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REVUE

DE PARIS.

I.

IMPRIMERIE DE H. FOURNIER ET C",

RUE DE SEINE, 14 BIS.

REVUE

DE PARIS

nS&ouveue t/ene. tycmnee sSJa.

TOME PREMIER.

PARIS.

AU BUREAU DE LA REVUE DE PARIS,

QUAI MALAQUAIS, 17.

1839.

LETTRES

SUR MUNICH.

i.

lia Cathédrale d'ilm. Adam Kraft.

Ulm.

Me voilà en route pour Munich. Cette nuit , j'ai traversé le Danube , et ce matin, en descendant les prolongemens extrêmes des collines que couvre la forêt Noire, j'ai aperçu la ville d'Ulm. C'est la dernière place du royaume de Wurtemberg; le Danube baigne ses pieds, et dès qu'on a repassé le fleuve, on est en Bavière.

Ulm a été autrefois une grande cité , elle a joué un rôle assez important dans les guerres civiles de l'Allemagne ; son nom rap- pelle un des plus fameux faits d'armes de l'empire et la gloire du plus infortuné des lieutenans de Napoléon. Cependant, lorsqu'on entre dans ses murs, on n'y voit rien qui parle de l'ancienne splendeur; de vieilles maisons de briques sont lourdement alignées dans des rues larges et désertes. Le plâtre qui sert d'écorce à ces masses fra- giles s'en va tous les jours , et , après les avoir préservées , ne semble plus fait que pour les salir.

Mais dans cette ville se trouve une des productions les plus re- marquables de l'art du moyen-âge ; au milieu de ces toits plats et carrés, la cathédrale élève ses flancs énormes et sa tour gigantesque. Je m'empressai de l'aller visiter; quand je fus arrivé à ses pieds , j'é-

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prouvai un profond étonnement : elle était de briques comme les mai- sons qui rampaient autour d'elle. Mais la brique qui m'avait paru chélive dans les habitations ordinaires, me produisait un effet tout contraire dans cet édifice immense; elle me faisait sentir plus vivement la puissance des hommes qui l'avaient achevé. Si l'art, en façonnant d'énormes entassemens de roches , érige des monumens qui imitent ceux de la nalur^ c'est déj;s une chose surprenante; mais qu'il soit assez puissant r:our transformer la boue que nous foulons aux pieds en un colosse d'élégance et de majesté, n'est-ce pas une merveille surnaturelle? Je pensais à vous, mes amis; vous avez posé votre tente aux pieds des montagnes. Vous vous êtes mis à l'abri sous leurs dômes, comme ces Romains qui, pendant l'invasion des barbares, se réfugiaient sous les portiques des temples, seules demeures que ie fer des Germains ne put renverser; comme eux, épouvantés, vous vous êtes enfuis sur le sein de Dieu; vous avez été chercher dans la nature ce bonheur obscur et ces grandes images qu'une société incertaine et troublée était désormais impuissante à vous donner. Mais tandis que , du beau rivage vous êtes assis, vous admirez , de l'autre côté du lac , ces magnifiques sommets qui sem- blent défier la puissance humaine , songez qu'il fut un temps les hommes , aujourd'hui condamnés à l'oisiveté par le doute, pouvaient avec le sable que le flot rejette à la rive ériger des constructions ri- vales de vos cimes éblouissantes.

Cependant, la brique ne se prête pas facilement aux ornemens dont aucune architecture ne saurait se passer, et qui occupent sur- tout une place si importante dans les conceptions de l'architecture gothique. Vous avez visité l'Italie; vous le savez, le Colisée, l'une des plus puissantes constructions humaines, est en briques; dans un tel monument, il n'était pas besoin de prodiguer les détails; la masse suffisait à la majesté. Mais les artistes du moyen-âge ne procédaient pas comme ceux de l'antiquité ; si démesurées que fussent les pro- portions de leurs œuvres, ils en brodaient le vaste champ avec un soin minutieux. C'était surtout sur le frontispice de leurs cathédrales qu'ils accumulaient ces caprices de la forme et de la ligne qui étaient la marque caractéristique de leur génie : aussi , l'architecte de la ca- thédrale d'Lîlm a-t-il eu besoin de mettre un portail de pierre à son église de briques.

Pour donner à sa façade toute la richesse possible, sans faire un con- traste désagréable avec le reste du bâtiment , l'artiste l'a sillonnée de la tête aux pieds de filets d'une élégance parfaite. L'œil a peine à les

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suivre jusqu'à la cime, et la hardiesse de ces lignes infinies semble ajouter encore à l'élévation de l'édifice. Du reste, une seule tour compose tout le portail; et bien qu'elle soit restée aux deux tiers de l'exhaussement projeté , elle produit un effet très imposant. A sa base est pratiquée une sorte de porche, sous lequel la grande porte s'ouvre, au milieu d'une foule de bas-reliefs gothiques, de la forme la plus naïve et la plus curieuse. A l'intérieur, on rencontre d'abord un vaste portique, qui supporte le jeu de l'orgue, et qui est comme un second voile jeté devant la majesté de ce lieu; mais, dès qu'on s'avance sous les colonnes de ce grand morceau, on aperçoit, dans le cadre heureux qu'elles forment, un des plus magnifiques vais- seaux que l'art catholique ait dessinés.

Trois nefs partagent toute sa largeur; celle du milieu est soutenue sur des piliers gigantesques, au-dessus desquels sont encore per- cées de hautes ogives. La lumière se répand par avec une telle profusion, dans les régions élevées de la voûte, qu'elle en agrandit encore l'éloignement, et qu'il semble que ce sont les nuées elles-mêmes qui servent de toit à ce temple. Les deux nefs latérales étaient trop vastes pour pouvoir se passer d'appuis; elles sont sup- portées, dans le milieu, par des colonnes dont je n'ai jamais vu les pareilles. Celles-ci aussi hautes que les piliers de la nef principale, sont, auprès d'eux , d'une légèreté qui enchante le regard ; dans leur robuste encolure, elles sont sveltes comme des palmiers. Toute la magie de l'édifice est dans ce contraste qui se continue et se repro- duit à chaque pas. Autour de ces piliers si démesurément grands s'é- panouissent des ornemens exquis , dont la forme ne se répète jamais; du long de leur fût sortent, çà et là, des tètes et des fleurs qui se penchent avec un indéfinissable mouvement de grâce; puis, perdu au milieu d'un espace sans limite, vous apercevez un baptistère dé- licieux, dont les sculptures sont de ce goût plein de sentiment qui marque, dans tous les pays , la transition de l'art gothique à l'art de la renaissance. Ainsi ce monument, dont la masse est colossale, et dont l'enveloppe est même lourde à force d'être puissante, fourmille de détails d'une légèreté inouie, qui semblent vouloir lui faire pardonner sa majesté.

La chaire est unique en son genre. Celles qu'on voit ordinairement sont couvertes d'un chapeau de bois dans lequel l'art n'a rien à faire; les plus belles, qui sont celles de la Flandre, sont sculptées avec beaucoup d'imagination, mais avec un goût équivoque. Elles repré- sentent pour la plupart un coin de l'Éden, où, au milieu des formes

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naissantes de la nature visible et du monde invisible, la parole de Dieu descend sur la tète du premier homme à travers les premiers feuillages. Mais ces ingénieux travaux ne sont jamais en rapport avec les antiques édifices qu'ils ornent; on y voit toujours passer, parmi les branches, ces grands pans de draperie qui les écrasent sous un luxe fâcheux, et qui trahissent aussitôt la fausse richesse du xviie siè- cle. La chaire d'Ulm est au contraire du môme âge et du môme style que le reste de l'édifice; elle est surmontée d'un bonnet gothique, dont la pointe mesure toute l'élévation de l'église , et va se perdre dans le plafond , comme une flamme qui remonte au ciel. Cette im- mense aiguille est du travail le plus précieux; le principal motif de sa décoration est un petit escalier qui tourne dans un berceau de trèfles, et qui va en se rétrécissant à mesure qu'il s'élève. S'il était possible d'arriver par un endroit quelconque à cet escalier isolé, un enfant ne pourrait tenir sur sa marche la plus basse , qui est pourtant la moins étroite. A quoi sert donc cet escalier? L'architecte n'a-t-il eu aucune intention en le suspendant au-dessus de la tête du prédicateur? N'a-t-il pas voulu frayer ce chemin, tout couvert de fleurs, aux mes- sagers de la pensée de Dieu? N'est-ce pas la place qu'il avait réservée, dans son église, aux petits pieds des anges qui descendaient, à la pa- role du prêtre, et qui planaient de sur la foule?

Avant de passer la grille du chœur, à l'angle gauche, on trouve le même motif reproduit d'une manière plus riche et plus complète en- core; ce morceau mérite une grande attention : il représente un ta- bernacle. Deux petites rampes conduisant à une niche destinée à recevoir l'hostie, voilà le sujet de ce monument. Mais comment vous dire de quelle manière il a été traité? comment exprimer l'effet des ornemens qui l'accompagnent, et qui s'élancent comme une étin- cclante fusée, depuis la base jusqu'au sommet de ce gigantesque édifice? Ce bijou architectural n'est pas l'œuvre de l'artiste qui a bâti l'église; il est attribué à Adam Kraft. Qu'est-ce que cet Adam Kraft? m'allcz-vous demander. Adam Kraft est un nom qu'on ne trouve dans aucune biographie française , mais qu'on lit en Alle- magne sur des bas-reliefs admirables. Celui qui portait ce nom, inconnu chez nous, glorieux de l'autre côté du Rhin, était un modeste artiste qui prenait le titre de maçon et tailleur de 'pierre, qui naquit on ne sait en quelle année, qui orna Nuremberg de chefs- d'œuvre à la fin du xvc siècle, et que les patriciens de sa ville laissè- rent mourir dans la misère, à l'hôpital de Schwabach, au commen- cement du xvie. C'était un grand sculpteur, le plus grand sculpteur

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de l'Allemagne, aussi grand sculpteur qu'Albrecht Duerer était grand peintre , ayant moulé sur la pierre , comme celui-ci a tracé sur la toile, l'idéal le plus élevé du génie vigoureux de la vieille Allemagne. L'œuvre principale de ce maçon , c'est le fameux tabernacle de Saint-Laurent; je vous en conterai les merveilles si je vais jamais à Nuremberg. Aujourd'hui je ne vous parlerai que du tabernacle d'Uni qui sufflt pour donner la plus haute idée d'Adam Kraft. L'architec- ture en est d'une coquetterie sans égale, toute à jour, d'un dessin si flexible et d'une broderie si abondante, que l'on comprend en effet qu'elle soit plutôt l'œuvre d'un sculpteur que celle d'un architecte. Il fallait avoir le goût le plus pur pour proportionner cette haute spirale de marbre, que mille dentelur-es enveloppent, avec la base étroite sur laquelle elle repose. Mais ce qu'il y a de plus extraordi- naire , ce sont les petites statuettes auxquelles les trèfles et les ai- guilles ont fait place ça et , et qui sont comme les frêles habitans de cette demeure légère. La suite n'en est point interrompue depuis la plus haute pointe des aiguilles jusqu'à la dernière marche des deux rampes qui les supportent. Leurs délicates proportions empêchent le regard de suivre jusqu'en haut cette population pieuse. Du reste, dans les figures qui étaient sous mes yeux , je trouvais assez de sujets d'admiration et d'étude.

Ce qui frappe tout d'abord dans ces statuettes, c'est leur expression. Elles sont si profondément empreintes de christianisme, qu'elles vous communiquent inévitablement la foi qu'elles respirent ; elles vous font songer à Dieu, avant de vous laisser penser à l'art. Voilà, ce me semble , le comble de i'art lui-même ! Si vous analysez ensuite la forme, vous y découvrez la trace du travail le plus sérieux, le plus élégant , le plus patient. Les petites têtes de ces petits corps sont d'un modelé scrupuleux. Holbein, qui est l'héritier et le continuateur de toute la génération à laquelle appartient Adam Kraft , n'a pas une touche plus fine et plus rigoureusement réelle. Pour les draperies, elles conservent encore quelque peu de la maigreur de l'école go- thique; vous avouerai-je que j'aime leur sobriété naïve qui convient si parfaitement à la religieuse austérité des figures?

Que dirai-je donc de la distribution de ces statues? Celles qui sont rangées entre les colonnes des deux rampes latérales du tabernacle sont disposées avec un art surprenant. Tout le long de la rampe , des moines lisent avec recueillement les livres sont renfermées les traditions de l'église ; aux angles de la rampe , comme en une place plus importante , les évêques sont debout dans une attitude méditative;

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ils ont déjà la science des moines et délibèrent plus avant dans leur ame. Puis la main de la rampe qui court au-dessus de toutes ces têtes est formée de saints couchés, et de pauvres fidèles qui , au bout de la journée, se sont endormis sur la foi de la divine parole. Le som- meil de la justice, qui a clos leurs paupières, donne à leurs corps une tranquillité bienheureuse; quelques-jns tiennent encore dans la main le bâton avec lequel ils ont fait le long pèlerinage de la vie et qui repose auprès d'eux , à la porte du sacré tabernacle. Ainsi , dans un court espace, sans effort et sous les formes les plus simples, cet artiste a représenté la hiérarchie chrétienne , et la terre et le ciel tout ensemble. Ce n'est guère que dans le xve siècle que l'art a su éveiller les plus grandes sensations sans le secours d'une pompe exagérée. Au xvi% le paganisme était déjà descendu dans les âmes les plus reli- gieuses; il y avait du Jupiter-Tonnant dans les imaginations les plus calmes. Ce que la pensée avait gagné en éclat, elle l'avait perdu en sentiment ; la ligne avait pris plus de mouvement , mais elle avait moins de caractère; il y avait plus de beauté véritable, mais moins de cette vie qui rayonne des profondeurs de l'ame humaine. Ceci est important à remarquer et fécond en conséquences. J'aurai, je pense, l'occasion d'y revenir souvent. J'entre dans un pays le xvc siècle est le plus grand des siècles ; c'est celui-là qui a inspiré ce qui se fait aujourd'hui de plus curieux en Allemagne.

Voici d'autres chefs-d'œuvre du même temps. Le chœur qui, comme dans les basiliques, n'a que la largeur de la nef principale, est éclairé par quelques rares et grandes ogives ouvertes au fond de l'abside. Le dessin des vitraux qui les ornent est dans un parfait ac- cord avec le reste du lieu ; les figures en sont encadrées dans des or- nemens architecturaux d'une richesse inouie. La lumière s'empreint, en traversant ces verres , des plus chaudes couleurs; cette espèce de jour sombre et ardent à la fois, tombe sur des stalles dont il fait admirablement valoir les belles moires brunes et les sculptures mer- veilleuses.

Le bois cède au ciseau plus aisément que la pierre ; et cette faci- lité extrême de l'exécution est peut-être cause du dédain que les grands artistes ont toujours témoigné pour une matière qui ne ré- siste point assez pour échauffer leur génie, ni pour perpétuer son empreinte. Cependant je vais vous nommer un artiste plus inconnu encore qu'Adam Kraft, mais non moins inspiré que lui , qui a confié à ce bois si fragile les formes les plus pures et les plus suaves. Celui- i i s'appelle George Surlen ; tout ce que je peux vous en dire, c'est

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qu'il était à Ulm , qu'il a commencé à sculpter les stalles de la ca- thédrale, en U60, qu'il a terminé en HG7 son travail signé de son nom et daté de sa main; qu'il s'y est représenté lui-môme; qu'il y a donné aussi le portrait de sa femme , et qu'ils devaient former ensemble un des plus beaux couples de la chrétienté. Sa tête, pleine de noblesse et de pensée, avait cette forme aquiline qui est le signe général des plus belles races orientales, et qui, en Europe, marque ordinairement les hommes appelés à comman- der aux autres par leur talent ou par leur caractère. Sa femme montrait aussi cette fierté d'organisation qui la rapprochait de lui; mais elle avait en outre, dans le dessin délicat et un peu allongé de sa physionomie et dans l'élégance de toutes ses proportions , une grâce particulière dont il m'a semblé retrouver la trace dans les œu- vres de son mari. Avec sa jeune et belle femme dont il reproduisait sans cesse les traits, avec le sentiment de l'art qui l'animait, cet ou- vrier fut-il heureux? Je le pense, puisqu'il est resté inconnu. La mé- moire des hommes n'a d'écho que pour la douleur; c'est ainsi qu'elle compose l'histoire avec le souvenir de tous les forfaits et de toutes les misères qui ont désolé la terre. Mais, pendant que les furpurs qu'elle enregistre éclataient dans les sociétés, combien y avait-il d'ames qui, comme les vôtres, mes amis, cherchaient l'infini dans une voie plus calme et plus sûre. Pourquoi oublie -t-on toujours celles-ci et parle-t-on seulement de celles qui ne sont grandes qu'à condition de troubler et d'ensanglanter le monde?

J'avais vu à Anvers, des sculptures sur bois du plus haut intérêt; la plupart des églises de Belgique renferment, indépendamment de leurs belles chaires, des confessionnaux qui sont ornés de statues et de médaillons la figure humaine est traitée d'une manière tout-à-fait grande et sévère. Mais je n'avais aucune idée de la per- fection dont George Surlen m'a donné l'exemple. Du reste, le sujet de sa décoration sculpturale est pour le moins aussi original que l'exécution en est remarquable. Il a composé , pour orner les sièges du chapitre de la cathédrale , une biographie des hommes et des femmes illustres de l'antiquité; il y a mêlé les gloires païennes à celles du christianisme avec une naïveté que je serais tenté de prendre au sérieux , et qui n'était pas seulement l'indice des appro- ches de la renaissance, mais encore lexpression de cette suprématie que le catholicisme rêva d'étendre sur les époques antérieures comme sur les générations à venir.

Comme le chœur se divise naturellement en deux parties , l'artiste a

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fait deux parts de son œuvre. Tout le long des bancs qui couvrent la muraille droite, il a sculpté, sur un triple rang, des figures char- mantes qui durent donner plus d'une distraction aux chanoines placés sous le feu de leurs regards. Devant les stalles , ce sont les bustes des sibylles avec des costumes différens; l'une porte le haut bonnet brabançon, l'autre, les tresses allemandes, une autre, le voile des juives, une autre encore, la coiffure italienne. Au dossier, ce sont des médaillons qui représentent les femmes de la Bible ; puis sur le dais qui couvre les stalles , à travers les arabesques et les découpures du bois, s'avancent à mi-corps, les saintes et les martyres, portant leurs palmes et leurs couronnes, ravissantes beautés qui eussent sans doute désarmé la cruauté des bourreaux , si la nature avait été pour elles aussi complaisante que l'art. Chacune de ces figures a une expression particulière : la grâce est le partage de toutes ; mais il y en a quelques-unes dont le sourire a une pureté toute chrétienne, et dont les yeux laissent tomber une céleste rosée. ]

De l'autre côté du chœur, trois rangs de figures d'hommes sont distribués d'une manière analogue. Pour faire le pendant des sibylles, George Surlen y a sculpté d'abord , sur le premier plan , les philo- sophes païens. Il a commencé par Pythagore jouant de la guittare, pour faire allusion sans doute à ces mystiques concerts des nombres et des sphères sur lesquels ce sage avait fondé toute sa doctrine. Puis vient Socrate dont la physionomie n'est point ressemblante, son buste n'ayant pas encore été trouvé; puis Cicéron coiffé d'une toque et tenant la main dans sa longue barbe ; puis Térence qui ressemble au Christ couronné du Guide; puis Quintilien , Sénèque, et les autres. C'est après tous les philosophes, près de la porte, que George Surlen s'est représenté lui-même ; il a mis de même sa femme à l'extrémité du rang des sibylles. Dans son œuvre, le paganisme est comme la pre- mière marche de l'humanité ; le judaïsme est la seconde , le chris- tianisme est la plus élevée. Aussi a-t-il représenté les prophètes au dossier des stalles , et les apôtres planant sur le dais. Le côté des femmes est, sans contredit, préférable à celui des hommes par l'ar- tiste a commencé, et il s'est, en quelque sorte, essayé. Néanmoins, je dois le dire, je n'ai jamais vu dans l'ordre delà sculpture moderne aucune pierre et aucun marbre qui soient plus doués d'immortalité que ces morceaux de bois ; et j'oserai en comparer le charme, surtout pour ce qui est des femmes, à ce que l'antiquité nous a laissé, je ne dis pas de plus grand, mais de plus gracieux.

Après m'ôtre donné à plaisir l'aspect de ce grand temple , j'avais

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hâte de monter sur sa haute tour. C'est en se glissant dans les ma- çonneries intérieures des édifices qu'on en comprend bien le plan et qu'on en surprend les secrets. D'ailleurs la vue qu'on a du haut des cathédrales du moyen-âge n'est pas une des moins belles parties de leur décoration. Du milieu des habitations bornées et des vulgaires perspectives des villes, elles semblent élever leur dos puissant pour procurer aux hommes la liberté de planer sur de plus vastes espaces, et pour les faire jouir de la plénitude de la terre et du ciel ; c'était encore une image des ouvertures infinies que la religion donnait à l'ame humaine.

D'ordinaire, quand on voit un tableau, on regarde bien vite de quel nom il est signé. Mais on n'a pas l'habitude de faire le même honneur aux artistes qui érigent des monumens. La foule s'imagine, on le dirait , que les temples , qui couvrent le sol de leurs puis- santes assises , n'ont coûté aucune peine et sont sortis tout seuls hars de terre. Ce n'est, en effet, qu'après une étude sérieuse des arts, que l'on peut commencer à apercevoir une individualité derrière ces masses imposantes. Pour moi, j'avais été heureux de trouver dans la sacristie, au-dessous du plan complet de la cathédrale inachevée, le nom de l'architecte qui s'appelait Ensiger, et qui vivait au milieu du xiv° siècle. Puis, en montant les marches de la tour, je suivais avec religion sa pensée que je venais de voir tracée tout entière sur le papier. Il me semblait le voir, les pieds pris dans ses immenses entassemens de briques, se dégager peu à peu de leur poids, donner un cours plus libre à son imagination , et se dédommager de l'inévitable lourdeur de la base par l'efflorescence du sommet crois- sante à chaque pas. A mesure que je m'élevais, je m'apercevais que le dessin architectonique était plus fin , plus capricieux et plus riche. L'aiguille par l'artiste avait projeté d'achever sa tour, était un mi- racle de légèreté et de broderie. Quand je fus arrivé tout au haut et que j'eus découvert cette plaine infinie qui s'étendait de tous cotés, je compris comment , jeté dans un pays sans montagnes et sans car- rières, il avait été obligé de se passer de la nature, et de créer lui- même, non-seulement les lignes , mais encore la matière de son mo- nument. Je pus apprécier alors l'influence que les matériaux ont sur les constructions de l'homme en dépit de son génie.

Dans la monotonie du vaste panorama que j'avais sous les yeux , du haut de la tour, se détachaient quelques points intéressans. Vers le nord, on m'a montré, au penchant d'une colline, l'abbaye d'El- chingen, au pied de laquelle Michel Ney gagna une bataille et son

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duché. Le gardien de la tour m'a présenté un boulet français qu'*n a conservé, là-haut, depuis le siège de la ville, comme si on s'hono- rait des présens de notre colère. Au midi, on m'a désigné Mechils- berg, palais d'une sévère apparence, qui appartient au roi de Wur- temberg. X l'orient, à l'aide d'une lunette, j'ai distingué, dans la direction du lac de Constance, le cône du Hohenstaufen d'où est descendue toute une race d'empereurs. Autrefois , mes amis , quand je parcourais dans votre barque le lac des Quatre-Cantons, il me souvient que vous me fîtes voir, sur les rives du golfe de Kussnacht, le donjon qui avait vu naître les Habsbourg. Ne vous semble-t-il pas étrange que ces deux grandes familles, les plus puissantes qui aient gouverné l'Allemagne et le monde, soient parties du bord de vos lacs et du pied de vos montagnes? Leur ambition s'alluma j'en ai vu s'éteindre de si vives. Animés par l'énergie qu'ils avaient puisée dans le sein virginal de cette sauvage nature, ces êtres forts allèrent dé- ployer^ la face de Dieu, des desseins qui confondirent d'étonnement et d'épouvante les hommes nourris dans l'air épais et paresseux des villes.

J'ai lu, sur la plate-forme de cette tour inachevée, une inscription dans laquelle il est dit que, l'an 1492, l'empereur Maximilien a visité la cathédrale du haut jusques en bas, alors qu'elle était à peine ar- rivée au point d'élévation elle est restée depuis. Maximilien, que Goethe a si grandement peint dans son Gœtz de Berlichinycn , ouvrit, en Allemagne, une ère nouvelle; c'est lui qui commença à donner quelque unité à l'empire dont la féodalité avait peu à peu relâché tous les ressorts ; c'est lui qui transmit à Charles-Quint les vastes plans de domination universelle, dont on a attribué toute la gloire à celui-ci. Comme son petit-fils, il passa sa vie dans de continuelles agitations et dans des voyages sans fin d'une extrémité à l'autre de ses vastes états , voyant tout de son œil , surveillant partout la justice, les arts et l'administration immense de ses peuples. Mais il arriva qu'après s'être tant remué pour agrandir son autorité , il mourut sans avoir pu jouir du titre pour lequel il avait tourmenté sa longue existence. Élu roi des Romains en 1471, il ne put jamais se frayer un chemin, pour aller chercher, en Italie, aux pieds du pape, le nom d'empereur que les représentans de la féodalité allemande lui contes- tèrent jusqu'à son dernier soupir. Admirez la faiblesse des plus grandes destinées et la vanité des plus héroïques efforts! Je veux vous en donner une autre preuve dans cette belle cathédrale que je viens de visiter.

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Commencée vers le milieu du xive siècle, elle resta inachevée à la fit* du xve; et alors, du haut de ses rampes sculptées, Maximilien vmt jeter un regard souverain sur les provinces de Souabe et de Fran- conie , il avait, avec tant de soin , rétabli la domination suprême de l'empire. En voyant ces plaines immenses et tranquilles se dé- rouler à ses pieds, il songea sans doute avec orgueil au rêve de ses jours, et se figura que, dans un prochain avenir, toute l'Allemagne, soumise à une seule loi et asservie à une seule pensée, courberait ir- révocablement la tête devant la majesté impériale. Cependant, avant que de mourir, il entendit parler de Luther, dont la plume éloquente déchira d'un trait la chimère rajeunie du saint empire romain; et, malgré la toute-puissance de son successeur, cette cathédrale d'Ulm , que le catholicisme avait élevée à si grands frais, fut envahie et con- quise par l'hérésie. Luther, qui a divisé l'empire, règne aujourd'hui Maximilien rêva de le voir réuni. A peine les portes du temple étaient- elles ouvertes que la réformation en prit la clé ; elle les tient fermées. Le Dieu s'en est allé; pourquoi viendrait-on le chercher encore dans cette enceinte d'où il est sorti? Les pèlerins, qui vont comme moi à la découverte des débris de l'art, demandent seuls à la visiter; mais ce n'est pas pour adorer Dieu, c'est pour admirer le génie humain qu'ils se font ouvrir les portes de la vieille cathédrale. Un jour de la semaine, la foule vient, il est vrai, prier encore dans sa nef; mais elle ne s'agenouille plus devant le tabernacle désert ; elle ne voit plus l'en- cens fumer sous les ogives de la voûte. Et qu'invoque-t-elle dans ses prières froides comme les dalles qui glacent ses pieds? Une idée sans forme, et une forme sans idée.

Dans votre heureuse retraite, vous avez trouvé cette modération de l'ame et de l'esprit qui sait perpétuer la religion au milieu de la ruine des cultes. Je peux vous faire part de mes tristes réflexions sans craindre d'altérer votre foi et votre repos. Vous vous êtes rendus maîtres de votre vie, et vous en avez, par avance, confondu les flots avec ces sources profondes et inconnues de la nature, qui produit et reprend tout ce qui existe ici-bas. Moi je n'en ai pas encore fini avec les conditions ordinaires; j'ai quitté votre toit pour recommencer mes voyages. Vous avez voulu que je vous fisse part de mes décou- vertes, et vous m'avez demandé de vous écrire ce que je penserais de cette ville de Munich, travaille toute une nouvelle génération d'artistes, dont nous avons entendu dire tant de choses contradic- toires. Ne pouvant partager votre retraite , je suis heureux que ma pensée du moins y trouve un constant écho. Mais si je vous avais fait

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entrer tout à coup à Munich, j'aurais craint de ne pouvoir vous en donner une idée exacte. En France, l'art n'a pas de racines vives dans le passé, et on peut sans préparation juger les œuvres de nos artistes. Mais il n'en est pas ainsi au-delà du Rhin. L'Allemagne a un passé imposant qui la domine, et sans lequel on ne saurait l'expliquer. Chez nous, si on veut flatter nos passions, on parle de la France nouvelle, de la France régénérée. Outre-mer et outre-Rhin, quand on veut faire vibrer la fibre populaire , on parle au contraire de la vieille Allemagne et de la vieille Angleterre. Je me suis aperçu de cette énorme différence dès que j'ai eu mis le pied sur le sol germa- nique, et j'ai voulu vous rendre un compte fidèle de mes impressions. Voilà pourquoi, pour vous mener à Munich, je vous ai fait passer par le porche gothique de la cathédrale d'Ulm.

II. X<e Musée d'Augsboui'g;. Albrecbt Duerer.

Augsbourg.

Je vous prie de vous arrêter encore un jour ici avec moi. Ce n'est pas de la ville d'Augsbourg, curieuse sous tant de rapports, que je veux vous parler; j'aurai plus tard, je pense , l'occasion de vous la décrire. Aujourd'hui je veux vous faire connaître un autre artiste de la vieille Allemagne , dont le nom est à la vérité plus répandu en Europe que tous ceux que je vous ai cités, mais dont les œuvres ne sont guère moins ignorées.

Il y a un musée à Augsbourg ; il n'est point aussi riche ni aussi varié qu'on pourrait l'attendre d'une ville qui a joué un si grand rôle dans l'histoire allemande , et qui conserve encore une physionomie très originale. Mais, si petite que soit l'aile qu'il occupe dans l'ancien couvent de Sainte-Catherine, elle renferme un chef-d'œuvre qui vaut à lui seul bien des trésors, et en présence duquel j'ai pu, pour la première fois, concevoir une idée complète du génie d'Albrecht Duerer.

Nous n'avons à Paris qu'un ouvrage de ce maître ; encore n'est-il point dans les galeries du musée. Vous souvient-il que nous l'allâmes voir ensemble dans l'église de Saint-Gcrvais et Saint-Protais? C'est sous la nef qui retentit, au xvT siècle, des furieuses prédications des moines ligueurs contre la réforme , que nous avons vu cette page .peinte par l'ami et peut-être le complice des réformateurs allemands.

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C'était , vous le savez , une des innombrables Passions qu'Albrecht Duerer a représentées; mais elle n'avait rien d'extraordinaire, ni dans les idées, ni dans le caractère des tôtes , ni dans la couleur, qui sont les qualités éminentes du peintre de Nuremberg. J'ai vu de mé- diocres ouvrages des plus grands artistes. Il n'y a peut-être que Ra- phaël qui ait échappé à la nécessité commune, et qui ait mis le signe du génie dans les œuvres les plus légères et les plus hâtives.

Habitué à entendre prononcer le nom d'Albrccht Duerer comme celui d'un rival du divin élève de Pérugin , et n'ayant rien trouvé dans le tableau de l'église de Saint-Gervais qui justifiât cette compa- raison, je me souviens d'avoir été au cabinet des estampes de Paris, et d'y avoir demandé l'œuvre du maître allemand. Mais, dans les cinq ou six cahiers dont elle est composée, il me fut impossible de le juger. Voici ce que j'y rencontrai :

Je remarquai d'abord deux ou trois collections de gravures repré- sentant les différentes scènes de la Passion de Jésus-Christ. Ces col- lections n'étaient pas une simple répétition les unes des autres ; si çlles avaient des points de ressemblance , elles différaient aussi beau- coup pour la manière de reproduire le même sujet. Le caractère en était quelquefois superbe , mais l'effet plus bizarre que vraiment grand. Il y avait, par exemple, une Descente aux Limbes, qui put servir de modèle à Rembrandt pour toutes ces fantasmagories éton- nantes où la nuit joue un rôle si important. Ce qu'il y avait de plus surprenant dans ces images, c'est la puissance avec laquelle l'artiste y a rendu la douleur. Dans la tragédie, je ne connais pas de poète, hormis Shakspeare, qui ait fait entendre aux oreilles humaines des sanglots et des cris de désespoir , semblables à ceux qu'on croit ouïr en regardant pendant quelque temps ces gravures d'Albrecht Duerer. Je vous citerai, comme modèle du plus haut pathétique, une Flagel- lation où la misère du divin supplicié est rendue avec toute l'énergie d'une réalité sublime, et surtout une Descente de croix, Made- leine , fougueuse dans son deuil comme elle l'a été dans ses dés- ordres, tord ses bras au-dessus de sa tète , dans une angoisse que la parole ne saurait rendre. Il est vrai que, si on se souvient de la per- fection des Italiens , cette vigueur paraît un peu trop sauvage et éloi- gnée du véritable sentiment des mystères chrétiens.

On trouve aussi , dans ce que nous possédons de l'œuvre d'Al- brecht Duerer, une vie de la Vierge. On dirait qu'en peignant cette nouvelle série de scènes , l'artiste s'est proposé de représenter l'idéal de la vie des femmes ; et , tout pénétré du sentiment des mœurs al-

TOME I. JANVIER. 2

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lemandes, il a encadré ses sujets dans une suite d'intérieurs char- mans l'on respire toute la modestie et toute la sainteté des habi- tudes domestiques. Vient ensuite une quantité assez considérable de madones formant des sujets détachés. Les unes sont peintes au mi- lieu des nuages et des étoiles, ayant les pieds posés sur le croissant céleste , et tenant dans les bras l'enfant divin couronné; celles-là sont d'une délicatesse, d'une finesse et d'une douceur qui n'ont rien à envier aux belles vierges italiennes. Il y en a d'autres qui sont re- présentées sur la terre , au milieu des occupations vulgaires; celles-ci ne sont pas belles : leur tète , couverte de ce voile lourd dont le vieux Cimabue enveloppait ses figures, n'offre aucun signe de beauté, et a, au contraire, une expression de mélancolie commune; l'enfant qu'elles tiennent n'a point de couronne; et, assez ordinairement, saint Joseph est non loin de là, courbé sur sa pioche ou sur son rabot. Dans la même année, en 1514, Albrecht Duerer a peint à la fois de ces belles vierges rayonnantes et de ces madones dont la maternité n'a rien que de triste. Je ne pense pas qu'il ait fait ces dernières laides sans raison. Il les a chargées de tout le poids des douleui* humaines.

C'est le même sentiment de douleur qui éclate dans la collection des gravures dont l'Apocalypse est le sujet. Malheureusement ces ou- vrages, qui sont les essais de la gravure sur bois , ne sont pas assez purs de contours pour qu'on puisse retrouver, à travers leur voile un peu nuageux, toute la splendeur de la pensée du maître. Jusque dans l'amour, Albrecht Duerer a porté la même expression de tristesse. Il y a, dans son œuvre, deux charmantes rencontres; mais il a mis plus de larmes que de sourire dans les yeux de ses amans, et, der- rière eux, il a peint la Mort, qui compte les courtes heures de leur bonheur. Dans l'imagination d'Horace, cette antithèse prendrait un tour voluptueux; elle est sombre dans le dessin d'Albrecht Duerer.

Mais est-il rien de plus triste que ces fantaisies, sans exemple dans l'histoire de la peinture, qu'Albrecht Duerer a créées tout exprès pour rendre les sentimens les plus profonds de son ame? Vous con- naissez la figure robuste de la Mélancolie, qui, couronnée de fleurs et ployant dans l'ombre les ailes qui lui ont été données pour s'en- voler vers la lumière, semble s'engraisser à plaisir d'amertume au milieu des instrumens dispersés de la science humaine, et lit, d'un œil torve, au milieu des rares étoiles du ciel, le nom du mal dont elle se plaît sans cesse à irriter l'aigreur. Vous n'avez pu regarder sans frémir cette allégorie de la Jalousie, dont le bras est armé

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d'une vigueur surnaturelle. Vous avez admiré ce Cavalier de la Mwlt qui , monté sur son intrépide cheval , marche, avec l'impassible sang- froid de la rage , au milieu des monstres qui menacent sa vie. Dès long-temps j'avais cru trouver dans ces gravures l'histoire de la vie d'Albrecht Duerer, et le secret de son génie. En effet, il nous a laissé lui-même le portrait de sa femme, qui a été reproduit ensuite sur le revers des médailles frappées en son honneur. C'était une femme puissante, tout-à-fait semblable au génie de la Mélancolie , et dont celui de la Jalousie rappelle également les traits. On pourrait donc, sans une grande témérité, supposer que ces deux allégories sont une transformation des orages dont, au dire des biographes, son ménage fut souvent troublé. Quant au Camlier de la Mort, on a prétendu qu'il représentait le fameux Franz de Seckingen , ce rival du vieux Gcetz, qui mit au service du luthéranisme les dernières traditions de la chevalerie errante; mais il m'a toujours paru qu'on pouvait re- trouver dans son profil terrible l'exagération de celui qu'Albrecht Duerer s'est quelquefois donné à lui-même, et surtout la trace de ces assauts intérieurs de la douleur et de ces luttes ardentes d'une ame défiée par le sort, qui durent abréger la vie du grand artiste allemand.

Joignez à cela un portrait de Frédéric le Sage, dont la protection assura la liberté des réformateurs, un portrait de Philippe Mé- Ianchton, le diacre de Luther, un portrait de Wilibald Pirkeymer, autre prédicateur de l'intimité du peintre, et dont on a souvent pris la figure ébouriffée pour celle de Luther lui-même; esifin, un por- trait d'Érasme qui prépara la réformation et qui la servit sans oser la proclamer; vous aurez une idée à peu près complète des planches d'Albrecht Duerer, qui sont conservées au cabinet des estampes. Je ne vous parle pas des gravures qui représentent l'arc de triomphe de l'empereur Maximilien , le char de triomphe du môme prince , et celui de Charles-Quint. Ces pièces ont la réputation d'être le chef- d'œuvre de la gravure sur bois ; mais il est à peu près prouvé qu'elles ne sont pas de la main d'Albrecht, et il est au moins douteux qu'il en ait donné le dessin dans son entier.

Certes, voilà un grand nombre d'oeuvres remarquables. Mais les traductions que la gravure nous en a données n'ont pas cette perfec- tion qui est nécessaire pour produire l'effet du véritable génie. Gra- vées au temps d'Albrecht Duerer, quelques unes par lui-même, elles portent un grand cachet de vigueur et d'originalité , mais elles n'ont pas ces mille variétés de teintes et de contour, que le burin sait

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imiter aujourd'hui, et qui fout le mérite de la peinture. Je dirai même qu'elles peuvent donner une idée entièrement fausse de la couleur d'Albrecht Duerer, qui serait plus chargée et plus noire que celle de Rembrandt si on s'en rapportait à leur apparence , et qui est au contraire lumineuse , claire et fine à ravir.

N'ayant jamais connu Albrecht Duerer que comme un peintre sombre et violent, jugez quelle a être ma surprise lorsque, en en- trant dans la seconde salle du musée d'Augsbourg , je me suis trouvé tout à coup devant un tableau son génie m'apparaissait sous les formes les plus brillantes, les plus simples et les plus majestueuses à la fois. Je trouvais dans cette œuvre , avec toutes les qualités que je lui connaissais déjà , des qualités plus hautes , et outre l'artiste impré- gné de la mélancolie allemande que j'avais admiré au cabinet des estampes, un autre artiste supérieur au premier, participant de tous les temps et s'élevant par la puissance du calme à un idéal qui m'é- tait encore inconnu.

Ce chef-d'œuvre représente un crucifiement. Le Christ élevé en croix occupe le milieu de la page; le bon larron et le mauvais larron sont peints sur les volets. On a fait une maladresse extrême en encadrant ces volets séparément; les admirables groupes qui se dessinent dans la partie inférieure de la composition , s'enchaînent dans la pensée du peintre par des liens étroits, et veulent être réunis. Les ligures sont à peu près au tiers de la grandeur réelle.

Comme vous pensez bien , ce qui m'a frappé d'abord, c'est la cou- leur de cette peinture; elle est d'une beauté et d'une fraîcheur admi- rables ; rien n'égale son éclat si ce n'est peut-être l'infinie et pourtant harmonieuse variété des tons. La partie supérieure est jetée dans l'ombre , comme si le ciel s'attristait de l'agonie de son dieu. La lu- mière brille au contraire sur les hommes assemblés au pied de la croix , qui sont régénérés par le sang de la victime ; ce parti pris a du reste fourni au peintre le moyen de placer, dans le haut de son œuvre, les puissances invisibles qui viennent assister à cette heure solen- nelle, et que le regard ne découvre qu'après coup, dans les ténèbres, pour ainsi dire, par l'effet d'une seconde vue. S'il me fallait essayer de caractériser d'une manière plus précise la couleur si belle et si extraordinaire d'Albrecht Duerer, je la comparerais à ce coloris de Van-Eyck et d'IIemling, dont l'harmonie dominante se compose des nuances diverses de la pourpre. Mais elle a moins d'uniformité et d'apprêt, plus de ressources, plus de vie, plus de chaleur; elle rappelle les visites que le peintre a faites à Venise aux élèves de Jean Bellin.

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La vieille école de Bruges, animée par les écoles d'Italie, voilà, en deux mots, le caractère de la couleur qu'Albrecht Duerer a répandue dans cette page.

La composition n'est pas moins merveilleuse ; l'intérêt y est dis- tribué avec un art singulier. Dans la partie centrale , le Christ émeut suffisamment le regard, le peintre n'a placé, au-dessous de la croix, que les Juifs, les persécuteurs, les indifférens, le chef qui donne les ordres du haut de son cheval , trois soldats qui jouent aux dés la tunique du juste ; mais dans les deux volets, sous les larrons qui n'attirent point autant l'attention , il a groupé les disciples et les saintes femmes éplorées , pour que dans toutes les parties l'œil put se reposer sur un sujet capable d'émouvoir.

Que de choses à dire sur le caractère des tètes et sur le sentiment qui résulte de l'ensemble de leurs expressions? Il y a, sous le bon larron, un saint Jean plein d'une jeunesse noble et mélancolique dans laquelle on sent, avec toute la douceur des peintres italiens , une fierté qui leur était inconnue. A côté de lui , Madeleine lève les mains vers le Sauveur; elle ne tord plus ses bras comme dans la gravure dont je vous parlais tout à l'heure ; mais l'élan extatique de sa dou- leur est sublime. On voit l'ame de tous les autres personnages à tra- vers l'immobile transparence de leur masque. A côté des disciples animés par la foi , ou accablés par la douleur, il y a , au pied de la croix , des hommes qui pensent ; on lit sur leurs visages les différens augures que leur raison tire de cette grande scène ; et depuis la com- passion philosophique jusqu'au scepticisme , on y voit une suite de sentimens qu'on ne trouve guère dans la peinture italienne. C'est l'indépendance de l'esprit germanique qui a produit cet admirable résultat ; et l'ami de Mélanchton s'y montre son disciple.

Le Christ est peint sous les formes que la tradition a consacrées; la maigreur de son corps est peut-être exagérée , ainsi que je l'ai re- marqué du reste dans toutes les œuvres d'Albrecht Duerer ; les anges qui planent sur la croix ont des chapes d'une couleur ardente qui se fond , par un effet magique , avec l'ombre générale du ciel ; les lignes de leur groupe sont d'une élégance extrême. Les deux larrons sont deux études de la plus parfaite originalité. Cette connaissance du tempérament qu'on appelle physiologie , et dont on fait tant de cas aujourd'hui , y est exprimée d'une manière surprenante. Le bon larron est un gros homme sanguin, qui n'a rien de pervers au fond, mais qui, un jour, emporté par une humeur violente , a fait involon-

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tairement quelque mauvais coup. Aussi comprend-on que l'ange qui lui apparaît fait toute justice en venant secourir son ame.

Le mauvais larron est au contraire un homme lymphatique, déli- bérant son crime à la longue, et l'aiguisant dans les fureurs de ses insomnies ; celui-là s'est dépravé lui-même par l'usage de sa vo- lonté et il n'obtiendra pas de pardon. Mais voici une chose bien extraordinaire , qui serait détestable dans un peintre médiocre et qui est admirable dans Albrecht Duerer ! Comment vous figurez- vous qu'il a représenté la damnation de cette ame méchante? Dans les nuages , dont la tête du larron est entourée, volent ces insectes et ces monstres, symboles du vice et de la honte, qui reparaissent souvent dans les œuvres de ce maître. Puis , au milieu de leurs troupes imperceptibles, en regardant avec une grande attention , on décou- vre, cramponnée dans les cheveux hérissés du larron, une chimère infernale; elle saisit l'ame qui sort de la bouche sous la forme d'un petit spectre humain et qui a encore le pied pris dans les lèvres. La finesse avec laquelle ces détails sont peints , et l'ombre dans laquelle ils sont jetés , leur donnent cet air de fantaisie et de mysticisme qui peut seul sauver leur étrangeté. Je me suis assuré que cette idée, qui est conforme au tour ordinaire de l'imagination d'Albrecht Duerer, ne lui appartient pas. A Vérone, dans la basilique de Saint- Zénon, on conserve avec soin des portes ciselées, ouvrage grossier, mais pourtant précieux de l'art du ve siècle. Dans les panneaux, sont représentés les faits de l'histoire sainte, se trouvent plusieurs exorcismes, et, entre autres, celui d'une jeune fille, qui rend ainsi par la bouche un petit spectre humain dont le pied est engagé entre les deux lèvres. Albrecht Duerer a passé par Vérone en allant à Venise; curieux des vieilles choses, il aura vu les portes de bronze de Saint-Zénon, et, à cette œuvre informe, il aura emprunté une idée qui allait si admirablement à son esprit.

Je sais que je dois trouver à Munich plusieurs tableaux de cet ar- tiste. Vienne, Nuremberg et Francfort en renferment aussi une grande quantité; mais je doute qu'il y en ait de plus complets et de plus saisissans que celui que je viens de vous décrire. Maintenant je comprends les éloges de Vasari qui, bien qu'il soit Italien à outrance, compare le génie d'Albrecht Duerer à tout ce que l'Italie a produit de plus grand. Je n'en finirais pas si je vous développais les idées que ce tableau m'a inspirées, et les perspectives nouvelles qu'il m'a ouvertes dans l'histoire de l'art. L'art italien et l'art allemand ont

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tous deux une source commune dans l'art gothique; tous deux tri- butaires de la pensée chrétienne, ils conservèrent des points nom- breux de ressemblance, tant que le catholicisme régna sans contes- tation dans le monde. Aussi est-on étonné de la fraternité qui existe entre les peintres allemands du xve siècle et les artistes italiens de la même époque. La renaissance offrit à l'art italien, avec les admi- rables modèles de la Grèce , des entraînemens qui le menèrent proinptement à la perfection, mais qui le détournèrent de son ori- gine. L'art allemand, éloigné de la terre classique l'antiquité refleurissait, fut plus fidèle à son passé, et conserva plus de carac- tère et plus de rudesse. Mais Albrecht Duerer essaya de rappro- cher l'école natale de celles qui dominaient au-delà des monts. Tandis que Luther séparait pour toujours la Germanie de Rome, l'ar- tiste tendait, au contraire, à resserrer le lien de leur antique alliance. Il voulait réconcilier les Guelfes et les Gibelins, les protestans et les papistes. C'était l'idée d'un génie élevé et d'un grand courage. Mais cet effort qui lui fit produire de très beaux ouvrages, et dans lequel il fut secondé, durant sa vie, par des artistes éminens, ne laissa pas de traces durables. Le moine de Wittemberg fut plus fort que le peintre de Nuremberg, Il est à remarquer que, lorsque l'Alle- magne et l'Italie cessèrent de communiquer ensemble, l'une et l'autre virent leur art décroître rapidement. Dans ce divorce, l'Italie sembla perdre sa vigueur, et l'Allemagne sa grâce. Au xvne siècle, l'Italie est livrée aux affectations de l'Albane; et, en même temps, paraît en Hollande une espèce d'art protestant, qui n'est que la caricature ou, ce qui est pis, la miniature fardée du vieil art allemand.

A côté du crucifiement d'Albrecht Duerer, sont placés deux grands tableaux d'Holbein qui pourraient fournir la matière d'une compa- raison curieuse. Quoique à Bàle, hors des frontières de l'Allema- gne, Holbein est élève des mêmes maîtres et des mêmes traditions. Certes, il descend aussi en droite ligne des écoles de Cologne et de Bruges; c'est d'elles qu'il tient cette touche scrupuleuse et cette exacte imitation de la réalité que personne n'a possédées peut-être autant que lui. Il peint les tètes avec une finesse et une naïveté charmantes; il excelle à composer un costume élégant; maisil manque d'expression et de caractère. Albrecht Duerer aussi donne à toutes ses peintures cet air de vérité qui est un des signes particuliers de l'école allemande ; sa nature est même quelquefois offensante, mais elle n'est jamais indé- cise et superficielle. L'artiste de Nuremberg peint l'ame de la vérité; celui de Bàle n'en représente que l'épiderme. Holbein est plus jeune

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qu'Albrecht Duerer de toute une génération ; par ses arrangemens qui sont réguliers et par ses accessoires qui sont souvent classiques, il témoigne d'une époque plus avancée. Effectivement, il appartient tout à fait au x\T siècle. Albrecht Duerer, au contraire, en 1471, fut formé par le xve. Vous voyez j'en veux venir; on a trop vanté le xvie siècle aux dépens du xve. Souvenez-vous que les artistes qui ont illustré le siècle de Léon X, Pérugin, Léonard, Michel-Ange et Raphaël lui-môme, avaient reçu l'empreinte de leur génie et en avaient déjà donné les preuves, lorsque la première heure du xvr siècle a sonné.

Je ne dois pas passer sous silence quelques tableaux d'un artiste de ce pays, Hans Burgkmayr. On a long-temps pensé qu'il avait été élève d' Albrecht Duerer; mais il paraît aujourd'hui prouvé qu'il ne fut que son contemporain et son ami. Il a gravé plusieurs planches qu'Albrecht avait dessinées, et notamment celles du char de triomphe de l'empereur Maximilien. à Ausgbourg en 1473, il y mourut, à ce qu'on croit , en 1559. Sa manière est tout allemande; il rencontre quelquefois des tètes douées d'énergie ou de méditation ; mais il ne sait pas se préserver de la dureté et de la sécheresse originelles.

Pour achever de vous donner une idée de ce musée , dans lequel j'ai éprouvé de si vives sensations , il me suffira de vous dire qu'il renferme une assez nombreuse collection de tableaux attribués à des maîtres qui, sans doute, les renieraient, s'il est vrai qu'ils y aient jamais touché. Je veux excepter toutefois quelques tètes de Giorgione, deTitienetdeïintoret, qui, avec les mauvaises fresques dont toutes les maisons sont couvertes, témoignent encore des rela- tions qu'Augsbourg entretenait avec l'Italie, au temps de l'antique prospérité de son commerce.

Il ne me reste plus rien à vous dire aujourd'hui , sinon que je vais me Mter d'arriver à Munich. Je vous ai fait faire connaissance avec le plus grand peintre et avec le plus grand sculpteur que l'Allemagne ait produits. Tous deux , ils étaient de Nuremberg, l'art allemand avait établi son foyer au xve et au xvi° siècles. De nos jours, la Ba- vière a enveloppé la Franconie dans ses frontières ; mais on dirait qu'en mettant la main sur Nuremberg, Munich a senti se réveiller l'étincelle étouffée sous les ruines de la vieille ville impériale, et qu'elle l'a reçue dans son sein. Allons donc voir ce que font les héri- tiers d'Albrecht Duerer et d'Adam Kraft.

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III. Aspect général de la ville de M «uiiclt.

Munich.

Au milieu des interminables plaines de la Bavière, s'élève, sur un petit mamelon , le village de ïachau. Du haut de cette éminence, par le temps le plus beau du monde, j'ai découvert, au midi, la chaîne des montagnes du Tyrol, noyées dans un lointain océan de lumière; j'ai salué ces Alpes glorieuses avec une ivresse de cœur dans laquelle votre souvenir était mêlé. Puis, tout à coup, en redescen- dant l'autre pente de la colline, j'ai aperçu , à l'extrémité d'une plaine non moins vaste que celles que je venais de parcourir, de grands plans de constructions et d'immenses parallélogrammes de bâtisses inachevées. C'était Munich, dont j'étais encore séparé par une dis- tance de quatre lieues. Dans ce rapide instant, il m'a semblé voir un de ces profils de ville grecque, que les voyageurs des siècles passés ont quelquefois retrouvés au milieu des déserts de l'Orient. Avant que je fusse arrivé au bas de la rampe , le mirage avait disparu. Je me suis enfoncé sous une longue et tortueuse avenue, dont les grands arbres ont tout dérobé à mes regards ; et ce n'est qu'au bout de deux heures que j'ai revu Munich , en y entrant.

Le premier aspect n'a point démenti l'idée que j'avais prise du haut de la colline de Tachau. Moi qui croyais arriver dans une ville allemande, je me trouve dans je ne sais quelle cité italienne, ressus- citée de l'antique et légèrement modifiée par le moyen-âge. Les sou- venirs de Pompeï et de Florence se mêlent, à chaque pas, dans ce pays je m'attendais à retrouver ceux de Nuremberg. Je cherche des yeux l'horizon pour savoir si je suis vraiment au nord ou au midi des Alpes. Oh! si l'ombre d'Albrecht Duerer descendait un soir sur Munich , quelle longue méditation elle ferait sur cette entière inva- sion du génie italien auquel le peintre de Nuremberg a le premier frayé le passage des monts !

Il est rare , lorsqu'on entre dans une ville , que le regard ne rencontre pas quelque fait caractéristique, qui vous dévoile tout d'un coup le génie secret du lieu. Je me souviens qu'en arrivant à Londres, ayant débarqué dans la Cité, je fus d'abord frappé du triste aspect de tous ces hommes noirs et silencieux qui s'écoulaient rapi- dement, et de ces petites habitations sombres et non moins taci-

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turnes que lu foule qui les coudoyait. Tous les habits étaient bou- tonnés, toutes les portes étaient closes; les maisons avaient l'air d'autant de boîtes dans lesquelles chacun avait fortement cadenassé son égoïsme. Tout à coup un vieillard frappe à la porte d'une de ces affreuses prisons. Qui l'ouvrit? Ce fut une charmante enfant dont les boucles blondes, dont les rubans bleus, dont la robe blanche, dont les lèvres roses et fraîches souriaient sur le seuil de la vie privée, et en révélaient le charme intérieur. Dans ce contraste était tout le mystère de la vie anglaise.

Eh bien! savez-vous ce que j'ai aperçu en entrant à Munich? Los rues m'ont offert d'abord une Ole régulière de jolies maisons bien blanches et bien propres, coupées et entourées de petits jardins. Mais déjà les fenêtres, au lieu d'être carrées, présentaient le plein cintre latin, et la porte, au lieu d'occuper le centre de la façade, était ouverte sous ces petites terrasses latérales qui rappellent les villas antiques. Dans la plus romaine de ces jeunes maisons, j'ai aperçu un sculpteur qui travaillait devant les fenêtres ouvertes du rez-de-chaussée. Il venait de rajuster le bras d'une statue mutilée, et il passait, par-dessus sa soudure, une couche de plâtre frais. Les rayons de la lumière déclinante se jouaient dans les angles de sa rude figure, avec l'ombre de sa chevelure en désordre; et, en vérité, il me semblait voir un contemporain d'Albrecht Duerer, condamné à restaurer les statues de quelque jardin de Rome.

Cette impression s'est profondément gravée dans mon esprit; et tout ce que j'ai vu, depuis le peu de jours que je suis arrivé à Munich, ne l'a point effacée. Cependant, je vous l'avouerai, je suis revenu petit à petit du désappointement me jetait cette ville italienne, que j'avais trouvée à l'endroit j'allais chercher une ville allemande. Alors j'ai pu admirer ce qu'il y avait de réellement imposant dans toutes les constructions, qui s'élèvent h la fois comme par enchan- tement sur ce sol un peu étonné de les voir. Je suis maintenant fa- miliarisé avec elles. Le plan me semble vaste, l'aspect grandiose; et, sous la forme de l'imitation , j'ai bien souvent saisi une pensée vi- goureuse et originale. Je vous ferai successivement part de mes dé- couvertes; aujourd'hui, je me bornerai à vous donner une idée de l'ensemble. Je veux vous tracer la carte du pays, dans lequel nous pourrons ensuite nous promener à l'aise.

Munich est bâti en rase campagne, sur la rive gauche de l'Isar, petite rivière qui coule du midi au nord, et qui, sortie du pied des Alpes tyroliennes, va se jeter dans le Danube entre Ralisbonnc et

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Passaw. Ce n'est pas une de ces eaux claires et tranquilles dans les- quelles les villes aiment à tremper leurs pieds; grossie par les con- tinuels orages qui éclatent clans les montagnes, elle ravage les plaines qu'elle arrose. Aussi a-t-on eu soin de tenir ce torrent dangereux à distance de la ville, et d'enfermer dans de hautes digues le large lit dans lequel il se déplace sans cesse. Un canal conduit ses eaux sous la partie des remparts qui subsiste encore.

Le nom de Munich en allemand Munchen ) , indique suffisamment qu'un couvent de moines s'élevait autrefois à la place de la ville. 11 n'est question de celle-ci que dans les commencemens du xne siècle. Ce furent un pont jeté sur l'Isar et un magasin de sel fondé à quelque distance qui lui donnèrent naissance. Munich, malgré son prodigieux accroissement, a conservé la figure que son origine lui avait impri- mée. Une longue rue, qui va de l'orient à l'occident, dans la direc- tion du pont de l'Isar, rencontre une autre rue qui descend du midi au nord. A leur point d'intersection se trouve la place Schrann , tout entourée de vieilles arcades, qui parlent encore du marché par commença la prospérité de Munich.

Dans les premières années du xive siècle, le duc Louis, qui fut élu empereur d'Allemagne sous le nom de Louis IV le fiai-arois, profita de sa haute fortune pour emhellir la ville son aïeul avait établi sa résidence; il donna à Munich la figure d'une petite circonférence, dont la place Schrann était le centre. Un de ses successeurs, le duc Sigismond, qui vivait à la fin du xve siècle, fit construire la cathé- drale, à l'ouest de la place Schrann. Il n'y dépensa pas grand temps, ni sans doute beaucoup d'argent. Cet édifice, improvisé en vingt ans, est tout en briques, depuis le portail jusqu'au chevet, et nu de la tête aux pieds. Il présente ainsi une masse informe, dont ses deux tourelles impuissantes augmentent encore la lourdeur. On dirait un hippopotame portant sur chacune de ses oreilles un gros Turc écrasé sous un épais turban. En voyant cet affreux édifice, je me suis sérieusement demandé si le pays qui l'a produit n'avait pas quelque originel et incorrigible défaut de goût. L'intérieur n'est pas plus pur. Ses trois nefs sont trop resserrées, et ses trente fenêtres sont d'une étroitesse que leur hauteur fait encore ressortir. Cepen- dant on trouve dans ce vaisseau incorrect des vitraux curieux , quel- ques fières mines de chevaliers sculptées sur des tombes gothiques de marbre rouge, et, dans le chœur, un vaste monument funéraire en marbre noir, accompagné de grandes figures de bronze, qui fut

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élevé à la mémoire de l'empereur Louis IV par l'électeur Maximilien , l'un des plus illustres rejetons de sa race.

Pendant le xvic siècle , Munich s'agrandit pour recevoir des hôtes nouveaux que la politique de la maison de Bavière lui imposa. Le luthéranisme avait pris naissance dans le nord de l'Allemagne, chez ces Saxons qui, depuis Arminius et Witi-Kind, semblent chargés par Dieu de protester contre toutes les dominations absolues. Mais le midi de l'Allemagne, plus étroitement enchaîné à la fortune des em- pereurs, lutta, dès les commencemens, contre l'invasion de l'esprit saxon , et s'engagea à maintenir les traditions religieuses qui garan- tissaient l'unité de l'empire. Aussi les alliés de la maison d'Autriche accueillèrent-ils avec le plus vif empressement les jésuites qui venaient offrir à la foi antique le secours de leur ferveur toute neuve et de leur puissante organisation. Guillaume Ier, duc de Bavière, se hâta de leur donner un établissement à Ingolstadt; Albert III, son fils, les appela à Munich ; le fils de celui-ci, Guillaume II, leur éleva dans sa capitale une immense et magnifique demeure. Il la fit construire vers le couchant, derrière la cathédrale; mais, pour mieux témoi- gner de l'importance qu'il attachait à cette riche fondation, il bâtit son propre palais derrière celui des jésuites, et lia l'un à l'autre par une com- munication particulière. Quoique achevées avant la fin du xvie siècle, ces contructions n'ont aucune des qualités supérieures qui distinguent les œuvres de cette grande époque; elles n'annoncent, par aucun côté, ce culte éminent des arts, qui, de nos jours, a attiré l'atten- tion de l'Europe sur la capitale de la Bavière; il y a, au contraire, dans l'entassement confus de toutes les masses dont elles se com- posent, cette pesanteur indigène que je vous ai déjà signalée dans la cathédrale. L'église des jésuites, qui est sous l'invocation de saint Michel, mérite seule une exception; sa voûte unique est d'un jet assez audacieux; quant à la haute muraille qui lui sert de façade et qui est décorée des statues des grands princes du saint empire romain, elle est réellement plus étrange qu'élégante.

Ces constructions considérables forcèrent les remparts de Munich à s'écarter, et à enfler leur arc vers le couchant. Ce fut le fils de Guil- laume II, l'électeur Maximilien, qui acheva de préciser leur courbe nouvelle, et qui ferma le cercle dans lequel la ville a été resserrée jusqu'au commencement de notre siècle. Ce prince, qui ouvrit avec éclat la guerre de trente ans et qui eut le bonheur, rare parmi ses contemporains , de lui survivre , recueillit les fruits de la politique de

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sa famille : il obtint de l'Autriche, qu'il défendit, la dignité électorale, et de la France, qu'il ménagea, l'agrandissement de ses états. Il fraya glorieusement à la Bavière le chemin des grandeurs auxquelles elle est parvenue depuis lors. Voulant donc se faire un palais digne de sa fortune et de l'avenir qu'il rêvait pour sa race, il l'éleva au nord de la ville, dans un emplacement il ne fut gêné par aucun obstacle. Ce monument, qui fut regardé comme une des merveilles du xvir3 siè- cle, inaugura le culte des arts à Munich. Il est encore aujourd'hui la résidence des souverains de la Bavière; mais il s'est fait, selon les temps, bien des changcmens dans son sein et hors de lui.

Jusqu'à cette époque, c'est toujours la place Schrann qui a été le centre de Munich. La population s'est assise autour de ce marché, d'abord à l'étroit , de manière à ne pas dépasser le rayon de la cathé- drale; puis elle s'est élancée plus avant, et elle a atteint jusqu'aux constructions des princes du xvie et du xvne siècle; elle s'est ainsi éparpillée dans quatre directions : à l'orient, vers l'Isar, sur la route de l'Autriche; au midi, vers le village de Sendling, sur le chemin du Tyrol; au couchant, à l'entourdu collège des jésuites et du palais de Guillaume II; au nord, du côté de la résidence de Maximilien. Telle était la capitale des ducs de Bavière ; en portant son palais au nord, Maximilien prépara, à son insu, les projets qui ont été exécutés de notre temps. Aujourd'hui la capitale des rois de Bavière a deux centres; la place Schrann est encore l'axe de l'ancienne ville; mais par le palais du vieil électeur passe l'axe d'une ville nouvelle. Vous savez de la première tout ce qu'on en peut dire ; c'est de la seconde que je vous parlerai désormais.

La révolution, qui a renversé un trône en France, en a élevé un en Bavière; en 1805, le duc Maximilien-Joseph reçut avec le titre de roi l'alliance française. Alors s'ouvrit pour Munich l'époque de ses plus hautes splendeurs. Des constructions nombreuses commen- cèrent à sortir de terre avec cette grandeur suprême , et investirent bien vite le palais des souverains, qui était resté si long-temps isolé à l'extrémité de la ville. Devant sa façade occidentale , à l'endroit qu'encombraient encore , il y a quelques années , les débris des for- tifications de la guerre de trente ans, se rencontrent aujourd'hui la rue de Brienne et la rue Louis, qui n'ont rien à envier au luxe des plus grandes capitales. Dans le vaste carré déterminé par ces deux rues, s'étend le faubourg Maximilien. Ce faubourg, c'est une ville.

Cette ville a enveloppé au midi les remparts de Guillaume II, en laissant, à la place de leurs fossés, un magnifique boulevartqui imite

30 REVUE DE PARIS.

la courbe de ceux de Paris ; au couchant , elle accompagne fort au loin la route d' Augsbourg; au nord , elle enferme celle de Nuremberg entre deux haies de monumens admirables. L'ensemble de cette construc- tion est plein de majesté; chacune de ses rues tirées au cordeau, chacun de ses carrefours, chacun de ses angles a quelque curiosité à vous of.rir. Dans la rue de Brienne s'élève un obélisque de bronze, à l'honneur des Bavarois qui sont morts dans les rangs de l'armée française, au milieu des neiges de la Russie; puis, plus loin encore, la Glyptothèque, charmant temple grec qui renferme les fameux marbres d'Égine; et, vis-à-vis la Glyptothèque, la basilique de Saint- Boniface, l'art essaie de renouveler les formes les plus antiques de la foi romaine. Dans la rue Louis on trouve la bibliothèque, l'in- stitut des aveugles, l'université, le séminaire, édifices qui rap- pellent différentes époques de l'architecture italienne du moyen-âge, et au milieu desquels l'église de Saint-Louis montre son portail ul- tramontain et ses clochers jumeaux. Dans l'espace que ces deux rues comprennent, on rencontre la Pinacothèque, l'une des plus précieuses galeries du monde ; le palais d'Eugène Beauharnais, qui renferme, avec de grands souvenirs, une collection précieuse; le palais du duc Max de Birckenfeld, orné par des mains vraiment inspirées. Toutes ces rues et tout ce luxe ne ressemblent à rien de ce qui se fait aujourd'hui dans le reste de l'Europe. On n'a jamais réuni sur un môme lieu tant de régularité et tant de variété à la fois. Ici l'art est libre ; mais il n'emploie son indépendance que pour atteindre un but élevé. Toutes les grandes écoles qui ont illustré le génie humain sont représentées par des hommes et par des monu- mens; l'antiquité et le moyen-âge, l'Italie et l'Allemagne, vivent en- semble dans une paix honorable. Puis, à côté d'un monument, on trouve un jardin , auprès d'un grand palais, une petite maison char- mante. Tout s'entremêle; mais rien n'est exempt de soin et d'étude; il y a un certain air architectural qui rassemble et fond les diversités ; partout on trouve, sinon l'art lui-même, au moins son influence et sa trace. Et, enfin, ce dont j'enrage et je jouis à la fois, aucun des édifices dont je viens de vous parler n'est achevé. Non , la Glypto- thèque elle-même , qui a élé commencée la première, n'est point terminée; les niches extérieures attendent encore leurs statues. La basilique Sainl-Boniface n'est pas encore couverte; La Pinaco- thèque n'a pas encore reçu le tiers de sa décoration. La bibliothèque n'a pas encore reçu ses livres. On n'a pas encore posé la corniche du séminaire et de l'université. On n'a pas encore recrépi les piliers de

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Saint-Louis. Bien plus, le croiriez-vous? !e palais du roi qui a créé tous ces édifico n'a pas encore ses grandes salles de réception ; rien de tout cela ne sera sans doute complètement fini que dans dis ans. Eh bien ! je me plais cependant à errer, tout le long du jour, à tra- vers ces constructions inachevées; il y a partout tant d'ardeur, de hâte et de travail ! Tous les arts sont occupés ensemble ; avant que l'architecte n'ait posé le toit d'une église , le peintre peint déjà à fresque la muraille et le sculpteur décore le péristyle de statues. Ne pensez pas pour cela que rien soit négligé ou traité accessoirement; ces artistes allemands arrivent à la besogne avec leurs idées toutes faites, avec leurs théories arrêtées et inébranlables ; vous les appelez, ils sont prêts au combat. Vous leur donnez une église tout entière à peindre , depuis le haut jusqu'en bas; incontinent ils commencent à la porte , et ne s'arrêtent que lorsqu'ils ont terminé la coupole du chœur. La science les a prémunis; elle ne les abandonne pas un instant ; mais la jeunesse aussi les soutient et les presse de ses ai- guillons. La jeunesse et la science , beaucoup de réflexion , beaucoup d'activité, des théories de toute espèce appliquées avec une égale supériorité, l'imitation du passé, le mouvement du présent, toutes les idées anciennes, leur air tout nouveau, voilà ce qui me ravit à Munich.

Mais je ne vous ai pas parlé du lieu le plus charmant de cette ville nouvelle dont la Résidence est le centre : au nord du palais, tout le long de la rue Louis, et bien au-delà, s'étend un jardin anglais, rempli d'ombrages délicieux et de douces rêveries. Les eaux détour- nées de lTsar y viennent d'assez loin par plusieurs canaux; elles coulent à plein bord au milieu des pelouses vertes, se divisent, se ralentissent, décrivent des courbes sous le clair-obscur des taillis, se rejoignent sous des ponts découverts , se précipitent sur des rochers, au pied d'une cabane, tournent le flanc d'une montagne , s'étendent encore dans la plaine, y forment un lac semé d'îles et de bateaux, et ne sortent de cet endroit enchanté qu'après s'être promenées, pen- dant plus d'une lieue, à travers les allées tortueuses dont elles en- tretiennent l'éternelle fraîcheur. Ce parc qui cotoye la ville est ouvert à tout le monde. A l'entrée est une petite statue de marbre d'un joli travail , sur le bouclier de laquelle est écrite une inscription qui invite à jouir sans souci de la nature, et dont le premier mot est Harmlos. Harmlos est devenu le nom de la statue; quand deux amis veulent se retrouver, ils se donnent rendez-vous au Harmlos. C'est un nom qu'on entend souvent prononcer à Munich. Je veux vous dire

BÊÊ

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SB

I

£81

32 REVUE DE PARIS.

aussi celui de l'artiste qui a fait cette statue, parce que je vous par- lerai souvent de son fils qui est un des plus grands artistes de l'Eu- rope; l'auteur du Harmlos s'appelle Schwanthaler.

Quand j'ai passé tout le jour à visiter les monumens, les pein- tures et les statues de la ville, le soir je viens me promener au jardin anglais. Les honnêtes familles que je coudoie ne font guère plus de bruit que le flot qui balance les marguerites des pelouses sur leurs tiges. Je dévide volontiers mes idées à travers les interminables dé- tours des sentiers; j'évoque, sous leurs ombres propices, le fantôme de l'Allemagne. Mes yeux rendent compte à mon esprit de ce qu'ils ont vu dans la journée. Ah! plus souvent, plus souvent encore, je reporte ma pensée aux jours tranquilles de ma vie; je supprime la distance qui nous sépare, je crois vous voir glisser au détour de l'allée, amis heureux ! Je me hâte, je vous rejoins, je vous parle; je retrempe au feu divin de vos âmes mon goût parfois décon- certé; je cherche avec vous, dans une communication silencieuse, la cause et le but de toutes les œuvres qni ont dévoré ma journée. Savez-vous, dites-moi, pourquoi Munich est une ville italienne? La ville ici n'existe point par elle-même; créée par le palais, c'est en lui que se peut trouver le secret de la forme qu'elle a prise. Je retour- nerai donc au palais demain; puis, le soir, j'en reviendrai causer avec vous. Nous nous retrouverons au Harmlos.

ojpenpoftfn ippai .

II. Fortoul.

POÉSIE.

( Ces quelques pièces de vers inédites de M. Sainte-Beuve sont d'une date an peu postérieure à ses Pensées d'Août , et pourraient former un petit appendice à ce recueil , si on le réimprimait. )

SOXKETS.

£)c Oallaigurs à (Orbe, Jura. li octobre.

Sur ce large versant , au dernier ciel d'automne , Les arbres étages mêlent à mes regards Les couleurs du déclin dans leurs mille hasards, Chacun différemment effeuillant sa couronne.

L'un, pale et jaunissant, amplement s'abandonne; L'autre, au bois nu, mais vert, semble au matin de mars; D'autres, près de mourir, dorent leurs fronts épars D'un rouge glorieux dont tout ce deuil s'étonne.

Les sapins cependant , les mélèzes , les pins ,

D'un vert sombre, et groupés par places aux gradins,

Regardent fixement ces défaillans ombrages,

Ces pâleurs, ces rougeurs, avant de se quitter... Et semblent des vieillards, qui, sachant les orages Et voyant tout finir, sont tristes de rester.

TOME I. JANVIER. 3

32 REVUE DE PARIS.

aussi celui de l'artiste qui a fait cette statue , parce que je vous par- lerai souvent de son fils qui est un des plus grands artistes de l'Eu- rope ; l'auteur du Harmlos s'appelle Schwanthaler.

Quand j'ai passé tout le jour à visiter les monumens, les pein- tures et les statues de la ville, le soir je viens me promener au jardin anglais. Les honnêtes familles que je coudoie ne font guère plus de bruit que le flot qui balance les marguerites des pelouses sur leurs tiges. Je dévide volontiers mes idées à travers les interminables dé- tours des sentiers; j'évoque, sous leurs ombres propices, le fantôme de l'Allemagne. Mes yeux rendent compte à mon esprit de ce qu'ils ont vu dans la journée. Ah! plus souvent, plus souvent encore, je reporte ma pensée aux jours tranquilles de ma vie; je supprime la distance qui nous sépare , je crois vous voir glisser au détour de l'allée, amis heureux! Je me hâte, je vous rejoins, je vous parle; je retrempe au feu divin de vos âmes mon goût parfois décon- certé; je cherche avec vous, dans une communication silencieuse, la cause et le but de toutes les œuvres qni ont dévoré ma journée. Savez-vous, dites-moi, pourquoi Munich est une ville italienne? La ville ici n'existe point par elle-même; créée par le palais, c'est en lui que se peut trouver le secret de la forme qu'elle a prise. Je retour- nerai donc au palais demain; puis, le soir, j'en reviendrai causer avec vous. Nous nous retrouverons au Harmlos.

H. FORTOUL.

POÉSIE

( Ces quelques pièces de vers inédites de M. Sainte-Beuve sont d'une date un peu postérieure à ses Pensées d'Août , et pourraient former un petit appendice à ce recueil , si on le réimprimait. )

SOtfXETS.

J3e 6ûllaio,i«ô à (Drbf , 3ura. 14 octobre.

Sur ce large versant, au dernier ciel d'automne , Les arbres étages mêlent à mes regards Les couleurs du déclin dans leurs mille hasards, Chacun différemment effeuillant sa couronne.

L'un, pâle et jaunissant, amplement s'abandonne; L'autre , au bois nu , mais vert , semble au matin de mars ; D'autres, près de mourir, dorent leurs fronts épars D'un rouge glorieux dont tout ce deuil s'étonne.

Les sapins cependant , les mélèzes , les pins ,

D'un vert sombre, et groupés par places aux gradins ,

Regardent fixement ces défaillans ombrages,

Ces pâleurs, ces rougeurs, avant de se quitter... Et semblent des vieillards , qui , sachant les orages Et voyant tout finir, sont tristes de rester.

TOME I. JANVIER. 3

34 REVUE DE PARIS.

€c 2 juin. £>c 6allai$ufs à 3ougni an retour.

J'ai revu ces grands bois dans leur feuille nouvelle, J'ai monté le versant fraîchement tapissé. A ces fronts rajeunis chaque vert nuancé Peignait diversement la teinte universelle.

Près du fixe sapin à verdure éternelle Le peuplier mouvant, le tremble balancé, Et le frêne nerveux, tout d'un jet élancé, De feuille tendre encor comme la fraxinelle.

Le mélèze lui-même , au fond du groupe noir, Avait changé de robe et de frange flottante; Autant qu'un clair cytise, il annonçait l'espoir.

0 mon Ame, disais-je, ayons fidèle attente! Ainsi dans le fond sûr de l'amitié constante Ce qui passe et revient est plus tendre à revoir.

Lorsque j'arrivai à Lausanne pour y commencer un cours, MM. les étu- dians de la société dite tleZofiixjue m'adressèrent un chant de bon accueil et d'hospitalité; j'y répondis la veille du rr janvier p;ir la pièce suivante, il est fait allusion, vers la fin, à la perte récente d'un jeune et bien re- grettable poète, qui aurait fait honneur au pays.

Pour répondre à vos vers, à vos chants , mes Amis , Je voulais, plus rassis de ma prose, et remis,

Attendre au moiasles hirondelles; Je voulais, mais voilà, de mon cœur excité, Que le chant imprévu de lui-même a chanté

Et vers vous a trouvé des ailes.

Il a chanté, croyant dès l'hiver au printemps, Tant la neige à vos monts, à vos pics éclatans

Rit eu fraîcheurs souvent écloses; Tant chaque beau couchant, renouvelant ses jeux,

REVUE DE PARIS. 35

A tout ce blanc troupeau des hauts taureaux neigeux Va semant étoiles et roses.

Même aux plus sombres jours, et quanti tout se confond, Quand le lac, les cieux noirs et les monts bleus nous font

Leurs triples lignes plus serrées. Il est de prompts éclairs partis du divin seuil , Et pour l'esprit conforme à ce grand cadre en deuil

Il est des heures éclairées.

Tout ce que d'ici l'œil embrasse et va saisir, Miroir du chaste rêve , horizon du désir,

Autel à vos âmes sereines; bas aussi Montreux , si tiède aux plus souffrans , Et fidèle à son nom ce doux nid de Clarens ,

l'hiver même a ses haleines ;

Oui , tout !.. j'en comprends tout , je les aime ces lieux ; J'en recueille en mon cœur l'écho religieux

S'animant à vos voix chéries, A vos mâles accords d'Helvétie et de ciel! Car vous gardez en vous, fils de Tell , de Davel 1) ,

Le culte uni des deux patries.

Oh! gardez-le toujours, gardez vos unions; Tenez l'œil au seul point nous nous appuyons

Si nous ne voulons que tout tombe. La mortelle patrie a besoin , pour durer, D'entrer par sa racine , et par son front d'entrer

En celle que promet la tombe.

Fils au cœur chaste et fort , gardez tous vos saints nœuds. Ce culte du passé, fécond en jeunes vœux,

Cet amour du lac qui modère, Cet amour des grands monts qui vous porte, au pied sûr, Dès le printemps léger, dans la nue et l'azur

D'où vous chantez la belle terre.

Et si quelqu'un de vous , poète au large espoir, Hardi, l'éclair au front, insoucieux de choir,

(1) Le major Davel, patriote et religieux, exécuté pour avoir tenté d'affranchir le canton Je Vaud de la domination bernoise, vers les commencemens du xvm" siècle.

3.

36 REVUE DE PARIS.

S'il tombe , hélas ! au précipice , Gardez dans votre cœur, au chantre disparu , Plus sûr que l'autre marbre auquel on avait cru,

Un tombeau qui veille et grandisse.

A ceux , aux nobles voix qu'encor vous possédez , A ceux dont vous chantez les chants émus , gardez

Amour constant et sans disgrâce ; Toutes les piétés fidèles à mûrir ; EÇmême un souvenir, qui n'aille pas mourir ,

A celui qui s'asseoit et passe.

31 décembre 1857.

SOJOHBT.

totmtt îr'Mljlanîr.

Deux jeunes filles, là, sur la colline, au soir, Sous le soleil couchant deux tiges élancées , Légères, le front nu, comme sœurs enlacées, S'appuyaient l'une à l'autre, et venaient de s'asseoir.

L'une auxfgrands monts, au lac, éblouissant miroir, Du bras droit faisait signe, et disait ses pensées; L'autre, vers l'horizon aux splendeurs abaissées, De sa main gauche au front se couvrait, pour mieux voir.

Et moi qui les voyais toutes deux... et chacune,

Un moment j'eus désir : « Oh! pourtant, près de l'une

Être assis ! me disais-je; » et j'allais préférer.

Mais , regardant encor les deux sœurs sous le charme , Mon désir se confond, tout mon cœur se désarme : « Non , ce serait péché que de les séparer ! »

REVUE DE PARIS. 3T

a m.

Oh ! laissez-moi quand la verve affaiblie Par les coteaux m'égare avec langueur, Quand pourtant la mélancolie Demande à s'épancher du cœur,

Oh ! laissez-moi du poète que j'aime Bégayer le vague et doux son , Glaner après lui ce qu'il sème, Et de Collins, d'Uhland lui-même Émietter quelque chanson.

Je vais , traduisant à ma guise Un vers que je détourne un peu ; C'est trop ma douceur et mon jeu Pour qu'autrement je le traduise.

C'est proprement sur mon chemin Tenir quelque branche à la main Que j'agite quand je respire. C'est sous mes doigts faire crier, C'est mâcher un brin de laurier, Comme nos maîtres l'osaient dire.

Quel mal d'avoir entrelacé , Même d'avoir un peu froissé Deux fleurs dans la même couronne? La fleur se brise dans l'essai ; L'arbre abondant me le pardonne.

Et puis j'y mêle un peu de moi, Et ce peu répare ma faute. Souvent je rends plus que je n'ôte Par un nouvel et cher emploi.

Ainsi , quand , après des journées D'étude et d'hiver confinées , Je quitte , un matin de beau ciel , Mon Port-Royal habituel ;

38 HE VUE DE PARIS.

Si devant mon cloître moins sombre , Au bord extrême du préau, M'avançant, je vois passer l'ombre, Ombre ou blanc voile et fin chapeau De jeune fille au renouveau Courant au tournant du coteau,

Alors, pour peindre mon nuage, M'appliquant tout-à-fait l'image Du Brigand près du chemin creux , Uhland , j'usurpe ton langage ; Et si je n'en rends le sauvage, J'en sens, du moins, le douloureux.

IV 6ri$antt.

IMITÉ D'UHLAND.

Un jour (en mai) de fête et de lumière, Au front du grand bois éclairci , Sortit le Brigand ; et voici Qu'au chemin creux, sous la lisière , Jeune fille passait sans rien voir en arrière.

« Oh! passe ainsi ! quand ton panier de mai, Au lieu de fraîches violettes, Tiendrait joyaux , riches toilettes, Quel sentier te serait fermé? » Pensait le dur Brigand au front sombre allumé.

Et son regard aux fortes rêveries Suit long-temps et va protéger La jeune fille au pas léger Qui déjà gagne les prairies Et glisse blanche au loin , le long des métairies;

Tant qu'à la fin, une haie au détour Couvrant la blancheur de la robe, L'aimable forme se dérobe...

REVUE DE PARIS. 39

Pourtant le Brigand, à son tour, Rentre à pas lents au bois, sous ses sapins sans jour.

SOaTWETS

IMITÉ DE STAGNELIUS (1).

I.

Comc la rcna quando'l lurbo spira. Dante, Itifcmo.

En mars quand vient la bise , et qu'après le rayon , Après des jours d'haleine aitiéd'e et gagnante, Sur la terre encor nue et partout gcrminante, Comme en derniers adieux , s'abat le tourbillon ;

Quand du lac aux coteaux , des coteaux au vallon J'erre, le front au vent, sous sa rage sonnante, Qu'aux pics la neige luit plus dure , rayonnante, Oh! qui n'est ressaisi du démon d'Aquilon?

Que devient le bon ange? Béatrix est-elle? Et toi, toi que j'aimais, apathique et cruelle! Tout vous balaie en moi, tout vous chasse dans l'air.

Mon cœur joyeux se rouvre à ses âpres furies : Aux crins des flots dressés, accourez, Valkiries! La nature est sauvage , et le lac est de fer.

II.

Agli occhi miei rieomineio dilello. Dante, Vurrjatorio.

Mais la bise a passé. Revient la douce haleine , Revient l'éclat céleste au bleuâtre horizon. La violette rit dans son rare gazon ; La neige brille aux monts sans insulter la plaine.

I) Poète suédois, en 1795, mort en 1823.

40 REVUE DE PARIS.

Que d'aspects assemblés! Sur la hauteur prochaine

Ce massif de bois nu, dans sa sobre saison ;

En bas le lac limpide , nagent sans frisson

Les blancs sommets tout peints d'un bleu de porcelaine.

Pauvre orage de l'ame, donc est ta rigueur? Qu'as-tu fait de tes flots, orage de mon cœur? Je sens à peine en moi les rumeurs expirantes.

J'aime ce que j'aimais; un souvenir pieux

Sur ces coteaux nouveaux me redit d'autres lieux ,

Et je songe au passé le long des eaux courantes.

III.

Aile stclle!

Dante.

Et je songe au passé , peut-être à l'avenir, Peut-être au bonheur même en sa vague promesse , Au bonheur que promet un reste de jeunesse , Et qu'un cœur pardonné peut encore obtenir.

Pardonne-lui, Seigneur, et le daigne bénir; Retiens sa force errante, ou force sa faiblesse, Pour qu'en toute saison ton souffle égal ne laisse Ni désir insensé , ni trop cher souvenir.

Qu'il se reprenne à vivre , en espoir de la vie ; Que, sans plus s'enchaîner, il trouve qui l'appuie, Qui lui rapprenne à voir ce qu'il s'est trop voilé;

Pour que monte toujours, même dans la tourmente, Même sous le soleil, dans la saison clémente, Mon regard pur, fidèle au seul pôle étoile !

REVUE DE PARIS. 41

21 pijtlotljcf.

Pourquoi , dans l'amitié , vouloir donc que l'ami Se moule à notre esprit, en épouse l'idée, La tienne en tout pareille et sur tout point gardée, Sans que rien la dépasse et se joue à demi?

Pourquoi , s'il doute encor, s'il est moins affermi En tout ce qui n'est pas l'amitié décidée, Pourquoi, sans vous asseoir, toujours plus loin guidée, Le piquer dans son doute à l'endroit endormi?

J'en sais qui , dès avril , sur l'arbre encor sauvage, Non pas indifférens, mais sans presser le gage, En respirent la fleur d'un cœur déjà content.

Et cette fleur, un jour peut-être, non hâtée,

Comblera tous vos vœux, ô belle Philothée!

Comme un fruit mûr qui tombe au gazon qui l'attend.

21 iUaîramc ....

Il est doux, vers le soir, au printemps qui commence, Au printemps retardé qui se déclare enfin , Les premiers jours de mai , dans cet air tout divin se respire en fleur la première semence;

Il est doux , à pas lents, sous le couchant immense, Devant ces pics rosés de neige et d'argent fin , Devant ce lac qui luit comme un dos de dauphin, Par ces tournans coteaux qui vont sans qu'on y pense,

Il est doux , Amitié , de marcher sans danger, Tenant près de son cœur ton bras chaste et léger, De se montrer chaque arbre et sa pointe première :

V2 REVUE DE PARIS.

Le bois, sans feuille enror, mais d'un bourgeon doré

Jette l'ombre à nos pas sur le sol éclairé,

Et d'un réseau qui tremble y berce la lumière.

3. la iiluâf.

Pauvre muse froissée, insultée, avilie, Pauvre fille sans fard qu'eu bumble pèlerin Devant eux j'envoyais pour chanter sans refrain , Oh ! reviens à mon cœur poser ton front qui plie.

Ils ne t'ont pas reçue , ô ma chère folie ,

0 ! plus que jamais chère ; apaise ton chagrin !

Ton parfum m'est plus doux par ce jour moins serein ,

Et l'abeille aime encor ta fleur désembellie.

Un sourire immortel à la terre accorda Hyacinthe, anémone et lys, et toutes celles Qu'Homère fait pleuvoir aux pentes de l'Ida.

Même aux champs, sur la haie , il en est de bien belles ; Blanche-épine au passant rit dans ses iïeurs nouvelles ; Mais la mieux odorante est l'obscur réséda.

POStï'-KOYAIj OEM CHAMPS.

a iH. Saint c-fleurr.

A Port-Royal désert je suis allé revoir La place où, méditant la parole divine, Nicole s'asseyait , , tant de fois , le soir, S'exhalèrent en pleurs les pensers de Racine.

Et ces grands souvenirs sur une humble ruine M'ont fait prendre en mépris et notre vain savoir

BEVUE DE PARIS. %$

Et les sentiers trompeurs notre esprit s'obstine, Et pour nos pauvres vers l'orgueil de notre espoir.

Toi qui les as connus ces graves solitaires ,

Qui sous l'herbe as cherché leurs traces toujours chères ,

Tu sais ce que leur vie eut d'austères douceurs.

Ah! dis-nous si ce monde aux volontés flottantes Vaut leurs bois embaumés, leurs sources jaillissantes, Et le bruit de nos pas le silence des leurs.

Paris, 16 octobre.

Antoine be Latour.

REPONSE.

21 M. SUiaiti* îrc Catour.

Demande-moi plutôt, ô poète sincère,

Dans ta comparaison de notre vanité

Avec la vertu simple et la fidélité

De ces cœurs qui cherchaient le seul bien nécessaire,

Demande-moi plutôt, en touchant ma misère, Si j'aurai rien pris d'eux pour l'avoir raconté, Si le signe fatal, en ce siècle vanté, N'est pas autour des saints celte étude trop chère,

Le plus stérile emploi s'il n'est le plus fécond, Le plus mortel au cœur s'il ne le change au fond : Regarder dans la foi comme au plus vain mirage;

Se prendre à la ruine, et toujours repasser, Comme aux bords d'une Athène, à l'éternel rivage : Toucher toujours l'autel sans jamais l'embrasser!

Sainte-Beuve.

LES GUISES.

Jacques de Clèves fut le dernier comte d'Eu des princes de Clèves, comtes et ducs de Nevers. Ses deux sœurs se partagèrent son héri- tage : à Henriette , l'aînée , échut le duché de Nevers avec le comté de Rethel; Catherine de Clèves devint comtesse d'Eu et souveraine de Château-Renault. Cette princesse qui, suivant Brantôme, était belle comme l'une des trois Grâces de jadis , épousa en premières no- ces Antoine de Croï, prince de Porcien , l'un des chefs du parti pro- testant. C'est lui qui, à la bataille de Dreux, sauva la vie au conné- table de Montmorency , que des soldats furieux allaient égorger. Son mariage le fit comte d'Eu,

« Comme hérétique (dit un manuscrit) (2), la ville d'Eu le voyait d'un mauvais œil. Aussi , quand il y vint le^6 mars 1565, il fut reçu très-froidement. Pendant son séjour, il ne fit point paraître son mé- contentement; mais, résolu à y revenir, il fit savoir aux habitans « qu'ils eussent à le recevoir d'une tout autre manière que la première fois. » Il fallut obéir, et on prépara pour le prince et la princesse deux dais magnifiques, l'un de damas, l'autre de satin, conformes à leurs couleurs. On fit travailler une coupe de vermeil pour la présen- ter au prince , et une montre suspendue à une chaîne d'or pour la princesse. »

(I) Nous devons à l'obligeance de M. Vatout ce fragment d'une histoire du château tl'F.u, nui doit paraître incessamment à la librairie de Firmin-Didot. Cet ouvrage est destiné à faire suite ù l'intéressante collection des résidences royales.

(■2) Ce manuscrit nous a été communiqué à Eu , par M. Henry Charles , un des plus nota- bles habitans de celle ville.

REVUE DE PARIS.

La mort inattendue du prince de Porcien rendit inutiles ces pré- paratifs. Saisi , en sortant des Tuileries, d'une fièvre chaude qui l'em- porta à l'âge de vingt-six ans, il appela sa femme à son lit de mort. «Vous êtes jeune et belle, lui dit-il, j'approuve que vous soyez remariée; je vous laisse le choix entre tous les partis du royaume; je n'excepte qu'une seule personne, le duc de Guise! C'est l'homme du monde que je hais le plus, et je vous demande en grâce que mon plus grand ennemi ne devienne pas l'héritier de ce que j'ai le plus aimé de tous mes biens. » C'était mal connaître le cœur des femmes. Catherine ne s'était pas montrée insensible aux hommages du duc de Guise, qui avait tout le charme de la jeunesse, de la valeur et de la beauté ; et une intrigue de cour vint décider l'union qu'avait re- doutée le prince de Porcien.

Marguerite de Valois , sœur de Charles IX , nous raconte bien dans ses Mémoires, elle ne s'est peinte qu'en buste, que le duc de Guise, au milieu des jeux de l'enfance, ne savoit durer qu'il ne fit mal à quelqu'un, et vouloit toujours être le maître; mais elle n'avoue pas qu'à l'âge les passions commencent à exercer leur empire , elle avait conçu un vif penchant pour ce jeune héros, et que, suivant l'usage de ces temps de galanterie et de superstition, ils avaient échangé une promesse mutuelle de mariage, tracée de leur sang!... Telle est pourtant la vérité ; mais Charles IX avait d'autres vues : il entrait dans sa politique de donner la main de sa sœur à Henri , roi de Navarre. Aussi, voyant que Marguerite cherchait à abriter son amour sous des scrupules de religion : « Je prendrai , s'écria-t-il , ma sœur Margot par la main , et la mènerai épouser en plein prêche. » Sa colère alla jusqu'à donner à Latour-Gondy, le confident de ses vengeances , l'ordre de faire assassiner le duc de Guise dans une partie de chasse. Instruit de cette résolution, le duc consulta la du- chesse , sa mère , qui lui répondit « qu'il ne pouvait éviter le coup dont il était menacé qu'en se remariant la nuit même. » « Elle se chargea, dit Varillas, de lui trouver une femme. Elle manda la prin- cesse de Porcien , qui ne jugea pas à propos de refuser le parti qui se présentait. Ainsi le mariage fut proposé, négocié, conclu, consommé, et la duchesse se trouva grosse; et le tout arriva dans l'espace de quatre heures. Le roi, l'ayant appris à son réveil , révoqua l'ordre qu'iï avait donné à Latour-Gondy. » Ce brusque mariage fit passer, en 1570, le comté d'Eu dans la maison de Lorraine.

La maison de Lorraine est une de ces grandes familles historiques qui , sans avoir porté la couronne , se présentent aux regards de la

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postérité avec toute la puissance et toute la majesté d'une dynastie. Tige hardie, vigoureuse et féconde, qui s'éleva à la hauteur du trône, et le dépassa quelquefois, et qui , après avoir couvert de ses rameaux toutes les avenues de la grandeur et de la gloire, languit abandonnée sur la terre d'exil, ou ne revit le sol de la France que pour briller un moment dans des fêtes mythologiques , et disparaître enfin sans retour! Certes, il y a loin de ces premiers ducs de Guise qui , tour à tour l'effroi ou le soutien de la couronne , tenaient dans leurs mains les destinées de l'état, au dernier prince de leur race , mourant inconnu dans son hôtel. Mais quatre-vingts ans passés à gagner des batailles , à ourdir des conspirations , à remuer des trônes, épuisent le sang le plus généreux. Et d'ailleurs les temps et les rois avaient changé sur leur passage ; la pusillanimité des Valois avait fait place à la fermeté de Henri IV ; le cardinal de Richelieu avait osé proscrire le chef d'une maison qui était demeurée un étal clans l'état, et Louis XIV ne permettait aux héritiers du nom de Guise que de commander dans des carrousels , ou de le suivre en volontaires à ses conquêtes.

Il est heureux peut-être que le ciel ait épargné à la terre le nom- bre des hommes tels que les Guises. « Pour qu'un homme soit au- dessus de l'humanité , dit Montesquieu, il en coûte trop cher aux autres. » Cependant, lorsque dans la grande galerie du château d'Eu, on contemple ces nobles figures; lorsque l'on voit ce vieux Claude de Lorraine, avec sa lourde cuirasse , sa longue épée teinte de sang à Marignan , et ses six glorieux fils pour cortège et pour appui ; lors- qu'on voit ce François de Lorraine, rival de Charles-Quint et vain- queur des Anglais; ce cardinal, orateur éloquent, prince galant et magnifique, prêtre ambitieux et cruel; Marie Sluart, ange de dou- leur et de poésie , dont la tête charmante porta une couronne et tomba sous la hache du bourreau ; ce Balafré, dont l'audace était une seconde royauté ; Catherine de Montpensier, avec ses ciseaux et son poignard; Charles de Lorraine, l'élu de la Ligue, expiant dans l'exil sa royauté d'un jour; son fils, enfin, chevalier si aventureux, héros de la fable dans les tournois , héros de roman dans les fastes de la galanterie; lorsque, entouré de tous les membres de cette noble et vaste famille, on se rappelle que, dans ce nombre, l'un a élevé ces anciennes murailles; que plusieurs les ont habitées; que presque tous ont porté en même temps que le titre de ducs de Guise celui de comtes d'Eu; que pour rendre la justice à leurs vassaux , ils allaient s'asseoir sous ces arbres séculaires qu'on aperçoit des fenô-

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très du château, ou est saisi du désir d'interroger ces vieux témoins , de leur demander compte de ce qu'ils ont vu , de ce qu'ils ont en- tendu ; et, suppléai. t à leur silence par la pensée, on repasse le rôle si dramatique des Guises, et on éprouve le besoin de rassembler les grandes pages de leur histoire, comme une auguste main a pris soin de réunir leurs images dans une même galerie.

René II, duc de Lorraine, celui qui, en li77, gagna la célèbre bataille de Nancy contre Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, avait fait, en 1506, un testament tout favorable à Antoine, son fils aîné. Claude de Lorraine 1; , frère d'Antoine, éleva de justes pré- tentions à la succession paternelle; mais après de longs débats, le 27 octobre 1530, il transigea, et, sous la réserve du droit de souve- raineté, d'hommage et de ressort au duc Antoine, comme duc de Lorraine et de Bar, il reçut en partage le comté de Guise (2), le comté d'Aumale, les baronnies de Joinvilleet d'Elbœuf, et vint s'éta- blir en France.

Mais, quinze ans avant ce traité, les deux frères avaient, d'un commun accord , offert leur épée à François Fr et s'étaient trouvés à la bataille de Marignan. , digne compagnon de Bavard , Claude de Lorraine, à la tète des lansquenets, avait fait des prodiges de valeur, et reçu vingt-deux blessures. Laissé pour mort sur le champ de ba- iaille , il ne dut la vie qu'à la courageuse présence d'esprit de son écuyer qui le couvrit de son corps (3).

Ce prince était terrible dans les combats; aucun obstacle n'arrêtait son audace : c'est ainsi qu'à Fontarabie, séparé par une rivière très profonde du camp des Espagnols, il s'y précipita le premier pour la traverser. Effrayés de tant d'intrépidité, les Espagnols rentrèrent en désordre dans la ville, dont le duc de Guise ne tarda pas à s'emparer.

Un rival plus redoutable l'attendait devant Péronne; c'était Charles- Quint! La vaillance de Claude obligea l'empereur à lever le siège : honneur héréditaire dans sa famille ! Sa présence ne fut pas moins décisive à la bataille de Chenouville, livrée par le duc Antoine contre les luthériens allemands, prêts à faire une irruption en Lorraine : les deux princes furent merveilleusement secondés par le comte de Vau-

{\) en 4496.

•_: Ce comté fut érigé par François Ier en duché-pairie, en faveur de Claude de Lorraine, l'an 1528.

(3) De retour en Lorraine, pour témoigner à Dieu sa reconnaissance, il fit un pèlerinage •i Saint-Nicolas, près de Nancy, avec les mêmes armes qu'il portait à Marignan , et fit mettre «on effigie en pierre à genoux à droite du saint.

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demont, leur jeune frère (1). Avant la mêlée, ce prince voulut rece- voir du duc de Guise l'accolade de chevalier, et pendant le combat, il se conduisit en héros. Il eut un de ses gantelets emporté avec son casque par les coups de pique et de hallebarde qu'il reçut. On crai- gnit même qu'il ne perdît un œil : un lansquenet, le voyant dans ce danger, lui mit promptement sa secrette (2) sur la tête; et comme le comte voulait se servir de son épée pour combattre, après avoir mis sa lance en pièces, un capitaine polonais lui dit : «Prince, une épée n'est pas propre à combattre tant d'ennemis; prenez ma pique. » Le comte la saisit, et fit un carnage affreux dans les rangs ennemis. La victoire demeura aux princes lorrains ; les luthériens perdirent plus de douze mille hommes (3). Intrépide à la guerre, dans la paix ami des lettres et des arts , passionné pour la musique et pour la chasse , libéral envers les malheureux , magnifique à ce point d'avoir tous les jours sept tables ouvertes, Claude de Lorraine avait dans toute sa personne un air qui sentait son grand prince. Sa fortune , sa gloire , la nombreuse et belle famille dont il était entouré, la faveur dont il jouissait à la cour de France , tout devait contribuer à exalter son orgueil (4) . Mais sa haute influence ne se bornait pas aux affaires po- litiques du royaume. Par un calcul dont la tradition ne fut point perdue pour ses enfans, il avait compris que, dans des temps de schisme, il fallait avoir de l'ascendant sur les affaires de l'église : aussi dominait-il à la cour de Rome, par l'habileté de son frère, le cardinal Jean de Lorraine (5) , « prince fort lettré, si bien venu de François Ier

(1) Louis de Lorraine, septième fils de René II, duc de Lorraine, en 1500; mort do la peste en 1528, sous les murs de Naples , dont il faisait le siège avec Lautrec.

(2) Espèce de casque.

(5) Dans cette guerre de religion, le fanatisme faisait conduire à la mort ceux qui osaient prêcher les dogmes de Luther. On lit dans la chronique en vers des antiquités de Metz, que D'eux luthériens:

« Qui preschoient et lisoient assez ,

Puis se sont tout rebaptisés,

Ce qui leur fut en préjudice

Devant messieurs de la justice ,

Sont été mis en prison ;

Ont confessé leur intention ;

En après sont été noyés

Dans l'eau il n'y avoit pas pies. »

(4) Claude de Lorraine était duc de Guise, pair et grand veneur de France, comte d'Au- male, marquis de Mayenne et d'Elbœuf , baron de Joinville , gouverneur de Champagne , de Bric et de Bourgogne.

(5) Jean , sixième fils de Bené II, évêque de Metz, cardinal, chargé d'affaires de France a Rome , le 9 avril 1498, mort le 10 mai 1550.

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que ce monarque ne lui refusait jamais rien. » Attaqué subitement , à Fontainebleau, d'une maladie mortelle, il se fit transporter dans son château de Joinville; et là, après quelques jours de souffrance, il appela près de lui sa femme (1) et ses enfans : « Je ne sais, leur dit-il, si celui qui m'a donné le morceau pour mourir est grand ou petit; mais quand il serait présent, et que je saurais son nom, je ne le nommerais ni accuserais mie; ains je prierais pour lui et lui fe- rais du bien , et lui pardonne ma mort d'aussi bon cœur que je prie mon Sauveur de me pardonner mes péchés. » Et il donna sa bénédic- tion à sa famille en pleurs, se jeta à bas de son lit quand on lui ap- porta le saint viatique, communia à genoux (2), et expira à l'âge de cinquante-cinq ans.

Ses dernières paroles , son oraison funèbre (3) , certains bruits de cour, les épigrammes que la jalousie des courtisans faisait circuler contre les princes lorrains (i), les parfumeries d'Italie venues en France avec les Médicis; enfin ce besoin populaire d'attribuer à des circonstances surnaturelles le trépas des hommes célèbres, firent soupçonner que Claude de Lorraine était mort empoisonné. Mais on ne trouve dans l'histoire aucune trace réelle de ce crime, et les Guises étaient assez puissans pour que le coupable, grand ou petit, qui au-

(i) Marie-Antoinette de Bourbon, fille de François de Bourbon, comte de Vendôme, née eu 1494, morte à quatre-vingt-huit ans. Elle fit construire à Claude de Lorraine un mau- solée en marbre, dans l'église du château de Joinville , avec cette inscription :

« A la mémoire éternelle de Claude de Lorraine, très bon prince , ayant acquis le nom de pore de la patrie par l'insigne victoire qu'il remporta sur les hérétiques à Saverne, ville d'Alsace; qui mourut de mort précipitée, au grand deuil de tous. »

Elle-même, pour se préparer à la mort, avait fait placer son cercueil dans la galerie qui conduisait de ses appartemens à la chapelle elle allait entendre la messe tous les jours.

(2) Claude de Lorraine avait une fervente piété; il assistait exactement aux cérémonies de l'église, chantait lui-même les louanges du Seigneur dans les jours de fête, et, pour expier les erreurs de sa jeunesse, portait un bracelet armé de pointes de fer.

Philippe de Gueldre, sa mère, était d'une dévotion extrême. Retirée, après la mort de René II , dans le couvent des sœurs de Sainte-Claire de Pont-à-Mousson , elle y vécut dans la plus profonde humilité. Lorsqu'elle écrivait à ses supérieurs ecclésiastiques, elle finissait ses lettres par ces mots: Votre pauvre fille et sujette, sœur Philippe; d'autres fois, elle signait : Sœur Philippe, petit ver de terre. Elle portait les vêtemens les plus grossiers, ne quittait jamais l'habit de l'ordre, et ne mangeait que les mets du réfectoire. Cette princesse avait été d'une grande beauté et d'une vertu exemplaire. A la cour, elle portait dans ses ar- moiries une feuille de chardon avec cette devise: «Are mi toqués, il point. »

(3) « Maladie, par un antéchrist et ministre de Satan, infligée, et telle par les médecins cogneue qu'estoit enqendrêe de poison. » ( Très excellent enterrement de Claude de Lor- raine , duc de Guise ; Paris , 1550. )

(4) « François premier prédit ce point :

Que ceux de la maison de Guise Mettroient leurs enfans en pourpoint , Et son pauvre peuple en chemise. »

TOME I. JANVIER. 4

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rait versé le poison, eût été immédiatement recherché, saisi, livré au bourreau. Quoi qu'il en soit, à celte heure suprême la pensée de l'homme se rapproche du ciel et semble une révélation, les mots mystérieux tombés de la bouche d'un père tel que Claude de Lor- raine, dans le cœur d'un fils tel que François de Guise, durent avoir un long retentissement. Ses frères et lui, plus frappés du soupçon que du pardon renfermé dans ces paroles, y virent un avertissement de se tenir en garde contre la cour, et ne se souvinrent que trop du château de Joinville et des adieux paternels. Leur défiance devint de l'hostilité; leur union, une ligue; leur ambition , la guerre civile; leur grandeur, l'usurpation. Toutefois, hâtons-nous de le dire, François de Lorraine, fils de Claude, se contenta d'être le second du royaume; il domina la faiblesse de son maître, mais il respecta ses droits; ce fut Henri le Balafré qui, impatient du second rang, osa porter la main sur la couronne.

Henri II était sur le trône de France ; le roi son père lui avait dit en mourant : « Craignez les Guises. » Mais, pour un monarque uni- quement occupé de tournois et de galanterie, c'était une trop rude tâche que d'avoir à lutter contre l'ambition de six princes (1), tous dignes de soutenir la grandeur de leur nom. A leur tête le duc de Guise brillait du triple éclat de la jeunesse, delà gloire et de la beauté (2). Doué d'un génie audacieux, mais réfléchi, ambitieux, mais magnanime, grand capitaine, soldat infatigable, habile à se faire aimer du peuple et de l'armée, éloquent, généreux, aussi prompt à pardonner une injure qu'à récompenser une belle action, c'était un de ces hommes extraordinaires qui dominent leur siècle et l'entraînent avec eux. Comme auxiliaire du trône, il en fut tour à tour la terreur ou l'appui , et joua sous trois règnes ce rôle imposant et terrible; les débiles successeurs de François Ier s'effacèrent à côté de cette grande figure historique, et le sceptre des rois s'abaissa de- vant l'épée du héros.

« Henri II, prince foible d'esprit, dit Mézeray, étoit plus propre à être conduit qu'à gouverner. » Aussi trois factions se disputaient le pouvoir : celle du connétable Anne de Montmorency, homme d'un

(1) ClauJe do Lorraine avait eu huit fils : Pierre et Philippe étaient morts en bas âge; six l>rinees lui survécurent: François de Lorraine, duc de Guise, en 1519; Charles de Lor- raine, 1524; '.laudc, 1526; Louis, 15-27; François, 1528; René, duc d'Elbeeuf, 1550.

(2) Il n'était encore que duc d'Auniale, lorsqu'on 1547 il parut comme parrain d'armes de La Châtaigneraie, dans le fameux duel que ce seigneur eut à soutenir contre Jarnacen pré- sence de toute la cour. Tous les yeux étaient pour ce jeune prince , dont on admirait la bonne grâce et dont on semblait pressentir les hautes destinées.

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grand caractère, d'un courage intrépide, d'une austère vertu, mais d'une opiniâtreté inflexible, d'un orgueil sans mesure, d'un fana- tisme quelquefois barbare; celle de Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, que François Ier avait léguée à son fils comme un des joyaux de la couronne; enfin celle de Catherine de Médicis, qui, jeune, belle, et jalouse de la préférence accordée par le roi à une fa- vorite douairière, voulait humilier sa rivale, et préludait par des intrigues de boudoir au drame funèbre qui couvrit la France de larmes et de sang. Ces factions ne troublaient pas encore le royaume, mais elles envahissaient toutes les faveurs. « Rien (dit un mémoire du temps) ne leur échappoit, non plus que les mouches aux hi- rondelles. »

Un quatrième parti se levait, plus redoutable, plus audacieux que les trois autres : c'était le parti des Guises. Habiles à se partager les rùles, ils avaient compris, à l'exemple de Claude de Lorraine, leur père, que dans un temps la religion tenait une si grande place dans les affaires politiques, ils devaient s'assurer des appuis dans l'église; aussi avaient-ils mis deux de leurs frères dans les ordres, Charles et Louis. Louis de Lorraine, cardinal de Guise, ne manquait pas d'esprit, mais les plaisirs de la table l'occupaient plus que les affaires religieuses; on l'avait surnommé (dit l'Estoile) « le cardinal des bouteilles, parce qu'il les aimoit fort et ne se mêloit guère que des affaires de cuisine. » On conçoit qu'avec cette réputation et ce caractère, son zèle pour l'église n'était pas d'une grande ferveur, et si l'on peut lui reprocher quelques actes d'intolérance, il faut les attribuer moins à sa propre volonté qu'à l'ascendant que son frère , le cardinal de Lorraine , exerçait sur son esprit. Le cardinal de Guise avait pris pour emblème neuf zéros, avec cette devise : «Ceci n'est rien par lui-même, mais pour peu que vous y ajoutiez, ce sera une forte somme. » L'histoire n'a rien ajouté aux zéros.

Charles, cardinal de Lorraine, était appelé à un autre rôle. Mé- lange brillant de vertus et de vices, ce prince avait de l'esprit, de l'érudition , une grande ardeur pour les affaires de l'église , de l'ha- bileté à faire servir la religion aux soins de sa grandeur; il s'expri- mait avec grâce et même avec éloquence; il était libéral, magni- fique (1) , homme de cour aimable et galant , mais prêtre ambitieux ,

(1) « Très libéral, dit Brantôme, puis-je l'appeler, puisqu'il n'eut son pareil de son temps. Ses dépenses, ses dons, ses gracieusetés en font foi, et surtout sa chanté envers les pauvres. Il portoit ordinairement une grande gibecière, que son valet de chambre, qui lui manioit son argent des menus plaisirs, ne failloit d'emplir tous les matins de trois à quatre cents

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implacable, avide de persécutions et prodigue du sang de tous ceux qui ne partageaient pas sa croyance ou qui le gênaient dans son or- gueil. La religion fut dans ses mains ce que plus tard la politique fut aux mains du cardinal de Richelieu, un instrument de terreur et de vengeance.

Associé aux projets, aux dangers, à la fortune de son frère le duc de Guise, il se dévoua tout entier à sa cause et partagea sa toute- puissance. Il avait de bonne heure pressenti que Diane de Poitiers continuerait à être la source de toutes les grâces; aussi avait-il fait sa première étude du soin de lui plaire. La charge de grand aumônier vint bientôt révéler sa faveur. Pierre Castelan , évêque de Mâcon , était revêtu de cette charge; un singulier accès de flatterie servit de prétexte pour la lui ôter. Ce prélat , chargé de prononcer l'oraison funèbre de François Ier, avait imaginé de dire, « qu'il estimoit que l'âme de ce prince s'étoit envolée droit en paradis sans avoir besoin d'être purifiée par le feu du purgatoire. » Cette assertion fut dénon- cée comme hérétique. L'université nomma une députation pour porter plainte au roi : Jean Mendoze, premier maître d'hôtel, avant d'introduire les docteurs, leur dit, avec un sourire railleur: «Si vous voulez vous en rapporter à moi qui ai mieux connu le feu roi qu'homme du monde, je puis vous assurer qu'il étoit d'humeur à ne pas s'arrêter long-temps dans le même lieu , et que s'il a été en pur- gatoire, il n'y aura guère demeuré et n'aura fait qu'y goûter le vin en passant , selon sa coutume. »

Cette plaisanterie déconcerta la gravité universitaire : les docteurs se retirèrent sans oser parler au roi; mais le coup était porté : l'évêque de Mâcon fut dépouillé de sa charge , et Charles de Lorraine devint grand aumônier.

M. Vatout , après avoir tracé cette rapide histoire de la maison des Guises , s'arrête avec détails sur la vie de François de Guise, le plus illustre représen- lant de cette grande famille. Nous extrayons de la biographie de François de Guise les pages qui la terminent.

La journée des barricades avait appris à Henri qu'il n'avait que le vain titre de roi , et que le duc de Guise , surnommé alors le

«•eus; cl tant de pauvres qu'il rcnconlroit il mettoit la main à la gibecière. Ce fut de lui que lit un pauvre aveugle ainsi qu'il passoit dans Uonic, jetant une grande poignée d'or: O ik ■sci Cristo, o ver ameute il cardinale de Lorrena : « Ou lu es le Christ, ou le cardinal de lorraine. »

<( Il n'éloit pas moins magnifique avec les dames : il n'y avoit guère de filles résidentes A la cour qui ne fussent attrapées par les largesses de monsieur le cardinal. »

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roi de Paris, serait bientôt le maître de la France entière. Il résolut donc de se défaire d'un rival aussi dangereux. Les états de Blois fu- rent convoqués et ouverts le 16 octobre 1588 : c'est que Henri III prépara les moyens de le faire périr. Après avoir publiquement com- munié avec le duc de Guise, il fit venir Crillon, et lui confia son projet. « Je n'aurais jamais, ajouta-t-il, pensé à un coup si hardi , si je n'avais été sûr du cœur et du bras de Crillon. Ah! sire , reprit Crillon , mon cœur est à vous ; mais je suis soldat et gentilhomme , je ne ferai pas l'office d'un bourreau. » Le roi se contenta de lui de- mander le secret, et trouva , sans peine , plus d'un autre instrument pour l'assassinat qu'il méditait. Il fait disposer, dans le château de Blois , de petites cellules comme pour y enfermer des capucins , donne l'ordre à ses quarante-cinq gentilshommes de se trouver à son lever; puis il prend son bougeoir et s'en va coucher avec la reine. Réveillé à quatre heures du matin : Çà, mes bottines, ma robe et mon bougeoir, dit-il; il descend à son cabinet; il demande àdullalde, son valet de chambre, les clefs de ces petites cellules qu'il avait fait dresser pour des capucins ; il y enferme le sieur de Thermes , du Haldc lui-même , et tous ses gentilshommes à mesure qu'il en trou- vait. Lorsque les quarante-cinq qu'il avait mandés eurent été ainsi rlos , il délivra ses prisonniers , les rassembla dans son cabinet , et leur distribua des poignards en leur disant : « Il est temps de jouer le der- <( nier acte de la tragédie. Ce jour doit être le dernier de ma vie ou « de celle du duc de Guise. C'est moi , c'est votre maître légitime qui « vous donne, avec ces poignards, le pouvoir de vous en servir pour « le salut de ce royaume contre les traîtres et les rebelles. » L'un d'entre eux , nommé Sariac, lui dit en son langage gascon : « Cap de « Diou , sire, iou lou bous rendis mort. » Toutes les dispositions faites (il était huit heures du matin ) , le roi dit à M. de Revol , secrétaire d'état : « Allez dire à M. de Guise qu'il vienne parler à moi en mon « vieux cabinet. » Le sieur de Nambu, huissier de la chambre, lui ayant refusé le passage, il revient au cabinet avec un visage effrayé. <( Mon Dieu , dit le roi , qu'avez-vous ? qu'y a-t-il ? que vous ê tes pâle ! vous me gâterez tout. Frottez vos joues, Revol, frottez vos joues, » et il donna, de son cabinet, l'ordre de laisser entrer Revol et le duc de Guise.

Malgré le mystère dont le complot avait été environné, on avait lait parvenir au duc de Guise plusieurs avis de se tenir sur ses gardes; mais le duc les dédaigna : « II n'oserait, » répondait-il toujours. Le cardinal, son frère, qui se trouvait avec lui à Blois, le pressait de

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s'absenter des états. « Non , non , dit-il , les états cesseraient de me servir, s'ils voyaient en moi un sentiment de crainte. » Néanmoins, comme cet entret:en avait laissé quelque vague inquiétude dans son esprit, il était allé se distraire auprès de MI,,e de Noirmoutiers. Il se rit aussi de ses alarmes, et ne la quitta que le lendemain à la pointe du jour. Le 23 décembre 1588, il ne fut éveillé qu'à huit heures du matin par son valet de chambre qui lui annonça que le roi était prêt à se rendre au conseil. « Il se lève, s'habille d'un habit de satin gris, et se rend dans la chambre du conseil. Peu après qu'il fut assis : J'ai frcid , dit-il , le cœur me fait mal : que l'on fasse du feu, et que l'on me donne des raisins de Damas ou de la conserve de roses. Ne s'y en étant pas trouvé, on lui apporte des prunes de Brignoles ; c'est là- dessus que sa majesté lui fait dire, par Revol , que le roi le demande dans son vieux cabinet. Le duc entre, salue ceux qui sont dans la chambre et qui le suivent comme par respect; mais ainsi qu'il est à deux pas près de la porte du vieux cabinet, prend sa barbe avec la main droite, et tourne le corps et la face à demi pour regarder : tout à coup les gentilshommes et les gardes le frappent à coups d'épées et de poignards. Le duc crie : « Hé! mes amis, hé! mes amis, mise- nt ricorde ! » et il tombe et ne peut proférer que ces mots : « Mon Dieu ! «je suis mort! ayez pitié de moi , pardonnez-moi mes péchés. » Il fut couvert d'un manteau gris, et, au-dessus, mis une croix de paille; demeura deux heures en cette façon, fut visité jar le roi (1); puis livré entre les mains du sieur Richelieu, grand prévost de France, lequel fit brûler le corps, et jeter les cendres dans la rivière. »

Sa mort fut mise au rang des calamités publiques. Sanglots, larmes, prières, tous les hommages de deuil furent prodigués à sa mémoire; à Paris, les prédicateurs en firent un martyr, et se déchaînèrent contre le roi. « On était contraint de faire le pleureur, de peur d'être assommé. » Le curé de Saint-Nicolas des Champs s'emporta jusqu'à demander si , parmi ses auditeurs , il ne se trouverait pas quelqu'un qui entreprît de venger la mort du saint duc, sur te tyran. Le peuple imita la fureur fanatique des prédicateurs. Tous les jours on portait au pied des autels l'effigie du Balafré, grand comme nature, toute sanglante et marquée des signes affreux de l'assassinat; tous les jours, on insultait, on brisait, on brûlait les images de Henri III.

(t) « S. M. donna un coup de pied par le visage à ce pauvre mort, et l'ayant un peu con- templé , dit tout haut : « Mon Dieu , qu'il est grand ! 11 paroil encore plus grand mort que virant. » ( tournai de Henri Ut. )

ÎŒVIJE DE PAU1S. 55

Ainsi périt, par un crime d'état, un homme qui eût fait la gloire de la France, s'il eût consacré à la défense des droits du trône et des libertés publiques, les brillantes qualités dont le ciel s'était plu à le douer. On sait le mot attribué à la maréchale de Uetz : « Ils ont si bonne mine, ces princes lorrains, qu'auprès d'eux les autres prin- ces paraissent peuple. » Tel était surtout le charme attaché à la per- sonne de Henri de Guise; il se mêlait tant de grâce et de douceur à son air de grandeur et de fierté, que sa présence inspirait l'amour plus encore que le respect. Prudent au conseil, il était intrépide dans les combats. Il avait l'esprit prompt et hardi. « Ce que je n'ai pas dé- cidé en un quart d'heure , disait-il , je ne le déciderai de ma vie. » Ca- ressant avec la multitude, audacieux envers la cour, dévoré d'ambition, avide de la faveur populaire, couvrant tous ses projets du prétexte spécieux du bien public et de l'amour de la religion , humilié de n'être pas le premier de l'état, ayant plus de hauteur que de magnanimité , trop séduit enfin par l'idée d'être le rival, ou plutôt le maître de son roi, il devint, de grand citoyen, un illustre factieux : il déplaça la gloire en la mettant hors du devoir.

V ATOUT.

Critique littéraire»

Jjes •FouÈ'Èkawje chez tes JZomrfm*.

Il y a deux manières de procéder pour être nouveau dans la critique his- torique : on peut, en s'appuyant de textes non recueillis jusque-là, recon- struire un ordre de faits méconnus; ou bien, à l'aide de rapprochemens ju- dicieux et de déductions rigoureuses, soumettre à un examen sévère les affirmations précédentes , éliminer les erreurs et dégager enfin la vérité. Plu- sieurs maîtres ont de notre temps usé admirablement de ces méthodes diffé- rentes, et les noms de quelques illustres écrivains, et surtout d'un grand historien qui a su être en même temps un habile et savant critique, revien- nent suffisamment à la mémoire pour qu'il ne soit pas besoin de les nommer. Ainsi, révision d'un système antérieur, ou affirmation nouvelle basée sur des faits, voilà surtout le domaine de la critique historique. De deux abus con- sidérables qui en sont, pour les esprits ardens ou faux, la conséquence na- turelle , je veux dire d'un côté la négation dédaigneuse de la plupart des tra- vaux antérieurs et de leur valeur scientifique , de l'autre l'ambitieuse création de systèmes très neufs à coup sûr, mais qui, je le crains bien, sont fort en danger de n'être pas pris long-temps au sérieux. A ces tendances fâcheuses , qu'entretiennent et qu'encouragent la confusion littéraire et le triste mélange moral de ce temps-ci, il faut ajouter les influences germaniques de toute sorte dont ne nous préserve guère notre bon sens, pourtant proverbial. Ce peut être la marque d'un esprit étroit et méticuleux , mais j'avoue en toute humilité qu'à mon avis la France ne sera jamais la patrie des formules et des symboles. J'aime les études philosophiques autant et plus peut-être que la plupart des écrivains qui ont créé les mythes en histoire; j'avouerai même que j'ai le faible de croire à l'ontologie. Mais Leibnitz n'implique pas plus Herder, que Descartes n'implique Vico. Il faut admirer sans nul doute les vues élevées qu'on rencontre dans le livre si bien traduit par M. Quinet, et quelques-unes des assertions hardies de la Scienza Nuova méritent la re- connaissance des historiens. Mais il y a loin de la justice que les esprits sé- rieux rendront toujours à Herder et à Vico, il y a loin de à la prétention

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qu'ont quelques-uns de mettre la science française à la suite de la science allemande. On aura beau faire, de ce côté-ci du Rhin, nous aimerons toujours mieux Bossuet que le docteur Strauss, et Montesquieu que M . TS iebuhr. >"ous en savons même qui seraient assez téméraires pour ne pas rire de l'abbé Barthé- lémy quand on prononce le nom des frères Grimai , et pour oser croire que le recueil des Mémoires de l'Académie des Inscriptions renferme des disser- tations sur l'antiquité qu'eussent avouées la science d'Otfried Mùller ou l'in- génieuse érudition de M. Boettiger.

En France donc le symbolisme ne peut être qu'une manie transitoire et peu dangereuse. Il n'en est pas ainsi d'une autre méthode chaque jour plus fréquente, et à laquelle un écrivain supérieur, dont j'aime et je respecte plus que personne le talent et le caractère , a trop souvent prêté l'appui de sa poétique imagination. On choisit avec une habile érudition un fait frap- pant et souvent bizarre ; on en anime le récit par un style ardent et vif; puis, de ce fait isolé, particulier, on tire une déduction générale, une formule selon un langage qu'il faut bien accepter, et on applique ensuite cette dé- duction , cette formule à l'époque tout entière s'est passé ce fait. Un siècle se trouve ainsi jugé par un événement. Je dois le dire, cette méthode me parait radicalement fausse; elle annihile toute une partie de l'intelligence hu- maine, et l'analyse, étroitement enchaînée, disparait sous les envahisse- mens arbitraires de la synthèse. C'est ôter à l'histoire ce qu'il y a en elle de multiple, [d'imprévu, de contingent, pour soumettre d'avance la liberté humaine à je ne sais quelles lois factices , créées pour chaque siècle et qui le plus souvent n'ont pas leur cause éternelle dans l'esprit humain.

Je vois un sérieux danger, j'en conviens, à la propagation de ce procédé, parce qu'il a été mis en œuvre avec une érudition vraie, un grand talent , et qu'il a séduit de graves esprits. A côté de ces méthodes élevées, mais faus- ses , il y en a , de notre temps , qui ne sont que ridicules. N'en citeriez-vous pas qui ont voulu entrer dans la science la dague au poing, à la manière du Miles Gloriosus de Plaute, ou de ces capitans et de ces matamores qui dressent leur rapière et retroussent leurs moustaches dans les pièces de Scudéry? Mais l'érudition et l'histoire sont peu habituées à ces façons mili- taires et impatientes, à ces allures martiales qui font sonner haut une armure vide. En France, d'ailleurs, nous n'aimons que les armes courtoises. On en trouverait d'autres encore qui, accumulant les volumes, ont renouvelé la fécondité, le style et la réputation de Varillas; pour ceux-là les textes ne sont rien et ils en font au besoin. L'histoire devient une exploitation et un pamphlet au profit d'une idée exclusive; elle perd sa vraie couleur, pour prendre je ne sais quelle teinte fausse et uniforme qui fait que les bourgeois du règne de Philippe-Auguste sont les mêmes hommes que les bourgeois de la Ligue et que les bourgeois de Louis XIV.

Voilà bien des reproches peut-être adressés à une époque essentiellement historique; mais nous sommes moins loin de Rome et de son histoire qu'on ne pourrait l'imaginer d'abord , et nous nous trouvons même , par ces ré-

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fie xion , amené à parler d'un livre qui est un précieux et trop rare exemple d'excellente critique historique et qui est peut-être le plus terrible coup porté jusqu'ici aux théories symboliques de M. ftiebuhr et de son école sur les pre- miers temps de l'histoire romaine. Comme l'indique suffisamment son titre, l'ouvrage de .M. Le Clerc sur les Journaux chez les Romains et sur les An- nales des Pontifes, a deux parties essentiellement distinctes. La question de la réalité des traditions historiques relatives aux rois de Rome repose presque îout entière sur l'authenticité des Annales. est la vraie difficulté de ce problème qu'on a bien souvent agité depuis Périzonius et Beaufort jusqu'à Pouilly et Lévesque ; les résultats obtenus par M. Le Clerc affermissent et con- stituent, sur une base désormais inébranlable, je ne dis pas les temps fabu- leux de Rome, mais les institutions primitives de cette antique cité. La seconde dissertation de M. Le Clerc touche à un point fort neuf et très piquant d'histoire littéraire et politique; elle établit incontestablement les origines romaines des Journaux, et montre ainsi, chez un peuple conquérant et civi- lisé, les premiers et timides germes de ce qui est devenu chez nous un puis- sant instrument social , de ce qu'il faut désormais accepter comme un de ces pouvoirs inconnus et nouveaux dont l'avenir seul révélera l'étendue et la des- tinée. Nous allons essayer de suivre M. Le Clerc dans ses ingénieuses investi- gations qui, d'un côté, rétablissent sur des textes inattaquables et précis les commencemens de la cité romaine, et qui, de l'autre, ouvrent un horizon tout nouveau dans l'histoire des lettres latines.

D'après un texte formel du de Oratore de Cicéron , on appelait Annales des tables blanchies, sur lesquelles le grand pontife, depuis l'origine de Rome, inscrivait les principaux évènemens et qu'il exposait dans sa maison. En Grèce, les Annales étaient inscrites sur la muraille même, et on trouve dans les ruines de Pompéi une longue façade destinée à cet usage. Au dire de Servius, les noms des magistrats étaient inscrits en tête; puis venaient les guerres, les triomphes, les fléaux, les éclipses, la dédicace des temples, le départ des colonies. Le merveilleux y avait aussi sa part : rivières ensan- glantées, statues d'où sortaient des voix, apparitions surnaturelles, animaux doués de la parole, monstres bizarres, rien de tout cela n'était oublié par la superstition intéressée des pontifes, à laquelle Tite-Live a trop souvent emprunté ses récits fabuleux, et qui a presque toujours inspiré Ennius dans ses Annales , Virgile dans son Enéide et Ovide dans ses Fastes. Les pontifes toutefois ne recueillaient guère , dans ces temps de primitive aristocratie, que les faits relatifs à la gloire et aux vertus des patriciens. C'est pour cela que plus tard le vieux Caton, dans ses haines républicaines contre la théocratie, tint peu de cas des Annales sacerdotales, et dit en faisant allusion à la puéri- lité de quelques-uns des détails recueillis par les pontifes, » qu'on ne trou- verait pas dans ses Origines combien de fois il y avait eu cherté de vivres. >•

Ce dédain pour la source la plus authentique pourtant des origines de l'histoire romaine a été renouvelée de Caton par la oitique moderne, qui a même été plus loin, et s'est remis à l'incendie de Rome par les Gaulois du

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soin de détruire des textes qui contrariaient ses hypothèses et ses systèmes. C'est une objection fort spécieuse, et qui est presque aussi commode à M. Niebuhr et à son école que le fut plus tard a nos aïeux l'épée de Brennus. Faut-il donc croire avec Pouilly que les Annales des pontifes n'avaient pas été conservées pour les quatre premiers siècles de Piome? Faut-il retomber dès-lors aux épopées de M. >iebuhr? M. Le Clerc prouve victorieusement le contraire. Cette hypothèse des cbants populaires au début de la civilisation latine n'a même pas le mérite d'être neuve. Périzonius, des 1G8Ô, et plus tard Bayle, au mot Tanmquil de son Dictionnaire erHtq*e, avaient déjà proûté du texte fort peu explicite de Caton, qui parle de ces chansons où, à table . on célébrait aux sons de la flûte h s grandes actions des héros. Il n'était pas besoin, dit très bien M. Le Clerc, d'anciens textes pour bâtir un système sur cette idée des traditions poétiques. L'Inde n'a pour histoire que des poèmes. Les Hébreux se transmettaient le passé dans leurs cantiques. La Grèce place Homère à la tête de ses historiens. Au siècle de Tacite, les Germains conti- nuaient de chanter Hermann; plus tard l'épopée des Siebeluwjen a immorta- lisé Ermenrich et Siegfried. Les bardes racontaient à l'avenir les belles ac- tions de la Gaule. Charlemagne avait fait recueillir les chants historiques des Francs, seules annales de son peuple. Celles du Nord se transmettaient dans les poésies des scaldes. En Espagne, en Ecosse, on retrouve le même usage. » M. Le Clerc se demande ensuite si les Romains ont seuls échappé à cette loi commune qui fait se confondre dans les origines même l'histoire et la poésie? Il ne nie pas les chants nationaux des Romains, et il cherche à sa- voir seulement jusqu'à quel point ces traditions se sont substituées à l'his- toire vraie, et si les anciens historiens de Rome avaient été dupes eux-mêmes de ces fables? Un très important passage de Sempronius Asellio, cité par Aulu-Gelle et omis par M. INiebuhr, et un court fragment de Polvbe , retrouvé au Vatican par monsignor Mai, prouvent jusqu'à l'évidence qu'on savait faire à Rome la part du merveilleux. Les amours de Pvhéa Sylvia et du dieu Mars , la disparition de Romulus au milieu des éclairs et de la foudre, les mystères de la nymphe Égérie, le caillou de Lucius Tarquin tranché par un rasoir selon le conseil de l'augure Névius, l'apparition des dieux au lac Régille, toute cette mythologie enfin qui entoure le berceau de la cité éternelle , ne trou- vaient guère chez les Piomainsde foi sérieuse, mais plutôt un certain respect national. On ne voulait pas nier ouvertement cette généalogie qui faisait re- monter jusqu'aux dieux la noblesse latine, ces merveilles glorieuses qui étaient comme le programme fabuleux et anticipé de ce que le peuple romain devait réaliser un jour. Mais en quoi, je le demande, l'accueil fait à ces récits par les pontifes atténue t-il la valeur historique de leurs Annales? Ces prêtres étaient très excusables , dit avec raison M. Le Clerc , puisqu'ils adoptaient une tradition créée avant eux, puisqu'ils l'écrivaient sous la dictée du peuple. Ces souvenirs étaient même tellement enracinés qu'ils se sont conservés jusqu'à nous. Le savant écrivain a retrouvé en Italie les traditions de l'origine troyenne de Rome passées à l'état d'affirmation proverbiale et populaire, et

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il a entendu les paysans siciliens du petit bourg de Palomba s'appeler encore discendenti di Troia , tandis que leurs voisins, qui ne connaissaient pas à coup sûr la fameuse truie de YÉnêide, répondaient en se moquant : onde sono tanti porci. Tout le monde sait de plus que le siamo sangue troiano est un mot fort commun encore dans la Rome pontificale.

Je me laisse trop facilement, prendre peut-être aux détails curieux et variés que M. Le Clerc a répandus avec un si grand charme et une si habile sobriété dans son excellent livre , et me voilà un peu loin des Annales des pontifes. Avant d'y revenir, j'avouerai que j'aurais été plus sévère encore que M. Le Clerc à l'égard des épopées de M. Niebuhr. Je trouve, il est vrai , dans ces pages qu'une critique si élevée et si sage caractérise , je trouve de graves reproches contre les hypothèses gratuites de l'obscur et savant écrivain alle- mand. M. Le Clerc fait fort bien remarquer que Quirium et Lucerum sont des cités purement germaniques, fondées de notre temps, et que M. Niebuhr n'a guère inventé que de merveilleux supplémens aux merveilles consacrées par les Annales pontificales. Mais j'oserai être plus indulgent envers M. de Schlegel , à qui ces récits épiques semblent peu compatibles avec l'âpreté première, les vertus austères et dures d'un peuple conquérant et inculte qui songeait plutôt à la victoire qu'aux lettres, et qui n'avait rien encore de cette passion pour les beaux-arts et la culture, de cette grandeur intellectuelle dont l'éclat renouvellera le siècle de Périclès, et éclairera un jour le monde, en faisant la gloire de l'Empire. Pourquoi Rome n'aurait-elle eu , ni dans la poésie lyrique, ni dans la tragédie, ni dans la comédie, cette originalité qu'on veut exclusivement lui réserver pour des épopées que rien n'atteste ? C'est à la Grèce que Rome a le drame de Livius Andronicus, et, sans remonter aux Atellanes qui venaient d'Étrurie, c'est à la Grèce aussi qu'elle a les inspirations de Plaute. Que sont Ncevius et Ennius, sinon des poètes qui cherchent à introduire, à leur manière, dans un idiome grossier, la per- fection de la langue d'Homère et de Ménandre ? Je ne m'imagine pas , en effet , que les cantiques des frères Arvales et des prêtres saliens , que les phrases rhythmiques des vers fescennins puissent constituer pour personne une véritable littérature. Comme l'a ingénieusement dit M. Patin, on ne trouvait alors que des hommes tout pratiques, dont la pensée se terminait à l'utile et au nécessaire, une langue grossière et rude, un mètre qui n'était pas un mètre, et qui avait besoin, pour le devenir, d'être refondu par Nce- vius dans quelque moule de la Grèce. Je ne nie point qu'il n'y ait eu à Rome, comme semble l'indiquer le texte si souvent cité de Caton, des cantilènes populaires qui célébraient les hauts faits des héros; mais de ces chansons, dont pas une ne nous est parvenue , il y a loin à une véritable épopée. Si le Latium avait eu son Iliade, ou ses Niebelungen, comment le souvenir ne s'en serait-il pas perpétué chez les Romains ? Quand plusieurs des romans du cycle carlovingien ou du cycle de la Table-Ronde ne seraient point arrivés jus- qu'à nous, mille témoignages ne nous attesteraient-ils pas leur existence? Eh bien! commentai Rome, aurait-on conservé ces traditions du temps des rois,

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qu'on veut faire fabuleuses, sans garder le moindre souvenir des poèmes consacrés à Romulus et à >uma ? Et dans quelle langue auraient été écrites ces prétendues épopées? J'ignore si l'osque, l'étrusque, l'ombrien, et le sabin avaient des vers métriques , mais nous venons de voir que l'ancien idiome latin ne possédait pas cette forme nécessaire à toute poésie. Voilà donc- Aï. >~iebuhr réduit à l'hypothèse de poèmes en prose. Je ne me souviens pas que cet exemple ait été invoqué comme excuse par M. de Chateaubriand dans sa préface des Martyrs.

Quand on n'admet pas les poésies cycliques créées par ceux qui ne veulent pas absolument, dit M. Le Clerc, qu'on trouve quelque part l'histoire ro- maine, parce qu'ils aiment mieux l'inventer, se met-on dans la terrible néces- sité de prendre à la lettre les miracles racontés par Denys d'Halicarnasse et Tite-Live? ^Nullement. Le vrai rôle de la critique éclairée est de chercher la part de l'histoire dans ces récits merveilleux, de dégager le fait primitif des exagérations successives et traditionnelles. Il est très facile d'emprunter des objections à Pouilly sans tenir compte des réfutations de l'abbé Sallier et de Fréret, de reproduire le livre de Beaufort sans faire la part de la réponse de Hooke; il est très commode de se souvenir des ingénieuses critiques de Lévesque et d'oublier les raisons alléguées par Larcher; mais en usant lar- gement des observations tour à tour si doctes et si fines des savans fran- çais, M. Miebuhr n'est pas allé plus loin que ce bon abbé Barthélémy, dont la science fait un peu trop sourire aujourd'hui. J'engage les partisans de l'école allemande à relire les pages écrites par l'auteur à'Anacharsis, probable- ment pour la société de M"" deChoiseul, pages charmantes inspirées par un spirituel scepticisme sur les premiers temps de Rome. C'est là, si l'on veut, un madrigal satirique; mais je conviens humblement que je le préfère aux fameux poèmes créés par un érudit allemand dans sa solitude de Bonn. Je ré- péterai donc avec AI. Le Clerc : conjectures pour conjectures , j'aime autant celles de Tite-Live. Mais revenons aux Annales.

