigences rigoureuses de la science en nos temps modernes. Ses disciples l'apprendront de lui.

Nos facultés ecclésiastiques lui doivent énormément. C'est lui qui fonde l'École des Études ecclésiastiques supérieures de l'Université, alors qu'il est doyen de la faculté de théologie. Quand il s'agira, deux ans plus tard, de réorganiser nos facultés ecclésiastiques selon les exigences de la constitution apostolique Deus Scientiarum Dominais, le travail sera fa- cile après le coup d'audace du père Rodrigue Villeneuve, fondant cette École ainsi que notre Société thomiste. C'est encore lui qui, avant de quitter Ottawa pour Gravelbourg, a préparé les âmes, les esprits et les courages pour lancer la Revue de l'Université d'Ottawa. // convenait que le premier article de cette publication universitaire fût signé de son nom.

Mais je n'ai levé le voile que sur une partie de l'activité débordante du professeur et du supérieur dju Scolasticat.

Si vous feuilletez les récits d'il y a vingt ou vingt-cinq ans, vous voyez le petit père Villeneuve mêlé à tous les événements catholiques et français dans la capitale et jusqu'à Montréal ou Québec. Il est partout. On l'invite partout. Il est toujours prêt à tenir la plume, à diffuser la vérité. Il sera l'initiateur des retraites fermées à Ottawa. Il jouera un rôle discret, mais combien efficace, dans l'organisation des syndicats ca- tholiques. Il participera constamment aux Semaines sociales. Il ensei- gnera aux jeunes de V A.C.J.C. un patriotisme éclairé et combatif. Il sera une force puissante de la résistance franco-ontarienne. Il donnera à notre journal Le Droit l'appui de ses idées et le concours de sa plume.

Vie débordante d'activité, vie brûlante de charité. L'Église, dans sa sagesse, lui confia la fondation du diocèse de Gravelbourg, puis le fit mon- ter au siège cardinalice de Québec. Pie XI et Pie XII l'honoreront de lour affection. Trois fois il représentera le souverain pontife comme son légat;

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la dernière fois, auprès de Notre-Dame de la Guadalupe et de ses fidèles Mexicains.

Ces rapides ascensions dans le gouvernement de l'Église ne devaient pas altérer les traits de l'âme sacerdotale et religieuse du cardinal Ville- neuve. Il mettra maintenant au service d'intérêts plus grands et plus éh- vés la même charité, la même piété et le même esprit de foi. Il ne reculera jamais devant le devoir, quoiqu'il doive lui en coûter des sacrifices, des incompréhensions. Dans la hiérarchie de ses amours, il n'oubliera jamais surtout la place qui reviennent à Marie, sa Mère immaculée, à l'Église du Christ et à sa famille religieuse.

Un prélat distingué écrivait de lui: « Nous admirons notre cher Cardinal. Nous avons un chef et nous en remercions la Providence qui visiblement le protège. Il voit clair et marche avec fermeté dans le sentier éclairé par les lumières divines. »

Quelle dette de reconnaissance nous devons au regretté cardinal Vil- leneuve.

Lorsqu'il quitta Ottawa, nous le vîmes partir avec regret. Mais nous savions qu'il allait continuer sa mission de vérité et de sagesse Docerc quis sit Christus. Nous avions l'intuition que par la noblesse de son génie il servirait éminemment nos causes. Nous savions qu'il conti- nuerait par son auguste exemple et par ses sages conseils à nous stimuler et à nous aider. Nous n'avons pas été trompés.

Il n'est plus, Mais son esprit demeure; cet esprit de foi profonde dans la vérité des causes sacrées et approuvées par l'autorité du vicaire du Christ; cet esprit d'amour de l'Église et de notre patrie; cette confiance inébranlable dans la mission de l'Université et des Oblats de Marie- Immaculée dans la capitale du Canada. Voilà l'héritage qu'il nous o légué, à nous ses fils adoptifs.

Puissions-nous êtres fidèles à sa mémoire et continuer dans la vérité et dans la charité à faire connaître le Christ.

Jean-Charles LAFRAMBOISE, o. m. i.,

recteur de l'Université.

L'esprit de la "Revue

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Si l'université est une école de haut savoir, il faut que son organe, pour ainsi dire officiel, reflète ce haut savoir et qu'il en soit l'expression.

Former des bacheliers, préparer ses élèves aux carrières de leur choix, tel n'est pas le suprême idéal du professeur d'université. Tout en rayon- nant le vrai par son enseignement, le maître doit pousser plus haut et plus loin sa culture; il doit se livrer à la recherche proprement scientifi- que.

Qu'importe qu'il ne découvre rien qui ne soit déjà connu. L'effort surtout s'impose. Qui ne le fournit pas avec constance et courage, s'atro- phie, s'enlise dans la routine. Excellent répétiteur peut-être, il n'a pas l'étoffe du maître qui se renouvelle et se refait sans cesse.

Dans une revue universitaire, cette double fonction du maître trou- ve à s'exprimer. La revue universitaire accueillera donc des études qui sont en quelque sorte le prolongement des cours: articles de vulgarisation, point du tout à la manière des « digestes » ou des revues populaires, mais plutôt articles de haute vulgarisation s'adressant au public cultivé.

Qui ne voit cependant qu'une revue ne serait pas vraiment univer- sitaire, si elle se cantonnait dans la vulgarisation, et ne consignait point les résultats des recherches faites par des spécialistes du dedans ou du de- hors en telle ou telle branche du savoir humain? Tout comme l'université elle-même, la revue universitaire se voue au service de la culture et de la science, sans limiter ses ambitions. Elle vise moins à satisfaire le goût, parfois trop facile, des nombreux, qu'à répondre aux dernières exigences du haut savoir.

S'agit-il d'université catholique, celle-ci se consacre d'abord et par- dessus tout au culte de la vérité catholique. Elle a conscience de Ja noble et lourde mission qui lui est dévolue: faire mieux connaître le message du Christ, répandre la doctrine de l'Église, magistra véritatis. Fidèle à cette

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mission, la revue universitaire catholique ne doit rien reproduire qui por- terait tant soit peu atteinte à la foi et à la morale chrétiennes; qui soit opposé non seulement à la Révélation, mais même à la doctrine commu- nément reçue dans l'Église. Là, par conséquent, point de tergiversations, point d'habiles compromis, point de libéralisme courtois donnant asile à des avancés que Rome ne saurait voir d'un bon oeil.

Cette doctrine romaine, que l'on professe de tout esprit et de tout cœur ne se limite pas au credo, ni aux dix commandements. Elle touche, par bien des aspects, au temporel, au social, voire à l'économique. en- core, par une raisonnable et ardente conviction en la profonde sagesse de l'Eglise, autant que par piété filiale, il n'est pas loisible à l'universitaire catholique de prendre des chemins de traverse. Il n'est pas loisible à une revue d'université catholique d'ouvrir sa porte à des collaborateurs qui, même de bonne foi, prendraient la contrepartie des positions catholiques.

Intransigeance, dit-on parfois. Etroitesse d'esprit. Non. Simple logique plutôt. La vérité jouit de droits que ne peut revendiquer l'erreur. Si je suis en parfaite santé, c'est une fausse largeur d'esprit d'offrir l'hos- pitalité au malade qui se croit sain, et de risquer inutilement la contami- nation. Pour les mêmes raisons, une revue universitaire catholique n'a pas le droit de se constituer le rendez-vous de toutes les opinions qui s'agitent sous le soleil; elle n'est pas un forum des orateurs de tout acabit peu- vent venir déclamer le oui et le non, le pour et le contre de problèmes qui, pour un catholique, ne prêtent nullement à discussion. La solution de ces problèmes, le catholique la tient avec une certitude décisive.

Que l'hésitant ou le sceptique écoutent ou accueillent avec la même aisance des propositions contradictoires, cela ne leur chaut guère, eux qui reconnaissent n'avoir d'évidence ni de certitude sur à peu près rien. Quand l'esprit se refuse à l'objectivité, tout devient matière à discussion. Il n'en est pas ainsi du catholique, qui s'estime à juste titre possesseur de vérité et qui marche dans la clarté, d'autres avancent à tâtons dans les ténèbres.

C'est autrement que la largeur d'esprit d'un catholique peut et doit s'exercer. C'est ailleurs que le respect sincère de l'opinion d'autrui peut et doit avoir cours.

L'ESPRIT DE LA « REVUE » 11

Même pour un catholique, le domaine de l'opinatif s'étend beau- coup plus loin qu'on ne croit. N'y a-t-il pas des secteurs entiers de la théologie et de la philosophie, comme de toutes les sciences religieuses, qui restent sujets libres de débat? Et que dire des autres champs du savoir purement humain? Que dire des sciences positives, des sciences sociales et économiques, de l'histoire, de l'art, de la littérature? Autant de domaines la prétention à l'infaillibilité est rarement de mise. Autant de domai- nes où savoir prêter une oreille clémente au sentiment d'autrui non seu- lement témoigne d'un esprit souple et ouvert, mais devient parfois un chemin de lumière et sert d'étape sur la voie de la vérité.

J'aime cette manière, si chère à Charles du Bos, qui consiste à pro- céder par « approximations », qui aborde son sujet avec sympathie, qui se laisse informer par le réel au lieu de lui imposer ses propres moules, qui ne préjuge rien sans preuve, surtout qui ne condamne pas avant d'avoir entendu les dépositions des témoins. Je plains l'homme qui, in- capable de souffrir une pure querelle d'idées, voit partout des conflits d'in- térêts et de personnes. Celui-là sera bien avisé de ne pas donner dans la polémique, car il servira mal la vérité, cherchant plutôt à triompher de l'adversaire qu'à faire prévaloir le vrai.

Que telle soit l'attitude d'un organe de parti, on le comprend volon- tiers; on le lui pardonne même d'avance. Mais on sait à quoi s'en tenir sur ses prétentions à l'objectivité ou à l'impartialité.

Une revue universitaire se défend rigoureusement d'être un organe de parti. Elle n'arbore aucun drapeau politique. Elle ne s'engage à au- cune propagande, sinon à celle de la vérité catholique, telle que déjà pré- cisée. Sur le reste, il lui est permis de se montrer libérale.

Elle le peut d'autant plus facilement que le signataire porte la plei- ne responsabilité de son article. Cela s'écrit et se lit partout. Dans la pra- tique, quel cas en fait-on? Trop souvent, pour ne pas dire toujours, c'est comme si de rien n'était. Tel article restera indéfiniment dans les tiroirs, parce qu'il ne cadre pas avec les idées du directeur. De son côté, le lecteur attribuera spontanément à la direction de la revue ou à l'institution dont elle est l'organe toutes les vues de ses collaborateurs. Je le déplore, mais il en va tout ainsi dans notre libéral vingtième siècle et dans notre bonne terre d'Amérique. Allons, dites, fermerez-vous votre porte à toute per-

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sonne qui n'appartient pas à votre clan ou à votre cercle? qui ne signerait pas chacune de vos sentences?

Du moins, reprend-on, l'hospitalité donnée ne témoigne-t-elle pas de votre sympathie? Pour l'homme peut-être; pas nécessairement pour ses idées.

Mais pourquoi fournir un truchement à des vues que vous ne par- tagez pas que vous désapprouvez peut-être? Ah! ces pourquoi qui veu- lent le dernier mot de tout. Comme ils me mettent à la torture! Pour- quoi? — Parce que je respecte en autrui la liberté d'expression dont je jouis moi-même et que je souhaite qu'on respecte. Parce que si, d'une part, je condamne, comme il convient, toutes les tentatives trop intéres- sées de faire triompher une cause, je ne puis, d'autre part, que m'incliner devant un esprit qui, évitant toute propagande intempestive, toute ma- nœuvre déloyale, s'efforce sincèrement de se frayer un chemin au cœur de la vérité.

Il est beau de proclamer la nécessité et les avantages d'une juste liberté. Il est noble de prétendre au respect de l'opinion d'autrui. Il esc plus honorable et plus magnanime d'en donner l'exemple, dût-on par- fois le faire à ses propres dépens.

Le Directeur.

Les propositions fédérales

aux provinces

et l'avenir des Canadiens français

La discussion d'un problème comme celui dont j'ai fait le sujet de cet article présente toujours quelque difficulté, quand il s'agit d'exposer le point de vue du Québec aux Canadiens français minoritaires des autres provinces. Par la force des choses, il existe entre les points de vue des di- vers groupes minoritaires et celui du Québec sur ces questions, comme d'ailleurs entre les points de vue respectifs des divers groupes minoritaires français eux-mêmes (Ontario, Manitoba, Nouveau-Brunswick, etc.), des différences comme il ne peut manquer de s'en produire entre des mi- lieux conditionnés par des facteurs différents. Les groupes minoritaires entre eux ont tous, en tout cas, un trait commun que le Québec est seul à ne pas posséder: celui d'être une minorité qui se sent irrémédiablement vouée à le rester (encore que les Acadiens puissent avoir de sérieux motifs d'espoir à l'encontre) , qui accorde plus de confiance à son avenir dans le grand tout canadien nous sommes plus nombreux que dans des grou- pements provinciaux elle se sent isolée, qui accepte plus ou moins son sort comme il lui est fait et craint, non sans raison quand elles ne sont que parades verbales, les prises de positions extrêmes dont elle risque de subir les contre-coups.

Sans doute le Québec français a aussi le sentiment d'être une mino- rité, mais ce sentiment, c'est dans le grand tout canadien seulement qu'il l'éprouve. Sur le plan provincial, au contraire, il se sent aussi maître chez lui que le Français en France, l'Anglais en Angleterre, et le Russe en Rus- sie; ou, plutôt, nuançons: il voit des possibilités très nettes de le devenir dès qu'il pourra détenir les clefs de l'économie québécoise et compléter, par là, l'œuvre déjà réalisée sur le terrain politique.

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Il en résulte nécessairement que même s'il existe dans Québec comme chez les groupes minoritaires français des autres provinces, des nuances d'opinions considérables, la gamme s'en étendra plus loin vers un désir d'autonomie réalisable, pour atteindre même, chez quelques-uns, les ré- gions du séparatisme. Il n'y a pas de doute qu'un autonomiste canadien- français ontarien, par exemple, n'a pas beaucoup de raisons ethniques ou culturelles d'être autonomiste; chez lui, une telle conviction ne peut être, de ce point de vue, qu'un acte de raison le convainquant que est l'ave- nir du groupe canadien-français tout entier et qu'il doit y sacrifier même certains intérêts propres. Pour l'autonomiste Canadien français du Qué- bec, l'intérêt est au contraire immédiat, quoi qu'on puisse en penser par ailleurs. Autant, en somme, il est naturel, parce que conforme à leur intérêt le plus immédiat, que les groupes canadiens-français minoritaires cherchent à attirer le Québec français de plus en plus totalement dans le grand tout pour rester en sa compagnie et permettre à tous de se sentir davantage les coudes, autant il est, aussi, naturel parce qu'également con forme aux intérêts nationaux immédiats du Québec français, qu'il tâche de préserver intact le domaine de sa liberté d'action. La question est pré- cisément de savoir lequel de ces deux intérêts immédiats est le plus con- forme à l'intérêt général canadien et canadien-français bien compris; et c'est en cela que réside également l'essentiel de ce qu'on peut appeler d'un côté le problème canadien-français, et de l'autre le problème canadien.

C'est ce problème que pose à nouveau la question des relations fédé- rales-provinciales et c'est lui que je voudrais analyser ici, tel que je le vois, c'est-à-dire d'un point de vue que l'on qualifiera sans doute de nationa- liste, et avec justesse puisqu'il l'est. Mais précisément, peut-être est-on trop porté à prendre pour acquis, à priori, que ce qu'on appelle le point de vue nationaliste est le point de vue étroit d'une chapelle, l'on bat surtout le tambour du patriotisme dans un tintamarre verbal appuyé ex- clusivement sur des sentiments et sur des passions . . . que d'aucuns vont même jusqu'à qualifier d'excécrables. J'ai bien l'intention quant à moi de ne faire appel, dans ce qui suit, à aucun sentiment. Je veux parler ex- clusivement à la raison et en partant de faits. Et si je n'ai pas la préten- tion de changer l'opinion de ceux qui ne partagent pas la mienne, je vou- drais entretenir celle de les convaincre que le nationalisme canadien-fran-

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çais est quelque chose de sérieux, de rationel, de cohérent, de légitime, et qu'en regard de ce système de pensée et des faits qui le soutiennent, les propositions du fédéral aux provinces lors des récentes conférences ne sauraient être acceptables parce qu'elles mettent vraiment en jeu l'avenir des Canadiens français comme tels.

I

Et tout d'abord, puisque c'est en fonction de l'avenir des Canadiens français que je veux poser le problème, peut-être serait-il opportun de bien définir nos termes et nos positions, de façon à bien nous compren- dre même si nous devons ne pas nous entendre. Et à cet égard, peut-être même convient-il de commencer par se demander s'il existe bien des Ca- nadiens français, puisque cette expression choque parfois certaines oreil- les et engendre la répartie qu'il n'y a pas de Canadiens français, mais seu- lement des Canadiens dont certains parlent le français et d'autres l'an- glais.

Certes, on peut être de ceux qui désirent la réalisation d'un tel idéal et, pour en hâter l'avènement, refuser d'admettre ce qui est, de façon à n'en devoir pas parler et à orienter les esprits vers ce qu'on voudrait qui fût. Mais ce ne saurait être là, il me semble, qu'attitude de propagan- diste. Objectivement, honnêtement, peut-on vraiment soutenir que la différence de langue ne montre actuellement, au Canada, qu'un accident sans importance et qu'elle ne révèle pas véritablement l'existence de deux groupes culturels profondément différents? J'en appelle au témoignage objectif de tous les étrangers qui nous ont visités depuis André Siegfried, en passant par John MacCormac et Horace Miner, jusqu'à Mgr Ligutti, Mpr Kelly et Mason Wade. Et chez les Canadiens anglais, les observa- teurs qui concluent dans le même sens n'ont pas été moins nombreux, de- puis les tout débuts de notre histoire commune jusqu'à A.-R.-M. Lower, qui donnait, en 1943, une communication à la Canadian Historical As- sociation, peut-être la contribution la plus pénétrante qui soit encore venue du côté anglais sur le problème canadien, et dans laquelle il mar- que fortement l'antithèse de cette « juxtaposition de deux civilisations, de deux philosophies, de deux points de vue contradictoires sur la nature fondamentale de l'homme ».

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Qu'y a-t-il de surprenant à cela quand on connaît notre histoire? Ainsi que le note M. Wilfrid Bovey dans son ouvrage sur les Canadiens français et cela avec de nombreux autres historiens la Nouvelle- France, bien que colonie, avait commencé dès avant la conquête à consti- tuer une nationalité homogène. C'est donc un peuple que les Anglais ont conquis en 1760. Un peuple qui s'est roulé en boule devant l'envahis- seur, qui a résisté passivement et parfois aggressivement à l'assimilation, jusqu'au jour il a pu reconquérir, dans la Confédération, son droit d'avoir un gouvernement propre, dirigé par lui-même et conforme à ses coutumes.

Ces rappels de conquête sont encore une chose qu'on nous reproche, comme si les événements d'il y a deux cents ans pouvaient en eux-mêmes constituer un motif de discorde entre Canadiens. Mais comment n'en parlerait-on pas, puisque, comme le montre si bien M. Lower, c'est le fait fondamental de notre histoire? Le Canada français n'est pas sim- plement une secte de trouble-fête exploitant des sentiments et des idées pour servir des fins personnelles politiques; même si cela peut être le cas de certains individus, exactement comme il y a des individus qui exploi- tent l'idée chrétienne pour servir des fins personnelles, sans que celle-ci perde de la valeur pour cela, je rougis de honte jusqu'à la racine des che- veux quand j'entends de mes compatriotes condamner ainsi en bloc toute une civilisation qui se défend. Nous sommes un peuple qui était installé, qui vivait sa vie dans l'orbite d'une métropole dont il était issu et qui s'est vu soumis à une domination étrangère par la force; on ne peut tout de même pas nier cela, et que notre position s'en trouve bien différente de celle d'un groupe qui, à l'intérieur d'un pays uni, se mettrait à insuffler des germes de désunion.

A cause de ce fait, nous avons indiscutablement des droits moraux à notre vie de peuple, si nous tenons à la continuer, exactement comme les Polonais, dans les empires germain, autrichien et russe, ou les Serbes, les Bulgares et les Grecs dans l'empire ottoman en conservaient encore devant l'humanité tout entière et cela après de plus nombreux siècles de domination. Moralement, c'est à nous de décider laquelle nous accepte- rons des deux solutions possibles du problème canadien; un Canada bâti sur un dualisme de civilisation, c'est-à-dire dans une unité nationale réa-

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lisée par la collaboration entre deux types fondamentaux de Canadiens évoluant selon leurs virtualités propres; ou un Canada dans lequel on ne trouvera plus qu'un type de Canadien fusionné, la langue devenant un facteur accidentel. Que les Canadiens anglais se montrent loyalement disposés à accepter la première option si nous la choisissons et, puisque ce sont eux les conquérants, donc eux qui ont à choisir entre imposer leurs vues et respecter les droits moraux des conquis, qu'ils soient sincère- ment prêts à collaborer sans réticence à sa réalisation avec les sacrifices que cela peut leur imposer momentanément, et le fait de la conquête deviendra pour les deux groupes de Canadiens un motif d'union et de paix, un motif de mutuelle estime et de satisfaction de la solution réalisée.

Quant à nous, avant de choisir, et pour bien choisir, il importe que nous sachions ce qu'est un Canadien français, et pourquoi nous pouvons ou dans quelles circonstances nous devons vouloir rester Canadiens fran- çais plutôt que d'accepter une fusion dans un canadianisme tout court. Or pour cela, il faut encore reprendre le fait de la conquête et constater qu'en lui-même il est bien insuffisant à expliquer le phénomène de notre résistance. Ce qui l'explique, c'est que le conquérant a apporté avec lui un type de civilisation, une philosophie, des modes de vie entièrement différents des nôtres ... et qu'une élite active chez nous ayant conservé la certitude que notre civilisation, notre philosophie, nos modes de vie étaient supérieurs à ceux du conquérant, elle a cristallisé nos énergies, élevé autour de nous les murs protecteurs seuls capables de sauver les mas- ses et réalisé le miracle canadien-français.

Or qui était cette élite? Tout le monde connaît la réponse: le clergé. Et pourquoi s'est-il tant acharné à sauver une civilisation, une culture, une langue plutôt que de passer à celle du conquérant? Pour des motifs de petite politique, d'intérêt personnel, ou de vanité intellectuelle? Évidem- ment non: s'il ne s'était agi que de politique ou d'intérêt, il aurait bien vite passé au conquérant; et la vanité culturelle ne nous aurait pas fait survivre plus d'une couple de générations. La vraie raison, c'est que notre civilisation, notre philosophie, nos modes de vie, tenaient en une foi, une religion, que l'on a estimée infiniment supérieure à celle qu'apportait le vainqueur, et qu'une foi engendre toujours des convictions inébranlables et des résistances indestructibles. Si vous voulez voir bien mis en valeur

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un autre phénomène exactement comparable dans l'histoire du monde, lisez avec un peu d'attention les deux derniers chapitres du livre de Da- niel-Rops sur le peuple de la Bible, après la conquête de Babylone, et vous serez frappés des ressemblances.

Non, ce n'est pas une langue que les Canadiens français ont voulu sauver; la langue n'a été pour les premiers nationalistes du Canada fran- çais, le clergé, qu'un moyen nécessaire de sauver la foi en distinguant bien nettement les deux groupes en présence. Le problème canadien-français a été dès l'origine un problème religieux; le problème d'un peuple catho- lique et désireux de le rester, fier de sa foi, imbu de la supériorité que peut conférer la certitude de posséder la vérité totale et d'autant plus décidé à ne pas se laisser protestantiser qu'il y allait du salut individuel de chacun avant même qu'il soit question du salut national. La situation me paraît être restée aujourd'hui ce qu'elle était alors.

Évidemment, quand je parle de problème religieux, je ne m'en tiens pas à considérer l'aspect purement cultuel du problème. Cette partie-là de la question est réglée depuis longtemps: personne ne songe plus à nous contester, du moins pour le moment, le droit de fréquenter nos églises et de prier le Dieu que nous voulons, comme nous le voulons. Grâce au fait que le Québec français et catholique jouit de l'autonomie, il reste maître de l'administration de ses écoles et de certaines autres institutions immé- diatement reliées à la pratique de la religion; et je sais bien que pour 1? moment (encore que sur ce sujet, on parle de fédéraliser certaines choses) , il n'est pas question de lui en enlever la direction. Déjà d'ailleurs les mi- norités françaises des autres provinces savent, par expérience tout ce que l'autonomie vaut au Québec en la matière, et combien plus précaire pour- rait vite devenir sa situation si, dans un mouvement excessif de canadia- nisme, il allait abandonner ses positions actuelles pour risquer de tomber éventuellement dans une situation comme celle qui est faite, par exemple, aux catholiques de la ville d'Ottawa en matière d'école.

Mais est-ce bien tout? La religion, est-ce exclusivement un culte et un •enseignement? Suffit-il que les protestants soient devenus plus libéraux et nous aussi? Devons-nous nous satisfaire de constater que nous nous en- tendons passablement bien avec eux sur la condamnation de certains désordres sociaux et moraux pour affirmer que rien ne nous divise plus et

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que nous pouvons faire l'unité dans l'unification nationale au-dessus de nos deux religions? Ce serait, à mon sens, se tromper gravement sur la nature du problème. Etre catholique, c'est plus qu'aller à la messe et que ne pas convoiter la femme du voisin ; et être protestant, ce peut être bien des choses, mais c'est plus aussi que de fréquenter un office que nous res- pectons même si ce n'est pas notre messe, et qu'entretenir des idées diffé- rentes des nôtres sur la Sainte-Vierge et les saints, idées que nous pour- rions garder chacun pour nous dans une vie commune, si nous ne savons pas les aborder réciproquement sans nous fâcher. Être catholique, c'est un esprit, une philosophie, qui influence toute la vie; être protestant, c'est plusieurs autres esprits, dont sort aussi une philosophie, une civilisation bien différente de la civilisation catholique et en quelque sorte inconcilia- ble avec elle. Et pourquoi? Parce que les deux, ainsi que M. Lower nous le montre, ont des vues contradictoires sur ce qu'est la nature fondamen- tale de l'homme.

M. Lower met d'ailleurs fort bien en valeur les caractéristiques es- sentielles de ces deux données contradictoires. D'un côté, le pessimisme calviniste, qui a creusé un fossé entre le ciel et la terre, séparé la religion des contingences terrestres et ouvert la voie à l'esprit d'enrichissement, au grand capitalisme moderne; de l'autre, cet optimisme chrétien qui a en- couragé l'homme à mépriser plus ou moins les biens de c? mo**de, qui a imposé à son esprit la nécessité d'une vie faite pov*- gagner fe Cl^ bien plus que pour goûter les joies du monde. Deux points de vue diamétra- lement opposés par lesquels l'un met, une fois sorti du temple, tout l'ac- cent sur la conquête du monde et évolue à cause de cela vers l'individua- lisme le plus effréné ou vers le socialisme, selon les tempéramments et les circonstances; alors que l'autre prétend régir toute la vie par le temple et cherche l'équilibre d'un homme qui doit gagner son ciel lui-même dans une société chargée de pourvoir à un bien commun ordonné à lui facili- ter cette fin sans se substituer à lui ni l'absorber.

Ai-je besoin de faire la démonstration que des concepts aussi diffé- rents et aussi opposés, entretenus par deux groupes de population aussi nettement caractérisés que les Anglo-Canadiens et les Franco-Canadiens sur les fondements même dont sort l'organisation politique et sociale ren- dent absolument chimérique l'idée d'un canadianisme tout court, si l'on

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ne postule pas que ce canadianisme se réalisera par l'altération des points de vue et leur unification en un seul point de vue commun? Certes nous pouvons être tous Canadiens par notre allégeance au Canada, mais à cet égard ce n'est pas chez les Canadiens français qu'il y a le plus de travail à faire. Quant au reste et à tout ce qui sort des considérations purement techniques pour toucher la vie; à tout ce qui, dans les considérations tech- niques, affecte la vie du corps social, comment pouvons-nous l'unifier et le régir dans l'unité sans nécessairement sacrifier l'un des points de vue?

Prenons un exemple concret et qui frappe toujours les esprits parc? que les divers angles en sont d'autant plus nets que le sujet est plus déli- cat: le problème de l'hygiène sexuelle. Les Anglo-Canadiens ne sont cer- tes pas plus que nous sympathiques à la propagation du vice. D'autre part, les misères corporelles qu'engendrent le fléau vénérien et ses progrès rapides les frappent tellement qu'ils sont prêts à prendre toutes les mesu- res prophylactiques éducatives et préventives pour l'enrayer; quant à l'âme, ils y pensent peu ou pas, car elle n'entre pas à proprement parler en jeu dans le problème, son sort étant plus ou moins réglé d'avance. Ré- sultat: ils n'hésiteront pas à fournir et à enseigner les moyens de pratiquer le vice avec impunité; le reste est affaire personnelle: du moment qu'il a U moyen de n'être pas un fléau social, un instrument de contamination de la santé des corps, que l'individu s'arrange avec sa conscience.

Les Canadiens français, d'autre part, ne négligent nullement la ques- tion d'hygiène et ne sont pas moins désireux que les Anglo-Canadiens de limiter les dégâts du mal vénérien et de l'enrayer, mais attachant l'impor- tance première au salut de l'âme, qu'ils considèrent en jeu, ils ne voudront rien accepter de ce qui peut contribuer à répandre le vice en le rendant plus facile et moins dangereux. Ce danger même leur apparaît comme une certaine protection des âmes, et s'il y a un risque à prendre, ils estiment que c'est au corps qu'il faut le faire porter. Ils ne seront donc pas dis- posés à aller au delà d'une campagne d'éducation pour mettre la popula- tion en garde contre le mal vénérien et s'en servir comme d'un épouvan- tail contre le vice; pour le reste, ils parleront de campagnes générales de moralisation, de suppression des causes immédiates par la destruction du vice organisé, de systèmes au point de dépistage et de traitement de la maladie.

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Il est bien clair que, dans ces conditions, aucune unité totale n'est possible. Toute législation canadienne faite sur la question par des majo- rités anglo-canadiennes posera des questions de conscience aux Canadiens français et leur paraîtra d'autant moins acceptable que, convaincus que les institutions influencent les mœurs, ils se sentiront obligés de vivre dans ce qu'ils estimeront être un régime de perdition. Comment voudrait-on alors qu'ils se sentent heureux d'être Canadiens? Et ce qui est vrai pour cette question l'est pour bien d'autres. De sorte que le problème posé véritablement par l'idée d'un canadianisme tout court, c'est celui de savoir lequel des deux groupes acceptera de vivre sous des institutions issues des concepts fondamentaux de l'autre? ou dans un régime d'institutions qui seront une sorte de combinaison des deux concepts fusionnés dans un con- cept nouveau? Or précisément, en tant que catholiques, pouvons-nous accepter cela sans risquer un affaiblissement de nos positions religieuses même si nous conservons intactes les pratiques extérieures du culte?

On dira: le problème que vous posez n'est pas spécifiquement canadien-français, mais catholique. Il vaut également pour les catholiques de toute langue, vivant dans le Canada ou ailleurs, avec des majorités pro- testantes. — Et cela est vrai sans aucun doute. Mais voici bien la situation devient différente. La province de Québec, qui est canadienne- française, est à 87 p. c. catholique la seule province à majorité catho- lique et aussi canadienne-française et comprend 58 p. c. des catholi- ques du pays. Ce groupe de catholiques majoritaires, capable de se gou- verner, de se donner des institutions issues de son génie propre et plus aptes à lui permettre de réaliser ses destinées temporelles et éternelles, est le seul peut prévaloir d'une façon complète et s'est effectivement développé librement le type de civilisation qui fait le problème canadien. A-t~il le droit d'abandonner ses positions pour se constituer minorité dans un pays la philosophie protestante dominera ensuite toutes les institutions? Et les catholiques des autres provinces ont-ils le droit de lui demander de sacrifier ses intérêts supérieurs pour que nous ayons le plai- sir d'être tous des minoritaires ensemble? Autrement dit, l'Église, qui a toujours protégé les nations catholiques de son influence morale pour des raisons évidentes de politique ecclésiastique temporelle, c'est-à-dire en définitive pour le bien spirituel des intéressés, n'a-t-elle pas lieu d'être

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aussi désireuse de sauvegarder l'intégrité politique et culturelle d'un Qué- bec catholique qu'elle l'a été à défendre la Pologne contre les absorptions dans des États hérétiques ou schismatiques? Ce Québec intégralement ca- tholique n'est-il pas d'ailleurs bien plus puissant d'influence pour l'ave- nir des autres minorités catholiques du pays, qu'il ne le serait, fusionne dans un canadianisme pur il devrait subir avec les autres le poids total des influences anglo-protestantes?

C'est ainsi qu'à mon sens le problème canadien- français est aussi intimement lié au problème catholique aujourd'hui qu'il l'était en 1760. Si bien qu'au fond les nationalistes ne se servent pas de la religion, com- me on les en accuse souvent; qu'on le veuille ou non, et qu'ils le veuil- lent ou non, les nationalistes canadiens-français, étant donné ce qu'est le problème, sont au service d'une culture intégralement catholique d'inspi- ration et servent donc la religion.

« Ils se battent pour la langue; ils font passer la langue avant la foi. » Que non pas! En dépit de tout le ridicule qu'on a voulu jeter sur la conception de la langue gardienne de la foi, en prétendant avec aplomb et beaucoup de bon sens immédiat qu'on fait aussi bien sa religion en anglais qu'en français, il reste que les statistiques prouvent l'avancé au dire même des adversaires. A des affirmations semblables de Jean-Char- les Harvey, un de ses amis, M. Conrad Langlois, répond: ne dites pas trop le contraire; c'est peut-être curieux, mais c'est un fait. « Dans Qué- bec, où 8 1 p. c. de la population d'origine française ignore la langue an- glaise, 99 p. c. de la population est catholique romaine, tandis que dans la Colombie canadienne, seulement environ 1 p. c. de la population d'origine française ignore la langue anglaise, seulement environ 63 p. c> appartiennent à la religion catholique romaine. [. . .] Chez les Cana- diens d'origine française, 96.1 p. c. ont conservé leur langue, 97.3 p. c. sont catholiques romains; chez les Canadiens d'origine irlandaise, 0.2 p.c. ont conservé leur langue, 31.2 p. c. sont catholiques romains; chez les Canadiens d'origine italienne, 87.1 p. c. ont conservé leur langue, 93.4 p. c. sont catholiques romains; chez les Canadiens d'origine polonaise, 81.5 p. c. ont conservé leur langue, 85.4 sont catholiques romains. »

D'ailleurs, si l'on analyse davantage la situation des Canadiens français de province à province, un certain rapport entre langue et foi est

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évident, comme l'indiquent les chiffres suivants, tirés du recensement de

1931:

Population d'origine française

Parlant la Parlant la

langue française Catholiques langue anglaise

seulement romains seulement

île-du-Prince-Édouard 2,22% 98,5% 18,8%

Nouvelle-Ecosse 9,90% 85,3% 28,5%

Nouveau-Brunswick ' 34,34% 98,1% 4,3%

Québec 60,93% 99,3% 0,4%

Ontario 12,28% 88,9% 20,2%

Manitoba 8,87% 92,1% 10,7%

Saskatchewan 5,94% 88,1% 16,5%

Alberta 7,65% 83,7% 22,7%

Colombie Canadienne 0,98% 74,8% 44,8%

Sans doute, il reste vrai qu'en théorie on peut faire sa religion aussi bien en anglais qu'en français, en gaélique ou en allemand. Il reste aussi néanmoins, qu'en fait, Français ou Irlandais au Canada, font moins bien leur religion en anglais qu'en français ou en gaélique. M. Langlois nous donne lui-même l'explication: « ... la situation étant ce qu'elle est au Canada, la majorité des catholiques étant de langue française et la majo- rité des protestants étant de langue anglaise, on ne peut nier que la langue soit la gardienne de la foi. » C'est une question d'atmosphère dans cha- que groupe.

Mais précisément parce que c'est une question d'atmosphère, il ne sert de rien de sauver la langue si on laisse l'atmosphère protestante enva- hir même le domaine français ou le régir. C'est pourquoi les Canadiens français du Québec ne réclament pas seulement des droits linguistiques, mais des droits culturels, auxquels s'ajoutent les droits politiques sans lesquels ils ne peuvent assurer pleinement leur développement culturel. Or même si nous parlons de culture française et évitons ainsi de mêler indûment la religion à des problèmes qui doivent être débattus politique- ment, il reste qu'une partie essentielle et majeure de notre culture fran- çaise nous vient de la France au temps elle était traditionnellement ca- tholique, où elle était la nation catholique par excellence, la fille aînée de l'Église. De sorte qu'au fond, ce que nous revendiquons principalement, c'est le droit de nous donner une législation conforme à nos aspirations religieuses, législation qu'il nous est mathématiquement impossible d'ob- tenir sur le plan canadien l'inspiration est protestante.

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Je ne nie pas que la tentation soit séduisante pour les groupes mino- ritaires français de vouloir que le Québec jette le poids de son nombre dans la balance canadienne, les catholiques forment avec lui 43 p. c. de la populatoin. Mais ne nous illusionnons pas. L'influence des catho- liques dans les Chambres canadiennes ne saurait facilement atteindre de loin cette importance numérique. A cause de la concentration des catho- liques dans Québec, même une coalition des forces catholiques pourrait tout au plus nous valoir 35 p. c. des sièges; et cela théoriquement, car une telle coalition présenterait d'énormes dangers et désavantages à cause de l'état de lutte constante qu'elle rendrait nécessaire entre deux groupes re- ligieux et des oppositions constantes qu'elle soulèverait et qui risque- raient en définitive d'être néfastes à l'influence catholique même en ce pays. Avec l'autonomie des provinces, la solution à cette difficulté est toute simple. les catholqiues sont ou deviendront nettement la majorité, la législation va s'orienter tout naturellement selon leur esprit; c'est le contraire, ce sera l'autre point de vue qui dominera. Tout ce qui reste à régler, et c'est déjà assez, c'est un problème de minorités ré- ciproques et de collaboration sur le plan fédéral, collaboration à entre- prendre de part et d'autre dans l'intention bien arrêtée de laisser à chacun le maximum de liberté d'action.

En dehors de cela, de cette solution qui aboutit nettement à un ca- nadianisme à deux volets, et non pas à du canadianisme tout court, il me semble qu'on ne saurait nier que le maintien d'une civilisation catholique devient impossible. Et ce droit de maintenir et de développer cette civi- lisation selon ses lois propres dans un coin du pays les catholiques constituent l'immense majorité et s'identifient au surplus avec un peuple accidentellement dérangé dans son évolution par un fait de conquête, c'est en définitive tout ce que les nationalistes du Québec demandent et veulent réaliser à l'intérieur de la fédération canadienne.

II

Or, à mon sens, c'est précisément ce droit qui est gravement mis en question par la récente attitude du gouvernement fédéral sur les relations fédérales provinciales. Sans doute, elle soulève des problèmes nouveaux, que nous n'avons jamais eu l'habitude de voir sous cet angle et qui, à

LES PROPOSITIONS FEDERALES AUX PROVINCES 25

cause de cela, nous obligent à envisager de nouveaux horizons, de sorte que d'aucuns sont portés à croire que les nationalistes ne cessent d'accroî- tre la portée et l'étendue de leurs revendications. Mais il n'en est rien. C'est le même problème qu'en 1867 qui se pose, dans les mêmes termes, et avec les mêmes positions respectives des deux groupes intéressés, sauf que les éléments actuels de la situation sont un peu plus subtils, s'atta- chent plus exclusivement aux causes profondes sans frapper directement certaines institutions-clefs comme l'Église et l'école, de sorte que plu- sieurs des nôtres, aussi bien intentionnés, y voient moins clair qu'il y a quatre-vingts ans.

Que la constitution de 1867 et sa nature federative aient été fon- dées sur le nationalisme et le catholicisme des Canadiens français du Bas-Canada, il n'y a pas de doute là-dessus. Le témoignage de Mac- Donald est là, n'est-ce pas bien clair et bien net:

Quand le sujet a été pris en considération, disait Sir John. . . nous avons constaté que l'union législative serait impraticable. En premier lieu, le Bas- Canada n'y aurait jamais consenti, parce que les Canadiens français étant en minorité, et possédant une langue, une religion, une nationalité différentes de la majorité, sentaient parfaitement, qu'advenant l'union avec les autres provin- ces, leurs institutions et leurs lois pourraient être assaillies, et leurs associations ancestrales attaquées et mises en danger.

Pour satisfaire à ces exigences, on établit donc des provinces autono- mes, c'est-à-dire indépendantes en certaines matières, et parmi les matiè- res estimées alors nécessaires à la fin visée en fonction des conditions du temps, on trouve d'abord, d'une façon générale, « toutes les matières d'une nature purement locale ou privée dans la province », et en parti- culier, l'administration des ressources naturelles, les institutions sociales (prisons, maisons de réforme, hôpitaux, asiles, institutions de charité) , les écoles, les institutions municipales, la célébration du mariage, l'admi- nistration de la justice, la propriété et les droits civils, avec les droits de taxation nécessaires à tout gouvernement qui se respecte. Indiscutable- ment, on trouve tous les éléments fondamentaux nécessaires pour per- mettre à un peuple de se développer une vie à lui, sans ingérence de la part des pouvoirs centraux auxquels est confiée la partie de la souveraineté susceptible d'assurer la coordination, en une seule nation, d'éléments na- tionaux différents et désireux de le rester.

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Ce serait se faire une idée bien littérale d'un texte juridique que de ne pas voir, dans les propositions fédérales récentes, un empiétement à l'autonomie des provinces et une atteinte aux droits du Bas-Canada de perpétuer, en 1946, ce qu'on lui a consenti en 1867, tout simplement parce qu'il n'est pas question de nous enlever l'administration immédiate de nos hôpitaux et prisons (encore que certaines propositions s'en rappro- chent) , de nos écoles (que l'on touche d'ailleurs par des mesures indirec- tes) et de notre droit civil, ce dernier ne se trouvant pas directement af- fecté parce qu'on propose des mesures de distributions gratuites et géné- ralisées au lieu d'organiser des assurances sociales du type ordinaire, qui supposent généralement une intervention dans la vie privée du citoyen. Il faut tout de même aller un peu plus loin que cela et juger des problèmes nouveaux, non pas en fonction des particularités d'un texte juridique, mais à la lumière de son économie générale et, en l'occurrence (puisque cette économie consiste précisément à assurer la libre expansion des types de civilisation en présence au pays) , à la lumière des concepts fondamen- taux qui animent ces deux civilisations.

Il n'y a pas de doute qu'au fur et à mesure que se compliquent les problèmes économiques et sociaux et que s'affirme la nécessité d'une main- mise et d'une direction plus grandes de l'État, les problèmes de législation dressent d'une façon plus intense et plus immédiate les deux concepts fondamentaux sur la nature de l'homme dont nous avons parlé. Pen- dant la période que nous avons vécu jusqu'à la crise de 1929, alors que la règle générale était la non-intervention de l'État, sauf dans le domaine des relations purement civiles et pénales, le contrôle du droit civil et des institutions spécifiquement mentionnées dans la constitution couvrait tout le domaine de ce par quoi l'action gouvernementale pouvait toucher aux éléments d'une civilisation du type religieux. Quant au reste, il était laissé au citoyen, dans l'exercice de sa liberté, de se comporter économi- quement et socialement selon ses conceptions fondamentales. Ce libéra- lisme nous a d'ailleurs desservi et montre bien ce qui adviendrait du reste dans un canadianisme total: le groupe anglo-protestant étant économi- quement le plus puissant, c'est sous son inspiration, par ses capitaux et sous sa direction que s'est développée une vie industrielle qui tombe net-

LES PROPOSITIONS FÉDÉRALES AUX PROVINCES 27

tement, dans son caractère institutionnel, sous la condamnation des ency- cliques Rerum Novarum et Quadragesimo Anno.

Aujourd'hui, il s'agit de mettre de l'ordre dans tout cela, d'établir une législation du travail, une législation de la sécurité économique et sociale, une législation organique de la vie économique. Ne croyez-vous pas que cette législation qui va toucher à la vie privée du citoyen non plus seulement dans le fait de sa naissance, de son mariage, de son décès, de ses relations contractuelles avec d'autres citoyens, des mesures de police, mais aussi bien dans son activité de tous les jours en vue de gagner sa vie, dans la façon de disposer de son revenu et d'administrer son budget personnel, ne croyez-vous pas, dis-je, que cette législation élaborée et nécessaire ne mettra pas plus que jamais en cause les concepts fondamentaux sur la na- ture de l'homme, les données essentielles et contradictoires des deux civi- lisations qui s'affrontent sur cette partie du continent?

Oui! plus que jamais! Précisément parce que la prise de l'Etat sur l'individu devient plus totale, l'opposition entre les deux philosophies s'accentue. Sorties d'une philosophie fondée sur le postulat de l'homme qui ne peut se sauver que par lui-même, dans le plein exercice de sa res- ponsabilité, et qui doit faire passer de toute façon les choses du ciel avant celles de la terre, des lois sur la réglementation de la vie sociale n'auront nécessairement pas la même tournure, tout en visant la même fin terres- tre, si elles sont issues d'une philosophie plus ou moins matérialiste, qui ignore totalement l'au-delà ou qui, l'acceptant, en croit l'accession prédé- terminée, de sorte que l'aménagement de la vie terrestre n'ait à se pré- occuper que des choses de la terre. Dans ce dernier cas, on n'hésitera pas à en appeler à l'Etat pour multiplier les gratuités et se substituer ainsi en partie à l'initiative individuelle ordinaire pour sauver le reste, pour n'avoir pas à réglementer le reste de l'activité (ce sont les derniers sur- sauts d'un individualisme décadent et impuissant) ; ou encore, on voudra confier à l'Etat la tâche de produire et de répartir lui-même les biens en fonction du maximum de bien-être (c'est la tendance socialiste) . La ten- dance catholique, elle, voudra une législation par laquelle l'État ne se substitue pas aux responsabilités individuelles, mais en rend seulement l'exercice possible, une législation tendant toujours vers la décentralisa- tion ou le minimum possible de centralisation, ainsi que le disait encore

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récemment le Saint-Père dans une lettre à la Semaine sociale de France. De sorte qu'il est aussi indispensable aux Canadiens français de 1947 dt conserver à Québec leur droit de faire et de diriger leur législation du travail, de la sécurité sociale et de l'organisation institutionnelle de la vie économique, qu'il était essentiel en 1867 de sauver leur droit civil, leurs écoles et leurs églises de la domination fédérale.

Or, comme en 1867, les propositions actuelles du groupe anglo- canadien, telles qu'elles viennent du gouvernement fédéral, constituent de ce point de vue l'équivalent de l'union législative. Mettons de côté la question des impôts, sur laquelle on insiste toujours le plus parce que toutes ces questions se résolvent en des problèmes financiers; là, en effet, n'est pas l'essentiel. Ce qui importe, ce n'est pas de savoir d'abord à qui donner l'argent, mais qui doit payer, c'est-à-dire qui doit faire la légis- lation. Et précisément, ainsi que je l'écrivais déjà dans Culture, les res- ponsabilités que le fédéral, généreux en apparence, offre d'assumer sont telles qu'elles entament tous les domaines nécessaires l'exclusivité a été accordée aux provinces et qui se révèlent essentiels si nous voulons main- tenir notre forme de civilisation. Ce sont: la propriété, l'administra- tion et la mise en valeur des ressources naturelles et les travaux publics généraux (par la politique de placements recommandée) ; les institu- tions sociales (par la responsabilité totale en matière d'assurance-chô- mage, de placement et d'assistance, de pensions de vieillesse et d'alloca- tions familiales, par l'immixtion dans l'assurance-santé et la sécurité so- ciale en général) ; la propriété et les droits civils (par les conséquences diverses de toutes les interventions qui précèdent et par la demande de partage des pouvoirs quant aux relations du capital et du travail, avec délégation éventuelle des pouvoirs des provinces au fédéral) . Et puis fina- lement: la substitution d'un régime de subventions fédérales à l'initiative des provinces dans le domaine de l'impôt. En vérité, que restera-t-il à celles-ci de véritable souveraineté, puisque dans l'exercice même des tron- çons de pouvoirs qui leur sont laissés, elles dépendront financièrement des largesses du fédéral?

Il s'agit donc bien de refaire la Confédération et de substituer, au régime dualiste des États souverains provinciaux unis par un État fédéral également souverain dans les domaines qui lui sont propres, un régime

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pour toutes fins pratiques unitaire, la majeure partie des pouvoirs et la presque totalité des impôts seraient centralisés, alors que certains autres pouvoirs seraient exercés par des institutions décentralisées dites provin- ciales, situées, par rapport à l'Etat central, dans une position de municipe.

Si cela devait être accepté tout ce que nous représentons de différent, non pas immédiatement par les institutions qui touchent directement à notre culture et à notre religion, mais par le fond, par l'inspiration dont sortent ces institutions, serait, comme disait MacDonald, gravement mis en danger. Dans telle loi, ce sera le concept de la famille qui sera entamé, parce que le Canadien français voit dans la famille non limitée un devoir moral, alors que l'Anglo-Canadien y voit un scandale, de sorte qu'il ne se gênera pas d'engendrer une obligation à la limitation par le truchement de considérations économiques (comme le revenu) ou sociales (comme le logement) ; et si l'Anglais devient partisan de la famille nombreuse, ce sera pour des motifs nationaux (voir l'Angleterre à l'heure actuelle) , ou sociaux dans un sens strictement humanitaire, ou productiviste, selon le cas, dont sortira une politique nataliste que les catholiques ne verront pas, ou ne devraient pas voir d'un bon œil parce que le devoir moral de la paternité est d'un ordre si élevé qu'il ne doit pas être l'objet d'un trafic. Dans telle autre loi ou système de lois, ce sera la loi morale sanctifiante du travail qui sera menacée par l'encouragement à la paresse et au parasitis- me: où les Anglais prôneront le droit au dole, les Canadiens français vou - dront ou devraient vouloir une législation fondée sur le droit au travail; et si, s'appuyant sur les thèses de la productivité maximum, l'Anglo- Canadien se lance au contraire dans une politique d'encouragement au travail, il arrivera presque fatalement que ce sera aux dépens du respect du dimanche, de la dignité de la femme ou d'autres principes qui sont sacrés pour le catholique parce que les devoirs envers Dieu passent avant la pro- ductivité et les devoirs envers la société. Et ainsi de suite.

Ce que d'aucuns trouveront peut-être agaçant dans tout cela, c'est que partout nous nous retrouvons en définitive en face de problème qui sont religieux, qui touchent au climat nécessaire à assurer le maintien et l'épanouissement de nos traditions catholiques. Et cela agace encore bien davantage, je le sais, nos amis anglo-canadiens, qui se refusent, quant à eux et pour eux, à voir partout autant de problèmes religieux. Mais que

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pouvons-nous y faire? A cause même de sa doctrine, qui embrasse tout l'homme, le catholicisme ne nous permet pas de poser les problèmes au- trement. C'est comme cela qu'ils se sont toujours posés depuis 17'60, et ils ne pourront jamais cesser de se poser ainsi tant que nous serons catho- liques. De sorte que les présenter autrement, c'est déjà faire le premier pas qui, dans une évolution vers la centralisation, engloutirait notre civilisa- tion dans l'autre et nous acheminerait vers la protestantisation. Problème qui n'est d'ailleurs pas nouveau chez un peuple qui veut conserver une civilisation d'inspiration religieuse. Parlant des Juifs, Daniel-Rops écrit:

Il résulte de cette conception même de la communauté que les oppositions politiques sont inextricablement mêlées aux antagonismes religieux. Deux Grecs, deux Romains pouvaient s'affronter à propos de la notion de liberté ou des droits électoraux sans qu'Athéna ou Jupiter fussent en cause; à Jérusalem, toutes les discussions se teintent de théologie, ce qui ne contribuent point à les rendre plus sereines 1 !

Tel est bien notre problème, même si les protestants, chrétiens, sont plus prêts de nous que les païens des juifs; car les différences fondamenta- les de conception dans le rôle de la religion chez les deux groupes restent telles que les différences de position se retrouvent aussi accentuées. Les 1 DANIEL-ROPS, L'Histoire sainte, p. 253.

conquérants de ce temps-là pas plus que les nôtres d'aujourd'hui n'ai- maient traiter avec ce petit peuple qui réglait tous ses problèmes en fonc- tion de sa religion; mais, nous dit Daniel-Rops, cet exclusivisme s'est révélé indispensable et sans lui, le peuple juif n'aurait pas transmis son message à travers tant de siècles de tribulations; il se serait fondu dans les empires païens.

Sans doute, il ne s'agit pas de prétendre que notre position par rap- port à l'avenir du monde peut se comparer à celle du peuple juif de ce temps-là. Nous ne sommes pas le seul peuple ou groupement catholique dans le monde. Le problème n'en reste pas moins identique dans le pré- sent. Le message que nous portons, nous ne sommes peut-être pas char- gés spécialement de le garder pour le transmettre au monde non catholi- que et païen dans son ensemble encore que nous ne puissions rien pré- sumer de l'avenir, ni des desseins providentiels, mais de toute façon, il nous faut le conserver pour nous, et avec toute la vigueur qu'impose notre certitude de détenir une vérité définitive.

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Un certain exclusivisme est indispensable à une telle conservation intégrale. Sans lui, sans la persistance d'un État catholique et français du Québec, nous risquons de disparaître rapidement dans le grand tout amé- ricain, dans la grande civilisation matérialisante qui nous environne. Même si nous restions fidèles aux pratiques du culte catholique et à ses règles générales de vie, tout le climat qui nous baignerait travaillerait à en détruire la conviction chez nous, comme c'est le cas partout les ca- tholiques sont la minorité. Ce danger, nous n'avons pas le droit de le courir, puisque nous pouvons l'éviter. Et en disant cela, je ne me ratta- che à aucun théocratisme, à aucun cléricalisme; en l'occurrence, il ne s'agit pas de vouloir, comme disent les étrangers, assurer la domination politi- que du Québec par le cardinal Villeneuve, maintenir le prétendu mono- pole du clergé sur l'enseignement ou perpétuer le règne d'un obscurantis- me moyenâgeux. Les questions de personnes, de groupes et de classes n'entrent pas ici en jeu. Il ne s'agit pas d'adhérer à telle forme de gou- vernement ou d'administration scolaire plutôt qu'à telle autre, mais bien d'une fidélité intérieure qui intéresse également laïques et religieux aux principes fondamentaux d'une civilisation d'inspiration religieuse, civilisation que nous avons jugée, pesée, comptée en regard des autres et que nous continuons d'estimer entièrement supérieure au point de vue spirituel. Fort de cette conviction, pourquoi accepterions-nous de trans- férer à une majorité d'inspiration différente le droit que nous avons déjà de régir nos vies en accord avec nos principes? Pour ma part, j'ai étudié l'aspect économique de tous les problèmes posés dans le débat en cause et je n'estime pas que les exigences techniques, même si l'on acceptait qu'el- les fussent péremptoires, nous imposent cela. Comme en 1867, les Anglo- Canadiens proposent les techniques qui conviennent à leur conception; c'est à nous de faire valoir notre point de vue et de leur demander la col- laboration qu'ils ont le devoir de nous accorder afin de rester fidèles aux engagements consentis en 1867.

La difficulté quant aux minorités françaises, c'est évidemment que le problème ne les touche pas directement. Nous sommes, c'est incon- testable, des privilégiés dans Québec de nous trouver tous ensemble et de pouvoir nous administrer nous-mêmes. Mais que gagneraient vraiment

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les autres à ce que nous devenions à notre tour une minorité par l'aban- don de nos droits majoritaires dans la section du pays que nous occu- pons? En tant que nous estimons devoir rester un peuple de civilisation intégralement catholique, nous ne disposerions plus, en effet, que d'un bien sombre avenir dans un pays toute la législation sociale nous im- poserait ce vague humanitarisme, cette débilitante centralisation admi- nistrative, cette étatisation ou ce socialisme qui deviennent de plus en plus l'orientation des civilisations matérialistes d'inspiration protestante ou agnostique. Perdue dans une foule bruyante, sans possibilité autre que d'essayer de maintenir l'intégrité de la vie individuelle intérieure, la cause du catholicisme y perdrait vite en prestige et en influence.

Sans doute, nous comprenons qu'ayant leurs problèmes, leurs dif- ficultés plus grandes que les nôtres, précisément parce qu'ils sont dans cette stiuation difficile que nous voulons essayer de nous éviter, les grou- pes minoritaires français ne soient pas disposés à mener la même lutte ar- dente que nous poursuivons pour nous-mêmes. Tout ce que nous leur demandons, c'est qu'ils ne se montrent pas antipathiques à une cause qui est, en définitive et sur une longue période, identique à la leur. C'est qu'ils n'exigent pas que nous réglions nos problèmes comme leur situa- tion minoritaire peut les obliger parfois à régler les leurs. C'est de ne pas se laisser entraîner, dans leur participation à toute sorte d'organismes, à réclamer du fédéral des solutions qui relèvent des provinces. C'est de ne pas se faire les apôtres au Canada d'une conception de l'unité cana- dienne et de la solution des problèmes canadiens qui implique, qu'en tant que Canadiens français catholiques, nous devions prendre pour acquis que nous sommes un groupe minoritaire perdu dans une majorité non catholique et que nous devions partout et toujours nous placer à l'échel- le canadienne et nous comporter selon les instructions données par les pa- pes aux catholiques qui sont en minorité et à qui, conséquemment, échap- pe le contrôle de leur vie politique et sociale.

Telle n'est pas la véritable situation en effet, puisque Québec est en grande majorité catholique, jouit d'une administration politique con- trôlée par des catholiques et peut se donner et donner en exemple au reste de l'Amérique du Nord une législation sociale et économique d'inspira- tion intégralement catholique. Que nos amis des autres provinces nous

LES PROPOSITIONS FÉDÉRALES AUX PROVINCES 33

stimulent donc plutôt à être vraiment dignes de la responsabilité fort délicate qui nous est ainsi dévolue. Qu'ils reprochent s'ils le veulent à nos gouvernements de s'être plus occupés de petite politique que de donner cet exemple. Qu'ils nous éveillent au sens de nos responsabilités, ce qu'ils ont d'autant plus le droit de faire qu'ils portent plus lourdement que nous les répercussions de nos insuffisances. C'est dans ce rôle-là qu'ils pourront nous faire du bien et faire du bien à la cause des Canadiens fran- çais. Tout ce qui, au contraire, induit le Québec à sacrifier certains élé- ments de son autonomie, au profit d'une personne politique canadienne unique, risque, à mon sens, de compromettre gravement ce que six géné- rations ont si laborieusement élevé avant nous en vue de rester fidèle à une forme de civilisation dont le monde appréciera, peut-être avant moins longtemps qu'on ne le pense, la valeur unique. Et je ne vois pas d'ailleurs ce qu'y pourrait gagner un véritable et sain canadianisme. Celui-là, en effet, rêve d'une nation canadienne deux civilisations continueront de vivre côte à côte et de s'épanouir librement tant qu'elles n'auront pas réussi à se rallier à une vérité commune; non pas à imposer sa vérité à l'autre. Et la vérité commune qui nous rallierait ne saurait être la vérité protestante, ni une fusion des conceptions catholiques et protestantes; ce ne peut être, pour nous, que la vérité catholique parce qu'elle est, la Vérité.

François-Albert ANGERS,

secrétaire général de Y Actualité économique.

Pattern for extermination

Most people have only the vaguest notion of the extent to which large elements of the population are systematically destroyed when a Communist regime takes over a state. The present article is largely a doc- umentary demonstration of the painful facts.

That there is always some « liquidation » of the opposition was implied in an interview ascribed by the Toronto Daily Star of December 27, 1928, to Mr. Stewart Smith, a prominent Communist, formerly a member of Toronto's municipal Board of Control:

In a very short time the streets of Toronto will be running with blood. The prospect may seem a horrible one, but it is inevitable. It is surely better that a few of the capitalist class should be killed by the workers than that the world should be plunged into one war after another, with the workers slaying each other.

That Mr. Smith was greatly understating the extent of the purge, lest he should alarm the Canadian public, seems evident from the more sweeping statements of the Program of the Communist International, to which all Communists subscribe:

The conquest of power by the proletariat is the violent overthrow of bourgeois power, the destruction of the capitalist state apparatus (bourgeois armies, police, bureaucratic hierarchy, the judiciary, parliaments, etc.) , and substituting in its place new organs of proletarian power, to serve primarily as instruments for the suppression of the exploiters. . . Revolution is not only ne- cessary because there is no other way of overthrowing the ruling class, but also because, only in the process of revolution is the overthrowing class able to purge itself of the dross of the old society and become capable of creating a new so- ciety. (Program of the Communist International, 3rd edition, 1936, pp. 36, 52.)

For really specific documentation, however, we may turn to the documents given hereunder in English translation. In the summer of 1940, by means of military occupation, terrorism and forced elections, the Soviet Union seized and absorbed the Baltic States Lithuania, Latvia and Estonia and organized them as Socialist Soviet Republics.

PATTERN FOR EXTERMINATION 35

Then came the systematic liquidation of all those elements in the popu- lation that were uncongenial to a Communist system. Instructions given to the political police specified in great detail the groups that were to be destroyed by execution or deportation to Siberia. Exhibit « A » is the translation from Lithuanian of a Soviet police document now on file with the Lithuanian-American Information Center, New York City. Exhibits « B », « C », « D », and « E » are translations from the Rus- sian of secret police orders, photostats of which are actually in my pos- session.

In the first document, the Soviet police organization, which had passed through earlier phases as the Cheka and the GPU, is referred to as the NKVD (Narodny Komissariat Vnutrennikh Diel or « National Commissariat of Internal Affairs»). By 1941, this work had been placed under the NKGB (Narodny Komissariat Gosudarstennoi Bezo- pasnosti, or « National Commissariat for State Security ») . The change is one of title, not of temper.

Special significance attaches to Order No. 001223 of October 11, 1939, twice referred to by Major Gladkov and once by Commissar Gu- zevicius. The date is most ominous. It was the day after the free repub- lic of Lithuania had signed the so-called Mutual Assistance Pact with Stalin. There is no doubt that all the preparatory work for the destruc- tion of the Baltic States and the extermination of their upper and middle classes was carefully carried out in Moscow in the autumn of 1939, promptly after the signing of the secret Soviet pact with Hitler for the invasion and absorption of the territories lying between Germany and the USSR.

As corroborative evidence, I possess the photostat of a Red Army field map, marked « First Edition, 1939 » and showing the then inde- pendent Latvian and Lithuanian states as the « Latvian Socialist Soviet Republic » and the « Lithuanian Socialist Soviet Republic ». The Red Army, side by side with the NKVD, was making its preparations, a year in advance, to murder human liberty in innocent neighbouring countries.

Meanwhile, Molotov, before the Supreme Soviet on October 21, 1939, and March 29, 1940, insisted:

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The pacts with the Baltic States in no way imply the intrusion of the Soviet Union into the internal affairs of Estonia, Latvia and Lithuania, as some foreign interests are trying to make believe. . . These pacts are inspired by mutual respect for the Governmental, social and economic system of each of the contracting parties. We stand for an exact and honest fulfilment of agreements signed by us on a basis of reciprocity and declare that foolish talk about soviet - ization of the Baltic States is useful only to our common enemies and to all kinds of anti-Soviet provocateurs. (Praoda, November 1, 1939.)

On the basis of a half year's experience, one can draw a completely definite, positive deduction about the treaties with the Baltic States: that these treaties. . . contributed to the strengthening of the international position of the USSR as well as of Estonia, Latvia and Lithuania. . . that. . . contrary to the fears of the imperialistic circles inimical to the USSR, the political independence and independent policy of Estonia, Latvia and Lithuania has not suffered. . . and that on the basis of these treaties one can expect the further amelioration of re- lations between the USSR and the Baltic republics. (Pravda, March 30, 1940.)

Nine weeks later, on June 14, 1940, the shameless wolf moved in for the kill. Stalin, who has so far broken twenty-seven major treaties and hundreds of minor ones, poured his troops into the little Baltic countries and systematically destroyed their national life. It is plain that he made all his preparations in the previous year and had lied deliberately all through the interval.

Careful comparison between the documents given below will show certain major differences between the liquidation order issued by Guze- vicius on November 28, 1940 (Exhibit « A ») and the later purge or- ders issued by Gladkov on April 25, 1941 (Exhibits « B », « C », « D » and « E ») . In the initial purge, there is specific inclusion of all clergy- men and active church workers, both Catholic and Protestant, all Red Cross workers, all Polish refugees, all citizens of foreign countries and all correspondents with foreign countries, even down to stamp-collectors. Five months later, when this first dragnet had deposited its human catch in the grave or in Siberia, the second screening added the wives and fam- ilies of the exterminable groups. The classification was now largely limited to Lithuanian citizens but the meshes of the net were made much finer and the police search was much more systematic. In the deporta- tions, fathers were always, by police order, separated from their wives and families. With the foregoing comments, the documents may now speak for themselves:

PATTERN FOR EXTERMINATION 3?

EXHIBIT « A ».

(Original in Lithuanian.)

Top Secret ORDER

of the

People's Commissar for the Interior of the Lithuanian SSR

of the year 1940

Contents :

About negligence in accounting concerning anti-soviet and socially alien elements. No. 0054

Kaunas, November 28, 1940.

In connection with the great pollution of the republic of Lithuania with the anti-soviet and socially alien element, the accounting concerning the same acquires an especially great importance.

For the operative work it is important to know how many former policemen, white guardsmen, former officers, members and the like of anti-soviet political parties and organizations are in Lithuanian territory, and where the said element is concentrated.

This is necessary in order to define the strength of the counter-revo- lution and to direct our operative-agencies apparatus for its digestion and liquidation.

Despite the importance of keeping all such accounts, our operative organs did not seriously undertake this work.

The materials cleared by the agencies' investigative apparatus re- main scattered in the cabinets of operative collaborators without proper use.

Executing the order No. 00 1223 of NKVD of the USSR about the accounting concerning the anti-soviet element and concerning the liqui- dation of negligence in this work :

I ORDER

1. Chiefs of operative branches of the Centre and of county bran- ches and units to take over within 3 days all files and cases entered on the account of 1st Special division the formulars and persons men- tioned therein.

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2. Within ten days to take over into the 1st Special division all anti-soviet element, listed in the alphabetical files (index accounting) .

3. At the same time to undertake clarification of all anti-soviet and socially alien elements on the territory of the republic of Lithuania and to transfer same to the jurisdiction of operative account of 1st Specdi- vision.

4. The accounts of persons mentioned in agency files, also in the alphabetical files (index accounting) , to be concentrated in the Specdi- vision of the NKVD of the LSSR, for which purpose special cards must be filled in concerning each transferred person by the county branches and units of the NKVD and by the City Council of Vilna, and said cards must be mailed to the 1st Specdivision of the NKVD of the LSSR.

5. The index account must cover all those persons who by reason of their social and political past, national-chauvinistic opinions, religious convictions, moral and political inconstance, are opposed to the socialis- tic order and thus might be used by the intelligence services of foreign countries and by the counter-revolutionary centres for anti-soviet pur- poses.

These elements include:

a) All former members of anti-soviet political parties, organi- zations and groups: trotskyists, rightists, essers (social revo- lutionists) , mensheviks, social democrats, anarchists, and the like;

b) All former members of national chauvinistic anti-soviet par- ties, organizations and groups: nationalists, Young Lithuania, Voldemarists, populists, Christian democrats, members of na- tionalist terroristic organizations Iron Wolf ») , active mem- bers of student fraternities, active members of the Riflemen's Association, Catholic terrorist organization «White Horse»;

c) Former gendarmes, policemen, former employees of political and criminal police and of prisons;

d) Former officers of the Czarist, Petliura and other armies;

e) Former officers and members of military courts of the armies of Lithuania and Poland;

f) Former political bandits and volunteers of the white and other armies;

g) Persons expelled from the Communist Party and Communist Youth for anti-party offices;

h) All deserters, political emigrants, re-emigrants, repatriates and contrabandists;

i) All citizens of foreign countries, representatives of foreign firms, employees of offices of foreign countries, citizens of foreign

PATTERN FOR EXTERMINATION 39

countries, former employees of legations, firms, concessions and stock companies of foreign countries;

j) Persons having personal contacts and maintaining correspond- ence abroad, with foreign legations and consulates, esperan- tists and philatelists;

k) Former employees of the departments of ministries (from ref- erents up) ;

1) Former workers of the Red Cross and Polish refugees;

m) Religionists (priests, pastors) , sectants and active religionists of religious communities;

n) Former noblemen, estate owners, merchants, bankers, commer- cialists (who availed themselves of hired labor) , shop owners, owners of hotels and restaurants.

6. For the preparation of index accounts of anti-soviet elements all souices must be made use of, including; agencies' reports, special inves- tigative materials, materials of party and Soviet organizations, statements of citizens, testimony of the arrested persons, and other data. As a rule, testimony and other official materials must first be verified in an agency manner.

7. Operative branches and county branches and units must prepare separate rosters of accountable persons who had departed elsewhere, and must take steps to clarify same. At the same time, cards of sought per- sons must be filled in and transferred to the 1st Specdivision.

8. Files-formulars must be introduced and transferred into active agency account concerning the former activists of anti-soviet polit-parties and organizations (trotskyists, mensheviks, essers, nationalist associa- tions and the like) , counter-revolutionary authorities of religionists (priests, mullas, pastors) , responsible collaborators of police, ministries, foreign firms and the like, in accordance with available material about anti-soviet activity.

9. Chiefs of the 1st Specdivision of the NKVD of the LSSR are to report to me every day about the progress of this order.

10. The order is to be discussed in operative consultations and con- crete means for its execution are to be provided for.

(Signed) GUZEVICIUS,

People's Commissar for the Interior of the Lithuanian SSR.

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Top Secret.

EXHIBIT « B ».

(Original in Russian.)

ORDER

OF THE PEOPLE'S COMMISSAR OF STATE SECURITY OF THE LSSR, FOR YEAR 1941.

Contents:

No. 0023 On the organization of the operative accounting in

the county branches of the NKGB.

No. 0023 of April 25, 1941. City of Kaunas.

A fighting task has been placed upon the NKGB organs of Lithua- nia by the party and government the purging of the Lithuanian SSR from the counter-revolutionary and hostile element.

We shall be able to effect this important political objective success- fully and speedily only if the operative accounting is well arranged.

In practice the operations of the NKGB of the LSSR show that in the past the most important and most active representatives of the organs of bourgeois government, army and intelligence institutions, also of the former counter-revolutionary political parties and organizations, fre- quently do not fall within the field of observation of the NKGB organs and are not duly screened.

The existence of a large mass of persons, subject to operative ac- counting under Order No. 001223 of the NKVD of the USSR, dated October 1 1,1939, regardless of concrete data concerning their anti-Soviet activities, obligated the NKGB of the LSSR, at the present time, because of the activities of the counter-revolutionary element in the territory of the LSSR, to specify separately in its accounting work and screening of the counter-revolutionary and hostile elements, the category of particu- larly dangerous persons, whose accounting must be organized in first priority order and within the shortest time possible.

Consequently, the county branches and subdivisions of the NKGB must immediately organize the accounting of all the accountable ele- ment, in accordance with the data furnished to you during the briefing and in our directives.

Noting the unsatisfactory progress of the accounting up to the pres- ent, we consider the continuation of such a situation intolerable in any event. M ! jjijjj| jMe

I THEREFORE ORDER

1 . All Commanders of county branches and subdivisions and their deputies to organize immediately the operative accounting of all account- able element.

2. First to detect and to take under account and furnish to the NKGB of the LSSR detailed data concerning the accountable element, in

PATTERN FOR EXTERMINATION 41

accordance with the listing of the accountable element enclosed herewith. [Exhibit «C».]

3. By May 5, 1941, to supply the NKGB of the Lithuanian SSR data regarding the number of persons already taken into account by you in accordance with the listing of the categories enclosed herewith.

4. To organize immediately the factual verification of the account - ed-for persons by place of residence, and to start a file-formular or accounting folder for each and to register same with the Second Division of the NKGB of the LSSR (See Order No. 001223 of the NKVD of the USSR. October 11, 1939).

5. To start the study of the archives, also the detection of persons of aforesaid categories through the existing agency (network) , and si- multaneously to conduct their verification by place of residence, so that they be taken into operative accounting immediately.

6. A tracing file must be established for all persons of this category, whose whereabouts could not be ascertained at their former place of resi- dence, in accordance with Order No. 001530 of the NKVD of the USSR of December 9, 1940, and to direct the files for publication of persons wanted in the Lithuanian SSR to the Second Division of the NKGB of the LSSR.

7. Every five days (the 5th, the 10th, the 15th, etc.) to present the Second Division of the NKGB of the LSSR a summary of the results of the work in compliance with this order in accordance with the enclosed form. [See Exhibit « D ».]

8. I reiterate that, together with the work of accounting and tra- cing of the contingents enumerated above, the apparatus of the NKGB must conduct the detection and organize the accounting and screening of the residuary contingents subject to accounting who are not listed in the enclosed summary, namely; members of the parties Krikdems (Chris- tian Democrats) , Liaudininki (Populists) , Esdeks (Social Democrats) , Esers (Social Revolutionaries) , the leadership and active personnel of the Ateitininki (Catholic Students) , Pavasarininki (Catholic Youths) and other Catholic organizations, also the rank and file personnel of the parties and organizations whose leadership is subject to primary priority accounting according to the present order (rank and file Tautininki (Nationalists) , Shaulisty (National Guard) , etc.)

REMARKS: Detailed listing of categories subject to accounting will be forwarded within the next few days. [See Exhibit « E ».] If certain categories are not listed in published lists supplement same and inform us.

9. All accounting of the listed categories must be completed and formulated by June 1, 1941.

Once again I warn the Commanders of the county branches of the NKGB and their deputies that the success and achievement of the objec- tive of out measures for the crushing of the counter-revolution depend

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upon the timely, accurate and instant organization of the operative ac- counting.

10. An operative group within the Second Division of the NKVD shall be formed to organize and direct the accounting work. It shall consist of:

1. Deputy Commander of the Second Division, Lieutenant of the State Security forces Comrade Medvedev.

2. Operative Plenipotentiary of KRO (Counter-intelligence de- partment) — Comrade Yerigo.

3. Operative Plenipotentiary of SPO (Social Political Depart- ment) — Comrade Gadlyauskas. they will be relieved of all other work.

SUPPLEMENT: listing and accounting forms.

PEOPLE'S COMMISSAR OF STATE SECURITY of LITHUANIAN SSR

SENIOR MAJOR OF STATE SECURITY.

(Gladkov)

Correct Codifier of the Secretariat (signed) Semyokhina.

Top Secret.

EXHIBIT « C ».

(Original in Russian.)

MEMO

1. Active members of k/r parties (counter-revolutionary) and participants of the anti-Soviet nationalist white-guard organizations (tautininki Nationalists, shaulisty National Guardsmen, Catho- lic organizations, etc.)

2. Former security employees, gendarmes, leadership personnel of former concentration camps and prisons, also rank and file policemen and prison employees concerning whom compromising material is available.

3. Sizable estate landlords, sizable manufacturers and high officials of the former Lithuanian State apparatus.

4. Former officers of the Polish, Lithuanian and White Russian ar- mies, concerning whom compromising material is available.

5. Members of the families of the above categories who resided to- gether with them or who were maintained by them.

6. Members of the families of the participants of k/r (counter- revolutionary) national organizations, who changed to illegal status and went in biding.

PATTERN FOR EXTERMINATION 43

7. Members of the families of the participants of k/r nationalist organizations, whose heads are sentenced to VMN (supreme punishment execution. Translators note) .

8. Persons who arrived from Germany for reasons of repatriation, also Germans who registered for repatriation to Germany and refused to leave, concerning whom there is material regarding their anti-Soviet ac- tivities and suspected connections with foreign intelligence services.

An accounting file must be established for each person subject to accounting, according to the listed categories. The following documents must be included in the accounting file:

1. Secret screening data.

2. Archive material.

3. Full classification data concerning the family head (question- naire) .

4. Classification data regarding members of the family (question- naire) .

5. Summary sheet of secret screening data and official material.

6. Summary sheet of archive material.

7. Detailed summary of property status.

EXHIBIT « D ».

(Original in Russian.)

INSTRUCTION.

Concerning the preparation of five-day accounting summaries of

a/s (anti-Soviet) and k/r (counter-revolutionary) element,

in accordance with Order No. 0023 of the NKGB of the

Lith. SSR dated April 25, 1941.

1) Only the categories listed therein must be entered in the sum- mary. Leadership personnel must in no event be confused with the rank and file personnel.

2) Each county branch and subdivision, prepares the data con- cerning its particular county; the operative branches of the NKGB pre- pare the data only for the city of Kaunas.

3) For the more convenient and presentable utilization of the sum- maries, they must be prepared with compound totals, that is, to the total figures of disclosed and accounted-for in the past five-day summaries, must be added the data for the current five-day period and this total fig- ure is entered in the five-day summary. Let us suppose that in the column «Investigated and taken into prosecuting account» for May 15th a total of 100 persons is listed, and during the current five-day period 50 persons are shown; consequently, in the May 20th summary the 150 persons must be shown in that column, also in the other columns. Also, in order to show the work achieved within the current five-day period,

44

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it is necessary to indicate the total figure by a numerator, and the current five-day period-indicate by a denominator. For instance, 100/50 will compose the total figure for May 20th, while the figure 50- is the data of the five-day period; this means, in the summary for May 20th in the above indicated column must be shown 150/50. The numerals and fractions must be written legibly and must not be blurred, in order that no error be permitted.

4) In the column 2 « Investigated and taken into prosecuting ac- count », are entered all persons uncovered (disclosed) according to ar- chive material, agency reports, testimony of arrested persons and witnes- ses, without differentiating whether the charges against these persons are established or not. All transitory and accounting cases to be entered also.

Following the disclosure of new persons, this column consequently is enlarged by the growing total.

In column 3 « cleared on the covered territory » are entered all those uncovered (disclosed) and taken into summary account, whose resi- dence on the territory of the respective county is established.

In column 4 « Instituted file forms » are entered all persons for whom formular and agency files are established and registered with the Second Division of NKGB.

In column 5 « Instituted accounting files » are entered all persons concerning whom the Second Division had published a search within the territory of the republic.

EXAMPLE:

Investigated and taken into

prosecuting account

OF THESE

Classification

Cleared on the covered territory

Instituted file forms (including agency cases)

Instituted

accounting

files

Instituted

tracing

cases

1

2

3

4

5

6

Former policemen

137/17

120/15

13/3

75/23

1/—

ACTING COMMANDER SECOND DIVISION OF NKGB

OF THE LITH. SSR.

Senior Lieutenant of State Security

(Pyadyshev) (signed)

PATTERN FOR EXTERMINATION 45

Top Secret.

EXHIBIT « E ».

(Original in Russian.)

THE CLASSIFIED LIST

of persons of counter-revolutionary activities subject to operative accounting

L LINE OF THE S.P.O. (Social-Political Department) Former leading officials of the State apparatus

1. Head referents.

2. Department heads and their superiors.

3. County chiefs.

4. County Military Commandants.

5. Policemen. o. Gendarmes.

7. Prison employees (who did administrative work) .

8. Prosecutors.

9. Members of the military field courts.

10. Members of Circuit Courts (who participated in considerations of political cases) .

1 1 . Members of military courts.

12. Members of the Supreme Tribunal.

13. Members of the appellate chambers.

J 4. Special investigators of important cases.

15. Officials of the Security.

16. Officials of the criminal police.

17. Officers of the G 2 (Intelligence) of the General Staff of the Li- thuanian Army.

18. Active participants of the armed bands of Plechavichus, Ber- mont-Avalov, von der Goltz, who had acted against the Soviets in Li- thuania.

19. Trotsky ists.

20. Esers (Social Revolutionaries) .

21. Leading members of the social -democracy.

22. Provocateurs of the political police.

23. Families of the repressed.

24. Estate landlords.

25. Sizable manufacturers.

26. Sizable merchants and large property-owners (whose property is valued at not less than 60,000 litas) .

REMARKS: The accounting of the last-named category is to be conducted jointly with the organs of RKM (workers-peasants militia) and organs of Narkomfin (People's Commissariat of Finance) .

4b REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

LITHUANIAN NATIONAL COUNTER-REVOLUTION.

A) Leadership personnel of the tautininki (Nationalists) organ ization; members of the committees,beginning with apylinkes (districts) to chief leadership; activists-agitators and regular contributors to the political press of the tautininki (after subdividing them according to sta- tus occupied by them) .

B) Leadership of the « Yaunoji-Lyetuva » (Young Lithuania) organization, beginning with district leaders up to members of supreme leadership; activists-agitators and regular responsible contributors to the magazines « Jaunoji Karta » and « Akademikas ».

V) Leadership personnel of tautininki organizations and voldema- rists among the intelligentsia and students, such as:

1. Neo-Lithuania,

2. Filiae-Lituania,

3. Gelezinis Vilkas (The Iron Wolf).

4. Lietuva,

5. Vilnija,

6. Romuva,

7. Plienas,

8. Ramové (reserve officers) .

G) Leadership of the association of tradesmen (Verslinink, Sa- junga) .

D) Former leadership of the Chamber of Labor (Darbo Rumai) .

E) Members of the central and county committees of the associa tion of teachers named after Basanavicius.

ZH) All active members of the voldemarist organization « The Iron Wolf », regular contributors to the magazines « Zygis » and « Tevu Zeme ».

Z) Leadership personnel of the « Sauliu Sajunga » organization, starting with platoon commanders to the commanders of the association, members of the central committee, members of the staff of the associa- tion, active members of the branch councils companies, units, both male and female. Regular contributors to the magazine « Trimitas ».

POLISH NATIONAL COUNTER-REVOLUTION

1. Leadership personnel of the party of « The Camp of National Unity » (OZON) and regular contributors to its press.

2. Leadership personnel of the party of « Non-partisan Bloc » (BB) and regular contributors to its press.

3. Leadership personnel of « Polska partja socialistyczna » (PPS) and regular contributors to its press.

4. Leadership personnel and active members of « Partja narodo- wych demokratow » (Endeks) and regular contributors to its press.

PATTERN FOR EXTERMINATION 47

5. Leadership personnel of the « Strzelcy » organization, and reg- ular contributors to its press.

6. Leadership personnel of the organization of « Legionaries » and regular contributors to its press.

7. Leadership personnel of the organization « Harcerstwo » (Boy Scouts) and regular contributors to its press.

8. Entire membership of the « Polish Military Organization » (POW) .

9. Active members of the bourgeois-nationalist and fascist youth organizations and regular contributors to their press.

1 0. Former directing officials of the State apparatus.

11. Policemen.

12. Security officials.

13. Officers of intelligence and counter-intelligence units.

14. Prison employees.

15. Prosecutors and judgeship personnel, having had connections with political cases.

16. Staff officers of the regular army and non-commissioned cadre officers (who served in the regular army for a longer period as super- numeraries-cadres) .

17. Settlers.

18. Officers and non-commissioned officers of KOP (the Corps of Frontier Guards) .

JEWISH NATIONAL COUNTER-REVOLUTION

A) Leadership personnel of all Zionist organizations and regular contributors to their press.

B) Leadership personnel of « Bund » and regular contributors to its press.

V) Leadership personnel of Jewish militarized and fascist organ- izations:

1. « Association of Jewish Participants of Combats for Lithuanian Independence ».

2. « Association of Jewish Combatants ».

3. « Betar ».

4. «El-Al».

WHITE RUSSIAN EMIGREE FORMATIONS

A) All members of the « Fraternity of Russian Truth » (Bratstvo russkoy pravdy BEP) organization.

B) All members of the « Russian General Association of War- riors » (ROVS) organization.

V) All members of the « Russian Fascist Association » organi- zation.

48 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

G) All members of the youth organization « National Labor As- sociation of New Generation » (Natsionalny Trudovoj Soyuz Novogo Pokoleniya-NTSNP) .

D) All members of the « Mladorosy » (Young Russians) organ- izations.

E) All officers of the White Russian armies, counter-intelligence and punitive detachments.

UKRAINIAN NATIONAL COUNTER-REVOLUTION

A) All members of the « Association of Ukrainian Nationalists » (OUN) Obyedineniye Ukrainskikh Natsionalistov) .

B) All members of the « Ukrainian National Democratic Associa- tion » (UNDO).

WHITE RUTHENE NATIONAL COUNTER-REVOLUTION.

A) Leadership personnel of all rationalist counter-revolutionary White Russian organizations and regular contributors to their press.

II. LINE OF K.R.O. (Countet Intelligence Department) .

1. Employees of foreign legations, permanent representatives of foreign firms and counter-agents of

a) Germany

b) Italy v) Japan g) England

d) France

e) U.S.A.

zh) Scandinavian countries

z) Baltic countries

i) Vatican,

k) Other countries.

2. Germans refusing to leave for Germany.

3. Members of « Kulturverband » and « Mannschaft ».

4. Contrabandists and smugglers, connected with Germany.

5. Persons residing in the frontier zone, having relatives in Ger-

many.

6. Families and relatives of persons who fled abroad.

7. Persons who attempted to flee from Lithuanian SSR to Ger- many under the guise of repatriation.

PATTERN FOR EXTERMINATION 49

8. Repatriates who arrived in the Lithuanian SSR from Germany or by way of Germany about whom there is sufficient data regarding their connections with German or other foreign intelligence services.

CORRECT: (signed) Semyokhina.

The application of these orders was completely ruthless. Between June 14 and June 17, 1941, alone, some 17,800 persons were deported from Lithuania and 14,693 from Latvia; and the prisons everywhere were crammed to overflowing with prisoners waiting to be loaded on Soviet box-cars. The extent and character of the liquidations may be gauged by the figures for Latvia, a little country whose pre-war popula- tion was 1,900,000, or about half that of Ontario. After the executions and deportations, 1,086 officers, 1,168 teachers, physicians, and lawyers, 6,225 industrialists, merchants, artisans and laborers, 5,592 farmers, 3,277 transportation workers, and 5,298 policemen and military men below officer rank were missing. To these can be added about ten thou- sand women and children.

Since the return of the Soviet armies and secret police in 1944, the program of extermination has been reinaugurated. Attempting to elude it arc 35,870 refugees in Sweden and 580,000 in Germany. All of these fugitive Baits are claimed by Stalin as Soviet citizens. By a Soviet law of 1929, they are all, as fugitive citizens, subject to the death penalty by shooting within twenty- four hours of their return to Soviet soil. By a further Soviet law, issued in 1934, the families of refugee citizens are to be sent for five years to the remote parts of Siberia, a virtual death sen- tence. Such is Communism in action.

Watson KlRKCONNELL,

Professor of English,

McMaster University.

Saint Paul et l'espérance

Le désespoir est infiniment triste; triste comme la fin tragique de Judas. Ce qu'il est? Un gouffre profond, fermé à la lumière et à la joie, un abîme de silence et de mort, d'où ne monte aucune rumeur, aucun chant, aucun souffle de vie; une terre aride et désolée, la plus humble fleur refuse de s'épanouir, le brin d'herbe meurt avant même de naître.

Sous un décor apparemment plus gai, la présomption n'est guère moins décevante que le désespoir; c'est Pierre qui renie son Maître après les plus sincères et les plus véhémentes protestations de fidélité; c'est une maison bâtie sur le sable, renversée par le premier coup de vent; c'est Babel qui tente de s'élever jusqu'au ciel par l'orgueil et la folie des hom- mes.

Seule l'espérance est porteuse de paix et de sécurité; seule elle appuie solidement la faiblesse de l'homme et lui permet de combler l'abîme qui sépare ses désirs de ses capacités; seule elle résout l'antinomie, l'apparente contradiction qui fait notre angoisse intérieure: impuissance d'une part, aspirations sublimes du cœur d'autre part.

Entre Judas, victime du désespoir, et Pierre, trompé un temps par la présomption, saint Paul se présente à nous comme un modèle accompli d'espérance. Il a trop éprouvé en lui-même la puissance de la grâce, il en comprend trop bien l'économie, pour se laisser prendre au piège de la mé- fiance ou de la témérité. S'il a une claire conscience de son propre néant, s'il éprouve dans sa chair et dans son âme toutes les misères de l'humaine nature, s'il tremble même pour son salut, jamais pourtant il ne se départ d'un sain optimisme, l'optimisme chrétien fondé sur la Rédemption ei qui ose chanter jusqu'à la bienfaisance du péché: O felix culpa! Sachant qu'il peut tout en Celui qui le fortifie (Philipp. 4, 13) , saint Paul a tou- tes les audaces du plus entreprenant des apôtres; l'ardeur apostolique du converti relègue dans l'ombre le zèle impétueux du pharisien persécuteur.

SAINT PAUL ET L'ESPÉRANCE 51

Cette ardeur de saint Paul pour le salut de ses frères, c'est l'espérance qui l'entretient au milieu de toutes les angoisses, les difficultés, les déceptions de son ministère. Belle et fructueuse leçon pour tous les semeurs de bien, trop soucieux de succès immédiats et éclatants.

Avant de peindre le modèle, l'exemplaire, il importe de rappeler quelques points de son enseignement; héroïque praticien de l'espérance, saint Paul en est aussi le théoricien et le prédicateur.

I. Le théoricien.

Bien que l'espérance du salut éternel soit une partie essentielle, et, pour ainsi dire, l'âme de la « bonne nouvelle » apportée par le Christ, nulle part cependant dans les Evangiles on ne rencontre le mot espérance. L 'Apôtre, au contraire, connaît le vocable; il l'emploie fréquemment dans les quatorze épîtres qui nous restent de lui, plus fréquemment que tous les autres auteurs du Nouveau Testament ensemble.

Le premier entre les écrivains sacrés, saint Paul groupe la célèbre triade des vertus théologales. Aux fidèles de Thessalonique il écrit: <( Nous rendons à Dieu pour vous de continuelles actions de grâce, en faisant mémoire de vous dans nos prières, en rappelant sans cesse devant notre Dieu et Père, les œuvres de votre foi, les sacrifices de votre charité et la constance de votre espérance en Jésus-Christ» (1 Thess. 1, 3). Avant de fermer sa lettre, l'Apôtre exhorte ses « enfants de lumière et du jour » à rester vigilants, à prendre « pour cuirasse la foi et la charité, et pour casque Y espérance du salut » (Ibid., 5,8).

Depuis l'avènement du Christ, c'est la justice intérieure qui compte, la circoncision et les autres rites anciens ne servent plus de rien. Combien excellente cette justification! Quels fruits précieux elle produit dans l'âme qui se livre tout entière à l'action du Christ î Saint Paul s'en explique aux Romains; « Étant donc justifiés par la foi, nous avons la paix avec Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui nous devons d'avoir eu accès par la foi à cette grâce dans laquelle nous demeurons fermes, et de nous glo- rifier dans l'espérance de la gloire de Dieu. Bien plus, nous nous glori fions même dans les tribulations, sachant que la tribulation produit la constance, la constance une vertu éprouvée, et la vertu éprouvée l'espé- rance. Or, l'espérance ne trompe point, parce que la charité de Dieu esr

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répandue dans nos cœurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné » (Rom. 5, 1-5).

Les Galates, à leur tour, entendent la même doctrine sur l'ineffica- cité des rites anciens. « Vous n'avez, leur dit saint Paul, plus rien de commun avec le Christ, vous tous qui cherchez la justification dans la Loi; vous êtes déchus de la grâce. Nous, c'est de la foi, par l'Esprit, que nous attendons l'espérance de la justice. Car dans le Christ Jésus, ni circoncision ni incirconcision n'ont de valeur, mais la foi qui est agis- sante par la charité » (Gai. 5, 4-5) .

L'espérance défile avec la foi et la charité dans plusieurs autres pas- sages des épîtres pauliniennes; le plus catégorique est sans doute celui de la lettre aux Corinthiens, saint Paul établit la prééminence de la cha- rité sur les deux vertus soeurs. « Maintenant, dit-il, ces trois choses de- meurent: la foi, l'espérance et la charité; mais la plus grande des trois, c'est la charité » (1 Cor. 13, 13).

La foi commence l'œuvre de notre sanctification en nous greffant sur le Christ, l'espérance l'entretient et la poursuit, la charité la consom- me et la couronne. L'espérance tient lieu de « trait d'union entre la foi et la charité; elle nous fait tendre vers le Bien suprême que la foi nous révèle et que l'amour nous fait embrasser; l'espérance aspire à la posses- sion béatifique de Dieu connu et aimé; c'est elle qui unit les volontés dans la poursuite d'un même bonheur, de la commune béatitude qui nous at- tend dans la patrie 1. »

L'armure spirituelle du chrétien.

La foi, l'espérance et la charité constituent, selon saint Paul, l'armu- re spirituelle du chrétien, la panoplie divine qui le rend invulnérable contre les attaques de la chair, du monde et du démon. Armure néces- saire, car la vie est un combat, et « nous n'avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les princes, contre les esprits mauvais [répan- dus] dans l'air. C'est pourquoi, conseille l'Apôtre, prenez l'armure dz Dieu afin de pouvoir résister au jour mauvais, et après avoir tout sur- monté rester debout. Soyez donc fermes, les reins ceints de la vérité, revê- tus de la cuirasse de justice ... Et surtout prenez le bouclier de la foi, par

1 E. MURA, Le Corps mystique de Jésus- Christ, t. II, p. 213.

SAINT PAUL ET L'ESPÉRANCE 53

lequel vous pourrez éteindre les traits enflammés du Malin, Prenez aussi le casque du salut [l'espérance] et le glaive de l'Esprit, qui est la parole de Dieu » (Éphes. 6, 12-17).

On voit à quelle image simple et populaire saint Paul recourt pour aider ses lecteurs à comprendre le rôle des vertus théologales dans l'âme du baptisé. « La vie est un combat » (Job 7, 1 ) , la vie chrétienne tout particulièrement: « Je suis venu apporter, non la paix, mais le glaive » (Matth. 10, 34) . Des ennemis nombreux et puissants se lèvent de tou- tes parts; impossible de fuir ou de battre en retraite: ils sont là, autour de nous, au dedans de nous, aux portes mêmes de l'âme; bon gré mal gré, jetés au cœur de la mêlée, nous sommes forcés de nous défendre si nous voulons ne pas périr. Inutile, non plus, de songer au camouflage: il faut, sous peine de réprobation, rendre témoignage au Christ, notre Chef: « Celui qui m'aura renié devant les hommes, moi aussi je le renie- rai devant mon Père qui est dans les cieux » (Matth. 10, 33) ; il faut être le bon levain au milieu de la masse inerte, indifférente; il faut être le sel de la terre, la lumière qu'on ne cache point sous le boisseau, mais qui brille en haut lieu: il faut que la parole de vie soit prêchée sur tous les toits et couvre, de son ton clair et pur, l'hérésie, la dissimulation, le men- songe; il faut enfin qu'apparaisse aux yeux des hommes, sans toutefois s'afficher, le bon exemple des enfants de Dieu, pour que le Père céleste en soit glorifié.

Les conditions mêmes de son existence et de sa vocation obligent le chrétien à vivre dangereusement et héroïquement. L'unique moyen de salut, c'est l'effort, c'est la lutte; l'unique moyen de remporter la vic- toire nécessaire, c'est de s'armer spirituellement et moralement. Dés- armés ou mal armés, les meilleurs soldats sont voués à la défai- te. « Give us the tools and we will finish the job », donnez-nous les outils et nous finirons l'ouvrage, clamait le premier ministre d'Angle- terre, Winston Churchill, après l'écrasement de la France et la désastreuse retraite de Dunkerque. Les armes sont venues et, avec elles, une victoire qui semblait alors impossible, même aux plus optimistes.

Les ormes du chrétien.

Pour le combat spirituel qui les attend, les soldats du Christ sont soumis aux mêmes exigences; mais, grâce à la prévoyance de leur Chef,

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les armes, tant de défense que d'attaque, ne leur manquent pas. La jus- tice, c'est-à-dire, selon saint Jean Chrysostome, « la vertu complète, une vie sans tache », ce qui se ramène à la charité, leur sera « comme une cui- rasse bien trempée ». Couverte de l'armure de la charité, l'âme n'a rien à craindre et « c'est en vain que les ennemis lui dressent toutes sortes d'em- bûches: ni la perversité, ni la haine, ni l'envie, ni l'adulation, ni l'hypo- crisie, ni rien de semblable ne pourra porter atteinte à l'âme 2 ».

Aux soldats du Christ, la foi servira de bouclier, contre lequel vien- dront se briser les traits enflammés du Malin, c'est-à-dire les tentations et les brûlantes suggestions qui s'insinuent dans les sens, mettent le feu aux passions et font prévaloir la chair sur l'esprit. Le bouclier sert à parer les coups de l'adversaire; ainsi la foi: « De même que le bouclier, écrit encore saint Jean Chrysostome, est placé devant tout le corps comme un mur de défense, de même nous protège la foi; elle couvre tout de sa pro- tection. . . Rien qui puisse briser ce bouclier 3. »

Enfin, l'espérance du salut et de l'éternelle récompense tiendra lieu de casque; car, « de même que le casque défend ce qu'il y a de principal en nous, la tête, qu'il enveloppe et protège de toutes parts; de même l'espérance soutient la raison, la conserve droite comme la tête, ne per- mettant pas qu'elle soit assaillie 4 ». Combien il importe, pour suivre la voie étroite qui conduit à l'éternelle vie, que l'esprit soit orienté vers les biens impérissables! Ces biens, la foi les montre ou, plutôt, les fait con- naître, quoique obscurément; c'est l'espérance qui en donne le désir, la faim et la soif, c'est l'espérance qui tend les ressorts de l'âme et la pousse à cette conquête ardue. Ainsi fasciné par l'appât du bonheur sans fin que lui promet l'espérance, le soldat du Christ est immunisé contre l'attiran- ce, parfois si violente, des plaisirs terrestres; il voit le but et ne s'en laisse pas divertir; il s'arme de confiance et de courage, il marche la tête haute, les yeux fixés sur le ciel, l'âme forte et magnanime, résolue de lutter jus- qu'au triomphe final.

Il ne suffit pas toutefois de se défendre pour remporter la victoire contre les forces du démon et conquérir le royaume des cieux; il faut aussi

2 Saint Jean CHRYSOSTOME, Œuvres complètes, traduction Bareille, Paris, Vives 1872, t. 19, p. 272.

3 Id., ibid., t. 18. p. 422.

4 Id., ibid., t. 19, p. 272.

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attaquer, user parfois de violence. Que le chrétien prenne donc « le glaive de l'Esprit, qui n'est autre que la parole de Dieu », vivante et efficace, e plus acérée qu'aucune épée à deux tranchants » (Hébr. 4, 12) .

Charité, foi, espérance et parole de Dieu, telles sont « les armes de lumière » (Rom. 13, 12), « les armes de justice » (2 Cor. 6, 7), « les armes de notre milice » (10, 4) , en un mot, les armes de la divine pano- plie, dont le chrétien dispose pour la lutte tragique dans laquelle il se trouve engagé.

La comparaison de saint Paul, empruntée au costume des guerriers de son temps, frappe peut-être moins vivement notre imagination qu'elle ne faisait celle de ses premiers lecteurs. L'Empire romain, alors à son apogée, couvrait presque tout le monde connu ; ses aigles flottaient à tous vents, ses légionnaires avaient franchi toutes les frontières, sillonné tou- tes les routes, soumis les villes et les hameaux. Qui ne les avait vus, armés de pied en cap, couverts de leur forte cuirasse, coiffés de leur casque, bran- dissant d'une main soit la lance ou le glaive, et de l'autre le bouclier? Aussi les lecteurs de saint Paul passaient-ils spontanément et sans difficuî té, de l'exemple à la chose ou à la vérité illustrée par l'exemple.

L'ancre, symbole de l'espérance.

Quant à nous, témoins d'autres mœurs guerrières, nous trouverons probablement plus suggestif un deuxième symbole de l'espérance, trouvé sous la plume de l'Apôtre: le symbole de l'ancre. Cette fois, saint Paul s'adresse à ceux de sa race, aux Hébreux. Bien que la plupart se soient montrés sourds à la voix du Messie et à l'enseignement des Apôtres, il ne veut pas pour autant les croire à jamais exclus de l'héritage céleste; il leur reconnaît, au contraire, des titres ou des droits spéciaux à la miséricorde divine. « Dieu, leur dit-il, n'est pas injuste pour oublier vos œuvres et la charité que vous avez montrée pour son nom » (Hébr. 6, 10). En outre, les desseins de Dieu sont immuables: ce qu'il a juré de donner, ii ne le retient pas. La preuve, c'est la réalisation de la promesse faite avec serment à Abraham. Que « les héritiers de la promesse » soient donc « puissamment encouragés à tenir ferme l'espérance qui nous est propo- sée. Nous la gardons comme une ancre, sûre et ferme, cette espérance qui pénètre jusqu'au delà du voile, dans le sanctuaire Jésus est entré com-

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me notre précurseur, en qualité de grand prêtre pour toujours selon l'or- dre de Melchisédech » (Hébr. 6, 18-20).

L'ancre évoque l'idée de fermeté et de sécurité; on sait que sa fonc- tion est de tenir le navire en place, de l'empêcher d'être le jouet des vents et des flots. Lorsque, sur mer, la tempête s'élève si violente qu'elle me- nace de faire sombrer le navire ou de le briser contre les récifs, il y a chan- ce de salut s'il est possible de mouiller l'ancre. Paul n'était pas, comme Pierre et André, comme Jacques et Jean, pêcheur de métier; mais, autant sinon plus qu'eux, il a l'expérience de la mer, pour y avoir beaucoup voyagé. Souvent dans ses courses apostoliques, il en a bravé les dangers: trois fois au moins, comme il le rappelle modestement, il faillit en être la victime (2 Cor. 1 1, 25) . Les Actes des Apôtres racontent par le détail les aventures de son long et tragique périple de Césarée à Rome. Lente au début, la navigation fut bientôt remplie de difficultés ; un vent impé- tueux se lève: véritable ouragan contre lequel il devient impossible de lut- ter; on se laisse aller à la dérive. Loin de diminuer, la tempête rage tou- jours davantage; pour alléger le navire, on jette à la mer la cargaison, puis les agrès. « Pendant plusieurs jours, ni le soleil ni les étoiles ne s^ montrèrent, et la tempête continuait de sévir avec violence: tout espoir de salut s'était évanoui » (Actes 27, 20) . Paul rassure les voyageurs et tâche de ranimer leur courage en leur disant qu'il a reçu du ciel l'assuran- ce que pas un d'eux ne perdra la vie. La quatorzième nuit les trouve « baîlotés dans l'Adriatique »; par crainte de heurter contre des récifs, le capitaine fit jeter quatre ancres de la poupe ; il sacrifia même les provisions de bouche. Quand vint le jour, attendu avec impatience, on aperçut la côte, échancrée d'une large baie avec une plage de sable; par une manœu- vre hardie, le capitaine décida d'y échouer son navire; mais, au lieu d'at- teindre la plage, le navire s'arrêta sur une langue de terre; la proue s'en- fonça et resta immobile, tandis que la poupe se disloquait sous la vio- lence des vagues. Les uns gagnèrent la terre à la nage; les autres, qui ne savaient pas nager, sur des planches ou des débris du vaisseau; comme l'avait prédit saint Paul, pas un des deux cent soixante-seize voyageurs ne perdit la vie.

Une expérience si tragique imprime dans la mémoire d'un homme des images d'une extraordinaire vivacité; le temps ne les efface pas; il sut-

SAINT PAUL ET L'ESPÉRANCE 57

fit de les projeter de nouveau sur l'écran intérieur pour que toute la sen- sibilité s'émeuve et que renaissent toutes les passions crainte, tristesse, désespoir, qu'elles ont jadis provoquées. Lorsque, plus tard, saint Paul, voulant figurer l'assurance que donne l'espérance chrétienne, l'ap- pellera « une ancre sûre et ferme », le symbole tombera spontanément de sa plume, chargé de tant d'évocation et de réalité que nous ne pouvons pas en mesurer toute la richesse, faute d'avoir couru les mêmes périls.

Voyageurs en marche vers un havre de paix et de félicité, nous vo- guons sur une mer orageuse, semée d'écueils; parfois le vent se calme, l'océan s'apaise; plus souvent la tempête fait rage; le jour est sans soleil, la nuit sans étoiles: la lumière de la foi ne perce plus les ténèbres, la cha- rité s'est refroidie, quand elle n'est pas morte; mais l'espérance, au fond du cœur, s'acharne à ne pas mourir; on s'y agrippe, comme à une ancre sûre et ferme, pour ne pas sombrer. Et l'on n'est point déçu, car « l'espé- rance ne trompe pas » (Rom. 5, 4).

Dans Y art chrétien.

Simple et suggestif, ce symbole devait naturellement passer dans l'art chrétien. « Quand il voudra représenter l'Espérance à la manière d'une personne symbolique, par une de ces prosopopées qui sont, en art. de tradition, il lui donnera d'abord les caractères généraux des vertus . . . Ensuite il marquera sa spécialité par des attributs qui varient; d'une épo- que à l'autre, d'une œuvre à l'autre, dans des proportions assez larges. Ce que le calice et la croix sont pour la Foi, Y ancre l'est très souvent pour l'Espérance5. » Ainsi, dans un tableau de Mignard (1610-1695), qui est au Louvre, l'espérance est représentée, dans un paysage marin, par une gracieuse femme assise, s'appuyant sur une ancre, les mains jointes à hau- teur de visage et tendues vers le ciel ses yeux regardent; sa chevelure est piquée de quelques fleurs discrètes, tandis que derrière l'épaule le long pan de son manteau flotte au vent avec grâce et légèreté, comme une draperie soyeuse; à sa droite, un petit enfant, tenant de sa main gauche une palme, lui présente de l'autre une couronne d'étoiles. En fond de scène, le soleil couchant, dissimulé derrière un haut rocher, jette ses derniers reflets sur

5 A.-D. SERTILL ANGES, Les Vertus théologales, Paris, 1913, IIe partie, L'Es- pérance, p. 16.

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un ciel chargé de nuages et sur la surface mouvante de la mer. Cette fem- me, qui personnifie l'espérance, appartient manifestement encore à la ter- re, mais toute son attitude exprime l'élan de son âme vers l'océan sans ri- vage, traduit le désir confiant, l'attente assurée de l'éternelle récompense. Il n'est pas de plus vivant commentaire des paroles inspirées de l'Apôtre: a Nous la tenons comme une ancre, sûre et ferme, cette espérance qui pé- nètre jusqu'au delà du voile. »

Le théologien de Y espérance.

C'est ne presque rien dire du théoricien de l'espérance que de rap- peler que saint Paul en a fait le trait d'union des vertus théologales et qu'il en a proposé deux symboles. En réalité, toute la théologie de l'es- pérance pourrait se retracer dans les épîtres de l'Apôtre. Veut-on savoir quel est l'objet précis de cette vertu, les motifs sur lesquels elle s'appuie, la certitude pratique qu'elle procure à l'esprit, qu'on interroge saint Paul: on trouvera chez lui une réponse à toutes ces questions. Une telle syn- thèse, si brève soit-elle, ne manquerait pas d'intérêt. Mais elle nous en- traînerait trop loin. Beaucoup de passages qui serviraient ici à notre dé- monstration seront cités à l'instant, alors qu'il sera question du praticien de l'espérance. Saint Paul n'est pas un airain sonnant ni une cymbale retentissante; c'est avant tout un témoin qui a vu et vécu. Ce qu'il ensei- gne, ce qu'il prêche, ce à quoi il exhorte n'est que l'expression verbale de ses sentiments intimes et de ses convictions personnelles. Aussi, ne tirera - t-on pas un plus grand profit à peindre le modèle qu'à dresser une courte esquisse de son enseignement. Les quelques pages consacrées au théori- cien ne sont pourtant pas un hors-d'œuvre; elles trouvent leur raison d'être dans le fait qu'elles exposent des points de vue particuliers à saint Paul et qu'elles nous préparent à mieux comprendre le modèle proposé à notre imitation.

IL Le PRATICIEN.

L'espérance, qui est une forme de désir, une variété de l'amour, s'abreuve, comme l'un et l'autre, aux sources de l'esprit; elle s'alimente dans le pré de la connaissance surnaturelle que procure la foi. Ce qu'elle attend, ce qu'elle recherche, l'espérance ne le voit pas, elle ne peut pas le

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voir sans se condamner elle-même à disparaître. « Voir ce qu'on espère, écrit saint Paul, ce n'est plus espérer » (Rom. 8, 24) , parce que voir, soit avec les yeux de l'esprit ou avec ceux du corps, c'est déjà saisir l'objet, le tenir et le posséder en quelque sorte.

L'espérance est-elle pour autant condamnée à cheminer en aveugle? Oui, si la foi, qui est l'œil de l'espérance, ne venait à son secours pour lui servir de guide. Que cette foi s'illumine, qu'elle s'avive sous l'action du Saint-Esprit, qui seul pénètre à fond les secrets de Dieu et les révèle aux âmes, oh! alors, de quelles prévisions grandioses l'esprit de l'homme de- vient capable dès ici-bas!

La nostalgie du divin,

La Vierge Marie mise à part, aucun être humain, Moïse et l'apôtre saint Jean peut-être exceptés, n'a entrevu d'aussi près que saint Paul la splendeur de la vision céleste promise comme récompense à nos mérites. Sur le chemin de Damas, il a clairement entendu la voix du Christ, il a conversé avec lui; toutefois, il ne l'a point vu dans sa chair glorifiée, com- me Pierre, Jacques et Jean l'ont contemplé sur le Thabor au moment de sa transfiguration. Une faveur plus grande était réservée à l'Apôtre des Gentils: quelques années après sa conversion, il fut ravi en extase jus- qu'au troisième ciel et entendit des paroles ineffables, qu'il n'est pas per- mis, ni possible à l'homme de proférer (2 Cor. 12, 2-4) .

Dans ce prodigieux ravissement, saint Paul a-t-il partagé momen- tanément le privilège des bienheureux? a-t-il vu la face de Dieu? a-t-il contemplé, ne serait-ce qu'un instant ou de façon purement transitoire, la nature intime de l'Éternel, comme le font sans cesse et sans fin les élus? Certains docteurs de l'Église, entre autres les deux plus grands: saint Au- gustin et saint Thomas d'Aquin, ne craignent pas de l'affirmer. Notons cependant que le Docteur angélique ne se prononce pas d'une manière ca- tégorique; son interprétation, il se contente de la présenter comme plus proche de la réalité convenientius dicituc. Malgré tout le respect à l'autorité de ces deux génies, on ne se fait pas faute de soutenir l'opinion contraire avec saint Jérôme, saint Ambroise, saint Jean Chrysostome, saint Grégoire, saint Léon. Pour ce faire, on s'en rapporte à l'Écriture qui affirme, à plusieurs reprises, que « personne n'a jamais vu Dieu » (Jean, 1, 18) ; saint Paul lui-même proclame que « le Roi des rois et le

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Seigneur des seigneurs habite une lumière inaccessible » et qu'il est celui que « nul homme n'a vu et ne peut voir » (1 Tim. 6, 16) .

Quoi qu'il en soit de cette divergence d'opinions, il reste sûr que saint Paul a approché d'aussi près que possible à un mortel la majesté divine, qu'il a vu et entendu des choses indicibles; cela suffit à notre but. Ce qui est non moins sûr, c'est que ce ravissement, dont le souvenir et l'impression vibrent encore en lui au moment qu'il le raconte aux Corin- thiens quatorze ans après, a laissé dans son esprit et dans son cœur une trace profonde.

Quel singulier relief prennent maintenant à ses yeux les paroles, qu'il cite, du prophète Isaïe: « Ce que l'oeil de l'homme n'a point vu, ce que son oreille n'a point entendu et qui ne monte pas jusqu'au cœur de l'homme, Dieu l'a préparé pour ceux qui l'aiment » (I Cor. 2, 9) . Plus que jamais, une intense nostalgie du divin, de l'absolu, de l'immuable s'empare de lui. Comme il lui tarde d'atteindre au port et de toucher le sol de la céleste patrie: « Empressons-nous donc d'entrer dans ce repos » (Hébr. 4, 1 1) . A la pensée du bonheur qui l'attend dans ce lieu de fraî- cheur, de lumière et de paix, son cœur brûle d'un intense désir: « Nous savons que, si cette tente, notre demeure terrestre, vient à être détruite, nous avons une maison qui est l'ouvrage de Dieu, une demeure éternelle qui n'est pas faite de main d'homme, dans le ciel. Aussi gémissons-nous dans cette tente, dans l'ardent désir que nous avons d'être revêtus de notre demeure céleste, si du moins nous sommes trouvés vêtus, et non pas nus » (2 Cor. 5, 1-4).

Que ne peut-il sur l'heure se délivrer de cette chair corruptible qui retient son âme captive et l'empêche de se réunir pour toujours au Christ! Rien d'étonnant que la vie présente, dans laquelle, « aussi longtemps que nous habitons ce corps, nous cheminons loin du Seigneur » (2 Cor. 5, 6) , lui soit à charge et lui paraisse un lourd fardeau. S'il ne pense qu'à soi et à son propre bien-être, point d'hésitation possible: « Nous aimons mieux déloger de ce corps et habiter auprès du Seigneur » (2 Cor. 5,8); pour vivre avec le Christ en Dieu, la mort lui serait un gain, une heu- reuse délivrance. Mais s'il pense à ses frères, aux brebis de son bercail, non content de se résigner, il accepte volontiers la nécessité de sa présence parmi eux, car l'amour du Christ le presse; et, puisque c'est avec tendres-

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se qu'il les aime tous dans les entrailles de Jésus-Christ, il est prêt à se dépenser, jusqu'au sacrifice de sa vie, pour le salut de leurs âmes. Plus qu^ cela encore: il souhaiterait d'être lui-même anathème, loin du Christ, pour ses frères, ses parents selon la chair, qui sont les Israélites (Rom. 9, 3). Vain désir, absurde prétention d'une héroïque charité qui ne trouve plus de mots pour marquer l'ardeur de sa flamme. Tel est le cœur de Paul, tels sont ses désirs, telles ses espérances.

Et le temporel, qu'en fait-il?

Quant aux biens de la terre, qui sont autant d'obstacles, autant d'appâts, capables de tromper, d'appesantir et d'enchaîner le cœur de l'homme, l'Apôtre en connaît trop la caducité pour se laisser prendre par ces faux trésors.

La gloire, il la juge vaine et se garde bien delà quémander aux hom- mes ( 1 Thess. 2, 6) . Pour lui, il ne se glorifie que dans la croix de Jésus- Christ (Gai. 6, 14), et dans ses propres infirmités, afin que la puissance du Christ habite en lui (2 Cor. 12, 9) .

La science, il la dédaigne, parce qu'elle conduit trop souvent à l'or- gueil et qu'elle ne vaut rien si elle ne conduit pas à la charité. La seule science qui le passionne et qu'il veut enseigner, c'est la science de Jésus- Christ et de Jésus-Christ crucifié (1 Cor. 2, 2) .

La richesse, ce Juif de race la redoute à cause des dangers qu'elle ca- che et des tourments qu'elle occasionne. En effet, « ceux qui veulent être riches, tombent dans la tentation, dans le piège, et dans une foule de con- voitises insensées et funestes, qui plongent les hommes dans la ruine et dans la perdition. Car l'amour de l'argent est la racine de tous les maux, et certains, pour s'y être livrés, se sont égarés loin de la foi, et se sont en- gagés eux-mêmes dans beaucoup de tourments » (1 Tim. 6, 9-10) . Per- sonnellement il ne tient à rien: le nécessaire lui suffit. A quoi bon thé- sauriser? « Nous n'avons rien apporté dans ce monde, et sans aucun dou- te, nous n'en pouvons rien emporter. Si donc nous avons de quoi nous nourrir et nous couvrir, nous serons satisfaits » (1 Tim. 6, 7-8) .

L'amour et ses plaisirs, il en fait joyeusement l'abandon à d'autres; il ne veut pas partager son cœur aux dépens de son apostolat et de l'amour qu'il doit à son Dieu: « Celui qui n'est pas marié a souci des

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choses du Seigneur, il cherche à plaire au Seigneur; celui qui est marié a souci des choses du monde, il cherche à plaire à sa femme et il est parta- gé » (ICor. 7, 32-33).

Gloire, science, richesse, plaisirs, rien de tout cela ne peut offrir une suffisante pâture de joie à l'Apôtre et retenir l'élan de ses désirs vers les biens impérissables. Toutes ces choses qui nous fascinent et qui absor- bent notre cœur, il consent, lui, à les perdre, il les considère comme de la balayure afin de gagner le Christ, d'être justifié devant lui, d'entrer en communion de ses souffrances et de sa gloire (Philipp. 3, 8-11).

Voilà les fruits de la véritable espérance, acte d'une volonté détermi- née et fortement tendue vers sa fin; loin de se morfondre en de vagues dé- sirs, en de stériles velléités, elle s'élance avec énergie et constance à la con- quête du royaume et de la récompense convoités. Telle est l'espérance de saint Paul. « Ce n'est pas, dit-il, que j'aie déjà saisi le prix, ou que j'aie déjà atteint la perfection; mais je poursuis ma course afin de le saisir. Pour moi, frères, je ne pense pas l'avoir saisi, mais je ne fais qu'une chose; oubliant ce qui est derrière moi, et me portant de tout moi-même vers ce qui est en avant, je cours droit au but pour remporter le prix auquel Dieu m'a appelé» (Philipp. 3, 12-14).

V angoisse du salut.

N'allons pas croire que cette conquête se fera sans luttes ni efforts. Le Christ a saisi Paul, c'est vrai; après l'avoir renversé par terre, il l'a relevé, il Ta gratifié de faveurs insignes, il l'a élevé au rang d'apôtre, mais il ne l'a pas confirmé en grâce. Comme tous les fils d'Eve, saint Paul éprouvera le poids de son corps, il sentira les morsures des passions; son cœur sera saturé d'angoisse, d'ennui, de tristesse. Mais quel que soit le prix de la victoire, l'Apôtre n'hésitera pas à le verser. Pourquoi hésite- rait-il? D'autres en font bien autant pour conquérir de futiles lauriers: « Ne le savez- vous pas? Dans les courses du stade, tous courent, mais un seul emporte le prix. Courez de même afin de le remporter. Quiconque veut lutter s'abstient de tout; eux, pour une couronne périssable; nous, pour une impérissable. Pour moi, je cours de même, non comme à l'aven- ture; je frappe, non comme battant l'air. Mais je traite durement mon corps et je le tiens en servitude, de peur qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé» (1 Cor. 9, 24-27).

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Pénible conjoncture: malgré toutes ses pénitences volontaires, saint Paul envisage, comme toutes les âmes délicates, la possibilité éventuelle d'une réprobation, et il en éprouve une douloureuse angoisse; c'est « avec crainte et tremblement » qu'il doit opérer son salut. Bien que sa cons- cience ne lui reproche actuellement rien, il ne se croit pas pour autant jus- tifié, lui qui fut naguère « un blasphémateur, un persécuteur, un insu!- teur » (1 Tim. 1, 13) , lui qui persécutait à outrance et ravageait l'Eglise de Dieu (Gai. 1, 13-14). Pourtant il était sincère, il agissait avec droi- ture et pureté d'intention; aussi Dieu a eu pitié de lui: « J'ai obtenu mi- séricorde, parce que j'agissais par ignorance, n'ayant pas encore la foi » (1 Tim. 1. 13-14). Mais le fer laboure encore la plaie; ainsi les âmes purifiées et aimantes sentent ce qui échappe aux vulgaires: la violence faite à l'ordre divin par les fautes même involontaires, la brisure intro- duite dans l'harmonie de l'univers et la gloire de Dieu par diminuée.

Le refuge dans la confiance.

Quel médecin pansera ces intimes blessures? trouver un remède à ces maux cachés, humainement incurables? Dans la confiance filiale en Dieu, garantie par l'amour qu'il nous prodigue. Pourquoi craindre outre mesure? Nous ne sommes plus des esclaves, ni même des serviteurs; nous sommes les propres enfants de Dieu. Nous n'avons pas reçu un esprit de servitude pour être encore dans la crainte; mais nous avons reçu un Esprit d'adoption, en qui nous crions: Abba! Père! (Rom. 8, 15.) Et ce Père des deux, quel amour il nous témoigne, de quelle sollicitude il nous en- toure! « Lui qui n'a pas épargné son propre Fils, mais qui l'a livré à la mort pour nous tous, comment avec lui ne nous donnera-t-il pas toutes choses? » (Rom. 8, 42.) Non, non, l'espérance n'est pas illusoire quand elle a pour soi des gages si précieux. Qu'importent les fautes passées, si le Christ les a lavées dans son sang? « Lorsque nous étions encore impuis- sants, le Christ, au temps marqué, est mort pour des impies. C'est à peine si Ton meurt pour un juste, et peut-être quelqu'un mourrait-il pour un homme de bien. Mais Dieu montre son amour envers nous en ce que, lorsque nous étions encore des pécheurs, Jésus-Christ est mort pour nous. A plus forte raison donc, maintenant que nous sommes justifiés dans son sang, serons-nous sauvés par lui de la colère » (Rom. 5, 6-9).

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C'est par l'espérance dans le Christ que nous sommes vainqueurs de tous les obstacles qui se dressent devant nous sur le chemin du ciel; ce n'est pas en vain que nous aurons cherché en lui un refuge et un remède à tous nos maux.

Il est vrai que la vertu la plus robuste est parfois soumise à de bien rudes épreuves: épreuves du dehors et de la chair, épreuves du dedans et de l'esprit, beaucoup plus redoutables et crucifiantes que les premières. Saint Paul n'a échappé ni aux unes, ni aux autres.

Assauts de la chair.

Parce que son âme en a été le théâtre, nul n'a peint avec plus de vi- vacité que l'Apôtre la lutte que se livrent à l'intérieur de l'homme la chair et l'esprit; il se fait, en l'occurrence, le porte-parole de chacun de nous: <( Je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je ne veux pas. . . Je prends plaisir à la loi de Dieu, selon l'homme intérieur; mais je vois dans mes membres une autre loi qui lutte contre la loi de ma raison, et qui me rend captif de la loi du péché qui est dans mes membres. » Haras- sé par ces tiraillements, l'Apôtre est sur le point de perdre patience; un cri plaintif s'échappe de sa poitrine: « Malheureux que je suis? Qui me déli- vrera de ce corps de mort? » (Rom. 7', 19-24.)

Aux Corinthiens, il parle d'une épine qui a été mise dans sa chair, d'un ange de Satan qui le soufflette, afin qu'il ne s'enorgueillisse point des révélations qu'il a reçues. « Trois fois, dit-il, j'ai prié le Seigneur de l'écarter de moi et il m'a dit: « Ma grâce te suffit, car c'est dans la faiblesse que ma puissance se montre tout entière » (2 Cor. 12, 7) .

Épreuves de l'esprit.

Cette lutte intime, déjà si pénible, s'aggrave de nombreuses afflic- tions intérieures qui lui viennent de sa mission et de son apostolat. Que de déceptions à essuyer, que de tristesses à subir! On le croirait tenté d'estimer trop lourde la tâche immense qu'il a prise sur ses épaules. Étran- ger à l'art de la parole, il ne possède pas, comme les grands orateurs, le don de charmer et de subjuguer les foules. Cette impuissance l'inquiète, le trouble: « C'est dans la faiblesse, dans la crainte et dans un grand trem-

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blement, avoue-t-il après coup aux Corinthiens, que je me suis présenté chez vous » (1 Cor. 2, 3).

Missionnaire infatigable, toujours en courses, il porte sur soi la sol- licitude de toutes les Églises qu'il a fondées; souvent son cœur saigne, son âme est sous le pressoir, les larmes jaillissent de ses yeux. Il écrit aux Ro- mains: « J'éprouve une grande tristesse et j'ai au cceur une douleur inces- sante » (Rom. 9, 2) . Aux Corinthiens, il parle, sans la farder, de la tribulation considérable qui lui est survenue en Asie, « nous avons été accablés au delà de toute mesure, au delà de nos forces, à tel point que la vie nous était devenue un insupportable ennui» (2 Cor. 1, 8).

Mais, ce qui l'afflige davantage, c'est l'opposition et l'hostilité qu'il rencontre dans l'exercice de son ministère. Rien n'est plus dur à un cceur d'apôtre. Les Juifs surtout, non pas tous évidemment, lui donnent bien du mal. Ils s'acharnent à sa perte avec la ténacité propre à leur race; ils le poursuivent de ville en ville, animant la coterie, fomentant des intri- gues, soulevant par leur influence les autorités et les foules, organisant la révolte ouverte. Ce n'est pas assez: ils forment le complot de s'emparer de lui et de le tuer; ils soulèvent tout Jérusalem contre lui, ils vocifèrent le toile qui avait retenti avec tant de succès au procès de Jésus, ils se por- tent jusqu'à Césarée, le grand prêtre Ananie en tête, pour demander sa mort au gouverneur romain. Paul échappe de justesse à leurs mains per- fides: il en appelle à la personne même de César pour être jugé à Rome. C'est à la suite de cet appel que saint Paul fit le voyage maritime men- tionné plus haut. Il faut noter, le crayon à la main, cette hostilité crois- sante des Juifs pour se rendre compte de ce que saint Paul eut à endurer de la part de ses frères par le sang.

Si son ministère auprès des gentils lui procure en général plus de consolations, le récit détaillé qu'on en ferait contiendrait cependant bien des sombres pages. Tout comme les Juifs, les gentils ne tardent pas à chercher sa mort (Actes 9, 29) . Souvent ils s'associent aux premiers pour s'acharner contre Paul et faire obstacle à sa prédication. Antioche le chasse avec Barnabe, son compagnon. Les Athéniens sceptiques répon- dent à son enseignement par le sourire moqueur, cette arme terrible, pire que tous les outrages directs. A Éphèse, sa présence donne lieu à une émeute. Enfin, dans l'Église de Corinthe, il y a « des querelles, des riva-

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lités, des animosités, des contestations, des médisances, des faux rapports, de l'enflure, des troubles », et même des scandales publics, des atteintes aux mœurs, qui le blessent profondément (2 Cor. 12, 21).

Il fallait que cet homme fût doué d'une force morale surhumaine, d'une âme d'acier, pour ne pas succomber sous le poids de la tristsese et du découragement.

Souffrances physiques.

Et l'on n'a rien dit encore de ses souffrances physiques; l'on n'a pas encore parlé de ses fatigues et de ses privations, de ses chaînes et de ses emprisonnements, de ses flagellations, de sa lapidation, de ses naufrages, des périls de toutes sortes qu'il dut affronter. L'Apôtre était loin d'avoir fini sa carrière qu'il pouvait déjà dresser le terrible bilan de souffrances que voici: « Sont-ils fies Hébreux] ministres du Christ? Ah! je vais parler en homme hors de sens: je le suis plus qu'eux; bien plus qu'euv par les travaux, bien plus qu'eux par les coups, infiniment plus par les emprisonnements; souvent j'ai vu la mort de près; cinq fois j'ai reçu des Juifs quarante coups de fouet moins un; trois fois j'ai été battu de ver- ges; une fois j'ai été lapidé; trois fois j'ai fait naufrage; j'ai passé un jour et une nuit dans l'abîme. Et mes voyages sans nombre, les périls sur les fleuves, les périls de la part des brigands, les périls de la part de ceux dj ma nation, les périls de la part des gentils, les périls dans les villes, les périls dans les déserts, les périls sur mer, les périls de la part des faux frè- res, les labeurs et les peines, les nombreuses veilles, la faim, la soif, les jeûnes multipliés, le froid, la nudité » (2 Cor. 1 1, 23-27) . Vraiment, la mesure a débordé. Comment l'Apôtre a-t-il pu soutenir tant et de si for- midables assauts?

« Ma grâce te suffit. »

Telle fut la réponse du Christ à la prière de Paul. Ma grâce te suf- fit: divine leçon qu'il n'oubliera pas. Tous les maux pourront fondre sur lui, il en sortira vainqueur, non par sa propre force, mais par la puis- sance du secours divin qui lui est assuré. Avec la grâce de Dieu, rien n'est au-dessus de ses forces: « Je puis tout en celui qui me fortifie » (Philipp. 4, 13). Voilà le cri triomphal! Ames timides, âmes pusillanimes, âmes inquiètes, âmes découragées, apprenez de saint Paul à mettre toute votre

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confiance en « celui qui peut faire, par la puissance qui agit en nous, infi- niment au delà de ce que nous demandons et concevons » (Eph. 3, 20) ; apprenez à ne rien être et à ne rien pouvoir dans l'ordre du salut, à atten- dre tout le secours de « Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire selon son bon plaisir » (Philipp. 2, 13) . Mais apprenez aussi à ne pas résis- ter aux avances gratuites de Dieu. Qu'a-t-il donc fait, lui, Paul, pour que d'un vase d'ignominie il devienne un vase d'élection? Rien et beaucoup. Croyons-en son propre témoignage: « C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis, et sa grâce en moi n'a pas été vaine, mais j'ai travaillé plus qu'eux tous, non pas moi pourtant, mais la grâce de Dieu qui est en moi » (1 Cor. 15, 10).

Appuyé sur Dieu, l'Apôtre ne craint rien: vienne la tentation, elle ne le trouvera pas en défaut, quelles qu'en soient la nature et l'acuité. T! sait que « Dieu est fidèle [et] ne permettra pas que vous soyez tentés au delà de vos forces; mais avec la tentation il ménagera aussi une heureuse issue en vous donnant le pouvoir de la supporter » (1 Cor. 10, 13) .

Loin de redouter les assauts du démon, Paul déploie, en face des puis- sances du mal, une extraordinaire audace; il prend l'attitude du lutteur qui défie sans broncher tous ses adversaires. « Qui, demande-t-il, nous séparera de l'amour du Christ? La tribulation, ou l'angoisse, ou la per- sécution, ou la faim, ou la nudité, ou le péril, ou l'épée? . . . Mais dans toutes ces épreuves nous sommes plus que vainqueurs, par celui qui nous a aimés. Car j'ai l'assurance que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les choses présentes, ni les choses futures, ... ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu » (Rom. 9, 35-39).

Que sont, du reste, toutes les souffrances qui peuvent le frapper dans son âme et dans son corps en regard de la gloire future qui en est la ré- compense? Une somme dérisoire, pour une perle d'un prix inestimable, une « légère affliction du moment » qui « produit pour nous, au delà de toute mesure, un poids éternel de gloire» (2 Cor. 4, 17). «J'estime, écrit encore saint Paul, que les souffrances du temps présent sont sans pro- portion avec la gloire à venir qui nous sera manifestée » (Rom. 8, 18). Hors de cette visée toute surnaturelle sur l'au-delà, les misères de cette vie restent une indéchiffrable énigme; les sacrifices volontaires, acceptés ou

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recherchés par les disciples du Christ, sont de la pure folie: « Si nous n'avons d'espérance dans le Christ que pour cette vie seulement, nous sommes les plus malheureux de tous les hommes » (1 Cor. 15, 19). À vrai dire, la croix ne s'implante dans les cœurs que parce que son ombie se projette sur l'éternité.

Le couronnement de l'espérance.

L'espérance de saint Paul n'aura pas été vaine; lui dont la vie en- tière n'a été qu'un long tissu de tribulations, d'angoisses et de souffrances endurées pour le Christ, pourra finalement confier à son disciple Timo- îhée: « Le Seigneur m'a délivré de toute œuvre mauvaise et il me sauvera en me faisant entrer dans le royaume céleste » (2 Tim. 4, 18) ; « il ne me reste plus qu'à recevoir la couronne de justice que me donnera ... le Seigneur, le juste Juge, et non seulement à moi, mais à tous ceux qui au- ront aimé son avènement » (2 Tim. 4, 7) .

L'expérience de l'Apôtre est à la fois une preuve et un signe; si Dieu, par un puissant coup de sa grâce, Ta tiré, lui, « le premier des pécheurs », de l'abîme de l'incrédulité, ce fut précisément afin que le Christ Jésus fît voir, en lui le premier, toute sa longanimité, pour servir d'exemple à ceux qui, à l'avenir, croiront en lui pour la vie éternelle (1 Tim. 1, 16) .

Rodrigue NORMANDIN, o. m. i.,

secrétaire général de l' Université

L'éclosion du scepticisme

pendant la Renaissance et les premiers apologistes

La plus grave conséquence de l'apparition du rationalisme en France pendant la Renaissance, ainsi que de ses succédanés comme le matéria- lisme, le fidéisme et même le platonisme, est sans contredit le dévelop- pement du scepticisme. Aussi est-il important d'esquisser les origines de ce mouvement qui aboutit à Montaigne, et de faire connaître de plus près les « nouveaux académiciens » contre lesquels se dresseront les pre- miers apologistes.

D'où viennent ces nouveaux académiciens? De qui sont-ils les héri- tiers? Il n'est guère besoin de chercher bien loin dans l'espace et le temps pour les trouver. Ils sont le produit de l'esprit français, de cet esprit cri- tique qui sait joindre la finesse à la logique sous des dehors badins, et que vient parfois assaisonner l'esprit gaulois. Or ces qualités vont être aigui- sées au plus haut degré par les points d'interrogation de l'humanisme, par les influences de l'averroïsme latin, et par leurs conséquences généra- les que résument la Renaissance et la Réforme sur la terre française. D'au- tre part, le (renouveau des lettres en la langue du pays et leur perméabilité aux idées nouvelles, vont donner à cet esprit toutes les occasions possi- bles pour exercer sa pénétration, sa puissance et son originalité. Le scep- ticisme de la Renaissance française apparaît ainsi comme un résultat pres- que inévitable des divers mouvements de pensée qui caractérisent cette brillante époque.

Les nouveaux académiciens ne se réclament pas de l'Académie de Platon, ou même de ce groupe d'humanistes savants qui causèrent la fon- dation de l'Académie des Valois \ Ce sont les continuateurs de celle

1 Voir E. FRÉMY, L'Académie des Derniers Valois, Paris, 1887.

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d'Arcésilas et de Carnéade, et surtout d'après l'interprétation qu'en donne Cicéron et qui mène droit au scepticisme. Les activités de ces pyrrhoniens, cependant, sont de fraîche date. Nous avons ici le témoignage de Sadolet qui les méprise pour soutenir qu'on ne peut pas découvrir la vérité, et qui en parle comme d'une école récente: « Hic me recens ista academia non permovet, quae percipi et comprehendi negat posse veritatem 2. » S'ils ne se groupent pas sous l'étiquette d'une académie, du moins leur nombre et leur influence expliquent les inquiétudes des écrivains bien pensants.

En effet, les premiers sceptiques français n'avaient pas à attendre l'étude de Cicéron pour ériger leur doute en méthode. Ils n'avaient qu'à lire leurs contemporains et à entendre autour d'eux les discussions dans les cercles érudits, et l'enseignement des maîtres de la Sorbonne et du Col- lège de France. Qu'y trouvaient-ils? Ils y remarquaient une extrême di- versité d'opinions philosophiques, non seulement chez des penseurs dif- férents, mais encore dans la même personne. Courant aristotélicien sous sa double forme thomiste et padouane, courant platonicien; renouveau du stoïcisme; attitudes d'esprit multiples qui se dégagent de l'un et de l'autre; bruyantes querelles de théologiens et de savants; controverses passionnées entre hérésiarques et apologistes, persécutions religieuses et poursuites pour délits d'opinion; relations merveilleuses de voyages loin- tains et de coutumes extraordinaires; oppositions d'intérêts à la Cour, dans le monde et dans l'enseignement même; tout ce bouillonnement d'idées a fini par semer le désarroi dans les esprits. Comme le dit Villey en parlant des hommes cultivés de la Renaissance, « c'est cette masse d'images et d'idées nouvelles qui montent en foule à leur cerveau et désor- ganisent l'ancienne harmonie de leurs représentations ».

Si tant d'idées incompatibles pouvaient être enfantées par l'intelli- gence humaine, si tant de coutumes fantaisistes avaient la puissance de s'imposer comme des règles universelles, la raison enfin pouvait arriver à se confondre elle-même au point d'amener les penseurs à douter de son efficacité. D'ailleurs l'antinomie entre la raison et la foi que les padouans voulaient rendre inévitable, a fini par affaiblir l'une et l'autre. Ceux qui se défiaient de la raison tout en maintenant leurs croyances, se réfugiaient dans un fidéisme qui n'arrivait plus à se défendre que par le silence ou

2 Phœdrus, p. 652.

L'ÉCLOSION DU SCEPTICISME 71

l'invective. Quant à ceux qui finissaient par douter de la foi, ils se voyaient privés de soutien. mCral, et ne restaient chrétiens que par patrio- tisme, pour dire comme le De Legibus de Cicéron : « La foi religieuse est acceptée avec tuotes ses conséquences, obéie dans toutes prescriptions; mais elle n'est guère obéie que comme une loi, une loi qui s'applique à cer- tains cas déterminés et n'a pas la prétention de pénétrer au cœur de l'hom- me pour le rendre meilleur et plus saint 3. » Ces demi-croyants n'ont plus l'âme chrétienne; aidés par le sens de la culture classique, ils se sont tour- nés vers un autre idéal, vers une morale laïque, à l'exemple de Montai- gne, qui s'inspire souvent du stoïcisme.

Mais il y avait pis encore; la défiance envers la foi et la raison était arrivée à les atteindre l'une et l'autre simultanément. Du coup on tour- nait le dos tant au fidéisme qu'au rationalisme pour aboutir au scepti- cisme. Au début, cette inquiétude de l'esprit n'avait pas à s'ériger en sys- tème: l'effervescence des idées était encore trop grande pour permettre le développement d'une attitude de sagesse passive et d'éloignement par rapport aux contradictions des systèmes philosophiques. S'il fallait pen- ser, il fallait prendre parti: on choisissait alors ou bien la thèse fidéiste, ou bien la thèse rationaliste ou encore l'attitude active de l'apologiste, malgré le poids des arguments qui pouvaient peser sinon sur ses conclu- sions, du moins sur la méthode même de l'apologétique. Car, on peut le dire, l'annexion consciente ou non de certaines compromissions philo- sophiques par des élèves humanistes animés des meilleures intentions du monde, ne détruisait pas encore les cadres se mouvait la pensée de l'époque.

Néanmoins, la persistance de ces oppositions et la difficulté d'obte- nir des conclusions décisives, ont fini par indiquer aux esprits peu enclins à la conviction ou à la lutte, que la prudence ou même l'ataraxie pou- vaient mener à une vie plus tranquille dans une ère aussi troublée que la leur. Déjà Sadolet, reprenant une parole de Sénèque, disait que le sage sera semblable à Dieu tant par sa façon de vivre que pour la joie et le bonheur qui l'accompagnent toujours. Même parmi les humanistes, ceux qui n'étaient pas au premier rang des controverses philosophiques et des luttes religieuses, finissaient par suivre les opinions de leurs amis, plu-

* F. STROWSKI, Saint François de Sales, 1898, Introduction.

72 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

tôt par acquit de conscience que par une conviction intense. Il s'était formé ainsi, parmi les gens d'éducation un esprit d'apathie intellectuelle et de sérénité morale qui, dans la première partie du XVIe siècle se discer- nait moins dans les écrits que dans les conversations privées.

A mesure que le scepticisme prenait conscience de lui-même il devait essayer de se justifier non seulement par rapport aux besoins du moment qui provoquèrent spontanément sa renaissance, mais encore en cherchant ses ascendants spirituels et en leur empruntant leurs arguments. Or, ces besoins du moment se trouvaient aggravés par l'appui mutuel de l'huma- nisme et de la Réforme. En effet, la logique de la doctrine du libre exa- men jointe à l'apport parallèle de la lecture des anciens ne pouvait qu'a- boutir au scepticisme. Aussi bien les humanistes que les réformés fai- saient appel au principe de la libre critique. Il est vrai que les premiers surtout; dans la mesure ils étaient influencés par les idées padouanes, désiraient que cette critique ne fût limitée par aucune autorité extérieure et supérieure à la raison; tandis que les seconds devaient s'appuyer sur la Bible et s'arrêter devant elle. Or, les uns et les autres n'en finissaient pas moins par nier radicalement le principe d'autorité. Mais alors, ils ne revenaient pas au christianisme primitif, mais bien aux temps qui ont précédé le christianisme, c'est-à-dire, aux philosophies antiques 4.

Celles-ci étaient généralement assez connues au XVIe siècle pour que les penseurs de l'époque aient pu en tirer certains enseignements. Ainsi ils devaient être frappés par la diversité des doctrines des anciens et leurs con- tradictions apparentes et profondes. S'il en était qui pouvaient être utili- sées pour la défense des idées religieuses, il y en avait d'autres qui s'y op- posaient et qui les battaient en brèche. Nous avons vu que non seule- ment Cicéron, Pline et Lucrèce menaient au rationalisme et à l'indiffé- rence, mais encore qu'Aristote lui-même était invoqué par les adversaires de l'orthodoxie. Ici, encore, c'est Cicéron qui a initié les humanistes au scepticisme, comme il leur avait révélé le platonisme et le stoïcisme, ainsi que les athées de l'antiquité. Et les recueils des opinions des anciens sur les problèmes de physique et de métaphysique, comme le De Placitis Phi- losophorum Naturalibus, traduit en 1502 par Budé, pouvaient bien fournir des arguments supplémentaires aux partisans du doute.

4 Voir E. FAGUET, Le Seizième Siècle, p. XIX-XXIX.

L'ÉCLOSION DU SCEPTICISME 73

Ce sont les Académiques de Cicéron qui constituaient à cette époque la Bible du scepticisme. Sur les quatre livres qui composaient l'ouvrage original, deux seulement nous sont parvenus en partie: le Catulus, qui esquisse l'histoire de la philosophie depuis Socrate jusqu'à Carnéade, et le Lucullus, qui expose surtout les vues d'Antiochus d'Ascalon, maître de Cicéron 5. Cicéron définit l'esprit de cet ouvrage dans le De Divination*. Au début du second livre, il donne une esquisse rapide de ses œuvres philosophiques et de leur enchaînement, il dit: « J'ai montré dans les quatre livres des Questions Académiques quelle sorte de philosophie me semblait la moins orgueilleuse et en même temps la plus propre à l'élo- quence et la plus sûre. » Et il ajoute à la fin de ce livre: « Le propre de l'Académie est de n'interposer son jugement sur rien, de marquer ce qui lui paraît le plus vraisemblable, de conférer ensemble les différentes opi- nions, d'examiner avec soin ce qui se peut dire de part et d'autre, et de laisser aux auditeurs une entière liberté de juger, sans prétendre que les sentiments doivent faire autorité. »

Tout imparfait qu'il devait être, le pyrrhonisme, qui s'était affirmé sous François II, n'était pas moins efficace. Déjà de l'autre côté du Rhin, Cornelius Agrippa de Nettesheim avait publié son De Incertitudine Scien- tiavum (Cologne, 152? Paris 1531), qui rejoignait par son inspira- tion les thèses de Jean de Mirecourt et de Nicolas D'Autrecourt, les grands sceptiques du XIVe siècle et qui se réclamait de Guillaume d'Occam 6. Et nous avons vu qu'en 1538 Sadolet parle de la Nouvelle Académie comme d'une doctrine récente.

Elle s'affirmait davantage par la suite, puisque Mellin de Saint- Gelais lui-même le signale en 1546 dans son Advevtissement sur les juge- ments d' Astrologie " : « En toutes choses n'y a qu'une seule opinion qui nous meine de droict fil à la vérité, et y en a sans nombre qui nous en dé- tournent; tellement que ce n'est merveille s'il est difficile de trouver deux hommes qui, en quelque matière un peu subtile, soient d'un mesme advis, si ce n'est que estans guidez en droict chemin de la vérité par la Philoso- phie, ils s'accordent et viennent à mesme but. Cela fut cause que les scep-

5 Voir David DURAND, Les Académiques de Cicéron axec texte latin et le com- mentaire de Valence, Paris 1796.

6 Voir E. BRÉHIER, La Philosophie du Moyen Age, p. 414-424.

7 Ed. Blanchemin, III, p. 248.

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tiques disoient toutes choses estre disputables et qu'il n'est riens si mani- feste ne si confessé de tous que l'on ne puisse débattre et par raison appa- rente rendre doubteux. » En jugeant ainsi le scepticisme, Mellin de Saint- Gelais se rapporte sans doute aux Académiques comme le montre la cita- tion qu'il donne plus loin d'Anaxagore prouvant par sophisme que la neige est noire.

Enfin, la même année, Rabelais ridiculise le scepticisme dans son Tiers-Livre, en la personne du « philosophe parfaict » Trouillogan, vers lequel se retourne Panurge pour lui demander conseil sur le mariage. Pa- nurge trouve « répugnantes et contradictoires » les réponses que Trouil- logan lui donne selon les formules recommandées par le pyrrhonisme « ce que voudrez; j'en doubte; je n'y contredis; il est possible; l'une et l'autre; ni l'un ni l'autre. » Et Gargantua de s'exclamer: « Loué soit le bon Dieu en toutes choses. A ce que je voy, le monde est devenu beau rilz, depuis ma cognoissance première. En sommes-nous là? Donc sont huy les plus doctes et prudens philosophiques entres au phrontistère et escole des pyrrhoniens, eporrheticques, sceptiques et ephectiques. Loué soit le bon Dieu s! »

Il ne restait plus qu'à continuer ces manifestations d'indépendance complète de la pensée, en assurant leur défense avec l'appui des anciens et en exaltant leur esprit et leur méthode. C'est ce que fit Orner Talon, l'ami, le collègue, le « frère » du célèbre Ramus, dans son Academia qui parut en 1548. Talon était aussi professeur au Collège de Presles; c'est ce qui per- met au typographe de ses Opera Omnia (Bale, 1575) de nous dire: « Sperassemus quidem alios futuros fuisse, qui Rami et Talaei ad com- munem studiosorum utilitatem ederent . . . Ramum ipsum et Talaeum, quse fuerunt in studiis liberalibus adiuvandis sedulitate. » Et dans la pré- face de ce même ouvrage Jean Thomas Feigius ajoute: « Audomarus Ta- laeus communione studiorum et vigiliarum Petri Rami summi viri socius fuit. » Il ne faut pas croire, cependant, que cette amitié entre les deux hu- manistes fait de Ramus un sceptique. Nous allons voir que son opposi- tion à l'enseignement officiel prend une tout autre direction que celle de Talon.

8 Pantagruel, III, 36.

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L' Academia est en même temps un abrégé et un commentaire de l'ouvrage analogue de Cicéron. Dans l'édition de Mathieu David (Paris, 1550), l'abrégé comprend une vingtaine de pages (3-24) ; et le com- mentaire d'une cinquantaine de pages (25-74) est intitulé In Lucullum Comment atii, cum indice copiosissimo ettorum quœ in his continentuv. L'édition de Bâle (1575) qui comprend les œuvres complètes de Talon, comporte une introduction dédiée au cardinal Charles de Lorraine (14 pages) , et 150 pages de commentaires In Academiam Ciceronis Fragmen- tum Explicatio. Ce texte est reproduit dans les Collectaneœ Pmfationes de Ramus et de Talon (1577) que nous utilisons ici.

Si différente que soit la pensée de Talon et celle de Ramus, le but immédiat de Y Academia est bien de justifier Ramus dans ses attaques con- tre Aristote. La paresse intellectuelle de la plupart pour chercher la vé- rité et l'engouement outré de certains pour tel ou tel philosophe, en par- ticulier pour Aristote, faisaient que les sceptiques étaient moins nombreux alors que les partisans des autres philosophes. C'est pourquoi Talon se propose de « délivrer les hommes opiniâtres qui sont esclaves des croyan- ces fixes en philosophie et réduits à une indigne servitude, leur faire com- prendre que la vraie philosophie est libre dans ses jugements sur les cho- ses, sans être enchaînée à une opinion ou à un auteur 9 ». L'argument d'autorité, le « magister dixit » est fatal à la liberté de la pensée 10.

Ce but philosophique de V Academia est atteint en trois étapes. Dans une première partie, Talon esquisse les résultats de l'ancienne Académie, qui va de Platon à Arcésilas, et l'esprit de la nouvelle Académie, celle d'Arcésilas et de Carnéade. « Le principe de cette nouvelle Académie, c'était de disputer le pour et le contre des questions obscures, de ne pas prendre les opinions des philosophes pour les oracles divins, de ne pas s'attacher continuellement à une école u. » Mais il reconnaît qu'avant l'Académie, « Empédocle, Démocrite et Anaxagore avaient professé qu'on ne peut rien connaître, rien comprendre, rien savoir; que nos sens sont bornés, notre esprit débile, notre vie courte; et que la vérité selon l'ex- pression de Démocrite, est profondément enfouie12. Qu'en résulte-t-il.?

9 Academia, p. 109. io Ibid., p. 126. u Ibid., p. 111. 12 Ibid., p. 112.

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Il ne faut donc rien tenir pour certain, rien affirmer, mais retenir toujours son assentiment et se garder de toute précipitation téméraire 13.

La vraie philosophie doit ainsi éviter deux défauts: la compréhen- sion et l'assentiment; « car aucune sensation, aucune perception n'est cer- taine 14 ». En fait, les anciens philosophes n'ont abouti qu'à des résultats incohérents; « les physiciens ignorent tout de la nature des choses, les moralistes se disputent sur le fondement du souverain bien, les logiciens cherchent toujours le critérium de la certitude 15. » Dans ces conditions, il faut suspendre tout jugement et s'en tenir à Yépochè des pyrrhoniens.

Dans la seconde partie de Y Academia, Talon expose les différentes méthodes de discussions des diverses académies, en relevant ce qu'elles ont de commun. Il conclut ainsi, dans la dernière partie que « les Académi- ciens sont autant au-dessus des autres philosophes que les hommes libres sont au-dessus des esclaves, les sages au-dessus des imprudents. Les autres sont liés à un système ou à un homme. Le nouvel académicien est libre. Sa philosophie « lui enseigne la réserve, garantit sa liberté, le pousse à la recherche de la sagesse, fait la force et le fondement du jugement hu- main 16 ». Elle lui apprend à s'attacher aux idées et non point aux philo- sophes. On voit bien que Talon suit fidèlement Cicéron auquel il em- prunte de nombreuses formules.

Mais s'il le suit dans la lettre, peut-on dire qu'il est conforme aussi à son esprit? On peut en douter; de même que Pomponazzi et Vicomer- cato enseignaient le rationalisme en s'abritant derrière Aristote, Talon prêche le scepticisme en se prévalant de Cicéron. De même que Pompo- nazzi chrétien croyait à l'immortalité de l'âme, que Pomponazzi philo- sophe refusait d'admettre, Talon chrétien donne à la foi la certitude que Talon philosophe lui refuse. « Dans les choses religieuses une foi sûre et solide aura plus de poids que toutes les démonstrations de tous les philo- sophes. » Cette dissertation que je fais ne vaut que pour la philosophie humaine dans laquelle il faut d'abord connaître avant de croire. Dans les problèmes religieux, au contraire, qui dépassent l'intelligence, il faut

13 Ibid., p. 113.

14 ibid., p. 115. is Ibid., p. 116. Ibid., p. 125.

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croire d'abord afin d'arriver ensuite à connaître 17. Il n'en reste pas moins que le scepticisme philosophique, véritable ou feint, de Talon confirme et aggrave la distinction entre la raison et la foi que l'école padouane avait mise en vogue. Le scepticisme de Cicéron pouvait bien mener Talon à un fidéisme découragé; mais il n'a pas manqué de laisser une marque pro- fonde dans la pensée philosophique de son commentateur. Or, ce scepti- cisme de la raison est aussi dangereux que le scepticisme absolu.

Cette attitude de Talon est dépassée par beaucoup de penseurs de son temps, et en particulier par l'humaniste bordelais Du Ferron, ancien élève de Padoue et ami de Dolet et Scaliger. Il avait commencé par défen- dre Aristote contre Xéncphane, Zenon et Gorgias (1157) ; les sophismes de Gorgias ont fini par ébranler sa confiance en la raison et par le con- duire au scepticisme. C'est dire qu'Arnould du Ferron n'a pas été frappé par la réfutation que donne Aristote des sophistes, ou par les arguments qu'il présente, pour montrer que l'éternité du monde ne suit pas néces- sairement l'unité et l'immortalité de Dieu. Aussi au lieu de chercher la vraie philosophie à travers la sophistique, comme le voulait Sadolet, ou même de se réfugier dans le fidéisme facile comme la plupart des pa- douans, ou enfin de se déclarer pour un rationalisme athée comme certains autres, Du Ferron opte pour un dilettantisme accueillant, qui est une for- me plus agréable du scepticisme intégral.

C'est ce qui ressort des dissertations de Du Ferron qui accompagnent sa traduction d'Aristote. Dans l'une d'elles, il entreprend de réfuter le pyrrhonisme badin de Maxime de Tyr (Phîlosophorum Dîssentiones) il s'attache bien à montrer qu'il ne faut pas renverser la philosophie à cause des divergences entre les philosophes. Mais c'est pour donner asile à toutes îles opinions, à tous les systèmes, sans devoir reconnaître à l'esprit la possibilité d'un choix. Si la nature et l'homme sont composés d'élé- ments hétérogènes, dit-il, pourquoi s'étonner que la vérité renferme des systèmes contraires? La vérité est semblable à l'univers d'Empédocle, qui oscille sans cesse sous le branle inverse de l'amour et de la discorde. Cha- que système philosophique a donc du bon, et chacun d'eux est un aspect du bien 18. La vérité serait-elle alors divisée? Non. Car la philosophie

!" Ibid., p. 120.

18 Phitosophorum Dîssentiones, p. 75-79.

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ne divise pas le bien lui-même; elle l'embrasse et l'enserre dans ses liens; de sorte que les dissentions des philosophes doivent nous inciter à cher- cher le bien avec plus de soin. Les systèmes se détruisent et se succèdent; comme dans la nature, tout passe, tout meurt. Ce qui subsiste réellement, c'est la nature 19. On voit donc comment le scepticisme de Du Ferron re- joint le matérialisme d'Alexandre d'Aphrodisias, dont il utilise d'ailleurs les Commentaires sur la Physique d'Aristote pour défendre la nature « éternelle, immortelle, incréée, et invariable ». Nous voyons clairement la filiation de ce pyrrhonisme facile avec les thèses padouanes.

Une attitude pareille, avec les exemples que nous avons donnés, per- met alors toutes les extravagances et toutes les affirmations bonnes ou mauvaises. En raison du trouble de l'esprit, celui-ci veut donner l'impres- sion de rester vraiment neutre en face de doctrines contradictoires. Mais en fait, et dans le concret, que ce soit pour une croyance intime ou une action inévitable dans une vie soumise au devenir, le sceptique doit bien accepter une façon de juger et de vouloir. Celle-ci ne doit pas être néces- sairement conséquente; elle peut osciller entre les termes opposés ; mais elle n'en doit pas moins être positive à chaque coup. Or, c'est un des grands dangers que présente le scepticisme, tant pour l'individu que pour la société. Pour cette dernière surtout, les incompatibilités des enseigne- ments et des exemples sont une source permanente de troubles et d'incer- titudes, et partant d'actes qui mettent le désordre dans les consciences et dans la vie sociale. D'où les soins que les apologistes vont mettre pour combattre le scepticisme.

Nous voulons ajouter ici quelques considérations qui montrent l'in- fluence du scepticisme dans les consciences. Bien que nous puissions trouver ses bases naturelles dans l'affaiblissement de l'intelligence de l'homme, conséquence du péché originel, et que nous puissions montrer ses débuts historiques dans les thèses des sceptiques grecs, nous nous bor- nerons à rappeler ici ses fondements religieux avec leurs conséquences à l'époque qui nous occupe. C'est à la Réforme que nous faisons allusion; la pratique du libre examen, érigée en thèse théologique par le protestan- tisme, liait en faisceau toutes les hérésies qui s'étaient affirmées en marge de la révélation primitive et de la Révélation chrétienne. Elle donnait

m Ibid., p. 85.

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ainsi une manière de licence aux attitudes philosophiques les plus diver- ses. Renforcée par les doctrines padouanes sur la foi et la raison, la pra- tique du libre examen introduisait le désordre aussi bien dans le domaine thcologique que dans celui de la philosophie. Ces deux plans de désordre se portaient même un appui mutuel, au point d'inquiéter les autorités gar- diennes de l'économie générale de la vie politique et sociale.

C'est ainsi que le scepticisme avait occasionné les attitudes religieuses les plus diverses. On avait, par exemple, les bibliens qui s'autorisaient à leur façon des préceptes des Écritures; ou encore les dormeurs qui se réfu- giaient aveuglément dans la miséricorde divine, quelles que fussent leurs extravagances de pensée ou d'action; ou même les achrîstes qui acceptaient Dieu sans admettre la divinité ou les commandements du Christ. En général ces individualistes extrêmes étaient connus comme des libertins qui se partageaient en spirituels et en matérialistes. Les premiers étaient venus de Flandre et avaient envahi le nord et l'est de la France jusqu'en Normandie. C'est sous leur influence qu'on vit une renaissance des sys- tèmes hétérodoxes relatifs à la Trinité (unitarisme) , et au Christ (aria- nisme) . Quant aux autres ils s'affichaient comme tels en raison des adhé- rences que l'averroïsme latin avait faites sur la pensée française.

En vérité, la France présentait à l'époque qui 'nous occupe un climat analogue à celui qui avait permis la floraison du scepticisme grec. A l'époque d'Alexandre le Grand, comme nous le rapporte Brochard, « les hommes qui vivaient alors avaient été témoins des événements les plus extraordinaires et les plus propres à bouleverser leurs idées. Ceux d'entre eux surtout qui avaient, comme Pyrrhon, accompagné Alexandre, n'a- vaient pu passer à travers les pays les plus divers sans s'étonner de la di- versité des mœurs, des religions, des institutions 20. » Or le monde grec lui-même connut cette diversité pendant les dislocations politiques et cul- turelles qui accompagnèrent la mort du grand conquérant; liberté et ty- rannie, justice et injustice, espérance et désespoir, vertu et vice, erreur et vérité. « Quoi d'étonnant si, en présence d'un tel spectacle, quelques-uns se sont laissés aller à désespérer de la vertu et de la vérité, à déclarer que ta justice n'est qu'une convention 21? » Or, c'est à toutes ces idées et à ces

20 BROCHARD, Les Sceptiques grecs, p. 41. 2J BROCHARD, Les Sceptiques grecs, p. 44.

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curiosités que la Renaissance avait initié le monde occidental. Et c'est à cette première phase du scepticisme qu'avait sacrifié toute la première par- tie du XVIe siècle.

Car le scepticisme ancien connut aussi une seconde phase, qui se dé- veloppa dans la suite dans le monde gréco-latin, et dont Sextus Empiricus était le principal représentant. Cette seconde phase s'était aussi inspirée des expériences grecques au delà des frontières de l'hellénisme. C'est sut les rives de l'Indus que Pyrrhon connut les gymnosophistes, ces ascètes qui vivaient étrangers au monde, indifférents à la souffrance et à la mort. « La dialectique lui avait peut-être appris le néant de la science telle qu'elle existait de son temps; il apprit des gymnosophistes le néant de la vie 22. » Aussi le vrai sceptique, loin de vouloir l'affaiblissement de la pensée et des mœurs, s'isole d'un monde dont il ne peut plus rien atten- dre. « Se replier sur soi-même afin de donner au malheur le moins de prise possible, vivre simplement et modestement comme les humbles sans prétention d'aucune sorte, laisser aller le monde, et prendre son parti des maux qu'il n'est au pouvoir de personne d'empêcher, voilà l'idéal du sceptique 23. » C'est à ce scepticisme qui donne l'impression d'une cer- taine sagesse voire même d'un certain héroïsme, que sacrifie Montaigne, pour qui la philosophie est impuissante à « instruire l'homme de la con- naissance de soy tant en la partie spirituelle qu'en la corporelle "». Mais il y a été porté par toute la tradition des incertitudes et des doutes de la Renaissance, et par la découverte des grands sceptiques anciens, dont ks textes n'étaient pas connus au début de la Renaissance française 24.

Aussi à cette époque, était-ce la première phase du scepticisme qui marquait les « douteurs » avec tous les débordements qu'elle impliquait. D'où les avertissements et les protestations que leurs idées soulevaient de toutes parts. Nous donnerons ici quelques témoignages significatifs sur le développement de l'irréligion. Dans son Theotimus (1549), De Puy Herbault (l'enraigé Putherbe) dénonce les mauvais livres qui « sentent le paganisme » (paganismum oîuerunt) , et cite les Italiens qui ont cou- tume d'appliquer leurs talents à des sujets profanes et hostiles à la reli- gion. Dans la préface de son In Psalmum Nonagesîmum (1550) , Char-

22 ibid., p. 45.

23 BrochARD, Les Sceptiques grecs, p. 45.

24 Ibid., p. 45.

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les Sainte-Marthe dit que « l'unité chrétienne est aujourd'hui déchirée en tant de sectes . . . que l'athéisme élargit ses conquêtes». Il connaît les ariens les quantiniens, les anabaptistes qui sont possédés de Satan ; et il les cite, avec d'autres, au hasard des versets du psaume qu'il commente. <( Ces épicuriens impies se servent des raisons naturelles comme de machi- nes de guerre pour jeter Dieu à bas de son trône, lui enlever sa providence, s'efforcer de prouver par leurs arguments que l'âme est mortelle, et déni- grer l'Évangile 25. » Il voit que le mal est dans l'esprit, dans le fait que la raison attaque la foi; et il propose de recourr comme antidote aux tex- tes chrétiens.

Voici encore Guéroult qui nous dit en reprenant la fable de Thaïes qui tombe dans un puits en regardant les astres, qu'il est inutile d'essayer de connaître l'essence divine.

Car enquerant trop hautement Le sens humain s'esblouira Et en confusion cherra 26.

De son côté, Des Autels écrivait une moralité il fait dire à l'igno- rance que

Les savants philosophes antiques Ils me tenaient, et les folz glorieux Ne pensent pas que je fusse avec eux 2*.

Voici enfin Pasquier dont les Lettres montrent l'influence grandis- sante des libertins de tout ordre. Dans l'une d'elles, il indique le com- mencement de plusieurs sectes d'où procède le protestantisme 28. Dans une autre, il semble critiquer l'averroïsme de Cardan, quand il examine l'in- fluence du climat sur l'intelligence 29. Ailleurs il montre comment la di- versité des lois parmi les hommes ou dans un même pays, prouve l'infir- mité de la raison humaine 30. Et pour terminer, nous mentionnerons les témoignages de Pontus de Tyard contre le rationalisme, dont il devien- dra épris plus tard. Il dénonce l'averroïsme en marquant les attaques d'Aristote contre la Providence:

25 In Psatmum Nonagesimum, p. 20.

26 Le premier Livre des Emblèmes, p. 63-65.

27 Repos du plus grand traçait, 1550, p. 70.

28 Lettres, Livre XX.

29 Lettres, livre I.

30 Lettres, livre X.

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Le grec trop audacieux Duquel l'infâme pensée Fut jusqu'au Ciel avancée Pour y enfermer les Dieux31.

Et ailleurs, il invective contre les épicuriens « qui trop vivement pi- quez du corporel, se sont en luy entièrement arrestez et. . . ont osé loger en un si vil lieu la fin et le terme du souverain bien 32 ».

Cette levée de boucliers contre les rationalistes, les matérialistes et les sceptiques annonce une réaction apologétique dont nous essayerons main- tenant de caractériser les débuts.

* * *

L'effervescence des idées philosophiques et religieuses vers le milieu du XVIe siècle, avait influencé la littérature de l'époque. Par même, les thèses contradictoires et dangereuses qui se servaient de la langue comme véhicule, affectaient les esprits en si grand nombre que l'orthodoxie s'en trouvait alarmée à juste titre. Averroïstes et platoniciens, matérialistes et ndéistes.. padouans et sceptiques s'érigeaient en écoles et prêchaient leurs doctrines à tout venant. Il devenait urgent d'endiguer ces dangers et de satisfaire îles clameurs de ceux qui en redoutaient les conséquences pour la société et la religion. Sans avoir à se réunir en une école distincte, de nom- breux apologistes avaient relevé ces provocations avec plus ou moins de succès.

Certains avaient pensé que le meilleur moyen de combattre les athées n'est pas de les réfuter, mais plutôt de leur opposer une philosophie chré- tienne comme l'avait également voulu Lefèvre d'Etaples. C'est ce qu'a essayé de faire Guillaume Bigot dans son Christianœ Philosophies Prœlu- diwn (1549) . Il maintient, en effet, que c'est avec la philosophie chré- tienne seulement qu'on peut arracher « cette erreur qui tenait au sujet de l'immortalité de l'âme, et qui vient d'Averroès et avant lui d'Aristote ». Car le christianisme ne se trompe jamais, tandis que la philosophie païen- ne aboutit le plus souvent au probable et quelquefois à l'erreur ou même à l'impiété. On peut ainsi comprendre, par sa dénonciation d'Aristote, que Bigot doit chercher son inspiration dans le platonisme et l'augusti- nianisme. Après avoir traité brièvement du corps, de l'âme végétative et

31 Livre de Vers Lyriques, 1552, p. 132-135. 32 Solitaire Premier, folio 1 (v) .

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de l'âme sensitive, le Prœludium se termine avec un livre sur l'âme rai- sonnable, où l'auteur conclut à son immortalité e'n vertu de sa connais- sance d'elle-même par réflexion.

Ce sont aussi des sympathies platoniciennes qui se devinent dans le Ptœfatio in Phœdonem (1552) de Turnèbe, dont l'apologétique con- siste à utiliser les anciens eux-mêmes contre ceux qui se réclament d'eux pour aboutir à l'athéisme. Il dit lui-même au début de son discours que pour trouver quelque arme contre les esprits qui nient l'autorité des paro- les sacrées, il faut s'aider de la philosophie. Il dénonce aussi le rationalis- me et le scepticisme qu'il devine dans les doctrines de Pomponazzi. Mal- gré la brièveté de cette préface, Turnèbe trouve moyen d'y rassembler en les résumant toutes les preuves en cours de l'immortalité de l'âme: celles qui viennent de la raison, de la nature de l'âme et des philosophes anciens, surtout de Platon. Pour Aristote, Turnèbe estime qu'il professe l'im- mortalité de l'intellect agent, mais sans prendre parti dans la discussion.

Cette même année paraissait le discours de M. -A. Muret, De Digni- iate et Ptœstantia Studii Theologici (1552) il dénonce le fidéisme ré- sultant des doctrines padouanes, et il pose la question des rapports entre la foi et la raison, en prenant surtout l'immortalité de l'âme pour exemple. Il maintient cependant que la philosophie est plus faible que la théologie, parce que les philosophes anciens n'ont connu avec certitude aucune des vérités spiritualistes. Ainsi, il nous donne la liste classique des erreurs sur Dieu, sur le monde, que certains considéraient soit comme éternel soit comme formé d'atomes, et sur l'âme, à propos de laquelle l'accord est difficile entre pythagoriciens, épicuriens, stoïciens et l'école socratique. Alors qu'Aristote reste indécis sur ces sujets, « Platon se rap- proche davantage de la vérité; mais il l'a tellement mélangée de fictions mensongères qu'on doit avouer qu'il philosophe en poète 33 ».

Pour Louis Leroy également, Platon est un guide plus sûr qu'Aris- tote dont l'obscurité, par endroits, le rapproche de « la seiche, paquelle des pescheurs trouble l'eaue par certaine encre qu'elle jette ». Aussi, il traduisit en français le Phédon de Platon ttaictant de l'Immortalité de l'Ame (1553), en le faisant suivre de nombreux extraits sur l'immorta- lité pris de Platon et d'autres philosophes grecs. Dans sa préface au roi

3;» De Dignitate, p. 15-17.

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Henri II, Leroy signale l'athéisme grandissant de ceux qui « mesprisent les sainctes lettres, nient la Providence divine, et se mocquent de loiers et peines proposées en l'autre vie, pour avoir grand occasion de servir à leurs concupiscences désordonnées et voluptés illicites». Or, pour lui, la croyance à l'immortalité et à la Providence, constitue la base de la reli- gion. C'est pourquoi il faut se réjouir que des penseurs païens nous donnent en leur faveur des arguments qu'on peut utiliser comme preu- ves, mais non comme des autorités. Car tout cela ne peut dispenser de recourir à l'Écriture sainte qui seule a « foy de soy mesme pour estre divi- nement inspirée et rélée 34 ». « Contre ceux qui sont bestes tant déraison- nables qui osent condamner leurs âmes à mort et souiller leurs conscien- ces de jugement tant abominable ».

Il nous faut aussi mentionner l'ouvrage de Jean de Neufville, apolo- giste d'inspiration platonicienne, qui publia en 1556 un traité, De Pv.l- chritudine Animi, l'érudition s'allie à la brièveté. Comme Hervet et comme Postel, notre auteur écrit « pour la multitude grandissante cha- que jour des épicuriens et des athées de ce siècle » (op cit., Préface) . Dans les deux premiers livres, sur les cinq qui composent son ouvrage, Neuf- ville rassemble les sentences des anciens philosophes et poètes sur la beau et la laideur de l'âme, sur sa substance et sur son immortalité. La dis- crimination qu'il fait au profit des platoniciens, est caractéristique.

C'est qu'il avait constaté qu'Aristote était utilisé contre l'Église, Mais tout en reprochant aux padouans d'abuser de lui, il reprend les pas- sages où Aristote fait allusion à Dieu et à la Providence. Il reconnaît aussi qu'Aristote n'est pas très clair sur la notion du destin; mais il sou- tient que sa doctrine n'affecte pas la liberté humaine. Malgré cela, il re- prend les accusations faites contre Aristote et cherche à lui opposer Pla- ton. Mais ce sont les averroïstes et les panthéistes que Neufville reprend avec véhémence, lorsqu'il s'élève contre « ces philosophastres, pour ne pas dire épicuriens et athées, qui rêvent je ne sais quelle nouvelle âme du Tout animant l'univers, et dont nos âmes particulières sont comme des rayons consubstantiels ou des étincelles35». Pour lui, il explique le retour des esprits à l'âme du Tout, ainsi que l'union future des âmes à Dieu, par

34 Phédon, p. 23.

35 De Pulchritudine Animi, p. 29-30.

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l'intermédiaire du Christ. Il nous offre ainsi une apologétique qui va plus loin que l'esquisse de la philosophie chrétienne de Bigot, et qui mar- que letendue de la réaction qui se produisit à son époque contre les dis- ciples des padouans et des sceptiques.

Comme juste, les efforts pour endiguer l'influence de ces derniers devaient venir de plusieurs côtés. Le platonisme ne pouvait pas être la seule source d'inspiration des apologistes; reprenant avec plus ou moins de bonheur la tradition thomiste, certains penseurs ont utilisé Aristote lui- même dans les éditions et les commentaires de ses oeuvres que Lefèvre d'Étaples avait publiés de 1492 à 1507 d'après les meilleures traditions italiennes, dans un texte clair et pur débarrassé des subtilités des chaires officielles d' outremonts.

L'aristotélisme avait d'ailleurs inspiré plusieurs ouvrages philoso- phiques de l'époque. L'initiation en était faite par des traités du moyen âge, comme le Tractatus De Anima de Pierre d'Ailly auteur du XIV* siècle, qui parut de nouveau en 1503 et qui devait susciter les attaques des ramistes. Il y avait encore le De Immortaîitate Animœ de l'humaniste Guillaume de Houppelande, qui eut plusieurs éditions depuis 1489, et dont l'intérêt consiste tant dans sa réfutation de l'averroïsme que dans le faux probabilisme de son auteur. Il ne lui est guère difficile de réfuter les trois thèses essentielles de la psychologie averroïste: la séparation de l'in- tellect possible, son union à l'homme à l'âge de raison, et son unité pout tous les hommes. Mais il n'arrive pas à prouver la thèse traditionnelle et doctrinale de l'immortalité, bien que la raison puisse la confirmer par des arguments valables pour tous, infidèles et chrétiens, en tant que pro- bables. Cette première conclusion est suivie de cette autre, que « l'opi- nion des philosophes qui supposent l'âme immortelle est plus raisonna- ble et probable, même en dehors de la foi, que l'opinion contraire )). Et le savant humaniste de terminer en exprimant sa joie que Dieu nous ait révélé ce dogme, sans qu'il soit nécessaire ou indispensable aux lumières naturelles de chacun de le bien prouver.

Il y avait aussi les Questiones Physicales (1510) de Pierre Crock- aert, dominicain de Bruxelles. En y commentant les traités d'Aristote sur l'âme et sur la nature, Crockaert expose et réfute la cosmologie aver- roïste, et en partie la doctrine de l'éternité du monde, par les seules lumiè-

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res de la raison. De la même façon, il montre les erreurs du platonisme et de l'origénisme, qui supposent les âmes éternelles et créées avec le mon- de. Enfin, il conclut que la plupart des dogmes peuvent se démontrer par la raison. Signalons aussi des ouvrages comme le De Animarum Immov- talitate (1536) de Paleario; le De Libettate et Necessitate Opecum (1538) de Roméo, qui représente l'âme non pas comme le mouvement, mais comme le principe du mouvement; et le De Perenni Philosophia (1540) de Steuco, Aristote est présenté comme un homme religieux et un partisan de la Providence. Pour ces auteurs, comme pour Aristote, l'âme peut agir ou rester en repos sans cesser d'être; sa substance n'est ni corporelle, ni divine, ni angélique, mais simplement spirituelle: elle ne peut donc exister avant le corps, car elle n'est complète que par son union avec lui.

Plus spécialement en France aussi, la réaction contre les libertins, les sceptiques et les padouans surtout, s'affirmait avec plus de vigueur parmi les aristotéliciens orthodoxes qui continuaient à écrire en latin. Gentien Hervet publie en 1544 le De Anima d' Aristote accompagné de la réfutation faite par Philipon de la doctrine matérialiste d'Alexandre, ainsi que le De Fato de ce dernier qui combat le déterminisme stoïcien. Les deux préfaces d'Hervet, écrites toutes deux en 1543, sont inté- ressantes pour le sujet qui nous occupe. Dans la première il justifie sa traduction pour donner des armes à ceux qui veulent combattre l'erreur « criminelle, pernicieuse et mortelle » des athées, vu que ceux-ci « n'ont pas trouvé de meilleur moyen de se révolter contre Dieu que de faire mou- rir, autant qu'il en était en leur pouvoir, la partie divine de leur être >\ C'est une allusion directe aux rationalistes padouans.

Il est vrai, ajoute Hervet, que ces incrédules sont réfutés par plu- sieurs philosophes dont le « divin Platon » qui prouve l'immortalité de l'âme « par des raisons très sûres dans le Phédon ». Pour ce qui est d'Aris- tote, ses arguments ont servi à Philipon pour prouver l'immortalité, bien que l'interprétation d'Alexandre ait pu les rendre douteux. C'est ce qui explique l'addition des commentaires de Philipon à la suite de sa traduc- tion du traité d' Aristote.

Dans la préface du De Fato, Hervet dénonce « la secte suscitée des enfers qu'on appelle les athées », et s'attaque à leur doctrine inspirée du

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déterminisme stoïcien « que le destin et la nécessité inflexible des causes mènent à tout, et que rien presque n'est en notre pouvoir ». C'est pour cela qu'il avait traduit les auteurs anciens qui combattent le déterminis- me, comme Alexandre d'Aphrodisias. Hervet fait ainsi ressortir ses inten- tions apologétiques, par sa discrimination parmi les ouvrages d'Alexan- dre.

Une autre source contemporaine c'est la célèbre défense d'Aristote par P, Galland, l'ami de Vicomereato dans son Contra Novam Acade- miarn (Paris 1551). Ramus venait de développer ses attaques contre Aristote, inspirateur du rationalisme padouan et dénoncé ainsi comme le prophète dés ennemis de la religion. Au cours de cette controverse entre platoniciens et averroïstes, Galland se fit le champion du Stagirite: dans sa longue apologie, il le défendit contre tout reproche d'irréligion, et accusa au contraire Ramus de pyrrhonisme. Bien que les amitiés de Gal- land et les implications de son interprétation d'Aristote le rendent sus- pect d'averroïsme, il n'en reste pas moins que sur bien des points sa dé- fense d'Aristote est très efficace, et comme telle, utile au péripatétisme.

Ainsi, Galland reconnaît bien qu'il y a deux morales, celle des phi- losophes et celle du Christ; mais il soutient que si elles sont différentes, elles ne sont pas contraires. La première « connaissant la faiblesse hu- maine, mais non la source du péché, soutient l'homme et l'habitue à la vertu ». Elle lui apprend à refréner ses passions et à pratiquer naturelle- ment la justice, la tempérance et la force. La seconde est comme le cou- ronnement de la morale rationelle; et les dogmes chrétiens sur lesquels elle s'appuie n'altèrent point la beauté de la philosophie et deviennent d'autant plus faciles à croire. Galland est bien d'accord avec Ramus que le prêtre doit enseigner la morale religieuse; mais il ne peut admettre « qu'il recommande les devoirs envers Dieu et la piété, en passant sous si- lence les vertus civiques » que nous pouvons connaître par les lumières de îa raison 30. Il n'y a rien d'impie pour Aristote à placer le souverain bien de l'homme dans l'exercice des vertus que la raison lui montre bon- nes et que l'homme a en lui-même le pouvoir de réaliser. Car si la nature est le « guide souverain de l'homme en cette vie 37 », elle n'est pas incom-

36 Contra Novam Academiam, p. 41.

37 Op. cit., p. 45.

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patible avec la grâce et les vertus surnaturelles qu'aucun ancien n'a pu soupçonner.

On ne saurait davantage accuser Aristote d'irréligion, car il recon- naît que ce sont les dieux qui donnent à l'homme ce bonheur qu'il pro- pose comme idéal. Et à plusieurs reprises, le Stagirite confesse et loue la providence divine (op. cit., p. 46-47) , comme Galland le montre par de nombreux textes d'Aristote. Il n'était pas d'ailleurs le seul à défendre les intentions du chef du Lycée; Nous avons vu que, dix ans auparavant Steuco avait soutenu qu'Aristote était un homme religieux et un partisan de la Providence. Si même Galland voulait pencher vers une interpréta- tion averroïste de certaines thèses d'Aristote, les textes précis du Stagirite pouvaient être utilisés sans scrupules pour défendre les bases de la morale naturelle contre les sceptiques.

En ce qui concerne l'immortalité de l'âme, Galland recueille tous les textes d'Aristote permettant d'inférer l'immortalité du mens; et il invo- que à leur appui les témoignages de nombreux commentateurs, depuis Théophraste, Philopon et Porphyre, jusqu'à saint Thomas et Averroès et Bessarion. Mais Galland reconnaît que l'immortalité d'Aristote n'est pas celle des théologiens; car de toutes les facultés de l'âme 38 il ne laisse subsister que le mens. Cet aveu, que H. Busson veut interpréter dans un sens averroïste39 porte 1 'eminent historien à se demander quelle est la nature de ce mens qu'Aristote déclare immortel. Est-il unique comme le veut Averroès? ou bien multiple, comme l'enseignent les théologiens? Busson penche pour la première hypothèse, parce que Galland avoue qmt l'immortalité d'Aristote n'est pas celle des théologiens. Mais cette diffé- rence n'implique pas nécessairement que l'averroïsme fut la seule solution qu'il avait à choisir, et que Galland fit d'Aristote un averroïste avant la lettre. Il est vrai cependant, que certains passages du plaidoyer de Gal- land révèlent des influences padouanes, comme c'est le cas de celui qui a trait à la Providence 40. Mais cela ne doit guère signifier pour nous qu'Aristote est nécessairement un impie; d'autant plus que le fait d'êtte devenu « le fondement de l'édifice évangélique » confirme l'orthodoxie de l'aristotélisme.

as op. cit., p. 48.

39 Sources, p. 287.

40 Op. cit., p. 65.

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Ce n'est pas seulement pour sa défense d'Aristote que l'ouvrage de Galland est intéressant, mais encore pour ses attaques contre les « nou- veaux académiciens », comme l'indique le titre même du plaidoyer de Galland. En effet, non content de défendre le Stagirite contre les accusa- tions d'irréligion et d'impiété de Ramus, l'habile humaniste se retourne contre Ramus lui-même. Ainsi, il trouve ses « attaques intempérantes )> d'autant plus regrettables et condamnables, que Ramus ne peut rien offrir à la place du péripatétisme, si ce n'est le doute de la Nouvelle Aca- démie, repris par son « frère » Orner Talon. Il aurait pu se tourner vers le stoïcisme, autrefois florissant 41, ou même vers l'épicurisme; car l'un et l'autre s'appliquent à sauvegarder quelque religion. Mais le scepticisme mène à la ruine de la philosophie et de la religion; et c'est pour l'avoir prêché même sans avoir attaqué l'Évangile, que Ramus et Talon méritent tous les châtiments 42.

Quel est le but de cette secte que Galland dénonce avec autant de véhémence? Il nous le dit lui-même: «L'Académie veut détruire dans l'esprit humain toute croyance, religieuse ou autre; elle a entrepris con- tre les dieux la guerre des Titans. Peut-il croire en Dieu celui pour qui rien n'est certain, qui s'acharne à réfuter les idées d'autrui, qui refuse toute créance à ses sens et qui ruine l'autorité de la raison?. . . S'il ne croit pas à ce qui tombe sous l'expérience et qu'il touche presque de la main, com- ment pourra-t-il croire à l'existence de la nature divine, si difficile à con- cevoir 43. » Sans aller jusqu'à dire que Ramus mérite le reproche de scepti- cisme que lui fait Galland, on peut retenir de cette invective la définition qui nous est donnée du scepticisme philosophique et de ses dangers pour la religion.

Mais celui qui a le mieux compris les causes et les dangers du scepti- cisme, et qui a dénoncé avec plus de véhémence les padouans et les pyrrho- niens, c'est Guillaume Postel, qui a essayé de faire une synthèse de la rai- son et de la foi. Personnage complexe que ses contemporains ont traité tour à tour de fou et de génie, d'athée et d'apologiste, Postel nous inté- resse par ses attaques contre les nouveaux académiciens. Dans son De Ocbis Tetrœ Concordia ( 1 542) , Postel ne nous laisse aucun doute sur ses

41 Op. cit., p. 65.

42 Op. cit., p. 72.

43 Op. cit., p. 64-65.

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adversaires. Ce sont d'abord les padouans et surtout « ce charlatan de Pomponazzi qui avait faussé les témoignages d'Aristote, de Galien ?.t d'Averroès pour prouver que l'âme est mortelle 44 ». Il distingue ici Aris- tote de ses commentateurs italiens qui « en sont venus à ce point d'impié- té que ce qu'ils n'oseraient professer eux-mêmes, ils l'ont bien osé faire sous son nom ». Et pourtant il dénonce le péripatétisme classique ou or- thodoxe aussi bien que ce « philosophe lucrétien » de Pomponazzi, ce « satan damné pour qui la vertu est à elle-même sa foi et sa propre ré- compense 45 ».

Dans le même ouvrage qui traite de Dieu et du monde, des anges et des démons, de la nature de l'homme, de la divinité du Christ, de la va- leur de l'Évangile et de l'immortalité, Postel nous signale que les chapi- tres les plus importants sont ceux qui combattent l'éternité du monde, et qui établissent l'immortalité. C'est donc bien les padouans qu'il vise en premier lieu. Il nous le dit clairement ailleurs: « Aristote et ceux qui le suivent ont donné un enseignement mauvais jusqu'ici parce que, sous prétexte que Dieu agit de toute éternité et qu'il est immuable, ils ont voulu l'enchaîner de toute éternité dans la nécessité, au point qu'il aurait créé le monde éternel comme lui. » C'est aussi l'idée de ses deux traités. Liber Formationis Mundi (1551) et Liber De Causis (1552) il re- nouvelle ses attaques contre les padouans et le péripatétisme restauré. Tous ces livres ne sont donc pas écrits pour les croyants, pour ceux qui savent qu'on peut enseigner rationnellement la foi, mais bien pour con- vaincre ceux qui n'ont pas le vrai critérium de la vérité.

Disons enfin que Postel vise aussi les protestants français et surtout les auteurs de Pantagruel, du Cymbalum Mundi et des Nouvelles Iles, dont le libertinage spirituel et les compromissions fidéistes mènent directement au doute et à l'athéisme. Et comme il ne néglige personne, il s'en prend enfin aux cicéroniens qui s'appliquent seulement au choix des mots,, toujours étudiant, comme dit saint Paul, sans jamais arriver à connaître la vérité, semblant nés pour déchirer, blâmer, dénigrer les écrits des autres. Ne faisant pas plus attention à la forme qu'à la doctri-

44 De Or bis, p. 9.

45 De Orbis, p. 129.

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ne, les cicéroniens finissent par aboutir également au doute, et se placent ainsi sur la pente de l'irréligion, malgré le fidéisme de certains d'entre eux.

Le scepticisme, voilà donc la grande hérésie à laquelle aboutissent tous ceux qui séparent la raison et la foi. C'est elle que Postel s'attache à combattre avec le plus de vigueur, car c'est elle qui cause le plus de rava- ges dans l'esprit. Il nous le dit en faisant l'inventaire des systèmes qui touchent aux relations de la raison et de la foi dont il veut montrer la concordance. « L'un affirme qu'on peut tout savoir, l'autre refuse son as- sentiment à toutes les vérités, un troisième déclare que tout est douteux, quelques-uns préfèrent même renoncer à leur nature d'homme que de dé- clarer vrai ce qui est manifeste 46. » Or, on ne saurait mettre fin aux dis- cussions sans que la raison ne soit « établie juge du vrai et du faux et arbi- tre entre les adversaires 4T ».

Postel développe des idées analogues dans le De Summa Veritatts et le De Etruviœ Origînibus, parus tous deux en 1551. Si le lus simple moyen pour arriver au vrai est la foi, celle-ci doit pourtant céder à l'intel ligence. Postel fait aussi allusion à un « troisième moyen » qui est peut- être l'intuition, car il le réserve aux anges et il affirme qu'Adam seul en a joui parmi les hommes. Mais la pensée est impossible à l'homme s'il ne croit au moins à ses sens et à sa raison 48. Sans cette double croyance initiale, il ne peut y avoir ni science, ni discussion et plus encore, on ne saurait s'élever jusqu'aux idées de Dieu et de la Providence.

Poussant cette théorie jusqu'à ses dernières conséquences, Postel va même jusqu'à dire qu'il est plus important d'admettre la réalité de la rai- son et des perceptions, à l'encontre de l'idéalisme absolu, que de croire à Dieu et à ses attributs. Car la raison aussi est chose sacrée; puisque ce qui est contraire à la raison est nécessairement contraire à Dieu. En effet, Dieu a décidé de toute éternité que la droite raison serait pour nous loi éter- nelle 49. Ce ne sont donc pas Aristote ou Platon ou tel autre philosophe qu'il faut prendre comme autorité, mais bien « ce qui est conforme à la raison 50 », laquelle est aussi infaillible que l'Église elle-même. Car si

M De Orbis, liv. I, p. 4.

47 De Orbis, Préface.

48 Voir De Etruriœ Originibus, p. 7.

4î) Voir Satisfactio pro suo in Artstotelem conatu, 1552, p. 73. 50 Satisfactio, p. 74.

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Dieu est à la fois la source de la raison et de l'autorité, il faut que celles-ci s'accordent.

La hardiesse de ces théories, l'on pourrait distinguer des traces d'averroïsme, ne diminue pas la piété des intentions de Postel, qui veut restaurer la philosophie tout entière sur la primauté de la raison et y adapter le dogme. Aussi malgré l'exagération de son attitude, et les dan- gers qu'elle peut présenter pour la foi, on peut toujours garder de l'œuvre de Postel ses arguments contre l'averroïsme à la manière italienne et le scepticisme qui en résultait. Ainsi, par exemple, lorsqu'il propose l'amour pour déterminer Dieu d'agir et pour résoudre l'antinomie entre la puis- sance, qui suppose le monde créé dans le temps, et l'acte pur, qui suppose l'éternité de Dieu. Il est donc inutile, dit Postel, de demander ce que fai- sait Dieu avant de créer; car il n'y a pas de temps, ni de changement on Dieu. La création du néant est nécessaire, si l'on ne veut pas admettre que le monde s'est créé lui-même. Mais il ne faut pas croire que toute la polémique de Postel, même quand il veut contredire Vicomercato, son adversaire» a une égale valeur apologétique. Son affirmation que la rai- son, supérieure à l'autorité devrait régir l'univers nous indique qu'il n'avait pas précisé les vrais rapports de l'une et de l'autre. Sa tentative n'en reste pas moins importante.

Ces traces d'inexactitude dans l'apologétique se retrouvent dans les écrits d'autres contemporains, sans qu'elles soient assez marquées pour douter des bonnes intentions de leurs auteurs. Ainsi en est-il d'un écri- vain qui avait adopté lui aussi la forme dialoguée pour mettre en avant ses doctrines. Il s'agit de Louis Le Caron (né en 1536) qui avait adopté le nom de Charondas à cause de son amour des Grecs. Ce fut l'un des premiers philosophes de la Renaissance qui écrivit en français. Ses dia- logues publiés en 1556 à Paris contiennent trois pièces intéressantes: Le Courtisan, ou « que le prince doit philosopher ». Le Courtisan Second, ou « de la vraie sagesse et des louanges de la philosophie », et enfin le Vallon, ou « de la tranqquillité d'esprit ou du souverain bien ». La pen- sée de Le Caron n'est pas très originale; mais elle vient grossir le mouve- ment apologiste de l'époque.

Dans l 'avant-propos du Courtisan, Le Caron se plaint au lecteur que « le peu de faveu'rq ue je revi la France porter aux plus diligents la-

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beurs des siens, m'avait longuement détourné de la continuation de mes premiers projets. Et après les deux livres de la Philosophie, un repos so- litaire me semblait plus gracieux que tel exercice, combien que très ex- cellent et honorable. » Ce dialogue,, comme le Courtisan Second éga- lement, suit d'assez près l'œuvre de Sadolet. Le premier s'inspire du poè- me De Liberis de Sadolet, et le second est une paraphrase du Phaedrus du même humaniste. Mais ce n'est pas à cause de Sadolet que Le Caron exal- te la philosophie, mais bien par enthousiasme pour elle-même et pour sa valeur apologétique.

Comme la forme dialoguée se prête à la controverse, les personna- ges de Caron se partagent la critique et la défense de la philosophie. C'est ainsi que dans le Courtisan, celui-ci nous donne une « oraison » contre la philosophie « en laquelle est disputé, qu'il faut dresser toutes ses pensées au jugement du peuple; et que la vraie sagesse est l'industrie d'avoir le contentement des choses plus estimées et désirées de la multitude 51 ». Et l'effet de cette oraison doit être suffisamment fort pour que Philarête se sente « tellement emeu que beaucoup je doute des estudes de ma jeunes- se 52 ». Mais la défense de la philosophie, que Le Caron nous définit com- me « l'amour de la sagesse 53 », renverse la situation et impressionne ses critiques. C'est dans ce premier dialogue que nous trouvons cette défini- tion de la loi qui rappelle la phraséologie augustinienne: « La loi estrc une raison divinement donnée à l'homme sage, lequel pensant à l'infirmité de la nature des mortels suicts à misères calamitez, s'efforce de les conte- nir en un certain ordre: afin qu'ils aient en commun repos quelque assu- rance w. »

On y voit des allusions aux idées de loi, de paix, de tranquillité et d'ordre, qui se trouvent dans la notion de bien commun.

Dans le Courtisan second, Le Caron adopte un plan identique au Phaedrus de Sadolet, dont il copie même des passages en entier. C'est la même mise en scène: une première partie critique la philosophie en atta- quant en particulier la physique et la morale; tandis qu'une seconde par- tie distingue les sophistes des vrais philosophes, et se prononce en faveur

51 Le Courtisan, p. 48.

52 Ibid., p. 63.

53 Ibid., p. 36. &4 Ibid., p. 18.

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de la divine raison. Dans le Valton, les deux parties sont d'inspiration diverse. La première, qui est un vrai traité de l'âme, emprunte des argu- ments au Parménide, au Thééthète, au Banquet et au Timée de Platon. Nous y voyons l'explication de l'unité de l'âme, de ses relations avec le corps, de l'influence de la nourriture, et enfin l'élaboration de la doctrine des idées. La seconde partie, qui est un traité de la Providence, s'oppose au Fatum suivant une inspiration stoïcienne à la manière de Sénèque et de Plutarque. C'est avec eux, d'ailleurs, que Le Caron distingue les vrais et les faux biens. Mais il les dépasse quand il essaie d'expliquer le mal qui doit nous détacher du monde et prouver la puissance divine, sans tou- tefois désespérer de sa justice. Aussi la Providence de Le Caron est-elle celle du chrétien qui s'occupe de tous les détails, et non pas celle des phi- losophes. C'est l'abandon à la Providence qui donne la tranquillité à l'esprit.

Qu'on nous permette enfin de présenter Pierre Boaistuau. qui, com- me Le Caron, empruntera aux padouans des arguments qu'il habillera pour les besoins de son apologétique: en particulier, il prendra des moyens chez Cardan pour réfuter Pline et le matérialisme. Ainsi dans son essai Le Théâtre du Monde (1558) ou ((il faict un ample discours des misères humaines » il commence par emprunter à Pline des descriptions pour montrer que les animaux sont plus heureux que les hommes à leur naissance, puisque la nature les a pourvus de tous les éléments nécessaires à leur défense, tandis que l'homme n'a que « des larmes pour héritage » (1er livre) . Puis il nous montre que l'homme souffre de cette même infé- riorité à tous les âges et dans toutes les conditions (IIe livre) . Enfin, il conclut par une large esquisse des misères humaines qui résultent de la di- versité des religions, de la guerre, des maladies, des passions et de la mort (IIIe livre) . Cependant, Boaistuau ne s'arrête pas à ces décevantes réa- lités: dans ce premier essai, il pose des jalons pour en arriver à des thèses positives.

Celles-ci sont développées dans son essai Excellence et Dignité de Y Homme (1558) il présente la contrepartie du premier livre de son Théâtre du Monde en particulier 55. C'est ici qu'il use surtout de Car-

55 Nous avons utilisé l'édition de 1561 (Paris) qui porte le titre Le Théâtre du Monde, avec un brief di&cours de l'excellence et dignité de l'homme. Le nom de notre auteur est écrit Boaystuan après le titre et Bouaystuau après l'épître dédicatoire.

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dan, au point de se compromettre, sans se laisser aller toutefois à en favo- riser les doctrines. Boaistuau nous montre ici que l'homme est supérieur au *c bêtes à cause de sa création et de celle de son âme, à cause de sa beauté et de ses arts. L'argument se fonde et se concentre sur l'excellence de l'âme qui est « inspirée » de Dieu dans le corps humain. Il en développe la théorie d'après la doctrine chrétienne. Mais il reste suspect en raison de ses affiliations avec les padouans. C'est ce qui ressort de ses idées sur les miracles qu'il trouve chose naturelle, tout comme Cardan et les rationa- listes de son temps. Pourtant, il place en Dieu leur cause dernière, quand il nous dit que l'âme s'affranchit des besoins terrestres par la contempla- tion, et qu'elle puise dans la communion avec Dieu des forces incompa- rables.

Mais c'est bien en raison de la nature de l'âme que les miracles sont possibles, de même qu'il y a des animaux et des plantes qui ont des pou- voirs extraordinaires. Néanmoins, si cette notion des miracles rend boi- teuse l'apologétique de Boaistuau, celui-ci croit en l'Évangile et reste chré- tien dans son attitude et dans ses intentions, comme le montrent ses vio- lentes apostrophes contre les vices de la cour et contre les épicuriens de son époque.

Dans les arguments proposés par Boaistuau en faveur de l'une ou l'autre de ses thèses, il cite souvent des auteurs à l'appui de ses thèses, selon la coutume du temps la découverte des anciens avait donné aux écri- vains une mine extraordinaire d'opinions sur tous les sujets. Au sujet de l'excellence de l'âme, par exemple, Boaistuau se réfère aux idées de Lac- tance, de Grégoire de Nysse et de plusieurs autres modernes « qui se sont exercez en semblables subjects, comme Janotius, Facius, et en nostre vul- gaire celui qui a escript contre les Nouveaux Académiciens516)). La der- nière allusion se rapporte ici à Guy de Bruès, un des auteurs les moins connus de l'époque, qui mérite pourtant beaucoup d'attention.

L'époque ardente de la Pléiade, en effet, possède un témoin perspi- cace et agissant de ces controverses qui mettaient aux prises les esprits in- dépendants et les défenseurs de la tradition. C'est ainsi que les Dialo gués contre les Nouveaux Académiciens (1557) de Guy de Bruès reflètent

5G Le Théâtre du Monde (éd. de 1561) p. 104 b.

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les préoccupations philosophiques et littéraires de la Renaissance fran- çaise. Selon une brève présentation de Rémi Belleau, Bruès était un « homme fort docte et des mieux versez en la cognoissance du Droict de la Philosophie, comme il a faict paroistre par certains Dialogues qui se lisent aujourd'huy 5T ». Nous connaissons peu de sa vie: à bien compren- dre les allusions qu'il fait dans son ouvrage et les mentions accidentelles de son nom dans les œuvres de ses contemporains, nous pouvons dire qu'il faisait partie de l'entourage de Ronsard et qu'il fréquentait les amis du grand poète r>8. Mais c'est moins sa personne que sa pensée qui nous intéresse ici: ses Dialogues nous la livrent sans fard mais avec prudence.

Le but que vise Bruès est la purification des esprits par la discussion publique des hautes questions qui doivent intéresser l'homme et le ci- toyen. Car ce qui l'a frappé le plus, c'est la situation de ces esprits qui doutent de la raison, par suite de la diversité des opinions sur les problè- mes d'intérêt fondamental. Or, ces différences expliquent aisément le scep- ticisme: du moment qu'on ne s'entend plus pour donner une note absolue aux principes, c'est l'opinion qui règne et c'est la croyance qui se substi- tue à la vraie connaissance. Et le mal descend alors du domaine de l'esprit dans celui de la pratique, mettant ainsi en péril l'ordre de l'état et de la religion.

C'est ainsi que Guy de Bruès nous montre d'abord les conséquences de ce relativisme de fait dans l'histoire de la pensée humaine. La nature de l'âme, la valeur de la connaissance, la matière des sciences particulières, les attributs de la divinité, l'essence du bien et du mal, les caractères de la vertu et du vice, enfin les fondements des lois humaines, tous ces sujets ont fourni au scepticisme une base de discussion. Mais tout en caracté- risant ce relativisme, Bruès dénonce en même temps ses faiblesses dans tous les domaines. Les livres des anciens et ceux de ses contemporains qu'il a lire, lui ont fourni des arguments qu'il donne alternativement, sans se soucier beaucoup des liaisons intimes ou des raisons profondes qui les rapprochent ou les opposent. On ne saurait dire que ces arguments soient originaux; mais il serait juste d'ajouter que le rôle que Bruès fait

57 Note de Belleau au sonnet 58 du second livre des Amours de Ronsard (Œu- vres Complètes, t. I, p. 418, éd. Marty-Laveaux) . Dans ce beau sonnet qu'il adresse à Bruès, le chef de la Pléiade « se plaint à lui du mal qu'il reçoit en amour ».

58 Voir notre thèse Guy de Bruès et son temps (MMS de 415 p.), présentée en 1945 à l'Université de Montréal.

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jouer aux sciences exactes dans cette discussion marque un certain souci de penser d'une manière personnelle sur le grave sujet qui le préoccupe.

Cette même réflexion personnelle a aider Bruès à découvrir les principaux chefs d'argumentation contre le scepticisme. Car il devait ignorer les œuvres des sceptiques grecs et romains qui n'étaient pas encore courants à son époque. Aussi le fond et la forme de ses Dialogues souf- frent de cette insuffisance. Ainsi, il joue un peu gauchement avec ses qua- tre interlocuteurs, en les faisant intervenir inutilement bien souvent, pour donner l'impression de mouvement et d'action. D'autre part, la com- plaisance avec laquelle il expose les arguments pyrrhoniens par la bouche de Baïf et d'Aubert, fait parfois penser à cette remarque malicieuse de Renan que les livres qui prétendent réfuter les hérétiques sont souvent, par l'insuffisance de la réfutation ou par le trop consciencieux exposé des erreurs, un véhicule puissant des théories qu'ils croient combattre. C'est ainsi que la faiblesse des répliques dogmatiques de Ronsard et de Nicod n'ont pas empêché Montaigne par exemple, qui a lu Bruès, de prendre parti pour les douteurs.

Allant plus loin, on pourrait même dire que Bruès veut peut-être utiliser ses « entreparleurs » pour exprimer ses propres doutes, et qu'il refuse d'écraser ses adversaires par la raison afin de mettre ses difficultés en meilleure évidence. Ainsi, nous dit-il, « si nous sçavons au vray quelque chose (attendu que la vérité consiste en une unité simple et indivisible et que la cognoissance des choses, comme dit Prode, est la première et prin- cipale cause qui nous fait estre d'accord) , nous ne nous contredirions pas ainsi les uns les autres 60 ». Mais nous ne croyons pas que Bruès ait des intentions de ce genre. Car s'il permet à ses adversaires d'exposer et de soutenir leurs thèses, il réfute toujours leurs arguments à la fin avec toutes les ressources dont il dispose. Même si l'initiative semble appartenir aux « nouveaux académiciens » plutôt qu'à leurs adversaires, .chacun des trois dialogues se termine par un hymne de confiance en l'esprit de l'homme et de gratitude envers la divinité qui nous a donné la faculté de connaître et les moyens d'agir selon la raison; tandis que les partisans de l'opinion s'avouent vaincus et proclament avec joie leur défaite.

59 Souvenirs de Jeunesse, ch. IV.

60 Dialogue, I, p. 97.

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Il est à remarquer aussi que les contemporains de Bruès qui se sont élevés contre les sceptiques et les matérialistes, comme Sadolet, Galland et Postel, n'ont guère été plus radicaux que lui dans le choix de leurs ar- guments. Ce fait pourrait s'expliquer par le caractère même de l'influen- ce naturelle de la religion dans le pays. L'enseignement traditinonel avai: ainsi créé une attitude de l'esprit qui ne provoquait pas le besoin d'insister sur certains arguments que chacun sentait; tandis que la nouveauté des attaques contre la religion leur donnait une certaine importance. L'invec- tive oratoire ou le simple rappel de certains arguments étaient probable ment considérés comme suflisants pour les besoins immédiats de l'apolo- gétique.

Nous pouvons ainsi conclure que les Dialogues de Guy de Bruès ont un but moral qui correspond aux intentions qu'il nous affirme dans sa Préface et dans son Épitre dédicatoire au cardinal de Lorraine il nous dit: « Voyant que les opinions que nous avons conceus nous rendent amys ou bien ennemys de la vérité, qui est le vray but de toutes sciences, j'ay mis peine en ces miens dialogues de prévenir la jeunesse et la détour- ner de croire ceux qui disent que toutes les choses consistent en la seule opinion, s'efforçant par mesme moien d'abolir et mettre à mépris la reli- gion, l'honneur de Dieu, la puissance de nos supérieurs, l'autorité de la justice, ensemble toutes les sciences et les disciplines.» Tant de soucis, croyons- nous, ne sauraient être compatibles avec la moindre suspicion quant à l'orthodoxie de Bruès: ce qu'on pourrait lui reprocher tout au plus, c'est la pauvreté de ses moyens pour donner à sa tentative une solu- tion définitive. Mais celle-ci mérite une place respectable dans l'histoire des idées de la Renaissance: car elle cristallise de louables préoccupations qui s'affirmeront avec une vigueur croissante à mesure que les apologistes prendront conscience de leurs moyens et de leur force.

En effet, dès cette époque, l'apologétique s'affine avec Bourgueville, dont VAthéomachie (1564) révèle l'ardeur: et surtout avec Viret qui écrivit V Instruction Chrétienne (1564) pour réfuter toutes les thèses an- tichrétiennes. Mais il put compléter tout juste sa controverse contre les Padouans, sa manière et ses arguments préfigurent déjà les belles thè- ses de Plessis Mornay et de Georges Pacard. Citons aussi les trois traités de l'Académie Française publiés entre 1557 et 1580 de La Primau-

L'ÉCLOSION DU SCEPTICISME 99

daye: la Défense de la Foy de nos Ancêtres (1564) de Cheffontaines; les ouvrages de deux moralistes protestants, Discours Politqiues et Militaires (1587) de La Noue, et les Excellens Discours (15871) de Lespine; le traité De l'Âme (1588) de Crespet, les livres de la Constance es Calami- tez Publiques (1594) écrits par Du Vair, et enfin le Traité de V Immor- talité de l'Ame (1595) de Champagnac. Ces derniers auteurs mènent a l'époque de Montaigne, et forment un parterre à l'œuvre des grands apo- logistes comme Plessis Mornay, Georges Pacard, Pierre Macé, Noël du Fail, et enfin Pierre Charron, qui illustrèrent les dernières années de la Renaissance française.

Arrivé au terme de cette esquisse, nous voudrions insister encore une fois sur l'importance et l'intérêt de l'histoire de la philosophie pen- dant la Renaissance française. Le détail de cette histoire reste encore à faire; car les travaux qui se rapportent au développement des idées phi- losophiques pendant cette période, sont dus surtout à des historiens de la littérature, comme Renan, Texte, Nolhac, Vianey, Chamard, Charbon- nel, Lefranc, Renaudet, Laumonier, Hauser, Imbard de la Tour et sur- tout Villey, Plattard et Busson qui ont été pour nous des guides précieux.

C'est ainsi que l'influence de l'Italie au XVIe siècle, et en particulier de l'École de Padoue, a été déterminée avec grand soin par ces éminents historiens. Ils ont pu aussi noter les réactions des principaux penseurs français qui donnent à cette période ce caractère si touffu et si remuant. Mais ces penseurs sont généralement étudiés par rapport à leurs sources et au climat intellectuel de leur temps, plutôt qu'en eux-mêmes pour la structure de leurs doctrines. Il est vrai qu'on ne trouve pas chez eux une grande originalité d'idées, et encore moins l'esquisse d'un système person- nel. Néanmoins leur témoignage, leurs préoccupations et leur méthode ont un grand intérêt pour l'historien de la philosophie. De plus, leurs œuvres nous aident à mieux comprendre les conséquences idéologiques de la Réforme, et la continuité spirituelle qui relie les controverses philoso- phiques du moyen âge aux grands systèmes qui ouvrent les temps mo- dernes.

Thomas GREENWOOD,

professeur à la faculté de philosophie.

L'année littéraire 1946

Les années se suivent et ne se ressemblent pas. Certaines restent dans l'histoire des peuples des dates à jamais mémorables, d'autres ne laissent nulle trace profonde dans l'évolution des nations. Mais, malgré les hauts et les bas de l'histoire, il y a dans la vie des nations une conti- nuité à travers les ans et les siècles, et certains événements en apparence négligeables sont parfois à l'origine de phénomènes considérables qui marquent les nations et exercent une influence profonde et constante sur l'évolution des mœurs et de la pensée. Ainsi, 1636 et 1830 sont des dates célèbres dans l'histoire de la littérature française, mais le Cid et Hernani sont des œuvres qui ont été préparées par des années de travail et ces dates ne sont que l'aboutissement d'une évolution antérieure qu'il convient de ne pas ignorer. L'année 1945 a été, au Canada français, particulière- ment remarquable 1t grâce principalement à Gabrielle Roy, Germaine Guèvremont, Robert Charbonneau, Jacqueline Mabit et Guy Frégault. L'année qui prend fin, 1946, n'offre rien de comparable aux œuvres de ces écrivains, si ce n'est l'ouvrage fondamental que Léon Gérin a consacré Aux sources de notre histoire. Toutefois, tout n'est pas médiocre dans la production de cette année et quelques œuvres honnêtes méritent mieux qu'une simple mention. Si 1946 n'a été marqué par la publication d'aucune œuvre littéraire qui atteigne au niveau de Bonheur d'occasion ou d' Au pied de la pente douce, de 30 arpents ou de Menaud, maître dra~ veur, des lies de la nuit ou des Regards et jeux dans l'espace, quelques- unes des œuvres de l'année peuvent subir la comparaison avec la moyenne des œuvres littéraires qui attiraient notre attention avant la subite appa- rition d'un groupe de jeunes écrivains qui a porté soudain notre littérature à un niveau jusque-là inégalé. Il est sans doute illégitime de demander que les muses nous favorisent tous les ans d'une floraison d'ouvrages de

1 Voir la Revue de l'Université d'Ottawa, avril-juin 1946, p. 215-224.

L'ANNÉE LITTÉRAIRE 1946 101

première valeur, et nous aurions mauvaise grâce à mésestimer les efforts honnêtes de quelques bons artisans de nos lettres qui, bon an mal an conservent le feu sacré.

En 1946 comme toujours, nos lecteurs ont tourné les yeux vers Paris et l'arrivée des nouvelles œuvres françaises était toujours accueillie avec enthousiasme un enthousiasme souvent excessif et aveugle. Après quelques années de séparation complète, les Canadiens veulent prendre les bouchées doubles dans la littérature de la France contemporaine, mais nos éditeurs montréalais remettent sur le marché beaucoup plus d'œuvres d'avant-guerre que d'œuvres nouvelles, de sorte que, alors que beaucoup aimeraient prendre connaissance de l'œuvre récente d'un Sartre, d'une de Beauvoir, d'un Éluard et d'un Bataille, on leur offre en quantité considé- rable du Giraudoux et du Bainville, du Valéry et du Balzac. Chose re- marquable, les dernières œuvres des grands écrivains contemporains les plus populaires dans l'élite canadienne L'Œil écoute de Claudel, Mon Faust de Valéry, La Folle de Chaillot de Giraudoux, La Reine morte de Montherlant, Monsieur Ouine de Bernanos, Benjamin Constant de Char- les du Bos, Les Noyers de V Altenbutg de Malraux, n'ont pas été réédi- tées au Canada. D'autre part, Lucien Parizeau nous a apporté des cahiers de poèmes de Pierre Emmanuel, de Loys Masson et de Pierre Seghers, Variétés a réédité les Mal-aimés de Mauriac et l'Arbre a publié A l'échelle humaine de Léon Blum, ce qui, on en conviendra, ne suffit guère à nous tenir au courant de la production courante en France. Si je mentionne des œuvres françaises ici, c'est qu'il n'est pas possible de faire le bilan d'une année littéraire au Canada français sans tenir compte des œuvres de notre ancienne mère patrie dont nous sommes encore une colonie culturelle. Cela est si vrai que nos journaux et revues consacrent encore plus d'espace à la critique des œuvres françaises qu'à celle des ouvrages canadiens, ce qui s'explique facilement par le fait que nos éditeurs rééditent plus d'œuvres de France qu'ils ne lancent de livres de nos auteurs.

Au chapitre du roman, il faut signaler, cette année, deux œuvres honnêtes, Vézine de Marcel Trudel et Impasse de Serge Roy. Consciem- ment ou non, délibérément ou non, Marcel Trudel s'inscrit avec cette

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œuvre dans la lignée de Léo-Paul Desrosiers non seulement par le sujet, mais encore par l'inspiration et l'écriture. Comme Desrosiers, Trudel aime les constructions bien ordonnées, les paysages villageois, les descriptions détaillées; comme lui, il aime à associer la nature aux événements hu- mains; mais il fait beaucoup plus parler ses personnages que l'auteur des Opiniâtres et il recourt fréquemment au parler populaire, alors que son aîné préfère conserver son style aussi solennel que possible, même pour évoquer le comportement ou le langage des êtres les plus humbles. Vézine est, en effet, presque un roman populiste, mais ce n'est pas un roman des faubourgs comme Bonheur d'occasion ou Au pied de la pente douce, c'est un roman de la campagne ses humbles respirent l'air pur, boivent le soleil entre la forêt immense et la rivière qui coule au pied du village. Le décor de Vézine rappelle celui de Nord-Sud.

Vézine est le roman d'un simple qui, orphelin de bonne heure, le resta toute sa vie, déshérité à tous les points de vue et qui ne connut ja- mais d'autre refuge que le rêve. Cet homme naturel n'avait pour amis que les hirondelles, les poissons et les rats blancs, jusqu'au jour il s'attacha à une enfant de quinze ans que la mort vint bientôt ravir à ses espoirs. L'intrigue est, on le voit, des plus simples et ne comporte rien d'imprévu. Ce n'est pas par que le roman intéresse, Marcel Trudel n'est pas un créateur puissant qui entraîne tout un univers dans le mouvement de son imagination passionnée. C'est un peintre tranquille qui, en plus d'avoir fait vivre un personnage malgré tout sympathique, brosse par panneaux le tableau d'un village au début du siècle. On trouve dans Vézine des descriptions précises et d'un pittoresque quelque peu suranné, de la rivière, de la forêt, des fruitages, du village, de la messe de minuit, des noces d'ar- gent et autres événements qui rompent la monotonie d'une vie provin- ciale. Heureusement, les scènes choisies Marcel Trudel aime à faire le morceau d'anthologie se rattachent toujours d'une manière ou d'une autre à l'histoire du pauvre Vézine et le roman ne manque pas d'unité» C'est ce personnage de rien du tout qui donne à l'œuvre une note poéti- que dans un décor réaliste.

Tout dans Vézine est sobre, modéré et sain; l'œuvre est juste de ton et vraisemblable, et le roman colle au réel; c'est ce qui en fait à la fois la

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valeur et la limite. Cette histoire d'un simple est une œuvre de bon ou- vrier honnête, qui s'inscrit dans la tradition du roman régionaliste.

Impasse est, au contraire, un roman cosmopolite et urbain. Débu- tant à Pointe-au-Pic, le roman de Serge Roy nous transporte ensuite à Québec et à New-York. Louis Laurin, biologiste, a quitté le monde et ses vanités, pour se consacrer tout entier à ses recherches. Ce passionné de la science n'a que mépris pour tout ce qui ne se rapporte pas à son unique préoccupation et se sent perdu dès qu'il quitte son laboratoire. Aussi sa femme, créature sensible et nerveuse, s'est-elle détachée de lui et, à la suife de plusieurs scènes violentes, s'enfuit avec un pilote, Robert Bourgeois, qui est rentré au pays à la fin de la guerre, sans sa femme, une Anglaise qui n'a pas voulu le suivre au Canada. Robert, devant entrer à l'emploi d'une compagnie de transport aérien qui fait le service entre New-York et Mexico, et apprenant que sa femme et sa belle-mère ont décidé de le rejoindre au Canada, envoie Thérèse à New- York, il la rejoint bien- tôt. Au moment sa femme arrive à New-York avec sa mère qui révè- le à Thérèse que Robert est marié, ce dernier perd la vie lorsque son avion s'écrase quelque part entre New-York et Mexico, et le roman prend fin avec cette quadruple impasse à laquelle aboutissent Louis Laurin, qui a sacrifié sa femme à ses recherches scientifiques, Thérèse, qui, exaspérée, est partie à la recherche du bonheur avec Robert, ce dernier qui, marié en Angleterre, est revenu seul au pays, et la femme de ce dernier qui a aban- donné son mari par faiblesse devant la tyrannie maternelle. Tel est le sujet de ce roman qui rappelle, par l'esprit, le style et la construction, les romans à thèse de Paul Bourget.

Cette tranche de vie se déroule dans les quelques mois qui vont du 3 juillet 1945 au 18 septembre de la même année et l'auteur, qui ne nous révèle que peu de choses de l'enfance et de la jeunesse de ses personnages, nous plonge immédiatement dans la tragédie qui se dénoue moins de trois mois plus tard. Impasse réduit l'action à l'essentiel, malgré certaines ré- pétitions de scènes semblables, et les événements se succèdent chronologi- quement jusqu'au dénouement tragique. L'affabulation n'a rien de nou- veau, les personnages n'ont pas de densité, les descriptions sont peu abon- dantes et vagues, les dialogues et monologues rares, le style simple et

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froid. A l'exception de Robert, qui est divisé contre lui-même et hésite à rompre ses liens pour se refaire une vie heureuse, les personnages ne pré- sentent pas beaucoup de complexité: Laurin est tout entier tourné vers la science, Thérèse est tout absorbée par son aventure sentimentale et Betty Bourgeois est d'une insipidité achevée; les comparses sont plus pittores- ques, mais ne jouent qu'un rôle secondaire dans cette aventure contempo- raine. L'auteur a, en effet, eu le mérite de situer sa tragédie au lendemain de cette guerre et de mêler à l'éternel problème du mariage de l'homme de science, le problème renouvelé des difficultés que peut présenter Tinter- mariage. Mais l'œuvre est banale, et sans intensité. L'impasse à laquelle aboutissent ceux qui ont quitté le sentier du devoir pour la route illusoi- rement plus facile des plaisirs donne au roman son sens moral.

Montréal, ma ville natale réunit les pièces d'Albert Ferland inspirées par la métropole, et cette œuvre posthume, il faut le dire, n'est pas de na- ture à ajouter à la célébrité du poète des grands bois. Cette poésie humblo et délicate est celle du petit fonctionnaire bien rangé, à l'âme sensible, aux goûts simples et aux joies faciles; pour être heureux, il suffit au poète d'aller rêver « au moment vespéral » sur la montagne qui domine la cité turbulente. Montréal, ma ville natale chante davantage la ville d'autre- fois que la cité d'aujourd'hui; le poète a la nostalgie de son enfance et il regrette que les progrès mécaniques aient accéléré le rythme autrefois pai- sible et lent des citadins. Les gratte-ciel remplacent peu à peu les vieilles maisons de style français; des squares de ciment ont été substitués aux anciens jardins; les automobiles et les camions troublent les rues le pié- ton est devenu un parent pauvre. Ferland ne chante pas, comme un Clé- ment Marchand, la cité moderne qui possède malgré tout une âpre gran- deur; il préfère se réfugier dans son rêve intérieur peuplé de souvenirs an- ciens. Il chante encore les vertus solides des pionniers de la cité et certains vieux coins enchanteurs; il veut apporter à la cité son « lyrique homma- ge » et il le fait avec une simplicité de sentiment et d'expression qui se sa- tisfait souvent des clichés et des idées reçus. A un moment, il est presque puissant lorsqu'il nous montre la ville se « ceinturant de quais et de pa- quebots », étendant comme des bras ses ponts sur le fleuve immense et embrassant tout le pays de ses chemins de fer; c'est toutefois dans une de ses pages les plus naïves qu'il plaît davantage, dans cette Berceuse d'Ho-

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chelaga qui, comme sa Berceuse Atoena, est une chanson de bon goût et de rythme soutenu.

Si la poésie de Ferland est une poésie sédentaire, satisfaite de son rêve simple et de son lieu naturel, celle de Gilles Hénault est une course dans le temps et l'espace, la réponse à un appel des lointains, une évasion dans l'inconnu. Alors que Ferland célèbre Jeanne Mance, Hénault nous dessine le portrait d'une Balinaise; quand Ferland évoque en traits nets les figures les plus connues de l'histoire de Montréal, le poète de Théâtre en plein air tire de son imagination tourmentée des visages sans nom dont les traits surgissent de la subconscience et de la fantaisie. Alors que Fer- land s'en tient toujours aux formes fixes de la poésie classique, Hénault préfère les assonances aux rimes et les rythmes capricieux au pas régulier de l'alexandrin. Il ajoute au vers la prose poétique et se révèle ainsi un continuateur de Marcel Dugas, à qui une sensibilité semblable l'apparen- te. Hénault aime à torturer les images qu'il porte en lui, à les violenter pour en dégager toute la monstruosité. Certains passages sont ensorce- lants, remuent en nous des régions mystérieuses nous ne descendons guère souvent. Mais le poète ne réussit pas toujours à donner à ses rêves éveillés une cohésion suffisante pour que nous soyons pleinement satisfaits de ce qu'il nous apporte. Dans un fragment comme l'Invention de la roue, publié il y a quelques années, il atteignait à une plénitude de pensée et d'expression qui n'avait guère été souvent atteinte; dans son Théâtre en plein air, Hénault se livre à des jeux d'images qui nous troublent plus qu'ils ne nous enchantent. A la suite des surréalistes, il brise les cadres traditionnels de la pensée et de la parole, mais il ne parvient pas à cette espèce de grandeur sybilline qui rend un Alain Grandbois unique chez nous.