Ce n'est pas d'hier qu'on les attaque , et il y a long-temps que Gronoviusa soutenu que ce n'était qu'une fiction, un masque sans cervelle, meram sine cerebro larvam. Mais la plus habituelle et la plus spécieuse objection, c'est l'incendie de Rome par les Gaulois. Et quelles sont ici, je vous prie, vos au- torités? Le pleraque interiere de ce même Tite-Live, dont vous récusez d'ordinaire l'autorité, pour vous douteuse, mais dont vous vous hâtez d'ac- cepter en ce moment l'afGrmation téméraire. Prenez garde ! à peine Tite-Live achève-t-il la description de l'incendie, qu'il ajoute qu'un sénatus-consulte enjoignit de purifier les lieux saints occupés par l'ennemi, et que, pour cet acte expiatoire , les livres furent consultés par les duumvirs. Les textes sacrés n'avaient donc pas péri, puisqu'on les feuilletait le lendemain du départ des Gaulois. ]Vous savons de plus que les Livres des magistrats, les Libri Lintei et les Mémoires des censeurs furent conservés. Pourquoi excepter seulement les Annales des Pontifes de ce salut universel ? Ces recueils sacer- dotaux étaient sans doute écrits dans la vieille langue hiératique du Latium,

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et nous savons que Tite-Live ne connaissait ni l'osque, ni l'étrusque. Cet historien verbeux et négligent, comme l'appelait avec trop de sévérité Cali- gula, ce rhéteur ingénieux, ainsi que le nomme M. Le Clerc, était trop heureux de trouver dans l'incendie de Rome un prétexte pour se soustraire aux recherches pénibles de l'historien. Je m'imagine donc que l'écrivain latin se repose sur la destruction des archives latines par les Caulois , comme l'abbé Ravnal ou Helvétius, au xvinc siècle, sur les ténèbres sans nom et la stèr.le barbarie du moyen âge Les Annales n'avaient réellement péri , comme le dit le savant académicien, que pour ceux qui ne les consultaient pas. Au temps de Caton , les tables pontificales étaient devenues des recueils qui se conservèrent et dont Aulu-Gelle et Servius citent positivement différons livres. Le grammairien Diomède rapporte même que des scribes spéciaux étaient attachés aux pontifes pour la transcription des Annales. M. Le Clerc cite plu- sieurs textes curieux qui prouvent jusqu'à l'évidence que les plus anciennes de ces sources avaient été consultées par les écrivains latins. Je rappellerai seu- lement le passage décisif de la République de Cicéron l'on voit consigné , d'après les pontifes, une éclipse de soleil de l'an 350, c'est-à-dire treize années avant l'incendie de Rome. Si quelque chose avait d'ailleurs disparu , les Ro- mains tenaient trop aux anciens monumens de leur patrie pour ne pas en recueillir immédiatement les débris ou les souvenirs. Pourquoi, s'il n'en avait pas été ainsi, dès les premiers temps, Caton, dans ses Origines, aurait-il reproché aux Liguriens, comme une chose extraordinaire, de ne plus savoir d'où ils étaient venus, de n'avoir aucune tradition nationale? Le respect des Romains, pour leurs antiquités italiques, allait jusqu'à la crédulité scrupu- leuse. Au dire de Vairon, on avait salé à Lavinium la truie blanche que les Troyens rencontrèrent sur le rivage de Laurente , et Procope vit encore , àufi; esxcây.Evo;, le célèbre vaisseau d'Énée.

Quant aux principaux historiens de Rome, ils avaient dû, pour la plupart, connaître les Annales. Denys d'Halicarnasse avait demeuré vingt deux ans en Italie, et il faut plutôt rapporter ses puérilités aux vices de son talent d'historien et à son caractère de déclamateur grec, qu'aux sources qu'il avait consultées. Polybe dut sans doute à l'amitié des Scipions de précieuses com- munications. Mais, à partir de l'an G23, la table blanche des pontifes ne fut plus exposée dans l'Atrium, et Varron ainsi que Cicéron ne purent sans doute les examiner qu'à leur titre de sénateurs et d'augures. Quand l'histoire , recueillie par les prêtres, ne toucha plus qu'aux morts, le secret fut levé, et sous Vespasien, on créa au Capitole une espèce de musée l'on recueillit et l'on restitua les antiquités romaines. « Jusque-là l'histoire avait ré^né, dit M. Le Clerc, telle qu'elle avait été convenue entre les grandes familles , qui n'en laissaient voir que ce qui ne blessait point leur orgueil; telle qu'on la trouve dans les fragmens de la plupart des annalistes , dans ceux de Varron, dans Cicéron même, qui en cela resta fidèle à son parti politique; telle que le pompéien Tite-Live l'embellit de sa narration pure et de sa riche élo- quence. » Mais avec le temps l'histoire reconquit ses imprescriptibles droits

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et la publicité absolue des Annales ne contribua pas peu sans doute à ce né- cessaire affranchissement delà science historique. Suétone, comme secrétaire d'Adrien, Quintilien, comme précepteur des petits neveux de Domitien, purent puiser mieux que personne à ces sources naguère secrètes. Les An- nales paraissent avoir été très connues du temps de ce dernier écrivain , et on y étudiait alors les vieilles formes de l'idiome latin et l'archéologie nationale, comme on cherchait dans Livius Andronicus les mètres antiques de la poésie républicaine. Quant àPlutarque, qui comprenait à peine le latin, il consulta surtout, au dire de M. Le Clerc, les courtisans et les mythograph.es.

Les résultats du travail si ingénieux et si savant de H. Le Clerc sur les Annales des Pontifes, sont donc d'une grande importance pour les premiers siècles de Rome. Ils établissent, à l'aide d'une critique ferme, nourrie et judi- cieuse, que les livres historiques des prêtres romains ne furent pas consumés par le feu des Gaulois. De deux faits qu'il serait, je crois, difficile de con- tester, à savoir que ces sources authentiques avaient été connues des histo- riens, et qu'il va dans l'époque romaine qui a précédé la République, autre chose que des mythes et des symboles épiques. Faire la part des traditions merveilleuses dont un peuple aime à environner son enfance , mais- aussi reconnaître habilement ce qui appartient à la réalité historique, voilà désor- mais la vraie tâche de celui qui voudra enseigner dans ses livres ou dans sa chaire le magnifique développement de la civilisation romaine et les con- quêtes intellectuelles ou militaires du peuple-roi. Il est toujours dangereux de renverser par caprice quatre siècles de l'histoire d'un peuple et d'affirmer du haut d'une science étendue, sans doute, mais confuse, que tout le monde s'était trompé jusque-là, que les écrivains latins eux-mêmes n'avaient rien compris à la question et que les rois de l'ancienne Rome, les guerriers et les grands hommes de leur temps étaient tout simplement les acteurs et les héros d'une immense épopée populaire. Je suis plus modeste ou plus crédule pour ma part, et j'ai la faiblesse de n'être pas ici plus sceptique que Montes- quieu et souvent que le bon Rollin.

La science doit donc remercier vivement M. Le Clerc de Feminent service qu'il vient de lui rendre, en lui fournissant de nouveaux et solides argumens contre les hypothèses allemandes. Outre l'intérêt que présente sa dissertation, comme étude neuve et curieuse d'histoire littéraire, comme examen d'une des questions les plus difficiles et les plus obscures de l'ancienne littérature latine, il y a des résultats importans acquis désormais à la critique. La seconde partie du livre dont nous avons à rendre compte est consacrée aux journaux chez les Romains. Comme les Annales cessèrent d'être réd:gées et exposées par les pontifes trois années après la prise de JNumance, en 623, la publication, sinon journalière, au moins bien plus fréquente des acies divr- naux, vint vraisemblablement les remplacer dès cette époque.

Il existait déjà plusieurs histoires des journaux. Juncker, directeur de l'école d'Altembourg, tenta le premier cette voie, si je ne me trompe. Mais son livre n'est guère consacré qu'à l'examen de quelques gazettes savantes,

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publiées dans le courant du xvne siècle. Morhof, Struve, Voglerus et quelques autres savans, dont les livres sont fort peu curieux et très diffi- ciles à rencontrer, reprirent la tentative de Juncker, mais sans aucune es- pèce d'intérêt ni de mérite. L'Histoire des Journaux de Camusat et la Cri- tique des Journaux littéraires de Bruvs, ne sont guère meilleures. Il est impossible d'être à la fois moins instructif et plus ennuyeux. Camusat d'ail- leurs ne fait commencer les journaux qu'en 1665, avec le Journal des Sçavans de Sallo. Les journalistes de Venise disent, il est vrai, que le recueil que Magliabecchi avait fait de dix tomes de gazettes à peu près écrites comme celles du xvni1 siècle, bien que publiées au x\i% fournissait une preuve authen- tique de l'ancienneté de cet usage. Mais on était loin encore des Romains. Le travail de M. Victor Le Clerc est donc entièrement neuf et n'a pas d'ana- logue; c'est à peine si quelques rares historiens de la littérature latine ont cité en passant les actes diurnaux ; je trouve cependant, dans un court passage du livre d'Ottavio Ferrari sur la langue italienne , un rapprochement déjà ancien et assez curieux entre les journaux des Romains cités par Ta- cite et nos gazettes modernes (1). Ce n'est toutefois qu'une indication vague et à peine à l'état d'aperçu. M. Le Clerc a suivi et complètement dé- veloppé cette idée. Il a cherché si un peuple qui conquérait le monde, et dont les relations s'étendaient aussi loin , avait pu se passer de feuilles ma- nuscrites pour faire connaître à ses généraux ses délibérations du forum, ses plébiscites et les réclamations de ses tribuns? Mais que contenaient ces jour- naux dont les écrivains de l'ancienne Rome font à chaque instant mention? A part la différence des moeurs , ils contenaient à peu près la même chose qu'aujourd'hui , parce que le cœur humain a gardé tous ses vices et toutes ses faiblesses.

La curiosité d'abord y trouvait sa pâture, et les nouvelles de toute sorte y abondaient. Une pluie de briques a eu lieu dans les environs de Rome ; tel acteur a été sifflé. Je trouve la liste des personnages qui ont assisté à certaine cérémonie funèbre à côté de détails sur la construction de l'amphithéâtre du Champ-de-Mars. Ici, c'est un vieillard nommé Hilarus qui vient dans le temple de Jupiter Capitolin, avec ses neuf enfans, ses vingt-huit petits-fils, ses vingt-neuf arrière-petits-fils et ses huit petites-lilles; là, c'est le dévoue- ment du chien de Sabinus qui suit son maître dans la prison , aux gémonies et jusque dans le fleuve l'on avait jeté son cadavre. Plus loin c'est la mort de Félix, cocher de la faction rouge du cirque; quand il fut mis sur le bû- cher, un de ses partisans se jeta dans les flammes, et ceux de la coterie en- nemie prétendirent qu'il avait été enivré par les parfums et la pompe funèbre. La charmante et légère correspondance du jeune chevalier Célius Rufus avec Cicéron , fournit à M. Le Clerc de nombreuses indications sur la partie anec- dotique des journaux romains, sur les histoires de gladiateurs et les chroni-

(1) Gazetta, vcneta nioneta, argentca , diioruin assium, scd unde appcllata sit ntinduin mini compertum est; quo pretio cum olim nuncii rcrum in toto orbe gestarum quwlaeitus tliurna vocat pararentur, ipsa diurna Gazetta vocitantur. (Orin. ling. italic, pag. 253.)

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ques de théâtre, « La fausse nouvelle de la mort de Cieéron , qu'on disait assassiné en route, mensonge du genre de ceux dont les gazettes modernes ne se garantissent pas toujours; des récits exagérés de quelques échecs de César dans les Gaules; beaucoup de procès ; Messala injustement absous, et son avocat , qui était son oncle , Hortensius , accueilli au théâtre par les mur- mures, les huées, les sifflets; les intrigues des comices, le divorce de Dola- bella et les soins officieux de Célius pour lui faire épouser Tullie; Servius Ocella surpris en adultère, où? vous ne le saurez pas; ubi hercule ego minime vellem; plusieurs portraits on laisse voir que Pompée manque d'esprit et César de probité; l'Italie envahie par César et les premiers cris de guerre retentissant déjà dans les murs de Corfinium ; s tels sont les bruits de la ville que le jeune chevalier racontait à Cieéron et qu'il empruntait souvent aux actes diurnaux.

Les grands mettaient à profit cette publicité , et on peut se convaincre que la réclame est une invention d'ancienne date. Sénèque dit textuellement qu'il ne fait pas annoncer ses aumônes : bénéficia in ac.ta non mitto. Livie et Agrippine inséraient dans les journaux le nom de ceux qui avaient eu l'hon- neur d'être reçus par elles. La publication des invitations princières est donc une vieille coutume que nos vieilles monarchies ont héritée du despotisme impérial. La tyrannie devait d'ailleurs prufiter longtemps des journaux avant qu'ils devinssent l'arme la plus redoutable de nos libertés modernes. Dès le règne des triumvirs, comme les sicaires de Sylla avaient été forcés, parle questeur Caton, de restituer le prix de leurs meurtres, on publia que les actes ne conserveraient pas les noms des nouveaux assassins. César, à son tour, se servit des journaux pour ménager la popularité. Il y annonça que la royauté lui avait été offerte et qu'il l'avait refusée. Vinrent ensuite le contrôle et la censure des empereurs. Tibère faisait coper dans ces recueils ce qu'on avait dit contre lui, ou ce qu'il inventait à plaisir pour se ménager ainsi des prétextes d'odieuse vengeance; jaloux d'un architecte qui était, par sa mer- veilleuse industrie, parvenu à relever un portique prêt de s'écrouler, il or- donna de taire son nom dans les actes. Après la révolte d'Antonius en Ger- manie, Tibère fit exposer les têtes des conjurés dans le Forum, mais il ne permit pas non plus la publication de leurs noms. Quant à Commode, au dire de Lampride, il aimait l'ignoble publicité de sa vie, et il avait un grand plaisir à voir raconter dans les journaux ses cruautés effrénées , ses infamies , ses courses au Cirque, ses orgies dans les mauvais lieux. Voilà au moins une liberté que la presse d'aujourd'hui ne connaît plus. Sous Trajan , on com- mença à inscrire dans les actes les acclamations du sénat. Lampride rapporte les très curieuses imprécations des patriciens après la mort de Commode. On dirait les cris confus d'une foule irritée. Le plus long morceau qui nous ait été conservé de ces journaux parlementaires , est celui qui a rapport à la réunion du sénat, lors de l'avènement d'Aiexandre Sévère. Malédictions con- tre son prédécesseur, acclamations pour lui, réponse de l'empereur, c'est une vraie séance semblable à celles dp nos chambres législatives. Les redou- TOHE T. JANYIEB. •"'

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blemens réguliers y abondent; plus tard les chrétiens , dit M. Le Clerc , imi- tèrent ces répétitions , comme cela est constaté aussi par leurs actes , dans l'exaltation des papes et l'ordination des évêques, dans les formules des lita- nies, dans les vœux et les anathèmes des consuls. Je n'en rappellerai qu'un exemple. Lors de l'installation du successeur de saint Augustin à l'évêché d'Hippone, on cria huit cents fois : dignum est, jusium est.

Si, après avoir étudié les divers fragmens qui nous sont parvenus des jour- naux romains, et que M. Le Clerc a recueillis à la suite de son livre, avec une scrupuleuse érudition, on arrive à s'interroger sur la forme même de ces journaux, sur leur mode ou leur fréquence de publication, les difficultés redoublent, et il faut s'en tenir aux conjectures. Y avait-il plusieurs journaux? étaient-ils quotidiens? le gouvernement seul les faisait-il rédiger, ou bien ce soin était-il laissé à des entreprises particulières? Y avait-il des abonnés, ou bien la distribution était-elle officielle? En rapprochant le petit nombre de textes qui peuvent éclairer ces obscures questions, il n'est pas possible d'arriver à la certitude. On sait seulement que les journaux étaient lus avec avidité dans les provinces et aux armées. Cornificius les recevait en Afrique et Cicéron à Laodicée. D'après un très curieux passage de Pétrone, cité par M. Le Clerc, on peut conclure que les riches se faisaient lire les actes publics comme leurs nouvelles particulières, pendant la durée des repas.

Il n'y avait, je crois, qu'un seul journal (1), et encore n'était-il pas quoti- dien. Quant aux rédacteurs , ils sont expressément nommés dans le Code Théodosien, diurnarii. Cicéron reproche, dans une de ses lettres à son cor- respondant Rufus, de lui raconter des nouvelles futiles empruntées à la com- pilation de Chrestus. Ce Grec inconnu est donc le seul journaliste romain dont le souvenir soit parvenu jusqu'à nous. On aime à répéter ce nom obscur , le premier de cette foule si nombreuse depuis , mais qui , par son nombre même et sa confusion, ne réussira pas, sans doute, à faire oublier son antique pré- décesseur. Le contrôle immédiat que les empereurs exerçaient sur la publi- cation des actes diurnaux, me semble prouver que le journal romain était officiel et dépendait directement du pouvoir. Les abonnés ou ceux auxquels leurs fonctions ne donnaient pas droit à la distribution de la feuille des nou- velles, en faisaient sans doute prendre des copies. Quoi qu'il en soit et de quelque manière que se passassent les choses, il y a un fait important acquis dorénavant à l'histoire des lettres latines. Rome a eu ses journaux, et c'est bien à M. Le Clerc qu'il faut reporter tout l'honneur de cette précieuse dé- couverte.

Au x\ic siècle , au milieu de la renaissance encore confuse des lettres et de l'ardeur inouïe avec laquelle on étudiait l'antiquité , l'idée vint à un érudit,

(1) Il ne faut pas confondre les actes diurnaux avec les actes de l'état civil connus depuis Servius Tullius, avec les actes du Forum consacrés au pouvoir populaire et aux tribunaux, avec les actes du sénat devenus publics depuis César, avec les actes des confréries, et enfin avec les actes privés de la maison des empereurs. M. Le Clerc distingue fort lucidement ces différons recueils , qui restreignaient nécessairement le cercle des vrais journaux.

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probablement à Vives, de reconstruire à sa manière quelques actes diurnaux, avec des centons de Cicéron, de Tacite, de Suétone, des deux Pline et sur- tout des scholies aneedotiques d'Asconius Pedianas. Ces sortes de superche- ries littéraires, souvent renouvelées depuis, étaient très familières aux savans du xvie siècle qui aimaient à faire passer ainsi , sous îe couvert de l'antiquité et d'une latinité agréable et fleurie, quelque élégie ou quelque épigramme qui sentit son Catulle et son Martial. Ces fragmens de journaux supposés circulèrent long-temps en manuscrit, et Juste-Lipse les cita dès 1581. Les archéologues et les historiens les ont tour à tour admis ou repoussés. Quel- ques traces d'une langue plus moderne que celle d'Ennius et de Caton, une plaisanterie peu probable sur le convoi de Marcia, engagent If. Le Clerc à ne pas admettre comme véridique cette mosaïque habile. C'est montrer un amour passionné de la vérité et une grande conscience de critique que de ne point accepter des textes, souvent regardés comme authentiques, et qui corrobore- raient la thèse si neuve soutenue dans son livre. Rien d'ailleurs ne choque, ni ne paraît improbable dans ces journaux supposés. Rixes de taverne, caba- retier assassiné par des gladiateurs ivres , boucher mis à l'amende pour vente de viande non inspectée, orages, incendie, pluie de pierres, faillite d'un riche banquier, arrestation et exécution d'un pirate, départ d'un gouverneur pour sa province, funérailles d'une vestale, jeux scéniques, mariage de la fille d'un préteur, tel est le sujet des actes diurnaux composés par Vives. Il fallait le goût si sûr et le tact attique d'un maître comme M. Le Clerc pour si bien distinguer, dans ces morceaux admirablement rajustés, la main d'un moderne. J'avoue, pour ma part que je n'y aurais pas vu malice et que j'au- rais été dupe, en la compagnie, excellente d'ailleurs, du savant Juste Lipse. La presse a pris dans nos sociétés modernes une telle puissance, qu'il était curieux d'en rechercher les moindres et les plus obscures origines. Le livre de M. Le Clerc, ce livre qui rappelle la meilleure manière de la critique et de l'érudition française, est donc venu fort à propos. On ne peut trop engager l'auteur, après le brillant succès qu'obtient son livre, à poursuivre dans le moyen-âge les mêmes recherches, comme nous savons qu'il en a eu la pen- sée. L'Académie des Inscriptions a récemment désigné le savant doyen de la Faculté des Lettres comme l'un des continuateurs de l'Histoire littéraire des bénédictins. Cette précieuse adjonction doit diminuer les regrets qu'excite la fâcheuse retraite du vénérable M. Daunou, et elle est d'autant plus satis- faisante qu'elle ramènera naturellement les travaux de M. Le Clerc sur le moven-âee et qu'elle lui permettra sans doute d'interroger les journaux de cette époque toujours étudiée et toujours obscure. Depuis les Actes des pre- miers chrétiens jusqu'à ces correspondances des savans du xvic siècle, qu'ont renouvelés Guy-Patin, Saumaise et Vossius, correspondances qui étaient les vrais journaux d'alors, M. Victor Le Clerc a un vaste cadre à rem- plir. A en juger par son dernier ouvrage, personne n'est plus que lui capable d'y prodiguer une érudition immense, et d'ingénieux et fins aperçus. On est frappé surtout, dans la lecture de ce livre, par la vérité de l'en!-

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dition. Ce ne sont pas des notes demandées à la bâte aux tables et aux index, et juxtaposées ensuite avec plus ou moins d'art; ce n'est pas cette science factice et indigeste qui entasse au hasard les notes. L'inexpérience seule est prodigue, et la sobriété convient à l'érudition des maîtres. Une connaissance profonde, complète, judicieuse de l'antiquité perce à chaque page. Tout est logiquement et clairement disposé, tout se suit et s'enchaîne avec une habileté rare et ménagée. Une critique vive et nette, qui fait bon marché des choses douteuses, et qui est impitoyable pour les textes supposés comme pour les faux systèmes, se montre avec une sagacité pé- nétrante à tous les endroits du livre que nous venons d'examiner. Le nom de M. Le Clerc était déjà haut placé dans l'érudition ; un long et brillant enseignement à la Faculté des Lettres de Paris , une traduction de Cicéron qui a sa place marquée dans notre littérature, divers travaux scientifiques moindres , parmi lesquels les amis des lettres antiques ont distingué deux in- génieuses supercheries littéraires dans le genre de celle de Vives, avaient laissé trace dans le monde savant. Aujourd'hui la sévère élégance du style de ce livre, l'alliance heureuse et si rare du talent d'écrire avec une science profonde, les aperçus élevés et brillans doivent affermir et étendre la répu- tation de M. Le Clerc comme éciivain. Ses amis savent et je dirai indiscrè- tement qu'il s'occupe depuis fort long-temps d'une histoire de la prose latine, vivement désirée de ceux qui prennent quelque intérêt à la science et à l'antiquité.

Des livres ainsi faits, ainsi élaborés par une persévérante érudition, conso- lent de la triste cohue littéraire de notre temps , qu'un très habile critique ca- ractérisait dernièrement dans un autre recueil avec toute la linesse de son talent. Tous les rôles sont confondus, dans notre littérature; le lecteur est devenu auteur, et le public a presque disparu. Les grands lyriques font d'ab- surdes drames ou de déplorables épopées. Tel romancier qui eut été ici Walter Scott ou Cooper , se plonge chaque jour en je ne sais quel cloaque de feuilleton; tel écrivain dramatique qui ne manquait ni de verve, ni de pas- sion, s'abîme en des prodigalités inouïes de journalisme et d'imagination épuisée. Ici c'est l'idolâtrie païenne de la forme qui me rappelle involontai- rement les vers de Juvénal sur Messaline; c'est l'outrecuidante théorie d'une décadence effrénée que peu de gens, je le crains, prendront doréna- vant, et comme on le voudrait , pour une rénovation hardie ; enfin le caractère même des lettres , aujourd'hui, n'est-ce pas la diffusion même, dans la langue, dans les idées, dans les talens? Ce peut être une transition; je l'espère, je le désire, et nous pouvons être au seuil d'une renaissance vivement attendue. La prophétie des décadences ne me paraît point, d'ailleurs, de fort bon goût ; mais, au moins, ne sera-t-il pas permis, au milieu de ce carrefour plutôt in- dustriel que littéraire, l'on se heurte, de songer que, pour ceux qui aiment la culture de l'esprit et les travaux d'intelligence, la science, et par consé- quent l'étude, sont le plus sûr refuge de ce temps-ci ?

Labitte.

BULLETIN.

Le projet d'adresse est enfin connu. Nous ne dirons pas, comme fait au- jourd'hui un journal de la coalition, que le travail de M. Etienne reste au- dessous de ce qu'avait annoncé la commission; mais ce n'est pas tou- tefois le programme politique qu'on nous avait annoncé. En un mot, il y a des menaces, mais il n'y a pas de promesses, et si le projet d'adresse fait connaître les rancunes de la coalition, il n'exprime pas ses principes. Le langage de la coalition est hardi sur les affaires consommées; il est réservé, il est nul quant aux affaires en litige. On a mauvaise grâce à venir reprocher aux ministres leur réserve, quand on s'impose, en certains points , une ré- serve plus grande encore, uniquement parce qu'on s'attend à être ministre demain.

On l'a déjà dit, toute l'adresse est dans le dernier mot. La coalition de- mande une administration ferme et habile. Il est évident qu'il ne reste après cela qu'à prendre un ministère parmi les anciens ministres qui forment la majorité de la commission. Nous aurons alors un ministère ferme et habile, tel que la commission le veut; un ministère qui fera respecter au dehors la dignité du trône, et le couvrira au dedans de sa responsabilité, comme le dit le projet de l'adresse.

Si tous les membres de la commission étaient restés jusqu'à ce jour étran- gers au maniement des affaires, on pourrait prendre ces paroles pour la pro- messe du meilleur avenir qu'ils nous préparent. Mais que dire de ce langage quand il est tenu par d'anciens ministres? Mais que penser quand on voit les membresdu ministère du 11 octobre ramasser dans les journaux de l'opposi- tion qui se fit contre eus, les déclamations qui y traînaient chaque jour, et les inscrire dans un discours de la chambre des députés au roi? Ce sont les an- ciens ministres du 6 septembre, ceux qui avaient mis le pays à deux doigts

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de la guerre civile par la rigueur et la violence de leur système, qui viennent proposer de remplacer le cabinet du 15 avril par un ministère plus habile et plus propre à maintenir la paix et la prospérité dans le pays! Le ministère du 15 avril, qui a pacifié le pays, qui a convoqué la chambre actuelle pour effacer les agitations répandues dans la législature précédente, qui a fait l'amnistie et qui a fait respecter l'ordre, après cette mesure, malgré les sinis- tres prédictions des doctrinaires, est déclaré par les doctrinaires inhabile à gouverner! Et le ministère du 22 février, nous sommes fâchés de le dire, ce ministère dirigé par un homme de talent, est-il bien en mesure de reprocher le manque de force et de fermeté à ce cabinet, quand il était forcé de com- poser avec tous les partis, dans l'isolement, non mérité, il se trouvait? Nous pourrions pousser loin cet examen de deux cabinets dont les membres se trouvent dans la commission de l'adresse, et au bénélice de qui on tient le langage inoui employé dans la rédaction du projet. Mais il y a long-temps déjà que nous avons résolu de ne pas imiter les adversaires du gouvernement, et de leur opposer la modération.

Ne pourrait-on aussi jeter un regard sur la coalition , qui trace si impérieu- sement les devoirs du roi et de son gouvernement ? Qu'a-t-elle fait depuis un an? Comment a-t-elle montré elle-même sa force et son habileté? Quelles ont été ses œuvres tandis que le gouvernement promulguait l'amnistie, pacifiait l'Afrique, et donnait une face nouvelle à cette possession qu'il eut fallu aban- donner si l'on avait suivi le sentiment des doctrinaires? Que disait, que fai- sait l'opposition pendant que le ministère du 15 avril négociait, les armes à la main, avec Haïti, exigeait de la Suisse l'accomplissement des traités sans altérer les rapports d'amitié des deux pays, quand il armait pour protéger nos intérêts commerciaux au Mexique , quand il montrait partout l'ardeur du bien public, et une ardeur qu'on devrait regarder comme éclairée, si même elle ne s'était manifestée, pour deux postes importans, que par les choix du maréchal Valée et du maréchal Gérard, choix auxquels l'opposition elle- même s'est vue forcée d'applaudir? La coalition combattait tous les projets de loi d'utilité publique. Elle tâchait d'ajourner à un an la loi des chemins de fer; elle faisait prévaloir, pour ces grandes lignes si favorables à la prospérité et aux progrès de la France , un système qui retardera encore d'un an ces progrès, et nous laissera en arrière du reste de l'Europe. Ses journaux, se faisant suisses contre la France, applaudissaient à toutes les injures que nous adressaient les organes de la plus basse démocratie des cantons. Pendant ce temps, M. Guizot rêvait une coalition entre les catholiques et les protestans, et formulait ses bases sur celles de la coalition des doctrinaires et de la gau- che, en effaçant des deux parts les principes religieux, comme, dans la coa- lition, on efface les principes politiques. M. Duvergier de Hauranne s'atta- quait au trône, accusait le roi d'envahissemenssur le pouvoir parlementaire, et chargeait le ministère de reproches de corruption , quand les archives sont la pour témoigner que jamais, en aucun temps, les faveurs, l'argent et les

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places n'ont plus servi a récompenser le zèle de la presse et des élections que du temps les doctrinaires tenaient le pouvoir en main. En un mot, tandis que le ministère opérait des réformes utiles, tandis qu'il travaillait avec succès à l'affermissement de l'ordre en France , tandis qu'il adoucissait, sans manquer de fermeté, les formes du pouvoir ; dans la coalition on rêvait l'impossible, on travaillait à tout désunir, à tout renverser, et à ramener l'é- poque où la violence et l'intimidation étaient malheureusement les moyens de gouvernement nécessaires.

Que demande aujourd'hui la coalition dans son projet d'adresse qui est, il faut bien le croire, l'expression de ses vœux? Elle annonce que la cham- bre attend l'issue des négociations au sujet de la Belgique; mais elle se prononce contre l'évacuation d'Ancône. Elle blâme nos négociations avec la Suisse au sujet de M. Louis Bonaparte, elle s'émeut des malheurs de la Pologne; mais elle parle avec beaucoup de réserve de l'Espagne, et des moyens de la secourir. Elle entre dans les détails jusqu'à demander la loi relative à l'organisation de l'état-major-général de l'armée, mais elle se tait sur la réforme électorale. Il est impossible de parler plus haut et de dire moins ; d'exiger davantage des autres et de donner moins de gages soi-même ; si bien qu'avec cette adresse on pourrait former un ministère de droite ou de gauche, à volonté.

11 y a un an, la coalition n'était pas formée. Alors, M. Thiers montait à la tribune pour demander l'intervention en Espagne. Que veulent le centre gau- che et M. Thiers, aujourd'hui? Y ont-ils renoncé? Les doctrinaires veulent- ils maintenant l'anéantissement du traité des 24 articles ? Nous avons sommé la coalition de faire connaître l'opinion qui a prévalu parmi ses membres. Elle a préféré garderie silence. Mais la discusMon de l'adresse ne sera pas comme le projet , un terrain l'on ne s'avancera qu'autant que le voudra bien l'opposition. Le ministère parlera. Il faudra bien le suivre à la tribune, et dire quels motifs on a de le blâmer. On a déjà vu dans la chambre des pairs ce que sont devenus les raisonnemens des orateurs de l'opposition. Sans doute, comme l'a dit le Constitutionnel, le ministère trouvera des adversaires plus redoutables dans la chambre des députés. Mais le sentiment du devoir et du droit a son éloquence, et la capacité qui édifie, qui organise, a souvent beau jeu contre celles qui ne songent qu'à détruire. Le ministère du 11 octobre a puisé une force immense, il a trouvé une grande partie de son éloquence et de son talent dans cette situation , et M. Mole, placé sur ce terrain, y trouvera de grandes ressources contre ses nombreux adversai- res. On a vu que le courage et la résolution ne lui ont pas manqué, quand il a fallu défendre le ministère dont il est le chef, et dont le grand crime est d'avoir donné à la France deux ans de prospérité et de calme, après sept années d'effroi et de troubles. ISous desirons, sans l'espérer, que la France trouve, sous le ministère fort et habile qui sortira de la coalition, la sécurité et la douceur du régime sous lequel elle a vécu pendant le petit ministère du 15 avril!

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Nous l'avouons, nos craintes sont grandes. Sous quels auspices entrera le ministère que prépare l'opposition ! Quelle force pourra trouver un cabinet dont les membres, quels qu'ils soient, se sont appuyés sur les plus dange- reuses passions, sur les oppositions les plus extrêmes! L'opposition veut un ministère fort. M. Guizot sera-t-il bien fort contre le centre gauche, quand on y agitera des projets contraires à ceux du gouvernement? M. Thiers sera- t-il bien fort contre l'extrême gauche, qui le soutient aujourd'hui? Tous deux seront-ils forts contre les espérances qu'ils ont soulevées? De quel droit combattront-ils les passions et les intérêts de parti , eux qui mettent en avant ces deux mobiles? Au nom de quels principes demanderont-ils aux autres la modération et s'élèveront-ils contre les ambitions secondaires , quand les ambitions principales ont mis tout en feu? Compte-t-on trouver dans les rangs inférieurs la sagesse et la patience qui auront manqué en haut? M. Gui- zot a dit souvent que le pouvoir doit conduire la société et lui tracer la route. Nous voudrions bien savoir la mènerait l'exemple que. lui donnent M Gui- zot et toute la coalition !

Jamais chambre des députés n'a été placée dans une situation plus solen- nelle et plus décisive. En France, on s'enivre des antécédens. La coalition a tant répété que la majorité de la chambre devait jouer le rôle des 221 , que quelques âmes crédules ont pris ce rôle au sérieux. Mais quand les 221 protes- taient contre les projets du gouvernement de Charles X, quand ils faisaient retentir la France des expressions d'une adresse qui était loin d'égaler en hardiesse celle qu'on propose aujourd'hui ; il y avait , en France, un gouver- nement qui méditait la ruine des institutions, et qui ne s'en cachait guère. La chambre savait bien, quels que fussent les hasards de l'entreprise l'on s'engageait, que les institutions survivraient au gouvernement, et l'avenir de la France n'était pas mis en question. Que veut-on aujourd'hui? Est-ce que la coalition, est-ce que les doctrinaires songent à défendre la constitution contre le ministère de l'amnistie? Est-ce que le roi est hostile à la Charte, aux droits des électeurs ou de la chambre? Sait-on bien l'on va en pré- parant une adresse telle que depuis Louis XVI aucune oreille royale n'en a entendu une semblable? Oui , sans doute, ceux qui mettent leur gloire à marcher sur les traces des 221 pourront se glorifier, ils iront plus loin qu'eux, et leur courage sera plus grand; car les 221, poussés à bout, attaquaient un gouvernement coupable, coupable d'intention, du moins, tandis qu'ils frap- peront dans ses bases un régime qui a donné à la France et qui lui conserve tout ce qu'elle a de repos, d'indépendance et de liberté !

La chambre peut prendre une belle place. Nous ne sommes pas de ceux qui veulent la perdre en la flattant. Nous dirons donc sans crainte que c'est une chambre nouvelle, qui n'a encore rien fait pour le pays. Dans la dernière session, qui était son début, elle a donné plusieurs fois dans les pièges de l'opposi- tion, entre autres à l'occasion des chemins de fer. EUe a louvoyé, donné tour à tour raison et tort à tout le monde. Enfin, elle a laissé se former dans son sein une coalition unique dans l'histoire parlementaire, une coalition qui ne

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sait ce qu'elle veut ou qui n'ose le dire, et qui aboutirait à une administration plus attaquée, plus faible, et peut-être plus forcée défaire des concessions que toutes les autres. Voilà les torts de la chambre. Il est vrai qu'en un jour, et ce jour est venu , elle peut les réparer tous.

Depuis 1830, la chambre des députés a joué un grand rôle , le rôle qui lui appartenait. Elle a établi la monarchie d'abord, résisté aux violences, aux déclamations; elle a défendu la liberté, l'honneur de la France, en restant dans une juste mesure; elle a ratifié les traités, soutenu le gouvernement dans ses plus pénibles tâches. De grandes illustrations se sont élevées dans son sein; mais les hommes qui ont participé le plus activement à ses travaux, voudraient aujourd'hui s'arroger le monopole de toutes les chambres à venir, et se porter comme les légataires universels des chambres passées ; c'est le mal de notre situation. La chambre des députés a jusqu'ici dominé par sa ma- jorité sage et mesurée , maintenant on veut la dominer par des principes con- traires. On parle sans cesse du 11 octobre; le cabinet du 11 octobre obéissait à l'esprit de la chambre, c'est-à-dire de la France entière. Les ministres qui y figuraient se sont d'abord séparés , ils ont arboré des principes différens les uns des autres, ils se sont combattus ouvertement, et aujourd'hui qu'il leur plaît de se rejoindre sans dire au nom de quel principe, ils voudraient asser- vir la chambre à leur volonté! Si la chambre entend son rôle, le 11 octobre reparaîtra avec le ministère actuel, modifié peut-être, avec M. Mole surtout, qui en a déjà rempli toutes les conditions en résistant noblement à toutes les idées de désordre et d'anarchie, n'importe d'où elles viennent, et qui, s'il rend le pouvoir devant une coalition déloyale, aura professé le dernier les principes conservateurs sur lesquels ont été fondées, depuis huit ans, la force et la prospérité de la France.

Autrement, nous verrons une chambre nouvelle renverser un cabinet sans savoir à qui elle donnera le pouvoir, et sans que personne de ceux qui aspi- rent à ce pouvoir, ait daigné lui dire ce qu'il fera. Nous verrons une chambre des députés entrer de gaieté de cœur dans une crise, quand tous les principes sont confondus, et jeter la France dans un état de trouble dont on ne peut marquer le terme. Devant de pressantes questions comme l'affaire de Belgi- que, la France se trouvera tout à coup sans gouvernement, ou, ce qui est pire, avec un gouvernement qui pourrait bien lui donner la guerre, quand l'honneur et la loyauté consistent à maintenir la paix ! On va nous répondre que la coalition parlera dans la discussion de l'adresse. Qu'elle parle donc, et qu'elle ne somme pas le ministère de se retirer avant cette discussion ! Les portefeuilles qu'ambitionnent M. Thiers et M. Guizot seront sur la tribune. Qu'ils viennent les chercher! Ils nous diront seulement, avant de s'en em- parer, ce qu'ils comptent en faire. Il faudra bien que nous sachions si le traité des 24 articles devrait être exécuté depuis un an, comme le (lisaient les doc- trinaires, ou si ce n'est plus un traité, comme le dit le Constitutionnel. Nous insistons particulièrement sur cette question , parce que c'est sur elle que

7-2 KEVUK DIS PÀlliS.

Nous l'avouons, nos craintes sont grandes. Sous quels auspices entrera le ministère que prépare l'opposition ! Quelle force pourra trouver un cabinet dont les membres, quels qu'ils soient, se sont appuyés sur les plus dange- reuses passions, sur les oppositions les plus extrêmes! L'opposition veut un ministère fort. M. Guizot sera-t-il bien fort contre le centre gauche , quand on y agitera des projets contraires à ceux du gouvernement? M. Thiers sera- t-il bien fort contre l'extrême gauche, qui le soutient aujourd'hui? Tous deux seront-ils forts contre les espérances qu'ils ont soulevées? De quel droit combattront-ils les passions et les intérêts de parti , eux qui mettent en avant ces deux mobiles? Au nom de quels principes demanderont-ils aux autres la modération et s'élèveront-ils contre les ambitions secondaires , quand les ambitions principales ont mis tout en feu? Compte-t-on trouver dans les rangs inférieurs la sagesse et la patience qui auront manqué en haut? M. Gui- zot a dit souvent que le pouvoir doit conduire la société et lui tracer la route. Nous voudrions bien savoir la mènerait l'exemple que lui donnent M Gui- zot et toute la coalition !

Jamais chambre des députés n'a été placée dans une situation plus solen- nelle et plus décisive. En France, on s'enivre des antécédens. La coalition a tant répété que la majorité de la chambre devait jouer le rôle des 221 , que quelques âmes crédules ont pris ce rôle au sérieux. Mais quand les 221 protes- taient contre les projets du gouvernement de Charles X, quand ils faisaient retentir la France des expressions d'une adresse qui était loin d'égaler en hardiesse celle qu'on propose aujourd'hui; il y avait, en France, un gouver- nement qui méditait la ruine des institutions, et qui ne s'en cachait guère. La chambre savait bien, quels que fussent les hasards de l'entreprise l'on s'engageait, que les institutions survivraient au gouvernement, et l'avenir de la France n'était pas mis en question. Que veut-on aujourd'hui? Est-ce que la coalition, est-ce que les doctrinaires songent à défendre la constitution contre le ministère de l'amnistie? Est-ce que le roi est hostile à la Charte, aux droits des électeurs ou de la chambre? Sait-on bien l'on va en pré- parant une adresse telle que depuis Louis XVI aucune oreille royale n'en a entendu une semblable? Oui , sans doute, ceux qui mettent leur gloire à marcher sur les traces des 221 pourront se glorifier, ils iront plus loin qu'eux, et leur courage sera plus grand ; car les 221, poussés à bout , attaquaient un gouvernement coupable, coupable d'intention, du moins, tandis qu'ils frap- peront dans ses bases un régime qui a donné à la France et qui lui conserve tout ce qu'elle a de repos, d'indépendance et de liberté !

La chambre peut prendre une belle place. Nous ne sommes pas de ceux qui veulent la perdre en la flattant. Nous dirons donc sans crainte que c'est une chambre nouvelle, qui n'a encore rien fait pour le pays. Dans la dernière session, qui était son début, elle a donné plusieurs fois dans les pièges de l'opposi- tion , entre autres à l'occasion des chemins de fer. Elle a louvoyé , donné tour à tour raison et tort à tout le monde. Enfin , elle a laissé se former dans son sein une coalition unique dans l'histoire parlementaire, une coalition qui ne

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sait ce qu'elle veut ou qui n'ose le dire, et qui aboutirait à une administration plus attaquée, plus faible, et peut-être plus forcée défaire des concessions que toutes les autres. Voilà les torts de la chambre. Il est vrai qu'en un jour, et ce jour est venu , elle peut les réparer tous.

Depuis 1830, la chambre des députés a joué un grand rôle , le rôle qui lui appartenait. Elle a établi la monarchie d'abord, résisté aux violences, aux déclamations; elle a défendu la liberté, l'honneur de la France, en restant dans une juste mesure; elle a ratifié les traités, soutenu le gouvernement dans ses plus pénibles tâches. De grandes illustrations se sont élevées dans son sein; mais les hommes qui ont participé le plus activement à ses travaux, voudraient aujourd'hui s'arroger le monopole de toutes les chambres à venir, et se porter comme les légataires universels des chambres passées; c'est le mal de notre situation. La chambre des députés a jusqu'ici dominé par sa ma- jorité sage et mesurée , maintenant on veut la dominer par des principes con- traires. On parle sans cesse du 11 octobre; le cabinet du 11 octobre obéissait à l'esprit de la chambre, c'est-à-dire de la France entière. Les ministres qui y figuraient se sont d'abord séparés , ils ont arboré des principes différens les uns des autres, ils se sont combattus ouvertement, et aujourd'hui qu'il leur plaît de se rejoindre sans dire au nom de quel principe, ils voudraient asser- vir la chambre à leur volonté ! Si la chambre entend son rôle , le 1 1 octobre reparaîtra avec le ministère actuel, modifié peut-être, avec M. Mole surtout, qui en a déjà rempli toutes les conditions en résistant noblement à toutes les idées de désordre et d'anarchie, n'importe d'où elles viennent, et qui, s'il rend le pouvoir devant une coalition déloyale , aura professé le dernier les principes conservateurs sur lesquels ont été fondées, depuis huit ans, la force et la prospérité de la France.

Autrement, nous verrons une chambre nouvelle renverser un cabinet sans savoir à qui elle donnera le pouvoir, et sans que personne de ceux qui aspi- rent à ce pouvoir, ait daigné lui dire ce qu'il fera. Nous verrons une chambre des députés entrer de gaieté de cœur dans une crise, quand tous les principes sont confondus, et jeter la France dans un état de trouble dont on ne peut marquer le terme. Devant de pressantes questions comme l'affaire de Belgi- que, la France se trouvera tout à coup sans gouvernement, ou, ce qui est pire, avec un gouvernement qui pourrait bien lui donner la guerre, quand l'honneur et la loyauté consistent à maintenir la paix! On va nous répondre que la coalition parlera dans la discussion de l'adresse. Qu'elle parle donc, et qu'elle ne somme pas le ministère de se retirer avant cette discussion ! Les portefeuilles qu'ambitionnent M. Thiers et M. Guizot seront sur la tribune. Qu'ils viennent les chercher! Ils nous diront seulement, avant de s'en em- parer, ce qu'ils comptent en faire. Il faudra bien que nous sachions si le traité des 24 articles devrait être exécuté depuis un an, comme le disaient les doc- trinaires, ou si ce n'est plus un traité, comme le dit le Constitutionnel. Nous insistons particulièrement sur cette question, parce que c'est sur elle que

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comptent les doctrinaires pour entrer aux affaires, et que c'est par elle qu'ils comptent forcer le centre gauche à s'écarter volontairement du pouvoir. Au- trement pourquoi l'organe des doctrinaires ferait-il remarquer avec tant de soin que M. Guizot ne désavoue pas plus le Journal général que M. Thiers ne désavoue le Constitutionnel?

Quant à M. Dupin , encore tout chargé des outrages récens des doctrinaires, que nous osons à peine appeler des calomnies, sa conduite n'a pas besoin d'explication ; elle se trouve dans son caractère. Nous ne retirons pas les éloges que nous avons donnés à M. Dupin. L'homme qui a refusé sept fois un por- tefeuille n'est pas le courtisan du roi, comme l'en ont accusé si rudement les doctrinaires. Il est loin d'être un lâche, comme le lui a dii grossièrement la gauche quand il refusait de s'expliquer avant sa nomination à la présidence. Mais à quoi servent une certaine indépendance du côté du trône, et une sorte de fermeté en face de l'opposition , si une autre ambition et si une autre peur vous domine; et si ces deux sentimens, peu louables l'un et l'autre, vous font faire tout ce que font les esprits ambitieux ou pusillanimes, et pire encore, s'il se peut! Peu importent vos qualités, si vous avez d'autres défauts qui font que vous ne vous inquiétez pas plus de ce qui arrivera , et que vous ne vous mettez pas plus en souci du repos de votre pays, que ne font ceux qui perdent toute retenue , à la seule idée de manier enfin les affaires après une longue privation. M. Dupin a été trop loin , cette fois. Le goût qu'il a d'une certaine petite popularité circonscrite, l'a entraîné dans une étrange démar- che; et il n'a pas réfléchi sans doute à la conséquence qu'on pourrait tirer contre son caractère de la conduite qu'il tient aujourd'hui. Ne pourrait-il pas nous dire lui-même comment il faut nommer l'homme qui attend la décision de la majorité pour se prononcer, qui compte exactement les voix , qui s'as- sure bien que l'on est six contre trois, et qui alors se décide à abandonner ceux qui venaient de le soutenir, et qui venaient de le faire président de la chambre, malgré ceux qu'il seconde aujourd'hui! M. Dupin sait lui-même quelles grandes et profondes répugnances il a fallu vaincre pour le mettre il est, et combien d'hommes, plus clairvoyans que nous peut-être , ont faire violence à leurs sentimens, dans l'intérêt de la paix publique et de la stabilité de nos institutions , pour lui donner leurs voix! M. Dupin a réussi, il est vrai, à se faire nommer parles soutiens du gouvernement, et à gagner le lendemain, n'importe comment, le suffrage de ses adversaires. Se félicite- L-il aujourd'hui d'avoir pris le gouvernement pour dupe ? Nous savons que ce genre de succès est approuvé et app'audi dans un certain monde, mais ce n'est pas précisément dans la sphère doit se placer un président de la chambre des députés, que M. Dupin trouvera des approbateurs.

Théâtres. Gym>;ase. Le Marquis en gage, par MM. Mélesville et Eugène. M. Roger de Beauvoir est un écrivain de belles manières, auqtiel

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rien ne sied mieux que d'écrire des histoires de marquis. Aussi M. de Beau- voir a-t-il écrit par-ci par-là quelques histoires de marquis avec une grâce toute particulière, relevée par un certain tour d'esprit qui commence à se perdre parmi nous. C'est une de ces histoires de marquis qui a fourni à MM. Eugène et Mélesville le sujet de cette petite comédie, et au parfum du xvme siècle qui s'exhale de chaque scène, il serait impossible de ne pas re- connaître que M. Roger de Beauvoir a passé par là.

Variétés. Le Puff. C'est une revue de tous les puffs qu'a enregis- trés l'année 1838, cette année si féconde en puffs de tout genre, et de tous ces puffs le moins exorbitant n'est pas le puff des Variétés, qui a toutefois l'avantage d'être le plus ennuyeux et le moins spirituel des puffs. Imaginez le puff personnifié dans la personne de M. Serres. Ce M. Puff est un honnête père de famille qui a deux filles à marier : l'une est Mlle La Blague, l'autre M1,c La Réclame. M" La Blague a sur le front une couronne de roses blan- ches, symbole de virginité; Mlle La Réclame est vêtue d'une robe d'une en- tière blancheur, le titre de tous les journaux reluit en lettres longues de huit pouces. Cependant, les prétendans sont à la porte et la main de ces demoiselles doit-être le prix. du plus digne. On ouvre la porte à deux battans et voilà les puffs de l'année qui défilent. C'est l'inventeur des chapeaux im- perméables et des télégraphes souterrains : nous lui souhaitons plus de suc- cès à l'exposition de l'industrie. C'est le sonneur de Saint-Paul, c'est le géant du Cirque-Olympique, c'est Ruy-Blas et d'autres encore. Tout cela pourrait être drôle et rien n'est moins divertissant. Odry, le grand Odry lui-même, s'est trouvé à l'étroit dans le rôle de Ruy-Blag, et c'est à peine s'il a rencon- tré, à longs intervalles, quelques-unes de ces sublimes inspirations qui élec- trisent les loges et soulèvent le parterre. Quelques scènes, l'esprit se trouve à l'état d'intention , ont été applaudies par le public , qui a bien voulu accepter l'intention pour le fait. On a nommé une demi-douzaine d'auteurs : il est juste de dire qu'ils ont eu de l'esprit comme quatre. Nous comprenons bien que la critique ait quelque mauvaise grâce à juger sévèrement de semblables folies : mais il nous semble pourtant qu'un grain de talent et de vraie gaieté n'aurait rien gâté à l'affaire. Et puis, n'est-il pas déplorable d'avoir vu paraî- tre au milieu de ce pèle mêle, Racine sous les traits de je ne sais qui, et Mlle Rachel sous le visage de je ne sais quoi ? Racine . grand Dieu ! cette noble figure et ce noble langage qu'on ne se représente que dans une société de rois ! M1Ie Rachel , ce jeune génie qu'on ne saurait entourer de trop de respect, ni de trop d'admiration ! Vous n'avez pas craint de toucher à ces majestés, vous les avez traînées sur vos tréteaux , vous les avez mêlées à vos parades ridicu- les! Hermione assistait, dans une première loge, à cette représentation, et

le public , les yeux tournés vers elle , regrettait que la noble fille eût quitté ce

soir-là le palais de Pyrrhus.

T«l KEVLE 1>K PARIS.

Poèmes et Sonnets, par M. Elzéar Pin (1). C'est un livre simple et modeste, comme le titre sous lequel il se produit, et qui, pour ne pas affi- cher de grands airs et de magnifiques prétentions, n'en a pas moins de grâces aimables , ni moins de précieuses qualités. La poésie de M. Elzéar Pin ne se préoccupe guère de l'originalité du sujet; son thème est un peu ce thème éternel que les poètes se transmettent de l'un à l'autre, depuis qu'il y a des poètes au monde. Il recueille dans ses fleurs, à sa manière, ces mille riens imperceptibles qui flottent dans l'air, ces petites gouttes de rosée dont la poésie se nourrit comme les fleurs, caria poésie est une fleur aussi. Dans la plaine, au fond du ruisseau, sur la montagne, c'est de la rêverie, toujours de la rêverie. Cette muse chante un peu comme l'oiseau dans les bois; on lui reprochera d'être oisive. A mon sens , c'est son moindre défaut. Pour la forme , M. E. Pin relève tout-à-fait de l'école de Lamartine, de cette manière simple, grandiose, flottante jusqu'à s'oublier quelquefois, que le poète des Harmonies a mise en œuvre dans Jocehjn et la Chute d'an Ange. Or, c'est là, selon nous, la plus grave erreur M. E. Pin soit tombé, car cette forme, qui convient à merveille lorsqu'il s'agit d'un immense poème les passions épiques de l'humanité sont en jeu, se trouve déplacée dans des pièces la plupart courtes, le sentiment individuel, intime, comme on disait, il y a huit ans, domine presque toujours; et ces négligences, qu'on remarque à peine chez le grand poète , emportées qu'el es sont par le torrent du fleuve qui déborde, ici font tache et détruisent les charmes de la pensée. En cela, M. Pin nous semble avoir méconnu le vrai caractère de son talent. Du reste , cette critique, qui porte sur l'ensemble du volume, ne saurait atteindre cer- taines petites pièces qu'on aura bientôt remarquées, entre autres les sonnets sur Weber, Pétrarque et Mozart, le sentiment exquis de la poésie et de la musique se traduit en vers nobles et beaux. La principale qualité de ce livre, celle qui en fera le succès, c'est la simplicité toute aimable qu'on y retrouve partout On ne peut s'empêcher de savoir gré à cette poésie, du calme si fiais et si pur qui s'en exhale, et de ses contantes aspirations vers les grandes sources de l'antiquité. Virgile surtout y est noblement apprécié. En somme, c'est un début qui fait honneur à M Pin, et lui vaudra la sympathie de toutes les âmes d'élite que charme encore aujourd'hui le cnlte des muses simples et décentes.

(<) Chez Gosselin.

F. BONNAIBE.

LETTRES

SUR MUNICH.

DESCRIPTION HISTORIQUE DE LA RÉSIDENCE.

IV.

r

L'Electeur Maximilien. La Guerre de trente ans

En descendant de la place Schrann à la rue Louis , on trouve , dans la rue Schwabing, l'ancienne façade du palais de l'électeur Maximi- lien. C'est une haute muraille grise qui porte la trace presque insai- sissable de quelques fresques effacées; elle est percée de deux rangs de hautes fenêtres sans encadremens, dont la nudité ajoute encore à la sévérité de l'édifice. Elle a deux entrées principales ; ses deux portails en marbre rouge affectent les formes énergiques du style dorique. Devant le pied des colonnes , et sur les volutes dont la corniche est relevée, dorment de grandes figures de bronze dont la couleur se marie admirablement avec les reflets fauves du marbre et avec les teintes sombres des murs ; elles représentent des lions portant des armoiries , et des allégories de la Sagesse et de la Justice , du Courage et de la Modération. Mais , au milieu de l'édifice , entre les deux portails , et plus haut que leurs grandes ouvertures, s'élève une vaste niche également en marbre rouge; dans cette niche est une statue en bronze de la Vierge, et, au-dessous d'elle, une lampe brûle sans cesse comme devant un autel.

(I) Voyez la livraison du 6 janvier.

TOME I. JANVIEB. 6

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L'histoire de l'électeur Maximilien est écrite en vivans caractères sur cette austère façade, dont il avait lui-même tracé le plan. La Bavière est un pays catholique; mais ses princes ont presque toujours été plus catholiques qu'elle. Je vous ai déjà dit que Guillaume II avait bâti un palais aux jésuites, et le sien derrière le leur. Non con- tent de cette œuvre pie, et de toutes les autres qu'il fit encore , ce prince abdiqua, et remit à son fils la couronne ducale, pour pouvoir s'adonner tout entier à la religion. Par penchant et par ambition, Maximilien fut le continuateur de son père.

Élevé à l'université d'Ingolstadt avec l'archiduc Ferdinand, à qui il devait plus tard donner et conserver l'empire, il fit, au sortir de ses études, un voyage à la cour d'Autriche, avec laquelle il noua dès- lors d'étroites relations; puis il descendit en Italie. Il passa plusieurs années dans ce pays, les merveilles s'accumulaient depuis des siè- cles, et qui produisait encore alors de grands artistes. Il ne se contenta point d'admirer leurs œuvres, il les étudia. Il se passionna surtout pour l'architecture, qui avait jeté tant d'éclat sur la dernière moitié du xvie siècle. Il y avait à peine quelques années que Palladio était mort; Fontana vivait encore. De retour dans sa patrie, Maximilien voulut les imiter; mais, plus religieux que ces derniers propagateurs de la renaissance, qui établirent définitivement le culte de l'art païen sur les ruines de l'art catholique, il pendit une madone de bronze entre les deux portes de son palais.

Maximilien n'était pas un dévot ordinaire; ce n'est point sans quelque raison qu'il reçut le surnom de Grand. Pendant les premières années de son pouvoir, qui furent aussi les premières du xvne siècle, il fut le personnage le plus important de l'Allemagne. Henri IV, qui cherchait à rendre à la maison d'Autriche le mal qu'elle avait fait à la France, détermina les protestans à s'unir contre elle. Maximilien fut nommé chef de la ligue que le catholicisme opposa à cette union. Néanmoins, son crédit était si universel , qu'en 1619 , l'empire ayant été vacant, les électeurs protestans le lui offrirent; il aima mieux l'assurer à Ferdinand , son ami d'enfance. Sa générosité donna le signal de la guerre de trente ans. Ferdinand fut repoussé par la Bo- hême, qui déféra sa couronne à l'électeur-palatin Frédéric. Maximi- lien fut seul capable de l'arracher de la tète du malheureux électeur, qui , chassé de tous ses états à la fois, s'en alla chercher des vengeurs par toute l'Europe, jusqu'à ce qu'il eût trouvé Gustave-Adolphe, de l'autre côté de la Baltique. Vous avez lu, dans l'histoire que Schiller a écrite, le récit de toutes ces guerres homériques. Mais laissez-moi

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vous donner encore quelques détails qui ont un rapport plus particu- lier à Maximilien et à Munich.

En échange de ses hons services , Maximilien reçut de Ferdinand la dignité électorale , qu'un arrêt de proscription avait enlevée au Palatin. Mais il semble que le bonheur qui l'avait suivi jusqu'alors l'abandonna aussitôt qu'il fut revêtu des dépouilles du fugitif. L'Au- triche, assaillie par les puissances du ]STord, qui s'ébranlaient et sor- taient l'une après l'autre de leurs frontières, n'avait plus assez des Bavarois pour se défendre ; elle cherchait vainement une armée dans son sein , lorsque Wallenstein lui offrit d'en lever une à ses propres frais. La téméraire fortune de ce soldat fut un grand sujet de douleur pour Maximilien, qui se ligua dès lors avec la France, afin de se dé- barrasser de ce rival de sa gloire et de son autorité. Richelieu, qui suivait les plans de Henri IY, et qu'on retrouve derrière toutes les dissensions qui désolèrent alors l'Allemagne , comprit aussitôt quel parti il pouvait tirer de cette jalousie pour ruiner secrètement l'Au- triche, qu'il ne voulait pas encore attaquer de front. Il attacha à l'am- bassadeur de Vienne , comme un personnage de peu d'importance, ce père Joseph, dont le froc a joué un rôle important dans toutes les intrigues de cette époque. L'éminence grise parut donc à Ratis- bonne, était l'empereur, et elle joignit sa voix à celle de l'électeur de Bavière pour demander le renvoi de Wallenstein. La parole d'un capucin était pour Ferdinand un oracle de Dieu. Son propre confes- seur écrivait de lui : « S'il arrivait qu'il rencontrât sur son chemin un ange et un religieux , le religieux aurait sa première révérence ; l'ange n'aurait que la seconde. » Aussi le commandement fut-il en- levé à Wallenstein ; et ce héros, qui avait pris dans les camps l'habi- tude de régner, s'en alla traîner dans ses châteaux de Bohème les fas- tueux lambeaux de sa royauté militaire.

Cependant Gustave-Adolphe avait franchi la Baltique, et, dès qu'il avait mis le pied sur le continent, l'Allemagne avait reconnu son maî- tre. Les Bavarois, qui lui disputaient seuls le chemin du Midi, furent écrasés à Leipsick. Bientôt, loin de pouvoir sauver l'empire , ils fu- rent incapables de défendre leurs propres foyers. C'était pour Wal- lenstein que Gustave-Adolphe triomphait; l'empereur fut obligé d'implorer la pitié de son général. Wallenstein mit les conditions les plus rigoureuses au service qu'on lui demandait ; ce ne fut que lors- qu'on eut consenti à le faire dictateur qu'il reprit le commandement des forces impériales. Mais Gustave-Adolphe avançait toujours dans la Bavière ; Maximilien , battu à Ingolstadt , demanda à son tour

6.

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l'aide de Wallenstein : « La Bohème , répondit celui-ci , ne pouvait rester à découvert , et la meilleure manière de protéger l'Autriche était de laisser l'armée suédoise s'affaiblir devant les forteresses de la Bavière. » Au bout de quelques jours, le roi de Suède était entré à Munich, sans que personne eût osé lui en disputer les approches. C'est ainsi que le terrible duc de Friedland se vengeait.

Gustave-Adolphe ne s'attendait pas à trouver une aussi belle ville au milieu de ces tristes plaines de la Bavière ; il dit que Munich res- semblait à une selle d'or posée sur un cheval maigre. Mais ce qui le frappa d'admiration, ce fut le palais de l'électeur. Quoiqu'on eût eu le temps de transporter à Werfen les trésors de Maximilien , il y avait encore dans sa demeure abandonnée assez de magnificence pour étonner un prince nourri dans l'austère simplicité d'une cour luthérienue. «Quel dommage, s'écria le roi, que je ne puisse em- porter ce palais sur des roulettes ! » Puis, un instant après, il demanda le nom de l'architecte à l'inspecteur qui lui montrait les apparte- temens : « Il n'y en a pas d'autre , répondit celui-ci , que l'électeur lui-même. Je voudrais l'avoir aussi cet architecte, répliqua le roi, pour l'envoyer à Stockholm. C'est de quoi il saura bien se garder, repartit l'inspecteur. » En attendant, le Palatin proscrit, aux dépens duquel Maximilien avait agrandi ses états et son rang, se promenait dans ce palais à la suite de Gustave-Adolphe, qui semblait lui en pro- mettre la conquête.

Pour conjurer sa ruine , Maximilien alla en personne solliciter, au camp d'Egra , AVallenstein qui venait de le trahir , et il se soumit à son autorité après la lui avoir arrachée. Dès ce jour il se tint au second rang , et disparut sous les deux gloires rivales du roi de Suède et du duc de Friedland , qui remplirent toutes les oreilles du bruit de leurs combats et de leurs morts tragiques. Cependant, toujours mêlé à leurs luttes , il sut , avec une habileté qui était alors sans exemple , se ménager des intelligences dans les deux partis qui déchiraient l'empire et l'Europe ; et lorsque , grâce au génie de Mazarin , de Tu- renne et de Condé , la France eut pris la haute main aux conférences de Munster, Maximilien , qui n'avait pas cessé d'être l'allié de l'Au- triche, se trouva cependant être assez l'ami des Français, pour con- server, parleur médiation, la dignité électorale et le Haut-Palatinat. Ainsi sa vie eut deux parts : il passa la première à vaincre ; il em- ploya la seconde à nouer les ruses les plus subtiles de la diplomatie. Je ne parle pas de sa vieillesse qu'il occupa de soins pieux pour expier les fureurs de sa jeunesse et les artifices de son âge mûr.

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Tel fut l'architecte et le premier hôte du palais électoral de Ba- vière. Il n'avait cependant pas la prétention de s'attribuer publique- ment l'honneur d'avoir bâti lui-même sa maison; il avait auprès de lui , et à ses gages , une espèce d'artiste qui prêtait son nom aux plans de son altesse. Cet artiste est connu à Munich sous le nom de Candid; il s'appelait réellement Pierre de Witte. à Bruges vers 15i8 , il savait également peindre et modeler en terre ; il avait entrepris , pour se perfectionner, le voyage d'Italie il avait travaillé avec Vasari aux ordres du pape. Il avait ensuite été quelque temps au service du grand-duc de Toscane , pour lequel il avait dessiné des tapisseries. Pour se faire mieux venir des puissances ultramontaines , il avait italianisé son nom, et l'avait traduit par celui de Candito ou Candido , dont il signait ses ouvrages. Il est fort à présumer que c'est lors de son voyage en Italie que Maximilien se sera attaché le signor Candido ; il lui fit peindre presque toutes les décorations de son palais. Quelques auteurs, trompés par la modestie de Maximi- lien, ont ajouté que c'était Candid qui avait dessiné les plans de la Résidence. Mais comment concilier cette opinion avec le mot qui fut prononcé en présence de Gustave-Adolphe et dont l'authen- ticité est complètement historique"? D'ailleurs, le nom de cet ar- tiste est attaché à l'escalier du palais , que sans doute l'électeur lui abandonna comme un détail indigne de sa haute pensée. Pourquoi remarquerait-on qu'il a fait l'escalier , s'il avait fait le palais lui- même? Du reste , tout ceci est plein de ténèbres; et, je l'avouerai à notre honte , les biographes français ont confondu Pierre de Witte , Candido, qui travaillait à Munich au commencement du xvne siècle, avec Liévin de Witte , peintre de Gand qui naquit dans les premières années du xvie.

Si je voulais égayer cette correspondance, je vous dirais que le palais , bâti par les architectes Maximilien et Candid , se divise en plusieurs compartimens qu'on appelle le Kaiserhof, le Brunnenhof , le Cappellenhof , le Grottenhof et le Kuchenhof. Mais que toutes ces désinences ne vous effraient pas; ces mots qui nous semblent si extraordinaires sont les plus naturels du monde dans la langue alle- mande; ils signifient la cour de l'empereur, la cour de la fontaine, la cour de la chapelle , la cour de la grotte et la cour des cuisines.

La cour de la fontaine est remarquable par un bassin de bronze, orné de divinités mythologiques , dans lequel les statues des quatre fleuves principaux de l'ancienne Bavière jettent de l'eau , au pied d'une statue d'Othon de Wittelsbach , chef de la maison qui règne

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aujourd'hui à Munich. Ce monument est , dit-on , de Pierre Can- did ; au môme artiste on attribue encore le tombeau de l'empereur Louis IV, élevé dans la cathédrale dont je vous ai déjà parlé , et le tableau du maître-autel de la même église. Il paraît que ce Pierre de Witte, à la fois architecte , sculpteur et peintre, tranchait du Michel-Ange à Munich. Si vous voulez savoir ce que je pense de son talent , je vous dirai qu'il me semble bien être le fils de sa patrie ; c'est un Flamand qui a vu l'Italie sans pouvoir y oublier la Flandre.

Dans la cour de la grotte on trouve quelques restes assez curieux de ces rocailles et de ces coquillages qui ornaient les villas des sei- gneurs italiens à la fin du xvie siècle. Lenôtre les transporta plus tard à Versailles; avant lui , Candid et Maximilien les imitèrent dans le Grottenhof. Mais c'est surtout dans le Hof-Garten (le jardin de la cour), que ces deux illustres collaborateurs avaient réalisé l'image de leur belle Italie. Ce jardin s'étend au nord , entre le palais et le jar- din anglais. s'épanouissait autrefois tout le luxe d'une villa ro- maine; de vastes allées divisaient le plan en quatre grandes parties, qui elles-mêmes se subdivisaient en élégantes platebandes; elles étaient bordées de haies de buis et d'arbres nains ; des statues en ai- rain doré brillaient parmi les fleurs et sous le feuillage. Des jets d'eaux lançaient leurs fusées de cristal vers le ciel. Au milieu s'élevait un temple à fontaine , sur la coupole duquel la statue en bronze de la Bavière admirait ces conquêtes italiennes enchaînées à ses pieds. Vers le levant , on avait creusé le bassin d'un étang ; une chaussée , coupée par un pont , conduisait à une petite île s'élevaient deux pavillons de verdure. Des cygnes nageaient dans l'étang, à l'ombre des orangers, des lauriers et des aloès, et sous l'abondante rosée que cent vingt-huit fontaines y répandaient sans cesse. Aujourd'hui, à la place de l'étang, il y a une grande caserne ; à la place des platebandes, une forêt de châtaigniers. Mais lorsque les eaux et les lauriers ont disparu , l'Italie est encore restée maîtresse de cette terre elle avait posé le pied.

Les modifications nombreuses qui ont été faites dans l'intérieur n'ont guère laissé de trace des distributions ordonnées par Maximi- lien. Une seule partie de l'édifice a conservé la destination que l'é- lecteur lui avait assignée. Il est vrai qu'elle est petite; mais elle renferme elle seule plus de trésors qu'il n'y en a dans le reste du palais et dans la ville entière. En 1607, Maximilien fonda , à la hauteur des tribunes de l'ancienne chapelle de la cour, un petit oratoire il prodigua à Dieu et aux saints les bijoux dont se parent les femmes

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et les rois. C'est ce qu'on appelle ici la riche chapelle. Maître Candid a peint sur la porte une Madonne fort agréablement laide. Les papes avaient couvert de marbre et d'or les murs de Saint-Pierre et de Sainte-Marie-Majeurc; l'électeur voulut couvrir de diamans les murs de son oratoire.

Cette miniature de chapelle n'est éclairée que par deux croisées; son plafond, qui est tout en lapis-lazuli , est percé d'une miniature de lanterne; le pavé est formé des marbres antiques les plus précieux; les murailles sont ornées de mosaïques en pierre dure de Florence , imitant les plus fines peintures. Mais on ne voit percer que quelques parties de cette précieuse décoration qui est toute cachée sous un amas d'incalculables richesses. Le grand autel du fond est tout en argent; à chacun de ses côtés, au-dessus de deux petits autels acces- soires, s'élèvent de grands tableaux d'ébène dont les compartimens renferment des os de tous les saints de l'année , incrustés dans des pierreries de toutes les façons; c'est un calendrier de diamans. Puis, adroite et à gauche, sont des armoires, des buffets, des vitrines dans lesquels on montre des trésors de bijouterie et d'orfèvrerie , évalués à plusieurs millions. Ce sont de petits autels en or et en pier- reries, des crucifix en pierreries, des calices en pierreries, des reli- quaires couverts de pierreries, des mitres brodées de pierreries, des ciselures faites avec des pierreries , des émaux garnis de pierre- ries, des rosaires en pierreries, des miniatures de cathédrales toujours en or et en pierreries. Ce n'est qu'un tissu dont l'or est la chaîne et dont la trame est faite avec des perles , avec des émeraudes , avec des diamans, avec des saphyrs, avec des améthystes. On attribue quel- ques-unes de ces joailleries à Benvenuto Cellini; on montre aussi un petit tableau , peint sur émail , d'une finesse imperceptible , qui décorait , assure-t-on , l'autel intérieur de Marie Stuart. Tous ces ob- jets sont des dons de la maison de Bavière. J'ai vu bien des larmes à soulager dans tout ce faste inutile. Que fait à Dieu l'attirail de votre pompe mondaine? Ne s'est-il pas préparé son immortelle pa- rure de ses propres mains? L'abîme n'est-il pas son marche-pied? Son trône n'est-il pas au-dessus des nues? Ne s'enveloppe-t-il pas de la lumière comme d'un manteau éblouissant? N'a-t-il pas donné à garder à la Nuit son étincelante couronne d'étoiles? L'électeur Maxi- milien traitait Dieu comme les princes ses voisins ; il pensait sur- prendre sa faveur par des présens, et il voulait se ménager son alliance pour le jour des partages éternels.

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V. I/Einpereiir Charles VII. Son Appartement.

Passons à un autre siècle, à un autre prince , à d'autres monumens. Descendons de la guerre de trente ans à une guerre moins héroïque, de l'électeur Maximilien à l'empereur Charles VII. A mesure que la maison d'Autriche s'affaissait sous les coups lents et sûrs de la politique française, la Bavière se détachait peu à peu de son alliance, comme si elle eût craint d'être entraînée dans sa ruine, qui semblait inévitable et prochaine. La France , de son côté , avait tout intérêt à ménager cet état, par lequel elle pouvait frapper l'Autriche d'une manière prompte et facile. Ferdinand-Marie, fils de l'électeur Maximilien, maria sa fille au grand dauphin , le fils aîné de Louis XIV. Après lui , Maximilien-Emmanuel se rangea du parti de la France , dans la fa- meuse guerre de la succession d'Espagne; la France l'en récompensa en donnant l'empire d'Allemagne à son fils, l'électeur Charles-Albert , qui est connu dans l'histoire sous le nom de l'empereur Charles VIL

Ce prince avait épousé la fille de l'empereur Joseph Ier ; bien qu'il eût renoncé aux droits que cette alliance lui donnait sur les états hé- réditaires d'Autriche, il voulut les faire valoir après la mort de l'em- pereur Charles VI, qui n'avait laissé que Marie-Thérèse pour lui suc- céder. On crut en France que le temps était venu d'écraser la maison d'Autriche en Allemagne, comme on l'avait chassée d'Espagne au commencement du siècle. Par malheur, le pouvoir était encore aux mains du cardinal Fleury qui , par ses temporisations et ses parci- monies, coupait l'aile à toutes les idées hardies, à toutes les entre- prises hasardeuses. Ses répugnances furent pourtant vaincues; et Charles-Albert entra en Bohême avec l'appui et le crédit de la France. Mais à peine avait-il été reconnu archiduc d'Autriche à Lintz, qu'il fut abandonné à sa fortune par le retour des méticulosités opiniâtres du cardinal. N'ayant plus assez de force pour marcher promptement sur Vienne et s'y faire reconnaître par un coup d'éclat décisif, il alla assiéger Prague, qu'il prit par escalade; ne pouvant mieux, il s'amusa à s'y faire couronner roi de Bohême. Le maréchal de Saxe lui ayant fait compliment sur sa royauté : « Oui , dit-il, je suis roi de Bohême, comme vous êtes duc de Courlande. » L'événement prouva qu'il disait vrai. Marie-Thérèse, secondée par les Hongrois et par son gé- nie , l'obligea bientôt à défendre ses propres états.

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A cette époque , le maréchal de Saxe et le maréchal de Belle-Isle, qui était petit-fils de Fouquet, menaient les affaires de France en Allemagne. Le premier ne put rien faire de décisif dans les états autrichiens; mais le second réussit à la diète de Francfort , qui déféra la couronne impériale à son protégé. Cette suprême dignité ne fut pour Charles VII qu'une source de malheurs. Chassé trois fois de Bavière, il n'y rentra, à la fin de l'année 1744, que pour y mourir quelques mois après. Si peu de temps qu'il ait séjourné à Munich , il s'y fit décorer un appartement magnifique, dont la richesse annon- cerait plus de bonheur. Lorsque Belle-Isle revint en France, après s'être immortalisé par la retraite de Prague, il y amena le comte de Saint-Germain , qui impatronisa à Paris l'illuminisme allemand ; par compensation , Charles VII monta son palais de Munich dans le der- nier goût de France. C'est ainsi que les nations font de continuels échanges.

Figurez-vous donc qu'au premier étage du palais de l'électeur Maxi- milien , on conserve avec soin le grand appartement de l'empereur Charles VII; il est tout rayonnant encore de ses pompes inouies, et ravissant de mauvais goût. Assurément Mme de Pompadour, qui commençait à régner vers ce temps-là , n'a jamais rêvé pour Louis XV un plus bel appartement ; et Versailles ayant été dévasté par la révo- lution , je ne sache pas qu'il y ait nulle part, sur l'existence des princes du xvme siècle , un renseignement plus complet et plus éclatant que celui-ci.

Une antichambre vous conduit dans une salle de réception ; et celle-ci dans une salle d'audience. Les deux dernières sont ornées d'un baldaquin en velours cramoisi et d'un siège royal de la même étoffe. Les tapisseries sont des brocards magnifiques , dont le fond d'or est accablé de palmes et d'arabesques en velours rouge ; les por- tières, du même , pendent du plafond jusqu'à terre. Si on les écarte , elles laissent voir, dans le panneau placé au-dessus des portes, des têtes d'empereurs romains, dont la sombre couleur vénitienne s'accorde admirablement avec la teinte ardente du reste de la décoration. Au plafond, les caissons du xvie siècle ont disparu, pour faire place à des filets errans et à des fleurs d'or entrelacées, qui sont comme le sceau de l'alliance de Charles VII et de Louis XV.

La grande salle d'audience a deux issues : à gauche , on entre dans la galerie verte , dessinée en forme de T ; c'est une espèce de petit musée rococo, dont les chefs-d'œuvre sont une sibylle du Dominiquin , coiffée d'un turban , et quelques-unes de ces têtes de

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Carlo Dolce, que vous n'avez jamais pu souffrir et qui dépassa, au xviic siècle , l'afféterie du xvme. Toutes ces théâtrales fadeurs sont encadrées dans des tentures de damas vert à si grand ramage , dans des glaces à baguettes si chargées de fleurs , dans des consoles si parées de guirlandes et de griffes , et enfin , dans un lieu si bizarre- ment coupé , que je ne pense pas qu'on puisse rien voir dans ce genre de plus extravagant et de plus historique.

Mais je fus bien étonné , lorsqu'après avoir retraversé la salle d'au- dience , j'entrai dans la salle à coucher de l'empereur. Derrière une balustrade qui imite de son mieux celle des rois de France , s'élève un lit plus somptueux que tous ceux dans lesquels Louis XIV lui- même a jamais couché. Les rideaux seuls , qui ont une réputation européenne , contiennent de l'or pour une valeur de huit cent mille florins , ce qui fait plus de dix-sept cent mille francs de notre mon- naie ; ils sont si épais qu'ils forment une véritable cloison d'or mat autour du lit qui est immense, et couvert de la même façon. Oh ! la triste magnificence ! Si elle pouvait inspirer un sentiment à l'hôte impérial qui dormait à son ombre , c'était sans doute la crainte de voir un clou se détacher de cette machine , et d'être enseveli sous le poids de ses pompeuses murailles. Les reliefs, hauts et serrés, de ce morne tissu, lui donnent l'aspect d'un grand bosselage architectural ; mais il me serait difficile de vous dire quel dessin ils figurent. On n'y lit pas l'histoire de Avenus , comme sur la courte- pointe que Dobel avait faite pour la jeune saison du grand roi. Ce qui est brodé sur ce lit , ce ne sont plus des mythologies transpa- rentes , ni des fleurs, ni des palmes , ni des lignes qui rappellent en rien la nature; c'est le xvme siècle, cette convention suprême, qui s'y est moulé lui-même , en y traçant quelque chose d'incréé qui ressemble de loin à des faisceaux de sceptres. Les tentures et les portières, sans être aussi riches, reproduisent des ornemens analo- gues; l'or y est plus abondant, et le dessin plus chargé que dans les autres pièces. Dans cette grande salle il y a de petits meubles de bois jaunissant , couverts d'incrustations roses , et encore tout parfumés d'ambre; la cheminée est ornée d'une magnifique pendule de Boule, qu'accompagnent deux grosses chimères en céladon d'un prix ines- timable.

De la chambre à coucher on passe dans le cabinet des miroirs qui est la merveille du lieu. Les murs sont couverts de glaces de Venise, mais non pas de ces vastes morceaux de verre que notre époque prise à raison de leur énormité. Le xvmc siècle , à qui il fallait de la

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place pour jeter toujours des ornemens à pleines mains, ne s'en fût pas accommodé. Aussi a-t-il eu soin de ne laisser entrer ici que de petits miroirs à travers lesquels il a fait pousser, depuis le sol jus- qu'au plafond , une foret de tiges d'or, qui s'épanouissent dans toute leur longueur, en une multitude de girandoles. Sur chacune de ces mille consoles légères , une porcelaine se mire dans une glace ; les vases de la Chine , tout barriolés de bleu et de vert , les charmantes figures de Saxe, qu'on croirait dorées par un beau soleil couchant, viennent comme les fleurs de tous ces riches arbustes qui s'entre- lacent sur les miroirs. Aux angles sont placés de grands candéla- bres d'or; et, çà et là, des sièges en satin blanc rayé de rouge. Au plafond est suspendu un lustre en ivoire , que Maximilien III a sculpté de ses électorales mains.

Ce boudoir conduit à un boudoir plus petit encore; dans celui-ci, des miniatures alternent sur les murs avec les miroirs et les tiges d'or. La touche mignarde et les légères couleurs de ces petites com- positions , font l'effet le plus singulier au milieu de leur riche enca- drement; on croirait assister à quelque ballet de Lamothe, et voir des bergères en rubans roses danser au milieu de l'éclat flamboyant des lustres .et des toilettes. Dans le nombre de ces ouvrages , se trouve pourtant une aquarelle précieuse d'Albrecht Duerer, repré- sentant saint Jérôme. ce grand homme s'est-il égaré? Le plafond est orné d'un lustre en ivoire plus beau et plus travaillé que celui du cabinet précédent; il est l'œuvre du grand-électeur Maximilien Ier. Je ne sache pas que dans cet appartement on conserve rien du grand Candid. Je ne vous conduirai pas dans d'autres appartemens l'on voit l'histoire de Bavière mise par lui en tapisseries ; je ne veux pas non plus vous faire descendre dans la chambre du trésor qui garde au milieu de pierreries profanes, et à côté d'une statuette de saint George, tout or, agate, jaspe, rubis et émeraude, la couronne, le sceptre et le globe de ce malheureux empereur Charles VIL Voilà assez de richesses entassées et décrites; vous savez maintenant ce que le luxe des princes peut ôter au nécessaire des peuples ; vous sa- vez le passé du palais des souverains de la Bavière ; vous avez vu l'I- talie et la France y régner tour à tour en maîtresses. Il est temps de vous faire connaître ce que l'art a produit de nos jours pour cette demeure , et si l'esprit national , enfin éveillé , n'a pas fait quelque réaction puissante et salutaire contre l'invasion du goût étranger.

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VI. lie Roi jTIaximilieii-JFosepli. lie Théâtre.

Avant de décrire les transformations plus récentes que le palais de l'électeur Maximilien a subies, il faut que je vous parle d'un homme qui est la cause première de ce qui se fait aujourd'hui à Munich.

C'était un gentilhomme, comme il y en a tant en Allemagne, allié aux plus grandes familles, mais réduit à une assez mince fortune par suite de ces morcellemens infinis qui font de l'histoire allemande un dédale inextricable. Il était issu de l'une des branches les plus éloi- gnées de la maison de Bavière ; son frère aîné était duc de Deux- Ponts. Pour lui , il n'avait en naissant d'autre perspective que de devenir la souche d'une nouvelle branche qu'on aurait reléguée dans un petit apanage, et d'être le chef de la maison Bischweiler-Deux- Ponts-Birckenfeld. Mais, jeune encore, et ne voulant pas s'ensevelir dans la médiocrité de son sort, il vint prendre du service en France, et reçut de Louis XVI le commandement du régiment d'Alsace. La révolution ayant éclaté dans ces conjonctures, il quitta l'armée il ne pouvait plus garder les sermens qu'il avait faits au roi. Aidé par un soldat, qu'il revit plus tard général à Munich, il repassa le Bhin, et retomba, de l'autre côté du fleuve, dans l'obscurité d'où il avait espéré sortir. Mais son frère mourut en 1795 ; et le colonel français devint duc de Deux-Ponts. Mais Charles-Théodore, électeur palatin et duc de Bavière, mourut en 1799; et le duc de Deux-Ponts devint duc de Bavière. Mais Napoléon, qui aspirait à régner au-delà du Bhin, non plus comme Bichelieu, mais comme Charlemagne, déclara, en 1805, une guerre mortelle à l'Autriche; et le duc de Bavière, étant entré dans son alliance, devint, la même année, roi de Bavière.

Ce n'était pas la première fois, depuis la guerre de trente ans, que la Bavière s'était rangée du parti de la France. Mais le roi Maximilien- Joseph eût été homme à prendre l'initiative de cette politique intel- ligente, s'il n'en avait pas trouvé l'exemple dans sa maison. C'était un prince philosophe, ami des arts et des lettres, qui avait les yeux tournés vers l'avenir et qui a éclairé l'esprit de sa nation. Il était simple dans ses goûts; on dit que, se promenant seul au milieu des rues nouvelles qu'il faisait bâtir, s'il voyait un étranger, il l'accostait, et avec sa voix brusque et familière, lui demandait ce qu'il pensait de Munich. Il aimait vraiment le peuple qu'il s'est efforcé, pendant

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tout son règne, d'affranchir de la servitude des moines et des nobles; sa bonté a laissé des souvenirs qu'on se plaît à raconter.

Maximilien-Joseph pensait beaucoup plus à embellir sa capitale qu'à agrandir son palais. C'est lui qui avait tracé le plan primitif du faubourg qui est devenu une ville nouvelle; il lui avait donné la direc- tion du couchant, comme s'il eût voulu orner la route qui conduisait chez ses nouveaux alliés et qui allait de son palais à celui des Tuile- ries. Pendant qu'il étendait ainsi l'enceinte de Munich, il faisait par- tager en deux étages la plus haute salle de la résidence, prenait le plus élevé pour lui et donnait l'autre à la reine sa femme. Durant toute sa vie, il se contenta de ce modeste appartement son lit et son secrétaire sont encore à leur place. Cependant il lit dans le palais deux changemens notables qui vous donneront une idée de son esprit et de son administration.

Le catholicisme des Bavarois a toujours été violent. Au xvne siècle, l'électeur Maximilien imposa la conversion à tous ceux de ses sujets qui avaient embrassé la réforme. Lorsque les soldats de Gustave- Adolphe arrivèrent à Munich , ils y furent reçus comme les serviteurs de l'antechrist; et s'ils s'écartaient en petit nombre, ils étaient mas- sacrés avec d'affreux raffinemensde barbarie, par une population que les prédicateurs avaient exaltée. Ce ne fut qu'à la fin du xvme siècle que les protestans bavarois purent enterrer leurs morts sans combats et sans scandale. Mais les vivans étaient moins favorisés, ils ne pou- vaient avoir de culte public, et éprouvaient toutes les injustices que la force fait subir aux minorités opprimées. Maximilien-Joseph avait épousé une protestante, et sa tolérance naturelle le portait encore à protéger la religion de la reine ; mais tout son pouvoir échouait contre les préjugés d'un pays dont les jésuites avaient fait l'éducation ; il demanda aux bourgeois de Munich de bâtir une chapelle pour les réformés; les bourgeois n'y voulurent point consentir. Ce fut dans son propre palais que le roi donna asile aux protestans ; il y fit dis- poser une salle pour les exercices de leur culte , et un logement pour leur ministre. Il ne les oublia point dans la constitution qu'il donna à la Bavière, en 1818, et qui prévint l'esprit général du pays; il y stipula l'égalité des droits pour toutes les croyances religieuses.

A l'angle sud-est du palais s'élevait autrefois un respectable cou- vent de moines, peut-être celui qui a donné son nom à la ville; à en juger d'après le plan des constructions actuelles , je pense même que ce couvent communiquait avec l'intérieur du palais, auquel il donnait, de ce côté, un air de ressemblance avec l'Escurial. Maxi-

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milien-Joseph trouvait ces voisins incommodes; il fit démolir leur demeure. C'était la conséquence de la proscription qu'il avait lancée contre les ordres mendians, contre les ermites, contre l'opulence du haut clergé , et les superstitions du clergé inférieur. Mais savez- vous bien ce qu'il eut l'audace de faire construire sur les ruines de ce couvent? Un théâtre. 11 faut vivre dans l'atmosphère dévote de Munich, pour comprendre quel scandale causa cette maison des folies humaines qui s'élevait à la place de la maison de Dieu. Le théâtre fut néanmoins achevé; il était très beau; on y avait appelé d'excellens acteurs, on y monta toutes les nouveautés dramatiques et musicales du génie allemand qui était alors en sa pleine fécondité; mais personne n'y voulut venir, et la loge du roi était seule remplie tous les soirs. On lit plus , on prédit qu'il arriverait malheur à ce lieu d'impiété fondé sur une profanation. Et ce qu'il y a de plus violent , c'est que le malheur arriva. En 1823, le feu prit au théâtre. Tout Mu- nich vint voir crouler l'officine de Satan et cria au miracle. Le roi , qui était accouru avec sa maison, criait au secours, mais personne ne répondait à sa voix; on laissait s'accomplir l'œuvre de Dieu, et on aurait cru mériter le feu éternel , si on avait jeté un seau d'eau sur celui du théâtre. Le roi lutta donc seul avec ses gens contre l'in- cendie; l'hôtelier du Cerf-d'Or, dont il a fait la fortune, détermina, sur le soir, les étrangers de sa maison à aider le roi, et le lendemain le roi vint déjeuner avec eux à la table d'hôte. Mais le théâtre était brûlé ; le roi le lit reconstruire plus vaste , plus beau , et tout sem- blable à un temple. En 1824 , avant de mourir, il eut le bonheur de le voir achevé. A l'heure je vous écris, on commence à oser écouter YOberon de Weber , et le Wallenstein de Schiller , dans cette salle ; quelques confesseurs ont eu le courage de dire que ce n'était que péché véniel.

Devant la haute colonnade du théâtre , sur la place qui porte le nom populaire de Max-Joseph , s'élève aujourd'hui la statue de ce prince. Les bourgeois de Munich en décidèrent l'érection en 182V, du vivant môme du roi. Alors la Bavière n'avait pas encore de grand sculpteur; elle eut recours à Christian Rauch, de Berlin, dont M. David a fait un buste admirable. La figure colossale du roi , en bronze florentin , repose sur un socle également en bronze, orné de reliefs ; trois grands degrés de granit forment la base du monument. Le roi est assis dans un fauteuil , et enveloppé du manteau royal ; il n'était pas facile de triompher de sa corpulence , de sa figure , qui respire plus la franchise que la majesté , et encore moins peut-être

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du parti que l'artiste avait pris pour dissimuler les désavantages de son modèle. A mon sens, c'est surtout dans les reliefs que Rauch a montré son talent. Quatre lions de bronze forment les angles du socle , qui est encore coupé par des statues symboliques en haut relief. Les compositions qui occupent les espaces intermédiaires joi- gnent, à beaucoup de naïveté , un dessin plein d'élégance; elles re- présentent , sur la face du midi , la Prospérité nouvelle que la Bavière doit à la constitution de Maximilien-.loseph; sur la face du nord, à côté du Génie de l'humanité réconciliant le catholicisme et le pro- testantisme , les Arts commençant à renaître. Les figures de cette dernière partie sont historiques ; ce sont les portraits de l'architecte Léon de Klenze et du peintre Cornélius, les deux premiers Allemands qui aient enfin paré la terre natale de cet ornement des arts que Munich avait jusqu'alors demandé à des mains étrangères. Mais les noms et les œuvres de ces artistes se rattachent plus spécialement à l'influence de l'héritier de Maximilien-Joseph.

VIL £ie Roi Eioieis. Constructions récentes du Palais.

Il n'y a pas de château qui n'ait son spectre ; et , comme vous pensez bien , ce n'est pas en Allemagne que cette règle souffrirait d'exception. Dans cette mystérieuse patrie des Elfes et des Walkyries, l'imagination a, de tous temps, peuplé l'espace de fantômes. Lorsque la foi naïve des premières époques s'est retirée d'eux, la poésie, cette dernière superstition des nations civilisées, a prolongé ici leur vaporeux empire. La philosophie, qui n'a eu nulle part un dévelop- pement plus complet et plus profond , a aussi combattu pour eux à son insu. En rattachant au monde invisible de l'ame et de l'infini tous les phénomènes de la vie matérielle , elle a tourné les intelli- gences vers des réalités supérieures à celles que le regard peut at- teindre. Si le spiritualisme n'est pas le dernier mot de l'humanité , il est du moins son plus glorieux effort; et c'est le spiritualisme qui a produit les contes des fées.

Comme tous les châteaux du monde , et surtout d'Allemagne , la résidence royale de Munich a son fantôme. En montant l'escalier de l'empereur, à l'entrée d'un vaste corridor blanc , le voilà qui se dresse devant vous, avec sa figure pâle, sa grande robe noire à paniers, et ses petites coiffes de blonde tombant sur sa chevelure poudrée. Ce

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fantôme s'appelait , de son vivant , Marie-Anne de Saxe. Fille de Fré- déric-Auguste, roi de Pologne et électeur de Saxe , elle avait épousé, en 1747, le fils et l'héritier de l'empereur Charles VII; elle ne lui donna point d'enfans. Aussi, après la mort de son mari, la Bavière tomba dans les mains de l'électeur palatin Charles-Théodore, lequel la transmit, comme je vous ai dit, à la branche de Deux-Ponts. C'est sans doute pour expier la faute d'avoir laissé interrompre la ligne directe des électeurs bavarois que cette malheureuse princesse a été condamnée à errer éternellement dans leur palais.

Je me figure que si , en effet , la pâle électrice a la faculté de des- cendre tous les soirs du grand cadre dans lequel un peintre l'empri- sonna au dernier siècle, elle ne doit pas être peu étonnée des chan- gemens qui sont survenus dans sa demeure. Tout fantôme qu'elle est , elle doit s'égarer elle-même dans cet assemblage de construc- tions que le roi Louis a ajoutées au palais de ses prédécesseurs, et dans la multitude chaque jour croissante des appartemens qu'il y fait décorer. Au midi , au nord , à l'est, la résidence de l'électeur Maxi- milien est aujourd'hui enfermée dans un vaste développement d'ailes toutes neuves. La façade du couchant, qui a été seule conservée, est comprise elle-même dans le retour des grandes bâtisses qui couvrent les autres faces. Lorsque le roi eut résolu de se faire construire un palais, M. de Klenze lui conseilla de l'élever sur un terrain vierge , l'on ne serait pas gêné par le respect des anciens édifices. Le roi répondit , comme Louis XIV avait fait à Versailles , qu'il ne voulait pas détacher son monument de celui de ses ancêtres. Ces paroles peignent l'esprit de ce prince.

Peut-être avez-vous vu la gravure du portrait que M. Stieler a fait du roi de Bavière. Sous le grand manteau d'hermine on sent une organisation nerveuse; la main frappe le sceptre d'un mouvement hardi; sur la tête, maigre et fière, on est tout étonné de trouver, en ce temps débonnaire, quelque chose qui rappelle l'audace de ces vieux chefs allemands qui précipitèrent le Nord sur l'empire romain. Le roi n'a point toujours une expression si haute; mais alors même qu'il ne pose point pour ses peintres , son visage mobile porte l'em- preinte d'une nature passionnée. A quoi cette ardeur pouvait-elle se prendre? Elle s'est d'abord jetée sur les arts; mais les arts ne sont qu'une forme de la pensée humaine. Poussé par l'inquiétude de ses in- stincts, le roi s'est déclaré le protecteur zélé du mouvement qui, de- puis trente ans, ramène l'Allemagne du midi vers les traditions poli- tiques et religieuses du passé.

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Je vous ai dit que, dans la vie de l'électeur Maximilien Ier, il y avait deux parts, l'une pleine d'un dévouement chevaleresque pour le ca- tholicisme et pour la politique de la maison d'Autriche ; l'autre , au contraire , occupée par les négociations les plus intelligentes et par une habile adhésion aux vues de la diplomatie française. Ses succes- seurs immédiats imitèrent de préférence cette seconde partie de son exemple, qui les a conduits, dans le commencement du siècle , au comble de leur grandeur. Seul de sa race , le roi actuel a revendiqué la première partie de l'héritage de Maximilien , celle qui avait été désertée par ses devanciers.

Tous les peuples de l'Europe vivent sous le coup d'une réaction ; c'est de l'Allemagne méridionale qu'elle est partie. Faut-il s'étonner qu'elle s'y fasse sentir plus vivement que partout ailleurs? En 1813, l'empereur d'Autriche vint en personne séduire le roi de Bavière dans ce même palais Napoléon l'avait couronné. Maximilien-Jo- seph , ne pouvant résister à l'élan universel de l'Allemagne, se rangea au nombre de nos ennemis. Mais, tout en combattant l'esprit français chez nous , il le défendit chez lui avec opiniâtreté ; pour l'y mainte- nir, il lutta continuellement contre le saint-siége , contre l'archevê- que de Munich, et enfin, le croiriez-vous? contre ses ministres et ses ambassadeurs eux-mêmes, dont il fut plus d'une fois obligé de démentir les transactions. L'antique génie de la nation , contrarié par lui , a trouvé des dédommagemens dans son successeur. Le roi Louis s'est formé sous l'impression de toutes les circonstances et de toutes les idées qui ont changé , en 1814 , la face de l'Europe. Et s'il était vrai que son amour-propre eût été déjà froissé dans les rangs de l'armée française par l'impérieuse volonté de Napoléon et par les rivalités de ses généraux , on s'expliquerait encore plus aisément qu'il se soit fait l'instrument d'un système en faveur duquel conspiraient tous les préjugés de sa nation.

Les goûts de l'artiste sont venus se joindre aux sentimens du prince. Ps'avons-nous pas vu les arts fouiller la tombe du moyen-âge, et parer son cadavre des couleurs de la poésie? La France s'est amu- sée un instant de cette résurrection des formes gothiques , dont son génie est trop éloigné pour qu'elle puisse les redouter. Mais, tandis que le moyen-âge nous servait ici à varier un peu la mode de nos fauteuils et de nos tabourets, au-delà du Rhin on se servait de son fantôme pour imposer aux esprits des opinions dont le retour est chez nous impossible. En cherchant, dans cette sépulture rouverte, les débris de l'art chrétien , le roi Louis y a retrouvé les traces de la po-

TOME I. JANVIER. 7

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litiquc catholique de ses ancêtres; et, après les avoir adorées, il a délibéré de les suivre.

Ce n'est donc plus le système de Max-Joseph qui règne à Munich. Les couvens que ce prince avait détruits se relèvent petit à petit, malgré les réclamations de la chambre des députés qui voudrait écar- ter du budget cet article ruineux. On a fait repeindre sur les armoi- ries de la capitale les moines qui en avaient été effacés. La dévotion qui reprend sur cette terre, accoutumée à l'engraisser, n'empêche pas la corruption de s'y accroître aussi ; comme dans tous les pays catholiques, la licence des mœurs est en rapport avec la superstition. Tandis que, d'une main, on ouvre la porte aux croyances et aux dé- bordemens de l'Italie, de l'autre on signe un pacte d'étroite alliance avec ce czar qui a profité des léthargies de l'Autriche pour se mettre à la tête de l'absolutisme européen, et qui, traversant dans tous les sens les états d'Allemagne, s'en vient rendre visite à leurs princes et leur donner son mot d'ordre comme s'ils étaient déjà ses vassaux. A l'heure qu'il est, la Russie joue en Allemagne le rôle que la France y remplissait au dernier siècle. Saint-Pétersbourg et Rome composent toute la formule politique de la Ravière.

La politique et l'art vivent ici dans les plus intimes rapports; aussi vous ai-je toujours parlé de l'une et de l'autre de ces deux puissances tout ensemble ; elles s'expliquent réciproquement. Vous savez donc au profit de quelles idées travaille la nouvelle génération d'artistes qui peuple Munich. Tout s'y fait sous l'influence d'un système dia- métralement opposé à celui qui inspire chez nous les âmes éle- vées et les œuvres les plus remarquables. Je ne me suis point dissi- mulé l'hostilité profonde qu'on y nourrit contre la France; mais je n'en suis point alarmé, et j'étudie sans effroi la civilisation d'un peuple dont nous n'avons rien à craindre, et qui a tout à espérer de nous. Je me souviens que la pensée qui l'anime actuellement lui a été inspirée par nos ennemis; mais je n'oublie pas non plus que chez ses ennemis on peut rencontrer d'excellens exemples et de salutaires méditations.

Je remarque d'abord que, si la pensée qui préside au mouvement des arts en Ravière est réactionnaire , elle n'est ni intolérante ni ex- clusive. Le roi Louis, n'étant encore que prince héréditaire, a fait un assez long séjour en Italie, et, comme l'électeur Maximilien, il s'est pris de passion pour cette terre privilégiée dont il a voulu refaire une image durable dans sa capitale. Mais ce n'est pas à une madonne qu'il a borné son imitation, comme l'électeur avait fait. S'il a été

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initié, par l'école d'Overbeck et de Cornélius, aux productions de l'art religieux du xive et du xv° siècles, il n'a négligé ni les œuvres de la re- naissance qui leur succéda, ni les monumens de l'antiquité auxquels celle-ci le conduisit. Le paganisme athénien a partagé son enthousiasme avec les inspirations de la foi romaine. Aussi fut-il l'un des premiers prin- ces de l'Europe qui secoururent les Grecs révoltés. A la même époque, il adressait à Goethe des vers qui, comme vous savez, ne sont pas les seuls qu'il ait faits ; il avait couru à Weimar pour serrer l'auteur de Faust dans ses bras, et il me semble que cette circonstance n'est point indifférente. Goethe, dans son panthéisme qui cachait le doute, s'était passionné pour toutes les époques de l'histoire humaine ; il avait pris tour à tour le costume de Gœtz, d'Iphigénie et de Cla- vijo. Tout ce qui s'accomplit à Munich a plus d'un rapport secret et significatif avec les productions de cet esprit vaste et incertain.

Considérez le palais que M. de Klenze a bâti pour le roi ; en jetant seulement un regard sur l'extérieur, vous vous ferez une idée de la facilité avec laquelle l'art revêt ici des formes diverses. Au midi, sur la place de Max-Joseph, s'élève une belle façade de style florentin. Rien ne put être obstacle à cette imitation du palais Pitti ; si Bru- nelleschi avait à sa disposition les blocs énormes des carrières de l'Étrurie , et si M. de Klenze n'avait que des briques à son service , peu importait. Le roi voulait entourer sa royauté d'une de ces fortes cuirasses de pierre , derrière lesquelles les seigneurs florentins du moyen-âge mettaient leurs richesses en sûreté ; il est vrai que cet aspect de château-fort qu'avaient les maisons princières du xve siècle convient assez à l'attitude que les monarchies conservent encore. Du reste, vrais ou feints, ce sont bien les bossages toscans; et, ici, comme dans la résidence des grands-ducs de Florence, la façade prolongée porte , au-dessus de son premier étage , une sorte d'attique qui oc- cupe la moitié de l'étendue totale de la ligne. Au luxe et au rap- prochement des grandes fenêtres romaines du premier étage , on juge qu'elles donnent le jour aux appartemens du roi et de la reine ; la forme du second étage, qui est flanqué de terrasses à droite et à gauche, indique aussi suffisamment qu'il est destiné aux fêtes de la cour. Remarquez que ceci , c'est le côté du moyen-âge.

La façade du nord , lorsqu'elle sera terminée , aura presque deux fois la longueur de la façade du midi ; elle présente un tout autre aspect. Ici c'est la ligne simple de l'antiquité, rehaussée par les pompes de la renaissance. Au centre s'élève , sur un portique avancé, un grand balcon qui porte lui-même une colonnade , et qui est l'ac-

7.

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compagnement et la traduction extérieure de la salle du trône ; sur la corniche qui unit les colonnes , sont placées huit statues qui repré- sentent les huit cercles de la Bavière. Voilà le côté païen du palais.

Vous connaissez la façade du couchant , elle est composée de l'an- cienne façade de la résidence de l'électeur Maximilien et du retour des deux faces nouvelles. A l'orient, le palais est aussi isolé; de ce côté, il a jeté, à des époques différentes, une multitude d'éperons dépareillés que l'exécution des plans de M. de Klenze redressera. pourtant s'élève déjà et domine la nouvelle chapelle de la cour, chef- d'œuvre d'art et de magnificence, la peinture et l'architecture ont fait des merveilles et qui est, sans contredit, le bijou le plus précieux de Munich. Ne pensez pas que cette chapelle ait songé à prendre la livrée des autres parties du monument ; elle est de ce haut style byzantin , forme transitoire jetée par l'orient entre l'anti- quité et le moyen-àge, et vers laquelle remontent aujourd'hui les adorations des enthousiastes qui ne trouvent plus assez de mystère au culte des œuvres du xive et du xve siècles.

Il n'y a rien de semblable chez nous, dans aucun genre. Aucune des écoles qui se partagent les suffrages de la France n'oserait se permettre une semblable témérité. Le romantisme lui-même , tout en réclamant la liberté, a écrit sur sa bannière des édits irrévoca- bles de proscription. Aujourd'hui encore, bien que la fureur de ces premières déclarations de guerre soit singulièrement attiédie, les artistes qui en ont été témoins en sont restés frappés comme de stupeur et se sont interdit la plus grande partie des formes données ou possibles. A en juger d'après nos expositions de peinture, ou d'après la mode de nos décorations intérieures , on dirait que ce n'est qu'à partir du règne de François I" et jusqu'à la fin de celui de Louis XIII, que l'humanité a été digne d'attention et de mémoire. Cette monoto- nie est non-seulement la plus insipide de toutes les punitions qu'on puisse infliger à un honnête homme, mais encore la barbarie la plus épouvantable que je connaisse. Au dernier siècle, on s'écriait : Qui nous délivrera des Grecs et des Romains? Et on avait sans doute rai- son. Depuis on s'est écrié bien souvent : Qui nous délivrera du moyen- Age et de la renaissance? Et je pense qu'on n'avait pas entièrement tort. Le mal profond de notre nation , c'est de n'avoir jamais su lier deux idées ensemble; nous nous jetons avec fureur et tout entiers sur une pensée; nous proclamons qu'en elle seule est la vérité ab- solue et le goût parfait; nous ne voulons plus voir que sa forme, nous bannissons toutes les autres. Ma;s bientôt la vérité et le goût se

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vengent ; nous périssons d'ennui dans les bornes que nous nous sommes données ; nous les brisons alors sans nous souvenir des plai- sirs que nous leur devons; et, tout en croyant reprendre notre liberté, nous nous forgeons de nouvelles chaînes que nous romprons encore demain. Si j'écrivais la langue du dernier siècle , je vous dirais que c'est parce que nous sommes trop fidèles que nous devenons inconstans.

M. Heine est allé chercher en France ce qui manque à l'Allema- gne; et, quoique je le croie sincèrement dévoué à sa patrie, il a eu l'air quelquefois de la sacrifier à la nôtre. Je pense qu'on pourrait venir de même chercher au-delà du Rhin des qualités précieuses que nous ne possédons pas; mais qui aimera assez la France pour oser lui dire qu'elle ne réunit point toutes les perfections imaginables? Ce- pendant, si l'esprit allemand a moins de vivacité et de force que le nôtre, il a plus d'étendue et de profondeur. Dans cette capitale de la Bavière, dominée , comme je vous l'ai dit , par la politique et par la religion du passé , les arts professent une tolérance plus universelle que chez nous; ils ne rejettent absolument aucune forme, aucun temps; et , donnante leurs croyances l'ampleur de l'esprit humain lui-môme, ils se gardent bien de nier, en leur nom , aucune des manifestations de l'histoire. Ils les appellent toutes au contraire avec un enthou- siasme intelligent ; et , pour accroître le faisceau des gloires humaines , ils associent l'antiquité au moyen-âge , et mêlent ensemble les grandes traditions.

Cependant , que fait-on à Paris ? on n'y sait plus composer de drames qu'avec le petit manteau de la renaissance ; et d'honnêtes ar- chitectes, chargés d'agrandir l'Hôtel-de-Ville, en dessinent les quatre façades sur le même plan, appliquant ainsi aux productions du moyen- âge une routine qu'ils ne sauraient appuyer sur aucun exemple de la saine antiquité. Grand Dieu ! que diraient ces gens-là du palais du roi de Bavière? Pour moi, qui crois que l'architecture est une lan- gue à laquelle il n'est pas plus permis qu'à toute autre d'être en- nuyeuse, je leur demanderai ce qu'ils penseraient d'un poète qui ferait imprimer quatre fois le même chant dans un même volume. Le palais du roi Louis est comme un livre dont les quatre parties , composées dans quatre siècles différens, embrassent l'histoire de l'art et du monde. J'y vois cependant deux choses graves à repren- dre, que j'approfondirai une autre fois, c'est qu'il y est question de tout, hormis de la Bavière, et qu'il a été écrit en italien dans un pays l'on parle le deutsch spraehe.

H. FORTOUL.

PSYCHOLOGIE DU RÊVE.

PREMIERE PARTIE.

Non omnis moriar. Horace.

A l'entrée du port de Plymouth est un rocher fameux par ses nau- frages. La basse mer le laisse nu , la haute le couvre. Winstanley en- treprit d'y construire à ses frais un fanal qui demandait une masse de bâtimens de la plus inébranlable solidité. Le public ne croyait pas au succès de l'entreprise ; AVinstanley triompha. Un jour, on vit son fanal dominer ironiquement la mer. L'architecte souhaitait même, en quelque façon , une tempête extraordinaire qui mît à l'épreuve la force du monument. Elle parut enfin , cette tempête; à son approche, Winstanley alla , plein de confiance , la braver sur le môle qu'il avait bâti.... L'œuvre et l'ouvrier périrent!

Le secret de l'ame humaine est un roc inébranlable que les méta- physiciens, ne pouvant le sonder à leur aise, ont entrepris de cou- ronner par la physiologie , comme d'un bastion d'où il leur serait facile de tirer à bout portant sur la crédulité publique. Locke, Bacon, Cabanis, Condillac , Maupertuis, Broussais, élevèrent glorieusement leur fanal. Il en résulta une dévastation affreuse dans les sentimens instinctifs, traditionnellement confiés par la providence à notre cœur,

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et dont le culte faisait tout le soulagement moral de l'homme sur la terre. Le plus antique, le plus sublime, le plus consolateur, le plus utile même de ces sentimens était notre foi dans certaines destinées futures, noble préoccupation qui donnait à la pensée un but en harmonie avec ses goûts. Eh bien! ce sentiment essentiel ne fut pas mieux respecté que les autres. Le secret de l'ame humaine, perdant ainsi peu à peu tous les dehors vénérés qui le recommandaient jadis au vulgaire, demeura seul, mais constamment insondable, entre les mains de la physiologie qui se fit une base du roc isolé qu'elle dés- espérait de fendre. Il demeura, comme le Prométhée de Byron, avec

A silent suffering and intense,

The rock , the vulture , and the chain !

avec une souffrance muette et profonde, le rocher, le vautour, la chaîne! La chaîne, ce fut le rideau dont Dieu cache les mystères de notre origine; le vautour, c'est la science qui analyse et qui blas- phème. Or, la tempête ou la réaction n'a pas été tardive; à la voix de Kant, de Herder, de Vico et de Cousin, la mer des opinions reli- gieuses s'est violemment agitée; les idées de Platon ont reconquis leur empire , et le flot a éteint le fanal de la physiologie contempo- raine.

Il ne reste plus que des débris formidables. Si d'ailleurs le secret de l'ame humaine devient l'objet d'un nouveau duel , c'est par les phénomènes de l'exaltation mentale que devra s'engager la lutte. 11 s'est construit dans ce domaine, depuis un demi-siècle, un immense édifice; les tentatives de la physiologie y sont désormais fort peu à craindre. Pareils aux dieux infernaux de Milton, qui s'éclairaient de leurs propres ténèbres, les accidens magnétiques, par leur obscurité même, bouleversent les prévisions et les calculs de la science. Il est impossible aujourd'hui que le somnambulisme, la catalepsie, la se- conde vue, la vision, et généralement tous les paroxismes nouveaux qui paraissent se rattacher à l'influence d'un fluide ignoré, ne réus- sissent pas tôt ou tard à fonder la voie hardie par laquelle on décou- vrira la nature de l'ame. Sans doute, le résultat est fort éloigné ; mais quel progrès serait donc patiemment attendu, quelle marche serait lente, si ce n'est la recherche du principe de notre vie? Les désordres cérébraux qui nous acheminent vers ce but ont même déjà un symp- tôme commun dans une faculté de l'organisation humaine en appa- rence bien rebattue et bien triviale; nous voulons parler du rêve. C'est par les songes, considérés dans toutes les fantaisies de leur

100 REVUE DE PARIS.

existence psychologique, c'est par ce mystère quotidien du sommeil, auquel chaque homme paie à son tour un trihut , comme aux fûtes de la bonne déesse, que la source de l'ame se fera en partie connaître. Voilà pourquoi il nous est venu à l'esprit de ranimer son histoire en ce qu'elle offre de plus précieux relativement à la découverte de notre berceau céleste.

Qui n'a pas goûté, en songe, le plaisir de plonger dans les entrailles de l'Océan , de planer voluptueusement dans l'air, de traverser des flammes, avec une sécurité dont les circonstances rappellent, à s'y méprendre , les vertus que l'histoire des superstitions attribue aux ondines, aux sylphes, à la salamandre? Ces génies intermédiaires, dont les poètes se sont emparés , qui ont défrayé tant de traditions et de légendes, qui ont engendré même des cérémonies religieuses et des dogmes fondamentaux, ces génies auraient-ils réellement visité la terre? Ne croyons-nous pas souvent, tandis que le sommeil paraît clouer nos membres ramassés à l'étroit matelas d'un lit , ne croyons-nous pas monter avec lenteur vers une sphère les lois de la pesanteur ne parviennent jamais ; sentir nos corps s'alléger à me- sure qu'ils montent, s'élever bientôt plus rapides, plus réduits, en quelque sorte; devenir presque impondérables et fluidij "ormes ; se confondre avec l'éther qu'ils respirent et dans lequel ils semblent passés; n'être là-haut qu'un atome vivant, qu'un corpuscule animé de la plus inappréciable substance; ou bien encore participer univer- sellement, comme si notre ame pénétrait l'ame de la nature entière, aux ondulations, aux reflux , aux épaississemens, au filtrage de cette matière subtile? Et enfin, ne croyons-nous pas, au milieu de cette dissémination omniprésente de nos esprits vitaux, monter toujours à des hauteurs si prodigieuses et avec une rapidité tellement insen- sible, que notre corps se raréfie, pour ainsi dire, comme un gaz pro- gressivement subtilisé , comme une essence qui peu à peu s'éparpille et s'atténue , et que, tout d'un coup , pareils à de faibles lampes su- bitement soufflées par des courans d'air, une brise inconnue, une force ascensionnelle, une réduction dernière nous comprime, nous ravit et nous éteint?

Quand ce lien extrême n'est pas rompu , il semble qu'un autre monde s'est ouvert , nous restons comme suspendus, nos pieds s'appesantissent, nous recommençons la vie perdue, mais d'une façon aérienne et avec les privilèges qui résultent de la transforma- tion. Nos mains y écartent sans effort les flots de créatures qui s'agi- tent sans confusion, qui se déplacent comme des ondes élastiques;

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cette foule ne nage pas, ne vole pas , et pourtant ses facultés impul- sives tiennent à la fois du poisson et de l'hirondelle. Là, pour se joindre , les êtres ne font que s'effleurer à peine; ils s'approchent sans pression, ils se retiennent sans attache, ils se séparent moins qu'ils ne se dissolvent. Là, les jouissances les plus délicates se per- pétuent sans émousser les organes; les cinq sens n'y paraissent que les tons principaux d'un clavier, dont le retentissement, par vibra- tions infinies , se communique à tous les êtres. Le mouvement d'une voiture suspendue , l'équilibre du patin en dehors, le balan- cement de l'escarpolette et le roulis de la valse peuvent seuls, au réveil, nous rendre une faible image de cette vie spiritualisée.

Tel est le phénomène dont les causes physiques ont reçu, dans les époques modernes, l'explication que la science donnait aux di- verses catégories du songe. Il nous suffira de rappeler ici les excel- lens travaux de M. Moreau (de la Sarthe) , les écrits de M.Virey, de Dugald Stewart , de Formey, de Haller, etc. Mais les médecins res- tent toujours physiologistes. Sous prétexte de ne rien accorder à l'imagination, ils accordent beaucoup trop à la matière : étudier l'homme dans un cadavre, c'est le chercher il n'est plus , de même que prétendre le scruter d'une façon abstraite, comme un esprit, c'est le chercher il n'est pas encore. Si les rêves de Cardan étaient les illusions d'un fou , il y a en revanche bien à réfléchir sur cette phrase de Pascal : un sonye constant serait égal à la réalité. Entre le matérialisme et les visionnaires se trouve nécessairement quelque chose de grave , une question nuageuse , une difficulté sainte dont la solution renferme la clé du rêve. Aussi n'examinerons-nous pas le phénomène médicalement, anatomiquement, comme une maladie du cerveau; ce qui nous serait très facile en égrugeant quelques vo- lumes de physiologie pratique. Nous voulons même ignorer com- ment il se produit au point de vue de l'hygiène, à quelles heures du sommeil, par quelle idiosyncrasie des organes, sous l'empire de quelle digestion et en vertu de quel plan incliné. Assez de plumes spéciales, de labeurs académiques, de bistouris célèbres, ont jugé ce problème en dernier ressort. Qu'il nous soit uniquement permis d'être le truchement des opinions , des épreuves, des aventures, des préjugés et des doutes de toutes les personnes qui ne savent pas la médecine, mais qui connaissent un peu l'homme; qui ne dissèquent jamais, et pourtant qui observent beaucoup. Ces gens-là forment dans le monde, au sujet du phénomène des songes, comme une rumeur qui bourdonne de plus en plus; ils citent des témoignages, rappor-

10*2 REVUE DE PARIS.

tent des autorités, soulèvent des objections, et finissent par éclater en reproches d'impuissance contre les savans. On ne saurait mieux définir leur inquiétude curieuse qu'en transcrivant ce passage d'un écrivain dont la bonne foi du moins n'est pas contestable :

« La sensation a lieu quand l'ame est atteinte , dit M. de Montlo- sier. C'est alors que l'homme peut se rendre compte de ses commu- nications. Il peut même, jusqu'à un certain point, les diminuer ou les augmenter, les restreindre ou les multiplier. Il peut ainsi voir ou regarder, toucher ou sentir, agir ou éprouver. par la volonté, le regard va au-devant des émissions lumineuses des corps; l'odorat recherche leurs émanations odorantes; la main s'avance pour s'as- surer de leurs formes. Les sens sont ainsi les avenues ordinaires par lesquelles l'ame reçoit les communications des êtres et par lesquelles elle transmet les siennes. Mais quoique nos communications avec les objets extérieurs aient une route déterminée, il ne s'ensuit pas que l'ame, ou, si l'on aime mieux, le sens intérieur, ne puisse s'en créer d'autres, ou même correspondre directement avec les objets. Les phénomènes de l'état extatique, ceux du somnambulisme, de la ca- talepsie, de certaines affections nerveuses, quelques particularités même de l'état de folie , semblent nous montrer que l'ame peut échapper à la dépendance des sens, et recevoir de la part des objets des communications directes (1). »

Ces attributs du rêve servent de base aux trois périodes de terreur si habilement répandues dans le conte fameux d'Hoffmann intitulé : le Majorât. D'abord c'est l'auteur, ou Théodore, qui raconte une vé- ritable apparition du spectre de Daniel ; nous reviendrons bientôt sur le caractère merveilleux de ce fantôme. Ensuite une scène fort ordi- naire de somnambulisme naturel, mais d'un effet terrible dans le roman, établit le nœud de la fable. Le troisième acte de ce petit drame, la mort foudroyante de Daniel, frappé d'un éclat de voix hu- maine comme par un carreau de tonnerre , est un phénomène phy- siologique depuis long-temps constaté dans la science. On admet généralement, parmi les sceptiques, la possibilité des deux derniers actes. Voici comment nous justifions le premier.

Si vous lisez la biographie d'Hoffmann par Walter Scott , vous verrez que le conteur allemand n'inventait ses fantastiques récits que dans un état hallucinatoire , particulièrement susceptible d'ex- tase. Théodore, assoupi dans la grande salle, devant le feu de la

(1) Mijstùrcs de la vie humaine, tom. I.

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cheminée gothique, entend le spectre de Daniel gratter à l'endroit de la porte murée; il entend ses pas, il entend ses plaintes: cela rentre dans les conditions terrestres du songe. Mais Théodore se lève, court à l'entrée de la salle, et voit Daniel mort se retirer un flambeau à la main , comme dans les nuits Daniel vivant accom- plissait les effroyables crises de son somnambulisme homicide. Une pareille vision n'est pas en dehors des lois de la nature. Hoffmann pouvait supposer uniquement un rêve; il a préféré l'apparition, comme plus dramatique, mais non comme plus absurde. Rien n'em- pêchait le narrateur mis en scène dans le roman , que ce soit l'auteur même ou un personnage inventé, de se sentir assez ému par des cir- constances locales pour que ses organes perçussent la contemplation de l'ame errante de Daniel, au moment une heure fatale, des liens en quelque sorte périodiques , et l'attrait incompréhensible du séjour habité durant la vie , en ramenaient l'apparence, de sa de- meure sidérale aux lieux témoins de sa rupture avec le corps.

Dans la philosophie latine , il était reconnu par Lucrèce, le plus matérialiste des philosophes latins, que les corps même inanimés se déshabillaient, en quelque sorte, au fur et à mesure de leur exis- tence, et restituaient à la terre ces dépouilles successives dont le ré- servoir commun formait de nouvelles parures (1). Dans les animaux, le dépouillement successif se terminait par la métempsycose, et l'ame , ne pouvant plus retenir une enveloppe matérielle dont le temps était accompli, passait dans une enveloppe nouvelle. Ainsi, selon Lucrèce, le corps est composé de diverses pelures, à l'instar de l'ognon ; et quand la dernière , la plus déliée , est détachée par la mort, elle continue à errer près du tombeau les débris matériels reposent, gardant l'apparence des traits que formait l'ensemble de ces voiles divers durant la vie , de même que les enveloppes de l'oi- gnon conservent la figure de la bulbe , lorsqu'on les a séparées de cette racine. Imaginez donc que de la surface du corps humain s'en- lèvent, comme des étuis, comme des fourreaux de momies, les formes visibles. Par l'effet de l'extase ou d'une vue plus subtile, ces formes pourront paraître multipliées ou dédoublées seulement. Figu- rez-vous encore un homme ivre , aux regards éblouis duquel on fait mouvoir une roue avec la plus grande vitesse possible : il voit des apparences curvilignes, des périphéries fantastiques, vibrer du centre de la roue , de l'essieu du cercle , et s'écarter autour de l'axe

(1) Circulus œterni motûs!... (Bekker, Phijsica subienanea.)

104 REVUE DE PARIS.

en ondulations courbes de la même façon que les plis élastiques d'un ricochet sur l'eau. C'est la pensée de Lucrèce; ce fut le rêve d'Hoffmann.

Il y a deux parties dans cette question : les apparences des vivans et les apparences des morts. Pour les premières , nous renvoyons les sceptiques aux merveilles du second sight (1); pour les dernières, nous invoquerons l'histoire et les sciences naturelles. Si Daniel était mort, comment son ame pouvait-elle revêtir , même aux yeux d'une personne en extase, une forme visible quelconque, puisque la source de cette irradiation matérielle, c'est-à-dire le corps, en était com- plètement séparée? Voilà le problème qu'il s'agit de résoudre.

L'évocation des mânes , ce rite si fréquent dans l'antiquité , se rat- tache à la même classification du songe. C'était une suite du prin- cipe de l'immortalité de l'ame ; on en voit les raisons magnifiquement déduites au premier livre des Tusculanes , et pourtant Cicéron , dans son traité de Divinatione , se montre spirituellement incrédule. La lo- gique des anciens ne valait pas mieux que la nôtre ; ce qu'il y a de positif, c'est qu'ils n'en savaient pas plus que nous, et que nous n'en savons pas plus qu'eux en psychologie.

Dans l'incertitude étaient les populations antiques sur l'état des âmes , elles leur donnaient le nom et les prérogatives d'un dieu. Cùm vero incertum est, dit Apulée (2) , quœ cuique fortitio advenerit, iitrum lar sit an larva, nomine Manem Deum nuncupant; scilicet et honoris gratta Dei voeabulum additum est.

Saùl et les Hébreux croyaient une évocation possible : témoin le fantôme de Samuel appelé par la pythonisse. Moïse fut obligé , dans le Deutéronome , de défendre qu'on interrogeât les morts sur la con- naissance de la vérité. Quand Jésus marcha sur les eaux, la première idée des apôtres fut qu'ils apercevaient un spectre (3). Et remarquez bien ceci : saint Thomas ne doutait point que le Christ pût appa- raître avec un corps subtil , mais il doutait qu'il fût réellement apparu en chair et en os. Le fameux livre d'Enoch établissait clairement cette doctrine. Il y a des rabbins qui sont persuadés qu'après la mort les âmes revêtent une façon d'enveloppe ou de chappe dont la gêne les habitue à la souffrance, tandis que les âmes des bienheureux prennent un habit magnifique pour familiariser leurs regards avec le

\\) Revue de Paris, 29 juillet 1838.

(2) De Deo Socratis.

(3) Saint Luc , xvi , 27.

REVUE DE PARIS. 105

Très-Haut (1). Les deux songes de Sophocle et de Simonide, renfer- mant tous deux une apparition , ne sont pas moins célèbres dans les annales du paganisme que le rêve de Pic de la Mirandole , sur la fa- brication de l'or, dans les époques chrétiennes. Qu'est-ce donc que le roman d'Épiménide , si ce n'est une poétique extension du songe? Historiquement la thèse est prouvée : avant le christianisme, tous les peuples du monde admettaient en principe que les âmes, séparées de leurs corps grossiers et terrestres, conservaient après la mort une enveloppe plus subtile et plus déliée , ayant la ûgure de l'enveloppe précédente; que ces corps étaient lumineux , transparens, impal- pables ; qu'ils gardaient de l'attachement, de l'attrait pour les choses et pour les personnes aimées durant la vie; qu'ils revenaient à leurs tombeaux comme au lieu fatal qui servait de nœud providentiel entre l'ancienne demeure et le nouveau séjour (2). Quand l'ame de Patrocle apparut à Achille, elle avait sa voix , sa taille, ses yeux, ses habits , mais non pas son corps palpable. L'image de Didon des- cend aux enfers , mais plus grande que nature. Énée reconnaît sa femme Creuse parmi les ombres , mais cette figure a des proportions que n'avait pas la mortelle. Au moment de monter à l'assaut de la tour Antonia, dans le siège de Jérusalem, Titus n'imagina pas de meilleur discours pour exciter ses troupes qu'une digression sur cet état particulier des mânes (3). Enfin, c'était le sentiment de Tertul- lien (&). Les paraboles de Lazare et du mauvais riche, dans l'Évangile, semblent fondées sur cette ancienne philosophie. Quelquefois on expliquait la facilité du retour des âmes sur la terre par le besoin d'une sépulture; d'où est venue cette admirable expression latine : Conclere anima?n, condere timbras, couvrir l'ame, la mettre sous terre. Ovide , dans les Fastes , a dit en beaux vers :

Romulusut tumulo fraternas condidit umbras , Et malè veloci justa soluta Remo.

Il y avait même chez les Romains une fête curieuse, nommée faba- nia lemuria , qui était dédiée aux mânes. Le père de famille se levait à minuit, pendant que tout le monde dormait dans sa maison ; il al- lait pieds nus, avec un grand silence, à la fontaine du logis , en pre- nant soin de faire légèrement craquer ses doigts pour écarter par ce

(\\ Talmud.

(2) Origène.

(3) Josèphe, Guerre des Juifs, livre vi. (i) De Anima.

1G6 REVUE DE PARIS.

bruit les ombres qui auraient pu gêner la cérémonie. Après s'être lavé trois fois les mains , il s'en retournait, jetant par dessus sa tête de grosses fèves noires qu'il avait dans sa bouche , et disant : Je me rachète, moi elles miens, par ces fèves; paroles qu'il répétait neuf fois sans regarder derrière lui. L'ombre était censée le suivre et ramasser les fèves. Il prenait encore de l'eau , frappait sur un vase d'airain , et priait l'ombre de sortir du logis en répétant neuf fois : sortez-, mânes paternels (1). Ce vase d'airain se retrouve clans Lu- cien (-2) ; l'auteur grec dit positivement que les spectres s'évanouissent au bruit de l'airain ou du fer. Théocrite nous montre un berger qui n'ose jouer de la flûte de peur d'éveiller le dieu Pan, que ces ac- cords irritent. Ces préjugés antiques sont très remarquables ; on connaît l'influence du son et de la musique sur les maladies du cer- veau, sur les affections nerveuses et dans le magnétisme animal. La puissance mystérieuse du fer, déjà si complète dans les mêmes dés- ordres, éclate de nos jours au milieu des innombrables phénomènes du rêve. J'ai vu des somnambules, au moindre contact avec le fer, tomber comme du haut-mal , et trahir par d'horribles convulsions la secrète tyrannie de cette substance dans le domaine physiologique.

Depuis le christianisme, les mêmes superstitions ont changé de ca- ractère, mais ne se sont pas évanouies. Les Lapons croient au retour des mânes, leur élèvent des autels et y sacrifient (3). Sans doute l'ima- gination entre pour beaucoup dans de pareilles tromperies ; mais alors on peut se demander : qu'est-ce donc que l'imagination ? Aristote parle d'un hypocondriaque d'Abydos qui se divertissait tout seul et claquait des mains comme s'il eût assisté aux plus belles représenta- tions du monde à l'amphithéâtre ; Horace mentionne un désordre cérébral de la même nature : sommes-nous certains qu'il n'y eût pas désunion passagère de l'ame et du corps? Deux amis qui voya- geaient ensemble étaient arrivés à Mégare ; l'un d'eux alla loger dans une hôtellerie, l'autre dans une maison particulière. Ce der- nier vit en songe que son compagnon le suppliait de venir à son secours , parce que l'hôte voulait l'assassiner. Il fut assez ému de cette vision pour se réveiller; mais il regarda ce pressentiment comme un songe fâcheux qui n'avait aucune apparence de réalité, et il se rendormit. Aussitôt son compagnon lui apparut une seconde fois, pour lui dire que, puisqu'il ne l'avait pas secouru , il ne laissât

(1) Apulée, Dieu de Socrate.

(2) Vhilopseud.

(5) Olaus Magnus, archevêque d'Upsal, livre vi.

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pas du moins sa mort sans vengeance. 11 ajouta que l'hôte , après l'avoir tué , venait de cacher son corps dans du fumier, et termina en suppliant l'homme endormi de se trouver de grand matin à la porte de l'hôtellerie avant qu'on eût emporté le cadavre hors de la ville. Le dormeur, troublé d'un rêve si funeste, accourut à l'hôtelle- rie dès la pointe du jour; il trouva un charretier prêt à emmener un charriot ; il lui demanda ce qu'il y avait dedans ; le charretier prit la fuite, on retira le mort du fumier (1). On cite au xvne siècle une histoire plus merveilleuse. Un savant de Dijon se couche un jour, très fatigué de n'avoir pu comprendre le sens d'une phrase dans un poète grec (2) ; il s'endort. Voilà qu'il est transporté tout d'un coup en esprit à Stockholm, introduit dans le palais delà reine Christine, conduit à la bibliothèque et placé devant un rayon ses yeux distin- guent un petit volume dont le titre lui paraît nouveau. Il ouvre ce volume , il y rencontre la solution de la difficulté grammaticale qui l'avait tant préoccupé. La joie de cette découverte réveille le sa- vant , il bat le briquet et note ce qu'il vient d'apprendre; mais l'a- venture était trop singulière pour qu'il ne vérifiât pas l'exactitude de son voyage nocturne. Descartes résidait à Stockholm; le savant écrit à M. Chanut , ambassadeur de France en Suède, et le prie de deman- der au grand philosophe, son ami, comment le palais et la biblio- thèque de la reine sont disposés, et si, dans tel rayon, à telle page de tel volume, il n'y a pas dix vers grecs dont il envoie copie. Descar- tes répondit à M. Chanut qu'à moins de fréquenter la bibliothèque depuis vingt ans, il était difficile de donner des indications plus pré- cises : le rayon, le volume, les dix vers grecs, tout existait. Je ne défends pas cette anecdote , je la transcris.

Cependant de semblables tours de force ne doivent pas surpren- dre , depuis que les somnambules magnétiques ont justifié du même pouvoir de translation. Il se trouve en Provence , au moment nous écrivons , dans le département du Var, un somnambule nommé Michel , natif de Figanières , qui possède la faculté de rétrospection au point d'avoir suivi , sans bouger de place , le voyage de la corvette la Lilloise , en 1833. Nous avons tenu entre nos mains la lettre par laquelle M. Garcin , médecin établi à Draguignan, décrivait et attes- tait ce phénomène dont il fut témoin. En vérité, on n'ose pas répéter les faits que les observateurs se communiquent , tant il faudrait ra-

(i) Cicéron , De Divinalione.

(2) Le comte de Gabalis, La Haye, 1718.

108 [revue de paris.

battre de notre présomption intellectuelle et de notre orgueil humain.

Un jeune homme, assez mélancolique, étant loin de son logis dans un salon plusieurs personnes causaient en respectant son goût origi- nal pour la solitude, tomba peu à peu dans cet assoupissement particu- lier que les psychologues amateurs nomment une syncope de la dis- traction , et les gens du monde , plus vrais et plus pittoresques dans leur langage, une absence. Le jeune homme avait oublié il était réellement , il se figurait qu'il rentrait dans sa chambre et qu'il se cou- chait dans son lit.

Au même instant on frappait à la porte de l'appartement qu'il occupait, et le domestique, étant venu ouvrir, avait reconnu son maître qui était entré , lui avait parlé , s'était couché comme à l'or- dinaire. La toilette achevée, le domestique avait pris le flambeau, avait souhaité le bonsoir à son maître et s'était mis au lit. Il était à peine entre les draps qu'on heurte de nouveau à la porte de l'ap- partement. Le domestique se lève, ouvre, et demeure stupéfait en apercevant encore le jeune homme qui sortait du cercle nous l'avons laissé tout rêveur, pour se retirer chez lui. Le domestique jure à son maître qu'il est déjà rentré une première fois , et , afin de prouver qu'il ne parle point en visonnaire, court à la chambre et au lit. Mais il n'y avait plus personne; le lit était défait, comme si quelqu'un y eût couché ; les habits quittés par le spectre avaient dis- paru , et on voyait au plafond de l'alcôve une modification dans la couleur et dans la substance du plâtre , qui n'était ni brisé , ni fendu, mais seulement altéré dans sa nuance et dans son grain, à la ma- nière des solides qu'un fluide subtil a pénétrés et n'a toutefois pas désunis. En résultat de la puissance avec laquelle le jeune homme s'était absorbé , une irradiation de son ame avait revêtu la figure transmondaine de son corps pour accomplir, sous l'effluve mental de sa volonté , les détails accoutumés de sa toilette du soir. La voix avait parlé et les habits s'étaient montrés au domestique comme des ap- parences surnaturelles, mais non comme des réalités terrestres: la voix était une émanation sympathique pour les oreilles du valet , les habits étaient une émission visuelle et tactile pour ses yeux et pour sa main. Lorsque le jeune homme se réveilla tout d'un coup de son assoupissement , peut-être sur le reproche d'une jolie femme qui vint taquiner ce silence impoli, son ame , ramenée violemment au siège habituel , abandonna la chambre , le lit et les formes elle s'était pour un moment complue, en traversant les obstacles et les distances avec la rapidité, l'élasticité et la compressibilité propres

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aux fluides supérieurs. Cette hypothèse téméraire a besoin de quel- ques éclaircissemens.

II n'existe au pouvoir de l'homme qu'un moyen mécanique pour étudier le problème du rêve dans sa plus grande exacerbation men- tale, c'est l'ivresse produite par l'opium. « A la cour de Perse, dit Kempfer (1) , on prépare pour l'usage du prince une composition infernale entrent l'opium, le musc, l'ambre , et d'autres aromates qu'on mêle avec soin pour en former des pilules très petites, et qu'il avale de temps en temps. S'il répugne à prendre ce médicament so- lide, on lui prépare une eau distillée avec des fleurs aromatiques, et on y fait macérer pendant quelques heures des têtes de pavot. Pour rendre cette boisson plus agréable, on l'édulcore avec du sucre ambré et aromatisé ; ces liqueurs deviennent si nécessaires , que les grands ne peuvent passer un seul jour sans en prendre. » Mais la volupté n'est pas l'unique but de ce breuvage. Quand le bol narco- tique monte à une forte dose , il amène un sommeil parfaitement semblable à l'état d'extase , et les douleurs de l'agonie se confon- dent avec des ravissemens célestes. Kempfer, dons un festin persan , but lui-même à cette coupe enchantée ; le rêve fut tellement sidéral , qu'il crut s'asseoir au banquet des dieux décrit par Homère. Les teriakij dans leur crise, abandonnent la surface de la terre, de la même façon que les somnambules planent au-dessus du globe , et que les mânes chéris s'évanouissent à notre vue. «Une jeune fille ma- lade, dit Pinel (2), resta trois jours comme morte; revenue de la syncope, elle se plaignit vivement d'être si tôt arrachée à la volupté pure, à la félicité incompréhensible qu'elle venait de goûter. » Et ce ne sont pas des préjugés religieux ; car Montaigne , qui assuré- ment n'était pas extatique , demeurant sans mouvement et sans vie après une chute très grave , prétendit au réveil avoir éprouvé une douceur d'existence qui lui était naguère inconnue, et qui le récon- ciliait avec des pensers de mort. Les Italiens, pour peindre l'extase monacale, ont une expression d'une justesse merveilleuse : ils s'é- crient, en parlant d'une femme que les rigueurs du cloître jettent dans l'illuminisme : la poverina è spiritata! Voilà bien cette maladie de l'ame , également provenue de la prière et de l'opium , et qui , par ces deux origines contraires, dévoile sa généralité transmondaine. Peu à peu la matière se fait esprit, spiritata. Cette constante inclina- tion de l'ame vers la spiritualité est quelquefois, par des circonstances

(1) Amœnitatcs exoticœ.

(2) yosocjraphie philosophique, tom. II.

TOME I. JANVIEB. 8

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essentielles, tellement développée , que la mort en devient l'effet. On lit dans des Annales de médecine qu'un père ayant perdu fort jeune une fille tendrement aimée, voulut contempler encore ses traits chéris avant que la terre les eût couverts; ses yeux se fixèrent immobiles sur cet objet de douleur (1) , et il tomba enfin sans vie auprès du cadavre. L'autopsie du père ne fit connaître aucune trace de lésion.

Quoi de plus célèbre, dans les chroniques du moyen-âge (2), que la résurrection fugitive d'Abeilard ! cet amant si tendre était enterré dans le cimetière du Paraclet. Lorsqu'on ouvrit le tombeau du philosophe pour y déposer Héloïse, le cadavre parut étendre les bras vers l'épouse impatiemment attendue ; elevatis bracchiis illam recepit, et ita cam amplexatus brachia sua strinxit. Ce miracle n'a pour garantie que la superstition populaire; mais, si l'excès de la dou- leur peut subitement rompre les liens qui unissent le corps et l'ame, comment la réciproque ne serait-elle pas aussi possible? Et pourquoi l'excès du bonheur ne rétablirait-il pas à son tour, passagèrement, la circulation vitale? Il est inutile, je pense, de rappeler ici au lec- teur que les historiens et les poètes de toutes les civilisations se sont rencontrés à décrire l'existence des passions, dans les gestes, dans la physionomie des cadavres. La haine, la colère, l'amour, la dou- leur, les plus profondes secousses de l'ame, survivent fréquem- ment au dernier souffle de leurs héros. L'antiquité nous a trans- mis une légende plus extraordinaire dont il faut lui abandonner la responsabilité (3). Thespesius, de Solos, en Cilicie, homme très débauché, fort connu de Plutarque, tomba un jour du haut de sa maison , se rompit le cou et mourut. Trois jours après , il ressuscita , parfaitement honnête et vertueux. Son corps était le môme; son ame seule avait changé. Il prétendit qu'au moment de la chute, il avait éprouvé la sensation d'un matelot qui est renversé du haut du tillac dans la mer; que son ame, pareille à quelque vapeur, était remontée vers les étoiles dont il avait admiré la grandeur et l'éclat; que d'autres vies, raréfiées comme la sienne, lui parurent s'élever dans l'air, pi- rouetter avec la rapidité d'un globe brûlant, se mouvoir en divers sens et jeter constamment des flammes, et qu'enfin il fut renvoyé dans son corps comme par un canal et repoussé comme par un vent impétueux. Fable étrange, que les psychologues modernes ont

(1) Chardel , lissais de psychologie, 183S. -(2) Chroniques do Touraine sur la vie et les œuvres d'Abeilard. (3) Plutarque, De his qui sera ù numine putliuntitr.

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soigneusement recueillie et dont on ne saurait méconnaître la pro- fondeur!

Que le résultat de la chute de Thespesius fût un songe ou la mort, toujours est-il que, par une agonie exceptionnelle, cet homme res- sentit justement les perturbations mentales dont le rêve ordinaire accidente la vie. Ainsi un proverbe ( Sancho et Figaro nommaient les proverbes la sagesse des nations), un proverbe singulièrement trivial, le sommeil est l'image de la mort, serait déjà, comme toutes les métaphores immémoriales, une révélation partielle des desti- nées humaines. Mais, sans donner à de puériles analogies plus d'im- portance qu'elles n'en méritent, voyons d'abord dans ces hypo- thèses une nouvelle preuve de l'extrême obscurité du lien qui unit l'ame et le corps. On a fait une remarque très embarrassante, c'est que les travaux de l'intelligence s'exécutent pendant la veille comme les rêves s'effectuent durant le sommeil. Voilà donc le sommeil qui, d'une part, ressemble à la mort, et de l'autre sert, comme terme de rapport, au plus immatériel emploi de l'ame. Il y a, on ne peut le nier, un lien harmonieux entre cette identité mystérieuse et les di- vers phénomènes dont nous parlions tout à l'heure, l'attrait des mânes pour la terre, l'aspiration des humains vers le ciel, l'état mixte, les affinités transmondaines, et enfin la dernière, la sidérale épuration.

On a beaucoup parlé , dans le temps le choléra-morbus sévissait en Pologne, d'un fait de terreur imitative survenu dans un hôpital de Varsovie. Des médecins de l'hôpital, jaloux de constater l'épidé- mie, firent appeler un prisonnier russe , homme intrépide et sain ; ils lui montrèrent un lit, en disant qu'un cholérique venait d'y mou- rir, et lui ordonnèrent de s'y coucher. Le soldat se couche en santé parfaite et avec la plus grande insouciance ; au bout de quelques heures, sa tête oisive travaille ; l'idée du cholérique expirant ne le quitte plus; sa frayeur augmente, les vomissemens le prennent; le lendemain, il était mort. Cet événement jetait la consternation dans le peuple, lorsque les médecins se hâtèrent de prouver que jamais cholérique n'avait succombé dans le lit l'expérience s'était faite. Le prisonnier avait gagné l'épidémie sous l'influence d'une terreur imitative. Les annales de la physiologie contiennent un trait plus cu- rieux encore. Un condamné à mort fut averti que, dans un but d'ex- périence médicale, on lui ouvrirait les quatre veines et qu'il périrait comme Sénèque ou Pétrone. Cet homme est placé dans une cham- bre, les yeux bandés et les mains liées derrière le dos. Il entend

8.

112 REVUE DE PARIS.

préparer tous les instrumens, tous les accessoires de son supplice; il sent aux bras et aux pieds l'incision froide de la lancette, et, à l'in- stant même, le retentissement d'un liquide qui tombe goutte à goutte arrive à ses oreilles. C'étaient quatre fontaines dressées à distance par les opérateurs. Le sang paraît couler toujours ; il coule long- temps. Peu à peu les assistans s'éloignent, les portes se referment, le silence de la mort accroît les frayeurs du condamné. Il est per- suadé que sa vie s'échappe avec l'eau des fontaines. Bientôt, le sang coule moins vite ; c'est qu'il diminue : les forces du patient dimi- nuent avec lui. Enfin , les dernières gouttes résonnent ; tout se tait. Il expire!

Eh bien! nous trouvons dans Hérodote ( Muse Polymnic) une cir- constance analogue relativement au pouvoir de l'imitation et de la sympathie dont les rêves sont doués. J'avoue qu'Hérodote occupe , dans l'histoire de la Grèce ancienne , la place tenue par Walter Scott dans l'histoire de la vieille Ecosse. C'est le même abus du merveilleux, la même foi dans un monde intermédiaire, le même respect pour les fictions nationales et les croyances populaires. J'avoue que ce carac- tère me fait plus aimer son génie, parce que l'imagination n'est peut-être que l'essence de la vérité : mais il vaudrait mieux , pour l'authenticité du phénomène, que Thucydide en fût garant.

Artaban, frère de Darius et oncle de Xerxès, avait reçu la confi- dence du fameux rêve que fit le roi de Perse; il n'en voulait pas moins détourner son neveu de porter la guerre au-delà de la mer Egée. Xerxès , piqué , ordonna que cet incrédule prît les habits royaux , montât sur le trône et se couchât même dans son propre lit. Artaban résistait, s'excusant de sa désobéissance par cette réponse un peu normande : « Ce je ne sais quoi, qui vous envoie des songes , n'est pas assez stupide pour croire que je suis vous, parce qu'il me verra dans votre lit... » Malgré le dilemme de son oncle, Xerxès insista , et il eut raison. Artaban se coucha , dormit, et le songe de Xerxès futexactau rendez-vous.

Si jamais le principe de notre vie parut universel, homogène, transmissible, c'est évidemment d'après les détails qu'on vient de lire. Sans doute la préoccupation ne fut pas étrangère à l'accomplis- sement physique du phénomène; mais la volonté de Xerxès y entra pour beaucoup. Une expérience bien simple facilitera l'intelligence de ce mystère. Prenez une montre et placez-la sur une table, à plat, le verre en dessous , la boîte en dessus; qu'une personne, acco ud sur la table , tienne par les doigts , en restant immobile , un fil à

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l'extrémité duquel est suspendu un bouton de métal , et approche lentement ce bouton , maintenu dans un complet repos , mais tout- à-fait isolé comme un pendule, de la boîte également métallique de la montre , aussi près que possible , sans la toucher. Au bout de quelques instans, le bouton subira un mouvement circulaire sur lequel n'auront influé ni la torsion du fil , ni le tremblement des doigts, qu'on suppose dans les meilleures conditions réalisables d'im- mobilité. Le magnétisme du métal sera d'abord constaté par ce mou- vement circulaire. Maintenant, prenez la main gauche de la per- sonne qui tient le fil avec la main droite; que cette personne demeure dans un état mental absolument passif et se livre machina- lement à vos impressions ; que vous-même enfin , concentrant forte- ment votre vue sur le bouton , vous commandiez d'esprit à ce bouton un mouvement différent de celui qu'il accomplit à l'instant sous vos yeux ; soit en travers , soit en rond , peu importe s'il est contraire au premier ; mouvement d'ailleurs que la personne ne saura pas : alors, qu'arrivera-t-il? Votre volonté , fluidiforme , pénétrant jus- qu'au bouton par l'intermédiaire magnétique et combiné de la per- sonne, de sa main , de la vôtre, de son fil et de vos regards, lui imprimera peu à peu le mouvement auquel vous aviez pensé. Il fau- dra , je l'avoue , que la volonté soit très énergique , l'attention très constante, et les deux mains convenablement étreintes l'une par l'autre.

Cette imprégnation réciproque des âmes se développe principale- ment sous l'action du magnétisme animal. Les physiologistes ont observé que si, dans le somnambulisme magnétique , la volonté de la somnambule est dirigée par le magnétisme sur certains actes ou sur certaines pensées, la somnambule au réveil, bien qu'elle ne garde aucun souvenir, agit toujours, en quelque sorte, automatiquement d'après l'instinct de ces actes ou de ces pensées. Or, en raisonnant par analogie , on peut conjecturer que , si une personne endormie tombe par hasard durant la nuit en somnambulisme naturel, elle percevra à son insu des désirs qu'elle accomplira involontairement au réveil. Eh bien ! si le pouvoir immatériel de l'ame solitaire est ca- pable d'une pareille dérogation aux lois ordinaires de l'entendement , que sera-ce dans le cas l'ame de la personne endormie obéira sans le savoir à l'influence animique d'une personne éveillée ! c'est alors que la correspondance providentielle des âmes se manifestera dans toute sa liberté , avec toute l'ubiquité de son principe. Nous possédons à cet égard des renseignemens et des faits qui jettent une

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effrayante lumière sur ces ténébreuses questions ; mais ce sont des mystères qui sortent du cadre des recherches modérées auxquelles nous nous arrêtons aujourd'hui.

Ainsi , tout élan d'amour contient une offrande légère de la vie , et notre faculté d'en disposer s'accroît avec l'énergie de nos senti- mens (1). L'émission magnétique pourrait même aller jusqu'à la mort de l'homme ou de la femme qui s'y livre avec une volonté profonde et absolue , si l'affaiblissement des organes ou leurs mauvaises dispo- sitions n'y mettaient pas un terme. Ceux qui ont ressenti les effets d'une passion violente , comprendront avec quelle ferveur on doit employer la vie dans ces momens de concordance éthérée. Les som- nambules, en rentrant dans la vie ordinaire, perdent les souvenirs de l'état lucide. Ce phénomène a fait conclure à de hardis psycholo- gues (2) que , dans le somnambulisme , l'ame retournait acciden- tellement à l'indépendance qu'elle doit conquérir définitivement par la mort ; que cette faculté mystérieuse était la jouissance pas- sagère de l'état immatériel ; que les enveloppes du corps cessaient pour un moment de contenir le principe inconnu qui nous anime , et que même les organes générateurs de la sensibilité , tout en con- servant l'appareil et le mécanisme des fonctions vitales , en suspen- daient l'exercice dont l'extrême spiritualisation de l'homme , à ces instansde désordre, n'avait plus besoin. La raison de leur hypothèse est spécieuse : le travail de la mémoire , disent-ils , s'exécute dans le cerveau; or, si le somnambule oublie au réveil , c'est que cet organe ne fonctionnait pas dans le sommeil ; par conséquent , l'ame elle- même y fonctionnait indépendamment du corps. Mais, en retombant dans l'extase , le somnambule s'y souvient des faits qui se sont pas- sés dans la crise précédente ; il se constitue véritablement deux mé- moires distinctes , l'une pour l'extase , l'autre pour la vie ordinaire. Donc, si notre ame, comme des philosophes le supposent, et comme des expériences le constatent, avait habité déjà un autre monde que la terre vit notre corps, la mémoire de cette existence antérieure ne devrait, logiquement, y reparaître qu'à l'heure nous sortons, par la mort , de la vie ordinaire pour reprendre des conditions encore ignorées.

De tout temps, dans les annales de la physiologie comme dans les

(i) Idées de M. Chardel.

(2J Chardel, Essais de psychologie; Deleuze, Mémoire sur la Prévision; Monllosier Mystères de la vie humaine.

•'II*'

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pages de l'histoire , il y a eu des hommes qui prétendirent apporter en ce monde les vagues impressions d'existences antérieures. Sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI, lorsque le comte de Saint- Germain et Cagliostro persuadèrent aux gens d'esprit, celui-ci , qu'il avait déjà vécu plusieurs siècles, celui-là, qu'il avait successivement habité plusieurs corps , ce n'était pas seulement un empirisme ingé- nieux qui soutenait leur prétendu mensonge , c'était aussi un calcul dont la philosophie reposait sur des traditions immémoriales. Ils sortaient tous les deux de l'Allemagne les principes élémentaires de la psychologie future sont constamment à l'état d'un germe qui fermente ; tous deux y recueillirent adroitement de sourdes rumeurs et des indiscrétions lumineuses qu'ils escomptèrent au profit de leur fortune. Un cordonnier allemand, théosophe , Jacob Bœhme, ne dit-il pas : « Si l'homme penche vers la nature céleste , il prend une forme céleste , et la forme humaine devient infernale s'il pen- che vers l'enfer; car tel est l'esprit, tel est aussi le corps. En quelque volonté que l'esprit s'élance , il figure son corps avec une semblable forme et une semblable source (1). » Ce théorème pro- fond, exprimé dans l'abstrait langage de la métaphysique, résume les doctrines anciennes et nouvelles sur la transmigration de l'es- sence vitale. La métempsycose de Proclus et de Pléthon, répan- due parmi tous les peuples de l'antiquité, que Reuchlin [de l'Art cabalistique) et Dacier [Vie de Pythagore) ont traitée comme un symbole, la métempsycose qu'on retrouve dans l'Inde et chez les Albigeois, ne reçut jamais une définition plus précise. Je ne crois pas avec les bramines qu'en serrant des deux mains une queue de vache , lorsque nous sommes près de rendre le dernier soupir, nous obtenons d'entrer dans le corps des génisses et d'y at- tendre la prochaine vacance d'une enveloppe humaine, comme dans un purgatoire. Mais je crois qu'on s'est trop hâté de tourner en ridi- cule ou de reléguer dans les allégories un principe que les disciples de Pythagore inscrivirent au célèbre formulaire de Lysis, quand l'incendie de leur école les chassa de Crotone et de Métaponte pour les disperser dans le monde.

Pythagore estimait l'homme comme tenant le milieu entre les choses intellectuelles et les choses sensibles , il voyait en lui le dernier des êtres supérieurs et le premier des inférieurs, libre de se mouvoir, soit vers le haut , soit vers le bas , au moyen de ses passions , qui ré-

(1) De la Triple vie de l'Homme , chap. yi.

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effrayante lumière sur ces ténébreuses questions ; mais ce sont des mystères qui sortent du cadre des recherches modérées auxquelles nous nous arrêtons aujourd'hui.

Ainsi , tout élan d'amour contient une offrande légère de la vie , et notre faculté d'en disposer s'accroît avec l'énergie de nos senti- mens (1). L'émission magnétique pourrait même aller jusqu'à la mort de l'homme ou de la femme qui s'y livre avec une volonté profonde et absolue , si l'affaiblissement des organes ou leurs mauvaises dispo- sitions n'y mettaient pas un terme. Ceux qui ont ressenti les effets d'une passion violente , comprendront avec quelle ferveur on doit employer la vie dans ces momens de concordance éthérée. Les som- nambules, en rentrant dans la vie ordinaire, perdent les souvenirs de l'état lucide. Ce phénomène a fait conclure à de hardis psycholo- gues (-2) que , dans le somnambulisme , l'ame retournait acciden- tellement à l'indépendance qu'elle doit conquérir définitivement par la mort ; que cette faculté mystérieuse était la jouissance pas- sagère de l'état immatériel ; que les enveloppes du corps cessaient pour un moment de contenir le principe inconnu qui nous anime , et que même les organes générateurs de la sensibilité , tout en con- servant l'appareil et le mécanisme des fonctions vitales , en suspen- daient l'exercice dont l'extrême spiritualisation de l'homme , à ces înstansde désordre, n'avait plus besoin. La raison de leur hypothèse est spécieuse : le travail de la mémoire , disent-ils , s'exécute dans le cerveau; or, si le somnambule oublie au réveil , c'est que cet organe ne fonctionnait pas dans le sommeil ; par conséquent , l'ame elle- même y fonctionnait indépendamment du corps. Mais, en retombant dans l'extase , le somnambule s'y souvient des faits qui se sont pas- sés dans la crise précédente ; il se constitue véritablement deux mé- moires distinctes , l'une pour l'extase , l'autre pour la vie ordinaire. Donc, si notre amc, comme des philosophes le supposent, et comme des expériences le constatent, avait habité déjà un autre monde que la terre vit notre corps, la mémoire de cette existence antérieure ne devrait, logiquement, y reparaître qu'à l'heure nous sortons, par la mort , de la vie ordinaire pour reprendre des conditions encore ignorées.

De tout temps, dans les annales de la physiologie comme dans les

(i) Idées (le M. Chardel.

(2) Chardel , Essais de psychologie; Delcuzc, Mémoire sur la Prévision; Montlosier Mystères de lu vie humaine.

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pages de l'histoire , il y a eu des hommes qui prétendirent apporter en ce monde les vagues impressions d'existences antérieures. Sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI , lorsque le comte de Saint- Germain et Cagliostro persuadèrent aux gens d'esprit, celui-ci , qu'il avait déjà vécu plusieurs siècles, celui-là, qu'il avait successivement habité plusieurs corps , ce n'était pas seulement un empirisme ingé- nieux qui soutenait leur prétendu mensonge , c'était aussi un calcul dont la philosophie reposait sur des traditions immémoriales. Ils sortaient tous les deux de l'Allemagne les principes élémentaires de la psychologie future sont constamment à l'état d'un germe qui fermente ; tous deux y recueillirent adroitement de sourdes rumeurs et des indiscrétions lumineuses qu'ils escomptèrent au profit de leur fortune. Un cordonnier allemand, théosophe , Jacob Bœhme, ne dit-il pas : « Si l'homme penche vers la nature céleste, il prend une forme céleste , et la forme humaine devient infernale s'il pen- che vers l'enfer; car tel est l'esprit, tel est aussi le corps. En quelque volonté que l'esprit s'élance , il figure son corps avec une semblable forme et une semblable source (1). » Ce théorème pro- fond , exprimé dans l'abstrait langage de la métaphysique , résume les doctrines anciennes et nouvelles sur la transmigration de l'es- sence vitale. La métempsycose de Proclus et de Pléthon, répan- due parmi tous les peuples de l'antiquité, que Reuchlin [de l'Art cabalistique) et Dacier [Vie de Pythagore) ont traitée comme un symbole, la métempsycose qu'on retrouve dans l'Inde et chez les Albigeois, ne reçut jamais une définition plus précise. Je ne crois pas avec les bramines qu'en serrant des deux mains une queue de vache , lorsque nous sommes près de rendre le dernier soupir, nous obtenons d'entrer dans le corps des génisses et d'y at- tendre la prochaine vacance d'une enveloppe humaine, comme dans un purgatoire. Mais je crois qu'on s'est trop hâté de tourner en ridi- cule ou de reléguer dans les allégories un principe que les disciples de Pythagore inscrivirent au célèbre formulaire de Lysis , quand l'incendie de leur école les chassa de Crotone et de Métaponte pour les disperser dans le monde.

Pythagore estimait l'homme comme tenant le milieu entreles choses intellectuelles et les choses sensibles , il voyait en lui le dernier des êtres supérieurs et le premier des inférieurs, libre de se mouvoir, soit vers le haut , soit vers le bas , au moyen de ses passions , qui ré-

(1) De la Triple vie de l'Homme , chap. n.

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(luisent en acte le mouvement ascendant ou descendant que sa volonté possède en puissance; tantôt s'unissant aux immortels, et par son retour à la vertu, recouvrant le sort qui lui est propre , et tantôt se replongeant dans les espèces mortelles, et, par la transgression des lois divines, se trouvant déchu de sa dignité. Dans le premier cas , si les liens de la matière sont trop faibles pour l'ampleur de l'ame, on explique tous les phénomènes transmondains de notre vie; dans le second, si l'enveloppe charnelle se déforme et s'épaissit, on découvre les merveilles de la métempsycose animale. Et comme il n'y a pas de raison pour s'arrêter dans cette échelle ici progressive , décroissante, on touche par les deux bouts aux deux extrémités de la création. Les naturalistes ont constaté déjà une section de cet enchaînement providentiel, par une loi fameuse dans la science : les minéraux croissent, les végétaux croissent et vivent, les animaux croissent, vivent et sentent (1). Des variétés ambiguës, des natures doubles, des classes bilatérales en quelque sorte, font la chaîne entre ces grandes familles et comblent l'intervalle qui les sépare. Ce sont les madrépores, les zoophytes branchus, l'ambre, la truffe, les mimeuses , les végétations calcaires ; dans la grotte d'Anti- paros, le marbre pousse, bourgeonne, se ramifie comme un ar- buste; et, en conscience, psychologiquement parlant, un albinos diffère-t-il beaucoup de lasensitive? Et, puisqu'il est question du songe , les bêtes n'ont-elles pas des rêves , comme les poètes ?

Canis in somnis leporis vestigia latrat, dit Pétrone. Dans son qua- trième livre , Lucrèce a laissé de magnifiques descriptions sur le même prodige. Indistinctement, dans les trois règnes, on rencontre des dérogations sympathiques , des monstruosités imitatives , l'har- monie pour la révolte comme pour l'équilibre. Ce fut même, il n'y a pas long-temps, et dans la partie zoologique, à propos du genre ursus, le sujet d'un combat entre M. Geoffroy-Saint-Hilaire et Cuvier, dont le monde savant a retenti.

Tous les philosophes qui ont uni la science des faits à l'énergie de la méditation, attaquèrent ce hardi problème par divers côtés; tous y ont jeté des lueurs qui serviront à le résoudre. Buffon n'admet qu'une seule création, qui a eu ses phases d'existence, qui s'est traînée dans les langes d'un premier âge, dont les progrès furent un jour marqués par l'apparition de l'espèce humaine, et dont les forces s'accrurent et s'accroîtront de mieux en mieux , au moyen de l'em-

(1) Linnée.

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pire que l'homme s'en vint prendre et continuera de plus en plus à prendre sur la terre. Bacon, dans son Nova Atlantis, recommande de tenter la métamorphose des organes et de rechercher par quelle ma- nière, en s'y prêtant, chaque espèce put se diversifier et se multiplier elle-même. Pascal, enfin, avait aperçu et n'a pas craint d'écrire, dans un moment la foi religieuse de l'ascète pliait sous la pensée pro- fonde du physicien , que « les êtres animés étaient , à leur principe , des individus informes et ambigus dont les circonstances perma- nentes au milieu desquelles ils vivaient ont décidé originairement la constitution. » Ainsi , tout gît au fond dans le déroulement métho- diquement exécuté des matériaux dont dispose la nature , dans un développement successif qui se projette vers le passé , comme il em- brasse l'avenir, et ménagé en définitive pour que les événemens ou les œuvres se montrent tour à tour chacun à son heure prévue. Mais revenons au sujet de la digression présente, à la transmigration des âmes.

Assurément, je ne crois pas, avec M. le marquis de L , frère

d'un ancien ambassadeur de Suède à Paris et l'un des plus spirituels visionnaires qui existent, je ne crois pas qu'une fiancée puisse se dé- guiser en colombe et apporter, dans le bec, un anneau de mariage à son futur. Mais je crois avec Fourier que nos âmes s'isolent progres- sivement de la matière, que la mort est le premier échelon de cet iso- lement, et le dernier, une identité parfaite avec l'esprit divin (1). Sa théorie est la seule qui poursuive au-delà de l'homme la série ou filia- tion constatée en-deçà; elle est la seule qui démontre par quels gra- dins, par quelles transformations notre ame s'élève à l'ame du monde. Le morceau de plomb ne devient pas subitement fluide électrique, et cependant les deux substances sont reliées ; notre ame, en se séparant du corps , ne rentre pas immédiatement dans le réservoir commun , dans l'ame du monde , et toutefois les deux émanations finiront par se confondre l'une avec l'autre. Il y a donc de l'homme à Dieu, pour les intelligences, un enchaînement, comme il y a une liaison d'un atome à l'homme , pour les corps. C'est ce qui explique , à mon sens, les existences antérieures; car dans l'homme se trouvent au- tant d'échelons à parcourir, autant de dépouilles à vêtir pour une ame que se trouvent de perfectibilités successives à conquérir pour une intelligence ; c'est ce qui m'explique les apparitions surna- turelles; car les esprits intermédiaires peuvent accidentellement

(!) Fourier, Traite de l'Association, tom. I.

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jouir de la faculté de descendre vers nous , comme nous pouvons accidentellement recevoir la puissance de monter vers eux. Cela dépendra toujours de la distance plus ou moins grande qui mar- quera l'intervalle de nos conditions respectives. A tous les degrés supérieurs à l'homme, l'enveloppe des âmes subira des modifications proportionnées à son éloignement de l'enveloppe terrestre ou primi- tive (1). Dans notre monde , le corps était composé de terre et d'eau; à mesure qu'il montera vers Dieu , les substances éthérées , telles que le fluide électrique , le fluide magnétique , et ceux que nous ne connaissons pas, entreront par doses insensiblement plus fortes dans ses élémens, si bien qu'une heure viendra toute la structure gros- sière aura disparu, l'esprit seul restera. Cette hypothèse ne pa- raîtra pas trop absurde aux lecteurs qui se rappelleront la phospho- rescence indécomposable dont on a vérifié récemment l'invasion sur des cadavres, les affinités singulières, depuis peu de temps recon- nues, entre le magnétisme animal et l'électricité, les désordres cé- rébraux survenus à la suite des maladies mentales , et enfin les phé- nomènes du somnambulisme.

Nous avons cité, à propos du second sîght (2), l'effrayante cata- strophe de cette femme qui , poussée trop violemment à l'état de crise par les magnétiseurs, succomba entre leurs mains, et dont l'ame fut aperçue de son enfant au moment elle s'échappait du corps. C'est dans le détail de ce phénomène d'exaltation magnétique qu'on pourrait saisir la progressive élaboration que subit le principe de la vie en retournant à ses sources. Il est rare qu'on puisse fran- chir un semblable paroxisme et rentrer aussitôt dans les liens de l'existence ordinaire. Alors le corps reste sans mouvement, la res- piration s'arrête, les battemens du cœur ne se font plus sentir, les lèvres et les gencives se décolorent , et la peau , que la circu- lation n'anime plus, prend une teinte livide et jaunâtre. Dans un évanouissement , quelque signe de vie se montre toujours. Ici les membres soulevés retombent avec l'abandon de la mort, et tout paraît indiquer au magnétiseur qu'il n'a qu'un cadavre devant lui. Ce qui plaide surtout en faveur des théories précédentes , c'est que, dans l'état lucide, un somnambule craint ordinairement la mort, tandis que, dans l'exaltation magnétique, loin de la craindre, il semble la désirer, et vous parle de son corps comme d'un objet étranger qu'il

(1) Fourier, ibkl.

(2) Revue de raris, 29 juillet 1858.

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voit hors de lui ; preuve que l'ame se rapproche de la séparation dé- finitive en aspirant vers l'origine céleste. Dans l'exaltation magnéti- que, les somnambules ne rentrent même dans les attaches de la vie ordinaire qu'en cédant à la volonté de leurs magnétiseurs. « Pour- quoi me rappeler à la vie? disent-ils. Si vous me quittiez, ce corps qui me gène se refroidirait, et mon ame n'y serait plus à votre re- tour. » Il y a des faits plus singuliers. « Une jeune personne, tendre- ment aimée de sa famille, rapporte M. Chardel, mourait à quatorze ans, après avoir épuisé toutes les ressources de la médecine. Un de mes amis avait une somnambule très lucide; on le pria de l'amener. Mais à peine fut-elle entrée dans la chambre qu'elle dit en s'arrê- tant : La malade expire, il n'est plus temps; son ame l'abandonne; je vois la flamme de sa rie qui se détache du cerveau. En effet, il ne restait plus qu'un corps inanimé; tout était fini. » On sait, du reste, que les passes du magnétisme tirent souvent des étincelles d'une lu- mière fort vive, à l'endroit les membres sont articulés. Si le prin- cipe de notre existence est une flamme, une émanation peut-être du globe solaire, quoi de plus simple qu'il devienne inaperçu en se ra- réfiant?

L'invisibilité des corps transmondains se comprend aussi par la faiblesse relative de nos organes visuels , faiblesse que les circon- stances d'une apparition peuvent momentanément détruire; nos yeux ne sont pas faits pour l'exception , mais pour la règle générale; un fantôme , c'est l'exception. Ne me dites pas que les corps trans- mondains sont incapables de franchir les distances avec la vitesse de la pensée, et de s'introduire dans les solides avec la ténuité du son : je vous répondrai que la foudre suit instantanément l'éclair, que le fluide magnétique dirige l'aiguille aimantée au sein des rocs les plus épais. Ne me dites pas que les corps transmondains devraient être palpables : touchez-vous l'air? Or, qu'est-ce que l'air, comparative- ment aux substances éthérées? Ne me dites pas même qu'il est im- possible d'entendre la voix d'une créature transmondaine; car nous venons de prouver que c'était une intelligence. Elle pense, elle parle mieux que nous, et sa voix et son langage, comme son corps, ont gagner à ne plus ressembler aux nôtres.

En résumé , pour ne pas oublier le Daniel d'Hoffmann , que nous avons quitté passagèrement à propos de métempsycose, tels sont les raisonnemens et les faits qui justifient à mes yeux cette apparition mise en conte , mais nullement invraisemblable.

Il est fâcheux que Walter Scott, dans son Histoire de la Démono-

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lorjie, ait confondu les merveilles du somnambulisme avec les fables de la sorcellerie. Je sais bien que ce livre fut tout bonnement une commande faite au romancier nécessiteux par le libraire Murray, pour une compilation; mais on doit regretter que la signature impo- sante de Walter Scott paraphe un recueil aussi incomplet. Une seule histoire y surnage , et nous allons l'examiner.

En 1800, vers l'époque l'empereur Paul mit embargo sur le commerce anglais , M. William Clerk, premier greffier de la cour du jury, à Edimbourg, se rendant à Londres, se trouva en diligence avec un marin de moyen âge et d'un air honnête , qui s'annonça comme propriétaire d'un bâtiment naviguant pour l'ordinaire sur la Baltique , et dont l'embargo interrompait les affaires. Dans le cours de la conversation décousue et triste qui a lieu en pareil cas, le ma- rin dit, d'après une idée superstitieuse bien connue : « Je souhaite que nous fassions un bon voyage... je vois une pie. Et pourquoi cet oiseau nous porterait-il malheur? demanda le greffier. Je l'i- gnore, dit le marin; mais tout le monde convient qu'une pie présage quelque malheur; deux ne sont pas de si mauvais augure; mais trois ! par exemple, c'est bien le diable. Alors, répondit M. Clerk, si vous croyez aux pies, vous devez croire aux revenans. Si j'y (•rois?...» Le marin prononça ce peu de mots d'un ton grave et sé- rieux qui révélait un homme convaincu. Pressé de plus près par M. Clerk, qui devenait curieux, le voyageur finit par lui raconter l'a- necdote singulière que voici :

« Dans ma jeunesse, j'étais lieutenant à bord d'un vaisseau négrier de Liverpool, ville je suis né. Les dégoûts de mon métier, qui m'offrait chaque jour, dans les tortures des esclaves de Guinée , un spectacle plein d'horreur, me rendaient encore plus insupportable le caractère du capitaine ; c'était un homme d'une humeur très varia- ble , quelquefois doux et affable avec les marins de son équipage , mais plus souvent en proie à des accès de colère, de violence et d'a- version, pendant lesquels il rugissait comme un tigre sur le pont. Le soleil de l'Afrique semblait avoir passé dans ses veines comme une liqueur de feu, et ses prunelles devenaient aussi rouges que le dos des noirs quand leur peau volait sous le fouet. On ne lui parlait à bord que le pistolet à la main.

« Ce capitaine avait conçu une haine particulière contre un mate- lot, vieillard qui n'avait plus sur le crâne qu'un toupet de poils blancs, et dont le nom était Bill Jones, ou quelque nom semblable.

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L'équipage respectait ce vieux marin , qui n'avait jamais couché hors du navire; mais, sans doute à cause de ce respect, notre bête fauve ne lui adressait que des menaces et des injures. Le vieillard, avec la licence que se permettent les matelots sur les bàtimens marchands, lui ripostait sur le même ton. Un jour, Bill Jones mit de la lenteur à monter sur la vergue pour ferler une voile. 11 était si cassé!

« En ce moment, le capitaine parut , un peu ivre, à la porte de la cabine :

Ohé, cria-t-il , vieux requin , maudite charogne! vessie gonflée de rum ! ferle ou crève!...

« Je ne sais pas ce que le matelot répondit, car ses paroles ne por- taient pas de mon côté; mais il fallait qu'elles fussent de nature à pousser à bout le capitaine , car cet homme exaspéré rentra dans la cabine, et en sortit bientôt avec une espingole chargée à la main. Il coucha en joue le prétendu mutin, fit feu... La mitraille frappa dans les vergues avec le bruit de la grêle. Nous vîmes Bill Jones rester un moment , au milieu de la fumée, comme suspendu en travers sur le ventre; puis il s'affala lourdement au pied du grand màt, en tenant ses intestins qui sortaient. On retendit sur le pont, évidemment mourant. 11 leva les yeux sur le capitaine, et lui dit :

Vous m'avez donné mon compte, monsieur; mais je ne vous quitterai jamais.'

« Le capitaine, en haussant les épaules, se contenta de lui répondre qu'il le ferait jeter dans la chaudière l'on préparait la nourriture des esclav es, afin de voir combien il avait de graisse. Le malheureux mourut; son corps fut réellement jeté dans la chaudière... »

Et avait-il beaucoup de graisse? demanda le greffier au lieu- tenant.

Ma foi , non ! dit le voyageur naïv ement. Et il continua son récit :

« Notre capitaine ordonna , avec des juremens terribles , qu'on gardât le plus profond silence sur ce qui s'était passé ; mais , comme je ne lui cachais pas mon indignation, il me fit mettre à fond de cale. Quelques jours après cependant, il vint me trouver et me de- manda d'un air singulier si j'étais dans l'intention de le dénoncer à la justice , à son retour en Angleterre. Fatigué d'être à fond de cale , dans un climat si chaud, je lui promis tout ce qu'il voulut; il me laissa libre. En remontant sur le pont, je m'aperçus que les marins étaient tous frappés de l'idée que Bill Jones n'avait pas abandonné le navire; ils croyaient que son esprit travaillait avec l'équipage à la

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manœuvre, surtout quand il s'agissait de ferler une voile, auquel cas le spectre ne manquait pas d'être le premier à cheval sur la vergue. Je finis, monsieur, par le voir moi-môme comme les autres, et si distinctement , un soir de tempête , près des Açores , que je l'appelai à voix basse : Jones ! mais il ne me répondit pas, et grimpa dans la hune , il disparut. Le capitaine seul paraissait ne faire aucune attention à cette chose étrange , et , comme on redoutait la violence de son caractère , personne ne lui en parlait. L'équipage , morne et inquiet, dévorait des yeux l'espace qui nous séparait encore des côtes de l'Angleterre.

« Un certain soir (nous avions passé le golfe de Biscaye) , le capi- taine m'invita à descendre dans sa cabine pour y prendre un verre de grog avec lui. Sa figure était soucieuse ; enfin , il s'ouvrit à moi d'une voix un peu émue.

Je n'ai pas besoin de vous dire, Jack, quelle espèce de compa- gnon nous avons à bord avec nous.

Capitaine, tis-je en affectant une grande indifférence, tout cela est une plaisanterie...

Non , non , ce n'est pas une plaisanterie ; il m'a dit qu'il ne me quitterait jamais, et il a tenu parole.

Comment?... m'écriai-je avec un geste de surprise.

Vous ne le voyez, vous, que de temps en temps; mais il est toujours à mon côté, iln'estjamaishorsdemavue... Tenez, Jack!... Dans ce moment môme, je le vois , là, derrière vous... !

« Le capitaine devint très pâle; ses regards prirent une expression indéfinissable. Il se leva fort agité.

Je ne supporterai pas sa présence plus long-temps ; il faut que je vous quitte !

« À ces paroles incohérentes, à ces allées et venues que le capitaine faisait dans la cabine comme pour éviter le spectre , je lui répondis tranquillement, afin de le calmer par mon incrédulité apparente, qu'il pouvait se rasseoir, qu'il n'y avait pas moyen d'abandonner le navire puisque la terre ne se montrait pas encore , et que le seul parti raisonnable à prendre , c'était de naviguer vers l'ouest de la France ou vers l'Irlande , d'y débarquer secrètement, et de me lais- ser le soin de reconduire le bâtiment à Liverpool. Mais il secoua la tète d'un air sombre et me répéta, comme s'il ne m'eût pas écouté :

Il faut que je vous quitte, Jack!

« En parlant ainsi, le capitaine s'arrêta tout d'un coup, avec l'in- quiétude d'un homme qui écoule une rumeur lointaine , et me de-

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manda je n'entendais pas du bruit sur le pont. Dans la situation extraordinaire se trouvait le navire, on était toujours sur le qui vive! le monte rapidement l'échelle de poupe; mes pieds avaient à peine franchi le dernier échelon que le bruit d'un corps pesant qui tombait dans l'eau me fit tressaillir. J'allongeai la tête sur le bord du bâtiment, et je m'aperçus que le capitaine s'était jeté dans la mer, de la galerie de poupe, tandis que nous filions six nœuds par heure. A l'instant le malheureux s'enfonçait, il sembla faire un effort désespéré , s'éleva à demi au-dessus de l'eau , et me tendit la main en s'écriant :

My God! Bill est encore avec moi! ...

« Cela dit , la mer se referma , et je tombai à genoux , frappé de terreur, derrière le bastingage. »

Il y a du merveilleux dans une pareille histoire, c'est incontestable; mais pourquoi ne pas admettre que l'homme, dans des circonstances particulières, jouit des facultés immatérielles au point de maintenir, en quelque sorte, à ses côtés, le songe apparu, et de s'attacher au flanc une vision , de même que Pascal mesurait à ses pieds un abîme? Pascal succomba , malgré ou plutôt à cause de son génie , sous le poids de cet opiniâtre cauchemar. Des impressions douloureuses peuvent modifier notre vie assez profondément pour que les créa- tures transmondaines descendent continuellement à son niveau ou pour qu'elle aspire toujours au leur. Ce désordre paraîtra logique à la suite d'un remords violent, à l'épilogue d'un meurtre, quand la victime n'aura pas conquis encore une vengeance plus terrestre , et lorsque son existence , brusquement interrompue , n'aura pas eu le temps de cicatriser la déchirure de ses liens. C'est ainsi que, dans un reptile coupé en morceaux , la vie proteste jusque par l'agonie des tronçons. Et comme toute violation des lois naturelles réagit contre son auteur, le meurtrier subira un contre-coup de l'homme détruit qui se propagera funestement dans sa propre organisation ébranlée. De ces terreurs toujours planant sur le coupable; de ce pressen- timent de la mort si commun dans les grands criminels.

Singulière avarice de la Providence ! De tous les animaux, l'homme est celui dont la prescience est la plus faible, et encore n'en jouit-il que malade ou coupable. Le songe est une maladie comme le remords; quand le corps et l'ame sont en harmonie , quand les organes de l'es- prit et de la chair sont intacts , on ne rêve pas. L'homme ne com- mence à lire dans les choses futures que du jour son tempérament

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s'épuise. C'est durant les affections nerveuses que ses songes se mon- trent plus particulièrement révélateurs ; c'est dans la goutte , dans les rhumatismes, dans les indispositions chroniques qu'il est plus sensible aux variations de l'air, aux changemens des saisons , aux dif- férences des climats. Dans les momens d'ennui , d'humeur ou de souffrance , la moindre gaucherie autour de nous , le moindre ton faux , la moindre discordance dans les paroles , dans les mouvemens et dans les gestes , nous blessent et sont près de produire en nous la brusquerie et la colère. Mais , dans la plénitude de la santé et de la conscience , les pressentimens s'éloignent, comme si nous étions trop terrestres pour leur développement ; car l'homme coupable se rapproche plus de la divinité que l'homme vertueux : il irrite davan- tage sa puissance ; le clavier universel est nécessairement plus ébranlé par une dissonance que par un accord.

Les grands poètes ont précieusement recueilli dans leurs œu- vres les témoignages de cette délicatesse, maladive chez l'homme, constitutive pour la nature entière. Connaissez-vous rien de plus finement analysé, dans le domaine de la psychologie et de la vaticina- tion, que le délire progressivement révélateur de Wallenstein, à mesure qu'il se rapproche de la catastrophe qui termina le drame de sa politique et le roman de sa vie? Avec quelle savante préparation Schiller déduit l'égarement du héros, depuis le rêve de la bataille de Lutzen, jusqu'à son monologue cabalistique et aux caresses musicales de sa fille ! Comme le pouvoir incompréhensible de la musique sur les désordres cérébraux est admirablement exprimé dans la romance de Thécla, imitation des chants d'Ophélie, dont Shakspeare, par la même science propre aux sublimes intelligences du théâtre, fait adroitement suivre les visions d'Hamlet! Le spectre du ministre Oli- varès, dans Gil Blas, est une invention digne du génie de Le Sage; et, au milieu de son roman, les réalités de la vie sont prises ab- solument sur le fait, on se sent tout ému de voir un homme, qui a baffoué le monde à la façon de Richelieu et de Ximénès, mourir, non pas du fardeau d'un empire, non pas de l'inanité des richesses et des honneurs, non pas même de faiblesse vitale , mais seulement parce qu'un fantôme, auquel il ne croit pas, demeure toujours apparent, fixe, insaisissable sous ses yeux. Cet exemple, que Le Sage aura puisé dans quelque anecdote de son siècle, montre combien l'imagination est susceptible de tuer le corps, même quand ses terreurs fantastiques ne sauraient détruire le jugement de sa victime. On lit d'effrayantes histoires de ce genre dans le Compendium rédigé par Walter Scott.

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Nous rangeons ces histoires, comme l'abîme de Pascal et le négrier de Liverpool, dans la catégorie du pressentiment; car elles nous semblent le résultat d'une lésion irrévocablement mortelle, le pré- lude impatient du divorce que l'ame compte bientôt proposer au corps. Il en est alors du fantôme assidu comme d'un spectacle auquel votre ame serait présente , tandis que votre corps en resterait ab- sent. Ces apparitions décousues, mais constantes, sont des lueurs de la région transmondaine ; elles vous arrivent par les éclaircies qui s'ouvrent dans votre intelligence malade, et vous êtes d'autant plus clairvoyant, que le symptôme morbide est plus désorganisateur.

André Delriei.

tohe r. JANVIER.

PÉTRARQUE

AU MONT-VENTOUX.

Si je dois m'en rapporter au sentiment de quelques personnes qui ont lu avec intérêt l'extrait de l'ouvrage de Pétrarque intitulé : de l'Art de bien gouverner un état , je puis , sans crainte d'abuser de la patience des lecteurs , leur présenter encore l'amant de Laure sous un aspect qui leur est inconnu. J'ai dit que Pétrarque , si célèbre par ses vers italiens , ne méritait pas moins les hommages et la reconnaissance de la postérité, pour les efforts qu'il n'a pas cessé de faire durant toute sa vie , dans l'intention de répandre parmi les na- tions de l'Europe les saines doctrines de morale et de politique.

Par les extraits de l'Art debien gouverner, ouvrage adressé à J. Carrare, on a pu juger de combien de siècles Pétrarque était en avance sur la politique pratique de son temps , et ceux qui désireront s'assurer que ce savant et ingé- nieux écrivain s'est occupé des questions qui paraissent les plus étrangères à la nature de son esprit , pourront se satisfaire en lisant un livre de lui , écrit également en latin, dont le titre est: des Devoirs et des Talent d'un général d'armée (de Officio et virtutibus imperatoris ) , adressé à Lucchino del Vernie , surnommé le Fabricius de Vérone.

Mais la matière sur laquelle Pétrarque s'est exercé avec le plus d'abon- dance et de supériorité , est la philosophie morale. Craignant de dépasser les limites que je me suis imposées, je ne ferai qu'indiquer celui de ses ouvrages en prose latine , il s'est étendu avec tant de profondeur et d'esprit sur ce sujet. Mais enfin je conseillerai à ceux qui veulent connaître entièrement le cœur et l'esprit de Pétrarque, de lire son livre : de Contemptu vitœ. Ils y

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trouveront sous la forme de trois dialogues entre saint Augustin et l'amant de Laure, la plus noble et la plus sincère confession qu'un homme puisse faire des faiblesses de son esprit et de son cœur. Dans ce livre, ils verront comment Pétrarque, examinant, poursuivant et condamnant même toutes les illusions qu'il s'était faites pendant sa vie sur son amour de la gloire et sur la pureté du sentiment que lui avait fait éprouver Laure, il finit par reconnaître et avouer que ces beaux semblans de vertus n'étaient au fond que de la vanité et des passions honteuses déguisées. Par la lecture de ce livre seulement , ils parviendront à reconnaître que les sonnets Pétrarque a parlé de Laure sont souvent plus passionnés qu'ils ne le paraissent , et que , sous le voile ordinairement épais, mais toujours si pur de son langage pla- tonique, Pétrarque parle fort souvent comme un amant véritable. On a fait bien des commentaires sur les poésies italiennes de cet homme ; mais, à mon sens, la traduction complète du Mépris de la vie, qu'il a intitulée aussi son Secret, serait le meilleur que l'on put y ajouter. J'engage donc ceux qui persisteraient encore à croire que l'auteur des sonnets sur Laure était un esprit restreint et avait le cœur froid , à lire ce bel et curieux ouvrage trop long pour être donné en entier ici , et dont toutes les parties sont si forte- ment enchaînées qu'on ne peut en extraire aucune.

Cependant je tiens à vous faire connaître Pétrarque, différent de ce qu'il est lui-même quand il parle dans ses sonnets et ses Causons; tout autre en- core que vous ne l'avez trouvé lorsqu'il enseignait à Carrare l'art de bien gouverner un état. Cette fois il va s'offrir à vous comme un poète descriptif, comme un penseur plein d'imagination , embrassant dans ses nobles et bril- lantes rêveries le monde physique et intellectuel ; se repaissant d'inquiétudes et de chagrins imaginaires ; savourant avec délices le plaisir de se trouver au milieu d'un pays inhabité , sauvage; marchant tantôt au hasard, tantôt en poursuivant un but , mais toujours ramené par la pente de son imagina- tion à se scruter lui-même , à interroger son cœur pour connaître la nature de l'homme et à chercher quel est le but et la fin de la vie. Depuis J.-J. Pvous- seau jusqu'à nos jours , il n'a certes pas manqué d'écrivains habiles qui se sont exercés à peindre les malaises de l'ame , le vague des passions et les rêveries douloureuses du scepticisme. On a même cru que cette disposition des esprits, chez les hommes qui souffrent ou qui écrivent, était un résultat nouveau du à l'agitation du monde social et politique depuis quatre-vingts ans. Mais l'homme est toujours le même, sans cesse ballotté sur l'océan de la vie par l'espérance et le découragement. Toutefois cette maladie des âmes ne peut être observée et bien décrite que lorsque les nations ont outrepassé les limites d'une certaine politesse. Avant cette époque, quelques rares esprits seulement , peuvent apprécier les nuances de cette sorte de malaise moral , qui disparaissent aux yeux du vulgaire, exclusivement préoccupé des grosses douleurs physiques dont il est assiégé. Tel fut le rôle réservé pendant le cours du quatorzième siècle, à Pétrarque , dont l'ame tendre, élevée, subtile,

9.

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ne savait se reposer au milieu de cette Europe, si barbare et si féroce en- core à cette époque. On va l'entendre et l'on jugera , en lisant son ascension au Mont- Ventoux , si on n'y reconnaît pas tous les signes qui caractérisent l'école de J.-J. Rousseau, de Bernardin de Saint-Pierre et de M. de Chateau- briant et de Lamartine. C'est Pétrarque qui parle :

LE MONT-VENTOUX.

« Je suis monté aujourd'hui sur une haute montagne de cette province , appelée , non sans raison , le Mont-Ventoux et remarquable par sa forme et son élévation. J'ai été entraîné à la parcourir en détail , par une curiosité qui date de mon enfance , lorsque je vis cette contrée pour la première fois. En effet, le Mont-Ventoux fixe toujours les regards et l'attention, sous quel- que aspect qu'on le voie et, en le gravissant aujourd'hui, je n'ai fait que réali- ser un désir dont je nourrissais depuis long-temps la pensée. La résolution de le gravir me vint la veille , comme je relisais le passage de Tite-Live, dans lequel cet historien raconte que Philippe , roi de Macédoine , faisant la guerre aux Romains, parvint au sommet du mont Hémus en Thessalie, d'où les deux mers, l'Adriatique et le Pont-Euxin, pouvaient, disait-on, être aperçues. Éloigné de ce pays comme je le suis, je ne saurais dire si le fait est vrai ou faux. Pomponius Mêla l'affirme, Tite-Live le nie. Quant à moi, je reste, à ce sujet, dans un doute qui ne durerait certes pas long- temps si j'étais aussi près du mont Hémus que je le suis du Mont-Ven- toux. Quoi qu'il en soit, revenons à ce dernier.

« Au moment du départ, et lorsqu'il fallut faire choix d'un compagnon de voyage , chose singulière ! en pensant à mes amis, ce fut à peine si je pus jeter mes vues sur l'un d'entre eux. Pour faire de compagnie un voyage, ou même une promenade, rien, en effet, n'est si rare que l'accord des volontés, que la convenance entre les goûts et les caractères. L'un me paraissait trop vif, l'autre trop lent; je redoutais également trop de gaîté ou trop de tristesse ; celui-ci était trop spirituel , un autre trop simple. Dans un com- pagnon je voulais également éviter un silence obstiné ou une loquacité fa- tigante; tel était trop gras pour bien marcher; la maigreur d'un autre me faisait craindre d'avoir peine à le suivre. Bref, au milieu des appréhensions que m'inspiraient tous ces légers inconvéniens dont l'amitié fait si bon marché quand ou est réuni tranquillement dans une maison , je fixai mon choix sur mon jeune frère. Je lui fis part de mon projet et il l'adopta avec d'autant plus de plaisir que je le préférai à un ami, ce qui est toujours très doux pour le cœur d'un frère.

« Au jour désigné nous partîmes de la maison. Vers le soir, nous étions à Malausane, village situé à la base du Mont-Ventoux, du côté du nord. Nous demeurâmes un jour. Enfin aujourd'hui , accompagnés de quelques serviteurs seulement , mon frère et moi , nous avons escaladé la montagne ,

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maïs non sans difficulté , car de ce coté elle est escarpée et fréquemment hérissée de roches. Mais comme dit à peu près le poète : Labor omnia vin- cit improbus.

« Longueur du jour , pureté de l'air , force et dextérité de corps , tout a favorisé notre entreprise, et nous n'avons trouvé d'autres obstacles que l'as- périté naturelle des lieux.

« Cependant un vieux berger, qui passe sa vie dans une des cavités de la montagne, s'efforça aussi par ses discours de nous détourner de notre projet. Il nous dit que , cinquante ans avant, lorsqu'il était jeune , il eut une fois la fantaisie d'atteindre jusqu'au sommet de la montagne , mais qu'il n'en avait rapporté , outre le regret d'y avoir été , qu'une fatigue extrême et ses vète- mens déchirés. Personne, ajouta-t-il, n'y était monté avant moi, et, depuis, personne n'a suivi mon exemple.

« Quand on est jeune, on écoute peu les conseils. Ceux du vieillard ne fi- rent qu'irriter notre curiosité. A peine le berger se fut-il aperçu de l'inuti- lité de ses remontrances , qu'il s'avança avec nous vers les rochers d'où il nous indiqua du doigt un sentier très- rapide. A cette indication il joignit encore quelques avertissemens sur les détours qu'il fallait suivre , et quand nous l'eûmes quitté, nous l'entendîmes de loin gémissant encore sur l'extra- vagance de notre entreprise.

« Nos vêtemens retroussés et liés pour faciliter la marche, on commença à monter. La vivacité de nos premiers efforts nous fatigua beaucoup, et à ce point même , que nous fûmes obligés de nous reposer pour reprendre ensuite notre marche , mais beaucoup plus lentement. Moi surtout qui avais pris une pente moins difficile , je marchais assez à l'aise , tandis que mon frère tendait au sommet du mont par un chemin plus direct, mais infini- ment plus dur.

« Plusieurs fois il m'appela pour me faire prendre la véritable route; mais je lui répondis qu'il m'importait peu de faire quelques pas de plus, et que je préférais arriver en haut un peu plus tard, sans me donner trop de peine. Tout en cherchant à excuser ainsi ma paresse, et lorsque mon compagnon touchait déjà presque à la cime , moi j'errais encore dans les parties basses de la montagne. Mais à la fin je m'aperçus que je faisais beaucoup de chemin et que je prenais une peine tout à fait inutile , puisque je ne me rapprochais aucunement du but. Alors je m'avouai mon erreur, et je me disposai à mon- ter droit au haut de la montagne. Harassé de fatigue, j'y rejoignis mon frère qui s'était assis et s'enveloppait de ses vêtemens pour se garantir du froid.

« Après le repos, on se remit en marche et nous parcourûmes l'espèce de plateau qui forme le sommet du Mont-Ventoux. Mais, quittant ce lieu élevé, incorrigible et toujours abusé par les mêmes erreurs, je retombai dans les vallées inférieures et en cherchant de nouveau à abréger le chemin pour re- monter, je l'allongeai au contraire de beaucoup. La vérité est que par un instinct de paresse, je reculais toujours l'occasion et l'ennui de monter; mais

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la nature des choses est invariable, et, quoi qu'on fasse ou que Ton veuille, on ne saurait monter en descendant; aussi, que vous dirai-je? Trois fois je répé- tai ce manège, non sans essuyer de bonnes railleries de mon frère; car je per- dis deux heures environ en divagant ainsi.

« Souvent, pendant ces erreurs, en faisant mille détours incertains, et lorsque je ne savais quelle route prendre ou suivre, je m'asseyais dans une vallée. Là, au moyen des ailes de la pensée, m'élançant de la réalité aux choses immatérielles, je me disais : « N'oublie pas combien de fois tu t'es trompé « aujourd'hui en gravissant cette montagne, et sache qu'il pourra t'en ar- ec river autant lorsqu'il faudra monter à la vie éternelle et bienheu- « reuse! Que cette image te serve de leçon et de guide pour bien compren- « dre cette importante vérité : car tout ce qui est corporel et visible se « comprend avec facilité ; mais l'immortel se dérobe aux efforts de notre in- « telligence. N'oublie donc pas que la vie bienheureuse est élevée; que l'on 9 n'y parvient que très-difficilement, et que l'on ne peut y atteindre que gra- « duellement et en allant de vertu en vertu, comme sur ce mont on s'élève « en s'élançant dérocher en rocher. Le haut est la fin de tout; c'est le but « du voyage comme de toute notre vie. Chacun s'efforce pour y arriver, mais « peu y parviennent; car, comme dit Ovide : « C'est peu de vouloir, il faut « encore désirer la possession.

« Mais tu t'abuses, me disais-je encore. Non seulement tu veux, maïs tu « désires ardemment ; qui est-ce donc qui t'empêche de monter ? C'est l'attrait « séduisant d'un chemin moins difficile dans lequel tu t'attends à trouver « plus de plaisir que de peine et qui te paraît plus court. C'est l'illu- « sion que tu te fais. Mais quand tu auras erré long-temps, quand tu te « seras bien fatigué inutilement dans l'espoir d'éviter une fatigue inévitable, « il faudra bien que tu te décides enfin à gravir vers le sommet de la vie bien- « heureuse ou à ramper et définitivement à mourir dans le fond de vallée « des pécheurs. »

« Ces réflexions réveillèrent l'énergie de toutes mes facultés. Fasse le ciel, lorsque j'entreprendrai le grand voyage auquel j'aspire, que, dans les heures de découragement, je puisse ranimer l'ardeur de mon aine, comme aujour- d'hui j'ai ranimé celle de mon corps.

« A la cime du Mont-Ventoux, se trouve une élévation qui domine toutes les autres et que les gens du pays appellent la Colline des Enfans, sans doute parce que sa position lui donne l'air d'être la mère de toutes celles qui l'en- vironnent, et à son sommet règne uue petite plate-forme ou nous nous éten- dîmes pour prendre du repos.

« Mais puisque vous avez bien voulu, Colonne, m'écouter jusqu'ici, accor- dez-moi encore quelques instans d'attention , afin que je vous fasse connaître la lin de notre entreprise.

« En arrivant à ce point élevé, la vivacité de l'air, l'immensité d'espace que l'on découvre, m'ont jeté d'abord dans la stupéfaction. Je dirigeai en-

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suite mes regards en bas et, apercevant les nuages sous mes pieds, tout ce que j*avais lu de l'Olympe et de l'.Athos me parut moins incroyable. Bientôt je portai ma vue vers les régions de l'Italie, de ce côté mon cœur m'entraîne toujours. Malgré leur éloignement réel, je crus voir près de moi ces Alpes couvertes de neige, à travers lesquelles l'implacable ennemi des Romains se fraya, dit-on, un cbemin en brisant les rocbers avec du vinaigre. Alors je soupirai, je l'avoue, après ce ciel d'Italie, que mon esprit, bien plutôt que mes yeux, me faisait voir; et j'éprouvai un immense désir de retrouver mes amis et ma patrie. Mais, tandis que je faisais des efforts pour surmonter cette faiblesse bien pardonnable cependant, mes réflexions prirent un autre cours, et des paysages lointains qui les avaient fait naître, elles se reportèrent jusque sur le temps passé. Il y a aujourd'hui dix ans accomplis que j'ai terminé mes études et quitté Bologne. Grand Dieu ! ô sagesse immuable ! combien mes goûts, mes habitudes ont subi de changemens depuis cette époque ! Mais ne t'appesantis- pas sur ces vicissitudes, car tu n'es pas encore tellement bien établi dans le port, que tu puisses tranquillement repasser dans ton esprit les tempêtes que tu as éprouvées. Un temps viendra peut-être où, te retra- çant l'ensemble de ta vie, tu pourras dire comme ton cher saint Augustin : « Je veux me souvenir de toutes les faiblesses, de toutes les souillures char- nelles de mon ame, non par amour pour elles, mais, ô mon Dieu, par amour pour toi ! » Oui, je le sens, j'ai encore dans l'ame quelque chose de douteux et de fatigant, parce que je n'aime plus ce que j'avais l'habitude d'aimer. Mais je me trompe, je l'aime encore, mais plus honnêtement, plus sérieuse- ment. Enfin il faut dire toute la vérité : oui, j'aime, mais ce que je ne vou- drais pas aimer, ce que je voudrais pouvoir haïr. J'aime donc, mais malgré moi et comme forcément. J'en suis triste, j'en pleure et rien ne m'est plus ap- plicable que ces vers : Adero si potero, si non invitas amabo.

« A peine trois ans sont-ils écoulés depuis que cette passion condam- nable, qui régnait sans contradictions sur mon cœur , a été combattue par mes réflexions et mon repentir. Depuis ce temps je me livre sans cesse un combat intérieur.

« C'est ainsi , ô Colonne , ô mon père , que , sur cette montagne , tantôt je me félicitais de mon amendement, et tantôt je pleurais sur mes imperfec- tions , m'apitoyant sur l'instabilité des pensées et des actions des hommes dont je me fournissais à moi-même un exemple , puisque j'oubliais d'obser- ver des lieux que j'étais venu voir exprès , et à la singularité desquels le sou- venir de mes chagrins m'a rendu insensible.

« Mais le soleil baissait et il était temps de partir. Averti , effrayé même par le prolongement des ombres , je me retournai vers le couchant. De ce côté sont les limites naturelles de la France et de l'Espagne , les monts Py- rénées qu'aucun objet ne masque , mais qui ne peuvent être aperçus du Mont-Yentoux à cause de la distance qui les en sépare. A droite sont les montagnes du Lyonnais; à gauche les rivages de Marseille et d'Aiguës-

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Mortes , et sous mes yeux coulait le Rhône. Pendant que je considérais ce spectacle, et que mon corps , placé à une telle élévation , semblait favoriser l'exaltation de mon ame, je m'aperçus que je portais le livre des Confessions de saint Augustin , don chéri que je tiens de vous , Colonne , et que je con- serve pour l'amour de celui qui l'a écrit et me l'a donné; livre que j'ai tou- jours entre les mains, que sa petitesse me rend si cher parce que je puis le conserver sans cesse avec moi. Je l'ouvris donc pour lire ce que le hasard présenterait à mes yeux , car on n'y trouve rien que de bon et de pieux. Je l'ouvris au dixième livre. Mon frère, qui attendait impatiemment que j'en lusse un passage , s'arrêta pour l'écouter. J'en prends Dieu et mon frère à témoin, voici les lignes sur lesquelles tombèrent mes yeux : « Les hommes « courent pour aller admirer le haut des montagnes, l'immensité des mers, « le long cours des fleuves, les bords de l'Océan ou épier la marche des astres , « et ils s'oublient eux-mêmes ! » Je demeurai stupéfait, je l'avoue, et fermai le livre plein de colère contre moi de ce que j'admirais les choses terrestres, tandis que, par la lecture seule des philosophes païens, j'aurais apprendre que les choses spirituelles sont véritablement les seules grandes et dignes de notre admiration.

« A compter de ce moment, je me contentai de ce que j'avais vu de la montagne et, dirigeant mes yeux intérieurs en moi-même, je ne proférai plus une parole jusqu'à l'instant que nous fûmes arrivés au bas. Ce passage des Confessions m'avait suggéré mille et mille pensées , ne pouvant croire qu'il se fût offert par hasard à mes yeux, ni qu'il ne s'adressât pas directe- ment à moi. En un mot, cet avertissement me parut être de la même nature que ceux qui furent donnés à Augustin et à Antoine; et de même que ces deux hommes s'arrêtèrent après avoir été avertis, ainsi qu'eux je gardai le silence après ma lecture , refléchissant au goût excessif des hommes poul- ies choses visibles et à leur indifférence habituelle pour ce qui est purement spirituel et pour Dieu.

« Combien de fois, en descendant et lorsque je me retournais pour regar- der le sommet de la montagne dont l'éloignement successif me faisait ap- précier la petitesse réelle , combien de fois je me suis demandé si ce n'était pas un tas de boue ! à chaque pas je me disais : « S'il a fallu prendre tant de peines et s'humecter de tant de sueur, pour se rapprocher tant soit peu du ciel en montant là, quel travail, quelles douleurs, quelles tortures n'aura-t-on pas à endurer lorsque , pour se rapprocher de Dieu , il faudra escalader les aspérités de l'insolence humaine , et fouler aux pieds tout ce qu'il y a de mortel; quand , pour suivre le vrai sentier, on aura à surmonter tout à la fois des obstacles terribles et des objets qui nous séduisent.

« Tout en me laissant aller au cours de ces pensées , je descendis la mon- tagne sans faire aucune attention aux difQcultés que présentait le chemin, et nous nous retrouvâmes bientôt à la cabane du berger d'où nous étions partis avant le jour. Il était nuit close, la lune brillait, et tandis que nosser-

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viteurs préparaient un repas, je me suis retiré dans un coin de la chaumière pour vous écrire sur-le-champ les impressions et les idées telles qu'elles me sont venues pendant cette course.

« Vous voyez, Colonne, o mon père, que je ne veux rien vous cacher. Vous qui connaissez toute ma vie, vous saurez encore mes pensées les plus secrètes. Je vous en supplie , priez pour qu'elles tournent à mon avantage. Adieu. »

Ce n'est certes pas l'ouvrage d'un faiseur de lieux communs sur l'amour, comme on reproche souvent à Pétrarque de l'être, que cette première lettre sur l'Art de bien gouverner un état, que j'ai fait connaître dernièrement, non plus que celle-ci , il rend compte d'une manière à la fois si pittoresque et si philosophique de son ascension du Mont-Ventoux. Ce dernier écrit est au contraire une composition pleine de pensées vraies et fortes, les images sont aussi nouvelles qu'élevées, et dans laquelle eniin l'auteur a su concilier avec une hardiesse des plus heureuses, la peinture des passions mondaines avec celle des sentimens profondément religieux. Saint Augustin lui avait sans doute indiqué cette voie ouverte à la poésie depuis l'établissement du christia- nisme; mais on doit tenir compte à Pétrarque de l'allure franche et origi- nale qu'il a prise en s'élançant dans cette carrière, il a précédé de quatre siècles les auteurs de la Nouvelle Hélotse, de Paul et Virginie, de René et des Méditations. Et, en effet , si l'on compare le récit de la promenade au Mont- Ventoux avec les quatres livres que je viens de désigner, on reconnaîtra que l'idée principale qui donne la vie et fait la force de toutes ces compositions, est la même, savoir : que l'ame humaine , tiraillée par l'amour de la passion et par le besoin de se conserver pure, passe continuellement d'un état d'es- pérance à un abîme de désespoir.

Comme les ouvrages de saint Augustin ont un caractère pieux qui les place naturellement hors du cercle littéraire , je crois donc devoir attribuer à Pétrar- que la gloire d'avoir introduit dans la littérature moderne , un genre nouveau dont il a laissé plusieurs modèles , mais dont l'ascension au Mont-Ventoux et son Secret me paraissent être les plus remarquables. Ce genre, les rêveries tendres et mélancoliques se confondent avec les pensées philosophiques et re- ligieuses les plus profondes, tire évidemment son origine de la Bible et des ouvrages des premiers pères de l'Église. Mais je le redis encore, l'esprit qui a inspiré ces diverses écrits soufflait de plus haut que des sommités du Pinde , et ce n'est qu'à compter de Pétrarque que ces inspirations passionnées et pieuses tout à la fois, furent considérées comme des moyens poétiques dont on se servit pour constituer un genre , un art en quelque sorte nouveau.

On continua de cultiver cet art en Italie, jusqu'à la fin du seizième siècle, et le dernier grand poète qui l'ait traité avec distinction est Vittoria Colonna, femme du marquis de Pescaire.

Pour en trouver des traces anciennes, en France, il faut remonter jus-

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qu'aux lettres qu'Héloïse écrivit du Paraclet à Abeilard , quoique ces écrits soient aussi plus pieux que littéraires. Mais à partir de ce temps, il ne s'en présente plus d'exemples fameux au moins, car il faut franchir plusieurs siècles pour arriver à Fénelon que je regarde comme l'écrivain qui a renou- velé la tradition de l'art tel que Pétrarque l'a cultivé.

Mais le Français du xvne siècle , qui , dans ses ouvrages , a peut-être le mieux saisi et traité ce genre moderne dont Pétrarque a jeté les fondemens , est notre grand peintre iNicolas Poussin. Ses tableaux de YArcadie, de la Femme adultère et surtout ses admirables paysages dans lesquels il a su répandre tant de charme , il a si artistement mêlé les joies et les tristesses de la vie ; il a revêtu les passions humaines d'un manteau de philosophie reli- gieuse qui leur donne une si noble apparence ; tous ces tableaux portent évidemment des signes de parenté, non seulement communs aux écrits de Pétrarque que j'ai cités plus haut, mais encore à ceux de Fénelon, de J.-J. Rousseau , de Bernardin de Saint-Pierre ainsi que de MM. de Cha- teaubriand et de Lamartine. Tous ces poètes penseurs et amans des beautés de la nature, auxquels je joins notre grand artiste , ont imprimé à leurs pro- ductions un double signe qui caractérise l'école dont ils relèvent et qui les classe à part : c'est, quant au fond , la peinture des passions , sans cesse com- battues par la morale religieuse , et dans la forme, l'emploi habituel des des- criptions de la nature agreste et sauvage.

Aussi, sans prétendre le moins du monde imposer une division que j'ai choisie pour aider mes études et distinguer dans mon esprit une famille d'é- crivains et d'artistes, dont Pétrarque me paraît être la souche, ai-je pris l'habitude de comprendre les auteurs de la Femme adultère, du TéUmaque, de la Nouvelle Hèloïse, de Paul et Virginie, de Rènè et des Méditations , sous la dénomination de poètes-paysagistes.

E.-J. Delécluze.

A LA MÉMOIRE

LA PRINCESSE MARIE,

Entre sainte Cécile et le grand Raphaël ,

Vous êtes à présent assise dans le ciel,

Avec les rois de l'art et les rois de la terre.

Ensemble confondus au fond du sanctuaire,

Vous tenez les crayons et le ciseau d'airain,

Beaux comme un sceptre d'or aux mains d'un souverain

Car la sculpture sainte a , dans sa noble veine ,

Un sang aussi divin que le sang d'une reine ;

A'ous avez sans vous plaindre accepté votre sort ,

Et vous avez été si douce envers la mort ,

Que l'on faisait silence autour de votre couche ,

Croyant encor surprendre un son à votre bouche ;

Quand dégagée, enfin, de son lien mortel,

Depuis long-temps votre ame était montée au ciel ,

Au ciel qui vous ravit dans sa toute-puissance ,

Pour que vous le priiez de plus près pour la France.

Et votre ame, à présent, est au plus haut des cieux,

Au sacré diadème , un rubis précieux!

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Mais peut-être, ô princesse! en cette paix profonde,

Qui , comme un océan, de ses flots vous inonde,

Peut-être plaignez-vous, près du trône enflammé,

Ce que naguère, hélas! vous avez tant aimé.

Ame , rassurez-vous , car votre belle France ,

Dans les jours de bonheur, comme aux jours de souffrance ,

N'est jamais oublieuse, et le monstre vainqueur,

L'ingratitude encor n'a pas touché son cœur ;

Forte comme un lion , quand on l'attaque en face ,

Faible comme un agneau , quand l'intrigue l'enlace ;

C'est toujours la guerrière à l'auguste cimier,

La France du roi Jean et de François premier,

Que l'on peut dépouiller et mettre nue à terre ,

Mais qui garde toujours son divin caractère ;

Qui dédaigne le corps et prise haut le cœur,

Et qui peut perdre tout au monde , fors l'honneur.

Conserve , ô mon pays ! cette vertu sublime ,

Et si dans l'avenir tu dois être victime ,

Victime de l'honneur et de l'humanité,

Va toujours dans ta force et dans ta dignité.

L'Océan Pacifique et ses lointaines îles

Te verront aborder à leurs rives tranquilles ,

Et comme un vêtement qu'on portait autrefois,

Jetteront l'égoïsme à ta puissante voix.

Oui , ce sont les Français! il n'est plus de misère ,

Ils vous portent l'amour comme ils portaient la guerre.

Peuples , embrassez-vous , et dites en ce jour :

O qu'ils sont beaux les pieds qui marchent pour l'amour!

Et toi , France , poursuis ton illustre carrière ,

Sur les peuples obscurs fais pleuvoir la lumière ,

Et quand aura sonné le triste et grand adieu,

Tu te reposeras entre les bras de Dieu.

Antoni Deschamps.

BULLETIN.

Nous serons les historiens de ces dernières journées. Ce sera une triste tâche. Dans ce peu de jours, de grandes illusions se sont évanouies, de grands talens se sont produits avec d'étranges faiblesses. La coalition nous avait promis beaucoup en fait de contrastes et de démentis donnés à soi- même ; elle a tenu encore plus qu'elle n'avait promis , et ce n'est pas nous qui nous en réjouirons. Pour notre part , nous ne prenons aucun plaisir à voir ainsi se perdre et se détruire les plus belles , les plus hautes réputations du pays, surtout quand nous songeons que demain peut-être, par quelque fatalité, la majorité si restreinte, qui s'oppose à la coalition, peut laisser aller le gouvernement de la France dans les mains de ceux qui gouvernent eux- mêmes si mal leurs passions !

On avait d'abord essayé la violence contre le ministère. On voulait l'écra- ser sans discussion. Mais, Dieu merci, comme l'a dit si bien M. de Lamar- tine , le gouvernement représentatif n'est pas un monologue à l'usage de quelques députés de l'opposition ; la discussion s'est donc ouverte malgré la coalition qui espérait que le ministère se retirerait rien que sur la nomina- tion de la commission de l'adresse. Qu'avons-nous vu ? La discussion a-t-elle été fatale au ministère? M. Thiers, qui accuse le gouvernement de s'y être pris à deux fois pour vaincre à Constantine et à la Véra-Cruz, combien de fois a-t-il déjà s'y prendre, aidé par M. Guizot, par M. Odilon Barrot, par M. Mauguin, et par tant d'autres talens, pour renverser un ministère qui est encore debout? Qu'on nous dise quel a été l'effet du premier discours de M. Guizot sur la chambre, et du premier discours de M. Thiers?

Certes, ce n'est pas le talent qui leur a manqué ; à notre sens, ils n'en ont jamais eu davantage que depuis qu'ils ont mis le leur au service d'une mau- vaise cause. Mais M. Mole et M. de Montalivet parlaient au nom des intérêts du pays; ils parlaient avec la conviction que leurs paroles iraient droit à l'es- prit de ceux qui ont soutenu pendant huit ans le système qu'ils soutiennent

138 REVUE DE PARIS.

eux-mêmes, tandis que leurs adversaires savaient qu'ils n'avaient personne à entraîner dans leurs propres rangs, chacun professe des opinions diffé- rentes, et chacun les garde précieusement, comme l'a déclaré M. Odilon Barrot. Que faire d'un talent, quelque grand qu'il soit, dans une situation aussi fausse?

Aussi, quel a été l'argument de M. Guizot? Il a déclaré que le ministère actuel est funeste à la France. Et pourquoi funeste? Parce qu'il se compose en partie d'hommes qui ont rompu avec les doctrinaires, et qui ont formé un nouveau cabinet sur les bases de l'amnistie et d'une politique conciliatrice. Ces hommes-là, au dire de M. Guizot, ont fait à l'opposition des concessions inouïes; et, pour remédier au mal causé par ces concessions, M. Guizot s'est allié au centre gauche et à l'extrême gauche, afin de renverser ce cabinet! En haine des concessions faites par le ministère du 15 avril à l'opposition, M. Guizot a porté M. Odilon Barrot à la vice-présidence de la chambre; et, pour punir le gouvernement de sa fluctuation, de ses alliances, de l'absence de drapeau, il a cimenté une ligue, non-seulement avec ses anciens collègues, devenus depuis ses adversaires, mais avec ses adversaires éternels, avec M. Mauguin, avec M. Dupont de l'Eure, avec M.Cormenin.Il vote, il délibère, il s'entend chaque jour avec eux sur les manœuvres du lendemain, sans s'inquiéter de la force qu'il donne à ceux qu'il appuie et de la faiblesse qu'il prépare à lui-même et aux siens, pour le temps ils se retrouveront au pouvoir. M. Guizot ne monte jamais à la tribune sans parler des calomnies qui bourdonnent, dit-il , autour de lui. Mais qui songe à calomnier M. Guizot? L'éloge de son talent n'est-il pas par- tout? Quelqu'un a-t-il jamais calomnié son caractère? On a dit qu'il aime le pouvoir, qu'il est ambitieux; mais il le dit lui-même, et il le disait encore, il y a deux jours, à la tribune. Cette ambition, dit-il, a pour but de faire triompher ses idées. Qui en doute? Qui a jamais accusé M. Guizot de vouloir le maniement des affaires pour autre chose; et qui lui a jamais en cela rendu plus de justice que nous? Mais que M. Guizot, voulant faire triompher ses idées, commence par les mettre au service des idées des autres, réalisant lui-même sa propre citation , et son accusation scholastique contre le minis- tère : scrviliter pro (lominatione, voilà ce qui nous semble, en dépit de Ta- cite , un mauvais calcul et une mauvaise action dans la situation présente. Les idées de M. Guizot étaient , sans doute , il y a deux ans , les mêmes qu'elles sont aujourd'hui. D'où vient qu'alors il trouvait le gouvernement constitu- tionnel suffisamment établi ? D'où vient qu'il ne doutait pas de sa réalité? Il se plaint que des questions qui lui semblaient dès long-temps résolues soient remises aujourd'hui en discussion. Qui les a réveillées, ces questions? Ces questions, dit M. Guizot, sont revenues à la suite de la politique du minis- tère. Il se peut; mais M. Guizot et ses amis qui les ont soulevées savent bien dans quel but ils ont agi de la sorte. La discussion de l'adresse, qui a lieu en ce moment, n'a-t-elle pas déjà révélé la marche de l'opposition figure M. Guizot, et il apporte sa part. N'a-t-on pas essayé de tout? Tous les moyens n'ont-ils pas été employés à la fois et tour à tour? Tandis

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qu'une partie de la coalition essayait de soulever l'opinion publique parla question de la réforme électorale, l'autre se chargeait, par M. Duvergierde Hauranne et ses amis , de demander la réalité du gouvernement représentatif, de prouver que les pouvoirs de l'état , autres que le trône, et particulièrement le pouvoir parlementaire, sont opprimés, et que la France de 1830 vit sous un despotisme occulte ! Que n'a-t-on pas fait pour agiter le pays par la ques- tion belge et par la question d'Ancône? Quel langage le centre gauche a-t-il tenu dans ses journaux? Le Constitutionnel n'a-t-il pas dit chaque jour qu'il fallait déchirer, fouler aux pieds le traité des 24 articles? Et M. Guizot se plaint de ce que tout a été remis en question ! Il est vrai que , dans la discus- sion du paragraphe relatif à la Belgique , le centre gauche et les doctrinaires ont reculé devant l'action hardie de porter à la tribune le langage du Consti- tutionnel et ses opinions; mais la modération qu'on affectait faisait encore, plus ressortir les paroles violentes de la veille, et ce sentiment semblait si nouveau dans la coalition , que sur les bancs de la gauche on se demandait hautement si M. Thiers et ses amis, se croyant déjà ministres, ne repous- saient pas leurs dangereux alliés. Dans tous les cas, c'est ce qui arrivera le lendemain de la victoire. Nous verrons alors sur quelle majorité on s'ap- puiera !

Nous ne savons si la politique du ministère actuel a remis en question tout ce qui s'agite aujourd'hui; mais ce que nous savons bien, c'est que le débat a lieu en ce moment entre le gouvernement et des ambitions très désintéres- sées, très légitimes, sans doute, et qui ne veulent que le triomphe de leurs idées. Or, ces idées sont de celles qui s'accommoderaient de la monarchie de juillet et du gouvernement représentatif tel que nous l'avons, et même qui s'en accommoderaient beaucoup plus facilement qu'on voudrait nous le faire croire. Avant ce funeste ministère , la question s'agitait, au contraire , sur un autre terrain. Le gouvernement n'avait pas devant lui des ambitieux de por- tefeuilles et des adversaires légaux, hommes d'expédiens et de tactique, très habiles, assurément, mais qui sont loin de menacer le pouvoir et la tranquil- lité du pays à la manière des radicaux et des républicains. Voilà ce qu'a fait le ministère du 15 avril; sa politique a mis un terme à ces tristes temps la France s'éveillait si souvent dans l'effroi et apprenait avec douleur qu'elle ne devait qu'à un miracle du ciel la conservation de la vie du souverain. M. Guizot accusait, il y a deux ans, ce ministère d'abandonner les lois de septembre, il prédisait le plus sinistre avenir; il voyait déjà les factions en- vahir la place publique et recommencer les luttes armées de 1830 et de 1831. Eh bien, les lois de septembre n'ont pas été abandonnées , leur exécution mo- dérée a contenu les partis; les attentats à la vie du roi ont cessé; les prédic- tions de M. Guizot ont été toutes démenties, et le calme qu'il n'espérait pas a été si grand, si profond, qu'il a pu commencer pour son compte la lutte violente qu'il soutient aujourd'hui de concert avec toutes ces oppositions qui l'ef- frayaient si fort.

M. Guizot veut-il savoir pourquoi les choses ont changea ce point? C'est

HO REVUE DE PARIS.

que le ministère actuel fait exécuter les lois sans blesser l'orgueil de per- sonne; c'est qu'il ne jette pas aux partis les paroles de dédain dont M. Gui- zot a toujours été si prodigue, et qui poussent les vaincus à la rage et au désespoir; c'est que ceux qui sont revenus au gouvernement n'ont pas été repoussés avec colère , ou reçus avec une hauteur insultante qui équivaut à un rejet. Les oppositions extrêmes ont vu elles-mêmes qu'il y avait place pour elles dans la cité quand elles obéissaient aux lois, quand elles ne pro- voquaient pas au désordre , et elles ont cessé de pousser ces cris de fureur qui font naître des assassins. 11 y a eu, en quelque sorte, par l'effet de cette politique, une modification générale des partis; la violence, retirée du pou- voir, a diminué ailleurs, et il a fallu toute l'acrimonie de ceux qui l'avaient introduite autrefois dans les affaires pour la ranimer dans l'opposition. M. Guizot regarde cet état de choses comme de l'anarchie; nous y voyons, nous, un retour à l'ordre et une sensible amélioration. M. Guizot a été forcé d'avouer lui-même que le pays est tranquille. 11 veut seulement , dit-il, pré- voir et guérir le mal ! Mais franchement , un mal qu'on ne voit encore que de loin, qu'on soupçonne seulement, exige-t-il des paroles aussi véhémentes, des remèdes aussi violens , des efforts et des soulèvemens aussi grands que ceux de la coalition ! M. Guizot a pu voir lui-même , du haut de la tribune, ce que la chambre pensait de ses prévisions; et c'est le plus grand signe de sa faiblesse et de son isolement, que ces éloges jetés par lui à la vieille opposi- tion de gauche , qui les a payés de ses applaudissemens! M. Guizot, louant l'extrême gauche et accusant en même temps l'administration actuelle d'avoir penché vers la gauche, a donné un spectacle bien fait pour réjouir ses en- nemis, et parmi ceux de ses ennemis qui s'en réjouissent le plus, nous comp- tons d'abord ses coalisés du centre gauche , ceux que M. Guizot aura à com- battre tout les premiers quand il s'agira de s'emparer des affaires.

On sait comment M. Mole a répondu à M. Guizot. Nous ne parlons pas de l'esprit d'à-propos avec lequel M. Mole a rectifié la citation injurieuse de M. Guizot. On sait que l'esprit et une noble modération distinguent constam- ment les paroles de M. Mole ; mais ce qu'il y avait de saisissant dans les pa- roles du ministre, et ce que la chambre a applaudi avec transport , c'étaient l'accent de sincérité et la loyale énergie avec laquelle M. Mole a renvoyé à M. Guizot tous ses reproches. Quoi qu'il arrive , les paroles de M. Mole res- teront. Le ministre qui a donné l'amnistie, qui a mis fin à la tristesse et à l'inquiétude du pays, ne restera pas sous le coup des reproches audacieux de M. Guizot, qui est venu l'accuser d'avoir été funeste au pays! M. Mole l'a dit avec une sincérité et une énergie qu'il sait, lui, ne montrer que lors- qu'il est nécessaire: ce qui est funeste au pays, c'est l'adresse qu'on discute en ce moment, ce sont ses auteurs qui répandent le trouble dans un état règne l'ordre, et les plus coupables entre eux, ce sont les doctrinaires qui ont travaillé à une adresse révolutionnaire et inconstitutionnelle, tout en gardant hypocritement le nom de conservateurs et en se disant les soutiens du trône et de l'ordre qu'ils abandonnent aujourd'hui.

m

REVUE DE PARIS. lit

M. Thiers a bien senti toute la faiblesse de la situation de M. Guizot quand il est venu à son secours; car la cause de M. Guizot sera celle de M. Thiers jusqu'à ce que soit venu le moment de se partager et peut-être de se disputer le pouvoir. M. Thiers a été généreux; il a soutenu les doctri- naires; il a protesté de leur dévouement à l'ordre, tout en déclarant que si de méchantes passions les avaient rapprochés de l'opposition, il faudrait en- core s'en prendre au gouvernement, et, pour mieux défendre M. Guizot, il l'a suivi dans ses attaques. M. Thiers a fait le procès au gouvernement au nom de la gauche, quand M. Guizot le lui avait fait au nom de la droite ! M. Mole, coupable aux yeux de M. Guizot d'avoir fait la loi d'amnistie, est coupable, aux yeux de M. Thiers, de n'avoir pas combattu la loi de disjonction! M. Mole est également coupable aux yeux de M. Thiers et de M. Guizot, d'ailleurs car il est ministre. On le sentait aux paroles même de M. Thiers, en dépit de leur accent; c'était moins la politique du ministère d'amnistie qu'il re- poussait au fond de son ame , que le système d'intimidation, et ses attaques dirigées contre le cabinet du 15 avril allaient frapper en réalité les membres doctrinaires du cabinet du 6 septembre. Singulière guerre , en effet , que celle qui se fait contre un ministère dont on ne peut blâmer les actes sans attaquer ceux de ses alliés, et qui ressemble plutôt à une lutte entre partis au moment de pénétrer au pouvoir !

Les journaux de l'opposition l'ont dit. Rien n'empêchera la coalition de marcher au but qu'elle se propose. Ni la justice , ni le bon droit ne prévau- dront ici. Autrement, que de partisans n'eut pas fait à l'administration ac- tuelle le discours de M. Duvergier de Hauranne! Quel langage, quelle vio- lence et quels raisonnemens ! M. Duvergier de Hauranne embrasse tout dans ses discours et dans ses pamphlets. Ses attaques ont un caractère tout parti- culier. Son inimitié va chercher partout des argumens contre ceux qu'il at- taque, et contre M. Mole particulièrement; il s'est armé du fragment d'un écrit publié il y a quelque quarante ans, quinze ans avant que M. Guizot n'écrivît le Moniteur de Gand et ses pamphlets ultrà-monarchiques de 1815. Il est impossible d'être plus rigoureux pour les autres et plus indulgent pour soi-même qu'on ne l'est dans la coalition. M. Thiers, écrivain achevé, qui demande le pouvoir au nom de son habileté oratoire, peut bien aller au MonU teur retrancher et biffer les paroles qu'il a prononcées la veille à la tribune, dans la circonstance la plus solennelle, et M. Mole n'aurait pas le droit d'a- voir fait subir, dans son esprit, quelques modifications à un écrit tracé au début de sa carrière , quand la gloire immense et la grandeur du gouverne- ment d'un seul, succédant à l'anarchie, pouvait bien faire douter de l'excel- lence du gouvernement de tous?

Mais M. Duvergier de Hauranne est un homme précieux dans un parti. Du jour au lendemain, il se passionne pour la cause qu'il soutient, et ferme les yeux sur tout ce qui peut contrarier ses amis du moment , tandis qu'il les ouvre avidement pour donner des torts à ses adversaires. Pour lui, le ministère du 15 avril, qui a refusé de passer sous le joug des doctrinaires , et qui a re-

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que le ministère actuel fait exécuter les lois sans blesser l'orgueil de per- sonne-, c'est qu'il ne jette pas aux partis les paroles de dédain dont M. Gui- zot a toujours été si prodigue , et qui poussent les vaincus à la rage et au désespoir; c'est que ceux qui sont revenus au gouvernement n'ont pas été repoussés avec colère , ou reçus avec une hauteur insultante qui équivaut à un rejet. Les oppositions extrêmes ont vu elles-mêmes qu'il y avait place pour elles dans la cité quand elles obéissaient aux lois, quand elles ne pro- voquaient pas au désordre, et elles ont cessé de pousser ces cris de fureur qui font naître des assassins. Il y a eu, en quelque sorte , par l'effet de cette politique, une modification générale des partis; la violence, retirée du pou- voir, a diminué ailleurs, et il a fallu toute l'acrimonie de ceux qui l'avaient introduite autrefois dans les affaires pour la ranimer dans l'opposition. M. Guizot regarde cet état de choses comme de l'anarchie; nous y voyons, nous , un retour à l'ordre et une sensible amélioration. M. Guizot a été forcé d'avouer lui-même que le pays est tranquille. Il veut seulement, dit-il, pré- voir et guérir le mal! Mais franchement, un mal qu'on ne voit encore que de loin, qu'on soupçonne seulement, exige-t-il des paroles aussi véhémentes, des remèdes aussi violens , des efforts et des soulèvemens aussi grands que ceux de la coalition ! M. Guizot a pu voir lui-même , du haut de la tribune, ce que la chambre pensait de ses prévisions; et c'est le plus grand signe de sa faiblesse et de son isolement , que ces éloges jetés par lui à la vieille opposi- tion de gauche , qui les a payés de ses applaudissemens ! M. Guizot , louant l'extrême gauche et accusant en même temps l'administration actuelle d'avoir penché vers la gauche, a donné un spectacle bien fait pour réjouir ses en- nemis, et parmi ceux de ses ennemis qui s'en réjouissent le plus, nous comp- tons d'abord ses coalisés du centre gauche , ceux que M. Guizot aura à com- battre tout les premiers quand il s'agira de s'emparer des affaires.

On sait comment M. Mole a répondu à M. Guizot. Nous ne parlons pas de l'esprit d'à-propos avec lequel M. Mole a rectifié la citation injurieuse de M. Guizot. On sait que l'esprit et une noble modération distinguent constam- ment les paroles de M. Mole ; mais ce qu'il y avait de saisissant dans les pa- roles du ministre, et ce que la chambre a applaudi avec transport , c'étaient l'accent de sincérité et la loyale énergie avec laquelle M. Mole a renvoyé à M. Guizot tous ses reproches. Quoi qu'il arrive , les paroles de M. Mole res- teront. Le ministre qui a donné l'amnistie, qui a mis fin à la tristesse et à l'inquiétude du pays, ne restera pas sous le coup des reproches audacieux de M. Guizot, qui est venu l'accuser d'avoir été funeste au pays! M. Mole Ta dit avec une sincérité et une énergie qu'il sait, lui, ne montrer que lors- qu'il est nécessaire: ce qui est funeste au pays, c'est l'adresse qu'on discute en ce moment, ce sont ses auteurs qui répandent le trouble dans un état règne l'ordre , et les plus coupables entre eux , ce sont les doctrinaires qui ont travaillé à une adresse révolutionnaire et inconstitutionnelle, tout en gardant hypocritement le nom de conservateurs et en se disant les soutiens du trône et de l'ordre qu'ils abandonnent aujourd'hui.

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M. Thiers a bien senti toute la faiblesse de la situation de M. Guizot quand il est venu à son secours; car la cause de M. Guizot sera celle de M. Thiers jusqu'à ce que soit venu le moment de se partager et peut-être de se disputer le pouvoir. M. Thiers a été généreux; il a soutenu les doctri- naires; il a protesté de leur dévouement à l'ordre, tout en déclarant que si de méchantes passions les avaient rapprochés de l'opposition, il faudrait en- core s'en prendre au gouvernement, et, pour mieux défendre M Guizot, il l'a suivi dans ses attaques. M. Thiers a fait ie procès au gouvernement au nom de la gauche, quand M. Guizot le lui avait fait au nom de la droite ! M. Mole, coupable aux yeux de M. Guizot d'avoir fait la loi d'amnistie, est coupable, aux yeux de M. Thiers, de n'avoir pas combattu la loi de disjonction! M. Mole est également coupable aux yeux de M. Thiers et de M. Guizot, d'ailleurs, car il est ministre. On le sentait aux paroles même de M. Thiers, en dépit de leur accent; c'était moins la politique du ministère d'amnistie qu'il re- poussait au fond de son ame , que le système d'intimidation , et ses attaques dirigées contre le cabinet du 15 avril allaient frapper en réalité les membres doctrinaires du cabinet du 6 septembre. Singulière guerre, en effet, que celle qui se fait contre un ministère dont on ne peut blâmer les actes sans attaquer ceux de ses alliés, et qui ressemble plutôt à une lutte entre partis au moment de pénétrer au pouvoir !

Les journaux de l'opposition l'ont dit. Rien n'empêchera la coalition de marcher au but qu'elle se propose. Ni la justice , ni le bon droit ne prévau- dront ici. Autrement, que de partisans n'eût pas fait à l'administration ac- tuelle le discours de M. Duvergier de Hauranne! Quel langage, quelle vio- lence et quels raisonnemens ! M. Duvergier de Hauranne embrasse tout dans ses discours et dans ses pamphlets. Ses attaques ont un caractère tout parti- culier. Son inimitié va chercher partout des argumens contre ceux qu'il at- taque, et contre M. Mole particulièrement; il s'est armé du fragment d'un écrit publié il y a quelque quarante ans, quinze ans avant que M. Guizot n'écrivit le Moniteur de Gand et ses pamphlets ultrà-monarchiques de 1815. Il est impossible d'être plus rigoureux pour les autres et plus indulgent pour soi-même qu'on ne l'est dans la coalition. M. Thiers, écrivain achevé, qui demande le pouvoir au nom de son habileté oratoire, peut bien aller au Moni- teur retrancher et biffer les paroles qu'il a prononcées la veille à la tribune dans la circonstance la plus solennelle, et M. Mole n'aurait pas le droit d'a- voir fait subir, dans son esprit, quelques modifications à un écrit tracé au début de sa carrière, quand la gloire immense et la grandeur du gouverne- ment d'un seul, succédant à l'anarchie, pouvait bien faire douter de l'excel- lence du gouvernement de tous?

Mais M. Duvergier de Hauranne est un homme précieux dans un parti. Du jour au lendemain, il se passionne pour la cause qu'il soutient, et ferme les yeux sur tout ce qui peut contrarier ses amis du moment , tandis qu'il les ouvre avidement pour donner des torts à ses adversaires. Pour lui, le ministère du 15 avril, qui a refusé de passer sous le joug des doctrinaires , et qui a re-

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poussé la vie d'obéissance et d'abnégation que lui offrait en perspective le mariage de raison proposé par M. Jaubert , est un ministère sans volonté. Du matin au soir, dit M. Duvergier, le cabinet est prêt à rétracter ses paroles et à retourner sa politique. Quand M. Duvergier prononçait ces paroles, il ignorait encore, il est vrai, ce que ferait le lendemain M. Guizot, qui s'était inscrit deux jours avant, à cinq heures du matin , pour étaler ses principes conserva- teurs devant la chambre. Le coq n'avait pas encore chanté, que M. Guizot reniait toutes ses doctrines , et prononçait ce fameux discours qui lui a valu , dans la même séance, le baptême révolutionnaire de la main de M. Odilon Barrot ! Mais M. Duvergier de Hauranne, qui voit si mal ce qui se passe près de lui, voit-il mieux de loin ? Il a parlé de l'affaiblissement de l'alliance entre la France et l'Angleterre, et il en accuse le ministère. M. Duvergier et ses amis croient-ils qu'un ministère, doctrinaire ou non, sorti de la coalition, res- serrerait cette alliance? Qu'ils aillent voir en Angleterre ce qu'on pense de leur politique et de leur conduite personnelle depuis six mois! Qu'ils aillent écouter les termes dans lesquels lord Palmerston et tout le cabinet anglais, jugent leur association et les vues de ses chefs! Quant à la conduite de l'An- gleterre à l'égard de la Belgique, elle n'a rien qui nous soit hostile. L'Angle- terre, et M. Mole l'a bien dit déjà, a fait tout ce qu'elle pouvait faire, en in- stituant le royaume de Belgique, règne un nouveau souverain si étroite- ment allié au nôtre. Récemment le ministère anglais a fait tout ce qu'on peut attendre d'un gouvernement qui pourrait s'effrayer de voir la France un jour maîtresse des bouches de l'Escaut et d'Anvers, qui est, selon l'expression de Napoléon, une bouche de pistolet sur la gorge de l'Angleterre. Il est vrai que la France seule a parlé hautement dans l'intérêt territorial de la Belgique, à la conférence de Londres. La situation des choses, les intérêts des autres états le voulaient ainsi ! Et c'est ce que vous reprochez au ministère. La France seule tient , depuis quatre mois, quatre grandes puissances en échec, et vous accusez le ministre qui lutte avec cette persévérance, d'être faible et inhabile! A notre avis, M. Mole a poussé peut-être trop loin la réserve dans la discussion du paragraphe relatif à la Belgique. Il est vrai qu'après tant d'exemples contraires, un exemple de réserve, même extrême, ne saurait être perdu. Mais, nous le disons, si un ministre loyal, sorti de la coalition, ve- nait prendre la place de M. Mole, et si ce ministre était M. Thiers, il serait stupéfait en prenant connaissance des négociations , d'avoir poussé l'injustice aussi loin!

Ceci ne s'adresse pas à M. Duvergier de Hauranne. Tout le inonde sait qu'il ne veut jamais être ministre que sous la responsabilité de ses amis, et d'ailleurs son parti est pris. Toutes les preuves du monde ne pourraient le convertir. Le ministère est incapable, servile et corrupteur! C'est la devise de la coalition, et vous verrez qu'elle servira encore au ministère qui naîtra d'elle et qu'elle attaquera. Pour M. Duvergier, la politique du ministère en- gendre des cupidités insatiables qui dévorent le pouvoir, et des ambitions su- balternes que M. Duvergier et ses amis connaissent bien pour les avoir satis-

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faites dans leurs amis de la presse et des élections , et avec une largesse que peu de ministères pourraient jamais se flatter d'égaler!

En réponse à son discours, M. Duvergier de Hauranne a reçu deux leçons sévères, l'une d'un de ses amis actuels, l'autre d'un de ses adversaires. M. Odilon Barrot , dans un noble discours plein de mesure , lui a appris com- ment on combat des bommes honorables, qui peuvent se tromper, mais qui se sont dévoués avec ardeur et désintéressement aux intérêts de leur pays. M. Odilon Barrot a pu se tromper aussi, nous le croyons, pour nous; mais il s'est trompé noblement; et en indiquant les moyens de substituer un ca- binet à celui-ci , il n'a sans doute entendu le former ni sur les principes ni sur les formes de la politique de M. Duvergier de Hauranne, dont son langage simple et digne a fait, sans doute involontairement, mais rigoureu- sement, justice. M. de Montalivet a eu une belle inspiration, en répondant à la fois à M. Duvergier et à M. Thiers, qui a eu le malheur de traiter la ma- jorité avec un dédain qu'un ancien ministre devrait toujours éviter de mani- fester envers ceux qui l'ont soutenu quand il soutenait lui-même les intérêts de l'état. La franchise de la parole de M. de Montalivet a fait encore res- sortir la franchise de sa situation. Il a rappelé à M. Thiers que ces attaques de corruption , ces calomnies indignes , avaient aussi été dirigées contre lui quand il était ministre; il a fait la part des attaques permises, des attaques parlementaires et constitutionnelles, et celle des attaques indignes. C'était juger à la fois M. Odilon Barrot et M. Duvergier de Hauranne, et il a carac- térisé la politique du cabinet par deux mots pleins de bonheur, qui sont aussi un jugement: Se tenir en dehors d'une politique chagrine et irritante, et d'une politique ardente et téméraire. Ces paroles feraient un excellent para- graphe de l'adresse, et seraient bien mieux comprises par la France que la rédaction académique du dernier paragraphe , si laborieusement embrouillé par M. Etienne, l'habile rédacteur de la commission.

Certes, nous ne regardons pas comme un triomphe les deux premiers votes de la chambre sur les deux premiers paragraphes de l'adresse. Nouséprouvons, au contraire, une vive anxiété à la vue d'une si faible majorité pour le ministère, quand tout a combattu en sa faveur, jusqu'aux paroles de ses adversaires. >"ous savons que pas un des partis qui figurent dans la coa- lition ne pourrait se vanter de produire une majorité de cent voix, et que le ministère en compte 216 en sa faveur. Mais il ne s'agit que de détruire, et les feuilles de la coalition l'ont dit, là-dessus elle est d'accord. Le péril est grand, sans nul doute, non pour le ministère, mais pour le pays. Le parti qui l'emporterait, si quelques voix manquaient au ministère, si l'opposition qui envoyait ce matin ses émissaires jusqu'aux lits des malades pour les traîner à leurs bancs, recevait le prix qu'elle attend de son activité , ce parti serait celui qui est resté sourd aux nobles explications de M. Mole, aux ac- cens pleins de vérité de M. de Montalivei, qui a méconnu la voix sensée et puissante de M. de Lamartine; mais qui, par compensation, a prêté l'oreille aux acrimonieuses attaques de M. Duvergier de Hauranne, aux vieilles pro-

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vocations belliqueuses de M. Mauguin, et à la froide éloquence de M. Jouf- froy. C'est lorsque jamais la France n'a eu autant besoin de placer à la tête de ses affaires un homme modéré, plein d'expérience et de calme, animé à un haut degré du sentiment de l'honneur du pays, mais dégagé de passions et de rancunes, que la chambre repousserait M. Mole pour prendre les cbefs de la coalition! Que Dieu éclaire la chambre ou qu'il nous protège, car nous en aurions grand besoin !

Ne nous effrayons pas toutefois de la majorité qui soutient le gouverne- ment. Elle est faible , il est vrai ; mais , à moins qu'elle ne descende à une minorité, le cabinet doit rester. Sans doute, des hommes de cœur et placés dans une situation sociale aussi haute , trouveraient mieux leur compte à rentrer dans la vie privée , et à y recevoir toutes les marques de respect, de déférence et d'estime qui leur sont dues , et qu'on ne refuse dans ce temps-ci qu'aux ministres; mais ils se doivent de soutenir cette lutte jusqu'au bout. S'ils succombent, ils auront mis à jour leurs adversaires qui n'entreront dans la place qu'ils assiègent que blessés bien profondément , et blessés de leurs propres armes. Encore quelques discours de M. Guizot, de M. Duver- gier de Hauranne et de leurs amis de toutes couleurs , et la France sera suf- fisamment avertie ! Le ministère aura rempli toute sa tâche , et nous verrons pour qui seront les outrages quinze jours après. Les outrages ne sont rien ; mais ce qui est beaucoup , c'est d'en avoir donné l'exemple, et d'être obligé de se dire qu'on les avait lancés de gaieté de cœur soi-même, comme une tac- tique et un moyen d'arriver plus tôt. C'est alors qu'on les ressent bien lour- dement , et qu'on trouve bien peu de force pour s'en défendre. Pour le mi- nistère qui a donné l'exemple de la dignité et de la modération , il peut encore les supporter quelques jours. Si la minorité actuelle triomphe, il sera temps de lui faire place; mais tant que le cabinet aura la chance de faire repousser, ne fût-ce qu'à une voix , une adresse violente et injurieuse , et qui attaque directement le trône , il devra rester inébranlable à son poste. N'est-ce donc rien que de renverser une adresse malgré la commission qui l'a rédigée, d'en arracher une à une toutes les hérésies constitutionnelles, tous les élémens de discorde qu'elle renferme? Si une telle tâche s'accomplissait, le ministère aurait fait plus que tous ceux qui l'ont précédé, et que ceux qui suivront, sans doute; car, comme l'a dit noblement M. de Montalivet, les adversaires du cabinet pourront prendre la place des ministres, on ne verra pas les mi- nistres prendre la leur dans la coalition. Pareil exemple ne sera pas suivi , et c'est un nouveau service que les ministres actuels rendront à la France.

D'ailleurs que verrions-nous si l'adresse était adoptée malgré le gouverne- ment, et si le ministère se retirait en masse ? Dix minorités triomphantes, mais une majorité, non. L'opposition sait bien qu'elle ne peut compter ni sur les voix des légitimistes, ni sur celles de l'extrême gauche, ni même sur celle de M. Odilon Barrot , qui n'appartiennent qu'à ceux qui ne sont pas ministres. Quant à la majorité des députés qui appuient le gouvernement , qu'on a nommés, la veille, des affûtés, et à qui on dit que ta qualité leur

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manque, ce serait trop compter sur le manque de dignité humaine, que de les comprendre parmi les siens. Sur quoi donc fonder un ministère qui ait quelque chance de durée, et surtout d'influence, dans lasituation compliquée nous nous trouvons ?

Geneviève»

11 y a dans Geneviève trois parties distinctes, entre lesquelles aucun lien n'est établi. M. Alphonse Karr n*a-t-il point su ou n'a-t-il point voulu grouper ces parties en un tout harmonieux? Entre les deux manières d'expliquer le défaut d'unité de Geneviève, nous n'hésitons pas à choisir la seconde. Si le roman de M. Karr ne se réduit pas au simple développement de l'action qui en fournit le sujet, c'est sans doute à la volonté , ce n'est pas à l'inhabileté du romancier qu'il faut s'en prendre. M. Karr a usé de la liberté familière à nos anciens poètes comiques : entre les divers actes du drame, il a placé des in- termèdes destinés à reposer, à distraire l'attention du spectateur fatigué. Il reste à examiner si cette innovation est heureuse et si le roman familier peut s'approprier sans inconvénient les privilèges du poème dramatique. Mais nous ne voulons pas discuter des questions aussi graves au sujet d'une fantaisie dont le but principal est d'amuser l'imagination. En pareille matière, on se préoccupe moins de l'unité, de la concentration puissante d'une œuvre, que de l'élévation ou de la grâce des rêveries qui s'y succèdent. Que l'ode alterne avec le récit ! Que l'élégie se mêle au drame ! Si l'imagination est ravie , la lo- gique est oubliée. Insister sur le défaut d'harmonie de Geneviève, serait donc, nous le reconnaissons volontiers, montrer une sévérité déplacée. Si dans les voies que M. Karr a tentées, son audace a réussi, nous ne lui reprocherons pas d'avoir essayé à la fois trois routes différentes , nous applaudirons à ses heureux efforts, et nous oublierons la témérité qu'ils révèlent.

La donnée de Geneviève est touchante, et le développement de cette don- née compose la partie principale de l'ouvrage. Les deux autres parties de Geneviève pourraient être détachées du livre, sans que l'action en souffrit. Des scènes d'une gaieté franche, mais d'un goût fort peu sévère, sont des- tinées à nous retracer les moeurs de l'atelier. Des rêveries en prose rimée interrompent çà et le roman, et offrent avec les scènes d'atelier le plus singulier contraste. Il faut bien se garder de confondre entre elles la farce, la narration, l'élégie; il est nécessaire, dans une analyse de Geneviève, d'examiner ces trois parties séparément.

Nous n'avons pas l'intention de nous arrêter sur les tableaux comiques dialogues trop complaisamment par M. Karr. >ons ne contestons pas la vé- rité des portraits, l'habileté du peintre. L'art n'a rien à démêler avec ces folles esquisses. On peut regretter que M. Karr leur ait donné place dans son livre; mais ces badinages pris en eux-mêmes n'offrent pas prise à un blâme sérieux. Autant vaudrait peser les boutades d'un entretien folâtre dans la balance destinée à la satire ou à la comédie. Il serait à désirer seulement qu'une révision sévère enlevât de Geneviève ces croquis sans importance in- dignes d'y figurer.

Les essais de chansons et d'élégies en prose rimée, que M. Karr a semés dans son livre, ne sont pas une tentative heureuse. Malgré toute la fraîcheur

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d'imagination qui distingue quelques-uns de ces petits morceaux, la critique ne saurait approuver la forme dans laquelle l'auteur de Geneviève traduit ses inspirations. Il fallait choisir entre la poésie et la prose, se soumettre aux en- traves de la versification ou s'en affranchir complètement. Le mélange du rhythme précis des vers et de la flottante harmonie de la prose , produit un contraste désagréable et bizarre. M. Rarr se justifie, sans doute, fort spiri- tuellement. « Laissez-moi, dit il, laissez-moi un peu faire comme ces enfans des contes arabes qui jouaient au bouchon avec des palets de rubis et de to- pazes. » Cette charmante comparaison caractérise à merveille la manière insouciante de l'auteur. Mais les *ubis et les topazes sont-ils faits pour servir toujours de jouets au désœuvrement , au caprice ? Ne vient-il pas un temps le frivole mépris de ces trésors n'est plus excusable ! is'est-il pas sage alors de tirer les diamans de la poussière pour les enchâsser dans une riche monture, d'imiter, en un mot, non plus l'enfant folâtre, mais l'habile et patient joaillier?

Si l'on n'arrête pas son attention sur la forme bizarre de ces courtes chan- sons, plus d'une ravira le lecteur comme une véritable perle à laquelle il n'a manqué, en effet, que le travail du joaillier pour devenir un bijou précieux. Telle est celle qui commence par ces mots : Amis , connaissez-vous , au fond de mon jardin , etc.-, telle aussi , mais en partie seulement, celle qui célèbre le retour du printemps: Autour du noir clocher , etc. La chanson intitulée : Au jardin, mérite aussi d'être citée; les dernières strophes, sur l'oranger, res- pirent une mélancolie pleine de charme. Enfin , à cette collection d'essais gracieux, on peut rattacher encore la boutade contre les hommes sérieux , une raillerie aimable est traduite dans un style si piquant.

Mais, après nous être occupé des parties bouffonnes et lyriques de Gene- viève, il est temps d'arriver au roman proprement dit. La donnée du livre, si l'on excepte le dénouement, se distingue par la vraisemblance et la simpli- cité. Plusieurs personnages ont été mis en scène par M. Karr , et on ne peut analyser l'action sans examiner, en même temps, les caractères qui la do- minent.

Mme Lauter a senti naître en elle-même une passion coupable , sans cher- cher à l'étouffer. L'amour , qui se borne à un échange de sourires et de pensées, ne lui semble pas contraire aux devoirs du mariage. L'homme qu'elle aime occupe sans cesse son cœur; elle ne recule pas devant les rêve- ries ardentes , devant les entretiens passionnés. Elle se complaît à graver dans sa mémoire les tendres paroles de son amant; elle lui laisse deviner sans cesse la profondeur de son affection ; mais elle ne livre que son ame , et cette pensée lui suffit pour qu'elle aime sans remords. Mrae Lauter n'est pourtant pas une femme dissimulée; elle est convaincue de son innocence; elle est co- quette, elle brave le danger d'un front téméraire ; mais sa témérité n'est que delà candeur. Malheureusement, sa candeur la perd; son audace ne reste pas impunie. L'amour triomphe, et l'égarement de M1,,e Lauter est cruellement châtié. Abandonnée de son époux et de son amant , elle est forcée de deman- der asile à son parent, dans la maison duquel sa vie s'achève dans la retraite. Ses deux enfans, son fils et sa fille, sont l'unique joie de ses derniers jours, et dans sa tendresse imprudente, elle dépense , pour leur éducation, la for- tune qui devait leur être léguée après sa mort.

Geneviève et Léon sont élevés avec les enfans de M. Chauinier, le parent qui a reçu leur mère. La différence des caractères, loin d'être une source de discorde entre les enfans des deux familles , resserre les liens du groupe qu'a

REVUE DE PARIS. IV"

formé le hasard. Geneviève est douce et rêveuse; Rose est vive et enjouée; Léon rachète la faiblesse du caractère par une bonté capable des plus rares dévouemens; Albert, paresseux à émouvoir, est doué d'un esprit aimable, d'une riante imagination. Du fond de la campagne leur famille est retirée, Léon et Rose, Albert et Geneviève envisagent l'avenir avec une égale insou- ciance. La vie, cependant, qui s'ouvre si belle pour les enfans de M. Chau- mier, n'offre qu'une sombre perspective aux enfans de iMrae Lauter.

Au milieu des jeux qui les réunissent, des attachemens durables sont nés. Geneviève aime Albert d'un amour qui ne doit linir qu'avec sa vie. Chaque jour resserre entre Léon et Rose les liens d'une affection profonde. Albert seul n'éprouve pour Geneviève qu'une amitié frivole. Bientôt cependant , l'heureux groupe se disperse. Albert et Léon quittent la maison de M. Chau- mier pour habiter Paris ils vont commencer leurs études. La mort de Mme Lauter suit de près ce départ. Le roman s'ouvre alors véritablement. Geneviève est forcée d'aller vivre à Paris avec son frère ; le talent de musi- cien que possède Léon lui procure des élèves et l'aide à gagner péniblement sa vie. La lutte de Léon et de Geneviève contre la misère, l'amour inébran- lable de Geneviève pour Albert qui l'oublie, les mille incidens qui contra- rient la passion de Léon pour Rose, ont fourni à M. Karr les élémens prin- cipaux de son livre. Le dénouement, amené par la misère du frère et de la sœur qui est arrivée à son dernier terme, contraste avec la vraisemblance de la donnée que nous venons de reproduire. Il serait mieux placé dans un conte que dans un roman. Nous ne saurions blâmer toutefois cette interven- tion de la fantaisie dans un tableau de la vie privée ; elle produit un effet heu- reux , et la mesure que l'imagination devait respecter en se déployant ne nous semble point dépassée.

Dans la maison Léon a choisi son logement, demeure un Allemand que l'on nomme Anselme. Le goût de la musique a rapproché Léon de son voisin. Le soir, Anselme a coutume de venir boire et fumer dans la chambre de Léon. Il y passe de longues heures, plongé dans une rêverie silencieuse que bercent les accords du violon de son ami. Dans les momens les plus difficiles de sa vie, Léon retrouve auprès de lui son voisin mystérieux, qui lui serre la main avec bonté , l'encourage par d'affectueux conseils , le ramène à sa musique chérie ; et au son d'un thème de Beethoven, les tristes pensées de Léon se dissipent; son cœur resserré se dilate. Anselme évite pourtant de laisser voir tout l'intérêt qu'il porte à Léon, à Geneviève; mais il veille sur eux avec la tendresse d'un père. Il les voit lutter contre la mauvaise fortune, et son regard attentif ne perd aucun de leurs efforts. Quand le noble dévoue- ment de Léon n'aboutit qu'à une détresse complète, le mystérieux ami se découvre; il ne se nomme pas Anselme : il est noble et riche, il est le chargé d'affaires d'un prince allemand, il se nomme Lauter, baron d'Arnberg, et Geneviève, Léon, sont ses enfans. Ceux-ci passent aussitôt de leur mansarde poudreuse dans un magnifique hôtel. Léon épouse Rose, mais le bonheur passé ne peut renaître pour Geneviève. Albert l'a oubliée, et les douleurs d'un amour méconnu ont hâté le terme de ses jours. Sa vie s'est passée à consoler ses amis, à adoucir pour eux les fatigues du chemin, et elle meurt en vue de la terre promise.

Une grande insouciance éclate dans la composition de Geneviève, et cette insouciance n'est pas toujours exempte d'affectation. Mais , malgré ce défaut, ce livre offre une lecture pleine d'intérêt. L'exposition est vive et piquante,

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le récit du séjour à Fontainebleau contient des parties gracieuses; la prome- nade de Geneviève et d'Albert au bois de Fontainebleau par un soir d'au- tomne , a inspiré a M. Karr quelques-unes des pages les plus fraîcbes qu'il ait écrites. Dans la partie dramatique du livre, M. Karr est moins beureux; c'est dans les descriptions, dans les parties calmes, que son talent se trouve à Taise. Les scènes d'intérieur, qui abondent dans Geneviève , rappellent sou- vent, par leur vérité naïve, les descriptions des romanciers allemands de l'école d'Auguste Lafontaine. Il n'y a, on le pense bien, entre le talent spi- rituel de M. Karr et l'imagination de ces paisibles bistoriens des mœurs de la ferme ou du presbytère , aucune autre espèce d'analogie. Les paysages tracés dans Geneviève respirent un vif sentiment de la nature; les couleurs du ciel et des feuillages, les parfums des bois et de la plaine, les harmonies de l'automne ou du printemps, tout revit dans une esquisse rapide, un peu confusément, il est vrai, mais de manière à produire une vive impression de fraîcheur ou de mélancolie. Bien des pages étudiées ne valent pas ces jolies ébauches qu'une main légère a tracées comme en se jouant.

En résumé, si l'on retranche de Geneviève quelques parties diffuses, si l'on en supprime surtout les intermèdes comiques , il reste un aimable et spirituel récit. Mais l'insouciance qui éclate dans la composition de ce livre mérite un blâme sévère. Depuis Sous les Tilleuls jusqu'à Geneviève, il n'est pas un ou- vrage où M. Karr ait paru prendre l'art au sérieux. Il s'est plu à faire con- traster les tableaux gracieux et les scènes bouffonnes; la folle gaieté de la salle d'armes et de l'atelier est intervenue dans chacun de ses livres comme un élément poétique. Il s'est livré sans réserve à l'allure capricieuse de son esprit ; et l'harmonie de ses œuvres a été sacrifiée à ces écarts d'une verve folâtre. lie contraste de la bouffonnerie et de la grâce a pu plaire dans sa nouveauté ; mais donner ce contraste pour base à une suite nombreuse de romans, c'est faire trop bon marché d'une heureuse vocation d'écrivain. Parmi les romanciers actuels, M. Karr n'est malheureusement pas le seul à qui ce reproche convienne. Notre littérature flotte entre deux excès; l'insou- ciance et l'orgueil se la disputent. Les uns, pour qui la nature s'est montrée avare, ne peuvent trouver de temple assez vaste, d'assez profond sanctuaire, pour abriter leur débile génie; les plus hautes cimes ne suffisent pas à leur enthousiasme impuissant. Les autres ont reçu du ciel quelque grâce, quelque fraîcheur, et ils dispersent leurs richesses comme si elles devaient renaître sans cesse dans leurs mains fécondes; ils jettent au vent, comme une vile paille, les divins trésors du sentiment et de la rêverie. Il vaut mieux, sans doute, être classé parmi les prodigues que parmi les orgueilleux; mais nous n'en conseillons pas moins à M. Karr de s'efforcer, dans une œuvre prochaine , de concilier les écarts de sa verve avec les devoirs du romancier. L'insouciance est une qualité charmante; qui songe à le nier? Mais l'insou- ciance affectée qui a dicté quelques pages de Geneviève , qui est commune à M. Karr avec beaucoup d'autres écrivains de notre époque, n'obtiendra ja- mais que des éloges frivoles. Loin d'annoncer la santé , la jeunesse du talent, c'est une maladie qui en use rapidement les forces, et contre laquelle on ne saurait employer de trop prompts remèdes.

D. M. F. BONNAIBE.

LETTRES

SUR MUNICH.

DESCRIPTION HISTORIQUE DE LA RÉSIDENCE.

IV.

"L'Electeur Maximilien. lia Guerre de trente ans .

En descendant de la place Schrann à la rue Louis, on trouve , dans la rue Schwabing, l'ancienne façade du palais de l'électeur Maximi- lien. C'est une haute muraille grise qui porte la trace presque insai- sissable de quelques fresques effacées; elle est percée de deux rangs de hautes fenêtres sans encadremens, dont la nudité ajoute encore à la sévérité de l'édifice. Elle a deux entrées principales ; ses deux portails en marbre rouge affectent les formes énergiques du style dorique. Devant le pied des colonnes , et sur les volutes dont la corniche est relevée, dorment de grandes figures de bronze dont la couleur se marie admirablement avec les reflets fauves du marbre et avec les teintes sombres des murs ; elles représentent des lions portant des armoiries, et des allégories de la Sagesse et de la Justice , du Courage et de la Modération. Mais , au milieu de l'édifice , entre les deux portails , et plus haut que leurs grandes ouvertures, s'élève une vaste niche également en marbre rouge; dans cette niche est une statue en bronze de la Vierge, et, au-dessous d'elle, une lampe brûle sans cesse comme devant un autel.

(1) Voyez la livraison du 6 janvier.

TOME I. JANVIER. 6

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L'histoire de l'électeur Maximilien est écrite en vivans caractères sur cette austère façade, dont il avait lui-même tracé le plan. La Bavière est un pays catholique; mais ses princes ont presque toujours été plus catholiques qu'elle. Je vous ai déjà dit que Guillaume II avait bâti un palais aux jésuites, et le sien derrière le leur. Non con- tent de cette œuvre pie , et de toutes les autres qu'il fit encore , ce prince abdiqua, et remit à son fils la couronne ducale, pour pouvoir s'adonner tout entier à la religion. Par penchant et par ambition, Maximilien fut le continuateur de son père.

Élevé à l'université d'Ingolstadt avec l'archiduc Ferdinand, à qui il devait plus tard donner et conserver l'empire , il fit , au sortir de ses études, un voyage à la cour d'Autriche, avec laquelle il noua dès- lors d'étroites relations; puis il descendit en Italie. Il passa plusieurs années dans ce pays, les merveilles s'accumulaient depuis des siè- cles, et qui produisait encore alors de grands artistes. Il ne se contenta point d'admirer leurs œuvres, il les étudia. Il se passionna surtout pour l'architecture, qui avait jeté tant d'éclat sur la dernière moitié du xvie siècle. II y avait à peine quelques années que Palladio était mort; Fontana vivait encore. De retour dans sa patrie, Maximilien voulut les imiter; mais, plus religieux que ces derniers propagateurs de la renaissance, qui établirent définitivement le culte de l'art païen sur les ruines de l'art catholique, il pendit une madone de bronze entre les deux portes de son palais.

Maximilien n'était pas un dévot ordinaire; ce n'est point sans quelque raison qu'il reçut le surnom de Grand. Pendant les premières années de son pouvoir, qui furent aussi les premières du xvne siècle, il fut le personnage le plus important de l'Allemagne. Henri IV, qui cherchait à rendre à la maison d'Autriche le mal qu'elle avait fait à la France, détermina les protestans à s'unir contre elle. Maximilien fut nommé chef de la ligue que le catholicisme opposa à cette union. Néanmoins, son crédit était si universel , qu'en 1619 , l'empire ayant été vacant, les électeurs protestans le lui offrirent; il aima mieux l'assurer à Ferdinand , son ami d'enfance. Sa générosité donna le signal de la guerre de trente ans. Ferdinand fut repoussé par la Bo- hème, qui déféra sa couronne à l'électeur-palatin Frédéric. Maximi- lien fut seul capable de l'arracher de la tête du malheureux électeur, qui , chassé de tous ses états à la fois, s'en alla chercher des vengeurs par toute l'Europe, jusqu'à ce qu'il eût trouvé Gustave-Adolphe, de l'autre côté de la Baltique. Vous avez lu, dans l'histoire que Schiller a écrite, le récit de toutes ces guerres homériques. Mais laissez-moi

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vous donner encore quelques détails qui ont un rapport plus particu- lier à Maximilien et à Munich.

En échange de ses bons services , Maximilien reçut de Ferdinand la dignité électorale , qu'un arrêt de proscription avait enlevée au Palatin. Mais il semble que le bonheur qui l'avait suivi jusqu'alors l'abandonna aussitôt qu'il fut revêtu des dépouilles du fugitif. L'Au- triche, assaillie par les puissances du Nord , qui s'ébranlaient et sor- taient l'une après l'autre de leurs frontières , n'avait plus assez des Bavarois pour se défendre ; elle cherchait vainement une armée dans son sein , lorsque Wallenstein lui offrit d'en lever une à ses propres frais. La téméraire fortune de ce soldat fut un grand sujet de douleur pour Maximilien, qui se ligua dès lors avec la France, afin de se dé- barrasser de ce rival de sa gloire et de son autorité. Richelieu , qui suivait les plans de Henri IV, et qu'on retrouve derrière toutes les dissensions qui désolèrent alors l'Allemagne , comprit aussitôt quel parti il pouvait tirer de cette jalousie pour ruiner secrètement l'Au- triche, qu'il ne voulait pas encore attaquer de front. Il attacha à l'am- bassadeur de Vienne , comme un personnage de peu d'importance , ce ,père Joseph, dont le froc a joué un rôle important dans toutes les intrigues de cette époque. L'éminence grise parut donc à Ratis- bonne, était l'empereur, et elle joignit sa voix à celle de l'électeur de Bavière pour demander le renvoi de Wallenstein. La parole d'un capucin était pour Ferdinand un oracle de Dieu. Son propre confes- seur écrivait de lui : « S'il arrivait qu'il rencontrât sur son chemin un ange et un religieux , le religieux aurait sa première révérence ; l'ange n'aurait que la seconde. » Aussi le commandement fut-il en- levé à Wallenstein ; et ce héros, qui avait pris dans les camps l'habi- tude de régner, s'en alla traîner dans ses châteaux de Bohême les fas- tueux lambeaux de sa royauté militaire.

Cependant Gustave-Adolphe avait franchi la Baltique, et, dès qu'il avait mis le pied sur le continent, l'Allemagne avait reconnu son maî- tre. Les Bavarois, qui lui disputaient seuls le chemin du Midi, furent écrasés à Leipsick. Bientôt, loin de pouvoir sauver l'empire , ils fu- rent incapables de défendre leurs propres foyers. C'était pour Wal- lenstein que Gustave- Adolphe triomphait; l'empereur fut obligé d'implorer la pitié de son général. Wallenstein mit les conditions les plus rigoureuses au service qu'on lui demandait ; ce ne fut que lors- qu'on eut consenti à le faire dictateur qu'il reprit le commandement des forces impériales. Mais Gustave-Adolphe avançait toujours dans la Bavière ; Maximilien , battu à Ingolstadt , demanda à son tour

6.

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l'aide de Wallenstein : « La Bohême , répondit celui-ci , ne pouvait rester à découvert , et la meilleure manière de protéger l'Autriche était de laisser l'armée suédoise s'affaiblir devant les forteresses de la Bavière. » Au bout de quelques jours, le roi de Suède était entré à Munich, sans que personne eût osé lui en disputer les approches. C'est ainsi que le terrible duc de Friedland se vengeait.

Gustave-Adolphe ne s'attendait pas à trouver une aussi belle ville au milieu de ces tristes plaines de la Bavière ; il dit que Munich res- semblait à une selle d'or posée sur un cheval maigre. Mais ce qui le frappa d'admiration, ce fut le palais de l'électeur. Quoiqu'on eût eu le temps de transporter à Werfen les trésors de Maximilien , il y avait encore dans sa demeure abandonnée assez de magnificence pour étonner un prince nourri dans l'austère simplicité d'une cour luthérienue. «Quel dommage, s'écria le roi, que je ne puisse em- porter ce palais sur des roulettes ! » Puis, un instant après, il demanda le nom de l'architecte à l'inspecteur qui lui montrait les apparte- temens : « Il n'y en a pas d'autre , répondit celui-ci , que l'électeur lui-même. Je voudrais l'avoir aussi cet architecte, répliqua le roi, pour l'envoyer à Stockholm. C'est de quoi il saura bien se garder, repartit l'inspecteur. » En attendant, le Palatin proscrit, aux dépens duquel Maximilien avait agrandi ses états et son rang, se promenait dans ce palais à la suite de Gustave-Adolphe, qui semblait lui en pro- mettre la conquête.

Pour conjurer sa ruine , Maximilien alla en personne solliciter, au camp d'Egra , Wallenstein qui venait de le trahir , et il se soumit à son autorité après la lui avoir arrachée. Dès ce jour il se tint au second rang , et disparut sous les deux gloires rivales du roi de Suède et du duc de Friedland , qui remplirent toutes les oreilles du bruit de leurs combats et de leurs morts tragiques. Cependant, toujours mêlé à leurs luttes , il sut , avec une habileté qui était alors sans exemple , se ménager des intelligences dans les deux partis qui déchiraient l'empire et l'Europe ; et lorsque , grâce au génie de Mazarin , de Tu- renne et de Condé , la France eut pris la haute main aux conférences 4e Munster, Maximilien , qui n'avait pas cessé d'être l'allié de l'Au- triche , se trouva cependant être assez l'ami des Français , pour con- server, par leur médiation, la dignité électorale et le Haut-Palatinat. Ainsi sa vie eut deux parts : il passa la première à vaincre ; il em- ploya la seconde à nouer les ruses les plus subtiles de la diplomatie. Je ne parle pas de sa vieillesse qu'il occupa de soins pieux pour expier les fureurs de sa jeunesse et les artifices de son âge mûr.

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Tel fut l'architecte et le premier hôte du palais électoral de Ba- vière. Il n'avait cependant pas la prétention de s'attribuer publique- ment l'honneur d'avoir bâti lui-même sa maison ; il avait auprès de lui , et à ses gages , une espèce d'artiste qui prêtait son nom aux plans de son altesse. Cet artiste est connu à Munich sous le nom de Candid; il s'appelait réellement Pierre de Witte. à Bruges vers 1548 , il savait également peindre et modeler en terre ; il avait entrepris , pour se perfectionner, le voyage d'Italie il avait travaillé avec Vasari aux ordres du pape. Il avait ensuite été quelque temps au service du grand-duc de Toscane , pour lequel il avait dessiné des tapisseries. Pour se faire mieux venir des puissances ultramontaines , il avait italianisé son nom, et l'avait traduit par celui de Candito ou Candido , dont il signait ses ouvrages. Il est fort à présumer que c'est lors de son voyage en Italie que Maximilien se sera attaché le signor Candido ; il lui fit peindre presque toutes les décorations de son palais. Quelques auteurs, trompés par la modestie de Maximi- lien, ont ajouté que c'était Candid qui avait dessiné les plans de la Bésidence. Mais comment concilier cette opinion avec le mot qui fut prononcé en présence de Gustave-Adolphe et dont l'authen- ticité est complètement historique? D'ailleurs, le nom de cet ar- tiste est attaché à l'escalier du palais , que sans doute l'électeur lui abandonna comme un détail indigne de sa haute pensée. Pourquoi remarquerait-on qu'il a fait l'escalier , s'il avait fait le palais lui- même? Du reste , tout ceci est plein de ténèbres; et, je l'avouerai à notre honte , les biographes français ont confondu Pierre de Witte , Candido, qui travaillait à Munich au commencement du xvne siècle, avec Liévin de Witte , peintre de Gand qui naquit dans les premières années du xvie.

Si je voulais égayer cette correspondance, je vous dirais que le palais , bâti par les architectes Maximilien et Candid , se divise en plusieurs compartimens qu'on appelle le Kaiserhof, le Brunnenhof , le Cappellenhof , le Grottenhof et le Kuchenhof. Mais que toutes ces désinences ne vous effraient pas; ces mots qui nous semblent si extraordinaires sont les plus naturels du monde dans la langue alle- mande; ils signifient la cour de l'empereur, la cour de la fontaine, la cour de la chapelle , la cour de la grotte et la cour des cuisines.

La cour de la fontaine est remarquable par un bassin de bronze, orné de divinités mythologiques , dans lequel les statues des quatre fleuves principaux de l'ancienne Bavière jettent de l'eau , au pied d'une statue d'Othon de Wittelsbach , chef de la maison qui règne

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aujourd'hui à Munich. Ce monument est , dit-on , de Pierre Can- did ; au môme artiste on attribue encore le tombeau de l'empereur Louis IV, élevé dans la cathédrale dont je vous ai déjà parlé, et le tableau du maître-autel de la même église. Il paraît que ce Pierre de Witte, à la fois architecte, sculpteur et peintre, tranchait du Michel-Ange à Munich. Si vous voulez savoir ce que je pense de son talent , je vous dirai qu'il me semble bien être le fils de sa patrie ; c'est un Flamand qui a vu l'Italie sans pouvoir y oublier la Flandre.

Dans la cour de la grotte on trouve quelques restes assez curieux de ces rocailles et de ces coquillages qui ornaient les villas des sei- gneurs italiens à la fin du xvie siècle. Lenôtre les transporta plus tard à Versailles; avant lui , Candid et Maximilien les imitèrent dans le Grotlenhof. Mais c'est surtout dans le Hof-Gartcn ( le jardin de la cour), que ces deux illustres collaborateurs avaient réalisé l'image de leur belle Italie. Ce jardin s'étend au nord , entre le palais et le jar- din anglais. s'épanouissait autrefois tout le luxe d'une villa ro- maine; de vastes allées divisaient le plan en quatre grandes parties, qui elles-mêmes se subdivisaient en élégantes platebandes ; elles étaient bordées de haies de buis et d'arbres nains; des statues en ai- rain doré brillaient parmi les fleurs et sous le feuillage. Des jets d'eaux lançaient leurs fusées de cristal vers le ciel. Au milieu s'élevait un temple à fontaine , sur la coupole duquel la statue en bronze de la Bavière admirait ces conquêtes italiennes enchaînées à ses pieds. Vers le levant, on avait creusé le bassin d'un étang ; une chaussée , coupée par un pont , conduisait à une petite île s'élevaient deux pavillons de verdure. Des cygnes nageaient dans l'étang, à l'ombre des orangers, des lauriers et des aloës, et sous l'abondante rosée que cent vingt-huit fontaines y répandaient sans cesse. Aujourd'hui, à la place de l'étang, il y a une grande caserne ; à la place des platebandes, une forêt de châtaigniers. Mais lorsque les eaux et les lauriers ont disparu , l'Italie est encore restée maîtresse de cette terre elle avait posé le pied.

Les modifications nombreuses qui ont été faites dans l'intérieur n'ont guère laissé de trace des distributions ordonnées par Maximi- lien. Une seule partie de l'édifice a conservé la destination que l'é- lecteur lui avait assignée. Il est vrai qu'elle est petite; mais elle renferme elle seule plus de trésors qu'il n'y en a dans le reste du palais et dans la ville entière. En 1607, Maximilien fonda , à la hauteur des tribunes de l'ancienne chapelle de la cour, un petit oratoire il prodigua à Dieu et aux saints les bijoux dont se parent les femmes

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et les rois. C'est ce qu'on appelle ici la riche chapelle. Maître Candid a peint sur la porte une Madonne fort agréablement laide. Les papes avaient couvert de marbre et d'or les murs de Saint-Pierre et de Sainte-Marie-Majeure; l'électeur voulut couvrir de diamans les murs de son oratoire.

Cette miniature de chapelle n'est éclairée que par deux croisées; son plafond, qui est tout en lapis-lazuli , est percé d'une miniature de lanterne; le pavé est formé des marbres antiques les plus précieux; les murailles sont ornées de mosaïques en pierre dure de Florence , imitant les plus fines peintures. Mais on ne voit percer que quelques parties de cette précieuse décoration qui est toute cachée sous un amas d'incalculables richesses. Le grand autel du fond est tout en argent; à chacun de ses côtés, au-dessus de deux petits autels acces- soires, s'élèvent de grands tableaux d'ébène dont les compartimens renferment des os de tous les saints de l'année , incrustés dans des pierreries de toutes les façons; c'est un calendrier de diamans. Puis, adroite et à gauche, sont des armoires, des buffets, des vitrines dans lesquels on montre des trésors de bijouterie et d'orfèvrerie, évalués à plusieurs millions. Ce sont de petits autels en or et en pier- reries, des crucifix en pierreries, des calices en pierreries, des reli- quaires couverts de pierreries, des mitres brodées de pierreries, des ciselures faites avec des pierreries , des émaux garnis de pierre- ries, des rosaires en pierreries, des miniatures de cathédrales toujours en or et en pierreries. Ce n'est qu'un tissu dont l'or est la chaîne et dont la trame est faite avec des perles , avec des émeraudes , avec des diamans, avec des saphyrs, avec des améthystes. On attribue quel- ques-unes de ces joailleries à Benvenuto Cellini ; on montre aussi un petit tableau, peint sur émail, d'une finesse imperceptible, qui décorait, assure-t-on , l'autel intérieur de Marie Stuart. Tous ces ob- jets sont des dons de la maison de Bavière. J'ai vu bien des larmes à soulager dans tout ce faste inutile. Que fait à Dieu l'attirail de votre pompe mondaine? >"e s'est-il pas préparé son immortelle pa- rure de ses propres mains? L'abîme n'est-il pas son marche-pied"? Son trône n'est-il pas au-dessus des nues? Ne s'enveloppe-t-il pas de la lumière comme d'un manteau éblouissant? N'a-t-il pas donné à garder à la Nuit son étincelante couronne d'étoiles? L'électeur Maxi- milien traitait Dieu comme les princes ses voisins; il pensait sur- prendre sa faveur par des présens, et il voulait se ménager son alliance pour le jour des partages éternels.

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aujourd'hui à Munich. Ce monument est , dit-on , de Pierre Can- did ; au même artiste on attribue encore le tombeau de l'empereur Louis IV, élevé dans la cathédrale dont je vous ai déjà parlé, et le tableau du maître-autel de la même église. Il paraît que ce Pierre de Witte, à la fois architecte , sculpteur et peintre, tranchait du Michel-Ange à Munich. Si vous voulez savoir ce que je pense de son talent , je vous dirai qu'il me semble bien être le fils de sa patrie ; c'est un Flamand qui a vu l'Italie sans pouvoir y oublier la Flandre.

Dans la cour de la grotte on trouve quelques restes assez curieux de ces rocailles et de ces coquillages qui ornaient les villas des sei- gneurs italiens à la fin du xvie siècle. Lenôtre les transporta plus tard à Versailles; avant lui , Candid et Maximilien les imitèrent dans le Grotienhof. Mais c'est surtout dans le Hof-Garten { le jardin de la cour), que ces deux illustres collaborateurs avaient réalisé l'image de leur belle Italie. Ce jardin s'étend au nord , entre le palais et le jar- din anglais. s'épanouissait autrefois tout le luxe d'une villa ro- maine; de vastes allées divisaient le plan en quatre grandes parties, qui elles-mêmes se subdivisaient en élégantes platebandes ; elles étaient bordées de haies de buis et d'arbres nains; des statues en ai- rain doré brillaient parmi les fleurs et sous le feuillage. Des jets d'eaux lançaient leurs fusées de cristal vers le ciel. Au milieu s'élevait un temple à fontaine , sur la coupole duquel la statue en bronze de la Bavière admirait ces conquêtes italiennes enchaînées à ses pieds. Vers le levant , on avait creusé le bassin d'un étang ; une chaussée , coupée par un pont , conduisait à une petite île s'élevaient deux pavillons de verdure. Des cygnes nageaient dans l'étang, à l'ombre des orangers, des lauriers et des aloës, et sous l'abondante rosée que cent vingt-huit fontaines y répandaient sans cesse. Aujourd'hui, à la place de l'étang, il y a une grande caserne ; à la place des platebandes, une forêt de châtaigniers. Mais lorsque les eaux et les lauriers ont disparu , l'Italie est encore restée maîtresse de cette terre elle avait posé le pied.

Les modifications nombreuses qui ont été faites dans l'intérieur n'ont guère laissé de trace des distributions ordonnées par Maximi- lien. Une seule partie de l'édifice a conservé la destination que l'é- lecteur lui avait assignée. Il est vrai qu'elle est petite; mais elle renferme elle seule plus de trésors qu'il n'y en a dans le reste du palais et dans la ville entière. En 1607, Maximilien fonda, à la hauteur des tribunes de l'ancienne chapelle de la cour, un petit oratoire il prodigua à Dieu et aux saints les bijoux dont se parent les femmes

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et les rois. C'est ce qu'on appelle ici la riche chapelle. Maître Candid a peint sur la porte une Madonne fort agréablement laide. Les papes avaient couvert de marbre et d'or les murs de Saint-Pierre et de Sainte-Marie-Majeure; l'électeur voulut couvrir de diamans les murs de son oratoire.

Cette miniature de chapelle n'est éclairée que par deux croisées; son plafond, qui est tout en lapis-lazuli , est percé d'une miniature de lanterne; le pavé est formé des marbres antiques les plus précieux; les murailles sont ornées de mosaïques en pierre dure de Florence , imitant les plus fines peintures. Mais on ne voit percer que quelques parties de cette précieuse décoration qui est toute cachée sous un amas d'incalculables richesses. Le grand autel du fond est tout en argent; à chacun de ses côtés, au-dessus de deux petits autels acces- soires, s'élèvent de grands tableaux d'ébène dont les compartimens renferment des os de tous les saints de l'année , incrustés dans des pierreries de toutes les façons; c'est un calendrier de diamans. Puis, à droite et à gauche, sont des armoires, des buffets, des vitrines dans lesquels on montre des trésors de bijouterie et d'orfèvrerie , évalués à plusieurs millions. Ce sont de petits autels en or et en pier- reries, des crucifix en pierreries, des calices en pierreries, des reli- quaires couverts de pierreries, des mitres brodées de pierreries, des ciselures faites avec des pierreries , des émaux garnis de pierre- ries, des rosaires en pierreries, des miniatures de cathédrales toujours en or et en pierreries. Ce n'est qu'un tissu dont l'or est la chaîne et dont la trame est faite avec des perles , avec des émeraudes , avec des diamans , avec des saphyrs , avec des améthystes. On attribue quel- ques-unes de ces joailleries à Benvenuto Cellini ; on montre aussi un petit tableau , peint sur émail , d'une finesse imperceptible , qui décorait, assure-t-on , l'autel intérieur de Marie Stuart. Tous ces ob- jets sont des dons de la maison de Bavière. J'ai vu bien des larmes à soulager dans tout ce faste inutile. Que fait à Dieu l'attirail de votre pompe mondaine? Ne s'est-il pas préparé son immortelle pa- rure de ses propres mains? L'abîme n'est-il pas son marche-pied? Son trône n'est-il pas au-dessus des nues? Ne s'enveloppe-t-il pas de la lumière comme d'un manteau éblouissant? N'a-t-il pas donné à garder à la Nuit son étincelante couronne d'étoiles? L'électeur Maxi- milien traitait Dieu comme les princes ses voisins ; il pensait sur- prendre sa faveur par des présens, et il voulait se ménager son alliance pour le jour des partages éternels.

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V. I/Empereur Charles VII. Son Appartement.