Le Voyage d'Arlequin d'Eloi de Grandmont est un chant qui s'élè- ve léger et aérien, dans l'espace extérieur et intérieur, vers le soleil et vers les sommets de la conscience. Sous le ciel étoile, à travers la campagne ou dans les villes, Arlequin est accueilli par les fleurs et les fenêtres qui unis- sent le marcheur à la chaleur du foyer qui est sa tentation. Les mains pleines de roses, il improvise le bonheur, malgré la fatigue et la faim,

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appelé par les étoiles; et lorsque, au terme de sa course, le voyageur s'en- dormira au bord de la route,

Rien n'arrêtera La course de nos têtes pareilles Au beau ciel que demain il fera.

Le Voyage d'Arlequin est un début prometteur et la marche du poète de- veint fréquemment danse, ce qui est signe de poésie.

Un autre début prometteur, mais sans analogie avec le précédent, est Ballades de la petite extrace d'Alphonse Piché qui, dans ce recueil, re- trouve la veine populaire de Ponchon et de Jean Narrache. Nulle littéra- ture ici, tout est sentiment, et la langue parfois mal dégrossie a une saveur perdue. Alphonse Piché est un poète des petites gens qu'il aime, dont il partage les joies simples comme les douleurs et les misères. La souffrance est dans le filigrane de chacune de ses pages, mais ne tourne jamais au tra- gique: la résignation est le baume qui calme ses douleurs. Le sourire est la philosophie de ce poète qui chante les petites gens des trottoirs, les petits vieux des quais et des parcs, les amoureux rêveurs, les garçons des ruelles, les déménagements, la mort de son cher Villon, et sa mère du ciel. Tous ces poèmes simples et sincères rejoignent le tuf humain et c'est pourquoi ils ont, malgré leurs gaucheries et peut-être à cause d'elles, une constante puissance d'émotion. Alphonse Piché sait rire et se moquer, sourire et rêver, aimer et prier. Il est accordé à la sensibilité traditionnelle du Cana- da français. S'il ne renouvelle pas notre connaissance du monde, ne revi- vifie pas la langue et ne soulève pas nos esprits et nos âmes, Alphonse Piché sait trouver des mots qui touchent le cœur et nous faire pénétrer l'âme populaire.

La dernière entreprise poétique de Roger Brien est par contre une des plus audacieuses de notre littérature poétique. Cythère est l'endroit de la vision complexe dont Faust aux enfers était l'envers, et marque un retour du poète aux thèmes universels après de brefs séjours dans la flore et l'histoire indigène. A ce long poème de près de deux mille vers, le poète a ajouté de courtes pièces, dont une charmante Pastorale et une pièce d'une fraîcheur naïve, Ils sont trois bouleaux. Mais Cythère est fort différent

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de ces calmes visions champêtres. Ce poème ample et ambitieux est l'évo- cation du voyage imaginaire du poète à Cythère et de son retour au milieu des humains. Le poète est plus intellectuel que sensible, les symboles ayant presque toujours un terme abstrait: la vérité, la pureté, la beauté, la cha- rité. La composition du poème est claire, toutes les parties en sont équili- brées et nettement définies. L'imagination habituellement débridée du poète a été ici soumise à des règles sévères et, tout comme le vers est rigou- reusement traditionnel, l'inspiration est contenue dans les bornes que le poète s'est imposées.

Après avoir exprimé son rêve de s'embarquer pour Cythère, le poète nous donne une longue description de l'île enchantée tous les plaisirs s'offrent au voyageur pour combler ses sens et son esprit. Pénétrant dans ce monde idéal, le poète se sent toutefois attiré par la terre et, sous le dieu, l'homme reparaît. Appelé par la reine de Cythère qui lui offre ses ri- chesses, le poète sent que la Pureté ne s'atteint que par degrés et reconnaît qu'il ne peut monter qu'avec peine et n'enfanter que dans la douleur. Aspirant à la perfection, il sent les chaînes qui le retiennent à la terre et découvre qu'il ne peut atteindre à son rêve qu'en franchissant le chemin interminable et plein d'obstacles sur lequel il est engagé avec ses frères humains. Mais, de son voyage, le poète a retenu que toutes les perfec- tions qui s'offraient à lui n'étaient que le symbole de Dieu en qui elles sont toutes réunies.

Cythère est, on le voit, un poème d'une grande élévation d'esprit et de sentiment, une reprise de thèmes éternels qui ont hanté les poètes à travers les siècles. Il semble toutefois que, voulant chanter Dieu et la Vierge. Roger Brien n'ait pas eu l'audace de les chanter directement se souvenant sans doute que Boileau nous a enseigné que « de la foi d'un chrétien les mystères terribles d'ornements égayés ne sont point sus- ceptibles, — ayant préféré n'attribuer à Dieu qu'au terme du poème les perfections longuement décrites de la déesse qui règne sur Cythère. Son poème aboutit ainsi au christianisme en passant par la nature pensée à l'antique. Le poème est partant plus lumineux que mystérieux.

Pour rompre la monotonie à laquelle aurait facilement succombé un si long poème, Roger Brien a varié les formes poétiques comme savait le

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faire Hugo, dont il a d'ailleurs le goût de l'image agrandie. On aimerait que le poète ait moins recouru au procédé de la répétition et à celui de l'amplification et que Cythère fût un poème moins superlatif; certains mots usés or, ambroisie, nectar, cristal, marbre y reviennent trop fréquemment, et le poète abuse également de l'emploi de « mille » pour donner l'illusion de la grandeur. Le poète, plutôt que de créer de nou- velles images, élargit, multiplie, amplifie des clichés, et pousse à leur extrê- me certains procédés chers aux romantiques. Malgré ces faiblesses, Cythère est le grand poème de l'année, grâce au souffle ample et généreux du poète. Ce dernier poème marque un progrès sur les précédents et indique que le poète est en voie de se dépouiller lentement des oripeaux romantiques qui recouvrent encore son œuvre. La vision du poète s'est simplifiée, il ne lui reste qu'à créer une imagerie nouvelle qui soit accordée à la pureté de son inspiration.

La production théâtrale canadienne est encore pauvre, nos meilleu- res troupes présentant nécessairement des œuvres françaises, classiques et modernes. Toutefois, cette année, une troupe de Montréal a créé la Fille du soleil de Pierre-Cari Dubuc, un jeune poète audacieux, laquelle a remporté un succès véritable auprès du public. Il faut espérer que cette œuvre sera publiée et, à ce moment, il sera possible de la signaler aux lec- teurs de la revue.

Marius Barbeau poursuit ses recherches dans divers domaines et a publié, cette année, une monographie sur les ceintures fléchées, un recueil de chansons de folklore et la suite de ses Saintes artisanes, recueil d'études sur les principaux arts domestiques pratiqués au Canada sous le régime français. Gustave Lanetôt a réédité son Garneau, historien national, et A4arcel Dugas. son Louis Frechette, deux biographies critiques déjà con- nues de nombreux lecteurs. L'abbé Robert Llewellyn nous a entretenu de la Sagesse du Bonhomme, appliquant les maximes morales du fabu- liste aux conditions contemporaines. Jean de Stavelot a étudié les problè- mes doctrinaux impliqués dans ïïntroduction du baccalauréat français ou Canada; le major Pierre Sévigny a raconté ses aventures Face à l'enne- mi; et le père Paul-Henri Barabé, O.M.I., a étudié les moyens de parve- nir à la Perfection.

L'ANNÉE LITTÉRAIRE 1946 109

Berthelot Brunet, un de nos prosateurs les plus originaux, a tenté d'écrire YHistoire de la littérature canadienne- française, mais son livre n'est à la vérité, qu'une suite de brefs portraits d'écrivains. L'ouvrage vaut davantage par l'ironie et la fantaisie que par la précision historique et l'exposition méthodique. Les meilleures pages sont sans doute celles qu'il a consacrées à nos vieux écrivains du régime français encore inconnus et méconnus. L'une des plus grandes figures de cette époque des débuts est Marie de l'Incarnation, dont la Sœur Marie-Emmanuel, O.S.U., a fait le portrait intellectuel et moral d'après sa correspondance, dans un petit ouvrage charmant de naturel et de sincérité.

Deux ouvrages remarquables de l'année doivent être signalés bien qu'ils ressortissent peu à la littérature, si ce n'est par la pureté de la lan- gue et l'art de la composition. Edouard Montpetit a continué, dans ses Propos sur la montagne, à vulgariser ses idées sur la civilisation, la cul- ture, l'élite, l'économie et la société, à la lumière des encycliques papales. Cet humaniste élève toujours les sujets qu'il traite au niveau du spirituel et il est un peu notre Daniel-Rops pour l'élégance du langage et la modé- ration des idées. L'autre ouvrage, Aux sources de notre histoire de Léon Gérin, renouvelle entièrement notre connaissance de nos origines en les étudiant au point de vue social et économique, ce qui jette une lumière nouvelle sur cette époque qui n'a été étudiée jusqu'ici qu'au point de vue religieux, politique et militaire. Aux sources de notre histoire est peut- être le plus grand livre de l'année au Canada.

Guy Sylvestre.

Chronique universitaire

L'Association des Anciens Élèves de l'Université.

Elle existe depuis longtemps. Son histoire, avec ses hausses et ses baisses, n'est pas à faire ici. On veut simplement signaler comment, grâce au labeur tenace, à la patiente énergie de son nouveau directeur, elle re- prend vie, une vie pleine d'espoirs.

La tâche ardue, pénible, d'organiser et de maintenir une association d'anciens! Du beau et bon travail s'est fait dans le passé. Il importe de le repprendre, de le rendrep lus intense en vue du prochain centenaire de la fondation du Collège de Bytown, devenu en 1866 l'Université d'Ot- tawa.

Il fallait, en premier lieu, trouver l'homme qui consacrerait à ce travail tout son temps, toutes ses énergies, tout son cœur. Les autorités ont fait le plus heureux choix dans la personne du R. P. Arcade Guin don. Ancien élève de l'Université, professeur, ancien directeur, durant de nombreuses années, de la Société des Débats français, mêlé intimement à toutes les organisations d'étudiants, qui ne connaît et n'estime le R. P. Guindon? Lancé dans la galère, il ne se demande pas ce qu'il y vient faire. Il le sait. Tout de suite il s'attaque à la besogne. Pour retracer les milliers d'anciens, il compulse patiemment les registres du secrétariat général. La liste qu'il dresse, s'allonge, s'allonge. Un nouveau problème surgit: comment grouper cette multitude? Il consulte le Conseil central. Décision: réorganiser l'Association sur un plan fédératif. L'Association se composera de sections régionales, indépendantes, mais reliées au Conseil central, une sorte de commonwealth, quoi! La région de Montréal s'or- ganise, dont le président est Me Roger Ouimet. D'autres sections se for- meront à Québec, aux Trois-Rivières, à Hawkesbury, Cornwall, Wind- sor, Sudbury, Timmins, Rouyn-Noranda, en Nouvelle-Angleterre, dans l'Ouest canadien.

CHRONIQUE DE PHILOSOPHIE 111

On comprend qu'il faut qu'Ottawa donne l'exemple. A cette fin, le R. P. Guindon convoque tous les anciens de la capitale et de Hull à une réunion qui se tient au gymnase de l'Université le soir du 19 décembre. Les anciens accourent nombreux: près de trois cents, de tout âge et de toute condition, mais animés d'un seul et même esprit. On forme le co- mité régional, dont M, le Dr Horace Viau est élu président. Les autres membres sont les suivants:

Président d'honneur: le T. R. P. Jean-Charles Laframboise, recteur.

Vice-présidents : MM. Louis Farley, Maurice Chagnon et Aurèle Gratton.

Secrétaires: MM, Maurice Bélanger, Gérald Ménard et Paul-Émile Valiquette.

Trésorier: M. Marcel Laverdure.

Vérificateur: M. Edgar Levasseur.

Aumônier: M. l'abbé Lucien Beaudoin.

Maître de cérémonie: M. Guy Beaulne.

Secrétaire pour la radio: M. Raymond Benoît.

Officiers de relations: MM. Pierre de Bellefeuille, Jean Lupien et Fernand Labrosse.

Photographe: M. Champlain Marcil.

Chef du secrétariat: R. P. Arcade Guindon.

Conseillers d'Ottawa: MM. Roland Gagné, Jean- Jacques Trem- blay, le major Armand Letellier, l'abbé Allen Kemp, Rodolphe Bigué, Denis Ranger, Edgar Guay, le président de l'Association des Élèves de Langue française.

Conseillers de Hull: MM. Dorius Barsalou, Jacques Boucher, Dieu- donné Gratton et Jean-Robert Bélanger.

Dans son discours, le T. R. P. Recteur a souligné les progrès con- sidérables que l'Université fait actuellement, les tâches qui s'imposent pour l'avenir. Il a demandé aux anciens d'aider l'Université à grandir toujours davantage. Avec tout l'enthousiasme qu'on lui connaît, le R. P. Bergevin a rappelé ce que font et réalisent les anciens de la région de Montréal. Enfin, le R. P. Guindon a énoncé toute une série de projets réalisables par les anciens de la région Ottawa-Hull. Il mentionna, entre autres choses, la publication d'un almanach des anciens, la création pos-

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sible d'un centre ou d'une maison des anciens, chacun aurait libre ac- cès, où Ton pourrait fraterniser, se distraire, entretenir ou renouveler les contacts d'autrefois.

Pour conclure, disons que cette première réunion a remporté un franc succès.

COiMMENTAIRES SUR NOS PUBLICATIONS.

Le livre de la révérende sœur Marie-Emmanuel, O.S.U., publié par les Editions de l'Université, a été favorablement accueilli. L'un de nos meilleurs critiques littéraires, M. Guy Sylvestre, en a fait un compte rendu élogieux dans le journal Le Droit du 7' décembre dernier. Lisez plutôt vous-même. « A la vérité, ce portrait de Marie de l'Incarnation se lit avec ravissement, l'auteur ayant abordé son sujet avec bonhomie, sim- plicité et un naturel charmant. Cet ouvrage est un peu comme une con- versation dans laquelle une lointaine disciple de Marie de l'Incarnation nous entretient de la fondatrice de son couvent; l'ouvrage n'a rien de pédant ou de prétentieux, c'est un témoignage personnel sur les aspects humains et divins d'une grande figure dans l'intimité de laquelle l'auteur vit depuis longtemps.

« La Révérende Sœur Marie-Emmanuel a eu l'avantage de consul- ter plusieurs documents inédits, mais elle n'en tire pas un alourdissement scientifique pour son livre qui reste agréable, facile et personnel. En som- me, l'auteur lit avec nous les lettres de Marie de l'Incarnation dont un grand nombre sont fort belles et ne dépareraient pas les anthologies et les commente brièvement à l'aide de documents historiques et de son expérience personnelle de la vie religieuse. L'auteur s'attache moins au côté mystique de Marie de l'Incarnation, qui a souvent été étudié en France, qu'au côté humain de cette grande personnalité de nos origines. A l'aide de sa correspondance, elle en fait un portrait familier et sensible, montrant tour à tour la mère selon la nature, la mère selon la grâce, la philotée, la femme de cœur, la femme d'action, l'ursuline et l'épistolière. La correspondance est toujours une source de renseignements importants pour les études historiques et, sans y prendre garde, Marie de l'Incarna- tion s'est révélée tout entière dans la sienne; l'auteur en tire tout ce qu'elle

CHRONIQUE DE PHILOSOPHIE 113

peut et son livre est des plus intéressants et des plus agréables à lire. Il faut lui souhaiter une large diffusion.

« La Révérende Sœur Marie-Emmanuel a fait preuve, dans son ou- vrage, d'une franchise, d'une tendresse, d'un naturel primesautier que l'on ne trouve guère souvent dans les ouvrages de ce genre. . . Lorsque ces religieuses consentent à lever leur voile et à se montrer face à face, nous leur découvrons des traits humains comme les nôtres, et nous sentons à lire cet ouvrage que l'amour de Dieu ne détruit pas l'amour des hommes, mais qu'il engendre, au contraire, lorsqu'il est sain et profond, une cha- rité indéfectible. »

Il est toujours intéressant, parfois très utile de savoir ce que l'on pense de nous à l'étranger, comment l'on juge nos œuvres, surtout celles qui touchent de très près à notre vie nationale. Si l'on veut une critique absolument désintéressée, c'est peut-être qu'il faut la chercher. On lira avec intérêt le commentaire que fait, du livre du R. P. Simard Pour V Éducation dans un Canada souverain la Revue Nouvelle de Bruxel- les, livraison du 15 octobre 1946.

« Pour un étranger, écrit-on, il est très difficile et imprudent de juger les idées exprimées dans le présent volume {Pour V Education dans un Canada souverain) . Tout d'abord parce que cinq années de guer- re nous ont isolés du reste du monde, et surtout, parce qu'il est malséant de prendre parti dans les querelles intestines d'un pays auquel doivent aller notre gratitude et notre admiration.

« En des pages parfois dures, parfois ironiques, mais toujours mesu- rées, le P. Simard expose quelle devrait être l'attitude du jeune Canadien français, face à quelques problèmes brûlants, par exemple à l'égard de la patrie canadienne, de l'Etat canadien, de l'Empire britannique, de l'Union panaméricaine, de la Société des nations et de l'Eglise.

« S'il conseille souvent l'intransigeance, il montre aussi qu'un com- portement où n'entreraient que l'amertume et l'aigreur n'aboutirait qu'à des revendications négatives et à l'éviction du jeune Canadien français de toute vie vraiment nationale.

« Ce qui importe donc, c'est une pédagogie de présence. Le mot n'y est pas, mais il résume, je crois, la pensée du P. Simard. La famille et l'école doivent donner au jeune Canadien français la possibilité de se

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trouver un jour au centre de l'activité politique, économique, sociale, re- ligieuse du pays, et remédier par à une sorte de complexe d'infériorité qui l'incline au repli sur soi, et donc à une action diminuée.

« Le jeune Canadien d'expression française doit, au contraire, prendre conscience d'une supériorité dont il n'a pas à rougir. Ce n'est qu'à cette condition qu'il pourra agir avec quelque efficacité, et imposer à la patrie commune de justes et légitimes revendications.

« Cette pédagogie de présence mériterait d'être méditée par d'autres pays qui souffrent de querelles analogues. Elle est, en tout cas, plus noble et plus courageuse qu'une pédagogie de refus et de sécession » (J.-M. De Buck) .

École des Sciences appliquées.

Les universités Laval, de Québec, et McGill, de Montréal, ont an- noncé officiellement qu'elles reconnaissent toutes deux le cours de l'École des Sciences appliquées de l'Université d'Ottawa. Comme chacun sait, cette nouvelle école a été inaugurée en septembre dernier; M. Louis Clou- tier, docteur es sciences, en a la direction. L'École ne donne que les cours des deux premières années, mais on est maintenant assuré que les élèves pourront poursuivre leurs études de troisième année soit à Québec soit à Montréal. L'Université s'attend que d'autres universités canadiennes re- connaîtront bientôt sa nouvelle École de Sciences.

Bribes.

Le R. P. Arthur Caron, premier vice-recteur, a été élu représentant principal de l'Université au prochain chapitre provincial qui se tiendra en février en vue de choisir le délégué de la province oblate de l'Est du Canada au chapitre général qui aura lieu à Rome au mois de mai. Le R. P. René Lamoureux, deuxième vice-recteur, a été nommé délégué sup- pléant.

Le R. P. Hector Dubé vient de terminer sa quarantième année com- me professeur de sciences, et plus particulièrement de physique et de ma- thématiques, à l'Université.

Mme Landry-Labelle, professeur à l'École de Musique de l'Univer- sité, a été nommée directrice de l'enseignement du piano au Conserva- toire de Musique de la province de Québec.

BIBLIOGRAPHIE

Comptes rendus bibliographiques

DANIEL -ROPS. Histoire sainte. Le peuple de la Bible. Paris, Arthème Fayard, 1943; Montréal, Éditions Variétés, 1946. 18 cm., 409 p.

Histoire sainte. Jésus en son temps. Paris, Arthème Fayard, 1945; Montréal, Éditions Variétés, 1946. 18,5 cm., 640 p.

Il est impossible de trouver un sens à l'histoire sans en diriger les phases vers le fait messianique, le seul qui ait vraiment changé le cours des choses. C'est à la lumière du récit prophétique de l'Ancien et du Nouveau Testament que peuvent être compris certains faits autrement inexplicables. Cette influence entre l'histoire sainte et l'histoire profane est cependant réciproque: l'exégèse seule ne suffit pas à expliquer l'histoire du peuple hébreu et de Jésus. Il faut donc replacer le récit sacré dans le milieu sa trame s'est déroulée, car le but des écrivains sacrés était de mettre en évidence un certain point de vue et non pas de faire un récit complet; tout en étant strictement historiques dans ce qu'ils racontent, la Bible et les Évangiles ne font donc pas entièrement connaître le peuple choisi et le Christ.

Compléter le récit biblique ou évangélique en faisant appel à l'histoire profane semble être le but atteint par Daniel-Rops dans son Histoire sainte. Sans faire lui-même un travail d'exégèse, il est évident que l'auteur a pris connaissance et a tenu compte des meilleurs ouvrages sur ce sujet.

Le premier volume est consacré au Peuple de la Bible. Daniel-Rops y fait parti- culièrement bien remarquer l'attention spéciale de la Providence pour le peuple juif. L'Orient, berceau de l'histoire, a vu se succéder une longue suite de peuples, dont les uns furent particulièrement célèbres, mais qui ont tous fini par disparaître. La nation juive, au contraire, n'avait rien de cette puissance terrestre qui donne de grands empires, et pourtant elle a traversé les vicissitudes des événements humains. Dieu a veillé à la con- servation de ce peuple pour en faire le témoin de la Révélation et préparer la venue du Messie.

L'histoire du peuple hébreu est cependant incomplète par elle-même; elle nous laisse dans l'attente d'un aboutissement logique. Cet aboutissement, il existe dans le Nouveau Testament, quoique les Juifs aient été assez aveuglés pour ne pas le reconnaî- tre. L'histoire de Jésus en son temps est donc la suite logique de celle du Peuple de la Bible. Les évangélistes avouent qu'ils n'ont pas voulu faire toute l'histoire de leur Maî- tre; surtout, ils ont fait leur récit à une époque les circonstances dans lesquelles le Christ a vécu étaient encore connues, tandis que de nos jours il faut faire appel à l'his- toire de l'antiquité. Un volume de plus de 600 pages n'est donc pas de trop pour met- tre toutes ces choses en lumière. En terminant, l'auteur fait justement remarquer qu<

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la carrière de Jésus n'a pas été interrompue par la mort; sa vie terrestre n'en a été que le commencement et elle se poursuit maintenant dans son Eglise.

Pour illustrer les faits qu'il raconte, l'auteur a eu soin d'ajouter des cartes, un ta- bleau chronologique et une bibliographie au moins sommaire pour indiquer les meilleurs ouvrages à ceux qui veulent approfondir le sujet.

Les Editions Variétés ont pris une heureuse initiative en faisant avec la librairie Arthème Fayard des arrangements qui leur ont permis de présenter aux lecteurs cana- diens cet ouvrage de valeur. On peut pourtant regretter que le texte imprimé du second volume ne soit de meilleure qualité; la lecture, du moins de l'exemplaire que nous avons, est extrêmement difficile.

J.-P. C, o. m. i.

* * *

Cardinal J.-M.-R. VILLENEUVE, o.m.i. Le Baptême. Montréal, Fides, 1946. 19 cm., 247 p.

On attribue souvent à l'ignorance des fidèles le manque de vigueur de leur vie chrétienne. S'ils avaient conscience de ce qu'ils sont, quelle force et quel rayonnement chez eux !

Ce livre de S. Em. le cardinal Villeneuve nous apporte l'enseignement nécessaire à cette prise de conscience. Il réunit onze instructions sur le sacrement de baptême, pro- noncées il y a quelques années, dans la basilique de Québec et publiées d'abord en pla- quettes.

Tour à tour, l'éminent A. étudie la grâce, les éléments sacramentels et les rites liturgiques du saint baptême. Cet ouvrage, doctrinal et pratique à la fois, écrit dans un style simple, fortifiera certainement la vie spirituelle des lecteurs. Du reste, le seul nom de l'A. suffit à le recommander.

Fernand JETTE, o. m. i.

* * *

Abbé Georges LEMAÎTRE. Notre Sacerdoce. Paris, Desclée, de Brouwer, 1945. 22,5 cm., 260 p.

Voilà certes un livre magnifique, plein de doctrine tout à fait pratique. M. l'abbé Lemaître ne se contente pas de nous rappeler les grandes thèses de la doctrine catholique sur le sacerdoce, mais il entreprend de plus la tâche de nous aider à mieux vivre notre sacerdoce. La première partie traite du sacerdoce du Christ et du nôtre, sacerdoce- vicaire, ainsi que de la grâce proprement dite du sacerdoce. Considérations élevées et très justes au point de vue de la doctrine. L'auteur tient à signaler la sublimité de cet enseignement de l'Eglise sans s'attarder aux discussions théologiques comme telles. En effet, le prêtre trouve toute sa raison d'être dans le sacerdoce éternel de Jésus-Christ, prê- tre parfait et unique, prêtre et roi qui exerça son sacerdoce de sainteté et de puissance dans une chair mortelle et passible, mais qui reste toujours prêtre à la droite du Père, au sein de la très auguste Trinité.

Dans son infinie bonté pour ceux qu'il venait racheter et sauver, le Christ a voulu transmettre les pouvoirs redoutables de son sacerdoce et faire des médiateurs entre Dieu et les hommes. Ministre du Christ, ministres de l'Eglise et serviteurs des âmes, ils sont choisis parmi les hommes pour s'occuper des choses qui sont de Dieu. Pouvoirs merveil- leux que le prêtre exerce sur le corps réel du Christ et sur son corps mystique. Le Christ envahit l'âme de son élu par sa grâce, réalité spirituelle et signe efnVace. Il marque cette âme du sceau ineffaçable de son caractère qui maintenant est une source inépuisable de

BIBLIOGRAPHIE 117

grâces tant pour les fidèles que pour k prêtre lui-même. Le prêtre doit croire à l'effica- cité de la grâce de son sacerdoce.

C'est cette grâce qui avant tout nous permet de mieux vivre notre sacerdoce. Le sacerdoce est un appel authentique à la plus haute perfection, à la sainteté. L'A. établit cette vérité de façon indiscutable, en interrogeant tour à tour l'Ecriture sainte, la Tra- dition, le Pontifical, l'enseignement des papes et la raison théologique. Puis, à grands traits, il ébauche la physionomie de cette sainteté du prêtre. Elle est faite principale- ment de charité pour Dieu et les âmes; elle est par conséquent apostolique. N'est-ce pas cet apostolat qui donne une beauté unique à la vie d'un prêtre véritable?

Le prêtre est le religieux du Père. On retrouve ici chez l'A. les plus belles éléva- tions de l'Ecole française. Religion et charité sont inséparables. Saint Thomas ne donne- t-il pas le primat à la religion parmi les vertus morales? Le prêtre qui tend à la sainteté devra de plus se prémunir contre les ravages inévitables de la triple concupiscence de notre nature déchue. C'est pourquoi les vertus de chasteté, de pauvreté et d'obéissance doivent briller d'un vif éclat au front du prêtre en marche vers la perfection. Tout son être devra se soumettre aux rigueurs d'une ascèse indispensable. Cette ascèse est syno- nyme de mortification, de renoncement. Les conseils que l'abbé Lemaître veut bien don- ner au prêtre de notre XXe siècle sont des plus opportuns et on ne peut plus justes. Belles pages de méditation et combien pratiques.

Après avoir parcouru ce beau livre, on comprend encore mieux les éloges que l'il- lustre préfacier, M^r Guerry, veut bien décerner à l'auteur: « A travers toutes ces pages, on sent passer un amour de l'Eglise et le désir ardent d'aviver dans les âmes sacerdotales le sens de leur appartenance à l'Église. »

Jean-Charles LAFRAMBOISE, o. m. i.

SCHARSCH et LAROCHELLE. La Confession, moyen de progrès spirituel. Montréal, Granger Frères, 1946. 18 cm., 205 p.

Ce livre n'est pas le résultat d'un travail de collaboration, à moins que traduction et refonte ne soient synonymes de collaboration. Longtemps professeur de théologie à Hunfeld (Allemagne), le P. Philip Scharsch, o.m.i., publia en 1915 une volume sur la confession,, lequel fut, par la suite, traduit en anglais. Plus qu'une simple traduction, le P. Larochelle en offre une refonte en langue française. « C'est, dit-il, l'expérience du confessionnal, dix heures par semaine, durant des années, qui nous a poussé à entre- prendre une telle œuvre. » Et pour cause. « L'ignorance et la routine dans leur confes- sion empêchent beaucoup d'âmes d'avancer rapidement. » Bien pratiquée, la confession devient un puissant moyen de sainteté. Malheureusement, beaucoup d'âmes pieuses et même ferventes ne savent pas toujours l'utiliser de manière à en retirer le maximum de profit spirituel. C'est uniquement aux âmes qui vivent habituellement en état de grâce, qui cherchent à éviter de plus en plus le péché véniel et à progresser dans l'amour de LHeu, que le P. Larochelle s'adresse. Elles trouveront dans les treize chapitres de ce vo- lume toutes les considérations nécessaires, tous les avis utiles et pratiques touchant le sa- crement de pénitence. Si l'expérience a poussé l'auteur à entreprendre son travail, l'ex- périence l'a aussi exécuté. C'est dire tout le bien que l'on peut retirer de la lecture at- tentive et de la mise en pratique des conseils que prodigue le P. Larochelle.

Rodrigue NORMANDIN, o. m. i.

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Comte CRESSATY. Lettre à mon Fils. Montréal, Fides, 1946, 21 cm., 51 p.

Ce livre ne manque pas de noblesse. Le comte Cressaty donne l'exemple d'un ca- tholique «solide» dans ses convictions religieuses. L'intérêt qu'il apporte à l'éducation de son fils, la grandeur des sujets qu'il développe, leur utilité (*« La question religieuse s'impose à l'attention de tout esprit soucieux de son propre bonheur. ») , la sincérité de ses intentions, tout cela le place au-dessus de notre raillerie.

Cependant, quoi qu'il en soit du but très louable de l'auteur en l'écrivant et de Fides en en faisant une édition de luxe, nous nous sommes demandé et nous le de- mandons au lecteur ce que vaut ce volume. L'apologétique et la philosophie ont depuis longtemps épuisé tous les sujets qu'il traite. Passe encore si l'exposé de la doctri- ne et des preuves traditionnelles témoignait d'une originalité, d'une aisance les rendant plus agréables à assimiler! Mais non! Qu'il nous parle des mystères, des prophéties ou de l'existence de Dieu, Cressaty ne fait toujours que transcrire le chanoine Boulanger en parsemant le texte d'une multitude de citations les plus hétérogènes. Il y a ici abus évi- dent de l'argument d'autorité. La citation ne doit pas dispenser l'écrivain de tout effort de raisonnement !

Passent encore les citations, si l'agencement réussissait à fournir une preuve suffi- sante. Mais non! L'imberbe étudiant en philosophie sera scandalisé de voir Cressaty dé- buter sa preuve de l'existence de Dieu par l'argument de « l'idée de l'infini » de Descar- tes, pour terminer avec la preuve de la causalité dans les perfections due à saint Thomas, en passant par Msr Spellmann, Pascal, Leibnitz, Pasteur, Bossuet, Voltaire, Simon, saint Jérôme ... en six pages!

Nous regrettons que l'auteur se soit montré si esclave en traitant un sujet qu'il aurait eu avantage à présenter en citoyen libre, c'est-à-dire en le pensant lui-même et en recourant à l'argument d'autorité non pas pour remplacer sa preuve, mais pour la confirmer. Nous regrettons aussi que Fides ait porté tant d'attentions à ce dictionnaire de belles pensées.

J.-L. P.

* * *

Firmin BACCONTNIF.R. Syndicalisme et Corporatisme. Paris, Librairie de l'Arc, 19'44. 18 cm., 80 p.

Du lien de nécessité unissant toutes les personnes qui consacrent leur activité à une même entreprise et à un même métier, et du fait que toutes les activités d'un même pays sont solidaires, découle le devoir de rechercher ensemble le bien commun de l'entreprise, de la communauté professionnelle et de la nation. Le régime corporatif, qui est la créa- tion non de l'Etat, mais des hommes de la profession, qui sous le contrôle de la puis- sance publique font eux-mêmes les affaires de leur profession, assure cette solidarité. S'opposant à l'étatisme et au totalitarisme, la corporation est une formation intermé- diaire entre l'individu et l'Etat, qui groupe les entreprises d'un même caractère et ordon- ne leur activité au service du bien commun.

L'auteur distingue la corporation du syndicat, de deux manières. « La corporation groupe des entreprises, alors que le syndicat assemble des personnes. Ensuite, la corpo- ration a charge de défendre le bien de la communauté professionnelle; le syndicat a pour fonction de représenter, au sein de cette communauté, d'une part les intérêts privés col- lectifs des spécialités professionnelles, d'autre part les intérêts privés collectifs des chefs d'entreprise, des techniciens, des employés et des ouvriers. En bref, la corporation est un organisme législatif, le syndicat est un organisme représentatif. »

BIBLIOGRAPHIE 119

Après avoir retracé l'histoire longue de six siècles des corporations en France et indiqué les conséquences de leur abolition en 1791, l'auteur décrit la naissance* du syndi- calisme et prouve que le mouvement syndical conduit à l'ordre corporatif. Enfin, il ré- pond péremptoirement à certaines objections, dont voici les principales: le régime corpo- ratif, c'est le retour à un passé révolu; c'est un obstacle au progrès technique; c'est la primauté des intérêts particuliers des producteurs sur les intérêts des consommateurs et sur l'intérêt général; c'est le régime de la contrainte légale et de l'étatisme.

Dans sa conclusion, il analyse la législation ouvrière du maréchal Pétain, en par- ticulier la Charte du Travail du 4 octobre 1941. Quelle que soit l'opinion qu'on ait eue au sujet de Vichy, on ne saurait nier que cette « Charte du Travail » était une loi d'ordre et de libération, et qu'elle se rapprochait des recommandations de Quadragesimo Anno.

Henri SAINT-DENIS, o.m.i.

Mason WADE. The French -Canadian Outlook. New York, The Viking Press, 1946. 19 cm., 192 p.

As an impartial observer, a keen psychologist, a well -informed sociologist and a trained historian, Mr. Wade lived two years in Quebec, on a Guggenheim scholarship, after having previously done research on French Canada, in connection with the studies that went into the making of his distinguished biography Francis Parkman: Heroic Historian, published in 1942. In his recent book. The French -Canadian Outlook, which bears the subtitle: A Brief Account of the Unknown North Americans, he avoids the clichés and the usual sweeping statements, that one finds so often in descriptions of other peoples or other ethnic groups. Refraining from mendacious flattery, he fre- quently states hard truths, without any malice however, but with a desire to dispel ignorance, which breeds suspicion, and to bring about a better understanding between English and French North Americans. In order to get an idea of the scope and the slant of the book, one has but to glance over its headlines: New France, 1534-1759 ; The meeting of French and English, 1760-1790 ; Two peoples make a nation,, 1790- 1867 ; The conflict of nationalisms, 1867-1918 ; Growing pains, 1919-1945; Quebec today and tomorrow.

He has dealt expertly with many ticklish problems, such as the conflicts aroused by conscription for overseas service in 1917 and in 1944, and also the social, intellectual and religious effects of Quebec's increased urbanization and industrialization. In most cases where he ventures a judgment on an event or a person, the average French- Canadian would agree with him ; and that is all the more extraordinary that Mr. Wade, who is not a French-Canadian, was dealing with a country foreign to him and with a host of situations about which there have been heated debates.

The tone of the whole volume is revealed in its last lines : « The better mutual understanding acquired by French and English intellectuals, who tried to avert open ethnic clashes on the home front during the war, and who evolved a closer relationship between the two cultural worlds, can be spread among the rank and file of both origins, if tolerance and good will prevail. Today the great 'Quebec problem' is to broaden the base of that mutual understanding on a realistic rather than a diplomatic basis, and with mutual respect, for each group has something to give the other, and something to learn from the other. French and English will never be wholly one in Canada, but they can come to understand one another, and thus avert the recurrence of the crises here chroni- cled. The problem of Canadian union is merely a specialized case of the great world

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problem of our time, for mankind must learn to be equal without being identical, if it is to survive».

The expression « problem of Canadian union » is a much happier one than « Que- bec problem ». This latter term seems to imply that Quebec is a problem child, and that it is solely up to her to adjust herself; whereas the expression «problem of Canadian union » indicates that the solution, which is union rather than uniformity, equality rather than identity, rests on all Canadians alike, in and out of Quebec.

Because it will further this union based on understanding and mutual sympathy, The French -Canadian Outlook should be read by every Canadian of English or French origin.

Henri SAINT- DENIS, o.m.i. * * *

Léon BLUM. A l'échelle humaine. Paris, Gallimard; Montréal, Editions de l'Arbre. [1945]. 19 cm., 215 p.

On veut bien nous prévenir que ce livre, bien que publié en 1945, a été écrit en 1941, «dans la solitude des prisons successives» l'ancien chef d'Etat français eut tout le loisir de méditer sur la défaite de son pays. Cette défaite. M. Blum désire en re- chercher les causes. Ne nous fatiguons point à douter de ses bonnes intentions ni de sa sincérité. Est-il toutefois si simple que cela d'oublier qui l'on a été, qui l'on est, et de se muer, sans qu'il y paraisse, en historien tout à fait dégagé et indépendant? Consciem- ment ou non, ce regard en arrière par le chef du Parti socialiste français et du funeste Front populaire prend la tournure d'un plaidoyer pro domo. Serait-ce pour mieux voi- ler son dessein que l'A. n'a pas donné de titres aux huit chapitres de son ouvrage? Quoi qu'il en soit, le débat est bien mené, trop bien mené peut-être pour les esprits non aver- tis.

Le principal responsable du désastre, évidemment ! ce n'est aucunement le Front populaire; c'est la bourgeoisie. La bourgeoisie corrompue des fonctionnaires, la bourgeoi- sie vénale de la grande presse, la bourgeoisie déchue intellectuellement et moralement. Et l'appareil militaire? Désagrégé, toujours par la bourgeoisie. La défaite de la France a scellé le sort de la bourgeoisie; elle a vécu, pour avoir manqué à son rôle; son règne est fini. Qu'est-ce qui la remplacera? Pour M. Blum, la chose est claire; le salut de la Fran- ce repose dans la démocratie sociale. Voici donc, après le plaidoyer, le manifeste de politique intérieure (chap. VII) , puis celui de politique extérieure (chap. VIII) . « L'objet du Socialisme, écrit-il, est l'établissement d'une Société universelle fondée sur la justice à l'intérieur des nations, sur la paix égale entre les peuples » (p. 203) . Noble idéal. Reste à voir par quels moyens le socialisme y parviendra. Chose certaine, l'avenir s'offre à lui; «Le Socialisme a vivre d'abord, s'installer, se faire place ... il a attaquer pour se défendre . . . Mais aujourd'hui la phase de polémique est révolue; le Socialisme peut passer de sa période militante à sa période triomphante» (p. 206). Il revient à la France, nation-apôtre, d'entreprendre cette nouvelle croisade en faveur de l'Humanité (avec une grande H). Le succès semble d'autant moins chimérique que l'en- tente avec l'Église sur le terrain des questions sociales n'apparaît plus, aux yeux de M. Blum, une impossibilité. « Il n'est pas jusqu'à l'Eglise romaine qui, par la position prise depuis cinquante ans vis-à-vis des problèmes de la propriété et du travail, et sans revenir d'ailleurs sur une condamnation de principe, ne manifeste avec le Socialisme un parallélisme de direction, une convergence possible d'efforts, et, pour le moins, une com- patibilité » (p. 207). Quelle séduisante perspective: le socialisme devenu chrétien! Rome se réjouira sans doute de cette conversion inattendue. Pourvu toutefois que le so-

BIBLIOGRAPHIE 121

cialisme se laisse exorciser. Il ne deviendra chrétien qu'à la condition de perdre son âme, car, ainsi que l'affirme Pie XI dans Quadragesimo Anno, « socialisme religieux, so- cialisme chrétien sont des contradictions ».

Rodrigue NORMANDIN, o. m. i.

Hamilton FISH. The Challenge of World Communism. Milwaukee, Bruce Publ. Co., 1946. 21 cm., 224 p.

That the U.S.S.R. is not only an enigma and a problem-nation but a real threat to world peace, is becoming more and more apparent every day. Deliberate misrepresen- tations, along with an iron curtain of censure, account for much ignorance concerning the* purposes of Communism, and the violence and trickery of Soviet methods; and it is high time that this perilous ignorance be dispelled, that the Communist lies be ex- posed, and that the weak-kneed appeasement policy of the democracies come to an end.

Mr. Hamilton Fish, who was chairman of the United States House Committee to investigate Communist activity and propaganda, attempts to arouse freedom-loving peo- ple from their slumber, and to inform them of the challenge of Communism to Christian democracy.

Avowed communists and their fellow-travellers have been trying to laugh away the threat of Communism, to spread the idea that it is just a bogey, and to drug public opinion into becoming unaware of the real intentions of the Communists. Just now, in Canada, they are laughing on the wrong side of their face, since the recent exposure of the spy-network which they had cast over our country. The Report of the Royal Com- mission to investigate their spy ring has brought out the fact that no oath of loyalty is sacred to Communists. Quite a few of these perjurers and conspirators had donned the military uniform during the war, in order the better to deceive the government and the public.

Our country has been literally flooded with communist agents and saboteurs of every rank and description. While we were allowed but two or three diplomatic agents in Russia, the Soviets have been dumping their men here by the hundreds, to such an extent that the Soviet colony, in Ottawa alone, has filled up more than a score of the largest and finest residences.

Mr. Fish makes it plain that the « dissolution » of the Commintern was a huge farce, and that the Communists constitute a serious menace to world peace, because they unremittingly work, usually in the dark as do gangsters, toward the realization of their sinister aims, which are: hatred of God, destruction of private property, promotion of class hatred, revolutionary propaganda to cause strikes, riots, sabotage, bloodshed and civil war, destruction of all forms of democratic governments and civil liberties, world revolution to establish the global dictatorship of Red totalitarianism.

After having shown how Communism is opposed to Religion, and how it uses the Orthodox Church as a tool to promote its policies, Mr. Fish unmasks the nefarious activities of the Communists in Europe, in China, and in both South and North Amer- ica. He gives plenty of evidence to substantiate his statements and to prove his point conclusively. Mr. Fish does not mince his words, and his warning is quite clear, as the following excerpts show: «There can be no compromise between Americanism and Communism. The Communist program plots to throw the American nation into in- dustrial chaos and bankcruptcy. Communist planners have infiltrated into the Federal Government, and the tolerance of their fellow travellers in Washington enables them to spend our own money to spread the gospel of destructive revolution. The Communists do not want industrial injustices remedied. They are working to seize the government.

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By paralyzing industry and by creating widespread discontent and resentment, a minor- ity of Communists is after complete political power. While an apathetic majority sleeps, a fanatical Communist minority plots and agitates. The Communist conspiracy in the United States must be exposed, if we wish to save America, from the fate of other com- placent nations. We have been too long indifferent to the shocking crimes of Commu- nism, to the cries of its victims, and to the miserable condition of millions of people ter- rorized and suppressed by its satanic cruelty. The fate of America rests with our people. We must arouse them by presenting the facts. Tell the people the truth, and our coun- try will be safe. »

The Catholic Church has, for many years, insisted on the complete incompatibility pnd radical opposition between Christianity and Communism. It is heartening to see more and more people think likewise. Mr. Fish has rendered a signal service to Christian- ity and Democracy by sounding the alarm ; and it is to be hoped that his timely and well documented book will be read attentively by everyone who cherishes human dignity, itrives after justice, and appreciates the Christian way of life.

Henri SAINT-DENIS, o. m. i.

Comptons Pictured Encyclopedia and Fact-Index. Editor-in-Chief, Guy Stanton Ford; Managing Editor, Ronald Miller. 1946 edition. 15 volumes. Compton, 1946. Prices vary according to binding. Average $94.50. Cash discount $5.00.

Compton' s Pictured Encyclopedia is truly an outstanding reference work for schools. A most entertaining, instructive and accurate tool, possessing general and specif- ic features; it fully satisfies the requirements for a first-class encyclopedia. The various fields of knowledge are stimulatingly introduced in articles, ably written by experts, ar- ranged in alphabetical order and accompanied by bibliographies. The wealth of illustra- tions gives ample evidence of a wise choice in their selection so that they appeal both to the student and adult mind.

Written by authorities in their various fields, the language of the text is simple, roncise, direct and should satisfy all types of readers. The list of editors and contribu- tors (v. A, p. V-XV) is most impressive, both by its length and by the academic quali- fications following each name. For instance, the library field is competently covered by such well-known persons as Nora Beust, Pierce Butler, Leon Carnovsky, Leora J. Lewis, Edgar Stewart Robinson, Beatrice Sawyer Rossell, Elva S. Smith, Malcolm Glenn Wyer, and others. One might expect, however, that future revision of this sec- tion will include among library schools, in Canada, leading to the degree of B.L.S., Mount St. Vincent College, Halifax, University of Montreal and University of Ottawa.

The collaboration of the Rev. Patrick Wm. Browne and the Rt. Rev. Mgr. Peter Guilday on problems relating to Catholicism will give the enquiring mind the security tvhich is so essential. Canadian affairs are effectively dealt with by such outstanding authorities as Sir Robert Laird Borden, Sir Arthur G. Doughty, Charles Sanderson and William Stewart Wallace. But in this connection, it is to be regretted that certain por- tions of this section, e. g. Canadian literature, have not been brought up-to-date and contain no bibliography.

Compton's Encyclopedia, a work especially prepared for boys and girls, is certainly a most important English reference work. Youngsters will find in it all sorts of fascina- ting and informative material, treated in a way which makes the facts readily available, e. g. : at the beginning of each volume: « Here and There in This Volume. . . Interest-

BIBLIOGRAPHIE 123

Questions answered in This Volume », « Key to Pronunciation », and at the end of each volume: «The Easy Reference Fact-Index . . . Special Lists and Tables».

The pictorial value of Compton's Encyclopedia is of the highest order. There is a profusion of illustrations scattered throughout the work. All of them are clear, many are coloured, and they serve to explain, supplement and enrich the* text.

Another important feature can be found in the excellent reference outlines for organized study which accompany most of the important articles. They provide, in condensed form, the salient points in all the larger fields of knowledge, with volume and page references to related subjects. The erudition of the articles is thus enhanced, and the reader is encouraged to enlarge his store of knowledge. The bibliographies, brief, but generally up-to-date, are listed as follows: «Books for younger readers»; f Books for advanced students and teachers ».

Compton's Encyclopedia's « Fact- Index » is unique in its contents and arrange- ment. Being distributed by letter throughout the fifteen volumes, it is therefore 15 times more accessible to a group of readers. It is quick, accurate, complete, helpful to the in- quisitive mind of the busy younger reader and useful to the studious investigator in his patient search.

Above are some of the many reasons why Compton's Pictured Encyclopedia is highly recommended for the large class of general readers, particularly for those in the intermediary institutions of learning. It has always been an excellent tool for children, and this 1946 edition maintains and even strenghtens its claim to distinction in that regard. Its editors' long experience in that field of endeavour has enabled them once mere to accomplish the difficult task of supplying young immature minds with the nec- essary and precise knowledge.

The Editor-in-Chief, Dr. Guy Stanton Ford, his able associates and collaborators in this splendid educational accomplishment, deserve the sincere thanks and heartfelt congratulations of all those concerned with the intellectual growth of our student popu- lation.

Auguste-M. MORISSET, o. m. i.

Les Professeurs du Grand Séminaire de Tournai. Le Diocèse de Tour- nai sous l'occupation allemande. Tournai-Paris, Casterman, 1946. 21,5., 394 p. Prix: 90 francs belges.

Magnifique volume de 400 pages qui retrace la riche activité du diocèse de Tour- nai durant la guerre. Il est l'œuvre de monsieur le président et de messieurs les profes- seurs du grand séminaire.

Quoique destiné avant tout au clergé, ce livre sera lu avec profit par les laïcs, chré- tiens ou non, qui trouveront dans ce travail le vrai visage de l'Église. Comme le dit l'in- troduction, « la lecture de ce livre montrera que le rôle bienfaisant de l'Église pendant les temps tragiques que nous venons de traverser n'a pas été essentiellement différent de son rôle de toujours. Comme son Maître, elle se tient sans cesse au service des hommes. Elle n'a pas dû, pendant la guerre, improviser sa «résistance»; il lui suffit, en tout temps, de reconnaître le visage du mal pour s'opposer à son action. »

Ouvrage très intéressant qui se divise en trois parties: La Primauté du Spirituel La Chanté et enfin, La Rançon. Chaque chapitre commence par la justification doc- trinale de la position prise par l'Église: les faits et gestes suivent en un large exposé, etayé de documents, de cas concrets et de chiffres. Le diocèse n'est-il pas fier d'avoir comp-

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96 prêtres séculiers, 46 religieux, 27 religieuses dans les camps de concentration? tan- dis qu'il se glorifie de ses enfants qui ont fait le sacrifice suprême de leur vie pour défen- dre leur foi et leur droit: 15 prêtres séculiers, 5 religieux et une trentaine de laïcs de l'Action catholique.

C'est donc avec beaucoup d'intérêt que ce livre sera lu par tous, car il nous montre l'Église toujours aux avant-postes quand il s'agit de la défense du droit et de la vérité.

François LEPAS, o. m. i. Velaines-lez-Tournai, Belgique.

* * *

R. RUMILLY. La plus riche aumône. Histoire de la Société de Saint-Vincent- de-Paul au Canada. Montréal, Éditions de l'Arbre [1946]. 20,5 cm., 235 p.

L'histoire centenaire de la Société de Saint-Vincent-de-Paul tient toute en cette phrase qui sert de titre et de conclusion au volume de Rumilly : « La plus riche aumône, ce sont les pauvres qui nous la font» (p. 221).

C'est un témoignage vécu chaque jour depuis un siècle, chez nous. Presque tou- jours par des « bonnes gens qui se contentent de peu pour eux-mêmes et partagent vo- lontiers le fruit de leurs travaux avec les plus dépourvus» (p. 102). Parfois aussi pas assez cependant (p. 206) par les hommes les plus marquants des carrières libé- rales.

Or ces « chrétiens à toute épreuve» (p. 108) ont réussi, « réussissent et réussiront, en vérité, mieux que les philanthropes, les altruistes et les humanitaires, parce qu'ils ré- pandent des grâces en même* temps que du bien-être» (p. 221). L'histoire s'en porte garant. Le livre de Rumilly qui nous le rappelle nous aidera à prendre conscience une fois de plus de nos saines et fortes et bienfaisantes traditions chrétiennes avant de céder aux pressions centralisatrices, même en matière de charité.

Ce témoignage et cet avertissement, C.-J. Magnan avait rêvé de nous le proclamer lui-même. Sans doute l'eût-il fait « avec tout son grand cœur » (p. 203) . Rumilly relève « la plume brisée par la mort entre ses doigts ». On sent à maintes reprises qu'il ne le fait pas sans émotion. Le style est simple, vivant, communicatif. Nous avons relu à plusieurs reprises les pages sur la « messe des gueux » (199-202). Les personnages sont attachants: Painchaud, les sœurs Bonneau et Sainte-Madeleine, C.-J. Magnan, J.-A. Julien et les autres. Rumilly signale même que les « ultra-montains » et les « libéraux » réalisaient le tour de force d'oublier leurs griefs au service des pauvres» (p. 91-93). Ou le conflit entre catholiques n'était pas si violent qu'on le dit parfois, ou la charité est une mystérieuse et admirable pacificatrice.

Et nous voilà ramenés au « secret » de toute cette histoire. La charité du Christ a fait germer dans le cœur d'Ozanam la Saint-Vincent-de-Paul. La même charité du Christ pousse depuis un siècle et poussera longtemps encore des bonnes gens de chez nous,, des laïcs, ;: aimer et à secourir les pauvres parce qu'ils y reconnaissent leur Christ.

Roger GUINDON, o. m. i.

* * *

Me Armand MARIN. L'Honorable Pierre-Basile Mignault. Montréal, Fides, 1946. 20,5 cm., 135 p. (Bibliographies d'auteurs canadiens d'expression française.) Prix: $1.50.

L'Ecole de Bibliothécaire de l'Université de Montréal exige de ses futurs diplômés, une bio -bibliographie d'une certaine envergure. Cette épreuve, en même temps qu'elle

BIBLIOGRAPHIE 125

permet à chaque candidat de manifester ses aptitudes et ses connaissances techniques, contribue certes à enrichir la collection des répertoires si recherchés des intellectuels.

Il faut remercier sincèrement l'A., bibliothécaire du barreau de Montréal, d'offrir au public le fruit de ses recherches se traduisent les talents d'un avocat initié aux dis- ciplines bibliographiques.

M. Marin a su localiser, interpréter, grouper et classer les divers éléments ma- nuscrits et imprimés de l'œuvre d'un membre eminent de la magistrature canadienne. Les pages qui précèdent la bibliographie résument la vie de l'honorable Pierre-Basile Mi- gnault, prélude fort utile à l'intelligence de son imposante production juridique et litté- raire.

Que l'A. ne se soit pas limité à une simple compilation, cela ressort des notes des- criptives et analytiques, souvent élaborées, qui accompagnent presque chacune des noti- ces, p.e. : «La responsabilité délictueuse dans la province de Québec» (sans n°, toute la page 55) «La propriété littéraire» (n° 9, p. 59) «Le code civil de la province de Québec et son interprétation» (quasi deux pages, 42, p. 70-71).

Bien que l'A. ait fait peu usage de sigles, une explication, en tête de ces sigles.eût aidé le lecteur. Le « N.B. » qui précède nombre de notes paraît superflu.

Trois tables table alphabétique de titres, table méthodique, table des matières, permettent de repérer le renseignement désiré. Les renvois se font à la page et non pas au numéro de la notice; cela s'explique, puisque l'ordre numérique des notices au lieu d'être consécutif, recommence sous chaque rubrique. Cependant l'ordre numéri- que ininterrompu, que d'aucuns préconisent, permet de faire les renvois aux numéros, ce qui s'adapte le mieux, semble-t-il, aux recherches rapides et précises.

La lettre-préface de Maréchal Nantel est fort élogieuse pour l'A. et nous y sous- crivons volontiers.

Rédigé en vue d'un diplôme en bibliothéconomie, ce travail d'information que les éditeurs ont publié avec grand soin rend un beau témoignage tant au bio-biblio- graphe qu'aux maîtres qui l'ont formé.

Auguste-M. MORiSSET, o. m. i.

Jean-Marie MARCOTTE. Mektoub! Les récits du capitaine. Montréal, Éditions Lumen, 1946. 19 cm., 205 p.

Parmi tant de grands maux, la guerre aura eu quelques bons effets, celui, entre au- tres, de faire voir du pays à bien des gens qui n'auraient, de leur vie, traversé l'Atlanti- que. Heureux surtout ceux qui l'ont repassé. Il suffit de causer avec eux, au hasard d'une rencontre, pour constater qu'en même temps que leurs yeux se sont ouverts, leur esprit n'est pas resté fermé. Ils reviennent au pays chargés du précieux butin que pro- cure le contact des gens et des choses. Que quelques-uns songent à nous en faire part, rien de plus naturel: «Qui a voyagé a sans doute beaucoup à dire.» Qu'ils le fassent dans le ton et le style qui conviennent, on ne peut que s'en réjouir. Voilà ce que vient d'entreprendre et de réaliser M. Jean-Marie Marcotte dans Mektoub. Un peu plus vit* qu'il ne faut, il nous promène en « jeep » tout le long du littoral et à l'intérieur de l'Afri- que du Nord. On pousse même jusqu'en Terre sainte pour revenir par Rome, la Côte d Azur, Toulon, Lyon, etc. Mais, c'est l'Afrique qui retient principalement l'attention, /raiment, cette Afrique ne manque pas d'enchantements. Si l'on n'aspire guère à y vivre, du moins il fait bon la visiter, surtout en compagnie d'un excellent cicerone.

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que l'on aille, tout n'est pas à voir par tous. Aussi, à cause de certains détails sur les moeurs africaines singulièrement, sur la danse du corps et la prostitution ce livre ne doit pas tomber entre les mains des trop jeunes.

Rodrigue NORMANDIN, o.m.i. * * *

Anne-Marie COUVREUR. Comment aimer pour être heureux. Paris, Spes; Montréal, Fides. 19 cm., 190 p.

Parmi tous les Art d'Aimer et les Art de Vivre que nos éditeurs nous offrent de- puis quelques années, il n'en est probablement pas de plus complet, de plus élevant, de mieux inspiré que ce Comment aimer pour être heureux, d'Anne-Marie Couvreur.

Son premier avantage est de s'adresser à un public illimité. Les jeunes, filles et garçons, y trouveront des conseils judicieux sur la préparation de leur mariage, les jeu- nes époux y apprendront comment mériter et conserver leur bonheur, les parents y pui- seront maints conseils sur l'éducation de leurs enfants.

Certains chapitres plairont davantage par la fine psychologie et la haute inspiration dont ils sont imprégnés. Entre plusieurs, mentionnons celui de la Collaboration (dans le mariage), celui de l'Amour Paternel (un sujet rarement traité!), celui de l'Enfant Unique, celui du Bien-Etre et du Bonheur. Et pour piquer davantage la curiosité du lecteur soulignons certaines « questions disputées » que l'auteur aborde avec beaucoup de sagacité: la femme et la profession de son mari (page 89), le père de famille et les tra- vaux domestiques (79), le père ambitieux pour son fils (118), etc.

Voilà un livre qui enrichit en plaisant.

J.-L. P.

* *

Marius BARBEAU. Alouette! Montréal, Éditions Lumen, 1946. 19,5 cm., 216 p. (Collection Humanitas.) Prix: $1.50.

Un livre qui devrait intéresser tout Canadien et plus particulièrement tout Cana- dien français. Alouette est le fruit de recherches longues et patientes sur les chansons populaires et leurs mélodies au Canada français. En parcourant ce recueil on est frappé de constater que nombre de jolies chansons du terroir, autrefois bien connues, sont au- jourd'hui tombées dans l'oubli.

Intéressant aussi à noter que le recueil de M. Barbeau ne nous donne pas seulement le texte et la mélodie des chansons, il nous renseigne encore sur les diverses versions de chacune des chansons et sur leur lieu d'origine.

C'est une étude sérieuse dans le genre, de nature à nous faire apprécier davantage le folklore canadien-français et à nous inviter à « réinstaller définitivement parmi le peu- ple d'où ils viennent» (p. 10) ces chants qu'aimaient les anciens. A cause de cela, Alouette a plus qu'une valeur musicale; il a un sens patriotique.

Nous souhaitons à ce volume de devenir le premier d'une série de recueils qui nous fassent connaître toute la chanson populaire de chez nous.

Roland OSTIGUY, o. m. i.

Félix LECLERC. Pieds nus dans l'aube. Montréal, Fides, 1947. 19 cm., 242 p.

Un livre de Félix Leclerc, c'est un régal pour le goût du lecteur moyen et pour les

palais les plus raffinés. Leclerc nous a habitués à ces splendides descriptions de nos pay-

BIBLIOGRAPHIE 127

sages, de nos animaux domestiques et forestiers, de notre sol, de1 nos bons Canadiens, descriptions pleines de lumière et d'optimisme malgré la pointe de mélancolie que* devi- nent au fond de son âme, les lecteurs qui ont eu le plaisir de le connaître et qui s'appli- quent à le comprendre. Certains auteurs sont optimistes par tempérament, celui-ci l'est pour une bonne part par volonté, à mon avis, et cela lui fait honneur.

Jusqu'à maintenant, il s'était appliqué à faire ressortir la poésie de sujets menus qui plaisent par leur variété et leurs couleurs, mais qui, chaque fois, ne demandent qu'un etfort limité. Enfin, il vient de pousser plus avant son expérience1 d'écrivain et c'est toute une tranche de vie qu'il vient d'étaler devant ses lecteurs dans Pieds nus dans l'aube. C'est l'histoire d'un petit gars qui a grandi sur les limites d'une toute petite ville, l'his- toire aussi de ses parents, de ses frères et sœurs et de ses amis de jeu : histoire partielle- ment autobiographique mais beaucoup idéalisée, histoire de petits gars de la rue aux visages sales, mais aux idées fières et à l'âme claire sinon tout à fait blanche. Vous voyez bien que l'auteur est optimiste malgré tout. Le meilleur compagnon d'enfance du héros ne va pas à l'école ou ne s'y intéresse pas du tout, mais il tient sa réputation d'en- fant net de toute injure faite ou reçue, car ses poings savent cogner dur. Dans la fa- mille qui nous intéresse, évoluent des bras solides, des âmes fières, d^s cceurs voués au sol, des poètes comme notre héros lui-même et même1 une musicienne.

L'auteur laisse flotter un peu de mystère dans tout ce manège: quels noms, quels lieux, à quel temps? . . . L'imagination fera sa tâche, ce qui aide la poésie et pique la cu- riosité. De la poésie, il en a répandu partout, et c'est à peu près la même que celle trouvée déjà dans ses œuvres précédentes et dont la critique a parlé amplement. Ici il semble que les premières pages du roman ouvrage sans aucune trame d'ailleurs que les faits variés accomplis par des enfants de douze à quatorze ans qui ouvrent les yeux devant la vie bonne ou mauvaise soient volontairement plus travaillées, plus artiste- ment ouvrées, moins spontanées, moins claires, moins attachantes aussi. Dans les deux derniers tiers, c'est l'habileté ordinaire de Leclerc, du meilleur Leclerc si habile à conter. Le lecteur oublie tout: images flamboyantes du début, trucs de littérateur à la recherche de la beauté, vague connaissance des lieux, pour se mettre tout entier à la suite des héros qui se meuvent dans un monde jeune, vivant, très actif, très intéressant. La fiction est parfaite et les cœurs de tous, acteurs et lecteur, battent à l'unisson. Un héros sans nom empoigne son homme qui ne le perd pas des yeux et vit de la même vie que lui. C'est bien l'idée qu'on se fait d'un roman, œuvre essentiellement fictive et pourtant vraie, comme l'est la vie elle-même. Leclerc poète sait plaire; Leclerc conteur ou romancier siit manier des êtres vivants, créer une fiction charmeuse qui fait voir la vie réelle.

Armand TREMBLAY, o. m. i.

Ernest PALLASCIO-MORIN. Je vous ai tant aimée. Ottawa-Montréal, Édi- tions du Lévrier, [1946]. 19 cm., 208 p.

Les lettres d'amour que contient Je vous ai tant aimée, d'Ernest Pallascio- Morin n'ajoutent pas beaucoup au style épistolier et nous nous étonnons que l'auteur ait atteint son but la conquête de l'idéale Sylvie avec si peu de profondeur et d'originalité. Cette grandiloquence laborieuse, ce romanesque affecté dont elles sont pleines irriteront la plupart des lecteurs. Il ne faut pas nier cependant que le livre leur procurera, par moments, certain plaisir.

La correspondance s'éparpille d'un octobre à l'autre et sa « température » semble varier avec les saisons: elle débute en chaleur, se tempère avec la neige, se rallume comme par enchantement au « premier souffle du printemps ». L'été finit de convaincre l'élue.

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M. Pallascio-Morin exprime des idées très justes sur l'amour, le bonheur, l'ami- tié, la vie; ses blagues ne sont pas sans humour (i« Le député propose, le ministre dis- pose ») ; quelques-uns de ses portraits sont bien « au foyer ». Ces réussites lui assurent notre estime, sans, je le répète, nous conquérir entièrement.

J.-L. P. * * *

11 a été fait mention d^s livres suivants, reçus à la Revue, dans la chronique de M. Guy Sylvestre, intitulée l'Année littéraire 1946.

Roger BRIEN. Cythère. Poèmes. Hull, Éditions L'Éclair, 1946. 23 cm., 256 p.

Léon GÉR1N. Aux sources de notre histoire. Montréal, Fides, 1946. 20 cm., 280 p.

L'abbé Robert LLEWELLYN. La Sagesse du Bonhomme. Illustrations de Jean Simard. Montréal, Fides, [1946]. 22 cm., 173 p.

Edouard MONTPETÎT. Propos sur la Montagne. Montréal, Éditions de l'Arbre, 1946. 19 cm., 179 p.

Marcel TRUDEL. Vézine. Roman. Montréal, Fides, 1946. 19 cm., 280 p. Publié avec l'autorisation de l'Ordinaire et des Supérieurs.

Le T.R.P. Léo Deschâtelets, o.m.i.

La Congrégation des Missionnaires Obats de Marie- Immaculée se réjouit d'avoir un nouveau chef. Le deux mai dernier, à Rome, le vingt - quatrième chapitre général de la Société élisait au poste de supérieur géné- ral le très révérend père Léo Deschâtelets.

La nouvelle de cette élection, sans être une surprise, a été accueillie avec une très vive satisfaction. Au Canada, au Canada français surtout, les milieux ecclésiastiques et civils ont considéré comme un honneur ce choix de l'un des nôtres. Huitième supérieur général d'un institut reli- gieux qui a fait sa marque dans l'Église et qui connaît une vitalité débor- dante dans toutes les parties du monde, le très révérend père Deschâtelets est le premier Canadien à occuper ce poste. à Montréal le 8 mars 1899, formé au pays, il y a dépensé vingt des vingt et une années de sa carrière sacerdotale.

Il convient de reconnaître comme la divine Providence l'a préparé à sa noble et lourde charge.

Ceux qui ont l'avantage de connaître le très révérend Père, admi- rent en lui l'intelligence vive et souple, le don des décisions rapides et prad.ntes, le dynamisme irrésistible, la fermeté et la constance du vouloir, l'acharnement au travail. Sa piété et dente et communicative, sa charité fidèle et bienfaisante, toujours prête à seconder les efforts les plus hum- bles comme les plus audacieux, s'inspirent d'un amour confiant à l'égard du Christ-Prêtre et de sa Mère immaculée, d'une dévotion filiale à la s. lin te Église et au Saint -Père.

Professeur de théologie à l'Université d'Ottawa et au Scolastical Saint -Joseph, il a toujours été un fervent de la saine doctrine; en cette dernihc institution, il a manifesté une connaissance remarquable des pro-

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blêmes de formation sacerdotale et oblate dans l'exercice de ses fonctions de directeur et de supérieur.

Son intérêt pour l'œuvre des missions et sa compétence en ta matière lui ont valu d'être président- fondateur des Semaines d'Études mission- naires du Canada, directeur au Conseil national de l'Union missionnaire du Clergé, représentant du même organisme au Congrès international de Rome en 1936. L'année suivante, il devenait membre du Secrétariat in- ternational de l'Union missionnaire du Clergé avec résidence à Rome. Il y demeura jusqu'à l'automne de 1938 alors que l'obéissance le plaçait à la tête du Scolasticat Saint-Joseph d'Ottawa. Animé d'un tel esprit apos- tolique, toujours il s'appliqua à promouvoir le rayonnement mission- naire de sa province d'origine. Des prêtres qu'il a formés, un grand nom- bre dépensent en des champs lointains il les dirigea un zèle reçu de lui.

Le nouveau général des Oblats possède de sa congrégation une con- naissance rarement égalée. Le fondateur et ses écrits, l'histoire, l'esprit et les traditions de l'Institut, ses œuvres et son personnel ont été l'objet de ses recherches incessantes. Un de ses premiers supérieurs le futur car- dinal Villeneuve, dont le très révérend Père reste le disciple fidèle et le fils de prédilection qualifiait d'extraordinaire l'amour qu'il apportait à ces études. Études complétées et animées par des contacts personnels multiples que lui ont procurés ses voyages en divers pays d' Amérique et d'Europe, sa participation active à deux chapitres généraux et, depuis 1944, l'exercice de ses fonctions de provincial de l'Est du Canada et de vicaire des missions du Basutoland au Sud-Africain. Son grand cœur, son esprit large ouvert, son ardeur éclairée le rendent capable d'assumer la direction de sa famille religieuse en toute son ampleur et sa variété d' œu- vres.

L'Université d'Ottawa est particulièrement heureuse du nouveau su- périeur des Oblats, et elle a le droit d'être fier de lui: il est l'un des siens. Elle a profité de la collaboration fidèle, des encouragements efficaces et de la puissante impulsion du professeur de ses facultés, du supérieur du Sco- lasticat et du provincial d'hier; le haut et précieux patronage du supé- rieur général lui est d'avance assuré. Il continuera de témoigner à l'œuvre universitaire de la capitale canadienne l'amour généreux et intrépide quit a hérité de son illustre maître, le regretté cardinal Villeneuve.

LE T. R. P. LÉO DESCHÂTELETS, O. M. I. 131

Tout laisse donc présager un généralat profondément apostolique, brillant, fécond et bienfaisant, selon la grande tradition de M9r de Maze- nod et de ses successeurs.

Nous en formulons le vœu ardent.

Que le très révérend Père daigne accepter V hommage de nos respects et de noire indéfectible attachement.

Sylvio DUCHARME, o. m. i.,

supérieur.

Scolasticat Saint-Joseph, Ottawa.

Les fondateurs du diocèse d'Ottawa

Le diocèse d'Ottawa sera bientôt centenaire. Au Canada, c'est un âge imposant pour une circonscription ecclésiastique. ^\ussi nous croyons que ce centième anniversaire de fondation de notre diocèse mérite d'être fêté par de grandioses et inoubliables démonstrations.

La piété filiale fait naître en nous des sentiments qui s'accordent à vouloir louer la clairvoyance, le courage et le labeur des fondateurs de notre diocèse. En acclamant ces apôtres, nous glorifions leur œuvre qui est la foi catholique et nous donnons aux fidèles l'occasion de remplir envers Dieu l'impérieux devoir de la reconnaissance pour tous les bien- faits reçus. « Mementote prœpositorum vestrorum qui vobis locuti sunt verbum Dei: Souvenez-vous de vos évêques qui vous ont prêché la parole de Dieu \ »

Il appartient à la brillante Revue de l'Université d'Ottawa, dont le rayonnement atteint l'élite de nombreux pays, de rappeler les débuts hé- roïques de l'Eglise d'Ottawa, sa glorieuse destinée et sa prodigieuse fécon- dité.

En exaltant les ouvriers qui ont édifié le diocèse, la Revue offrira une des pages les plus glorieuses de la congrégation qui a fourni au diocèse son oremier évêque, et qui a établi ici, à Ottawa, une université dispensatrice de haut savoir. Depuis près de cent ans cette institution se plaît à illumi- ner les intelligences et à ennoblir les cœurs.

C'est Mgr Joseph-Eugène-Bruno Guigues, un oblat de Marie-Imma- culée, que Rome appela à présider aux destinées du nouveau diocèse, ap- pelé Bytown. « Ce pieux évêque, avons-nous éarit ailleurs, place la nou- velle Église sous la protection spéciale de Marie, adoptant pour armoiries du diocèse l'effigie de la Vierge sans tache avec cette devise: Trahe nos,

1 Hébr. 13, 7.

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Virgo Immaculaia 2, et il choisit l'Immaculée Conception comme titulaire de sa cathédrale.

« A plusieurs paroisses qu'il a fondées, Mgr Guigues a donné des noms qui rappellent les mystères de la vie de la Vierge ou ses fameux sanctuaires. Plus tard le diocèse de Bytown est devenu le diocèse d'Otta- wa: puis l'archidiocèse d'Ottawa; et les successeurs du premier pasteur, Nosseigneurs Duhamel, Gauthier, Émard et Forbes ont hérité de sa piété mariale 3. »

Quand Mfcrr Guigues apparut, les premiers apôtres du diocèse, par leur ardeur, avaient remué l'âme de nos pères, mais cet évêque sut coor- donner leur activité et, de plus, il mérite d'être considéré comme l'ancêtre spirituel des archevêques qui lui succéderont, leur donnant l'exemple* d'une dignité affable, d'une orthodoxie sûre et d'un zèle ardent.

Dans notre Lettre pastorale récente 4, nous étions particulièrement heureux de reconnaître les mérites du successeur de Mgr Guigues: « Pen- dant l'épiscopat de Monseigneur Duhamel particulièrement le diocèse a pris une expansion merveilleuse et les paroisses se sont multipliées, parois- ses qui ont été marquées du sceau de Marie, et, aujourd'hui c'est toute une litanie d'églises dédiées à Marie qui jalonnent le diocèse. De nombreuses familles religieuses ont été reçues dans le diocèse, et, parmi ces familles, plusieurs sont consacrées spécialement à honorer quelques-unes des préro- gatives de la Mère divine. Dans nos paroisses, « fleurissent des congréga- tions ou des confréries vouées au culte de la Vierge Mère, et il n'est pas un foyer l'on ne trouve une image ou une statue de la Madone Véné- rée »>. Il n'est donc pas étonnant que la piété intense des pasteurs pour la Mère de Dieu se soit communiquée aux prêtres et aux fidèles, qui entre- tiennent un culte filial pour cette aimable Mère.

Dès lors, notre diocèse, façonné par la douce et mystérieuse influen- ce de la Sainte Vierge méritait le titre de « Royaume de Marie ».

« Toute l'histoire de l'Eglise, a dit le père Sertillanges, n'est que le récit de ses efforts pour l'extension du royaume de Jésus-Christ et l'orga- nisation de son règne. » Les archevêques qui viennent dans la suite, se- condés par un clergé dévoué et uni et par des laïques imbus d'un grand

2 5e antienne de laudes de l'oflice de* l'immaculée-Conception.

3 Lettre pastorale et mandement de Son Exe. M#r A. Vachon, 10 décembre 1946.

4 Ibid.

LES FONDATEURS DU DIOCÈSE D'OTTAWA 135

esprit de foi ont couvert le diocèse d'oeuvres catholiques admirables: égli- ses, séminaires, collèges, écoles, institutions charitables foisonnent par- tout, méritant de tous confiance et respect.

L'attachement au pape, l'obéissance respectueuse au clergé, les gran- des dévotions envers Notre-Seigneur et Marie immaculée, une générosité inlassable pour soutenir les œuvres sont les traits distinctifs de nos diocé- sains.

Nous nous empressons de signaler que notre diocèse, moins que tout autre, ne saurait ignorer combien les religieux et les religieuses sont une cause de sanctification, de progrès et d'enrichissement spirituels.

Lorsque nous /repassons nos humbles vies, nous sommes portés à redire cette parole de saint Augustin: Volens quo nollem perveneram.

Tel ne fut pas le cas de notre diocèse. Les espérances mises dans le berceau de ce siècle qui finit se sont réalisées, et en lisant les articles qui paraîtront dans la Revue de l'Université d'Ottawa sur les fondateurs de notre Église particulière, on verra que les réalisations en terre outaouaise mettent en honneur et sanctionnent les vérités amassées par l'expérience des autres diocèses canadiens. Dieu bénit les œuvres de ceux qui travail- lent avec lui.

Dans Ezéchiel on peut lire que Dieu dit: « Je couperai un rameau [du grand cèdre] et je le planterai ... il bourgeonnera, portera du fruit et deviendra un grand cèdre 5. » En 1847, il semblait bien faible le ra- meau que l'on planta ici; mais, grâce à la bonté de Dieu et aux soins de la Reine des apôtres, il est devenu un grand arbre plein de sève et de ver- deur, dont la cime s'élève sans cesse et qui donne le repos, la sécurité et la paix à ceux qui se tiennent sous son ombrage.

f Alexandre VACHON,

archevêque d'Ottawa.

5 Ezéchiel 17, 22-23.

Mêr Joseph-Eugène-Bruno Guigues

OBLAT DE MARIE-IMMACULÉE PREMIER ÉVÊQUE D'OTTAWA

Il fut un réalisateur.

L La préparation.

Se peut-il spectacle plus beau que celui d'une vie qui s'écoule sans défaillance comme sans tache, sous le regard béni de Dieu, et qui s'élève chaque jour, toujours égale, toujours elle-même, malgré les peines et les soucis, et se termine dans la paix et dans l'admiration de tout un peuple épi or é?

Ce fut là, dirons-nous, la grande et sainte vie du premier évêque d'Ottawa, monseigneur Joseph-Eugène-Bruno Guigues, Oblat de Marie- Immaculée.

La fondation d'un diocèse est toujours une tâche très lourde. La fondation du diocèse d'Ottawa fut particulièrement pénible.

Monseigneur Guigues nous est venu de loin pour faire ici l'œuvre de Dieu.

// descend des montagnes.

Si Dieu est admirable dans ce qu'il donne d'achevé, il ne l'est pas moins dans tout ce qu'il prépare. L'œuvre de Dieu est si parfaite, elle présente tant d'aspects que notre piété n'aura jamais fini d'en suivre les contours 1. Pouvons-nous rester insensibles devant les merveilles de la Providence muette, qui, lentement, prépare avec amour tout ce qui doit venir?

*

1 Pierre CHARLES, S.J., La Prière de toutes les Heures, 3e série, LXXXL

Msr JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO GUIGUES, O.M.I. 137

Quand le divin Maître voyait Philippe, assis sous le figuier, celui-ci ne s'en apercevait pas; cependant ce regard était chargé d'un amour de prévenance, et cet homme endormi était pris, à son insu, aux filets de la grâce de Dieu. Aujourd'hui sûrement le bon Dieu regarde ainsi quelque enfant, inconscient de ces prédilections, qui, dans un demi-siècle, sera son vicaire sur la terre; il lui confiera son Église. Personne ne le sait parmi nous, mais la vigilance de Dieu précède nos savoirs et prépare dans le silence les chefs et les pasteurs et tous ceux qui plus tard continueront son œuvre.

Le regard de Jésus s'est porté autrefois sur un enfant qui jouait dans les Alpes françaises. C'était le fils d'un capitaine de Napoléon.

Nous avons deux circonstances qui vont contribuer à former l'âme du premier évêque d'Ottawa.

La montagne, on le sait, est l'école en plein air. Elle enseigne à ceux qui la fréquentent journellement l'ordonnance parfaite des forces physiques et morales. Pour peu qu'un adepte y mette une idée surnaturel- le, la montagne lui dira les secrets des vertus qui font les grands chré- tiens.

Le moindre geste dans les montagnes demande un acte de volonté. Dans la conquête d'une aiguille, d'un pic ou d'un piton, le corps n'a rien à dire, c'est l'âme qui commande; car l'ascension est encore plus une lutte intellectuelle et morale qu'elle n'est un exercice physique. La réus- site dépendra de la constante attention de l'esprit au service de la volonté qui dictera chaque mouvement. Ainsi les luttes de l'alpiniste sont une image de la vie; celui qui sait y prendre des habitudes d'énergie acquiert l'esprit d'initiative et la maîtrise de soi; les outils qui lui serviront à forger ses succès.

Sans être lui-même alpiniste de renom, Eugène Guigues aura subi l'influence de la montagne. L'isolement et la vie rude des montagnards, en réchauffant les coeurs, finissent par les unir dans la grande fraternité du même sort.

La discipline militaire a de même fourni sa quote-part dans le travail de formation du futur évêque de Bytown. Tous les jours l'enfant était témoin de la vie ordonnée de son père. Le petit homme se surprenait à imiter, en jouant, les faits et gestes du capitaine de cavalerie, Il lui fallait

138 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

également obéir et agir selon des lois prévues, d'après un règlement qui lui dictait ce qu'il avait à faire. Il avait donc sa discipline qui tuait chez lui le caprice et l'initiait déjà à l'habituelle maîtrise de soi.

// se fait religieux.

De cette éducation quasi militaire et alpestre, le jeune homme a acquis de bonne heure la faculté précieuse d'un jugement droit et sûr. C'est un fait remarqué par ses contemporains: il avait sans effort la note juste sur les hommes et les choses. On avait près de lui la sensation d'équilibre, d'harmonie; car chez lui le sentiment, l'appréciation déri- vaient comme de source d'un jugement qu'il devait rarement modifier quand une fois il s'était prononcé.

Eugène Guigues commença de bonne heure à montrer au grand jour les heureuses dispositions et toutes les qualités de l'esprit et du cœur qu'il avait su acquérir. Il n'avait que seize ans quand il se décida d'entrer dans la Congrégation des Missionnaires Oblats de Marie-Immaculée. Ce fut la première de toutes les grandes décisions qu'il devait prendre dans sa vie, et qui ont eu tant de répercussion sur un nombre incalculable d'existences humaines.

Il était étudiant au collège des Jésuites à Forcalquier avec trois de ses compagnons, les jeunes Martin, Richaud et Arnoux, originaires comme lui de Gap, et qui devaient également devenir Oblats.

Tous les quatre avaient fait la connaissance des nouveaux gardiens de Notre-Dame-du-Laus, sanctuaire situé à peu de distance de Gap. Les Oblats, en effet, avaient pris en 1819 la direction de ce sanctuaire des Alpes. Tout en poursuivant leurs études à Forcalquier, les jeunes gens entretenaient de pieuses relations avec les nouveaux religieux. L'un des pères du Laus s'arrêta d'occasion pour les voir au petit séminaire. Sa présence réveilla plus vivement leur désir d'entrer au noviciat des Oblats, qu'on venait d'établir à Notre-Dame-du-Laus, et, pour ne mettre aucun retard à leur résolution, ils s'entretinrent de l'idée de suivre le bon père qui y retournait.

De graves difficultés s'opposaient, on le pense bien, à l'exécution de ce projet: les parents n'étaient pas avertis, et le père recteur du petit séminaire ne voulait pas les laisser partir sans l'avis préalable et le con- sentement formel des familles intéressées. La détermination d'Eugène

Mer JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO GUIGUES, O.M.I. 139

Guigues vint briser les obstacles. Il dit à son ami, le jeune Martin, qui en fut effrayé, que dans des circonstances comme celle-là il fallait suivre l'inspiration de la grâce; que, pour lui, il était décidé à suivre le père; que celui-ci saurait bien aplanir les voies, qu'il fallait lui laisser tout ce soin. Subjugué par cette résolution, son ami prit le même parti; le mis- sionnaire du Laus s'étant porté garant de l'approbation des familles, le père recteur consentit à les laisser partir. Les deux jeunes gens se rendi- rent donc directement à Notre-Dame-du-Laus, ils commencèrent leur noviciat le 2 août 1821. Les deux autres amis, les jeunes Arnoux et Ri- chaud, devaient les y rejoindre avant la fin de cette année 2.

Durant les six années qui vont suivre, le jeune Guigues, novice puis scoîastique, jeta le fondement de ces vertus religieuses et sacerdotales qui ont été si remarquables et qui, tout le long de sa vie, ne se sont ja- mais démenties en quelque position que la Providence l'ait appelé.

N'allons pas croire cependant qu'il n'eut pas à prendre de graves décisions; il faudrait pour cela oublier que la lutte contre soi, contre son propre cœur, est celle qui demande le plus d'actes de volonté.

Il fit tant et si bien qu'en 1827, n'étant encore que diacre, il fut nommé professeur de philosophie au grand séminaire de Marseille. Et à peine ordonné prêtre, il devint maître des novices. Bientôt il sera placé à la tête de nos œuvres dans le diocèse de Grenoble, à Notre-Dame-de- l'Osier.

Qu'on le remarque ici: à cette époque de l'histoire de la congréga- tion, il paraît évident que monseigneur de Mazenod s'en remet à deux religieux pour le progrès des œuvres extérieures: le père Hippolyte Gui- bert et le père Eugène Guigues. Le premier est déjà le héraut de l'Église et des Oblats dans le diocèse de Gap: et l'autre vient d'entrer dans Gre- noble, où il aura conquis en peu de temps la confiance de l'évêque et l'estime du clergé.

Au mois de mai 1834, le père Guigues fut chargé de la restauration du sanctuaire de Notre-Dame-de-1'Osier.

Dans la crise religieuse suscitée par les calvinistes, très nombreux dans le Dauphiné au XVIIe siècle, la Sainte Vierge a manifesté sa puis- sance pour confondre l'hérésie.

4 Notices nécrologiques des O.M.I. , tome III, p. 89-9 2.

140 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

Le 25 mars, jour de l'Annonciation, était une fête chômée autre- fois. Les huguenots s'obstinaient à provoquer le scandale en travaillant ce jour-là et les autres fêtes de précepte. En 1649, Pierre Combet, l'un des plus acharnés violateurs de la loi, se rendit dans son champ pour y tailler son oseraie. Au premier coup de la serpette, du sang jaillit de l'ar- brisseau émondé. Ebahi par le prodige, le mécréant s'attaqua néanmoins à d'autres branches. Chaque fois, le sang giclait avec plus d'abondance jusque sur sa personne. Le bruit du prodige de l'osier sanglant se répan- dit dans le pays. Les sectaires finirent par y voir un avertissement du ciel ; mais il fallut un second miracle pour convertir Combet lui-même.

Sept ans après le miraculeux jet de sang, la Sainte Vierge lui ap- parut. Elle lui reprocha son obstination et lui dit qu'il n'avait que peu de temps à vivre. Ce fut son coup de grâce; le repentir dans l'âme, il abjura l'hérésie et mourut peu après.

C'est de qu'est sorti le culte de Notre-Dame-de-l'Osier. Les pieux montagnards ont fait de l'oseraie de Pierre Combet un lieu de pèlerinage la Vierge s'est plu à récompenser par des miracles la foi des nombreux visiteurs.

La Révolution de 1789 est venue dans les Alpes fermer l'oratoire et chasser les gardiens. Tout comme si des païens, pires que des héréti- ques, eussent dit à la Vierge d'aller faire ses miracles dans un autre pays. Les ronces et les épines se sont mises à pousser à l' endroit l'osier a saigné pour toucher les pécheurs.

Il s'écoulera près d'un demi-siècle avant que quelqu'un songe à donner au sanctuaire profané un peu de la splendeur du passé, en atten- dant que vienne le véritable restaurateur.

Il arriva dans la personne du père Eugène Guigues.

// vient au Canada.

Pendant dix ans, le père Guigues est demeuré à Notre-Dame-de- l'Osier. Fort de la confiance qu'avaient en lui ses supérieurs, il entreprit l'immense tâche de restaurer le sanctuaire, de réveiller la piété et de rame- ner les foules aux pieds de la Vierge de l'Osier. Ceux qui savent par expérience ce que demande d'énergie le maniement quotidien d'une foule, toujours capricieuse, comprendront quelle courageuse patience il fallut

Ms1" JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO GUIGUES, O.M.I. 141

au père Guigues pour redonner au diocèse de Grenoble cette floraison de piété mariale qui fait sa gloire encore aujourd'hui 3.

Il n'est pas surprenant que la nouvelle de son départ de l'Osier ait causé une alarme à travers le diocèse: il était devenu, par la force des choses, la cheville ouvrière des œuvres oblates et du renouveau reli- gieux dans la province du Dauphiné. Voici le témoignage que nous trouvons consigné dans le journal historique de la maison de Notre- Dame-de-1'Osier en date du 29 mai 1844:

Le départ de notre bon P. Guigues serait pour la maison de Notre-Dame de l'Osier un vrai sujet de deuil, s'il était permis de penser à nos intérêts particu- liers, en présence du bien général de notre chère Congrégation, et si la perspective d'une mission plus importante n'était pour nous porter à bénir la Providence qui la lui a ménagée par la médiation du Révérendissime Père Supérieur général. Pourtant il nous est impossible de ne pas sentir très vivement une semblable sé- paration. Le bien qu'a fait notre bon Père supérieur, pendant les dix années qu'il a gouverné la maison de l'Osier, est réel, frappant: son administration a été aussi prudente qu'active, aussi régulière que charitable, et nous devons ajouter: aussi heureuse sous le rapport temporel que sous le rapport spirituel. Le diocèse entier, en apprenant son départ, en sera très affligé, comme l'est Msr l'évêque, qui a compté la séparation du P. Guigues au nombre des sacrifices les plus péni- bles à son cœur de père, comme nous le sommes tous ici, au moment de lui adres- ser nos adieux 4.

Le père Guigues quittait la France; il s'en venait au Canada pour y accomplir une œuvre qu'un siècle de recul nous montre égale, osons- nous dire, à celle des de Laval et des Bourget.

Le 2 décembre 1841, arrivait à Montréal le premier contingent âc religieux oblats que la France donnait à son ancienne colonie. Ils étaient six: quatre pères et deux frères, que monseigneur Bourget adoptait tout de suite et sur lesquels il appuyait l'immense espoir d'un renouveau spiri- tuel par des missions dans les campagnes. Il fut servi comme à souhait.

Dès le premier contact, il s'établit entre nos missionnaires et le saint évêque de Montréal ces relations affectueuses que le temps ne fit que fortifier. L'évêque écrivait le 6 décembre, en parlant de monseigneur de Mazenod: « Il m'a donné son cœur en m'envoyant ses fils 5. » De leur côté, les Oblats ont gardé pour leur père adoptîf et leur fondateur cana-

3 Voir BERNE, O.M.I., Esquisse sur le Pèlerinage de N.-D. de L'Osier.

4 Not. nécr., tome III, p. 10.

5 Mfcr Bourget au père Jean Lagier.

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dien le respect, la confiance et la vénération qu'on accorde une fois pour toujours.

La raison qui avait motivé la venue des Oblats à Montréal était, répétons-le, de prêcher des missions à travers la province, tout comme ils en prêchaient dans le sud de la France.

Mais deux ans n'étaient pas écoulés qu'on parlait de leur faire entreprendre un travail d'un tout autre genre. Écoutons monseigneur Bourget confier son projet à monseigneur de Mazenod, dans une lettre du 19 octobre 1843. Il vient de lui dire la satisfaction qu'il éprouve de voir ses Oblats réussir dans tout ce dont il les charge; puis il continue tout ainsi, comme si ce qu'il va ajouter découlait d'un seul jet du com- pliment qu'il vient de faire:

Il est question maintenant de leur procurer un établissement dans une ville naissante du diocèse de Kingston nommée Bytown, à 40 ou 50 lieues de Mont- réal. Cette ville est au centre de toutes les communications de la Grande Rivière appelée Ottawa. C'est qu'abondent les voyageurs et les hommes qui, par milliers, travaillent à abattre les immenses forêts qui bordent cette belle et magni- fique rivière qui sont tous des gens bien dignes du zèle de vos enfants. C'est de que devront partir ces hommes apostoliques pour aller évangéliser ce que nous appelons ici les chantiers . . .

De plus, à 60 ou 80 lieues de Bytown, se trouvent les terres de chasse des sauvages. Comme ces pauvres infidèles sont errants et vagabonds dans leurs épaisses forêts pendant la plus grande partie de l'année, et qu'ils ne se réunissent qu'à certaines époques dans les postes qu'a établis la Compagnie de Marchands qui fait le commerce avec eux, les missionnaires qui travaillent à leur conversion devront avoir un établissement central pour de faire des excursions chez ces infidèles et revenir ensuite travailler au salut des blancs. Sans cela ils seraient à ne rien faire une grande partie de l'année. Bytown offre pour le moment ce pré- cieux avantage. . .

Cette affaire de Bytown est à peine amorcée que l'évêque de Québec, monseigneur Joseph Signay, demande des Oblats, en 1844, pour les missions du Saguenay. Puis arrive par surcroît et presque en même temps la requête du vicaire apostolique de la Rivière-Rouge, monseigneur Joseph-Norbert Provencher.

Tous ces problèmes devaient être transmis à Marseille; personne au Canada n'avait autorité pour accepter ou refuser ces postes de mis- sions qui n'étaient pas prévus par les constitutions.

En discutant dans sa correspondance ces questions importantes, monseigneur de Mazenod songeait à établir au Canada une autorité dé- léguée pour régler sans délais les cas d'administration locale. Il fallait

M?r JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO GUIGUES, O.M.I. 143

un supérieur qui aurait juridiction sur toutes les missions du Canada et sur celles qu'on pourrait établir aux États-Unis.

Un supérieur provincial était hors de propos; cette charge n'exis- tait pas encore dans la congrégation. Monseigneur de Mazenod trouva un moyen terme. Il envoya un visiteur permanent avec des pouvoirs dis- crétionnaires très étendus.

Le titulaire de cette charge fut le père Eugène Guigues, qui était, comme on le sait, supérieur à Notre-Dame-de-1'Osier.

Le supérieur général le fait venir à Marseille pour l'investir de ses pouvoirs. Après l'avoir mis au courant de la véritable situation des Oblats au Canada, il lui fait part des grandes espérances qu'il entretient au sujet de ces missions si pleines de promesses pour le salut d'une mul- titude d'âmes; et son geste prophétique veux dire: Duc in altuml Au large! avec sagesse et prudence, sans doute, mais avec la mâle intrépidité des Apôtres 6.

Et pendant que l'élu se prépare à partir, monseigneur de Mazenod envoie son signalement à monseigneur Bourget:

Dans cet état de choses il ne* suffit pas que j'envoie quelques sujets de plus pour former plus facilement les communautés que l'on demande; je regarde comme un devoir de faire les plus grands sacrifices pour organiser convenable- ment une sorte de province de notre Congrégation en Amérique. J'ai choisir pour cela un homme distingué et qui a fait ses preuves dans une administration difficile. Il jouit d'ailleurs d'une grande considération soit dans la Congréga tion soit au dehors, et il n'a fallu rien moins que la vue de l'utilité de sa Mission en Canada pour me faire pardonner par l'excellent Evêque de Grenoble le cha- grin que je lui donne en l'enlevant de Notre-Dame de l'Osier il était heu- reux de la posséder. C'est le Père Guigues que je charge de cette Mission avec les facultés les plus étendues, ce sera en quelque sorte un alter ego qui aura juri- diction sur tous les membres de notre institut quels qu'ils soient, et sur toutes les communautés de la Congrégation en Amérique. C'est avec lui que NN. SS. les Ëvêques auront à traiter pour tout ce qui concerne les services qu'ils désirent de la Congrégation, pour les établissements qu'ils voudraient former dans leurs diocèses, etc. Vous trouverez en lui, Monseigneur, un homme capable, mais sans prétentions, plein de respect pour l'Episcopat, coulant dans les affaires qu'il entend fort bien et d'une société fort agréable. J'espère que vous aurez toujours à vous louer de ses rapports avec vous qu'il considère déjà comme le second père de la famille à laquelle il appartient. Il est superflu que je le recommande à vos bontés. Je suis assuré que dès le jour que vous l'aurez mis à l'aise vous serez très content de lui 7.

6 ORTOLAN, O.M.I., Cent Ans d'Apostolat, tome I, p. 304; Not. née, tome III, p. 92.

7 M«r de Mazenod à M«r Bourget, 7 juin 1 844.

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Le 8 août 1844, le père Guigues recevait à Longueuil, de la part de nos pères, l'accueil fraternel le plus chaleureux. Peu après, il se mit en relation avec monseigneur Bourget. Celui-ci fut frappé dès l'abord par la justesse du portrait que lui avait fait son ami de Marseille. A la pre- mière occasion, il lui en écrivait:

Ce que vous me dites du P. Guigues est au-dessous de ses mérites; vous me pardonnerez cette expression. C'est vraiment un sujet distingué et un habile administrateur. Je vois avec consolation que les membres canadiens de votre Congrégation l'ont singulièrement goûté en le voyant, et que déjà ils reposent en lui toute confiance. . . Le P. Guigues a déjà beaucoup fait depuis son arrivée, tant à Montréal qu'à Bytown, mais ne le croyez pas [s'il vous dit le contraire]. Il a déployé dans cette négociation une habileté surprenante et c'est ainsi qu'il a levé les obstacles qui s'opposaient à l'établissement de vos Pères dans cette ville naissante 8. . .

Ces paroles de l'évêque de Montréal laissent entendre que le visi- teur permanent avait déjà commencé son œuvre d'organisation, et qu'il avait singulièrement réussi à créer autour de lui cette atmosphère de sympathie et de confiance indispensable au travail qu'il venait accomplir.

Nous en verrons les détails tout à l'heure: prenant à la lettre le duc in oltum de son général, il va lancer ses missionnaires aux quatre coins du Canada et des États-Unis. Dans un espace de trois ans, de 1844 à 1847, les Oblats vont couvrir de leurs missions toute l'Amérique du Nord; ils vont fonder deux grandes congrégations religieuses et jeter les bases du collège qui deviendra l'Université d'Ottawa.

Le père Guigues a voulu tout d'abord voir chacun des pères dans l'intimité. Il fit la visite canonique de Longueuil, du 20 au 24 août; puis prêcha les exercices de la retraite annuelle, du 28 septembre au 7 octobre. Au matin de la clôture, tout le monde était heureux et enthou- siaste. On se félicitait de la tournure que prenaient les affaires. On se croyait en France, tant les choses se faisaient à la mode de Marseille 9.

8 Msr Bourget à Msr de Mazenod, 10 octobre 1844.

tJ J.-M.-R. VILLENEUVE, O.M.I., La première page de l'apostolat des Oblats dans l'Est du Canada (manuscrit) ; AUBERT, O.M.I., Notes pour servir à l'histoire de la pro- vince du Canada (manuscrit) ; BOURNIGALLE, O.M.I., Premières fondations des O.M.I. au Canada (manuscrit) . Ces trois manuscrits sont conservés au Scolasticat Saint-Joseph, à Ottawa.

M«r JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO GUIGUES, O.M.I. 145

La question de Bytown.

Le père entreprît aussitôt de régler la question de Bytown 10: l'affaire qui pressait, celle qui tenait les esprits en suspens depuis plus de dix mois.

Il se mit au courant des négociations en cours. Il ne voulut rien ignorer de ce qu'avaient fait les évêques Bourget et Phelan, ni de ce qu'avaient écrit, dit ou pensé les pères Honorât et Telmon. Il savait en partant de Marseille la détermination de monseigneur de Mazenod de voir les Oblats s'implanter à Bytown. Il était donc résolu de surmonter tous les obstacles, comme le lui recommandait le supérieur général. Lui seul avait en mains les pouvoirs pour le faire.

Le père Guigues prit le parti de se rendre à Kingston en passant par Bytown, pour y voir, sur les lieux, les personnes et les choses qui pouvaient lui aider à porter un jugement. Il partit de Longueuil le 29 du mois d'août n.

Nous aurions bien voulu trouver un bout de lettre qui donnât de première main les impressions du visiteur. À défaut de ce document, les chroniques du temps nous disent qu'il trouva Bytown dans « un état de malaise général, tant spirituel que matériel. Les fidèles étaient divisés en deux camps; d'un autre côté, la vieille chapelle, devenue trop étroite pour la population toujours croissante, tremblait au moindre vent et menaçait, chaque dimanche, d'écraser sous ses ruines la foule accourue aux offices. L'argent manquait et la plus profonde indifférence avait remplacé l'enthousiasme des premiers jours 12.»

Il se trouva « plusieurs personnes qui conseillaient au père Gui- gues. . . d'abandonner 13 ». Mais lui ne crut pas qu'il fallût se décourager si tôt.

Il avait en mémoire les motifs qui avaient présidé à cet établisse- ment; et ces motifs gardaient toujours leur valeur et leur poids; tandis que les mobiles qui auraient appuyé l'abandon du projet tenaient de la

10 Nous ne donnons ici que la dernière- phase de la question; ayant traité l'établis- sement des Oblats à Bytown, ici même, nous y renvoyons le lecteur qui voudrait con- naître cette histoire dans les détails (Revue de l'Université d'Ottawa, 14 (1944), p. 27-57, l"74-202, 327-355, 459-497.

11 Codex historicus de Longueuil.

12 Alexis DE BARBEZIEUX, capucin, Histoire du diocèse d'Ottawa, tome I, p. 225.

13 Codex de Longueuil, 29 août 1844.

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fugacité des passions et du caprice. On était en présence d'un fait ac- compli; la fondation était faite, même si le document qui lui donnerait un état canonique n'était encore qu'en préparation. Le visiteur pensa donc que reculer dans les circonstances c'était compromettre les Oblats. L'honneur de la congrégation commandait de se raidir contre l'opposi- tion extravagante plutôt que de céder la position que nous avions accep- tée. Il fut donc décidé que les Oblats resteraient à Bytown. Tout est à créer: écoles, hôpital, centre pour les missions des chantiers comme pour les missions indiennes; mais l'intérêt de la religion, celui des catholiques et l'honneur de la Congrégation demandaient que nous gardions ce poste de commande 14.

Les missions du Saguenay.

Le 13 août 1844, cinq jours exactement après son arrivée à Lon- gueuil, le père Guigues se rendait à Québec pour régler la question des missions du Saguenay. Il avait avec lui le père Honorât 15.

L'archevêque leur offrait la desserte des Blancs et des Indiens éta- blis sur les bords de la rivière Saguenay, dans les postes du roi et ia seigneurie de Mingan, ainsi que sur les terres qui s'étendent jusqu'au dé- troit de Belle-Isle 10. Et pour bonne mesure s'ajouteront bientôt avec les populations éparses du Labrador, les Tête-de-Boule du haut Saint- Maurice,

La discussion ne fut pas longue; le père Guigues était gagné d'avan- ce à la cause du Saguenay. Il souscrivit à tous les désirs de monseigneur Signay. Se rendait-il bien compte qu'il acceptait ainsi sans le voir un territoire vaste comme la moitié de la France, et qu'il se disposait à n'y envoyer que quatre missionnaires? Les vrais apôtres ont des audaces qui donnent le vertige à ceux qui s'arrêtent à mesurer les étapes.

Le décret qui publie cette bonne nouvelle est datée du 3 octobre 1844. Par cet acte administratif l'archevêque de Québec renouait la tradition des religieux au Saguenay.

Les missions indiennes de cette région remontent aux premiers jours des Récollets au Canada. Après eux les Jésuites ont repris le

-14 Not. née, tome III, p. 102.

15 Codex de Longueuil.

16 Ludger LAUZON, O.M.I., Les Missions des Oblats au Saguenay, dans La Ban nièce de M.L, 1927, p. 96-108.

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travail et l'ont continué pendant près de cent cinquante ans. Mais il y avait plus de soixante ans que le dernier Jésuite à s'occuper des Monta- gnais était mort à Tadoussac. Quelques prêtres séculiers avaient fait des visites plus ou moins régulières depuis 1782.

Pendant des siècles, cette région fut le royaume presque exclusif des Montagnais, des Papinachois, des Betsiamites et des Mistassins. En 1828, Joseph Bouchette y trouva quelques centaines de Blancs employés à la chasse et à la pêche. Les compagnies de traite ont toujours été oppo- sées à la culture de la terre.

Sous la domination française, le territoire était affermé à la Compa- gnie des Postes du Roi. Après la cession, il devint la propriété de la Com- pagnie du Nord-Ouest, puis de la Compagnie de la Baie-d'Hudson, dont le bail expirait en 1842. En 1838, se forma l'Association des Vingt-et-Un, en vue d'établir le commerce du bois. Parmi les « associés », il s'en trouvait qui voulaient faire de la colonisation. Même après que William Price eut acheté les intérêts de la Compagnie de la Baie-d'Hud- son et de l'Association des Vingt-et-Un, ceux qui étaient venus « pour y rester », ont obtenu du gouvernement la liberté de coloniser. C'est le point de départ de la fortune du Saguenay.

A l'automne de 1842, l'archevêque de Québec jugea le temps venu de donner un curé aux colons de la Grande-Baie. Ce fut l'abbé Charles Pouliot. Il devait desservir en même temps plusieurs autres petits postes le long de la rivière, jusqu'au lac Saint-Jean. La tâche fut bientôt dé- bordante pour un seul. C'est alors que monseigneur Signay fit appel aux Oblats.

Au sortir de la retraite qui fut prêchée à Longueuil, du 28 sep- tembre au 7 octobre 1844, par le père Guigues lui-même, les quatre pères désignés pour la nouvelle mission, se rendirent à Québec. C'étaient les pères Honorât, supérieur, Flavien Durcoher, Médard Bourassa et Pierre Fisette. Ils furent l'objet de l'impressionnante cérémonie du départ des missionnaires, dans la chapelle du séminaire, avant de s'embarquer, le 9 octobre. Ils arrivèrent le 15 au terme de leur destination, Saint- Alexis de la Grande-Baie, ou la Baie des Ha! Ha!

Il nous est impossible, dans cette brève esquisse, d'exposer les travaux qui ont mérité aux Oblats la reconnaissance de toute la région.

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Leur tâche était écrasante. En plus du ministère des âmes, ils devaient s'occuper de la colonisation et servir de providence visible aux pauvres Indiens. Comment se faire une idée du travail exigé du missionnaire chargé de l'œuvre de la colonisation? Chaque jour ce sont de nouvelles familles qui arrivent, ayant vendu et dépensé tout ce qu'elles possédaient pour couvrir les frais de voyage. Ces pauvres gens sont sans demeure, sans provisions, sans outils bien souvent pour commencer le travail de défrichement; ce n'est qu'après quelques années de privations qu'ils commencent à pouvoir se suffire à eux-mêmes. En attendant, le mission- naire doit s'occuper de tout.

C'est à peu près la même chose pour le missionnaire des sauvages: il est le père, le maître, le juge, le conciliateur; dans les différends qui s'élèvent, on le choisit pour arbitre; il doit suppléer au manque de pré- voyance de ces enfants des bois, qui vivent au jour le jour, sans songer au lendemain.

Les Oblats ont été chez nous, pendant un siècle, écrit l'historien du Sague- nay, les vaillants missionnaires des Indiens. S'ils y ont moins longtemps et moins assidûment desservi la population blanche, ils ont cependant joué auprès d'elle un rôle d'une grande importance: arrivés avec la colonisation, ils ont pré- sidé à l'orientation religieuse de la première génération; ainsi lemr action bien- faisante se prolonge indéfiniment sur la race saguenéenne, qui continue de béné- ficier occasionnellement de leur zèle apostolique et qui se glorifie maintenant de compter dans les rangs de leurs phalanges plusieurs de ses fils 17.

Vers la Rivière- Rouge.

La correspondance de monseigneur de Mazenod nous apprend qu'il était non seulement au courant de ce qui se passait en Canada, mais qu'il devançait en quelque sorte les établissements; qu'il les croyait déjà fondés quatre ou cinq mois avant la date de leur fondation officielle.

Voyez bien: le 4 juin 1844, il envoie au père Pierre Aubert, à Notre-Dame-de-1'Osier, son obédience pour le Saguenay, avec l'ordre de s'embarquer pour l'Amérique dans trois jours; quand nous savons que le Saguenay ne fut ouvert aux missionnaires que par le décret du 3 octobre suivant.

17 Abbé Victor TREMBLAY, Les Oblats au Saguenay, dans Les Etudes oblates, teme III, 1, janvier-mars 1944, p. 18.

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Mais la Providence, qui prépare et gouverne les hommes et les événements, était encore en avant des prévisions de notre vénéré fonda- teur.

En arrivant au Canada, le père Aubert va trouver que les cadres de la mission du Saguenay sont à la veille de se fermer, et que tout va changer à son propre sujet. C'est lui qui doit fonder à la Rivière-Rouge.

Comme on sait, les projets de missions au Saguenay et à la Rivière- Rouge ont pris corps presque en même temps. On les trouve tous les deuy dans une même lettre de monseigneur de Mazenod à monseigneur Bourget. Elle est datée du 7 juin 1844:

Votre dernière lettre et celle du P. Honorât m'annoncent aussi une nou- velle inattendue. M§T l'Evêque de Québec qui n'avait jusqu'à présent témoigné aucune volonté d'employer mes pères dans son diocèse écrit plusieurs lettres pour les appeler. Déjà on a mis à sa disposition quelques sujets, et l'on me demande d'en envoyer d'autres pour organiser ce service et former une communauté chez lui. M[onseigneur] l'Evêque de Juliopolis qui s'est montré très favorable à ce projet réclame pour lui-même des secours auxquels son zèle et son amitié don- neraient droit. Voilà donc un développement considérable qui doit être ménage et dirigé avec prudence, voilà des rapports nouveaux qui s'établissent avec divers prélats qui ne peuvent pas être pour nous l'Evêque de Montréal, c.a.d. le père affectueux prenant les intérêts de la Congrégation comme les siens propres, tou- jours prêt à expliquer favorablement, à excuser s'il le faut des démarches, ins- pirées indubitablement par le zèle et le désir du bien, mais quelquefois inconsi- dérées 1S.

Et pour faire suite à cette lettre, le 5 décembre 1844, le supérieur général mandait au père Guigues d'ajouter les missions du Nord-Ouest à toutes celles qu'il avait charge d'organiser 19.

Le visiteur hésitait-il? Il semble bien. La hardiesse du projet dé- passait, à son sens, tous les moyens humains. Il en fit la remarque à son supérieur:

Je considère cette fondation comme imprudente, et, dès lors, contraire à la volonté de Dieu. Nous sommes à huit cents lieues de la rivière Rouge. . . les communications sont extrêmement difficiles. Ce sera pour les sujets une vie d'isolement et de dangers de toutes sortes20. . .

Mais monseigneur de Mazenod ne l'entendait pas de cette oreille-là.

18 OKTOLAN, O.M.I., op. cit., tome II, p. 151.

1!' Id., ib.

20 Lettre du 14 février 1845, citée par ORTOLAN, op. cit., tome II, p. 151.

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Je ne conçois pas comment vous avez pu vous méprendre si étrangement sur les missions du district de la rivière Rouge. Il me semble pourtant vous en avoir parlé d'une manière assez claire et précise, pour que vous comprissiez bien que ce n'était pas une simple proposition à examiner et à discuter, mais une détermination arrêtée, dont je vous confiais l'exécution. Elle ne* peut souffrir au- cune sorte de retard ... Je désigne pour cette œuvre si importante le P. Pierre Aubert, auquel vous joindrez, pour commencer, un des Pères canadiens que vous jugerez le plus propre à la chose -1.

Cette lettre eut l'effet d'abolir les hésitations.

Le 24 juin 1845, à quatre heures du matin, dans la petite chapelle de la maison de Longueuil, les deux fondateurs des missions oblates du Nord-Ouest canadien sont à genoux, près de l'autel. Debout devant eux le père Guigues leur transmet le message de Dieu, au nom de mon- seigneur de Mazenod:

'o'

Allez, frères bien-aimés, au secours des brebis de la maison d'Israël qui se perdent et à celles qui sont encore assises dans les ténèbres et les ombres de la mort.

Que les puissances infernales s'écartent de votre route, et que l'Ange du Seigneur vous accompagne;

Et que la bénédiction du Dieu tout-puissant, Père, Fils et Saint-Esprit, descende sur vous et y demeure à jamais.

Ce que l'histoire de l'Église, dans les prairies, jusqu'au delà des Montagnes Rocheuses et dans les glaces du pôle nord, nous raconte depuis un siècle, est sorti de cette impressionnante cérémonie comme la rose de son bouton.

Jusque dans VOtégon.

Il n'est personne, de prime abord, qui mettrait au crédit du père Guigues l'établissement des Oblats dans l'Orégon. C'est pourtant bien le cas. Et cela, en dépit du refus motivé de monseigneur de Mazenod.

Par cet acte, il étend les travaux des Oblats de l'Atlantique au Paci- fique.

On nommait Oregon, dans ces temps reculés, cette bande de terre, d'une largeur moyenne de 300 milles et d'une longueur de 940, qui va du Pacifique aux Montagnes Rocheuses, à partir du 42e degré de latitude

21 Lettre du 24 mars 1845, citée par ORTOLAN, op. cit., tome II, p. 151.

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jusqu'au 56e, au nord; cela comprend aujourd'hui les deux états amé- ricains de l'Orégon et de Washington, avec la moitié de la Colombie canadienne 22.

Les premiers missionnaires catholiques à pénétrer dans cette vaste région, furent deux jeunes prêtres séculiers du Québec, les abbés Fran- çois-Norbert Blanchet et Modeste Demers, cédés par monseigneur Signay. Ils arrivèrent au fort Vancouver en novembre 1838 23.

Le 1er décembre 1843, Grégoire XVI érigeait l'Orégon en vicariat apostolique, et nommait l'abbé François-Norbert Blanchet au poste de vicaire.

Monseigneur François-Norbert Blanchet fut sacré à Montréal, le 25 juillet 1845. Il se rendit tout de suite en Europe pour recruter de l'aide et soumettre à Rome la création immédiate d'une province ecclé- siastique, qui comprendrait huit diocèses. Le pape accepta, en principe, mais ne nomma, pour le moment, que deux suffragants: monseigneur Modeste Demers, évêque de Victoria sur l'île de Vancouver, et monsei- gneur Magloire Blanchet, évêque de Walla-Walla. Monseigneur Fran- çois-Norbert Blanchet devenait archevêque d'Orégon-City, le 24 juillet 1846 24.

C'est ici que commence l'histoire des Oblats.

La correspondance de monseigneur de Mazenod va nous apprendre les détails des négociations avec les évêques de l'Orégon.

Quelle est cette histoire de refus, puis d'acceptation?

Dans une lettre au père Pierre Aubert, déjà rendu à la Rivière- Rouge, le supérieur général écrivait:

Vous serez peut-être surpris d'apprendre que j'ai enfin consenti à accepter la mission de l'Orégon. J'avais d'abord obstinément refusé à M&r Blanchet de lui céder de nos Pères, quand il s'arrêta chez moi en se rendant à Rome. Je fus inexorable encore à son retour. En même temps, Monseigneur de Walla-Walla, frère de l'archevêque, s'adressait au P. Guigues dans sa détresse, pour lui deman-

2- Nous nous servons ici du travail très élaboré du père George M. WAGGETF, O.M.I., 7 he Oblate of M. I. in the Pacific Northwest of U.S.A., publié dans Les Etudes oblates, tome VI, 1, janvier-mars 1947.

'"''' Ne pas confondre ce fort Vancouver avec la ville du même nom dans la Colom- bie canadienne. Le fort Vancouver dont il est question ici, était le quartier général des bourgeois de la Compagnie de la Baie-d'Hudson, sur l'Océan Pacifique, situé sur la rive nord du feuve Columbia, aujourd'hui encore, c'est la ville américaine du même nom, dans l'Etat de Washington.

24 LEJEUNE, O.M.I., Diet. gén. du Canada, aux articles François-Norbert Blan- chet, Magîoire Blanchet, Modeste Demers.

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der au moins un prêtre et deux oblats. Le P. Guigues n'osa pas lui refuser un si faible concours, et moi qui avais t?nt de répugnance pour me prêter au désir de Monseigneur l'archevêque, je me sentis puissamment porté à me rendre aux vœux de son frère 25.

La raison principale du refus à l'archevêque était, on le conçoit, la pénurie de sujets disponibles. Si nous lisons la lettre que monseigneur de Mazenod écrivait à monseigneur Bourget, le 9 juillet 1845, nous le comprendrons bien:

Pour peu que cela continue, mon très cher Seigneur, bientôt il ne restera plus personne en France de notre pauvre petite Congrégation. Voilà encore trois sujets que je vous envoie et pour répondre à l'empressement de nos pères du Canada j'ai renoncer de faire cette année un établissement réputé nécessaire dans le diocèse de Viviers dans l'espoir de vous fournir des sujets propres au service de l'Eglise dans les ministères qu'embrasse la Congrégation. Je fais donc pour le Canada plus que je ne puis atJ.

Et tant d'autres demandes arrivaient de partout; on venait juste- ment de lui offrir les missions de Ceylan.

Ce qui le porta à revenir sur sa décision, c'était que le père Guigues venait de s'engager envers l'évêque de Walla-Walla; et pour soutenir l'autorité et la parole donnée il fera les plus grands sacrifices.

Mais le temps presse. Le 8 du mois de janvier 1847, monseigneur de Mazenod écrivait au père Pascal Ricard, supérieur de la maison de Notre-Dame-de-Lumières :

Il s'agit bien d'autre chose, mon cher Père Ricard, que de hangar et de salle de récréation pour Lumières. Vous êtes destiné à de plus hautes fonctions que celle d'architecte et de maçon.

Msr Blanchet, évêque de Walla-Walla, frère de Monseigneur l'Archevêque de l'Orégon, veut confier son intéressante mission à notre Congrégation. Il dé- sire que les Pères de notre société concourent avec lui à étendre le royaume de Jésus-Christ dans les régions confiées à sa sollicitude. Par ce choix de prédi- lection, les travaux de la Congrégation s'étendront d'une mer à l'autre, et en nous échelonnant nous communiquerons par du Canada aux Etats-Unis.

Le nouveau diocèse de Walla-Walla est dans un très beau pays surtout la récolte des âmes sera très abondante. Il me faut pour mettre à la tête de cette mission, un homme mûr et d'expérience que je puisse offrir au nouvel évêque, déjà de nos amis, comme un religieux sûr et de bon conseil, puisque nos Pères forment pour le moment à peu près tout son clergé. J'ai besoin de mon côté de ne confier la direction des nôtres qu'à un ancien de la famille sur lequel je puisse me reposer entièrement, devant être placé à cette grande distance de moi, avec

25 Citée par RAMBERT, O.M.I., Vie de M^r de Mazenod, tome II, p. 247.

26 Aichives de l'archevêché de Montréal, « Oblats », tome I.

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des membres choisis de notre société. Ainsi, mon cher Père, voilà à quoi la di- vine Providence vous appelle.

Vous vous rendrez auprès de moi vers la fin de la semaine prochaine pour prendre mes instructions; vous partirez ensuite d'ici avec vos compagnons de voyage de façon à pouvoir vous embarquer, avant la fin du mois, au Havre pour vous trouver à Montréal au commencement de mars auprès de M^r Blan- che!, avec lequel vous vous acheminerez vers son diocèse, dont les missions vous sont confiées 2".

Il n'entre pas dans les cadres du présent article de raconter l'histoire de nos missions de l'Orégon; elles n'ont jamais été, d'ailleurs, sous la juridiction du Canada; elles relevaient directement du supérieur général.

Mais disons cependant que les Oblats y ont passé trente et un ans; qu'ils y ont établi des œuvres qui durent et qui font encore la gloire de cinq ou six diocèses américains. S'ils se sont repliés, en 1878, dans la partie qui est devenue la Colombie canadienne, ce ne fut que pour des raisons tout à fait honorables pour eux, mais en dehors de leur contrôle.

Les travaux de nos pères de la province de Saint-Pierre de New- Westminster sont la continuation des labeurs héroïques des premiers pères de l'Orégon. On célébrera cette année le centenaire de cette fonda- tion.

IL L'évêque de Bytown.

Pendant que le père Guigues jalonnait l'Amérique de ses missions oblates, les évêques du Canada reconnaissaient en lui l'homme provi- dentiel pour organiser l'Église dans la vallée de l'Outaouais.

Tous les jours on découvre avec plus d'évidence l'action prépondé- rante de monseigneur Bourget dans la prise de possession par l'Église des vastes régions du nord et du nord-ouest de notre Canada. De 1840 à 1876, tout le temps qu'il occupa le siège de Montréal, il s'est fondé exactement dix-sept diocèses, de l'Atlantique au Pacifique. Dans chacune de ces fondations, on voit l'influence du vénérable évêque de Montréal 28.

Sa méthode nous est connue. C'est celle de saint Paul, de saint François Xavier et des papes, comme elle avait été la méthode de Jésus-

2" Missions des O.M.I., 1912, p. 67.

28 Lisez, dans le Rapport de la Société canadienne de l'Histoire de l'Eglise catho- lique, 1941-1942, le travail de M&r Olivier Maurault.

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Christ: lancer des têtes de pont dans les régions à convertir et faire jouer à bon escient la tactique infaillible des boucles d'encerclement.

Il y avait beaucoup de veuves en Israël aux jours d'Elie ... et pourtant Elie ne fut envoyé à aucune d'elles, mais à une veuve de Sarepta, dans le pays de Sidon. Il y avait de même beaucoup de lépreux en Israël aux jours du prophète Elisée; et pourtant aucun d'eux ne fut guéri, mais bien Naaman le Syrien 29.

Saint Paul avait plus qu'il n'en pouvait faire en Palestine, il par- courait quand même les routes de César. Les ravages du protestantisme en Europe auraient pu retenir plus d'un François Xavier, mais le grand missionnaire préféra s'en aller; il convertit l'Océanie, le Japon et mourut épuisé aux portes de la Chine 30.

Nous soupçonnons bien que c'est à cause de son travail en péri- phérie que monseigneur Bourget avait les bonnes grâces du Saint-Siège et de la Propagande, dont dépendait la hiérarchie canadienne. On dé- couvrait dans ses rapports et ses relations ce rayon de clarté que seuls l'esprit évangélique et le désintéressement personnel peuvent irradier. L'évêque de Montréal a fait huit voyages à Rome dans l'intérêt de l'Église du Canada; sans compter les messages de tous genres qu'il con- fiait à. d'autres personnages qui se rendaient dans la Ville éternelle. Après chacun de ces voyages, il se produisait quelque part au pays des change- ments heureux, que l'on trouvait tout naturels, tant ils étaient opportuns.

Le voyage de 1841 produisit la création du diocèse de Toronto, la venue au Canada de la congrégation des Missionnaires Oblats de Marie- Immaculée, avec l'assurance d'avoir les Jésuites bientôt, enfin l'érection de la province ecclésiastique de Québec, avec Montréal, Kingston et Toronto comme suffragants.

Mais que projetait-il pour la vallée de l'Outaouais? Il avait réussi à faire installer les Oblats à Bytown; va-t-i'l se compter quitte devant Dieu et devant sa conscience? Nous ne le croyons pas. Et de fait, il entame le projet d'y placer un évêque. Il ne semble pas cependant vouloir mettre le nouvel évêque dans l'angoissante situation de son ami de la Rivière-Rouge. Si l'on fonde des diocèses en pays de missions, il faut leur assurer un courant régulier de prêtres qui épouseront ce genre de mi-

29 Luc 4, 25-27.

Pierre CHARLES, S.J., La Prière missionnaire, p. 95-99.

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nistcre, le plus pénible qui soit, et le plus répugnant à la nature humaine. Pour aller en mission, il faut bien du courage; s'il s'agit d'y rester, il faut de l'héroïsme. Ces vertus se rencontrent chez les prêtres séculiers; nous en avons de grandes preuves. Mais le détachement complet ne leur est pas possible aux mêmes titres qu'à des religieux. Un prêtre séculier peut allègrement sacrifier ses aises et son désir légitime de promotions et d'honneurs ecclésiastiques; mais il ne peut pas oublier qu'il lui faut pourvoir à ses besoins matériels de l'avenir. La vieillesse viendra, les maladies peuvent surgir; qui prendra soin de lui dans les missions, le repos est un luxe que l'on ne connaît pas? Ces considérations, plus qu'un manque de zèle, retiennent dans des paroisses organisées, des prê- tres vertueux et dévoués, sans que l'on puisse les en blâmer.

Quand vint le temps de songer à placer un évêque à Bytown, monseigneur Bourget se souvint des misères de la Rivière-Rouge et de l'Orégon; il voulut, si possible, épargner à Bytown les tracas accablants d'un recrutement aléatoire. Il eut dès ce moment la pensée d'un évêque oblat; et nous sommes sûr qu'il crut voir arriver l'homme providentiel quand il connut le père Guigues.

En 1846, l'évêque de Montréal exposa nettement son projet devant l'épiscopat canadien. Le nouveau diocèse serait grand comme la France. Il devait être pris à même les diocèses de Québec, Montréal, Kingston, Toronto et la Rivière-Rouge; il comprendrait toutes les terres arrosées par la Grande-Rivière, en amont des chutes de Carillon, et par ses af- fluents, ainsi que le bassin tributaire de la baie James 81.

Tous les évêques intéressés signèrent la supplique au Saint-Siège, réclamant le démembrement de leurs diocèses pour former un nouveau

r>1 Not. nécr., tome III, p. 108. Et voici la description officielle qu'en faisait M^r Bourget à lord Elgin: Il renferme la partie occidentale du diocèse de Montréal, située au nord de l'Outaouais, et qui s'étend depuis le Township de Chatham inclusivement jusqu'il la hauteur des terres, les Townships qui bordent la rive sud de cette même rivière, .situés dans le diocèse* de Kingston, oVpuis et y compris Hawkesbury (sic) jus- qu'à la rivière Madawaska sur une profondeur de dix milles dans toute cette largueur; Les teires qui s'étendent depuis l'embouchure de la dite rivière Madawaska jusqu'à la rivièra Severn et de jusqu'à cette partie de la chaîne de montagnes l'on trouve les lacs Turtle lesquels sont situés dans les diocèses de Kingston et de Toronto et dont les eaux se déchargent dans l'Outaouais; la partie du district septentrional et occiden- tal appelé Nord-Ouest, qui se trouve comprise entre les diocèses de Québec, Montréal et Toronto et la baie d'Hudson, et s'étend jusqu'au promotoire appelé Henrietta-Maria, sur la rive occidentale de la dite Baie d'Hudson. Cette partie est détachée du diocèse de Saint - Bcniface. sur la rivière Rouge, et formée du territoire arrosé des rivières qui se déchar- gent dans la Baie d'Hudson (lettre du 28 juillet 1848).

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siège à Bytown, rattaché à la province ecclésiastique de Québec, et que (( Le R.P. Eugène-Bruno Guigues, Supérieur et Visiteur général de la Congrégation des Missionnaires Oblats de la Très Sainte et Immaculée Vierge Marie, établis en Amérique, soit nommé premier évêque titulaire du nouveau siège 32)). C'est l' évêque de Montréal qui devait se rendre à Rome pour mener à bonne fin ces négociations.

Il était de bon compte que monseigneur de Mazenod fût mis au courant d'un projet qui touchait de si près ses enfants. Avant de se mettre en voyage, monseigneur Bourget, écrivant à son collègue de Marseille, lui donnait le motif de la supplique au Saint-Siège, puis il ajoutait: « Ce nouveau diocèse n'aura pas moins de sept à huit cents lieues d'étendue: champ immense ouvert au zèle de vos enfants. » Et quelques semaines plus tard, en débarquant en France, il lui fait connaître le nom de celui qu'il va proposer à Rome, en ajoutant qu'il sera sous peu près de lui pour lui soumettre les raisons de ce choix et obtenir son assentiment.

Le premier mouvement du Fondateur, nous dit le père Achille Rey, fut de refuser cette présentation. Il y voyait des inconvénients très graves: c'était ap- pauvrir forcément sa petite famille et ouvrir peut-être des horizons à l'ambition ou à la jalousie. M«r Bourget combattit avec succès l'opinion du Fondateur en lui disant que s'il comprenait le refus qu'il avait fait au Ministre des Cultes de France de lui présenter des candidats pour l'Episcopat, il ne pouvait en être de même pour un siège en pays de mission. . . il n'y aurait de longtemps d'autre clergé que les Oblats, tout serait à fonder par eux et ils seraient pour Bytown ce que les messieurs de Saint-Sulpice avaient été pour Montréal. Cette considération qui mettait en lumière la possibilité d'être évêque-missionnaire sans cesser d'être Oblat militant entraîna le Fondateur et la pensée d'un plus grand bien à opérer avec une plus grande liberté d'action lui fit accepter le projet de l'Evêque de Montréal 33.

Dans le mois de décembre, monseigneur de Mazenod écrivit au père Guigues et lui ordonna de se tenir prêt à se soumettre à la décision du souverain pontife. Voici le passage de la lettre qui raconte comment les choses se sont passées à Marseille:

Monseigneur Bourget arriva, et il n'eut rien de plus pressé que d'entamer cette affaire avec moi. Vous connaissez la vénération et la confiance que m'ins- pire ce saint évêque; il a de son côté quelque considération pour la droiture de

32 Une copie de la supplique présentée aux cardinaux de la Sacrée Congrégation de la Propagande, le 30 décembre 1846, est conservée aux archives de la maison générale des Oblats, à Rome.

33 Achille REY, O.M.I., Histoire de M^r de Mazenod, tome II, p. 239.

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nus intentions. Nous nous trouvions donc là, deux évêques en regard, n'ayant en vue que' le plus grand bien de l'Eglise. Nous discutâmes quelque temps sur la proposition. Il tomba d'accord avec moi que si la Congrégation devait en souffrir en Canada, j'avais raison de ne pas y consentir, et que dès lors il renon- cerait à soumettre ce projet au Pape, parce qu'il n'était exécutable qu'autant qu'un sujet de la Congrégation serait chargé de ce siège, et nous convenions que ce sujet ne pouvait en Canada être que vous, ce qui faisait précisément le point de la difficulté. Connaissant son affection pour la Congrégation dont il est le Père en Amérique, j'avais fini par le prendre pour juge, et l'avais sommé de prononcer si le parti qu'on se proposait ne serait pas nuisible à la Congrégation qui doit en Canada, à la sagesse de votre administration, la considération qu'elle y a acquise. Le saint évêque n'hésita pas à se prononcer, et m'assura que la nouvelle qualité ne mettrait aucun obstacle à ce que vous puissiez parfaitement remplir les devoirs de votre charge actuelle; que By town devait être considéré comme un pays de missions, qu'il n'y aurait de longtemps d'autre cletgé que nos missionnaires, et que c'était à eux de tout fonder; que la Congrégation serait à Bytown ce que Saint-Sulpice a été pour Montréal, etc. 84.

Le pape Pie IX signa la bulle d'érection du diocèse de Bytown, le 25 juin 1847. Et le 9 juillet suivant, il expédiait les bulles nommant le père Joseph-Eugène Guigues, O.M.I., premier évêque de Bytown.

Le sacre n'eut lieu que le 30 juillet 1848, dans la cathédrale du nouveau diocèse, par monseigneur Rémi Gaulin, assisté de nosseigneurs Ignace Bourget et Patrick Phelan. Le même jour, à trois heures de l'après-midi, l'évêque de Bytown prenait possession de son siège.

Les visées de l'évêque.

Les bulles de monseigneur Guigues arrivèrent à Longueuil le 1er octobre 1847.

Après en avoir conféré avec l'évêque de Montréal, il annonça lui- même, le même jour, l'importante nouvelle à la communauté. Et comme s'il eût répondu à un appel prévu, il partait le 5 octobre pour Saint- Colomban 35. Le curé de l'endroit, l'abbé John Falvey, voulait bien le loger et se constituer son professeur d'anglais.

C'est ici qu'apparaît le premier signe de tout un plan conçu et préparé pour entreprendre l'organisation du diocèse de Bytown.

Le père Guigues connaissait la population catholique du territoire qu'il devait gouverner. Ses futures ouailles se composaient de deux prin-

34 fyjgr je Mazenod au père Guigues, décembre 1846.

35 Saint-Colomban est une petite paroisse dont le territoire a été détaché de Saint- Jérôme, en 1836, pour y établir un groupe d'Irlandais.

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cipaux groupes ethniques, des Canadiens français et des Irlandais, qui n'avaient de commun que la religion avec la détermination, de part et d'autre, de prier le bon Dieu, chacun dans sa langue maternelle.

C'est le grand mérite de l'évêque-élu d'avoir saisi le fait bilingue dans la vallée de l'Outaouais et de s'être mis en demeure de le vivre d'une manière systématique.

Le bilinguisme est le fruit naturel de la Cession du Canada à l'An- gleterre. Mais cinquante ans après le traité de Paris, le bilinguisme n'était pas encore sorti des cadres de la politique. La question des deux langues dans l'Eglise s'est présentée au Canada après 1812. Et la solution était alors facile, elle se confinait dans un endroit déterminé à un groupe par- ticulier. Ce n'était pas à proprement parler le bilinguisme; c'était plutôt du ministère en anglais auprès des immigrés, pendant que les Canadiens n'avaient rien à y voir.

Mais tout prit une autre tournure vers 1840.

L'Angleterre venait d'unir le Haut et le Bas-Canada; et l'on sait qu'elle entendait par établir un moyen de faire disparaître ce qui restait de français au pays.

Elle était bien servie par un élément inconscient d'abord et imprévu, mais qui aurait pu devenir un réel danger; le courant d'immigration en masse des Irlandais. C'est vers cette époque que les immigrés irlandais ont brisé la coutume qui les plaçait tous ensemble dans une même région. Ils ont voulu après cela aller bon leur semblerait. Ils se sont transpor- tés en grand nombre dans la vallée de l'Outaouais. Ils y rencontrèrent les Canadiens, et les deux groupes manifestèrent l'intention de s'y éta- blir à demeure.

Le pape demandait à monseigneur Guigues de paître cette agglomé- ration hybride.

Dans la prière et le silence de sa retraite à Saint-Colomban, le futur évêque nous fait penser à l'apôtre saint Jean sur l'île de Patmos.

se crée la physionomie d'un diocèse.

Nous ne voulons pas dire que monseigneur Guigues a vu clairement l'avenir; mais il a singulièrement pronostiqué les destinées du diocèse. Quand il sort de sa solitude pour recevoir la consécration des pontifes,

iWr JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO GUIGUES, O.M.I. 159

il sait ce qu'il va faire; il a déjà forgé le prototype du diocèse qu'il va fonder. Il n'a eu pour cela qu'à écouter la voix de son grand cœur, et qu'à suivre les lumières de sa vaste intelligence.

D'après son cœur, il a voué le diocèse à la très Sainte Vierge.

D'après son intelligence, il adopta le bilinguisme et consacra la dualité du langage.

Si le diocèse d'Ottawa a sa physionomie propre, il est caractérisé par la dévotion à Marie et par le bilinguisme officiel et pratique.

La dévotion à Marie.

Le culte mariai, tel que pratiqué dans le diocèse d'Ottawa, est de la plus noble lignée. Il remonte à celui qu'on se plaît à nommer le plus grand serviteur de Marie au XIXe siècle, monseigneur de Mazenod 3<*.

Eugène Guigues, encore enfant, fut attiré chez les Oblats dès qu'il les rencontra au sanctuaire de Notre-Dame-du-Laus. La perspective de passer toute une année, comme novice, au pied de celle qui est apparue si souvent dans les Alpes, lui a fait quitter le collège avant la fin de l'année scolaire. Il avait hâte de vivre avec les pères qui parlaient si souvent de la Vierge Marie.

Il fut le témoin, dans la suite, de l'enthousiasme presque délirant qui s'empara de la petite phalange de missionnaires, quand le pape Léon XIII, de son autorité, baptisa les Oblats du titre glorieux de Marie-Immaculée 3". Dès ce moment, il a cru qu'il avait son « brevet pour le ciel ».

A un âge bien d'autres sont encore placés dans des postes subal- ternes, le père Guigues fut mis à la tête des œuvres des Oblats dans le département de l'Isère. Avec amour, il s'employa à restaurer le sanctuaire de Notre-Dame-de-1'Osier. C'est grâce à lui si cette région des Alpes et tout le diocèse de Grenoble ont revu dans leurs montagnes, les longues files de pèlerins chanter les gloires de Marie.

Puis, quand il vint au Canada, il contribua pour beaucoup à faire épanouir la dévotion à la Mère de Dieu chez le peuple canadien.

11 fut supérieur ecclésiastique de la Congrégation des Sœurs des Saints-Noms de Jésus et de Marie, aux premières années de la fonda-

3,5 EAFFIL, O.M.I., Esprit et Vertus de M^ de Mazenod, p. 185-213. 37 Missions des O.M.I., 1927, p. 103-114.

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tion. Son souvenir est encore vivace et perce à chaque instant à travers les chroniques, bien des années après son départ de Longueuil.

. . . nous voudrions tracer en traits indélébiles dans ces « annales », comme ils sont gravés dans nos cœurs, les noms des R. PP. Telmon, Honorât, Guigues, Allard, ainsi que ceux du R. P. Tempier, l'auteur de nos règles, et de M&r Char- les Eugène de Mazenod qui a confié à ses fils spirituels k soin de fonder notre communauté, et de l'asseoir sur des bases solides. Un des trésors les plus pré- cieux que nous lèguent les RR. PP. Oblats est bien la dévotion à Marie qu'ils ont cultivée dans nos âmes, avec ce soin jaloux que les jardiniers donnent à une fleur préférée 38.

Mais c'est à Ottawa que monseigneur Guigues a donné la mesure de sa dévotion à Marie.

a Le premier titulaire de Notre église cathédrale, écrit-il dans son mandement d'entrée, sera l'Immaculée Conception de Marie 39. »

Il aurait aussi adopté « pour armoiries du diocèse l'effigie de la Vierge sans tache avec cette devise: Trahe nos, Virgo immaculata 40».

Il statua la récitation, pour ses prêtres, de l'office de l'Immaculée Conception, sous le rite semi-doubler tous les samedis libres durant l'an- née 41.

Vint la proclamation du dogme de l'Immaculée Conception.

Son âme déborda de saints transports d'allégresse quand il apprit que le pape infaillible devait définir cette vérité, dans une grandiose mani- festation, le 8 décembre 1854. Il devait y avoir des fêtes dans tout le monde catholique. Le mandement de monseigneur Guigues, en date du 1er mai 1855, est un chant de triomphe à la gloire de Marie. Son cœur ne peut se taire, et sa langue se fait diserte pour annoncer à ses ouailles que l'Église venait d'ajouter une autre belle perle à la couronne de h Reine du ciel et de la terre.

Nous aimerions citer dans son entier cette pièce magistrale. Qu'on nous permette pour le moins d'en transcrire les derniers paragraphes; c'est un enfant qui parle de sa mère:

38 Chroniques de la maison-mère, en date du 29 mai 1849.

39 Mandements des Evêques d'Ottawa, tome I, p. 6.

40 « Attirez-vous, Vierge immaculée », 5e antienne de Laudes de l'office de l'Im- maculée- Conception.

41 Mandements des Evêques d'Ottawa, tome I, p. 18.

Me* JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO GUIGUES, O.M.I. 161

Vous dirons-nous, N.T.C.F., la joie de l'Église, les pompes, les fêtes, les solennités au milieu desquelles cette décision a été accueillie? Nous ne* le pou- vons pas. Ce que seul Nous pouvons vous dire sans crainte d'exagérer, c'est que dans les siècles les plus renommés peur leur foi, il ne s'est rien vu de sembla- ble .. .

Nous ne pourrons pas, N.T.C.F., donner nous-mêmes à l'expression de notre piété cette pompe, cet éclat de ces anciennes et nobles églises de toute la chrétienté, mais que l'impression intérieure de notre amour soit au moins vive, car Marie* a des droits particuliers d? l'exiger de nous. Pourrions-nous en effet oublier que ce diocèse est consacré à Marie Immaculée, que l'église cathédrale, la mère des églises du diocèse, l'a adoptée pour sa patronne, que celui qui en est le premier pasteur a combattu de longues années dans les rangs de cette milice que l'Eglise a placée sous l'égide de la Vierge conçue sans la tache du péché originel, que si ce diocèse a grandi, si quelques œuvres méritoires ont été accomplies, si beaucoup de scandales qui affligeaient Notre ville épiscopale ont disparu, si les divisions s'éteignent, si les fidèles restent attachés à leur foi et si les congréga- tions se maintiennent dans leur première ferveur, c'est à Marie Immaculée à la- quelle Nous avons consacré et le pasteur et le troupeau, et Nos œuvres et le dio- cèse tout entier, que nous en sommes redevables. Ranimons donc les sentiments de notre foi et de notre confiance envers la plus douce des mères 42.

L'évêque détermine ici les détails d'un triduum et les cérémonies qui devront avoir lieu. Les chroniques du temps nous disent que toute la ville prit part à ces manifestations mariales par des illuminations et des processions aux flambeaux, après les offices religieux.

De bonne heure, à ce qu'il paraît, le premier évêque de Bytown a voulu que la statue de la Sainte Vierge décorât le fronton de la cathé- drale. C'est ce que le récit suivant nous permet d'inférer.

Le 7 septembre 1866 à l'heure des premières vêpres de la Nativité [de la Sainte Vierge], nous placions une statue en bois de Marie, à la place de celle en plâtre qui existait autrefois sur le fronton de la cathédrale, entre les deux clochers. Cette statue, qui mesure dix pieds de hauteur, est due au ciseau d'un artiste espagnol de passage à Ottawa. La Sainte Vierge est représentée tenant l'Enfant Jésus entre ses bras, et le divin Enfant est dans l'attitude d'une per- sonne qui l^énit. Nous la devons en partie aux aumônes des jeunes gens des chantiers, et en partie à la générosité de plusieurs bons catholiques de notre ville. Son inauguration s'est faite au son de toutes les cloches et ayant pour témoin toute la population, qui y assistait avec cette émotion que seules savent produire les fêtes religieuses dans les cœurs chrétiens; aussi je vis bien des yeux baignes de larmes.

Tous étaient heureux de voir nof-c Mère siéger ainsi au-dessus du trône élevé on venait de la placer. Mais un fâcheux accident changea quelques jours après

42 Mandements des Evêques d'Ottawa, tome I, p. 93, 94.

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la joie en tristesse. Un ouragan étant tombé sur notre ville, emporta la statue, son piédestal et l'échafaudage qu'on avait dressé pour l'élever. Le vent avait été si impétueux qu'il avait brisé la barre de fer placée pour consolider la statue. Heureusement que la chute n'avait pas été aussi considérable que nous eussions pu le craindre: la statue s'était arrêtée sur le toit, retenue par une des tours de Véglise, et n'avait d'autres dégradations que quelques légères égratignures faciles à réparer. Cet incident eut pour offet de surexciter la piété et la générosité de- nos fidèles. Bientôt après, on fit un nouveau piédestal, moins élégant, mais plus solide que le premier, et comme avant, il n'y avait de doré que le manteau de la Sainte Vierge et la tunique de l'Enfant Jésus, on voulut, avant de la remettre à sa place, que la statue fût entièrement dorée. La seconde inauguration se fit avec autant d'éclat que la première. Depuis ce temps, toute radieuse par l'éclat que lui donne le soleil, elle reçoit les hommages de tous ses enfants, qui peuvent la saluer même à une grande distance 43.

A monseigneur Guigues revient l'honneur d'avoir érigé le premier autel en l'honneur de Notre-Dame de Lourdes en terre d'Amérique, des 1871. Cet autel fut placé dans le soubassement de la cathédrale, du côté de l'Evangile, tout près de l'endroit se trouvait le confessionnal de l'évéque. C'est lui aussi qui fit mettre la statue de la Sainte Vierge sur le maître-autel du soubassement; la première, à Ottawa, à recevoir pareil honneur 41.

'Les successeurs du premier pasteur, écrit Son Excellence mon- seigneur Alexandre Vachon, ont hérité de sa piété mariale 45.»

S'il est un fait qui contribue à réjouir le cœur du saint évêque au ciel, c'est celui d'avoir un successeur, après cent ans, un prélat qui s'est donné la tâche de paître le troupeau PER MARIAM. Sa houlette est entre bonnes mains.

Le bilinguisme officiel.

Jusqu'à preuve du contraire, monseigneur Guigues fut le premier évêque, au Canada, à faire face à la question du bilinguisme à l'église, peur les populations blanches. Il le fallait systématiser; l'établir d'une manière pratique.

Le père Guigues, qui avait envoyé ses Oblats parmi les tribus in- diennes, savait bien que les missionnaires devaient apprendre la langue de ceux qu'ils venaient évangéliser.

43 Missions des O.M.L, 1868, p. 60, 61.

44 Album-Souvenir, publié en 1934, p. 8.

45 Mandement de Son Excellence monseigneur Vachon, annonçant le Congrès ma- riai dOuawa.

Msr JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO GUIGUES, O.M.I. 163

Devenu le pasteur d'un vaste diocèse, le visiteur permanent des Oblats ne crut pas qu'il pouvait s'exempter d'entendre et de parler la langue des deux principaux groupes de ceux qui formaient son trou- peau. Pour apprendre l'anglais, il alla s'enfermer dans la solitude d'un presbytère ami, et ne voulut se présenter pour recevoir l'onction des pon- tifes qu'après avoir suffisamment maîtrisé cette langue étrangère.

S'il s'obligeait à savoir les deux langues, il entendait exiger de sas prêtres que chacun d'eux, tôt ou tard, en fasse autant. Ce n'était plus une question d'un bilinguisme de passage ou d'occasion; il fallait en créer l'état; le vivre dans une ambiance qui en assurerait la permanence. L'évêque de Bytown fondera les œuvres nécessaires pour perpétuer cet état bilingue dans la vallée de l'Outaouais; et, me pardonnerez-vous le paradoxe, c'est parce qu'il fut bilingue, qu'il est resté français.

C'aurait été se vouer à l'échec que de vouloir n'y maintenir que le français; et d'un autre côté, c'eût été si facile de laisser s'établir un diocè- se à la file des caprices d'une population en mouvement. Imaginons pour lors, ce que cela a demandé de courage et de force de volonté pour créer le système qui devait conserver le français dans cette partie du pays. Bien plus, en établissant à Bytown des institutions bilingues, l'évêque préparait la capitale bilingue d'un Canada bilingue. Qui sait si les Pères de la Confédération, ceux du Québec plus que les autres, n'ont pas exigé le respect du français à l'égal de l'anglais dans l'Acte de l'Amérique bri- tannique du Nord, en voyant fonctionner les institutions catholiques et bilingues tout à côté des édifices du Parlement?

Pour nouveau et hardi qu'il fût, ce système de monseigneur Gui- gues s'est avéré le grand facteur qui a conservé le français depuis cent ans dans Ottawa et toute la vallée.

Le collège bilingue.

Qu'on ne s'attende pas à trouver dans ces lignes une histoire tant soit peu complète du collège que monseigneur Guigues a fondé. Nous voulons simplement exposer l'idée du fondateur, et dire pour qui et pour- quoi il a ouvert cette maison.

L'histoire de ce petit collège, devenu l'Université pontificale d'Ot- tawa, s'éciira un beau jour. L'heureux historien aura la partie belle pour

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montrer que l'œuvre du bon Dieu s'est faite à coups de sacrifices et d'abnégation de la part de tous ceux qui en furent chargés.

L'évêque-élu, est-il besoin de le rappeler, héritait des problèmes du visiteur permanent; de celui d'un collège à Bytown, en tout premier lieu.

Avant qu'il fût question de mettre un évêque à Bytown, on trouve que l'idée d'y fonder un collège avait déjà germé.

Le 29 décembre 1843, dans une lettre de monseigneur Bourget à monseigneur Phelan, nous lisons ce passage très significatif: «. . . et je suis persuadé qu'ils [les Oblats] n'auront pas résidé quelques années à Bytown qu'ils auront trouvé moyen, en demandant du secours en Euro- pe, de vous faire Collège, Couvent, maisons d'école 46. )>

Cette conjecture il s'en faut de bien peu qu'elle soit prophéti- que — rebondit sous la plume du père Telmon, en février 1845. Il écrivait à monseigneur de Mazenod:

Je suis venu à Montréal et je vous écris de Longueuil. Je vais amener avec moi trois religieuses, sœurs grises, pour faire l'école' des petites filles des deux langues et soigner les malades. . . Après l'établissement des Sœurs, je m'occuperai de celui des Frères des Ecoles Chrétiennes. C'est le seul moyen de régénérer cette pauvre ville de Bytown et d'y faire un bien permanent 47 . . .

Après cela, le père Guigues, disons plutôt l'évêque-élu, reprend la question à son compte. Il est encore à Saint-Colomban quand il écrit à monseigneur Bourget, le 1er juin 1848:

Le Père Telmon m'écrit qu'il est impossible de trouver autre* chose à louer dans Bytown que de petites maisons d'école ordinaires. Une somme de 200 livres suffirait, grâce au concours des marchands de bois, pour élever quelque chose de précaire et de suffisant pour un collège dans le genre de celui de l'Assomption 48.

Et le 18 juillet 1848, il disait aux Messieurs de l'Ordonnance, au sujet d'un terrain pour le futur collège: Il n'y a «isur l'une et l'autre rive de l'Ottawa que des écoles élémentaires, de même à Bytown. . . ia nécessité de recevoir une éducation plus proportionnée aux besoins de l'époque. . . se fait sentir à Bytown49».

*8 Lettres de M<->r Bourget, tome III, p. 290.

47 Le père Telmon à Msr de Mazenod. (Archives du Scolasticat Saint-Joseph, Ottawa.)

48 M& Guigues à M»r Bourget, cité par le père Georges SIMARD, O.M.I., L'Uni- oersité d'Ottawa, extrait de la Nouvelle-France, 1915.

40 Ai chives du Scolasticat Saint- Joseph, Ottawa.

Mer JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO GUIGUES, O.M.I. 165

Exactement deux jours après sa consécration, le 1er août 1848, il écrit de nouveau à Montréal : « Je prie Votre Grandeur de vouloir bien me faire parvenir le règlement du collège de l'Assomption. . . J'es- père pouvoir en faire l'application à Bytown cette année, si Dieu prêle secours 5C. »

A peine sa lettre était-elle rendue à destination, que l'évêque de By- town faisait commencer les travaux de construction à l'ombre de la cathédrale: « Cette maison fut construite sur la rue de l'Église; elle avait une longueur de 80 pieds et trois étages; commencée le 10 août, elle fut terminée en deux mois 51. »

L'ouverture en fut faite le 27 octobre 1848. Il y avait, dit le père Alexis, « quatre-vingt-cinq élèves, dont une trentaine de pension- naires. Les pensionnaires couchaient au collège, mais prenaient leurs repas en ville 52. »

Devant ce premier groupe d'étudiants, l'évêque fondateur pouvait écrire:

Les parents ont bien compris [l'esprit qui Nous guide en ouvrant la mai- son], car le nombre* des élèves du bas Canada ... est aussi grand que ceux du haul. Canadiens et Anglais s'y trouvent par moitié. Même le clergé et les laï- ques du bas Canada ont signé une pétition pour obtenir du secours avec le même empressement que ceux du haut Canada 3S.

Un rapport envoyé à la maison générale des Oblats mentionne le fait que « chaque classe se fait dans les deux langues, le matin en an- glais, l'après-midi en français 54».

Tel que nous le voyons au premier stade de sa vie, le collège de Bytown aurait-il accompli sa mission?

11 n'y a pas de doute, si nous lisons le rapport qu'en faisait le Courrier d'Ottawa:

La première pensée qui préoccupa ce digne successeur [monseigneur Gui- gues] des Laval et des Plessis, dès son arrivée en cette ville, fut la création d'un établissement la jeunesse catholique pût recevoir une éducation libérale et chré- tienne, se préparer à remplir les fonctions les plus honorables et assurer par aux catholiques du Canada central une légitime part d'influence.

50 Aichives du scolasticat Saint-Joseph, Ottawa.

51 [GLADU, O.M.I.], M^rr Guigues (petite biographie écrite au lendemain de la mort de l'évêque), p. 112.

52 Alexis, op. cit., p. 305.

53 Notes à l'appui de la requête qui réclame du secours en faveur du Collège de Bytown (aichives de l'archevêché d'Ottawa) .

54 Missions des O.M.I., 1868. p. 67.

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Une autre pensée non moins noble et qui se lie intimement à celle-ci pré- occupe dès lors k vénérable Evêque. Voyant son diocèse occupé par deux popu- lations dont ks idées sont différentes, mais dont les intérêts principaux sont les mêmes, il se dit: Il est de la plus haute importance d'unir ces deux peuples, appelés à vivre sur k même sol et à combattre pour les mêmes intérêts. Rien d? plus désirable que de faire disparaître l'antipathie et les préjugés qui existent gé- rcialement entre ks différentes races, et qui naissent la plupart du temps du dé- lai! t de connaissances qu'ont ces races les unes des autres. Que faire pour obtenir ce résultat? Etablir une maison d'éducation qui, offrant absolument les mêmes avantages aux deux populations, attirera nécessairement les enfants que la Pro- vidence appelle à jouer plus tard ks rôles les plus importants dans cette partie du pays. Ces jeunes gens vivant et grandissant ensemble apprendront dès l'en- fance à se connaître et à s'estimer, et ainsi ils pourront, en conservant chacun tout ce qu'il y a de noble dans le sentiment national, se préparer à combattre de concert et avec intelligence ks nobles combats de la religion et de la patrie.

Il n'y a pas longtemps, il nous a été donné de visiter nous-même cet éta- blissement. Nous nous empressons de dire que nous avons été k plus agréable- ment surpris en voyant, dans une ville aussi nouvelle qu'Ottawa, une maison d'éducation aussi avancée et offrant d'aussi grands avantages aux élèves. Notre admiration, nous dit-on et nous n'en sommes pas surpris a été partagée par plusieurs membres du Parlement bas canadien, et généralement par tous ks étrangers qui ont visité ce Collège.

C'est là, en effet, un établissement dont Ottawa a justement raison d'être fière et que nous sommes heureux de pouvoir signaler à l'attention de nos com- patriotes du bas Canada, aucun autre collège sur ce continent n'offrant, outre l'étude des langues grecque et latine, des mathématiques, de la physique et de la chimie, k même avantage pour l'étude de l'anglais et du français, qui sont enseignés sur un pied parfait d'égalité et qui généralement sont parlés indiffé- remment par tous les élèves 55.

Vers la même époque, le père Henri Tabaret, celui qui a le mieux compris et mis en pratique l'idée de monseigneur Guigues, consignait de sages réflexions:

Le mélange des deux langues ptésente une difficulté; mais elle n'est pas in- surmontable. Autrement, il faudrait dire qu'un homme ne peut absolument connaître qu'une langue et que les peuples modernes ont eu tort de former la jeunesse par l'étude des langues mortes et des langues vivantes. Les meilleurs écrivains, dans chaque langue, n'ont-ils pas su plusieurs langues parfaitement? Et puis, supposé même que l'on perdît quelque peu quant à la perfection du style, n'y trouverait-on pas une ample compensation dans la largeur d'idées que l'on acquiert? Qui donc a dit qu'un homme vit autant de vies qu'il parle de langues? Au reste, dans cette partie du Canada, la nécessité des deux langues ne se discute point; elle s'impose5'6.

55 Le Courrier d'Ottawa, 17 avril 1861. 58 Not. nécr., tome V, p. 487.

Mer JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO GUIGUES, O.M.I. 167

Le témoin le plus autorisé des premières années du collège, mon- seigneur Thomas Duhamel, s'est exprimé ainsi dans son fameux mé- moire de 1902:

J'ai été un des premiers à entrer comme élève dans ce collège. Je ne l'ai quitté qu'après mon ordination à la prêtrise, le 19 décembre 1863. Il m'a été donné de constater que la pensée de M^r Guigues n'avait cessé d'être la pensée dirigeante des supérieurs, directeurs et professeurs du Collège, pendant tout ce temps-là. Les prêtres les plus anciens du diocèse ont constaté le même esprit 5".

Le grand séminaire bilingue.

Ce dont le diocèse avait un plus pressant besoin, en 1848, c'était de prêtres. Des onze missionnaires séculiers, qui travaillaient dans les limites du nouveau diocèse, cinq ont préféré retourner dans leurs dio- cèses d'origine. C'était leur droit, mais le cœur de l'évêque ressentit vive- ment cet abandon. Heureusement pour lui, monseigneur Guigues res- tait supérieur des Oblats; il usa de son autorité en faveur de ses œuvres.

« Les Oblats furent, à cette époque, les instruments vivants de la Providence, dans la vallée de l'Ottawa 58.» Mais ce fut quelque peu au détriment de leur Congrégation. On l'a fait remarquer: après les grandes envolées de 1844 à 1848, ce fut une accalmie; les œuvres fondées ont été soutenues; mais presque tout le personnel et une bonne partie des res- sources étaient retenus pour Bytown, On aurait, de la sorte, retardé de beaucoup plusieurs fondations dans les États-Unis. Mais monseigneur de Mazenod avait permis cela.

La convention Guigues-Mazenod, signée à Marseille le 17 août 1856, a réglé la question du partage des biens; elle n'a pas prétendu, cependant, liquider le mérite et le dévouement des Oblats 59.

Il faut bien toutefois reconnaître que l'évêque a cherché tout de suite à se recruter un clergé. En fondant son collège, faut-il le rappeler, il voulait assurer un courant régulier de jeunes gens qui se destineraient les uns vers le sanctuaire, les autres vers les professions libérales, voire le commerce: tous, des hommes capables de comprendre et de défendre les intérêts de la société religieuse autant que civile.

r>: Voir note 48.

58 ALEXIS, op. cit., tome I, p. 261.

39 Missions des O.M.I. , 1907.

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Un rapport présenté aux Chambres des Deux-Canadas, en 1861, certifie que trente-six prêtres étaient déjà sortis du grand séminaire que monseigneur avait fondé en même temps que son collège 60.

Il faut bien que l'évêque ait ouvert son grand séminaire en même temps que île collège, puisqu'un séminariste enseigne l'anglais au collège, dès la première année.

Deux autres professeurs sont des scolastiques oblats. C'est ce qui fait écrire à l'annaliste du Scolasticat Saint-Joseph d'Ottawa, le père Rodrigue Villeneuve, le futur cardinal, ce qui suit: « Quant au Scolasti- cat, il a suivi, ou peut-être même précédé, le Père Allard, dès 1848, à Bytown, pour rendre service au collège61. . . »

C'est de ce moment-là, que les séminaristes et les scolastiques ont toujours résidé dans la même maison, suivi les mêmes cours, jusqu'en 1885.

Tout ce monde est logé sous le toit de l'évêque: 'les pères de la cure, les missionnaires des chantiers et des Indiens, les professeurs du collège, les scolastiques oblats, et maintenant les séminaristes.

C'est le père Alexis qui l'écrit: « Une partie de l'évêché fut aména- gée en séminaire. C'est la sacristie actuelle 62. »

La seconde affirmation n'est pas juste; elle est prématurée. Elle suppose que l'évêché actuel est bâti: il ne le sera que dans deux ans.

Le premier évêché de Bytown, celui que monseigneur habita avec son personnel de 1848 à 1850, a été la maison que le père Telmon avait prise à bail, le 7 août 1847, sise au inuméro 365 de la rue Sussex, à l'angle sud-est de la rue Saint-André. Cette maison fut acquise plus tard par l'évêque, et devint une annexe à la bâtisse du deuxième collège, quand celui-ci fut construit rue Sussex, à l'angle nord-est de la rue Guigues. Ce deuxième collège est aujourd'hui l'ancienne partie de l'Académie De-La-Salle; et son annexe existe encore. C'est un edifice historique, qu'il serait beau de conserver.

L'évêché, tel qu'il est aujourd'hui, ne fut pas élevé tout d'un trait. Il a même subi des transformations radicales.

60 P.ERGEV1N, O.M.T., L'Université dOttawa, Vocations sacerdotales et profes- sions libérales, 1929, p. 1 1 ; Missions des OM.L, 1866, p. 64.

61 Rodrigue VlLLENEUVF, O.M.I., Les Fêtes du Scolasticat des O.M.I., Ottawa, 1910, p 13.

«2 ALEXIS, op. cit., tome I, p. 297.

Me' JOSEPH-EUGENE-BRUNO GUIGUES, O.M.I. 169

Le 1er mai 1849, monseigneur en faisait commencer les travaux. Ce devait être un édifice à trois étages, en comptant les mansardes dans un comble à pignon. Il était accoté au mur de da cathédrale, vis-à-vis du sanctuaire; on en voit encore les vestiges sur la pierre, depuis que le pi- gnon et les mansardes ont être rasés, pour satisfaire aux exigences des compagnies d'assurances.

La façade donnait du côté de la rivière, comme la cathédrale; c'était le point de vue vers le large horizon. Plus tard, on a agrandir; c'est alors qu'on a mis la porte principale rue Saint-Patrice; on voulait quelque chose de pratique en observant la symétrie.

Monseigneur occupa son palais episcopal le 1er mai 1850 63. Avec lui y entra son nombreux personnel, composé de Français, d'Irlandais, de Belges et de Canadiens. Depuis ce jour, il a régné céans la plus large hospitalité. Monseigneur Guigues aimait à recevoir les ecclésiastiques à sa table; qu'ils fussent ou non des prêtres de son diocèse.

Pendant plusieurs années, sous son épiscopat, le premier évêque d'Ottawa a compté plus de prêtres étrangers que de prêtres sortis des familles du pays. Lui-même était allé chercher les premiers qui soient venus de France et d'Irlande. Il eut la main heureuse. Car, il s'est établi un courant, principalement des Hautes-Alpes, de pieux ecclésiastiques, qui ont su conserver dans le diocèse d'Ottawa une tradition de dévoue- ment et de vertus sacerdotales dont les âmes profiteront encore longtemps.

Les écoles bilingues.

C'est le père Telmon qui a pris l'initiative des écoles bilingues dans la vallée de l'Outaouais, dès 1844. L'année précédente, le père Pierre Point, un Jésuite, avait inauguré un mouvement similaire dans les comtés de Kent et d'Essex 64.

63 ALEXIS, op. cit., tome I, p. 294.

64 Abbé A.-D. EMERY, Album-Souvenir de la paroisse de i Immaculée-Conception de Pain-Court, Ont., p. 65. Nous avons déjà écrit:

« L'école fut la première à ouvrir ses portes. Le lundi matin, 3 mars 1845, cent vingt enfants s'entassaient dans les deux salles trop petites. Cet inconvénient ne devait pas amoindrir le bonheur de ceux qui s'ét3ient donné tant de mal pour inaugurer l'en- seignement bilingue dans le Haut-Canada. » (Le centenaire de l'arrivée des Oblats à By- town, dans Revue de l'Université d'Ottawa, 14 (1944), p. 465.) Nous ne sommes plus si certain aujourd'hui que nous avons pris connaissance des travaux du père Point. La référence citée plus haut s'exprime comme ceci: « Il fut le créateur des écoles catholi- ques canadiennes-françaises dans les comtés de Kent et d'Essex. » Nous posons la ques-

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Quand le père Telmon arriva à Bytown, des écoles publiques (Common Schools) avaient peine à mourir dans le fatras des lois qui régissaient alors l'instruction populaire. L'école catholique n'existait pas encore. Le bon père en souffrait.

Dans une lettre d'affaires qu'il écrivait à mère McMullen, supérieure des Sœurs Grises de Montréal, il parle incidemment de l'extrême dé- tresse des enfants de Bytown. Apprenant dans la suite qu'on sympathi- sait avec lui, il exposa directement son projet:

L'état de la ville de Bytown demande impérieusement l'établissement de tonnes écoles; il y en a quelques-unes pour les Irlandais; mais telles qu'elles sont, elles ne satisfont ni eux ni leur curé. Il n'y en a point pour les Canadiens. Je ne puis attendre que l'église soit achevée et payée pour m'occuper de ces ob- jets. L'instruction et l'éducation des enfants pressent plus que toute autre chose. Les grandes personnes n'ont pas un moindre besoin des bons exemples et de bon- nes prières de quelques religieuses. Je ferai tout au monde pour en avoir.

Je ne suis pas sûr de descendre à Montréal. Je vous écris donc aujourd'hui, ma très honorée Mère, non pour vous inviter, mais pour vous prier de me don- ner deux de vos bonnes sœurs pour faire ici l'école dans les deux langues en attendant qu'elles puissent, par la suite, embrasser toutes les œuvres qui sont la fin de votre Institut. . .

Non, vous ne refuserez pas. . . Vous savez que vos sœurs auront le néces- saire tant que je l'aurai moi-même. . . répondez-moi au plus tôt, je vous prie, que nous aurons des Sœurs pour notre école française et anglaise de petites fil- les «5.

Le projet entamé dans cet esprit et sur ce ton fut le point de départ de la fondation des Sœurs Grises de la Croix. Elles arrivent à Bytown le 20 février 1845.

Le 3 mars 1845, les Sœurs Grises ouvrent ce que d'aucuns appellent une école bilingue, et que d'autres qualifient d'école française 66.

En fait ici, on le sait par ailleurs, les deux expressions, toutes deux incomplètes, disent la vérité.

Tout cela se faisait en marge de la légalité. Il n'était pas question d'écoles séparées; elles ne viendront que plus tard.

tion: Lnseignait-on les deux langues dans ces écoles catholiques? Que pouvons-nous dé- duire de la suite du document cité, qui dit; « Un jour Lord Elgin lui rendant visite dit combien il avait été édifié en revenant de Amhestburg, en entrant dans une éjcole, d'en- tendre le maître enseigner aux petits enfants leur langue maternelle. . . ? » Votre juge- ment vaut le nôtre. Nous donnons tout crédit à qui crédit est dû.

65 père Telmon à mère McMullen, le 20 octobre 1844.

06 M. Lucien BRAULT, dans Ottawa, Capitale du Canada, à la page 230, parle de «classes bilingues»; Sœur PAUL-EMILE, dans Mère Bruyère et son œuvre, écrit «la première école française ».

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Et quand les discussions se sont faites pour établir un système catholique, qui donc aurait pensé de faire insérer dans la loi une clause qui garantît des écoles bilingues? Personne. On prenait pour acquis qu'une école séparée était une école bilingue. Elle Tétait en fait: et elle a fonctionné dans cette bonne foi jusqu'au temps il fut trop card pour intégrer le mot dans le texte de la loi. L'Acte de la Confédéra- tion a fixé le statut des écoles séparées dans la province d'Ontario telles qu'elles existaient dans le texte de la loi Scott (Scott Act) de 1863. Dans cette loi, il n'est pas fait mention de l'école bilingue, mais simple- ment de l'école séparée.

Mais ne demandons pas aux pionniers de nos écoles tous les termes techniques, qui rendent bien souvent une loi ambiguë. Ils ont implanté nos écoles; sachons maintenant en prendre la défense et les développer dans le sens qui doit fournir l'appui à notre foi chrétienne.

Tout n'était pas parfait quand monseigneur Guigues arriva; mais il sut trouver bon ce qu'on avait fait avant lui. A partir de ce jour, il va payer de sa personne et de ses biens.

A la fin de l'année 1848, il y avait ici trois écoles publiques, l'école des Soeurs et un cours primaire que monseigneur lui-même venait d'ou- vrir dans son collège. Son premier pas fut d'écrire au surintendant de l'éducation pour exiger parité de traitement pour les deux catégories d'écoles. Il obtint des subsides 6".

Puis, se plaçant en marge de la loi, il fait organiser une commission scolaire catholique; il donne des terrains; il bâtit des écoles68; il fait venir les Frères des Ecoles chrétiennes (1864) , qu'il installera dans l'édi- fice qui a servi à son premier collège, rue Sussex, aussitôt qu'il pourra résilier (1870), le bail par lequel l'Ordonnance l'occupait depuis que le collège était rendu sur la Côte-de-Sable. Il établit les Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame dans la haute ville, le 1er octobre 1868. Enfin, quatre jours avant sa more, il signe l'acte de fondation de la Communauté des Clercs doctrinaires, que l'abbé Eugène-Henri Porciïe, curé de la paroisse de Saint-Jean-Baptiste, venait de réunir pour « l'en-

07 Alexis, op. cit., tome I, p. 313.

68 Lucien BRAULT, op. cit., p. 231.

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seignement commercial français et anglais dans les écoles des garçons Ce fut le dernier acte public de cette belle existence.

Sa sollicitude pastorale l'avait porté à venir aux secours des curés, en leur offrant de former gratuitement des instituteurs pour leurs écoles de campagne.

Nous voyons avec la plus grande peine que le nombre des instituteurs ca- tholiques est bien insuffisant pour les besoins du diocèse, et comme Nous avons grandement à cœur de remplir un vide qui est aussi pénible pour vous que pour Nous-même, Nous vous offrons de faire donner gratuitement au Collège, un cours d'instruction propre à compléter les études et obtenir les qualifications né- cessaires pour l'enseignement, aux personnes que vous Nous enverrez, munies d'une lettre de recommandation. Il ne resterait à leur charge que de pouvoir payer leur pension en ville; car vous savez que les élèves ne sont point nourri? dans le Collège. Peut-être bien qu'un jour le gouvernement, touché de Nos efforts comprendra qu'en Nous accordant quelque part aux sommes énormes dé- pensées à Toronto pour quelques élèves privilégiés, il travaillera efficacement à l'intérêt de l'éducation et Nous serons alors heureux de faire plus encore que ce que Nous Nous proposons de faire aujourd'hui '°.

Nous serions donc ici en présence de la première trace d'une école normale.

Les œuvres de secours.

Pour n'être pas aussi pressantes, quelques œuvres sont cependant nécessaires. Elles forment un organisme de services auxiliaires qui attei- gnent tous les membres de l'humanité souffrante. C'en est la plus grande partie.

Les malades, les vieillards et les orphelins: mais ce sont les amis de Jésus; c'est le soin qu'on en prend qui fera notre gloire ou notre réprobation au dernier jugement. « J'étais pauvre, j'étais nu, j'étais mala- de, prisonnier, et vous avez ... ou vous n'avez pas fait de cas de ma misère, venez posséder le royaume. . . ou allez au feu éternel », pas d'autre mesure de notre charité; pas d'autres causes énumérées pour nous donner le ciel, ou pour nous jeter en enfer.

Comme pour les écoles, ces œuvres de secours étaient déjà fondées quand monseigneur Guigues devint évêque de Bytown. Mère Bruyère et

69 [GLADU, O.M.I.], op. cit., p. 123.

Mandements des Evêques d'Ottawa, tome I, p. 76.

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le père Telmon avaient trouvé l'espace et pas beaucoup d'argent pour préparer un gîte à tous les malheureux.

Mettons ces œuvres au jour, si pauvrement que ce soit; la lutte pour la vie s'organisera après. Voilà l'esprit qui a guidé les fondateurs. Quand une fois les œuvres sont lancées dans cette sainte imprévoyance, le bon Dieu se doit à lui-même de les faire prospérer.

L'évêque, en arrivant, épousa les soucis que causaient l'hôpital, l'orphelinat et l'hospice.

Il n'existait pas dans le temps de pension de vieillesse ni d'assu- rance-maladie; monseigneur Guigues a créé tout cela, ou à quelque chose près, dans l'espace de trois semaines après avoir pris possession de son siège. Ce fut l'objet du premier de ses mandements, si nous ne comptons pas son mandement d'entrée.

S'adressant aux bourgeois et aux jeunes gens de chantiers, l'évê- que leur disait:

Le soin de vos âmes, Chers Jeunes Gens, est un des premiers objets d.Q Notre sollicitude. . . Nous avons depuis plusieurs années [comme supérieur des Oblats] envoyé à votre secours des missionnaires que vous avez accueillis avec tant de bonheur et Nous dirons aussi dont le zèle a été couronné d'un succès si consolant . . .

Mais si le soin de vos âmes Nous touche, celui de votre santé ne peut aussi Nous être indifférent. Combien de fois des jeunes gens des chantiers sont arri- vés à Bytown, les uns épuisés de forces, d'autres blessés, meurtris à la suite de leurs pénibles travaux ! Dans une si pénible situation ils se voyaient obligés de dépenser tout le fruit de leurs épargnes pour obtenir la santé.

Nous croyons donc vous être agréable en vous proposant de faire une œu- vre qui sera en même temps dans votre intérêt particulier, c'est de concourir avec Nous et avec les maîtres de vos chantiers à bâtir un hôpital à Bytown. Vous en aurez la gloire comme aussi vous en recueillerez les avantages 71. . .

Pour une modique souscription annuelle, retenue sur leurs gages, les jeunes gens des chantiers étaient soignés gratuitement à l'hôpital de Bytown, quand ils avaient besoin d'être hospitalisés. En santé comme en maladie, tous les souscripteurs participaient aux prières et aux bonnes œuvres de la communauté des Sœurs Grises.

Et le 8 septembre suivant, l'évêque écrivait un autre mandement, qui débutait ainsi:

71 Mandements des Evêques d'Ottawa, tome I, p. 9.

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La Religion, N.T.C.F., offre comme une tendre mère un soulagement à toutes les misères et à toutes les douleurs. Elle prépare un asile au vieillard qui est près de la tombe, veille au chevet du malade et ouvre surtout son sein mater- nel à l'enfant orphelin ~2 . . .

Des mots aussi suaves laissent entendre que bientôt vont s'ouvrir des asiles bénis pour tous les déshérités.

La sollicitude pastorale de l'évêque, qui s'étendait à tout, s'inté- ressa bientôt à une œuvre de charité par excellence; celle du Bon Pasteur accueillant Madeleine à ses pieds. Car la femme ou la fille dont la répu- tation est entachée devient la victime de la vindicte publique; et l'on sait que le monde est encore, comme au temps de Notre- Seigneur, sans merci pour des crimes qu'il commet tous les jours. Il faudrait que le Maître revînt écrire de son doigt dans le sable les fautes des accusateurs, ne per- mettant qu'à ceux qui sont sans péché de jeter la première pierre.

Le cœur de monseigneur Guigues souffrait de voir ces malheureu- ses honnies et méprisées par une société hypocrite.

La Providence le conduisait à Buffalo, en 1860. Il y avait cinq ans que les Sœurs du Bon-Pasteur dirigeaient un refuge dans la ville épiscopale de monseigneur Timon. L'évêque comprit tout de suite qu'il avait devant lui une œuvre comme il lui en fallait dans Ottawa. Il en fit la demande à la supérieure; mais il fallut attendre six longues années.

Les sœurs arrivèrent le 3 avril 1866. Elles logèrent six mois dans une masure, rue Saint-Patrice, avant de s'installer au bout de la rue Saint-André, où, depuis quatre-vingts ans, eilles exercent leur sublime apostolat ~s.

Dans la forêt canadienne.

Oh! oui, je consens volontiers à ce que notre Congrégation s'occupe de la sanctification des chantiers et de la conversion des sauvages. Ainsi l'établissement de Bytown est parfaitement de mon goût "4.

C'est par ces paroles, l'on sent la ferveur conquérante des apô- tres, que monseigneur de Mazenod brise pour toujours des cadres devenus

72 Mandements des Evêques d'Ottawa, tome I, p. 13.

"3 Abrégé de la Vie et des Vertus de nos Chères Sœurs décédées en ce Monastère de Notre -Dome de Charité du Refuge' d'Ottawa, sans nom d'auteur, p. 30. 74 M»1 de Mazenod au père Honorât, 4 janvier 1844.

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trop étroits pour lancer ses enfants sur toutes les routes du monde. Elles ouvrent aujourd'hui les forêts de la vallée de l'Outaouais; demain, les plaines inconnues du grand Nord canadien; et bientôt Ceylan et les brousses d'Afrique. Les Oblats n'auront plus, pratiquement, de limites à leur zèle. C'est le Christ, par l'Église, qui se rend responsable de toutes ces vies d'apôtres perdues pour la gloire de Dieu "5.

Personne ne connaissait encore ce que ces nouvelles missions deman- deraient d'efforts, de sacrifices et d'abnégation, à ceux qui en seraient chargés.

Si monseigneur Bcurget en fut l'instigateur, c'est le père Guigues, somme supérieur des Oblats, puis comme évêque de Bytown autant dire l'évêque des chantiers, qui en a pris la direction.

Le 13 janvier 1845 est une date à retenir dans l'histoire pittoresque des chantiers. Ce jour-là, les pères Eusèbe Durocher et Augustin Brunet quittaient Longueuil pour Bytown "6. Ils déclenchaient l'offensive sys- tématique contre un ennemi qui menaçait la foi des Canadiens et infir- mait sûrement les forces vives de notre peuple.

On a passablement écrit sur l'œuvre des chantiers. Mais les auteurs se sont tous contentés d'un recul de cinquante ans. Déjà, à cette époque, l'industrie du bois avait sa technique, ses ingénieurs, peut-être sa moto- risation; et aujourd'hui elle a son code d'hygiène et la visite mensuelle du médecin. Toutes ces améliorations font rire les anciens quand les jeunes parlent de la misère des chantiers.

De la misère ... les jeunesses d'à présent ne savent pas ce que c'est que d'avoir de la misère. Quand elles ont passé trois mois dans les bois, elles se dépê- chent de redescendre. . . Et même dans les chantiers, à cette heure, ils sont nour- ris pareil comme dans les hôtels, avec de la viande et des patates tout l'hiver. Il y a trente ans. . . Il se tut quelques instants et exprima d'un seul hochement de tête les changements prodigieux qu'avaient amenés les années 77.

Quand les Oblats entreprirent, en 1845, la sanctification des chan- tiers, ils O'nt trouvé du premier coup la formule qui régit encore ces missions dans les bois.

10 Voir les livres du père Pierre Duchaussois, O.M.I.

[fl Codex de Longueuil.

' " Louis HÉMON, Marie Chapdelaine.

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Ces voyages étaient souvent très pénibles, mais toujours conso- lants.

Il y a maintenant douze ans, écrivait monseigneur Guignes, aux directeurs de la Propagation de la Foi, que ce rude ministère a été confié aux RR. PP. Oblats, qui le remplissent avec un dévouement à toute épreuve; et l'on peut dire qu'à raison des résultats obtenus, cette œuvre est, à nos yeux, la première du diocèse. On ne sera pas surpris de l'importance que nous y attachons, si l'on songe qu'il s'agit de préserver une très grande partie de la jeunesse canadienne des désordres, de la dissipation, des foîhs prodigalités, de l'oubli des sacrements, qui semblaient autrefois le partage des engagés, devenus le scandale et le fléau de leurs paroisses, et qui préparaient, à un pays encore plein de foi, un avenir bien sombre. Aussi le clergé du Bas-Canada, qui repoussait autrefois ces jeunes gens comme des malheureux voués à une perte certaine, les reçoit avec empressement, les encourage, et rend le ministère du missionnaire aussi facile que fructueux "8.

Les missions indiennes.

Il n'en est pas des missions indiennes comme il en était de celles des chantiers. Ici, tout était découvert. La Nouvelle-France avait vu des héros et des saints dans les Récollets et les Jésuites. Saint-Sulpice a fait aussi sa part dans la glorieuse épopée de la conversion des sauvages.

Même aux jours les plus sombres de notre histoire religieuse, les cvêques du Canada ne se sont jamais désintéressés des missions indiennes.

Avant la conquête. . . le séminaire de Québec était chargé de missions, aux IIJinois, sur le Mississipi et dans i'Acadie, missions auxquelles il continua de pourvoir jusque vers l'année 1789. M*r Hubert, avant d'être évêque, avait été missionnaire aux Illinois et au Détroit, d'où il avait rapporté les fièvres trem- blantes. Les évêques de Québec pourvoyaient autant qu'ils le pouvaient aux be- soin-; spirituels des catholiques de Terre-Neuve, du Cap-Breton et de l'Ile du Prince-Edouard. En 1818, M§'r Plessis établissait la mission de la Rivière-Rouge, à plus de 600 lieues de Québec "9.

C'est à la fois des prêtres séculiers et des Messieurs de Saint-Sulpice que les Oblats ont appris le chemin des missions.

Nous avons déjà vu comment le père Guigues avait envoyé ses missionnaires vers les Montagnais du Saguenay et les autres tribus du lac Saint-Jean et de la Côte-Nord, vers les Tête-de-Boule du haut Saint- Maurice, vers la Rivière-Rouge et l'Orégon.

78 Cité par [Gl.ADU, O.M.I.], M^>r Guigues, sa vie, ses œuvres. "9 Abbé FERLAND, Observations sur un ouvrage, cité par [GLADU, O.M.I.], op. cit., p. 14.

M*?' JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO GUIGUES, O.M.I. 177

Il lui faut maintenant pourvoir aux missions dans tout le bassin de la rivière Ottawa et dans celui de la baie James; c'est précisément le territoire qui deviendra bientôt son propre diocèse.

Le premier Oblat à se rendre en canot à la baie d'Hudson fut le père Laverlochère. Sa vie et ses exploits touchent à la légende. Témisca- mingue, Abitibi, Albany, région du grand lac Victoria ce sont autant de diocèses, aujourd'hui: il en a parcouru les rivières et les lacs. Il ne s'est arrêté que le jour il fut frappé de paralysie, à mi-chemin entre Moose-Factory et l' Abitibi; il revenait de la baie d'Hudson. C'était en 1850, et il devait vivre jusqu'en 1884, toujours soumis à la volonté du bon Dieu. Il repose au Vieux-Fort du lac Témiskamingue, entre deux Indiens, comme il l'avait demandé.

Les Algonquins avaient fini par se grouper dans le haut de la rivière Gatineau, sous la conduite du chef Pakenawatik. Avec l'influence de monseigneur Guigues, ils obtinrent, en 1851, une réserve de soixante mille arpents de terre, près de l'endroit la rivière Désert se jette dans la rivière Gatineau, à quatre-vingt-dix milles au nord d'Ottawa.

Bien que le père Clément ait visité ces Indiens dès 1849, la mission permanente ne date que de 1851.

Monseigneur Gigues avait en vue deux choses en envoyant les Oblats établir une résidence au milieu des forêts de la Gatineau: la desserte plus suivie des nombreuses familles sauvages qui habitaient la réserve, et les missions des chantiers qui se faisaient durant l'hiver. C'est aussi de la résidence de Maniwaki que les pères se rendaient dans les missions sauvages plus éloignées 80.

L'évêque y vint lui-même en 1853; et peu après, le 4 avril 1853, il y envoya le père Déléage comme directeur; on le peut regarder comme le fondateur de ce poste.

Il y aurait bien des choses à dire au sujet du père Déléage, si aimé par les Indiens, si utile aux Blancs, si ardent au travail et si heureux dans tout ce qu'il a entrepris.

Missions des O.M.I. , 1914, p. 157-166.

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La colonisation.

La colonisation fut pour monseigneur Guigues la grande affaire de sa vie. L'immense territoire qu'on lui avait donné comme diocèse n'avait rien qui ressemblât à un pays civilisé. Il fallait tout créer. L'action de l'évêque s'est exercée dans tous les domaines, pour en arriver au but que l'Eglise lui demandait d'atteindre: l'organisation religieuse de la vallée de l'Outaouais.

Dans tout ce qu'il faisait, l'évêque avait en vue l'érection d'une paroisse dans quelque coin de son domaine. On l'a vu réussir à tout mettre sur pied, dans sa ville épiscopale; toutes les œuvres fonctionnent, de celles que l'on trouve dans les diocèses plus anciens.

En même temps, il envoyait des missionnaires au delà de la zone habitée. C'était imiter l'araignée filandière, dont le premier souci est d'atteindre les points extrêmes; elle y fixe son fil d'attache, puis revient ensuite tisser la trame concentrique.

La tactique de l'évêque est semblable à cela. Il se porte en avant de la colonisation, qui se fait, comme on sait, en remontant les rivières. Les colons catholiques s'arrêtent volontiers dans un poste se trouve une église, si pauvre soit-elle.

Voici un exemple concret que nous trouvons dans les lettres du père Déléage. C'est un fait typique, et qui se produit chaque fois que l'évêque veut attirer des colons dans une région.

Le père Déléage et son compagnon, le père Pian, viennent de donner douze missions près de la décharge du lac Témiskamingue; dans le récit qu'ils en font, le père Déléage écrit pour sa part:

Les Indiens de Témiskamingue sont toujours pleins de zèle pour la Reli- gion, et la Foi a jeté de profondes racines dans leurs cœurs; ils ont témoigné, cette fois-ci, le grand désir qu'ils cm d'être bons Chrétiens, par une démarche qui surpasse ce que nous pouvions attendre de leur part. Ils convoquèrent une assemblée de tous les chasseurs dans la grande salle du poste, ils s'y trouvèrent environ quatre-vingts; on les fit asseoir sur des planches tout autour de la salle; je fus invité à m'y rendre avec mon confrère; on nous fit asseoir sur une petite estrade; le maître du poste et ses trois agents se tinrent près de nous, hors de !'et>trade. Tout le monde étant assis, l'un des chefs indiens se leva pour m'a- dresser la parole, et il me pria de prendre connaissance d'une requête écrite dont je vais donner la fidèle traduction, vous affirmant qu'ils l'ont faite eux-mêmes et que nous n'avons été pour rien dans la détermination qu'elle énonce. Je me tins debout et je lus tout haut ce qui suit:

M&r JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO GUIGUES, O.M.I. 179

« Mon Père,

« Tu sais que nous ne sommes pas capables d'aller voir le Gardien de la Prière l'Evêque mais nous espérons que tu feras auprès de lui ce que nous voudrions faire nous-mêmes.

« Nous lui demandons en grâce de nous envoyer des Robes noires qui ré- sident au milieu de nous.

« Toutes les années un certain nombre de sauvages meurent, et pas un n'a la consolation de recevoir les derniers Sacrements.

« Tu sais qu'il est bien difficile de ne pas offenser le bon Dieu. Ah! si tu savais combien nous éprouvons de peine à les voir mourir sans se confesser.

« Nos femmes et nos enfants restent autour du poste presque tout l'été, Us pourraient bien profiter de tes instructions.

« De notre côté, nous nous cotiserons selon nos faibles moyens pour t'aidcr à vivre au milieu de nous.

« Nous ne t'oublions jamais, Père, dans nos prières; nous n'oublions pas non plus le Gardien de la Prière i'Evêque nous n'oublions pas non plus le Grand Gardien de la Prière le Pape .Oui, tant que nous foulerons sous nos pieds cette terre, tant qu'un souffle de vie restera dans notre corps, nous nous souviendrons de tes instructions. Tels sont nos sentiments, tels seront-ils tou- jours. Va, que la Sainte Vierge t'accompagne. »

Comme je finissais de lire à haute voix cette supplique, un des sauvages me remit une liste de souscriptions, par laquelle j'avais le droit de recevoir une- partie de l'argent que l'Honorable* Compagnie devait aux Indiens. Le montane était de 80 piastres, que le bourgeois du poste a bien voulu me remettre tout de su?te. Je leur répondis que le Gardien de la Prière serait aussi chargé de lire leur pétition que, mon confrère et moi, étions émus de l'empressement que cette manifestation montrait pour notre sainte Religion, et que je me ferais une gloire d'appuyer leur demande; et, quant à leur offrande, je leur dis que j'allais con- sacrer tout cet argent à leur acheter une cloche pour leur Chapelle, les Stations du Chemin de la Croix et quelques petits ornements pour leur Autel.

Je vous demande ici la permission, Monseigneur, de remplir la promesse dont je viens de parler.

S'il était permis que nous dussions avoir une résidence dans l'un des pos- tes de l'Honorable Compagnie, j'oserais dire que notre établissement à Albany m'a paru présenter actuellement de grandes difficultés, et qu'on pourrait, au con- traire, ajouter en faveur de la pétition de Témiskamingue plusieurs raisons dont je vais exposer quelques-unes 81.

Et le père Déléage donne bien une douzaine d'excellentes raisons de fonder la maison que les Indiens demandent.

Comme si monseigneur n'eût attendu qu'un exposé aussi clair et aussi serein lui fût présenté, il décida que les missionnaires s'établi- raient en permanence à la décharge du lac en 1862. Ce fut la résidence de Saint-Claude. Et quelques années plus tard, tout le Témiskamingue québécois s'ouvrait devant un monde émerveillé.

»! Missions des O.M.I., 1866, p. 5 1 . 52.

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Dans d'autres régions, la méthode varie, mais c'est toujours le poste que l'évêque a fondé, qui joue le rôle actif du levain dans la pâte.

C'est par nos Pères de Notre-Dame du désert [Maniwaki], écrit le provin- cial, que le bassin de la rivière Gatineau a été évangélisé; ce sont eux qui y ont attiré la population catholique et formé les paroisses 82.

Le 21 décembre 1850, monseigneur Guigues ordonnait à la prê- trise le père Henri Tabaret, et l'envoyait à la mission de l'Orignal. C'était à l'époque tout un diocèse, tant il s'est formé de paroisses sur ce territoire. Le père devait desservir une dizaine de chapelles; et quand un groupe était capable de subvenir à l'entretien de son curé, l'évêque éta- blissait une paroisse. L'Orignal, dans le temps, comprenait outre la paroisse actuelle, Alfred, Saint-Charles, la Baie, Caledonia, Vankleek- Hill, Hawkesbury, Hawkesbury-Est, Hawkesbury-Nord, Chatham, Grenville et ses concessions, Bonsecours, aujourd'hui Montebello, et Sainte-Angélique. Le courage du jeune père Tabaret fut à la hauteur de la tâche. Après deux ans de ce ministère ambulant, monseigneur le rappela près de lui, pour lui confier la direction de son collège 83.

Eloqe mérité.

Sa mémoire ne s'effacera pas

Et son nom sera transmis de génération en génération.

(ECCLÉSIIASTE.)

C'est le texte de l'oraison funèbre que prononçait monseigneur Charles-Edouard Fabre devant le cercueil du grand évêque défunt 84.

Ces paroles sacrées n'ont peut-être jamais trouvé une application d'un aussi parfait à propos. Trois quarts de siècle se sont écoulés depuis le jour à jamais regrettable, il fallut rendre au fondateur du diocèse les suprêmes devoirs de la piété filiale; et pourtant sa mémoire est aussi vivace qu'au premier jour de notre deuil; elle nous reste avec ses œuvres.

Peu de vies ont été plus belles que la sienne, parce qu'il fut un opti- miste.

Peu de succès peuvent être comparés à ceux qui ont marqué sa brillante carrière, parce qu'il fut un réalisateur.

Henri MORISSEAU, o. m. i.,

archiviste de l'Université d'Ottawa.

82 Missions des O.M.L, 1914, p. 161.

83 Not. nécr., tome V, p. 482.

84 [Gi.Adu, O.M.L], op. cit., p. 72.

Mgr Joseph-Thomas Duhamel

PREMIER ARCHEVÊQUE D'OTTAWA.

En 1797, Philemon Wright, de Woburn, Massachusetts, aux États- Unis, pénètre au Canada et remonte la rivière Ottawa jusqu'aux chutes des Chaudières. En 1800, il revient avec des emigrants de son pays qui, près des chutes, abattent des arbres, s'établissent, puis défrichent et ense- mencent le sol. En 1807, Wright et ses hommes inaugurent à cet endroit le commerce du bois.

Au cours de l'invasion américaine, de 1812 à 1814, l'armée anglai- se, chargée de ravitailler les pionniers du Nord-Ouest, choisit la rivière Ottawa comme une voie plus sûre que celle du Saint-Laurent et des Grands Lacs, En 1818, les soldats licenciés des régiments du 99e et 100e de ligne décident de coloniser les bords de l'Ottawa.

En 1826, les autorités militaires de Londres envoient au Canada le lieutenant-colonel John By avec la mission de creuser un canal pour établir une voie de communication avec Kingston. En 1832, le canal Rideau s'ouvre à la navigation et le lieutenant-colonel, avec sa famille, fait en bateau à vapeur le voyage à Kingston. L'embouchure du canal donne sur la rivière Ottawa à une faible distance des Chaudières.

Durant le même temps, monsieur By fait diviser en lots le terrain compris entre les deux nappes liquides. A son décès en Angleterre quatre ans plus tard le premier février 1836, on aura donné en son honneur le nom de Bytown au très actif centre commercial de bois de l'endroit Anglais, Irlandais, Ecossais et Canadiens français affluent en nombre sans cesse grossissant.

Quatre ans plus tard, en 1840, les catholiques du lieu, de même que les protestants, bûcherons, voyageurs et commerçants, reçoivent la

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visite du jeune évêque de Montréal, monseigneur Ignace Bourget, sacré le 19 avril précédent, et dont le diocèse s'étend sur toute la rive nord de la rivière Ottawa tandis que la rive sud, depuis le 27 janvier 1826, ap- partient au diocèse de Kingston. Continuant sa randonnée par la rivière Gatineau et par les chemins de chantiers, monseigneur Bourget étudie sur place la voie des missionnaires qu'il enverra aux coupeurs de bois et aux Indiens et il conçoit de grands desseins qu'il révèle immédiatement à ses fidèles dans une lettre pastorale inspirée du zèle apostolique le plus pur. Il désire fixer des missionnaires à Bytown pour l'évangélisation de cette ville et de l'immense contrée qui l'entoure. Alors, il s'embarque pour l'Europe la Providence le conduit à l'évêque de Marseille, mon- seigneur Charles-Joseph-Eugène de Mazenod, fondateur d'une jeune communauté, qui lui promet les missionnaires demandés. Le 2 décem- bre 1841 il accueille à Montréal quatre pères et deux frères, Oblats de Marie-Immaculée, fils spirituels du saint pontife à qui il a confié ses an- goisses et décrit les besoins de son immense diocèse, en particulier ceux des rives de l'Ottawa et des chantiers du Nord.

Ayant contribué à la nomination de monseigneur Phelan comme coadjuteur de monseigneur Gaulin, évêque de Kingston, et comme ad- ministrateur de ce diocèse, il agira auprès de ce prélat afin d'introduire à demeure dans Bytown au moins deux pères oblats pour le ministère de l'endroit et les missions de la forêt.

Après toute une correspondance avec les autorités de Kingston et

de Marseille, monseigneur Bourget a le bonheur de voir partir le père Pierre Telmon pour Bytown dès le début de l'année 1844. Il a triomphé des hésitations de monseigneur Phelan, il renverse maintenant les crain- tes du père Telmon qui croit impossible dans le moment la répression des excès d'une population flottante par un service religieux régulier. Le père Damase Dandurand arrive à Bytown au mois de mai suivant. Les deux oblats y construisent une résidence et une église, ils y organisent la vie paroissiale, ils y créent des œuvres d'enseignement et d'hospitalisation, de conceit avec quatre Sœurs Grises de Montréal que monseigneur Bour- get ne tardera pas à obtenir.

Or, à cette époque, le commerce du bois commençant à faiblir et laissant inemployés dix-huit mille hommes sur les trente-cinq mille

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jusque-là occupés, monseigneur Bourget songe aux moyens de fixer au sol ces bûcherons pour en faire des colons et des cultivateurs. Le meilleur, celui qui s'impose, c'est de fonder des paroisses. Pour cela, il rêve d'un diocèse dont la ville épiscopale serait Bytown.

Il élabore un projet et en discute avec les évêques intéressés de Kingston, de Toronto, de Québec et de la Rivière -Rouge. A l'automne de 1848, contre mille difficultés, il se rend à Marseille et à Rome en vue de négocier l'affaire. Son voyage réussit. Le 25 juin 1847, Pie IX érige un évêché à Bytown, puis, sur la recommandation de l'épiscopat cana- dien qui appuie monseigneur Bourget, il demande à un petit institut encore très jeune le sacrifice d'un de ses meilleurs sujets, le père Joseph- Eugène-Bruno Guigues, arrivé au Canada comme supérieur provincial le 8 août 1844, et, le 9 juillet 1847, il le nomme premier évêque du nouveau diocèse 1.

La circonscription renferme le territoire couvert aujourd'hui par les diocèses d'Ottawa, de Pembroke, de Mont-Laurier, d'Amos, de Timmins, de Hearst, et par le vicariat apostolique de la Baie-James.

Le 30 juillet 1848, à l'âge de 43 ans, monseigneur Guigues reçoit la consécration épiscopale des mains de monseigneur Gaulin, évêque de Kingston, assisté de monseigneur Phelan et de monseigneur Bourget. Il se met aussitôt à la tâche avec quinze prêtres dont sept Oblats. Il trouve trois églises de pierre, trente chapelles de bois et une cathédrale inache- vée. A sa mort, en 1874, vingt-six ans plus tard, sa ville épiscopale se nomme Ottawa depuis 1855, elle s'honore du titre de capitale du Ca- nada depuis 1857, tandis que, outre un grand séminaire et un collège fondés l'année même de son élévation à l'épiscopat, et outre une charte universitaire accordée au collège en 1866, son diocèse compte environ 97.000 catholiques. 54 prêtres dont 26 Oblats, 164 Sœurs Grises de h Croix avec leurs 34 novices et leurs 36 postulantes, 67 églises, 48 cha- pelles, autant d'écoles pour garçons et filles, un hôpital, un hospice, deux orphelinats, un refuge du Bon-Pasteur, quelques religieux des Écoles chrétiennes, quelques religieuses de la Congrégation de Notre-Dame, quelques sœurs de Notre-Dame de la Charité, et plusieurs associations.

1 Edgar THIVIERGF, O.M.I., A la naissance du diocèse d'Ottawa, dans la Revue de l Université d'Ottawa 7 (1937), p. 424. 8 (1938), p. 6.

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Le diocèse d'Ottawa aura donc cent ans d'existence cette année, le 25 juin. Son archevêque, monseigneur Alexandre Vachon, a pater- nellement exprimé à ses deux cent mille diocésains le désir de les voir tous participer au congrès mariai de juin 1947 qui constituera la célé- bration du centenaire.

Ayant pris une part active à cette création et à cette organisation par leur premier provincial au Canada, monseigneur Guigues, et par leur vénéré fondateur lui-même, monseigneur de Mazenod, qui non seu- lement fit alors converger toutes les ressources de ses fils vers les œuvres diocésaines, mais y alla aussi, dans les débuts, de ses propres biens patri- moniaux, les Oblats qui dirigent la Revue de l'Université d'Ottawa veu- lent souligner cette date heureuse par quelques pages de cette belle histoire d'un grand diocèse canadien 2. Ces pages, ils désirent les consacrer, ici, à évoquer la mémoire de celui qui a jeté tant d'éclat sur les œuvres de monseigneur Guigues, parce qu'il en fut le fils spirituel le plus illustre et le successeur immédiat, monseigneur Joseph-Thomas Duhamel, pre- mier archevêque d'Ottawa, dont le monument occupe une belle place en face de la basilique de la capitale de notre pays, à côté de celui du fondateur du diocèse qui a pour siège cette capitale.

Les qualités

Au registre des correspondances des archives de l'archevêché de Montréal, deux lettres de monseigneur Bourget à monseigneur Phelan, en date du 21 octobre 1843 et du 29 décembre suivant, nous apprennent que l'intention bien précise de l'évêque de Montréal et de son chapitre est d'obtenir rétablissement des Oblats à Bytown afin de constituer en cette jeune ville un centre de missions et d'assurer aux catholiques de l'endroit la construction immédiate d'un collège, d'un couvent et de quel- ques écoles.

En septembre 1848, deux mois seulement après son sacre, dans un local en bois près de sa cathédrale, monseigneur Guigues fonde le collège qui deviendra plus tard l'Université d'Ottawa, et il y reçoit dès l'ouver- ture 80 élèves. Le geste répond à un pressant besoin et laisse soupçonner une profonde satisfaction chez les citoyens.

2 Louis LE JEUNE, O.M.L, Dictionnaire général du Canada, t. I, p. 726.

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Or, dans le groupe de la première entrée, il y a un enfant de sept ans, Joseph-Thomas Duhamel, le 6 novembre 1841, à Contrecœur, comté de Verchères, dans la région de Montréal, de François Duhamel et de Marie-Joseph Audet-Lapointe, le dernier-né de douze enfants d'une famille de modestes cultivateurs émigrés à Bytown en 1844, éta- blis rue Saint-Patrice, non loin du palais episcopal. Le jeune Duhamel y poursuit de brillantes études durant neuf années. A 16 ans, le 3 septembre 1857, il entre au grand séminaire comme élève en théologie et comme professeur du collège.

Prêtre le 19 décembre 1863, vicaire à Buckingham le 3 1 décembre suivant, et, sous la direction de son curé, desservant des nombreuses missions environnantes, curé de Saint-Eugène de Prescott en août 1864. à 23 ans, il prend possession de sa paroisse trois mois plus tard, en no- vembre, après le retour d'Europe du curé de Buckingham qu'il remplace en son absence. Dès son arrivée à Saint-Eugène, grâce à un tact parfait, il réussit à chasser la discorde de son bercail. Le savoir-faire qu'il possède lui permet, à la grande satisfaction des paroissiens, de parachever l'église et de l'embellir d'une façon remarquable. Sa vigueur et sa jeunesse lui donnent de pouvoir desservir un territoire considérable englobant la mis- sion de Saint-Joachim et la paroisse actuelle de Sainte-Anne de Prescott. Prêchant très bien en français et en anglais, il laisse libre cours à son zèle en acceptant de ses confrères l'invitation à donner des sermons de circons- tance dans les paroisses bilingues. Apprécié et estimé de monseigneur Guigues, il ne tarde pas à se faire connaître de monseigneur Bourgct dont le diocèse touche aux limites de Saint-Eugène. En septembre 1869, à 28 ans, il accompagne son évêque à Rome pour le concile du Vatican. Hn l'automne de 1873, à 32 ans, il accompagne comme théologien, monseigneur Guigues au conçue provincial de Québec. Vers le même temps, il fait partie d'une commission chargée de préparer une modifica- tion de la loi sur la construction des églises.

Quelques mois plus tard, le 8 février 1874, il a la douleur de perdre son évêque, mais, avant de mourir, celui-ci a jeté les yeux sur le jeune curé de 33 ans, puis, appuyé par l'épiseopat du pays, il l'a désigné au souverain pontife pour son successeur sur le siège episcopal de ia capitale canadienne. Aussi, le premier septembre suivant, Pie IX choisit

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l'abbé Joseph-Thomas Duhamel et le nomme évêque d'Ottawa. Le 28 octobre, monseigneur Elzéar- Alexandre Taschereau, archevêque de Qué- bec, préside la cérémonie de sa consécration en la cathédrale même où, pendant 35 ans, le nouveau pontife occupera le trône avec éclat, sera le centre magnétique des pompes de la sainte liturgie et portera la parole avec puissance.

Les journaux, les cérémonies et les assemblées saluent cet événe- ment par d'enthousiastes acclamations. Les paroissiens de Saint-Eugène, désolés de le perdre, se consolent en lui témoignant à son départ la plus vive affection et en songeant à tout l'honneur qui rejaillit alors sur eux par la personne de leur curé. Malgré la pluie, les citoyens de la capitale lui font une réception grandiose à la gare, dans les rues, et à la cathé- drale. La consécration donne lieu, le lendemain, à une fête incomparable à laquelle prennent part l'épiscopat du pays, un très grand nombre de prêtres et de fidèles, les chorales de la ville et des environs, divers corps de musique, et toute une population qui, le soir, termine cette journée de liesse par une longue procession avec flambeaux.

Un quart de siècle plus tard, le 25 octobre 1899, à ses noces d'argent épiscopales, monseigneur Duhamel, rappelant ces heures de joie au milieu d'une foule accourue à lui pour le féliciter, s'écriera: « Oh! le grand jour! Jour de grâces ineffables l'on reçoit la plénitude du sacerdoce! Vous-même l'avez proclamé jour de joie pour le clergé et les fidèles. Je me souviens des acclamations de cette journée bénie: Ad rtmltos annosl Elles étaient dans tous les cœurs. » L'intrépide prélat souligne que la joie ne fut pas tout à fait pour lui. Même, il n'a pas caché que l'acceptation de l'épiscopat lui imposa un grand sacrifice. Dans l'allocution que nous venons de citer, il révèle un peu ce qui s'est passé chez lui en cette mémorable occasion. « Il est, dit-il, dans la vie des prê- tres des heures solennelles qui, à différentes époques, marquent les phases divines de leur carrière sacerdotale. Il est dans la vie de quelques-uns d'entre eux une heure à nulle autre pareille, heure de lutte et d'anxiété, de résistance et d'acquiescement, de combat et de résignation; c'est celle la voix du Vicaire de Jésus-Christ les appelle à quitter la vie calme e: sereine d'une paroisse aimée de campagne pour aller mener l'existence active des villes avec les responsabilités redoutables de l'épiscopat. Alors

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l'âme ressent une angoisse indicible, comme une torture intérieure, que ceux-là seuls peuvent connaître, qui l'ont éprouvée 3. »

Ce qui jetait dans l'émoi le .curé de Saint-Eugène, c'était d'avoir à succéder « au saint fondateur du diocèse, le vénéré monseigneur Gui- gues, dont 'la mémoire se conservera plus longtemps que sa statue de bronze, érigée à côté de la cathédrale »; c'était de n'avoir pas « l'âge que Jésus avait attendu pour consommer son sacrifice » ; c'était de représenter « l'épiscopat comme une vaste mer, remplie d'écueils, dont les flots, souvent soulevés par la tempête, brisent toute frêle nacelle, et quelque- fois même 'la barque la plus solide»; c'était de penser que les moyens à sa disposition pour conduire un si imposant vaisseau ne suffisaient pas.

Comme le Maître, il s'est permis de dire: « Que ce calice s'éloigne de moi! » Il alla murmurer sa plainte devant « les anges des diocèses du Canada, les évêques réunis à Québec à l'occasion de grandes solenni- tés ». Après l'avoir écouté avec recueillement, ceux-ci répondirent: « Duc in altum » (Luc 5,4): Avancez. C'était le dernier mot du Seigneur. Se souvenant de Simon-Pierre dans une semblable circonstance, le jeune prêtre se lança sur la haute mer en disant: « In verbo tuo laxabo rete. » Se rappelant le trouble de la très Sainte Vierge quand l'ange l'invita à devenir Mère de Dieu, il se demandait, lui, dont on voulait faire un évêque: « Quomodo fiet istud? » Et il entendit une voix chuchoter la îéponse: « Spiritus Sanctus superveniet in te» (Luc 5, 35). Alors, il prononça le Fiat de l'Annonciation et il mit définitivement toute sa con- fiance dans cette prière à Marie immaculée qui fut sa devise: « Trahc nos, Virgo Immaculata. »

Ses sentiments, en cette heure solennelle, furent ceux d'une âme humble dont Dieu s'empara avec plus d'emprise à 'l'instant lui fut communiquée la plénitude du sacerdoce. Sa modestie, exempte de pu- sillanimité en fit un instrument docile de Celui qui gouverne tout et un imitateur fidèle des grands évêques Bourget et Guigues. Monseigneur Duhamel portera sans fatigue plus d'un tiers de ce siècle d'histoire que le diocèse d'Ottawa célèbre cette année. Durant toute sa longue carrière épiscopale, il fera impression chez les grands et chez les petits dans l'Égli- se et dans l'État. Il gravera sa marque d'une façon ineffaçable sur l'im-

3 M*r DUHAMEL, Fêtes jubilaires, Ottawa, 1899, p. 60 et 61.

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mense territoire à lui confié et au sein d'une multitude d'oeuvres qui lui devront de naître ou de s'installer en son diocèse.

Si le diocèse d'Ottawa doit sa naissance à monseigneur Guigues, il devra sa croissance à monseigneur Duhamel. En étudiant son histoire, on trouve, en effet, une période de trente-cinq ans il faut regarder de tous les côtés à la fois pour suivre les mouvements du bras de cet évêque qui semble plein d'yeux, plein d'oreilles, plein de paroles, plein de silence et plein d'entreprises, plein en un mot de tout ce qui constitue le chef et le père, l'homme-type de tout un immense territoire au cours de toute une époque.

Dès son installation, à 33 ans, monseigneur Duhamel commence sa carrière épiscopale avec une autorité incontestable. Il pénètre les pro- blèmes. Il s'impose des démarches pénibles pour en saisir tous les angles et analyser de son regard perçant les hommes concernés.

L'abbé Élie Auclair a fait de lui ce portrait: « J'avais vu quelque- fois monseigneur Duhamel, jeune évêque, au séminaire de Sainte-Thérè- se, car il y venait en visite de temps en temps. Je l'ai mieux connu, sexagénaire, à l'archevêché de Montréal, il était souvent de passage. Pas très grand de taille, assez gros et replet, de figure plutôt sévère mais affable, les traits réguliers et délicats, les yeux clairs et expressifs, le nez droit, 'le front large, portant une perruque sous la calotte violette, très soigneux dans sa mise et de tenue irréprochable, le digne vieillard était un prébt, de tous points distingué, qui imposait respect et inspirait con- fiance 4. »

Dans une causerie radiophonique au poste CKCH de Hull, le 20 mai 1934, monsieur le chanoine J.-A. Carrière, curé du Très-Saint-Ré- dempteur de Hull, celui qui lui administra les derniers sacrements, disait de lui ces paroles: « Oui, l'autorité émanait de toute sa personne, de son regard droit et magnétique, de son accent, de sa parole, de son visage, de ses attitudes. Debout, assis ou marchant, de tout son aspect extérieur qui était noble et souple, actif et calme, il se montra, dès sa prise de possession du siège d'Ottawa, le vrai chef de ses prêtres et de ses diocé- sains. »

4 Abbé Elie AUCLAIIR, Figures canadiennes, Montréal, 1933, p. 99.

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D'une voix forte et d'un tempérament impérieux, ce travailleur infatigable, méthodique, soigneux et expéditif, se dominait d'une ma- nière admirable et ne laissait paraître dans les occasions les plus difficiles le feu qu'il ne maîtrisait en lui que par une légère crispation qu'il conver- tissait en un sourire ou en un bon mot. Grâce à une volonté énergique, son jugement, sa prudence et sa discrétion lui dictaient toujours l'atti- tude qui triomphe des difficultés ou bien qui les empêche de naître. Con- naissant tous ses prêtres et les appréciant à leur vrai mérite, traitant les questions avec un grand sérieux, tenant à la plus stricte justice dans ses nominations, sachant écouter les remarques et en profiter sans subir d'influence, visant à être ferme dans les principes, habile dans la pratique et parfaitement impartial dans les affaires délicates, se défiant de lui- même et donnant confiance à ses subordonnés, faisant preuve d'énergie contre les torts et de compassion à l'égard des misères, il a su mettre à l'aise avec lui tous ses fidèles, prêtres et laïques, depuis le plus humble jusqu'au plus élevé en dignité dans les chambres du Parlement canadien et dans les officines de la diplomatie, et ainsi il a pu conduire son immen- se barque sur des eaux tranquilles. Le lendemain de sa mort, un quoti- dien anglais de la capitale écrivait de lui: « He was a man of great energy and zeal, never making a distinction between French and English, and being very good to his clergy 5. » Le même jour, le Temps, journal français de la capitale, traçait les lignes suivantes dans son article edito- rial: « Fait extraordinaire, au dire de vieux et vénérables membres du clergé, pendant toute sa longue carrière de premier pasteur, Sa Grandeur n'a jamais porté aucun décret, rendu aucune décision ou jugement qui n'aient pas été acceptés avec la plus grande soumission par toutes les par- ties intéressées. Jamais on n'a vu des paroisses protester ou refuser, avec scandale, d'accepter les décisions rendues. »

La discrétion fut sa force dans l'exercice de l'autorité. Avenant et gai dans l'intimité, il gardait un silence absolu sur les affaires de gou- vernement et d'administration. Il a emporté dans son cercueil des con- fidences nombreuses. Cela lui valut bien des succès. Sous une apparence réservée qui n'écartait jamais la courtoisie, la politesse et l'urbanité, il portait un cœur tendre, sensible et fidèle. Nul ne sait combien de pauvres

5 The Journal, June 7, p. 10.

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il a secourus, combien de misères il a soulagées et combien de vocations il a encouragées. Cela aussi contribuait à lui créer un ascendant tel que personne n'aurait osé le contredire ni encore moins paralyser sa marche vers ce que, d'une façon toujours nette et si sûre, il croyait juste et bon.

Quand il abordait une question, il y faisait briller tout de suite un sens très rare et une précision d'esprit qui, ne laissant rien au hasard, envisageait sérieusement tous les aspects. Il voyait par le détail à la bonne administration des affaires de chaque paroisse, se rendant compte de tout par lui-même, et cela du commencement à la fin de son règne. A ce propos, le Citizen, quotidien anglais d'Ottawa, lui a rendu un bel hommage dans son numéro du 7 juin 1909, à l'occasion de son décès: u Probably the Church in Canada does not contain a better adminis- trator than was he. » De fait, en mourant, il laissa le diocèse dans une situation financière prospère.

Il porta le fardeau de l'autorité avec un succès remarquable parce qu'il aima à remplir parfaitement son devoir d'évêque. Ce devoir, il le trouvait dicté, non seulement par les besoins sans cesse accrus des âmes et d'une région en pleine période de progrès, mais par les lois de l'Église auxquelles son esprit solide recourait en tout et partout avec un courage indomptable et une confiance absolue. Dans toute la mesure permise par les circonstances, il régla sa conduite et le gouvernement de ses ouailles suivant les prescriptions canoniques. Si tel ou tel décret lui paraissait gênant, il disait d'un ton bref et décidé: «C'est le Droit! »

Cette fidélité au devoir s'appuyait sur une confiance très vive en Jésus et en Marie. Sa foi était celle d'un petit enfant envers son père et sa mère. Elle le remplissait de tranquillité. Monseigneur Paul Bruchési, archevêque de Montréal, dans l'oraison funèbre qu'il fit à ses funérailles, laissant entendre le son d'une âme douloureusement éprouvée par la perte d'un ami très cher, déclara que la vertu de foi de l'illustre disparu était éclairée, tendre et inébranlable, qu'elle tenait son âme en union constante avec Notre-Seigneur et avec la très Sainte Vierge, et qu'elle « 'lui faisait estimer par dessus toutes les autres les heures données à la prière ». Dieu le dirigeait dans tous ses actes importants par la voix du souverain pontife. Non seulement il correspondait à l'appel de la grâce qui parlait sans cesse intérieurement à son âme, mais il demeurait les

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yeux tournés vers Rome, il éprouvait un grand amour pour le pape, épiant le moindre de ses gestes, écoutant avec reconnaissance et mettant en pratique avec tranquillité ses ordres, ses conseils et ses désirs. Aussi, jouissait- il en tout d'une sérénité étonnante au milieu des épreuves. Les incendies, les contradictions, les deuils, les luttes contre des lois iniques imposées aux écoles, les incessantes difficultés d'une administration ferme et appliquée, ne troublaient jamais la paix de son cœur. Il gardait le cal- me, agissait et ne blessait* personne. Durant son enfance, il avait entendu sa mère dire à son père au sujet de l'avenir qui inquiétait celui-ci sur le compte de ses nombreux enfants: « Ayons confiance, la Providence saura bien pourvoir à tout. » Ces dispositions, fruit d'une robuste santé morale, étaient passées dès l'enfance dans le fils qui en fut le témoin assez long- temps, puisque madame Duhamel mourut au presbytère même de Saint- Eugène en 1869.

En monseigneur Duhamel, le chef était aussi un père. Il considé- rait ses diocésains, prêtres et laïques, comme ses fils. Dévoué aux âmes, il cherchait le bien des âmes, et cela seulement. Pasteur vigilant et bon, il voulait nourrir également toutes les brebis de son bercail. Il puisait dans une piété simple, franche et profonde le zèle inlassable qu'il mettait à l'accomplissement de son sublime ministère. Il faut dire que la sensi- bilité si délicate de son cœur l'inclinait, pour sa part, à ce dévouement absolu qui a usé ses forces et a fait tomber trop tôt en pleine tournée pastorale à Casselman, Ontario, ce colosse de l'apostolat. Ce qu'il y avait en lui d'intensément bon transpirait au dehors sous la forme d'une affabilité pleine de réserve. C'est ce qui donnait tant de prix aux manifes- tations si nobles de son amitié et ce qui les rendait infailliblement con- quérantes auprès de tous.

Dans l'allocution de son jubilé d'argent, comme toujours il fut délicieux parce que paternel. Voici quelques-unes de ses paroles: « Vingt- cinq années se sont écoulées depuis! La mort a fait bien des vides dans les rangs des saints évêques, des prêtres amis et aimés, des fidèles généreux et pleins de foi, qui se pressaient alors dans cette enceinte sacrée. Mes pleurs les ont suivis jusqu'à la tombe. . . Mais tous ici nous avons la douce conviction que du haut du ciel ils se réjouissent en ce jubilé que vous célébrez avec tant d'enthousiasme.

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(( Vingt-cinq ans cTépiscopat! Faut-il l'avouer? La pensée des juge- ments de Dieu jette l'effroi jusqu'au fond de mon être. Si je n'étais sûr de ma bonne volonté, je n'aurais point de paix. Mais cette paix, je veux la garder moi-même, puisque dès le début je l'ai promise aux hommes de bonne volonté: Pax hominibus bonœ voluntatis. »

Le ton de bonhomie émue que nous trouvons dans ces phrases n'est-il pas celui de la conversation intime et chaleureuse d'un père avec ses enfants?

Cette tendresse de son cœur qui lui attira toute sa vie l'affectueuse veneration de ses fils spirituels, il en a toujours donné des marques à ses parents, aux membres de sa famille et à ses serviteurs comme à ses nom- breux amis. En 1869, la nouvelle de la maladie de sa mère le fit revenir en toute hâte du concile du Vatican; il eut la douleur de la revoir morte depuis trois jours, le 31 décembre. Il goûta la consolation de garder son père près de lui encore neuf ans, c'est-à-dire jusqu'en 1878, quatre an- nées r.près sa consécration épiscopale. Son frère aîné, Laurent, fut un grand soutien dans l'œuvre de son éducation et de celle de quelques-uns des siens, en particulier au docteur Louis Duhamel qui, durant seize ans, occupa le siège de député du comté de Wright à la Législature de Québec: il lui témoigna en retour une très affectueuse gratitude.

Ayant fait, durant quinze ans, ses études élémentaires, classiques et théologiques au collège des Oblats, il ne surprenait personne en vouant un culte filial à ces religieux ou en disant avec un accent de ferveur: « Pendant toute ma vie, aux heures lourdes des difficultés et des tristesses, ma pensée s'est toujours tournée vers eux et elle y a puisé du réconfort. » A l'égard de monseigneur Guigues, son père spirituel, il nourrissait une affection exquise qui lui suggéra d'élever un splendide monument au premier évêque d'Ottawa qu'il considérait comme un saint, de transférer ses restes mortels dans un tombeau construit à cette fin dans la crypte de la cathédrale près de l'autel d'une chapelle dédiée à Notre-Dame de Lourdes.

Il conservait de même dans son cœur une place spéciale pour sa chère paroisse de Contrecœur il était né. Un jour, il y revenait à la demande du pasteur. C'était le soixantième anniversaire de sa naissance. On lui fit une fête de famille dont le souvenir s'est gravé dans la mé-

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moire de tous ceux qui y prirent part. En entrant dans le sanctuaire, il aperçut sur son prie-Dieu le registre paroissial ouvert, par une attention délicate du curé, à la page de l'acte de son baptême. Aussitôt, une vive émotion s'empara de lui et ses yeux se remplirent de larmes. Il baisa avec amour cette feuille bénie qui, attestant sa naissance à la vie chré- tienne, lui mettait dans les mains la plus belle lettre de noblesse que l'homme puisse posséder ici-bas.

Ces quelques traits de la physionomie du premier archevêque d'Ot- tawa expliquent jusqu'à un certain point l'exceptionnelle fécondité de son épiscopat qui a été l'un des plus longs en notre pays, et, du com- mencement à la fin, l'un des plus actifs.

Les œuvres.

A la mort de monseigneur Guigues, des besoins pressants surgis- saient en son grand diocèse d'innombrables immigrés venaient s'éta- blir un peu partout dans les gorges des Laurentides et sur le bord des lacs comme dans les vallons déboisés de la grande rivière Ottawa et de ses affluents. Un peu partout, des villages, des centres et des familles isolées s'installaient, tandis que les hommes des chantiers pénétraient toujours en masses épaisses dans les forêts à chaque automne pour y « faire du bois >>.

Les problèèmes rencontrés par monseigneur Guigues se multipliaient, mais les ressources matérielles, de leur côté, devenaient meilleures. Il ne fallait pas seulement fonder des paroisses, construire des églises, ériger des écoles, donner des hôpitaux aux malades et des asiles aux orphelins, des refuges aux repentantes et des hospices aux vieillards, il fallait aussi surveiller de près en chaque endroit l'administration des biens ecclé- siastiques, en faisant tenir les comptes et les registres paroissiaux de façon que l'œil vigilant du chef ne laissât rien échapper qui fût d'importance dans l'état financier du diocèse. Il fallait imprimer un élan au culte reli- gieux afin de le revêtir de splendeur et de le rendre aussi expressif que possible en le conformant avec fermeté aux règles de la liturgie. Il fallait trouver des prêtres ou en préparer sans retard et sans relâche, car, débor- dés, les missionnaires oblats qui allaient de poste en poste visiter les bûcherons, les colons et les Indiens, ne suffisaient pas, ils désiraient l'éta-

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blissement de prêtres résidents au sein des agglomérations plus considé- rables. C'est par le zèle et le savoir-faire de ces curés que, sous l'inspira- tion ou sur les ordres et avec les conseils attentifs de monseigneur Du- hamel, les belles églises ont surgi de terre pour remplacer les modestes chapelles ou pour inaugurer les services paroissiaux réguliers.

Après son entrée à Ottawa, le jeune évêque se nomme un vicaire général dans la personne de l'abbé Laurent Jouvent, curé de Pembroke, que monseigneur Guigues avait toujours tenu en haute estime et que monseigneur Duhamel lui-même, de son temps de vicaire à Buckingham, avait eu pour curé. Puis, sans tarder, il commence ces nombreuses tour- nées pastorales qui lui permettent de se tenir sans cesse au courant des nécessités de son clergé et de son peuple comme de l'administration des paroisses aux points de vue spirituel, liturgique et financier. Pour la famille diocésaine, ces longues et fatigantes visites de chaque année au cours d'un épiscopat de trente-cinq ans, ressemblent à de véritables mis- sions où le zélé pontife, donnant de son temps et de sa personne, distri- bue le pain de la doctrine, la lumière de ses conseils et le baume de ses encouragements. C'est au cours de ces multiples randonnées que le pa- ternel prélat se documente à la source sur le défrichement des terres er la conquête du sol. C'est en sillonnant ces étendues qu'il puise et fortifie l'inspiration qui le porte à favoriser de toutes ses forces le fameux curé de Saint-Jérôme de Terrebonne, monseigneur Antoine Labelle, sous- ministre de l'Agriculture et de la Colonisation à Québec, dans son vaste mouvement en vue d'établir des colons nombreux d'abord dans la ré- gion appelée aujourd'hui le comté de Labelle et ensuite de l'est à l'ouest du pays vers Winnipeg, vers les Rocheuses et vers le Pacifique. Mon- seigneur Duhamel encourage ce mouvement parce qu'il y voit une pré- cieuse garantie d'avenir pour l'Église et pour les âmes.