Passons à un autre siècle, à un autre prince, à d'autres monumens. Descendons de la guerre de trente ans à une guerre moins héroïque, de l'électeur Maximilieu à l'empereur Charles VII. A mesure que la maison d'Autriche s'affaissait sous les coups lents et sûrs de la politique française, la Bavière se détachait peu à peu de son alliance, comme si elle eût craint d'être entraînée dans sa ruine, qui semblait inévitable et prochaine. La France , de son côté , avait tout intérêt à ménager cet état, par lequel elle pouvait frapper l'Autriche d'une manière prompte et facile. Ferdinand-Marie, fils de l'électeur Maximilien, maria sa fille au grand dauphin , le fils aîné de Louis XIV. Après lui , Maximilien-Emmanuel se rangea du parti de la France , dans la fa- meuse guerre de la succession d'Espagne; la France l'en récompensa en donnant l'empire d'Allemagne à son fils, l'électeur Charles-Albert, qui est connu dans l'histoire sous le nom de l'empereur Charles VII.

Ce prince avait épousé la fille de l'empereur Joseph Ier ; bien qu'il eût renoncé aux droits que cette alliance lui donnait sur les états hé- réditaires d'Autriche, il voulut les faire valoir après la mort de l'em- pereur Charles VI, qui n'avait laissé que Marie-Thérèse pour lui suc- céder. On crut en France que le temps était venu d'écraser la maison d'Autriche en Allemagne, comme on l'avait chassée d'Espagne au commencement du siècle. Par malheur, le pouvoir était encore aux mains du cardinal Fleury qui, par ses temporisations et ses parci- monies , coupait l'aile à toutes les idées hardies , à toutes les entre- prises hasardeuses. Ses répugnances furent pourtant vaincues; et Charles- Albert entra en Bohême avec l'appui et le crédit de la France. Mais à peine avait-il été reconnu archiduc d'Autriche à Lintz, qu'il fut abandonné à sa fortune par le retour des méticulosités opiniâtres du cardinal. jVayant plus assez de force pour marcher promptement sur Vienne et s'y faire reconnaître par un coup d'éclat décisif, il alla assiéger Prague, qu'il prit par escalade ; ne pouvant mieux, il s'amusa à s'y faire couronner roi de Bohême. Le maréchal de Saxe lui ayant fait compliment sur sa royauté : « Oui , dit-il, je suis roi de Bohême, comme vous êtes duc de Courlande. » L'événement prouva qu'il disait vrai. Marie-Thérèse, secondée par les Hongrois et par son gé- nie , l'obligea bientôt à défendre ses propres états.

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A cette époque , le maréchal de Saxe et le maréchal de Belle-Isle, qui était petit-fils de Fouquet , menaient les affaires de France en Allemagne. Le premier ne put rien faire de décisif dans les états autrichiens ; mais le second réussit à la diète de Francfort , qui déféra la couronne impériale à son protégé. Cette suprême dignité ne fut pour Charles VII qu'une source de malheurs. Chassé trois fois de Bavière, il n'y rentra, à la fin de l'année 17W, que pour y mourir quelques mois après. Si peu de temps qu'il ait séjourné à Munich , il s'y fit décorer un appartement magnifique, dont la richesse annon- cerait plus de bonheur. Lorsque Belle-Isle revint en France, après s'être immortalisé par la retraite de Prague, il y amena le comte de Saint-Germain , qui impatronisa à Paris l'illuminisme allemand ; par compensation, Charles VII monta son palais de Munich dans le der- nier goût de France. C'est ainsi que les nations font de continuels échanges.

Figurez-vous donc qu'au premier étage du palais de l'électeur Maxi- milien , on conserve avec soin le grand appartement de l'empereur Charles VII ; il est tout rayonnant encore de ses pompes inouies , et ravissant de mauvais goût. Assurément Mme de Pompadour, qui commençait à régner vers ce temps-là , n'a jamais rêvé pour Louis XV un plus beV appartement ; et Versailles ayant été dévasté par la révo- lution , je ne sache pas qu'il y ait nulle part, sur l'existence des princes du xvme siècle , un renseignement plus complet et plus éclatant que celui-ci.

Une antichambre vous conduit dans une salle de réception ; et celle-ci dans une salle d'audience. Les deux dernières sont ornées d'un baldaquin en velours cramoisi et d'un siège royal de la même étoffe. Les tapisseries sont des brocards magnifiques , dont le fond d'or est accablé de palmes et d'arabesques en velours rouge ; les por- tières, du même , pendent du plafond jusqu'à terre. Si on les écarte , elles laissent voir, dans le panneau placé au-dessus des portes, des têtes d'empereurs romains , dont la sombre couleur vénitienne s'accorde admirablement avec la teinte ardente du reste de la décoration. Au plafond, les caissons du xvie siècle ont disparu, pour faire place à des filets errans et à des fleurs d'or entrelacées, qui sont comme le sceau de l'alliance de Charles VII et de Louis XV.

La grande salle d'audience a deux issues : à gauche , on entre dans la galerie verte , dessinée en forme de T ; c'est une espèce de petit musée rococo, dont les chefs-d'œuvre sont une sibylle du Dominiquin , coiffée d'un turban , et quelques-unes de ces têtes de

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Carlo Dolce , que vous n'avez jamais pu souffrir et qui dépassa , au xvir siècle, l'afféterie du xviir3. Toutes ces théâtrales fadeurs sont encadrées dans des tentures de damas vert à si grand ramage , dans des glaces à baguettes si chargées de fleurs , dans des consoles si parées de guirlandes et de griffes , et enfin , dans un lieu si bizarre- ment coupé , que je ne pense pas qu'on puisse rien \oir dans ce genre de plus extravagant et de plus historique.

Mais je fus bien étonné , lorsqu'aprùs avoir retraversé la salle d'au- dience , j'entrai dans la salle à coucher de l'empereur. Derrière une balustrade qui imite de son mieux celle des rois de France , s'élève un lit plus somptueux que tous ceux dans lesquels Louis XIV lui- môme a jamais couché. Les rideaux seuls , qui ont une réputation européenne , contiennent de l'or pour une valeur de huit cent mille florins , ce qui fait plus de dix-sept cent mille francs de notre mon- naie ; ils sont si épais qu'ils forment une véritable cloison d'or mat autour du lit qui est immense , et couvert de la même façon. Oh ! la triste magnificence ! Si elle pouvait inspirer un sentiment à l'hôte impérial qui dormait à son ombre , c'était sans doute la crainte de voir un clou se détacher de cette machine , et d'être enseveli sous le poids de ses pompeuses murailles. Les reliefs , hauts et serrés , de ce morne tissu, lui donnent l'aspect d'un grand bosselage architectural ; mais; il me serait difficile de vous dire quel dessin ils figurent. On n'y lit pas l'histoire de Vénus , comme sur la courte- pointe que Dobel avait faite pour la jeune saison du grand roi. Ce qui est brodé sur ce lit , ce ne sont plus des mythologies transpa- rentes , ni des fleurs, ni des palmes , ni des lignes qui rappellent en rien la nature; c'est le x\me siècle, cette convention suprême, qui s'y est moulé lui-même , en y traçant quelque chose d'incréé qui ressemble de loin à des faisceaux de sceptres. Les tentures et les portières , sans être aussi riches , reproduisent des ornemens analo- gues ; l'or y est plus abondant, et le dessin plus chargé que dans les autres pièces. Dans cette grande salle il y a de petits meubles de bois jaunissant , couverts d'incrustations roses , et encore tout parfumés d'ambre; la cheminée est ornée d'une magnifique pendule de Iîoule, qu'accompagnent deux grosses chimères en céladon d'un prix ines- timable.

De la chambre à coucher on passe dans le cabinet des miroirs qui est la merveille du lieu. Les murs sont couverts de glaces de Venise, mais non pas de ces vastes morceaux de verre que notre époque prise à raison de leur énormité. Le xvmc siècle , à qui il fallait de la

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place pour jeter toujours des ornemens à pleines mains, ne s'en fût pas accommodé. Aussi a-t-il eu soin de ne laisser entrer ici que de petits miroirs à travers lesquels il a fait pousser, depuis le sol jus- qu'au plafond , une forêt de tiges d'or, qui s'épanouissent dans toute leur longueur, en une multitude de girandoles. Sur chacune de ces mille consoles légères , une porcelaine se mire dans une glace ; les vases de la Chine , tout barriolés de bleu et de vert, les charmantes figures de Saxe, qu'on croirait dorées par un beau soleil couchant, viennent comme les fleurs de tous ces riches arbustes qui s'entre- lacent sur les miroirs. Aux angles sont placés de grands candéla- bres d'or; et, çà et là, des sièges en satin blanc rayé de rouge. Au plafond est suspendu un lustre en ivoire , que Maximilien III a sculpté de ses électorales mains.

Ce boudoir conduit à un boudoir plus petit encore ; dans celui-ci , des miniatures alternent sur les murs avec les miroirs et les tiges d'or. La touche mignarde et les légères couleurs de ces petites com- positions , font l'effet le plus singulier au milieu de leur riche enca- drement; on croirait assister à quelque ballet de Lamothe, et voir des bergères en rubans roses danser au milieu de l'éclat flamboyant des lustres et des toilettes. Dans le nombre de ces ouvrages , se trouve pourtant une aquarelle précieuse d'Albrecht Duerer, repré- sentant saint Jérôme. ce grand homme s'est-il égaré? Le plafond est orné d'un lustre en ivoire plus beau et plus travaillé que celui du cabinet précédent; il est l'œuvre du grand-électeur Maximilien Ier. Je ne sache pas que dans cet appartement on conserve rien du grand Candid. Je ne vous conduirai pas dans d'autres appartemens l'on voit l'histoire de Bavière mise par lui en tapisseries ; je ne veux pas non plus vous faire descendre dans la chambre du trésor qui garde au milieu de pierreries profanes, et à côté d'une statuette de saint George, tout or, agate, jaspe, rubis et émeraude, la couronne, le sceptre et le globe de ce malheureux empereur Charles VIL Voilà assez de richesses entassées et décrites; vous savez maintenant ce que le luxe des princes peut ôter au nécessaire des peuples; vous sa- vez le passé du palais des souverains de la Bavière ; vous avez vu l'I- talie et la France y régner tour à tour en maîtresses. Il est temps de vous faire connaître ce que l'art a produit de nos jours pour cette demeure , et si l'esprit national , enfin éveillé , n'a pas fait quelque réaction puissante et salutaire contre l'invasion du goût étranger.

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VI. lie Roi Maxiiaiiliem- Joseph. lie Théâtre.

Avant de décrire les transformations plus récentes que le palais de l'électeur Maximilien a subies, il faut que je vous parle d'un homme qui est la cause première de ce qui se fait aujourd'hui à Munich.

C'était un gentilhomme, comme il y en a tant en Allemagne, allié aux plus grandes familles, mais réduit à une assez mince fortune par suite de ces morcellemens infinis qui font de l'histoire allemande un dédale inextricable. Il était issu de l'une des branches les plus éloi- gnées de la maison de Bavière ; son frère aîné était duc de Deux- Ponts. Pour lui , il n'avait en naissant d'autre perspective que de devenir la souche d'une nouvelle branche qu'on aurait reléguée dans un petit apanage , et d'être le chef de la maison Bischweiler-Deux- Ponts-Birckenfeld. Mais, jeune encore, et ne voulant pas s'ensevelir dans la médiocrité de son sort, il vint prendre du service en France, et reçut de Louis XVI le commandement du régiment d'Alsace. La révolution ayant éclaté dans ces conjonctures, il quitta l'armée il ne pouvait plus garder les sermens qu'il avait faits au roi. Aidé par un soldat, qu'il revit plus tard général à Munich, il repassa le Bhin, et retomba, de l'autre côté du fleuve, dans l'obscurité d'où il avait espéré sortir. Mais son frère mourut en 1795 ; et le colonel français devint duc de Deux-Ponts. Mais Charles-Théodore, électeur palatin et duc de Bavière, mourut en 1799 ; et le duc de Deux-Ponts devint duc de Bavière. Mais Napoléon, qui aspirait à régner au-delà du Bhin, non plus comme Bichelieu, mais comme Charlemagne, déclara, en 1805, une guerre mortelle à l'Autriche; et le duc de Bavière, étant entré dans son alliance, devint, la même année, roi de Bavière.

Ce n'était pas la première fois, depuis la guerre de trente ans, que la Bavière s'était rangée du parti de la France. Mais le roi Maximilien- Joseph eût été homme à prendre l'initiative de cette politique intel- ligente, s'il n'en avait pas trouvé l'exemple dans sa maison. C'était un prince philosophe, ami des arts et des lettres, qui avait les yeux tournés vers l'avenir et qui a éclairé l'esprit de sa nation. Il était simple dans ses goûts; on dit que, se promenant seul au milieu des rues nouvelles qu'il faisait bâtir, s'il voyait un étranger, il l'accostait, et avec sa voix brusque et familière, lui demandait ce qu'il pensait de Munich. Il aimait vraiment le peuple qu'il s'est efforcé, pendant

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tout son règne, d'affranchir de la servitude des moines et des nobles; sa bonté a laissé des souvenirs qu'on se plaît à raconter.

Maximilien-Joseph pensait beaucoup plus à embellir sa capitale qu'à agrandir son palais. C'est lui qui avait tracé le plan primitif du faubourg qui est devenu une ville nouvelle; il lui avait donné la direc- tion du couchant, comme s'il eût voulu orner la route qui conduisait chez ses nouveaux alliés et qui allait de son palais à celui des Tuilfea ries. Pendant qu'il étendait ainsi l'enceinte de Munich, il faisait par- tager en deux étages la plus haute salle de la résidence, prenait le plus élevé pour lui et donnait l'autre à la reine sa femme. Durant toute sa vie, il se contenta de ce modeste appartement son lit et son secrétaire sont encore à leur place. Cependant il fit dans le palais deux changemens notables qui vous donneront une idée de son esprit et de son administration.

Le catholicisme des Bavarois a toujours été violent. Au xvne siècle, l'électeur Maximilien imposa la conversion à tous ceux de ses sujets qui avaient embrassé la réforme. Lorsque les soldats de Gustave- Adolphe arrivèrent à Munich , ils y furent reçus comme les serviteurs de l'antechrist; et s'ils s'écartaient en petit nombre, ils étaient mas- sacrés avec d'affreux raffinemensde barbarie, par une population que les prédicateurs avaient exaltée. Ce ne fut qu'à la fin du xvme siècle que les protestans bavarois purent enterrer leurs morts sans combats et sans scandale. Mais les vivans étaient moins favorisés, ils ne pou- vaient avoir de culte public , et éprouvaient toutes les injustices que la force fait subir aux minorités opprimées. Maximilien-Joseph avait épousé une protestante , et sa tolérance naturelle le portait encore à protéger la religion de la reine ; mais tout son pouvoir échouait contre les préjugés d'un pays dont les jésuites avaient fait l'éducation; il demanda aux bourgeois de Munich de bâtir une chapelle pour les réformés; les bourgeois n'y voulurent point consentir. Ce fut dans son propre palais que le roi donna asile aux protestans ; il y fit dis- poser une salle pour les exercices de leur culte , et un logement pour leur ministre. Il ne les oublia point dans la constitution qu'il donna à la Bavière, en 1818, et qui prévint l'esprit général du pays; il y stipula l'égalité des droits pour toutes les croyances religieuses.

A l'angle sud-est du palais s'élevait autrefois un respectable cou- vent de moines, peut-être celui qui a donné son nom à la ville; à en juger d'après le plan des constructions actuelles , je pense même que ce couvent communiquait avec l'intérieur du palais, auquel il donnait, de ce côté, un air de ressemblance avec l'Escurial. Maxi-

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milien-Joseph trouvait ces voisins incommodes; il fit démolir leur demeure. C'était la conséquence de la proscription qu'il avait lancée contre les ordres mendians, contre les ermites, contre l'opulence du haut clergé, et les superstitions du clergé inférieur. Mais savez- vous bien ce qu'il eut l'audace de faire construire sur les ruines de ce couvent? Un théâtre. 11 faut vivre dans l'atmosphère dévote de Munich, pour comprendre quel scandale causa cette maison des folies humaines qui s'élevait à la place de la maison de Dieu. Le théâtre fut néanmoins achevé ; il était très beau ; on y avait appelé d'excellens acteurs, on y monta toutes les nouveautés dramatiques et musicales du génie allemand qui était alors en sa pleine fécondité; mais personne n'y voulut venir , et la loge du roi était seule remplie tous les soirs. On fit plus , on prédit qu'il arriverait malheur à ce lieu d'impiété fondé sur une profanation. Et ce qu'il y a de plus violent, c'est que le malheur arriva. En 1823, le feu prit au théâtre. Tout Mu- nich vint voir crouler l'officine de Satan et cria au miracle. Le roi , qui était accouru avec sa maison, criait au secours, mais personne ne répondait à sa voix ; on laissait s'accomplir l'œuvre de Dieu , et on aurait cru mériter le feu éternel , si on avait jeté un seau d'eau sur celui du théâtre. Le roi lutta donc seul avec ses gens contre l'in- cendie; l'hôtelier du Cerf-d'Or, dont il a fait la fortune, détermina, sur le soir, les étrangers de sa maison à aider le roi, et le lendemain le roi vint déjeuner avec eux à la table d'hôte. Mais le théâtre était brûlé ; le roi le fit reconstruire plus vaste , plus beau , et tout sem- blable à un temple. En 1824 , avant de mourir, il eut le bonheur de le voir achevé. A l'heure je vous écris, on commence à oser écouter YOberon de Weber , et le Wallenstein de Schiller , dans cette salle ; quelques confesseurs ont eu le courage de dire que ce n'était que péché véniel.

Devant la haute colonnade du théâtre , sur la place qui porte le nom populaire de Max-Joseph , s'élève aujourd'hui la statue de ce prince. Les bourgeois de Munich en décidèrent l'érection en 182i, du vivant même du roi. Alors la Bavière n'avait pas encore de grand sculpteur; elle eut recours à Christian Rauch, de Berlin, dont M. David a fait un buste admirable. La figure colossale du roi , en bronze florentin , repose sur un socle également en bronze , orné de reliefs; trois grands degrés de granit forment la base du monument. Le roi est assis dans un fauteuil , et enveloppé du manteau royal ; il n'était pas facile de triompher de sa corpulence, de sa figure, qui respire plus la franchise que la majesté , et encore moins peut-être

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du parti que l'artiste avait pris pour dissimuler les désavantages de son modèle. A mon sens , c'est surtout dans les reliefs que Rauch a montré son talent. Quatre lions de bronze forment les angles du socle , qui est encore coupé par des statues symboliques en haut relief. Les compositions qui occupent les espaces intermédiaires joi- gnent, à beaucoup de naïveté , un dessin plein d'élégance; elles re- présentent , sur la face du midi , la Prospérité nouvelle que la Bavière doit à la constitution de Maximilien-Joseph; sur la face du nord, à côté du Génie de l'humanité réconciliant le catholicisme et le pro- testantisme , les Arts commençant à renaître. Les figures de cette dernière partie sont historiques ; ce sont les portraits de l'architecte Léon de Klenze et du peintre Cornélius, les deux premiers Allemands qui aient enfin paré la terre natale de cet ornement des arts que Munich avait jusqu'alors demandé à des mains étrangères. Mais les noms et les œuvres de ces artistes se rattachent plus spécialement à l'influence de l'héritier de Maximilien-Joseph.

VIL lie Roi Louis. ConstrueticEts récentes élu Palais.

Il n'y a pas de château qui n'ait son spectre; et, comme vous pensez bien , ce n'est pas en Allemagne que cette règle souffrirait d'exception. Dans cette mystérieuse patrie des Elfes et des Walkyries, l'imagination a, de tous temps, peuplé l'espace de fantômes. Lorsque la foi naïve des premières époques s'est retirée d'eux, la poésie, cette dernière superstition des nations civilisées, a prolongé ici leur \aporeux empire. La philosophie, qui n'a eu nulle part un dévelop- pement plus complet et plus profond , a aussi combattu pour eux à son insu. En rattachant au monde invisible de l'ame et de l'infini tous les phénomènes de la vie matérielle , elle a tourné les intelli- gences vers des réalités supérieures à celles que le regard peut at- teindre. Si le spiritualisme n'est pas le dernier mot de l'humanité , il est du moins son plus glorieux effort; et c'est le spiritualisme qui a produit les contes des fées.

Gomme tous les châteaux du monde , et surtout d'Allemagne , la résidence royale de Munich a son fantôme. En montant l'escalier de l'empereur, à l'entrée d'un vaste corridor blanc , le voilà qui se dresse devant vous, avec sa figure pâle, sa grande robe noire à paniers, et ses petites coiffes de blonde tombant sur sa chevelure poudrée. Ce

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fantôme s'appelait, de son vivant, Marie-Anne de Saxe. Fille de Fré- déric-Auguste, roi de Pologne et électeur de Saxe , elle avait épousé, en 1747, le fils et l'héritier de l'empereur Charles VII; elle ne lui donna point d'enfans. Aussi, après la mort de son mari, la Bavière tomba dans les mains de l'électeur palatin Charles-Théodore, lequel la transmit, comme je vous ai dit, à la branche de Deux-Ponts. C'est sans doute pour expier la faute d'avoir laissé interrompre la ligne directe des électeurs bavarois que cette malheureuse princesse a été condamnée à errer éternellement dans leur palais.

Je me figure que si, en effet, la pâle électrice a la faculté de des- cendre tous les soirs du grand cadre dans lequel un peintre l'empri- sonna au dernier siècle, elle ne doit pas être peu étonnée des chan- gemens qui sont survenus dans sa demeure. Tout fantôme qu'elle est , elle doit s'égarer elle-même dans cet assemblage de construc- tions que le roi Louis a ajoutées au palais de ses prédécesseurs, et dans la multitude chaque jour croissante des appartemens qu'il y fait décorer. Au midi , au nord, à l'est, la résidence de l'électeur Maxi- milien est aujourd'hui enfermée dans un vaste développement d'ailes toutes neuves. La façade du couchant, qui a été seule conservée, est comprise elle-même dans le retour des grandes bâtisses qui couvrent les autres faces. Lorsque le roi eut résolu de se faire construire un palais, M. de Klenze lui conseilla de l'élever sur un terrain vierge , l'on ne serait pas gêné par le respect des anciens édifices. Le roi répondit, comme Louis XIV avait fait à Versailles, qu'il ne voulait pas détacher son monument de celui de ses ancêtres. Ces paroles peignent l'esprit de ce prince.

Peut-être avez-vous vu la gravure du portrait que M. Stieler a fait du roi de Bavière. Sous le grand manteau d'hermine on sent une organisation nerveuse; la main frappe le sceptre d'un mouvement hardi ; sur la tête, maigre et fière, on est tout étonné de trouver, en ce temps débonnaire, quelque chose qui rappelle l'audace de ces vieux chefs allemands qui précipitèrent le Nord sur l'empire romain. Le roi n'a point toujours une expression si haute; mais alors môme, qu'il ne pose point pour ses peintres , son visage mobile porte l'em- preinte d'une nature passionnée. A quoi cette ardeur pouvait-elle se prendre? Elle s'est d'abord jetée sur les arts; mais les arts ne sont qu'une forme de la pensée humaine. Poussé par l'inquiétude de ses in- stincts, le roi s'est déclaré le protecteur zélé du mouvement qui, de- puis trente ans , ramène l'Allemagne du midi vers les traditions poli- tiques et religieuses du passé.

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Je vous ai dit que, dans la vie de l'électeur Maximilien Ier, il y avait deux parts, l'une pleine d'un dévouement chevaleresque pour le ca- tholicisme et pour la politique de la maison d'Autriche ; l'autre , au contraire , occupée par les négociations les plus intelligentes et par une habile adhésion aux vues de la diplomatie française. Ses succes- seurs immédiats imitèrent de préférence cette seconde partie de son exemple , qui les a conduits , dans le commencement du siècle , au comble de leur grandeur. Seul de sa race , le roi actuel a revendiqué la première partie de l'héritage de Maximilien , celle qui avait été désertée par ses devanciers.

Tous les peuples de l'Europe vivent sous le coup d'une réaction; c'est de l'Allemagne méridionale qu'elle est partie. Faut-il s'étonner qu'elle s'y fasse sentir plus vivement que partout ailleurs? En 1813 , l'empereur d'Autriche vint en personne séduire le roi de Bavière dans ce même palais Napoléon l'avait couronné. Maximilien-Jo- seph , ne pouvant résister à l'élan universel de l'Allemagne, se rangea au nombre de nos ennemis. Mais , tout en combattant l'esprit français chez nous , il le défendit chez lui avec opiniâtreté ; pour l'y mainte- nir, il lutta continuellement contre le saint-siége , contre l'archevê- que de Munich , et enfin , le croiriez-vous? contre ses ministres et ses ambassadeurs eux-mêmes, dont il fut plus d'une fois obligé de démentir les transactions. L'antique génie de la nation, contrarié par lui , a trouvé des dédommagemens dans son successeur. Le roi Louis s'est formé sous l'impression de toutes les circonstances et de toutes les idées qui ont changé , en 1814. , la face de l'Europe. Et s'il était vrai que son amour-propre eût été déjà froissé dans les rangs de l'armée française par l'impérieuse volonté de Napoléon et par les rivalités de ses généraux , on s'expliquerait encore plus aisément qu'il se soit fait l'instrument d'un système en faveur duquel conspiraient tous les préjugés de sa nation.

Les goûts de l'artiste sont venus se joindre aux sentimens du prince. N'avons-nous pas vu les arts fouiller la tombe du moyen-âge, et parer son cadavre des couleurs de la poésie? La France s'est amu- sée un instant de cette résurrection des formes gothiques , dont son génie est trop éloigné pour qu'elle puisse les redouter. Mais, tandis que le moyen-âge nous servait ici à varier un peu la mode de nos fauteuils et de nos tabourets, au-delà du Rhin on se servait de son fantôme pour imposer aux esprits des opinions dont le retour est chez nous impossible. En cherchant, dans cette sépulture rouverte, les débris de l'art chrétien , le roi Louis y a retrouvé les traces de la po-

TOME I. JANVIER. 7

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litique catholique de ses ancêtres; et, après les avoir adorées, il a délibéré de les suivre.

Ce n'est donc plus le système de Max-Joseph qui règne à Munich. Les couvens que ce prince avait détruits se relèvent petit à petit, malgré les réclamations de la chambre des députés qui voudrait écar- ter du budget cet article ruineux. On a fait repeindre sur les armoi- ries de la capitale les moines qui en avaient été effacés. La dévotion qui reprend sur cette terre, accoutumée à l'engraisser, n'empêche pas la corruption de s'y accroître aussi ; comme dans tous les pays catholiques, la licence des mœurs est en rapport avec la superstition. Tandis que, d'une main, on ouvre la porte aux croyances et aux dé- bordemens de l'Italie, de l'autre on signe un pacte d'étroite alliance avec ce czar qui a profité des léthargies de l'Autriche pour se mettre à la tête de l'absolutisme européen, et qui, traversant dans tous les sens les états d'Allemagne, s'en vient rendre visite à leurs princes et leur donner son mot d'ordre comme s'ils étaient déjà ses vassaux. A l'heure qu'il est, la Russie joue en Allemagne le rôle que la France y remplissait au dernier siècle. Saint-Pétersbourg et Rome composent toute la formule politique de la Bavière.

La politique et l'art vivent ici dans les plus intimes rapports ; aussi vous ai-je toujours parlé de l'une et de l'autre de ces deux puissances tout ensemble ; elles s'expliquent réciproquement. Vous savez donc au profit de quelles idées travaille la nouvelle génération d'artistes qui peuple Munich. Tout s'y fait sous l'influence d'un système dia- métralement opposé à celui qui inspire chez nous les âmes éle- vées et les œuvres les plus remarquables. Je ne me suis point dissi- mulé l'hostilité profonde qu'on y nourrit contre la France; mais je n'en suis point alarmé, et j'étudie sans effroi la civilisation d'un peuple dont nous n'avons rien à craindre, et qui a tout à espérer de nous. Je me souviens que la pensée qui l'anime actuellement lui a été inspirée par nos ennemis; mais je n'oublie pas non plus que chez ses ennemis on peut rencontrer d'excellens exemples et de salutaires méditations.

Je remarque d'abord que, si la pensée qui préside au mouvement des arts en Bavière est réactionnaire , elle n'est ni intolérante ni ex- clusive. Le roi Louis, n'étant encore que prince héréditaire, a fait un assez long séjour en Italie, et, comme l'électeur Maximilien, il s'est pris de passion pour cette terre privilégiée dont il a voulu refaire une image durable dans sa capitale. Mais ce n'est pas à une madonne qu'il a borné son imitation, comme l'électeur avait fait. S'il a été

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initié, par l'école d'Overbeck et de Cornélius, aux productions de l'art religieux du xive et du xvc siècles, il n'a négligé ni les œuvres de la re- naissance qui leur succéda, ni les monumens de l'antiquité auxquels celle-cile conduisit. Lepaganisme athénien a partagé son enthousiasme aveclesinspirationsdelafoiromaine. Aussi fut-il l'un despremiers prin- ces de l'Europe qui secoururent les Grecs révoltés. A la même époque, il adressait à Goethe des vers qui, comme vous savez, ne sont pas les seuls qu'il ait faits ; il avait couru à Weimar pour serrer l'auteur de Faust dans ses bras , et il me semble que cette circonstance n'est point indifférente. Goethe, dans son panthéisme qui cachait le doute, s'était passionné pour toutes les époques de l'histoire humaine ; il avait pris tour à tour le costume de Gœtz, d'Iphigénie et de Cla- vijo. Tout ce qui s'accomplit à Munich a plus d'un rapport secret et significatif avec les productions de cet esprit vaste et incertain.

Considérez le palais que M. de Klenze a bâti pour le roi ; en jetant seulement un regard sur l'extérieur, vous vous ferez une idée de la facilité avec laquelle l'art revêt ici dés formes diverses. Au midi, sur la place de Max-Joseph, s'élève une belle façade de style florentin. Rien ne put être obstacle à cette imitation du palais Pitti ; si Bru- nelleschi avait à sa disposition les blocs énormes des carrières de l'Ëtrurie, et si M. de Klenze n'avait que des briques à son service, peu importait. Le roi voulait entourer sa royauté d'une de ces fortes cuirasses de pierre , derrière lesquelles les seigneurs florentins du moyen-âge mettaient leurs richesses en sûreté; il est vrai que cet aspect de château-fort qu'avaient les maisons princières du xve siècle convient assez à l'attitude que les monarchies conservent encore. Du reste, vrais ou feints, ce sont bien les bossages toscans; et, ici, comme dans la résidence des grands-ducs de Florence, la façade prolongée porte , au-dessus de son premier étage , une sorte d'attique qui oc- cupe la moitié de l'étendue totale de la ligne. Au luxe et au rap- prochement des grandes fenêtres romaines du premier étage , on juge qu'elles donnent le jour aux appartemens du roi et de la reine ; la forme du second étage, qui est flanqué de terrasses à droite et à gauche, indique aussi suffisamment qu'il est destiné aux fêtes de la cour. Remarquez que ceci , c'est le côté du moyen-âge.

La façade du nord , lorsqu'elle sera terminée , aura presque deux fois la longueur de la façade du midi ; elle présente un tout autre aspect. Ici c'est la ligne simple de l'antiquité, rehaussée par lçs pompes de la renaissance. Au centre s'élève , sur un portique avancé, un grand balcon qui porte lui-même une colonnade , et qui est l'ac-

7.

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compagnement et la traduction extérieure de la salle du trône ; sur la corniche qui unit les colonnes , sont placées huit statues qui repré- sentent les huit cercles de la Bavière. Voilà le côté païen du palais.

Vous connaissez la façade du couchant , elle est composée de l'an- cienne façade de la résidence de l'électeur Maximilien et du retour des deux faces nouvelles. A l'orient, le palais est aussi isolé; de ce côté, il a jeté, à des époques différentes, une multitude d'éperons dépareillés que l'exécution des plans de M. de Klenze redressera. pourtant s'élève déjà et domine la nouvelle chapelle de la cour, chef- d'œuvre d'art et de magnificence , la peinture et l'architecture ont fait des merveilles et qui est, sans contredit, le bijou le plus précieux de Munich. Ne pensez pas que cette chapelle ait songé à prendre la livrée des autres parties du monument ; elle est de ce haut style byzantin , forme transitoire jetée par l'orient entre l'anti- quité et le moyen-âge, et vers laquelle remontent aujourd'hui les adorations des enthousiastes qui ne trouvent plus assez de mystère au culte des œuvres du xive et du xve siècles.

Il n'y a rien de semblable chez nous , dans aucun genre. Aucune des écoles qui se partagent les suffrages de la France n'oserait se permettre une semblable témérité. Le romantisme lui-même , tout en réclamant la liberté, a écrit sur sa bannière des édits irrévoca- bles de proscription. Aujourd'hui encore, bien que la fureur de ces premières déclarations de guerre soit singulièrement attiédie, les artistes qui en ont été témoins en sont restés frappés comme de stupeur et se sont interdit la plus grande partie des formes données ou possibles. A en juger d'après nos expositions de peinture , ou d'après la mode de nos décorations intérieures , on dirait que ce n'est qu'à partir du règne de François Ier et jusqu'à la fin de celui de Louis XIII, que l'humanité a été digne d'attention et de mémoire. Cette monoto- nie est non-seulement la plus insipide de toutes les punitions qu'on puisse infliger à un honnête homme , mais encore la barbarie la plus épouvantable que je connaisse. Au dernier siècle, on s'écriait : Qui nous délivrera des Grecs et des Romains? Et on avait sans doute rai- son. Depuis on s'est écrié bien souvent : Qui nous délivrera du moyen- àge et de la renaissance? Et je pense qu'on n'avait pas entièrement tort. Le mal profond de notre nation , c'est de n'avoir jamais su lier deux idées ensemble; nous nous jetons avec fureur et tout entiers sur une pensée; nous proclamons qu'en elle seule est la vérité ab- solue et le goût parfait ; nous ne voulons plus voir que sa forme, nous bannissons toutes les autres. Ma's bientôt la vérité et le goût se

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vengent; nous périssons d'ennui dans les bornes que nous nous sommes données; nous les brisons alors sans nous souvenir des plai- sirs que nous leur devons; et, tout en croy.ant reprendre notre liberté, nous nous forgeons de nouvelles chaînes que nous romprons encore demain. Si j'écrivais la langue du dernier siècle , je vous dirais que c'est parce que nous sommes trop fidèles que nous devenons inconstans.

M. Heine est allé chercher en France ce qui manque à l'Allema- gne; et, quoique je le croie sincèrement dévoué à sa patrie, il a eu l'air quelquefois de la sacrifier à la nôtre. Je pense qu'on pourrait venir de même chercher au-delà du Rhin des qualités précieuses que nous ne possédons pas; mais qui aimera assez la France pour oser lui dire qu'elle ne réunit point toutes les perfections imaginables? Ce- pendant, si l'esprit allemand a moins de vivacité et de force que le nôtre, il a plus d'étendue et de profondeur. Dans cette capitale de la Bavière, dominée , comme je vous l'ai dit , par la politique et par la religion du passé , les arts professent une tolérance plus universelle que chez nous; ils ne rejettent absolument aucune forme, aucun temps; et , donnante leurs croyances l'ampleur de l'esprit humain lui-même, ils se gardent bien de nier, en leur nom , aucune des manifestations de l'histoire. Ils les appellent toutes au contraire avec un enthou- siasme intelligent ; et , pour accroître le faisceau des gloires humaines , ils associent l'antiquité au moyen-âge , et mêlent ensemble les grandes traditions.

Cependant , que fait-on à Paris ? on n'y sait plus composer de drames qu'avec le petit manteau de la renaissance ; et d'honnêtes ar- chitectes, chargés d'agrandir l'Hôtel-de-VilIe, en dessinent les quatre façades sur le même plan, appliquant ainsi aux productions du moyen- âge une routine qu'ils ne sauraient appuyer sur aucun exemple de la saine antiquité. Grand Dieu ! que diraient ces gens-là du palais du roi de Bavière? Pour moi, qui crois que l'architecture est une lan- gue à laquelle il n'est pas plus permis qu'à toute autre d'être en- nuyeuse, je leur demanderai ce qu'ils penseraient d'un poète qui ferait imprimer quatre fois le même chant dans un même volume. Le palais du roi Louis est comme un livre dont les quatre parties , composées dans quatre siècles différens, embrassent l'histoire de l'art et du monde. J'y vois cependant deux choses graves à repren- dre, que j'approfondirai une autre fois, c'est qu'il y est question de tout , hormis de la Bavière , et qu'il a été écrit en italien dans un pays l'on parle le deutsch sprache.

H. FORTOUL.

PSYCHOLOGIE DU RÊVE.

PREMIERE PARTIE.

Non omnis moriar. Horace.

A l'entrée du port de Plymouth est un rocher fameux par ses nau- frages. La basse mer le laisse nu, la haute le couvre. Winstanley en- treprit d'y construire à ses frais un fanal qui demandait une masse de bâtimens de la plus inébranlable solidité. Le public ne croyait pas au succès de l'entreprise ; Winstanley triompha. Un jour, on vit son fanal dominer ironiquement la mer. L'architecte souhaitait même, en quelque façon , une tempête extraordinaire qui mît à l'épreuve la force du monument. Elle parut enfin , cette tempête; à son approche, Winstanley alla , plein de confiance , la braver sur le môle qu'il avait bâti.... L'œuvre et l'ouvrier périrent!

Le secret de l'ame humaine est un roc inébranlable que les méta- physiciens, ne pouvant le sonder à leur aise, ont entrepris de cou- ronner par la physiologie , comme d'un bastion d'où il leur serait facile de tirer à bout portant sur la crédulité publique. Locke, Bacon, Cabanis, Condillac , Maupertuis, Broussais, élevèrent glorieusement leur fanal. Il en résulta une dévastation affreuse dans les sentimens instinctifs, traditionnellement confiés par la providence à notre cœur,

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et dont le culte faisait tout le soulagement moral de l'homme sur la terre. Le plus antique, le plus sublime, le plus consolateur, le plus utile môme de ces sentimens était notre foi dans certaines destinées futures, noble préoccupation qui donnait à la pensée un but en harmonie avec ses goûts. Eh bien ! ce sentiment essentiel ne fut pas mieux respecté que les autres. Le secret de l'ame humaine, perdant ainsi peu à peu tous les dehors vénérés qui le recommandaient jadis au vulgaire, demeura seul, mais constamment insondable, entre les mains de la physiologie qui se fit une base du roc isolé qu'elle dés- espérait de fendre. Il demeura, comme le Prométhée de Byron, avec

A silent suffering and intense,

The rock , the vulture , and the chain !

avec une souffrance muette et profonde, le rocher, le vautour, la chaîne ! La chaîne , ce fut le rideau dont Dieu cache les mystères de notre origine; le vautour, c'est la science qui analyse et qui blas- phème. Or, la tempête ou la réaction n'a pas été tardive; à la voix de Kant, de Herder, de Vico et de Cousin, la mer des opinions reli- gieuses s'est violemment agitée; les idées de Platon ont reconquis leur empire , et le flot a éteint le fanal de la physiologie contempo- raine.

Il ne reste plus que des débris formidables. Si d'ailleurs le secret de l'ame humaine devient l'objet d'un nouveau duel, c'est par les phénomènes de l'exaltation mentale que devra s'engager la lutte. 11 s'est construit dans ce domaine, depuis un demi-siècle, un immense édifice; les tentatives de la physiologie y sont désormais fort peu à craindre. Pareils aux dieux infernaux de Milton , qui s'éclairaient de leurs propres ténèbres, les accidens magnétiques, par leur obscurité même, bouleversent les prévisions et les calculs de la science. Il est impossible aujourd'hui que le somnambulisme , la catalepsie , la se- conde vue, la vision, et généralement tous les paroxismes nouveaux qui paraissent se rattacher à l'influence d'un fluide ignoré, ne réus- sissent pas tôt ou tard à fonder la voie hardie par laquelle on décou- vrira la nature de l'ame. Sans doute, le résultat est fort éloigné ; mais quel progrès serait donc patiemment attendu , quelle marche serait lente, si ce n'est la recherche du principe de notre vie? Les désordres cérébraux qui nous acheminent vers ce but ont même déjà un symp- tôme commun dans une faculté de l'organisation humaine en appa- rence bien rebattue et bien triviale; nous voulons parler du rêve. C'est par les songes, considérés dans toutes les fantaisies de leur

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existence psychologique, c'est par ce mystère quotidien du sommeil, auquel chaque homme paie à son tour un trihut, comme aux fêtes de la bonne déesse, que la source de l'ame se fera en partie connaître. Voilà pourquoi il nous est venu à l'esprit de ranimer son histoire en ce qu'elle offre de plus précieux relativement à la découverte de notre berceau céleste.

Qui n'a pas goûté, en songe, le plaisir de plonger dans les entrailles de l'Océan , de planer voluptueusement dans l'air, de traverser des flammes, avec une sécurité dont les circonstances rappellent, à s'y méprendre , les vertus que l'histoire des superstitions attribue aux ondines, aux sylphes, à la salamandre? Ces génies intermédiaires, dont les poètes se sont emparés , qui ont défrayé tant de traditions et de légendes, qui ont engendré même des cérémonies religieuses et des dogmes fondamentaux, ces génies auraient-ils réellement visité la terre? Ne croyons-nous pas souvent, tandis que le sommeil paraît clouer nos membres ramassés à l'étroit matelas d'un lit , ne croyons-nous pas monter avec lenteur vers une sphère les lois de la pesanteur ne parviennent jamais; sentir nos corps s'alléger à me- sure qu'ils montent, s'élever bientôt plus rapides, plus réduits, en quelque sorte ; devenir presque impondérables et Jluid if ormes ; se confondre avec l'éther qu'ils respirent et dans lequel ils semblent passés; n'être là-haut qu'un atome vivant, qu'un corpuscule animé de la plus inappréciable substance; ou bien encore participer univer- sellement, comme si notre ame pénétrait l'ame de la nature entière, aux ondulations, aux reflux , aux épaississemens, au filtrage de cette matière subtile? Et enfin, ne croyons-nous pas, au milieu de cette dissémination omniprésente de nos esprits vitaux, monter toujours à des hauteurs si prodigieuses et avec une rapidité tellement insen- sible, que notre corps se raréfie, pour ainsi dire, comme un gaz pro- gressivement subtilisé , comme une essence qui peu à peu s'éparpille et s'atténue , et que , tout d'un coup , pareils à de faibles lampes su- bitement soufflées par des courans d'air, une brise inconnue, une force ascensionnelle , une réduction dernière nous comprime , nous ravit et nous éteint?

Quand ce lien extrême n'est pas rompu , il semble qu'un autre monde s'est ouvert , nous restons comme suspendus, nos pieds s'appesantissent, nous recommençons la vie perdue, mais d'une façon aérienne et avec les privilèges qui résultent de la transforma- tion. INos mains y écartent sans effort les flots de créatures qui s'agi- tent sans confusion , qui se déplacent comme des ondes élastiques ;

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cette foule ne nage pas, ne vole pas , et pourtant ses facultés impul- sives tiennent à la fois du poisson et de l'hirondelle. , pour se joindre , les êtres ne font que s'effleurer à peine; ils s'approchent sans pression , ils se retiennent sans attache , ils se séparent moins qu'ils ne se dissolvent. Là, les jouissances les plus délicates se per- pétuent sans émousser les organes; les cinq sens n'y paraissent que les tons principaux d'un clavier, dont le retentissement, par vibra- tions infinies , se communique à tous les êtres. Le mouvement d'une voiture suspendue, l'équilibre du patin en dehors, le balan- cement de l'escarpolette et le roulis de la valse peuvent seuls , au réveil, nous rendre une faible image de cette vie spiritualisée.

Tel est le phénomène dont les causes physiques ont reçu , dans les époques modernes, l'explication que la science donnait aux di- verses catégories du songe. Il nous suffira de rappeler ici les excel- lens travaux de M. Moreau (de la Sarthe) , les écrits de M.Virey, de Dugald Stewart , de Formey, de Haller, etc. Mais les médecins res- tent toujours physiologistes. Sous prétexte de ne rien accorder à l'imagination, ils accordent beaucoup trop à la matière : étudier l'homme dans un cadavre, c'est le chercher il n'est plus , de même que prétendre le scruter d'une façon abstraite, comme un esprit, c'est le chercher il n'est pas encore. Si les rêves de Cardan étaient les illusions d'un fou , il y a en revanche bien à réfléchir sur cette phrase de Pascal : un songe constant serait égal à la réalité. Entre le matérialisme et les visionnaires se trouve nécessairement quelque chose de grave , une question nuageuse , une difficulté sainte dont la solution renferme la clé du rêve. Aussi n'examinerons-nous pas le phénomène médicalement, anatomiquement, comme une maladie du cerveau; ce qui nous serait très facile en égrugeant quelques vo- lumes de physiologie pratique. Nous voulons même ignorer com- ment il se produit au point de vue de l'hygiène , à quelles heures du sommeil, par quelle idiosyncrasie des organes, sous l'empire de quelle digestion et en vertu de quel plan incliné. Assez de plumes spéciales, de labeurs académiques, de bistouris célèbres, ont jugé ce problème en dernier ressort. Qu'il nous soit uniquement permis d'être le truchement des opinions , des épreuves, des aventures, des préjugés et des doutes de toutes les personnes qui ne savent pas la médecine, mais qui connaissent un peu l'homme; qui ne dissèquent jamais, et pourtant qui observent beaucoup. Ces gens-là forment dans le monde, au sujet du phénomène des songes, comme une rumeur qui bourdonne de plus en plus; ils citent des témoignages, rappor-

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tent des autorités , soulèvent des objections , et finissent par éclater en reproches d'impuissance contre les savans. On ne saurait mieux définir leur inquiétude curieuse qu'en transcrivant ce passage d'un écrivain dont la bonne foi du moins n'est pas contestable :

« La sensation a lieu quand l'ame est atteinte , dit M. de Montlo- sier. C'est alors que l'homme peut se rendre compte de ses commu- nications. Il peut même, jusqu'à un certain point, les diminuer ou les augmenter, les restreindre ou les multiplier. Il peut ainsi voir ou regarder, toucher ou sentir, agir ou éprouver. par la volonté, le regard va au-devant des émissions lumineuses des corps; l'odorat recherche leurs émanations odorantes; la main s'avance pour s'as- surer de leurs formes. Les sens sont ainsi les avenues ordinaires par lesquelles l'ame reçoit les communications des êtres et par lesquelles elle transmet les siennes. Mais quoique nos communications avec les objets extérieurs aient une route déterminée, il ne s'ensuit pas que l'ame, ou, si l'on aime mieux, le sens intérieur, ne puisse s'en créer d'autres, ou même correspondre directement avec les objets. Les phénomènes de l'état extatique, ceux du somnambulisme, de la ca- talepsie, de certaines affections nerveuses, quelques particularités même de l'état de folie , semblent nous montrer que l'ame peut échapper à la dépendance des sens, et recevoir de la part des objets des communications directes (1). »

Ces attributs du rêve servent de base aux trois périodes de terreur si habilement répandues dans le conte fameux d'Hoffmann intitulé : le Majorât. D'abord c'est l'auteur, ou Théodore, qui raconte une vé- ritable apparition du spectre de Daniel ; nous reviendrons bientôt sur le caractère merveilleux de ce fantôme. Ensuite une scène fort ordi- naire de somnambulisme naturel , mais d'un effet terrible dans le roman, établit le nœud de la fable. Le troisième acte de ce petit drame, la mort foudroyante de Daniel, frappé d'un éclat de voix hu- maine comme par un carreau de tonnerre , est un phénomène phy- siologique depuis long-temps constaté dans la science. On admet généralement, parmi les sceptiques, la possibilité des deux derniers actes. Voici comment nous justifions le premier.

Si vous lisez la biographie d'Hoffmann par Walter Scott , vous verrez que le conteur allemand n'inventait ses fantastiques récits que dans un état hallucinatoire , particulièrement susceptible d'ex- tase. Théodore, assoupi dans la grande salle, devant le feu de la

(1) Mystères de la vie humaine, tom. I.

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cheminée gothique , entend le spectre de Daniel gratter à l'endroit de la porte murée; il entend ses pas, il entend ses plaintes : cela rentre dans les conditions terrestres du songe. Mais Théodore se lève, court à l'entrée de la salle, et voit Daniel mort se retirer un flambeau à la main , comme dans ies nuits Daniel vivant accom- plissait les effroyables crises de son somnambulisme homicide. Une pareille vision n'est pas en dehors des lois de la nature. Hoffmann pouvait supposer uniquement un rêve; il a préféré l'apparition, comme plus dramatique, mais non comme plus absurde. Rien n'em- pêchait le narrateur mis en scène dans le roman , que ce soit l'auteur même ou un personnage inventé, de se sentir assez ému par des cir- constances locales pour que ses organes perçussent la contemplation de l'ame errante de Daniel, au moment une heure fatale, des liens en quelque sorte périodiques , et l'attrait incompréhensible du séjour habité durant la vie, en ramenaient l'apparence, de sa de- meure sidérale aux lieux témoins de sa rupture avec le corps.

Dans la philosophie latine, il était reconnu par Lucrèce, le plus matérialiste des philosophes latins, que les corps même inanimés se déshabillaient, en quelque sorte, au fur et à mesure de leur exis- tence, et restituaient à la terre ces dépouilles successives dont le ré- servoir commun formait de nouvelles parures (1). Dans les animaux, le dépouillement successif se terminait par la métempsycose , et l'ame, ne pouvant plus retenir une enveloppe matérielle dont le temps était accompli, passait dans une enveloppe nouvelle. Ainsi, selon Lucrèce, le corps est composé de diverses pelures, à l'instar de l'ognon ; et quand la dernière , la plus déliée , est détachée par la mort, elle continue à errer près du tombeau les débris matériels reposent, gardant l'apparence des traits que formait l'ensemble de ces voiles divers durant la vie , de même que les enveloppes de l'oi- gnon conservent la figure de la bulbe , lorsqu'on les a séparées de cette racine. Imaginez donc que de la surface du corps humain s'en- lèvent, comme des étuis, comme des fourreaux de momies, les formes visibles. Par l'effet de l'extase ou d'une vue plus subtile, ces formes pourront paraître multipliées ou dédoublées seulement. Figu- rez-vous encore un homme ivre , aux regards éblouis duquel on fait mouvoir une roue avec la plus grande vitesse possible : il voit des apparences curvilignes, des périphéries fantastiques, vibrer du centre de la roue , de l'essieu du cercle , et s'écarter autour de l'axe

(<) Circulus œterni motûs!... (Bekker, Phijsica subterranea.)

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en ondulations courbes de la même façon que les plis élastiques d'un ricochet sur l'eau. C'est la pensée de Lucrèce; ce fut le rêve d'Hoffmann.

Il y a deux parties dans cette question : les apparences des vivans et les apparences des morts. Pour les premières , nous renvoyons les sceptiques aux merveilles du second sight (1); pour les dernières, nous invoquerons l'histoire et les sciences naturelles. Si Daniel était mort , comment son ame pouvait-elle revêtir , même aux yeux d'une personne en extase, une forme visible quelconque, puisque la source de cette irradiation matérielle , c'est-à-dire le corps , en était com- plètement séparée? Voilà le problème qu'il s'agit de résoudre.

L'évocation des mânes , ce rite si fréquent dans l'antiquité , se rat- tache à la même classification du songe. C'était une suite du prin- cipe de l'immortalité de l'ame ; on en voit les raisons magnifiquement déduites au premier livre des Tusculanes , et pourtant Cicéron , dans son traité de Divinatione , se montre spirituellement incrédule. La lo- gique des anciens ne valait pas mieux que la nôtre ; ce qu'il y a de positif, c'est qu'ils n'en savaient pas plus que nous, et que nous n'en savons pas plus qu'eux en psychologie.

Dans l'incertitude étaient les populations antiques sur l'état des âmes, elles leur donnaient le nom et les prérogatives d'un dieu. Cùm vero incertum est, dit Apulée (2) , quœ cuique fortitio advenerit, utrum lar sit an larva, nomine Manem Deum nuncupant; scilicet et honoris gratiâ Dei vocabulum additum est.

Saùl et les Hébreux croyaient une évocation possible : témoin le fantôme de Samuel appelé par la pythonisse. Moïse fut obligé , dans le Deutéronome , de défendre qu'on interrogeât les morts sur la con- naissance de la vérité. Quand Jésus marcha sur les eaux , la première idée des apôtres fut qu'ils apercevaient un spectre (3). Et remarquez bien ceci : saint Thomas ne doutait point que le Christ pût appa- raître avec un corps subtil, mais il doutait qu'il fût réellement apparu en chair et en os. Le fameux livre d'Enoch établissait clairement cette doctrine. Il y a des rabbins qui sont persuadés qu'après la mort les âmes revêtent une façon d'enveloppe ou de chappe dont la gêne les habitue à la souffrance , tandis que les âmes des bienheureux prennent un habit magnifique pour familiariser leurs regards avec le

(1) Revue de Paris, 29 juillet 1838.

(2) De Deo Socratis.

(3) Saint Luc , xvi , 27.

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Très-Haut (1). Les deux songes de Sophocle et de Simonide, renfer- mant tous deux une apparition , ne sont pas moins célèbres dans les annales du paganisme que le rêve de Pic de la Mirandole , sur la fa- brication de l'or, dans les époques chrétiennes. Qu'est-ce donc que le roman d'Épiménide , si ce n'est une poétique extension du songe? Historiquement la thèse est prouvée : avant le christianisme , tous les peuples du monde admettaient en principe que les âmes, séparées de leurs corps grossiers et terrestres, conservaient après la mort une enveloppe plus subtile et plus déliée , ayant la 6gure de l'enveloppe précédente ; que ces corps étaient lumineux , transparens , impal- pables ; qu'ils gardaient de l'attachement, de l'attrait pour les choses et pour les personnes aimées durant la vie; qu'ils revenaient à leurs tombeaux comme au lieu fatal qui servait de nœud providentiel entre l'ancienne demeure et le nouveau séjour (2). Quand l'ame de Patrocle apparut à Achille, elle avait sa voix, sa taille, ses yeux, ses habits, mais non pas son corps palpable. L'image de Didon des- cend aux enfers , mais plus grande que nature. Énée reconnaît sa femme Creuse parmi les ombres , mais cette figure a des proportions que n'avait pas la mortelle. Au moment de monter à l'assaut de la tour Antonia , dans le siège de Jérusalem , Titus n'imagina pas de meilleur discours pour exciter ses troupes qu'une digression sur cet état particulier des mânes (3). Enfin, c'était le sentiment de Tertul- lien (4). Les paraboles de Lazare et du mauvais riche, dans l'Évangile, semblent fondées sur cette ancienne philosophie. Quelquefois on expliquait la facilité du retour des âmes sur la terre par le besoin d'une sépulture ; d'où est venue cette admirable expression latine : Condere animam, condere timbras, couvrir l'ame, la mettre sous terre. Ovide , dans les Fastes , a dit en beaux vers :

Romulusut tumulo fraternas condidit umbras, Et malè veloci justa soluta Remo.

Il y avait même chez les Romains une fête curieuse, nommée/aft«- nia lemuria , qui était dédiée aux mânes. Le père de famille se levait à minuit, pendant que tout le monde dormait dans sa maison ; il al- lait pieds nus, avec un grand silence, à la fontaine du logis, en pre- nant soin de faire légèrement craquer ses doigts pour écarter par ce

(\) Talmud.

(2) Origène.

(3) Josèphe, Guerre des Juifs, livre vi. (4j De Anima.

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bruit les ombres qui auraient pu gêner la cérémonie. Après s'être lavé trois fois les mains , il s'en retournait, jetant par dessus sa tête de grosses fèves noires qu'il avait dans sa bouche, et disant : Je me rachète, mol et les miens, par ces fèves; paroles qu'il répétait neuf fois sans regarder derrière lui. L'ombre était censée le suivre et ramasser les fèves. Il prenait encore de l'eau , frappait sur un vase d'airain , et priait l'ombre de sortir du logis en répétant neuf fois : sortez, mânes paternels (1). Ce vase d'airain se retrouve dans Lu- cien (2) ; l'auteur grec dit positivement que les spectres s'évanouissent au bruit de l'airain ou du fer. ïhéocrite nous montre un berger qui n'ose jouer de la flûte de peur d'éveiller le dieu Pan, que ces ac- cords irritent. Ces préjugés antiques sont très remarquables ; on connaît l'influence du son et de la musique sur les maladies du cer- veau, sur les affections nerveuses et dans le magnétisme animal. La puissance mystérieuse du fer, déjà si complète dans les mêmes dés- ordres, éclate de nos jours au milieu des innombrables phénomènes du rêve. J'ai vu des somnambules, au moindre contact avec le fer, tomber comme du haut-mal , et trahir par d'horribles convulsions la secrète tyrannie de cette substance dans le domaine physiologique.

Depuis le christianisme, les mêmes superstitions ont changé de ca- ractère, mais ne se sont pas évanouies. Les Lapons croient au retour des mânes, leur élèvent des autels et y sacrifient (3) . Sans doute l'ima- gination entre pour beaucoup dans de pareilles tromperies ; mais alors on peut se demander : qu'est-ce donc que l'imagination ? Aristote parle d'un hypocondriaque d'Abydos qui se divertissait tout seul et claquait des mains comme s'il eût assisté aux plus belles représenta- tions du monde à l'amphithéâtre ; Horace mentionne un désordre cérébral de la même nature : sommes-nous certains qu'il n'y eût pas désunion passagère de l'ame et du corps? Deux amis qui voya- geaient ensemble étaient arrivés à Mégare ; l'un d'eux alla loger dans une hôtellerie, l'autre dans une maison particulière. Ce der- nier vit en songe que son compagnon le suppliait de venir à son secours , parce que l'hôte voulait l'assassiner. Il fut assez ému de cette vision pour se réveiller; mais il regarda ce pressentiment comme un songe fâcheux qui n'avait aucune apparence de réalité, et il se rendormit. Aussitôt son compagnon lui apparut une seconde fois, pour lui dire que, puisqu'il ne l'avait pas secouru , il ne laissât

(i) Apulée, Dieu de Socrate.

(2) Philopseud.

(3) Olaus Magnus, archevêque d'Upsal, livre VI.

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pas du moins sa mort sans vengeance. Il ajouta que l'hôte , après l'avoir tué , venait de cacher son corps dans du fumier, et termina en suppliant l'homme endormi de se trouver de grand matin à la porte de l'hôtellerie avant qu'on eût emporté le cadavre hors de la ville. Le dormeur, troublé d'un rôve si funeste, accourut à l'hôtelle- rie dès la pointe du jour; il trouva un charretier prêt à emmener un charriot ; il lui demanda ce qu'il y avait dedans ; le charretier prit la fuite, on retira le mort du fumier (1). On cite au xvne siècle une histoire plus merveilleuse. Un savant de Dijon se couche un jour, très fatigué de n'avoir pu comprendre le sens d'une phrase dans un poète grec (2) ; il s'endort. Voilà qu'il est transporté tout d'un coup en esprit à Stockholm, introduit dans le palais delà reine Christine, conduit à la bibliothèque et placé devant un rayon ses yeux distin- guent un petit volume dont le titre lui paraît nouveau. Il ouvre ce volume , il y rencontre la solution de la difficulté grammaticale qui l'avait tant préoccupé. La joie de cette découverte réveille le sa- vant , il bat le briquet et note ce qu'il vient d'apprendre; mais l'a- venture était trop singulière pour qu'il ne vérifiât pas l'exactitude de son voyage nocturne. Descartes résidait à Stockholm ; le savant écrit à M. Chanut , ambassadeur de France en Suède, et le prie de deman- der au grand philosophe, son ami, comment le palais et la biblio- thèque de la reine sont disposés, et si, dans tel rayon, à telle page de tel volume, il n'y a pas dix vers grecs dont il envoie copie. Descar- tes répondit à M. Chanut qu'à moins de fréquenter la bibliothèque depuis vingt ans, il était difficile de donner des indications plus pré- cises : le rayon, le volume, les dix vers grecs, tout existait. Je ne défends pas cette anecdote , je la transcris.

Cependant de semblables tours de force ne doivent pas surpren- dre , depuis que les somnambules magnétiques ont justifié du même pouvoir de translation. Il se trouve en Provence, au moment nous écrivons , dans le département du Var, un somnambule nommé Michel , natif de Figanières, qui possède la faculté de rétrospection au point d'avoir suivi , sans bouger de place , le voyage de la corvette la Lilloise , en 1833. Nous avons tenu entre nos mains la lettre par laquelle M. Garcin , médecin établi à Draguignan, décrivait et attes- tait ce phénomène dont il fut témoin. En vérité, on n'ose pas répéter les faits que les observateurs se communiquent , tant il faudrait ra-

(1) Ciccron , De Divinalione.

(2) Le comte de Gabalis, La Hcuje, 1718.

108 [revue de paris.

battre de notre présomption intellectuelle et de notre orgueil humain.

Un jeune homme, assez mélancolique, étant loin de son logis dans un salon plusieurs personnes causaient en respectant son goût origi- nal pour la solitude, tomba peu à peu dans cet assoupissement particu- lier que les psychologues amateurs nomment une syncope de la dis- traction, et les gens du monde, plus vrais et plus pittoresques dans leur langage, une absence. Le jeune homme avait oublié il était réellement , il se figurait qu'il rentrait dans sa chambre et qu'il se cou- chait dans son lit.

Au même instant on frappait à la porte de l'appartement qu'il occupait, et le domestique, étant venu ouvrir, avait reconnu son maître qui était entré , lui avait parlé , s'était couché comme à l'or- dinaire. La toilette achevée, le domestique avait pris le flambeau, avait souhaité le bonsoir à son maître et s'était mis au lit. Il était à peine entre les draps qu'on heurte de nouveau à la porte de l'ap- partement. Le domestique se lève, ouvre, et demeure stupéfait en apercevant encore le jeune homme qui sortait du cercle nous l'avons laissé tout rêveur, pour se retirer chez lui. Le domestique jure à son maître qu'il est déjà rentré une première fois , et , afin de prouver qu'il ne parle point en visonnaire, court à la chambre et au lit. Mais il n'y avait plus personne; le lit était défait, comme si quelqu'un y eût couché ; les habits quittés par le spectre avaient dis- paru , et on voyait au plafond de l'alcôve une modification dans la couleur et dans la substance du plâtre , qui n'était ni brisé , ni fendu, mais seulement altéré dans sa nuance et dans son grain, à la ma- nière des solides qu'un fluide subtil a pénétrés et n'a toutefois pas désunis. En résultat de la puissance avec laquelle le jeune homme s'était absorbé, une irradiation de son ame avait revêtu la figure transmondaine de son corps pour accomplir, sous l'effluve mental de sa volonté , les détails accoutumés de sa toilette du soir. La voix avait parlé et les habits s'étaient montrés au domestique comme des ap- parences surnaturelles, mais non comme des réalités terrestres: la voix était une émanation sympathique pour les oreilles du valet, les habits étaient une émission visuelle et tactile pour ses yeux et pour sa main. Lorsque le jeune homme se réveilla tout d'un coup de son assoupissement, peut-être sur le reproche d'une jolie femme qui vint taquiner ce silence impoli, son ame, ramenée violemment au siège habituel, abandonna la chambre, le lit et les formes elle s'était pour un moment complue, en traversant les obstacles et les distances avec la rapidité , l'élasticité et la compressibilité propres

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aux fluides supérieurs. Cette hypothèse téméraire a besoin de quel- ques éclaircissemens.

Il n'existe au pouvoir de l'homme qu'un moyen mécanique pour étudier le problème du rêve dans sa plus grande exacerbation men- tale, c'est l'ivresse produite par l'opium. « A la cour de Perse, dit Kempfer (1), on prépare pour l'usage du prince une composition infernale entrent l'opium, le musc, l'ambre, et d'autres aromates qu'on môle avec soin pour en former des pilules très petites, et qu'il avale de temps en temps. S'il répugne à prendre ce médicament so- lide , on lui prépare une eau distillée avec des fleurs aromatiques , et on y fait macérer pendant quelques heures des têtes de pavot. Pour rendre cette boisson plus agréable, on l'édulcore avec du sucre ambré et aromatisé ; ces liqueurs deviennent si nécessaires , que les grands ne peuvent passer un seul jour sans en prendre. » Mais la volupté n'est pas l'unique but de ce breuvage. Quand le bol narco- tique monte à une forte dose , il amène un sommeil parfaitement semblable à l'état d'extase , et les douleurs de l'agonie se confon- dent avec des ravissemens célestes. Kempfer, dans un festin persan , but lui-même à cette coupe enchantée ; le rêve fut tellement sidéral , qu'il crut s'asseoir au banquet des dieux décrit par Homère. Les teriaki, dans leur crise, abandonnent la surface de la terre, de la même façon que les somnambules planent au-dessus du globe , et que les mânes chéris s'évanouissent à notre vue. « Une jeune fille ma- lade, dit Pinel (2), resta trois jours comme morte; revenue de la syncope, elle se plaignit vivement d'être si tôt arrachée à la volupté pure, à la félicité incompréhensible qu'elle venait de goûter. » Et ce ne sont pas des préjugés religieux ; car Montaigne , qui assuré- ment n'était pas extatique , demeurant sans mouvement et sans vie après une chute très grave , prétendit au réveil avoir éprouvé une douceur d'existence qui lui était naguère inconnue, et qui le récon- ciliait avec des pensers de mort. Les Italiens , pour peindre l'extase monacale, ont une expression d'une justesse merveilleuse : ils s'é- crient, en parlant d'une femme que les rigueurs du cloître jettent dans l'illuminisme : la poverina è spiritata/ Voilà bien cette maladie de l'ame , également provenue de la prière et de l'opium , et qui , par ces deux origines contraires, dévoile sa généralité transmondaine. Peu à peu la matière se fait esprit, spiritata. Cette constante inclina- tion de l'ame vers la spiritualité est quelquefois, par des circonstances

(1) Amœnitates exolicœ.

(2) Nosographie philosophique , tom. II.

TOME I. JANVIER. 8

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essentielles, tellement développée , que la mort en devient l'effet. On lit dans des Annales de médecine qu'un père ayant perdu fort jeune une fille tendrement aimée, voulut contempler encore ses traits chéris avant que la terre les eût couverts; ses yeux se fixèrent immobiles sur cet objet de douleur (1) , et il tomba enfin sans vie auprès du cadavre. L'autopsie du père ne fit connaître aucune trace de lésion.

Quoi de plus célèbre, dans les chroniques du moyen-âge (2), que la résurrection fugitive d'Abeilard ! cet amant si tendre était enterré dans le cimetière du Paraclet. Lorsqu'on ouvrit le tombeau du philosophe pour y déposer Héloïse, le cadavre parut étendre les bras vers l'épouse impatiemment attendue ; elevatis bracchiis illam recepit, et ita eam amplexatus brachia sua strinxit. Ce miracle n'a pour garantie que la superstition populaire; mais, si l'excès de la dou- leur peut subitement rompre les liens qui unissent le corps et l'ame, comment la réciproque ne serait-elle pas aussi possible? Et pourquoi l'excès du bonheur ne rétablirait-il pas à son tour, passagèrement, la circulation vitale? Il est inutile, je pense, de rappeler ici au lec- teur que les historiens et les poètes de toutes les civilisations se sont rencontrés à décrire l'existence des passions, dans les gestes, dans la physionomie des cadavres. La haine, la colère, l'amour, la dou- leur, les plus profondes secousses de l'ame, survivent fréquem- ment au dernier souffle de leurs héros. L'antiquité nous a trans- mis une légende plus extraordinaire dont il faut lui abandonner la responsabilité (3). Thespesius, de Solos, en Cilicie, homme très débauché, fort connu de Plutarque, tomba un jour du haut de sa maison , se rompit le cou et mourut. Trois jours après , il ressuscita , parfaitement honnête et vertueux. Son corps était le même; son ame seule avait changé. Il prétendit qu'au moment de la chute, il avait éprouvé la sensation d'un matelot qui est renversé du haut du tillac dans la mer; que son ame, pareille à quelque vapeur, était remontée vers les étoiles dont il avait admiré la grandeur et l'éclat; que d'autres vies, raréfiées comme la sienne, lui parurent s'élever dans l'air, pi- rouetter avec la rapidité d'un globe brûlant, se mouvoir en divers sens et jeter constamment des flammes, et qu'enfin il fut renvoyé dans son corps comme par un canal et repoussé comme par un vent impétueux. Fable étrange, que les psychologues modernes ont

(1) Chardcl , Essais de psychologie, 1838.

(2) Chroniques de Touraine sur la vie et les œuvres d'Abeilard.

(3) Plutarque, De his gui sera à nuvrine piiniuntur.

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soigneusement recueillie et dont on ne saurait méconnaître la pro- fondeur!

Que le résultat de la chute de Thespesius fût un songe ou la mort, toujours est-il que, par une agonie exceptionnelle, cet homme res- sentit justement les perturbations mentales dont le rêve ordinaire accidente la vie. Ainsi un proverbe ( Sancho et Figaro nommaient les proverbes la sagesse des nations), un proverbe singulièrement trivial, le sommeil est l'image de la mort, serait déjà, comme toutes les métaphores immémoriales, une révélation partielle des desti- nées humaines. Mais, sans donner à de puériles analogies plus d'im- portance qu'elles n'en méritent, voyons d'abord dans ces hypo- thèses une nouvelle preuve de l'extrême obscurité du lien qui unit l'ame et le corps. On a fait une remarque très embarrassante, c'est que les travaux de l'intelligence s'exécutent pendant la veille comme les rêves s'effectuent durant le sommeil. Voilà donc le sommeil qui, d'une part, ressemble à la mort, et de l'autre sert, comme terme de rapport, au plus immatériel emploi de l'ame. Il y a, on ne peut le nier, un lien harmonieux entre cette identité mystérieuse et les di- vers phénomènes dont nous parlions tout à l'heure, l'attrait des mânes pour la terre, l'aspiration des humains vers le ciel, l'état mixte , les affinités transmondaines, et enfin la dernière, la sidérale épuration.

On a beaucoup parlé , dans le temps le choléra-morbus sévissait en Pologne, d'un fait de terreur imitative survenu dans un hôpital de Varsovie. Des médecins de l'hôpital , jaloux de constater l'épidé- mie, firent appeler un prisonnier russe , homme intrépide et sain; ils lui montrèrent un lit, en disant qu'un cholérique venait d'y mou- rir, et lui ordonnèrent de s'y coucher. Le soldat se couche en santé parfaite et avec la plus grande insouciance ; au bout de quelques heures, sa tête oisive travaille; l'idée du cholérique expirant ne le quitte plus; sa frayeur augmente, les vomissemens le prennent; le lendemain, il était mort. Cet événement jetait la consternation dans le peuple, lorsque les médecins se hâtèrent de prouver que jamais cholérique n'avait succombé dans le lit l'expérience s'était faite. Le prisonnier avait gagné l'épidémie sous l'influence d'une terreur imitative. Les annales de la physiologie contiennent un trait plus cu- rieux encore. Un condamné à mort fut averti que, dans un but d'ex- périence médicale, on lui ouvrirait les quatre veines et qu'il périrait comme Sénèque ou Pétrone. Cet homme est placé dans une cham- bre, les yeux bandés et les mains liées derrière le dos. Il entend

8.

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préparer tous les instrumens, tous les accessoires de son supplice; il sent aux bras et aux pieds l'incision froide de la lancette , et , à l'in- stant même, le retentissement d'un liquide qui tombe goutte à goutte arrive à ses oreilles. C'étaient quatre fontaines dressées à distance par les opérateurs. Le sang paraît couler toujours; il coule long- temps. Peu à peu les assistans s'éloignent, les portes se referment, le silence de la mort accroît les frayeurs du condamné. Il est per- suadé que sa vie s'échappe avec l'eau des fontaines. Bientôt, le sang coule moins vite; c'est qu'il diminue : les forces du patient dimi- nuent avec lui. Enfin, les dernières gouttes résonnent; tout se tait. Il expire!

Eh bien! nous trouvons dans Hérodote ( Muse-Polymnie) une cir- constance analogue relativement au pouvoir de l'imitation et de la sympathie dont les rêves sont doués. J'avoue qu'Hérodote occupe, dans l'histoire de la Grèce ancienne , la place tenue par Walter Scott dansl'histoire de la vieille Ecosse. C'est le même abus du merveilleux, la même foi dans un monde intermédiaire, le même respect pour les fictions nationales et les croyances populaires. J'avoue que ce carac- tère me fait plus aimer son génie, parce que l'imagination n'est peut-être que l'essence de la vérité : mais il vaudrait mieux , pour l'authenticité du phénomène , que Thucydide en fût garant.

Artaban, frère de Darius et oncle de Xerxès, avait reçu la confi- dence du fameux rêve que fit le roi de Perse; il n'en voulait pas moins détourner son neveu de porter la guerre au-delà de la mer Egée. Xerxès , piqué , ordonna que cet incrédule prît les habits royaux , montât sur le trône et se couchât même dans son propre lit. Artaban résistait, s'excusant de sa désobéissance par cette réponse un peu normande : « Ce je ne sais quoi, qui vous envoie des songes , n'est pas assez stupide pour croire que je suis vous, parce qu'il me verra dans votre lit... » Malgré le dilemme de son oncle, Xerxès insista , et il eut raison. Artaban se coucha , dormit, et le songe de Xerxès futexactau rendez-vous.

Si jamais le principe de notre vie parut universel, homogène, transmissible, c'est évidemment d'après les détails qu'on vient de lire. Sans doute la préoccupation ne fut pas étrangère à l'accomplis- sement physique du phénomène; mais la volonté de Xerxès y entra pour beaucoup. Une expérience bien simple facilitera l'intelligence de ce mystère. Prenez une montre et placez-la sur une table , à plat , le verre en dessous, la boîte en dessus; qu'une personne, acco ud sur la table , tienne par les doigts , en restant immobile , un fil à

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l'extrémité duquel est suspendu un bouton de métal , et approche lentement ce bouton , maintenu dans un complet repos , mais tout- à-fait isolé comme un pendule, de la boîte également métallique de la montre, aussi presque possible, sans la toucher. Au bout de quelques instans, le bouton subira un mouvement circulaire sur lequel n'auront influé ni la torsion du fil , ni le tremblement des doigts, qu'on suppose dans les meilleures conditions réalisables d'im- mobilité. Le magnétisme du métal sera d'abord constaté par ce mou- vement circulaire. Maintenant, prenez la main gauche de la per- sonne qui tient le fil avec la main droite; que cette personne demeure dans un état mental absolument passif et se livre machina- lement à vos impressions; que vous-même enfin, concentrant forte- ment votre vue sur le bouton , vous commandiez d'esprit à ce bouton un mouvement différent de celui qu'il accomplit à l'instant sous vos yeux ; soit en travers , soit en rond , peu importe s'il est contraire au premier ; mouvement d'ailleurs que la personne ne saura pas : alors, qu'arrivera-t-il? Votre volonté , fluidiforme , pénétrant jus- qu'au bouton par l'intermédiaire magnétique et combiné de la per- sonne, de sa main , de la vôtre, de son fil et de vos regards, lui imprimera peu à peu le mouvement auquel vous aviez pensé. Il fau- dra , je l'avoue , que la volonté soit très énergique , l'attention très constante, et les deux mains convenablement étreintes l'une par l'autre.

Cette imprégnation réciproque des âmes se développe principale- ment sous l'action du magnétisme animal. Les physiologistes ont observé que si , dans le somnambulisme magnétique , la volonté de la somnambule est dirigée par le magnétisme sur certains actes ou sur certaines pensées , la somnambule au réveil , bien qu'elle ne garde aucun souvenir, agit toujours, en quelque sorte, automatiquement d'après l'instinct de ces actes ou de ces pensées. Or, en raisonnant par analogie , on peut conjecturer que , si une personne endormie tombe par hasard durant la nuit en somnambulisme naturel , elle percevra à son insu des désirs qu'elle accomplira involontairement au réveil. Eh bien ! si le pouvoir immatériel de l'ame solitaire est ca- pable d'une pareille dérogation aux lois ordinaires de l'entendement , que sera-ce dans le cas l'ame de la personne endormie obéira sans le savoir à l'influence animique d'une personne éveillée ! c'est alors que la correspondance providentielle des âmes se manifestera dans toute sa liberté, avec toute l'ubiquité de son principe. Nous possédons à cet égard des renseignemens et des faits qui jettent une

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effrayante lumière sur ces ténébreuses questions; mais ce sont des mystères qui sortent du cadre des recherches modérées auxquelles nous nous arrêtons aujourd'hui.

Ainsi, tout élan d'amour contient une offrande légère de la vie , et notre faculté d'en disposer s'accroît avec l'énergie de nos senti- mens (i). L'émission magnétique pourrait môme aller jusqu'à la mort de l'homme ou de la femme qui s'y livre avec une volonté profonde et absolue , si l'affaiblissement des organes ou leurs mauvaises dispo- sitions n'y mettaient pas un terme. Ceux qui ont ressenti les effets d'une passion violente, comprendront avec quelle ferveur on doit employer la vie dans ces momens de concordance éthérée. Les som- nambules , en rentrant dans la vie ordinaire , perdent les souvenirs de l'état lucide. Ce phénomène a fait conclure à de hardis psycholo- gues (à) que, dans le somnambulisme, l'ame retournait acciden- tellement à l'indépendance qu'elle doit conquérir définitivement par la mort; que cette faculté mystérieuse était la jouissance pas- sagère de l'état immatériel ; que les enveloppes du corps cessaient pour un moment de contenir le principe inconnu qui nous anime , et que môme les organes générateurs de la sensibilité , tout en con- servant l'appareil et le mécanisme des fonctions vitales , en suspen- daient l'exercice dont l'extrême spiritualisation de l'homme , à ces instansde désordre , n'avait plus besoin. La raison de leur hypothèse est spécieuse : le travail de la mémoire , disent-ils , s'exécute dans le cerveau; or, si le somnambule oublie au réveil , c'est que cet organe ne fonctionnait pas dans le sommeil ; par conséquent , l'ame elle- même y fonctionnait indépendamment du corps. Mais, en retombant dans l'extase , le somnambule s'y souvient des faits qui se sont pas- sés dans la crise précédente ; il se constitue véritablement deux mé- moires distinctes , l'une pour l'extase , l'autre pour la vie ordinaire. Donc, si notre ame, comme des philosophes le supposent, et comme des expériences le constatent, avait habité déjà un autre monde que la terre vit notre corps, la mémoire de cette existence antérieure ne devrait, logiquement, y reparaître qu'à l'heure nous sortons, par la mort , de la vie ordinaire pour reprendre des conditions encore ignorées.

De tout temps, dans les annales de la physiologie comme dans les

(1) Idées île M. Chardcl.

(2)Chardcl, Essais de psychologie; Deleuzc, Mémoire sur la Prévision; Monllosier Mystères de la vie humaine.

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pages de l'histoire , il y a eu des hommes qui prétendirent apporter en ce monde les vagues impressions d'existences antérieures. Sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI , lorsque le comte de Saint- Germain et Cagliostro persuadèrent aux gens d'esprit, celui-ci , qu'il avait déjà vécu plusieurs siècles, celui-là, qu'il avait successivement habité plusieurs corps, ce n'était pas seulement un empirisme ingé- nieux qui soutenait leur prétendu mensonge , c'était aussi un calcul dont la philosophie reposait sur des traditions immémoriales. Ils sortaient tous les deux de l'Allemagne les principes élémentaires de la psychologie future sont constamment à l'état d'un germe qui fermente ; tous deux y recueillirent adroitement de sourdes rumeurs et des indiscrétions lumineuses qu'ils escomptèrent au profit de leur fortune. Un cordonnier allemand, théosophe , Jacob Bœhme, ne dit-il pas : « Si l'homme penche vers la nature céleste , il prend une forme céleste , et la forme humaine devient infernale s'il pen- che vers l'enfer; car tel est l'esprit, tel est aussi le corps. En quelque volonté que l'esprit s'élance, il ligure son corps avec une semblable forme et une semblable source (1). » Ce théorème pro- fond , exprimé dans l'abstrait langage de la métaphysique , résume les doctrines anciennes et nouvelles sur la transmigration de l'es- sence vitale. La métempsycose de Proclus et de Pléthon, répan- due parmi tous les peuples de l'antiquité, que Reuchlin [de V Art cabalistique) et Dacier [Vie de Pythagore') ont traitée comme un symbole, la métempsycose qu'on retrouve dans l'Inde et chez les Albigeois, ne reçut jamais une définition plus précise. Je ne crois pas avec les bramines qu'en serrant des deux mains une queue de vache , lorsque nous sommes près de rendre le dernier soupir, nous obtenons d'entrer dans le corps des génisses et d'y at- tendre la prochaine vacance d'une enveloppe humaine, comme dans un purgatoire. Mais je crois qu'on s'est trop hâté de tourner en ridi- cule ou de reléguer dans les allégories un principe que les disciples de Pythagore inscrivirent au célèbre formulaire de Lysis, quand l'incendie de leur école les chassa de Crotone et de Métaponte pour les disperser dans le monde.

Pythagore estimait l'homme comme tenant le milieu entreles choses intellectuelles et les choses sensibles , il voyait en lui le dernier des êtres supérieurs et le premier des inférieurs, libre de se mouvoir, soit vers le haut , soit vers le bas , au moyen de ses passions , qui ré-

(1) De la Triple vie de l'Homme , chap. n.

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(luisent en acte le mouvement ascendant ou descendant que sa volonté possède en puissance; tantôt s' unissant aux immortels, et par son retour à la vertu, recouvrant le sort qui lui est propre , et tantôt se replongeant dans les espèces mortelles, et, par la transgression des lois divines , se trouvant déchu de sa dignité. Dans le premier cas , si les liens de la matière sont trop faibles pour l'ampleur de l'ame, on explique tous les phénomènes transmondains de notre vie; dans le second, si l'enveloppe charnelle se déforme et s'épaissit, on découvre les merveilles de la métempsycose animale. Et comme il n'y a pas de raison pour s'arrêter dans cette échelle ici progressive , décroissante, on touche par les deux bouts aux deux extrémités de- là création. Les naturalistes ont constaté déjà une section de cet enchaînement providentiel , par une loi fameuse dans la science : les minéraux croissent, les végétaux croissent et vivent, les animaux croissent, vivent et sentent (1). Des variétés ambiguës, des natures doubles, des classes bilatérales en quelque sorte, font la chaîne entre ces grandes familles et comblent l'intervalle qui les sépare. Ce sont les madrépores , les zoophytes branchus , l'ambre , la truffe , les mimeuses, les végétations calcaires; dans la grotte d'Anti- paros , le marbre pousse , bourgeonne , se ramifie comme un ar- buste; et, en conscience, psychologiquement parlant, un albinos diffère-t-il beaucoup de lasensitive? Et, puisqu'il est question du songe, les bêtes n'ont-elles pas des rêves, comme les poètes?

Canis in somnis leporis vestigia latrat , dit Pétrone. Dans son qua- trième livre , Lucrèce a laissé de magnifiques descriptions sur le même prodige. Indistinctement, dans les trois règnes, on rencontre des dérogations sympathiques , des monstruosités imitatives , l'har- monie pour la révolte comme pour l'équilibre. Ce fut même, il n'y a pas long-temps, et dans la partie zoologique, à propos du genre ursus, le sujet d'un combat entre M. Geoffroy-Saint-Hilaire et Cuvier, dont le monde savant a retenti.

Tous les philosophes qui ont uni la science des faits à l'énergie de la méditation, attaquèrent ce hardi problème par divers côtés; tous y ont jeté des lueurs qui serviront à le résoudre. Buffon n'admet qu'une seule création, qui a eu ses phases d'existence, qui s'est traînée dans les langes d'un premier âge, dont les progrès furent un jour marqués par l'apparition de l'espèce humaine, et dont les forces s'accrurent et s'accroîtront de mieux en mieux , au moyen de l'em-

{\) Linnée.

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pire que l'homme s'en vint prendre et continuera de plus en plus à prendre sur la terre. Bacon , dans son Nova Atlantis, recommande de tenter la métamorphose des organes et de rechercher par quelle ma- nière, en s'y prêtant, chaque espèce put se diversifier et se multiplier elle-même. Pascal, enfin, avait aperçu et n'a pas craint d'écrire, dans un moment la foi religieuse de l'ascète pliait sous la pensée pro- fonde du physicien , que « les êtres animés étaient , à leur principe , des individus informes et ambigus dont les circonstances perma- nentes au milieu desquelles ils vivaient ont décidé originairement la constitution. » Ainsi , tout gît au fond dans le déroulement métho- diquement exécuté des matériaux dont dispose la nature , dans un développement successif qui se projette vers le passé , comme il em- brasse l'avenir, et ménagé en définitive pour que les événemens ou les œuvres se montrent tour à tour chacun à son heure prévue. Mais revenons au sujet de la digression présente , à la transmigration des âmes.

Assurément, je ne crois pas, avec M. le marquis de L , frère

d'un ancien ambassadeur de Suède à Paris et l'un des plus spirituels visionnaires qui existent, je ne crois pas qu'une fiancée puisse se dé- guiser en colombe et apporter, dans le bec , un anneau de mariage à son futur. Mais je crois avec Fourier que nos âmes s'isolent progres- sivement de la matière, que la mort est le premier échelon de cet iso- lement, et le dernier, une identité parfaite avec l'esprit divin (1). Sa théorie est la seule qui poursuive au-delà de l'homme la série ou filia- tion constatée en-deçà; elle est la seule qui démontre par quels gra- dins, par quelles transformations notre ame s'élève à l'ame du monde. Le morceau de plomb ne devient pas subitement fluide électrique, et cependant les deux substances sont reliées ; notre ame, en se séparant du corps , ne rentre pas immédiatement dans le réservoir commun , dans l'ame du monde, et toutefois les deux émanations finiront par se confondre l'une avec l'autre. Il y a donc de l'homme à Dieu, pour les intelligences, un enchaînement, comme il y a une liaison d'un atome à l'homme , pour les corps. C'est ce qui explique , à mon sens, les existences antérieures; car dans l'homme se trouvent au- Jant d'échelons à parcourir, autant de dépouilles à vêtir pour une ame que se trouvent de perfectibilités successives à conquérir pour une intelligence ; c'est ce qui m'explique les apparitions surna- turelles; car les esprits intermédiaires peuvent accidentellement

(«) Fourier, Traité de l'Association, lom. I.

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jouir de la faculté de descendre vers nous , comme nous pouvons accidentellement recevoir la puissance de monter vers eux. Cela dépendra toujours de la distance plus ou moins grande qui mar- quera l'intervalle de nos conditions respectives. A tous les degrés supérieurs à l'homme, l'enveloppe des âmes subira des modifications proportionnées à son éloignement de l'enveloppe terrestre ou primi- tive (1). Dans notre monde, le corps était composé de terre et d'eau; à mesure qu'il montera vers Dieu , les substances éthérées , telles que le fluide électrique , le fluide magnétique , et ceux que nous ne connaissons pas, entreront par doses insensiblement plus fortes dans ses élémens, si bien qu'une heure viendra toute la structure gros- sière aura disparu , l'esprit seul restera. Cette hypothèse ne pa- raîtra pas trop absurde aux lecteurs qui se rappelleront la phospho- rescence indécomposable dont on a vérifié récemment l'invasion sur des cadavres, les affinités singulières, depuis peu de temps recon- nues, entre le magnétisme animal et l'électricité, les désordres cé- rébraux survenus à la suite des maladies mentales , et enfin les phé- nomènes du somnambulisme.

Nous avons cité , à propos du second sight (2) , l'effrayante cata- strophe de cette femme qui, poussée trop violemment à l'état de crise par les magnétiseurs, succomba entre leurs mains, et dont l'ame fut aperçue de son enfant au moment elle s'échappait du corps. C'est dans le détail de ce phénomène d'exaltation magnétique qu'on pourrait saisir la progressive élaboration que subit le principe de la vie en retournant à ses sources. Il est rare qu'on puisse fran- chir un semblable paroxisme et rentrer aussitôt dans les liens de l'existence ordinaire. Alors le corps reste sans mouvement, la res- piration s'arrête , les battemens du cœur ne se font plus sentir , les lèvres et les gencives se décolorent, et la peau, que la circu- lation n'anime plus, prend une teinte livide et jaunâtre. Dans un évanouissement , quelque signe de vie se montre toujours. Ici les membres soulevés retombent avec l'abandon de la mort, et tout paraît indiquer au magnétiseur qu'il n'a qu'un cadavre devant lui. Ce qui plaide surtout en faveur des théories précédentes, c'est que, dans l'état lucide , un somnambule craint ordinairement la mort , tandis que, dans l'exaltation magnétique, loin de la craindre, il semble la désirer, et vous parle de son corps comme d'un objet étranger qu'il

(1) Fouricr, ibid.

(2) Revue de Paris, 29 juillet 1838.

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voit hors de lui; preuve que l'ame se rapproche de la séparation dé- finitive en aspirant vers l'origine céleste. Dans l'exaltation magnéti- que, les somnambules ne rentrent même dans les attaches de la vie ordinaire qu'en cédant à la volonté de leurs magnétiseurs. « Pour- quoi me rappeler à la vie? disent-ils. Si vous me quittiez, ce corps qui me gêne se refroidirait, et mon ame n'y serait plus à votre re- tour. » Il y a des faits plus singuliers. « Une jeune personne, tendre- ment aimée de sa famille, rapporte M. Chardel , mourait à quatorze ans, après avoir épuisé toutes les ressources de la médecine. Un de mes amis avait une somnambule très lucide; on le pria de l'amener. Mais à peine fut-elle entrée dans la chambre qu'elle dit en s'arrê- tant : La malade expire, il n'est plus temps; son ame l'abandonne; je vois la flamme de sa vie qui se détache du cerveau. En effet, il ne restait plus qu'un corps inanimé; tout était fini. » On sait, du reste, que les passes du magnétisme tirent souvent des étincelles d'une lu- mière fort vive, à l'endroit les membres sont articulés. Si le prin- cipe de notre existence est une flamme, une émanation peut-être du globe solaire, quoi de plus simple qu'il devienne inaperçu en se ra- réfiant?

L'invisibilité des corps transmondains se comprend aussi par la faiblesse relative de nos organes visuels , faiblesse que les circon- stances d'une apparition peuvent momentanément détruire; nos yeux ne sont pas faits pour l'exception , mais pour la règle générale; un fantôme , c'est l'exception. Ne me dites pas que les corps trans- mondains sont incapables de franchir les distances avec la vitesse de la pensée, et de s'introduire dans les solides avec la ténuité du son : je vous répondrai que la foudre suit instantanément l'éclair, que le fluide magnétique dirige l'aiguille aimantée au sein des rocs les plus épais. Ne me dites pas que les corps transmondains devraient être palpables : touchez-vous l'air? Or, qu'est-ce que l'air, comparative- ment aux substances éthérées? Ne me dites pas même qu'il est im- possible d'entendre la voix d'une créature transmondaine; car nous venons de prouver que c'était une intelligence. Elle pense, elle parle mieux que nous, et sa voix et son langage, comme son corps, ont gagner à ne plus ressembler aux nôtres.

En résumé , pour ne pas oublier le Daniel d'Hoffmann , que nous avons quitté passagèrement à propos de métempsycose, tels sont les raisonnemens et les faits qui justifient à mes yeux cette apparition mise en conte , mais nullement invraisemblable.

Il est fâcheux que Walter Scott, dans son Histoire de la DémonO"

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lof/ie, ait confondu les merveilles du somnambulisme avec les fables de la sorcellerie. Je sais bien que ce livre fut tout bonnement une commande faite au romancier nécessiteux par le libraire Murray, pour une compilation ; mais on doit regretter que la signature impo- sante de Walter Scott paraphe un recueil aussi incomplet. Une seule histoire y surnage , et nous allons l'examiner.

En 1800, vers l'époque l'empereur Paul mit embargo sur le commerce anglais, M. William Clerk, premier greffier de la cour du jury, à Edimbourg, se rendant à Londres, se trouva en diligence avec un marin de moyen âge et d'un air honnête , qui s'annonça comme propriétaire d'un bâtiment naviguant pour l'ordinaire sur la Baltique , et dont l'embargo interrompait les affaires. Dans le cours de la conversation décousue et triste qui a lieu en pareil cas, le ma- rin dit, d'après une idée superstitieuse bien connue : « Je souhaite que nous fassions un bon voyage... je vois une pie. Et pourquoi cet oiseau nous porterait-il malheur? demanda le greffier. Je l'i- gnore, dit le marin; mais tout le monde convient qu'une pie présage quelque malheur ; deux ne sont pas de si mauvais augure; mais trois 1 par exemple, c'est bien le diable. Alors, répondit M. Clerk, si vous croyez aux pies, vous devez croire aux revenans. Si j'y crois?...» Le marin prononça ce peu de mots d'un ton grave et sé- rieux qui révélait un homme convaincu. Pressé de plus près par M. Clerk, qui devenait curieux, le voyageur finit par lui raconter l'a- necdote singulière que voici :

« Dans ma jeunesse , j'étais lieutenant à bord d'un vaisseau négrier de Liverpool, ville je suis né. Les dégoûts de mon métier, qui m'offrait chaque jour, dans les tortures des esclaves de Guinée , un spectacle plein d'horreur, me rendaient encore plus insupportable le caractère du capitaine ; c'était un homme d'une humeur très varia- ble , quelquefois doux et affable avec les marins de son équipage , mais plus souvent en proie à des accès de colère, de violence et d'a- version, pendant lesquels il rugissait comme un tigre sur le pont. Le soleil de l'Afrique semblait avoir passé dans ses veines comme une liqueur de feu, et ses prunelles devenaient aussi rouges que le dos des noirs quand leur peau volait sous le fouet. On ne lui parlait à bord que le pistolet à la main.

« Ce capitaine avait conçu une haine particulière contre un mate- lot, vieillard qui n'avait plus sur le crâne qu'un toupet de poils blancs, et dont le nom était Bill Jones, ou quelque nom semblable.

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L'équipage respectait ce vieux marin , qui n'avait jamais couché hors du navire; mais, sans doute à cause de ce respect , notre bête fauve ne lui adressait que des menaces et des injures. Le vieillard, avec la licence que se permettent les matelots sur les bàtimens marchands, lui ripostait sur le même ton. Un jour, Bill Jones mit de la lenteur à monter sur la vergue pour ferler une voile. Il était si cassé!

« En ce moment, le capitaine parut , un peu ivre, à la porte de la cabine :

Ohé, cria-t-il , vieux requin , maudite charogne! vessie gonflée de rum ! ferle ou crève !...

« Je ne sais pas ce que le matelot répondit, car ses paroles ne por- taient pas de mon côté; mais il fallait qu'elles fussent de nature à pousser à bout le capitaine , car cet homme exaspéré rentra dans la cabine, et en sortit bientôt avec une espingole chargée à la main. Il coucha en joue le prétendu mutin, fit feu... La mitraille frappa dans les vergues avec le bruit de la grêle. ?sous vîmes Bill Jones rester un moment, au milieu de la fumée, comme suspendu en travers sur le ventre; puis il s'affala lourdement au pied du grand mât, en tenant ses intestins qui sortaient. On l'étendit sur le pont, évidemment mourant. 11 leva les yeux sur le capitaine, et lui dit :

Vous m'avez donné mon compte, monsieur; mais je ne vous quitterai jamais!

« Le capitaine, en haussant les épaules, se contenta de lui répondre qu'il le ferait jeter dans la chaudière l'on préparait la nourriture des esclaves, afin de voir combien il avait de graisse. Le malheureux mourut; son corps fut réellement jeté dans la chaudière... »

Et avait-il beaucoup de graisse? demanda le greffier au lieu- tenant.

Ma foi , non ! dit le voyageur naïvement. Et il continua son récit :

« Xotre capitaine ordonna, avec des juremens terribles, qu'on gardât le plus profond silence sur ce qui s'était passé ; mais , comme je ne lui cachais pas mon indignation, il me fit mettre à fond de cale. Quelques jours après cependant, il vint me trouver et me de- manda d'un air singulier si j'étais dans l'intention de le dénoncer à la justice, à son retour en Angleterre. Fatigué d'être à fond de cale, dans un climat si chaud, je lui promis tout ce qu'il voulut; il me laissa libre. En remontant sur le pont, je m'aperçus que les marins étaient tous frappés de l'idée que Bill Jones n'avait pas abandonné le navire; ils croyaient que son esprit travaillait avec l'équipage à la

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manœuvre, surtout quand il s'agissait de ferler une voile, auquel cas le spectre ne manquait pas d'être le premier à cheval sur la vergue. Je finis, monsieur, par le voir moi-même comme les autres, et si distinctement , un soir de tempête , près des Açores , que je l'appelai à voix basse : Jones ! mais il ne me répondit pas, et grimpa dans la hune , il disparut. Le capitaine seul paraissait ne faire aucune attention à cette chose étrange , et , comme on redoutait la violence de son caractère , personne ne lui en parlait. L'équipage , morne et inquiet, dévorait des yeux l'espace qui nous séparait encore des côtes de l'Angleterre.

« Un certain soir (nous avions passé le golfe de Biscaye) , le capi- taine m'invita à descendre dans sa cabine pour y prendre un verre" de grog avec lui. Sa figure était soucieuse ; enfin , il s'ouvrit à moi d'une voix un peu émue.

Je n'ai pas besoin de vous dire , Jack , quelle espèce de compa- gnon nous avons à bord avec nous.

—Capitaine, fis-je en affectant une grande indifférence, tout cela est une plaisanterie...

Non , non , ce n'est pas une plaisanterie ; il m'a dit qu'il ne me quitterait jamais, et il a tenu parole.

Comment?... m'écriai-je avec un geste de surprise.

Vous ne le voyez, vous, que de temps en temps; mais il est toujours à mon côté , il n'est jamais hors de ma vue. . . Tenez , Jack ! . . . Dans ce moment même, je le vois , là, derrière vous... !

« Le capitaine devint très pâle ; ses regards prirent une expression indéfinissable. Il se leva fort agité.

Je ne supporterai pas sa présence plus long-temps ; il faut que je vous quitte !

« A ces paroles incohérentes, à ces allées et venues que le capitaine faisait dans la cabine comme pour éviter le spectre , je lui répondis tranquillement, afin de le calmer par mon incrédulité apparente, qu'il pouvait se rasseoir, qu'il n'y avait pas moyen d'abandonner le navire puisque la terre ne se montrait pas encore , et que le seul parti raisonnable à prendre , c'était de naviguer vers l'ouest de la France ou vers l'Irlande , d'y débarquer secrètement, et de me lais- ser le soin de reconduire le bâtiment à Livcrpool. Mais il secoua la tête d'un air sombre et me répéta , comme s'il ne m'eût pas écouté :

11 faut que je vous quitte, Jack!

« En parlant ainsi , le capitaine s'arrêta tout d'un coup , avec l'in- quiétude d'un homme qui écoute une rumeur lointaine , et me de-

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manda je n'entendais pas du bruit sur le pont. Dans la situation extraordinaire se trouvait le navire, on était toujours sur le qui vive! Je monte rapidement l'échelle de poupe; mes pieds avaient à peine franchi le dernier échelon que le bruit d'un corps pesant qui tombait dans l'eau me fit tressaillir. J'allongeai la tête sur le bord du bâtiment, et je m'aperçus que le capitaine s'était jeté dans la mer, de la galerie de poupe, tandis que nous filions six nœuds par heure. A l'instant le malheureux s'enfonçait, il sembla faire un effort désespéré , s'éleva à demi au-dessus de l'eau , et me tendit la main en s'écriant :

My God! Bill est encore avec moi!...

« Cela dit , la mer se referma , et je tombai à genoux , frappé de terreur, derrière le bastingage. »

Il y a du merveilleux dans une pareille histoire, c'est incontestable; mais pourquoi ne pas admettre que l'homme, dans des circonstances particulières, jouit des facultés, immatérielles au point de maintenir, en quelque sorte, à ses côtés, le songe apparu, et de s'attacher au flanc une vision , de même que Pascal mesurait à ses pieds un abîme? Pascal succomba, malgré ou plutôt à cause de son génie, sous le poids de cet opiniâtre cauchemar. Des impressions douloureuses peuvent modifier notre vie assez profondément pour que les créa- tures transmondaines descendent continuellement à son niveau ou pour qu'elle aspire toujours au leur. Ce désordre paraîtra logique à la suite d'un remords violent , à l'épilogue d'un meurtre , quand la victime n'aura pas conquis encore une vengeance plus terrestre , et lorsque son existence , brusquement interrompue , n'aura pas eu le temps de cicatriser la déchirure de ses liens. C'est ainsi que, dans un reptile coupé en morceaux , la vie proteste jusque par l'agonie des tronçons. Et comme toute violation des lois naturelles réagit contre son auteur, le meurtrier subira un contre-coup de l'homme détruit qui se propagera funestement dans sa propre organisation ébranlée. De ces terreurs toujours planant sur le coupable; de ce pressen- timent de la mort si commun dans les grands criminels.

Singulière avarice de la Providence ! De tous les animaux , l'homme est celui dont la prescience est la plus faible, et encore n'en jouit-il que malade ou coupable. Le songe est une maladie comme le remords; quand le corps et l'ame sont en harmonie , quand les organes de l'es- prit et de la chair sont intacts , on ne rêve pas. L'homme ne com- mence à lire dans les choses futures que du jour son tempérament

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s'épuise. C'est durant les affections nerveuses que ses songes se mon- trent plus particulièrement révélateurs ; c'est dans la goutte , dans les rhumatismes, dans les indispositions chroniques qu'il est plus sensible aux variations de l'air, aux changemens des saisons , aux dif- férences des climats. Dans les momens d'ennui , d'humeur ou de souffrance , la moindre gaucherie autour de nous , le moindre ton faux , la moindre discordance dans les paroles , dans les mouvemens et dans les gestes , nous blessent et sont près de produire en nous la brusquerie et la colère. Mais , dans la plénitude de la santé et de la conscience , les pressentimens s'éloignent, comme si nous étions trop terrestres pour leur développement ; car l'homme coupable se rapproche plus de la divinité que l'homme vertueux : il irrite davan- tage sa puissance ; le clavier universel est nécessairement plus ébranlé par une dissonance que par un accord.

Les grands poètes ont précieusement recueilli dans leurs œu- vres les témoignages de celte délicatesse , maladive chez l'homme , constitutive pour la nature entière. Connaissez-vous rien de plus finement analysé, dans le domaine de la psychologie et de la vaticina- tion, que le délire progressivement révélateur de Wallenstein , à mesure qu'il se rapproche de la catastrophe qui termina le drame de sa politique et le roman de sa vie? Avec quelle savante préparation Schiller déduit l'égarement du héros, depuis le rêve de la bataille de Lutzen, jusqu'à son monologue cabalistique et aux caresses musicales de sa fille ! Comme le pouvoir incompréhensible de la musique sur les désordres cérébraux est admirablement exprimé dans la romance de Thécla, imitation des chants d'Ophélie, dont Shakspeare, par la môme science propre aux sublimes intelligences du théâtre, fait adroitement suivre les visions d'Hamlet! Le spectre du ministre Oli- varès, dans Gil Blas, est une invention digne du génie de Le Sage; et, au milieu de son roman, les réalités de la vie sont prises ab- solument sur le fait, on se sent tout ému de voir un homme, qui a baffoué le monde à la façon de Richelieu et de Ximénès, mourir, non pas du fardeau d'un empire, non pas de l'inanité des richesses et des honneurs, non pas môme de faiblesse vitale , mais seulement parce qu'un fantôme, auquel il ne croit pas, demeure toujours apparent, fixe, insaisissable sous ses yeux. Cet exemple, que Le Sage aura puise dans quelque anecdote de son siècle, montre combien L'imagination est susceptible de tuer le corps, môme quand ses terreurs fantastiques ne sauraient détruire le jugement de sa victime. On lit d'effrayantes histoires de ce genre dans le Compendium rédigé par Walter Scott.

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Nous rangeons ces histoires, comme l'abîme de Pascal et le négrier de Liverpool, dans la catégorie du pressentiment; car elles nous semblent le résultat d'une lésion irrévocablement mortelle, le pré- lude impatient du divorce que l'ame compte bientôt proposer au corps. Il en est alors du fantôme assidu comme d'un spectacle auquel votre ame serait présente , tandis que votre corps en resterait ab- sent. Ces apparitions décousues, mais constantes, sont des lueurs de la région transmondaine ; elles vous arrivent par les éclaircies qui s'ouvrent dans votre intelligence malade, et vous êtes d'autant plus clairvoyant, que le symptôme morbide est plus désorganisateur.

André Delrieu.

TOME I. JANVIER.

PÉTRARQUE

AU MONT-VENTOUX.

Si je dois m'en rapporter au sentiment de quelques personnes qui ont lu avec intérêt l'extrait de l'ouvrage de Pétrarque intitulé : de l'Art de bien gouverner un état , je puis , sans crainte d'abuser de la patience des lecteurs , leur présenter encore l'amant de Laure sous un aspect qui leur est inconnu. J'ai dit que Pétrarque , si célèbre par ses vers italiens, ne méritait pas moins les hommages et la reconnaissance de la postérité , pour les efforts qu'il n'a pas cessé défaire durant toute sa vie , dans l'intention de répandre parmi les na- tions de l'Europe les saines doctrines de morale et de politique.

Par les extraits de l'Art de bien gouverner, ouvrage adressé à J. Carrare, on a pu juger de combien de siècles Pétrarque était en avance sur la politique pratique de son temps , et ceux qui désireront s'assurer que ce savant et ingé- nieux écrivain s'est occupé des questions qui paraissent les plus étrangères à la nature de son esprit , pourront se satisfaire en lisant un livre de lui , écrit également en latin, dont le titre est: des Devoirs et des Talens d'un général d'armée (de Officio et virtutibus imperatoris ) , adressé à Lucchino del Vernie , surnommé le Fabricius de Vérone.

Mais la matière sur laquelle Pétrarque s'est exercé avec le plus d'abon- dance et de supériorité , est la pbilosopbie morale. Craignant de dépasser les limites que je me suis imposées, je ne ferai qu'indiquer celui de ses ouvrages en prose latine , il s'est étendu avec tant «le profondeur et d'esprit sur ce sujet. Mais enfin je conseillerai à ceux qui veulent connaître entièrement le cœur et l'esprit de Pétrarque , de lire son livre : de Contemptn vitœ. Ils y

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trouveront sous la forme de trois dialogues entre saint Augustin et l'amant de Laure , la plus noble et la plus sincère confession qu'un homme puisse faire des faiblesses de son esprit et de son cœur. Dans ce livre, ils verront comment Pétrarque, examinant, poursuivant et condamnant même toutes les illusions qu'il s'était faites pendant sa vie sur son amour de la gloire et sur la pureté du sentiment que lui avait fait éprouver Laure, il finit par reconnaître et avouer que ces beaux semblans de vertus n'étaient au fond que de la vanité et des passions honteuses déguisées. Par la lecture de ce livre seulement , ils parviendront à reconnaître que les sonnets Pétrarque a parlé de Laure sont souvent plus passionnés qu'ils ne le paraissent , et que, sous le voile ordinairement épais , mais toujours si pur de son langage pla- tonique, Pétrarque parle fort souvent comme un amant véritable. On a fait bien des commentaires sur les poésies italiennes de cet homme ; mais, à mon sens, la traduction complète du Mépris de la rie, qu'il a intitulée aussi son Secret, serait le meilleur que l'on pût y ajouter. J'engage donc ceux qui persisteraient encore à croire que l'auteur des sonnets sur Laure était un esprit restreint et avait le cœur froid , à lire ce bel et curieux ouvrage trop long pour être donné en entier ici , et dont toutes les parties sont si forte- ment enchaînées qu'on ne peut en extraire aucune.

Cependant je tiens à vous faire connaître Pétrarque, différent de ce qu'il est lui-même quand il parle dans ses sonnets et ses Causons; tout autre en- core que vous ne l'avez trouvé lorsqu'il enseignait à Carrare l'art de bien gouverner un état. Cette fois il va s'offrir à vous comme un poète descriptif, comme un penseur plein d'imagination , embrassant dans ses nobles et bril- lantes rêveries le monde physique et intellectuel ; se repaissant d'inquiétudes et de chagrins imaginaires ; savourant avec délices le plaisir de se trouver au milieu d'un pays inhabité, sauvage; marchant tantôt au hasard, tantôt en poursuivant un but , mais toujours ramené par la pente de son imagina- tion à se scruter lui-même , à interroger son cœur pour connaître la nature de l'homme et à chercher quel est le but et la fin de la vie. Depuis J.-J. Pvous- seau jusqu'à nos jours , il n'a certes pas manqué d'écrivains habiles qui se sont exercés à peindre les malaises de l'ame , le vague des passions et les rêveries douloureuses du scepticisme. On a même cru que cette disposition des esprits, chez les hommes qui souffrent ou qui écrivent , était un résultat nouveau à l'agitation du monde social et politique depuis quatre-vingts ans. Mais l'homme est toujours le même, sans cesse ballotté sur l'océan de la vie par l'espérance et le découragement. Toutefois cette maladie des âmes ne peut être observée et bien décrite que lorsque les nations ont outrepassé les limites d'une certaine politesse. Avant cette époque, quelques rares esprits seulement , peuvent apprécier les nuances de cette sorte de malaise moral , qui disparaissent aux yeux du vulgaire , exclusivement préoccupé des grosses douleurs physiques dont il est assiégé. Tel fut le rôle réservé pendant le cours du quatorzième siècle, à Pétrarque. , dont l'ame tendre , élevée, subtile,

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ne savait se reposer au milieu de cette Europe, si barbare et si féroce en- core à cette époque. On va l'entendre et l'on jugera , en lisant son ascension au Mont-Ventoux , si on n'y reconnaît pas tous les signes qui caractérisent l'école de J.-J. Rousseau, de Bernardin de Saint-Pierre et de M. de Chateau- briant et de Lamartine. C'est Pétrarque qui parle :

LE MOiNT-YENTOUX.

« Je suis monté aujourd'hui sur une haute montagne de cette province , appelée , non sans raison , le Mont-Ventoux et remarquable par sa forme et son élévation. J'ai été entraîné à la parcourir en détail , par une curiosité qui date de mon enfance , lorsque je vis cette contrée pour la première fois. En effet, le Mont-Ventoux fixe toujours les regards et l'attention, sous quel- queaspect qu'on le voie et, en le gravissant aujourd'hui, je n'ai fait que réali- ser un désir dont je nourrissais depuis long-temps la pensée. La résolution de le gravir me vint la veille , comme je relisais le passage de Tite-Live, dans lequel cet historien raconte que Philippe , roi de Macédoine , faisant la guerre aux Romains , parvint au sommet du mont Hémus en Thessalie , d'où les deux mers , l'Adriatique et le Pont-Euxin , pouvaient , disait-on , être aperçues. Éloigné de ce pays comme je le suis, je ne saurais dire si le fait est vrai ou faux. Pomponius Mêla l'affirme, Tite-Live le nie. Quant à moi , je reste, à ce sujet , dans un doute qui ne durerait certes pas long- temps si j'étais aussi près du mont Hémus que je le suis du Mont-Ven- toux. Quoi qu'il en soit , revenons à ce dernier.

« Au moment du départ, et lorsqu'il fallut faire choix d'un compagnon de voyage , chose singulière ! en pensant à mes amis, ce fut à peine si je pus jeter mes vues sur l'un d'entre eux. Pour faire de compagnie un voyage, ou même une promenade , rien , en effet, n'est si rare que l'accord des volontés, que la convenance entre les goûts et les caractères. L'un me paraissait trop vif, l'autre trop lent; je redoutais également trop de gaîté ou trop de tristesse ; celui-ci était trop spirituel , un autre trop simple. Dans un com- pagnon je voulais également éviter un silence obstiné ou une loquacité fa- tigante; tel était trop gras pour bien marcher; la maigreur d'un autre me faisait craindre d'avoir peine à le suivre. Bref, au milieu des appréhensions que m'inspiraient tous ces légers inconvéniens dont l'amitié fait si bon marché quand ou est réuni tranquillement dans une maison , je fixai mon choix sur mon jeune frère. Je lui fis part de mon projet et il l'adopta avec d'autant plus de plaisir que je le préférai à un ami, ce qui est toujours très doux pour le cœur d'un frère.

« Au jour désigné nous partîmes de la maison. Vers le soir, nous étions à Malausane, village situé à la base du Mont-Ventoux, du côté du nord. Nous demeurâmes un jour. Enlin aujourd'hui , accompagnés de quelques serviteurs seulement , mon frère et moi , nous avons escaladé la montagne ,

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mais non sans difficulté , car de ce côté elle est escarpée et fréquemment hérissée de roches. Mais comme dit à peu près le poète : Labor omnia vin- cit improbus.

« Longueur du jour , pureté de l'air , force et dextérité de corps , tout a favorisé notre entreprise, et nous n'avons trouvé d'autres obstacles que l'as- périté naturelle des lieux.

« Cependant un vieux berger , qui passe sa vie dans une des cavités de la montagne, s'efforça aussi par ses discours de nous détourner de notre projet. Il nous dit que , cinquante ans avant, lorsqu'il était jeune , il eut une fois la fantaisie d'atteindre jusqu'au sommet de la montagne , mais qu'il n'en avait rapporté , outre le regret d'y avoir été , qu'une fatigue extrême et ses vête- mens déchirés. Personne, ajouta-t-il, n'y était monté avant moi, et, depuis, personne n'a suivi mon exemple.

« Quand on est jeune, on écoute peu les conseils. Ceux du vieillard ne fi- rent qu'irriter notre curiosité. A peine le berger se fut-il aperçu de l'inuti- lité de ses remontrances , qu'il s'avança avec nous vers les rochers d'où il nous indiqua du doigt un sentier très- rapide. A cette indication il joignit encore quelques avertissemens sur les détours qu'il fallait suivre , et quand nous l'eûmes quitté, nous l'entendîmes de loin gémissant encore sur l'extra- vagance de notre entreprise.

« Nos vêtemens retroussés et liés pour faciliter la marche, on commença à monter. La vivacité de nos premiers efforts nous fatigua beaucoup, et à ce point même , que nous fûmes obligés de nous reposer pour reprendre ensuite notre marche , mais beaucoup plus lentement. Moi surtout qui avais pris une pente moins difficile , je marchais assez à l'aise , tandis que mon frère tendait au sommet du mont par un chemin plus direct, mais infini- inent plus dur.

« Plusieurs fois il m'appela pour me faire prendre la véritable route; mais je lui répondis qu'il m'importait peu de faire quelques pas de plus, et que je préférais arriver en haut un peu plus tard, sans me donner trop de peine. Tout en cherchant à excuser ainsi ma paresse, et lorsque mon compagnon touchait déjà presque à la cime , moi j'errais encore dans les parties basses de la montagne. Mais à la fin je m'aperçus que je faisais beaucoup de chemin et que je prenais une peine tout à fait inutile , puisque je ne me rapprochais aucunement du but. Alors je m'avouai mon erreur, et je me disposai à mon- ter droit au haut de la montagne. Harassé de fatigue, j'y rejoignis mon frère qui s'était assis et s'enveloppait de ses vêtemens pour se garantir du froid.

« Après le repos, on se remit en marche et nous parcourûmes l'espèce de plateau qui forme le sommet du Mont-Ventoux. Mais, quittant ce lieu élevé, incorrigible et toujours abusé par les mêmes erreurs, je retombai dans les vallées inférieures et en cherchant de nouveau à abréger le chemin pour re- monter, je l'allongeai au contraire de beaucoup. La vérité est que par un instinct de paresse, je reculais toujours l'occasion et l'ennui de monter; mais

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nature des choses est invariable, et, quoi qu'on fasse ou que l'on veuille, on ne saurait monter en descendant; aussi, que vous dirai-je ? Trois fois je répé- tai ce manège, non sans essuyer de bonnes railleries de mon frère; car je per- dis deux heures environ en divagant ainsi.

« Souvent, pendant ces erreurs, en faisant mille détours incertains, et lorsque je ne savais quelle route prendre ou suivre, je m'asseyais dans une vallée. Là, au moyen des ailes de la pensée, m'élançant de la réalité aux choses immatérielles, je me disais : « N'oublie pas combien de fois tu t'es trompé « aujourd'hui en gravissant cette montagne, et sache qu'il pourra t'en ar- « river autant lorsqu'il faudra monter à la vie éternelle et bienheu- « reuse ! Que cette image te serve de leçon et de guide pour bien compren- « dre cette importante vérité : car tout ce qui est corporel et visible se « comprend avec facilité ; mais l'immortel se dérobe aux efforts de notre in- « telligence. N'oublie donc pas que la vie bienheureuse est élevée; que l'on « n'y parvient que très-difficilement, et que l'on ne peut y atteindre que gra- « duellement et en allant de vertu en vertu, comme sur ce mont on s'élève «"en s'élançant de rocher en rocher. Le haut est la fin de tout ; c'est le but « du voyage comme de toute notre vie. Chacun s'efforce pour y arriver, mais « peu y parviennent; car, comme dit Ovide : « C'est peu de vouloir, il faut « encore désirer la possession.

« Mais tu t'abuses, me disais-je encore. Non seulement tu veux, mais tu « désires ardemment; qui est-ce donc qui t'empêche de monter? C'est l'attrait « séduisant d'un chemin moins difficile dans lequel tu t'attends à trouver « plus de plaisir que de peine et qui te paraît plus court. C'est l'illu- « sion que tu te fais. Maïs quand tu auras erré long-temps, quand tu te « seras bien fatigué inutilement dans l'espoir d'éviter une fatigue inévitable, « il faudra bien que tu te décides enfin à gravir vers le sommet de la vie bien- « heureuse ou à ramper et définitivement à mourir dans le fond de la vallée « des pécheurs. »

« Ces réflexions réveillèrent l'énergie de toutes mes facultés. Fasse le ciel, lorsque j'entreprendrai le grand voyage auquel j'aspire, que, dans les heures de découragement, je puisse ranimer l'ardeur de mon ame, comme aujour- d'hui j'ai ranimé celle de mon corps.

« A la cime du Mont-Ventoux, se trouve une élévation qui domine toutes les autres et que les gens du pays appellent la Colline des Enfans, sans doute parce que sa position lui donne l'air d'être la mère de toutes celles qui l'en- vironnent, et à son sommet règne uue petite plate-forme ou nous nous éten- dîmes pour prendre du repos.

« Mais puisque vous avez bien voulu, Colonne, m'écouter jusqu'ici, accor- dez-moi encore quelques instans d'attention, afin que je vous fasse connaître la fin de notre entreprise.

« En arrivant à ce point élevé, la vivacité de l'air, l'immensité d'espace que l'on découvre, m'ont jeté d'abord dans la stupéfaction. Je dirigeai en-

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suite mes regards en bas et, apercevant les nuages sous mes pieds, tout ce que j'avais lu de l'Olympe et de l'A thos me parut moins incroyable. Bientôt je portai ma vue vers les régions de l'Italie, de ce côté mon cœur m'entraîne toujours. Malgré leur éloignement réel, je crus voir près de moi ces Alpes couvertes de neige, à travers lesquelles l'implacable ennemi des Romains se fraya, dit-on, un chemin en brisant les rochers avec du vinaigre. Alors je soupirai, je l'avoue, après ce ciel d'Italie, que mon esprit, bien plutôt que mes yeux, me faisait voir; et j'éprouvai un immense désir de retrouver mes amis et ma patrie. Mais, tandis que je faisais des efforts pour surmonter cette faiblesse bien pardonnable cependant, mes réflexions prirent un autre cours, et des paysages lointains qui les avaient fait naître, elles se reportèrent jusque sur le temps passé. Il y a aujourd'hui dix ans accomplis que j'ai terminé mes études et quitté Bologne. Grand Dieu! ô sagesse immuable! combien mes goûts, mes habitudes ont subi de changemens depuis cette époque ! Mais ne t'appesantis pas sur ces vicissitudes, car tu n'es pas encore tellement bien établi dans le port, que tu puisses tranquillement repasser dans ton esprit les tempêtes que tu as éprouvées. Un temps viendra peut-être , te retra- çant l'ensemble de ta vie, tu pourras dire comme ton cher saint Augustin : « Je veux me souvenir de toutes les faiblesses, de toutes les souillures char- nelles de mon ame, non par amour pour elles, mais, ômon Dieu, par amour pour toi ! » Oui, je le sens, j'ai encore dans l'ame quelque chose de douteux et de fatigant , parce que je n'aime plus ce que j'avais l'habitude d'aimer. Mais je me trompe, je l'aime encore, mais plus honnêtement, plus sérieuse- ment. Enfin il faut dire toute la vérité : oui, j'aime, mais ce que je ne vou- drais pas aimer, ce que je voudrais pouvoir haïr. J'aime donc, mais malgré moi et comme forcément. J'en suis triste, j'en pleure et rien ne m'est plus ap- plicable que ces vers : Adero si potero, si non invitus amabo.

« A peine trois ans sont-ils écoulés depuis que cette passion condam- nable, qui régnait sans contradictions sur mon cœur , a été combattue par mes réflexions et mon repentir. Depuis ce temps je me livre sans cesse un combat intérieur.

« C'est ainsi , ô Colonne , ô mon père , que , sur cette montagne , tantôt je me félicitais de mon amendement, et tantôt je pleurais sur mes imperfec- tions , m'apitoyant sur l'instabilité des pensées et des actions des hommes dont je me fournissais à moi-même un exemple , puisque j'oubliais d'obser- ver des lieux que j'étais venu voir exprès , et à la singularité desquels le sou- venir de mes chagrins m'a rendu insensible.

« Mais le soleil baissait et il était temps de partir. Averti , effrayé même par le prolongement des ombres , je me retournai vers le couchant. De ce côté sont les limites naturelles de la France et de l'Espagne , les monts Py- rénées qu'aucun objet ne masque , mais qui ne peuvent être aperçus du Mont-Ventoux à cause de la distance qui les en sépare. A droite sont les montagnes du Lyonnais; à gauche les rivages de Marseille et d'Aiguës-

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Mortes , et sous mes yeux coulait le Rhône. Pendant que je considérais ce spectacle, et que mon corps , placé à une telle élévation , semblait favoriser l'exaltation de mon ame, je m'aperçus que je portais le livre des Confessions de saint Augustin , don chéri que je tiens de vous, Colonne, et que je con- serve pour l'amour de celui qui l'a écrit et me l'a donné ; livre que j'ai tou- jours entre les mains, que sa petitesse me rend si cher parce que je puis le conserver sans cesse avec moi. Je l'ouvris donc pour lire ce que le hasard présenterait à mes yeux , car on n'y trouve rien que de bon et de pieux. Je l'ouvris au dixième livre. Mon frère, qui attendait impatiemment que j'en lusse un passage , s'arrêta pour l'écouter. J'en prends Dieu et mon frère à témoin , voici les lignes sur lesquelles tombèrent mes yeux : « Les hommes « courent pour aller admirer le haut des montagnes , l'immensité des mers, « le long cours des fleuves, les bords de l'Océan ou épier la marche des astres, « et ils s'oublient eux-mêmes ! » Je demeurai stupéfait, je l'avoue, et fermai le livre plein de colère contre moi de ce que j'admirais les choses terrestres, tandis que, par la lecture seule des philosophes païens, j'aurais apprendre que les choses spirituelles sont véritablement les seules grandes et dignes de notre admiration.

« A compter de ce moment, je me contentai de ce que j'avais vu de la montagne et, dirigeant mes yeux intérieurs en moi-même, je ne proférai plus une parole jusqu'à l'instant que nous fûmes arrivés au bas. Ce passage des Confessions m'avait suggéré mille et mille pensées , ne pouvant croire qu'il se fût offert par hasard à mes yeux, ni qu'il ne s'adressât pas directe- ment à moi. En un mot, cet avertissement me parut être de la même nature que ceux qui furent donnés à Augustin et à Antoine; et de même que ces deux hommes s'arrêtèrent après avoir été avertis, ainsi qu'eux je gardai le silence après ma lecture , refléchissant au goût excessif des hommes pour les choses visibles et à leur indifférence habituelle pour ce qui est purement spirituel et pour Dieu.

« Combien de fois, en descendant et lorsque je me retournais pour regar- der le sommet de la montagne dont l'éloignement successif me faisait ap- précier la petitesse réelle , combien de fois je me suis demandé si ce n'était pas un tas de boue ! à chaque pas je me disais : « S'il a fallu prendre tant de peines et s'humecter de tant de sueur, pour se rapprocher tant soit peu du ciel en montant là, quel travail, quelles douleurs, quelles tortures n'aura-t-on pas à endurer lorsque , pour se rapprocher de Dieu , il faudra escalader les aspérités de l'insolence humaine , et fouler aux pieds tout ce qu'il y a de mortel; quand , pour suivre le vrai sentier, on aura à surmonter tout à la fois des obstacles terribles et des objets qui nous séduisent.

« Tout en me laissant aller au cours de ces pensées , je descendis la mon- tagne sans faire aucune attention aux difficultés que présentait le chemin , et nous nous retrouvâmes bientôt à la cabane du berger d'où nous étions partis avant le jour. Tl était nuit close , la lune brillait , et tandis que nos ser-

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viteurs préparaient un repas, je me suis retiré dans un coin de la chaumière pour vous écrire sur-le-champ les impressions et les idées telles qu'elles me sont venues pendant cette course.

« Vous voyez , Colonne , ô mon père , que je ne veux rien vous cacher. Vous qui connaissez toute ma vie , vous saurez encore mes pensées les plus secrètes. Je vous en supplie , priez pour qu'elles tournent à mon avantage. Adieu. »

Ce n'est certes pas l'ouvrage d'un faiseur de lieux communs sur l'amour, comme on reproche souvent à Pétrarque de l'être , que cette première lettre stir l'Art de bien gouverner un état, que j'ai fait connaître dernièrement, non plus que celle-ci , il rend compte d'une manière à la fois si pittoresque et si philosophique de son ascension du Mont-Ventoux. Ce dernier écrit est au contraire une composition pleine de pensées vraies et fortes, les images sont aussi nouvelles qu'élevées, et dans laquelle enfin l'auteur a su concilier avec une hardiesse des plus heureuses, la peinture des passions mondaines avec celle des sentimens profondément religieux. Saint Augustin lui avait sans doute indiqué cette voie ouverte à la poésie depuis l'établissement du christia- nisme; mais on doit tenir compte à Pétrarque de l'allure franche et origi- nale qu'il a prise en s'élançant dans cette carrière, il a précédé de quatre siècles les auteurs de la Nouvelle Hèloïse, de Paul et Virginie, de René et des Méditations. Et, en effet , si l'on compare le récit de la promenade au Mont- Ventoux avec les quatres livres que je viens de désigner, on reconnaîtra que l'idée principale qui donne la vie et fait la force de toutes ces compositions, est la même , savoir : que l'ame humaine , tiraillée par l'amour de la passion et par le besoin de se conserver pure, passe continuellement d'un état d'es- pérance à un abîme de désespoir.

Comme les ouvrages de saint Augustin ont un caractère pieux qui les place naturellement hors du cercle littéraire , je crois donc devoir attribuer à Pétrar- que la gloire d'avoir introduit dans la littérature moderne, un genre nouveau dont il a laissé plusieurs modèles , mais dont V Ascension au Mont-Ventoux et son Secret me paraissent être les plus remarquables. Ce genre, les rêveries tendres et mélancoliques se confondent avec les pensées philosophiques et re- ligieuses les plus profondes , tire évidemment son origine de la Bible et des ouvrages des premiers pères de l'Église. Mais je le redis encore, l'esprit qui a inspiré ces diverses écrits soufflait de plus haut que des sommités du Pinde , et ce n'est qu'à compter de Pétrarque que ces inspirations passionnées et pieuses tout à la fois , furent considérées comme des moyens poétiques dont on se servit pour constituer un genre , un art en quelque sorte nouveau.

On continua de cultiver cet art en Italie , jusqu'à la fin du seizième siècle , et le dernier grand poète qui l'ait traité avec distinction est Vittoria Colonna, femme du marquis de Pescaire.

Pour en trouver des traces anciennes , en France , il faut remonter jus-

134 REVUE DE PARIS.

qu'aux lettres qu'Héloïse écrivit du Paraclet à Abeilard , quoique ces écrits soient aussi plus pieux que littéraires. Mais à partir de ce temps, il ne s'en présente plus d'exemples fameux au moins, car il faut franchir plusieurs siècles pour arriver à Fénelon que je regarde comme l'écrivain qui a renou- velé la tradition de l'art tel que Pétrarque l'a cultivé.

Mais le Français du xvne siècle , qui , dans ses ouvrages , a peut-être le mieux saisi et traité ce genre moderne dont Pétrarque a jeté les fondemens , est notre grand peintre JNicolas Poussin. Ses tableaux de VA rcadie. de la Femme adultère et surtout ses admirables paysages dans lesquels il a su répandre tant de charme, il a si artistement mêlé les joies et les tristesses de la vie; il a revêtu les passions humaines d'un manteau de philosophie reli- gieuse qui leur donne une si noble apparence ; tous ces tableaux portent évidemment des signes de parenté, non seulement communs aux écrits de Pétrarque que j'ai cités plus haut, mais encore à ceux de Fénelon, de J.-J. Rousseau, de Bernardin de Saint-Pierre ainsi que de MM. de Cha- teaubriand et de Lamartine. Tous ces poètes penseurs et amans des beautés de la nature, auxquels je joins notre grand artiste , ont imprimé à leurs pro- ductions un double signe qui caractérise l'école dont ils relèvent et qui les classe à part : c'est, quant au fond , la peinture des passions , sans cesse com- battues par la morale religieuse , et dans la forme, l'emploi habituel des des- criptions de la nature agreste et sauvage.

Aussi , sans prétendre le moins du monde imposer une division que j'ai choisie pour aider mes études et distinguer dans mon esprit une famille d'é- crivains et d'artistes , dont Pétrarque me paraît être la souche , ai-je pris l'habitude de comprendre les auteurs de la Femme adultère, du Tclcmaque, de la Nouvelle Héloïse, de Paul et Virginie, de René et des Méditations , sous la dénomination de poètes-paysagistes.

E.-.T. Delécluze.

A LA MÉMOIRE

DE

LA PRINCESSE MARIE.

Entre sainte Cécile et le grand Raphaël ,

Vous êtes à présent assise dans le ciel,

Avec les rois de l'art et les rois de la terre.

Ensemble confondus au fond du sanctuaire ,

Vous tenez les crayons et le ciseau d'airain,

Reaux comme un sceptre d'or aux mains d'un souverain ,

Car la sculpture sainte a , dans sa noble veine,

Un sang aussi divin que le sang d'une reine ;

Vous avez sans vous plaindre accepté votre sort ,

Et vous avez été si douce envers la mort,

Que l'on faisait silence autour de votre couche ,

Croyant encor surprendre un son à votre bouche ;

Quand dégagée, enfin, de son lien mortel ,

Depuis long-temps votre ame était montée au ciel ,

Au ciel qui vous ravit dans sa toute-puissance ,

Pour que vous le priiez de plus près pour la France.

Et votre ame, à présent, est au plus haut des deux,

Au sacré diadème, un rubis précieux!

136 REVUE DE PARIS.

Mais peut-être, ô princesse! en cette paix profonde,

Qui , comme un océan, de ses flots vous inonde,

Peut-être plaignez-vous, près du trône enflammé,

Ce que naguère, hélas! vous avez tant aimé.

Ame , rassurez-vous , car votre belle France ,

Dans les jours de bonheur, comme aux jours de souffrance,

N'est jamais oublieuse, et le monstre vainqueur,

L'ingratitude encor n'a pas touché son cœur ;

Forte comme un lion , quand on l'attaque en face ,

Faible comme un agneau , quand l'intrigue l'enlace ;

C'est toujours la guerrière à l'auguste cimier,

La France du roi Jean et de François premier,

Que l'on peut dépouiller et mettre nue à terre ,

Mais qui garde toujours son divin caractère ;

Qui dédaigne le corps et prise haut le cœur,

Et qui peut perdre tout au monde , fors l'honneur.

Conserve, ô mon pays! cette vertu sublime,

Et si dans l'avenir tu dois être victime ,

Victime de l'honneur et de l'humanité,

Va toujours dans ta force et dans ta dignité.

L'Océan Pacifique et ses lointaines îles

Te verront aborder à leurs rives tranquilles ,

Et comme un vêtement qu'on portait autrefois ,

Jetteront l'égoïsme à ta puissante voix.

Oui , ce sont les Français! il n'est plus de misère ,

Ils vous portent l'amour comme ils portaient la guerre.

Peuples, embrassez-vous , et dites en ce jour :

O qu'ils sont beaux les pieds qui marchent pour l'amour!

Et toi , France , poursuis ton illustre carrière ,

Sur les peuples obscurs fais pleuvoir la lumière,

Et quand aura sonné le triste et grand adieu,

Tu te reposeras entre les bras de Dieu.

Antoni Desciiamps.

BULLETIN.

Nous serons les historiens de ces dernières journées. Ce sera une triste tâche. Dans ce peu de jours, de grandes illusions se sont évanouies, de grands talens se sont produits avec d'étranges faiblesses. La coalition nous avait promis beaucoup en fait de contrastes et de démentis donnés à soi- même ; elle a tenu encore plus qu'elle n'avait promis , et ce n'est pas nous qui nous en réjouirons. Pour notre part , nous ne prenons aucun plaisir à voir ainsi se perdre et se détruire les plus belles, les plus hautes réputations du pays, surtout quand nous songeons que demain peut-être, par quelque fatalité, la majorité si restreinte, qui s'oppose à la coalition, peut laisser aller le gouvernement de la France dans les mains de ceux qui gouvernent eux- mêmes si mal leurs passions !

On avait d'abord essayé la violence contre le ministère. On voulait l'écra- ser sans discussion. Mais, Dieu merci, comme l'a dit si bien M. de Lamar- tine, le gouvernement représentatif n'est pas un monologue à l'usage de quelques députés de l'opposition ; la discussion s'est donc ouverte malgré la coalition qui espérait que le ministère se retirerait rien que sur la nomina- tion de la commission de l'adresse. Qu'avons-nous vu? La discussion a-t-elle été fatale au ministère? M. Thiers, qui accuse le gouvernement de s'y être pris à deux fois pour vaincre à Constantine et à la Véra-Cruz, combien de fois a-t-il déjà s'y prendre, aidé par M. Guizot, par M. Odilon Barrot, par M. Mauguin, et par tant d'autres talens, pour renverser un ministère qui est encore debout? Qu'on nous dise quel a été l'effet du premier discours de M. Guizot sur la chambre, et du premier discours de M. Thiers?

Certes, ce n'est pas le talent qui leur a manqué ; à notre sens, ils n'en ont jamais eu davantage que depuis qu'ils ont mis le leur au service d'une mau- vaise cause. Mais M. Mole et M. de Montalivet parlaient au nom des intérêts du pays; ils parlaient avec la conviction que leurs paroles iraient droit à l'es- prit de ceux qui ont soutenu pendant huit ans le système qu'ils soutiennent

138 REVUE DE PARIS.

eux-mêmes, tandis que leurs adversaires savaient qu'ils n'avaient personne à entraîner dans leurs propres rangs, chacun professe des opinions diffé- rentes, et chacun les garde précieusement, comme l'a déclaré M. Odilon Barrot. Que faire d'un talent, quelque grand qu'il soit, dans une situation aussi fausse?

Aussi, quel a été l'argument de M. Guizot? Il a déclaré que le ministère actuel est funeste à la France. Et pourquoi funeste? Parce qu'il se compose en partie d'hommes qui ont rompu avec les doctrinaires, et qui ont formé un nouveau cahinet sur les bases de l'amnistie et d'une politique conciliatrice. Ces hommes-là, au dire de M. Guizot, ont fait à l'opposition des concessions inouïes; et, pour remédier au mal causé par ces concessions, M. Guizot s'est allié au centre gauche et à l'extrême gauche, afin de renverser ce cabinet! En haine des concessions faites par le ministère du 15 avril à l'opposition, M. Guizot a porté M. Odilon Barrot à la vice-présidence de la chambre; et, pour punir le gouvernement de sa fluctuation, de ses alliances, de l'absence de drapeau , il a cimenté une ligue, non-seulement avec ses anciens collègues, devenus depuis ses adversaires, mais avec ses adversaires éternels, avec M. Mauguin , avec M. Dupont de l'Eure, avec M. Cormenin.il vote, il délibère, il s'entend chaque jour avec eux sur les manœuvres du lendemain, sans s'inquiéter de la force qu'il donne à ceux qu'il appuie et de la faiblesse qu'il prépare à lui-même et aux siens, pour le temps ils se retrouveront au pouvoir. M. Guizot ne monte jamais à la tribune sans parler des calomnies qui bourdonnent, dit-il , autour de lui. Mais qui songe à calomnier M. Guizot? L'éloge de son talent n'est-il pas par- tout? Quelqu'un a-t-il jamais calomnié son caractère? On a dit qu'il aime le pouvoir, qu'il est ambitieux; mais il le dit lui-même, et il le disait encore, il y a deux jours, à la tribune. Cette ambition, dit-il, a pour but de faire triompher ses idées. Qui en doute ? Qui a jamais accusé M. Guizot de vouloir le maniement des affaires pour autre chose; et qui lui a jamais en cela rendu plus de justice que nous? Mais que M. Guizot, voulant faire triompher ses idées, commence par les mettre au service des idées des autres, réalisant lui-même sa propre citation, et son accusation scholastique contre le minis- tère : serviliter pro dominatione, voilà ce qui nous semble, en dépit de Ta- cite , un mauvais calcul et une mauvaise action dans la situation présente. Les idées de M. Guizot étaient , sans doute , il y a deux ans , les mêmes qu'elles sont aujourd'hui. D'où vient qu'alors il trouvait le gouvernement constitu- tionnel suffisamment établi ? D'où vient qu'il ne doutait pas de sa réalité? Il se plaint que des questions qui lui semblaient dès long-temps résolues soient remises aujourd'hui en discussion. Qui les a réveillées, ces questions? Ces questions, dit M. Guizot, sont revenues à la suite de la politique du minis- tère. Il se peut; mais M. Guizot et ses amis qui les ont soulevées savent bien dans quel but ils ont agi de la sorte. La discussion de l'adresse , qui a lieu en ce moment, n'a-t-elle pas déjà révélé la marche de l'opposition figure M. Guizot, et il apporte sa part. IN'a-t on pas essayé de tout? Tous les moyens n'ont-ils pas été employés à la fois et tour à tour? Tandis

REVUE DE PARIS. 139

qu'une partie de la coalition essayait de soulever l'opinion publique par la question de la réforme électorale, l'autre se chargeait , par M. Duvergier de Hauranne et ses amis , de demander la réalité du gouvernement représentatif, de prouver que les pouvoirs de l'état, autres que le trône, et particulièrement le pouvoir parlementaire, sont opprimés, et que la France de 1830 vit sous un despotisme occulte ! Que n'a-t-on pas fait pour agiter le pays par la ques- tion belge et par la question d'Ancône? Quel langage le centre gauche a-t-il tenu dans ses journaux? Le Constitutionnel n'a-t-il pas dit chaque jour qu'il fallait déchirer, fouler aux pieds le traité des 24 articles? Et M. Guizot se plaint de ce que tout a été remis en question ! Il est vrai que , dans la discus- sion du paragraphe relatif à la Belgique , le centre gauche et les doctrinaires ont reculé devant l'action hardie de porter à la tribune le langage du Consti- tutionnel et ses opinions; mais la modération qu'on affectait faisait encore plus ressortir les paroles violentes de la veille, et ce sentiment semblait si nouveau dans la coalition , que sur les bancs de la gauche on se demandait hautement si M. Thiers et ses amis, se croyant déjà ministres, ne repous- saient pas leurs dangereux alliés. Dans tous les cas, c'est ce qui arrivera le lendemain de la victoire. Nous verrons alors sur quelle majorité on s'ap- puiera !

Nous ne savons si la politique du ministère actuel a remis en question tout ce qui s'agite aujourd'hui ; mais ce que nous savons bien, c'est que le débat a lieu en ce moment entre le gouvernement et des ambitions très désintéres- sées, très légitimes, sans doute, et qui ne veulent que le triomphe de leurs idées. Or, ces idées sont de celles qui s'accommoderaient de la monarchie de juillet et du gouvernement représentatif tel que nous l'avons, et même qui s'en accommoderaient beaucoup plus facilement qu'on voudrait nous le faire croire. Avant ce funeste ministère , la question s'agitait, au contraire , sur un autre terrain. Le gouvernement n'avait pas devant lui des ambitieux de por- tefeuilles et des adversaires légaux, hommes d'expédiens et de tactique, très habiles , assurément , mais qui sont loin de menacer le pouvoir et la tranquil- lité du pays à la manière des radicaux et des républicains. Voilà ce qu'a fait le ministère du 15 avril; sa politique a mis un terme à ces tristes temps la France s'éveillait si souvent dans l'effroi et apprenait avec douleur qu'elle ne devait qu'à un miracle du ciel la conservation de la vie du souverain. M. Guizot accusait, il y a deux ans, ce ministère d'abandonner les lois de septembre, il prédisait le plus sinistre avenir; il voyait déjà les factions en- vahir la place publique et recommencer les luttes armées de 1830 et de 1831. Eh bien, les lois de septembre n'ont pas été abandonnées , leur exécution mo- dérée a contenu les partis; les attentats à la vie du roi ont cessé; les prédic- tions de M. Guizot ont été toutes démenties, et le calme qu'il n'espérait pas a été si grand, si profond, qu'il a pu commencer pour son compte la lutte violente qu'il soutient aujourd'hui de concert avec toutes ces oppositions qui l'ef- frayaient si fort.

M. Guizot veut-il savoir pourquoi les choses ont changé à ce point ? C'est

140 REVUE DE PARIS.

que le ministère actuel fait exécuter les lois sans blesser l'orgueil de per- sonne; c'est qu'il ne jette pas aux partis les paroles de dédain dont M. Gui- zot a toujours été si prodigue , et qui poussent les vaincus à la rage et au désespoir; c'est que ceux qui sont revenus au gouvernement n'ont pas été repoussés avec colère , ou reçus avec une hauteur insultante qui équivaut a un rejet. Les oppositions extrêmes ont vu elles-mêmes qu'il y avait place pour elles dans la cité quand elles obéissaient aux lois, quand elles ne pro- voquaient pas au désordre, et elles ont cessé de pousser ces cris de fureur qui font naître des assassins. 11 y a eu , en quelque sorte , par l'effet de cette politique, une modification générale des partis; la violence, retirée du pou- voir, a diminué ailleurs, et il a fallu toute l'acrimonie de ceux qui l'avaient introduite autrefois dans les affaires pour la ranimer dans l'opposition. M. Guizot regarde cet état de choses comme de l'anarchie ; nous y voyons , nous, un retour à l'ordre et une sensible amélioration. M. Guizot a été forcé d'avouer lui-même que le pays est tranquille. 11 veut seulement, dit-il, pré- voir et guérir le mal ! Mais franchement , un mal qu'on ne voit encore que de loin, qu'on soupçonne seulement, exige-t-il des paroles aussi véhémentes, des remèdes aussi violens , des efforts et des soulèvemens aussi grands que ceux de la coalition ! M. Guizot a pu voir lui-même , du haut de la tribune, ce que la chambre pensait de ses prévisions ; et c'est le plus grand signe de sa faiblesse et de son isolement , que ces éloges jetés par lui à la vieille opposi- tion de gauche, qui les a payés de ses applaudissemens ! M. Guizot, louant l'extrême gauche et accusant en même temps l'administration actuelle d'avoir penché vers la gauche, a donné un spectacle bien fait pour réjouir ses en- nemis, et parmi ceux de ses ennemis qui s'en réjouissent le plus, nous comp- tons d'abord ses coalisés du centre gauche , ceux que M. Guizot aura à com- battre tout les premiers quand il s'agira de s'emparer des affaires.

On sait comment M. Mole a répondu à M. Guizot. Nous ne parlons pas de l'esprit d'à-propos avec lequel M. Mole a rectifié la citation injurieuse de M. Guizot. On sait que l'esprit et une noble modération distinguent constam- ment les paroles de M. Mole ; mais ce qu'il y avait de saisissant dans les pa- roles du ministre, et ce que la chambre a applaudi avec transport , c'étaient l'accent de sincérité et la loyale énergie avec laquelle M. Mole a renvoyé à M. Guizot tous ses reproches. Quoi qu'il arrive, les paroles de M. Mole res- teront. Le ministre qui a donné l'amnistie, qui a mis fin à la tristesse et à l'inquiétude du pays , ne restera pas sous le coup des reproches audacieux de M. Guizot, qui est venu l'accuser d'avoir été funeste au pays! M. Mole l'a dit avec une sincérité et une énergie qu'il sait, lui , ne montrer que lors- qu'il est nécessaire: ce qui est funeste au pays, c'est l'adresse qu'on discute en ce moment, ce sont ses auteurs qui répandent le trouble dans un état règne l'ordre, et les plus coupables entre eux, ce sont les doctrinaires qui ont travaillé à une adresse révolutionnaire et inconstitutionnelle, tout en gardant hypocritement le nom de conservateurs et en se disant les soutiens du trône et de l'ordre qu'ils abandonnent aujourd'hui.

KEVUE DE PARIS. Hl

M. Thiers a bien senti toute la faiblesse de la situation de M. Guizot quand il est venu à son secours; car la cause de M. Guizot sera celle de M. ïbiers jusqu'à ce que soit venu le moment de se partager et peut-être de se disputer le pouvoir. M. Thiers a été généreux; il a soutenu les doctri- naires; il a protesté de leur dévouement à l'ordre, tout en déclarant que si de méchantes passions les avaient rapprochés de l'opposition, il faudrait en- core s'en prendre au gouvernement, et, pour mieux défendre M. Guizot, il l'a suivi dans ses attaques. M. Thiers a fait le procès au gouvernement au nom de la gauche, quand M. Guizot le lui avait fait au nom de la droite ! M. Mole, coupable aux yeux de M. Guizot d'avoir fait la loi d'amnistie, est coupable, aux yeux de AI. Thiers, de n'avoir pas combattu la loi de disjonction! M. Mole est également coupable aux yeux de M. Thiers et de M. Guizot, d'ailleurs, car il est ministre. On le sentait aux paroles même de M. Thiers, en dépit de leur accent; c'était moins la politique du ministère d'amnistie qu'il re- poussait au fond de son aine , que le système d'intimidation, et ses attaques dirigées contre le cabinet du 15 avril allaient frapper en réalité les membres doctrinaires du cabinet du 6 septembre. Singulière guerre, en effet, que celle qui se fait contre un ministère dont on ne peut blâmer les actes sans attaquer ceux de ses alliés, et qui ressemble plutôt à une lutte entre partis au moment de pénétrer au pouvoir !

Les journaux de l'opposition l'ont dit. Rien n'empêchera la coalition de marcher au but qu'elle se propose. Ni la justice, ni le bon droit ne prévau- dront ici. Autrement, que de partisans n'eût pas fait à l'administration ac- tuelle le discours de M. Duvergier de Hauranne! Quel langage, quelle vio- lence et quels raisonnemens ! M. Duvergier de Hauranne embrasse tout dans ses discours et dans ses pamphlets. Ses attaques ont un caractère tout parti- culier. Son inimitié va chercher partout des argumens contre ceux qu'il at- taque, et contre M. Mole particulièrement; il s'est armé du fragment d'un écrit publié il y a quelque quarante ans, quinze ans avant que M. Guizot n'écrivit le Moniteur de Garni et ses pamphlets ultrà-monarchiques de 1815. Il est impossible d'être plus rigoureux pour les autres et plus indulgent pour soi-même qu'on ne l'est dans la coalition. M. Thiers, écrivain achevé, qui demande le pouvoir au nom de son habileté oratoire, peut bien aller au Moni- teur retrancher et biffer les paroles qu'il a prononcées la veille à la tribune dans la circonstance la plus solennelle, et M. Mole n'aurait pas le droit d'a- voir fait subir, dans son esprit, quelques modifications à un écrit tracé au début de sa carrière, quand la gloire immense et la grandeur du gouverne- ment d'un seul, succédant à l'anarchie, pouvait bien faire douter de l'excel- lence du gouvernement de tous?

Mais M. Duvergier de Hauranne est un homme précieux dans un parti. Du jour au lendemain, il se passionne pour la cause qu'il soutient, et ferme les yeux sur tout ce qui peut contrarier ses amis du moment , tandis qu'il les ouvre avidement pour donner des torts à ses adversaires. Pour lui, le ministère du 15 avril, qui a refusé de passer sous le joug des doctrinaires , et qui a re-

TOME I. JANVIER. 10

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poussé la vie d'obéissance et d'abnégation que lui offrait en perspective le mariage de raison proposé par M. Jaubert , est un ministère sans volonté. Du matin au soir, dit M. Duvergier, le cabinet est prêt à rétracter ses paroles et à retourner sa politique. Quand M. Duvergier prononçait ces paroles, il ignorait encore, il est vrai, ce que ferait le lendemain M. Guizot, qui s'était inscrit deux jours avant, à cinq heures du matin , pour étaler ses principes conserva- teurs devant la chambre. Le coq n'avait pas encore chanté, que M. Guizot reniait toutes ses doctrines , et prononçait ce fameux discours qui lui a valu , dans la même séance, le baptême révolutionnaire de la main de M. Odilon Barrot! Mais M. Duvergier de Hauranne, qui voit si mal ce qui se passe près de lui, voit-il mieux de loin ? Il a parlé de l'affaiblissement de l'alliance entre la France et l'Angleterre, et il en accuse le ministère. M. Duvergier et ses amis croient-ils qu'un ministère, doctrinaire ou non, sorti de la coalition, res- serrerait cette alliance? Qu'ils aillent voir en Angleterre ce qu'on pense de leur politique et de leur conduite personnelle depuis six mois! Qu'ils aillent écouter les termes dans lesquels lord Palmerston et tout le cabinet anglais , jugent leur association et les vues de ses chefs ! Quant à la conduite de l'An- gleterre à l'égard de la Belgique, elle n'a rien qui nous soit hostile. L'Angle- terre, et M. Mole l'a bien dit déjà, a fait tout ce qu'elle pouvait faire, en in- stituant le royaume de Belgique, règne un nouveau souverain si étroite- ment allié au nôtre. Bécemment le ministère anglais a fait tout ce qu'on peut attendre d'un gouvernement qui pourrait s'effrayer de voir la France un jour maîtresse des bouches de l'Escaut et d'Anvers, qui est, selon l'expression de Napoléon, une bouche de pistolet sur la gorge de l'Angleterre. Il est vrai que la France seule a parlé hautement dans l'intérêt territorial de la Belgique, à la conférence de Londres. La situation des choses, les intérêts des autres états le voulaient ainsi ! Et c'est ce que vous reprochez au ministère. La France seule tient , depuis quatre mois, quatre grandes puissances en échec, et vous accusez le ministre qui lutte avec cette persévérance, d'être faible et inhabile! A notre avis, M. Mole a poussé peut-être trop loin la réserve dans la discussion du paragraphe relatif à la Belgique. Il est vrai qu'après tant d'exemples contraires, un exemple de réserve, même extrême, ne saurait être perdu. Mais, nous le disons, si un ministre loyal, sorti de la coalition, ve- nait prendre la place de M. Mole, et si ce ministre était M. Thiers, il serait stupéfait en prenant connaissance des négociations , d'avoir poussé l'injustice aussi loin!

Ceci ne s'adresse pas à M. Duvergier de Hauranne. Tout le monde sait qu'il ne veut jamais être ministre que sous la responsabilité de ses amis, et d'ailleurs son parti est pris. Toutes les preuves du monde ne pourraient le convertir. Le ministère est incapable, servile et corrupteur! C'est la devise de la coalition, et vous verrez qu'elle servira encore au ministère qui naîtra d'elle et qu'elle attaquera. Pour M. Duvergier, la politique du ministère en- gendre des cupidités insatiables qui dévorent le pouvoir, et des ambitions su- balternes que M. Duvergier et ses amis connaissent bien pour les avoir satis-

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faites dans leurs amis de la presse et des élections , et avec une largesse que peu de ministères pourraient jamais se flatter d'égaler!

En réponse à son discours, M. Duvergier de Hauranne a reçu deux leçons sévères, l'une d'un de ses amis actuels, l'autre d'un de ses adversaires. M. Odilon Barrot, dans un noble discours plein de mesure, lui a appris com- ment on combat des hommes honorables, qui peuvent se tromper, mais qui se sont dévoués avec ardeur et désintéressement aux intérêts de leur pays. M. Odilon Barrot a pu se tromper aussi, nous le croyons, pour nous; mais il s'est trompé noblement; et en indiquant les moyens de substituer un ca- binet à celui-ci, il n'a sans doute entendu le former ni sur les principes ni sur les formes de la politique de M. Duvergier de Hauranne, dont son langage simple et digne a fait, sans doute involontairement, mais rigoureu- sement, justice. M. de Montalivet a eu une belle inspiration , en répondant à la fois à M. Duvergier et à M. Thiers, qui a eu le malheur de traiter la ma- jorité avec un dédain qu'un ancien ministre devrait toujours éviter de mani- fester envers ceux qui l'ont soutenu quand il soutenait lui-même les intérêts de l'état. La franchise de la parole de M. de Montalivet a fait encore res- sortir la franchise de sa situation. 11 a rappelé à M. Thiers que ces attaques de corruption, ces calomnies indignes, avaient aussi été dirigées contre lui quand il était ministre; il a fait la part des attaques permises, des attaques parlementaires et constitutionnelles, et celle des attaques indignes. C'était juger à la fois M. Odilon Barrot et M. Duvergier de Hauranne, et il a carac- térisé la politique du cabinet par deux mots pleins de bonheur, qui sont aussi un jugement : Se tenir en dehors d'une politique chagrine et irritante, et d'une politique ardente et téméraire. Ces paroles feraient un excellent para- graphe de l'adresse, et seraient bien mieux comprises par la France que la rédaction académique du dernier paragraphe , si laborieusement embrouillé par M. Etienne, l'habile rédacteur de la commission.

Certes , nous ne regardons pas comme un triomphe les deux premiers votes de la chambre sur les deux premiers paragraphes de l'adresse. Nouséprouvons, au contraire, une vive anxiété à la vue d'une si faible majorité pour le ministère, quand tout a combattu en sa faveur, jusqu'aux paroles de ses adversaires. Nous savons que pas un des partis qui figurent dans la coa- lition ne pourrait se vanter de produire une majorité de cent voix, et que le ministère en compte 216 en sa faveur. Mais il ne s'agit que de détruire, et les feuilles de la coalition l'ont dit, là-dessus elle est d'accord. Le péril est grand, sans nul doute, non pour le ministère, mais pour le pays. Le parti qui l'emporterait, si quelques voix manquaient au ministère, si l'opposition qui envoyait ce matin ses émissaires jusqu'aux lits des malades pour les traîner à leurs bancs, recevait le prix qu'elle attend de son activité, ce parti serait celui qui est resté sourd aux nobles explications de M. Mole, aux ac- cens pleins de vérité de M. de Montalivet, qui a méconnu la voix sensée et puissante de M. de Lamartine; mais qui, par compensation, a prêté l'oreille aux acrimonieuses attaques de M. Duvergier de Hauranne, aux vieilles pro-

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vocations belliqueuses de M. Mauguin, et à la froide éloquence de M. Jouf- froy. C'est lorsque jamais la France n'a eu autant besoin de placer à la tête de ses affaires un homme modéré, plein d'expérience et de canne, animé à un haut degré du sentiment de l'honneur du pays, mais dégagé de passions et de rancunes, que la chambre repousserait M. Mole pour prendre les chefs de la coalition! Que Dieu éclaire la chambre ou qu'il nous protège, car nous en aurions grand besoin !

Ne nous effrayons pas toutefois de la majorité qui soutient le gouverne- ment. Elle est faible, il est vrai; mais, à moins qu'elle ne descende à une minorité, le cabinet doit rester. Sans doute, des hommes de cœur et placés dans une situation sociale aussi haute , trouveraient mieux leur compte à l'entrer dans la vie privée , et à y recevoir toutes les marques de respect, de déférence et d'estime qui leur sont dues, et qu'on ne refuse dans ce temps-ci qu'aux ministres; mais ils se doivent de soutenir cette lutte jusqu'au bout. S'ils succombent, ils auront mis à jour leurs adversaires qui n'entreront dans la place qu'ils assiègent que blessés bien profondément , et blessés de leurs propres armes. Encore quelques discours de M. Guizot, de M. Duver- gier de Hauranne et de leurs amis de toutes couleurs , et la France sera suf- fisamment avertie ! Le ministère aura rempli toute sa tache, et nous verrons pour qui seront les outrages quinze jours après. Les outrages ne sont rien ; mais ce qui est beaucoup , c'est d'en avoir donné l'exemple, et d'être obligé de se dire qu'on les avait lancés de gaieté de cœur soi-même, comme une tac- tique et un moyen d'arriver plus tôt. C'est alors qu'on les ressent bien lour- dement , et qu'on trouve bien peu de force pour s'en défendre. Pour le mi- nistère qui a donné l'exemple de la dignité et de la modération , il peut encore les supporter quelques jours. Si la minorité actuelle triomphe, il sera temps de lui faire place; mais tant que le cabinet aura la chance de faire repousser, ne fut-ce qu'à une voix, une adresse violente et injurieuse, et qui attaque directement le trône , il devra rester inébranlable à son poste. N'est-ce donc rien que de renverser une adresse malgré la commission qui l'a rédigée, d'en arracher une à une toutes les hérésies constitutionnelles, tous les élémens de discorde qu'elle renferme? Si une telle tache s'accomplissait , le ministère aurait fait plus que tous ceux qui l'ont précédé , et que ceux qui suivront sans doute; car, comme l'a dit noblement M. de Montalivet, les adversaires du cabinet pourront prendre la place des ministres, on ne verra pas les mi- nistres prendre la leur dans la coalition. Pareil exemple ne sera pas suivi , et c'est un nouveau service, que les ministres actuels rendront à la France.

D'ailleurs que verrions-nous si l'adresse était adoptée malgré le gouverne- ment, et si le ministère se retirait en masse ? Dix minorités triomphantes, mais une majorité, non. L'opposition sait bien qu'elle ne peut compter ni sur les voix des légitimistes , ni sur celles de l'extrême gauche , ni même sur celle de M. Odilon Barrot, qui n'appartiennent qu'à ceux qui ne sont pas ministres. Quant à la majorité des députés qui appuient le gouvernement , qu'on a nommés, la veille, des affidès, et à qui on dit que la qualité leur

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manque, ce serait trop compter sur le manque de dignité humaine, que de les comprendre parmi les siens. Sur quoi donc fonder un ministère qui ait quelque chance de durée, et surtout d'influence, dans la situation compliquée nous nous trouvons ?

Geneviève»

Il y a dans Geneviève trois parties distinctes, entre lesquelles aucun lien n'est établi. M. Alphonse Karr n'a-t-il point su ou n'a-t-il point voulu grouper ces parties en un tout harmonieux? Entre les deux manières d'expliquer le défaut d'unité de Geneviève, nous n'hésitons pas à choisir la seconde. Si le roman de M. Karr ne se réduit pas au simple développement de l'action qui en fournit le sujet , c'est sans doute à la volonté , ce n'est pas à l'inhabileté du romancier qu'il faut s'en prendre. M. Karr a usé de la liberté familière à nos anciens poètes comiques : entre les divers actes du drame, il a placé des in- termèdes destinés à reposer, à distraire l'attention du spectateur fatigué. Il reste à examiner si cette innovation est heureuse et si le roman familier peut s'approprier sans inconvénient les privilèges du poème dramatique. Mais nous ne voulons pas discuter des questions aussi graves au sujet d'une fantaisie dont le but principal est d'amuser l'imagination. En pareille matière, on se préoccupe moins de l'unité, de la concentration puissante d'une œuvre, que de l'élévation ou de la grâce des rêveries qui s'y succèdent. Que l'ode alterne avec le récit! Que l'élégie se mêle au drame! Si l'imagination est ravie, la lo- gique est oubliée. Insister sur le défaut d'harmonie de Geneviève, serait donc, nous le reconnaissons volontiers, montrer une sévérité déplacée. Si dans les voies que M. Karr a tentées, son audace a réussi, nous ne lui reprocherons pas d'avoir essayé à la fois trois routes différentes , nous applaudirons à ses heureux efforts, et nous oublierons la témérité qu'ils révèlent.

La donnée de Geneviève est touchante, et le développement de cette don- née compose la partie principale de l'ouvrage. Les deux autres parties de Geneviève pourraient être détachées du livre, sans que l'action en souffrît. Des scènes d'une gaieté franche, mais d'un goût fort peu sévère, sont des- tinées à nous retracer les mœurs de l'atelier. Des rêveries en prose rimée interrompent çà et le roman , et offrent avec les scènes d'atelier le plus singulier contraste. Il faut bien se garder de confondre entre elles la farce, la narration, l'élégie; il est nécessaire, dans une analyse de Geneviève, d'examiner ces trois parties séparément.

Nous n'avons pas l'intention de nous arrêter sur les tableaux comiques dialogues trop complaisamment par M. Karr. Nous ne contestons pas la vé- rité des portraits, l'habileté du peintre. L'art n'a rien à démêler avec ces folles esquisses. On peut regretter que M. Karr leur ait donné place dans son livre; mais ces badinages pris en eux-mêmes n'offrent pas prise à un blâme sérieux. Autant vaudrait peser les boutades d'un entretien folâtre dans la balance destinée à la satire ou à la comédie. Il serait à désirer seulement qu'une révision sévère enlevât de Geneviève ces croquis sans importance in- dignes d'y Ggurer.

Les essais de chansons et d'élégies en prose rimée, que M. Karr a semés dans son livre, ne sont pas une tentative heureuse. 3Ialgré toute la fraîcheur

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d'imagination qui distingue quelques-uns de ces petits morceaux, la critique ne saurait approuver la forme dans laquelle l'auteur de Geneviève traduit ses inspirations. Il fallait choisir entre la poésie et la prose, se soumettre aux en- traves de la versification ou s'en affranchir complètement. Le mélange du rhythme précis des vers et de la flottante harmonie de la prose , produit un contraste désagréable et bizarre. M. Rarr se justifie, sans doute, fort spiri- tuellement. « Laissez-moi, dit- il, laissez-moi un peu faire comme ces enfans des contes arabes qui jouaient au bouchon avec des palets de rubis et de to- pazes. » Cette charmante comparaison caractérise à merveille la manière insouciante de fauteur. Mais les rubis et les topazes sont-ils faits pour servir toujours de jouets au désœuvrement , au caprice ? Ne vient-il pas un temps le frivole mépris de ces trésors n'est plus excusable! ]N'est-il pas sage alors de tirer les diamans de la poussière pour les enchâsser dans une riche monture, d'imiter, en un mot, non plus l'enfant folâtre, mais l'habile et patient joaillier ?

Si l'on n'arrête pas son attention sur la forme bizarre de ces courtes chan- sons, plus d'une ravira le lecteur comme une véritable perle à laquelle il n'a manqué, en effet, que le travail du joaillier pour devenir un bijou précieux. Telle est celle qui commence par ces mots : Amis , connaissez-vous , au fond de mon jardin , etc.; telle aussi , mais en partie seulement, celle qui célèbre le retour du printemps: Autour du noir clocher , etc. La chanson intitulée : Au jardin, mérite aussi d'être citée; les dernières strophes, sur l'oranger, res- pirent une mélancolie pleine de charme. Enfin , à cette collection d'essais gracieux, on peut rattacher encore la boutade contre les hommes sérieux , une raillerie aimable est traduite dans un style si piquant.

Mais, après nous être occupé des parties bouffonnes et lyriques de Gene- viève, il est temps d'arriver au roman proprement dit. La donnée du livre, si l'on excepte le dénouement, se distingue par la vraisemblance et la simpli- cité. Plusieurs personnages ont été mis en scène par M. Karr , et on ne peut analyser l'action sans examiner, en même temps, les caractères qui la do- minent.

Mmc Lauter a senti naître en elle-même une passion coupable , sans cher- cher à l'étouffer. L'amour , qui se borne à un échange de sourires et de pensées, ne lui semble pas contraire aux devoirs du mariage. L'homme qu'elle aime occupe sans cesse son cœur; elle ne recule pas devant les rêve- ries ardentes , devant les entretiens passionnés. Elle se complaît à graver dans sa mémoire les tendres paroles de son amant; elle lui laisse deviner sans cesse la profondeur de son affection; mais elle ne livre que son ame,et cette pensée lui suffit pour qu'elle aime sans remords. M"ie Lauter n'est pourtant pas une femme dissimulée; elle est convaincue de son innocence; elle est co- quette, elle brave le danger d'un front téméraire; mais sa témérité n'est que de la candeur. Malheureusement, sa candeur la perd; son audace ne reste pas impunie. L'amour triomphe , et l'égarement de Mme Lauter est cruellement châtié. Abandonnée de son époux et de son amant , elle est forcée de deman- der asile à son parent , dans la maison duquel sa vie s'achève dans la retraite. Ses deux enfans, son fils et sa fille, sont l'unique joie de ses derniers jours, et dans sa tendresse imprudente, elle dépense, pour leur éducation, la for- tune qui devait leur être léguée après sa mort.

Geneviève et Léon sont élevés avec les enfans de M. Chaumier, le parent qui a reçu leur mère. La différence des caractères, loin d'être une source de discorde entre les enfans des deux familles, resserre les liens du groupe qu'a

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formé le hasard. Geneviève est douce et rêveuse; Rose est vive et enjouée; Léon rachète la faiblesse du caractère par une bonté capable des plus rares dévouemens; Albert, paresseux à émouvoir, est doué d'un esprit aimable, d'une riante imagination. Du fond de la campagne leur famille est retirée, Léon et Rose, Albert et Geneviève envisagent l'avenir avec une égale insou- ciance. La vie, cependant, qui s'ouvre si belle pour les enfans de M. Chau- mier, n'offre qu'une sombre perspective aux enfans de Mmc Lauter.

Au milieu des jeux qui les réunissent, des attachemens durables sont nés. Geneviève aime Albert d'un amour qui ne doit finir qu'avec sa vie. Chaque jour resserre entre Léon et Rose les liens d'une affection profonde. Albert seul n'éprouve pour Geneviève qu'une amitié frivole. Bientôt cependant , l'heureux groupe se disperse. Albert et Léon quittent la maison de M. Chau- mier pour habiter Paris ils vont commencer leurs études. La mort de Mmc Lauter suit de près ce départ. Le roman s'ouvre alors véritablement. Geneviève est forcée d'aller vivre à Paris avec son frère ; le talent de musi- cien que possède Léon lui procure des élèves et l'aide à gagner péniblement sa vie. La lutte de Léon et de Geneviève contre la misère, l'amour inébran- lable de Geneviève pour Albert qui l'oublie, les mille incidens qui contra- rient la passion de Léon pour Rose , ont fourni à M. Karr les élémens prin- cipaux de son livre. Le dénouement, amené par la misère du frère et de la sœur qui est arrivée à son dernier terme, contraste avec la vraisemblance de la donnée que nous venons de reproduire. Il serait mieux placé dans un conte que dans un roman. Nous ne saurions blâmer toutefois cette interven- tion de la fantaisie dans un tableau de la vie privée; elle produit un effet heu- reux , et la mesure que l'imagination devait respecter en se déployant ne nous semble point dépassée.

Dans la maison Léon a choisi son logement, demeure un Allemand que l'on nomme Anselme. Le goût de la musique a rapproché Léon de son voisin. Le soir, Anselme a coutume de venir boire et fumer dans la chambre de Léon. Il y passe de longues heures, plongé dans une rêverie silencieuse que bercent les accords du violon de son ami. Dans les momens les plus difficiles de sa vie, Léon retrouve auprès de lui son voisin mystérieux, qui lui serre la main avec bonté, l'encourage par d'affectueux conseils, le ramène à sa musique chérie; et au son d'un thème de Beethoven, les tristes pensées de Léon se dissipent; son cœur resserré se dilate. Anselme évite pourtant de laisser voir tout l'intérêt qu'il porte à Léon, à Geneviève; mais il veille sur eux avec la tendresse d'un père. Il les voit lutter contre la mauvaise fortune, et son regard attentif ne perd aucun de leurs efforts. Quand le noble dévoue- ment de Léon n'aboutit qu'à une détresse complète, le mystérieux ami se découvre; il ne se nomme pas Anselme : il est noble et riche, il est le chargé d'affaires d'un prince allemand, il se nomme Lauter, baron d'Arnberg, et Geneviève, Léon, sont ses enfans. Ceux-ci passent aussitôt de leur mansarde poudreuse dans un magnifique hôtel. Léon épouse Rose, mais le bonheur passé ne peut renaître pour Geneviève. Albert l'a oubliée , et les douleurs d'un amour méconnu ont hâté le terme de ses jours. Sa vie s'est passée à consoler ses amis, à adoucir pour eux les fatigues du chemin, et elle meurt en vue de la terre promise.

Une grande insouciance éclate dans la composition de Geneviève, et cette insouciance n'est pas toujours exempte d'affectation. Mais , malgré ce défaut, ce livre offre une lecture pleine d'intérêt. L'exposition est vive et piquante,

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le récit du séjour à Fontainebleau contient des parties gracieuses; la prome- nade de Geneviève et d'Albert au bois de Fontainebleau par un soir d'au- tomne , a inspiré à M. Karr quelques-unes des pages les plus fraîches qu'il ait écrites. Dans la partie dramatique du livre, M. Karr est moins heureux; c'est dans les descriptions, dans les parties calmes, que son talent se trouve à l'aise. Les scènes d'intérieur, qui abondent dans Geneviève , rappellent sou- vent, par leur vérité naïve, les descriptions des romanciers allemands de l'école d'Auguste Lafontaine. Il n'y a, on le pense bien, entre le talent spi- rituel de M. Karr et l'imagination de ces paisibles historiens des mœurs de la ferme ou du presbytère, aucune autre espèce d'analogie. Les paysages tracés dans Geneviève respirent un vif sentiment de la nature; les couleurs du ciel et des feuillages, les parfums des bois et de la plaine, les harmonies de l'automne ou du printemps, tout revit dans une esquisse rapide, un peu confusément, il est vrai, mais de manière à produire une vive impression de fraîcheur ou de mélancolie. Bien des pages étudiées ne valent pas ces jolies ébauches qu'une main légère a tracées comme en se jouant.

En résumé, si l'on retranche de Geneviève quelques parties diffuses, si l'on en supprime surtout les intermèdes comiques , il reste un aimable et spirituel récit. Mais l'insouciance qui éclate dans la composition de ce livre mérite un blâme sévère. Depuis Sous les Tilleuls jusqu'à Geneviève, il n'est pas un ou- vrage où 1M. Karr ait paru prendre l'art au sérieux. Il s'est plu à faire con- traster les tableaux gracieux et les scènes bouffonnes; la folle gaieté de la salle d'armes et de l'atelier est intervenue dans chacun de ses livres comme un élément poétique. Il s'est livré sans réserve à l'allure capricieuse de son esprit ; et l'harmonie de ses œuvres a été sacrifiée à ces écarts d'une verve folâtre. Le contraste de la bouffonnerie et de la grâce a pu plaire dans sa nouveauté ; mais donner ce contraste pour base à une suite nombreuse de romans, c'est faire trop bon marché d'une heureuse vocation d'écrivain. Parmi les romanciers actuels, M. Karr n'est malheureusement pas le seul à qui ce reproche convienne. Notre littérature flotte entre deux excès; l'insou- ciance et l'orgueil se la disputent. Les uns, pour qui la nature s'est montrée avare, ne peuvent trouver de temple assez vaste, d'assez profond sanctuaire, pour abriter leur débile génie; les plus hautes cimes ne suffisent pas à leur enthousiasme impuissant. Les autres ont reçu du ciel quelque grâce, quelque fraîcheur, et ils dispersent leurs richesses comme si elles devaient renaître sans cesse dans leurs mains fécondes; ils jettent au vent, comme une vile paille, les divins trésors du sentiment et de la rêverie. Il vaut mieux, sans doute, être classé parmi les prodigues que parmi les orgueilleux; mais nous n'en conseillons pas moins à M. Karr de s'efforcer, dans une œuvre prochaine , de concilier les écarts de sa verve avec les devoirs du romancier. L'insouciance est une qualité charmante; qui songe à le nier? Mais l'insou- ciance affectée qui a dicté quelques pages de Geneviève, qui est commune à M. Karr avec beaucoup d'autres écrivains de notre époque, n'obtiendra ja- mais que des éloges frivoles. Loin d'annoncer la santé, la jeunesse du talent, c'est une maladie qui en use rapidement les forces , et contre laquelle on ne saurait employer de trop prompts remèdes.

1). M. F. BONNAIRE.

PSYCHOLOGIE DU REVE.

SECONDE PARTIE.

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L'avenir n'existe pas : comment donc est-il possible de le connaî- tre, de le prévoir, même en songe? Tel est l'argument de tout le monde, l'objection banale , mais spécieuse , de la foule. Rappelons d'abord que le pressentiment, ce vestibule en quelque sorte de la prévision , est un phénomène tellement vulgaire , tellement immé- morial, qu'il a pris depuis long-temps sa place à côté du rêve lui- même , dont il se montre parfois ou la cause , ou l'effet, ou l'acces- soire. Les anciens, et nous parlons ici des hommes de science, étaient convaincus que l'ame percevait durant le sommeil , et par le moyen des rêves , le sentiment des choses futures. Lisez Pline , Cicéron , Xénophon , Aristote, vous verrez ces magnifiques intelli- gences se débattre au milieu des faits ou s'abstenir religieusement. Les crises sociales de la civilisation et les mouvemens politiques de l'histoire se lient tous plus ou moins à la psychologie du rêve. Tantôt c'est une apparition des figures se montrent et des voix se font entendre; tantôt c'est un songe les évènemens se retracent. Quel que soit le mode révélateur, la Pythie du sommeil domine les peuples. La Bible, le Nouveau-Testament, les évangélistes , les pères de l'Église , invoquent tour à tour son culte. Alexandre à Tyr, Nabuchodonosor en Chaldée , Joseph en Egypte , Moïse , Pharaon , Daniel, Abraham, tous les prophètes, tous les conquérans, tous les législateurs, y puisent leurs oracles, leurs doctrines et leurs

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conquêtes, sous forme d'une prédiction nocturne. Il y a des songes pour Mahomet, pour Xerxès, pour Mithridate, pour Cambyse, pour Clovis, pour Henri IV, pour Balthazar, pour Louis XIV, pour Napoléon. Faut-il rappeler des illustrations classiques en ce genre : les terreurs de Calpurnie , les histoires de saint Augustin , cet homme qui vint trouver Brutus dans sa tente , et ce fantôme qui se dressa devant César au Bubicon? On a même fait de la méde- cine avec les songes : Origène , Hippocrate et Jamblique , traitent les maladies préventivement , au moyen du rêve. Quelle majestueuse fi- gure dans le poème de Y Iliade, que le rôle de Cassandre! ne dirait- on pas qu'Homère, profond philosophe autant que divin rhapsode, voulut personnifier la prescience de l'ame humaine comme auréole suprême de son épopée? Raphaël, le plus grand des peintres, a pu décrire , au moyen des couleurs terrestres, le phénomène de la trans- figuration; mais trouver un Descartes, un Pascal, un Newton, pour sonder l'abîme de cette prophétie vivante , pour analyser les lois de ce phénomène naturel? Il me semble que le spectre de Banco et l'ombre d'Hamlet, galvanisés par Shaskspeare , ont tressailli der- rière moi.

II ne faut pas d'ailleurs confondre les pressentimens ou prévisions avec les pronostics ou présages. Les pressentimens résultent d'un mouvement intérieur opéré en nous par une faculté dont nous som- mes doués, sans pouvoir en expliquer la cause. Les pronostics sont une coïncidence supposée entre des évènemens actuels et des évè- nemens éloignés. Les pronostics sont des préjugés puérils, dont la plupart ont leur source dans la fausse application d'une croyance re- ligieuse. Il est de toute évidence qu'il n'y a nul rapport entre tel nombre , tel jour de la semaine et les succès de telle ou telle entre- prise. C'est sur la valeur des présages que se fondait Yoncirocritie, ou faculté de lire dans les rêves, spéculation frivole qui compromet- tait la source divine du pressentiment , dont Avicenne et le grand Hippocrate lui-même se sont préoccupés comme d'une vérité sainte, Artémidorc comme d'une science positive, et Cardan, Belot, Apo- mazar, comme d'une révolution diabolique. C'est encore sur l'inter- prétation des pronostics que reposait l'art de la divination si célèbre chez les anciens, et cela suffit pour démontrer la fausseté de cet art, dont les hommes éclairés ne furent jamais dupes. Cette dis- tinction entre le pressentiment et le pronostic, est nécessaire, comme on le voit, pour n'être pas moins à l'abri des charlatans qu'en garde contre les sceptiques. Reste pour l'incrédulité un der-

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nier cheval de bataille, c'est le cas le pressentiment se complique d'un fantôme et d'un songe avec une reproduction si parfaite de toutes les circonstances de la vie réelle , que le dormeur croit être positivement transporté dans l'avenir. Ce que nous avons dit plus haut nous dispense d'une profession de foi à l'égard du songe et du fantôme. Quelques faits peu connus suffiront au tableau de cette catégorie du pressentiment.

« Le marquis de Rambouillet (1) , frère aîné de Mme la duchesse de Montausier, et le marquis de Précy, aîné de la maison de i\Tantouil- let, tous deux jeunes hommes de vingt-cinq à trente ans, étaient intimes amis, et allaient à la guerre comme y vont en France toutes les personnes de qualité. Comme ils s'entretenaient un jour ensemble des affaires de l'autre monde , après plusieurs discours qui témoi- gnaient qu'ils n'étaient pas trop persuadés de tout ce qui s'en dit, ils se promirent l'un à l'autre que le premier qui mourrait en vien- drait apporter des nouvelles à son compagnon. Au bout de trois mois, le marquis de Rambouillet partit pour les Flandres , était la guerre, et de Précy, arrêté par une grosse fièvre, demeura à Paris. Six semaines après, de Précy, convalescent, entendit, sur les cinq heures du matin, tirer les rideaux de son lit, et, se tournant pour voir qui c'était, il aperçut le marquis de Rambouillet en buffle et botté. Il sortit de son lit, et voulut sauter à son cou, pour lui té- moigner la joie qu'il avait de son retour; mais Rambouillet, recu- lant de quelques pas en arrière , lui dit que ces caresses n'étaient plus de saison ; qu'il ne venait que pour s'acquitter de la parole qu'il lui avait donnée ; qu'il avait été tué la veille dans la tranchée ; que tout ce que l'on disait de l'autre monde était très certain ; qu'il de- vait songer à vivre d'une autre manière , et qu'il n'avait point de temps à perdre , parce qu'il serait tué dans la première occasion il se trouverait.

« On ne peut exprimer la surprise fut le marquis de Précy à ce discours; ne pouvant croire ce qu'il entendait , il fit de nouveaux efforts pour embrasser son ami, qu'il croyait le vouloir abuser; mais il n'embrassa que du vent, et Rambouillet , voyant qu'il était incré- dule , lui montra l'endroit il avait reçu le coup , qui était dans les reins, d'où le sang paraissait encore couler.

«Après cela, le fantôme disparut, et laissa de Précy dans une frayeur plus aisée à comprendre qu'à décrire. Il appela en même

(1) Mémoires de Roche for t. —Causes célèbres, tom. XI.

11.

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temps son valet de chambre et réveilla toute la maison par ses cris. Plusieurs personnes accoururent, il conta ce qu'il venait de voir; tout le monde attribua cette vision à l'ardeur de la fièvre qui pouvait altérer son imagination. On le pria de se recoucher, lui remontrant qu'il fallait qu'il eût rêvé ce qu'il disait. Le marquis , au désespoir de voir qu'on le prenait pour un visionnaire , raconta toutes les cir- constances que je viens de dire ; mais il eut beau protester qu'il avait vu et entendu son ami en veillant, on demeura toujours dans la même pensée, jusqu'à l'arrivée de la poste de Flandre, par laquelle on apprit la mort du marquis de Rambouillet.

« Il n'en fallut pas davantage pour jeter l'émoi dans Paris, mais le temps seul pouvait justifier pleinement la prédiction. Cela dépendait de ce qui surviendrait au marquis de Précy , lequel était menacé de périr à la première occasion. Les guerres civiles s'allumèrent bientôt ; ce jeune homme voulut aller au combat de la Porte-Saint-Antoine , quoique son père et sa mère , qui craignaient la prophétie , fissent tout au monde pour l'en dissuader. Or, il y fut tué au grand regret de sa famille...»

Le marquis de Précy veillait : c'est évident. Les phénomènes de la Seconde Vue prouvent que, dans la veille même, le pressentiment se traduit parfois au moyen du songe. Mais alors, pour que des sen- sations, d'autant plus délicates que les objets qui les produisent sont plus éloignés , deviennent perceptibles pour nous , il faut qu'elles agissent seules, et que tout accès au tumulte des sensations ordi- naires soit fermé. Il faut qu'il y ait pour ainsi dire entre les impres- sions subies et notre ame , une sorte de filtre s'arrête au passage tout ce qui est grossier, et au travers duquel ne pénètrent que les émanations les plus fugitives et les plus pures. Voilà pourquoi c'est uniquement dans le silence de notre organisation que l'ame discerne ces rayons innombrables , ces fils mobiles et déliés par lesquels le présent se renoue en même temps à l'avenir qui se développe, et au passé qui s'enfuit. Ce silence est plus communément le sommeil; mais les divers assoupissemens dont l'homme est passible ne répu- gnent pas à l'exercice du phénomène. Nous en avons décrit un exem- ple à propos du songe traité comme voyage de l'ame. Du reste , le xviie siècle est riche encore d'une aventure qui vaut bien le rêve du marquis de Précy.

« On raconte (1) qu'un homme, qui ne savait pas le grec, vint voir

(1) Mcnagiana.

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M. de Saumaise le père, qui était conseiller au parlement de Dijon . et lui montra ces mots , qu'il avait entendus la nuit en dormant , et qu'il avait écrits en français dès son réveil :

a.-'.b: ! cj/. oocppaivu nv ffev ayjy/.xv ?

« M. de Saumaise lui répondit que cela voulait dire : Va-t'en ! ne sens-tu pas la mort? Le conseiller se hâta de déménager. A peine avait-il quitté sa maison qu'elle s'écroula. »

Le pressentiment constitue le plus abondant et le plus curieux de tous les faits qui découlent du somnambulisme. On peut en vérifier l'importance dans les ouvrages de M. Deleuze, dans la Physiologie du système nerveux , de Georget; dans le livre du docteur Bertrand, sur l'extase; enfin dans les œuvres médicales ou philosophiques de Delpit, Cabanis, Yirey, Petetin, Bordeu, Hecquet , etc., etc. Rien de plus commun , d'ailleurs, que les pressentimens suscités par le rêve sur le développement futur des maladies. Un homme, ditGs- lien, songe que sa cuisse est devenue de pierre; quelques jours après, cette cuisse est frappée de paralysie. Selon Pline, Cornélius Ruffinus, rêvant qu'il avait perdu la vue, se réveille aveuglé par une amaurose subite. Conrad Gesner songe qu'il est mordu au sein par un serpent; il lui vient effectivement sous l'aisselle un anthrax pestilentiel qui le fait périr en cinq jours. De semblables par- ticularités, bien que fort intéressantes, sont trop évidemment le simple résultat de la vie purement organique pour mériter une place dans la psychologie du rêve. Il n'en est pas de même de l'anecdote suivante.

Lorsque le maréchal de Lowendahl , à la tête de l'armée française, pénétra de vive force, le 1G septembre 1747, dans Berg-op-Zoom , après un siège mémorable , cette citadelle hollandaise fut impitoya- blement saccagée. Ce qui succomba de plus regrettable pour les théosophes , dans cette matinée sanglante , ce n'est pas les cinq mille soldats que les vainqueurs égorgèrent dans les fortifications de Co- horny, c'est uniquement un tombeau modeste, isolé dans un coin du rempart, et sur lequel on voyait, en bronze, la représentation assez grossière d'un miroir, avec une tète de mort sculptée en pierre, au milieu même du métal qui figurait la glace. Le tombeau renfer- mait les débris de lord Bruce, gentilhomme anglais d'une grande dis- tinction , qui avait servi dans l'armée hollandaise , sous le général Stuart , et qui avait péri à Berg-op-Zoom , quelques années aupara- vant, victime d'un duel. La veille du combat, il s'était endormi dans

œ,*.

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un lit dont une glace ornait l'alcôve. Il se réveilla durant la nuit, et aperçut dans ce miroir une tète de mort. En sortant, le matin , pour se rendre au lieu convenu, il fit part de cette circonstance étrange à ses témoins. On fut surpris d'une pareille faiblesse dans un homme de cœur ; mais un moment après on se pressait autour de son cadavre. Le rêve de lord Bruce frappa tellement ses amis qu'on voulut en éter- niser le souvenir dans le bas-relief de son caveau (1).

Cette aventure est un trait de seconde rue; mais, comme pressen- timent nocturne, elle participe également du songe. Il ne faut pas trop rire du miroir qui réfléchit un événement futur; cela peut s'ex- pliquer par les projections magnétiques , et, d'ailleurs, si la pres- cience est démontrée , il n'y a pas plus de mystère à lire dans une glace comme lord Bruce , qu'à voir sous l'horizon comme un vorjant d'Ecosse : toute la difficulté consiste à reconnaître que nous possé- dons un moyen inexplicable de former dans notre esprit la suite des images et le tableau des faits , qui auront lieu dans l'avenir , par une opération supérieure de l'aine. 11 sera peut-être ultérieurement prouvé , quand les sciences psychologiques auront plus de certitude , que ce phénomène s'exécute par un déplacement accidentel , par une sortie de la portion éthérée de notre intelligence, par une ex- ploration de notre vie spiritualisée dans le monde présomptif elle s'inquiète d'un logement, et vers lequel sa nature aériforme est insen- siblement attirée. Celte découverte serait la conséquence des théories diverses que nous venons de reproduire à propos des séparations fantasques et momentanées de l'ame et du corps. Lord Bruce aperçut un crâne décharné , parce que c'est ordinairement l'aspect que prend sous la tombe une tête rongée par les principes dissolvans qui fonctionnent dans la matière inanimée. Des transitions parfaites , habiles , délicates se placent , comme ménagées par une intention divine , entre toutes les crises de la nature : quoi de plus simple qu'une affinité préparatoire soulève à demi, pour l'homme, la dalle de son caveau funèbre? Bappelez-vous la sollicitude des animaux sauvages pour les destinées de leur cadavre, sollicitude instinctive qui démontre à quel point la mort se pressent dans la vie ! Au fond des bois comme à la surface des plaines, vous ne trouverez jamais les débris d'un animal expiré de sa mort naturelle. 11 semble que chacun d'eux répugne , dans les heures de l'agonie , à rendre le dernier soupir en présence de l'homme ou sous le ciel. N'est-ce pas une

(1) Theophilus Insulanus , Trealise on the second siijht.

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manifestation curieuse du sentiment de la prescience , au moment les organes, passagèrement réunis, se séparent pour se réunir encore sous la volonté d'un lien nouveau? L'apparence même fausse ou pré- maturée d'une rupture est capable de relâcher leurs attaches con- stamment à l'état de lutte dans le nœud qu'elles résistent à former (1) .

On lit dans les notes du Giaour : Lors de mon troisième pèle- rinage au cap Colonna, en 1811, comme nous passions dans un dé- filé entre Keratia et Colonna, j'observai que Dcrvich-Taliiri s'écar- tait du sentier et appuyait sa tète sur sa main , comme un homme qui a de l'inquiétude. J'allai à lui :

« Qu'avez-vous? lui demandai-je.

Nous sommes en danger, répondit-il.

Quel danger? repris-je; nous ne sommes pas ici en Albanie, ni dans les défilés d'Ephèse , de Messalunghi ou de Lépante; tous nos gens sont armés, et les Choriatcs n'ont pas le courage de se faire voleurs.

Oui, Affendi; mais cependant le sifflement des balles retentit dans mon oreille.

Vous plaisantez? on n'a pas tiré un seul coup de tophaïque ce matin.

Je ne laisse pas que de l'entendre... encore... tout comme je vous entends parler; mais nous aurions beau faire, c'est écrit là-haut; il faut que cela soit ! »

Je laisse mon derrick à l'oreille si fine , et m'approchai de Basilius, son compatriote, mais qui était chrétien. Je m'aperçus que celui-ci n'était pas prophète; il semblait écouter en tremblant les prédictions de son compagnon. Nous arrivâmes à Colonna, nous restâmes quelques heures; et en retournant tranquillement, nous n'épar- gnâmes aucune plaisanterie dans toutes les langues au prétendu pro- phète. Nous mîmes à contribution le romaïque, l'albanien, le turc, l'italien, l'anglais, pour désespérer, par nos quolibets, le pauvre musulman. A notre retour à Athènes, nous apprîmes de Leone (pri- sonnier qui obtint sa liberté quelques jours après) que les Maïnottes avaient été sur le point de nous attaquer. Pour m'en assurer, je ques- tionnai Leone, qui me décrivit si exactement les habits, les armes, les chapeaux de notre bande , qu'on ne pouvait plus douter qu'il ne se fût trouvé avec les Maïnottes dans l'embuscade ils nous atten- daient. Dervich fut proclamé prophète. »

(1) Bichat. La vie est un ensemble de fonctions qui résistent à la mort.

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un lit dont une glace ornait l'alcôve. Il se réveilla durant la nuit, et aperçut dans ce miroir une tète de mort. En sortant , le matin , pour se rendre au lieu convenu, il fit part de cette circonstance étrange à ses témoins. On fut surpris d'une pareille faiblesse dans un homme de cœur ; mais un moment après on se pressait autour de son cadavre. Le rêve de lord Bruce frappa tellement ses amis qu'on voulut en éter- niser le souvenir dans le bas-relief de son caveau (1).

Cette aventure est un trait de seconde vue; mais, comme pressen- timent nocturne, elle participe également du songe. Il ne faut pas trop rire du miroir qui réfléchit un événement futur; cela peut s'ex- pliquer par les projections magnétiques , et, d'ailleurs, si la pres- cience est démontrée, il n'y a pas plus de mystère à lire dans une glace comme lord Bruce , qu'à voir sous l'horizon comme un voyant d'Ecosse : toute la difficulté consiste à reconnaître que nous possé- dons un moyen inexplicable de former dans notre esprit la suite des images et le tableau des faits , qui auront lieu dans l'avenir , par une opération supérieure de l'ame. 11 sera peut-être ultérieurement prouvé, quand les sciences psychologiques auront plus de certitude , que ce phénomène s'exécute par un déplacement accidentel , par une sortie de la portion éthérée de notre intelligence, par une ex- ploration de notre vie spiritualisée dans le monde présomptif elle s'inquiète d'un logement, et vers lequel sa nature aériforme est insen- siblement attirée. Cette découverte serait la conséquence des théories diverses que nous venons de reproduire à propos des séparations fantasques et momentanées de l'ame et du corps. Lord Bruce aperçut un crâne décharné , parce que c'est ordinairement l'aspect que prend sous la tombe une tète rongée par les principes dissolvans qui fonctionnent dans la matière inanimée. Des transitions parfaites , habiles , délicates se placent , comme ménagées par une intention divine , entre toutes les crises de la nature : quoi de plus simple qu'une affinité préparatoire soulève à demi, pour l'homme, la dalle de son caveau funèbre? Bappelez-vous la sollicitude des animaux sauvages pour les destinées de leur cadavre, sollicitude instinctive qui démontre à quel point la mort se pressent dans la vie ! Au fond des bois comme à la surface des plaines , vous ne trouverez jamais les débris d'un animal expiré de sa mort naturelle. 11 semble que chacun d'eux répugne , dans les heures de l'agonie , à rendre le dernier soupir en présence de l'homme ou sous le ciel. N'est-ce pas une

(4) Theophilus Insulanus , Treulise on the second S'ujht.

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manifestation curieuse du sentiment de la prescience, au moment les organes, passagèrement réunis, se séparent pour se réunir encore sous la volonté d'un lien nouveau? L'apparence même fausse ou pré- maturée d'une rupture est capable de relâcher leurs attaches con- stamment à l'état de lutte dans le nœud qu'elles résistent à former (1) .

On lit dans les notes du (Jiaour : Lors de mon troisième pèle- rinage au cap Colonna, en 1811, comme nous passions dans un dé- filé entre Keratia et Colonna, j'observai que Dcrvich-Tahiri s'écar- tait du sentier et appuyait sa tète sur sa main , comme un homme qui a de l'inquiétude. J'allai à lui :

« Qu'avez-vous? lui demandai-je.

Nous sommes en danger, répondit-il.

Quel danger? repris-je; nous ne sommes pas ici en Albanie, ni dans les défilés d'Éphèse , de Messalunghi ou de Lépante; tous nos gens sont armés , et les Choriates n'ont pas le courage de se faire voleurs.

Oui, Affendi; mais cependant le sifflement des balles retentit dans mon oreille.

Vous plaisantez? on n'a pas tiré un seul coup de tophaïque ce matin.

Je ne laisse pas que de l'entendre... encore... tout comme je vous entends parler; mais nous aurions beau faire, c'est écrit là-haut; il faut que cela soit ! »

Je laisse mon dervich à l'oreille si fine , et m'approchai de Basilius, son compatriote, mais qui était chrétien. Je m'aperçus que celui-ci n'était pas prophète; il semblait écouter en tremblant les prédictions de son compagnon. Nous arrivâmes à Colonna , nous restâmes quelques heures; et en retournant tranquillement, nous n'épar- gnâmes aucune plaisanterie dans toutes les langues au prétendu pro- phète. Nous mîmes à contribution le romaïque, l'albanien, le turc, l'italien, l'anglais, pour désespérer, par nos quolibets, le pauvre musulman. A notre retour à Athènes, nous apprîmes de Leone (pri- sonnier qui obtint sa liberté quelques jours après) que les Maïnottes avaient été sur le point de nous attaquer. Pour m'en assurer, je ques- tionnai Leone, qui me décrivit si exactement les habits, les armes-, les chapeaux de notre bande , qu'on ne pouvait plus douter qu'il ne se fût trouvé avec les Maïnottes dans l'embuscade ils nous atten- daient. Dervich fut proclamé prophète. »

(1) Bicbat. La vie est un ensemble de fonctions qui résistent à la mort.

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Byron était superstitieux comme tous les hommes d'une belle intelligence , mais il se moquait franchement de la seconde vue. C'est à son incrédulité même qu'on est redevable de la foi dont ce récit paraît digne; le poète n'eût pas noté une circonstance qu'il jugeait frivole, si les détails n'avaient été frappans. Ces idées reli- gieuses du pressentiment sont très répandues parmi les peuples du Levant. Les orientaux nomment fagia certains esprits qui donnent la mort aux hommes. Un jour, le sultan Moctadi Bemvilla , au sortir de table, dit à une de ses femmes : Qui sont ces gens qui sont entres ici sans permission ? La femme regarda et ne vit personne. Mais, reportant les yeux sur Moctadi, elle s'aperçut qu'il palissait, et en même temps il expira (1).

Donc, avant la mort, soit par un effluve vital , soit par tout autre phénomène qui nous échappe, il n'est pas impossible de supputer les évènemens de cette catastrophe providentielle. Or, de même que l'ame , toujours logée dans le corps vivant , filtre , en quelque sorte , à travers l'enveloppe charnelle pour se joindre au cortège des créa- tures transmondaines qui lui tendent leurs bras fluides et lui envoient des sourires de leur séjour invisible : de même aussi , quand cette évaporation est terminée , ou après la mort, l'ame retient long-temps encore, par suite du travail prolongé du crible, quelques parcelles grossières de sa demeure terrestre, à l'instar de la fumée d'un mor- ceau de bois qui se débarrasse successivement, dans la cheminée , de la cendre, de la matière phosphorique, d'une portion de phlegme ou d'eau , de la suie , et finit par n'être plus qu'un gaz subtil , débou- chant par l'ouverture du toit pour se confondre avec l'atmosphère. L'ame conserve cette traînée opaque, cette queue matérielle, tant qu'elle n'a pas dépouillé , par la vertu épuratoire de son nouveau séjour et par le contact des substances éthérées, tous les souvenirs de l'enveloppe primitive. Voilà pourquoi dans les apparitions, ordi- nairement plus fréquentes quand le cercueil est à peine fermé, les esprits de nos païens et de nos amis trouvent encore moyen de frap- per nos regards; mais à mesure qu'on s'éloigne de la date des funé- railles, l'ame perd, en s'épurant, ce qui lui restait de forme visible, de caractère saisissablc. Et comme la vibration des tluides atmosphé- riques ébranle ces apparences légères et détruit leur vapeur frémis- sante, c'est durant la nuit, au crépuscule du soir ou à l'aube du matin, quand l'air se tait et quand la lumière se voile, quand les

(I) M. D'IIerbelot , liibliolhèque orientale.

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bruits humains cessent autour de nos demeures, quand les agitations mondaines se calment dans nos intelligences et dans nos cœurs, quand il n'y a plus sous le ciel que le repos, c'est à ces heures-là que les spectres ont la possibilité physique de se former avec un peu de con- sistance matérielle, à ces heures-là qu'ils glissent vers les objets qui les attirent ou vers les créatures qu'ils aiment , à ces heures-là sur- tout qu'ils profitent du sommeil et du rêve pour mieux exercer sur nos organes le magnétisme de leur présence.

«J'ai, dans mes rêves, plusieurs fois conversé sciemment avec des personnes mortes. J'avais connu M. N...M ancien oratorien ; il se noya , et son corps fut retrouvé dans la Marne. Quelque temps après je le vis, pendant mon sommeil, et lui demandai s'il s'était suicidé. Oui, me répondit-il, j'étais vieux; ma vie était devenue un pé- nible fardeau, je m'en suis débarrassé. Je m'efforçai de le retenir pour lui faire d'autres questions, car je sentais qu'il voulait m'échap- per ; mais il s'enveloppa dans un nuage et disparut. En 1832 , le cho- léra enleva un de mes amis; peu après il m'apparut en songe et vint pour m'embrasser. Je lui serrai la main en lui demandant comment il se trouvait dans l'autre monde. Il ne répondit rien, et disparut

dans un nuage comme M. N J'avais été lié avec une demoiselle

morte depuis longues années ; je la voyais souvent dans mon sommeil, et quelquefois avec des circonstances fatigantes. Une nuit, entre au- tres , je la reconnus au milieu des étreintes d'un cadavre qui me pres- sait dans ses bras. Vous êtes une méchante, lui dis-je; vous savez que je dors, et vous profitez de mon sommeil pour me tourmenter. Elle disparut de suite, et je ne l'ai pas revue (1). »

Il nous serait facile, en compulsant des volumes, des mémoires et des chroniques , en faisant un appel à toutes les rhapsodies et à toutes les légendes, en moissonnant ce qui se répète chaque jour dans les salons , de former sur les songes un recueil à'ana qui tiendrait sa place entre Bclot et Apomazar. On trouve en effet, dans le monde, peu de personnes, et des meilleurs esprits, qui n'aient, à leur con- naissance , un rêve ou quelque vision assez étrange pour soulever des doutes. Mais on a pu voir, dans le courant de notre analyse , que , si nous exploitions de temps en temps les documens à l'appui, c'était dans l'unique but de motiver successivement chaque système parti- culier, chaque observation distincte propre à la matière qui nous oc- cupe. Parvenus maintenant au nœud le plus délicat de ce fil singu-

[l] Chardel, Essai de Psychologie , 1838.

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lièrement embrouillé, nous ne saurions mieux faire que de puiser aux sources de notre expérience personnelle, en sollicitant pour nos preuves la crédulité honorable qu'on accorde , en des choses moins graves, à tout écrivain un peu chercheur. Assurément, le rêve de Al. Chardel est extraordinaire. D'autres songes, passés dans le do- maine de l'histoire, ou connus de nos lecteurs , ne le sont pas moins. Toutefois, il n'y en a guère qui vaillent ce que je vais raconter.

En 182C, un jeune homme de la Nouvelle-Orléans fut tué dans un duel dont les circonstances devaient être bien dramatiques, puis- qu'elles émurent au suprême degré cette partie des États-Unis de

pareilles aventures sont si fréquentes. M. Théodore P , ce jeune

homme, avait dix-sept ans; il était dans l'usage, avant sa mort, de venir presque tous les jours passer de longues heures dans la maison d'une dame qui était l'amie intime de sa mère. La dame, une de mes parentes , femme très spirituelle , très gaie , fort incrédule et nulle- ment dévote, fut invitée par la mère de M. P , le lendemain de la

catastrophe, à joindre ses prières à celles que la famille du mort fai- sait dire quotidiennement à l'église pour le repos de son ame; on sait que les femmes créoles ont cette habitude. Ma parente y con- sentit, pour témoigner à la mère de M. P la part qu'elle prenait à

sa douleur; et bien que, dans son opinion , une semblable cérémonie fût inutile , elle pria sérieusement , avec ferveur, comme prie toute personne dont une mort imprévue a brisé les affections.

Dans les colonies, on a coutume d'envelopper les lits, toujours très grands, avec une tenture en gaze Marli claire, qui remplace les rideaux , qui a pour but de garantir des insectes la figure du dormeur, et que, d'après ce but, on nomme moustiquaire. Deux jours s'étaient

écoulés depuis la mort de M. P , lorsque la dame dont je parle,

comme le soir était venu , se mit sur son séant, dans son lit et sous la moustiquaire , pour bercer un enfant qu'elle nourrissait. Il est à remarquer qu'elle était loin de dormir. La plus profonde tranquillité régnait dans la chambre et dans la maison ; une lampe brûlait sur la cheminée, et, au moyen de sa clarté, à travers la gaze de la mousti- quaire, on voyait distinctement tous les objets qui se trouvaient dans l'appartement.

La dame, en ce moment, ne pensait en aucune manière au jeune

p Immobile dans son lit, elle regardait fixement au hasard dans

la chambre; elle était dans l'attitude d'une personne qui cherche à garantir du moindre bruit, du moindre mouvement, le sommeil de l'enfant bercé; elle attendait avec impatience que cet enfant fût en-

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dormi pour se coucher à son tour. Ce fut alors que lentement , au milieu de la chambre et en dehors de la moustiquaire, ce fut alors qu'une tête d'homme pâle et triste se forma sous les yeux de cette dame, avec la consistance progressive d'une vapeur qui s'épaissit. Bientôt les traits se dessinèrent , la physionomie se prononça , et la

dame put enfin parfaitement reconnaître la figure du jeune P

Nous avons dit que c'était une femme d'esprit et de sang-froid. Comme elle est loin de croire aux revenans , sa raison conserva pré- cisément toute la lucidité nécessaire pour suivre les développemens de ce phénomène inoui. Sans quitter du regard la figure apparue, elle déposa doucement son enfant sur le lit , se traîna sur les genoux au bord de la moustiquaire , et observa paisiblement, au travers de la gaze, le fantôme qui ne remuait pas encore. Elle remarqua , sans se troubler le moins du monde, que la tête seule du mort lui apparais- sait réellement, et que le reste du corps n'était qu'un nuage léger, grisâtre , absolument semblable à l'ombre qu'une fumée inattendue aurait produite en s'interposant tout d'un coup entre la lampe et les parois de la chambre.

Quand l'ombre , le nuage ou le spectre , comme il vous plaira de l'appeler, eut en quelque sorte bien arrêté ses contours, il coula du milieu de la chambre vers le lit , par un mouvement d'une lenteur inexprimable, et, en tenant ses yeux braqués sur les yeux de la dame, il s'approcha de la moustiquaire et en fit le tour à moitié, sui- vant les bords du lit , avec une vérité si parfaite, me disait le témoin de cette scène, que je distinguais l'ombre de l'ombre, qui traversait la moustiquaire et se réfléchissait sur mes draps. Le jeune P... était ainsi parvenu au pied du lit, lorsque son amie, ne résistant pas à sa curiosité , étendit les bras en s'écriant avec une surprise aimable : Mais, Théodore/... donnez-moi donc la main? A ces paroles, qui furent suivies d'un mouvement involontaire par lequel le silence de la chambre et le repos de la gaze demeurèrent légèrement ébranlées , le spectre recula du lit vers le mur. Ma parente, qui s'était plusieurs fois frotté les yeux, s'aperçut que la tête de l'ombre se déformait peu à peu , le nuage se dissipa , la figure elle-même s'embrouilla , les traits disparurent , et tout fut achevé. Il n'y avait plus rien; cette vision avait duré cinq minutes.

La dame se leva sur-le-champ , reconnut qu'il était impossible que la scène eut pour cause une disposition fortuite des meubles ou des hardes qui se trouvaient dans la chambre , et s'assura que personne de la maison n'était survenu , puisqu'on avait fermé les portes de l'appartement.

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Je le répète : la femme qui fut témoin de ce retour au monde est dans toutes les conditions requises pour la vérification de sembla- bles épreuves. Elle m'a fait part de cette singulière circonstance d'un ton et avec des détails qui ne permettent pas de supposer qu'elle a été dupe d'une illusion. Pour moi, il est hors de doute que l'ame du jeune P... encore imprégnée des substances matérielles de sa vie ré- cente , attirée d'ailleurs sympathiquement par le charme d'un séjour habituel et les liens odorans d'une demeure connue, et aussi magné- tiquement ramenée vers la dame par la fantaisie de sa prière, d'au- tant plus engageante qu'elle était plus rare, s'est détachée d'une manière visible sur le fond aérien qui nous entoure et qui , probable- ment, compose un monde insaisissable, une population diaphane dont nos formes consistantes et nos figures opaques sont inondées. Une mort imprévue, brusquée dans sa première jeunesse , n'avait pas permis que les attaches du corps et de l'ame fussent insensiblement dénouées, comme il arrive pour les morts naturelles, ordinairement pressenties, et, par conséquent les émanations vitales, adhérentes, entières, n'avaient pas eu le temps de se dissoudre et penchaient à se rapprocher par leurs atomes trop brutalement désunis. Toute l'ap- parition , ou à peu près , se concentra dans la reproduction du visage, car, le cerveau étant le siège de l'existence terrestre, les substances plus nobles qui se joignent aux rayonnemens de notre ame pour exprimer la physionomie humaine, doivent suivre en plus grande partie les conditions nouvelles nous entrons à la dernière heure. C'est ainsi qu'un météore , une comète , violemment emportés dans l'espace par la révolution d'une courbe périodique, ou par une chute au travers de l'atmosphère, et perdant peu à peu dans sa course les feux ondoyans de sa chevelure , laisse d'abord échapper les plus gros- siers, les moins inhérens à sa nature, et conserve pour son auréole, pour son anneau, une splendeur essentielle et des lumières célestes.

La vapeur se perdaient les extrémités de la figure surnaturelle du jeune P... , le nuage dont les visions de M. Chardel étaient pour ainsi dire encadrées , la croyance de tous les Ages et de tous les peuples qui, généralement, donne au revenant le nom et l'apparence de l'om- bre, l'auréole historiquement prêtée à Dieu et aux esprits supérieurs , le miracle de la transfiguration du Christ, enfin, quelques accidens très remarquables du magnétisme animal , et le fluide singulier dont les somnambules se prétendent quelquefois revêtus, tout cela forme une nouvelle série de faits qui malheureusement ne sont encore ni assez nombreux, ni assez constanspour qu'on les discute. Ce qu'il y a de positif, c'est que M"e Pigeaire découvre peu à peu la configura-

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REVUE DE PARIS. 1G1

tion des lettres à travers un nuage qui graduellement se dissipe sous l'influence de la volonté de la somnambule. If. Chardel, dans son Esquisse de la Nature humaine , raconte un phénomène du même ordre : « Une femme de quatre-vingts ans gisait sur son lit; les médecins s'étaient retirés , car l'état de la malade n'offrait aucune ressource, c'étaient les derniers efforts de la nature expirante; une somnambule que je magnétisais , consentit à rester près du lit mor- tuaire; elle s'approcha dans un pieux recueillement, et reconnut que la vie commençait à se détacher du corps; le travail se faisait dans les plexus. Quand la vie spiritualisée se fut dégagée de ce premier lien , elle se réunit au cerveau, et bientôt après, l'ame l'entraîna comme un voile lumineux qui l'enveloppait... » Ce voile lumineux est la flamme qui, dans l'exaltation magnétique, retient l'ame incertaine ; il en a été question plus haut.

Vraiment , les écrivains des premiers siècles du christianisme et des époques grossières de notre histoire, sont bien excusables de traiter les revenans comme de vieux amis, puisque maintenant, alors que nous possédons beaucoup de civilisation, de lumières et d'académies, chaque instant amène des révélations , des systèmes , des hypothèses qu'on peut d'abord juger frivoles ou mensongères, mais qu'il faut toujours finir par débattre. La foi religieuse était un soutien moral qui échauffait nos pères dans leurs investigations hardies, et c'est précisément le secours qui nous manque pour des recherches d'une témérité plus scientifique.

Estela , comme on sait . petite ville de la Navarre , à neuf lieues de Pampelune , joue un certain rôle dans la guerre actuelle de la suc- cession en Espagne. Au xne siècle , il y avait un couvent fameux, dont Pierre d'Engebert , gentilhomme castillan et moine de l'Ordre de Cluny, était le supérieur. Ce moine , riche et de grande maison, étant laïque , avait ardemment soutenu l'héritier d'Alphonse-le- Grand contre les factions intérieures de la Castille , et ces guerres de partisans, il s'était donné de tout son cœur et de toute son in- fluence, lui avaient laissé quelque renom de condotfiereet de cheva- lier qui perçait encore sous la robe du solitaire; on parlait beaucoup du roman , du mystère de sa vie. Il était sur le point d'entrer au cloître d'Estela, lorsque parut un édit du jeune roi qui demandait, pour les besoins de la campagne , la redevance d'un homme d'armes par famille noble. Pierre d'Engebert , avant de prendre le froc, voulut rendre un dernier service au prince; un de ses domestiques, Sanche, le plus beau et le plus vaillant, rejoignit l'armée royale; or, c'était le moment d'une peste au camp du monarque. Sanche y succomba.

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Je le répète : la femme qui fut témoin de ce retour au monde est dans toutes les conditions requises pour la vérification de sembla- bles épreuves. Elle m'a fait part de cette singulière circonstance d'un ton et avec des détails qui ne permettent pas de supposer qu'elle a été dupe d'une illusion. Pour moi , il est hors de doute que l'ame du jeune P... encore imprégnée des substances matérielles de sa vie ré- cente , attirée d'ailleurs sympathiquement par le charme d'un séjour habituel et les liens odorans d'une demeure connue, et aussi magné- tiquement ramenée vers la dame par la fantaisie de sa prière , d'au- tant plus engageante qu'elle était plus rare, s'est détachée d'une manière visible sur le fond aérien qui nous entoure et qui , probable- ment, compose un monde insaisissable, une population diaphane dont nos formes consistantes et nos figures opaques sont inondées. Une mort imprévue, brusquée dans sa première jeunesse , n'avait pas permis que les attaches du corps et de l'ame fussent insensiblement dénouées, comme il arrive pour les morts naturelles, ordinairement pressenties, et, par conséquent les émanations vitales, adhérentes, entières, n'avaient pas eu le temps de se dissoudre et penchaient à se rapprocher par leurs atomes trop brutalement désunis. Toute l'ap- parition , ou à peu près , se concentra dans la reproduction du visage, car, le cerveau étant le siège de l'existence terrestre, les substances plus nobles qui se joignent aux rayonnemens de notre ame pour exprimer la physionomie humaine, doivent suivre en plus grande partie les conditions nouvelles nous entrons à la dernière heure. C'est ainsi qu'un météore , une comète , violemment emportés dans l'espace par la révolution d'une courbe périodique, ou par une chute au travers de l'atmosphère, et perdant peu à peu dans sa course les feux ondoyans de sa chevelure , laisse d'abord échapper les plus gros- siers, les moins inhérens à sa nature, et conserve pour son auréole, pour son anneau, une splendeur essentielle et des lumières célestes.

La vapeur se perdaient les extrémités de la figure surnaturelle du jeune P... , le nuage dont les visions de M. Ghardel étaient pour ainsi dire encadrées , la croyance de tous les Ages et de tous les peuples qui, généralement, donne au revenant le nom et l'apparence de l'om- bre, l'auréole historiquement prêtée à Dieu et aux esprits supérieurs, le miracle de la transfiguration du Christ, enfin, quelques accidens très remarquables du magnétisme animal , et le fluide singulier dont les somnambules se prétendent quelquefois revêtus, tout cela forme une nouvelle série de faits qui malheureusement ne sont encore ni assez nombreux, ni assez constanspour qu'on les discute. Ce qu'il y a de positif, c'est que M"e Pigeairc découvre peu à peu la configura-

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tion des lettres à travers un nuage qui graduellement se dissipe sous l'influence de la volonté de la somnambule. M. Chardel, dans son Esquisse de la Nature humaine, raconte un phénomène du même ordre : « Une femme de quatre-vingts ans gisait sur son lit; les médecins s'étaient retirés , car l'état de la malade n'offrait aucune ressource, c'étaient les derniers efforts de la nature expirante; une somnambule que je magnétisais , consentit à rester près du lit mor- tuaire; elle s'approcha dans un pieux recueillement, et reconnut que la vie commençait à se détacher du corps; le travail se faisait dans les plexus. Quand la vie spiritualisée se fut dégagée de ce premier lien , elle se réunit au cerveau, et bientôt après, l'ame l'entraîna comme un voile lumineux qui l'enveloppait... » Ce voile lumineux est la flamme qui, dans l'exaltation magnétique, retient l'ame incertaine; il en a été question plus haut.

Vraiment, les écrivains des premiers siècles du christianisme et des époques grossières de notre histoire , sont bien excusables de traiter les revenans comme de vieux amis, puisque maintenant, alors que nous possédons beaucoup de civilisation , de lumières et d'académies , chaque instant amène des révélations , des systèmes , des hypothèses qu'on peut d'abord juger frivoles ou mensongères, mais qu'il faut toujours finir par débattre. La foi religieuse était un soutien moral qui échauffait nos pères dans leurs investigations hardies, et c'est précisément le secours qui nous manque pour des recherches d'une témérité plus scientifique.

Estela , comme on sait, petite ville de la Navarre , à neuf lieues de Pampelune , joue un certain rôle dans la guerre actuelle de la suc- cession en Espagne. Au xne siècle , il y avait un couvent fameux, dont Pierre d'Engebert, gentilhomme castillan et moine de l'Ordre de Cluny, était le supérieur. Ce moine , riche et de grande maison , étant laïque , avait ardemment soutenu l'héritier d'Alphonse-le- Grand contre les factions intérieures de la Castille, et ces guerres de partisans, il s'était donné de tout son cœur et de toute son in- fluence, lui avaient laissé quelque renom de condottiere et de cheva- lier qui perçait encore sous la robe du solitaire; on parlait beaucoup du roman , du mystère de sa vie. Il était sur le point d'entrer au cloître d'Estela, lorsque parut un édit du jeune roi qui demandait, pour les besoins de la campagne, la redevance d'un homme d'armes par famille noble. Pierre d'Engebert , avant de prendre le froc, voulut rendre un dernier service au prince; un de ses domestiques, Sanche, le plus beau et le plus vaillant, rejoignit l'armée royale; or, c'était le moment d'une peste au camp du monarque. Sanche y succomba.

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« Quatre mois étaient déjà passés ; on avait dit plusieurs messes pour le mort, quand voici qu'une nuit d'hiver, le moine d'Estela, se croyant bien éveillé , aperçut de son lit un homme accroupi devant la braise de son réchaud à demi éteint ,- dont il ranimait les cendres. Des lueurs blanches , faibles , sortaient par éclairs de cette braise, et la figure de l'homme en était illuminée au milieu des ténèbres de la cellule. Pierre d'Engebert reconnut son domestique.

Sanche , dit le moine de Gluny, n'osant bouger, que me voulez- vous?

Ne craignez rien , mon seigneur et maître , répondit l'homme toujours accroupi et ne paraissant pas remuer les lèvres; je suis en train de faire un grand voyage , je vais du camp du roi en pèlerinage dans la ville de Rome; me trouvant près du monastère et ayant vu la fenêtre ouverte par la force du vent qui allait glacer vos membres , je suis entré par ce chemin pour vous parler encore une fois et ra- nimer votre feu. Ne souhaitez-vous pas mon manteau?

Et l'homme , se levant un peu , faisait mine de se rapprocher du lit. Pierre d'Engebert se sentit tellement ému qu'il lui sembla que l'effet rayonnant de son épouvante avait suspendu le mouvement de Sanche, car le revenant s'arrêta bientôt avec respect, comme s'il eût pressenti qu'il effrayait son ancien maître.

Sanche, mon serviteur, continua le moine, n'êtes-vous venu ici que pour me garantir du vent pendant mon sommeil ?

Hélas! mon maître , dit le soldat , je suis mort dans un tel état de péché que les prières efficaces me manqueront de long-temps afin de soulager ma pauvre ame. Votre intendant me doit encore huit écus d'un reste de compte qu'il fit avec moi quand je partis pour l'armée. Ordonnez , mon seigneur, que cet argent soit employé en quelques messes de secours pour invoquer les grâces de Dieu sur mon voyage. Gela vous sera remis haut.

Il se fit un silence , parce que le moine était tourmenté du désir d'interroger son domestique; mais il avait aussi peur de déplaire à Dieu par sa curiosité.

Écoute , Sanche , reprit enfin Pierre d'Engebert ; tu auras des prières pour huit écus , et même davantage; dis-moi seulement ce qu'est devenu le juge d'Estela, qui mourut l'an passé et n'a jamais voulu payer la dîme au couvent. 11 était si vénal que les plaideurs n'obtenaient de sentence qu'en achetant la justice, et c'était sa femme qui la vendait.

Soyez content, mon maître, répondit le pèlerin; notre juge est maintenant dans les flammes; c'est un moine de Cluny qui l'exhorte

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sous la figure d'un démon , et cette supercherie pieuse , qui ne sau- rait compromettre la sainteté de votre ordre, est son plus grand sup- plice. Mais, seigneur, il est temps de partir. Et l'homme reprenait le chemin de la fenêtre.

Encore un mot, mon ami, dit le moine, qui ne pouvait plus ré- sister à sa curiosité ; n'aimes-tu donc pas ton ancien maître , que tu l'abandonnes sitôt?

Faites promptement, car je suis pressé.

Sanche , murmura le moine , comme si cette question pesait à sa conscience ; est, à l'heure jeté parle, l'ame du dernier su- périeur du couvent?

Je ne sais pas , mon maître , répondit le soldat en s'éloignant et en serrant son manteau.

Mon digne serviteur, on allumera pour toi un luminaire de vingt flambeaux tous les vendredis dans la chapelle du monastère.

N'est-ce pas de l'ame du supérieur que vous parlez? reprit la figure en revenant un peu du côté du lit.

Vingt flambeaux !... répéta Pierre d'Engebert, dont le corps re- culait malgré lui, bien qu'il fût couché sur le dos, devant les appro- ches du trépassé.

L'ame du supérieur, dit l'homme en s'arrêtant au milieu de la chambre, gémit dans le purgatoire. Elle expie les fautes de ce reli- gieux simoniaque. On prétendait ici-bas...

Assez , assez ! interrompit le moine d'une voix altérée ; c'est mal , mon ami ; vous tentez votre maître , et il ne peut vous le rendre.

L'homme obéit , se tut; mais il se tourna vers la fenêtre, dont la braise encore étincelante laissait voir les panneaux ouverts : une ombre se montra en dehors.

Sanche ! murmura derechef le solitaire de Cluny avec un pro- fond soupir; il y a dans ma cellule quelqu'un qui nous a entendus.

Personne , dit tranquillement le revenant en chauffant une der- nière fois ses mains au foyer du réchaud. Puis il s'en alla. Gomme il était déjà hors de la croisée :

Un moment, un moment, Sanche! cria presque le moine; ne veux-tu rien faire pour ton bon maître?

Vous serez cause de quelque malheur, répliqua le soldat , qui hésitait à rentrer dans la chambre.

Et il se penchait à la fenêtre , comme s'il eût fait signe d'attendre à des gens qui s'impatientaient de cette longue visite. Mais le moine,

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toujours coi dans son lit, ne s'apercevait pas de ce manège extraor- dinaire.

Tiens, Sanche, je vais le confier mon angoisse. Puisque tu voyages sur la terre, n'aurais-tu pas rencontré quelque part, en ce monde ou dans l'autre, le spectre de la femme qui n'est plus, et que j'ai tant aimée?...

A cette demande, la braise du réchaud acheva de s'éteindre; on ne pouvait pas entrevoir la fenêtre, mais la lune vint au secours du re- ligieux. Ne recevant pas de réponse, il chercha son domestique d'un œil inquiet.

Sanche, ne m'entendez-vous pas? cria Pierre d'Engebert avec désespoir.

Alors un second personnage parut à la croisée; les rayons de la iune argentaient sa cape mouillée de pluie. Il regarda dans la chambre.

Allons, dit-il sans répondre au moine, il est temps de partir. Et cet homme donna la main à Sanche , qui s'était caché dans un

coin de la cellule, pour franchir le bord de la croisée. Les deux figures se retirèrent (1).

Ce n'est pas ici le lieu de discuter le caractère étrange et le senti- ment poétique de cette légende; nous avons voulu seulement y re- cueillir un témoignage historique des phénomènes propres à l'extase. L'apparition de Sanche au moine de Cluny est évidemment un songe; mais les démonstrations physiologiques de notre siècle ne l'expli- quent pas. Au contraire, les théories de Fourier et de M. Deleuze lui donnent un sens naturel , qu'il serait illogique de ne pas admettre jusqu'à nouvel ordre. Dans le rêve du moine, il n'y a rien de maté- riel ; la vue et l'ouïe sont uniquement en exercice , et la scène , telle qu'elle est décrite dans les archives du couvent, a pu réellement avoir pour théâtre la chambre du supérieur, puisque les acteurs ne s'y sont pas touchés , et que la voix des figures apparues était peut- être un souvenir musical excité dans le cerveau du religieux endormi parleur sympathique présence. Si vous niez, lecteur, des résultats semblables, après ce que nous avons constaté plus haut, c'est que l'immortalité de l'arne vous touche peu. Ou le principe de notre vie est impérissable, ou bien l'homme meurt tout entier. Dans le premier cas , pourquoi s'étonner qu'un pur esprit voyage , se transforme , prenne un corps, reste inaperçu, et, enfin, jouisse des facultés spé-

(1; Pierre de Cluny, De M'nacu lis. Langlct-Dufrcsnoy, Des Apparitions.

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ciales aux choses immatérielles? On me répondra que, dans le xixc siècle, nous ne pouvons plus croire aux revenans. Je le veux bien ; mais alors expliquez-moi autrement que par la bêtise de l'homme, comment les traditions surnaturelles se perpétuent; comment, sous des climats opposés et chez des populations très diverses, on retrouve des croyances parfaitement identiques, et comment enfin, pour ne point trop sortir de l'objet grave qui nous occupe , il est possible de concilier la foi religieuse dans les destinées d'une vie future et l'in- crédulité la plus absolue relativement aux mystères de la psychologie? Ce mélange absurde est pourtant l'opinion des gens qui ont le plus d'esprit de nos jours.

Ha! que les peuples sauvages ont plus de bon sens! Les nègres de la Martinique croient que certains individus de leur sang ont la fa- culté de quitter leur peau et de voler vers les lieux et les personnes qui leur plaisent; quand ce voyage ou cette visite est achevée, ils viennent reprendre leur enveloppe charnelle. Voilà, sous une gro- tesque superstition , la foi naïve dans cette indépendance réciproque nous venons de placer l'ame et le corps. D'autres idées, moins barbares, sont aussi pleines d'imagination, tout en péchant par la logique. C'est encore l'antiquité qui nous inspire. La pluie d'or qui féconda Danaé dans sa tour fabuleuse , tandis qu'elle dormait, est une des plus gracieuses fictions de la mythologie , en dépit du carac- tère un peu mercantile qu'elle prête à la vertu des femmes d'autre- fois; mais cette allégorie, qui nous a valu une magnifique peinture du Titien , n'en prouve pas moins que les poètes des âges primitifs devinaient jusqu'où l'illusion des songes peut s'étendre. Dans la Dame du Lac, AValter Scott , parlant du sacrificateur dont le clan de Rode- rick-Dhua fait choix, invente un personnage mystérieux, Y Enfant du Spectre, auquel le romancier, fidèle courtisan des traditions de l'Ecosse , donne une puissance et une origine poétiquement fondées sur la plus étrange fascination du rêve. VEnfant du Spectre, disent les montagnards de Mac-Leod , était le fils d'une vierge qui s'endor- mit un jour auprès d'un feu allumé pour brûler les ossemens d'un champ de bataille. Pendant son sommeil, elle rêva que le vent cou- vrait son corps des cendres de ce bûcher funèbre , poussière généra- trice , braise animée qui la rendit mère !

Nous entrons maintenant dans les fabuleuses régions du songe , dans ce domaine toujours poétique , mais abusif, les fantômes possibles se changent en spectres illusoires, le rêve est une dé- ception. Ici, tout ce qu'on peut écrire, ou feindre, ou apprendre, a

TOME I. JA.NVIEB. 12

iiffiv

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la môme valeur creuse. Nous nous en tiendrons donc à une circon- stance récente, personnelle; c'est l'unique moyen de dire du nou- veau sans laisser de lacune dans la matière.

Au mois d'août 1838, voulant descendre le Danube depuis Ratis- bonne jusqu'à Vienne , je donnai la préférence , pour la voie de trans- port, aux embarcations indigènes, bateaux plats, sans quille, blancs et noirs, qui , de loin, ressemblent à d'immenses mirlitons entraînés doucement par l'eau; la vapeur, dans ces parages romantiques, me semblait vulgaire. Les barques dont je parle ont quatre gouvernails (stuger). Quand leurs patrons ne font servir ces bateaux qu'à des- cendre le fleuve , on supprime la noix du gouvernail , et cet instru- ment nautique, prolongé fort avant dans les ondes, se meut pitto- resquement dans une corbeille d'osier, qu'un mousse aux cheveux gras , véritable scythe déguisé en triton , arrose de temps en temps pour en rendre le jeu plus facile. Si nos lecteurs aiment la couleur locale , voici les noms barbares de ces navires dont la forme remonte aux Niebelungen: Hochenauen, Klobzillen, Nebenbei's, Schwemmer, Kellhamer, Gamseln, Plœtten et Zillen. Les bouches mélodieuses peuvent choisir; ce ne sont pas les synonymes qui manquent.

Le sort me jeta sur un Schwemmer qui partait de conserve avec deux bateaux de la même classe , un bateau de provision ou de cui- sine et quelques Plœtten; ces sortes de caravane sont exclusivement destinées au transport du sel (salzzug). On me prit par-dessus le marché. Il faut dire que notre voyage fut d'une longueur mortelle ; un peintre, un marchand ou un reviewer comme moi était seul ca- pable de l'entreprendre. D'après la cargaison ou selon la hauteur du fleuve , on attelle de dix à quarante chevaux (hochenauer rosse), à la file les uns des autres, au premier navire de la flottille , qui est tou- jours le plus grand , par une corde nommée poétiquement le fil (der faden), mais vraiment aussi grosse qu'un câble. Il paraît que nous portions beaucoup de sel aux Viennois, car j'ai compté jusqu'à trente-deux quadrupèdes dans notre attelage. Ces chevaux, velus comme des barbets à la couronne, ont sur le dos, au lieu de selle, une petite planche de bois carrée perche le postillon appelé Jodcl, triton encore plus scythe que le mousse du gouvernail. Il est monté à la manière des femmes ; il chante des airs que le dieu de la musique lui-môme ne noterait pas. Quand on approche de l'embouchure de l'Inn , dont le tournant est si rapide à l'époque de la fonte des neiges dans les Grisons, ou que le vent d'est (gegenwind) vient à souffler au fond des gorges, quand surtout on franchit la remole dont Marie-

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Thérèse a voulu dompter le promontoire, la voix du Jodel se change en une psalmodie gutturale qui annonce le danger, et les chevaux piaffent en raclant la berge avec un bruit sinistre. Rien alors de plus effrayant que ces cavaliers marins qui ne quittent jamais l'eau, bien qu'ils ne l'aient peut-être jamais touchée. Ils n'ont d'autre règle dans le costume que leur fantaisie ou le hasard; j'ai vu un Jodel habillé en Chinois, moins la coiffure qu'il s'était faite avec un prétendu tricorne ramassé dans Ratisbonne , quand les Français en brûlèrent un faubourg; on attribuait le chapeau à Napoléon.

Dans ce voyage, des rêveries superstitieuses envahirent naturelle- ment un cerveau comme le mien , qui leur a toujours fait bon accueil. Le contraste d'une navigation prosaïque et d'un pays romanesque entrait pour beaucoup dans la mélancolie que les chansons étranges du Jodel m'inspiraient; l'impression fut complète. Au moment de franchir Linz, dans les environs d'Efferding, un cheval s'effraya, à l'entrée de la nuit, de l'image fantastique et bizarre, formée, au milieu du Danube, par un amas de troncs d'arbres, écueil mobile flottant dans les sables à la surface de l'eau , que les mariniers de l'Autriche nomment kogeln, et dont la cime, échevelée, frémissant de mille cris et du battement des ailes se jouait un nuage circu- laire d'oiseaux de proie, semblait le diadème du génie du fleuve. Mes regards s'attachaient invinciblement à ce spectre d'un nouveau genre, quand le Chinois, qui montait la bête émue, glissa tout d'un coup de sa selle turque, et tomba lourdement du roc dans l'abîme !

L'attelage fit halte ; les Jodeln , accroupis sur la berge sous leurs cabanes en joncs ou couchés dans le bec des bateaux , levèrent tous la tête avec une expression singulière; je crus qu'on allait se préci- piter pour sauver le paysan; j'étais déjà ma blouse, lorsque le patron me retint. D'une main, il serrait mon bras; il tendait l'autre vers le malheureux enfant , mais dans l'unique but de ne pas interrompre son agonie ; cet homme de fer tremblait de tous ses membres. Quel- ques secondes se passèrent dans un silence affreux. L'enfant tombé ne réclamait aucun secours; seulement, il ne chantait plus , et ses doigts raidis , d'où pendaient des herbes suintantes et du limon qu'il avait déjà ramassés en deux ou trois brassées novices , cherchaient à raffermir sur sa tête le prétendu chapeau de Napoléon. Enfin, le Jodel s'engrava dans le sable; nous vîmes l'eau soulever ses longs cheveux, son front disparut, et le chapeau s'en fut à la dérive. Alors des clameurs rauques succédèrent au silence de mort qui m'avait glacé; les mariniers, tout à l'heure immobiles comme des

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la même valeur creuse. Nous nous en tiendrons donc à une circon- stance récente, personnelle; c'est l'unique moyen de dire du nou- veau sans laisser de lacune dans la matière.

Au mois d'août 1838, voulant descendre le Danube depuis Ratis- bonne jusqu'à Vienne , je donnai la préférence , pour la voie de trans- port, aux embarcations indigènes, bateaux plats, sans quille, blancs et noirs, qui , de loin, ressemblent à d'immenses mirlitons entraînés doucement par l'eau ; la vapeur, dans ces parages romantiques , me semblait vulgaire. Les barques dont je parle ont quatre gouvernails (stuger). Quand leurs patrons ne font servir ces bateaux qu'à des- cendre le fleuve , on supprime la noix du gouvernail , et cet instru- ment nautique, prolongé fort avant dans les ondes, se meut pitto- resquement dans une corbeille d'osier, qu'un mousse aux cheveux gras , véritable scythe déguisé en triton , arrose de temps en temps pour en rendre le jeu plus facile. Si nos lecteurs aiment la couleur locale , voici les noms barbares de ces navires dont la forme remonte aux Niebelungen: Hochenauen, Klobzillen, Nebenbei's, Schwemmer, Kellhamer, Gamseln, Plœtten et Zillen. Les bouches mélodieuses peuvent choisir; ce ne sont pas les synonymes qui manquent.

Le sort me jeta sur un Schivemmcr qui partait de conserve avec deux bateaux de la même classe , un bateau de provision ou de cui- sine et quelques Plœtten; ces sortes de caravane sont exclusivement destinées au transport du sel (salzzug). On me prit par-dessus le marché. Il faut dire que notre voyage fut d'une longueur mortelle ; un peintre , un marchand ou un revieiver comme moi était seul ca- pable de l'entreprendre. D'après la cargaison ou selon la hauteur du fleuve, on attelle de dix à quarante chevaux (hochenauer rosse), à la file les uns des autres, au premier navire de la flottille , qui est tou- jours le plus grand, par une corde nommée poétiquement le fil (der faden), mais vraiment aussi grosse qu'un câble. 11 parait que nous portions beaucoup de sel aux Viennois, car j'ai compté jusqu'à trente-deux quadrupèdes dans notre attelage. Ces chevaux , velus comme des barbets à la couronne, ont sur le dos, au lieu de selle, une petite planche de bois carrée perche le postillon appelé Jodel, triton encore plus scythe que le mousse du gouvernail. Il est monté à la manière des femmes ; il chante des airs que le dieu de la musique lui-même ne noterait pas. Quand on approche de l'embouchure de l'Inn , dont le tournant est si rapide à l'époque de la fonte des neiges dans les Grisons, ou que le vent d'est (gegenwind) vient à souffler au fond des gorges, quand surtout on franchit la remole dont Marie-

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Thérèse a voulu dompter le promontoire, la voix du Jodel se change en une psalmodie gutturale qui annonce le danger, et les chevaux piaffent en raclant la berge avec un bruit sinistre. Rien alors de plus effrayant que ces cavaliers marins qui ne quittent jamais l'eau , bien qu'ils ne l'aient peut-être jamais touchée. Ils n'ont d'autre règle dans le costume que leur fantaisie ou le hasard; j'ai vu un Jodel habillé en Chinois, moins la coiffure qu'il s'était faite avec un prétendu tricorne ramassé dans Ratisbonne, quand les Français en brûlèrent un faubourg; on attribuait le chapeau à Napoléon.

Dans ce voyage, des rêveries superstitieuses envahirent naturelle- ment un cerveau comme le mien , qui leur a toujours fait bon accueil. Le contraste d'une navigation prosaïque et d'un pays romanesque entrait pour beaucoup dans la mélancolie que les chansons étranges du Jodel m'inspiraient; l'impression fut complète. Au moment de franchir Linz, dans les environs d'Efferding, un cheval s'effraya, à l'entrée de la nuit, de l'image fantastique et bizarre, formée, au milieu du Danube, par un amas de troncs d'arbres, écueil mobile flottant dans les sables à la surface de l'eau , que les mariniers de l'Autriche nomment kogeln, et dont la cime, échevelée, frémissant de mille cris et du battement des ailes se jouait un nuage circu- laire d'oiseaux de proie , semblait le diadème du génie du fleuve. Mes regards s'attachaient invinciblement à ce spectre d'un nouveau genre, quand le Chinois, qui montait la bête émue, glissa tout d'un coup de sa selle turque, et tomba lourdement du roc dans l'abîme!

L'attelage fit halte; les Jodeln, accroupis sur la berge sous leurs cabanes en joncs ou couchés dans le bec des bateaux , levèrent tous la tête avec une expression singulière; je crus qu'on allait se préci- piter pour sauver le paysan; j'ôtais déjà ma blouse, lorsque le patron me retint. D'une main, il serrait mon bras; il tendait l'autre vers le malheureux enfant , mais dans l'unique but de ne pas interrompre son agonie ; cet homme de fer tremblait de tous ses membres. Quel- ques secondes se passèrent dans un silence affreux. L'enfant tombé ne réclamait aucun secours; seulement, il ne chantait plus , et ses doigts raidis, d'où pendaient des herbes suintantes et du limon qu'il avait déjà ramassés en deux ou trois brassées novices , cherchaient à raffermir sur sa tête le prétendu chapeau de Napoléon. Enfin, le Jodel s'engrava dans le sable ; nous vîmes l'eau soulever ses longs cheveux, son front disparut, et le chapeau s'en fut à la dérive. Alors des clameurs rauques succédèrent au silence de mort qui m'avait glacé; les mariniers, tout à l'heure immobiles comme des

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statues quand il s'agissait de sauver un homme , se jetèrent à l'envi dans le Danube pour rattraper le chapeau. Un combat horrible eut lieu dans l'eau, entre les candidats, à l'endroit même ce pauvre garçon avait sombré. Des scènes ridicules ou atroces s'ensui- virent, mais je ne vis plus rien, car la flottille avait repris son train de descente et tourné brusquement un cap qui dominait un passage resserré entre deux murailles de roc, et couvert à la crête par une tonnelle de pins horizontalement poussés. Une nuit infernale termina le drame , qui s'agitait encore derrière nous , comme un orage décroissant à l'horizon. Vers minuit, à la lueur des torches de ré- sine dont on éclairait l'attelage , à la station prochaine , pour le ser- vice du relai, j'aperçus au gouvernail, debout, un vieux Jodel, aux moustaches énormes, qui contemplait, sans rien dire, au clair de la lune , le chapeau de Napoléon qu'il tenait à la main et dans la forme duquel il avait planté , en guise de plumet, une branche de saule.

Ce n'est que plus tard , en débarquant au faubourg Maria-Hilf , à Vienne, que j'appris le motif de la barbarie des Jodeln : d'après une superstition très ancienne , ils sont persuadés que , si quelqu'un de leur profession ne se noyait pas chaque année dans le Danube, le génie du fleuve mécontent s'y prendrait de façon à rendre la navi- gation périlleuse. L'événement de la soirée m'avait ôté le sommeil; au lieu de dormir dans ma cahutte , il me semblait toujours aperce- voir à la surface de l'eau les longs cheveux flottans du noyé que malgré moi j'y cherchais toujours. Aux premières lueurs du matin , le soleil se levant comme un ruban de couleur d'orange sur le Tyrol , du côté de Salzbourg , je voulus reposer mes yeux de ces lugubres scènes de la nuit, en contemplant le fleuve à l'horizon. Quelle fut ma surprise , dans un moment j'étais comme assoupi par le vent caressant de la campagne , de voir dans le haut du Danube , tout près de nousqu'il paraissait s'efforcer d'atteindre, un petit bateau (plœtte), absolument noir, sans mariniers visibles sur le pont, et dévalant le long de la terre avec une rapidité que le courant même ne justifiait pas ! Quand il fut sur le point de dépasser notre flottille , je reconnus un de ces coches qui servent au transport des lettres pour l'Autriche [ordinari). Il n'y avait ni gouvernail, ni chevaux, ni équipage; une solitude complète régnait dans cette embarcation plate, alongée, svelte , mais dont l'extrême vitesse tenait du prodige. Je me rappelai sur-le-champ quelques pages fort dramatiques de Cooper, dans le Corsaire rouge, ou dans le Pilote, à propos du Hollandais, ce na- vire enchanté; c'était ici le même mystère. Dès que le sombre coche

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fut parvenu à la ligne de notre convoi , tous les Jodeln se précipi- tèrent à genoux en marmottant des prières ; mais le bateau merveil- leux filait comme une hirondelle qui rase les ondes, et je n'étais pas revenu de l'étonnement ce spectacle magique m'avait plongé, que déjà l'ordinari avait disparu entre les détours hérissés de croix tumulaires, dans lesquels se perdait le fleuve devant nous.

Qu'est-ce donc que ce bateau vide? clis-je au patron de mon hochenuu.

C'est l'ordinari de Neuhaus, monsieur, répondit l'homme en serrant ses mains jointes encore comme s'il eût prié toujours.

Eh bien! après? repris-je impatienté.

C'est l'ordinari de Neuhaus, qui porte la dame de Rozenberg, pour la sainte Marie, en Bohème. La châtelaine de Neuhaus revient du séjour des morts, tous les ans, à cette époque, pour distribuer de la bouillie, le jour de sa fête, aux pauvres de ses domaines (1). On la voit depuis le matin jusqu'au soir, dans la grande salle du château, avec un voile blanc et des gants noirs, la cuillère à la main. Allez-y; c'est facile : vous trouverez une voiture à Krems , et vous prendrez ensuite pour revenir à Vienne l'ordinari de la poste.

Et vous croyez que la dame de Rozenberg fera manger de la bouillie à ses pauvres devant un étranger, un Français?

Pourquoi pas? dit le bonhomme en me regardant d'un air ébahi. Je me mis à siffler comme mon oncle Tobie ; mais la plus ridicule

curiosité me rongeait l'esprit. Nous arrivons à Krems ; me voilà dans une voiture de traverse , ne rêvant plus qu'apparitions , tandis que mon bagage continuait la route de Vienne. Je tombai dans le bourg de Neuhaus la veille de l'Assomption ; tous les habitans dévots rôdaient autour des murailles du castel , ne perdant pas de vue les fenêtres de l'édifice; il y avait des jeunes filles qui apportaient des chaises et tricotaient dans l'herbe du fossé pour ne pas manquer l'apparition de la châtelaine. Je tenais, comme les autres, mes regards braqués sur le château. Vers neuf heures , à peu près dans la nuit close, on en- rendit distinctement le bruit d'une clé très grosse ouvrant une ser- rure rouillée; un frémissement parcourut les spectateurs. J'entendis ce bruit de clé; il se répéta onze fois avant qu'on vit autre chose que les reflets d'une lumière assez faible derrière les croisées.

C'est la châtelaine qui passe ! criait-on autour de moi ; la voilà ! la voilà !

Cela pouvait être fort naturel; mais la peur de la foule avait un

{\) Bekker, Monde enchante, liv, IV, chap. 37.

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caractère de foi si naïf que je me sentis troublé. Enfin , au bout d'une heure, le bruit de clé cessa , la lumière s'éteignit. Je demandai s'il était permis de visiter le manoir de la famille de Rozenberg; mais le concierge me répondit qu'on s'abstenait de pénétrer dans les chambres, tant que duraient les fêtes. Il ne m'en fallut pas davan- tage pour comprendre la portée de l'apparition.

Toutefois le lendemain, à trois heures, jour de Sainte-Marie, le public fut admis dans la grande salle. On avait dressé une table énorme; autour, se pressaient des mendians, des enfans, des vieil- lards , des curieux , les domestiques de la maison , quelques notabi- lités de la bourgeoisie de Neuhaus et des étrangers , des voyageurs comme moi , surtout des Anglais. Comme une pendule sonnait effec- tivement trois heures au-dessus d'une cheminée gigantesque, les assistans firent silence, on se découvrit, et la porte, s'ouvrant d'elle- même, laissa voir une figure complètement voilée, dont il était im- possible d'apercevoir les traits, qui avait bien la finesse et l'élé- gance de la taille d'une femme , et qui montrait des mains gantées de noir. Des personnes recommandables, des ecclésiastiques, se te- naient à l'entour du revenant et disciplinaient la foule. La châtelaine s'avança lentement près de la table, saisit une cuillère d'argent, et, durant dix minutes, servit vraiment de la bouillie à toutes les assiettes qu'on tendit vers elle. La cérémonie se borna là; le fantôme se retira comme il était venu. Je vis les vieilles femmes se ruer sur la cuillère pour la toucher au manche, afin de gagner, par ce contact, quelque grâce divine. Vainement je suppliai les habitans de Neuhaus, auxquels le hasard me fit adresser la parole , de m'expliquer le phé- nomène de cette vision : il me fut répondu par des sourires équivo- ques, des signes de croix effrayés, des monosyllabes inintelligibles, des grimaces pleines de pâleur ou d'étonnement; et ce fut tout.

Tel est le côté ridicule de cette variété fabuleuse du songe , qu'on nomme apparition. Mais, comme a dit Bailly, un noyau de vérité se trouve dans toutes les erreurs; c'est ce qui explique mon indul- gence. Une monographie du rêve doit être complète , si l'on veut qu'elle soit philosophique. Aussi vais-je résolument aborder son pa- roxisme le plus étrange : les vampires.

Lorsque Marie-Antoinette vint en France , on s'étonna beaucoup (1) à Paris de cette façon de chasseur nommé Heyduck, que la reine im- porta de Vienne par fantaisie d'archiduchesse pour son costume hon- grois, même un peu oriental , et que les diplomates et les ministres

' (1) Mémoires jeerets sur le dix-huitième siècle.

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se croient obligés, par l'étiquette, depuis cette époque, à faire monter derrière leurs voitures. Certes, quand nos regards aujour- d'hui suivent , dans les rues des capitales , ce brillant et pittoresque uniforme qui orne si bien le marchepied ou le siège d'une berline , la vue de cette livrée ne réveille guère en nous le souvenir du peuple extraordinaire prirent naissance les vampires. C'est ainsi que la tradition poétique des mœurs locales se perpétue , môme en dépit des emprunts qui devraient l'éteindre.

Les Heyducks forment une colonie originaire du Caucase , que les guerres de la Turquie avec l'Autriche ont insensiblement tirée , homme par homme , recrue par recrue , des bords de la Mer Noire, pour la répandre dans les bourgades de la frontière de Hongrie et de Servie (1); leur nom a passé même à des régimens de l'armée de l'empereur d'Autriche. Les Heyducks (Haidamaques) se rencon- trent principalement sur les bords de la Teiss. C'est là, près du territoire de Tokay, si l'on en croit le Journal de Londres de 1732 , que fut constaté un cas de vampirisme au xvm° siècle. Le com- mandant en chef et les magistrats de Madreïga affirmèrent positi- vement et à l'unanimité qu'environ cinq ans auparavant , un cer- tain Heyduck , nommé Arnaud-Paul , leur avait raconté comment , sur les frontières de la Servie turque , à Cassovia , il avait été pour- suivi par un vampire , et comment il avait échappé à sa fureur en mangeant un peu de terre qu'il retira du tombeau de ce vampire, et en se frottant lui-même avec son sang. Cependant la précaution ne l'empêcha pas de devenir vampire à son tour; car vingt ou trente jours après sa mort et son enterrement, plusieurs per- sonnes se plaignirent d'être tourmentées par lui , et l'on déposa que quatre étaient mortes par suite de ses attaques. Les habitans de Madreïga consultèrent alors leur hadagni (grand bailli). On déterra le cadavre d'Arnaud, qui fut trouvé frais encore et nullement putréfié. On voyait sortir de sa bouche, de son nez , de ses oreilles, un sang pur et vermeil. Ces circonstances ayant fourni des preuves suffi- santes , on eut recours au remède accoutumé (2) ; on traversa d'un pieu la poitrine d'Arnaud-Paul ; et il paraît que, pendant l'exécution , cet homme poussa un cri terrible. On lui coupa la tête, on brûla son corps et on rejeta les cendres dans le tombeau. Les mêmes moyens furent employés pour les cadavres des personnes qui étaient mortes victimes d'Arnaud , de peur qu'elles ne devinssent vampires à leur

(1) Tournefort. Balbi. Lettres Juives.

(2) Dom Calmet, Revenons, 1746.

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tour, et qu'elles ne tourmentassent les vivans. Expliquons en peu de mots les conjectures auxquelles des phénomènes semblables, apocry- phes ou véridiques, avaient déjà conduit.

La croyance , qui sert de fondement à l'existence du vampirisme en Hongrie et en Transylvanie, est généralement répandue en Orient; rien de moins surprenant qu'elle ait suivi en Allemagne l'é- migration d'une peuplade indigène des bords de la mer Noire. Il paraît qu'elle est très commune chez les Arabes de l'Asie mineure; mais elle ne s'est introduite chez les Grecs modernes qu'après l'éta- blissement du christianisme, et depuis la séparation des églises grec- que et romaine. A cette époque, on croyait généralement que le corps d'un Latin ne pouvait se corrompre , s'il était enterré dans le pays grec. On retrouve encore, dans les îles de l'Adriatique et autour du golfe de Venise , des Esclavons qui chantent des légendes forl anciennes sur les vampires. Nous renvoyons les curieux au livre que le père Richard, jésuite, écrivit, dans le xvne siècle, sur l'île Saint- Érini, ou Sainte-Irène, dans l'Archipel, île qui était la Thera des anciens, dont la fameuse Cyrène (1) (Curen, en Tripoli) fut une co- lonie. La crédulité s'augmenta traditionnellement et fournit le sujet de plusieurs récits extraordinaires, comme on en fait aujourd'hui , au sujet de morts sortant de leurs tombeaux et suçant le sang de la jeunesse et des belles femmes (2). Cette superstition horrible, qui paraissait n'être que la poésie du cauchemar, s'étendit vers l'ouest de l'Europe. Depuis les îles de l'Archipel jusqu'à la mer Baltique , on croit que les vampires sucent chaque nuit une certaine quantité du sang de leurs victimes, qui maigrissent, perdent leurs forces, et meurent bientôt de consomption. Dans le môme temps, les vampires s'engraissent, leurs veines sont distendues par le sang, au point que ce liquide coule par toutes les ouvertures du corps, et transsude même au travers de l'épiderme. Dans quelques parties de la Grèce, le vampirisme est regardé comme une espèce de châtiment auquel on est condamné après la mort, pour expier quelque grand crime commis pendant la vie. Le vampire est condamné à poursuivre de préférence toutes les personnes auxquelles il était le plus attaché par les liens de la nature, de l'amour ou de l'amitié. (Test à quoi fait allusion ce passage du Giaour:

But Qrst, on earlh as vampire sent, etc., etc.

i, Aelalion d'un voyage « l'île Saint-Ërini, par lu R. V. Richard , jésuite , cliap. xvm. s2) lluetiana , ln-12, Paris, 17-i-j. - Turquie chr< tienne, par Delacroix, liv. I.

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Dans son poème de Thalaba, Southey introduit une jeune fille arabe, Oneiza, devenue vampire. Il la représente sortant du tom- beau pour tourmenter l'homme qu'elle avait le plus aimé durant sa vie. Mais ici on ne peut croire que ce fût en expiation de quelque crime, car Oneiza s'est toujours montrée un modèle d'innocence.

Au commencement de septembre 1738, mourut dans le village de Kissilow a , à trois lieues de Gradisch dans le gouvernement de Bel- grade, un vieillard âgé de soixante-dix ans (1). Trois jours après son enterrement, il apparut la nuit à son fils, demanda de la nourriture, mangea de bon appétit, et disparut. Les nuits suivantes , il revint; le fils servait toujours de quoi nourrir son père. A la fin , le fils disparut également. L'officier impérial ou bailli de Belgrade , dont on tient cette relation , se rendit à Gradisch , d'après la clameur publique sou- levée, qui accusait le père de vampirisme. On ouvrit le tombeau du vieillard; on le trouva, les yeux vifs, d'une couleur vermeille, ayant une respiration naturelle, toutefois immobile et mort. Le bourreau lui enfonça un pieu dans le cœur, et on brûla son cadavre. Il y a des histoires plus incroyables. A Blow , village de Bohème , près de Kadam (2), un pâtre, qu'on disait vampire , fut déterré (ceci se passe toujours au xvme siècle). On le cloua sur terre avec un pieu. Le vam- pire se moquait de ses bourreaux ; il les remerciait de lui mettre en poche un bâton pour se défendre contre les chiens qui, pendant la nuit , erraient autour de sa tombe. On le jeta dans une charrette pour le transporter hors de la ville et le brûler au milieu de la campagne. Mais le vampire hurlait comme un furieux ; ce cadavre remuait les pieds et les mains. Le bûcher seul termina ces scènes d'horreur.

En Silésie et en Moravie, les habits qui ont appartenu à des morts devenus vampires, se meuvent sans que personne les touche. Sou- vent les vampires se présentent tout d'un coup dans les salons ils avaient l'habitude de passer la soirée de leur vivant; ils se mettent à table avec les gens de leur connaissance, ne disent mot, mangent bien, et au dessert font un signe de tête à quelqu'un des convives; ce signe de tète est un présage de mort pour le pauvre diable qui en est honoré. Le coup de pieu s'explique historiquement par le sup- plice du pal , originaire d'Esclavonie , et par cette circonstance toute spéciale que le bourreau turc y met fin en perçant , avec le pal même, le cœur du supplicié (3) ; mais il n'est pas facile de trouver la clé des

(1) Dom Calmet, chap. xi Lettres Juives , 137^.

(2) Schertz , Magia Posthuma , Olmiitz , 4706.

(3) Journaux de Leipzig , 1738 , tom. II.

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autres phénomènes. En Pologne et en Russie, le vampire de Hongrie prend le nom d'Upire; ses attributs nécessairement changent un peu (1). Ces revenans se montrent depuis midi jusqu'à minuit, et, quand le soleil est couché , vont chacun embrasser au lit leurs pro- ches ou leurs amis, dont ils sucent les veines ouvertes, comme les vampires de l'Orient. L'usage est de mêler le sang qui coule de leurs corps, dès qu'on leur coupe la tête , à la farine dont se fait le pain. On regarde ce pain, scrupuleusement mangé, comme le meilleur préservatif contre leurs veilles sanguinaires.

EnValachie, principalement à Temesvar, dans le Banat (2) , on choisit un garçon au-dessous de l'âge de puberté; on le fait monter à poil sur un étalon noir, et on promène le cavalier et le cheval dans le cimetière. L'enfant foule aux pieds de sa monture toutes les fos- ses; mais, si le cheval s'arrête tout d'un coup devant une fosse , et, malgré l'éperon et la cravache, refuse de la franchir, cette circon- stance indique aux spectateurs qu'un vampire est couché dans la terre ; on ouvre la fosse , on coupe la tête du cadavre d'un coup de bêche, et le monstre est anéanti. Cette superstition n'a pas même épargné , à l'autre bout de l'Europe, l'Angleterre, qui a des mœurs si antipathiques à l'Orient. Dans la chronique de Guillaume de Neu- brige (3) , au xne siècle, cet annaliste dit que révoque de Lincoln fut obligé de convoquer un véritable synode à propos d'un vampire qui se montra en songe , pendant trois nuits, à sa femme; mais l'évêque se refusa constamment à l'incinération du cadavre. Enfin , les Lapons enterrent les corps des personnes dont ils redoutent le vampirisme, sous l'ûtre même de leurs foyers, pour qu'ils soient plus sûrement consumés (i). Mais c'est dans l'archipel Grec surtout , dans les Cyclades et dans les Sporades, à Naxie, à Myconi, à ïine, à Saint-Érini, à Milo, que le fléau éclate avec ses plus infernales particularités; les vampires, qui se nomment Goulet Yardoulacha chez les Turcs, pren- nent dans les Sporades le titre de Broucolaqur, , du grec PpowoXoocoç, spectre composé d'un corps mort et d'un démon. (§peSno« est le limon puant qui croupit au fond des fossés ; *•<»»« lui-même signifie fossé).

Tournefort , dans son voyage au Levant , se trouvant à Myconi , fui

(1) Moréri, au mot stryacfi.— Mercure de 169i. Gabriel Hzacsinocki , Curiosités natu- relle* de lu Pologne, 1731, Sandomir. (•2) Doin Calmet, cliap. xviii. (ô) Guillaume de Neubrige, Renan Anglic. , liv. y. U) Dom Calmet , chap. XXIII.

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présent à l'exécution d'un broucolaque dont un boucher grec arracha le cœur de la poitrine , au milieu de la foule épouvantée , sur le bord même du tombeau d'où il avait tiré le corps déjà putréfié, pour cette affreuse cérémonie il). Le vampire était un paysan mélancolique et sombre , dont le genre de mort n'avait jamais été bien connu , et qui , par sa disparition inexplicable, donnait à croire qu'il s'était joint aux Gouls de la mer Egée. Nous nous dispenserons de retracer le tableau de l'autopsie et l'incinération du cadavre mutilé d'après les détails et les expressions du voyageur célèbre, qui n'était pas, d'ailleurs, un homme d'imagination, mais d'archéologie. Dans les questions ab- struses de la psychologie du rêve , il y a des images dégoûtantes et de grossières erreurs qui sans doute , aiguisent l'observateur par le souhait ardent de les détruire , dont il est incessamment brûlé , et que le respect d'elle-même commande toutefois à sa raison de fuir, en attendant le jour des éclaircissemens physiologiques, jour dé- cisif et prochain. Ce que Tournefort a vérifié, en disciple pyrrhonien de M. de Fontenelle, c'est l'universalité de la croyance au vampi- risme dans les populations de l'archipel ; on n'y brûle pas toujours les cadavres soupçonnés de résurrection ; on se contente quelquefois de planter sur le tertre de leurs fosses un grand nombre d'épées nues fichées dans la terre par la pointe. Myconi était célèbre dans l'anti- quité grecque; on disait en proverbe : tout est dans Myconi (2) , dans le sens nous disons avec Racine, dans les Plaideurs :

Je suais sang et eau, pourvoir si du Japon Il viendrait à bon port au fait de son chapon.

Pline prête aux Myconiotes un caractère diabolique (3) : Quippè Myconi i carenies pilo girjnuntur. Un peuple qui naît chauve est bien près effectivement de croire aux vampires. Les Myconiotes étaient aussi de grands parasites ; car Archiloque , dans Athénée, reproche à Périclès de tondre les tiappes à la manière des habitans de cette île (i). On peut donc y placer, sans trop de hardiesse , le berceau des broucolaques.

Ces monstres de la nuit ont infesté la France ; je ne sais rien de plus hideux que le conte en usage dans la Lorraine pour décrire la puissance mystérieuse dont ils sont doués. Pierron, un berger des

(1) Tournefort, Voyage au Levant, tom. I, pag. 158.

(2) Strabon, Rcnim geograph., liber i.

(3) Histoire naturelle, liv. II, ehap. xxxvn.

(4) Banquet , liv. x.

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bords de la Moselle , aux environs de Nanci , aimait d'une violente passion une jeune fille de son village ; Pierron était marié , il avait même un fils. Un jour, il s'endort dans la campagne , l'esprit forte- ment préoccupé de l'objet de son amour. Voilà que la jeune fille lui apparaît en songe. « Tu seras heureux , lui dit-elle, mais à condition que tu te livreras à moi , corps et ame ! » Pierron , enflammé de dé- sir, consent à faire ce pacte infernal ; il est heureux : le spectre de- vient sa maîtresse.

Quelques jours se passent. Bientôt le spectre, ouïe diable, qui se faisait appeler Abrahel, sans doute pour exciter la passion refroidie du berger, montre un peu de coquetterie , boude Pierron , et finit par lui demander , comme preuve d'amour, le meurtre de son fils ; et, en même temps, il donne une pomme au malheureux père. Le berger, revenu dans sa maison , fait manger la pomme à son fils en détournant les yeux ; l'enfant tombe roide mort. Abrahel avait prévu que la douleur du père augmenterait sa soumission. Inconsolable, le berger tombe à genoux et supplie Abrahel de lui rendre un fils uni- que et adoré. Le spectre, qui n'attendait que cette prière, promet à son amant de ressusciter l'enfant mort , s'il consent à quitter la re- ligion du vrai Dieu pour les autels de Belzébuth. Que ne peut la tendresse paternelle! Pierron, n'écoutant que ses regrets, s'humilie devant Abrahel comme devant le Très-Haut. Sur-le-champ le mort s'agite et commence à revivre; il ouvre les yeux, on le réchauffe, on lui frotte les membres, et enfin il marche et il parle ; mais il est hâve et maigre, ses yeux sont enfoncés, ses mouvemens lourds, son esprit stupide. Au bout d'un an, le démon qui l'animait le quitte avec un grand bruit; le jeune homme tombe à la renverse, et son corps, infecté d'une odeur cadavéreuse, est traîné avec un croc hors de la maison de Pierron, auquel un amour illicite a coûté la vie et peut-être le salut de son unique enfant (1).

Il y a, dans cette légende, un enchaînement merveilleux; Hoff- mann en eût tiré un de ses plus beaux contes fantastiques. Voyez à quel point le diable connaît le cœur de l'homme! D'abord il séduit le berger par le commerce des femmes; une fois Pierron subjugué par le plaisir, il le séduit par la tendresse paternelle; enfin, il combine ces deux ressorts énergiques, ces deux sympathies fondamentales, pour conduire Pierron jusque dans le gouffre. Le berger en vient à

(I) Loyer, Dr Spectris, tir. lit. Dolrio, Mcujicce quoestiones. Nicolas Rcmy, 1581 , Periocha. Doni Calmet , uu,

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renier Dieu , pour avoir trop naïvement suivi les plus irrésistibles penchants de la nature, la passion des voluptés et l'amour paternel. On ne saurait mieux tourner l'humanité en ridicule.

En fait de vampirisme , ce que nous avons trouvé de plus mer- veilleux est une légende puisée dans les rhapsodies de Saxon le gram- mairien et rapportée par Scott (1).

Deux chefs danois avaient contracté ce qu'on appelait, dans le nord, une confraternité d'armes; ils s'étaient obligés , par un pacte solennel , à descendre , l'un après la mort de l'autre , dans le même cercueil ; le survivant devait se faire enterrer avec le mort. Il est dif- ficile de pousser plus loin la fraternité. Ce fut Assueit, tué dans une bataille, qui mourut le premier; Asmund, son ami, dut le suivre au tombeau, malgré une santé parfaite. Cette horrible cérémonie eut lieu; Asmund se coucha sans murmure auprès du cadavre de son frère, et les soldats roulèrent à l'entrée du caveau une énorme roche, entassant par-dessus une masse de terre , suivant l'usage du pays.

Un siècle avait passé sur le mort et sur le vivant , lorsqu'un che- valier errant suédois , cherchant quelque grande aventure , et suivi d'une troupe de vaillans guerriers , arrive dans la vallée qui avait pris son nom de la tombe des deux frères d'armes. On raconta l'his- toire aux Suédois dont le chef résolut d'ouvrir le sépulcre ; car les Norses regardaient comme une action héroïque de violer les tom- beaux et aimaient beaucoup les belles armes qu'on plaçait toujours dans le cercueil des morts. Mais les guerriers sacrilèges, ayant dé- blayé la porte du caveau , reculèrent d'horreur quand ils entendi- rent , dans l'intérieur d'un monument fermé depuis un siècle , des cris épouvantables, un cliquetis d'épées et tout le bruit d'un combat à mort entre deux ennemis furieux. Bientôt parut Asmund, le sur- vivant des frères d'armes , le sabre nu à la main , son armure brisée, la joue gauche déchirée, comme par les griffes d'un animal sauvage. Dès qu'il eut revu la lumière, il improvisa sur-le-champ un poème Scandinave et débita le récit de ses aventures funéraires. On apprit que le corps du défunt, ravivé par quelque goule affamée, s'était proposé de dévorer son frère d'armes , et qu'une lutte atroce avait commencé entre le mort et le bien portant pour ne finir qu'à la des- cente des Suédois dans le caveau. Asmund remporta la victoire ; il enfonça un pieu au travers du corps du vampire et tomba mort lui- même après avoir raconté cet exploit.

(1) Demonology.

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Si le vampirisme est une découverte chrétienne, il n'est pas moins vrai que l'antiquité profita , sous d'autres formes , de la poésie de cette superstition. Le broucolaque y jouait le rôle de victime, et sa résurrec- tion passait pour un acte de la justice divine. Chez les anciens, un meurtrier croyait ôter à l'homme qu'il avait tué un prétexte de ven- geance posthume, en Iuicoupant les pieds, les mains, le nez et les oreil- les. Cela se nommait àxpoTEpwxgeiy. On pendait ces hideuses dépouilles au cou du mort; quelquefois on les plaçait sous les aisselles, d'où s'est formé le mot fj-aw.axîÇav, qui signifie absolument la même chose. Consultez à cet égard les scholies grecques de Sophocle (1). Ainsi fut traité, par Ménélas , Déïphobe mari d'Hélène , comme nous l'apprend Enée qui le vit aux enfers; les séducteurs de notre époque ne cou- rent plus le même péril (2).

Cette tradition antique remontait à Hermotime de Clazomène. A l'instar des âmes des nègres de la côte de Guinée , l'ame de ce philo- sophe abandonnait son corps , voyageait dans les contrées lointaines, et recueillait des connaissances dont elle instruisait au retour les gens curieux de l'avenir. Un jour, les ennemis d'Hermotime, jaloux de sa puissance, saisirent un moment son ame était absente pour obtenir de sa femme qu'on brûlât le corps. L'ame revint , mais ne trouvant pas son enveloppe, elle s'éloigna pour ne plus reparaître (3).

Nous voyons, dans Suétone, que le cadavre de Caligula ne fut qu'à demi brûlé, et très superficiellement mis en terre; aussi l'édifice té- moin du meurtre devint-il un rendez-vous de spectres et de fan- tômes chaque nuit, et ce désordre ne fut calmé que par l'incendie de ce palais impur, et par les honneurs funèbres dont les sœurs de Caligula soulagèrent enfin sa mémoire impériale. Servius, l'un des scholiastes de Virgile, n'oublie pas de mentionner que les âmes ne rencontrent jamais le lieu du repos si les corps n'ont pas été tout-à- fait consumés (4). Outre la superstition des vampires, les Grecs mo- dernes professent encore cette croyance étrange que les cadavres des excommuniés sont à l'abri de la corruption ; ils se persuadent que le ventre de ces malheureux enfle comme un tambour et même ré- sonne avec le bruit d'une caisse, quand on les frappe d'un bâton ou qu'on les roule sur le pavé. Pour les Grecs , comme pour l'église romaine, l'incorruptibilité d'un cadavre est un indice miraculeux de

(1) Electre, vors M8. Mcur.sias in Lijv.ophronem , pag. 309. Slanlcy, Sur l.schyle, etc.

(2) JSneldos, \i\>. VI.

(3) Uueliana.

(4) Servius in .Eneidos lib. VI.

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sainteté, mais uniquement dans le cas il exhale des senteurs parfumées. La dissolution de l'enveloppe charnelle de l'homme étant providentiellement établie pour que les élémens de sa com- position rentrent dans l'emploi commun de la nature , on ne peut qu'applaudir à cette idée superstitieuse de l'Archipel, puisqu'elle rend hommage à l'ordre physique du monde. Cela prouve que les préjugés ne sont pas toujours absurdes. On raconte (1) que, sous le patriarche Maxime , au xve siècle , l'empereur turc de Con- stantinople fit ouvrir le tombeau d'un excommunié; c'était une femme qui avait eu un commerce criminel avec un archevêque de Bysance. On trouva son corps entier, noir, puant, et singulièrement gonflé. Mais les prières de Maxime, au bout de trois jours, lui rendi- rent les signes de la corruption ordinaire; il finit par se réduire en cendres. Les caloyers de l'île de Milo(2) s'y prennent d'une manière moins délicate; ils font bouillir l'excommunié dans du vin. Consultez Matthieu Paris, dans son histoire d'Angleterre, Ducange, au mot Imblocatus, Adam de Brème , etc., et vous y rencontrerez les mêmes doctrines sur l'incorruptibilité des cadavres. Or, pour en revenir aux broucolaques , il est facile de pénétrer le côté purement matériel de leur illustration orientale. La chimie a depuis long-temps constaté pourquoi un corps , entier dans le tombeau , se pulvérisait au con- tact de l'air; et la foule innombrable de fossiles et de momies, ré- pandue dans toutes les nécropoles souterraines de civilisations éteintes dont l'exhumation s'est déjà faite, a démontré suffisamment que les terrains nitreux ou secs conservaient, à l'égal des meilleurs baumes, l'intégrité d'un mort quelconque. Le phénomène du sang vermeil dont les broucolaques sont inondés peut tenir à des causes atmosphé- riques et locales qui nous sont encore ignorées; l'excroissance pro- digieuse dans les cheveux et dans les ongles, qui les distingue, est propre à tous les climats et à tous les cadavres. Quant à la pâleur maladive, à la consomption lente, à l'épuisement vital dont leur ap- proche frappe surtout les femmes , il est possible que certaines par- ticularités de tempérament et d'hygiène, spéciales dans une latitude, fassent de la première nuit d'hymen, sous le ciel du Levant, une nuit funèbre pour la jeune épouse. Dans le vaste champ de la phy- siologie générale, il faut tout caresser, même les hyperboles de l'imagination. Mais, relativement à la question psychologique, à l'illusion mentale,

(1) Malux., Turco-Grœcia , liv. i.

(2) Ricaut, Etat de l'église grecque, chap. xm.

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au songe en un mot, le vampirisme demeure un problème auquel nous nous garderons de toucher ; ce n'est plus qu'une apparition pure et simple; que nos lecteurs se reportent à nos conjectures sur cette variété du rêve. Disons en passant qu'il y aurait une façon poétique de résoudre à la fois les deux questions , ne fût-ce que par le charme d'une curieuse analogie. Dans les marais des pays sep- tentrionaux de l'Europe, des oiseaux s'enfoncent, durant l'hiver, au- dessous de la vase , privés de respiration et de mouvement, mais non delà vie. Lorsque le soleil échauffe, au printemps, le limon ils dorment , on les voit reprendre leurs fonctions vitales que le froid seulement avait suspendues. Ainsi, les broucolaques seraient des corps humains que, sous le climat de l'Orient, l'ame répugnerait beaucoup à quitter, si ce n'est dans le cas d'une rupture complète , d'une entière dissolution des organes; et il suffirait, pour ranimer passagèrement cette enveloppe toujours frémissante , que la lumière des tropiques en eût pénétré les tissus. Ceci dépend d'un ordre de phénomènes non moins intéressant que les singularités du rêve , mais dont l'histoire nous entraînerait trop loin de notre sujet.

Il n'est pas hors de propos de noter ici que le prophète Isaïe , décrivant l'abaissement futur de Babylone, y loge des Satyres, des Lamies et des Striges ( en hébreu Lilith ). Lilith répond au slrlx et au lamia des Grecs et des Latins; il désigne les sorcières qui tuaient les enfans pendant la nuit et suçaient leur sang. Aux quatre coins du lit d'une femme nouvellement accouchée, certaines familles juives écrivent encore, pour écarter ces monstres, les quatre mots symboliques : Adam, Eve, hors d'ici, Lililh! Horace dit positive- ment : Neu pransœ Lamiœ rivum puerum extrahasalvo. Euripide et le scholiaste d'Aristophane ont parlé de Lilith ou de Lamia , comme d'un démon impitoyable. Ne lit-on pas dans Ovide :

Carpere dicuntur lactentia viscera rostris Et plénum poto sanguine guttur habent Ex illis sirigibus nomen.... (1)

Enfin, Charlemagne, dans les capitulaires , établit la peine de mort contre les gens assez crédules pour se garantir des striges. C'est pousser un peu loin le gouvernement absolu, et il est permis de con- jecturer, d'après un pareil article du code saxon , que les vampires

(1) Ovide, Fastes, liv. vi.

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du Rhin valaient bien les upires du Danube et les broucolaques de la Grèce (1).

On conçoit facilement que ces annales diverses du vampirisme aient ému l'imagination brûlante de lord Byron. Il ne se contenta pas des vers placés dans le Gioour. Pendant son séjour à Genève, il fréquentait la société de Mme Breuss. C'était une comtesse russe, qui réunissait à ses soirées tous les étrangers de distinction. On y lisait des vers, on y racontait des histoires. Un soir, que chacun avait payé son écot par un conte de revenant , lord Byron , à son tour, im- provisa une sombre nouvelle sur le vampire. Un jeune médecin ita- lien , le docteur Polidori , était présent ; rentré chez lui , le médecin rédigea de mémoire la nouvelle qu'il venait de surprendre à un ta- lent célèbre. Le conte de Byron, publié par le docteur Polidori, fit le tour de l'Europe ; M. Charles Nodier y trouva le germe d'un ro- man intitulé : Lord Ruthwen ou les Vampires , et les mélodramaturges du théâtre de la Porte-Saint-Martin le fondirent en trois actes téné- breux qu'on s'empressa de traduire pour le grand opéra de Londres.

Il est impossible de toucher au vampirisme sans se rappeler invo- lontairement la lycanthropie. C'est le plus étrange des phénomènes que YEphialtes ait produit. Nous le regardons comme le dernier anneau de la chaîne des faits moitié vraisemblables , moitié apocry- phes, dont se compose l'histoire des songes. Il n'y a dans notre esprit aucune faiblesse particulière en sa faveur ; mais nous ne saurions oublier que , dans la pratique médicale , on a constaté des maladies nerveuses dont un aboiement hideux, fatigant et symptomatique marquait régulièrement les phases. Voici maintenant les traditions.

La lycanthropie est proche parente de la métempsycose , et , comme ce dogme singulier, elle parcourt encore toute la terre. Dé- monologiquement parlant, elle tient au domaine de la possession. Au point de vue du rêve, c'est un triste désordre. Le lycanthrope se persuade qu'il est devenu loup; mais la superstition ne s'est pas bornée à ce quadrupède, et toutes les bètes ont participé plus ou moins de la nature biforme du loup-garou. Nabuchodonosor ne se crut-il pas métamorphosé en bœuf? La fable d'Ulysse et de Circé est un docu- ment célèbre , mais elle appartient à la magie et à la sorcellerie. Sou- vent la vésanie de l'homme s'exaspère à tel point , qu'il voit réelle- ment des bètes dans des hommes comme lui ; ce fut l'erreur si mons-

[\) Si quis à diabolo deceplus erediderit gecundùm morem paganorum virumaliquem aul fœminam strigam esse, et homines oomedere , et propter hoc ipsum incenderil , vel carne;" ejus ad comedendum dederit , punietur. ( Cap., ctiap. vj. )

TOME I. JAWVIEK. io

182 REVUE DE PARIS.

trueuse d'Ajax (1). En combinant les idées de la métempsycose avec les caractères évidens que nous portons tous dans la face, et qui rap- pellent le visage d'une bête dans chaque figure humaine, on trouve- rait probablement à cette difficulté psychologique une solution qui ne serait pas frivole. Les Métamorphoses d'Ovide nous semblent une superbe protestation de l'antiquité contre le ridicule dont les âges modernes ont couvert cette maladie de l'imagination, ou ce phéno- mène d'un ordre supérieur, comme on voudra l'entendre. On sait que la lycanthropie joua un grand rôle dans le drame sanglant des Albi- geois et des Vaudois (2) ; Maturin y a puisé le sujet d'une épouvantable scène, et les magnétiseurs, qui ne reculent devant aucune hyperbole, comme les illuminés de Lyon , font aujourd'hui de cette transforma- tion une mesure d'éventualité.

Enfin , il faut clore ce long tissu d'énigmes et de mystères. Dans un exposé rapide, mais toutes les fantaisies du rêve sont indi- quées , nous avons peut-être laissé planer sur l'ensemble de nos tra- vaux le prestige d'une théorie nouvelle, qui nous paraît devoir être quelque jour la vérité , dont nous admirons même les écarts, et que le contact des questions les plus abstraites irrite avec splendeur, comme une lumière éternelle.

Espejo y clara luz resplandeciente

Del antiguo valor de tus abuelos

De quien ères divino descendiente... etc. ,

dit Lope de Vega [El Molino). C'est le sort posthume des idées de Fourier. Elles entrent de plain-pied , dans les débats dont la porte même ne leur semblait pas ouverte , avec une audace héréditaire. Qu'on nous pardonne cet hommage; il ne blesse aucune science fondée, aucune foi radicale, aucune croyance nécessaire; toutes les théories modernes n'ont pas la même bénignité. Il y a mieux : dans notre penchant trop attiédi pour les choses célestes, si, par hasard , la conscience d'une vie transmondaine était assez énergique pour reconduire vers les pensers religieux nos âmes curieusement émues, ne serait-ce pas un service opportun , au milieu de désordres tou- jours croissans , que le père des doctrines phalanstériennes aurait rendu, dans la générosité de la tombe, aux détracteurs de son génie et aux blasphémateurs de sa découverte?

(i) Hic bovi* percusso mugisse Agamemnona crodit. (Juvénal. )

[2) Monslrclet.

André Delrietj.

POETES SUEDOIS

DES SEIZIÈME ET DIX-SEPTIÈME SIÈCLES.

Voiei l'une des époques les plus belles non-seulement des annales sué- doises, mais des annales européennes, dans les temps modernes. Peu d'his- toires présentent , dans un espace de temps déterminé , une série de faits aussi brillans , une succession de rois aussi remarquables que celle-ci. C'est Gustave- Vasa, Gustave-Adolphe, Charles X, Charles XI, Charles XII et la reine Christine , qui apparaît au milieu de ces hommes de guerre comme attribut de la science au milieu d'un trophée d'armes.

Pour pouvoir suivre le développement des études littéraires en Suède , il est nécessaire de reprendre l'un après l'autre , chacun de ces règnes illustres ; car , comme l'a dit Geiier , l'histoire du peuple de Suède , c'est l'histoire de ses rois. Cette nation pauvre , peu nombreuse , rejetée aux extrémités de l'Eu- rope, ne pouvait aspirer à jouer un grand rôle, et quand les autres nations l'ont vue se lever avec audace et énergie , c'est parce qu'elle avait été réveillée dans sa vie insoucieuse par la voix puissante de son roi , et quand elle a porté son épée de fer dans la balance de l'Europe , c'est parce qu'elle était guidée par un roi. Lorsque ses rois ont été grands , la nation a été grande ; lorsqu'ils ont manqué de force, elle en a manqué elle-même, et quand elle n'a pas eu de roi, elle est tombée dans l'anarchie. Elle semble , du reste , avoir compris l'influence que la royauté exerçait sur elle , par l'ardeur qu'elle mettait à dé- fendre le privilège d'élire ses souverains et par la facilité avec laquelle elle les a déposés , quand ils lui paraissaient manquer à leur mission. Depuis le xme siècle jusqu'au xix% il y a eu dans ce pays seize souverains chassés, emprisonnés ou déposés, c'est-à-dire à peu près trois par siècle.

Au commencement du xvie siècle , la Suède se trouvait précisément dans un de ces temps d'anarchie produits par un interrègne. Deux factions ar- dentes se disputaient le pouvoir. L'une , conduite par Trolle , l'ambitieux ar-

18i 11EVUE DE l'AIUS.

chevêque d'Upsal, voulait maintenir le traité d'union de Calmar et le gou- vernement des rois de Danemark ; l'autre , entraînée par un noble sentiment de nationalité et dirigée par l'administrateur Sten-Sture II , défendait énergi- quement l'indépendance du pays. Sten-Sture fut tué, en 1518, à la bataille de Bogesund. Chrétien II revint en Suède, mit le siège devant Stockholm et y entra avec le glaive de la vengeance. Tout le pays fut rançonné , comme un pays de conquête ; l'échafaud fut dressé sur toutes les places et il y eut une Saint-Barthélémy de nobles. Tandis que le roi et l'archevêque poursuivaient ainsi leurs persécutions, l'un au nom de sa royauté offensée, l'autre au nom de la religion , tandis que la Suède gémissait sous cette verge de fer que des soldats étrangers et des prêtres faisaient peser sur elle , un homme apparut pour la sauver. C'était Gustave Vasa , le descendant d'une des anciennes fa- milles du pays, le fils d'Éric, le sénateur. Jeune, il s'était distingué sous l'administration orageuse de Sture par son courage autant que par son intel- ligence; il était l'un des six otages que le roi de Danemark exigea pour sa sûreté, lorsqu'én 1518 il voulut avoir une entrevue avec Sture. On s'attendait à les voir revenir immédiatement après cette conférence. Mais Chrétien II , qui se souciait peu de montrer de la délicatesse dans ses relations poli- tiques, fit lever l'ancre, emmena les otages en Danemark et les jeta en prison. Gustave Vasa parvint à s'échapper et résolut de défendre l'indépen- dance de sa nation; mais ne pouvant le faire sans secours, il alla réclamer celui de la ville de Lubeck que d'anciens traités de commerce liaient à la Suède. Les magistrats de Lubeck ne démentirent point leur caractère de marchands. Ils voyaient devant eux un jeune homme hardi , appartenant à une famille distinguée , soutenu par un parti nombreux et capable d'entre- prendre de grandes choses. Ils prirent une hypothèque sur son avenir. Ils lui escomptèrent ses succès et lui prêtèrent à usure leur sympathie.