Aussi, à sa mort, en regardant le chemin parcouru depuis les pre- miers jours de son élévation à l'épiseopat, on constate que son territoire, en plus d'avoir engendré les deux diocèses de Pembroke et de Hailey- bury, et d'avoir par le fait même restreint les limites confiées à sa garde, possède néanmoins une organisation religieuse incomparablement supé- rieure à celle qui existait en 1874 lors de sa nomination comme évêque d'Ottawa. Malgré deux fractionnements considérables, monseigneur Du-

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hamel, devenu archevêque dès le 8 juin 1886, aperçoit sous sa houlette, eti 1909, 136 paroisses, 250 prêtres et 150.000 fidèles, tandis qu'en 1874, sur une région beaucoup plus étendue, il trouvait 60 paroisses, 80 prê- tres et 100.000 fidèles. Or, en très grande majorité, les paroisses fondées dans l'intervalle n'appartiennent pas à la ville, elles se composent d'hé- roïques colons, bâtisseurs de pays, et de braves fermiers, soutiens des traditions, propagateurs de paix, multiplicateurs de foyers, pères de prêtres, de religieux et de missionnaires. Quant à tout le territoire érigé en province ecclésiastique, le 8 juin 1886, avec monseigneur Duhamel comme métropolitain, il renferme, en 1909, 250.000 catholiques, 425 paroisses et missions et 312 prêtres tant séculiers que réguliers. Le grand archevêque fonda des paroisses afin de promouvoir le progrès spirituel de son peuple. Mais il fallait des prêtres.

Des prêtres, il en demandait aux évêques capables de lui en fournir, et il en recevait. Toutefois, il s'occupa, d'autre part, au recrutement des vocations sacerdotales dans son diocèse. De bonne heure, il institua en chaque paroisse une quête spéciale pour le paiement des études des élèves et des séminaristes pauvres. On sait qu'il introduisit dans la capitale les dominicains, les pères de Marie, les rédemptoristes et les capucins. Le nombre des membres du clergé s'accrut rapidement et d'une manière continue autour de l'archevêque. Afin de cultiver parmi eux l'amour de l'étude comme le souci de la doctrine et de la liturgie et l'art des bien- faisantes relations fraternelles, il institua, en 1878, les conférences ec- clésiastiques dans tout le diocèse partagé alors à cette fin en sept arron- dissements dirigés chacun par un prêtre. Chaque année, il dressait et faisait distribuer à tous ses prêtres la liste des questions étudiées au cours de ces assemblées.

Pendant qu'il multipliait les paroisses et les prêtres, il ne se lassait pas non plus de faire sortir de terre les écoles nécessaires. Dans ses visites pastorales, il s'enquérait minutieusement de la situation des écoles. La violation des droits de celles du Manitoba le rendait de plus en plus vigilant sur ce point. Voici quelques phrases que nous extrayons d'une circulaire à son clergé, à ses «chers coopérateurs », en date du 8 septembre 1878: «Vous trouverez donc bon, écrit-il, que je vous demande de donner, cette année encore et toujours, à l'œuvre de l'éducation, toute

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votre attention et vos soins les plus constants. Rappelez aux parents leur étroite obligation d'instruire ou de faire instruire leurs enfants, chacun selon son état et les moyens que la Providence lui accorde; rap- pelez-leur surtout que la Religion veut que l'on donne à la jeunesse une éducation catholique. » Constatant que des « loups ravisseurs veulent enlever, pour les dévorer, les petits agneaux du troupeau de Jésus- Christ », il conjure les pasteurs de sacrifier tout, même leur vie, pour défendre le bercail contre l'ennemi. Il leur enjoint de fonder des écoles, de les maintenir et de les rendre efficaces en les visitant souvent et en por- tant beaucoup d'intérêt à l'instruction des enfants et à la tâche ingrate des instituteurs et des institutrices. Aussi bien, le clairvoyant archevêque, pour venir en aide à son clergé dans l'œuvre de l'éducation chrétienne de l'enfance et de la jeunesse, a-t-il eu recours aux services de plusieurs instituts religieux d'hommes et de femmes qui constitueront pour le diocèse un riche et précieux ornement.

En 1878, au cours de son premier voyage à Rome comme évêque, ayant exposé à Sa Sainteté le pape Léon XIII l'état de son diocèse et lui ayant demandé une direction pour l'avenir, il entendit l'illustre pon- tife lui recommander ceci: «Multipliez les défenseurs de l'Église». Ce mot du vicaire de Jésus-Christ lui fut tout un programme et lui inspira d'établir à Ottawa plusieurs maisons d'éducation. C'est à ce mot trans- mis par le chef de l'Église à monseigneur Duhamel que la capitale du Canada doit l'insigne privilège d'être un centre d'études ecclésiastiques et donc un foyer de vie intellectuelle alimenté par ce qu'il y a de plus pur ici-bas, les vérités éternelles, ces réalités sur lesquelles, comme sur un gra- nit infrangible, s'édifie la grandeur des peuples. Au moins six communau- tés de religieux prêtres sont appelées par le grand archevêque à y grouper leurs étudiants et leurs professeurs en même temps que les membres du clergé séculier, constituant ainsi une force pour l'Église et pour l'État dans une ville se trouve le siège du gouvernement de tout un pays, se rencontrent des législateurs et des juristes chargés de veiller sur la paix et de promouvoir la justice, se confrontent les ambitions et les intérêts d'hommes placés dans les hautes sphères et exposés à perdre de vue ce qui ne passe pas devant la présence continuelle et séductrice de tout ce qui passe.

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A la tête de ces institutions, monseigneur Duhamel voulut placer le collège il avait étudié. Il lui obtint de Rome, par un bref du 15 février 1889, une charte d'université catholique. Destinée à la formation classique des jeunes gens de langue française et de langue anglaise de la région et capable depuis 1866, par sa charte d'université civile, de fournir à ses étudiants les qualités nécessaires au succès dans le monde, l'Univer- sité d'Ottawa acquérait maintenant le pouvoir d'organiser des facultés ecclésiastiques et de conférer des grades en philosophie, en théologie et en droit canonique. Avec succès, l'archevêque d'Ottawa avait obtenu du Saint-Siège l'élévation de son collège au rang d'université catholique « pour 'ies fins que les fondateurs avaient en vue lorsqu'ils l'établirent », c'est-à-dire pour tout le diocèse d'Ottawa dont le territoire s'étend bien loin dans Québec et dans une certaine partie d'Ontario. Chaque fois que l'occasion lui en fut donnée, le vénéré prélat mit son prestige comme son dévouement au service de l'Université d'Ottawa, son Aima Mater, dont il appréciait l'œuvre nécessaire au milieu d'une population catholique l'on parle le français et l'anglais 6.

C'est au cours de son troisième voyage ad limina, commencé le 10 octobre 1888 et terminé le 9 avril 1889, que monseigneur Duhamel ob- tint de Rome le bref en question. On peut remarquer qu'à son retour dans sa ville épiscopale, cette fois-là, il apportait, en plus du bref de son université, l'approbation formelle et définitive des règles et constitutions de la communauté des Sœurs Grises de la Croix et il était aussi muni d'un décret de Léon XIII érigeant en son diocèèse un chapitre de cha- noines chargés de l'assister dans l'exercice du gouvernement et le dé- ploiement des splendeurs de la liturgie. L'installation des nouveaux di- gnitaires de la jeune Eglise métropolitaine d'Ottawa coïncida même avec l'inauguration de l'Université, les 9 et 10 octobre 1889, au milieu d'une grande assemblée de prêtres et d'évêques.

Depuis dix ans, les événements s'étaient succédé pour fournir au siège ecclésiastique d'Ottawa le lustre et les cadres convenables. Le 9 août 1879, la cathédrale recevait la dignité de basilique et des privilèges accordés aux basiliques mineures de Rome. A cette occasion, elle fut parachevée et restaurée. Le 3 mai 1882, elle était affiliée à la basilique de

6 Georges SlMARD, O.M.I., L'Université d'Ottawa, Québec 1915, p. 26-35.

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Sainte-Marie-Majeure et depuis elle participe aux indulgences, grâces et faveurs de ce glorieux monument. Le 23 mai 1882, monseigneur Duhamel était nommé assistant au trône pontifical et, le 1 1 juillet sui- vant, il obtenait de la Sacrée Congrégation de la Propagande la division de son vaste diocèse par la création du vicariat apostolique de Pontiac, futur diocèse de Pembroke, et par la cession d'une partie de territoire au diocèse de Peterborough créé ce jour-là. Le 8 juin 1886, Sa Sainteté Léon XIII érigeait la province ecclésiastique d'Ottawa et revêtait de la qualité d'archidiocèse le fief de monseigneur Duhamel, faisant de celui-ci un archevêque en même temps que monseigneur Edouard-Charles Fabre devenait premier archevêque de Montréal.

A ce merveilleux avancement de l'organisation diocésaine et parois- siale correspondait l'accroissement de la vie religieuse.

Au cours des retraites pastorales qu'il annonçait toujours à l'avance avec soin par une lettre circulaire brève et expressive, le vénéré prélat, qui « imposait respect et inspirait confiance », rencontrait ses prêtres et leur parlait comme un chef et comme un père de la vie de l'Eglise et du zèle des âmes. Il veillait alors sur les examens que les jeunes prêtres de- vaient subir et il se faisait remettre le sermon qu'il leur avait ordonne de préparer. Dans une circulaire du 5 octobre 1896, par exemple, il demandait un sermon sur les « pouvoirs donnés par Jésus-Christ aux évêques » et il ajoutait que ce sermon devait être fait pour être prêché dans les paroisses et les missions 7. De même, en vue de la sanctification de son clergé, il organisa l'Association des Prêtres-Adorateurs et lui donna pour premier directeur diocésain monsieur le chanoine L.-N. Campeau, lequel avait instruction de s'en occuper d'une façon active et suivie.

Durant ses nombreuses et pénibles randonnées au milieu de ses ouailles, il stimulait la ferveur par son éloquence convaincante et pratique et par sa facilité à se faire tout à tous sans se départir des traits de sa haute distinction. Par son affabilité et sa réserve, par sa finesse et sa prudence, par sa maîtrise de soi et sa douceur, par son sens des hommes et son impar- tialité, il savait délier les consciences et ouvrir les cœurs des grands et des petits, des riches et des pauvres. Que de confidences il a reçues et que d'en-

' M«r Joseph-Thomas DUHAMEL, Mandements, vol. 5, p. 342.

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couragements il a donnés entre les murs d'un salon ou d'un confession- nal! Avec un empressement remarquable, le 25 mars 1893 il promulgua les brefs et documents de Léon XIII établissant l'Association universelle des Familles chrétiennes consacrées à la Sainte Famille de Nazareth, et il déclara ladite association installée dans son diocèse et confiée à la direc- tion de monsieur le chanoine Jean-Antoine Plantin. Par ce moyen, il fournissait aux foyers l'occasion de se placer officiellement sous la protec- tion de Jésus, Marie et Joseph, à l'exemple de nos ancêtres chez qui, depuis monseigneur de Laval et mère Marguerite Bourgeoys, le culte de la Sainte Famille a été en honneur pour la joie des époux et la fécondité de leur union. Dans le même esprit de zèle et pour le même but de la pro- tection et de la sanctification de la famille, il avait publié, le 2 février 1883, une lettre pastorale sur les journaux, les livres et tous les imprimés en circulation dont plusieurs véhiculaient des poisons ruineux pour la foi et les mœurs dans les foyers. Il avait supplié ses prêtres de traiter souvent cette question au prône.

Quand monseigneur Duhamel devint le doyen de tout l'épiscopat canadien, en 1906, il était déjà, depuis la mort du cardinal Taschereau, une des figures les plus en vue du pays. C'est en cette qualité que, quelques semaines avant de mourir, il présida à Ottawa une réunion des archevê- ques en préparation du premier concile plénier qui devait avoir lieu à Québec au mois de septembre suivant et qu'ainsi il put mettre à profit pour la vie religieuse du Canada sur un champ aussi vaste l'étendue de son expérience d'homme d'Église.

Convaincu que l'âme d'une vie religieuse authentique n'est autre que la charité, le grand archevêque travaille à répandre cette vertu par- tout dans son diocèse. Aussi s'adresse-t-il souvent à la générosité de ses ouailles, qu'il ne cesse de louer d'ailleurs, et s'efforce- t-il de lui inspirer des motifs tout à fait surnaturels.

En 1875, quelques mois après sa consécration épiscopale, appre- nant, par une lettre de l'évêque d'Agen, les grands dégâts causés dans le midi de la France par un débordement de la Garonne, il ordonne dans tout le diocèse une quête en faveur des inondés à qui il a la consolation d'envoyer la jolie somme de $495,00. L'année suivante, en 1876, lors de l'affreux incendie de Saint-Hyacinthe, se sentant profondément ému

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par les cris de détresse des pauvres sinistrés, il s'adresse de nouveau à ses diocésains qui répondent à son appel en versant la somme de $928,00 en faveur de la jeune ville ruinée. Le 15 février 1880, recevant de mon- seigneur Gillhooly, évêque d'Elphine, en Irlande, une lettre qui implore la pitié des catholiques du Canada pour les victimes de la famine en son diocèse, il lance un autre appel et, cette fois, il recueille pour les pauvres affamés $3240,00. Enfin, au mois d'avril de cette même année 1880, à Hull, ville voisine d'Ottawa, le feu détruit complètement quatre cents maisons et huit cents logements. Devant cette affreuse catastrophe, mon- seigneur réussit, malgré les demandes précédentes si rapprochées l'une de l'autre, à recueillir plus de $1000,00 pour réparer le désastre. Durant tout le cours de ses trente-cinq ans d'épiseopat, il commande annuelle- ment une quête diocésaine pour son séminaire et l'œuvre de la formation de ses futurs prêtres. Des survivants de son époque, qui l'ont connu inti- mement, assurent que ses dons personnels en faveur de tous ceux qui avaient recours à lui, ne se comptent pas, d'autant plus que sa discré- tion savait laisser ignorer à sa main gauche ce que sa droite faisait de bien s.

Au début de son épiscopat, dans une « circulaire au clergé » du 20 mai 1877, il écrit ces lignes: «Les peuples au salut desquels nous tra- vaillons incessamment, chers Coopérateurs, ont une foi qui n'est point morte. Ils ne reculeront devant aucune bonne œuvre qui leur sera légi- timement proposée. Ils en donnent des preuves en bâtissant des chapelles et des églises, en établissant et en soutenant des écoles catholiques, en donnant généreusement pour les orphelinats, les hospices, les hôpitaux et le Séminaire. » Plus loin, il fait la réflexion suivante: « Plus Nous réfléchissons sur les moyens de conserver la foi dans ce diocèse, plus Nous sommes convaincu que les plus efficaces ce sont les œuvres de charité, les œuvres de zèle. » Dans cette lettre, il communiquait à ses prêtres des documents relatifs à l'Œuvre de Saint-François-de-Sales qui tenait au cœur de Sa Sainteté le pape Pie IX, lequel voulait voir cette association s'établir dans l'Église entière pour la « Propagation de la Foi au dedans » et le développement de l'amour de l'Église dans le cœur de tous les fidèles. Monseigneur Duhamel entrait dans les vues du souve-

8 Père ALEXIS, capucin, Histoire du diocèse d'Ottawa, t. II, p. 13.

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rain pontife en implantant cette œuvre dans son diocèse et en voulant qu'elle rayonne surtout dans les écoles et les maisons d'éducation. C'était encore faire appel à la générosité de ses enfants spirituels à qui il deman- dait alors un centin par mois pour le maintien des églises, des écoles, des ouvroirs, des asiles, des bibliothèques paroissiales et de toutes les entre- prises diocésaines nécessaires à la diffusion de la vérité.

Son culte pour la pratique de la charité s'animait d'un amour passionné pour notre mère, la sainte Église. Une preuve de cela, ce fut la régularité qui marqua ses visites d'évêque à Rome tous les quatre ou cinq ans pour rendre compte de l'état de son diocèse et en promouvoir ies intérêts, mais surtout pour témoigner de son union avec le chef de 1 Église et pour trouver auprès de lui lumière et force. Son mandement du 8 septembre 187'8 par lequel il annonçait son premier voyage ad limina est empreint d'une émotion qui se cache difficilement. Qu'on en juge par ce magnifique paragraphe: « Nous irons donc à Rome, écrit-il. Le jour de Notre départ est fixé au huit octobre prochain. Nous irons se trouve le centre de l'unité catholique, le foyer du zèle sacerdotal, du vrai zèle dont l'âme du pasteur doit être embrasé. Il n'y a pas un lieu au monde plus favorable à méditer sur les vertus de Notre saint état et sur les grandes obligations de Notre charge. Nous te saluons déjà de lcin, chaire de Pierre indéfectible dans la foi, chaire immortelle que les révolutions des âges n'ont pu ébranler! Ohî qu'il me tarde, Sainte Église Romaine, d'aller offrir à la suprématie universelle l'amour d'un filial dévouement 9. » Qu'il s'agisse de Pie IX ou de Léon XIII, et quelles que soient les directives émanées de l'un ou de l'autre, monseigneur Du- hamel manifeste les sentiments de la plus profonde vénération et de la plus entière soumission depuis le jour de son avènement sur le siège d'Ottawa jusqu'à sa mort. Cela explique ses mandements sur la franc- maçonnerie 10, sur l'unité de l'Église n et sur l'enseignement de la théolo- gie d'après saint Thomas d'Aquin r-\

On peut dire qu'il puise ce zèle dans une piété sérieuse et vive à l'égard de Jésus-Christ, le fondateur de l'Église. Le 21 novembre

9 M?r Joseph-Thomas DUHAMEL, Mandements, t. II, p. 24 et 25. !0 Id., ib., t. Ill, p. 108-160.

11 Id., ib., t. V, p. 345.

12 Id., ib., t. II, p. 93.

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1879, en effet, dans un mandement qu'il publie pour l'établissement de la dévotion des Quarante-Heures dans toutes les paroisses et missions de son diocèse, il démontre avec éclat combien il désire que Jésus-Christ soit mieux connu et mieux aimé 13 parce que, Fils de Dieu et Dieu lui- même, il est le fondement de la religion et la nourriture des âmes. Voici les termes dans lesquels il invite ses ouailles à accueillir avec allégresse l'institution des Quarante-Heures: « Vous viendrez donc, dit-il, Nos Très-Chers-Frères, durant l'exposition solennelle qui sera faite du Très- Saint-Sacrement dans vos églises, vous viendrez adorer votre Dieu, pro- tester de votre amour pour ce Dieu caché, le prier pour l'Église et le Pape et pour la Patrie, lui demander les grâces qui vous sont nécessaires, et réparer par vos actes de foi, de piété et de reconnaissance, tous les outrages qui lui sont faits. » Plus loin, après avoir exprimé le regret de constater qu'il n'est pas encore possible d'avoir cette exposition tous les jours de l'année, le nombre des églises et des chapelles n'étant pas assez considérable et pas possible non plus de l'avoir pendant la nuit, il demande des prières pour obtenir de Dieu que les circonstances changent et permettent bientôt l'exposition perpétuelle.

C'est certes par attachement au Sauveur qu'il dote son diocèse de deux communautés de contemplatives vouées d'une façon particulière au culte de Jésus-Christ: les Adoratrices du Précieux-Sang et les Servantes de Jésus-Marie. Le 19 mai 1887, publiant une lettre pastorale pour an- noncer la fondation d'un monastère du Précieux-Sang à Ottawa dans la maison même qui a été le berceau des Soeurs Grises de la Croix, rue Saint-Patrice, tout près de l'archevêché, il proclame que les nouvelles religieuses, venues de Saint-Hyacinthe, ont pour « fin spéciale de rendre mille et mille amoureux hommages au Sang du Dieu fait homme, d'ado- rer assidûment Jésus dans le Sacrement de l'Autel et de s'offrir conti- nuellement au Seigneur par les mérites du Sang de Jésus-Christ, pour obtenir la conversion des pécheurs ». Le pieux archevêque affirme aussi aimablement qu'un autre motif lui a fait choisir ces moniales, c'est qu'elles « se proposent de glorifier et honorer particulièrement Celle-là même qui est l'Auguste Patronne de cet archidiocèse, la Vierge Marie, immaculée dans sa conception, en union avec laquelle ces religieuses

»

13 Id., ib., t. II, p. 97.

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adorent le Sang du Rédempteur ». De même, en 1897, lorsqu'il approuve les Servantes de Jésus-Marie que l'abbé A.-L. Mangin a fondées à Masson trois ans plus tôt, il avoue que la nouvelle communauté de contemplatives, dont le but est d'aider le prêtre par la prière devant le saint sacrement perpétuellement exposé, répond à un vceu qu'il forme depuis longtemps: établir dans son diocèse un institut Jésus-Hostie serait exposé solennellement le jour et la nuit, afin que, le Roi éternel des siècles ayant un trône au milieu de ses diocésains, il puisse y recevoir des honneurs royaux, et y soit à jamais entouré de cœurs brûlants de son amour, unis aux anges de l'ostensoir pour chanter un perpétuel hosanna en son honneur 14.

L'expression de tels sentiments nous fait comprendre mieux, si possible, pourquoi le grand archevêque est entré sans effort et est tou- jours demeuré dans l'esprit de l'Eglise au sujet de la dévotion au Sacre- Cœur. Le 3 septembre 1899, il adresse à ses prêtres une circulaire qu'il commence par les termes suivants: « Il m'est particulièrement agréable de vous communiquer la traduction d'une lettre de la Sacrée Congrégation des Rites sur le développement à donner au culte du Sacré-Cœur de Jésus. Ce culte s'est déjà beaucoup développé dans ce diocèse, mais il y a encore, sans doute, des cœurs qui ont besoin d'être animés d'un amour plus grand pour le Cœur qui a tant aimé les hommes. Il nous appartient à nous, prêtres de Jésus-Christ, de propager la dévotion au Sacré-Cœur. » Pourquoi ce culte a-t-il grandi dans le diocèse d'Ottawa, comme en témoigne monseigneur lui-même? C'est sans doute, pour une part im- portante, parce qu'au début de son épiscopat, le vénéré pontife, sur le désir de Sa Sainteté Pie IX, a consacré au Sacré-Cœur de Jésus le clergé, ies communautés religieuses et les fidèles de son diocèse 15.

Mais convaincu que nul ne peut aller à Jésus si ce n'est par Marie, l'illustre prélat, toujours en vue de stimuler la vie religieuse de son peu- ple, marqua sa piété d'un trait prédominant que monseigneur Paul Bru- chési souligna avec bonheur dans son oraison funèbre du 10 juin 1909, le jour même des funérailles: « II ne cessait, dit-il, de rendre à la Vierge Marie le culte du plus filial amour. Il l'invoquait et se plaisait à la faire

14 Paul-Henri BARABÉ, O.M.I., Une pierre d'angle, Mère Marie-Zita de Jésus, Ottawa, Les Editions de l'Université d'Ottawa, 1945, p. 89.

15 Monseigneur Joseph-Thomas DUHAMEL, Mandements, t. I, p. 77.

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honorer sous le titre de Reine des Cœurs. Il avait mis son image dans son blason et sa devise était une invocation continuelle à cette bonté mater- nelle qui ne trompe jamais: Trahe nos Virgo Immaculata. »

Une tradition orale nous assure que monseigneur Duhamel avait appris sur les genoux de sa mère la petite couronne à la Sainte Vierge recommandée par le bienheureux Grignon de Montfort. Au collège et au séminaire, il avait vécu dans une atmosphère toute mariale auprès d'éducateurs consacrés à Marie immaculée. Jeune curé, il eut la confiance de monseigneur Guigues, son évêque, un grand dévot de la Vierge. De- puis son arrivée à Ottawa en sa tendre enfance, il gardait contact avec la vie liturgique et paroissiale d'une église, la cathédrale, ayant pour titulaire l'Immaculée Conception. Au cours de son épiscopat, il a couvert le diocèse à lui confié d'une « blanche robe d'églises » dédiées à Marie, il y a introduit des familles religieuses consacrées spécialement à Marie, il a favorisé la diffusion des encycliques de Léon XIII sur le très saint rosaire, il a institué avec empressement, le 21 septembre 1884, les exer- cices du rosaire, il a encouragé de toutes ses forces les congrégations ou les confréries vouées à la Sainte Vierge dans les paroisses. En 1887, il érigea l'église Notre-Dame-de-Lourdes, à l'entrée d'Ottawa, et il voulut en faire un lieu de pèlerinage mariai qu'il confia aux religieux de la Compagnie de Marie.

Le 25 mars 1899, il publia un mandement pour expliquer et pour établir, selon l'esprit du bienheureux de Montfort, la Confrérie de Marie, Reine des Cœurs 16. Vers la fin de ce splendide écrit à l'honneur de notre céleste Mère, il trace les lignes suivantes: « Il est, dit-il, bien consolant pour moi de vous annoncer que j'ai reçu des adhésions précieuses et hono- rables à cette œuvre que je viens d'établir. Je tiens à vous faire part de celle du vénérable évêque de Saint-Albert, monseigneur Vital Grandin, O.M.I. Voici ce que Sa Grandeur m'écrit à la date du premier de ce mois: « Monseigneur, je ne saurais vous dire avec quel plaisir, quelle édification et je puis ajouter quel profit, j'ai lu votre beau et excellent mandement. Bien que par ma profession religieuse, je me sois en réalité consacré à tout jamais à Jésus par Marie, je viens de renouveler cette consécration en me servant de la formule du Bienheureux L.-M. Grignon

Id., ib., t. V, p. 579.

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de Montfort et sans restriction aucune bien entendu. Veuillez donc me faire inscrire dans votre pieuse association. » Au bout de quelque temps, 58 paroisses sur 80, de son diocèse, s'étaient consacrées à la Reine des Cœurs. Parti d'Ottawa, ce mouvement envahit d'autres diocèses au Canada, aux États-Unis et en Europe. Le zélé archevêque, qui portait toujours sur lui ostensiblement la médaille de la Confrérie, qui mettait en tête de tous ses mandements l'inscription: « Tout à Jésus, par Marie, Reine des Cœurs» sans omettre l'invocation: «Loués soient Jésus- Christ et Marie Immaculée », pouvait écrire aux pères de la Compagnie de Marie, le 25 mars 1904, dans le Messager de Marie, Reine des Cœurs: « Quelle joie pour nous de constater les progrès accomplis en cinq ans! Les associés répandus par toute la terre, se comptent déjà par cent mille. » Aussitôt que fut approuvée par sa Sainteté le pape Pie X, le 13 février 1907, l'Association des Prêtres de Marie, Reine des Cœurs, il s'empressa d'y donner son nom et d'engager ses prêtres à y entrer.

Le 27 avril suivant, dans une lettre pastorale, il engageait tous ses diocésains à signer la supplique demandant au pape de consacrer le genre humain au cœur immaculé de Marie. Bientôt, cinquante mille si- gnatures furent obtenues, envoyées à Rome et présentées au Saint-Père dans deux magnifiques albums richement reliés.

Quelques semaines avant sa mort, le soir de la Pentecôte, il se ren- dait à l'église du Très-Saint-Rédempteur, à Hull, pour y bénir un groupe de Marie, Reine des Cœurs. Après avoir récité le chapelet avec ferveur, il parla avec éloquence, et pour la dernière fois en public, de sa chère dévotion du saint Esclavage. Il loua le zélé curé, monsieur J.-A. Carriè- re, aujourd'hui vénérable chanoine encore à la tête de cette paroisse, d'avoir été le premier prêtre du diocèse à ériger dans son église un groupe de Marie, Reine des Cœurs. Puis, comme voyant venir la fin de son long épiscopat, il se consolait à la pensée qu'il avait pu contribuer à répandre l'amour de la Sainte Vierge dans son diocèse et dans l'Église.

Le prélat aux généreuses envolées achevait sa vie dans le rayonne- ment de Marie. Chez lui, l'homme et l'œuvre sont, semble-t-il, dignes de la galerie des plus grands pontifes qui ont fait notre pays.

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Le samedi 5 juin 1909, après avoir consacré la matinée à ordonner soixante-six prêtres, diacres et sous- diacres, il se disposa à commencer sa visite pastorale. Atteint au cœur depuis deux ans et subissant parfois des crises de poitrine, il ne reculait cependant pas devant la tâche, et cela malgré de charitables avertissements de la part de ses médecins et de ses proches. Dans l'après-midi du même jour, partant pour Casselman. Ontario, il ferait les confirmations le lendemain matin, il entra à la basilique pour les prières de la sainte liturgie. En sortant, il se retourna et jeta un regard vers l'intérieur, puis, continuant, il descendit les degrés du portique, un moment il s'arrêta et regarda avec douceur la statue de monseigneur Guigues, son prédécesseur, il essuya une larme à sa paupiè- re, et, d'un pas rapide, il s'avança vers sa voiture dans laquelle il monta en compagnie de monsieur le curé J.-A. Carrière, du Très-Saint-Ré- dempteur de Hull.

Le lendemain, dimanche, 6 juin, au même moment, à trois heures et demie de l'après-midi, revenu à Ottawa, il rentrait en sa basilique: il était dans son cercueil et il dormait de son dernier sommeil. Il avait été foudroyé soudainement à Casselman au cours de la nuit en prononçant les noms de Jésus, Marie, Joseph, et après avoir reçu les derniers secours de la religion.

La veille de sa mort, le vendredi 4 juin, il avait dit à son vicaire général, monseigneur J.-O. Routhier, que s'il lui survenait quelque chose, il trouverait alors ses instructions sous enveloppe scellée dans le coffret de sûreté. Ce « quelque chose D) étant survenu, la lettre fut trouvée et ouverte. Le grand archevêque avait écrit, entre autres, ces lignes: « Mon- seigneur, ce qui m'attriste en pensant à la mort, c'est que je vais, pour un temps, être séparé de vous, mais je me console en pensant que je ne pouvais pas confier à un prêtre plus sûr et plus digne l'administration de ce siège episcopal, sede vacante, Monseigneur. Je vous prie de me par- donner tout ce que vous pourriez me reprocher pendant les longues an- nées que vous avez travaillé si généreusement à mes côtés. Agréez, Mon- seigneur, mes meilleurs, mes plus sincères remerciements, pour tout le bien que vous avez fait, pour les services signalés que vous m'avez rendus. Que Dieu vous accorde encore longue vie, vous comble de ses grâces et nous réunisse dans son beau ciel. »

M^ JOSEPH-THOMAS DUHAMEL 207

Sa mort bouleversa tout un peuple qui reconnaissait perdre en lui, le premier archevêque d'Ottawa, un vrai père à l'âme tendre et sympa- thique, un père au cœur généreux et ferme, et un chef au caractère aimable, simple et noble.

Paul-Henri BARABÉ, o. m. i.

La maternité spirituelle dans les mystères de Marie

L'activité que notre Mère a déployée et déploie pour nous donner la vie nous donnera une idée plus concrète de la figure maternelle de la Sainte Vierge. Relevons, grâce à la Tradition et surtout à l'Évangile, la trace des événements marquants de sa maternité. Ces événements la lan- gue chrétienne les appelle mystères, mystères de la vie du Verbe incarné et de sa Mère immaculée. J'en parlerai d'abord en général toujours ce- pendant en rapport avec la maternité spirituelle; ensuite j'essaierai d'en considérer quelques-uns plus au concret.

I. Les mystères de Marie en général.

Les mystères du Christ et de sa Mère ont d'abord caractère de faits historiques, soit perceptibles aux sens comme la Passion, soit du moins attestés par des témoins accrédités, ainsi l'Annonciation. Mais ce serait s'arrêter à l'écorce que de se contenter du simple déroulement historique et expérimental des faits et gestes. Déjà la plus humble vie a des secrets dont le reflet extérieur traduit mal le sens et la plénitude; la pénétration de l'amitié peut seule percer le mystère d'une vie. Ainsi faut-il plus que la connaissance de l'histoire évangélique pour entrer dans le sanctuaire de la vie humaine du Verbe incarné et de sa Mère immaculée; il faut la foi, le sens infus du divin.

a) Les mystères du Verbe.

Cela est nécessaire pour se rendre bien compte d'abord que tous les actes du Christ, sous leur apparence et réalité si humaines, ne sont, selon une réalité plus intérieure et plus mystérieuse, que les actes humains d'une Personne divine. Humbles dans leur texture humaine, sublimes dans leur

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réalité divine, engagés dans un contexte profondément terrestre, ils sont pourtant uniques dans leur valeur divine. Le Christ est aussi sincèrement homme que n'importe lequel d'entre nous, mais n'est pas le dernier mot de sa vie humaine. Car si le dernier mot d'un être réside moins en ce qu'il est que dans l'être même, si donc la subsistance d'un être vous donne la clé de sa valeur proprement personnelle, qui n'entrevoit la valeur incom- mensurable, divine, mystérieuse de l'activité humaine du Christ?

Mais le Verbe ne s'étant incarné que pour sauver les hommes, toute cette valeur des actes du Christ va prendre en plus un caractère de salut, ils vont devenir pour nous cause de salut, principe premier et universel (dans l'ordre créé) de la grâce en la possession de laquelle consiste le salut. L'activité du Sauveur est toute salutaire pour nous; notre salut y est tout entier; cet homme porte véritablement notre salut à tous, il porte tous les sauvés, tout ce qu'il y a d'êtres à sauver. Cet homme dont la di- gnité d'être est infinie et dont la sainteté est immense constitue à lui seul l'univers de la grâce; il n'y a de grâce, de salut, d'union à Dieu qu'en lui, en ne faisant qu'un avec lui. Cet homme n'est pas que lui, il est tous les hommes à sauver. Son activité, par conséquent, est aussi notre activité. En lui nous sommes nés, nous avons été baptisés, nous sommes morts et ressuscites et assis à la droite du Père, non pas rien que symboliquement, mais par une précontenance très réelle. Les événements de la vie du Christ sont donc des mystères non seulement parce qu'ils sont les gestes et pas- sions de Dieu incarné, mais aussi parce que ces gestes et passions nous sont salutaires, parce qu'ils sont porteurs d'êtres à sauver, à gratifier, à sanc- tifier.

b) Les mystères de Marie.

Nous sommes-nous éloignés de notre sujet? Apparemment. Mais le détour, si vous voulez l'appeler ainsi, n'allonge pas, parce qu'il fera saisir plus vite ce que sont les mystères de Marie; les mystères de la Mère sont ceux du Fils.

Marie est tout ce qu'elle est par son union à Jésus. Entendons avant tout l'union de la Mère comme telle à son Fils. Marie est la Mère du Verbe de Dieu incarné. Elle en revêt du coup une dignité dépassant toutes les autres, elle est élevée à une hauteur qui laisse loin en arrière toutes les grandeurs créées. Sa grandeur et sa dignité ne se comparent qu'à la gran-

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deur et à la dignité du Dieu son Fils; elle partage la dignité du Fils. Sans être personne divine, elle a avec la Personne divine une relation d'un genre unique qui, tout en distinguant les deux personnes de la Mère et du Fils, les conjoint en un lien que personne d'autre ne partage. De la dignité des actes de la Sainte Vierge, de le mystère des événements qui la concernent. Ces événements sont des mystères parce qu'ils concernent la Mère de Dieu.

Voilà précisément ce qui l'habilite d'après le décret divin à s'unir à son Fils comme au Sauveur. Elle ne lui donne pas seulement un habitacle sur terre en lui fournissant une nature humaine, mais en consé- quence elle prend part à sa mission même, elle embrasse avec lui et en lui toute la race humaine, elle le reçoit et le donne pour le salut d'une multi- tude. En contractant avec Jésus le lien unique qui fait d'elle et de lui une famille, elle se trouve intimement mêlée, à l'œuvre du salut; conjoin- te au nouvel Adam, elle devient avec lui, sur un plan inférieur mais en- core universel, un principe de gratification et de renouveau pour toute sa race. Aussi sa vie comme celle de son Fils est-elle tout imprégnée de grâce; ses actes et ses douleurs sont pour nous cause de salut et de résur- rection. Pour cela les événements qui concernent la Mère de Dieu sont des mystères, parce qu'ils contiennent notre salut; ils sont les mystères de sa maternité spirituelle.

On le voit, il n'y a pas en Marie, pas plus d'ailleurs que dans le Christ, une double série parallèle d'activités et d'événements; une série concernant la Mère de Dieu, l'autre la Mère des hommes. Toute sa vie ce qu'elle fait et ce qui lui arrive est très unifiée. Elle n'a pas à se don- ner d'abord à son Fils premietr-né et puis à ses fils spirituels: à vrai dire, elle n'a qu'un Fils unique, en se donnant à lui, elle se donne à tous, parce que tous ne font qu'un en lui. Son activité de Mère à l'égard de Dieu in- carné devient une activité maternelle à l'égard de tous ceux qui revivent en Dieu incarné. Quand elle reçoit le Verbe en son sein, quand elle le porte et puis le montre, quand elle le nourrit, le prépare et l'accompagne au sacrifice de la croix, quand elle le prie au Cénacle, l'attend et le rejoint à l'Assomption pour régner à ses côtés, nous croyons bien que ces mystères sont les mystères de la Mère du Verbe; croyons aussi qu'ils sont en même temps les mystères de la Mère du Sauveur, de notre Mère, par lesquels elle

LA MATERNITÉ SPIRITUELLE DANS LES MYSTÈRES DE MARIE 211

exerce sa maternité à notre égard dans le Christ: en un mot les actes mêmes de sa maternité spirituelle.

Ces principes sont bien autre chose que de pures déductions en l'air. On les lit, par exemple, en un vigoureux raccourci, dans l'encyclique de Pie X, Ad diem illum. J'en cite quelques mots seulement: « In uno igitur eodemque alvo castissimae matris et carnem Cbristus sibi assumpsit et spiritale simul corpus adjunxit ex iis nempe coagmentatum qui credituri erant in eum. Ita ut Salvatorem habens Maria in utero, illos etiam dici queat gessisse omnes, quorum vitam continebat vita Salvatoris. Universi ergo, quotquot cum Christo jungimur, quique, ut ait Apostolus, membra sumus corporis ejus, de ossibus ejus, de Maria? utero egressi sumus, tam- quam corporis instar cohaerentis cum capite. »

J'ajouterai une dernière considération générale pour faire voir un autre aspect des mystères du salut, bien propre à révéler la profondeur et l'influence concrète de la maternité spirituelle de la Sainte Vierge.

c) Les mystères de Marie, forme de notre vie spirituelle.

Une mère ne fait pas que donner la vie et la développer, elle la donne et la développe à son image et ressemblance. C'est un vieux fait d'expé- rience que les sciences, la philosophie et la théologie ont homologué dans la définition classique de la génération: « Generatio est origo viventis a vivente conjuncto in similitudinem naturae. » La forme de vie de la mère passe nécessairement en son enfant: elle le forme physiquement et mora- lement. Observez la mère et vous saurez ce qu'est l'enfant, il ressemblera d'autant plus à celle-là qu'il aura davantage reçu d'elle. Les activités de la mère par la force des choses physiques et morales tendent à se repro- duire dans le fils en sorte que l'histoire de celui-ci est préformée en celle-là.

Notre vie spirituelle, divine parce que venant de Dieu, chrétienne parce qu'issue du Christ, est mariale parce que préformée en notre Mère. Ses mystères étant des activités maternelles, tracent la ligne de notre vie de grâce. Par ses instincts profonds notre grâce ne tend pas seulement à nous faire vivre divinement ou chrétiennement, mais encore à reproduire en nous la figure de la Mère de grâce, elle tend à nous faire revivre les mystères de Marie. Pour nous avoir été acquise par ces mystères, la grâce

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chrétienne a pris des tournures, des instincts, des poussées, des traits, une forme, qui sont de Marie, qui nous configurent à Marie. Etudiez les traits de la vie de Marie, et vous saurez quels sont ou quels doivent être les traits de votre vie; vous saurez à quoi vous incline la grâce et quel modèle vous avez à imiter. Les mystères de Marie avec une force et une suavité maternelles vous montrent la figure que vous devez prendre, et font que vous soyez ce qu'ils vous montrent. Un peu comme les sacre- ments, ils signifient ce qu'ils opèrent et ils opèrent ce qu'ils signifient, tout en nous enseignant ce qu'il faut faire pour se plier au courant de vie qu'ils canalisent.

Regardons d'un peu plus près très sommairement, plutôt à titre d'exemples quelques-uns des mystères de notre Mère.

II. Les mystères de Marie en particulier.

La piété chrétienne a accoutumé de partager les mystères de Marie en trois groupes; bien loin d'avoir à y reprendre, le théologien peut s'inspi- rer de ce groupement. Ainsi le père Bernard, O.P. \ voit dans les mystè- res centrés respectivement sur la naissance et la passion de Jésus comme une conception et un enfantement du Christ mystique, du Corps mysti- que, de nous tous, virtuellement et éminemment réunis dans le Chris:. Quant aux mystères de la gloire, le rôle de Marie y prend l'air d' « une œuvre d'éducation dans laquelle la mère connaît nommément ses enfants et les a distinctement sous les yeux et dans les mains ». Vue assurément maternelle des mystères de Marie, à condition de garder comme le P. Bernard en est le premier à s'aviser toute la souplesse de l'analogie. Ar- rêtons-nous à certains faits plus concrets.

a) La Visitation.

Du premier groupe des mystères, choisissons un seul épisode, bien vivant, peut-être pas le plus grand, mais très pittoresque et loin d'être dé- pourvu de signification, la visitation de Marie à sa cousine Elisabeth. Vous connaissez les faits et leur enchaînement historique. Cherchons plu- tôt quelle influence ils eurent pour nous engendrer au Christ et quel sens ils impriment à notre vie chrétienne.

1 La Maternité spirituelle de Marie et la pensée de saint Thomas, dans le Bull, de la Soc. française d'Etudes mariales, 1935, p. 99.

LA MATERNITÉ SPIRITUELLE DANS LES MYSTÈRES DE MARIE 213

Sans vouloir tout voir, on a, à regarder l'événement, l'impression bien nette que la visite de la jeune Mère à sa cousine a pour objet et effet d'apporter à la famille du Précurseur et à celui-ci particulièrement le con- tact réjouissant et sanctifiant du Sauveur nouvellement conçu. Le signe,, c'est qu'à l'arrivée et en présence de Marie les interventions extraordinai- res de l'Esprit-Saint se multiplient manifestement: chez Elisabeth, pour lui révéler en sa jeune cousine la Mère de son Seigneur; chez Jean-Bap- tiste, pour le sanctifier et le faire exulter de joie dès le sein de sa mère ; chez Zacharie un peu plus tard, pour lui délier la langue et lui inspirer son Benedictus; chez la Mère de Jésus, enfin, pour lui faire exhaler son can- tique du Magnificat.

Marie se rend compte qu'elle porte et apporte une présence sancti- fiante dont elle aperçoit les premiers fruits. Dans sa maternité divine commençante, elle goûte les prémices de sa maternité spirituelle. Il y a une germination et un symbole; ce qui s'opère dans un petit cercle préfi- gure comme exemplaire et prépare en le méritant tout ce qui va s'accom- plir en temps et lieu pour chacun des membres du Corps mystique.

De même qu'au jour de l'Annonciation la Sainte Vierge représen- tait et portait en elle toute la race humaine pour la hausser et la joindre au Verbe qui s'incarnait, ainsi à la Visitation, remplie du Verbe incarne, elle commence de le porter aux hommes, de le mettre en contact à la fois sensible et sanctifiant avec les hommes. Par elle Dieu incarné commence sa recherche des âmes, son œuvre de rayonnement; le portant, la jeune Mère commence de le donner, lui qui est la vie. Cette vie que la Vierge cache en elle et qui est de droit la vie de tous, elle commence à la commu- niquer de fait.

Le Christ aurait pu d'un seul acte intérieur de sa volonté sanctifier tout son monde, mais nous savons bien qu'il n'a voulu le faire que par l'exercice normal d'une vie très semblable et très mêlée à la nôtre. De même la très Sainte Vierge aurait pu nous donner son Fils et notre vie dans un sublime acte d'amour tout intérieur se serait consommée sa maternité spirituelle; en réalité, selon la loi de conformité qui fait des mystères du Christ et de la Vierge une série étroitement enlacée, il faut que la Mère nous donne son Enfant, notre vie, par l'exercice normal de sa maternité, et donc tout d'abord en le portant et en nous l'apportant

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corporellement. Allègrement cam festinatione chargée de son ma- ternel fardeau, elle nous procure le premier contact vivifiant qui fait que l'humanité commence de revivre spirituellement par le Christ. Sa gesta- tion corporelle du Fils de Dieu n'est-elle pas ainsi comme une gestation spirituelle de ses enfants d'adoption?

De tenir leurs origines spirituelles du zèle de la vaillante Mère, ses enfants qui forment l'Eglise n'en gardent-ils pas un instinct d'apostolat, un instinct missionnaire? Comme leur Mère, ils savent et ils doivent se lever, se déranger, partir, s'exiler même, pour porter le Christ, le montrer, l'emmener en contact avec toutes les âmes, l'y faire naître, et, comme ex- plique Bède le Vénérable 2, concevoir et nourrir le Christ dans les âmes telle une mère. Tout l'apostolat de l'Eglise était en germe dans la visita- tion de Marie à Elisabeth.

b) La Compassion.

La trame de l'histoire du Christ devait le conduire, en exécution des desseins de son Père, au mystère d'abaissement où, sous semblant de mort et de défaite, son amour triompherait du péché. Moment décisif de la Pas- sion sans lequel rien ne se serait accompli et d'où le reste doit jaillir. La Vierge est trop associée au Rédempteur pour n'être point mêlée à sa pas- sion; elle aura aussi sa compassion rédemptrice.

Alors qu'elle avait disparu durant le ministère public du Sauveur, il est bien significatif qu'elle réapparaisse au premier plan, à ses côtés, pour l'assister au crucifiement. Elan certes de son amour maternel, qui offre aujourd'hui sa présence et sa compassion, de même qu'autrefois elle of- frait ses services. Mais il faut bien voir toute la portée de cette présence. L'événement du Calvaire n'intéresse pas seulement les quelques personnes présentes: tout l'univers est là. Le rôle de Jésus et de Marie a une répercus- sion universelle. Sans doute tout apparaîtra et s'épanouira en temps et lieu; mais la réalité est là; c'est un monde nouveau qui se forme du côté ouvert du Sauveur. Toute proportion gardée, ce monde naît aussi du cœur transpercé de la Vierge des douleurs; elle lui donne naissance par ses souffrances. Elle «rachète le monde, elle en expie le péché, elle lui mérite par son amour et sa générosité, par son union au sacrifice, la récon-

11 In Luc, lib. IV, cap. 49.

LA MATERNITÉ SPIRITUELLE DANS LES MYSTÈRES DE MARIE 215

ciliation avec Dieu, la paix, la grâce, la vie. Vaillamment stabat au milieu de ses souffrances elle donne le jour à ses enfants en les rache- tant.

Est-ce trop dire que de l'associer à ce point au Rédempteur? Il ne semble pas, puisqu'on ne fait que reprendre le mot de Benoît XV: « Tta cum Filio patiente et moriente passa est et pasne commortua, sic materna in Filium jura pro hominum salute abdicavit placandaeque justitiae, quan- tum ad se pertinebat, Filium immolavit, ut dici merito queat Ipsam cum Christo humanum genus redemisse 3. »

Faut- il à ce rachat attribuer un sens maternel? Écoutez à ce propos saint Albert le Grand dont je traduis le texte d'aussi près que possible: « Au moment de la Passion la Mère de miséricorde se joignit au Père des miséricordes pour accomplir une œuvre de la plus haute miséricorde. Elle supporta la douleur de la Passion, car un glaive lui transperce l'âme; ainsi participante de la Passion, elle est devenue l'auxiliaire du Rédempteur et la mère de régénération. Aussi à cause de la fécondité spirituelle qui en fait la mère spirituelle de tout le genre humain, non sans un enfantement laborieux elle nous appelle et nous régénère tous à la vie éternelle en son Fils et par son Fils. A bon droit elle a donc été appelée femme. »

Les derniers mots de la citation font allusion à la déclaration du Ré- dempteur lui-même. Déclaration autorisée et définitive les fidèles, au moins depuis le 12e siècle, entendent le rôle maternel de Marie au Calvai- re: « Mulier, ecce filius tuus. . . Ecce mater tua 4. »

A ces divines paroles n'ajoutons plus rien que ceci: il faut apprécier d'autant le don d'une vie qui a tellement coûté. Et l'exemple de notre Mère est pour beaucoup pour nous inspirer courage et adoucir nos souf- frances quand il les faut accepter pour arriver avec elle à la gloire: « si compatimur ut et conglorificemur » (Rom. 8, 17) .

c) U Assomption.

Car l'aboutissement des mystères et de la vie qu'ils transmettent, c'est la gloire céleste. La glorieuse Vierge Marie en prit possession au jour

•• Benoît XV, Inter sodalicia.

•' Saint ALBERT LE GRAND, Mariale, q. 29, par. 3.

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de son assumption corporelle. Privilège exclusif à la Mère de Dieu, il ne peut cependant pas être étranger à la maternité spirituelle.

Et tout d'abord l'Assomption est le terme d'un achèvement spiri- tuel. Par les mystères de l'Enfance et de la Compassion, notre Mère nous a conçus et enfantés à la grâce; elle a formé le Corps mystique par l'acqui- sition d'un immense mérite. Mais différente en ceci de son Fils, elle doit continuer de mener pour quelque temps la vie de voyageuse, et donc elle continue de mériter. Que nous mérite-t-elle? Quelque chose semble-t-il qui correspondra en nous à ce qui s'opère en elle. Il s'opère en elle un achèvement, une maturation, une attirance vers le ciel: cupio esse curn Christo; elle s'en approche toujours plus en mettant le comble à sa sain- teté. Aïeule vénérable, tout en veillant au dehors sur le berceau de l'Egli- se naissante, intérieurement elle s'évade de plus en plus de ce monde pour ne plus vivre qu'avec Jésus, jusqu'à ce que son rôle étant terminé ici-bas, sa tâche accomplie, elle touche la fin de l'épreuve, le moment le voile de la foi cédant à la pression d'un amour extrême et d'un mérite débor- dant fait place à la vision. Voilà bien la source et le modèle de cette ten- sion qui fait continuellement prier l'Église: Veni Domine Jesu, de cette tension eschatologique, comme aiment à l'appeler quelques-uns aujour- d'hui. Voilà la source et le modèle de ces saintetés achevées, de ces géants de sainteté qui atteignent l'âge parfait du Christ et qui emportent l'Église vers sa consommation définitive. Durant les années qui précédèrent l'As- somption, la vénérable Mère aura donc vécu et appris à ses enfants à vivre le temps de la maturation.

L'Assomption est aussi une entrée triomphale en la vie éternelle. Transportée au ciel corps et âme, la divine Mère mérite qu'on lui attribue aussi ce que saint Paul écrivait du Christ ressuscité: « Factus est primus homo Adam in animam viventem, novissimus Adam in spiritum vivifi- cantem. . . Primus homo de terra, terrenus; secundus homo de caelo, cae- lestis. . . Sicut portavimus imaginem terreni, portemus et imaginem cae- lestis 5. » Marie devient, corps et âme, esprit vivifiant. Toute la spiri- tualité qu'elle a accumulée au cours de sa vie terrestre, devient extrême- ment vivifiante et rayonnante. Tout le Corps mystique qu'elle a porté, auquel elle a donné vie et jour, qu'elle a modelé et formé en ses mystères

« 1 Cor. 15, 45-49.

LA MATERNITÉ SPIRITUELLE DANS LES MYSTÈRES DE MARIE 217

terrestres, elle va maintenant l'élever en chacun de ses enfants. Vivant d'abord en Jésus et Marie, le Corps mystique va désormais vivre en cha- cun de nous à mesure qu'arrivant à l'existence, nous sommes incorporés au Christ par la grâce que nous dispense notre Mère du ciel.

Mère, elle l'est plus que jamais, maintenant qu'en pleine possession de sa gloire, de ses mérites et de ses pouvoirs elle a charge de dispenser à chacun les grâces de vie chrétienne. Maîtresse en la maison de Dieu qui est l'Eglise, corps du Christ son Fils, elle voit à tout en pleine connais- sance de cause, elle nous chérit tous d'un amour immense et compatissant, elle nous est d'une sollicitude qu'on ne peut que qualifier de maternelle. Grâce à sa vision et à science infuse, elle nous scrute tous et chacun, elle lit jusqu'au tréfonds de notre cœur beaucoup plus loin que nos intro- spections les plus clairvoyantes, elle voit clair dans le fouillis qui nous a l'air si embrouillé de nos petites voies humaines. Sa charité embrasse tout son monde et se donne à chacun avec des privautés de choix; spirituelle comme la charité de Dieu, elle est tendre comme l'affection qui fait pal- piter un cœur de chair; elle est détrempée de toute l'expérience que notre Mère a acquise autrefois en passant comme nous par l'épreuve d'une vie vécue dans la foi. Aussi quelle sympathie attentive et comprehensive, et quels soins elle prend de sa famille. Avec cela les pouvoirs d'une reine, puissante sur le cœur du Roi, et jouissant de tout loisir et de toute faculté de distribuer comme siennes, et donc avec un cachet maternel, les largesses royales.

L'activité maternelle de Marie au ciel, c'est à la fois tout le réalisme de sa maternité dans les mystères terrestres et tout le déploiement incom- mensurable qu'elle prend dans le mystère de sa gloire céleste. Au moment de son assumption tout ce qu'il y avait de maternité vécue sur la terre en son corps et en son âme s'est en quelque sorte condensé et puis a commen- cé de se dilater, de s'étendre, de rayonner pour nous atteindre tous et nous joindre à elle et au Christ.

Tout le temps elle nous accompagne jusqu'à l'heure de la mort; ec tous ceux dont elle a le bonheur de bénir le trépas, elle-même les introduit à la vision bienheureuse. Laissons un poète théologien nous décrire cet heureux passage. Vous savez déjà mais se lasse-t-on d'en goûter l'en- chantement — comment Dante décrit, au dernier chant de la Divina

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Commedia, son arrivée au terme du voyage qui l'a conduit jusqu'au seuil de la lumière divine. Celle-ci est trop brillante pour un regard créé, le voyageur prie la Vierge de « lui obtenir vertu si grande qu'il puisse de ses yeux s'élever plus haut vers la dernière félicité »; il prie la Reine « qui peut ce qu'elle veut », « de conserver saines après une telle vision toutes ses affections ». Pour toute réponse, Marie d'un simple regard l'invite à suivre le sien; « de ses yeux se dirigèrent vers l'éternelle lumière, dans laquelle on ne peut croire que pénètre d'une autre créature un regard aussi clair ». Aussitôt, ainsi protégée, ajoute le poète, « ma vue devenant sin- cère, de plus en plus entrait dans le rayon de la sublime lumière qui est vraie par elle-même. Ô abondante grâce, par laquelle je présumai fixer mon regard sur la lumière éternelle si avant que j'y consumai ma vue. » Mais pourquoi multiplier les mots: les mêmes mots les plus soyeux seront toujours trop grossiers pour envelopper les choses si hautes et si simples que chante cette prière de tous les soirs: «Mater misericordiae, vita, dulcedo et spes nostra, illos tuos miséricordes oculos ad nos couverte et Jesum benedictum fructum ventris tui nobis post hoc exilium osten- de. «

Jacques GERVAIS, o. m. i., professeur à la faculté de théologie.

L'anglicanisme libéral et le mouvement œcuménique

L'ANGLICANISME LIBÉRAL ET LE CATHOLICISME.

<( C'est le catholicisme libéral qui a guidé la « Church of England >> entre les écueils du protestantisme libéral, du modernisme catholique ro- main et de l'obscurantisme catholique. Il nous a sauvés de Harnack, Tyr- rell et Pie X *.» Cette phrase, relevée dans un périodique anglican à la veil- le de la guerre, esquisse la ligne du progrès suivi par l'anglicanisme au cours des dernières décades du XIXe siècle et des premières du XXe, et la représente comme si, grâce à un cheminement équilibré, elle s'était cons- tamment maintenue dans la voie moyenne, la « via media » entre les exa- gérations de droite et de gauche. Nous sommes loin de souscrire à ce juge- ment.

Il faut néanmoins admettre que l'anglo-catholicisme libéral consti- tue aujourd'hui la fraction la plus importante et comme le noyau central de cette Église. A sa droite figurent les ritualistes ou « papalists », qui se donnent comme les héritiers directs du mouvement d'Oxford à l'intérieur de l'anglicanisme, mais qui n'en ont retenu que les éléments accidentels et extérieurs; à sa gauche, le groupe moderniste du Dr Major, dont les ou- trances mêmes ont pour la mentalité religieuse anglo-saxonne quelque cho- se de choquant. Il y a lieu de faire aussi état des évangéliques, qui à eu;: seuls forment bloc en face des précédents et représentent la tendance pro- testante; par eux, l'Eglise officielle se rapproche des multiples sectes qui sont sorties de son sein et qui constituent aujourd'hui la dissidence angli-

* Cet article est le premier d'une série de trois qui paraîtront au cours de la pre- serve année.

3 E. L. MASCALL, dans The Church Times, 15 juillet 1938.

220 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

cane: on les appelle non-conformistes (presbytériens, congrégationalistes, méthodistes) . S'ils se distinguent par leur zèle, qui anime de nombreu- ses sociétés bibliques et missionnaires, les évangéliques en Grande-Breta- gne n'ont point de signification théologique, pas plus d'ailleurs que leurs antagonistes extrêmes, les ritualistes.

Deux partis dès lors méritent surtout de retenir l'attention du théo- logien: les anglo-catholiques libéraux et les modernistes. Le modernisme nous est connu, du moins sous la forme qu'il a revêtue dans le catholicis- me romain, où, comme on le (rappelait plus haut, il est associé aux noms de Tyrell et de Loisy, et il fut frappé des condamnations de Pie X. En revanche, le libéralisme anglo-saxon présente un caractère sui generis, et ce serait commettre une erreur que de le confondre avec ce qui, en Alle- magne ou en France, se couvre de la même étiquette.

I. Les étapes du libéralisme.

Les protestants libéraux allemands, dont Harnack fut le coryphée et qui ont suscité par réaction la renaissance luthérienne et le mouvement barthien, niaient la transcendance divine et n'admettaient comme don- nées religieuses que celles que l'homme peut acquérir par le seul travail de la raison réfléchissant sur les faits de l'histoire et de la psychologie. En France, les libéraux se reconnurent surtout à leurs aspirations politiques. Newman, qui était taxé d'anti-libéral dans son pays, admirait profondé- ment des hommes comme Lacordaire et Montalembert, ses contempo- rains, qui passaient chez nous pour libéraux, et il sentait qu'au fond, en dépit de la divergence des points de vue et des étiquettes, il avait avec eux partie liée. Néanmoins, chez nous, les libéraux étaient enclins à réduire les droits de l'autorité même en matière religieuse, ce que Newman n'eût pas admis. Même un penseur indépendant, comme von Hugel, situé à l'intersection du catholicisme et du modernisme, s'entendait dire par l'abbé Huvelin: « Non, vous n'êtes point catholique libéral, vous êtes beaucoup plus dogmatique qu'ils ne l'étaient. Vous êtes très dogmatique. Aussi s'occupaient-ils surtout de politique: la politique n'est que peu ou rien pour vous 2. »

2 Cité par M. NÉDONCELLE, La pensée religieuse de Friedrich von Hiïgel, [1935], p. 8.

L'ANGLICANISME LIBÉRAL ET LE MOUVEMENT ŒCUMÉNIQUE 221

a) Définition du libéralisme.

Qu'est-ce donc que le libéralisme doctrinal au sens anglais? New- man l'a bien défini: « c'est le principe anti-dogmatique », et plus expli- citement: « Par libéralisme, j'entends la fausse liberté de pensée, ou l'exer- cice de la pensée sur des questions dans lesquelles, d'après la nature même de l'esprit humain, la pensée ne peut arriver à un heureux résultat et n'est plus à sa place. Au nombre de ces questions, je range tous les principes fondamentaux quelle que soit leur nature, et de ces principes, les vérités de la Révélation doivent être considérées comme les plus sacrées et les plus importantes: le libéralisme est donc l'erreur par laquelle on soumet au jugement humain les doctrines révélées qui, par leur nature, le surpassent et en sont indépendantes: erreur par laquelle on prétend déterminer, en pesant leurs mérites intrinsèques, la vérité et la valeur de propositions qui s'appuient uniquement pour être reçues sur l'autorité de la parole di- vine 3. »

La raison humaine est avide d'évidence, de certitude lucide; le pro- grès des sciences l'a gâtée et lui a fait concevoir l'univers en termes de re- lations et de lois. Dans cette synthèse point de place pour le mystère, la foi qui nous met en rapport avec l'inconnu: il faut que bon gré mal gré, son objet se prête aux investigations rationnelles. A leur tour, les faits qui sont objet d'observation ou qui forment la trame de l'histoire humai- ne, s'imposent à l'attention, d'autant plus qu'en Angleterre, depuis le XVIIIe siècle domine un certain empirisme. La religion se présente-t-elle: elle sera surtout retenue à titre de fait de conscience, et la porte est ouverte au subjectivisme religieux. Si par ailleurs la science travaille sur les don- nées que lui offre le monde extérieur avec des postulats immanentistes, c'en est fait de la transcendance du christianisme.

Parti d'une attitude initiale critique à l'égard de la Révélation, le libéralisme anglo-saxon devait, de négation en négation, aboutir à une teligion sans essence, se résorbant entièrement dans le sentiment religieux, individuel ou collectif. Ce dernier pas fut franchi avec le modernisme, auquel le libéralisme anglican servit de litière, ou si l'on préfère une autre métaphore, de bouillon de culture. Sans doute, sous la forme extrême et virulente que lui ont prêtée Rashdall et Major, le modernisme anglican

* NEWMAN, Apologia pro vita sua, éd. Nédoncelk, p. 321 et 3 24.

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ne sera jamais qu'une petite école: ici les grandes affirmations historiques du credo, qui étayent le christianisme passent à la barre de la raison et ne sont retenues qu'à titre de symboles ou d'expressions d'un principe, sorte de donnée constante du sentiment religieux. Néanmoins, sous un mode mineur et plus bénin, le modernisme s'est glissé dans les rangs de la frac- tion libérale, et il est peu d'esprits avides de réconcilier la théologie avec la science, et l'Eglise avec son siècle qui se soient entièrement soustraits à son influence.

b) Origines du libéralisme anglican.

Il serait vain de chercher à faire le départ entre les différents courants qui ont concouru à former l'anglo-catholicisme libéral tel qu'il se révèle aujourd'hui et qui, se mêlant les uns aux autres, par des interférences sou- vent imprévisibles, n'ont cessé de grossir ses eaux et de les rendre tou- jours plus tumultueuses. Sans doute, une étude de ce genre serait bien fructueuse, mais elle serait aussi bien difficile, d'autant plus qu'à la diffé- rence de ce qu'on relève sur le continent à propos du protestantisme libé- ral, l'Angleterre libérale n'a point produit de théologiens, d'écrivains qui soient vraiment des chefs de file et dont on puisse étudier les œuvres avec quelque chance de déceler les orientations principales de leur époque. Le libéralisme anglican n'a point eu ses Schleiermacher et ses Ritschl, ni ses Sabatier et ses Ménégoz; de nos jours, il a subi l'influence d'hommes comme Tyrell et von Hugel qui n'étaient pas sortis de ses rangs: le pre- mier était un jésuite anglais et le second, catholique également, autrichien par son père, était un génie cosmopolite à tendance germanique. Qu'est- ce donc qui a fait, outre son accord fondamental avec le « Zeitgeist )>, le succès du libéralisme anglican?

Dès son origine4, et tout au cours de son évolution, le mouve- ment libéral a été lié à une coterie de professeurs, de « scholars », sortis des rangs ou recrutés parmi les « gradués » ou titulaires des chaires d'Oxford: héritiers et porteurs d'une tradition de haut savoir, d'une raideur un peu académique, ils se montraient en même temps condescendants aux nou- veautés, surtout quand elles étaient parées du prestige d'une science nou-

4 On pourrait situer cette origine bien au delà: voir NEWMAN, Apologia, éd. Né- doncelle, p. 389: Le parti libéral, connu dans les siècles qui nous ont précédés sous le nom moins honorable de latitudinaire.

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vellement découverte et dont on ne discutait pas trop les titres. Nourris dans la lecture des livres saints et des Pères grecs, autant que de Platon et de Plotin, ils se'plaisaient à consulter tour à tour le témoignage de la tra- dition, de la raison et de l'expérience, puis à les mêler pour élaborer le dogme, suivant un certain dosage dont la formule est sans doute finale- ment à chercher dans le tempérament religieux anglo-saxon ou dans un complexe personnel.

Dès avant 1833, nous rencontrons ces libéraux dans l'entourage de Newman: ils se nomment Palmer, Rose et Whately. Ils aiment à se prévaloir entre eux et devant leurs collègues d'Oxford, d'une attitude in- dépendante à l'égard de ce qui passait alors pour les principes et les dog- mes irréfragables du christianisme. Puis, à la suite de l'échec du mouve- ment newmanien, ils virent arriver à eux des esprits qui avaient un instant suivi le grand leader religieux, et qui, déçus par sa conversion dont ils ne pénétraient point les motifs secrets, étaient en proie au scepticisme: ainsi l'helléniste Benjamin Jowett. On assista alors à la naissance de ce qu'on a appelé le « second mouvement d'Oxford », auquel sont restés associés les noms de Mark Pattison et du doyen Stanley. Il se développa paral- lèlement à l'anglo-hégélianisme lequel prenait à tâche d'acclimater en An- gleterre, et de greffer sur une théologie la doctrine du grand métaphysicien allemand. Nous en reparlerons. Essays and Reviews (1860) est le mo- nument qui a consacré cette période et cette alliance.

c) Progrès du libéralisme.

C'est aussi la première borne sur la voie du progrès qui devait nous mener jusqu'aux Essays Catholic and Critical parus en 1926, en passant par Lux Mundi (1889), Contentio Veritatis (1902), et Foundations (1912) . Ainsi, à chaque tournant du mouvement libéral, nous rencon- trons non pas une œuvre maîtresse due à la plume d'un théologien de marque et qui suffise à orienter la pensée d'une génération, mais bien une collection d'essais, un symposium, qui a plutôt le caractère d'un manifeste de parti ou d'un programme d'école, et qui vaut moins par les doctrines qu'il propose dont au surplus les contours ne sont pas toujours nette- ment arrêtés, que par les tendances qu'il implique. Ce jugement s'ap- plique aussi, et a fortiori, au mouvement œcuménique dans lequel le mou-

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vement libéral a débouché, et qui a produit jusqu'à présent surtout des jeuvres de ce genre qui ont la marque du provisoire (tentative) et qui of- frent des échantillons de pensée souvent hétérogènes, réunis seulement par une commune inspiration dont il faut se louer.

Sans doute la pensée du lecteur averti est-elle hantée ici par le souve- nir de Ch. Gore, qui fut associé d'assez près à ce mouvement, du moins jusqu'à la publication de Lux Mundi 5 et qui en émerge. C'est vrai: vers 1880, Ch. Gore croyait encore pouvoir concilier avec la foi aux trois symboles historiques et à la succession apostolique, des idées assez libres concernant l'inspiration des Livres saints et la valeur apologétique du miracle, et son autorité incontestable et dûment méritée contribua sans doute pour un temps à maintenir dans le lit de l'anglicanisme tradition- nel et classique, un courant doctrinal qui prenait de plus en plus l'allure d'un torrent impatient de s'échapper de ses rives et de se frayer lui-même un chemin à travers les sables d'une pensée religieuse de plus en plus mou- vante et fuyante. Mais les positions prises par Ch. Gore furent bientôt dépassées, et dès lors il ne lui reste plus qu'à résilier ses fonctions épisco- pales et à assister impuissant à la rencontre du flot libéral et de la vague moderniste qu'il avait en vain, nous le verrons, essayé de conjurer.

Voici comment rétrospectivement le Chan. Lilley, esprit lui-même assez aventureux, résume ces étapes: « J'ai cru désirable, écrit-il dans ses Paddock Lectures de 1931, de fixer ainsi délibérément votre attention sur les distances immenses traversées presque inconsciemment par la théo- logie anglicane en un peu moins de deux générations. Chaque étape de cette odyssée: savoir « Essays and Reviews », « Lux Mundi », « Conten- tio Veritatis », « Essays Catholic and Critical » a été marquée par un cri de protestation et le sentiment alarmé d'une infidélité au passé. Mais rien n'a pu arrêter la marche en avant. » Et plus loin cet aveu qu'on ne peut manquer de relever: « Nous ferons bien de réaliser que notre position théologique est au bas mot peu ordinaire, que la course que nous poursui- vons autour du soleil de la vérité révélée pourrait être regardée avec rai -

5 Evénement important dans l'histoire de ce mouvement. N. P. Williams recon- naît que l'altitude adoptée à partir de 1889 « était évidemment tout à fait différente de l'attitude à l'égard des vérités chrétiennes qui était caractéristique de la manière de pen- ser tractarienne aussi bien que catholique romaine» (Northern Catholicism, 1933, p. 150) .

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son comme quelque peu erratique, à la fois par l'orthodoxie traditiona- liste et par la critique hostile du christianisme historique 6. »

IL Les positions du libéralisme.

On aimerait savoir quels sont les différents facteurs qui ont contri- bué à précipiter cette évolution et s'il y a eu des interférences étrangères.

a) L'influence allemande.

J'ai déjà nommé l'anglo-hégélianisme, contemporain d'Essays and Reviews (1860). École de pensée philosophique, il était par une in- tention religieuse droite, chrétienne même. Au milieu du désarroi des es- prits qui suivit le départ de Newman, voulant prévenir un retour en arriè re vers l'empirisme ou le scepticisme du XVIIIe siècle, il s'efforça de faire œuvre constructive, et, à défaut d'autre philosophie disponible en Grande- Bretagne, il se tourna vers l'Allemagne hégélienne: ce fut la tentative d.% Th. Hill Green et des frères Caird, qui se traduisit par un certain radicalis- me en matière de théologie, bien que voilé par les intentions excellentes de ses auteurs. A la génération suivante, on eut Bradley, Bosanquet et Mc- Taggart, chez qui la doctrine philosophique a perdu son orientation reli- gieuse.

En exégèse, l'influence de l'école de Tubingue se heurta à l'écran constitué par les travaux de Westcott, Lightf oot et Hort : grâce à lui, les Livres saints furent longtemps protégés contre les rigueurs excessives de la critique dite indépendante, et jusqu'à la fin du siècle dernier, l'exégèse anglicane resta d'allure conservatrice. J. Dickie, dans son ouvrage Fifty Years of British Theology, cite l'exemple du commentateur de saint Paul le plus connu de cette période après Lightfoot: celui-ci confessait naïve- ment que, quand il n'était pas sûr de l'opinion de l'Apôtre sur un point de doctrine, il se référait aux XXXIX Articles et aux « Anglican Divi- nes » du XVII6 siècle.

Quant à l'influence de Ritschl, elle se fit sentir surtout chez les non- conformistes: presbytériens et « Free Churchmen » d'Ecosse surtout (Forsyth, Garvie, W. Forrest, H. R. Mackintosh), et indirectement seu- lement dans la « Church of England », et cela du fait surtout des traduc-

6 A. L. LlLLEY, Religion and Revelation (S.P.C.K., 1932), p. 8-9.

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tions parues vers 1900 et de l'ouvrage capital de Mackintosh: The Place and Person of Jesus Christ, qui contribua, avec les commentaires de West cott, à situer le Christ au centre de la synthèse théologique anglicane. 11 n'y eut donc pas à proprement parler d'école ritschlienne en Grande-Bre- tagne (on ne cite que J. K. Mozley) , et le barthianisme, qui se présente comme une réaction contre Ritschl, n'avait pas pour ces esprits d'attrait spécial 7. Ce n'est donc pas de ce côté qu'il faut se tourner pour saisir à sa source l'inspiration de nos auteurs.

b) Influence de von Hùgel.

Prépondérant, en revanche, fut le rôle joué par von Hugel qui, du- rant ces dernières décades, servit de médiateur, entre la pensée théologique anglaise et les courants qui se dessinaient sur le continent sous le nom de modernisme. Lui-même a laissé une œuvre assez considérable, l'on retrouve plusieurs traits du système libéral anglais: son réalisme critique, ses réflexions sur la nature intuitive et immédiate de la connaissance reli- gieuse, l'analyse de la religion décomposée en trois aspects l'aspect mystique, l'aspect rationnel et l'aspect institutionnel, la part qu'il attribue à la raison dans l'épuration des dogmes, le christocentrisme de sa théologie; autant d'éléments qu'on retrouve aujourd'hui chez un Raw- linson 8, ou un Selwyn 9, un Temple 10 ou un Williams n. On regrettera seulement que l'école libérale qui doit tant à ses études de psychologie reli- gieuse, ne l'ait pas suivi jusque dans ses affirmations d'un caractère plus dogmatique et catholique. Ainsi von Hùgel, tout en faisant très large la part de l'expérience religieuse, a toujours soin de maintenir hors de con- teste la transcendance divine. Le sens du mystère, la distinction très nette du naturel et du surnaturel, le culte de l'élément institutionnel et corpo-

" En revanche le presbytérianisme, qui s'était franchement ouvert aux théories libé- rales de* Ritschl, fit bon accueil à la réaction barthienne, à l'exception toutefois de E. Garvie et de Omann. Sur tous ces points, voir John DlCKÎIE (presbyt.) ; Fifty years of British Theology, A personal Retrospect (T.A.T. Clark, 1937), passim.

s A. E. J. RAWLINSON (évang. de Derby) , The Principle of Authority, dans Foundations (1914); Catholicism and Freedom (1922); Authority and Freedom (Bishop Paddock, Lectures, 1923) 1924; Authority as a Ground of Belief, dans Es- says Catholic and Critical (1926).

*> E. G. SELWYN, The Approach to Christianity (1934).

10 W. TEMPLE, Mens Creatrix (1917) ; Christus Veritas (1924) ; Nature, Man and God (Gifford Lectures), 1934.

11 N. P. WILLIAMS, Form and Content in the Christian Tradition (1916); Northern Catholicism (1933).

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ratif dans la religion par histoire et dogme s'enchaînent, autant de fidélités du baron à son idéal catholique, qui n'ont point trouvé dans l'anglicanisme d'émulés ou d'échos.

Aussi, toutes les fois qu'ils font appel au principe d'autorité, nos auteur? éprouvent le besoin non seulement de l'équilibrer et de le complé- ter, mais de le corriger et de le neutraliser en faisant appel à d'autres fac- teurs d'ordre psychologique et historique: « L'appel à l'autorité, écrit E. G. Selwyn, est contrebalancé par l'appel à la raison, ou plutôt la rai- son compte (avec l'expérience et la tradition) comme l'un des facteurs qui composent le système complet d'autorité12. » Et Rawlinson: « Ce n'est pas à dire que l'autorité de la Bible ou de l'Eglise ou des Docteurs et des Conciles ait cessé d'être réelle. On prétend seulement qu'une telle au- torité n'est plus à prendre au sens oraculake, et que l'autorité finale n'est rien qui soit ou mécanique ou purement oraculaire, mais plutôt consiste dans l'autorité intrinsèque de la vérité se rendant témoignage à elle-même. Cela signifie que l'autorité comme telle ne peut jamais être ultimement sa propre garantie, que les revendications de l'autorité légitime doivent être en dernier ressort capables de vérification. L'appel final est au contenu spirituel, intellectuel et historique de la Révélation comme verifiable à la tiiple barre de l'histoire, de la raison et de l'expérience spirituelle 13. » Par quoi il faut entendre, ainsi que le contexte le prouve, non seulement le sens intime personnel, mais l'expérience collective et séculaire de la chré- tienté. Et voici une formule lapidaire qui en dit long: « La théologie ro- maine tend à regarder l'autorité de l'Eglise comme finissant le débat, l'an- glicanisme comme l'ouvrant 14. »

Ces quelques citations suffiraient à nous convaincre qu'en dépit des revirements et des métamorphoses qui jalonnent sa longue carrière, subis- sant comme par contre-coup le flux et le reflux de la théologie continen- tale, le libéralisme anglican est resté semblable à lui-même, puisant la ma- jeure partie de sa force dans son insularité. Newman l'a bien défini: il est le principe anti-dogmatique, une usurpation de la .raison s'arrogeant un droit de contrôle des principes et des données de la foi qui ne lui a

12 E. G. Selwyn, op. cit., p. 271.

1:: A. E. J. RAWLINSON, Authority as a Ground of Belief, dans Essays Catholic and Critical, p. 95.

14 E. G. Selwyn, op. cit., p. 271.

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point été dévolu ce qui suppose que la Révélation est intrinsèquement rationnelle, ou que le surnaturel n'est pas en dehors de nos prises, que nous pouvons l'atteindre du moins grâce à l'étau de l'expérience religieuse.

d) Le libéralisme comme système.

De tendance qu'il était à ses débuts, depuis Newman, le libéralisme anglican a pris conscience de lui-même, et s'est élevé à la hauteur d'un système dont l'originalité consiste, selon le mot de Selwyn, dans « une certaine proportion intérieure de la foi 15 ». Entendez que les divers élé- ments ou ingrédients qui composent le christianisme, y sont combinés selon une formule différente de celle qui caractérise le catholicisme romain et le protestantisme, sans parler de l'orthodoxie. Sur des fondations que nous jugeons ruineuses s'est édifiée une structure qui rappelle d'assez près le catholicisme traditionnel: la place centrale de l'Incarnation rédemptri- ce, la causalité objective des sacrements, l'affirmation, non qualifiée d'ail- leurs, de la présence réelle, le relief donné à l'ecclésiologie, autant de faces de cet édifice dogmatique qui en impose à qui l'observe du dehors. Ce- pendant, même alors et cette remarque est capitale on a le senti- ment, confirmé d'ailleurs par les textes, que ces doctrines sont retenues à raison, non pas tant de leur vérité intrinsèque attestée par la Révélation, que de leur valeur pour l'expérience religieuse et la vie, qui est aux yeux de nos auteurs le premier critère.

Dès lors on ne saurait trop s'étonner que ces affirmations globales, dictées par le traditionalisme religieux, voisinent avec des négations qui sont comme autant de vides qui rompent la contexture du dogme et ris- quent de rendre caduc l'édifice doctrinal tout entier: ainsi la négation du péché originel et de la grâce au sens réaliste du mot, le silence sur la pré- destination, l'interprétation allégorique de la parousie, la négation de l'inerrance du Christ allant de pair avec celle de l'inerrance biblique, le discrédit dans lequel est tombée la doctrine de la succession apostolique, etc. La carence de l'anglicanisme sur tous ces points fait parfois croire aux modernistes qu'ils ont gagné la partie. « Our occupation is gone! » s'écria, du fond de sa solitude, le doyen Inge, quand il eiit pris connais- sance du Rapport sur la doctrine dans l'Église d'Angleterre, véritable charte du libéralisme contemporain.

15 Ibid., p. 240.

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III. Le triomphe du libéralisme.

Il est temps que nous l'abordions, et tout ce que nous pourrons en dire restera sans doute en dessous de son importance dans l'histoire du mouvement libéral.

a) Le « Rapport sur la Doctrine dans V Église d' Angleterre ».

Paru à la veille de la guerre (1938) , ce rapport 16 venait en conclu- sion des études et discussions poursuivies durant seize ans par la commis- sion doctrinale à laquelle l'archevêque Davidson avait donné mandat de rechercher une solution aux conflits doctrinaux qui déchiraient périodi- quement l'Église établie. La crise moderniste n'était pas encore très éloi- gnée, et en Grande-Bretagne même, les revendications du Dr Major et de ses collègues avaient incité Ch. Gore à sonner l'alarme. Il écrivit à David- son une lettre comminatoire qui est à l'origine de la commission et du rapport. On y lit entre autres ceci:

J'ai de la peine à comprendre votre attitude. Le groupe moderniste n'a-t-il pas montré son jeu? Vous avez beau faire et chercher à me persuader que leur position (comme Sanday nous l'a assuré) concernait seulement les faits (mira- cles) et non les doctrines. Or il est tout à fait manifeste que les croyances les plus fondamentales enseignées par S. Paul et S. Jean et l'Eglise sont en train d'être répudiées, de différents points de vue, par Major, Rashdall et les autres. Il me semble que si, dans ces circonstances, les évêques ne leur adressent pas du moins un blâme, avec la réaffirmation solennelle des principes de foi qui sont à la base de la « Church of England » et du message que ses ministres ont charge de promulguer, c'en est fait: elle aura acquiescé à l'idée que l'enseignement de Major et Rashdall est légitime, qu'il constitue une école de pensée ayant sa place dans la « Church of England ». En fait ce sont des hérésiarques, et pas autte chose, et des hérésiarques formidables. Tel est mon avis. Je ne sais qu? faire. Mais j'estime que quelque chose doit être fait pour mettre les évêques en face de la gravité de la situation. L'optimisme officiel ne m'a jamais paru aussi rebutant 17.

Le rapport n'est pas un catéchisme, ni un traité de dogmatique an- glicane. Néanmoins, il aborde successivement les grands thèmes de la caté- chèse anglicane, et ses omissions sont déjà significatives. « Si quelqu'un

1<J Doctrine in the Church of England. The R.eport of the Commission on Chris- tian Doctrine appointed by the Archbishops of Canterbury and York, in 1922, S. P. C.K., 1938, 2 vol.

17 Voir G. K. A. BELL, Randal Davidson, Archbishop of Canterbury, 193 8, p. 1140-1141.

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point été dévolu ce qui suppose que la Révélation est intrinsèquement rationnelle, ou que le surnaturel n'est pas en dehors de nos prises, que nous pouvons l'atteindre du moins grâce à l'étau de l'expérience religieuse.

d) Le libéralisme comme système.

De tendance qu'il était à ses débuts, depuis Newman, le libéralisme anglican a pris conscience de lui-même, et s'est élevé à la hauteur d'un système dont l'originalité consiste, selon le mot de Selwyn, dans « une certaine proportion intérieure de la foi 15 ». Entendez que les divers élé- ments ou ingrédients qui composent le christianisme, y sont combinés selon une formule différente de celle qui caractérise le catholicisme romain et le protestantisme, sans parler de l'orthodoxie. Sur des fondations que nous jugeons ruineuses s'est édifiée une structure qui rappelle d'assez près le catholicisme traditionnel: la place centrale de l'Incarnation rédemptri- ce, la causalité objective des sacrements, l'affirmation, non qualifiée d'ail- leurs, de la présence réelle, le relief donné à l'eoclésiologie, autant de faces de cet édifice dogmatique qui en impose à qui l'observe du dehors. Ce- pendant, même alors et cette remarque est capitale on a le senti- ment, confirmé d'ailleurs par les textes, que ces doctrines sont retenues à raison, non pas tant de leur vérité intrinsèque attestée par la Révélation, que de leur valeur pour l'expérience religieuse et la vie, qui est aux yeux de nos auteurs le premier critère.

Dès lors on ne saurait trop s'étonner que ces affirmations globales, dictées par le traditionalisme religieux, voisinent avec des négations qui sont comme autant de vides qui rompent la contexture du dogme et ris- quent de rendre caduc l'édifice doctrinal tout entier: ainsi la négation du péché originel et de la grâce au sens réaliste du mot, le silence sur la pré- destination, l'interprétation allégorique de la parousie, la négation de l'inerrance du Christ allant de pair avec celle de l'inerrance biblique, le discrédit dans lequel est tombée la doctrine de la succession apostolique, etc. La carence de l'anglicanisme sur tous ces points fait parfois croire aux modernistes qu'ils ont gagné la partie. « Our occupation is gone! » s'écria, du fond de sa solitude, le doyen Inge, quand il eiit pris connais- sance du Rapport sur la doctrine dans l'Église d'Angleterre, véritable charte du libéralisme contemporain.

15 Ibid., p. 240.

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III. Le triomphe du libéralisme.

Il est temps que nous l'abordions, et tout ce que nous pourrons en dire restera sans doute en dessous de son importance dans l'histoire du mouvement libéral.

a) Le « Rapport sur la Doctrine dans V Église d' Angleterre ».

Paru à la veille de la guerre (1938) , ce rapport 16 venait en conclu- sion des études et discussions poursuivies durant seize ans par la commis- sion doctrinale à laquelle l'archevêque Davidson avait donné mandat de rechercher une solution aux conflits doctrinaux qui déchiraient périodi- quement l'Église établie. La crise moderniste n'était pas encore très éloi- gnée, et en Grande-Bretagne même, les revendications du Dr Major et de ses collègues avaient incité Ch. Gore à sonner l'alarme. Il écrivit à David- son une lettre comminatoire qui est à l'origine de la commission et du rapport. On y lit entre autres ceci:

J'ai de la peine à comprendre votre attitude. Le groupe moderniste n'a-t-il pas montré son jeu? Vous avez beau faire et chercher à me persuader que leur position (comme Sanday nous l'a assuré) concernait seulement les faits (mira- cles) et non les doctrines. Or il est tout à fait manifeste que les croyances les plus fondamentales enseignées par S. Paul et S. Jean et l'Eglise sont en train d'être répudiées, de différents points de vue, par Major, Rashdall et les autres. Il me semble que si, dans ces circonstances, les évêques ne leur adressent pas du moins un blâme, avec la réaffirmation solennelle des principes de foi qui sont à la base de la « Church of England » et du message que ses ministres ont charge de promulguer, c'en est fait: elle aura acquiescé à l'idée que l'enseignement de Major et Rashdall est légitime, qu'il constitue une école de pensée ayant sa place dans la « Church of England ». En fait ce sont des hérésiarques, et pas autte chose, et des hérésiarques formidables. Tel est mon avis. Je ne sais qu? faire. Mais j'estime que quelque chose doit être fait pour mettre les évêques en face de la gravité de la situation. L'optimisme officiel ne m'a jamais paru aussi rebutant 17.

Le rapport n'est pas un catéchisme, ni un traité de dogmatique an- glicane. Néanmoins, il aborde successivement les grands thèmes de la caté- chèse anglicane, et ses omissions sont déjà significatives. « Si quelqu'un

1<J Doctrine in the Church of England. The R.eport of the Commission on Chris- tian Doctrine appointed by the Archbishops of Canterbury and York, in 1922, S. P. C.K., 1938, 2 vol.

17 Voir G. K. A. BELL, Randal Davidson, Archbishop of Canterbury, 193 8, p. 1140-1141.

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des théologiens continentaux, écrit le Dr Temple, président de la Com- mission, nous fait l'honneur de nous lire, il sera surpris de trouver si peu d'explication au sujet de la chute originelle, la liberté, l'élection et la pré- destination, la justification par la foi, l'ordre de la création et l'ordre de la rédemption, la possibilité de la théologie naturelle. Il sera rempli d'étonnement en voyant si brièvement traité le sujet de la grâce divine. Si nous lui répondons que presque tout notre rapport a à faire avec la grâce divine en ses manifestations variées, sa surprise n'en sera guère di- minuée 18. » A l'opposition « grâce-nature », que le protestantisme a hé- ritée de saint Paul et de saint Augustin, ainsi que de la tradition scolasti- que, l'anglicanisme préfère le binôme « péché-rédemption », qui remonte à saint Jean et aux Pères grecs. Aussi la Rédemption forme-t-elle avec l'Église et les sacrements qui lui font suite, presque toute la substance de ce rapport.

b) Doctrine et méthode.

La contexture unie de ce document ferait croire au premier abord que l'unanimité a été obtenue sur les points controversés, mais il n'en est rien, et il serait facile d'en dissocier la trame et de le réduire à deux docu- ments de base, représentant les deux tendances qui se partagent aujour- d'hui l'opinion théologique anglaise: l'une, libérale modérée, qui, par respect pour l'antiquité et la tradition, maintient les affirmations essen- tielles des symboles et le caractère historique du christianisme fondé sur la transcendance divine; l'autre, moderniste, que n'effraye aucune innova- tion et qui interprète dans un sens symbolique toutes les clauses du sym- bole, y compris celles afférentes à la divinité du Christ. A la racine, ces deux tendances se résolvent en deux conceptions opposées du lien religieux que von Hùgel lui-même, au soir de sa vie, soulignait en ces termes: « La différence capitale et décisive m'apparaît maintenant être la différence en- tre la religion conçue comme phénomène purement intra-humain, non évidentiel au delà des aspirations de la race humaine, et la religion con- çue comme essentiellement évidentielle, métaphysique, l'effet en nous de plus que nous-mêmes, de plus que n'importe quels faits et désirs pure-

!*> Report on Doctrine, ut supra, p. 4-5.

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ment humains 19. » Si la commission avait été conséquente avec elle- même, elle eût reconnu et se fût avoué à elle-même cette hétérogénéité ra- dicale de points de vue. Cependant ses membres, pratiquant cette politi- que à courte vue qui tient plus compte du fait que du principe, a préféré obtenir un accord verbal recouvrant un abîme d'incompréhension réci- proque. Le Rév. A. -G. Hébert le constate: la théologie naturaliste qui a donné naissance aux fausses doctrines concernant Dieu, l'homme et la Rédemption, qu'on relève dans le Rapport « menace de détruire la bas: même sur laquelle l'anglicanisme s'est constitué », et il ajoute: « La fai- blesse de la discipline en usage dans l'Église anglicane se révèle ici de façon typique, dans son impuissance à prévenir efficacement un tel danger 20. »

Mais plus que les doctrines en présence, ce qui nous intéresse dans ce document, c'est l'attitude d'esprit qu'il décèle, ou pour mieux dire, la méthode selon laquelle il aborde les problèmes. Or ici force est de cons- tater qu'entre les membres de la commission, qui excluait d'ailleurs les extrémistes de droite et de gauche, une certaine unanimité s'est instaurée. La méthode la plus obvie et seule orthodoxe consistait à sonder la tradi- tion catholique, fût-ce sous la forme insulaire qu'elle a revêtue dans la « Church of England » et que le Prayer Book et les XXXIX Articles ont consignée. Ainsi ont toujours procédé dans l'Eglise les conciles, grands ou petits: ils ont interrogé cette conscience universelle de l'Église que repré- sente la Tradition et lui ont demandé raison de tel ou tel développement dogmatique. Nos théologiens ont préféré suivre une autre voie: ils ont adopté la méthode dite critique et positive, « qui passe au crible tous les matériaux qui s'offrent à l'intelligence et juge de leur valeur de quelque source qu'ils proviennent, et aussi explore la vérité qui est sous-jacente à toute conviction sincèrement et constamment professée parmi les chré- tiens 21 ». Ainsi on peut être sûr que le résultat final est l'œuvre de la rai- son opérant sur les données fournies par la psychologie religieuse et l'his- toire, en même temps que par la Tradition et se rendant, à chaque occa- sion, témoignage à elle-même bien plus qu'à l'objectivité de la vérité con-

1!t Selected Letters, p. 33 3-334 (cité par M. NÉDGNCELLE, La philosophie reli- gieuse de von Hiiçrcl, p. 18).

2u A. G. HEBERT, S. S. M., Memorandum on the Report of the Archbishop's Commission, S.P.C.K., 193 9, p. 46.

23 Report on Doctrine, ut supra, p. 23.

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tenue dans ses sources. Bref le Rapport consacre le triomphe du libéra- lisme sous sa forme la plus contestable 22.

c) Accueil fait au Rapport.

On songe à l'impression que sa lecture eût causée non seulement à un Newman, mais à un Liddon et à un Pusey, à Ch. Gore. Et cependant aucun des développements pris par le libéralisme depuis leur époque n'était imprévisible: tous ils découlent du principe de l'autonomie de la raison affirmé clairement au début du XIXe siècle par les disciples de Wha- tely et d'Arnold. Newman d'ailleurs les avait prévus, sauf que peut- être i) avait surestimé la puissance de résistance de l'Église établie, qui, pensait-il, ancrée dans ses traditions et nantie de ses privilèges, était assu- rée contre le danger des nouveautés par son inertie même 2S. En fait, les évêques réagirent en 1905, 1908 et 1914 24, mais en 1938 ils prirent connaissance du Rapport et le recommandèrent à l'attention de leur Eglise.

Cependant les critiques, les protestations même auxquelles le Rap- port donna lieu, comme aussi d'autres indices d'un besoin religieux plus profond que ne satisfait pas le minimisme doctrinal du libéralisme, sem- blent annoncer l'échec final de celui-ci. A la longue, le principe du libre examen, destructeur du dogme, ne peut prévaloir contre le principe d'au- torité qui vise à édifier l'édifice du christianisme sur des bases historiques stables. E. L. Mascall, dont nous citions en tête le témoignage en faveur du libéralisme, est près de le considérer lui-même comme une forme déjà révolue du rationalisme et du scepticisme religieux: « Il a tendu inévita- blement à minimiser la foi et à la présenter sous un certain aspect néga- tif )», avoue-t-il. Et il ajoute: « Il n'est peut-être pas injuste de dire qu'il a voulu démontrer comme une vérité première combien peu il faut

22 « La pensée de la « Church of England » et de la Communion anglicane est au- jourd'hui principalement déterminée par les principes sur lesquels s'appuyait « Lux Mundi », et le présent rapport représente le triomphe complet de ces principes dans le* corps représentatif des théologiens anglicans» (Church Times, 14 janvier 1938). Voir NHWMAN: « La pensée qui m'accabla le plus pendant tout le temps que dura mon chan- gement d'idées fut le pressentiment très net, vérifié par le fait, que tout se terminerait par le triomphe du libéralisme» (Apologia, p. 240, éd. Nédoncelle).

25 Apologia pro vita sua, éd. Nédoncelle, p. 3 89-390; voir cependant, ibid,, p. >63.

2* Voir G. K. A. BELL, op. cit., p. 682-683.

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croire pour être chrétien, et il lui a manqué la puissance architectonique des grands systèmes théologiques du passé. En un temps l'idée même de dogme était odieuse, ceci a pu paraître un bon calcul ; mais cette tacti- que est tout à fait inadaptée au monde d'aujourd'hui. Ses résultats de- meurent dans le domaine de la science, mais non de l'apologétique. L'homme d'aujourd'hui est prêt à avaler le dogme tout entier et à défaut de mieux, il dévorera les faux dogmes du marxisme et du fascisme. Il est: intéressant de remarquer que l'opposition la plus véhémente qui se soit élevée contre le type de discussion de la religion chrétienne représentée dans le Rapport de la commission doctrinale n'est pas sortie des rangs de l'Eglise, mais du dehors, des gens qui réclament que l'Église leur déclare ce qu'elle croit réellement. L'attitude de celui qui observe aujourd'hui du dehors l'Eglise chrétienne est en train de passer de celle du spectateur amu- sé et tolérant des excentricités humaines, à celui d'un homme affamé et désespéré qui demande si l'on n'a rien à lui donner à manger. S'il est ca- ractéristique de l'homme moderne de se figurer l'Eglise comme une insti- tution qui n'intéresse pas sa vie, ce n'est pas, disons-le-nous bien, qu'il croit que le dogme tue et qu'il reproche à l'Eglise de s'occuper de dogme: cela est au contraire à une soif de plus en plus aiguë de dogmes et à la conviction que l'Eglise ne fournit pas de quoi l'étancher, et l'apologéti- que qui aura chance de le toucher ne sera pas celle qui enseignera le plus qu'il est obligé de croire, mais plutôt les articles qu'il est invité à croire pour devenir chrétien. . . Notre apologétique s'attachera donc première- ment à présenter toute la foi catholique dans son immensité architectoni- que surnaturelle et exclusive: il ne s'agit pas tant de prouver que telle ou telle doctrine est vraie, quoiqu'on ait toujours besoin que la preuve soit faite, que de donner aux gens une idée de ce qu'est le catholicisme 25. »

d) Le catholicisme, seul remède efficace au libéralisme.

Ces préoccupations rencontrent celles de Newman, et il est probable que si Newman avait trouvé des émules au sein de l'Eglise établie, celle-ci n'aurait pas ouvert si largement ses rangs aux libéraux. Malheureusement le parti qu'il avait contribué à former ne compta guère après son départ que des hommes effacés, et il glisse bientôt sur la pente du ritualisme. Le

«"• E. L. MASCALL, dans The Church Times, 15 juillet 1938.

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ritualisme est aux antipodes du libéralisme: il n'en constitue pas l'anti- dote, car, comme l'a souligné W. Ward: « D'un système purement rituel qui est en désaccord avec les tendances encore très vivaces manifestées dans l'Eglise établie et qui passe pour comporter une certaine dose d'obscuran- tisme, on ne saurait attendre qu'il donne à l'Église nationale la force de contrecarrer avec succès une philosophie destructrice de la vie. Un tel système ne s'accorde avec les éléments ni les plus puissants ni les plus in- telligents de cette Église 26. »

En revanche, la réaction inspirée par Newman se dessinait tout autrement. Que peut, se demandait l'initiateur du mouvement d'Oxford, l'individu laissé à lui-même, à son jugement privé, contre les assauts du rationalisme scientifique et de la critique biblique? Il y succombera fata- lement. Voulons-nous l'assurer contre sa fragilité native en l'arrachant à lui-même et en le plaçant dans le cadre d'un parti fortement discipliné * Mais un parti réactionnaire qui prend la défense de la tradition, ne lutte pas à armes égales avec des esprits distingués, aventureux et prétendant mettre les exigences du christianisme en accord avec les aspirations du siècle. Seule une Église qui plonge ses racines dans le passé et possède un pouvoir de renouvellement indéfini, qui favorise l'éclosion et le progrès de la pensée chez l'individu tout en maintenant autour de lui certaines sauvegardes d'ordre dogmatique et institutionnel, peut obvier au danger de la libre pensée moderne.

Tel est donc le remède au fléau du libéralisme: replonger l'individu dans le milieu vital de l'Église sa pensée, son imagination, sa sensibilité religieuse trouvent un aliment sain et assimilable: ensuite, en vue d'assurer la croissance normale de l'idée religieuse et de la préserver des déviations possibles, élever entre lui et les préjugés rationalistes répandus dans le monde, cette double barrière que constituent le système dogmatique e: l'Eglise institutionnelle avec ses croyances, ses coutumes, son rituel, sa sagesse séculaire, l'héritage de ses docteurs et de ses saints. Le génie de Newman, ce fut de ne pas séparer le côté spéculatif et le côté pratique de la religion. Le libéralisme est fondé sur leur dissociation: dans l'homme même, il isole la raison critique, puis il oppose liberté du jugement privé

2G w. WARD, The Oxford Movement, p. 85.

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et autorité oraculaire, enfin il sèvre le sujet individuel de tout rapport avec son milieu vital, la société religieuse à laquelle il appartient. A l'in- verse, Newman montra qu' « en dépit des abus et des exagérations, l'au- torité de l'Église et le système ecclésiastique incorporent une philosophie de la religion et de la vie plus profonde que l'individualisme et le juge- ment privé 27 ».

Dans l'Église catholique, cette philosophie de la 'religion et de la vie est entièrement assimilée et incorporée sous la forme d'une sagesse, qui se transmet héréditairement et qui à chaque rencontre avec la pensée du temps, doit être à même de faire les discriminations nécessaires. La théo- rie du développement du dogme est construite sur cette vue de la religion et de l'Église: elle n'est pas une pièce artificielle de la synthèse newmanien- ne, pas plus que son ecclésiologie n'est une invention arbitraire répondant à des préoccupations purement théologiques. Non, toutes deux sortent, comme une réalité vivante et d'une grande fécondité apologétique, du con- flit entre dogme et libre examen, qui éclata, il y a un siècle, dans les cer- cles académiques d'Oxford, et dont l'Angleterre du XXe siècle subit en- core les soubresauts. Avant d'aborder l'aspect spéculatif du sujet, il con- venait d'en rappeler le contexte historique; il aide à situer l'ecclésiologie anglicane du présent dans sa vraie perspective et à en mieux discerner les lumières et les ombres.

e) Deux attitudes religieuses en conflit.

Mais le conflit entre libéralisme et catholicisme qui représentent des principes opposés: principe du libre examen, principe d'autorité, ne prend tout son sens que si l'on s'avise que deux attitudes religieuses sont ici en présence, dont l'une prétend détruire l'écorce du dogme, afin de mieux isoler le noyau central de la Révélation, dont l'autre en revanche accepte l'idée chrétienne tout entière, le grain avec ses enveloppes dogmatiques et attend de la loi de la crossance vitale le développement de toutes les vir- tualités incluses dans l'idée. La première attitude, en dissolvant le dog- me, risque de voir s'évanouir le mystère que la seconde s'efforce d'enclore dans l'enceinte de ce même dogme en vue de l'acclimater dans les âmes. Il est à craindre que la première attitude, qui est essentiellement critique et

2< Ibid., p. 81.

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négatrice, n'arrête pas ses effets destructeurs au dogme lui-même et qu'elle sape peu à peu tous les fondements de la foi et de la moralité chrétienne, car libéralisme et laxisme vont de pair. On Ta bien vu dans l'Angleterre moderne les libéraux se sont signalés non seulement par leur tolérance dogmatique, mais par leur condescendance abusive en matière morale: ainsi dans la question du divorce.

D'autre part, l'attitude catholique, ancrée sur le principe d'autorité, est ouverte à d'autres valeurs: elle consulte tour à tour, elle aussi, la Tra- dition, la raison et l'expérience. Seulement, ces derniers éléments demeu- rent subordonnés au premier. L'exercice de la raison tend surtout à faire reconnaître les garanties et le siège de l'autorité: c'est le «rôle de l'apologé- tique, tandis que l'expérience mystique se laisse guider par les indications du magistère. Ainsi apologétique et mystique encadrent la foi et la théo- logie qui reçoit directement de l'autorité la proposition du dogme. Seule cette distribution des rôles paraît en harmonie avec les exigences impera- tives du Dieu qui parle par l'organe de son Église et devant l'autorité sou- veraine de qui l'homme n'a qu'à s'incliner. Néanmoins, à la différence du protestantisme barthien, le catholicisme respecte les droits de l'homme qui demeurent entiers. Ils s'affirment à tous les stades de la croyance: qu'il s'agisse des démarches préliminaires de la raison, de l'engagement par la foi ou de l'écho mystérieux de la parole de Dieu dans notre sens intime, c'est tout l'homme dont les facultés sont surélevées par la grâce, qui se présente face au divin et qui tente de le capter, puis de se l'assimiler et d'en vivre. Sans doute, on l'accusera d'y introduire du sien, et il y a simple développement d'une idée primitive reçue de Dieu, on par- lera de déviation, et l'on préconisera le retour au donné primitif. Le ca- tholicisme ne s'engagera pas sur cette voie. Mais ni l'enchaînement des dogmes, ni les floraisons de la piété, ni les effusions de la mystique ne l'éloigneront des croyances fondamentales. Elles les entoureront plutôt d'une gaine protectrice, alors que laissées à elles-mêmes, elles risqueraient de se dissoudre en un sentimentalisme religieux vague, qui est la rançon du criticisme outrancier.

Ces deux aspects contrastés de la religion sont symbolisés dans l'apo- logue suivant, qui a en outre l'avantage d'être une histoire réelle et pres- que actuelle: elle ne date que d'un demi-siècle à peine.

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Quand von Hûgel rendit visite au grand penseur écossais qu'était Martineau, celui-ci lui raconta que l'année précédente, à la même place s'était assis un visiteur américain de marque. Propagandiste très actif de l'irréligion, il éprouvait une sourde inquiétude et sa manière d'envisager la vie le laissait insatisfait. Il venait à Martineau pour le consulter, com- me « un croyant, mais un croyant sobre dans ses croyances ». Voulant éprouver la sincérité de sa démarche, Martineau lui imposa le traitement suivant. Pendant six mois, il demeurerait au milieu de gens chez qui la culture, l'éducation et les qualités intellectuelles brillaient avec un certain lustre, mais en qui la religion faisait totalement défaut: par exemple, l'élite intellectuelle des étudiants en médecine de l'Université de Berlin. Puis, pour éliminer autant que possible les différences de race et de tem- pérament, il passerait les six mois suivants parmi d'autres allemands, qui, sans posséder aucune de ces qualités, se recommanderaient par une religion profonde, demeurée à l'abri des atteintes de l'esprit critique moderne: di- sons, dans un village de paysans catholiques de l'Allemagne du sud. Après quoi, il reviendrait et lui rendrait compte du résultat.

Ainsi fut fait. L'Américain se conforma à l'avis de Martineau. Au temps fixé, il revint et lui rapporta comment il avait réagi en face de ces deux milieux si complètement différents. Pour ce qui concernait tous les agréments de la vie, il avait trouvé le cercle berlinois parfaitement à sa convenance, et il avait beaucoup goûté son séjour au milieu de lui, mais il avait en même temps acquis l'impression que ses membres n'avaient pas accès aux problèmes fondamentaux de la vie. Placés en face des épreuves qui tôt ou tard assaillent chacun d'entre nous: maladie, deuil ou mort, ils se trouvaient désarmés. En revanche, dans les pays catholiques, il avait rencontré beaucoup d'ignorance et de superstition manifeste. Il avait trouvé aussi parmi ses habitants des choses qui lui avaient inspiré de l'aversion, voire du dégoût. Mais tout cela était superficiel. Quand ils étaient aux prises avec les circonstances extraordinaires de la vie, ces paysans leur faisaient face avec un courage, un calme et une confiance qui montraient qu'ils étaient maîtres d'eux-mêmes et de leur destin d'une ma- nière qui était tout à fait étrangère au cercle érudit et superficiellement brillant, mais athée.

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Ce qu'entendant, Martineau lui dit: Vous avez bien appris votre leçon. Faites en sorte de vous y conformer dans la pratique. Vous savez combien j'ai d'aversion pour bien des pratiques catholiques, mais je vous le dis, avec toute la sincérité dont je suis capable: Tout en espérant et en ayant la confiance qu'il vous sera possible de trouver Dieu sans ces addi- tions, mieux vaut cependant Dieu et le Pape, et tout ce que le Pape repré- sente, que pas de Pape et en même temps pas de Dieu 28.

J.-V.-M. POLLET, o. p.

Strasbourg.

*s Cité d'après J. DICKIE, op. cit., p. 23-29.

Les dix ans universitaire du Séminaire

(1937-1947)

Le jour de la Pentecôte, 12 juin 1931, Pie XI promulguait l'im- portante constitution apostolique Deus scientiarum Dominus. Elle a pour objet de bien déterminer la nature d'une université catholique, de préciser le rôle qu'elle a à jouer, de rappeler quelle doit être la haute qualité de ses maîtres et de son enseignement, comment elle doit s'imposer à l'estime du monde savant et s'acquérir un prestige incontestable auprès des maisons de haut savoir.

Ce document, ainsi que les Adnotationes qui lui sont adjointes, prescrit aux universités existantes de reviser leurs statuts, de les adapter aux exigences nouvelles, de les rendre conformes aux conditions que h Saint-Siège juge nécessaires à la haute réputation d'un enseignement uni- versitaire, puis de présenter ces statuts revisés au jugement de la Sacrée Congrégation des Séminaires et Universités et de s'en remettre à sa décision.

L'Université d'Ottawa, dont Léon XIII avait approuvé la Charte par ses lettres apostoliques Cum apostolica Sedes du 5 février 1889, l'Université reçoit cette constitution apostolique avec une joie d'autant plus grande que sa première approbation l'avait déjà amplement adaptée à la nouvelle constitution et comme préalablement harmonisée avec ses exigences. Aussitôt, surtout sous la direction renseignée du T. R. P. Joseph Rousseau, O.M.I., actuellement notre procureur général auprès du Saint-Siège, est élaborée une rédaction nouvelle dont le texte est à sa plume élégante, précise, familiarisée avec le style des documents de la curie romaine.

Présentés à la Sacrée Congrégation des Séminaires et Universités, ces statuts, avec quelques légères modifications, sont approuvées définiti-

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vement et des tout premiers dans l'univers catholique, le 15 novembre 1934. Mais cette approbation qui honore si grandement l'Université d'Ottawa est aussi un ordre, celui d'en observer fidèlement les prescrip- tions: Approbat et ut ûdeliter observentur prœscribit. De ces dernières, la plus importante est celle du développement des facultés ecclésiastiques de philosophie, de théologie et de droit canonique.

De est le Séminaire universitaire.

Cette fondation si ardemment désirée du Saint-Siège a reçu de lui des marques non équivoques de contentement. « Dans une lettre du 28 août 1936, adressée au révérendissime père Théodore Labouré, supérieur général des Oblats de Marie-Immaculée, la Sacrée Congrégation des Séminaires et Universités félicite l'Université d'Ottawa de cette initiative et l'assure de ses plus vifs encouragements. Son Eminence le cardinal Bisleti, préfet signataire de la lettre, ajoute que leurs Excellences les Evêques seront heureux de voir la création de cette maison qui facilitera à quelques-uns de leurs clercs l'accès aux grades académiques » (Revue de l'Université d'Ottawa, 1937, p. 391-392).

Le Séminaire universitaire est destiné à réaliser un des plus chers désirs de l'Eglise, « qui veut, dans son clergé, un corps d'élite, non seule- ment des esprits au fait de l'enseignement commun et traditionnel des docteurs, mais des cerveaux disciplinés selon les méthodes les plus sé- vères, familiarisés avec les doctrines et les courants de la pensée moderne, capables au besoin de se porter victorieusement à la défense des dogmes attaqués et d'émettre des jugements de valeur sur les nouvelles décou- vertes de la science, sans apriorisme réactionnaire comme sans emballe- ment téméraire» (ibidem, p. 128).

La pierre angulaire fut bénite le 27 septembre 1936, par MKr Guillaume Forbes, archevêque d'Ottawa, chancelier de l'Université. Cette première bénédiction nous en a attiré d'autres tellement abondantes et inattendues que cela semble tenir vraiment du miracle.

D'abord, ce premier édifice d'architecture modeste et de dimensions restreintes, a vu son parachèvement devancer de beaucoup les prévisions les plus optimistes. Le samedi saint, 27: mars 1937, il ne pouvait offrir qu'une étroite enceinte à la petite communauté qui en prenait possession, mais le 19 mai 1943, Son Excellence Mgr Ildebrando Antoniutti, délé-

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gué apostolique au Canada et à Terre-Neuve, couronnait magnifiquement une longue suite de travaux et en fermait définitivement les chantiers par la bénédiction solennelle de notre très belle chapelle déjà dédiée à la Conversion de saint Paul. Le grand Apôtre s'était hâté de se construire une demeure pour y abriter sa large famille de candidats au sacerdoce qu'il couvre de son puissant patronage.

Large famille! C'est à cause d'elle, en effet, que nous avons suivi la recommandation du prophète: « Élargis l'espace de ta tente; étends les peaux de tes tabernacles, ne les épargne pas; allonge tes cordages et affer- mis tes pieux » (Isaïe 54, 2) . Sous la poussée des bénédictions divines, le Séminaire a élargi l'espace de sa tente, allongé les cordages qui la fixent au sol et voilà que, déjà, il semble n'avoir pas répondu à toute l'attente du ciel et que les largesses d'en-haut le pressent d'oser de nouveaux agrandissements. La rentrée de septembre 1937 comptait 20 séminaristes, celle de septembre 1946 en comptait 121, plus 24 prêtres-étudiants. La confiance que témoignent au Séminaire les Ordinaires d'une quarantaine de diocèses est une des grâces de choix que lui obtient la puissante inter- cession de saint Paul. Du Canada, des Etats-Unis, de Terre-Neuve, du Mexique des évêques confient à cette institution la formation intellec- tuelle et spirituelle de quelques-uns de leurs sujets dans l'espoir fondé que se réalisera en eux le désir de cette prière qu'ils récitent si souvent sur leurs ordinands: poscentes. . . ut eorum mentes et lumine scîentiœ illus- tres et pietatis tuœ tore irriges. Les supérieurs majeurs des congrégations et d'ordres religieux, imitant cet exemple, viennent mêler la variété de leurs costumes à l'uniforme ecclésiastique des séminaristes.

Ainsi, dans l'espace de cinq ans, le Séminaire universitaire s'est développé à la plénitude de la taille que lui avaient fixée les plans de l'architecte, tandis que ses hôtes, venus de partout, consentent de bonne grâce à attendre les agrandissements qui les logeront encore plus com- modément. La divine Providence a calmé, à sa manière, les craintes des autorités qui redoutaient une pareille entreprise, et une fois encore, dépassant les espoirs de ceux qui la prient, elle les a comblés de cet excédent que leur demande n'osait présumer.

Le premier janvier 1937, le très révérend père Théodore Labouré, signait à Rome le décret d'érection canonique de la nouvelle maison

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religieuse, le Séminaire universitaire, mais c'est le samedi saint 27 mars 1937 qui est le jour de sa naissance. En cette journée, il recevait chez lui, avec le premier personnel dirigeant, le petit groupe de séminaristes que l'Université avait préparés chez elle. La bénédiction du Séminaire par monseigneur Guillaume Forbes, eut lieu le 23 mai 1937. En ce jour de son baptême on lui donna le nom de Saint-Paul, l'Apôtre, le patron puissant qu'il invoque en la fête liturgique de sa Conversion, le 25 jan- vier. Patron puissant, saint Paul en sa Conversion, est aussi le modèle incomparable de cette science, de cette piété que cette jeunesse doit ac- quérir dans cette maison.

Le Séminaire Saint-Paul de l'Université d'Ottawa tel est son nom est une communauté tout à fait distincte de celle de l'Université. Elle est composée, avec son personnel dirigeant, de séminaristes venus, nous l'avons dit, d'une quarantaine de diocèses différents, vivre de la règle d'un séminaire, en observant les prescriptions du Saint-Siège. Celui- ci a bien voulu honorer de ses louanges les détails du règlement tel qu'il a été fixé pour le Séminaire universitaire. Les prêtres étudiants, logés sous le même toit, y mènent cependant une vie à part. Mais tous sont soumis à l'autorité du même supérieur.

Les élèves qui ont passé par le Séminaire Saint-Paul de 1937 au 7 mars 1946, ont voué un véritable culte à la mémoire du premier supé- rieur de cette maison, le R.P. Jean -Charles Laframboise, O.M.I., culte d'estime, de vénération, d'affection sincère et par d'un attachement profond à leur Aima Mater. Supérieur pendant neuf ans, moins vingt jours, le révérend Père a reçu de saint Paul la grâce de créer ici une famille animée de son esprit, esprit de concorde, de charité, de mutuelle com- préhension, de noble émulation pour mériter à leur séminaire la juste réputation d'une formation sacerdotale digne du nom qu'il porte. Maî- trisant les deux langues, au courant des tendances de pensée, de mœurs, d'habitudes, de mentalité des éléments bilingues qui composent sa com- munauté, le premier supérieur a accompli l'œuvre difficile d'utiliser ce matériel varié et de faire servir au profit de tous les qualités apparemment divergentes de chacun.

Les rapports élogieux des Ordinaires intéressés au Séminaire té- moignent de la haute estime qu'ils se faisaient de sa personne, de son

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mérite, de sa vertu, du crédit dont il jouissait auprès d'eux, et leur con- fiance s'est manifestée par l'envoi continu de nouveaux élèves. Le Sémi- naire Saint-Paul est redevable au révérend père Laframboise de l'état florissant il se trouve à la fin de sa dixième année.

Pour la régie interne de sa maison, le supérieur est aidé d'un per- sonnel dont la plupart des membres forment son conseil de direction. « La fin la plus excellente de notre Congrégation les Oblats de Marie- Immaculée après les missions, est, sans contredit, la direction des séminaires les Clercs reçoivent l'éducation qui leur est propre. . ., sont formés ceux qui devront enseigner aux peuples la saine doctrine et les conduire dans la voie du salut. » La formation des clercs dans les séminaires est considérée chez les Oblats de Marie-Immaculée comme une des œuvres les plus importantes de leur congrégation. Celle-ci porte une attention spéciale à façonner ceux de ses sujets qu'elle juge plus aptes à ce ministère de choix, à les ajuster aux exigences d'une si haute fonction. Elle sait « qu'il faut une longue expérience pour acquérir les qualités réclamées pour cette sorte d'emploi, à savoir: profonde connaissance des sciences sacrées, méthode de sage direction, sagacité puisée dans l'oraison et l'expérience pour discerner les esprits et modeler petit à petit les âmes selon le divin exemplaire, le Christ ».

La première équipe de septembre 1937 était composée d'ouvriers plutôt jeunes, hormis l'auteur de ce rapport, sexagénaire avancé, le seul à jeter un peu de neige sur ce printemps. La demi-douzaine du début a triplé au fur et à mesure de l'agrandissement du local. Elle s'est per- fectionnée aussi en prenant de l'expérience par ce contact qu'une étude assidue établit avec les maîtres de la pensée humaine, surtout de la pensée chrétienne; par ce contact plus précieux encore que commande la Règle des Oblats: « Aux heures de récréation et de promenade, les directeurs se mêleront fréquemment aux séminaristes avec une aimable simplicité, qui, sans porter préjudice à leur autorité, leur attachera les cœurs qu'ils donneront au Christ. » Le personnel résidant au Séminaire, et grandi avec lui, compte actuellement dix-huit prêtres oblats, atteignant, avec l'âge, cette maturité de pensées et d'habitudes qui est la qualité maîtresse du professeur et directeur de carrière.

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Une attention providentielle a mis sous les yeux de la communauté un exemplaire vivant de ce que peut produire de vraiment universitaire une vie de fortes études, alliée à la pratique des observances religieuses. Le T.R.P. Joseph Rousseau, O.M.I., procureur général des Oblats auprès du Saint-Siège, exilé de son peste par la guerre insensée, a choisi le Séminaire universitaire comme résidence durant son séjour temporaire au Canada. Ce grand honneur qu'il a fait à notre maison lui procurait à lui-même la joie vivement ressentie de vivre dans un milieu universi- taire qu'il avait tant travaillé à créer, dont il avait rédigé la charte ap- prouvée par l'Eglise, de prendre une part active au développement de cette institution naissante, de la sentir vraiment animée de l'esprit de la constitution apostolique Deus scientiarum Dominus, s'efforçant de ré- pondre à ses exigences par une amélioration constante de son personnel, de ses méthodes, de chacun des rouages de son organisme. Mais la pré- sence de cet hôte providentiel fut, un lustre durant, une leçon permanente de ce qui, d'après la Règle des Oblats, doit distinguer un directeur de séminaire: « Intelligence perspicace, sens rassis, grande rectitude de juge- ment et surtout vraie et solide piété. » A cela s'ajoute le don ou l'art d'exposer clairement les données d'une science aussi profonde qu'étendue et cet ensemble de qualités auquel rend hommage l'estime du Saint- Siège chargeant le T.R.P. Rousseau de missions importantes, l'appelant à des postes de confiance au sein des Congrégations romaines.

Avant de retourner à ses hautes fonctions, le T.R.P. Rousseau a pu se réjouir d'un développement qui lui est particulièrement cher, développement merveilleux et qui tient du charisme, celui de la biblio- thèque. L'heureux bénéficiaire de ce charisme, vraiment paulinien, c'est le R.P. Jean-Léon Allie, O.M.I., bibliothécaire général du Séminaire Saint-Paul. Un flair sûr et toujours en éveil lui fait discerner dans les publications récentes les ouvrages de réelle valeur, en même temps qu'il le dirige vers les cachettes poussiéreuses dorment, d'un sommeil d'ou- bliette, les vénérables in-folio d'un passé déjà lointain. Quelle délicieuse stupeur pour ces endormis de se sentir tirés d'une longue sieste par un chercheur curieux qui vient les consulter sur le secret de leurs pensées et celui de leur époque. Vingt à trente mille volumes, différents d'âge, de taille, de couleur, de format, de reliure, se tiennent en permanence à la

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disposition des étudiants universitaires. Le dévouement inlassable et très averti du bibliothécaire leur met sous la main ces matériaux dont a besoin le jeune philosophe en ses premiers tâtonnements, l'élève plus avancé qui prépare sa licence ou son doctorat, le professeur diplômé qui élargit le domaine de ses connaissances et perfectionne son enseignement,

Le Séminaire universitaire a dix ans d'âge. Il est bien jeune encore, mais combien vigoureux, car il est de haute lignage, fils robuste de cette génération d'Oblats d'Ottawa à laquelle l'âme ardente de monseigneur de Mazenod a communiqué le meilleur de son feu pour l'engager en cette œuvre éminemment apostolique, l'œuvre du haut enseignement. Héritier des Guigues, des Tabaret et de leurs successeurs, il est animé de la noble ambition de réaliser leurs espoirs: former une jeunesse d'une riche vie spirituelle et intellectuelle.

Durant les dix dernières années, l'Université d'Ottawa a conféré les grades académiques aux élèves qui suivent les cours au Séminaire universitaire, comme résidents ou externes. La faculté de philosophie a décerné 7 diplômes de doctorat et 126 de licence. La faculté de théologie a décerné 1 1 diplômes de doctorat et 115 de licence. La faculté de droit canonique: 9 diplômes de doctorat et 21 de licence.

Les heureux candidats qui ont subi avec succès les épreuves des examens sont des membres du clergé séculier ou religieux, ou des laïques de l'In^litut de Philosophie. Nous pensons bien que ces premiers gradués porteront au loin la bonne renommée du Séminaire universitaire, se faisant honneur à eux-mêmes en emportant d'ici la récompense méritée d'un travail ardu et celle d'avoir répondu victorieusement aux objections serrées des examinateurs.

Ceux-ci reçoivent en ces premiers succès une première récompense de leurs propres labeurs. L'Université met tous ses efforts à se former un corps professoral à la hauteur des exigences d'un enseignement uni- versitaire. Pour cela elle fait appel à ses propres sujets oblats, dont elle surveille de près la préparation et, plus encore, les progrès continus, car un professeur d'université n'a jamais fini d'étudier et d'apprendre. Elle ferait ?ppel aussi à des professeurs émérites du dehors, remplissant les conditions d'aptitude qu'impose le Saint-Siège. C'est ainsi que sont venus enseigner dans nos murs des maîtres éminents du clergé séculier et régu-

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lier. En plus des professeurs réguliers, nombre de conférenciers, maîtres en leurs matières spécialisées se succèdent dans nos chaires pour y traiter de sujets particuliers qui ne font pas partie du curriculum ordinaire, mais le complètent admirablement. Les élèves et leurs maîtres ont eu ainsi l'occasion fréquente d'entendre des conférences de grande valeur sur les questions sociales, ouvrières, missionnaires, historiques, économi- ques et autres.

Ajoutons aussitôt que les efforts de ces dix premières années, si réussis qu'ils puissent être, ne réalisent pas encore tout le dessein de l'Université, tout ce qu'elle ose espérer de l'enseignement de ses facultés ecclésiastiques. Elle sait qu'une Université doit s'élever à une supériorité vraiment rayonnante. Le R.P. Arthur Caron, O.M.I., l'a dit excellem- ment lors de la bénédiction de la pierre angulaire: « L'Église cherche à donner à ses clercs, surtout aux maîtres de demain une formation intel- lectuelle et scientifique inférieure à nulle autre. Voilà pourquoi elle fonde des universités et des facultés de sciences ecclésiastiques pour lesquelles elle a des exigences rigoureuses et minutieuses. » Des branches nombreuses de haut savoir s'ajoutent à l'enseignement essentiel des facultés ecclé- siastiques; il appartient au corps professoral de les faire se développer en les animant de la sève vigoureuse d'une science toujours plus étendue, d'en donner la preuve non seulement dans leurs doctes leçons à un audi- toire restreint, mais dans des publications de réelle valeur et qui s'impo- sent à l'attention des savants. Actuellement, il y a quarante Oblats de Marie-Immaculée au service des facultés ecclésiastiques, quatre prêtres du clergé séculier et trois religieux ainsi que deux professeurs laïcs. Un total d'environ cinquante professeurs. Tous sont vivement conscients de Ja grave responsabilité attachée à leur fonction, animés du désir d'aider à l'essor de l'Université, de mettre au service de ce développement leurs travaux, leur maturité ou leur jeunesse. Un artiste moqueur n'aurait pas, comme à l'Abbaye de Solesmes, occasion d'exercer sa verve en sculptant un groupe de docteurs parmi lesquels « la solennelle obésité de plusieurs ferait un piquant contraste avec la docte maigreur de quelques autres ».

L'Université fait tous ses efforts pour que son enseignement soit véritablement universitaire, mais elle n'oublie pas, loin de là, qu'un séminaire, fût-il universitaire, est toujours et avant tout un séminaire.

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De celui-ci le pape Pie XI disait aux évêquesitfll est, et il doit être, comme la pupille de vos yeux. » Le séminaire « est et il doit être l'ob- jet principal de vos préoccupations. Avant tout, le premier soin doit être le choix des supérieurs, des maîtres et tout particulièrement du Directeur spirituel auquel incombe une part si délicate et si importante dans la formation de l'âme sacerdotale. » Ainsi, de même que le séminaire a sa charte de vie intellectuelle, a-t-il aussi la charte de sa vie spirituelle. Cette encyclique Ad catholici sacerdotii fastigium est le code magnifique de la vie sacerdotale, telle que le prêtre doit la vivre dès le séminaire. Elle complète ces documents pontificaux qui l'ont précédée, son exposé lumineux projette aussi sa clarté sur ceux qui l'ont suivie. Elle est le commentaire autorisé des saintes Écritures, en particulier de l'Evangile et des Epîtres de saint Paul qui dessinent du Christ-Prêtre, de ses pou- voirs et de sa sainteté, ce portrait grandiose dont le séminariste doit essayer de reproduire en lui une copie fidèle. La pratique des prescriptions de cette charte forme en lui le prêtre. Ce que l'Eglise exige d'un séminaire, c'est qu'il lui forme un prêtre. Le séminaire n'existe que pour donner naissance à un prêtre. Il pourra être plus ou moins savant, plus ou moins érudit, plus ou moins brillant, mais avant tout il faut qu'il soit prêtre. Le sens de ce mot est, à la fois, si plein et si évident, qu'il est inutile de lui ajouter un qualificatif. La pensée du peuple chrétien cependant, et même celle des mondains, allie toujours l'idée du prêtre avec celle de saint. Le Séminaire universitaire le sait et il s'efforce de n'être pas infé- rieur à cette redoutable obligation. Il donne le meilleur de ses attentions à la vie spirituelle des séminaristes, telle que le précise l'enseignement de l'Eglise. Cet enseignement sur l'essence même de sa spiritualité, ce qui lui épargne le souci de ceux dont la spiritualité consiste à satisfaire la démangeaison de s'en trouver une, à notre époque de foisonnement de prétendues spiritualités.

Il serait fastidieux de détailler par le menu le programme de la formation spirituelle du séminariste ; le récit de la vie spirituelle du Séminaire Saint-Paul durant ses dix premières années n'est pas du domai- ne de l'histoire, on ne peut la lire que dans la conduite des prêtres sortis de chez nous depuis dix ans. Car, c'est leur saint Patron qui le dit: « Vous êtes manifestement la lettre du Christ, rédigée par nous, e:

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écrite, non avec de l'encre, mais avec l'Esprit du Dieu vivant; non sur des tables de pierre mais sur les tables de chair de vos cœurs» (2 Cor. 3, 3). Le Séminaire Saint-Paul ose se donner l'assurance que, pour la grosse majorité, la conduite ne fera pas mentir la signature. Le directeur spirituel, auteur de ces lignes, se l'est laissé dire par certains recenseurs d^ son ouvrage Heures d' Adoration sacerdotales, qui livre au public une très minime partie de la doctrine spirituelle dont, depuis dix ans, il alimente la jeunesse du Séminaire universitaire. Auditeurs des retraites pastorales qu'il a préchées dans une douzaine des diocèses du Québec et d'Ottawa, ils veulent bien lui dire qu'ils retrouvent en ces pages le sens sacerdotal dont ils ont, alors, apprécié l'accent, et expriment le désir que tous les prêtres soient animés de ce même esprit.

Le Séminaire Saint-Paul, malgré sa jeunesse, sent en lui la noble ambition d'imiter la vertu et les efforts de ses aînés pour donner au pays et à l'Eglise ce qu'ils attendent de lui, des prêtres, au sens plénier de ce mot. Confesseurs, directeur spirituel, professeurs, sous l'autorité et la direction du recteur, rivalisent de zèle pour mener à bien l'œuvre spi- rituelle d'un séminaire.

Le Séminaire universitaire a dix ans d'âge. La Vierge immaculée, patronne des Oblats, le grand saint Paul, patron du Séminaire, ont obtenu du Ciel cette surabondance de faveurs qui ont béni son berceau. Fils choyé de l'Université d'Ottawa, d'année en année il a grandi vigou- reux, nourrissant en son âme le désir ardent de faire honneur à la mère généreuse qui lui a donné naissance et continue de lui prodiguer des attentions.

Alexandre FAURE, o. m. i.,

directeur spirituel du Séminaire Saint-Paul

de l'Université d'Ottawa.

Chronique universitaire

Visite de Son Excellence le vicomte Alexander of Tunis, gouverneur général du canada.

Le vendredi 18 avril dernier, l'Université recevait officiellement Son Exe. le vicomte Alexander, gouverneur général du Canada, et lui conférait le titre de docteur en droit honoris causa. L'imposante cérémo- nie, présidée par Son Exe. Mgr Alexandre Vachon, chancelier de l'Uni- versité, eut lieu dans la rotonde de l'édifice central. En plus des élèves des diverses facultés et écoles, un groupe nombreux de laïcs éminents s'étaient joints au corps professoral pour rendre hommage au représen- tant de Sa Majesté le roi. Signalons, entre autres, l'honorable Thibau- deau-Rinfret, juge en chef du Canada, l'honorable Robert Taschereau, de la Cour suprême du Canada, M. le comte Bernard de Men thon, re- présentant Son Exe. le comte de Hauteclocque, ambassadeur de France au Canada, Son Honneur le maire Stanley Lewis, M. J. -Edouard Jean- notte, président général de l'Association des Anciens Elèves de l'Univer- sité, etc.

Ce que l'on a particulièrement remarqué, nous dit-on, c'est le ca- chet de haut éclat ainsi que le caractère nettement bilingue de la céré- monie. La partie musicale du programme fut exécutée par la chorale du Scolasticat Saint-Joseph, sous l'habile direction du R.P. Maurice Giroux. Notons enfin que le poste radiophonique de Hull fit l'émission de ia cérémonie.

Après le chant d'ouverture du God Save the King, le T. R.P. Rec- teur prononça une brillante allocution, dont on nous saura gré de repro- duire ici le texte intégral.

This is truly a great day in the annals of our institution upon which it is our privilege and honour to tender an official welcome to the valiant hero of so many illustrious victories and to the noble Vice-Roy of Canada. His Excellency Viscount Alexander of Tunis. Nearly a year has elapsed since the arrival of Your Excelletncy

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in our midst as the representative of His Majesty, our beloved King, George VI. Your sojourn jn Canada has been an unending series of triumphant receptions throughout the entire width of our fair Dominion. We are deeply grateful to Your Excellency for the honour which is ours today of expressing, within these University walls, those same words of praise and congratulations as have already been echoed and re-echoed in so many cities, provinces and seats of learning.

Indeed we deem it an honour to extend to Your Excellency a cordial and respectful welcome as the worthy representative of all civil power and authority in Canada. In presenting to you the tribute of our sincere respect and veneration we are deeply conscious of remaining faithful to the centennial traditions of this University. Not long ago, in going over the pages of our century-old annals I read the description of z. visit which the Rector and founder of the University, Father Tabaret, in company with the Lord Bishop of Ottawa, Dr. Guigues, had made to Rideau Hall in 1867 in order to gieet the first Governor-General of Canada, Lord Monk on the day of his arrival in Ottawa. In the stately carriage of His Grace, on an ideal Canadian winter mid-afternoon, it must have been a pleasant drive. Happy Canadians, who, more fortunate than we over-busy moderns, could find time for such a cordial exchange of good sentiments with their temporal leaders. Yet the change demonstrates how our country has grown from the tiny mustard seed to the magnificent proportions of a vigourous tree.

In recalling this incident of well-nigh 80 years ago, I wish to emphasize the true and historical character and personality of this institution. It is the embodiment of the civil and religious sentiments and customs which, during a century, animated both a city and its people. With the pioneer town that became a nascent city and then the fair Capital of a young and healthy nation, this institution has grown from its humble beginnings into a seat of true liberal education, of sound patriotic endeavours, of devoted service to the cause of christian civilization. Its prosperity has been identified with that of the Dominion's Capital City. Primarily established to look after the education of the catholic population of both French and Irish extraction, it has re- mained faithful to its origin, bilingual in its faculty and student-body, fostering thus one of Canada's worthiest characteristics, duality of traditions and culture in the unity •of social ambitions.

The College of Bytown, and of Ottawa, just as the young University of Ottawa, during the last century, has always sheltered within its walls, with our Catholic boys and young men, Canadian youth of different races and creeds.

We are really proud of the record of our predecessors. Theirs was the wisdom and devotion of true educators. Before the end of the 19th century they had laid the foundations here of Schools of Law, Engineering and Médecine. It was the disastrous fire of 1903 which frustrated their fond hopes and ruined their painstaking efforts. The decades that followed saw years of more obscure sacrifice to the same great cause. With the dawn of the second century we look confidently into the horizon of the future.

But the plans, foundations and achievements of the past stand as a monument to the lofty ideal of our forefathers. The University of Ottawa with its modest means has really stood as the champion of University education, that education which is « an enlargement of the mind. University education which raises the intellectual tone of society, cultivates the public mind, purifies the national taste, gives enlargement and sobriety to the ideas of the age, facilitates the exercise of political power, and refines the intercourse of private life» (Card. Newman).

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Convinced that this ideal has been carried on successfully in the past, we realize lhat the hour has arrived when we will be able to accomplish much more for ouf City and for our dear Country.

As a pledge of this cherished hope may I mention to Your Excellency the heroism of our boys en the battlefields of Europe and Africa, their daring flights over darkened skies of the doomed nazi Empire of yesterday. In World-War I and World-War II, the University of Ottawa bade farewell and Godspeed to hundreds of its students and professors who became heroic Padres, aviators, seamen and soldiers, and many of whom sacrificed their lives and their youthful ambitions that the welfare of their country and the freedom of mankind might be made safe from totalitarian tyranny. They have sealed with their generous blood the lessons of loyal and true patriotism of their teachers and masters in this University. They will be long remembered as true heroes together with the thousand others that have come back laded with the laurels of victory to work and toil in the building of a new world of justice and peace.

The Alma Mater hails all of them as her beloved sons and prays with fervor tor the eternal repose of the dead and for the happiness and success of the living.

Your presence here today gives a deeper meaning to the heroism of our youth as we present to our student-bedy the recorded memory of those that have generously sacrificed their lives.

Cent années de dévouement inlassable au bénéfice d'une œuvre que des mains et des cœurs français ont conçue et bâtie, ont donné ici-même un droit imprescriptible au verbe français et à la culture française. C'est avec une émotion bien vive, Excellence, que je vous souhaite la bienvenue au nom des professeurs et étudiants de langue fran- çaise de cette Université. Je vous suis profondément reconnaissant d'avoir accepté notre invitation. Je remercie également nos invités d'honneur, ministres fédéraux, juges de la Cour suprême, députés, membres des diverses professions, et autres, qui, par leur pré- sence, veulent ajouter à l'éclat de notre réception.

Votre visite dans cette Université, Excellence, revêt une signification tout à fait exceptionnelle. Elle vient confirmer de tout le poids de son auguste autorité la mission élevée et sublime d'une institution comme la nôtre. L'idéal qui anime ces vastes orga- nismes que sont les universités n'est pas terre à terre, loin de là, ou du moins il ne devrait jamais l'être. Le but que l'université se propose dans la diffusion du savoir hu- main doit être souverainement altruiste et désintéressé: mûrir et former les jeunes qui se confient à nous, les rendre tous et chacun plus hommes et meilleurs hommes en les outillant pour la lutte de la vie, c'est-à-dire les rendre plus conscients de leur véritable destinée comme des lourdes responsabilités qui pèsent sur les épaules de tout homme qui voir le jour. Idéal de pensée chrétienne et humaine. Moins que jamais les univer- sités doivent négliger cet aspect de la formation totale des candidats aux grades acadé- miques et aux carrières professionnelles, ^es peuples ont besoin de chefs aux idées claires, luttes, à l'intelligence souple et exercée, aux mœurs intègres, au jugement pruden- tiel consommé. Car en présence des idéologies adverses et des ruines qu'elles ont causées il faut repenser tous les problèmes politiques, économiques et sociaux, avant de réor- ganiser le monde moderne.

Ce qu'il en faut de la lumière et des connaissances diverses et profondes pour accomplir ce travail de géant. Quelle sûreté et quelle précision dans le jugement sont nécessaires. I! faut de toute évidence entrer en pleine possession des principes de sagesse chrétienne qui ont bâti notre civilisation européenne occidentale: autrement nous

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sommes voués aux régimes absurdes de l'arbitraire, de la tyrannie et de l'illuminisme ou encore de la violence et de la brutalité. L'homme, lorsqu'il oublie la noblesse de ses origines et de son unique destinée, descend vite à des excès propres aux êtres privés de raison.

Il ne peut donc être question de nos jours, moins que jamais dans l'histoire du genre humain, de mettre en doute la valeur et l'utilité d'une université, foyer de science universelle. Les universités ne doivent pas mendier leur droit à la vie* et au progrès. C'est pour elles un devoir des plus impérieux de former des penseurs, justes, courageux et héroïques, des penseurs désintéressés.

Votre présence, Excellence, nous prêche ces nobles sentiments de dévouement, de respect à l'endroit de notre université, une mère aimée, Aima Mater, mère des intelligen- ces chrétiennes et des cœurs vraiment humains.

Universities, as seats of higher learning and chairs of human wisdom, have always considered to be part of their responsibility to determine as it were among men the standards of merit and virtue. They teach young men the meaning of virtue, honour ind heroism. They devise for them means by which such lofty heights of human en- deavour may be achieved. But it is moreover part of their mission to officially recognize and to pi aise adequately the outstanding accomplishments of those whose lives are the realization of such ideals and standards of virtue and heroism.

A university if it is at all to teach must make it a duty to respect, venerate and

honour men who have merited the esteem and highest consideration of their fellow men.

Ladies and Gentlemen, we are most privileged to have as our guest of honour today,

one of the few that have accomplished great deeds and shine like stars in the heaven

of the great ones.

We hail Viscount Alexander of Tunis as the hero of the dark days of Dunkirk, when he was the last man to leave the bomb-torn beaches: a feat of heroism, the determined resistance of a great soldier and an accomplished strategist. The same skill, the same authentic virtues were displayed by General Alexander when the hour of the offensive came. Burma, Lybia, Sicily, Southern Italy are names of victories forever linked with his. An indomitable courage serving a keen and fast-moving military mind, such was Viscount Alexander of Tunis all along the years of World-War II.

Under his leadership the British military occupation in North Africa and then in Italy won the grateful appreciation of those peoples whom the conflict left poorer [n material means and humbled in their national pride. Viscount Alexander of Tunis displayed high qualities of statesmanship in the discharge of his duties of Commander- in-chief of the Allied Armies in Italy.

His appointment as Governor-General to our Country and personal representative of our King George VI was received with joy and gratitude. Once more Canada could look to its First Citizen as a great man, be proud of his achievements and really worship him as a hero.

Jn asking Your Excellency to accept the honorary degree of Doctor of Laws of this University, our aim is twofold; intensify the influence of this institution over its student-body and enhance its prestige with the people of our City and of our Country.

WTe are happy to present Viscount Alexander of Tunis to our students as a hero and a great statesman and to our friends the First Citizen of this country honouring tbf Hall cf Fame of our worthy graduates.

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The Senate of the University of Ottiwa is happy to confer on Viscount Alex- ander of Tunis the honourary degree of Doctor of Laws. I humbly beg our venerable Chancellor, the Most Reverend Archbishop of Ottawa, to present the degree to His Excellency the Governor General of Canada

Aux applaudissements prolongés de l'assistance, Son Exe. Mgr Alexandre Vachon remet le diplôme à Son Exe. le vicomte Alexander. Celui-ci, en réponse au discours du T.R.P. Recteur, prononça l'allocution suivante:

On rising to address ycu, my first words must be to thank you for the honour you have done me today.

Since I have been in Canada, just over one year, I have seen and visited man^ Colleges and Universities and I have been greatly impressed by the popularity and prestige enjoyed by your great Institute of learning.

It is this spirit which has made possible the growth and development of these splendid educational establishments, which in turn have sent out into the world men who have built up this country and made Canada what she is today.

L'année prochaine vous célébrerez votre centenaire; et, bien que l'Université d'Ottawa ne soit pas une des plus grandes universités, elk est une des plus anciennes, et n'est surpassée par aucune dans la part qu'elle a prise à former des hommes distingués, de toutes les classes de la société, qui ont apporté au Canada leur contribution glorieuse.

Parmi tous ces étudiants et étudiantes, qui ont ici reçu leurs diplômes, et parmi lesquels nous comptons des ecclésiastiques, des hommes politiques, des docteurs, ingé- nieurs, hommes d'affaires, les soldats sont aussi nombreux; ils ont fait leur devoir comme de viais citoyens de ce grand pays, et ont généreusement contribué à la gloire du Canada, et à la renommée de leur Collège.

During the war the numbers of those who enlisted in the military forces of the Crown and the list of promotions and decorations of former members of the University Contingent has established a record you may well be proud of.

It is not only of interest but of great importance that you are the only bilingual University ir. the Dominion. There can be no better instrument of national unity than this where youth of two racial groups are brought together in work and play and get to know each other by learning each other's language.

There is another aspect of your organi7ation which I greatly admire and that is your tolerant and broad-minded approach towards those who wish to enter your doors and study under your roof. I think it is a fine and noble thing that students of other denominations can become graduates of this splendid Catholic Institution.

To my way of thinking, there is no argument, but that this is right, and apropos of this I should like to tell you of a personal experience which has left a profound impression on my mind.

After the liberation of Rome in the summer on 1944, thousands of my Allied soldiers came to the Eternal City to pay their respects to His Holiness the Pope. Every

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morning His Holiness received them, talked to them and sent them away with his bless- ing. One day when I myself was having a private audience of the Pontiff, and feeling that perhaps it was too much of a strain for him to see so many, I suggested that per- haps he might like me to limit the* numbers and confine it to those only of the Catholic faith. His answer was: « No, I want them to come, I love them all. »

I have mentioned this story because it seems to me that it fits in so well with the life and history of your own University.

Le Père Tabaret, et son petit groupe d'assistants, aux jours de la fondation de Bytown, auraient été heureux et fiers, s'ils avaient prévu que les humbles débuts de la rue Sussex, se transformeraient en ce que nous voyons aujourd'hui, et surtout ce qui a été accompli pour amener ce résultat magnifique.

Fiers d'un tel succès, qui couronne un passé de cent ans, vous pouvez maintenant envisager l'avenir avec confiance. Toutefois l'expérience nous enseigne qu'il est rare, ou plutôt qu'il n'arrive jamais, que le succès se présente de lui-même, ou par les effets d'une vieille tradition. Le succès ne vient qu'à ceux qui l'ont préparé avec sagesse.

Je désire bien vous faire comprendre que je ne suis pas un expert en matière d'édu- cation. De fait, je n'ai jamais eu les avantages d'une éducation universitaire; mais je puis me réclamer d'être un homme du monde, et d'avoir eu de la vie des expériences variées, suttout dans le commandement des hommes; je vous donne donc mes idées pour ce qu'elles valent.

J'hésite quelque peu à exprimer mes vues sur l'éducation au Canada, parce que je n'ai pas encore été assez longtemps dans le pays pour m'en former une juste opinion, mais j'ai l'impression que la balance est portét à osciller trop violemment d'un extrême à l'autre.

Un temps viendra l'on insistera davantage sur les sujets académiques, c'est-à- dire sur l'aspect culturel de la vie; puis il y aura une oscillation en sens contraire, du culturel à l'enseignement de sujets pratiques et matériels.

Je pense que nous sommes tous d'accord, que l'éducation n'a pas pour but la sim- ple acquisition du savoir, mais plutôt la formation de l'esprit.

Il ne faut pas oublier cependant que nos étudiants doivent être instruits dans la science pratique, qui les préparera à une carrièie, ou à divers moyens d'existence.

Il est dit des deux plus vieilles universités de l'Angleterre que dans l'une on n'a rien lu et en sait tout, et que dans l'autre, on a tout lu et on ne sait rien.

A mon point de vue, tout ce qui est requis est un parfait équilibre entre les deux résultats. J'irai encore plus loin et j'ajouterai quelques idées.

Whatever your curriculum may be, it v^on't be far wrong if one of its chief aims is to encourage and develop character. Because it is from people of character that we find leaders, and leaders of the right sort are wanted in the world today, as never before.

And when I speak of leaders, I refer to men in all walks of life, whether they be clerics, soldiers, politicians or merchants.

It is one on man's highest privileges to lead others towards a better way of life, both spiritually and materially.

When I emphasize the value of leadership, I do not wish you to think that the mass of the people, having gotten a leader, should sit idly aside and expect their leader to do everything for them a leader with us is one who expresses the people's will. We

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in this Commonwealth of Nations are a democratic people, and ultimately it is the will of the people which has the' last to say. But if the majority is to rule, we must insure that it is a majority of educated and enlightened people.

The trouble today in many parts of the world lies in the fact that the great mass of the people are neither educated or enlightened as we understand that term, with the result that they have no will to express. Hence the growth of Dictatorships.

If we wish to preserve the most precious thing of our civilization, namely, the in- dividuality of the citizen, we must insure him education and enlightenment, so that he can take his place and play his part as a free man in a free country. In this respect, none have a greater responsibility than the Universities of our country, through whose hands pass the cream of this Nation.

That you will continue to fulfill your great task in the future as successfully as you have done in the past, I have no doubts or fears.

My earnest wish is that you will go on giving to Canada men and women of the type who have already made the name of this great country respected throughout the whole world, and in this noble work you have my blessing.

Le programme comportait aussi le dévoilement, par Son Exe. le gouverneur général, d'un tableau d'honneur des anciens élèves de l'Uni- versité tombés au champ d'honneur au cours de la dernière guerre. Pour terminer, la chorale chanta « O Canada ». Le défilé se reforma. Aux sa- lons de l'Université, Son Exe. le vicomte Alexander voulut bien ac- cueillir les hommages personnels de chacun des invités, le thé fut servi.

Dons faits à l'Université par les gouvernements des provin- ces d'Ontario et de Québec.

Ce n'est plus une nouvelle pour personne, mais le fait mérite d'être signalé: le gouvernement de la province d'Ontario a fait un octroi spécial de $250.000,00 à l'École de Médecine de notre Université. Ce don généreux arrive à point: l'École de Médecine, fondée il y a deux ans, a besoin de locaux spacieux et modernes. Le geste posé par le gouvernement de l'honorable George Drew permettra à cette jeune École de prendre son essor, et d'envisager l'avenir avec plus de sérénité. La discrétion nous oblige à taire ici le nom des personnes qui ont aidé l'Université à obtenir cet octroi, mais nous ne saurions omettre de dire que notre reconnaissance très vive va tout premièrement au chef du gouvernement de l'Ontario, l'honorable George Drew, dent la bienveillance à notre endroit a été vraiment très grande.

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Nous adressons aussi nos remerciements les plus sincères au gou- vernement de la province de Québec, et en particulier à l'honorable Mau- rice Duplessis, premier ministre. Bien que située en dehors du Québec, notre Université a reçu un don de $50.000,00 du gouvernement de cette province. Dans une lettre au T. R. P. Recteur, l'honorable Orner Côté, secrétaire de la province, écrit: « Ce geste posé par le gouvernement de l'Union nationale est un témoignage d'admiration et de gratitude pour l'œuvre magnifique accomplie par les Révérends Pères Oblats, tant dans le domaine éducatif que dans le domaine religieux. » Ce témoignage, en même temps qu'il nous honore, nous encourage à poursuivre plus vail- lamment encore que par le passé l'œuvre d'éducation entreprise à Ottawa il y aura bientôt cent ans.

BIBLIOGRAPHIE

Comptes rendus bibliographiques

Abbé Paul LACHAPF.LLE. Pax. Montréal, Éditions Lumen, 1946. 20 cm., 457 p.

Que l'A. me pardonne: je lui ai désobéi en lisant, presque d'affilée, les 365 médi- tations de son volume. « N'en lisez », dit-il dans l'avant-propos, et c'est imprimé en caractères gias, « n'en lisez qu'une page par jour. . . » Alors, il eût fallu attendre l'an de grâce 1948 pour signaler aux lecteurs de la Revue cet excellent ouvrage'. Tout y pas- se: vérités religieuses, vérités humaines, conseils pratiques dictés par le souci d'éviter les exagérations toujours dangereuses, sinon toujours fatales. Si tout y passe, qu'on ne s'at- tende pas toutefois à un méli-mélo. Dans ces méditations, un ordre règne du moins à l'intérieur de chaque mois. Souvent le thème principal sera suggéré par l'une ou l'au- tre fête liturgique. La saison des vacances elle-même fournira un mois entier d'utiles réflexions sur des sujets touchant la vie sensible. Ce n'est pas un hors-d'ceuvre: l'âme est tellement proche du corps . . .

Se pénétrer de toutes ces vérités à doses journalières, conduire sa vie religieuse, in- tellectuelle, morale et sociale selon les sages avis que l'A. prodigue, quel moyen plus sûr d'arriver à cette paix intérieure qui fait le principal charme de la vie et qui est la ré- compense de la soumission à l'ordre? Nulle part il n'est explicitement question de paix. Mais, sur la couverture argent, le mot Pax s'étale, tel un monogramme, dans un isoh- ment absolu qui donne au titre du volume un saisissant relief. A cette première impres- sion de richesse et de beauté s'ajoute celle d'un texte soigneusement imprimé, le jeu des caractèies s'adapte à l'expression de la pensée. Il faut en dire autant des nombreuses illustrations de Marcel Baril.

En somme, un très beau et très bon livre de quotidiennes méditations.

Rodrigue NORMANDIN, o. m. i.

Céraid PETIT, c. s. c. L'Art vivant et nous. Montréal, Fides, 1946. 21 cm., 406 p. (Philosophie et Problèmes contemporains.)

Avec c l'unité substantielle de l'homme » comme point de départ, l'A. pose en pré- miss: qu'on ne peut se montrer indifférent «à la manière habituelle de penser au sujet de l'art », car la métaphysique consciente ou inconsciente de l'artiste influe fatalement sur la vertu de l'art et sur la qualité de l'œuvre. Chaque école possède sa philosophie, sa façon à elle d'envisager la nature, le rôle de l'artiste et la part qui revient, dans la création artistique, à l'intelligence, à l'imagination et à l'instinct. Selon que sa phi- losophie tient compte de la réalité totale et de la hiérarchie des êtres ou selon qu'elle bouscule tout, l'artiste trouvera la sérénité qui lui permettra d'unir « l'Art et la Pru- den*e », ou il cherchera en vain.

L'A. rappelle les modifications qu'a subies le concept fondamental de « nature » d'abord chez Démocrite, Aristote et saint Thomas, et ensuite dans la pensée d'Occam, de Descartes, de Comte et de Freud. Et il découvre une évolution analogue dans la pen-

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sée des maîtres de la peinture depuis les pré-raphaélistes jusqu'aux anarchistes des écoles contempoiaines.

Le lecteur peut deviner assez facilement que les préférences toutes personnelles de l'A. le portent à admirer premièrement l'art religieux de l'Egypte et de l'Extrême-Orient et l'art médiéval, et deuxièmement, plus près de nous, l'art des posit-impressionistes tels que Cézanne, Van Goch et Gauguin. Cependant, quand c'est le thomiste qui parle chez l'auteur, il nous fait le portrait de l'artiste conforme aux exigences de l'esthétique. Alors l'artiste authentique placera la spiritualité au-dessus de l'animalité, la forme subs- tantielle au-dessus de la matière et des accidents, la permanence de l'être au-dessus de l'éphémère des phénomènes, la ligne au-dessus de la couleur, l'intelligence intuitive au- dessus de l'instinct et de la technique.

C'est ainsi que les dispositions intérieures de l'artiste, ses vues sur le monde et sa philosophie, conditionnent véritablement le climat psychologique dans lequel l'œuvre sera créée. L'A. considère donc ces facteurs comme causes efficientes de l'oeuvre et son livre, par son caractère, n'était pas tenu d'indiquer d'autres critères pour juger l'artiste et son œuvre. Sans doute, si l'on avait jugé bon d'introduire le facteur historique, avec toutes ses circonstances, ou si l'on avait cru devoir juger l'œuvre dans son existence et dans sa finalité sociale, peut-être la norme aurait-elle perdu un peu de sa valeur abso- lue, et les jugements auraient été teintés d'un certain relativisme.

Thomiste remarquablement renseigné sur l'art moderne et contemporain, l'A. passe en revue les impressionistes, les cubistes, les fauves et les surréalistes. Ses jugements portent parfois sur les œuvres elles-mêmes (et l'on sent une certaine nostalgie pour ics époques antérieures l'on respectait encore les formes de la nature) , mais c'est surtout aux aberrations philosophiques que l'A. s'en prend. En s'attaquant ainsi aux erreurs de métaphysiques, l'A. dénonce une des causes (car il en est d'autres) de la « dévolution » des arts dont nous sommes témoins.

Dans un superbe chapitre sur la «création artistique» l'A., par une fine analyse psychologique, remet en honneur la part qui revient à l'intelligence non pas raison- neuse, mais intuitive. De à voir dans la technique de l'art un instrument au service de l'intelligence, il n'y a qu'un pas.

Ce n'est peut-être qu'au dernier chapitre cependant que le lecteur peut comprendre, dans toute sa grandeur, la position prise par l'A. dans son étude. Ce chapitre fourni- rait matière à tout un ouvrage si l'on osait donner des précisions sur les moyens à pren- dre pour réformer les institutions par les hommes et ceux-ci par celles-là. On lit en effet au dernier paragraphe: « Seuls les Saints peuvent se livrer à l'art sans conflit et sans dé- chirement, parce que, mus par l'Esprit, ils savent réconcilier l'Art et la Prudence. »

Roger saint-Denis. * * *

Jules CARLES. Unité et Vie. Paris, Beauchesne, 1946. 23 cm., 235 p.

Dans une lumineuse esquisse de bicphilosophie, qui fait partie de la collection « Bibliothèque des Archives de Philosophie », M. Caries, docteur es sciences et es let- tres, traite de l'unité foncière du vivant, qui se manifeste dans le métabolisme, l'onto- genèse et l'évolution. L'équilibre vivant ou le métabolisme se maintient identique jus- qu'au moment la mort vient dissocier la collaboration des forces qu'il utilise. Dans l'édification de l'organisme, c'est-à-dire l'ontogenèse, l'unité apparat encore au cours de cette prodigieuse embryogenèse qui, à partir d'une simple cellule indifférenciée, pré- pare l'adulte futur. L'auteur voit aussi de l'unité dans l'évolution, qu'il appelle « l'uni- fication de la phylogénèse, ce progrès des espèces, qui semblent, au cours des millénaires, préparer lentement l'émergence du plus unifié des êtres, l'homme ».

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Ayant distingue les unités artificielles, qui sont l'œuvre de l'homme, des unités naturelles, il fait ressortir l'originalité de l'unité vivante et il analyse la vie, en faisam l'inventaire des forces en jeu et en montrant leur centrage précis et stable. Puis, il expli- que la structure de cette unité dynamique, qu'il fait reposer en un principe de finalité interne. Il conclut en exposant la théorie aristotélicienne de la vie, qui sauvegarde l'uni- té et l'autonomie du vivant et qui rend compte de son fonctionnement, de son dévelop- pement et de son progrès. « Il est vivant, l'être au sein duquel s'affirme un dynamisme, une ferce unificatrice qui, malgré les obstacles, va toujours de l'avant vers son inaltéra- ble idéal. Et la vie la plus belle, en même temps que la plus vraie, sera celle qui réalise la plus pure unité. »

C'est une vive joie pour l'esprit de parcourir cet ouvrage magistral, la biologie et la philosophie s'entendent à merveille pour élucider le problème si passionnément inté- ressant de la vi€.

Henri SAiINT-DEMIS, o.m.i. * * *

Honoré DE BALZAC. Le Médecin de Campagne. Montréal, Editions Lumen, [1946], 19 cm., 269 p. (Collection Humanitas.)

Genestas, officier de la Grande Armée, vient séjourner chez Bénassis, médecin d'un petit village du pied des Alpes. Autrefois pauvre et moralement pourri, ce village a été totalement transformé grâce au dévouement inlassable de son médecin. L'officier, qui étudie son hôte, essaie de percer le mystère de sa vie, quand un soir Bénassis lui ouvre son cœur. Une affection déréglée l'a conduit au péché: il a eu un enfant. La mère de ce fils morte, il s'est épris d'un amour chaste, mais . . . Evélina n'était pas pour lui. Cette déception, ajoutée à la perte de son enfant, l'a décidé à se donner aux pauvres.

Mis en verve, Genestas narre à son tour sa triste histoire. Il a à sa charge le fils d un de ses anciens compagnons de combat, fils dont il a courtisé la mère au temps de la Grande Retraite. Mais cet enfant est malade: c'est pour cela qu'il est venu voir Bénas- sis. Le médecin de campagne accepte de s'occuper du malade, et, peu à peu, il en fait un homme.

Hélas! épuisé par le travail, Bénassis meurt après avoir reçu une lettre mysté- rieuse d'Evélina.

La grande leçon sociale qui se dégage du roman est la lutte contre l'individualisme. Four Balzac, le christianisme est la seule force capable de sauver notre société abîmée par l'égoïsme. « Le christianisme est un système complet d'opposition aux tendances dépra- vées de l'homme. » Le grand mérite de Bénassis est « d'avoir fait passer toute une con- trée de l'état irréligieux à l'état catholique, de la barbarie à la civilisation ».

Comme toute la Comédie humaine dont ce roman n'est qu'un extrait le style est souvent lourd et enchevêtré. Certaines phrases repoussent par leur longueur. De plus, le style narratif est déplaisant: on voudrait plus de vie et moins de rhétorique. Ce livre, exception faite du dernier chapitre, n'est qu'un chapelet de discours Bénas- sis raconte l'œuvre qu'il a accomplie, sa vie, ses affections. Quant à Genestas, on craint de le voir prendre la parole, car on le sait toujours à l'affût de quelque tirade patrioti- que à la gloire de Napoléon, tirades dont il a le secret. D'ailleurs, Napoléon tient beau- coup de place dans le roman.

Remaïquons cependant la vigueur des portraits. Bénassis vit vraiment devant nous; Genestas, c'est le bon grognard épris de l'empereur; Jacquotte, la vieille bonne de cam- pagne qui, anciennement, tenait le presbytère. Quant à La Fosseusc, elle est délicieuse.

Paul Châtelain.

Ouvrages envoyés au bureau de la Revue

BEAUDELAIRE. Pages choisies. Montréal, Fides, 1946. 17,5 cm., 96 p. (Se- lecta.)

Pierre BENOÎT. La Vie Inspirée de Jeanne Mance. Montréal, Granger Frères. 25 cm., 192 p.

René BERGERON. Art et bolchévisme. Montréal, Fides, 1946. 19 cm., 135 p.

Berthe BERNAGE. La Fillette à l'Âge ingrat. Montréal, Fides, [1946]. 19 cm., 63 p.

Fernand BlRON, prêtre. Le Chant grégorien, sa Valeur esthétique. Québec, Librairie de l'Action catholique, 1946. 22,5 cm., 41 p.

Guy BOULIZON. Les mille et une nuits. Montréal, Fides. 20 cm., 251 p. Prix: $1.50.

Canadian Art in Brazil. Press Review. Art canadien au Brésil. Revue de la Presse à Rio de Janeiro, Sao Paulo, 18,5 cm., 323 p.

Béatrice CLÉMENT. Sainte Bernadette. Montréal, Granger Frères. 19 cm., 111p.

M.-A. COUTURIER. Marcel Parizeau. Montréal, L'Arbre, 1945. 22 cm., 79 p.

Abbé Adélard DESROSIERS. Notre Jacques Cartier. Montréal, Granger Frères, 1946. 24,5 cm., 160 p. Prix: $0.75.

Robert DE LONGEAC. Virgo Fidelis. Le prix de la vie cachée. Commentaire spi- rituel du Cantique des Cantiques. 4e éd. Paris, Lethielleux, [1931] ; Montréal, Granger Frères. 18,5 cm., XIV-418 p. Prix: $1.35.

R. FRISON-ROCHE. Premier de cordée. Roman. Grenoble, B. Orthaud; Mont- réal, Édit. de l'Arbre, [1946]. 18 cm., 382 p.

Albert GERVAIS. Au Soleil de Minuit. Manifeste de la Nouvelle Pléiade. Mont- réal, Editions Serge Brousseau, 1946. 18 cm., 151 p.

John-A. GUISCHARD. Le conte fantastique du XIXe siècle. Montréal, Fides, 19 cm., 181 p.

Frère Eucbariste GOYETTE, c.s.c. Contes du charpentier Joseph. Montréal, Fi- des, 1946. 20 cm., 99 p.

Frère Euchariste GOYETTE, c.s.c. Contes dorés. Montréal, Fides, 1946. 20 cm., 109 p. Prix: $0.50.

Lucien GRANDGÉRARD. L'Art de Peindre. Confidences d'un artiste. Montréal, Parizeau, 1945. 24 cm., 79 p.

Paul JOURDE. Chitalpur, Terre du passé. Montréal, Parizeau, 1945. 19 cm., 211 p.

Ambroise LAFORTUNE. Le Secret de la Rivière Perdue. Montréal, Fides, 1946. 19,5 cm., 144 p.

LAMARTINE. Présies choisies. Montréal, Fides, 1946. 17 cm., 95 p. (Se- lecta.)

Publié avec l'autorisation de l'Ordinaire et des Supérieurs.

La France renaît

Un faisceau de forces concourantes groupées dans une étonnante unité a fait la grandeur de la France au siècle de Louis XIV; les divi- sions continuelles seront la hache qui s'attaquera sans cesse au robuste tronc, et l'empêchera de produire ses meilleurs fruits.

Sur les bords enchanteurs d'une paisible baie de l'Atlantique, je fis jadis un court séjour dans une riche maison d'été entourée d'un immense parterre à multiples plans en forme d'escalier dont l'ensemble était multicolore comme une énorme corbeille de fleurs. Un jardinier habile avait planté sur le plus bas degré de la côte, avant la pente douce qui conduit à la mer, un rosier choisi de grande valeur. La plante robuste avait été déposée dans une terre grasse et bien préparée, riche en suc de toutes espèces. Le jardinier attentif la surveille avec amour, Témonde à toute heure du jour, empêche 'les folles efîloraisons, tranche les boutons rachitiques; au contraire, il conserve les branches magnifi- ques et fortes groupées autour du tronc, soigne les boutons pleins de vitalité. Le rosier produit des merveilles que nous appelions gaiment: les roses de vingt-cinq dollars.

On m'a dit que le jardinier avait bien vieilli depuis ces heureux jours. Avec ses forces est disparu son dévouement, son habileté. Il lui arrive même des maladresses incroyables: des branches ont été déchirées, les sauvageons y courent librement, comme en pays conquis, la terre s'épuise sans qu'on y renouvelle l'engrais nécessaire, la gelée et le vent marin ont brisé les racines courant sur la terre sèche. Le rosier si splen- dide jadis, vivote aujourd'hui tristement.

* * *

La France de 1594, point n'est besoin de s'y attarder, est aussi un rosier épuisé, maigre et sans force. Elle est iréduite à fort peu de chose! Mais elle a trouvé, dans les trésors d'un cœur jeune et hardi, des

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lui-même, sur les libres penseurs de son temps parmi lesquels il avait vécu, ou sur tout autre sujet vivant à ses côtés. Ainsi encore la philoso- phie de Descartes qui tourne le dos à la seolastique et ne veut dépendre que de sa propre observation et de la raison humaine. On peut en dire autant de Molière, de La Fontaine, de Racine, de la plupart des grands écrivains du siècle; et cet intérêt donné à l'âme humaine est si considé- rable qu'on le trouve même dans les œuvres médiocres du grand siècle. Le lecteur assez patient pour se trouer un chemin à travers les insipides et interminables romans du XVIIe siècle, sera bien récompensé de sa peine et fera d'inappréciables rencontres même dans les romans de Madeleine de Seudéry, dans les Essais de Nicole, dans les Charactères des Passions de La Chambre. Nous voilà donc dans un domaine philo- sophique: la psychologie.

Au tout début du siècle se dessine un mouvement de scepticisme, a la suite de Montaigne. En effet, Charron, son disciple, La Mothe le Vayer mettent volontiers en doute tout ce que le XVIe a accepté avec une bonne foi imperturbable. Le scepticisme et l'indépendance dans les idées conduisirent au libertinage dans les mœurs, et nous avons Théo- phile, Saint-Amant, Des Barreaux, d'Assouci. Nous arrivons ainsi à l'épicurisme, un épicurisme flou, insaisissable, sans doctrine cohérente, n'offrant aucune prise aux coups. Sa force réelle est justement cet état de tendance subtile et insinuante cherchant à faire son chemin hypocrite- ment partout. Je n'en veux pour exemple que ce logis inopiné je le trouve soudain réfugié: le bon La Fontaine. Vous ne m'en croyez pas? Faites seulement appel à vos souvenirs, vous y trouverez ces quelques vers de La Fontaine lui-même s'aecusant bien gentiment:

Jean s'en alla comme il était venu, Mangea le fonds avec le revenu, Tint les trésors chose peu nécessaire; Quant à son temps bien le sut dispenser, Deux parts en fit dont il soûlait passer L'une à dormir et l'autre à ne rien faire.

Et ailleurs:

J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique, la ville et la campagne, enfin tout . . .

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L'athéisme plus ou moins sincère dont quelques-uns font rarement et prudemment profession, c'est la menace contre l'Église et contre la foi qui est la base même sur laquelle s'édifie le XVIIe siècle.

Les affinités entre l'esprit chrétien et la philosophie platonicienne se sont manifestées depuis bien longtemps dans le christianisme, en particulier chez saint Augustin. Il ne sera donc pas étonnant de voir revivre cette tradition ancienne au XVIIe siècle. Cette doctrine corres- pond à la Renaissance dans sa jeunesse, à son optimisme, son enthou- siasme idéaliste. Saint François de Sales, l'humanisme dévot, l'Oratoire, Descartes, Malebranche en nourriront leur métaphysique et la théorie des idées innées connaîtra, grâce aux Jésuites, une nouvelle vogue. Du Platonisme ancien, on prendra surtout l'idéalisme esthétique qui orne le Traité de l'amour de Dieu, les beaux dialogues de Malebranche et même la pensée magnifique et tranquille de Bossuet enveloppée dans cette ample mante qu'est la phrase cadencée empruntée aux auteurs latins. A l'école de Platon, artiste autant que philosophe, on apprend que même en théologie, il faut savoir tirer parti de la beauté de la forme, de {'harmonie dans la composition, de l'éloquence dans le style. Biref, il faut utiliser la beauté de la forme, l'art pour instruire, et il est b'.en permis de s'y arrêter un peu. La beauté élève l'âme, la soulève de terre, l'arrache au matérialisme. Le père Lemoyne est un poète et un mystique également, comme le sont les représentants de l'humanisme dévot. Ils veulent mener les âmes à Dieu par la voie de la joie, en les encourageant au début de l'ascension.

Place donc à l'humanisme dévot que l'abbé Bremond définit fort joliment « le printemps de la dévotion ». Une sorte de Fête-Dieu « tout le sensible, tout le brillant, toutes les modes, tout le bon et tout le mauvais goût issus de la Renaissance et du baroque, la verroterie de Ronsart et le clinquant du Tasse, servent à orner les reposoirs, à égayer la procession ». La religion épouse la littérature, et elle n'est incompa- tible avec aucune des conditions de la vie humaine, ni avec aucune des exigences de la société. Passe encore pour ces deux affirmations, mais on comprend moins certains sacrifices consentis à la mondanité, à savoir un mélange du sacré et du profane, de beaux compliments fleuris à

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l'adresse du roi, un ton caressant, sans cesse employé pour captiver le lecteur ou l'auditeur (saint François de Sales, Bossuet) .

Le stoïcisme, lui, vient du Nord et fait son apparition assez tôt, mais se développe à l'époque des guerres civiles et religieuses, époque de pessimisme et de découragement. Il est fait pour les intelligences « raison- nables » et douées de volonté; on le trouve chez les moralistes. Il fouette le courage et la volonté dans le malheur des temps et aboutit au déter- minisme et à la fatalité. Il persuade que la douleur et la mort ne sont pas des maux et trouve donc un terrain propice dans les guerres reli- gieuses et civiles du XVIIe siècle, au moment chacun se sent menacé dans ses biens et dans sa vie. Esprits graves et austères, les stoïciens for- ment les premières générations méthodiques.

C'est cette doctrine que le christianisme et (le classicisme doivent assimiler. Il faut apprendre au stoïque à « vivre en Dieu » et à être artiste. Et le stoïcisme apportera à la religion et au classicisme son élé- ment rationnel, sa volonté persistante d'atteindre le beau. Vous pensez tous à Boileau et vous avez raison. Nous le retrouvons également dans la bourgeoisie française de tendance réaliste et raisonnable, économe et un peu sèche. Nous le retrouvons surtout dans les héros de Corneille ces surhommes volontaires jusqu'au raidissement, jusqu'au point de ne plus être humains, héros qui sont des stoïques chrétiens. Nous le retrou- vons chez Condé, Turenne et la noblesse en général; nous le retrouvons chez les jansénistes exigeant l'héroïsme de tous les chrétiens. Nous le retrouvons même chez Descartes avec sa confiance dans la raison, son déterminisme de la volonté.

Les classiques sont, avant la lettre, des rationalistes chrétiens, car la foi et la raison sortent de la même source, Dieu, et peuvent habiter ensemble. Chacune a son domaine; pourra raison, les vérités naturelles; pour la foi, les vérités surnaturelles. Les classiques ne les opposent pas, mais les distinguent dans leur nature, leurs opérations et leur domaine. En sorte que ce rationalisme chrétien est de l'aristotélisme chrétien, ou simplement de la scolastique.

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Mais on s'aperçoit bien vite que cette doctrine est dangereuse pour la religion même à laquelle on voulait l'associer ou la faire servir. Force de la volonté, confiance dans la raison, fort bien, mais oubli de la grâce, mépris de l'humilité. Pascal semble avoir prévu cette lutte entre la raison et la foi; avoir prévu que la Renaissance romprait les di- gues du classicisme pour reparaître plus tard (en réalité du XVIIIe siècle, le siècle de Voltaire) . De fait le rationalisme a menacé d'envahir la religion pendant tout le XVIIe siècle. Et cette emprise de la raison est la tendance constante de l'esprit français. Ce sera la faiblesse du classi- cisme de ne pas avoir assez profondément concilié foi et raison.

Scepticisme, épicurisme, platonisme et rationalisme stoïcien vien- nent donc tour à tour s'écraser ou s'ébrécher sur la pensée catholique en voie de réforme. C'est même le fait fondamental de l'époque, fait qui révèle l'étonnante force d'adaptation que possède l'Eglise. En effet, la Réforme protestante écartée, l'Eglise va chercher dans la Renaissance tous les éléments assimilables. La réforme catholique est d'abord retar- dée en France par les guerres civiles et religieuses, par le gallicanisme, le jansénisme dont le mouvement important a longtemps marqué de son empreinte la réforme elle-même; mais le concile de Trente finit par avoir raison de ses adversaires, et sous le règne de Louis XIII la paix religieuse est rétablie pour toute la durée du siècle. La réforme s'est développée dans le cadre du christianisme dont elle maintient la doctrine intacte. Le renouveau catholique fut si profond que la France a pu y puiser sans cesse jusqu'à nos jours.

Songez que le vent aride du rationalisme a pu souffler pendant tout le XVIIIe et le XIXe siècles, et cependant la pensée catholique a poursuivi sa route accidentée, a montré une vigueur qui lui permet de refleurir sans cesse. La Révolution, le romantisme, le positivisme, le îaïcisme ont passé; la science a passé aussi et tous sont venus s'écorner les coins sur le roc solide de la pensée catholique. Et depuis 1885 envi- ron, le monde catholique a le bonheur de voir sans cesse les élites françaises revenir au bercail de l'Église. On ne pourra bien expliquer ce phénomène si l'on ne tient compte de la forte rééducation religieuse que le XVIIe siècle a donnée à la pensée française.

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Le véritable esprit chrétien donné à la France, il faut en chercher les promoteurs dans saint Vincent de Paul, Bossuet et les autres grands prédicateurs de l'époque. Assez longtemps on a tenté de faire croire que la réforme catholique était due à Port-Royal, siège d'un mouvement qui fut un élément d'excitation morale, mais qui est vite devenu un élément de désorganisation et de désordre, et par conséquent ne peut être cause adéquate d'un véritable esprit chrétien.

Un faisceau de forces a fait la grandeur de la France; les divisions continuelles vont la ronger. Et cela a commencé dès le XVIIe siècle lui-même. La révocation de l'édit de Nantes a dressé de nouveau protes- tants contre catholiques. Et cette division a entraîné d'autres divisions: celle des forces sociales, intellectuelles et même économqiues. Un bon nombre de protestants se réfugièrent à l'étranger, à jamais opposés au régime, dans tous les domaines. Le mouvement philosophique rationa- liste si longtemps une simple menace à la pensée catholique, ira se renfor- cir à l'étranger. De l'étranger également viendra en partie le grand mouvement romantique.

A l'intérieur du royaume, la noblesse inactive devenue inutile se trouve, par la force des choses, dressée contre la bourgeoisie riche et contre le prolétariat.

La vie artistique, scientifique et littéraire a adopté définitivement Paris, faisant de tout le reste de la France une immense Béotie. La que- relle des jansénistes et des Jésuites affaiblit la religion. Le sentimenta- lisme et le mysticisme de Fénelon étouffent les vertus actives et fortes. Le goût des sciences exactes grandit; la science elle-même, croit-on, suffit à assurer le progrès et le bonheur de l'humanité qui ignore la foi avant de la combattre.

Le courant de la Renaissance naturiste et païenne filtre partout. Les philosophes se disent toujours classiques; mais ils ne sont en réalité qu'un étiolement du classicisme qu'on a privé de ses formes vives. La doctrine classique est maintenant desséchée, trétrécie et on en conteste étourdiment les principes essentiels dans la querelle des anciens et des modernes. Les esprits sont à jamais divisés et la Révolution française est un amer fruit déjà mûr.

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Si l'on me dit que l'unité s'est faite en France autour du classi- cisme, cette doctrine forte et énergique, doctrine du bon sens même, de l'équilibre des facultés; je le concède volontiers et nous venons de voir comment elle s'est opérée.

Si je considère ensuite le romantisme, c'est-à-dire la liberté dans l'art, l'effusion du sentimentalisme, de la vie personnelle du poète, je verrai difficilement l'unité possible.

Si je considère l'école réaliste ou parnassienne, je constate qu'elle n'est qu'un point restreint dans le domaine de l'art. Autour de lui seul, l'unité n'est pas facile.

Si je considère le symbolisme, le problème est plus complexe. J'admets volontiers que tel symbole me suggère telle idée. Je consens même à admettre que tel son dans le vers peut me suggérer telle ou telle impression. Mais si l'on veut nous amener à admettre:

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes . . .

puis- je être assuré de faire ici l'unité?

Si l'on veut me présenter Cyrano et qu'on me décrit un nez si volumineux, si rouge, si grand, si disproportionné que la personne même de Cyrano n'apparaît plus du tout et qu'on l'oublie sciemment, je me récrie: On l'a vu pourtant, il n'y a pas si longtemps. Voici un tableau. La couleur prend toute la place; si bien que je puis enlever le dessin, le remplacer par un autre de fortune et je garderai la repré- sentation, le sens réel; c'est le subconscient qui donne à l'objet le sens désiré comme c'est dans le subconscient qu'on l'a cherché; j'arrive ainsi à exprimer un sens plein, une symphonie de couleurs. . . Par exemple, je vois une image projetée d'un appareil cinématographique, une figure vague, disons une boule faite de lanières blanches, rouges, vertes, noires, qui se oroisaillent avec élégance, si vous voulez; si l'on énonce alors la légende: le toréador et le taureau, j'accepte peut-être, mais ma raison n'y voit goutte, pas plus qu'elle ne voit quelque chose de sensé dans « la rencontre fortuite d'un parapluie et d'une machine à coudre sur une table de dissection » (iLauréatmont) . Et que dire de l'unité autour

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d'une telle doctrine? Le surréalisme. . . ? J'aime mieux l'assurance que me donnent ces deux vers si connus:

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement Et les mots pour le dire arrivent aisément.

Si je rencontre un philosophe qui raisonne ainsi devant moi: Je ne sais pas d'où je viens, car je n'accepte que ce que je trouve par moi-même et en plongeant l'œil dans le passé, je ne puis trouver d'où je suis venu.

Je ne sais je vais, car en scrutant l'horizon lointain de ma vie future, je ne vois en rien je pourrai bien aboutir.

De moi, je sais très peu de choses. J'existe, fort bien. Je ne vois pas l'utilité de cette existence, elle est absurde. Je constate en moi des tendances, surtout mauvaises. Je trouve autour de moi des méchants. . . Le mal m'entoure de toutes parts. irai-je, quel monstre me surveille et m'attend? Mieux vaut en finir tout de suite, serai- je tenté de dire, puisque je n'ai rien à attendre de qui que ce soit. L'unité. . .? Tout le monde ne caresse pas la pensée souriante de finir par le suicide.

Je vous ai fait grâce, sans demander votre permission, des autres écoles: les futuristes et leurs chantiers, les cubistes et les faces sensibles des objets, fies dadaïstes et l'exaspération de l'individu, les unanimistes que nous reverrons ailleurs avec Jules Romain.

Rien d'étonnant si toutes ces doctrines ne réussissent pas à attirer un grand nombre d'adeptes, encore moins à faire l'unité.

Reverrons-nous un jour l'unité en France? Unité politique, unité religieuse, sociale, philosophique, artistique, littéraire. . . l'avenir seul le dira. Mais nous savons que depuis nombre d'années, le malheur aux bras maigres et crochus s'est acharné sur la France: révolutions de 1789, de 1830, de 1848; perte d'une guerre en 1870; nouvelle guerre en 1914; et enfin en 1939 dernière guerre qui a accumulé tant de ruines sur la France. On peut se rappeler l'exacte vérité en songeant seulement qu'une seule ville a subi cinq cent douze bombardements aériens, sans compter les obus nombreux venant des côtes anglaises ou de l'artillerie

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de marine. Aussi, en approchant la côte française, quel serrement de cœur n'éprouve-t-on pas à voir, par exemple, le port de Cherbourg, véritable cimetière marin dépassent ici et une coque de navire rouillée, ou toute espèce de ferraille; et encore bien davantage à voir les docks et même la ville tout entière réduite à un amas de ruines; il faut dire que toutes ces ruines ne se relèvent pas vite. Et sur la route Cherbourg-Paris, les églises restent désertes, véritables cadavres aux yeux vides dressant en l'air des bras aux chairs pantelantes. Les écoles n'ont pu rouvrir leurs portes, des milliers de familles se sont réfugiées chez des voisins de la campagne ou simplement dans des maisons mi- détruites, sinon sous un simple monceau de béton ou de pierre. La reconstruction des foyers est donc lente, oui et fort lente.

C'est que les matériaux font défaut et que le gouvernement a du songer en premier lieu, aux services essentiels. Et d'abord il faut donner à manger à la France, et pour ce faire encourager le produit de la ferme, réparer les routes, relever les usines détruites, reconstruire les voies fer- rées, remplacer les ponts. Voilà de quoi occuper tous les bras capables de porter l'instrument du travail. Le système de production alimentaire doit se remettre en marche, s'améliorer. Et quelle merveille, une année après l'armistice, de nous voir rouler à quatre-vingt-cinq milles à l'heure, quelques mois plus tôt on ne pouvait voir que ruines; de voir les produits de la ferme transportés d'un bout du pays à l'autre sur des wagons de fortune, souvent fort anciens et rudimentaires, avec de simples roues de bois. Il y a donc de la nourriture en France. Rien d'étonnant dans un pays si riche. D'ailleurs la récolte a été fort belle et abondante.

Seulement, il n'était pas facile d'atteindre cette nourriture, du moins en juillet dernier. En effet, pour construire il faut importer du matériel de construction, et le franc a fait une chute comme il n'en a jamais connu dans son histoire. La France pourra donc importer, se procurer des devises étrangères en exportant elle-même. Et voilà que les riches vins français partent pour l'étranger. Le Français se contentera de pain brun il n'a pas vu de pain blanc depuis 1939, de vin de basse qualité qu'il paiera un prix exorbitant. Le contrôle serré permettra ainsi d'exporter vins de Champagne, cognacs, laines et tissus,

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coton, oyonne, fruits et légumes, bijouteries, gants, ameublements, etc. C'est grâce aux nombreux sacrifices du Français moyen ou pauvre que la France peut reconstruire.

Comme la vente du produit français est contrôlée partout, que sa rareté est plus grande à Paris qu'ailleurs, le terrible marché noir s'orga- nise partout sur une échelle nationale et devient un facteur important dans la dévaluation du franc. On ne se nourrit pas de ces pauvres francs de papier, si jolis soient-ils, ni de monnaie de fer-blanc, l'or et l'argent ont été raflés par les occupants. Alors, on offrira son porte-monnaie entier pour un peu de beurre, pour une ilivre de fromage, pour une barre de savon, pour une cigarette américaine, pour je ne sais trop quoi. Si votre costume vous désigne comme américain, gare à vous; vous serez abordé partout, surtout sur la grande place de l'Opéra aux abords des édifices d'agence étrangère. Et si vous êtes abordé par un individu aux allures peu rassurantes, vous devrez mentir effrontément et répondre: Non, monsieur, je n'ai pas de dollars américains. Si par malheur, vous avez un paquet sous le bras, regagnez votre logis. . . Le savon de mon- sieur Lamarre de Québec, c'est une aventure qu'on ne raconte pas devant un tel auditoire.

Malgré une abondance relative, la France boit moins, ce qui est excellent pour sa santé physique et morale, et mange moins. La situation s'améliore évidemment, et ainsi une différence sensible était évidente entre la nourriture qu'on nous offrait au tout début de juillet, et celle qu'on pouvait facilement atteindre à la fin d'août; différence remarquable surtout dans la viande, le vin, les légumes et les fruits. Il faut dire que l'étranger tombant à Paris au début de juillet n'avait qu'une alter- native: serrer sa ceinture ou verser ses dollars. Séraphin Poudrier y eût vite crevé comme un chien. Un Canadien ordinaire se trouvait simple- ment dans une situation tragi-comique. Ainsi, après deux ou trois jours, nous n'avions pas encore pris le tour de trouver la nourriture convenable, proportionnée à notre bourse. Par exemple, ce soir gris, au souper: nous étions six Canadiens dont trois Canadiens anglais. Sur notre demande on nous a servi une soupe, comme toujours prétendue soupe aux légumes, une fricassée: mélange d'épinards, de gélatine, de riz peut-être et l'éternelle mortadelle. Personne n'osa atteindre le fond

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d'une telle assiette. Pour compléter, de la confiture aux cerises non su- crée: trois ou quatre cerises dans un jus clair et noir. Ce menu n'est guère de nature à relever la conversation. L'un de nos compagnons anglais était particulièrement abattu, taciturne. Tout à coup il relève la tête: «Ces cerises, elles sont du marché noir, elles noircissent toutes les dents. » Ce fut, vous le comprenez, le signal de la gaieté. En juillet donc, à Paris, on survit, et c'est assez. Je connais des messieurs qui auraient fort bien survécu d'ailleurs s'ils avaient continué à prendre le bon repas d'un certain soir, lequel leur a coûté huit cents francs à chacun. Ce soir-là, ils ont patauger dans le marché noir.

Voyager vers l'Europe présentement d'ailleurs, c'est s'exposer aux aventures. En juin dernier, les aventures ont commencé dès notre montée sûr Vile de France, au quai de Boston, car ce soir-là, les employés ont fait plusieurs heures de grève, et ces braves Bostonnais sans méchanceté, j'imagine, m'ont forcé à rester trois semaines sans changer de sous- vêtements, de chemise, ni de chaussettes, voyageant hardiment avec une simple serviette contenant un nécessaire à barbe et cinq cents cigarettes américaines qui n'avaient pas cette destination, tandis que mon bagage reposait paisiblement dans la cale du paquebot qui n'avait plus rien de son luxe d'autrefois, je vous le jure.

A bord, il nous a fallu, coûte que coûte, prendre l'habitude de faire la queue (nous étions deux mille deux cents) : queue pour faire visiter nos papiers, pour avoir sa place à table, pour le goûter tous les jours, pour faire changer son argent, pour acheter des bagatelles, queue pour tout, des heures de queue, queue au point de donner les nerfs à la personne la plus calme de l'îlot flottant. En France, queue encore pour la douane, queue pour les coupons de rationnement, queue et queue partout. Il aurait fallu douze à dix-huit heures de queue pour pouvoir traverser les frontières suisses. Nous savons maintenant que l'adminis- tration française n'est pas pressée, que les formalités abondent partout: trois bureaux à visiter et queue à chacun pour avoir une place dans le

train de Lourdes.

* * *

En France, à la suite de la guerre, un renouveau catholique peu sensible cependant, se dessine ici et là. Je n'en veux comme exemple que

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cet extraordinaire « pèlerinage de Péguy » que les étudiants ont voulu encore une fois renouveler: quatre mille étudiants se rendant à pied, le long des routes de la Beauce aux Champs d'Or, de Paris à Chartres. Nous n'avons rien de moins que la foi du moyen âge.

Donc, renaissance assez générale en France. Paris demeuré intact extérieurement, mais marqué de nombreuses plaies au cœur, reprend son vieux visage d'avant-guerre, même si la mélancolie rôde encore. Les musées sont ouverts, les églises reprennent tour à tour leurs verreries splendides et leurs habitués, les parcs sont ornés et fréquentés, les cafés- terrasse ont refleuri, les théâtres, les salles de concert et de cinéma sent toujours remplis. Le 14 juillet au sortir de la Comédie-Française, les jeunes couples n'ont pas été lents à entrer en danse sur la place proche. Les plages, les chalets d'été sont fréquentés; en effet les employés pari- siens se sont permis pour la première fois un mois de vacances.

La vie intellectuelle est en pleine activité, comme l'ont fort bien démontré les cours d'été donnés à la Sorbonne à quelque cinq cents étudiants venus de tous les pays d'Europe et d'Amérique du Nord. L'esprit français continue sa recherche perpétuelle au fond du vieux cœur humain. Les théories en vogue ne sont pas toujours splendides, mais il serait cruel de dire avec André Malraux: « L'Europe ravagée et sanglante n'est pas plus ravagée ni plus sanglante que le visage de l'homme qu'elle a voulu créer. »

Il est trop vrai qu'il existe une « jeunesse blasée, dégoûtée, sans espoir ni foi », cherchant à s'évader en réalité ou en imagination (roman, poésie ou doctrine philosophique) ; mais la plus grande partie de la jeune génération s'est remise au travail avec courage, conservant l'idéal humain et chrétien des jours heureux, cherchant à reconstruire un monde viable. C'est du moins la constatation faite par nous-même, l'opinion exprimée par nos professeurs de la Sorbonne, et rencontrée d'ailleurs dans les œuvres récentes et les revues.

Au début du siècle, s'était développé le débat du Moi (sens indi- viduel) et de l'Autre (altruisme, sens social, collectif), débat venant d'influences étrangères. Les théoriciens du Moi, de l'égotisme, de l'épa- nouissement de l'individu sont Nietzche, D'Annunzio. Les apôtres de l'humanisme, de la communion humaine à base de charité sont Vogue,

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Tolstoï, Dostoieski. Les trois maîtres en France, lesquels évoluèrent de l'égotisme au collectif, sont Brunetière, scientiste traditionaliste et bour- geois; Jules Lemaître, impressionniste et royaliste; Anatole France, dilet- tante et socialiste à l'esprit insaisissable.

Les trois plus grands poètes de la même époque sont trois impres- sionistes personnels, faisant eux-mêmes leur propre manifeste; Péguy, une flamme, une école de ferveur, un propagandiste catholique, le plus beau poète patriotique français; Henri de Régnier, réservé, discret, musi- cal; Toulet, humoriste délicat, fondateur de l'école fantaisiste, aimant la pitrerie.

Dans la 'littérature de guerre 1914, nous distinguons deux grands poètes; Jean-Marc Bernard, la voix d'une âme tendre, rêveuse ou joyeuse et Appollinaire avec ses Calligrammes que nous trouvons à l'origine du surréalisme. Parmi les tromaneiers, il faut signaler le classique Duhamel et sa Vie des martyrs, Dorgelès et Les croix de bois; enfin Barrés, l'apologiste de l'énergie nationale et Loti le marin, qui en réalité ont tous deux plus de chaleur, plus de substance. L'Enquête sur les maîtres de la jeune littérature, conduite en 1923 par Varillon et Rambaud nous éclaire parfaitement sur les tendances de l'époque.

Depuis vingt-cinq ans, en littérature, la confusion est grande. La querelle des « Tricheurs » peut fort bien servir ici de transition. On reproche à Barrés et à Gide d'être passés de l'égotisme à l'intérêt de la nation, à l'adhésion à un parti politique, et en cela d'avoir triche. Mauriac les excuse; tout écrivain a droit d'évoluer, Barrés et Gide comme les autres. Nous assistons, nous, à la naissance d'une génération politique s'intéressant aux problèmes nationaux, internationaux, guerriers.

Donnons ici, en prose, la première place à Duhamel qui cherche la définition de l'homme dans toutes ses valeurs; l'individu et la famille dans la société, Salavin et les Pasquiers.

Jules Romain, c'est le créateur de l'unanimisme, cette théorie de « l'humanité une ». L'individu qui regarde vivre ses contemporains prend conscience de la solidarité qui les unit tous. L'individu n'existe pas seul, la société le constitue à tel point qu'il n'existe qu'en relation avec d'autres êtres, d'autres hommes, un paysage, la nature. Il écrit donc Les hommes de bonne volonté, roman-fleuve qui est le panorama solide

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de la société française au XIXe siècle, peinture qui décrit l'enchevêtrement des incidents de la vie comme on les trouve dans la réalité. Romain a voulu mettre ces idées en pratique: l'homme en société. Ce fut l'expé- rience de l'abbaye de Créteil qui dura peu et laissa beaucoup de souvenirs.

François Mauriac, c'est le romancier de la conscience tourmentée, romancier chez qui l'on retrouve un grand nombre de caractères classi- ques.

Dans le théâtre, on nous a signalé Claudel dont le théâtre dépasse le commun des mortels, même l'Annonce faite à Marie; Jean Girau- doux qui renonce volontairement à être clair; Jean- Jacques Bernard, jeune Juif dont les pièces pourraient être la réalisation de ce qu'on a appelé les drames « du silence ».

En poésie, Claudel encore dont l'œuvre est bien connue, pas tou- jours comprise et pour cause: elle est vaste comme l'univers et en épouse la complexité; Paul Faure et la forme rythmique des anciennes canti- lènes qu'il donne à ses ballades; les surréalistes qui sont fort nombreux et dont nous avons entrevu la doctrine. Nommons cependant en passant: André Bireton, Paul Eluard, Louis Aragon, Pierre Reverdy.

Depuis l'occupation allemande, la littérature clandestine a mis en relief Vercors et Mauriac dans la littérature de résistance, la littéra- ture nationale, anti-allemande. Nouvelliste également de l'après-guerre, Vercors se distingue par une prose toute classique comme on peut Je constater dans Les chemins de la mer et La marche à l'étoile. Polémiste de première force, ce sera la dernière consécration du talent de Mauriac.

Il faut noter aussi, depuis la libération, un regain énorme du jour- nalisme: une fois et demie plus de publications qu'avant 1939, malgré la crise du papier. Les revues et hebdomadaires anciens n'ont presque pas reparu, mais les nouveaux sont nombreux: genres, luxe ou demi- luxe, magazine et revue à la fois, donnant une grande importance aux gravures.

Parmi les romanciers mentionnons Marcel Aymé avec son bouquin Le chemin des écoliers, lequel fait un effort pour créer un monde qui ne soit pas le monde réel. Signalons également le remarquable roman de Bori: Mon village à l'heure allemande.

La poésie, connaît aussi un regain considérable. Le poète obscur

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s'est aliéné, temporairement du moins, le lecteur. La poésie de la résis- tance est souvent claire, simple, à la portée de tous. On a raison de croire cependant que les recherches se poursuivront incessamment. En réalité les recueils manifestent toujours le goût du clair-obscur, un peu de laisser-aller, si bien que l'on ne voit souvent ni commencement, ni milieu, ni fin.

Certains maîtres continuent à exercer leur influence: Racine par exemple et le classicisme qui couvre tout le terrain poétique; puis les écoles à tendances particulières: Mallarmé et le symbolisme, Claudel et son renouveau chrétien et mystique, Valéry et son intellectualisme, Apollinaire et le surréalisme. Arrêtons-nous davantage sur la jeune génération qui est nombreuse et hardie, preuve que la renaissance intel- lectuelle n'a pas été plus lente que la reconstruction. En somme il est assez facile d'indiquer par quels liens elle se rattache aux écoles anté- rieures; mais il est plus difficile de trouver les tendances nouvelles, le lien de parenté qui nous permettrait de classer définitivement la nouvelle production, et de la caractériser. J'y renonce. Il suffit à mon propos de constater que ces poètes sont nombreux et bien vivants. Je noterai la caractéristique de chacun. Si vous êtes capables de découvrir la teinte de la prochaine école contemporaine, j'admirerai votre extraordinaire habileté.

Supervielle, qu'on me permettra d'appeler néoclassique, reste le poète de l'amitié avec les hommes, avec les animaux et avec les choses.

Paul Eluart se montre poète surréaliste assagi et demeure délicat, fugitif et limpide.

Aragon surréaliste également, a déclaré la guerre à sa propre école et il stigmatise une société en putréfaction. « Un nouveau vice vient de naître, dit-il, ... le surréalisme » (Le Paysan de Paris, 1924).

Patrice de La Tour du Pin se situe dans la tradition symboliste, s'est créé tout un monde imaginaire et aborde des sujets philosophiques: La Quête de joie, Y Enfer, Psaume.

Pierre Emmanuel a une double ambition: reprendre les procédés anciens débarrassés de leurs conventions vétustés et redonner toute sa vigueur à la poésie à sujet; il se distingue par la violence.

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Jacques Audiberti au verbe méridional brasse dans ses couleurs tout ce qu'il a pu trouver de poésie dans la littérature française et fait entendre parfois des accents inattendus, d'une grande pureté.

Robert Canzo est remarquable par son mouvement, sa logique.

Lanza del Vasto, dans son recueil Le chiffre des choses, se distingue par la densité.

Les poètes sont nombreux en France, mais nous ne parlerons pas de Marius Grout, d'Armand Robin, de Rolland de Renéville, de Jean Tardieu, d'Henri Thomas.

Au théâtre, un pivot artistique semblable à ce qu'a été Valéry en poésie: Jean Giraudoux avec son art savant, plein d'émotion, de forme intellectuelle, de goût précieux genre concetti, art mis au service d'une mythologie d'enfance. Comme antagoniste, Anouilh avec son théâtre profond et noir. C'est en voyant les pièces de Giraudoux qu'il a connu ce qu'était le style de théâtre.

Je ne puis terminer sans revenir sur Sartre avec son existentialisme qui n'est pas de lui, qui n'est pas à lui seul, mais qu'il sait fort bien faire valoir. Il est plutôt un philosophe et les allusions qu'on a faites tout à l'heure à son influence restreinte, nous suffisent. On ne connaît trop la nature de cette influence sur plusieurs, mais on en conteste générale- ment la durée possible.

Toute cette course à travers la littérature française nous permet de conclure aisément que la France a été grande la période classique, qu'elle a subi de grands malheurs les divisions de toutes sortes et la défaite, mais qu'elle sait encore se relever sûrement et en vitesse nous le voyons présentement.

* * *

Nous aimons à constater que la prospérité revient à grands pas en France, que le pain se fait plus abondant, même sur la planche des foyers les plus pauvres. Cela devait être, puisque la France est la plus riche contrée de l'Europe. Il me souvient d'avoir entendu, l'été dernier, dans un autocar, à Versailles, une bonne Anglaise dire à sa voisine: « Dans un an, la France sera redevenue prospère. » Elle exagérait, la bonne Anglaise, mais c'était bien l'idée qui se présentait à l'esprit lorsque nous voyions de riches plaines de blés d'or ou de raisins verts, se dérouler

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sans fin sous nos yeux ébahis. Et cela pendant des heures d'un wagon de chemin de fer, roulant à toute vitesse. Il est singulier de constater que nous, Canadiens, nous avons plus grande confiance en l'avenir qu'un grand nombre de Français même, de jeunes surtout.

Paris m'a plu infiniment, malgré sa nourriture pauvre d'alors, malgré toutes les conserves que j'ai y absorber. Paris reste le grand centre des arts, le pays des merveilles. En une heure, je puis y visiter plus d'oeuvres magnifiques que partout ailleurs dans des semaines. Les parcs, les musées, les vieilles églises, les monuments abondent. Et Paris plus que jamais c'est chez nous. Je salue ici notre bonne maman du quartier latin, Mme Mâcle du restaurant « Le pommier normand », mon ami M. l'ingénieur Dreyfus, et combien d'autres.

Vous ne savez, chers amis de France, quelle joie c'est pour nous de nous voir reçus comme des frères. Pour nous certes, c'est tout naturel de voir dans un parisien un frère. Pour lui, ça pourrait être différent: nous venons de si loin dans le temps et dans l'espace. Cependant le temps et l'espace n'y changent rien. Et c'est un plaisir de voir se dérider les visages, de voir s'éclairer les regards, quand nous apprenons à un interlocuteur que nous sommes Canadiens. Il m'est arrivé de chercher d'où venait pareille sympathie manifestée de mille manières. Certes il y a la guerre, les rencontres imprévues, les secours inattendus, la langue légèrement archaïque ayant le goût savoureux des choses anciennes et aimées. Mais il y a aussi la sympathie inexplicable venant d'un même sang, d'un même passé lointain.

Souvent il est arrivé à des parisiens de découvrir eux-mêmes que j'étais Canadien, comme ce coiffeur, qui l'affirmais avec le plus grand naturel du monde. Et Canadien c'est un « mot de passe » à Paris. Grâce z ce mot magique, nous avons vu des hôtels s'ouvrir à larges battants, nous avons vu des conversations s'engager sans fin avec un ingénieur des ponts et chaussées, avec un avocat célèbre, avec un industriel distingué de l'Indo-Chine; nous avons vu des chauffeurs faire place dans leur voiture, des bateaux élargir leurs flancs. Voilà une sympathie qui voui ira droit au cœur, chers compatriotes canadiens, si vous avez l'immense bonheur de faire ou de refaire un magnifique voyage chez vos cousins et amis de France. Armand TREMBLAY, o.m.i.

En marge de trois siècles d'histoire domestique *

LA DESCENDANCE DE PIERRE LEFÈVRE \ 1646-1694,

DE ROUEN, MARIÉ À LAPRAIRIE EN 1673,

À MARGUERITE GAGNÉ, 1653-1720.

« Et je sais d'où je viens si j'ignore je vais.»

1646. A Paris, Louis XIV a huit ans. La reine-mère, la régente, Anne d'Autriche, vient de choisir Mazarin comme premier ministre, pour relever le cardinal de Richelieu.

Dans les forêts d'Amérique, un fort de pieux, depuis trois ou quatre ans, s'élève en l'île de Montréal, à la clôture même du pays des Iroquois.

A Québec, le Conseil des Habitants s'assemble pour essayer de con- jurer le péril indien.

A Rouen, dans la maison bourgeoise de Jean Cavelier, un enfant mutin de trois ans commence à s'échapper d'une porte sévère et à regarder dans la rue. C'est le futur Robert Cavelier de La Salle et, au regard de l'histoire de l'Amérique, l'un des plus grands hommes du siècle.

* Texte présenté à l'assemblée de la Société généalogique C.-F., tenue à la Bibliothèque de la Ville de Montréal, le 1 1 décembre 1946. Préface à La Famille Lefèvre, de Laprairie, 1646-1946, 472 pp., ouvrage en préparation.

1 Orthographe adoptée pour ce patronyme partout en cette étude et autorisée par l'usage suivi par la moitié des membres de cette famille jusque vers 1900. Par la diffusion de l'imprimé, depuis, la forme LEFEBVRE, avec un b qui embarrasse tout le monde, a prévalu, hélas! Inutile d'ajouter que cette question d'orthographe n'a guère d'importance. En état civil, en droit, en histoire et en généalogie, tout est dans la filiation, attestée par des actes authentiques, notamment par les actes ou les contrats de mariage.

Quant à l'étymologie du nom (FABER, Fèbre, Febvre, Lefèvre, Lefebvre) {fabricant, forgeron) , les études déjà publiées sont trop nombreuses pour s'y attarder ici (V. TANGUAY, Dictionnaire généalogique des familles canadiennes, Montréal, 1871, vol. I, XXIII; Albert DAUZAT, Les noms de personnes, Paris, Delagrave, 1934, pp. 10-11, 113, 118, 121, 122, 150).

EN MARGE DE TROIS SIÈCLES D'HISTOIRE DOMESTIQUE 281

A l'autre bout de la ville, dans le faubourg de Bois-Guillaume, au foyer de l'artisan Robert Lefèvre et de Jeanne Autin la, naît un garçon, qui reçoit le prénom de Pierre.

Laissons-le grandir pendant que la Fronde divise la France, à peu près autant qu'aujourd'hui, entre gaullistes et pétainistes.

Quelque quinze ans plus tard, le futur roi-soleil va échapper à la tutelle de sa mère et de ses ministres Mazarin vient de mourir et prendre le pouvoir suprême. De l'action personnelle du grand roi sur son gouvernement, avec l'appui d'un non moins grand ministre, Colbert, la Nouvelle-France, comme on le sait, reçut en 1663 et en 1665, l'impul- sion qui devait l'asseoir définitivement comme pays de colonisation véri- table. De cette grande étape, le Canada cessa d'être uniquement un comp- toir de commerce.

La création du gouvernement royal et du Conseil souverain, l'arri- vée du régiment de Carignan et du premier vice-roi, le marquis de Tracy, sont des faits trop familiers aux étudiants de l'histoire canadienne pour que nous nous y arrêtions ici.

En 1665, le fils de l'artisan Robert Lefèvre, de Rouen, prénommé Pierre, a 19 ans. Est-il possible qu'il soit venu en Nouvelle-France com- me l'un des troupiers de l'une des vingt compagnies du régiment de Cari- gnan?

Après vingt années de recherches intermittentes, il est vrai je n'ai encore rien trouvé de précis sur l'arrivée de ce fondateur de famille canadienne.

De tous les traits qui nous distinguent dans les cohues humaines à chaque génération, il en est deux que la nature et la société nous ont don- nés pour nous caractériser entre tous la philosophie scolastique les ap- pellerait les notes individuantes c'est notre visage et notre nom.

Tout a été dit et formulé sur l'infinie variété des physionomies hu- maines. Depuis la sculpture informe des premiers âges, en passant par les statuaires grecs, les graveurs romains, les grands peintres de la Renais- sance, les caricaturistes des XVIIIe et XIXe siècles, et ces autres caricatu- ristes que sont les pamphlétaires de tous les temps, sans oublier les psycho- logues et les portraitistes littéraires de toutes les langues et de tous les

la Mariés à l'église de la Sainte-Trinité de Rouen en 1636.

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pays, la nature profonde des êtres est restée et restera quand même et mal- gré tout, toujours indiscernable au plus pénétrant regard, comme au stylet le plus précis.

Mais la société nous a donné également un autre signe de reconnais- sance, non seulement pour nos contemporains, et depuis quelques siècles, grâce à un ingénieux système, de plus en plus compliqué, pour ne pas dire perfectionné, c'est notre nom, le nom, qui parvient, pour quelques privilégiés, à survivre à la cité.

Les généalogistes de profession, familiers avec les rébus de l'état civil, savent le jeu passionnant que devient la reconstitution, à travers les générations éteintes, de l'identité des disparus, grands ou modestes.

Je n'ai pas besoin d'insister sur les difficultés que présente rétablis- sement de l'identité précise des membres d'une famille portant un nom aussi répandu que celui de LEFÈVRE.

La méthode suivie au cours de cet exposé est purement inductive. J'appliquerai la belle formule de Paul Bourget et qui lui venait, je pense, d'Alfred Capus: « Faire son œuvre à travers son métier, et faire son esprit à travers son œuvre. » Ce cheminement paraîtra peut-être labo- rieux; qu'on veuille m'en croire, il l'a été également pour moi.

A l'aide de l'inévitable Dictionnaire généalogique des familles cana- diennes de Tanguay 2, rien que pour le Régime français, j'ai relevé pas moins de 36 Lefèvre venus de France et qui ont fait souche au Canada en comptant naturellement tous les Lefèvre qui ont pris des surnoms et dont 23 ont eu de la descendance en ligne masculine.

Ainsi, au moment nous trouvons à Montréal, pour la première fois, le 30 septembre 1670, Pierre Lefèvre, de Rouen, témoin au mariage de Mathieu Faille et de Françoise Moreau, déjà aux Trois-Rivières, l'un de ses homonymes, Pierre Lefèvre, un Percheron de Mortagne 3, y a ache- vé sa carrière. L'un des pionniers de la ville de Laviolette, il y éleva une belle famille dont les descendants ont fondé Baie-du-Febvre et proliféré partout dans la région de Montréal, en particulier dans l'ouest de l'île, les comtés de Vaudreuil-Soulanges, des Deux-Montagnes, de Beauharnois et de Huntingdon.

2 Op. cit., vol. I, pp. 365-368; vol. V, pp. 263-286.

3 V.R.P. Archange GODBOUT, Les pionniers de la région trifluvienne, 1634-1647, Trois-Rivières, 1934, pp. 40-41.

EN MARGE DE TROIS SIÈCLES D'HISTOIRE DOMESTIQUE 283

La première mention que nous retrouvons de Pierre Lefèvre, de Rouen, à Laprairie, est le 30 novembre 1671, alors qu'il est parrain, avec Marguerite Tenard-Boyer, de Marguerite, enfant d'André Robidoux et Jeanne Denot. Deux ans plus tard, lui-même contractait mariage, le 4 septembre 1673, à Laprairie4 même, avec une jeune veuve, âgée de 20 ans, déjà chargée de deux enfants et dont le premier mari, Martial Sau- ton, s'était noyé l'année précédente.

La jeune veuve, née à Québec en 1653, issue d'une famille origi- naire du Mans, avait nom, Marguerite Gagné. Le P. Archange Godbout, a déjà suivi et présenté les origines et la primitive histoire de la famille Gagné au Canada 5. Je ne m'y attarderai pas.

Du mariage Lefèvre-Gagné devaient naître, dans leurs vingt années d'union, à Laprairie, neuf enfants. Tous devinrent adultes et on peut suivre l'existence jusqu'à la fin de sept au moins d'entre eux, qui se ma- rièrent. La trace des deux autres, apparemment restés célibataires, passé un certain âge, est aujourd'hui inconnue.

Que fut principalement Pierre Lefèvre, l'un des premiers colons de Laprairie? Il avait acquis, vers 1675, deux concessions formant 160 arpents de terre à la Côte Saint-Lambert, dans le voisinage, aujourd'hui, de la belle propriété Simard et du Country Golf Club 6. C'était l'épo- que où les seigneurs, les Jésuites, se servaient de tabellions notaires sei- gneuriaux — qui ne constituaient pas de greffe, et les actes de cession de ces propriétés n'ont pas été conservés.

Plus que cela, quand Pierre Lefèvre mourut prématurément, en 1694, il laissait tous ses enfants mineurs. Il n'y eut pas donc de règle- ment de succession à ce moment et ce n'est même qu'après la mort de sa femme, quelque trente ans après la sienne, que nous retrouvons le partage de sa succession dans le greffe de G. Barette 7, le notaire royal de Laprai- rie.

4 C'est le second mariage célébré à Laprairie, le premier, le 19 novembre 1670, ayant été celui de son beau-frère, Pierre Gagné et de Catherine Daubigeon.

} Mémoires, Société généalogique canadienne-française, vol. I, 2, juin 1944, pp. 111-114.

A 26 arpents, aujourd'hui du pont Victoria, me dit M. Elisée Choquet, c étaient les 15° et 29e concessions de Saint-Lambert. Concessionnaire dès le 21 juin \673 dixit M. Choquet d'une terre à la rivière Saint-Jacques, il l'avait cédée l'année suivante à Joseph Tissot.

7 Actes des 22 juillet et 9 août 1725.

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C'est en partie à M. Elisée Choquet, le savant historiographe de Laprairie, que je dois d'avoir pu identifier exactement se trouvait l'em- placement des quelque 160 arpents de terre que posséda Pierre Lefèvre, à la Côte Saint-Lambert, de Laprairie, depuis 1675 à tout le moins jus- qu'à sa mort en 1694.

Au surplus, il avait un emplacement dans le fort de Laprairie, rue Saint-Ignace, emplacement voisin, aujourd'hui, de la cour du collège.

C'est au moment je croyais avoir le moins de documents sur le colon que je découvris un jour, assez fortuitement, aux Archives, les pièces de ce que j'appellerais, aujourd'hui, le plus gros procès en diffama- tion du siècle et Pierre Lefèvre fut le principal témoin. Il s'agit de la poursuite8 intentée, en 1680, par son beau-frère Nicolas Gagné, le bou- langer de Ville-Marie, au marguillier du temps, Jean Leduc, qui, au sor- tir de la grand-messe, lui avait dit, devant plusieurs témoins, qu'il le savait sur le <c papier rouge », au greffe, pour avoir volé son beau-frère, Pierre Lefèvre, du temps qu'il était à Laprairie.

Je raconterai ailleurs ce procès, peut-être moins pour son intérêt intrinsèque, que pour montrer la procédure du temps, quasi identique à celle d'aujourd'hui, avec dépositions ad verbatim on dirait aujour- d'hui sténographiées et le soin apporté à l'enquête avant l'instruction.

Ce que m'a valu cette pièce majeure, aux fins qui nous occupent ici, c'est la déposition de Pierre Lefèvre, il révèle son caractère, si bon- homme, si soucieux de se montrer équitable et, je dirais, de ne pas prendre parti. Autre trait également qui y perce, c'est que dans ce procès entre particuliers, il ne décline pas de percevoir ses droits de témoin.

Mais la pièce est beaucoup plus importante encore, parce que c'est la seule qui m'ait permis, à l'aide de sa déposition, d'attester son âge, dont il n'est question avec certitude nulle part ailleurs. En son témoignage d'avril 1680, il se déclare âgé de 33 ans 8a. Ce qui le fait naître entre mars 1646 et avril 1647.

Pierre Lefèvre fut-il sur ses terres de la Côte Saint-Lambert de La- prairie un bon défricheur? 8a rien ne nous le dit.

l^^s^t^T^TE, Hteo* des Canals fronçai*, Montréal 1882, t. i, p. 71.

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En 1684, mordu lui aussi du voyage alors classique dans les Pays- d'En-Haut, en société avec ses voisins, Antoine Caillé et Charles Diel, ils engagent Jean Le Sueur Calot pour les conduire à Michilimakinac 9. Il ne dut guère en revenir plus riche 10 et il ne semble pas avoir recommencé l'expérience.

Cinq ans plus tard, 1689, a lieu l'affreux massacre de Lachine 11 L'année d'après, pendant que Québec se défend contre Phipps en sep- tembre 1690, les Iroquois viennent marauder jusque sous le nez des gar- nisons des forts de l'île et des environs. Ses concitoyens et voisins, Jean Bareau, Jean Bourbon, Jean Duval y laissent leur vie. Enfin, en août 1691, c'est « la bataille » de Laprairie, livrée par Schuyler 12 et les ca- pitaines de Saint-Cirque et Dosta, le lieutenant Domergue et les Montréa- lais Jean Leber du Chesne, Louis Ducharme, Pierre Cabazié, Pierre Pin- guet de Montigny, Nicolas Barbier, François Cibardin et autres périssent.

Au lendemain du massacre de Lachine, Pierre Lefèvre, qui a été

témoin déjà de tant de coups de mains, de scalpes, de meurtres sur ses voi- sins 18, par les terribles démons des Cinq-Cantons, visiblement prend peur, et il se fait concéder par les Sœurs de l'Hôpital un terrain dans le cœur de la ville, ici, à la Côte Saint-Lambert (de Montréal) , aujour- d'hui rue Saint-Laurent, côté est, entre Saint-Jacques et Notre-Dame. Passa-t-il une couple d'hivers en ville avec sa famille qui grandissait? Deux années plus tard, il cédait ce terrain à Etienne Forestier t4.

Dans sa conférence 15 sur la fondation de la maison des frères Char- ron, Mme Albertine Ferland-Angers nous a montré que Pierre Lefèvre avait eu, en 1692, le contrat de fourniture du bois de charpente pour

9 V. actes de Bénigne Basset, notaire, les 21 et 23 septembre 1684: obligation conjointe pour 2616 livres à Hilaire Bourgine*;

cession pour 240 livres à Antoine Brunet-Bellehumeur, d'une gabare ou pinasse de 1 2 tonneaux « la moitié, par lui bastie », et l'autre, acquise de Jean Caillau le Baron.

10 V. obligation du 30 août 1688 à Hilaire Bourgine.

11 [Jean-Jacques LEFEBVRE], Le massacre de Lachine du 5 août 1689, dans le Programme-Souvenir de la Célébration de la St-Jean-Baptiste..., Montréal, 1939, pp. 23-26.

12 V. le Dr J.-C. POISSANT, Généalogie de la famille Poissant, 1684-1909, Montréal, 1909, Préface, pp. 24-27.

« ibid.

1Am Actes B. Basset, 25 octobre 1689; 14 août 1691.

15 A la Société historique de Montréal. V. acte d'Antoine Adhémar du 27 décembre 1692.

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cette construction, qui est encore debout, en arrière de l'édifice actuel des douanes.

Cette même année, témoin au mariage de Toussaint Raymond et d'Ursule Lemaître, il a la qualité d'ancien marguillier.

En 1690, il avait déjà apporté sa pierre à l'érection du presbytère de Laprairie et sa cotisation volontaire, remarque M. Elisée Choquet, est la plus élevée avec celle du plus riche habitant de Laprairie, le sieur Cailiau le Baron.

Le 20 juin 1693, c'est la naissance de son dernier fils, Gabriel, qui a pour parrain Gabriel Testard de la Forest, décédé à Londres en 1697, le frère aîné de ce héros, Jacques Testard de Montigny, mort en 1737 « cou- vert de 40 blessures ».

Le 4 avril 1694, à l'âge de 48 ans et après vingt ans de mariage, Pierre Lefèvre s'éteignait à Laprairie. Il laissait à sa femme, pour la deuxième fois veuve, outre les deux enfants qu'il avait élevés de son pre mier mari, Pierre et Mathieu Sauton, cinq fils, Joseph, François, Pierre, Laurent et Gabriel, et quatre filles, Marguerite, Marie, Anne et Suzanne. A son acte de sépulture, le témoin est « son ami Etienne Bisaillon. En 1695, Mathieu Faille, au mariage de qui il avait été témoin en 1670, était tué, par les terribles Iroquois, avec l'un de ses fils âgé de 17 ans. Trois ans plus tard (1697) , son ami, Etienne Bisaillon était aussi massacré par les mêmes Indiens.

Relevons les noms des parrains et marraines de ses enfants: Joseph Tissot-Jansenay , l'homme de confiance des Jésuites et, plus tard,

fabricant de fausse monnaie; son beau-frère Nicolas Gagné, avec Jeanne Roannes, épouse d'Etienne

Bisaillon;

Jean Duval et Ursule Lemaître;

Antoine Caillé (son voisin et son ami de toujours) , celui avec lequel il organisa, plus tard, son expédition de traite des fourrures;

Jacques Perrot, dont le frère Joseph, fut le seigneur de Saint-François-de- l'Ile-d'Orléans, et la nièce, la célèbre Madeleine de Verchères;

Claude Caron, le père de Vital Caron, qui devait devenir l'un des pre- miers capitaines de milice de Lachine;

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Jean Chevalier et Suzanne Beausang-Moquin;

M. Gabriel Testard de La Forest.

Quant aux marraines, elles étaient généralement les nièces de sa femme,

nées Gagné.

A la mort de Pierre Lefèvre, Marguerite Gagné dut suffire désor- mais à la tâche familiale. Des cinq fils que lui laissait son mari en mou- rant, l'aîné, Joseph, avait, à ce moment, 20 ans et le dernier, Gabriel, était au berceau.

Les deux fils qu'elle avait eus de son premier mari (Sauton) se firent coureurs des bois et ne laissèrent guère de trace.

Des cinq fils de Pierre Lefèvre, les quatre aînés, Joseph, François, Pierre et Laurent, devaient se marier et trois, Joseph, Laurent et Gabriel, devenir, à l'exemple paternel, coureurs des bois. De leurs quatre filles, trois, Marguerite, Anne et Suzanne, également, contractèrent mariage.

Le frère de Marguerite Gagné, Pierre, devint, lors de l'organisation des milices, le premier capitaine de la Côte connu à Laprairie. Quant à elle, elle fut élue sage-femme et, à la française 16, elle mit au monde un grand nombre d'enfants, avant de s'éteindre, à la fin de son règne, comme aurait dit Samuel Chapdelaine, à l'âge de 67 ans, le 7 juin 1720.

La bonne aïeule, Marguerite Gagné, devait être fortement consti- tuée. Ses onze enfants devinrent tous adultes et la moyenne d'âge de sept d'entre eux, dont la date de décès est connue, a été de 54 ans.

Des trois filles de Pierre Lefèvre et de Marguerite Gagné, qui se sont mariées, notons que l'aînée, Marguerite épousa en 1700 Pierre Bourdeau, déjà veuf à ce moment et père de deux fils, le fondateur, dans îâ région de Montréal, de la nombreuse famille de ce nom; que certains descen- dants de la seconde, Anne, mariée vers 1705 à Jean Gervais, partis de la province à l'époque de la Révolution américaine, sont aujourd'hui fixés dans les États limitrophes du Mississippi et, en particulier, dans l'Ilîi- nois; enfin, que la descendance de la troisième, Suzanne, mariée à Louis Bouchard, se retrouve à Saint-Constant jusqu'au milieu du XIXe siècle; quant à la dernière, Marie, la dernière mention s'en trouve à Laprairie en 1725.

1(] On le sait, encore aujourd'hui, en France, ce sont les sages -femmes, et non les médecins, qui font les accouchements dans 9 cas sur 10 (V. Larousse Médical illustré, 1941, p. 1080).

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De leurs cinq fils, dont quatre se marièrent, deux, Joseph et Fran- çois, ont une descendance en ligne masculine suivie jusqu'à ce jour. Celle d'un troisième (Laurent), s'arrête en 1835 dans l'Indiana.

Liquidons d'abord ceux qui n'ont pas eu de descendance en ligne masculine.

Le capitaine Pierre Lefèvre (II), 1685-1756.

Le sixième des enfants de Pierre Lefèvre et de Marguerite Gagné, aussi prénommé Pierre, à Laprairie en 1685, y épousa en janvier 1711, Marie-Louise Brosseau, de qui il avait déjà une fille naturelle 17.

Il devint, lui aussi, propriétaire terrien, et comme son père, entre- preneur en construction. Il fut longtemps, au moins depuis 1735, le second capitaine de la lre compagnie de milice de Laprairie. Il laissa plu- sieurs filles et deux fils dont un seul, Jean-Marie, eut des enfants, qui ne se sont apparemment pas continués en ligne masculine. Il signait: P. Febvte.

Quant à ses descendants par les filles, dont l'une épousa François Bourassa, le bisaïeul de l'artiste et écrivain, Napoléon Bourassa, 1827- 1916, nommons, par exemple, nos contemporains, l'ancien maire de Laprairie, le Dr J.-M. Longtin et le lieutenant-colonel Robert Bourassa. Décédé à Laprairie en 1756, il fut inhumé dans l'église. Sa veuve s'étei- gnit quelques mois avant l'invasion de 1760.

Laurent Lefèvre, 1690-1733?

L'avant-dernier des enfants de Pierre et de Marguerite, Laurent, devait tôt s'engager dans la voie prise un moment par son père. En 1717, il se rend à Québec chercher femme, Geneviève Beaudin. Depuis lors, on le voit constamment engagé dans la traite des fourrures, bien qu'il garde domicile à Laprairie, il n'est le plus souvent que de passage pour le baptême de ses enfants. Il mourut entre 1730 et 1735 dans les Pays- d'En-Haut. J'ai suivi sa descendance, en ligne masculine, dans l'Indiana, jusqu'au début du siècle dernier. Elle s'y est peut-être continuée.

17 TANGUAY, op. cit., V, 168-

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Quant à sa descendance par les filles, elle se retrouve, dans l'im- portante famille Fouché, de Châteauguay, du début du siècle dernier son petit-fils, M. Antoine Fouché, 1741-1812, est mort curé de Lache- naie, en 1812, et dans la famille Sentenne, illustrée en cette ville par M. Alfred Sentenne, prêtre de Saint-Sulpiee, ancien curé de Notre-Dame (1882-1894), et président de la Commission des écoles de Montréal.

Gabriel Lefèvre, 1693-1748 ?

Enfin, le dernier-né de Pierre Lefèvre et de Marguerite Gagné, Ga- briel, devait se faire lui aussi coureur des bois et apparemment devenir le plus riche membre de la famille. Il n'avait pas un an quand il perdit son père et c'est peut-être pour cela qu'au règlement de la succession de ses père et mère, en 1725, il met sa coquetterie à racheter la plus grande par- tie de ce qui revenait à ses frères et sœurs 18 et à se payer l'un des plus beaux bancs à l'église de Laprairie. La dernière trace qu'on en ait, est au moment il signait, en 1748, de Michilimackinac, une procuration à sa nièce Louise Lefèvre-Fouché.

Il semble qu'il ne s'était pas marié. Cet adepte de saint Paul eut plus d'un imitateur parmi ses arrière-neveux.

Le major Joseph Lefèvre, 1674-1742.

Je l'ai déjà noté, deux seulement des fils de Pierre et de Marguerite firent souche, en ligne masculine, ce sont, l'aîné, Joseph, et le cadet, Fran- çois.

Joseph Lefèvre, qui avait 20 ans au moment du décès de son père, très probablement à Laprairie, aurait eu pour parrain, le sieur Joseph Tissot-Jansenay, et la seule trace que nous en trouvons est la récusation de ce témoin, au procès précité de Nicolas Gagné 19, en 1680, en sa qua- lité de compère du sieur Lefèvre.

En 1703, Joseph épousait Marie Testard, fille de Charles Testard de Folleville et d'Anne Lamarque. Celle-ci subit, vers 1686, un long

18 Actes de G. Barette, notaire, 23 juillet, 9 août [1725], Archives judiciaires de Montréal.

19 Archives judiciaires de Montréal.

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procès de mœurs 20 à l'instigation du curé de Notre-Dame, et semble avoir eu une fin ignominieuse (on ne lui trouve pas d'acte de sépulture) .

Joseph Lefèvre, maître forgeron à Laprairie, tâta lui aussi de l'aven- ture des Pays-d'en-Haut, au moment le commerce des fourrures bat- tait son plein, vers 1717. Mais pas plus que son père, trente ans aupa- ravant, il ne semble en avoir rapporté fortune. Il mit du temps à rem- bourser ses commanditaires. Major de milice de Laprairie et des lieux circonvoisins, dès 1738, il s'éteignit en 1742. Il orthographiait son pa- tronyme: Lefeivre. Il laissa, entre autres, trois fils, dont

l'aîné, François (1703-1767?), avait reçu une bonne instruction et devint l'un des plus importants marchands de la rive sud à la fin du régime français;

le deuxième, Louis, aujourd'hui sans descendance masculine, fut l'un des donateurs (1744) du terrain de l'église de Saint-Constant 20a:

quant au dernier, Joseph, à Montréal en 1717, il avait eu pour parrain Claude Barolet, le secrétaire du marquis de Vaudreuil et pour marraine, la cousine de sa mère, Anne La Marque, veuve Nolan 21, épouse du découvreur Alphonse de Tonty. Aussi établi à Saint-Constant, dont il fut l'un des premiers colons et il est décédé en 1761, c'est de lui que descendent les familles Lefèvre, de Saint-Constant et de Saint-Remi, et en particulier les Lefèvre-Rigoehe.

La seule des filles du major Joseph Lefèvre qui devint adulte, Char- lotte, 1708-1790, épousa en 1730, François Leber, fils du capitaine François Leber. Devenu à son tour capitaine, puis premier capitaine des milices de Laprairie, son propre fils, François Leber, marié en 1756 à Angélique Bourdeau, et son petit-fils, Louis, marié en 1790 à Madeleine Page eurent la même qualité et c'est un des rares exemples du genre, d'hé- rédité des charges, si l'on peut dire, pendant quatre générations, dans l'histoire des paroisses de la rive sud.

20 Archives judiciaires de Montréal.

20a V. Saint-Constant, Saint-Philippe de Laprairie, les Editions de l'Eclair, Hull, P. Q., 1947, 41 pp.

21 Sa fille, Louise, épousa François Mesières de l'Epervanche « commandant pour le Roy à Laprairie» lors de son décès en 1750.

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François Lefèvre II, 1679-1725.

Le fils cadet de Pierre Lefèvre et de Marguerite Gagné, François, qui devait également continuer la lignée et avoir la plus nombreuse descen- dance recensée dans la présente compilation, se fixa à la Côte Sainte - Catherine avec ses cousins, les Gagné, qui possédaient la plus grande par- tie des terres de l'endroit. Il avait sa propriété vis-à-vis l'ancien quai de la traverse de La Tortue et, en 1716 22, il fut le premier concessionnaire de la petite île à Boquet.

Marié deux fois, il n'eut d'enfants devenus adultes que de sa deuxiè- me femme, Louise Vandandaigue: une fille, Louise, et un fils, Louis.

François Lefèvre II mourut, comme son père, dans la quarantaine. Son fils Louis, 1720-1805, fut le premier à se fixer en 1741, à la Côte Saint-Joseph de Saint-Philippe et Pascal Poirier 23 l'a écrit déjà, avec une pointe de rhétorique, ses descendants y sont aussi innombrables que les sables de la mer. La terre que Louis Lefèvre y acquit dès lors a été occu- pée depuis sans discontinuité par des descendants de son nom 24.

UN PEU DE STATISTIQUES DÉMOGRAPHIQUES.

Pour fins de statistiques, la division est fixée arbitrairement par géné- ration de 30 ans, de façon à coïncider avec la date du mariage du colon à venir jusqu'à 1945. Mais à partir de la fin du XVIIIe siècle, les périodes ne correspondent pas nécessairement à l'état des générations.

Au moment de la Cession de 1763 en ligne masculine toujours, car il est convenu dans un travail comme celui-ci de ne pas suivre les femmes au-delà de leur mariage et de leur décès à la troisième généra- tion, qui était déjà en terre, ou sur le point d'y retourner, il n'y avait eu encore que 15 descendants de Pierre Lefèvre et de Marguerite Gagné à avoir contracté mariage, soit 5 à la deuxième, et 10 à la troisième. La moyenne des naissances, à .la deuxième, avait été de 6,8 et, à la troisième, de 6,1.

Chose étonnante, les 10 Lefèvre de la troisième génération, déjà

22 Devant Lepailleur.

23 Le P. Lefebvre et L'Acadie, Montréal, 1898.

24 Propriété, en 1945, de Mme veuve Ulric Lefèvre, née Alexandrine Dupuis.

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mariés au moment de la Cession, n'eurent, à la génération suivante, que 9 de leurs descendants, en ligne masculine, à contracter mariage je ne puis parler naturellement que de ceux qui ont été recensés. Cela nous mène donc, à 1794, fin du XVIIIe siècle, et cent ans après la mort du colon, avec seulement 24 de ses descendants, mariés. Ce qui peut expli- quer partiellement que des huit générations de ses descendants recensés ici, je n'ai trouvé, à ce jour, 1945, qu'un total de 411 mariages, en ligne masculine.

Les 9 représentants de la famille qui se marièrent au lendemain de la Cession eurent à eux seuls 94 enfants, soit une moyenne de 10,4 en- fants par famille, et c'est la moyenne la plus élevée de toute l'histoire de la famille.

La période 1794-1824, qui compte 28 mariages et 234 naissances, enregistre déjà un déclin de quelque deux enfants par famille et s'établit à une moyenne de 8,3 naissances par ménage.

A partir de 1825, le déclin est continu. D'abord de 7 pendant la génération suivante, 1824-1854, la moyenne tombe à 5,3, de 1854 à 1884. Pour la période 1884-1910, cette moyenne s'établit à 4,6, pour finir, avec la génération qui vient de se terminer, 1910-1945, à 2,8. Mais ici les chiffres sont donnés sous réserve de rectification, car il est évident, par suite de la grande dispersion moderne, que je n'ai pu recenser tous les enfants nés des couples qui ont alors contracté mariage.

Dans le grand total des 411 mariages et 2.080 naissances consi- gnés, la moyenne des naissances, par ménage, s'établir à 5,06.

Dans ce relevé, 196 naissances eurent lieu à Laprairie, 560, à Saint- Philippe, 317, à Saint-Constant et 907, en lieux divers, principalement dans les paroisses du comté de Napierville, depuis 1900, à Montréal et, pour le reste, j'ajouterai aux quatre coins du continent.

Quant aux décès, moins de la moitié ont été trouvés 25.

Il est évident que la famille dont j'ai retracé brièvement la carrière du colon et de ses descendants les plus immédiats, n'est pas l'une des plus nombreuses qui se puissent rencontrer, soit à Laprairie, soit dans la province. Mais avant d'arriver à des conclusions, re- cherchons encore d'autres traits généraux qui s'inféreront d'eux-mêmes de

25 Compilation de Mlle Françoise Savard.

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la biographie de quelques types plus intéressants, soit par leur carrière ou par celle de leurs proches alliés.

Une chose m'a toujours singulièrement frappé au cours de mes investigations aux Archives de Montréal, c'est combien tardif a été le défrichement des terres dont on trouve tant d'actes de concession tout le long du régime français. A l'examen des concessions ou échanges de ces propriétés, on peut presque poser en thèse que pour la période qui va jus- qu'à la Révolution américaine, il n'y a pas plus que le tiers de ces terres de défrichées, du moins dans la région au sud de Montréal.

Mais c'est de l'arrivée des commerçants yankees au pays qui s'emparèrent peu à peu des avenues du commerce des fourrures, la densité de la population augmentant et le malaise économique qui suivit les événements de 1775-1780 y contribuant pour beaucoup, que date le véritable effort de la colonisation en notre province. Illustrons une page de cette période par une biographie.

Le capitaine Pierre Lefèvre, 1746-1822.

Arrière-petit-fils du colon et fils de l'un des premiers habitants de Saint-Philippe, Pierre Lefèvre (fils de Louis et d'Agnès Pinsonneau) na- quit en 1746, même son père s'était fixé cinq ans auparavant, à la Côte Saint-Joseph (Saint-Philippe de Laprairie) , ses descendants se trouvent encore.

En 1761, devant Pierre Panet, notaire de Montréal, il recevait des seigneurs jésuites une concession de terre à la Côte Saint-Pierre, seigneurie du Sault-Saint-Louis. A la faveur de l'arrivée des nouveaux gouver- nants, les Indiens du Sault contestent la validité des titres de la seigneurie des Jésuites, obtiennent du gouverneur Gage une suspension de la con- cession de Lefèvre, et, au dire du P. Devine, historien de Caughnawaga, cette contestation n'était pas encore réglée à la fin du siècle, avec la mort du dernier Jésuite. On sait que leurs biens passèrent alors à la Couronne.

Dix ans plus tard, en 1771, Pierre Lefèvre épousait une veuve, Marie-Josephte Dupuis, de quelque sept ans son aînée et qui avait déjà de son premier mari, Pierre Pinsonneau, un fils, qui fut l'aïeul d'Alfred Pinsonneault, 1829-1897, le premier député de Laprairie sous la Confé-

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dération. De ce premier mariage, Pierre Lefèvre eut un fils unique, pré- nommé comme lui 26, et qui est le bisaïeul paternel, entre autres, de notre eminent contemporain, Mgr Philippe Perrier, 1870-1947'.

Survient une nouvelle invasion par l'ennemi traditionnel à l'épo- que — d'outre-45e. Carleton organise en hâte une nouvelle milice et la commission de capitaine pour la compagnie de Saint-Philippe va à son beau-frère, Louis-Albert Dupuis 1731-1805, et Pierre Lefèvre en est le lieutenant. Sur les entrefaites, sa femme meurt, 177'6, et, à l'inventaire des biens de la communauté (devant P. Lalanne) dressé comme la loi du temps l'exige, fait rare à l'époque, on trouve mention d'une somme assez rondelette en pièces d'or.

Son père avait laissé quelques milliers de livres dans la faillite du gouvernement de la Nouvelle-France en 1760. Dans le conflit présent l'anarchie était à peu près complète dans la province, une partie de la population, surtout dans le peuple, étant favorable à l'envahisseur, et l'autre, surtout dans les classes dirigeantes, antipathique, Pierre Lefèvre, tout officier qu'il fût dans les forces britanniques, eut-il à subir les réqui- sitions des envahisseurs et se faisait-il payer en espèces d'or?

Quelque deux ou trois ans après la fin des hostilités, du moins après le départ des troupes américaines, il convolait, en 1779, à Saint-Philippe, avec une enfant de 1 5 ans, Amable Sorel-Marly, fille du maître forgeron, Luc Sorel-Marly, de Montréal, et dont les autres filles étaient mariées aux Lenoir-Rolland, de la famille bien connue des tanneurs de Saint-Henri. Cette nouvelle épouse devait lui donner sept filles et quatre fils, dont l'aîné mourut dans la vingtaine et les trois autres devinrent les fondateurs de quelques-unes des familles les plus notables des comtés de Laprairie et de Napierville, au siècle dernier.

Ses filles firent, de même, de bonnes alliances, en particulier, les deux aînées 27 mariées aux deux frères, gens de notre nom, descendants à la cinquième ou sixième génération au Canada de Jean-Baptiste Lefèvre marié à Montréal en 1676 à Cunégonde Gervaise. Et depuis cette épo- que, les alliances ont été continues entre les descendants du Normand Pierre Lefèvre, de Rouen, et du Picard, Jean-Baptiste Lefèvre, d'Amiens.

26 Pierre Lefèvre dit Fevrette, 1774-1840, marié en 1798 à Julie Derome.

27 Marie-Louise, mariée en 1797 à Toussaint Lefèvre, capitaine de milice en 1828; Marie- Amable, mariée en 1801 à Geofïroi Lefèvre, le bisaïeul du brigadier-géné- ral Hercule Lefebvre, i.e., l'attaché commercial du Canada (1946), près l'U.R.S.S.

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En 1805, au moment lui naît sa dernière fille, Adélaïde, qui de- vait épouser, vingt ans plus tard, François Barbeau 27a (devenu le premier maire de Saint-Constant en 1845), son vieux père, Louis, l'un des pre- miers habitants de Saint-Philippe, s'éteint à 85 ans. L'année suivante, son beau-frère, le premier capitaine, Louis-Albert Dupuis, meurt égale- ment et Pierre Lefèvre, qui est déjà commandant de sa compagnie, de- puis 1789, prend la qualité de premier capitaine de la paroisse, qu'il gar- dera jusqu'à sa mise à la retraite en 1814.

Mais de nouveau les proclamations de Québec appellent tous les mi- liciens sous les armes. Et pendant que les Voltigeurs de Salaberry établis- sent (août 1812), leur camp à Saint-Philippe, les cinq compagnies de Saint-Philippe, sous le commandement des capitaines Pierre Lefèvre, Jac- ques Robert, Pierre Hébert, Etienne Rivet, François Robert et Ambroise Sanguinet 28, sont mobilisées, et à l'automne de 1813, font le guet quel- que part dans la plaine de Montréal pendant soixante jours, en octobre et novembre. C'est la période la stratégie de Salaberry parvient à repousser l'invasion des Yankees dans les forêts de la rivière Châteauguay et dont nos écrivains et historiens ont tiré depuis un si grand parti.

Le rôle des miliciens commandés par les officiers de Saint-Philippe est fidèlement conservé aux Archives du Canada, à Ottawa. Malgré ses 67 ans, on y voit le capitaine Pierre Lefèvre encore à la tête de ses mili- ciens 29. Mis à sa retraite en février suivant, Guillaume Péladeau lui suc- cédait au commandement de sa compagnie.

En 1815, devant Thomas Bedouin, notaire, de Montréal, il s'est délesté de ses derniers biens en « se donnant », comme on disait à l'épo- que, à son fils Luc.

Le dernier acte public on le voit apparaître, c'est au printemps 1822, quand il va conduire en terre son collègue de la milice, le capitaine Joseph-Ignace Hébert, de Laprairie. Au mois d'août suivant, il s'éteint lui-même à l'âge de 75 ans, et on remarque à son inhumation dans l'église de Saint-Philippe, tous ses vieux collègues de la milice, entre autres, son ami de toujours, le capitaine (plus tard major) Constant Cartier,

27a Le bisaïeul de notre regretté contemporain, le Dr Antonio Barbeau (1901- 1947).

28 L. H. IRVING, Officers of the British Forces in Canada during the war of 1812-15, Toronto, 1908, pp. 191.

29 V. aux Archives publiques du Canada, Ottawa, le rôle des miliciens comman- dés par le capitaine Pierre Lefèvre. Obligeance de M. Gustave Lanctot.

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1758-1848, de l'Acadie, le fils de l'ancien seigneur de La Salle, René Cartier, et le capitaine Jacques Robert, qui avait été commissionné en même temps (1789), et qui fut le père du patriote Joseph Robert, exé- cuté en 1839.

Cette carrière du capitaine Pierre Lefèvre, témoin des événements les plus remarquables de notre passé, comme les campagnes de Montcalm, la Révolution américaine, la guerre de 1812, est, à coup sûr, Tune des plus représentatives de toute l'histoire de famille.

les lieutenants-colonels louis-albert et Pierre-Narcisse Lefèvre.

Son fils, Louis-Albert, 1788-1859, marié en 1810 à Saint-Mathias, à la nièce de l'ancien curé Prévost, de Saint-Philippe, fut l'un des pre- miers habitants de Saint-Remi. La belle maison de pierre qu'il érigea vers 1830 non loin du monument élevé il y a vingt ans à sir Joseph Dubuc est encore debout. Il orthographiait son patronyme Lefèvre. Il devint à son tour capitaine de milice en 1831, et lieutenant-colonel du 8e bataillon du comté de Huntingdon de 1846 à 1856. En 1856, le com- mandement du bataillon passait à son fils, le lieutenant-colonel Pierre- Narcisse Lefèvre, 1810-1885, qui, soit dit en passant, avait été condis- ciple ,1824-1832, au collège de Montréal, du futur sir Georges-Etienne Cartier. Il signait comme son père.

Ces Lefèvre de Saint-Remi, m'a raconté feu Maximilien Coupai, notaire, leur neveu, menèrent une vie fastueuse pour l'époque. Grands propriétaires terriens, actionnaires dans les premiers vapeurs qui firent le service entre Laprairie et Montréal, administrateurs pour les de Roche- blave et le curé Chèvrefils, de Saint-Constant, amateurs de chevaux de race, leur hospitalité et leur galanterie étaient proverbiales dans la région.

Ce n'est qu'après avoir lu les mémoires du bon Philippe Aubert de Gaspé, qui raconte quelque part n'avoir jamais osé, en son enfance, dis- cuter un ordre paternel, qu'un jour je questionnai l'un de mes grands- oncles :3°, lui-même arrière-petit-fils du combattant de 1813, sur certains traits de caractère qui me paraissaient propres à la famille, comme l'extrê- me rigueur apportée à la conception et à l'exécution de l'œuvre ou du tra-

30 M. Jérémie Lefebvre, de Saint-Philippe.

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vail à accomplir. La réponse ne se fit pas attendre: « Il en a été toujours ainsi, mon garçon, non seulement de mémoire d'homme, mais depuis quatre générations. » Par cette simple parole du grand-oncle, je retrou- vais la source d'une tradition remontant à deux siècles.

Joseph Lefèvre IV, 1753-1838, de Saint-Constant, et le capitaine J.-B. Lefèvre, 1782-1832.

Pendant la même période, à Saint-Constant, le contemporain du capitaine Pierre Lefèvre, le petit-fils du major Joseph Lefèvre, également prénommé Joseph, comme ses père et grand-père, n'occupait aucune char- ge publique, si ce n'est celle de marguillier, comme il sied à tous nos hon- nêtes paroissiens. Défricheur, il trouvait moyen de se marier deux fois et d'avoir de ses deux mariages vingt-cinq enfants. Sa deuxième femme, née Girardin, était la cousine de Clotilde Girardin, l'épouse, d'abord, de J.-B. Raymond, le riche marchand de La Tortue, député de Laprairie de 1800 à 1808, puis d'Edme Henry, le fondateur d'Henryville. L'un de ses fils, Jean-Baptiste, (marié en 1805 à Marie Lanctot) , nommé capitaine de milice en 1830, mourut pendant l'épidémie de 1832.

Mais du foyer modeste de ce défricheur devait proliférer une descen- dance très nombreuse, qui se retrouve surtout à Saint-Constant et à Saint- Remi et que j'ai pu suivre dans le nord de l'État de New- York jusqu'à la fin du siècle dernier, dans les États du Mississippi et l'Ouest canadien et, naturellement, à Montréal, jusqu'à ce jour.

DEUX RICHARDS.

Dans la plupart des cas recensés en cette compilation, il suffirait sou- vent de paraphraser, pour épitaphe, le mot de La Rochefoucauld: il n'y a que trois événements pour l'homme, naître, vivre et mourir. Et c'est bien à cela que se résument le plus souvent les études généalogiques. Les pages d'un livre sont formées de beaucoup plus de minuscules que de majuscules. Mais selon les normes de notre vie sociale, à part ces favoris du sort que sont les artistes ou les soldats heureux portés par la renom- mée aux mille bouches, il n'est personne que la société n'entoure de plus de considération, de respect et, il faut bien le dire, le plus souvent, d'envie,

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que ceux à qui sont revenus en abondance les biens de ce monde. « The happy fewi», comme disent nos compatriotes de l'autre langue, qui s'y connaissent bien.

On sait la description désolée faite du comté de Laprairie par le grand géographe, notre contemporain, M. Raoul Blanchard, dans sa Plaine de Montréal. Quand, après avoir parcouru la province à pied, com- me il le dit, il arrive à ces terres plates, dénudées trop souvent de végé- tation et pas même ornées d'une architecture quelque peu originale qui en animerait la monotonie, Blanchard, toujours si objectif, ne peut répri- mer l'expression de son ennui. Mais il y a toujours un mais cette terre désolée, si peu faite pour l'agrément du touriste ou du voyageur, n'iront jamais s'installer les villégiateurs des villes ou les retraités de tout genre, renferme un sol arable, d'une richesse quasi incomparable en la province et qui contient de ces terres et de ces fermes qui ne manquent jamais à leur homme 31.

Les descendants de Pierre Lefèvre, de Rouen, agriculteurs pour le plus grand nombre depuis deux siècles, s'y connaissent en bonne terre et savent choisir les endroits poussent les ormes et les chênes.

Je me suis souvent demandé, moi qui ai mis tant de temps à recons- tituer trait par trait l'histoire de cette famille, comment aux siècles pas- sés, avec si peu de moyens à leur disposition, en regard de notre génération qui s'est révélée si pauvre au lendemain de 1930, quoique avec tant de richesses autour, comment, dis-je, certains de ces défricheurs, ou de sim- ples cultivateurs, ont trouvé moyen d'amasser des petites fortunes, qui feraient souvent l'envie, aujourd'hui, de quelques-uns des bruyants mem- bres de nos chambres de commerce, anatomistes des crises et scrutateurs de toutes sortes de l'organisation sociale.

Cette loi a été formulée depuis longtemps par les économistes et les sociologues, l'élément le plus précieux de l'actif social, c'est encore le père de famille qui, créateur de richesse, par son énergie et son travail, parvient à établir convenablement dans le monde ses enfants, après avoir contri- buée lui-même aux services sociaux de sa communauté.

31 II y a deux siècles, déjà, le naturaliste suédois, Pierre Kalm, de passage en Nouvelle-France, avait entrevu cette richesse (V. Voyage. . . en Amérique, Montréal, 1880, vol. II, pp. 38-41).

Saint-Philippe avait vers 1935 la coopérative de céréales la plus productive proportions gardées de la province.

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LE LIEUTENANT-COLONEL LOUIS-ALBERT LEFÈVRE.

Ainsi je remarque qu'au lendemain de la mort du lieutenant-colonel Louis- Albert Lefèvre, de Saint-Remi, en 1859, sa veuve, Marie- Josephte Prévost, distribuait 32 à ses deux fils ô3 et à sa fille, la même année, après s'être réservé une pension viagère de 3.000 livres (disons, aujourd'hui $3.000.), tout près de 600 arpents de terre, sans compter des sommes considérables en espèces et chargeait son légataire principal du soin des quatre ou cinq vieilles servantes qu'elle avait dans sa maison. Heureux temps !

Pierre Lefèvre -Zinette, 1821-1895.

Quelque douze ans plus tard, en 1872 34, le neveu du lieutenant- colonel Lefèvre, Pierre Lefèvre dit Zinette, de Saint-Philippe, cultivateur de profession, léguait à cinq de ses fils, 1.000 arpents de terre. Quinze autres années plus tard, en février 1887 35, lors du règlement de la suc- cession indivise de sa première femme, il partageait $134.000, avec sa fille et ses huit fils. A eux seuls, l'oncle et le neveu, Louis-Albert et Pierre Lefèvre, qui, à l'instar de je ne sais plus lequel de leurs contemporains, président de la grande république d'outre 45e, avaient appris à écrire, une fois mariés, avec leur femme pour institutrice, signèrent tellement d'actes qu'ils auraient pu faire vivre un notaire à eux seuls.

On le sait, la première prospérité économique en notre province coïncida avec la mise en vigueur du traité de réciprocité de 1854 et les besoins des armées du Nord pendant la guerre de Sécession américaine de 1860-1865. Une fois encore, le conflit créa une sorte d'euphorie écono- mique, qui dura sept ans après l'événement. Mais il fut suivi d'une pério- de de marasme qui s'étendit sur pas moins d'un quart de siècle.

32 Greffe de P. Benoit, Palais de justice de Saint-Jean-sur-Richelieu.

33 A son tour, l'un de ceux-ci, Louis-Chéri, légua par son testament (M. Garant, le 18 octobre 1892) dix mille dollars à l'Œuvre et Fabrique de Saint-Remi, et deux mille au collège.

34 Greffe de J.-L. Coutlce, Archives judiciaires de Montréal.

35 Greffe de A.-J.-A. Roberge, Archives judiciaires de Montréal. V. aussi, allocu- tion du lieutenant-gouverneur de la province, l'hon. E.-L. Patenaude, à la commémo- ration, à Laprairie, du centenaire du premier chemin de fer canadien. Le Richelieu, Saint- Jean, P. Q., .... août 1936.

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LA FAMILLE LEFÈVRE ET LES ÉVÉNEMENTS DE 1837-1838.

Mais auparavant, un événement capital s'était passé en nos régions, c'est la fameuse insurrection de 1837-38, surtout remarquable dans Laprairie-Napierville, par les événements de 1838, et qui valut l'écha- faud à six des enfants du comté une bien forte proportin des douze victimes l'exil et la ruine à un grand nombre d'autres.

En cette lutte fratricide souvent le frère dénonça hélas! son pro- pre frère, il est bien difficile, aujourd'hui, de prendre parti.

Ce que nous savons, c'est que pas moins de sept des membres de la famille Lefèvre furent arrêtés et incarcérés à l'automne de 1838, dont trois des fils du capitaine Pierre Lefèvre, le commandant des miliciens de 1813.

D'autres furent impliqués dans les troubles et ne durent souvent leur salut qu'aux suppliques ou à l'exil. Au lendemain de 1840, il est fréquent de voir des mentions dans les actes de naissance le père est dit absent aux États-Unis.

On le sait, le comté de Laprairie avait, à l'époque, la plus forte densité de population de toutes les régions rurales de la province.

Hubert Lefèvre-Rigoche, 1817-1899.

Une figure à qui il faudra dresser une page un jour, est le sieur Hubert Lefèvre dit Rigoche ce sobriquet provenant du prénom de son grand-père, Rigobert. Presque un adolescent, à peine majeur, en 1837, il fut l'un des principaux agents des insurgés en 1838 dans Laprairie et, lorsque je donnai ma petite étude sur le capitaine Joseph Robert 36, je l'aurais bien fait pendre, rétrospectivement du moins, en lieu et place de ce vieillard, si j'avais su alors le rôle d'Hubert Rigoche.

Mais plus heureux que son cousin René Hamelin, les deux frères Ambroise et Charles Sanguinet, ses voisins, Joseph Robert, Rémi Nar- bonne et Théophile Decoigne, il sut mettre la frontière entre lui et les sbires de Colborne. A son retour d'exil, il se maria et, après avoir été

36 La Presse, 24 juin 1933.

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cultivateur et instituteur à La Tortue, pendant près de trente ans, il alla passer les dernières années de sa vie à Minneapolis, il mourut avec le siècle.

LES LEFÈVRE ET LA VIE MUNICIPALE.

Mais tout passe, même les rebellions, même les guerres et même les après-guerres. En 1845, la province reçoit un commencement d'organi- sation municipale et le premier maire à être élu dans Saint-Remi est le sieur Basile Lefèvre-Rigoche, à l'élection que préside son voisin, le capi- taine Louis-Albert Lefèvre. Le fils du premier maire de Saint-Remi de- vait, plus tard, construire la cathédrale érigée à Saint-Boniface par Mrr Taché.

Trois Lefèvre, MM. Wilfrid, Zénophile et le Dr Arthur Lefebvre. ont été maires de Saint-Philippe, un autre, Médéric, de Laprairie, J.-B. Lefebvre, de la municipalité rurale de Saint-Remi, etc.

D'autres furent présidents de nos commissions d'écoles.

DEUX PROVINCIAUX DE LEUR ORDRE.

Dans le même temps, l'organisation de l'Église s'étend. Le deuxième évêque de Montréal, Mgr Bourget, amène de France des ordres religieux, qui se recrutent principalement dans nos paroisses rurales.

A ma connaissance, la famille Lefèvre n'a donné que deux de ses enfants à l'Eglise. Mais ces deux-là se sont classés tout de suite, puis- qu'ils oint été respectivement provinciaux de leur ordre. Ce sont, le P. Camille Lefebvre, à Saint-Philippe en 1831, clerc de Sainte-Croix, pré- dicateur de missions, fondateur, en 1864, du collège de Memramcook, N.-B., aujourd'hui université Saint-Joseph et à qui le sénateur Pascal Poirier a consacré un bel ouvrage biographique; et le P. Joseph Lefebvre, à Saint-Constant en 1835, décédé à Lowell en 1912, oblat, et trois fois provincial de son ordre, orateur sacré remarquable, fondateur de missions à la Baie d'Hudson, au Texas et au Mexique.

Quatre autres membres du clergé ont eu, à ma connaissance, des mères, nées Lefèvre, de cette famille-ci, ce sont: MM. Antoine Fouché,

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mort curé de Lachenaie en 18 1 2, et nos contemporains, MRr Philippe Per- rier, vicaire général de Montréal, le P. Honorius Chabot, oblat, curé au Cap-de-la-Madeleine en 1931, et Mgr Romain Boulé, l'actuel curé de Longueuil.

A mon regret, les religieuses n'ont pas encore été dénombrées.

LES PROFESSIONS LIBÉRALES, COMMERCIALES, ADMINISTRATIVES.

Les maisons d'éducation secondaire les plus fréquentées par les mem- bres de la famille, sont l'École normale de la rue Sherbrooke et les col- lèges de Montréal, de l'Assomption, de Rigaud, de Sainte-Thérèse et l'Université d'Ottawa.

La famille compte son notaire, Alphonse, frère du provincial des Oblats, mort jeune, dont le petit-fils, Jean, ingénieur civil, est aujour- d'hui représentant d'une grande société commerciale à Bogota, Co- lombie; plusieurs médecins, dont nos contemporains, le Dr Arthur Le- fèvre, maire de Saint-Philippe, et le Dr Gabriel Lefebvre, de la rue Saint- Denis; son avocat, avec Me Paul Lefebvre, du barreau depuis 1932 ; des ingénieurs civils, des licenciés des Hautes Études, des bachelières, des gar- des-malades, plusieurs médecins vétérinaires, des financiers, de grands né- gociants, des industriels 36a, des instituteurs, et, chose étonnante, pour tant d'agriculteurs et de propriétaires terriens, et lauréats du Mérite agricole "7, aucun agronome.

LA MILICE ET L'ARMÉE.

La distinction la plus recherchée est encore, selon une vieille tradi- tion, la gloire des champs de bataille. Nous retrouvons des Lefèvre, de Saint-Remi, combattant dans les armées du Nord pendant la guerre de Sécession américaine, et certains y laissèrent leur vie.

Également, quand l'évêque de Montréal lança son appel pour aller au secours du Saint-Père, assiégé par les troupes de Garibaldi, François-

36a V. Biographies canadiennes-françaises, éd. par R. Ouimet, 1922, pp. 235, 412, 1929, p. 393, 1932, p. 324.

37 V. Concours de Mérite agricole, Québec, 1940, pp. 57, 84 et 144, et 145.

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Xavier Lefèvre, marchand à Laprairie, fut l'un des premiers à s'enrôler au bataillon des zouaves 38. Il continua par la suite sa carrière aventu- reuse et alla mourir à Vancouver, après avoir été l'un des chercheurs d'or du Yukon.

La guerre de 1914-1918 a vu deux des nôtres laisser leur vie en Europe, le lieutenant Henri Lefèvre, et le capitaine René Lefèvre 39, tué à la tête de sa compagnie, à Courcelette, en septembre 1916. Le docteur Gabriel Lefebvre a servi également comme officier au corps médical cana- dien, en particulier aux hôpitaux Laval et Joinville-le-Pont.

Enfin, en cette dernière guerre, 1939-1945, des nôtres ont pris du service et sans qu'ils soient tous recensés encore, consignons à tout le moins que certains, tombés au cours de la campagne des Pays- Bas, d'autres, aux Philippines, ne revinrent pas.

ÉMIGRATION ET DISPERSION.

Un fait universel et qui a atteint naturellement la famille, a été la grande dispersion qui a suivi les événements de 1914-1918. Les Lefèvre, qui avaient été si compacts, en particulier à Saint-Philippe-de-Laprairie en l'année de ma naissance (1905), sur 105 actes inscrits au registre de l'état civil, 24 concernaient la famille se retrouvent aujourd'hui intégrés en la grande ville (Montréal) , dans les services, le commerce, les professions libérales, ou sont partis pour les États-Unis.

Autre fait remarquable, les gens de la rive sud émigrent peu vers les régions du nord, ou même de l'Ouest canadien, s'en trouve pourtant un noyau à Sedley, Saskatchewan. Le courant migratoire se dirige plutôt vers les États-Unis.

SURNOMS.

Les quelques surnoms de la famille Lefèvre, restés plutôt au domai- ne familier, et qui apparaissent quelquefois dans les actes notariés mais jamais à l'état civil, sont ceux de: Lefèvre-Forest, qui ne s'est pas con-

38 V. Bulletin des Recherches historiques, juin 1946.

39 Son père, Médéric Lefèvre, 1855-1904, avait été l'un des premiers officiers du 85e bataillon, devenu le régiment de Maisonneuve. V. B. SULTE, Histoire de la Milice canadienne-française, Montréal, 1897, pp. 105-106.

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tinué, Lefèvre-Josine, Lefèvre-Fevrette, Lefèvre-Bénac, Lefèvre-Zinette, Lefèvre-Bramme, Lefèvre-Rigoche, Lefèvre-Bimbette, Lefèvre-Chapeau. Le surnom de Forest n'a été accolé qu'au colon de Saint-Constant, qui donna le terrain de l'église. Lefèvre-Josine remonte au pionnier, pète des 25 enfants, dont il est question plus haut. Lefèvre-Fevrette, dont l'explication est facile, provient du fils issu du premier mariage du capi- taine Lefèvre, le combattant de 1813, Pierre, marié à Julie Derome. Le- fèvre-Bénac, date de Cyprien Lefèvre, autre fils du capitaine Lefèvre, qui avait eu pour parrain Cyprien Porlier-Bénac, marchand de Saint-Philippe. Lefèvre-Zinette, date de Luc Lefèvre, frère des précédents, marié à Saint- Constant en 1817, à Rebecca Lanctot. Il bégayait sûrement, ou plutôt zézayait, caractère qui se retrouve jusqu'à certains de mes oncles paternels. Lefèvre-Bramme remonte à Abraham Lefèvre, marié en 1836 à Louise Vautrin. Lefèvre-Rigoche date de Rigobert Lefèvre, marié en 1780, à Boucherville, à Elizabeth Santon, nom canadianisé en Sentenne. Eliza- beth Sentenne était la fille de John Santon, un sergent du Royal améri- cain. Enfin, les Lefèvre-Bimbette, dateraient, mais je n'en suis pas sûr, d'Athanase Lefèvre, marié en 1818 à Josephte Bruneau. Les Lefèvre- Chapeau se retrouvent à Vincennes, Indiana.

PRINCIPALES ALLIANCES.

J'énumère les noms que j'ai rencontrés le plus fréquemment parmi les alliances, dans les quelque 600 mariages recensés. Tous les noms que je vais citer, comptent au moins cinq alliances avec les Lefèvre, de Laprai- rie: Barbeau, Beaudin, Bourdeau, Boire, Boyer, Brossard, Brosseau, Bru- neau, Caillé, Cardinal, Coupai, Daigneau, Demers, Deneau, Dupuis, Gagné, Gagnon, Hébert, Lamarre, Lanctot, Lécuyer, Lefèvre, Lériger, Létourneau, Longtin, Lussier, Marcil, Martin, Moquin, Perras, Perrier, Poissant, Poupart, Prévost ou Provost, Rémillard, Robert, Roy, Sainte- Marie, Surprenant, Tremblay.

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CONCLUSION.

Pour ma part, et ce sera ma conclusion, je déplorerai toujours que dans le demi-siècle qui a précédé 1914, les autorités de l'éducation dans la province n'aient pas prévu l'expansion technique qui a caractérisé notre âge et le continent entier. Si l'on regrette souvent, et, à mon avis, de façon bien stérile, la prétendue désertion des campagnes, c'est que l'on ne va pas aux causes véritables, qui ont été un manque d'instruction supérieure ou même intermédiaire, donnée sur place et, par instruction supérieure, je n'entends pas seulement la formation classique par les langues.

Y aurait-il eu dès lors, dans chacun de nos comtés, une ou des écoles supérieures, que la face de la province en eût été changée. Heureusement, l'effort éducationnel de la province, depuis quelque trente ans, peut se comparer avantageusement avec celui des États les plus avancés de la grande république voisine. Les historiographes de nos familles de l'an 2050, partant des travaux de déblaiement faits par la Société généalogi- que ou par les courageux auteurs de monographies familiales, que pré- pare la piété filiale, trouveront peut-être dans les revisions qu'ils prépa- reront alors, l'artiste, le penseur, le savant ou l'administrateur de génie qui, par leur lustre, non seulement font méditer ceux de leur sang et leurs contemporains, mais encore constituent les plus beaux exemples qu'ali- gnent les grandes nations dans l'établissement de leur panthéon respectif.

Jean-Jacques LEFEBVRE

Montréal, décembre 1946.

Katherine Mansfield

« La vie ne devient jamais une habitude pour moi: elle est tou- jours un émerveillemnet. » Telle était l'attitude de Katherine Mansfield en face du monde. Telle semble être l'attitude du public lettré en face de l'œuvre de Katherine Mansfield qui n'a cessé depuis sa mort, survenue brusquement en 1923, d'intriguer et de passionner le lecteur par sa lucidité, sa sincérité, sa sympathie devant l'existence. Peu d'écrivains, en effet, ont atteint une telle vitalité depuis qu'ils sont morts, parce qu'on découvre à chaque publication d'œuvres posthumes, et à mesure qu'on peut en étudier l'ensemble, des motifs additionnels de les aimer.

Pourquoi cet intérêt toujours croissant manifesté envers les livres et la pensée profonde de cette romancière, née en Nouvelle-Zélande, éduquée en Angleterre, et morte en France, dans sa trente-cinquième année, après une vie d'angoisses causées par la maladie et le doute? Qu'il nous suffise de remarquer, pour le moment, la popularité dont jouissent dans les bibliothèques ses contes et ses nouvelles, son journal, ses lettres. Quelques écrivains de premier plan n'ont pas cru déroger en lui consacrant soit des préfaces, soif des études particulières, et parmi ces éminents personnages, citons: Gabriel Marcel, Louis Gilet, Edmond Jaloux, Francis Carco, Jean-Louis Vaudoyer, André Maurois et Edouard Henriot. Une poétesse américaine, Ruth Manz, a fait le tour du monde pour retrouver les traces documentaires et biographiques de Katherine Mansfield et une romancière de New-York, Nelia Gardner White, a choisi comme sujet de roman la vie tourmentée de cette jeune femme, sous le titre de Daughter of Time (MacMillan, 1942).

* Cet essai a été primé par la Société d'Etudes et de Conférences de Montréal, au printemps de 1947.

KATHERINE MANSFIELD 307

Toutes ses œuvres, même ses poèmes, ont été traduites en français et lorsque son beau-frère, le docteur J. Macintosh Bell, passa par Pékin, il fit la connaissance d'un philosophe chinois très en vue qui lui annonça tout naturellement qu'il avait traduit dans sa langue plusieurs contes de Katherine Mansfield.

Ce qu'elle a produit n'est pas d'égale valeur, mais le temps de son souffle justicier a chassé l'ivraie du bon grain et quelques-unes de ses courtes nouvelles placent Katherine Mansfield sur le même rang que Maupassant pour les Français et O. Henry pour les Américains. Elles figurent d'ailleurs dans la plupart des anthologies du monde comme des modèles du genre. Mentionnons au passage La Maison de Poupée. Des œuvres, comme Pension allemande sont de simples crayons sur la vie matérialiste de la bourgeoisie germanique avant la guerre de 1914. Mais au cours des dix ans qui ont suivi la disparition prématurée de l'auteur, la publication de sa correspondance a révélé les délicatesses et les pertur- bations de cette âme à la recherche de {îa beauté, en quête de Dieu.

Avant sa mort, jeune encore, elle sent la marche de la grâce. « Plus j'étudie la religion du Christ, dit-elle, plus elle m'émerveille. Le seul héritage que nous puissions laisser, c'est notre petit grain de vérité » (Revue des Deux Mondes, Elizabeth Tasset-Nissole) .

La valeur littéraire de l'œuvre de Katherine Mansfield la situe sur un plan élevé dans l'échelle des romanciers et conteurs de la littérature anglaise et universelle. Mais nous croyons surtout pouvoir ajouter à la documentation déjà riche sur sa biographie, car plusieurs des notes que nous utiliserons ont été obtenues grâce à l'amabilité de Mme J. Macintosh Bell, d'Ottawa, sœur de Katherine Mansfield, qui a bien voulu nous laisser consulter ses archives personnelles.

Mme Bell, incidemment, tout comme son illustre sœur, parle très bien notre langue, et elle possède sur l'écrivain de nombreux et pieux souvenirs. Nous verrons ainsi comment cette frêle créature qui n'est jamais venue en Amérique est cependant apparentée au Canada. Elle l'était déjà doublement par la culture, puisque lors de l'inauguration d'une plaque commemorative dévoilée à Fontainebleau (Avon) elle est morte, l'ambassadeur anglais qui assistait à la cérémonie à titre officiel, avec Henry Bordeaux, de l'Académie française, pouvait dire:

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« L'œuvre de Katherine Mansfield est un parfait exemple de culture française et anglaise. »

À examiner sa vie et son oeuvre un fait curieux se révèle, bien qu'il ne semble pas avoir frappé jusqu'ici ses biographes et ses critiques, et c'est l'antagonisme perpétuel, qui se mue parfois en dualisme, et qui se dispute l'âme, l'esprit, le talent et les aspirations de Katherine Mans- field. Bien entendu, il n'existe pas en elle deux personnes distinctes, comme le docteur Jeckil et monsieur Hyde. Le problème n'est ni si clair, ni les lignes de démarcation aussi rigidement tirées. C'est l'exis- tence chez une même personne de deux états d'âme mettant en conflit l'esprit et la matière, l'amour de son pays et sa passion de le fuir, et finalement, le combat entre le doute, presque le désespoir, et la foi. L'âme tirée entre deux pôles, le corps miné par une maladie contractée par suite de ce déchirement peut-être, la petite flamme s'est éteinte après avoir jeté un très vif éclat, mais sans avoir donné la plénitude de sa lumière. Dégager les éléments de cette lutte nous expliquera mieux la personnalité de l'écrivain, la richesse de son oeuvre, et les titres toujours présents qu'elle possède à notre admiration et à notre sympathie.

L'ESPRIT CONTRE LA CHAIR.

Quel rêve pour une petite «coloniale)), c'est le terme qu'elle em- ploie, de quitter Wellington, Nouvelle-Zélande, et de se trouver à Londres, la vie artistique est presque aussi active qu'à Paris. Errer dans les rues de Londres c'est soulever toute une poussière de souvenirs. Entrer dans l'abbaye de Westminster c'est pénétrer dans le temple de la littérature, de la peinture, de la longue histoire de gloire de l'Angle- terre, beaucoup plus que dans la maison de Dieu. À l'époque la petite Beauchamp y fréquentait Queen's College, c'était l'heure de la grande vogue d'Oscar Wilde et de D. H. Lawrence, et la remarque s'impose que ces deux auteurs, enchanteurs par le style, comptent quand même parmi les plus pernicieux de la langue anglaise. Ce sont naturelle- ment ceux qu'elle lira en cachette. L'emprise, la fascination de Londres,

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c'est-à-dire la culture, est si forte sur elle qu'elle se sentira toujours dépaysée dans un endroit la vie intellectuelle est inexistante ou nulle. L'influence de l'entourage aura toujours une profonde répercussion sur elle.

Cependant elle venait d'un rude et beau pays son enfance avait été heureuse et choyée. Celle qui devait conquérir la renommée dans la littérature anglo-saxonne venait, en effet, de ce lointain dominion comme ailleurs la lutte pour la vie est âpre, mais les résultats maté- riels répondent à l'effort. Elle s'appelait, dans son île natale, Kathleen Beauchamp, que l'on prononce comme celui du chef d'orchestre bien connu Beecham. Quand ses ancêtres français avaient-ils traversé en Grande-Bretagne? Avec Guillaume le Conquérant? Avec les huguenots de redit de Nantes, à une date ultérieure? Impossible de le préciser. Mais son père appartenait à ce groupe de pionniers qui, à l'exemple de nos pères, quittaient leur pays pour gagner leur vie dans une contrée encore sauvage. A proximité de Karori, la romancière est née, vivent encore les Maoris que l'enfant put connaître toute petite.

Ses souvenirs d'enfance et de son pays natal remplirent toute sa vie, et elle a écrit plus tard: « Je bénis le ciel d'être née là-bas. Un jeune pays est un véritable héritage, encore qu'on ne s'en aperçoive pas tout de suite. La Nouvelle-Zélande est dans la moelle de mes os. »

Les influences qu'on reçoit enfant sont souvent impondérables. Ce qui lui manquera le plus quand elle atteindra dix-huit ans la vie de l'esprit dans un pays à ses débuts la population doit d'abord songer à vivre: quelle ressemblance avec nos débuts à nous au Canada! n'est guère sensible à son (âme d'enfant. Elle écoute les histoires mer- veilleuses et pittoresques d'un vieux cocher irlandais, Pat Sheenan. Elle prête l'oreille aux récits d'un vieil oncle maternel qui, commissaire- priseur par métier, possède un tel talent d'acteur, et une telle mémoire des textes, qu'un jour il tient en haleine pendant soixante-quinze minu- tes un attroupement sans cesse plus nombreux de chalands c'est le but qu'il voulait atteindre, en leur récitant le long poème de Childe- Harold de Byron.

La petite Kathieen, elle, cueille des fleurs et prend au ruisseau des poissons de couleur qu'elle dépose dans un bocal et sa plus grande peine

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est de les voir mourir. Elle est accompagnée partout dans son imagina- tion « des frêles enfants du rêve » et elle a toujours « son sac plein d'espoirs de toutes couleurs ». Elle boit l'air natal avec l'amour de la nature. Elle éprouve de ces lueurs « l'on voit le monde des fées envahir le nôtre ».

Cette impression de fraîcheur restera si vive chez Katherine Mans- field que Francis Carco qui l'a beaucoup fréquentée plus tard a écrit: « J'éprouvais auprès d'elle une espèce de charme que je portais au compte de la jeunesse et qui venait du fond d'elle-même, de la source qu'elle était. Vraiment, c'est l'image qu'elle m'a laissée, une source claire, limpide et qui fait penser au vers de St-Amand:

Petit ruisseau qui cours après toy-même

et qui reflète pour les mieux prolonger toutes les heures changeantes du jour et de la nuit. »

A l'école primaire encore primitive, elle fréquentera les classes avec les filles de la blanchisseuse et de la femme de peine, et cette expé- rience non plus ne sera pas perdue pour elle. Dans ses nouvelles, rien n'est touchant comme la finesse avec laquelle elle exprime sa sympathie pour les parias et pour les pauvres qu'elle aimait parce qu'ils avaient besoin encore plus que les autres d'être aimés.

Au couvent de Wellington elle entre avec ses sœurs, en 1898, une nouvelle compagne l'y attendait qui lui donne le goût des lointains horizons. C'était une petite Canadienne, Marion Ruddick, qui devint son amie intime. Elle la trouvait si bien habillée, avec un tailleur bien coupé et d'élégants souliers. Elle avait une allure totalement inconnue chez les autres enfants de Wellington. Elle venait d'un pays extra- ordinaire où l'on mange du sucre d'érable, l'on se promène l'hiver dans des carioles bordées de robes en fourrure et tirées par un cheval dont le harnais est muni de clochettes qui tintinnabulent et l'on passe, au milieu des forêts, parmi les sapins qui tous ont d'air d'être des arbres de Noël. Les questions sur le Canada se multiplient et lient davantage les deux écolières. Mlle Ruddick, qui demeure encore à Ottawa, était la fille de notre attaché commercial en Nouvelle-Zélande.

Katherine Mansfield écrira en retournant vers autrefois: « A quel moment commence-t-on vraiment un voyage, ou une amitié ou une

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aventure amoureuse? Ce sont ces débuts qui sont si passionnants et si incompris ! Il vient un moment nous nous apercevons que nous sommes partis, déjà! »

C'est vers ce temps-là que le père Beauchamp, dont le commerce bancaire s'achemine vers la prospérité, décide d'envoyer trois de ses filles parfaire leur éducation en Angleterre. Ce séjour de trois ans à Londres marquera réellement le point de bifurcation dans le destin de la fillette. C'est à partir de cette époque qu'elle décide de devenir une artiste, et pour elle, à cause des influences subies, ce terme signifie tout d'abord: vivre sa vie, en d'autres termes, être libre! Elle trouve à Londres l'at- mosphère raffinée dont avait besoin son âme. Elle en restera marquée toute sa vie jusqu'à ce que son esprit épuré se mette en quête de sa préoccupation finale: Dieu.

Elle retrouve à Londres un compagnon d'enfance devenu musicien et elle prend des leçons de violoncelle. Mais elle préfère encore ceux qui expriment des pensées et des idées, au lieu des sentiments, et elle dévore ies auteurs qui agissent sur l'opinion des cercles cultivés à ce début de siècle: Oscar Wilde, Tchécov, Dostoïewski. Son talent s'épanouit et se développe. Elle acquiert le réalisme observateur, l'objectivité, l'absence de commentaires, qui seront plus tard l'une de ses qualités littéraires. Le cynisme aussi.

Nous voyons, en effet, qu'elle copie de sa grande écriture les pas- sages saillants et presque toujours dépravés de Wilde: « Aucune influence n'est immorale, au point de vue scientifique. L'âme ne peut être guérie que par les sens, de même que les sens ne peuvent être guéris que par l'âme. » Toute cette culture rapidement absorbée par la jeune Kate nous indique déjà son goût pour les lettres, l'exaltation de sa belle nature rêveuse et qui cherche le beau. Mais elle nous révèle aussi le danger que constitue pour elle la manipulation d'explosifs évidemment destinés à des mains plus expertes, à des esprits plus mûris. Bienfait pour son art, qui en a certainement profité, germe nocif pour cette âme passionnée et délicate qui commence déjà à souffrir des chocs de l'existence. Elle eût pu avoir des fréquentations littéraires, des nourritures spirituelles, mieux appro- priées, qui lui eussent apporté une meilleure formation morale sans nuire à sa faculté créatrice.

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Elle nous laisse l'impression qu'elle s'en rendait compte parfois. Invitée à participer à une discussion sur Shakespeare elle déclare: « Pour celui qui, dès son enfance, a des aptitudes littéraires, la seule idée d'être obligé d'apprendre du Shakespeare tue la faculté qu'il peut avoir d'ap- précier le beau. Les plus célèbres passages de Shakespeare ont été lus et telus, cités bien ou mal par une foule de maniaques, de commentateurs, à tel point qu'ils n'ont aucun sens. Shakespeare n'est pas pour les enfants. »

C'est cependant dans le Grand Will qu'elle prendra une maxime qu'elle suivra toute sa vie et qui a été gravée sur sa tombe dans la forêt de Fontainebleau: « Mais je vous le dis, mylord stupide, que c'est sur cette épine, le danger, que nous cueillerons cette fleur, la sécurité. »

Se détacher de Londres lui devient dès lors impossible. Son retour à Wellington est considéré par elle comme une catastrophe. De cet instant date l'antagonisme entre la vie rêvée et la vie réelle. Son désir de fuir la Nouvelle-Zélande se mue en véritable obsession qui ne ruinera pas sa carrière, mais qui bouleversera sa santé et entraînera une série de perturbations physiques et morales qui l'achemineront vers la mort. Elle veut tenter l'expérience des doctrines qu'elle admire et qui la fasci- nent, elle prête l'oreille à la voix enchanteresse de Wilde qui fait dire à Dorian Gray: « J'aime avant tout les gens qui sont dénués de prin- cipes. »

« Je vis avec mes parents, écrit-elle, des gens qui me sont éminem- ment chers, mais ce ne sont pas des artistes. Nous n'appartenons pas au même monde. » A de multiples indices on remarque l'influence wildienne, bien qu'elle s'en défende, et qui relève de Freud. Dans sa chambre elle possède une copie de la Vénus de Velasquez et six petites statues repré- sentent des nus. Ses premières tentatives dans le domaine de la production littéraire sont de courtes nouvelles qu'elle adresse au directeur du New Zealand Mail qui les lui renvoie parce qu'il les considère trop erotiques « too sexy », disait-il. Mais il trouve qu'elle a tant de talent qu'il lui :onseille de les envoyer à un autre périodique, le Native Companion. Le directeur de cette feuille Iles accepte, mais il se refuse à croire que l'auteur n'a que dix-huit ans. Il lui en donnerait plutôt trente d'après les con-

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naissances que ses nouvelles révèlent. Elle n'avait pu résister à l'envie de dire dans sa lettre d'envoi: « Je suis pauvre, inconnue, avec un appétit vorace pour tout, et des principes aussi légers que ma prose. »

J'ai honte, dit-elle, de la jeunesse néo-zélandaise. Mais que taire? Il faudra d'abord désencrouter leur cervelle avant qu'ils com- mencent à apprendre. » trouver des gens qui puissent parler de Wilde et de Rosetti, de Tolstoï, de Rodenbach, de d'Annunzio? Ces gens-là n'ont pas encore appris leur alphabet. Tous ces noms, entre nous, ne sentent-ils pas leur 1900? Et l'attitude de Katherine Mans- field n'est-elle pas celle de tant de jeunes d'aujourd'hui qui demandent: u trouver des cœurs sympathiques pour parler de Valéry, de Claudel et de Jean-Paul Sartre? »

Son père, homme de bon jugement, redoutait le retour à Londres d'une jeune fille, talentueuse sans doute, mais il ne voulait pas, en même temps, lui rendre la vie intolérable en la retenant malgré elle. Il crut qu'un voyage la distrairait et il organisa pour elle une excursion à l'intérieur du pays maori. Cette expédition dans le nord de son île natale ce fut aussi un voyage en elle-même. Elle y puisera des notes qui lui feront écrire La Femme à la Cantine, et tout un fonds de richesses documentaires qu'elle aurait pu exploiter si elle eût vécu.

Mais le démon de l'évasion, la poussée secrète de sa carrière aussi, devenaient plus pressants, et elle obtint de repartir pour Londres le 9 juillet 1908. Elle avait vingt ans et son père lui assurait une pension de cent livres par an, à peine de quoi vivre, juste assez pour ne pas mourir. Elle suivait son rêve. Elle allait faire le double apprentissage de l'art et de la vie.

Jamais elle ne reviendrait, sinon par le souvenir, au foyer familial qu'elle était si désireuse de quitter, mais qu'elle évoquera quand les mal- heurs s'abatteront sur elle. Elle retrouve son Ultima Thulé. Elle peut écrire maintenant, mais vivre surtout selon ses aspirations, vivre d'abord, prendre la vie à pleines mains. « Pour réussir, écrit-elle, la tapisserie compliquée de notre existence, il est bon de prendre des brins variés dans une quantité d'écheveaux bien assortis et de savoir qu'ils doivent former un ensemble harmonieux. Il faut profiter joyeusement de tout

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ce qu'on trouve, afin de gagner du temps pour aller plus loin! »

Or, Katherine Mansfield n'est maîtresse d'elle-même que la plume à la main. Dans tous les autres domaines elle est à la merci de son entourage. Les bohèmes qu'elle fréquente ne lui offrent que la camara- derie, mais son cœur cherche l'affection qui lui manque, la sécurité dont elle a besoin. La tragédie de sa vie, a-t-on pu dire, c'est la recherche constante du bonheur.

Et elle contracte un de ces mariages voués d'avance à l'échec avec un musicien du nom de Bowden. Ils concluent un curieux pacte chacun des deux conjoints garde sa liberté de suivre sa carrière d'artiste, comme si les choses qu'on désire ne devaient pas s'acquérir au prix d'un sacrifice d'indépendance, de liberté. Son mari était professeur de chant et c'est lui qu'elle décrit sous les traits de Raymond Peacock. Sous ce pseudonyme transparent de Peacock a-t-elle voulu dépeindre la fatuité du personnage? Elle est si consciente de faire un mariage raté qu'elle se présente à la cérémonie nuptiale en robe noire et accompagnée d'une seule amie, Ida Baker, qu'elle peindra sous les traits attendrissants de Little Mouse dans sa très belle nouvelle intitulée: Je ne parle pas français.

Le temps des méprises et des mécomptes est arrivé. Elle abandonne son mari, elle n'a plus d'amis, elle a très peu d'argent, une dose très minime de courage, et elle attend un enfant. Elle loge dans des cham- bres d'occasion et des hôtels de dixième ordre. Elle fait un peu de cinéma et elle participe même à diverses représentations d'opéra à titre de cho- riste. Elle est complètement démoralisée et souvent elle recourt à un vieux truc qui lui a toujours réussi dans ses heures {es plus noires et qui consiste à se regarder dans la glace et à se dire: « Courage, Katherine, courage! »

La pauvre femme décide d'aller cacher son chagrin dans une pen- sion en Allemagne elle met au monde un enfant mort-né. La peine que lui cause cette perte est telle qu'on lui prête pendant plusieurs semaines un petit enfant pauvre et rachitique dont elle prend un soin jaloux et qui a servi de prototype à Lennie dans l'une de ses plus émouvantes histoires Ma Parker.

Pendant qu'elle tente de se remettre de sa faiblesse elle écrit son

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livre Pension allemande qui est son premier succès. C'est une image sati- rique et réaliste des gens qui l'entourent dans la ville d'eau elle passe sa convalescence. La douleur avait affiné son talent, mais elle gardait encore sa tendance à l'ironie que lui avaient enseignée ses modèles, et qui ne lui était pas naturelle. Elle refusa plus tard de laisser réimprimer ce volume parce qu'elle ne le trouvait pas juste, bien qu'elle eût un pres- sant besoin de l'argent qu'elle aurait pu en retirer.

Ses souffrances sont si intenses, isolée qu'elle est dans son mélan- colique pèlerinage, qu'elle doit se raidir contre la tentation de mettre fin à ses jours en absorbant juste un peu trop de veronal qu'elle doit prendre pour dormir. Elle gravissait péniblement une pente pierreuse, les yeux toujours fixés sur ce sommet lumineux l'appelait la voix mystérieuse de son génie.

De retour à Londres, encore chancelante de son épreuve, mais plus ferme que jamais dans sa décision de poursuivre sa tâche littéraire en cherchant les choses vraies qu'elle enrobait ensuite de poésie, elle fait la rencontre d'un jeune étudiant d'Oxford, John Middleton Murry, un idéaliste comme elle. On cause livres, auteurs, on parle surtout des écri- vains qu'on aime et des motifs qu'on a de les admirer. C'est l'entente cordiale. Murry partagea d'abord ses opinions, et ses enthousiasmes, il fut l'éditeur de ses œuvres dans sa revue Y Atheneum, et il finit par partager sa vie, car ils s'épousèrent au bout de quelques mois.

Elle n'écrit pas que des nouvelles et des contes, elle fait aussi des critiques de livres nouveaux se distingue une justesse de vues éton- nante chez une femme si jeune, car elle n'a que vingt-cinq ans. Ce qu'elle dit de Bernard Shaw, par exemple, est si net et si incisif qu'elle nous semble avoir fixé définitivement le caractère du vieil iconoclaste.

«Vous connaissez le sentiment que donne un grand écrivain: « Mon esprit a été nourri et rafraîchi; il a participé à quelque chose de neuf. » On ne saurait rien éprouver de pareil avec Shaw. C'est le claque- ment de la grille dans l'oreille quand tout est fini. Dans ses pièces on rit ■"oujours de ses personnages, jamais avec eux. On peut être de son avis ant qu'on (le voudra; mais il écrit contre et non avec. C'est une espèce de concierge dans la maison de la littérature, assis dans une cage de i-erre, voyant tout, sachant tout, examinant les lettres, (c nettoyant

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l'escalier », mais ne prenant absolument aucune part à la vie qui l'en- toure. » En quelques traits de plume nous avons une silhouette de l'esprit satirique, égoïste, et vaguement méphistophélique du grand humo- riste irlandais.

La santé de Katherine est cependant gravement touchée, et elle doit avec son mari faire plusieurs séjours dans les Cornouailles. Ils se sont liés d'amitié avec un couple fort mal assorti, l'immoraliste anglais D. H. Lawrence qui vit depuis plusieurs années avec l'Allemande Frieda. Encore une liaison dangereuse, malgré la communauté spirituelle qui existe entre le poétique écrivain de la chair, l'Amant de Lady Chatter- ley, et la délicate auteur de la Maison de Poupée. Lawrence a toujours été une de ses idoles, et les propos qu'ils échangent sur l'art et la vérité les tiennent souvent de longues heures à contempler la nature dans ce coin pittoresque de la côte anglaise.

Mais les deux époux Lawrence qui forment une alliance en marge des conventions se battent comme plâtre et la tranquillité si nécessaire à la jeune femme en souffre, autant que ses illusions d'ailleurs qui battent de l'aile. Pour échapper à ces laideurs et pour trouver un climat plus favorable à ses poumons « la vie ne nous est donnée qu'une fois, dit-elle, et nous la gaspillons », elle part pour le continent, mais cette fois ce n'est plus pour l'Allemagne, mais bien pour la France. « Vivre en France, écrit-elle, c'est un tel repos. »

Et l'un des premiers écrivains qu'elle croise à Paris c'est Francis Carco dont elle dessine l'esquisse de si lumineuse façon dans la nouvelle Je ne parle pas français que nous avons déjà mentionnée. Il y porte le nom de Raoul Duquette. Elle en fait connaissance évidemment dans un bouge, puisque Carco à ses débuts s'est surtout spécialisé dans la des- cription de la pègre. De son côté, Carco devait se souvenir de la jolie et pâle néo-zélandaise qu'il peindra dans les Innocents sous les traits de Winnie. C'est encore chez Carco qu'elle ira demeurer durant l'avance des Allemands sur Paris, au début de la guerre 1914-1918. C'est en France qu'elle passera désormais la majeure partie de son temps et c'est qu'elle finira ses jours. Elle ne peut plus supporter Londres, la ville des rêves de sa jeunesse.

Combien de fois on assiste ému à la lutte qui se livre dans l'âme

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de l'écrivain entre les exigences de son corps et la poursuite de la vérité et de la beauté? Combien de fois cette sensation de dédoublement surgit devant nous comme une réalité tangible? Elle dira par exemple: « J'avais laissé voir à quelqu'un les deux côtés de ma vie. Je lui avais tout dit aussi sincèrement et véridiquement que possible. J'avais pris une peine infinie pour lui expliquer au sujet de ma vie immergée des choses qui, à la vérité, étaient dégoûtantes et qui ne verraient jamais la lumière du jour littéraire. » Et plus loin encore: «Tout à coup je me rendis compte qu'indépendamment de moi-même je souriais. »

LA HANTISE DU PAYS.

L'amour de son art a consumé peu à peu ses forces. Elle a refusé de s'adapter, comme tout le monde, à la vie utilitaire et c'est elle qui en subit tous les chocs en retour. Mais un élément nouveau vient tout à coup apporter un dérivatif à son inspiration, un événement à la fois joyeux et douloureux. La guerre de 1914 vient d'éclater. L'un des premiers à courir aux armes et à venir combattre est le jeune et unique frère de Katherine Mansfield, Leslie, à qui elle avait toujours voué une ardente affection. Leur réunion fut une explosion de joie et la source des souvenirs coula comme un flot jaillissant.

N'avait-elle pas écrit: « Ah! quiconque me dit: « Vous rappelez- vous? » me prend le cœur. Je me rappelle tout et la grande joie de la vie pour moi est peut-être de jouer à ce jeu: m'en retourner avec quelqu'un vers le passé. » Ce voyage vers le passé elle l'accomplit en compagnie de son frère. Son talent avait besoin d'un fixatif et l'évocation de sa famille, de son enfance, de son lointain pays lui fournit la dose nécessaire de sels d'argent.

Son pays, elle ne l'avait jamais réellement oublié. Elle l'avait calomnié, dans sa jeune impétuosité, pour son manque de culture et de sens artistique, mais elle y pensait toujours. Quand elle était malade dans Pension allemande, elle se rappelle les soins câlins dont l'entourait sa grand-mère et qui lui font défaut. Elle songe au Garden Party de ses seize ans quand elle connaît ses heures de noire purée, quand elle court les agences de théâtres pour se trouver un bout de rôle. Kathleen Beau-

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champ a pu se révolter contre la Nouvelle-Zélande, mais telle n'est pas l'opinion de Katherine Mansfield. Elle retrouve dans son frère la person- nification même de son cercle de famille. Comme ils seront heureux désormais, et comme ils feront ressusciter devant les yeux de leur âme la mer en courroux, les jardins odorants, les arbres de l'avenue, toutes les années heureuses d'autrefois. Leslie partit pour le front le cœur joyeux. Quelques mois plus tard, en 1915, il était tué par un éclat d'obus.

La peine que Katherine Mansfield en éprouva ajouta un fardeau de plus à la lourde charge d'épreuves qu'elle avait déjà subies. Mais elle prit une résolution dont le monde littéraire a largement profité: c'est par le travail qu'elle lutterait contre le chagrin. Elle essaierait de réparer l'oubli commis envers son pays en choisissant des sujets puisés là-bas comme thème d'inspiration. Ce serait la réparation offerte à la mémoire de son frère mort en France pour la Nouvelle-Zélande.

La plupart des critiques affirment que c'est lorsqu'elle parle de son pays qu'elle est à son mieux. Elle jette alors le manteau d'impassibilité qui était jusque son uniforme de rigueur. Elle enlève ce masque qui lui permettait de voir si distinctement le monde tout en dissimulant ce qu'elle en pensait. Elle fait baigner cette fois ses caractères dans une douce lumière de sympathie et d'affection. Elle avait écrit des contes remplis d'habileté depuis le début de sa carrière. Maintenant, elle retouchait la terre, elle ouvrait son cœur.

Et l'on vit paraître successivement Sur la Baie qui a souvent été comparé à La Mer de Debussy. Elle écrit La Mouche l'on trouve Maison de Poupée et tant de nouvelles qui sont des merveilles. De fines images tombent de sa plume comme la suivante: «Que le monde est beau! je me sens un peu ivre comme un insecte qui viendrait de tomber de la corolle d'un magnolia. » Elle nous ouvre l'univers de poésie que son imagination a créé. Jean-Louis Vaudoyer déclare: «Elle transfigure, elle épure jusqu'à la désincarnation, elle métamorphose les personnages les plus humbles de la vie quotidienne en les plongeant dans la lumière dont Fra Angelico baigne ses élus au seuil du Paradis. »

À côté de l'artiste c'est le pionnier de la Nouvelle-Zélande qui se réveille. Elle note dans son journal qq'elle a l'intention d'écrire un livre

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intitulé Maata et qui ferait revivre l'exotisme des Maoris, les indigènes du dominion des antipodes. Sa disparition prématurée nous a certaine- ment privés d'une fresque de l'épopée coloniale.

La crise religieuse.

Depuis qu'elle doit prendre des soins exagérés de sa santé, elle sent des bouffées d'angoisse et de doute l'étreindre devant l'inconnu qui nous attend après la mort. Son amour de la nature la rapproche cepen- dant de son créateur et elle s'exclame devant un beau spectacle: k Je voudrais qu'il y eût un Dieu. J'aspire à le remercier. »

Dans une lettre elle nous confie: « C'est le soir du Vendredi Saint: le jour de l'année le plus significatif, certainement. Je sens toujours dans mes mains l'empreinte des clous. . . l'agonie de Jésus. Il n'est sûrement pas mort, et tous ceux que nous aimons et que nous avons perdus sont sûrement près de nous. Grand-mère et Jésus et tous les autres. Mais prêtez-moi secours, j'ai soif, moi aussi, je suis sur la croix. Laissez- moi finir pour que je puisse m'écrier: « Tout est consommé. »

La maladie, les épreuves, les erreurs, ont affiné sa perceptibilité: l'expérience wildienne ne lui a pas apporté la paix qu'elle souhaitait, ni le bonheur rêvé. Mais elle a compris, à travers ses douleurs, ce qu'est le bonheur, elle en fait bénéficier son œuvre. Elle écrit le 21 octobre 1922: «J'ai traversé une petite révolution depuis ma dernière lettre. J'ai subitement décidé d'essayer d'apprendre à vivre d'après mes croyan- ces au lieu de continuer, comme je l'ai toujours fait, à vivre d'une façon et à penser d'une autre. J'ai décidé de faire un grand nettoyage de ce qu'il y a de superficiel en moi et de recommencer tout, afin de voir si je peux parvenir à cette vie simple, vraie, pleine, dont je rêve. »

Ces croyances, à cette époque, quelles sont-elles? Nous pensons qu'il s'agit surtout d'un immense désir de rachat et dans sa soif de beauté d'en arriver à croire en Dieu. « Seigneur, écrit-elle, rends-moi pareille au cristal pour que ta lumière brille à travers moi. » Cette vérité, elle l'a trouvée peut-être avant d'expirer, mais nous avons sur ses derniers moments des détails aussi étranges que sa vie.

Fatiguée, sans doute, des soins de toutes sortes dont on l'entourait,

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elk obtint son admission dans une maison de santé dirigée par un Russe du nom de Gurdjieff qui prêchait à ses patients le retour à la santé par la régénération morale. Il invoquait les esprits à heure fixe après avoir revêtu une simarre somptueuse. C'est dans ce décor inattendu et insolite de la forêt de Fontainebleau, dans un ancien prieuré, que Kathe- rine Mansfield fut brusquement emportée en pleine beauté, en plein talent, en pleine jeunesse, le 9 janvier 1923, par une hémorragie pulmo- naire. Ses derniers mots, dans les bras de son mari, avaient été: <c All is well », « Tout va bien », comme la sentinelle qui prend sa faction devant l'éternité, comme le capitaine qui largue les amarres avant de partir pour le grand voyage. Elle laissait au monde des contes et des nouvelles d'une forme inoubliable et d'un charme inégalé.

Katherine Mansfield a eu le courage exceptionnel de se montrer femme, c'est-à-dire un être un peu compliqué, sans doute, mais haute- ment délicat et net, quelquefois mystique et toujours frappé par les beautés du monde. Jean-Pierre Anquis a dit d'elle: «Elle demeure à travers le temps qui passe l'héroïne d'une vie qui ne meurt pas: cette vie dont ses livres gardent l'écho ravissant, cette vie l'idée du bonheur fait un bruit de cristal au point de se briser. Elle laisse la nostalgie d'une autre chose que la chose exprimée. »

Quelle impression garder de l'œuvre de Katherine Mansfield? Elle se prête assez difficilement à l'analyse et elle a emporté avec die dans la tombe sa méthode qui s'apparente à la fois au réalisme de Maupassant et à l'impressionnisme des romanciers russes. L'explication de son charme c'est surtout de participer à la vie de ses personnages et d'aboutir dans chacune de ses nouvelles à une subtile pointe d'émotion. C'est d'être profondément humaine. Elle avait aussi beaucoup de talent, d'aucuns disent du génie, ce qui supplée à toute espèce de formule.

Au cours de l'apprentissage pénible qu'elle avait elle-même fait de l'existence, nous assistons à ce tiraillement entre l'appel de la liberté de la chair et de la discipline de l'esprit, à ces fluctuations de l'enthou- siasme et du découragement, entre la séduction de la vie de bohème et la voix de son pays, entre les tortures du doute et le désir de croire.

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A cette heure nous évoquons sa mémoire, à peine vingt-cinq ans après sa disparition, et nous déposons en esprit les fleurs qu'elle aimait sur sa tombe solitaire, n'importe-t-il pas de souligner qu'elle a trouvé la véritable inspiration quand elle Ta cherchée chez elle, dans sa propre enfance, dans sa Nouvelle-Zélande natale? Elle a réussi à nous livrer ses trésors en exploitant une veine extrêmement riche et en lui donnant une signification universelle. N'est-ce pas une leçon pour nous tous, puisque, de culture française, c'est chez nous qu'il s'agit d'extraire le minerai que le talent de nos auteurs doit convertir en lingots d'or?

Pour tous ces motifs, Katherine Mansfield restera pour nous une amie, à cause de sa dure expérience, de son émouvant cœur de femme, et de l'œuvre resplendissante et actuelle qu'elle nous a léguée.

Madame Fulgence CHARPENTIER.

"L'immortelle inquiétude du cœur qui sait s'entendre"

(Le voyage du Centurion, p. 66).

ERNEST PSICHARI.

Toute personne humaine, en s'enveloppant de plus ou moins de mystère, tend irrésistiblement vers la réponse illimitée à ses profonds dé- sirs de bonheur. Cette loi universelle, inscrite chez tous en des caractères immortels, se particularise pour chacun dans un mode unique et bien ca- ractérisé d'atteindre au Bien suprême.

Cette attirance divine prend chez le chrétien l'aspect d'un pèlerinage vers l'Ami qui habite au plus intime de nos âmes. Tout le mystère de la vie ne se résout-il pas dans cette amoureuse rencontre à nouer entre notre personne et celle de l'Ami présent en nous x? et selon que la personne humaine consent dès l'abord et avec amour, ou retarde et refuse ce don total, elle se hausse aux grandeurs de l'intimité divine ou se rabaisse au- dessous d'elle-même en un stérile égoïsme.

Que de nuances entre les âmes, aussi variées que l'est la grâce elle- même. Ce qui fait dire à Emmanuel Mounier que la « participation sur- naturelle à la possession de toutes choses par l'union au Christ personnel » offerte « à tous sans privilèges et sans exclusion. . . n'est cependant tissée que d'intentions divines particulières 2 ». Mais chez tous, recherche de

1 Le grand livre de Maurice ZUNDEL développe cette thèse: Recherche de la Personne, Paris, Desdée, De Brouwer et Cie, 1938.

2 De la Propriété capitaliste à la Propriété humaine, Paris, Desdée, De Brouwer et Cie, 1936, p. 20-21.

L'IMMORTELLE INQUIÉTUDE DU CŒUR QUI SAIT S'ENTENDRE 323

Dieu: recherche affectueuse et pleine de charmes, ou recherche menée à travers l'épreuve et l'obscurité, recherche toujours inapaisée et toujours inlassable. C'est « l'immortelle inquiétude du cœur marquée par l'ab- sence de repos, le constant avertissement d'une âme insatisfaite, désireuse d'une pénétration sans cesse portée plus avant.

En Psichari, nature violente et d'une logique extrême, ce penchant altruiste nous laisse voir tout ce que Dieu y a inscrit d'exigence et d'ab- solu. « Se donner à sa chimère, écrit-il dès sa dix-huitième année, c'est selon moi la seule force et la seule sagesse » (Lettres du Centurion) . Il expérimente cette inquiétude de l'infini, il en subit les tumultes, il la sent tyrannique; pour ne la point diriger, il la voit, extravagante jusqu'à la démence, s'infléchir en un désordre presque fatal. Aidé d'une grâce puis- sante à tout instant renouvelée, il redresse enfin sa recherche et se trouve possédé de cette immortelle inquiétude d'un amour qui tend à l'éternelle possession du premier Amour. Qui me edunt adhuc esurient. « A qui cherche Dieu, comment assigner un terme dans cette recherche? ... le bonheur d'avoir trouvé n'apaise pas un saint désir, mais l'avive. . . c'est l'huile sur le feu 3 . »

Cette inquiétude, nous voudrions la saisir chez Psichari dans ce qu'elle offre successivement d'espérance, de douleur et de misère, de triom- phe et de gloire. Au lieu de nous attarder aux dates d'une vie connue, nous voulons nous agenouiller immédiatement au point l'âme se dé- bat contre Dieu qui la lie.

I. L'INQUIÉTUDE DÉSESPÈRE.

Comme Claudel, qui, dans sa jeunesse, était à l'égard de la religion « dans une ignorance de sauvage », et comme nombre de convertis fran- çais, le petit-fils de Renan, élevé dans la méconnaissance la plus complète de Dieu, imbu des préjugés de l'atmosphère familiale renanienne, la tête encombrée des broussailles doctrinales de la Sorbonne, n'était pas armé pour la lutte de la vie, et la vie vint de bonne heure à cette âme précoce, avec ses problèmes, ses ivresses et ses désenchantements. Ses brillants pro- fesseurs ne l'avaient pas accrochée au roc inexpugnable des principes mé-

3 Saint BERNARD, In Cantico, Sermo 84, 1.

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taphysiques derrière lesquels la morale trouve une rade pour jamais assu- rée.

Vers la fin de ses dix-huit ans, à l'improviste, alors que rien encore « n'avait préparé ce cœur à l'amour » (Le Voyage du Centurion) , un amour des plus violents s'y installe en maître incontesté. C'est un moin- dre mal « si le cœur demeure ouvert, si l'être aimé, quand il n'est pas su- prême, ne ferme point l'horizon, s'il n'est que le reposoir d'un élan qui rebondit plus loin i », mais en l'élan qui l'emporte hors de la voie, notre jeune homme met toute l'ardeur et l'impatience que ses secrets instincts de béatitude allument en lui, et rassemble éperdûment tous ses espoirs sur une créature unique et exclusive.

Quand l'élue, faussement nantie de toutes les aimantations de la divinité, vient à se détourner de celui qui l'en a parée, le malheureux, dans l'écroulement de toutes choses, voit s'ouvrir sous ses pas un gouffre im- mensément noir, et pour s'y ensevelir, tente à deux reprises, dans le vertige d'une nuit de désespérance, de s'enlever la vie. On ne la lui sauve que pour lui laisser l'angoisse de la voir fuir, heure par heure, pendant de longs mois. « Appelez-moi un fou et un insensé, écrit-il à la mère de son ami Jacques Maritain, vous ne pouvez savoir à quel point vous serez encore éloignée de la vérité. La vie m'a donné des joies excessives et des peines excessives que je ne voudrais échanger pour rien au monde » (Let- tres) . Vraiment, on ne lui a pas enseigné que rien n'est perdu quand un amour vient à manquer, si on a retenu l'Amour.

« Le prédestiné des grandeurs, comme il dira de lui plus tard, vivait ses plus sombres jours. A vingt ans, Maxence [c'est-à-dire lui-même] errait sans conviction dans les jardins empoisonnés du vice, mais en ma- lade et poursuivi par d'obscurs remords. Cet homme droit suivait une route oblique, une route ambiguë et rien ne l'en avertissait, si ce n'est ce battement précipité du cœur, cette inquiétude, lorsque, amoncelant des ruines, l'on se retourne, et que l'on contemple l'œuvre maléfique du sa- crilège » (Le Voyage) .

Peut-on imaginer plus profonde abjection d'une personne humaine en ce désarroi extrême: au-dessus d'elle, un ciel sans ouverture l'écrase de

4 Maurice ZUNDEL, Notre-Dame de ta Sagesse, Juvisy, Edition du Cerf, 1935, p. 60. (Les Cahiers de la Vierge, no 12).

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son plafond d'airain; à niveau, «les sophismes et les piperies » d'intel- lectuels sans cœur fermés à la douleur; il reste une issue, la dissolution dans la matière, et voilà que notre jeune homme veut s'y confondre par l'anéantissement de son être.

Si bas que l'on puisse descendre, l'être ne se peut mentir indéfini- ment à lui-même. Il aspire à reprendre son aplomb dans l'ordre en dépit des gauchissements qui l'ont faussé. Plus fort que les voix, en lui, affir- mant la suprématie et l'exclusivité des lois cosmiques, Ernest Psichari entend les battements précipités de son cœur; à travers les négations téné- breuses et les ricanements des sceptiques, filtre l'ultime et mourant rayon d'une étoile qui pourrait renaître et vivifier son intelligence. L'intelli- gence et le cœur perçoivent, impitoyable, l'immortelle inquiétude jus- qu'au jour Dieu aura pitié de cette langueur et de cette trop grande infortune.

IL L'INQUIÉTUDE SE REDRESSE.

« Comme le plongeur pris dans les algues et qui donne un vigou- reux coup de pied pour remonter vertical, les bras tendus vers la lumière du monde » (Le Voyage) , Ernest Psichari secoue la vase des bas-fonds prolifèrent les dégoûts et les remords. Du désordre complet à l'ordre d'une lumineuse chanté, de l'inquiétude navrante à la sérénité des saints, il décrit une ascension admirable qui attire depuis les générations de jeu- nes par l'héroïcité unie à l'humanité de son envol. La soif de Tordre a sauvé Psichari, comme ensuite, son inviolable vigilance en face du devoir d'état l'a conduit au sommet des pures grandeurs.

La richesse d'une personnalité reluit en la perfection de son être, et celle-ci éclate en ses actes de valeur. Une âme capable de se sortir par elle- même de grandes difficultés quand tout cède au dedans comme au dehors, rend le son d'une véritable personnalité, surtout si elle persévère long- temps dans la droite ligne choisie et s'affirme magnanime en son inalté- rable fidélité.

Seul, ignorant encore tout de Dieu, ne trouvant en lui-même aucun principe unificateur, Psichari cherche hors de lui-même, et contre le sen- timent de tout le monde, contre fes idées antimilitaristes de sa famille, contre ses goûts personnels et ses propres habitudes d'intellectuel et de li-

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cencié en philosophie, il décide de demander à l'armée ce qui lui manque: une sévère discipline, un joug d'acier, un moule de fer. Acte initial de force et de droiture, clef des grandes conquêtes sur lui-même, et source des spirituels assouvissements qui ne calment pas mais allument les brûlantes soifs de la pleine vérité et de la charité parfaite.

Depuis lors, Dieu agit manifestement par sa grâce dans cette âme. Avant de l'éclairer des vérités chrétiennes, il la travaille par une longue préparation, par le feu purificateur d'un désir torride, par l'éloquente cla- meur des soupirs et des larmes. Il provoque en cet être insoumis, un as- sainissement moral, rétablit la hiérarchie des facultés, assure la maîtrise des passions bouillantes et tumultueuses, pour qu'un jour il puisse enfin, en un geste de suprême liberté, remettre la totalité de son être à sa direc- tion divine. Rien n'est plus poignant que cet acheminement à pas accé lérés vers l'ordre, la vérité, la foi et la charité: toutes vertus dont notre soldat éprouve la plus cuisante des soifs.

L'ordre que Dieu exige de lui, Psichari le demande à l'armée et au désert. Il note avant son départ pour la Mauritanie: « Il n'est pas en moi de volonté plus arrêtée, de plus ferme propos que d'aller mainte- nant à travers le monde, tendu sur moi-même, décidé à me conquérir moi-même par la violence. Je ne traverserai pas en amateur la terre de toutes les vertus, mais à toute heure je lui demanderai la force, la droi- ture, la pureté de cœur, la noblesse et la candeur. J'exige qu'elle me donne le vrai, le bien, le beau et rien moins » (Les Voix qui crient dans le Désert) .

Phrase remarquable: « Se conquérir soi-même par la violence ». Comme nous sommes loin du programme d'André Gide: ne pas arrêter le courant de ses sensations, les analyser à l'infini, réciter ses états d'âme sans les provoquer ni les hausser. C'est la répudiation officielle de tout effort. La scission à l'intérieur d'un être charme Gide comme l'enchante la simultanéité des contradictoires, affolant et dispersant le moi pro- fond 5. Et il se trouve des foules de lecteurs qui hument avec délices l'odeur fumant de ces nourritures terrestres.

Conquête de soi-même, création et synthèse, autant de marques

5 Voir Henri MASSIS, L'honneur de servir, Paris, Pion, 1937.

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d'une merveilleuse personnalité qui s'élabore et s'édifie en l'éveil enrichis- sant d'une inquiétude ouverte à tous les perfectionnements.

Le théâtre des premières luttes se situe en pleine angoisse, au fond de l'âme. L'ordre de l'armée s'est imposé à la périphérie, mais les pro- fondeurs? Et c'est bien d'elles que maintenant il s'agit. Ailleurs, les distractions abondent, et les prétextes de s'étourdir, davantage; la con- frontation de ce qu'il est avec ce qu'il doit être se fût trouvée indéfiniment différée. Ici, dans le silence des plaines fauves étendues à l'infini sous un soleil implacable, la solitude l'oblige inexorablement à descendre en lui- même, à se regarder bien en face.

Que découvre-t-il? La bizarrerie de sa condition, l'inextricable dé- sordre des idées et des sentiments, l'aberration de ne pas croire on un Être suprême alors que le Maure l'adore dans la grandeur des cieux, l'in- fidélité de la France, traîtresse à sa mission chrétienne, le ridicule d'un en- seignement rationaliste et l'absurdité d'une civilisation athée qui se croit capable avec une présomptueuse suffisance de remplacer tout, mais qui ne suffit à rien. Dilettantisme, placage, surface, rien n'est en profondeur, tien n'est vrai. Le dégoût saisit notre voyageur, un vide immense se creuse en lui.

Il voudrait se fuir et toujours le cercle des horizons le ramène. Fina- lement il prend le parti de s'accepter; il en vient à se recueillir, à aimer à entrer en lui-même, à y vivre là. Clair et inéluctable maintenant, se pose le problème de l'option fondamentale: pour ou contre Dieu, suivant ou contre sa conscience. Coincé par l'un et l'autre parti, il choisira et loin de réciter complaisamment ses sentiments, il les brusquera, il se fera vio- lence, il se créera au sens augustinien du mot. « Ah! non, nous ne rions pas en Afrique. Je sais bien que nous n'y serons pas des sceptiques, que nous choisirons, que toujours nous voudrons choisir. Que tous ceux qui hésitent, tous ceux qui trembleraient devant une vérité trop forte, ne viennent pas prendre la rude nourriture de l'Afrique » (Les Voix) !

Qu'on ne s'abandonne pas à l'illusion, la maîtrise de soi ne s'ob- tient qu'à coups de victoires répétées. Mais certains augures ne trompent pas. « Il me semblait percevoir comme une ascension de mon âme dans l'espace . . . Nous avons la sensation fortifiante d'aller à des excès, de nous élever au-dessus de la médiocrité quotidienne » (Les Voix) . Le

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désir de l'inflexible droiture, « des pensées de gloire, d'héroïque vertu, de mâle fierté » le font marcher « dans le vertige de ces horizons singuliers, la sueur aux tempes, avec des battements d'impatience ». Il supplie, il crie après l'ordre, la paix et la lumière, « il veille, étant celui qui est tou- jours debout » (Le Voyage) .

Une condition nécessaire du perfectionnement intérieur est bien la vigilance continuelle: « vigilate », ne pas s'appesantir sur l'instant donné pour être prêt à accueillir l'instant d'après avec ses exigences de rénova- tion, dans toute la jeunesse et la latitude d'une âme libre. Cette humble expectative et cet engageant accueil, comment l'auront-ils les repus, les satisfaits, les assoupis, suivant ce mot de Claudel: « Ce n'est pas en res- tant assis que je fournirai prise à l'action divine: c'est en me mettant à genoux 6. » Quant aux cœurs tenus dans l'attente, il n'y a pas d'ascen- sions dont ils ne soient capables.

Opposition éloquente et attitude tranchée: «Là-bas [en France], ceux qui font profession de l'intelligence et qui en meurent, les rassasiés et les contents d'eux-mêmes, les sourires épanouis, les ventres larges. . . misérables prisonniers de leur hérésie, sombres à pic dans l'erreur », ces mondains, ces élégants, « ces raffinés plus grossiers que des porcs sous leurs masques de politesse. . . Ici [au désert], les fronts soucieux, la prudence devant l'ennemi, l'œil circonspect » (Le Voyage) . Les soldats sont les hommes de lutte et de douleur, à l'activité tendue. « Leur âme ne ressem- ble pas à celle des autres, à ceux qui restent en place, enclos dans leur mo- notone et inféconde songerie. Ils sont, eux, des voyageurs et des soldats. Ils sont ceux qui marchent, ceux qui n'en peuvent plus de marcher et qui veulent mourir de leur idée » (Terres de Soleil et de Sommeil) .

Chez ces actifs, dans les couches profondes de l'être, le silence de l'Afrique suscite des remous, il brise la croûte comprimante des situations toutes faites, et par delà « les impressions extérieures et le limon de la ci- vilisation, il fait atteindre le substratum des énergies latentes, des forces vives qui dorment. . . cette mystérieuse région des tumultes et des oura- gans, des passions fortes montées de quelles profondeurs! Quelle richesse dans cette merveilleuse ascension! Quels insoupçonnés trésors» (Terres de Soleil . . .) !

6 Un Poète regarde la Croix, Paris, Gallimard, nrf. 1936, p. 272-273.

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Le grand nombre des humains vivotent, parce qu'ils rôdent à la pé- riphérie sans pratiquer de ces profondes entailles qui font jaillir, avec le sang, les actes de grandeur. Les personnes vivent. « Je suis ramené à la vie même, à la source de la vie, et je sens sourdre en moi d'immenses fleuves de vie et de beauté » (Terres de Soleil . . .) . C'est le jaillissement des ini- tiatives, des nouveautés, des vouloirs créateurs. Parce qu'il veille, cherche et demande l'ordre et la vérité; parce qu'il se fait homme de désir et d'in- quiétude, les cieux eux-mêmes en l'abondance de leurs dons, vont s'ou- vrir et Dieu se donnera, lui, la lumière et la vie.

Souvent, pour aiguiser les désirs et faire sentir le besoin que l'âme a de lui, Dieu tarde à se donner. Quelle angoisse: « Jusqu'à sa mort il [lui-même] garde l'inquiétude de la perfection, ce mécontentement de soi-même qui n'est que le sentiment de sa réelle impuissance. A mesure qu'il s'affine dans sa vie morale, il voit se creuser l'abîme qui le sépare de Dieu. Plus il s'approche de la perfection, plus il la voit fuir devant lui. Aussi sa vie est-elle un rejaillissement perpétuel, un perpétuel mouvement, une glorieuse ascension, et comme une escalade du ciel qui ne laisse nul répit. » Comment remédier à cette impuissance foncière? La voix qui crie dans le désert le lui indique: « Ce n'est pas toi qui te donneras des ailes. . . Prends cette main sanglante qui t'est tendue. Veille et prie ...» Et le vovageur, la gorge serrée supplie: «Mon Dieu, manifestez-vous enfin, puisque vous seul pouvez le faire et que je ne suis rien » (Les Voix) .

De plus en plus son âme devient une inquiétude qui se dit: elle se fait désir, vivante supplique, ouverture béante, exigeant la vérité d'abord, et toutes les vertus. Les sommets de la vérité seront pour jamais fermés à bien des esprits. Sa lumière vierge requiert la virginité d'esprit, c'est- à-dire une adhésion inconditionnée, une requête simple, sans cadre impo- sé et sans mainmise anticipée sur ce qui paraît être le vrai, une demande blanche sans prises tenaces sur d'inaliénables préjugés, l'humilité en som- me, celle qui dans l'ordre surnaturel fait les saints et qui, en philosophie, suscite les vrais métaphysiciens.

Dès son arrivée en Mauritanie, Psichari se dispose à cette purifica- tion de ses facultés. Son honnêteté de soldat qui « est une candide bonne foi, une sincérité naïve, une enfantine naïveté . . . qui n'a peur de rien, pas même de la vérité », s'accommode bien de cette terre « sans ambages

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sans feintes, sans fourberie ni cafardise » (Les Voix) . A tout instant, à cette âme méditative et droite, la nature fraternelle indique le ciel ou s'éclipse devant la Divinité qu'elle vient de révéler. « Voici une plaine si- lencieuse et nue, et comme elle, notre âme sera silencieuse et nue, pour qu'elle entende ce grand bruit et cette présence qui y était » (Les Voix) .

Soupçonner l'existence et le prix des royaumes réservés de la pureté témoigne déjà d'une certaine intériorité du regard; les envier et les vouloir mériter supposent beaucoup de renoncement à soi-même et une grande ob- jectivité. « O beaux royaumes de l'intelligence, qui ne souffrez que les âmes transparentes des saints, belles régions . . . qui ne voulez que les purs et les sages selon le ciel . . . heureux et bienheureux ceux qui vous ont désirés dans l'innocence et dans la force de leur âge » (Le Voyage) ! Et ce texte, le plus caractéristique de son attitude devant la vérité: « Voilà la base; ne pas résister à la vérité quelle qu'elle soit, attendre, attendre pa- tiemment, sans nervosité, sans inquiétude, attendre l'hôte que l'on désire, et dent, pourtant, on ne sait rien » (Les Voix) . Nous ne serons jamais que de grands quêteurs, surtout dans l'ordre de la Grâce. Aussi bien, cette main tendue, voilée d'humble patience, sera toujours le geste qu'il faut.

Cette démission de notre sens propre tournera-t-elle en insignifiante obséquiosité, ou bien, nous sera-t-il permis d'associer à cette attitude res- pectueuse vis-à-vis de la vérité, un peu de stimulant et de rigueur à notre endroit? Certains textes de notre ami apparemment contradictoires s'ex- pliqueraient de la sorte, de même que certains cris de l'âme à la fois légiti- mes, normaux et si humains.

La vérité, il se violente pour l'obtenir. Exercée contre et en soi-même, et née de telles dispositions, la violence pousse aux louables hardiesses et conduit promptement au but. « Il ne s'arrêtera plus qu'il n'ait trouvé l'ordre parfait et la suave harmonie de la vérité ... Il est embarqué dans l'absolu » et « est assuré de ne plus s'arrêter dans la voie du perfectionne- ment intérieur » (Les Voix) . « Il veut la vérité avec violence. Il est celai qui forcera le ciel, il est ce violent qui ravira de haute main l'éternité » (Le Voyage) .

L'ordre de l'armée ne lui suffit plus, il aspire à l'ordre parfait et à la vérité totale. Son ami Jacques Maritain, ses propres lectures de l'Evan-

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gile et de Bossuet lui révèlent un ordre supérieur, l'ordre chrétien l'âme trouve à l'infini les possibilités de dilatation. Quelle merveille et quelle fascination. Cette innombrable armée des apôtres, des vierges et des mar- tyrs, si beaux et si hauts dans l'éclat de leur lumineuse charité! Quelle avi- dité de les aller rejoindre! « Tous me font violence, m'enlèvent par la force vers le ciel supérieur, et je veux, je veux de tout mon cœur leur pu- reté, je veux leur humilité et leur pitié, je veux la chasteté qui les ceint, et la piété qui les couronne, je veux leur grâce et leur force. Je ne m'arrê- terai pas, je m'avancerai vers la plus haute humanité, vers ce grand peu- ple qui est là-bas, derrière le dernier étage de l'horizon, entraîné dans le sillage immense du souffle divin » (Les Voix) .

Prévenant l'objection de rêveries mélancoliques, de clair-obscur romantique, dont on pourrait étiqueter ses soupirs passionnés, il affirme: « Ce n'est pas un rêveur, c'est un homme de réalités. Il vomit, ce violent, les consolations d'un soir religieux, car il n'est pas de consolation hors de la clarté de midi et de l'étincelante certitude. Il maudit la paix du cœur (non celle qui est dans l'ordre) , car il n'est de paix que de la raison ». Il n'a plus qu'un tourment: « le désir de la connaissance essentielle. . . le pain de la substantielle réalité » (Le Voyage) . Ses effusions jaillissent de sources surnaturelles, et la grâce qui les produit ne tarde pas à se commu- niquer tout entière. Il pressent tout ému de reconnaissance que le Christ le lie. Claudel prête à Dieu ces paroles adressées à Psichari: « Pleure, tu n'auras jamais assez de larmes pour comprendre à quel point tu m'étais indispensable T ! »

Bénis soient les désirs et l'attente de ce voyageur, puisque par eux et à cause d'eux il débouche enfin sur une avenue baignée de la jeunesse d'une aube naissante: w O la douce, la pénétrante lumière! Qu'il est heureux l'inquiet soldat, quand il aperçoit ce bel équilibre de la raison chrétien- ne .. . Tout est lié, désormais, en lui et hors de lui. Il se connaît et il con- naît Dieu. Il s'est taillé sa part dans l'héritage de la Croix, et ce champ il se promène, il est sa possession dans l'éternité » (Le Voyage) .

7 Lettres du Centurion, Préface, Paris, Conard, 1933, p. XIV. Par la hauteur de pensée elle atteint, cette préface, qui unit les plus hautes conceptions à la plus étonnante simplicité, nous rappelle le Mystère de Jésus. Chez Pascal et Claudel, c'est le même attendrissement ravi devant l'amour gratuit de Dieu auquel nous ne pouvons échapper et qui s'impose au nôtre.

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Dieu exauce les prières ininterrompues de cette âme pour obtenir la foi, une foi couronnée d'actes jaillissants et forts. Un matin de janvier 1913, le petit-fils de Renan s'agenouille et reçoit son Dieu pour la pre- mière fois en son cœur purifié et heureux de la joie des anges. L'inquié- tude jamais apaisée de son cœur de vaillant l'a conduit jusqu'à l'union eucharistique, et cette première visite laisse en lui l'irrépressible aspiration vers une union constante et un éternel amour.

III. L'INQUIÉTUDE N'ASPIRE PLUS QU'À AIMER.

Une irrésistible poussée lance les âmes en des cheminements frater- nels vers Jésus-Christ qui suscite la soif et les désirs pour qu'on le recher- che, et qu'on trouve en lui réponse et apaisements. Il pousse à l'amour et lui-même se découvre l'Amour. Très tôt, Ernest Psichari se sent vive- ment attiré vers l'eucharistie. Cet amant du concret, de la réalité vraie, dédaigneux des formules vagues et abstraites, considère Jésus-Eucharis- tie — ainsi qu'on doit le faire comme un être personnel avec qui i! entretient des communications de personne à personne, qui devient nous pour que nous devenions lui dans l'étonnant mystère du don de son corps et de son sang.

« Il est beau de n'avoir qu'une idée, l'Eucharistie. Ô Jésus, j'ai faim et soif de vous, je vous désire de tout mon cœur. » Il voit en elle « une lumière suave et incomparable, une vie, la seule vie » (Lettres) . Peut- être aussi un instinct surnaturel le pousse-t-il à s'appuyer contre la Force pour rester fidèle à son idéal de sacerdoce et exorciser ce Paris de tentations et de luttes qui menace d'envahir son âme. « L'idée, c'est une image, une représentation abstraite, dit Paul Bourget, la passion, c'est du réel qui vous mord, qui vous brûle 8. » Pour Psichari, rien de plus réel mainte- nant et de plus brûlant que son désir de Jésus-Christ. « Personne infinie et différenciée, une Personne invisible et pourtant réelle » qui est plus qu'un principe ou une idée, « qui n'est pas le Bien, ou la Raison, ou l'Idéal, mais qui est une Personne, c'est-à-dire, Jésus-Christ, le Média- teur, Jésus-Christ, la Deuxième Personne « (Le Voyage) .

8 Le Démon de Midi, cité par le R. P. S. PELLETIER, o.m.i., La Nature et la Grâce chez Paul Bourget, Ottawa, Editions de l'Université d'Ottawa, 1940, p. 92.

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Cet amour victorieux de toute autre flamme ne nous surprend pas. Comment n'aurait-il pas cédé à sa nature capable d'excès et d'emporte- ments inouïs, et exaucé ce cœur dont il n'avait pu sonder le fond, lorsque enfin il a rencontré et possède Celui que jamais il ne peut trop aimer, le Bien souverain, seul objet que n'excèdent pas les grands mots d'adoration, de dévouement éternel, d'amour exclusif et absolu.

Cette exclusivité pour Dieu n'entraîne pas pour autant le rejet des autres choses. Elle fait bon accueil à toutes les œuvres divines et surtout à l'homme, car en lui c'est Dieu qu'elle retrouve dans le rejaillissement multiforme de son cœur. Le père d'Ernest remarquait que son fils ne rencontrait personne « sans que son œil et son cœur ne cherchassent à re- connaître . . . l'être humain, à repérer chez chacun, dans le civil comme dans le militaire, l'individu distinct, intéressant 9 », nous ajouterions le chrétien, aimé d'un amour particulier et qu'il cherchait à rapprocher da- vantage de Dieu.

Par un vrai culte de la croix qui fixe son cœur « inter mundanas va- rietates » et qui répare ses faiblesses et ses reprises, la démission de lui- même et l'appartenance à Jésus-Christ se poursuivent sans cesse au de- dans de lui-même. Cette désappropriation de son être et cette appropria- tion de Dieu, par un apparent paradoxe, le conduisent à une plus sûre pos- session de lui-même dans une vie transposée la personnalité divine ins- pire et modèle ses pensées et ses actions. Son âme grandit en transparence et en sérénité, elle « renonce à toute agitation pour n'être qu'à la paix de Jésus, à tout excès sinon de charité, à tout désordre pour n'être plus que mansuétude » (Lettres) , pour n'être plus qu'une silencieuse et pure épi phanie de Dieu.

Quand sa mort héroïque, en Belgique, au mois d'août 1914, s'en vient changer sa vie généreusement offerte pour l'Église et la France, ii va rapidement à la rencontre de l'Ami, par la fidélité à son devoir d'état, par une présence d'esprit presque continue auprès de l'Eucharistie, et une charité étonnante auprès des hommes, ses frères, compagnons des mêmes peines, héritiers des mêmes espérances éternelles. Ses désirs ont atteint la limite ils peuvent raisonnablement tendre.

0 Soeur ANSELMINE, Jean Psicharî, Pl.N. Paris 1919, p. 15 7.

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Entre la pointe de ses désirs et l'état il est parvenu, il y a une grande marge pour lui comme pour toutes les âmes. C'est la distance s'alimente à tout instant « l'immortelle inquiétude du cœur qui sait s'en- tendre ».

Hermann MORIN, o. m. i.

La vie religieuse en France

NOS FRÈRES ENSEIGNANTS.

Des livres récents, St. Jean Baptiste de la Salle, et le Bx Gtignion de Montfort de Gaétan Bernoville, ont appelé l'attention du public sur l'histoire de l'éducation populaire en France.

C'est à la fin du XVIIe siècle que l'école rurale, jusque rattachée à la mission des campagnes, devient autonome et prend l'ampleur que réclament les besoins. Dans tous les milieux, dans ce qu'on appelle le monde, dans les cercles lettrés, chez les philosophes aussi bien que dans l'Eglise, naît, grandit et se propage une véritable ferveur pédagogique. L'Emile de Rousseau n'a pas opéré une révolution, il a consacré une évolution.

Sauf dans l'aristocratie et dans la bourgeoisie, on donne moins d'attention à l'éducation des filles qu'à celle des garçons. Les grandes congrégations féminines pour l'enseignement populaire ne paraîtront qu'au XIXe siècle; il est vrai qu'elles foisonneront.

Au début du XVIIIe siècle, la grande innovation dans ce domaine est la création du frère, maître d'école. Alors naissent la congrégation des Frères des Ecoles chrétiennes, fondée par saint Jean-Baptiste de la Salle, et la Congrégation des Frères de Saint Gabriel fondée par le Bx Grignion de Montfort, modeste au début et appelé à une brillante fortune. Si on ajoute à ces deux grandes sociétés celles qui se sont développées au XIXe siècle, les Frères Marianites, les Frères de Saint Vincent de Paul et d'autres encore, on se trouve en présence d'une milice compacte de

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quarante mille instituteurs. Dispersés, éprouvés, décimés par la grande tourmente, ils ont fait simplement leur devoir, ils achèvent leur regroupement; ils ont renouvelé leurs états-majors, et ils sont prêts pour une activité nouvelle, fidèle à la tradition séculaire, et adaptée avec souplesse aux besoins chaque jour nouveaux.

La physionomie du frère n'a pas changé. Comme autrefois, il est presque toujours fils du laboureur des champs ou de l'ouvrier des fau- bourgs; destiné à former les enfants du peuple, il est du peuple. Au début de sa vocation, on a limité son horizon et il a accepté volontaire- ment ces limites; il s'interdira le désir de devenir prêtre et il n'aura ni le prestige, ni les joies du sacerdoce. Humble religieux, attaché par vœux à l'instruction du peuple, il enferme ses rêves et ses élans dans l'étroite enceinte d'une salle de classe. Il ne sortira pas de là. Il n'ira pas, comme le missionnaire, à travers le monde à la recherche de nou- veaux fidèles. Il viendra peut-être après, quand la chrétienté sera consti- tuée, serviteur, non maître. Partout il y aura des enfants à instruire, si ses chefs l'y envoient, il ira, bon routier du Seigneur, toujours prêt à recommencer l'alphabet.

Il ne s'en fait pas accroire. Sa robe n'est pas une soutane ajustée suivant certaines règles d'élégance; c'est un manteau flottant, sans pré- tention, pour garantir de la pluie et du froid; quelquefois même, les manches en sont flottantes pour bien montrer que les bras sont toujours prêts à l'action.

Il apporte avec lui sa méthode. Certes, elle s'est modifiée au cours des siècles, mais elle est restée fidèle à quelques principes qu'on a aban- donnés depuis et dont on commence à comprendre qu'il est plus facile d'en déceler le caractère élémentaire que de les remplacer; l'école popu- laire apprendra d'abord à l'enfant à bien lire à haute voix, à écrire lisiblement et élégamment, à compter vite et d'une manière pratique. C'est ce mot de pratique qui qualifie à merveille toutes les démarches de la pédagogie des Frères. Ils ne se proposent pas un but abstrait, la culture de l'homme idéal. Sincères dans leur humilité, comme le leur ont recommandé leurs fondateurs, ils ont en vue l'éducation d'un enfant du peuple qui devra exceller dans son milieu et dans son métier, labou- reur, horticulteur, artisan, ouvrier de toutes mains. Et c'est pour cela

LA VIE RELIGIEUSE EN FRANCE 337

qu'ils ont créé leurs écoles d'agriculture et leurs écoles d'arts et métiers les théories savantes ne dévorent pas la pratique. L'enfant y apprend les principes essentiels, et surtout les procédés techniques et acquiert la rapidité du coup d'œil et la souplesse de la main, non pas par des exercices d'application, comme on dit dans les livres, mais en s'appli- quant réellement au métier, sous la direction d'un professionnel.

Le frère enseignant a suivi l'élan colonisateur et missionnaire qui a entraîné les jeunes français à travers le monde depuis environ un siècle. On le trouve sous toutes les latitudes et, à voir les flots pressés de ses élèves, comme à Alexandrie ou au Liban, au Brésil ou ailleurs, on mesure la confiance spontanée que lui ont donnée tous les peuples. C'est que s'il reste français de cœur, comme il est naturel, il se sent en même temps catholique, c'est-à-dire universel, prêt à comprendre et à aimer les enfants de la nation qui l'a accueilli. Il les élève, en homme pratique, dans le sens ils réaliseront le plus parfaitement leur idéal national. Inventif, débrouillard, il a vite discerné le parti que l'on peut tirer des habiletés locales; et comme il est humble et se méfie de ses propres lumières, il profite de tout ce qu'il rencontre et en apporte le bénéfice au centre de son institut. C'est ainsi que dans les communautés de frères, françaises par leur fondateur et par leur direction générale, mais en fait internationales par leur esprit et par leur activité, il circule un cou- rant continu d'innovations et de transformations; ce ne sont pas de grandes idées, des systèmes idéologiques, le frère se méfie de ces thèmes ambitieux; ce sont des méthodes, des procédés, des recettes, dont on a vu ailleurs les effets merveilleux, et qu'on essaie prudemment de trans- planter, comme on tente d'acclimater une faune ou une flore inconnue à nos climats.

J'ai parlé d'esprit débrouillard, d'esprit pratique, de souplesse dans l'adaptation. Cela ne suffirait pas à expliquer le rendement. Il y faut ajouter le dévouement et cette possibilité quasi illimitée d'action que donne une règle qui enferme l'homme entre quatre murs, le met debout en toute saison à cinq heures du matin, lui fixe pour chaque minute un labeur précis et l'oblige à se coucher à neuf heures du soir pour établir une fois pour toutes l'équilibre du jour et de la nuit, l'équilibre sauveur. C'est la règle religieuse, non pas imposée, mais aimée, car le frère est

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un homme qui aime son métier, qui aime Dieu dans les enfants, et les enfants comme des créatures de Dieu.

Ces sentiments simples prenant leur point d'appui sur la connais- sance exacte du catéchisme, voilà bien, je crois, à peu près toute la spiritualité du frère, toute sa mystique. Comme on dit aujourd'hui. C'est efficient et ce n'est pas encombrant. Il ne faut pas l'encombrer, car il doit être toujours prêt à partir pour les extrémités du monde, comme un voyageur sans bagages, chargé seulement de son idéal et de son obéis- sance; et ce ne sont pas (là des fardeaux, ce sont des ailes.

Il m'a été donné de visiter en France et hors de France des types divers d'écoles tenues par des frères de diverses communautés. J'ai ren- contré partout le même accueil, simple et déférent; et j'ai l'impression d'avoir vu partout les mêmes visages d'enfants, malgré les différences de races: partout la même politesse, le même regard très droit, et le même rire. Oh! le rire des enfants des frères!

Dire que j'ai eu la fatuité de penser que c'était le rire français; c'est le rire de l'enfant, le rire qui est au fond de l'âme enfantine, de toute âme enfantine; seulement, les frères savent le faire éclore. Pour y réussir il faut avoir des âmes candides et fraîches comme celles des enfants.

J. Cal vet,

Recteur éméritc

de l'Institut catholique

de Paris.

L'orfèvre Michel Levasseur

A L'ONCLE GASPARD

Rien de plus décevant que la chronique, pleine d'incertitude et J'embûches, de certains artisans de la Nouvelle-France du début du XVIIIe siècle. Rien de plus odieux, semble-t-il, que l'ombre opaque qui les dissimule à nos investigations, s'il arrive par hasard qu'ils ont joué un bout de rôle au milieu de leurs contemporains ou pesé sur l'évolution de (leur art. On a beau remuer des monceaux de paperasses et interroger des dizaines de gros livres, on ne découvre que des anecdotes banales ou douteuses, de sèches mentions d'état civil ou des références invérifiables; on s'ingénie à retrouver leurs œuvres, ne serait-ce qu'une seule parfaitement authentique, et rien ne se laisse saisir, sauf quelque lointaine allusion à un ouvrage qui, d'ailleurs, aurait disparu. . .

C'est le cas de Micheil Levasseur. Orfèvre, il l'a été sans aucun doute possible: plusieurs actes de l'état civil lui donnent ce titre; et un contrat notarié, dont on lira plus loin la description, se rapporte préci- sément à l'un de ses apprentis-orfèvres. Si l'on admet et pour ma part, j'en conviens volontiers que Jean Villain, cet « orpheure trauaillant, demeurant en l'Isle d'Orléans» que signale le recensement de 1667, n'a laissé aucun témoignage de sa maîtrise ni de son art, il faut bien alors considérer Michel Levasseur comme notre premier orfèvre, tout au moins notre premier maître en argenterie, le maître des deux plus anciens orfèvres nés en Nouvelle-France, Pierre Gauvreau et Jacques Page.

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Michel Levasseur est un Français de France. Quand il débarque à Québec à l'automne de 1699, il est déjà orfèvre, marié, peut-être même père de famille. Il ne peut donc être question, à son sujet, de brevet d'apprentissage avec l'un de nos orfèvres, ni d'acte de mariage autant de raisons de ne pas connaître le nom de son maître, ni sa ville d'origine, ni les noms de ses parents.

Le 20 juin 1700, sa femme, Madeleine de Villers, lui donne une fille, Elisabeth, dont le parrain est le lieutenant de Champigny et la marraine, dame François Hazeur, épouse d'un négociant de la Basse- Ville. Deux ans après, le 10 septembre, Madeleine de Villers met au monde un fils, Jean, que le marchand Jean Sébille et la fille de l'armu- rier Thibierge tiennent sur les fonts baptismaux de la cathédrale. Le 26 septembre 1704, les époux Levasseur font encore baptiser; c'est une fille, Catherine, dont le parrain est l'avocat Duchesneau et la marraine, Catherine Delino. Le 25 avril 17'06. . .

En continuant de feuilleter les pages de l'état civil de Notre-Dame de Québec, on en arrive à connaître non seulement toute la famille Levasseur, mais encore quelques-uns de ses familiers. Que pendant son séjour à Québec, sa femme lui donne sept enfants, dont les deux derniers, Marguerite et Marie-Angélique, meurent en nourrice à l'Ancienne- Lorette en 1711 et en 1712, rien de bien important dans ces faits. Ce sont les parrainages qui offrent quelque intérêt. En 1706, au baptême de Marie-Anne, c'est le marchand Jean-François Hazeur qui est le com- père; la commère est la future madame Regnard-Duplessis. Le parrain de Robert en 1707 est le garde-magasin Desnoyers et la marraine, Marie Vinard, « femme de monsr le seruiteur de Monsieur le gouuer- neur » ; les parrains des autres enfants sont l'armurier Etienne Thibierge et Antoine Desnoyers.

Ces mentions d'état civil nous font voir que Levasseur est mêlé d'assez près à la vie bourgeoise et artisanale de la petite ville. Il a sa boutique à l'angle des rues Cul-de-Sac et Sous-le-Fort. Il ne manque pas, semble-t-il, de besogne. On sait peu de chose, il est vrai, de sa production artistique ; mais ce peu de chose ne manque pas d'intérêt, et je le fais connaître dans le seul dessein d'orienter les recherches de quelque curieux d'histoire.

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Je commence par les imprimés. La plus ancienne mention qui concerne Michel Levasseur se trouve dans les Mémoires de la Société royale du Canada, à la date de 1 9 1 8 1 ; Alfred Jones y publie une assez longue étude de l'argenterie religieuse du Canada et écrit quelques mots sur Levasseur et ses deux apprentis. Ce sont ces quelques mots qui, je le confesse, m'ont permis de retrouver les textes originaux que je trans- cris plus loin.

Onze ans après, Edward Wenham fait paraître, dans la revue américaine The Spur, un article sur notre orfèvrerie; dans les phrases qu'il consacre à Levasseur, il ne nous apprend rien de nouveau, mais il lui attribue un joli vase à fleurs qui se trouve dans le trésor de Lorette et qui, malheureusement pour Wenham, porte des poinçons de province française.

Dans Deux cents ans d'orfèvrerie chez nous 2, monsieur Marius Barbeau donne peu de détails sur Levasseur. Mais dans The Old Silver of Quebec ^, monsieur Ramsay Traquair écrit ces lignes: «His name appears in the accounts of the Basilica at Quebec in 1707 and 1703 and in those of the Seminary for 1709 (Barbeau). His eldest daughter Elizabeth was born in Montreal in 1700 (Tanguay) . » Monsieur Traquair a bien tort d'attribuer à monseigneur Tanguay la naissance d'Elisabeth Levasseur à Montréal, car le généalogiste la fait naître à Québec4; mais il a raison de signaler les comptes de Notre-Dame et du Séminaire, car ils nous apprennent que Levasseur a effectué des répara- tions de vases d'argent, entre 1707 et 1709. Et il est possible que l'on trouve son nom dans d'autres archives paroissiales, parmi celles que l'on a su conserver. . .

Et voici maintenant les pièces d'archives inédites. Elles ne sont pas nombreuses, mais elles projettent un peu de clarté sur la carrière de notre orfèvre. Interrogeons d'abord les inventaires après décès dressés de 1700 à 1710 et conservés aux Archives judiciaires de Québec. Il serait étonnant de n'y pas voir figurer le nom de Levasseur. Il y figure, et à plusieurs reprises, à des titres divers. Dans l'inventaire de Jacques de Joybert, « chevalier Seigneur de Soulange et de marsan viuant Ensei-

1 Voir p. 141 et suiv.

2 Ottawa, 1939 {Mémoires de la Société royale du Canada).

3 Toronto, 1940, p. 28.

4 Voir Dictionnaire généalogique, vol. I, p. 392.

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gne sur les vaisseaux du Roy et Capitaine d'une Compagnie franche des trouppes du détachement de la marine », fait en présence du comte de Vaudreuil, la veuve du défunt « déclare que Led Feu Sieur de Sou- lange a donné es mains du Sieur Levasseur orfèvre quatre marcs trois onces deux gros de Vieil argent (dans Lequel est entré Six Vieilles CeiiiMeres et six vieilles fourchettes qui apartenaient a lad dame veuve) et quatre vingt Seize livres monnoye de France et une vieille espée poignée dargent que led Levasseur a dit alad dame veuve avoir vendue vingt cinq Livres du pays, pour luy fabriquer douze Ceûilleres et douze fourchettes d'argent a la mode 5 . . . » Douze cuillers et douze four- chettes d'argent à la model Souhaitons que cette argenterie n'ait pas été toute envoyée à la fonte.

Un autre inventaire, celui de Marie-Jeanne Baby 6, épouse du marchand québécois Claude Pauperet, contient le nom de Levasseur, mais cette fois comme débiteur de la communauté Pauperet-Baby; au reste, il est en bonne compagnie, puisque ses codébiteurs se nomment Noël Levasseur, François de La joue l'architecte, Joseph Maillou le maître-maçon et Jean Maillou, aussi maçon et architecte à ses heures; voici l'entrée: « (Dû) par le Sieur Levasseur orphevre a folio 118. La somme de neuf Livres dix Sols cy . . . »

Dans un acte de conventions dressé le 9 juillet 1706 par Maître Barbel, intervenu entre Pierre-Normand Labrière, taillandier, et l'arque- busier Pierre Gauvreau, au sujet du mur mitoyen qui sépare leurs propriétés respectives, Michel Levasseur signe comme témoin. Et le lendemain, 10 juillet, il devient locataire pour deux années du même Pierre-Normand Labrière; je cite la pittoresque description des lieux loués, due au talent de Maître Barbel : «... une partie de maison consis- tant en La moitié dune caue une chambre et deux cabinets ayant veùe dun costé à la Rue de Sous Le fort dautre costé Sur La Rue du cul de sac, une chambre et un cabinet au dessus auec un grenier et La moitié dune Cours étant au bout delad maison et Les lieux ou priues dicelle maison ainsy que le tout se poursuit ...»

Avec l'affaire Blondeau, nous apprenons beaucoup de choses sur

5 Minutier de Maître Louis Chambalon, acte du 2 mai 1703.

6 Minutier de Maître Louis Chambalon, acte du 27 juillet 1703 (Archives judi- ciaires de Québec) .

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Michel Levasseur, Nicolas Blin le graveur et Jean-Baptiste Soulard l'arquebusier. Mais que de complications inutiles! Dans les Jugements et délibérations du Conseil souverain, cette affaire d'escamotage d'argen- terie occupe plus d'une vingtaine de pages touffues, écrites en ce style tarabiscoté et plein d'abréviations inattendues, dont nos greffiers d'autre- fois possédaient le secret qu'on essaie, par exemple, de comprendre quoi que ce soit à certains procès-verbaux de François Daine ... Il ne peut être question de raconter au long cette interminable histoire. Je la résume le plus clairement possible. Elle se divise en deux épisodes distincts: le premier a lieu en 1703; le second, de beaucoup le plus important, se déroule au cours de l'année 1707.

À l'automne 1 7'0 3 , meurt à Québec un certain J)ean-Baptiste Blondeau; il laisse dans le deuil sa femme Marie Hot et quatre enfants en bas âge; à Maître Florent de la Cetière qui, le 26 novembre 1703, dresse l'inventaire des biens de la communauté, la veuve Hot fait la plaisante déclaration qui suit: «... a déclaré Lad Veuue avoir mené trois autres Cochons a la ville de quebecq, un Et La moitié d'un au Sr Levasseur orpheure pour trente Cinq livres duquel Sr (Levasseur) elle na Reçu que douze livres dont Elle En a donné au Sr Le boulangé curé de Charlebour dix livres pour acquitter un Legs fait par île deffunt son mari quelle Espère repeter En se Chargent de lad Somme de trente Cinq Livres ...» D'où il résulte que l'argent n'a pas d'odeur, et que notre orfèvre redoit à la communauté Blondeau-Hot la somme de vingt- trois livres.

Le second épisode, indépendant du premier, je le répète, met en scène le frère du précédent défunt, Joseph Blondeau, capitaine de milice à Chardesbourg, et sa femme Agnès Giguère, ci-devant veuve de Charles Marquis, négociant québécois qui s'est laissé mourir en décembre 1701; Charles Marquis a laissé une fille, Marie-Madeleine, épouse de François Châteauneuf de Montel, absent du pays à la date de 1707. Le procès a lieu entre cette fille, femme Montel, et l'ex-madame Marquis, devenue femme Blondeau; c'est donc une querelle de belle-mère. Voici les chefs d'accusation.

La belle-fille Montel accuse sa belle-mère d'avoir recelé la somme de trois cent cinquante livres en argent, quinze jours après la mort de

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Charles Marquis; de s'être fait donner, de la main à la main, par le sieur Bonniault 7, des marchandises et de la vaisselle qui appartenaient à la succession Marquis; d'avoir fait main basse, dès la mort de son mari, sur « six grosses Cuillères et Six fourchettes, Et deux Tasses à deux Oreilles 8 Le Tout d'argent » ; de ne pas avoir déclaré à l'inventaire dudit Marquis des biens qui relevaient de la succession; enfin de lui avoir extorqué des signatures sur de fausses représentations . . . Je laisse de côté la plupart de ces accusations, pour ne retenir que celle qui con- cerne l'orfèvrerie. Devant les allégations de la femme Montel, le Conseil souverain ordonne une expertise; Michel Levasseur en est chargé. Mais les époux Blondeau, soit par manque de confiance en Levasseur, soit pour retarder le procès, demandent une contre-expertise; le Conseil se rend à leur demande et désigne le graveur Nicolas Blin 9, à qui l'on remet aussitôt le corps du délit. Chose vraiment étonnante, les deux experts s'entendent. Dans son rapport, Michel Levasseur admet avoir examiné « Six Cuillères et Six fourchettes a quatre fourchons, dont une a un fourchon Cassé, et deux Tasses a deux Oreilles Le Tout d'argent pezant ensemble Cinq Marcs, Vne Once Sept' gros. . . » ; mais il constate une chose bizarre: . . . auxquelles Cuillères et fourchettes il n'a trouvé aucune marque de poinçon, Tous les Manches d'Icelles ayants Esté dessus et dessous Limées et marquées I: Mallet, en Lettres bâtardes10 tout nouvellement, ce qui paroist très Clairement, Et a l'Egard des deux tasses quelles Sont marquées au poinçon de Paris, et qu'elles ont aussy esté tout nouvellement Limées et Ensuitte battëues au Marteau Et Vne d'Icelle aussy marquée J. Mallet comme les Cuillères et fourchettes; l'Autre Tasse N'ayant aucune Marque que celle dudit poinçon ...» Nicolas Blin, qui a eu entre les mains les mêmes pièces d'argenterie, fait les mêmes constatations que Levasseur; mais il s'aperçoit, de plus, qu'entre l'expertise de Michel Levasseur et la sienne propre, une main étrangère s'est exercée sur les pièces d'orfèvrerie déposées au greffe du Conseil souverain ; il remarque notamment que « lesd Cuillères et four-

7 Agent d'affaires de Charles Marquis; il se trouvait à La Rochelle à la date du procès.

8 Ces « deux tasses à deux oreilles » étaient simplement des écuelles.

9 On le désigne sous le nom de Blin ou Bellin. Je reviendrai plus tard sur ce personnage.

10 Lettres bâtardes: écriture à jambages pleins, intermédiaire entre ce qu'on appelle la ronde et l'anglaise.

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chettes ont esté Limées et battues depuis qu'elles ont Sorty de Chez FOrpheure la premiere fois et mesme que la Graveure qui est marquée Sur Chaque piece par I: et Mallet tout du Long n'est pas bien Vieille non plus que tout le reste, qu'a L'Egard des deux Tasses a deux Oreilles le tout d'Argent, dont Vne marquée de mesme les autres pieces a esté battue et Limée Comme les autres pieces, et L'autre autant qu'il la pu Connoistre N'a que des Coups de marteau ...»

Les expertises de Levasseur et de Blin, les déclarations de Bon- niault et l'examen des écritures du défunt Marquis paraissent- ils, aux membres du Conseil, des preuves suffisantes de la culpabilité du couple Blondeau? On en peut douter, car madame Montel ne cesse d'argumenter contre les malheureux receleurs et, voulant se garder contre leurs agisse- ments, arrache à l'intendant Raudot une ordonnance datée du 12 jan- vier 1708, «portant deffences aux nommez Soullard, Le Vasseur et Bellin de faire aucun Changement aux Tasses qui leur seront apportées Marquées d'Vn C: et M. (Charles Marquis), et aux Cuillères et four- chettes ou il y aura Escrit Charles Marquis . . .

On comprend que Raudot a raison d'interdire à Levasseur et à Blin de toucher désormais à l'orfèvrerie en litige. Mais que vient faire Jean-Baptiste Soulard dans cette affaire? Est-ce à titre d'orfèvre u que l'intendant lui fait la même défense qu'à Levasseur et à Blin? Ou ne serait-ce pas lui qui aurait « limé et battu » puis remarqué au chiffre de J. Mallet l'argenterie de table de feu Charles Marquis? On l'ignore. Mais il existe un document qui paraît avoir quelque relation avec cette falsification d'orfèvrerie; je le trouve dans l'inventaire après décès du même Soulard12; dans les papiers du défunt, le notaire inventorie: u Vn Arrest du Conseil d'Estat du Roy Au proffit dud deffunt Soullard portant deffences de mettre a Exécution un Jugement rendu Contre Luy par Monseigneur de Beauharnois lors Intendant de ce pays au proffit de Michel Le Vasseur Orpheure avec le Sceau en Cire jaune, que nous avons paraphé et Cotté. . . » Évidemment, on peut faire dire ce qu'on veut à cet écrit. Mais l'on imagine aisément qu'après l'incident

11 dans les environs de La Rochelle vers 1645, mort à Québec le 8 juillet 1710. Armurier de profession, il a parfois exercé l'orfèvrerie.

12 Minutier de Maître Rivest, acte du 23 juillet 1710 (Archives judiciaires de Québec) .

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de l'affaire Blondeau, Michel Levasseur ait voulu exercer des représailles contre Soulard et, notamment, lui faire interdire l'exercice d'un art qui n'était pas le sien , . .

Dès lors, le procès ne traîne plus en longueur. Il se termine à la fin de janvier 1708 par une sorte de jugement à la Salomon. La dame Montel obtient gain de cause, oui; mais elle doit partager les sommes qui lui reviennent et l'orfèvrerie de famille, avec son demi-frère, dont le tuteur est précisément Joseph Blondeau. Quant aux receleurs et ils sont, du même coup, parjures, ils continuent, ô ironie du sort! à administrer, pour le compte de leur pupille, la moitié des biens qu'ils doivent restituer . . . Enfin, Michel Levasseur touche six livres pour son travail d'expert et Nicolas Blin, trois livres.

Que tous ces papiers jaunis et souvent à peine lisibles ne nous î enseignent que fort imparfaitement sur l'activité artisanale de notre orfèvre, j'en conviens volontiers. Mais il faut bien que sa boutique ne manque pas de clients, puisqu'à deux reprises il s'assure les services d'un apprenti; le premier, vers 1705; le second, en mai 1708. Le premier brevet d'apprentissage, s'il existe, n'a pas été retrouvé. Mais le second existe aux Archives judiciaires de Québec; et cette pièce inédite est si importante dans l'étude des débuts de notre orfèvrerie, que je me permets de la transcrire ici intégralement. Je la fais précéder d'une ordonnance de l'intendant Raudot, qui, à ma connaissance, n'a pas encore eu les honneurs de la publication 13. Voici d'abord l'ordonnance de Raudot.

Ayant été informé que Me Leuasseur orpheure de cette ville a dessein de repasser cette année en france, et n'ayant fait qu'un apprenty de son metier qui est Pierre Gauureau 14, et ne voulant pas en faire un autre acause que dans le marché quil a fait auec luy il s'est obligé de ne montrer son metier qu'a luy seul, et comme cette Stipulation est contraire au bien publique lequel demande

13 Elle ne se trouve point dans Edits et Ordonnances des Intendants, pour l'excel- lente raison que l'original est annexé à la minute du brevet d'apprentissage de Jacques

Page.

14 à Québec en 1674, mort dans la même ville le 4 février 1717. Fils d'ar- murier et lui-même armurier du roi à Québec. On ne connaît de lui qu'une admirable fourchette.

L'ORFÈVRE MICHEL LEVASSEUR 347

tout au moins pour un metier comme celuy quil y ait deux personnes qui en fassent la profession, et ayant jugé que celuy qui étoit le plus propre a l'entre- prendre et a y réussir étoit Jacques Paget dit Carsy par plusieurs choses quil a desjà fait de sa main et de son génie par lesquelles il a fait connoître quil pou- uoit y réussir 15.

Nous ordonnons aud Leuasseur de luy apprendre Son metier, deffendons aud Gauureau dinquieter led Leuasseur et led Carsy à ce sujet, leur permet- tant de faire ensemble tels marchez que bon leur Semblera fait a quebec le 2°. jour de May 1708.

Raudot Par Monseigneur

Lebour.

À la suite de l'ordonnance, voici le texte du brevet d'apprentissage de Jacques Page dit Quercy, tel que l'a rédigé le notaire Barbel.

Pardeuant Le notaire Royal en la preuosté de quebec soussigné y Resident fut pnl [présent] le Sieur Michel Leuasseur orpheure demeurant en cette ville de quebec Leq1. en execution de l'orde. de Monseigneur l'Intendant datte de ce jour demeurée jointe aux présentes pour y auoir Recours En cas de besoing a promis et S'est obligé Enuers le Sieur Jacques page (Page) dit carcy 1€ demeu- rant en cette ville a ce pnl de montrer et enseigner aud Sieur Carcy son art d'or- pheure au mieux possible et autant que faire et poura comprendre Led Sieur Carcy a commencer Led aprentissage Le quinze du pn1 mois et continuer jus- qu'au départ des Vaux (vaisseaux) qui partiront de cette ville Lautonne pro- chain de la pnte année auquel temps Led Sieur Leuasseur doit Sembarquer luy et sa famille pour Le voyage de lancienne france ne Sera tenu Led Leuasseur de fournir aucuns aliments aud Sr page Carcy Leq1. sera tenu de se nourir Blan- chir et Entretenir et Loger, Led Sieur Carcy sera tenu de se rendre tous les mat- tins aux heures ordinaires En la maison dud Sr. Leuasseur pour trauailler a tous les ouurages dorpheuerie ou autres concernants Led art Lequel Sieur Leuasseur promet montrer led art pendant Led temps aud Sr. Carey sans luy rien Cacher, tous les trauaux que fera Led Sieur Carey pendant Led temps seront pour et au projffit dud Sieur Leuasseur sans pouuoir par Led Sieur Carcy y rien prétendre ny demander ny mesme pouuoir pendant Led temps trauailler pour qui que ce soit Sans la permission dud Sieur Leuasseur Est aresté et conuenu entre Lesd parties quau cas que Led Sieur Leuasseur passe en france cet autonne Led Sieur Carcy sera tenu de trauailler pour et promt dud Sr. Leuasseur jusqu'au Jour du départ du Vau du Roy sy Led Leuasseur ne passe point ... 17 et que Led Sieur Carcy veille passer en france Son temps finira dix Jours auparauant Le départ dud Vau ou autre vaisseau marchand qui pratira le dernier et ce pour faciliter et

15 Les « choses » que Jacques Page a « desjà fait de sa main » sont peut-être les deux grands plateaux en argent du Musée Notre-Dame, à Montréal, si abîmés et rapié- cés .. .

16 Jacques Page dit Quercy est à Québec le 1 1 décembre 1682; il est mort dans la même ville le 2 mai 1742. Il a été orfèvre, horloger et brasseur. Son œuvre com- prend actuellement une trentaine de pièces.

17 En réalité, Michel Levasseur est resté à Québec, à l'automne 1708.

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donner loisir aud Sr Carcy de faire ses affaires Est en outre aresté et conuenu quau cas de départ dud Sieur Leuasseur Les outils quil aura consernant Led art Le Sieur guillaume page dit Carcy père dud Carcy Sest obligé de* les achepter dud Sieur Leuasseur et conuiendront alors du prix diceux sera néanmoins Loisi- ble aud Sr Leuasseur den disposer En faueur de quelque autre ou de Les Em- porter; Soblige led Sieur Leuasseur dEnseigner Led art aud Sieur Carcy tant pour Lor et argent, ferblanc et autres concernant Led art et louurer Les soudu- res 18 et d'aprendre donner conne aud Carcy des le commencement de septem- bre prochain des figures qui Regarde Led art sans rien cacher aud Sr Carcy Led Sr Carcy Sest soumis et obligé dobéir aud Sieur Leuasseur pendant led temps et fera tout ce qui luy sera Commandé consernant Led art Luy porter honneur et Respect et a son Epouse Est aussi aresté et conuenu quau cas que Led Sieur Carcy père ayant besoing de son fils pour quelques jours led Sr Carcy auisera auec Led Sr Leuasseur qui conuiendront du temps au cas que led. Sr Leuasseur nen aye point besoing Sera tenu Led Sr Leuasseur de fournir des outils pendant Led temps aud Sr Carcy Est aresté et conuenu par clause et conuention expresse quau cas que Led Sr Leuasseur ne passe point en france, que led Sieur Carcy ne pourra point Setablir ny trauailler dud metier pour son promt quaprès le départ des Vaux pour france de l'année mil sept cent neuf et encore que Led Sieur Leuasseur ne passe point en france Led Sr Carcy père ne sera point tenu de prendre les outils dud Sr Leuasseur Car ainsy (. . .) fait et passé aud quebec Etude dud notaire après midy le deuxe Jour de May mil sept cent huit pnce (présence) des Sieurs Pierre haimard marchand et Me René hubert huissier témoins demeurants aud quebec qui ont auec Lesd parties et notre signé lecture faite 19 (Suivent les signatures des parties et celle du notaire) .

Sauf oubli, voilà tout ce que l'on sait présentement de la vie et de la carrière de Michel Levasseur. Apparemment, il est retourné en France en 1709 ou, ce qui est plus probable, Tannée suivante. Et Ton perd aussitôt sa trace.

De son côté, madame Levasseur reste à Québec encore deux ou trois ans, sans doute pour prendre soin de ses derniers-nés. Elle disparaît en 1712, et Ton n'entend plus parler de la famille Levasseur.

Un amateur m'a déjà posé cette question: «N'y aurait-il pas, dans le trésor de notre orfèvrerie, quelque ouvrage de style archaïque qu'il serait possible d'attribuer à Michel Levasseur?» Sans doute, les ouvrages archaïques ne manquent pas dans notre orfèvrerie du XVIIIe siècle. Mais de quel droit pourrait-on en attribuer quelques-uns à notre

18 Voici l'un des rares brevets d'apprentissage il soit question d'autres métaux que l'or et l'argent. Les figures dont il est question plus loin sont des modèles d'orne- ments et des gabarits.

19 Minutier de Maître Barbel, acte du 2 mai 1708 (Archives judiciaires de Qué- bec).

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orfèvre? Ne s'engage-t-il pas envers madame de Joybert à façonner des couverts à la mode de 1 703 ? Et pour quelle raison aurait-il été un arti- san retardataire? . . .

Résignons-nous à ne rien savoir de son œuvre, et souhaitons que le hasard, qui parfois fait bien les choses, nous fasse découvrir bientôt quelque œuvre de cet orfèvre énigmatique.

Gérard MORISSET,

de la Société royale du Canada.

Gustave Thibon

Il faudrait un livre pour présenter, même fort sommairement, Gus- tave Thibon au public canadien T (présenter est une façon de parler: l'œu- vre de Thibon est trop importante pour que les échos n'en soient pas par- venus au Canada, malgré les difficultés de toute sorte nées de la guerre) . Penseur et philosophe, croyant profond et sincère, Gustave Thibon est aussi l'on des plus grands écrivains français et catholiques contemporains.

Dans une petite préface, qu'il consacrait à la réunion de quelques- unes des meilleures réflexions de Thibon, Marcel de Certe, professeur à l'Université de Liège, et son ami, pouvait écrire à juste titre:

Je n'hésite pas à le dire: il faut remonter jusqu'à Nietzsche et jusqu'à Pascal, il faut imaginer la combinaison en une seule et même pensée, perpétuel- lement brûlante et jamais consumée, de la pénétration humaine, trop humaine, d'un Nietzsche et de l'ample vibration chrétienne d'un Pascal, pour apprécier z leur juste valeur ces aphorismes inoubliables et les fixer à leur vraie place.

« Leur vraie place » c'est le monde déséquilibré de l'avant-guerre et de 'la guerre, et c'est la France bouleversée de 1940 et des années obscures qui ont suivi. Là, la grande voix de G. Thibon s'élève, décelant le mal contemporain cause de tout le désordre: déséquilibre, déclassement et dé- placement des valeurs, idolâtrie. Elle apporte le remède: « Retour au Réel », partant à Dieu. Ainsi Thibon essaye de remettre à leur juste place ces valeurs essentielles bafouées par trop de ses contemporains en leur mon- trant qu'en définitive la seule réalité c'est Dieu, la seule solution possible est le retour à Dieu:

On n'échappe pas à Dieu. Une seule alternative: devenir Dieu (par l'ascé- tisme et l'amour) ou jouer à Dieu. Le diable et ses victimes sont les êtres les plus dépendants de Dieu. Ils sont liés à lui, non par une attache vivante, comme les saints, mais d'une façon servile et morte, comme le copiste à un texte qu'il transcrit sans le comprendre. . .

On n'échappe pas à Dieu: qui refuse d'être son enfant sera éternellement son singe. L'effrayante caricature des mœurs divines qui sévit partout Dieu cesse d'être connu et aimé, témoigne assez haut de cette fatalité.

GUSTAVE THIBON 351

J'essayerai de dire une autre fois comment l'œuvre de G. Thibon s'intègre dans le grand mouvement de pensée qui, en France, étudiant les problèmes de l'homme moderne, cherche à y apporter les solutions qui s'imposent, avec Carrel, Perroux et Urvoix, et tant d'autres, mais ce que je voudrais montrer aujourd'hui, au contraire, c'est l'indépendance de la pensée chez Thibon, et sa force.

Thibon, au sens le plus profond du mot, est un autodidacte. Fils d'un vigneron des environs de Pont-Saint-Esprit, il est lui-même un vrai paysan. Il a puisé son réalisme et sa vigueur à même la terre, qu'il n'a ja- mais quittée. Il a connu dès son enfance qu'il est des lois éternelles, iné- luctables, auxquelles il est inutile d'essayer de se soustraire, auxquelles il est fécond de se soumettre, et comme tous les paysans, il a appris qu'en leur obéissant, on rencontre la véritable liberté, on apprécie le sens exact des choses, on trouve la seule réelle indépendance:

On n'échappe à l'obéissance que pour choir dans la servitude. Tu t'affliges de voir de quoi les hommes sont esclaves. Pour avoir la clef de ce mystère d'abaissement, cherche donc, de qui, ils ont refusé d'être les serviteurs.

Et encore:

Toute liberté commence par une entrave. Oui commence à non !

Cette discipline consentie, cette liberté dans l'acceptation, sont à la base de l'étonnant bon sens paysan qu'on rencontre partout dans les cam- pagnes de France et c'est par ce bon sens, par cette acceptation qui n'en- trave pas la liberté, mais la nourrit, par cette raison vivante, profonde et juste, que Thibon est bien d'abord, l'homme de la terre, l'homme du pays, le paysan sensé, soumis, profond et juste.

Les hasards d'un héritage ont pu ensuite mettre à la disposition du futur philosophe, avec une bibliothèque, le moyen de s'instruire et de se cultiver, sa formation première reste (et c'est heureux!) essentiellement terrienne.

Profondément enraciné dans le sol de ses aïeux, Thibon reçoit la bonne sève qui donne les bons fruits, et il essaye de la communiquer à l'homme moderne, coupé de ses racines, sur lequel il se penche avec une sollicitude pleine de pitié et d'amour.

352 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

Thibon fut doué d'une intelligence peu commune et si grande était la passion de savoir chez lui, que ce petit cultivateur, adolescent, apprit seul, sans cesser son travail de vigneron, le grec et le latin, l'allemand et les mathématiques, la philosophie et la poésie.

« Mais en même temps, nous dit le grand philosophe G. Marcel, dans la préface de Diagnostics, par une libre démarche de son esprit, il accédait à la plénitude d'une foi catholique, qui devait satisfaire toutes les aspirations de son intelligence et non pas seulement une affectivité dont il s'est toujours méfié. »

Voici donc la seconde grande ligne et la plus importante de la for- mation de G. Thibon: Thibon est un chrétien, mais non pas un de ces chrétiens tièdes et routiniers, qui, ayant reçu de leur père la religion catho- lique, continuent à la pratiquer sans l'approfondir et sans la vivre vrai- ment.

Thibon, lui, a cherché le christianisme et l'a choisi.

On ne s'étonnera donc pas, qu'à travers toute son œuvre, comme son divin Maître, le grand philosophe français « parlât avec autorité » « et non pas comme les Scribes ». Thibon a rencontré la Vérité unique.

Ajoutons encore que la souffrance a mûri davantage la pensée pro- fonde du grand philosophe, et que, d'autre part, son œuvre a été influen- cée, en partie, par la lecture de Pascal et de Nietzsche.

De Pascal, cela est compréhensible, et Thibon devait inévitablement le rencontrer et l'aimer. Mais, à première vue, il semble étrange que la pensée du philosophe chrétien se soit tournée vers celle du philosophe athée.

Mais, comme le fait excellement remarquer M. G. Marcel, dans la même préface, « en Nietzsche, c'est l'ascète que G. Thibon admire et re- cherche: « c'est d'une ascèse de l'esprit, de l'intelligence, elle-même qu'il s'agit ici celle pour laquelle il nous est donné de combattre toutes les formes que peut présenter notre complaisance à nous-mêmes, de percer à jour toutes les comédies que nous nous jouons et dont nous sommes du- pes. »

C'est donc la recherche de la Vérité et de la Réalité toujours, qui tourne Thibon vers Nietzsche. Mais, encore, le danger de l'ascèse à sa limite est perceptible au philosophe qui ne se laisse pas aveu- gler par sa sympathie:

GUSTAVE THIBON 353

Danger de l'ascétisme: On peut immoler son moi inférieur à son moi su- périeur sans se douter que l'Autre existe et qu'il attend. . .

Et s'il était vain de nier les affinités qui existent entre les deux hom- mes (Thibon le remarque lui-même) , il serait plus sot encore de faire de Thibon un disciple exact de Nietzsche, car Nietzsche représente justement cet homme échappé à Dieu, que stigmatise Thibon :

Nietzsche a commencé par être un chrétien, nous dit M. G. Marcel, la vé- hémence même de ses diatribes contre le christianisme mesure, me semble-t-il, l'ampleur de son abjuration.

Rapprochée de la pensée de Thibon que nous avons citée au début, cette phrase éclaire la nature des rapports de Thibon avec Nietzsche. Thibon ne dit-il pas de lui-même:

Les aphorismes qu'on va lire sont le fruit d'une expérience intérieure et non d'une méditation abstraite; leur portée est moins spéculative que pratique. On ne saurait donc, sans trahir les intentions de l'auteur, leur demander la vi- gueur et l'universalité des jugements d'essence: débouchant sur la diversité infi- nie de l'existence concrète, ils restent susceptibles d'additions et de retouches sans nombre et n'excluent pas que sous d'autres rapports, la pensée contraire puisse être vraie. . . le fait qu'une vérité se diversifie suivant le temps, le lieu ou l'individu ne supprime ni son existence, ni sa valeur. Le soir ne contredit pas l'aurore, et l'automne n'est pas la réfutation du printemps.

On retrouve l'essentiel de l'œuvre du philosophe: la recherche de la Vérité, quels que soient ses aspects. Elle peut avoir plusieurs faces et c'est la limiter qu'en nier une. Toujours Thibon est respectueux des faits, des réalités. Mais il ne se laisse pas arrêter à la surface et prendre à l'apparence, il lui faut une Vérité profonde et totale: « Les révélations profondes ressemblent aux éclairs. Une « vérité » verifiable en tout temps et en tout lieu, mérite à peine d'être connue. . . » Vérité, Réalité, on re- trouve ces mots tout au long de l'œuvre de Thibon, et l'un de ses ouvra- ges les plus récents a pour titre Retour au Réel.

Dans l'avant-propos de Y Échelle de Jacob Thibon parle encore de ce « principe intérieur » qui anime toute son oeuvre « l'idée d'une cohé- rence et d'un équilibre organiques que l'homme a perdus et que l'homme sous peine de mort doit retrouver ».

Scission entre la vie et l'esprit, l'individu et la société, la morale et l'art, le passé et le présent, le réel et l'idéal, le profane et le sacré l'humanité nous

354 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

offre partout k spectacle d'une dissociation monstrueuse entre les éléments faits pour se joindre et se compléter dans l'unité de la vie. Le monde est non seule- ment brisé, mais pulvérisé: il est devenu comme un désert chaque grain de sable, solitaire et révolté, s'érige en Dieu. . .

[Mais] Ce que Dieu avait uni et que l'homme a séparé, Dieu seul peut l'unir à nouveau. Et non pas un dieu abstrait, mais le Dieu vivant, le Dieu incarné du christianisme. On n'échappe pas à Dieu. L'homme qui n'entre pas en lui comme en un refuge se brise sur lui comme sur un mur.

. . . Nous serons sauvés, quand Dieu cessera d'être pour nous une digue ou un talisman pour devenir une présence, mêlée à la trame intime de nos heu- res.

Mais le grand philosophe n'assiste pas seulement de loin, specta- teur froid et distant, à la lutte qui met aux prises l'homme moderne ré- volté et son Créateur. Il dit de lui-même:

Cceur froid, me criez-vous, parce que je ne partage pas votre impure ar- deur. . . Allons donc! J'aime la chaleur plus que vous, mais je hais la fièvre {échelle de Jacob, 183).

Dans la grande confusion moderne, s'il garde le cerveau froid et lucide, son cœur est brûlant d'amour et Thibon est bien trop « un vi- vant », pour ne pas prendre part, passionnément, au combat; il le fait à travers des formules saisissantes, burinées et concentrées, qui sont d'un des plus grands écrivains qu'ait jamais eus la France, et qui rendent si claire et si facile la lecture de son œuvre, malgré sa profondeur. Gustave Thibon entreprend aussi de nous rapprocher de ce Dieu que lui a su at- teindre, comprendre et aimer, tout fondu dans l'immensité de cet amour divin qui cherche et poursuit inlassablement l'homme fuyant et révolté.

GETHSEMANI: Vos joies sont vaines, nous dit Jésus. Mais du moins vous possédez cette vanité, elle est votre bien. Voyez jusqu'à quelle pauvreté je suis descendu: j'ai mendié vainement la vanité de votre amour! (Échelle de Jacob, 28.)

Et, dans une pensée d'inspiration pascalienne, Thibon mesure l'im- mensité de cet amour:

Les petits contempteurs du christianisme l'attaquent comme une religion inhumaine. Mais ses grands contempteurs (un Spinoza, un Nietzsche) mépri- sent en lui l'excès d'humanité. Le christianisme attache à l'homme une impor- tance centrale et définitive (dogmes de l'Incarnation, de l'immortalité de l'âme, etc.) ; il ne permet pas la « mise en question » de l'homme. est l'écueil pour les grandes âmes et le seul mobile capable de les détourner du Christ: leur pro- fond mépris de l'homme les fait se cabrer contre ce Dieu qui fait un tel cas

GUSTAVE THIBON 355

de l'homme, qui va jusqu'à enliser son essence dans le marécage humain. Ce qui scandalise les petits ceux que la joie dans la platitude et le péché rassasie -->■ c'est un Dieu si dur pour l'homme; ce qui scandalise les grands, c'est un Dieu si attentif pour l'homme!

Et, de part et d'autre, la méconnaissance de l'amour est égale de l'amour qui châtie et de l'amour qui descend. Il n'est pas d'homme assez pur pour que l'amour divin n'ait pas besoin de le broyer; il n'est pas non plus d'homme trop misérable pour que l'amour divin n'assiège et ne mendie son âme. Et dans cet amour qui nous pourchasse jusqu'en enfer et qui nous soulève jusqu'au ciel s'efface le double scandale de la valeur infinie de l'homme et de la souffrance hu* maine. Aux yeux de Dieu, nul homme n'est assez haut et nul homme n'est trop bas; tout le secret de l'humanisme chrétien est . . .

Contemplant le monde dévasté et la misère de l'homme éloigné de Dieu, ne rencontrant plus que mensonges, vanité, hypocrisie, boue, igno- minie et désespoir, Thibon s'écrie: « Je croyais en Dieu. Et maintenant je ne crois plus qu'en Dieu. »

Et de cet amour infini de Dieu, et de sa foi totale, le grand penseur chrétien tire l'espérance qu'il fait fulgurer sur nous: « Tu ne peux plus monter vers ton Dieu? Sois fidèle encore, car l'heure suprême va sonner ton Dieu descendra vers toi ...»

Jean DE FRANCE.

Chronique universitaire

Autour du Congrès marial.

Jamais, dans l'histoire bientôt centenaire de l'Université, on a vu une fin d'année aussi brillante et mouvementée. Aux événements qui for- ment la trame régulière de cette période académique, succédèrent les fêtes grandioses du congrès mariai d'Ottawa, auquel l'Université prit une large part. Malgré tout l'intérêt qu'on pourrait créer à tourner le films de ces événements exceptionnels, l'abondance de la matière oblige le chroniqueur à faire, bien à regret, des coupures nombreuses et substantielles pour s'en tenir à la plus simple relation possible des faits.

Rappelons tout d'abord les quatre solennelles collations de grades honorifiques qui eurent lieu au cours du mois de juin: la première, coïn- cidant avec la fin d'année universitaire; les trois autres, spécialement orga- nisées dans le dessein d'honorer Son Eminence le cardinal légat, ainsi que nombre de personnages ecclésiastiques et laïques.

Voici la liste de ceux à qui l'Université conféra le titre de docteur en droit, honoris causa, le huit juin dernier: l'honorable Louis Saint-Lau- rent, secrétaire d'État aux Affaires extérieures, M. Norman McKenzie, président de l'Université de la Colombie canadienne, Mgr Maxime Tes- sier, prélat domestique et vice-chancelier du diocèse d'Ottawa, Mgr John O'Neil, prélat domestique, d'Ottawa, le T. R. P. Albert Cousineau, su- périeur général des Clercs de Sainte-Croix, M. le docteur Roméo Blan- chet, professeur à la faculté de médecine de l'Université Laval et président de la Survivance française d'Amérique, M. Ambrose O'Brien, comman- deur de l'Ordre de Saint-Grégoire-le-Grand, d'Ottawa.

Après les remerciements d'usage, l'honorable Saint-Laurent pro- nonça un discours particulièrement remarquable. Ce discours a paru, du moins en partie, dans presque tous les journaux du pays. Il sied toute- fois de reproduire ici le passage l'honorable ministre souligna le rôle qui revient à l'Université.

CHRONIQUE UNIVERSITAIRE 357

(( Située aux confins du Québec et de l'Ontario, croissant à l'ombre de cette colline parlementaire les représentants de toutes les provinces élaborent les lois qui nous régissent, l'Université d'Ottawa est un lieu de rencontre naturel pour les Canadiens des deux langues et des diverses pro- vinces et, en vertu de sa situation même, elle ne peut être qu'un foyer de canadianisme authentique d'où rayonne la double culture héritée de Shakespeare et de Newton, de Racine et de Pasteur. Cette double culture, malgré des particularismes légitimes dans ses expressions française et an- glaise, repose sur ce même fond de chrétienté médiévale commun aux deux grandes nations modernes dont nos pères sont venus. Par delà certains conflits d'intérêts et certaines différences de tempérament, nous croyons, les uns et les autres, à la primauté du spirituel, à la dignité de la personne humaine, au respect des libertés essentielles, à l'idéal évangélique de justice et de charité, à la valeur universelle de ces principes fondamentaux sur lesquels repose cette tradition occidentale dont nous avons hérité et qui est la plus haute expression de la condition humaine. C'est pourquoi j'estime que les terrains d'entente sont plus nombreux que les causes de désunion entre Canadiens des deux langues et des neuf provinces, et qu'un patrio- tisme bien éclairé embrasse la totalité de la patrie et cherche à réaliser entre tous ses éléments cet équilibre et cette sympathie nécessaires au progrès et au bonheur de toute nation. »

La venue à Ottawa de Son Eminence le cardinal McGuigan comme légat de Sa Sainteté le pape Pie XII au congrès mariai, a fourni à l'Uni- versité l'occasion longuement attendue et vivement désirée d'honorer ce prince de l'Église et d'acquitter envers lui une immense dette de gratitude. L'avenir tempérera sans doute les exigences de la discrétion et permettra d'ouvrir la boîte à secrets dont quelques initiés seulement possèdent la clef. En acceptant de devenir docteur en droit, honoris causa, de l'Uni- versité d'Ottawa, Son Eminence a donné une nouvelle preuve de bien- veillance dont l'Université lui est infiniment reconnaissante. C'est le jeudi, 19 juin, qu'eut lieu la réception officielle ainsi que la cérémonie de remise du diplôme. En tête du défilé, parti de la rotonde pour se rendre à la salle académique, marchait la garde d'honneur des Chevaliers de Colomb, en tenue d'apparat. Suivaient les membres du sénat académi- que, le T. R. P. Recteur, Son Exe. Mgr Alexandre Vachon, qui accompa-

358 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

gnait Son Eminence le cardinal McGuigan. A cause de l'exiguïté de la salle, les invitations furent réservées aux dignitaires de l'Église et de l'État: cardinaux, archevêques et évêques, ministres fédéraux et provin- ciaux, représentants diplomatiques, juges, députés et autres laïcs de mar- que, prélats et supérieurs religieux. Seule une circonstance comme îe con- grès mariai d'Ottawa pouvait permettre de réunir un auditoire aussi dis- tingué et représentatif. Il serait trop long de donner ici tous les noms de ces personnages; mais on ne peut omettre de signaler la présence de Leurs Eminences les cardinaux Eugène Tisserant, préfet de la Sacrée Congréga- tion pour l'Église orientale, Pierre Gerlier, archevêque de Lyon et primat des Gaules, Joseph Frings, archevêque de Cologne, M. Arteaga y Bétan- court, archevêque de La Havane, Zaltano-Ludovicus Mindszenty, arche- vêque d'Esztergon, Hongrie.

Après avoir rappelé la constante et maternelle sollicitude de l'Église pour les universités, le T. R. P. Recteur, parlant tour à tour en français et en anglais, exprima à Son Eminence les sentiments que l'Université entretient à son égard; il conclut en ces termes;

« Your Eminence, we are not only happy to have you here to-day, but moreover proud and most grateful.

« Proud to welcome great Cardinal McGuigan as a Papal Legate. This eminent dignity comes to you after so many others, and enhances in a most fitting manner your prestige and your glory. You have endeared yourself to every Catholic in this country, French or English speaking, and your praise is on the lips of all. We have long admired the talents, the virtues and the merits of the great apostle of charity and unity in the Church of Canada.

« We are most thankful to our Holy Father for this new token of his paternal affection in sending Your Eminence to us to personify all that the Holy See means to Canadian Catholics: charity, love, and har- mony.

« Moreover, we at the University feel on this day particularly grate- ful to Your Eminence for deigning to come to us. We have a unique opportunity to express to Your Eminence our sincere and profound gra- titude for the deep interest you have manifested in the development of

CHRONIQUE UNIVERSITAIRE 359

our institution, and for the benefactions you have so graciously bestowed upon us in so many circumstances. Your Eminence can be well assured that your name is inscribed in every heart at the University, and in let- ters of brightest gold.

« Grateful also are we since Your Eminence gave our Senate the op- portunity of exercising on this occasion one of its most important func- tions. Universities as seats of learning and stores of academic distinc- tions have always enjoyed the privilege of setting the standards of science and of true merit. Are they not seats, houses and temples of human wisdom ?

« It is with deep humility and yet with great pride that we exercise such a prerogative, and proclaim Your Eminence a great Cardinal, a great Canadian, our great benefactor and the first Doctor of our University, and ask Your Eminence to accept from the hands of our beloved Chan- celor a Doctorate of Laws honoris causa. »

A Tissue de cette inoubliable cérémonie, il y eut dîner offert par l'Université dans le réfectoire de la communauté.

Le samedi, 21 juin, l'Université conféra plusieurs autres doctorat honorifiques. Comme le disait le T. R. P. Recteur, « en organisant cette cérémonie académique, nous avons voulu faire plaisir à notre vénéré chan- celier et nous associer à tout le diocèse d'Ottawa durant ces heures de prière et de réjouissance » du congrès mariai. Les personnages honorés furent choisis parmi les membres de l'épiscopat venus de l'étranger, aux- quels on ajouta quelques laïcs de différents secteurs du pays. Ce sont: l'honorable James J. MeCann, ministre du Revenu national, Leurs Ex- cellences Mgr John D'Alton, archevêque d'Armagh et primat d'Irlande, Mgr James Duhig, archevêque de Brisbane (Australie) , Mgr Auguste Bo- nabel, évêque de Gap (France) , Mgr John O'Hara, c.s.c, évêque de Buffa- lo (États-Unis) , Mgr Miguel D. Miranda, évêque de Tulacingo (Mexi- que) , l'honorable John Hart, premier ministre de la Colombie canadien- ne, M. le docteur Albert Sormany, d'Edmundston, Nouveau-Brunswick, et M. l'avocat Rodolphe Danis, de Cornwall, Ontario. Les allocutions en réponse au discours du T. R. P. Recteur furent prononcées par l'hono- rable MeCann et par Son Exe. Mgr Bonabel.

360 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

Les organisateurs de la Jeunesse ouvrière catholique ayant choisi d'ouvrir leur congrès international dans la capitale canadienne au lende- main des fêtes mariales, l'Université, dans un geste dont il est facile de saisir toute la signification, voulut rendre hommage au « génial fonda- teur, à l'organisateur courageux et infatigable de la J.O.C. » en lui dé- cernant le titre de docteur en droit, honoris causa. Cueillons au passage une perle précieuse tombée des lèvres de M. le chanoine Cardijn dans sa vibrante allocution: « L'Université d'Ottawa est la première université au monde à reconnaître, après le pape, la valeur sociale de la J.O.C. »

Au sujet du congrès mariai d'Ottawa, tout a été dit; nous n'ajoute- rons rien sinon pour rappeler brièvement la part prise par l'Université. C'est avec une grande joie que nous avons reçu la visite de la statue de Notre-Dame du Cap. Un trône d'honneur lui fut élevé sous le portique central, spécialement décoré, ainsi que la façade de l'édifice. Depuis l'ar- rivée de la statue, huit heures du soir, jusqu'à la messe de minuit, il y eut des heures de prières auxquelles prirent spécialement part les fidèles des paroisses du Sacré-Cœur et de Saint-Joseph. Son Exe. Mgr l'arche- vêque d'Ottawa présida lui-même la première heure de prière. A 12 h. 30 de la nuit, Son Exe. Mgr Hildebrando Antoniutti, délégué apostolique, chanta une messe solennel'le assistait une foule de plusieurs milliers de personnes.

Durant la semaine même du congrès, un grand nombre de prêtres furent les hôtes de l'Université, qui avait mis à leur disposition toutes les pièces disponibles.

A l'exposition missionnaire, le stand de l'Université ne manqua pas d'attirer l'attention des visiteurs: des maquettes en plâtre de tous les édi- fices universitaires, spécialement confectionnées par un architecte, laissaient voir l'essor pris par l'Université depuis l'humble début de 1848.

Il faut aussi mentionner le très grand succès remporté par la chorale mise sur pied par le R. P. Jules Martel, directeur de l'École de Musique de l'Université, pour la représentation de Notre-Dame du Bel Amour. La perfection avec laquelle la chorale exécuta les chants liturgiques et pro- fanes qui accompagnaient cette pantomime, ne s'explique que par la com-

CHRONIQUE UNIVERSITAIRE 361

pétence du directeur et par le travail intense qu'il a consacré pendant plus d'un an à leur préparation.

L'Université a été heureuse de coopérer dans la plus large mesure possible aux fêtes mariales organisées à l'occasion du centenaire de la fon- dation du diocèse d'Ottawa. Elle l'a fait pour honorer la Sainte Vierge, patronne de la Congrégation des Oblats et patronne de l'Université, et pour répondre aux désirs de Son Exe. Mgr l'archevêque. Elle n'a pas tra- vaillé en vue des louanges- Celles-ci toutefois lui sont venues, nombreuses et sincères. Tout en remerciant Son Excellence de ses bons sentiments à notre égard, qu'il nous soit permis de dire une fois de plus toute l'admi- ration et toute l'affection que nous lui portons. Nous connaissions son grand cœur et sa piété profonde. Nous savions que sa délicatesse et son dévouement ne connaissent point de bornes. Toutes ces belles qualités se sont déployées sous un jour plus vif encore durant les heures inoubliables du congrès mariai.

Ce qui toutefois nous a été le plus sensible au cœur, c'est l'hommage spécial que Sa Sainteté le pape Pie XII a rendu aux Oblats et à l'Univer- sité dans son allocution radiodiffusée du Vatican durant la matinée du 22 juin. C'est par cet eminent témoignage que nous terminerons cette chro- nique autour du congrès mariai. « Comment, dit Sa Sainteté, ne pas don- ner en cette mémorable circonstance une mention spéciale aux dignes fils du grand évêque de Marseille, dont le nom même d'Oblats de Marie- Immacu'lée est à lui seul tout un programme, dont l'activité déployée à Ottawa même, dans cette magnifique Université déjà célèbre, qui reçoit en ce jour la plus encourageante récompense, est extraordinaire. »

BIBLIOGRAPHIE

Comptes rendus bibliographiques

A. CHRISTIAN. Ce Sacrement est grand. Témoignage d'un foyer chrétien. Édit. familiales de France; Fides, Montréal, [1942], 19cm., 250 p.

L'édition canadienne de cet ouvrage mérite toutes les louanges dues à une bonne action. Dans beaucoup de ménages, on attendait « le livre de vie d'un vrai foyer chré- tien », c'est-à-dire non seulement un ensemble abstrait de principes et de conseils, mais une doctrine illustrée de réalisations concrètes qui puissent inspirer une conduite géné- reuse. Le livre de M. Christian répond à ce besoin.

Grâce à Fides, tous les époux peuvent avoir en main cette petite somme d'expé- riences familiales et de réflexions appuyées sur une compréhension à la fois humaine et surnaturelle du mariage.

Ces pages, écrites au fur et à mesure d'une vie conjugale qui se poursuit encore, constituent un témoignage. Les gens mariés, jeunes et moins jeunes, désireux de pro- fiter des richesses de leur état sanctifié par un sacrement, trouveront sous la plume d'un des leurs, les raisons d'une vie sainte dans un état saint, et des moyens, les uns, indis- pensables, les autres, simples suggestions, de s'aider mutuellement dans la montée vers l'idéal commun.

L'auteur présente d'abord le mariage dans sa réalité surnaturelle: vocation divine, voie de sainteté. Dans les trois autres parties, il montre les exigences du mariage, les devoirs des parents à l'égard de leurs enfants, la place de la prière au foyer.

Comment ne pas souhaiter la diffusion dans tous les foyers de cet excellent ouvra- ge. Malgré le souci d'adaptation de son auteur, peut-être est-il demeuré un peu trop élevé pour le peuple. On voit ici quelle serait l'utilité d'une vulgarisation, par tracts ou brochures, des aspects touchés dans ce livre.

Roméo ARBOUR, o. m. i.

Adrien-M. MALO, O.F.M., André-M. GUilLLEMETTE, O.P., Irenée LUSSIER, Clément MORIN, P. S. S. L'Heure dominicale. Montréal, Éditions Lumen, 1947. 19 cm., 222 p.

Malgré la popularité de la radio, le livre conserve ses avantages, Verba volant. L'imprimé, à cause de sa fixité, facilite davantage la réflexion: Scripta manent. Voilà sans doute pourquoi les principaux auteurs de l'Heure dominicale, à la suite du reste de demandes réitérées, ont cru bon de faire passer sur les presses une bonne part des forums entendus à la radio et classifies, pour des raisons pratiques, selon l'ordre alphabétique. Les trois petits chapitres préliminaires du R. P. Malo s'intitulent: Les Emissions, Le

BIBLIOGRAPHIE 363

Courrier, L'Ame. Dans cent neuf Questions et Réponses qui suivent, chacun trouvera de quoi éclairer sa conscience et perfectionner ses connaissances religieuses.

Rodrigue NORMANDIN, o. m. i.

M. C. D'ARCY, S.J. The Mind and Heart of Love. New York, Henry Holt and Company, 1947. In-8, 333 pages.

This profound study which ranges through theology, philosophy and psychology is in part an answer to or a correction of the speculations of two Protestant thinkers (Nygren and de Rougemont) on the* fundamental subject of love. It shows how to re- concile two ostensibly incompatible affections and thereby how to resolve the paradox or antinomy and to escape the dilemma of the conflict between the pagan (romantic or courtly) and the Christian conceptions of love to be found in the mediaeval troubadors.

In order to establish harmony, unity and solidarity or cohesion where there had been antithesis, opposition and contrast, the author had to thread his way through a variety of parallel polarities, duplicating dichotomies and overlapping dualisms. Every one of the manifold types of composition in human beings essence and existence, matter and form, substance and accident, senses and intellect, cognition and appetition, the natural and the supernatural is encountered somehow within the ramifications and reverberations of this basic theme.

The types and varieties of love as well as its factors or ingredients and its many features, phases and aspects are all analyzed and compared with judicious insight. Thus we meet Eros and Agape, animus and anima, egocentric and theocentric love, natural and ecstatic love, physical and spiritual love, selfish and selfless love, masculine and fe- minine love, active and passive love. As a result of the author's explanations, the reader has a richer grasp of the full meanings of psyche, logos, sophia, Nous and indeed, of the relation between logic and life, theory and practice.

The erudition of this distinguished English Jesuit shows its abundance in the use he makes of classical and modern literatures to say nothing of theology, mysticism and philosophy. The correlation of caritas, amor and grace among themselves and their opposition to and by cupidity and lust are clearly delineated. Dante, Blake, Gerard Hop- kins and Claudel are frequently cited. Freud and Jung get considerable attention. Re- cent Neo-Scholastics such as Rousselot, Descoqs, de Regnon, de la Taille and Gilson are examinated on this question with passim references to Aristotle, Augustin and Aquinas.

Rather startling is the author's employment of existentialism in the version of Hunter Gutrie as a frame of reference for his treaties on love. This doctrine is a vol- untarism wherein primacy is given to existence, good, will, love and action at the expense so to speak of essence, truth, intellect, knowledge and contemplation (pp. 12; 248; 270-282). D'Arcy does not defend this as a system but finds it useful as a framework. The reviewer was reminded of Spinoza's « intellectual love of God » upon reading of Guthrie's regarding the common expression « love of truth » as a paradox.

Since the author mentions an anthology of love (p. 13), this reviewer takes the liberty of mentioning an excellent one by Walter de la Mare entitled Love: a garland of prose & poetry (Morrow, 1946) which is a veritable encyclopedia whose selections could serve as illustrations for the theory so magnificently presented by D'Arcy in this book of solid speculation.

Notre Dame, Indiana. D. C. O'G.

* * *

364 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

P. THOUVIGNOtN. L'Ame féminine. Essai psychologique. 6e édition. Paris, Le- thielleux; Montréal, Granger Frères, 19 cm., 249 p.

A part les chapitres VIII et IX, l'A. se fait philosophe pour traiter « la femme et la civilisation », « le féminin et l'évolution », ce livre peut être abordé avec profit et joie par tout lecteur moyen, curieux de psychologie féminine. Il n'y fera pas de dé- couvertes sensationnelles; d'autre part il ne se butera pas à toutes sortes de notions tech- niques que la moderne psychologie* expérimentale se plaît à déployer; mais il y retracera, clairement soulignées, et parfois assaisonnées d'un grain d'ironie, les constantes que ré- vèle à la simple observation « l'éternel féminin ». Quant aux problèmes soulevés dans ks chapitres VIII et IX, ni cartésien ni exclusivement pascalien, l'auteur en voit la solu- tion dans un heureux mariage entre animus et anima: «Le progrès, dit-il, dépend d'un sage hymen entre savoir et croire, entre le masculin et le féminin, entre la tête et le cœur» (p. 201).

Rodrigue NORMAINDIN, o. m. i.

Le Pape Pie XII et la Guerre. Tournai-Paris, Casterman, 1946. 23.5 cm., 123 p. (Cahiers de la Nouvelle Revue théologique, I.)

C'est la meilleure synthèse parue à date de la pensée pontificale contemporaine*. En quelque cent vingt pages les RR. PP. ont réussi à grouper les textes les plus signifi- catifs du Saint-Père selon les quatre tâches que celui-ci s'est assignées durant la guerre mondiale: action pacificatrice et charitable; défense de la morale* chrétienne con- tre le primat de la force; directives pour un nouvel ordre social et politique; appel aux moyens surnaturels.

Il ne s'agit pas d'un commentaire doctrinal ou historique, encore qu'il soit impossible* de grouper et d'ordonner les documents sans y joindre un embryon de commentaire. Les RR. PP. l'ont fait avec justesse et sobriété.

La doctrine des ch. 1 et 2 nous est assez familière. La publicité qu'on en a faite, même chez les catholiques, risquait parfois de faire oublier les enseignements rapportés dans les deux derniers chapitres et de fausser les perspectives. Il faut féli- citer les RR. PP. de nous avoir rappelé les jugements de valeur du Saint-Père sur la «révolution nécessaire» (ch. 3), de même que le rôle primordial des moyens surnaturels pour l'établissement d'une paix durable (ch. 4).

Peut-être cependant leur dernier chapitre aurait-il gagné à mettre davantage en relief non seulement la « rénovation religieuse » mais aussi la « rénovation morale » des vertus humaines du chef d'Etat, du citoyen, du professeur, de l'époux, du profes- sionnel, du travailleur, etc. Les seuls « documents officiels », croyons-nous, offrent une abondante documentation. D'autre part, les appels réitérés du souverain pontife à la collaboration de tous les hommes de bonne volonté auraient pu faire l'objet d'un paragraphe intéressant et instructif sur la « collaboration interconfessionnelle » dans l'instauration d'un nouvel ordre social.

En somme, un instrument de travail désormais indispensable.

Roger GUINDON, o.m.i.

Charles-Edouard BOURGEOIS. L'Enfant sans soutien: Une richesse à sauver. Les Trois-Rivières, Editions du Bien Public, 1947. 21 cm., 262 p.

BIBLIOGRAPHIE 365

Cet ouvrage est une thèse que l'abbé Bourgeois, des Trois-Rivières, a présentée à l'Ecole des Sciences politiques de l'Université d'Ottawa, pour l'obtention du grade de docteur es sciences sociales.

Depuis plus de quinze ans, M. l'abbé consacre ses talents d'éducateur et d'or- ganisateur au profit de l'enfance délaissée. Il est le fondateur et le directeur de « L'Assistance à l'Enfant sans soutien », aux Trois-Rivières, et il s'est occupé d'une œuvre analogue, dans le diocèse d'Ottawa. En outre, il a conduit de nombreuses enquêtes au Canada, aux Etats-Unis, en Belgique, en France et en Italie.

A la lumière de sa vaste expérience et des principes d'une philosophie sociale chrétienne, l'A. montre ce que la province de Québec fait actuellement pour l'enfant sans soutien, tout en reconnaissant que la situation n'est pas parfaite et qu'elle pour- rait être améliorée. Il commence par déterminer les différentes classes d'enfants, qui ont besoin de- protection, tels les orphelins, les illégitimes, les abandonnés, les délin- quants, les anormaux; puis, il établit la part de l'Etat et de la charité privée, dans le service social. Il dissèque minutieusement la législation du Québec se rapportant à l'enfance malheureuse. Le problème des institutions, telles que les crèches, les orphe- linats ordinaires ou spécialisés, les écoles de réforme, les écoles spéciales, etc., des sociétés d'adoption et de placement en des foyers nourriciers est étudié d'une façon fort objective et impartiale. L'A. indique quelques correctifs à nos maux présents, soulignant la nécessité d'établir des écoles pour les enfants arriérés mentaux, et de fonder des centres de colonisation pour les orphelins. Il suggère aussi l'institution d'une enquête générale sur l'enfance abandonnée, l'établissement d'un service de place- ment pour les orphelins, et la création d'un Conseil de Protection de l'Enfance, greffé sur le Conseil de l'Instruction publique.

Une magnifique lettre-préface de Son Excellence Monseigneur Alexandre Vachon, archevêque d'Ottawa, orne cet ouvrage, qui se termine par une synthèse de l'orga- nisation hiérarchisée des œuvres d'assistance publique de la province de Québec, une bibliographie très soignée et une série de treize tableaux statistiques en appendice. Ce volume sera un précieux instrument de travail pour tous ceux qui veulent être renseignés sur les principes et les faits ayant trait à l'enfance sans soutien.

En accordant le doctorat à M. l'abbé Bourgeois, l'Université a voulu recon- naître la valeur intrinsèque de sa thèse, ainsi que le mérite personnel de ce grand apôtre social.

Henri SAINT-DENIS, o.m.i.

* * *

G. COURTOIS. L'Art d'être Chef. Montréal, Granger Frères, 1946. 19 cm., 219 p.

Ceux qui ont lu le petit livre de l'abbé Courtois Pour « réussir » auprès des enfants savent déjà ce que vaut t'Art d'être Chef, dont l'esprit et la facture s'appa- rentent au premier ; l'on retrouve la même fine psychologie, la même clarté de pensée, la même justesse d'expression. Pas de thèses, ni de théories. Mais, des phrases concises, qui sont souvent de véritables sentences. Impossible de condenser une telle

richesse. Il faut lire soi-même.

* * *

Education for tomorrow. Toronto, University of Toronto Press and S.J.R.S. Saunders ft Co., 1946. 23cm., XIII-130 p.

Professor R. M. Saunders, of the University of Toronto, has edited a series of lectures delivered, during the academic year of 1945-46, by members of the

366 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

staff of the U. of T. and by a few other persons of recognized standing in the field of education. In the Introduction, the editor deplores « the spiritual softness, the vagueness of a philosophy of life, which would enable us to remain superior to the machines and gadgets we are using ». He gives the general tone of the series, by stressing the need of a clear concept of the meaning of life, and by pointing to the dangers of materialistic and utilitarian concepts in education. Not all the lectures are as emphatic in their plea for a liberal education. Usually, a work such as this suffers from a lack of unity of purpose; yet the general impression conveyed by the book is that present-day education is in a chaotic condition, and that a revision is in order.

Mrs. M. M. Kirkwood, Principal of St. Hilda's College and Dean of Women in Trinity College, deals with « The Teacher » and his responsibilities. She states that « only in the educational system controlled by a church with absolute claims is there any clear code based on belief », and she rightly reproves the progressive educationists « who omit standards altogether, and forget that undifferentiated activ- ity might mean looseness, and that intellectual and spiritual efforts have to be inculcated before the whole man can be born ».

Dr. J. G. Althouse, Chief Director of Education for the Province of Ontario, describes « The Organization of a School System » and the main functions of a Department of Education, and reminds us that « the justification of administrative machinery lies not in its ingenuity nor in its complexity, but in its effectiveness in expediting the aims of the whole undertaking ». There are also some very per- tinent statements on « equal educational opportunities for all » and on « the equality of development not through uniformity but through variety ».

Mr. Joseph McColley, Headmaster of Pickering College, Newmarket, treats of <■ Primary and Secondary Education » as a preparation for life in a free democracy and as a training of leaders.

Rev. W. R. Taylor, Principal of University College, in his thoughtful lecture « The University and Education », discusses the deficiencies of most seats of higher learning, the lack of unifying principles, and the factors that, during the past forty years, have introduced disorder in the educational process, which nowadays appears to be « a ride to nowhere ».

Mr. E. A. Corbett, Director of the Canadian Association for Adult Education, narrates the growth of the movement of « Adult Education », starting from the Mechanics' Institutes, organized in England in 1832. He also states the principles that are the working philosophy of adult education, and draws special attention to the work done by the Extention Department of the St. Francis Xavier University of Antigonish, Nova Scotia.

Professors Hardolph Wasteneys, of the University of Toronto, deals with « Education for the Professions », and suggests that the humanistic approach should be stressed in the university, while the teaching of techniques should be left to the special professional schools. Since professionals, such as medical practitioners, should also be leaders in their community, they stand in need of a liberal education and a broad culture, and the B.A. should be a prerequisite for the medical course. «What is needed in society is not the pragmatic outlook, not more science, but more humanism . . . There is only one sure way to achieve this, a radical reform of our state system of education ».

BIBLIOGRAPHIE 367

Mr. Aurèle Séguin, Director of Radio-Collège, C.B.C., Montréal, speaking of « The Radio as Aid to Learning », describes the achievements of educational broad- casts in Canada, and especially in Quebec for which he is greatly responsible.

Mr. Adrian Macdonald, Professor at the Ontario College of Education, under the caption « Theories of Education », reviews the conflicting trends of thought and the various reasons alleged for the ineffectiveness of most present-day educat- ional systems, of which he considers the method, the curriculum and the objectives. Incidentally, he deplores a multiplicity of unrelated courses and « an undue tendency to departmental isolation », even in the Ontario high schools.

The climax of the whole book is the inspired address « Let Knowledge to Wisdom Grow » of Mr. Sidney Smith, President of the University of Toronto. Declaring himself against departmentalism and too early specialization, he vigor- ously supports liberal education. One may judge of the quality of Dr. Smith's contribution, from the following quotations: «We should not contemplate with ready favor further organizational division and sub-division of the seamless web of education . . . Are not Arts faculties in Canadian universities in some instances con- cerned with professional or quasi-professional objectives to the detriment of the major mission of developing students who will be defenders of human freedom, examples of human dignity and apostles of human values . . . Can we not, in our study of man's intellectual achievements, of his aesthetic expression, of his moral yearnings and of his religious convictions, settle upon and hold fast to certain abid- ing principles? We, in universities, have rightly prided ourselves for the attitude of the open mind, although on occasion I may have wondered if we have not helped to develop minds so open that ideas could blow into, through and out of them with an astonishing celerity . . . Ideals, ideas and facts are equally the business of universities ».

This volume, heterogeneous in character and value, presents a fairly compre- hensive picture of the educational endeavour, and indicates some cures to the sad plight of modern education.

Henri SAJINT-DENIS, o.m.i.

Florian ZNAINIECKI. The Social Role of the Man of Knowledge. New York, Columbia University Press 1940. In-8, 212 p.

This excellent study of the institution of scholarship, its nature, its growth and its functions, is an important contribution to a vital subject. The question of official- dom and bureaucracy (as critics sometimes call a civil service) or of the so-called « brain-trust » in the New Deal, is only one phase of the matter. In that connection one thinks of Solomon's House in Bacon's New Atlantis or of Comte's priesthood of sa- vants, or of the late Alexis Carrel's ideas.

But the status of the engineer, the technologist, the expert or specialist, the plan- ning boards and professional consultants is still wider and is urgent in our time. Plato and Aristotle were themselves advisers to royalty and later kings had their astrologers just as earlier ones had their magicians and medicine-men. In our time the experts in natural science have had a more clearly defined status, perhaps, than the specialists in the social sciences and humanities. These latter are usually called scholars rather than scientists.

The American sociologist, Lynd, in his Knowledge for What? put the spotlight on this question of political quietism and the issue is wider than the one outlined by

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i

Julien Benda in his Treason of the Intellectuals. Academic isolationism was probably never total but it is surely going to decrease still further.

Our author not only examines the duties and responsibilities of the sage but con- siders also the status of journalists and popularizers (pp. 81; 150). The implications of the distinction between pure or speculative science and practical or applied science are made explicit. The reviewer agrees with the author (against Manheim) in repudiating the so-called « sociology of knowledge ».

Notre Dame, Indiana. D. C. O'G.

J. Frederic DEWHURST and Associates. America's Needs and Resources. New York, The Twentieth Century Fund, 1947. In-8, XXVIII-812 p.

One of the benefactions of the philanthropist Edward A. Filene, was the establish- ment of this foundation for economic research in 1919. The present survey represents one of the* more ambitious projects by the staff and other authorities. It is an impres- sive study of trends, requirements and capacities and belongs in the same general cate- gory as the works by Nourse, Moulton and others of the Brookings Institution about thirteen years ago and the reports of the TNEC and the National Resources Planning Board. It is thus not to be confused with the less objective and impersonal works on the distribution and concentration of wealth by Gustavus Myers, Berle and Means, Tate and Agar, Prof. W. I. King and others who, of course, treated a different but not to- tally unrelated subject.

It is surely undebatable that an inventory of national assets and liabilities is a perennial desideratum. Congressman Dirksen and Bernard Baruch proposed a national inventory commission of thirty members in mid-December 1945. Not only in normal times but during emergencies such as wars and depressions the value and utility of such a catalogue or index are obvious. The historic necessity of turning swords into plow- shares and vice-versa, the problems of conversion and reconversion in other words, calls for such organized tabulation so that planning may be possible instead of haphazard, makeshift and piecemeal effort.

Since the close of World War II, it has been common to hear predictions of an- other economic crisis, a depression or at least a recession. To prevent or to mitigate such disaster requires remedies and palliatives and these measures in turn imply the need of such large-scale information as we find assembled in the present volume.

The general conclusion is that post-war production in the United States can and should exceed the amazing achievements of wartime output and that such superabun- dance will enhance the general welfare and promote cultural improvement as well as economic prosperity. The volume thus belongs to the booster school of thought with its optimistic view of progress as a quantitative matter of bigger and better. While such opinions are welcome in the light of our fairly recent concern with the sinews of war, raw materials, natural resources, etc., from the ecological and geo- political standpoint, and of our preoccupation in the economic order with bottle- recks, shortage, rationing, priorities, scrap drives and ersatz commodities, one may wonder whether the human equation does not preponderate over the question of physical output. We hasten to concede that the authors of this survey were con- cerned chiefly with the latter issue. But the international situation and the domestic conflicts between capital and labor seem to overshadow the other question.

As to the question of industrial capacity, the manufacturing harvest, etc., it is worth observing that experts disagree as to whether American steel output is

BIBLIOGRAPHIE 369

adequate or not. (See Life, editorial and reply, March 31 and April 21, 1947; The Nation, Jan. 25, 1947; New York Times, (business section), May 25, 1947).

The important distinctions between needs and demands felt needs and demands at a price to use the psychological and the economical aspects are carefully made and it would be very difficult in a brief review to indicate the comprehensive, almost exhaustive, presentation of facts and statistical data available here in the text, the appendices, the tables and figures. The predictions and extra- polations, this reviewer, ceteris paribus, would not care to challenge.

As an excellent work of reference in its field, this book was enjoyed as a companion to the Goodman volume reviewed in this issue of the Revue and also to Land of Plenty by the industrial designer Walter D. Teague.

Notre Dame, Indiana. D.C.O'G.

Percival and Paul GOODMAN. Communitas. Chicago, University of Chicago Press, 1947. In-ofF-size, X-141 p.

This book by talented brothers, the one a poet-critic and the other an archi- tect, in sub-titled « means of livehood and ways of life ». It deals with urbanism and planning but with emphasis on the human and sociological rather than on the physical and architectural. Perhaps the scope can be best indicated by the following four quotations: «Our aim is to analyse the various relations between technology, the standard of living and political authority» (p. 3) . . . «We start from live- lihood not from street layouts» (p. 75) ... «This book as a whole is a general theory of surplus technology» (p. 110) ... «Community problems are those of surplus and leisure, culture and work, and the role of great cities» (p. 58).

Many will agree with these siblings that « external life is largely, morally meaningless » today because of false standards of living and artificial routines. They are justifiably critical of advertising ballyhoo and of the excessive importance of purely monetary features of our modern economy, and with the regionalists they prefer an « economy of things rather than of money ».

Possibly the chief theme of this book, as of many an other recent tome, is the question of the proper balance between town and country, city and farm. The desirability of decentralization has been a favorite thesis with many social reformers in recent decades, long before the atomic bomb made dispersal preferable to con- centration and congestion. Perhaps the main impetus to this crusade was given by the economic depression of the 1930's when various groups of agrarians, cooperation and other decentralists joined forces to solve the problem of scarcity in the midst of plenty due largely to the impact of fiscal cycles. At any rate, we find here an awareness of rural values and of the relation between peasant and proletarian, as well as a scheme of integration to combine urban sophistication with the depth of rural self-suffi- ciency. They stress, too, the importance of diversified farming (symbiosis) and repudiate those who try to solve the rural-urban contrast and dilemma by means of the industrial, cash farm which amounts to the bringing of the evils of mass- production, standardization and regimentation from the city to the country.

Digests and appraisals of almost all of our city-planners and industrial desig- ners and other reformers are to be found here, e.g., Le Corbusier, Sitte, Gropius, Mumford, Borsodi, Fuller, Sharp, besides such earlier thinkers along these lines as

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Ruskin, Morris, Unwin, Howard, Owen, Blanc, Geddes to say nothing of Plato and Aristotle.

The American T.V.A., the Russian collectivized farms which represent the industrialization of agriculture, garden cities, greenbelt schemes, suburbanism, gridiron arrangements, skyscrapers, ribbon development, these and many other kindred topics are treated as to functional, utilitarian and aesthetic aspects.

This handsome volume with its over-size or odd-size format (11" wide x 9" high) is profusely illustrated. It is rather expensive ($6.00). Occasional lapses were noted, viz., the word «principal», on page 18, etc.

Notre Dame, Indiana. D.C.O'G.

Léon GÉRIN. Aux sources de notre histoire. Les conditions économiques sociales de la Nouvelle -France. Montréal, Fides, 1946. 20 cm., 275 p.

Voilà un livre qui arrive à son heure. L'importance qu'il attribue aux facteurs d'ordre économique rencontrera la sympathie des lecteurs convaincus depuis quelque temps déjà qu'une réaction s'imposait à la traditionnelle explication des événements aux seules lumières des forces politiques, militaires ou religieuses. Cependant il s'établit une marge assez rassurante entre ces lois sociales que l'A. arrache à l'expé- rience du passé et le déterminisme historiquï de Marx pour qui l'économique déter- mine tout le reste. L'A. s'est trop identifié avec l'école française de sociologie pour qu'il lui soit possible de négliger tout à fait le facteur personnel et humain avec ses élans d'idées et ses petites bassesses.

Les silhouettes bien accusées des grandes figures de notre histoire servent de centres d'intérêt à chacun des chapitres, mais ce sont des grandes toiles que l'A. brosse plutôt que des portraits. Chaque chapitre décrit une page d'histoire autour d'un personnage familier: Cartier, Roberval, Champlain, Poutrincourt, et les autres. L'art particulier de l'A. consiste à prêter la vie non seulement à la vedette du drame, mais surtout à toutes ces forces économiques et sociales qui conditionnent l'arrière- plan de la destinée humaine. Ces tableaux historiques sont intéressants à cause de leur authenticité scrupuleusement soutenue par une foule de détails et à cause d'une nouvelle lumière qui les imprègne, lumière crue qui fait ressortir des égoismes mes- quins, des rivalités, des intérêts mercenaires qui ne se concilient pas facilement avec la lumière vaporeuse à laquelle nos yeux s'étaient habitués en lisant l'histoire.

Le livre est en quelque sorte l'élaboration d'une thèse: de toutes les entreprises françaises au pays, la seule qui ait eu quelque chance de succès fut l'entreprise agricole aux mains de particuliers experts dans le métier en se fiant à leur propre initiative. Tous les autres projets entreprises d'Etat, comptoirs des marchands, fondations pieuses, établissements militaires étaient voués à l'échec, car, selon l'A., tous sem- blaient violer la logique de lois sociales quasi inexorables.

Autant dire que le vrai héros du livre est l'habitant au milieu de sa famille. Notre survie en Amérique est due à cette cellule, qui se suffit à elle-même, mais qui se prolonge au delà de la paroisse, jusqu'à la province, le pays et le monde.

Roger SAINT-DENIS.

BIBLIOGRAPHIE 371

Studies in the History of Science. By eight authors.

Studies in Civilization. By fourteen authors. Philadelphia. University of Penn- sylvania Press, 1941. In-8, 128 8 200 p.

These reports of the Bicentennial Conference held at the University of Penn- sylvania (belatedly noticed here because of the reviewer's military service) con- stitute a fine sample of the scholarship customarily displayed on such suspicious occasions. This University is usually regarded as the fourth oldest in the United States, having been founded in 1740.

Half of the first volume is devoted to medical and surgical history and three of the eight papers deal with ancient science. Readers of this Revue will be interested especially in the account of medieval medicine by Sigerist.

The other volume has four literary and esthetic papers and four legal and political essays besides two medieval topics. Readers of this periodical will especially enjoy « The Medieval Pattern of Life » by E. K. Rand of Harvard. The calibre of the scholarship throughout both volumes is almost uniformly superlative. Moreover on such occasions as anniversaries, retrospection is in order and our appreciation of our debts to the ancients, our awareness of the legacy of Greece and the heritage of Rome, sharpen our historic sense and help us to escape the spacious present.

Notre Dame, Indiana. D.C.O'G.

Firmin LÉTOURNEAU. Le Comté de Nicolet. Enquête économique et sociale. Montréal, Fides, 1946. 19cm., 200 p. (Faculté des Sciences sociales de l'Université de Montréal. Publication de l'Institut de Sociologie.)

Il nous faut certes remercier l'Institut de Sociologie de l'Université de Montréal qui a pris l'initiative de cette étude sur le comté de Nicolet, et d'une série d'éttudes à venir sur les différents groupements régionaux représentatifs du type canadien- français.

L'auteur de la monographie connaît le comté de Nicolet, et l'aime passion- nément. L'amour et la fierté qu'il nourrit pour lui se manifestent en quelques pé- riodes de bon style (<ch. III de la partie) et surtout en un épilogue plein de, force, où, pour résumer tout son livre, il fit dire aux Nicolétains ce qu'ils sont, ce qu'ils ont fait, ce qu'ils font, ce qu'ils veulent.

Les conclusions qu'il émet sont le résultat d'enquêtes nombreuses et détaillées. Mais ces enquêtes sont menées plutôt par un économiste que par un sociologue. Vu la division adoptée par l'A. : Le milieu physique Le milieu humain Le milieu économique, on devrait s'attendre à un portrait plus intégral du comté de Nicolet et de sa population.

Le style se ressent beaucoup de l'aridité du langage chiffré. En effet certaines pages sont trop schématiques; nombre d'expressions accusent trop de sens pratique et pas assez de bon goût. La description du milieu physique est particulièrement labo- rieuse; répétitions, nombreux renvois à des chapitres suivants, formules inélégantes.

Les références complètes sont rares. L'auteur d'une citation est indiqué dans la citation même; parfois on y rencontre aussi le titre de l'ouvrage, mais le reste des précisions techniques manque tout à fait (p. 100, 109, 112, 177. . .)

Mais M. Létourneau a fait œuvre éminemment utile. Nos gens gagneraient beau- coup à la lecture de ce livre: L'agriculteur et l'industriel se verraient invités à une collaboration plus effective. L'auteur qui a vu de si près ce pays de Nicolet, ne

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se refuse pas à faire, tant aux individus qu'aux gouvernements, les suggestions qui s'imposent.

Nous souhaitons la plus grande diffusion à l'étude de M. Létourneau.

G.-E. RICHARD, o.m.i.

Paul M. ANGLE (editor). The Lincoln Reader. New Brunswick, N.J., Rurgers University Press 1,947. In-8, X-l 1-564 p.

This anthology is without doubt the best single volume dealing with Abraham Lincoln. The twenty-four chapters contain an excellent selection from the already formidable literature devoted to this historical figure. Here from the standard sources, the definitive* biographies, and also from a wide variety of less accessible materials, are accounts of every major aspect of the subject's paradoxical career from his humble origin through his romantic years, his legal and political career, the Civil War and his tragic demise.

This reviewer has always strongly felt that there was something especially Providential about the life and role of the Great Emancipator, nor is his opinion unique in this respect. He further makes bold to suggest to the Canadian student of United States history that if the latter were to confine himself to the study of only two books in this regard, that pair of volumes should be the present one plus any standard history text and if a third volume is to be added, it should be The Federalist.

Many readers will be surprised to learn that Lincoln was not an abolitionist (pp. 85; 208; 241; 301) or an egalitarian (p. 251) and that he opposed negro suffrage and negro citizenship.

Here are memorable versions of the uncouth and awkward Lincoln (p. 177) with his shrill, falsetto voice (p. 161), his amazing oratory (208; 216), his actual speeches (334; 447; 491; 510), his debate with Douglas (248), his anec- dotes (300), etc. Here also we encounter the Free Soil movement (pp. 155; 221; 298; 321), the questions of principle vs party (p. 356f) and of spoils and pa- tronage (pp. 157; 256; 303; 367).

This book has an attractive format and its documentation is exhaustive. It is a pleasure to see a University Press surpassing the commercial publishing houses iven in the non-academic field.

Notre Dame, Indiana. D.C.O'G.

BIBLIOGRAPHIE 373

Honoré DE BALZAC. Le Curé de Village. Montréal, Éditions Lumen, 1946. 19 cm., 283 p. (Collection Humanitas.)

On a reproché à Balzac d'avoir omis dans ce livre, précisément tout ce qui con- cerne le curé du village. Une lecture superficielle semble confirmer cette appréciation on verra dans un instant qu'il n'en est rien.

Fille d'artisans avaricieux, Véronique a été élevée dans le bonheur. Chiches en effet pour eux-mêmes, papa et maman Sauviat devenaient prodigues dès qu'il s'agis- sait de leur enfant. Délicate et fine, rêveuse, imbue de Paul et Virginie, Véronique s'est laissé marier à un laid richard de village: Groslin. Délaissée après quelques mois de mariage, elle s'est enfermée dans la piété et l'estime qu'elle inspirait . . , jusqu'au jour de l'affaire Tascheron. Un homme est condamné à mort pour avoir tué et ne veut pas dénoncer sa complice. Véronique est visiblement troublée par cette affaire.

Sur les entrefaites, Groslin a acheté le terrain de Montignac, patrie de ce Tascheron, et que dirige le curé Bonnet. Son mari mort, Véronique, maîtresse du domaine, fait régner partout le bonheur, quand un mal imprévu l'enlève aux siens. A l'agonie, elle dévoile qu'elle a trempé dans l'affaire Tascheron.

Si le roman n'était que récit d'intrigues, le reproche donné plus haut serait vrai. Mais c'est le chanoine Sideleau qui le note à juste titre le fond, la clé du livre, ce sont « les enseignements, les œuvres et les* exemples du curé Bonnet ».

Le curé Bonnet a accompli deux merveilles: il a prêché l'Evangile, et fait régner l'aisance, parce que, pour lui, problème social et problème religieux vont de pair. Et ce problème social, c'est aux prêtres, aux médecins, aux riches de le ré- soudre. Le meilleur moyen de réparer une faute aussi grave que celle de madame Groslin, c'est de se donner aux misérables; la charité pardonne tout.

L'édition présentée par M. le chanoine Sideleau peut être mise entre toutes les mains d'adultes: les passages équivoques ont été à peu près tous supprimés.

Paul Châtelain.

Albert AUTUN. Henri Bremond. Paris, Lethielleux [1746]. 18,5cm., 100 p. (Publicistes chrétiens)

« Qui a lu Bremond sera heureux de le retrouver dans cette vue d'ensemble qui, non seulement permet de mesurer plus justement sa haute valeur, mais encore de îc situer à sa place dans le panorama des lettres et de la spiritualité françaises. Et qui n'a de lui qu'une connaissance indirecte et fragmentaire tirera de cette lecture le double

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avantage et de prendre un aperçu synthétique de l'homme et de l'écrivain et d'aspirer à le mieux connaître.

« En somme, ce petit livre est tout à la fois une synthèse de l'œuvre de l'abbé Bremond et une introduction à l'étude de ses ouvrages. »

Pour avoir longuement étudié l'œuvre entière de l'abbé Bremond et scruté l'hom- me à travers l'œuvre, nous pouvons affirmer avec sûreté que cette* conclusion de la «prière d'insérer» énonce rigoureusement l'idée qu'il faut se faire de ce petit livre.

Rodrigue NORMrANDIN, o.m.i.

Ouvrages envoyés au bureau de la Revue

Eugène LAPIERRE. Calixa Lavallée, Musicien national du Canada. Édit. revue et augmentée. (1945). Montréal, Granger Frères, [1945]. 24,5 cm., 221 p.

Rolland LEGAULT. La Rançon de la Cognée. Montréal, Éditions Lumen,

1945. 19 cm., 197 p.

Les Passions de V Adolescence. Éditions familiales de France. Montréal, Fides. 19 cm., 96 p.

Les Passions de l'Enfance. Éditions familiales de France; Montréal, Fides. 19 cm., 134 p.

L'Imitation de Jésus-Christ. Traduction Lamennais avec des réflexions à la fin de chaque chapitre. Montréal, Fides, 1946. 15 cm., 383 p., Prix: $1.25.

MAGALI. Suc la Route inconnue. Roman, Toulouse-Paris, Éditions Chantai; Montréal, Éditions de l'Arbre, [1946]. 19 cm., 238 p.

Frères MARISTES. Formulaire mathématique. Montréal, Granger Frères, 1946. 21,5 cm., 541 p. Prix: $2.50.

Joseph MARMETTE - Charles MARMETTE. Charles et Éva. Montréal, Éditions Lumen, 1945. 19 cm., 189 p.

T. -S. MELADY. Vie des Saints pour l'Ecole et le Foyer. Montréal, Granger Frères, 1946. 24,5 cm.. 211 p.

Chanoine Fr. MUGNIER. Toute ta vie sanctifiée. Le devoir d'état à l'école de saint François de Sales. 6e éd. Paris, Lethielleux, [1940]; Montréal, Granger Frères. 19 cm., 259 p. Prix: $1.00.

Marie-Nille PlNTAL. Mission de Femme. Etude psychologique sous forme de roman. Montréal, Editions Lumen, 1945. 19 cm., 202 p.

Adolphe ROBERT. Mémorial des actes de V Association Canado- Américaine. Manchester, N.-H., L'Avenir national, 1946. 24 cm., 485 p.

Sœur M.-SAINT-LÉANDRE, Présentation-de-Marie. Gerbe eucharistique. L'Eu- charistie. Epis glanés dans les écrits de deux cents auteurs. Montréal, Granger Frères,

1946. 19 cm., 363 p. Prix: $1.25.

Fernand SCHETAGNE, p.m.é. Portraits de Mandchourie. Montréal, Fides, 1946. 22 cm., 151 p. Prix: $1.00.

Jean VlOLLET. Le Mariage. 36e mille. Éditions familiales de France; Montréal, Fides, (1946). 19 cm., 204 p.

376 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

P. Joseph BONSIRVEN, S. J. Les Enseignements de Jésus-Christ. Paris, Beau- chesne, 1946. 20cm., 512 p. Prix: 420 frs.

Enrico CERULLI. // Libro etiopico dei Miracoti di Maria e le sue fonti nelle littérature del medio evo latino. Roma, Giovanni Bardi, 1943. 25cm., 5 70 p. (R. Uni- versita di Roma. Studi orientali pubblicati a cura délia Scuola Orientale, vol. I.)

Enrico CERULLI. Etiopi in Palestina. Storia délia Communità etiopica di Ge- rusalemme. Vol. I. Roma, Libreria dello Stato, 1943. 23,5cm., 459 p. (Collezione scientifka et documentaria a cura del Ministero dell' Africa italiana, XII.)

Damasus MOZERIS. Doctrita Sancti Leonis Magni de Christo Restitutore et Sacerdote. Mundelein (Illinois), Seminarium Sanctae Mariae ad Lacum, 1949. 23cm., 85 p. (Facultas theolicica. Dissertationes ad Lauream, nc 11.)

Eduardus FITZGERALD. De Sacriûcio Cœlesti secundum Sanctum Ambrosium. Mundelein (Illinois), Seminarium Sanctae Mariae ad Lacum, 1941, 23cm., 90 p. (Fa- cultas theologica. Dissertationes ad Lauream, 12.)

Martinus JUGIE, A. A. De Forma Eucharistie. De Epiclesibus Eucharisticis. Roma?, Officium Libri Catholici, 1943. 25cm., 143 p.

Severianus SALAVILLE, A. A. Christus in Orientalium Pietate. Roma, Edizioni Liturgiche, [sans date aucune]. 25cm., 107 p.

Giuseppe TURBESSI, O.S.B. La Vita contemplative. Dottrina tomistica e sua Relazione aile Fonti. Roma, Abbazia di S. Paolo, 1944. 24cm., 200 p.

Seraphinus SORDI, S. J. Theologia naturalis attaque philosophica scripta quœ primum edit Pautus Dezza, S. J. Milano, Fratelli Bocca, 1944. 25cm., 192 p. (Ar- chivum Philosophicum Aloisianum, Série 1, 3.)

Publié avec l'autorisation de l'Ordinaire et des Supérieurs.

Un grand liturgiste canadien : le cardinal Villeneuve

Pour beaucoup, pour tous peut-être, la mort du cardinal Ville- neuve aura été une révélation ; même ses familiers les plus intimes auront éprouvé sur sa tombe l'impression d'étonnement mêlé d'effroi si natu- relle à l'homme devant le tronc allongé d'un géant des forêts déraciné par la tempête; comme il était grand! A faire le bilan de ses entreprises apostoliques, à sentir plus cruellement chaque jour le vide immense causé par sa disparition, on commence à mesurer la profondeur et l'éten- due prodigieuses de l'œuvre accomplie en quelque seize ans seulement de vie episcopate par un homme d'origine très modeste et de santé souvent précaire, mais de vie spirituelle intense, d'intelligence géniale et d'invin- cible volonté.

Le passage parmi nous de cet eminent prélat a laissé sa marque facilement reconnaissable dans les champs les plus divers de la vie du coeur et de l'esprit. Qu'il s'agisse de doctrine ou d'action, qu'il s'agisse de questions religieuses, sociales, éducatives, culturelles, nationales, pa- triotiques, voire purement économiques: toujours on rencontrera quel- que part la trace de son impulsion vigoureuse, ou de l'orientation don- née par lui à une heure décisive. Et toujours on admirera la pénétration de ses vues, la sûreté de son jugement, et la souple fermeté de son gou- vernement.

Ce rayonnement a pris toutes les formes; mais il en est une sur laquelle nous voudrions insister quelque peu: la liturgie. Nous nous y arrêtons parce que le cardinal s'y intéressa et s'y appliqua tout parti- culièrement: ((On ne saurait donner trop d'importance dans la religion à la liturgie 1 », a-t-il écrit lui-même. Nous nous y arrêtons aussi parce

1 Entretiens liturgiques, Québec, Action catholique, 1937, p. 7.

378 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

que cette méritante part de son labeur risque plus que d'autres de pas- ser inaperçue, ou même de faire l'objet d'appréciations injustes parce qu'inexactes.

I. Préparation liturgique du cardinal Villeneuve.

Le cardinal Villeneuve n'a rien improvisé, pas plus son œuvre liturgique que les autres. Pour expliquer les grandioses réalisations de sa carrière épiscopale, il faudra toujours remonter à la vie cachée de l'humble religieux oblat au Scolasticat Saint-Joseph d'Ottawa. Etu- diant d'abord, puis professeur, et enfin supérieur, il y a passé vingt- huit ans d'une existence pleine, d'un travail acharné, d'un approfon- dissement de l'âme et de l'intelligence, se préparaient, à Y insu du « petit père Villeneuve », les grandes tâches de l'épiscopat et du cardi- nalat.

Dans cette préparation, la liturgie eut sa large place, presque une place de choix. À peine ses études terminées, en effet, le père Villeneuve se voit nommer professeur de liturgie et préfet de sacristie au scolasticat, en même temps que professeur de philosophie. Sa chaire de liturgie, il la gardera dix-sept ans: de 1907 à 1909 d'abord, puis de 1910 à 1924; et quand on sait avec quelle ardeur et quels talents le jeune maître s'appliquait à toutes ses tâches, on peut soupçonner la somme et le prix des connaissances liturgiques qu'il sut y acquérir. « Tous les auteurs liturgiques du temps lui étaient familiers », assure le R. P. Donat Poulet, O.M.I., l'un de ses premiers élèves et longtemps son collabo- rateur. « Il consacrait des heures nombreuses à la lecture des revues litur- giques, des dictionnaires de liturgie, etc. Les décrets de la Congrégation des Rites, aussitôt publiés, étaient par lui analysés, commentés, mis en vigueur 2. »

A côté de la liturgie, le P. Villeneuve enseigna longtemps la théo- logie morale et le droit canonique: précieux apport, aussi, à la for- mation du liturgiste, qui s'y familiarisait avec les principes fondamen- taux de sa discipline. La morale lui faisait pénétrer la réalité profonde

2 Ce que nos yeux ont vu ... , dans L'Apostolat des Miss. Obtats de M.-I.; mars 1947, p. 9.

UN GRAND LITURGISTE CANADIEN: LE CARDINAL VILLENEUVE 379

de la prière chrétienne, et surtout de la grande prière publique de l'Église; et le droit canonique lui livrait le sens juridique indispensable à l'intel- ligence exacte des multiples prescriptions ecclésiastiques en matière de culte.

D'autre part, le professeur de liturgie avait l'avantage de mettre en l'œuvre ses principes dans sa charge concomitante de préfet de sacris- tie. En cette qualité lui incombait tout le soin des cérémonies liturgiques au scolasticat. A lui de voir à l'acquisition, à l'entretien, au renouvelle- ment des vêtements ou des vases sacrés; à lui de signaler à l'occasion les modifications accidentelles à apporter à l'ordo pour la messe ou le bréviaire; à lui de veiller à l'exacte observance des prescriptions de l'Église dans la célébration des saints mystères et dans la réci- tation de l'office divin; à lui de préparer et de diriger les cérémonies plus solennelles des grandes fêtes liturgiques, ou celles encore des ordi- nations, des professions religieuses, des offices pontificaux dans la cha- pelle de la maison. Aux connaissances liturgiques plus générales ou plus abstraites venaient ainsi s'ajouter tout le détail des rubriques les plus minutieuses, et surtout l'art si délicat de faire belles et impressionnantes toutes les manifestations du culte officiel de l'Église.

Ce n'était pas seulement par devoir d'état, d'ailleurs, que le P. Villeneuve s'intéressait à la liturgie: son goût personnel, son attrait intime pour la prière publique l'y poussait aussi spontanément. Pour lui, la liturgie ne fut jamais une simple discipline, un savoir seulement: avant tout, elle fut une vie. Dans le déploiement des rites liturgiques, dans le cycle annuel du temps ou des saints, dans les prières et les cérémonies de chaque solennité, il trouvait l'un des éléments préférés de sa vie intérieure, de sa piété sacerdotale. Fils aimant de l'Église, selon l'esprit de sa famille religieuse, il s'unissait intimement aux grandes joies et aux grandes souffrances que revit annuellement l'Épouse du Christ, et qu'elle traduit dans le langage si sublime et si humain à la fois de sa liturgie. Ce langage, il s'appliquait constamment à le com- prendre, à le saisir, pour en vivre plus pleinement; et l'un de ses der- niers ouvrages, sa Petite Année liturgique, sortira des notes recueillies par lui « en sa jeunesse sacerdotale, lui aidant à se disposer quotidienne-

380 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

ment à la récitation de l'office et à la célébration de la messe du jour suivant 3 ».

C'est dès l'aube de son sacerdoce qu'il avait acquis ce goût si ma- nifeste, et si caractéristique chez lui, des grandes cérémonies religieuses. Dès ce temps-là, aussi, il s'appliquait à observer fidèlement dans ces cérémonies les moindres volontés de l'Église. Sa dévotion à l'Église lui imposait cette fidélité minutieuse; sa Règle religieuse, si chère elle aussi à son cœur, lui en confirmait encore l'obligation: que les prêtres de la Société, y lisait-il, ce soient vigilants à observer très exactement les ru- briques, et pour qu'ils les possèdent parfaitement, ils les reliront chaque année, à l'occasion de la retraite 4 ». Commentant plus tard cet article, il dira des rubriques de la messe qu'elles « ne sont point petites en un si grand acte 5 ».

Il aimait l'autel, et il y accomplissait les fonctions liturgiques avec une rare perfection: ses disciples et ses confrères ne manquent pas de l'attester, et pourraient évoquer à ce propos de nombreux souvenirs. <• Que le cher petit père Rodrigue Villeneuve, écrit encore le R. P. Poulet, aimait à présider lui-même aux cérémonies liturgiques! Qu'il les accom- plissait avec esprit de foi! Qu'il était fidèle à suivre leurs moindres prescriptions!... Aussi, les autorités de la maison, alors qu'il n'était pourtant que simple professeur de philosophie, lui cédaient-elles sou- vent leur droit et lui confiaient-elles habituellement toutes les célébra- tions des grandes fêtes, des offices de la Semaine sainte, etc. 6 »

Le Scolasticat Saint-Joseph bénéficia le premier de l'action litur- gique du futur cardinal, et il en bénéficia largement, tout particulière- ment pendant les dix années (1920-1930) de son supériorat. Mais ce n'est point ici le lieu d'en parler. Venons-en plutôt aux fruits de doc- trine et d'apostolat qu'allait porter cette longue préparation, dans le rayon d'action soudain élargi d'un vaste et important archidiocèse, pour ne pas dire d'un pays tout entier.

3 Cardinal VILLENEUVE, Petite Année liturgique, Québec 1944, t. I, p. 5.

4 Règles et Constitutions des Miss. Oblats de M.-L, art. 301.

5 Commentaires des Saintes Règles [inédit], I, p. 169. G Ce que nos yeux ont vu ... , loc. cit.

UN GRAND LITURGISTE CANADIEN: LE CARDINAL VILLENEUVE 381

IL Doctrine liturgique du cardinal Villeneuve.

L'œuvre liturgique du cardinal n'allait pas s'accomplir à l'aveu- glette: elle procéderait de principes nettement établis, d'une doctrine précise et sûre, de cette doctrine que nous l'avons vu acquérir au long de dix-sept ans d'enseignement et d'application pratique au scolasticat. Cette doctrine, on pourrait en recueillir l'expression dans bon nombre de ses écrits; mais il nous en épargne le labeur, puisqu'il l'a lui-même exposée ex professo dans une série de causeries familières données à ses prêtres en août 1936, et réunies ensuite en une brochure de quelque soixante pages sous le titre Entretiens liturgiques. Sans doute cette brochure ne se présente-t-elle pas comme un traité ou un manuel de liturgie: elle ne vise qu'à donner des directives pratiques, à orienter des réalisations concrètes et immédiates. Mais ces directives et ces réalisations, elle les tire de principes fondamentaux énergiquement rappelés. Essayons de dégager ces principes directeurs.

a) Les rubriques.

La liturgie, certes, n'est pas seulement, ni principalement, affaire de rubriques: et le cardinal le rappelle dès la première page de sa bro- chure 7. Il n'en reste pas moins que les rubriques ont leur importance en liturgie, puisqu'elles en conditionnent l'application concrète; et leur choix, par conséquent, ne peut être laissé à l'arbitraire.

Quel principe guidera ce choix ? Un seul: l'autorité romaine. Là- dessus, le cardinal Villeneuve est catégorique: « La liturgie exerce un culte public, les fonctions du culte de la cité de Dieu, de l'Église. Elle est donc essentiellement soumise aux lois de celle-ci. » On ne saurait s'y inspirer de dévotion personnelle, car « on traite de culte public organisé et réglementé par l'Église 8 ».

A la suite des pères du premier concile plénier de Québec, le car- dinal rappelle également la prescription «très nette» de Benoît XIII:

7 « Plusieurs confondent la liturgie avec les rubriques. Celles-ci ne sont pourtant que les règles de détail par rapport à celle-là, et elles perdent toute importance, si elles ne sont imprégnées du sens liturgique lui-même qui en est l'âme et qui en fait tout le prix y> (Entretiens liturgiques, p. 7) .

8 Ibid., p. 14.

382 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

« Ce ne sont point des rites inventés à plaisir et déraisonnablement in- troduits qu'il faut respecter avec soin et vigilance; mais bien ceux qui ont été reçus et approuvés par l'Église catholique, lesquels ne peuvent, même dans les détails, être négligés, omis ou transformés sans péché. » Et à ce propos, il tient à signaler « que le Concile, en se servant d'ail- leurs des termes mêmes du Saint-Siège, ne défend point seulement à la fausse dévotion, mais à la vraie aussi, et au zèle même, de modifier la liturgie; c'est donc en vain qu'on voudrait s'appuyer sur le sentiment populaire pour se le permettre 9 ».

L'Eglise n'impose pas partout la même liturgie: à certains pays, à certains ordres religieux, même d'Occident, Rome a concédé des rites particuliers. Mais dans son archidiocèse québécois, le cardinal Villeneuve prescrit le rite strictement romain, le rite propre de l'Eglise mère de la chrétienté. Il le fait en conformité avec le même concile plénier de Qué- bec; il le fait aussi selon l'esprit de la véritable tradition canadienne, tradition quelque temps obscurcie peut-être par des infiltrations galli- canes, mais que renouent les pères du concile, en se proposant comme idéal la phrase célèbre de Mgr de Laval, le premier évêque canadien, dans son rapport de 1660; « Romanum ritum hic omnes sequimur, neque errores ulli, ulli abusus irrepserunt 10. » La liturgie romaine, et la liturgie romaine intégrale; voilà donc celle que le cardinal entend obser- ver et faire observer dans son diocèse u.

Accepter l'autorité de l'Église, et d'elle seulement, en matière de

9 Ibid., p. 35-36.

10 Voir Acta et Décréta Concilii Plenarii Quebecensis Primi, 561.

11 Objectera-t-on le cas si discuté des vêtements dits « gothiques», que le cardinal affectionnait manifestement, alors que Rome, assurent d'aucuns, ne les voit guère d'un oeil sympathique? Voici la véritable pensée du cardinal à ce propos: « Que doit-on pen- ser des ornements dénommés gothiques? Sont-ils, oui ou non, désapprouvés? Faut-il les introduire parmi nous? D'excellents interprètes soutiennent, contre d'autres, que ce ne sont point les formes que la Sacrée Congrégation des Rites a voulu condamner. Quoi qu'il en soit, il n'importe pas autant de les vulgariser, que de redonner à nos orne- ments sacerdotaux et lévitiques, de quelque forme qu'ils soient, des dimensions amples qui leur permettent d'habiller. Pour être sûr de ne point simplement changer de mode sans procéder d'une meilleure inspiration liturgique, que personne ne commande ou ne se procure de ces ornements sans l'autorisation spéciale de l'Ordinaire, lequel verra à imposer les patrons convenables et les autres conditions opportunes » (^Entretiens liturgi- ques, p. 29) . Par ces sages prescriptions, l'éminent prélat conciliait admirablement les règles disciplinaires des célèbres décrets de 1863 et de 1925, avec le retour à «l'ampleur et la souplesse, ... les deux traits les plus formels du vêtement liturgique traditionnel » (ibid., p. 28) . Voir l'exposé de cette question dans Le Guide de l'Autel, par René DU- BOSQ, P.S.S., 2e édition, Paris-Tournai-Rome, Desclée et Cie, 1945, p. 137-145.

UN GRAND LITURGISTE CANADIEN: LE CARDINAL VILLENEUVE 383

rubriques, voilà qui ne devrait, ce semble, faire aucune difficulté; et pourtant, « comme voilà un principe élémentaire fréquemment oublié, voire audacieusement discuté! » Le cardinal ne l'ignore pas. Il sait quels prétextes on invoque pour modifier les cérémonies ou pour en inventer à sa guise: « On s'appuie sur l'habitude, sur le caprice, sur les revendi- cations du peuple et sur sa dévotion, sur la commodité, sur le profit, pour légitimer tantôt une manière de faire, tantôt une autre » ; mais il y répond nettement, « il n'est qu'une règle formelle qui puisse ici comp- ter: la volonté de l'Église ». Il n'appartient pas aux individus de criti- quer, de juger les décisions de la Congrégation des Rites; et d'ailleurs, ces décisions fussent-elles imparfaites, la chose n'y changerait rien: « Il s'agit moins, comme en toute obéissance, de savoir si ceux qui comman- dent ont raison, que de constater si oui ou non ils ont autorité. Si vrai- ment le Saint-Siège exerce en telle matière son pouvoir, si, vraiment, dans les limites de sa sphère propre, l'Ordinaire s'est prononcé, plus de discussion possible, la liturgie s'impose telle que commandée tt. »

Le retour car c'en est un à la liturgie romaine intégrale ren- contrera chez nous des oppositions particulières. On se plaindra surtout de la disparition de pieux usages apparemment liés à notre tradition: (c J'en sais qui seront tristes en apprenant tout cela, et qui protesteront contre tout ce changement, au nom des traditions anciennes et des usages venus de France 13. » Mais cet argument de tradition ne saurait tenir, aux yeux du cardinal Villeneuve. La véritable tradition canadienne, il la retrace, par Msr Bourget et jusqu'à Mgr de Laval, dans la fidélité totale au seul rite romain. C'est à cette vraie tradition canadienne qu'il faut s'attacher, en sacrifiant sans regret les déviations introduites plus tard sous l'influence d'auteurs français du XIXe siècle, eux-mêmes ins- pirés du XVIIIe, « une époque précisément où, par gallicanisme, cha- que Évêque de France tendait à reviser pour son compte, Missel, Bré- viaire, Rituel et toute la liturgie 14 ».

En matière de choix des rubriques, les principes du cardinal s'ex- priment donc sans équivoque; seule l'Église y a autorité, et ses décisions

12 Entretiens liturgiques, p. 14.

13 Ibid., p. 39.

14 Ibid.

384 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

s'imposent sans réserve comme sans réplique; et pour l'archidiocèse de Québec, c'est au rite romain qu'on doit se conformer jusque dans les moindres détails. Sans doute faudra-t-il user parfois de ménagements dans l'application de cette loi, comme de toute autre; on n'atteint pas à l'idéal du jour au lendemain, surtout quand la route s'encombre de préjugés, d'habitudes profondément enracinées. Mais jamais il ne sau- rait être question d'ériger en principe telle ou telle imperfection momen- tanément tolérée pour la faire plus sûrement disparaître en des temps plus opportuns.

b) Le sens liturgique.