De Lubeck, Gustave se retira dans la Dalécarlie, au milieu d'une popula- tion de montagnards dont il connaissait l'esprit national et le courage. C'était de qu'un siècle auparavant un simple mineur, nommé Engelbrecht, était parti à la tête d'une troupe de paysans pour secouer le joug du roi de Dane- mark. Poursuivi par les émissaires de Christian II , obligé de fuir devant un pouvoir contre lequel il n'était pas encore en état de lutter, Gustave prit un habit de mineur, et ne dut peut-être son salut qu'à son déguisement. Un jour, un de ces hommes honnêtes parmi lesquels il était venu chercher un refuge, se laissa tenter par la magnifique récompense promise à celui qui le livrerait. Mais tandis qu'il allait le vendre , une femme le sauva. Les satellites de Chrétien II , attirés par lui , ne trouvèrent dans sa demeure qu'une cham- bre vide et un montagnard au cœur ferme qui répondit à leurs menaces par son dédain.

Quelque temps :iprès , Gustave Vasa apparut à Mora dans une assemblée de Dalécarliens. Debout à la porte de l'église, revêtu de ses habits de gentil- homme, il appela les montagnards autour de lui et les harangua. Il leur pei- gnit, avec le sentiment de douleur qu'il portait au fond de l'aine, les cala-

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mités de sa patrie, les massacres de Stockholm , la tyrannie d'un roi étranger menaçant d'envahir toute la contrée; et les hommes qui l'écoutaient , séduits par son air martial , par son nom , par son éloquence , prirent les armes. Ce n'était d'abord qu'une troupe de paysans mal équipés et mal disciplinés. Le génie de leur chef surmonta tous les obstacles , et sa première victoire aug- menta le nombre de ses partisans. La guerre avait éclaté en 1520. En 1521, la diète de Wadstena prononça la déchéance de Chrétien II et choisit Gustave pour administrateur du royaume. Deux ans après, la diète de Strengnœs le nomma roi.

La royauté qu'il avait conquise par sa fermeté , il sut la maintenir par sa sagesse. Il apaisa les troubles, réprima les abus, enrichit l'état. Il fut le législateur de son peuple, comme il en avait été le héros , et fit bénir sa pru- dence après avoir fait admirer son courage. Pour conquérir l'ascendant qu'il aspirait à exercer sur sa nation, il usa de patience et de modération, et il employa le même moyen pour introduire en Suède le dogme de Luther, au- quel il était secrètement attaché depuis long-temps. S'il eût voulu soutenir ce dogme par des mesures violentes, peut-être eût-il échoué: car il avait encore contre lui un clergé riche et puissant. Mais il attendit; il laissa les principes du luthéranisme s'insinuer peu à peu parmi le peuple. Puis, quand il crut le moment venu, il se proclama protestant, et la réformation fut éta- blie en Suède sans secousse et sans troubles.

Elle n'exerça pas, à beaucoup près, dans ce pays, la même influence intel- lectuelle qu'en Allemagne; car elle n'agissait pas sur des masses aussi nom- breuses et des esprits aussi éclairés. Mais elle amena , comme partout , une réforme dans les écoles; elle appela le peuple à s'instruire, et la traduction de la Bible , la traduction des psaumes , devinrent la lecture habituelle des familles.

Deux hommes entre autres, deux frères, prirent une grande part à cette révolution religieuse qui s'opérait dans leur pays. C'étaient Olaùs et Laurentius Pétri. Tous deux avaient étudié en Allemagne; ils avaient pris la réforme à sa source , et ils avaient reçu, dans la même année, leur diplôme de magister à Wittemberg. Ils revinrent en Suède, comme de nouveaux convertis, avec tout le zèle de la jeunesse , toute la ferveur de l'apostolat , et commencèrent peu après à exprimer leurs principes. Le clergé les anathématisa dès leur apparition ; mais ils étaient secrètement appuyés par le roi, et ils continuèrent leur mission. Laurent traduisit la Bible. Olaùs écrivit la première pièce de théâtre qui ait paru en Suède; elle a pour titre, la Comédie de Tobie. Ce n'est pas autre chose que le récit de la Bible froidement amplifié, mis en scène et en dialogue. Les deux frères écrivirent aussi divers traités de polé- mique religieuse, des sermons et une chronique suédoise, que le roi ne trouva pas assez louangeuse, ou, si l'on veut, assez partiale, pour la faire imprimer (l). Tous deux ont eu, du reste, un sort bien différent. Laurent

(1) L'une et l'autre de ces chroniques ont été pour la première fois publiées dans les Scriptores rerum Svecicarum.

186 REVUE DE PARIS.

devint archevêque d'Upsal ; Olaiis, accusé d'avoir pris part à un complot contre le gouvernement, mourut en prison.

Le résultat positif de cette époque, c'est que la langue suédoise, adoptée par les théologiens du protestantisme , fut plus cultivée qu'elle ne l'avait été auparavant. Gustave Ier contribua lui-même beaucoup à la mettre en vogue. Il la parlait avec grâce et l'écrivait avec une grande pureté. Mais à part la traduction de la Bible et de quelques psaumes, ce temps de régénération sociale et religieuse ne produisit pas un ouvrage qui mérite d'être cité. La réformation occupait la pensée des savans et la pensée du peuple. Tandis que les docteurs et les magistrats écrivaient des traités de controverse, le peuple avait les regards tournés du côté de AVorms et de Smalkalde. Il voyait poindre devant lui le grand drame du protestantisme. C'était sa poésie, et il tenait entre les mains le plus beau de tous les livres : la Bible.

Lorsque Éric XIV monta sur le trône , la Suède était heureuse et tranquille . Gustave Ier était descendu dans la tombe, laissant son œuvre de soldat et de législateur accompli. Tout souriait au jeune prince qui montait sur un trône affermi par une main habile , illustré par un nom chéri , et les hommes qui prenaient intérêt au développement de l'intelligence dans leur pays, de- vaient saluer avec joie un souverain qui aimait les arts et les lettres. Mais ce règne, commencé sous de si beaux auspices, se termina pas de tristes catas- trophes. C'est l'un des règnes les plus douloureux et les plus dramatiques qui existent. Une méfiance extrême troubla l'esprit d'Éric; un crime lui enleva la raison. Il avait fait emprisonner son frère Jean qui ne lui pardonna jamais. Il fit plus tard emprisonner les descendans des Sture, qu'il croyait coupables de trahison. Un jour, dans un de ces accès de terreur panique qui le condui- saient ordinairement à un acte de cruauté, il se précipite dans le cachot était enfermé Niel Sture, et lui plonge un poignard dans le sein. Le malheureux jeune homme, fidèle jusqu'au dernier moment , tire le poignard de la plaie , l'essuie , le baise , et le présente au roi qui , dans l'état d'égarement il était, ne fut point touché de tant de douceur et de tant d'héroïsme, et fit achever sa victime. Quand il eut trempé ses mains dans le sang, le délire s'empara de lui ; il courut trois jours à travers champs en proie au remords et au dés- espoir. Ses partisans les plus dévoués essayèrent en vain de le consoler. Il ne reprit un peu de calme qu'en écoutant la voix de celle qu'il aimait. C'était une jeune fille du peuple , la fille d'un sous-officier. Éric la rencontra un jour qu'elle allait vendre au château une corbeille de fruits, et en devint amou- reux. Après l'avoir d'abord prise pour maîtresse, il voulut l'épouser. Il avait l'ait négocier son mariage avec une princesse de Hesse, avec une princesse de Lorraine , et même avec Elisabeth d'Angleterre ; il renonça à tous ses projets et fit couronner Catherine, la fille d'un de ses gardes, comme reine de Suède, et nommer le fils qu'il avait eu d'elle, héritier du trône. C'est pour elle qu'il a écrit ces vers dont l'idée a souvent servi de thème aux poètes élé- giaques, mais qui devaient avoir alors pour la Suède tout le charme de la nouveauté :

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« Heureux celui qui, loin des rocs élevés, poursuit paisiblement son mo- deste sentier. Ceux qui veulent s'en aller çà et s'écartent souvent de la vraie route. Chacun doit suivre le sentiment qui le guide, et moi je suis la jeune fille que j'aime.

« Souvent on voit le château superbe atteint par la foudre. L'ambitieux qui veut monter trop haut retombe en arrière et déplore son imprudence. Chacun doit suivre le sentiment qui le guide, et moi je suis la jeune fille que j'aime.

« Dans la grande mer sont les grandes vagues. C'est que la tempête éclate. C'est qu'on trouve les écueils. Le sage reste près de l'humble source d'eau qui coule dans la vallée. Chacun doit suivre le sentiment qui le guide, et moi je suis la jeune fille que j'aime.

« Ma Philis n'a point d'or, point de bijoux précieux. Mais elle a ce que je désire. La tendresse dont elle m'entoure m'est plus chère que tous les tré- sors. Chacun doit suivre le sentiment qui le guide, et moi je suis celle que j'aime.

« Sur elle nulle parure d'or ne brille. Mais ses beaux yeux brillent dans tout leur éclat. Elle est telle que je désire , quoique les autres la trouvent trop simple. Chacun suit le sentiment qui le guide , et moi je suis celle que j'aime.

« Que celui qui veut s'élancer dans les airs prenne son essor. Pour moi , mes ailes ne peuvent me porter si haut. Je reste ici. Mon amour me retient près de Philis. Chacun doit suivre le sentiment qui le guide , et moi je suis celle que j'aime.

« Adieu! adieu, lys de mon cœur; adieu mille fois. Que la volonté du ciel soit faite. Mais je serai ce que j'ai promis d'être. Chacun doit suivre le senti- ment qui le guide, et moi je suis celle que j'aime. »

Les dernières années de ce roi égaré par un accès de lièvre se passèrent dans les larmes et la misère. Ses deux frères , Charles et Jean, se révoltèrent contre lui et remportèrent la victoire. Il perdit en un jour sa couronne et sa liberté. Il fut jeté en prison et traité avec une impitoyable rigueur. C'est la que seul, livré au souvenir de ses fautes, et au sentiment de sa misère, il écrivit ces strophes douloureuses qui se chantent encore dans les églises de Suède avec les psaumes de la pénitence.

« O mon Dieu ! à qui porterai-je mes plaintes ? A qui dirai-je le remords qui pèse sur moi, pauvre pécheur? Le mal que j'ai fait, peut-il , au nom de Jésus-Christ , m'être pardonné ?

« J'ai été pris par la méchanceté du monde comme le voyageur que les va- gues entourent dans une île. Je ne puis sortir de ma captivité, je ne puis re- devenir libre avant que Dieu me fasse mourir.

« Trompé par le plaisir, j'ai échappé à la garde de Dieu comme un poisson

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échappe au filet. Maintenant, la douleur menace de m'accabler. La parole de Dieu seule peut me secourir. Quand me sera-t-il permis de la goûter ?

« La nuit comme le jour, mon cœur m'accuse, et je succombe sous son ju- gement. Mon Dieu , sauve-moi des pièges de Satan ; sauve-moi du désespoir.

« Je t'en prie, ô Christ, ne me laisse pas perdre mon héritage. Donne-moi la force de combattre pour regagner mon royaume céleste.

» O Dieu! maintenant que le monde m'abandonne, je te confie mon âme et ma vie. Hélas ! quand je jouissais de mon bonheur, je n'aurais pas cru qu'il serait aussi complètement anéanti. »

Éric avait été d'abord renfermé dans le château d'Abo, en Finlande. Ses frères craignirent que le czar ne tentât de le délivrer, et le ramenèrent en Suède. Le peuple, touché de ses souffrances, commençait à s'émouvoir en sa faveur; il se forma un parti pour lui rendre la liberté. A la tête des conju- rés était Charles de Mornay, un de ces nobles gentilshommes de France qui , forcés de fuir leur pays pour échapper aux persécutions religieuses , s'en al- laient mettre leur courage au service des rois étrangers. Il avait été attache à Eric dans sa prospérité , il voulut lui porter secours dans le malheur. Mais la conspiration fut;décou verte, les conspirateurs furent jetés dans les fers et ju - gés sans miséricorde. Charles de Mornay, conduit à la forteresse de Calmar, paya de sa tête son dévouement et sa loyauté.

Ces manifestations de sympathie en faveur d'Eric servirent de prétexte à son frère Jean pour le traiter plus sévèrement encore. Il le fit transférer de prison en prison, et enfin il donna l'ordre de l'empoisonner. On vint annon- cer cet arrêt au malheureux roi, qui, sans se plaindre et sans s'effrayer, appela le prêtre, communia et mourut avec la résignation du chrétien (1).

Sa veuve se retira en Finlande, et vécut d'une vie solitaire et modeste. Son lils, qui avait été proclamé héritier du trône par les états, fut proscrit par Jean. Mais les amis d'Eric le sauvèrent et l'envoyèrent dans un collège de jé- suites. Il reçut une excellente éducation et voyagea dans plusieurs pays. Mais, seul et abandonné à lui-même, il se trouva parfois dans une telle mi- sère qu'il en était réduit à servir comme domestique. 11 vint un jour voir, en Finlande, celle qui avait été reine de Suède, et qui vivait alors dans une re- traite obscure. La mère et le fils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre en prononçant le nom d'Eric, et en pleurant ; puis ils se séparèrent , car il ne leur était pas permis de demeurer ensemble. Elle resta comme par le passé dans l'asile qu'elle s'était choisi , et lui se retira en Russie , auprès du czar, qui le prit en affection et voulut le faire monter sur le trône de Suède. Mais le fils d'Eric résista à toutes les sollicitations qui lui furent faites pour qu'il tentât de devenir roi, déclarant qu'il ne pourrait jamais se résoudre à porter la guerre dans son pays. Il mourut à Cassin en 1607 (2).

(1) Il fut empoisonné dans une soupe aux pois, le 26 février 4577. (S) 01. Celsius, KotwiHj F.rik rien Fiortendes lii^tmia. pas 301.

1 •■"■stë'jMi

dite .

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Jean, qui avait commencé son règne par un crime , le soutint par la vio- lence. Il voulait rétablir dans ses états le catholicisme. Il lit publier une li- thurgie que les prêtres refusèrent d'accepter. Les uns furent mis en prison ; d'autres s'enfuirent et cherchèrent un refuge dans le duché de son frère Charles. En même temps qu'il entrait ainsi en guerre ouverte avec le clergé , il voulut maîtriser aussi l'esprit des savans. Il abolit l'université^d'Upsal , et la remplaça par un collège, de jésuites qui fut établi à Stockholm. Sous son règne, on vit se renouveler les discussions théologiques du temps de Gustave Vasa, et il n'y eut pas d'autre littérature que la littérature des livres de prières, des traités de dogmes et des œuvres ascétiques.

Son fils Sigismond, catholique comme lui, perdit la couronne de Suède pour conserver celle de Pologne. Il fut remplacé par son oncle, Charles IX, qui était un homme d'une trempe ferme et un zélé protestant. Il fut plus occupé du bien-être matériel de la nation que du développement de la science, Cependant il rétablit l'université d'Upsal , ou plutôt il la fonda; car, jusqu'à cette [époque, elle n'avait eu qu'une existence très incertaine. A travers ses guerres avec la Piussie, la Pologne, le Danemark, il trouva aussi le temps de cultiver les lettres. Il était poète lui-même; il a écrit plusieurs pièces de vers remarquables par leur énergie. Il avait un goût prononcé pour le théâ- tre , et souvent les élèves des gymnases furent appelés à venir jouer devant lui des drames suédois. Ces drames étaient tout simplement des histoires de la bible, accompagnés d'un prologue et d'un épilogue, traversés par quel- ques intermèdes grotesques et très religieusement dépourvus d'invention. Les poètes avaient encore trop de respect pour l'Écriture , et trop peu de confiance en eux-mêmes, pour se permettre la moindre altération dans le thème sacré qu'ils se choisissaient. Ils suivaient pas à pas l'histoire de Moïse, transformant seulement le récit en dialogue; et c'est ainsi que la Bible, mise entre leurs mains , devenait encore, ou une lecture édifiante , ou une prédi- cation publique. L'un d'eux, Jacques Cronander, essaya de sortir de ce cer- cle uniforme dans lequel les hommes de son temps avaient enfermé le drame. Il composa deux comédies qui ressemblent à deux moralités. C'était une ten- tative qui eût pu produire d'heureux résultats; mais l'auteur n'avait pas assez de force pour la soutenir. Ses pièces furent jouées quelquefois, et tombèrent dans un complet oubli. Un autre poète , Jean Messénius, portait ses vues encore plus haut. De même que cet intrépide chansonnier qui voulait mettre toute l'histoire de France en vaudevilles, Jean Messénius avait entrepris d'écrire toute l'histoire de Suède en cinquante tragédies et comédies. Il en a écrit six qui ne font pas regretter les autres. Ce sont de plates et froides compositions, dénuées de tout esprit, de toute imagination, de toute vérité locale , et quelquefois entachées de telles grossièretés, qu'en les lisant on ne comprend pas comment elles ont pu être représentées à la cour et devant des femmes. Mais telle était alors l'ignorance des esprits, que ces prétendus drames passèrent pour des chefs-d'œuvre , et que le nom de Messénius de-

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échappe au filet. Maintenant, la douleur menace de m'accabler. La parole de Dieu seule peut me secourir. Quand me sera-t-il permis de la goûter ?

« La nuit comme le jour, mon cœur m'accuse, et je succombe sous son ju- gement. Mon Dieu , sauve-moi des pièges de Satan ; sauve-moi du désespoir.

« Je t'en prie, ô Christ, ne me laisse pas perdre mon héritage. Donne-moi la force de combattre pour regagner mon royaume céleste.

» O Dieu! maintenant que le monde m'abandonne, je te confie mon âme et ma vie. Hélas ! quand je jouissais de mon bonheur, je n'aurais pas cru qu'il serait aussi complètement anéanti. »

Éric avait été d'abord renfermé dans le château d'Abo, en Finlande. Ses frères craignirent que le czar ne tentât de le délivrer, et le ramenèrent en Suède. Le peuple , touché de ses souffrances, commençait à s'émouvoir en sa faveur; il se forma un parti pour lui rendre la liberté. A la tête des conju- rés était Charles de Mornay, un de ces nobles gentilshommes de France qui , forcés de fuir leur pays pour échapper aux persécutions religieuses , s'en al- laient mettre leur courage au service des rois étrangers. Il avait été attaché à Eric dans sa prospérité , il voulut lui porter secours dans le malheur. Mais la conspiration futjdécou verte, les conspirateurs furent jetés dans les fers et ju- gés sans miséricorde. Charles de Mornay, conduit à la forteresse de Calmar, paya de sa tête son dévouement et sa loyauté.

Ces manifestations de sympathie en faveur d'Eric servirent de prétexte à son frère Jean pour le traiter plus sévèrement encore. Il le fit transférer de prison en prison, et enfin il donna l'ordre de l'empoisonner. On vint annon- cer cet arrêt au malheureux roi , qui , sans se plaindre et sans s'effrayer, appela le prêtre, communia et mourut avec la résignation du chrétien (1).

Sa veuve se retira en Finlande, et vécut d'une vie solitaire et modeste. Son fils , qui avait été proclamé héritier du trône par les états , fut proscrit par Jean. Mais les amis d'Eric le sauvèrent et l'envoyèrent dans un collège de jé- suites. Il reçut une excellente éducation et voyagea dans plusieurs pays. Mais, seul et abandonné à lui-même, il se trouva parfois dans une telle mi- sère qu'il en était réduit à servir comme domestique. 11 vint un jour voir, en Finlande, celle qui avait été reine de Suède, et qui vivait alors dans une re- traite obscure. La mère et le fils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre en prononçant le nom d'Eric, et en pleurant ; puis ils se séparèrent , car il ne leur était pas permis de demeurer ensemble. Elle resta comme par le passé dans l'asile qu'elle s'était choisi , et lui se retira en Russie , auprès du czar, qui le prit en affection et voulut le faire monter sur le trône de Suède. Mais le fils d'Eric résista à toutes les sollicitations qui lui furent faites pour qu'il tentât de devenir roi, déclarant qu'il ne pourrait jamais se résoudre à porter la guerre dans son pays. Il mourut à Cassin en 1607 (2).

(1) Il fut empoisonné dans une soupe aux pois, le 26 février 1577. (8) 01. Celsius, Kommg Erik de» Fiortendes hisluria, pag. 30».

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Jean, qui avait commencé son règne par un crime , le soutint par la vio- lence. Il voulait rétablir dans ses états le catholicisme. 11 lit publier une li- thurgie que les prêtres refusèrent d'accepter. Les uns furent mis en prison ; d'autres s'enfuirent et cherchèrent un refuge dans le duché de son frère Charles. En même temps qu'il entrait ainsi en guerre ouverte avec le clergé , il voulut maîtriser aussi l'esprit des savans. Il abolit l'universitéxTUpsal , et la remplaça par un collège, de jésuites qui fut établi à Stockholm. Sous sou règne, on vit se renouveler les discussions théologiques du temps de Gustave Vasa, et il n'y eut pas d'autre littérature que la littérature des livres de prières, des traités de dogmes et des œuvres ascétiques.

Son fils Sigismond, catholique comme lui, perdit la couronne de Suède pour conserver celle de Pologne. Il fut remplacé par son oncle, Charles IX, qui était un homme d'une trempe ferme et un zélé protestant. Il fut plus occupé du bien-être matériel de la nation que du développement de la science, Cependant il rétablit l'université d'Upsal , ou plutôt il la fonda ; car, jusqu'à cette ^époque, elle n'avait eu qu'une existence très incertaine. A travers ses guerres avec la Russie, la Pologne, le Danemark, il trouva aussi le temps de cultiver les lettres. Il était poète lui-même; il a écrit plusieurs pièces de vers remarquables par leur énergie. Il avait un goût prononcé pour le théâ- tre, et souvent les élèves des gymnases furent appelés à venir jouer devant lui des drames suédois. Ces drames étaient tout simplement des histoires de la bible , accompagnés d'un prologue et d'un épilogue , traversés par quel- ques intermèdes grotesques et très religieusement dépourvus d'invention. Les poètes avaient encore trop de respect pour l'Écriture , et trop peu de confiance en eux-mêmes , pour se permettre la moindre altération dans le thème sacré qu'ils se choisissaient. Ils suivaient pas à pas l'histoire de Moïse, transformant seulement le récit en dialogue; et c'est ainsi que la Bible, mise entre leurs mains , devenait encore , ou une lecture édifiante , ou une prédi- cation publique. L'un d'eux, Jacques Cronander, essaya de sortir de ce cer- cle uniforme dans lequel les hommes de son temps avaient enfermé le drame. Il composa deux comédies qui ressemblent à deux moralités. C'était une ten- tative qui eût pu produire d'heureux résultats; mais l'auteur n'avait pas assez de force pour la soutenir. Ses pièces furent jouées quelquefois, et tombèrent dans un complet oubli. Un autre poète , Jean Messénius, portait ses vues encore plus haut. De même que cet intrépide chansonnier qui voulait mettre toute l'histoire de France en vaudevilles, Jean Messénius avait entrepris d'écrire toute l'histoire de Suède en cinquante tragédies et comédies. Il en a écrit six qui ne font pas regretter les autres. Ce sont de plates et froides compositions, dénuées de tout esprit, de toute imagination, de toute vérité locale , et quelquefois entachées de telles grossièretés, qu'en les lisant on ne comprend pas comment elles ont pu être représentées à la cour et devant des femmes. Mais telle était alors l'ignorance des esprits, que ces prétendus drames passèrent pour des chefs-d'œuvre , et que le nom de Messénius de-

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vint un grand nom. 11 expia, du reste, comme beaucoup d'autres poètes, ses heures de gloire par des années de souffrance. Il avait été élevé en Pologne par les jésuites, et s'était tellement distingué par ses connaissances pré- coces, qu'il reçut, à l'âge de vingt-cinq ans, le diplôme de docteur à In- golstad. Il revint en Suède, après seize ans d'absence, et fut nommé pro- fesseur de jurisprudence à Upsal. Une querelle qui s'engagea entre lui et quelques fonctionnaires, le força de quitter cette ville. Il fut nommé asses- seur au tribunal de Stockholm. Compromis quelques années après dans une conspiration contre le roi , il fut jeté en prison , et y passa le reste de sa vie. Il mourut en 1637, à l'âge de cinquante-huit ans.

Charles IX était mort laissant le souvenir d'un homme violent , mais zélé pour la prospérité de sa nation. Il dota la Suède de plusieurs institutions utiles; il rédigea un code de lois étendu et régulier; il rétablit autour de lui l'ordre troublé par le règne orageux d'Éric XIV, de Jean III et de Sigis- mond; mais il fit plus encore pour son pays; il lui donna Gustave-Adolphe.

Jusqu'alors la Suède , tout en se signalant en plusieurs occasions par son courage, n'avait occupé qu'un rang secondaire; son influence s'étendait peu au dehors, et le rôle qu'elle remplissait à l'égard des autres puissances était en proportion avec ses forces naturelles. Le génie d'un homme l'éleva au- dessus d'elle-même. La guerre de trente ans, qui fut pour les autres peuples un événement désastreux, ne fut pour elle qu'une arène glorieuse. Elle y était entrée en auxiliaire ; elle y commanda en souveraine. Quand Gustave mourut à Lutzen, l'auréole qui l'entourait resta sur ses soldats, et l'impulsion qu'il avait donnée à son peuple ne se ralentit pas. 11 continuait de combattre pour la cause qu'il était venu défendre, et tandis qu'il maintenait son honneur sur les champs de bataille , Oxenstiern lui maintenait son ascendant dans les rapports diplomatiques. On vit ainsi une armée de quelques milliers d'hommes faire reculer devant elle les nombreuses troupes de l'Autriche , s'emparer des villes d'Allemagne, et imposer son autorité à l'Europe entière.

Gustave-Adolphe était un de ces génies complets, qui ne s'arrêtent pas à une seule idée ni à une seule gloire. Son intelligence s'était développée en même temps que son courage. Il avait l'esprit de l'écrivain, la sagesse de l'homme d'état, et la bravoure du soldat. On conserve à Skokloster, dans la précieuse bibliothèque des comtes de Brahé , quelques pièces de vers tou- chantes et gracieuses qu'il adressa à cette belle Ebba Brahé, dont il fut long- temps épris. Il écrivit en allemand et en suédois, un psaume qui est, sans contredit, l'un des plus beaux qui aient été faits au temps de la réforme. Il écrivit aussi quelques vers didactiques, entre autres les strophes suivantes, qui n'ont, il est vrai, pas grande valeur poétique; mais qui sont remarqua- bles comme expression d'une pensée noble qu'il ne démentit jamais.

« Dans quelque situation que tu te trouves , quelle que soit la route que tu choisisses, si tu veux arriver heureusement à ton but, prends pour guide la vertu.

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« Si tu la suis constamment, elle te conduira, malgré tout ce qu'en peut dire le monde, à l'honneur. Que peux-tu désirer de plus?

« Elle te servira de soutien , elle te protégera toute ta vie contre le monde et les jugemens qu'il portera sur toi.

« Vivre comme on doit n'est pas un grand art. R.ester fidèle à l'honneur ne serait pas difficile, si l'on ne craignait de perdre la faveur du monde.

b Mais toutes les calamités de la vie ne peuvent pas plus nuire à la vertu . que les nuages passagers ne nuisent à la clarté du soleil.

« Conserve donc une volonté ferme, reste fidèle à l'honneur, et ne te laisse pas effrayer par les cris et les menaces du monde.

« Au terme du voyage, la vertu t'attend. Pour prix de tes efforts, elle te donnera ses récompenses éternelles. »

Charles IX avait commencé à relever l'université d'Upsal de l'état d'a- néantissement où l'avaient plongée et son peu de ressources pécuniaires et le zèle anti-universitaire de Jean III. Mais toute sa force, toute son illustration , et on pourrait dire toute sa vie, ne datent que de Gustave-Adolphe. Il l'adopta pour sa fille, comme les rois de France avaient adopté , au moyen-âge, l'uni- versité de Paris. Il lui donna tous ses livres et tout son patrimoine. Que n'eùt-il pas fait encore pour elle et pour les études sérieuses, s'il eut vécu plus long-temps. La mort vint le surprendre au milieu de ses généreux des- seins. Mais les germes bienfaisans qu'il avait semés sur sa route portèrent leurs fruits; le rameau de la victoire fleurit, disent les poètes suédois, sur la rive qu'il arrosa de son sang, à Lutzen, et le rameau de la science fleurit dans l'université dont il s'était déclaré le protecteur.

La guerre de trente ans donna à la Suède une quantité de livres précieux, que les officiers de l'armée de Gustave prirent dans les cloîtres et les villes ils passèrent. Elle lui donna tout ce mouvement d'idées qui résulte tou- jours du contact des différens peuples. Cependant on ne saurait nier qu'en améliorant ses moyens de développement, elle n'altéra aussi son caractère de nationalité. Toute cette jeunesse ardente, qui était sortie de ses monta- gnes pour s'en aller à la croisade du protestantisme , se laissa bien vite sé- duire par les habitudes d'un peuple plus avancé en civilisation; et les géné- raux, les officiers, les soldats, après avoir passé de longues années en Alle- magne , rapportèrent dans leur patrie les idées de l'Allemagne. La langue suédoise n'était pas encore assez forte pour résister à cette invasion. Elle adopta un grand nombre de mots allemands, qui, du domaine habituel de la vie, passèrent promptement dans les compositions littéraires et poé- tiques.

De cette époque datent aussi les relations de la France avec la Suède , re- lations toutes politiques d'abord, mais qui , plus tard, s'étendirent aux pro- ductions de l'esprit, et laissèrent dans cette société septentrionale une trace qui n'est pas encore effacée.

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A la mort de Gustave-Adolphe, l'impulsion était donnée, et Christine la seconda au lieu de l'arrêter. Si la Suède est en droit d'adresser un reproche à une femme d'une nature aussi supérieure, c'est d'avoir oublié que son devoir était de rester, avant tout , Suédoise et de maintenir, dans les lettres , un sen- timent de nationalité, au lieu de se laisser subjuguer par l'influence étran- gère. Certes, jamais règne ne semblait devoir être plus favorable au déve- loppement intellectuel de la nation. Jamais aucun souverain n'avait montré tant d'ardeur pour l'étude, tant de respect pour la science. Le palais de Stockholm devint une académie toutes les illustrations de l'époque furent appelées à prendre place. Du haut de son trône, Christine épiait les célébrités naissantes et tâchait de rassembler dans sa main, comme un tisserand, les fils de la science qui se tramait de tout côté. Ici ses émissaires lui achetaient des manuscrits; ailleurs ils recueillaient des médailles. Tantôt ils devaient lui gagner, par des présens, l'affection d'un savant, et tantôt récompenser la dédicace d'un livre. Elle appelait autour d'elle les philosophes et les anti- quaires ; elle envoyait des chaînes d'or aux astronomes et aux romanciers ; elle alliait dans un même sentiment d'admiration Descartes et Balzac (1) , Vossius et Chapelain, Pascal et Scarron. Ménage lui écrivait les nouvelles de Paris; Benserade lui adressait de jolies épitres artistement travaillées. ISaudé fut son bibliothécaire; Saumaise resta un an auprès d'elle. Huet vint la voir. En même temps qu'elle étudiait les historiens de l'antiquité , elle assistait aux cours d'anatomie de Budbeck , elle écrivait au prince de Condé pour le féliciter sur ses victoires, à un littérateur italien assez obscur, pour le re- mercier d'avoir parlé d'elle dans l'Académie de Padoue, et à Scudéri, pour qu'il lui dédiât son poème à'Alaric.

Quand elle eut abdiqué le trône, elle augmenta le nombre de ses corres- pondans littéraires et ne diminua pas le nombre de ses présens. Ses habitudes de générosité envers les écrivains qui lui faisaient hommage de leurs œuvres lui causèrent plus d'une fois de pénibles embarras pécuniaires.

Cet amour, parfois mal éclairé, mais constant et sincère, pour tout ce qui avait une apparence d'esprit ou de savoir, cet empressement à reconnaître le mérite étranger devait nécessairement influer sur l'esprit des Suédois et éveiller leur émulation. L'Université de Suède, celle de Finlande, et les au- tres établissemens d'instruction des diverses provinces prirent alors un déve- loppement plus hardi. Christine elle-même le seconda par plusieurs dotations utiles. Elle fonda de nouvelles chaires à Abo et à Upsal ; elle agrandit les bibliothèques; elle institua de nouvelles écoles. Mais, au fond, il est permis de croire qu'elle appréciait peu le génie de la Suède, les beautés de sa langue

(l) Balzac recul d'elle une chaîne d'or, ri lui écrivit en la remerciant : « Bâchez , madame, que vous n'êtes pas moins intelligente que vous i tes libérale, Je ne puis que tirer encore lins de gloire de votre jugement que de votre don. Puisque ,i';ii été loué de la bouche de Christine , je n'envie ni à Claudiu I ycs, ni à Pétrarque ! on monument. »

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et la poésie de son ancienne histoire. Elle eut toujours les regards tournes au dehors. Elle s'informa des savans étrangers, des livres étrangers, et perdit facilement de vue la littérature de son pays qui, il est vrai, ne faisait alors que de naître, mais qui aurait pu prendre un rapide essor si elle avait été soutenue. Le latin et le français étaient ses langues favorites. Elle adopta le goût, l'esprit, les mœurs de la France. La cour suivit son exemple, et le reste de la nation tâcha de faire comme la cour.

A cette femme si enthousiaste d'art et d'étude, à cette Minerve du nord, comme l'appelait Ménage dans sa galante églogue, succédèrent trois hommes qui ne furent occupés que de combats. C'était Charles X qui , au milieu de l'hiver de 16-58, traversa les Belt sur la glace pour aller assiéger Copenhague; c'était Charles XI, dont le règne, remarquable d'ailleurs par plusieurs institu- tions utiles, fut traversé par différentes guerres (1) ; c'était Charles XII, dont nous connaissons tous la gloire et les revers. L'attention du peuple se tourna du côté des évènemens politiques , et les bulletins des généraux firent oublier les vers des poètes. Le règne de Charles XII mit le comble à cette indiffé- rence littéraire par la misère profonde dans laquelle il plongea la nation sué- doise. Après la bataille de Pultava, après le siège de Stralsund, la Suède se trouva réduite à la dernière extrémité. Épuisée d'hommes et d'argent, atta- quée de tout côté par des ennemis puissans , si elle ne tendit pas , comme une esclave, les mains aux chaînes que ses voisins essayaient de jeter sur elle, si elle recouvra assez d'énergie pour lutter contre l'invasion étrangère, c'est qu'elle voyait luire encore devant elle l'épée glorieuse qui l'avait conduite à la bataille de jN'arva, c'est qu'elle croyait encore à l'étoile de son héros. Elle cachait ses plaies saignantes sous les étendards qu'il avait conquis autrefois ; elle se rangeait autour de lui comme, dans un jour d'orage, les moisson- neurs se rangent autour d'un chêne déjà frappé par la foudre, mais majes- tueux et imposant. Il mourut en Norvège et elle demanda la paix. Elle resta long-temps courbée sous le poids de sa misère, mais elle respecta toujours le prestige qui l'avait éblouie. Elle déplora ses jours de deuil et ses jours de di- sette. Elle adora Charles XII. Aujourd'hui encore, si l'on prononce ce nom révéré devant un paysan des montagnes, il ôte son chapeau et s'incline.

Les règnes d'Ulrique-Éléonore, de Frédéric Ier et d'Adolphe-Frédéric res- semblaient à un sommeil de convalescent après la fièvre des années précé- dentes. Le peuple essayait de cicatriser, l'une après l'autre, ses blessures. Mais les lettres et les sciences, paralysées par les calamités publiques, n'a- vaient pas encore repris leur ancienne activité.

Dans cet espace de temps que nous venons de parcourir, espace de deux siècles, illustré par tant d'actions héroïques et tant de magnifiques victoires,

I) Ce fut lui qui fonda la banque de Stockholm ; et qui , au lieu de tenir, comme par le liasse , toute l'armée à la solde de l'étal , distribua à un certain nombre d'officiers et de sol- dais des portions de terre à cultiver.

TOME I. JANVIER. 14

1% REVUE DE PARIS.

à peine trouve-t-on quelque œuvre littéraire digne de fixer l'attention et d'être étudiée. La Suède guerrière s'était élevée au niveau des grandes puis- sances; la Suède poétique était restée en arrière. Elle avait conservé l'épée de fer des anciens Scandinaves pour s'élancer sur les champs de bataille. Elle n'avait plus la harpe des scaldes pour chanter ses victoires.

La poésie dramatique avait abandonné les histoires de la Bible et les tra- ditions de Messénius pour tomber dans une espèce de divertissement, la tâche du poète était très humblement subordonnée à celle du chorégraphe et du musicien. Encore ne jouait-on ces divertissemens qu'à la cour. Le peuple continuait à se réjouir avec ses danses et ses lek anciens.

La poésie morale et didactique, enfantée par l'esprit sentencieux du xvie siè- cle, laissait échapper de temps à autre, de sa corbeille puritaine, quelques fleurs factices, également dépourvues de parfum et de couleur.

La poésie lyrique essayait de chanter et ne faisait entendre que des sons confus et des accords inachevés. Trois hommes se distinguèrent alors : Ro- senhane, Spegel et Stiernhielm. Rosenhane composa un recueil de sonnets : quelques uns sont remarquables par la simplicité du style et la fraîcheur du sentiment. L'imitation de Ronsard y domine pourtant, et comme cela arrive presque toujours dans les œuvres d'imitation, le disciple a outrepassé les dé- fauts du maître.

Spegel imita, en vers corrects et quelquefois élégans, la Semaine de Du Bartas, déjà imitée en danois par Arreboe.

Stiernhielm écrivit plusieurs de ces ballets qui amusaient la cour et qui furent surtout très en vogue du temps de Christine. Il écrivit aussi , comme tous les poètes de son siècle, quelques pièces de circonstance et des épigram- mes. Son œuvre principale est un poème didactique intitulé Hercule C'est le récit de l'apparition symbolique dont parle Xénophon , de l'heure de lutte morale Hercule vit surgir devant lui la déesse de la volupté et la déesse de la sagesse, qui, toutes deux, cherchaient à l'entraîner, l'une par ses riantes images, l'autre par ses graves promesses. Dans les moyens de séduc- tion que la déesse de la volupté emploie pour attirer à elle le cœur flottant d'Hercule , le poète cite les livres qui doivent guider tout homme ami des plaisirs: ce sont les œuvres d'Ovide, de Rabelais, les Cento novelle, le ro- man d'Amadis, du chevalier Finck (1), de la belle Maguelonne, de l'empe- reur Octavien, le berger Amandus (2), la Diane du Montemayor, Fiam-

[i) Roman allemand, écrit au temps de la guerre de trente ans. Il a pour titre: Histoire de l'admirable el 1res expérimenté chevalier et seiyncur Volijcarpc de Mrlari.ssa , «innomme Finck, l'on voit comment, deux siècles et demi avant que d'être né, il avait déjà par- couru une quantité de pays et vu de merveilleuses choses, comment il fui trouvé mort par sa mère et réenfanté de nouveau.

|2; Jungsterbaule Schœferey oder Keusche Liebesbeschreibung von der verlicbten Nitnfen Aniline und den liebw&rdigen schœfer Amandus durch A. S' i>. /». Leipzig , 1032, iu-s».

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metta, Eulenspiegel (l), la Macaronicca de Coccai (2), la Lucerna (3), et, pour

couronner le tout, la lihetorica délie p (4). On voit par cette liste de

livres que les Suédois avaient déjà porté leurs investigations littéraires hors de leur pays, et, puisqu'ils connaissaient le côté frivole ou mauvais de la lit- térature étrangère, on peut supposer qu'ils en connaissaient aussi le côté sérieux.

Donc, la déesse de la volupté présente à l'imagination d'Hercule tout son dangereux catalogue. Le demi-dieu l'écoute patiemment, puis il écoute la déesse de la vertu, et ne se décide pas. Il y a dans ce dénouement, blâmé par plusieurs sages lecteurs, une idée assez philosophique. Le poète n'a pas voulu nous donner une leçon de morale , en nous montrant Hercule persuadé par le langage austère de la vertu. Il n'a pas voulu nous montrer comme un fait accidentel un plaidoyer qui ne se termine pas si vite. Son Hercule est le sym- bole de l'homme, et cette lutte intérieure qu'il subit est pour beaucoup d'hommes la lutte de toute la vie.

La versification de Stiernbielm est un peu maniérée , mais ferme et cor- recte. Il avait de l'énergie dans la pensée , mais peu de profondeur et d'ima- gination. A le prendre au milieu des écrivains suédois de son temps, il ap- paraît comme un homme remarquable, digne de la réputation qu'il a eue, et des éloges qu'on lui a donnés; mais il vivait au xvne siècle, et il était le contemporain de Shakspeare , de Calderon , de Molière!

Après les sonnets de Rosenhane, les œuvres de Spegel et celles de Stiernhielm, si l'on essaie de glaner encore quelques vers dans le champ lit- téraire de la Suède , on ne trouve plus que de mauvaises pièces de circon- stance ou de plates épigrammes. « Le public, dit Hammarskœld, se mit à regarder la poésie comme une espèce de jonglerie destinée à embellir le pro- gramme d'une fête, et le poète était une espèce de paillasse qui devait se tenir toujours prêt à égayer les respectables auditeurs. Spegel et quelques autres s'élevèrent au-dessus de cette triviale bouffonnerie. On estimait leurs ouvrages et le sentiment qui les avait inspirés; mais on ne les rangeait pas dans ce domaine général de pièces de circonstance décorées pompeusement du titre de poésie. Ceux qu'on appelait poètes travaillaient avec un zèle mer- veilleux à démontrer que l'art ne devait être que le très humble interprète de tous les incidens journaliers de la vie. Parlait-on d'une lîançaille, il fallait que la poésie accourût aussitôt avec ses différentes sortes de vers, et quand

(1) Écrit d'abord en plat allemand, en prose et en vers; traduit en haut allemand par Th. Murner.

(2, Poème italien écrit par un moine; traduit en français sous le titre de : Histoire maca- ronique de Merlin Coccaie, prototype de Rabelais, il est traité des ruses de Cingar, des lours de Leonhard, des forts de Francasse, enchantemens de Gelford et Pentagrues, et des rencontres heureuses de Balde; puis Thorrible bataille entre les mouches et les fourmis. Paris , 1606.

(3) La Lucerna di Eurato Misoscolo academico philarmonico , Paris, in-t-2. Sans date.]

[k) Imprimé à Cambray, 1644 , in-8°.

14.

196 REVUE DE PARIS.

venait le jour du mariage, elle ne pouvait manquer d'offrir son épithalame. Ainsi les poètes rimaient pour les jours de naissance et les enterremens , pour tous les anniversaires , toutes les querelles et toutes les réconciliations. (1 ne leur était pas permis de s'asseoir à une table , de partager une queue de poisson, sans la saluer auparavant par quelques vers. Pour pouvoir se trouver ainsi prêts dans toutes les occasions , il ne fallait pas qu'ils fussent très scrupuleux sur la forme. Aussi choisissaient-ils le rhythme le plus facile, et, pour en finir plus tôt, ils prenaient tous les moyens de salut que leur of- fraient les mots tronqués, les provincialismes et les métaphores étranges. Peu importait que le vers fut juste ou non ; pourvu qu'ils arrivassent à la rime, la bataille était gagnée.

Tandis que la poésie tombait dans cet état de nullité , des hommes instruits apparaissaient dans les écoles, et l'étude des sciences faisait des progrès. Spegel et Stiernhielm se distinguaient par leur érudition et leurs connais- sances philologiques non moins que par leurs vers. Le premier rédigea un dictionnaire de la langue suédoise, agrandi depuis par Ihre. Le second pu- blia le Codex argenteus avec une traduction.

Les sciences anatomiques, représentées par Rudbeck ; les sciences physi- ques, illustrées par Linnée, attirèrent à elles un grand nombre de disciples , et l'édifice des sciences historiques commençait à s'élever sur sa base. On avait senti le besoin de chercher l'histoire du Nord ailleurs que dans les froides et fautives chroniques de couvent. On voulait la prendre à sa source , et on remonta à l'étude des monumens Scandinaves et à l'étude de l'islan- dais. Tandis que Verelius, Gudmund Olafssen, Biœrn, traduisaient les sa- gas, Peringskiœld publiait ses recherches archéologiques, et Gœransson es- sayait d'interpréter l'Edda. Au-dessus de ce cercle de savants, réunis par une même pensée et dans un même but, s'élevait le célèbre Olaf Rudbeck, l'auteur immortel de VAilantica, qui se laissa tromper, il est vrai, par une fausse idée de patriotisme, mais qui employa une érudition immense à sou- tenir ses fabuleuses théories.

En même temps que ces hommes d'études s'appliquaient ainsi à soulever le voile dupasse, un écrivain qui s'est illustré par ses longues et consciencieuses études, le savant Lagerbring, écrivait une histoire de Suède, et un de ses contemporains, Olaf Celsius, racontait, avec une simplicité de style remar- quable et une grande droiture d'esprit, la vie de Gustave Ier et celle d'E- ric XIV. Il avait aussi entrepris une histoire de l'église suédoise. Malheu- reusement , il n'a pu l'achever.

X. Marmieb.

EDOUARD TURQUETY.

Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'on proclame le triomphe de l'a- rithmétique sur la poésie, et que l'on accuse les goûts trop positifs du siècle : la querelle a commencer le jour même il y a eu , dans la famille d'Adam, un faiseur de chansons et un faiseur de mar- chés. ïS'ous sommes même surpris que les chercheurs de mythes n'aien I pas encore trouvé l'origine des démêlés d'Abel et de Caïn. Ce doux pasteur, qui garde ses troupeaux le long des fleuves , et tourne ses pensées vers le ciel, n'est-il pas, en effet, le symbole de la poésie méditative et sainte, tuée par un grossier laboureur, qui ne savait offrir à Dieu que des génisses et des chevreaux d'un an? Il est clair que le maudit n'était autre qu'un marchand de l'époque.

Plus tard , aux plus beaux siècles, reviennent les mêmes repro- ches. Sous le règne même de cet Auguste (de si regrettable mémoire ! . qui payait des épisodes de poème épique une pièce d'or le vers , n'entendons-nous pas Horace s'écrier que les fils des Romains ap- prennent avant tout à partager un as en cent parties?

Piomani pueri , longïs rationibus , assem Discunt, in partes centum, deducere.

Pourquoi , dès-lors , cette grande indignation contre notre époque? Pourquoi ces lamentations quotidiennes de certains écrivains , qui aifirmenfla mort de l'art avec tant d'assurance qu'on pourrait croire qu'ils l'ont tué eux-mêmes? N'y a-t-il donc rien d'émouvant et d'é- levé dans le prosaïsme que l'on reproche à nos temps et est-il bien sûr que nous ayons {crucifié et mis à mort la poésie , comme on le

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prétend? Quant à nous, nous conservons à cet égard l'incrédulité des Juifs ; et nous nions qu'on ait attaché au pilori le vrai Christ.

A quelle époque, en effet, vit-on plus d'imaginations éveillées, plus de fantaisie, plus de manifestations vives et colorées, plus de romanesques aspirations? La poésie s'en va, dites-vous? Mais on adore jusqu'à son fantôme! on pare de ses couleurs l'adultère, le meurtre , le suicide! Il n'est plus d'étudiant en droit ou de commis marchand qui ne songe à devenir le héros de quelque étrange aven- ture ; la ballade allemande et le romancero espagnol se sont incarnés ; ils logent en chambre garnie, rue de la Harpe ou faubourg Saint- Denis. Ce qui s'en va de nos jours, ce n'est pas la poésie, mais le bon sens, la patience, le courage; ce qu'il faudrait rappeler, hélas! ce ne sont point les neuf Muses, mais les sept vertus théologales !

Et ne prenez point ceci pour une ironie : nous croyons sincère- ment que jamais siècle ne puisa plus profondément aux deux véri- tables sources de toute poésie, le souvenir et l'espérance. Nous flot- tons dans le présent entre un soleil qui se couche et un soleil qui se lève , entourés à la fois de la splendeur du passé et des splendeurs de l'avenir. Pas une croyance qui n'obtienne aujourd'hui place pour son autel; pas une inspiration qui ne trouve un cœur pour la rece- voir; pas une image qui ne rencontre un regard pour la comprendre! Tout fermente, tout s'agite; l'étude des faits anciens se renouvelle, celle des faits futurs commence ; la science et l'industrie transfor- ment le monde : l'espace disparaît, la matière devient intelligente pour obéir au génie; tout prouve l'incessante aspiration de l'huma- nité vers l'inconnu ; tout, jusqu'à nos impatiences et nos plaintes, car l'impatience et la plainte sont encore de la vie!

Et c'est au milieu de cette expansion de toutes les facultés hu- maines; c'est au moment le monde change de face et d'esprit, les spéculations philosophiques les plus merveilleuses prennent racine , le royaume des fées s'établit sur la terre , que l'on vient nous crier, en parodiant Bossuet : La poésie se meurt! la poésie est morte !

Pour nous, dussions-nous encourir l'anathème de ces prêtres du désespoir, qui riment à l'écart l'épitaphe des muses, nous n'accep- tons point leur arrêt. Non, la poésie n'a point péri! elle est pleine de force et de jours. Nous la sentons moins seulement, parce qu elle est partout, qu'elle nous enveloppe comme l'air, qu'elle circule en toutes choses comme le sang dans les veines; parce qu'elle s'est transfigurée en passant de la parole dans les faits. Voilà surtout la

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différence du présent au passé. La poésie n'est plus enfermée, comme naguère, dans la prison sonore de la rime et de l'hémistiche; c'est à cela qu'il faut réduire les accusations portées contre le siècle ; le vers a perdu son importance. Mais pouvait-il en être autrement?... On conçoit l'opportunité du vers dans une société peu remuante et peu active : les idées lentement acceptées peuvent se formuler labo- rieusement; on a le temps de broder le vêtement dont on habillait sa pensée, d'en arranger le moindre pli, d'en franger les contours, car elle arrive toujours assez tôt à un public tenace dans ses préoc- cupations comme dans ses habitudes. Il en était ainsi chez nos pères. In livre, alors, pouvait se faire attendre dix ans sans trop vieillir; on ne changeait guère d'idées et de modes que deux ou trois fois par siècle , à l'avènement de chaque nouveau roi.

Maintenant, au contraire, l'élan de la pensée est tel que l'inquié- tude ou l'espérance de la veille ne sont plus ni l'inquiétude, ni l'es- pérance du lendemain. Un jour use plus d'idées qu'autrefois une année. Au milieu de la fièvre qui agite nos générations, tout croît, tout grandit, tout s'écroule comme des palais de nuages. Chaque ré- vélation de l'intelligence a la rapidité d'un rêve; l'idole subitement, dressée tombe pour faire place à une autre qu'elle exhausse de ses débris! Le moyen de cadencer lentement sa parole au milieu de cette perpétuelle improvisation? l'opinion court plus vite que le vers, et c'est à peine si la prose la plus rapide peut suivre la mobilité d'es- prits qui, cherchant la vérité sans conscience des obstacles, semblent toujours faire la course au clocher à travers la vie.

Et cependant, malgré le manque d'à-propos des vers, voyez si nous avons refusé notre admiration à ceux qui la méritaient. D'où est venue la gloire de Victor Hugo, de Béranger, de Lamartine? a-t-on méconnu l'élégante douceur d'Alfred de Vigny, la limpidité de Bri- zeux, la sensibilité pénétrante de l'auteur des Consolations? N'est-on pas allé chercher, jusqu'au fond de sa Bretagne, un poète ignoré qui chantait comme on prie , pour lui-même , et sans attendre d'ap- plaudissemens?

Car ce n'est point un des moins curieux évènemens de notre his- toire littéraire , que cette réputation acquise par l'auteur à' Amour cl Foi, de loin et presque à son insu. Elle prouve qu'à notre époque toute inspiration sincère est comprise, de quelque lieu qu'elle vienne, et que , si le charlatanisme ou la camaraderie peuvent imiter le succès, il n'y a, après tout, que le véritable talent qui l'obtienne.

En 1832 , M. Edouard ïurquety était encore à peu près inconnu

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prétend? Quant à nous, nous conservons à cet égard l'incrédulité des Juifs ; et nous nions qu'on ait attaché au piiori le vrai Christ.

A quelle époque, en effet, vit-on plus d'imaginations éveillées, plus de fantaisie, plus de manifestations vives et colorées, plus de romanesques aspirations? La poésie s'en va, dites-vous? Mais on adore jusqu'à son fantôme! on pare de ses couleurs l'adultère, le meurtre , le suicide ! Il n'est plus d'étudiant en droit ou de commis marchand qui ne songe à devenir le héros de quelque étrange aven- ture ; la ballade allemande et le romancero espagnol se sont incarnés ; ils logent en chambre garnie, rue de la Harpe ou faubourg Saint- Denis. Ce qui s'en va de nos jours, ce n'est pas la poésie, mais le bon sens, la patience, le courage; ce qu'il faudrait rappeler, hélas! ce ne sont point les neuf Muses, mais les sept vertus théologales !

Et ne prenez point ceci pour une ironie : nous croyons sincère- ment que jamais siècle ne puisa plus profondément aux deux véri- tables sources de toute poésie, le souvenir et l'espérance. Nous flot- tons dans le présent entre un soleil qui se couche et un soleil qui se lève, entourés à la fois de la splendeur dupasse et des splendeurs de l'avenir. Pas une croyance qui n'obtienne aujourd'hui place pour son autel; pas une inspiration qui ne trouve un cœur pour la rece- voir; pas une image qui ne rencontre un regard pour la comprendre! Tout fermente, tout s'agite; l'étude des faits anciens se renouvelle, celle des faits futurs commence ; la science et l'industrie transfor- ment le monde : l'espace disparaît, la matière devient intelligente pour obéir au génie; tout prouve l'incessante aspiration de l'huma- nité vers l'inconnu; tout, jusqu'à nos impatiences et nos plaintes, car l'impatience et la plainte sont encore de la vie!

Et c'est au milieu de cette expansion de toutes les facultés hu- maines ; c'est au moment le monde change de face et d'esprit , les spéculations philosophiques les plus merveilleuses prennent racine , le royaume des fées s'établit sur la terre , que l'on vient nous crier, en parodiant Bossuet : La poésie se meurt! la poésie est morte !

Pour nous, dussions-nous encourir l'anathème de ces prêtres du désespoir, qui riment à l'écart l'épitaphc des muscs, nous n'accep- tons point leur arrêt. Non, la poésie n'a point péri! elle est pleine de force et de jours. Nous la sentons moins seulement, parce qu'elle est partout, qu'elle nous enveloppe comme l'air, qu'elle circule en toutes choses comme le sang dans les veines; parce qu'elle s'est transfigurée en passant de la parole dans les faits. Voilà surtout la

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différence du présent au passé. La poésie n'est plus enfermée, comme naguère, dans la prison sonore de la rime et de l'hémistiche; c'est à cela qu'il faut réduire les accusations portées contre le siècle ; le vers a perdu son importance. Mais pouvait-il en être autrement?... On conçoit l'opportunité du vers dans une société peu remuante et peu active : les idées lentement acceptées peuvent se formuler labo- rieusement; on a le temps de broder le vêtement dont on habillait sa pensée, d'en arranger le moindre pli, d'en franger les contours, car elle arrive toujours assez tôt à un public tenace dans ses préoc- cupations comme dans ses habitudes. Il en était ainsi chez nos pères. Un livre, alors, pouvait se faire attendre dix ans sans trop vieillir; on ne changeait guère d'idées et de modes que deux ou trois fois par siècle , à l'avènement de chaque nouveau roi.

Maintenant, au contraire, l'élan de la pensée est tel que l'inquié- tude ou l'espérance de la veille ne sont plus ni l'inquiétude , ni l'es- pérance du lendemain. Un jour use plus d'idées qu'autrefois une année. Au milieu de la fièvre qui agite nos générations, tout croît, tout grandit, tout s'écroule comme des palais de nuages. Chaque ré- vélation de l'intelligence a la rapidité d'un rêve ; l'idole subitement dressée tombe pour faire place à une autre qu'elle exhausse de ses débris! Le moyen de cadencer lentement sa parole au milieu de cette perpétuelle improvisation? l'opinion court plus vite que le vers, et c'est à peine si la prose la plus rapide peut suivre la mobilité d'es- prits qui, cherchant la vérité sans conscience des obstacles, semblent toujours faire la course au clocher ta travers la vie.

Et cependant , malgré le manque d'à-propos des vers , voyez si nous avons refusé notre admiration à ceux qui la méritaient. D'où est venue la gloire de Victor Hugo, de Béranger, de Lamartine? a-t-on méconnu l'élégante douceur d'Alfred de Vigny , la limpidité de Bri- zeux, la sensibilité pénétrante de l'auteur des Consolations? N'est-on pas allé chercher, jusqu'au fond de sa Bretagne, un poète ignoré qui chantait comme on prie , pour lui-même , et sans attendre d'ap- plaudissemens?

Car ce n'est point un des moins curieux évènemens de notre his- toire littéraire , que cette réputation acquise par l'auteur ft Amour et Foi, de loin et presque à son insu. Elle prouve qu'à notre époque toute inspiration sincère est comprise, de quelque lieu qu'elle vienne, et que , si le charlatanisme ou la camaraderie peuvent imiter le succès, il n'y a, après tout, que le véritable talent qui l'obtienne.

En 1832 , M. Edouard ïurquety était encore à peu près inconnu

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hors de sa ville natale. Quelques femmes , quelques jeunes gens , adorateurs fervens de l'art et de la rêverie, avaient vu son nom en tête d'Esquisses poétiques, publiées sans éclat, deux ans auparavant; quelques hommes de goût , parmi lesquels se trouvait Nodier, avaient salué en lui le poète naissant ; mais tout s'était borné là. Ses amis seuls avaient le secret de sa force et de son avenir. Il leur avait com- muniqué, dans ses longues promenades, le projet qu'il avait formé de ramener le vague spiritualisme de Lamartine au catholicisme le plus orthodoxe; il leur avait récité quelques-unes de ses premières compositions, leur en avait désigné d'autres; ils attendaient avec espérance et anxiété , lorsque parut Amour et Foi.

Le succès de ce livre fut rapide et complet. Ce cri d'une ame naïve, qui ne rougissait d'aucune de ses adorations et proclamait chaque article de la vieille foi en répétant je crois, parut quelque chose d'étrange. Les uns furent édifiés, les autres surpris; mais tous s'intéressèrent. Puis, il y avait au milieu de ces croyances, trop loyales pour rougir d'elles-mêmes, de tendres retours vers les affections de la terre. Le chrétien n'avait point tué le jeune homme. Après les prières ferventes, venaient les plaintes d'amour. C'était quelque chose comme ces mélancoliques sônes du cloarec breton , dont nous avons parlé ailleurs, la confession d'un cœur allant sans cesse de Dieu à la femme et de la femme à Dieu.

Les Poésies catholiques, qui suivirent, présentèrent un tout autre caractère. Soit que, pendant les trois années qui s'étaient écoulées entre les deux publications, quelque cruel désenchantement eût froissé le poète, soit que ces croyances en grandissant eussent tout absorbé, le jeune homme avait disparu, le chrétien seul était resté. Aussi, plus d'aspirations humaines, plus de regards suivant au loin les jeunes filles, plus d'amoureuses confidences; le poète a vu la porte du paradis terrestre se refermer, et il ne regarde plus que le ciel! Sa voix est devenue austère; tout est sombre en lui, jusqu'à sa résignation ; ses vers donnent au cœur je ne sais quelle secousse douloureuse, lors même qu'ils n'ont à exprimer que la tendresse et la joie; les pleurs semblent toujours près d'en déborder comme d'une coupe trop pleine.

Aimez et secourez en tous lieux, à toute heure,

Ceux-là surtout, ceux-là que le ciel prédestine

Pour un séjour meilleur, Ces hommes de tristesse, élus de la douleur,

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Qui sentirent d'abord, sur leur bouche enfantine, Le baiser du malbeur !

Ceux-là que la main rude, avare et mercenaire,

D'une femme étrangère ,

Berçait pour un peu d'or, Et qui n'ont pas connu ces caresses de mère, Dont je parle en pleurant, car j'ai la mienne encor.

Vers la fin du volume, la plainte, long-temps contenue, éclate dans une courte pièce intitulée : Une Dernière larme.

sont ceux qui m'aimaient d'une amitié si douce ,

Ceux dont l'ame, à chaque secousse, S'ouvrait comme un refuge à mon cœur affaibli ? Hélas! de tant de nœuds, de tant de flammes saintes,

Les deux moitiés se sont éteintes, L'une au vent de la mort , l'autre au vent de l'oubli.

Oh ! que d'arbrisseaux nus , que de roses fanées

Dans le vallon de mes années ! Espérances d'amour qui durèrent si peu , Moissons que j'attendais et qu'aujourd'hui je pleure ,

Vous êtes mortes avant l'heure , Et mortes sans mûrir Mais il me reste Dieu!

Il était difficile de prévoir en viendrait M. Edouard Turquety après les Poésies catholiques. Il pouvait continuer la voie sévère dans laquelle il s'était engagé , et se détacher de plus en plus des choses de la terre, ou, retrouvant une seconde jeunesse, revenir aux inspi- rations qui lui avaient fait écrire Amour cl Foi. Soit préférence, soit qu'il ait cédé à cette pente des évènemens qui entraîne toutes les âmes , il a incliné vers ce dernier parti. Les Hymnes sacrées qu'il vient de publier en sont la preuve. Sans retourner aux molles rêveries de sa jeunesse, il a quitté, par instans, les sombres sommets du Gol- gotha. Ses amours d'autrefois se sont transformés en inspirations mystiques, ses adorations en extases divines. La femme est revenue sur son piédestal, mais couronnée d'étoiles; la femme est, en même temps, la mère du Christ !

Maintenant, si l'on nous demande laquelle de ces trois évolutions de la pensée a été la plus heureuse, oserons-nous choisir et résoudre V fl y a dans toute décision de ce genre tant de personnalité involon-

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taire , que l'arrêt le pins sincère peut être le moins juste. Cepen- dant, s'il faut exprimer notre impression (nous n'osons dire notre jugement), c'est avec regret que nous avons vu M. Edouard Tur- quety abandonner la source poétique à laquelle il avait puisé pour son livre d'Amour et Foi. En quittant les horizons terrestres , il a vo- lontairement rétréci la sphère de ses impressions et condamné au silence les plus douces voix de sa muse. Nous croyons d'ailleurs que, malgré la beauté de quelques pièces comme Caliban, la Course de la Mort, le Martyr, la tendresse l'emporte sur l'énergie dans le talent de M. Turquety. Il n'est jamais plus complet, plus pénétrant que dans l'expression d'un sentiment naïf et qui trouve un point d'at- tache sur la terre. On peut le surpasser en splendeur, en emporte- ment, non en douceur ! Il trouve dans ce grand thème de l'amour, tant de fois varié , des notes inconnues , des harmonies confuses et remuantes qui lui appartiennent. Aussi les Hymnes sacrées que nous préférons sont-elles précisément celles la tendresse du langage a pu se produire sous le voile mystique d'une céleste passion. Ce sont les Regrets de famé, le Domine non sum dignus, l 'Amour pur est au ciel et tant d'autres charmans cantiques qui laissent au cœur une sorte de vibration et à l'oreille je ne sais quelle mélodieuse rumeur. Quand on lit ces vers, si doux que la voix s'élève et se cadence en les répétant, on sentie besoin de les entendre chanter. Il semble que pour en compléter l'expression, il faudrait les entendre sortir, le soir, de quelque sanctuaire voilé , murmurée par des voix de femmes. Si le génie original qui s'occupe de trouver les mélodies cachées dans ces cantiques, réussit à les noter, jamais , nous le croyons, plus ra- vissante alliance de la musique et de la poésie n'aura été vue : ce ne seront point deux âmes chantant à l'unisson , mais une seule ame se montrant à la fois sous deux formes et se manifestant dans deux expansions.

E. SOUVESTRE.

A. UNE CANTATRICE.

D'où nous venez-vous donc , femme au gosier divin?

Les insensés qui vont criant que tout est vain,

Que l'art est une chose impuissante et frivole ,

Utile seulement à rendre l'ame folle;

Qu'au fond de tout plaisir, de toute passion ,

Se cachent la tristesse ou la déception ;

Oh! ceux-là n'ont jamais, dans une heure bénie,

De votre lèvre sainte aspiré l'harmonie!

Oh! ceux-là n'ont jamais, heureux et palpitans,

Oubliant tout le bruit qu'on fait de notre temps ,

Senti, comme une fleur de rayons inondée ,

Sous vos accens de feu leur tête fécondée ,

Et, muets devant vous, ils n'ont jamais rêvé

Que le voile des cieux s'était enfin levé !

Pour moi, j'ai bien souvent, dans mes sombres journées Pris plaisir à fouler quelques feuilles fanées , A marcher au hasard , en recueillant les sons Qu'une brise amoureuse arrachait aux buissons ; Je me suis bien des fois attardé par les plaines Pour entendre passer des rumeurs incertaines , Ou voix d'enfans, ou bruit de feuillages troublés , Ou cris aigus sortis de l'épaisseur des blés.

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Souvent , à l'heure aimée la lune se lève ,

Silencieusement étendu sur la grève ,

Les yeux baignés de pleurs, et le front dans ma main,

Je me suis enivré jusques au lendemain

Des hymnes qu'au Seigneur récitent les étoiles.

Des chants qui, sur les flots, partent des blanches voiles,

Des sanglots de l'orage , et du gémissement

Que pousse chaque nuit la mer en s'endormant.

Bien souvent , pour nourrir de lentes rêveries ,

M'égarant à dessein sur les herbes fleuries ,

Ou sur le gazon vert , par de beaux soirs d'été ,

Dans le ravissement je suis long-temps resté ,

Pendant qu'à l'horizon une cloche pieuse ,

Élevant tout à coup sa voix mystérieuse ,

Envoyait jusqu'à moi, qui l'écoutais chanter,

Des accords que le ciel semblait me disputer.

Eh bien ! je vous le dis : toutes ces symphonies

Que l'on croirait venir d'un palais de Génies,

Ces sons mélodieux , ces ravissans concerts

Des étoiles, des flots, des forêts et des airs ;

Ces invisibles luths, mis pour nous sur la terre,

Que Dieu seul , à son gré , fait vibrer ou fait taire ;

Tous ces accords sans noms , ces magnifiques bruits ,

Qui de l'homme enivré se disputent les nuits;

Oui , tous ces instrumens et ces voix , dont il semble

Que rien n'approchera jamais , oui , tous ensemble ,

Moi je les donnerais pour vous entendre , ô vous

Devant qui l'ange même incline un front jaloux !

Oui , je les donnerais , tous ces chants , et mille autres ,

Car je n'en connais pas d'aussi purs que les vôtres ,

Car vous seule avez pu dans ma poitrine en feu

Mettre une telle soif de l'amour et de Dieu !

Car, je le dis ici: nulle part mon oreille

N'a jamais entendu de musique pareille

A celle qui , ce soir, comme l'eau d'un torrent ,

De votre sein ému débordait en pleurant.

S'il est vrai que du beau toujours on se souvienne , Je ne t'oublierai pas, divine Italienne!

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Je garderai long-temps, dans mon cœur enfouis ,

Les merveilleux acccns si tôt évanouis.

A défaut de ce chant , qui trop vite s'envole ,

.le me rappellerai le son de ta parole,

Ta démarche , ton air, le regard de tes yeux ,

Et le petit ruban qui nouait tes cheveux.

Et lorsque , désormais , ma pensée inquiète ,

Recherchant vaguement tout ce qu'elle regrette ,

S'en ira de nouveau sous les ombrages verts

Pour se sentir bercée en des songes divers,

Je dirai, m'adressant à l'arbre, au vent qui pleure

A la cloche , à la mer que le navire effleure ,

A l'oiseau qui se plaint en murmures si doux :

Oh ! je sais bien quelqu'un qui chante mieux que vous !

J. Chaudes- Aiguës;

Après une représentation de la Somnambule.— Janvier 1859.

Critique Cittéraire.

PAR M. EMILE BARRALLT.

M. Barrault est du nombre assez restreint de ces écrivains qu'un certain jargon littéraire appelle consciencieux. Cela veut dire un homme qui ne se produit devant le public que lorsqu'il a quelque chose à lui dire ; qui met dans chacun de ses livres tout ce que le sentiment de la dignité de la parole humaine a donné d'élévation à sa conscience , tout ce qu'une pratique stu- dieuse de la vie ou les fécondes inquiétudes d'une longue méditation ont apporté d'enseignemens à son esprit. Jusqu'ici cependant , quoique fidèle toujours à l'unité de ses vues, l'auteur d'Eugène n'avait pas encore déposé dans un livre la pensée intime et profonde dont il a fait le principe et le but de toutes les autres, la pensée qui s'est approprié et qui a vivifié toutes les forces de son intelligence. Les écrits qu'il a publiés avant celui-ci, ne sont guère que des feuilles volantes détachées du livre de sa vie intellectuelle : FAigène en paraît être l'expression complète , le premier et le dernier mot. Il est facile de voir tout ce que l'auteur a amassé de prédilections sur chacune des parties de son travail non moins que sur l'ensemble, et combien il s'y est concentré. Nous l'en louons pour le moment , et nous l'en louerions sans réserve s'il n'y avait mis de l'excès. Mais, à notre avis, c'est à cette louable ambition, trop minutieusement soutenue, qu'il faut rapporter les défauts qu'on peut relever dans la conception et dans l'exécution de son ouvrage. Pour la conception , il a trop multiplié les faces de la pensée qu'il voulait mettre en lumière. Pour l'exécution , il a trop condensé sur chaque point une substance qui eut pu s'étendre sans s'altérer. Il s'est mis tout entier dans le livre; mais il semble oublier que le livre a deux volumes, ce qui lui laisse de la marge , et il a presque réussi à faire entrer le livre tout entier dans chaque page. Les méditations de plusieurs années veulent tenir dans une ligne. Les phrases, les mots regorgent et se gonflent sous cette charge

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exubérante; le mouvement du style y perd de son aisance ; le dessin des dé- veloppemens y perd de sa netteté. Voilà le défaut d'une bonne qualité et d'une ambition méritoire; ambition au fond de laquelle on pourrait peut- être bien démêler quelque chose qui s'appellerait modestie ou deliance de soi-même. VI. Barrault parait craindre de n'avoir jamais fait assez, ou de n'avoir jamais réussi. Travaillé par cette préoccupation , il fait plus qu'il ne doit et il va au-delà du succès, même quand il l'a obtenu. C'est un bon vice; mais il vaudrait mieux que cène fût pas un vice. Cela ôté, il reste à VI. Bar- rault la phrase elliptique, concise, nerveuse en certains endroits; efflores- cente et pompeuse en d'autres; le dialogue vif et comme coupé à l'emporte- pièce; l'expression forte, substantielle, heureuse en rencontres et parfois je- tant dans l'esprit de subites lumières et ouvrant des vues sur toute une suite d'idées qu'on est tout émerveillé et tout charmé d'en voir jaillir. C'est un mérite qui appartient exclusivement aux ouvrages long-temps pensés et qui procure à l'esprit une des plus vives satisfactions qu'il puisse goûter. Nous avons signalé le défaut de ces qualités, et, en général , si l'on veut ca- ractériser le défaut, l'on n'a qu'à ajouter le mot trop à chacun des termes que nous avons employés pour caractériser un mérite. Mais ces observations ne portent que sur la forme, et quels qu'aient été les soins apportés par M. Barrault à cette partie de son travail , c'est au fond surtout qu'il a atta- ché la valeur de l'ouvrage et la moralité de sa propre vie.

jNous avons combattu déjà dans cette Revue, et nous aurons sans doute plus d'une fois encore occasion de combattre certaines théories utilitaires, qui voudraient astreindre toute œuvre d'imagination à s'emparer des ques- tions que le siècle remue dans le cercle de ses besoins positifs et immédiats , et à prendre parti dans les luttes que suscite le mouvement des idées ou des intérêts de toute nature qui se disputent la prééminence sociale. Cette parti- cipation militante au bruit qui se fait dans la mêlée des systèmes, nous pou- vons à la rigueur l'admettre comme un droit pour la poésie, nous ne sau- rions l'admettre comme une obligation. La poésie vit dans une région plus calme et plus élevée. Elle n'a pas ses sources dans ce qui est local et transi- toire. Dieu, la nature, l'homme, non pas l'homme de telle époque ou de telle société, mais l'homme de tous les temps et de tous les lieux , l'homme éternel et immuable, voilà l'objet éternel de la poésie dans l'acception la plus haute de ce mot. Elle parle à tous les siècles un langage que tous com- prennent et que le temps ne vieillit point; elle ne se fait pas, à mesure qu'ils passent , l'écho de leurs intérêts , de leurs passions éphémères ; elle est elle- même , pour le cœur et pour l'esprit humain , un intérêt ( le plus persistant de tous) qui ne se dénature point; elle excite et attire à soi des passions qui ne varient point. Que si l'on dit que le poète doit être de son siècle , qu'il doit se piquer d'en être l'interprète et le représentant , il est facile de ré- pondre qu'il le sera toujours assez à son insu et même malgré lui ; que , quoi qu'il fasse , il porte toujours le cachet de son siècle dans certaines habitudes

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de son langage , dans le retour involontaire à un certain ordre d'idées qui sont comme l'atmosphère de son intelligence, dans ^certaines nuances de sentiment plus naïf ou plus raffiné, plus triste ou plus gai, plus calme ou plus agité , plus religieux ou plus étranger à toute foi comme à toute espé- rance. Il serait permis d'ajouter que ce côté , par lequel il représente son siècle , est immanquablement la partie périssable de ses œuvres. C'est la livrée de son génie. Les contemporains ne la séparent pas de l'homme lui- même , mais avec le temps elle s'use , elle tombe de vétusté , et l'œil de la postérité glissant sur ces lambeaux surannés , n'arrête que sur les impéris- sables formes de beauté qui s'en dégagent, son étude et son admiration.

Nous ne serons donc jamais scandalisés de voir le poète , l'homme d'in- vention, séparer, en tant que cela est possible , son œuvre de l'œuvre de son siècle , et chercher son inspiration ailleurs que dans la rue ou dans les tri- bunes qui peuvent surgir de tous côtés. Assez d'autres sans lui prépareront au siècle sa pâture politique , philosophique ou religieuse. Assez d'autres pourvoiront à ce que l'on veut nommer par exclusion l'utile , je ne sais trop pourquoi ; car s'il est vrai que l'ame humaine est faite pour connaître et pour aimer le beau , on ne voit pas comment , entre tous les résultats peuveut arriver les facultés inventives de l'homme, le beau aurait à lui seul le privi- lège d'être une chose inutile; et d'ailleurs, ce qui est jugé utile par les uns, est jugé nuisible par les autres. C'est un débat que le temps doit vider. Peut-on enjoindre à la poésie de s'inspirer de l'incertain ? Est-elle une chose éventuelle qui peut être ou ne pas être, selon les chances que courent les doctrines auxquelles on veut l'accoupler? Peut-elle accepter cette solidarité? Peut-elle trouver la vie dans une chose qui, peut-être, n'est pas née viable? La poésie peut-elle être ailleurs qu'où sont la vie et la vérité ? Disons encore que ce qui est utile aujourd'hui sera parfaitement inutile demain , quand les résultats cherchés seront obtenus ou abandonnés pour d'uatres. Si le beau n'est pas utile par cela seul qu'il est le beau , et si la poésie tire son prix et son mérite de l'utilité , elle est donc de nulle valeur quand certaine fonction utile , à laquelle on l'a fait participer, est remplie. Le beau peut cesser d'être le beau, car il ne dépend plus du rapport établi , de toute éternité , entre les fa- cultés perceptives de l'homme et tout ce qui peut s'offrir à sa connaissance dans les phénomènes de i'ordre moral ou de l'ordre naturel, mais de tel ou tel accident, que tel ou tel mécanisme social engendre au sein d'une agglo- mération de gens politiquement associés. La poésie ne sera plus la langue commune à tous les hommes, et comme le fruit des entrailles de l'ame hu- maine, le rayonnement de la flamme divine qu'elle contient; elle sera l'argoi particulièrement propre à une société, à une époque; elle sera l'ombre vacil- lante attachée à cette machine artificielle et incessamment changeante, qu'on nomme corps social. 11 faut bien admettre cependant que si , dans l'ordre des faits physiologiques, les organes de notre vie de relation sont appropriés aux conditions du monde extérieur avec lequel ils ont à communiquer, de même,

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dans l'ordre moral, les facultés de notre ame sont appropriées aux faits du inonde moral dont elle a à connaître. Ainsi l'air est fait pour nos poumons , et nos poumons sont faits pour l'air. La lumière est faite pour notre œil , et notre œil pour la lumière. Le rapport qui existe entre ces deux termes, œil et lu- mière , air et poumons, est nécessaire , immuable; car s'il venait à changer, si l'air cessait d'être respirable et la lumière d'éclairer, le monde finirait, ou du moins l'homme disparaîtrait de la face de la terre. C'est donc en vertu d'un rapport nécessaire , immuable , éternel , que l'ame perçoit le beau et qu'elle le connaît. Si le rapport est immuable, le beau l'est donc aussi né- cessairement. Si le beau est immuable, il a donc une existence propre et nul- lement subordonnée aux mobiles conditions d'existence qui régissent une chose investie de tout autres caractères. S'il a une existence propre, il est une chose complète en soi. Il tire donc de lui-même son utilité , et par suite, on peut l'aimer, le rechercher pour lui-même sans craindre de faire, en le pro- duisant sous une forme ou sous une autre, une œuvre inutile et incomplète. Nous savons bien qu'il est des écrivains qui ne se contenteront jamais de ce genre d'utilité , et que , parmi ceux-là , il en est qui ont , pour ainsi dire, le droit de ne pas s'en contenter, au moins en ce qui regarde leurs propres œu- vres. Ce sont ceux qui , dans un intérêt général , ont tourné tous leurs efforts vers un but pratique , qui ont dévoué toute leur vie à cette tâche , qui ont déjà fait leurs preuves, donné des gages à leurs convictions, et qui s'y sont assez sacrifiés pour être fondés à leur faire, de tout ce qui existe en concur- rence avec elles, un sacrifice qui a commencé par l'abnégation réfléchie d'eux- mêmes. M. Barrault est certainement de ce nombre. Les débuts de cette partie de sa vie qu'il a livrée au public appartiennent à une œuvre de prosé- lytisme et n'ont pas été sans éclat. C'est par son talent qu'il a marqué d'abord au milieu d'une association d'hommes de talent. Plus tard il a apporté à sa cause , devenue plus onéreuse que profitable , autre chose que le tribut de sa parole. II a payé de sa personne dans des entreprises qui réclamaient une énergie peu commune , une foi invincible, et un dévouement à toute épreuve. L'homme d'action est venu porter témoignage à l'appui de l'homme d'élocu- tion , et le bien-faire confirmer le bien-dire. 11 ne faut pas songer à demander à un homme qui a un tel passé derrière lui quelque chose qui ne sorte pas de son passé, et quand il tente de se montrer sous une troisième face, quand l'homme d'invention vient réclamer une place à coté des deux autres, ce ne peut être que pour les compléter. Il est même vrai de dire que l'idée de re- trouver M. Barrault sous cette nouvelle forme , et de suivre dans ce nouveau chemin les développemens d'une pensée qui , sous d'autres formes , avaient déjà attiré l'attention, donnait d'avance à son livre un attrait qu'il n'eût pas eu pour nous sans cette circonstance.

Le roman d'Eugène est une étude critique de la famille, observée dans les divers élémens qui la constituent aujourd'hui, et dans la loi, ou plutôt dans le hasard de leur combinaison. L'auteur s'est proposé deux choses : peindre

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les relations de famille sous les couleurs et l'aspect que leur a donnés l'état actuel de la société; indiquer dans quelques caractères d'élite l'idéal de l'homme et de la femme tels qu'il les conçoit dans leur association future. L'œuvre qu'il a produite se compose donc de deux élémens distincts, l'élé- ment critique , qui est en même temps l'élément dramatique , et , comme con- traste, l'élément moral, idéal, ou l'utopie. Les émotions et les péripéties du drame se prêtent éminemment, nous l'avouons, à une fonction critique. Deux êtres aux prises avec une situation faite pour inspirer la terreur ou la pitié luttent, souffrent, pleurent. S'ils ont su se faire aimer, si l'on s'intéresse à leurs souffrances, on en hait la cause, et si cette cause réside dans la dis- position de quelque partie de l'édifice social; si le mal vient de plus que de ceux qui le supportent, la conclusion est facile à tirer. Mais les exigences d'une conception dramatique ne se combinent pas aussi bien avec un ensei- gnement de morale positive , et le personnage à qui l'auteur a confié la mis- sion de prêcher, soit en paroles, soit en action , est nécessairement toujours compassé, didactique et froid. Voyez le Volmar de la iSouvelle Iléloïse et le Jacques, de George Sand, dans le roman de ce nom. Ainsi, le sujet de M. Barrault était le tableau des déchiremens et des souffrances qu'engen- drent les conditions actuelles de l'état de famille, et son héros, Eugène, n'est engagé en rien pour son compte dans les conditions qui violentent autour de lui tant d'existences , et qui sont le ressort de l'intérêt que soulève l'action au milieu de laquelle se noue et se dénoue la trame de leurs destinées. En le plaçant dans cette situation désintéressée , en le laissant libre de ne s'engager dans celle des autres qu'autant qu'il le voudrait bien, M. Barrault a voulu l'éleverà une plus grande hauteur, et il a marqué suffisamment son intention que tout l'intérêt dont Eugène serait l'objet fût provoqué par son caractère et non par les complications d'une position dont il serait forcé de subir toutes les conséquences. Mais il n'en est pas moins vrai que la passion , c'est-à-dire l'intérêt dramatique du livre est ailleurs, dans la partie les acteurs sont moins parfaits, mais étreints plus étroitement par les faits qui remuent les questions posées; dans la partie il y a des plaies qui saignent et qui accu- sent , dans la partie critique en un mot. Ce n'est pas qu'Eugène n'ait aussi ses passions. Mais comme la passion première d'un homme ainsi présenté est toujours de se montrer grand et généreux , et qu'il dépend toujours de lui qu'elle soit satisfaite, les sympathies qu'il excite laissent à l'ame toute sa sérénité.

M. Barrault n'a pas limité au couple conjugal ses explorations sur les rela- tions de famille. Il étudie ces relations dans les deux directions qui en sont comme la ligne verticale et la ligne horizontale, c'est-à-dire dans les rapports d'ascendant à descendant, ou dans les fonctions de père ou de mère, et dans les rapports qui se groupent, sur une même ligne, au-dessous de ceux-là, ou dans les fonctions du mariage et de la fraternité.

Mmc Lefaivrc , vieille baronne de l'empire , plusieurs fois veuve ou divorcée,

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a perdu ses enfans. Leur mort l'a laissée tutrice d'une assez nombreuse li- gnée dont elle est la grand'mère. Elle est encore belle. Femme du monde, elle en a emporté cette facilité de mœurs, cette indulgence de caractère que donnent naturellement à une femme aimée du monde une longue vie et le grand usage qu'elle en a fait. Femme de cœur, elle aime ses petits-enfans et ne vit que pour eux ; femme de tête , elle se plaît à mettre son habileté aux prises avec les obstacles et à trouver des fusées à brouiller ou à débrouiller. On ne voit pas que les délices de son passé lui aient laissé ni regrets, ni scrupules. Ses passions et sa conscience ont également pris leur parti sur l'irréparable. La baronne est toute au présent. Pour familiers et pour conseils, elle a un docteur matérialiste pour qui tout est physiologique, et un abbé ex- clusivement animé de l'esprit de l'évangile. Si sa tendresse maternelle est active, si son esprit est fécond et délié, sa vue est bornée. Elle veut le bon- heur de ses enfans, mais un bonheur fait de sa main, et arrangé d'après des idées sur lesquelles elle n'a consulté qu'elle-même. Le choix des époux qu'elle donne à ses petites-filles est calculé sur ces idées. Si les mésaventures qui sont la conséquence d'un mariage mal assorti viennent déjouer le calcul de la baronne, elle n'en est nullement déconcertée, et elle se met à réparer les déchirures du contrat avec ce flegme et cette calme présence d'esprit que pourrait avoir un diplomate qui verrait se rompre une maille du réseau qu'il aurait ourdi dans une négociation difficile et embrouillée. Elle parvient à communiquer aux maris, sinon le sang-froid avec lequel elle envisage l'évé- nement, du moins une résignation prudente et raisonnée. Du reste, la ba- ronne a conservé avec intelligence et même amélioré sa fortune, et elle en use à l'égard de ses enfans avec une générosité qui ne prend conseil que de son cœur. Telle est la mère de famille dans le roman de M. Barrault. Ce ca- ractère est le portrait de plus d'une mère , en effet ; mais si on veut le prendre comme type, il faut le réduire à ses élémens les plus simples, et l'on retrou- vera dans la plupart des mères, d'abord l'affection vraie, l'ambition de mettre la main au bonheur de ses enfans , l'esprit de négociation et cette diplomatie domestique dont la baronne offre un type qui sort de la ligne commune ; une certaine frivolité mêlée aux considérations les plus graves dans la manière d'apprécier les conditions du bonheur; un grand fond d'indulgence pour des faiblesses qu'on a peut-être eues soi-même, et qui trouveront ailleurs assez de sévérité; une inclination naturelle à en conjurer les suites et à concilier ce qui pour d'autres est souvent inconciliable; et, quant au fond même de l'ame, un peu de routine chrétienne, mêlée à des penchans et à des calculs terrestres, comme l'abbé est associé au docteur dans l'intimité de la baronne. A côté de la mère il y a le père, mais sur le second plan et avec moins de développemens. A ce sujet, nous ferons remarquer que M. Barrault, dans la manière dont il a choisi , étage et groupé ses caractères, a fait preuve de tact , de sens et de réflexion. C'est certainement la partie la plus travaillée et la plus remarquable de l'ouvrage. En ce qui tient à cet agencement, tout a

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sa raison et tout est clair; résultat difficile à obtenir dans une intrigue com- pliquée d'un assez grand nombre d'incidens et de personnages. Pour le cas particulier nous nous sommes arrêté, l'intérieur de la famille et les affec- tions qui s'y concentrent étant surtout le domaine de la mère , le rôle du père, dans un roman comme celui-ci, devait être réduit à des proportions beaucoup plus restreintes. M. Boulard est gendre de la baronne et père d'une de ses petites-filles. Aux fonctions de maire de sa petite ville , il joint les fonctions beaucoup plus rudes de pbilantrope. Patriote actif et rigide, il est membre de toutes les associations philantropiques ou politiques, ici, pour la réforme des prisons; là, pour les enfans trouvés; là, pour l'émancipation des noirs. Veuf de la fille de la baronne , il a épousé en secondes noces l'huma- nité. Le soin de cette grande famille lui laisse à peine le temps de se sou- venir qu'il est membre et chef d'une autre famille moins nombreuse, ou , s'il s'en souvient, c'est pour faire servir la petite famille au plus grand avantage de la grande. Il croit donc ne pouvoir faire mieux pour sa Cécile que de la marier à un pbilantrope humanitaire comme lui, ni pouvoir mieux encou- rager et récompenser les hautes vertus civiques et œcuméniques de M. de Rayneval, qu'en lui livrant sa chair et son sang. Au demeurant, bon et sen- sible père, et qui ne demande pas mieux que de se persuader que, sauf les prisons, les noirs et le ministère, tout est pour le mieux dans ce monde, et qu'il n'y a de pères reprochables que les pères des enfans trouvés. Tous les pères ne sont pas des philantropes, comme M. Boulard; mais tous ont une idée, un intérêt à cœur, et il en est bien peu qui sachent se défendre assez de leurs préoccupations pour ne pas sacrifier, le plus tendrement du monde, leur famille à leur marotte. Il y a, dans ce caractère tracé par M. Barrault , des nuances bien démêlées et vivement accusées.

M. de Rayneval est, comme nous venons de le voir, le collègue de M. Bou- lard dans tous les clubs cet homme compatissant va chercher le place- ment de sa sensibilité et de ses filles. Ame énergique et rude, nature austère et puissante, M. de Bayneval doit à une vigoureuse effervescence intérieure de passions une éloquence entraînante , et à une grande concentration de volonté un extérieur glacial. Tout ce qui lui résiste, il le force à fléchir; ce qui ne fléchit pas , il le brise. C'est un grand caractère, élevé, mais hautain : juste , mais dur; aimant, mais traitant l'amour comme une faiblesse, et ja- loux de ne point se trahir. Il a mis entre son cœur et l'objet de ses affections une armure d'acier. Sous cette armure défensive , sa tendresse est raide , froide, invisible, écrasante. Tous les mouvemens de son ame lui donnent une attitude héroïque; mais le tremblement de la main, mais la moite lan- gueur du regard, mais le frémissement des entrailles, mais les défaillances de tout l'homme et du personnage vaincu par l'amour, rien ne transpire au dehors. Il fustige avec un gantelet de fer toutes les puérilités sentimentales que le cœur aimant d'une femme répand à ses genoux. S'il rougit et s'impa- tiente de la voir faible, il ne daigne pas lui communiquer sa force , et il ne la

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lui montre que pour l'en attérer. Cet homme , que l'habileté de la baronne tait arriver à la chambre des députés , est fait pour être la gloire de la tri- bune. C'est un cadre qu'il remplit admirablement; mais, dans le cadre du foyer domestique et des affections qui l'avivent, il apporte trop ou trop peu ; trop pour ne pas être admiré, trop peu pour être aimé. Mais l'admiration peut-elle être, à défaut d'amour, le pain quotidien du bonheur? Rayneval se refuse à comprendre cela, et ce n'est que lorsque sa force a laissé échapper ce bonheur qu'il lui eut été si facile de retenir, c'est alors seulement que , par sa faiblesse . qui se dévoile enfin , il s'efforce de le ressaisir. Une fois avouée , sa faiblesse emprunte à son caractère cette fougue et cette énergie qui en sont le trait dominant. Il ne sait plus s'arrêter, même aux limites de l'hon- nête, et rien ne lui coûte pour reconquérir le corps, sinon le cœur de sa femme. Il finit par mourir à la peine. Tel est le personnage du mari dans le roman de M. Barrault. On ne reprochera pas à l'auteur de l'avoir maltraite Peu d'hommes dans le monde sont aussi richement doués que Pvayneval, et beaucoup ont autant que lui de quoi faire absoudre les égaremens du cœur de leur femme. M. Barrault a compris, avec un sens élevé, les convenances de son sujet. Dans un roman qui s'attaque aux formes actuelles de l'institu- tion du mariage, il n'a pas voulu, à l'exemple de tant d'autres, faire du mari un personnage sacrifié, et comme le bouc émissaire des iniquités de l'asso- ciation conjugale. Il l'a choisi, au contraire, dans une ligne de caractères élevée bien au-dessus de la ligne moyenne. Il a fait à peu près de même pour le personnage de la femme, afin qu'il résultât de sa thèse que ce ne sont pas les époux qui sont mauvais, mais le mariage.

Cécile est à la fois l'élève de la baronne, de son abbé et de M. Boulard. Mais l'éducation qu'elle a reçue de l'abbé a seule porté des fruits apprécia- bles. Cécile est une épouse chrétienne et pieuse; mariée sans trop avoir eu le temps de choisir, et comme surprise par le jour des noces, elle a, comme beaucoup de ses pareilles en pareil cas, aimé son mari parce qu'il était son mari et en même temps son premier amant. Elle l'a aimé avec son cœur in- expérimenté de jeune fille et avec sa conscience plus éclairée d'épouse. Cé- cile a tous les instincts de pureté et de droiture qu'on peut attendre d'une femme bien née et bien élevée. Cécile est une ame vraie , sincère ; elle a horreur de la duplicité, et néanmoins, comme toutes les femmes , Cécile est menteuse; menteuse par nécessité, par devoir, si l'on veut; menteuse à son insu, peut-être, ou du moins sans trop s'en rendre compte; mais menteuse enfin. Elle n'a pas tardé à s'apercevoir qu'il y avait entre elle et M. de Ray- neval une incompatibilité d'humeurs irrémédiable. Mais , soit que l'orgueil lui interdit la plainte sur un mal irréparable ; soit que l'amour-propre lui fit redouter le reproche de s'être décidée sans réflexion dans une question aussi .rave que l'acceptation d'un époux; soit que, par égard pour ses parens, elle voulût leur épargner le remords d'avoir disposé d'elle d'après leurs con- venances particulières plus que d'après les siennes; soit enfin que, par res- pect humain, elle voulût cacher aux veux du mond/> !<«: déboire? «► i^ s«r»-

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cis d'un intérieur mal ordonné, elle s'efforçait de persuader à tous qu'elle s'y trouvait heureuse, et de blanchir ce sépulcre qui avait saisi et enseveli toutes vivantes les illusions de sa jeunesse et les espérances de toute sa vie. Elle jouait, comme quelqu'un le lui dit plus tard, la comédie du bonheur conjugal. Elle en porta la peine : bientôt ce bonheur auquel elle s'était quelque temps résignée, lui devint tout-à-fait insupportable ; le mensonge qu'elle avait employé pour dissimuler ses souffrances, elle l'employa pour dissimuler les sourdes révoltes de son cœur irrévocablement mutiné et ces premiers torts qui précèdent toujours des torts plus graves. Toutefois, sa droiture se mon- tre dans sa chute. Tant qu'elle garde sa place dans la maison conjugale, elle la garde sans tache, et quand elle consent à la reprendre , c'est après s'être épurée par un aveu et avoir laissé sur le seuil son titre et ses prérogatives d'épouse, pour ne réclamer que celles de sœur et d'amie. Le caractère de Cécile est, comme celui de la plupart des femmes, un mélange de force et de faiblesse, de légèreté et de dignité, de sincérité et d'astuce, d'irré- flexion et de sagacité, d'enthousiasme et d'affaissement, de courage et de pusillanimité, de confiance extrême en soi ou dans les autres et de défiances inopportunes. Mais ce qui fait la base de son caractère, c'est l'honnêteté et tous les bons vouloirs qui l'accompagnent.

Telles sont les quatre figures principales de la partie critique et drama tique du tableau. Ce sont celles qui représentent la famille; nous ne tenons pas compte des autres qui ne servent qu'à remplir des fonds de toile. Mais il est deux personnages encore qui, pris en dehors de la famille, sont étroite- ment liés à l'action ils jouent un rôle essentiel, directement par les se- cousses qu'ils lui impriment, indirectement par l'importance qu'ils ont, comme contraste, dans l'utopie morale de l'auteur. C'est d'abord Arsène, fille de plaisir, franchement dissolue, mais honnête et noble à sa manière, qui a été mise pour représenter le dogme de la réhabilitation de la chair, et pour faire la leçon à la pruderie dont se masquent les simulacres déman- telés de la chasteté conjugale mise à sac par l'adultère. Bonne ame au fond, qui commet ses plus grandes méchancetés, moins peut-être pour assouvir, comme elle se le persuade, un indomptable désir de vengeance, que pour avoir occasion de prêcher et de dire une bonne fois au monde que, s'il se croit le droit de ta marquer d'un signe de réprobation, elle a bien de quoi le lui rendre. Arsène a du moins ce mérite, que tous ses vices sont francs et toutes ses vertus vraies. C'est, à côté d'elle, le comte de Capmaubert, son amant de prédilection, et plus tard son époux; homme de plaisir, comme Arsène est une femme de plaisir; génie brillant, audacieux, sophistique, dangereux ; riche nature , douée de magnifiques facultés , mais aussi de toutes les passions qui les épuisent; pétri de manège, de souplesse et d'impudeur: habile à exercer toute espèce de fascinations et employant ou mal , sans toutefois aimer le mal pour lui-même, toute la puissance dont il dispose. Capmaubert est donné comme repoussoir à Eugène, pour qui la nature n'a pas moins fait que pour le premier, mais à qui elle a donné par surcroît le

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respect de soi-même et des autres, l'ame grave et religieuse, le zèle de ta vérité , comme à Capmaubert l'esprit de sophisme. Eugène tourne vers le bien tout ce que Capmaubert tourne vers la plus effrénée prostitution de lui-même. Ces deux hommes se trouvent en présence toutes les fois qu'ii y a quelque profanation à accomplir et à prévenir. C'est la lutte du bien et du mal. Mais là, comme ailleurs, le génie du mal finit par triompher. Ce bon génie arrive lorsqu'il n'est plus temps et qu'il n'y a plus qu'à réparer. Eugène, à tout considérer, n'est autre chose que l'amour régénéré de l'homme régénérant la femme dégradée par les impuretés de l'homme et par l'oubli de sa propre dignité. Cette œuvre de réhabilitation, il est vrai, est tentée, mais elle ne s'accomplit pas dans le roman. Le dénouement s'écarte brusquement hors de la voie de ces prémisses. Cécile, après quelques vel- léités suivies de quelques efforts impuissans, retombe de l'amour d'Eog d'un amour qu'elle ne connaît encore que par les sacrifices qu'il lui a offerts, sous les chaînes de son premier mensonge et d'un nouvel avilissement. Peut- être ce dénouement n'est-il qu'une page d'attente et une allusion. La femme a été appelée par l'homme, et elle n'a pas répondu. Le roman finit comm l'histoire.

Il faut dire cependant qu'Eugène se marie. Eléonore, qui devient ta femme d'Eugène, n'apparaît guère que dans un demi-jour au fond du ro- man. Elle ne concourt à un résultat quelconque que dans le duel entre Eu- gène et Capmaubert. Cette forme voilée, à demi perdue dans les lointains . et qui se laisse pressentir plutôt qu'elle ne se découvre, est cependant le vase d'élection dans lequel M. Barrault a enfermé le rayon divin des amours futures et l'ame de l'épouse transfigurée. Cette blanche et douce lueur qui disparaît souvent derrière les incidens du récit , mais qu'on revoit toujours poindre à l'horizon, ne jette pas encore d'assez vives clartés pour que l'on puisse croire qu'elle nous montre toute la pensée de l'auteur. Mais il en est une qu'elle nous paraît mettre en lumière , et qui , plus développée que les autres dans un caractère resté à l'état d'esquisse et d'indication, se détache avec une vigueur qui en fausse le sens. >ous ne croyons pas que M. Bar- rault ait voulu dire que la femme dans l'avenir dut abandonner à l'homme plus de priviléses qu'il ne s'en arroge aujourd'hui, et ne se réserver a elle- même que le droit de l'aimer comme on adore un être d'une nature supé- rieure. Telle est cependant la conclusion qui ressort des données de ce caractère. Eléonore , c'est l'amour dévoué , désintéressé. Pendant tout le ro- man , elle aime Eugène sans en être aimée et sachant qu'il en aime une autre. Néanmoins, lorsqu'il revient à elle, faute de mieux, comme époux, elle accepte les cendres de ce cœur consumé par un autre amour. Cela est acceptable à la rigueur. Mais comment M. Barrault a-t-il pu octroyer à notre sexe , par la bouche d'Eléonore , ces magnifiques prérogatives qui lais- sent à l'homme une liberté sans limites dans une association dont la femme s'impose tous les devoirs, sans autre réserve que le vœu bien modeste de demeurer toujours, entre ses rivales, la plus aimée? Comment Eugène ne

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cis d'un intérieur mal ordonné, elle s'efforçait de persuader à tous qu'elle s'y trouvait heureuse . et de blanchir ce sépulcre qui avait saisi et enseveli toutes vivantes les illusions de sa jeunesse et les espérances de toute sa vie. Elle jouait, comme quelqu'un le lui dit plus tard, la comédie du bonheur conjugal. Elle en porta la peine : bientôt ce bonheur auquel elle s'était quelque temps résignée, lui devint tout-à-fait insupportable ; le mensonge qu'elle avait employé pour dissimuler ses souffrances, elle l'employa pour dissimuler les sourdes révoltes de son cœur irrévocablement mutiné et ces premiers torts qui précèdent toujours des torts plus graves. Toutefois , sa droiture se mon- tre dans sa chute. Tant qu'elle garde sa place dans la maison conjugale, elle la garde sans tache, et quand elle consent à la reprendre, c'est après s'être épurée par un aveu et avoir laissé sur le seuil son titre et ses prérogatives d'épouse, pour ne réclamer que celles de sœur et d'amie. Le caractère de Cécile est, comme celui de la plupart des femmes, un mélange de force et de faiblesse, de légèreté et de dignité, de sincérité et d'astuce, d'irré- flexion et de sagacité, d'enthousiasme et d'affaissement, de courage et de pusillanimité, de confiance extrême en soi ou dans les autres et de défiances inopportunes. Mais ce qui fait la base de son caractère, c'est l'honnêteté et tous les bons vouloirs qui l'accompagnent.

Telles sont les quatre figures principales de la partie critique et drama tique du tableau. Ce sont celles qui représentent la famille; nous ne tenons pas compte des autres qui ne servent qu'à remplir des fonds de toile. Mais il est deux personnages encore qui, pris en dehors de la famille, sont étroite- ment liés à l'action ils jouent un rôle essentiel , directement par les se- cousses qu'ils lui impriment, indirectement par l'importance qu'ils ont, comme contraste, dans l'utopie morale de l'auteur. C'est d'abord Arsène, fille de plaisir, franchement dissolue, mais honnête et noble à sa manière, qui a été mise pour représenter le dogme de la réhabilitation de la chair, et pour faire la leçon à la pruderie dont se masquent les simulacres déman- telés de la chasteté conjugale mise à sac par l'adultère. Bonne ame au fond, qui commet ses plus grandes méchancetés, moins peut-être pour assouvir, comme elle se le persuade, un indomptable désir de vengeance, que pour avoir occasion de prêcher et de dire une bonne fois au monde que, s'il se croit le droit de la marquer d'un signe de réprobation , elle a bien de quoi le lui rendre. Arsène a du moins ce mérite, que tous ses vices sont francs et toutes ses vertus vraies. C'est, à côté d'elle, le comte de Capmaubert, son amant de prédilection, et plus tard son époux; homme de plaisir, comme Arsène est une femme de plaisir; génie brillant, audacieux, sophistique, dangereux ; riche nature , douée de magnifiques facultés, mais aussi de toutes les passions qui les épuisent; pétri de manège, de souplesse et d'impudeur; habile à exercer toute espèce de fascinations et employant au mal, sans toutefois aimer le mal pour lui-même, toute la puissance dont il dispose. Capmaubert est donné comme repoussoir à Eugène, pour qui la nature n'a pas moins fait que pour le premier, mais à qui elle a donné par surcroît le

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respect de soi-même et des autres, l'ame grave et religieuse, le zèle de la vérité, comme à Capmaubert l'esprit de sophisme. Eugène tourne vers le bien tout ce que Capmaubert tourne vers la plus effrénée prostitution de lui-même. Ces deux hommes se trouvent en présence toutes les fois qu'il y a quelque profanation à accomplir et à prévenir. C'est la lutte du bien et du mal. Mais là, comme ailleurs, le génie du mal finit par triompher. Le bon génie arrive lorsqu'il n'est plus temps et qu'il n'y a plus qu'à réparer. Eugène, à tout considérer, n'est autre chose que l'amour régénéré de l'homme régénérant la femme dégradée par les impuretés de l'homme et par l'oubli de sa propre dignité. Cette œuvre de réhabilitation, il est vrai, est tentée, mais elle ne s'accomplit pas dans le roman. Le dénouement s'écarte brusquement hors de la voie de ces prémisses. Cécile, après quelques vel- léités suivies de quelques efforts impuissans, retombe de l'amour d'Eugène, d'un amour qu'elle ne connaît encore que par les sacrifices qu'il lui a offerts, sous les chaînes de son premier mensonge et d'un nouvel avilissement. Peut- être ce dénouement n'est-il qu'une page d'attente et une allusion. La femme a été appelée par l'homme, et elle n'a pas répondu. Le roman finit comme l'histoire.

Il faut dire cependant qu'Eugène se marie. Eléonore, qui devient la femme d'Eugène, n'apparaît guère que dans un demi-jour au fond du ro- man. Elle ne concourt à un résultat quelconque que dans le duel entre Eu- gène et Capmaubert. Cette forme voilée, à demi perdue dans les lointains, et qui se laisse pressentir plutôt qu'elle ne se découvre, est cependant le vase d'élection dans lequel M. Barrault a enfermé le rayon divin des amours futures et l'ame de l'épouse transfigurée. Cette blanche et douce lueur qui disparaît souvent derrière les incidens du récit , mais qu'on revoit toujours poindre à l'horizon , ne jette pas encore d'assez vives clartés pour que l'on puisse croire qu'elle nous montre toute la pensée de l'auteur. Mais il en est une qu'elle nous paraît mettre en lumière , et qui , plus développée que les autres dans un caractère resté à l'état d'esquisse et d'indication, se détache avec une vigueur qui en fausse le sens. àNous ne croyons pas que M. Bar- rault ait voulu dire que la femme dans l'avenir dut abandonner à l'homme plus de privilèges qu'il ne s'en arroge aujourd'hui, et ne se réserver à elle- même que le droit de l'aimer comme on adore un être d'une nature supé- rieure. Telle est cependant la conclusion qui ressort des données de ce caractère. Eléonore , c'est l'amour dévoué , désintéressé. Pendant tout le ro- man , elle aime Eugène sans en être aimée et sachant qu'il en aime une autre. Néanmoins , lorsqu'il revient à elle , faute de mieux , comme époux , elle accepte les cendres de ce cœur consumé par un autre amour. Cela est acceptable à la rigueur. Mais comment M. Barrault a-t-il pu octroyer à notre sexe , par la bouche d'Eléonore , ces magnifiques prérogatives qui lais- sent à l'homme une liberté sans limites dans une association dont la femme s'impose tous les devoirs, sans autre réserve que le vœu bien modeste de demeurer toujours, entre ses rivales, la plus aimée? Comment Eugène ne

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repousse-t-il pas les offres d'une pareille générosité, ou comment n'y ré- pond-il pas par un désintéressement égal? Trouverait-il, lui aussi, qu'il est bon de condescendre à se laisser aimer sans s'engager à aimer soi-même ? Cette, fin , à notre sens , jette quelque invraisemblance sur le caractère d'Eléonore, et quelque défaveur sur celui d'Eugène.

Nous nous sommes borné à esquisser les principaux caractères, et nous n'avons pas suivi, dans son développement, l'action de ce roman. Nous n'en avions pas besoin pour éclairer ce que nous avons à en dire, et d'ailleurs pour les lecteurs qui tiendraient à connaître comment l'auteur s'en est tiré, le livre est là. Ce n'est pas à cette curiosité paresseuse que nous avons à ré- pondre. Nos observations sur cette partie du travail de M. Barrault seront courtes. On voit là, comme dans le reste, combien l'auteur a consciencieu- sement et longuement médité son sujet. Tout est plein ; toutes les parties s'en- chaînent, se répondent avec une symétrie peut-être trop visible. Nous avons dit combien le sens de chaque détail est clair. En effet, toutes les intentions sont à jour. C'est un grand mérite dans l'exposé d'une doctrine; c'en est un moindre dans une création dramatique. Voilà encore une des raisons pour lesquelles on ne doit pas accoupler ces deux choses. M. Barrault s'est trop occupé d'équilibrer des contrastes dans la partie d'invention , des antithèses dans la partie d'expression. Sa fable et sa phrase marchent avec précision, mais emboîtent le pas avec trop d'affectation. Il y a cependant des passages qui semblent bien peu préparés; ainsi Cécile s'aperçoit bien brusquement que le domicile conjugal lui est décidément insupportable, et elle le quitte avec une résolution bien soudaine; de même le triomphe facile et rapide qu'elle abandonne à Capmaubert paraît bien difficile à concilier avec le carac- tère qu'elle a annoncé , et à expliquer par cette raison qu'elle ne compte plus sur l'amour d'Eugène et qu'il lui faut un amant entre elle et son mari pour rendre tout rapprochement impossible. Il y a , du reste, de fort belles scènes. Celle du salon oriental, puisque nous en sommes sur le triomphe de Capmaubert; celle du pèreBoulard, à la veille du suicide; celle de l'entrevue nocturne avec Bayneval , quelques jours après. Le duel de Capmaubert el d'Eugène se termine aussi d'une manière qui a du piquant et de la nouveauté. ITne certaine entrevue d'Arsène et d'Eugène, dans le boudoir de celui-ci, ne manque pas non plus de charme et de fraîcheur. Mais un défaut qu'il faut noter, c'est que tous les personnages reviennent souvent aux mêmes formes de langage. Ils n'ont à eux tous qu'un seul vocabulaire. C'est qu'ils ont tous hâte de dire la même chose et d'arriver aux mêmes conclusions. M. Barrauli s'est proposé un but en écrivant cet ouvrage, et chacun des personnages qu'il y met en scène oublie trop son rôle et sa besogne, pour s'occuper de celle de M. Barrault. Mais si Eugène est l'œuvre d'une plume peu rompue, peu assouplie, il est l'œuvre d'une noble plume. L'uniformité qui vient de n son prix.

\. B.

BULLETIN.

Tous les journaux de la coalition commencent aujourd'hui par le même mot. Le ministère est dissous, dit le Messcujer. Le ministère est Uni , répond le Constitutionnel. Le ministère a pris la résolution de se retirer, ajoute le Siècle. A l'aide de ce mot, répété à la fois comme un mot d'ordre par les feuilles de l'opposition , on espère abuser la chambre et dissoudre la majo- rité , qui s'est donné la noble tache de résister aux efforts de l'anarchie des opinions, et de se mettre entre le gouvernement et les partis coalisés qui l'attaquent avec tant de passion. Comment soutenir un ministère qui n'est plus? lui dit-on. La majorité peut-elle se rallier à un ministère qui l'aban- donne? Il est évident qu'elle n'a plus qu'un parti à prendre, celui de se ral- lier à la coalition, et de se ranger, avec ses principes, du coté des opinions si unanimes et si bien définies du centre gauche , des doctrinaires, des légi- timistes et des radicaux ! Nous admirions depuis long-temps le talent qu'ont les feuilles de l'opposition pour forger de fausses nouvelles, et pour affirmer le contraire de la vérité; mais nous n'avions pas encore pensé que leur capa- cité en ce genre irait si loin ! Cette fois , c'est de la haute comédie , et la scène qu'ils nous donnent aujourd'hui est digne de Molière. Il n'y a que Scapin pour affirmer avec ce sang-froid aux gens qu'ils ont fait leur testament la veille, et que c'est lui qui est leur héritier. Le ministère a beau répondre par une feuille semi-officielle qu'il n'en est rien ; que l'honneur, le devoir, lui com- mandent de rester fidèle à la majorité qui lui a donné sa confiance; on lui répond que ses démissions sont données, qu'on les a vues, et qu'il est inutile de voter l'adresse, puisque le ministère s'est retiré, puisqu'il est fini et dis- sous. M. Mole et ses collègues n'ont plus qu'une réponse à faire, c'est de remonter à la tribune , de combattre la coalition avec le même courage , avec la même persévérance et avec le même succès que par le passé.

Jusqu'à présent, à chaque défaite de la coalition, elle s'était contentée de s'écrier que le ministère était vaincu. A ce compte, ceux qui restent étendus

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parterre, dans le combat, seraient regardés comme les maîtres du champ de bataille; excellente et nouvelle manière de définir la victoire! Nous voyons, il est vrai, dans l'histoire qu'il y a eu souvent des batailles l'on a chanté le Te Dcum des deux côtés; mais, de bonne foi, quelque faible que soit la majorité qui soutient le gouvernement , est-ce bien ici le cas? Se sou- vient-on d'avoir jamais vu, dans les annales du gouvernement représentatif, un fait semblable à celui qui s'accomplit depuis un mois? A-t-on oublié les menaces de la coalition, menaces qui s'accomplissent encore à cette heure? Toutes les capacités s'étaient réunies contre un ministère à qui l'on refusait la moindre capacité. En l'absence des chambres, ses actes avaient été qualifiés d"ineptes , d'indignes de la France, de funestes pour le pays. Dès les premiers jours de la session, ces accusations avaient été répétées par les chefs de la coalition , dans les salons et dans les bureaux de la chambre. Les accusa- teurs appartenaient à toutes les nuances de la chambre, et leurs paroles re- tentissaient dans toutes les feuilles qui leur sont dévouées. Au milieu de tant d'attaques, et de tant d'avis divers, qu'a fait la chambre? Elle a confié la rédaction du projet d'adresse à une commission composée en majorité des hommes les plus hostiles au ministère. Elle a ouvert la porte à toutes les ac- cusations, elle a mis les adversaires du gouvernement à même de formuler solennellement leurs opinions , en ayant soin de choisir les membres de la commission dans toutes les nuances d'opposition, qui peuvent raisonnable- ment prétendre à diriger les affaires. Puis, la chambre a attendu. Aujour- d'hui , constituée en tribunal , elle a religieusement et longuement écouté tout le monde. Les accusateurs, investis en quelque sorte du mandat de la cham- bre , ont eu les coudées franches pour blâmer le système du gouvernement. Eh bien! qu'est-il résulté de la discussion! L'adresse la plus hostile au gou- vernement, la plus habilement défendue, une adresse préparée par tous les anciens ministres, méditée en commun par les hommes qui se disent hau- tement, et à la tribune, les esprits les plus capables de la chambre; une adresse en faveur de laquelle ont plaidé les orateurs de toutes les nuances , soyons plus vrais, de tous les partis, a été non pas modifiée, non pas modé- rée, ces termes ne suffisent pas, mais changée du blanc au noir. Ce qui était un blâme est devenu un éloge; ce qui pouvait être regardé comme un défi aux autres nations, est devenu une parole conciliatrice; et aujourd'hui , à l'heure nous écrivons, il ne reste plus de tout cet édifice si laborieuse- ment construit, qu'un seul paragraphe, qui sera, nous l'espérons, amendé comme les autres. S'il en était ainsi, le ministère aurait accompli une tâche qu'il n'a encore été donné à aucun ministère d'accomplir. Il aurait gagné devant le grand tribunal des représentans de la France, et gagné à force d'éloquence, de franchise et de courage , une cause que la chambre ne sem- blait pas disposée à juger en sa faveur. Nous n'avons pas besoin d'adresser des paroles rassurantes au ministère. Nous savons qu'il restera loyalement à son poste jusqu'à la fin, et que chacun de ses membres se fera un devoir de com- battre jusqu'au bout, et sans calcul d'avenir, pour le triomphe de ses opi-

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nions. Mais s'il avait hésité un moment à rester à la tète des affaires, quand la coalition le sommait de se retirer en masse, lors de la nomination des commissaires de l'adresse, quelle faute immense il eut commise? Le minis- tère a peut-être mieux mérité du pays depuis le commencement de la dis- cussion de l'adresse , par son courage et ses généreux efforts , que par tout ce qu'il a fait pour la paix et la prospérité du pays, depuis deux ans.

M. Lacave-Laplagne, M. Barthe, M. Martin du INord, ont-ils à se plaindre de cette discussion ? IVont-ils pas montré, à des titres différens, un talent de discussion réel et la véritable éloquence des affaires que personne ne leur disputera? M. de Montalivet n'a-t-il pas puissamment et chaleureusement ré- pondu aux adversaires du gouvernement? Et M. Mole qui n'a pas, en quel- que sorte, quitté la tribune depuis douze jours, qui a fait face à toutes les questions et à tous les hommes, viendra-t-on nous dire maintenant qu'il n'est pas fait pour le gouvernement de la publicité? Viendra-t-on lui refuser les qualités précieuses de l'orateur, quand il a combattu par la science des affaires, par l'observation habile des faits, par la chaleur, par l'esprit et par la verve , des orateurs et des écrivains à qui ne manque aucune de ces qualités? Rabaisser aujourd'hui M. Mole, ce serait rabaisser beau- coup d'autres qui n'ont pas eu l'avantage dans cette mémorable discussion; et l'opposition le sait si bien , que ses paroles de dédain se sont changées pres- que involontairement en termes de considération à l'égard du président du conseil. Et c'est ce moment qu'on choisit pour annoncer positivement, et comme un fait accompli, nécessaire, la retraite du cabinet du 15 avril, la retraite de M. Mole! Qui pourrait le croire? Est-ce la chambre qu'on veut induire en erreur? La majorité avait cependant donné, depuis quelques jours, assez de preuves de sens, et il n'était pas permis de compter à ce point sur sa crédulité.

Si le dernier paragraphe de l'adresse est amendé , que restera-t-il de cette oeuvre passionnée des grands écrivains et des orateurs de la chambre? Et ils se regarderaient comme les vainqueurs dans cette discussion , parce que la majorité du ministère a été faible! Que parle-t-on de l'ambition des chefs de la coalition? Ils seraient, au contraire, bien faciles à satisfaire, ce nous sem- ble, s'ils se contentaient d'un triomphe tel que celui-là. Cette réunion de vainqueurs se composerait d'hommes dont chacun a essuyé au moins une défaite, dans la question qu'il s'était lui-même adjugée, car chacun s'était, donné son rôle dans l'opposition, et ses chefs, quoique malheureux, peu- vent s'écrier, comme jNelson après la victoire deTrafalgar : « Tout le monde a bien fait son devoir ! » Il y en a même qui l'ont rempli avec tant de con- science, qu'ils se sont fait sauter volontairement, ainsi qu'a fait M. Guizot que nous avons vu brûler hardiment ses vaisseaux et rompre, dans son se- cond discours, avec toutes ses professions de foi passées. Toutes ces cir- constances sont-elles déjà effacées de la mémoire du pays, que la coalition parle aussi haut de ses succès, et prétende avoir pulvérisé le ministère ? Il y a huit jours, nous avons résumé la première partie de la discussion jusqu'au

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paragraphe relatif à Ancône. Que s'est-il passé depuis ce temps-là? La discus- sion de l'affaire d'Ancône a-t-elle été défavorable au ministère? Que n'a-t-on pas fait pour obtenir un blâme contre le cabinet au sujet de cette affaire d'Ancône? M. Tbiers a mis en usage toutes les ressources de son esprit; son admirable talent a-t-il entraîné la chambre? Quelles autorités n'a-t-on pas invoquées, jusqu'à celle de Napoléon lui-même qui voulait que le port d'An- cône restât français à la paix générale? Mais Napoléon voulait bien d'autres choses pour la paix générale! C'était en 1797 qu'il s'exprimait ainsi, quand il était maître de la Haute-Italie, et très résolu à dominer dans la mer Adria- tique où nous ne saurions raisonnablement vouloir dominer aujourd'hui. Ne serait-il donc pas facile de trouver, dans les écrits de Napoléon, le vœu de garder pour frontières le Rhin, les Alpes et les Pyrénées? Devons-nous, sur la foi de ses opinions, jeter garnison à Mayence et dans les places fortes du Piémont?

M. ïhiers a opposé aussi au ministère la défense d'Ancône par le général Monnier, après la bataille de la ïrebia. Le général défendit Ancône avec deux mille hommes, la plupart blessés, contre une division de Russes, de Turcs, d'Italiens et d'Autrichiens. La chambre savait tout ce que peut faire de pro- diges la valeur française; mais elle s'est demandé avec raison si la justice commandait de faire de ces sortes de prodiges en pleine paix. La brillante éloquence de M. Tbiers n'a pu, malgré ces prodiges, cacher à la chambre la lettre du traité qui prescrivait d'évacuer Ancône si les Autrichiens évacuaient la Romagne. C'est ce que M. Mole a fait admirablement ressortir, dans un de ces simples et nobles discours qui produisent toujours leur effet sur la chambre; et, en exhibant une dépêche de M. Tbiers, qui refusait l'évacua- tion contrairement à la lettre du traité, il a posé encore plus nettement et plus loyalement la question entre lui et ses adversaires. La chambre a encore une fois appuyé l'exécution loyale du traité, et le lendemain elle a dénoncé son opinion à ce sujet par le vote le plus significatif qui ait encore eu lieu. 29 voix en faveur du ministère ont approuvé sa conduite , et maintenu la paix de l'Europe. Mais comment appuyer une politique qui ne se contente pas de placer la main sur la garde de l'épée, comme le demandait M. Mole, et qui voudrait la voir tirer du fourreau , comme le disait très bien M. Odilon Barrot, dans une de ses vives interruptions? On a beau se donner des mots d'ordre pacifiques dans la coalition , la propagande se laissera toujours em- porter à son naturel belliqueux et même un peu querelleur!

L'opposition comptait se dédommager dans la discussion de l'affaire suisse. Le chiffre de 221 contre 208 a répondu à ses espérances. Dira-t-elle que la majorité est violente, qu'elle tyrannise l'assemblée, que la commission et la coalition n'ont pu à loisir développer leurs motifs de blâme? Mais de l'aveu de la coalition elle-même, la majorité est faible, le fragment qui la complète Hotte d'un parti à l'autre. Le vote a donc eu lieu bien librement, et si le mi- nistère l'a emporté , c'est que ses raisons ont paru bonnes. La chambre n'a pas admis, avec M. Odilon Barrot et M. Dufaure, que le ministère avait crée

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un prétendant dans la personne du prince Louis Bonaparte , ce héros tant ad- miré par M. Larabit; elle n'a pas pensé, avec M. Guizot et M. Passy, que la France devait demander à la Suisse si M. Louis Bonaparte était Suisse ou Français, et se soumettre au jugement de la Suisse quand M. Louis Bona- parte lui-même réclamait le trône de France en sa qualité de Français.

M. Mole, qui se trouve toujours à la tribune quand il s'agit de répondre aux sopbismes des partis, a parfaitement replacé la question. Nous voudrions pour le ministère que la discussion de l'adresse tout entière fut livrée à l'im- pression. En suivant l'ensemble des discours que M. Mole a prononcés en cette circonstance , on pourrait se faire une idée de la force que donne à un esprit lucide un principe unique et constamment suivi. Ce principe, c'est la loyauté. Déjà M. Mole avait annoncé à la tribune que la fidélité avec laquelle il a tenu les engagemens pris par ses prédécesseurs, au sujet d'Ancône, lui avait donné une force qui ne sera pas sans résultats relativement à l'évacua- tion de Cracovie. Il lui a été facile de montrer que ce principe de loyauté , son soutien et son guide dans toutes les affaires , lui avait fait un devoir de résister et d'insister en Suisse, comme il lui avait commandé de se retirer de la Bomagne. Il va sans dire que l'opposition a trouvé que le gouvernement avait eu tort de faire approcher ses troupes de la frontière helvétique, tout comme il avait eu tort de les retirer de la citadelle d'Ancône. Peu s'en est fallu même qu'elle n'ait cité Napoléon à ce sujet! M. Mole a répondu comme toujours, en homme d'état, en ministre. Il a demandé à M. Guizot si c'était sérieuse- ment qu'il reprochait au gouvernement de n'avoir pas demandé à la Suisse si M. L. Bonaparte était Suisse ou Français, et s'il se figurait qu'avant de pré- senter cette note, si noblement conçue, que l'opposition n'a pu critiquer, le gouvernement français n'avait pas su, par son ambassadeur, à quoi s'en tenir sur la prétendue nationalité suisse de M. L. Bonaparte. A un orateur de son propre parti, qui évoquait des souvenirs irritans pour la Suisse, M. Mole a répondu en opposant sa modération ordinaire , qui s'allie si bien au sentiment de la dignité du pays. Enfin , aux membres de la commission qui ont pré- tendu réparer le silence du discours du trône sur la Suisse, M. Mole a par- faitement montré que c'était le seul parti sage; car, en passant sous silence un événement fâcheux dont les causes datent de loin, et dont le ministère cherche chaque jour à effacer les traces , on rétablira plus facilement les rap- ports de bonne intelligence avec la Suisse, troublés quelques momens sous différens ministères. C'est ainsi que M. Mole répond depuis donze jours à tous ceux qui l'attaquent, et oppose sa modération, son esprit, son aménité et sa sagesse, aux injures, aux dédains, aux passions, aux imprudentes sor- ties de ses adversaires. Si donc ils exigent aujourd'hui l'éloignement du ca- binet, c'est sans doute au nom de ses glorieux succès et de la vive adbésion qui lui a été témoignée dans la chambre!

Le rejet de l'amendement de M. Amilbau par 219 voix eût été un échec pour le ministère , et sans doute il se fût retiré le lendemain , si la chambre ne lui avait accordé le rejet du paragraphe de la commission. Les paroles de

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M. Mole ont été décisives. Il a annoncé à la chambre qu'elle allait décider sans appel du sort du cabinet. La chambre a répondu à cet acte de franchise par un vote en faveur du ministère. Elle a rejeté l'article de la commission, et elle a accordé ainsi au gouvernement ce qu'il lui demandait. Le ministère est-il donc responsable de tous les amendemens que présentent les députés qui lui sont favorables? Plus la chambre a montré d'indépendance en refu- sant de s'engager trop fortement par l'amendement de M. Amilhau , plus son vote du lendemain , qui rejetait le paragraphe , comme elle avait rejeté l'a- mendement, doit avoir d'importance pour le ministère. A notre sens, dans cette séance, que l'opposition, qui ne sait trouver le terrain d'un triom- phe, compte comme une défaite pour le gouvernement, il y a deux circon- stances bien favorables pour lui. Nous parlons du discours si violent de M. Guizot, et du discours outrageant pour la révolution de juillet, que M. Berryer a eu le talent de faire applaudir par l'opposition. La coalition reprochait vivement au ministère de proiiter des votes des légitimistes, et il se trouve que c'est l'opposition qui profite de ces votes. Encore ne lui ont-ils donné la majorité qu'une seule fois, dans un vote qui a été, en réalité, anéanti le lendemain! Voilà donc la puissance et la force delà coalition! Sans nul doute, la direction des affaires doit revenir à un ensemble si impo- sant, formé par tant de fractions si nombreuses ! Quant aux légitimistes, déjà nombreux dans la chambre et dans le pays , les voilà divisés plus pro- fondément que jamais par le discours de M. Berryer.

On s'occupe, dit-on, de publier ce discours au nombre de 50,000 exem- plaires, au bénéfice de l'orateur, avec une adhésion des députés légitimistes pour préface. On doit s'attendre à une protestation de la part de ceux qui dé- clarent, dans les feuilles légitimistes, que M. Berryer a trahi la cause roya- liste par ses paroles. C'est bien le cas de répéter les paroles de M. Pozzo di Borgoqui, plaignant Henri V, s'écriait: « Pauvre prince! encore s'il n'avait que des ennemis en France ! » C'est un peu le sort de l'opposition dynas- tique, qui a le malheur d'avoir trop d'amis du genre de M. Berryer, de M. Mauguin, de M. Larabit et de M. Duvergier de Hauranne.

rsous cherchons quelles questions n'ont pas été abordées dans cette dis- cussion de l'adresse. M. Isambert , le représentant du Constitutionnel , ne s'est pas fait faute de ses attaques habituelles contre le clergé. Les adver- saires de notre colonie d'Afrique ont répété leurs argumens annuels pour l'a- bandon d'Alger, à quoi un ministre s'est contenté de répondre que le gouver- nement demandera cette année, pour l'Afrique, un crédit supplémentaire 5,000 francs! Enfin, M. Lafûtteabien voulu monter à la tribune pour prier la chambre de ne pas attribuer à l'administration l'excédant des produits indi- rects, qui est de 43 millions dans les derniers vingt mois, sur les vingt mois précédens. Il est évident que ce résultat doit être attribué à la coalition qui a tant fait pour répandre dans le pays le calme, la confiance dans l'avenir, et la sécurité! A moins que ce ne soit, qui sait:' à M. Laffitte lui-même que la France doive cet heureux effet? En tous cas, M. Laffitte devait bien à la

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France ce dédommagement, lui qui n'avait laissé le service du trésor assuré que pour quatorze jours, quand il quitta le ministère des finances pour le céder au baron Louis !

Maintenant, la chambre pourra se décider, avec connaissance de cause, dans le vote de l'ensemble de l'adresse. Elle sait qu'elle a d'un côté l'esprit du 13 mars, c'est-à-dire la fidélité aux traités, le sentiment bien entendu de la dignité du pays, sans passion et sans bravades, l'ordre et la prospérité pu- blique représentés par un énorme accroissement de recettes, par les lois d'u- tilité générale votées dans la dernière session. De l'autre côté, se trouvent la haine de la politique d'union et de conciliation, exprimée par M. Guizot, qui porte courageusement ses répugnances avec lui en venant s'établir parmi ceux qui les excitent le plus; des théories ou exagérées, ou peu sincères , du gouvernement représentatif; le système aventureux qui regarde comme une des nécessités de la politique, le maintien de nos troupes à Ancône malgré les traités, qui ne voit dans la quadruple alliance que l'intervention en Espa- gne, qui veut terminer les armes à la main l'affaire de Belgique, et effacer à coups de canon la signature que nous avons apposée sur le traité des 24 ar- ticles; et quant aux intérêts matériels du pays, l'opposition qui a décidé dans la dernière session la question des chemins de fer, de manière à rendre leur exécution impossible de plusieurs années, si le gouvernement ne vient au secours des compagnies. Le choix de la chambre peut-il être douteux?

Le Siècle contient un article envoyé de Paris au Morniiuj-Chronicle, et que le Siècle cite avec approbation. Ce sont des menaces faites à la monarchie de juillet, au nom de M. Thierset de M. Guizot. « M. Thiers, dit-on, est à moi- tié chemin entre les idées libérales et les idées de la cour. Si on le repousse du pouvoir, il se rapprochera de la gauche pour y puiser une force morale. M. Guizot fera de même , et les amis de ces deux hommes d'état suivront leur mouvement. Cependant il ne sera pas possible de les empêcher d'arriver l'année prochaine à la tête de l'administration, et les engagemens qu'ils au- ront pris avec la gauche les forceront de dissoudre la chambre et de travailler à l'exclusion du parti central par les collèges électoraux. Plus la cour résis- tera, plus elle donnera de force à l'opposition , par l'adhésion des hommes de ta!ent qui sont successivement frappés d'exclusion, et plus elle assurera la ruine du système fonde le 9 août t830. »

Kous croyons qu'on a disposé de l'avenir des honorables M. Thiers et M. Guizot sans leur consentement. Leurs amis actuels insultent à leur ca- ractère en transmettant de Paris ces pensées aux journaux anglais. D'ailleurs, à ne voir que leur intérêt, et nous sommes loin de croire que c'est la seule voix qu'ils écoutent, il parlerait assez haut pour les maintenir dans la voie l'honneur suffirait à les retenir. La violence et la passion de M. Guizot lui ont fait assez de tort dans la chambre; irait-il plus loin? Se figure-t-on M. Guizot dans l'extrême gauche? quelle force y aurait-il? Pour M. Thiers , nous le défendrons en répondant que l'accusation portée contre lui est fausse. Le Siècle dit que jamais les journaux anglais n'ont mieux vu dans les affaires

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delà France. Le Siècle calomnie M.Thiers. M.Thiers est homme d'honneur et d'esprit à la fois. Il a vu ce que deviennent le talent politique et l'élo- quence dans une fausse position. Que serait-ce donc s'il fallait renier ouver- tement le 11 octobre, et fouler aux pieds son passé? Et, de bonne foi, trouverait-on une chambre pour appuyer de pareils actes?

P. S. La chambre vient de décider. 221 députés se sont de nouveau trouvés dans son sein, fidèles à l'ordre et au maintien de la politique du 13 mars. Vinsi , un mois d'efforts n'a pu faire triompher les sommités réunies pour taire adopter une adresse hostile au ministère , et la députation de la cham- bre va porter au roi une réponse au discours du trône, favorable à son gou- vernement. Décidément le chiffre de 221 porte bonheur à la France.

Bathilde, drame en trois actes, par M. Maquet, a obtenu au théâtre de la Renaissance une espèce de succès, auquel a surtout contribué le jeu soutenu des acteurs. Tandis que Corneille et Racine renaissent au Théâtre- Français , brillans d'une éternelle jeunesse , il est pénible de voir à quel point de vieillesse et de décrépitude est arrivé , en moins de dix ans, ce qu'on est convenu d'appeler le drame moderne en France.

Le théâtre du Vaudeville vient de nous rendre enfin, dans une salle provisoire, ses acteurs toujours aimés et toujours applaudis.

M. et MmeVolnys, égarés trop long-temps sur la scène du Théâtre- Français , ont repris au Gymnase le cours de leur premier succès.

Les bals masqués, donnés dans la salle delà rue Neuve-Vivienne, sont, de grandes et magnifiques fêtes. Déjà les journaux de modes se sont emparés des costumes nouveaux qui ont paru en si grand nombre dans ces réunions. Toutes les soirées particulières retentissent des quadrilles et des valses que Musard a composés pour ses fêtes de nuit. Le quatrième bal masqué aura lieu samedi prochain, 2G janvier; il ne sera pas, sans doute, moins brillant que les premiers.

F. BONNAIRE.

LE DERNIER

DUC DE GUISE

I.

Le dernier duc de Guise est un des plus intéressans et des plus singuliers personnages du siècle xvne , et son histoire est fort mer- veilleuse. On pourrait dire de ce prince , comme La Bruyère de M. de Lauzun : « Sa vie est un roman , si ce n'est qu'il y manque la vrai- semblance. » Ce prince fut à lui seul tous les Guise ensemble , car il eut les qualités et les défauts de ses ancêtres poussés à un degré extrême. Plus porté vers les femmes que son père Charles de Guise , dont les faiblesses ont cependant fait assez de bruit, il avait l'ambi- tion et l'humeur remuante de son grand-père le ligueur; il trouva aussi l'occasion de montrer qu'il joignait à cela le grand cœur, la noblesse d'ame et la fermeté de son bisaïeul le duc François , l'un des plus beaux caractères du siècle précédent. Henri de Lorraine fut si extravagant dans ses galanteries et sa première jeunesse, que, lorsqu'il déploya sa prudence et ses autres vertus , la cour ne voulut pas croire qu'une seule personne put enfermer en elle tant de quali- tés opposées. Nous dirons comment il fut traité de visionnaire et comment M. de Mazarin apprit trop tard, pour en profiter, ce que valaient le bras et la tête de cet héroïque jeune homme.

En s'emparant des affaires, le cardinal de Richelieu , qui avait pour système d'abattre les maisons puissantes , tourna d'abord ses yeux

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sur le duc do Guise, et voulut ressusciter de vieux griefs qui avaient reçu le pardon du feu roi. Charles de Lorraine eut avis qu'on le de- vait arrêter dans son gouvernement de Provence ; il échappa aux en- voyés du cardinal , de quelques heures seulement, et se retira en Tos- cane où il demeura jusqu'à sa mort. Ses fils vinrent l'y rejoindre ; ils s'y familiarisèrent avec la langue et les habitudes italiennes, cir- constance qui fut d'un grand poids dans la destinée de cette famille.

Les trois fils du duc Charles étaient encore fort jeunes lorsqu'ils eurent permission de revenir en France. Tout ce qu'on pouvait dire du premier, M. de Joinville, c'est qu'il était beau et civil. Le second, M. de Joyeuse , avait ce qu'on appelait du monde , mais l'esprit un peu court ; le troisième était ce fameux Henri de Lorraine , le der- nier, dont nous allons essayer de raconter l'histoire.

M. le cardinal de Richelieu, qui se connaissait à juger les gens, comprit que ce jeune homme avait seul hérité de l'humeur inquiète des Guise. Aussi était-il ravi de lui voir deux aînés. Il le combla de bénéfices, afin qu'il ne pût échapper à l'église. A quinze ans on lui donna l'archevêché de Reims ; mais lorsque le ciel prend la peine de faire un homme de cette trempe , ce n'est pas pour le laisser moisir sur un siège épiscopal. Notre jeune prince ne voulait point porter la robe, et l'abbé de Gondi, le voyant un jour sans tonsure avec l'épée au côté, disait en riant : « Ce petit prélat est d'une église bien mili- tante. »

En effet , Henri de Lorraine s'occupait beaucoup de batailles et d'aventures pour un archevêque , et plus encore des femmes et des plaisirs de la cour. Ce n'étaient pas des sujets à le préparer suffisam- ment à recevoir les ordres , et les vieux politiques en murmuraient chez la duchesse de Guise, sa mère , pour laquelle on lui connaissait un grand respect. La nature parlait si puissamment dans ce jeune homme, que ni sermons ni conseils ne pouvaient guère sur lui. Son imagination était de flammes et son caractère si impétueux , que les réprimandes ou la violence n'auraient fait que le mettre hors de lui. M. le cardinal , sachant cela , réussissait assez bien à le prendre par les ménagemens et lui témoignait de l'amitié.

On voit par tous les portraits de M. de Guise que son visage offrait quelque ressemblance avec le célèbre duc d'Enghien. 11 avait le nez aquilin et un peu saillant, le front bien fait, les yeux admirablement enchâssés. On a beaucoup dit que le duc d'Enghien avait le regard d'un aigle ; celui de M. de (iuise était fort variable, souvent doux et amoureux, plus souvent vif et spirituel, quelquefois terrible. C'est

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qu'il y avait dans Henri de Lorraine bien d'autres passions que celle de la guerre.

Ce que les portraits ne nous montrent point assez , c'est la tour- nure galante , l'aisance des manières et le bel air naturel qui ont fait dire aux contemporains de M. de Guise qu'il avait on ne sait quoi de si noble que les autres princes semblaient peuple à côté de lui. Mme de Motteville, une sage et vertueuse dame qui appartenait à la reine Anne d'Autriche, a écrit aussi sur lui une phrase remarquable : « On croirait volontiers, dit-elle , que cette famille descend de Char- lemagne, car celui que nous envoyons aujourd'hui a quelque chose qui sent particulièrement le paladin et le héros de chevalerie.»

En 1639 , lorsqu'il eut vingt-quatre ans , M. de Guise devint un sujet sérieux d'inquiétude pour le cardinal , qui ne voyait pas de bon œil sa turbulence ni son goût pour les armes. Il l'appelait avec inten- tion monsieur de Reims, et lui demandait souvent s'il ne songeait pas à visiter bientôt son archevêché. Le prince quitta docilement la cour pour aller conférer sur les affaires ecclésiastiques ; mais il ne tarda pas à faire étrangement parler de lui par ses folies.