La condition la plus élémentaire d'une bonne liturgie, c'est sans doute de se conformer aux prescriptions de l'Église. Mais la seule ob- servance matérielle des rubriques ne saurait suffire, elle ne saurait cons- tituer une véritable liturgie, un vrai culte public; cette observance, il faut la vivifier par ce qui fait l'âme des rubriques; le sens liturgique. « Il importe assez peu à la gloire de Dieu qu'on se tourne, en telle cérémonie, à gauche ou à droite, à moins qu'on ne rattache l'un ou l'autre de ces mouvements à un principe majeur de doctrine ou de discipline 15. »

La liturgie ne consiste pas à exécuter, même élégamment, des ges- tes, à réciter, même posément, des formules; elle consiste à prier; elle est la grande prière publique de l'Église s'exprimant au dehors par ces gestes et ces formules. Les rites perdent tout leur sens et toute leur rai- son d'être s'ils ne restent en contact continuel avec la prière intérieure, l'élévation de l'âme vers Dieu. Le déroulement des splendeurs litur- giques doit donc exprimer en vérité les sentiments intimes de l'Église priante, comme ils doivent aussi faciliter aux ministres et aux fidèles l'union intérieure à ces mêmes sentiments.

La liturgie, c'est donc le culte public et officiel de l'Église à Dieu et à ses saints, culte d'abord intérieur, mais manifesté extérieurement par les cérémonies. Le cardinal insiste sur cette vérité fondamentale, trop facilement méconnue dans la pratique, comme bien d'autres véri- tés fondamentales. Les offices sacrés manquent donc de sens liturgique

30 Jbid., p. 7.

UN GRAND LITURGISTE CANADIEN: LE CARDINAL VILLENEUVE 385

véritable, chaque fois qu'ils s'inquiètent plus de satisfaire le caprice ou l'intérêt du prêtre ou des fidèles, que de glorifier le Très-Haut par la grande prière de l'Épouse de son Fils. La véritable liturgie dispa- raît quand la dévotion sensible, ou les exigences des fidèles, ou plus encore l'attrait du profit prennent le pas sur les prescriptions de l'Eglise et sur la véritable prière intérieure. Hélas î ce ne sont que des cas trop fréquents, et le cardinal ne manque pas de faits vécus à citer pour illustrer son enseignement 16.

De ce caractère primordial, de cette essence même de la liturgie, culte public de l'Église à Dieu et aux saints, le cardinal Villeneuve déduit « les caractères qui doivent marquer les fonctions liturgiques, à savoir, l'unité, la hiérarchie, la beauté sacrée. Briser ou déformer ces traits, c'est blesser la véritable liturgie 17. »

Puisque la liturgie est la prière de l'Église, et puisque le Christ dans son eucharistie est le centre et le principe d'unité de tout culte chrétien, il faudra respecter cette unité dans l'accomplissement des rites sacrés. Encore un principe élémentaire souvent malmené avec la pra- tique! «Chaque fois qu'on met obstacle à cette convergence, qu'on détourne formellement les fidèles de l'autel et qu'on les distrait du sacrifice eucharistique par quelque autre fonction, on manque à cette règle fondamentale de l'unité liturgique, on pèche contre la véritable liturgie . . . Hélas! cette déficience ne se rencontre-t-elle point trop sou- vent 18! ...» Et les faits, ici encore, abondent à l'appui.

Encore parce que prière publique de l'Église, la liturgie respecte les différences hiérarchiques; elle assigne des rites propres aux fonctions accomplies par le souverain pontife, à celles de l'évêque, à celles d'un simple prêtre; de même aussi, elle adapte ses cérémonies à l'importance et à la solennité de l'hommage rendu à Dieu. En conséquence, « il n'est pas loisible de prendre certains traits de la liturgie pontificale ou solennelle pour les insérer dans une célébration simplement paroissiale ou non solennelle 19 ». On sait, pour le voir encore trop souvent, jus- qu'où peuvent conduire, dans cet oubli ou ce mépris des convenances

16 Voir ibid., p. 11-16.

17 Ibid., p. 17.

18 Ibid.

19 Ibid., p. 19.

386 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

liturgiques, les fantaisies du caprice individuel ou les inventions d'un zèle mal éclairé. Même en dehors des excès les plus manifestes, com- bien peu réussissent à saisir et à respecter toutes les nuances si délicates de la liturgie, surtout dans les fonctions pontificales ^ !

Enfin, le culte public de l'Église exige une liturgie belle; pas criarde, sensationnelle, éblouissante, pas un amoncellement de décora- tions, de fleurs, de lampions, pas un tintamarre de chants ou de mu- sique, pas non plus l'éclat truqué des imitations; mais une beauté vraie, sereine, pieuse, une beauté qui reflète celle de la grande prière intime de l'Église, celle de la sainte Église en prière. La beauté «évite l'excès; elle est la splendeur de l'ordre, non son couvert ni sa dissimulation. Partant, elle aime la simplicité, la sobriété. La beauté religieuse surtout veut de la sorte, même en son éclat, un certain cachet d'austérité 21. » C'est de ces principes que devront s'inspirer tout particulièrement le chant et la musique d'Église, partie si importante du culte sacré.

c) Importance de la liturgie.

A la liturgie ainsi conçue dans toute sa plénitude et toute sa vérité, le cardinal Villeneuve attachait une importance de tout premier ordre dans la vie chrétienne et dans le ministère pastoral. Il y voyait un puissant moyen, voire le grand moyen, d'inculquer aux fidèles la doctrine sacrée; «C'est par la liturgie d'abord qu'on doit enseigner la religion. Le culte chrétien a été organisé de façon à prêcher cons- tamment les mystères fondamentaux de la foi, l'auguste Trinité, la double nature de Jésus-Christ, son ceuvre de rédemption universelle par sa mort sur la Croix. Puis c'est l'Eucharistie, l'union mystique des chrétiens incorporés au Christ, la justification par la grâce et les sacre-

20 « On doit le reconnaître, dans les cérémonies pontificales le Cérémonial des Evê- ques est trop peu connu, et il est rare qu'il soit intégralement observé. Ce sont d'abord des distinctions élémentaires qu'on néglige, et ensuite tout est mêlé. On ne saisit pas la différence entre une Messe pontificale au trône par le Pontife diocésain ou par un prélat étranger, et une Messe au faldistoire (improprement dénommé fauteuil) ; une assistance de l'Evêque au trône en chape, une assistance au trône en cape, et une assistance à la stalle; de même on confond le cas il y a des Chanoines parés au choeur, et le cas il n'y en a pas. De vient qu'on néglige les particularités propres à ces diverses cir- constances, et qu'on ajoute ou retranche à sa commodité, sans tenir compte de toutes les nuances hiérarchiques» (Entretiens liturgiques, p. 21-22).

21 Ibid., p. 22.

UN GRAND LITURGISTE CANADIEN: LE CARDINAL VILLENEUVE 387

ments, la sanctification et la glorification des élus dans l'Eglise, qui, de jour en jour et en chacun des deux cycles liturgiques, se déroulent sous les yeux des fidèles. » On l'a peut-être trop oublié; on a eu tendance « à donner aux discours une importance prédominante dans les cérémonies, quitte à faire de la prédication un genre d'éloquence tout académique et plutôt stérile, et à exécuter ensuite des rites incom- pris sous les regards étonnés et bientôt fatigués de nos chrétiens ». Mais c'est à tort: « si l'on veut que non seulement les âmes mystiques et appelées à une haute spiritualité soient imprégnées d'esprit chrétien, mais que les simples fidèles eux-mêmes connaissent assez leur religion pour en vivre, il faut faire de la liturgie un enseignement qui attire, qui éclaire et qui tout ensemble saisisse nos paroissiens ^ ».

Maîtresse de vérité, la liturgie, bien comprise et bien vécue, sera aussi pour les fidèies et pour la société une école d'ordre, de discipline. « Ce sera bien aussi le moyen de discipliner la société. N'est-ce point parce que les peuples se sont déshabitués de fréquenter l'église avec in- telligence et docilité, n'est-ce point parce qu'on a négligé de les impré- gner du sens profond des règles liturgiques, que les principes de hiérar- chie et d'ordre dans les sociétés modernes sont si peu compris ou si méprisés, même par les chrétiens ^ ? »

Enfin, la liturgie sanctifie les fidèles, elle leur fait mieux connaî- tre, mieux goûter, et donc rechercher davantage les sacrements et les sacramentaux, sources pour eux de grâce et de justification. « Comment les générations nouvelles continueront-elles de fréquenter les Sacrements et d'assister aux offices, dans un siècle l'avidité de connaître s'ajoute au besoin de jouir, si nos chrétiens ne sont de r>lus en plus instruits du sens des fonctions sacrées, et n'y trouvent une satisfaction aux besoins profonds de leur vie 24 ? »

On ne saurait donc porter à la liturgie une trop grande estime. Aussi bien, l'éminent archevêque de Québec ne craignait-il pas de la placer au-dessus de toutes les autres oeuvres 'du mini^tè/re pastoral: « Même à notre époque, l'on s'applique par toutes sortes de moyens à pénétrer la société d'esprit religieux, il serait lamentable de mettre

22 ibid., p. 8.

23 Ibid.

24 Ibid., p. 9.

388 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

au-dessus de la liturgie des organisations ou des oeuvres de tout genre, qui, à la vérité, n'auront d'efficacité chrétienne et surnaturelle que dans la mesure elles découleront de la liturgie, ou du moins y ramène- ront. Aussi bien, entre toutes les œuvres d'Action catholique qui s'im- posent, l'apostolat liturgique doit-il demeurer au premier rang 25. »

III. Œuvre liturgique du cardinal Villeneuve.

Fidèle à ses principes, fidèle à l'idée si sublime qu'il se faisait du culte divin, le cardinal Villeneuve consacra à l'apostolat liturgique une large partie de son temps et de ses soins. Il s'appliqua par tous les moyens à faire mieux comprendre et goûter la splendeur et la beauté des rites sacrés, à en faire observer strictement toutes les rubriques, à les rétablir parfois dans leur intégrité plus ou moins compromise, et surtout, à en faire vivre intimement, pleinement, l'âme de ses prêtres et de son peuple.

a) Verbo et exemplo.

Son œuvre liturgique, il l'accomplit d'abord par son propre exem- ple, par le rayonnement conquérant de sa forte personnalité. Son attrait pour la prière publique de l'Eglise ne tarda pas à frapper l'attention et à gagner l'admiration de son entourage. « La prière liturgique, écrit Mgr Paul Bernier, il la considère comme son premier devoir. Chaque dimanche on le voit à son trône, présidant la Messe et les Vêpres. En semaine, autant qu'il le peut, il se joint à son Chapitre pour la Messe conventuelle 26. » A l'exemple d'une vie liturgique lumineusement comprise et sincèrement vécue, il joint celui d'une rigoureuse fidélité aux rubriques même les plus minutieuses, selon son habitude depuis longtemps acquise. Que de souvenirs pourraient évoquer ici ceux qui l'ont fréquenté de plus près pendant sa vie épiscopale: sa fidélité, par exemple, au rite de la prégustation, ou encore au chant de Tierce avant la messe pontificale, et à la récitation au trône des prières préparatoires.

La prédication de son exemple se complétait par celle de sa parole et de ses écrits. Il nous a laissé deux œuvres exclusivement consacrées

25 ibid., p. 7-8.

26 Un grand archevêque, dans L'Apostolat des Miss. Obîats de M.-L, mars 1947, p. 15.

UN GRAND LITURGISTE CANADIEN: LE CARDINAL VILLENEUVE 389

à la liturgie: les Entretiens liturgiques, dont nous avons déjà parlé, et, en 1944, les deux volumes de la Petite Année liturgique. Ce der- nier ouvrage a le grand mérite de mettre à la portée des simples fidèles les richesses spirituelles des prières et des offices du propre du temps et du propre des saints. Il le fait pour permettre « à tous les lecteurs, même les plus occupés, d'être introduits rapidement dans l'atmosphère spirituelle requise pour célébrer ou entendre la messe propre de chaque jour ou en réciter l'office, selon la pensée de l'Église27»; il le fait à l'aide des enseignements des meilleurs maîtres en la matière, enseigne- ments d'ailleurs largement complétés par des « analyses et des réflexions personnelles, des visites à divers lieux sacrés et aux tombeaux des saints, une familiarité acquise avec le missel et d'autres livres de l'Église 28 ». Cette Petite Année, qui « sait allier à la perfection un record de ren- seignements documentaires impeccables avec des considérations d'une psychologie religieuse très fine et très authentique, exprimées dans une langue précise et sûre ^ », prolongera longtemps dans notre peuple la bienfaisante action du grand disparu.

Sans se consacrer aussi exclusivement à la liturgie, plusieurs autres ouvrages du cardinal lui font large place: telles surtout ses prédica- tions d'avent ou de carême sur les sacrements. Mentionnons tout par- ticulièrement les instructions de l'avent 1940, sur les rites du baptême, et celles du carême 1938 sur la messe. Les instructions sur la messe pontificale, extraites de ce dernier recueil, ont fait de plus l'objet d'une attention spéciale: tirées à part en deux éditions différentes, elles ont connu une large diffusion.

En plus de ses propres travaux, le cardinal prit part à ceux de ises prêtres. Il encouragea et stimula une étude scientifique de la disci- pline liturgique dans son archidiocèse; et c'est ainsi qu'il ne fut pas étranger à la préparation de trois ouvrages d'incontestable mérite, parus en 1937 et en 1938: le Cérémonial du Célébrant et le Cérémonial des Enfants de Choeur, de M. l'abbé Bourque, et le Cérémonial des Ministres sacrés de M. l'abbé Desrochers. Dans la préface aux livres

27 Cardinal VILLENEUVE, Petite Année liturgique, t. I, p. 5.

28 Ibid.

20 A. PAPILLON, O.P., dans Revue dominicaine, février 1945, p. 124.

390 RbVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

de M. Bourque, il écrivait: «Je sais combien vous avez fouillé tous les textes officiels et les meilleurs commentaires pour organiser vous-même ensuite vos synthèses cérémonielles et formuler les plus exactes règles pratiques; d'autre part, j'ai suivi votre travail d'assez près pour le considérer d'une façon générale comme exprimant ma propre pensée et mes directives liturgiques au diocèse. » Et il ajoutait: « Personne au moins ne me blâmera de louer le labeur que vous avez consacré à la composition de vos deux Manuels et d'encourager en votre personne tous les membres du clergé qui ambitionnent d'acquérir, chacun dans sa sphère, la plus parfaite compétence 30. »

Dans ce champ des études liturgiques, l'archevêque de Québec ne manquait pas d'audacieux projets. Il rêvait, en particulier, d'un institut de liturgie et d'arts sacrés, rattaché à la faculté de théologie de l'Université Laval, et ayant pour objet immédiat « de former des liturgistes et des artistes chrétiens compétents. Ainsi, pourrait-il assu- rer au mouvement de plénière restauration liturgique qu'on doit am- bitionner, une base large et solide, et lui préparer des coopérateurs effectifs 31. » A cet institut aurait pu s'ajouter peut-être une académie de liturgistes; l'ouvrage ne manquerait pas aux futurs académiciens: une revue liturgique, par exemple, un code d'art sacré, un inventaire des vieux livres, vêtements ou objets liturgiques du diocèse, et autres activités du genre, en plus de la composition de rituels, de cérémoniaux, de missels pour le peuple. Ces grandes vues d'avenir n'ont pas encore reçu, que nous sachions, leur réalisation; mais qui sait si ces idées d'un grand apôtre, semées d'une main généreuse, ne finiront pas par germer elles aussi un jour, et par porter tous leurs fruits?

b) Opère.

Maître de doctrine, le cardinal a fait connaître et étudier la litur- gie; pasteur d'âmes, il a pris à cœur d'en faire observer intégralement les rubriques dans son archidiocèse. Tâche beaucoup plus délicate et difficile, à la vérité, tâche de tact, de prudence et de patience autant que de fermeté et de vigilance, tâche qui ne pouvait s'accomplir sans

Voir E. BOURQUE, Cérémonial du Célébrant, Québec, 1937, p. 7-8. 31 Entretiens liturgiques, p. 59-60.

UN GRAND LITURGISTE CANADIEN: LE CARDINAL VILLENEUVE 391

déranger des habitudes acquises et peut-être froisser des susceptibili- tés; mais la charge des âmes imposait au pasteur cette tâche, et il s'y appliqua avec autant de savoir-faire que d'énergie et de constance.

C'est à l'été de 1936 qu'il lança son grand mouvement liturgique dans le diocèse. Dans une série de conférences à ses prêtres, il leur signa- lait maints défauts à corriger, maintes erreurs à redresser dans l'ac- complissement des fonctions sacrées, et il les invitait à collaborer à la (restauration en tous endroits d'une liturgie en pleine conformité avec l'esprit et les décisions de Rome. Pour soutenir et diriger le mou- vement, il créait en même temps un ensemble d'organismes permanents. Un Comité diocésain d'Action liturgique naissait, chargé « de pro- mouvoir, d'approuver et de diriger, dans le diocèse, toutes les activités tendant à une connaissance plus exacte et à une meilleure pratique de la liturgie et de ce qui s'y rapporte 32 ». A ce comité se subordonnaient trois commissions différentes, spécialisées dans des domaines plus par- ticuliers: la Commission des Cérémonies liturgiques, celle du Chant sacré et de la Musique religieuse, et celle des Arts sacrés. Ainsi lancé et dirigé, le mouvement fit promptement son chemin, et dès l'année suivante, le cardinal pouvait se réjouir des résultats déjà obtenus et du bon esprit dans lequel on avait, dans l'ensemble, admis les change- ments recommandés. « Ce n'est point pour moi une joie quelconque, disait-il à ses prêtres, que de voir le nouvel esprit liturgique s'empa- rer de tout le diocèse, et ce n'est pas non plus un compliment de peu de mérite que je veux ainsi vous exprimer 33. »

La troisième édition de la Discipline diocésaine, publiée en 1937 par l'autorité du cardinal, faisait large place à des prescriptions litur- giques absentes des éditions précédentes. Bon nombre de ces prescrip- tions ne faisaient que reproduire celles du code de droit canonique ou du premier concile plénier de Québec, d'autres étaient propres à l'ar- chidiocèse. A l'article « liturgie », on insistait sur la nécessité de con- naître la liturgie et de l'enseigner aux fidèles, ainsi que d'en respecter fidèlement toutes les rubriques. Le 889 résume bien l'esprit de tou- tes les prescriptions dispersées en divers articles de la Discipline: « On

82 ibid., p. 58.

33 Mandements, Lettres pastorales et Circulaires des Evêques de Québec, t. 15, Québec 1940, p. 383-384.

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s'en tiendra strictement aux indications du Missel et du Rituel Romain, à l'exclusion de tout ce qui leur serait étranger. On doit observer avec soin et diligence toutes les règles liturgiques édictées par l'Église, y compris celles qui concernent la musique sacrée. On ne peut les né- gliger, ni omettre, ni modifier sans pécher, même dans les petites cho- ses, et une négligence grave et obstinée pourrait faire encourir une peine canonique 34. »

Dans ce mouvement liturgique, la fidélité aux rubriques avait naturellement la première place; la question des vêtements et des vases sacrés, des églises et de leur mobilier recevait aussi une attention soi- gnée; mais un autre élément tenait peut-être plus à cceur encore au cardinal, qui s'y intéressa toujours vivement: le chant et la musique d'Eglise. Il déplorait profondément les abus si nombreux, et si diffi- cilement déracinables, en cette matière; et ses Entretiens liturgiques (p. 40-48) fustigeaient à loisir tous ces cantiques ou ces messes d'une valeur musicale souvent équivoque, d'un esprit religieux plus nul encore, tout ce répertoire dans lequel la prière publique de l'Église trouve si peu, ou pas du tout, son compte, et que pourtant les pres- criptions les plus formelles de Rome arrivent si difficilement à faire disparaître pour de bon, en certains endroits, des offices liturgiques.

Le cardinal n'a pas seulement cherché à éliminer ces pièces indé- sirables; il a voulu développer en même temps le goût du véritable chant sacré, et en améliorer de plus en plus l'exécution. Il a voulu tout particulièrement faire reprendre à la foule des fidèles une plus grande part dans le chant de l'église. Les grandes personnes, assure-t-il, devraient y chanter davantage. « De nos jours, on a généralement ou- blié que la liturgie est un drame sacré, une scène animée, il ne doit pas y avoir de curieux, mais rien que des acteurs. Les rôles néanmoins sont divers. Le pontife ou le célébrant et ses ministres ont les premiers rôles, les clercs des rôles secondaires; mais la foule chrétienne doit y avoir sa part, et chacun comme son tour de chant 35. »

Sur la préparation des maîtres de chapelle et des chantres de la Schola, sur la formation du peuple lui-même au chant sacré, le car-

34 Discipline diocésaine, Québec 1937, p. 375.

35 Entretiens liturgiques, p. 50-51.

UN GRAND LITURGISTE CANADIEN: LE CARDINAL VILLENEUVE 393

dinal édicté maints avis et donne maints conseils qui révèlent sa con- naissance précise du sujet. Il n'ignore pas les mille difficultés que ren- contrera l'application pratique de ce programme, mais il n'en voit aucune d'insurmontable. Il va hardiment de l'avant, surtout parce que l'Église le veut, et parce que la pleine beauté du culte l'exige. Il n'a voulu que faire suivre intégralement dans son diocèse les instructions des derniers souverains pontifes, Pie X et Pie XI surtout; et les obs- tacles prévus, obstaoles d'ailleurs bien connus des papes eux-mêmes, ne savaient pas le décourager.

Entre les diverses formes de chant sacré, c'est au grégorien que le cardinal accordait sa prédilection. Et qu'on n'y voie pas une préfé- rence arbitraire, mais bien un jugement fondé sur les directives ponti- ficales, et justifié par l'aptitude supérieure du grégorien à reproduire deux traits essentiels de la vraie prière liturgique, expression externe de la prière intime de l'Église: le détachement des choses terrestres, et l'attachement à Dieu. « Si donc les cérémonies du culte attachent à ce monde, elles sont une fausse liturgie. De même, si au lieu de dévelop- per l'amour divin, elles cultivent l'amour de soi. De là, par exemple, l'excellence du chant grégorien, qui, par des mélodies simples et peu ancrées dans le sensible, élève l'âme au-dessus du monde, non pas en la passionnant pour les charmes de la voix humaine, mais en lui ins- pirant au contraire une mystique nostalgie du ciel. Tout à rencontre de la musique d'église la plus courue et la plus charnelle 36. » On sait comment l'éminent prélat eut une dernière occasion, la veille même de sa mort, de goûter la beauté des mélodies grégoriennes; on sait aussi comment il prolongea par delà la tombe son apostolat du grégorien, en exigeant qu'aucun autre chant ne fût admis aux cérémonies de ses

funérailles.

* * *

Il serait bien difficile de mesurer dès maintenant la portée de son œuvre liturgique. « C'est, comme le remarque Mgr Bernier, une véri- table restauration liturgique qui, dans beaucoup d'églises et d'institu- tions, s'opère sous son égide. Ainsi voit-on, par delà, les routines et les éclectismes arbitraires, se renouer la grande tradition de l'Église

W Ibid., p. 13.

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de Rome qui faisait dire déjà à Monseigneur de Laval: « Ici, c'est le rite romain que nous suivons tous37. » Cette oeuvre, d'ailleurs, n'a pas encore fini, tant s'en faut, d'exploiter toutes ses virtualités; il fau- dra le recul de bien des années encore pour estimer à sa juste valeur l'apport liturgique du grand archevêque de Québec dans son archidio- cèse et dans tout le Canada. Car son rayonnement ne s'est pas limité à Québec, pas plus pour la liturgie que pour le reste, et peut-être moins que pour le reste. Et cela, le cardinal en avait pleine conscience: Il faut le noter, avait-il écrit, cet apostolat aura son rayonnement dans le Canada tout entier ... Il y a donc pour nous une obligation par- ticulière d'employer tous nos efforts à une restauration qui gagnera nécessairement ensuite toutes les autres régions du pays 38. »

Incontestablement, la liturgie et l'apostolat liturgique ont occupé une place très considérable dans la vie et l'œuvre de l'illustre pontife; et son œuvre a marqué pour longtemps sa trace dans la vie du Canada catholique. En lui, le Ciel avait fait s'allier des éléments bien rarement rassemblés dans un seul homme, du moins à ce degré: connaissance précise et étendue de la discipline liturgique et de l'art liturgique, goût intime très intense pour la prière publique de l'Eglise, et, d'autre part, vaste terrain d'action et haute autorité pastorale pour accomplir son œuvre. Le gouvernement d'un grand et important archidiocèse, et l'éclat de la pourpre romaine, lui ont permis de faire fructifier pleine- ment les abondantes connaissances acquises pendant les longues et ri- ches années d'une préparation manifestement providentielle.

Par la sûreté et la pénétration de sa doctrine, par la profondeur de sa piété, par l'ampleur de son œuvre, le cardinal Villeneuve mérite de figurer avantageusement parmi les plus grands liturgistes de chez nous. Nous aurions même la tentation de dire et peut-être ne serait- ce pas inexact que ce géant de tant de savoirs divers et de diverses œuvres, a mieux possédé sa liturgie et a fait plus pour elle que n'im- porte quel spécialiste canadien de cette discipline ecclésiastique.

f Alexandre VACHON,

archevêque d'Ottawa.

37 Un grand archevêque, dans L' Apostolat des Miss. Oblats de M.-L, mars 1947,

38 Entretiens liturgiques, p. 61.

L'Université d'Ottawa

et

l'Ontario français

Le recensement de 1941 fixait à 400.000, soit plus de 10% de la population totale, le nombre des Canadiens français dans l'Ontario. Chif- fre vraiment éloquent. Aussi la population ontarienne, soit anglaise, soit catholique, doit maintenant compter avec nous.

D'autre part, en nous donnant de croître ainsi, la divine Providence nous assigne sûrement un rôle et une mission: le rôle de diffuser la civili- sation et la culture française, la mission de proclamer la pureté de la foi catholique. Pour accomplir cette tâche sublime, les Canadiens français de l'Ontario ont besoin d'une grande et forte université, car l'histoire de la civilisation témoigne de l'importance et de la nécessité des écoles de haut savoir pour la diffusion de la vérité.

Chacun sait que l'université distribue l'ensemble des connaissances humaines, qu'elle est une école de sagesse et de vérité, dont le rôle est d'abord de grouper et de hiérarchiser la diversité du savoir pour ensuite ie répandre dans toutes les classes de la société. L'université sera donc un instrument absolument indispensable au bon fonctionnement comme au progrès des sociétés aussi longtemps que l'homme continuera d'être un animal raisonnable, un être qui se nourrit d'idées claires et justes dans la poursuite de la fin que Dieu lui a assignée.

Il importe souverainement d'avoir, sur ce sujet de la définition et du rôle des universités dans notre monde moderne, des convictions sûres, fondées en vérité et en sagesse. Alors que de toutes parts on entend des cris de détresse, que les ruines engendrées par la confusion des esprits et par le choc des idéologies adverses s'accumulent chez tous les peuples de la terre, il n'est pas superflu de préciser, avec la nature de l'homme et de sa

396 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

destinée, la fonction de la science, lumière et phare des tendances, des de- sirs et du comportement humain.

Il faut rendre un hommage sincère à tous les penseurs qui, à l'heure présente, à la suite du bouleversement universel, essaient de restituer à la personne humaine tous ses droits, et de lui rappeler tous ses devoirs. C'est une tâche immense, car il s'agit ni plus ni moins de repenser tous les pro- blèmes et d'en reviser toutes les applications, tellement la pensée, faute de lumière véritable et pure, a fait fausse route depuis qu'elle s'est écartée des principes du christianisme.

Les vrais penseurs avaient prédit depuis longtemps à quelles catas- trophes politiques et vers quelles anarchies intellectuelles le protestantisme nominaliste de Luther allait conduire la civilisation européenne. En effet, à la lumière de l'histoire moderne, il faut reconnaître qu'il y a re- cherche de la pensée et recherche de la pensée. L'esprit humain, puissance qui domine la matière et les sens, ne tarde pas à se fourvoyer lorsqu'il ne veut plus reconnaître d'autre lumière que celle de la raison. C'est une pensée universitaire, rigoureusement scientifique, consciente de sa force, orgueilleuse de sa puissance, qui a présidé à l'élaboration du nazisme, de la philosophie de la force, comme de l'athéisme communiste et du libéra- lisme économique. On ne compte plus les penseurs couronnés qui ont proclamé les mérites de la philosophie du surhomme, de l'eugénisme et de l'amour libre. Au nom de la science, ils ont ébranlé les fondements de la société en flétrissant le mariage, l'autorité et le respect des lois, en niant l'existence de Dieu et de sa providence. Au nom de la science, ils ont nié la possibilité d'une intervention spéciale du Créateur dans son œuvre ache- vée, ils se sont moqués des voix et des lumières qui viennent d'en-haut; ils ne reconnaissent que la matière et ses manifestations cycliques et pro- gressives. Si les hommes sont semblables, ils ne sont pas des frères qui doivent s'aimer et sacrifier leur bien-être, mais des esclaves qui servent un dieu fait de sang ou de matière, une machine qui donne le confort et le luxe et nous fait croire que tout ne finit ici-bas, avec le dernier frémisse- ment du muscle cardiaque, que pour permettre à la matière de s'intégrer nos restes et pour que recommence le cycle de ses évolutions biologiques, psychiques, économiques et sociales.

L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA ET L'ONTARIO FRANÇAIS 397

Au lendemain d'une guerre tout a failli crouler, à l'aurore de temps encore trop incertains, faudrait-il vouer à la destruction tout ce qui a été depuis des siècles le temple de la pensée philosophique, athée et ma- térialiste ou idéaliste; faudrait-il condamner à l'échafaud ces penseurs malheureux qui cherchent encore la lumière?

Il serait criminel de mépriser tant et tant de spéculations intellectuel- les, de recherches scientifiques, de progrès techniques qui ont vu le jour dans les universités au cours du dernier siècle et de nos jours. Le Dieu des sciences a donné à l'intelligence humaine de pénétrer d'une façon merveil- leuse dans les secrets de la nature, de la dompter et de l'exploiter. Mais encore faut-il que les admirables desseins du Créateur dans son œuvre soient obéis et respectés. C'est pourquoi il importe plus que jamais que la recherche humaine, quelle qu'elle soit, connaisse ses limitations, mais surtout son but et sa raison d'être.

L'activité de l'intelligence ne doit pas s'arrêter à la construction d'un monde changeant, dans lequel il fait bon de vivre et de jouir. Une con- naissance supérieure, une véritable sagesse doit guider tout ce travail de la pensée humaine. Celle-ci se soumettra aussi à la sagesse de Dieu, manifes- tée dans des vocables humains et authentiquée par le témoignage de Dieu lui-même. Ainsi aidée, la pensée humaine peut s'en donner à cœur joie. Un champ d'action vraiment infini s'offre à elle. Toutes les œuvres du Créateur, le Créateur lui-même dans sa vie la plus intime, voilà l'objet de sa recherche, de sa connaissance, de sa contemplation.

Dans cette perspective nouvelle et ancienne, vieille comme la pensée elle-même, le savoir humain nous apparaît comme quelque chose de réel- lement merveilleux. Il n'est plus cet amas confus de sciences diverses, avant-goût des conflits idéologiques et des révolutions politiques, il est plutôt un temple splendide règne une hiérarchie et un ordre sûr suivant la valeur ontologique des objets conçus: « En bas, les sciences vouées à la matière et à la vie sensible; au centre, la métaphysique; au sommet, les théologies rationnelle et infuse. )>

Pour quiconque sait encore réfléchir, la faillite de la pensée philoso- phique moderne, idéaliste ou matérialiste, est la plus forte apologétique en faveur d'une philosophie saine, d'une pensée chrétienne vivante et rayon- nante. Si le chaos a été engendré par les désordres d'une pensée désaxée,

398 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

seule une pensée ordonnée, fortifiée des lumières d'en-haut, pourra faire rentrer dans l'ordre voulu par Dieu tous les êtres de ce monde. Pensée or- donnée, c'est-à-dire profonde, souple, exercée, connaissant les lois de son propre fonctionnement; pensée qui, grâce à des principes solides, se dé- passe elle-même par le pouvoir qu'elle a de voir les relations intimes des êtres entre eux, leur place respective dans l'ordre de l'univers ainsi que leur vraie valeur d'objectivité. C'est ce que Newman appelle « Universal knowledge», «Culture»: éducation vraiment libérale et universitaire, l'apanage des grands esprits, comme la condition indispensable du pro- giès humain.

« L'intelligence qui s'est formée en développant la perfection de ses virtualités, qui connaît et pense ou réfléchit tout en accomplissant cet acte de connaissance, l'intelligence qui sait faire fermenter la masse dense et confuse des faits et des événements par la force élastique de la raison, cette intelligence ne peut être partiale, ni exclusive ni impétueuse ou égarée, mais au contraire elle doit être patiente, recueillie, majestueusement calme, parce qu'elle appréhende déjà la fin dans tout commencement, l'origine dans chaque fin, la loi dans l'exception et la limite dans chaque retard, parce que cette intelligence connaît toujours exactement sa position comme la distance précise qu'elle a parcourue *. »

Une pensée éclairée par les lumières d'en-haut est seule capable de guider sûrement et facilement la caravane humaine vers sa destinée. Il appartient au savant chrétien d'imprégner tout le savoir humain des clar- tés divines, car pour lui, l'ordre réel, c'est l'ordre théologique. Sans se- cousse, ni heurt, il passe de l'un à l'autre, unit l'un et l'autre, ne confond jamais les qualités que la nature exige avec celles que la libre volonté divine a insérées dans la nature. Or l'institution le savoir ainsi ordonné et hiérarchisé s'enseigne et s'apprend, c'est cela une université.

Cette explication est celle de l'Église, elle qui a fondé et édifié toutes les grandes universités du monde chrétien. L'Eglise ne peut concevoir de vrai savoir humain sans une ouverture sur l'au-delà. Elle ne peut conce- voir une université sans philosophie ni théologie pour couronner le cycle des spéculations humaines et les orienter vers un but vraiment digne des destinées de l'homme. Comme le rappelait naguère le regretté cardinal

1 NEWMAN, University Subjects.

L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA ET L'ONTARIO FRANÇAIS 399

Villeneuve: « Dans le monde entier, en Amérique particulièrement, le vrai concept universitaire est diminué. Il a été atrophié depuis la Renais- sance surtout, par l'érudition et le matérialisme de la raison qui ont pris la place de la science et de l'esprit [....] On a indéfiniment agrandi le champ des expériences et on a ensuite oublié de monter au laboratoire de la pensée pour en extraire l'esprit. On est resté dans le sensible au lieu de s'élever au pensable [. . .] Eh bien! messieurs, ce n'est point seulement d'avoir des universités qui presse mais d'en relever l'idée à son juste rang, c'est-à-dire, à celui d'une école de haut savoir dans tous les domaines, ... et d'en payer les frais 2. »

La divine Providence a voulu, dans ses desseins admirables, que notre groupe catholique et français de l'Ontario fût doté d'un instrument aussi puissant que l'est l'université pour la diffusion de la vérité divine et humaine ainsi que pour notre propre survivance et pour notre progrès culturel et catholique.

En face de la marée montante des idées subversives jusque dans nos milieux les meilleurs, ne sent-on pas la nécessité absolue d'un assainisse- ment de la pensée sous toutes ses formes, comme d'une réfutation en règle de tout ce qui menace le trésor le plus précieux que nous ayons, celui de la vérité? C'est un travail des plus pressants, mais combien difficile. Car les ténèbres ne se dissipent que par la lumière. Dans ce royaume de la pen- sée, le négatif ne suffit pas. Il faut du positif.

Nous sommes envahis par toutes sortes d'erreurs, qui toutes visent à glorifier le corps, à assurer la prédominance de la matière sur l'esprit. Nous trouvons en miniature dans notre milieu, tout ce qui a bouleversé et désaxé l'Europe. Nous portons dans notre organisme les mêmes germes de destruction. Les bouillons de culture sont en pleine activité.

Et nous oublions trop souvent que c'est nous qui possédons la véri- té, qu'il n'en tient qu'à nous, à nos penseurs catholiques de faire triom- pher la vérité sur l'erreur, de la répandre ou de la propager. Mais, hélas, nos ouvriers sont peu nombreux et parfois le travail dépasse la mesure de leurs forces. Dans une province comme celle d'Ontario, plus encore que dans le Canada tout entier, il est nécessaire de faire rayonner une pensée catholique forte et puissante. Or, cette pensée ne se cultive normalement

2 Cardinal VILLENEUVE, Quelques Pierres de Doctrine, p. 85-86.

400 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

que dans un milieu universitaire. seulement elle a la chance de plon- ger des racines profondes dans le sol fécond de la doctrine. Elle peut aisé- ment se mesurer avec l'adversaire dans le secret du cabinet de travail avant de l'affronter sur les tribunes publiques. Elle seule peut revendiquer vic- torieusement les droits de Dieu et de l'homme. Elle seule peut exposer avec justesse les principes avancés de la doctrine sociale de l'Eglise et d'une saine philosophie. Elle seule est capable d'imprégner toutes les sciences humaines des lumières de la vérité divine, de les orienter définitivement vers un but chrétien et humain.

L'université, de par sa nature même, doit de plus décupler les forces vives du groupement canadien-français. On ne cultive pas en vain l'esprit et la pensée. Newman donne à ce processus vital le nom particulier d'élar- gissement, de développement à caractère intellectuel au service des valeurs proprement humaines, « an enlargement ».

Le groupement ethnique qui grandit en culture de l'esprit et du cœur ne peut faire autrement que de devenir plus fort, et partant plus entreprenant, plus actif. Il rayonne davantage. L'histoire de la civilisa- tion le prouve. Au demeurant, c'est une vérité de La Palice. Le Franco- Ontarien plus instruit doit normalement être un plus grand Franco-Onta- îien. Doublez les rangs de notre élite franco-ontarienne et vous multi- pliez par même l'influence des nôtres, de nos avocats, de nos médecins, de nos professeurs ou instituteurs. Une culture franco-ontarienne plus poussée ne peut qu'augmenter nos chances de survie.

Et, par culture franco-ontarienne plus poussée, j'entends avant tout une foi chrétienne plus ferme, mieux éclairée, moins libérale, au sens phi- losophique du mot. A la lumière de l'histoire générale comme de sa petite histoire, sous les chauds rayons de sa foi et de son amour, le Franco-Onta- rien instruit comprend mieux le rôle de l'Eglise dans l'éducation, la part qu'elle a prise dans la fondation et l'organisation de nos écoles séparées et bilingues, et toute une foule de questions qui agitent le monde de nos édu- cateurs modernes.

Par culture franco-ontarienne plus poussée, j'entends, en second heu, un patriotisme plus éclairé, et surtout plus fier et plus conscient de ses responsabilités, un patriotisme qui n'est pas fait d'opportunisme, mais qui veut étudier tous les aspects des problèmes multiples de notre progrès

L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA ET L'ONTARIO FRANÇAIS 401

à la lumière des principes les plus sains de justice et de charité. Le patrio- tisme de notre élite franco-ontarienne doit comporter un élément de fierté authentique, qui sent profondément la valeur des richesses qui sont nôtres: notre langue, nos traditions encadrant notre foi catholique; qui ne recule pas devant les sacrifices personnels pour les causes des nôtres, qui s'allie au tact, aux grandes manières des hommes vraiment cultivés et supérieurs, et qui, pour autant, ne sont pas des lâcheurs.

Par culture franco-ontarienne plus poussée, j'entends une diffusion plus grande encore de l'instruction parmi nos compatriotes, plus d'ins- truction à la portée de toutes les classes et de toutes les catégories de Franco- Ontariens, des écoles primaires et secondaires en nombre sans cesse crois- sant, plus de facilité pour nos jeunes de poursuivre des études supérieures qui leur ouvriront les portes des carrières professionnelles.

Une culture franco-ontarienne plus poussée devrait se traduire en chiffres d'affaires plus élevés, en entreprises commerciales plus nombreu- ses et plus prospères, en communautés nationales mieux groupées, plus fortes et plus actives. Une culture franco-ontarienne plus poussée, c'est encore une participation plus intense et plus intime aux affaires politiques de notre province comme à celles du gouvernement du Dominion. Une culture franco-ontarienne plus poussée, c'est aussi cet ensemble de qua- lités accrues permettant à nos compatriotes de se présenter dans les divers milieux de notre province pour faire entendre et comprendre, avec toutes les nuances de lieu, de temps et de personnes, les aspirations de nos com- patriotes, leur désir d'être partout des Franco-Ontariens authentiques, des citoyens intègres et des chrétiens véritables. Une culture franco-onta- rienne plus poussée, c'est un climat plus favorable à l'épanouissement de toutes nos vertus nationales.

Or, l'Université d'Ottawa a précisément comme mission de stimuler le désir de connaître, d'élargir la culture de nos compatriotes par la diffu- sion de la vérité.

Je n'entreprendrai pas de raconter l'histoire de l'Université ni de démontrer comment elle a été fidèle à sa mission. Ce serait trop long et surtout ce serait peut-être trop pénible. Car, au cours des cent dernières années, l'Université d'Ottawa, comme toutes les œuvres de Dieu, a passé plus souvent qu'à son tour par le creuset de la souffrance. Mais elle en

402 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

est sortie plus forte, plus trempée pour affronter les luttes gigantesques du second siècle de son existence. Le but que se proposait son fondateur en 1848 était noble et élevé3:

[. . .] M&1" Guigues constate qu'il ne S€ trouve « sur l'une et l'autre rive de l'Ottawa que des écoles élémentaires, de même à Bytown 4 ». Cependant « la nécessité de recevoir une éducation plus proportionnée aux besoins de l'époque que celle que l'on a reçue jusqu'à ce jour se fait sentir à Bytown. Toutes les pa- roisses qui sont sur l'Ottawa ou dans les profondeurs des terres l'éprouvent éga- lement 5. » En effet, « l'éducation est aussi nécessaire pour les populations nou- velles que pour les anciennes parce que, seule, elle peut les rapprocher par les mêmes devoirs et les lier par les mêmes intérêts 6. » « Dans le Bas Canada, sur le Saint-Laurent, on voit s'élever, à peu de distance les unes des autres, des mai- sons où l'on donne une éducation qui satisfait aux besoins des localités et aux vœux des parents, tandis que la population qui réside sur le côté nord de l'Otta- wa, sur une échelle de 100 lieues, s'en trouve dépourvue. Celle qui habite le côté sud de la rivière n'est pas plus heureuse 7. » Il y a bien les collèges de Mont- réal et de Kingston, mais « l'éloignement empêche les parents d'y envoyer leurs enfants, lors même que le prix élevé de la pension ne leur offrirait pas un obs- tacle qu'ils sont dans l'impuissance de surmonter8» [. . .] D'où la fondation d'un collège qui servirait aux populations qui bordent les rives de l'Ottawa était un objet de première nécessité 9. »

Quant au site de la fondation arrêtée, rien de plus aisé à déterminer. « La position de Bytown en faisant le centre de toutes les populations disséminées sur l'Ottawa, Bytown devait naturellement être choisi pour une maison d'éducation plus soignée: c'est la localité la plus importante de l'Ottawa, la ville la plus avancée vers le nord: elle sert aux habitants du haut et du bas Canada égale- ment 10. »

Un collège a donc été ouvert à Bytown le 27 septembre 1 848 1:t. «Les parents ont bien compris [la nature de cette fondation], car le nombre des élè- ves du bas Canada qui fréquentent le collège est aussi grand que ceux du haut. Canadiens et Anglais s'y trouvent par moitié. Même le clergé et les laïques du bas Canada ont signé une pétition pour obtenir du secours avec le même empres- sement que ceux du haut Canada 12. »

On le voit clairement, l'idée de Msr Guigues est de créer à Bytown une institution qui desserve, à la place des collèges de Montréal et de Kingston, les populations haut et bas canadiennes de toute la vallée de l'Ottawa.

3 Georges SlMARD, L'Université d'Ottawa, 1915, p. 9-10.

4 Lettre de M^r Guigues aux Messieurs de l'Ordonnance, au sujet d'un terrain pour le collège de Bytown, 18 juillet 1848,

5 Jbid.

6 Pétition de M»r Guigues à Lord Elgin en faveur du collège de Bytown, 18 octo- bre 1848.

7 Notes à l'appui de la requête qui réclame du secours en faveur du collège de Bytown.

8 Lettre de M^r Guigues aux Messieurs de l'Ordonnance. . .

9 Notes à l'appui de la requête . . . io Ibid.

11 Pétition de M&r Guigues à Lord Elgin . . . 32 Notes à l'appui de la requête . . ..

L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA ET L'ONTARIO FRANÇAIS 403

De au bilinguisme essentiel du collège de Bytown il y a un pas que M?r Guigues n'a pas laissé aux passions et aux préjugés de franchir arbitrairement. Précisant son objectif, il écrit:

« Le besoin de connaître les deux langues anglaise et française se fait sentir surtout sur les rives de l'Ottawa. La langue française était cependant sacrifiée, puisque, à Bytown même, il n'y avait pas une seule école française avant la fon- dation du collège et la langue anglaise n'y était enseignée que d'une manière im- parfaite 13. »

Ainsi Msr Guigues ouvre un collège afin que le français cesse d'être sacrifié à Bytown, et que l'anglais y soit mieux appris.

Lorsque, en 1866, le Collège obtint sa charte universitaire, l'idéal est de nouveau affirmé. Le but est toujours le même: cultiver la jeunesse catholique de la vallée de l'Ottawa, et particulièrement celle de langue française.

Voici, écrit M-r Duhamel en son mémoire de 1902, le document qui fut soumis au parlement pour obtenir la charte universitaire:

Le collège d'Ottawa occupe le centre d'une région formée par les comtés de Pontiac, d'Ottawa, d'Argenteuil, de Vaudreuil et des Deux-Montagnes, dans le Bas-Canada, et de Lanark, de Renfrew, de Carleton, de Prescott, de Russell, de Grenville, de Stormont, de Dundas, de Glengarry, dans le Haut-Canada.

En 1860, d'après le recensement de cette même année, la population totale de ces comtés s'élevait à 263,179; la population catholique à 132,391; la po- pulation d'origine française à 75,272.

En admettant une augmentation de 35 pour cent (35%) on peut évaluer la population totale actuelle (1866) à 355,791; la population catholique à 177,727; la population canadienne-française à 101,617.

Cette institution [le collège d'Ottawa] est particulièrement importante pour cette partie du pays, pour la nombreuse population française qui, sans elle, serait, en une certaine mesure, privée des avantages d'une éducation supé- rieure 14 . . . »

En 1889, Léon XIII accordera une charte pontificale à l'Université d'Ottawa pour accomplir avec un succès toujours grandissant sa mission éducatrice en terre ontarienne.

is ibid.

1,4 Statistical Information in reference to the bill before Parliament to grant Uni- versity powers to the College at Ottawa:

« The College is situated in the centre of the country formed by the counties of Pontiac, Ottawa, Argenteuil, Vaudreuil and Two-Mountains, in Lower Canada, and Lanark, Renfrew, Carleton, Prescott, Russell, Grenville, Stormont, Dundas and Glen- garry, in Upper Canada.

«The population of these counties was, according to the census of 1860, 263,179, of whom 75,272 were of French origin. The Catholic population of the said district being then 13 2,391.

«The present population of these counties may be estimated at 355,791, a 35%

404 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

Mission difficile, mais éminemment bienfaisante pour la jeunesse catholique de notre région. Aujourd'hui, comme en 1901 et en 1889, en 1866 et en 1848, l'Université d'Ottawa peut se rendre le témoignage d'avoir servi avec zèle la cause de l'éducation catholique, avec des moda- lités diverses selon les temps et selon les régimes. J'ai dit mission difficile, :e qui est vrai aujourd'hui plus que jamais, en raison surtout du milieu nos chefs sont appelés à servir. Or, ce milieu, tant au point de vue religieux que national, n'est pas homogène; de plus, il évolue constam- ment au point de vue démographique et des influences nationales diverses.

L'Université d'Ottawa a été fondée pour protéger et promouvoir les intérêts de la culture catholique auprès des deux groupes ethniques français et anglais. C'est une mission délicate et combien périlleuse que celle de prêcher la justice et la charité dans un milieu parfois bouillon- nent les passions humaines. C'est une mission ardue que celle de faire l'union par le sommet, par la pensée.

Mais, c'est une mission souverainement chrétienne pour laquelle les éducateurs doivent s'armer de courage et de force, et placer en Dieu toute leur confiance, s'en remettant humblement à la divine Providence pour leur donner les secours nécessaires de lumière et de foi aux moments oppor- tuns.

Jean-Charles LAFRAMBOISE, o. m. i.,

recteur de l'Université d'Ottawa.

increase. This would give a French population of 101,617, or a Catholic population of 177,727.

« This institution is particularly valuable to this section of the country particular- ly to the large French population, who, without it, would in a measure be deprived of the advantages of superior education ...» Ottawa, 21st July, 1866. »

Je tiens cette pièce d'une source absolument sûre. « Ce* document, paraphé par moi, écrit monsieur l'avocat N, a été remis entre mes mains par le R. P. X lui-même, lorsqu'il était recteur de l'Université d'Ottawa. En me le communiquant, il me certifia que ledit document était authentique et avait été imprimé à la date y indiquée, dans le but d'obtenir l'appui des députés du Parlement canadien, alors en session, pour qu'ils appuyassent le bill demandant l'érection civile de l'Université d'Ottawa. » Suit la signa- ture de l'avocat, de même que le nom du recteur.

La querelle

des humanistes canadiens

au XIXe siècle

ORIGINES DE LA CONTROVERSE.

En 1861, arrivait au Canada, précédé d'une haute réputation de théologien, l'abbé Stremler, prêtre français, originaire de Metz. Après de fortes études à Rome et un stage de trois ans à la Congrégation du Concile, il avait accepté l'invitation de M. l'abbé Taschereau, alors rec- teur de l'Université Laval, d'enseigner la théologie au Grand Séminaire de Québec. Il s'acquitta de ces fonctions jusqu'en 1865.

Pendant ces quatre années d'enseignement, l'abbé Stremler n'eut pas l'heur de plaire à tous ses confrères: il arrivait d'Europe avec plu- sieurs thèses novatrices. L'une d'entre elles n'était autre que le gaumisme. Elle attira sur son auteur les représailles des fervents du classicisme païen alors en honneur, semble-t-il, à l'Université Laval ainsi qu'au Grand Séminaire.

Au vrai, le gaumisme s'était introduit au Canada bien avant l'arri- vée de l'abbé Stremler. Le contraire eût été surprenant: s'imagine-t-on des éducateurs, chrétiens comme l'étaient les pionniers de notre ensei- gnement, fermant les yeux sur les périls d'une initiation gréco-latine effectuée par l'intermédiaire de manuels trop peu expurgés? Grâce aux recherches méritoires de Mgr Choquette, nous savons que, dès 1829, l'indiscrétion d'un élève du séminaire de Saint-Hyacinthe révéla les dan- gers de la mythologie païenne; c'est alors que fut confisqué, dans cette institution, Y Appendix de Dits. La nécessité d'une réaction se faisant sentir, M. l'abbé Raymond, l'un des plus brillants professeurs du sémi- naire, confia au grand public, en 1835, les inquiétudes que suscitait dans son coeur de prêtre et d'éducateur l'importance que notre enseigne-

406 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

ment classique accordait au paganisme des Anciens. En 1847, il revint à la charge; profitant des exercices littéraires de la fin de l'année, il souligna la nécessité d'inscrire au programme d'études de nos collèges ou séminaires quelques textes des saints Pères *.

Pendant le séjour de l'abbé Stremler à Québec, la question du gaumisme passa au premier plan des préoccupations de quelques-uns de nos éducateurs. Résumons succinctement cette réforme que, vers le mi- lieu du dernier siècle, M.5* Gaume préconisait dans l'enseignement secon- daire, en France.

Son manifeste, intitulé Le ver rongeur, se réduisait aux idées sui- vantes. Depuis trois siècles, la jeunesse française a été initiée à tous les secrets des belles-lettres païennes, alors qu'elle ignorait plus ou moins la Bible ainsi que les écrits des Pères de l'Eglise. Initiation d'autant plus dangereuse que, chez les classiques de la Grèce et de la Rome antique, l'incomparable beauté de la forme dissimule trop souvent la perversité de la substance. Il en est résulté le monde du XIXe siècle, païen à bien des égards: païen dans son attachement aux droits de l'homme et dans son oubli des droits de Dieu, païen dans sa poursuite immodérée du plaisir, païen dans sa recherche d'une morale laïque qui équivaut à la négation de la morale de l'Évangile, païen surtout dans sa littérature et ses arts fréquemment au service de l'impudeur et de l'immoralité. Il importe donc souverainement à l'éducateur chrétien et conscient de la sublime mission dont la Providence l'a investi de présenter, à l'admiration de la jeunesse, des modèles qui s'inspirent d'un christianisme authentique.

M81" Gaume se garda bien de réclamer un bouleversement général des programmes d'enseignement; jamais il n'eut la velléité de substituer à tous les classiques païens les classiques chrétiens, la Bible et l'Évan- gile. De sa thèse découlaient seulement les deux importantes conséquen- ces que voici: nécessité d'accroître, dans l'enseignement secondaire de la France catholique, le nombre d'heures consacrées à l'étude des Pères de l'Église et de restreindre d'autant la part des classiques païens; urgence d'épurer tous les manuels des auteurs anciens afin de ne mettre entre

1 Msr C.-P. CHOQUETTE, Histoire du Séminaire de Saint -Hyacinte, t. I, p. 422.

LA QUERELLE DES HUMANISTES CANADIENS AU XIX« SIÈCLE 407

les mains de futurs chefs de la société chrétienne que des textes libres de toute souillure.

Mais cette réforme de l'enseignement chrétien connut le sort ré- servé à la plupart des doctrines nouvelles; certains disciples, dépassant le maître, en exagérèrent les données essentielles.

Son manifeste, il faut l'avouer, portait un coup à la Renaissance, cette résurrection du paganisme de l'antiquité. Une vive polémique s'en- gagea entre les gaumistes et leurs adversaires que dirigeait un maître écrivain: Mgr Dupanloup. Plus tard, Louis Veuillot et ses amis vinrent à la rescousse de Mgr Gaume, si bien que, en fin de compte, cette que- relle mit en présence les chefs de deux écoles opposées: l'école ultramon- taine et l'école libérale.

L'occasion était belle, pour les ennemis si nombreux de Veuillot et de son journaal U Univers, de dauber sur les catholiques d'extrême droite. Aussi bien, des décharges nourries partirent-elles des troupes antigau- mistes auxquelles s'adjoignit bon nombre de libres penseurs et d'esprits forts, trop heureux de représenter M^ Gaume comme un autre fauteur de l'obscurantisme religieux. Lorsque la fumée de la bataille se fut dissi- pée, le Grand Dictionnaire universel de Larousse n'épargna à M8* Gaume ni sa sotte suffisance, ni la causticité de ses propos:

La cause [de M^r Gaume] portée au tribunal du bon sens public fut jugée, et jugée sans appel, en faveur du paganisme. Le paganisme continuera d'être la source vive les jeunes intelligences viendront puiser le goût, l'éloquence, la poésie, et plus encore, l'amour de la liberté. On ne privera pas nos enfants de la lecture de Démosthène, de Juvénal et de Lucien, pour leur faire traduire le mauvais latin de saint Augustin ou de saint Thomas.

Ces antithèses faciles ne vident pas la question. Si le gaumisme a vraiment sombré dans le ridicule et le paradoxe, on s'explique mal le geste du pape Grégoire XVI adressant un bref au protagoniste de l'édu- cation chrétienne, en vertu duquel il le crée chevalier de l'Ordre de la Milice dorée, pour le récompenser des services rendus à la religion. On s'étonne de ce que cette réforme de l'enseignement ait été adoptée dans une foule de séminaires du monde entier. On demeure interdit en cons- tatant que l'illustre Pie IX, le pape qui proclama les dogmes de l'Imma- culée Conception et de l'infaillibilité pontificale, semble avoir approuvé les vues de M** Gaume, si l'on en juge par la réponse que, le 30 juillet

408 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

1852, le cardinal Antonelli fit tenir à S. Em. le cardinal Gousset, ar- chevêque de Reims, partisan zélé de la réforme d'enseignement.

Au vrai, Mgr Gaume reprenait une thèse formulée bien des siècles auparavant. La meilleure preuve qu'il ne se battait pas contre des mou- lins à vent, c'est Jules Lemaître qui la fournira vers la fin du XIXe siècle. Ce critique, le plus fin et le plus nuancé que la littérature fran- çaise ait jamais produit, passera aux yeux de la postérité comme la vivante personnification du dilettantisme intégral. Ce n'est pas lui, certes, que l'on pourra soupçonner de répudier « le charme d'Athènes », lui qui, de bonne heure, savoura la culture gréco-latine, l'enseigna et se révéla, dans ses Contemporains et ses Propos de théâtre, un écrivain d'un si séduisant atticisme. En outre, ce littérateur, qui pendant toute sa vie me fraya jamais avec les rats d'église, ne saurait être accusé de pac- tiser avec les gaumistes impénitents pour l'unique plaisir d'embarrasser les humanistes. Il est donc intéressant de connaître le jugement que porte, sur le classicisme païen, ce maître incontesté de la critique au XIX* siècle.

Or, ce jugement est parvenu jusqu'à nous. Il est décisif et explicite. Il fut prononcé à l'occasion d'un article que Jules Lemaître rédigea sur Louis Veuillot. En quelques mots, le critique évoque la prise d'armes du polémiste ultramontain contre les classiques païens. Ce témoignage vaut son pesant d'or, s'il est vrai que l'arbre se juge par ses fruits et que, avec Jules Lemaître, l'atticisme français s'épanouit comme une fleur.

Il [Veuillot] jugeait qu'un peuple baptisé devrait restreindre leur part [la part des auteurs païens] dans l'éducation de ses enfants, et agrandir celle des auteurs chrétiens. Il osait croire que la pratique de Lucrèce, d'Horace et d'Ovide, de Cicéron, de Sénèque et de Tacite, n'est peut-être pas ce qu'il y a de plus pro- pre à former des âmes vraiment chrétiennes. Et, en effet, si je consulte là-dessus ma propre expérience, je sens très bien que ce que les classiques de l'antiquité ont insinué et laissé en moi, c'est, en somme, le goût d'une sorte de naturalisme vo- luptueux, les principes d'un épicurisme ou d'un stoïcisme également pleins de superbe, et des germes de vertus peut-être, mais de vertus manque entièrement l'humilité. Il est assurément singulier que, depuis la Renaissance, la direction des jeunes esprits ait été presque exclusivement remise aux poètes et aux philosophes qui ont ignoré le Christ. Il est étrange qu'aujourd'hui encore, et jusque dans les petits séminaires, des enfants de quinze ans aient entre les mains la septième églogue de Virgile, et la deuxième. Les conséquences de cette anomalie, que personne n'aperçoit, sont, je crois, incalculables. Il n'y a pas lieu de s'étonner

LA QUERELLE DES HUMANISTES CANADIENS AU XIX« SIÈCLE 409

que les collèges des jésuites, sous l'ancien régime, aient produit tant de païens et de libres penseurs, y compris Voltaire 2.

Cette question des classiques païens et chrétiens n'est, en somme, qu'un aspect du problème des relations entre la morale et l'art. Pour en apprécier l'importance et la complexité, on doit demander secours aux délicates papilles des distinctions, au risque d'incommoder les partisans des situations tranchées et des lignes de démarcation nettement tracées. Il est sans doute loisible aux humanistes chrétiens de prendre parti pour une éducation gréco-latine d'une indéniable beauté littéraire en exigeant que l'Église purifie les textes anciens. Il reste toutefois que cette épura- tion n'est pas facile, quand c'est l'esprit plutôt que la lettre du livre qui est reprehensible.

De cette passionnante controverse entre les classiques païens et clas- siques chrétiens, une certitude reste acquise, de l'aveu même des huma- nistes les plus exaltés: Mgr Gaume a bien mérité de l'Église et de l'édu- cation chrétienne en dénonçant le danger des manuels païens non ex- purgés. Au moment parut le Ver rongeur, c'est-à-dire en 1851, il importait d'éveiller l'attention sur la nécessité de passer au tamis cer- tains extraits des oeuvres de Cicéron, de Juvénal, de Tacite, d'Ovide, de Virgile et de presque tous les païens, friands de propos égrillards, d'anecdotes scabreuses, de scènes blessantes pour la pudeur et, en leurs meilleurs moments, dominés par le rêve d'une vie heureuse et débar- rassée de préoccupations ultra- terrestres.

Après ce bref exposé de la thèse gaumiste et des démêlés qu'elle occasionna en France, il convient d'en étudier les répercussions au Ca- nada.

Observons tout d'abord que, en l'occurrence, le Canada retarda d'une quinzaine d'années seulement sur la France: c'est, en effet, de 1865 à 1868 que se déroulèrent, à ce sujet, les graves événements que nous nous permettrons bientôt de raconter. En outre, les chefs des anti- gaumistes canadiens furent des libéraux de l'école de Mpr Dupanloup,

2 Jules LEMAÎTRE, Les contemporains, t. VI, p. 3 8.

410 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

tandis que le plus farouche disciple de Mgr Gaume au Canada fut un conservateur obstiné, un ultramontain à la Veuillot. Dans l'ancien mon- de comme dans le nouveau, la querelle mit donc en présence les mêmes partis opposés. Remarquons enfin que le débat eut moins d'ampleur au Canada; mais, proportions gardées, il divisa les esprits autant qu'en France. Même l'intervention de l'évêque de Québec et de la Congrégation du Saint-Office ne réussit pas à rétablir tout à fait l'ordre et la tranquillité.

Lorsque, en 1865, l'abbé Stremler quitta le séminaire de Québec, le gaumisme ne sortit pas avec lui de cette maison d'enseignement: six professeurs partageaient les vues du théologien que la Lorraine avait prêté au Canada. L'un d'entre eux, parangon des gaumistes canadiens, fera bientôt parler de lui aux quatre coins du Canada français, à Paris et à Rome.

Dès 1864, dans le dessein évident de préparer les esprits et les cœurs des éducateurs canadiens-français à la réforme de l'enseignement secondaire, le Courrier du Canada devint le truchement de ceux qui avaient résolu de propager, coûte que coûte, sur les bords du Saint- Laurent, les idées et les opinions de Mgr Gaume. Aussi bien le numéro du 16 novembre 1864 inaugurait-il une série de longs articles congru - ment intitulés: Christianisme et Paganisme. Articles dépourvus de si- gnature et fort bien écrits, ils sont l'emprunt apparent d'une plume canadienne à un livre français, peut-être des extraits d'un ouvrage de Mgr Gaume lui-même. Dans une feuille canadienne d'autrefois, cette érudition de seconde main se reconnaît du premier coup d'oeil!

Quant au public profane, généralement peu lettré, du Courrier du Canada et d'autres lieux avoisinants, de toute évidence il ne dut pas fourrager ce jardin clos de la littérature gaumiste. Pareil privilège était réservé aux initiés, à nos éducateurs, à nos hommes de lettres, à certains spécialistes et peut-être aussi à quelques madrés bretteurs ou ferrailleurs dont le Canada français d'autrefois a toujours été abondamment pour- vu. Si le séminaire de Québec n'a jamais réclamé le monopole de cette lignée, il lui est arrivé quelquefois de donner asile à des esprits rétifs dont l'entêtement n'avait d'égal que la sincérité et l'ardeur à pourfendre l'ad- versaire.

LA QUERELLE DES HUMANISTES CANADIENS AU XIX« SIÈCLE 411

Le conflit gaumiste au Canada tire ses origines lointaines de ces substantiels articles publiés dans la plupart des numéros de novembre et de décembre 1864 du Courrier du Canada. Il n'est pas inopportun d'en extraire incessamment la moelle.

Sans remonter au déluge, l'auteur inconnu se reporte à des jours assez lointains: la naissance du christianisme à Bethléem. Une dou- zaine de paragraphes denses lui suffisent pour brosser un tableau de la civilisation depuis la mort du Christ jusqu'à la Révolution française, sans oublier la Renaissance, suprême épanouissement du paganisme, insidieuse tentative du malin pour conquérir l'hégémonie intellectuelle et artistique dans le monde.

Un deuxième article souligne l'importance de la Bible dans l'his- toire de l'humanité: c'est le livre de Dieu, le Livre par excellence. Au sentiment de l'auteur, la Bible explique, à elle seule, la survivance du peuple hébreu qui a su résister avec tant d'intrépidité à l'action dissol- vante des siècles. C'est aussi la Bible qui a formé la chrétienté et qui lui a communiqué une vertu conquérante. Une citation de Bossuet vient à propos développer cette pensée : « Regardez-vous maintenant vous-mê- mes, vous, les fils de la Bible: vous n'êtes rien par votre territoire; l'Eu- rope est une poignée de terre devant l'Afrique et l'Asie; et pourtant ce sont vos couleurs et vos pavillons que je rencontre sur toutes les mers, dans les îles et les ports du monde entier; vous êtes présents d'un pôle à l'autre, par vos navigateurs, vos marchands, vos soldats, vos mission- naires, vos consuls; c'est vous qui donnez la paix ou la guerre aux nations, qui portez dans les pans de votre étroite robe les destinées du genre humain. »

L'article du 23 novembre 1864 passe à l'offensive; l'auteur estime sans doute qu'il a suffisamment déblayé la route et que toutes les pré- cautions oratoires ont été prises. C'est le procès des classiques païens qui commence.

De toute évidence, le brillant polémiste ne donnerait pas une pha- lange de son petit doigt pour diffuser la littérature païenne. N'est-clle pas corrompue dans son principe? N'est-elle pas entachée d'un vice rédhibitoire? On connaît les débuts de l'épopée homérique: « Déesse, chante la colère d'Achille, fils de Pelée, colère meurtrière qui causa aux

412 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

Grecs mille désastres, envoya à l'enfer beaucoup d'âmes valeureuses de héros, et fit d'eux la proie des chiens et des oiseaux. » Et le commenta- teur de consigner la remarque pertinente que voici: «Ne sentez-vous pas le souffle d'un être ennemi de la race humaine, de celui qui fut homicide dès le commencement et qui se délecte dans le sang et la fan- ge? » Homère et la Bible: l'un est l'antipode de l'autre. Pendant le moyen âge, la Bible a éclipsé Homère. Mais la Renaissance a rétabli la prépondérance d'Homère tant et si bien que, en plein XIXe siècle, l'enseignement secondaire ne se conçoit même plus sans une connais- sance appronfondie de tous les héros, grands et petits, illustres et obscurs, de l'antiquité.

Et le pourfendeur anonyme du classicisme païen d'ajouter, avec un brin d'exagération qui ne lui messied nullement: « Toutes les générations [d'étudiants] leur payent les huit ou dix plus belles années de leur vie. Il faut savoir quelles batailles a gagnées Alexandre le Grand et combien d'amis il a tués, sous peine d'incapacité pour toutes les fonctions sociales et de réputation d'ignorance ... Il faut s'associer à la glorification de tous ces ineptes malfaiteurs. »

A ceux qui prétendent que l'enseignement du catéchisme constitue un antidote efficace, l'auteur répond que l'enseignement des classiques païens neutralise souvent et détruit quelquefois les préceptes et les con- seils du catéchisme. A l'appui de cette assertion, il évoque le cas de Mm? de Maintenon. Peu satisfaite des résultats de l'éducation morale dans sa maison de Saint-Cyr, Téminente femme en vint à la conclusion que l'antiquité païenne si connue et si goûtée devait en porter la responsabilité.

Il est loisible à quiconque de discuter les principes dont s'inspire ce gaumiste anonyme pour mettre les chrétiens en garde contre les séductions d'Athènes et de Rome. Nul ne saurait toutefois contester qu'il est conséquent avec lui-même; il aime tirer de ses prémisses toutes les conclusions possibles. Il ne recule pas devant une difficulté. Il n'hésite nullement à s'attaquer aux préjugés les plus tenaces quand il estime que sa thèse l'exige.

Jusqu'ici il n'avait déclenché aucune attaque contre le grand siècle français. Pourtant les Corneille, les Racine, les Fénelon n'ont-ils pas

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tourné le dos au moyen âge pour imiter les Anciens? Si la source est impure, comment les ruisseaux qui en proviennent pourraient-ils ne pas l'être? Aussi bien le commentateur, logicien autant que polémiste, en- globe-t-il dans ses dénonciations les classiques français eux-mêmes. A ses yeux, la gloire du grand siècle est un « mirage trompeur » : le dérè- glement des mœurs au XVIIe siècle en fait foi.

Si le XIXe siècle n'a guère amélioré là-dessus la situation, la faute n'en est-elle pas à la persistance des mêmes causes? Ici, de véhémentes apostrophes méritent d'être reproduites intégralement:

Pourquoi tes fils de vingt générations chrétiennes, élevés dans la pratique de la religion, comme tes fils de Josias, trahissent-ils, au sortir de l'adolescence, des instincts si indignes de leur naissance? C'est qu'ils ont été perdus par les fré- quentations. — C'est impossible: les parents ont apporté sur ce point la plus scrupuleuse vigilance. Pardon ! ce jeune homme a entendu plusieurs heures par jour des gens sans foi ni mœurs, Horace, Ovide, Plaute, Homère et tant d'au- tres.

Pourquoi les nations chrétiennes ont-elles la férocité et la lubricité des an- ciens peuples, mêmes guerres, mêmes théâtres, mêmes lieux de débauche? C'est qu'elles ont été élevées à Rome et à Athènes, jamais avec les prophètes, les apô- tres, les martyrs.

Un dernier article introduit le lecteur dans les arcanes et les alcôves de l'antiquité et apprécie à leur juste valeur les prétendus grands hom- mes de la Rome païenne, et notamment César et Cicéron. Grands païens, grands coquins: tel est, en quatre mots, le résumé de cette dissertation qui, en cette fin d'année 1864, obtint dans le Courrier du Canada une hospitalité étonnamment large.

Certains lecteurs ressemblent aux enfants: il faut leur mettre les points sur les I. Non content d'avoir buriné avec vigueur le portrait de quelques-uns des pires malfaiteurs de l'humanité et d'avoir dénoncé leurs méfaits, le rédacteur du Courrier du Canada ou l'un de ses acolytes anonymes revient à la charge, avant la Noël de 1864. Ses occupations ne lui interdisent pas ce plaisir et ce privilège! Cette fois, il a recours, semble-t-il, de prime abord, à un esprit rabat-joie et porté à l'exagération. Qui veut trop prouver ne prouve rien.

Quelle cause faut-il assigner à la Révolution française? L'histo- rien le plus compétent hésite avant de formuler là-dessus un jugement. Surtout se garde-t-il de simplifier excessivement les choses et de fermer

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ks yeux sur les mille et un facteurs qui ont concouru à la naissance de l'un des plus grands événements du monde moderne. Mais ne deman- dez pas tant de prudence à celui qui, dans le Courrier du Canada du 14 décembre 1864, arbore de nouveau l'étendard du gaumisme. Pour cet observateur par trop simpliste, une seule cause majeure explique la genèse et les excès de la Révolution française: la lecture des classiques païens! Et si vous n'opinez pas du bonnet, c'est que vous êtes un incor- rigible adversaire de la Bible et des Pères de l'Église!

Évidemment, le sophisme ne s'étale pas avec une pareille désin- volture dans les colonnes du journal; mais la prose élégante de l'auteur dissimule vaille que vaille des exagérations manifestes. A la recherche de la généalogie de la Révolution française, il écrit tout uniment: elle est la fille de l'éducation du collège. Un peu plus et il vous dirait qu'il tient la nouvelle de la première main!

Voyez comment ce monarchiste attardé s'y prend pour plaider sa cause: Thémistocle, Cicéron, Cincinnatus, Scipion et consorts ont inculqué à une jeunesse royaliste des idées et des sentiments républicains; ils ont prôné les républiques antiques; par ricochet, ils ont provoqué la méfiance de l'absolutisme, de l'oligarchie et de la dictature; plus encore que les Romains, les Grecs ont souligné le prix de la liberté sans laquelle on n'est point homme.

Nous serions tous d'accord si l'auteur voyait dans le culte des clas- siques païens l'une des nombreuses causes obscures de la Révolution française. Enoncer cette vérité serait toutefois affaiblir sa thèse et lui apporter indûment un correctif. D'avance il proteste contre ceux qui s'étonnent qu'une si faible cause ait pu susciter un si grand événement. Il croit dur comme fer que Marat, Danton, Robespierre et leurs satel- lites doivent leur naissance et leurs excès à des « thèmes » et à des « versions ».

Une note au bas de la première page du numéro du 1 9 décembre 1864 nous apprend que le Courrier du Canada a emprunté ces consi- dérations à la Révolution, ouvrage de Mgr Gaume lui-même. Enfin, pour la première fois, le nom de l'auteur français est consigné noir sur blanc dans une feuille canadienne. Le fait doit être retenu.

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Faut-il mettre ces surprenantes assertions au compte de la naïveté de celui qui donnera sa pleine mesure non pas dans la Révolution, mais bien dans le Ver rongeur? Il est permis de le croire. Mgr Gaume a beau examiner les deux périodes de la Révolution la période de destruc- tion et la période de reconstruction et faire comparaître la Déesse aux petits pieds au tribunal de l'histoire, il ne nous convainc pas du bien-fondé de son hypothèse. L'échec est si évident que l'auteur passe au discours direct et à des apostrophes toujours véhémentes et délaisse l'analyse à froid, peu susceptible de conquérir l'assentiment du lecteur récalcitrant. Il lui demande pourquoi la société française, édu- quée jusqu'en 1791 par des prêtres tels que les jésuites, s'est livrée, au XVIIIe siècle, aux pires excès et a propagé la corruption et l'immoralité? Les jésuites, auteurs de la Révolution française! Monseigneur nous la baille belle! Les jésuites qui ont pourtant bon dos ne méritent « ni cet excès d'honneur, ni cette indignité ».

Si nous refusons de suivre l'auteur dans les sables mouvants de l'histoire confectionnée en vue d'une thèse adoptée à priori, nous prê- tons une oreille plus attentive à la conclusion générale que renferme un dernier extrait reproduit dans le numéro du 19 décembre du même journal :

Depuis trois siècles, l'enseignement a versé le paganisme goutte à goutte dans le corps social; l'infiltration de ce poison a gangrené le monde; le remède à un tel mal, c'est de transfuser, pour ainsi dire, du sang chrétien dans les veines de la jeunesse, de ne* la nourrir et l'abreuver que d'idées, de pensées, d'exemples, de souvenirs empruntés aux siècles et aux auteurs chrétiens.

Une hirondelle ne fait pas le printemps: une série d'articles com- me ceux-là ne suffisent pas à modifier l'opinion. Il serait puéril de sou- tenir que, en 1864, ces idées, nouvelles au Canada, flottaient au vent de la faveur publique. Pour le moment, elles ont élu domicile permanent dans le cerveau d'un prêtre qui n'a pas encore révélé son identité. Entre lui et le rédacteur en chef du Courrier du Canada il y a entente, voire collusion. Déjà, à l'aube de l'année 1865, cet agressif abbé est l'anima- teur du gaumisme au Canada.

Les origines proprement dites de la controverse gaumiste au Cana- da ne se perdent pas dans les méandres obscurs de l'histoire. Le précieux

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dépôt gaumiste fut commis, semble-t-il, aux soins d'un seul homme, pétri de salpêtre, qui deviendra, dès 1865 et surtout en 1868 la tête de turc de toutes les forces conjuguées de l'adversaire: c'est l'abbé Alexis Pelletier. L'un des plus formidables et des plus rusés batailleurs ecclé- siastiques du Canada français au XIXe siècle, habile franc- tireur qui n'accordait jamais de quartier et pourchassait ses contradicteurs jusque dans leurs derniers retranchements, c'était surtout un homme entier. Vindicatif un tantinet, assurément peu soucieux de toujours porter à ses chefs hiérarchiques le respect qui leur était dû, incontestablement sincère et amoureux de la vérité, il osa même braver les foudres de son évêque pour assurer le triomphe de ce qu'il croyait être la cause de Dieu et de la civilisation chrétienne.

Afin de préparer la réforme de l'enseignement au Canada, c'était apparemment ce gaumiste, se dérobant tout d'abord sous le voile de l'anonymat, qui s'était abouché en 1864, avec le rédacteur du Courrier du Canada pour publier, dans ce journal, la longue série d'articles bien nourris contre les classiques païens, dont nous avons parlé. Cette prose, singulièrement déplaisante pour les tenants du traditionnel enseignement secondaire, au Canada et en France, émanait sans doute d'une boutique sise à quelques pas du Séminaire de Québec. C'était, en quelque sorte, regarder sous le nez la vénérable maison. On comprendra que ces para- graphes frondeurs n'eurent pas l'heur de plaire à Mgr Baillargeon. L'évê- que titulaire de Tloa et coadjuteur de Québec intima au rédacteur du Courrier du Canada l'ordre de cesser la publication des thèses gaumistes.

Comme l'abbé Alexis Pelletier ne pouvait plus compter sur l'hos- pitalité des journaux québécois, il résolut de recourir aux écrits ano- nymes ou munis d'un pseudonyme pour propager ses opinions et ses idées. En 1865, il rédigea coup sur coup deux brochures: Mgr Gaume, sa thèse et ses défenseurs, puis Situation du Monde actuel, c'est-à-dire Coup d'œil sur l'origine et la propagande du mal dans la société ou Développement des principales idées contenues dans le discours de Mgr Filippi, évêque d'Aquila, prononcé à l'Académie de la religion cat ho- Itque, à Rome, le 1er septembre 1864. Telles sont les origines propre- ment dites de la controverse. Nullement nanties de recommandations officielles ou officieuses, dépourvues, comme on le pense bien, du nihil

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obstat et de Vimprimi potest, ces deux brochures présentent toutefois des arguments qui méritent audience et discussion courtoise. Plût à Dieu que l'atmosphère sereine dans laquelle s'engagèrent ces querelles académiques se fût maintenue jusqu'à la fin. Hélas! Ces bonnes réso- lutions tourneront court. Et nos pères seront bientôt témoins d'inci- dents qu'il conviendra de relater par le menu, pour la bonne intelligence d'une situation extrêmement pénible et peut-être unique dans les annales littéraires et ecclésiastiques du Canada français.

Le moment est venu d'analyser la première brochure anonyme. La paternité de l'ouvrage était douteuse, en 1865; des aveux faits, quelques années plus tard, révélèrent l'identité de l'auteur qui n'était autre que l'abbé Alexis Pelletier.

« M9r Gaume, sa thèse et ses défenseurs. »

Les articles publiés en décembre 1864 dans le Courrier du Canada, mentionnèrent une fois, comme en passant, le nom de Mgr Gaume. Que savait le public canadien sur ce polémiste de race, la genèse de ses idées, l'action exercée par les aléas de l'existence sur sa mentalité, ses réactions en présence de la campagne de ses adversaires, ses appuis cachés et ses protecteurs officiels? Peu de chose assurément. N'était-il pas opportun de combler ces lacunes en mettant à la portée des éducateurs du Canada français une brochurette serait résumée la thèse de Mgr Gaume et seraient consignés les noms de ses défenseurs ainsi que les approba- tions d'autant plus flatteuses qu'elles émanaient de certaines personna- lités ecclésiastiques de l'Italie, de l'Espagne, de la France et de l'Angle- terre? L'abbé Pelletier crut à cette opportunité. D'où la naissance de sa première brochure.

N'y cherchez pas déjà car ce serait peine perdue des écarts de langage, un souci de disséquer les pensées et les sentiments de l'illus- tre chef de France, des attaques intempestives contre des adversaires éven- tuels ou des propos persifleurs contre les maisons d'enseignement au Canada français. Il ne vous demande pas de le croire sur parole quand, en guise de conclusion de sa bluette, il déclare n'avoir eu d'autre but que "de faire valoir une thèse incontestable ... ou qui du moins, si elle n'est pas encore évidemment vraie pour tout le monde, est infini-

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ment respectable, eu égard aux imposantes et nombreuses autorités allé- guées en sa faveur ».

Cette thèse, nous la connaissons déjà dans ses grandes lignes. Quelles sont donc les autorités qu'invoque Mgr Gaume pour obtenir l'assentiment des éducateurs de France? L'abbé Pelletier ne s'ingénie pas à dépister là-dessus ses lecteurs. Il ne fait pas tant de façons: il leur sert en vrac ce qui lui tombe sous la main, sans respecter l'ordre chro- nologique ou hiérarchique.

C'est ainsi que, dès les premières pages, nous lions connaissance avec le père Cerino. Désireux d'obtenir l'opinion de la Congrégation de l'Index sur ses ouvrages, MgT Gaume sollicita et obtint audience. Le père Cerino, consulteur des Clercs réguliers, lui fit tenir une réponse qui n'avait rien d'évasif. Nulle équivoque, nulle réticence dans cette page que l'abbé Pelletier monte en épingle:

Monsieur et très respectable abbé. Les principes de foi et de zèle qui vous ont inspiré le rare courage de soulever une question aussi utile et aussi dé- licate qu'est la question de l'abus des classiques païens dans les écoles seront infail- liblement reconnus et admirés de quiconque voudra se procurer l'avantage de lire ce* que vous avez publié à ce sujet.

Attaquer de front une coutume invétérée et universelle a paru à quelques- uns une présomption et une injure envers l'Eglise. Rassurez-vous cependant; car d'un autre côté, des personnages, non point en petit nombre ou obscurs, mais en grand nombre et on ne peut plus distingués, vous encouragent. . . Empêcher les jeunes gens qui doivent étudier le grec et le latin de puiser leurs premières idées dans les auteurs païens desquels, excepté la langue, on n'apprend rien de bon et dont on peut apprendre beaucoup de mal et, d'autre part, leur mettre entre les mains des livres chrétiens où, tout en apprenant une langue, qui est aussi une langue grecque ou latine, l'esprit et le cœur des enfants, faciles à rece- voir et fidèles à retenir les premières impressions, se pénètrent, presque sans s'en apercevoir, de religion, de vertu, de piété qui, en fin de compte, sont l'essentiel de la vie morale de l'homme: rien de tout cela assurément ne peut être appelé un outrage à l'Eglise. Je dirai plutôt que c'est un moyen de seconder ses vues.

Phrases singulièrement enchevêtrées qui donnent l'impression d'un plat de macaroni! Cette plume italienne ne possède pas tous les secrets de l'art d'écrire en français. Elle réussit quand même à dire exactement ce qu'elle veut dire. A l'oreille de Mgr Gaume, elle susurre des asser- tions qui n'ont rien de trop agréable pour les fervents de l'humanisme traditionnel. Mais le consulteur n'est pas rendu au bout de sa consulta- tion:

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Je ne sache pas que l'Eglise ait jamais fait de canon pour sanctionner une règle, un programme d'études élémentaires. Aussi chaque évêque, chaque con- grégation religieuse a pleine liberté de suivre telle méthode qu'elle reconnaît plus appropriée aux circonstances des temps et plus conforme à la pratique des lieux, ou bien d'introduire un système qui lui soit tout à fait propre. . . L'Église n'a pas imposé l'usage des classiques païens, elle l'a toléré.

Il n'était pas messéant de rappeler aux Canadiens français de la seconde moitié du XIXe siècle cette élémentaire vérité de la tolérance des classiques païens. Mais il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. C'est sans doute dans le dessein d'ouvrir coûte que coûte les oreil- les et de dessiller les yeux que l'auteur anonyme de la brochure en l'occurrence, l'abbé Alexis Pelletier continue à aligner des citations singulièrement troublantes pour certains de nos éducateurs.

Il évoque d'abord le souvenir de S. Ém. le cardinal Gousset, grand ami du réformateur, disciple convaincu de la nécessité d'amender le programme des études dans les séminaires de France. A cette personna- lité de l'Église de France, une personnalité de l'Eglise d'Italie écrivit, le 30 juillet 1852, une lettre qui ne saurait être passée sous silence: l'auteur de la lettre répond, en effet, au nom de S. Ém. le cardinal Antonelli. Son Eminence daigne apporter sa collaboration à son emi- nent collègue. Elle félicite le cardinal Gousset dont les vues, au sujet des classiques païens, sont justes. Et, au cas certains esprits obtus oseraient reprocher à un cardinal italien de s'immiscer, en quelque sorte, dans une controverse française, Son Eminence, prudente autant que sage, consigne le motif de son intervention: le Saint-Père lui-même partage, en la matière, l'opinion du cardinal Antonelli.

Voilà qui devrait clore le débat, tout au moins chez ceux qui se proclament fils soumis de l'Église et respectueux des moindres désirs du successeur de Pierre. Et, s'il s'en trouve encore qui hésitent à admettre les lacunes graves dans le programme d'études des séminaires, tant au Canada qu'en France, quelques autres pages de la brochure devraient lever là-dessus jusqu'au vestige d'un doute. N'est-il pas vrai, en effet, que certains actes et décrets du concile d'Amiens, tenu le 10 janvier 1853, sont éloquents et de nature à dissiper toute équivoque qu'auraient pu entretenir jusque-là les partisans de la mythologie gréco-latine?

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Ce concile s'est ému de la situation se trouvaient, en 1853, les séminaires de France, en ce qui a trait à l'étude des classiques chré- tiens. Dans l'organisation chrétienne des études, il importe, au senti- ment de l'épiscopat français, de veiller sur l'enseignement des lettres, de l'histoire et de la philosophie. L'éducation chrétienne doit constam- ment s'inspirer d'un principe essentiel: l'ordre naturel et l'ordre surna- turel, quoique distincts, se réunissent et se fusionnent dans l'homme régénéré par les eaux du baptême. Il faut donc proscrire tout système d'enseignement qui bat en brèche le principe de l'unité intellectuelle et morale de l'homme et qui tend à la propagation d'une funeste dualité. Nous autres, chrétiens du XXe siècle, n'ignorons pas que cette dualité est la source du rationalisme et de la morale laïque. Le monde actuel n'est-il pas à la recherche d'une unité obtenue au moyen âge et perdue à l'époque de la Renaissance et de la Réforme?

Les Pères du concile d'Amiens n'ont rien d'esprits livresques et insoucieux des réalités contemporaines. Ils connaissent bien le milieu évolue la jeunesse française. En aucune façon, ils ne se bercent d'es- poirs fallacieux sur l'innocuité de l'atmosphère païenne qui, à certains égards, s'est appesantie sur la France du XIXe siècle. Ils redoutent l'in- fluence néfaste de cette atmosphère. Ils craignent que la jeunesse fran- çaise, qui a passé par le cycle des études secondaires, ne soit pas en mesure de résister aux séductions du siècle, à moins que « grâce à la sage fréquentation des auteurs chrétiens, une inspiration religieuse, vi- vace, n'ait corroboré ces esprits de sa continuelle influence ».

A ceux qui ne comprennent pas pourquoi l'Église de France éprou- verait le besoin de modifier une situation dont les Français des XVIIe et XVIIIe siècles se sont accommodés, le concile offre une réponse perti- nente: « . . .bien des choses qui, à certaines époques, ne renferment rien de funeste, deviennent ensuite, quand les circonstances sont changées, dan- gereuses ou même nuisibles. »

Vient enfin la réfutation de l'argument majeur du camp adverse: la langue prétendue barbare des écrivains chrétiens de la Grèce et de Rome. Ici le concile s'indigne d'une assertion « également fausse et in- décente ». Il lui suffit de signaler cette injure pour la flétrir. Il rend hom- mage à cette langue trop méconnue qui s'harmonise on ne peut mieux

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avec les idées et les sentiments du christianisme et dont la liturgie de l'Église catholique tire un si excellent parti. Si la langue des Pères de l'Église ne méritait que du mépris, la thèse gaumiste aurait-elle obtenu, des quatre coins de l'Europe, des adhésions significatives? Et l'auteur de dresser ici un petit palmarès: Alberdingk Thyim notable catholique de Hollande; l'immortel Pugin (immortalité précaire d'un homme ré- puté en 1850 et peu connu un siècle plus tard: vanitas vanitatum. . . ) et le pieux lord Philipps, en Angleterre; le baron Moy de Sens, le docteur Reithmeier, en Allemagne; Donoso Cortès, en Espagne; en France, Louis Veuillot et Montalembert, l'abbé Martinet, le père Ventura et plu- sieurs autres personnages. Bon nombre de journaux européens ont aussi emboîté le pas et sont devenus propagandistes bénévoles de Mgr Gaume.

Après cette incursion dans le journalisme du XIXe siècle, l'auteur anonyme reprend la lecture de son palmarès. Évidemment, il aime mar- cher en zigzag. Ne le chicanons pas pour autant! Il cite d'affilée S. Ém. le cardinal Altieri, S. Ém. le cardinal Gousset, Mgr de Montauban et même Mgr Dupanloup. Tactique habile! Dès 1850, le célèbre évêque d'Orléans communiqua aux supérieurs des petits séminaires de son diocèse la liste des auteurs chrétiens qui devaient être étudiés dans tou- tes les classes: V Évangile selon saint Luc, les Actes des Apôtres, les Extraits bibliques, Minutius Félix, Lactance, saint Léon le Grand, saint Jean Chrysostome, saint Athanase, saint Jérôme, saint Cyprien, saint Grégoire de Nazianze, saint Basile. En outre, dans le même man- dement, Mgr Dupanloup signalait à ses prêtres Y incomparable beauté des saintes Écritures; c'est pour cela que l'auteur de la brochure le four- voie dans le camp des gaumistes! Spectacle amusant pour la galerie au XXe siècle!

Ce petit texte, sans contexte, ne permet pas de fouiller les replis intimes de la pensée de l'évêque d'Orléans. L'auteur- de la brochure n'in- siste pas là-dessus: il lui tarde trop de reprendre sa marche en zigzag pour rencontrer sur sa route quantité de vénérables prélats et, entre autres personnalités, M-r Parisis. L'évêque d'Arras, gaumiste convaincu, don- ne même, avec la plus parfaite désinvolture, une pichenette au XVIIe siècle français, tout imprégné, comme on ne l'ignore pas, de l'humanisme de la Grèce et de Rome. « Non, s'écrie-t-il, le grand siècle n'a pas été

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infaillible et le jour viendra ses erreurs en littérature chrétienne se- ront aussi palpables que le sont déjà ses impertinences et ses insolents dédains sur les plus étonnantes constructions inspirées par le christia- nisme. »

Cette assertion est à retenir. Elle démontre que, en vertu d'une certaine logique des événements et souvent à l'insu des polémistes, le gaumisme s'est révélé, en fin de compte, l'adversaire du classicisme et l'auxiliaire du romantisme. Toute proportion gardée, cet accidentel tra- vail de démolition fut peut-être plus dangereux chez nous le roman- tisme, en retard de trente ans sur la France, connut de beaux jours avec l'École patriotique de Québec, fondée en 1860, c'est-à-dire à peine cinq ou six ans avant l'apparition de la littérature gaumiste au Canada.

Bref, cette première brochure de l'abbé Alexis Pelletier roule sur le grand thème que voici: la Renaissance est, de fait, l'ennemie de l'Église. Ce thème sera incessamment repris dans les brochures ulté- rieures et orchestré avec science et brio. Par la suite, quelques disciples profiteront de l'hospitalité discrète de deux ou trois journaux canadiens pour exécuter là-dessus des variations superfétatoires. Rares seront ceux qui, avec l'adversaire, rompront des lances courtoises. Querelle bien ca- nadienne, hélas! et prototype des mille et une discordes dont les échos multipliés se répercutèrent, au XIXe siècle, dans les murs de la Ville éternelle, au grand dam des intérêts moraux et religieux du Canada français.

« Situation du Monde actuel. »

Le Canada français comme la France est le pays des idées clai- res et du parler franc: on s'en aperçoit déjà en lisant la première brochure de l'abbé Pelletier. Ces caractéristiques se manifestent encore avec plus d'éclat dans la deuxième brochure publiée, elle aussi, en 1865, et intitu- lée: Situation du monde actuel. L'auteur canadien y commente les prin- cipales idées exposées dans le discours que Mgr Filippi, évêque d'Aquila, prononça à Rome, à l'Académie de la religion catholique, le 1er septembre 1864.

Dès l'avant-propos, l'abbé retors fait une importante mise au point: cette brochure n'est pas précisément de lui. Si on l'y poussait, il en dé-

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mentirait peut-être la paternité! En effet, a-t-il le droit de mettre son nom au bas de près de cent pages qui résument les dires d'autrui? Et ce madré d'abbé s'excuse d'avance de reproduire souvent de longs passages d'écri- vains réputés, en France. Ces citations, on les cherche en vain dans l'ou- vrage, noyées qu'elles sont par le flot des considérations de l'auteur lui- même; on ne sait jamais, de science certaine, si l'on a affaire à l'abbé Pel- letier ou à un penseur européen auquel il sert de truchement bénévole. Le procédé pourrait être plus honnête. Le cher abbé ne fut ni le premier, ni le dernier Canadien, oublieux, en cours de route et dans le feu de l'inspi- ration, de ses guillemets . . .

Mais laissons ces questions oiseuses, ou peu s'en faut, quand les plus hauts intérêts de l'Eglise et de la civilisation sont concernés. Car telle est bien la mission que s'assignent l'abbé Pelletier et les gaumistes de France: ils adjurent leurs compatriotes de combattre le paganisme, qui, en raison de la complicité des uns et de l'inexplicable complaisance des autres, est en train de saper les fondements mêmes du christianisme.

Bien puérils seraient ceux qui s'imagineraient dirimer le débat en faisant observer gravement que cette gent gaumiste ne pêche pas par un excès de modestie. Le persiflage, les moqueries, le dénigrement, voire les calomnies, ne lui ont jamais manqué. Elle s'est fixé un unique ob- jectif qu'elle expose à tout venant: celui de détruire l'influence des païens dans l'éducation des chrétiens. Voilà son delenda Carthago.

A son accoutumée, l'auteur de la Situation du monde actuel tire à boulet rouge sur Homère, Virgile, Cicéron, Sénèque et tous les autres thuriféraires d'un monde qui ignorait le Christ et le Sermon sur la Montagne. Afin de gagner plus facilement son point, l'abbé Pelletier use d'un leitmotiv puissant qui pourrait bien opérer sur certains lec- teurs à la manière d'une incantation.

Il brosse deux vastes tableaux: d'abord l'ancienne chrétienté réu- nie, dans un seul bercail, sous la houlette d'un seul pasteur; puis l'héri- tage des fils de Japhet morcelé en fragments méconnaissables d'où mon- tent des voix irritées, discordantes, provocatrices. Après dix-huit siècles de christianisme, comment cela se fait-il?

Toute la première partie de la brochure est à l'avenant.

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Autrefois l'Église était un grand propriétaire. Aujourd'hui le pape vit en tutelle au Vatican et mange le pain de l'aumône. Autrefois, sur tous les points importants du monde civilisé, surgissaient des cathé- drales édifiées par le peuple, vastes temples qui apportaient aux foules miséreuses consolation et espérance. Aujourd'hui, plusieurs d'entre elles sont confisquées ou profanées. Après dix-huit siècles de christianisme, comment cela se fait -il?

Il y a quatre siècles, la charité exerçait partout sa bienfaisante in- fluence. Maintenant sévit la philanthropie, « cette étrangère qui ne con- naît pas Jésus-Christ ». A l'époque des croisades, l'humanité s'ébranla pour conquérir un tombeau. De nos jours, elle demeure indifférente en présence des pires attentats perpétrés contre le successeur de Pierre, ses évêques, ses religieux exilés quelquefois en des terres nouvelles. Elle semble avoir adopté comme devise: Chacun pour soi. Elle se moque des préceptes de l'Eglise sur l'indissolubilité du mariage, le jeûne, le repos dominical. Le théâtre, pourtant à l'ombre du sanctuaire, est devenu la sen tine de tous les vices. Après dix-huit siècles de christianisme, com- ment cela se fait-il?

Avec l'amoindrissement de la foi, le monde du XIXe siècle voit la paix s'éloigner de lui. Absence d'équilibre social; le peuple, sinon la populace, prépare son avènement. On croit non plus à une autorité qui vient de Dieu, mais à un pouvoir qui émane de la foule. Il s'ensuit des révolutions, des régicides, des guerres civiles. Ici, il convient peut-être d'ouvrir une parenthèse sur un article du credo politique de l'auteur: c'est un monarchiste de la plus stricte obédience. Avec des sentiments de la plus vive amertume, il note que, en moins d'un demi-siècle, cin- quante deux trônes ont été abattus. Voilà bien, pour l'auteur, l'abo- mination de la désolation. La démocratie ne lui dit rien qui vaille; et, comme on le pense bien, ce n'est pas lui qui se laisse berner par les mots science et progrès que les démocrates et les démagogues ont toujours sur les lèvres. Partisan de l'union de l'Eglise et de l'État, il déplore le di- vorce qui sévit et s'accentue, dans la majeure partie des nations europé- ennes, entre César et Dieu. Après dix-huit siècles de christianisme, com- ment cela se fait-il?

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Monarchiste authentique, il est aussi aux antipodes du libéralisme. A l'erreur il ne reconnaît aucun droit. De la liberté il se fait une concep- tion juste et orthodoxe. Aussi bien peste-t-il contre les maux du siècle: la presse moderne qui abuse de sa liberté et répand autour d'elle l'erreur et l'immoralité; les arts qui étalent et glorifient le nu, comme aux plus beaux jours du paganisme ; la philosophie du XIXe siècle, émancipée de la Révélation ; les sciences modernes engluées dans la matière. Et, pour ré- sumer et illustrer sa thèse, l'auteur emploie ici une comparaison qui, à un siècle de distance, remue encore l'âme: le monde chrétien d'aujourd'hui est semblable à un roi déchu qui, à l'exemple de Nabuchodonosor, « brou- te comme les bêtes l'herbe des vallées et partage leurs grossiers instincts ».

Jusqu'à la Renaissance, le monde chrétien avait victorieusement livré bataille à l'erreur. Depuis la Renaissance, il doit se tenir sur la dé- fensive: trop d'ennemis, issus du paganisme, lui font la guerre. Ainsi la littérature chrétienne, l'art chrétien, la philosophie chrétienne n'ont pu maintenir les positions qu'ils avaient conquises au moyen âge. Aujour- d'hui les maux des époques antérieures protestantisme, matérialisme, panthéisme, sensualisme, rationalisme se sont ligués pour engendrer ce monstre qui a nom: Révolution française. Depuis la Renaissance, l'Église est en butte aux persécutions. En Europe comme en Amérique, les puissants lui font la vie dure. Après dix-huit siècles de christianisme, comment cela se fait -il ?

Les trente-cinq premières pages de la brochure multiplient ces com- ment; les soixante autres y répondent. Au sentiment de l'auteur, tous les maux actuels voltairianisme, révolution, césarisme, protestantisme, rationalisme, tirent leur origine de la Renaissance, sœur siamoise du paganisme, le pire ennemi de l'Eglise.

On pense bien que, même au XIXe siècle, une pareille assertion ne passait pas comme une lettre à la poste. Bon nombre de gallicans et de libéraux n'étaient pas convaincus par cet argument ni terrassés par cette logique. Contre la thèse gaumiste les projectiles pleuvaient dru. Aussi l'auteur emploie-t-il le reste de la brochure à prévoir ou à réfuter les ob- jections des adversaires.

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Première objection: la foi a baissé depuis quelque temps. Là-dessus, répond l'auteur, nous sommes tous d'accord. Mais la question reste en- tière: il s'agit de savoir pourquoi la foi a augmenté en certains siècles et diminué à partir d'une certaine époque qui s'appelle la Renaissance. Ici, passons la parole au vigoureux polémiste:

Les semblables seuls produisent leurs semblables. Je vois un champ couvert d'ivraie et je dis avec une certitude absolue: on y a semé de l'ivraie*. Quand je parcours un pays règne le luthéranisme, je dis également, sans crainte de me tromper: on y a semé du luthéranisme. Quand je visite d'autres contrées l'on professe le calvinisme, le mahométisme, le bouddhisme, je répète avec la même assurance: ici, on a semé le calvinisme, le mahométisme, le bouddhisme*. Com- ment voulez-vous qu'en voyant une société redevenue païenne, autant qu'une société baptisée peut être païenne, je* ne dise pas : on y a semé du paganisme.

Deuxième objection: « la thèse de ceux qui combattent le paganisme dans l'éducation est trop absolue. Le mal actuel est complexe et ne peut s'expliquer par une seule cause. » A quoi l'auteur répond que le paganisme est, lui aussi, un « fait complexe » et que, à lui seul, il offre une raison suf- fisante du désordre dans le monde. Le virus du paganisme s'est infiltré dans les veines du corps social au point que, « si un Grec ou un Romain revenait en France, il se trouverait moins dépaysé que ne le serait Charle- magne ou saint Louis ».

Troisième objection: c'est le péché originel qui explique tous les maux passés, présents et futurs. Ici, l'auteur a une façon originale de réduire à quia l'interlocuteur. Il oppose une fin de non-recevoir à cette solution qui n'en est pas une. La preuve? Cela est vrai, comme il est vrai que tout incendie vient du feu ; mais dire cela, c'est ne rien dire. » Le problème est ailleurs et pourrait s'énoncer comme suit: pourquoi le péché originel semble peu agissant, à certaines époques, et tout puissant en d'autres périodes, alors que la nature humaine ne change pas?

Quatrième objection: « Horace et Virgile! Des thèmes et des versions pour expliquer le monde actuel! C'est une trop petite cause pour un grand effet. » On pressent la réponse. La Renaissance ne fut pas conscrite à la littérature et aux arts. L'enseignement littéraire « est le biberon par le- quel les jeunes générations aspirent le poison du paganisme ». Voilà pour- quoi on a d'abord dénoncé l'enseignement des classiques païens. Mais il

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importe de pourchasser le paganisme partout et jusque dans ses plus obs- curs repaires.

L'auteur décrit alors l'engouement des hommes de la Renaissance pour le latin classique. Il cite plusieurs mots fameux: celui de Luther sur les théologiens catholiques farcis d'un latin qui ferait pitié à un pédant de village; celui de Reuchlin qui refuse de croire à l'existence du purga- toire quand cette vérité est annoncée par une bouche pileuse qui ne sait pas même décliner Musa; celui de Buonamico qui aimerait mieux parler com- me Cicéron que d'être pape; celui de certains écervelés qui, au dire d'Éras- me, craignent beaucoup plus un solécisme qu'une hérésie.

Même s'il se tient toujours dans la ligne sereine de l'histoire et s'il discute pièces en main, l'auteur ne réussit pas moins quelquefois à dérider les fronts: témoin une citation du père Inchofer qui a écrit une Histoire de la sainte latinité. Ce bon Père, un tantinet naïf, est si engoué du latin de Cicéron et de Virgile qu'il affirme sans sourciller que probablement les bienheureux, dans le ciel, parleront latin: Beatos in cœlo latine locuturos probabile. Est-il besoin d'ajouter que, au dire de cet humaniste intempé- rant, ce latin sera non pas celui de la scolastique barbare, mais bien celui du beau siècle d'Auguste? D'avance, cette perspective lui fait verser des larmes de tendresse. Constatons cette fringale de latinité et passons.

Cinquième objection: « Que devrait-on penser d'une Église, infail- lible en matière de foi, et qui se serait trompée avec persévérance pendant plusieurs siècles sur une matière aussi intéressante pour la religion que l'objet des études? »

Poser cette question, c'est admettre une équation assez simpliste entre l'Église et la Renaissance. Si plusieurs papes ont encouragé la Renaissance à son berceau, il est faux de conclure qu'elle est l'œuvre de l'Église. Et l'auteur de faire là-dessus justice de certaines conceptions erronées et d'aborder de front un problème qu'il élucide aussitôt à l'aide des trois propositions que voici: « L'Église n'a jamais approuvé la Re- naissance; l'Église n'a cessé de protester contre la Renaissance; l'Église a subi la Renaissance. » A l'appui de cette dernière assertion, il suffit de rap- peler l'exemple de saint Charles qui, après le concile de Trente, osa abolir, dans certaines maisons d'enseignement, le commerce des classiques païens. Malgré cela, telle était alors la vogue du beau latin que la jeunesse délaissa

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ces foyers d'enseignement chrétien pour se désaltérer, dans d'autres insti- tutions, aux sources impures du paganisme.

Sixième objection: « Un tel engouement n'existe plus. Comment expliquer le laisser-faire de l'Eglise aujourd'hui? » Bien au contraire, répond le polémiste, cet engouement se manifeste toujours. D'ailleurs l'Eglise aurait-elle, en ces jours troublés du XIXe siècle, l'autorité voulue pour effectuer le remaniement désiré?

Septième objection : « Ayez de bons professeurs et vous ferez des chrétiens avec Ovide et Quinte-Curce, tout aussi bien qu'avec les Pères de TÉglise. » Ici l'interlocuteur imaginaire nous la baille belle; il dogmatise même comme un bedeau qui parlerait balistique. A l'entendre, on s'ima- gine que la France a été constamment dépourvue de bons professeurs de- puis la Renaissance. C'est pourtant le contraire qui est vrai. Depuis le XVIIe siècle notamment, dans le domaine de l'éducation, les jésuites ont conquis des lauriers qui sont aussi verts qu'aux premiers jours. Et nous autres, hommes du XXe siècle, savons que, en dépit de la stupide prédic- tion de Renan, cette heureuse tradition n'a pas été rompue avec un Foch.

Huitième objection: la religion n'est-elle pas enseignée dans nos sé- minaires? Sur quoi l'auteur cite un bon mot du père Possevin: « Que sont quelques gouttes de vin pur pour adoucir un tonneau de vinaigre? » Le vin pur, comme on le pense bien, c'est l'enseignement de la religion pen- dant deux ou trois heures par semaine; le vinaigre, c'est le venin de l'er- reur distillé dans le cerveau des élèves à toutes les heures du jour, par l'in- termédiaire des classiques païens. Ici, il sied de reproduire sans en omet- tre un iota la belle envolée d'un chrétien qui ne veut pas concourir à ce qu'il croit être une œuvre d'iniquité ou, tout au moins, un indice d'un surprenant fétichisme:

Au sortir du collège, nous savions par cœur les noms, l'histoire, les attri- buts, les aventures des dieux et des déesses de la fable; nous connaissions les Da- naïdes et les Parques, Ixion et sa roue, Tantale et son supplice, les oi^s du Capi- tule et les poulets de Claudius. Sans broncher, nous aurions pu faire la biogra- phie de Minos, d'Eaque et de Rhadamanthe, de Codrus et de Tarquin, d'Épa- minondas, de Scipion et d'Annibal, de Cicéron et de Démosthène, sans excepter celle d'Alexandre et de César, d'Ovide, de Salluste, de Virgile et d'Homère, Ly- curgue, Socrate, Platon, les Flamines, les Jeux du Cirque et de l'amphithéâtre, les sacrifices, les fêtes, les comices du peuple-roi nous étaient connus. En un mot, nous possédions tout le savoir désirable dans d'honnêtes jeunes gens de Rome

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et d'Athènes, rejetons des Brutus ou des Gracques, candidats aux gloires du forum, adorateurs ou prêtres futurs de Jupiter et de Saturne.

Mais si par malheur on nous eût transportés sur le terrain du christianisme et qu'on nous eût demandé des détails sur la hiérarchie et les divers chœurs des anges, sur la constitution de l'Eglise, sur le nombre et les noms des principaux conciles; si on nous eût priés de dire les noms des douze apôtres, le nombre de leurs épîtres; si on nous eût interrogés sur nos saints et nos martyrs, sur nos héros et nos gloires, les Chrysostome, les Augustin, les Athanase, les Ambroise, les rois de l'éloquence et de la philosophie chrétienne, les pères du monde mo- derne, nos maîtres dans la science de la vie; si on nous eût demandé à nous, leurs enfants, les enfants de l'Eglise et des martyrs, quelle fut l'époque de leur nais- sance, quels combats ils eurent à soutenir, quels ouvrages ils composèrent, quel- les actions leur méritèrent l'admiration des siècles et le culte de l'univers, on nous eût parlé une langue inconnue. La rougeur de notre front et l'humiliante immobilité de nos lèvres, en excitant la pitié de l'homme sensé, eussent mis à nu le contresens monstrueux de nos études classiques. Telle est notre histoire, et peut-être celle de bien d'autres.

A n'en pas douter, l'auteur heurte ici des convictions séculaires. Mais remarquez avec quel aplomb, avec quel commencement d'allégresse, il avance au milieu de ses contradicteurs. Il met à nu toutes les boutiques de cette «foire aux vanités » qui s'appelle la mythologie gréco-romaine.

Avant de déposer sa plume et de prendre un repos bien mérité, il insiste, à bon escient, sur les dangers qu'une pareille éducation fait courir à l'adolescent devenu homme, danger d'autant plus grave que l'adolescent seul peut difficilement se prémunir contre un enseignement nocif beau- coup plus par son esprit que par sa lettre.

Puis deux volets d'un diptyque d'une lumineuse concision: « Mon- seigneur Dupanloup dit: Le système actuel d'éducation est excellent [en France], mais les professeurs ne sont pas à la hauteur de leur position. Monseigneur Gaume dit: Les professeurs sont excellents, mais le système d'éducation est vicieux, comme l'histoire de trois siècles en fournit la preu- ve. » Comme M*r Gaume, l'auteur canadien veut dénoncer, non pas les personnes, mais le mode d'enseignement.

La brochure se ferme sur deux recommandations explicites de M*r Gaume qui résument, en quelque sorte, son manifeste: urgence d'accorder la première place aux auteurs chrétiens et la seconde aux auteurs païens dans le programme d'études des maisons d'enseignement secondaire en France; nécessité de mettre exclusivement les manuels des auteurs chrétiens entre les mains des adolescents jusqu'à la quatrième inclusivement.

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Le lecteur même distrait de cette brochure de près de cent pages ne peut s'empêcher de constater que, sauf dans l'avant-propos et le der- nier chapitre, il n'est nullement question du Canada. L'abbé Pelletier use même de précautions envers ses adversaires éventuels: il ne nomme person- ne et il s'attaque uniquement à une méthode d'enseignement.

Toutefois, en de si graves conjonctures, la prudence ne suffit pas à conjurer tous les dangers. N'oublions pas que l'abbé Pelletier va à ren- contre d'une tradition plusieurs fois séculaire; il s'y précipite même avec une ferveur et une logique qui devaient déconcerter brutalement les par- tisans de la routine. Qu'importe s'il examine avec une consciencieuse sa- gacité un problème vieux comme le christianisme; de fait, il publie au Canada une diatribe contre un programme d'études utilisé non seulement en France, mais aussi au Canada français et notamment dans quelques- unes de ses plus vénérables maisons: le Petit Séminaire de Québec et l'Uni- versité Laval.

Que révèle, en effet, une enquête faite sur les manuels latins et grecs mis, en 1865, entre les mains des élèves de ces deux institutions? Certes, elle n'accuse pas une prépondérance des auteurs chrétiens sur les auteurs païens; à ceux-ci, presque tout le gâteau; à ceux-là, une portion tellement congrue qu'elle confine à l'absence de nourriture.

Sèche à l'ordinaire, la statistique est quelquefois éloquente. Celle qui suit ne requiert nullement les artifices de la rhétorique pour intéresser le lecteur de 1947 et conférer aux propos de l'abbé Pelletier une singulière pertinence. Parcourons donc avec circonspection l'annuaire du Séminaire de Québec, pour l'année académique 1862-1863. On y trouve, à la page 55, un précieux programme des études les classiques païens ont la part du lion.

En septième, on traduit V Epitome histotiœ sacvœ; par contre, en sixième, on étudie une Petite Mythologie de Leseuir qui permet de mieux comprendre De Viris, Phèdre et Selectœ e profanis. En cinquième, on essaie d'ingurgiter Cornelius Nepos, César, Ovide et les Églogues de Vir- gile, En quatrième, on commente César, Virgile, Quinte-Curce ; on réser- ve à ceux qui commencent à s'initier au grec, avec les éléments de la gram- maire de Congnet, Ésope et V Evangile. En troisième, les auteurs latins et grecs qui figurent au programme sont: Virgile, Salluste, Cicéron, Lucien,

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Xénophon, Hérodote et les Actes des Apôtres. En seconde: Virgile, Ho- race, Tite-Live, Xénophon, Hérodote, Homère, Plutarque, Euripide et saint Grégoire de Nazianze. Enfin, en rhétorique: Condones latinœ, Ci- céron, Tacite, Horace, Homère, Démosthène, Plutarque, Platon, Sopho- cle, Eschyle, Thucydile, saint Basile et saint Jean Chrysostome.

En voilà suffisamment pour démontrer que le classicisme païen était alors une divinité à laquelle le Séminaire de Québec sacrifiait bon nombre de textes sacrés.

Issue du Séminaire, l'Université Laval ne faisait pas, elle non plus, une part trop large aux classiques chrétiens: à preuve, les questions d'exa- men posées, en 1862, aux futurs bacheliers. La rubrique intitulée Litté- rature et Rhétorique, mentionne les noms de Démosthène, D'Euripide, d'Homère, d'Horace, de Cicéron. Les Oraisons funèbres de Bossuet sont immédiatement suivies de Voltaire considéré comme poète: amusante pro- miscuité! Les partisans des classiques chrétiens ont, comme fiche de con- solation, Le Tasse; il s'agit sans doute de la Jérusalem délivrée, poème épique le catholicisme n'est pas pur de tout alliage. Voilà qui suffirait à encourir la disgrâce et l'excommunication de l'orthodoxie gaumiste.

En 1863, les candidats au baccalauréat es arts de l'Université Laval reçoivent une version grecque extraite du Prométhée d'Eschyle et une ver- sion latine provenant du De Oratoribus de Tacite. En 1865, la version grecque porte sur la mort de Cyrus le jeune; la version latine, sur la na- ture du droit. En 1866, la version grecque est consacrée à Soerate; la ver- sion latine, à la mort de Sénécion.

L'abbé Pelletier, semble-t-il, ne combattait donc pas des fantômes quand il livrait bataille, sur le sol québécois, aux classiques païens. A qui voulait convaincre, dépister l'erreur et ouvrir passage à la vérité, il était loisible, dans le Canada français de 1865, de négliger les brimborions et colifichets du style, les périodes sonores et les flexibles cadences qui flat- tent l'oreille, l'art des images qui caressent l'œil. Fi de ces vains ornements! Fi de la paille des mots lorsqu'on réclame le grain des choses! Le styliste cède alors le pas au polémiste qui n'a d'autre but que de gagner les intelli- gences et les cœurs par la force impérieuse de ses convictions et l'ensorce- lante logique de ses arguments. Dans toutes ces pages circule une flamme

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conquérante qui brillera d'un éclat de plus en plus vif, au fur et à mesure que se dérouleront les incidents de la querelle.

Toujours affublé du masque de l'anonymat, l'auteur résolut de diffuser le gaumisme dans des milieux nouveaux. Ses deux brochures s'adressaient à l'élite; il s'efforcera d'atteindre le peuple avec un grand article publié dans la première page du Canadien, édition du 22 mai 1865, c'est-à-dire quelques semaines après l'apparition des deux brochures. Syn- thèse des publications précédentes, elle ne saurait avoir d'autre auteur que l'abbé Alexis Pelletier: à la griffe on reconnaît le lion. Dans l'un et l'au- tre cas, mêmes arguments, mêmes citations, même style véhément, même enthousiasme dans la bataille, même foi en l'efficacité de la nouvelle doc- trine.

L'article est intitulé: Du paganisme dans l'enseignement. Il porte en sous-titre: Doctrine de V Eglise sur l'enseignement des auteurs païens. Placés, en quelque sorte, sous le patronage de Pie IX, de denses paragra- phes s'avancent en rangs serrés tels des bataillons d'hoplites. Çà et là, quel- ques nouveaux traits décochés contre le paganisme littéraire et ses adeptes : exposition de la méthode prudente à laquelle recouraient les premiers chré- tiens pour l'éducation de leurs enfants; témoignages probants de Cicéron, de Platon et de Quintilien, nullement oublieux des dangers que comporte le paganisme; témoignages irrécusables de saint Augustin et de quelques autres Pères de l'Église; nombreuses citations de l'encyclique Inter multi- pliées de Pie IX, des règles du concile de Trente ; surtout, mise en lumière d'une élémentaire vérité trop souvent oubliée. Au XIXe siècle, en France, le paganisme comptait déjà trois siècles d'hégémonie littéraire; mais à ces trois cents ans, il est loisible aux gaumistes d'opposer les quatorze siècles antérieurs qui ont formé tant de générations de chrétiens militants et qui ont concouru à l'établissement de l'unité politique et morale au moyen âge.

Bref, dès 1865, l'abbé Pelletier semble être dans la pleine fleur de son talent. Deux brochures et un grand article de journal lui suffisent pour alerter le public. Sous le voile de l'anonymat, il remue comme pas un

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idées et opinions. Il a de l'activité intellectuelle à revendre. Dans ses écrits perce souvent, avec une pointe d'humeur ou d'amertume, le souci aigu de servir les hauts intérêts de l'Église et de la patrie. Telles qu'elles ont été léguées à la postérité, avec leur style volontiers déclamatoire, leurs périodes nombreuses et hachées d'apostrophes aujourd'hui vieillottes, ces pages méritent mieux que l'indifférence des esprits du XXe siècle. Avec facilité et comme en se jouant, nos pères possédaient le secret de se passionner pour de grandes causes *.

Séraphin MARION,

professeur à l'Université d'Ottawa, membre de la Société royale du Canada.

* Cette étude est le premier chapitre d'un ouvrage qui paraîtra l'an prochain et fera partie des Publications sériées, de l'Université d'Ottawa.

En relisant "Dominique"

Si Eugène Fromentin n'a laissé que trois ouvrages littéraires, c'est que son métier n'était point d'écrire, mais de peindre. Pourtant son nom est resté plus célèbre dans les lettres que dans les arts. Comme peintre, il tient une place honorable dans l'école française des orienta- listes ; comme écrivain, il se place au premier rang dans les trois genres il s'est essayé : les récits de voyages, la critique d'art et le roman.

Par un rare bonheur, il a su ne pas mélanger littérature et peinture et s'abstenir de ces transpositions d'art, qui rendent si fade, parfois, la peinture à sujets et si fatigante l'écriture artiste des auteurs qui, pre- nant trop à la lettre le vieux précepte ut pictuva poesis, accumulent les termes rares pour donner au lecteur l'illusion du réel. Fromentin, maître de sa plume comme de son pinceau, savait s'exprimer directement et complètement dans le domaine des sentiments et de la pensée comme dans celui des formes et des couleurs. Cette puissance de dédoublement, qui étonnait et charmait déjà Sainte-Beuve et Schérer, s'explique par le fait même que Fromentin trouvait sa pleine satisfaction d'esprit par l'emploi distinct de l'une ou l'autre de ses facultés.

Il y a pourtant des analogies entre son talent de peintre et son art d'écrivain et, si on voulait leur trouver des traits communs, ce serait la sincérité de la vision ou du sentiment, le goût du détail approfondi et, en même temps, le souci et le secret de créer, dans ses tableaux comme dans ses livres, une atmosphère qui donne à l'image ou à l'idée sa nuance poétique ou son relief plastique. De même qu'il y a peu de dis- cussions théoriques dans sa critique d'art, il n'y a point de dissertations ni de considérations personnelles dans son roman. Et pourtant, rien n'est plus personnel que l'oeuvre écrite de Fromentin. Elle apparaît comme un triptyque, dont chaque volet aurait son objet propre : la

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nature, l'art et, au centre, l'homme, mais dont chacun refléterait la per- sonnalité de l'auteur. Avec ses récits du Sahara et du Sahel, il nous offre sa vision personnelle du monde exotique; avec ses Maîtres d'autrefois, il nous livre ses goûts et ses prédilections artistiques; enfin, avec Domi- nique, c'est l'analyse même de son âme qu'il conduit à travers celle des personnages du roman.

Aussi, pour bien comprendre l'un ou l'autre des trois chefs-d'œu- vres laissés par Fromentin, est-il nécessaire de connaître l'homme et sa biographie, toute simple qu'elle est. Nous en retiendrons surtout ce qui peut faciliter la compréhension de Dominique et permettre de juger jus- qu'à quel point il s'agit ici d'un roman autobiographique.

Eugène Fromentin est le 24 octobre 1820, à La Rochelle, il devait venir mourir le 27 août 1876 et il repose, dans le petit cime- tière de Saint-Maurice, près de sa maison natale. Sa famille, paternelle aussi bien que maternelle, était fixée en Aunis et Saintonge et, dès le XIVe siècle, on la trouve alliée aux notables de ces deux provinces. Son père était médecin aliéniste et s'essayait, avec plus de patience que de bonheur, à la peinture. Il est possible que, comme artiste autant que comme psychologue, Fromentin ait quelque chose à cet excellent homme, mais heureusement, il le dépassa de beaucoup. Sa mère, issue d'une famille qui était revenue au catholicisme après être passée par la Réforme, était très pieuse et donna à ses deux fils l'aîné fut médecin une éducation chrétienne. Mais la jeunesse de Fromentin, bien que domi- née par le problème moral, semble avoir été réfractaire à cette influence religieuse et l'on remarquera qu'elle n'apparaît à aucun moment dans Dominique. Le jeune Fromentin semble également s'être insurgé contre les influences familiales, sans toutefois manquer de déférence à ses parents. C'était un esprit replié sur lui-même, à la fois exalté et concentré, habitué à s'analyser et à se juger, capable de se ressaisir, après avoir rencontré en lui-même tous les éléments de ses dépressions passagères.

Les Fromentin vivaient dans une vieille propriété familiale, à Saint-Maurice, près de La Rochelle, dans ce paysage plat que Fromentin comparera à ceux de la Hollande, moins les pâturages: aucun vallonné-

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ment, aucune forêt, rien que des guérets, s'étendant jusqu'à la mer, qui en prolonge l'étendue sous un ciel immense et changeant sans cesse aux jeux de la lumière. C'est dans ces horizons d'un charme mélancolique, mais attachant, que Fromentin passe son enfance. Il a pour voisine une jeune créole, de quelques années plus âgée que lui et pour laquelle il éprouve une affection inconsciemment amoureuse. Quand cette jeune Léocadie se marie, à dix-huit ans, Fromentin se sent désespéré; c'est la séparation qui lui révèle la nature vraie de son sentiment, que son ima- gination romantique et sa sensibilité rêveuse vont cultiver et dilater, en s'y délectant.

A ce moment, Fromentin est élève au Lycée de La Rochelle et s'y lie avec Léon Mouliade, fils d'un riche propriétaire du pays; ce jeune camarade d'Eugène, caractère à la fois voluptueux et résolu, joue au dandy désabusé et il exerce une grande séduction sur l'esprit du jeune collégien, qui lui fait ses confidences. Leur amitié se fortifie quand tous deux se retrouvent à Paris, au Quartier Latin. Fromentin y avait été envoyé par sa famille pour faire son droit. Bien que la procédure l'en- nuyât « à crever », comme il l'écrivait à un ami, il pousse cependant ses études jusqu'au doctorat et fait un stage chez M6 Denormandie, avoué. Mais sa grande occupation est de faire des vers, que lui inspire son amour persistant et malheureux, et qu'il envoie à celle qui en est l'objet. Il s'occupe aussi à crayonner mille croquis sur tous les papiers qui lui tombent sous la main, sans excepter les exploits de procédure, et jusque sur les murs de l'étude. Il se lie avec tout ce qui compte dans la jeunesse littéraire ou politique de l'époque, et soit à la pension Balèche, il rencontre Edouard Grenier, soit à la Conférence Mole, pépinière d'hommes d'État, soit aux cours de Michelet et de Quinet ou dans les cafés littéraires, il étend ses relations. A l'Institut catholique, il se lie avec le chartiste Bataillard, son aîné, esprit mûr, caractère énergique et droit, qui deviendra son intime, son soutien moral et pour ainsi dire son directeur de conscience.

Ses retours périodiques à La Rochelle ne font que ranimer sa pas- sion. Il y retrouve Léocadie qui, mère de famille et bonne épouse, ne par- tage en rien ses sentiments, son exaltation ou sa mélancolie. Mais elle est coquette, un peu légère et, tout en se jouant de son jeune amoureux, ne

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fait pas grand'chose pour le désabuser et le remettre sur le bon chemin. Il faut donc que ses amis se chargent de le guérir d'une passion puérile et peut-être plus imaginaire que profondément réelle, et qu'ils l'arrachent à une aventure sans issue; finalement, ils parviennent à lui faire rompre cette pseudo-liaison. A ce moment, le jeune homme éprouve un profond dégoût de lui-même, de la vie, de ses occupations. Il obtient alors, mais non sans peine, de sa famille, la permission d'abandonner le droit pour la peinture et il entre dans l'atelier de Ménard, paysagiste académique, qu'il quittera bientôt pour celui de Cabat, il travaille avec acharne- ment. L'année 1844 allait réveiller chez lui la passion dont il essayait virilement de se défaire: Léocadie meurt, à 27 ans, des suites d'une opé- ration. Fromentin est désespéré et sa douleur s'exprime dans le Journal qu'il tient alors. Ce sera l'origine de Dominique, qu'il écrivit tout d'une traite, dix-huit ans plus tard, au cours d'un séjour à Fontainebleau, dit Schérer 1, à Saint-Maurice, assure Victor Giraud 2.

Après quelques mois de recueillement dans la maison paternelle, Fromentin revient à Paris, songe à faire un stage en Italie, mais est fort heureusement détourné de ce voyage banal par un ami qui revient d'A- frique et qui lui montre quelques aquarelles et dessins faits là-bas. Le jeune homme se sent attiré par ce pays et, en 1846, il y fera son premier voyage, suivi, en 1847, d'un séjour plus prolongé. Les tableaux qu'il fait d'après ses impressions algériennes ont du succès et se vendent bien; ses ex- positions au Salon sont remarquées et Théophile Gautier en fait l'éloge dans son feuilleotn. Sa famille commence à s'intéresser à la vocation et à la profession du jeune artiste et lui laisse désormais la liberté de les cultiver. Fromentin se marie avec Marie de Beaumont, la nièce de son ami A. du Mesnil et part avec elle (1851) pour cette Algérie, dont il est devenu le peintre attitré.

Des lors, et pendant vingt-cinq ans, Fromentin aura une vie de travail et de succès à peu près continus: la première médaille du Salon (1857), la Légion d'Honneur (1859) viennent le récompenser; l'ai- sance lui est assurée par les commandes d'une clientèle qui ne se lasse pas de son Algérie et même qui l'y confine, boudant à ses tentatives de

1 Etudes sur la littérature contemporaine, t. II et t. VI.

2 Revue des Deux-Mondes, 1939.

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s'en évader quand il veut peindre Venise ou des Centauresses. Pour se renouveler dans son genre, Fromentin se met à écrire ses impressions de voyage. C'est Buloz qui le décide à les publier dans la Revue des Deux- Mondes, il donne avec succès son Été dans le Sahara (1856) et son Année dans le Sahel (1858). Mais Buloz, à sa conversation, devine le romancier et l'amène à écrire son roman (1862) Dominique, où, comme nous allons le voir, il s'est peint lui-même et a raconté, en l'idéalisant, sa grande aventure sentimentale de jeunesse.

Désormais, aux yeux des connaisseurs, Fromentin appartient à la littérature autant qu'à la peinture et pourtant, c'est à partir de ce moment qu'il cesse d'écrire. S'il faut en croire Goncourt (Journal, t. V, p. 189), l'auteur de Dominique lui aurait confié que, s'il n'avait pas eu de charges de famille, il aurait quitté la peinture pour aller s'enfermer dans la solitude et passer tout le reste de sa vie à écrire. Il était tourmenté par le désir de donner quelque chose sur l'Egypte et longtemps, dit le Journal des Goncourt (t. V, p. 147) , « il nous décrit ce pays avec une mémoire qui a le souvenir du jour, du vent, du nuage, une mémoire locale inouïe mettant avec la couleur de sa parole, sous nos yeux, les tournants du Nil ». Ces projets n'eurent pas de suite et Fromentin, rivé par le succès à son travail de peintre, s'y consacra exclusivement jusqu'à sa mort, en 1876, à Saint-Maurice, il était parti chercher un peu de repos.

Fromentin nous a laissé de lui-même un portrait de jeunesse (1843), fait au crayon et qui le montre avec de longs cheveux flottant sur ses épaules, les yeux longs et rêveurs, la moustache effilée, l'air alan- gui, fatal, très romantique. Plus tard, il avait coupé sa chevelure, et laissé croître sa barbe; son visage était doux et sévère, creusé par les fatigues du travail et des voyages et par une santé chétive. George Sand, dans une lettre à Jules Claretie, l'a dépeint ainsi: « Eugène Fromentin est petit et délicatement constitué. Sa figure est saisissante d'expression; ses yeux sont magnifiques. Sa conversation est comme sa peinture et comme ses écrits, brillante et forte, solide, colorée, pleine. On l'écouterait toute la vie. Il jouit d'une considération méritée, sa vie étant, comme son esprit, un modèle de délicatesse, de goût, de persévérance et de dis- tinction. Il a des amis sérieux, dévoués, une femme charmante. Heureux

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ceux qui peuvent vivre dans l'intimité de cet homme exquis à tous égards. »

Ce jugement moral paraît avoir été celui de tous ses contemporains. C'était une véritable sensitive, nous dit L. Gonse, le meilleur peut-être de ses biographes 3, une âme vibrante et chaude, sous une grande réserve de manières. Il savait discipliner sa sensibilité, se concentrer pour la mé- ditation et s'imposer la continuité de l'action créatrice.

De cette « vie simple et sans événements... entièrement liée à son travail » (Gonse) , à sa famille, à ses amis, Fromentin va pourtant tirer un épisode suffisant pour emplir tout son roman. Il s'agit de son amour de jeunesse, qui n'eut, semble-t-il, aucune influence sur le développement pratique de son existence, mais qui fournit à sa sensibilité, à son imagi- nation, un stimulant puissant, au début de sa vie et, plus tard, nourrit sa mémoire affective et offrit une matière de choix à sa création littéraire. En résumant rapidement l'intrigue de Dominique, et en évoquant les personnages et les milieux que Fromentin y a décrits, nous verrons comment l'autobiographie se transfigure dans le roman et comment la vie réelle y pénètre de toutes parts, pour s'y recomposer et y prendre toute sa valeur esthétique.

Ce roman est fait sous forme de récit personnel, mode de présen- tation encore utilisé de nos jours avec succès. Dans le préambule, Fro- mentin nous introduit au Château des Trembles, vit Dominique de Bray, âgé alors d'une quarantaine d'années l'âge de l'auteur quand il écrit son livre et vivant là, en gentilhomme campagnard, retiré du monde, avec sa femme, ses enfants, au milieu des paysans du village de Villeneuve dont il est maire et près de la petite ville d'Ormesson, il va rarement. Dominique raconte sa vie d'enfant rêveur et doux aux Trembles, au milieu de ses parents et de leurs vieux domestiques, confié aux soins d'un précepteur, Augustin, homme d'études, volonté ferme, qui le prépare à entrer au collège. Quand il y est, il s'y lie avec Olivier d'Orsel, adolescent déjà beaucoup plus mûri que lui et qui affecte le

3 Louis GONSE, Eugène Fromentin, peintre et écrivain, 1887.

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dandysme et la désinvolture à la mode. Dominique devient bientôt un familier de l'hôtel d'Orsel et fait la connaissance des deux cousines de son ami, Julia, encore une enfant, et Madeleine, d'un an plus âgée que lui, pour laquelle il éprouve tout de suite un attachement profond et pur. Ce sentiment commence à se transformer et se fait plus vif, au retour d'une absence de Madeleine, d'où elle revient en quelque sorte transfi- gurée et que Dominique regarde avec des yeux nouveaux. C'est seulement quand on lui annonce les fiançailles de Madeleine qu'il se sent subitement possédé par un amour violent, obsédant et sans espoir.

A Paris, les nouveaux mariés vont résider, Dominique reverra souvent Madeleine. Elle s'aperçoit peu à peu du trouble du jeune homme, feint de l'ignorer, esquive les aveux qu'elle le sent constamment prêt à lui faire. Elle veut aller plus loin et tenter de guérir Dominique d'une pas- sion qu'elle entend bien décourager, mais c'est elle qui, lentement d'a- bord, puis brusquement, se sent envahie par l'amour. Dans une scène poignante, les aveux réciproques sont échangés et la passion y atteint un tel degré qu'il semble impossible que les deux jeunes gens ne s'y aban- donnent pas complètement. Pourtant, Madeleine se ressaisit, supplie Dominique d'avoir pitié d'elle et celui-ci, bouleversé par l'émotion, rappelé à la raison par un sursaut de conscience, s'enfuit pour toujours. C'est alors qu'il vient chercher l'apaisement du cœur et refaire sa vie aux Trembles, Fromentin est censé avoir entendu ses confidences.

On voit immédiatement ce que le roman doit à la biographie même de l'auteur. Elle y apparaît à tout instant, dans l'affabulation même du livre et, plus encore, dans l'analyse des sentiments ou dans la peinture des paysages; elle s'y mêle aussi, constamment, à l'invention, à l'idéali- sation du réel; les confidences de l'homme s'y entrelacent et s'y confon- dent parfois avec les imaginations du poète. C'est, en somme, une auto- biographie assez libre, le Fromentin vrai se mêle à celui qu'il aurait pu être, personnages et aventures sont ce qu'il eût peut-être souhaité qu'ils fussent dans le réel, à la fois idéalisés et dramatisés. La vie de Fro- mentin fut, fort heureusement, moins secouée que celle de Dominique et il sut aussi réagir plus courageusement encore que son héros, continuant

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à lutter dans l'existence et faisant non pas un mariage de raison, com- me lui, mais un vrai mariage d'amour, qui effaçait tout vestige de l'amourette d'enfance. Il s'est mis, pourtant, tout entier dans le héros de son roman, avec ses sentiments ardents, avec son besoin douloureux de s'analyser et même avec cette manie qui lui était personnelle, de cou- vrir les murs de sa chambre, de notes ou de signes secrets pour fixer le souvenir des moments de sa vie qu'il jugeait importants.

Madeleine a pour type original cette jeune femme créole que Fro- mentin aima, mais elle est infiniment supérieure au modèle. Léocadie semble avoir été de tête assez légère et de cœur peu romantique; elle ne partagea aucunement la passion d'Eugène, dont elle était séparée par une différence d'âge plus grande que Dominique de Madeleine. Bien loin qu'il y ait eu, entre eux, aveux et séparation déchirante, c'est Fro- mentin seul qu'il fallut guérir d'une passion d'adolescent qui s'illusionne sur lui-même et sur autrui, tandis que la jeune femme vivait tranquille- ment dans son foyer. Quant aux personnages secondaires, on reconnaît dans Augustin, l'ami de Fromentin, ce Bataillard qui fut son mentor, comme on retrouve, en Olivier d'Orsel, l'ami de collège, Léon Mou- liade, éblouissant de hardiesse et de dandysme.

Puisque Fromentin n'a pas puisé dans sa propre vie tout le roman de Dominique, il était inévitable qu'on lui cherchât des sources. G. Pailhès4 a tenté de démontrer qu'il se serait inspiré de très près du roman de Mme de Duras, Edouard et il veut trouver, entre les deux ouvrages, des analogies de situations et même d'expressions. P. Blanchon, l'édi- teur de la Correspondance de Fromentin 5, a combattu cette opinion d'une manière qui semble très pertinente. Faute de pouvoir entrer ici dans cette controverse, je me bornerai à constater que les deux romans diffèrent beaucoup : chez Fromentin, la passion ne triomphe pas, le souci de la vie morale est constant, le dénouement est austère et sain et, tandis qu'Edouard s'enfonce dans le découragement final, Domi- nique se ressaisit et refait sa vie. Assurément, Fromentin a lu Edouard et il en parle même dans ses lettres de jeunesse, mais on ne saurait voir d'inspiration directe tirée de ce roman dans Dominique. On pourrait

4 Revue Bleue, 13 et 20 mars 1909.

5 Revue Bleue, 5 et 1 2 juin 1909.

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aussi bien, à propos de celui-ci, alléguer René, Valérie, Adolphe ou Obermann et pour Dominique comme pour Edouard, c'est à la Prin- cesse de Clèves qu'il faut remonter. Rien d'étonnant à ce qu'on retrouve des analogies dans deux ouvrages qui appartiennent tous deux au même genre, celui du roman d'analyse et de la confidence personnelle.

La vérité, c'est que Dominique est une oeuvre qui tient trop à la vie même, à la personnalité de son auteur pour rien devoir d'essentiel à des influences extérieures. C'est le seul roman que Fromentin ait écrit et l'on ne saurait attribuer cette limitation volontaire ni à la déception que put lui causer l'indifférence du grand public, ni au désir d'écrire des ouvrages d'un autre genre, ni enfin au manque de temps. Il semble plutôt que Fromentin, en écrivant Dominique, ait voulu s'exorciser de vieux fantômes qui hantaient encore son coeur et sa mémoire, qu'il ait goûté une sorte de délectation à rechercher au fond de ses souvenirs les expressions lointaines d'une personnalité qui avait été la sienne, l'autre homme qui avait existé en lui, et qu'ayant achevé l'œuvre ainsi longtemps portée dans son esprit, il ait eu le sentiment d'avoir rempli sa tâche et voulu s'en tenir là.

Ce qui confirme l'originalité et l'authenticité de ces confidences romancées dont est fait Dominique, c'est la façon dont le roman fut écrit et qui révèle tout un côté de la psychologie intellectuelle de Fro- mentin. Ses confidences sont composées d'impressions plutôt que d'évé- nements, comme le remarquait l'un des premiers comptes rendus de son livre (celui de Félix Frank, dans la Revue des Deux-Mondes du 15 juillet 1863). Fromentin a plusieurs fois raconté comment les souve- nirs se formaient en lui: ils ne se précisaient que longtemps après les impressions reçues, quand une période d'apaisement, de recueillement les avait épurés, avant de les incorporer à son être intime. « Il se formait en moi, dit-il dans une de ses lettres, une mémoire assez peu sensible aux faits, mais d'une aptitude singulière à se pénétrer des impressions. » Et, aux Goncourt (Journal, t. II, 1865, p. 217), il dit qu'il n'écrit et ne peint que de souvenir, sans prendre de notes ou de croquis, et que les choses lui reviennent des années après. Fromentin est donc doué de ce que les psychologues d'aujourd'hui appellent la mémoire affec- tive, qui est ce qu'il y a de plus personnel au monde. C'est elle qui a

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aidé et inspiré l'art du romancier, beaucoup plus que la matérialité des événements de sa vie ou que l'influence de ses lectures, pour la création de Dominique, avec ses personnages, ses sentiments, ses paysages, sur lesquels il nous faut maintenant insister quelque peu.

Dominique peut, de prime abord, apparaître comme un rêveur et comme préoccupé surtout de s'analyser. Mais la mélancolie répandue dans toute sa vie risque de nous cacher, sous une sorte de brume élé- giaque, le véritable personnage que Fromentin a créé. En réalité, Domi- nique est une âme fine et tendre, mais c'est aussi un caractère droit et courageux. Il est sincère envers lui-même, par exemple, quand il renonce à ses ambitions parce qu'il se juge médiocre et surtout quand il surmonte sa passion, par respect pour la femme qu'il aime. Son âme est sans cesse agitée par le conflit de la passion et du devoir, de l'imagination poétique et de la sincérité lucide et c'est par des résolutions viriles, par un noble sacrifice qu'il les résout. A certains endroits, par exemple, quand il semble prendre plaisir à vouloir infliger à Madeleine des aveux qu'elle ne veut pas entendre, il peut faire songer à Julien Sorel. Mais c'est à René qu'on l'a comparé le plus souvent, parce que ces deux héros de roman sont atteints de ce « mal du siècle », la mélancolie roman- tique; Dominique a, comme René, « le don cruel d'assister à la vie comme à un spectacle donné par un autre » et il s'observe avec une insistance douloureuse. Il diffère pourtant du personnage de Chateau- briand en ce qu'il ne se fige pas, comme René, dans une attitude passive de dégoût et de dépression; il se ressaisit, accepte la vie, se dévoue à ses devoirs familiaux et sociaux.

Le personnage de Madeleine a donné lieu à des jugements contra- dictoires. Pour René Bazin 6, Dominique « est un roman d'homme, intéressant surtout pour les hommes » et le personnage de Madeleine lui apparaît comme « insuffisamment fouillé et d'ailleurs non exempt de contradictions ». A Emile Henriot 7, au contraire, le personnage de

6 Questions littéraires et sociales, 1906.

7 Revue des Deux-Mondes, 1935.

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Madeleine apparaît « plus fouillé que celui de Dominique » et il fait observer avec quel art Fromentin a su nous montrer l'évolution de cette âme, la souplesse avec laquelle l'héroïne comprend les situations mou- vantes et sait y faire face. Cette dernière opinion nous semble la plus juste. Qu'il y ait des contradictions dans l'esprit de Madeleine, n'est-ce pas là, précisément, la preuve que Fromentin a bien saisi le caractère féminin? Et ces contradictions ne peuvent-elles s'expliquer par la lutte qui se fait dans l'âme de la jeune femme entre la passion, les impul- sions de son tempérament et le sentiment du devoir, l'impératif moral? Elle met longtemps à prendre conscience de ses sentiments; elle y ré- siste, elle en éprouve à la fois angoisse et bonheur et c'est au moment le péril est le plus grand pour elle qu'un sursaut de sa conscience l'arrête et l'arrache à un amour qui serait coupable. Qu'adviendra-t-il d'elle après cette rupture? Fromentin ne nous l'a pas dit et nous pou- vons supposer soit que Madeleine mourra de chagrin, comme Julia, sa jeune sœur, désespérée de se voir dédaignée par Olivier, soit que, comme Dominique, elle aura la force d'âme de surmonter la crise morale et de trouver le bonheur dans une vie simple, sincère et droite.

Les caractères secondaires du livre sont tracés avec netteté: Olivier, personnage romantique à la manière de ceux de Musset, mystérieux et amer, railleur et désespéré, montre, lui aussi, une vue claire des réalités psychologiques et c'est lui, peut-être, qui éclaire le mieux Dominique sur ses propres sentiments et qui lui indique le plus courageusement le parti à prendre pour se tirer d'une situation impossible. Le plébéien Augustin contraste vivement avec l'aristocrate Olivier: homme de vo- lonté, il accepte la vie sans trop se faire d'illusions optimistes, mais il est doué d'une parfaite lucidité morale et d'une énergie qui lui fait toujours accomplir le devoir une fois reconnu. Bien que secondaire dans l'action du roman, il contribue beaucoup à lui donner sa haute signi- fication morale.

Car, bien loin d'induire au désespoir et au découragement, Domi- nique est un roman fortifiant pour qui sait en pénétrer le sens profond. Emile Montégut 8, qui l'a jugé avec sévérité, y voit « le roman des ratés», parce qu'aucun de ses personnages n'y atteint son but et n'y

8 Revue des Deux-Mondes, lor décembre 1877.

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trouve la plénitude du succès ou du bonheur: Madeleine est malheu- reuse, Dominique renonce à sa carrière et Olivier tente de se tuer. Mais, c'est à la fois trop simplifier et exagérer les choses que de les voir ainsi. Dominique et Madeleine apparaissent malheureux, ce qui est naturel pour des âmes bouleversées par une passion violente. Mais il est impos- sible qu'ils n'aient pas aussi la satisfaction, austère peut-être, mais cer- taine, de l'avoir surmontée. Dominique, à la différence d'Obermann, auquel Montégut le compare, ne s'écroule pas dans le désespoir et recons- truit une vie il trouve le bonheur grave d'un homme qui a pris charge d'âmes et accepté l'action. Les seuls personnages vraiment mal- heureux dans Dominique, ce sont Julia, trop faible pour réagir contre la passion, et Olivier l'égoïste. En revanche, le personnage d'Augustin, s'il apparaît un peu plus froid que les autres, nous montre la réussite du sens moral joint à la volonté de travail.

La dernière page du livre nous fait voir Dominique, entouré de sa femme et de ses enfants, tous beaux et sains, et nous assure qu'il a « trouvé le repos dans des affections sans troubles ». Elle fait aussi apparaître Augustin, l'ancien précepteur de Dominique, devenu un hom- me important dans la société, qui tire la morale du livre, en donnant à son ancien élève des avis qui correspondaient, certes, à la pensée pro- fonde de Fromentin. « La vie, croyez-moi, dit-il à Dominique, voilà la grande antithèse et le remède à toutes les souffrances dont le principe est une erreur. Elle comble les coeurs les plus avides, elle a de quoi ravir les plus exigeants. »

Ce qui ajoute encore à l'impression de santé morale qui se dégage de Dominique, c'est que tous les personnages y sont estimables, même Olivier le dandy, car il souffre des faiblesses de sa nature. C'est aussi que tous sont empreints d'une humanité profonde. « Derrière les hom- mes qu'il nous montre, remarque Schérer, il y a l'homme, il y a nous- mêmes, notre destinée, celle que nous avons vécue et celle qui nous échappe ...» Fromentin a su présenter ses personnages dans leurs traits essentiels, sans en alourdir le portrait par des détails qui peuvent fati- guer et égarer l'esprit du lecteur, et cette sobriété est de l'effet le plus intense.

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Connaissant le caractère que Fromentin a donné à ses personnages ainsi que sa propre conception de la vie morale, il devient facile d'ad- mettre et de comprendre le dénouement de Dominique, qui n'a pas soulevé moins de discussions que celui de la Princesse de Clèves, avec lequel il n'est pas sans analogies. Il y a une scène vraiment poignante: les personnages semblent à la limite extrême de la passion, au point il est rare qu'elle puisse encore se contrôler. Cependant Madeleine trouve dans son trouble l'instant de lucidité qui la fait supplier Domi- nique de lui épargner la chute et Dominique a la force morale de se maîtriser et de s'enfuir.

L'amour fait quit renonce à tous les biens d'amour, comme ce Damon des Pastorales de Fontenelle, dont l'aventure finit comme celle du célèbre roman de Mme de Lafayette. « N'est-ce pas une espèce de mira- cle si Dominique et Madeleine s'arrêtent court sur cette voie périlleuse et si l'heure solennelle qui devait les perdre les sauve de leur propre fai- blesse?;» se demandait, dès la publication du livre, le critique de la Revue des Deux-Mondes. Et Sainte-Beuve 9, lui aussi et avec plus d'insistance, critiquait ce dénouement: « La situation, si bien amenée, si bien poussée jusqu'au bord extrême du précipice, n'est point vidée avec une entière franchise et n'aboutit pas. Le roman n'est pas entière- ment d'accord avec la vérité humaine ... Le propre de la passion arrivée à son paroxysme est de n'avoir aucun scrupule . . . aucun remords actuel. »

L'observation est très juste, mais Sainte-Beuve a tort, semble-t-il, d'en conclure que Dominique n'éprouve qu'un amour faible, « qui a pris sa crainte pour de la vertu, sa timidité pour un stoïque effort )>. Notons que, s'il en était ainsi, nous serions en plein dans « la vérité humaine » que le critique juge méconnue. Mais, Dominique, loin d'être veule en Ja circonstance, a pris, dans l'habitude de l'analyse, la faculté de se comprendre, donc de se juger; d'autre part, il trouve, dans le fond de sa nature morale, la force de se maîtriser. Madeleine, moins portée à inspecter tous les mouvements de son âme, a les intuitions sentimentales qui suppléent l'analyse; elle a surtout des réflexes d'honnête femme.

9 Nouveaux Lundis, t. VII, reproduisant l'étude parue dans k Constitutionnel, 8 février 1864.

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Elle n'a rien d'une Mme Bovary; on la rapprocherait plutôt d'une Andromaque ou d'une Bérénice, comme le fait V. Giraud, ou des héroïnes de Corneille, comme le fait Emile Henriot, ou encore d'une Éloa, qui ne devrait peut-être son salut qu'au fait d'être aux prises avec un homme et non avec le démon.

Le dénouement du roman est donc dans la logique du caractère de ses personnages. Il est aussi très cohérent avec le tempérament littéraire de Fromentin: il semble que l'auteur, qui transposait, en les transfigurant, les souvenirs de ses propres sentiments, ait tenu à n'en pas gâter la pureté par un dénouement banal. Tout, dans son livre, est fait de fines nuances et tout y est harmonieux: les situations, les sentiments et jusqu'aux pay- sages et à l'expression. La moindre brutalité dans le dénouement aurait rompu cette harmonie; celui qu'il a choisi n'est pas une impossibilité, mais seulement un cas exceptionnel, comme l'est toujours le triomphe complet sur soi-même, mais il reste profondément humain. Ne regrettons pas ce choix, qui rend le roman plus achevé et plus pur.

Malgré la longueur de cette étude, il faut dire quelques mots de l'art de Fromentin, notamment comme paysagiste et comme écrivain. Fromen- tin a peint ses paysages d'après nature et d'après ses souvenirs, ce qui leur donne à la fois de la vérité et du « fondu ». Les lieux il fait vivre Dominique sont ceux-là même s'est passée sa propre enfance; Saint- Maurice et La Rochelle deviennent respectivement Villeneuve et Ormes- son dans le roman. Des historiens littéraires, comme Edmond Pilon et Louis Gillet 10, sont allés faire « le pèlerinage de Dominique » ; ils ont retrouvé la maison familiale de Saint-Maurice, devenue le manoir des Trembles, avec sa terrasse ombragée de vignes et son allée de tilleuls, la vieille ville recueillie et pittoresque de La Rochelle, la terre d'Aunis et Saintonge. La maison est restée intacte, la ville a très peu changé et si la campagne saintongeaise a vu, depuis un siècle, disparaître quelques marais et apparaître quelques routes, ses horizons lointains, que la mer prolonge, son ciel tout à la fois lumineux et brouillé sont toujours là, semblables à

30 E. PILON, dans Revue des Deux-Mondes, 1920; L. GlLLET, dans Revue de Pans, 1er août 1905.

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eux-mêmes. Tout est bien tel que Fromentin l'a vu et fait voir, grâce au sentiment profond qu'il éprouvait de la beauté particulière de cette nature et grâce à la délicate finesse de son art. On sent, dans ses descriptions de la nature, qu'il fut non seulement peintre, mais aussi naturaliste et chas- seur, et surtout poète. C'est de cette dernière qualité que ses paysages tirent ce qu'ils ont de prenant pour le lecteur.

Il est des aspects de la nature que Fromentin préfère à tous autres: tel « le double horizon plat de la campagne et des flots » qui devient « d'une grandeur saisissante à force d'être vide » (Dominique) et qu'il fera souvent réapparaître dans son livre (dans la scène du phare, par exem- ple) . Il chérit aussi certains « instants », tels qu'une fin de jour en sep- tembre, au-dessus des guérets fraîchement labourés, les changements de saison et, par dessus tout, l'automne, dont son roman est comme impré- gné et dont il reflète toute la mélancolique beauté.

Le paysage, dans Dominique, est tout autre chose qu'un exercice de description ou un cadre arbitrairement choisi. Il fait corps avec le con- tenu psychologique du roman et apparaît comme une sorte de grand per- sonnage muet, toujours présent à l'esprit des autres, toujours mêlé à l'ac- tion sentimentale. C'est que, pour Fromentin, la nature n'est pas indif- férente; il parle, quelque part, de « l'âme des choses insensibles », avec un accent lamartinien et il pénètre jusqu'à cette âme, dépassant la simple des- cription extérieure d'un Théophile Gautier. Il l'exprime si bien que, fré- quemment, il lui arrive d'employer, pour décrire un paysage, des termes chargés de signification humaine: il compare un paysage d'été, avec un soleil blanc et une bise fraîche, à la sensation trouble de l'esprit partagé entre l'amour et la haine; ailleurs, décrivant la campagne de l'Aunis, il parle de «cette nature résistante et sans dureté, patiente, unie)); ailleurs encore, il nous décrit « un ciel balayé, brouillé, soucieux », ou bien « des arbres bourrus de forme et de feuillage », ou encore des paysages somno- lents, suivant ainsi une inspiration qu'on trouve déjà chez Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand.

Fromentin est un écrivain-né, qui saisit toutes les nuances des pay- sages aussi bien que celles des âmes et qui trouve, pour les rendre, les ex- pressions, la formule justes, sans lyrisme et sans platitude. Maître dans les deux arts il s'est exercé, il a su compléter sa peinture par sa littéra-

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ture, sans jamais mélanger les procédés. La fermeté de sa plume égale celle de son pinceau et s'il est arrivé plus vite à la maturité dans la prose que dans la peinture, il le doit, sans nul doute, aux quelque cinq à six mille vers qu'il fit dans sa jeunesse et auxquels la phrase de Dominique doit sa limpidité et sa mélodie. Dans ses deux arts, il apporta le même goût de la perfection, le même désir, heureusement accompli, de ne laisser que des œuvres achevées.

Dominique échoua complètement auprès du grand public. La pre- mière édition du livre (1863) n'était pas épuisée quand on en fit une deuxième, à la mort de l'auteur, en 1876. Cet insuccès s'explique, car le roman de Fromentin, idéaliste et poétique, mesuré de ton, ne plaisait ni aux attardés du romantisme, ni à ceux qui ne goûtaient que les formes nouvelles de la poésie parnassienne et du roman naturaliste, alors nais- sants. D'autre part, le public, comme le remarque Schérer, continuait « à ne pas comprendre qu'un homme dont il se disputait les tableaux à prix d'argent pût être, en même temps, et ailleurs, quelque chose de rare et hors de pair ». Il fallait, pour que le roman de Fromentin devînt le chef-d'ceu- vre consacré qu'il est aujourd'hui, une transformation du goût littéraire, à laquelle le symbolisme aida, et un effort éducatif de la part des lettrés. Ceux-ci avaient été tout de suite séduits par Dominique: Taine, About, Flaubert, Halévy, Schérer, George Sand, en comprirent immédiatement l'originalité et la beauté et le dirent ou l'écrivirent sans réserves.

George Sand n'attend même pas que l'ouvrage paraisse en librairie et, dès la première tranche qu'en donne la Revue des Deux-Mondes, elle écrit à l'auteur pour lui exprimer son admiration: « Je ne peux vous dire le bien que me fait cette lecture », écrit-elle, et elle se déclare lassé « des outrances, du maniérisme, de la pose, du sublime des romantiques » attar- dés. Elle donne aussi quelques conseils à Fromentin, qui les recevra avec respect, promettra même, avec sincérité, de les suivre, mais ne pourra s'y résoudre, tant Dominique est pour lui quelque chose de personnel, fait de la substance même de son esprit.

Sainte-Beuve, qui était l'auteur de Volupté, dans l'étude qu'il con- sacre à Dominique, s'écrie: « Enfin, j'ai rencontré un roman qui m'émeut

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doucement et qui me touche. . . enfin, je retrouve quelqu'un qui laisse la note dans son naturel, qui me prend par mes fibres délicates, sans me heur- ter, sans m'offenser et me faire souffrir. . . un auteur aimable et qui s'in- sinue. )) Et Schérer écrira: « Tout m'y charme: le cadre de l'action, la conduite des événements, le tracé des caractères, l'observation morale de la passion, tout jusqu'au dénouement. » L'originalité de Dominique n'est pas dans son sujet, car il n'est autre chose que le roman de l'inquiète ado- lescence, si souvent repris, « la vieille histoire des jeunes amours », dont le thème ne vieillit pas, car « les hommes écoutent toujours avec le même enchantement le récit de leurs chères misères » (Schérer) . Son originalité venait du mélange de l'observation précise et subtile avec la rêverie poéti- que, de l'analyse lucide et de la pudeur des sentiments; elle venait aussi de la discrétion du ton, de l'émotion qui se dégage des situations elles- mêmes, sans que l'auteur intervienne pour disserter à leur propos; elle émanait enfin de la limpidité et de la puissance évocatrice du style.

Roger Picard.

Saint Louis-Marie Grignion de Montfort

UN APÔTRE DES TEMPS PASSÉS ET DES TEMPS NOUVEAUX.

1673-1716

Ce n'est pas une figure du passé qui apparaît soudainement dans les solennités d'une canonisation pour rentrer dans l'oubli. Depuis un siècle surtout, son nom, sa doctrine et ses méthodes ont attiré l'attention et son souvenir est toujours demeuré vivace dans les contrées qu'il a par- courues en apôtre et en réformateur.

Pour des esprits superficiels, il laisse l'impression d'un prédicateur incontrôlable et d'un missionnaire aux procédés singuliers et audacieux. Pour les autres, il est le docteur de la vraie dévotion à la Sainte Vierge, le rénovateur spirituel de toute une région, le bon Père de Montfort et un auteur spirituel en qui se condensent les doctrines de l'école bérullienne dans une synthèse à la fois très simple et très haute.

Bien plus que le résultat d'une propagande concertée, ce retour est l'inévitable destinée de celui qui travailla sans doute pour son temps, mais peut-être davantage pour les siècles futurs par le rayonnement de sa sainteté et de sa mission qui semble n'avoir d'autres limites que les limites du monde jusqu'aux derniers temps.

Ces temps sont-ils venus? Dieu seul le sait, et qu'il nous préserve

». ,

de rêveries eschatologiques sans fondement dans la doctrine de l'Eglise! Une chose cependant est bien évidente. Si les derniers temps sont déjà commencés depuis l'Incarnation, la vie séculaire de l'Église nous rappro- che du terme et de la venue du Seigneur.

Il nous est bien impossible de calculer en années ou en millénaires, car le secret est bien gardé. Mais progressivement, les vérités confiées au

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magistère s'illuminent et s'adaptent aux conditions des temps, soit par le travail de la vie chrétienne, soit par d'autres circonstances, soit par la mission des saints personnages qui viennent à l'heure marquée pour l'a- vantage des générations futures. C'est ainsi que l'on peut penser, même en faisant la part d'une dévotion bien légitime, que saint Louis-Marie est encore de notre époque et même la dépasse par l'ampleur de son message.

Plus que les détails de sa vie intense, ce qui nous intéresse, c'est la place de ce grand apôtre dans son époque et dans la nôtre; nous essaie- rons donc de résumer sa vie et de faire connaître sa personnalité et sa doctrine spirituelle.

Les sources les plus anciennes et les plus précieuses sont naturelle- ment les écrits du saint ils sont actuellement presque entièrement pu- bliés, — ainsi que d'autres documents contemporains. De sa vie, nous possédons deux témoignages de première importance: les mémoires de Mr Blain, chanoine de Rouen, son ami de toujours, et la biographie écrite par Mr Grandet, sulpicien, sept ans après la mort du serviteur de Dieu. Ce dernier avait pu consulter un grand nombre de personnes qui avaient connu le missionnaire. Cet ouvrage devait être complété et corrigé dans la suite jusqu'aux travaux actuels qui sont en nombre considérable. Les bonnes biographies ne manquent pas, les moins bonnes non plus, comme nous le verrons.

Une vue d'ensemble ne peut pas malheureusement donner l'im- pression du vécu et, dans cette existence, le réel est irremplaçable, si on le présente tel qu'il fut et non tel qu'on l'imagine.

Qui veut garder intacte sa tranquillité fera bien de ne pas l'appro- cher, car il continue de brûler et de troubler la quiétude des consciences trop aisément satisfaites en face des besoins de l'Eglise et de la propaga- tion du royaume de Dieu. « Aujourd'hui encore, dit H. Bremond, sa parole morte nous émeut, nous bouleverse, et pour ainsi parler, nous ôte la respiration 1, »

1 H. BREMOND et Ch. GROLLEAU, Anthologie des Ecrivains catholiques, Paris, Crès, 1919, p. 435.

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L'idéal de Louis-Marie de Montfort était d'être prédicateur des campagnes et de faire le catéchisme aux pauvres, sans aucune ambition oratoire ou littéraire, n'ayant en vue que le salut des âmes et la gloire de Dieu. Cela le conduisit plus loin qu'il ne pensait, pour en faire un fondateur de congrégations religieuses, un maître de vie spirituelle, un rénovateur de la vie chrétienne et un saint.

Sa brève existence de 43 ans se divise, de l'extérieur, en quatre périodes unies entre elles par l'idéal qu'il s'était proposé dès sa jeunesse: l'enfance en Bretagne, le séminaire à Paris, puis une période d'orientation et enfin le ministère des missions dans l'ouest de la France.

L'histoire générale n'apparaît pas beaucoup dans cette vie qui s'é- coula pendant la période finale du règne de Louis XIV. Il dut en connaî- tre les vicissitudes et en subir les influences, mais il se tint en dehors des affaires de ce monde: ce qu'il cherchait avant tout était le royaume de Dieu et sa justice. Il fut en relation avec quelques grands personnages: Mme de Montespan, Mgr de Saint- Vallier, Mgr de Champflour, mais sans les détourner de leur chemin ni se détourner lui-même du sien. Il restait un pauvre prêtre sans appui selon le monde.

Si on parla de lui à Versailles, ce fut à la suite des rapports affolés de quelques officiers sur les grands périls que faisait courir à la sécurité du royaume son Calvaire de Pontchâteau; mais le tout resta enfoui dans les dossiers pour notre édification présente.

La vie de l'Église, au contraire, l'intéressa passionnément, sans qu'il ait eu à prendre une part directe aux événements ou aux controverses en dehors de son ministère. Ses Cantiques contiennent de transparentes allusions aux événements contemporains et aux moeurs d'alors. Seules, les missions étrangères l'attirèrent aussi longtemps que sa vie ne fut pas engagée dans les missions paroissiales, et le Canada plus que les autres. Il ne devait jamais y venir et son tombeau resta en Vendée et non dans les forêts de la Nouvelle-France.

Comment était-il arrivé à cette croisée des chemins, pour trouver barrée la route des missions étrangères et entrouverte la voie des mis- sions en pays chrétien?

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Louis Grignion naquit le 31 janvier 1673 à Montfort-la-Cane. au diocèse de Saint-Malo, actuellement Montfort-sur-Meu au diocèse de Rennes, dans la Bretagne de langue française. Il était le deuxième enfant d'une famille qui devait en compter dix-huit. Son père était Jean-Baptiste Grignion, sieur de la Bachelleraie et avocat au baillage de Montfort. Dans la suite, il se fit appeler Louis-Marie de Montfort, et les populations le connaissaient comme le bon Père de Montfort.

Mr l'abbé J. Hervé n'a pas pu établir les origines lointaines de la famille Grignion: «Qui sait si Charles Grignion, le premier connu de cette lignée, ne venait pas tout droit de l'Anjou ou du Poitou 2? »

De son enfance, nous connaissons un grand nombre d'épisodes qu'il serait trop long de rapporter. Il suffit de signaler une piété précoce, active et constante, accompagnée ou inspirée par une ardente dévotion envers la Sainte Vierge. Dans la vie de Louis-Marie, il n'y eut pas de conversion, au sens ordinaire, mais des ascensions régulières vers la sain- teté.

A l'âge de 12 ans, il fut placé au collège des Jésuites, à Rennes. Sous leur direction, il fit ses études classiques, la philosophie et une année de théologie, avant de partir pour le Séminaire de Saint-Sulpice. Cet établissement ne manquait pas de célébrité et il devait compter près de deux mille écoliers. C'est que, une quarantaine d'années auparavant, le père Isaac Jogues était venu frapper, un soir de décembre, au terme de son long voyage d'évasion des mains des Iroquois.

Dans ce milieu plutôt varié, mélange de fervents et d'indisciplinés, Louis-Marie fut aisément des premiers dans la piété et dans les études. Il y rencontra comme émules et comme amis Mr Blain, son futur his- torien ainsi que Claude Poullart des Places, appelé lui aussi à une vocation extraordinaire 3.

Il sut profiter de la solide formation humaniste et spirituelle des collèges de la Compagnie de Jésus et cela nous fait comprendre ses talents de versificateur et d'orateur abondant et bien ordonné. Mais ce qui le mit à part au milieu des autres, ce fut sa piété, sa mortification,

2 J. HERVÉ, Notes sur la famille du Bx G. de Montfort, Rennes, 1927, p. 7.

3 R. P. H. LE FLOGH, C.S.Sp., Claude-François Poullart des Places, Paris, Le- thielkux, 1906. ch. VII; G. DURTELLE DE SAINT- SAUVEUR, Le Collège de Rennes, Rennes, 1918, p. 195 et passim.

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son amour des pauvres, et sa dévotion à Marie ainsi que l'atteste Mr Blain : « Le jeune Grignion était-il devant une image de Marie, il pa- raissait ne plus connaître personne et, dans une espèce d'aliénation de ses sens, d'un air dévot, dans une sorte d'extase, immobile et sans action, il passait des heures entières. »

Ce n'était pas par inclination de tempérament qu'il se montrait docile et charitable : comme son père, il aurait pu être violent et in- domptable : « Si Dieu l'eût destiné pour le monde, il eût été l'homme le plus terrible de son siècle. )) « Les disciplines, les chaînes de fer et autres semblables instruments de pénitence, furent à son usage aussitôt qu'ils parvinrent à sa connaissance... Il était encore écolier qu'il paraissait déjà un homme parfait. »

Comme il avait pris la résolution d'entrer dans l'état ecclésiastique, il commença la théologie au collège de Rennes, mais la Providence lui réservait un autre avantage : celui de la formation cléricale au Séminaire Saint-Sulpice de Paris.

Il partit de Rennes à pied et arriva dix jours après dans la capitale, dans un équipage de pauvre voyageur. En chemin, il avait fait le vœu de ne jamais rien posséder en propre et de vivre à la Providence. Au lieu d'entrer immédiatement au Séminaire, il fit d'abord un séjour dans l'établissement de Mr de la Barmondière, dans lequel on suivait les mêmes règlements qu'à Saint-Sulpice, mais le train était plus modeste.

Le caractère exceptionnel, ou singulier, du jeune séminariste, déjà hors cadre au collège, devait se manifester encore plus au Séminaire et lui attirer, en même temps qu'une estime foncière, des épreuves singu- lièrement crucifiantes pour le ramener aux voies ordinaires et le faire rentrer dans des catégories de tout repos. On n'y réussit qu'à moitié et il ne fut jamais quelqu'un qui ressemble à tout le monde. Peut-il en être autrement, lorsqu'un caractère de cette trempe est engagé dans les voies de la sainteté ?

Il vécut sept ans à Paris, exclusivement absorbé par les études et la prière. De l'extérieur, il ne connaissait guère que les images de la Sainte Vierge, invisibles à tout autre qu'à lui. Du collège des pauvres

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écoliers, il passa au Petit Séminaire de Saint-Sulpice, renommé pour son orthodoxie et sa ferveur. Ce furent des années incomparables par la for- mation qu'il reçut et par celle qu'il se donna par son travail personnel, ses lectures et ses entretiens « avec les plus saints et savants personnages de l'époque ».

Quand il en sortit, il était marqué pour la vie et ce qu'il devait réaliser plus tard était déjà fixé, ou en germe, au début de sa vie sacer- dotale : sans savoir comment, il savait il devait aller.

Mais la préparation avait été rigoureuse. Peu à peu en effet se pré- cisait la forte personnalité du jeune séminariste qui jusque se trouvait confondu dans la multitude des étudiants d'un immense collège. Lui, il cherchait son modèle plus haut que les conventions reçues et les règles de perfection commune. Il était visible que la limite de ce que les sémi- naristes fervents pouvaient atteindre était pour lui un point de départ qui n'avait de bornes que le modèle de toute sainteté : Jésus crucifié.

Il est naturel de comprendre les hésitations de ses directeurs qui n'avaient pas alors, comme nous le possédons aujourd'hui, le témoignage de sa constante et héroïque vertu. Comme on l'a dit, en voulant faire mourir le vieil homme, qui d'ailleurs était mortifié en lui depuis l'en- fance, on risquait d'estropier l'homme nouveau : il n'en fut rien, il ne se plaignit jamais, et jamais il n'eut l'idée d'abandonner la partie.

Cette incertitude sur l'esprit qui l'animait n'empêchait point de reconnaître les éminentes qualités de celui qui ne pouvait ressembler aux autres. On le voit par les charges qui lui furent confiées : bibliothécaire, cérémoniaire, sacristain de la chapelle de la Vierge, et autres marques de confiance.

Louis-Marie se formait aussi par son travail personnel non seu- lement en théologie, mais dans bien d'autres sujets qui l'attiraient spé- cialement. Il avait une autre ambition que de devenir docteur en Sor- bonne ; ce qu'il souhaitait était d'être le catéchiste des pauvres et le prédicateur des campagnes, et il estimait à juste titre que cette fonction réclamait la plus solide préparation qu'il pût se procurer. Mais au-dessus de tout, ce qui le passionnait était le mystère de l'Incarnation et celui de la médiation de Marie. Les conférences spirituelles du séminaire et

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ses immenses lectures firent de lui un héritier, et des plus notables, de la doctrine de Bérulle et de Mr Olier.

Quelques exemples pourraient éclairer cette période de préparation si calme devant le monde, mais si intense à l'intérieur. On y verrait sa vigoureuse individualité, sa singularité, s'il faut l'appeler ainsi, jointe à la meilleure bonne volonté du monde pour marcher dans les voies ordinaires. L'incident des récréations est bien significatif. Le trait est assez plaisant, mais réflexion faite, on ne peut rire qu'à moitié. La longue habitude de ne penser qu'à Dieu avait rendu l'abbé de Montfort peu apte aux conversations courantes. Des séminaristes portèrent leurs plaintes au directeur et le saint homme avertit Mr Grignion de ne pas faire de la récréation une oraison. Il obéit de son mieux et, de sa main, il copia, dans un recueil de calembredaines, les histoires qu'il estimait les plus savoureuses, pour les réciter, d'un air dévot, devant la com- pagnie. « Il donnera à l'avenir des exemples plus éclatants d'obéissance ; aucun peut-être ne sera plus méritoire. »

Ce qui paraît singulier chez lui, on le trouverait édifiant chez beau- coup d'autres, car il n'est pas seul de ce genre. Mais ceux-là sont anciens, ou dans des circonstances qui leur donnent plus de liberté : saint Vincent de Paul, saint Jean Eudes, saint Jean de Brébeuf, saint Paul de la Croix, saint Jean de la Croix et combien d'autres, dans la solitude ou avec un costume consacré par la règle ou l'ancienneté. Montfort était séminariste, il n'appartenait à aucun ordre religieux et cela paraissait troublant qu'il voulût imiter les saints dans ce qu'ils avaient de plus extraordinaire et quitter les voies communes pour suivre les appels de la grâce. Faut-il s'étonner ? Faut-il blâmer ? Faut-il admirer ? Chacun y allait de son opinion. Lui, il continuait allègrement son dur chemin, préparant la réponse qu'il devait faire plus tard à l'un de ses frères : « Mon Père, que pensera tout ce monde ? Mon fils, que pensera Jésus-Christ ? »

Enfin, le 5 juin 1700, il fut ordonné prêtre et, suivant la coutume de ce temps, il se prépara par une retraite de huit jours à célébrer sa première messe à l'autel de la Sainte Vierge. « Il y parut comme un lange à l'autel. »

Le problème de son avenir se posait immédiatement. Il n'avait pas l'intention de demander son admission dans la communauté de

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Saint-Sulpice, car il désirait se consacrer en toute liberté à l'évangélisation des pauvres. Il songeait aussi aux missions étrangères et il s'offrit à partir pour les missions du Canada. Mr Léchassier l'en détourna abso- lument 4. Et c'est ainsi que le nouveau prêtre vit s'ouvrir devant lui le chemin des missions paroissiales.

Les six premières années de sa vie sacerdotale furent d'une grande activité, mais qui dépendait trop des circonstances pour être sa vocation définitive.

De Paris, il vint à Nantes, puis à Poitiers. Là, il organisa, non sans résistances, l'administration de l'hôpital, commença la Congrégation des Filles de la Sagesse par la profession de sceur Marie-Louise de Jésus, inaugura, par l'admission du frère Mathurin, la Compagnie de Marie. Le tout fut entremêlé de voyages à Paris et en divers lieux. Diverses missions qu'il eut l'occasion de prêcher furent moins une expérience de ses méthodes qu'une révélation de son emprise sur les auditeurs. Ce fut aussi la révélation d'une opposition implacable.

Naturellement, tous ne goûtaient pas ses procédés ni ses succès. Il se donnait tout entier tel qu'il était et il ne ressemblait pas à tout le monde. Des réformes peu agréables, des sorties d'un zèle qui ne tenait pas assez compte des susceptibilités, une haute idée de la perfection, une morale de juste milieu entre le laxisme et le rigorisme, c'était déjà beaucoup. Et comme il était un ferme défenseur des droits du Saint-Siège, un élève des Sulpiciens et un ami des Jésuites, tout cela alignait contre lui une belle collection de mécontents. Parce qu'il fonçait sans ména- gement contre le scandale et l'impiété, libertins et jansénisants firent une étrange alliance pour l'éloigner ou neutraliser son action. Et comme il était seul, simple prêtre sans appui extérieur, sans relations avec la politique ou la finance, on peut comprendre l'immensité de sa tâche et l'inflexible ténacité avec laquelle il put persévérer dans sa voie.

Parmi les vicissitudes de ces premières années beaucoup mériteraient d'être racontées. En voici deux, fort différentes, mais bien suggestives : la réforme des Ermites du Mont-Valérien et le voyage à Rome.

4 T. R. P. Th. RONSIN, S. M. M., dans le Messager de Marie, Reine des Cœurs, Eastview, Ont., 1933, p. 241-245.

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Au plus profond de l'oubli qui l'environnait à Paris, on vint tout à coup l'inviter à ramener la régularité parmi les Ermites du Mont-Valérien. Qui nous dira l'inspiration de ce choix ? Les ecclé- siastiques ne manquaient pas à cette époque dans la capitale, mais ce fut lui qui fut choisi pour cette entreprise sans grand profit temporel. Ce ne lui fut pas une tâche bien lourde ni bien longue d'ajouter ses propres pénitences à la règle sévère des Ermites et de faire revivre la paix et la ferveur. Cela fait, on l'oublia, lui et sa sainteté et il fut invité à disparaître.

En 1705, voyant que son ministère était contrecarré dans tous les lieux qu'il connaissait, il prit la résolution de se rendre à Rome. Non qu'il se considérât comme un personnage, mais, dans un profond esprit de foi, il voulait être éclairé par la plus haute autorité sur le meilleur parti à prendre pour rendre service à l'Église : soit la vie de solitude, soit les missions étrangères, soit les missions paroissiales.

Et de plus, quel merveilleux pèlerinage vers les lieux les plus saints de l'Église : Rome et Lorette !

L'exténuante pérégrination dura six mois. Quand il revint à Poi- tiers, épuisé et méconnaissable, son avenir était décidé. Le pape Clé- ment XI lui avait dit : « Votre zèle a un assez vaste champ en France ; n'allez point ailleurs et travaillez avec une parfaite soumission aux évêques dans les diocèses vous serez appelé. Dieu par ce moyen donnera bénédiction à vos travaux. »

Il ne devait être appelé que dans deux diocèses : Luçon et La Rochelle, et certainement Dieu donna bénédiction aux travaux de ses dix dernières années.

Il serait imprudent de faire de pompeuses généralisations sur l'état religieux des provinces de l'Ouest, aussi bien que sur l'ensemble des missions paroissiales. Nous ne sommes pas suffisamment renseignés, même à l'heure actuelle, pour arriver à des conclusions bien établies \

Les régions de l'ouest de la France sont celles qui ont fourni le

5 Gabriel LE BRAS, Les transformations religieuses des campagnes françaises de- puis la fin du XVIIe siècle, dans Annales sociologiques, Paris, Alcan, E-2, 1937, p. 26, 36.

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plus fort contingent pour le peuplement du Canada et de l'Acadie. Vers 1700, le mouvement d'émigration était interrompu depuis plu- sieurs décades, mais si on tient compte de la qualité civique et religieuse des premiers colons, il est clair que ces régions étaient vraiment chré- tiennes de foi et de pratique. Depuis longtemps, les missions paroissiales se faisaient assez régulièrement à la suite des guerres de religion et arrê- taient le relâchement de la vie catholique. Les résultats en sont encore tangibles aujourd'hui lorsqu'on examine les limites proposées par G. Le Bras pour la pratique religieuse des derniers siècles 6. Elles suivent sensiblement la zone des missions normandes de saint Jean Eudes, des missions bretonnes des, Jésuites et des missions poitevines de saint Louis- Marie.

Or ces dernières régions avaient été laissées sans organisation ré- gulière, autant qu'on peut le savoir et voici qui n'est pas sans impor- tance: le père de Montfort se vit progressivement refoulé, pour les raisons signalées plus haut, de la Normandie, de la Bretagne et du pays nantais, pour se cantonner dans le Poitou, l'Aunis, la Vendée, l'Anjou et les environs, grâce à la ferme et constante protection des évêques de La Rochelle et de Luçon.

La concentration de son ministère en ces provinces devait ainsi compléter le triangle de l'Ouest et préparer, invisiblement mais sûre- ment, les centres de la résistance religieuse de la Révolution et des guerres de Vendée.

Nous ne pouvons pas faire le récit de ces pérégrinations aposto- liques du père de Montfort, qui, comme saint Paul, ne cessa de voya- ger : In itineribus saepe (2 Cor. 11, 26). Le relevé en a été fait assez exactement pour indiquer l'extension de son influence dans ces régions. « Les missions des PP. Le Nobletz, Maunoir, Grignion de Montfort sont l'un des événements capitaux dans l'histoire religieuse de l'ouest. Il y eut alors une seconde evangelisation de la Bretagne (et du Poitou) qui a pour des siècles marqué l'esprit, inspiré les dévotions de tout un pays 7. »

C'étaient sans doute des régions croyantes, mais de médiocre fer- veur et de constance douteuse et il suffit d'un peu d'expérience de la

6 G. Le Bras, ouo. cité, p. 5 7.

7 G. LE BRAS, ouv. cité, p. 51, note 2.

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vie pastorale pour ne pas s'étonner outre mesure des désordres qui sé- vissaient ça et là. La chose d'ailleurs a-t-elle changé si absolument un peu partout ? Il ne s'agissait pas de convertir des mécréants purs et simples, ce qui est difficile, mais de faire passer des populations négli- gentes ou ignorantes jusqu'à la pratique fervente de leur foi, ce qui est plus malaisé, surtout si l'on veut en assurer la permanence. Et ce fut l'œuvre de Montfort.

Il était bien préparé à cette oeuvre par la grâce, par les efforts personnels et aussi par des qualités naturelles rarement égalées. Seule- ment la grâce n'avait pas aboli la nature et elle laissait subsister les ombres et les défauts d'un caractère impétueux, sans souci du qu'en- dira-t'on. Il est d'ailleurs assez difficile de faire le partage exact entre la réalité et les interprétations subjectives.

Nous ne possédons que quelques portraits de sa personne : ils sont de ses dernières années ou postérieurs à sa mort et ils sont médiocres, sans faire honneur à l'artiste ou à la victime. Il était « de grande taille et fort robuste », avec une santé d'une incroyable résistance. Ces qualités devaient lui être bien utiles dans ses travaux et lui permirent d'employer d'autres arguments que de raison. Il fut aussi un marcheur de premier ordre, le patron des routiers: « J'ai fait, disait-il, plus de 2,000 lieues de pèlerinage pour demander à Dieu la grâce de toucher les cœurs et il m'a exaucé. »

Les modèles ne manquaient pas : saint Paul, saint Vincent Ferrier, Maunoir, saint Jean Eudes et une légion dans tous les pays de la chré- tienté, mais il y en a peu dont le souvenir soit aussi vivant et le travail aussi profond et aussi durable.

Pour comprendre la permanence de ce renouveau, il faut bien rappeler que l'évangélisation de saint Louis-Marie ne resta pas en l'air, pour ainsi parler, pour se dissiper et disparaître comme bien d'autres. Elle fut entretenue. La vaillante petite troupe de ses successeurs se dé- pensa pendant trois-quarts de siècle à maintenir dans les mêmes contrées la même ferveur jusqu'au martyre.

« Qu'un grand péril menace sa foi, le Vendéen tirera le crucifix, le chapelet et les images saintes. Puis, du coffre placé à côté de son lit, il attirera à lui les petites feuilles le missionnaire a marqué les réso-

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lutions de la dernière retraite, c'est-à-dire le contrat d'alliance entre le chrétien fidèle et Dieu... Il se répétera le Credo intégral qu'il a récité au pied du grand calvaire ; et plutôt que de forfaire à sa foi, il s'affermira dans la tranquille et intrépide résolution de mourir 8. »

Les exercices des missions n'étaient pas laissés au hasard. Le talent d'organisation et de mise en scène du missionnaire tient du prodige, ainsi que la variété des procédés. Les méthodes d'évangélisation ne sont jamais identiques : elles doivent s'adapter aux pays et aux temps, et il convient qu'elles soient en continuelle transformation. Mais au fond, c'est aux fruits qu'on peut apprécier la valeur d'une méthode.

Montfort nous a laissé, dans ses Règles pour le Catéchisme et Mé- thode des Missions le résultat de son expérience et de sa mesure :

Le but de leurs missions est de renouveler l'esprit du Christianisme dans les chrétiens. Ainsi, ils en font renouveler les promesses, comme ils en ont l'ordre du Pape, de la manière la plus solennelle ... Ils proportionnent le nombre des personnes auxquelles ils font la retraite au nombre des missionnaires, car « qui trop embrasse, mal étreint »... Ils prêchent soir et matin régulièrement, les jours ouvriers, à la commodité des peuples ... et leur prédication ne doit durer ordi- nairement que trois-quarts d'heure et ne pas passer une heure . . .

Ils établissent de toutes leurs forces ... la grande dévotion du Rosaire de tous les jours ... Ils ne sont ni trop rigides ni trop relâchés dans les pénitences et les absolutions, prenant le juste milieu de la sagesse et de la vérité . . .

L'emploi de catéchiste étant le plus grand de la mission, celui qui en est chargé par obéissance applique tous ses soins pour s'en bien acquitter; car il est plus difficile de trouver un catéchiste accompli qu'un parfait prédicateur.

Comment omettre ses idées sur la prédication ? Il déclare tout net ce qu'il pense des prédicateurs à la mode, ceux dont nous connaissons les sermons par les sermonnaires du temps, et encore ce sont les meil- leurs. « Leurs sermons sont bien composés, leur langage est trié et choisi, leurs pensées sont ingénieuses, les citations de l'Écriture sainte leur sont familières, leurs gestes sont bien réglés, leur éloquence est vive. Mais, malheur, tout cela n'étant qu'humain ne produit que de l'humain et du naturel... Il ne faut pas s'étonner si personne ne les attaque, si l'esprit du mensonge ne dit mot: In pace sunt ea quœ possidet. »

Lorsque le Père au grand chapelet se présentait dans une paroisse, la paisible possession du démon était sérieusement menacée. On attribue

8 P. DE LA GORCE, Histoire religieuse de la Révolution Française, Paris, 1912, t. 2, p. 354, 349-356.

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les persécutions qu'il eut à subir à ses singularités, et cela n'est pas sans fondement ; mais on oublie trop aisément que le prince ténébreux tenait à défendre son empire par ses moyens ordinaires et sa présence dans la vie du saint est indiscutable. Les sources de la contradiction sont bien plus profondes qu'une réaction contre des actes d'audace imprévue. « Il ne faut pas que l'on s'étonne de la fausse paix on laisse les pré- dicateurs à la mode et des étranges persécutions et calomnies qu'on livre et qu'on lance contre les prédicateurs qui ont reçu le don de la parole éternelle. »

Ses biographes nous ont donné le tableau mouvementé et entraî- nant comme une épopée de ses missions de l'Ouest. Pendant dix années, ce fut une suite continuelle, interrompue seulement par ses retraites personnelles, de voyages, de prédications, d'aumônes, de constructions et de restaurations, de conversions jusqu'à la fin.

Le 1er avril 1716, le père de Montfort arrivait à Saint-Laurent- sur- Sèvre, petite bourgade du diocèse de La Rochelle, à cette époque, pour sa dernière mission et la dernière étape de ses itinéraires terrestres. Il se sentait touché par la mort, et pour bientôt. Elle vint plus tôt qu'il ne le pensait, sans le surprendre aucunement.

Durant les années précédentes, il avait intensifié ses efforts pour assurer la continuation de ses travaux et de ses congrégations, sans succès apparent. La Compagnie de Marie comptait deux prêtres et quel- ques frères coadjuteurs pour aider les missionnaires exclusivement. La Congrégation des Filles de la Sagesse comptait quatre religieuses. Il laissait en manuscrit toutes ses oeuvres : L'Amour de la Sagesse éternelle, le Traité de la Vraie Dévotion, ses sermons, ses Cantiques, les Règles et d'autres opuscules.

Vers la fin du mois, une pleurésie se déclara et le 27 avril, il dicta son testament. Dans un effort suprême, après les fatigues d'une rude journée, le soir, il donna son dernier sermon sur la douceur de Jésus- Christ. Puis il alla s'étendre sur un lit de paille, dans un réduit d'em-

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prunt et là, entre Jésus et Marie, d'un soir à l'autre, il attendit la mort. Elle arriva le 28 avril, à 8 heures du soir. Il était âgé de 43 ans, et il prenait sur son lit funèbre le premier repos qu'il ait jamais connu. Nonnisî in feretto recubuit.

A sa mort, on sentit dans les provinces qu'une puissance venait de disparaître ; mais le vaste remous qu'il avait soulevé devait continuer son action pendant des siècles. Sur son tombeau, l'unanimité se fit sur sa vertu et sa sainteté : on commença à l'apprécier à sa juste valeur quand il eut cessé de prêcher et de voyager. Son dernier soupir marque son entrée dans une autre période d'activité apostolique qui, toute différente qu'elle est de la première, en est cependant l'effiorescence et le développement. Le tout ne forme qu'une seule vocation et cet ultime instant marque bien le moment l'homme disparaissait pour laisser agir la Providence 9.

Victor DEW, s.m.m.

9 Les renvois étant réduits au minimum, on peut les compléter par les biographies qui contiennent les citations de Blain et de Grandet: L. LE CROM, S. M. M., Un Apôtre mariai. Saint Louis-Marie Grignion de Montfort, Calvaire Montfort, Pontchâteau, 1942; Mer LAVEILLE, Le Bx Louis-Marie Gr. de Montfort, Paris, de Gigord, 1906.

L'Amérique du Sud et ses problèmes

Il y a quelques années, on pouvait douter de l'intérêt des Canadiens à jeter un coup d'oeil, même rapide, sur ce que Ton peut appeler les pro- blèmes sud-américains. Aurait été bien prévoyant alors qui aurait pu pressentir l'orientation future du Canada et le rôle important qu'il semble appelé à jouer dans notre hémisphère. Aujourd'hui, le cas ne se pose plus et tous se demandent, certains avec anxiété, d'autres avec espoir, ce que sont et ce que nous réservent nos voisins du Sud.

Examinons les différents aspects historiques et politiques qui peu- vent servir de base à notre connaissance et à la compréhension des Sud- Américains.

Précisons d'abord les termes. Nous ne croyons pas à l'expression fausse d'Amérique latine. Même si nous n'en avons pas d'autres à pro- poser pour le moment, nous nous refuserons d'en employer une qui ne soit pas exacte. Il n'existe pas d'Amérique latine. Ce que nous trouvons, au Sud des États-Unis, ce sont des pays, nombreux et divers, les uns im- menses, les autres minuscules. Des populations pauvres ou riches, sa- vantes ou ignorantes y coulent une existence quelquefois paisible et le plus souvent agitée de révolutions tragiques.

Ces peuples parlent pour la plupart l'espagnol, le portugais ou le français, langues reçues des conquérants débarqués sur des rives en- chanteresses, il y a quatre siècles. C'est probablement le seul lien qui existe actuellement entre toutes ces anciennes colonies européennes par- venues à la majorité politique. Mais dans chaque État, au cœur de chaque nation, on retrouve les caractéristiques de peuplades indigènes n'ayant pas mérité le sort terrible qui fut le leur dans la plupart des cas. Les langues latines ne sont pas et ne peuvent pas être parlées par tout le peuple dans les Amériques du Centre et du Sud, à cause de l'état

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rudimentaire est demeuré le système éducatif. En disant ceci, nous n'adressons aucun reproche à nos voisins du Sud, nous voulons simple- ment constater le fait et empêcher que, pour des raisons sentimentales ou autres, on enlève aux nationaux de tous ces pays leurs caractères et leurs privilèges les plus chers. L'élite parle l'espagnol ou le portugais, mais elle parle aussi le français, et pas seulement en Haïti c'est la langue nationale, mais aussi dans toutes les grandes capitales. On y parle également et de façon très répandue l'anglais ou l'allemand, et personne ne songera à rattacher ces populations à la race anglo-saxonne. Voilà pour l'élite; mais le peuple, le plus souvent, s'est donné une langue bien nationale composée des mots d'usage le plus courant dans les langues castillane, portugaise et française en y joignant les expres- sions les plus savoureuses de leurs idiomes particuliers. Il en résulte que les langues parlées actuellement au Sud des Etats-Unis reflètent la gran- deur pompeuse des Espagnols, les images délicieuses des Indiens et la mélancolie des Africains.

Les moeurs elles-mêmes accusent les mêmes différences. Les pro- fessionnels ont étudié en Europe et Madame vient s'habiller à New- York. Le peuple a conservé ses traditions, non pas telles qu'elles étaient à l'arrivée des conquistadores, mais adaptées aux circonstances. Les ha- bitudes de vie, le logement, la nourriture, le vêtement, le style des mai- sons, tout respire cette dualité d'origine et de culture. Si l'influence la- tine était vraiment prépondérante, on pourrait peut-être croire à une Amérique latine, mais alors même qu'elle est la plus bruyante, il faut voir plus loin, aller jusqu'à l'âme du peuple, apprécier ses sentiments, respecter son patrimoine. Et ce patrimoine n'est pas latin. Il sera typi- quement argentin, chilien, brésilien ou mexicain, c'est-à-dire la résul- tante de ses deux composantes historiques d'origine indienne et d'impor- tation européenne. Nous ne croyons pas d'ailleurs que les Sud-Améri- cains tiennent plus que de raison à se faire appeler des Latins. Pour eux, ce serait abdiquer toute leur personnalité historique. Ce serait lâcher la réalité de traditions séculaires pour courir après le rêve d'un titre doré.

Un sérieux mouvement existe d'ailleurs à travers l'Amérique du Sud pour redonner à l'indianisme toute sa portée, toute sa valeur. Nous n'avons pas le droit de reprocher aux descendants des Incas, des Toi-

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tecs, des Aztecs et même des lointains Mayas, d'être fiers de leur passé et de vouloir y trouver plus qu'un souvenir, mais un enseignement vé- ritable.

Ces noms indiens ne doivent pas cependant limiter nos horizons aux premiers siècles de notre ère. Nous devons fouiller plus loin, pour soulever ces lourds feuillages qui recouvrent aujourd'hui les ruines des civilisations antiques. Si l'on ne peut accorder sa confiance à un indi- vidu qui ne fournit les meilleures références, pas plus l'on ne peut en- tamer des pourparlers ou entretenir des relations avec les Sud-Américains sans savoir qui furent leurs ancêtres, de quelle lignée ils découlent. La recherche de leurs aïeux nous amène cependant à l'origine de l'homme lui-même et si vous voulez bien nous passerons tout de suite au déluge. En deux mots : les savants ne s'accordent pas sur l'origine du premier homme américain. Les uns le prétendent autochtone et les autres, venu d'Asie. Cette dernière théorie, du strict point de vue scientifique, nous sem- ble la plus logique à cause de la similitude des monuments et des mœurs retrouvés en Amérique et qui semblent apparentés à ceux d'Asie. Mais longtemps avant ces civilisations antiques vivaient des groupes isolés qui furent les mound-builders et les cliff-dwellers. Il semble que le premier personnage illustre dont l'histoire américaine fasse mention n'aurait été nul autre que l'apôtre saint Thomas dont les randonnées sont restées mémorables. On a retrouvé plusieurs signes qui semblent des traces évidentes de son passage dans les Amazones et le Pérou.

Ce furent ensuite, après des siècles sur lesquels nous ne savons rien, les grandes découvertes et les grandes déceptions. L'histoire de l'Améri- que du Sud commence à la même époque que celle de l'Amérique du Nord. Ses grandes périodes aussi furent analogues: colonialisme, crises d'indépendance, liberté et souveraineté. A la différence de ce qui s'est passé ici, les pionniers en Amérique du Sud avaient peut-être une autre mentalité et semblaient poursuivre des buts presque opposés. Les dé- couvreurs débarqués à Québec avec leurs missionnaires étaient animés d'un réel désir d'évangélisation ou de colonisation. Avec la meilleure volonté du monde, on ne saurait en dire autant des conquistadores espa- gnols. Question de mentalité peut-être, mais ces derniers furent litté- ralement éblouis par les richesses découvertes dans le Sud et, en un tour

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de main, ils s'emparèrent et des personnes et des villes. Les mission- naires eux-mêmes se sont attiré à plusieurs reprises les foudres papales en se faisant interdire entre autres de jouer aux dés et de s'enrichir in- dûment. Ces différences de buts et de méthodes ont produit des institu- tions n'ayant entre elles rien de commun. Alors que la plupart des nations indiennes ignoraient la guerre, jouissaient d'une civilisation remar- quable et en quelques points supérieure à celle de l'Europe à la même épo- que, elles semblent aujourd'hui s'être arrêtées depuis des siècles et souvent même avoir considérablement rétrogradé. Les Mayas, les Incas et les Az- tecs possédaient des secrets et des instruments, des formules et des principes que nous ne connaîtrons peut-être jamais. L'Europe leur a donné Ja guerre et ils y ont pris un tel plaisir qu'il ne reste plus aujourd'hui que des monuments immenses, aux inscriptions indéchiffrables, dormant depuis des siècles dans la nuit chaude et pure. Peu à peu la nature a repris ses droits et les forêts envahissent les anciennes capitales, recouvrent les empires et montent une à une les marches sacrées des grands temples. . . Douce méditation pour nous qui ne serons plus tard, aux yeux des autres, que de vagues barbares.

Sauf erreur, les peuples habitant les Amériques du Centre et du Sud peuvent se diviser en deux classes: l'élite et la plèbe. Ceux qui pos- sèdent et ceux qui n'ont rien. L'élite est la minorité, cultivée, policée, fortunée, aux horizons illimités et aux possibilités immenses. Le reste, c'est le peuple ou mieux encore la populace. Malheureusement, cette classe est ignorante, excessivement pauvre, minée par la maladie et les vices, qui ne sont cependant pas son apanage. L'élite, c'est cet,

Illustre descendant d'une illustre famille,

Qui fut un jour l'honneur et la gloire de Castille.

On pourrait dire tout aussi bien que leurs ancêtres étaient indif- féremment Hollandais, Portugais ou Français. Ce pouvait être des ma- rins aventureux, des militaires en disgrâce ou des seigneurs trop puis- sants que le roi voulait tenir à distance. Ils se sont établis dans les pays neufs, y ont construit d'immenses domaines personnels qui res- semblaient à des empires de poche, avec une armée d'esclaves indiens ou noirs, le tout sous la paternelle bénédiction d'un missionnaire complai-

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sant. C'est l'histoire tragique de la Casa Grande telle que racontée par l'un des plus puissants écrivains du Brésil moderne, le sociologue Gil berto Freyre. C'était le sommet de la pyramide, reposant sur une base immense et grouillante, faite de chair humaine jaune et noire. Je ne suis pas prêt à affirmer que la chose ait beaucoup changé aujourd'hui. Des lois ont été passées pour abolir la traite des Noirs, pour donner à tous les citoyens des droits égaux dans une société magnifique. Nous avons même vu la plume d'or qui devait mettre fin à l'esclavage dans un grand pays ami. Mais peut-être pour servir d'application au principe divin : «Il y aura toujours des pauvres parmi vous», il continue d'exis- ter beaucoup et beaucoup de ces gens dont l'absence même du strict mi- nimum vital leur assurera une place magnifique sur le mont des Béati- tudes. C'est la senzala, hutte et refuge des esclaves, bâtie très loin de la maison du maître afin que la vue de sa misère ne trouble pas le sen- timent délicat et les ardeurs poétiques du noble conquérant. Aujour- d'hui, les noms ont pu changer, les hommes aussi, les institutions sont sensiblement restées les mêmes et la carence totale de classe moyen- ne demeure dans ces deux Amériques le problème le plus crucial de l'ac- tualité. Deux forces s'opposent : la richesse et le nombre. L'une et l'au- tre disposent d'éléments divers et puissants. Celle-là a l'influence, le commandement, celle-ci a la multitude, la survivance, la force brutale qui fait les révolutions et renverse les tyrans.

Tandis que la classe riche se croit à l'abri de toutes les vicissitudes et au-dessus de toutes les lois, la classe pauvre ,ronge son frein et attend elle aussi le grand soir que lui promettaient auparavant les sorciers et les spirites et que lui offrent aujourd'hui les communistes. Ce problème de l'opposition évidente, continue, et qui ne peut durer indéfiniment entre les deux groupes de la population, demeure le point d'interrogation le plus angoissant qui puisse peser sur tout un continent. Personne ne saurait dire ce que nous réservent les prochaines décades. Il n'y a pas de bourgoisie à laquelle puissent aspirer les prolétaires. Dans de nom- breux États, il n'y a pas de chances non plus, pour ceux qui ne portent pas un nom illustre ou dont la peau est d'une couleur différente, d'at- teindre non seulement à une position sociale enviable, mais simplement d'aspirer au strict droit de vivre convenablement. Cette opposition irrai-

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sonnable des richesses immenses et d'une impitoyable pauvreté est pro- bablement la source principale des malaises sociaux et politiques qui jet- tent ces pays dans des situations embarrassantes, pénibles et toujours de plus en plus sérieuses.

Il ne faut pas croire cependant que ces deux Amériques n'aient que des problèmes d'ordre interne. Si la misère populaire est le plus grand souci, les influences étrangères qui se jouent sur leur échiquier appor- tent elles aussi leur contingent de troubles et de mésententes. Toujours, l'Amérique du Sud a été le théâtre par excellence des intrigues interna- tionales. Sans vouloir les faire remonter à ces peuplades asiatiques qui ont un jour abandonné la Mongolie pour un ciel plus clément, on peut tout de même rappeler l'époque troublée des boucaniers. Les noms illustres de Drake et de Cochrane servaient peut-être les meilleurs inté- rêts des couronnes européennes, mais contribuaient à semer la panique et à jeter le trouble.

Les Espagnols ont apporté leur tempérament artistique, un peu bohème, leurs aptitudes à faire travailler les autres et une langue très douce. Les Portugais sont arrivés avec des missionnaires sérieux et dé- voués comme les pères Anchieta et Nobrega. Des deux côtés on a jeté les bases solides de colonies appelées à devenir des centres de commerce, des théâtres de révolutions et des autels sacrés se sont immolés des milliers de héros. N'a-t-on même pas vu les Jésuites qui étaient tout heureux du nouveau champ d'apostolat ainsi offert pour tenter les expériences très intéressantes de leurs «réductions)) au Paraguay? Si l'on s'était attaché à mieux étudier les conditions géographiques du nouveau pays et les antécédents historiques des peuples qui les habi- taient, les colons européens ne seraient peut-être pas devenus de riches marchands ou des hommes d'État sonores, mais il y aurait aujour- d'hui moins de troubles et moins de sang versé sous l'Étoile du Sud. Nous croyons que les colonies espagnoles avaient le défaut capital de n'être essentiellement que des entreprises commerciales confiées le plus souvent à des financiers véreux et à des militaires indignes de ce titre. Ils sont, à la face de l'histoire les grands responsables de l'anarchie ac- tuelle et du malaise continu qui paralysent d'innombrables bonnes vo- lontés mal orientées parce que mal comprises. Des Français sont éga-

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lement venus, des Hollandais aussi, ils ont laissé le plus souvent un sou- venir d'autant plus agréable que moins important.

Aujourd'hui, les agents extérieurs qui exercent le plus d'influence sur la vie et les institutions sud-américaines sont de deux ordres bien distincts : les uns occultes, les autres à ciel ouvert. Les premiers ne sont peut-être pas les plus dangereux, mais certainement les plus pernicieux. Ils s'attaquent en effet à l'âme du peuple, pour saper ses croyan- ces et annihiler sa personnalité.

Le plus ancien est sans doute le fétichisme, qui a toujours découlé des cultes en usage chez les peuples primitifs. Reliquats séculaires, mais vivaces, des sorciers et des magiciens, ils nous viennent soit des impé- nétrables forêts de l'Amazone, soit de la lointaine Afrique, après avoir été transportés dans les fonds de cale au milieu des esclaves mourants. Le Vaudou, la Zamba, la Macumba ne sont peut-être pas des dangers imminents, mais ils sont des obstacles constants et terribles contre les- quels s'acharne en vain la civilisation.

Le spiritisme est une autre menace qui trouble les esprits et durcit les cœurs. Il est pour les gens cultivés l'opium qui obscurcit et abrutit les pauvres ignorants.

Ces deux éléments jouissent d'une telle popularité que nous avons vu des journaux très sérieux publier dans leur édition du dimanche, dans la même colonne que l'annonce des offices religieux, la propagande distrbuée par les sectes spirites et les sociétés primitives.

La force occulte la plus pernicieuse est probablement celle de la franc-maçonnerie. Les exemples du Mexique et du Cuba sont encore irop présents à notre esprit pour qu'il soit nécessaire d'insister. Mais il n'y a rien de nouveau, si l'on se rappelle les luttes effrénées menées par Rodriguez Francia, au Paraguay en 1840, lorsqu'il s'acharna con- tre l'Église catholique et fonda sa propre religion. Vingt ans plus tard, en Colombie, Francisco de Paula Santander tenta de remplacer l'Église par une société die la Bible. En 1863, les ordres religieux étaient ban- nis et l'archevêque chassé. Plus près de nous, les noms de Guzman Blanco et du général Juan Vincente Gomes sont des taches de sang dans l'histoire du Venezuela.

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Nées sous le signe du triangle, les Républiques sud-américaines continuent encore aujourd'hui d'être le jouet de cette vaste société in- ternationale qui a produit The Bill of Rights, la Révolution française et les juntas de Caracas et d'aill(eurs.

Voilà pour ce qui se passe en arrière des décors resplendissants de soleil et de verdure. Sur l'avant-scène, les acteurs continuent de s'agi- ter dans un ordre apparent qui varie du tango argentin à la zamba péruvienne pour s'enfler en un crescendo immense qui finit toujours par une révolution. A les voir agir, on croirait que ce sont tous des Chi- liens, des Argentins, des Brésiliens et même des Mexicains qui mènent une vie heureuse en recherchant le bien-être et la prospérité de l'État. Trop souvent cependant, ils sont sous l'empire de régimes qu'ils n'ont pas toujours désirés, qu'ils ont quelquefois appelés, mais qu'ils ne réussissent jamais à endurer. Avant la guerre, les Allemands et les Ita- liens possédaient en Amérique du Sud des intérêts très considérables qui épousaient le plus souvent, et l'on sait maintenant pourquoi, la forme de compagnies d'aviation prospères et bien organisées. Qu'elles s'appel- lent Lati, Condor ou Lufthansa, elles étaient non seulement le lien le plus rapide entre le IIIe Reich et la succursale sud-américaine, mais éga- lement les canaux tout désignés passaient dans un sens une pro- pagande savamment dosée et dans l'autre sens des renseignements éco- nomiques et stratégiques de haute valeur. Nos ennemis, qui ne regar- daient pas à la dépense, alimentaient également une presse abondante et plusieurs postes-émetteurs radiophoniques, sous la haute direction de Trans-Océan. Leur jeu d'ailleurs était assez connu si l'on en juge par l'article publié dans la revue Foreign Affairs de janvier 1941, sous le titre Wings for the Trojan Horse, Dans les Antilles, l'organisation était confiée à la Phalange espagnole dont un « conseil hispanique » aurait été établi à Madrid sous la présidence de Ramon Serrano Suner et dont le but était de rétablir l'ancienne influence de l'Espagne en Amérique. Pour le moment, ces différents mouvements sont rentrés sous terre si l'on excepte les sinarquistes du Mexique. Signalons cependant qu'en juillet 1945, les équipages des sous-marins allemands qui ve- naient se livrer aux autorités argentines, déclaraient se trouver chez des amis et s'attendaient à être bien traités.

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La Grande-Bretagne a aussi depuis longtemps un oeil qui louche terriblement du côté de l'Amérique. Est-il besoin de signaler que l'un de ses premiers citoyens à y mettre le pied n'était nul autre que Francis Drake, ce corsaire à la conscience délicate qui remettait scrupuleusement à l'aumônier de son vaisseau les ornements sacerdotaux qu'il avait dé- robés dans les églises sud-américaines. Il y eut aussi le pirate Cook, lord Cochrane, Bernardo O'Higgins, mais ceux-ci, ayant rendu des services appréciables ont vu leur tête ceinte d'une auréole glorieuse et ils sont en- trés dans l'histoire avec le titre de libérateur. Voilà pour le côté théâtral, mais il y a aussi le côté pratique, et personne n'est surpris d'apprendre que la plupart des compagnies de transport par chemin de fer et par voie maritime sont dues à la munificence toute raisonnée et sagement calculée des capitalistes britanniques. On n'est donc pas étonné de voir des entreprises qui s'appellent Sâo Paulo Railway ou Lima Railway. Il en a toujours été ainsi d'ailleurs et l'on n'a qu'à se rappeler com- ment, après avoir vainement tenté de s'emparer par la force, de cer- tains ports de l'Amérique du Sud qui présentaient des avantages mar- qués, et avoir essuyé une cuisante défaite entre les mains des Argentins, les Anglais ne prenaient pas de temps à consentir un prêt important à leurs ennemis d'hier. Et sur la côte du Pacifique, l'on peut dire sans se tromper que le Chili est le fruit des efforts notoires de marins anglais. L'importance des intérêts britanniques ne se limiterait-elle qu'au trans- port de millions de tonnes de marchandises par mer et par chemins de fer, que ce serait déjà suffisant pour assurer un avenir souriant.

De nombreuses compagnies d'utilité publique, des pouvoirs d'eau, etc., sont sous contrôle britannique. Sous ce rapport, le Canada a d'ail- leurs son rôle à jouer, car les capitaux canadiens sont engagés là-bas dans d'importantes compagnies de téléphone, d'éclairage, de chemins de fer et de mines. Le ministre Helio Lobo signalait récemment que le capital de la Brazilian Traction est plus considérable que toute la monnaie actuellement en circulation au Brésil.

Cependant, les deux principaux facteurs étrangers qui exercent sur l'Amérique du Sud une influence à la fois incontrôlable et dangereuse sont l'impérialisme américain et le communisme. Il n'est pas besoin de

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remonter à cet acte de gangster qui s'est appelé l'achat du canal de Pa- nama, ni même aux élections mexicaines qui jusqu'à il y a cinq ans se Tenaient sous la protection des fusiliers marins américains, dont le can- didat devait passer coûte que coûte. Que ce soit en application de la doctrine Monroe ou pour n'importe quelle autre raison qualifiée de dé- fense continentale ou tout simplement d'ingérence dans les affaires des autres, les États-Unis sont bel et bien établis dans tous les pays du Sud. Pendant très longtemps ils ont influencé la politique même intérieure et surtout extérieure tout à fait à leur guise. Et lorsque la situation se compliquait trop pour leur goût, les troupes débarquaient en faisant claquer au vent la bannière étoilée comme cela s'est produit dans la république d'Haïti et à Saint-Domingue. Évidemment ce n'était que pour rétablir l'ordre, même si cela devait durer vingt ans. En 1935, le président des États-Unis allait majestueusement présider une conférence de la paix entouré des hauts officiers d'état-major et de soldats puissamment armés. Toujours est-il que l'Amérique du Sud constitue le principal client et un abondant réservoir pour les Améri- cains. Ceux-ci n'entendent pas pour autant se priver du confort qu'ils ont laissé derrière eux. C'est dire qu'ils ont tôt fait de transplanter sous les palmiers leurs magasins à cinq, dix et quinze sous, leurs hôpi- taux, leurs compagnies d'assurances, et même dans certains cas, leurs services de détectives privés. Quant aux cinémas, ils présentent les der- niers films d'Hollywood avec sous-titres dans la langue nationale. Chez n'importe quel libraire de Buenos-Ayres ou de Bogota, vous trou- verez le magazine Time et tous les «best sellers». La radio elle-même, les journaux s'inspirent de leurs cousins du Nord et pas toujours à l'avantage des auditeurs et des lecteurs. Il faut cependant remarquer que les Américains ont consacrer, et dans certains cas, sacrifier des capitaux immenses pour construire des ports, jeter des ponts, ériger des hôtels et envahir tous les magasins de leurs produits manufacturés et autres, à partir de la colle à papier jusqu'aux chaussures, y compris évi- demment tous les sortes de savons et l'indéfinissable gomme à mâcher. Les Sud-Américains ne s'en font pas d'ailleurs, même s'ils détestent les Américains du Nord, comme ils les appellent, et ils leur concèdent la supériorité des produits. Ils n'hésiteront même pas à vous offrir un arti-

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cle venant de New-York, de préférence à celui fabriqué chez-eux. La confiance est tellement grande dans les produits américains, que tout ce qui n'est pas typiquement national et qui a quand même de la va- leur est qualifié americano. C'est ainsi qu'on nous a offert de la péni- cilline fabriquée au Canada et même un bon vieux vingt-cinq sous, por- tant l'effigie de Sa Majesté George V en nous les recommandant comme marchandises américaines. Il n'en *este pas moins vrai que les États- Unis ont exercé une influence bienfaisante dont les Sud-Américains continuent de profiter, que ce soit en rendant l'eau potable en cer- tains endroits, en construisant des routes d'intérêt d'abord stratégique, des aérodromes se posent les quadrimoteurs de la Pan-American Airways ou en venant tout simplement en aide à des milliers de mal- heureux.

Le dernier facteur extérieur à exercer une influence véritable en Amérique du Sud est le communisme. C'est aussi le plus considérable et le plus à craindre. L'histoire du communisme dans ces pays ressemble à celle du communisme chez les peuples d'Europe. Au début, celui-ci s'adressait aux masses populaires, aux petits salariés, aux ouvriers. On y exploitait l'éternelle opposition entre le capital et le travail. Aussi curieux que la chose puisse sembler, le succès n'a pas été ce qu'il devait être. Il a fallu les erreurs de tactiques commises par les Américains et les Allemands pour permettre aux éléments de l'opposition de se créer une doctrine véritable et de former un front solide. Aux uns on pro- mettait la libération du joug américain, du « big stick » de Washington; aux autres, on dépeignait l'horreur des camps de concentration nazis et les sacrifices consentis en faveur de la liberté et des droits des ouvriers. On ne saurait parler de communisme en Amérique du Sud sans accorder à l'un de ses chefs toute l'influence qui lui revient. Il s'agit du secrétaire- général du parti communiste brésilien, Luis Carlos Prestes. C'est proba- blement l'un des hommes les plus extraordinaires de l'Amérique mo- derne. C'est à lui et à sa légende que le mouvement communiste doit la plus grande partie de ses succès. Prestes est un militaire qui a fomenté trois ou quatre révolutions en une quinzaine d'années, après avoir sé- journé en Russie dans les écoles de propagande et de technique commu- nistes. Pour vaincre le gouvernement brésilien, il a réussi une expédition

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formidable de près de 16.000 milles à travers la jungle brésilienne. Ce qui les a conduits lui et ses milliers d'adeptes, de Rio Grande do Sul, au Sud du Brésil, jusqu'aux Bahia, dans le Nord. On a appelé cette expé- dition: la Colonne Prestes. Il a signé des traités de paix avec des dizaines d'Etats voisins et une trentaine de tribus sauvages. (Pour le bénéfice des Canadiens, signalons que l'un de ses principaux lieutenants d'alors était Joâo Alberto Lins de Barros, qui fut le premier ministre plénipotentiaire et envoyé extraordinaire du Brésil au Canada, en 1941. Depuis lors les circonstances ont changé et en octobre 1945, Joâo Alberto était prêt à ouvrir le feu sur Prestes et ses amis.) Plus tard, Prestes était traîné en prison et condamné à trente années d'exil. Sa femme était honteusement enlevée pour être remise à Felinto Millier, agent de la Gestapo, chef de la police à Rio. Elle était mystérieusement embarquée pour l'Allemagne elle devait finir ses jours dans un camp de concentration. Elle a donné naissance à une fille qui est devenue le plus bel argument des communistes dans toute l'Amérique du Sud. L'an dernier, à son retour d'exil, Prestes tenait à Rio l'assemblée la plus considérable que l'on avait jamais vue. Orateur magnifique, il a su empêcher des troubles sérieux, a réussi quand même à se faire élire sénateur, tandis qu'une vingtaine de ses amis deve- naient députés. Le peuple du Brésil aurait-il oublié le massacre accompli dans la nuit du 28 novembre 1935, alors qu'un nombre imposant d'offi- ciers brésiliens étaient tués dans leur lit pour avoir refusé de prendre part au putch rouge du lendemain. Si les passions sont violentes en pays tropicaux, elles sont de courte durée.

Le fait le plus intéressant qui ressort des progrès réalisés par les communistes est qu'aujourd'hui, cette doctrine incendiaire est devenue la religion de toute une élite. Au Chili, le plus grand écrivain, Pablo Neruda se fait le défenseur de Staline. La poétesse Gabriela Mistral, prix Nobel, joint à ses théories athées, la propagande de Moscou. Du Canada, on peut même suivre tous les dimanches soirs, par la radio à ondes courtes, les assemblées communistes qui se déroulent sur les places pu- bliques de Cuba. C'est une vague immense qui entraîne tout dans son sillage. Ce n'est plus aujourd'hui l'arme des faibles, c'est l'évangile des grands esprits. Comment expliquer que des gens intelligents et en santé, se fassent les défenseurs du marxisme? Nous croyons que la solution

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repose d'une part dans la propagande habile diffusée par les Russes, mais surtout dans ce dégoût visible des élites sud-américaines pour l'état de choses qui règne chez elles. Des universitaires, des professionnels, des journalistes, des diplomates, tous ceux qui ont eu l'occasion de voyager à travers le monde, de goûter à la saveur de la liberté d'expression qui régnait en Europe et en Amérique du Nord, se sont vus dans l'impossibi- lité de se plier au joug des petits colonels de salons et des hommes politi- ques marionnettes. Ils ont refusé d'abdiquer ce qui leur restait de per- sonnalité devant des galons ou des honneurs. Ne trouvant pas cependant à l'intérieur du pays, des possibilités de vaincre, ils se sont ralliés à l'ennemi de l'extérieur qui faisait miroiter une liberté illusoire. Il n'est pas surprenant que ces gens-là aient appelé Prestes: leur Chevalier de l'Espérance. Ils ont vu dans le communisme, surtout à la suite des vic- toires militaires remportées en Europe, la seule arme capable de ren- verser les dictatures qui pesaient sur eux depuis plus d'un siècle. Les intellectuels ne sont pas pour autant des enrichis, et une répartition des richesses ne les laisse pas indifférents. Ils y croient, et plus tard, ils la désirent. Les prolétaires souhaitent la chute des grandes familles qui détiennent le pouvoir de père en fils. Tous ces éléments de mécontente ment ont été fort habilement exploités. Les Russes l'ont compris et ont joué la forte partie. Depuis vingt ans, ils entraînent chez eux des chefs compétents tirés des peuples sud-américains. Ils exploitent les « supposés martyrs » de la cause bolchevique aux mains des Nazis, et sans doute actuellement aux mains de ce terrible gouvernement canadien qui emprisonne les espions. L'absence de classes moyennes met bien en face les uns des autres ceux qui possèdent et ceux qui n'ont rien. Sous prétexte de combattre les influences allemandes, italiennes, anglaises, américaines et même canadiennes, la propagande russe se livre aux plus odieux chantages. Une fois lancée dans ce domaine, rien ne l'arrêtera. Les articles fielleux dirigés contre l'Eglise catholique, contre le Vatican et les œuvres de charité ne sont pas épargnés. On a même vu des assem- blées communistes se tenir dans les parcs en face des églises et se terminer dans le vestibule sacré, parce que la pluie menaçait de disperser les audi- teurs. On peut s'attendre à tout et ceux qui ont lu dans les journaux la lutte qui se poursuit entre le gouvernement brésilien et les autorités

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russes ont le droit de se demander ce qu'il y a au fond de cette affaire sordide d'un diplomate brésilien battu par la police moscovite. Plus tard, les journaux canadiens annonçaient que le ministre des Affaires étrangères de Rio était en faveur du rappel de l'ambassadeur brésilien à Moscou, obligé de vivre dans des conditions intenables et n'ayant même pas le droit de choisir ses propres serviteurs. Monsieur Staline n'a réellement pas besoin de gaspiller les fonds que lui fournissent les pays alliés à entretenir un personnel dispendieux en Amérique du Sud quand ses agents poursuivent un travail si magnifique de démoralisation et de révolution. Le communisme est sans contredit l'ennemi numéro un des peuples sud-américains et la récente volte-face de l'Argentine à ! 'égard de Moscou, ne peut inspirer aucune confiance 1.

Ce n'est un secret pour personne que les républiques sud-améri- caines ont une vie politique assez mouvementée. Nous avons touché ce point dans notre analyse sommaire de la montée communiste, mais en fait, ces événements obéissent à des causes beaucoup plus profondes et qui sont en quelque sorte inhérentes à la nature même et au type de ces États. Les gouvernements sont instables, autoritaires, souvent in- compétents. L'une des principales raisons de cette parade des hommes publics est l'influence toujours très considérable, sinon prépondérante qu'exercent l'armée et la marine dans ces pays. Même si les militaires ont eu dans le passé suffisamment de conflits de frontières pour se tenir en forme, ils apprécient une petite révolution comme un bon moyen de se rapprocher de leurs amis, de se débarrasser de leurs ennemis et de s'emparer du pouvoir. Non pas que nous fassions porter aux soldats et aux officiers sud-américains le poids des massacres qui se produisent presque à chaque mois dans l'un ou l'autre des pays du Sud. Il existe comme ailleurs des militaires disciplinés et consciencieux, mais on y trouve également et peut-être plus qu'ailleurs des officiers de salon, con- naissant la guerre par des livres seulement et dont l'oisiveté, toujours mauvaise conseillère, est le prétexte aux ambitions les plus déraisonnées. La formation donnée par les écoles de guerre n'est pas nécessairement un apprentissage de la diplomatie, ni de la chose publique. L'attrait

1 Etepuis que ces lignes ont été écrites, le Brésil, le Chili et l'Argentine, ont pris une attitude nettement anti-communiste.

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du pouvoir a toujours grisé bien du monde, et lorsque l'on sent derrière soi la force des baïonnettes, on ne s'encombre pas des formalités cons- titutionnelles.

Cette attitude est d'ailleurs bien favorisée par l'état de très grande ignorance dans lequel vivent les masses populaires de l'Amérique du Sud près de quatre-vingts pour cent de la population ne sait ni lire, ni écrire. Notons, et tout à leur honneur, que nos excellents amis de l'Amérique du Sud sont conscients de ce danger qu'est l'ignorance des masses. Depuis quelques années, des efforts louables sont tentés pour mettre en valeur les ressources non seulement matérielles, mais égale- ment spirituelles de ces petites nations. Il n'en reste pas moins vrai que ces populations ne sont pas mûres pour le système démocratique. Le droit de vote suppose en effet la connaissance préalable, même rudi- mentaire, de ce que sont la chose publique et les devoirs du bon ci- toyen. On n'impose pas la démocratie, pas plus qu'on ne peut l'enlever. On peut la préparer par des moyens appropriés, mais tous les peuples n'ont pas nécessairement au même moment, les mêmes aptitudes et les mêmes qualifications. L'Amérique du Sud sort à peine d'une longue léthargie sociale et politique l'avaient plongée des guerres intestines et des complications sans nombre.

Ajoutez-y la différence déjà signalée entre la classe qui possède et celle qui ne possède pas; le désir d'augmenter la richesse en face de la lutte pour la vie. Ce sont deux forces qui ne peuvent s'opposer long- temps sans que le choc se produise et quand il arrive, c'est la débâcle. Les pauvres d'hier s'emparent du pouvoir, exproprient biens et capitaux, tandis que les nouveaux pauvres s'en vont en exil, pleurer leurs mal- heurs et machiner des complots. Les gouvernements changent, l'armée rentre aux casernes, des uniformes remplacent d'autres uniformes. Il n'y a, d'après le dicton populaire, que les pompiers qui soient fidèles à tous les gouvernements.

Il y a aussi les fils de famille qui sont allés étudier en Europe ou aux États-Unis. Ils reviennent avec des idées révolutionnaires, si l'on considère le milieu ils vivent. Ces idées ne sont pas nécessairement bonnes, mais elles possèdent la saveur de tout ce qui est nouveau et l'attrait indescriptible du fruit défendu. N'a-t-on pas vu un excellent

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séminariste sud-américain qui avait sous la couverture empruntée aux œuvres de saint Thomas, dissimulé Machiavel et Jean-Jacques Rous- seau? Les douaniers l'ont considéré comme un excellent révérend et trois ans plus tard, il dirigeait un coup d'Etat contre le gouvernement.

Parmi les initiatives qui ont récemment vu le jour en Amérique du Sud, il faut accorder une importance spéciale à la Ligue électorale catholique (L.E.C.) fondée en 1935 au Brésil à la suggestion du re- gretté cardinal Leme, archevêque de Rio de Janeiro. C'est une orga- nisation probablement unique en son genre, mais qui mériterait d'avoir bien des équivalences dans les autres pays, et spécialement au Canada. Il s'agit en effet d'un organisme national qui cherche à renseigner les électeurs catholiques et non catholiques sur leurs devoirs civiques. La L.E.C. possède actuellement des milliers de membres actifs disséminés à travers tout le Brésil et obéissant aux ordres émis par un bureau na- tional établi à Rio. Inutile de dire que les dirigeants de la L.E.C. sont tous des laïques, catholiques convaincus, commandant une très grande influence. Un secrétariat général a été fondé à Rio, qui dispense des ren- seignements sur la doctrine politique de l'Eglise et donne des directives appropriées. Son chef est le leader catholique brésilien Amoroso Lima, converti à notre foi en 1928, et qui est devenu son plus brillant dé- fenseur. Amoroso Lima est un sociologue réputé, universitaire renommé, auteur de nombreux volumes sur les questions sociales, politiques et éducationnelles. Le président national de la L.E.C. était l'ambassadeur Hildebrando Pompeu Accioly, juriste et spécialiste des questions in- ternationales. Malheureusement, à son retour de la Conférence de Paris, l'ambassadeur Accioly nous annonçait dans une lettre qu'il devait aban- donner la présidence de la L.E.C. pour se consacrer tout entier à ses nouvelles fonctions de secrétaire général de l'Itamaraty, ou ministère des Affaires étrangères. Les conversations que nous avons eues avec ces deux leaders de la pensée catholique au Brésil nous ont montré tout ce que peuvent faire talent et détermination dans le domaine des réali- sations de la pensée politique catholique.

Depuis quelques années, les Républiques sud-américaines ont été comme tous les autres pays du monde, entraînées dans la guerre. Ce qui leur a donné l'occasion de s'ententlre au moins sur un point et de

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mettre quelquefois une partie de leurs ressources dans la balance alliée. A l'intérieur, cette guerre a eu pour effet de diminuer considérablement les malaises internes et de détourner l'attention des petits scandales qui s'y produisent, comme d'ailleurs dans tout pays bien organisé. En un mot, les gouvernements ont connu une tranquillité relative, tandis que les citoyens profitaient d'une quiétude bien méritée et jouissaient même d'une prospérité peut-être passagère, mais tout de même bien apprécia- ble. D'un autre côté, la politique étrangère des pays sud-américains est très attachante. Une fois que le stade de simple colonie eut été passé, nous avons assisté aux révolutions d'indépendance. Il faut y voir non seulement l'atteinte de la majorité politique, mais surtout le dégoût profond inspiré à la plupart des colonies sud-américaines par l'attitude souvent révoltante de métropoles sans conscience. Il faut y voir aussi l'influence marquante des mouvements révolutionnaires qui secouaient alors le monde. Nombreux sont les Sud-Américains qui se sont ren- dus en Europe pour étudier sur place le fonctionnement des institutions démocratiques et rechercher l'appui des ennemis de l'Espagne. Inutile de dire qu'en vertu du vieux jeu de la balance des pouvoirs, cet appui n'a pas fait défaut. Tandis que l'Angleterre était heureuse de remettre à l'Espagne et à la France la monnaie de leur pièce dans la perte des Etats-Unis d'Amérique, ces mêmes Etats-Unis brandissaient tantôt comme un flambeau, tantôt comme une massue, la légendaire doctrine Monroe, specimen magnifique de l'opportunisme politique. En réalité, ces mouvements d'indépendance, par la solidarité qu'ils suscitent dans les colonies du Nouveau-Monde, peuvent être considérés comme l'ori- gine du système panaméricain de défense continentale.

Aujourd'hui, l'Union panaméricaine est probablement le mieux connu des organismes de notre hémisphère. Non pas qu'il ait donné tous les résultats attendus, mais il peut être considéré à juste titre comme une sorte de « clearing house » ou de chambre de compensations des inté- rêts américains. C'est également une magnifique source de renseigne- ments sur tout ce qui a trait à l'Amérique. Son échec est en partie au refus des Sud-Américains de s'en servir pleinement en y envoyant des délégués consciencieux et compétents. L'autre facteur de non-réus- site réside dans l'influence prépondérante que Washington y a toujours

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exercée et qui était prima facie un élément de mésentente, sinon de discorde. On pourrait également discuter l'absence du Canada. Dans les circonstances actuelles, les petits pays des Amériques du Centre et du Sud sollicitent qui l'appui des Etats-Unis, qui la défense du Brésil, qui la diplomatie de l'Argentine. Et que serait-ce si notre gouverne- ment se rendait aux demandes répétées de nombreux pays sud-améri- cains d'aller leur servir de porte-parole au sein de cette assemblée con- tinentale? En parlant de politique panaméricaine, on ne peut passer sous silence l'attitude énergique et souvent très habile adoptée par l'Ar- gentine durant ces dernières années. Si elle ne servait pas toujours les intérêts alliés, elle n'en n'était pas moins un contre-poids aussi pénible que nécessaire aux capitaux de Wall-Street et à l'impérialisme de Wash- ington.

Dans le champ mondial, les pays sud-américains ont pour la plu- part figuré avec honneur dans la majorité des organismes internatio naux et ont fourni aux centres scientifiques ou à la Société des Nations des savants remarquables et des juristes de première grandeur.

En terminant, il faut se placer devant le fait peut-être pas apparent, mais bien réel, que les Amériques du Sud et du Centre sont en pleine crise d'évolution politique. Elles peuvent, dans un avenir rapproché, causer beaucoup de maux de tête à leurs voisins et aujourd'hui, nous sommes tous voisins.

Dans toutes les grandes assemblées internationales, les républiques sud- américaines ont des représentants qui, s'ils votent en bloc, peuvent être considérés comme les principaux détenteurs de la balance du pou- voir. C'est dire qu'il faut compter avec eux, les connaître, les apprécier. L'opinion publique y est tellement tiraillée par de nombreux courants. L'Internationale communiste les invite, le dollar américain les entraîne et le nationalisme outrancier les caresse. Ce sont leurs problèmes, qui ne nous regardent pas, mais en face desquels, on ne saurait rester indif- férents. Si l'orientation qui en résulte leur est salutaire, nous en béné- ficierons tous, tandis que si elle leur est funeste, nous enfoncerons avec eux dans l'abîme.

Quand nous connaîtrons mieux nos voisins, nous les apprécierons davantage et nous éviterons la répétition de cet incident causé par l'in-

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génuité d'une dame de la société. Elle demandait à un diplomate sud- américain: «Dites-moi, Excellence, est-il vrai qu'il existe encore des cannibales chez-vous? » A quoi le décoré répondit: « Non Madame, il y a quelques jours, on a mangé le dernier ».

Marcel ROUSSIN,

professeur à l'Ecole des Sciences politiques

de l'Université d'Ottawa.

Liens historiques et actuels

de

la France et de l'Egypte

Le 23 novembre 1946, un communiqué du Quai d'Orsay an- nonçait que la Légation de France au Caire et celle d'Egypte à Paris étaient élevées au rang d'ambassades. Cette promotion des deux mis- sions diplomatiques consacre l'importance qu'elles revêtent aux yeux des deux pays.

En effet, l'Egypte compte pour beaucoup aux yeux des Français, et la France pour beaucoup aux yeux des Égyptiens.

L'Egypte est entrée dans la vie nationale de la France aux titres les plus divers, à tous les titres possibles; économique, politique, scien- tifique, littéraire, artistique.

La Provence n'était pas encore réunie à la France que déjà, bar- ques et tartanes provençales faisaient voile de Marseille, de la Ciotat el de Martigues vers le « fondouk » des Marseillais à Alexandrie. Ce fut l'origine de « l'Echelle d'Egypte », l'une des plus actives parmi les « Échelles du Levant », pendant toute la durée de l'ancienne monar- chie.

Depuis lors, d'innombrables navires, de types moins archaïques, ont suivi la même route. Aux cargaisons se sont ajoutés les passagers. Les échanges commerciaux, les relations économiques ont donné nais- sance, en Egypte, à toute une éclosion d'entreprises françaises et à un afflux de capitaux français. Gaz d'éclairage, électricité, distribution d'eau, sucreries, raffineries, établissements de crédit hypothécaire ont fait, entre autres, leur apparition sur le sol égyptien, tandis que, sur les confins orien- taux du pays, le percement de l'isthme de Suez, au génie de Ferdinand

LIENS HISTORIQUES DE LA FRANCE ET DE L'EGYPTE 485

de Lesseps, appelait à la vie une vaste région entièrement désertique et y faisait surgir quatre villes: Port-Saïd, Ismailia, Port-Tewfik et Port Found. Ces quatre villes portent les noms de souverains égyptiens de la maison de Méhémet-Ali et c'est justice. Ils en sont les parrains. Mais, à tout parrain, il faut une marraine; et la marraine, en l'occurrence, ce fut la France.

Voilà comment l'Egypte est entrée dans la vie nationale française au titre économique.

Ce n'est pas de moins bonne heure qu'elle y est entrée au titre poli- tique.

L'Egypte fut vite englobée dans le grand mouvement d'expansion méditerranéenne de l'Occident, que furent les Croisades. Les premiers souvenirs égyptiens des Français s'appellent Fostat ou le Vieux-Caire, Damiette, Fareskour, Mansoura; et ce sont des souvenirs qu'Égyptiens et Français peuvent parfaitement évoquer ensemble, puisqu'il y eut de la gloire répandue des deux côtés, sur les deux camps.

De ce temps reculé date un lointain préambule à la « question d'Egypte ». Bien des siècles s'écouleront, cependant, avant que Leibnitz ne la pose à Louis XIV, qui l'écartera de son horizon. Mais les ministres de Louis XVI la prendront en sérieuse considération et en feront étudier sur place une solution française: la solution même que Bonaparte tentera de réaliser par son immortelle expédition.

Je me suis laissé dire que S. M. le Roi Farouk se proposait de faire célébrer, en 1948, le cent-cinquantième anniversaire de l'Expédition d'Egypte et le centième de la mort de Méhémet-Ali. Comme il aurait raison !

La gloire la plus pure de l'expédition d'Egypte et le plus clair de ses résultats, c'est d'avoir sonné le réveil de l'Egypte, d'avoir donné à l'Egyp- te le signal du renouveau, de la renaissance.

Ce résultat se rattache étroitement au concours empressé que la France de la Restauration et de la Monarchie de Juillet prêta au grand vice-roi, dans son magnifique effort pour construire l'Egypte moderne et pour donner ainsi à la question d'Egypte une solution égyptienne: la même solution dont ses successeurs ont patiemment poursuivi la réalisa- tion et qu'ils ont conduite jusqu'à sa complète maturité.

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Du règne de Méhémet-Ali date l'ère des Français au service égyptien, des Français fonctionnaires de l'État égyptien. Elle s'est prolongée sous les règnes suivants et n'a pas encore entièrement pris fin. Plusieurs Fran- çais ont été au Caire des personnages de tout premier plan. Beaucoup ont formé une équipe, souvent renouvelée, de laborieux, dévoués et utiles ser- viteurs de l'Egypte, dans toutes les branches de l'administration publique.

De ces branches, il convient d'en détacher une: celle des Antiquités. L'État égyptien des a prises sous sa sauvegarde. Mais qui les lui a appor- tées? Après les Pharaons, c'est la France. L'égyptologie est une science française. C'est Champollion, Mariette, Maspéro, qui ont restitué à l'Egypte sa langue ancienne et, grâce à cette clef, son histoire millénaire. C'est eux, ce sont leurs émules et leurs disciples, qui lui ont conservé les monuments de sa splendeur passée, et, parfois, les lui ont positivement rendus, en les dégageant du sable ils étaient enfouis.

Mais les savants, les artistes, les écrivains de France n'ont pas limité leur intérêt à l'Egypte pharaonique. Ils l'ont étendu aux monuments de l'art arabe, à l'histoire de l'Egypte arabe et turque, à son évolution politi- que et sociale, à tous les aspects de sa vie. Le premier témoignage de l'at- tention qu'elle a éveillée en eux est fourni par l'admirable Description de r Egypte, due aux savants dont Bonaparte s'était fait accompagner: toute une partie de ce recueil fameux est consacrée à 1' « état moderne » du pays.

Depuis lors, que d'économistes ont étudié l'agriculture des Égyp- tiens; que d'ingénieurs, leurs méthodes d'irrigation et leur système de ca- nalisation! que de peintres, d'architectes, d'hommes de lettres sont venus demander l'inspiration aux mosquées et aux bazars du Caire, au Nil, aux palmeraies qui le bordent, à la population de sa vallée! Que d'historiens ont exploité dans les dépôts d'archives d'Europe, les documents qui par- lent de l'Egypte!

Il est naturel que, dans un pays qui exerçait sur eux un tel attrait, les Français aient tenu à apporter leur enseignement, leur culture et leur assistance. La France éducatrice et charitable en Egypte: autre chapitre de l'activité française. Le point de départ de ce chapitre se lit sur la pla- que d'une rue d'Alexandrie: « Rue des Soeurs ». De est parti le splen- dide essor d'oeuvres multiples, qui en sont venues à constituer tout un réseau d'établissements scolaires de tous les degrés, d'établissements hos-

LIENS HISTORIQUES DE LA FRANCE ET DE L'EGYPTE 487

pitaliers de toutes les variétés, d'abord tous congréganistes, ensuite aug- mentés de quelques belles institutions laïques.

La France a donc mis en Egypte beaucoup d'elle-même. Les apports très divers qu'elle y a faits lui ont procuré un rayonnement intellectuel et moral, qui a survécu à toutes les vicissitudes de la politique. Elle est res- tée, pour tous les Egyptiens cultivés, la nation occidentale avec laquelle ils se sentent le plus d'affinités.

F. Charles-Roux,

Ambassadeur de France, Membre de l'Institut.

A travers les revues philosophiques

Les revues vont se multipliant depuis la fin de la guerre. De partout, nous en recevons de nouvelles, de forme, de périodicité, d'orthodoxie et de valeur inégales. Partout cependant on sent un renouveau de la pensée, un besoin de répandre la vérité ou du moins ce qu'on estime être la vérité. Nous essaierons de passer en revue quelques-uns de ces périodiques. Notre intention est uniquement de rejidre service à nos confrères dans l'ensei- gnement de la philosophie et aux étudiants de nos collèges ou de nos facul- tés qui auraient avantage à se mettre au courant de ce genre de publica- tions tant du Canada que de l'étranger.

La pensée exposée dans les revues est moins momifiée que celle de nos manuels, du reste excellents et nécessaires, puisqu'elle nous met en contact avec les applications actuelles des thèses invariables de la philo- sophia perennis. Les périodiques nous maintiennent aussi au courant des études sur les anciens problèmes et nous renseignent sur les publications de notre temps, ce qui ne devrait pas manquer d'intéresser nos jeunes. L'enthousiasme que l'on remarque également chez eux pour les langues étrangères et les études qu'ils en font, leur permettront de pouvoir tirer profit de la production philosophique des pays de culture latine en par- ticulier. Nous ne sentons pas le besoin d'insister sur la facilité au moins relative avec laquelle, dans un pays bilingue, ils devraient être en mesure de lire les publications de langue anglaise.

Nous n'entendons analyser que les revues excellentes et recomman- dables; mieux vaut, nous semble-t-il, ignorer les autres ou du moins ne pas leur faire de réclame. Pourtant, on ne saurait conclure que nous n'ap- précions pas certains périodiques du seul fait que nous n'en parlons pas ici; force nous est tout de même de faire un choix.

Commençant par chez-nous, nous recevons la dernière nouveauté en fait de revue philosophique. L'Université de Montréal, par sa faculté

A TRAVERS LES REVUES PHILOSOPHIQUES 489

de philosophie, vient de publier Activités philosophiques, 1945-46 1. Ce recueil paraît une fois l'an. Organe officiel de la faculté, le recueil est ouvert à tous les professeurs et amis de l'institution et, occasionnellement, à des collaborateurs étrangers. Outre les articles, on y trouve quelques bulletins et des notes bibliographiques. Au sommaire de ce premier nu- méro nous voyons les titres suivants: Vingt-cinq ans de philosophie (où le T.R.P. Ceslas-M. Forest, O.P., doyen, reproduit la conférence qu'il a faite à l'occasion du vingt-cinquième anniversaire de la faculté) ; L'in- duction socratique; La politique d'Aristote, sa valeur de tous les temps; Réflexions sur V omniprésence de Dieu; La nation (analyse de l'ouvrage du même titre par le R.P. Delos) ; Nécessité et contingence dans la nature; Y a-t-il un authentique jugement dans l'acte opinatif? Le principe du volontariat humain.

On le voit, c'est un cahier d'une grande variété et d'un intérêt véri- table. Il faut souhaiter que les Activités philosophiques vivent et gran- dissent, non seulement à l'honneur de l'Université de Montréal, mais aussi de la pensée philosophique canadienne. Avec le Laval théologique et philosophique (bi-annuel) , la section spéciale de la Revue de l'Uni- versité d'Ottawa (trimestrielle) , les Medieval Studies, publication an- nuelle du Pontifical Institute de Toronto, les Activités sont la preuve que malgré le nombre encore trop restreint de nos penseurs canadiens qui écrivent, nos Universités catholiques sont celles qui font le plus pour la culture philosophique au Canada. Ce sont les seules publications pé- riodiques intéressées spécialement à la philosophie. Nous faisons ici abs- traction des revues entièrement dévouées à la psychologie expérimentale, à la pédagogie et des cahiers sans périodicité bien définie.

L'Espagne tant décriée depuis quelque temps nous donne un bel exemple d'effort et de succès remarquables dans le domaine des périodi- ques philosophiques. Nous aurons l'occasion dans un autre article de faire le bilan des revues ecclésiastiques et du superbe résultat obtenu par le « Consejo Superior de Investigaciones Cientificas » de Madrid*

1 En vente au Centre de Psychologie et de Pédagogie, 4803, rue Parthenais, Mont- réal (34), au prix de $1.10.

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Pensamîento, revue trimestrielle de recherche et d'information phi- losophique, publié par les facultés de philosophie de la Compagnie de Jésus en Espagne est un périodique de haute tenue scientifique. Fondé en janvier 1945, Pensamîento a su maintenir son idéal. Il veut faire œuvre vraiment philosophique d'après le programme tracé par la cons- titution apostolique Deus Scientiarum Dominus. Tout en respectant les personnes, la revue entend se montrer intransigeante à l'endroit de l'erreur.

Variée, vivante, la revue nous donne une parfaite idfée du mouve- ment philosophique en Espagne. Elle traite de métaphysique, d'histoire de la philosophie, de philosophie des sciences, de philosophie de l'histoire. Sa partie bibliographique fait la critique des principaux ouvrages phi- losophiques espagnols et étrangers, donne le relevé des articles spécialisés des revues étrangères et espagnoles et sa chronique intitulée Literatura ûlosôûca espanoîa e hispanoamericana, renseigne sur la série complète des études philosophiques de l'Amérique latine. Cette bibliographie est par- ticulièrement bien organisée. Des chroniques tiennent au courant du mouvement philosophique national et étranger: les congrès, les confé- rences, les promotions et les nominations de professeurs, et la nécrologie des philosophes. En un mot, Pensamîento est une revue qui devrait in- téresser tous ceux qui veulent connaître la philosophie espagnole et le mouvement philosophique en général.

Le prix de l'abonnement est fixé à 36 pesetas pour l'Espagne et les pays faisant partie de l'Union postale et à 50 pesetas pour les autres. Le Secrétaire de Rédaction est le R.P. Ramon Cenal, S.J., Apartado 6.046, Madrid VIe, et l'Administration en est confiée aux Ediciones FAX, Zurbano 80, Apartado 8.001, Madrid.

La Revista de Filosoûa, organe de l'Instituto « Luis Vives » cons- titue, elle aussi, une source fidèle d'information des mouvements philo- sophiques nationaux et étrangers. Elle est l'un des périodiques publiés sous les auspices du « Consejo Superior de Investigaciones cientificas » de Madrid. Tout comme les autres éditions du Consejo et les revues

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espagnoles en général, elle est d'une tenue typographique parfaite et d'un niveau scientifique enviable.

Cette revue couvre tout le champ de la recherche philosophique tant espagnole qu'étrangère, positive et spéculative. Elle offre en outre une chronique et une section bibliographique. On sera assuré de l'or- thodoxie de la revue et de sa valeur scientifique quand on saura que le directeur de l'Institut dont dépend la revue est, depuis le décès du R.P. Manuel Barbado Viejo O.P. (f 3 mai 1945), le R.P. Santiago Rami- rez, O.P.

Fondée en 1942, la Revista veut travailler à redonner à l'Espagne son ancien prestige dans le domaine de la philosophie. Ce but elle désire l'atteindre à l'intérieur de la pensée catholique. A part cela, toute liberté est laissée aux collaborateurs: c'est d'ailleurs la seule façon d'aller de l'avant.

Le travail de la revue est complété par un grand nombre de revues portant sur des disciplines connexes et très spécialisées de la philosophie, par exemple, Al-Andalus (Espagne musulmane) , Arbor (revue générale du « Consejo » qui résume l'activité de tous les instituts et constitue un périodique d'un genre assez semblable à celui de la Revue de l'Université d'Ottawa) , Revista Espanola de Pedagogia, Revista de Ideas Estéticas (comportant aussi le point de vue philosophique), Revista International de Sociologia, toutes sous la direction du « Consejo ».

La souscription est de 35 pesetas par année, et on peut s'abonner en s'adressant au « Consejo Superior de Investigaciones Cientificas », Duque de Medinacelli 4, Madrid.

Si de l'Espagne, nous passons au Portugal, nous trouverons aussi une excellente revue de fondation récente. Commencée en 1945, la Re vista Portuguesa de Filosoûa désire aider au renouveau portugais en ma- tière philosophique à la lumière de la néo-scolastique. Elle voudrait re- vendiquer une meilleure appréciation pour les grands auteurs portugais: tels Pedro Hispano, Jean de Saint-Thomas, l'école de Coïmbre, décriés au Portugal mais célèbres à l'étranger. En étudiant ainsi les auteurs nationaux elle contribuera à la préparation d'une histoire de la philosophie du pays.

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La revue a déjà donné dans ses livraisons trimestrielles des études de critériologie, d'éthique, de droit, de philosophie, des sciences, de philo- sophie portugaise, d'histoire de la philosophie, de métaphysique, de psychologie, de sociologie et de théodicée. En plus des articles, la Revista publie des inédits et des documents anciens et modernes, des comptes rendus, et des Vistas panorâmîcas internationales, donnant le résumé des meilleurs articles des revues étrangères. Il y a aussi une chronique des activités philosophiques de l'étranger.

Publiée par les pères de la Compagnie de Jésus de l'Instituto de Filosofia de Braga, elle s'adresse aux professeurs d'universités, aux étu- diants des écoles supérieures et des séminaires et des intellectuels.

D'une tenue matérielle parfaite, ses articles sont aussi très sérieux, et particulièrement intéressants pour connaître l'histoire et l'orientation actuelle de la philosophie portugaise qui est malheureusement très peu connue en notre pays.

L'abonnement est de 90 escudos par année ou de $3,50. Les quatre livraisons forment un beau volume annuel de 448 pages. S'adresser à la Revista Portuguesa de Filosofia, Instituto de Filosofia, Braga, Portugal.

Un autre pays de culture latine auquel nous sommes très attachés à cause de ses nobles traditions catholiques et surtout à cause de la pré- sence du Siège infaillible de Pierre, l'Italie, publie plusieurs nouvelles revues philosophiques.

Le Giotnale di Metaûsica, dirigé par le professeur Federico M. Sciacca de l'Università di Pavia, a pris naissance en 1946. Le Giotnale est publié chaque mois en fascicule de 80 pages. Au nombre des colla- borateurs qui sont universellement connus des lecteurs de langue fran- çaise, il suffira de donner les noms suivants pour avoir une idée de la valeur de la revue: P. Archambault, M. Blondel, Charles Boyer, S. J., A. Forest, Etienne Gilson, Jacques Maritain, A. Valensin. Parmi les collaborateurs italiens, les noms de F. Battaglia, S. Caramella, M. Cor- dovanni, pour n'en citer que quelques-uns ne sont pas inconnus de ce côté de l'Atlantique.

A TRAVERS LES REVUES PHILOSOPHIQUES 493

En plus des articles variés et fort intéressants, on trouvera des comptes rendus de discussions philosophiques (v.g. Relazione riassun- tiva délie discussioni svoltesi nel convegno dei filosofi cristiani Al ta Italia, 22-24 ottobre 1945), des renseignements sur le mouvement phi- losophique à l'étranger et une section bibliographique. Outre l'italien, le français et l'anglais sont aussi utilisés dans la rédaction des articles.

L'esprit de la revue peut se résumer par cette phrase donnée en exergue sur la couverture du périodique: « In necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus charitas. »

La Società Editrice Internazionale, Corso Regina Margherita, 176, Torino, Italia, reçoit les abonnements, fixés à 800 lires pour l'étranger.

Noesis que dirige le professeur Nicola Petruzzellis se présente comme une Rassegna internazionale di Scienze FilosoRche e Morali. Elle mani- feste un bel esprit chrétien. Les conditions matérielles difficiles en Italie nuisent un peu à la publication régulière de la revue, mais espérons que les idéals scientifiques et apostoliques du directeur pourront être atteints.

Elle accepte la collaboration d'étrangers et le directeur serait heu- reux de la collaboration d'auteurs canadiens. Au nombre des européens, on relève les noms des révérends pères Boyer, Garrigou-Lagrange, Kuipcr et Toccafondi, de M. Jacques Maritain, etc.

Les principales langues européennes sont utilisées pour la rédaction des articles, mais un résumé en est donné en français, en anglais et en latin.

Si les difficultés techniques ne paralysent pas les efforts du zélé directeur, Noesis est une revue qui méritera certainement d'être encou- ragée. Pour tous renseignements concernant ce périodique on peut s'adres- ser à Noesis, Piazza Re di Roma, 64, Roma.

De l'Amérique latine nous recevons le numéro spécial de Vetbum dédié à Leibniz à l'occasion du troisième centenaire de sa naissance. Le volume, quatrième fascicule du tome III, s'ouvre par une étude sur

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Leibniz: el Fitôsofo. Les autres travaux portent respectivement sur la bio-bibliographie de L., sa théodicée, sa psychologie, son éthique et le problème de la liberté, son oeuvre mathématique, son attitude en face du néo-positivisme scientifique. Le R. P. Siwek, S.J., étudie l'optimisme du monde chez Leibniz, Malebranche et M. Penido, Leibniz et Tin- conscient cognitif. Le fascicule se clôt par le compte rendu des volumes et des articles de revues, et une chronique universitaire.

Verbum est publié par l'Université catholique de Rio de Janeiro, et le directeur responsable en est le R. P. Leonel Franca, S.J. Trimestriel formant un volume de 547 pages (pour l'année 1946), le prix de la souscription pour l'étranger est de $3,00. Adresse: Verbum, Rua S. Clémente, 240, Rio de Janeiro.

On n'aura sans doute pas été sans remarquer que plusieurs de ces périodiques désirent faire œuvre nationale tout en étudiant la philoso- phie. Ils atteignent leur but en faisant connaître à l'étranger leurs pro- ductions intellectuelles. Nos éditeurs et nos auteurs canadiens feraient., eux aussi, oeuvre vraiment philosophique et rendraient de grands services à la cause nationale en faisant parvenir à la direction de ces revues les ouvrages vraiment sérieux de nos penseurs. Nous pouvons être assurés qu'ils seraient reçus avec gratitude, bienveillance et sympathie, car quel- ques directeurs de revues étrangères ont demandé des volumes canadiens dans le dessein de les faire connaître et apprécier de leurs lecteurs.

Si nos volumes ne sont pas nombreux, nos revues générales compor- tant des articles de philosophie le sont davantage. Ne pourrions-nous pas alors solliciter de ces directeurs le privilège de faire un échange mutuel de publications, moyen facile de faire connaître nos propres périodiques et procédé utile pour éviter les difficultés inhérentes au transfert des mon- naies en plusieurs pays étrangers.

Gaston CARRIÈRE, o. m. i., professeur à la faculté de philosophie.

Chronique universitaire

DÉBUT D'ANNÉE.

L'Université est le cerveau de la nation. Il serait bien à souhaiter qu'elle pût s'en tenir à ce rôle purement spirituel; mais hélas, pour le fonctionnement de nos grandes institutions modernes, il faut plus que le cerveau, il faut aussi utiliser la truelle et le marteau. Les autorités de l'Université, à cause du nombre encore croissant des étudiants ils sont plus de 3500 si nous ne tenons compte que des élèves réguliers ont été dans l'obligation de voir à l'aménagement de plusieurs locaux. La troisième année de médecine a nécessité plusieurs changements et installa- tions de laboratoires dans les édifices temporaires qui abritent cette jeune faculté; la faculté des arts dont le nombre des étudiants a doublé en ces dernières années a, elle aussi, été forcée d'élargir ses bâtiments; et enfin un nouveau dortoir et deux chapelles ont été ajoutés à l'intention des pensionnaires de la faculté des arts et de l'Institut de Philosophie.

Le côté matériel une fois réglé, on a pourvu au spirituel. Plusieurs nouveaux professeurs, tant pour la faculté des arts que pour les Écoles de Médecine et de Sciences appliquées et le collège sont venus de toutes les parties du Canada et même d'Europe, prêter main forte au corps pro- fessoral, alors qu'un nombre imposant de nos professeurs religieux, re- prenant leur enthousiasme d'étudiants, sont partis se perfectionner dans les principaux centres intellectuels du Canada, des États-Unis, de France et d'Italie.

La grande semaine française.

Le mois d'octobre 1947 demeurera une date mémorable dans les annales de l'Ontario français. La capitale du Canada aura été témoin, au cours de ce mois de ce qu'on pourrait bien appeler la « grande semaine française », puisque le Comité permanent de la Survivance française en

496 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

Amérique et l'Association canadienne-française d'Éducation d'Ontario y ont tenu chacune leur congrès. Il était tout à fait normal que l'Université bilingue d'Ottawa, fondée particulièrement pour venir en aide à la po- pulation de langue française de cette partie de notre vaste pays, prît une part active dans ces célébrations.

Dans la soirée du 5 octobre, l'Ontario français recevait officielle- ment les délégations du Comité permanent dans la salle académique de l'Université. Le T.R.P. Recteur souhaita la bienvenue aux délégués et leur donna de nouveau l'assurance que l'Université d'Ottawa voulait (v tenir son rôle sur la scène du beau et grand drame de la survivance française en terre ontarienne ». Le nombre toujours croissant des Cana- diens français dans cette partie du pays, poursuivait-il, est une telle ga- rantie de survivance qu' « on écarte avec un geste d'impatience toute tenta- tion de pessimisme, d'où qu'elle vienne. . . Les Franco-Ontariens ne per- dent pas de terrain. Loin de là. Aussi l'Université d'Ottawa regarde l'avenir avec des yeux pétillants de jeunesse, avec un enthousiasme qui fait oublier la fatigue des travaux pénibles et ardus. »

A l'occasion du congrès de la Survivance, l'Université a été parti- culièrement honorée dans la personne de ses anciens. Monsieur Ernest-C. Désormeaux, président de l'Association d'Éducation a été élu président du Comité central de la Survivance et le R. P. Arthur Joyal, O.M.I., an- cien directeur du secrétariat de l'Association canadienne-française d'Édu- cation d'Ontario, celui dont M. Désormeaux lui-même pouvait dire qu'il était « devenu dans la retraite, le chantre d'une épopée dont il fut l'un des plus grands artisans », était décoré de la médaille de l'Alliance fran- çaise.

Immédiatement après le Comité permanent de la Survivance, l'As- sociation d'Éducation tenait son congrès annuel. Ici encore notre insti- tution fut à l'honneur. Le R. P. Arthur Joyal, O.M.I., fut de nouveau décoré de l'Ordre du Mérite scolaire à titre de très méritant pour les ser- vices signalés rendus à la cause française. Le président, M. Désormeaux, le présentait comme celui « dont le souvenir des bienfaits, des sacrifices et du dévouement pour la cause catholique et française de l'Ontario, comme directeur du secrétariat de l'Association d'Éducation pendant 20 ans, reste à jamais gravé dans le souvenir». Le même honneur fut

CHRONIQUE UNIVERSITAIRE 497

ensuite décerné au R. P. René Lamoureux, O.M.I., vice-recteur de l'U- niversité et principal de l'Ecole normale. Le président précisa en remettant la décoration que le R. P. dirigeait «depuis 1927 l'École normale de l'Université d'Ottawa, avec compétence, tact et dévouement afin de créer pour toute la province une élite d'instituteurs et d'institutrices ». Le rôle de l'Université dans la survivance française en terre onta- rienne a donc été parfaitement mis en évidence à l'occasion de cette grande semaine française, la première du genre dont la capitale fédérale fut le théâtre.

Doctorats d'honneur.

La mission et le devoir des universités est non seulement de dis- penser la science aux plus jeunes et de les préparer pour l'avenir, mais aussi de couronner les succès et d'honorer les hommes de vertu et de ta- lents qui se sont donnés sans relâche et de façon supérieure à l'accom- plissement de leur vocation. L'Université d'Ottawa a donc voulu rem- plir aussi cette partie de sa tâche en ce début d'année académique.

Monseigneur Ferdinand Vandry, P.A., V.G., recteur magnifique de l'Université Laval de Québec fut l'objet d'une brillante réception académique lors de la collation du diplôme de docteur en droit, honoris causa, qui lui fut décerné à l'occasion du congrès du Comité permanent de la Survivance française en Amérique.

Le T.R.P. Recteur dit combien il était heureux d'octroyer ce doc- torat d'honneur à un ami personnel, à un membre très méritant et très actif du comité de la Survivance, et à monseigneur le recteur de l'Uni- versité Laval à qui l'Université d'Ottawa doit tant de reconnaissance pour la collaboration sincère, l'aide précieuse et généreuse qui lui a été donnée surtout en ces deux dernières années à la suite de la fondation et de l'organisation de nos Écoles de Médecine et de Sciences.

Monseigneur Vandry répondit finement en précisant que cet hon- neur scellait « à jamais les liens d'étroite parenté spirituelle qui unissent déjà l'Université de Québec à celle d'Ottawa ». Il continua ensuite en disant combien « l'étroite collaboration qui, depuis deux ans surtout, a rapproché, pour les appuyer l'une sur l'autre, nos deux universités, celle de la capitale québécoise et celle de la capitale fédérale » lui apportait

498 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

de consolation. « Travaillant à une même œuvre, catholique et française, toutes deux vouées à la diffusion du haut savoir, au service de l'Église, dans une commune ambition d'être utiles au progrès culturel du Canada, nos deux universités ont tout intérêt à associer leurs efforts et leurs rêves d'avenir, en communiant aux mêmes espérances. »

A peine quelques jours plus tard, le 10 octobre, en présence d'un auditoire particulièrement choisi, notre Université, s'honorait en hono- rant deux membres des services civils fédéral et provincial, messieurs Laurent Beaudry et Chester Samuel Walters.

Le T.R.P. Recteur souligna l'attention que l'Université d'Ottawa porte à la préparation la plus adéquate possible et la plus académique des jeunes du service civil qui aspirent à -un rôle toujours plus prépondé- rant au service du gouvernement. C'est dans ce dessein que l'Université a établi l'École des Sciences politiques, en particulier sa section diploma- tique, et qu'elle espère organiser prochainement un plus grand nombre de cours. C'est dans la même intention d'être utile que notre institution a fondé l'Institut de Psychologie et une section d'administration pu- blique à la faculté des arts. L'esprit bilingue de l'Université de la capitale devrait être pour elle et pour ses diplômés dans ces différentes écoles, le gage du succès.

Il présenta ensuite M. Laurent Beaudry, sous-secrétaire associé au Secrétariat d'État aux Affaires extérieures, comme le premier boursier Rhodes de langue française au Canada, comme un homme de grande érudition, d'un jugement solide et d'une honnêteté exemplaire. Ces qualités ont été reconnues par le gouvernement qui l'a nommé chef de plusieurs délégations officielles dans divers pays et surtout lors de sa récente promotion comme sous-secrétaire d'État.

M. Beaudry remercia l'Université de la gloire qu'elle lui conférait, puis il montra ensuite combien, à cause de la doctrine de vie qu'elle dis- pensait, le Canada lui était redevable du dévouement et de la véritable lumière qu'elle a donnés à tant de ses sujets.

M. Chester Samuel Walters, bien connu pour son amour sincère envers les Canadiens français du Canada tout entier, mais particulière- ment à l'endroit de ceux de l'Ontario était le second gradué de cette séance académique.

CHRONIQUE UNIVERSITAIRE 499

Le sous-secrétaire à la Trésorerie de la province prit occasion de la cérémonie pour féliciter l'Université « for deciding to establish its Medical Faculty at a time when 'there is such an urgent need for doc- tors and surgeons... I feel constrained to prophecy that in establishing a Faculty of Medicine, this University will render a service of oustanding value to our young nation and for this I say, Ottawa University de- serves the thanks and the financial support of all the people of Ontario. »

Il insista ensuite pour redire encore une fois son affection pour ses compartiotes de langue française et avec un accent de profonde convic- tion il continua: « I commend Dr. Pouliot for his efforts to secure for his French Canadian compatriots in Alberta what in my estimation is not a privilege but a right. » Il voulait par signifier les récentes décla- rations de M. Pouliot en faveur de la radio française en Alberta.

Au nombre des Docteurs de l'Université qui avaient revêtu la toge, nous sommes heureux de souligner les noms de Son Honneur le Juge en Chef du Canada, le très honorable Thibaudeau Rinfret, le très hono- rable Louis Saint-Laurent, secrétaire d'État aux Affaires extérieures, le docteur Adrien Pouliot, doyen de l'École des Sciences appliquées de l'Université Laval.

Le Jour des Anciens dans la gloire de Notre-Dame de Fatima.

Le troisième dimanche d'octobre sera désormais un jour consacré à l'Institution et il sera connu sous le nom de Jour de V Université d'Ot- tawa. Cette initiative due au docteur Horace Viau, président du Comité régional d'Ottawa-Hull a eu un réel succès. Trois cents anciens et plus de la région se sont réunis dans le gymnase pour un souper et une soirée intime, alors que tous les comités régionaux se groupaient dans leur localité respective pour ranimer les amitiés des jours d'études.

A cette occasion, le T.R.P. Recteur, par la voix du réseau national de la radio, annonçait officiellement, à tous les anciens, l'ouverture de l'année centenaire de l'Université qui doit se clore à la fin d'octobre 1948 par un conventum général et des fêtes grandioses.

Au cours de la cérémonie d'Ottawa, l'Association voulut rendre hommage aux mérites des anciens qui se sont dévoués pour leur Aima Mater et elle décerna un diplôme d'honneur à l'écusson de l'Université

500 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

à M. Elisée Laverdure, doyen des anciens de la région ainsi qu'à M. Albert Tassé qui a donné cinquante ans de sa vie à l'enseignement du violon à nos étudiants.

Ce troisième dimanche d'octobre 1948 restera aussi célèbre dans les annales de l'Université, parce que un an après la réorganisation de la sec- tion française de l'Association, c'était le tour de la section anglaise à se mettre résolument à l'œuvre de sa réorganisation afin de maintenir à l'Aima Mater son caractère d'institution bilingue tout aussi bien dans sa grande famille des anciens qu'au sein de ses étudiants actuels. Le R. P. Hervé Marcoux, O.M.I., a été nommé directeur de cette branche de l'As- sociation.

Vraiment, le R. P. Arcade Guindon, O.M.I., directeur et animateur de la Société des anciens a lieu d'être fier du succès de son travail et de la spontanéité et de la générosité avec lesquelles tous les fils spirituels de l'Université d'Ottawa ont répondu à son dévouement.

Mais, ce qui donnera le plus de retentissement à ce premier Jour de l'Université d'Ottawa, c'est la bénédiction de Marie. La très Sainte Vierge qui a toujours protégé son Université d'une façon maternelle, qui lui a mainte fois prodigué ses faveurs et d'une manière si touchante lors du Congrès mariai de juin dernier, en venant passer une nuit sous notre por- tique et surtout en voulant bien établir ici sa demeure au lendemain du Congrès, allait encore une fois nous marquer son attachement.

En ce Jour de V Université d'Ottawa, elle venait directement du Por- tugal dans une reproduction de Notre-Dame de Fatima. La statue de la Vierge qui doit faire le tour des Amériques avant d'aller au Vatican pour ensuite entrer en Russie a été couronnée à Ottawa, le 1 9 octobre 1947, par les mains de notre vénéré chancelier, Mgr Alxandre Vachon. C'était déjà une gloire pour nous de la savoir couronnée par la plus haute autorité de notre Université, mais la Vierge miraculeuse a voulu faire plus pour son Université en décidant d'être ainsi honorée sous le portique de l'édifice central en présence d'une foule de plus de dix mille personnes. Nous ne doutons pas qu'elle aura une fois encore répandu ses bénédictions les plus douces sur l'Aima Mater. Tous, professeurs, étudiants anciens et actuels, feront leur possible pour se montrer digne de cette nouvelle faveur de la Reine de l'Université d'Ottawa.

CHRONIQUE UNIVERSITAIRE 501

A l'École de Musique.

L'Université ne cesse depuis ces dernières années surtout de fonder des écoles et de réorganiser sur un niveau intellectuel plus élevé celles qui existaient déjà. Cette année, les autorités ont décidé de conférer des pou- voirs académiques plus étendus à l'Ecole de Musique et de Déclamation. Au lieu de se restreindre à la simple remise de diplôme comme elle l'a fait jusqu'ici, l'Ecole décernera désormais, le baccalauréat en musique après trois années de cours. Le grade de licence en musique sera octroyé après deux années supplémentaires et comportera deux sections. On pourra ob- tenir le diplôme de professeur ou le diplôme de virtuose. Outre les matiè- res au programme, le candidat au grade de professeur devra préparer une thèse tandis que l'aspirant au diplôme de virtuose devra donner un récital.

La Société thomiste de l'Université d'Ottawa.

Le conseil de la Société thomiste pour l'année scolaire 1947-1948 sera composé du R. P. Alexis Riaud, C.S.Sp., professeur au Collège Saint- Alexandre, président. Le R. P. Camille Picard, S. M. M., professeur au Scolasticat Saint-Jean, président sortant de charge, devient vice-président et le R. P. Gaston Carrière, O.M.I., professeur à la faculté de philosophie, agira comme secrétaire.

Le R. P. Roland Ostiguy, O.M.I., du Séminaire universitaire Saint- Paul et professeur à la faculté de philosophie, présentera le premier travail.

BIBLIOGRAPHIE

Comptes rendus bibliographiques

PJE XII Allocutions de Sa Sainteté Pie XII aux Nouveaux Époux. I. Ensei- gnements tirés des Fêtes chrétiennes... [Paris], P. Lethielleux, [1942]. 19cm, VI-218p.

Jamais, peut-être, les chrétiens n'ont éprouvé un si grand besoin de directives précises sur le mariage. Les idées matérialistes ont faussé la véritable nature de cette institution divine: le désarroi intellectuel règne dans les esprits.

Pie XII a senti cette angoisse- de nos foyers chrétiens et avec une solitude pater- nelle il s'est mis à la disposition des nouveaux époux leur accordant des audiences heb- domadaires pour leur distribuer le pain de la vérité.

Les courtes allocutions prononcées en ces occasions manifestent chez Pie XII une connaissance profonde du coeur humain; elles repassent les difficultés rencontrées par le foyer chrétien dans sa montée vers Dieu et indiquent les moyens pour surmonter les obstacles et assurer un franc succès à la vie conjugale, source de bonheur même sur cette terre.

Exposé simple, lumineux, rehaussé de poésie montrant l'aspect éternel des plus humbles réalités.

Lecture enrichissante par la sûreté de la doctrine si agréablement manifestée.

Lecture qui réconforte. Ce tome premier, nous apprend à puiser dans les fêtes chrétiennes les leçons propres à la vie domestique. Il nous enseigne comment utiliser la grâce particulière à chaque mystère évoqué par la liturgie, pour perfectionner la vie personnelle de chacun.

En somme, un livre que tout foyer chrétien doit posséder, méditer et consulter pour y trouver la lumière et la force nécessaires à l'édification de la vie familiale*.

Livre utile aux prêtres aussi; ils y puiseront les conseils et les exhortations à offrir aux époux chrétiens qui s'adressent à lui pour éclairer leurs doutes et fortifier leurs volontés.

Jean-Bernard GUILBAULT, o.m.i.

Msr Fulton J. SHEEN. Le Calvaire et la Messe. Traduit de l'anglais par Henri Bernard, c.s.c. Montréal, Fides, 1946. 19,5cm., 119 p.

On croirait que tout a déjà été dit sur la messe, et cependant cet opuscule de monseigneur Sheen, traduit de l'anglais par le R.P. Henri Bernard, c.s.c, contient beaucoup de pieuses considérations tout à fait inédites.

En insistant sur le fait que le saint sacrifice de la messe est la répétition et la continuation du sacrifice du Calvaire, l'éminent prédicateur américain ne se contente

BIBLIOGRAPHIE 503

pas d'indiquer qu'il y a unité de Victime et unité de Prêtre dans les deux sacrifices, mais il partage la messe en sept parties et applique à chacune l'une des sept paroles que le Christ prononça du haut de la Croix. Avec une sainte hardiesse, l'auteur déve- loppe des pensées à la fois originales et orthodoxes qui ne manqueront pas d'accroître la dévotion, en offrant des thèmes nouveaux de méditation.

On peut se demander toutefois si cette division de la messe en sept parties viendra jamais à remplacer la division classique basée sur les quatre fins du sacrifice.

Henri SAINT-DENIS, o. m. i.

André GlRET. La Science et le Scepticisme religieux. Montréal, Fides, 1947. 20,5cm., 146 p. (Philosophie et Problèmes contemporains, 7.)

Cet ouvrage, orné d'une préface de M. Léon Guillet, de l'Académie des Sciences, est le septième volume de la collection « Philosophie et Problèmes contemporains » des Editions Fides.

Comme membre correspondant de l'Académie de Marine et vice-président de la Société d'Astronomie de Bordeaux, M. Giret est qualifié pour nous renseigner sur l'attitude des savants. Non content de rapporter les témoignages d'autrui, il nous relate sa propre exprérience et la crise qu'il traversa pendant sa jeunesse, alors qu'il faillit être lui-même victime des théories philosophiques en vogue. Il nous montre la courbe qu'ont tracée le positivisme et le scientisme dans leur lutte contre la religion. Dès le commencement de notre siècle, cette courbe avait atteint son déclin. Il nous dit que « l'état d'esprit des scientifiques contemporains est exactement l'opposé de celui des philosophes anti-religieux du dix-neuvième siècle, en ce qui concerne les limites de nos connaissances scientifiques ... Le scientisme chez les élites intellectuelles est périmé, mais il reste cependant un certain relent, tandis que cette malheureuse doctrine vit encore et imprègne toujours bien des milieux d'enseignement primaire. »

Les savants d'aujourd'hui, malgré leurs découvertes phénoménales, sont en gé- néral plus humbles que ne l'étaient leurs devanciers, parcequ'ils sont plus conscients des limites de la valeur des lois scientifiques et qu'ils se rendent compte de la présence du mystère dans la nature; et cette accoutumance du mystère leur inspire plus de prudence et même, chez ceux qui ne sont sceptiques ou agnostiques, plus de respect pour des mystères d'un autre ordre.

Ayant expliqué que la science n'est pas le seul moyen de connaissance et que la foi joue un rôle dans les sciences, l'auteur termine en soulignant l'harmonie qui existe entre la science et la religion. Si déjà un nombre de plus en plus imposant de savants contemporains sont de son avis, il s'en faut que tous le soient, et l'auteur ne dissimule pas son regret à ce sujet. Son livre est vraiment un magnifique acte de foi et de zèle apostolique.

Henri SAINT-DENIS, o. m. i.

F.S.C. NORTHROP. The Meeting of East and West. New York, The Mac- millan Co. 1946. 22cm., xxii-531 p.

This ambitious work, whose subtitle is An enquiry concerning world under- standing, not only describes the conflicting ideologies of our paradoxical world, but bravely attempts to reconcile them.

504 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

The chapters on « the rich culture of Mexico », « the free culture of the United States », « the unique elements in British democracy », « German Idealism » and « Russian Communism » reveal an extremely wide range of information and of inter- ests, and an unusually penetrating mind.

In his chapter on « Roman Catholic culture and greek science », the author, who is professor of philosophy at Yale University, recalls the contemporary revival of interest in medieval values and in the philosophy of Aristotle. In a few pages, he manages to give a satisfactory summary of Thomistic philosophy. He fails however to see that the shifts and vicissitudes of science need not cast any doubt on the stability of philos- ophy, because their object and method are entirely different.

Instead of saying that Christianity has broken down (p. 285), it would be more correct to say that most men have not given it a try, either in thought or action. It is not the ideals that are wrong, but the many who do not live up to those ideals. We will not quarrel with him, when he says that much of modern Protestant Chris- tianity has become « intellectually empty, emotionally tepid, morally and socially inadequate and aesthetically blind ».

In the course of several chapters, he contrasts the theoretic and aesthetic compo- nents of Western civilization with the extremely complex traditional culture of the Orient, and describes their reciprocal influences.

Perhaps the most important chapter of the book is the one entitled « The solution of the basic problem », which Professor Northrop breaks up into four parts, namely the relating of the East and the West, the similar merging of the Latin and the Anglo-Saxon cultures, the mutual reinforcement of democratic and communistic values (We still think that it is quite unrealistic to hope that Democracy and Commu- nism might blend!), the reconciliation of the true and valuable portions of the Western medieval and modern worlds. After stating that the East concerned itself with the immediately apprehended factor in the nature of things and used doctrine built out of concepts by intuition, whereas the West concentrated for the most part on the doctrinally designated factor and tended to erect theoretic structures out of concepts by postulation, the author tries to explain how the aesthetic empirical factor in knowledge (conception by intuition) is related to the theoretic factor (conception by postulation) , not by a three-term relation of appearance but by a two-term epistemic correlation . . . We must confess to our inability to see how that solves the problem, unless all we need to know is that the two terms of that relation supplement each in a remarkable manner. The author cautions us against any premature hope of a solution and ends with a pious wish to which we subscribe: «Thus, providing the continuous intuitive factor in the aesthetic, and the systematic unifying factor in the theoretic parts of our nature, which make all men and things one, are fostered, so that the equally real and important differences between men do not lead them to their mutual destruction, it should eventually be possible to achieve a society for mankind generally in which the higher standard of living of the most scientifically advanced and theoret- ically guided Western nations is combined with the compassion, the universal sensi- tivity to the beautiful, and the abiding equanimity and calm joy of the spirit which characterize the sages and many of the humblest peoples of the Orient ».

Henri SAJINT-DENIS, o.m.i.

BIBLIOGRAPHIE 505

EVA TEA. La forma nelte arti figurative. Milano, Vita e Pensiero, 1946. 25cm. , v 112 p. (Publicazioni dell'Università Cattolica del Sacro Cuorc.)

EVA TEA. L'invenzione nelte arti figuratiix. Milano, Vita e Pensiero, 1947. 25cm., vi 64 p. (Publicazioni dell ' Universitâ Cattolica del Sacro Cuore.)

Les recherches scientifiques dans le vaste domaine de l'histoire de l'art réservent toujours au chercheur attentif et tenace d'intéressantes découvertes. Dans ses deux ou- vrages, qui font partie d'une même série, l'auteur nous fait part du résultat de ses recherches. Le plan des deux livres est semblable; dans la première partie on nous explique les notions théoriques concernant les problèmes relatifs à la forme et à l'in- vention dans les arts figuratifs, tandis que dans la deuxième partie on nous fait voir l'évolution et la mise en œuvre de ces diverses notions au cours de l'histoire. L'auteur a fait preuve dans ces pages d'honnêteté et d'objectivité, d'érudition et de méthode, toutes qualités propres à assurer aux investigations historiques un plein succès. Les quelques notes de philosophie qu'il nous fournit sur les notions de forme et d'art, encore brèves, n'en sont pas moins précises et justes. Il connaît très bien les techniques des divers arts plastiques et sait les expliquer clairement. A toutes les écoles et à tous les styles il réserve un accueil sympathique, et en critique avisé, il sait juger avec justesse les artistes que met en vedette la partie historique de son travail. Nous aimerions ce- pendant une plus grande systématisation dans la première partie de chacun des deux opuscules. En outre les règles méthodologiques concernant la citation des auteurs n'ont pas été observées en plusieurs endroits, comme, par exemple aux pages 14, 31, 43, etc., du premier volume. Mais ce ne sont que des détails, car l'ouvrage est de bonne qualité et l'auteur a droit à nos félicitations.

Jean-Claude DUBÉ, o.m.i.

Publié avec l'autorisation de l'Ordinaire et des Supérieurs.

TABLE DES M AT I ÈRES Année 1947

Articles de fond

ANGERS (F. -A.) . Les propositions fédérales aux provinces

Secrétaire général et V avenir des Canadiens français 13-33

de 1' « Actualité économique ».

BARABÉ (P.-H.), O.M.I. M9r Joseph-Thomas Duhamel,

premier archevêque d'Ottawa... 181-207

CAL VET (Mgr) . La vie religieuse en France. Nos Frères

enseignants 335-338

Recteur émérite de l'Institut catholique de Paris.

CARRIÈRE (G.) , O.M.I. À travers les revues philosophiques 488-494 Professeur à la faculté de philosophie.

CHARLES-ROUX (F.). Liens historiques et actuels de la

Membre de l'Institut. France et de l'Egypte ..... 484-487

CHARPENTIER (Mm€ F.). Katherine Mansfield 306-321

DEVY (V.), S.M.M. Saint Louis- Marie Grignion de

Montfort 451-464

DIRECTEUR (Le). L'esprit de la «Revue» .... 9-12

DUCHARME (S.), O.M.I. Le T. R. P. Léo Deschâtelets,

Supérieur du Scolasticat O.M.I 129-132

Saint -Joseph.

TABLE DES MATIÈRES 507

FAURE (A.) , O.M.I. Les dix ans du Séminaire universitaire 239-248 Directeur spirituel du Séminaire universitaire.

FRANCE (J. de). Gustave T hi bon .... .......... 350-355

GERVAIS (J.), O.M.I. La maternité spirituelle dans les

Professeur à la faculté mystères de Marie .... .... 208-218

de théologie.

GREENWOOD (T.) . L'éclosion du scepticisme pendant la

Professeur à la faculté Renaissance et les premiers apologistes 69-99

de philosophie.

KlRKCONNELL (W.) . Pattern for Extermination .. 34-49

Professor of English, McMaster University.

LAFRAMBOISE (J.-C.) , O.M.I. In Memoriam .... .... 5-8

Recteur.

L'Université d'Ottawa et

l'Ontario français 395-404

LEFEBVRE (J.-J.) . En marge de trois siècles d'histoire

domestique 280-305

MARION (S.) . La querelle des humanistes canadiens au

De la Société royale, XIXe siècle .......................... . . 405 -43 3

professeur au cours supérieur de la faculté des arts.

MORIN (H.) , O.M.I. L'immortelle inquiétude du cœur qui

sait s'entendre. Ernest Psichari 322-334

MORISSEAU (H.) , O.M.I. Mgr Joseph-Eugène-Bruno Gui- Archiviste de l'Université. gueS} o.M.L, premier évêque

d'Ottawa 136-180

MORISSET (G.). L'orfèvre Michel Levasseur 339-349

Membre de la Société royale du Canada.

NORMANDIN (R.), O.M.I. Saint Paul et l'Espérance 50-68

Secrétaire général de l'Université.

508 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

PICARD (R.)- En relisant Dominique .... 434-450

POLLET (J.-V.-M.), O.P. L'anglicanisme libéral et le

mouvemen t œcuménique. .. 219-238

ROUSSIN (M.). L'Amérique du Sud et ses problèmes 465-483

Professeur à l'Ecole des Sciences politiques.

SYLVESTRE (G.). L année littéraire 1946 .... 100-109

TREMBLAY (A.), O.M.I. La France renaît .... 261-279

Professeur à la faculté des arts.

VACHON (Son Exc. Mgr A.) . Les fondateurs du diocèse

Archevêque d'Ottawa. d 'Ottawa ...... 133-135

Un grand liturgiste cana- dien: le cardinal Ville- neuve 377-394

Chronique universitaire

110-114; 249-256; 356-361; 495-501.

Bibliographie

(Comptes rendus bibliographiques)

ANGLE (Paul M.), editor. The Lincoln Reader. (D.

CO'G.) 372

AUTUN (Albert) . Henri Bremond. (Rodrigue Norman-

din, o.m.i.) 373-374

BACCONNIER (Firmin) . Syndicalisme et Corporatisme.

(Henri Saint-Denis, o.m.i.) 118-119

BALZAC (Honoré de) . Le Curé de Village. (Paul Châ- telain) 373

Le Médecin de Campagne. (Paul

Châtelain) 259

BARBEAU (Marius). Alouette! (Roland Ostiguy, o.m.i.) 126

BLUM (Léon) . À l'échelle humaine. (Rodrigue Norman-

din, o.m.i.) 120-121

TABLE DES MATIÈRES 509

BOURGEOIS (Charles-Edouard). L'Enfant sans soutien:

Une richesse à sauver. (Henri Saint-Denis, o.m.i.) 364-365

CARLES (Jules) . Unité et Vie. (Henri Saint-Denis, o.m.i.) 258-259

CHRISTIAN (A.) . Ce Sacrement est grand. Témoignage

d'un foyer chrétien. (Roméo Arbour, o.m.i.) 362

Compton' s Pictured Encyclopedia and Fact-Index. (Auguste-

M. Morisset, o.m.i.) 122-123

Courtois (G.). L'Art d'être Chef 365

COUVREUR (Anne-Marie) . Comment aimer pour être heu- reux. (J.-L. P.) .......... .. 126

CRESSATY (Comte). Lettre à mon Fils. (J.-L. P.) 118

DANIEL-ROPS. Histoire sainte. Le peuple de la Bible.

(J.-P. C, o.m.i.) .... 115-116

Histoire sainte. Jésus en son Temps.

(J.-P. C, o.m.i.) 115-116

D'ARCY (M. C.) , S. J. The Mind and Heart of Love. (D.

C. O'G.) 363

DEWHURST (J. Frederic) and ASSOCIATES. Americas

Needs and Resources. (D.C. O'G.) 368-369

Education for to-morrow. (Henri Saint-Denis, o.m.i.) ...... 365-367

FISH (Hamilton) . The Challenge of World Communism.

(Henri Saint-Denis, o.m.i.) .... 121-122

GÉRIN (Léon) . Aux sources de notre histoire. Les condi- tions économiques sociales de la Nouvelle-France. (Roger Saint-Denis) .... 370

GlRET (André) . La Science et le Scepticisme religieux.

Henri Saint-Denis, o.m.i.) 503

510 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

GOODMAN (Percival and Paul) . Communitas. (D.C.

O'G.) .. 369-370

GUILLEMETTE (André-M.) , O.P., MALO (Adrien-M.) , O.F.M., LUSSIER (Ircnée) , MORIN (Clément) , P.S.S. L'Heure dominicale. (Rodrigue Normandin,

o.m.i.) 362-363

LACHAPELLE (Paul) , abbé. Pax. (Rodrigue Normandin,

o.m.i. ) 257

LAROCHELLE et SCHARSCH. La Confession, moyen de

progrès spirituel. (Rodrigue Normandin, o.m.i.).... 117*

LECLERC (Félix) . Pieds nus dans l'Aube. (Armand

Tremblay, o.m.i.) ...... 126-127

LEMAÎTRE (Georges) , abbé. Notre Sacerdoce. (Jean-Char- les Laffamboise, o.m.i.) .... .............. 116-117

Le Pape Pie XII et la Guerre (Roger Guindon, o.m.i.) 364

LÉTOURNEAU (Fir min) . Le Comté de Nicolet. Enquête

économique et sociale. (G.-E. Richard, o.m.i.) 371-372

LUSSIER (Irenée), MALO (Adrien-M.), O.F.M., GUILLE- METTE (André-M.) , O.P., MORIN (Clément) , P.S.S.

L'Heure dominicale. (Rodrigue Normandin,

o.m.i.) ............ ... 362-363

MALO (Adrien-M.), O.F.M., GUILLEMETTE (André-M.), O.P., LUSSIER (Irenée) , MORIN (Clément) , P.S.S.

L'Heure dominicale. (Rodrigue Normandin,

o.m.i.) ...... 362-363

MARCOTTE (Jean-Marie). Mektoub! Les récits du capi- taine. (Rodrigue Normandin, o.m.i.) .... .... 125-126

Marin (Me Armand). L'Honorable Pierre-Basile Mi-

gnault. (Auguste-M. Morisset, o.m.i.) 124-125

TABLE DES MATIÈRES 511

MORIN (Clément), P.S.S., Malo (Adrien-M.) , O.F.M., GUILLEMETTE (André-M.) , O.P., LUSSIER (Irenée) . L'Heure dominicale. (Rodrigue Normandin, o.m.i.) ... 362-363

NORTHROP (F. S. C). The Meeting of East and West.

(Henri Saint-Denis, o.m.i.) .... ...... 503-504

f

PALLASCIO-MORIN (Ernest) . Je vous ai tant aimée.

(J.-L. P.) .. 127-128

PETIT (Gérard) , c.s.c. L'Art vivant et nous. (Roger

Saint-Denis) 257-258

PIE XII. Allocutions de Sa Sainteté Pie XII aux Nouveaux Époux. I. Enseignements tirés des Fêtes chrétiennes. (Jean-Bernard Guilbault, o.m.i.) 502

Professeurs du Grand Séminaire de Tournai (Les) . Le Diocèse de Tournai sous l'occupation allemande. (François Le pas, o.m.i.) 123-124

RUMILLY (R.) . La plus riche aumône. Histoire de la So- ciété de Saint-Vincent-de-Paul au Canada. (Roger Guindon, o.m.i.) 124

SCHARSCH et LAROCHELLE. La Confession, moyen de

progrès spirituel. (Rodrigue Normandin, o.m.i.) .... 117

SHEEN (Msr Fulton J.) . Le Calvaire et la Messe. (Henri

Saint-Denis, o.m.i.) 502-503

Studies in Civilization, by fourteen authors. (D.C. O'G.) .... 371

Studies in the History of Science, by eight authors. (D. C.

O'G.) ...... 371

TEA (Eva) . La forma nelle arti figurative. (Jean-Claude

Dubé, o.m.i.) 505

L'invenzione nelle arti figurative. (Jean-

Claude Dubé, o.m.i.) 505

512 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

THOUVIGNON (P.) . L'Âme féminine. Essai psychologique.

(Rodrigue Normandin, o.m.i.) .......... 364

VILLENEUVE (Cardinal J.-M.-R.) , O.M.I. Le Baptême.

(Fernand Jette, o.m.i.) .... H6

WADE (Mason) . The F tench -Canadian Outlook. (Henri

Saint-Denis, o.m.i.) 119-120

ZNANIECKI (Florian) . The Social Role of the Man of

Knowledge. (D.C O'G.) 367-368

Publié avec l'autorisation de l'Ordinaire et des Supérieurs

REVUE

DE

l'Université d'Ottawa

REVUE

DE

l'Université d'Ottawa

,^

Xi *

SECTION SPECIALE

VOLUME DIX-SEPTIÈME

1947

L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

CANADA

De Inspiratione apud Dominicum Banez, O.P.

Sententia Banez 1 de Inspiratione defensores ac impugnatores habuit decursu saeculorum; nostrum non est, hic, Banez patronum vel adversa- rium habere. Deliberate omittimus connexionem inter sententiam cl. a. de Inspiratione et quaestionem motionis voluntatis humana? a Deo. Hoc tantum intendimus, crisi subjicere textum cl. a. in quo ipse agit de Inspi- ratione, praecisius loca praecipua Dubitatuv Tertio, q. L, art. 8, suorum Commentarium in Primam Partem 2, ad eruendos conceptus principa- les et secundarios, fundamentales et conséquentes, ad eruendam concate- nationem et subordinationem eorumdem conceptuum, ad ponderandas rationes, argumentationes adductas.

Quod sciamus, hujus generis investigatio de Banez nondum est facta; ejus utilitatem commendat hujus praeclarissimi S. Thomae corn- mentatoris momentum.

Ut interpretatio nostra distinguatur a textu ipso cl. a., hune alterum tradimus in superiore parte pagina? typisque diversis, additis tantum in margine numeris progressivis, commodae referential gratia; in inferiore parte pagina? vero interpretationem nostram subjicimus, variis distinctam partibus, adnotationibus et observationibus distributam, relatis corres- pondentibus numeris marginalibus textus in superiore parte pagina? tra- ditis.

Non tantum occasione data, sed explicite, praecise neenon scholas- tice inquisitionem instituit Banez de Inspiratione. Primo autem proponit

1 Dominicus Banez, O.P. (1528-1604), natus Methymnae Campi (Medina del Campo) in Hispania, Salmanticae studuit, 1546 ordinem S. Dominici ingressus, 1551-1561 philosophiam et theologiam in conventu ordinis S. Stephani Salmanticae docuit; 1561-1567 docuit Albilae in collegio ordinis, 1567-1572 Compluti; 1581 cathedram primam theologia? Salmantica; obtinuit quam 24 annos moderatus est (Cf. HURTER, Nomenctator, 3, col. 389-391).

"2 Praner alia scripta. edidit Banez Scholastica Commenraria in Primam Partem Angelict Doctoris S. Thomœ usque ad LXIII Quœstionem Complectentia, Salmanticae, 1585-1588. Adhibemus éd. Venetam 1585.

6* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

1 Dubitatur tertio. . . quid sit sacra scriptura, utrum sit spiritu

2 sancto inspirante, et verba dictante conscripta?... [Ad sacram Theo- logiam] pertînet explicare sua principia, quorum unum est esse scrip- turam sacram infallibilem, quœ per Dei revelationem ab hominibus conscripta est et nihilominus val de utile erit, definitionem sacrœ scripturœ proponere, atque dilucidare. . .

argumenta negantium, eorum scilicet qui opinati sunt non semper sacros scriptores Deo inspirante scripsisse. Secundo vero decisionem quam vocat veritatis discutit. Tertio tandem respondet ad argumenta proposita in principle Argumentis negantium praetermissis, sufficiat alteram partem seu discussionem decisionis veritatis trutinae subjicere, cum ibi praesertim quaestio exponatur, additis tamen saltern partibus quibusdam responsio- num ad argumenta negantium omnino necessariis ad mentem cl. a. ple- nius assequendam.

(1,2) In ipsa enunciatione quaestionis, concatenationem et subor- dinationem conceptuum fundamentalium de Inspiratione, in expositione Banez sive modum ejus procedendi invenimus, quem ita interpretamur, forte non inaccurate: Scriptura sacra est infallibilis; per Dei reve- lationem ab hominibus conscripta est (2) ; Spiritu Sancto verba dic- tante conscripta est (1 ) .

L AD DECISIONEM VERITATIS (3-8).

In istis tribus modis, présentât cl. a.: duos casus interventionis Spiritus Sancti in scribenda Sacra Scriptura, scilicet a) quando res scri- benda occulta est scriptori sacro; b) quando res scribenda est ipsi jam nota. Praeterea, delineat duas sententias theologicas pro secundo casu (nam pro primo casu necessarie admittenda est revelatio proprie dic- ta) : a) Deo specialiter movente et inspirante, scriptor sacer ad scriben- dum instigatur, et assistentia speciali Dei detinetur dum scribit ne erret (5-6). Quam alteram sententiam est ipse Banez expositurus in Tertia Conclusione, dicit enim ibi, e. g. : « sufficit ut illa scriptura dicatur sacra, quod instinctu Spiritus sancti ad scribendum res illas [quas vidit] ani- mum appulerit [scriptor sacer], et quod ejusdem spiritus assistentia

DE INSPIRATIONE APUD DOMINICUM BANEZ, O. P. 7*

3 Pro decisione veritatis advertendum est, quod cum aliqua scrip- titra dicitur Deo inspirante conscripta, tripliciter potest intelltgi.

4 Primo modo, quia res ipsœ, de quibus scribendum est, occultœ erant scriptori, et Deo révélante Mi innotescunt. Iuxta illud Psat. 50: In-

5 certa et occulta manifestasti mihi. Altero modo quoniam res, quœ scribitur, nota quidem erat scriptori, tamen quod animum ad scri- bendum appulerit, Deo specialiter movente atque inspirante factum

6 est. Ac proinde speciali quadam assistentia Spiritus sancti detinetur

7 scriptor ne malitia aut oblivione in aliquo decipiatur. Tertio modo ita dicitur scriptura reveîata sive ex revelatione, quoniam ipse Deus non solum res occultas scribenti revelavit, vel ad res sibi notas scri-

8 bendas excttavit, et ne erraret manu tenuit, sed etiam verba ipsa sin- gula quibus scriberet, suggessit, et quasi dictavit.

manu teneatur, ne memoria excidant quae narrare iubetur » (37). Hoc tantum admittit haec sententia, in hoc tantum consistit interventus Spiri- tus Sancti in scribenda re jam nota, sec. hanc sententiam. 6) Sententia vero Banez hoc habet proprium quod admittat suggestionem et quasi dic- tationem singulorum verborum (7-8) . Ipsa est sententia quae exponitur in secunda conclusione: « Secunda conclusio. Spiritus sanctus non solum res in scriptura contentas inspiravit, sed etiam singula verba, quibus scri- berentur, dictavit atque suggessit » (14). Est sententia quam cl. a. prae- fert, prout videbimus.

N. B. Sicut postea in 9-13, ita etiam hic in 3-8, Banez adhibet ter- minos revelare, ex revelatione duplici sensu: stricto i.e. de manifestations rei occultae, et lato i.e. quando non adest manifestatio rei occulta? sed ins tigatio Dei ad scribendum ejusque assistentia in scriptione. Ita, in 4, « révélante » stricte dicitur; in 7-8, « reveîata sive ex revelatione » dici- tur stricte in 7b, late in 7c; etiam suggestio et quasi dictatio singulorum verborum, in 8, dicitur revelatio, sensu qui explicabitur in Responsioni- bus ad argumenta.

1. Ad Prim am Conclusionem (9-13).

Haec prima conclusio quae certa esse debet apud omnes catholicos, recolit ill os duos casus qui occurrunt in Scriptura (de quibus supra) i. e.

8* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA

9 Sit ergo prima conclusio. Sacra scriptura, de qua loquimur, ex

divina revelatione habetur interdwn primo, interdum secundo mo- do. Hœc conclusio certa debet esse apud omnes catholicos. Et proba-

10 tur. Quia partim plurima continet supra omnem naturalem ratio- nem elevata, quale est mysterium trinitatis, et incarnationis, et alla plurima, partim vero quœ vel experentia, vel humana ratione cons-

1 1 tare poterunt. Sed in his omnibus script or ipse quantumlibet dili- gens et attentus, nihilominus aliquando falli poterat, aut oblivisci,

1 2 ergo in omnibus illis rebus partim revelatione, partim instigatione et assistentia sanctus afîuit spiritus, ne aliqua via scriptor a veritate deviaret. [Consequentiam explicat Banez iisdem fere rationibus ce

13 Cano, De Locis Theologis, lib. 2, c. 17, et concludit:] Habea- mus igitur conclusionem prœmissam certam secundum fidem catho- licam, quam a Sanctis patribus accepimus, et Ecclesia catholica ma- gistra, et duce omnium Rdelium animis indita est.

scriptio rei antea ignotae, scriptio rei jam nota?; pro ambobus casibus af- fuit spiritus sanctus ( 1 2b) , pro antea ignotis revelatione proprie dicta (12a), pro jam notis instigatione et assistentia (12b). Nunc autem ins- tigatio et assistentia pro jam notis, et hoc tantum, constituunt alteram sententiam, expositam in Tertia Conclusione (cf. e.g. 37) ; cum ergo asserit Banez hanc conclusionem certam esse debere apud omnes catholi- cos (9), intendit quod hoc saltern tenere debent omnes catholici, praeser tim pro secundo casu, nam pro primo nulla est difficultas.

N. B. Sicut jam in 3-8, etiam in 9-13, terminus « ex divina reve- latione » adhibetur et sensu stricto et sensu lato. Stricte in « interdum primo » (9) , late in « interdum secundo modo » (9) ; stricte in « partim revelatione » ( 1 2a) , late in « partim instigatione et assistentia » ( 1 2b) .

Si vero accuratius investigaverimus hanc primam conclusionem, prsesertim ipsam comparantes cum secunda, inveniemus quod prima con- clusio respiciat res seu contentum Scriptura?, proprius inerrantiam tam eorum qua? sunt supra naturalem rationem elevata, quam eorum qua? ex- peiientia vel humana ratione constare possunt. Inerrantia, en fundamen- tum pro Banez aliorum conceptuum de Inspiratione, conceptus primus cui alii subordinantur, prout patet ex 11-12: « Sed in his omnibus scrip- tor quamtumlibet diligens et attentus, nihilominus aliquando falli pote-

DE INSP1RATIONE APUD DOMINICUM BANEZ, O. P. 9

1 4 Secunda conclusio. Spiritus sanctus non solum res in sctiptura contentas inspiravit, sed etiam singula verba, quibus scriberentut ,

15 dictavit atque suggessit. Hœc conclusio videtur consequens ad prœce-

16 dentem. Nam si relinqueret in arbitrio scriptoris sacri, quibus verbis

1 7 intellect a pro ferret aut scriberet, posset errare in légitima explicatio ne eorum, quœ sibi revelata sunt, ergo in sacris litteris posset repc-

18 riri aliqua falsitas. Consequentia patet, et probatur antecedens. Quoniam humanum est, etiam si homo errorem in mente non habeat

19 sœpe in verbis errare, atque unum pro altero proferre. Prœterea hœc

rat, aut oblivisci, ergo in omnibus illis rebus partim revelatione, partim instigatione et assistentia sanctus affuit spiritus, ne aliqua via scriptor a veritate deviaret. »

2. Ad Secundam Conclusionem (14-32).

A. Ad Enunciationem et Probationem Secundœ Conclusionis (14-18).

Secunda conclusio respicit verba. Cum jam provisum fuerit iner- rantiae rerum in prima conclusione, providetur inerrantiae verborum in secunda; ideo secunda conclusio est consequens ad primam (15), nam inutile esset recte et absque errore res omnes concepisse scriptorem sacrum, tam supra naturalem rationem elevatas, quam naturaliter notas, si errare posset in explicatione eorum, in verbis.

Illud « quae sibi revelata sunt » ( 1 7a) non adhibetur hic tantum in sensu stricto i.e. de rebus antea occultis nunc manifestatis scriptori sa- cro; neque instigatio ad seribendum et assistentia in scriptione aequipol- lent idea? revelationis hic expressae; potius adumbratur, delineatur hic ex- pressio, explicatio Inspirationis quae clarissime efferetur in Responsioni- bus ad Argumenta (58-63) et quae consistit in lumine quo scriptor sacer intelligit, et propterea habetur revelatio; sic « intellecta proferret » (16b) et « quae sibi revelata sunt » (1 7a) mutuo explicantur et illuminantur.

N. B. Dictatio singulorum verborum propugnatur ut apta servan âx inerrantiae verborum quae non servaretur si electio verborum relinque- retur arbitrio scriptoris sacri. Notemus, primo, momentum inerrantiae in quaestione de Inspiratione apud Banez; secundo, ad servandam iner-

10* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

Veritas conûrmatur ex doctrina D. Ambrosii in procemio D. Luca? in Ma verba Quoniam multi conati quidem sunt ordinare narratio-

20 nem rerum. Ubi inquit: « Conati utique Mi sunt, qui implere ne- quiverunt. Qui enim conatus est ordinare, suo labore conatus est. Sine conatu sunt enim donationes et gratia Dei, quœ ubi se infuderit rigare consuevit, ut non egeat, sed redundet scriptoris ingenium. Non conatus est Matthœus, non conatus est Marcus, non conatus

21 est Ioannes, non conatus est Lucas; sed divino spiritu ubertatem dictorum rerumque omnium ministrante, sine ullo molimine cœpta

22 compleverunt. » Ecce ubi inquit, quando Spiritus sanctus ministra-

23 vit Mis ubertatem dictorum, hoc est verborum et rerum. Et confi.r- matur ex ipso teocto. Quoniam inquit: Ordinare narrationem rerum. Quod quidem componere verbo, aux scripto, quo explicentur, quœ

24 intellecta sunt. Item D. Greg, in procemio moralium capit. 1, in- quit : « Ipse igitur Deus hœc scripsit, qui hœc scribenda dictavit. »

25 Dictare autem, verba ipsa deter minare signiûcat. Et conRrmatur ex

rantiam verborum sufficit admittere assistentiam Spiritus Sancti ad arbi- trium scriptoris sacri praebitam, sicut cl. a. agnoscet in Tertia Conclu- sione, nec est necesse recurrere ad dictationem et suggestionem singulorum verborum.

B. Ad Conûrmationem Secundœ Conclusions (19-32).

Septem rationibus confirmât Banez secundam conelusionem: « Prse- terea haec Veritas confirmatur ». a. (10-23) Confirmatio haec sumitur ex Ambrosio a Luca arguente, qui ad evangelistas omnes assurgit: Spiri tus Sanctus dédit evangelistis ubertatem dictorum, hoc est verborum et rerum (22), i.e. compositionem verbo aut scripto qua explicentur qua? intellecta sunt (23) , quomodo vero intellecta? Per lumen divinum; quod clarius efferet Banez in Responsionibus ad Argumenta, praesertim in 62. b. (24-25) Gregorius loquitur hic de libro Job. Banez occasionem sumit explicandi quid ipse intelligat terminis dictare, dictatio: « Dicta- re .. . verba ipsa determinare significat. » c. (26) Compara tionem calami scribae a scribente determinati applicat cl. a. ad prophetae imagina- tionem determinata verba recipientem; non est ergo probatio sed compa- ratio tantum, prout ceteroquin expresse asseritur: « Qua? comparatio. .

DE INSPIRATIONE APUD DOMINICUM BANEZ, O. P. 11*

26 Psalmo 44. Lingua mea calamus scribae velociter scribentis. Quœ compacatio in hoc videtut consistere, quod sicut calamus ab ipso scribente determinatur , ut hos characteres exprimat, ita et Prophe- imaginatio determinata verba recipit, ut verbo aut scripto profe-

27 rat. Et tandem quorsum sacrarum literarum interprètes tam attente singula verba scripturœ sacrœ expenderent , nisi eadem ab spiritu Dei

28 dictata fuisse intelligerent? Probatur prœterea. Quoniam Spiritus sanctus dicitur locutus per Prophetas, loquî autem per Prophetas non solum est revelare illis veritatem, sed eorum linguam et cala-

29 mum movere, ut sic loquantur, quatenus convenienter revelata pro ferant iuxta illud Psalm. 44. Lingua mea calamus scribae velociter

30 scribentis. ConHrmatur ex illo, quod Cbristus dixit Matthœ, 20. [10: 20] Non enim estis vos qui loquimini, sed spiritus patris ves- tri, qui loquitur in vobis. Prœcesserat autem: Nolite cogitare, quo-

3 1 modo et quid scriberent. Item Jerem. 36. Est elegans huius rei testi- modo aut quid loquamini. Ergo sacris scriptoribus datum est quo- modo et quid scriberent. Item Ierem. 36. Est elegans huius rei testi-

d. (27) Ratio adducta dictationem singulorum verborum commen- dat, suadet, tamen ipsam non probat. e. (28-29) Ex voce loqui pro- prie dictum argumentum ducitur: « Probatur praeterea ». Quamvis voces Prophetœ, revelata sensu stricto i.e. de manifestatione ignoti saltern su- mantur, et sic arguatur saltern pro stricte revelatis a proprie dictis pro- phetis prolatis vel scriptis, non excluditur tamen voces illas sensu lato etiam intelligi posse, et sic etiam pro omnibus sacris argui scriptoribus. In hoc ultimo casu praesertim, « revelare » (28b) et « revelata » (29a) de rebus jam notis dicuntur in quantum lumine divino a scriptore sacro vi- dentur, prout clarius in 62. Illud « eorum linguam et calamum movere » (28c) analogice adhibetur hic in describenda dictatione verbali, sicut analogice adhibetur terminus « manu tenentia » in describenda assistentia secundum alteram sententiam (e.g. 7, 37, 41, 44) ; sicut vero nihil me- chanicum, manifeste, intendat altera expressio, nee prior. Effectus linguae et calami motionis sic describitur: «quatenus convenienter revelata pro ferant » (29a). Illud « convenienter » autem, in génère loquendo, patet quid significet et forte ita ipsum adhibuit cl. a.; si vero ipsum compare- mus cum descriptionibus dictationis verbalis alibi datis, invenimus quod

12* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

monium, ubi cum Bavuch, ad populum legisset libcum, quern ipse scripsit dictante Ietemia et interrogantibus principibus, quomodo scripserit omnes sermones istos ex ore Ieremiœ, respondit Baruch: Ex ore sue loquebatur quasi legens ad me omnes sermones istos, et 32 scribebam in volumine atramento, [v. 18.] Ecce argumentum. Qui loquitur legens in libro, non componit verba, quœ loquitur, sed ea, quœ iam determinata invenit: cum ergo Prophet a loqueretur quasi legens in libro, iam ab Spiritu sancto in eius phantasia script a erant verba, quœ loquebatur.

si dicit plus quam absentiam erroris, minuit tamen conceptum receptionis determinatorum verborum. Tandem, agnoscet Banez testimoniis Scrip- ture in quibus dicitur Deum loqui per Prophetas satisfacere etiam alteram sententiam (42-45). f. (30) Promissio Apostolis facta applicatur omnibus scriptoribus sacris: datum est illis « quomodo et quid scribe- rent » quod est satis genericum. g. (31-32) Argumentum hoc desumitur ex textu Vulgatae loquebatur quasi legens (Jer. 36: 18). In lucem ponit cl. a. vim verborum Vulgatae, melius traductionis seu inter- pretations Vulgatae, quae, compositis ambobus sensibus dicendi et legendi quibus correspondere potest vox textus hebraici yiqra , tertium quid in- troduce quod non est nee simplex légère nee simplex dicere, sed dicere, loqui quasi legens; ex hoc argumentatur Banez, sicut ceteroquin plures alii theologi, fundamentum, habens tantum interpretationem hanc Vul- gatae 3. Utcumque non valet nisi de illo casu Jeremiae. Quando autem c:. a. dicit in phantasia scriptoris sacri scripta jam esse verba quae Jeremias loquebatur (32b), figuram adhibet, qua praecedens idea illustratur i.e. Jeremiam verba non componere sed quae jam determinata invenit loqui (32a).

3 In T. M. habetur tantum yigra qued duos amplectitur sensuS: a) dicebat, elala voce dicebat; et b) legebat, elata voce legebat. AlteT sensus supponit textum jam determinatum, jam existentem, prior autem non. Quonam vero ex his duobus sen- sibus adhibuerit scriptor inspiratus vocem hebraicam yiqra non constat ex textu, cum ipsa vox ambos admittat sensus; ex contextu vero nihil deduci potest. Versio Graeca Septuaginta vertit vocem hebraicam yiqra' ope ' àvqyyeiKep i. e. renuntiabat , nuntiabat ; ergo interpretatur earn in priori sensu, scilicet dicendi. Interpretatic ergo Vulgatae loquebatur quasi legens, componit duos sensus dicendi et legendi et tertium quid introducit quod non est nee simplex dicere nee simplex légère, sed dicere, loqui quasi legens.

DE INSPIRATIONE APUD DOMINICUM BANEZ, O. P. 13*

33 Tertia conclusio. Si quis tamen assevat, quod verborum com- posit io relinquitur sœpe scient et diligentiœ script oris sacti,, it a

34 tamen, quod Spiritus sancti assistentiam necessariam afhrmet, ut

35 sctiptor ipse non ertet in verbis aut verborum compositione, nihil dicit ûdei contrarium, ut gravem censuram mereatur ista assertio,

36 quamvis mihi non videatur vera, aut omnino tuta propter argumen- ta facta in conûrmationem prœcedentis conclusionis.

C. Summa Capita Secundœ Conclusionis.

Fundamentum sententiae Banez est inerrantia verborum (16-19). Exclusio errons in verbis obtinetur ope dictationis singulorum verbo- rum, quae consistit: a) in determinatione verborum a Deo (25) ; b) in ministratione a Deo compositionis verborum (23a) ; c) in receptione verborum determinatorum in imaginatione scriptoris sacri (26b) ; d) in hoc quod scriptor sacer verba non componit, sed jam determinata verba in sua phantasia scripta invenit (32) ; e) in motione linguae et calami scriptoris sacri (28c). Ita convenienter res profert scriptor sacer.

Patet autem cl. a. insistere et multum in receptionem, ipsam extol- lere, ita ut tantum accurato examine eruere possimus, in hac secunda con- clusione, quamnam cooperationem praestet scriptor sacer. Quae praesertim in hoc consistit quod lumine divino ipse intelligat; ilumen hoc divinum quod clarissime efferetur in Responsionibus ad Argumenta, hic indicatur tantum et velate in 16b, 17a, 23c, 28b, 29a.

3. Ad Tertiam Conclusionem (33-57).

A. Ad Enunciationem et JEstimationem Tertiœ Conclusionis

(33-36).

In hac tertia conclusions candide, honeste examinatur et agnosci- tur altera sententia; videbimus quomodo. Notemus diversam modalita- tem formulae ad idem omnino indicandum, quae adhibetur hic in 33a et adhibita est in 1 6b. Ibi, in probatione secunda? conclusionis, formula erat « si relinqueret in arbitrio scriptoris sacri » compositio verborum, posset inveniri falsitas in verbis, ideoque propugnabatur dictatio singulo-

14* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

37 Probatur ista conclusio. Quia dum scriptor sacer scribit res, quas ipse vidit, sufRcit ut iîla scriptura dicatur sacra, quod instinctu Spicitus sancti ad scribendum res Mas animum appulerit, et quod eiusdem spiritus assistent ia manu teneatur, ne memoria excidant,

38 quœ narrare iubetur, ergo idem concursus Spiritus sancti sufRciet ad verborum com posit ionem, quam ipse sacer scriptor propriis viribus

rum verborum; hic, formula fit « Si . . . verborum compositio relinqui- tur . . . scientiae et diligentiae scriptoris sacri », nam addita Spiritus Sancti assistentia scriptor sacer non errabit in verbis aut verborum compositione. Agnoscit ergo cl. a. eumdem effectum scilicet inerrantiam, obtineri assis- tentia Spiritus Sancti ac obtinetur dictatione singulorum verborum.

In 35-36, datur aestimatio alterius sentential Illud « ut gravem censuram mereatur » (35b) intelligitur ut ligatum. consequens ad 35a, i.e. contrarium fidei dicere, scilicet si ista sententia diceret aliquid contra- rium fidei mereretur gravem censuram, sed cum non sit ita non meretur gravem censuram. N. B. Verba ipsa aliam admittunt interpretationem, imo forte suadent illam, i.e. haec sententia cum nihil dicat fidei contrarium non meretur gravem censuram, tamen non excusatur nisi a gravi censura et non a quacumque censura, ergo indirecte videtur accusari quadam levi censura. Nequit vero ha?c ultima interpretatio admitti quia in tota expo- sitione hujus sententia? nihil refertur quod quamcumque sapiat censuram. Tamen verba, prout jacent, propensionem cl. a. erga hanc sententiam non manifestant.

In 36a, « quamvis mihi non videatur vera [altera sententia], aut omnino tuta », alterum membrum corrigit prius, est retrocessio; videtur cl. a. concedere etiam alteram sententiam posse esse veram, vel se non pos- se probare illam esse falsam; sed saltern non est omnino tuta.

« Propter argumenta facta in confirmationem praecedentis conclu- sionis. » (36b) Haec argumenta vero sunt: primum, exclusio errons, et agnoscitur obtineri etiam ope assistentiae tantum; pro altero praecipuo argumente desumpto ex voce loqui, prout jam indicavimus ad 28-29 et videbimus in 42-45, agnoscitur satisfied etiam in altera sententia; aliae, confirmationes potius quam argumenta, habent vim auctoritatis Ambro- sii (19-23), Gregorii (24-25), Vulgatae (31-32), vim comparationis (26), applicationis (30), suasionis (27). Constituuntne probationem ?

DE INSPIRATIONE APUD DOMINICUM BANEZ, O. P. 15*

39 adinvenire, et facere potest. Consequentia patet. Quia non minus refert return memoria gestarum, quam ordo et compositio verbo-

40 rum. Item probatur. Quia secundum prœdictum modum dicendi non potest colligi, quod in sctiptura sit aliqua falsitas etiam in te

41 minima, aut levi. SuiHcit enim manu tenentia Spiritus sancti ne homo ecret in iis, quœ propriis viribus assequi poterat, quamvis de-

42 fectibiliter. si a spititu Dei non manu teneretur. Cœterum etiam potest satisûeti testimoniis scripturœ sactœ, in quibus dicitur, Deum loqui per Prophetas, et verba Dei esse, quœ loquuntuv, et alia simi-

43, 44 lia, si dicatut, quod verba et sermones Dei esse dicuntur, quando

B. Altera Sent entia Agnoscitut Ut SufRciens (37-45).

Inutile ducimus in quo altera consistât sententia enucleare, cum tex- tus ipse sit clarus. Patet autem expressionem « manu tenentia » (41, 44) ad descri.bendam assistentiam Spiritus Sancti non esse nisi figuram, adhi bitam etiam in 7, 37, 54.

Non oblitus rationum principalium et confirmationum dictationis singulorum verborum, pra? oculis habens rationes alterius sententia?, ef- fectus qui obtinentur, id quod prascavetur, cl. a. honeste agnoscit hanc alteram sententiam suihcere ad hoc « ut illa scriptura dicatur sacra » (37a), ad hoc « quod verba et sermones Dei esse » dicantur (43a), ad hoc quod nulla inveniatur « falsitas etiam in re minima, aut levi » (40b) .

Quo animo agnoscat cl. a. alteram sententiam esse sufficientem, in- nuitur forte termino restrictivo adhibito « ut illa scriptura dicatur sacra » (37a), « si dicatur, quod verba et sermones Dei esse dicuntur» (43), qui indicat statum animi qui nequit admissionem evitare et tamen res- tringit concessionem.

Jam notavimus quomodo momentum primum teneat inerrantia in concatenatione et subordinatione conceptuum de Inspiratione apud Banez, nihil ergo mi-rum quod ipse insistât in earn (37d, 40, 41) , agnos- cens inerrantiam servari etiam in hac sententia.

Etiam testimoniis Scriptura? in quibus dicitur Deum loqui per Pro- phetas, et verba Dei esse qua? loquuntur, adductis sane ut sint alterum ar- gumentum ad probandam dictationem singulorum verborum (28-29), agnoscit cl. a. satisfied hac sententia (42-45).

16* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

Spirit us sancti impuîsu, et manu tenentia loquitur, aut scribit Pro-

45 pheta, etiam si verba idiomate sibi noto componat, at que ordinet,

46 Dixeram autem in ista conclusione, sœpe, quoniam interdum cum sacer scriptor loquitur de rebus sublimibus, atque super naturalibus ,

47 etiam necessarium videtur ut ipsa verba, quibus explicentur, inspi-

48 rentur a Deo. Sit exemplum, cum ïoannes dixit cap. I sui evany. In principio erat verbum, et verbum erat apud Deum et reliqua, non videtur possibile, ut arte humana earn orationem componeret , nisi

49,50 Spiritu sancto dictante, verba didicisset. Nihilominus tutius dici- tur et absque calumnia, quod quemadmodum Spiritus sanctus ani- mum scriptoris ad scribendum applicat, etiam verba et eorum com>

5 1 positionem tradat, et probatur. Quoniam nisi ita dicimus, vix po~ tetimus differentiam assignare inter sacram scripturam, et definition nés conciliorum, quœ a summo etiam PontiRce conRmata sunt.

O Quando Nequit Admitti Explicatio Inspirations Ab Altera Sentent ia Proposita (46-49).

Tcxtus est clarus. Notemus vero quod illud « inspirentur a Deo »> (471) aequivalet re vera formula» dictatentur a Deo qua? statim postea (49) adhibetur, i.e. determinarentur ab ipso Deo in phantasia prophetae.

D. Tutius Tamen Admittitur Dictatio Singulorum Verborum

(50-57).

In 50, « absque calumnia » i.e. sine formidine deceptionis; praete- rea, cum instigatio, applicatio ad scribendum sit a Deo tantum, etiam traditio verborum et eorum compositionis videtur esse a Deo tantum: ergo nimis insistit Banez in receptionem et non curat cooperationem scriptoris sacri.

Quae sequuntur duabus distinguuntur partibus 51-54, 55-57. In 51-54, invenit cl. a. alteram sententiam non posse assignare differentiam essentialem inter verba Scripturae et verba Definitionum Conciliarium 4;

4 Nullam putamus vim injicere textui, hoc asserentes, nam « vix poterimus diffe- rentiam assignare» (51) fit « sequitur, nullam esse differentiam» (53).

DE INSPIRATIONE APUD DOMINICUM BANEZ, O. P. 17*

52,53iVa/r? utrobique assistit Spiritus sanctus,ne sit error. At veto si utro- bique verba et ipsorum compositio relinquitur humanœ industrîœ,

54 sequitur, nullarn esse differentiam. Quoniam etiam conciliorum de- Rnitiones scriptœ ex manu tenentia Spiritus sancti infallibilem ve~

55 riiatem continent. Quamvis etiam et ad hoc responded posset, ma- gnam esse differentiam. Quoniam conciliorum dehnitiones, dum scribuntur ab aliquo notario, dictante Theologo, non adest illic Spi-

56 ritus sancti impulsus, ut scribat Me, et iste dictet. Etenim in huius- modi orationis compositione ab Mis errari poterit, et eorum error

5 7 postea corrigitur a concilio. At veto sacra scriptura assîstente Dei spi- ritu conscribitur , neque in terra superiorem habeat, qui corrigat.

« Nam utrobique assistit Spiritus sanctus, ne sit error » (52). Differen- tia quaedam sane invenitur (55-57) , sed non est nisi accidentalis.

Quomodo vero praecedenter cl. a. affirmare potuit hanc sententiam esse suflkientem ? Ita, e.g. « sufficit ut ilia scriptura dicatur sacra, quod instinctu Spiritus sancti ad scribendum res illas [jam notas] animum ap- puient, et quod eiusdem spiritus assistentia manu teneatur, ne memoria excidant, quae narrare iubetur » (37).

Notemus alteram sententiam manifeste servare inerrantiam verbo- rum; inerrantia vero est conceptus primus et primarius in Inspiration sec. Banez, propterea enim propugnat dictationem singulorum verborum, prout vidimus, ad servandam inerrantiam (e.g. 16-17) ; cum autem etiam altera sententia servet inerrantiam, Banez nequit illam rejicere, ad- mittit illam, agnoscit ut sufflcientem.

In fine vero cl. a. invenit alteram sententiam non valere assignare differentiam essentialem inter verba Scripturae et verba Definitionum Conciliarium, suam vero posse; hanc gravissimam vero dimcultatem con- tra alteram sententiam minuere quasi conatur: « Quamvis etiam et ad hoc responderi posset, magnam esse differentiam. . . » (55a) ; differentia au- tem inventa substantiam difflcultatis non tangit.

Ergo Banez alteram sententiam agnoscit, admittit quamvis tam- quam minus tutam; ipse vero praefert dictationem singulorum verbo- rum. Sed re vera, cl. a. suam sententiam stricte non probat: cf. recapitu- lationem probationum in nostris adnotationibus ad 36b; inde, praeser- tim circa finem tractationis, termini quibus ipsam désignât: « tutius dici-

18* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

Ad argumenta in principio dubii posita iam respondendum

58 est . . . Ad secundum argumentum . . . Ad conûrmationem. . . [circa finem] Sed sive Lucas, sive Marcus ab aliis narrata scripse-

rint, tamen ut narrata scriberent, Spiritus sanctus ïmpulit, et ut in

59 illorum narratione non obliviscerentur , idem spiritus astitit: imo ui probabil ius et tutius videtur, superiore lumine eadem narrata docutt, et singula verba, quibus scriberentur , dictavit.

tur et absque calumnia » (50), « probabilius et tutius videtur » (59), et tandem « mihi probabilius esse » (62). Illud « mihi » suum videtur habere pondus.

IL AD RESPONSIONES AD ARGUMENTA NEGANTIUM (58-63).

Mentem cl. a. non assequimur complete absque Responsionibus ad Argumenta negantium. Sufficiat vero très referre. Banez respondet ad mentem sua? sententia? in secunda conclusione exposita?, pretiosa vero addita elucidatione.

Nihil novi in 58; fit insistentia in dictationem singulorum verbo- rum (59, 61, 63), dictatio vero, probabilius, effertur hic ut connexa, ut dependens a superiore lumine quod hic multo clarius quam antea effer- tur; conceptus superioris luminis seu illuminationis qua? eflkiuntur ins- piration in mentem scriptoris sacri, en quid afferunt Responsiones ist^e ad notionem inspirations apud Banez.

Objectum hujus superioris luminis sunt res, contentum Scriptural In 59, « superiore lumine eadem narrata docuit » Spiritus Sanctus; « ea- dem » i.e. quae naturaliter sive Lucas sive Marcus jam cognoverant, de ipsis adhuc docentur superiore lumine. Quod hic asseritur de Luca et Marco asseritur in 62 de sacris scriptoribus in génère, scribentibus natura liter nota, et quidem formula luminosa et aptissima « etiam ea ipsa, qu* sacri scriptores viderant, et contrectaverant, superiore lumine iterum a Spiritu sancto illuminati intellexerint ». In 60-61, addit quomodo illu- minatio haec fieret conformiter ad statum et conditionem scriptoris sacri cujuscumque.

DE INSPIRATIONE APUD DOMINICUM BANEZ, O. P. 19*

60 Ad tettium argumentum respondetur, quod cum Deus omnia suavitet disponat, ita uniuscuiusque sctiptoris sacti mentem iltumi-

61 nabat, eidemque verba dictabat quœ maxime illotum statum et con- ditionem decebant . . .

62 Ad quintum argumentum. . . Respondetur secundo mihi pro- babilius esse, ut etiam ea ipsa, quœ sacri scriptores videront, et con trectaverant, superiore lumine iterum a Spiritu sancto illuminati in~

63 tellexerint, et ab ipso verba, quibus scriberent, acceperint. . .

Illuminatio haec non asseritur necessario tenenda secundum catho- licam fidem sed probabilius et tutius (59, 62), qua formula indicatur propria Banez sententia.

Haec ipsa illuminatio rationem dat termini revelatio antea aliquando adhibiti et cujus non sufficiens videbatur ratio; etenim, in quantum « su- periore lumine iterum a Spkitu sancto illuminati intellexerint » (62) f omnia, quicumque scriptores sacri], dicitur « esse scripturam sacram. . . quae per Dei revelationem ad hominibus conscripta est » (2) ; scriptor sacer quicumque scribit « quae sibi revelata sunt » (17) , scilicet quaecum- que et non tantum quae antea ignoraverat; Prophetis, si accipiuntur in sensu lato, i.e. in quantum comprehenduntur hoc termino etiam quicum- que scriptores sacri, Spiritus sanctus révélât veritatem, et ipsi revelata pro- ferunt (28-29) ; probabilius etiam dictatio et suggestio singulorum ver- borum proptera vocatur revelatio « dicitur scriptura revelata sive ex re- velatione, quoniam ipse Deus. . . etiam verba ipsa singula quibus scribe- rent, suggessit, et quasi dictavit. » (7-8).

UT RESUMAMUS.

Sincere procedit Banez in discutienda inspiratione verbali. Dicta- tionem et suggestionem singulorum verborum propugnat, ipsam praefert. Affert argumenta, confîrmationes, auctoritates sed re vera ipsam non probat.

Nimis sollicitus est de inerrantia, quae non est nisi effectus, conse- quens inspirationis; inerrantiam persequitur ac si ipsa inspirationis ratio- nem constitueret. Propterea praesertim dictationem re vera non probat, cum dictationem proponat ad praecavendum errorem, qui praecavetur

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etiam sola ope Divinae Assistentiae; idco necesse est ei admittere etiam al- teram sententiam, ideo nequit illam rejicere; inde appretiationes dubita- tive, restrictive tam de sua quam de altera sententia.

Extollit cl. a. receptionem a Deo; non curat cooperationem soripto- ris sacri.

Optime tamen effert in Responsionibus actionem inspirationis in mentem scriptorum sacrorum: « superiore lumine iterum a Spiritu sancto illuminati » intellexerunt.

Sebastiano PAGANO, o. m. i.,

professor in facilitate

Sacra; Theologize.

The Formative Evolution

of Newman's Concept

on the Doctrine of Justification

Few men have left such a quantity of consistently fine religious literature in their wake as was bequeathed to posterity by John Henry Cardinal Newman. His works number upwards of forty, and have near- ly all been commented upon both by those who shared his views and also by others who sought to disparage the sublimity of this master's thought and style. Yet it is curious to note that no one seems to have made an attempt at commenting on or exposing Newman's thought of the doc- trine of justification. Why such an omission should exist and how it might be accounted for, will perhaps ever remain a mystery in this life. However, possibly the answer lies in the fact that the style and thought of the Lectures on Justification are so sublime as to surpass the norm of the popular mind.

Yet it must be admitted that despite this omission, Newman's thought on the doctrine of justification forms one of the central themes of his entire theology. This affirmation will appear evident not only from the citations which will follow in the course of our work, but also from the historical circumstances which prompted Newman to write on such a subject, for he meant it to be a test of the soundness and ortho- doxy of his Via Media. It was to cut a middle path between Luther's doctrine of justification by faith alone and that version which was pro- fessed by the Latitudinarian school, and which Newman thought was held by some Roman theologians, namely justification by works. His doctrine was to be a blending of these two discordant views into the one solid theme of the Divine Indwelling.

In tracing Newman's evolution of thought on this subject, we will note both his changes of mind brought about by his various religious

22* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

contacts, and also the theologies, that is, not the sources of antiquity, but especially the teachings of theologians, Anglican and Roman, which prompted him to change his ideas and evolve so sublime a doctrine.

In his Grammar of Assent which he wrote in 1870, Newman lays down a principle which we must bear in mind if we hope to appreciate thoroughly the evolution he underwent regarding the doctrine of justi- fication; an evolution which culminated in the writing of his Lectures, the doctrine of which is so profound, so mystical and so thoroughly Catholic. This all-miportant principle is the following: « Certitudes in- deed do not change, but who shall pretend that assents are indefec- tible? » * This principle serves as a key to determining those doctrines which Newman held with firm adhesion, and those to which he merely nodded for a time.

I. From Calvinism to Anglicanism.

The first Conversion,

Newman's first conversion 2 which took place while he was a boy of 15. was not only moral in tone, but it was also doctrinal, and it def- initely had its effects on his subsequent views on the doctrine of justifi- cation. It seems that despite his having been brought up as a child to take great delight in reading the Bible, 3 still he had formed no definite reli- gious opinion of his own. In consequence of this, his mind, already thereby attuned to things divine, was open to the wave lengths of what- ever religion might come along. It was at this tender age that he fell under the influence of a definite creed and received his first intellectual im- pressions of dogma. 4 This came about as a direct result, not only of the conversations he had with the Reverend Walter Mayers of Pembroke College, Oxford, but also and more especially were they the effect of books, definitely Calvinistic in tone, which this reverend gentleman placed in his hands. 5

1 Grammar of Assent, p. 243-244.

2 Apologia pro Vita Sua, p. 4 ; Letters and Correspondence of John Henry Newman, . . . edited by by Anne Mozley, London, Longmans, Green and Co., 1890. Vol. I, p. 18.

3 Apotologia pro Vita Sua, p. 1 .

4 Ibid., p. 4.

5 Ibid.; Letters and Correspondence, loc. cit., p. 19.

THE FORMATIVE EVOLUTION OF NEWMAN'S CONCEPT 23*

In one such book, Calvin's doctrine of final perseverance impressed him deeply. « I received it at once » he says, « and believed that the in- ward conversion of which I was conscious, (and of which I still am more . certain than that I have hands and feet) would last into the next life, and that I was elected to eternal glory. » 6 To be justified and to be spir- itually renewed were one and the same to Calvin and the regenerate as such were certain of the grace of final perseverance. 7 This « detestable doctrine » as Newman calls it 8 did not remain long with him, « till the age of twenty-one », 9 for upon reading Law's Serious Call, 10 he under- stood that regeneration was not identical with justification and that it did not automatically assure one of final perseverance. However, Cal- vin's teaching did leave its mark upon him. It forced him to become very egocentric and solitary in thought, causing him to contemplate two and only two self-evident and absolute beings: himself and his Creator. n

The positive results of these first contacts, that of Reverend Mr. Mayers, and the books he gave Newman to read, were the following dog- mas: the fact of heaven and hell, divine favour and divine wrath, of the justified and the unjustified. These alone took firm root in his mind and he held them with certitude. To the others, that the justified and the regenerate were one and the same, and that the regenerate as such had the grace of final perseverance, to those he assented for a time and did not im- mediately reject them, « but who shall pretend that assents are indefec- tible? » 12

An Evangelical to Oriel.

If Law's Serious Call did much to free him from Calvinism, Thom- as Scott of Aston Sandford made a deeper impression cm Newman's mind than any other. 13 Scott was most sincere in his writings and con-

6 Apologia pro Vita Sua, p. 4.

7 Ibid., p. 6. The Justified and the regenerate were one and the same to Calvin because justification was effected through faith alone, whereas Baptism did no more than serve as an external sign sanctioning this justifying faith, Newman even as a boy seemed to sense a more adroit connection between the two than that professed by Calvin.

8 Ibid., p. 4.

9 Ibid.

Ibid., p. 6.

11 Ibid., p. 4.

12 Grammar of Assent, toc. cit.

13 Apologia pro Vita Sua, p. 5.

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victions that the Evangelical mode of practice was the only true religion, and Newman felt his influence greatly. When, then, he was introduced to the Oriel Common Room in 1821, Newman not only brought with him certain tatters of Calvinism but was also keenly devoted to the Evangelical creed. He tells us himself that in this particular year « he was more devoted to the Evangelical creed and more strict in his religious duties than at any previous time. » 14 In fact it was during this very year that he had been drawing up the Evangelical process of conversion in a series of scriptural texts, the various stages of which were: the con- viction of sin, terror, despair, news of a free and full salvation, appre- hension of Christ, sense of pardon, assurance of salvation and so on. l5

In 1826, however, he transcribed this Evangelical process of con- version and he added a very important N. B., « I speak of conversion with great diffidence, being obliged to adopt the language of books. For my own feelings as far as I remember, were so different from any account I have ever read, that I dare not go by what may be an individual case.;»16 Apparently he was quite convinced of the fact that he was wanting in those special experiences of a sudden and violent conversion, that so typi- fied the Evangelical creed. However, he professed their doctrines and was content to wait and see what the future would bring.

It was while a member of the Oriel Common Room that his spirit- ual solitariness was due for a rude awakening. He was almost immediate- ly placed in the hands of Mr. Whately and remained under bis in- fluence until 1826. 17 Whately, loud in argument and steeped in logic, a typical Fellow of Oriel, soon found a responsive chord in Newman's heart. It was not long before he succeeded in drawing him out of his natural shyness and eventually taught him to think for himself and stand on his own feet. 1S Simultaneous with this rude awakening, New- man found himself in the company of Pusey, attending the lectures of Dr. Charles Lloyd. This belongs to the year 1823.

Dr. Lloyd is said to have taken a personal interest in all his stu- dents, and Newman, already awakened from his lethargy by the logician.

14 Letters and Correspondence, loc. cit., p. 108. is Ibid.

16 Ibid., p. 109.

17 Ibid., p. 96.

18 Ibid., p. 94; Apologia pro Vita Sua, p. 11.

THE FORMATIVE EVOLUTION OF NEWMAN'S CONCEPT 25*

Whately, began to « stand on his own feet » and in the presence of Dr. Lloyd expressed for the first time opinions « which were called Evangel- ical views of doctrine ». 10 Just what these views were, we know not, but they were undoubtedly the fruit of the deep influence wrought upon him by Thomas Scott, already referred to.

Still another proof of his Evangelical feelings is afforded during the course of the same year, 1823. It is his ultra-pietistic description of and prayer for Pusey. He describes him as a searching man who seems to delight in talking on religious subjects; and he prays that he be brought. « into the true Church ». « That Pusey is Thine O Lord, how can I doubt? . . . Yet I fear he is prejudiced against Thy children. Let me never be eager to convert him to a party or to a form of opinion. » 20

It was around this date, shortly before he left Oriel, that he received a cautioning letter from his father advising him against a headlong dash into the Lutheran doctrine which so saturated the Evangelical creed. However, so convinced was Newman of the stability of his beliefs, that he brushed aside his father's warning. Nevertheless, very few years passed, before he realized the truth of what his father had said and accord ingly he changed his ideas. 21

Saint Clement's and Hawkins.

Newman accepted the curacy of Saint Clement's in 1824 at the sug- gestion of Pusey. He was therefore obliged to absent himself from the lectures of bis trusted friend Dr. Lloyd; however, he continued to main- tain his contact both with him and with Mr. Whately. It was during his years at Saint Clement's that Newman's religious opinions under- went a grave and serious change. Undoubtedly the Oriel Common Room was one of the factors, for at that time, Oriel was the stronghold of the Oxford intelligentsia, and its Fellows had a reputation for hard talk and brute logic. In matters of religion, they were neither High Church nor Low Church, but rather tended towards a breaking of ecclesiastical traditions and practices, and were therefore called Liberals. We will presently refer to their influence on Newman, but first let us deal with

1{> Letters and Correspondence, loc. cit., p. 9 5. 20 Ibid., p. 103. a Ibid., p. 111.

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Mr. Hawkins, who was responsible for the greatest change in Newman's religious opinions. ^

Hawkins was a deeply religious man, clear-headed and independent in his opinions, candid in argument and tolerant of the views of others.2"' Shortly after his ordination in 1824, Newman was fortunate enough to have passed the long vacation in the company of this remarkable man whom he quickly began to love sincerely. One doctrine which he learned directly from Hawkins was that of Tradition. It came to New- man as a result of a sermon preached by Hawkins who was then Vicar of St. Mary's. In that sermon, one self evident proposition was laid down viz., that Sacred Scripture was never intended to teach doctrine but only to prove it, and if we would learn doctrine we must have re- course to the formularies of the Church. 24 Newman never forgot this, for it made a lasting impression on his mind and it formed the basis for his Via Media and is in evidence throughout his Lectures on Justification.

If Newman was indebted to Hawkins for the doctrine of Tradition, much more so was he, for the care and patience this master took in cor- recting the doctrinal errors in the young neophyte's sermons. His first sermon, « Man goeth forth to his work and to his labour until the eve- ning » implied in its tone a denial of baptismal regeneration. 25 Mr. Haw- kins immediately took him to task, and by his own repeated criticism and the use of a timely argument from Saint Paul, « who did not divide his brethren into two, the converted and unconverted, but addressed them ail as in Christ », ^ he had a great though somewhat gradual effect upon him. It was at this particular time that Hawkins gave him to read, Sum- ner's Apostolical Preaching, and this book was successful beyond any- thing else in rooting out Evangelical doctrines, and the remaining Cal- vinism from Newman's creed. 27

The important effect that this book had on him, was to cause him to receive the Catholic doctrine of baptismal regeneration, which was dia- metrically opposed to that of the Evangelicals. Early in 1825, he seems to

22 ibid., p. 101.

23 ibid., p. 104.

24 Apotogia pro Vita Sua, p. 9.

2F Letters and Correspondence, loc. cit., p. 105.

26 Ibid.

27 Ibid.; Apotogia pro Vita Sua, p. 9.

THE FORMATIVE EVOLUTION OF NEWMANS CONCEPT 27*

give vent to his solid opinion when he writes. « It seems to me that the great stand is to be made not against those who connect a spiritual change with Baptism but those who deny a spiritual change altogether. All who confess the natural corruption of the heart and the necessity of a change should unite against those who make regeneration a mere opening of new prospects, when the old score of offences is wiped away and a person is for the second time put, as it were, on his good behaviour. )> 2S At last Newman received the doctrine of the forgiveness of sin, not by mere imputation, but by the implanting of the habit of grace. This doc- trine was later to center his Lectures on Justification.

This fact was brought home to him with such such force that in a letter to Reverend S. Richards, dated November 26, 1826, Newman ad- vised him as follows: « The leading doctrine to be discussed would be (I think) that of regeneration; for it is at the very root of the whole system and branches out in different ways (according to the different views taken of it) into Church of Englandism, or into Calvinism. . . It is connected with the doctrines of free will, original sin, justification, holiness, good works, etc. » 29

With the acceptance of spiritual regeneration, Newman's remaining Calvinism vanished and his strict adherence to the Evangelicals was sev- ered and gradually faded away. Sumner's work caused him to stop and think, as it were, and he realized that, that which he thought he had beeii holding all along as a certitude, was in reality nothing more than an assent. He had been in a confused state of mind from the time of his first conversion, although he held certain dogmas to be true, and in fact they were true, viz., the Holy Trinity, the Incarnation, and Predestination. He held another which he thought to be true, the Lutheran apprehension of Christ, but which in fact was false. So it was that in later life, when he wrote his Grammar of Assent, he applied to himself the passage which we quoted above.

2b Letters and Correspondence, loc. cit., p. 106. We might note in passing that Calvinism teaches baptism to be an outward sign proving only, that we are already justified. Hence, the justified and the regenerate are one and the same. Evangelicals teach that baptism is to be held in abhorrence and that regeneration is effected by feeling and experiencing a violent conversion.

29 Ibid., p. 127. This letter was in request to Reverend Mr. Richard's demand for some doctrinal information that he might use in his historical work concerning the opinions of bygone divines.

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Newman was never able to completely disregard the Evangelical teaching which he had been professing all these years. In fact, as his fu- ture life shaped itself and he subsequently entered the Catholic Church, it was morally impossible for him not to profess certain doctrines of the Evangelical creed, for there are many which are common to the teaching of Rome. Hence, Newman was ever grateful to those men who first in- troduced him to Evangelicalism, for, to this sect he owed the divine truths about our Lord and His person and offices, His grace, the regen- eration of our nature in Him, 30 the supreme duty of living not only morally but in His faith, fear and love together with the study of scrip- ture in which these truths lay. 31 In testimony of his sincerity he wrote, in later years, 32 to Mr. G. T. Edwards, formerly secretary of the Lon- don Evangelical Society: « . . . and did I wish to give a reason for this full and absolute devotion [to the Roman Church] what should, what can I say but that those great and burning truths which I learned when a boy from Evangelical teaching, I have found impressed upon my heart with fresh and ever increasing force by the Holy Roman Church? That Church has added to the simple Evangelicalism of my first teachers, but it has obscured, diluted, enfeebled nothing of it. » ^

A Choice: High Church.

Upon leaving Calvinism and breaking with the Evangelicals, New- man found himself face to face with Liberalism. All during the sequence of events which we have just traced, Newman continued under the in- fluence of Whately, and the latter thought his young student showed great promise in becoming a future leader of the Liberal Party. Little did he know that the young Fellow he was so carefully moulding was to become the most formidable foe of Liberalism that Oxford ever knew.34 It was precisely with this thought in mind that Bishop Copleston, many

•30 Newman learned from the Evangelicals the necessity of regeneration, but he did not accept the method they used, that is, by feeling and experiencing a violent conversion.

31 Letters and Correspondence, toc. cit., p. 108.

32 February 24th, 1887.

33 Wilfred WARD, The Life of John Henry Neiuman, new impression, London, Longman's, Green and Co., 1913, Vol. II, p. 527.

34 Christopher DAWSON, The Spirit of the Oxford Movement, London, Sheed and Ward, 1934, p. 34.

THE FORMATIVE EVOLUTION OF NEWMAN'S CONCEPT 29*

years later, made the sad remark: « Alas how little did we anticipate the fatal consequences. » 35

Newman's change of ideas from a prospective young Liberal leader to its most arrogant enemy was due to a series of causes, two of which are of paramount importance: a serious illness in 1827, and the death of his favourite sister Mary early in the following year. « The truth is », writes Newman in his Apologia, « I was beginning to prefer intellectual excel- lence to moral; I was drifting in the direction of the Liberalism of the day. I was rudely awakened from my dream at the end of 1827 by two great blows, illness and bereavement. » 36 He felt that he was beginning to overvalue the intellectual element in religion and hence was on the verge of lapsing into infidelity. That would have meant a denial of what had ever been most certain to him since his first conversion, namely dog- ma in general, and especially that of justification, which as he has told us, was at the root of all dogmas. 37

Thus spiritually tortured, he sought refuge at the feet of those who, in times past, had found inspiration in the supernatural world. The vision of the Church of the Fathers to which he was introduced as a boy by Milner's Church History arose again in his mind. The only living representative of that early church, though now it was somewhat enfee- bled, was the church of his birth, and he became conscious of the fact that the Liberal party was trying to undermine her. He reacted strongly against this and influenced by Froude, he joined the High Church party in support of the Church. 38

While Newman sat at the feet of Whately, Froude was an ardent disciple of Keble, and both Froude's and Newman's views were closely akin on many subjects. « Both men showed the same love of specula- tion », writes Dawson, 39 « the same fearlessness of consequence and even a certain fierceness of spirit that led them to despise compromise and to defy the prejudices of the majority ». Froude, like his master Keble. was a staunch high-churcher who delighted in the union of a hier-

35 Letters and Correspondence, loc. cit., p. 95.

36 Apologia pro Vita Sua, p. 14.

37 Cf. Newman's letter to Mr. Richards, p. 8.

38 The Life of John Henry Newman, Vol. 1, p. 41.

39 The Spirit of the Oxford Movement, p. 3 6. For a more complete study of the relations of Newman with Froude see Paul THUREAU-DANGIN, La Renaissance ca- tholique en Angleterre au XIXe Siècle, 3e éd., Paris, Pion, 1899, Vol. I.

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archical system of sacerdotal power and of full ecclseiastical liberty. He had great admiration for the Church of Rome and did much to break down Newman's prejudices against her. Froude gloried in accepting Tra- dition as a main instrument of religious reaching.40 He brought Keble and Newman together, and little by little the latter began to value more high- ly the ancient traditional element in religion and to study with avidity the early Christian Fathers. 41

It was precisely the Fathers, as we have already noted, more so than Froude or Keble who saved him from falling into Liberalism. True, the intense love for the High Church that the latter had and the principle of the Sacramental system and the breaking down of Butler's theory of probabilities which he resolved to firmness of assent by faith and love, did much to induce Newman to embrace the High Church.42 But it is the Fathers who really explain his conversion to the High Church and his sympathy with the Anglican theologians of the Seventeenth Century. He got bis first glimpse of them as a boy when he read Joseph Milner's Church History. 43 This imaginative devotion to them never really left him and he always considered the first centuries the beau-ideal of Chris- tianity. 44 In the vacation of 1828 he began to read them chronologically and in 1830 accepted a proposal of Mr. Hugh Rose and wrote a history of the principal councils. 45

The Fathers converted him to the High Church because they con- tained in full the vestiges of truth and doctrine, then professed in the Anglican Church of Newman's day. It is difficult to determine just when it was that he first began to consider Antiquity the true exponent of Christian doctrine. But he tells us himself that it was about 1830, and it was due to Bishop Bull's works which he then began to read. *• This writer was an outstanding Anglican theologian and his works even in

40 Apologia pro Vita Sua, p. 24.

41 In FROUDE'S Remains, he tells how proud he was of himself for having brought Newman and Keble together. "Do you know the story of the murderer who had done one good thing in his life ? Well, if I was ever asked what good deed I had ever done, I should say that I had brought Keble and Newman to understand each ether." {In Apologia pro Vita Sua, p. 18.)

42 Ibid., p. 18-19.

43 Ibid., p. 46.

44 Letters and Correspondence, toc. cit., p. 111.

45 Apologia pro Vita Sua, p. 26. 4<* Ibid.

THE FORMATIVE EVOLUTION OF NEWMAN'S CONCEPT 31*

those days were classics. Newman had the happy faculty of using the best sources to get to the root of any problem, and so he chose to read Bull who, in turn, referred him, through his many quotations, to the writings of the Fathers. Hence it was, that one seemed to complement the other. The Fathers not only brought him into the High Church, but also caused him to sympathize with the divines of the seventeenth century and especially Bishop Bull, for on many points were their teach- ings consonant.

(

II. Anglican and Roman Sources on Justification.

Once converted to the High Church, Newman was determined that she should take the place assigned to her by the outstanding English Di- vines of bygone days. But because Liberalism was infecting the popular mind, the English Church was being disparaged and weakened even by those who claimed allegiance to her. To restore and strengthen her against such an enemy, Newman sought to build a system of theology on the anglican idea, based upon the outstanding Anglican EHvines of the Seventeenth Century. Hence, in evolving his thought on the doctrine of justification, he went to Bull and Barrow, to Hooker and Beveridge, to the Thirty-Nine Articles and the Homilies, for throughout his work and especially in the more technical Appendix, does he give evidence of ha- ving been conversant with them.

Since his thought on the doctrine of justification follows the pat- tern of the Via Media, it cuts across the path of the Roman School. New- man, then, found it necessary to learn what he considered to be the views of this school on the subject, and this brought him in contact with the Council of Trent and three Roman theologians whom he seems to have considered its main commentators; namely Bellarmine, Vasquez and Petau, all Jesuit theologians of the Seventeenth Century.

Now it is precisely our purpose to portray the views of these two schools of thought; Anglican and Roman, as conceived by Newman, and to show as much as possible how he agreed or disagreed with their proposed doctrine.

Perhaps it will not be superfluous to further identify the Anglican works and authors used in this study by a short historical sketch, in

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order that the reader may have a more complete knowledge and a better appreciation of the sources of Newman's anglican thought, relative al- ways to his doctrine on justification.

Historical sketch of Principal Works and Authors.

The Thirty-Nine Articles contain what may be called the symbol, creed or profession of faith of the Church of England, especially as to points on which at the time of the adoption of the articles, disputes existed. They seem to have had their origin as early as 1549 and were originally drawn up by Bishop Cranmer. However a series of disputes followed and subsequent changes were made, both as to the number of articles and their contents. In 1571 they were revised for the last time and all the clergy who were ordained by any form other than that in the English prayer book of Edward VI or Elizabeth had to subscribe to them. 4T

A series of sermons appeared in 1542 and were called The Homi- lies. During the reformation they were composed and read as something easy and simple to be understood. The first book of Homilies is supposed to have been composed by Bishops, Cranmer, Redley and Latimer at the beginning of the Reformation. The second volume was perhaps prepared under Edward VI but it was not published until 1563 during the reign of Elizabeth. In Book one, the homilies on Salvation, Faith and Good Works were probably written by Cranmer. 48

Richard Hooker was one of the most eminent divines in the history of the Church of England and was born in 1554. His great work is the defense of the constitution and discipline of the Church of England, in eight books, under the title The Laws of Ecclesiastical Polity and was arranged by the Reverend John Keble. This work obtained the praise of Pope Clement VIII and King James I and of Ecclesiastical establish- ments in general. The first four books were published in 1594; the fifth in 1597 and the last three, several years later. 49

47 Reverend J. McCLINTOCK, D.D., and James STRONG, S.T.D., art. Article in Cyclopedia of Biblical, Theological and Ecclesiastical Literature, N.Y., Harper Bros., 1867, Vol. I, p. 444. Article 1 1 is most frequently used in our work.

48 Reverend J. MCCLINTOCK and James STRONG, Ioc. cit., Vol. IV, o. 319-320.

49 Ibid., p. 329.

THE FORMATIVE EVOLUTION OF NEWMAN'S CONCEPT 33*

Isaac Barrow was a distinguished English divine and a noted math- ematician who was born in London in 1630 and died in 1677. His chief works are Treatise on the Pope's Supremacy, Exposition of the Creed and Sermons. 50

George Bull, Bishop of Saint David's, was born in 1634. His most important work Harmonia Apostolica which he published in 1669 had for its object to explain and defend in Part I the doctrine of Saint James and in Part II to demonstrate the agreement with him and Saint Paul. This work provoked a great deal of criticism because it was said to be Armenian. In defense of his position he issued in 1675 his Examen Cen- sures and Apologia pro Harmonia. Some of his other works are Defen- sio Fidei Nicœnœ and Judicium Ecclesiœ Catholicœ in defense of the anathema decreed by the Council of Nice fotr which he received the thanks of the Gallican clergy. All his works were written in Latin. 51

William Beveridge was Bishop of Saint Asaph. He was born in 1638. He was a deeply religious man and has been styled « the great reviver and restorer of primitive piety ». Among his works are The Doctrine of the Church of England consonant to Scripture, Reason and Fathers, which is a discourse upon the Thirty-Nine Articles, Private Thoughts, Sermons, and Thesaurus Theologicus. 52

a) Portrayal of Anglican Doctrine of Justification Relative to the Lectures.

In exposing the Anglican views on this topic, it was thought best to begin with those divines who greatly emphasize a distinction between justification and sanctification because it is basic in their development or the doctrine of justification. Then, approaching the Roman view mon* closely, we will review those who tend to lessen such a distinction and who in fact categorically condemn it.

Difference between Justification and Sanctification.

The distinction between justification and sanctification which goes so far as to be an actual separation of the two, is a fundamental notion

so Ibid., vol. 1, p. 6 74. si Ibid., p. 793. 52 Ibid., p. 914.

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in the reformed theology of the Anglican Church. According to the stand they take regarding such a distinction, Anglican Divines will consistently hold different views. In his Lectures of Justification, Newman gives evi- dence of having been quite conscious of these opinions which advocate such a separation, however he deals with them as benignly as possible, as can be witnessed in his first lecture when he explains the meaning of the term justification.

According to Hooker there is a real distinction to be made between the righteousness of justification and the righteousness of sanctification. However he understands this distinction to exist only while we are here on earth. In the glory of the world to come there will no longer be such a distinction between the two, because the process of sanctification which consists in gross works 53 here below will gradually converge with the justifying righteousness of Christ which is ours through faith. The journey of the two will be complete only in heaven where we will see God face to face. 54

To substantiate this distinction he makes strong appeal to Saint Paul who, he declares, taught a similar doctrine. To the Romans VI, 22, Paul, wrote, « Ye are made free from sin and made servants unto God ». This, Hoocker maintains, is the righteousness of justification. « Ye have your fruit in holiness.» This is the first righteousness of Sancti- fication. By the one we are interested in the right of inheriting, by the other we are brought to the actual possession of eternal bliss and so the end of both is life everlasting. 55 In proof of this, Abraham is put for- ward both by Saint Paul and Saint James as typifying these two kinds of righteousness. 56

Beveridge too admits this distinction and explains his meaning, no: in the sense that they are divided in their subject, but rather in the sense that they are two distinct things. 5" Because we are accounted righteous in Christ by faith, we are justified and this implies an imputation of righteousness to us Sanctification, on the other hand denotes the implan -

53 John KEBLE, M.A., The Works of Mr. Richard Hooker, 3rd éd., Oxford 1845, Vol. Ill, p. 485-491.

54 Ibid., Vol. II, p. 553.

55 Ibid., Vol. Ill, p, 491. Ibid., p. 491, 507.

5- William BEVERIDGE, D.D., The Doctrine of the Church of England Con- sonant to Scripture, Reason and Fathers, 3rd éd., Oxford 1847, p. 289-290.

THE FORMATIVE EVOLUTION OF NEWMAN'S CONCEPT 35*

tation of righteousness in us. Everyone who is justified is also sanctified, and he who is sanctified is also justified, yet one is the act of God towards us, the other is the act of God in us. Our justification is in God only, not in ourselves; our sanctification is in ourselves only, and not in God. By our sanctification we are made righteous in ourselves, but not accounted righteous by God; by our justification we are accounted righteous by God, but not made righteous in ourselves. 58

Bull and Barrow are of the opinion that while there is a distinction between justification and sanctification, still they are intimately joined together. The former maintains that certain acts and dispositions must, of necessity, precede the first justification. Such dispositions are faith and repentence or sorrow for sins, and they help to prepare the soul for the coming of God's grace. Although God justifies the sinner through Christ and not because of any action, however good, on the part of the sinner, nevertheless, Bull maintains that God will not justify him who remains in his wickedness. The sinner then must show some good dispositions in order to be worthy of God's justifying grace. These preliminary acts are performed with the help of the Holy Ghost. 59 In justification proper however, man receives the Holy Spirit but in a more abundant measure. This first justification he holds to be improper sanctification. 60 Elsewhere he strictly maintains that both justification and sanctification are so in- timately connected one with the other, that they cannot possibly be separ- ated. 61.

Barrow observes that Saint Paul in several places couples justifica- tion with Baptismal regeneration to give but one instance: « He saved us by the laver of regeneration that having been justified by His Grace we may be made heirs of everlasting life» (Tit. Ill, 5-7). This he main- tains is the first justifying act and this act will continue, that is, we will abide in the state of Justification if we obey God's law and do His com- mands. 62 According to him then, sanctification is the prolongation or state which necessarily follows the first act of justification.

ss.Ibid.

59 This is what we call Actual Grace.

«° Rev. Edward BURTON, D.D., The Works of George Bull, Oxford 1846, Vol. Ill, p. 20, 88; Vol. IV, p. 265, 336, 337. «i Ibid., Vol. IV, p. 264-265. 62 MORE and CROSS, Anglicanism, London 1935, p. 301-303.

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Newman is in hearty agreement with Bull and Barrow on the one- ness of justification and sanctification and he loudly denounces any sys- tem that effects their separation. Such a separation, he maintains, is <( technical and unscriptural » ; moreover he proves at length from scrip- ture and the Fathers, that such an arbitrary distinction was never meant to exist. 63

The Formal Cause of our Justification.

The question of the formal cause of our justification is a natural sequence to the preceding one which we have just treated. After giving their definition of Justification, it is quite natural for the Anglican di- vines to inquire as to its very nature. This is precisely what they do in determining the formal cause of it.

Hooker, then, claims that we are formally made just by the posses- sion of Christ through faith, for by faith we are incorporated into Him, that is. we are in the eyes of the Father as is the very Son of God Him- self. ?* Now it is obvious that this assertion corresponds to his idea of justification as noted above; it is a purely external imputation of right- eousness. Hence it is that in justification we are not interiorly justified, but rather we are merely so confounded, so to speak, with Christ, that God considers us as if we were His own Sons.

Simultaneously with this assertion, Hooker admits a certain interior change in the soul, an imperfect one if you will since man is not really made just, but at least it puts man on the road to sanctity. The very es- sence of this renewal in holiness consists in the reception of the Spirit of adoption and the infusion of the gifts and fruits of the Holy Ghost. 65

Beveridge is of the same opinion as Hooker, for he too assigns a distinct formal cause to justification and sanctification. We are consti- tuted righteous or justified by the imputed justice of Christ, he maintains, and we are sanctified by the infusion of divine grace in us. 66

Bull, followed by Newman, stoutly denounces this doctrine for he refuses to admit any distinction between justification and sanctifica-

«3 Lectures on Justification, p. 41, 63, 72, 81-85, 95-100, 117-129. «* HOOKER, loc. cit., Vol. Ill, p. 507.

65 Ibid., p. 490.

66 Beveridge, foc. cit., p. 287.

THE FORMATIVE EVOLUTION OF NEWMANS CONCEPT 37*

tion. They may respond to two concepts, but in reality they constitute one and the same thing for he who is justified is likewise sanctified. Bull maintains that the doctrine of Hooker and Beveridge cannot possibly be found in scripture. 67 Moreover, he repeatedly proves that we are jus- tified by works, consequently by our obedience to the divine com- mands. 68

As far as Newman is concerned, the unique formal cause of jus- tifications is that which Hooker distributed between justification and sanctification, namely, incorporation in Christ and the inhabitation of the Holy Spirit. Or to use his own words « the indwelling of Christ through the Spirit ». 69 This is what is most properly said to constitute our justification and sanctification. Therefore, it is not the mere imputa - tion of God's justice or grace or spirit. Neither is it an inward gift that would not be divine in itself. Not only is it virtues or good works, not only is it habitual grace as something created but it is God Himself, the Spirit of the living God given or inherent or abiding in the soul. 70

Properly speaking then, sanctity does not consist in the perform- ance of good works, for it is the presence of God within us that makes us just. The sanctity of good works is but an improper formal cause, for it is a manifesting effect of the divine presence within us. It is therefore not unrelated to the proper formal cause. It is precisely in the light of this distinction that Newman will interpret the Homilies, Bull and Bar- row.

In many places, the Homilies maintain that good works effect the remission of sins, are pleasing to God, are indicative of the presence of the Holy Ghost. 71 In the light of what has just been said in the preced- ing paragraph, we can readily understand how Newman considers these works as the improper formal cause, for unless such actions are performed the Spirit of Christ will never abide in the soul of man. Such actions are « the necessary attendant on the divine Presence, which is the proper formal cause ». 72 Moreover, the Homily on the Resurrection expressly

«■ BULL, loc. cit., Vol. Ill, p. 47.

«8 Ibid., Vol III, p. 16, 28, 63; Vol. IV, p. 10-11, 173, 285-286.

69 Lectures on Justification, p. 382.

Ibid., p. 389.

71 Homilies, London 1864, p. 70, 413-418, 445-446.

72 Lectures on Justification, p. 381-382.

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states that the justifying righteousness which is gained by Christs' resur- rection is ascribed to the work of the Holy Ghost in our hearts. 73 Bull too is of the same opinion for he holds that, in justification, man's sini are not only forgiven, and a right to eternal salvation granted (these are the effects of a lively faith and with it may be termed the improper for- mal cause) , u but finally the Spirit of adoption is sent by God to abide in the soul of the justified. 75 On the other hand, Barrow is most em- phatic in declaring that to all who diligently keep God's law, He affords them, « His Holy Spirit as a principle productive of all inward sanctity. In the scripture style it is called, acting by the Spirit, renovation of the Holy Ghost, etc. » 76 Newman is in wholehearted agreement with Bull and Barrow in maintaining that we are made righteous by the abiding presence of Christ, which is through the Holy Spirit. 77 Only those who refuse to make a distinction between justification and sanctification can hold that the formal cause of both is the abiding presence of Christ through the Spirit.

The Instrumentality of Faith and Works in Justification.

The Eleventh Article contains the fundamental principle of An- glican theological thought on the doctrine of Justification and as such is the starting point from which all divines launch their thesis and exposi- tions of the doctrine. It reads as follows: « We are accounted righteous before God only by the merit of Our Lord and Saviour Jesus Christ by faith and not for our own good works or deservings, wherefore that we are justified by faith only is a most wholesome doctrine and very full of comfort as more largely is expressed in the homily of Justification. » 78

In the foregoing quotation, the italicized portion is directly per- tinent to our determining with the Anglican divines the exact role played

73 Homilies, p. 464-470.

74 Newman makes reference to these effects and calls them the formal cause, Lectures on Justification, p. 358, 364, 365. Apparently he neither affirms nor denies that possibility. However later, he determines them as the improper formal cause {Ibid., p. 382).

75 BULL, loc. cit., Vol. IV, p. 336-337.

76 MORE and CROSS, loc. cit., p. 301.

77 Lectures on Justification, p. 137-139, 205, 206, 278, 352, 382; Parochial and Plain Sermons, Vol. II. p. 220-223; Vol. Ill, p. 263, 268; Vol. IV, p. 170; Vol. V, p. 156, 158; Vol. VI, p. 179.

78 BEVERIDGE, loc. cit., p. 286.

THE FORMATIVE EVOLUTION OF NEWMANS CONCEPT 39*

by faith and works in our justification. The interpretation given will of course vary according to whether or not any distinction was made be- tween justification and sanctification. First of all, let us see the interpre- tation given by those who separate justification from sanctification.

Beveridge and Hooker, since they are guilty of such a separation and have defined justification as a forensic imputation of Christ's merits, consequently hold that faith in the sense of trust and not good works is the means, the sole means, by which we are justified. T9 The former argues from Saint Paul's Epistle to the Romans IV, 3-5 : « Abra- ham believed God and it was counted to him for righteousness » and again: « But to him that worketh not, but believeth in him that justi- fieth the ungodly, his faith is counted for righteousness ». If faith then is accounted for righteousness, we are accounted righteous by faith, that is, we are justified by faith and not by grace as a principle of righteous- ness in us.

Further proof of this is drawn from the fact that justification is here said to be of the ungodly. Now as long as a man is ungodly, he can- not be said to be justified by any inward and inherent righteousness, but only by an outward and imputed one. And here again appeal is made to Saint Paul who in his second Epistle to the Corinthians V, 21, makes the point quite clear. He writes that Christ is said « to be made sin for us that we might be made the righteousness of God in Him. » If we re- flect on this text, it becomes quite evident that Christ was made sin for us, not in the sense that our sins were inherent in Him, for He being the Son of God was incapable of sin. He became sin for us then in the sense that it was imputed to Him. Now if a parallel is to be realized we must say that we are made righteous before God not by an inherent righteous- ness but rather by an imputed one. 80 This becomes more striking when we reflect upon the fact that ever since the fall of Adam we are all born in sin, hence we cannot possibly have any inherent righteousness in us. 8l Developing his doctrine on the same idea, that is, along the line of justification, Hooker interprets the words of the Eleventh Article similar- ly to Beveridge. Christ, he says, has merited righteousness for as many

79 Ibid., p. 288: HOOKER, toc. cit., Vol. III. p. 490.

80 Beveridge, toc. cit., p. 288.

81 Ibid., p. 286.

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as are found in Him. Now God finds us in Christ, if we are faithful for by faith we are incorporated into Him. Then, even though in our- selves we are altogether full of iniquity and sin, nevertheless if we have faith in Christ, and have hatred for sin, God will look upon us with a gracious eye, put away our sins by not imputing them and will accept us in Jesus Christ. He will consider us as perfectly righteous, as if we had fulfilled all that is commanded in the law. This imputed righteous- ness with which we are clothed is a more perfect one than we could have garnered by our keeping of the law, because it is the righteousness of Jesus Christ. 82

Let us now consider the interpretation of this Eleventh Article in the line of sanctification, that is, works are necessary although insufficient to justify us. We find here, that Beveridge, Hooker and the Homilies insist that while faith and faith alone justifies us, still it must be accom- panied by works, for everyone who is justified is likewise sanctified. '< Abraham believed God and it was accounted to him for righteousness » (Rom, IV, 3) . But Abraham, although his faith alone justified him, did many good works. He then is our example, even though we are justi- fied we must continue in good works for though it is not by the good works which we do that we are justified, yet if we are justified we will do good works. This is what Saint James meant when he said: « Faith without works is dead » (James II, 26) , that is, though it is by faith that we are justified and by faith only, yet not by such a faith as has no accompanying good works. Hence it is that Saint Paul and Saint James do not contradict each other. Paul is speaking of works which precede justification and James is talking about works which follow after jus- tification. We are justified by faith only and not by works, but a man that is justified cannot but have works as well as faith. 83 The grace of God, in this case, faith shuts out the justice of our own works as to the merits of deserving our justification, but it does not exclude repentance, hope, fear and love of God which must be joined with it. 84.

AH the good works that we can do are imperfect and therefore are not able to deserve our justification, but our justification comes freely

*2 hooker, îoc. cit., p. 490, 530.

83 Beveridge, toc. cit., p. 291-292.

&4 Homilies, p. 22; HOOKER, loc. cit., Vol. Ill, p. 531.

THE FORMATIVE EVOLUTION OF NEWMAN'S CONCEPT 41*

from the mercy of God. S5 When, then, the Eleventh Article says we are justified by faith alone, it means that although we hear the word of God and believe it, although we have faith, hope, charity and the other virtues, yet we must renounce the merit of all these virtues as things too weak and insufficient to deserve remission of sins and justification and therefore we must trust only in the mercy of God and the propitiatory sacrifice of Calvary. 86 Faith then, as a mere trust, and not as a virtue or a good work, is alone necessary for our justification.

Bishop Bull's interpretation of this Eleventh Article is diametrically opposed to the ones just propounded by Beveridge and Hooker. The fundamental reason for this discrepancy lies again in the fact that he does not separate justification from sanctification, but makes it (justification) an inherent and a sanctifying principle. Consequently he must include good works as an instrument of justification.

The true notion of the instrumentality of faith, he maintains, is that it is not an act deserving and causing our justification, not more than any other good work. However, prompted by divine grace, faith is a necessary disposition to justification which is afforded by God alone. 87 What is said of faith must also be said of any other good work and to prove this he uses an « argumentum ad hominem », which runs thus:

That which is necessary for salvation is likewise necessary for justi- fication. But good works are necessary for salvation; therefore they are likewise necessary for justification.

If good works are necessary for salvation, and the above mentioned authors intimate as much, for they maintain that man once justified must not remain idle but must persevere in good works and in the com- mandments, 88 then, Bull declares, they are also necessary for justifica- tion. By the same arguments by which they are induced to reject this, they must necessarily reject the other also if they would be consistent with themselves. The only reason why they deny that good works are necessary for justification is because this opinion detracts from the merits of Christ and also because it seems to contradict Saint Paul. However,

85 Homilies, p. 23.

80 Ibid., p. 27.

87 BULL, foc. cit., Vol III, p. 26; Vol. IV, p. 79, 84, 3 79,

8fc Homilies, p. 23: HOOKER, toc. cit., Vol. Ill, p. 531.

42* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

this doctrine docs not lessen the merits of Christ, because our salvation no less than our justification is entirely due to them. Salvation is a free act of God towards us, so also is justification. Regarding the doctrine of Saint Paul, the works of which he speaks have as little effect in gaining our salvation as they have in meriting our justification. Works which are excluded from either are excluded from both. 89

Good works are a necessary condition to justification just as faith is and this is the doctrine of Saint James that we are justified « by works ». The preposition « by » means or rather implies a condition. Of all the works that must precede justification, the most important is repentance or sorrow for sin and all these works are done with the aid to the Holy Ghost. This does not however mean that we thereby merit justification, for faith and all preceding good works exclude all merit in the sense that they are gifts of grace, actual grace. 90 Bull then goes on to say that works done before justification are smaller than those which follow, even done through the operation of the Holy Ghost. 91 Works which follow aft- er justification are more than a mere sign of justifying faith, 92 and this he holds against Beveridge. w

Newman is in perfect accord with the views of Bishop Bull for he pointedly states: «... the righteousness wherein we must stand at the last day is not His own imputed obedience, but our good works. » 9i And speaking of faith, he elsewhere remarks that it is the « sole justifier, not in contrast to all other means and agencies but to all other graces. » ** Also in his sermons, he speaks of faith as a title to or condition of re- ceiving justification. ^

The Doctrine of Merit.

The doctrine of merit both before and after justification was for the most part a stumbling block for the Anglican Divines. They are all of the opinion that good works are necessary for salvation, but as far as actual reward is concerned they are divided.

«9 BULL, loc. cit., Vol. Ill, p. 70.

90 Ibid., p. 106-108, 112, 226.

91 Ibid., p. 88-89. »2 Ibid., p. 59.

93 Beveridge, toc. cit., p. 292, 301.

94 Lectures on Justification, p. 56, 95.

95 Jbid., p. 226.

96 Parochial and Plain Sermons, Vol. VI, p. 165-168.

THE FORMATIVE EVOLUTION OF NEWMAN'S CONCEPT 43*

Beveridge is of the opinion that works done before justification are all sins and as such, so far from meriting anything, they deserve the greatest misery. 97

Bull as we have seen, places the same necessity on works preceding justification as he does on faith. 98 While admitting that good works, per se, are not worthy of merit, yet when done with the aid of actual grace, or as he says, the Holy Ghost assisting, though not inhabiting, they are a prerequisite condition of justification. "

Regarding works done after justification all are of the same opinion. They are necessary as a condition of entering heaven, but are not merito- rious because they are performed with the help of God's grace which is a free gift.

Hooker stoutly maintains that salvation is obtained only through faith in Christ and works are subordinate to this foundation. They are necessary only in so far as our sanctification cannot be realized without them. 10° To attribute to works the power of satisfying for sin, he says, and a virtue to merit both grace here and in heaven glory, is to overthrow the foundation of faith. 101 Moreover to hold that works which go be- fore our vocation, in congruity merit it, works which follow our first justification merit our second justification or sanctification and by con- dignity merit our last reward in heaven, to hold this, he says, is to deny the doctrine of salvation by faith alone. 102

Beveridge maintains that whenever we do any good work, we do it by the help of God's grace, so that when we do anything for God we do not pay Him what we owe Him. Can we then deserve anything from Him? No! he insists, it is by God's grace that we do any good work here on earth and it will be by His grace too if we receive anything good in the hereafter. 103

As to the merit of our works for life everlasting Bull claims we must hold a middle course between the view of the Roman Pontiffs and that of the Reformers. He claims that they are a necessary condition laid

97 Beveridge, loc. cit., p. 294.

98 BULL, toc. cit., Vol. Ill, p. 63; Vol. IV, p. 173.

99 Ibid., Vol. Ill, p. 16; Vol. IV, p. 336-337. 100 HOOKER, loc. cit., Vol. Ill, p. 532.

loi Ibid. 192. Ibid. 195 Beveridge, loc. cit., p. 295.

44* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

down in the New Alliance, but once this condition is fulfilled, then God graciously grants the promised reward of heaven. 104

The Homilies maintain that if we would enter heaven as Christ has promised, then we must keep the commandments. These alone are necessary for salvation. 105 However the « hypocritical and feigned » works of religions, for instance, pilgrimages, images, beads, holy rules, etc., are nothing but superstitions and can never save one, satisfy for our sins or the sins of others. 106 True it is that Saint Paul to the Ephesians XI, 10 wrote: «Created in Christ Jesus to good works. . . that we should walk in them » ; yet he does not mean that we should put any confi- dence in our own doings as if by the merit and deserving of them, to purchase to ourselves and to others, remission of sins and life everlasting. That would be blasphemy. 107 And yet by what seems to be an inconsist- ency, the Homily on Almsdeeds assures us: « We doing these things ac- cording to God's will and our duty, have our sins indeed washed away and our offenses blotted out. » 108

Newman while still an Anglican, seemed to go a little farther than Bull in admitting the doctrine of merit. In his Lectures on Justifica- tion, 109 he quotes Bellarmine who « proves from Scripture and the Fa- thers. . . that the confidence of the saints in God arises not from faith alone, but from good works ». In the Via Media, and in the Tract for the Times, while interpreting the Twelfth Article, he holds that good works elicited by actual grace prepare and dispose for justification. After justification, however, they are not only a remedy for post-baptismal sin, but they are pleasing to God « which means that God rewards them, and that of course according to their degree of excellence. » 110 In his sermons, he repeatedly preached that while good works in themselves have no merit, still when done under the grace of God, they avail for our salvation. m

l»i BULL, toc. cit., Vol. Ill, p. 59.

105 Homilies, p. 62.

106 Ibid., p. 57.

107 ibid., p. 291.

108 Ibid., p. 416.

109 Lectures on Justification, p. 355.

no Via Media, Vol. II, p. 286-287; Tracts for the Times, n. 90, p. 16; Lectures on Justification, p. 304.

m Parochial and Plain Sermons, Vol. I, p. 8-9, 189; Vol. II, p. 168; Vol. V, p. 157.

THE FORMATIVE EVOLUTION OF NEWMANS CONCEPT 45*

Such is the doctrine of the Anglican Divines who had a bearing on Newman's theological mind. Of the various authors expounded, it was found that Bishop Bull enjoyed greater accord with Newman than any- other. That Newman respected this man's views is amply attested by the tribute which he pays to him in his Apologia: « I have felt all along that Bishop Bull's theology was the only theology on which the English Church could stand. » m

It is remarkable to note that little or no evolution is reflected in the opinions just put forward from their inception to the publication of Newman's own work. The reason is undoubtedly due to the fact that England had no theological genius, to whom appeals could be made for final decision in disputed questions such as the doctrine of justification. True, the most controversial work of that day was Bull's Hacmonia Apostolica and although it did create a mild disturbance, it did little more in shaking the Divines out of the stupor of Lutheran's justification by faith only. With the publication of Newman's Lectures on Justifi- cation and his preaching of that doctrine from the pulpit of Saint Mary's, a definite trend towards Rome and the Tridentine Council followed in its wake. m

b) Newman's Appraisal of his Roman Sources.

The main idea that Newman had in mind when he penned his Lec- tures on Justification was, to prove that there was no substantial differ- ence on this point of doctrine between the Anglican views and the Roman views. Since we have noted the Anglican teaching on this sub- ject and Newman's appraisal of it, it will not be amiss to note his thoughts on his Roman sources. However, since he was essentially in accord with the views of Rome on the doctrine of justification, we will simply content ourselves with a very sketchy review of the sources which are named in Newman's own work. Predominantly these are, the Coun-

112 Apologia pro Vita Sua, p. 156.

1]3 This fact is well brought home to us in a current Anglican text book entitled Catholic Faith and Practice, by Rev. A. G. MORTIMER, D.D., Longmans. Green and Co., New York, 1896, Vol II, p. 264-274. This author contents himself with quoting a passage from Newman (p. 264), stealing others (264-266) and generally- translating into English the decrees of the Council of Trent relative to the doctrine of justification (p. 269-274).

46* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

cil of Trent which Newman considered the main source, and its chief interpreters, namely, Bellarmine, Vasquez and Petau.

The Council of Trent.

In order to purge the English Church of the imperfections which were making it an easy prey for its archenemy, Liberalism, Newman went to the sources, to antiquity, in order to determine the beliefs and practices of the primitive Church and to revive in them what was lack- ing in the actual code of the High Church to which he was now so ar- dently devoted. 114 This not only took him to the Fathers, but also to the Councils and the respect and love which he had for them was gener- ally transferred from the first centuries to the very Council of Trent.

It must be admitted however, that Newman was not altogether in accord with Trent in all dogmas. This is evidenced by his repeated ac- cusations that its définitions especially on Purgatory were far too indefinite and were at least indirectly responsible for Roman corruptions in this particular belief. n5

Concerning the doctrine of Justification however, he refers more pleasantly and more freely to the Council and sometimes even uses it to substantiate a view which seems to be the result of his own personal con- viction. He writes, for instance: « According to the Council of Trent, Justification, the work of God, is brought into effect through a succession of the following causes: the mercy of God, the efficient cause; Christ of- fered on the cross, the meritorious; Baptism, the instrumental ; and the principle of renewal in righteousness thereby communicated, the formal, upon which immediately follows justification. » n6 Again, « This doc- trine of a real distinction to be drawn between the divinely imparted principle of righteousness or renewed state of our minds is allowed in the church of Rome and held by Roman divines both before and after the Council of Trent. » 11T

He finds also that Bishop Bull made a statement concerning faith which is in accord not only with his own thoughts on the matter, but

114 Apologia pro Vita Sua, p. 114.

115 Via Media, Vol. I, pref., p. XLV; p. 42, 43, 46; Apologia pro Vita Sua, p. 105.

11C Lectures on Justification, p. 343. I'l? Ibid., p. 351.

THE FORMATIVE EVOLUTION OF NEWMAN'S CONCEPT 47*

also with the Council. « By faith according to Bishop Bull is meant fides formata charitate et operibus, or the obedience which is of faith, a doc- trine which one is glad to see was admitted in the deliberations of the Council of Trent and differs from the view I have called properly Roman in this, that by calling inherent righteousness by the name of faith, it implies that it is only in Christ that that righteousness is accepted, being unable to stand God's judgment unless sprinkled with His atoning blood. » 118

Newman then, as an Anglican, was familiar with the Council of Trent and its formal decrees on Justification, and he generally respected them. In defense of his position, he repeatedly rebuked the charge that the Thirty-Nine Articles of the High Church of England directly at- tacked the Roman dogmas proclaimed at Trent and promulgated by Pope Pius the Fourth. « The Council », he maintained, « was not over nor its canons promulgated at the date when the articles were drawn up. ;> 119

As a Catholic, when he reedited his Lectures on Justification, he made two retractations and it may not be amiss to note them here. In his preface he writes: « The Fathers at Trent pronounced that there was but one formal cause of justification, and so far as the author of these lectures contradicts this categorical statement, he now simply with- draws what he has said in them. » 12° And later on in a foot-note after accusing the Roman school of an incomplete doctrine, he writes: « This charge only come to this, that when the Roman schools are treating of one point of theology they are not treating of other points. When the Council of Trent is treating of man it is not treating of God. Its enun- ciations are isolated and defective taken one by one of course. » m

Theologians.

While admitting that the Councilof Trent was the chief expositor of the doctrine of justification, Newman also took into account the in- terpretations given it by three theologians of the Roman school; Bel- larmine, Vasquez and Petau. Of these, none seems to have been more

us Ibid., p. 358.

119 Tracts for the Times, n. 90, p. 24; Apologia pro Vita Sua, p. 84 and note.

120 Lectures on Justification, pref., p. X.

121 Ibid., p. 3 1 and note.

48* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

familiar to him and made a more lasting impression on him than did Bellarmine.

The first introduction to this learned Jesuit theologian of the seven- teenth century is given to us in the Via Media, when Newman, not con- tent with praising him himself, calls upon the testimony of two other English Divines to declare that Bellarmine « both as a man and as a writ- er has no ordinary qualities. » 122

But if he praised Bellarmine, Newman also, at a given opportunity called him an « extremist » because of his views on the formal cause of justification. « Bellarmine, though he quotes the words of Trent declar- atory of the 'Unica formalis causa' of justification, does not hesitate to say that it is an open question whether grace or charity is the justice which justifies; and though he holds for his own part that these are dif- ferent names for one and the same supernatural habit, yet he allows that there are theologians who think otherwise. » 123 Newman thought that this view « seemed to fix the mind equally with Anglican Armenians, not on the divine inward Presence vouchsafed to it but on something of its own as a ground to rest upon and take satisfaction in. » 124. When, however, he became a Catholic, he mitigated his stand and thought such a judgment « unreal and arbitrary )>. 125

It seems quite true to say that Newman's intimate knowledge of this theologian was in no small degree responsible for his subsequent entry into the Catholic Church, for Bellarmine was a controversialist who attacked his adversaries on their own ground and by dint of sheer unadulterated truth proved them wrong. Newman himself attests this fact when he writes: « When I first turned myself to it [the Roman con- troversy] I had neither doubt on the subject, nor suspicion that doubt would ever come upon me. It was in this state of mind that I began to read up Bellarmine. » 126 But he waws soon to discover that Bellarmine's arguments and proofs drawn especially from the Fathers and principally

122 Yia Media, Vol. I, p. 65. Other references to Bellarmine are the following: Via Media, Vol I, pref., p. XLIX, p. 113-115: Vol. II, p. 126-127, p. 231-232: Essays Critical and Historical, Vol. I, p. 118; Lectures on Justification, p. 355-357; Apologia pro Vita Sua, p. 129.

123 Lectures on Justification, pref., p. XI. 1^4 ibid., p. 190, note.

125 ibid.

126 Apologia pro Vita Sua, p. 104.

THE FORMATIVE EVOLUTION OF NEWMANS CONCEPT 49*

from Saint Augustine, were too strong to be resisted. As he pursued his Patristical studies farther, it became increasingly evident that the Via Media could not stand up under the blows and before long Saint Au- gustine's « securus judicat orbis terrarum » was to pulverize it com- pletely. 12:

Gabriel Vasquez falls into the same category in Newman's view as did Bellarmine, that is, he was considered an « extremist ». 128 Appar- ently he is no tas well known to Newman as Bellarmine waws for refer- ences to him are not as numerous, nor is any direct inference given of in- fluence suffered at his hands. Vasquez, as Newman notes, allows that there is no real objection to the notion that there may be two formal causes of justification: « neque enim incommodum aliquod est, consti- tuere duas formas per quas homo justificari possit apud Deum, nempe duos habitus. » 129 And with Bellarmine, he considers that Grace and love are one and the same, which would resolve the inwa>rd justi- fying principle into a quality of our minds. 13° In refering to the opinion of Lombard, that the indwelling of the Holy Ghost takes the place of the habit of love, and of Bonaventure who maintains with Saint Thom- as that there is a formal distinction to be made between sanctifying grace and the habit of love, Newman gives references to Vasquez' work. 131

Although he was conversant with Vasquez at least on the formal cause of justification, still it is difficult to say just what influence, if any, Vasquez had on his theological mind.

The celebrated work of Petau De Trinitate seemed to intrigue New- man to no small degree. He shows by his many and varied references to it, that it had a rather prominent place in his library. However, on no occasion does he pay Petau the eloquent tribute that he did to Bellarmine. In his Via Media he takes him to task for accusing the Fathers of heresy. « This learned author [Petau] in his elaborate work on the Trinity, shows that he would rather prove the early confessors and martyrs to

327 Ibid., p. 117.

128 Lectures on Justification, p. 2.

120 VASQUEZ, Commentarium in Summam Sancti Thomce, 1-2, disp. 198, c. 3, n. 13.

130 Lectures on Justification, p. 352. 331 Ibid., p. 351.

50* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

be heterodox, than that they should exist, as a court of appeal from the decisions of his own church, and he accordingly sacrifices without re- morse Justin, Clement, Irenaeus and their brethren to the maintenance of the infallibility of Rome. » 132

In his Lectures on Justification Newman quotes Petau at length when giving his view on the formal cause of justification. « He speaks of the 'infusio substantia? Spiritus Sancti, qua . . . effieimur . . . justi et sancti' and he calls this substantial Presence a 'tanquam principalis' and a 'primaria forma' and a 'proxima causa et ut ita dixerim, formalis and he maintains this to be the doctrine of the early Fathers. » 1SS This view proved so remarkable to Newman, that in the appendix to the above- mentioned work, he takes the trouble to insert no less than five passages from Petau's De Trinitate to prove that he was not miscalculating this great theologian. 134

Generally speaking it is somewhat difficult to determine just what influence these Roman sources had on Newman. It seems true to say that he considered the Council of Trent to be an authority on the doctrine of justification. And it is also plausible to assert that his familiarity with the controversialist Bellarmine was at least remotely responsible for his subsequent entry into the true Church. As to Vasquez and Petau the question of influence is very problematical. He knew the former only slightly and the latter's exceptional view on the formal cause seems to be used only to substantiate Newman's already formed opinion from the Fathers and from Scripture that our justification consists in the divine indwelling.

From all that has been said, it is quite clear that Newman's evolu- tion on the doctrine of justification, from its very inception, tends to- wards the Catholic belief founded on Scripture and the Fathers, and ex- posed in his Lectures on Justification. So orthodox were his views on this subject, that even after his conversion to the Church of Rome, Newman was forced to make no more than a few accidental changes in his work which first appeared in 1837, eight years before his Roman conversion.

Emmett B. MOONEY.

132 via Media, Vol. I, p. 60.

133 Lectures on Justification, pref., p. XIII. W.Jbid., p. 352-353.

Une nouvelle source

de la

"Summa fratris Alexandri"

LE COMMENTAIRE SUR LES SENTENCES D'ALEXANDRE DE HALÈS

Si la critique littéraire est aujourd'hui à peu près d'accord avec Roger Bacon pour enlever à Alexandre de Halès la Somme thêologique qui a fait sa gloire séculaire et transmis à la postérité son nom et sa pensée, elle lui rend par contre et par une juste compensation, ses propres écrits, et elle nous révèle peu à peu un Alexandre inconnu, plus grand peut-être que celui de la tradition, en tout cas l'original, le vrai, celui que pendant vingt ans l'université de Paris a entendu et admiré, dans sa chaire sécu- lière d'abord, dans celle des Mineurs ensuite.

Venu jeune à Paris, il ne l'a plus quittée, y étudiant et enseignant successivement les arts et la théologie K Lors de la crise universitaire de 1229-1231, il était déjà au premier plan parmi les maîtres de l'univer- sité. Car c'est lui, sans doute, le « magister Alexander » mandé alors en cour romaine avec un représentant de la faculté des arts, Jean Pagus, pour défendre les droits de l'université. Deux autres délégués y étaient déjà; ils s'appelaient Guillaume d'Auxerre et Godefroid de Poitiers2. Le 25

1 Au sujet des principales dates de la vie d'Alexandre, voir V. DOUCET, Alessan- dro di Haies, dans Encidopedia Catt. Italiana, Roma 1946, I, et surtout Summa Hale- siana, éd. Quaracchi, torn. IV, p. cli et suiv.

2 Voir H. DENIFFLE, Chartutarium Univ. Paris., Paris 1889, t. I, p. 140 et suiv.; M. -M. GORGE, La Somme théologique d'Alex, de Halès est-elle authentique? dans The New Scholasticism, 5 (1931), p. 7 et suiv.; P. Ma!NDONNET, La date de la mort de Guillaume d'Auxerre, dans Arch. d'Hist. /iff. et doct. du Moyen Age, 7(1933), p. 41 et suiv.

52* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

août 1235, i! est de nouveau délégué, cette fois par le roi d'Angleterre et en qualité d'archidiacre de Coventry, pour conclure ou renouveler une trêve avec saint Louis, roi de France3; et nous le trouvons ici encore en compagnie d'illustres personnages tels que Simon Langton 4 (le frère d'Etienne) et le futur évêque de Londres, Foulques Basset 5. Ce n'était donc pas un mince personnage qu'Alexandre de Halès, quand, vers 1236, il renonça à ses nombreuses prébendes et à l'archidiaconné de Coventry °, pour devenir frère mineur: f rater Alexander, à la très grande joie, cela va sans dire, des pauvres Franciscains de Paris. Roger Bacon rapporte en effet dans son Opus minus: « Ex suo ingressu fratres et alii exultaverunt in celum et ei dederunt auctoritatem totius studii et adscripserunt ei illam magnam Summam, que est plus quam pondus unius equi, quam ipse non fecit sed alii. Et tamen propter reverentiam fuit adscripta et vocatur Sum- ma fr. Alexandri 7. »

Il est aisé de comprendre l'exultation des Mineurs et même l'autorité confiée à leur nouvelle recrue. On comprend moins bien qu'un maître fameux comme Alexandre de Halès ait accepté de son vivant l'attribu- tion d'une Somme, à laquelle il n'aurait point contribué, et il est permis de se demander si le « propter reverentiam » de Roger Bacon dit bien toute la vérité. Qu'Alexandre, déjà vieux, n'ait pas entrepris de rédiger à lui seul cette Somme colossale, cela va de soi. Mais ne l'a-t-il pas dirigée? Et surtout n'y a-t-il pas versé ses propres écrits, et en mesure telle que la Somme soit au fond son œuvre ou du moins principalement de lui?

C'est ce que nous apprendront les écrits d'Alexandre, que l'on va retrouvant peu à peu. Plus de deux cents Questions et des Quodlibets,

s Voir Th. RYMER, Fcedera, Conventiones, Litterœ inter reges Angliœ et alios quosvis imperatores, reges, pontiûces, etc., Londres 1821, t. I, p. 341; voir Calendar of the Patent Rolls PR.0. 1232-1247, Londres 1906, p. 116. Sur la trêve: LE NAIN DE TJLLEMONT, Vie de Saint Louis (Soc. Hist, de France), Paris 1847, t. II, p. 210 et suiv.

4 Voir K. NORGATE, Langton Simon, dans Diet, of Nat. Biography, Londres 1909, t. XL p. 562 et suiv.; F. -M. POWIKE, Stephen Langton, Oxford 1928.

5 Voir T. A. ARCHER, Basset Fulk, dans Diet, of Nat. Biography, Londres 1908, t. I, p. 1298 et suiv.; R. GRAHAM, Bassett Foulques, dans Diet. d'Hist. et de Géogr. eccl., Paris, 1932, t. VI, p. 1269.

15 Sur les prébendes et les dignités ecclésiastiques tenues par Alexandre en Angle- terre, voir ADAMSON, Alexander of Hales, dans Diet, of Nat. Biography, t. I, p. 271, mais surtout Josiah Cox RUSSEL, Dictionary of Writers of 13th Century England (Bulletin of the Institute of Hist. Research, Suppl. 3), Londres, New-York, Toronto, 1 936, p. 13 et suiv.

7 Ed. J. S. BREWER, Fr. Rogeri Bacon Opera hactenus inedita, Londres 1859, t. I, p. 326.

NOUVELLE SOURCE DE LA « SUMMA FRATRIS ALEXANDRI » 53*

disputés avant et après son entrée dans l'Ordre, lui sont déjà critiquement assurés 8. Le lecteur trouvera la liste de ces écrits et la preuve de leur au- thenticité dans les Prolegomena au tome IV de la Somme (p. CLIII et suivantes) , qui paraîtra sous peu à Quarracchi. En outre, des recherches menées de front avec le P. François Henquinet sur les sources de la Som- me, nous ont conduits à la plus heureuse des découvertes, celle du Com- mentaire d'Alexandre sur les quatre Livres des Sentences, et c'est cet ou- vrage, ou plutôt sa découverte, que nous entreprenons ici de faire con- naître.

Malgré certains auteurs mal informés 9, c'était un fait connu qu'Alexandre de Halès avait commenté les Sentences, et que ce Commen- taire n'était pas la Somme. Roger Bacon déplore dans son Opus minus 10, comme l'un des principaux vices de l'étude de la théologie, l'abandon du livre de la Bible au profit des Sentences de Pierre Lombard, et il fait re- monter la responsabilité de ce péché à Alexandre, le premier, dit-il, à in- troduire cet usage à Paris: « Alexander fuit primus qui legit. » C'est-à- dire, le premier à supplanter la Bible par les Sentences dans l'enseigne- ment. Le Chronicon de Lanercost est plus explicite encore, quand il rap- porte, à l'année 1245: « Obiit Parisius nobilis clericus, magister Alexan- der de Haies, sacre pagine lector, qui primus de Minoribus maximo cum honore cathedram théologie rexit ac lecturam artificialem per se adinventam in divisionibus et sente n- t i i s 1 i t t e r e scholasticis per [lisez: post] eum reliquit. Nam ante eum nec erat littera trita nec sententia littere elicita. Composuit etiam Questionum théologie permagnos codices, ita ut mira sunt videre n. » Ces derniers mots désignent clairement la Somme. Mais que faut-il entendre par « lecturam artificialem in divisionibus et sententiis », sinon un commentaire littéral sur les Sentences? Le même, sans nul doute,

*> Voir F. PELSTER, Die Quœstionen des Alexander V. Hales, dans Gregorianum, 14(1933), p. 401-422, 501-520; F. HENQUINET, De centum et septem qucestioni- bus halesianis cod. Tudert. Ill, dans Antonianum, 13(1938), p. 335-366, 489-514; Les questions inédites d' Alex, de Halès sur les fins dernières, dans Rech. de théol. anc. et méd., 10(1938), p. 56-78, 153-172, 268-278.

9 QUÉTIF-ECHARD, Scriptores Ord. Prœd., t. I, p. 497; F. EHRLE, Historia Bibl. Rom. Pontiûcum, Romae 1890, t. I, p. 495: « Commentations Scntentiarum non reliquit»; éd. Summer halesiance, Quaracchi 1924, t. I, p. XXV.

10 Ed. cit., p. 328 et suiv.

11 Ed. J. STEVENSON, Chronicon de Lanercost, Edimburg 1839, p. 53.

54* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

que celui dont parle Bacon et dont Alexandre est donné ici encore comme l'initiateur.

Ce Commentaire a-t-il été conservé? Oui, car il est cité dans une note marginale du Ms. Vat. Ottob. lat. 852 (Duns Scoti IV Oxon.), en ces termes: « Alex, de halis in expositione litterali presentis distinctionis, et idem, 2a 2e, in tractatu de peccato veniali » (f. 126b). Il fallait de toute nécessité retrouver cet écrit, qui avait être, comme les Quœstiones, l'une des sources principales de la Somme. Aucun des Com- mentaires rencontrés dans les Manuscrits sous le nom d'Alexandre de Halès ne s'avéra authentique. Le Liber primus Alexandri de Aies super Senientiarum lib. I des Mss. Padoue Antonienne 183 (f. la- 123c) et Naples Nat. VII, C. 3 (f. 3a-108d) n'est qu'une abréviation, d'ailleurs excellente et fort ancienne, du premier livre de la Somme 12. La Lectura doctoris eximii fr. Alexandri de Haies super I Sententiarum des Mss. Up- sala C. 167 (f. 3a -128b) et Amiens 234 n'est qu'une des nombreuses abréviations de saint Bonaventure 13. De même les Quœstiones magistrï Alexandri super IVm Sententiarum du British Museum Add. 22041 (f. 54v-99v 14) et le Quartus Alexandri de Aies du Vat. lat. 9333 (f. 22r- 3 13vir>). Enfin, le IVUS Sententiarum Alexandri de Halis de Leipzig Univ. 451 (f. la-168d) n'est pas non plus d'Alexandre, mais de Jean d'Erfurt, O.F.M.

Le Commentaire d'Alexandre gisait en fait ailleurs, anonyme et bien oublié, et ce sont les manuscrits de ses Questions disputées qui nous conduisirent à le retrouver. Plusieurs de ces manuscrits contiennent, en effet, au début, au milieu ou à la fin des Questions, des Commentaires sur l'un ou l'autre livre des Sentences; et si les Questions étaient d'Alexandre, n'y avait-il pas chance que les Commentaires fussent également de lui? Nos recherches se portèrent d'abord sur le Ms. Todi 121, le P. Hen- quinet venait d'identifier avec un rare bonheur de nombreuses questions

12 Voir F. PELSTER, Zum Problem der Surnma des Alex. v. Hates, dans Grego- rianum, 12(1931), p. 439 et suiv.

13 Voir Isak COLLIJN, Franciscanernas Bihliotek pa Cramunkeholmen i Stock- holm, Ipsala 1917, p. 133 et suiv.; V. DOUCET, Maîtres franciscains de Paris, dans Arch. Franc. Hist., 27(1934), p. 538. note 1.

14 Voir F. PELSTER, Die Quœstionen des Alex. v. Haies, dans Gregorianum, 1 4 (1933), p. 413, note 23; F. HENQUINET, Autour des écrits d'Alex, de Halès et de Richard Rufus, dans Antonianum, 11 (1936), p. 190, note 2.

15 Voir F. HENQUINET, loc. cit.; Les questions inédites, p. 65, note 44.

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d'Alexandre « antequam esset frater 16 » ; mais tous nos sondages sur les Commentaires y inclus donnèrent des résultats plutôt négatifs. Le livre I'r (f. 67a- 130a) rapporte et rejette l'opinion bien connue d'Alexandre sur la procession du Saint-Esprit d'après les Grecs et les Latins (f. 1 15a) : il ne pouvait donc être de lui. Le livre II (f. 131a- 143d) a toutes les chances du monde d'être de Jean de La Rochelle, à en juger du moins d'après ses formules littéraires. Le livre IV (f. 145a- 182b) se révéla identique à celui de Paris 16406 (f. 153r-217v), dont Mgr Arthur Landgraf venait de montrer les dépendances vis-à-vis d'Odon Rigaud i7. Je découvris bientôt cependant, grâce à une description détaillée du Ms. Assise 189 prise en 1932, que ce même IVe livre se lisait aussi, et pré- cédé des Livres I, II et III, et qu'il s'agissait en fait (du moins pour les trois premiers livres) d'un Commentaire bien antérieur à Odon Rigaud. Je fis photographier le manuscrit, et me trouvai en face d'une source im- portante de la Somme halésienne. Plusieurs chapitres de la Somme, qui me semblaient jusque empruntés à la compilation sur les Sentences dite de Guerric de Saint-Quentin, O.P. (Vat. lat. 691 l8) , provenaient en réalité du Commentaire d'Assise. C'était déjà de bon augure et la dé- couverte attendue était proche. Je confiai donc le manuscrit au P. Hen- quinet pour une confrontation systématique avec la Somme, et il ne tarda pas à découvrir que plusieurs textes cités sous le nom d'Alexandre par Richard Rufus, O.F.M., dans son Commentaire sur les Sentences 19, et par le traité anonyme De fide secundum diversos magistros de Munster

16 De centum et septem questionibus hatesiams cod. Tudert. 121, dans Antonia- num, 13(1938), p. 335-366, 489-514.

17 Ein anonymes Werk aus dem Bereich des Odo Rigaud, O.F.M., dans Collectanea Franciscana, 13(1943), p. 5-12.

18 Voir A. FRIES, De Commentario Guerrici de S. Quintino in libros Sententia- rum, dans Arch. Fr. Prœd., 5(1935), p. 326-340; A. LaNDGRAF, Bemerhungen zum Sentenzenkommentar des Cod. Vat. lat. 691, dans Franzisk. Studien, 26(1939) p 183-190.

10 Le Commentaire de Richard sur les livres I, II, III se trouve seulement dans le Ms. Balliol 62. Voir F. PELSTER, Der dlteste Sentenzenkommentar aus der Oxf or- der Franziskanerschule, dans Scholastik, 1 (1926), p. 50-80. F. Pelster a aussi décou- vert un fragment du livre II (dist. 1-8) au British Museum Ms. Royal 8, C. 4 (f. 77r- 96v). Voir Neue Schriften des Richardus Rufus, dans Scholastik, 9(1934), p. 256. Le quatrième livre manque encore. Sur la relation de Richard à l'égard de la Summa halesiana, voir F. HENQU.INET, Autour des écrits, p. 196 et suiv. Ajoutons que M&r Aug. Pelzer a récemment découvert, à la bibliothèque du Vatican, une autre oeuvre très intéressante de Richard Rufus. le Scriptum super Metaphysicam.

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257 20, se lisaient littéralement dans notre Assise 189. Le Commentaire sur les Sentences d'Alexandre de Halès était enfin retrouvé!

Tous ces textes et d'autres encore seront produits in extenso dans les Prolegomena au tome IV de la Somme; mais il sera bon d'en apporter ici même quelques-uns.

Richard Rufus, / Sent., d. 32:

Aliqui vidctur quod Spiritus Sanctus est amor quo Pater et Fi- lius diligunt se invicem, nec tamen sequitur quod diligunt se Spiritu Sancto, qui Spiritus S. est nomen proprium persone, amor autem est nomen appropriabile. Et sunt quasi unius condescensionis diligere et amor: si enim dicatur diligere no- tionaliter, et amor notionaliter dicetur; et si essentialiter, et amor essentialiter. Isti dicunt quod non sequitur: diligunt se amore, ergo diligunt se per amorem, quia hec prepositio « per » semper notât rationem principii in suo casua- li respectu alicuius positi in sermone, ut Pater operatur per Filium: li «per» notât rationem principii respectu operati. Hec régula falsa est, ut videtut, nam. . . Isti etiam dicunt quod habitudo notata in ablativo non est habitudo cause formalis, sed quasi forme existentis ab hiis quorum est quasi for- ma. Vinculum enim vel nexus cedit in rationem forme eorum quorum est vin- culum vel nexus. Ergo, sicut dictum est, isti plane negant hanc: Pater et Filius diligunt se invicem Spiritu Sancto (cod. Balliol 62, f. 74a).

Il est noté en marge, au début de cette huitième opinion que rappor- te Richard: 8 a Alexandri. Or nous lisons dans Assise 189:

Et ita videtur quod sit dicendum quod Spiritus Sanctus sit amor quo Pa- ter et Filius diligunt se invicem, non tamen sequitur quod diligunt se Spiritu Sancto. Hoc enim ponit Augustinus. . . Spiritus enim Sanctus est proprium nomen persone, amor autem est nomen appropriabile. Bene enim dicitur: dili- gunt se amore: diligere enim et amor siniuga sunt, id est sub eodem iugo. Si enim dicatur diligere notionaliter, amor etiam notionaliter dicetur; et si essen- tialiter, amor similiter essentialiter tenetur. Nec convertitur: diligunt se amore, ergo diligunt se per amorem, quoniam hec prepositio « per » semper videtur so- nare in rationem principii respectu alicuius positi in sermone, ut Pater opera- tur per Filium : « per » enim notât rationem principii respectu operati. Et Filius operatur per Patrem: «per» notât rationem principii respectu operan- ds et operati: est Pater principium Filii et creature. Hic autem neutro modo est sumere rationem principii. Non enim Spiritus Sanctus est principium Patris aut Filii. Si vero queratur cuiusmodi habitudo notata sit in ablativo, dicendum quod non habitudo cause formalis, sed quasi forme existentis ab hiis quorum est quasi forma. Vinculum enim vel nexus cedit in rationem forme eorum quorum est vinculum vel nexus. (Assise 189, f. 35 a-b) .

20 Voir F. PELSTER, Literargeschichttiches zur Patiserschule , dans Schotastik, 5 (1930), p. 50 et suiv., 68 et suiv.: G. ENGLHARDT, Die Entwicklung der dogmatis- chen Glaubenspsychologie (Beitràge z. Gesch. der Phil, des M. A., XXX, 4/6), Muns- ter 1933, p. 444-458.

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Même texte dans la Somme I, num. 460 (p. 657a), y inclus les passages omis par Richard. La Somme ne dépend donc pas de Rufus, mais d'Alexandre. Richard au contraire a sous les yeux le Commentaire et la Somme; il emprunte à celle-ci l'expression « quasi unius condescen- cionis » pour « siniuga id est sub eodem iugo » ; mais pour le reste, c'est le Commentaire, et non la Somme, qu'il transcrit. C'est donc le Commen- taire d'Assise 189, et non la Somme, qui est donné comme d'Alexandre par la note marginale susdite, ou, si Ton veut, l'un et d'autre.

Ce même Commentaire est très souvent cité et critiqué par Rufus. Ainsi au livre III, dit. 25, dans la question: Utrum fidei subsit fahum:

De fide Abrahe d i c i t u r quod illa triplicem habuit respectum ; unum ad Deum infundentem gratiam, alium ad cognoscentem per fidem, tertium ad ipsum cognitum. Respectu infundentis fidem, semper est fides veri; respectu ipsius cogniti mutabilis dicitur: Talis responsio nihil est... (Balliol 62, f. 23 ld).

L'auteur de cette opinion n'est pas nommé; mais nous lisons dans le De fide de Munster 257:

Vel aliter secundum Alexandrum: Fides Abrahe triplicem habet respectum: ad infundentem et ad eum cui infunditur et ad illud respectu cuius infunditur, id est respectu eius quod creditur. Quantum ad duo prima se- quitur: si Abraham credidit Filium Dei incarnandum, quod necesse est eum credidisse; et quantum ad ilia duo fides Abrahe non dependet a futuro. Quan- tum ad tertium autem dependet a futuro, hec scilicet: Abraham credidisse Filium Dei incarnandum, quia respicit contingens et mutabile. Est ergo ibi ex parte infundentis nécessitas, liceat sic loqui, et ex parte subiecti est necessaria prete- ritio; sed ex parte tertii, id est crediti, est contingentia, quia illud mutabile erat (Munster 257, f. 64a).

C'est bien la même opinion que citent Richard et l'anonyme de Munster, le premier sans en nommer l'auteur, et l'autre comme d'Alexan- dre. Or cette opinion est exactement celle du Commentaire d'Assise 189, au livre III, dist. 25:

Ad aliud dicendum quod fides Abrahe triplicem habuit respectum: unum scilicet ad infundentem gratiam et alium ad cognoscentem fidem et tertium ad ipsum cognitum. Secundum autem (respectum) ad Abraham, bene sequitur: fides semel fuit in Abraham, ergo necessarium est fuisse in eo. Secundum autem respectum ad ipsum infundentem, semper est fides respectu veri. Secundum au- tem respectum ad ipsum cognitum, mutabilis est secundum quod futurum mu- tabile est. Et sic patet quid est ibi de necessitate et quid de contingentia (As- sise 189, f. 101c).

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Cette opinion ne se lit pas dans la Somme III, 685, qui aban- donne ici Alexandre pour suivre Philippe le Chancelier.

Nous trouvons un peu plus loin dans le même traité de Munster, à la question: Si aliqua sciuntut quœ creduntur:

Ad evidentiam precedentium, nota secundum Alexandrum. quod quedam est cognitio sive acceptio in termino et quedam ad terminum, que- dam neque in termino neque ad terminum. Nota ergo visio in patria cognitio est in termino; visio in via est cognitio ad terminum. Similiter scientia in ter- mino cognitio [!], opinio est ad terminum; sed scientia que est experientia, sicut fuit in B. Virgine, neque est in termino neque ad terminum (Munster 257, f. 64c).

24:

Cette opinion se lit encore à la lettre dans Assise 189, livre III, dist.

Dico quod quedam est cognitio in termino et quedam ad terminum; que- dam neque in termino neque ad terminum. Visio enim in patria est in termino; credere autem in via est ad terminum. Similiter scientia in via est in termino et opinio ad terminum; cognitio autem que est experientie, neque est in termino neque ad terminum, et sic scivit B. Virgo (Assise 189, f. 101a).

Ces témoignages n'établissent-ils pas d'une façon certaine qu'au moins les livres I et III du Commentaire d'Assise sont l'œuvre d'Alexan- dre de Hadès? Voici maintenant d'autres citations du XIIIe siècle, Alexandre est également donné comme l'auteur des livres II et IV.

Le Ms. G.V. 347 de la Bibl. Nat. de Florence contient, entre le De sacramentis (f. la- 3 5c) et le De incarnatione (f. 4 2a- 6 7c) d'Albert le Grand 21, quelques questions anonymes et des extratis. Deux de ceux- ci portent le nom de Gurric, un autre celui de Hugues de Saint-Cher et un autre celui d'Alexandre.

Alex [ander]. Nota: peccatum in Spiritum Sanctum est oppositum gratie Spiritus Sancti, a qua est unitas ecclesie et in qua fit remissio peccatorum. Duo ponuntur in hac definitione: unitas et remissio. Sumuntur ergo sex species peccati in Spiritum Sanctum, secundum opposita unitatis et remissionis. In remissione tria exiguntur, et secundum hoc triplex est defectus, scil. ex parte remittentis, ex parte eius cui remittitur et ex parte excitativi ad remissionem. Ex parte remittentis est miscricordia quoad culpe remissionem et iustitia quoad penam. Ex parte eius cui remittitur est penitentia, ad quam pertinet commissa flere et ilenda iterum non committere et propositum non committendi. Ex parte excitativi duo; dilectio gratie in proximo quoad veritatem agnitam et dilectio

21 Voir Dom. A. OHLMEYER, Zwei neue Teile der Summa de creaturis Alberts des Grozsen, dans Rech. de théot. anc. et méd., 4(1932), p. 392-400.

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in proximo quoad bonitatem. Contra ea que sunt ex parte remittentis est prc- sumptio contra iustitiam et desperatio contra misericordiam. Ex parte eius cui re- mittitur, contra dolorem penitentie est impenitentia et dilectio commissi; contra propositum non committendi, obstinatio. Contra duo que sunt excitativa est impugnatio veritatis agnite, que est contra verum, et invidia fraterne caritatis, que est contra bonum. . . (Florence Nat. G.V. 347, f. 41a.)

Alexandre a une question sur ce sujet parmi ses Qucestiones ante- quam esset f rater 22. N'est-ce pas elle qui est citée ici? L'opinion en effet s'y trouve, mais quant au sens seulement.

Respondeo: habent plures species materiales, non formales. Dicit enim Augustinus [quod peccatum in Sp. S.] est directe contra gratiam Spiritus Sanc- ti et unitatem ecdesie, in qua fit remissio peccatorum. Sed ex parte gratie duo sunt, scil. misericordia et iustitia. Misericordia quoad dimissionem culpe, ius- titia quoad dimissionem pêne per satisfactionem. Medium in dimissionem pêne ex parte unitatis ecclesie, est amor fraternitatis et fraterne gratie, in quo est re- missio peccatorum. Adhuc requiritur quod habeat cognitionem mali inclinantem eum ad detestationem mali et propositum non peccandi. . . Miserkordie opponi- tur desperatio. justifie vero presumptio, quando scil. presumit remissionem pec- cati sine eius pena. Ad hoc quod obicitur, quod due debent esse differentie pec- cati huius, quia directe est contra remissionem que est per penitentiam, in qua sunt tantum duo: commisa flere et propositum non committere, et ita duo erunt peccata, obstinatio et impenitentia, respondeo: duo sunt in penitentia et alia sunt adminiculantia. Peccatum autem in Spiritum Sanctum est contra remis- sionem, ita quod non tantum contra penitentiam, sed contra adminiculantia ad penitentiam, sicut invidentia fraterne gratie est contra amorem superne gratie, que est adiutorium penitentie (Todi 121, f. 3 3d).

43:

Ouvrons maintenant le Commentaire d'Assise 189, au livre II, dist.

Ad manifestationem specierum peccati in Spiritum Sanctum, sciendum quod sex sunt species, scil. presumptio, desperatio, impenitentia, obstinatio, in- videntia gratie, impugnatio veritatis agnite. Ponatur ergo definitio peccati in Spiritum Sanctum dicens quid est, que talis est: Peccatum in Sp. S. est opposi- tum per se gratie Spiritus Sancti, a qua est unitas corporis ecclesie, in qua fit peccatorum remissio. Si quis ergo inspiciat causas unitatis ecclesie et causas re- missionis peccatorum, habebit sufficienter quare tot sunt species. Sciendum ita- que quod ad remissionem peccatorum exiguntur tria: unum scil. ex parte remit- tentis et aliud ex parte [eius] cui remittitur et tertium est excitativum ad hoc ut fiat remissio. Ex parte autem remittentis est misericordia cum iustitia, quo- niam misericordia quoad remissionem culpe et iustitia quoad satisfactionem pene. Ex parte autem eius cui remittitur [sunt duo], scilicet commissa flere et propositum non committendi ilia. Ex parte autem excitantis sunt duo, scil. di- lectio gratie quoad veritatem agnitam et dilectio gratie quoad bonitatem agnitam. Sed istis sex enumeratis respondent alia sex per oppositum, ut desperatio contra

22 Voir F. HENQUINET, De centum et septem qutesti'onibus, p. 353.

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misericordiam, et presumptio contra iustitiam, et gaudium de commisso quod est in obstinatione contra dolorem de commisso, et impenitentia contra propo- situm non committendi, et impugnatio veritatis agnite contra dilectionem veri- tatis agnite, invidia fraterne gratie contra dilectionem quoad bonitatem agnitam. Et sic patet numerus specierum (Assise 189, f. 87b-c).

Il n'y a pas de doute, c'est le Commentaire d'Assise, et non la ques- tion disputée, qui est cité comme d'Alexandre par le compilateur anony- me du manuscrit de Florence. Et la parenté même de ce texte avec celui de la question halésienne ne fait que corroborer la justesse de cette attri- bution. Le livre II est donc bien aussi d'Alexandre.

Le livre IV lui-même, Mgr Landgraf a cru voir une œuvre dé- pendante d'Odon Rigaud, est expressément cité comme l'œuvre d'Alexan- dre, et donc la source de Rigaud, par la Summa iuvis d'Henri de Merse- burg, O.F.M. 23, et dans un autre écrit anonyme du XIIIe siècle, dit Spe- culum îuniorum 24. Nous n'avons pu retrouver l'auteur de cette inté- ressante petite Somme de morale, dont nous devons la connaissance au R. P. Ephrem Longpré, O.F.M.

Henri de Merseburg:

Respondeo cum magistro Alexandro, omnibus opinioni- bus omissis, quod papa in omnibus dispensare potest de plenitudine potestatis sue, preterquam in articulis fidei. . . Dicendum ergo quod, quando dicitur: vo- tum continentie non recipit dispensationem, intelligitur quoad genus r e i , quia nihil potest continentie equiparari. Ex causa tamen ardua et valde necessaria bene recipit dispensationem, scil. propter necessitate m multiplicationis fideliumin aliquo tempore aut etiam (pro) vitanda magna strage animarum (Munich, Bibl. de l'Etat, 22278, f. 91r).

Assise 189, livre IV, dist. 38:

Si vero queratur de voto continentie, utrum recipiat commutationem, di- cendum quod non, secundum genus rei, et sic intelligitur cum communiter dicitur. Secundum necessitatem tamen m u 1 t i ••

^ Voir B. KURTSCHEID, Heinrich v. Merseburg, ein Kanonist des XIII. Jahr- hunderts, dans Franzisk Studien, 4(1917), p. 239-253.

24 « Inc. : Rationalem creaturam a Deo factam esse ut Deo fruendo beata esset, dubitari non debet. Ideo namque rationalis est. . . Expl. : nec vesci a parentibus debent » (Mss. r Cambridge, Gonville ft Gaius College 52, f. la-43a; Londres Lambeth 485, f. 121r-226r; Oxford, Bodleian 767, Laud. Miscel. 166 et Rawlison A. 367). En plus d'Alexandre, plusieurs auteurs sont cités, notamment Fischacre, Cancellarius, Raymundus de Pennafort, Lincoln., Pœnitentiate magistri Roberti de ûaverna, fr. R. Bacon, Willel- mus Altissidorensis, fr. S. de Hempton.

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plicationis fidelium in aliquo tempore posset fieri dispensatio (f. 173b).

Speculum iuniorum:

Esto quod aliquis multa peccata fecerit et penitentiam de omnibus illis sufficienter fecerit. . . Postea patitur recidivum per unum simplex mortale pec- catum. Numquid etiam pro eis iterum iniungenda est penitentia? . . . Dicunt quidam quod non. . . Sed dicit Magister in Sent., d. 22, quod non satisfecit digne et sufficienter, quia non perseveravit. Debuit enim habere iugem peccati memoriam. . . Debuit etiam non oblivisci omnes miserationes Dei, que tot sunt quot sunt remissiones peccatorum. Et ita tenebatur ad duplex vinculum, scil. ad vinculum detestationis peccati et ad vinculum iugis memorie beneficiorum Dei, ut dicit Alexander de Hales (Cambridge, Gonville & Gaius College 52, f. 28d).

Quarto modo dicitur ingratitude secundum Alexandrum, oblivio, sive immemoria habitualis beneficiorum prius acceptorum (cod. cit., f. 29a).

Hales [in marg.]. Ordo est sacramentum spiritualis potestatis ad ali- quod officium in ecclesia ordinatum ad sacramentum communionis. Per hanc particulam « ad sacramentum communionis », nota quod sacramentum commu- nionis est finis omnis spiritualis potestatis, et merito, quia ibi est Christus totus, verus Deus-homo ex quo est omne sacramentum. Unde, cum ad sacramentum communionis sit ordinata omnis potestas ordinis spiritualis, patet quod in eo debet stare omnis ordo. Dignitas vero episcopalis, que superadditur, est ratione earum, scil. potestatum spiritualium et suppletur ibi potestas Domini in confe- rendo sacerdotalem ordinem, sicut Moyses, licet non esset simpliciter summus, tamen erat summus sacerdos, quoad hoc quod consecravit Aaron (cod. cit., f. 30c).

Tous ces textes se lisent de nouveau dans Assise 189, livre IV, dist. 22 et 24:

Ad intelligentiam qualiter peccata redeant et qualiter non, nota quod mul- tiplex est vinculum, ut supra habitum est, quorum unum est vinculum detestatio- nis; alterum vinculum est ad memoriam beneficiorum Dei. Licet ergo . . . non tamen est dimissio quoad vinculum detestationis perpétue et quoad vinculum memorie beneficii Dei in dimissis (f. 153a).

Ad illud quod obicitur, utrum ingratitudo sit actuale peccatum vel cir- cumstantia, dicimus quod accipitur ingratitudo multis modis; uno enim modo... Tertio modo dicitur immemoria habitualis beneficiorum prius acceptorum (f. 153b).

Potest autem assignari altera definitio ordinis, ex qua magis potest perpen- di quis sit ordo et quis non, et est talis: Ordo est sacramentum spiritualis po- testatis ad aliud [!] officium ordinatum in ecclesia ad sacramentum communio- nis. Constat enim quod sacramentum communionis est dignissimum inter sacra- menta, quia in eo continetur ille ex quo omne sacramentum, scil. totus Christus, non dico secundum divinitatem que a nullo continetur. Ad hoc ergo sacramen- tum communionis ordinari convenit omnem potestatem spiritualem . . . Ex quo

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perpenditur [quod], cum potestas ordinis sacramentalis [ordinetur] ad sacra- mentum communionis et hoc pertineat ad ordinem sacerdotalem, in eo debet stare omnis ordo. Dignitas vero episcopalis, que superadditur, est rationc cau- sarum [!] et quia ibi suppletur potestas Domini in conferendo ordinem sacer- dotalem, sicut Moyses, licet non esset summus simpliciter, tamen erat summus sacetdos, quoad hoc quod consecravit Aaron (f. 155b-c).

Tous ces témoignages sont tellement explicites et concordants, qu'ils se passent de commentaire. C'est donc un fait acquis: les quatre livres sur les Sentences conservés dans Assise 189 sont bien l'oeuvre authentique d'Alexandre de Haies. La parenté littéraire et doctrinale, notée ci-dessus entre le livre II et la question halésienne sur le péché contre le Saint- Esprit, confirmerait encore, s'il en était besoin, cette conclusion; et il serait facile d'en donner d'autres exemples. La tradition manuscrite elle-même va dans le même sens: Commentaire et Questions halésiennes se trouvent généralement ensemble dans les mêmes manuscrits.

La nature même du Commentaire et son antiquité sont un sûr ga- rant de son authenticité. L'ouvrage porte dans Assise 189 le titre de Glossa super Sententias, et il suit en fait la lettre du Lombard. Les ques- tions elles-mêmes, habituellement très brèves, sont étroitement liées au texte, comme dans le Sententiaire de Hugues de Saint-Cher, et nous som- mes loin encore du Commentaire rigaldien. C'est exactement le Com- mentaire littéral que nous avait décrit le chroniqueur de La- nercost. Seul le livre IV est plus évolué vers le genre « questions » et sem- ble, par conséquent, avoir été écrit à une date postérieure aux autres. L'an- tiquité du Commentaire d'Assise ressort également des citations rappor tées ci-dessus. En outre, Odon Rigaud l'a constamment sous les yeux, non moins que l'auteur ou les auteurs de la Somme halésienne. L'auteur de la Divisio textus I Sent, de Todi 121 25 le connaît également:

Dividitur autem aliter secundum alios. Dicitur enim quod totale opus continet ea que inducunt in beatitudinem. Unde primus de beatitu- dine; secundus de beatificabili et suo opposito; tertius de dispositionibus remo- tis . . . ; quartus de dispositionibus propinquis, scil. de sacramentis (f. 62a).

C'est la division d'Assise 189:

Dividitur hoc totale opus completum secundum ea que faciunt ad beatitu- dinem. Primus liber agit de beatificante; secundum de beatificabili et suo opposi- to; tertius de dispositionibus remotis . . .; quartus de dispositionibus propin- quis, scil. de sacramentis (f. le) .

2r' Voir F. HENQUINET, De centum et septem quœstîonibus, p. 337 et suiv.

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Nous lisons encore dans le / Sent, de Todi 121 :

Aliqui volunt concordare [Griaacos et Latinos] sic, ut sit vcrus intellectus apud utrosque, quia diversis viis procedunt, sicut dicunt, et volunt ita exponere: Est verbum interius et est verbum exterius, et est spiritus interior et exterior. Potest ergo in mente nostra fieri comparatio ex parte verbi interio- ris ad spiritum interiorem . . . Primo est mens, deinde cogitatio sive verbum, quia cogitatio in mente concepta verbum dicitur; consequitur autem ut spiretur affectus. Et sic procedit Augustinus . . . Exterius sic se habet: primo est intel- lectus qui vocem format, postea spiritus, deinceps verbum. Intellectus enim for- mat vocem spirando et in ipsa voce spirata ostendit suum intellectum. Unde dicit loan. Damascenus ... (f. 1 15a).

Ces <( aliqui qui volunt concordare)), c'est de nouveau l'auteur du Commentaire d'Assise 189:

Ad determinationem autem contradictionis que videtur esse inter Latinos et Grecos, nota quod est verbum exterius et est verbum interius, et est spiritus interior et est spiritus exterior. Potest ergo comparatio fieri verbi inte- rioris ad spiritum creatum interiorem ... vel exterioris verbi ad spiri- tum exteriorem. Augustinus autem facit comparationem priori modo, loan. Da- mascenus secundo modo. Ut enim dicit Augustinus, primo est mens, deinde verbum sive cogitatio, quia cogitatio in mente concepta verbum dicitur; conse- quitur autem ut spiretur affectus. Damascenus autem facit comparationem ali- ter, secundum verbum exterius: primo est intellectus, deinde verbum, vox au- tem vehiculum verbi; intellectus format vocem et spirando in ipsa voce spirata ostendit suum intellectum. Unde Damascenus. . . (f. 16c).

De nombreux extraits de ce même Commentaire se lisent dans la compilation sur les Sentences faussement attribuée à Guerric de Saint- Quentin 2G. Il suffira d'un exemple tiré du prologue.

Vat. lat. 691:

Materia huius libri potest sumi ab eo quod dicit Dominus Moysi, Exod. 3 : Ego sum qui sum. Ego sum Deus Abraham etc. Cum enim dicitur: Ego sum qui sum, per hoc pronomen « ego )>, quod est prime persone, potest notari in Tri- nitate persona Patris. Per hoc nomen « qui », quod est articulare, notatur iden- titas substantie cum prima persona sub modo alterius persone, et sic notatur persona Filii. Per hoc verbum « sum » notatur Spiritus Sanctus, qui ab utroque procedit... Sequitur distinctio aliorum librorum per precedentem partem aucto- ritatis (f. lb).

Assise 189:

Materia huius primi libri potest trahi ab eo quod dicit Dominus in 3 Exodi: Ego sum qui sum. Ego sum Deus Abraham, Deus Isaac [vingt lignes

26 Voir ci-dessus, note 18.

64* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

omises par le 691]. . . « Ego» quidem est prime persone et sine qualitate indi- cium est prime persone in Trinitate. « Qui », quod est nomen articulare, notât identitatem substantie cum prima persona sub modo alterius persone, et sic nota- tur Filius. Per « sum » Spiritus Sanctus, qui ab utroque procedit . . . Sequitur distinctio aliorum librorum per precedentem partem auctoritatis (f. la).

Jean de La Rochelle s'en inspire également et lui emprunte des pages entières de sa Summa de anima (éd. Domenichelli, p. 214-216). Tout converge, on le voit, vers Alexandre et il n'y a pas de doute possible: le Commentaire d'Assise 189 est bien de lui. L'attribution de cet ouvrage à Nicolas Trivet, O.P., auteur du XIVe siècle, par le Ms. Lambeth 347 ou du moins par le catalogue de cette bibliothèque 2:, est une erreur mani- feste.

Voici, pour terminer, l'incipit et l'explicit de chacun des livres, avec l'indication sommaire des manuscrits connus.

Livre I:

Inc. : Materia huius primi libri potest trahi ab eo quod dicit Dominus in 36 Exodi: Ego sum qui sum. Ego sum Deus Abraham, Deus Isaac, Deus Iacob et hoc nomen mihi in eternum. Materia sequentium librorum sumitur ab eo quod antecedit immediate in eodem cap.: Dicit Dominus: Vidi afflictionem po- puli mei . . . Ut dictum est, e contrario. Cupientes etc. Gazophilacium, Mt. 21 et Luc. 21. Gazophilacium dicitur a filaxe, quod est servare, et gaza, quod est divitie . . . Veteris ac N. Legis. Cum summa perfectio hominis consistât in beatitudine, dividitur hoc totale opus secundum ea que faciunt ad beatitudi- nem . . . Expt. (dist. 48) ; et ita non conformât se (Assise 189, f. la-56b; Londres Lambeth 347, f. 155-199).

Livre II:

Inc.: Creatio [nem] rerum In hoc secundo agit de creatione rerum sive de rebus creatis. Procedit ergo in hune modum: 1e ostendit unum solum esse principium creaturarum; ostendit causam rerum creatarum; innuit divi- sionem rerum creatarum; agit de angelica natura in utroque statu ipsius, tam ante lapsum quam post; agit de humana natura in utroque eius statu. . . Expl. (dist. 44) : secundum statum primitive ecclesie et alterum secundum sta- tum subsequentem. [Suit une question étrangère, sembte-t-il, au Commentaire:] De eis que fiunt in eis que supra tempus et motum irrecessum est dubitatio qua- liter diversa opera exerceant et qualiter diversa eis accidant . . . que sunt vel ac- cidunt eis non simul. [Ensuite:] Explicit secundus liber (Assise 189, f. 57a-88b; Londres Lambeth 347, f. 199-216).

27 Voir F. EHRLE, Nikolaus Trivet {Beitràge z. Gesch. der Phil, des M. A., Suppl. Bd. II), Munster 1923, p. 19; F. STEGMÛLLER, Repertorium initiorum, dans Rom. Quartalschrift, 45(1937), p. 222.

NOUVELLE SOURCE DE LA « SUMMA FRATRIS ALEXANDRI » 65* Livre III:

Inc. : In tertio libro agitur de creatore [ ! ] et de donis quibus fit reparatio et de preceptis in quorum adimpletione est mereri. . . très continet distinctiones. Cum igitur venit ptenitudo temporis. Tempus incarnationis Filii dicitur pleni- tudo temporis. . . Filius Dei incarnatus est reparator generis humanL Ideo in prima parte huius libri agit de ipso reparatore sive de reparatione humana; in secunda parte agit de his quibus reparamur, scil. de virtutibus et donis; in tertia parte agit de operibus que sunt in precepto. . . Expl. (dist. 40) : diliges Domi- num Deum tuum ex toto corde tuo. Explicit Glosa tertii libri Sententiarum (Assise 189. f. 90a- 114c; Londres Lambeth 347, f. 216-246).

Livre IV:

Inc.: Legitur IV Reg. 5: Dixit Heliseus ad Naaman: Vade et lavare sep- ties in Jordane etc. Tangitur hoc in historiis. Legitur autem primo quod venit cum equis et curribus et stetit ad ostium domus Helisei misitque ad eum Heli- seus nuntium suum dicens: Vade et lavare . . . mundaberis. Hic agitur de sacra- mentis et de gratia suscepta per sacramenta et de beatitudine conséquente omnes gratias ... in hoc quarto. Samaritanus. Sacramentorum etc. Dicitur sacra- mentum multipliciter : large, stricte, strictissime. Large; mors Christi. . . Expl. (dist. 39) ; licet fides non sit communis. Explicit Glosa quarti libri Sententi- arum (Assise 189, f. 1 1 6a- 1 76c [une autre main ajouta: immo multum de- ficit]; Todi 121, f. 145a- 182b [finit à ta dist. 39: cum post conversionem unius persone sit dispar cultus] ; Paris 16406, f. 153r-217v [finit à la dist. 23: qui usura accepisse convincitur, ut vult se voluisse frequenter] ; Assise 103, f. 127r-179v [Marginal et incomplet; unit à la dist. 33] ; Padoue Univ. 853. f. 132b-d [le seul prologue, ajouté par une autre main entre les Liv. Ill et IV de Hugues de Saint-Cher] .

Le Ms. Assise 103 semble contenir également des extraits des livres I, II et III. Dans son Repertorium initiorum 28, M. Friedrich Stegmul- ler ajoute le Ms. Cambridge, Corpus Christi 152: mais nous n'y trou- vons rien de notre Commentaire.

Il n'est pas besoin d'insister sur l'importance de cette découverte venant se joindre à celle des nombreuses Questions d'Alexandre avant et après son entrée dans l'Ordre. L'histoire doctrinale de la première moi- tié du XIIIe siècle sera en partie à refaire, et ce qui regarde le problème de la Somme tout particulièrement, car tous ces textes, à des degrés divers, y sont utilisés. Le Commentaire et les Questions sont déjà entièrement transcrits à Quaracchi, et leur édition s'impose, avant même de poursui-

28 Loc. cit.

66* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

vre celle de la Somme qui en est à la IV Pars. Ce n'est, en effet, qu'à la lumière de ces écrits authentiquement halésiens, que les historiens pour- ront décider, en connaissance de cause, jusqu'à quel point la Somme théo- logique représente la pensée d'Alexandre de Halès, et jusqu'à quel point aussi elle mérite d'être appelée « Summa fratris Alexandri ».

P. Victorin DOUCET, O.F.M.,

préfet de la Commission « Alexandre-de-Halès » au Collège Saint-Bonaventure de Quaracchi.

BIBLIOGRAPHIE

Comptes rendus bibliographiques

Othone FALLER, S.J. De priorum sœculorum sitentio circa Assumptionem B. Ma- ria Virginis. Romae, Apud /£des Universitatis Gregoriana?, 1946, 23,5 cm., XII- 135 p. (Analecta Gregoriana, vol. XXXIV.)

Rédigée à propos d'un ouvrage récent du P. Martin Jugie, A. A. La mort et l'As- somption de ta Sainte Vierge. Étude historico- doctrinale 1, la savante étude du P. O. Faller, S.J., a pour but de mettre en lumière le témoignage des premiers Pères sur la réa- lité de la mort de Marie et de son assumption au ciel. Dès les premiers mots du pro- logue, l'auteur nous apprend qu'il n'aurait peut-être jamais entrepris cette étude, si le P. Jugie n'avait proposé sa nouvelle thèse sur l'Assomption de Marie au ciel, thèse qui se base sur le silence des premiers Pères pour nier la mort de Marie. De ce chef, les re- cherches du P. Faller prennent un caractèr apologétique que nous retrouvons nettement dévoilé un peu partout dans l'œuvre. On souhaiterait une exposition plus sereine et moins préoccupée de guerroyer!

Tout de même, ce souci de réfutation ne nuit pas à la solidité des arguments. L'au- teur s'attache à de minutieuses études de textes puisés chez les Pères des cinq premiers siècles; de ces textes il établit le degré d'authenticité, les lois d'interprétation et la valeur comme témoignage traditionnel.

L'ouvrage comprend trois parties: questions de chronologie sur le silence des premiers siècles, explication de ce silence, silence « d'une moisson qui mûrit », c'est-à-dire d'une doctrine qui. sous l'action de l'Esprit-Saint, passe lentement d'un état inorganique, informe, à celui d'un épanouissement vital, « ab implicito ad explicitum », cirait-on en langage scolastique.

Le P. Faller conclut en affirmant que, d'après la tradition unanime des premiers Pè- res, la mort et l'assomption de Marie constituent une vérité implicitement révélée.

Il serait téméraire de vouloir dirimer une controverse entièrement basée sur des étu- d:s historiques et patristiques. Nous laissons aux spécialistes le soin de nous éclairer sur le problème. L'ouvrage du P. Faller semble présenter les plus* sûres garanties de vérité. Cependant la réponse du P. Jugie ne tardera probablement pas: fiat illi sese defendendi facilitas.

Roméo Arbour, o. m. i.

* * *

Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, doctrine et histoire, publié sous la direction de Marcel Viller, S J., assisté de F. Cavallera et J. de Guibert, S.J., avec le concours d'un grand nombre de collaborateurs, fascicule IX. Chappuis-Chartreux ; fas- cicule X. Chartreux-Clugny, Paris, Beauchesne, 1945. 30 cm., p. 497-752, 753-1008.

Parmi les grandes publications suspendues par la guerre et dont tout travailleur sé- rieux déplorait la privation, le jeune Dictionnaire de Spiritualité marquait aux yeux des théologiens, des historiens, même des philosophes. Le directeur n'a point tardé à faire

3 Città del Vaticano, Biblioteca Apostolica Vnticana. 1944. 25 cm.. VIII-747 p. (Studi e Testi. 114.).

68* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

paraître le dixième fascicule (dès cotobre 1945) : de quoi il convient de le féliciter et de le remercier.

On n'a plus à faire l'éloge des collaborateurs, dont chacun connaît et admire le choix (il faudrait regretter de grandes pertes: de Guibert) . Parmi les articles plus re- marquables, notons Charité (IX, 508-691), auquel ont travaillé plus de dix auteurs. Nous pouvons ainsi lire un exposé de la doctrine scripturaire et patriotique du sujet, de son histoire dans les diverses écoles jusqu'aux modernes, enfin une synthèse doctrinale, chaque rédacteur a pu mettre le meilleur de ses connaissances et n'en mettre que le meilleur. Dignes de mention aussi les articles Chartreux et, au nombre des notices per- sonnelles, Chardon. Au fascicule dix, Chine permet une initiation sommaire, sans doute, à la spiritualité des principales religions chinoises.

R. B.

Albert PERBAL, O.M.I. Lo Studio délie Missioni. Roma, Unione Missionaria del Clero. [1946], 18cm., 175 p. [Orizzonti Missionari.]

L'étude de la missionologie présente de très sérieuses difficultés soit en raison du nombre et de la complexité des problèmes missionnaires, soit parce que cette nouvelle discipline n'a pas encore eu l'honneur d'un traité complet et largement développé, soit enfin, à cause de l'abondance des monographies consacrés à l'étude des missions.

Il existe, il est vrai, quelques rares manuels qui ne sont pas sans valeur, mais aucun n'est assez complet ou suffisamment développé pour donner entière satisfaction. D'autre part, les nombreux livres ou articles de revue qui abordent les problèmes de l'apostolat missionnaire sont loin d'avoir la même valeur historique ou doctrinale. D'où la néces- sité des répertoires bibliographiques telles que ceux des RR. PP. Streit-Dindinger, O.M.I. auquel en doit ajouter, pour les publications courantes, la Bibliograûa Missionaria du père Rommerskirchen, O.M.I.

Malheureusement ces instruments de travail de toute première valeur, le premier surtout, ne sont pas encore connus du lecteur moyen et se trouvent dans bien peu de bibliothèques. Le livre du père Perbal sur l'étude des missions est donc tout à fait oppor- tun. Il s'adresse aux intellectuels désireux d'entreprendre une étude systématique de l'apostolat missionnaire de l'Eglise et s'offre comme un guide pratique qui les oriente dans les problèmes à étudier et les livres ou articles à consulter.

L'auteur donne d'abord une vue d'ensemble des principales questions qui sont traitées en missionologie, aborde ensuite les différentes branches de cette science, expli- quant l'objet propre de chacune et proposant une bibliographie choisie qui en facilite gran- dement l'étude. L'auteur touche même à la question des principales sciences auxiliaires; la science des religions, l'ethnologie, l'histoire des colonies. Un dernier chapitre souli- gne l'esprit qui doit animer l'étude de l'apostolat missionnaire.

Il y aurait eu avantage, croyons-nous, à marquer encore plus nettement la valeut propre e-î la portée plus ou moins générale des livres et articles proposés à l'attention du lecteur. Etant donné que le livre s'adresse surtout aux prêtres et aux séminaristes, il au- rait sans doute été utile d'indiquer parmi tous les ouvrages cités, ceux qui sont absolu- ment indispensables à l'acquisition d'une connaissance générale et sérieuse des missions. Cat un prêtre dans le ministèère et surtout un séminariste devra forcément se contenter de l'étude des ouvrages les plus généraux ou les plus importants, donc d'une infime par- tie de ceux qui sont recommandés par l'auteur.

J.-E. Champagne, o. m. i.

Publié avec l'autorisation de l'Ordinaire et des Supérieurs.

De la nature du droit selon saint Thomas

EN MARGE DE LA II-II, q. 57, a. 1.

Sommaire.

I. De la définition nominale du droit.

A. Chez saint Thomas.

B. Chez Aristote.

C. Ton compare les deux définitions.

IL Analyse de la définition nominale du droit chez Aristote. Elle contient trois éléments: une égalité due à autrui.

III. Saint Thomas et l'étude de chacun des éléments qui constituent le droit. Le droit est une égalité:

A. Ce qu'est l'égalité en général et ce qu'elle suppose: elle est une relation et suppose une quantité ou une matière dans laquelle elle s'établit.

B. Application au droit:

1. De la matière du droit: des actes humains extérieurs ou des biens matériels, pour autant qu'ils sont nécessairement or- donnés à autrui:

a) L'altérité du droit.

b) Le droit est un à autrui: La notion de dû.

V Espèces de dûs.

70* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

2. De l'égalité propre au droit:

a) Le droit, une égalité selon une mesure objective.

b) Les diverses égalités juridiques.

Conclusion: définition réelle du droit.

Les études sur la nature du droit ne manquent certes pas. Les philosophes et les juristes de toutes écoles et de tous temps se sont appliqués à en donner la notion la plus exacte. Dans cette abondante littérature, la pensée thomiste est restée peut-être la plus discrète. Nous avons cru qu'une analyse de la pensée de saint Thomas sur la nature du droit ne serait pas superflue et qu'elle pourrait même projeter quelque lumière sur un sujet de si haute importance.

Nous bornerons notre étude à la notion même du droit, écartant délibérément toute considération sur les relations inévitables du droit avec la loi, la justice et le droit que l'on appelle communément subjectif. Nous négligerons également toute remarque sur l'étymologie, d'ailleurs incertaine, du mot droit ou jus, pour aborder de plain -pied notre problè- me, tel que saint Thomas le présente, c'est-à-dire par le définition nomi- nale du droit.

I. DE LA DÉFINITION NOMINALE DU DROIT.

A. Chez saint Thomas. C'est à l'article liminaire de son traité sur la justice que saint Thomas traite de la nature du droit considéré en lui-même K II s'y de- mande en effet si le droit est objet de justice. Il s'y oppose par trois objections coutumières; puis par un argument de teneur générale, il afllrmc au Sed Contra que le droit répond bien à l'objet de la vertu de justice.

Voici comment il s'exprime:

Sed contra est quod Isidorus dicit quod jus dictum est quia est justum.

Sfd justum est objectum justifiée; dicit enim Philosophus quod « omnes talem

habitum volunt dicere justitiim a quo operativi justorum sunt ». Ergo jus est objectum justitiae.

l II-II, q. 57, a. 1.

DE LA NATURE DU DROIT SELON SAINT THOMAS 71*

L'argumentation est simple et très claire. C'est un syllogisme expositoire. Il conclut justement, mais n'appuie sa conclusion que sur des autorités. Arrêtons-nous à étudier brièvement cette attitude du saint docteur.

C'est d'abord à Isidore de Seville qu'il a recours. Il lui emprunte sa définition du droit pour en faire la majeure de son raisonnement: hidotus dicit quod jus dictum est quia est justum. Chose singulière, il accepte d'emblée cette définition sans éprouver le besoin ni d'expliquer ni de justifier l'identification qu'elle prône des termes jus et justum. Il faut y voir le signe qu'il a s'expliquer ailleurs.

En effet ne lit-on pas au commentaire qu'il nous a laissé de l'Ethique à Nicomaque d'Aristote commentaire antérieur de cinq ou six ans à la rédaction du traité de la justice de la Somme théologique 2, le passage suivant qui justifie amplement son attitude:

Jdem enim nominant jurista* jus, quod Aristoteles justum nominat.

Nam et Isidorus dicit in libro Ethymologiarum quod jus dicitur quasi justum 3.

Ainsi il appert que les deux mots employés pour signifier la même réalité. Demande-t-on, philosophe ou théologien, ce que signifie le jus des juristes, il répond avec Isidore que c'est le justum d'Aristote mieux connu.

Tel est bien le procédé de la définition nominale de substituer à un mot moins connu, un terme d'usage plus courant. C'est donc en vérité la définition nominale du droit que saint Thomas nous indique à la suite d'Isidore: le droit est le juste, c'est ce qui est juste.

Mais il y a davantage, car saint Thomas donne la référence à qui veut mieux s'informer de la pensée du Philosophe sur ce grave problème N'est-ce pas en effet par un texte emprunté au cinquième livre de l'Éthi- que à Nicomaque, consacré à l'étude du droit, que saint Thomas explique, dans l'argument précité, comment le droit est l'objet de la justice4?

2 Le commentaire de Y Ethique à Nicon/aque fut écrit en 1266 alors que la Ila- Ilae le fut en 1271-1272, voir P. MANDONÎNET, O.P., Des écrits authentiques de saint Thomas, dans Rev. des Sciences Phil, et Théol., 1920, p. 142-152; MANDONÎSlET- DESTREZ. Bibliographie Thomiste, Saulchoir, Kain, 1921.

S V Eth., lect. 12, 1016 (éd. Marietti) .

4 « Dicit enim Philosophus quod « omnes talem habitum volunt dicere justitiam, a quo operativi justorum sunt» (II-II, q. 57, a. 1, sed contra). Le texte est tiré à" V Eth., initio; 1129a, 7.

72* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

R. Chez Aristote.

Dès le début du chapitre premier de son traité sur le droit, fidèle à sa méthode dialectique 5, le Philosophe s'enquiert de l'opinion générale au sujet du droit ou de ce qui est juste: de l'avis de tous, écrit- il, c'est d'une part ce qui est conforme à la loi, mais c'est aussi le respect que l'on a et que l'on doit avoir pour ce qui appartient à autrui 6.

Plus loin, en parlant de la vertu particulière de justice, il affirme que le droit c'est l'égalité à établir ou à respecter dans la distribution des honneurs et des charges tout aussi bien que dans les transactions privées ". Mais il faut comprendre que cette égalité consiste dans un mi- lieu entre des excès, un milieu entre une surabondance indue d'une part et l'insuffisance injuste d'autre part 8. Aussi faut-il que cette égalité ou ce milieu soit déterminé d'une façon désintéressée, tout aussi désin- téressée qu'un juge impartial détermine le plus objectivement possible, auprès de chacun de ses clients rivaux, la part égale des biens qui leur revient :\

Enfin, pour souligner d'un nouveau trait le caractère d'objectivité que doit revêtir le droit, il demande aux mathématiques de lui fournir l'exemple dont il a besoin. Supposez une ligne coupée en parties iné- gales. Pour obtenir des parties égales, il suffit d'enlever à la plus longue section ce qui excède la moitié de la ligne primitive pour l'ajouter à la moindre des deux parties. Ainsi en est-il du droit. Tous et chacun se disent satisfaits quand ils ont reçu la vraie part, la part égale de ce qui leur revient 10.

5 On sait que le Philosophe utilise' en morale la méthode dialectique qui consiste à s'appuyer sur le concret, sur des faits, pour remonter par eux aux vrais principes qui illuminent les situations les plus mêlées. Ces faits concrets, d'ordre* psychologique ou social, sont surtout des proverbes ou des opinions formées qui ont cours parmi les peu- ples et qui décrivent de façon typique l'un ou l'autre aspect de la vie. La discussion, la critique de ces faits concrets ou de ces opinions aident à faire le partage de ce qui mérite d'être retenu et fait émerger du même coup le principe de fond qui illumine la complexi- té de notre vie de tous les jours. « En morale, écrit le Philosophe, il importe pour nous de partir de ce qui nous est de fait le plus connu, c'est-à-dire du fait concret » (I Eth., c. 4; 1095 b, 2-4). Pour la dialectique en général, voir ARISTOTE, Topiques, 1. 1; 100 a, 18-108 b, 35.

* V Eth., c. 1; 1129 a, 32-35.

' Ibid., c. 2: 1130 b, 30-35.

9 ibid., c. 4. 1132 a, 24.

» Ibid., c. 4; 1132 a. 24.

V Eth., c. 4: 1132 a, 28-29.

DE LA NATURE DU DROIT SELON SAINT THOMAS 73*

(( C'est pourquoi, conclut-il fct cette conclusion est pour nous d'un vif intérêt] , ce que nous appelons droit est ce qui est divisé également 11.,> Cette conclusion est à n'en pas douter la définition nominale qu'Aristote donne du droit. Tout ce qui précède y est ordonné comme à son terme, tout ce qui précède explique le vrai sens de la définition qu'il apporte: <( C'est pourquoi, ce que nous appelons droit est ce qui est divisé égale- ment 12.»