Un jour qu'il s'était ennuyé à écouter les sages avis de son vicaire, Henri de Lorraine s'en alla, pour se distraire, visiter le couvent des filles de Saint-Pierre de Reims , dont une de ses sœurs était abbesse. On le conduisit dans un jardin se tenait MUe de Guise avec des novices, toutes fraîches et jolies, qui prenaient leur récréation. Il paraît que la vue de cet essaim de beautés enlevées au monde pro- duisit sur le prince un effet qu'il ne put surmonter. De leur côté , ces jeunes filles n'avaient point assez de leurs yeux pour regarder cet arche- vêque de vingt-quatre ans, en éperons d'or, avec des rubans et des pa- naches. M. de Guise avait le sang fort bouillant ; il voulut quitter son rôle de prélat pour se mêler aux jeux des novices. Les remontrances de sa sœur le retinrent d'abord ; mais tout à coup , voyant courir ces belles filles à travers le jardin , il se mit à leur poursuite , comme un limier après un troupeau de chevreuils, sans que rien pût l'arrêter. Il eut bientôt fait d'en atteindre une dans quelque coin écarté; soit que les ennuis du monastère eussent rendu la demoiselle trop faible pour résister, soit à cause des forces et de l'ardeur du prince, il arriva que la novice se laissa dérober ce qu'elle gardait à Dieu ; on les trouva tous deux fort entrelacés. La supérieure étant dans les in- térêts de M. de Guise , et les murs d'un cloître gardant bien , d'ordi- naire, les bruits qu'ils enferment , l'affaire n'aurait point transpiré au dehors sans le directeur du couvert qui apprit cette aventure par

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la confession , et n'eut rien de plus pressé que d'en écrire des lettres à tous ceux qui pouvaient s'en fâcher. M. de Guise n'eût pas mieux demandé que d'abandonner la robe ; il ne s'embarrassa guère de ce qu'on pensait de cette fredaine. Le cardinal, l'ayant apprise secrète- ment, ne voulut point se la laisser raconter en public par les faiseurs de nouvelles, et feignit toujours de l'ignorer; mais l'on vit bientôt qu'il en avait ressenti de la colère. Il fit écrire par le roi une lettre S. M. donnait amicalement à M. de Reims le conseil de porter la soutane et de continuer les beaux exemples de vertus chrétiennes qu'avaient donnés ses oncles sur le siège qu'il occupait. Ce n'était pas trop exiger, car les deux derniers archevêques de Guise avaient édifié la métropole de Reims par une vie assez libertine , voire môme par des duels et des bâtards. Le jeune prélat répondit en termes respectueux qu'il ferait de son mieux , et qu'il suppliait le roi de passer quelque chose à son âge et à son nom qui rappelait d'autres souvenirs et d'autres gloires que les vertus théologales. M. le cardinal hocha la tête en lisant cette réponse; heureusement le roi la trouva bonne et dit que son cousin de Guise était un aimable prince , qui savait bien saluer, manier un cheval et conduire une chasse.

M. de Reims sentit qu'il fallait se soumettre en apparence , mais que d'autres folies pourraient lui servir à rentrer à Saint-Germain , elles étaient plus de mise que dans un siège épiscopal. Il se rési- gna donc à porter une soutanelle fort courte et qui lui allait aussi bien que le manteau de cour. Du restant de sa toilette il n'eût rien changé pour tout l'or du monde. Il devina aussi que les gens austères du chapitre lui avaient procuré en dessous main la petite remon- trance du roi , et il résolut de s'en venger par un nouveau scandale.

Afin de montrer qu'il ne pensait plus à quitter son archevêché, le prince fit venir ses équipages et sa maison. Il avait un intendant dont la femme était une jolie personne qui jouait fort admirablement de la harpe. M. de Guise eut un caprice pour cette dame. Le mari était un ambitieux, et ces gens-là ne sont pas gênés par leurs scru- pules ; il ferma volontiers les yeux sur une intrigue dont il pouvait tirer profit , et que d'ailleurs il eût été bien en peine d'empêcher. Pour prix de sa complaisance , cet homme demanda une prébende pour son frère. Le bénéfice en était bon. M. de Guise l'accorda, mais il se mit à l'aise dès ce moment, et vécut publiquement avec la femme de son intendant. Un matin que messieurs du chapitre de- vaient venir, Henri de Lorraine fit apporter chez sa maîtresse un habit d'hiver des chanoines de Reims, et la pria de s'en vêtir :

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Ma belle amie , lui dit-il, c'est à vous que j'ai donné la prébende, il faut donc que vous portiez le costume.

La dame, qui aimait à rire, s'habilla incontinent en chanoine, et on se mit à table le plus gaiement du monde. On y était encore à faire vacarme, avec les portes ouvertes, quand le chapitre arriva :

Voyez, messieurs, dit M. de Guise, à quel point je vous aime; j'ai donné une chanoinie à ma maîtresse, afin d'avoir à mes côtés la nuit comme le jour un membre du chapitre.

La plaisanterie n'en demeura pas là; car il promena encore sa belle, ainsi affublée , par la ville et les environs.

M. le cardinal fut bien embarrassé quand il apprit cette nouvelle escapade. Le grand nom de Henri de Lorraine et la puissance de cette famille princière ne lui permettaient point d'employer le lan- gage hautain qu'il prenait avec les autres. Il ne voulait pas rappeler à la cour un jeune homme que sa fougue et son aversion pour l'église auraient bientôt jeté dans les cabales. Le ministre feignit encore une fois de ne rien savoir.

Voyant qu'on ne lui écrivait point de Ruel, M. de Guise pensa qu'il devait frapper plus fort. On parlait en ce temps-là d'une belle actrice qui jouait à l'hôtel de Bourgogne, et qui s'appelait la Villiers. Il expédia un courrier à cette femme pour lui envoyer des pendans d'oreille en diamans; il lui demandait aussi, par une lettre, de quelle couleur serait la robe qu'elle porterait en scène à un tel jour qu'il lui indiqua. L'actrice répondit qu'elle aurait une robe jaune, qui était sa couleur préférée. Au jour désigné , M. de Reims partit à franc étrier sur des chevaux qu'il avait échelonnés le long de la route. Il parut vêtu de soie jaune des pieds à la tête au moment le spectacle commençait, et vint s'asseoir sur les bancs du théâtre. 11 in- terrompit plusieurs fois la pièce , et demanda tout haut à la Villiers si elle voulait bien souper avec un archevêque en sortant de la scène. On jouait le Berger extravagant; le public y trouva force allusions à la fredaine de M. de Reims. Monsieur d'Orléans s'en amusa plus que de la comédie , et alla conter cette histoire toute fraîche au roi , son frère.

Au bout de huit jours, M. de Reims faisait sa rentrée à la cour. Lorsqu'il salua le cardinal, il en reçut ce compliment :

Monsieur, lejoi vous aime, et moi , je vous suis dévoué; si votre désir était de revenir ici , pourquoi ne l'avoir point demandé? Gela eût mieux valu que de commettre des folies.

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Mais cela ne m'aurait pas aussi bien réussi, avouez-le, monsieur le cardinal.

Promettez-vous au moins d'être plus sage à l'avenir?

Hélas! monsieur, vous savez mes faiblesses; mais s'il m'arrive encore de faillir, je ferai qu'on n'en sache rien, de peur de vous cau- ser de la peine.

Allons ! dit Richelieu en souriant , notre jeune archevêque vau- dra bien ses oncles de Lorraine.

Le chapitre des équipées n'en était qu'à la première page. La cour est le pays des folies ; le prince se jeta dans les plaisirs avec un fu- rieux appétit. C'étaient tous les jours des déguisemens, des ba- tailles et des courses nocturnes. Mmc la duchesse était la seule à s'en affliger; car on s'habituait à rire des extravagances de son fils. La matinée était maussade quand il n'y avait rien à conter sur M. de Reims. Ce fut bien pis encore , quand vint à commencer le chapitre des passions. Une fois que l'amour s'était logé dans la cervelle de ce prince, il y faisait un terrible dérangement. Pour plaire à une maîtresse, Henri de Lorraine se fût jeté dans le feu; il eût bravé sans hésiter ces dangers fabuleux dont parlaient les Amadis; et les femmes aiment bien volontiers les personnes de cette sorte.

Trois sœurs également belles tenaient alors le haut du pavé à la cour; c'étaient les trois princesses de Gonzague, dont les deux pre- mières ont été fameuses. L'aînée, qui était cette Marie dont le roi de Pologne fit sa femme, avait alors une liaison secrète avec Cinq- Mars. M. de Guise devint amoureux des deux autres presque à la fois. Il s'éprit d'abord de la troisième, qui était près de s'aller en- fermer dans son couvent d'Avenay en Champagne. Cette princesse donna dans les yeux de M. de Reims par ses belles mains, qui étaient célèbres, ainsi que par l'air triste dont elle regardait la joie des au- tres en songeant qu'elle devait bientôt quitter le monde. Comme elle, sortait d'un bal du Palais-Royal avec ses deux sœurs, M. de Guise la suivit jusque chez elle et vint se jeter tout droit à ses genoux. Il jura que, si elle partait, il voulait mourir. Il lui peignit son amour avec cette énergie et cet accent de vérité qui ne permettent point le doute. Il voulait enlever la princesse et la conduire en Allemagne. Il parla en extravagant, mais avec tant de passion et de sincérité; il avait surtout si bonne grâce, que les deux sœurs en demeurèrent interdites, et que M"e d'Avenay se mit à fondre en larmes. Si M. de Guise eût été jusqu'à prononcer le mot de mariage , l'affaire eût pris

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aussitôt de la gravité ; mais il était trop loyal pour vouloir mentir. La demoiselle avait dix-huit ans et une grande aversion pour le cloître; elle dit simplement que, si M. de Guise pouvait l'empêcher de se met- tre en religion, elle lui en aurait une éternelle reconnaissance. Ces quatre jeunes tètes étaient fort romanesques; on entra en consulta- tion, mais on parla bien plus d'amour et de galanterie que des moyens de changer l'état des choses, et on se sépara fort avant dans la nuit sans avoir rien décidé de raisonnable. Il fut convenu seule- ment que M. de Guise et Mlle d'Avenay s'aimeraient en dépit de tout, et que les deux sœurs tâcheraient de servir ces amans comme elles pourraient.

Ce n'était pas un homme à cacher soigneusement ses passions que Henri de Lorraine: dès le lendemain, il prononça le nom de sa beauté avec tant de soupirs, que la duchesse sa mère devina ce qui était arrivé. Elle en écrivit à Mme d'Aiguillon qui porta aussitôt la nouvelle au cardinal.

Par ma foi , s'écria le ministre , c'est assez que M. l'archevêque de Reims fasse des sottises, sans qu'il tourne la tête à des abbesses.

Le révérend père Joseph fut envoyé en diligence à M"e d'Avenay, et lui signifia respectueusement l'ordre de partir à l'instant pour son couvent. M. le cardinal chercha des yeux M. de Guise, et ne le voyant pas faire sa cour, il comprit que le prince était à la poursuite de sa maîtresse. Le ministre s'approcha de M"'0 la duchesse, et lui dit d'un air à effrayer une mère moins tendre :

Tout cela finira mal.

On n'entendit point parler de M. de Reims pendant quinze jours, et ses amis eux-mêmes ne savaient ce qu'il était devenu. Ce fut Roisrobert qui en reçut le premier des nouvelles; mais il refusa de les donner aux curieux , afin que le cardinal en eût l'étrenne, car ce Roisrobert, qui était de l'Académie, avait ses entrées à toute heure chez le ministre, et faisait métier de divertir son éminence comme une espèce de bouffon. Il n'y venait guère sans avoir une provision d'histoires, et il les disait assez agréablement.

Lorsqu'il entra chez M. le cardinal , il le trouva dans les mains du barbier; c'était la bonne heure pour faire de l'esprit; cependant il demeura cinq minutes à parler de la pluie et de la santé du roi.

Çà! lui dit Richelieu, il paraît que l'histoire de ce matin est meilleure que celle des autres, puisque tu cherches des détours.

Elle est excellente en effet; il faudrait que votre éminence eût son mal d'entrailles pour ne point s'en amuser.

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Tu es un maladroit, Le Bois; quand on s'annonce avec cette pompe, on ne réussit pas, et tu verras que ton histoire va m'en- nuyer.

C'est pourtant du roman de bonne qualité ; Scudéry en ferait une merveille : il s'agit de M. de Reims.

Le cardinal fronça les sourcils.

Encore un scandale ! je ne suis pas pour rire de ces choses-là ; parlez vite, monsieur, et sérieusement , je vous prie.

Comme il vous plaira ; voici le fait tout uniment : Vous savez que M. de Reims est amoureux de la princesse de Gonzague, la troi- sième. Il n'y avait pas vingt-quatre heures que la jeune abbesse était à son poste, quand notre galant arriva dans la petite ville d'Ave- nay, accompagné des trois plus gros bonnets de son chapitre de Reims; contre sa coutume, il était vêtu cette fois de la soutane et faisait l'archevêque comme s'il n'eût jamais songé qu'à notre mère l'église. Le couvent d'Avenay étant de son archevêché , il le voulait, disait-il, visiter à fond, et réprimer de grands abus qui étaient à sa connaissance. Le voilà qui adresse mille questions et s'informe de tout minutieusement , avec des mines si sévères que les nonettes en tremblaient de peur. Il secouait la tête et répétait souvent : « Je n'aime pas ceci; voilà qui n'est pas orthodoxe; je ne sais pas si je dois tolérer cet usage; telle chose me semble faite pour offenser Dieu. » Les vicaires ne sachant sur quelle herbe avait marché le jeune prélat, croyaient que la grâce avait éclairé subitement ce cœur si mondain. Les religieuses se voyaient déjà privées des confitures, de la musique et des autres douceurs du couvent. Après une matinée passée dans cette comédie, M. de Reims entra dans l'appartement de l'abbesse, et tout à coup, en voyant la chambrette de sa belle, les forces lui manquent pour jouer son rôle jusqu'au bout; il tombe aux pieds de la supérieure et lui peint son désespoir amoureux en termes si touchans qu'elle ne lui résiste pas et se jette dans ses bras.

La figure de M. le cardinal s'était déridée à mesure que Boisrobert parlait. On voyait bien qu'il prenait malgré lui de l'intérêt au récit : il fit un soupir en pensant au mauvais succès de ses propres amours et s'écria :

L'heureux vaurien que ce monsieur de Reims! Et que faisaient les vicaires devant ce tableau?

Ils demeuraient stupides et comme changés en pierres.

Ce devait être un curieux spectacle; mais j'espère que ces jeunes gens n'ont pas été jusqu'à oublier la sainteté du lieu.

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Sauf quelques baisers bien tendres qu'ils se sont donnés, il ne s'est rien passé de blâmable dans la maison du Seigneur. Nos amans se sont mis ensuite à causer tout bas dans le coin d'une fenêtre, et sans doute ils prirent leurs mesures pour se voir au dehors, car le lendemain , au point du jour, M"e d'Avenay sortit du couvent par une porte qui donne sur les bois. Elle était déguisée en laitière avec la courte jaquette et le pot au lait. Notre saint archevêque l'attendait, vêtu en charretier. Ils s'enfoncèrent au loin dans le plus épais des taillis, et, par mon salut! je ne vous dirai point ce qu'ils y firent. Voilà bientôt quinze jours qu'ils recommencent chaque matin ces belles promenades; mais si votre éminence ne tâche d'y mettre fin, ces amans gagneront des rhumes quand viendra l'automne.

Bonté divine! en voilà un qui n'aime pas les femmes à demi! mais, comme tu le dis, l'automne lui donnerait des fluxions. J'aurai soin de l'en préserver. As-tu parlé de ceci à quelqu'un?

Je ne donne jamais au commun que les restes de votre éminence.

Eh bien! tâche que cette histoire ne soit point répandue.

Les deux princesses de Gonzague se regardèrent fort ébahies lors- qu'on leur annonça la visite du père Joseph, qui portait d'ordinaire les mauvais messages de M. le cardinal. Le révérend prit sa voix la plus flûlée pour dire aux demoiselles qu'il fallait se rendre à l'abbaye d'Avenay et faire en sorte que Mme la supérieure se conduisît mieux , sans quoi toutes trois pourraient bien , au grand regret de M. le car- dinal et du roi , recevoir des lettres pour une autre cour. L'éminence yrise répéta trois fois, en appuyant sur chaque mot, qu'il était bon de partir sur l'heure et d'user de tout le crédit que des sœurs ont sur leur plus jeune sœur, pour amener une rupture entre M. de Reims etl'abbesse d'Avenay. Après cent révérences capucinales, le messa- ger se retira, laissant les deux demoiselles fort agitées. Marie de Gonzague, qui avait un commerce galant avec M. Le Grand , n'était pas aise de s'éloigner, et la princesse Anne, qui aimait beaucoup les plaisirs et la dissipation , enrageait de tout son cœur. H n'y avait pas à hésiter pourtant; on chargea trois voitures de bagages, comme s'il se fût agi d'aller à une noce, et on se mit en route à petites journées. Ainsi qu'il arrive souvent pendant ce bel âge de la jeunesse, on n'a- vait pas fait six lieues qu'on riait des petits accidens du voyage et que la joie et la folle humeur étaient revenues à leur poste.

Sans avoir l'air d'y songer, M. le cardinal savait fort bien comment on exécutait ses volontés. Il fut satisfait du départ des princesses, et dit un matin à Boisrobert :

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Puisque tu as des amis au bourg d'Avenay, n'oublie pas de me donner avis de ce qu'ils t'apprendront sur M. de Reims.

Mais un grand mois s'écoula sans qu'on ouït parler de rien. Enfin Boisrobert entra un beau jour chez le ministre en pouffant de rire :

Votre éminence , lui dit-il , a bien choisi ses ambassadeurs pour mettre M. de Reims à la raison! savez-vous ce qui se passe au cou- vent d'Avenay? Notre archevêque conte fleurette aux trois sœurs à la fois. On fait une vie d'enfer là-bas; on y oublie que vous soyez a-u monde.

C'est impossible, Le Bois, interrompit le cardinal ; je sais que la princesse Marie a d'autres pensées en tête.

Bah! ce M. de Guise l'aura ensorcelée comme les autres.

Ce serait un grand bonheur pour elle, car cette femme est sur un abîme.

M. le cardinal savait apparemment les cabales de Marie de Gon- zague et de Cinq-Mars contre lui.

Voici la première fois, reprit-il , que les équipées de M. de Reims ne m'auront point contrarié. Achève, Le Bois.

Folie est maladie contagieuse, monsieur le cardinal. L'arche- vêque en a un fort grain. Le mal a gagné ces trois jeunes cervelles. Vos députés femelles étaient , depuis deux jours à peine, au couvent de leur sœur, que déjà elles s'y plaisaient à merveille. Elles courent la campagne à cette heure en déguisemens de paysannes; elles por- tent du beurre dans les marchés ; les voisins le viennent acheter pour les voir. Notre prélat les mène aux champs , tantôt sur des chevaux , tantôt dans une charrette; il les culbute au milieu des chemins, et s'il ne leur rompt pas le cou, ce n'est point sa faute; mais on rit comme nous faisions à cet âge, et mieux encore. Le soir, on court avec des torches. N'ayant personne de qualité à qui jouer des tours, on en fait aux paysans. L'amour va son train, au milieu de ce va- carme. C'était d'abord à la pieuse abbesse que M. l'archevêque en disait deux mots; mais ce fut ensuite à la princesse Anne. Qui pour- rait dire à présent à laquelle des trois? Je vous donne comme certain que M. de Reims et Mme d'Avenay ont passé toute une nuit au parloir du couvent, avec la grille entre eux deux; les sœurs, prudentes, avaient consenti à ce bel arrangement. Je gage que l'abbesse avait une clé de la grille dans sa poche. Ne voilà-t-il pas des surveillantes bien avisées!

Qu'ils fassent à leur fantaisie, s'écria le cardinal en riant. Je ne m'en mêle plus. Après tout si M. de Reims quitte l'église, nous j

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gagnerons ses bénéfices. Puisse-t-il se noyer dans les plaisirs! Pourvu qu'il ne touche point à la politique, je ne lui demanderai plus rien autre.

C'est fort bien , mais qui allez-vous envoyer à présent pour ser- monner ces quatre fous? Si votre éminence veut m'en croire, elle choisira deux jeunes cavaliers pour compléter le ballet.

Je n'y enverrai personne. La légèreté de ces bons sujets m'est une garantie que cela finira de soi-même.

En effet, on vit bientôt revenir la princesse Marie, et on apprit que M. de Reims était parti pour Nevers avec Anne de Gonzague , laissant l'abbesse d'Avenay dans son couvent.

Il existe quelques lettres de la princesse Anne, datées de Nevers , elle prend le nom de Mme de Guise. Les uns ont dit qu'un ma- riage secret lui en donnait le droit ; d'autres ont assuré que M. de Guise s'était joué d'elle par une fausse cérémonie; mais nous pensons plutôt, à cause du caractère résolu de la princesse et de la loyauté de notre héros , que M"e de Gonzague prenait ce titre par avance sur le mariage, en balance des avantages que le prince avait prélevés sur sa personne. Henri de Lorraine a souvent répété qu'il ne lui arrivait jamais de rien dire à une femme sans que ce fût de la meilleure foi du monde , et que s'il en avait trompé quelqu'une , c'était en se trompant lui-même. Il est évident, par cela , que ce prince avait pro- mis à Mlle de Gonzague de l'épouser et qu'elle s'en croyait assez as- surée pour prendre le nom de son amant.

M. le cardinal, qui ne disait pas communément sa pensée , savait bien que le mieux est de s'expliquer avec les gens sincères. La pre- mière fois que M. de Reims reparut à la cour, le ministre l'aborda ouvertement.

Monsieur, lui dit-il, je vous estime trop pour croire que vous songiez à tromper l'église. On dit partout que vous êtes marié à la princesse Anne. Vos bénéfices ne vous appartiennent plus , s'il en est ainsi.

Votre éminence , répondit le prince , me fera sans doute l'hon- neur de s'en rapporter à ma parole. Il est probable que je ne garde- rai point mon archevêché ; mais pour le présent , je ne suis encore marié à personne.

A en juger par ces plumes, ces rubans et cette épée , vous n'en avez plus pour long-temps.

Qui sait les desseins de la Providence? A vrai dire je porte plus volontiers l'épée que la soutane ; mais si votre éminence veut me

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donner le commandement des troupes qui vont partir pour la Flandre, je mets à l'instant mes bénéfices dans ses mains.

Le cardinal ne put cacher une espèce de grimace dont le prince se mit à sourire.

Ma demande vous déplaît, reprit-il; cependant je ne puis per- dre les avantages de mon état sans réclamer un dédommagement.

Le roi vient d'accorder ce commandement à M. de Gassion.

Il faut m'en donner un autre, monsieur le cardinal. J'ai la tête un peu chaude , je l'avoue ; mais vous êtes un trop grand ministre pour ne point voir qu'on peut utiliser mes services.

Nous le ferons assurément, monsieur. J'aime les personnes de votre caractère. Fiez-vous à moi; on vous trouvera de l'emploi.

M. de Guise, ayant plusieurs fois renouvelé sa prière sans rien obtenir, comprit bientôt que les promesses du cardinal étaient un leurre. On donna deux autres commandemens, dont le prince se fût arrangé, l'un à M. de Candale, l'autre au maréchal de Rantzau. Henri de Lorraine laissa éclater son mécontentement en plus d'une rencontre ; il poussa l'imprudence jusqu'à dire qu'il saurait bien trouver occasion de tirer l'épée, fût-ce contre ceux-là qui se jouaient de lui ; mais le ministre continua de faire la sourde oreille.

Sur ces entrefaits commença la conspiration du comte de Sois- sons, qui donna tant de soucis à M. le cardinal. Bien des gens de la cour et même de la famille royale , y trempèrent. Le duc de Bouil- lon s'en ouvrit à M. de Guise, qui se laissa tout d'abord aveugler par les apparences qu'on donnait au but de la guerre. Henri de Lor- raine pensa qu'il s'agissait de délivrer le roi d'un ministre dont sa majesté n'osait se défaire. Il se jeta corps et ame dans cette cabale, et s'imagina, en vrai paladin , que la France lui serait obligée s'il la débarrassait d'une tyrannie qu'il trouvait insupportable.

Assez d'historiens ont raconté cette guerre civile. Le comte de Soissons y perdit la vie sur le champ de bataille, et son armée se dis- persa. M. de Guise se réfugia dans la place de Sedan et s'y défendit avec acharnement ; mais il fallut céder au nombre et à la force. Le prince eut le bonheur de gagner la Flandre sous un déguisement. On fit le procès aux absens, et Henri de Lorraine, condamné à mort par contumace , fut exécuté en effigie le 2 novembre de l'an 1641.

M"e de Gonzague , qui s'était retirée à Nevers , agit fort noblement en cette malheureuse circonstance. Au risque de perdre la protec- tion du roi , elle voulait aller rejoindre son amant. Elle était déjà

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fort proche de la frontière lorsqu'on l'arrêta. On écrivit à Ruel pour demander il la fallait conduire.

Laissez qu'elle s'en aille s'il lui plaît, répondit M. le cardinal, et puisse-t-elle épouser son chevalier ! Nous y gagnerons de changer le séquestre en confiscation.

La princesse allait partir en effet, lorsqu'elle rencontra des gens qui arrivaient de Bruxelles et qui lui apprirent une nouvelle étrange: M. de Guise avait épousé publiquement Honorée de Glimes, veuve du comte de Bossu. Mlle de Gonzague, outrée de dépit, revint à la cour et s'y maria le plus tôt qu'elle put à l'un des fils de l'électeur Palatin, qui l'aimait depuis long-temps. Ces choses prouvent bien que les bruits de son mariage secret avec Henri de Lorraine étaient de purs mensonges.

IL

Mmc de Glimes, qui était veuve à vingt ans, avait une grande ré- putation par sa beauté, mais elle en devait avoir une plus grande en- core par son malheur et l'abandon elle devait languir. Dès que M. de Guise la vit , il oublia incontinent qu'il existait d'autres femmes. Il n'eut que le temps de tomber à ses pieds et de lui offrir le nom le plus illustre et le cœur le plus ardent qui fussent sous le ciel. Cette sage beauté avait méprisé bien des adorateurs; mais sa rigueur s'adoucit fort précipitamment, car elle se donna sans prendre le temps de réfléchir, et le mariage fut célébré dès le lendemain.

Pendant près de dix-huit mois, M. de Guise, tout entier à son amour, vécut si paisiblement auprès de la comtesse, qu'on le croyait fixé. Sans doute il y serait demeuré plus long-temps, sans des évè- nemens de conséquence, la volonté de Dieu fut visible. Les deux frères du prince moururent et le laissèrent seul héritier de leurs biens et de leurs titres. S'il en éprouva quelque joie , ce fut d'abord en songeant aux avantages qu'y trouverait la comtesse; mais bientôt il pensa aussi qu'il était seul désormais à soutenir la gloire de son nom , et qu'à vingt-cinq ans son grand-père avait été fameux. Le roi et le cardinal ayant quitté ce monde presque à la fois, la reine ordonna la réhabilitation de M. de Guise, et lui envoya, en termes obligeans, la permission de revenir à la cour. Il partit subitement, laissant à la comtesse une lettre il disait qu'il avait voulu éviter des adieux pénibles , et qu'il l'appellerait auprès de lui dès qu'il aurait tout pré- paré pour l'introduire au Palais-Royal. Mmede Bossu était volontiers

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confiante; elle préféra se résigner à cette séparation plutôt que de contrarier en rien son mari. Nous dirons tout à l'heure pourquoi le message qu'elle attendait ne vint jamais.

On ne peut douter que l'intention de M. de Guise fût bien de pré- senter la comtesse à la cour de France. Si même il eût soupçonné quelque chose des dangers auxquels il allait s'exposer, il eût em- mené sa femme avec lui ; mais il est à remarquer que les gens lea plus variables et les plus enclins à se passionner, croient toujours que leur état présent ne saurait changer. La passion du moment leur en- lève le souvenir et le jugement qui les devraient avertir de se défier d'eux-mêmes.

La cour de France n'avait jamais été si riche en illustrations de toutes sortes qu'elle l'était au commencement de la régence d'Anne d'Autriche. Pour ne parler que des femmes, il y en avait une dou- zaine capables de faire tourner les têtes les plus solides et de bou- leverser un gouvernement, car ces beautés se mêlaient fort de la politique , pour se dédommager du joug que la main du cardinal de Richelieu avait fait peser sur tout le monde. Les plus célèbres de ces dames, celles dont l'histoire gardera éternellement les noms, étaient la duchesse de Chevreuse, qui avait un grand esprit, une coquetterie brillante, et savait admirablement tenir les hommes sous sa loi; Mme de Montbazon , la plus belle, la plus altière et la moins scrupu- leuse, qui se servait de l'amour comme d'un puissant moyen d'intri- guer, et ne laissait point languir ses serviteurs; Mme de Longueville, fameuse par ses grâces et son amabilité, qui aimait M. de La Roche- foucauld et disposait à son gré du grand Condé, son frère; la princesse Palatine , formée de longue main aux machinations , et qui avait un tendre particulier pour les conspirateurs. Toutes ces belles étaient autant de petites reines, et, comme on le doit bien penser, le car- dinal Mazarin et sa majesté la régente avaient fort à faire pour tenir la bride à tant de cabales opposées, qui ne s'entendaient que pour gêner le gouvernement et railler le ministre.

Quand on vit arriver le jeune duc de Guise avec tout l'éclat de son nom, de ses débuts romanesques, de ses dehors héroïques et de ses biens immenses, accompagnés du titre d'altesse, ce fut à qui l'aurait dans son parti. Le premier jour qu'il reparut à la cour, Henri de Lorraine essuya le feu de tant d'œillades meurtrières, et fut envi- ronné de tant d'embûches amoureuses, qu'un plus sage y aurait bien pu succomber. Si M"10 de Chevreuse avait eu le loisir de faire valoir suffisamment les agrémens de son esprit, elle aurait sans doute

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réussi à captiver le prince ; il s'en fallut de peu que la duchesse de Longueville ne vînt à bout de le subjuguer par ses airs languissans et son langage plein de douceur; mais Mme de Montbason , qui ne per- dait pas le temps en vains discours et menait plus vivement que per- sonne les affaires de galanterie, s'empara de lui par le plus sûr de tous les moyens, c'est-à-dire en faisant bon marché des faveurs que les autres se contentaient de donner en espérance. On le peut pré- sumer du moins aux habitudes de la dame et à la promptitude que mit le prince à se déclarer son serviteur. M. de Guise portait les cou- leurs de Mme de Montbazon dès sa seconde visite au Palais-Royal, car il n'avait point de fausse honte et n'était pas de ceux qui s'amu- sent à cacher leurs amours. La dame avait l'humeur altière et de grands airs qui lui allaient à ravir, de sorte que le prince l'aima aus- sitôt de toutes ses forces.

Deux mois se passèrent au milieu des plaisirs, pendant lesquels Henri de Lorraine ne songea guère plus à Mme de Bossu que s'il ue l'eût jamais rencontrée. La comtesse écrivit plusieurs lettres qui res- tèrent sans réponse; mais, comme elle eut des nouvelles du prince par la renommée, elle ne se tourmenta pas trop fort, et prit tous ces retards en patience. Une aventure, qui eut un grand éclat, lui vint apprendre bientôt à quoi le duc employait son temps à la cour de France.

Un soir qu'il était venu nombreuse compagnie chez Mme de Mont- bazon , un petit portefeuille fut ramassé par terre , dans lequel on trouva une correspondance amoureuse. Les lettres étaient d'une dame, et adressées à un comte qu'on ne nommait point. Mme de Montbazon, pour jouer un méchant tour à Mme de Longueville, assura qu'elle avait reconnu l'écriture de la duchesse, et que le portefeuille était tombé de la poche du comte de Coligny. Elle en fit une histoire au chevet de la reine, devant assez de monde. Les amis de Mme de Longueville , ne sachant pas si elle n'avait pas eu quelque faiblesse pour M. de Coligny, n'osaient prendre sa défense. Cependant on en vint aux éclaircissemens, et il fut prouvé que les lettres étaient de Mme de Fouquerolles à M. de Maulévrier. Le duc d'Enghien et la ca- bale des petits-maîtres firent un furieux bruit de cette calomnie. La duchesse de Longueville demanda une réparation , et la reine obligea Mme de Montbazon à des excuses, ce dont elle s'acquitta de mauvaise grâce. Dans un pays le duel était de mode, une affaire de ce genre n'en pouvait pas demeurer là. Coligny, s'étant querellé avec M. de Guise , le prit un peu hautement avec lui , et le prince n'était pas

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homme à se faire prier lorsqu'il s'agissait de se battre pour l'honneur de sa belle. Le comte reçut un coup d'épée dans la poitrine , dont il mourut au bout de trois jours. Cette conclusion tragique releva fort Mme de Montbazon , qui en eut une extrême reconnaissance pour son chevalier, et comme l'infortuné] Coligny avait manqué de civilité dans la querelle , on s'accorda généralement à dire que M. de Guise l'avait tué le plus noblement du monde.

Mme de Bossu fut instruite de ces belles choses par un certain mar- quis d'AUuie, qui était épris d'elle, et qui espérait tirer avantage des infidélités du duc de Guise. En attendant l'instant favorable pour déclarer son amour, ce marquis offrit ses services et donna les con- solations d'un ami. La comtesse résolut aussitôt d'aller en France. Elle écrivit une lettre à Henri de Lorraine pour lui annoncer sa venue, et le marquis d'AUuie se chargea de porter le message. La route était longue de Bruxelles à Paris; à force de célérité , le marquis la fit en trois semaines. En arrivant, il aborda, dans la rue Saint-Honoré, un gentilhomme qu'il vit passer, et s'informa de lui demeurait Mme de Montbazon , afin d'y faire appeler le duc de Guise; mais le passant lui rit au nez en lui demandant s'il venait de la Chine pour ne pas savoir que M. de Guise avait rompu avec cette dame , et qu'il se mourait d'amour pour une autre.

Excusez-moi, dit le marquis; je n'arrive pas de la Chine, mais de Flandre. Eh! de qui donc, je vous prie, M. de Guise est-il amou- reux à cette heure?

D'une fille d'honneur de la reine qu'on appelle mademoiselle de Pons.

Croyez-vous qu'il en soit bien fortement épris?

Si fortement que ses autres amours n'étaient que badinages auprès de celles-ci. Il en perd la raison , et si vous voulez en avoir une juste idée, interrogez le premier marchand que vous trouverez sur sa porte dans cette rue. Les artisans qui sont voisins du Palais- Royal ne parlent plus d'autre chose.

M. d'AUuie fit, en effet, des questions à des marchands, et reconnut que les gens de boutique savaient la nouvelle inclination du duc de Guise. On lui raconta que le prince suivait à cheval le carrosse des filles d'honneur, quand la reine sortait; qu'il ne quittait point des yeux sa maîtresse et lui adressait de grands saluts par les portières; qu'il s'approchait d'elle sitôt qu'on mettait pied à terre , et lui en- voyait souvent la nuit ses violons qui régalaient le quartier de la plus belle musique du monde. Des commères et jusqu'à des vendeurs

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d'oubliés s'en allaient débiter ces histoires de porte en porte. Un jour que la demoiselle avait désiré un perroquet entièrement blanc , M. de Guise avait remué tout Paris pour en trouver un de cette couleur; il avait fait crier à son de trompe dans les rues qu'il donnerait cent pistoles et plus à qui lui apporterait un oiseau comme le voulait MUede Pons, et n'ayant pu se procurer qu'un perroquet blanc de corps avec une tète grise, il en avait pensé tomber malade de cha- grin. Les baladins des marchés de Saint-Laurent et du Temple ne faisaient plus sauter leurs chiens savans que pour M"e de Pons, comme la plus belle des dames ; et pour M. de Guise , comme le plus amoureux seigneur de France et de Navarre.

En apprenant ces nouvelles, d'Alluie se réjouit fort, et pensa que les affaires de la comtesse de Bossu allant mal, les siennes en de- viendraient meilleures. On devine que, si le peuple s'occupait ainsi des folies amoureuses du duc de Guise , la cour en était bien autre- ment agitée. Les diverses cabales en demeurèrent un moment sus- pendues, et la reine régente, qui d'ailleurs laissait bien de la liberté à ses filles, ne voyait pas avec peine les turbulens se mettre au rang des spectateurs pour jouir à leur aise de la comédie. Les victoires de M. de Gassion et du célèbre duc d'Enghien ne donnaient pas, à beau- coup près, autant de matières à discours que ce roman véritable. Mais il nous faut compléter les renseignemens sur la plus grande passion qu'ait jamais eue l'homme le plus passionné qui fût en ce temps-là.

Gabrielle de Pons était une d'Albret, noble maison, comme on sait, dont les enfans n'avaient guère de biens, à cause qu'ils étaient neuf et que les filles n'en voulaient pas aller au couvent. Après la mort du roi Louis XIII , la reine renouvela sa maison dès le commen- cement de la régence , et choisit six nouvelles filles d'honneur parmi lesquelles entra M1Iede Pons. C'était une très jeune personne, d'une taille admirable et d'une bien agréable figure, quoiqu'elle n'eût point la beauté à la mode. Elle était un peu haute en couleur, et les gens à phébus, qui parlaient sans cesse de s'évanouir et se mettaient du blanc, trouvaient mauvais qu'un visage eût sur les joues ce brillant éclat de la fraîcheur et de la santé. Mlle de Pons rachetait ce léger défaut par d'autres agrémens que les idées du jour ne rejetaient point, comme de grands yeux noirs, des sourcils fins, la grâce la plus charmante dans les manières et des airs de grande qualité. Elle avait l'esprit romanesque, mais avec cela furieusement d'ambition. MUc de Saint-Mégrin , une autre fille de la reine et qui était son amie,

TOME I. JANVIER. 17

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a raconté qu'en peignant ses cheveux devant le miroir, Gabrielle de Pons avait dit le plus gravement du monde : « Ceci n'appartiendra qu'à un prince, ou tout au moins un duc, bien vérifié. »

La première fois que Henri de Lorraine vit MUe de Pons, ce fut à un Te Deurn qu'on fit chanter à Notre-Dame, la reine se montra suivie de ses filles magnifiquement parées. Le prince avait quitté le rang qu'il devait occuper , pour être auprès de Mmc de Montbazon. La cérémonie allait commencer, lorsque M. de Guise, ayant rencontré les yeux de la belle fille d'honneur , posa les deux mains sur sa poi- trine , et s'écria douloureusement :

Je suis blessé au fond du cœur! Ah! qui pouvait prévoir une telle rencontre? Comment résister à tant de charmes?

Et puis , se tournant vers sa maîtresse , il lui dit tout simplement , en désignant la demoiselle :

Voici là-bas une personne qui vient de m'enlever tout à coup ma raison. Il faut, madame, que je vous en fasse l'aveu ; je sens que je tombe subitement amoureux d'une autre que vous. Pardonnez ce changement dont je ne suis point le maître. Je ne connais pas cette demoiselle qui est nouvelle à la cour ; le ciel l'a peut-être créée pour me rendre le plus à plaindre des hommes; mais il est certain que je l'aime éperdument. Je m'attache à ses pas. Hélas! pourrai-je lui plaire? Adieu, madame, je vous suis reconnaissant des bontés que vous avez eues pour moi. Je demeurerai toute ma vie votre serviteur dévoué. Excusez-moi si je ne vous laisse point mon cœur ; il vient de m'être ravi à l'instant par surprise. Je vous baise les mains.

Le prince se glissa aussitôt parmi les filles de la reine, et comme Mme de Montbazon savait trop bien vivre pour essayer de retenir un amant qui voulait s'en aller, il est probable que M. de Guise ne lui reparla jamais, tant il se donna de peines pour réussir de l'autre côté.

Tous ceux qui assistaient à la cérémonie de Notre-Dame con- nurent l'effet que la nouvelle fille d'honneur avait produit sur Henri de Lorraine, car il semblait que ce prince tînt son cœur ouvert aux yeux de qui voulait y regarder. Le soir , chez la reine , il soupirait comme s'il eût été malade , et faisait des exclamations à chaque mou- vement de la demoiselle.

Voyez , disait-il , que de grâces elle a dans cette pose ! voilà un sourire qui me fait fondre le cœur; quand je regarde cette fossette qu'elle a sur la joue , je me sens mourir d'amour.

Et cent autres propos à divertir les assistans. Enfin , n'y pouvant

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plus tenir, il s'approcha de M1Ie de Pons, et lui demanda ce qu'elle répondrait si un homme de bonne maison lui disait qu'il l'adore.

C'est selon qui me le dirait, répondit-elle.

Eh bien! celui-là qui vous adore, c'est moi; je n'ai pas un royaume à vous offrir ; mais si vous m'encouragiez d'une promesse , il n'y aurait rien qui me fût impossible.

Votre altesse ferait donc pour moi la conquête d'un royaume?

Assurément , je la ferais , ou j'y perdrais la vie.

Il n'y avait point de femme plus portée à aimer ce langage que Mlle de Pons avec ses idées ambitieuses et son esprit tourné au roman. Ses yeux brillèrent de plaisir.

Si j'avais , reprit-elle , un aussi grand chevalier que le duc de Guise , je ne voudrais point le soumettre à des épreuves dont il pût mourir ; mais je serais obligée de lui rappeler une chose qu'il semble oublier, c'est que je ne suis point pour être la maîtresse de personne, et qu'il est l'époux d'une autre.

Je suis marié , cela est vrai ; mais si vous me donniez pour pre- mière épreuve la tâche de reconquérir ma liberté; si j'obtenais du pape une bulle de nullité , ces efforts pour vous avoir n'auraient-ils pas leur récompense?

Obtenez cette bulle , et si , après cela , votre altesse m'aime en- core , je ne lui demanderai pas un royaume.

M. de Guise allait se jeter aux genoux de sa belle lorsqu'il se rap- pela le lieu il était. Dès ce moment on vit le prince comme sus- pendu aux jupes de Mlle de Pons , et il n'en bougea plus qu'à son corps défendant. Une fille, de l'âge qu'elle avait, risquait beaucoup aux jeux de coquetterie avec un homme qu'on ne pouvait pas voir long-temps indifféremment; elle ne tarda pas à être touchée des preuves d'amour qu'il lui donnait ; cependant l'ambition lui fut une sauvegarde sans laquelle il serait arrivé quelque mésaventure à l'honneur des d'Albret.

Ce fut alors que M. de Guise étala sa passion au grand jour par ces extravagances dont nous avons parlé. Les dames en plaisantaient; mais celles qui riaient le plus fort eussent été bien fières d'être l'ob- jet d'une flamme si chaude. La reine-mère elle-même, qui avait beaucoup de dévotion , voyait cet amour si extrême avec indulgence et ne prononçait jamais le nom de M. de Guise sans y ajouter quel- que mot agréable. Les hommes commençaient à déclarer que le prince avait une tête faible et plus qu'à moitié dérangée.

Il n'est pas de bonheur au-dessus du mien , disait un jour Henri

17.

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de Lorraine au duc de Chevreuse; M"e de Pons m'a déclaré ce matin qu'elle m'aimerait volontiers sitôt que j'aurais détruit ses scrupules en obtenant la nullité de mon mariage.

Vous appelez cela un bonheur! Moi, je dis que vous êtes lancé dans une affaire interminable et qui vous donnera mille soucis à faire maigrir l'homme le plus robuste. On n'obtient pas de bulles sans des longueurs infinies, et il n'est pas prouvé que le pape con- sente à vous dégager.

Quand je veux une chose comme je veux celle-ci , mon cher duc, il faut qu'elle se fasse. Soyez assuré que j'aurai la bulle dont j'ai besoin.

M. de Chevreuse secoua la tête et s'en alla disant partout :

C'est dommage qu'un si aimable prince ne soit qu'un fou et un chimérique.

Et tout le monde répéta que M. de Guise était un fou et un chi- mérique.

Au milieu de ces agitations, Henri de Lorraine reçut la lettre de Mme de Bossu. D'Alluie s'attendait à un coup de théâtre lorsqu'il re- mit sa missive ; mais le prince posa la lettre sur une table et dit fort tranquillement :

Croyez-vous, monsieur, que la comtesse m'enverra des ser- gens et des huissiers qui m'obligeront à l'aimer !

Elle le ferait si c'était possible ; mais puisqu'on ne peut dispo- ser des sentimens des autres...

C'est tout ce que je craignais, interrompit le prince. Dites à la comtesse que je ne m'embarrasse pas du reste.

Mme de Bossu persista pourtant dans la résolution de venir à Paris. Elle s'en alla chez la duchesse de Guise et la supplia de la servir.

Hélas! répondit la vénérable dame, je n'ai point de crédit sur l'esprit de mon fils, et je ne vous cache pas que, si j'en avais eu davan- tage , il ne vous aurait point épousée.

La comtesse se jeta en larmes aux pieds de Mme de Guise , et par- vint à l'attendrir; elles pleurèrent de compagnie, et il fut convenu que la duchesse ferait des représentations à son fils ; que Mracde Bossu serait dans un cabinet elle écouterait la conversation, et qu'elle paraîtrait si le prince donnait quelque signe de repentir. Dès que la duchesse ouvrit la bouche pour entamer ce sujet , M. de Guise prit la parole impétueusement :

Eh quoi! dit-il, cette femme n'a-l-ellc donc point d'ame, de vouloir retenir par force un cœur qui ne lui appartient plus? Appre-

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nez-lui donc, madame , que jamais je ne reviendrai à elle. Dites-lui donc qu'elle doit souhaiter autant que moi-même d'être séparée d'un homme qui n'a pour elle que de l'indifférence. Surtout qu'elle ne vienne pas me jouer des scènes de tragédie. Vous ajouterez, après cela , qu'elle est une très belle et très aimable personne qui ne me plaît pas , mais qui fera le bonheur d'un autre. Pour moi , je ne la veux revoir de ma vie.

Le prince tourna les talons et sortit avant que la comtesse eût songé à se montrer. Elle partit le lendemain dans le carrosse de M. d'AUuie, et l'on a pensé qu'ils s'étaient accommodés ensemble le long du chemin.

M. de Guise avait envoyé à Rome son secrétaire Saint-Yon avec une lettre le cardinal Mazarin avait mis un post-scriptum. Sa sainteté répondit par de belles phrases , des avis fort paternels et beaucoup de latin , mais sans rien promettre. M. Gaston d'Orléans, qui avait l'esprit enjoué, rencontra un jour, dans les jardins de Fon- tainebleau, M. de Guise faisant de grands commentaires avec sa maîtresse sur la réponse du pape.

Prenez garde à vous , mademoiselle , dit son altesse royale , mon cousin de Guise serait capable de vous épouser, comme la princesse Anne et Mme de Bossu. Je vous en donne avis, au moins.

Il est vrai , répondit Henri de Lorraine , que j'en serais capable; mais avouez que je ne fais point mystère de mes intentions, que mes amours ne sont point enveloppées de ténèbres, et que je suis bien le digne fils de mon père.

Monsieur, à qui l'on reprochait de ne ressembler en rien à Henri IV, en fut pour ses frais de malice et ne se vanta pas de son bon mot; mais il fit chorus avec les autres sur la folie de M. de Guise. Gaston d'Orléans n'était pas méchant d'ailleurs, et ne garda nulle rancune à son cousin, car il lui donna sa lieutenance aux armées de Flandres, pensant lui être agréable. Henri de Lorraine, après avoir tant sou- haité de l'emploi , n'osa pas refuser. Il envoya ses gens et ses bagages à l'armée , mais il n'eut point la force de quitter sa maîtresse et dif- féra si long-temps, que la paix le vint tirer d'incertitude.

Pendant une semaine que la cour passa au château de Fontaine- bleau, les extravagances de notre héros, étant connues de tout le monde, firent un grand dommage à sa réputation. Les esprits tournés au bouffon , qui avaient la fureur de conter des histoires aux dames, trouvaient en lui des sujets inépuisables de récits à faire rire les gens

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et se disputaient l'honneur d'en amuser la reine-mère et M. le car- dinal.

Un matin que le ministre se faisait ôter des cheveux blancs, le vieux Bassompierre entra en riant de toute sa gorge, à la manière des courtisans qui apportaient du comique dans leur bissac.

Voyons donc ce qui vous divertit si fort, demanda M. le car- dinal.

Bassompierre affecta de se tenir les côtes et de ne pouvoir parler. Il commença enfin son histoire , en s'interrompant souvent pour rire d'un air qui n'était point naturel.

Je vais, dit-il, proposer une énigme à votre éminence. Vous savez qu'il n'est personne d'aussi riche dans sa parure que M. de Guise, ni personne d'aussi bon goût. Vous savez qu'il a d'ordinaire sur sa tête jusqu'à soixante brins de plumes admirables. Or, je l'ai rencontré hier, et devinez un peu ce qu'il portait à son chapeau.

Une simple plume de héron ou de quelque autre oiseau de chasse ?

Vous n'y êtes point; il portait un bas de soie.

Un bas de soie ! dit le cardinal.

Un bas de soie, sans un autre ornement, et lorsque je lui de- mandai si c'était une mode nouvelle qu'il voulait donner, il me ré- pondit d'un air mélancolique : « C'est ma mode , à moi , d'être amou- reux ; ce bas vaut plus que les reliques de saint Pierre , puisqu'il a renfermé la jambe divine de celle pour qui je m'en vais mourant. »

M. le cardinal ayant souri de cette histoire , les assistans la trou- vèrent délicieuse. M. de Brissac était le seul qui ne parût pas s'en amuser, et Bassompierre lui demanda d'où venait qu'il ne riait point :

C'est, répondit-il, que votre histoire est d'hier et que j'en sais une meilleure qui date de ce matin. Aussitôt que la reine se fut le- vée, M. de Guise, qui attendait aux portes, s'introduisit chez les filles de sa majesté. Il trouva sa belle qui avait une indisposition pour la- quelle le médecin venait d'ordonner une potion fort noire; notre prince , après avoir bien gémi du mal de sa maîtresse , voulut absolu- ment boire la moitié de la médecine, disant que, si la moitié de lui- même avait une maladie, l'autre ne pouvait être en bonne santé. Mlle de Pons eut beau se récrier, il fallut qu'il avalût sa part de la drogue, et, à cette heure, il est chez lui souffrant comme tous les diables, d'une colique.

Il faut l'avouer, dit le cardinal , cette histoire-ci vaut mieux que l'autre.

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Mais , dit le comte de Guitaut , je vois que M. de Brissac n'en sait pas la fin. M. de Guise, au milieu de ses douleurs, ne songe cependant qu'à sa maîtresse , et s'écrie à chaque instant : « Pourvu que cette infernale potion ne lui cause pas autant de mal qu'à moi ! » Il vient d'envoyer chez la demoiselle , et comme elle a répondu que la méde- cine lui faisait grand bien , il l'a suppliée aussitôt de lui prêter un de ses jupons , en assurant que c'était le seul remède qui le put soulager. Elle lui a en effet donné une de ses robes ; et depuis une heure , il se promène gravement dans sa chambre sous un déguisement à crever ëe rire , en disant que jamais il ne s'est senti en meilleur état.

Voilà des amans bien raisonnables! s'écria le cardinal. Je tiens ce jeune prince pour fou à lier, et sa folie pour contagieuse.

Il nous faut avouer que M. le cardinal paraissait assez fondé dans ses opinions sur Henri de Lorraine. Malheureusement le prince n'en resta pas là. Les extravagances se répétaient tous les jours, et il y en eut bientôt un répertoire considérable. Par ordonnance du mé- decin de la reine, MUc de Pons prenait les eaux de Forges; nulles prières ne purent empêcher M. de Guise d'en boire avec elle , en dépit des grands maux d'estomac que ces eaux lui procuraient. La demoiselle aimait fort la lecture ; et comme on lui défendit les livres à cause de la fatigue des yeux , M. de Guise , qui avait une mémoire prodigieuse, apprenait chaque soir un chapitre de roman qu'il réci- tait à sa maîtresse le lendemain. Il lui conta ainsi d'un bout à l'autre les six volumes de Cassandrc. C'est assurément le plus beau succès qu'ait obtenu M. de la Calprenède.

Les choses auraient bien pu durer ainsi éternellement, si ce n'eût été que Mlle de Pons avait hâte d'être la première duchesse du royaume. Elle prêcha tant son amant pour qu'il allât en personne demander ses bulles, que M. de Guise se résolut à partir. Elle prouva bien par tout l'empire qu'elle avait sur lui; mais c'était aussi com- mettre une grande imprudence que d'envoyer, dans une cour étran- gère, un homme de cette humeur inconstante, qui pouvait s'enflam- mer pour la première paire de beaux yeux qu'il rencontrerait. Comme font souvent les jolies personnes, Gabrielle de Pons croyait volon- tiers être la plus jolie de toutes, et qu'elle n'était point de celles qu'un amant peut abandonner.

M. de Guise passa près d'un mois à dire tous les soirs qu'il parti- rait le lendemain , sans avoir le courage de se mettre en route. Ses carrosses, chargés de bagages, l'attendaient sous les murs du Palais- Royal, chacune de ses visites devait être la dernière. On en riait

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à la cour, et on faisait des gageures sur ce voyage qui se remettait de jour en jour. Le prince laissa ses chevaux et sa vaisselle à M"e de Pons, en la priant d'en faire usage. Ses valets eurent ordre d'obéir à sa maîtresse comme à lui-même, et elle en profita; car on s'est fort moqué de ce qu'elle avait mis un lit magnifique à M. de Guise dans sa chambrette de fille d'honneur, avec des glaces de Venise; et tant de meubles, qu'on n'y pouvait plus remuer. Elle promit d'en- trer bientôt au couvent de la Visitation en attendant le retour du prince , mais elle n'en a rien fait. Pour que M. de Guise montât dans sa berline de voyage , il fallut que la demoiselle l'y conduisît jusqu'au marche-pied avec la promesse d'un baiser. On les vit par les fenêtres du palais s'embrasser en plein air de tout leur cœur et à deux re- prises; la figure de l'amoureux était remplie de larmes. On vit les équipages partir au grand trot et les bras du prince éperdu sortir par la portière , tandis que la belle agitait son mouchoir en faisant un tendre regard. Le cœur de M. de Guise était prêt à éclater, et les mauvais plaisans eux-mêmes, touchés de son désespoir, ne riaient plus de cette scène ; car il y avait des deux parts de la vraie douleur. En rentrant au Palais , M"e de Pons trouv a beaucoup de bienveillance sur tous les visages. La reine-mère, la voyant pen- sive, la caressa fort; et le poète Benserade, qui venait de composer un morceau pour les filles d'honneur, récita cette poésie, était le quatrain suivant :

Pons, Rome qui peut bien rendre les choses nulles,

Nous garde un cher dépôt. Calmez votre chagrin Dieu fera que vos bulles

Vous parviendront bientôt.

La jeune fille en fut aussi émue que si les vers eussent été meil- leurs. Le duc d'Orléans la pensa rendre malade un soir avec ses ma- nies de jouer des tours d'écoliers :

Vous ne savez pas, mademoiselle, lui dit-il, le bruit qui court aujourd'hui? On assure que mon cousin de Guise, en passant par Avignon , a déjà demandé en mariage M"e d'Alletz, qui est une belle et riche personne.

La pauvre fille eut une syncope en entendant cela. On ne la ra- nima point sans bien delà peine, et la reine gronda Monsieur de cette méchante plaisanterie.

Ce n'est rien, mon enfant, dit obligeamment sa majesté. Le duc de Guise obtiendra ses bulles; nous en prierons sa sainteté. Vous reverrez bientôt votre amant et nous vous marierons.

REVUE DE PARIS. 249

Mais le sort en savait plus long que la reine-mère. Gabrielle de Pons ne devait point épouser Henri de Lorraine.

Ici se terminent les folies de notre héros. Nous Talions voir mettre au jour tout à coup ses grandes qualités, accomplir des prouesses si hardies, que les faiseurs de romans n'en sauraient imaginer de plus étonnantes, et conquérir un royaume sans autre secours que son génie et son courage.

III.

M. de Guise, qui avait passé son enfance en Italie , connaissait à fond la langue et les usages de ce pays. Il commença par envoyer Saint-Yon faire ses soumissions au pape et demander une audience. Sa sainteté répondit que ses portes étaient ouvertes à toute heure pour les princes de la maison de Lorraine. Henri courut au Vatican ; il y trouva le pape qui se promenait dans sa galerie de tableaux. Comme il avait déjà plié le genou devant sa sainteté, Innocent X le saisit entre ses bras et l'obligea de se relever en le baisant sur la joue. Le saint-père s'informa d'un air très empressé des nouvelles de France, du cardinal Mazarin , de la reine et de la duchesse de Guise; après quoi il parla de ce qu'il voulait faire pour rendre le séjour de l'Italie agréable à Henri de Lorraine; mais il ne lui demanda point ce qui l'amenait à Rome. Notre héros n'était pas de ces gens qu'on amuse par des discours; il alla droit au but et interrompit le pape au milieu de ses complimens.

Votre sainteté, dit-il, prend trop d'intérêt aux choses qui me touchent le moins pour qu'elle n'écoute pas avec attention celles qui me tiennent au cœur. Vous savez que je suis d'une maison fort ca- tholique et qui a rendu des services à l'église. Je lui en veux rendre moi-même , aussitôt que j'aurai la tête en repos. Je ne vous le cache pas, mon père, ma vie est en danger. Si vous me refusez les bulles de nullité dont j'ai besoin , j'en puis fort bien mourir, tant ma passion est forte! et le nom de Guise s'éteindrait avec moi.

Il ne faut pas qu'il s'éteigne, mon fils; ce serait un grand mal- heur s'il venait à s'éteindre.

Eh bien ! votre sainteté seule peut faire en sorte qu'il ne s'é- teigne point.

J'y réfléchirai. Le ciel m'inspirera sans doute le moyen de vous satisfaire.

Il n'existe qu'un moyen. Le ciel n'en saurait trouver un autre.

250 REVUE DE PARIS.

La puissance de Dieu est infinie. Soyez tranquille , mon fils ; avec la protection de la sainte Vierge à laquelle je vous recomman- derai particulièrement, nous obtiendrons de son divin fils qu'il vous tire de peine.

Le saint-père inscrivit sur son agenda de poche le nom de Henri de Lorraine , afin de ne pas l'oublier dans ses prières. M. de Guise sortit de cette première entrevue en mordant ses moustaches; ce- pendant il eut assez de raison pour sentir que l'emportement ne fe- rait que nuire à ses projets, et il imagina aussitôt un plan de con- duite fort ingénieux. Le prince pensa que, si le pape n'avait pas l'intention de donner les bulles de nullité, il accorderait en dédom- magement les autres demandes qu'on pourrait lui faire, et que c'était un moyen de servir puissamment les intérêts de la cour de France. Après avoir été utile à M. de Mazarin, celui-ci finirait par intercéder à son tour en faveur de celui qui l'aurait obligé. L'archevêque d'Aix, frère de M. le cardinal, était alors à Rome, à solliciter le chapeau. Depuis trois mois, le marquis de Fontenay, ambassadeur de France, y perdait ses peines, à cause des intrigues de la faction d'Espagne. M. de Guise résolut de le lui faire avoir.

Sa sainteté avait pour habitude de prodiguer ses caresses aux gens qu'elle voulait éconduire, et d'ailleurs Henri avait de ces natu- rels ouverts qui plaisent à tout le monde. On vit partout le pape et M. de Guise devisant ensemble. Innocent X, le croyant trop occupé de ses amours pour songer à la politique, lui confiait bien des choses , et le mit ainsi en badinant au courant des affaires de Rome. Le prince revenait souvent à ses bulles , mais il feignait de se contenter des mau- vaises excuses et des exhortations à la patience, de sorte que le pape disait souvent au marquis de Fontenay :

On ne rend point justice à mon fils de Guise en France; il est plein de sagesse et de docilité.

L'archevêque d'Aix vit bien tout le crédit que Henri de Lorraine prenait sur l'esprit de sa sainteté. Il en écrivit à son frère, qui se mit à rire, et répondit que , si M. d'Aix avait pour toute protection à Rome celle d'un prince sans cervelle, il courait le risque de rester arche- vêque jusqu'à sa mort. De son coté, Fontenay, qui voulait avoir les honneurs de cette négociation, ne parlait point de M. de Guise dans sa correspondance; ou bien, pour donner à penser que le pape n'en faisait pas un grand état, il assurait que les bulles de nullité seraient datées des calendes grecques.

Cependant M. d'Aix fut obligé d'avouer qu'il en était de son cha-

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peau comme des bulles, et que ni son frère, ni l'ambassadeur, ne pouvaient triompher de l'opposition de l'Espagne. La mauvaise vo- lonté du pape devint évidente. Tous les Français de Rome, et Fon- tenay lui-même , écrivirent à II. le cardinal que son frère n'aurait rien, et qu'il fallait renoncer à cette affaire. Ce fut alors que M. de Guise envoya son secrétaire à 31. d'Aix avec le billet suivant :

« Je parle ce matin à sa sainteté pour vous. Je ne quitterai point la partie que je n'aie votre chapeau. Tout ce que je vous demande en retour de ce service, c'est de dire comme il faut à M. de Mazarin que vous le devez à ce fou de Henri de Lorraine. »

Le même jour, avant midi, M. d'Aix était cardinal. Il courut chez son altesse, l'embrassa en pleurant, et jura sur Dieu , comme font les Italiens, qu'il ne voulait pas mourir sans avoir payé sa dette par quelque service d'importance.

Vous m'en pouvez rendre un signalé, dit le prince. J'ai pris goût aux affaires politiques en essayant de vous être utile. Apprenez à M. le cardinal que je suis en belic position à Rome, que le pape m'aime fort, et que je brûle de servir la cour mieux que je n'ai fait jusqu'ici.

Comptez sur moi, s'écria M. d'Aix.

Le nouveau cardinal était fort troublé par l'excès de son bonheur. En traversant le jardin par son altesse le reconduisait, il se jeta dans un bassin d'eau vive.

Est-ce un mauvais augure? dit-il en se relevant tout mouillé. Dieu veuille donc qu'il tombe sur moi seul.

Non, répondit le prince en riant; le hasard vous commande, par cet accident, de changer votre robe contre la pourpre de cardinal.

Je le prends ainsi et ne m'en afflige point; mais que dirai-je pour vous à M"e de Pons?

Que je lui demande six mois encore pour faire parler de moi de telle sorte qu'on ne me puisse rien refuser; que j'ai pour cela le cœur et l'épée de mon grand-père de Guise, et que je lui garde ma foi comme le doit un bon chevalier et un amant fidèle.

A son retour en France, lorsque M. d'Aix voulut apprendre à son frère comment s'était conduit le prince et ce dont il était capable, le ministre haussa les épaules et répondit :

Vous êtes un chimérique vous-même.

Au milieu de ces affaires, M. de Guise, ayant gagné la trentaine, commençait à ressentir cette sourde fureur de célébrité qui avait tant remué les princes de sa maison. Les passions s'étaient comme près-

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sées entre elles dans son cœur pour faire place à de nouvelles pas- sions. Il s'emplissait la tête de projets, et ne quittait plus les livres de Machiavel et le traité de la guerre. Il demandait du service à M. de Mazarin, qui le payait en eau bénite italienne. Le pape accueillait mieux ses offres; mais, à cette époque , Innocent X avait une vision de pacifier l'univers, pour laquelle on l'aurait appeler chimérique bien plutôt que notre héros. Entre tous ses projets, M. de Guise nourrissait celui d'une expédition contre les Turcs et d'une attaque contre Lipari. La faction d'Espagne commençait à le regarder de travers, et les lettres qu'on écrivait à Madrid sur ce prince étaient d'autre style que celles de la cour de France.

Ces choses se passaient au mois de juin de l'année 1647. Une nou- velle surprenante s'en vint tomber dans Rome comme une bombe et mettre tout en rumeur. Un courrier de Naples annonça qu'une ré- volte y avait éclaté. Le peuple avait chassé les Espagnols , et s'était déclaré indépendant. Le duc d'Arcos et don Juan d'Autriche s'étaient retirés sur la flotte , et le pêcheur Masaniel était gouverneur provi- soire. Après dix jours passés dans l'inquiétude, on apprit que Masa- niel était assassiné par la populace et que le désordre allait croissant. Mais, au lieu d'un simple soulèvement, c'était une révolution com- plète, et l'exaspération contre l'Espagne paraissait à son comble. Les Napolitains, une fois sortis du sommeil , ont toujours eu pour habi- tude de passer à un emportement extrême. Le peuple jurait, dans les églises , de mourir plutôt que de se soumettre, et puis il courait, avec les bouchers à sa tête , massacrer les nobles soupçonnés d'atta- chement au gouvernement renversé.

Toutes les cervelles en furent bien troublées dans Rome, comme on le peut croire. Cette grande puissance de l'Espagne y vit son crédit ruiné en peu de jours. Sa sainteté , laissant de côté les songes de pa- cification générale, pensait déjà que le royaume de Naples se devait jeter dans ses bras paternels. Fontenay demandait à M. le cardinal si la France ne devait pas intervenir, et tous les petits princes d'Italie rêvèrent la couronne de Naples. M. de Guise, au milieu du bruit et des discours, se souvint que Yolande d'Anjou, fille du roi René de Naples, avait épousé un de ses ancêtres. Il envoya un de ses gentils- hommes, avec ordre de dire aux chefs de la révolte ces simples pa- roles : « Le duc de Guise est dans Rome, qui s'offre à vous, et qui a du sang napolitain dans les veines. »

Pendant ce temps-là, le baron de Modène vint secrètement avertir le prince que son nom avait été déjà prononcé à Naples , et que ce

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royaume lui pourrait appartenir, s'il voulait se donner la peine de le prendre.

Vous avez , dit le baron à M. de Guise , trois concurrens puis- sans : ce sont le pape, le prince Thomas de Savoie, et le prince de Condé , que la cour de France veut proposer. Ils ont tous trois des armées, des flottes et de l'argent. Mais vous avez votre grand nom et la faveur populaire. Montrez-vous, et vous l'emporterez.

Donnez-moi le temps d'y réfléchir, répondit le prince, et ne parlez de ceci à personne.

Les courriers crevaient leurs chevaux sur la route de Paris. Le marquis de Fontenay perdait la tête, et demandait les instructions de M. le cardinal, qui ne savait trop que résoudre. Le pape désirait que les Napolitains le vinssent choisir d'eux-mêmes, et voyait bien qu'ils n'y songeaient point. La faction d'Espagne ne montrait partout que des mines sombres et des sourcils froncés. Thomas de Savoie as- semblait ses troupes, mais il n'osait pas espérer que les Napolitains voulussent d'un Piémontais.

Un jour, le cardinal Montalte eut avis que l'envoyé de M. de Guise était parvenu dans Naples à travers mille dangers. Il courut aussitôt chez les autres Espagnols, et leur conta cette nouvelle. Henri de Lorraine, ayant paru le soir au cours, vit au milieu des promeneurs un groupe de seigneurs étrangers, et il entendit qu'on prononçait son nom. Ces gens se turent à son approche, et le regar- dèrent avec curiosité. M. de Guise voulut savoir ce qu'on avait dit de lui. Une lettre nous apprend qu'il en vint à bout par les femmes, c'est-à-dire qu'il gagna en quelques heures les bonnes grâces d'une fort belle chanteuse, dont le secrétaire du cardinal Montalte était amoureux. Voici ce qu'il apprit de cette conversation :

Son excellence le cardinal Albornos avait dit en le désignant :

Soyez assurés que celui-là est l'homme qui fera perdre Naples au roi notre maître.

Bah! avait répondu le comte d'Ognate, c'est un étourdi, un sensuel qui ne pense qu'à jouir de sa jeunesse.

Ne vous y fiez pas , messieurs, s'était écrié Montalte. Souvenez- vous qu'on en disait autant de Fiesque chez Doria, jusqu'au moment il faillit ruiner le gouvernement de Gênes.

C'est un point à éclaircir que cette intrigue par laquelle M. de Guise est arrivé à connaître les secrets discours de la faction d'Es- pagne. Du caractère dont il était, une fois amoureux, ne fût-ce que d'une chanteuse , il aurait cru l'être pour la vie , et «'eût été fini de

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sa liaison avec Mllc de Pons. Or, il écrivait de Rome, à la belle fille d'honneur , des lettres si passionnées , qu'on ne peut douter de sa fidélité. Saint-Yon dit, dans son gros mémoire, que le prince se conduisit en plus d'une rencontre , pendant son séjour à Rome et à Naples, comme Scipion l'Africain. D'autres ont assuré, au contraire, qu'il avait gâté ses affaires par le manque de continence; mais on ne voit point que les femmes aient eu aucune part à la chute de M. de Guise. Entre ces deux opinions, nous prendrons celle qui est d'ac- cord avec la loyauté bien connue de notre héros. Il n'aurait pas feint inutilement d'avoir de l'amour pour une jeune fille sans fortune, dont tout l'engageait à se séparer , et il n'était pas capable 'davantage de tromper les dames de Rome. Si donc cette chanteuse l'a voulu ser- vir, c'est assurément par pure amitié.

Un matin, trois felouques napolitaines ayant traversé au milieu de la flotte espagnole, vinrent débarquer à Fiumicino. Elles amenaient des envoyés de Naples qui se présentèrent chez M. de Guise. Nicolo Mannara , l'un d'eux, portant la parole , annonça que le peuple Na- politain avait élu son altesse , et se mettait sous sa protection. 11 donna des lettres de la république le très fidèle peuple de Naples suppliait Henri de Lorraine d'être son défenseur, comme le prince d'Orange l'était de la Hollande. Mannara se mit à genoux devant M. de Guise, et lui baisant la main, fit sa soumission au nom de la république entière. Il n'y avait plus à balancer. Le prince embrassa le député , en déclarant qu'il acceptait.

Vous voyez, ajouta-t-il, que je ne suis pas en équipage de con- quérir un royaume. J'ai pour tout argent quatre mille écus d'or; pour toute armée six gentilshommes français qui suivent ma fortune; mais voici l'épée de mon aïeul François, dont je veux être digne , et ce que je vous montrerai bientôt, le cœur du grand Ralafré, qui est dans ma poitrine; avec cela, messieurs , et l'affection du bon peuple napolitain, nous pourrons encore exécuter de belles choses, si Dieu protège votre cause qui est juste. Je vous affranchirai de la domina- tion espagnole, ou je périrai au milieu de vous. Allez maintenant dans Rome , et dites à qui le veut savoir que le premier vent favo- rable qui soufflera vers Naples, emportera dans cette ville Henri de Lorraine. Je vais moi-même apprendre au pape ma résolution.

La plupart des gens de Rome commenceront par rire des préten- tions de M. de Guise qui voulait entreprendre la conquête de Naples avec des barques de pêcheurs, six domestiques et quatre mille écus. Les cardinaux espagnols, politiques meilleurs que les autres, et

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connaissant le personnage , étaient seuls tourmentés. Les femmes , qui ont le regard habile ù nous juger, devinaient, aux airs de ce jeune paladin, que rien ne lui était impossible. Le reste tournait le projet en plaisanterie , en disant que M. de Guise avait sans doute dans ses écuries l'hippogrife et la lance d'or de l'Arioste , et qu'il s'en irait par les nuages tomber dans la rue de Tolède au milieu des Napolitains. Innocent X, persuadé que le prince périrait en chemin, trouva fort bon qu'il voulût partir bientôt. Le marquis de Fontenay, toujours indécis, écrivit à M. le cardinal, qui répéta son mot de chimérique et n'y pensa plus.

M. de Guise, pour essayer si le passage était praticable, envoya deux Napolitains et un Français par des routes différentes; on apprit, au bout de quinze jours, qu'ils avaient tous trois été surpris par les Espagnols et mis à mort. Le comte d'Ognate , enchanté de ce mau- vais présage, disait à M. de Guise que le voyage de Naples n'était pas commode en cette saison.

Monsieur, répondit le prince, ne connaissez-vous pas l'histoire du royaume de France ?

Pardonnez-moi , j'en sais quelque chose.

Eh bien ! comment donc ignorez-vous que le ciel ne traite pas un Guise de même que les autres hommes?

Le 11 novembre 16V7, à six heures du matin, les envoyés de Na- ples, les pêcheurs de Fiumicino et les amis de M. de Guise, le vin- rent éveiller en disant que le vent soufflait de l'ouest et que la mer était favorable. Le prince s'habilla et fit ses préparatifs de départ; il écrivit à M. le cardinal que, si le sort le servait dans son entreprise, la France ferait bien de se rappeler les projets qu'avait laissés Riche- lieu sur le royaume de Xaples. Il envoya aussi son valet de chambre Caillet à MUe de Pons pour annoncer que la première nouvelle serait celle de sa mort ou de son triomphe; on chargea l'argent et les baga- ges sur des fourgons ; au moment Henri de Lorraine montait à cheval, une fort belle dame de la bourgeoisie parut devant lui.

Votre altesse , dit-elle, va s'exposer à un grand danger ; mais elle réussira, j'en ai l'assurance. Voici dix mille écus en billets sur le commerce de Naples que je la supplie d'accepter; mes laquais vont encore apporter un coffre dans lequel sont enfermés des bijoux et de l'argenterie.

Il ne faut point vous dépouiller ainsi pour moi, répondit le prince, je prends seulement les billets de change et je vous en ren- drai bon compte si vous me dites votre nom.

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Employez cette faible somme à faire la guerre ; votre altesse n'a pas de compte à me rendre; je suis Napolitaine et dès ce jour parmi ses sujets. Pour ce qui est de mon nom, je désire le taire ; j'entre de- main en religion, et je prierai pour le succès de vos armes.

Je respecte vos volontés, madame, cependant je refuse le coffre d'argenterie , car il nous faut voyager à la légère; faites une distri- bution aux pauvres en mon honneur.

La dame s'approcha timidement du prince , et s'inclinant avec res- pect, elle reprit d'une voix tremblante :

Seigneur duc de la république de Naples , recevez mon hom- mage.

M. de Guise embrassa cette belle personne et lui dit fort galam- ment:

On ne saurait commencer une entreprise sous de meilleurs auspices. Je vois dans vos beaux yeux que le ciel me va sourire ; don- nez-moi un gage qui me rappelle cette agréable rencontre.

La dame défit une bague de son doigt et l'offrit à M. de Guise; puis elle baissa son voile et remonta dans un carrosse de louage.

Allons ! dit le prince à sa troupe ; en marche , messieurs ! que les trompettes sonnent, et traversons la ville en passant devant l'am- bassade d'Espagne. Dans ma famille on ne fait rien à la sourdine.

Le marquis de' Fontenay reconduisit Henri de Lorraine jusqu'aux portes de Rome, et lui souhaita un bon voyage avec un ton pitoyable, comme s'il le croyait perdu.

Quand je serai maître de Naples, dit le prince, pensez-vous que M. le cardinal me tiendra encore pour fou à lier ? Quoi qu'il ar- rive, monsieur, les intérêts de la France sont trop engagés dans cette affaire, pour qu'un homme dévoué à la reine, comme vous l'êtes, puisse écouter de misérables jalousies, n'est-ce pas? vous m'avez fort desservi et je serais en droit de travailler pour mon propre compte; mais ce sont de trop petites considérations pour un Guise. Je n'ai point de rancune et ne vous rendrai pas la pareille.

Il était plus de midi quand la petite troupe sortit de la ville et en bon ordre. On n'arriva qu'à la nuit au port de Fiumicino atten- daient sept felouques. Le vent soufflait avec violence et la mer deve- nait houleuse. Un vieux marin voulait remettre le départ au lende- main; mais le prince n'aimait pas à différer. Il monta dans la plus petite felouque et surveilla les détails de rembarquement. Les pilotes déclarèrent qu'on ne pouvait, à moins de risquer beaucoup, mettre plus de trois hommes dans chaque navire. Il fallut donc laisser à terre

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la moitié des gens de l'expédition. Ce fut un grand désespoir pour les serviteurs du prince. On se sépara en pleurant , mais en se pro- mettant de se revoir bientôt. L'argent et les armes furent placés dans la plus grande barque. Minuit sonnait quand les voiles se déployè- rent.

Mes amis! cria Henri de Lorraine à ceux qui demeuraient à terre, dans deux jours, il n'y aura plus de Guise au monde, ou bien j'aurai réussi.

Les sept felouques, s'abandonnant auvent d'ouest, partirent à la suite l'une de l'autre, en bondissant sur le dos des vagues. En moins de cinq minutes, la dernière voile disparut dans la nuit, et le baron de Rochefort, qui était à M. de Guise et restait au rivage, disait aux valets du prince :

Ne pleurez point, bonnes gens, le ciel ne se permettrait pas de contrarier son altesse ni de lui faire du mal.

Paul de Musset.

(La suite au prochain numéro.)

TOME I. JANVIER. 18

LE

BAGNE DE BREST.

Depuis quelques années, on a beaucoup écrit en France et beau- coup disputé sur le régime des prisons et les divers systèmes péni- tentiaires; la théorie semble avoir épuisé ses argumens et l'observa- tion ses critiques. Cependant la réforme se continue avec lenteur, se borne encore à quelques timides améliorations de détail, et n'ose aborder hardiment les innovations radicales qu'ont mises depuis long-temps en pratique la Suisse, les États-Unis, la Belgique et l'An- gleterre. Grimm dit quelque part « que les Français, avec leur répu- tation d'inconstance, sont le peuple qui tient le plus à ses vieux us et coutumes. »

Mon projet n'est point de traiter ex profcsso les théories de ré- pression et de réformation, ni de comparer Genève avec Auburn, ou Gand avec Milbauk; mais bien de faire l'exacte description d'un bagne. Pour apprécier la nécessité des réformes, il faut connaître exactement les vices des institutions actuelles. La France possède trois bagnes; celui de Brest est le plus considérable, le mieux ordonné, s'il est permis de parler ainsi. C'est lui que je prendrai pour type.

On sait quelle était autrefois la peine des galères; les condamnés, enchaînés aux bancs des rameurs, étaient des auxiliaires très utiles de la marine royale. Il fallait donc les diriger sur les ports, qui de- vaient avoir des lieux de dépôt pour ceux qui n'étaient pas à la mer.

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On s'accoutuma donc au séjour des galériens dans les ports, et quand les galères furent supprimées, on les y laissa par habitude. On songea bientôt à utiliser des bras qu'une réclusion rigoureuse aurait rendus inactifs, et à la peine des galères succéda celle des travaux forcés. On appliqua d'abord les condamnés aux travaux de l'arsenal les plus durs, les plus repoussans; mais, peu à peu, leur emploi s'étendit davantage. Une pensée malencontreuse d'économie et d! 'utilisation s'immisça à la sanction pénale, et le mode d'exécution du châtiment infligé par la justice fut abandonné à l'arbitraire administratif. Les condamnés furent ainsi mis à la disposition des chefs de la marine et des ports. Cette différence établie entre eux et les autres condamnés réclusionnaires et détenus, ne s'explique que par les raisons d'ha- bitude que j'ai signalées. Les bagnes étant dans les ports, il était na- turel de les considérer comme des accessoires, des annexes de ceux-ci. Le principe était vicieux, mais la conséquence juste.

Un abus se développe avec rapidité. D'abord circonscrits dans l'arsenal pour les travaux, les forçats en sortirent bientôt. On crut faire une excellente économie en employant à mille usages des hommes qui remplaçaient presque gratuitement, du moins en appa- rence, des ouvriers libres, et on les lança dans la ville. C'était alors dans les rues un bruit de chaînes, une procession infâme, un étalage de cynisme révoltant. Les travaux d'utilité publique n'étaient pas les seuls auxquels on affectait ces hommes ; messieurs les chefs de la marine en avaient constamment à leur disposition. On en était venu au point d'utiliser, au profit de l'éducation des jeunes gens et des jeunes personnes , certaines spécialités littéraires et scientifiques du bagne; on y trouvait des professeurs de musique, de dessin , de ma- thématiques, etc., etc. Ainsi, les forçats furent partout répandus avec une imprudence coupable. Le bagne exploitait le port et la ville; la ville et le port exploitaient le bagne. Je me rappelle avoir vu sou- vent, dans mon enfance, un forçat, de fort bonne mine, vêtu d'une casaque presque élégante, et portant de belles breloques, selon la mode du temps , circuler librement dans la ville. Sa figure fraîche et rieuse révélait la plus complète insouciance; il venait donner des leçons de musique aux demoiselles, et s'en acquittait à merveille. C'était, disait-on , un forçat de bonne maison, qui avait vécu dans le beau monde; il paraît qu'on tenait à ce qu'il n'en perdît pas l'usage. Ces scandales ont à peu près disparu, et maintenant les condamnés ont les murs de l'Arsenal pour limites, sauf quelques exceptions, re- latives au service maritime, et dont le nombre diminue chaque jour.

18.

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Peu de personnes se font une juste idée d'un bagne et de son ré- gime. En général, on croit à des rigueurs physiques qui n'existent pas, et l'on tient peu de compte d'un mal bien autrement grave, la dégradation progressive, qui n'existe que trop réellement.

Le bagne de Brest a été construit par l'ingénieur Choquet-Lindu , et terminé en 1752. Ce vaste bâtiment est convenablement approprié à sa destination , suivant les idées qui y présidèrent , et réunit toutes les conditions de salubrité et de propreté. 11 a sept cent quatre-vingts pieds de long , et présente à l'extérieur l'aspect d'un assez bel édi- fice, toutefois sans ornemens. Un pavillon s'élève à chaque extrémité et au centre. Le bâtiment se divise en six grandes salles superposées : deux au rez-de-chaussée , deux au premier étage et deux dans les combles. Elles sont commandées par le pavillon du centre. De ce pavillon la surveillance s'exerce au moyen d'une vaste grille de fer, qui ferme l'entrée de chaque salle, et on peut opérer une répression immédiate en cas de révolte, au moyen d'embrasures qui reçoivent la mousqueterie et l'artillerie suffisantes pour enfiler toute l'étendue des salles. Celles-ci sont partagées dans toute leur longueur par un mur de refend , qui , de quatorze en quatorze pieds , est percé d'une large ouverture en arcade , correspondant à une fenêtre , et facilitant la circulation de l'air, que l'on a soin de renouveler fréquemment. Dans l'épaisseur de ce mur sont pratiquées les cuisines, fontaines, tavernes, enfermées de grilles. On y a aussi placé des lieux d'aisance, auxquels les condamnés peuvent parvenir sans quitter leurs chaînes. Les lits de camp ou tolards sont appuyés au mur de refend , de chaque côté, de manière à laisser entre eux et le mur extérieur un couloir circulent les gardes et les condamnés. Les salles sont éclairées pendant la nuit; chacune peut contenir sept cents hommes; les lits de camp en reçoiv ent vingt-quatre. Tous les soirs, ils y sont enchaînés à la grande chaîne , qui parcourt toute la longueur de la salle. Le matin , au moment du départ pour les travaux, on les détache, mais on les laisse enchaînés par couples. Dans cet accouplement, on prend ordinairement soin d'associer des intérêts contraires pour neutraliser les tendances d'évasion ou d'insubordination; calcul de bonne police peut-être, mais, à coup sûr, de détestable morale. Cet accouplement est odieux; aucune raison de pénalité salutaire ne l'explique. Il force un malheureux, que le remords atteindrait dans l'isolement, au con- tact le plus immédiat d'un homme pervers et blasé sur tous les chft- timens. Il faut qu'il mange, qu'il travaille, qu'il se couche à ses côtés; qu'il soit son complice, qu'il écoute ses discours les plus ob-

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scènes, ses blasphèmes les plus impies. Il faut qu'il se corrompe au- tant que lui pour vivre à l'unisson; et le supplice de la vie qu'on lui a faite serait plus grand avec un reste de moralité, qu'il n'est après qu'il a, comme son compagnon , abjuré tous les principes, toutes les craintes. S'il persiste à résister à cette funeste influence , il de- vient souvent la victime du misérable auquel il est accouplé. La po- lice n'y gagne donc pas grand'chose. Comme au bagne, aussi bien qu'ailleurs, il y a dans les caractères de grandes dissemblances et beaucoup de diversité dans les goûts, l'accouplement est une gène inutile , un châtiment barbare ; et c'est une singulière pensée que d'avoir ainsi asservi deux hommes aux caprices, aux besoins respectifs de l'un et de l'autre. Mais on enchaînait sur les galères, il a fallu enchaîner dans les bagnes, et la circulation journalière dans l'Arsenal rend presque nécessaire cette précaution. Les abus s'engendrent et se légitiment mutuellement.

Les condamnés ne sont réunis dans les salles que pendant les nuits, pendant les repas, et le dimanche, à moins que les travaux n'exigent leur présence dans l'arsenal. La sanctification du.repos est la seule que l'on connaisse au bagne. Si les forçats étaient constam- ment détenus et enchaînés dans leurs salles, on pourrait considérer leur châtiment comme extrêmement rigoureux; mais ils n'y restent le jour que pour cause de punition ou d'infirmité, et , dans ces cas , à des conditions différentes.

C'est un spectacle vraiment pénible que celui de ces salles garnies de tous leurs hôtes. Groupés autour de leur lit, les uns debout et travaillant à mille petits objets dans la confection desquels ils excel- lent; les autres accroupis ou dormant; ceux-ci causant, riant, jouant ; ceux-là sombres et taciturnes. C'est le moment pour le curieux de faire sa visite et de jouir du coup d'oeil dans toute sa splendeur. La grille s'ouvre : aussitôt il se fait une rumeur dans la vaste salle; les têtes se dressent, les petits étalages surgissent de tous côtés; les courtiers sortent des rangs et viennent offrir les ouvrages en paille, les bagues, les cocos sculptés, les chaînes en cheveux. On a remarqué que dans les paysages dessinés par ces malheureux figure toujours un soleil resplendissant. Les vendeurs vous suivent et se relaient, car ils ne peuvent dépasser certaines limites fixées par la police du bagne ; en général , ils sont très polis et se découvrent quand on passe; mais d'autres se soucient peu de la visite, et ne changent pas de postures. La charité commande, et la prudence conseille d'acheter quelques objets. Il est bon aussi de veiller à sa montre, $'

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son mouchoir : Prenez garde à votre lorgnon , me dit un jour, à voix basse , le condamné qui me présentait sa pacotille ; c'était une manière adroite de la recommander à l'acheteur; aussi l'avis fut-il suivi en tout point.

Les étrangers sont généralement très avides de ces visites , qui font le désespoir des habitans de Brest, obligés de se prêter au rôle de cicérones, malgré leur répugnance. Les femmes surtout y mettent une curiosité souvent indiscrète : elles s'arrêtent à chaque pas pour regarder, toucher, interroger, demandant aux condamnés eux-mêmes des explications, marchandant comme dans les ma- gasins de mode , avec une lenteur, une indécision qui font quel- quefois frissonner ceux qui les accompagnent; car elles s'adressent souvent, sans le savoir, aux plus grands criminels. Il n'est pas arrivé d'accident grave, il est vrai; mais il peut y en avoir, et, parmi tant de malheureux, est-on sûr de ne pas en rencontrer un qui vous connaisse et vous insulte ; quelque haine ignorée , quelque désespoir, quelque profond dégoût de la vie , qui veuille en finir par un crime éclatant et bizarre? Quelle belle occasion pour celui qui vient dire effrontément au juge : J'ai tué, parce que je voulais être tué. Cette mise en scène du crime et du malheur au profit d'une curiosité sans but, est déplorable sous tous les rapports ; on la tolère pour fournir aux condamnés l'occasion de vendre quel- que produit de leur industrie privée; mais ce motif ne peut suffire à excuser un usage qui blesse la morale et contrarie l'efficacité réfor- matrice du châtiment légal. Tout doit être sévère et utile dans l'ap- plication d'une peine : quel besoin de mettre ces malheureux en ex- position et de laisser pénétrer dans les salles? A travers la grille on peut voir très bien. La , dans un étalage commun , les ouvrages des forçats seraient aussi bien vendus ; en général même, c'est au sortir de la salle que les véritables merveilles de cette industrie du mal- heur, mises en réserve, sont présentées aux visiteurs comme une irrésistible tentation ; cl c'est un privilège de venir avec sa mar- chandise. Je ne puis qu'applaudir aux sentimens d'humanité qui re- cherchent les moyens d'augmenter le pécule de ces malheureux , et de bannir l'oisiveté par l'appât du lucre; mais je blâme les coutumes vicieuses qui, sans atteindre spécialement ce but, blessent la dé- cence et peuvent fournir des occasions de désordre. Pendant long- temps, on a eu l'habitude de composer un bazar avec tous les objets confectionnés par les condamnés : à jour fixe, tout le monde était admis à visiter cette exposition. Il résultait de cette libre fréquen-

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tation du bagne, des intelligences avec ses habitans. On a supprimé le bazar ; la vente se fait aujourd'hui en détail dans les salles; il était facile de remédiera cet abus sans diminution de profits, sans dan- gers pour les visiteurs, et sans ignominie pour les condamnés.

On a raison de dire que les physionomies sont trompeuses. Un jour, pendant que les dames faisaient leur choix , ce qui me donnait tout le temps d'observer et de réfléchir, j'aperçus un vieillard d'as- sez bonne figure , moins occupé de nous que de faire des cure-dents : il m'inspirait de l'intérêt, et partout ailleurs m'eût paru très respec- table. C'est un brave homme , me dit le gardien , qui est ici depuis vingt ans , et qui a refusé sa grâce , parce qu'il ne veut pas se sépa- rer de ses enfans. Comment cela? Oui , ces deux condamnés qui causent avec vos dames, sont ses fils ; ils ont été condamnés à perpétuité avec leur père pour assassinat de leur mère. Quand les achats furent terminés, je dis cela à la compagnie : ce fut un cri général. Qu'importe, mesdames, dis-je alors, vos empiètes n'en sont que plus cu- rieuses. On voulut aussi voir Contrafatto; c'était la célébrité à la mode; nous le trouvâmes donc dans sa boutique, c'est le mot, exerçant les fonctions privilégiées de secrétaire du maître forgeron ; il avait, dans la cour des baraques, son bureau particulier, étaient exposés les ouvrages les plus remarquables. On causa beaucoup avec lui; son air un peu mystique, son accent étranger, sa physionomie résignée, avaient quelque chose d'intéressant. Il s'est toujours dit innocent et s'en remettait à la grâce de Dieu. Quand nous entrâmes, il lisait. Ensuite on désira voir le général Sarrazin. Oh ! celui-là n'y est plus, répondit le gardien. Et Delacollonge? Il est à la fatigue. Mais le gardien qui sait son monde, reprit : Voilà le condamné qui a volé les diamans de MUc Mars. Nous vîmes derrière les barreaux d'une fenêtre un fort bel homme qui , par l'assurance et l'avidité de ses regards , semblait appeler les nôtres. Chose étrange ! certains condam- nés, recherchés des visiteurs, non-seulement s'accoutument à sou- tenir sans honte la curiosité publique, mais finissent même , j'en suis convaincu , par éprouver quelque orgueil de leur triste célébrité. Ils se posent en dehors de la foule obscure de leurs compagnons, ils visent à une bonne tenue et s'attirent par une sorte de considéra- tion particulière, ainsi que des récompenses et des adoucissemens. Notre institution pénale amène naturellement ces anomalies.

Les combinaisons qui accompagnent dans toutes ses phases l'ac- complissement de la peine des travaux forcés, sont telles que le condamné arrive au bagne plus corrompu qu'il ne l'était à la cour

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<l'assises et en sort plus pervers qu'à son entrée. Cependant une amélioration essentielle a été introduite par l'ordonnance du 9 dé- cembre 1836, dans le mode de transport des condamnés : il se fait aujourd'hui au moyen de grandes voitures cellulaires, qui vont en poste. Ainsi se trouve supprimée, depuis peu de temps seulement, cette ignoble chaîne, dont le départ attirait tant d'oisifs à Bicêtre, et dont l'arrivée était bien certainement le spectacle le plus cynique que l'on pût offrir à la curiosité toujours avide du peuple.

Ces malheureux , accablés sous le poids de leurs colliers et de leurs liens de fer, brisés par les cahots des lourdes charrettes auxquelles ils étaient enchaînés, devaient regarder comme un jour de délivrance le jour de leur entrée au bagne. Aussi , à l'exception de quelques- uns, ou moins corrompus ou plus exténués, semblaient-ils ressentir une énergie nouvelle , une espèce de joie à leur arrivée sur les glacis de Brest. Là, avant leur entrée dans la ville, il y avait un temps d'arrêt; les charrettes étaient réunies, et le peuple se groupait en foule autour d'elles. Alors les notabilités du convoi se dressaient sur leurs bancs , à la manière des charlatans en foire , agitaient leurs chaî- nes, gesticulaient , vociféraient , haranguaient les masses, proféraient les propos les plus obscènes, et mettaient à profit cette dernière occa- sion d'orgie et d'insulte à la société. Ils savaient que leurs vêtemens seraient brûlés à leur entrée au bagne , et ils s'en dépouillaient pour les jeter en distribution à la populace. Ainsi , demi nus, le cou étreint dans le fameux triangle de fer, la chaîne en sautoir autour du corps, ils avaient un aspect hideux, infernal , et semblaient défier la justice humaine. Dégoûtant spectacle! Combien de ces vêtemens souillés, recueillis par une autre misère, ont reparu à la cour d'assises ! Ce- pendant quelques noms fameux retentissent dans la foule; on cherche du regard , on appelle même tel ou tel condamné dont les journaux ont fait grand bruit. Alors, d'un air satisfait et arrogant, un homme se lève : « C'est lui, le voilà, regardez donc, laissez-moi voir... b C'est un hourra universel. Les prêtres condamnés pour attentat à la pudeur, et les auteurs de crimes auxquels il se mêle une insigne fé- rocité, étaient les héros applaudis de cette ignoble représentation. Molitor, Contrafatto, Delacollongc, Mandar, François ont eu de belles entrées. Mais tous ne goûtaient pas également une semblable ovation. Au milieu du tumulte, on voyait quelques malheureux abattus par la souffrance ou la honte; et s'il s'en trouvait un maudissant son noviciat et frappé de repentir, il était contraint de subir cette exposition flé- trissante, les regards, les appels et souvent les imprécations de la

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foule. Pendant un mois de route il avait déjà supporté , en détail , la licencieuse camaraderie de la chaîne. Oh ! celui-là , sans doute, sou- haitait le bagne comme un refuge! quel refuge! Enûn le convoi entrait en ville; c'est dans ce moment qu'avait lieu la dernière e.vplo- ?ion, et bientôt la porte du bagne était refermée sur tous, coupables endurcis et infortunés. Au-dessus de cette porte aussi l'on pourrait placer l'inscription de Dante :

.... Lasciate oyni speranza.

A la honte du siècle , elle serait, sous le point de vue moral , pleine de vérité.

Aujourd'hui les scandales de la chaîne sont épargnés au peuple et aux condamnés. Pour les supprimer on attendait l'expiration du marché fait avec l'entrepreneur. Mais on doit des éloges à l'adminis- tration pour l'application, même tardive , d'une heureuse réforme. Le transport dans les voitures closes a quelque chose de mystérieux et d'austère qui convient à la justice. L'arrêt et le châtiment sont im- médiats. L'imagination est frappée de cette promptitude qui dans peu d'heures entraîne le coupable de la cour d'assises au bagne. Cette vi- tesse est un signe de puissance , et le condamné, solitaire dans sa cel- lule, emporté par une force occulte, doit ressentir des impressions d'autant plus vives qu'elles ne sont pas éparpillées. La chaîne admet- tait la lutte ; on voyait les criminels se débattre ; leur réunion in- spirait la terreur. Maintenant on ne voit plus que la voiture qui proclame en passant l'impuissance du crime contre la société. Plus l'appareil est simple , plus il impose. Il est essentiel que les débats et le jugement soient publics, pour la garantie de la défense; mais la publicité absolue est-elle également nécessaire pour l'exécution du châtiment? La société doit-elle exposer en place publique, au pre- mier venu, aux enfans, aux femmes enceintes , aux hommes altérés de sang, tous les détails de ses supplices? C'est une haute question que je ne traiterai pas ici. Venise exposait, avant le lever du jour, sur un poteau placé à un angle extérieur de l'église Saint-Marc, en face de l'escalier des Géants, le condamné qu'avait frappé pendanl la nuit le conseil des dix. Pendant douze heures, chacun pouvait voir, et reconnaître le cadavre portant sur la poitrine cette brève mais énergique inscription : Conseil des dix. Je ne prétends pas faire l'apologie de cette justice , et encore moins , Dien m'en garde ! de celle de l'inquisition avec ses ateliers souterrains et son canal Or- fano, bien autrement mystérieux ; mais je ne crois pas que ce cada-

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vre ait jamais excité beaucoup de plaisanteries et de cyniques fan- faronnades. Combien n'en ont pas provoqué les chaînes et môme l'échafaud !

Les voitures cellulaires présentent contre les évasions, pendant la route, une garantie presque infaillible, ou au moins beaucoup plus efficace que la surveillance éparse qui accompagnait les chaînes. Cependant un condamné s'est évadé par la lucarne grillée qui donne l'air à la cellule; il a laissé en passant des lambeaux de chair aux fragmens de la grille. Mais de nouvelles mesures ont été prises; on peut dire que ces voitures sont de vrais cachots ambulans, dans les- quels sans répit , comme sans espoir, il faut que le prisonnier marche, marche toujours vers le bagne.

Dès que les condamnés sont arrivés, on s'assure de leur identité, on leur ôte leur vêtement et le collier de fer, on les lave , on les fu- mige , on les rase ; puis on leur donne la livrée du lieu , la casaque et le bonnet. A l'époque des chaînes , cette cérémonie d'admission était aussi l'objet de la curiosité publique; elle donnait souvent lieu à d'inconvenantes plaisanteries; peut-être s'en fait-il encore trop aujourd'hui; l'ennui des assistans obligés cherche quelquefois à s'égayer aux dépens de la tournure, de la misère, de la gaucherie des nouveaux venus. Pendant quelques jours, les arrivans sont sou- mis à un régime rafraîchissant, et reçoivent une nourriture particu- lière; enfin, tous ces préliminaires terminés, on les accouple, on les distribue dans les salles et on les applique aux travaux de l'arsenal.

Ces travaux sont de différentes espèces, et n'ont généralement rien de pénible en eux-mêmes, quoiqu'on les appelle administrative- ment : la fatigue. Les forçats y sont employés suivant leur capacité, leurs forces ou leur conduite ; on les distingue en forçats ouvriers , forçats journaliers, et forçats à la fatigue. Les deux premières classes sont employées à l'entreprise ou à la journée , et la dernière, autant que possible , à la tâche. L'administration dresse chaque année un tarif des prix de travail.

Les condamnés sont enchaînés par couples; les chaînes ont une longueur différente, selon les travaux, dix-huit, trente-six ousoixante- douze maillons; elles sont fixées à la manille, ou anneau en acier, qui est placée à demeure au-dessus de la cheville du pied. La plus grande partie des travaux peut être exécutée par les couples , au moyen du développement relatif de la chaîne ; mais l'accouplement n'est pas absolu; on en dispense, ceux qui, par leur conduite , ont donné des gages de soumission , et qui ont subi cinq ans de la peine

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actuelle ; ils sont alors mis en chaîne brisée. Celle-ci n'a que trois maillons, ce qui fait une longueur de dix-huit pouces. Elle peut s'attacher au-dessus du genou, et gêne beaucoup moins les forçats dans la marche et le travail. D'après les réglemens , ils devraient la laisser traînante ; mais on les en dispense avec raison. A quoi cela sert-il en effet? Il a été question de supprimer la chaîne brisée, comme récompense , de ne l'autoriser que dans le cas les travaux l'exigeraient, et dans ce cas encore, de lui donner douze maillons au lieu de trois. Cette idée de suppression suppose une ignorance complète des lieux, des mœurs et des exigences du bagne. En poussant le principe tutélaire de la centralisation jusqu'à la manie de régenter tous les détails , on arrive à des conséquences impra- ticables, et l'on risque fort de compromettre le principe lui-même. Ainsi, je ne fais pas le moindre doute que la suppression de la chaîne brisée, qui rend un peu l'homme à lui-même, et protège souvent une conscience qui aspire au repentir, serait une occasion très probable de révolte au bagne. C'est un grave sujet de considération pour ceux qui tiennent les rênes du bagne; et si j'étais chef au service de la chiourme , je ne voudrais pas prendre sur moi la responsabilité de mettre à exécution une telle mesure. Outre ses dangers, elle répugne à l'humanité bien entendue, qui, dans l'intérêt de la société même, ne doit refuser aux condamnés aucun soulagement mérité par une bonne conduite. La chaîne brisée est le soulagement le plus considé- rable pendant le séjour au bagne; il permet d'exercer certaines fonctions de faveur, souvent utiles à la bonne police. La chaîne brisée donne le moyen d'isoler les moins pervers, les innocens peut-être! d'un contact pernicieux. Croire qu'elle est une facilité d'évasion , est une véritable naïveté. La chaîne n'a jamais embarrassé le forçat qui veut fuir; il a toujours à sa disposition, et quoi qu'on fasse, des limes imperceptibles et sûres qui, dans un instant, ont coupé un maillon; la manille seule résiste, et encore pas toujours.

Les réglemens prescrivent d'isoler autant que possible les forçats des ouvriers libres; mais la pratique s'écarte beaucoup des recom- mandations réglementaires. Le fait est souvent plus conséquent que la théorie; il est impossible, en effet, d'empêcher ce contact funeste, dès qu'on emploie les condamnés aux travaux si multipliés de l'ar- senal. Ainsi, s'agit-il d'armer un vaisseau, aussitôt une légion de forçats est envoyée à bord; ils s'y répandent pêle-mêle avec les ma- rins, sans que la surveillance des agens, souvent peu empressée, puisse les suivre; on se borne à empêcher l'évasion. L'un d'eux disait

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un jour à un matelot des classes : « Mon esclavage n'a plus que trois ans de durée, le tien durera toute ta vie. » Messieurs les officiers de marine se sont souvent plaints de cet abus, dans l'intérêt de leur équipage. Mais l'usage a prévalu.

Partout dans le port on voit les forçats circuler. Les mines, la taille des pierres, le lavage du port, le transport des matériaux, le sciage des bois , etc. , en emploient un grand nombre. D'autres sont occupés à des travaux plus lucratifs ; ils pénètrent dans les ate- liers ; plusieurs sont très bons ouvriers , très ingénieux , et sont payés en conséquence. Il n'est pas étonnant qu'un tel lieu renferme des aptitudes de tous genres; souvent il en sort des idées industrielles et mécaniques qui ne sont pas sans importance , et , dans ce moment , deux forçats adressent à M. Arago une machine confectionnée par eux , pour empêcher l'explosion des chaudières à vapeur ; elle a déjà eu l'approbation de l'Académie des Sciences, sauf quelques objec- tions que ces malheureux se sont efforcés de résoudre. Pauvres pri- sonniers! ils espèrent leur grâce, et ne leur sera-t-elle pas due, si , du fond du cloaque la société les a plongés, ils lui rendent cet éminent service? Plaise au ciel qu'il en soit ainsi ! ils auraient noble- ment expié leur crime. Les forçats sont employés aux forges, et l'on peut dire, à la lettre, qu'ils forgent eux-mêmes leurs chaînes. Je trouve quelque chose de barbare ou de trop humiliant à cet emploi ; mais on aura peine à croire que les infirmiers de l'hôpital de la ma- rine, les cuisiniers, les jardiniers, les ouvriers du cabinet d'histoire naturelle, soient des forçats. L'humanité ne peut blâmer les adoucis- semens de peine; mais il faut se défier des mesures qui, n'offrant d'avantages que d'un côté, présentent, de l'autre, de graves incon- véniens. Les infirmiers, il est vrai, sont excellens, et les malades sont tellement bien soignés, que l'administration de la guerre disait à celle de la marine « qu'elle lui enviait ses servans d'hôpitaux. » Pendant le choléra et les épidémies, ces hommes ont montré un grand courage, une louable abnégation; mais il est très dangereux de répandre ainsi partout les forçats ; il serait mieux d'avoir d'autres stimulans pour les engager au bien et au repentir. Tout récemment . d'ailleurs, l'expérience a démontré que les choix de l'administra- tion peuvent être en défaut. Joseph Bodclct, condamné pour as- sassinat de sa femme, et employé comme cuisinier à l'hôpital, a tranché la tête à la sœur Sainte -Malch, à l'aide du coutelas que ectte malheureuse avait mis entre ses mains. Elle est tombée \ictime de sa confiance ou plutôt de son désir de faire bonne chère

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aux officiers qui vantaient les mérites de ce Vatel , naguère attaché aux cuisines du duc de Bourbon. Cet exemple est unique, je m'em- presse de le déclarer sur la foi de la statistique officielle; mais s'il est vrai de dire que, dans l'intérêt même des condamnés, il est bon de leur accorder de tels emplois, comme récompense, il faut blâmer hautement un système de pénalité qui n'a de correctif que dans la transgression plus ou moins intelligente de ses règles. Ces emplois de faveur sont nécessairement limités. Comment faire exactement concorder leur nombre avec celui des condamnés qui pourraient en être clignes? Il faut donc , ou en priver plusieurs , à leur grand détri- ment, ou se montrer très large sur l'appréciation des mérites; car, avant tout, on consulte les besoins du service. Y a-t-il un très grand nombre de malades, on augmente celui des servans d'hùpitaux; dans le cas contraire, on le restreint. Ainsi, on oublie trop que les con- damnés sont des hommes à punir et à réformer, que leur peine doit s'adoucir dans une proportion exacte de leur bonne conduite, et non pas dans une proportion relative aux besoins du service de la marine. On les considère comme des instrumens, des manœuvres mis à la dis- position des chefs de la marine pour tel usage qu'il leur plaît de dé- terminer. On utilise les capacités avant de songer aux moralités; on récompense ceux dont la conduite est satisfaisante, mais toujours dans les limites que posent les hasards du moment. Quant aux autres , on ne prend aucun souci de leur amélioration morale; ils végètent comme ils peuvent , se corrompent ou se corrigent comme bon leur semble; mais on se tient en garde contre eux, soit en les séquestrant, soit en les enchaînant comme des bêtes féroces. En 1828, on avait eu l'heureuse pensée d'opérer des catégories de moralités éprouvées ou présumées, et de les répartir par groupes distincts dans les salles. 11 y avait alors une salle d'épreuve étaient admis ceux qui se distinguaient par leur bonne conduite et leur résignation ; c'était un immense bienfait, un premier pas fait vers un régime péniten- tiaire; mais l'embarras , le travail , la complication qu'entraînaient ces. classifications les ont fait supprimer. Au bagne, il s'agit bien moins de la morale que de la facilité de l'administration matérielle. Et en effet , comment opérer un triage parmi trois ou quatre mille condamnés? Comment pouvoir suivre chacun individuellement, avec assez d'assi- duité et de précision, pour lui assigner son rang dans une classifica- tion? Aujourd'hui tous sont indistinctement confondus, sauf une exception , la salle des invalides, dans laquelle on met les malheureux accablés par l'âge ou les infirmités. Cette salle offre le plus horrible,

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le plus douloureux spectacle; c'est un assemblage confus de vieillards impotens, d'estropiés, d'amputés, de fous, que le désespoir, le re- mords ou la rage ont plongés dans cet abrutissement. L'un vous aborde en riant, en chantant, c'est un parricide ; un autre, triste et souffrant, a préféré ce séjour à la liberté , car il n'a plus de famille, ses bras n'ont plus de force pour le travail , et partout on eût re- poussé le forçat infirme ; ici du moins il a du pain! du pain moins amer que celui d'une aumône accompagnée d'injures. Un autre, que la folie n'a pas encore atteint , se tord dans les convulsions du désespoir. Quelle vieillesse! quelle désolation! Chaque jour la mort prend une victime. Sous quel aspect doit-elle apparaître à ces malheureux? Mais qu'importe à l'administration ! elle enregistre les décès et ne s'occupe pas des consciences. Quelquefois un prêtre, sur la demande d'un agonisant, pénètre dans cette infirmerie; mais pour toute une vie de crimes , est-ce assez d'un instant de crainte? Un cé- lèbre médecin visitait dernièrement cette salle : « J'ai vu , disait-il , Jaffa, la Moscowa , Waterloo , je n'ai rien vu d'aussi horrible. » Pen- dant long-temps, ces malheureux étaient plongés dans une oisiveté complète; maintenant on les emploie à filer, carder, dévider, et au- tres menus travaux qui leur permettent de gagner quelque argent et d'acheter un peu de tabac ou un supplément de nourriture. Mais l'abandon moral auquel on les livre est vraiment indigne d'un peuple chrétien : ils sont comme les vieux chevaux ou les vieux limiers dans les écuries et les chenils des grands seigneurs ; et encore un intérêt touchant s'attache à ces derniers; on rappelle leurs services, on les aime. Ces invalides du bagne ne sont aimés de personne; seuls, ils n'ont que d'affreux souvenirs ; ils sont un embarras pour l'admi- nistration , pas autre chose. La société ne leur doit rien ; ils furent toujours en guerre contre elle; ennemis qu'on ne craint plus et qu'on méprise. Voués à la mort, ils lui sont livrés sans qu'on se soucie de l'état elle les trouve; pas même une prière en commun, tant il est reçu qu'au bagne le nom de Dieu ne doit être proféré qu'en blasphème. Et cependant, quand arrive l'heure de la mort, l'homme, môme le plus méchant, ne sent-il pas quelque avertisse- ment secret, bienfait de la Divinité, qui le convie au repentir? Mais si rien ne vient féconder cet instinct , si l'administration elle-même fait profession de matérialisme, comment voulez-vous qu'un seul éclair de la vérité , un dernier effort de la conscience puisse pénétrer les épaisses ténèbres amoncelées autour de ces âmes pendant une vie entière? Oh! il serait beau d'introduire le ministère de la religion au

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sein de cet amas de réprouvés; sa place n'est-elle pas au milieu de tous les malheurs? On bénirait peut-être alors, dans les combles du bagne, le Dieu que l'on insulte dans les salles. La cloche qui annon- cerait la prière des vieillards finirait par inspirer quelque recueille- ment et raviverait les bons penchans dans ces âmes abandonnées à la seule influence de la corruption.

Tous les matins , on fait sortir de leurs salles les forçats travail- leurs pour les distribuer conformément aux demandes des diverses directions de l'arsenal : ainsi le genre et le mode du travail ne sont pas fixés d'une manière absolue. L'un et l'autre varient suivant les divers besoins du jour : les condamnés sont divisés en escouades, et marchent deux à deux . Les personnes peu accoutumées à ce coup d'oeil ne peuvent se défendre d'un sentiment de terreur, quand elles se trouvent surprises , dans un étroit passage de l'arsenal , par une de ces bandes, dont les casaques frôlent leurs vètemens, et dont les re- gards, souvent farouches, n'ont rien de rassurant.

Le costume des condamnés est hideux, mais commode : il se com- pose d'un bonnet , d'une casaque et d'un large pantalon de toile ou d'un drap grossier , appelé moui. La couleur de ces vètemens a sou- vent été changée ; aujourd'hui les couleurs sont le rouge , le jaune et le vert : le pantalon est jaune, depuis que les troupes ont adopté le pantalon garance ; la casaque est rouge , mais les manches , les renforts ou le collet sont jaunes, pour distinguer les récidives, les condamnés à vie, et les suspects. Le bonnet est rouge pour les con- damnés à temps et vert pour les condamnés à vie et les suspects.

La nourriture est composée d'alimens de qualité médiocre , mais jamais malsaine. Il y a trois espèces de rations : ration de fatigue , ration de forçats sans travail, ration d'invalides. Elles se composent de pain frais ou biscuit, fromage, légumes secs, huile d'olive ou beurre ; les forçats à la fatigue ont en outre quarante-huit centilitres de vin ou quatre-vingt-seize centilitres de bière ou cidre. Les inva- lides n'ont que vingt-quatre centilitres de vin par jour , mais trois fois par semaine on leur donne de la viande fraîche avec des lé- gumes verts. Au moyen de leurs économies , les condamnés peuvent améliorer leur nourriture.

Les salaires sont aussi proportionnés au genre de travail : ceuv des journaliers varient de cinq à trente-cinq centimes ; quant aux ou- vriers à la tâche ou à l'entreprise , ils reçoivent le septième du salaire de l'ouvrier libre. On est accoutumé à considérer comme un bénéfice pour l'état la différence qui existe entre le salaire des condamnés et

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celui des ouvriers; mais les élémens des calculs que l'on peut avoir faits à cet égard me semblent tout-à-fait incomplets. Il ne faut pas trop se fier aux chiffres appareils , et je ne vois pas ici des termes homogènes de comparaison ; le résultat doit donc être fort suspect , surtout si l'on tient compte de toutes les conséquences qu'entraîne la circulation des forçats dans les arsenaux.

Quelque détestable que soit l'institution des bagnes , il faut re- connaître les efforts tentés par les administrateurs pour y introduire des améliorations ; mais l'édifice pèche par la base , et rien , dans les détails, ne peut racheter ce vice originel. On doit mettre au rang des meilleures combinaisons la création d'un pécule pour les con- damnés à temps; il est difficile d'expliquer pourquoi il n'existe pas en faveur des condamnés à vie , puisque ceux-ci peuvent obtenir une commutation. Ce pécule se forme au moyen d'une augmentation de salaire qui se verse directement à la caisse des invalides de la marine. Au sortir du bagne , les libérés reçoivent une somme de 20 francs, et le surplus est adressé au maire de la commune ils doivent ré- sider; cette caisse reçoit en outre les dépôts que les condamnés veulent y faire, soit sur les économies de leur travail, soit sur les sommes que leur envoient leurs familles. Le fisc, qui partout introduit son avidité, avait imaginé d'opérer une retenue sur ces faibles épargnes, si péniblement acquises; il en résultait que les condamnés préféraient conserver leur argent; de des vols, des rixes, des haines, des meurtres. Enfin le ministère de 1836 a compris qu'il va- lait mieux abandonner les bénéfices de cette retenue, que de l'ac- quérir à un tel prix ; depuis cette décision , les dépôts sont plus nom- breux, et le travail, mieux rémunéré, est plus ardent.

La surveillance des condamnés est confiée à des agens particuliers, nommés gardes-chiourmes : ils sont organisés militairement, et re- çoivent une haute paie. Les simples gardes ont soixante centimes par jour ; leur nombre est relatif à celui des forçats : un garde surveille dix condamnés. Partout les forçats doivent être accompagnés de ces agens; mais cette règle souffre des exceptions. Ce corps devrait être composé des moralités les plus robustes , des caractères les plus éner- giques; malheureusement le contact habituel des forçats, une com- plicité trop fréquente, lui enlèvent une grande partie de la considé- ration qui lui est nécessaire. Malgré tous les soins de l'administra- tion , il est , pour ainsi dire, impossible d'empêcher que les agens de surveillance subalterne ne soient en même temps et trop souvent les agens officieux et intéressés des délits , des désordres et des éva-

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sions; ils ont, au reste, un rôle très difficile à remplir. Dans les mai- sons de détention la surveillance n'est pas périlleuse; dans un bagne il en est autrement : sans cesse il faut être au milieu des forçats . souvent il faut les conduire dans des lieux isolés, propices aux ven- geances, et la vengeance est d'autant plus facile que la trahison, la révélation , ne sont guère à redouter pour le coupable, entouré de complices. Aussi beaucoup de gardes obéissent-ils plutôt à la loi de leur conservation qu'à celle de leur institution : il y a profit d'une part, péril de l'autre. Tout récemment, le tribunal maritime a condamné un de ces gardes pour un fait très grave. Ayant un accès facile dans les bureaux , il avait soustrait un certain nombre de feuilles de route , sur lesquelles il apposait le cachet de l'adminis- tration. Il s'était aussi procuré plusieurs modèles de la signature du commissaire; il vendait chacune de ces feuilles 50 francs aux condamnés qui imitaient et faisaient imiter par les autographes du lieu la signature, et se trouvaient ainsi nantis de passeports en règle. Cette infidélité du garde pouvait avoir pour conséquence de nom- breuses évasions : ce qui arrête, en effet , les condamnés qui veulent s'évader, c'est moins la difficulté matérielle de sortir du port, que le défaut de ressources pour se soustraire aux recherches de la police. Indépendamment de la connivence des gardes corrompus, les forçats, étant continuellement dans l'arsenal, en connaissent tous les détours, toutes les issues. Ils ont mille occasions de se concerter avec des émissaires, et de séduire les matelots et les ouvriers. Il est difficile de se figurer leurs ruses, leur adresse. On prétend que chacun d'eux a, par année, son jour d'évasion, et que ses compagnons doivent l'y aider. Voici un fait qui prouverait la réalité de cette assurance mu- tuelle : une personne m'a raconté qu'étant un jour à une fenêtre, elle regardait les condamnés en grand nombre sortir des bassins qu'ils asséchaient; tout à coup elle aperçoit au milieu d'un groupe, un soldat tout équipé, les condamnés continuent leur marche, et le soldat improvisé allait sortir de l'arsenal , quand un gardien le re- connut. Cette transformation s'était faite avec tant de prestesse , que celui qui regardait le groupe, ne s'en était pas aperçu.

Les évasions sont beaucoup moins fréquentes depuis que la bonne conduite et la résignation sont récompensées, et servent à obtenir la commutation et même la remise de la peine. Quand un condamné s'évade, on tire trois coups de canon pour avertir la ville et la cam- pagne; les habitans comprennent ce signai; mais il n'émeut que ceux qui désirent obtenir la récompense allouée à celui qui arrête le tome i. jaxvier. 19

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déserteur. Cette récompense est de 100 francs hors ville , 50 francs en ville, et 25 francs dans l'arsenal. Il est rare que les évadés ne soient pas bientôt repris. Sur trois cent cinquante évadés pendant sept années, quatorze seulement ont échappé aux recherches. On cite des circonstances assez bizarres : quelques dames ont trouvé des forçats fugitifs dans leur garde-robe. Une dame de Toulon , étant à sa campagne, en vit tomber un dans sa chambre, au moment elle allait se mettre au lit; il était masqué. En homme bien appris, il dé- tourna la vue, la rassura, la pria de se vêtir pendant qu'il retirerait ses fers dans la pièce voisine; il lui demanda aussi quelques vètemens de son mari , car il n'avait pas eu le temps de changer, disait-il , et il était tout honteux de son costume de bagne. Il connaissait cette dame , et l'avait surprise au moment , en terminant sa prière, elle donnait un baiser à un petit portrait qu'elle cacha instinctivement.

Je suis obligé de vous laisser mes fers, madame, dit le forçat, mais ce dépôt ne vous portera pas malheur, je vous les redeman- derai peut-être un jour : permettez-moi d'emporter en échange ce mouchoir brodé. On cacha la manille sous une dalle; quelque temps après le mari eut un beau commandement, et le jeune homme du portrait revint à Toulon avec une épaulette de plus. Un soir, au ministère de la marine, un homme fort élégant, et arrivant de Russie , dit tout bas à cette dame : Nous sommes discrets , ma- dame, j'ai votre secret et vous avez le mien. J'irai vous revoir à votre campagne et vous restituer votre mouchoir, à moins que vous ne m'autorisiez à garder toujours ce gage de votre générosité. Cer- tains habitués du bagne ont le génie de l'évasion. Le fameux David, connu sous vingt noms différens , ne reste jamais au bagne que le temps nécessaire pour combiner ses moyens de fuite : il était à l'hô- pital, au bagne de Rochcfort. Un matin , il se présente à la grille en costume de ville tout noir, un livre sous le bras : Qui êtes-vous? lui demande le concierge. Comment, maraud, qui je suis? un chirurgien , parbleu , qui a passé la nuit près des malades ; dépêche- toi, ou je t'apprendrai à mieux connaître ton monde une autre fois.

Et la grille s'ouvrit. A Brest , David se fait aussi mettre à l'hôpi- tal , très malade ; on veut lui appliquer les sinapismes : Oh ! mon- sieur, dit-il au médecin , j'ai l'épiderme si délicate, les nerfs si irri- tables, je n'y résisterai pas. Il était enchaîné à son lit; mais, le lendemain matin, il avait disparu. Comme on le voit , il avait besoin de ses jambes.

On conçoit facilement qu'il se commette beaucoup d'infractions

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disciplinaires, beaucoup de délits et de crimes au bagne, et qu'il faille les réprimer sévèrement : long-temps les punitions ont eu un caractère de barbarie, et les chàtimens corporels allaient jusqu'à la mutilation. On coupait le nez, les oreilles; on perçait avec un fer rouge la langue du blasphémateur, comme s'il était possible de ne pas blasphémer au bagne ! Il est vrai qu'alors on était conséquent et qu'il y avait un aumônier; on l'a supprimé aujourd'hui comme une dépense inutile. La divinité n'a rien à faire au bagne. Précédemment on disait la messe, au moyen d'un autel élevé tous les dimanches dans le pavillon du centre ; mais cette cérémonie donnait lieu à des scandales nombreux, et, pendant que le prêtre élevait le saint-sacre- ment, on entendait les rires, les jurons, les insultes retentir dans la salle. Cette cérémonie religieuse n'était donc qu'un scandale de plus; il en eût trop coûté de chercher à éviter ce désordre, on a préféré une suppression absolue, et l'on a banni du bagne les emblèmes du culte et les ministres de la religion . Les punitions mises en usage aujour- d'hui sont : la privation temporaire de vin, la perte de la petite ma- nille, la privation de la chaîne brisée, la mise en couple, la salle de police, le cachot, et enfin la bastonnade, l'indispensable bastonnade. Le forçat évadé, et repris dans l'enceinte du port, n'y échappe pas. La bastonnade se donne aussi pour les fautes graves, mais qui cepen- dant n'entraînent pas un jugement. Quoique ce châtiment soit con- traire à nos idées et répugne à notre civilisation , il ne faut pas trop se hâter de le blâmer ici : certains régimes pénitentiaires l'admettent, et, si je ne me trompe, il est employé à Auburn. Dans une organisation aussi vicieuse que celle d'un bagne, c'est peut-être une conséquence logiquement déduite de détestables prémisses. Les administrateurs considèrent cette punition comme une nécessité; et, en effet, com- ment châtier avec efficacité des hommes que l'on a systématiquement rendus insensibles à la flétrissure morale? Les crimes sont soumis au tribunal maritime spécial, car les forçats sont tout-à-fait soustraits à la juridiction civile , à la différence des femmes condamnées aux mêmes peines : c'est une anomalie de plus, mais peut-être également néces- saire dans l'état actuel des choses. Ce tribunal, créé en vertu du décret du 12 novembre 1806 , modifié par une ordonnance royale du 2 janvier 1817, est composé du préfet maritime, président, ou de son repré- sentant, de deux capitaines de vaisseau, d'un commissaire de ma- rine et d'un ingénieur. Le ministère public est exercé par le commis- saire-rapporteur des tribunaux maritimes ordinaires. Ce tribunal juge sans appel ; ses jugemens sont exécutoires dans les vingt-quatre

1.

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heures : justice expéditive et sans formes, nécessaire aussi dans le système. Lorsqu'un forçat est condamné à mort, la sentence est exécutée dans la cour du bagne : une exécution est toujours un spec- tacle horrible ; mais , chose bizarre , celle d'un forçat est accompagnée d'un appareil imposant qui la rend moins hideuse; et les partisans de cette peine qui fondent leur théorie sur le système , aujourd'hui for- tement combattu , du droit de conservation et de l'efficacité pratique de l'exemple, pourraient trouver au bagne des argumens que n'ont jamais fournis les sanglantes hécatombes de la place publique. La mort d'un forçat n'excite aucune rumeur; on en parle peu, tout se passe à huis-clos; c'est une scène d'intérieur; cependant les fenêtres et les toits dominans ne sont encore que trop garnis de spectateurs. On est difficilement admis dans l'enceinte, et les places privilégiées ne sont pas sans danger. L'esplanade du bagne représente un rec- tangle allongé, ayant la longueur de l'édifice, et descendant en pente de ses extrémités jusqu'au centre. C'est là, en face du perron, que se dresse l'échafaud. Quelque temps avant l'heure fatale, un ba- taillon d'infanterie vient s'établir sur deux rangs, adossé au mur qui fait face à l'édifice. A l'une des extrémités, et contre la grille d'entrée, sont deux pièces d'artillerie chargées à mitraille , mèches allumées. Le commissaire-rapporteur et le greffier sont présens. Quand ces dispositions sont prises, on fait descendre tous les condamnés, doublement enchaînés, et c'est un bruit singulièrement lugubre que celui de ces chaînes frappant le sol; ils marchent deux à deux, en une longue procession toute rouge et jaune, et défilent devant l'é- chafaud. Ils vont ainsi se placer au pied de l'édifice sous le feu croisé de l'infanterie et de l'artillerie. Le plus grand silence est observé; tous sont à genoux , la tête nue : l'on dirait presque du recueillement. Le seul autel devant lequel on s'agenouille au bagne , c'est l'échafaud ; le seul dieu qu'on apprenne à redouter, c'est la mort. Quel spectacle et quelle solennelle profanation ! Tout à coup l'heure sonne , un rou- lement de tambour la répète; lescanonniers tiennent la mèche levée, l'officier commande : Enjoué. Le condamné paraît, descend le per- ron, va droit au but, assisté d'un prêtre et du bourreau Je n'ai

pas vu le reste; mais je sais que, la tête à peine tranchée, les débris sanglans roulent déjà vers l'amphithéâtre de l'hôpital, et je dois dire que des expériences ont été faites sur des membres encore palpitans. La Faculté sait-elle bien si la sensation cesse avant les battemens du cœur? Mais qu'importe pour un forçat?.... Experientia in ani- ma vili .'

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Les condamnés rentrent dans le même ordre , bien édifiés sans doute; les troupes et les pièces se retirent : bientôt la cour est vide. Tout se passe régulièrement; mais si quelques malheureux, dans un accès de désespoir ou de folie (ils sont trois mille), poussaient des cris, s'agitaient, en entraînaient d'autres; s'il se manifestait enfin quelque apparence de révolte, on ferait feu de toutes parts, sans nul doute. Quel massacre et quelle épouvante dans le port et la ville! A quoi tient leur sécurité? Mais telle est l'influence de l'habitude qu'on n'y songe pas, et que les curieux, admis dans la cour, se pla- cent en face des canons et sans issue.

Ces malheureux mettent de l'amour-propre à bien mourir; plu- sieurs, si l'on en croit leur déclaration, n'ont commis le crime qui les conduit à l'échafaud que pour obtenir ce genre de mort. Il est horrible de penser que des hommes commettent un assassinat par dégoût de la vie, et parce qu'ils redoutent ou dédaignent le suicide. En 1833, un nommé Petit assassina un garde. Quand on l'interrogea, il répondit nonchalamment qu'il voulait être guillotiné , et qu'il n'a- vait pas eu d'autres motifs. Cela paraissait vrai. Petit marcha à la mort, la tète haute et fière, les yeux ardens, et la démarche assurée. Arrivé au perron, il s'arrêta quelques secondes, et, d'un air sardo- nique, il contempla l'échafaud. Il semblait provoquer l'impassible machine. Monté sur l'estrade, il se tourna vers les condamnés age- nouillés : « Ne m'imitez pas , dit-il ; je suis un scélérat , je pardonne à tous. On a bien fait de me mettre à mort; mais je ne i-oiujis pas de monter sur Fêckafaud, puisqu'il a été arrosé de sang royal. Adieu, mes amis. » Cela dit, il embrasse le prêtre , qu'il n'avait pas écouté, et se place lui-même, comme il faut, avec un effroyable sang-froid.

La direction du service des chiourmes est confiée à un officier su- périeur de vaisseau ou du commissariat de la marine, fonction diffi- cile et souvent périlleuse, qui exige une grande connaissance du cœur humain, de l'énergie, du dévouement, et une incessante activité de corps et d'esprit. Dans ce moment , le bagne de Brest contient trois mille cent condamnés, sur lesquels la surveillance doit se porter à chaque instant. Il faut suivre, au milieu de cette tourbe, ceux qui se distinguent par leur résignation , leur docilité, apprécier la sincérité ou l'hypocrisie de leur maintien , ne pas se laisser influencer par la nature du crime , l'étendue de la peine , ou la renommée du cou- pable, corriger avec discernement les erreurs d'une condamnation, distribuer les récompenses avec la plus grande impartialité, opérer les accouplemens avec intelligence, combiner une juste et infaillible

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sévérité avec les adoucissemens que comporte cette monstrueuse in- stitution, s'assurer une police occulte, un espionnage moral, si l'on peut s'exprimer ainsi , faire en toute circonstance emploi de la pers- picacité la plus exacte, car ici les erreurs ont de graves conséquences; enfin , savoir reconnaître ceux de ces malheureux qui ne sont pas coupables. Il y a des innocens au bagne!... Dernièrement, le com- missaire fait venir en son bureau un condamné à vie pour viol, qui, depuis son entrée au bagne, en 1834, avait toujours eu une conduite exemplaire. Il lui annonce que sa peine est commuée en celle de dix ans, à partir de la condamnation , qu'il n'a plus que six années à subir, et que, s'il continue à se comporter aussi bien , il pourra être gracié dans trois ans. A cette nouvelle , ce malheureux est tellement ému qu'il ne peut se soutenir ni parler; il tombe sur un banc, presque sans connaissance. Enfin, après quelques minutes, il s'écrie : a Oh! monsieur, merci; je suis heureux, bien heureux, et cependant je suis innocent. » Il est difficile de douter de la sincérité de cette ex- clamation du cœur dans un tel moment.

Le commissaire actuel, M. Gleizes, a rétabli un usage salutaire, que l'on avait étourdiment supprimé. On sait que les forçats confec- tionnent avec une rare habileté les ouvrages manuels. Ces travaux sont pour eux une utile distraction et une source de profits. Ils ne peuvent s'y livrer que dans les heures de repos et le soir. Je ne sais par quel esprit de rigidité irréfléchie on avait supprimé la faculté de travailler le soir. Il en résultait, dans l'hiver, une oisiveté de plu- sieurs heures , aussi détestable en morale que redoutable en fait. Au- jourd'hui, les condamnés peuvent travailler pour eux depuis la ren- trée de l'arsenal jusqu'à huit heures du soir, dans cette saison. Chacun a son atelier éclairé : au coup de huit heures, toutes les lumières s'éteignent.

Une salle de condamnés doit être vue sous trois aspects différens: le jour, le soir pendant le petit travail, la nuit pendant le sommeil. On se place dans le pavillon du centre, et de l'œil plonge à gauche et à droite dans les salles. Le jour, c'est un cliquetis presque con- tinu , un tumulte confus , une agitation en tout sens, des chants, des rires, des imprécations, un mélange hideux qui blesse à la fois les yeux , les oreilles et le cœur. On éprouve un sentiment de dégoût et d'horreur. Tout annonce le crime et rien le repentir; car les malheureux qu'il ronge sont perdus dans la foule. Apparent rari.

Le soir, pendant le travail libre, c'est au contraire un grand silence, ou seulement un murmure de causeries à voix basses. Toutes ces

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petites lumières forment une illumination pittoresque. On dirait un atelier de laborieux ouvriers, pour qui la journée est trop courte, et qui veulent utiliser tous les instans que le sommeil ne réclame pas. On aime à penser que ces grands coupables , domptés enfin par le malheur, puiseront dans l'habitude du travail l'appréciation de son influence morale et matérielle, et que chaque soir efface un souvenir du passé. Tout système de réforme pénitentiaire n'aura d'efficacité qu'autant qu'il sera parvenu à faire considérer le travail libre comme la plus grande des faveurs, l'oisiveté forcée comme le plus grand des chàtimens. L'oisiveté est d'autant plus nuisible à la moralisation des condamnés qu'elle fut généralement leur état habituel avant la con- damnation , et qu'elle engendre par continuation le même ordre de pensées , pensées funestes à l'homme et à la société. Elle laisse le malheureux forçat en présence de ses seuls souvenirs , et tout doit tendre au contraire à les effacer. Plut au ciel qu'en fermant sur lui la porte du cachot ou du bagne, on put laisser en dehors tout ce cor- tège de souvenirs, l'isoler d'un passé de corruption , et l'initier à l'es- pérance d'un meilleur avenir. Il ne peut en être ainsi dans le système jusqu'ici pratiqué.

Mais, si l'on veut contempler un spectacle horrible, dégoûtant, et qui flétrit autant notre indifférente société que les condamnés eux-mêmes, qu'on se place pendant la nuit dans ce pavillon du cen- tre ; alors les salles sont éclairées par la lueur blafarde de quelques réverbères suspendus à la voûte. Là, dans chaque salle, sept cents êtres humains sont couchés pêle-mêle, vingt-quatre sur le même lit de camp , non-seulement enfermés entre murs et grilles , mais encore enchaînés deux à deux , et en outre par une grande chaîne qui les tient tous ensemble ; on ne prend pas tant de précautions contre les bêtes féroces : chacune au moins a sa loge. Là, le crime dort et ronfle; le mot de Buffon n'est pas absolument vrai. Cependant, il y a des rêves atroces, de poignantes insomnies, et quelquefois on entend le remords du parricide interrompre cet affreux silence.

Il existe au bagne , entre les condamnés, une discipline spontanée, dont la sanction est implacable , un tribunal secret dont les sentences sont sans appel comme sans miséricorde ; un forçat a-t-il forfait à ses devoirs, est-il convaincu ou fortement soupçonné de trahison, il est infailliblement châtié suivant le cas , sans que l'on sache pourquoi , comment, ni par qui. On a vu des malheureux tomber morts sans pousser un cri , sans blessures , sans poison , on aurait dit un évanouis- sement : c'était une sentence exécutée. Mystérieuse et effroyable

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justice ! elle ne s'exerce pas seulement contre les condamnés , elle atteint les gardes et les employés de l'administration. Un garde, un chef quelconque, a-t-il soulevé des haines, commis mal à propos un acte de violence ou de sévérité , il est condamné à mort; son assassin est choisi, tiré au sort, sa désignation est quelquefois l'enjeu d'une partie ; il faut qu'il frappe ou qu'il soit frappé : à lui de choisir le moment et de ne pas le laisser échapper, on l'aidera et on veille sur lui. Malheur à la victime désignée si elle n'est pas avertie à temps par la police secrète ; qu'elle se tienne à l'écart et renonce aux autres précautions; tôt ou tard ces précautions seraient en défaut, car l'as- sassin est toujours et partout aux aguets. Plusieurs gardes ont été ainsi frappés; un commissaire en chef a quitter son poste tout récemment : il était condamné à mort, il le savait, et les armes qu'il portait toujours ne l'eussent pas long-temps préservé. M. de C. a reçu, il y a quelques années, un coup de stylet qui, heureusement, fut amorti par un garde, et celui-ci allait être massacré par l'assassin furieux d'avoir manqué son coup, quand on parvint à saisir ce misé- rable. Les bureaux du chef de service sont dans le pavillon du centre, et son logement obligé dans une des cours. En général , les con- damnés s'irritent moins des rigueurs justement infligées, que d'une capricieuse sévérité, tant il est vrai que le sentiment du juste et de l'injuste existe même dans les cœurs qui l'ont le plus violé.

Il semble que la juridiction de ce terrible tribunal ne se limite pas à l'enceinte d'un bagne, mais s'étende même à tous les autres ; entre tous il y a solidarité : ainsi , un forçat arrivé à Brest , il y a quelques semai- nes, a failli être étouffé par ses compagnons, parce qu'il avait empê- ché, à Toulon, l'exécution d'une sentence occulte; il a fallu le séques- trer. Les moyens de surveillance et de police employés par l'adminis- tration, sont nombreux et variés; mais il est impossible de prévenir tous les crimes et délits, et quelles précautions pourraient lutter contre les combinaisons de trois mille profès dont les volontés con- vergent au même but avec une indomptable énergie"? Cependant les crimes intérieurs semblent diminuer depuis quelques années.

La statistique du bagne atteste une progression du faux et du parri- cide, le plus .sordide et le plus atroce des crimes; le faux s'expli- que facilement par l'agiotage, le culte impie de la richesse, la véna- lité de certains offices, la tendance sceptique de notre siècle, l'ab- sence d'une éducation morale à l'époque les passions fermentent. Mais le parricide, ce crime que les anciens ignoraient, serait-il vrai que la civilisation, comme on l'entend, l'engendrerait? On peut le

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croire, car elle engendre la dissipation, le luxe, la multiplicité des besoins, l'ambition , l'orgueil , la soif des jouissances, et l'insubor- dination présomptueuse de la jeunesse. Je ne veux pas chercher à expliquer un crime inconcevable; mais les parricides arrivent en foule au bagne, et dans ce moment un abominable fils, qu'épar- gna la justice en le condamnant aux travaux forcés à vie , se meurt à l'hôpital dans les convulsions incessantes d'une épilepsie qui com- mença le jour l'arrêt fut prononcé. Aussi, quelqu'un disait-il de lui que Dieu suppléait à la justice humaine , et qu'il n'avait pas per- mis que ses attaques eussent lieu avant la condamnation pour éviter le scandale d'une excuse de folie; n'est-ce pas assez qu'il y ait des circonstances atténuantes pour le parricide? On dit que cet homme est hideux.

Depuis 1830 , le bagne a reçu beaucoup de condamnés politiques. C'est la honte de notre législation. Plusieurs ont été commués ou graciés. Il n'en reste plus que dix-huit à Brest. Leur conduite est excellente, et Mandar lui-même jouit de la faveur de la chaîne bri- sée. Il est assez remarquable que l'administration du bagne considère comme des hommes très paisibles certains condamnés dont les cri- mes furent atroces. Ainsi Delacollonge, qui étouffa sa maîtresse et dépeça son cadavre, est un modèle de résignation. Cela prouve une vérité depuis long-temps démontrée , que les hommes sont moins soumis à une impulsion originelle qu'à celles des habitudes et des circonstances. Cependant il est des hommes chez qui le besoin du meurtre semble être inné , tant il s'est incarné sous l'empire de ces deux influences. François , par exemple, le compagnon de Lace- naire, est dans ce cas; c'est un homme de sang, dit-on, qu'il faut tenir constamment enchaîné dans un cachot. Accouplez donc un tel homme avec un malheureux condamné politique. Le système des bagnes l'autorise.

Je me suis efforcé de peindre avec vérité l'intérieur d'un bagne, autant qu'on peut le faire. Ses habitans seuls en connaissent tous les mystères. Qu'il me soit permis maintenant de hasarder quelques réflexions générales et sommaires sur cette institution.

Dans un bon système de pénalité , les chàtimens doivent produire sur le coupable deux genres d'impression : les impressions physiques et les impressions morales. Les premières sont les moins efficaces, mais il faut que les unes et les autres soient d'autant plus fortes , d'autant plus actives , que le crime qui les motive est plus grand et que la peine qui les produit est d'un degré plus élevé. Notre code

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justice ! elle ne s'exerce pas seulement contre les condamnés , elle atteint les gardes et les employés de l'administration. Un garde, un chef quelconque, a-t-il soulevé des haines, commis mal à propos un acte de violence ou de sévérité , il est condamné à mort; son assassin est choisi, tiré au sort, sa désignation est quelquefois l'enjeu d'une partie ; il faut qu'il frappe ou qu'il soit frappé : à lui de choisir le moment et de ne pas le laisser échapper, on l'aidera et on veille sur lui. Malheur à la victime désignée si elle n'est pas avertie à temps par la police secrète ; qu'elle se tienne à l'écart et renonce aux autres précautions ; tôt ou tard ces précautions seraient en défaut, car l'as- sassin est toujours et partout aux aguets. Plusieurs gardes ont été ainsi frappés; un commissaire en chef a quitter son poste tout récemment : il était condamné à mort, il le savait, et les armes qu'il portait toujours ne l'eussent pas long-temps préservé. M. de C. a reçu, il y a quelques années, un coup de stylet qui, heureusement, fut amorti par un garde, et celui-ci allait être massacré par l'assassin furieux d'avoir manqué son coup, quand on parvint à saisir ce misé- rable. Les bureaux du chef de service sont dans le pavillon du centre, et son logement obligé dans une des cours. En général , les con- damnés s'irritent moins des rigueurs justement infligées, que d'une capricieuse sévérité, tant il est vrai que le sentiment du juste et de l'injuste existe même dans les cœurs qui l'ont le plus violé.