L'étude du Philosophe s'arrête à peu près à ces considérations. Il s'applique encore à déterminer de combien de manières l'égalité juri- dique est réalisable dans les relations parmi les hommes, puis il passe à un autre sujet. C'est qu'il est parvenu au terme qu'il s'était proposé: celui d'enseigner et d'éclairer les gens d'une manière pratique sur ia nature du droit. Jamais il n'eut l'intention de faire autre chose en morale l3.

C. L'ON COMPARE LES DEUX DÉFINITIONS.

Si maintenant l'on rapproche l'une de l'autre les deux définitions, celle d'Aiistote et celle que saint Thomas emprunte à Isidore de Seville, on est singulièrement frappé non seulement de leur étroite parenté, mais de leur identité même.

Aristote nous disait à l'instant que le droit est ce qui est divisé en parties égales; saint Thomas affirme à son tour que le droit est ce qui est juste, ce qui revient au même, « puisqu'il est d'usage courant de dire de choses qui sont égales, qu'elles s'ajustent ou qu'elles sont justes: dicuntur enim vulgariter ea quae adaequantur, justari 14 ».

11 « ôià toÎ'to Kai ovefiâÇerai èinaioi', on ôt'^a ccrrîu. » Ibid.; 1132 a, 30-31. 11 Aristote ne dit pas que dUatov vient de ôt^a mais qu'il est bel et bien ôix*. c'est-à-dire ce qui est divisé également, ou en deux parties égales. C'est bien le pro- cédé de la définition nominale qui consiste à exprimer en d'autres termes ce que signifie un mot dont on ignore le sens. Voir And. Post., 11, 10; 93 b, 28-30; ibid 11 7- 92 b. 26.

13 « Ce n'est pas pour savoir ce qu'est la vertu que nous l'étudions, écrit-il au dé- but du second livre de son Ethique, mais c'est pour apprendre à devenir meilleurs. Au- trement cette étude ne serait d'aucune utilité >"• (II Eth., c. 1; 1103 b, 27-28). Et au début du cinquième livre consacré à l'étude du droit, il insiste en disant: « Notre inten- tion est de suivre ici la même méthode qui nous a servi dans les questions précédentes » (V Eth., cl; 1129 a. 5). Et saint Thomas d'ajouter dans son commentaire sur ce dernier endioit: «Et dicit quod intendendum est tractare de justitia secundum eamdem artem secundum quam tractatum est de praecipuis virtutibus, scilicet ûguratiter et aliis hujusmodi modis » (ibid., tect. 1, 887).

14 II -II , q. 57, a. 1. Ailleurs, il écrit: « Unde et vulgariter dicuntur justa illae quae sunt debito modo coaptata » (De virt. in romm., a. 1) .

74* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

Il apparaît ainsi clairement que les deux définitions sont équiva- lentes: Tune exprime en latin ce que l'autre a déjà dit en grec:

« Jus dictum est quia est justum. èvofiâÇerai ôIkcuov, oti 5i'x<z èariv. »

De sa définition nominale le droit est donc une égalité, une égalité à établir ou à respecter dans la distribution des honneurs et des charges ou dans les échanges de biens; il est une égalité objective, une égalité qui est en même temps un milieu objectif entre des extrêmes à éviter. En un mot, le droit est ce qui est divisé ou réparti également, il est la répartition égale et loyale de ce qui revient à chacun.

On voit par ce qui précède combien saint Thomas dépend d'Aris- tote dans sa conception du droit. Aussi avait-il raison de nous indiquer les sources il s'est inspiré. Par Isidore de Seville, il remonte à Aristote lui-même auquel il emprunte jusqu'à l'expression littérale de sa pensée. Il ne nous reste plus qu'à approfondir cette première donnée de la définition nominale. L'analyse de son contenu nous révélera les secrets que recèle la nature intime du droit.

Nous poursuivrons cette étude en compagnie d'Aristote et de Saint Thomas, quoique ni l'un ni l'autre ne semble s'être occupé de nous fournir une analyse complète et surtout méthodique de la définition nominale du droit. Mais, puisque Je Philosophe nous a déjà donné la définition nominale, il est très normal de lui demander de nous indiquer les éléments qu'elle suppose. Nous les étudierons ensuite avec l'aide de saint Thomas.

IL _ ANALYSE DE LA DÉFINITION NOMINALE DU DROIT

CHEZ ARISTOTE

Au (livre cinquième de son Ethique, dans un texte très serré du chapitre troisième qu'il consacre à l'étude de la justice distributive, h Philosophe analyse rapidement, comme par les sommets, la notion nominale du droit. Nous l'y suivrons et nous essaierons de tirer de ce texte tout ce qu'il contient de précieux pour notre étude.

« Il n'est pas d'égalité, écrit-il, qui ne suppose au moins deux termes. \> En effet rien n'est égal à soi-même, l'égalité se fait toujours

DE LA NATURE DU DROIT SELON SAINT THOMAS 75*

avec un autre. Puis s'appuyant sur ce qu'il vient d'affirmer, à savoir que U droit est une égalité et un milieu, il ajoute: « Il est donc nécessaire que le droit qui est un milieu et une égalité, le soit en de certaines choses et pour certaines personnes 35. » Enfin, précisant sa pensée, il ajoute très heureusement que « le droit considéré comme milieu ne peut l'être que de certaines choses, qui sont en fait le plus ou moins; égalité, il l'est de deux choses ou plus précisément dans deux choses; enfin con- sidéré comme droit, il est le droit de certaines personnes 16».

La seule lecture de ce texte d'Aristote révèle que pas un des élé- ments qui puissent à un titre quelconque intéresser la notion du droit n'est oublié. Milieu, le droit est le point de nivellement du plus et du moins; égalité, il s'établit à demeure dans les choses; enfin droit, il est fait dans ces mêmes choses, mais au profit et au service de certaines personnes.

Ajoutons pour plus de précision que tous ces éléments n'intéressent pas le droit au même degré. Le plus et le moins, la surabondance et l'insuffisance ne l'occupent que de façon purement extrinsèque, en ce sens que le droit doit mettre tous ses efforts à les faire disparaître: en matière juridique le plus et le moins n'appartiennent pas à la nature du droit 1:. Aussi nous est-il loisible de conclure avec Aristote que le droit doit « de toute nécessité se placer entre quatre termes au moins, à savoir, deux personnes pour qui il est fait, et deux choses dans les-

15 « toriv de to ïcrov (v èXaxîo'TOis bvoii?, àvâyicr] toLvvp to ôînaiov fxéaou re tcal îaoi> eîvai nui irpcs ri kclI tktIp » (V Eth., c. 3 ; 1131 a, 15-16). Nous maintenons avec Sùsemihl Àpelt l'authenticité des cinq derniers mots de ce texte, quoique Ramsauer les considère comme interpolés et que certains manuscrits ne les contiennent pas (voir SÙ- SHMIKL-APELT, Aristotelis Ethica Nicomachea Lipsiae, Teubneri, 1903, p. 101, note). Voir aussi STEWART, J. A., Notes on the Nicomachean Ethics of Aristotle, Oxford, Clarendon Press, 1892, vol. I, p. 420. Nous ne nous appuyons pas seulement sur l'au- torité de Apelt et de Stewart, mais encore sur un texte parallèle des Politiques d'Aristo- te qui reproduit le texte précité, en se reportant aux Ethiques: «Les hommes, y est-il dit, pensent que le droit est une certaine égalité, et jusqu'à un certain point ils sont d'ac- cord avec les données philosophiques et en particulier avec ce qui a été déterminé dans les Ethiques, kv ois ôiûpicTcu irepl twv rçtfi/câ.", car le droit est quelque chose [d'égal] et [une égalité] pour des personnes, yàp Kal tlo-1 to dÎKcuov » (III Pol., c 7- 1282 b 18-20).

16 « Kal y fièp fiécrov, tivwv raîra ô' ecrri vXelov Kal eXarrov, jj ô'ïo~oi> êarl, bvoïv, 77 ôè ôUaiov, tio-Lv» (ibid.; 1131 a, 16-18).

37 « Plus autem et minus respicit justitia secundum quod est medium, velut quse- dam extrinseca, sed duas res et duas personas respicit quasi intrinsexia, in quibus scilicet constitunur justifia » (S. THOM., in V Eth., c. 3, lect. 4, 934).

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quelles il est établi 18. Ce sont les éléments sans lesquels le droit n'existe- rait pas, ils servent à le constituer dans sa nature propre.

La pensée d'Aristote est claire: le droit est de sa nature une certaine égalité, mais une égalité que Ton établit dans des choses pour des person- nes, après avoir déterminé, s'il y a lieu, le juste milieu des inégalités qui les séparaient. Le droit est donc essentiellement altruiste. Quand, plus tard, saint Thomas rédigera son traité de la justice et du droit, il tirera profit de cette conclusion, et comparant le droit à l'objet des autres vertus morales, il considérera cette note altruiste comme la caractéristique du droit: « Justitias proprium est inter alias virtutes, ut ordinet hominem in his qua? sunt ad alterum 10.»

Mais le droit, ne serait-il que cela dans la pensée du Philosophe.'* Ne serait-il qu'une égalité à autrui? Il semble bien qu'il doive impliquer autre chose, à voir l'insistance qu'apporte Aristote à décrire et à préciser le lien qui attache l'égalité des choses à celle des personnes. Écoutons-le.

« Il faut, dit-il, en parlant de la justice distributive, que l'on re- trouve entre les personnes la même égalité que celle que l'on admet dans les choses: l'égalité de celles-ci doit correspondre à celle des personnes ao.» En cette espèce de justice il est nécessaire que l'égalité des choses dépende de celle des personnes, qu'elle soit mesurée sur celle des personnes pour qui elle est faite; car il ne sera jamais juste de donner également à des personnes de conditions diverses 21. Cette exigence est même à ce point rigoureuse que « des querelles et des discordes naissent toujours dans la

3# « àvâyKt] àpa to ôIkcuov £i> èXa^t'crois eîvai rérrapo'LV ois re yàp SIkouov Tvy-fcâ.vei ou, dvo iarU, /cat kv ois, [rà Trpayaara] , ôvo » (V Eth., c. 3; 1131 a, 18-20). Autrefois Scaliger et aujourd'hui Sûsemihl-Apelt n'admettent pas l'authenticité des mots entre crochets. Un texte postérieur des Politiques d'Aristote qui se réfère expli- citement r.ux Ethiques nous autorise à les attribuer au Philosophe: «Mais parce que le droit se dit par rapport à des personnes, y est-il écrit, et qu'il est réparti de la même façon dans les choses et parmi les hommes nal d^prirai rbt> avrbv rpôirov êirl re t&v Trpay/jidTojv Kal ois comme il a déjà été dit 03ns les Ethiques KaBàirep e'îpyrcu irpôrepor ev rois fjdtKoîs, les hommes s'entendent sur l'égalité des choses mais se disputent sur ce qui constitue cette égalité dans les personnes » (III PoL, c, 5; 1280 a, 17-19).

19 il II, q. 57, a. 1. Cet ordre dont parle le saint docteur, c'est l'égalité à respec- ter dans tout ce qui appartient au prochain.

20 « Rai i} avrij earai laoTf\s, ois /ecu iv els' îos yàp ènelva exei> ovreo Kànelva e^ei, » (V Lth., c. 3; 1131a, 20-21. Il reprend la même idée dans sa Politique: « Kal ôeîp rois Ïo~ols ïoov elvai ç>ao~lv. Tout le monde dit qu'il faut qu'aux personnes égales les parts soient faites également» (III PoL, c. 7; 1282 b, 21).

2J « ei y^p ^ ïaoi, cn'/c i'eret 'é^ovav » (V Eth., c. 3; 1131a, 22).

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cité, d'une distribution des biens ou des charges qui donne également à des personnes de conditions sociales différentes, ou vice-versa 22 ».

Qu'est-ce à dire sinon que l'objet des réclamations que les hommes font valoir, en de telles circonstances, leur est à quelque titre? Car enfin à des personnes de même rang dans la société, ne doit-on pas assu- rer des avantages égaux? L'égalité qui constitue le droit est due si toute infraction sur ce point amène inévitablement des revendications et allu- me des discordes. La note de appartient par conséquent à la notion de droit. Si Aristote ne l'appelle pas par son nom, il en décrit la réalité par un signe évident, et cela nous suffit. Nous verrons pourquoi.

Au chapitre suivant, consacré à la justice commutative, il reprend la même pensée et d'une façon tout aussi voilée. En tout litige, dit-il, on n coutume d'avoir recours à un juge que l'on considère et qui se consi- dère comme le droit personnifié, et dont on espère qu'il déterminera à chacun îa part des biens qui lui reviennent. C'est quand chacun a obtenu cette part que l'on se dit satisfait, car chacun est entré dans son droit 2\ c'est-à-dire dans son dû.

Sans doute pourrait-on désirer chez Aristote, une élaboration plus poussée, une étude plus profonde et surtout plus explicite de cette notion de dû; mais sa méthode dialectique ne le comportait pas, elle y était même opposée: il importe en effet de ne jamais oublier qu'en rédigeant sa morale, le Philosophe n'avait en vue qu'un but éminemment pratique, celui d'aider à mieux agir. Loin de lui, dès lors, toute étude orientée vers une définition philosophique du droit. Ce qu'il ambitionne, c'est de faire voir concrètement que le droit est une égalité et de faire toucher presque du doigt un point plus difficile de sa nature, à savoir de combien de- manières cette égalité du droit se réalise dans la vie.

Et puisque tout le monde sait,, au moins d'une façon pratique, que le droit est un que l'on peut revendiquer ou que l'on doit à autrui, nul besoin d'insister. Mais tous ne comprennent pas aussi facilement comment l'égalité du droit doit y être déterminée. Tous ne comprennent

22 « àW èvOevOev ai fiâxai nal eytcXrifiara, orav t) ïaot /xrj Ua rj /itj ïaoi ï<xa €Xwat /cat pt /navrai (V. Eth., c. 3; 1131 a, 23-24).

2,5 « . . . ws à/? rov /lécov Tuxaxri, rov ôucâtov rev^ô/ievoi, comme si obtenant le mi- lieu, ils étaient sûrs d'obtenir ce qui est juste, leur droit» (V Eth., c. 4; 1132 a. 20- 25).

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pas facilement que cette égalité puisse varier selon qu'il s'agit de transac- tions -privées ou de vie sociale, et qu'en celle-ci particulièrement, les parts ne doivent pas être faites arithmétiquement les mêmes pour tous et cha- cun. C'était le point qu'il fallait et qu'il voulait mettre en lumière en se servant de sa dialectique etayée sur des exemples et des faits. Voilà pour- quoi c'est au cours de ses explications sur l'égalité du droit qu'il nous faut saisir les notions de et d'altérité qui pointent de-ci de-là et qui sont essentielles à la nature du droit 24.

Dès lors, du fait que l'on ne rencontre aucune élaboration de la notion du dû, dans le cinquième livre de son Éthique, conclure qu'Aris- tote n'a pas connu la notion de dû, ou ce qui n'est guère mieux, qu'il « ne la regarde pas comme un élément caractéristique » du droit, c'est, croyons-nous, ne pas rendre fidèlement la pensée du Stagyrite, et se mé- prendre sur sa méthode d'exposition en morale 25.

Ceite courte analyse de la définition nominale du droit chez Aris- tote, nous a ainsi révélé la présence de trois éléments constituant la nature du droit. Le droit est une égalité faite dans des choses ordonnées à autrui, précisément parce qu'elles lui sont dues. Telle est tout simple-

-4 Les deux exemples que nous avons rapportés au sujet du « » dans le V livre de l'Ethique; ne sont pas les seuls qu'il contienne. En voici quelques autres qui le sup- posent: V Eth., c. 1129 b, 1-2, 7-8; 1130 a, 2-3; ibid., c. 3, 1131 b, 19; ibid., c. 6, 1134 a, 33-34; 1134 b, 3-6; ibid., c. 9, 1136 b, 15-16.

Aristote s'exprime à nouveau et clairement sur ce sujet dans son traité sur l'amitié. Il y reprend l'exemple de la vente, de l'achat, propres à la justice commuta- tive et rappelle que toute chose, de par même qu'elle est due, doit être rendue à qui de dreit; l'amitié ne saurait aucunement en diminuer l'obligation: «Il ne saurait, dit-il, y avoir la moindre contestation au sujet de la dette: to (xpelXy/xa kovk àfji<p{\oyoi> » (VIII Eth.,c. 13, 1162 b, 28); «il faut rendre au créancier ce qui lui est dû, 6(f>e(\opra yàp airoboreov (VIII Eth., c. 14; 1163 b, 30); «il faut payer sa dette (xpelXTifia à-n eôoréov » (IX Eth., c. 2, 1165 a, 3). En un mot, «il faut rendre à chacun ce qui lui est ê/cà<rrots olKeîa » (IX Eth., c. 2, 1 165 a, 1 7) . C'est la for- mule que traduira saint Thomas par 1' « unicuique debetur id quod suum est. ».

23 Nous lisons avec étonnement le paragraphe suivant dans le remarquable ouvra- ge du P. Louis LACHANCE, o. p.: « Aristote n'a jamais considéré explicitement le droit comme un dû. Tout ce qui a quelque relation avec l'obligation morale est laissé plus ou moins à l'état sous-jacent dans son système. Cependant au livre cinquième des Ethi- ques, les chapitres qu'il consacre à la justice générale, à la fonction du juge, au problè- me du « conlrapassum » laissent voir qu'il considère le droit comme un dû. S'en rend- il compte? A-t-il conscience que les expressions dont il se sert comportent que le droit soit formellement un dû? Il semble que non. Et si de fait il se présente comme tel, ce semble être une conséquence de ce qu'il considère la justice comme une vertu essentielle- ment altruiste et réalisatrice. « Entre toutes les vertus, dit-il au chapitre premier du même livre, seule la justice parait être le bien d'autrui, car, lui étant ordonnée, elle lui appar- tient. »> Et donc, quoique l'idée de dette, de devoir, d'obligation soit comprise dans le concept de dioit, il semble qu Aristote ne le regarde pas comme un élément caractéristi- que » (Le Concept de droit selon Aristote et Saint Thomas, Montréal, Lévesque, 1933, p. 258). Les italiques sont de nous.

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ment la pensée d'Aristote, celle qu'une étude attentive des textes nous a révélée. Et les conclusions du sens commun n'en diffèrent point. Nous nous appliquerons maintenant à l'étudier dans le détail, avec l'aide de saint Thomas.

III. __ SAINT THOMAS ET L'ÉTUDE DE CHACUN DES ÉLÉMENTS QUI CONSTITUENT LE DROIT.

Lorsque saint Thomas entreprit à Paris d'écrire la seconde partie de sa Somme théologique, il connaissait déjà à fond toute cette doctrine du Philosophe. Quelques années auparavant, au couvent Sainte-Sabine à Rome, n'avait-il pas commenté de façon magistrale les dix livres de Y Ethique à Nicomaque ™?

De plus, au début de sa carrière professorale, tout jeune bachelier sententiaire de l'Université de Paris, il ne cessait de se reporter à la doctrine de Stagyrite. Au livre troisième de son Commentaire sur les Sentences de Pierre Lombard, il s'appuie explicitement, en traitant de la justice, sur la doctrine du cinquième livre de YÉthique à Nicomaque, tout entier consacré au droit. Sa pensée est limpide, elle a su dégager tout ce que comporte l'enseignement du Philosophe. L'objet propre de ia justice, explique-t-il, consiste à rendre à autrui tout ce qui lui est dû, et ainsi à établir avec lui une certaine égalité. Or, cette égalité comporte trois éléments;

Ista autem adaequatio tria compkctitur, ut ex dictis patet; scilicet, ut sit ordinatum ad alterum; ut sit ei debitum: alias superexcederet actio eum ad quem fit; et ut tantum reddatur quantum debetur: alias deficeret in munus27.

On ne saurait désirer doctrine plus explicite, ni fidélité plus grande au St3gyrite. Le droit est constitué de trois éléments: il est une égalité, mais une égalité due à autrui.

Aussi pouvait-il, plus tard, dès les premiers mots de l'article de la Somme qu'il consacre à la notion du droit, résumer avec aisance toute la doctrine du Stagyrite:

28 Saint Thomas composera la seconde partie de la Somme dans les années 1271- 1272, à Paris. Il avait commenté l'Ethique à Nicomaque en 1266. Il commença sa car- rière de professeur en commentant les Sentences de Pierre Lombard à Paris, de 1254 à 1256 (voir MANDONNET, o. p., dans Bibliographie thomiste, Le Saulchoir, 1921, p. 1X-XV).

27 III Sent., d. 33, q. 3, a. 4, qla 1 ; voir aussi ibid. qla 5 ad 2.

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Justitia: autem proprium est inter alias virtutes ut ordinet hominem in his qua; sunt ad alterum. Importât enim a?qualitatem quamdam 28.

L'objet propre de la justice est de mettre de Tordre dans l'usage que fait l'homme des biens qui appartiennent à autrui, c'est-à-dire des biens qui sont dus à autrui; mas cela ne va pas sans un certain mode d'égalité qu'il y faut respecter!

Nous ne savons donc pas de meilleur maître, ni de guide plus sûr dans la matière, que le saint docteur lui-même. C'est lui que nous sui- vrons dans l'élaboration de ce travail. Et, puisqu'il ne cesse de répéter, après le Philosophe, que le droit est incontestablement une égalité, notre premier pas dans cette étude sera de lui demander ce qu'il faut entendre par égalité. Nous serons plus en mesure dans la suite de saisir le sens qu'elle prend en matière juridique. Nous comprendrons mieux aussi comment elle pénètre les notions d'altérité et de dette qu'elle présuppose. Et d'abord, qu'est-ce que l'égalité?

A. Ce qu'est l'égalité en général et ce qu'elle suppose.

Dire de certaines choses qu'elles sont égales ou qu'elles ont même quantité est un véritable truisme 29. L'expérience de tous les jours nous le dit assez pour qu'il ne soit pas nécessaire d'insister. Le marchand, pour sa part, en est convaincu quand il pèse le produit qu'il vend! Il y a égalité quand et dans la mesure deux choses ont même quantité. L'égalité, en d'autres termes, c'est la propriété des choses partageant une même quantité.

Mais avoir même quantité qu'autre chose, c'est, sous ce rapport, convenir avec elle, c'est constituer avec elle une certaine unité. Aristote le pense lorsqu'il déclare que l'égalité est l'unité de plusieurs êtres dans une même quantité. Notons-le bien, les deux conditions y sont néces- saires: il y faut de l'unité, mais l'unité de choses quantitatives. Chan- geons-en la matière pour toute autre réalité, il sera encore possible de trouver de l'unité, s'il y a convenance, mais ce ne sera plus celle qui constitue l'égalité. Le Philosophe nous le rappelle dans une formule

2S II-II, q. 57, a. 1.

2y «'< . . . idem est aliquid esse aequale alicui quod habere quantitatem illius » (I Sent., d. 19, q. 1, a. 2).

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restée classique: « L'unité dans la substance, écrit-il, produit l'identité; l'unité dans la quantité, l'égalité; enfin, l'unité dans la qualité cause la similitude so. »

Mais l'égalité n'est pas tant le fait d'avoir même quantité que le lien qui rapproche des quantités et qui naît entre elles précisément parce qu'elles partagent les mêmes proportions. Aussi saint Thomas précise- t-il que « l'égalité est une espèce de proportion, c'est la proportion des choses ayanî même quantité 31». On ne saurait trop distinguer, à son avis, ces deux aspects intimement liés de l'égalité; l'unité de quantité et U relation d'égalité qu'elle cause 32.

Soit dit en passant, cette relation existe avant même que la raisor la perçoive; l'égalité est dans les choses. Ce n'est certes pas la mensuration qui la cause, puisque celle-ci n'est qu'un moyen de connaissance. La rela- tion d'égalité est une relation réelle, affirme le saint docteur, puisque le fondement sur lequel elle s'appuie l'unité de quantité est lui-même bien réel 3S.

Pour tout résumer, disons que « l'égalité est une relation fondée sur une unité de quantité 34». Ainsi définie, l'égalité peut s'accommoder de toute espèce de quantité35; elle reste toujours elle-même, bien que son mode d'être puisse varier selon qu'il s'agit de telle ou telle autre espèce de quantité.

En effet, « il y a deux espèces de quantité 1a quantité dimensive, quanti tas molis vel dimensiva, et la quantité virtuelle, quantitas virtutis. La première est propre aux corps, l'autre concerne la perfection des

30 V. Met., c. 15: 1021 a, 12-13.

31 « y£qualitas est species proportions: est enim aequalitas proportio aliquorum habentium unam quantitatem » (I Sent., d. 19, q. 1 ad 4).

:i2 <v Undc de asqualitate dupliciter convenit loqui: aut quantum ad unitatem quan- titatif qua> est causa ipsius, aut quantum ad relationem conseque-ntem » (I Sent., d. 31, q. 1, a. 1). ^ Causa acqualitatis est unitas -> (De Ver., q. 10, a. 13 ad 5).

:;:: '< Si autem consuieratur aequalitas quantum ad relationem, sic sequalitas in creaturis aliquid realiter ponit in utroque extremorum » (I Sent., d. 3 1 , q. 1 , a. 1 ) . « Sed quia in creaturis supposita asqualitatis sunt absoluta, ideo referuntur ad invicerri per relationem realem mediam » (ibid, ad. 1).

;;4 « yFqualitas est relatio quidam fundata supra unitatem quantitatis » (J Sert., d. 31, q. 1, a. 1) . « /Equalitas enim est quaedam connexio unitatum secundum quantitatem» (I-II, q. 66, a. 2).

;'r' « /Equalitas consequitur rationem quantitatis in communi. . . » (I Sent d. 19, q. 1, a. 1 ad 1).

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êtres38.1) Un mot sur chacune d'elles nous aidera à mieux saisir la nature concrète de la relation d'égalité qu'elle fonde.

La quantité dimensive dont parle ici saint Thomas, est tout sim- plement la quantité strictement prédicamentale d'Aristote. Elle est la quantité propre à l'ordre des corps. Et parce que les corps en plus d'être dénombrables sont aussi mesurables, la quantité qui leur convient se dédouble en quantité arithmétique ou discrète, et en quantité géomé- trique ou continue. La première s'occupe des nombres, l'autre n'a d'in- térêt que pour les dimensions37.

A cette quantité dimensive ou prédicamentale, le saint docteur greffe la quantité qu'il appelle virtuelle, quantitas virtutis. A vrai dire cette quantité n'en est pas une, puisqu'elle voyage d'une catégorie d'êtres à une autre. Ce qui l'intéresse particulièrement, c'est le degré de perfec- tion des êtres 38. N'y a-t-il pas de fait plus ou moins de perfection dans les êtres existants? Ne s'en trouve-t-il pas qui réalisent individuellement de façon plus parfaite que d'autres la nature spécifique à laquelle ils appartiennent? Ne dit-on pas de certains êtres qu'ils sont meilleurs que d'autres, d'un homme qu'il est plus intelligent qu'un autre? On ne parvient à hiérarchiser la perfection des êtres créés qu'en les comparant à ce qui est le plus parfait dans l'espèce. Le degré de perfection suprême, propre à chaque catégorie d'êtres, devient alors la mesure propre de la perfection des individus qu'elle contient; tout comme dans son ordre propre, le nombre a pour mesure l'unité arithmétique.

36 « Duplex est quantitas. Una scilicet quae dicitur quantitas molis vel dimensiva, quae in solis rebus corporalibus est. . .; alia est quantitas virtutis qua; attenditur secun- dum pertectionem alicujus natura; vel forma?» (I, q. 42, a. 1 ad 1).

3: •< La quantité se dit de tout ce qui est divisible en parties intégrantes, et dont chaque partie constitue, par nature, une chose une et déterminée. Elle se nomme mul- titude ou pluralité quand elle est dénombrable; on l'appelle grandeur quand elle n'est que mensurable. Or, la multiplicité, quantité divisible, une fois divisée, nous donne des parties non-continues: la grandeur nous en donne des continues» (V Met., c. 13; 1020 a, 7-12).

38 « Virtualis quantitas non est ex génère suo quantitas. . . Sed ex génère suo est vel fotma accidentialis in génère qualitatis vel forma substantialis. . (I Sent., d. 17, q. 2. a. 1) .

« Hujusmodi autem quantitas virtualis attenditur primo quidem in radice, id est in ipsa perfectione formas vel naturae, et sic dicitur magnitudo spiritualis, sicut dicitur rnagnus caler propter suam intensionem et perfectionem. . . Secundo autem attenditur quantitas virtualis in effectibus forma;. Primus autem effectus forma; est esse. . . Se- cundus auU'm effectus est operatio. Attenditur igitur quantitas virtualis et secundum esse et secundum operationem » (I, q. 42, a. 1 ad 1). Nous négligeons la considération du nombre transcendental qui relève de la quantité virtuelle ou transcendentale.

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Or, si la mesure appartient en tcute rigueur au domaine de la quan- tité 3!), et si, d'autre part, il est facile de mesurer la perfection des êtres, pourquoi ne pas considérer de façon analogique cette même perfection des êtres comme une quantité mensurable? On lui donna le nom de quantité virtuelle, quoique en réalité elle soit et demeure une qualité ou une perfection quelconque. L'apparition de la quantité virtuelle élargit d'autant le domaine de la quantité, en lui soumettant tout le champ de la qualité et des formes.

Voilà ce qu'il fallait dire des diverses quantités. La relation d'égalité peut maintenant s'asseoir sur l'une ou l'autre d'entre elles: la quantité numérique soutiendra infailliblement une égalité arithmétique; la quan- tité géométrique, à laquelle se rattache la quantité virtuelle, une égalité proportionnelle.

Il sera utile de se souvenir au cours des pages qui vont suivre, que l'égalité est non seulement une relation fondée sur une unité de quantité, mais que l'espèce de quantité détermine à son tour la modalité de l'égalité qui en dépend. Il est temps d'en voir l'application dans l'étude que nous faisons de la notion du droit.

B. Application à la notion du droit.

Le droit est une égalité. De ce fait, il est nécessairement la relation qui unit certaines réalités de même quantité. Et comme toute relation d'égalité est en dépendance intime de l'unité de quantité sur laquelle elle se fonde, il est, semble-t-il, de toute première importance, en traitant de l'égalité juridique, de déterminer d'abord la nature de cette quantité ou de cette matière qu'elle proportionne.

L'?nalyse sommaire que nous faisions plus haut de la définition du droit nous a révélé qu'il est une égalité à établir ou à respecter dans des biens humains, précisément parce que ces biens appartiennent à autrui. De là, le sens commun a vite fait de conclure, et très justement d'ailleurs, que le droit est une égalité qui a valeur morale.

•i;) << Mensura proprie dicitur in quantitatibus. . . Exinde transsumptum est no- men mensura- ad omnia genera, ut illud quod est primum in quolibet génère, et sim- plicissimum et perfectissimum dicatur mensura omnium quae sunt in génère illo. . . secundum quod magis accedit ad ipsum vel recedit ut album in génère colorum » (I Sent., d. 8, q. 4, a. 2 ad 3;X Met., c. 1; i052 b, 16-19).

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Mais l'ordre moral tout entier, n'est-il pas lui-même un ajustement ou une certaine égalité? N'est-il pas, en effet, au témoignage même de saint Thomas, le proportionnement ou la conformité de tout l'agir hu- main aux dictées de la raison droite40? Faudrait-il conclure que l'égalité juridique couvre toutes 'les activités morales de l'homme? ce serait assu- rément donner trop d'importance au droit. En conséquence, n'est-il pas urgent de déterminer la nature des biens ou des choses que l'égalité du droit proportionne? Nous le ferons sans tarder.

1. De la matière du droit.

Les réalités dont s'occupe la morale ne sont pas toutes de même structure. Il est, en effet, des actes humains qu'elle rectifie et qui sont purement intérieurs: ce sont des actes qui n'ont d'intérêt ou de consé- quence que pour celui qui les pose. Ainsi il appartient à l'homme de savoir modérer à l'occasion certaines ambitions ou certaines impétuosités: la vie humaine exige de la mesure et du tempérament, même dans ses manifestations d'intérêt strictement personnel ou privé.

Le droit se garde en toute occurrence de s'occuper de ces activités d'ordre purement intérieur; elles ne peuvent l'intéresser que dans la mesure elles se prolongent à l'extérieur dans un fait social qu'elles motivent43. La raison en est d'ailleurs bien simole, et nous la connais-

40 «Respcndeo dicendum quod omnia quaecumque rectificari possunt per ratio- nem sunt materia virtutis moralis, quae dehnitur per rationem rectam, ut patet per Philcsophum, in 2 Ethic. Possunt autem per rationem rectificari et interiores animae passiones et extetiores actiones, et res exteriores qua? in usum hominis veniunt » (II-II. q. 58, a. 8; III, q. 60, a. 2).

41 '■< Ad tertium dicendum quod passiones interiores, quae sunt pars materiae moralis, secundum se non ordinantur ad alteium, quod pertinet ad specialem rationem justifia:, std earum effectus sunt ad alterum ordinabiles, scilicet operationes exteriores »

(II-II, q. 58, a. 8 ad 3). «C'est trop de simplisme* d'impartir au Droit le gouverne- ment de l'ordre extérieur, à la moralité le gouvernement de l'ordre intérieur. Le droit pénètre les intentions: les tribunaux civils s'enquièrent de l'intention des contractants et la font prévaloir sur la lettre de leurs conventions; les tribunaux répressifs punis- sent comme meurtre la tentative de meurtre, c'est-à-dire l'escalade ou l'effraction qui ont eu pour mobile, non l'intention de voler, mais l'intention de tuer: la tentative, c'est l'intention coupable qui dépasse en perversité les actes extérieurs qui se sont effec- tivement accomplis » (RENARD, G., Le droit, l'ordre et ta raison, Paris, Recueil Sirey,

1927, p. 26).

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sons déjà: le droit est de sa nature tout orienté vers autrui, étant cette égalité que l'on établit dans des biens ordonnables à autrui. Mais pour que ces biens dont s'occupe le droit scient ordonnables à autrui et devien- nent un centre d'intérêts parmi les hommes, ne faut-il pas en tout pre- mier lieu qu'ils soient manifestement extériorisés? De plus, s'ils réussis- sent à intéresser les hommes, n'est-ce pas la preuve évidente que le droit qui s'en occupe implique non seulement la sociabilité des hommes, mais le fait même des relations sociales parmi les hommes, en vue de réaliser un peu du bonheur pour lequel ils sont faits.

Au concret, quels peuvent bien être ces biens humains dont s'occupe le droit comme de sa matière propre? Extérieurs, ils ne peuvent être que des biens matériels ou des activités sociales. N'est-ce pas en effet l'échange de biens matériels, le louage du travail pour un salaire convenu, la mise en commun des activités extérieures des hommes en vue d'assurer le bien commun de la société, ou la distribution de celui-ci, qui motivent toutes les relations de droit parmi les hommes42? Oui, on le remarque bien, tout cela se ramène à une seule catégorie de biens humains, à savoir, aux activités extérieures de l'homme, puisque l'usage, quel qu'il soit, que l'on fait des biens extérieurs, n'est après tout qu'une activité extériorisée de l'homme 43.

Ajoutons pour plus de clarté et de précision, que tous ces biens humains ne constituent pas la matière propre du droit du seul fait qu'ils peuvent, à l'occasion, servir aux hommes; sous cet aspect, ils n'en for- ment que la matière éloignée. Ils ne sont matière propre du droit que dans la mesure ils sont effectivement ordonnés à autrui et qu'ils créent, en vertu même de cette ordination, le nœud objectif des relations

42 «. . . per exteriore-s actiones et per exteriores res quibus sibi invicem homines communicare possunt, attenditur ordinatio unius hominis ad alium. . . Et ideo cum justitia oïdinetur ad alterum, non est circa totam materiam virtutis moralis sed solum circa exteriores actiones et res secundum quamdam rationem objecti specialem, prout scilicet secundum eas unus homo alteri cooidinatur » (II -II r q. 58, a. 8; ibid., a. 11) «... Propria ergo materia justitiae sunt operationes exteriores secundum quod crdinanlur ad alterum. Res autem exteriores, ut pecunia, vel aliquid hujusmodi, sunt materia justifia: in quantum in usum veniunt; et ideo sunt materia remota » (III Sent., d.'33. q. 2, a. 2, qla 3; ct ad 3).

43 « Respondeo dicendum quod, sicut dictum est, justitia est circa quasdam opera- tiones exteriores, scilicet distributionem et commutationem ; quae quidem sunt usus quorun.dam exteriorum, vel rerum vel personarum, vel etiam opeTum » (II-II, q. 61, a. 3)«... omnis humana communicatio est secundum aliquos actus» (I Pol., lect. 1: III Pol., lect. 7).

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de droit que les hommes entretiennent entre eux à leur sujet. Car, r*e l'ou- blions pas, le lien juridique qui attache ces biens à autrui est en même temps non seulement ce qui les soustrait à la convoitise des autres hommes, mais encore ce qui impose à ceux-ci l'attitude qu'ils doivent prendre devant eux, à savoir celle de rendre ou de respecter le bien d'au- trui.

C'est ainsi que la matière propre du droit se place au centre même des relations qu'entretiennent les hommes à son sujet. Si elle suppose l'altérité personnelle qui convient au droit, elle engage aussi les hommes dans des relations nécessaires qui vont, par elle, de débiteur à créancier et vice versa.

Telle nous est apparue la matière propre du droit, et telle la pensée du saint docteur lorsqu'il déclare au début de l'article qu'il consacre à la nature du droit et que nous commentons nous-mêmes:

Respondeo dicendum quod justifias proprium est inter alias virtutes ut o-dinet hominem in his quœ sunt ad alterum 44.

Le droit se fait dans des biens qui appartiennent à autrui, dans des biens qui lui sont ordonnés. Il nous semble tout naturel, après avoir déterminé quels sont les biens qui constituent la matière propre du droit, de traiter de l'altérité qu'elle implique avant d'étudier l'ordination qui îa rend à autrui.

a) L'altérité du droit.

L'altérité qui convient au droit, nous l'avons laissé à entendre, est celle qui oppose l'une à l'autre des personnes qui se sont rencontrées au sujet de certains biens humains qui les intéressent. De soi, cependant, elle ne signifie que l'opposition de certaines réalités, ou plus justement, elle signifie le rapprochement de certaines réalités, qui sans cela reste- raient simplement indifférentes l'une à l'autre: unus et alter45.

« IMI, q. 57, a. 1.

45 Le latin alter est de composition grecque. Sa première syllabe al appartient au grec aA, alius, autre, qui signifie de toute évidence, la distinction ou l'opposition de certaines réalités, sans plus de précision. L'autre syllabe ter provient du comparatif grec repos. Ce suffixe a le privilège de* faire comparaître devant nous le second terme d'une opposition qui sans cela resterait dans le vague: unus et alter, et non pas unus et alius. Voir FACCIOLATI-FORCELLINI, Totius latinitatis lexicon, Schneebergae, Schumann, 1833, ad verbum: A. ERNOU1-A. MEILLET, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, librairie C. Klincksieck, 193 2, ad v.; Emite BOISAGQ, Dic- tionnaire éu/rnologique de la tangue grecque, Paris, librairie C. Klincksiek, 3e éd., 193 S, ad v.

DE LA NATURE DU DROIT SELON SAINT THOMAS 87*

On rencontre l'altérité dans tous les ordres et sous toutes les for- mes. Dans l'ordre matériel, on oppose des choses à des choses, voire des parties d'une même chose; dans l'ordre moral, qui est l'ordre de l'action, l'altérité ne se peut rencontrer vraiment qu'entre des agents différents, c'est-à-dire entre des personnes distinctes. La volonté hu- maine, on le sait, constitue, en chacun des hommes, l'unique agent naturel qui les meut vers leur vrai bien; que son action soit directe ou qu'elle soit réfléchie par les facultés inférieures dont elle se sert, c'est toujours elle qui agit 46. Ainsi, dans l'ordre moral, l'altérité n'est vrai- ment possible qu'entre des personnes bien distinctes.

Loin de nous, dès lors, cette altérité plus que diminuée, que l'on suppose parfois entre les facultés d'un même sujet agissant. Si de fait, en raison de leur objet propre, les facultés de l'âme sont réellement dis- tinctes les unes des autres, c'est pourtant l'action d'un même agent qui les meut, qui les (C agit » et qui agit par elles, et qui est responsable. À proprement parler, il n'y a donc pas d'altérité.

On peut cependant, par analogie, imaginer chaque faculté comme constituant, à elle seule, un certain agent distinct des autres facultés, autonome et responsable de ses propres actions. Mais l'altérité qui en résulte, ne dépasse pas la métaphore47. Quand la main frappe, ce n'est pas celle-ci qui punit, mais l'homme qui l'a mue et qui est responsable. Cette altérité métaphorique, on le voit, ne saurait convenir, dans l'ordre moral, qu'aux vertus dont tout l'objet est de conformer les activités intérieures de l'homme aux dictées de la raison droite individuelle. Elle n'intéresse pas le droit.

4f> '< Non enim per voluntatem appetimus solum ea quae pertinent ad potentiam voluntatis, sed etiam ca quae pertinent ad singulas et ad totum hominem . . . quae omnia comprehenduntur sub objecto voluntatis, sicut quaedam particularia bona » (III. q. !Û, a. 1).

47 « Sed secundum similitudinem accipiuntur in uno et eodem homine diversa principia actionem qua diversa agentia; sicut ratio et irascibilis et concupiscibilis. Et ideo metaphorice in uno et eodem homine dicitur esse justifia secundum quod ratio im- perat irascibili et concupiscibili, et secundum quod hae obediunt rationi. . . » (II -II, q. 5 8 a. 2). « Quantum autem ad passiones. . . per quamdam similitudinem est ibi quâedam forma justiliae, secundum quod diversac vires computantur ut diversae personae. Undo sic est jusiitia metaphorica . . (Ill Sent., d. 33, q. 3. a. 4. qla. 1; I, q. 80. a. 1 ad 3).

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L'altérité propre au droit, on l'a saisi, est celle qui oppose Tune à l'autre des personnes bien distinctes 4S. Empressons-nous d'ajouter que cette opposition de personnes, propre au droit, n'est pas immédiate, c'est- à-dire sans intermédiaire. Au contraire, elle oppose des personnes au sujet de biens extérieurs qui les intéressent vivement de part et d'autre, mais à des titres différents. Le droit se fait dans des choses, pour des personnes' Ces biens extérieurs actes humains ou biens matériels dont disposent les hommes, nous les avons appelés la matière propre du droit. Exté- rieurs, extra-individuels, projetés dans le social, ils sont le centre d'in- térêt, l'objet autour duquel se nouent des relations de droit parmi les hommes en vue de réaliser ainsi un peu de bonheur dont ils ont tellement soif. Centre d'intérêt, la matière propre du droit oppose entre eux les hommes qu'elle sollicite.

Ce point, croyons-nous, est d'une souveraine importance, puisque non seulement il distingue la matière propre du droit de celle des autres vertus morales, mais distingue encore les relations sociales qui convien- nent au droit, de celles qu'on rencontre entre amis. En amitié, point d'intermédiaire! Les amis s'aiment mutuellement l'un l'autre. Leurs rela- tions vont directement de l'un à l'autre, elles sont inter-personnelles. L'objet aimé, c'est l'autre en qui on se retrouve ou que l'on aime pour lui-même. Ces relations ne connaissent donc pas d'intermédiaire, elles s'y opposent même, puisque les amis se rencontrent l'un dans l'autre et qu'ils tendent à une certaine identification de l'un et de l'autre 49.

48 v'. . . necesse est quod alietas ista quam requirit justitia sit diversorum age:.? potencium. . . Justitia ergo proprie dicta requirit diversitatem suppositorum: et ideo non est nisi unius hominis ad alium » (II-II, q. 58. a. 2) . «... ad justitiam pertinet reddere jus suum unicuique, supposita tamen diversitate unius ad alterum; si quis cnim sibi cet quod sibi debetur, non proprie vocatur hoc justum » (II-II, q. 57, a. 4 ad 1).

4î> « .Amans vero dicitur esse in amato secundum apprehensionem, inquantum amans non est contentus superficiali apprehensione amati, sed nititur singula quae ad amatum pertinent, intrinsecus disquirere; et sic ad interiora ejus ingreditur . . . Sed quantum ad vim appetitivam, amatum dicitur esse in amante, prout est per quamdam complacentiam in ejus affectu. . . non quidem ex aliqua extrinseca causa, sicut cum aliquis desiderat aliquid propter alterum, vel cum aliquis vult bonum alteri propter ali- quid aliud, sed propter complacentiam amati interius radicatam » (I-II, q. 28, a. 2)

On trouvera de magnifiques pages sur cette unification des amants dans l'excellent ouvrage du R.P. Paul PHILIPPE, Le rôle de l'amitié dans ta vie chrétienne selon Saint Thomas d'Aquin, Rome. Angeiicum. 1938. «... Amicitia consistit in ada?quatione uuantum ad affectum; sed justitia in adaequatione rerum » (III Sent., d. 28, q. unica, a. 6 ad 4).

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Remarquons enfin que ce concours de personnes autour d'un objet extérieur qui les lie et les oppose à la fois les unes aux autres et constitue ainsi ce que l'on est convenu d'appeler un fait social 50, peut se présenter de multiples façons.

1 ° Ainsi, il est des relations parmi les hommes qui, pour être plus profondément naturelles et spontanées, perdent à cause de cela beaucoup de la rigueur qu'on rencontre habituellement dans les relations de droit. Ce sont des relations qui supposent chez les intéressés une certaine auto- nomie mais qui accusent d'autre part une trop grande dépendance des uns à l'égard des autres. Dans la famille, c'est le cas du fils à l'endroit de son père, du serviteur ou de l'esclave vis-à-vis de son maître.

Le fils est tout autre que son père; il s'oppose à lui dans le rapport d'inférieur à supérieur. Pourtant, qui ne voit dans le fils le prolongement naturel du père et partant le lien très intime qui unit le fils à son père; De même aussi l'esclave des temps anciens était bien loin d'égaler son maître, néanmoins tous voyaient en lui le bien, la chose, l'instrument même du maître 51.

En de tels cas, l'altérité qui oppose les uns aux autres a perdu con- sidérablement de sa rigueur. Les relations juridiques entre le fils et son père, entre l'esclave et son maître, perdent infailliblement de leur impla- cable sévérité; elles deviennent moins impersonnelles pour gagner en tendresse et en indulgence.

A côté de ces premières reflations de droit il en est d'autres de beaucoup plus strictes. Quand deux citoyens libres d'une même cité se

50 Le fait social est « la relation sociale qui unit entre eux deux ou pluisieurs individus, mais par l'intermédiaire d'un objet ou d'un but qui donnent à la relation sociale sa forme et sa mesure et qui l'expliquent aux yeux de l'observateur. ... Ce but est lélcment qui rend compte du comportement social, en donne la raison d'être, et en fournit, au sens final et formel à la fois, la cause » (J.-T. DELOS, O. P., La °o< iotogue et son objet propre. Introduction au Précis de sociologie par A. LEMONNYER. O.P. et R. TROUDE, Marseille. Editions Publiroc [1934], p. 11-12).

51 « Alterum autem potest dici dupliciter: uno modo, quod simpliciter est alte- rum, sicut quod est omnino distinctum; sicut apparet in duobus hominibus quorum unus non est sub altero, sed ambo sunt sub uno principe civitatis; et inter tales, secun- dum Philosopbum, est simpliciter justum. Aiio modo dicitur aliquid alterum, non sim- pliciter, sed quasi aliquid ejus existens; et hoc modo in rebus humanis filius est aliquid patris, quia queddammodo est pars ejus, ut dicitur, et servus est aliquid domini, quia est instrumertum ejus, ut dicitur» ( II -II, q. 5 7, a. 4). « Ad secundum dicendum quod filius, in quantum filius, est aliquid patris; et similiter servus, in quantum servus, est aliquid domini. Uterque tamen prout consideratur ut quidam homo, est aliquid secundum Si subsistens ab aliis distinctum» (ibid, ad 2).

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rencontrent pour échanger certains biens dont ils disposent, leur indé- pendance mutuelle rend leurs relations plus froides et moins indulgentes. Il s'agit de s'entendre sur les conditions de l'échange. Aucune autre con- sidération n'entre en jeu. L'altérité qui caractérise de telles transactions est sans contredit la plus franche et la plus entière. Elle permet en consé- quence d'établir des rapports de droit parfait.

Enfin, parce que l'homme vit en société et doit ordonner ses activités au profit du bien commur, c'est-à-dire au profit des autres hommes de la société, il se distingue par même de façon générale, du reste de la société à laquelle il appartient 52. Sans doute, nous n'ignorons pas que la société ne saurait exister en dehors des membres qui la compo- sent; mais si le citoyen est à son endroit dans le rapport d'une partie au tout :'3, nous savons d'autre part que jamais la partie ne fut le tout, ni le tout, la partie, pas même quand il s'agit d'un tout constitué par l'ordination de ses membres à un bien commun

D'ailleurs, ce bien commun lui-même ne diffère pas seulement en quantité du bien privé, il s'en distingue spécifiquement 54. En effet, le bien propre d'une société ne fut jamais l'addition des biens privés; au contraire, s'il est propre à la société, c'est précisément parce qu'il trans- cende le bien particulier des individus! Il y a donc altérité stricte entre l'individu, personne physique, et la société, personne morale, et partant il y a place pour des relations de droit rigoureuses entre l'un et l'autre.

Telle est l'altérité qui convient au droit, et tels, les personnages qu'elle permet de rencontrer autour d'un objet qui leur est extérieur,

5a <t Respondeo dicendum quod justirh, sicut dictum est, ordinat hominem in comparât ione ad alium. Quod quidem potest esse dupliciter. Uno modo, ad alium singu- iariter consideratum. Alio modo, ad alium m communi: secundum scilicet quod ilk qui servit alicui communicati servit omnibus hominibus qui sub communitate ilia continen- tur. Ad uuumque igitur se potest habere justitia secundum propriam rationem » (II-II, q. 58, a. 5).

5*» «... imperfectum ordinatur ad perfectum. Omnis autem pars ordinatur ad totum, ut imperfectum ad perfectum; et ideo omnis pars naturaliter est propter totum. . . . Qua;libet autem persona singularis comparatur ad lotam communitatem sicut pars ad totum ■»> (II-II, q. 64, a. 2). « Manifestum est autem quod omnes qui sub commu- nitate aliqua continentur comparantur ad communitatem sicut partes ad totum. Pars, autem id quod est totius est: unde et quodlibet bonum partis est ordinabile in bonum totius » (II-II, q. 58, a. 5) .

à4 <* Bonum commune civitatis et bonum singulare unius persona; non differunt secundum multum et paucum, sed secundum formaient differentiam. Alia est enim ratio boni communis et boni singularis, sicut alia ratio totius et partis. Et ideo Philosophus dicit quod non bene dicunt qui dicunt civitatem et domum et alia hujusmodi differre solum multitudine et paucitate, et non specie» (II-II, q. 58, a. 7 ad 2).

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mais d'un intérêt commun. Ainsi pour revenir à la formule même d'Aristote comme à un leit-motiv, disons que le droit se fait dans des choses, mais pour des personnes.

Nous connaissions les choses dont s'occupe le droit et nous venons de rencontrer les différents personnages qui s'y intéressent. En terminant ce paragraphe consacré à l'altérité du droit, nous voudrions ajouter une remarque qui nous servira à mieux comprendre encore ce qu'il faut en- tendre par la matière propre du droit.

L'altérité du droit, avons-nous dit, est celle qui oppose des person- nes que l'intérêt rassemble autour d'un même objet. Or cet objet d'inté- rêt commun est lui-même très complexe. En d'autres termes, si le droit est au service d'au moins deux personnes, il importe d'autre part de noter que l'objet qu'il présuppose esu lui aussi constitué d'au moins deux choses qu'il devra ajuster au profit de ces mêmes personnes.

En effet, tout échange ne se fait-il pas de biens dont on dispose de part et d'autre, et tout louage de travail contre un salaire convenu? Toute diffamation ou toute agression ne supposent-elles pas, d'une part, un bien lésé, moral ou physique, et de l'autre, une satisfaction extério- risée injustifiable 55? Enfin, en toute société, la distribution du bien commun et la répartition de ses exigences n'apportent-elles pas à chacun le lot qui lui revient? Et le droit n'en est-il pas le proportionnement? Il n'est pas de droit, on le voit, qui ne comporte au moins deux choses qu'il s'emploiera à ajuster.

On comprend mieux maintenant pourquoi en toute situation juri- dique en souffrance, rétablir l'égalité dans les choses qui appartiennent aux hommes, c'est aussi rétablir l'égalité parmi les hommes 56.

Quoi de plus normal si la personnalité humaine est inviolable et si les actes extérieurs et les biens matériels dont l'homme fait usage ne

5-"» '< Et dicit, quod si duorum unus vuineretur et alius percutiat, vel etiam alius occidat et alius moriatur, divisa est ha?c actio et passio in asqualia, quia scilicet percu- liens vel occidens habet plus de aîstimato bono, inquantum scilicet implevit voluntatem su?m, et ita videtur esse quasi in lucro. Ille autem qui vulneratur vel occiditur, habet plus de malo, inquantum scilicet privatur incoluminate vel vita contra sUam volunta- tem; et ita videtur esse quasi in damno » (V Eth., lect. VI, 952).

5C « Cum ergo justum sit et medium et xquale, oportet quidem quod inquan- tum . . est squale sit in quibusdam rebus, secundum quas scilicet attenditur aequalitns inter duas personas » (V Eth., lect IV. n" 934) .

«... Justifia vero ordinat ad alium secundum quod aequatur ei quantum ad res circa quas est justifia» (III Sent., d. 29, a. 1 ad 4) .

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le sont pas? Il ne faut pas oublier en effet que le seul fait de provenir de l'homme ou de lui appartenir les recouvre déjà tous d'un peu de sa personnalité: ne sont -ce pas ses activités, ses biens? Par eux, l'homme ne prolonge-t-il pas à l'extérieur sa personnalité elle-même? son âme ne se ieflète-t-elle pas dans son activité et sa puissance dans le domaine qu'il acquiert sur le monde qui l'entoure?

D'autre part, à son service, les choses ne participent-elles pas un peu à sa vie propre? Ne s'humanisent-elles pas un peu à son contact: L'homme se continue infailliblement dans son activité et dans les biens dont il fait usage. Encore une fois, rétablir l'égalité dans les activités ou dans les biens dont les hommes déposent c'est du même coup rétablir l'égalité parmi les hommes eux-mêmes dont ces choses tiennent la place. En droit, l'altérité des choses reproduit et dessert l'altérité des personnes. C'est pourquoi si l'égalité juridique se fait principalement pour les hommes, elle s'établit d'abord dans les choses.

Notre étude nous a conduits jusqu'ici à déterminer les éléments qui intègrent la matière propre du droit; ce sont certains biens humains au sujet desquels des hommes entrent en relation sociale et qui consti- tuent de ce fait un centre d'intérêt. Nous connaissons les termes ex- trêmes de cette relation des choses aux personnes; pour être complet, il nous reste à considérer l'ordination même de ces biens aux hommes.

On devine facilement qu'en droit, cette ordination des choses à autrui ne s'effectue pas à titre gratuit: les choses sont dues. C'est par le debitnm que choses et personnes se rencontrent dans l'étreinte du droit. C'est lui qui organise et constitue à proprement parler la matière propre du droit. Il importe d'en avoir une idée claire.

b) Le droit est un à autrui. La notion de dû.

On s'entend assez généralement 5: pour assigner au latin debitum une explication étymologique concordante. Il vient, dit-on, du latin debere qui, selon les philologues, est lui-même un composé de de-

57 Voir FACCIOLATI-FORCELLINT, o.c, ad verbum; A ERNOUT-A. MEILLET. o. c, ad lerburn.

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habere 5S. Il signifie avoir ou tenir d'un autre ce que l'on possède ou ce dont on jouit: habere (aliquid) de (aliquo) . Ce qui fait que son pre- mier sens est d'indiquer la provenance d'un certain bien: habeo de. . ., il vient d'autrui.

Mais ce sens initial du verbe debere cache mal celui d'une certaine dépendance, d'un certain lien, d'une obligation qui naît en celui qui reçoit, obligation qui le rattache de quelque manière à son bienfaiteur ou à son créancier. Le verbe debere prend alors le sens d'une obligation personnelle. C'est ce dernier sens que l'usage accentuera au point de le faire prévaloir absolument.

En effet, les latinistes remarquent 5i) que le verbe habere, partie composante du verbe debere, revêt un sens très particulier celui d'une obligation personnelle du fait qu'on le fait suivre d'un infinitif complément: les expressions habeo facere, habeo reddere. . . en font foi. Rien d'étonnant, ajoutent-ils, que !e verbe debere, qui absorbe le verbe habere, en soit bientôt venu à signifier l'obligation personnelle dans laquelle on se trouve de rendre à autrui ce que l'on a d'abord reçu de lui, d'autant qu'on l'emploie assez régulièrement avec un infinitif com- plément. L'usage n'en a-t-il pas fait un verbe auxiliaire?

De ce verbe à l'actif qui signifie une obligation personnelle, on eut vite fait de passer au passif. On ne considéra plus alors, ou pour le moins on ne voulut considérer principalement, que l'objet sur lequel porte l'obligation personnelle: cette chose est due, c'est une chose due, res débita. En déterminant ainsi l'objet, le participe passé passif transporte explicitement sur lui l'obligation que comporte l'actif du verbe debere, et il raitache nécessairement l'objet à son propriétaire: res debetur alteri, res débita alteri. Et comme le langage a toujours forte tendance à se simplifier les latinistes00 signalent que' les Romains désignèrent bientôt I'cps alienum ou le res débita par le seul mot debitum.

Ainsi de participe passé passif, le mot debitum est devenu substan- tif ou, tout au moins, fut employé comme tel. Par lui, on a voulu dé- signer route réalité ordonnée nécessairement à une autre, ou exigée par

58 On trouve la forme primitive dehibuisti dans le Trinummus de Plaute; voir A. LRNOUT-A. MEILLET, o.c.

59 Idem., ibid

fr' Voir entre autres ceux que nous indiquons à la note B".

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elle, à un titre quelconque. Voilà justifiée et expliquée la définition que nous donne saint Thomas du debitum:

In nomine ergo debiti importatur quidam ordo exigentiae vel necessitatis ?licujus ad quod ordinatur ^.

Le debitum est donc formellement un ordre. S'il est, sous sa forme concrète, une chose ordonnée nécessairement à une autre comme à sa fin, il n'en est pas moins essentiellement constitué par l'ordre de nécessité ou d'exigence qu'il proclame. On reconnaîtra le debitum partout l'on pourra déceler un ordre de nécessité. De plus, parce que le debitum est un ordre, il suppose une intelligence qui le cause de quelque manière et qui s'y intéresse pour autant. Un rapide coup d'oeil sur les divers dûs nous en convaincra, en même temps qu'il nous aidera à mieux déterminer celui qui convient .au droit.

Les espèces de dûs.

1. Dans l'ordre physique, le debitum n'est pas autre chose que l'expression des nécessités qui naissent des causes mêmes de l'être: ce sont les dûs ontologiques. En effet, n'est-il pas à toute créature qu'elle ait ce qu'exige sa nature, tant au point de vue essentiel qu'accidentel 62? Ainsi, l'homme ne doit- il pas, en vertu de son âme, avoir une intelli- gence, et son corps ne demande-t-il pas les membres dont il a besoin pour mener sa vie humaine63?

Pourtant, bien que dans l'ordre des essences, ces dûs divers soient, à c< point absolus, que Dieu lui-même n'y saurait rien changer, puis- qu'ils expriment les exigences essentielles des choses, cependant, tels qu'ils sont dans la réalité des choses, ils ne constituent que des dûs conditionnels, puisqu'il dépend de la libre volonté de Dieu que ces choses

61 1, q. 21. a. 1 ad 3. Ailleurs, se limitant, semble-t-il, à l'ordre moral, il écrit: « Porro debitum quamdam subjectionem et obligationem importât» (OQ. Disp., De Pot., q. 10, a. 4 ad 8).

62 « Debitum enim est unicuique rei naturali ut habeat ea quae exigit sua natura tam in essentialibus quam in accidentalibus » (QQ. Disp., De Ver., q. 23, a. 6 ad 3).

63 «Potest intelligi debitum... secundum conditionem naturae, puta si dicamus debitum esse homini quod habeat rationem et ea quae ad humanam pertinent naturam » (MI, q. ill, a. 1 ad 2; C.G., 1. 2, c. 28).

« Debitum etiam est alicui rei creatae, quod habeat id quod ad ipsum ordinatur; sicut homini quod habeat munus, et quod ei alia animalia serviant » (I, q. 21, a. 1 ad 3).

DE LA NATURE DU DROIT SELON SAINT THOMAS 95*

soient C1. En d'autres termes, si Dieu ne saurait rien changer à la nature des choses 65, il dépend pourtant de sa volonté qu'elles soient.

Enfin, dans ce même ordre et ce point nous intéresse plus parti- culièrement — si Dieu veut que la créature soit, il le veut pour une fin bien précise, il le veut pour manifester à l'extérieur et sa bonté et sa sagesse divines m. En ce cas, il est à la créature qu'elle ait à sa disposi- tion les moyens nécessaires pour assurer le degré de perfection auquel elle est appelée, et par lequel elle pourra dire à sa façon la gloire de Dieu. C'est pourquoi Dieu qui gouverne admirablement le monde se doit de donner à toute créature l'inclination de nature qui la conduira infaillible- ment à son bien propre 6", et qui, par cette fin prochaine, assurera le plus grand des biens créés qui soient, à savoir, l'ordre de l'univers 68. Car enfin, cette inclination de nature n'ordonne pas seulement les êtres à leur perfection propre, elle soumet encore l'imparfait au plus parfait et trans- forme l'univers tout entier en un poème merveilleux qui chante la bonté

m « Nécessitas autem quae est a posteriori in esse, licet sit prius natura, non est absoluta nécessitas, sed conditionalis; ut si hoc debeat fieri, necesse est hoc prius esse.» «. . . : sicut, supposito quod Deus hominem facere vellet, debitum ex hac suppositione fuit ut animam et corpus in eo conjungeret, et sensus, et alia hujusmodi adjumenta, tam ininnseca quam extrinseca, ei praeberet » (C. G., L. 2, c. 29).

65 Nous savons, en effet, que les essences créées ne sont que la participation créée des idées divines, ou autrement dit, elles constituent la participation créée de la nature divine elle-même, pensée en vue d'être reproduite. Or, de même que Dieu n'est pas libre à l'endroit de son essence propre, il ne saurait l'être davantage vis-à-vis dte la constitution des essences créées qui la représentent et la reproduisent. Il peut sans doute ne pas vouloir reproduire tel être, mais si, par ailleurs, il se decide à le faire, il se doit de lui donner tout ce qu'exige sa nature: ainsi Dieu ne peut pas faire que l'homme n'ait pas d'intelligence. Les essences sont immuables et éternelles parce qu'elles repro- duisent fidèlement l'essence divine; leur existence est conditionnée par le vouloir divin.

66 « Pioduxit enim Deus res in esse propter suam bonitatem communicandam creaturis, et per eas repraesentandam » (I, q. 47, a. 1).

®~ '<. . . Cum omnia procédant ex voluntate divina, omnia suo modo per appeti- tum inclinantur in bonum, sed diversimode » (I, q. 59, a. 1).

« Appetitus naturalis est indinatio cujuslibet rei in aliquid ex sua natura. Unde naturali appetitu quaelibet potentia desiderat sibi conveniens» (I, q. 78, a. 1 ad 3).

«... nécessitas naturalis inharens rebus quae determinantur ad unam, est im- pressio quaedam Dei dirigentis ad finem. . .; nécessitas naturalis creaturarum demons- trat divinx providentiae gubernationem » (I, q. 103, a. 1 ad 3).

«... Unicuique rei debetur finis proprius sicut et principium proprium. . . Finis autem proprius uniuscujusque rei, per quem in finem ultimum ordinatur, est sua propria operatic . (II Sent., d. 38, q. 1, a. 2).

CS <( Ordo igitur universi est proprie a Deo intentus » (I, q. 15, a. 12).

« Manifestum est autem quod forma quam principaliter Deus intendit in rebus creatis, est bonum ordinis universi» (I, q. 49, a. 2).

96* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA

et la sagesse divines 69. C'est ainsi que, dans le monde, naît Tordre natu- rel.

Encore une fois, aucun de ces dûs qui proviennent des causes mêmes de l'êtie, n'échappe au bon vouloir divin: ils sont tous conditionnés pai lui. A noter cependant qu'aucun d'eux ne connaît à proprement parler de débiteur: Dieu ne doit rien à la créature, il se doit plutôt à lui-même, nous le disions à l'instant, de reproduire à l'extérieur ce que sa bonté et sa sagesse ont d'abord déterminé de faire 70. Et parce qu'à proprement parler, on ne se doit rien à soi-même, ce de Dieu à l'endroit de lui- même ne peut constituer qu'un métaphorique 71. Considérés en Dieu, ces dûs ne constituent qu'un ordre intellectuel, alors que du côté de la créature, ils forment l'ordre bien réel, l'ordre physique qui s'impose à l'univers.

Tels sont les divers dûs qui organisent l'ordre physique dont Dieu seul est l'auteur et le responsable. Or, de même que l'idée de l'ordination des natures à leur propre fin, idée qui constitue en Dieu la loi éternelle Vi, s'appuie en lui sur la connaissance qu'il a de ces mêmes natures; ainsi, la vie morale qui unifie toutes les activités de l'homme en tendance vers sa fin ultime, suppose en celui-ci la connaissance préalable de cette fin à laquelle il est ordonné. Cette fin connatureille, Dieu donne à l'homme de la connaître dans les inclinations foncières de sa nature, inclinations qui sont en lui la participation de la loi éternelle par laquelle Dieu or-

^ « Sic igitur et in partibus universi unaqua?que creatura est propter suum pro- prium actum et perfectionem. Secundo autem, creatura? ignobiliores sunt propter nobiliores; sicut creatura? qua? sunt infra hominem, sunt propter hominem. Singula? autem creaturae sunt propter perfectionem totius universi. Ulterius autem, totum universum cum singulis suis partibus ordinatur in Deum, sicut in finem; inquantum in eis per quamdam imitationem divina bonitas repra?sentatur ad gloriam Dei » (I, q. 65, a. 2). ft Unde in rebus naturalibus gradatim species ordinatae esse videntur; sicut mixta periectiora sunt elementis; et planta; corporibus mineralibus; et animalia plantis; et homines aliis animalibus; et in singulis horum una species perfectior aliis invenitur. Sicut ergo divina sapientia causa est distinctionis rerum propter perfectionem universi, ita et inaqualitatis » (I, q. 47, a. 2) .

« Debitum enim est Deo, ut impleat in rebus id quod ejus sapientia et voluntas habet, et quod ipsius bonitatem manifestât. Et secundum hoc, justitia Dei respicit c'ecenliam ipsius. secundum quam reddit sibi quod sibi debetur » (I, q. 21 , a. 1 ad 3) .

71 II-II, q. 58, a. 2.

72 « Unde, sicut ratio divina? sapientia?, inquantum per earn cuncta sunt creata, lationem habet artis, vel exemplaris, vel idea?; ita ratio divina? sapientia? moventis omnis ad ciebitum finem obtinet rationem legis. Et secundum hoc lex aeterna nihil aliud est quam ratio divina? sapientia?, secundum quod est directiva omnium actuum et motionum » (I-II, q. 93, a. 1).

DE LA NATURE DU DROIT SELON SAINT THOMAS 97*

donne toutes choses à leur fin ~3. Connues, elles fournissent à l'homme les directives toutes premières de sa vie humaine, elles prennent en son intelligence valeur de loi, c'est la loi naturelle. Bref, sur 'la connaissance de ses inclinations naturelles, c'est-à-dire sur la loi naturelle, et par elle, sur la loi éternelle même, repose route la vie morale de l'homme '4. Il doit y conformer toutes ses activités. Or, c'est précisément dans la conformité des activités de l'homme aux exigences de sa fin naturelle, que nous rencontrons les dûs qui intéressent le droit.

2. La vie morale de l'homme se déroule sur deux champs d'action différents. D'une part, c'est la vie morale de chaque individu en son particulier, celle qui organise ses activités intimes, les activités qui n'ont d'intérêt que pour lui personnellement, parce qu'elles sont tout inté- rieures; c'est la vie morale qui le met en contact direct avec sa fin ultime, on l'appelle vie morale individuelle. L'autre, c'est la vie que l'homme mène en compagnie des autres hommes, en collaboration avec eux, c'est la vie qui le met en continuelles relations avec eux, et qui l'ordonne aussi à sa fin ultime, mais en le faisant passer par la société; c'est la vie proprement sociale. Dans l'une et l'autre vie, on rencontre des exigences, et par conséquent du debitum.

Il y a d'abord le selon la règle de la raison droite. C'est celui qui convient à la vie morale individuelle et ordonne l'homme à sa fin dans les activités de sa vie privée. Pour qu'un homme soit vertueux et il doit l'être s'il veut être entièrement lui-même il doit soumettre son appétit à sa raison droite. En d'autres termes, la raison droite exig*

,3 « . . . manifestum est quod omnia participant aliqualiter legem aeternam, inquam- tum scilicet ex impressione ejus habent inclinationes in proprios actus et fines. Inter cae- tera autem rationalis creatura excellentiori quodam modo divinae providentize subjacet, inquantum et ipsa fit providenlia» particeps, sibi et aliis providens. Unde et in ipsa partici- pator ratio alterna, per quam habet naturalem inclinationem ad debitum actum et finem : et talis participate legis alternas in rationali creatura lex naturalis dicitur » (I-II, q. 91, a. 2;_et ad 3).

»4 « . . .Primum ex quo dependet ratio omnis justitiae, est sapientia divini in- tellectus, qui res constituit in débita proportione et ad se invicem et ad suam causam: in qua cuidem proportione ratio justitiae creatae consistit » (QQ. Disp., de Ver., q. 23, a. 6; I, q. 21, a 4 ad 4) .

On lira avec intérêt le profond article d'Amédée de Silva TAROUCA, sur L'idée d'ordre dans la philosophie de Saint Thomas, dans Rev. Néoscolastique, 193 7, en par- ticulier, p. 354-355.

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que l'appétit lui soit soumis 75; c'est même en cela que consiste essen- tiellement la vie de la vertu morale76. A remarquer cependant, que ce n'arrivera jamais de soi à intéresser le droit, car nous l'avons vu, les facultés d'un même homme qu'il soumet à la raison, ne peuvent que par analogie ou métaphore, être considérées comme agents indépen- dants. Il suffit cependant à constituer une certaine justice métaphori- que 77.

A côté de ce qui ne regarde que la vie morale individuelle, il en est un autre qui, bien qu'intéressant la vie sociale proprement dite, ne s'impose pas aux citoyens au nom de la loi, mais en vertu de l'honnêteté même des moeurs. Saint Thomas l'appelle moral 78. En effet, on ne conçoit pas qu'un honnête homme puisse ne pas être vrai dans ses actions comme dans ses paroles ou qu'il ne soit pas affable et aimable dans ses relations avec autrui. Il est à la vertu que l'honnête homme soit un gentilhomme: c'est le moral.

3. Enfin, il est un qui se recommande à l'homme au nom même de la loi: le légal. Conscient que par lui-même, il ne saurait convena- blement mener sa vie humaine, l'homme se joint à ses semblables, pour assurer avec eux ce bien-vivre auquel il tend naturellement. De ce premier vouloir d assurer son bien propre en même temps que le bien commun, naît pour chacun l'obligation, non seulement de travailler, mais de colla- borer en soumettant ses activités extérieures, ses biens même, aux exigen- ts <« Alix virtutes morales consistunt principaliter circa passiones, quarum rectifi- catio non attenditur nisi secundum comparationem ad ipsum hominem cujus sunt passiones, secundum scilicet quod irascitur et concupiscit prout debet secundum diversas circumstantias. Et ideo medium talium virtutum . . . accipitur . . . solum secundum comparationem ad ipsum virtuosum. Et propter hoc in ipsis est medium solum secun- dum raiionem quoad nos» (II-II, q. 58, a. 10). « Sed medium quoad nos est quia neque supejabundat neque deficit a débita proportione ad nos. Et propter hoc, istud medium non est idem quoad omnes » (II Eth., lect. 6, 311).

76 « Virtus moralis nihil aliud est quam participatio quaedam rationis recta» in parte appetitiva » {De Virt. in comm., a. 12 ad 16).

77 « Justitia proprie dicta attendit debitum unius hominis ad alium; sed in om- nibus aliis virtutibus attenditur debitum inferiorum virium ad rationem; et secundum rationem hujus debiti, Philosophus assignat quamdam justitiam metaphoricam » (I-II, q. 1 OC, a. 2 ad 2: a. 3 ad 3; III Sent., d. 33, q. 3, a. 4, qla i).

"8 « . . .Debitum autem morale est quod aliquis debet ex honestate virtutis. Et quia debitum necessitatem importât, ideo taie debitum habet duplicem gradum. Quod- dam enim est sic necessarium ut sine eo honestas morum conservari non possit. . . et sic ad hoc debitum pertinet quod homo talem se exhibeat alteri in verbis et in factis, qualis est. Et ideo adjungitur justitia*. Veritas. . . Aliud vero debitum est necessarium, sicut conferens ad majorem honestatem, sine quo tamen honestas conservari potest; quod quidem debitum attendit liberalitas, affabilitas sive amicitia, aut alia hujus- tnodi. . (II-II, q. 80. art. 1).

DE LA NATURE DU DROIT SELON SAINT THOMAS 99*

ces du bien commun. L'homme vivant en société se voit ainsi entouré d'un ensemble d'obligations ou d'exigences qui le lient à l'endroit de la société tout entière ou de quelqu'un de ses membres. Il ne saurait dès lors, sans injustice ou sans détriment pour le bien général, se soustraire à aucune d'elles.

Et parce qu'il n'est pas toujours facile aux hommes de connaître les vraies exigences du bien commun, il appartient à la loi d'interpréter ou de déterminer auprès de chacun ce qu'il doit à autrui en vertu de ce même bien commun. Que cet autre à qui l'on doit soit un simple citoyen ou que ce soit l'État tout entier, la loi s'impose impartialement à tous les citoyens. Elle assigne à chacun ce qui lui revient de l'effort à fournir ou des avanta- ges à retirer; elle garantit même à chacun son bien propre par la protec- tion efficace qu'elle lui assure. C'est ainsi que, d'une part, la loi engendre des dûs stricts qu'on appelle légaux à cause d'elle "9, et que, d'autre part, elle inaugure l'ordre social proprement dit.

C'est donc en dépendance du bien commun que le légal s'empare des biens matériels ou des activités extérieures de l'homme pour les or- donner à qui ils reviennent comme à leur fin propre. Mais il importe de noter que cette ordination à autrui, ce légal, ne suppose pas seulement le propriétaire de ces biens, elle implique encore le débiteur à qui il s'impose et qui doit s'y soumettre.

Le légal organise par conséquent la matière propre du droit. Il constitue un ordre qui va non seulement des choses aux personnes, mais encore de celles-ci entre elles en passant par l'objet commun; un ordre social, puisqu'il intéresse les hommes qu'il met en contact; un ordre ob- jectif aussi puisqu'il se présente impartialement aux uns et aux autres au nom même du bien et s'impose avec force, non pas tellement à cause de la contrainte civile qui peut l'accompagner 80, qu'en vertu de la né- cessité qui en fait le moyen le plus apte pour assurer le bien commun de

79 « Debitum quidem legale est ad quod reddendum aliquis lege adstringitur » (.11-11, q. 80, art. 1). « Sicut supra dictum est, duplex est debitum: unum quidem legale ad quod reddendum homo lege compellitur. . (II -II, q. 102, a. 2 ad 2) .

80 « Ad secundum dicendum, quod m?jor potestas majorem debet habere coac- tionem. Sicut autem civitas est perfecta communitas, ita princeps civitatis habet perfec- tam potestatem coercendi; et ideo potest infligere peenas irreparabiles, scilicet occisionis vei rrulilationis » (II-II, q. 65, a. 2 ad 2) .

c Ftspondeo dicendum quod, sicut ex supradictis patet, lex de sui ratione duo habet: primo quidem, quod est régula humanorum actuum; secundo, quod habet vim c >activam » (I-II, q. 96, a. 5).

100* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

la société, et par lui, la fin que chaque homme désire atteindre si ardem- ment. Voilà 'le dû, le seul qui convienne au droit 81.

Si maintenant nous résumions à grands traits ce que notre étude nous a permis de saisir, nous dirions que la matière propre du droit est faite de biens matériels ou d'actes humains extérieurs, dans la mesure les uns et les autres sont ordonnés nécessairement à autrui, parce qu'ils lui sont dûs à quelque titre, quel que soit cet autre qui les réclame, simple citoyen ou l'Etat tout entier.

Enfin, parce que ces choses qui constituent la matière propre du droit doivent être ordonnées par leur débiteur à leur destinataire, elles ne sont pas seulement extra-individuelles, elles ont de plus une valeur sociale et constituent un centre ou point d'attrait objectif autour duquel s'attache l'intérêt des hommes. Ainsi la matière propre du droit forme tout un système qui va des choses aux personnes, un ordre qui s'impose aux hommes au nom même du bien commun et qui, en remettant à cha- cun ce qui lui revient, commande entre eux des relations nécessaires.

C'est là, sans aucun doute, la pensée de saint Thomas. Il le déclare ouvertement dans un texte qu'il nous tarde de reproduire. La matière propre du droit, écrit-il, n'épuise pas toute la matière de l'ordre moral, elle se limite au contraire, pour sa part, aux

exteriores actiones et res secundum quamdam rationem objecti speciatem, prout scilicet secundum eas unus homo alteri coordinatur 82.

Notre étude eût été considérablement tronquée si elle n'avait souli- gne ce trait caractéristique de la physionomie du droit, à savoir que la matière qu'il suppose est tout simplement objective, toute prégnante de social, et constitue un objet toujours complexe: elle est faite d'au moins deux choses. C'est, en effet, dans ces choses, dans ces activités extérieures

81 « Justitia est circa operationes quae sunt ad alium sub ratione debiti legalis » (II-II, q. 23, a. 3 ad 1). «...tale debitum legale proprie1 attendit justitia» (II-II, q. 80, art 1).

82 II-II, q. 58, a. 8. C'est aussi la doctrine qu'il reproduit à l'article qu'il consa- cre à la notion du droit. Le droit, dit-il, ordonne l'homme dans les biens qui appartien- nent à autrui: « Respondeo dicendum quod justitia? proprium est inter alias virtutes ut ordinet hominem in his quœ sunt ad alterum . . . Aliae autem virtutes perficiunt hominem in his quae ei conveniunt secundum seipsum » (II-II, q. 57, a. 1). Voici, d'ailleurs, un autre texte et des plus explicites: «Respondeo dicendum quod, sicut dic- tum est, materia justitia? est operatio exterior, secundum quod ipsa, vel res qua per earn utimur, proportionatur alteri peTSonae, ad quam per justitiam ordinamur » (II-II, q. 58, a. 11).

DE LA NATURE DU DROIT SELON SAINT THOMAS 101*

cj par l'usage des biens matériels que l'égalité juridique va s'établir. C'est le dernier point qu'il nous reste à considérer.

2. De l'égalité propre au droit.

Déterminer l'égalité de certaines choses c'est faire appel à une cer- taine mesure ^ qui permette d'en reconnaître la vraie quantité 84 et par- tant de fixer les parts égales. Mais si toute mesure est constituée dans l'indivisible 85 elle doit de plus être homogène au mesuré 86; c'est lui qui détermine la nature de la mesure.

Or, nous savons que pour être tout simplement lui-même l'homme se doit de rectifier ses passions selon les exigences de sa raison droite. En ce cas la raison devient la mesure de ce qu'il peut ou doit faire. Mais la vie de chaque homme n'est-elle pas travaillée par des facteurs aussi puis- sants que multiples et variés? C'est le tempérament, l'atavisme, l'émoti- vite, la santé, le milieu social dans lequel l'homme a vécu, et que sais-je encore? Si tous ces facteurs jouent leur rôle dans la vie humaine il est à remarquer que leur influence varie en intensité et en complexité d'un indi- vidu à l'autre.

C'est ce qui explique que la raison droite individuelle, norme de l'activité humaine, doit, en respectant les principes qui la dirigent elle- même, s'adapter à chacun et à chaque circonstance. En d'autres termes, la norme des actions de la vie strictement personnelle est essentiellement individuelle. Telle mesure qui convient à celui-ci est tout à fait contraire à celui-là. Rien d'étonnant que l'égalité qui se fonde sur une telle mesure et qui convient à l'objet des vertus morales autres que la justice, consiste à mettre l'homme d'accord avec lui-même: c'est la « rectiûcatio hominis in seipso 8r » selon une mesure ou un milieu que détermine la raison droite

*'* « . . . Assimilari, supra hoc quod est simikm esse, ponit quemdam motum et accessum ad unitatem qualitaris et, similiter, adsequari, ad quantitatem » (I Sent., d. 19, q. 1, a 2).

S4 «... dicitur enim mensura illud per quod innotescit quantitas rei » (I Sent., d. 8, q. 4, a. 2 ad 3). C'est la traduction littérale d'un passage des Métaphysiques d'ARISTOTr. 1. X, c. 1: 1052b, 20.

85 X Met., c. 1; 1052b, 3 2.

80 <f . . . Hanc mensuram enim oportet esse homogeneam mensurato » (I, q. 3, a. 5 ad 2). Encore une traduction littérale d'Aristote (X Met., c. 1; 1053a, 24). «. . . mensura proxima est homogenea mensurato» (I -II, q. 19, a. 4 ad 2).

»• II-II, q. 58, a. 8.

102* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

in îividuelle: « medium secundum rationem quoad nos88. » Saint Tho- mas nous le déclare explicitement à l'article que nous étudions et qu'il con- sacre à la notion du droit:

. . .Sic igitur illud quod est rectum in operibus aliarum virtutum, ad quod tendit intentio virtutis quasi in proprium objectum, non accipitur nisi per tomparationem ad agentem 89.

a) Le droit, une égalité selon une mesure objective.

Il en va bien autrement, on s'en doute, quand il s'agit de déterminer la mesure selon laquelle l'égalité doit être faite en matière juridique. Nous avons vu, en effet, que la matière qui doit informer l'égalité du droit est toute prégnante de social: elle est faite de biens extérieurs dont les hommes se servent et d'activités sociales dans la mesure les uns et les autres sont ordonnés à autrui et constituent ainsi un centre d'intérêt par- mi les hommes.

Sociale, extra-individuelle, la matière propre du droit est marquée d'un caractère d'objectivité qui la distingue. Aussi, pour lui être homogè- ne, la mesure qui lui convient, doit-elle à son tour, revêtir un caractère social et se prendre par rapport à autrui 90. En d'autres termes, la mesure qui convient au droit doit être essentiellement objective, car il n'est plus question de mettre l'homme tout simplement d'accord avec lui-même, il s'agit d'ajuster son agir extérieur aux exigences sociales et réelles d'autrui, fallût-il pour cela, en souffrir dans son bien propre.

En ce cas il est nécessaire que la mesure de l'égalité juridique fasse abstraction des conditions personnelles ou des sentiments souvent trop intéressés des hommes. Ce qui est à autrui et ce qu'il faut remettre, n'est certes pas et ne sera jamais ce qu'un débiteur malhonnête ou en mauvaise posture financière consentiiait à payer; ce n'est certes pas non plus, dans la société, la distribution capricieuse des charges et des hon- neurs que ferait un chef d'État.

8S « Respondeo dicendum quod, sicut supra dictum est, alia? virtutes morales principaliter coniistunt circa passiones; quarum rectificatio non attenditur nisi secun- dum comparationem ad ipsum hominem, cujus sunt passiones, secundum scilicet quod irascitur et concupiscit, prout debet, secundum diversas circumstantias ... et propter hoc in ipsis est medium solum secundum rationem quoad nos» (II -II, q. 58, a. 10). Voir aussi II Eth.; lect. 6, 311; I-II, q. 64, a. 1.

89 II-II, q. 57, a. 1.

00 « Respondeo dicendum quod jus sive justum dicitur per commensurationem ad r.lterum » (II-II, q. 57, a. 4).

DE LA NATURE DU DROIT SELON SAINT THOMAS 103*

La mesure de l'égalité du droit doit toujours se prendre par rapport à autrui, c'est-à-dire par rapport à ce qui revient vraiment à autrui. Elle doit se tenir du côté de l'objet qui intéresse et qui, à cause de cela, est au centre (inter-esse) des relations sociales parmi les hommes. Strictement objective, la mesure de l'égalité du droit ne se distrait en aucune façon des exigences sociales dont elle veut tenir compte et qu'elle sert résolument. Elle en indique tout paisiblement le juste milieu, le mi- lieu objectif, le milieu réel, le medium rei dont nous parlait Aristote au chapitre précédent.

Enfin, pour être strictement objective, la mesure de l'égalité juridi- que n'en est pas moins conforme à la raison droite de chacun 91. Le sim- ple bon sens ne fait-il pas comprendre à chacun qu'il est bon, qu'il est même dans l'intérêt de tous et de chacun qu'il en soit ainsi?

En taillant dans les choses des parts égales, la mesure qui convient au droit impose du même coup aux hommes la part des efforts qu'ils doivent fournir ou qu'ils peuvent exiger pour assurer l'égalité juridique. C'est ainsi qu'il devient possible à l'égalité juridique de s'emparer par information de la matière qui lui est propre et d'établir ou de rétablir l'ordre et la paix parmi les hommes. C'est par elle que sont rectifiées les relations des citoyens entre eux. Écoutons saint Thomas nous le dire à l'article que nous commentons:

. . . Rectum vero quod est in cpere justitia?, etiam praeter comparationem ad agentem, constiîuitur per comparationem ad alium: illud enim in opère vostro dicitur esse justum quod rcspondet secundum aliquam œqualitatem chéri *e.

Telle nous est apparue, d'une façon générale, l'égalité du droit: une égalité stricte faite dans des choses pour des personnes selon une me- sure purement objective. Par elle, on rend à chacun tout ce qui lui est selon les exigences même du bien commun.

5,1 <■ . . . virtus moralis dicitur consistée in medio per conformitatem ad rationem rectam. Sed quandoque contigit quod medium rationis est etiam medium rei; et tune oportet quod virtutis moralis medium sit medium rei, sicut est in iustitia. [. . .] Cujus ratio est quia justitia est circa operationes quae consistunt in rebus exterioribus, in quibus rectum institui debet simpliciter et secundum se, ut supra dictum est: et ideo medium rationis in justitia est idem cum medio rei, in quantum scilicet justitia dat unicuique quod debet, et non plus nec minus » (I-II, q. 64, a. 2) .

'•'- II-II, q. 57, a. 1.

104* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

Mais tout n'est pas dit de l'égalité du droit, car il est plus d'une façon de la réaliser concrètement sans compter que toute rigoureuse et tout objective qu'elle puisse être, il n'est pas toujours facile de la déter- miner z.vec une absolue précision, parce qu'il n'est pas toujours facile de connaître avec exactitude la matière qu'elle présuppose, et, dès lors, la mesure sur laquelle elle s'appuie. Nous le verrons à l'instant, en jetant un coup d'ceil rapide sur les divers cas d'égalité juridique.

b) Les diverses égalités juridiques.

Le droit, nous l'avons vu, suppose le fait des relations sociales par- mi les hommes; c'est dans la société que l'homme trouve le milieu favo- rable au plein développement de sa riche nature; le droit n'est que le proportionnement ou l'égalité des avantages qu'on en retire.

î. Or, dans la société, il est des relations que l'homme entretient avec autrui et qui, malgré un certain caractère social, n'en restent pas moins privées. Ainsi pour des raisons de plus grande utilité, on échan- gera des biens dont on dispose ou on louera son travail contre un salaire convenu. Dans de tels échanges, ce à quoi on regarde de part et d'autre n'est pas seulement le bien d'autrui que l'on désire, mais aussi et parfois surtout les conditions de l'échange. L'évaluation des biens à échanger y prend une importance capitale.

Qu'il s'agisse de la vraie valeur ou d'une valeur établie par bonne entente, la mesure de l'égalité juridique dans ces sortes d'échanges est tou- jours la même: on donne en vue de recevoir, «aliquis dat ut tantumdem recipiat 9r;,>. En d'autres termes, le proportionnement se fait en ne tenant compte que des biens à échanger; nulle attention n'est portée à la condi- tion des personnes intéressées dans ce commerce: on rend à autrui « tan- tnm quantum ei debetur 94 », dix pour un bien d'une valeur de dix. Le proportionnement s'y calcule selon une appréciation strictement arithmé- tique 05. C'est le premier mode de l'égalité juridique, et, sans contredit, le

f-3 II-IÏ, q. 57, a. 2.

94 III Sent., d. 33, q. 1 ; a. 3, qla, 2.

!>ri <- . . . Sed in commutationibus redditur aliquid alicui singulari persona? propter rem ejus quia? accepta est, ut maxime patet in emptione et venditione, in quibus primo invenitur ratio commutationis. Et ideo oporiet adzequare rem rei, ut quanto iste plus habet quam suum sit, de eo quod est alterius, tantumdem restituât ei cujus est. Et sic fit xqualitas secundum arithmeticam medietatem, quae attenditur secundum parem quan- titatis execssum » (II -II, q. 61, a. 2).

DE LA NATURE DU DROIT SELON SAINT THOMAS 105*

plus facile à déterminer96. Il appartient à l'objet de la justice commuta- tive.

Mais si l'homme trouve un bien à l'occasion de certains contrats ou de certains échanges entre vifs, il n'en reste pas moins vrai que c'est la vie sociale proprement dite qui lui apporte son plus grand bien hu- main. C'est même cette vie sociale qui, par sa forte législation, assure aux citoyens sa protection jusque dans les échanges qu'ils font entre eux. C'est du mode d'égalité qui convient aux relations juridiques ayant cours dans la grande vie sociale qu'est la cité, qu'il nous reste à parler.

2. La cité constitue un organisme puissant qui s'appuie inévitable- ment sur des inégalités sociales parmi les hommes, car tous n'y sont pas magistrats non plus que chefs d'État; d'ailleurs, tous ne s'en reconnais- sent pas les capacités. Les raisons de ces inégalités sociales ne sont un mys- tère 'pour personne. Nous savons, en effet, qu'en se multipliant dans les individus, la nature spécifique de l'homme revêt plus d'un caractère par- ticulier qui fait que les hommes se distinguent les uns des autres.

Ainsi la distribution partiale et presque capricieuse des talents et des dons naturels favorise non seulement la distinction parmi les hom- mes, mais encore, pour une large part, surtout dans nos sociétés démo- cratiques modernes, elle est cause de la multiplicité et de la « différen- ciation des fonctions sociales, qui entraîne celle des « états », des classes et des groupes. De ce point de vue, en peut dire qu'il n'y a pas deux membres égaux dans la société; chacun y occupe une place proportionnée à sa fonction et au rôle qu'il remplit pour assurer le fonctionnement de l'organisme social 97.»

C'est pourquoi, dans la société, il appartient au chef d'État 98 de dispenser à chacun sa part égale dans les avantages et les charges qui re- viennent aux citoyens en vertu du bien commun. Il est tout naturel, en pareil cas, que la mesure de ce qui revient à chacun se prenne par rap- port à l'importance du rôle social ou de la dignité de chacun à l'endroit

96 «... Hoc autem quod dicitur operativum justi potest referri ad justitiam direttivam commutationum, in qua apparet magis ratio justitiae propter aequalitatem rei» (V Eth., kct. X, 994).

1,7 « J.-T. DELOS, o. p., Somme Théologique (éd. de la Revue des Jeunes), La Justice, t. 1, p. 207

98 (. Ad tertium dicendum quod actus distributionis qui est communium bono- rum peilinet solum ad praesidentem communibus bonis» (II -II , q. 61, a. 1 ad 3).

106* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

de ce même bien commun ". N'est-il pas raisonnable, en effet, que ceux qui concourent plus efficacement à assurer le bien commun, en reçoivent plus abondamment en retour?

En d'autres termes, l'égalité que requiert la distribution du bien commun et que doit respecter le chef d'État consiste, non pas à faire arithméfiquement la même part à chacun, mais plutôt à la mesurer sur le rapport que chacun entretient avec le bien commun (lui-même. L'éga- lité y est proportionnelle: « œqualitas secundum proportîonem return ad personas 10° ». Voici d'ailleurs, avec quelle concision et quelle précision tout à la fois, saint Thomas détermine lui-même l'égalité juridique qui règle le bon ordre de la cité: «Justum est aequale rerum aliquibus per- sonis secundum dignitatem in ordine ad finem 101. »

En conséquence, si l'égalité du droit social est proportionnelle, on ne s'étonnera plus de voir le chef d'État paraître favoriser davantage ceux dont les talents, en quelque domaine que ce soit, peuvent apporter une plus grande prospérité au pays. Il doit au contraire à son pays de confier les charges les plus onéreuses et les responsabilités les plus grandes à ceux qui peuvent les porter. Sa grande préoccupation, à lui, doit être précisément d'éviter de faire acception des personnes 102, et de proportion- ner prudemment, selon la connaissance la plus complète et la plus objec- tive qui lui est possible, la part qui revient à la valeur de chacun dans la société.

Que l'on ne se récrie pas en disant que c'est un proportionnement tout à fait subjectif, puisqu'il est fondé sur la connaissance qu'a le chef

ïh> « Consistit enim yqualitas distributive justitiae in hoc quod diversis personis diversa tribuuntur secundum proportîonem ad dignitates personarum » ( II -II, q. 63, a. 1. et ad 2).

Ht « Et ideo in distributive justifia tanto plus alicui de bonis communibus datur quanto ilia persona majorem principalitatem habet in communitate. ... Et ideo in justitia distributiva non accipitur medium secundum aequalitatem rei ad rem, sed secun- dum proportionem rerum ad personas, ut scilicet, sicut una persona excedit aliam, ita etiam res qua? datur uni personas, excédât rem quae datur aliis. Et ideo dicit Philo- sophus quod tale medium est secundum geometricam proportionem, in qua attenditur aequale non secundum quantitatem, sed secundum proportionem» (II -II , q. 61, a. 2). «... Sed in distributiva non attenditur asqualitas recipientis ad eum qui dat, sed ad alium qui etiam recipit » (III Sent , d. 33, q. 3, a. 4, qla 5 ad 2).

loi III Pol., lect. 7.

102 « Puts si aliquis promoveat aliquem ad magisterium propter sufficientiam sciential, hic attenditur causa débita, non persona; si autem aliquis consideret in eo cui aliqnid confert, non id propter quod id quod ei datur esset proportionatum vel debi- tum, sed solum hoc quod est iste homo (puta Petrus vel Martinus) hie est acceptio personarum» (11-11, q. 63, a. I).

DE LA NATURE DU DROIT SELON SAINT THOMAS 107*

d'Etat de la chose publique et des citoyens qu'elle rassemble. Sans doute, la difficulté n'est pas petite pour lui de déterminer à chacun la part de responsabilités ou de biens qui lui reviennent en vertu du bien commun. Qui peut se vanter d'apprécier à sa juste valeur l'importance du rôle que chacun i emplit dans la société, ou qui ose se piquer de connaître exacte- ment ce que signifie de richesses humaines et de bien-être, le bien com- mun de nos sociétés modernes?

Pourtant, le bien commun de la cité constitue une réalité bien ob- jective où chaque citoyen occupe sa place bien à lui. Si malheureusement, il n'est pas facile de déterminer avec une rigoureuse exactitude le rang social d'un chacun et d'apprécier à sa juste valeur le bien commun de la société; si le chef d'État est voué sur ce point à de pénibles tâtonnements, il reste néanmoins que c'est là, somme toute, une difficulté inhérente à la connaissance humaine qui épouse mal les conditions du concret et du contingent.

Et s'il en est ainsi, ne doit-on pas admettre que c'est encore le chef d'État qui est le mieux équipé pour juger des biens et des personnes Chose certaine, son effort constant doit consister à s'informer le plus exactement possible non seulement de l'état du bien commun, mais en- encore de la situation concrète de chacun dans la société. Si l'imperfection de la connaissance humaine peut excuser ses tâtonnements, jamais elle ne le dispense de l'effort à fournir pour toruver le juste milieu objectif des situations sociales.

Tel est le second mode de l'égalité juridique: une égalité objective proportionnelle, aussi rigoureuse que la première, mais plus difficile à déterminer au concret.

3. Enfin, si l'homme reçoit beaucoup de la société à laquelle il appartient, il lui doit en retour de contribuer généreusement, pour sa part, à assurer le bien auquel elle tend si ardemment. Que ce soit son devoir, rien de plus évident. Vivant en société, l'homme s'y trouve à son endroit, nous l'avons vu plus haut, dans le même rapport qu'une partie à l'égard de son tout; s'il en est distinct la partie ne fut jamais le tout, le fait de son appartenance à la société lui impose pour autant

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le devoir de lui ordonner et ses biens et ses activités dans la mesure le bien commun les requiert 103.

Mais il n'est pas facile au citoyen de connaître avec justesse les exi- gences du bien commun pour lequel il travaille. Aussi relève- 1- il de la prudence politique du chef d'État de les déterminer dans le concret et de les proclamer dans la loi 104. Dès ce moment, le citoyen n'est plus libre d'agir à sa guise, il doit à la chose publique de se conformer aux ordon- nances de la loi im.

Or, pour être juste, cette loi doit imposer à chacun une part égale du fardeau qui lui revient des exigences du bien commun. Une part égale certes, mais non pas arithmétiquement la même pour le pauvre et le riche, le simple citoyen et le magistrat; une part égale, sans aucun doute, mais proportionnée au rang et à la dignité de chacun dans la société. Cette égalité est à son tour, on le voit clairement, une égalité essentiellement proportionnelle 106. C'est elle que réclame l'ordre dans la cité. Elle cons-

103 {< Ad tertium dicendum quod sicut homo est pars domus, ita domus est pars civitatis, civitas autem est communitas perfecta, ut dicitur in I Pol, Et ideo sicut bonum unius hominis non est ultimus finis, sed ad commune bonum ordinatur; ita etiam et bonum unius domus ordinatur ad bonum unius civitatis, quae est communitas perfecta » (MI, q. 90 a 3 ad 3). Voir II-II, q. 58, a. 9 ad 3.

104 II appartient à la prudence politique de déterminer les meilleurs moyens d'as- surer le bien commun et de les proclamer dans la loi; mais le chef d'Etat ne pourrait le faire s'il n'était d'abord bien disposé à juger sainement des meilleurs moyens, par la justice légale: « Sic ergo judicium est quidem actus justitiae sicut inclinantis ad recte judicandum; prudentia? autem sicut judicium proferentis » (II-II, q. 60, a. 1 ad 1). Il appartient ensuite aux sujets d'exécuter volontiers ce qui a été déterminé au préalable par le chef d'Etat: de part et d'autre, ils ont besoin, mais différemment, de la justice légale: « Et sic justitia legalis est in principe principaliter et quasi architectonice; in subditis autem secundario et quasi administrative» (II-II, q. 58, a. 6). Quant à l'in- fluence des autres vertus morales sur l'élection de la prudence, voir en particulier, I -II . q. 56, a. 3; q. 58, a. 4; q. 65, a. 1; q. 66, a. 3; et surtout II-II, q. 47, a. .6. À noter que lorsque saint Thomas dit que la vertu morale « dat bonum usum faculta- tis », il signifie, précise Jean de Saint-Thomas, qu'elle donne la bonam intentionem finis, bonam etectionem, et bonum usum activum facultatis. Voir Cursus Theol., t. 6, disp. 15, a. 1, 12.

105 « Et. secundum hoc actus omnium virtutum possunt ad justitiam pertinere, secundum quod ordinat hominem ad bonum commune. Et quantum ad hoc justitia dicitur virtus generalis. Et quia ad legem pertinet ordinare in bonum commune, ut supra habitum est, inde est quod talis justitia prasdicto modo generalis dicitur justitia legalis, quia scilicet per earn homo concordat legi ordinanti actus omnium virtutum in bonum commune» (II-II, q. 58, a. 5).

106 « Dicuntur autem leges justae, et ex fine ... ; et ex auctore ... : et ex forma, quando scilicet secundum œqualitatem proportionis imponuntur subditis onera in ordine ad benum commune. Cum enim unus homo sit pars multitudinis, quilibet homo hoc ipsum quod est. et quod habet, est multitudinis, sicut et quaelibet pars id quod est, est totius; unde et natura aliquod detrimentum infert parti, ut salvet tatum. Et secundum hoc leges hujusmodi onera proportionabiliter inferentes justae sunt, et obligant in foro conscientne, et sunt leges légales'» ( I -II, q. 96, a. 4). L'Etat a done

DE LA NATURE DU DROIT SELON SAINT THOMAS 109*

titue l'objet de la justice légale ou sociale, mais n'est pas plus facile à déterminer avec exactitude que la précédente puisqu'elle comporte les mêmes difficultés.

Telles sont les diverses égalités que connaît formellement le droit. Pour être purement et simplement différentes l'une de l'autre, l'égalité arithmétique et l'égalité proportionnelle ne constituent pas moins le droit qui régit les relations sociales. Egalité, elles le sont toutes deux, mais chacune à sa façon, selon que la matière qui intéresse l'une et l'autre demande une mesure différente107. Elles constituent donc toutes deux de vrais droits, mais des droits différents 108. Nous touchons ici du doigt le problème de l'analogie de droit.

CONCLUSION: DÉFINITION RÉELLE DU DROIT.

Nous voici au terme de cette longue étude de la définition du droit. L'analyse détaillée de chacun des éléments qui l'intègrent nous aura aidés, du moins nous l'espérons, à préciser certains traits de la physionomie du droit qui échappent à la simplicité du premier regard. Elle nous permet au surplus d'établir avec assurance Jtne définition qui réponde adéquate- ment à la nature du droit. C'est le dernier pas qu'il nous reste à tenter.

Le droit est une égalité due à autrui! Il suppose non seulement la sociabilité des hommes, mais encore le fait de leurs relations sociales. Nous savons que l'homme porte au dedans de lui-même une grande souffrance, celle de la soif du bonheur qui le poursuit partout et le com-

le droit strict d'exiger ce qui lui revient au nom du bien commun; c'est condamner du même coup, la théorie moderne des lois mere pœnales. Voir sur ce point la substan- tielle étude de Georges RENARD, La Théorie des leges mere pœnales, Paris, Recueil Sirey, 1929.

107 n Ad secundum dicendum quod generalis forma justitiae est aequalitas in qua convenit justifia distributiva cum commutativa. In una tamen invenitur aequalitas secundum proportionalitatem geometricam, in alia secundum arithmeticam » ( II -II, q. 61, a. 2 ad 2) .

108 Nous lisons avec surprise le paragraphe suivant d'un manuel tout récent qui d'ailleurs n'est pas sans mérites: «Jus applicatum rebus (pro auctoribus antiquis, et generatim pro scholasticis jus objectivum) dénotât aliquod debitum, et accipitur pro objtcto justitiae, ac definiri solet; res quae alteri debetur ut sua. Quoniam vero justifia stricto sensu accepta non est nisi justitia commutativa, ideo stricto sensu jus est objectum justitiœ commutativa?. seu debitum titulo justitiae commutativa?. Sic in hac acceptions loquimur de juribus judicis, magistri, medici, stolae . . . Latiori sensu vocatur etiam ius debitum justitiœ legalis, socialis et distributives, et etiam virtutis religionis et obe- diential HrenaBus Gonzalez MORAL, s. j., Philosophia moralis, Editorialis Sal Terrac Santander, 1945 (Bibliotheca Comillensis) , p. 249, 529, 3°, a). (Les italiques sont de nous.)

HO* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

mande à tout instant et de façon si impérieuse. Impuissant par ses seules forces à léaliser le bonheur pour lequel il est fait, il organise sa vie avec celle des autres hommes. L'ordination de ses activités extérieures et l'usa- ge réglé des biens dont il dispose pour assurer le bonheur qu'il recherche avec les autres hommes donna naissance à la Cité.

Or, le droit concerne précisément la part des activités humaines que chacun doit fournir à autrui dans la société afin d'assurer le bien commun auquel il s'est engagé: « Justum, écrira saint Thomas, attenditur in or- dine ad finem civitatis in operationibus quae sunt ad alterum 109.» Il est, en un mot, l'égalité ou l'ajustement des activités extérieures de l'homme ordonnées à autrui dans la société.

Ainsi le droit comporte-t-il un^ matière complexe. S'il est fait dans les activités humaines extérieures, il est néanmoins tout entier pour des personnes. Au surplus bien que ces activités humaines extérieures soient considérées dans leur objectivité, ce qui en fait la matière propre du droit, c'est leur ordination à autrui. C'est alors qu'elles intéressent les hommes et se constituent, au milieu d'eux, le centre objectif, le pivot autour du- quel se nouent les relations de droit parmi eux. C'est en elles, comme dans un objet extérieur, quelque complexe qu'il puisse être, que s'établit l'égalité juridique dont dépendent la paix et l'harmonie de la cité.

Par l'on voit que le droit constitue par lui-même tout un systè- me qui va de l'objet aux hommes en donnant au mot objet le sens le plus compréhensif possible n0, ou de ceux-ci entre eux, mais en passant par l'objet extérieur qui en occupe le poste de commande ou qui en est la clef de voûte; l'égalité établie en cet objet extérieur entraîne celle des hommes, c'est l'égalité du droit.

109 III Pol lect. 7,: « . . . Sed materia justitiae est exterior operatio secundum ouod ipsa vel res' cujus est usus, debitam prcportionem habet ad aliam personam. Et Ideo medium justitiae consistit in quadam proportions equahtate rei extenoris ad personam exteriorem » (II-II, q. 58, a. 10). ... . .a.—

no « Respondeo dicendum qued, sicut supra dictum est, justitia est circa quasdam coerationes exteriores, scilicet distributions et commutationem, quae quidem sunt uTu quorumdam exteriorum, vel rerun,, vel personaram, vel etiam operum. rerum quidem, sicut cum aliquis vel aufert vel restituit alteri rem suam; personarum autem, Scut cum aliquis in ipsam personam hominis injuriant facit, puta percutiendo vel con- v^iando, aut reverentiam exbibet; operum autem, sicut cum quis juste ab alio exigit vel alteri reddit aliquod opus. Si igitur accipiamus ut matenam utnusque justitia> ea g~ operation^ sunt usas, eadem est materia distributive et commutative jusU- li*» (II-H, q. 61, a. 3)

DE LA NATURE DU DROIT SELON SAINT THOMAS 111*

Mais parce que l'égalité n'est possible qu'en s'appuyant sur une mesure objective et parce que toute mesure doit être homogène à son mesuré, l'égalité juridique varie nécessairement selon que varie la matière propre du droit. Or, le droit s'intére?se non seulement aux échanges que les hommes font entre eux, à la distribution des avantages et des exigen- ces du bien commun, mais encore à la participation nécessaire des citoyens à la réalisation du bien commun de la société. Rien d'étonnant dès lors que l'égalité juridique soit tour à tour, selon le cas, arithmétique ou pro- portionnelle.

Considérant dans sa pensée toutes ces nuances qui concernent la no- tion même du droit, voici avec quelle précision saint Thomas nous livre sa définition du droit. Il nous la donne au début de l'article qui suit immédiatement celui qu'il consacre à l'analyse de la notion même du droit. Elle résume en quelques mots toute l'élaboration qu'il en a faite:

Respondeo dicendum quod, sicut dictum est, jus sive justum, est aliquod opus adœquatum alteri secundum atiquem modum œqualitatis m.

Le droit est donc en tout premier lieu, dans la pensée de l'Aquinate, un ajustement de choses ou d'activités au service des hommes; il appar- tient à un ordre strictement objectif. Il est formellement une égalité, une certaine égalité, faite dans les activités extérieures par lesquelles les hommes communiquent entre eux. Le droit, c'est ce qui est juste. Telle fut toujours le sens du mot droit, jusqu'à ce qu'un usage postérieur en eut détourné le sens premier:

... consuetum est quod nomina a sui prima impositions detorqueantur ad aha sigmficanda ... Ita etiam hoc nomen jus primo impositum est ad significandum ipsam rem jusîam lt2.

Voilà, croyons-nous, la doctrine authentique de saint Thomas sur la nature du droit. Il ne fait que maintenir et expliquer, sur ce point, h position même de son maître Aristote. La définition qu'il nous donne répond adéquatement à la nature du droit. Dans sa teneur générale, elle exprime la ratio juris: c'est la définition du droit abstrait. Ainsi défini le droit demande pour exister, d'informer les relations historiques des

1 a ?Vq" 57' a> h C( ' ' Ratio vcro Justifias in hoc consistit quod alteri redda- tur quod ci debetur secundum aequalitatem » (II-II, q. 80, art. 1).

112* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

hommes entre eux. Au fond, toujours identique à lui-même, il revêtira des caractères particuliers qui le feront varier selon les cas qui lui seront soumis 133. « Le droit, écrit justement Georges Renard, est un corps mul- tiple qu'anime un souffle unique, l'Idée du Juste. Je précise et j'ajoute, faisant appel à vos souvenirs de philosophie: le Juste est une Idée, c'est- à-dire une Forme: une Forme constante immergée dans une matière mou- vante m. »

Égalité, le droit ajuste toujours à autrui les biens qui lui revien- nent. Saint Thomas en fait la première application générale aux droits naturel et positif

. . . Dupliciter autem potest alicui homini aliquid esse adœquatum. Uno quidem modo, ex ipsa natura rei: puta cum aliquis tantum dat ut tantumdem recipiat. Et hoc vocatur jus naturale. Alio modo aliquid est adaaquatum vel commensuratum alteri ex condicto, sioe ex communi placito: quando scilicet aliquis reputat se contentum si tantum recipiat. ... Et hoc dicitur jus posi- tivum 115.

Telle est la pensée thomiste au sujet du droit. Centre objectif des relations parmi les hommes, le droit est le bien des uns et la dette des autres. Les premiers peuvent s'en servir, voire l'exiger ; les autres doivent en justice le respecter ou le rendre à qui il appartient. Cette di- gnité du droit de s'imposer aux hommes, de mesurer ou de spécifier leurs relations, lui vient du lien qui le rattache lui-même au bien de la société, fin naturelle des activités sociales des hommes.

Roland OSTIGUY, o. m. i.,

professeur à la faculté de philosophie.

113 '< Ad decimum tertium dicendum, quod justa et bona possunt dupliciter con- siderari. Uno modo formaliter, et sic semper et ubique sunt eadem; quia principia juris, quae sunt in naturali ratione, non mutaniur. Alio modo materialiter, et sic non sunt eadem justa et bona ubique et apud omnes, sed oportet ea lege determinant. Et hoc contingit propter mutabilitatem natunae humanae et diversas conditiones hominum et rerum, secundum diversitatem locorum et temporum » (QQ. Disp. De Malo, q. 2, <*. 4 ad 13).

1:14 La valeur de la loi, Paris. Recueil Sirey, 1928, p. 9. Et ailleurs, il écrit en parlant du droit naturel abstrait, c'est-à-dire des « principia juris quae sunt in naturali ratione»: «En style péripatéticien, nous dirions que, vis-à-vis de la matière du droit positif, savoir la masse de ses données historiques, il représente la forme, eîdocr; il a pour rôle d'« informer » la matière juridique, comme l'idée du sculpteur « informe » le bloc de marbre* et le transforme en statue. La même forme peut être frappée dans la pierre ou coulée dans le bronze ou façonnée dans l'argile: ainsi le droit naturel peut et doit être approprié au génie de toutes les races et de tous les temps; il est retenez bien ce mot la révélation de ce qu'il y a en chacun d'eux de spécifiquement humain » (Le Droit, l'Ordre et la Raison, Paris, Recueil Sirey, 1927, p. 38).

"5 H-II, q 57, a. 2.

Psychosomatic®, Hylemorphism and Typology-

i

In contemporary medical art and science, considerable attention is devoted to what is called « Psychosomatic Medicine ». Perhaps the best way to indicate its meaning is to employ the following list of diseases with a fourfold grouping:

1 . Physical diseases with physical causes.

2. Physical diseases with mental causes.

3. Mental diseases with mental causes.

4. Mental diseases with physical causes.

There may be combinations and overlappings or overlays. Thus, worry or anxiety may produce first the third type and then the second type. By « physical diseases » is meant organic ailments or structural pathologies. The second category in the above schema represents the field of Psychosomatics. The third class, be it noted in passing, is the realm of functional or psychogenic disorders, i.e., those disturbances for which no structural, organic, physical, medical or physiogenic basis can be found. In other words, when the clinical or physical examination plus the laboratory findings are negative, normal or physiological, i.e., when no pathology is indicated, it is inferred by elimination that the cause of the complaint or symptom is mental or functional. In the four categories of ailment listed above, the modern psychiatrist deals with the last three groups of malady.

One may say that the current vogue of Psychosomatics represents a renewal of the recognition of man as a whole or total unit. This holistic

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view is not new; the reality is old but the label is new l. It dates back tc Socrates, Plato and Aristotle 2. But it did need re-affirmation. Of course, there is always danger lest any discovery or rediscovery become a fad. Thus Burlingame warns: « It would be unfortunate however if we were to stress this conception (the psychosomatic approach to medical prob- lems) to the exclusion of the sometopsychic perspective, the search for somatic factors which may contribute to, or account for, observed men- tal symptoms 3. »

To put it briefly, many somatic complaints are of psychic origin. Thus, it is contended for example, that worry and anxiety can be the cause of peptic ulcers.

II

It is interesting today to see that the traditional psycho-physical problem in philosophy has become a practical issue in medical science (applied biology) . The metaphysical controversy, which dates back to Plato and Aristotle, became acute with Descartes whose extreme dualism has been described as a bisection of man. Indeed the modern over- emphasis on epistemology (and the consequent subjectivism, idealism and psychologism of modern thought) may be traced to the same Cartesian polarity and dichotomy because knowledge involves traffic between sub- ject and object and the subject-object relationship (ego and non-ego) either overlaps or is co-extensive with the mind-body ratio.

What was the psycho-physical problem? It was the task of recon- ciling two ostensibly antithetical and incompatible factors, viz., matter and mind, body and soul, soma and psyche. How could one harmonize two such seemingly disparate elements? You cannot hit an angel with a stone. You cannot shoot a ghost! Thus, to choose a Thomistic exam- ple, the active intellect was postulated to explain and make conceivable

1 Certain early Neo-Scholastic Latin manuals entitled their Psychology « Anthrop- ology » and subdivided it into « somatology » and « pneumatology », or as we should say tcday. physiology and psychology, which deal respectively, with the workings of the bedy and those of the mind.

2 7'his has been stressed bv Strecker, Binger and others. See Edward A. STREC- KER, The Leaven of Psychosomatic Medicine, in Annals of Internal Medicine, vol. 13, May 1943. Also consult Carl BlNGER, The Doctor's Job, Norton, 1945, p. 97; 109; 103.

3 In the editorial of the Digest of Neurology and Psychiatry, Hartford, Conn., Dec. 1945.

PSYCHOSOMATICS, HYLEMORPHISM AND TYPOLOGY 115*

the stimulation or impression on the passive intellect or possible under- standing. How could the concrete and particular phantasm or image (a material thing) impress a spiritual or inorganic faculty? It had to be « refined, purified, illuminated, spiritualized, sublimated », etc., and this role or task was assigned to the active intellect. The impressed intelligible species has therefore been called an effect of the joint action of the active intellect (a subconscious or even unconscious mechanism) in the capac- ity of principal efficient cause and of the phantasm as an instrumental efficient cause.

The traditional data as to the facts of so-called interaction may be illustrated with the following two sets of samples:

A. Mine Acts on Body.

1. Suggestion, autosuggestion and hypnosis.

2. Bodily resonance of the emotions are somatic echoes of mental agitation.

3. Will-power (determination ft resolution) can compensate for physical debility.

4. Maniacs have unusual vigor.

5. Physicians count upon a patient's will-to-live or his desire to recover to supplement, complement and thereby accelerate his recuperation and con- valescence.

6. Elderly married couples frequently die within a few days or even hours of each other.

7. The use of a placebo is standard procedure for neurotic and even normal patients.

8. The beside manner of the doctor is often as influential in healing, curing and therapy as are his medicines. On this factor of rapport Avicenna wro- te: « Often the confidence of the patient in his physician does more for the cure of the disease than the physician with all his remedies. » Likewise, the medieval surgeon, Henri de Mondeville stressed the- need of keeping up th.- morale of a surgical patient. (Cf. J. J. WALSH, Oldtime Makers of Medi- cine, Fordham U. Press, p. 270). That re-assurance is an important part of medical treatment as well as of psychotherapy is proved by the fact that some non-Catholic surgeons insist upon their Catholic patients' reception of the sacraments prior to surgery despite the fact that the doctor himself has no faith in sacramental efficacy.

9. Dyspepsia is often caused by mental condition.

10. Insomnia and loss of weight are common symptoms of insanity.

B. matter Acts on Mind.

1. Anesthetics, narcotics, poisons, alcohol, etc., have psychological effect

2. Head injuries (cerebral lesions, brain concussions, cortical traumata) oft impair the functional efficiency of mental faculties.

s.

en

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3. Organic diseases (epilepsy, encephalitis, paresis, arteriosclerosis, neoplasms- tumors, etc.) cause mental deterioration.

4. The menopause, climacteric or change of life often has involutional melan- cholia as a concomitant.

5. Senility often brings mental deterioration amnesia, dementia, regression,

etc.

6. Tubercolosis and other organic ailments have typical mental effects.

7 St. Thomas frequently refers to the delirium of fever, etc.

' S. T., P. la, Q. 84, a. 7; Q.86, a. 4; Q.101. a. 2; Q.84, a. 8; Q.85, a. 6.

8 Genera] health is reflected in disposition, attitude, outlook, manner, etc.. to say nothing of carriage, bearing, posture, demeanor and countenance.

9 Temperament is today explained in terms of endocrinology, the hormones or secretions of the ductless glands now playing the role that the humours, animai spirits, etc., did in the days from Galen to Shakespeare and later.

10 Temperature and climate generally, have psychological effects even if these are exaggerated by geographical determinists and environmentalists. Thus, e.g., see « Does the weather make you sick? » in the Sat. Eve. Post, May 4. 1946, p. 30ff., by Steven M. Spencer.

11. Diet has psychological repercussions and ramifications too.

12 The following illustrations are taken from Science Today and Tomorrow, Viking Press, 1939, p. 201ff, by Waldemar Kaempffert, the science editor of the New York Times.

Blood Changes. Mental Effect thereof.

overheated ravin8

chill€(i loss of alert vigilance

oxygen deficiency loss of reasoning

decrease calcium convulsions, coma, death

double the calcium heaviness, indifference, uncons-

ciousness reduce sugar amount a feeling of goneness

increase sugar amount fear, double images, illusions,

thick speed

acidify slightly c°ma

alkalize slightly convulsions

remove water weakness, collapse

add water cephalalgia, nausea, vertigo

Thus, a slight disturbance of the physico-chemical balance of our blood affects our mind. These effects (excesses and deficiencies) surejy illustrate psycho-physical « interaction ».

13. Hippocrates said: « It is through the brain that we become mad, that delir- ium seizes us, that fears and terrors assail us. »

14 Pathological instances of reciprocal interaction between mind and body may be illustrated by: (a) In patients with edema, the body image is distorted, there is a tendencv to reject or disown the edematous parts of the body, and there are general feelings of demolition. See article by Nathan ROTM, in 4m. J. of Psychiatry, Nov., 1943, p. 397ff. (b) Following the loss

PSYCHOSOMATICS, HYLEMORPHISM AND TYPOLOGY 117*

of actual limbs (post-traumatic or after amputation) there often is a sen- sation — illusion or hallucination) of phantom limbs. See Digest of Neurology & Psychiatry, June 1946, p. 318. (c) Many schizophrenic subjects regard their bodies merely as part of their surroundings. . . as a rule patients with hysteria sever the function of the organ that molests the mind (the disturbing or offending member) while schizophrenics disjoin both structure and function. Sec HlNSIE, The Person in the Body, p. 163f.

In the Cartesian theory of man (the essence of matter being exten- sion and the essence of mind being thought which is essentially un- extended) there was a diametric opposition and mutual antagonism be- tween these two human components. The concept of formal causality which was the key to the Medieval Scholastic contribution to the solu- tion of this problem, had been forgotten. Descartes and his successors failed to solve it because they conceived the so-called interaction in terms of efficient causality. They talked and wrote as though matter acted upon mind and mind acted on matter as agent and patient respectively. But in the Thomistic application of hylemorphism to man, the explan- ation is not in terms of mutual efficient causation (interaction) but ra- ther in terms of formal causality. Thus, while it is true that the intel- lect is extrinsically dependent upon the imagination (and therefore upon the brain) , the accurate truth is that the soul as mind, depends upon it- self as vital principle or entelechy because it is with the living brain that we imagine, etc., and the animation or vitalizing of the brain was al- ready accomplished by the entelechy or vital principle. In other words, the soul in one set of its functions depends upon itself in another set of its functions or operations. Likewise, in reply to the materialist who claims that the brain is the organ of thought (Cabanis, LaMettrie, Di- derot, Vogt, Buchner, Moleschott et al) and who tries to prove his case by asking why a blow on the head produces unconsciousness, we may answer that similarly the writer stops writing when we take away his pencil; both brain and pencil are instruments.

It :s a source of terminological confusion and semantic disorder that the term « mind » is used equivocally and ambiguously to signify soul (a substance) and also to denote intellect (an accident) . When we talk about the « philosophy of mind » we mean « rational psychology » as contrasted with empirical psychology and by mind in that phrase wc do not mean the reason or understanding but the substance or spirit it-

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self. It all results as Aquinas mentions in several connections from our figurative or tropologic habit and tendency to name a thing by that which is principal in it. It would be preferable as standard usage, to em- ploy the term mind exclusively to mean the soul as the principle of men- tal life. Thus soul would include both mind and entelechy (la, Q.97, a. 3) just as metabolism includes anabolism and katabolism or as respir- ation includes inspiration and expiration.

Besides the Scholastic and the Cartesian solutions of the psycho- physical problem, there were others advanced. The monists of course solved the problems of reconciliation simply by abolition, i.e., by deny- ing rhe existence of one or the other of the two incompatible elements. In this fashion the materialists and the ultra-spiritualists (Idealists) ex- plained their difficulties away. There were other dualists however and we merely mention a few:

Pre-Established Harmony (Leibnitz). Occasionalism.

Psyche -physical Parallelism. (This theory baptized the difficulty but did not solve it.)

Double-Aspect Theory. (Really a disguised monism comparable to the « neutral slufi » or tertium quid view.)

In the Thomistic picture of human nature there is a substantial union of soul and body whereby one essence is constituted. The bodv as prime-matter is saturated, pervaded, imbued, permeated, soaked and suffused by and with soul. The soul is not related to the body as the pilot to the ship or the rider to the chariot these would be accidental unior.s. The soul is the substantial form of the body, the formal cause of the man, and as such it is the principle of specification, operations and finality (teleology) in man.

Man is not a mixture but a compound; he is not an accidental af- filiation of soul and body, not a loose haphazard merger of spirit and matter, but an intimate, harmonious union, fusion or coalition with es- sential cohesion and substantial solidarity. Such a theory gives rich meaning to such formula?, mottoes, etc., as:

Mens sana in corpore sano. No psychosis without neurosis.

FSYCHOSOMATICS, HYLEMORPHISM AND TYPOLOGY 119*

Call man loosely an angelic brute or a beastly angel, if you will, but do not forget his two-in-one make-up. As Montaigne said: « It is not a soul or a body that we educate but a man. » The undergraduate stu- dent in psychology should be warned against identifying « the body » with a corpse or with an animal a common error of superficial think- ing. The animal organism is itself a compound of body and soul, the latter being in this case, a material form. The human corpse 4 probably has as many substantial forms as it has molecules. Similarly, Strecker in- sists that the medical student must study « all of the man and not only a hypothetical somatic half. »

The connection between the animal or sensory level and the ra- tional or spiritual level in human nature and in the mental life of man, is indicated by many familiar Thomistic texts of which the following are samples:

A man born blind has no idea of color (S.T., P. Ia, Q.84, a.3). The mind at birth is a tabula rasa (S.T., P. Ia, Q.79, a.2; Q.84, a.3; Q.89, a.l).

It is impossible in the present state of union of soul and body for the intellect to function without having recourse to the imagination (S.T., P. Ia, Q.84, a. 7).

Man is a microcosm (S.T., P. Ia, Q.96, a.2; Q.91, a.l; Q.76, a. 4).

Because some men have bodies of better disposition, their souls have a greater power of understanding (S.T., P.la, Q.85, a. 7).

Ill

A second development in psychology and psychiatry that repre- sents another revival of speculation on the psycho-physical problem, has been the appearance of theories of human classification according to con- si itutional types, physique, temperament, personality type, etc. (psycho- diagnostics, characterology, etc.) . This phase of recent and current psy- chological theory is reminiscent of the physiognomy of Lavater, the phrenology of Gall and the views of Lombroso, all of which hypothe- ses have long been discarded as pseudo-scientific, obsolete and erroneous.

Carefully avoiding the excesses and abuses of these predecessors,

4 « For the eye of flesh of a dead person are only so-called equivocally » (Summa Contra Gevliles, Bk. II, ch. 72).

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such thinkers as Kretschmer, Hooton, Sheldon, Draper and others, claim to have discovered correlations between (1) body-build, physique, con- stitution or habitus, and (2) mental type, temperament or «personality'». In general these doctrines espace the oversimplification of the earlier theo- ries mentioned above, but their popularizers dilute and delete so much that the complicated and elaborate anthropometric data on which they are based, have become crude approximations by the time they percolate through the popular magazines and Sunday newspaper supplements down to the man on the street.

The Grant Study by a staff of Harvard scientists (including besi- des a psychologist and a psychiatrist, an anthropologist, a physiologist, a physician ana a sociologist) with its emphasis on normalcy as meaning integration or a balanced, harmonious blending of functions, has contri- buted much to this relatively new kind of investigation (Clark W. HEATH, What People Are, Harvard Univ. Press, 1945).

That a man's frame and figure, his posture and stature, his con- tour and build his structure and carriage, his bearing and demeanor, are individual traits that reveal a great deal has long been known to sculp- tors, to dancers, to police-detectives, to physicians and to popular folk- lore. A stance, a pose or a gesture can be as informative as a frown or a smile, a scowl or grimace and sometimes as eloquent as speech itself. In metaphysical language, the accidents or « individuating notes », do not constitute individuality but they are its signs, symptoms and index.

Perhaps the earliest attempt at the classification of human beings on the basis of physique or habitus is the one ascribed to Hippocrates where- in we are given two types, the apoplecticus which is thick, strong and muscular and the phthisicus which is linear, weak and delicate. Again, to Rostan is attributed a division including the digestive, the muscular and the respiratory-cerebral. Other human taxonomies were formulated by Beneke and Carus. However, from Hippocrates to Shakespeare and even to the 20th century, the best known catalogue of personality types based on a psycho-physical correlation 5 was the following Hippocratic

5 There have been, of course, numerous classifications (usually dichotomous) of mental types throughout history, e.g., contemplative and active (Aristotle, the New Testament, St. Thomas, et al) , Appollonian and Dionysian (Nietzsche) , Romantic and Classic, Liberal and Conservative, etc. People can be classified in multifarious other ways according to age, sex, race, occupation, economic status, ideology, morals, political

PSYCHOSOMATICS, HYLEMORPHISM AND TYPOLOGY

121'

table of tempera ments with the corresponding or parallel causes and fac-

tors

Temperament

Sanguine Melancholic Choleric Phlegmatic

Humour,fluid,juicé Season

blood (excess, rich) Spring

black bile (spleen) Autumn

yellow bile (liver) Summer

phlegm (mucous?) Winter

Quality Element Description

warm, moist Air optimistic

cold, dry Ear:h slow, strong

warm, dry Fire excitable

cold, moist Water slow, dull

Popular meanings of the terms mercurial, saturnine, jovial, gall, etc., are relevant here. That there are phlegmatic people, languid and lethar- gic in their reactions, and marked by stolidity and lassitude, is undenia- ble, even though we must reject the pseudo-scientific, occult and supers- titious explanations from alchemy, astrology and other obsolete sciences with their arbitrary and gratuitous logic as well as their factual empir- ical or inductive feebleness. It is historically interesting, however, that those subtle vapors, liquors, fumes and airy substances, the « humours » should so much resemble the hormones of current physiology. Similarly, the natural spirits from the liver, the vital spirits from the heart, and the animal spirits from the brain which went respectively through the veins, the arteries and the sinews (tendons or « nerves ») and which we read about from Galen to Descartes and Harvey 6 often seem less or at least no more mysterious in their roles than the functions of the virus, the gene, the vitamins, the enzymes (ferments or organic catalysts) as described by the latest biology. It will be remembered that the so-called « animal spirits » served to link the body and soul, constituted liaison with the mind, and sometimes conducted images from eye to brain. It may not be too much to say that the ancient, medieval and renaissance scientists were at least on the right track speculatively, and often as to observation as well as hypothesis, but that their chief failure was in the sphere of

affiliation, religious denomination, etc. See Bacon, Sombart, Spengler, Marx, Pareto, Ortega, Sorokin, et al. Likewise see Matthew Arnold, Ruskin.

More relevant to our present purpose would be the books on « characterology » by Aldington, Sam Butler, Theophrastus (Characters) , LaBruyere (Portraits) et al.

Finally there are strictly physical classifications made for medicine, pugilism and insurrnce companies, without any psychological aspects, and strictly psychological ty- pologies based on intelligence level and maturity, i.e. intelligence quotient and mental age. We merely mention the graphologists.

6 See The Motion of the Heart and Blood, Everyman edition, p. 11; 19; 141. Also compare Sir Charles SHERRINGTON'S, Man on his Nature, Cambridge Univ. Press, 1941, p. 246; 39- 18f (being his Gifford Lectures at Edinburgh, 1937-1938).

122* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

experiment and measurement. Their ethereal bodies, subtle flames, etc., were sometimes conceptually and symbolically correct but their locus and chemical identity had not been determined.

In connection with the chart of temperaments above, it might be mentioned that with Paracelsus and with earlier alchemists and astrolo- gers, there were often double correlations between metals, planets and organs of the body. Modern science, of course, totally rejects such par- allels and alleged influences along with the archeus, the mythical spirits which for Paracelsus inhabited the four elements, viz., gnomes (earth) , sylphs fair) , nymphs (water) and salamanders (fire) , to say nothing of the doctrine of signatures ". It is possible to state the doctrine of th? miciocosm in orthodox hylemorphic terms (the higher forms contain the lower forms virtually just as any number contains its inferiors) but as it appeared in Renaissance times along with the various « mirrors » and « anatomies » there were many scientifically and philosophically objectionable features.

To return from our historical retrospect to twentieth century thought, probably the best known typology of human nature from a psycho-physical standpoint was that of Kretschmer. His four types of physique were as follows:

(1) Asthenic or leptosome. Long legs; slender physique; poor mus- cular development. Schizoid personality type.

(2) Pyknic. Short legs; thick neck; tendency to distribution of fat around trunk; obese; corpulent. Cycloid or cyclothymic personality type.

(3) Athletic. Well proportioned; well balanced relation of limbs to trunk; well developed muscles; strong skeleton; broad chest.

(4) Dysplastic. Intermediate category. Miscellaneous body-builds. Disproportioned. Odd types.

The first three anatomical or structural types were allegedly suggestive of the chimpanzee, the orang-utang and the gorilla respectively. The basis of the correlation between morphology and mentality was psychiatric. Unfortunately only two somatic contours seemed connected with psychic pattern with any degree of piecision (Cf. E. KRETSCHMER, Korperbau und Charakter, 1921). N. B. The term « macrosplanchnic » denotes a high morphological index, a greater volume of trukn than limbs, and is roughly equivalent to the pyknic type above.

" This occult type of Renaissance therapy suggests to some thinkers the* views of the idealistic morphologists among modern German biologists who offer us a kind of vitalism based panly on notions in Goethe.

PSYCHOSOMATICS, HYLEMORPHISM AND TYPOLOGY 123*

The classification of personality types based on a correlation be- tween temperament and physique, which enjoys the best current vogue is the following trichotomy:

Temperament. Physique.

Viscerotonic Endomorph

Somatotonic Mesomorph

Cerebrotonic Ectomorph

The reader will recall from his student days in biology that the layers of the embryo (endoderm, mesoderm and ectoderm) give rise through epigenetic development to tissue of different systems of organs. The corresponding constitution-types or physiques in the second column above are described as follows: (a) the endorriorph has visceral predo- minance, i.e., the internal organs are ascendant; the individual is the glo- bular man of fat and guts; (b) the mesomorph has a dominance of mus- cle and bone; the individual is the massive, athletic, rugged man of brawn; musculature and skeletal structure are conspicuous; (c) the ecto- morph is the linear, elongated, angular bundle of nerves. As Hooton puts it these are the extremes, representing as it were, the corners of a triangle with the commonest type or average at the center. In other words most people are compromises or mixtures of these types.

The parallel temperaments are (1) the viscerotonic which means an extravert of relaxed, amiable disposition, with a love of food, com- fort, luxury & society, and a nostalgia for childhood; (2) the somato- tonic which signifies an extravert of aggressive temper, with a love of exercise, competition, combat, and a nostalgia for adolescence; and (3) the cerebrotonic which denotes the introvert, reserved and seclusive, who is sensitive, moody, inhibited, shy and nervous and who has an intense passion for privacy. These mental types correspond (we repeat) to the (a) soft, round and fat physique; (b) the hard, big-boned and strong- muscled habitus; and (c) the slender, small-boned and weak-muscled constitution.

Thus we see that opinions regarded today as scientifically respect- able which do not differ fundamentally from doctrines discarded as obso- lete. For example, the view outlined in the last few paragraphs which constitutes a paraphrase of the theories advanced by Sheldon, Draper,

124* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

Hooton and others today, is a refinement of ideas crudely formulated bv Lombroso and others to say nothing of folklore and of pre-scientific o1* infra-scientific experience and common sense. The same Shakespeare who said: « There is no art to find the mind's construction in the face )), also said: « Let me have men about me who are fat. Yon Cassius has a lean and hungry look. He thinks too much. Such men are dangerous. » Indeed Sherrington praises the phrenologists for giving impetus to the problems of cerebral localization of sensory and motor functions in neurology.

The charlatans, mountebanks and practicers of chicanery (e.g. Pa- racelsus) often hide within their nonsense more than a grain of truth. Astrology contained more than a modicum of authentic astronomy and alchemy included considerable of legitimate chemistry. Likewise in psy- chology, the subjective or impressionistic methods of character appraisal, personality evaluation, etc., when refined and corrected by controlled ex- periment and exact measurement, frequently yield rich data. As stated above, no believer in hylemorphism will be totally surprised by any hy- pothesis which claims psycho-physical correspondences and parallels.

We do not mean to say that the Sheldon-Draper-Hooton typology or constitutional psychology is a proved theory, a verified doctrine or an established law. But it is more than mere conjecture, surmise or guess- work.

In conclusion, let us briefly note two other revivals of formerly abandoned opinions. The physiognomy of Lavater (1741-1801) the Swiss poet and cleric, is recalled by Dr. Werner Wolff's Expressions of Personality (Harper, 1943; and Life magazine, January 18, 1943), which finds in one half of the face a sort of subconscious mask and ex- plain : « In right-handed people the right half of the face is subject to the dominant half of the brain 8. » Finally, although chiromancy or pal- mistry has long since been repudiated by science as so much superstitious

8 On this point see SHERRINGTON, Man on his Nature, p. 270: «The human brain's left half predominates and speech belongs to that half of it. The left-side brain is concerned with the right-side hand. Most of man's tools are of right-handed use. The roof-brain in man shows unmistakable asymmetry. »

PSYCHOSOMATICS, HYLEMORPHISM AND TYPOLOGY 125*

nonsense, we find a defense of chiropsychology as a new diagnostic by Dr. Eugene Scheimann (Chicago Daily News, June 25, 1946) 9.

Daniel C. O'GRADY.

University of Notre-Dame, Indiana.

BIBLIOGRAPHIC NOTE.

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Emilie MtrA, Psychiatry in War, Norton, 1943. (See especially, his account of M.P. D., i.e., myokinetic psychodiagnostics, wherein the muscular or kinesthetic ex- pression of the ego in reflexes, signs, tests and various somatic (gestural, atti- tudinal, lexical and pantomimic) symptoms are stressed) .

9 To the reader who might be interested in further recent instance of alleged psy- cho-phydcal interaction, we cite Prof. Viktor Lowenfeld's classification of people into visuals and hapticals and Dr. Emil MlRA (Psychiatry in War, p. 141, Norton, 1943) who admits that his « principle of psychomyokinesis is implicit in the work of Gall. Darwin, Klages, Stern, Wolff, Allport, Vernon and others ».

BIBLIOGRAPHIE

Comptes rendus bibliographiques

Jean LEVIE, S.J. Sous les yeux de l'incroyant. 2e édition, Paris, Desclée de Brouwer; Bruxelles, L'Edition Universelle, 1946, 23,5 cm., 302 p.% (Museum Lessia- num, Section théologique, 40.)

Les diverses études de psychologie religieuse et de théologie de la foi réunies dans ce livre sont toutes écrites, comme le dit le titre et comme l'explique l'avant-propos, G sous les yeux de l'incroyant ». Une première partie, intitulée Sincérité intellectuelle et soumission de foi, examine la véritable portée des preuves apologétiques de notre foi, les progrès de l'intelligence en quête de la foi, et le devoir du croyant de penser sa foi et d'en illuminer la vie quotidienne de ses contemporains. Une seconde étude, beaucoup plus brève, rapproche pensée incroyante et pensée chrétienne, pour porter sur l'incroyant un jugement plus objectif et plus sympathique. La troisième partie du volume, l'une des plus suggestives, indique de quelles « étroitesses humaines » nous gênons trop sou- vent le rayonnement des « vérités divines ». Enfin, un épilogue médite les raisons pro- fondes du croyant d'adhérer fermement à la parole du salut: « Je crois en Jésus-Christ. »

Dans ces pages, l'A. « n'a pas voulu faire de l'apologétique au sens strict du mot » (p. 7) ; il n'y en donne pas moins les éléments fondamentaux d'une méthode apologé- tique incomparablement plus réaliste que celle des manuels classiques, et partant, beau- coup plus délicate et d'autant plus efficace. Contre la tendance livresque à se reposer trop complaisamment sur des démonstrations historiques de la crédibilité de notre foi, l'A. montre bien la faiblesse de ces arguments hors de l'interprétation chrétienne que nous leur donnons en fonction du dogme, et donc, leur insuffisance pratique à convaincre, à gagner l'incroyant. En conséquence, l'A. insiste surtout sur les motifs de crédibilité in- trinsèques; croire en Jésus, parce que le christianisme, et lui seul, sauvegarde et porte à leur sommet toutes les valeurs humaines d'esprit et de vie que nous découvrons en nous. Il insist? sur la nécessité d'insérer nos preuves historiques dans l'ensemble du fait vital du Christ et de l'Eglise: l'incroyant n'embrassera la foi que le jour il aura pris con- tact, par quelque voie que ce soit, avec ce fait vital intégral.

Une autre idée chère à l'A., c'est la sincérité intellectuelle: ne pas chercher à sau- vegarder sa foi ou celle des autres en forçant l'intelligence à s'amoindrir, à s'imposer des sacrifices, des renoncements irrationnels. Il faut accepter d'autorité, sans doute, tout le message divin; mais il ne faut pas craindre de laisser à l'intelligence toute liberté de cher- cher à y voir clair, ou, du moins, à y dissiper les contradictions. Ne nous dissimulons pas les difficultés réelles que nous pose ce message; sachons distinguer l'obscurité du mystère d'autres obscurités nées d'interprétations trop facilement reçues pour tradition- nelles, ayons la franchise de désavouer ou de rajuster ces interprétations quand les ob-

BIBLIOGRAPHIE 127*

jections de l'incroyant ou les exigences de notre propre intelligence nous en découvrent la faiblesse ou l'équivoque.

En tout ceci, l'A. invite le croyant à un effort intellectuel constant et sincère, pour posséder plus profondément et plus personnellement sa foi, et pour la rayonner plus efficacement. Il l'invite à prendre conscience des richesses, des enrichissements de cette foi; il l'invite au courage de ses responsabilités les plus intimes envers toutes les exigen- ces de la pensée et de l'action.

A vrai dire, la théologie et la prédication catholiques n'avaient guère mis l'accent, depuis surtout la Renaissance, sur ces redoutables responsabilités: la démonstration d'au- torité en dogme et la méthode casuistique en morale dispensaient par trop aisément de l'effort intellectuel personnel. Notre siècle, très heureusement, réagit de plus en plus vigoureusement contre cette passivité, contre cette servilité déprimante et inhumaine; et les courageuses assertions du R. P. Levie s'inscrivent sans équivoque dans la ligne de cette réaction. Elles nous semblent très justes et très opportunes, et nous leur souhaitons de contribuer efficacement à refaire dans le chrétien l'homme parfait, l'homme en qui toutes les valeurs humaines d'intelligence et de cœur ont trouvé la plénitude de leur épa- nouissement.

Eugène MARCOTTE, o. m. i.

Joseph HUBY, S. J. Saint Paul, Première Êpître aux Corinthiens, Traduction et Commentaire. Paris, Beauchesne et ses Fils, 1946. 18 cm., 423 p. Verbum salutis », XIII.)

Lumineux et substantiel commentaire sur cette importante épître du grand apôtre Saint Paul! . .. Comme les ouvrages précédents de l'intéressante collection «Verbum salutis », celui-ci s'adresse aux esprits cultivés qui désirent avoir un commentaire facile, mais solide en même temps, des pages inspirées. Les spécialistes ne doivent pas se formaliser s'ils ne trouvent pas dans ce livre tout ce qu'exige leur technique chatouil- leuse.

Dans l'introduction, l'auteur nous donne l'analyse de toute la lettre avec les circonstances historiques qui ont nécessité son envoi. Il joint une bibliographie des principaux ouvrages mis à contribution. Puis il aborde le commentaire, chapitre après chapitre. Au commencement de chaque section il donne la traduction française de tous Us versets qui la composent. Belle traduction, et par son élégance, et par sa clarté et fidélité. On tiouve parfois d'heureuses trouvailles qui illuminent singulièrement le sens des phrases inspirées. Suit l'exégèse des passages traduits. Chaque verset reçoit l'attention qu'il mérite. Les pensées de l'apôtre sont exposées d'une manière simple, mais avec quelle clarté, quelle précision, quelle solidité! . . . Evidemment, le R. P. émet parfois des opinions qui ne rallieront pas tous les suffrages! . . . Qui peut se vanter d'accorder les exégètes! . . . Mais les interprétations par lui proposées valent certainement les autres qu'on pourrait mettre en parallèle. In dubiis libertas! . . .

Nous ne saurions trop recommander à nos laïques, mais surtout aux membres du clergé, la lecture de ces commentaires publiés dans « Verbum salutis ». Que de fois ne nous a-t-on pas demadné un bon commentaire français de l'Ecriture sainte? La collection des ouvrages de « Verbum salutis » répond parfaitement à cette demande.

Donat POULET, o.m.i.

128* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

Ephrem BOULARAND, S.J. La venue de l'homme à la foi d'après saint Jean Chrysostome. Romae, apud Aides Universitatis Gregoriana», 1939, 24 cm., 192 p (Analecta Gregoriana, vol. XVIII, Series Facultatis Theologicae, Sectio B. 8.)

Pour sa thèse de doctorat en théologie à l'Université Grégorienne, le R.P. Boula- rand a choisi d'étudier la doctrine de saint Jean Chrysostome sur la venue de l'homme à la foi. 11 a recueilli les nombreux passages le saint docteur aborde occasionnellement le sujet sous l'un ou l'autre de ses aspects, et il nous les présente dans les cadres mainte- nant classiques du problème de l'acte de foi: nature de la connaissance de foi, rôle de la raison, de la volonté et de la grâce dans l'adhésion du croyant.

A en juger par cette thèse, saint Jean Chrysostome insiste particulièrement sur la liberté de l'acte de foi, liberté expliquée par l'obscurité intrinsèque pour nous de l'objet à croire; et, d'autre part, sur la nécessité de la grâce pour y parvenir; la sagesse humaine y est impuissante, souvent même elle y met obstacle. L'efficacité de la grâce, pour le dire en passant, « dépend en définitive, sur le plan des faits, de la distribution opportune de la grâce, réglée par une prescience infaillible» (ip. 180): du congruisme avant l'heure, quoi! En concluant, le R P. résume la pensée du grand orateur chrétien, et b. juge « somme toute fort remarquable, à la fois traditionnelle et personnelle, pensée et vécue, solide et nuancée» (p. 184).

Ce travail, clair, ordonné et bien documenté, constitue un apport patristique très

intéressant à l'un des problèmes les plus étudiés de la théologie moderne. Le génie

personnel de saint Jean Chrysostome, et, qui est plus, son incomparable assimilation

de la doctrine de saint Paul, le grand docteur de la foi, font de lui un maître eminent

en la matière. Sans doute ne faut-il pas lui demander l'ordonnance et l'explication

théologique définitive qu'élaborera plus tard saint Thomas; mais il fait bon reprendre

contact plus immédiat, par son témoignage autorisé, avec le réel surnaturel que la

révélation nous découvre et que l'expérience religieuse chrétienne nous permet quelque

peu de reconnaître. Et c'est en ce sens que la thèse du R.P. Boularand rendra d'utiles

services aux théologiens.

Eugène MARCOTTE, o.m.i. * * *

Albert PERBAL, O.M.I. , Ritomo aile Fonîi, 18cm., 21 p. Roma, Unione Mis- sionaria del Clero, 1942. (Coll. Orizonti Missionari.)

Voici un livre des plus intéressants sur la coopération missionnaire. Il s'adresse avant tout aux prêtres et futurs prêtres, développant avec grande sûreté de doctrine et richesse d'exemples concrets la question de la participation tant du fidèle que du prêtre à i'apcstolat missionnaire de l'Eglise.

Ce livre se présente en temps opportun. En effet, s'il est vrai que la coopération missionnaire des prêtres et des fidèles a donné jusqu'ici les plus magnifiques résultai:?, il faut pourtant avouer qu'elle n'est pas encore universelle et qu'il reste une dispropor- tion énorme entre les résultats acquis et les besoins immédiats des missions. L'Eglise ne peut donc en aucune manière se contenter des réalisations présentes. Aussi ne cesse-t-elle de rappeler avec instance aux chrétiens du monde entier leur devoir de coopération missionnaire. Tant que les chrétiens n'envisageront pas l'apostolat missionnaire comme « une affaire de famille », de la grande famille de ceux qui croient au Christ et vivent de sa vie. le problème des missions restera sans solution adéquate*.

C'est que les missions ne sont pas tout simplement une œuvre pieuse qui ne regarde strictement que les seuls missionnaires et à laquelle les autres chrétiens sont libres de collaborer ou non. Il y a beaucoup plus. Il s'agit d'une activité vitale dz l'Eglise, d'une œuvre qui tient de la nature même de la vocation chrétienne. Notre

BIBLIOGRAPHIE 129*

vie chrétienne n'est-elle pas notre union, notre participation à la vie divine du Christ? Or, le baptême en nous greffant sur le Christ, non seulement nous donne accès à l'infinie îichesse de ses dons, mais nous configure aussi, tous et chacun, à son sacerdoce royal. Ainsi le chrétien est appelé à reproduire le Christ dans sa vie et à le prolonger dans le temps et dans l'espace. Le baptême suffirait donc à lui seul à rendre compte de l'obligation missionnaire du chrétien. La confirmation ainsi que la participation à la plénitude de vie de l'E'glise ne feront qu'ajouter à cette obligation fondamentale et la rendre plus impérieuse.

Il est donc juste de dire qu'il ne saurait y avoir de perfection chrétienne sans esprit missionnaire, c'est-à-dire sans la hantise de coopérer à l'œuvre d'universelle rédemption du Christ en étendant, par tous les moyens à sa disposition, les fruits de cette rédemp- tion à tous ceux qui en sont encore privés. L'esprit missionnaire n'est pas, en vérité, quelque chose de facultatif, de surérogatoire dans une vie chrétienne; c'est le christia- nisme vécut dans toute sa plénitude.

Comment éveiller dans la masse des chrétiens le « sens missionnaire », la conscience nette et vive de leur obligation de coopérer à l'œuvre des missions? L'auteur répond à cette question dans des pages très suggestives, ne craignant pas d'exposer les difficultés pratiques et d'en proposer les solutions. Tous les éducateurs de la jeunesse liront ces pages avec grand profit.

Qu'il s'agisse des enfants, des jeunes gens, des adultes ou même des séminaristes les données essentielles du problème de la formation de « l'esprit missionnaire » sont les mêmes. L'esprit missionnaire est fait de lumière, de chaleur et d'action. Il s'agira donc de faire connaître les missions pour les faire aimer et déterminer une réaction positive en leur faveur.

Une connaissance générale des missions dans leur réalité historique, tout comme dans leurs fondements théologiques, est indispensable. Normalement cette connaissance devra être proportionnée à l'instruction des fidèles. Il importe au plus haut point que les notions, même les plus rudimentaires soient vraies, que les perspectives soient justes. L'éducateur, prêtre ou laïc, devra donc se garder d'insister outre mesure sur les seuls cadres de l'apostolat missionnaire. Il évitera aussi de ne faire appel qu'au sentiment de présenter, je dirais systématiquement, l'indigène, sa civilisation, ses mœurs, sa religion sous un jour défavorable et injuste. Il y a moyen de parler de l'indigène avec sympathie en se conformant aux exigences de la vérité. Il y a moyen de parler de l'apostolat mis- sionnaire sans s'en tenir uniquement à l'accidentel, aux cadres extérieurs, à l'aspect aventure, etc.

La connaissance des missions dont nous parlons ici n'est pas ordonnée à la simple culture de l'esprit; bien au contraire. Elle vise à faire naître dans le chrétien une sympathie profonde envers l'œuvre des missions, à augmenter la charité envers le pro- chain qui se trouve encore en dehors de l'Eglise visible. Cet amour demandera ensuite à s'épanouir tout naturellement dans l'une ou l'autre des nombreuses formes de la coopération missionnaire.

C'est aux prêtres que revient d'abord l'éducation de l'esprit missionnaire du peuple chrétien. Il doit donc le premier en être pénétré à un degré eminent. D'ailleurs, le sacerdoce du piètre, parce qu'il est une participation au seul et unique sacerdoce du Christ est un sacerdoce essentiellement missionnaire. Il n'est au pouvoir de personne sur terre d'en restreindre la portée. L'esprit missionnaire est donc pour le prêtre plus qu'une î-imple exigence pratique de son ministère, c'est quelque chose d'enraciné dans la nature même de son sacerdoce. C'est pourquoi, sans une connaissance suffisante de l'apostolat missionnaire de l'Eglise, le prêtre ne saurait s'élever à la hauteur de s.t vocation particulière.

130* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

Comment se fera cette formation missionnaire du futur prêtre? Quelle étendue aura-t-elle normalement? Questions des plus délicates. L'auteur étudie à ce sujet. les objections les plus courantes: danger de diriger trop de séminaristes vers les mis- sions, surcharge de programmes, etc. Il s'efforce de montrer que même sans recourir aux cours réguliers et oganisés, on peut arriver à des résultats satisfaisants en prenant occasion de l'enseignement des matières philosophiques et théologiques, des lectures spirituelles, des méditations, des cercles missionnaires, des journées d'études mission- naires, etc.

Les avantages d'une formation missionnaire chez les séminaristes sont à signaler et l'auteur insiste sur les principaux: préparation plus adéquate pour le ministère, puissant stimulant pour une vie spirituelle en profondeur par les vertus d'ascétisme et de zèle apostolique qu'elle favorise et développe.

Tout se tient et tout s'enchaîne dans l'ordre de l'apostolat. Que les éducateurs réussissent à former dans le peuple une conscience missionnaire éclairée et on verra augmenter le nombre et la qualité des vocations missionnaires. Le missionnaire, en effet, est pour une part le produit d'une époque et d'un milieu déterminés. Personne n'échappe complètement à l'influence du milieu. Les missionnaires des siècles passés ont apporté avec eux dans leurs missions un certain nombre des préjugés qu'ils ont pour ainsi dire hérité de leur siècle et de leur culture propre. Il en sera toujours ainsi, c'est bien évident. C'est pouiquoi, il importe tant de donner aux fidèles des notions justes sur les mis- sions et sur les peuples évangélisés par l'Eglise.

Ces idées développées avec force et conviction disent assez l'intérêt et l'utilité du livre du pèie Perbal pour tous les éducateurs.

J.-E. Champagne, o. m. i.

Angelo WALZ, O. P., San Tommaso a" Aquino. Studi biograûci sul Dottore Angelico. Roma, Edizioni Liturgiche, [1945]. 23 cm., x-238 p.

En 1926, le R.P. Walz donnait aux lecteurs de YAngeticum sa Delineatio vitx s. ThomiE de Aquino qu'il présentait ensuite en volume l'année suivante. Des études historiques postérieures sur le Docteur commun et de nouvelles éditions de sources, ont porté le R.P. a retoucher son travail initial et à le publier de nouveau, mais en italien, cette fois.

En plus des chapitres proprement biographiques, on y trouve un chapitre sur le saint docteur, sur les écrits de saint Thomas et sur sa gloire posthume. L'A. nous indique ensuite, en quelques pages, les principales sources de la vie du saint, les études critiques et les vies. Un appendice sur la chronologie de la vie et des écrits de l'Aquinate termine le volume.

L'auteur a eu l'excellente idée d'orner son livre de trois hors-textes que l'on retrouve déjà dans les Xenia Thomistica: le Triomphe de saint Thomas de Francesco Traini. ['Apothéose de saint Thomas de Francisco de Zurbaran, et saint Thomas of- frant ses ouvrages à l'Eglise, de Louis Seitz.

On connaît la compétence du R.P. Walz en tout ce qui concerne la vie du Docteur Angélique. On sait aussi la réception faite à sa première édition latine et c'est pourquoi il faut se réjouir qu'il nous ait donné cette seconde rédaction mise à jour.

Gaston CARRIÈRE, o. m. i.

BIBLIOGRAPHIE 131*

Bruno SWITALSKI, C.SS.R. Plotinus and the Ethics of St. Augustine. . . New York, City, Polish Institute of Arts and Sciences in America, [cl946]. 24, 5cm., 113 p. (Neoplatonism and the Ethics of St. Augustine. . . Vol. 1. [Polish Institute Series No. 8] 1.)

One cf the most interesting features of this first part of the study of Reverend Switalski on the relation of Neoplatonism to the Ethics of St. Augustine, is his bibliography on Plotinus. It is assuredly the most complete, accurate, and up-to-date bibliography ever published on the subject. But it is not the only merit of the work as we shall see.

The work is divided into two parts. The first is a study of the foundations of Plotinus' and Augustine's Ethics (p. 3-63) and the second examines the relationship of Augustine's Ethics to those of Plotinus (p. 63-109).

A short, dear and complete sketch of the ethical doctrine of Plotinus is firs:: given, demonstrating that the ultimate end of man consists in his union with God through self-discipline and purification. The soul always perfect in its essence 2 must flee from the sensible world. Through this deatchment the soul becomes similar to God and upon this rests its virtue. The exercise of civic and purifying virtues both in its stage of imperfection and of perfection produce a total liberation of the soul from the sensible element. That which is opposed to virtue is moral evil. This moral evil is something added to the soul and originates in relationship of the soul to the body or to matter. This relationship however involves responsability since it is alwtys possible for man to free himself from matter and return to the fatherland. Hence punishment or reward. This problem of responsability presupposes liberty of the will which can be summed up thus: the soul has liberty to possess liberty or to be deprived of it.

Reverend Switalski then examines the sources of Plotinus in general, and in particular the ethical questions. The reference's prove a very extensive study on the subject, but one might prefer personal proofs to the sole testimony of others. We must remember, however, that this is rather a complementary chapter to the work itself.

Then in a masterly way, the Author presents us with the characteristics of Augustine's ethics. He shows how Augustine's Ethics are theocentric, how God is the beginning and terminus of all things, their cause and their end. God creates and con- serves us, He illumines our intellect and influences our will in the beginning and throughout our moral life. God is the Supreme Good, inseparably connected with happiness. It is the highest and best good which can be lost only by sin, by trans- gressing the rules given by God: the eternal law which governs ethical and physical order (natural law) . From the natural law flows the idea of State. God is also the efficient cause of moral good which is an indispensable condition for the possession of the highest good and a necessary requisite for progress towards God. Our ultimate end being of a supernatural character (visio beatifica) , the help of God is required. This help is grace. Grace however cannot destroy our liberty because otherwise merit would no longer be possible.

The second part on the relationship of Augustine's Ethics to those of Plotinus is introduced by a chapter on the role played by the Enneads in the conversion of

1 On sale at Krol Brothers, Suite 1258, 228 N. La Salle St., Chicago 1, Illionis. U. S. A. Linen bound 3.95.

2 I am particularly happy to see that the conclusions of Father Switalski are in accord with cur own affirmations in Revue de l'Université d'Ottawa, avril-juin 1945.

132* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

Augustine. The « Libri Platonicorum » translated into latin removed the last two intellectual obstacles to his conversion : the problem of evil and the falsity of mater- ialism. Thiough Plotinus he was also inclined towards lofty ideals. Even if the reading of the Enneads did not achieve the conversion, it greatly hastened it.

In order to determine more precisely the Plotinian ideas embodied in Augustine's Ethics, the author attempt to establish the relationship of Augustine to the thinkers of pagan antiquity. He then proceeds to Plotinus and examines first the influence of Plotinus in general (p. 81 ff) . In this section the Author identifies the '«Libri Platonicorum » with the Enneads of Plotinus. We are then sure of the direct acquain- tance.

Noting that many authors stress too much the importance of internal criticism and comparative studies, and neglect, in consequence, the external criticism which should be the decisive factor, Fr. Switalski, with much care and in a very sober way «:he sign of a real scientific mind deals with the influence of Plotinus in the Efthical field. His argument is based on the texts where Plotinus is explicity named. The ex- piession « Libri Platonicorum » must be the equivalent to « Plotinus » for the quota- tions from the Confessions and all the works written before the year 400. Then come the literal citations, some of which are verbatim or literal to a considerable extent. Finally the similarity of ideas, still more feeble, presents more difficulty in establishing the real dépendance of Augustine towards Plotinus. It is also very difficult to have probability although this probability is greater in the earlier writings (386-291) than in the later writings (391 onwards).

Having thus explained and determined the relations between Augustine and Plotinus in the ethical field, the Author concludes that Augustine did not blindly followed the Neoplatonists, but that after accepting the Christian moral code on the authority of the Church, he took cognizance of, and penetrated philosophically into the moral ideas embodied in the Enneads and choose from along them only those ideas which are in conformity with this Christian moral code.

We cannot therefore say that Augustine was a syncretist and that he created an eclectic system which was a mixture of various philosophical systems within the scope of Hellenistic culture.

In brief, a sound and solid work worthy to find place on the shelves of all theological libraries; for the subject treated is of great importance both to philosophers and theologians. Let us hope that Father Bruno Switalski will give us soon, and in a similar scientific way, the second part of his study which will deal with the relationship of Porphyry's Ethics to those of Augustine. Let us also thank the Author for having followed the suggestions of his kind Canadian friends who prompted him to make an English translation of his original Polish monograph. The work is thus more easily reacible and its influence shall be extended to a far greater audience.

Gaston CARRIÈRE, o. m. i. Publié avec l'autorisation de l'Ordinaire et des Supérieurs.

L'anglicanisme libéral et le mouvement œcuménique

A. IDÉALISME ET RÉALISME DANS L'ECCLÉSIOLOGIE ANGLICANE LIBÉRALE.

L'exposé précédent des divers courants théologiques qui traversent l'anglicanisme 1 va nous aider à comprendre l'évolution qu'a subie au cours des dernières années dans cette confession le concept d'Église.

C'est en effet sur le sujet de l'ecdlésiologie que la pensée théologique anglicane s'est le plus renouvelée et même, si l'on en croit certains de ses interprètes, a une contribution positive à apporter:

J'ai la certitude, déclarait le révérend W. L. Knox, au congrès anglo- catholique de 1930, qu'il n'y a aucun chapitre de la théologie chrétienne la communion anglicane soit à même d'apporter et apporte en effet une contribu- tion plus précieuse que la théologie de l'Église. Si seulement nous prenons la peine de* la bien considérer, si nous refusons de nous laisser distraire et entraîner par les controverses du moment, nous trouverons dans la conception anglicane de l'Église le seul vrai chemin qui mène à l'unité de la chrétienté 2.

Sans partager cet optimisme, on peut du moins se demander quelle est cette conception anglicane de l'Église et quels sont les progrès réalisés dans le domaine de l'ecclésiologie par l'anglicanisme contemporain.

I. L'Église, Corps mystique.

Rappelons d'abord qu'il y a deux manières de concevoir l'Église, qui toutes deux ont leurs adeptes en Grande-Bretagne: ou bien comme une association de croyants qui se groupent pour des fins culturelles ou charitables, mais sans que la vie religieuse de chaque individualité croyan- te soit affectée par son agrégation au tout. Le tout est postérieur aux

1 Voir article précédent dans la Revue de l'Université d'Ottawa, 17 (1947), p. 218-238.

2 Report of the Anglo -Catholic Congress, 1930, p. 1.

134* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

parties ou individualités: il est une entité artificielle, une institution humaine; les ministres du culte tiennent leur commission de la commu- nauté; en outre les communautés locales n'ont entre elles qu'un lien très lâche; si elles se groupent en confessions, celles-ci ne sont rien de plus qu'un agrégat d'atomes religieux.

Telle est, on l'aura reconnue, la conception du presbytérianisme, du congrégationalisme et des sectes qui pullulent des deux côtés de l'Atlantique. Dans l'anglicanisme même, elle est représentée, du moins sous une forme atténuée, par la fraction évangélique ou protestante. L'Église naît de la prédication de la parole, ou, selon l'expression de K. Barth, elle est « le lieu la parole de Dieu est annoncée ». Toutes les valeurs ecclésiologiques qui subsistent sont à réinterpréter dans ce sens. À aucun moment, on ne se trouve en face d'une Eglise vraiment communautaire supérieure aux individus et qui les porte en les faisant vivre de sa vie.

À l'opposé, il faut situer la conception traditionnelle et catholique qui voit dans l'Église universelle une société divinement instituée, anté- rieure et préexistant aux individus, les fidèles viennent puiser l'ali- ment de leur vie intérieure et qui à ce titre mérite d'être comparée à un organisme ayant sa source vitale dans le Christ. L'Église est le Corps mystique du Christ.

a) Facteurs de renouveau.

Cette seconde conception est dans la logique du mouvement tracta- rien. Cependant elle ne s'imposa pas tout de suite. A la fin du siècle dernier, Sanday écrivait:

La Réforme dans l'Europe occidentale peut avoir eu d'excellents résultats, mais, à mon avis, l'un de ses résultats les plus infortunés fut la destruction complète ou partielle de ce sens de l'Église considérée comme le vêtement acci- dentel dont se revêt le Christ-Esprit, le Corps mystique dans lequel le Seigneur vit, guérit et souffre, aussi vraiment de nos jours à Paris, Moscou et New-York que jadis en Galilée ou sur le Calvaire. Les signes ne manquent pas qui annon- cent la reviviscence de ce sentiment en Angleterre et dans la chrétienté anglo- saxonne en général, mais il ne renaîtra vraiment pour fournir la base néces- saire à la réunion de tous ceux qui aiment Notre-Seigneur Jésus-Christ avec sincérité que grâce à des instruments et à des concours qui sont d'un autre ordre que l'ordre intellectuel.

L'ANGLICANISME LIBÉRAL ET LE MOUVEMENT ŒCUMÉNIQUE 135*

Parmi ces instruments et concours providentiels que Sanday ne pouvait pas prévoir, mais qu'il pressentait déjà, il faut sans doute mentionner: l'éveil du sens social, l'internationalisation d'après-guerre, le mouvement économique et missionnaire, le désir aussi éprouvé par les chrétiens dissidents de sortir des limites étroites de leur conscience privée ou de leur groupe religieux pour se rattacher à la Magna Ecclesia, enfin the last not the least l'émancipation même de la société civile de la tutelle de l'Église, qui par contre-coup a renforcé la spiritua- lité de celle-ci. D'une manière générale, on peut dire que ces divers fac- teurs ont agi dans le sens de la catholicité et ont contribué à donner aux chrétiens dissidents la nostalgie de l'unité perdue. Sur le plan théo- logique, ils les ont orientés vers une conception de l'Église qui trouve dans le terme « Corps mystique » son analogie la plus adéquate.

On la trouve même chez un congrégationaliste comme A. E. Garvie, qui écrit:

La communauté qui est née de cette expérience [de l'amour de Dieu révélé dans le Christ] et qui est organisée pour être le Corps du Christ, le Temple de Dieu, ne doit pas être considérée comme une invention humaine, mais comme une création divine, continuant non seulement la première création de l'huma- nité, mais aussi la seconde, accomplie dans l'Incarnation 3.

b) Réalisme mystique de cette conception.

Tel est en effet l'aspect que les auteurs modernes, anglo-catholiques en tête, se plaisent à souligner: la préexistence de l'Église dans la pensée divine, et son actualisation dans l'histoire elle se situe sur un plan spécial: celui de l'Incarnation4. L'Église est la continuation du Christ qui lui-même est placé au centre ou au sommet de l'histoire humaine. Elle reproduit en elle ses traits et continue son œuvre. Le ministère lui est essentiel, précisément parce qu'il lui permet d'accomplir des fonc- tions analogues à celles du Christ. Personne morale, dont l'existence est liée à celle même du Christ, elle constitue une société originale, un orga- nisme qui est irréductible à la somme des individualités croyantes.

Le modernisme lui-même a souligné ce contraste. Obéissant sur ce point à une inspiration étrangère à la Réforme, il a montré combien le

3 The Christian Faith, 1936, p. 178.

4 Voir en particulier Rev. A. M. RAMSAY, The Gospel and the Catholic Church, Longmans, 193 6.

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croyant, jusque dans son expérience religieuse intime, est tributaire du milieu spirituel dans lequel il est immergé: les sentiments qu'il éprouve tendent donc à s'identifier avec ceux qui affleurent à la surface de cette conscience religieuse collective que nous appelons Tradition.

Quoiqu'il emprunte à la tradition catholique la plus authentique la notion de Corps mystique, nouvelle création, l'anglicanisme ne paraît pas être à même de lui donner tout son sens. C'est qu'il a vidé la notion de grâce, comme d'ailleurs celle de péché, de presque tout son contenu.

Au sens réel et objectif, la grâce est identifiée avec l'Esprit-Saint (N. P. Williams) ou avec la faveur divine (H. L. Goudge) : son action sur nos âmes s'entend d'une disposition psychologique favorable, qui contrebalance l'effet des puissances mauvaises, lequel est lui-même d'ordre psycho-pathologique. La grâce est ainsi dépouillée des prérogatives qui lui donnent d'être le ciment, le lien du Corps mystique.

Néanmoins, malgré cette manière tout empirique et superficielle de l'envisager, on a la prétention de lui donner un rôle, d'ailleurs assez mal défini, dans la constitution du Corps mystique, comme dans l'efficacité des sacrements. L'Eglise n'est-elle pas déjà elle-même comme le sacre- ment du Christ 5? Sans prêter à ces formules plus qu'un sens nominal, il est intéressant de les recueillir au passage, car elles sont comme autant de jalons sur la voie de la restauration du concept d'Église dans sa compréhension totale.

II. L'ÉGLISE IDÉALE ET LES ÉGLISES RÉELLES.

Mais une ecclésiologie moderne doit se mesurer avec les faits. Elle doit tenir compte de l'état de division dont souffre la chrétienté et cher- cher à en donner, sinon une justification, du moins une explication provisoire.

Il est certain que, comparée à la multiplicité des Églises qui reven- diquent le nom d'Églises chrétiennes, l'Église Corps mystique, telle que nous la trouvons décrite dans les épîtres de saint Paul ou les Pères, prend figure d'Église idéale. D'où l'opposition de l'Église idéale et parfaite dont l'Église primitive porte l'empreinte et des Églises réelles, toutes plus ou

5 Voir The Doctrine of Grace, éd. by W. T. WHITLEY, 1931 (spécialement p. 355-372 (J.-V. Bartktt) ; O. C. QUICK, The Christian Sacraments.

L'ANGLICANISME LIBÉRAL ET LE MOUVEMENT ŒCUMÉNIQUE 137*

moins déficientes, qui est sous-jacente à bon nombre d'écrits contempo- rains et qui a trouvé son expression systématique dans l'ouvrage de H. L. Goudge: The Church of England and Reunion 6.

a ) La thèse de H. L. Goudge.

En bref, voici sa thèse. Définie comme une actualisation dans le temps de la pensée éternelle de Dieu, l'Église comporte nécessairement deux aspects: l'un idéal et supra-temporel, l'autre réel et actuel. Dans TEcriture: Ancien et Nouveau Testament, ces deux aspects se compénè- trent et constituent l'essence unique de l'Église:

Si les prophètes sont surtout préoccupés du premier aspect, ils n'oublient pas le second, et si les auteurs des livres historiques ont surtout affaire au second, ils n'oublient pas le premier. De' quelle clarté brille l'idéal dans le Deutérono- me, le Deutéro-Isaïe, l'Epître aux Éphésiens et l'Apocalypse? Mais aussi dans quelle lumière se manifeste le réel dans le livre des Juges, le livre des Rois, les Actes des Apôtres et par-dessus tout dans l'Epître aux Corinthiens? Encore est -il que l'idéal et le réel ne sont jamais séparés par une cloison étanche. Le réel est en quelque sorte imbu d'idéal et il en est tellement inséparable que les pro- phètes et les apôtres les identifient d'une manière qu'il est au premier abord dif- ficile d'accepter ".

Consultons maintenant les faits. L'histoire de l'Église chrétienne n'est le plus souvent que l'histoire de nos rivalités et de nos divisions; celles-ci ont pris, depuis le XVIe siècle, un caractère particulièrement aigu. L'Église souffre d'une dissociation intime: elle n'est plus ce qu'elle a été, ce qu'elle n'aurait jamais cesser d'être. Il y a, déclare Goudge, « une situation que le Nouveau Testament ne prévoit pas et à laquelle son enseignement ne s'applique pas immédiatement 8 ». En somme, le plan divin a failli, et il est assez curieux de constater que les anglicans, qui, séduits par le mirage évolutionniste, refusent de reconnaître une faille dans la création, à la suite de la chute originelle, sont comme contraints de l'introduire dans la re-création et de tempérer leur opti- misme religieux par une vue plus réaliste, imposée sans doute par la douloureuse constatation des faits, mais aussi teintée du préjugé puritain.

Qu'on en juge: « L'enseignement de la Bible franchement consi-

« London, S.P.C.K., 1938.

7 Goudge, op. cit., p. 27.

8 Ibid., p. 227.

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déré, écrit encore Goudge, tend à être curieusement impartial dans sa condamnation. Une communion qu'il ne condamne pas n'est à trouver nulle part 9. » On songe à Yomnes peccavetunt de saint Paul. Mais en même temps qu'elle nous découvre le mal, l'Écriture nous fixe le remède: « Si cependant tous nous fixions nos esprits sur le « modèle sur la montagne 10 » qu'elle nous révèle, et nous jugions nous-même à la lumière de cet idéal, et si, reconnaissant à la fois, avec nos ressources de bien, nos faiblesses et nos péchés, nous nous appliquions à consolider les premières et à nous débarrasser des secondes, alors, nous nous dirige- rions vers la Réunion et y atteindrions sans y penser n. » La ligne du progrès se situe donc pour chaque communion dans la fidélité à sa voca- tion propre, plus que dans une imitation servile des confessions rivales. Tout en déplorant la distance qui sépare présentement le réel de l'idéal, on aura soin de ne pas les sacrifier l'un à l'autre: ni l'idéal au réel, par une sorte d'opportunisme religieux, avide d'expédients et de rapproche- ments factices, plus encore que de vraies réformes; ni le réel à l'idéal, par un faux mysticisme qui prétendrait ajuster d'emblée le réel à l'idéal, quitte à en retrancher certains éléments qui concourent à la richesse de l'ensemble et méritent d'être conservés.

Par même se trouve condamnée, à la barre de cet auteur, la prétention de l'Église romaine qui se dit l'unique Église du Christ: « Être pleinement du ressort de l'Église catholique, ce serait unir des caractéristiques diverses, et une communion peut exceller en l'une, l'autre en une autre 12. » Et plus loin : « Peu de choses apparaissent plus absurdes aux anglicans que la prétention émise à la fois par l'Église romaine et l'Église orthodoxe d'être l'Église entière: elle signifie la « reductio ad absurdum » du catholicisme 13. » D'autre part n'est-il pas vrai que « toutes les communions puissent être regardées comme faisant égale- ment partie de l'unique Église de Dieu et que l'Église catholique ne soit que leur agrégat. » Non, mais « chacune reproduit à sa manière, dans son rituel et dans sa vie, l'exemplaire divin 14 ».

9 Ibid., p. 266.

!0 D'après Exod., 25, 40.

11 GOUDGE, op. cit., p. 234.

12 Ibid., p. 235.

13 Ibid., p. 236. !* Ibid., p. 234.

L'ANGLICANISME LIBÉRAL ET LE MOUVEMENT ŒCUMÉNIQUE 139*

b) Critique.

Si je comprends bien, H. L. Goudge se fait du catholicisme une conception en quelque sorte tiranscendentale: l'Église catholique étant identifiée avec l'Eglise idéale, dont chacune des Églises réelles ne repré- sente qu'une participation et, pour ainsi dire, une pâle copie, encore déformée par les effets néfastes du schisme et les corruptions ou dévelop- pements unilatéraux qui en sont la rançon. Le platonisme « incurable » de la pensée théologique anglaise, selon l'aveu de Dean Inge, conjugué avec le puritanisme de l'auteur, suffit sans doute à rendre raison de ces vues dans ce qu'elles ont d'outrancier. Ramenée à ses justes proportions, l'opposition entre l'Eglise idéale et les Eglises réelles, si sujette à caution qu'elle demeure, n'en ouvre pas moins aux Eglises issues de la Réforme une perspective nouvelle. Pour s'en apercevoir, il n'est que de la comparer à l'ecclésiologie régnante du dernier quart du XIXe siècle.

Alors on s'attachait à faire ressortir les divergences entre Eglises et on leur trouvait une sorte de légitimation dans le principe de la liberté qu'elles affirmaient avec éclat. Ici encore l'anglicanisme prenait position contre Rome, mais l'antagonisme manifesté était plus radical: à l'unité romaine, obtenue par voie d'autorité et destructrice de l'originalité, on préférait un désaccord qu'on disait riche de virtualités. Voici comment Westcott s'exprime à ce sujet:

L'antagonisme de sociétés chrétiennes séparées apparaît comme la disci- pline, sinon la meilleure, du moins la plus appropriée pour mettre en relief les applications et ressources multiples du seul Evangile. L'histoire a en effet sanc- tionné les divisions de l'Église chrétienne, quoi que nous puissions penser des événements qui ont été à leur origine, ou des acteurs par l'entremise de qui elles furent introduites. Dans l'ensemble, une unité fictive est plus destructrice de l'énergie vitale qu'un démembrement partiel, car elle tend à affaiblir l'effort vers l'unité essentielle15.

Il est clair que la perspective a changé: Westcott nous invite plutôt à consolider nos divisions qui mettent en relief la multiplicité des aspects du christianisme, tandis que Goudge nous exhorte, sans sacrifier nos richesses authentiques, à tendre de concert vers l'idéal entrevu, en qui seul nous retrouverons l'unité. De part et d'autre cependant, on renonce

15 Thoughts on Revelation and Life, p. 55-57, cité par J. DICKIE (presbyt.), Fifty years of British Theology, A Personal Retrospect, p. 66.

140* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

au concept d'unité fictive ou d'uniformité obtenue par nivellement des différences existantes ou absorption des diverses confessions par l'une d'elles 3€.

c) Conception minimale des notes de l'Église.

Or ce qu'on affirme de l'essence de l'Eglise actuellement divisée et fragmentaire, s'applique également à ses propriétés ou notes. Les notes traditionnelles du symbole doivent s'entendre, en termes propres, de l'Église idéale: elle seule est véritablement une, sainte, catholique et apostolique, et non des Églises réelles, sinon au prorata de leur ressemblance avec l'Église idéale. C'est dire que nous ne trouvons en chacune qu'une sainteté imparfaite, une unité déficiente, une catholicité diminuée, et pourquoi la quatrième note ferait-elle exception? une apostolieité assez lâche.

Attachons-nous spécialement à ce dernier aspect de l'Église: il met en jeu la parité de statut avec la Church of England revendiquée par les non-conformistes. Question d'actualité, s'il en est, car l'union domes- tique (Home Reunion) intéresse plus l'Anglais moyen que la réunion collective des Églises chrétiennes; pour le théologien anglican lui-même, l'oecuménisme est à concevoir comme un prolongement, une extension d'un mouvement de réunion commencé « at home ».

Au regard de l'orthodoxie anglicane, l'infériorité des sectes dissi- dentes tient sans doute à ce que, en même temps qu'elles sortaient du sein de l'Église mère, elles ont coupé le lien qui les rattachaient à l'Église primitive, savoir la succession apostolique. N'est-ce pas sur ce fait de la succession apostolique, gage de la continuité et de l'unité de l'Église à travers les générations, que fut fondée la restauration tracta- rienne? Un revirement cependant s'est opéré dans les esprits depuis le début du siècle. Qu'il nous suffise ici d'en marquer le sens.

d) Modification du concept d'apostolicité.

La succession apostolique est reconnue par la majorité des esprits, non plus comme un fait, mais comme un principe susceptible d'applica-

1€ On sait que pour les dissidents l'unité s'offre sous deux formes: fédération ou amalgame.

L'ANGLICANISME LIBÉRAL ET LE MOUVEMENT ŒCUMÉNIQUE 141*

rions variées et assez souples, s'adaptant donc aux vicissitudes des temps, aux types variés de chrétienté, métropole ou pays de mission, aux types multiples aussi d'expérience religieuse qui ont prévalu dans l'une ou l'autre confession.

Cette note franchement libérale et moderniste même est sonnée par le rapport doctrinal, dont les rédacteurs confessent unanimement:

Nous croyons qu'un changement s'est opéré dans notre façon d'envisager ce problème, qui doit être pleinement reconnu. Nous ne regardons plus les pré- cédents ut sic comme liant à perpétuité. Leur autorité dépend des principes qu'ils mettent en oeuvre, et de la conformité de ces principes avec l'esprit du Christ. Ce qui est essentiel à l'Eglise, c'est que le Christ qui en est le premier pasteur et évêque, y trouve toujours le moyen d'exercer son contrôle' pastoral (episcopê) et que l'unité du témoignage chrétien soit maintenue*17.

En somme, on distingue dans la doctrine de la succession apostoli- que l'essentiel et l'accidentel. L'essentiel, c'est le principe qu'elle met en lumière: permettre au Christ de continuer à régir et sanctifier son Église en se servant d'intermédiaires choisis, et assurer de ce chef la continuité, l'identité de structure de l'organisme ecclésiastique à tous ses stades. L'accidentel, ce sont les formes que ce principe a revêtues au cours des siècles, qu'il revêt encore dans les confessions qui se réclament ouverte- ment du Christ. Le Nouveau Testament lui-même présente une certaine variété de ministères, et si l'épiscopat l'a emporté au IIIe siècle, au lende- main de la crise provoquée par le gnosticisme, il n'est pas dit que le précédent fasse loi pour toujours et que l'Église soit rivée indéfiniment à ce système. « Néanmoins, concède-t-on, l'acceptation d'un ordre minis- tériel ne peut être basée exclusivement sur des considérations d'efficience evangélique, et à part de toute préoccupation de continuité et d'unité 18.»>

Plus précisément, la pensée théologique évolue ici encore entre deux pôles, ou, si l'on veut, elle est conditionnée à la fois par la tradition qui représente plutôt l'aspect idéal de la question entendez: l'Église établie ne peut renoncer au passé sans scier en quelqeu sorte la branche sur laquelle elle est assise et qui la rattache à la souche commune de la catholicité; et par le réel, les faits: entendez: l'efficacité spirituelle des ministères des « Free Churches », dont tous les missionnaires, même anglicans, ont été

17 Report on Doctrine in the Church of England, p. 117-118. !8 Ibid., p. 119.

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les témoins. Comment concilier deux aspects du problème aussi irré- ductiblement opposés?

e) Essai de compromis: la thèse du docteur Headlam.

Beaucoup d'auteurs s'y sont essayés. Guidés sans doute par un pré- jugé favorable à la légitimation de ces ministères erratiques, ils ont remodelé les arguments souvent invoqués en faveur de la succession apostolique et ont conclu à la nécessité d'un élargissement du concept traditionnel. Les uns se sont appuyés sur le passé néotestamentaire pour justifier les différents types de ministère qui cotoyent aujourd'hui, en Grande-Bretagne et dans les missions lointaines, le ministère episcopal 19; d'autres ont prétendu innover: ainsi le docteur Headlam, dont les Bamp- ton Lectures comportent une révision complète de la tradition en cette matière 20.

Notez que les vues du docteur Headlam procèdent, plus peut-être que d'un examen impartial du dossier de la succession apostolique, d'un certain ressentiment qui s'est fait jour dans son âme à la suite du refus de Rome de reconnaître la validité des ordinations anglicanes:

Cette controverse [suscitée par la bulle Apostolicœ Cufiœ], écrit-il, eut pour effet de susciter en moi une profonde défiance des méthodes et de la théo- logie de l'Eglise romaine, et en même temps de faire naître le sentiment que nous n'avions pas sondé assez à fond la question dite « des Ordres et des Sacre- ments ». Bien plus, il m'était impossible de ne pas me demander si notre atti- tude envers les non-conformistes ne prêtait pas à la même critique que l'atti- tude de Rome à notre égard 21.

C'est, renversé, bien entendu, le sentiment que Newman avait éprouvé jadis à la suite de la lecture du fameux article du Dublin Review, Headlam se voit par rapport aux non-conformistes dans l'attitude in- transigeante que Rome a adoptée à l'égard de l'Église anglicane; et

*9 Voir B. H. STREETER, The Primitive Church studied with special reference to the origins of the Christian Ministry (The Hewett Lectures, 1928), 1929; N. P. WILLIAMS, Lausanne, Lambeth and South India, Notes on the present position of the Reunion Movement, 1930.

20 Rev. A. C. HEADLAM, Bishop of Gloucester, The Doctrine of the Church and Christian Reunion, being the Bampton Lectures for the year 1920, 1920, (3rd ed. 1929).

21 Ibid., p. IX.

L'ANGLICANISME LIBÉRAL ET LE MOUVEMENT ŒCUMÉNIQUE 143*

condamnant cette attitude au nom du libéralisme, il est enclin à reviser l'échelle des jugements de valeur. Voici donc le résultat obtenu au terme d'une longue enquête:

Le résultat final qui s'est imposé à mon esprit, c'est que nous n'avons aucune raison suffisante de condamner la validité d'une ordination accomplie avec le désir d'obéir aux commandements du Christ et d'exécuter les intentions des Apôtres par la prière et l'imposition des mains22.

La succession apostolique dépend en effet, non pas de la transmis- sion d'un certain pouvoir d'ordre ou autorité spirituelle inhérente à un sujet donné: c'est la conception « transmissionnelle », qui a fait son temps et qui, affirme gratuitement Headlam, n'a aucun fondement dans les Pères; la succession apostolique dépend plutôt du statut spirituel des ministres qui se succèdent dans les mêmes fonctions (succession in office, not in order) : conception qu'on peut appeler « sériale », qui est plus élastique que la précédente et se prête à des transformations substantielles le type primitif même ne se reconnaît pas toujours. Pour être habilité à remplir les fonctions dévolues à la hiérarchie dans l'Église, il faut et il suffit que le titulaire se prête au rite de l'imposition des mains, quel qu'en soit d'ailleurs l'auteur. Les sacrements qu'il administrera dans la suite seront valides, car leur validité ne dépend pas du pouvoir d'ordre, mais « de l'emploi d'une forme et d'une matière valide, avec l'intention de reproduire les gestes du Christ ». Doctrine étrange assurément, et qui suffirait à montrer combien le libéralisme est corrosif du dogme.

On ne dénouera pas le nœud de ce problème tant qu'on n'aura pas opté entre deux interprétations opposées du christianisme: le christianis- me est-il une religion positive, d'origine divine et qui repose sur l'histo- ricité d'un certain nombre de faits dûment constatés: la Révélation de l'Ancien et du Nouveau Testament, la vie, la mort et la résurrection du Verbe incarné, la fondation de l'Église par ce même Christ et l'institu- tion d'un pouvoir hiérarchique par ce même Christ, dont la succession apostolique est l'organe transmissionnel: ou, au contraire, le christianis- me n'est-il que le type le plus achevé de la religion élaborée par l'expé- rience collective de l'humanité, celui qui répond le mieux aux exigences intimes du sens religieux et dont la permanence est assurée par la fidé-

22 Ibid.

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lité à un certain nombre de principes, auxquels sont annexées des valeurs religieuses définies. Parmi ces principes, il faut ranger l'épiscopat histo- rique, terme que l'on préfère à celui de succession apostolique, parce qu'il indique que l'épiscopat, envisagé comme forme de gouvernement ou gage de validité des sacrements, a fait ses preuves et mérite d'être retenu comme le serait une institution séculaire.

III. Les chrétientés anglo-saxonnes et

LES GRANDES ÉGLISES HISTORIQUES.

L'importance prise de nos jours par le « Home Reunion » tend à rejeter au second plan la question des rapports de l'Église anglicane avec les deux grandes Églises d'Occident et d'Orient. Cependant cette question n'a pas été rayée de l'agenda eccléciologique. La solution du problème de l'œcuménisme est en grande partie liée, pensent les anglicans, au rappro- chement entre elles des grandes confessions historiques qui ont, sur leurs émules modernes, l'avantage de plonger leurs racines dans l'anti- quité chrétienne. Seulement la manière dont on envisage cette réunion sur un plan plus vaste et véritablement catholique a varié beaucoup depuis le siècle dernier.

a) Abandon du « Branch Theory ».

La première constatation qui s'impose, c'est l'abandon du fameux « Branch Theory », qui fut longtemps considéré, par les tractariens et leurs descendants, comme fournissant la seule explication plausible de l'état de schisme qui divise les trois fractions les plus importantes de la chrétienté. Pourquoi le « Branch Theory » qui polarisa jadis les efforts de synthèse et d'unité est-il aujourd'hui condamné? Au nom même des positions que nous avons enregistrées plus haut.

Le « Branch Theory » a pour pivot la théorie augustinienne du pouvoir hiérarchique ou caractère sacerdotal, qui n'est tp/lus admise aujourd'hui par la majorité des anglicans. Poussé par les nécessités de la controverse, saint Augustin avait mis l'accent sur le pouvoir d'ordre, condition indispensable et suffisante de la validité des sacrements. Dès que ce pouvoir entre en action, en même temps qu'il communique la

L'ANGLICANISME LIBÉRAL ET LE MOUVEMENT ŒCUMÉNIQUE 145*

grâce, ou du moins imprime cette marque qu'on appelle le caractère, il crée l'Eglise; l'Église est considérée comme un appendice au pouvoir d'ordre. Aussi les trois grandes confessions qui prétendent avoir conservé la succession apostolique représentent-elles à elles trois l'Église: en cha- cune d'elles, la mise en jeu du pouvoir d'ordre entraîne en quelque sorte automatiquement, à titre d'effet ou de prolongement, une Église qui est censée reproduire l'es traits de l'Église primitive.

Cette conception paraît insupportable aux modernes, qui, à tout prendre, lui préfèrent la conception dite « cyprianique de l'Église: les sacrements sont avant tout des actes de l'Église; ils ne sortissent leur effet que dans le cadre de l'organisation ecclésiastique. Ainsi en est-il du ministère lui-même qui suppose, à son principe, une commission ou mandat de la communauté. On voit que cette théorie plaide en faveur de la reconnaissance des ordinations non épiscopales.

b) Les membres de l'Église.

En même temps elle nous invite à élargir notre concept d'Église catholique ou universelle, de façon à y inclure toutes les confessions qui se disent chrétiennes, c'est-à-dire composées d'individualités croyantes, à qui revient le titre de membre de l'Église. Mais quels sont les membres de l'Église?

Dans son appel à l'unité, la Conférence de Lambeth (1920) les a définis ainsi: « tous ceux qui professent la foi au Christ et ont été baptisés au nom de la Sainte-Trinité. » Les conditions d'appartenance à l'Église se réduisent donc à deux. Commentant cette déclaration, l'évê- que d' Armagh disait:

L'Eglise inclut tous les croyants qui ont reçu le baptême chrétien. Elle n'est pas à identifier avec aucune communion ou groupe de communions ayant une organisation commune, ni avec la société des vrais croyants qui ne sont connus que de Dieu seul. La conception ici en jeu n'est ni la vieille concep- tion institutionnelle qui nous est familière, ni celle de l'Eglise invisible 23.

Cette innovation ne fut pas reçue sans résistance 24. Aujourd'hui même l'opinion est partagée:

23 Cité par STONE et PULLER, Who are members of the Church? A Statement of evidence in criticism of a sentence of the Appeal to all Christian people made by the Lambeth Conference of 1920, 1921, p. 8.

24 Ibid.

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Certains préfèrent s'attacher à la rigidité de 1' « usus loquendi » patristique, d'après lequel l'Église a un sens, et un sens seulement, de sorte que ceux qui sont en dehors de sa communion, ne peuvent être dits à aucun degré ses mem- bres. D'autres en revanche préfèrent la terminologie moderne comme mieux appropriée à un âge plus tolérant, prête à reconnaître la vertu et la sainteté authentique hors des frontières de l'orthodoxie historique et technique. Si les Pères avaient vécu de notre temps, ils n'auraient pas contesté une terminologie destinée à expliquer des faits spirituels, dont, à leurs heures de tolérance, ils n'étaient nullement oublieux 25.

Ce sont les manifestations de l'Esprit dans les confessions cadettes, ces grâces imprévisibles et toutes gratuites qu'on appelle « uncovenanted mercies » qui ont fait éclater les cadres de l'institution ecclésiastique et du vocabulaire traditionnel. Notez d'ailleurs qu'on se refuse à accorder deux traitements différents aux membres de l'Église considérés indivi- duellement et aux confessions dont ils font partie. N'est-il pas illogique d'inclure dans l'Église, comme appartenant à son âme, le dissident de bonne foi et d'en exclure la confession dont il se réclame: « Pour autant qu'il appartient à l'âme de l'Eglise, sa confession y appartient dans la même mesure, et la ligne de démarcation entre l'Église et les communions séparées menace de disparaître 26. »

c) Nouvelles critiques à V adresse du « Branch Theory ».

Allons-nous dire que le concept d'Église est coextensif aux frontiè- res du monde chrétien, enserrant dans ses mailles un pêle-mêle de con- fessions hétéroclites, seuls les unitariens étant exceptés? Non, car si libéral qu'on soit, on ne peut attribuer à toutes les confessions les mêmes prérogatives: une certaine hiérarchie, sinon une discrimination, s'impose. On groupera donc, avec N. P. Williams 27f sous le nom de catholiques, les confessions qui ont pour caractéristique commune « l'unité structu- rale à base d'apostolicité », et on ordonnera autour de ce noyau central, sous le nom d'Église universelle, toutes les autres Églises chrétiennes de quelque dénomination qu'elles soient.

Outre leur titre d'Églises chrétiennes, elles ont un trait commun: c'est, nous l'avons vu, leur radicale déficience. Parce qu'il ne fait pas

25 N. P. WILLIAMS, Northern Catholicism, p. 220.

26 H. L. GOUDGE, The Church of England and Reunion, p. 234.

27 n. P. Williams, op. cit., p. 206.

L'ANGLICANISME LIBÉRAL ET LE MOUVEMENT ŒCUMÉNIQUE 147*

justice à cet aspect essentiel, le « Branch Theory » mérite une fois de plus d'être évincé:

Nous y gagnerions beaucoup, écrit H. L. Goudge, si nous pouvions nous débarrasser de l'habitude de parler des communions séparées comme des bran- ches de l'Église de Dieu. Il serait difficile de trouver une métaphore plus trom- peuse. Les branches sont chose naturelle et belle: or les Églises schismatiques et toutes les Églises sont dans une certaine mesure schismatiques, ne sont ni l'une ni l'autre. Il est vrai qu'elles sont issues du même tronc, mais le tronc original n'est plus pour les unir. Ainsi, quoique la métaphore ex- prime bien la relation des chrétiens individuels au Christ leur tête, elle est pro- pre à égarer quand on l'applique aux Églises séparées 28.

d) Résultats.

Néanmoins le rejet du «Branch Theory », ou le discrédit dans lequel il est tombé sous sa forme originale, n'implique pas l'abandon de toute tentative de réunion avec les grandes Églises latine et orientale. 11 montre seulement que l'horizon ecclésiologique s'est élargi, que les Églises protestantes ou évangéliques ont désormais, dans la perspective anglicane, leur place marquée à côté de leurs aînées; qu'aucun projet de réunion qui les laisserait à l'écart, n'aurait chance d'être agréé par hs anglicans; qu'ici et les efforts tendent, bien plutôt qu'à opérer des discriminations injurieuses, à encourager chaque Église à apporter à l'Église unifiée de l'avenir, qui s'édifie sur les ruines de l'amour-propre et des passions partisanes, sa petite pierre, sa contribution originale et à son rang irremplaçable. C'est la leçon que dégage le rapport doctrinal:

Le recours à l'Église catholique ou à la tradition apostolique semble im- pliquer dans les circonstances actuelles un refus de se laisser complètement im- merger dans la tradition d'aucune confession chrétienne isolée et la détermi- nation de reconnaître l'expérience et l'enseignement de l'ensemble de la chré- tienté comme possédant plus pleinement qu'aucun système particulier l'autorité de l'Église catholique 29.

Éclectisme qui contraste singulièrement avec le dogme de l'unicité de l'Église et semble jeter un défi à l'orthodoxie la plus conciliante, mais aussi exigence de plénitude et d'universalité, en même temps que d'unité qui, succédant chez les Églises nées de la Réforme à une phase de cons- triction et de conformisme, puis de doctrinarisme rigide et d'appel à

28 ibid., p. 23 6.

29 Report on Doctrine in the Church of England, p. 110.

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l'antiquité, indique un nouveau rythme de vie qui doit se traduire finalement par plus d'ouverture et de sympathie réelle à l'égard des Eglises mères, une appréciation plus juste des valeurs traditionnelles, mais toujours valables qui constituent l'héritage de la catholicité.

e) Intervention du facteur politique.

Il est vrai que d'autres facteurs, non plus d'ordre spéculatif et théologique, mais pratique et politique, agissent dans ce sens: je veux parler du statut extérieur de la « Church of England », de ce dualisme « Église-État, qui, par le jeu d'une différenciation croissante des fonc- tions respectives, tend à se résoudre en un simple « Partnership », chaque organisation adopte la ligne de conduite qui lui paraît le plus en harmonie avec sa vocation spécifique, sa mission providentielle. Le « Disestablishment » viendrait éventuellement mettre le sceau à un état de choses consenti de part et d'autre. L'Église anglicane y perdrait sans doute une part de sa puissance séculière, mais y gagnerait, avec la liberté de disposer d'elle-même et de se réformer à son gré, plus de prestige auprès des masses. Aussi, depuis le rejet du « Prayer Book » par les Communes (1928), cette question n'a-t-elle cessé de se poser à la conscience de ses dignitaires: « Pouvons-nous vivre comme une branche de l'Église catholique du Christ, remplissant les fonctions primordiales de sa vie, sans mourir comme Église nationale30? »

Mais, mourir comme Église nationale, cela signifie pour l'Église anglicane, non seulement rompre le lien officiel qui la rattache à l'État, mais encore et plus encore se dépouiller du préjugé ethnique qui colore ses jugements sur les autres Églises et modifie les réactions vitales même de son tempérament religieux. Car force est de le reconnaître, ce qui fait écran entre l'Église anglicane et nous, ce n'est pas tant son protestantisme que son « anglicisme 31 ».

Même conçue dans la ligne de l'œcuménisme, la réunion des Églises, en même temps qu'elle a pour terme une plénitude, comporte à sa base un dépouillement, un renoncement à certains particularismes nationaux, à

30 Discours de l'archevêque de Cantorbéry à la suite du rejet du Prayer-Book, cité par RELTON, Church and State, 1936, p. 101.

31 Voir lord H. CECIL, Anglo -Catholicism to-day, 1934, p. 5.

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certaines solidarités raciales qui tiennent de trop près à « la chair et au sang ». Aussi bien le mouvement vers l'unité n'est-il pas un appel à une spiritualisation croissante des Églises nées de la Réforme? Le réajus- tement de 'leurs relations avec le pouvoir séculier et, si l'on veut, l'éman- cipation de la tutelle où, moitié indolence, moitié déficience doctrinale, elles sont tombées, est sans doute un premier pas dans cette voie; mais seul un renouveau spirituel intérieur peut opérer ce -retournement, accom- pagné d'un reclassement des valeurs, qui les rendra toutes pareillement unies dans l'adoration des volontés supérieures de Dieu et sujettes à la primauté de l'Esprit.

CONCLUSION.

Ainsi tout examen des relations de l'Église anglicane avec les Églises sœurs et avec l'État se termine-t-il fatalement par un examen de conscience. Déjà au siècle dernier, on rappelait aux « Highchurchmen » avides de réforme la nécessité de « mettre leur propre maison en ordre ». Aujourd'hui, il apparaît toujours plus clairement que l'évolution vers un mieux-être doit se produire à la fois sur le plan des faits et sur celui des idées. On ne peut détacher l'ecolésiologie anglicane du contexte histo- rique dans lequel elle se situe, ni du milieu dans lequel elle s'élabore. Obligées de faire face à des situations concrètes souvent imprévisibles, subissant le choc en retour des grands événements qui marquent notre époque et sillonnent si profondément la société humaine, les Églises sont contraintes de se modifier pour se survivre. Entre la pensée et le réel, des interférences ne cessent de se produire. Tantôt ce seront les progrès de l'ecclésiologie qui prépareront l'émancipation de l'Église dans l'avenir et hâteront un réalignement des confessions issues de la Réforme et rendues à la conscience de leur commune origine; tantôt ce seront les événements, qui, bouleversant les calculs des théologiens, jetteront les Eglises hors des vieilles ornières et les obligeront, pour se renouveler, à chercher un appui l'une sur l'autre ou dans une fidélité commune à un même idéal entrevu.

Pour le présent, l'œcuménisme se présente à l'état d'ébauche ou de construction en l'air. Déjà Newman avouait que la Via Media était une construction idéale, et, en tête du recueil publié à l'occasion du centenaire du mouvement d'Oxford, N. P. Williams écrivait: « Le catholicisme

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nordique, dont nous venons de présenter par anticipation la figure, n'est pas encore parvenu à avoir plus qu'une existence sur le papier 32. »

En revanche, nous nous plaisons à considérer la véritable Église du Christ, non pas comme un « construit », mais comme un « donné ». La découverte de Newman est aussi celle de tout converti de l'anglica- nisme:

Je reconnus dès lors en celle-ci une réalité qui était pour moi une chose nouvelle. je sentais que1 je ne bâtissais plus une Eglise par l'effort de la pen- sée; je n'eus plus besoin de faire un acte de foi en son existence, je n'eus plus à me forcer pour arriver avec peine à prendre position, mon esprit détendu re- tomba en paix sur lui-même et je contemplai l'Eglise catholique d'un regard presque passif, comme un grand fait d'une évidence irrécusable. Je la regardai, je regardai ses rites, ses cérémonies, ses préceptes, et je me dis: Ceci est vrai- ment une religion 33.

Nous croyons que ce serait faire injure à son divin auteur que de la regarder autrement. Mais nous n'oublions pas pour autant que la grâce de Dieu, qui façonne le Corps mystique, accomplit son œuvre au milieu même de l'histoire et requiert notre coopération. De ce point de vue, en même temps qu'on parle de « nouvelle incarnation », on a soin de revêtir celle-ci du signe de la relativité et du progrès. Déjà le terme même de « nouvelle incarnation » montre que l'essence de l'Eglise n'est pas simple, qu'en elle l'idéal et le réel s'assemblent, un peu comme la forme et la matière. A mesure que l'Église se hâte vers sa destinée, la forme divine, la ressemblance du Christ s'imprime en elle. C'est dire que l'idéal est déjà donné, encore que seulement selon ses dimensions essentielles et sous un mode toujours perfectible.

Et cependant, comparée à l'Église de la terre, la Jérusalem céleste, vers laquelle nous tendons, individuellement ou en groupe, fait figure d'idéal, de sommet que nous n'atteignons que par l'espérance. De ce point de vue, il y a entre le réel et l'idéal la distance qui sépare le temps de l'éternité. Mais ici encore nous savons que distance n'est pas synonyme de divergence. C'est la même Église qui aujourd'hui peregrine sur la terre loin du Seigneur et qui demain le contemplera face à face, la même Église qui baigne dans le temps et se prolonge mystérieusement dans l'au-delà.

32 Northern Catholicism, p. XIV.

33 Apologia pro vita sua, append., note E, edit. Nédoncelle, p. 360.

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Finalement, la conception mesurée que nous nous faisons de l'état de l'homme après la chute nous préserve du double excès de la théologie anglicane: j'entends d'une idéalisation de l'Eglise qui entraîne par voie de conséquence la condamnation de toutes les Eglises existantes. La ques- tion qui se pose maintenant à nous: œcuménisme ou catholicisme? va nous permettre de revenir sur cette vérité et de la mettre en lumière.

B. ŒCUMÉNISME ET CATHOLICISME À LA LUMIÈRE DE LA THÉOLOGIE ANGLICANE LIBÉRALE.

De l'opposition entre l'Église idéale et les Églises réelles, telle que nous l'avons esquissée, il faut surtout retenir, si contestable qu'elle nous paraisse, cette inference, savoir: que présentement la véritable Église du Christ n'est à trouver nulle part, ou, si elle existe, c'est seulement en espérance, en tension, dans la mesure où, par un effort commun, les Églises existantes se rapprochent de l'idéal divin. Mais cet idéal n'est-il point purement chimérique, et, s'il n'est pas une création abstraite de notre esprit, qu'est-ce qui nous permet de le poser comme une sorte d'universel concret, dont toutes les Églises dignes de leur vocation participent, quoique à des degrés divers et selon leur tradition propre?

À cette question, les réformateurs ont depuis longtemps répondu, en nous montrant dans la primitive Église cet idéal réalisé parfaitement. Dès lors pour les Églises divisées et morcelées, le chemin de la perfection et de l'unité, s'étend non pas en avant, mais en arrière: il faut remonter le cours de la tradition et ne s'arrêter que quand on l'aura saisie à son point de pureté. Aventure certes difficile et qui nous promet bien des étapes: certains s'arrêteront au XIe siècle, à la tradition de l'antiquité pré-photienne; d'autres ne se jugeront satisfaits que lorsqu'ils auront atteint les premiers symboles, voire le pur évangile: d'autres enfin, plus radicaux encore, distingueront dans l'Évangile diverses couches rédac- tionnelles et pousseront outre: ils voudront réentendre en quelque sorte la parole de Dieu telle qu'elle retentit dans la conscience du prophète ou de l'apôtre. Toujours cependant le même principe guidera la marche: chercher une base commune de vérité sur laquelle restaurer l'Église. Et la méthode elle aussi sera invariable : elle consistera à débarrasser le

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dogme de toutes les accretions accidentelles, afin de retrouver la Révé- lation à l'état pur.

Restauration de l'Église du Christ par l'épuration du dogme, telle est la tâche à laquelle on nous convie. Déjà les tractariens avaient tenté « d'enfermer le dogme dans les expressions particulières d'une époque, celle de l'Antiquité chrétienne 34 ». Voyons quelles modalités revêt cet appel à l'Antiquité dans la théologie anglicane contemporaine. Elles nous permettront de confronter à meilleur escient deux conceptions de la réunion qui ont cours aujourd'hui: l'œcuménique et la catholique, sans que toujours on prenne soin de discerner leur ligne de résistance et leurs points de rapprochement.

1. L'ÉPURATION DU DOGME ET LE RASSEMBLEMENT ŒCUMÉNIQUE.

Mais d'abord il convient d'en bien saisir l'inspiration. Dès là, nous dit-on, qu'un problème théologique se pose, sur la solution du- quel l'unanimité ne peut être obtenue, une seule voie d'entente reste ouverte: le retour à l'état pré-définitionnel de la foi. Chaque Église en effet cherche à exprimer son intuition originale du contenu de la Révélation en des formules dogmatiques, qui le plus souvent ne recouvrent pas celles adoptées par la confession voisine. Transmis d'âge en âge à l'aide de symboles et de formulaires, ces dogmes contribuent à fixer la tradi- tion propre à chaque groupe religieux. Signes de ralliement pour les chrétiens qui appartiennent à la même communion, ils risquent aussi de s'élever entre chrétientés rivales comme des « murs de séparation », qui contribuent à entretenir et à perpétuer les divisions. Comment obvier à ces effets, sinon en faisant table rase du passé et en revenant d'un commun accord au pur Évangile?

Sans doute, pour un théologien libéral, ce rappel ne doit pas s'entendre d'un retour à la lettre du texte sacré. Sans aller jusqu'à pro- noncer le mot de contamination, celui-ci ne porte-t-il pas l'empreinte de !a personnalité de son auteur humain, lequel n'a pu, dans sa rédaction, faire abstraction de ses préjugés théologiques et de la représentation même du monde qui lui était familière. Mais plus encore que la difficulté de reconnaître sous la lettre le sens original voulu par Dieu, il y a les

34 NÉDONCELLE, La Philosophie religieuse de Newman, p 240

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multiples inconvénients que présente une littérature si étendue et si variée, et dont toutes les parties ne se présentent pas avec le même d?gré d'autorité et la même importance. Un premier travail d'épuration s'impo- se ici, qui sans doute était inconnu à l'orthodoxie protestante, mais que les modernes jugent indispensable et en concurrence avec lui, la réduction de la Bible à quelque donnée très simple, idée ou fait central, qui concentre sur soi l'attention. Sous-jacente, il y a la question: quel est l'ultime critère de la vérité renfermée dans l'Écriture? Nos auteurs s'accordent à le trouver dans le Christ: c'est dans la personne et l'œuvre du Christ que Dieu se révèle à nous et ainsi il répond aux besoins les plus profonds de nos cceurs.

a) Le fait du Christ,

Ce sont là, affirme-t-on 35, des positions acquises par la critique et sur lesquelles il n'y a pas à revenir; l'Ecriture n'est pas la Révélation, mais sa transcription plus ou moins fidèle, et au mieux, le reflet de l'Infini dans le fini. Dans la Révélation elle-même, il n'y a que l'élément proprement chrétien qui ait valeur normative. Sans doute tous ne s'entendent pas sur l'interprétation qu'il faut donner à celui-ci: parti- sans de la transcendance et de l'immanence divine s'affrontent et se combattent sans toujours être à même de calculer la portée des coups fourrés qu'ils se donnent. Néanmoins, les progrès de la critique biblique universellement reçus, la contagion du Ritschlianisme ont contribué à tourner les esprits de tous les coins de l'horizon, vers le grand fait central culmine l'histoire humaine et qui se dresse encore, au milieu d'un monde en proie à l'agitation et au doute, comme le roc inébran- lable, contre lequel nos dissensions doivent venir battre et mourir.

Entre théologiens continentaux et anglicans, un accord a été réalisé sur ces prémisses, que certains qualifieront de nominal, vu la différence d'angle sous lequel chacun envisage le fait central et le barthianisme

35 Voir J. DICKIE, Fifty Years of British Theology, p. 101; The Appeal to Scripture and Tradition, dans Union of Christendom (éd. Mackenzie), 1938; J. K. MOZLEY, The Bible, its unity, inspiration and authority, dans The Christian Faith, Essays in Explanation and Defence (éd. W. A. Matthews), 1936; Prof. A. S. PEAKE, The Nature and Authority of Scripture, dans The Future of Christianity (éd. J. Mar- chant) , Essay VIII; A. E. J. RAWLINSON, Criticism and the Authority of the Bible, dans The Anglican Communion, past, present and future (éd. H. A. Wilson), 1929.

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ne paraît pas l'avoir rompu. J. Dickie, dans l'ouvrage déjà cité, écrit: « Pour Barth (et Brunner, dans la mesure nous pouvons les accoler sous la même étiquette) aussi véritablement que pour tous nos autres théologiens, à l'exception de Newman, qui n'avait pas d'opinion arrêtée sur la question, ce n'est pas tout ce qu'on 'lit dans l'Écriture qui est parole de Dieu, mais seulement ce qui dans l'Écriture fait « de Dieu et de son Christ, le remède à notre détresse et la volonté de Dieu pour nous >) des réalités vivantes à nos cœurs et consciences. » Et l'auteur ajoute: « Je suis incapable de discerner en quoi la doctrine barthienne du Verbe est plus objective que celle des Ritschliens. Mais il me semble apercevoir que l'une et l'autre sont aussi objectives qu'en l'espèce elles peuvent l'être 36. »

Pour leur part, les théologiens anglicans modérés de l'école de W. Temple 37 ne font aucune difficulté à reconnaître l'objectivité du fait de l'Incarnation c'est même le pivot de leur théologie, voire la transcendance du Verbe fait chair: il semble qu'après avoir réduit l'Écriture à sa quintescence, ils éprouvent comme le besoin de se rassurer eux-mêmes en accordant au dogme quelque compensation. Radicaux en fait de critique, ils deviennent traditionnalistes en métaphysique, et ils font ouvertement profession de « théisme chrétien ». Cette philoso- phie met en relief la personnalité de Dieu, qui domine de très haut le cours de l'histoire humaine et se plaît à y imprimer sa marque comme bon lui semble: l'Incarnation vient mettre le sceau aux condescendances de Dieu en faveur de l'humanité pécheresse. Si elle tranche sur les événe- ments qui l'ont précédée et qui y conduisent, c'est parce qu'elle est intervention personnelle de Dieu en Jésus-Christ. Or, ainsi que l'a déclaré la Conférence de Lambeth de 1930, « comme il en est le cou- ronnement, Jésus-Christ est aussi le critère de toute Révélation 38 ». Autant dire que c'est par rapport à ce fait du Christ ainsi isolé et interprété à la lumière de l'histoire, et ajoutons-le, de la psychologie, qu'il convient de juger de la Révélation et des développements qu'elle a reçus au cours des siècles dans la conscience chrétienne.

j. Dickie, op. cit., p. 101.

37 Voir W. TEMPLE, Revelation (éd. Baillie and Martin, 1937), Essay III, et Nature, God and Man (Gifford Lectures, 1934).

38 Report of the Lambeth Conference (1930), p. 39.

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Quand je dis: de la psychologie, j'ouvre une parenthèse que je m'empresse aussitôt de refermer. Dès 1857, l'archevêque Frédéric Tem- ple ne craignait pas de déclarer: «Notre théologie a été jetée dans un moule scolastique, c'est-à-dire tout entière basée sur la logique. Nous avons besoin d'adopter une théologie fondée sur la psychologie et nous serons conduits graduellement jusque-là. La transition, je le crains, ne se fera pas sans difficultés, mais rien ne peut l'empêcher. » En fait, depuis lors, les théologiens libéraux se sont plu à relever dans l'Évangile des traces de nescience, sinon même d'erreur imputable au Christ, et ils en ont conclu à une limitation de ses prérogatives divines: aussi, beaucoup d'entre eux penchent-ils aujourd'hui en faveur d'une expli- cation de l'incarnation en termes de « kénôse », à laquelle la rédemp- tion sanglante du Calvaire donne un surcroît de vraisemblance. Toute autre théorie passe à leurs yeux pour empreinte de docétisme, et donc apte à minimiser la réalité existentielle de la Révélation suprême de Dieu dans son Christ, autant dire à entamer la solidité du fait sur lequel l'Église est bâtie. En même temps, cette interprétation qui n'est pas sans analogue dans l'Église orientale89, servirait à jeter un pont entre deux confessions que des divergences de doctrines et de tempérament religieux, sinon de tradition l'anglicanisme aime à revenir à la patristique grecque contribuent à maintenir séparées.

b) La superftuité des formules: V union dans V objet.

Concrètement parlant, le fait de la vie, de la mort et de la résur- rection du Sauveur a trouvé son expression dans le Symbole de Nicée- Constantinople, auquel on fera bien de se tenir 40. Nous avons ici la réali- té et son expression: réalité si riche qu'elle est de nature à réconcilier dans sa plénitude toutes nos divergences: expression sans doute bien inadé- quate, mais, insiste-t-on, n'est-ce pas le sort de toutes les formules dog- matiques, que de rendre imparfaitement leur objet?

Il suffit que cette réalité devienne pour tous les chrétiens qui en vivent, une source d'expérience de plus en plus féconde; à son toui. l'expérience religieuse trouvera à s'exprimer en formules dogmatiques, qui

39 Voir S. BOULGAKOFF, Du Verbe incarné, 1945.

40 A. C. HEADLAM, Christian Theology, 1934.

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seront comme des prises de vues successives sur le réel, cherchant à l'en- serrer sans jamais parvenir à l'épuiser. Déjà von Hiigel en avait fait la remarque: « Il n'y a pas d'autre moyen de connaître les faits que l'inter- prétation de l'expérience, et notre propre expérience contient toujours plus que nous n'avons été capables de formuler ou de systématiser 41. » Ne croyons donc pas que nous avons pénétré, ni encore moins épuisé le mystère, parce que nous avons ramassé tout l'Évangile en quelques for- mules dogmatiques qui ont la longueur d'un credo ; nous n'en avons pas même franchi le seuil. Mais que nous soyions arrivés, fions-nous à notre intuition originale: la réalité que nous atteignons en elle suffit à nous unir, alors même qu'ensuite nous nous séparons pour en donner des interprétations variées. Au-delà de nos constructions et de nos sys- tèmes, au-delà même de nos symboles et de nos dogmes, il y a l'infini avec lequel la foi, ou l'instinct religieux, nous met en contact. Dans cette connaissance immédiate, ce contact vivifiant, cette communion inti- me, qui constitue l'essence de la religion, nous puiserons la raison profon- de d'une unité qui doit rayonner à travers nos divergences, les envelopper comme une atmosphère et finalement les absorber ou les résorber. C'est ce qu'affirme avec emphase l'un des coryphées de l'anglicanisme libéral et du mouvement oecuménique, W. Temple: « Si la Révélation est un événement ou un fait, alors elle peut être parfaitement définie, quoiqu'elle ne soit pas ni ne puisse être jamais complètement représentée en proposi- tions. Bien plus, elle peut être un foyer d'unité pour des gens qui en donnent des interprétations variées. « Alors même qu'ils différeraient profondément, disons, dans leur théorie de la rédemption, » ils peuvent s'agenouiller ensemble, dans la pénitence et la gratitude, au pied de la Croix 42. »

En fait, c'est une illusion: nous ne rejoignons le réel que par les idées que nous en avons; et alors même que nous nous attacherions au même concept nominal, par exemple, les formules du credo et que nous les interpréterions selon leur sens le plus obvie ce qui n'est pas le cas des modernistes, qui prêtent à ces formules une valeur symboli-

41 LESTER-GARLAND, Religious Philosophy of Baron von Hiigel, p. 18 (cité d'après J. DICKIE) .

42 \y TEMPLE, Revelation (éd. Baillie and Martin), p. 105; Nature, God and Man, p. 322; Voir Report on Faith and Order, p. 46.

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que, chacun y glisserait inconsciemment sa propre interprétation, et dès lors ce n'est pas la même réalité salvifique qui nous unirait, moi et mon voisin. C'est dire que le développement des formules est essentiel à la véritable intuition de foi, j'entends une intuition qui soit à la fois éclairée et communicable: non point que la multiplication des formules constitue par elle-même le progrès, mais elle nous permet d'embrasser les divers aspects d'une réalité qui ne se laisse point percer au premier regard et qui d'ailleurs contient toujours plus que nous n'en pouvons exprimer.

c) Epuration des traditions; rôle de la raison critique.

C'est de cette base de fait qu'on nous invite à partir pour restaurer l'Eglise du Christ dans son unité et son œcuménicité. Mais commencée avec le dogme et l'Écriture elle-même, l'épuration doit se continuer avec- la Tradition de l'Église indivisée, puis avec les traditions particulières de chaque Église qui en émane «. Or, si déjà il fut périlleux de disso- cier, dans la Révélation elle-même, le fait divin de son contexte humain, à combien de difficultés nous faudra-t-il faire face, quand nous nous ingénierons à filtrer les paillettes d'or que roule le fleuve majestueux de la Tradition.

La foi, qui est plutôt intuition et don de nous-mêmes de Dieu, communion d'esprit à esprit, ne réussirait point par elle-même à faire ce triage. Mais elle n'est pas seule: la raison vient à son secours. De cette discrimination, écrit à peu près N. P. Williams, la raison est l'arti- san, ou plutôt l'instrument, et elle se sert du fameux canon de Lérins comme de critère. L'opération se laisse décrire en des termes qui rappel- lent von Hugel: « Séparer la vérité de l'Évangile des éléments adventi- ces qui sont propres aux écrivains individuels, même inspirés, écoles de pensée philosophique, lieux et temps particuliers, pilonner la roche et en filtrer l'or, telle est l'œuvre de la raison 44. » On ne peut imaginer métaphore plus hardie et tournure plus expressive: elle symbolise l'effort de la raison travaillant sous la direction de la foi et décapant les plus

43 « Le Catholicisme nordique revendique avec Gore le droit de soumettre les tra-

/m°d uV^f SOrxerS' Têm€ J€S ,plus auSustes- à "n examen critique ou scientifique» (N. P. WILLIAMS, Northern Catholicism, p. 224)

44 Id.,ib.,p. 173. Fi-

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vénérables monuments de notre passé chrétien, les débarrassant des ac- cretions accidentelles, dont nous nous sommes plu à entourer les croyan- ces primitives, soi-disant pour les mieux comprendre et les mieux con- server, en réalité pour les corrompre, les dégageant de toutes les scories et impuretés qui se sont accumulées sur leur surface et qui nous empê- chent d'extraire de la Révélation l'or pur de l'éternelle vérité.

Combien ces images contrastent avec celles que la notion de déve- loppement nous a rendues familières: il est à peine besoin de le souli- gner. M. Nédoncelle, qui décèle dans le Prophetical Office de Newman une théorie analogue à celle que nous exposons ici d'après les modernes, écrit: « Il s'agit de purifier un minerai bien plus que de faire germer une graine. La primitive Église a reçu un dépôt immense: tout ce que nous avons à faire, grâce aux développements doctrinaux de nos perspec- tives historiques, c'est de corriger une représentation par une autre et de chercher à les débarrasser des scories étrangères qu'y mêlent nos expé- riences particulières. . . Il faut trouver la meilleure transcription de l'Infi- ni dans le fini et de l'éternel dans le devenir. Or Newman place d'ins- tinct l'éternel dans le passé: c'est la primitive Église qui a reçu la meil- leure part des secrets divins: ensuite la corruption dogmatique est venue et l'avenir devra être une restauration. Il faut trier nos croyances moder- nes, extraire de l'enseignement des Églises qui se séparent le fond immua- ble de la Révélation qu'elles ont reçue et appliquer la raison d'aujour- d'hui à la foi d'hier. Réfléchir sainement, ce n'est pas ajouter des prin- cipes nouveaux à la tradition des Pères et les juger: c'est délivrer le dogme des majorations catholiques ou des usurpations protestantes et enfermer joyeusement ensuite la vie spéculative dans l'enceinte de la croyance primitive 45. »

II. ÉVOLUTION RÉGRESSIVE OU PROGRESSIVE?

On peut donner à cette théorie le nom d'évolution régressive, pour ; 'opposer à celle du développement progressif et continu, qui seule est compatible avec le mouvement et la vie de l'Église catholique et dont Newman lui-même se fera dans la suite l'avocat. Si la théologie catholi- que a adopté, quoique non pas sans hésitation, V Essay on Development.

45 M. NÉDONCELLE, op. cit., p. 215.

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écrit par le grand auteur encore anglican, ses congénères se sont montrés à son égard décidément réfractaires.

On aimerait savoir pour quelle raison. Est-ce parce que ce thème est lié dans leur esprit à des associations pénibles, YEssay on Develop- ment ayant marqué pour Newman la faillite de la via media 46? Est-ce parce qu'ils accusent l'argument de légitimer les corruptions doctrinales, qui, estiment-ils, se sont glissées dans l'enseignement de l'Église romai- ne47? Est-ce parce qu'ils se refusent à admettre l'analogie qui lui est sous-jacente: entre le développement biologique de la plante et la crois- sance organique de la vérité, entre le monde de la nature et celui de la grâce48? Ou bien est-ce parce qu'il leur en coûte de reconnaître le bien- fondé de cette vérité particulière que l'argument postule: savoir l'infail- libilité de l'auteur des décisions doctrinales? Sans doute toutes ces rai- sons à la fois ont-elles fait écarter avec persévérance une théorie qui est peut-être l'acquisition la plus précieuse que la théologie catholique ait faite au cours du siècle dernier et dont elle est redevable à son émule anglicane.

Déjà à elle seule la forme analogique qu'elle revêt suffirait à la condamner. Malgré le grand ouvrage de Butler, l'analogie n'a pas cours en théologie anglicane, pas plus qu'en théologie luthérienne, et tantôt c'est le plan de la nature qui est élevé à celui de la grâce, tantôt c'est le contraire. Les objections de Bicknell et de Salmon 49 suggèrent que ces auteurs se font de la tradition une idée mécanique: ainsi son progrès, si progrès il y a, doit s'accomplir d'une façon rectiligne et uniforme. Le silence ou l'absence de documents à telle ou telle période est interprété comme une solution de continuité. Il est difficile à ces auteurs de se rendre à l'évidence de l'argument newmanien: il y va de la vertu même de l'idée, de son pouvoir de changement et de transformation continue,

46 Cf. C. J. WEBB, Religious Thought in the Oxford Movement (1928, rééd. 1933), voit dans la théorie du développement le fruit de l'opportunité: «... en con- séquence le mouvement qui continuait à se développer à l'intérieur de l'Eglise anglicane devait s'attacher avec d'autant plus d'opiniâtreté à la vue statique et préévolutionniste de l'Eglise que l'abandon de ce principe avait conduit son chef à l'abandonner elle aussi » (p. 18).

4| Voir Eric GRAHAM, dans Union of Christendom (éd. Mackenzie, 1938), p. 567-568.

48 E. J. DlCKNELL, Introduction to the XXXIX Articles of the Ch. of E., p. 324 et suiv.

49 Infallibility of the Church, ch. VIII.

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dans la permanence de son type, de ne découvrir qu'un à un tous ses aspects. Et néanmoins quelque aspect conceptuel qui se découvre, destiné à être sanctionné par un dogme, toutes les virtualités de l'idée sont présentes simultanément.

L'infaillibilité du magistère, condition du développement dogmatique.

On souligne d'autre part que le développement dogmatique conçu à la manière romaine implique l'infaillibilité du magistère. « L'argu- ment de Rome, écrit Bicknell, suppose que l'Église romaine a le mono- pole de la conduite du Saint-Esprit et a toujours été fidèle à ses direc- tions. » Or le mot d'infaillibilité est un de ces mots qu'on gagnerait à définir avant de s'en servir dans la controverse avec les non-catholiques. Autour de lui se sont accumulées les incompréhensions; les déforma- tions. C'est ainsi que nos auteurs parlent d' « assistance contraignante 50 » « qui supplante la personnalité51», répondant dans la sphère de l'in- tellect à l'impeccabilité dans celle de la conduite 52 »; de « direction irré- sistible », «substitut de l'effort intellectuel ou moral53; autant de fausses imaginations.

Au-delà, il faut faire état de résistances d'autant plus ipiniâtres qu'elles sont irraisonnées et qu'elles tiennent à un tempérament religieux ami des demi-mesures, avide de retenir jusque dans le don de soi-même à Dieu, parlant par l'organe de son Eglise, la libre disposition de soi-même.

Redoutant donc d'être brusquement placé devant un absolu de vérité sous les espèces d'une définition ex cathedra, à laquelle il ne lui est pas loisible de refuser son assentiment, l'anglican se réfugie dans une notion plus flottante de la vérité « indéfectiblement inhérente » à l'Égli- se 54, quand même il ne préfère pas attribuer exclusivement au « guide infaillible » de celle-ci une prérogative jugée incommunicable 55. Il lui plaît de penser avec un optimisme confirmé apparemment par l'his- toire des premiers siècles, qu'en dépit de toutes les obscurités, controver-

50 N. B. Williams, op. cit., p. 167.

51 H. L. GOUDGE, The Church of England and Reunion (1938), p. 101.

52 A. E. J. RAWLINSON, The Principle of Authority, dans Foundations (1914), p. 368.

53 E. J. BICKNELL, op. cit., p. 342-343.

54 N. P. WILLIAMS, op. cit., p. 167-168. Voir une opinion plus proche de nous dans The Infallibility of the Church, by H. BEEVOR et A. H. REES, S.P.C.K., 1939.

55 E. J. Bicknell, op. cit.

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ses, déviations, erreurs initiales même, la vérité finira toujours par se faire jour dans les consciences et à prévaloir. Dieu y pourvoit. Et en même temps qu'elle apaise son sens religieux et fait justice à la promesse du Christ, cette certitude laisse entière le libre jeu de l'initiative humaine dont il a fait tant de cas; elle respecte tout ce qu'il y a de libre, d'impar- fait et partant de faillible et sujet à caution dans l'organe ou intermédiaire humain de la Révélation, tout ce qu'il y a aussi de spontané et d'insou- ciant dans les démarches d'un intellect, qui, s'il se trompe, ne craint pas de se reprendre et de revenir en arrière. Enfin elle s'accorde avec les données plus générales d'une ecclésiologie qui nous fait entrevoir, au delà des Eglises existantes et toute déficientes à un titre ou à un autre, l'Eglise idéale et seule véritablement infaillible 56.

III. LE DÉVELOPPEMENT DOGMATIQUE ET LE CATHOLICISME.

Il est temps de dissiper les équivoques et les nuages amoncelés autour de cette question en rappelant quel rôle vital le développement dogmatique, avec l'infaillibilité qu'il comporte, joue dans l'Eglise catho- lique. Loin d'avoir perdu de sa valeur depuis le temps il fut formulé, l'argument newmanien prend aujourd'hui tout son sens, pour peu qu'on l'encadre dans une théologie plus générale du Corps mystique et qu'on le mette en ligne avec le progrès que ces vues n'ont cessé de faire de nos jours.

a) Le développement dogmatique dans le cadre du corps mystique.

Le corps mystique, nous dit-on, est en perpétuelle croissance: ce qu'il comprend aujourd'hui n'est rien auprès de ce que, la grâce de Dieu aidant, il embrassera demain. Des perspectives indéfinies s'ouvrent devant nous. Sans doute l'essor des grandes inventions, qui intensifie les relations entre les peuples, a tout lieu de nous remplir d'effroi quand nous songeons aux applications funestes; mais il devrait aussi nous soulever d'admiration et de reconnaissance pour peu que nous calcu- lions ses répercussions sur l'extension du Corps mystique à des pays si distants de nous et si étrangers à nos mœurs et à nos croyances. Et en

56 Voir Fr. WOOD, dans Union of Christendom, p. 660.

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même temps chaque siècle qui s'écoule, chaque période qui passe, donne au Corps mystique une configuration nouvelle: pour lui aussi « vivre, c'est changer et pour être parfait, il faut avoir souvent changé » (New- man) .

Mais aussi ces changements ne s'accomplissent pas au hasard, ils obéissent à l'implacable logique de la vie qui s'affirme souveraine en chacun d'eux, dans la permanence du principe, l'identité du type. Au demeurant, qu'est-ce qui nous permet d'affirmer que le Corps mystique d'aujourd'hui, en dépit des mutations accidentelles, est la continuation fidèle de ce qu'il était hier, et tantôt la préparation patiente, tantôt l'anticipation sublime de ce qu'il sera demain? Sinon, la finalité qui lui impose la loi de son devenir et comme l'on dit, sa forme. Le Corps mystique est en perpétuel travail, il tend confusément, au milieu des résistances et des séductions du monde, vers la forme parfaite qui lui a été assignée dès son origine, comme son terme et la norme de son pro- grès, cette image de l'« homme parfait » dont parle Saint Paul, obtenue par conformité avec le divin Modèle et dont l'avènement marquera la fin des temps.

Or ce que nous avançons de la croissance du Corps mystique en général et nul d'entre nous, catholique ou non, ne contredirait ces prémisses, nous l'affirmons avec une pareille assurance du progrès de la connaissance de foi dans l'Église. A vrai dire, ce n'est qu'un cas particulier, privilégié certes, du phénomène général que nous venons d'esquisser: cet aspect est étroitement solidaire de tous les autres, il les conditionne et il est conditionné par eux. Dans la pensée de Saint-Paul, il faut que « confessant la vérité, nous continuions à croître à tous égards dans la charité en union avec celui qui est le Chef, le Christ » (Eph. 4,15). A la base de la croissance du Corps mystique, il y a une croissance dans la connaissance de la vérité, qui se faisant de plus en plus lucide et explicite, autorise une affirmation toujours plus pertinente et efficace.

Or, pour croître dans la vérité surnaturelle, l'intelligence humaine n'en évolue pas moins selon ses propres lois. A peine une idée a-t-elle été semée dans notre esprit qu'elle germe et produit des fruits: elle s'enveloppe de formules qui ont pour but d'en circonscrire et d'en décou-

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vrir un à un tous les aspects. Quoi qu'en pensent les libéraux, l'intuition seule ne suffit pas à nous faire prendre possession de tout le contenu d'une idée. D'autre part, la multiplication des formules ne constitue pas par elle seule le progrès, mais le progrès de la connaissance théologique suppose une certaine multiplication de formules, celle qui ramène l'es- prit, à travers ses analyses même, à une saisie plus consciente et plus précise de l'idée. Autant dire que la multiplication des formules, loin de contrarier l'intuition initiale, la conforte et lui permet d'atteindre son objet à meilleur escient et plus totalement. Sans elle l'esprit serait condamné à errer à la surface de celui-ci, ainsi qu'il advient des chré- tiens qui se contentent d'une affirmation globale empruntée à un ancien formulaire; avec elle, l'intuition de foi qui reste indispensable pénètre, remue, va au fond.

Or ici encore, qu'est-ce qui nous assure qu'à travers toutes ces formulations et mutations l'idée reste semblable à elle-même, sinon la finalité qui, inscrite en elle comme la loi immanente de son progrès, préside à son développement et en dirige les différentes phases: c'est l'idée parfaitement formulée et complètement différenciée, dont les vir- tualités ont été une à une exploitées et ramenées dans l'enceinte du dogme, qui agit à titre d'idéal ou d'exemplaire, sur l'évolution de l'idée globale et enveloppée qui a été jetée jadis dans la conscience de l'Eglise comme une semence de vérité et ne cesse d'y croître. Il en est analogiquement d'elle comme du gland, qui, à travers toutes les phases de son dévelop- pement, subit la loi et comme l'attraction du chêne qu'il est appelé à devenir et qui trouve dans cette loi même inscrite en lui, la raison de sa permanence sous les mutations et variations accidentelles de structure.

Et déjà l'on voit poindre le motif pour lequel le développement dogmatique est inséparable de l'Eglise catholique: seul il permet à l'idée révélée de dépasser le stade embryonnaire et de se réaliser en plénitude. Or catholicité veut dire plénitude, de vie certes, mais d'abord de con- naissance.

b) Croissance spatio-temporelle de Vidée; nouvelles perspectives.

On expliquera de la même manière les vicissitudes de l'idée chré- tienne, non plus au cours des temps, mais à travers les espaces.

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Cet aspect de la question nous est sans doute moins familier. Quoique nous en ayons, nous concevons la Tradition comme un fil, ténu parfois, qui relie le passé au présent et en qui l'avenir se noue déjà. Cependant, au point de l'histoire de l'Église nous sommes parvenus, il convient que la Tradition fasse nappe et que grâce à l'effort conjugué de toutes les cellules du Corps mystique, profitant des opportunités qui s'offrent, elle se répande dans les régions les plus excentriques et pénètre les niveaux de culture les plus disparates.

Extension qui n'ira sans doute pas sans épreuves. On pense naturel- lement aux contradictions et aux sévices dont sont parfois l'objet les propagateurs de 'l'Évangile: pour notre part nous songeons aux diffi- cultés que la Tradition chrétienne, formée principalement en Occident et coulée dans le moule de la culture gréco-latine, rencontrera quand elle se heurtera à ces milieux culturels hétérogènes, correspondant à des structures mentales inédites, à des tempéraments religieux exotiques.

Il n'est pas impossible que l'on assiste dans ces chrétientés asia- tiques, qui seront sans doute les premières à être le théâtre de ces con- flits et de ces épreuves de l'Idée, à une crise de la Tradition chrétienne, qui, d'abord reçue avec ferveur, mais peut-être un peu aveuglément, semblera maintenant se dissoudre dans le milieu culturel ambiant. Mais cette crise ne peut être que passagère: elle sera bientôt surmontée, est-il chimérique de le penser, grâce à l'appoint du vieil Occident chrétien, qui représentera la stabilité, tandis que les expériences tentées dans les champs de missions lointaines parleront en faveur du progrès.

En même temps, comme l'a souligné Newman, la vitalité de l'Idée s'affirme dans son pouvoir d'assimilation, qui, en s'exerçant, entraîne en contre-partie la désintégration de tout ce qui n'est pas elle ou se refuse à le devenir.

Il se peut que certaines cultures qui s'étaient conservées comme en vase clos durant des siècles subissent cet assaut du christianisme à leurs dépens et qu'elles voient se désintégrer dans leur sein les éléments réfrac- taires à sa pénétration, tandis que les germes de vérité qu'elles recèlent, venant à la surface, passeront sous son hégémonie et seront rapidement assimilées par lui.

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Ce ne sont sans doute que des schémas un peu abstraits, mais auxquels les observations des missiologues donnent de plus en plus de consistance 57. Si nous les rapportons ici, c'est pour insinuer que la fécondité du principe proposé par Newman au XIXe siècle ne se révélera sans doute complètement qu'au XXe, dans une perspective différente certes de celle que cet auteur avait imaginée, et qui suppose certains déplacements géographiques, mais s'avère comme une donnée cons- tante — c'est le nœud de la question la liaison intime entre développement dogmatique et catholicité.

c) Le cas des chrétientés dissidentes.

Mais revenons à l'œcuménisme. Il se présente comme une multiplicité un peu chaotique de croyances, de coutumes, de rites, d'ordres qui tous se disent chrétiens et qui sont en marche vers une organisation nouvelle. Car cette multiplicité est en quête d'unité: elle cherche bon gré mal gré à s'ordonner autour d'un axe central que, nous l'avons vu, on n'imagine pas autrement que suivant le fil de la Tradition et remontant en arrière jusqu'à l'Évangile. C'est dire que nombre de ces Églises ont renoncé à se fermer sur elles-mêmes, à s'endlore dans les limites étroites d'un système négateur: si elles se comparent encore aux autres Eglises, ce n'est plus pour s'opposer à elles, mais plutôt pour se rapprocher d'elles et corriger d'un commun accord leurs positions respectives, par une série d'amendements et de réajustements successifs. Bien plus, c'est pour chercher à s'intégrer avec elles dans un grand tout, supérieur aux parties qui la composent et ou chacune trouvera comme une nouvelle raison d'être en se conformant à la loi du tout jusque dans l'expression de sa valeur individuelle.

En d'autres termes, l'aspiration foncière de leur être morcelé les portera maintenant vers le dehors, vers l'autre, vers tous les autres, vers le tout qui les recevra et qu'elles concourront à enrichir de leur substance, dans la mesure celle-ci est assimilable par le tout. Ici encore nous avons affaire à un double phénomène vital: désintégration des éléments purement accidentels et éphémères, qui tiennent aux conditions histo-

57 Voir H. VAiN STRAELEN, L'Avenir religieux de l'Extrême-Orient, dans Ryth- mes du monde, 1946, nc 1.

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riques et ethniques conséquentes à l'état de schisme, et intégration des éléments à la fois authentiquement chrétiens et originaux, et dans leur ordre irremplaçables.

Mais comment cette aspiration se réalisera-t-elle? Selon la formule de l'œcuménisme ou du catholicisme?

Nous avons vu que ces deux formules sont entre elles dans le même contraste que l'évolution régressive et le développement progressif du dogme: d'une part c'est le retour à l'antiquité pure et simple, à une appréhension confuse de la réalité du salut dans le Christ qui constitue l'essence de la Révélation chrétienne et dont les formules dogmatiques ne donnent qu'une traduction imparfaite, trompeuse parfois et plus propre à nous diviser qu'à nous unir. De l'autre, c'est la loi du progrès continu, homogène et équilibré, la force de l'idée initiale, guidée par la finalité de l'ensemble, s'affirme à toutes les phases du développement.

De ces deux formules, la plus riche de ressources comme de pro- messes est assurément la seconde. Elle seule est capable en effet de faire les discriminations nécessaires et grâce à ce processus d'intégration et de désintégration qui est la loi même de la vie, de dépouiller ces Eglises de ce qui représente en elles le trop humain ou l'adventice, sans parler du préjugé schismatique ou de l'erreur grossière, pour ne retenir que les bons éléments dignes d'être agrégés au tout. Elle seule aussi est capa- ble d'ordonner et d'unifier, en une synthèse organique et vivante, ces cléments, en leur faisant subir la loi du tout, c'est à dire en définitive la loi que dicte à chacun la finalité de l'ensemble.

Ainsi ce que le mouvement œcuménique tente d'accomplir entre confessions rivales par un rapprochement factice, encore que dominé par une inspiration louable, l'Église catholique l'a déjà accompli en elle-même par une synthèse vitale et grâce à un processus d'ordre bio- surnaturel; et elle ne cesse, nous l'avons montré, de l'accomplir tous les jours davantage, sur les théâtres les plus divers, à l'égard de toutes les formes de pensée et de culte qui se prêtent à son influence.

Envoyée à « ceux qui sont loin », marchanderait-elle ses bien- faits à « ceux qui sont près » ? Encore faut-il cependant que ceux-ci fassent preuve, à leur place, de la même disponibilité que les témoins venus d'Extrême-Orient ont pu constater là-bas. L'Esprit qui pousse

L'ANGLICANISME LIBÉRAL ET LE MOUVEMENT ŒCUMÉNIQUE 167*

dans cette direction les y aidera. En même temps qu'il leur donnera la clairvoyance des discriminations et le courage des renoncements néces- saires, il entretiendra dans la Magna Ecclesia elle-même une vie toujours plus large, plus abondante, plus hospitalière, plus transcendante aux pauvres vues et calculs humains, en un mot toujours plus catholique.

Disons donc que le catholique possède « en plein )> ce que le mouve- ment œcuménique a le tort de ne présenter qu'« en creux ». Je veux dire que la plénitude n'y est plus à l'état d'élan, d'aspiration, d'accession à un idéal supérieur, mais elle est acceptation d'un donné, et cependant actualisation toujours nouvelle et toujours plus instante.

d) Attitude contrastée des Églises à l'égard du temps.

Mais pour achever de les caractériser l'un et l'autre, il faut revenir à la notion de développement et en souligner la portée. Le développe- ment se déroule dans le temps. Or entre œcuménisme et catholicisme, la différence fondamentale réside dans l'attitude foncière adoptée à l'égard du temps.

Les Églises protestantes ou assimilées, partant d'une appréciation péjorative de la nature humaine, ne peuvent concevoir l'Église actuelle autrement que comme une corruption de l'Église primitive. Elles se détournent donc du présent pour s'enfoncer dans le passé; et si parfois elles se penchent sur l'avenir, c'est pour tenter d'y contempler le mirage de cette unité qu'elles s'efforcent en vain de ressaisir.

À l'inverse, l'Église catholique accepte le présent tel qu'il se pré- sente: en cela, elle se montre docile à l'ordre de son Fondateur (Mt. 29, 19) qui est un perpétuel indicatif, une invitation à l'action qui s'exerce et se développe dans le présent. Ainsi, pour ne citer que les traits les plus saillants de la vie actuelle de l'Église, le mouvement liturgique risque de devenir archaïsme suranné, s'il ne s'insère dans l'apostolat de l'Église ou Action catholique, et à son tour, le mouvement des études bibliques n'a point de meilleure sauvegarde contre la critique stérilisante que le souci de nous restituer l'Évangile tel qu'il doit être vécu et prêché dans toutes les parties du monde. Aussi bien, étant sûre d'elle-même, de sa fidélité essentielle à ses origines et ceci est capital, l'Église catholique n'a ni à s'interroger ni à s'interrompre: elle a seulement à

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aller de l'avant, à oeuvrer et à semer pour préparer les moissons futures. La vie spirituelle pour elle ne consiste pas dans un examen de conscience, ni en un perpétuel mea culpa, mais plutôt elle est mouvement, action, progrès, et cela dans tous les ordres, dans tous les domaines qui s'ou- vrent à son influence.

Ce n'est pas pour autant qu'elle se désintéresse du passé. La réminis- cence du passé est un élément essentiel de sa conscience et, on peut le dire, de sa constance et de sa croissance. C'est seulement en effet quand elle se retourne vers le passé, vers la Tradition, qu'elle acquiert comme le senti- ment d'une présence, d'une assistance même qui n'a cessé de diriger ses pas, d'inspirer ses démarches, à son insu peut-être, et que pourtant le présent semble lui dérober. Ainsi les disciples d'Emmaus ne s'aperçurent de la présence du Seigneur qu'après avoir longtemps cheminé avec lui, mais dès qu'ils s'en aperçurent, à l'instant même cette présence s'évanouit.

La réminiscence du passé, loin de détourner l'Église de sa tâche présente, l'y renvoie donc plutôt et l'invite à s'y consacrer avec une fer- veur nouvelle, en même temps qu'à se tourner avec une confiance accrue vers l'avenir, vers cet avenir qu'elle « occupe » déjà en quelque sorte par la pensée et l'espérance. Aussi bien le présent ne vaut-il à ses yeux que dans la mesure il comble la distance qui sépare chaque jour du lendemain, de cet avenir toujours à revenir, en attendant le retour définitif et final. Alors, tandis que son Sauveur et Juge lui apparaîtra, cîle se révélera à elle-même dans la « forme parfaite », dont la plénitude même est synonyme d'achèvement, de consommation, de fin des temps. Ainsi, par la loi même de son être qui tend vers la perfection, vers la plénitude, elle tend vers l'avenir, vers la fin, vers cette double parousie.

En conclusion: la vie de l'Église, exprimée en termes d'espace et de temps, ou, si l'on veut, de catholicité et de durée, et ancrée sur l'idée de développement ou de progrès dogmatique, rend raison de ce contraste qu'il nous a plû d'instituer entre les notions d'oecuménisme et de catho- licisme.

J.-V.-M. POLLET, o.p.

Strasbourg.

The Philosophy of Nature of Denis Diderot1

The wide influence of Diderot on his contemporaries is due as much to his dynamic personality as to his writings. A number of these were published after his death; several were printed abroad, and some were seized by the police before they could be given to the world. His personality, his genius and his adventurous life were as much discussed in his own time, as were his very ideas, which embody so well the fun- damental interests of his century. Endowed with a true encyclopaedic mind, Diderot took an active part in the intellectual life of the time, ?.s is shown not only by the variety and number of his contributions to the Encyclopédie, but also by his writings on religion, philosophy, ethics, literature, art, drama, criticism, music and even mathematics.

Yet, the man on whom his contemporaries bestowed the proud name of « le philosophe », can scarcely be said to have left behind a systematized philosophical doctrine, in the technical sense of the word. Of course, throughout his work runs the same fundamental leit-motiv.. his confidence in the powers of reason as the sole source of true knowl- edge and happiness. But he did not take up all the variations of this idea to blend them into one big theme embracing the first and ultimate principles of everything. In spite of the lack of organization of his doctrines, however, it is possible to form an estimate of his philosophy of nature in which are to be found many of the basic intuitions which inspired the development of modern scientific thought.

I. Knowledge and Nature.

If philosophy has any importance at all among human interests, we must expect Diderot to have strong views on its nature and scope.

1 The edition used for the references and quotations is that of J. ASSÉZAT, Œu- vres complètes de Diderot (1875-1877), Garnier Frères, Paris. This is the standard edition compiled from the original editions and unpublished manuscripts. Any referen- ce to other publications will be indicated in the footnotes.

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Indeed, he envelops them at length in two articles, philosophe and philosophie, of the Dictionnaire Encyclopédique. He discusses the meaning of philosophy according to its nature and according to its utility. Considering that « philosophizing is to give or at least to seek the reasons of everything» (XVI, 283), he adopted Wolff's définition of philosophy as the science of the possibles as possibles. If we can imagine anything to be different from what it is and to have relations with other things quite different from its actual relations, it is the business of philosophy to discuss and find out why, among the various conceivable possibilities, those which are actually the case obtain with the thing or things considered. Such a definition, then is all-embracing; so that philosophy may be considered as a development of any particu- lar science or craft. Nevertheless, philosophy deals more precisely with the three ultimate objects to which can be reduced in the last resort all our inquiries: these three objects are God, the soul and matter; and, still according to the views of Wolff, to these three objects correspond in turn natural theology, psychology and physics. Logic is nothing but a prolegomenon to philosophy, in so far as it teaches us how to direct our understanding in its attempt to solve the problems of philosophy.

Side by side with this essential definition of philosophy and the consequent hierarchy of the sciences. Diderot proposed to divide philos- ophy into two parts, theoretical and practical. To the latter belongs Logic which directs the operations of the mind, and Ethics, which directs those of the will. All the other divisions of philosophy are theoretical or speculative in character. But whatever be the principle of division of the various parts of philosophy, it must be admitted that such a science is necessarily incomplete; for the realm of the possible cannot be exhausted.

Yet, though philosophy is essentially incomplete, it admits of progress, provided its development is not cramped by appeals to author- ity and by a misuse of systematization. « A man with good eyes never thinks of dosing them or of pulling them out in the hope of finding a guide » (XVI, 288). So with reason, which should never give way to authority. An analysis of the principal reasons why authority has always had such a grasp over men, should enable the mind to free

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itself from its yoke. Following Malebranche and Fontenelle, Diderot put forward some Cartesian arguments in favour of the indépendance of human reason. But he is rareful to warn us that it would be just as unphilosophical to neglect Aristotle after becoming absorbed with Des- cartes. In the name of reason, Diderot would thus side with the sup- porters of the Moderns in that famous « quarrel of the Ancients and the Moderns», which was one of the great features of the golden age of French classicism; for he believed in the idea of progress and in the power of the mind, especially, as he says, since the valuable alliance be- tween philosophy and mathematics. Yet if, as a philosopher, Diderot recognized no other master than reason, as a historian, the doctrines of the past interested him considerably. In fact, he was responsible for all the articles on the history of philosophy which appear in the Die- tionnaire encyclopédique; and though he uses, in this connexion, the works of Brucker mainly, without claiming for his articles the respect due otherwise to patient and reliable erudition, his views and opinions about the principal doctrines of the past are worth reading for their freshness and originality of outlook, though on more than one point they do seem to be biased.

Validity and coherence are, of course, fundamental values of a true philosophical mind. But if systematization, or the connexion of the different parts of a theory for the purpose of demonstration, is welcome to philosophy, such could not be the case with the habit of shaping a system first and then forcing into it facts and phenomena. Such misuse of systematization carries with it unchecked prejudices and biases which are just as harmful to free and useful thinking as the deadweight of an uncritical appeal to authority. It is with such pre- cautions that one must approach the study of philosophy, and there is little doubt that Diderot himself was the first to follow his own advice in this matter. It is not with an attitude of doubt, but with one of clear-headed and unbiased curiosity that he attempted a rational solu- tion of the main problems of philosophy: God, the soul and matter. Let us see how Diderot tackled these questions and what results he obtained.

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It cannot be said that Diderot was anxious to develop technically a theory of knowledge. Problems such as those of the origin and nature of ideas, or of the relation between universals and particulars, or of the value of science, were not in the forefront of his interests. His mind was much more occupied, after the fashion of the day, with the ultimate nature of the cosmos. There are, no doubt, some historical reasons for this general attitude of the French thinkers of his time. The Cartesian Method was beginning to bear its natural fruits: the methodical doubt which had enabled Descartes to build up gradually a spiritualistic philos- ophy in which God and soul had important roles to play, was being separated from its substantial results. If we can, and must doubt every- thing, why not doubt the conclusions reached by Descartes on the strength of his initial doubt? The rejection of authority, the necessity for clear and distinct ideas which could be suggested by simple obser- vation, and the complications involved by the ultimate concepts of philosophy, must have induced philosophers to try for themselves the powers of their minds. On the other hand, the discoveries of Newton and the vogue of the empirical and inductive methods and results pro- posed by British thinkers, were beginning to find enthusiastic fol- lowers in France. From the combination of these two movements re- sulted the dual, but contradictory characteristics of the eighteenth century: its atheism and its deism.

Diderot himself experienced both deism and atheism, ultimately finding mental rest by merging both in an uncompromising pantheism. He began well, thanks to the influence of his early training and to his religious ideals which almost led him to study for holy orders. Yet his Pensées Philosophiques (1746), where he makes a Catholic profession of faith and denounces atheism, was officially cast to the flames; his first contacts with the world and the writings of Bayle, threw some doubts on what he would call his « superstitions ». In this early work (I, 127-17'0), Diderot is enthusiastic about the proof of God through the marvels of the external world, and denounces the useless endeavour of those who would try to prove God by a priori argumenti and chains of syllogisms. « It is not the metaphysicist who has delivered the greatest blows to atheism », he writes. « The sublime meditations of

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Malebranche and Descartes did less to weaken Materialism than a single observation by Malpighi. If this dangerous hypothesis loses ground to- day, all honour to experimented physics. It is only in the works of Newton, of Muschenbroek, of Hartzoeker and of Nieuwentit, that are to be found satisfactory proofs of the existence of an infinitely intel- ligent being. Thanks to the labour of these great men, the world is no more a God, but a machine having its wheels, its wires, its pulleys, its springs and its weights ». 2

Diderot's support for what was called at the time « Physical Theology » was more lyrical than reasoned. The few Pensées given to this subject (and especially the one in which he uses considerations of probabilities) were soon to lose their dualistic flavour. If some kind of religious feeling is revealed in the Pensées of 1746, Diderot turned deliberately against organized religion and especially against Chris- tianity in the Additions, which were published in 1770. In the mean- time, his Deism had taken a naturalistic and then definitely a pan- theistic turn. The transition was already visible in La Promenade du Sceptique (Les Allées) published in 1747 (Vol. I, p. 177-257), an allegorical monograph in which a very superficial philosophy is used in controversial arguments against religion. Thus we read in L'Alice des Marronniers (p. 234, par. 52) that « the intelligent being and the corporeal beings are eternal, that these two substances form the universe, and that the universe is God». We are far from Diderot's original faith in an « intelligent craftsman » as the author of the world, a belief which he also displayed in his arguments with Helvetius when he was flushed with youthful enthusiasm for Deism.

Indeed in 1749, in his Lettre sur les Aveugles, Diderot showed that God is nothing but a word used as an explanation of the world. Why should we attribute to God things which have not been explained so far? We ought really to use in our arguments « a little less pride and a little more philosophy ». When Nature confronts us with a difficult knot to untie, we should not use for the job the hand of a being who is himself a much more difficult enigma to fathom. More particularly, the eternity of matter is not more difficult to admit than

2 Pensées Philosophiques, No. XVIII, T. I, p. 13 2.

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the eternity of a spirit; and if we cannot conceive how movement came to generate this world whcih exhibits it so wonderfully, the difficulty is not really solved by appealing to a being which we cannot conceive either. This point, which Diderot dared not labour in greater detail in his Lettre sur les Aveugles, which had already cost him imprisonment at Vineinnes, was made with greater force in a letter to Voltaire. There he developed an argument which he would have liked to put in the mouth of his blind man Saunderson: for anything to be, something must be eternally; and the same for the existence of spirit. Hence the conclusion that the universe is exclusively composed of spiritual and material beings, and that there is no other god a conclusion which can be further simplified by suggesting that spirit might be a modifica- tion of matter, as Voltaire would think. From this postulate of the eternity of matter, everything follows easily « from the stone to man », and all causal relations can be explained.

So, in the great stage of the universe, God becomes unnecessary; and this is also the conclusion of Diderot's treatise Interprétation de la Nature (1754), which finishes with that extraordinary prayer: « I have begun with Nature which they call your work, and I shall finish up with you whose name on earth is God ». Diderot took God out of the sanctuaries and made him part of boundless Nature: but in the end. he lost sight of God and found nothing else but Nature. Yet his pan- theism is different from Spinoza's; for Diderot is more naturalistic than idealistic in his outlook, just as the eighteenth century philosophy owes more to the progress and influence of the physical and natural sci- ences than to the Cartesian outlook which dominated the thought of the seventeenth century.

II. Matter and Evolution.

Indeed, there is no doubt that the progress of the sciences influenced Diderot considerably. Just as he used them as a background for his early hymns to God, he found in them later enough substance to wor- ship them for their own merits. His two letters on the Blind and on the Dumb, already contain a full programme of materialist philosophy and in his Principes Philosophiques sur la Matière et le Mouvement (1770) ,

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the suggestion of a being placed outside the material world is dismissed as impossible (II, p. 67). But in the Rêve de D'Alembert (1769), Diderot boldly went even further. Following the vision of the early Greek thinkers, Diderot suggest that an eternal matter endowed with an eternal force may have ultimately shaped the world as it is by succession of tentative actions and adaptations, with the survival of the fittest and the formation and persistence of the species. Just as the series of causes has no beginning, so the succession of effects will have no end. In this indefinite concatenation of causes and effects, the raison d'être of each being can be found in the primitive qualities of its constituent matter; so that substance identifies itself with the cluster of its qualities.

This unity of Nature is analyzed by science, which has then to show the relations between its parts and the reason and character of their unity. Observation and experiment with all the developments of the inductive sciences, are the fundamental means of knowledge. With their data philosophy builds up the synthetic vision of the universe as a whole. This vision furthermore, does not allow any discontinuity between the various objects of knowledge, so that man himself has to be considered in the perspective of the animal kingdom, as a natural growth of Nature, as the most refined product of the animal world.

Personality does not necessitate an immortal soul for its principle and substratum: the self is sufficiently explained by the continuity of our impressions and the comparison of our recollections. In short, there is but one substance in the universe, in the animal and in man. The synthetic vision which is allowed by this principle makes of Diderot a direct forerunner of the great tradition which culminated with Evolutionism.

Indeed, we find in the writings of Diderot a number of views and principles which were taken up by transformism. In the often quoted Rêve de d'Alembert, (11, 137) Diderot says definitely that « the organs cause the needs, and conversely the needs produce the organs». Or again, « organization determines the function and the needs; sometimes the needs influence organization, and this influence may go even as far as to produce the organs, and does go always far enough to transform

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them ». Such and similar quotations become more than prophetic when they are read with those extraordinary notes published in 1875 under the title Éléments de Physiologie which contain so many useful indica- tions of the state of science in the eighteenth century. The very sub- titles of this work are suggestive of the evolutionist outlook of Diderot Animal-Plante or Plante et Animal, or Animalisation du Végétal, Contiguïté du Règne Animal et d'un Règne Végétal, or again l'Orga- nisation détermine les Fonctions . . . But many of his statements are even more remarkable.

Diderot tells us, for example, that « the succession of beings » (chaîne des êtres) is not interrupted by the diversity of forms. « Form is often but a deceiving mask; and the link which seems to be missing perhaps exists in a being already known but to which comparative anatomy has not been able yet to assign its true place » (IX, p. 253). Commenting upon Becarri's experiment on gluten, he wrote that knead- ing gradually took away from the dough its vegetable nature and brings it so much closer to animal nature that it gives animal products; indeed, the « gelatinous substance » of the animal and the plant « shows a middle state between animal and plant » (IX, p. 256). For Diderot, animals as well as plants are both but « a coordination of infinitely active molecules, a concatenation of small quickening forces which everything tries to separate » (IX, 255). This view of the unity of Nature when applied to the animal world, led Diderot to affirm that « the long series of animal may be after all the different developments of a single one » (IX, p. 264) . Further, enlarging his vision (Rêve d ' Alembert) , he says <c organization determines the function and the needs; sometimes the needs influence organization, and this influence may go even as far as to produce the organs, and does always go far enough to transform them» (IX, p. 336). Lamarck wrote nothing better in his Philosophie Zoologique (1809) ; indeed we find in Dide- rot the first explicit reference to the fundamental principle of transform- ism. Though Diderot himself was not a naturalist, he knew enough experimental physiology, which was developing on strictly scientific lines in his time, to be able to make such a remarkable pronouncement.

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Before the English and German monists, Diderot linked up the presumed processes of Nature with his wide philosophical vision. If it is true that there are no jumps in Nature, the whole series of living organisms must be linked up together by the law of continuity. There- fore, the species themselves need not be fixed : they may have transformed themselves the ones into the others, and may still possess a force of transformation and adaptation to circumstances which has not yet given its ultimate results. Time may explain the evolution of being and the transformation of species: the nil sub sole novum is for him nothing but a prejudice based on the weakness of our organs, the imperfection of our instruments and the shortness of our life. We believe that species are not fixed because we live but a short interval of time, because we are not eternal as Nature is, and because we submit only to an infinitesimal part of the process of Nature. But in reality, everything changes, everything passes: only the whole remains: as Lucretius said, so Diderot could assert return novus nascitur ordo. He did not even make a great distinction between life and death. Diderot wrote in the Rêve d' Alembert : « Life is a sequence of actions and reactions. When alive, I act and react in a body. When dead, I act and react in molecules. Then, I do not die? No. I do not die in this sense, neither I nor any- thing else. Birth, Life and Death, each is a change of form. And what does it matter, one form or another? Each form has the happiness and misery which is proper to it» (II, p. 139).

Thus, according to Diderot, there is but one substance in the universe, which takes a thousand forms in man, the animals, the plants. This one substance is in perpetual motion through the action of such forces as attraction, electricity, magnetism, which may, themselves, be considered as aspects of the same original force with which mattei is endowed from eternity. Any other hypothesis put forward for the explanation of the world is irrational: divine creation, in particular, is but a childish conception. In the Principes Philosophiques (1770) Diderot shows that matter is not indifferent to motion and rest. Every- body acts and reacts on every other body according to forces which are part of its nature, just as extension is essential to matter. The intimate force which belongs to the essence of the molecule is never exhausted

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(II, p. 66) : it is eternal and accompanies the molecule in its various combination. Lavoisier said some decades later that nothing is created and nothing is wasted. Yet Diderot had already seen the vision of the would furnish the ultimate explanation of these perpetual combina- ihemselves into everehanging forms, and he had perhaps a dim vision that some central phenomenon might one day be discovered which would furnish the ultimate explanation of these perpetual combina- tions, and of the cause of causes of the universe.

III. Experimental Psychology.

What is the place of psychology, of personal life and thought, in this monistic conception of the universe? Psychology, as it was con- sidered in the eighteenth century, could scarcely fall in line with Dide- rot's naturalism. The definition he gives of it in the Dictionnaire Ency- clopédique is neither enthusiastic nor suggestive. Though here again Diderot followed Wolff in determining the place of psychology among the sciences, he definitely linked it up with metaphysics. Even if he referred to « experimental psychology » as an important part of the subject, Diderot conceived it as an introduction to « rational psycho- logy » which had for its object the définition of the soul, of its faculties and of moderation (XVI, p. 464-465) ; and this, in turn, with the view of making possible the happiness of man.

Nevertheless, Diderot may be considered as a forerunner of scien- tific psychology if one takes into account some of his more special- works, such as the Éléments de Physiologie and his two letters on the Blind and on the Dumb, although these works would not be formally defined as belonging to psychology as considered in those days. In these works, he did not use introspection as the method of psychological problems, but experiment and observation : the behaviour of the human body under the influence of reason or feeling, was a phenomenon which interested him as much as physics or medicine. He would himself imagine experiments for the purpose of his studies; or he would note carefully the observations and discoveries of the professional scientists of his day. For example, he wrote to Dr. Petit, a famous surgeon of

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his time, asking him what would be the physiological changes in a man who suddenly decides to leave a perfectly lazy life for the stren- uous one of a ruffian armed with a club, who later changes his call for an easy-going and dissolute life, who becomes later limp and hunch- back, and who finally becomes jealous and nervous. What Diderot also wished to know, was the gradual change these various circumstances would bring to the facial expression of the individual (IX, p. 239). He would also note down a number of experiments and pathological observations made by physicians, which might serve him as a useful background for a treatise on Experimental Psychology which however, he did not seem to have in mind at the time.

This predilection for experiment, which Diderot also showed in taking sides with the surgeons against the strict pathologists in their famous disputes for academic recognition, was applied to himself in his Lettre sur les Aveugles (1749, vol. I.) and in his Lettre sur les Sourds et Muets (1751, vol. I), which mark the revival of empiricism in psychology in France, through Voltaire's revelation of the English writers. 3 Although written in the atheistic vein characteristic of Dide- rot, their primary value was not that they stated the materialist case against the prevalent religious beliefs of the day. It is true that a blind man would not be impressed by arguments from the order and beauty of Nature in support of a belief in the existence of God. « If you want to make me believe in God, you must make me touch Him » (p. 109) cries the blind man to the priest whose arguments were not of a charac- ter to convince him. The value of these letters is to be found rather in their treatment of the technical problem, on which Diderot dwells at length.

The Lettre sur les Aveugles refers to a special, if not abnormal, aspect of vision, and discusses how far modification of the senses would involve a modification of ordinary notions acquired by men normally endowed with their capacity of seeing: the notion of God is thus only a particular aspect of the question. It is not a scientific treatise, but a popular exposition which centres round the life of a blind man, his

8 Quotations from these two letters are taken from the English translation pub- lished by Margaret JOURDAIN (1916) in Diderot's Early Philosophical Works (Open Court, Chicago) .

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experiences, his habits and needs, his views about the problems of life and the character of his rational activities. The method used by Diderot is that of the negative instance of Bacon: on the strength of the rela- tion between cause and effect, Diderot establishes deductively what would be the case when an important cause, for example, eyesight, is absent. He confirmed his conclusion by independent observations which he or others made of blind people. As he was excluded from a direct experiment made by Reaumur, he turned to personal observations and philosophical interrogations of blind persons, such as the man of Pui- scaux and Mélanie de Salignac (the latter was examined by Diderot thirty-three years after the publication of his letter and his results formed the « Addition » to the Letter, in which he confirms his earlier conclusions. The references to Saunderson were based on the Memoir appended to his Algebra.

In his Letter, Diderot shows his powers of observation. Thus, he noted that a custom of the blind is « to look after his household affairs and to work while others are asleep » (p. 70) and are not in his way. His blind friend of Puiseaux liked order, was a « good judge of symetry » (p. 70) and « studied by his touch that disposition required between the parts of a whole to enable it to be called beauti- ful » (p. 70) . In fact, « beauty for the blind is but a word when divorced from utility (p. 71). Diderot reports a striking definition of a mirror as « an instrument which sets things in relief at a distance from themselves, when properly placed with regard to it» (p.71), and comments « what puzzled him (the blind) was that the other self, which according to him the mirror represents in relief, should not be tactile » (p. 73) ; and he closes with the remark that this little instrument sets two senses to contradict one another, and that a more perfect instrument would perhaps reconcile them.

Diderot was quick to notice some outstanding peculiarities of the blind. They are more careful than the average man in using the proper rerms for things and ideas; they have a remarkable memory for sound, and distinguish people easily by their voice (p. 75) ; they judge near- ness to the fire by the degree of heat (p. 78), and they can point to the direction which noises come from (p. 77) ; they find us very much

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inferior to them in many respects (p. 76) ; and were it not for curiosity- sake, they prefer longer arms to eyes, as they know their arms and prefer to make more perfect the organs they possess (p. 77). Here should be quoted an illuminating definition of the eye by the blind man, as « on organ on which the air has the effect this stick has on my hand » (p. 73).

No doubt, as Diderot pointed out, blind people take an unusual view of social morality and the show of emotion. Indeed, they make no great account of modesty (p. 81) and would not understand the use of cloth unless as a convenient means of preserving the temperature of the body. Again, « the outward show of power which affects us so strongly, is nothing to the blind » (p. 77). « Things that move us through vision cannot affect the blind » (p. 77) same was as « we our- selves cease to be compassionate when distance or the smallness of the objects produces on us the same effect as deprivation of sight upon the blind» (p. 81).

An interesting analysis is given of the way in which a man born blind forms ideas of figures. Using mainly observation and deduction, Diderot maintained that he does so by the movements of his own body and by stretching his hand in various directions, also by passing his fingers continuously over an object. « By repeated usage of the sense of touch, he has a memory of sensations experienced at different points, and he is capable of combining these sensations of points and forming figures» (p. 83-84). While a normal person combines coloured points, the blind combines only palpable points; or, to speak more clearly, «only such tactile sensations as he remembers» (p. 84). Diderot's assertion that the blind refer everything to their finger's end, is followed by the witty remark that he « would not be surprised if, after a profound meditation, his fingers were as weary as our heads » (p. 87). These general remarks are further elucidated by a discussion of Saunderson's method of reducing everything to touch, and of that ingenious device of using a board with pins. His compassion for the miseries of the blind, led Diderot to regret that while we have made symbols « for our eyes in the alphabet, and for our ears in articulate

182* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

sounds, we have none for the sense of touch, although there is a way of speaking to this sense and of obtaining its responses » (p. 89) .

Turning to some more technical considerations about vision, Di- derot suggests that « we should learn to understand his blind man's psychology and compare it with ours; and perhaps we should thereby come to a solution of the difficulties which make the theory of vision and of the senses so intricate and so confused» (p. 116-117); and he goes on to discuss the conditions for such experiments. In this connexion, Diderot analyses two problems which occupied his learned contemporaries; (1) if the blind man would see immediately after the operation for cataract; and (2) supposing he was able to see, could he see well enough to distinguish between figures? ( p. 123). The first problem was propounded by Molyneux, and answered in the negative by Locke and by himself. Diderot concurs with them in asserting that « the first time the eyes of one born blind open to the light, he will see nothing at all; some time will be necessary for his eye to prac- tice sight » (p. 133), and he goes on to say that « even if the blind man were able at his first attempt to judge of the projections of solidity of bodies, and distinguish not only a circle from a square, but likewise a sphere from a cube, yet I do not therefore think that this will hold good with regard to the case of more composite bodies » (p. 137) .

The Lettre sur les Sourds et Muets (1751) is one « which treats of the origin of inversions in language, of harmony of style, of sub- limity of situation, and of some advantages which the French language has over most ancient and modern languages, also some thoughts on expression in the fine arts» (p. 160). Instead of going back as far as the creation of the world and the origin of language in order to explain why inversions crept into and were preserved in languages, Diderot imagines a theoretical mute who could perfectly understand the ques- tions put to him; then « from the succession of his gestures, definite inferences could be drawn as to the order of ideas which seemed good to the early men, in order to communicate their thoughts by gestures » (p. 163). Though the conditions of this new inquiry are less empirical than those of the Letter on the Blind, yet Diderot has some striking remarks to make on the subject. He says quite rightly, for example,

THE PHILOSOPHY OF NATURE OF DENIS DIDEROT 183*

that mutes cannot always follow the complications of tense, moods and inversions; and that even « when a phrase only contains very few ideas, it is difficult to determine the natural order of these ideas in relation to the speaker » (p. 182) . But the development of this subject as well as the interesting conclusions summed up at the end of the letter (p. 214-218) by Diderot himself, have more to do with the origin and formation of language than with the psychology of the deaf and dumb.

As a kind of an experiment in the art of living without one sense, the blind man of Diderot, as well as his dumb friend, furnish a dis- tinct source of knowledge about the mind, about memory, abstraction and such like operations. The method used by Diderot was thus a serious attempt to initiate us into individual psychology and compara- tive psychology; it also presses the view that psychological problems of an experimental character can well form the material for a real and true science of psychology.

This material is also to be found in the Éléments de Physiologie (esp. p. 346-380) where Diderot discusses the mutual relations be- tween physiological processes and mental operations. There we learn that « the will is not less mechanical than the understanding. An act of the will without a cause is a chimera (IX, p. 351) . The will fol- lows our desires and not our appetites the will. Sensation and volition are both corporal : they are both functions of the brain. In fact, « a little bile in our circulation through some difficulty in the liver, changes entirely our ideas, which become dark and melancholic ... It is such causes which influence our mind, our tastes, our dislikes, our desires, our character, our actions, our morals, our vices, our virtues, our hap- piness and our misfortunes » (IX, p. 359). Further if the train of our sensations as linked with the organs is lively, then imagination is faith- ful; otherwise, our memory and our imagination are weak. The in- fluence of an idea or of an image on the mind and the will are extraor- dinary; and says Diderot, it is possible this influence which accounts for the patience of some people in suffering torture. Memory has also a considerable influence on the mind, especially in so far as it helps the formation of habits by linking up permanently certain sensations and

184* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

volitions. Hence the admission of a « law of continuity of states, as there is a law of continuity of substance» (IX, p. 376). But once a habit is acquired, then « habitual actions are performed often much better without reflection than with it » (IX, p. 376) . Thus, it is possible to explain the genesis of the understanding, of judgment, of reasoning and of language.

There is a certain parallelism between the order of things and the operations of the mind. « There are, in Nature, certain connexions between the objects and between the parts of the objects. These con- nexions are necessary. They involve a connexion or a necessary sequence of sounds corresponding to the necessary sequence of the things per- ceived, felt, seen, smelt or touched. For example, we see a tree and the word tree is invented» (IX, p. 372). Our everyday experience of phenomena forms a sequence of ideas, sensations, reasonings and sounds. In his article on Sensations in the Dictionnaire encyclopédique (XVII, p. 115) Diderot draws a distinction between sensations and ideas, and then he goes on to say that the impressions we receive from the external world are not arbitrary, and, therefore, that there must be an analogy between our sensations and the movements which produce them. As an argument in favour of this statement, he proposes the fact that there are differences in value between sensations of one organ and of another, just as there are differences in value between one organ and another. « The corporeal impression upon the organs of the senses is a contact more or less subtle and delicate, in proportion to the nature of the organs which are affected» (XVII, p. 118).

This, according to Diderot, also explains the fact that sensations are referred to external objects, though they are usually inseparable from the ideas of such objects. As the soul (using the word in the loose sense of a substance co-ordinating all the operations affecting the individual) is also passive, it must be the subject of an action which must have for an agent something outside itself. It is reasonable to con- ceive this agent as something in proportion with its action, and to believe that different effects are produced by different causes. According to this principle, the cause of light must be different from the cause of fire. « Our sensations being representative perceptions of an infinity

THE PHILOSOPHY OF NATURE OF DENIS DIDEROT 185*

of indiscernible small motions, it is natural that they carry with them the clear or confused idea of the body, from which the idea of motion is inseparable; it is natural also that we should look upon matter, in so far as it is agitated by these various movements, as the universal cause of our sensations, and at the same time as the object of our sensations » (XVII, p. 119). In short, every sensible object with all its properties may be looked upon as the cause of the sensation we have of it; and the principle of sufficient reason does not necessitate the belief in the exist- ence of any other ulterior or ultimate cause. Though, philosophically, it might be difficult to prove with certitude the existence of the external world, the personal feeling (sentiment intime) must be called upon as the ultimate source of the evidence of the senses, though not as the only principle of evidence.

Just as matter is the cause of our sensations, so it is also the cause of the higher operations of the understanding. Reasoning is not ex- plained by means of a soul or of a spirit; because if such a personal spirit existed, it could not be in two places at a time. Hence memory is necessary to the operation of reasoning; and memory is a corporal quality (IX, p. 374). This is so far true, that when we talk of « sus- pending our judgment » we mean that experience alone must help to solve our difficulty. « Good reasoning, good judgment presuppose good health, or the lack of discomfort and pain, of prejudice and of passion »

(IX, 374). These same material causes prompt the operation of our will, «which is nothing without these causes» (IX, 375). From this point it is obvious that a deterministic principle must follow. Free-will is however considered by Diderot from a common -sense point of view in his lengthy article on Liberté printed in the Dictionnaire encyclopédique

(XV, p. 478). But perhaps Diderot did not show himself as a fully fledged materialist in that work on account of the difficulties and perse- cutions which such a standpoint would have entailed.

In the Dictionnaire encyclopédique, in this very article on Liberté, for example, Diderot did not pronounce on the existence or non-exis- tence of the soul. But in the Éléments de Physiologie, he expressed doubt of its necessity to the point of affirming that, if ever the soul existed, it would be a very subsidiary element of the individual, and

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at any rate less powerful and influential than pleasure, pain, passions and even wine. For « what can the soul do when we are feverish or drunk? » (IX, p. 377.) It is in this work that Diderot gives us his final view on the subject when he writes: « The animal is a whole, a unity, and it is perhaps this unity which constitutes the soul, the self, conscience, with the help of memory. Nothing is free in the intel- lectual operations, in sensation, in the perception of the relations be- tween sensations, or in reflexion or meditation or attention, however strong or weak these operations are when referring to these relations; and the same can be said of judgment and of acquiescence to what seems to be true. The difference between the sensitive soul and the reason- able soul is only a difference of organization » (IX, p. 379). This must be considered as his final view, because it agrees so well with almost identical assertions in the Lettre sur les Aveugles, in which Di- derot shows more freedom of thought than in his official articles of the Dictionnaire encyclopédique, and with such other of his controversial writings as the Apologie de l'Abbé de Prades (1?52), where Diderot asserts that « we shall never know anything about our intellectual faculties, or about the origin and growth of our knowledge, unless the ancient principle 'nihil est in intellectu quod non fuerit prius in sensu is taken to have the evidence of an axiom » (I, p. 470) . Thus the circle is complete: it is in the materialist perspective that Diderot devel- oped his psychology, as he did the other disciplines of philosophy.

Thomas GREENWOOD, Lecturer in the Faculty of Philosophy.

BIBLIOGRAPHIE

Comptes rendus bibliographiques

Gérard YELLE, S. S., Travail scientifique en discipline ecclésiastique. Montréal, Grand Séminarie de Montréal, 1945. 22,5 cm., 130 p. Theologia Montis Regii », 5).

La parution du livre de Monsieur Yelle est un signe réconfortant. Cet ouvrage manifeste le besoin que l'on ressent partout et que notre jeunesse étudiante ressent elle aussi du travail vraiment scientifique. Il était urgent de posséder une somme de métho- dologie à l'usage de nos étudiants en théologie. L'auteur a donc droit à nos remercie- ments pour s'être donné la peine de composer ce manuel qui voudrait, je le suppose, combler une lacune, surtout au Canada français.

Le travail est bien charpenté et on y trouve un grand nombre de renseignements nécessaires 2U travail scientifique. Il nous permet pour une part de remplacer l'édition française épuisée de l'excellent ouvrage du R. P. Fonck, S.J. C'est dire que le travail possède une réelle valeur.

Afin d'éviter des redites inutiles, nous croyons pouvoir accepter sans réserve les observations sympathiques et judicieuses du R. P. Bérubé, S. S. S., dans la livraison de mars 194 6 de la Revue Eucharistique du Clergé, p. 117 à 119. Nous porterons notre attention sur un autre aspect du volume.

Nous voudrions pouvoir n'adresser que des félicitations à l'auteur. Il ne faut cependant pas oublier que les auteurs de manuels de méthodologie se placent naturel- lement dans des maisons de verre et qu'ils ne doivent pas être surpris si les moindres peccadilles leur sont imputées à faute.

Nous reprocherions à l'auteur d'avoir écrit un peu hâtivement ces règles de méthodologie. On aimerait un style un peu plus soigné, et moins de répétitions (p. e. 10 fois le mot «on» dans 8 lignes à peu près, à la page 58). L'orthographe est défectueuse au point de se demander s'il n'est question que de fautes de typographie. Quelques exemples montreront que nos affirmations ne sont pas gratuites. Je prends au hasard. ^ Avec l'aide bienveillant du maître, p. 32; êtes, p. 32; utilité pour la reli- gion en générale. . . p. 45; la solution commandent, p. 58; on aura déjà commencer, p. 62: l'ensemble de ces petites collections sont faites, p. 65; ennemi naturelle, p. 68; elle expose tout les éléments, p. 99; homme et époque s'éclaire mutuellement, p. 81- l'usage est réglée, p. 98. »

188* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

Je remarque aussi un grand manque d'uniformité dans la façon de donner la description des ouvrages. Il suffirait d'examiner attentivement l'appendice premier à la p. 123 pour s'en rendre compte. Le lecteur reste aussi perplexe sur la façon d'indiquer les volumes lorsque dans la même page, p.e. p. 53, on trouve les manières suivantes: 16 v. ; 67 vol.; 10 vols. On souhaiterait que les règles données à la page 97-98 soient mieux observées par l'auteur.

La table des matières, au tout début du volume, nous fournit elle aussi, un exemple d'irrégularité. Chapitre IV, Première étape. . . Chapitre VI, Rédaction à pré- sentation scientifique; étape 3e.

Des abrôvi?tions sont données sans être expliquées, v. g. D.S.D. pour Deus Scientiarum Dominus.

Les citations sont vraiment trop abondantes et trop longues, voir en particulier, les pages 30-31, 60-61.

Certaine référence est inexacte. Le titre cité de l'ouvrage du Père De Guibert à la page 73, note 23 n'est pas exact. Je n'ai pas cherché à vérifier les autres.

L'usage fréquent des points de suspension soit dans le texte ou dans les notices bibliographiques nous laisse l'impression que la précision y perd.

Nous pourrions continuer nos observations. Ces lignes suffiront à montrer que l'auteur aurait intérêt à mettre en pratique sa recommandation au sujet de la rigueur (p 92). Nous sommes d'avis qu'à ce point de vue, son ouvrage y gagnerait grande- ment et qu'il auiait plus de chances d'obtenir de ses lecteurs la précision technique et le soin qu'il est si difficile de faire observer aux jeunes dans le domaine de la recherche sckntilîque et de son expression par écrit. Ici comme ailleurs la pratique vaut encore mieux que la prédication. On a parfois l'impression d'avoir sous les yeux la rédaction des notes d'un élève et d un élève qui conseille à ses maîtres de publier leurs trésors (p 97). On ne peut que le souhaiter, mais à la condition de le faire avec les formes.

En un mot Travail scientifique en disciplines ecclésiastiques y aurait gagné à attendre un peu avant d'aller chez l'imprimeur ou à être examiné de plus près avant l'impression définitive. Souhaitons que dans une deuxième édition, on insiste un peu plus sur les points que nous nous sommes permis de signaler en toute liberté mais en toute sympathie. L'ouvrage y gagnerait en valeur, et il vaut la peine de voir cette édition améliorée.

Gaston CARRIÈRE, o. m. i.

Frederick Dwight SACKETT, O.M.I. The Spiritual Director in an Ecclesiastic- al Seminary, Ottawa. The University of Ottawa Press, 1945, XIV-171. (Universitas catholica Ottawiensis, Dissertationes ad gradum laureae in facultatibus ecclesiasticis con- sequendum conscripts. Series canonica. Tomus 13.)

No one will argue about the necessity of a spiritual director in a Seminary. We read in a letter which the S. C. of Seminaries and Universities sent to the Ordinaries of the United States, in 1928: «What is just as important [as having qualified professors etc.], and to this we call your special attention, is that in every Seminary there be one who will make it his special office to look after the spiritual formation of the students,

BIBLIOGRAPHIE 189*

a person who is both competent and a specialist in spiritual matters, as the other pro- fessors are in their subjects» (Enchiridion Ctericorum, p. 675).

Very few juridical studies have appeared, however, on this question. We wish to express our gratitude to Fr. Sackett and to congratulate him for pioneernig in this field. His work, which he presented, in 1945, to the Faculty of Canon Law of the University of Ottawa for the Doctorate in Canon Law, will be appreciated as a good study of the subject.

As an introductory remark, I would say that the printing and the proof reading could have been better.

The historical commentary proves to be quite complete and certainly called for a great amount of research work. Would it be unfair to say that it contains a little pad- ding? At times, the references to sources are not given (e.g. p. 27, 28), or the authors quoted cannot be considered as possessing a very high scientific standard (e.g., Darras, Montalembert) . To add another desideratum, I think it would have been more proper to quote the texts alleged in the historical commentary. This would allow the reader to be' more objective in his judgment of the legislative texts. I am referring in parti- cular to the council of Ver of 755 (which by mistake Fr. Sackett calls the council of Vaison, the latter city being in the province of Aries, and Ver being a little north of Paris) . It would have helped to quote*, on this occasion, the Latin text in full (Mansi, t. 12, col. 582 DE) , which, no doubt, would have enlightened the mind of the reader and made it easier for him to check the author's interpretation. The exegesis of the old Councils' texts is a very difficult task, and in this field nothing can supplement the text itself.

Fr. Sackett seems more at ease in the canonical commentary. He succeeds in being clear and complete. In fact, his thesis covers not only the question of the spiritual di- rector but also that of the other confessors in a seminary (chap. X) .

Fr. Sackett is convinced that « the really essential work of the spiritual director, therefore, consists in hearing the seminarians' confessions» (p. Ill) and that «his private direction is by far more important» (ibid.) than his public one. One could take exception to those statements. In fact, public direction by way of spiritual read- ing and exhortation is the only one that can reach the seminarians as a whole, since every one is free as to the choice of a confessor and a director. Moreover, public direction is the only direction that can really fashion a mode of spirituality that will be proper to each seminary. And for this reason, the public influence of a spiritual director should not be underestimated.

By way of conclusion, we wish to repeat our admiration for Fr. Sackett's thesis and we hope that he will continue to employ his talents in the field of canonical studies.

Paul-Henri LAFONTAINE. o.m.i.

Sanjuanistica. Studia a professoribus facuttatis theologicœ Ordinis Carmehta- rum Discalceatorum quarta a nativitate S. Joannis a Ccuce universalis Ecclesiœ Doctons celebritate volvente édita. Roma;, Collegium Internationale Sanctorum Teresiae a Jesu et Joannis a Cruce, 1943. 24.5cm., 537 p.

A l'occasion du quatrième centenaire de la naissance de saint Jean de la Croix, un groupe de professeurs du Collège international des Carmes déchaussés ont publié à Rome

190* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

une série d'études sur la doctrine spirituelle du grand docteur mystique. Bien qu'édité en 1943, le volume ne nous est parvenu qu'au cours de la présente année. Il serait trop long d'analyser, même succinctement, les divers chapitres, tous rédigés avec beaucoup d'intelligence et d'amour, qui forment cet ouvrage. Qu'il nous suffise d'en rappeler les titres. Il «Monte» di Giovanni délia Croce, 3-24. El dïptico Sibida-Noche, 27-83. Le Cantique de l'amour, 87-132. Demonio e vita spirituale, 135-223. Il ritorno alla giustizia originale, 227-255. Il contenuto oggettivo délia conoscenza ascetico-mistica di Dio, 259-302. Éducation sanjuaniste, 305-366. Aspecto cultural de S. Juan de la Cruz, 369-409. Un conflicto de jurisdicciôn, 413-528. Cette dernière étude est à la fois juridique et historique. D'autres chapitres, on l'aura remarqué, débordent le cadre de la pure spiritualité. Le volume n'y perd rien en intérêt et en valeur qui, tous deux, sont grands.

* * *

Paul GALT1ER, S. J. Le Saint-Esprit en nous d'après les Pères grecs. Romae Apud JEdes Universitatis Gregorianae, 1946. 23cm., 290 p. (Analecta Gregoriana, vol. XXXV.)

Le R. P. Galtier remet en cause le témoignage des Pères grecs sur le rôle du Saint- Esprit dans l'œuvre de notre sanctification. Selon l'interprétation qu'en donnait Petau, ce rôle va jusqu'à une union personnelle avec l'âme du juste: union informante au sens fort du mot. Pour Petau, seul le Saint-Esprit est le don de Dieu, doué du pouvoir sanctificateur et servant de lien entre la Trinité sainte et l'âme sanctifiée. S'applique l'analogie de l'union hypostatique des deux natures dans le Christ: le Saint-Esprit appa- raît alors comme terme personnel de l'union de l'âme avec Dieu.

Or, le R. P. nie le bien-fondé d'une telle interprétation. D'après les Pères grecs, l'œuvre de la sanctification des âmes relève plutôt de la nature divine toute sainte en son essence. Si l'Ecriture et la Tradition ecclésiastique semblent attribuer au Saint-Esprit un rôle spécial, ce n'est qu'en vertu de cette similitude entrevue entre Celui qui est le Fruit savoureux de l'amour mutuel entre le Père et le Fils, et d'autre part l'œuvre de sancti- fication qui dépend elle-même de l'amour. Dieu est Charité; Il est trois fois Saint: voilà pourquoi, cette sanctification des âmes, apparente spécialité de l'Esprit, est de fait l'œu- vre de la nature divine. « Du Père, par le Fils, dans le Saint-Esprit » la sainteté des- cend jusqu'à nous.

Nous ne suivrons pas le R. P. tout au long de son itinéraire patristique, à partir des Pères apostoliques jusqu'à saint Cyrille d'Alexandrie qui filtre une dernière fois la doctrine trinitaire déjà purifiée au feu des controverses; on y retrouve les mêmes in- sistances que chez saint Irénée. Origène et les Cappadociens.

A la fin, nous nous réservons une question qui tient à cette théologie de l'appro- priation utilement pensée par les Latins ignorée des Pères grecs et que le R. P. applique au rôle du Saint-Esprit en nous. Suffit-elle à expliquer tout le rôle du Saint- Esprit dans notre sanctification et à rendre compte de toute sa mission commencée à la Pentecôte et se continuant dans l'Eglise jusqu'au grand retour définitif par le Christ au Père de toute sainteté?

Rhéal LAURIN, o. m. i.

BIBLIOGRAPHIE 191*

Proceedings of the American Catholic Philosophical Association. Twenty-first Annual Meeting, Dec. 27 and 28, 1946. Vol. XXI. The Philosophy of Being. Wash- ington, D. C, The Catholic University of America, (1947). 23cm., 207 pages.

This volume of the proceedings of the 21st annual meeting of the afore-mentioned association, which was held in Toronto, in December 1946. bears the sub-title «The Philosophy of Being ». The- chief purpose of the conference was to meet the challenge of Existentialism, which wrongly accuses Aristotelean philosophy of remaining aloof from reality and of being concerned solely with abstract essences.

The opening chapter is a « Dedication to the True Source of Wisdom », which His Eminence Cardinal McGuigan, Archbishop of Toronto, read at the annual dinner. Mr. Etienne Gilson contributed the annual association address, entitled « Existence and Philosophy ». Apart from His Eminence and Mr. Gilson, the main speakers at the meeting were Mr. Anton Pegis, of the Institute of Mediaeval Studies at St. Michael's College, Toronto, Father Gerald Phelan, of the Institute of Mediaeval Studies at the University of Notre Dame, Father R. J. Henle, S.J. and Father Henri Renard, S.J. of St. Louis University, and Father Ernest Kilser, of St. John's University, Collegeville, Minn.

There were also several round-table discussions on different aspects of Being. One of these discussions dwelt on « the concept of being which is the proper object of logic » and was led by Father Lucien Dufault, O.M.I., of the Oblate Fathers' College of Natick, Mass.

Besides the main topic, which was Existence, a few other subjects, such as « the human person and political philosophy », « scholastic legal philosophy », etc., were considered.

On the whole, the volume clearly manifests the unity of purpose of the meeting, and constitutes an adequate answer to those who ignore the realism and dynamism of Thomism and who ineptly claim that Scholasticism cannot satisfy the modern mind.

Henri SAINT-DENIS, o. m. i.

Bernard James DlGGS, Ph. D. - Love and Being. New York, S. F. Vanni, 1947. 20cm., 180 pages.

This investigation into the metaphysics of St. Thomas Aquinas was written while Dr. Diggs was at the University of Illinois. It was made possible by the grant of the Bennett Wood Green Fellowship of the University of Virginia, and also the grant of a Graduate Resident Scholarships of Columbia University It is truly heart- ening to see a thesis on scholastic philosophy appearing under the auspices of universi- ties, which heretofore have seldom shown any interest in thomistic thought. It is high time that the « philosophia perennis » receive due recognition.

Beginning with individual instances of love, the author arrives at a general defini- tion applicable in some analogical sense to all the varieties. He identifies love with tendency, and defines it as the principle of motion tending to the end loved, or as the product of the natural tendency of the good to communicate its goodness. It is an ap- titude to receive the perfection of goodness. It is the attraction of one thing for an-

192* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

other. It is a kind and a property of being, which follows up the substance of things and inheres in them.

Having dealt with love as an object of metaphysics, the author treats of the move- ment of love from God and the movement of love to God. in other words, the meta- physics of the cause of love and the dialectic of love as love.

Some metaphysical treatises neglect the dynamic aspect of being, but this profound and thoughtful book, which cannot be read hurriedly, considers all the facets of being, with a special emphasis on the transcendental property of goodness. Its author displays a marvelous familiarity with all the writings of St. Thomas, whom he quotes well over a hundred times. In fact, his text often seems to be a paraphrase of the Angelic Doctor. I do not say this disparagingly, but rather in commendation of the author.

Henri SAINT-DENIS, o. m. i. Publié avec l'autorisation de l'Ordinaire et des Supérieurs.

Cinquante ans d'études bibliques

DE L'ENCYCLIQUE « PROVIDENTISSIMUS » DE LÉON XIII

(18 nov. 1893)

À L'ENCYCLIQUE « DIVINO AFFLANTE SPIRITU »

DE PIE XII

(30 sept. 1943)

Depuis la fin du siècle dernier les études bibliques ont pris un essor extraordinaire parmi les catholiques, et cela avec un rythme ascendant sans pareil probablement dans l'histoire. Il est indéniable que les protestants nous devançaient à grands pas fréquemment, hélas ! du moins chez les Allemands, de grands pas extra viam abou- tissant au rationalisme le plus subversif. La vie de Jésus, de David Friedrich Strauss en Allemagne, traduite et divulguée en France par Emile Littré (1839-1840), eut bientôt son pendant moins lourd et beaucoup plus séduisant dans la vie de Jésus, d'Ernest Renan (1863; f 1892) ; la réaction provoquée par ces écrits néfastes et leurs semblables fut sans aucun doute l'occasion du renouveau des études bibliques chez nous3.

Ces études catholiques connurent d'abord une période hésitante et incertaine d'initiation et d'adaptation des données et méthodes nouvelles à notre foi en la divine inspiration et vérité des Livres saints : d'où leur caractère apologétique, et, par conséquent, relatif et transitoire. Dans ces premiers essais il n'est pas étonnant que certains, animés d'ailleurs d'excellentes intentions, se soient hasardés trop loin

1 Voyez A. SCHWEITZER. Gerchichte der Leben Jesu Forshchung 5 (Tubin- gen 1933) en appendice p. 643-646 les études et réfutations (au nombre de 60) pro- voquées par la vie de Jésus par STRAUSS; et p. 647-651 celles provoquées par la vie* de Jésus par RENAN (au nombre de 85, sans la littérature italienne).

194* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

et aient trop concédé aux adversaires; ce fut le cas du chan. Salvatore Di Bartolo 2 en Italie, du card. Newman 8 en Angleterre, de François Lenormant 4 et de Mffr d'Hulst 5 en France. Ceux-ci, tout en admet- tant l'origine divine des Livres saints, prétendaient restreindre l'effet de l'inspiration au seul objet religieux de foi et de mœurs, et aban- donnaient à la responsabilité humaine, par conséquent à la faillibilité de l'hagiographe, les questions d'histoire et autres sous la désignation générique de obiter dicta®. Ce fut l'occasion de l'encyclique Provi- dentissimus, appelée à juste titre la Magna Charta des études bibli- ques 7.

I. _ « PROVIDENTISSIMUS DEUS »

(18 nov. 1893 ») .

A la manière habituelle de ses grandes encycliques qui, dans presque tous les domaines de l'activité humaine, ont rajeuni et sti- mulé l'apostolat de l'Église catholique, Léon XIII embrassait de son regard d'aigle toute la question biblique depuis le plan miséricordieux de la Providence, qui nous a envoyé ce message paternel pour le salut de nos âmes, jusqu'aux besoins actuels de notre temps, décrivant à grands traits les fastes glorieux de l'exégèse chrétienne, préconisant tout un programme d'études bibliques et stimulant les savants catholiques à la défense des saintes Ecritures 9. Cette dernière partie, relative à la défense, c'est-à-dire à la vérité de la Bible, était la plus actuelle, en

2 Criteri teotogici, 1888; en français: Critères théologiques, 1889. Mis à l'index par décret du 14 mai 1891. L'ouvrage parut corrigé en 1904: Nuova esposizione dei Criteri teotogici.

3 On the Inspiration of Scripture, dans The nineteenth Century, Febr. 1884, p. 185-199; en français dans Le Correspondant, 25 mai 1884, p. 677-694.

4 Les Origines de l'Histoire d'après la Bible et tes Traditions des Peuples orientaux (1880-1884). Mis à l'index par décret du 19 déc. 1887.

5 La Question biblique, dans Le Correspondant, 25 janv. 1893, p. 201-251.

1(5 Voyez mon traité: De Divina Inspiration? et Veritate S. Scripturœ 2, 1932, p. 107-109.

7 Voir A. BAUDRILLART, Vie de M'Jr d'Hulst, Paris 1914, t. II, p. 129-180, chap. XXI, La question biblique.

8 LEONIS XIII P.M. Acta XIII, 1894, p. 326-3 64; avec l'analyse aux p. 446 et suiv. L'encyclique est reproduite dans YEnchiridion Biblicum, p. 22-46, 66-119.

9 L'encyclique de LÉON XIII se compose de trois parties: « Primum caput est de divinorum Librorum utilitate multiplici (E.B., 69-84) ; caput alterum spectat ad ordi- nanda eiusmodi studia (E.B., 85-100); tertia pars est de defensione sacra? Scripturx (E.B., 101-117) » (LEONIS XIII Acta XIII, p. 446).

CINQUANTE ANS D'ÉTUDES BIBLIQUES 195*

ce sens qu'elle répondait directement à l'occasion qui avait motivé l'in- tervention du Saint-Siège.

Contre la thèse elle-même de la distinction entre l'objet religieux de la Bible et les obiter dicta, Léon XIII enseigne qu' « il est absolu- ment défendu ou de limiter l'inspiration à certaines parties seulement de l'Ecriture sainte, ou de concéder que l'auteur sacré s'est trompé. On ne saurait en effet tolérer le système de ceux qui, pour échapper à ces difficultés [de l'ordre physique ou historique], ne craignent pas d'admettre que l'inspiration divine s'applique aux choses de foi et de mœurs, mais à rien de plus, parce que, pensent-ils faussement, la vé- rité des phrases doit être cherchée bien moins dans ce que Dieu a dit que dans le motif pour lequel il l'a dit. Car tous ces livres, et ces livres tout entiers que l'Église regarde comme sacrés et canoniques, ont été écrits avec toutes leurs parties sous l'inspiration du Saint-Esprit. Or, loin d'admettre la coexistence de l'erreur, l'inspiration divine par elle-même exclut toute erreur; et cela aussi nécessairement qu'il est nécessaire que Dieu, vérité suprême, soit incapable d'enseigner l'erreur... Ceux qui pensent que, dans les endroits authentiques des Livres saints, se trouve quelque chose de faux, ceux-là, ou bien altèrent la notion catholique de l'inspiration divine, ou font Dieu lui-même auteur de Terreur 10. »

Voilà établie en termes explicites, et on ne saurait plus clairs, l'inerrance absolue et générale de la Bible. Les difficultés existent ce- pendant. Comment les résoudre et sauvegarder la vérité de l'Écriture ?

La première objection est tirée des sciences physiques prétendues en opposition avec certaines affirmations de la Bible. Léon XIII, s'ap- puyant sur l'autorité de saint Augustin et de saint Thomas, répond qu'il n'y a aucune contradiction entre les sciences physiques et les Livres saints, puisque l'écrivain sacré, qui n'a pas mission de nous vêler les mystères de l'ordre physique, parle des faits physiques d'après les apparences; « ea secutus est qua? sensibiliter apparent », écrit le Docteur angélique ll. Cela n'implique évidemment aucune erreur, ob- serve à ce propos Benoît XV dans l'encyclique Spiritus Paraclitus (15

10 E.B., 109 et 111.

il I, q. 70, art. 1 ad 3; E.B., 106.

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sept. 1920), puisque les sens ne se trompent pas dans la perception de leur objet propre: « quandoquidem, sensus in iis rebus proxiime co- gnoscendis, quarum sit propria ipsorum cognitio, minime decipi, dog- ma est sanae philosophise 12. »

De l'ordre physique Léon XIII passe à l'histoire et enseigne qu'il faut appliquer ces principes aux sciences du même genre, surtout à l'histoire : « Haec ipsa deinde ad cognatas disciplinas, ad historiam praesertim invabit transferri » ; phrase qui a fait couler un flot d'encre . . . Pouvait-on donc concéder qu'à l'instar des faits physiques, l'écrivain sacré rapportait les faits historiques d'après les apparences ? D'aucuns prétendaient mordicus que telle était bien l'intention et la doctrine de Léon XIII, et appuyaient cette sentence de quelques té- moignages de saint Jérôme 13. C'eût été la fin de toute l'histoire bi- blique; et comme cette histoire est intimement liée à la Révélation et au salut du genre humain, on voit aussitôt à quelles désastreuses con- séquences une pareille concession pourrait aboutir; on finirait par parler de légendes populaires, et la Révélation, comme la promesse du salut, n'aurait plus aucun appui dans l'histoire du genre humain. Benoît XV intervint donc providentiellement à l'occasion du XVe centenaire de la mort de saint Jérôme, et déclara avec autorité le sens des paroles de Léon XIII : celui-ci n'a pas concédé que l'histoire est relatée à la manière des phénomènes physiques, selon les apparences; mais il veut que l'on use du même procédé pour réfuter les objections des adversaires et pour défendre la vérité historique des Écritures contre leurs attaques. « Quodsi affirmât [Leo XIII], ad historiam cognatasque disciplinas eadem principia transferri utiliter posse qua? in physicis locum habent, id quidem non universe statuit, sed auctor tantummodo est, ut haud dissimili ratione utamur ad refellendas adversariorum fallacias et ad historicam Sacra? Scriptural fidem ab eorum impugnationibus tuendam 14. »

Quant aux témoignages de saint Jérôme en faveur de l'histoire légendaire de la Bible, Benoît XV fait observer avec droit que le saint

12 E.B., 468.

13 Voyez mon traité De Div. Insp., p. 141-146.

14 E. B., 471. Voir A. LEMONNYER, Apparences historiques, dans le Supplément Diet. Bible, I, col. 588-596.

CINQUANTE ANS D'ÉTUDES BIBLIQUES 197*

docteur y concède simplement les appellations populaires qui ne pré- sentent aucun danger d'erreur, comme quand Jérémie, 28, 10, ap- pelle « prophète » Ananie, qui était notoirement un pseudo-pro- phète, ou quand les évangélistes appellent Joseph « père » de Jésus. « Atque hase ad Hieronymi mentem vera historiœ lex est, ut scriptor, cum de eiusmodi appellationibus agitur, remoto omni erroris periculo, usitatam loquendi rationem teneat, propterea quia penes usum est arbitrium et norma loquendi 1S.»

L'intervention solennelle de Benoît XV prouve assez clairement que les exégètes catholiques avaient besoin de direction. De fait toute cette période qui va de Providentissimus (1893) à Spiritus Paraclitus de Benoît XV (1920) fut caractérisée par d'âpres luttes au sujet de la vérité ou inerrance de la Bible. Tous les exégètes catholiques admet- taient la vérité de la Bible comme un dogme primordial de leur foi; mais obligés de reconnaître que certains récits bibliques s'accommo- daient mal avec les données de l'histoire contemporaine, ressuscitée grâce aux fouilles et découvertes modernes, ils cherchaient comment concilier les uns avec les autres, en d'autres termes comment sauvegar- der l'inerrance de la Bible. Après la première guerre mondiale (1914- 1918) cette lutte académique a perdu de sa véhémence, mais les diffi- cultés n'en restaient pas moins pour les rares travailleurs dans le do- maine des études bibliques; rares, en effet, devenaient les travailleurs dans ce domaine, non seulement à cause des besoins plus urgents de l'apostolat après les ravages de la guerre, mais surtout parce que beau- coup avaient perdu confiance et avaient abandonné les études bibliques jugées compromettantes.

IL « DIVINO AFFLANTE SPIRITU »

(30 sept. 1943 1«) .

A l'occasion du cinquantième anniversaire de l'encyclique Provi- dentissimus, Sa Sainteté le pape Pie XII, glorieusement régnant, a fait entendre sa parole auguste pour rendre confiance aux hommes de bonne

M E.B., p. 472.

16 A. A. S., 1943, p. 297-325. Ce texte latin a paru en extrait par les soins de la Commission biblique, qui en a surveillé et publié la traduction en huit langues: français, allemand, anglais, espagnol, italien, néerlandais, polonais (épuisé) et portugais.

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volonté et leur inspirer courage par son encyclique, qui porte précisé- ment pour titre : De Sacrorum Bibliorum studiis opportune prove- hendis, sur les moyens plus opportuns de promouvoir les études bibli- ques 17. Cette encyclique a été universellement reçue comme la branche d'olivier après une période d'âpres et souvent stériles luttes. Elle an- nonça, en effet, la paix dans le domaine des études sacrées, et cela pen- dant que la pauvre humanité était de nouveau plongée dans toutes les horreurs d'une seconde guerre mondiale: elle annonce la paix, inspiré confiance, et ouvre l'horizon à un plus fructueux renouveau des études bibliques. Significatif, sous ce rapport, le mot qui nous est parvenu de différents milieux de France: « C'est une libération! » Mgr A. -M. Cha- rue, évêque de Namur, maître en théologie de Louvain, licencié de la Commission biblique, s'écrie: « Un souffle d'air frais, d'ozone après l'orage 18. » Dans le même sens M-1" Primo Vannutelli écrivit dans VAovenire, journal catholique de Rome (14 oct. 1943): « Quest'ani- mosa Enciclica animatrice di Pio XII sarà come segno fulgido nei cieli délia Chiesa. Cette courageuse et encourageante Encyclique de Pie XII sera comme un signe resplendissant dans les cieux de l'Église. »

L'encyclique étant commemorative, sa première partie est histo- rique et rappelle brièvement ce que les souverains pontifes ont fait pen- dant ces dix lustres en faveur des études bibliques; les catholiques répon- dirent généreusement à ces directives pontificales. Dans la deuxième par- tie, qui est doctrinale et de loin la plus longue et la plus importante, le pape décrit comment et par quels moyens de nouveaux progrès doivent et pourront être réalisés.

17 On peut voir sur l'encyclique les études suivantes: Aug. BEA, S.I., « Divino af- ûante Spiritu ». De recent issimis PU Papes XII litteris encyclicis, dans Bibîica, 23 (1 943) . p. 313-322; L'enciclica « Div. affl. Sp. », dans La Civilta Cattolica, 20 nov. 1943, p. 212-224; G. M. PERRELLA, CM., L'enciclica « Div. affl. Sp. » sugli studi biblici, dans Divus Thomas Pîacenîiœ, 46 (1943), p. 427-430; L'enciclica di S. S. Papa Pio XII « Div. affl. Sp. » sugli studi biblici, I quaderni del « Monitore Ecclesiastico » 6 ; A. VAC- CAri, S.I., Annotationes ad Encyclicas litteras « Div. affl. Sp. », dans Periodica (Roma, Univ. Greg.), 1944, p. 119-129; L. CERFAUX, L'encyclique sur les études bibliques, préface de Msr A. -M. CHARUE, Collection «Chrétienté nouvelle», Bruxelles 1945. En recopiant cette conférence, je veux ajouter que le P. Jean L.EVIE, S.I., a commencé dans la Nouvelle revue théologique de Louvain un commentaire bien documenté de L'En- cyclique sur les Etudes bibliques, 68 (octobre 1946), p. 648-670.

18 Voir L. CERFAUX, op. cit., p. 7 (initio).

CINQUANTE ANS D'ÉTUDES BIBLIQUES 199*

A. Partie historique.

1 . Directives pontificales.

LÉON XIII, dont la grandiose encyclique Providentissimus domine toute la récente efflorescence des études bibliques, avait déjà auparavant suggéré au P. Matthieu Lecomte, fondateur du couvent dominicain de saint Etienne à Jérusalem, d'adjoindre à ce couvent une école bibli- que 10. Ceci fut fait dès l'arrivée du P. Lagrange dans la Ville sainte en 1890, et les premiers cours s'ouvrirent le 15 nov. 1890. Deux ans plus tard, en 1892, paraissait la Revue biblique, qui depuis n'a cesse de paraître, même pendant les deux grandes guerres mondiales pen- dant la dernière, camouflée sous un faux titre Vivre et Penser; sa collection complète constitue aujourd'hui un des instruments les plus précieux et indispensables pour l'étude scientifique des Livres saints 20. Dix années plus tard, le P. Lagrange lança la série des Etudes bibliques, qui, au témoignage du cardinal A. Liénart, « constitue l'ensemble le plus complet et, pour ainsi dire, la Somme de l'enseignement scriptu- raire à notre époque 21 »; et le P. Levie, S.J., a pu écrire que « la collec- tion [des Études bibliques] a rapidement conquis la première place dans l'exégèse catholique22». Léon XIII pouvait donc écrire avec rai- son, et se révéler prophète en écrivant que la fondation de l'École bibli- que à Jérusalem « a procuré des avantages sérieux à la science catholique et en promet encore de plus considérables 2:5 ». Ann de promouvoir da-

19 Voir C. SPICQ, Ecole biblique et archéologique française de Jérusalem, dans le Suppl. Diet. Bible, II, col. 451-457.

20 Le R. P. LEVIE, S.I.. écrit de même: « en janvier 1892, [le P. Lagrange] fon- dait la Revue biblique, qui fut bientôt, et n'a jamais cessé d'être, la principale revue ca- tholique d'exégèse biblique» {Le Père M.-J. Lagrange, O.P., dans Nouvelle revue théo- logique, 65 (1938), p. 466.

21 L'œuvre exégétique et historique du R. P. Lagrange, dans Cahiers de la nou- velle journée (Librairie Bloud et Gay, 1935), 28, p. 6. Voir L.-H. VINCENT, Le Père Lagrange, R.B., 47, ( 1 938) , p. 321 -354; Fr. BRAUN, L'œuvre du Père Lagrange. Etude et bibliographie (Fribourg-en-Suisse, 1943).

22 Nouv.' Rev. théol., 65 (1938), p. 468.

23 Lettre apostolique Hierosolymœ in cœnobio, 17 sept. 1892: LEONIS XIII, ActaXU, p. 239-241; citée p. 240. Voir R.B., 2 (1893), p. 1-3. Je ne puis m'em- pêcher de citer ici un vœu du R. P. Jean LEVIE, S.I., ne pereat, et qui honore autant ce- lui qui l'a exprimé que le P. Lagrange et son œuvre: « Seule, une initiative du P. Lagran- ge n'a, semble-t-il, pas répondu à tous les espoirs qu'il avait fondés sur elle, écrit le P. Levie: nous voulons parler de l'action pédagogique directe de l'Ecole biblique. Ici c'est un mea culpa collectif que les catholiques doivent franchement exprimer. Durant de lon- gues années, le regretté Cardinal Mercier s'était fait un devoir d'envoyer régulièrement un élève à l'Ecole biblique de Jérusalem: pouquoi faut-il que sous l'influence de préven-

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vantage les études bibliques et de les préserver en même temps de toute tendance erronée, le grand pontife institua par lettre apostolique Vigi- lantiœ du 30 octobre 1902, peu avant sa mort (t20 juillet 1903), la Commission pontificale pour les Etudes bibliques, composée d'hommes compétents « dont la fonction devait être de diriger tous leurs soins et tous leurs efforts à ce que les divines Écritures trouvent partout, chez nos exégètes, cette interprétation plus critique que notre temps réclame, et qu'elles soient préservées non seulement de tout souffle d'erreur, mais encore de toute témérité d'opinions 24 ».

Grâce à cette admirable continuité que l'on constate dans les di- rectives pontificales, les successeurs de Léon XIII développèrent ses heu- reuses et fécondes initiatives.

Tout d'abord PIE X de s. m., « voulant procurer un moyen certain de pré- parer en abondance des maîtres recommandables par la profondeur et l'intégrité de leur doctrine, qui se consacreraient dans les écoles catholiques à l'interprétation des Livres Saints. . . , institua les grades académiques de licencié et de docteur dans la science de l'Ecriture Sainte ... à conférer par la Commission Bibli- que 25 ». Il porta ensuite une loi « sur les règles qui doivent présider à l'enseigne- ment de l'Ecriture Sainte dans les Grands Séminaires » visant à ce que les Sémi- naristes, « non seulement eussent une pleine notion et compréhension de la por- tée, de la valeur et de la doctrine des Livres Saints, mais encore pussent, avec une science saine, se livrer au ministère de la parole sacrée et défendre . . . contre les attaques les livres écrits sous l'inspiration divine ». Enfin Pie X voulut « qu'il y eût dans la ville de Rome un centre de hautes études relatives aux Livres Saints, afin de développer le plus efficacement possible, selon l'esprit de l'Eglise catholique, la science biblique et toutes les études annexes ». Il fonda donc l'Ins- titut Biblique Pontifical, à confier aux soins de l'illustre Compagnie de Jésus; il statua qu'il serait « pourvu de cours supérieurs et de toutes les ressources de

tions injustifiées, ou à cause d'une conquête plus difficile du diplôme nécessaire, ou même pour des motifs financiers son exemple ait été si rarement suivi? Le nombre restreint des élèves fut presque toujours pour l'Ecole biblique une source de faiblesse dans sa puis- sance d'action et de rayonnement. Combien de fois n'avons-nous pas entendu ses an- ciens élèves, profondément reconnaissants des bienfaits reçus, souhaiter ardemment qu'un jour l'Ecole biblique reçoive la faculté, non seulement de préparer aux grades bibliques officiels de l'Eglise ce qu'elle a fait depuis toujours mais de conférer elle-même ces grades à ses propres élèves. Qu'il nous soit permis de déposer nous aussi ce vœu sur la tombe du grand exégète ! » (Noua. Rev. théol., 65 (1938), p. 469.)

24 LEONIS XIII Acta XXII. p. 232 sv. ; E.B., 130-141; cité 132. Sur la Commission biblique voyez l'excellent article du regretté L. PlROT dans le Suppl. Diet. Bible, II, col. 103-113.

25 Lettre apostolique Scrïpturœ Sanctœ, 23 février 1904: PIE X Acta I, p. 176- 179; E.B., 142-150; cités les nos 143 et 144.

26 Lettre apostolique Quoniam in re biblica, 27 mars 1906: PIE X Acta III, p. 72-76; E.B., 155-173; cité 155.

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l'érudition biblique»; et lui donna lui-même des lois et un règlement, affirmant qu'il voulait réaliser en cela « le projet salutaire et fécond » de Léon XIII 27.

PlE XI poussa à ses dernières conséquences toute cette heureuse réforme des études bibliques, inaugurée par Léon XIII, quand il décréta que nul ne serait admis « à professer l'enseignement des saintes Ecri- tures dans les Séminaires, s'il n'avait pas obtenu légitimement, après avoir suivi des cours spéciaux de science scripturaire, les grades acadé- miques devant la Commission biblique ou l'Institut biblique ^ ». Le même pape Pie XI érigea le monastère de Saint-Jérôme de Urbe destiné à poursuivre l'édition critique de la Vulgate29, confiée en 1907 par Pie X à l'ordre de saint Benoît 30.

Cependant les souverains pontifes ne déployèrent pas moins de zèle à répandre les Livres saints, traduits en langue vulgaire, parmi les fidèles. Le pape Pie X, qui déjà comme patriarche de Venise avait patron- né la pieuse Société de Saint-Jérôme fondée à cette fin, recommanda so- lennellement et stimula son activité, déclarant que « c'était une chose utile entre toutes, qui répondait très bien aux besoins du temps », puisque cela ne contribue pas peu à « dissiper ce préjugé selon lequel l'Eglise voit de mauvais œil et entrave la lecture de l'Ecriture sainte en langue vulgaire 31 ». Benoît XV, dans son encyclique Spiritus Para- clitus, rappelant qu'il avait eu part à la fondation de cette société, en loua hautement la sainte croisade, qui tend « à faire pénétrer les Evan- giles et les Actes des Apôtres dans toutes les familles chrétiennes sans exception, afin que tous prennent l'habitude de les lire et méditer tous les jours32»; et ce souverain pontife exhorta tous les évêques à fon-

27 Lettre apostolique Vinea electa, 7 mai 1909: A.A.S., I (1909), p. 447-449, E.B., 293-306; cités les nos 296 et, à la fin, 294.

28 Motu proprio Bibtiorum scientiam, 27 avril 1924: A. A. S., 16 (1924), p. 180-182; E.B., 522.

29 Const, apost. Inter preecipuas, 15 juin 1933: A.A.S., 26 (1934), p. 85-87.

30 Lettre au Révme D. Aidan Gasquet, 3 déc. 1 9 1 7 : PIE X Acta IV, p. 117-119; E.B., 285 et suiv.

31 Lettre au cardinal Fr. Cassetta, Qui piam, 21 janvier 1907: PJE X Acta IV, p. 23-25. Citée p. 24: « earn esse omnium utilissimam rem, quae tempori magis respon- dent»; p. 25: « erit id ad earn etiam abolendam opinionem utile, Scripturis Sacris ver- nacula lingua legendis repugnare Ecclesiam aut impedimenti quidpiam interponere. »

32 Encyclique Spiritus Paraclitus, 15 sept. 1920: A.A.S., 12 ( 1 920) , p. 385- 422 ; E.B., 49 1 : « Huic enim Societati. . . propositum [est] , quattuor Evangelia et Acta Apostolorum quam latissime pervulgare ita, ut nulla iam sit Christiana familia, quœ its careat, omnesque cottidiana lectione et meditatione assuescant. »

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der des branches de cette société dans leurs diocèses respectifs. Afin de gagner les fidèles à cette pieuse pratique de la lecture quotidienne de rÉcriture sainte, les souverains pontifes l'enrichirent même d'une indul- gence spéciale 38.

2. Travaux scientifiques.

Le clergé, tant séculier que régulier, a répondu avec générosité à ce pressant appel de Léon XIII et de ses successeurs; pendant ces cin- quante ans les études bibliques ont produit, parmi les catholiques, une floraison inconnue depuis plusieurs siècles: il faut remonter jusqu'au siècle qui a suivi le concile de Trente pour retrouver un mouvement bi- blique semblable.

Nous avons déjà parlé de la fondation de l'Ecole biblique de Jérusalem (1890) et de l'Institut biblique de Rome (1909). De la première émane depuis 1892 la Revue biblique internationale; de l'au- tre Biblica (1920), outre Verbum Domini et Orientalia. L'Allemagne catholique eut aussi sa Biblische Zeitschrift (1903-1939), d'excellente tenue scientifique. De 1926 à 1929 parut la Revista espanola de Estu- dios Biblicos; plus scientifique Estudios Biblicos (trimestriel), qui se publia de 1929 à 1936, 2e série 1941; tandis que Cultura biblica (mensuel), paraissant depuis 1944, s'adresse au grand public; en 1941 l'école madrilène d'études hébraïques fonda Sefarad, qui fait honneur à l'Espagne catholique. La Pologne eut aussi sa revue biblique depuis 1937 (Inzeglad Biblyny) , ainsi que l'Argentine: Revista biblica (de- puis 1939). La florissante « Catholic Biblical Association » américaine publie depuis 1939 The Catholic Biblical Quarterly, qui donne les plus belles espérances par la valeur scientifique de ses articles, l'objec- tivité de ses recensions et la variété de ses informations.

A ces revues périodiques il faut joindre les collections de mono- graphies bibliques: les Études bibliques (double série) et les Études palestiniennes et orientales de l'Ecole biblique de Jérusalem; la liste

33 « Fidelibus, qui saltern per horae quadrantem Sacrae Scriptura» libros summa cum veneratione divino eloquio débita et ad modum lectionis spiritualis legerint, conce- ditur: Indulgentia trecentorum dierum (S. C. Indulg., 13 dec. 1898; S. Pam. Ap., 22 martii 1932) », dans Preces et Pia opera . . . indulgentiis ditata (Typis polygl. Vatica- nis, 1938) , p. 513, n. 645. Voir M. ZERWlCK, De indulgentia, qua lectio S. Scripturœ ditata est, dans Verbum Domini, 20 (1941), p. 112.

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déjà imposante des Scripta Pontificii Instituti Biblici et de ses Analecta Otientalia; Biblische Studien (1896-; Fribourg-en-Brisgau) ; Biblischc Zeifragen (1908- ; Munster) ; Alttestamentliche Abhandlungen (1908-; Munster); Neutestamentliche Abhandlungen ( 1 908- ; Muns- ter) ; et les Bybelsche Monographieën publiées en Hollande depuis 1939.

Tous les biblistes connaissent le Dictionnaire de la Bible de M. -F. Vigouroux (1891-1912 34) , dont le Supplémnt fut entrepris par le regretté L. Pirot en 1927 et est continué par A. Robert. Les pro- fesseurs des grands séminaires hollandais et flamands ont commencé en 1941 la publication d'un Bybelsch Woordenbock, qui se recommande par la concision substantielle de ses articles. Je mentionne ici bien volon- tiers le Novi Testamenti Lexicon Grœcum (1911; 2e éd. 1931) du P. Fr. Zorell et son Lexicon Hebraicum et Acamaicum Veteris Testa- menti en cours de publication depuis 1940; de même que la Gram- maire de l'Hébreu biblique (1923; malheureusement épuisée depuis longtemps et non réimprimée) et la Grammaire du Grec biblique du P. Abel (1927). Les catholiques n'ont pas encore d'édition critique propre du texte hébreu de l'Ancien Testament. Du Nouveau Testa- ment grec au contraire nous avons plusieurs éditions critiques récentes: H. J. Vogels (1920), A. Merk (1933; 5e éd. 1944) et J. Bover (1943) sans parler des éditions de M. Hetzenauer (1904), Fr. Brandscheid (1906) et E. Bodin (1910-11), qui ne sont pas criti- ques, ce dernier reproduisant le codex Vatican, les deux autres préfé- rant à priori les leçons de la Vulgate. Le P. Lagrange a publié, en col- laboration avec le P. C. Lavergne, une Synopse évangélique grecque (Barcelone, 1926), et F. Vigouroux nous a donné La sainte Bible polyglotte contenant le texte hébreu, le grec des Septante, la Vulgate et la traduction française de celle-ci par l'abbé Glaire ( 1898-1909 35) .

Quant aux commentaires, je ne puis citer que les commentaires complets ou projetés complets, soit de l'Ancien soit du Nouveau Tes- tament. Il faut citer ici en premier lieu le Cursus Scripturœ Sacrœ fondé

34 Sur Monsieur Fulcran VIGOUROUX et ses écrits voir l'excellente notice de M. E. LÉVESQUE dans la R. B., 1915, p. 183-216.

35 Sur cette Polyglotte on peut voir le jugement de M. LÉVESQUE, t. cit., p. 196- 198.

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par le père R. Comely (1890-), qui en est resté de loin le plus savant collaborateur 36, et les Études bibliques inaugurées par le P. Lagrange (1903-37). La sainte Bible de L.-Cl. Fillion 38 (en 8 vol., 1886) eut de nombreuses éditions. Sous le même titre est en cours de publication le commentaire, beaucoup plus scientifique, commencé par L. Pirot et continué par A. Clamer. Les catholiques de langue allemande possè- dent le Kurzgefasstes wissernschaftliches Commentât zum A. T. de Vien- ne (1901-1911); Exegetisches Handbuch zum A. T. de Munster (191 1-) ; plus répandu et complet Die Hl. Schrift des N. T. de Bonn (1914-) et Die Hl. Schrift des A. T. de Bonn (1923-). La Sacra Biblia commentata, entreprise par le P. M. Sales (191 1-) et continuée par le P. G. Girotti, jouit d'un grand succès parmi le clergé italien. En Angleterre The Westminster version of the S. Scriptures, traduction et commentaire d'après les textes originaux sous la direction des PP. C. Lattey et J. Keating, procède lentement mais sûrement (1913-). En Amérique le P. Ch. J. Callan a, parmi ses nombreux ouvrages, un com- mentaire complet sur les livres du Nouveau Testament, outre un com- mentaire sur les Psaumes et sur les Paroles évangéliques. L'excellente collection Verbum salutis des pères jésuites français n'envisage aussi que le Nouveau Testament (1924-).

Une autre manifestation du progrès des études scripturaires parmi nous, ce sont les versions bibliques récentes faites des textes originaux, avantage abandonné autrefois à tort aux protestants. Ce mouvement a été inauguré en France il y a une quarantaine d'années, par l'excellente Bible de A. Crampon (1904) . Dans les autres pays on a suivi cet exem- ple bien tard et timidement: en tête figure la traduction néerlandaise des Évangiles et des Actes (1907) , étendue enfin à tous les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament (1937-1938). En langue allemande K. Rôseh donna le Nouveau Testament (1921; en 1940: 700.000 exemplaires), et E. Henné, l'Ancien (1934). Tout récemment (1944) le chan. E. Nacar et le père A. Colunga ont publié une nouvelle traduction espa-

Sur le1 père Rudolf CORNELY, mort le 3 mars 1908, voyez l'article du P. A. MERK, dans le Suppl. Diet. Bible, II, col. 153-155.

37 Voir R. B., 1900, p. 414-423: Projet d'un commentaire complet de l'Ecriture sainte. Le premier volume: Les Juges parut en 1903.

38 Sur Louis-Claude FILLION, voyez Suppl. Diet. Bible, III, col. 274-276 (arti- cle dû à A. Robert) .

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gnole de toute la Bible d'après les testes originaux. En Italie le père A, Vaccari, qui avait déjà publié le Pentateuque (1923) et les livres sa- pientiaux (1925), a réédité en 1942 sa version du Pentateuque comme premier tome d'une Bible italienne complète; la guerre avec ses désas- treuses conséquences aura probablement retardé pour longtemps l'achè- vement de cette entreprise.

Enfin, il est regrettable que les deux nouvelles traductions an- glaises du Nouveau Testament, faites en Angleterre (R. A. Knox, 1944: très libre, parfois presque une paraphrase 39) et en Amérique (Confra- ternity of Christian Doctrine, 1941), aient pris comme base le latin de la Vulgate, selon un préjugé qui ne devrait plus subsister après la réponse de la Commission biblique du 10 août 1943 40. Heureusement The Westminster Version, dont j'ai parlé plus haut, suit les textes originaux: à son achèvement les catholiques anglais posséderont une traduction complète de toute la Bible hébraïque et grecque. Les RR. PP. Callan et McHugh ont le mérite, parmi tant d'autres dans le domaine de la litté- rature catholique en Amérique, d'avoir publié en 1937, le Nouveau Tes- tament traduit par le père Fr. AL Spencer du grec original, traduction universellement admirée par les protestants et les catholiques, aussi bien en Angleterre qu'en Amérique, pour sa fidélité, son élégance et sa clarté 41.

Le renouveau des études bibliques parmi les catholiques pendant ces cinquante ans passés se remarque encore dans les dictionnaires ou revues qui ne sont pas proprement bibliques, et les articles de cette matière sont fréquents; prenez, par exemple, le précieux Dictionnaire de Théologie catholique, et, en Amérique, les revues très répandues: The Ecclesiastical Review et The Homiletic and Pastoral Review. Il en est de même des thèses de doctorat ou maîtrise en théologie; à Louvain,

^9 C'est ce que m'écrivait aussi M&1" J. M. T. BARTON, Consulteur de la Commis- sion biblique et juge bien qualifié, à la date du 23 juin 1944: «One of the chief objec- tions to it, frequently raised while it was in making, was that, at times, it is more a paraphrase than a translation. »

40 A.A.S., 1943, p. 270 et suiv. La «Catholic Biblical Association)) d'Amérique réparera cette faute en traduisant les livres de l'Ancien Testament d'après les textes origi- naux. Quant au Nouveau Testament, il n'y aurait qu'à adopter l'excellente version du P. A. SPENCER, dont je parle plus loin: ce serait la solution la plus pratique en même temps que la plus conforme à la sagesse chrétienne.

41 Dans la lettre, citée un peu plus haut, le savant M^r BARTON parle incidem- ment de « Fr. Spencer's admirable version ».

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par exemple, mon « Aima Mater », depuis la fin du siècle dernier une dissertation doctorale sur quatre environ traite un sujet biblique: A. Camerlynck, De quatti evangelii auctore (1899) ; A. Michiels, L'origine de V episcopal (1900) ; H. Coppieters, De historia textus Actuum Apos- tolorum (1902); C. Van Crombrugghe, De soteriologiœ christianœ primis fontibus (1905) ; E. Tobac, Le problème de la justification dans S. Paul (1908) ; R. G. Bandas, The Master-Idea of Saint Paul's Epis- tles, or the Redemption (1925) ; J. Coppens, L'imposition des mains et les rites connexes dans le N. T. et dans V Eglise ancienne (1925); A.i Charue, L'incrédulité des Juifs dans le N. T. (1929) ; W. Goossens, Les origines de l'Eucharistie, sacrement et sacrifice (1931) ; B. Rigaux, L' Antéchrist et V opposition au royaume messianique dans l'A. et le N. T. (1932) ; R. De Langhe, Les textes de Ras Shamra-Ugarit et leurs rap- ports avec le milieu biblique de l'A. T. (2 vol. 1945).

Les études bibliques sont considérablement facilitées et favorisées par les bibliothèques spéciales, que nous trouvons aujourd'hui à Jéru salem, à Rome ici surtout à l'Institut biblique et dans les princi- paux centres universitaires. Professeurs et spécialistes se retrempent dans leur ferveur, se soutiennent mutuellement dans les difficultés, se commu- niquent leurs plus récentes acquisitions dans les réunions annuelles ou semaines bibliques, organisées, par exemple, à Rome par l'Institut bi- blique (depuis 1930), en Espagne (depuis 1941) et en Amérique (de- puis 1937 42). L'Amérique catholique, qui s'est décidément mise dans le mouvement et qui s'y organise avec le sens pratique qui la distingue en tout, a même déjà obtenu un enviable primat par la création de « The Catholic Biblical Association» (1936) ; cette association réunit d'a- bord tous les professeurs d'Ecriture sainte de cette contrée et s'adjoint en outre tous ceux, prêtres ou laïcs, religieux ou religieuses, qui veulent promouvoir par tous les moyens les études bibliques parmi les catho- liques d'Amérique ér'. Une branche indépendante de cette société biblique

42 Du 1 7 au 19 juillet 1921 il y eut un congrès biblique catholique à Cambridge (Verbum Domini, 1 (1921), p. 224 et p. 287 et suiv.: voir Biblica, 2 (1921), p. 399-400). Le 3 mars et le 1er avril 1937 les professeurs d'Ecriture sainte de* Pologne se réunirent à Cracovie (voir Verbum Domini, 17 (1937), p. 192).

43 Voir The Catholic Biblical Quarterly. Supplement, 1940 et The Catholic Bi- blical Association of America. Supplement to The Cath. Bibl. Quarterly, 1946.

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s'est depuis développée au Canada. Les catholiques anglais viennent d'imiter cet exemple (1940 44) .

Nous avons déjà parlé plus haut de la pieuse Société de Saint- Jérôme, établie à Rome et en plusieurs villes d'Italie, qui a pour but de familiariser les fidèles avec les Livres saints, et d'en introduire la lecture quotidienne dans toutes les familles en distribuant une édition écono- mique des Evangiles et des Actes. La congrégation des « Servi dell' Eterna Sapienza », fondée à Bologne près du tombeau de saint Domi- nique, a le même but. Il y a des associations catholiques semblables dans la plupart des pays 45. J'aime à mentionner ici en particulier « La Pro- pagande catholique romaine de la Bible» fondée en 1935 à Montréal (Canada), constituée depuis 1940 en corporation sous le nom de «La Société catholique de la Bible ».

Mais ne croyez pas pour autant que pour nous, exégètes catholiques, tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes! Nous sommes encore fort en retard dans un triple domaine: dans l'archéologie, la criti- que textuelle et la philologie orientale. Dans le domaine archéologique, auquel je réfère aussi l'ethnographie, la topographie et la géographie,

4* Voir Biblica, 27 (1946), p. 154.

45 II serait fort intéressant autant qu'instructif de faire un relevé détaillé de l'activité multiforme de ces différentes sociétés. Ici, par exemple, à Rome on a commencé, depuis quelques années, à exposer dans les églises un beau volume des Evangiles sur un prie- Dieu spécial devant le banc de communion, afin que les fidèles venus pour adorer Jésus, y entendent aussi sa voix en lisant quelques versets de son Evangile. Le 4 sept. 1925 il y eut à Bologne, sous la présidence du cardinal archevêque, un congrès « per lo studio e la diffusione del Vangelo » (voir Verbum Domini, 6 (1926), p. 287-288). La Congrégation des « Servi dell' Eterna Sapienza » organise des conférences bibliques dans différentes cités d'Italie- (voir ibid., 21 (1941), p. 110-112). En Allemagne on a organisé en ces dernières années la « Bibelstunde » ou «heure biblique», qui en 1938 se pratiquait déjà dans 8.000 paroisses, outre des conférences bibliques réservées aux prê- tres (ibid., 19 (1939), p. 347-352, M. ZERWICK, De Catholicorum Opère Biblico Stuttgartensi) ; œuvre qui s'est implantée également en Suisse (ibid., 21 (1941), p. 108-110). En Hollande cet apostolat est assuré par la section biblique de la « Apo logetische Vereeniging: Petrus Canisius ». En Amérique c'est la «Confraternity of Christian Doctrine » qui s'en charge avec la collaboration de la florissante « Holy Name Society»; les catholiques américains ont même à cette fin, au milieu de mai, un « Bibli- cal Sunday » pour la diffusion du Nouveau Testament. Au Canada la hiérarchie a officiellement confié cet apostolat à la « Société catholique de la Bible » d'entente ave; 1' « Association catholique des Etudes bibliques au Canada »; ici le Dimanche de la Bible est fixé « à la fin de septembre ou au début d'octobre, à l'époque de la fête de saint Jé- rôme » (voir Bulletin de la Société catholique de la Bible, Montréal, 2, août 1946). Le R. P. Paul- A. MARTIN, c.s.c, est le président actuel de la « Société catholique de la Bible», établie dans l'immeuble Fides, suite 102, 25 est, rue St-Jacques, Montréal (1). Quant à 1' « Association catholique des Etudes bibliques au Canada », Son Eminence le cardinal R. VILLENEUVE, archevêque de Québec, en a attribué la direction au T. R. P. Adrien MALO, O.F.M., 3113, Avenue Guyard, Montréal (26).

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seule l'École biblique et archéologique des Dominicains français de Jérusalem a tenu haut, pendant ces dix derniers lustres, l'honneur de la science catholique, surtout par les explorations en Arabie des PP. Jaussen et Savignac, et par les travaux des PP. Vincent et Abel 46. Celui-ci, qui s'était déjà fait remarquer par Une croisière autour de la Mer Morte (1911) et par sa collaboration assidue à la Revue biblique publia en 1933 et 1938, en deux beaux volumes, la Géographie de la Palestine, fruit de quarante ans de séjour et de voyages en Terre Sainte, ouvrage admirable de l'aveu unanime des savants 47. Quant au père Vincent, il est le maître incontesté de l'archéologie et de la topographie de Jérusa- lem et de la Palestine48; ses travaux sur Canaan (1907), Jérusalem (1912-), Bethléem (1914), Hébron (1923), Emmaus (1932), en collaboration avec le P. Abel, l'historien des Lieux saints, font univer- sellement autorité; de même que ses nombreuses études et chroniques archéologiques font la valeur exceptionnelle et unique de la Revue biblique49. Le P. Jaussen s'est spécialisé dans l'ethnographie orientale; ayant vécu sous la tente, il publia: Coutumes des Arabes au pays de Moab (1908), Coutumes des Fugara (1914; paru en 1920), Coutumes pa- lestiniennes. I. Naplouse et son district (1927). Les PP. Jaussen et Sa- vignac, surnommés par les Arabes «fils de la route», explorèrent di- verses régions de l'Arabie, et publièrent le résultat, surtout épigraphique, de ces expéditions dans les beaux volumes intitulés: Mission Archéolo- gique en Arabie , I (1909), II (2 tomes, 1914), III (2 fascicules, 1922). Mais les quelques fouilles pratiquées jusqu'ici par les catholiques alle- mands, par les Franciscains de Terre Sainte, par l'Institut biblique et même par l'Ecole biblique et archéologique française méritent à peine

4<Q Le Prof. W. F. ALBRIGHT écrit de même: «The French Ecole biblique de St- Etienne, recognized by the French Government after the [first] war as one of its official schools of archaeology, . . . has served as a notable archaeological focus» (The Archaeo- logy of Palestine and the Bible2, 1933, p. 38).

47 Le P. ABEL avait déjà publié une géographie résumée dans Syrie, Palestine (Guides Bleus, Hachette 1932) : Aperçu général, p. XVII-LXXV; Palestine et Trans- jordanie, p. 503-658. Voir aussi Initiation biblique, 1939, p. 353-377.

48 Le prof. W. F. ALBRIGHT, qui est lui-même un maître de l'archéologie palesti- nienne, écrit: «Père Vincent, already known to specialists as the foremost authority on the archaeology and topography of Jerusalem » (Op. cit., p. 34) .

49 C'est encore W. F. ALBRIGHT, autrefois directeur de l'Ecole américaine de Jé- rusalem, aujourd'hui professeur à l'Université J. Hopkins de Baltimore, qui écrit: « This journal [R. B.] contains more important archaeological information than any other periodical dealing with the Bible or with Palestine» (Op. cit., p. 183, 43).

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d'être mentionnées à côté des grandioses fouilles exécutées dans les der- niers temps en Egypte, en Palestine, en Syrie, en Iraq et en Iran au nom et aux frais d'universités ou académies allemandes, américaines, anglai- ses et françaises 50. Les catholiques n'ont pas même d'atlas vraiment scientifique des pays bibliques. Dans le domaine de la critique textuelle nous sommes plus pauvres encore: nos éditions grecques du Nouveau Testament ne peuvent guère rivaliser avec les grands travaux des pro testants allemands et anglais. Nous n'avons pas d'édition critique des Septante, ni du texte hébreu massorétique, ni de la Pesitta, etc. Heureuse- ment l'Abbaye pontificale de Saint- Jérôme, continuant la tradition bé- nédictine de labeur assidu, revendique pour l'Eglise catholique une édi- tion critique catholique de la Vulgate, entreprise déjà cependant et très bien faite pour le Nouveau Testament par Wordsworth et White, pro- testants anglicans. Dans le domaine de la philologie orientale, quelques savants isolés ont fait et font honneur à l'Eglise. Qui ne connaît le nom du P. Vincent Scheil, O. P., qui a le premier déchiffré la stèle de Ham- mourabi51? J'aime à mentionner ici les noms des pères Deimel, S. J., et Witzel, O. F. M., dont les nombreuses publications classiques sont d'un grand secours pour les jeunes assyriologues. L'Institut orientaliste de Louvain, les facultés orientales de l'Université de Saint- Joseph de Beyrouth et de l'Institut biblique de Rome avec leurs revues: Le Muséon. Mélanges et Orientalia, ainsi que JEgyptus de l'Université du Sacré- Cceur de Milan, sont des foyers d'études orientales de haute valeur scientifique. Mais que Ton songe aux innombrables textes découverts et publiés depuis un siècle: papyri et ostraca grecs, textes hébreux, ara- méens, nabatéens et phéniciens, hiéroglyphes et cunéiformes, et l'on de- vra concéder que la science catholique y a trop peu contribué et y compte encore bien peu.

Cette revue panoramique bien incomplète sans doute des pro-

50 Voir H. V. HILPRECHT, Explorations in Bible Lands during the 19th Century, Edinburgh, 1903 (sur HILPRECHT on peut voir la notice écrite par L. PlROT dans le Supplément du Diet. Bible, f. XVIII, 1941, col. 1-3) ; L. HENNEQUIN, Fouilles et champs de fouilles en Palestine et en Phénicie, dans Suppl. Diet. Bible, III, 1938, col. 318-524.

51 J.-M. VOSTÉ, // codice di Hammurapi nel quadragesimo délia scoperta e in me- moria del decifratore il P. V. Scheil, O.P., dans Angelicum, 1941, p. 178-195; Essai de bibliographie du Père Jean-Vincent Scheil ( -f 2 1 sept. 1940), dans Orientalia, 11, p. 80-108.

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grès accomplis chez nous dans le domaine biblique d'un côté, et de l'autre du chemin à parcourir encore, illustre ce que le Saint-Père écrit au sujet des fruits des directives pontificales, et justifie d'avance les conseils que Sa Sainteté, dans sa haute sagesse, croit devoir nous donner pour promouvoir encore davantage les études bibliques.

B. Partie doctrinale.

Ces conseils sont exposés sous les cinq chefs suivants:

1. Recours aux textes originaux;

2. De l'interprétation des Livres saints;

3. Tâches particulières des exégètes de nos jours;

4. Manière de traiter les questions plus difficiles;

5. L'usage de l'Écriture dans l'instruction des fidèles.

On ne peut relever ici que les idées générales de ces différents chapi- tres: le contenu en est tellement dense et même varié que l'on doit recom- mander de lire et de relire le texte de l'encyclique pour s'en assimiler tou- tes les richesses doctrinales.

Depuis l'encyclique Providentissimus (1893), l'orientalisme, dont la science biblique n'est qu'une branche, a fait d'énormes progrès: grâce aux fouilles méthodiquement conduites, le passé lointain des pays d'Orient revit devant nos yeux; les nombreuses tablettes cunéiformes et les innombrables papyri grecs récemment découverts nous révèlent, outre les grands événements historiques, les idées religieuses et les mœurs domes- tiques de l'Orient depuis l'Iran jusqu'à l'Egypte. Par le fait même nous connaissons mieux la manière de penser, de parler et d'écrire des anciens, leurs genres littéraires propres, qui ne sont pas nécessairement conformes aux nôtres. Tout cela prouve la parfaite opportunité de l'intervention de Léon XIII, qui, « comme pressentant cette floraison nouvelle de la science biblique, a invité au travail les exégètes catholiques et leur a tracé avec- sagesse la voie et la méthode à suivre dans ce travail ». Le pape Pie XII

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en promulgant son encyclique Divino afRante Spirit a désire que ce travail continue toujours et plus parfait et plus fécond. « C'est pourquoi, écrit-il, Nous Nous proposons de montrer à tous ce qui reste à faire et dans quelles dispositions l'exégète catholique doit s'adonner aujourd'hui à une tâche si importante et si sublime, voulant aussi donner aux ouvriers, qui tra- vaillent avec zèle dans la vigne du Seigneur, de nouveaux stimulants et un nouvel élan. »

1. Recours aux textes originaux.

L'exégèse scientifique doit être faite sur les textes originaux; d'où la nécessité primordiale d'établir ces textes, et de connaître à fond les lan- gues hébraïque et grecque dans lesquelles ils ont été écrits. Comme les tex- tes originaux seuls ont été directement inspirés, il est clair que nous serons d'autant plus près de la pensée et du coeur de Dieu, que nous en compren- drons mieux le sens original, plénier, divin.

Et que l'on n'objecte pas le décret de Trente, déclarant la Vulgate latine authentique; car il s'agit d'une authenticité doctrinale ou juridi- que, et non d'une authenticité critique, qui mettrait cette version au pair et au-dessus des originaux. Le décret de Trente ne diminue en rien la valeur unique des textes originaux ni la valeur des autres versions orien- tales; celles-ci peuvent représenter des manuscrits hébreux meilleurs que ceux représentés par la Vulgate latine.

C'est pourquoi [écrit le Saint-Père], l'autorité de la Vulgate en matière de doctrine n'empêche nullement aujourd'hui elle le demanderait plutôt que cette doctrine soit encore justifiée et confirmée par les textes originaux eux- mêmes, et que ces textes soient appelés couramment à l'aide pour mieux expli- quer et manifester le sens exact des saintes Lettres. Le décret du Concile de Trente n'empêche même pas que, pour l'usage et le bien des fidèles, en vue de leur facili- ter l'intelligence de la parole divine, des versions en langue vulgaire soient com- posées précisément d'après les textes originaux, comme Nous savons que cela a déjà été fait d'une manière louable en plusieurs régions avec l'approbation ecclé- siastique.

2. De l'interprétation des Livres saints.

Puisque Dieu a daigné nous communiquer sa pensée en paroles hu- maines, il incombe tout d'abord aux exégètes de rechercher et de scruter le sens exact des mots, appelé le sens littéral. Ce sens nous est donné im-

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médiatement par les mots, il est vrai; mais il peut être déterminé encore par le contexte et par les passages parallèles. En outre, comme il s'agit d'un texte divinement inspiré, son sens précis et plein ne peut jamais con- tredire une sentence par ailleurs inspirée ou une vérité révélée: il faut donc tenir compte de l'analogie de la foi. Enfin, la recherche de ce sens littéral doit conduire et aboutir à l'exposition de la doctrine théologique, aux sources de la vie spirituelle, que théologiens et prédicateurs ont le droit de demander à nos commentaires.

Mais, outre le sens littéral, la Bible contient encore un sens spirituel voulu par Dieu, qui dispose les faits et les événements de telle manière que le passé annonce et figure l'avenir. Ce sens ne peut être connu que par ré- vélation divine, par l'usage authentique des Apôtres et de l'Église: « Ce sens spirituel donc, écrit le souverain pontife, voulu et ordonné par Dieu lui-même, les exégètes catholiques doivent le manifester et l'exposer avec le soin qu'exige la dignité de la parole divine. » Puis le Saint-Père, réagis- sant contre une tendance trop fréquente chez les prédicateurs, recommande avec insistance d'éviter l'emploi de l'accommodation, qui est un véritable abus de la parole divine; parce que l'accommodation impose aux textes divins un sens purement humain.

Il arrive, surtout aujourd'hui [observe Sa Sainteté] que cet usage n'est pas sans danger, parce que les fidèles, et en particulier ceux qui sont au courant des sciences sacrées comme des sciences profanes, cherchent ce que Dieu nous signifie par les Lettres sacrées de préférence à ce qu'un écrivain ou un orateur disert ex- pose, en jouant habilement des paroles de la Bible. . . Les Pages sacrées, en effet, écrites sous l'inspiration de Dieu, abondent par elles-mêmes de sens propre, douées de vertu divine, elles valent par elles-mêmes; ornées d'une beauté qui vient d'en haut, elles brillent et resplendissent par elles-mêmes, pourvu que le commentateur les explique si pleinement, si soigneusement, que tous les trésors de sagesse et de prudence, y contenus, soient mis en lumière.

Puisque l'exégèse de nos jours n'est qu'un chaînon dans la longue tradition de l'Église, il faut qu'elle se rattache au passé par l'étude et l'uti- lisation des écrits des Pères et docteurs. Le souverain pontife dénonce ici l'ignorance de ces trésors du passé, dans laquelle beaucoup se trouvent au- jourd'hui, et il en recommande une étude plus assidue.

Ainsi se réalisera, conclut-il, l'heureuse et féconde union de la doctrine et de l'onction des anciens avec l'érudition plus grande et l'art plus avancé des mo- dernes; union qui produira des fruits nouveaux dans le champ des Lettres divi- nes, lequel ne sera jamais ni suffisamment cultivé, ni entièrement épuisé.

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3. Tâches particulières des exégètes de nos jours.

La Bible, qui contient des livres remontant à une si haute antiquité, présente nécessairement et présentera toujours des difficultés. Cependant, ces difficultés étaient, sous certains rapports, bien plus grandes autrefois qu'aujourd'hui, par exemple sous le rapport philologique et historique.

C'est donc à tort, observe Sa Sainteté, que certains, ne connaissant pas exactement les conditions actuelles de la science biblique, prétendent que l'exé- gète catholique contemporain ne peut rien ajouter à ce qu'a produit l'antiquité chrétienne, alors qu'au contraire notre temps a mis en évidence tant de questions, qui, en exigeant de nouvelles recherches et de nouveaux contrôles, stimulent grandement à une étude énergique les exégètes modernes.

Il est incontestable, par exemple, que les discussions autour de la vérité de la Bible ont obligé théologiens et exégètes à scruter davantage la nature et les effets de l'inspiration divine. Or, en s'appuyant sur la doc- trine des Pères et surtout de saint Thomas, ils ont mieux mis en relief les conséquences de la collaboration de l'homme avec Dieu dans la composi- tion du Livre saint. L'hagiographe est instrument de Dieu, instrument libre selon sa nature, gardant sa personnalité et psychologie humaine pro- pre, s'exprimant par conséquent dans son style particulier. D'où il suit, conclut le souverain pontife, que

[ . . . ] l'exégète doit . . . s'efforcer avec le plus grand soin, sans rien né- gliger des lumière-s fournies par les recherches récentes, de discerner quel fut le caractère particulier de l'écrivain sacré et ses conditions de vie, l'époque à laquelle il a vécu, les sources écrites ou orales qu'il a employées, enfin sa manière d'écrire. Ainsi pourra-t-il bien mieux connaître qui a été l'hagiographe et ce qu'il a voulu exprimer en écrivant.

Il s'ensuit qu'il est de primordiale importance de bien discerner le genre littéraire employé par l'auteur sacré. Or ce genre ne se laisse pas dé- terminer à priori par nos habitudes et nos « catégories » à nous, mais par la connaissance des manières de penser et d'écrire des anciens. Ici nous tou- chons un des passages les plus importants de l'auguste document pontifi- cal, comme tous les lecteurs avisés l'ont immédiatement relevé avec un véritable soulagement. Après tant d'âpres luttes, voici donc que le Paoe de la Paix, Pie XII, tend la branche d'olivier! Mais qu'il me soit permis de le dire avec tout respect et en toute franchise: tant de luttes épiques

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étaient vaines; la passion et les considérations personnelles n'y ont pas été étrangères, tant la solution des genres littéraires en tous les domaines de la pensée humaine s'imposait et s'impose au plus élémentaire bon sens his- torique et littéraire. Voici donc ces paroles de haute sagesse:

Il faut absolument [enseigne le Saint-Père] que l'exégète remonte en quel- que sorte par la pensée jusqu'à ces siècles reculés de l'Orient, afin que, s'aidant des ressources de l'histoire, de l'archéologie, de l'ethnologie et des autres scien- ces, il discerne et reconnaisse quels genres littéraires les auteurs de cet âge antique ont voulu employer et ont réellement employés. Les Orientaux, en effet, pour exprimer ce qu'ils avaient dans l'esprit, n'ont pas toujours usé des formes et des manières de dire dont nous usons aujourd'hui, mais bien plutôt de celles dont l'usage était reçu par les hommes de leur temps et de leur pays. L'exégète ne peut pas déterminer a priori ce qu'elles furent; il ne le peut que par une étude attentive des littératures anciennes de l'Orient. Or, dans ces dernières dizaines d'années, cette étude, poursuivie avec plus de soin et de diligence qu'autrefois, a manifesté plus clairement quelles manières de dire ont été employées dans ces temps anciens, soit dans les descriptions poétiques, soit dans l'énoncé des lois et des normes de vie, soit enfin dans le récit des faits et des événements de l'histoire. Cette même étude a déjà établi avec clarté, que le peuple d'Israël l'emporte sin- gulièrement sur les autres nations de l'Orient dans la manière d'écrire correcte- ment l'histoire, tant pour l'antiquité que pour la fidèle relation des événements; prérogative qui est due, sans doute, au charisme de l'inspiration divine et au but particulier religieux de l'histoire biblique. Néanmoins personne, qui ait un juste concept de l'inspiration biblique, ne s'étonnera de trouver chez les Ecri- vains sacrés, comme chez tous les anciens, certaines façons d'exposer et de racon- ter, certains idiotismes propres aux langues sémitiques, des approximations, cer- taines manières hyperboliques de parler, voire même parfois des paradoxes des- tinés à imprimer plus fermement les choses dans l'esprit. En effet, des façons de parler dont le langage humain avait coutume d'user pour exprimer la pensée chez les peuples anciens, en particulier chez les Orientaux, aucune n'est étrangère aux Livres saints, pourvu toutefois que le genre employé ne répugne en rien à la sainteté ni à la vérité de Dieu; c'est ce que déjà le Docteur Angélique a remar- qué dans sa sagacité, lorsqu'il dit: «Dans l'Ecriture les choses divines nous sont transmises selon le mode dont les hommes ont coutume d'user 5'2. » De même que le Verbe substantiel de Dieu s'est fait en tout semblable aux hommes « hormis le péché 53 », ainsi les paroles de Dieu, exprimées en langue humaine, sont semblables en tout au langage humain, l'erreur exceptée.

Le Saint-Père applique aussitôt ces grands principes aux narrations historiques, quand il ajoute:

Souvent, en effet pour nous en tenir là, lorsque certains se plaisent à objecter que les Auteurs sacrés se sont écartés de la fidélité historique ou qu'ils ont rapporté quelque chose avec peu d'exactitude, on constate qu'il s'agit seulc-

52 Comm. ad Hebrœos, cap. 1, lectio 4.

53 Hebr. 4, 15.

CINQUANTE ANS D'ÉTUDES BIBLIQUES 215*

ment de manières de dire ou de raconter habituelles aux anciens, dont les hommes usaient couramment dans leurs relations mutuelles, et qu'on employait en fait licitement et communément. L'équité requiert donc, lorsqu'on rencontre ces expressions dans le langage divin, qui s'exprime au profit des hommes en termes humains, qu'on ne les taxe pas plus d'erreur que lorsqu'on les rencontre dans l'usage quotidien de la vie. Grâce à la connaissance et à la juste appréciation des façons et usages de parler et d'écrire des anciens, bien des objections, soulevées contre la vérité et la valeur historiques des Lettres divines, pourront être réso- lues. En outre, cette étude conduira d'une façon non moins appropriée à un discernement plus complet et plus lumineux de la pensée de l'Auteur sacré.

4. Manière de traiter les questions plus difficiles.

Les progrès accomplis depuis Léon XIII, d'im. mém., ont fait dis- paraître bien des difficultés objectées autrefois contre l'antiquité, l'histori- cité et l'authenticité des Livres saints. Cependant tout n'est pas encore clair dans la Bible; et il n'y a rien d'étonnant à cela, puisqu'il s'agit de li- vres dont l'histoire remonte jusqu'aux origines du monde. Il est même probable qu'il en sera toujours ainsi: en cela la science biblique partage- rait le sort de toutes les autres sciences, qui toutes ont leurs problèmes inso- lubles pour la raison humaine; ce sont ces mystères qui nous ramènent à l'idée du Dieu infini et invisible, source de toute vérité, Seigneur de toutes sciences. Mais même ces problèmes doivent être affrontés, examinés et réexaminés par les exégètes catholiques, qui doivent jouir de la même li- berté que les savants des autres disciplines, c'est-à-dire de la liberté de proposer de nouvelles solutions, pourvu qu'elles ne contredisent pas le dogme de l'inspiration et la vérité de la Bible. L'encyclique pontificale contient ici un des paragraphes les plus élevés, les plus encourageants pour les exégètes, et les plus favorables au progrès de l'exégèse; il est à méditer par tous les fils de l'Eglise.

Les efforts de ces vaillants ouvriers dans la vigne du Seigneur [écrit Sa Sain- teté] méritent d'être jugés, non seulement avec équité et justice, mais encore avec une parfaite charité; que tous les autres fils de l'Eglise s'en souviennent. Ceux-ci doivent se garder de ce zèle tout autre que prudent, qui estime devoir attaquer ou tenir en suspicion tout ce qui est nouveau.

Ces sages avertissements sont une réponse au faux zèle de ces prétendus « intégristes », qui confondirent souvent les meilleurs serviteurs de l'Égli- se avec les vrais modernistes, et les livrèrent à la même réprobation. Que les fils de l'Eglise, continue le Saint-Père,

216* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

[ . . . ] aient avant tout présent, que, dans les règles et ks lois portées par l'Eglise, il s'agit de la foi et des mœurs, tandis que dans l'immense matière con- tenue dans les Livres saints, livres de la Loi ou livres historiques, sapientiaux et prophétiques, il y a bien peu de textes dont le sens ait été défini par l'autorité de l'Eglise; et il n'y en a pas davantage sur lesquels règne le consentement unanime des Pères. Il reste donc beaucoup de points, et d'aucuns très importants, dans la discussion et l'explication desquels la pénétration et le talent des exégètes ca- tholiques peuvent et doivent avoir libre cours, afin que chacun contribue pour sa part et d'après ses moyens à l'utilité commune, au progrès croissant de la doc- trine sacrée, à la défense et à l'honneur de l'Église. Cette vraie liberté des en- fants de Dieu, qui, gardant fidèlement la doctrine de l'Eglise, embrasse avec re- connaissance comme un don de Dieu et met à profit tout l'apport des sciences; cette liberté, secondée et soutenue par la confiance de tous, est la condition et la source de tout réel succès et de tout solide progrès dans la science catholique.

Après avoir cité ce magnifique passage, animé du plus pur esprit de vérité, de charité et de paix, monseigneur, aujourd'hui cardinal Saliège, archevêque de Toulouse, écrit: « La lettre du Souverain Pontife est faite pour faire taire ces ignorants que sont les intégristes. Dans les demeures éternelles, le R. P. Lagrange et beaucoup d'autres avec lui chantent: Amen, amen; alleluia, alleluia54!»

5. L'usage de l'Écriture sainte dans l'instruction des fidèles.

Jusqu'ici le souverain pontife a eu en vue surtout les hommes adon- nés à la science biblique. Ici Sa Sainteté considère plutôt l'utilisation des Ecritures dans le ministère des âmes.

En raison précisément de l'utilité primordiale des Livres saints dans ce ministère, le Saint-Père s'adresse d'abord aux prêtres et les exhorte à méditer sans cesse la parole de Dieu afin de pouvoir mieux la communi- quer aux fidèles:

Que les prêtres donc, à qui est confié le soin de procurer aux fidèles le salut éternel, après avoir scruté par une étude diligente les Pages sacrées et se les être assimilées par la prière et la méditation, aient à coeur d'expliqueT les célestes ri- chesses de la parole divine dans leurs sermons, leurs homélies, leurs exhortations; qu'ils confirment la doctrine chrétienne par des maximes tirées des Livres saints; qu'ils l'illustrent par les merveilleux exemples de l'histoire sainte, et nommé- ment par ceux de l'Evangile du Christ, Notre-Seigneur, évitant avec un soin attentif les accommodations subjectives, arbitraires et cherchées trop loin, qui sont non un usage mais un abus de la parole divine; qu'ils exposent tout cela avec tant d'éloquence, de netteté et de clarté, que les fidèles ne soient pas seule-

54 La Semaine catholique de Toulouse, 15 oct. 1944, p. 337.

CINQUANTE ANS D'ÉTUDES BIBLIQUES 217*

ment mus et excités à y conformer exactement leur vie, mais encore conçoivent un souverain respect envers l'Ecriture sacrée.

S'adressant ensuite aux vénérables évêques, qui ont la plus grande responsabilité devant Dieu et son Christ notre Sauveur, le Saint-Père les exhorte à favoriser toutes les initiatives qui ont pour but d'exciter, de cul- tiver et de développer parmi les catholiques l'amour et la connaissance des Livres saints. .

Qu'ils favorisent donc et qu'ils soutiennent ces pieuses associations qui se proposent de répandre parmi les fidèles des exemplaires des saintes lettres, sur- tout des Evangiies, et qui veillent à ce que la pieuse lecture s'en fasse tous les jours dans les familles chrétiennes; qu'ils recommandent instamment par la pa- role et par l'usage, les lois liturgiques le permettent, les traductions de l'Écriture sainte, approuvées par l'autorité ecclésiastique; qu'ils tiennent eux- mêmes ou fassent tenir par des orateurs sacrés particulièrement compétents des leçons ou conférences publiques sur des questions bibliques.

Cependant c'est le séminaire qui est le foyer d'où doit jaillir toute cette ardeur apostolique: c'est au séminaire que les futurs ministres du Verbe divin doivent concevoir un amour actif et durable des Écritures saintes.

Que les professeurs exposent le sens littéral et surtout le sens ou contenu théologique, d'une manière si solide, qu'ils l'expliquent si pertinemment, qu'ils l'inculquent avec tant de chaleur, qu'il advienne à leurs élèves ce qui arriva aux disciples de Jésus-Christ, allant à Emmaùs, lorsqu'ils s'écrièrent après avoir en- tendu les paroles du Maître: «Notre cœur n'était-il pas tout brûlant au-dedans de nous, lorsqu'il nous découvrait les Ecritures55? » Qu'ainsi les Lettres divines deviennent pour les futurs prêtres de l'Eglise une source pure et permanente pour leur propre vie spirituelle, un aliment et une force pour la tâche sacrée de la prédi- cation qu'ils vont assumer. Quand les professeurs de cette matière importante, dans les séminaires, auront atteint ce but, qu'ils se persuadent avec joie qu'ils ont grandement contribué au salut des âmes, au progrès de la cause catholique, à l'honneur et à la gloire de Dieu, et qu'ils ont accompli une œuvre intimement liée aux devoirs de l'apostolat.

Enfin, après avoir montré comment l'Écriture sainte est, en temps de guerre l'encyclique parut pendant la guerre, source de consola- tion pour les affligés, voie de la justice pour tous, le Saint-Père conclut sa noble et auguste lettre en félicitant

55 Luc. 24, 3 2.

218* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

[ . . . ] avec une paternelle bienveillance tous ceux qui cultivent les études .bibliques. . . A ces félicitations Nous voulons ajouter Nos encouragements afin qu'ils poursuivent de tout leur zèle, avec tout leur soin et avec une énergie tou- jours nouvelle, l'œuvre heureusement entreprise. Noble tâche, avons-Nous dit, car qu'y a-t-il de plus sublime que de scruter, d'expliquer, de proposer aux fidè- les, de défendre contre les infidèles, la parole même de Dieu, donnée aux hommes sous l'inspiration du Saint-Esprit? L'esprit lui-même de l'exégète se nourrit de cet aliment spirituel et en profite « pour le renouvellement de la foi, pour la con- solation de l'espérance, pour l'exhortation de la charité56». «Vivre au milieu de ces choses, les méditer, ne connaître ni ne chercher rien d'autre, cela ne vous paraît-il pas dès ici-bas comme le paradis sur terre 57 ? »

CONCLUSION.

En remerciant notre Saint-Père, avec les sentiments de la plus filiale et respectueuse dévotion, de ses encouragements et conseils paternels, mais surtout de ses directives si claires et si larges, nous ne pouvons que nous renouveler dans notre ardeur à remplir notre mission avec toute la géné- rosité de notre âme. Noble mission, il est vrai, la plus noble qu'un prêtre puisse désirer sur terre, puisque c'est la continuation de l'apostolat même du Verbe incarné. Mais tâche non moins ardue à cause de la difficulté et de l'ampleur des études bibliques. Dans l'accomplissement persévérant de notre tâche journalière, toujours désintéressée, souvent ingrate malgré ses réelles joies, délicate et parfois périlleuse parce que nous sommes aux sources de la foi, cherchons notre force et notre lumière dans notre union intime avec Jésus: in quo sunt omnes thesauri sapientiœ et scientiœ B8<

Rome, 15 février 1946.

Jacques-M. VOSTÉ, o. p.

w Voir S. AUG., Contra Faustum, XIII, 18: PL. 42, col. 294; C.S.E.L., 25, p. 400.

r>7 S. JÉRÔME, Ep. 53, 10: PL. 22, col. 549; C.S.E.L., 54, p. 463.

Réflexions sur la génération spirituelle *

Le dessein de ces quelques pages est très modeste, et l'an n'en doit pas juger sur leur sujet. Ce sujet a en effet de hautes origines que suffi- raient à attester les épîtres de saint Paul 1, Il éclaire aussi, à sa façon, les conditions de l'apostolat fructueux. La multitude, enfin, des auteurs spirituels qui promettent aux âmes intérieures, surtout en raison de leurs renoncements, une fécondité surnaturelle, achèverait de guérir du goût des aventures spéculatives en ce domaine.

Tous les écrivains, cependant, ne sont pas également apprivoisés avec les réalités spirituelles et ce qui, chez les grands maîtres chrétiens, s'offre comme une pensée théologique profonde, aisée, presque intuitive, risque en certaine littérature dévote de déchoir au rang des plus indigents clichés. Présenter aux vierges, par exemple, la récompense d'une maternité spirituelle n'est pas toujours du dernier sublime: une imagination à peu près stérile opérerait encore de ces rapprochements. L'intérêt demeure donc d'un exposé nous tenterons de manifester la valeur réelle de notre analogie.

Avant d'engager notre recherche, une remarque s'impose. Il ne faut pas concevoir la paternité ou la maternité spirituelles comme un effet propre aux seules vertus de renoncement. Au contraire, c'est avant tout la charité qui est principe de fécondité. Si l'on propose plus volontiers le rapport avec le détachement, cela tient à la nécessité nous sommes de renoncer à nous-mêmes pour adhérer à Dieu autant qu'à notre besoin de soutenir notre ascèse par l'espoir d'une récompense. D'ailleurs, tout

* Au moment de terminer cet article, nous avons pris connaissance de celui du P. T. E. D. HENNESSY, O.P., The Fatherhood of the Priest, dans The Thomist, X, 3, p. 271-3 06. Nos sujets se recouvrent partiellement, mais les méthodes diffèrent trop pour que nous puissions utiliser cette bonne étude.

3 Par exemple: Gai. 4. 19; I Cor. 4. 1 5 : Philem. 10.

220* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

bien naturel véritable que la doctrine chrétienne peut demander de sa- crifier, est à l'échelle humaine, c'est-à-dire, spirituel, par quelque endroit: ordonné à Dieu, à sa gloire. Or cette part spirituelle nous oblige et per- sonne ne saurait renoncer entièrement à sa poursuite. Il faudra la retrou- ver dans et par le détachement, à un plan spirituel plus élevé. Le pontife le chante à la consécration des vierges:

. . . existèrent tamen sublimiores anima? qua? in viri ac mulieris copula fas- tidirent connubium, concupiscerent sacramentum, nec imitarentur quod nuptiis agitur, sed diligerent quod nuptiis praenotatur 2.

Retenant cet exemple de la virginité, il semble que nous puissions proposer comme utile une analogie, préfigurant dans l'ordre de l'activité naturelle, la réalité chrétienne que nous voulons étudier. Parler de la paternité d'une œuvre de science ou d'art peut n'être souvent qu'une mé- taphore débile. Il existe cependant, chez de grands créateurs, une expé- rience qui passe en réalité la plus consacrée des rhétoriques. Nous n'ap- prendrons à personne que des artistes ont eu des inspiratrices autres que la compagne de leur vie. C'est même une situation très fréquente a. Sur le témoignage de certains d'entre eux, il appert que, sans être en tout spirituel, leur amour pour ces femmes a se garder d'une fécondité charnelle afin de fructifier en œuvre belle. Ainsi de la liaison de Wagner avec Mathilde Wesendonck à laquelle nous devons Tristan et Yseult 4. Ce qu'il nous convient de retenir pour l'instant, c'est que des réalisations humaines supérieures exigent un certain renoncement de la nature. Pour le reste, nous y reviendrons bientôt.

Pour toucher le vif de notre sujet, nous devons en premier lieu rappeler la notion de génération. Engendrer n'est rien d'autre que poser les actes nécessaires à la venue d'un nouvel être à l'existence communiant

2 Pontificale Romanum, In benedictione et consecratione uirginurn, prœfatio.

3 Nous n'ignorons pas 1? délicat problème de morale qui se pose là. Mais nous n'avons pas à en connaître dans cet article.

4 Voir E. GlLSON, Dante et la philosophie, Paris, Vrin, 1939, 1er éclaircissement, Des Poètes et de leurs Muses, p. [283J-288. «La muse parfaite donne à chacun des hommes qui l'aiment ce qu'il attend d'elle: à Wagner, Tristan et Les Maîtres Chanteurs, à Wesendonck, un enfant » (p. 285). Sans imposer aux saints la promiscuité des artis- tes, il serait peut-être permis de signaler une analogie, en respectant l'infinie distance de l'amour passionné à une amitié toute de charité. Sans l'inspiration féconde qu'ils se sont apportée, qu'aurait été la vie de François et de Claire d'Assise, de Thérèse et de Jean de la Croix, de François de Sales et de Jeanne de Chantai? Inutile de rêver des hypothèses. Mais l'Eglise n'aurait pas connu les grandes familles des Clarisses, des Carmes réformés, des Vi- sitandines.

RÉFLEXIONS SUR LA GÉNÉRATION SPIRITUELLE 221*

(en vertu de la génération même) à la même nature spécifique que ses parents. Il s'établit donc de ceux-ci à leur fruit une relation, une union. L'enfant doit donc subsister dans la même nature que ses parents, mais cela ne suffit pas, car, ce bien foncier, il le partage avec tous les individus de son espèce. Il faut de plus que cette similitude naturelle lui vienne de ses père et mère, qu'elle soit le terme de sa naissance: qu'elle soit don- née d'une part, reçue de l'autre. C'est donc en ce que les parents causent cette participation de leur enfant à leur nature que réside la perfection de leur relation à lui.

Dans l'ordre animal, la génération établit cette relation à partir de la séparation de l'enfant d'avec ses parents. La matière est principe de division, de multiplicité. Mais si l'on veut saisir la perfection secrète de la paternité et de la maternité, on ne saurait s'arrêter à cette division, toute nécessaire qu'elle est. Quand on constate une relation (réelle) entre deux êtres, on saisit comment au delà de leur division, ils se réunissent; comment tout en étant multiples, ils sont aussi un. Sous l'abstraction des formules par lesquelles la philosophie tente de se représenter la géné- ration, on ne doit pas oublier l'intimité et la force de cette relation toute spéciale. La profondeur et la vivacité naturelles à l'amour entre parents et enfant, si elles ne changent rien à la pensée métaphysique, peuvent cependant rappeler au métaphysicien qu'il considère l'un des liens qui unissent le plus fortement les hommes entre eux, parce qu'il se noue aux origines mêmes de la substance individuelle. Cette indication pertinente invite à chercher dans Yunité la perfection de la génération et, partant, à dire quelques mots de la plus parfaite génération qui se produit dans l'unité parfaite.

En Dieu, la génération existe d'un Fils réellement distinct de son Père, mais ils ne se distinguent que comme termes d'une communication parfaitement entière de l'Un à l'Autre, chacun possédant le même bien, la même nature, sans infériorité, sans imperfection, sans subordination. Loin d'être violée, la rigoureuse unité divine permet de comprendre, toujours dans le mystère, quelque chose de l'éternelle naissance du Verbe. C'est parce que le Père lui communique sans diminution tout ce qu'il est et qui ne peut être qu'un: la nature divine elle-même, que la seconde Personne est Verbe, parfaite image du Père, Fils.

222* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

Si telle est la génération en Dieu, elle provoque notre esprit à trou- ver dans la génération créée un vestige, infiniment lointain, sans doute, de sa perfection. Car, en tout ordre, si l'imparfait ne se résout à un plan supérieur, il faut dire que l'imperfection existe comme telle, il faut, en d'autres mots, admettre l'existence du mal absolu ou l'existence positive du mal. Mais alors tout devient absurde et il ne nous reste qu'à lire les nouveaux romanciers de la philosophie. Aussi bien, puisque la multipli- cité inhérente aux générations animales tient à leur matérialité, qu'elle dit l'imperfection radicale de la créature matérielle, nous ne saurions nous expliquer leur existence à moins de déceler en elles un effort vers quelque unité supérieure.

Tandis que la perfection de la génération divine existe tout entière dans la génération même, dans notre monde matériel, elle n'apparaît que si l'on considère l'achèvement de la génération, car, en cet ordre inférieur, aucun acte n'est parfait au point d'être sa fin: il y a distinction et distance de l'un à l'autre. Déjà chez les brutes, les parents et leur pro géniture communiquent et sont divisés pour communiquer en un même bien: celui de l'espèce. En définitive, par la multiplication se manifestent mieux les virtualités totales de la forme naturelle d'une espèce que si un seul individu la représentait.

C'est par le bien de l'espèce que les brutes sont ordonnées au bien de l'univers et à Dieu. Mais l'homme tout en conservant son espèce, transcende cette fin. Chaque personne humaine est objet de providence divine propter se. Elle est, en effet, capable de biens spirituels: par ses actes propres, personnels, elle peut atteindre Dieu. Quand un tel être est engendré, il l'est pour son bien « individuel » : il naît engagé et pour être engagé dans les aventures de l'intelligence et de l'amour.

Résumons ces données. En Dieu, acte pur qui n'a pas à chercher de fin, à se perfectionner par adhésion à quelque autre bien que lui-même, la génération s'achève dans la communication simple, mais entière, de la nature divine au Fils. Dans la créature, au contraire, la nature com- muniquée dans la génération ne peut être que mêlée de puissance et, par- tant, désireuse de s'actualiser. Dans la mesure l'enfant a besoin de secours pour conserver la vie qui lui a été transmise et de discipline pour tendre efficacement à la perfection promise à sa nature, dans cette mesure

RÉFLEXIONS SUR LA GÉNÉRATION SPIRITUELLE 223*

les panents ont à parfaire l'oeuvre commencée dans la génération. L'édu- cation humaine consiste précisément à pourvoir l'enfant de moyens effi- caces d'accéder au monde spirituel, naturel et surnaturel 5.

L'on touche ici encore à l'imperfection du créé. La science, spécu- lative et pratique, est en nous une qualité; il y a différence d'engendrer à enseigner. Dans la Sainte Trinité, tout est substantiel, le Père commu- nique au Fils sa parfaite connaissance par cela même qu'il l'engendre; le Fils est Fils parce que Verbe. Nous retrouvons l'unité absolue de Dieu. Bien que l'homme ne puisse arriver à une communication parfaite avec ses semblables en ce domaine, parce qu'elle ne peut jamais se produire dans l'ordre substantiel, il n'en reste pas moins qu'une certaine communi- cation est possible et qu'elle réalise une unité d'esprits entre le maître et le disciple. « La méthode d'enseigner tend à l'unité des esprits dans la science et dans la doctrine; et ce que j'ai dit est très véritable, que celui qui veut enseigner veut communiquer sa science 6. » Car nous nous trou- vons à un plan l'appropriation individuelle devient impossible: les biens spirituels se participent sans division. Vue ainsi comme prolonge- ment de la génération, l'éducation humaine apparaît comme surmontant la division de l'enfant d'avec ses parents à un plan supérieur à celui du bien de l'espèce.

Le mystère de la naissance éternelle du Verbe nous incite encore à voir dans l'enseignement humain une analogie de la génération. « Haec est [autem] verae generationis ratio in rebus viventibus, quod id quod generatur, a générante procédât ut similitudo ipsius et ejusdem naturae cum ipso". » Deux éléments donc: similitude et cause, ou si l'on veut: similitude causée. Or ils se retrouvent dans l'éducation 8. La communion d'esprits dont nous parlions tantôt est une commune assimilation aux biens spirituels. Nous ne croyons pas nécessaire de nous appesantir sur

5 « Oportet contra bonum hominis esse si semen taliter emittatur quod generatio sequi possit, sed conveniens educatio impediatur. » Saint Thomas conclut de que la fornication est péché (C. Cent., 3, 122, à Similiter etiam) . Ibid., à Rursus consideran- dum, il argumente' de ce que Téducation convenable à un être humain est spirituelle.

6 BOSSUET, Sur le mystère de la Trinité, dans Œuvres oratoires, éd. Lebarq-Leves- que, vol. 2, p. 59. Nous aurons encore à utiliser cet admirable sermon.

7 C. Gent., 4, 11. Inutile de dire que nous nous inspirons continuellement de ce grand chapitre.

8 Nous écrivons « éducation » pour faire bref. Il faudrait dire à la fois: enseigne- ment, formation morale, en définitive toute action qui, efficacement, permet au bénéfi- ciaire de mieux connaître la vérité comme de mieux tendre au bien.

224* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

l'effet d'assimilation du sujet à l'objet produit dans l'activité de connais- sance ou d'amour. Enfin, l'adhésion du disciple à la vérité ou au bien dépend (dans une mesure évidemment variable) de l'action du maître sur lui. Ainsi l'on peut devenir, selon l'esprit, père et mère. Cette action causative demeure, sans doute, possible à d'autres qu'aux parents selon la chair, puisqu'en ceux-ci elle se distingue des actes générateurs de corps. De droit naturel, cependant, elle relève d'abord des parents 9.

Marquons notre fidélité à saint Thomas. Il s'agit de déterminer si les anges peuvent créer; le docteur estime qu'ils le pourraient si, étant tout spirituels, ils pouvaient s'engendrer: « Substantia immaterialis non potest producere aliam substantiam immaterialem sibi similem quantum ad esse ejus, sed quantum ad perfectionem aliquam superadditam ; sicut si dicamus quod superior angélus illuminât inferiorem 10. » Pour com- prendre comment semblable action mérite le nom de génération, saint Thomas nous propose de distinguer la vie en puissance: « vita [quidem] secundum potentiam est habere opera vitae in potentia », et la vie en exercice de soi: « vivere autem secundum actum est quando exercet quis opera vitae in actu ». Mais si le don de la vie « secundum potentiam » constitue une paternité, de même si elle est donnée « secundum actum ». Ceci posé, il ne reste qu'à conclure. « Quicumque ergo inducit aliquem ad aliquem actum vitae, puta ad bene operandum, intelligendum, volen- dum, amandum, pater ejus dici potest n. »

Toute connaissance et tout amour devant aboutir à connaître et aimer Dieu, c'est par leur adhésion à Dieu, par leur assimilation à Dieu, que le père spirituel et son fils se trouveraient réunis. Mais en suite du péché, il est impossible à l'homme sans la grâce rédemptrice d'atteindre à ces hauteurs. Par la rédemption, le chrétien est appelé à renaître, à naître de Dieu, non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme 12. Aussi bien le Christ est-il venu apporter le glaive, séparer Vhomme de son père, la Rlle de sa mère 13. C'est qu'il ne s'agit plus de

9 Pour le droit antérieur de l'Eglise, nous y viendrons. Remarquons toutefois que ce droit relève de l'ordre surnaturel.

10 S. Th., I, q. 45, a. 5 ad lm.

11 In Ep. ad Eph., c. 3, 1. 4. Il cite en fin du texte que nous rapportons: I Cor., 4. 15.

12 Jo. 1. 13.

is Mt. 10. 34-35; cf. Le. 14. 26.

RÉFLEXIONS SUR LA GÉNÉRATION SPIRITUELLE 225*

naître à quelque bien naturel, mais à la vie même de Dieu. Les hommes n'ont plus à se réunir en des intérêts humains, mais à être un: comme le Père est en Jésus, et Jésus en lui, que les hommes soient un en eux 14. Absolue inefficacité des moyens humains à cet égard, surtout de moyens humains viciés par le péché.

L'a génération charnelle multiplie les hommes; elle met au monde des pécheurs, comme le remarquait saint Augustin 35, contre ceux qui voulaient égaler le mariage à la virginité, sous prétexte que le mariage donne naissance aux membres du Christ. La prodigieuse diversité de la race humaine s'ensuit, si prodigieuse qu'aucune religion naturelle, encore moins aucune philosophie, n'a pu la résoudre. Le péché est venu empê- cher la réunion finale de tous en Dieu, contre quoi il n'a rien fallu de moins que le Verbe se fît chair 16. « Ipse enim est pax nostra, qui fecit utraque unum, et medium parietem maceriae solvens, inimicitias in carne sua: legem mandatorum decretis evacuans, ut duos condat in semetipso in unum novum hominem, faciens pacem, et reconciliet ambos in uno corpore, Deo per crucem, internciens inimicitias in semetipso 17. »

Naissant de la mort du Christ, saints à Dieu par le baptême, nous formons ce corps un, qui est l'Église, épouse du Christ, notre mère. C'est le secret de Dieu, disait Bossuet, qu'elle soit à la fois l'assemblée de tous les fidèles et leur mère18. Considérons cette maternité spiri- tuelle pour ce qu'elle jette de lumière sur notre sujet 19. Comme en cela nous toucherons au mystère de l'Église dans son unité et sa catholicité, on nous excusera d'être un peu sommaire : le moindre approfondisse- ment ici demanderait un in-folio.

Si l'on examine la maternité à la lumière de l'unité, les nécessités de l'analogie obligent à un renversement d'ordre : dans la génération corporelle, le passage de la conception à l'enfantement marque le pas- sage de l'union de la mère et son fruit à leur division; au plan spirituel,

14 Jo. 17. 21.

35 De sancta virginitate, c. 9-10: PL 40, 400-401.

36 Jo. 1. 14.

37 Eph. 2. 14-16.

38 Oraison funèbre du P. Bourgoing, ibid., vol. 4, p. 413.

19 Pour être complet, nous devrions évidemment nous attacher longuement au mystère de la rédemption dans le Christ lui-même. Mais comme nous en recevons ks bienfaits de grâce dans et par l'Eglise, au sein de laquelle, d'ailleurs, s'exerce l'apostolat, nous pensons légitime d'utiliser un chemin de traverse.

226* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

il marque celui de la division à l'union, à l'unité. L'Église et cela vaut aussi de la maternité spirituelle de Marie tire du dehors ses enfants de tous les âges historiques et de tous les peuples et, les engen- drant, les fait être un en son sein : elle les incorpore au Christ. On nous permettra de citer de nouveau le sublime sermon de Bossuet sur la Tri- nité : "Heureuse maternité de l'Eglise ! Les mères que nous voyons sur la terre conçoivent, à la vérité, leur fruit en leur sein; mais elles l'enfantent hors de leurs entrailles : au contraire la sainte Église; elle conçoit hors de ses entrailles, elle enfante dans ses entrailles 20 . )>

Dans le scheme théologique classique de Vexitus créât urarum a Deo et du reditus ad Deum, l'Église figure, en raison de sa nature de Corps du Christ, comme moyen providentiel de retour. Il ne sera donc pas étonnant que son rôle de sanctification apparaisse lié à celui d'uni- fication.

Pour mieux saisir ce point, il faut presser davantage la différence signalée entre les deux maternités, physique et spirituelle. A la con- ception matérielle, le nouvel être possède une organisation somatique si élémentaire qu'il doit vivre de sa mère et ne sera engendré qu'une fois acquis un organisme assez développé pour mener une vie autonome21. Or c'est à la perfection du Christ que nous sommes appelés. Mais, tant que nous restons « autonomes », séparés de lui, sa vie n'est pas en nous. A vrai dire, notre enfantement à la vie divine ne s'achèvera qu'au mo- ment que nous atteindrons la mesure de l'homme parfait, c'est-à-dire, dans la gloire. Ce moment est celui de notre entrée dans la plus par- faite union possible à Dieu, déjà donnée, toutefois, vraiment et sub- stantiellement, dans la grâce. Dès maintenant notre enfantement à la vie divine existe en réalité. Il faut seulement dire que notre nais- sance n'est jamais, ici-bas, terminée. Cela s'entend, puisque la logique vitale du christianisme est d'un perpétuel renouvellement dans notre esprit et nos pensées1*2. Alors apparaît dans toute sa vigueur la vérité que nous tentons d'exposer ; que l'enfantement, dans cet ordre, au lieu de comporter division du fruit d'avec le parent, ne va au con-

20 Vol. 2, p. 56. On retrouve ce thème dans l'oraison funèbre citée, p. 413-414.

21 On connaît l'usage que saint Thomas fait de cette distinction entre conceptio et partus, en parlant de la présence du Verbe au Père (C. Gent., 4, 11, à Consider andum est etiam) .

22 Eph. 4, 23.

RÉFLEXIONS SUR LA GÉNÉRATION SPIRITUELLE 227*

traire qu'à accomplir, resserrer, parfaire leur union, jusqu'à l'indicible assomiption de l'âme en Dieu qu'est la vie éternelle.

Il en serait autrement si nous pouvions être au Christ sans être, en quelque façon, de l'Église. Mais hors d'elle, nous ne pouvons rien recevoir de lui. Le trésor chrétien de sa vie, elle le donne à tous sans distinction de race, de culture, de classe. Elle réalise ainsi une unité su- périeure, proprement divine, entre les hommes.

Retournons à notre propos et marquons, pour le chrétien dési- reux d'engendrer des âmes à Dieu, de les aider dans leur naissance toujours nouvelle, qu'il le doit faire dans (avec toute la rigueur du terme) l'Église. Ainsi, par exemple, les parents naturels ont le droit et le devoir de veiller à l'éducation religieuse de leurs enfants, mais en toute soumission à la mère Église. C'est dire aussi que la fécondité de l'apostolat individuel obéit aux lois théologiques qui régissent la fé- condité de la Catholique. De même que Marie est Mère de Dieu au prix d'être vierge, ainsi l'Église est notre mère catholique au prix d'être vierge dans sa vie théologale, d'être sainte dans sa foi, son espérance, sa charité. Autant dire qu'elle est féconde parce que fidèle au Christ. Sa vie est toute là. Si on voulait un exemple historique, dont la leçon profonde pourrait encore servir en bien des lieux, on n'aurait qu'à songer à la condamnation de Y Action française. Le maurrassisme et ne perdons pas de vue le nationalisme assez étroit qu'il comportait feignait que l'Église avait tiré sa fécondité non du «prophétisme hé- breu», mais de l'esprit romain. On l'en félicitait. On aurait voulu qu'elle admît pour siens, mais ne venant pas du Christ « hébreu », les peuples qu'elle avait « civilisés ». Elle a défendu son intégrité, sa virgi- nité, sa fidélité.

Parce que sa maternité, donc, nous attire du dehors pour nous faire vivre du Christ en son sein, nous vivons d'elle, sommes à sa ressemblance, devons agir comme elle. Si notre apostolat personnel ne reproduit pas, à ses mesures, les traits de cette maternité ecclésias- tique, il ne sera pas apostolat. Nous ne serons pas entrés dans le mys- tère de l'unité de l'Église. On a vu des fraticelles porter non seulement sur les lèvres, mais dans une rigoureuse pratique, un haut idéal de pau- vreté religieuse . . . sur la route de Baie. « Credo in unam, sanctam » :

228* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

autre chose qu'une suite de mots, plus même qu'une cohérence logique dans la distribution des articles de foi. Deux propriétés manifestatrices d'un même être ne peuvent qu'être reliées. Si l'Église n'est pas une : si elle n'unit pas les hommes en Dieu, elle n'est pas mère, comme nous avons vu, ni est-elle sainte dans ses membres: elle ne les unit pas à Dieu. Si elle ne sanctifie pas ses membres : elle ne leur procure pas l'unité que nous avons décrite et elle n'est pas mère. Elle ne serait pas l'Église.

Par conséquent, qu'elle ne soit pas unie à Dieu, et elle ne pour- ra réunir ses membres en Dieu : cela tient au secret divin, dont nous parlait Bossuet, qu'elle est mère des fidèles dont l'assemblée la com- pose. Il suffit, maintenant, de nous rappeler que la génération tend à la similitude de l'engendré à l'engendrant. Mais ici on ne parle d'en- gendré que pour signifier : sanctifié, saint, uni à Dieu, vivant de Dieu. La sainteté dont l'essence est la divine charité, se trouve donc au prin- cipe de la fécondité de l'Église.

Elle est aussi au principe de la nôtre. Nous n'avons rien à faire qu'induire les âmes « ad bene operandum, intelligendum, volendum, amandum », afin qu'elles adhèrent, et toujours plus étroitement, à Dieu. Cela sera, à condition que cette adhésion soit communion avec leur apôtre en Dieu. Autrement il faudrait concevoir que cet apôtre possède une vraie charité surnaturelle à l'égard de ses frères, sans l'amour de Dieu. Il ne peut s'agir, en effet, d'une ressemblance entre le père spirituel et son fils (ce serait réduire l'apostolat à un méchant prosélytisme) ; reste donc une commune assimilation à Dieu.

« L'amour de Dieu rassemble, l'amour de soi disperse. » Saint Thomas l'observe dans la psychologie individuelle 2S. Il est inévi- table qu'on en remarque des suites dans les relations entre les hom- mes, établies par l'activité apostolique. Cette action ayant pour but d'aider le prochain à réaliser son unité intérieure en Dieu et, par là, l'unité du genre humain, il serait contradictoire qu'elle trouvât un principe fécond hors de l'adhésion à Dieu. Elle ne fonderait pas une paternité ou une maternité spirituelle.

23 MI, q. 73, a. 1 ad 3ra.

RÉFLEXIONS SUR LA GÉNÉRATION SPIRITUELLE 229*

Toutes les vertus, chacune en son lieu et à sa façon, concourent à cette fécondité, parce que toutes en quelque manière procurent l'union de l'âme à Dieu. Nous avons remarqué, toutefois, qu'il était ordinaire de parler de maternité ou paternité surtout à propos des divers renon- cements évangéliques, singulièrement de la chasteté. Une observation superficielle croirait y trouver le simple aiguillage d'un instinct vers un objet offrant quelque similitude avec l'objet naturel, donc pré- sentant aussi une certaine compensation. Si nos remarques sont jus- tes, il y faut voir plutôt une recherche des meilleures conditions puisse se réaliser le bien supérieur auquel sont ordonnées la paternité et la maternité, sanctifiées par le mariage chrétien. Que l'aiguillage, dont on parle, soit psychologiquement utile (ou même nécessaire) , nous n'avons pas à en juger. Il suffit qu'il soit fondé dans l'être et que nous le sachions. En tout cas, l'Église tient, depuis toujours, à ce que ses enfants destinés à la vie apostolique suivent quelqu'un des con- seils évangéliques, ou tous à la fois, parce qu'elle voit dans le parfait modèle des vierges, la plus parfaite des mères, la Mère de Dieu, et qu'elle est elle-même vierge et mère.

Rosaire BELLEMARE, o.m.i.

What do psychological tests

measure ?

To answer this question is to establish the validity of tests. In the psychological terminology, the term validity, of course, specifically means the extent to which an instrument measures what it intends to measure. A test devised to measure intelligence, for instance, should measure intelligence, solely and totally. A perfectly valid test, therefore, would be one that would sensitize just that one of the many psycholo- gical functions which it wants to elicit. Overcoming difficulties of inter- relations of functions, halo effect, etc., it would gauge directly its mental object with perfect indifference to other traits.

This definition of validity has the unquestionable merit of being easily intelligible. Yet it vies with many other didactical presentations in its oversimplification of fact.

One purpose of this article is to review briefly and slightly criti- cally a few of the various concepts that this single term is taken to signi- fy. It will later consider some of the techniques that establish a test's pragmatic validity. Thirdly, item validity will be cursively discussed in some of its many methods of measurement. A fourth section will take up the matter of weighting items in a test. The study will conclude with a very rapid survey of those factors most likely to affect a validity coefficient. It is believed that this five-way view of validity will summa- rize many of the discussions related to this problem.

I. The Concept of Validity.

Reference has just been made to validity as being that characteris- tic of a test by means of which the test measures what it purports to measure.

WHAT DO PSYCHOLOGICAL TESTS MEASURE? 231*

This seemingly crystal-clear definition in effect simmers down to a mere displacement of the problem. For the question now becomes: (' What does the test purport to measure? » In the case of an intelligence test, the lengthy discussion on what is intelligence must needs be revived. With reference to achievement testing, experts must agree on field limits, relative importance of parts, the existence of a single general factor or of multiple general factors. In aptitude testing, the situation looks dark indeed, for who knows what an aptitude really is, for instance, an aptitude for teaching? In the area of interest or attitude measurements, one is no better off. What are the true mental components of an adoles- cent's interest in engineering, or of pride and prejudice? Finally the problem of definition is bewildering in the yet poorly explored field of personality traits. What constitutes leadership, or salesmanship, or megalomania? Thus in all sections of psychological measurement, the validity of the instrument could hardly be determined without an agreement on the definition of the object of measurement, if the textbook definition of validity were to be followed rigidly. And when will ex- perts agree?

Fortunately the test builder can find his way out of the woods by following suit with his fellow scientists. The physicist really does not know the true nature of electricity and yet he can measure it in its many modalities. The validity of his measurements is not contingent upon the exact and final determination of the true nature of what he is mea- suring.

A careful but rapid perusal of the fastly expanding literature on validation of tests reveals important variations of concept with regards to validity. Some of these variations are now presented in synoptic form, with apologies for the seeming unfairness inevitable in all forms of schematization 1.

1. Discrimination. A test may create the same discrimination among a group of clerical workers as does a rating of their on-the-job proven ability gathered from immediate supervisors. The test will be

1 In this connection, one study is of special value: TURNEY, A. H., Concept of validity in mental and achievement testing. J. educ. Psycho!., 1934, 25, 81-95. Much of its well-written material has been incorporated in this article.

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called a test of clerical ability. Yet there is no assurance that it really singles out a psychological entity which is totally and only clerical ability. Other tests, like intelligence tests, might establish the same grade of discrimination. Or again, this same test may have discriminatory value for other abilities, such as executive ability, arithmetical ability, card-playing ability. Sameness in discrimination is no guarantee of sameness in nature.

Most methods for validating tests are based on the concept of discrimination; for instance, whenever a test is correlated with a crite- rion, whenever an upper group is contrasted with a lower group, when- ever the degree of overlapping is determined. Validity is usually seen through discrimination.

2. Sensitivity. Jackson L> prefers this term which implies discri- mination, plus the idea of refinement of scaling. It is also linked to the concept of reliability.

3. Specificity. A perfectly valid test measures its object totum et solum. Specificity stresses the second condition. But is this always possi- ble? For instance, can a test be a measure of Canadian History alone, and not also to some extent of reading, of intelligence, of English lan- guage? Or again, assuming that some particular test does gauge a spe- cific object, is the name or label of the test perfectly adequate, does it coincide exactly in meaning with the specific thing measured?

4. Completeness. Emphasis now rests on the other condition of a perfectly valid instrument. By means of the test, a complete explora- tion of the mental function should be carried through successfully. If intelligence is a composite of fifteen independent factors, then a good intelligence test should tab all fifteen factors. Some measuring instru- ments, as in physics, gauge an entire object through some partial aspect of it. Heat is measured by one of its properties, that of causing bodies to expand. If all properties are perfectly correlated, this procedure is legitimate. It becomes questionable when the components are unrelated.

2 JACKSON, R. W. B., Reliability of mental tests. Brit. J. Psychol., 1939, 29, 267-287.

WHAT DO PSYCHOLOGICAL TESTS MEASURE? 233*

5. Applicability. This interpretation of validity applies in such expressions as « This is not valid for the fifth grade. » A newcomer in testing procedures may wonder how a test, valid in the sense of the textbook definition, suddenly loses its validity when it is applied to a particular level of ability.

6. Fairness. An achievement test is valid if it parallels the curri- culum, or the textbook, or the teaching. In this sense, the object of measurement of the test is restricted by some outside condition. The validity of the test is now entirely dependent upon the professional judgment of the curriculum maker, the textbook writer, the teacher.

7. Worth whileness. This loose acceptance of validity includes such concepts as validity, descrimination, reliability, objectivity.

8. Importance. Some authors contend that a test in order to be valid should restrict itself to items of importance. This interpretation is somewhat questionable. Determining whether or not Wolfe played chess under the walls of Quebec may be unimportant; yet it is indubi- tably a valid historical problem.

9. Utility. What is said of importance applies to utility. Horner's method of extracting the seventh root of a number is now impracticable; still it is a valid operation in arithmetic.

10. Objectivity. The appraisal of ability should not be affected by the personal equation of the appraiser. This view of validity stresses a condition of it, but not its intrinsic nature.

11. Difficulty. The concept of difficulty is implied in most of the preceding acceptances of the term validity. Degrees of difficulty must be introduced whenever validity is taken to include a rating of ability. This is common practice. Yet validity and difficulty are entirely different dimensions.

The term validity allows of many more semantic variations, the list of which need not be continued here. As it stands, the list illustrates

234* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

the wide variety of meanings unfortunately still attached to much of the psychological terminology.

II. Test Validation Methods.

The discriminatory aspect of validity is most fruitful operationally; it underlies most validation practices.

Very commonly, the new test is correlated against some criterion of the entity to be measured. Should the correlation be such as to reveal that both test and criterion operate a closely similar discrimination among people, then for all practical purposes, the test is the desired yardstick. Usually the test constructor is satisfied with this pragmatic line of thought: it works, so why worry aobut what it measures?

The critical value of the procedure is obviously conditioned by the degree of validity of the criterion itself. Surprisingly however the choice of a criterion does not always enjoy the meticulous care it deserves. The statistical technique of correlation is itself a matter for investigation. While authors like Monroe 3 repudiate its use in validation operations, it is still in very good favor in the field.

Usually a perfect, or even a good, criterion does not exist. Other- wise a new test would not be needed; the criterion itself would best serve the purpose. In a few rare instances, a good criterion does exist; but prohibitive conditions, such as complexity or time-consuming length, demand a less cumbersome yardstick.

A procedure in good repute is to determine the degree of validity of the test by some sort of circumstantial evidence. A common trend is sought among many correlations with a good number of criteria. Each argument is admittedly imperfect. But if all arguments converge in agreement toward the same conclusion, a surprisingly accurate estimate of the test's validity can be secured.

The following discussion will muster, within each field of measu- rement, various traits commonly used as criteria in test validation. It will also outline other techniques of research.

3 MONROE, W. S., Hazards in the measurement of achievement. Sch. and Soc, 1935, 41, 48-52.

WHAT DO PSYCHOLOGICAL TESTS MEASURE? 235*

A. Validation of intelligence or mental ability tests.

1. Age. The logic is that abilities grow with age. The value of the procedure resides in its negative evidence. If the correlation is low, most probably the test has poor validity, it does not measure something that grows with age. On the other hand, a high correlation proves nothing or little. The abilities that grow with age are numerous; the correlation alone cannot identify which particular one is being sensitized by the test. An important fact should be kept in mind for its lowering effect on the correlation coefficient: individual differences in ability within each age weigh heavily when compared to age gradients.

2. School Grades. This technique follows the same logic as the preceding one. Furthermore, the scale lacks sensitivity, due to the very large breadth of its unit: a full year or even a half year. Also within each group, the dispersion of scores is greatly reduced. For want of sensitivity and for shrinkage of dispersion, the correlation cannot be expected to be very high.

3. School Marks. The reliability of the school marks is a deciding factor in the acceptance of this criterion. Moreover, the ability for aca- demic progress which school marks strive to rate, stands out as but a partial component of the function for which a new test is being designed. The relative importance of this partial component is often a matter for conjecture.

4. Teachers Judgments. Ordinarily this criterion of the mental ability of pupils should be the most valid of all. Dealing directly with the mental functions of the children, teachers should be in the best possible position to appraise their intellectual level. In fact, their ratings do not turn out to be very valid, a) As teachers do not know all chil- dren equally well, their comparative ratings are not perfectly fair, b) A difficulty in perception seems unsurmountable, that of segregating for measurement just one specific ability. A disturbing halo effect is inevitable, c) A teacher shifts standards of appraisal from one pupil to another. John is considered intelligent for one reason, Paul rates higher for an entirely different reason. No single dimension of measure-

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ment is universally used, d) Obviously considerable variation obtains among teachers for their ability to judge, for their standards of measure- ment, for their freedom from halo influences. Many other facts mar the value of this criterion, some of which are listed under the following heading.

5. Rating Scales. Rating scales afford a better objectivation than simple estimates. Yet the list of the shortcomings of the method is an impressively lengthy one. A possibility exists for an error of leniency toward some particular individuals, an error of central tendency, a personal equation, a halo effect, a logical error (Newcomb) allowing similar ratings for traits which are only logically similar. Guilford 4 gleans from the literature twenty-seven reported peculiarities of judges in their use of rating scales.

6. Other Intelligence or Mental Tests. When these are used as criteria, their own validity must be pre-established. Even then, another disturbing fact remains. Theoretically, two tests may be valid tests of intelligence and still be lowly correlated, if they measure respectively independent aspects of intelligence.

7. Differential Scores of Groups differing Widely in Ability. Methods that contrast the scores of an upper group of individuals with those of a lower group, that determine the degree of overlap, etc., again use discrimination as a workable ersatz for validity.

8. The Shape of the Distribution Curves. If intelligence is dis- tributed according to the normal curve of probability, then an intelli- gence test should yield scores that follow the same trend of distribution. A prerequisite in the use of this technique is a safe knowledge of how the ability itself is distributed. The possibility of circular reasoning is apparent. As the method does not discriminate between the abilities that have the same distribution curve, its negative value is its best asset.

9. The Size of the Standard Deviation. Given a definite level of ability, the magnitude of the standard deviation should be small if em- phasis is set on specificity. It should be great if discriminatory power is

4 GUILFORD, J. P., Psychometric Methods. New York: McGraw-Hill, 1936.

WHAT DO PSYCHOLOGICAL TESTS MEASURE? 237*

stressed. Like many other procedures, the negative value of the device out- weighs its positive virtue, that of identifying what is being measured.

10. Component Abilities Identified Through Factor Analysis. A check for validity should be made for each test that claims to measure either some specific factor or the best weighted group of factors. The critical value of the method hinges upon the validity of the factor analysis technique itself and of the findings accumulated by the previous studies that have used it.

1 1 . Spearman s Tetrad Equation. This is a particular type of factor analysis. Turney sees a double advantage in it. a) It escapes from the differences of opinion regarding intelligence, b) It offers a technique for selecting test items from a delimited field. Conceded, if one is in complete agreement with Spearman's theory.

1 2. Consensus of Opinions of Experts. Turney contends that this is the only sound criterion of validity, the only one that really iden- tifies what is being measured. Obviously, it postulates an agreement of experts on the nature of the mental of object measurement. Unfortunately the method has greater efficiency in identifying ability than in rating it.

B. Validation of achievement tests.

With the possible exception of Spearman's tetrad equation, the techniques that discern mental ability are also of service for validating achievement tests. From two of Ruch's articles, Turney lists thirteen methods, few of which are peculiar to this field of measurement. These might be :

1. Analysis of courses of study or textbooks.

2. Harmonizing with the recommendation of national educa- tional committees or other recognized bodies on curricula, courses of study, minimum essentials, etc.

3. Experimental studies of social utility.

4. Studies of the most frequently recurring errors.

5. Analysis of final examination questions.

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Turney points out that most of these methods conform to his single criterion : the consensus of opinion of experts.

C. Validation of tests measuring interests, attitudes, personality traits.

The validation process in this area of human characteristics is a very indirect one indeed. Usually the items are studied individually for their discriminating power and weighted according to more or less elaborate formulas.

An example taken from Strong 5 will best convey the significance of the method.

Individuals were required to designate their attitude of liking, indifference, or disliking, toward each member of a list of professions by the letters L, I, D. During the course of results analysis, the profes- sion of « actor » came to be considered while the test was being validated to elicit the attitudes of personnel managers. Two criterion groups were set up : one of the personnel managers only, the second of all the other subjects who were tested. A careful scrutiny was then carried through to find out whether attitudes toward the acting profession showed up any important difference between personnel managers and others. A diagram like the following recorded the responses in terms of percentages.

L

I

D

.49

.38

.13

.38

.35

.27

Personnel Managers Others

Difference +.11 +.03 .14

The « Difference » numbers are the required indicators of discrimination. They serve in modified form to weight the three responses to the item « actor » in this attitude test for personnel managers.

The idea of discrimination permeates practically all the validation techniques in this field. Some of these are : 1. Ream's and Freyd's critical ratio ; 2. the Kelley-Cowdery formula ; 3. Strong's modification

5 STRONG, E. K., An interest test for personnel managers. J. Person. Res., 1927, 5, 194-203.

WHAT DO PSYCHOLOGICAL TESTS MEASURE? 239*

of this formula ; 4. Kelley's 1934 formula ; 5. Flanagan's bi-serial Phi ; 6. Guilford's regression equation weights ; 7. Strong and Carter's modification of Strong's formula ; 8. Dunlap's unit weights ; 9. the Chi-square ; and 10. a score of other techniques, such as the simple, squared or cubed difference in percentages, iteration methods like the second, third, or fourth critical ratio squared approximation.

Truly, these methods are primarily aimed at assigning weights to individual items. As such they should be reported under both of the headings that follow in this article : Validation of test items and Weighting items in a test. However the discussion of validation methods would have been incomplete without a mention of them. Surely the techniques can be used with total test scores as well as with item scores.

It might be of interest to the reader to observe, from the general procedure, how an attitude test, for instance, can have many « validities », at least one for every criterion group of people.

D. Validation of aptitude testing.

Aptitude tests strive to measure present ability, with a view to predicting future proficiency in a particular vocation. They have much in common with both ability tests and attitude tests with regards to their validation methods.

The rub is the choice of a proper criterion of success. The narrow- ness, the inadequacy, the impurity of the criterion decrease the magnitude of the validity indices.

A rapid survey of the literature presents this glaring fact : aptitude tests are validated either against the final outcome in training schools or against success in the calling itself. The ease in setting up the first type of criterion accounts for its frequent use, especially for professional aptitudes, although the main objective remains out of grasp. The second type hits the true objective. But the difficulty in denning and measuring standards of success discourage many test builders.

Bingham and Freyd 6 describe thirteen kinds of criteria of voca- tional success. Some of these are : 1. the length of time required to

6 BINGHAM, W. V. and FREYD, M., Procedures in employment psychology. New York: McGraw-Hill, 1926.

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gain a specified level of proficiency; 2. the level of proficiency ultimately reached ; 3. the quantity or the quality of the output ; 4. the average weekly earnings ; 5. the rate of advancement ; 6. the degree of respon- sibility ; 7. the avoidance of accidents ; 8. the avoidance of spoilage and waste or cost of material during training.

Efforts to improve the adequacy of criteria will find considerable help in Bellows' 7 remarks. He stresses the possibility of criterion con- tamination a) by the illicit use of predictor information ; b) by the artificial limitation of production ; c) by the differential influence of experience. In the second part of his study, he discusses and evaluates six possible checks on the goodness of the criterion : a) statistical reliability ; b) correlation with the criteria ; c) predictability ; d) ac- ceptability to the job analyst ; e) acceptability to the sponsor of the study ; /) production of a practical change in the situation by use of the derived instrument.

This review of validation methods in the various fields of meas- urement made no pretention at completeness. The aim was rather focused on bringing a sufficient amount of information into light so that a better insight might result of the nature and of the cleverness of the effort made to verify just what is being measured.

Analytical methods have delved more deeply into this problem, endeavoring to break down the macroscopic study of test validity into that of item validity. A terse outline of these methods is in order and is now presented in the next section.

III. Validation of Test Items.

Two excellent descriptions of item validity techniques were pre- sented to students of psychometric methods by Long, Sandiford and others8 in 1935 and by Guilford9 in 1936. To gain a comprehensive view of these methods, Guilford's grouping is repeated here with a few additions.

7 BELLOWS, R. M., Procedures for evaluating vocational criteria. J. appl. Psychol., 1941, 25, 499-513.

8 LONG, J. A., SANDIFORD, P. and OTHERS, The validation of test items. Bull. No. 3, Depart. Educ. Res. Univ. Toronto, 1935.

9 GUILFORD, J. P., Psychometric Methods. New York: McGraw-Hill, 1936.

WHAT DO PSYCHOLOGICAL TESTS MEASURE? 241*

Classification of Item Validity Methods.

I. Dichotomous Scoring and Multiple Criterion Groups:

1. Precision Method (Peterson; Uhrbrook and Richardson)

2. Henry's Consistency of Performance.

II. Multiple Scoring and a Continuous Criterion:

3. The Correlation Ratio (also Kelley's Epsilon).

4. The McCall Method.

5. The Long Method (also called the McCall-Long-Bliss Method).

III. Dichotomous Scoring and a Continuous Criterion :

6. The Vincent Overlapping Method.

7. The Modified Vincent Method.

8. Long's Overlapping Method.

9. Long's Weighted Overlapping Method.

10. Bi-serial r Method.

1 1 . The Lentz Summation of Agreement.

12. Henry's Mean Criterion Difference.

13. Method of Successive Pools (Toops) .

14. Method of Successive Residuals (Horst) .

IV. Dichotomous Scoring and Dichotomous Criterion Groups:

15. High vs Low Groups: halves, thirds, quarters (Holzinger) , 27% (Kelley) .

16. Critical Ratio Values.

17. Clark's Index of Validity.

18. Cook's Index of Discrimination A.

19. Cook's Index of Discrimination B.

20. Cook's Index of Discrimination C.

21. Cook's Index of Discrimination D.

V. Other Methods:

22. Symonds' Balance Method.

In general, each device aims at selecting items of greatest diagnostic value and conversely at rejecting worthless material. If this goal is reached, authors worry little over theoretical criticisms of their indices.

Much more perturbing were the painful findings reported by Horst and by Smith that the mere selection of the most valid items does not by itself increase the validity of the test as a whole. Interrelations of items cannot be overlooked.

Theoretically, the ideal test is one in which the individual items while correlating highly with the criterion correlate very little with one another. Paradoxically also, an item may show very low correlation with a criterion and still have worthwhile predictive value in the test.

242* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

This occurs when it correlates to a high degree with another item that does itself correlate with the criterion.

Methods, such as Horst's Method of Successive Residuals, afford a practical scheme for dovetailing most of these exigencies.

A few experimental investigations have attempted to evaluate several of these techniques. Worthy of mention are studies by Barthel- mess 10, by Cook n, by Lentz 12, by Long 13, Sandiford and others 14, by Smith 15, and by Swineford 16.

With special reference to the relative worth of the techniques, these authors list the comparative merits of each device with due regards for homogeneity of subjects, effectiveness, ease of computation, reliability, length of the test and many other inevitable experimental special condi- tions. The roll call of these nuanced conclusions would be here tedious and possibly confusing.

But microscopic distinctions should not allow plain axioms to be lost from sight, a) The value of any validation method, whether it concern items or total test scores, depends to a great extent on the validity of the criterion employed, b) Good trustworthy criteria are hard to secure.

In many methods, the criterion is the total score on the test itself. The index in this case is one of internal consistency. Some authors say with reason that this is reliability. Others regard it as validity in line with the following logic. Assuming the test as a whole to be valid, i.e. to measure what it claims to measure, then the correlation of each item with the total test score denotes to what extent the item measures

10 BARTHELiMESS, HARRIET, M., The validity of intelligence test elements. New York: Col. Univ. Teach. Coll. Contr. Educ, 1931.

11 COOK, W. W., The measurement of general spelling ability involving controlled comparisons between techniques. Iowa City: Univ. la. Stud. Educ, 1932.

12 LENTZ, T. F., H.IRSHSTEIN, BERTHA and FINCH, J. H., Evaluation of me- thods of evaluating test items. J. educ. Psychol., 1932, 23, 344-350.

13 LONG, J. A., Improved overlapping methods for determining validities of test items. J. exp. Educ, 1934, 2, 264-267.

14 LONG, J. A., SANDIFORD, P. and OTHERS., The validation of test items. Bull. No. 3. Depart. Educ. Res. Univ. Toronto, 1935.

16 SMITH, M.r The relationship between item validity and test validity. New- York: Col. Univ. Teach. Coll. Contr. Educ, 1934.

SWINEFORD, FRANCES, Validity of test items. J. educ. Psychol., 1936, 27, 68-78.

WHAT DO PSYCHOLOGICAL TESTS MEASURE? 243*

the same thing as the whole test does, or, at least, to what extent the item and the total test have the same diagnostic value.

It will be observed that many validation methods are common to both test and item analyses. Of course, the same critical comments apply in both situations. Yet something new has been added : the handling of dichotomies. During the course of its derivation, each device destined to deal with these all-or-none quantities had to formulate various as- sumptions. Ulterior usage would do well to reconsider these assumptions in order to decide whether the device fits the particular testing situation.

IV. Weighting Items in a Test.

The study of item weighting follows that of item validity in way of supplement.

If an item is found to be very much more valid than another, it seems logical that it should bear greater weight toward the final score. Or again, if true knowledge alone can produce the right response to one question, this item should not be put on equal footing with another one where pure chance can also lead to a correct marking.

It is especially in reference with combining tests in a battery that the problem of weighting has been tackled. To some extent it applies to items in a test.

Methods have been devised for computing weights that correct for one or for many of the following experimental shortcomings : a) chance success ; b) errors ; c) differences in dispersions ; d) differences in validity ; e) differences in difficulty. All devices open debatable issues with regards to underlying assumptions and final gain in efficiency.

Multiple regression coefficients were first to suggest themselves as the ideal weights. Then it was discovered that little harm was done by approximating the b's so that small numbers like 1, 2, 3, ... would result and short-circuit bothersome calculations. At first glance it would seem that by simply totalling the raw scores of the parts, a uniform weight of 1 is automatically awarded to each part. Really the weights are then different and inversely proportionate to the variability of the parts. Consciousness of this fact suggested another weighting method, that of smoothing out inverted standard deviations.

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With specific reference to test items, Richardson and Adkins 17 describe a method reminiscent of the regression equation without the laborious necessity of computing endless item intercorrelations. Another index, Guilford's scoring weight 18, assumes approximately equal item intercorrelations and thereby dispenses with the inconvenience of com- puting them.

With tests devised to measure attitudes, interests, and personality traits, clever weighting schemes were developed with special emphasis on validity. They have been described earlier in this article and need not be repeated here.

The importance of weighting varies with the nature of the test. Whereas instances have been reported where nothing was gained in efficiency by the recourse to meticulously determined coefficients, weight- ing seems indispensable in personality tests. In other cases, it is out of the question, as in the profile type of measurement when the pooling of part scores conceals the fact of a specific serious weakness or a special ability in any one part. Some justification is therefore in order when the cumbersome procedure of differential weighting accompanies the test's manual of directions.

One more degree of insight into the intricate problem of validity may result from a rapid examination of certain outside factors thai affect the size of the empirical indices previously reported.

V. Some Factors Influencing Validity.

Very frequently the index of validity is a coefficient of correlation between a test in the process of standardization and some criterion of the ability to be measured. The motility of any correlation coefficient is a well-established fact. Its usual satellite, i.e. its standard error, expresses just one type of variability and certainly not the one of greatest magnitude. Some factors can juggle it in quasi protean fashion. In the field of test construction, these factors bear specific names because they

17 Richardson, M. W., and Adkins, Dorothy, C.,A rapid method of select- ing test items. J. educ. Psychol., 1938, 29, 547-552.

18 GUILFORD, J. P., A simple scoring weight for test items and its reliability. Ps /chometrika, 1941, 6, 367-374.

K*

WHAT DO PSYCHOLOGICAL TESTS MEASURE? 24^

refer to unique features of a test. Some of these potent influences will now be reviewed briefly 19.

1. Reliability. The correlation of a test with a criterion is notably lowered by unreliability of the test and by unreliability of the criterion. This is called attenuation. All textbooks conspicuously produce a formula to correct for such attenuation and no further thought is lost on the matter. It is the writer's opinion that the problem deserves more qualified attention.

For purposes of illustration, let a test, for instance, a personality test, serve as predictor for teaching ability, which is evaluated by the criterion of immediate supervisor's ratings.

The raw correlation between the test and the criterion will show directly how closely the test, in its recognized fallible form, will agree with the supervisors' ratings, as they stand with their own imperfec- tions. This may be just the thing test-users and counselors want to know. Any correction for attenuation in this case would be deceitful.

Secondly, others might have an entirely different objective in mind. Their problem is the determination of the predictive value of the test, again in its necessarily fallible form, for predicting gen- uine teaching ability itself, without the unfortunate attenuation brought about by the lack of accuracy of supervisors' ratings. They regard the ratings procedure as one of various means toward an end and are ready to make every allowance for the imperfections of the means. Accordingly they take one step in extrapolation beyond actual findings, and correct for attenuation in the criterion only.

A third and final situation is one in which theoretical knowledge is in the making. Applied to this special illustration, the object of re- search would be the extent to which the personality trait itself correlates with teaching ability itself. Extrapolation now reaches out at both poles: from the test to the personality trait and from the criterion to teaching ability. Only in this case does the classical formula apply, that which corrects for attenuation in both test and criterion.

19 Guilford's two textbooks supply much of this material.

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2. The Length of a Test. Within limits, the longer a test, the more valid it is. This is simple logic : a) a longer test constitutes a more complete exploration of the measured entity ; b) length directly in- creases reliability and thereby validity.

Formulas are available that estimate the probable validity of lengthened tests. By solving these formulas for an infinite increase in length, the maximum validity approached asymptotically by this pro- cedure is readily obtained and serves to decide by just how much a test should economically be lengthened. The same formula shows how the law of diminishing returns works out in this case : if two short tests have the same validity coefficients, the less reliable is the one to gain more in validity by the process of lengthening.

3. The Time Limit of the Test. When a time limit is set for a test, an inverse relationship exists between reliability and validity. As length of time increases, validity grows but reliability shrinks. The test constructor faces a few dilemmas : a) What optimal time should be set for the test ? b) If it becomes desirable to increase the time limit, should the additional time be spent on the same material or would more be accomplished by including additional material, i.e. by length- ening the test ? The juggling of formulas yields a ready and sufficiently accurate way of deciding, without the awkward necessity of empirical try-outs.

4. Weighting Items. This particular feature is undoubtedly a fac- tor of total test validity. However the mere mention of it here will suffice as a more extensive discussion is presented in an earlier section of this article.

5. Difficulty. In general, validity is best determined by problems of average difficulty. There is little discriminatory value in an item either too easy or too difficult.

6. The Form of the Test. Magill 20 studied this particular in- fluence, examined the published contradictory evidence, and arrived at a qualified conclusion, a) If just the gross scores are used, as for pur-

20 MAGILL, W. H., Influence of the form of item on the validity of achievement tests. J. educ. Psychot., 1934, 25, 21-28.

WHAT DO PSYCHOLOGICAL TESTS MEASURE? 247*

poses of grading, classification, selection, the choice of a given form of test may be unimportant, b) If responses to specific items are to be analyzed, as for diagnosis, for determination of specific gains from instruction, the choice of the most valid form is imperative.

7. Various Administrative Factors. Several administrative factors affect a test score in its validity and in its reliability. Published studies outline the possible influence of a) the rate of administration ; b) the practice on tests; c) the instruction given between test administrations; d) the directions on true- false tests ; e) the arrangement of items ac- cording to difficulty.

8. Sampling. The sample population used for standardization pur- poses should be perfectly representative of the total population for which the test is meant. The gravity of the harm done to validity by an un- faithful sample varies directly with its deviation from true cross-section representation. Even with a true sample, especially when it is small in size, due allowance shoud be made for the tendency of sample statistics to overestimate indexes of dependability.

From this synopsis of determining factors, the reader might gather that validity behaves erratically, much like a marionette at a Punch and Judy show. Fortunately this is an exaggerated conclusion. De jure, it should be so; de facto, validity of good tests does not turn out to be so labile, for careful authors are aware of the factors of fluctuation and spare no efforts in neutralizing their effects.

A Final Word.

Truly this survey of validity in its many ramifications has turned the searchlight on the high spots only. But integrated with similar studies concerning reliability, item scaling, forms of test, administrative procedures, etc., il will help establish that a perfect mental test is a work of art and that its author well deserves the admiration and respect gladly bestowed on all creators of things beautiful.

Lawrence T. DAYHAW,

Professor at the Institute of Psychology.

BIBLIOGRAPHIE

Comptes rendus bibliographiques

M. LABOURDETTE, M.-J. NICOLAS, etc. Dialogues théologiques... Saint - Maximin, Les Arcades, [1947], 18,5 cm., 151 p.

Le sous-titre explique qu'on trouve réunies en ce volume les Pièces d'un débat entre « La Revue Thomiste » d'une part et les RR. PP. de Labac, Daniélou, Brouillard, Fessard, von Balthasar, S.J. d'autre part ». Engagement partiel d'un combat plus général qui s'est mené en France autour de ce qu'on a appelé la théologie nouvelle. Je dis com- bat, car les participants n'ont pas toujours observé la sereine attitude d'une discussiion platonique ou... scolastique, ainsi que le présent opuscule en fait preuve pour les deux adversaires. On souhaite qu'ils imitent plutôt le calme du R.P. Garrigou-Lagrange dans sa réponse (Angelicum, juillet 1947), à l'article passionné qui avait été dirigé contre lui dans le Bulletin de Littérature ecclésiastique, avril-juin 1947.

Le fond du débat est de ces sujets qui reviennent périodiquement: il faut s'adapter autant que possible à la pensée et à la vie des contemporains, tous en conviennent, chacun de son point de vue; mais jusqu'à quel point l'adaptation exige-t-elle l'abandon de positions antérieures, voilà le litige*. Il y a une option, et elle tourne autour du thomisme, voire de toute la scolastique en général. Les uns, parfois en formules élas- tiques, parfois aussi en termes assez crus (tomisme enterré), vous diront que la scolas- tique et le thomisme en particulier, sans cesser d'être utilisables en bien des parties, sont tout de même démodés, qu'ils ont fait leur temps, qu'il n'y a plus d'avoir partie liée avec eux. Les autres concèdent que la scolastique, même thomiste, n'est pas sans imper- fections, inhérentes à tout ce qui est humain; mais ils veulent premièrement qu'on re- connaisse la possibilité de constituer une métaphysique permanente des vérités révélées; ils tiennent ensuite que le thomiste satisfait à cette possibilité: au lieu de le rejeter comme périmé qu'on l'accepte vitalement, et l'on aura l'instrument de choix pour s'approprier ce qu'il y a de bon dans la pensée contemporaine. Le dernier paragiaphe du présent opuscule met bien en relief ces idées.

La deuxième partie de l'alternative va de soi quand on s'est nourri du thomisme, quand faisant confiance à l'Eglise' on s'est mis docilement à l'étude de saint Thomas, pas en élève paresseux qui répète des formules, pas en adversaire qui cherche à prendre en défaut, mais en disciple aussi sympathique pour bien entendre qu'exigeant pour bien comprendre. Qu'on mette le temps voulu à cette formation et on ne pourra manquer de s'apercevoir que saint Thomas a édifié plus qu'un système avec ce que le mot com- porte de rigide et de limité: il est trop cohérent avec lui-même, trop souple dans ses applications, trop universel dans son regard pour n'être qu'un système, il est vaste comme l'être et universel comme la vérité. Ainsi muni du thomisme, on est préparé à aborder toute pensée, si étrangère soit-elle, pour en assimiler tout ce qu'elle contiendra de bon.

BIBLIOGRAPHIE 249 *

On voit de quel côté vont nos préférences dans ce débat. Nous ne voulons pas nous mêler aux questions de personnes. Mais pour les principes nous faisons nôtre tout spécialement le contenu des dernières lignes de ce Dialogue théologique: Le progrès de la théologie et la fidélité à saint Thomas.

Jacques GERVAJS, o.m.i.

Edgar HOCEDEZ, S.J. Histoire de la théologie au XIXe siècle. Tome III. Le règne de Léon XIII (1878-1903). Bruxelles, L'Edition Universelle; Paris, Descléic de Brouwer, 1947. 23,5 cm., 418 p. (Museum Lessianum, Section théologique 45. *)

Incapable, faute de communications faciles avec l'Italie, de publier d'abord les deux premiers tomes de son Histoire de la théologie au XIXe siècle, le R. P. Hocedez nous en livre immédiatement le troisième: la théologie sous le règne de Léon XIII. Ce tome III couvre donc l'une des périodes les plus intéressantes de toute l'histoire de la science sacrée, et une période particulièrement importante pour comprendre l'état et les problèmes ac- tuels des études théologiques.

L'A. ne se contente pas, comme trop d'autres, de nous compiler un catalogue de noms et de dates: il s'applique à la tâche, beaucoup plus délicate, mais incomparablement plus profonde et plus utile, de dégager les grands traits du mouvement théologique sous l'action des divers facteurs historiques qui en commandent la marche et qui en expliquent l'orientation. Après un bref chapitre sur l'époque et le milieu, et un autre, des plus précieux, sur les caractéristiques de la théologie pendant les dernières années du XIXe siècle, il passe à l'étude plus détaillée des principales questions agitées pendant cette période: controverses entre catholiques de tendance progressiste et conservatrice (ch. III), controverses et progrès de l'apologétique (ch. IV) , controverses scolaires et problèmes scolastiques: molinisme, salut des infidèles, grâce sanctifiante, analyse de l'acte de foi, causalité des sacrements, essence du sacrifice de la messe, transsubstantiation, eschathologie, progrès de la marialogie et de l'ecdésiologie (ch. V) , théologie morale, ascétique et mys- tique (ch. VI) . Enfin, le ch. VII nous présente les écoles et les théologiens scolastiques, et nous décrit l'œuvre doctrinale de Léon XIII.

Impartiale, objective, très solidement documentée et de lecture agréable, cette œuvre rendra les plus grands services. Les grandes synthèses historiques ne s'y élaborent pas à priori, elles se dégagent de l'examen sérieux des aspects si multiples et si complexes de la vie intellectuelle de ces vingt-cinq années. La théologie de la fin du XIXe siècle s'y révèle principalement apologétique, et partant, positive et critique, en réaction nécessaire contre le rationalisme multiforme du temps; par contre, on y voit trop négligée l'intelligence de la foi, la pénétration vitale des dogmes. « Toutefois cette critique, conclut justement l'A., ne doit pas faire déprécier les progrès réalisés: elle prétend seulement rappeler que, sans rien sacrifier des résultats obtenus, la théologie, si elle veut répondre aux besoins des âmes, doit s'orienter vers une vue plus adéquate de sa nature et de son rôle. Ce sera, es- pérons-le, le progrès de demain, et tout paraît indiquer que les théologiens le compren- nent » (p. 402) .

L'histoire de la théologie catholique, le grand moyen âge excepté, a trop peu retenu l'attention des chercheurs: et c'est fort regrettable, tant pour l'histoire que pour la théologie. L'œuvre du R.P. Hocedez, surtout quand viendront la compléter les deux premiers tomes, contribuera très heureusement pour sa part à combler cette lacune. Espé- rons que les siècles de la décadence de la scolastiquc, puis du grand renouveau salmantin,

250* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

pour ne mentionner que ceux-là, trouveront bientôt eux aussi leur historien fidèle et compétent.

Eugène MARCOTTE, o. m. i.

Joseph DE FINANCE. Être et Agir dans la Philosophie de Saint Thomas. Paris, Beauchesne et ses fils, 1945. 371 p.

« ... l'objet de ce travail est de montrer comment la métaphysique de l'agir résulte, dans le thomisme, de la métaphysique de l'être, ou, si l'on veut, comment l'affirmation de l'existence appelle l'affirmation de l'activité » (p. 2) . L'auteur précise plus loin (p. 28) : «Montrer comment le thomisme, grâce à l'approfondissement de la notioin d'être et à la considération du mystère des origines, sauvegarde la réalité propre et fonde la né- cessité de l'agir, fournit le vrai sens et la justification du dynamisme universel... »

A la page suivante, l'auteur nous expose son plan :

[1] «Ainsi sommes-nous amené à exposer, dans ses grandes liignes, mais tou- jours en fonction du problème de l'agir, la doctrine ontologique de saint Thomas » [ch. 1-3].

[2] «Du problème abstrait de l'être, nous passons donc au problème concret de la création, au sens le plus compréhensif du mot» [ch. 4].

[3] « C'est alors que se révéleront à nous la vraie nature et le vrai sens du dyna- misme universel; alors seulement que nous donnerons à la notion de bien, et à l'axiome ens et bonum convertuntut toute leur portée» [ch. 5-6].

[4] « Une fois décelées, à l'intime de l'être, les amorces de l'agir, il restera à étudier l'agir lui-même dans sa réalité originale [ch. 7], à préciser quel genre d'enri- chissement, à chacun de ses niveaux [ch. 8], il apporte à son sujet. »

[5] « Mais cette étude serait trop incomplète si nous nous contentions d'envi- sager, dans leur pureté formelle, les divers types d'activité... C'est pourquoi, dans un dernier chapitre [ch. 9], nous nous efforcerons de déterminer concrètement ce terme du dynamisme cosmique, ou, ce qui revient au même, du dynamisme spirituel, auquel tout est ordonné. »

L'entreprise ne manquait pas de hardiesse, surtout si l'on considère la méthode adoptée : mettre sans cesse en lumière les véritables raisons métaphysiques du lien nécessaire qui relie l'agir à l'être, et ce, dans tous les problèmes soulevés par la méta- physique et la psychologie thomiste ; exposer en même temps la véritable position de saint Thomas et signaler à l'occasion les variations de sa pensée au cours de sa vie et dans ses différentes ceuvres ; et tout cela condensé au moins de 375 pages.

Il faut féliciter l'auteur de son oeuvre. De la première page à la dernière, il tient son lecteur dans les hauteurs de la spéculation la plus profonde, sauf de rare moment le romantique vient reposer le métaphysicien.

Quoique la thèse de l'auteur nous plaise à cause de son dessein très opportun, de l'utilisation abondante et ordinairement judicieuse des oeuvres du Docteur angélique, nous regrettons de ne pouvoir donner une adhésion pleine et entière à l'une ou l'autre de ses positions sur des problèmes d'importance dans l'évolution actuelle de la pensée philosophique. Ainsi en est-il de la question du point de départ de la métaphysique (pp. 3, 31 - 36, 70), de celle du concours divin (p. 231), des suppléances de l'art et de l'histoire aux déficiences de la science et de la sagesse (p. 322). D'autres problèmes ne sont pas serrés d'assez près qui devraient l'être pour éclairer la conclusion d'ensemble de l'oeuvre entreprise : tels celui du désir naturel de voir Dieu, celui de l'objectivité de

BIBLIOGRAPHIE 251*

la connaissance sensible et celui de l'abstraction. Enfin comment se fait-il que certaines questions qui touchent aux points névralgiques de la synthèse thomiste de la connais- sance humaine soient complètement passées sous silence ; et ici nous pensons particu- lièrement à celui de l'intellect agent. Il faudrait sans doute signaler que la foi de l'au- teur en notre faculté abstractive, sans être éteinte, n'est pas très vive (voir Cogito Cartésien et Réflexion Thomiste, p. 27).

Et que dire, en dernier lieu, de sa confiance en saint Thomas ? Des propositions comme celles-ci nous font sursauter : « Ces considérations [il s'agit ici des suppléances de l'art et de l'histoire aux déficiences de la science et de la métaphysique dans la per- ception de l'être] que tout dans sa métaphysique de l'esse invitait saint Thomas à formuler, on ne les trouvera nulle part dans son oeuvre. À quoi bon signaler un déficit évident ? Lui qui avait si bien vu dans l'actualité des choses leur lumière, dans l'exis- tence l'acte des actes, et dans le singulier le seul existant, lui qui avait déplacé de la forme aristotélicienne vers l'acte d'être la valeur maîtresse de l'ontologie, il n'a pas osé s'avouer ta révolution corrélative qui s'imposait ici, ni dire adieu aux préjugés du conceptualisme ancien» (p. 323). Et un peu plus bas : «Respect timoré du Philo- sophe? Saint Thomas sait bien, sans trop le dire, en secouer le joug. Il semble qu'ici' son tempérament cérébral ait vaincu sa métaphysique. Intellectuel selon tout ce que ce mot comporte de puissance, mais aussi de limitation, saint Thomas n'a pas réussi à développer son intellectualisme jusqu'au point par un dépassement généreux il se fut humanisé. En possession de principes qui lui permettaient de comprendre sym- pathiquement toutes les activités humaines et d'explorer avec un intérêt accru ks moindres recoins de l'univers, il a laissé, sans y jeter un regard, d'immenses espaces. On peut tirer du thomisme une théorie cohérence de l'art et une métaphysique de l'amour, mais à saint Thomas lui-même, le monde de l'esthétique et jusqu'à un certain point celui de la vie affective sont restés étrangers» (p. 323-324) (Les soulgnés sont de nous.) Qu'en pense, du haut du ciel, l'auteur du traité des passions, des questions si riches sur la charité et les vertus morales ?

La raison de la défiance de l'auteur à l'égard de saint Thomas ne viendrait-elle pas de ce qu'il a prononcé son acte d'allégeance au Docteur angélique entre les mains du père Maréchal ?

Jean PÉTRIN, o.m.i.

VlNCENZO CAPPARELLI. La sapienza di Pitagora. Padova, Cedam, 1941-44. 2 vol. 25.5cm. XI-642, XVI-893p.

Deux forts volumes très bien documentés sur la sagesse de Pythagore. Le premier volume traite des sources, tandis que le second, divisé en deux parties, étudie les sa- gesses orientale et grecque antérieures à Pythagore et la science proprement pythago- ricienne.

Dans le prologue de son travail, l'A. se plaint de l'incompréhension et de l'apathie des Italiens pour une école qui fut la leur et il prétend que seul un retour à l'ancienne sagesse italique peut aider à une renaissance puissante et originale de la philosophie italienne. Il examine ensuite l'histoire du pythagorisme dans la littérature moderne et chez les auteurs italiens.

Il étudie les sources directes et indirectes (témoignages) de l'école pythagoricienne. Les premières suffisamment nombreuses sont toutes suspectes. Les témoignages sont, pour la plus grande partie, considérés, eux aussi, sans valeur. On peut cependant, d'après le travail de l'A. remonter infailliblement au quatrième siècle avant J.-C

252* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

nous trouverons la matière suffisante pour reconstituer, dans son essence, le vaste édifice doctrinal de Pythagore.

Dans la première' partie du second volume, l'A., considérant la sagesse orientale prépythagoricienne, passe en revue toute la production scientifique de l'Orient. Puis, il étudie la Grèce avant l'avènement du philosophe de Samos, la pensée1 philosophique chez les poètes grecs, la mystique, la philosophie et la science proprement dites.

Après avoir insisté sur l'Ecole* de Milet, il passe à la seconde partie du deuxième tome (p. 405-893) nous trouvons la science pythagoricienne elle-même. La logis- tique, l'algèbre, l'arithmétique ou la théorie des nombres, la géométrie, la théorie mathématique de la gamme musicale, l'astronomie, la biologie et la médecine, font tour à tour l'objet des recherches du savant auteur.

Travail considérable, la Sapienza di Pitagora constitue une mine pour l'étude de la sagesse ancienne et fait preuve d'une science et d'une érudition très profondes chez l'auteur qui a eu le courage de le conduire à terme.

Nous souhaitons avec M. Vincenzo Capparelli que le monde* retrouve sa véritable force morale et n'insiste pas uniquement sur la force brutale ou la valeur technique. Nous ne pouvons cependant pas nous résoudre, avec le même enthousiasme que lui, à ce que l'Italie ne donne au monde que le seul message pythagoricien. La mission de l'Italie nous paraît plus belle. La doctrine de Pythagore est certes très noble, très élevée, mais tout en admettant que « il mondo non ha più bisogno di vuote formule specula- tive, ma di une sagezza ; un rinnovamento radicale di prospettiva, di atteggiamenti si impose* anche in filosofia » (vol. 1, p. 640), nous doutons que le monde ait réelle- ment besoin de cette « nuova guida spirituale che non sia una filosofia nel senso nudo délia parola, ma una religione, un'etica, una politica e soprattutto un nuovo tenore di vita^> (p. 641) et surtout que « t'Antiquissima itaïorum sapiential (entendez le pythagorisme !) puisse permettre à l'Italie « di diventare la guida spirituale di una futura e migliore umanità » (ibid.) .

Nous croyons plutôt que l'humanité a besoin de formules spéculatives pleines et fécondes, nous croyons fermement aussi, sans nier la gloire de Pythagore, que la Sicile a produit un philosophe digne et capable de nous fournir ces formules spéculatives pleines de vie dans la personne d'un saint Thomas d'Aquin. Nous sommes surtout convaincus que la véritable gloire de l'Italie réside dans la possibilité de fournir au monde une religion et une éthique «e soprattutto un... tenore di vita» dans la religion du Christ dont le centre visible réside à la Cité du Vatican.

Ce que nous regrettons également dans le travail La Sapienze di Pitagora, c'est le sérieux que l'auteur semble apporter à certaines théories qui veulent voir dans l'Evan- gile du Christ un mélange de pythagorisme et d'hébraïsme : « La vita raccontata nei sinottici riconosce due grandi sorgenti : la Leggenda di Pitagora e l'aggregato messia- nico. Per la massa i due contributi sembrano equilibrarsi; ma senza dubbio l'elemento greco domina il miseuglio; anzi dalla vita di Gesù dei sinottici si puô eliminare quello che è frutto dell'influenza dell'Antico Testamento, senza che per questo l'economia délia Vita ne sia lésa; ci si provi invece a sopprimere tutto ciô che procède dal modello greco, corne il Levy [La Légende de Pythagore de Grèce en Palestine, Paris, 1927, p. 343] crede di aver mostrato, e tutto lo scheletro dell'edifizio evangilico crollerà » (vol. 1, p. 557) Il est vrai que l'A. trouve les conclusions « un po' gravi e certo non troveranno molti che* vorranno accoglierle per buone e non è qui nostro intendimento di prenderne le di fesse » (vol. 1, p. 557), mais il semble cependant que ces mêmes conclusions et des doctrines similaires (vol*. 2, p. 164), lui sourient passablement si nous lisons vol. 1, p. 558 ; 2, p. 162 ; si on considère aussi qu'il ne semble pas très

BIBLIOGRAPHIE 253*

sympathique aux Pères de l'Eglise qui ont tout fait pour ruiner la renommée de Pythagore (vol. 1, p. 558) et qui se montrent ombrageux de la renommée d'Apollo- nius (vol. 1, p. 566), etc. (Voir aussi vol. 2, p. 161, et les préjugés des Pères, p. 162 et leur esprit « denigratore », p. 166.)

Nous sommes de ceux qui trouvent « un po gravie certaines de ces formules, mais nous tenons quand même à redire que les volumes de M. Caparelli méritent d'être connus et utilisés par ceux qu'intéresse la philosophie ancienne.

Gaston CARRIÈRE, o. m. i.

UNE NOUVELLE REVUE CARMÉLITAINE

Tout le monde connaît les Etudes carméîitaines et l'on sait aussi quel bien les penseurs en disent. Revue de tenue scientifique impeccable et d'intérêt toujours actuel les Études sont un vrai régal pour l'élite de langue française et aussi pour les intellectuels qui lisent le français. Les Etudes constituent la contribution de la France.

Voici qu'aujourd'hui, nous arrive de Rome une autre revue carmélitaine. Les Ephemerides carmelitanœ, dues à la faculté de théologie du Collège international Sainte - Thérèse des Carmes Déchaux, veulent étudier la pénétration de la doctrine et de l'histoire de l'Ordre dans les diverses branches de la théologie, montrer l'importance de cette doctrine en même temps que souligner l'influence de la vie carmélitaine dans la vie de l'Église tout entière.

Plusieurs âmes, sous l'inspiration vivifiante de l'Esprit-Saint, se tournent vers les grands maîtres mystiques, saint Jean de la Croix et sainte Thérèse d'Avila, dans leui recherche de Dieu. Or, une étude approfondie de la doctrine spirituelle de ces grands saints ne peut se bien comprendre sans une étude profonde de la vie de l'Ordre, de même aussi que la vie de l'Ordre ne saurait être appréciée de façon adéquate sans une com- préhension de plus en plus parfaite de la spiritualité des deux réformateurs du Carmet.

Tels sont les buts des Ephemerides carmelitanœ. De caractère international par ses collaborateurs en grande majorité, pour ne pas dire exclusivement Carmes et aussi par les langues utilisées dans la rédaction des articles (un résumé écrit en latin donne la substance des articles), cette revue s'impose à l'attention de tous les directeurs de séminaires ou de scolasticats, et des prêtres qui veulent une étude scientifique de la vie carmélitaine et de sa spiritualité.

La revue, formant un volume annuel de 416 pages, paraît en mai et en novembre. Le prix de l'abonnement, compte tenu de l'évaluation actuelle de la lire italienne est très abordable : 800 lires. L'administration des Ephemerides est établie au Collegio Santa Teresia, Corso d'Italia 39, Roma, tandis que l'administration est confiée à la Libreria Fiorentina, Corso 1, Firenze.

Gaston CARRIÈRE, o. m. i.

TABLE DES MATIÈRES

SECTION SPÉCIALE

Année 1947

Articles de fond

BELLEMARE (R.)> O.M.L Réflexions suc la génération

Professeur à la faculté spirituelle 219*-229*

de théologie.

DAYHAW (L. T.) What do Psychological Tests Measure? 230*-247* Professor at the Institute of Psychology.

DOUCET (V.) , O.F.M. Une nouvelle source de la « Sum-

ma fratris Alexandra » 5 1 *-66*

GREENWOOD (T.) . The Philosophy of Nature of Denis

Lecturer in the Faculty Diderot ............ 1 69*- 186*

of Philosophy.

MOONEY (E. B.) . The Formative Evolution of New- mans Concept on the Doctrine of Justification 21*-50*

O'GRADY (D. C.) . Psychomatics, Hylemorphism and

Typology 113*-125*

OSTIGUY (R.), O.M.I. De la nature du droit selon

Professeur à la faculté sa{nt Thomas .... 69*-112*

de philosophic

PAGANO (S.) , O.M.I. De Inspiratione apud Dominicum

Professeur à la faculté Banez, O.P 5*-20*

de théologie.

POLLET (J.-V.-M.) , O.P. L'anglicanisme libéral et le

mouvement oecuménique 133*- 168*

TABLE DES MATIÈRES 255*

VOSTÉ (J.-M.), O.P. Cinquante ans d'études bibliques 193*-218*

Secrétaire de la Commission biblique pontificale.

Bibliographie

(Comptes rendus bibliographiques)

BOULARAND (Ephrem) , S. J. La venue de l'homme à la foi d'après saint Jean Chrysostome. (Eugène Mar- cotte, o.m.i.) 128*

CAPARELLI (Vincenzo) . La sapienza di Pitagora (Gas- ton Carrière, o.m.i.) 251*-253*

Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, doctrine

et histoire. (R. B.) .......... 67*-68*

DlGGS (Bernard James) , Ph.D. Love and Being. (Henri

Saint-Denis, o.m.i.) .... 191*-192*

FALLER (Othone) , S. J. De priorum sœculorum silentio circa Assumptionem B. Mariœ Virginis. (Roméo Arbour, o.m.i.) 67*

FINANCE (Joseph de) . Être et Agir dans la Philosophie

de saint Thomas. (Jean Pétrin, o.m.i.) 250*-251*

GALTIER (Paul) , S.J. Le Saint-Esprit en nous d'après

les Pères grecs. (Rhéal Laurin, o.m.i.) 190

*

HOCEDEZ (Edgar) , S.J. Histoire de la théologie du XIXe siècle. Tome III. Le Règne de Léon XIII. (Eugène Marcotte, o.m.i.) 249*-250*

HUBY (Joseph) , S.J. Saint Paul, Première Épître aux

Corinthiens. (Donat Poulet, o.m.i.) 127'*

LABOURDETTE (M.) et NICOLAS (M.-J.) , etc. Dialo- gues théologiques. (Jacques Gervais, o.m.i.) 248*-249*

LEVIE (Jean) , S.J. Sous les yeux de l'incroyant. (Eu- gène Marcotte, o.m.i.) ...... 126*- 127*

*

Nicolas (M.-J.) et Labourdette (M.) . Dialogues

théologiques. (Jacques Gervais, o.m.i.) 248*-249

PERBAL (Albert) , O.M.I. Lo Studio délie Missioni.

J.-E. Champagne, o.m.i.) 68*

REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA 256*

Ritomo aile Fonti. (J.-E. Champagne, o.m.i.) 1 28*- 130*

Proceedings of the American Catholic Philosophical Asso- ciation. (Henri Saint-Denis, o.m.i.) .... 191*

SACKETT (Frederick Dwight) , O.M.I. The Spiritual Director in an Ecclesiastical Seminary. (Paul -Henri Lafontaine, o.m.i.) 188*-189*

Sanjuanistica. Studia a professoribus facultatis theologicœ Ordinis Carmelitarum Discalceatorum quarta anati- vitate S. Joannis a Cruce universalis Ecclesiœ Doc- toris celebritate volvente édita 189*-190~

SWITALSKI (Bruno) , C.SS.R. Plotinus and the Ethics

of St. Augustine. (Gaston Carrière, o.m.i.) 131*-132*

WALZ (Angelo) , O.P. San Tommaso d' Aquino. Studi biografici sul Dottore Angelico. (Gaston Carrière, o.m.i.) 130*

YELLE (Gérard) , S. S. Travail scientifique en discipline

ecclésiastique. (Gaston Carrière, o.m.i.) .... .. 187*-188*