Il semble que la juridiction de ce terrible tribunal ne se limite pas à l'enceinte d'un bagne, mais s'étende même à tous les autres ; entre tous il y a solidarité : ainsi , un forçat arrivé à Brest , il y a quelques semai- nes, a failli être étouffé par ses compagnons, parce qu'il avait empê- ché, à Toulon, l'exécution d'une sentence occulte; il a fallu le séques- trer. Les moyens de surveillance et de police employés par l'adminis- tration, sont nombreux et variés; mais il est impossible de prévenir tous les crimes et délits, et quelles précautions pourraient lutter contre les combinaisons de trois mille proies dont les volontés con- vergent au même but avec une indomptable énergie"? Cependant les crimes intérieurs semblent diminuer depuis quelques années.

La statistique du bagne atteste une progression du faux et du parri- cide, le plus Sordide et le plus atroce des crimes; le faux s'expli- que facilement par l'agiotage, le culte impie de la richesse, la véna- lité de certains offices, la tendance sceptique de notre siècle, l'ab- sence d'une éducation morale à l'époque les passions fermentent. Mais le parricide, ce crime que les anciens ignoraient, serait-il vrai (jue la civilisation, comme on l'entend, l'engendrerait? On peut le

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croire, car elle engendre la dissipation, le luxe, la multiplicité des besoins , l'ambition , l'orgueil , la soif des jouissances, et l'insubor- dination présomptueuse de la jeunesse. Je ne veux pas chercher à expliquer un crime inconcevable; mais les parricides arrivent en foule au bagne, et dans ce moment un abominable fils, qu'épar- gna la justice en le condamnant aux travaux forcés à vie , se meurt à l'hôpital dans les convulsions incessantes d'une épilepsie qui com- mença le jour l'arrêt fut prononcé. Aussi, quelqu'un disait-il de lui que Dieu suppléait à la justice humaine , et qu'il n'avait pas per- mis que ses attaques eussent lieu avant la condamnation pour éviter le scandale d'une excuse de folie; n'est-ce pas assez qu'il y ait des circonstances atténuantes pour le parricide ? On dit que cet homme est hideux.

Depuis 1830 , le bagne a reçu beaucoup de condamnés politiques. C'est la honte de notre législation. Plusieurs ont été commués ou graciés. Il n'en reste plus que dix-huit à Brest. Leur conduite est excellente, et Mandar lui-même jouit de la faveur de la chaîne bri- sée. Il est assez remarquable que l'administration du bagne considère comme des hommes très paisibles certains condamnés dont les cri- mes furent atroces. Ainsi Delacollonge, qui étouffa sa maîtresse et dépeça son cadavre, est un modèle de résignation. Cela prouve une vérité depuis long-temps démontrée , que les hommes sont moins soumis à une impulsion originelle qu'à celles des habitudes et des circonstances. Cependant il est des hommes chez qui le besoin du meurtre semble être inné , tant il s'est incarné sous l'empire de ces deux influences. François , par exemple, le compagnon de Lacu- naire, est dans ce cas; c'est un homme de sang, dit-on, qu'il faut tenir constamment enchaîné dans un cachot. Accouplez donc un tel homme avec un malheureux condamné politique. Le système des bagnes l'autorise.

Je me suis efforcé de peindre avec vérité l'intérieur d'un bagne, autant qu'on peut le faire. Ses habitans seuls en connaissent tous les mystères. Qu'il me soit permis maintenant de hasarder quelques réflexions générales et sommaires sur cette institution.

Dans un bon système de pénalité , les chàtimens doivent produire sur le coupable deux genres d'impression : les impressions physiques et les impressions morales. Les premières sont les moins efficaces, mais il faut que les unes et les autres soient d'autant plus fortes , d'autant plus actives , que le crime qui les motive est plus grand et que la peine qui les produit est d'un degré plus élevé. Notre code

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met au premier rang des peines, la mort. Je ne vois dans cette peine d'autre impression morale que la terreur. Viennent ensuite les tra- vaux forcés à perpétuité, la déportation, les travaux forcés à temps, etc. Les travaux forcés à perpétuité sont donc au deuxième rang, et les tra- vaux forcés à temps , au quatrième. Il semblerait logique, par consé- quent, qu'il dut y avoir une très notable différence au physique et au moral dans les traitemens auxquels ces deux peines soumettent le condamné. Cette différence n'existe pas; et c'est un vice essentiel de l'organisation des bagnes. Les condamnés à l'une ou à l'autre peine , sont appliqués aux mêmes travaux et subissent la même infa- mie. Également exposés à la curiosité flétrissante de la foule, ils pro- mènent ensemble leur ignoble casaque, sans autre différence qu'une légère diversité de nuances. Cette distinction n'est qu'administrative et n'empêche pas qu'aux yeux de la foule ils ne portent la même livrée. Les condamnés à vie sont fréquemment mieux traités et mènent une vie moins dure que les condamnés à temps. La perversité, la démo- ralisation ne sont pas toujours en raison directe de la nature ou de la durée de la peine , et, s'il y a plus de férocité , plus de passions désor- données parmi les condamnés à vie, il y a peut-être plus de corrup- tion, de dégradation parmi les condamnés à temps, les récidivistes ou même les habitués des prisons. Mais c'est un fait moral qui n'a pas d'expression dans la loi. La loi frappe les actes et non paslespen- chans, les sentimens. On n'a jamais imaginé de transférer un réclu- sionnaire au bagne, sous prétexte d'une corruption plus grande que celle de beaucoup de forçats. Pourquoi donc alors soumettre au même régime les condamnés à temps et les condamnés à vie, quand la loi a mis entre ces deux peines toute la distance de deux degrés et qu'elle les applique à des crimes d'une gravité différente? N'est-ce pas une anomalie blâmable de confondre dans la pratique ce que la loi distingue essentiellement en principe? L'administration se justifie par cet argument : « Que les condamnés à temps sont souvent plus corrompus que les condamnés à vie. » Elle s'appuie même sur des expériences matérielles. Mais il faut remarquer que le crime est sou- vent une passion instantanée qui naît d'une circonstance fortuite, et qui procède ordinairement d'une organisation puissante; que le vice, au contraire, procède d'un caractère faible, et facilement do- miné par les influences étrangères. Un grand criminel peut donc vivre au bagne, sans récidive, si le hasard ne vient rallumer une passion éteinte ou endormie , tandis que l'homme vicieux ne peut s'isoler et se garantir des influences et des exemples. Pour lui, les circonstances

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de récidive sont toujours présentes. Ainsi d'une part la corruption , le vice, encore élémentaires en entrant au bagne, et cela peut être fort souvent, atteignent bientôt le suprême degré; car tous les mau- vais germes se développent avec rapidité dans cette atmosphère em- poisonnée; de l'autre beaucoup de condamnés à vie deviennent cri- minels par suite de ce contact avec des vices de bas étage. Les con- damnés à temps sont les moniteurs principaux de cette école mutuelle les leçons sont bien vite apprises. Cette promiscuité n'a donc au- cune excuse, elle est révoltante et tend à établir un équilibre d'im- moralité.

La seule mesure salutaire, employée au bagne, est la commutation ou la remise de la peine , en récompense de la bonne conduite : elle invite les condamnés à la résignation; mais le régime auquel ils sont soumis doit engendrer plus d'hypocrisie et de contrainte que de sin- cère repentir. La publicité des travaux, l'infamie en plein air, l'in- différence du mépris qui naît de l'habitude de le braver, et mille autres causes permanentes, font de l'emploi des grâces et de la dimi- nution de peine une espèce de parodie d'un vrai système péniten- tiaire. La pudeur est inséparable de la vertu, et je n'hésite pas à penser que la publicité de la flétrissure est l'obstacle le plus absolu à l'amendement moral , et l'agent le plus actif de dégradation , car elle exclut précisément la pudeur. On a supprimé le carcan , le bagne est un carcan perpétuel. On se fait à tout; aussi les condamnés portent-ils la tête haute et le regard ferme. Généralement gais, ils chantent volontiers pendant leurs travaux , et tout leur maintien an- nonce autant d'insouciance que de santé.

Une ordonnance de 1828 avait établi une classification des con- damnés, à priori, et d'après la durée de la peine ; Brest et Rochefort recevaient les condamnés à plus de dix ans, Toulon les autres. Il en résultait plus de dépenses pour le trésor et plus de fatigue dans le transport. On prétend aussi que cette mesure n'avait produit aucun résultat satisfaisant. Tel fut le sens des rapports officiels. Les classi- fications furent supprimées et le pêle-mêle fut rétabli. On ne peut nier cependant que ces classifications ne fussent conformes à la raison et au vœu de la loi , et qu'il ne fallût les maintenir à tout prix ou réformer la peine elle-même. On a consulté l'économie comme en une foule d'autres cas; mais l'économie et les commodités admi- nistratives n'ont rien à faire ici , quand il s'agit d'un intérêt de pre- mier ordre qui engage la responsabilité sociale.

Les conditions matérielles du bagne sont préférables à celles des

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autres prison. Les forçats sortent dès le matin ; ils aspirent un air pur à leur réveil, et pendant toute la journée, ils jouissent du soleil si cher aux prisonniers. Leur nourriture est saine et suffisante; leur pécule leur permet de se procurer quelques douceurs autorisées, sans compter toutes celles qui leur parviennent secrètement , et les agens de ce bas commerce sont nombreux. Ils ont aussi leurs fournisseurs. Leurs travaux n'ont rien de rebutant, et ne les fatiguent guère; ils trouvent dans le port tous les matériaux de leur industrie privée qu'ils peuvent exercer librement dans les momens de loisir. Mollement sur- veillés, ils ont plus de liberté que les réclusionnaires ou prisonniers; leurs gardes n'activent guère leur indolence, et savent fermer les yeux à propos , parce qu'il faut tolérer plus d'une infraction , sous peine de terribles représailles ; trop souvent môme les gardes et les forçats font les choses de compte à demi. Aussi le bagne est-il envié par les réclu- sionnaires qui se soucient moins de l'infamie que de la gêne. Il arrive quelquefois que ceux dont la conduite régulière a obtenu une com- mutation de peine , versent des larmes en partant : ce ne sont pas toujours des larmes de joie; la commutation ne les touche que comme un acheminement à la grâce. Ces regrets ne sont-ils pas une preuve de l'action démoralisante du bagne et de la perte de toute pudeur, puisque ceux-là qu'on a crus dignes de récompense , et qu'on dé- pouille des insignes les plus honteux, ne se réjouissent pas de l'échange de leur condition infâme contre un peu moins de bien-être matériel? Ils avaient, en effet, au bagne, la chaîne brisée et des postes de fa- veur, et, pour ainsi dire, la liberté dans une enceinte limitée, plus grande que celle du cloître. Ainsi Contrafatto, qui était le facteur d'une boutique d'étalage , pouvait passer sa journée à lire et à se pro- mener dans la cour.

Cette préoccupation exclusive du bon ordre physique, nécessitée par une aussi grande réunion de criminels sans cesse en mouvement, a un cachet de matérialisme qui contraste singulièrement avec les tendances réformatrices de l'époque. Au bagne , tout semble com- biné pour la propagation du vice et du crime , rien pour la correction. C'est une vie de matière ; le cœur n'a d'élan que pour haïr, et l'ame que pour se nier elle-même ou maudire la divinité, si toutefois on y pense. Mais, parmi ces malheureux, il en est quelques-uns peut-être qui conservent un vague souvenir des pieuses émotions de leur en- fance et de la prière que la mère de famille récitait le soir, au milieu de ses enfans agenouillés. C'est pour ceux-là que le bagne réserve toutes ses horreurs : il n'a pas un lieu de refuge pour ceux qui veu-

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lent pleurer leurs crimes et implorer la miséricorde divine; le budget n'alloue pas de fonds pour cela. Aussi, dominés par l'orgueil et par la crainte des risées, ils dissimulent, ils se livrent, en eux-mêmes, une lutte cruelle; d'abord ils font bonne contenance; peu à peu les souvenirs pieux et le remords s'effacent sous des impressions nou- velles; la résistance cesse, et, emportés enfin par le tourbillon qui les harcèle sans relâche, ils tombent dans le gouffre d'où l'on ne sort plus. Le crime entre grossier et brutal au bagne , il en sort subtil et ingénieux : qu'on en juge par les forçats évadés ou libérés.

On ne comprend pas que, dans un pays qui passe pour le plus civi- lisé du monde, et qui devrait se montrer jaloux au moins de cette réputation; on ne comprend pas, dis-je, qu'en France, on abandonne tant de malheureux à tous les déréglemens de leur imagination. Qu'à l'époque l'ignorance et le scepticisme préconisaient le dogme de l'utilité, et ne reconnaissaient au droit de punir d'autre origine que le besoin de sécurité matérielle, on se soit borné à tuer, à enchaîner, à séquestrer des hommes dans lesquels on voyait moins les violateurs de la morale que les violateurs de la tranquillité publique ; cela se conçoit. Un tel système explique aussi l'envoi des condamnés politi- ques au bagne. Mais aujourd'hui que l'esprit humain a reconquis un peu de ferveur, et la philosophie un peu de religieux idéalisme, au- jourd'hui que la discussion sincère et libre a restitué ses véritables titres à chaque droit , son vrai caractère à chaque institution sociale, est-il possible qu'on laisse croupir, dans la fange des bagnes, huit mille condamnés , dépourvus de la pitié des hommes et de la parole de Dieu !

Ce n'est qu'au pied de l'échafaud que le règlement appelle auprès de ces malheureux le ministre de la religion. L'office du prêtre se borne à une exhortation de commande, qui est peut-être un nouveau supplice pour le patient, car il allait mourir comme une brute, et vous lui donnez le doute et la crainte , mais non pas la foi , à coup sûr.

De quelque source qu'on fasse découler le droit de punir, c'est pour la société tout entière un crime de vouer ainsi à la réprobation les victimes de sa justice. Que le système utilitaire abandonne de la sorte les condamnés à vie, il n'y a qu'un acte de matérialisme; mais en agir ainsi à l'égard des condamnés à temps , c'est commettre une faute. M. le procureur-général de la cour royale de Paris, chargé par la nature de ses fonctions de requérir les peines qui pourvoient les bagnes, développait dernièrement, nous le savons, dans un dis- cours remarquable, une doctrine plus élevée. Que pense-t-il de cette ménagerie d'hommes enchaînés, de ces colporteurs d'infamie, con-

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sidérés comme des machines à l'usage des ports , et que la loi ou l'administration plongent dans un système combiné d'abrutissement et de corruption progressive !

Je ne chercherai pas à indiquer ici les améliorations que l'on pour- rait introduire : il y en a peu de sérieusement applicables sur les bases actuelles ; tout l'ensemble est à changer. D'ailleurs, mon vœu le plus vif est la destruction de ces monstrueux établissemens, dans l'intérêt des condamnés, de la société, et des arsenaux toujours com- promis. Les tentatives d'améliorations partielles ne sont, le plus sou- vent , qu'un prolongement du mal ; elles s'encadrent rarement bien avec les conditions, les nécessités préexistantes. Il en est des vieux abus comme des vieux monumens : à force de replâtrage et de res- tauration , ils durent toujours.

Il n'existe aujourd'hui d'autre raison pour le maintien des bagnes que la raison pratique , c'est-à-dire l'habitude et la difficulté de les remplacer. Mais ces causes céderont à des efforts bien entendus; il est temps de supprimer ces produits bâtards et posthumes des an- ciennes galères, et de comprendre enfin leurs dangers. Placé au centre des arsenaux , le bagne y vomit chaque jour des milliers d'apôtres de ses détestables doctrines. Mêlés aux ouvriers , aux ma- rins, ces misérables les enlacent dans leurs pièges; l'ignorance et l'indigence sont quelquefois si faciles! ils en font leurs complices et mettent l'arsenal en exploitation. Il est impossible de calculer les vols qui s'y commettent, et le nombre de ceux qui sont découverts n'égale sans doute pas le nombre de ceux qui restent ignorés. La contagion du bagne est expansive; elle se répand non-seulement dans l'arsenal, mais dans la ville et les campagnes environnantes; et si quelque révélation mettait à découvert toutes les industries qui se rattachent au bagne, tous les mystères qu'il recèle, toutes les agences qui en dépendent, toutes les relations dont il est le centre, on serait justement saisi d'épouvante. Dans la ville, dans les campagnes, il y a des maisons de refuge pour les évadés. Quelquefois il apparaît à Brest des industriels forains qui mettent impunément la police en émoi. Les recherches sont impuissantes, on les soupçonne, on est même convaincu qu'ils entretiennent des intelligences avec le bagne; mais la preuve échappe toujours, tant est bien ourdie cette occulte organisation. Quel fléau pour une population et quel péril pour un arsenal! A cela, l'habitude répond qu'il n'est pas arrivé d'accidens bien graves, sauf les vols. Mais ces vols ne sont-ils donc rien? On ne peut en évaluer les préjudices, on les ignore presque tous, quoique

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sans cesse des ouvriers, des gardes-chiouTmes , soient condamnés comme auteurs, complices ou receleurs. Et ces incendies qui écla- tent de temps en temps dans les ports, on n'en connaît ni les auteurs, ni les causes. Sans doute les forçats soupçonnés se sont révoltés à l'idée qu'on pût les croire assez mauvais citoyens pour porter atteinte à la sûreté de la France; mais , réduite à expliquer ces désastres par l'imprudence, la police n'a pu se défendre d'une conviction contraire. Il est vrai que les condamnés n'ont pas intérêt à mettre le feu à l'ar- senal , puisque dans un trop grand désordre , on les tuerait plutôt tous, que de les laisser s'échapper. La crainte seule d'une aussi cruelle extrémité , qui d'ailleurs a failli se présenter déjà , devrait être un motif suffisant pour écarter les bagnes des ports les chances d'incendie sont toujours nombreuses. On a vu des misérables assas- siner leur compagnon de chaîne, insensibles même à la communauté de souffrance, pour le seul plaisir de le faire. Ne peut-il pas aussi se trouver, parmi tant de criminels, un fanatique incendiaire, qui mour- rait avec orgueil sous les ruines de Brest ou de Toulon? Les incen- diaires sont mis au bagne comme les autres. Plaise au ciel qu'on n'attende pas que la nécessité du déplacement des bagnes se révèle par une terrible démonstration ! Or, le déplacement des bagnes en- traînerait leur suppression.

Sous le rapport moral et sanitaire, il est mieux d'employer les forçats aux travaux que de les laisser inactifs; mais il est bien avéré aujourd'hui que ces travaux sont moins économiques qu'onéreux pour l'état. Exécutés par des ouvriers libres, ils seraient payés plus cher, mais, en somme, on y gagnerait. Les Américains, qui s'enten- dent à la spéculation , pratiquent en toutes choses cet axiome de leur civilisation : « que les services les mieux rétribués sont les plus pro- fitables. » M. Tupinier, dans son rapport à la chambre, n'hésitait pas à signaler les inconvéniens du bagne, et je me réjouis de ce qu'une haute capacité, aussi compétente, ait pris à cœur cette ques- tion. Le mélange des condamnés avec les ouvriers libres, quoique prohibé, est inévitable; il engendre les plus funestes résultats : le greffe du tribunal maritime peut l'attester. La spoliation s'exerce à l'aise au milieu d'un immense matériel , qui ne peut être inventorié; elle s'érige en système, en droit. Pendant la paix, l'inconvénient est moindre; l'investigation, stimulée par la voix publique, est plus sévère. Mais vienne une guerre, des armemens précipités, des pré- occupations qui laissent peu de temps à une surveillance minutieuse; le gaspillage et la dilapidation feront largement leurs profits, grâce

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à la corruption que le bagne entretient et propage parmi les béné- ficiaires ou les agcns de ces profits illicites.

Les localités se trouvent les bagnes ont quelque droit de se plaindre de cette agence de démoralisation et de la fâcheuse préfé- rence dont on les gratifie. La nature donne à chaque pays ses chances de prospérité. Les poris de guerre, généralement peu commerçans et isolés du centre, Brest surtout, fournissent du moins à la classe ouvrière beaucoup de travail; mais la présence du bagne à Brest enlève certainement à quinze cents familles les moyens d'existence. Dans les momens de crise financière et de capricieuse économie, on diminue le nombre des ouvriers; les petits pâtissent toujours. Ainsi, ces malheureux n'ont pour ressource que l'excédant du travail des forçats, ou ce qui ne peut être exécuté par eux. On les congédie par cinq ou six cents : on les prend, on les laisse avec une brutale indif- férence. La nourriture des forçats est toujours assurée; celle des ou- vriers ne l'est jamais. Le nombre des forçats augmente-t-il, celui des ouvriers employés diminue. Ainsi, ces malheureux sont à la merci du crime. Ils ne peuvent enlever aux autres villes la source de tout bien-être, le travail ; ils en sont impitoyablement dépouillés par elles. Aussi la misère est-elle souvent à son comble à Brest , qui ne reçoit la vie que de son port, et semble depuis quelques années être déshé- rité de sa splendeur maritime. Dans un système de répression bien entendu , chaque département devrait avoir sa maison pénitentiaire; les condamnés y étant en petit nombre, on pourrait facilement les surveiller, les instruire, les classer, les moraliser, les réformer. Ils n'exerceraient aucune mauvaise influence sur la population, tandis que Brest, Toulon et Bochefort sont les égouts de toutes les immon- dices des cours d'assises, et que cette lie de la société, entassée dans leurs murs, y répand avec intensité ses détestables émanations.

Certains économistes trouvent le système actuel susceptible de dé- veloppemens. Ils proposent de substituer encore plus largement les for- çats aux ouvriers libres. Ainsi l'on rechercherait avec soin les capacités industrielles du bagne, et on les mettrait à la place des chefs d'ate- liers, des maîtres, etc. Ces nouveaux chefs auraient sous leurs ordres des ouvriers libres ou des forçais, et comme le prix de la main d'œu- vre est réglé administrativement, on obtiendrait les mêmes ouvrages à beaucoup meilleur marché. Les ateliers seraient ouverts aux con- damnés, tandis qu'on en expulserait les ouvriers libres; ceux-ci mourraient de faim, mais on aurait fait de belles économies: les considérations matérielles avant tout : Yirlus post nummos. Les

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chiffres justifieraient ce système jusqu'à un certain point. Mais il ne s'agit pas de savoir si le travail des ports , pris isolément , coûte moins cher, fait par les forçats; il s'agit de savoir si la société a le droit d'abrutir les hommes que frappe la justice , et de corrompre les populations , sous prétexte de punir les condamnés ou de faire des épargnes.

Un jour il fut question de remplacer le maître perceur du port , homme habile et honnête, par un forçat fort adroit. Cet homme ap- prend le sort qui le menace; il se rend chez l'intendant : « Je viens vous demander une grâce, dit-il. Laquelle? De me réserver ma place dans un mois d'ici. Je vais commettre quelque crime : s'il réus- sit, je me ferai rentier ; s'il ne réussit pas, je reviendrai ici vous faire la besogne à bon marché. » La leçon fut comprise, car elle fut publique, et l'on cria : bravo!

Je ne sais si la réforme pénitentiaire sera bientôt essayée en France; je ne sais si, de toutes ces théories divergentes, on est parvenu à formuler un système d'application ; mais il ne paraît pas qu'on s'occupe des bagnes; on y fait même des réparations d'assez mauvais augure. La suppression des bagnes soulèverait d'immenses difficultés , je l'avoue; mais le génie de l'homme en a vaincu bien d'autres, et jamais il n'aurait fait un plus noble emploi de sa puis- sance. L'humanité parle ici trop haut pour ne pas être enfin écoutée, et la sécurité des arsenaux est trop fortement intéressée clans la question pour qu'elle n'excite pas au plus haut degré la sollicitude du gouvernement. En temps de guerre, quelle serait la conséquence de la prise de nos arsenaux maritimes ou de leur incendie !

J'ajouterai une dernière considération. Il n'est pas, dans notre langue, un mot qui peigne la réunion de toutes les flétrissures aussi énergiquement que celui de forçat. Le forçat est un homme frappé pour toujours de réprobation, et mis à l'index de la société. Après l'expiration de sa peine, il ne sera reçu nulle part. Remis à la surveillance du maire ou de la police , on le connaîtra bientôt , on s'écartera de lui comme d'un lépreux, et c'est moins le criminel qu'on repousse que l'ancien hôte des bagnes. La famille, qui recueille un fils libéré, subit la solidarité de cette répugnance. Le forçat libéré, sans abri, sans moyens d'existence, toujours environné d'infamie, est forcé de se rejeter dans la vie du crime et dans ses associations : les récidives ne le prouvent que trop. Le fils d'un guillotiné peut vi- vre tranquille au milieu de ses champs; on le plaint, on ne voit que son malheur, et on oublie le crime de son père. Mais le fils d'un for-

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çatî il est privé, comme son père, des relations et des affections sociales; on le montre au doigt. On a supprimé la marque; mais le bagne imprime une autre tache qui ne s'efface jamais et qui paraît toujours au front : tache indélébile qui, comme un vice du sang, s'étend du père à la postérité. Le bagne n'a doue d'autre effet que de corrompre le condamné , d'entretenir les notions et l'héroïsme du crime, d'associer les familles à la honte du père, d'engendrer le dé- sespoir et une perpétuité de flétrissure. Que signifie cette expres- sion : Condamné à temps? La qualification de forçat est un stygmate permanent. Je sais un honnête ouvrier qui habite une commune rurale; on ne l'appelle que le forçai. On l'emploie quelquefois; mais la défiance et le soupçon veillent toujours autour de lui. La contrac- tion de son visage indique assez la souffrance qu'il éprouve. Il faut vraiment de la vertu pour supporter, sans explosion de rage, une pareille torture.

Voilà quelles sont les salutaires influences qu'exerce la peine des travaux forcés , telle qu'on l'a constituée. Je doute qu'il y ait un con- troversiste assez hardi pour soutenir aujourd'hui l'utilité du bagne. Et cependant le bagne existe toujours.

H. Dein.

BULLETIN.

Nous ne voyons pas, jusqu'à présent, que la coalition ait accompli bien glorieusement la tâche quelle s'était donnée. D*abord que reste-t-il de son Adresse? De l'aveu même des organes de la coalition, il n'en reste rien; et une feuille des plus avancées dans l'opposition , n'a-t-elle pas déclaré que cette réponse est à peu près ce que le ministère voulait qu'elle fut ? C'est , en effet, ce que voulait le ministère du 15 avril, qui voulait que les droits du trône fussent reconnus: que le principe du respect aux traités ne fût pas violé ; que le droit de la France à écarter les intrigues politiques sur nos frontières ne fût pas abandonné; qui voulait, en un mot, l'ordre inté- rieur, le maintien de l'équilibre des pouvoirs, et la paix en Europe, sans concessions indignes de la France. Grâce à une majorité unie et courageuse, habile et désintéressée, le ministère est parvenu à maintenir tous ses princi- pes et à les faire maintenir par la chambre. Il a rempli jusqu'au bout la no- ble tâche qu'il s'était donnée , en dépit de tous les efforts de la coalition , malgré le talent et la passion des uns , malgré les intrigues et les menées des autres; et une fois sa tâche accomplie, il a remis au roi, de qui il l'avait reçu, le pouvoir dont il a fait un si bon usage. En d'autres termes, après avoir fait respecter les principes du gouvernement constitutionnel par l'op- position, il y a obéi dans leur plus rigoureuse acception. Placé vis-à-vis d'une minorité trop nombreuse, quoique composée d'élémens contradictoires, il s'est retiré pour fournir à d'autres les moyens d'organiser une majorité plus compacte. Le cabinet du 15 avril a généreusement accompli deux nobles et pénibles sacrifices, en se dévouant à discuter le projet d'adresse au milieu des passions violentes et désordonnées qui s'étaient soulevées contre lui, et en abandonnant le pouvoir, quand il se sentait la force et la persévérance nécessaires pour travailler encore à affermir la paix et la prospérité du pays.

20.

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Tous les devoirs du ministère du 15 avril sont maintenant accomplis. Nous verrons comment l'opposition fera le sien.

A en juger par le langage de ses organes officiels, la coalition ne nous semble pas très rassurée. Elle montre certaines frayeurs qui ne décèlent pas une grande confiance dans son avenir. Elle craint surtout qu'on ne rende justice au cabinet qui vient de se retirer, et à M. Mole , son chef. Aussi tra- vaille-t-èlle plus ardemment que jamais à prouver qu'en aucun temps la France n'a été si malheureuse, si divisée, si opprimée que sous ce funeste ministère du 15 avril. Quand elle se voit forcée de renoncer à ce thème, un peu dif- ficile à remplir, il est vrai , la coalition emploie toutes les ressources de son génie à démontrer que les évènemens heureux qui ont eu lieu depuis deux ans doivent être attribués à d'autres qu'aux ministres du 15 avril. Le Consti- tutionnel excelle surtout dans cette façon de raisonner, et il est vraiment cu- rieux de l'entendre. Si la prospérité publique s'est accrue sous le ministère du 15 avril, dit le Constitutionnel, qui veut bien se rendre aux chiffres exposés à la tribune par le ministre des finances , c'est l'effet naturel des administra- tions qui l'ont précédé. Si la prospérité publique vient à décroître aujour- d'hui, ajoute le Constitutionnel , c'est l'effet naturel d'une faible administra- tion qui a duré près de deux ans. Osera-t-on en attribuer la faute à ses héritiers?

Le Constitutionnel , on le voit, se met en règle pour l'administration qu'il compte établir, et, dans sa prévoyance bien légitime, il se hâte de rejeter d'avance sur le ministère du 15 avril la décroissance de prospérité publique qu'il attend déjà du glorieux cabinet, du ministère capable et suffisant, qu'il prépare. Quant à nous, nous le dirons franchement au Constitutionnel , si la France cesse d'être heureuse, prospère et tranquille, comme elle l'était il y a deux mois, nous oserons l'attribuer au cabinet qui existera, surtout si ce ca- binet, sorti d'une minorité comme est la coalition, pratiquait les principes que le cabinet du 15 avril a combattus si victorieusement à la tribune. Voyez un peu l'esprit de justice de la coalition ! Le fait de la prospérité actuelle du pays n'appartient pas au ministère du 15 avril, sous lequel elle est née; c'est l'ouvrage de ses prédécesseurs; et les malheurs qu'on redoute pour l'a- venir seront son ouvrage. Si la défiance naît en France et en Europe, par l'effet des paroles imprudentes prononcées à la tribune par les chefs de la coa- lition ; si les affaires qu'ils s'appliquent à entraver depuis un an deviennent plus difficiles, c'est au ministère du 15 avril qu'il faudra s'en prendre, et mal- heur à qui osera attribuer ces tristes résultats aux hommes de génie qui se portent ses héritiers!

Les hommes d'état, qui se disent appelés à rétablir le gouvernement re- présentatif dans sa pureté, dénient leur propre responsabilité, à la veille de se voir ministres, et se réfugient sous la responsabilité de leurs prédécesseurs, tout en leur retirant le mérite des bons effets qu'ils ont obtenus! Et cepen- dant, tout en disant que la prospérité matérielle de la France, qui a commencé

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six mois après l'amnistie, vient du ministère précédent, les sublimes raison- neurs de la coalition déclarent le ministère du 15 avril responsable de l'exécution de la convention d'Ancône, qui avait été faite par un autre mi- nistère. Laissons à chacun ce qui lui appartient, s'écriait M. Guizot à la tri- bune : « à Casimir Périer l'occupation d'Ancône; au 11 octobre le maintien, et à vous l'évacuation. » Or, voici comment M. Guizot et ses amis actuels entendent rendre à chacun ce qui lui appartient. Tous les résultats heureux seront dus aux ministres qui ont précédé les membres du cabinet du 15 avril, et tous les résultats moins brillans, mais obligés, seront l'œuvre du 15 avril. M. Guizot, M. Thiers, qui n'ont pas fait l'amnistie, qui ne l'ont pas voulu faire, sont les auteurs véritables de la prospérité qui a suivi l'amnistie et le sys- tème conciliateur du 15 avril; mais ce qui est bien au cabinet du 15 avril , ce qu'on lui laisse sans contestation, c'est la nécessité de respecter les traités signés par les cabinets du 13 mars et du 11 octobre. En vérité , il est impos- sible d'être plus juste, plus loyal et plus généreux!

Les œuvres mêmes du ministère ne lui appartiennent pas. « Les journaux ministériels énumèrent tous les actes glorieux du 15 avril, dit le Constitu- tionnel. Il a pris Constantine, il a pris le fort de Saint-Jean-d'Ulloa. Pourquoi donc n'a-t-il pas fait valoir ces exploits dans la discussion ? C'est que ces beaux faits d'armes ne sont pas à lui. Le ministère n'est pas responsable de l'admi- rable héroïsme de notre marine. »

On pourrait répondre au Constitutionnel que le ministère n'a pas eu besoin de faire valoir ces actes dans la discussion de l'adresse , même pour faire changer le paragraphe défavorable au cabinet que la commission avait intro- duit dans son projet, relativement au Mexique, et que la commission a été obligée de changer elle-même. Quant à l'expédition de Constantine, c'est sans doute aussi au ministère précédent que la France en doit le succès!

Le ministère, ainsi jugé, devait naturellement être frappé de réproba- tion; voilà pourquoi, sans doute, la coalition a triomphé à la minorité de 13 voix! Savez-vous bien , maintenant, de quel coté sont les ambitieux qui s'agitent, d'où viennent les menées et les intrigues? Le Constitutionnel nous l'apprend. C'est la réunion Jacqueminot qui se donne le plus d'agitation, et qui se tourmente pour empêcher toute combinaison. C'est la réunion Jac- queminot qui veut jeter le désordre en France , alarmer les esprits, et mettre des obstacles à l'exercice des prérogatives de la couronne ! Et qu'est-ce que la réunion Jacqueminot, s'il vous plaît? Un misérable assemblage de deux cent vingt-un députés qui , sous prétexte qu'ils ont des principes identiques, des vues parfaitement conformes; qui, parce qu'ils n'ont aucune ambition personnelle, s'arrogent le droit de s'ingérer dans les affaires de la minorité siègent toutes les capacités et les plus hautes qualités d'esprit du pays ! « Il paraît, s'écrie le Constitutionnel, que la réunion Jacqueminot est une sorte de quatrième pouvoir dans l'état; mais nous voudrions bien qu'on nous dît à quoi elle est bonne. » La réunion Jacqueminot, n'en déplaise au

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Constitutionnel , n'est pas un quatrième pouvoir. JNous .sommes étonnés d'être obligés de l'apprendre à des gens si avancés dans la pratique des prin- cipes constitutionnels; la réunion Jacqueminot est tout simplement un des trois pouvoirs de l'état, et elle serait même, selon les doctrines de M. Du- vergier de Hauranne et de la coalition, le premier pouvoir de l'état, car c'est la majorité de la chambre élective, dont la coalition veut assurer la pré- pondérance. Mais la majorité de la chambre fait obstacle en ce moment , et on lui demande qui elle est, et on la traite comme on traitait hier le minis- tère, comme on traitait la couronne , il y a huit jours , comme on la traitera encore demain si elle n'obéit pas aux sommations , nous voudrions dire res- pectueuses , de la coalition !

La coalition craint encore, et par-dessus tout, que !e ministère du 15 avril ne soit pas complètement dissous. Ce petit ministère insuffisant , que les hommes de génie et de force dédaignaient si fort, on redoute jusqu'à ses cendres, et l'on craint qu'il ne s'en échappe quelque étincelle. Ici encore, c'est le Constitutionnel qui donne le mot d'ordre que répètent servile- ment tous les journaux indépendans. Il n'est pas de jour il ne se hâte d'affirmer que M. le comte Mole a donné sa démission, que cette démission est sérieuse, qu'elle est irrévocable, et qu'il ne consentira à entrer dans au- cune combinaison nouvelle. Aujourd'hui, le Constitutionnel et ses échos obéissans, ajoutent que M. Mole s'est lié de nouveau par une lettre au roi , et ils se félicitent, en se demandant avec inquiétude si M. Mole et M. de Mon- talivet n'ont pas d'arrière-pensée. En même temps, les journaux de la coali- tion s'attachent à prouver avec une inquiétude non moins grande, que M. le maréchal Soult n'a pas accepté la mission de former un ministère, et qu'il a seulement demandé quarante-huit heures pour réfléchir aux combinaisons qui lui sembleraient possibles. La veille, le Constitutionnel, cet organe offi- ciel du parti qui n'intrigue pas, avait déclaré que le maréchal duc de Dal- matie avait répondu par un refus pèremptoire, au roi , qui invitait le maréchal à s'entendre avec M. le comte Mole et M. le comte de Montalivet. En ce mo- ment même , c'est à qui se dira autorisé à répandre les bruits les plus ab- surdes et les notions les plus fausses. Nous croyons donc de notre devoir de dissiper les craintes de la coalition et de rétablir les faits , en rapportant ce qui s'est passé dans ces entrevues qu'on a dénaturées dans l'intérêt d'une cause qui semble avoir résolu de réussir sans s'inquiéter du choix des moyens.

Tout ce qu'il y a de vrai dans les relations des journaux de la coalition, c'est que M. le maréchal duc de Dalmatie a été appelé chez le roi, et qu'il a eu l'honneur de s'entretenir deux fois avec S. M. Nous n'avons pas la prétention de rapporter les paroles royales et celles de l'illustre maréchal ; mais nous savons que le maréchal, aux paroles qui lui furent adressées par S. M. , répondit qu'il pensait que M. le comte Mole était en situation de former un cabinet. On nous assure, de bonne source, que S. M. se serait contentée de dire que M. le comte Mole était d'un caractère trop sérieux

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et trop conséquent pour que sa démission n'eût pas été méditée avec ma- turité, et que les circonstances qui avaient motivé cette démission durant encore , il n'accepterait sans doute pas la mission de composer une admi- nistration sur de nouvelles bases. Le roi demanda ensuite au duc de Dal- matie s'il n'aurait pas de répugnance à reprendre cet entretien, et le maré- chal exprima avec respect l'empressement qu'il mettrait à se rendre aux ordres du roi. Le maréchal ajouta seulement qu'il désirait que M. le comte Mole eût connaissance des sentimens qu'il venait d'exprimer à son égard. C'est à la suite de cette audience que les journaux de la coalition et le Constitu- tionnel se déclarèrent autorisés à déclarer que le roi avait proposé au ma- réchal duc de Dalmatie de s'entendre avec les comtes Mole et Montalivet, et que le maréchal avait répondu aux ouvertures du roi par un refus péremp- toire !

Se rendant aux désirs du duc de Dalmatie, S. M. manda le comte Mole, et lui fit connaître les paroles du maréchal ainsi que la réponse du roi. Ce fut pour mieux répondre à la pensée de S. M., qui était aussi la sienne, que M. Mole écrivit au roi la lettre dont il a été question, et dans la- quelle le chef du cabinet du 15 avril reproduisait les motifs de sa démission. Cette lettre fut communiquée à M. le maréchal Soult , dans la seconde au- dience que lui accorda le roi. Le maréchal, après en avoir pris connaissance, sembla se plaire à rendre à Fauteur de cette lettre la justice qui lui est due , et termina en disant qu'il tenait à ce que M. le comte Mole sût ce qui avait été dit. Puis, le maréchal consentit à s'occuper de la composition d'un cabi- net, et demanda quarante-huit heures « pour réfléchir aux propositions qu'il porterait au roi à son retour de Dreux. » Il nous semble que l'unanimité et le zèle avec lesquels les journaux de l'opposition déclarent que M. le maréchal Soult n'a pas consenti à se charger de la formation d'un cabinet, sont des précautions bien puériles. Les paroles du duc de Dalmatie , que nous rappor- tons, n'indiquent pas sans doute que l'illustre maréchal a pris l'engagement de porter au roi une combinaison ministérielle toute prête à être exécutée. Sa prudence et sa sagesse ne s'accorderaient pas avec un engagement qui tiendrait de la témérité dans les circonstances nous nous trouvons ; et l'esprit aventureux qui domine dans la coalition a pu seul attribuer un tel sens à l'accession du maréchal. Mais la formation d'un cabinet se compose souvent de plusieurs phases, et une proposition de ministres, faite au roi par un homme aussi éminent que M. le maréchal Soult, est, sans nul doute, le premier acte de la mission dont son dévouement au trône et au pays l'ont engagé à se charger. Quant à M. le comte Mole , qui annonçait dans sa lettre qu'il ne se chargerait ni directement, ni indirectement, de la formation d'un cabinet, il est resté parfaitement étranger à ce qui s'est passé depuis quelques jours, et il s'est borné à se montrer sensible, comme il le devait, au bon procédé de M. le maréchal duc de Dalmatie à son égard.

C'est à regret que nous parlons du roi ; mais la coalition n'a pas craint de

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porter jusqu'au trône les paroles amères que lui arrache une crise qu'elle a provoquée avec tant d'ardeur, et qu'elle ne voudrait voir cesser qu'à son profit. Nous n'irons pas jusqu'à citer ses paroles. Loin de les reproduire , nous vou- drions les effacer. Il nous suffira de lui répondre que personne en France n'a plus à cœur que le roi, de faire cesser une situation qui l'afflige ; et cette assurance, nous la prenons dans le caractère personnel du roi. ]N'avons-nous donc pas vu le roi travailler depuis huit ans , et souvent au péril de sa vie , au maintien des institutions , à l'ordre, à la paix, à la prospérité du pays? Et le roi prolongerait de sa volonté , pour une minute, un état de choses qui peut compromettre tous ces biens qu'il a tant contribué à nous donner? Nous ne savons ce que veut la coalition, et il nous paraît difficile qu'elle le sache elle-même. II y a tant d'intérêts qui se combattent, tant d'influences oppo- sées qui s'imposent des rètos les unes aux autres , qu'une crise de quelque durée ne serait pas de trop pour s'entendre sur le choix d'un ministère qui puisse à la fois satisfaire M. Thiers et M. Berryer, M. Guizot et M. Mauguin, M. Odilon Barrot et M. Duchâtel ! La tâche est difficile , et elle pourrait bien être longue. Mais la couronne , tout en voyant mieux que personne les dif- ficultés de l'entreprise, qu'elle juge de plus haut, n'a-t-elle pas un intérêt immense et direct à ce que le choc se termine et que les rouages du gou- vernement reprennent leur marche naturelle? En vérité, est-ce bien l'ordre constitutionnel que celui une opposition , embarrassée de ses propres in- trigues , élève de telles accusations contre la royauté ? Nous sommes vraiment fâchés de voir la coalition si gênée de ce qu'elle nomme son triomphe; mais de bonne foi , est-elle juste de s'en prendre à tout le monde, au ministère qui vient de se retirer, à la majorité , et enfin à la couronne !

La coalition semble désirer que le maréchal Soult décline la mission qui lui a été confiée par la couronne; et, pour mieux arriver à son but, elle dé- clare que le maréchal n'a pas eu de mission. Qui donc entrave la formation d'un cabinet , de la couronne qui charge le maréchal Soult d'en former un , ou de la coalition qui ne veut pas à toute force que le maréchal s'en charge et s'en soit chargé? Évidemment, la coalition se moque de nous. Elle voulait que le ministère se retirât avant la discussion de l'adresse; et maintenant, on dirait qu'il est tombé trop tôt à son gré ! Il est vrai que, si M. Mole et ses collègues s'étaient retirés sans avoir fait changer l'adresse, et sans avoir forcé les chefs de la coalition à s'expliquer, on aurait eu bientôt un ministère! Ce sont ces fatales explications qui ont tout gâté, et qui rendent la formation du ministère de la coalition si difficile. Il était si commode d'entrer aux af- faires sans dire ce qu'on pensait du traité d'Ancône et des 24 articles, et surtout sans laisser percer ses principes de gouvernement devant ses alliés de l'extrême gauche! La discussion a tout. gâté. La majorité sait maintenant les risques que court la paix de l'Europe dans les mains de certains chefs de la coalition ; la gauche sait ce que deviendraient ses espérances de réforme dans les mains de quelques autres de ses alliés actuels; et il ne reste plus

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pour ceux qui voulaient briser les portes du pouvoir, maintenant qu'elles sont ouvertes, qu'à se glisser entre la majorité et une partie de la minorité qui s'oppose déjà à eux, ou leur fait de dures conditions. Qui donc, s'il vous plaît, est le plus intéressé à prolonger l'indécision de la crise actuelle?

Nous concevons l'humeur de la coalition , et nous lui en pardonnons vo- lontiers les effets, mais nous ne lui permettrons pas de la diriger contre la couronne. Il nous est pénible de revenir aux faits qui sembleront une justi- fication dont n'a pas besoin le pouvoir qu'on attaque , mais nous devons ré- pondre à de fausses allégations. Dans l'entretien que le roi a accordé à M. le maréchal Soult, S. M. n'a fait aucune exclusion. Le roi a exprimé au maré- chal le regret que lui causait la retraite de ses ministres. Le roi a encore prononcé quelques paroles pleines de dignité, qui exprimaient un regret d'une autre nature; mais, nous le répétons, la prérogative royale n'a apparu pour repousser aucun nom. Voici pour les hommes. Quant aux choses, il n'a été question ni de la conversion des rentes, ni de la loi d'état-major que la commission a cru devoir réclamer dans l'adresse , ni d'aucune autre question intérieure. Pour la Belgique, le roi a dit au maréchal qu'il a confiance en lui, et le maréchal a répondu par des paroles, toutes de respect, à cet acte de la confiance royale. Rien de plus. Le maréchal a donc toute latitude pour formuler ses propositions. La couronne ne lui prépare aucun obstacle. Elle les a, au contraire, tous écartés, et l'on peut dire qu'à la mission extraordinaire que lui avait déférée l'estime du cabinet du 15 avril, succède pour M. le maré- chal Soult une autre mission extraordinaire, non moins éclatante, et qui sera peut-être encore plus utile au pays. Quant à nous, loin d'imiter l'opposition qui semble vouloir restreindre cette mission et la réduire à une conversation ordinaire, nous nous plaisons à bien en augurer. M. le maréchal Soult a obéi au sentiment de sa haute dignité en restant étranger aux menées des partis ; il a donné l'exemple de la conduite noble et grave que doivent tenir les hommes qui ont été placés par leur mérite à la tête d'un pays ; nous ne savons pas de caractère politique qu'il soit plus à propos de mettre en lumière en ce moment !

Nous calmerons encore la dernière des craintes que la coalition a laissé voir. Elle semble redouter que M. Mole et M. de Montalivet ne se désunissent. Après avoir essayé long-temps et bien vainement de semer la désunion entre eux, elle a peur maintenant de les voir se séparer. Qu'on ne s'étonne pas de cette sollicitude, et que la coalition se rassure. M. Mole et M. de Montalivet restent unis dans la même pensée et dans les mêmes principes, et aucun d'eux ne reformera seul le ministère que la coalition semble voir avec effroi de quelque côté qu'elle tourne ses yeux. En un mot, M. de Montalivet a plei- nement adhéré à la lettre de M. Mole, et deux ans de fidélité à la parole don- née, d'estime et de confiance, ont scellé des deux parts cet écrit.

L'exemple que les ministres du 15 avril ont donné, a fructifié dans la majo- rité de la chambre. Tous les efforts de la coalition ont échoué , on n'a pu la

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désunir. L'absence forcée du général Jacqueminot n'a pas même changé le lieu de la réunion. Sa maison est restée ouverte à ses collègues , et l'affluence des députés y est toujours la même. C'est un beau spectacle que celui d'une majorité, abandonnée de ses chefs, restée unie et fidèle à ses principes! On dirait une de ces belles armées de la France que leurs officiers abandonnè- rent , et qui restèrent immobiles sous leurs drapeaux. Il sortira peut-être aussi des généraux illustres de cette armée de soldats parlementaires! Jusqu'ici les majorités avaient trouvé leur lien dans quelque circonstance extérieure. De- puis 1830, le besoin de résister aux factions, la crainte du désordre, avaient été ce lien; aujourd'hui, les principes unissent seuls les 221. On les regardait d'avance comme acquis à tout ministère qui viendrait, n'importe avec quelle opinion ; il paraît qu'on désespère de les entraîner, puisqu'on les menace et qu'on leur demande leurs titres. Désormais il faudra compter avec eux, comme avec des hommes d'honneur fidèles à leurs opinions. Et pendant ce temps, que fait la coalition? Au milieu de son prétendu triomphe, ses mem- bres les plus ardens la blâment et la renient en secret , et nous citerons quatre de ses membres inlluens qui ont écrit à leurs commettans qu'ils ne votent pas avec la coalition, et qu'ils désapprouvent cette réunion. Si la coalition réclame , nous donnerons les noms , et nous en appellerons aux électeurs eux- mêmes. On verra alors de quel côté se trouve la corruption.

Puisque la réunion Jacqueminot dure encore, malgré la coalition, nous nous demandons comment un journal de l'opposition, se fondant sur le prétendu refus pèremptoire du maréchal Soult, a pu annoncer que M. le duc deBroglie avait été chargé par le roi de former un ministère. Personne ne porte plus d'estime que nous ne le faisons au caractère de M. le duc de Broglie; mais autant la mission acceptée par M. le duc de Dalmatie est constitutionnelle et conforme à nos usages parlementaires, autant celle que l'on confierait à M. le duc de Broglie le serait peu. La prérogative royale est libre assurément de s'exercer comme elle l'entend , cependant il est nécessaire de faire partie de la majorité pour être appelé et désigné par elle avec fruit et quelque espoir de durée. Or, M. le duc de Broglie n'est pas dans ce cas, et voilà pourquoi , sans doute, la sagesse royale ne s'est pas tournée vers lui. M. le duc de Dal- matie est étranger à la lutte qui vient d'avoir lieu. M. le duc de Broglie y a pris, au contraire, une part active. Un membre de la coalition, dans la chambre des députés , quel qu'il soit , qui serait désigné pour composer un ministère, représenterait au moins une minorité redoutable et nombreuse. Comme pair de France, M. le duc de Broglie ne représente qu'une minorité de 14 voix, avec lesquelles il a combattu pour le rejet des 24 articles, et contre le principe qui a fait exécuter loyalement la convention d' \nc<>ne. C'est donc à la minorité, et à la plus petite minorité possible qu'on s'adresserait dans la personne de M. le duc de Broglie. Que deviendraient donc ces fameux prin- cipes constitutionnels, invoqués et professés par M. Duvergierde Hauranne, par M. de Rémusat, par M. Guizot et par tous les amis de M. le duc de

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Broglie; car nous ne supposons pas qu'en face de M. le due de Broglie, M.Duvergier de Hauranne veuille faire prévaloir son principe que la chambre des pairs n'est rien dans l'état. Devant M. de Broglie , il serait au moins per- mis de faire remarquer que, sur trois pouvoirs dont se compose l'état, deux sont d'accord à l'unanimité pour maintenir les principes du cabinet du 15 avril, et que le troisième s'est joint aux deux autres, à une faible majo- rité, il est vrai. C'est donc à deux minorités (dont l'une ne compte que 14 voix ) que le cabinet a cédé en se retirant , et c'est à ces minorités que cé- derait le pays, en laissant s'écrouler avec le cabinet, les principes qu'il a fait triompher dans l'adresse , à la chambre des pairs comme à la chambre des députés, et auxquels la couronne a donné son assentiment dans sa ré- ponse. Si l'on se dit encore que déjà l'opinion publique s'est émue, et que, dans les villes de commerce, dans les ports, et à Paris même, des manifesta- tions non-équivoques viennent à l'appui des principes exprimés par les trois pouvoirs, contrairement à ceux de l'opposition, on verra bien que la mission attribuée par les feuilles de la coalition, à M. le duc de Broglie, est impos- sible, à moins de demander, comme le Constitutionnel , à la chambre des pairs, et à la majorité Jacqueminot, ce qu'elles sont, et si elles ont la pré- tention d'être de nouveaux pouvoirs dans l'état. !

]Nous ne parlons pas d'autres obstacles à la formation d'une majorité en fa- veur d'un tel cabinet, comme le refus de la gauche de soutenir un ministère du centre gauche, se trouverait plus d'un doctrinaire, et ce doctrinaire est désigné, c'est M. Duchàtel. Or, M. le duc de Broglie n'entendrait pas, sans doute, former un ministère de gauche, s'en exclure, et en exclure M. Gui- zot. Pour M. Thiers, ministre de l'intérieur sous M. de Broglie, et sans l'ap- pui de la gauche, réduit aux 40 voix du tiers-parti, quelle position serait la sienne , lui qui voulait les hommes sans les choses, et qui subirait les choses avec les hommes! Est-il besoin d'en dire davantage sur l'impossibilité de la mission de M. le duc de Broglie?

Est-il aussi besoin de répondre aux déclamations d'une opposition qui sem- ble avoir affaire à des aveugles, tant elle dénature les choses? ÎN'e serait-il pas dérisoire de répondre autrement qu'en leur renvoyant leurs propres pa- roles, aux gens qui s'écrient : >ous ferons peser la responsabilité de ce qui se passe sur ceux qui se font un jeu des premiers intérêts du pays. » On connaît les vœux de la chambre, s'écrie encore l'opposition; il faut donner satisfaction aux griefs parlementaires. La majorité a prononcé, en effet, elle a changé votre adresse. Lisez-la, cette adresse, et vous verrez ce que veut la chambre; et c'est justement tout le contraire de ce que vous demandez! Que dire encore à ceux qui écrivent ce qui suit, au sujet de M. Mole : « Avant de déposer son portefeuille, depuis qu'il l'a déposé, il a quêté partout des collègues, il est allé frappera toutes les portes, sauf à celles qu'il savait d'avance lui être inexorablement fermées. » Or, il n'est pas un député, il n'est pas un homme de bonne foi engagé dans les affaires politiques, qui ne

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sache que le comte Mole n'a fait aucune démarche avant de quitter le minis- tère , et que c'est justement pour ne pas faire ces démarches qu'il a donné sa démission en disant qu'il serait au-dessous de sa dignité d'essuyer un refus.

Depuis ce temps , M. Mole ne s'est occupé que des affaires, et fort peu des hommes. Il n'a vu que ses collègues qui travaillent avec lui , jusqu'au dernier moment, et outre ses dépêches qu'il expédie assidûment, il n'a écrit qu'une seule lettre relative à sa situation. C'est celle il confirmait respectueuse- ment au roi la démission qu'il avait eu l'honneur de déposer dans les mains de S. M.

Quant à l'accusation portée contre le ministère du 15 avril de s'appuyer sur l'étranger, elle est aussi fondée que celle d'avoir abandonné l'alliance de l'Angleterre. Le Constitutionnel peut accuser à son aise le ministère du 15 avril , d'avoir évacué Ancône , de rester dans les termes des traités à l'égard de la Belgique, de ne pas intervenir en Espagne. S'il parle, comme il le pré- tend , au nom de quelque ministre qui aspire à le redevenir encore , nous n'aurons qu'un mot à lui dire. La politique que vous voulez établir est im- possible sans la guerre , et la guerre n'est pas possible si vous voulez toutes ces choses-là. Le moyen d'avoir la paix si vous déchiriez la convention d'Au- cc-ne au lieu de l'exécuter, le moyen d'avoir la paix si vous déchirez de votre autorité les 24 articles signés par vous, et le moyen de faire la guerre, s'il vous plaît, de la continuer avec avantage, aux Alpes et sur le Rhin, si vous entrez en Espagne cent mille hommes ne vous suffiraient pas? Le Consti- tutionnel vantait, il y a quelques jours, les talens stratégiques de M. Thiers. Si ces talens sont réels, et nous n'en doutons pas, il est bien évident que M. Thiers n'est pour rien dans les plans stratégiques du Constitutionnel. Nous espérons, pour M. Thiers, qu'il n'est aussi pour rien dans sa politique.

Théâtre. Régi ne, opéra-comique en deux actes, paroles de M. Scribe, musique de M. Adam.

Régine de Vorbeck est une jeune demoiselle que ses nobles parens ont été forcés d'abandonner en quittant la France à l'époque de la terreur. Cette famille émigrée a laissé Régine à Dunkerque, dans une maison très confor- table où l'on rit, l'on danse. Régine attend son frère qui doit arriver mys- térieusement, le comte de Vorbeck est proscrit, une barque est prête pour l'emmener en Angleterre. Un soldat, porteur de son billet de logement, se présente , les domestiques pensent que c'est le comte de Vorbeck déguisé , ils l'introduisent dans la chambre de Régine. Une visite domiciliaire l'y sur- prend, et Régine, qui n'a point vu le soldat, Régine qui veut sauver la vie à son frère, dit que l'homme caché dans sa chambre est son mari. La porte

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s'ouvre, et la noble demoiselle est très surprise de voir un militaire qui lui est parfaitement inconnu. Elle a dit qu'il était son mari , les autorités munici- pales la forcent à l'accepter pour tel, à vivre dans la même habitation jus- qu'à ce qu'il ait produit son acte de mariage. Il me semble que le maire de Dunkerque aurait faire le contraire s'il avait eu quelque respect pour la décence et les bonnes mœurs. Les prétendus époux , Régine et Roger, res- tent ensemble et le rideau tombe sur ce tête à tête.

Au second acte , onze ans se sont écoulés , le soldat Roger est devenu colonel, et son régiment vient occuper un château près du village d'Auster- litz. La famille Vorbeck habite ce noble manoir. Roger y retrouve sa femme, car le maire de Dunkerque n'ayant pas obtenu les preuves suffisantes , avait procédé à un nouvel acte pour remplacer le premier, brûlé , dit-on , au siège de Lyon dans l'incendie des Brotteaux. Roger s'est conduit avec une réserve, un respect vraiment admirables , il a quitté Régine dix jours après le ma- riage, et cet époux n'était réellement qu'un fiancé Une vieille tante veut rompre ce mariage pour donner sa nièce à un gentilhomme allemand. On parvient à faire signer aux deux conjoints un consentement au divorce. Ré- gine brûle cet acte sous seing-privé. Roger, que l'empereur vient d'élever au rang de comte de l'empire , reste l'heureux époux de Régine. Le maire de Dunkerque, Sauvageot, devenu fournisseur à l'armée , figure dans ce second acte. C'est une caricature que le public n'a pas trouvée plaisante. La pièce nouvelle présente peu d'intérêt. Le colonel Roger, colonel de la garde im- périale, y joue nn rôle de timide bachelier, qui n'est pas du tout dans le caractère bien connu de ces officiers.

M. Adam a improvisé une partition sur ce livret , et ne s'est pas élevé au- dessus de la portée du drame. La pièce a réussi sans opposition, on a de- mandé le nom des auteurs , et l'Opéra-Comique a pu enregistrer encore un succès. Je doute qu'il soit productif.

Mlle Rossi était chargée du rôle principal ; Mlle Rossi a une fort belle voix et chante avec expression. Les autres rôles étaient remplis par Roger, Henri, Mme Boulanger et MUe Berthault dont le trille et les yeux sont très remar- quables et brillent d'un vif éclat.

Renaissance. Reine de France, comédie en un acte, par MM. Colomb et Bélin. —Bien qu'il s'agisse du mariage de Louis XV et de Marie Leck- zînska, cette petite pièce n'a pas grand'chose à démêler avec l'histoire. On sait comment ce mariage fut résolu, qu'il se traita par ambassadeurs à Stras- bourg , et qu'il se fit à Fontainebleau , avec une grande pompe. Ce n'est pas un des faits les moins étranges de cette époque que cette fille d'un roi déchu qui se réveille un matin sur le plus beau trône du monde. Dans la pièce comme dans l'histoire, Stanislas Leckzinski , victime des héroïques folies de Charles XII , vit, retiré en Alsace, dans une commanderie près de Weissem- bourg. La bataille de Pultawa a ruiné toutes ses espérances ; le roi de Suède

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est mort; Pierre Ier triomphe; il ne reste plus à Stanislas que la protection de la France, qui n'a jamais manqué aux rois malheureux, et sa fille qui l'a suivi dans son exil. Il se console en même temps par les arts et par la philo- sophie ; il a renoncé à l'espoir de rentrer jamais à Varsovie. Il refuse les offres qui lui sont faites de reconquérir ses états au prix de la guerre civile ; il pousse même la modestie de son ambition jusqu'à vouloir donner sa fille pour épouse au comte d'Estrée , à condition toutefois que le roi de France le nommera duc et pair, formalité 'que n'exige Stanislas que pour ménager les susceptibilités des rois, ses anciens confrères. Les choses en sont là, lorsqu'on annonce le jeune frère du comte d'Estrée, sous-lieutenant aux gardes du roi de France, venu tout exprès de Versailles à Weissembourg, pour traiter du mariage de son frère le colonel , avec Marie Leckzinska. C'est un petit bonhomme de seize ans, blond, blanc, mince, poudré, mutin, fai- sant sonner les éperons de ses bottes , et portant fort élégamment l'épée der- rière le dos. Il voit Marie, tombe subitement épris,comme cela se pratique tou- jours au théâtre, et assez généralement dans le monde, lorsque la fille est jeune et belle et que l'amoureux a seize ans. De son côté, Marie Leckzinska sent son cœur de reine déchue singulièrement remué par ce petit diable de sous- lieutenant aux gardes du roi de France , qui n'est autre que le roi Louis XV en personne , échappé de sa cour pour venir rendre hommage au malheur du roi de Pologne , et quelque peu aussi à la beauté de sa fille. Vous devinez aisément le reste. Le petit sous-lieutenant prend la main de Marie, et s'a- vançant sur le balcon d'une fenêtre : « Messieurs , dit-il à ses officiers , je vous présente la reine de France. » Quelque revenu qu'il soit de ses ambi- tions , Stanislas se résigne ; Marie en fait autant , et le public de la salle , charmé de voir des rois et des reines se marier comme de simples mortels , applaudit et s'en va content.

Palus-Royal. Lekain à Draguignan , vaudeville en deux actes, par M. Paul Vermon. M. Eugène Guinot a raconté quelque part , d'une façon toute spirituelle , une petite histoire qui a fourni à M. Paul Vermon le sujet de cette pièce. On attend Lekain à Draguignan; l'heure du spectacle appro- che; la salle est envahie; le public s'impatiente et siffle; la petite pièce est jouée ; on demande Zaïre ; mais Orosmane n'arrive pas. Que faire ? que de- venir? Angoisses du directeur, anxiété du régisseur, qui pourra vous dé- crire? Sur ces entrefaites, se présente au foyer des acteurs un méchant cabotin de province , un nommé Dogar, parfaitement inconnu à Draguignan. Alléché par l'espoir d'un souper, la faim , l'occasion , l'herbe tendre et quel- que diable aussi le tentant , Dogar, le cabotin Dogar, se donne hardiment pour Lekain, et je vous laisse à penser quelle joie dans les coulisses! On vous le coiffe , on vous l'habille, on vous fabrique un Orosmane, que vous vou- drez tous entendre et voir, quand vous saurez que c'est Alcide Tousez qui va poignarder Zaïre. Exalté par le danger (le danger exalte les grandes âmes),

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Orosmane, Dogar, Alcide, trinité glorieuse en une seule personne, se préci- pite sur la scène, convaincu qu'il vole au supplice des sifflets, au martyre des pommes cuites. O merveille ! il vole à la gloire ! La salle est près de crouler sous les applaudissemens; les fleurs, les couronnes et les vers pieu- vent sur la scène , et c'est au milieu d'un enthousiasme frénétique que le Turc jaloux enfonce le poignard dans le sein de son amante infortunée. Voilà un triomphe qui fait le plus grand honneur au public de Draguignan ! Vous imaginez bien que le vrai Lekain se présente , et de plusieurs scènes d'un tour sinon très neuf, du moins fort divertissant. Alcide Tousez a été merveilleux d'un bout à l'autre de son rôle; c'est décidément un grand ac- teur à Draguignan. Si les auteurs entendaient bien leurs affaires, que de

livres , que de drames , que de poèmes on enverrait à Draguignan !

Le Roi Dagobert, parade en trois actes. C'est une pauvre folie qui n'a pas même eu l'esprit d'attendre le mardi gras pour se produire. Au lieu de vous la raconter, combien j'aime mieux redire avec vous ce couplet d'une adorable mélancolie :

C'est le roi Dagobert , etc.

Qu'il nous soit permis de terminer par quelques lignes le théâtre n'entre pour rien. Dimanche dernier, nous avons entendu chez M. Eugène Sauzay, gendre de M. Baillot , une nouvelle symphonie de M. Reber, digne des plus grands éloges. La franchise de l'inspiration et l'élévation de la pensée s'y joi- gnent avec un rare bonheur à la pureté du style et à la hardiesse des modu- lations. M. Reber occupe une place distinguée parmi les rares compositeurs d'aujourd'hui , dont le goût sérieux et nourri de fortes études lutte avec une consciencieuse persévérance contre l'envahissement des productions frivoles.

Dans une séance précédente , M. Eugène Sauzay avait fait exécuter, sous ce titre : la Nuit de Noël, un morceau de sa composition pour quatuor avec orgue et violon récitant. Nous disons avec conviction que la main illustre qui a écrit les Sept paroles de noire Seigneur sur la croix , n'eût pas dédaigné de signer cette œuvre , inspirée des sept versets de l'Évangile de saint Luc , qui en ont fourni le texte.

F. Bonnatbk.

TABLE DES MATIERES

CONTENUES DANS LE PREMIER VOLUME

( III* SÉRIE

DE LA REVUE DE PARIS.

Lettres sur Munich. I. IL III. Par M. H. Fortoul. . . 5

Poésie, par M. Sainte-Beuve 33

Les Guises, par M. Vatout 44

Critique littéraire 56

Bulletin 69

Lettres sur Munich. IV. V. VI VIL Par M. H. Fortoul. 77

Psychologie du Rêve. I. Par M. André Delrieu 98

Pétrarque au Mont- Ventoux, par M. E.-J. Delécluze 126

A la mémoire de la princesse Marie, par M. Antoni Deschamps. . 135

Bulletin 137

Psychologie du Rêve. IL Par M. André Delrieu 149

Poètes suédois des seizième et dix-septième siècles, par M. X. Mar-

MIER 183

M. Edouard Turquety, par M. E. Souvestre 197

Aune Cantatrice, par M. Chaudes-Aiguës 203

Critique littéraire 206

Bulletin 217

Le dernier duc de Guise, première partie, par M. Paul de Musset. 225

Le Bagne de Brest, par M. Dein * 258

Bulletin ; 291

REVUE

DE PARIS.

IL

IMPRIMERIE DE H. FOURNIER ET C,B,

RCB DE SKINH, 14 BIS.

REVUE

DE PARIS.

<s&ouveMe t/érù. <y&nitee S83n.

TOME DEUXIÈME.

PARIS.

AU BUREAU DE LA REVUE DE PARIS,

QUAI MALAQUAIS, 17.

1839.

UN PELERINAGE

A PORT-ROYAL-DES-CHAMPS.

Il n'y a plus que des ruines à Port-Royal , mais ces ruines sont vivantes. Pour le jansénisme, on savait bien qu'il n'était pas mort; mais que dans la vallée s'élevait, avant 1709, le monastère de Port-Royal , il se trouve un homme qui conserve encore la tradition des solitaires; qui , avant de prononcer leurs noms, hésite un moment et regarde autour de lui; qui, en montrant leurs portraits, poserait volontiers un doigt sur sa bouche; qui , enfin , parle d'eux et dans leur langue, comme s'il les avait connus , et qu'il eût appris le français de Nicole et le grec de Lancelot, voilà ce qu'on ne savait guère.

M. Silvy est un ancien auditeur au parlement, un de ces hommes qui, achevant dans le silence d'une studieuse retraite une longue carrière de vertus , ont le secret de faire que la jeunesse pardonne aux vieilles gens d'être venus au monde avant elle. Fidèle toute sa vie à la mémoire de ses amis de Port-Royal , M. Silvy, depuis son jeune âge, n'a pas eu de rêve plus ardent que de mourir mouru- rent beaucoup d'entre eux. Il possédait une fortune assez considé- rable : il en dépensa la meilleure partie en bonnes œuvres, en fonda- tions pieuses, s'efforçant surtout de donner aux pauvres le pain de l'intelligence, la plus belle aumône que la charité ait mise dans la

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main des hommes. Mais lorsqu'il eut fait ce noble usage de ses ri- chesses, il crut pouvoir permettre à ses vieux jours une douce et tou- chante fantaisie, en achetant ce qui restait de Port-Royal. Depuis douze ans il est le propriétaire de ces ruines, et aujourd'hui on dirait que lui-même il en fait partie , comme Yold Mortality de Walter Scott, dont il a plus d'un trait : « Au fond des retraites les plus soli- taires des montagnes, le chasseur a souvent été surpris de le voir occupé à dépouiller les pierres funéraires de la mousse qui les cou- vrait, pour rétablir avec son ciseau les inscriptions à demi effacées et les emblèmes de deuil dont sont ornés les plus simples monumens. » Si AValter Scott eût connu M. Silvy, c'est de lui qu'il eût écrit ces lignes.

Peu de personnes aujourd'hui s'inquiètent des opinions du jansé- nisme, mais chacun a rapporté des études de sa jeunesse un religieux souvenir des hommes illustres de Port-Royal. Ils ont mis la main à tout ce qui fut écrit de grand dans le siècle de Louis XIV, et après que tant d'autres traditions ont perdu leur intérêt et leur éclat, celles qui se rattachent aux lettres partagent la popularité des chefs- d'œuvre que les lettres ont inspirés, et conservent le privilège d'en- chanter aussi les imaginations. La main sur la conscience, me direz- vous si les cinq propositions étaient, ou non, dans Jansénius? Pour ma part, je l'ignore, et je laisse au savaut docteur Hermann Reuchlin , qui bientôt nous le dira, le soin de vous l'apprendre; mais Pascal et les Provinciales, mais Nicole et les Essais de Morale, mais Racine et ses tragédies, quels noms, quelles œuvres!

Port-Royal est un petit vallon situé à trois lieues de Versailles, entre Chevreuse et Dampierre. Lorsqu'on 1638 Laubardemont vint au désert, interroger Lcmaître au nom de Richelieu : « N'avez-vous jamais eu de visions? demanda-t-il au solitaire. Quelquefois, ré- pondit froidement Lemaître. Quand j'ouvre cette fenêtre, je vois Vaumurier, et quand j'ouvre celle-ci, je vois Saint-Lambert.» Ce mot charmant, il entre tout juste de malice ce que peut s'en permettre un saint, définit à merveille la situation de Port-Royal. Saint-Lambert est tout près de Chevreuse, et Vaumurier n'était pas loin de Dampierre. M. Silvy, en achetant Port-Royal, l'a empêché de redevenir ce qu'il était du temps de Mme de Sévigné : « Un désert af- freux, tout propre à inspirer le goût pour faire son salut. » Ce nom de désert qui lui fut donné, il le mérite encore aujourd'hui. Mais le temps a répandu sur sa solitude naturelle ce vide immense et cet air

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de noblesse déchue que l'histoire laisse après elle sur les lieux s'accomplirent de grandes choses. Ce lieu-ci est encaissé et comme caché entre plusieurs collines boisées; on dirait qu'il veut, comme autrefois, se dérober aux regards du siècle, et que le docteur Arnauld est encore , écrivant quelque fougueuse apologie de la fréquente communion.

J'arrivai par un petit sentier, et le bois qu'il traverse ne m'avait laissé rien voir de la vallée; depuis long-temps, je marchais sur les ruines de Port-Royal , et je ne savais pas que je fusse arrivé. Un jeune ecclésiastique , qui venait de mon côté avec un livre à la main , m'apprit que j'étais à Port-Royal. J'avais sous les yeux tout ce qu'a- vait épargné la destruction; c'était à gauche, dans une cour j'en- trai, un gros colombier à pied, à droite, et sur la même ligne, les deux ou trois bàtimens dont se compose une ferme ordinaire. J'avais à peine avancé de quelques pas , cherchant à me reconnaître et à rendre sa date à chaque chose, quand je me trouvai face à face avec le vénérable M. Silvy. Je le vois encore, son costume sévère, ses cheveux blancs, cette lente démarche d'un homme qui ne se presse plus, assuré qu'il est d'arriver toujours assez tôt, sa calme et sereine physionomie se lisait le contentement d'une belle ame, et qui, participant comme le reste de la poésie de ces lieux, avait comme eux son reflet de l'histoire. Avec un tel guide, et M. Silvy voulut bien m'en servir, ma visite devenait une véritable initiation à la foi janséniste. Il me manquait le Manuel des Pèlerins de Port-Royal , mais je venais de relire Fontaine , et j'avais encore présent à la mé- moire le touchant récit de ce bon solitaire. Port-Royal a eu, depuis Racine, de nombreux historiens, en attendant Sainte-Beuve qui main- tenant écrit pour tous ce qu'il est allé, l'an dernier, raconter à Lau- sanne. Il n'est peut-être pas un solitaire qui n'ait voulu rendre té- moignage à sa façon. Tous ces écrits ont leur charme , à part même une certaine éloquence mystique qui leur est commune; mais le plus heureux, parce qu'il est le plus naïf, est encore celui de Fontaine. Fontaine, à Port-Royal, ne passait pas pour un homme de génie; mais il en est parfois de la gloire littéraire comme du royaume des cieux : ce sont les humbles qui ont la vie. J'ai trouvé son livre et bien d'autres chez M. Jérôme, un vieux libraire qui demeure sur Saint-Secerin, si l'on me permet de parler la langue de M. Silvy.

Avant de commencer ce pèlerinage des ruines, j'essayai de me rap- peler à moi-même quelle avait été l'histoire de Port-Royal.

Ce n'était d'abord qu'un monastère de religieuses, appartenant à

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l'ordre de Cîteaux, et qui, au commencement du xvne siècle , avait grand besoin d'une réforme: elle s'accomplit glorieusement par le génie et l'autorité de la célèbre Marie-Angélique Arnauld. Pour échapper aux exhalaisons malsaines des étangs de Chevreuse, la communauté démolit ses cellules et se réfugia dans une maison du faubourg saint-Jacques, qui devint Port-Royal de Paris. Angélique ne put assister de si près au mouvement des esprits, sans y prendre part; elle écrivit quelques pages qui, vivement attaquées par les jé- suites, trouvèrent un rude défenseur dans la personne de Saint-Cyran. Ce dernier, ami de Jansénius, avait cru remarquer une sorte de pa- renté entre les doctrines de la mère Angélique et celle de l'évêque d'Ypres; et voilà comment le jansénisme entraîna dans sa querelle non-seulement l'abbé de Saint-Cyran, mais toute la famille des Ar- nauld, qui , à la cour, à l'armée, dans l'église, au barreau, partout enfin , tenait un rang élevé. Entre cette famille et les jésuites , la haine datait de loin : sous Henri IV, un Arnauld avait plaidé contre la société. Richelieu n'aimait pas le bruit , il envoya Saint-Cyran à Vincennes. Cette persécution provoqua le zèle des esprits ardens ; au milieu d'un plaidoyer, Lemaître s'arrête tout à coup, et se sauve du monde dans les cloîtres abandonnés de Port-Royal. Plusieurs l'y suivirent , et d'abord , parmi ses parens , de Sacy, son frère , plus tard son oncle d'Andilly, en attendant Nicole , Lancelot et Pascal. A côté de ces empressemens saints, il y en eut de profanes; se retirer à Port-Royal fut pour beaucoup une affaire de mode. Les grands du siècle bâtirent au désert, et vinrent y chercher le repos dont ils croyaient avoir besoin; il fallut y construire , dans la clôture même, un château pour la duchesse de Longueville , dernier caprice de la plus capricieuse des femmes.

Il y avait donc trois sociétés bien distinctes, mais dont les soli- taires étaient le lien. Les religieuses se placèrent peu à peu sous la direction de ces messieurs. Rientôt les seigneurs qui avaient quitté la cour pour abriter leur ame sous la science et la foi des solitaires, ne voulurent confier qu'à ces derniers le soin d'élever leurs enfans. Alors fleurirent ces fortes et saines écoles qui jetèrent un si grand éclat sur Port-Royal; alors furent écrits tant d'excellens livres; alors furent éprouvées ces belles méthodes d'enseignement qui , sous beau- coup de rapports, nous gouvernent encore. Cependant la polémique allait son train. Libres de tout engagement, les solitaires pouvaient se porter partout besoin était; mais le camp était là. De par- tirent, comme la foudre, les trois premières provinciales. Toutes les

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réponses allaient droit à Port-Royal, et la fortune du couvent suivait tous les hasards de la discussion. Plus d'une fois, il fallut quitter le désert, et rentrer dans le monde pour s'y cacher; heureux encore si , par l'exil , on échappait à la prison ! De Sacy fut mis à la Bastille. Cha- que dispersion de la colonie sainte ouvrait une source de larmes in- tarissables , chaque retour était l'occasion d'un triomphe. La querelle des cinq propositions n'était pas de celles qui se terminent par une bulle; car ici, comme dans la plupart des luttes de ce genre, ce n'était pas la vérité qui était aux prises avec l'erreur, c'étaient deux esprits opposés, deux influences rivales qui se donnaient rendez-vous dans une question pour s'y combattre, et pour savoir à qui demeurerait l'empire. La lutte se continua de la sorte pendant près d'un siècle, de 1G38 à 1710, que le monastère fut démoli par arrêt du conseil. L'an- née suivante les os des solitaires furent exhumés et dispersés dans les cimetières des environs, à Magny, à Saint-Lambert, à Palaiseau. Depuis cette époque , l'histoire du jansénisme cesse de se confondre avec celle de Port-Royal. Port-Royal est devenu ce que nous le ver- rons tout à l'heure, une scène vide, mais le visiteur retrouve en- core quelque chose des émotions qui ont agité le drame.

L'Etang, les Prairies, les Bois, les Troupeaux , les Jardins, ce sont les titres de sept petites odes de Racine, dont la médiocrité est bien faite pour avertir la critique de se tenir en garde contre ses pro- pres jugemens. Ces titres (ne parlons pas des vers) résument tout le paysage. Il est tel encore que Racine l'a vu. Mais il y a de plus les ruines. Celles-ci ont, dans leur ensemble, une grâce triste, comme toutes les ruines qui sont faites de main d'homme; mais il faut les visiter: je l'ai fait, par une de ces belles journées d'automne, dont les teintes dorées ajoutent encore à la douce majesté des souvenirs.

La cour d'abord j'étais entré , était une des cours intérieures du couvent, et lesbâtimens qui la fermaient au nord avaient été ex- ceptés de la destruction de tout le monastère pour être désormais la demeure du chapelain , et celle du fermier ou du jardinier. On passe de cette cour dans un jardin qui fut autrefois le cimetière du dehors. Les fleurs et les melons qu'on y voit mériteraient , on en conviendra, d'être arrosés par la main d'un empereur déchu. La saison était trop avancée pour que je retrouvasse à Port-Royal aucun de ces beaux fruits qu'Àrnauld d'Andilly offrait avec tant de grâce à ses amis de la cour, lorsqu'ils venaient le visiter; mais ces abricotiers en plein vent, mais ces pêchers relevés en espalier le long du mur, me fai- saient souvenir qu'après avoir servi la France avec distinction, d'An-

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dilly s'amusait à tailler des arbres, et consacrait à ce délassement les rares loisirs que lui laissait l'histoire de Josèphe.

On voit au fond de ce jardin un petit étang qui a la forme d'une croix . Lorsque Port-Royal n'était encore qu'un simple couvent, la vallée était couverte d'étangs marécageux qui , étant élevés au-dessus du niveau de l'église , ne manquaient jamais de l'inonder quand les eaux étaient fortes. Le premier soin des solitaires, et leur premier bienfait, avait été de tarir ces eaux malfaisantes, et les religieuses avaient pu revenir. Les eaux s'écoulèrent dans un fossé creusé par ces mains savantes , ou, resserrées dans des lits étroits, elles se changèrent en sources jaillissantes dont le murmure éveillait la muse de Racine. Mais Port-Royal ayant été de nouveau abandonné , il a fallu que l'héritier des solitaires recommençât l'œuvre de Lemaître. Je passai ce fossé , précisément à l'endroit s'élevait jadis l'hôtel de Longue- ville, et je me trouvai au milieu d'un bouquet de bois qui doit avoir fait partie de la Solitude. C'est dans les petits sentiers de ce taillis que le jeune Racine aimait à s'égarer, Sophocle ou Euripide à la main, et que deux fois il se laissa surprendre lisant le roman de Chariclée. L'anecdote fait rechercher le livre. Méritait-il qu'on s'ex- posât deux fois aux sévères avertissemens de Lancelot? On peut en douter. Mais sous ces ombrages, quel est le roman dont le cœur de Racine n'eût pas fait un poème enchanteur? Le grand poète jetait à son insu , dans ce cadre médiocre, tout un monde éclos de son ima- gination de seize ans. Je pris au hasard l'un des sentiers, et, après quelques détours, je me trouvai au pied d'un bastion à demi écroulé; un vieux lierre qui enveloppait le reste l'empêchait seul de tomber. D'où venait cette image de la guerre dans un lieu de recueillement et de paix? Ce bastion n'était pas le seul. D'autres encore s'élevaient de distance en distance aux divers angles du mur de clôture. Fontaine alors me revint en mémoire. Lorsqu'on 1653 recommencèrent les troubles de la Fronde , les religieuses prirent une seconde fois le < hemin de Paris. Les solitaires qui habitaient au nord, sur la hauteur, une ferme qu'on appelle encore les Granges, descendirent à Port- Royal , résolus à le défendre contre les partisans qui couraient la campagne. H y en avait parmi eux qui avaient fait la guerre, de vieux rouliers, comme parlent les Mémoires, qui n'étaient pas fâchés de trouver une occasion de reprendre le mousquet. On leva des fusiliers parmi les paysans des environs, on enrôla les solitaires, et il y eut des heures pour la manœuvre , comme auparavant il y en avait pour la prière. La position n'était pas des meilleures ; raison de plus pour

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s'y fortifier. Le duc de Luines amena les ouvriers qui construisaient son château de Vaumurier, et prit le commandement de la place. Alors furent élevées ces tours dont nous voyons encore les ruines. Le duc de Luines allait de l'une à l'autre, encourageant les travail- leurs. Lemaître l'accompagnait partout, semant à propos quelques versets de l'Écriture , comme pour consoler de Sacy qui ne compre- nait rien à la nouveauté de ce spectacle, et « qui travaillait toujours, dit Fontaine , à faire en sorte que si leurs mains paraissaient être les mains d'Esaù, leur voix au moins fût toujours la voix de Jacob. » Fontaine nous a laissé une piquante description de ce monastère converti en place de guerre. Au moyen-âge, cela s'était vu souvent, mais, au xvne siècle , la chose avait assez vieilli pour être redevenue nouvelle, et ce ne fut pas un des épisodes les moins curieux de cette curieuse guerre de la Fronde. Cependant le prince de Condé ne dai- gna pas s'apercevoir de tout ce mouvement. Ses ennemis auraient bien voulu , sans doute , lui voir tourner contre quelques moines sa grande épée de Rocroy ; mais je ne sais trop comment Bossuet, dans son Oraison funèbre, se fût tiré du récit de cette campagne.

Hélas ! douze ans plus tard , Port-Royal eut un autre siège à sou- tenir, et cette fois malheureusement , c'est à l'ennemi que servirent les tours. En 166i , les religieuses ayant refusé de signer le formu- laire où les cinq propositions étaient condamnées comme se trouvant dans Jansénius , l'archevêque Péréfixe se présenta , à la tète d'une compagnie d'archers, devant Port-Royal de Paris. Les plus anciennes religieuses furent enlevées et réunies à celles de Port-Royal-des- Champs. Cela fait, on mit la vallée en état de blocus. Jour et nuit , quelques archers rôdaient autour de l'enceinte, parfois môme dans les jardins, les religieuses n'osaient plus descendre, de peur de les y rencontrer. Les solitaires étaient en fuite , mais la charité les rendait ingénieux à tromper la vigilance de la garnison , et leurs let- tres passaient à travers les lances. Il se trouv a aussi qu'au lieu d'un simple médecin , l'archevêque avait laissé dans le monastère un re- doutable théologien. Hamon était un de ces bourrus bienfaisans qui maltraitent leurs malades , mais qui les guérissent , et qui , faisant entrer pour beaucoup dans la science la connaissance du cœur hu- main , savent guérir aussi les maladies de l'ame. Un homme de cette humeur était ce qu'il y avait de plus propre à entretenir les reli- gieuses dans leur opposition. Il pouv ait , au besoin , leur servir d'au- mônier et même de confesseur. Cette captivité dura plus de trois an:-. Elle exalta à ce point la douleur des religieuses que , dans leur déses-

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poir, elles adressèrent une requête à Jésus-Christ, et, l'ayant ré- digée , la déposèrent entre les mains de l'une d'elles , qui venait de mourir. Ces mauvais jours aussi passèrent; mais lorsqu'on voit au- jourd'hui les fortifications qui les rappellent, on ne peut se défendre d'un sourire triste et d'un retour mélancolique vers cette époque où, pour contraindre de pauvres récluses à confesser ce qu'elles n'avaient pu lire dans un livre écrit en latin , la théologie faisait alliance avec le Châtelet, et produisait, pour sa raison dernière, le lieutenant civil.

En sortant du jardin pour aller du côté des cloîtres et de l'église , on rencontre un beau noyer qui passe pour être le dernier contem- porain des solitaires. J'aurais voulu croire aussi que Nicole écrivit sous cet arbre quelques-uns de ses Essais. M. Silvy souriait en me racontant cette tradition. Pour lui témoigner ma reconnaissance de ce précieux renseignement, je lui appris, à mon tour, qu'il y a quel- que part , à Paris , dans la cour d'une maison Racine a demeuré, une vigne que l'on dit plantée par la main de ce grand poète. Elle couvre un mur tout entier, et embrasse de ses festons les deux fe- nêtres de la chambre peut-être fut écrit Mithridate. La tragédie naquit aux fêtes de Bacchus , et cette anecdote ne va point mal à la mémoire d'un poète tragique.

Je passai donc à moitié convaincu devant le noyer janséniste , et me voici sur une petite plate-forme de gazon fermée d'une haie vive et plantée de peupliers. La main intelligente qui planta ces arbres en croix , a voulu conserver par-là une image de l'église qui s'élevait à cette même place. Elle avait cette forme. Ici les souvenirs se pres- saient en foule. Dans cette église , la célèbre Angélique avait fait pro- fession à l'âge de huit ans; là, elle avait reçu les mains de Saint- Cyran; là, D'Andilly avait déposé le cœur de ce même Saint-Cyran. Pas une pierre au dedans , pas une pierre autour qui ne couvrit les os de quelque sainte fille, de quelque savant homme. Là, par une nuit la neige tombait à flots, avait été furtivement apporté, de Paris , le corps de Sacy. Les religieuses le voulurent voir une der- nière fois, et son visage ayant été découvert, elles s'approchèrent tour à tour pour baiser ces tièdes reliques. Un soir, vers la fin d'oc- tobre 1694, un étranger fait appeler l'abbesse à la grille. Cet homme venait de Belgique il avait fermé les yeux du grand Arnauld , et il apportait le cœur du proscrit à ses chères filles. Cette nuit-là fut passée en prières , et le lendemain le cœur fut présenté à la grille de la sainte communion les religieuses le recurent avec des cierges

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à la main. Que de scènes touchantes je pourrais rappeler encore! A la place était jadis le chevet de l'église, on voit un petit sanctuaire avec une inscription qui est d'hier, et qu'on dirait retrouvée parmi les ruines de 1710. Je demandai à M. Silvy pourquoi il ne m'offrait pas d'entrer dans ce sanctuaire. « Ah! me dit-il , avec un fin sou- rire, ce sourire des vieillards dont la grâce dit tant de choses, ceci ne s'ouvre que pour ceux qui le désirent. Il y a dedans des choses qui peuvent ne pas convenir à tout le monde. » Tout convient à un voyageur comme moi , et j'insistai pour entrer. Il fallut aller cher- cher la clé dans la maison. Les murs de cette petite chapelle sont couverts d'inscriptions , de portraits et de petits tableaux qui tous doivent venir de l'ancien Port-Royal , dont plusieurs retracent les derniers souvenirs. Ces peintures se distinguent surtout par la naïveté de l'expression. Étonné de ne pas y voir le portrait de Pascal, j'en fis tout haut l'observation ; une voix répondit à côté de moi : « Mon- sieur l'a dans sa chambre, en gravure. » Je me retournai, c'était une servante qui parlait ainsi. Quand je disais, en commençant, que tout, à Port-Royal, conserve une teinte du passé! Ne voilà-t-il pas une paysanne qui sait le nom de Pascal et qui peut-être a lu les Provinciales. Je remarquai, en sortant, quelques fragmens de tom- bes scellés dans la muraille. Je relevai aussi sur mon chemin un petit cippe à demi brisé, sur lequel je lus en vieux caractères : Tecla. C'est le nom de cette tante de Racine qui fut abbesse de Port-Royal. Je donne ma découverte pour ce qu'elle vaut. Mais c'était une har- monie de plus dans l'ensemble, et il y a ainsi beaucoup de jouissances d'imagination qu'il ne faut pas approfondir.

Quand on quitte l'enceinte des peupliers, et que l'on traverse l'em- placement du cloître , dont il ne reste aucune trace, le terrain s'é- lève, et on arrive à un petit bosquet qui faisait partie des jardins de l'abbaye. Il y a une source qui porte encore le nom de la mère Angélique : l'eau en est pesante et fade au goût ; mais , en revanche , allez, au retour, boire à la fontaine qui est dans la cour. J'ai visité la fontaine de Jouvence, et je vous assure que l'eau en est moins douce que celle-ci. Les jardins, l'on voit la source de la mère Angéli- que, prenaient tout un côté de la vallée, et passaient, au midi, sous la terrasse la duchesse de Longueville allait s'entretenir avec les solitaires. Au-delà de ces jardins, que terminait le mur de clôture, j'ai retrouvé, aussi verts, aussi calmes que jadis, ces beaux prés Racine s'oubliait à regarder les combats des taureaux. Quelques ou- vriers , assis à l'ombre ou se levant pour retourner à leur ouvrage ,

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m'ont rappelé Lemaître, « sciant les blés , dit Fontaine , avec les au- tres ouvriers que l'on prenait à la journée , et qui étaient surpris de le voir au bout d'un sillon lorsqu'ils n'étaient encore qu'au commen- cement.» Encore un pas, et la vallée, en s'élargissant, nous laissera voir, sur une des collines à gauche , les ruines du château de Che- vreuse. « Mon père, dit Louis Racine en ses Mémoires, fut obligé d'aller passer quelque temps à Chevreuse , M. Vtiart , chargé de faire quelques réparations au château, l'envoya, en lui donnant le soin de ces réparations. » Il ne dit pas si l'on vit se renouveler alors les prodiges de la lyre antique ; mais il paraît , pour le dire en pas- sant, que les réparations n'en valaient guère mieux , car elles n'ont pas empêché le château de tomber en ruines. Racine ne bâtissait pas encore l'inexpugnable monument au pied duquel tombent émoussées toutes les flèches de M. Granier de Cassagnac. Racine s'ennuyait fort à Chevreuse , et il datait de Babylone toutes les lettres qu'il y écrivait. On se demande, à voir un lieu si beau, comment on pouvait ne s'y plaire pas? C'est qu'il est un âge le silence et la solitude des champs ne satisfont pas le cœur de l'homme. La nature est presque toujours ce que nous la faisons : le jeune homme la voit à travers sa passion, le vieillard derrière ses souvenirs.

Je pris, au départ, la route de Versailles. Cette route serpente autour de l'enceinte de Port-Royal , et regagne , par de longs cir- cuits, le haut de la montagne. Je m'arrêtai pour jeter un dernier regard sur le vallon ; je cherchai au midi quelque trace du château de Vaumurier , mais il n'en reste plus rien , et je me rappelai que la mère Angélique, ayant su que le dauphin se proposait d'y cacher une fille qu'il aimait, envoya des ouvriers pour disperser les ruines. Au nord, j'apercevais ces granges les solitaires tenaient leurs écoles. On y montre encore un grenier qui fut la chambre du grand Arnauld, et dans la cour , on peut voir , mais il est comblé , un puits dont l'eau montait à l'aide d'une machine de l'invention de Pascal. Mais je ne sais quelle séduction irrésistible ramenait sans cesse mes regards sur le tableau que j'avais à mes pieds. A ce point de vue et pris dans son ensemble , ce tableau avait un charme dont on ne pouvait se dé- fendre : je croyais voir Port-Royal sortir de ses ruines, et ma pensée le reconstruisait pierre à pierre , tel que je l'avais vu dans les Mé- moires, ici l'église, le cloître, ailleurs l'infirmerie, autre part les dortoirs, le chapitre, le parloir, les cours, les jardins, et là-bas, tout au fond, l'hôtel de Longuevillc. Je voyais les religieuses se pro- mener dans les jardins ou sous les arcades du cloître. Dans chaque

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sentier de la solitude, je plaçais un de ces grands hommes, Nicole, Racine , Arnauld , Pascal ; j'assistais aux phases diverses de cette des- ;inée la gloire seule avait égalé le malheur : et , à part quelques )eaux livres , voilà ce qui restait de Port-Royal ! J'aperçus encore ine fois le bon M. Silvy ; il semblait me plaindre de retourner dans h monde , et ne pas comprendre comment on pouvait quitter Port- Fioyal, quand une fois on y était entré. M. Silvy l'eût mieux compris I y a quarante ans. Dans un âge troublé comme est le nôtre , on se iurprend à regretter ces Thébaïdes , en comparant les maux que l'on iouffre avec ceux qu'elles ont guéris; mais la pensée du siècle ne arde pas à reprendre son empire sur l'ame. On envie ce repos et ;ette solitude à ceux qui les ont achetés par une longue et honorable rie, mais on se dit que la solitude et le repos n'appartiennent pas à la jeunesse , et que ceux-là seuls peuvent s'arrêter avant la mort , qui ont marché long-temps , et par les chemins les plus rudes.

AïSTOINE DE LATOUR.

LE DERNIER

DUC DE GUISE.

SECONDE PARTIE.'

IV.

Le temps était fort noir, et la mer menaçante ; mais l'équipage avait le cœur ferme et bonne confiance dans la fortune du prince. Quand le soleil se leva, les pilotes reconnurent les rochers de Ter- racine près desquels se tenait une partie de la flotte espagnole. Le bruit lointain d'un coup de canon avertit son altesse qu'on avait aperçu ses voiles. Deux galères d'Espagne répondirent au signal et se mirent à la poursuite des felouques ; mais la violence du vent les rejeta dans le port de Gaïète, et lorsqu'elles réussirent à reprendre le large, les barques françaises avaient déjà fait bien du chemin. Cependant ces galères en attirèrent d'autres à leur suite ; l'alarme se répandit jusqu'à Psaples, et bientôt les abords de la côte furent entiè- rement sillonnés par des chaloupes armées.

M. de Guise, pensant qu'il serait difficile d'achever le voyage sans une mauvaise rencontre, imagina un stratagème pour dérouter l'en-

(V Voir la livraison du 27 janvier 1830.

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nemi. Il prit les devans avec sa felouque, en commandant aux six autres de former un groupe, afin de donner à croire, en cas de sur- prise , qu'il était au centre de la flottille. Le vieux marin qui con- duisait le prince, sentant l'approche du danger et la corde qui me- naçait son cou, n'était plus aussi tranquille et regardait son altesse fort gravement en récitant ses prières.

Est-ce que nous avons peur? demanda M, de Guise.

Hélas! répondit le marin, il n'y a que la Vierge et les saints qui nous puissent garder d'un malheur.

Crois-tu donc que je me serais mis en cette passe si je ne savais que le ciel est pour moi? Va sans crainte. Tu ne peux mourir sans que je sois pris, et je ne dois point l'être.

Le jour baissait, lorsqu'on découvrit une galère sous le vent; mais on la perdit bientôt de vue, à cause de l'obscurité. Le prince ayant fait plier les voiles, ce navire ennemi traversa au milieu des Français sans les voir. Pendant la seconde nuit, la mer alla toujours gros- sissant. Les felouques en souffrirent considérablement. Celle du prince eut son gouvernail brisé; on y suppléa du mieux qu'on put avec une rame, et la marche de la flottille ne fut pas arrêtée. Vers six heures du matin, on se trouva devant Ischia, tout près de quatre galères espagnoles.

Jésus! s'écria le pilote, nous sommes perdus! qu'allons-nous faire?

Marche tout droit sur la capitane , dit M. de Guise. Quand ils furent à portée de la voix, une sentinelle leur cria :

Qui êtes-vous?

Un courrier pour le vice-roi! répondit le prince.

Avancez sur nous !

La felouque ne changea point de direction pendant le temps né- cessaire pour concerter une manœuvre, puis elle tourna subitement et cingla vers IN'aples. La sentinelle déchargea son mousquet, une autre l'imita; il y eut un feu général. L'artillerie des forts joua au hasard. Les quais et les hauteurs se garnirent de monde et les Napo- litains accoururent de toutes parts sur le rivage. Henri de Lorraine entra dans le port au milieu de la grêle des balles ennemies. Le prince, tenant d'un bras le màt de la felouque, agitait de l'autre son chapeau en criant :

Guise! Guise! à moi, braves gens de Naples!

La barque fut bientôt hors de danger et vint toucher terre au fau- bourg de Lorette était le peuple. Le reste de la flottille arriva de

TOME II. FÉVRIER. 2

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môme sans avoir perdu un seul homme. Les applaudissemens de la foule éclatèrent alors sur une ligne immense , ce qui était un spec- tacle fort singulier. Don Juan d'Autriche y assistait de son vaisseau amiral, et dès ce moment il prit une grande estime pour l'ennemi qui venait de lui échapper par tant d'audace et de courage.

Comme on attendait M. de Guise à Naples depuis trois jours, on lui avait préparé une espèce de triomphe. On lui amena un cheval magnifiquement harnaché, sur lequel il fit son entrée dans la ville. En quelques instans, les rues il devait passer furent ornées de tapisseries. Les femmes agitaient leurs mouchoirs. Des enfans, tenant des branches d'arbres, dansaient devant le cheval. On brûlait de l'en- cens à toutes les portes. Il y eut des rues entières le pavé se trouva couvert de tapis ou de feuillages. Les fleurs qui étaient rares en cette saison pleuvaient cependant des fenêtres.

On s'embrassait dans les rues en se félicitant d'avoir un prince très beau et d'un grand nom. Le cortège marcha jusqu'à l'église des Carmes la messe fut célébrée. En quittant l'église, Henri de Lor- raine trouva les chefs du peuple qui lui firent leurs soumissions. Il y manquait seulement Gennare Annese , celui qui avait succédé à Masaniel. Annese envoya prier M. de Guise de le venir voir au Tour- jon des Carmes il demeurait enfermé.

M. de Guise passa bizarrement la matinée dans ce tourjon des Carmes. Il y mangea une cuisine détestable que la femme d'Annese prépara elle-même, avec des robes magnifiques, des diamans à son cou et des pendans d'oreilles qui venaient de la duchesse de Matalone que son mari avait tuée. Les chambres étaient encombrées de richesses provenant des maisons pillées, et le prince vit tout cela d'un fort mauvais œil , mais sans témoigner son déplaisir.

Son altesse n'était pas au bout. Un chef populaire , nommé Louis del Ferro et qui était plus qu'à moitié fou, servit à table comme un valet, et, se mêlant à la conversation, disait mille ordures. Le dîner fut interrompu par l'arrivée d'un boucher qui s'en vint accuser Annese de trahison et qui leva son couteau en déclarant qu'il le vou- lait tuer. D'autres bouchers étaient aux portes , criant qu'on leur jetât sa tête parla fenêtre. Un bandit, appelé Michel de Santis, entra brusquement et demanda pourquoi on ne l'avait point invité. Pour lepremier jour, M. de Guise voulut bien supporter ces impertinences ; il fit même en sorte de mettre tous ces misérables d'accord ; mais il sortit du tourjon des Carmes avec un grand dégoût et le dessein de se débarrasser bientôt de ces canailles.

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Ayant pris possession du palais de l'ancien gouverneur, Henri de Lorraine se composa un état-major des nobles qui n'avaient point encore fui de la ville , et le nombre n'en était pas fort grand. Il s'in- forma ensuite de l'état des finances , des provisions et du nombre des troupes armées. Il trouva les choses bien au-dessous de ce qu'on lui avait annoncé. Les chefs s'étaient partagé le trésor ; les marchés ne contenaient guère de vivres; la plupart des soldats n'avaient que de méchantes armes et point de poudre. Quant à la discipline, elle n'existait pas ; chacun abandonnait son poste ou passait à sa fantaisie d'une troupe dans l'autre, ou même s'en retournait chez lui sans demander de permission à ses chefs.

M. de Guise ne s'aveugla point sur les difficultés qu'il avait à sur- monter. Il vit les Espagnols entourant la place et fermant les portes ; des vaisseaux gardant la mer; l'ennemi nombreux et approvisionné; la ville menacée d'une disette , et pour lutter contre tant de dangers, il n'avait qu'une armée en guenilles, malaisée à conduire, point d'argent ni de munitions , un peuple turbulent et extrême dans ses passions, qui l'adorait aujourd'hui et pouvait l'abandonner demain; avec cela , pas un officier intelligent et pas un bataillon régulier. Il comprit que pour établir sa puissance , il fallait d'abord anéantir celle des chefs , sans fâcher le peuple , ce qui demandait de la prudence et de l'énergie. Il fallait aussi mettre fin au blocus , emplir les maga- sins de provisions et obtenir de la France l'envoi d'une flotte.

Le premier soin de M. de Guise fut de se faire connaître aux gens de Naples , de visiter à cheval tous les quartiers de la ville et de passer en revue les troupes. Il eut quelque plaisir à recevoir de si vifs témoignages d'amour qu'on n'aurait pu faire davantage s'il eût été un Dieu. On se prosternait devant lui sur son passage en l'accablant de bénédictions; les malades lui venaient demander de leur imposer les mains. C'était comme une fête universelle. Annese, qui en sentait de la jalousie, accompagnait le prince sur un beau cheval noir qu'il ne savait point conduire et caracolait en grande parade, sans vouloir se tenir au second rang. Il fit tant que sa monture le jeta par terre et que le peuple se moqua de lui. Louis del Ferro courait à pied , en tête du cortège , avec une perruque en crins de cheval , comme une furie, et, soit par joie ou par folie, donnait aux passans des coups d'épée. Il en blessa plusieurs. M. de Guise, perdant patience, l'appela sot devant tout le monde en lui commandant de se retirer.

Arrivé sur la place de la Concherie, le prince trouva une troupe de

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ces vauriens qu'on appelait lazares. Ils étaient conduits par Michel de Santis. Ce bandit s'avança devant le cheval du prince :

Altesse, dit-il à haute voix , je vous demande, au nom du peuple, pourquoi vous avez donné à un Français la garde de la porte d'Albe.

La foule du populaire tourna aussitôt les yeux vers M. de Guise pour voir comment il ferait sa réponse et s'il se laisserait perdre le respect.

Maître Michel , répondit le prince, je donnerai ici les comman- demens comme il me plaira de le faire et à qui bon me semblera. Ce n'est pas à vous que j'en rendrai compte, mais au conseil , quand il y en aura un. Si quelqu'un trouve mauvais ce que j'ordonne, il peut le dire; je l'enverrai pendre tout droit.

Je ne suis pas de ceux que l'on envoie pendre. Je suis un chef du peuple et j'ai six cents hommes qui m'obéissent. C'est plutôt moi qui vous couperai la tête, comme à Philippe Caraffa.

Michel remuait en l'air un couteau avec des gestes de forcené; mais le duc l'interrompit dans cet exercice en poussant sur lui son cheval et le renversa rudement par terre. Le bandit passa aussitôt de l'insolence à la prière, avec une soudaineté particulière aux Napoli- tains.

Grâce! grâce! altesse, criait-il à genoux. Ne me faites pas pen- dre. Je ne dirai plus rien. Je suis votre serviteur.

Relève-toi, dit M. de Guise. Je te pardonne pour cette fois; mais que ce soit la dernière.

Puis, se tournant vers les lazares :

Y a-t-il encore ici un drôle qui ait à parler? demanda-t-il avec une figure terrible.

Un autre chef, apothicaire de son état et qui était un des plus fé- roces de ces bandits, se plaça devant Michel.

Moi , dit cet homme; je ne veux pas que les portes soient don- nées à des Français.

Avant qu'il eût achevé, le duc lui brisa sa canne sur la tète.

Pardonnez! pardonnez, altesse! cria l'apothicaire; c'était pour badiner. J'aime votre seigneurie comme les autres, et je lui veux obéir.

Le vaurien baisait les pieds du prince et pleurait de tous ses yeux. Le peuple applaudissait et s'émerveillait du courage de M. de Guise.

Un bourgeois s'avança, et, prenant l'apothicaire au collet, déclara que cet homme lui avait pillé, le matin , sa maison avec six autres

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lazares qu'il désigna. M. de Guise fit un signe à quatre de ses gen- tilshommes français qui arrêtèrent les six lazares et leur prirent leurs armes.

Que ces scélérats soient pendus avant une heure, dit le prince. Et s'adressant à la troupe déguenillée :

Rendez-vous au quai de Sainte-Lorette , et attendez-y mes or- dres. Le premier de vous qui en bougera sera fusillé.

Les bandits firent retraite, sans murmurer, au milieu des huées du peuple et des bourgeois, qui étaient charmés de voir enfin leurs vies et leurs biens à l'abri du pillage. M. de Guise accorda pourtant la grâce des six lazares et les envoya porter à leurs camarades des pa- roles moins dures. Les officiers de l'état-major ne pouvaient revenir de leur étonnement.

Savez-vous, altesse, dit l'un d'eux, que vous risquez beaucoup en traitant ainsi ces êtres sauvages?

Apprenez, répondit le duc, que le ciel , en se donnant la peine de faire un homme de ma qualité, a soin de lui mettre entre les yeux quelque chose que la canaille ne peut soutenir.

Par le Christ ! dirent les Napolitains entre eux , nous avons jus- tement le maître qu'il nous fallait.

M. de Guise n'ignorait pas à quelles gens il s'adressait. Le peuple de Naples lui était connu; il savait bien que si on ne réprime pas tout d'abord son insolence, on ne s'en fait plus obéir, tandis qu'avec des coups et de sévères paroles, on le mène comme on veut.

La porte d'Albe avait été confiée au sieur de Cérisantes, gentil- homme donné à M. de Guise par le marquis de Fontenay. Son al- tesse trouva au palais un envoyé de Cérisantes qui venait annoncer une révolte. Les soldats ne voulaient point se soumettre à un Fran- çais, à moins qu'on ne leur payât l'arriéré de leur solde. Le duc courut en hâte au lieu du tumulte. L'affaire était sérieuse. Les mu- tins , assemblés sur une place , avaient chargé leurs mousquets et s'allaient répandre dans la ville pour piller. Du plus loin qu'ils virent le prince et sa suite , ils soufflèrent sur leurs mèches et se disposèrent à tirer sur lui. M. de Guise fit arrêter ses gens et s'approcha seul du groupe des révoltés.

Il faut pourtant qu'on m'obéisse , leur dit-dit. Le peuple ne m'a pas appelé de Rome pour que des bélîtres comme vous me donnent du souci. Qu'est-ce que vous demandez"?

De l'argent! de l'argent! crièrent les soldats.

Je voulais vous en envoyer aujourd'hui ; mais puisque vous vous

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ces vauriens qu'on appelait lazares. Ils étaient conduits par Michel de Santis. Ce bandit s'avança devant le cheval du prince :

Altesse, dit-il à haute voix , je vous demande, au nom du peuple, pourquoi vous avez donné à un Français la garde de la porte d'Albe.

La foule du populaire tourna aussitôt les yeux vers M. de Guise pour voir comment il ferait sa réponse et s'il se laisserait perdre le respect.

Maître Michel , répondit le prince, je donnerai ici les comman- demens comme il me plaira de le faire et à qui bon me semblera. Ce n'est pas à vous que j'en rendrai compte, mais au conseil , quand il y en aura un. Si quelqu'un trouve mauvais ce que j'ordonne, il peut le dire; je l'enverrai pendre tout droit.

Je ne suis pas de ceux que l'on envoie pendre. Je suis un chef du peuple et j'ai six cents hommes qui m'obéissent. C'est plutôt moi qui vous couperai la tôte, comme à Philippe Caraffa.

Michel remuait en l'air un couteau avec des gestes de forcené; mais le duc l'interrompit dans cet exercice en poussant sur lui son cheval et le renversa rudement par terre. Le bandit passa aussitôt de l'insolence à la prière, avec une soudaineté particulière aux Napoli- tains.

Grâce! grâce! altesse, criait-il à genoux. Ne me faites pas pen- dre. Je ne dirai plus rien. Je suis votre serviteur.

Relève-toi, dit M. de Guise. Je te pardonne pour cette fois; mais que ce soit la dernière.

Puis, se tournant vers les lazares :

Y a-t-il encore ici un drôle qui ait à parler? demanda-t-il avec une figure terrible.

Un autre chef, apothicaire de son état et qui était un des plus fé- roces de ces bandits, se plaça devant Michel.

Moi , dit cet homme; je ne veux pas que les portes soient don- nées à des Français.

Avant qu'il eût achevé, le duc lui brisa sa canne sur la tète.

Pardonnez! pardonnez, altesse! cria l'apothicaire; c'était pour badiner. J'aime votre seigneurie comme les autres, et je lui veux obéir.

Le vaurien baisait les pieds du prince et pleurait de tous ses yeux. Le peuple applaudissait et s'émerveillait du courage de M. de Guise.

Un bourgeois s'avança, et, prenant l'apothicaire au collet, déclara que cet homme lui avait pillé, le malin, sa maison avec six autres

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lazares qu'il désigna. M. de Guise fit un signe à quatre de ses gen- tilshommes français qui arrêtèrent les six lazares et leur prirent leurs armes.

Que ces scélérats soient pendus avant une heure, dit le prince. Et s'adressant à la troupe déguenillée :

Rendez-vous au quai de Sainte-Lorette , et attendez-y mes or- dres. Le premier de vous qui en bougera sera fusillé.

Les bandits firent retraite, sans murmurer, au milieu des huées du peuple et des bourgeois, qui étaient charmés de voir enfin leurs vies et leurs biens à l'abri du pillage. M. de Guise accorda pourtant la grâce des six lazares et les envoya porter à leurs camarades des pa- roles moins dures. Les officiers de l'état-major ne pouvaient revenir de leur étonnement.

Savez-vous, altesse, dit l'un d'eux, que vous risquez beaucoup en traitant ainsi ces êtres sauvages?

Apprenez, répondit le duc, que le ciel , en se donnant la peine de faire un homme de ma qualité, a soin de lui mettre entre les yeux quelque chose que la canaille ne peut soutenir.

Par le Christ ! dirent les Napolitains entre eux , nous avons jus- tement le maître qu'il nous fallait.

M. de Guise n'ignorait pas à quelles gens il s'adressait. Le peuple de Naples lui était connu ; il savait bien que si on ne réprime pas tout d'abord son insolence, on ne s'en fait plus obéir, tandis qu'avec des coups et de sévères paroles, on le mène comme on veut.

La porte d'Albe avait été confiée au sieur de Cérisantes , gentil- homme donné à M. de Guise par le marquis de Fontenay. Son al- tesse trouva au palais un envoyé de Cérisantes qui venait annoncer une révolte. Les soldats ne voulaient point se soumettre à un Fran- çais, à moins qu'on ne leur payât l'arriéré de leur solde. Le duc courut en hâte au lieu du tumulte. L'affaire était sérieuse. Les mu- tins, assemblés sur une place, avaient chargé leurs mousquets et s'allaient répandre dans la ville pour piller. Du plus loin qu'ils virent le prince et sa suite , ils soufflèrent sur leurs mèches et se disposèrent à tirer sur lui. M. de Guise fit arrêter ses gens et s'approcha seul du groupe des révoltés.

Il faut pourtant qu'on m'obéisse, leur dit-dit. Le peuple ne m'a pas appelé de Rome pour que des bélitres comme vous me donnent du souci. Qu'est-ce que vous demandez?

De l'argent! de l'argent! crièrent les soldats.

Je voulais vous en envoyer aujourd'hui ; mais puisque vous vous

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êtes mutinés , vous ne l'aurez que demain , et si vous ne rentrez à vos rangs tout à l'heure, c'est du plomb qu'on vous mettra dans la tête. Si tout le monde était aussi turbulent que vous ici, je partirais ce soir pour la France, et quand les Espagnols vous auraient passés au fil de l'épée, je dirais que vous l'avez mérité.

De l'argent ! de l'argent! répétèrent les mutins.

J'ai promis que j'en distribuerais demain. Lequel de vous ne se veut pas lier à ma parole?

Moi! dit un soldat en s'avançant.

M. de Guise lui asséna sur la tête un coup de canne si violent, qu'il retendit aux pieds de son cheval.

Qui est-ce encore qui ne veut pas me croire?

Moi ! dit un autre soldat en brandissant un épieu de fer.

Le prince lui déchargea un de ses pistolets dans la poitrine et le tua sur la place.

Lequel encore? demanda son altesse.

La troupe entière tomba aussitôt à genoux en criant pitié ! à l'ita- lienne. M. de Guise se montra plus dur cette fois que la première. Il s'informa des instigateurs de la révolte et en fit pendre sur l'heure deux des plus coupables. Le reste eut sa grâce et tout rentra dans l'ordre. Le prince condamna encore plusieurs pillards ou séditieux à être pendus ; mais , leur voulant pardonner, il passa comme par hasard au lieu du supplice et les fit relâcher. On loua fort, dans Na- ples , cette conduite énergique , et l'autorité de M. de Guise s'en trouva établie en peu de jours, de telle façon, que personne n'eût osé lui résister. Les notables et les chefs du peuple s'assemblèrent solennellement et nommèrent Henri de Lorraine duc de la républi- que , généralissime de ses armées et défenseur de sa liberté.

Les honnêtes gens, voyant son altesse disposée à les protéger uti- lement, lui vinrent offrir leur argent et leurs bras. Ils lui composè- rent une garde nombreuse et fidèle pour sa personne ; le duc choisit parmi eux les officiers dont il avait besoin. Il fit crier par la ville qu'il recevrait à toute heure du jour les pétitions et y donnerait ré- ponse à l'instant même ; qu'il accorderait des audiences à qui vou- drait lui parler, à son palais et en tous lieux on le pourrait ren- contrer. Dès cinq heures du matin il était debout. Une foule de solli- citeurs assiégeait ses antichambres. Des femmes l'abordaient en pleine rue et jusque dans les églises, il allait entendre la messe tous les jours. Son secrétaire était sans cesse derrière lui l'écritoire a la main. Le prince signait les pétitions sur les balustrades de la

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nef, sur le bord de sa chaise ou le pommeau de sa selle. Le seul mo- ment de repos qu'il eût dans la journée était celui du dîner, pendant lequel on lui jouait une musique , la meilleure qui fût en Europe, comme dit Saint-Yon dans son mémoire.

M. de Guise avait surtout à cœur de ramener à lui la noblesse, qui ne s'était retirée de Naples qu'à regret , et voulait des Espagnols comme d'un pis-aller. Il visitait souvent, dans ce dessein, le couvent des carmélites se tenaient les dames de qualité. Il les comblait de soins et leur facilitait les moyens de correspondre avec leurs maris ou leurs frères, bien qu'ils fussent parmi les Espagnols; comme il s'était mis le mieux du monde avec ces dames, elles disaient à leurs familles tout le bien imaginable sur les qualités aimables, la cour- toisie et le beau caractère de son altesse.

La noblesse en émigration établit par ce couvent une correspon- dance avec le prince pour le remercier de la protection accordée à ces dames. M. de Guise écrivait aux premiers et aux plus puissans, les priant de revenir dans leurs maisons , de prendre part à son gou- vernement et de lui apporter le secours de leurs lumières. Sans oser encore se rendre à ses invitations, les nobles lui promirent de ren- trer bientôt et de l'avertir en dessous main , par le couvent , des pro- jets des Espagnols contre la ville.

Afin d'être aussi agréable au peuple , M. de Guise fit chercher la veuve de Masaniel , et lui donna une grosse pension , des serviteurs et un palais , ce qui produisit un excellent effet. Le prince allait tous les matins voir les travaux des fortifications, de sorte qu'en peu de jours les bastions et les portes furent à l'abri de toute surprise. Des bandes s'étaient établies dans les montagnes et inquiétaient fort les derrières de l'armée espagnole. On citait parmi leurs chefs un pein- tre nommé Salvator Rosa qui était un fort batailleur et un artiste habile ; mais ses tableaux ne furent en grande estime qu'après sa mort. Le duc répondit gracieusement aux offres de services que ces brigands lui firent ; mais il n'eût voulu pour rien au monde les rece- voir dans ses murs.

Un matin , après avoir entendu la messe , M. de Guise retournait au palais ducal pour présider une assemblée des chefs et notables, lorsqu'une femme, qui vint arrêter sa chaise, l'avertit qu'on le de- vait assassiner comme César.

Ne craignez rien, répondit-il; je sens que mon heure n'est point sonnée.

Le prince eut soin , à son retour au palais , de tenir ses gardes h

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portée de la voix, et de mettre derrière lui trois gentilshommes fran- çais d'un courage et d'un dévouement éprouvés. C'étaient les cheva- liers de Rouvrou, d'Orillac et de la Taillade.

Dès son entrée dans la salle , son altesse aperçut un groupe de gens à mines mauvaises. Un avocat, nommé Thomas Basso, qui était au nombre des conspirateurs, prit la parole. Il fit un discours adroit et captieux il déclara que la république n'avait pas entendu se donner un roi ; que son altesse devait s'expliquer, et que d'abord on devait composer un sénat pour contrôler les mesures du prince et gouverner d'accord avec lui. M. de Guise répondit qu'on ne pouvait composer un sénat sans la noblesse qui était absente ; que dans toutes les républiques il fallait, aux momens de crise l'ennemi était aux portes, confier l'autorité entière à un seul homme; que pour lui, il ne croyait point avoir encore rien fait qui passât son pouvoir de gé- néralissime des armées. Son altesse parla le mieux du monde pen- dant une heure entière, en déployant son air noble et loyal qui lui gagna tous les cœurs. L'assemblée applaudit fort à ses paroles élo- quentes et mesurées. Les conspirateurs se levèrent alors et dirent que si le prince ne voulait point tromper le peuple, il ne refuserait pas d'exposer devant le conseil tout ce qu'il avait dessein d'entre- prendre pour le salut de l'état, et qu'ainsi on lui pourrait donner des avis en attendant la formation du sénat.

Rien de plus légitime, répondit M. de Guise: vous êtes mes conseillers jusqu'au moment la noblesse reviendra, je veux qu'on vous traite comme si vous étiez des sénateurs.

Le prince appela ses gardes qui se rangèrent le long des murailles.

Quand messieurs les notables viendront me voir, leur dit-il, vous leur rendrez les honneurs militaires.

Il ne doit pas entrer de soldats ici, crièrent les conjurés; on nous veut violenter ! à bas le tyran !

M. de Guise, sans s'émouvoir, fit un signe à ses gens qui armèrent leurs mousquets, et les trois gentilshommes debout à son fauteuil tirèrent leurs épées. Les turbulents se calmèrent admirablement à cette simple manœuvre.

Messieurs les notables, reprit le duc avec sa bonne grâce fran- çaise, je vous demande pardon d'introduire mes gardes dans cette enceinte ; ce n'est point pour jouer le tyran ni pour usurper des titres dont je n'ai pas besoin, mais seulement pour me garder des poignards de quelques ambitieux qui veulent faire les tribuns et ne sont au fond que des voleurs. Je savais leurs intentions avant d'entrer ici ; ces pe-

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titsBrutus en veulent à notre argent; faut-il les appeler par leurs noms? Ce sont maître Basso l'avocat, Vincent d'Andréa, Pierre Damico; tous gibiers qui ne peuvent échapper à la potence. Je ne les y enver- rai pourtant pas encore cette fois; je leur épargnerai la honte d'ê- tre fouillés et traités comme des assassins. Voyez-les baisser les yeux et se troubler ! Eh quoi ! vous ne pouvez pas même supporter mes regards, et vous me vouliez tuer autrement que la nuit et par derrière! assurément, vous n'y songiez pas. Messieurs les notables, je vous le dis une fois pour toutes : Les Napolitains m'ont fort honoré en m'appelant pour les tirer du péril ; mais s'ils ont de moi quelque ombrage , demain je pars sans regrets pour la cour de France; je ne m'estimerais pas davantage roi de Naples que duc de Guise.

L'assemblée répondit d'une seule voix , qu'elle suppliait le prince de rester et que lui seul pouvait sauver le pays. Pendant ce temps-là , le peuple ayant ouï parler de la conspiration , était accouru devant le palais et demandait à voir M. de Guise.

Il sortit avec les notables et fut accueilli par de grandes démons- trations de joie. La foule l'accompagna partout aux cris de :

Vive son altesse ! nous n'obéirons qu'à elle ! mort aux conspi- rateurs !

Le duc, voyant les Napolitains en si belle humeur et son crédit sur leurs esprits monté au plus haut point, voulut préparer un coup de main contre les Espagnols. Il envoya un chef populaire nommé Jac- ques Rosso, qui était homme de cœur, reconnaître les avant-postes ennemis sur la route d'Averse. Au lieu de suivre ses instructions, Rosso engagea la bataille avec des forces insuffisantes et y pensa laisser tout son monde. M. de Guise était à dîner quand on lui vint apprendre qu'on entendait le feu. Son altesse en renversa la table de colère et courut au combat ; quelques minutes plus tard , c'en était fait de Rosso et de son corps d'armée : on le trouva dans une prairie , cerné par les ennemis et défendant sa vie intrépidement. M. de Guise l'eut bientôt dégagé par une charge fort impétueuse. Comme il faisait sa retraite vers la ville , le prince aperçut au loin un gros de cavalerie qui s'avançait au galop et lui préparait un choc ter- rible. Il fit cacher dans un fossé tous ses mousquetaires et marcha au devant des cavaliers avec ses meilleures troupes. La bataille y fut rude; les Napolitains ne purent résister aux Espagnols qui étaient de vieux soldats fort aguerris ; ils furent culbutés et se replièrent sur l'arrière-garde en grand désordre. Alors, aux cris de M. de Guise, les fantassins cachés se montrèrent à l'improviste et firent une dé-

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portée de la voix, et de mettre derrière lui trois gentilshommes fran- çais d'un courage et d'un dévouement éprouvés. C'étaient les cheva- liers de Rouvrou, d'Orillac et de la Taillade.

Dès son entrée dans la salle , son altesse aperçut un groupe de gens à mines mauvaises. Un avocat, nommé Thomas Basso, qui était au nombre des conspirateurs, prit la parole. Il fit un discours adroit et captieux il déclara que la république n'avait pas entendu se donner un roi; que son altesse devait s'expliquer, et que d'abord on devait composer un sénat pour contrôler les mesures du prince et gouverner d'accord avec lui. M. de Guise répondit qu'on ne pouvait composer un sénat sans la noblesse qui était absente ; que dans toutes les républiques il fallait, aux momens de crise l'ennemi était aux portes, confier l'autorité entière à un seul homme; que pour lui, il ne croyait point avoir encore rien fait qui passât son pouvoir de gé- néralissime des armées. Son altesse parla le mieux du monde pen- dant une heure entière, en déployant son air noble et loyal qui lui gagna tous les cœurs. L'assemblée applaudit fort à ses paroles élo- quentes et mesurées. Les conspirateurs se levèrent alors et dirent que si le prince ne voulait point tromper le peuple, il ne refuserait pas d'exposer devant le conseil tout ce qu'il avait dessein d'entre- prendre pour le salut de l'état, et qu'ainsi on lui pourrait donner des avis en attendant la formation du sénat.

Rien de plus légitime, répondit M. de Guise: vous êtes mes conseillers jusqu'au moment la noblesse reviendra, je veux qu'on vous traite comme si vous étiez des sénateurs.

Le prince appela ses gardes qui se rangèrent le long des murailles.

Quand messieurs les notables viendront me voir, leur dit-il, vous leur rendrez les honneurs militaires.

Il ne doit pas entrer de soldats ici, crièrent les conjurés; on nous veut violenter ! à bas le tyran !

M. de Guise , sans s'émouvoir, fit un signe à ses gens qui armèrent leurs mousquets, et les trois gentilshommes debout à son fauteuil tirèrent leurs épées. Les turbulents se calmèrent admirablement à cette simple manœuvre.

Messieurs les notables, reprit le duc avec sa bonne grâce fran- çaise, je vous demande pardon d'introduire mes gardes dans cette enceinte; ce n'est point pour jouer le tyran ni pour usurper des titres dont je n'ai pas besoin, mais seulement pour me garder des poignards de quelques ambitieux qui veulent faire les tribuns et ne sont au fond que des voleurs. Je savais leurs intentions avant d'entrer ici ; ces pe-

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tits Brutus en veulent à notre argent; faut-il les appeler par leurs noms ? Ce sont maître Basso l'avocat, Vincent d'Andréa, Pierre Damico; tous gibiers qui ne peuvent échapper à la potence. Je ne les y enver- rai pourtant pas encore cette fois; je leur épargnerai la honte d'ê- tre fouillés et traités comme des assassins. Voyez-les baisser les yeux et se troubler! Eh quoi ! vous ne pouvez pas môme supporter mes regards, et vous me vouliez tuer autrement que la nuit et par derrière! assurément, vous n'y songiez pas. Messieurs les notables, je vous le dis une fois pour toutes : Les Napolitains m'ont fort honoré en m'appelant pour les tirer du péril ; mais s'ils ont de moi quelque ombrage , demain je pars sans regrets pour la cour de France; je ne m'estimerais pas davantage roi de Naples que duc de Guise.

L'assemblée répondit d'une seule voix , qu'elle suppliait le prince de rester et que lui seul pouvait sauver le pays. Pendant ce temps-là , le peuple ayant ouï parler de la conspiration , était accouru devant le palais et demandait à voir M. de Guise.

Il sortit avec les notables et fut accueilli par de grandes démons- trations de joie. La foule l'accompagna partout aux cris de :

Vive son altesse ! nous n'obéirons qu'à elle ! mort aux conspi- rateurs !

Le duc, voyant les Napolitains en si belle humeur et son crédit sur leurs esprits monté au plus haut point , voulut préparer un coup de main contre les Espagnols. Il envoya un chef populaire nommé Jac- ques Bosso , qui était homme de cœur, reconnaître les avant-postes ennemis sur la route d'Averse. Au lieu de suivre ses instructions, Bosso engagea la bataille avec des forces insuffisantes et y pensa laisser tout son monde. M. de Guise était à dîner quand on lui vint apprendre qu'on entendait le feu. Son altesse en renversa la table de colère et courut au combat ; quelques minutes plus tard , c'en était fait de Bosso et de son corps d'armée : on le trouva dans une prairie , cerné par les ennemis et défendant sa vie intrépidement. M. de Guise l'eut bientôt dégagé par une charge fort impétueuse. Comme il faisait sa retraite vers la ville , le prince aperçut au loin un gros de cavalerie qui s'avançait au galop et lui préparait un choc ter- rible. Il fit cacher dans un fossé tous ses mousquetaires et marcha au devant des cavaliers avec ses meilleures troupes. La bataille y fut rude; les Napolitains ne purent résister aux Espagnols qui étaient de vieux soldats fort aguerris ; ils furent culbutés et se replièrent sur l'arrière-garde en grand désordre. Alors , aux cris de M. de Guise , les fantassins cachés se montrèrent à l'improviste et firent une dé-

26 REVUE DE PARIS.

charge sur l'ennemi presque à bout portant. Us l'eussent anéanti si la peur ne les eût aveuglés; malheureusement, ils tirèrent en trem- blant et le plus maladroitement du monde, car ils pensèrent tuer le prince qui eut à peine le temps de se baisser pour ne pas rece- voir des balles dans la tête. Il eut même ses plumes et ses che- veux brûlés par la poudre. Après cet exploit, les Napolitains s'en- fuirent vers la ville de toutes leurs jambes; mais les Espagnols, croyant que c'était une feinte, n'osèrent risquer un pas de plus, sans quoi ils faisaient son altesse prisonnière. M. de Guise riait de tout son cœur; il poussa l'audace jusqu'à délier l'ennemi avec ses trois gentilshommes français :

Holà ! cria-t-il , ne trouverai-je point parmi vous un homme de bonne maison qui veuille faire le coup d'épée avec Henri de Lor- raine ?

Le duc de la Torella sortit des rangs; mais à dix pas, il tourna bride et regagna son monde. M. de Guise, qui le connaissait, l'appela par son nom et lui dit que ce n'était pas bien de refuser une partie d'honneur. Enfin, voyant l'ennemi qui rechargeait ses armes, il partit au galop avec ses trois gentilshommes.

Son Altesse eut alors le loisir de remarquer la couardise de ses Italiens. La moitié des officiers l'avaient abandonné. Les autres crai- gnant d'avoir encore à se battre , feignaient d'être blessés. Un cer- tain Prignani, qui s'était écorché la main, gémissait et voulait cou- rir à la ville. M. de Guise fut obligé de rester à l'arrière-garde pour repousser les Espagnols qui le harcelaient, et de faire le métier d'un simple cornette. Gennare , tout pâle d'effroi, lui vint dire :

Nous sommes morts ! voici des ennemis devant les portes de la Ville!

Eh ! répondit le prince. Il faut que ce soit Paul de Naples avec ses lazares.

Jésus ! comme ils sont grands !

On envoya M. d'Orillac en reconnaissance. C'étaient des arbres! Les honneurs de la journée restèrent pourtant aux Napolitains, et ce leur fut d'une grande utilité. M. de (iuise fit élever pendant la nuit des fortifications avancées, de manière à tenir ouverte la porte d'Averse. On put ainsi communiquer avec la campagne ; des vivres arrivèrent de tous côtés. Depuis ce jour on eut des volailles et du gibier à toutes les tables et on fit aussi bonne chère que si l'ennemi n'eût pas été à portée du canon.

Durant quinze jours les escarmouches se succédèrent; mais on garda

REVUE DE PARIS. 2T

les positions qu'on avait prises. La face des choses en changea fort. Les paysans introduisaient leurs bestiaux dans la ville et ne vendaient plus rien aux ennemis. Les gens de la flotte se mutinèrent contre D. Juan d'Autriche, qui avait les fièvres à bord du vaisseau amiral. Les soldats espagnols manquant de munitions, désertaient. Il y eut de ces transfuges qui vinrent trouver M. de Guise pour avoir à manger. Le duc d'Arcos était au désespoir. Il fît des tentatives de surprises noc- turnes contre la ville ; mais il fut repoussé si vertement , qu'il pré- féra demeurer en repos en attendant des secours.

C'était au courage , au bon esprit de M. de Guise que Naples de- vait tous ces avantages ; et l'on avouera qu'il était mal-aisé de re- connaître , à cette conduite habile et à cette prudence , la tête folle qui avait tant diverti la cour de France. Des courriers furent dépê- chés à Rome , à M. de Mazarin et à Mlle de Pons. Le prince deman- dait au pape sa protection , à M. le cardinal , de saisir cette belle occasion de ruiner la puissance espagnole en Italie, et à sa maîtresse, de lui conserver un amour dont jamais héros de chevalerie n'avait été plus digne.

V.

Le lendemain de la fête de Noël , M. de Guise eut avis que des vaisseaux français avaient abordé à Sorrente ; sur l'un d'eux était l'abbé Basqui , député par M. le cardinal Mazarin à la ville de Naples. Son altesse envoya au plus vite un sauf-conduit, et attendit en grande agitation la visite de l'ambassadeur. Vers midi , on apprit avec étonnement que Basqui était entré dans la ville et s'était rendu au tourjon des Carmes, chez Gennare Annese. Après quatre heures d'attente, on vit enfin arriver le député au palais ducal. Basqui parla beaucoup de la cour et de l'admiration qu'on y avait pour la valeur du prince. Voyant qu'il ne venait pas au fait, M. de Guise l'interrompit pour lui demander une explication franche et dépour- vue d'ambages. L'abbé répondit qu'il venait faire une simple visite à son altesse, lui rendre ses devoirs en passant, et qu'il n'avait point assez de monde pour lui être secourable; mais qu'assurément M. le cardinal allait prendre quelque mesure importante. Le prince appe* lait la patience à son aide et faisait de gros soupirs. Il peignit avec de vives couleurs et fort exactement l'état misérable des Espagnols ; il démontra que les Français pouvaient aisément détruire la flotte ennemie.

28 REyUE DE PARIS.

Oh! s'écria Basqui, nous ne venons point dans l'intention de guerroyer. Je le voudrais pour vous être agréable; mais les instruc- tions de M. le cardinal me l'interdisent tout-à-fait.

Au moins , reprit son altesse , vous me donnerez de la poudre?

Je n'en ai point apporté.

De l'argent?

On ne m'en a pas remis.

Des hommes?

Il n'y en pas un de trop sur nos vaisseaux.

Que diable venez-vous donc faire ici ?

Basqui recommençait les flatteries poussées jusqu'à l'hyperbole. M. de Guise, hors de lui, renversa une chaise parterre :

Monsieur l'abbé , dit-il avec des yeux étincelans , vous auriez mieux fait de rester à Paris et d'aller à la comédie , que de courir si loin pour vous moquer de moi. Vos belles paroles ne sauraient m'é- tourdir. En vérité ! si vous étiez venu pour favoriser les Espagnols , vous n'agiriez pas autrement. Je serai plus franc que vous. J'ai de- viné votre pensée. Je suis instruit de votre visite à ce drôle d'Annese que je ferai pendre avant qu'il ait répondu aux lettres que vous lui avez remises. M. le cardinal se trompe grossièrement s'il doute de mon crédit à Naples. Les vieux démêlés des princes de ma maison avec le roi ne sont plus de saison aujourd'hui. Je suis dévoué à la reine et à sa majesté. Je veux, avant toutes choses, que la France profite de ma conquête. Si vos instructions vous obligent à m'aban- donner, dites au ministre que je persisterai seul à tenir tête à l'Es- pagne entière, parce que mon honneur et l'intérêt de notre jeune roi le veulent ainsi ; mais ajoutez qu'il reconnaîtra bientôt son erreur et que je le rends responsable de ma mort et du dommage que sa po- litique pourra causer à l'état.

Basqui reprit les protestations d'amitié , l'emphase de ses éloges et les circonlocutions; mais le prince lui coupa une troisième fois la parole.

Bestons-en là, monsieur l'abbé. Vous m'échauffez les oreilles, et il me pourrait arriver de manquer au roi en votre personne, en vous jetant par cette fenêtre.

L'abbé fit trois saluts , gagna la porte à reculons et disparut. Avant que Basqui fût de retour à Sorrente , M. de Guise savait déjà que l'envoyé avait concerté avec Gennare son arrestation , et que M. de Mazarin mettait aux secours de la France la condition que Henri de Lorraine serait déposé. Un autre eût sans doute perdu cou-

REVUE DE PARIS. 29

rage à ce coup terrible; mais M. de Guise ne songea môme pas à la honte d'une retraite; il pensa , bien au contraire , à l'amour que lui montrait le peuple napolitain , à la plus grande gloire qui rejail- lirait sur lui , s'il triomphait sans l'appui d'aucun gouvernement. Il pensa aussi aux applaudissemens de sa maîtresse ; puis il leva fière- ment la tête et, frappant du talon par terre , il s'écria :

Je mourrai plutôt l'épée au poing, que de reculer après un pa- reil début.

Le lendemain, on apprit que les Français faisaient voile sur Marseille; mais le prince eut du moins une consolation : les meilleurs officiers , indignés de ce lâche abandon , avaient déserté la flotte ; ils accoururent à Naples se donner à M. de Guise , et apportèrent avec eux six barils de poudre et tout ce qu'ils possédaient en argent. C'étaient d'intrépides jeunes gens, tous de bonnes maisons. Il y avait parmi eux les chevaliers de Forbin, de Gent, de Souillac, Des Es- sarts et de Saint-Maximin ; le marquis de Chaban, les barons du Rang, de Mallet et de Lagarde, et M. de Beauregard, un des plus habiles officiers d'artillerie qui fussent en France. M. de Guise ne tira rien autre du passage des vaisseaux de M. le cardinal ; mais on verra que son altesse dut la vie au dévouement de ces gentilshommes.

Le 5 janvier 16i8, veille des Rois, sans avoir prévenu ses gens, M. de Guise les fit sortir de Naples, décidé à frapper un grand coup. Il laissa dans la ville M. de Forbin , qui était un homme sûr et d'un caractère ferme; tous les autres Français accompagnaient son altesse. La troupe n'était pas fort nombreuse parce qu'on n'y admit point les lazares ; mais elle était composée des plus braves. On partit au pe- tit jour et sans bruit. Un quartier d'Espagnols, établi à une lieue de Naples , fut surpris et taillé en pièces; avant que l'alarme se fut ré- pandue et que l'armée royale eût pris ses mesures, un second quar- tier fut culbuté. M. de Guise poussa résolument jusqu'aux portes d'Averse; les sentinelles, ne s'attendant pas à voir les Napolitains, n'étaient point sur leurs gardes. La ville fut prise sans résistance. Son altesse y laissa cinq cents hommes commandés par le baron de Mallet, et s'en retourna. L'armée royale abandonna la partie et ga- gna les hauteurs ; le prince , voyant la route libre , fit demander à M. de Mallet d'envoyer à Naples les munitions des Espagnols qui étaient amassées dans Averse. A neuf heures du soir, on rentra dans la ville avec un convoi de trois cents mulets chargés de poudre et de blé ; on chanta le lendemain un Te Deum, , et le peuple fut si trans- porté d'aise , qu'il demanda la permission de voir son altesse pour

30 REVUE DE PARIS.

l'adorer. Peu de jours après cette belle victoire , on enleva encore la ville de Noie par un coup de main ; dès lors les Espagnols ne pou- vaient plus espérer de reprendre Naples autrement que par l'arrivée d'une armée nouvelle ou par quelque trahison.

Nous ne donnerons point ici les détails des autres exploits de M. de Guise , qui se succédèrent pendant quarante jours sans relâche. Il y eut dans cette petite guerre des faits d'armes admirables qui composeraient à eux seuls une fort belle histoire et dont le récit nous mènerait trop loin ; ceux qui les voudraient connaître les trou- veront dans le Mémoire de Saint-Yon. Le prince et les gentils- hommes français firent des prodiges ; avant la fin de février, les en- virons de la ville étaient presque entièrement débarrassés des étran- gers , les communications avec Averse régulièrement établies , et les Espagnols réduits à la défensive.

Au milieu de ses occupations , le prince écrivit à M. de Mazarin , en faveur de M1,e de Pons , qui avait eu à souffrir quelques tra- casseries. Il parlait fort peu de son entreprise, afin de laisser comprendre qu'il n'ignorait point les mauvaises dispositions de M. le cardinal; mais les amis du prince apprirent en même temps ses succès , et en firent du bruit à la cour. Les conversations ne rou- laient plus à Paris que sur les aventures de M. de Guise; le ministre avait fort à faire pour répondre par des défaites et des politesses à tous ceux qui lui reprochaient l'abandon de ce jeune héros. Les gens de guerre et les politiques murmuraient de l'occasion qui pouvait s'envoler bientôt; ils se plaignaient des timidités du gouvernement de la régence, et disaient que le feu roi ou M. de Richelieu, n'au- raient point tenu cette lâche conduite. Les femmes surtout ne ca- chaient pas leur indignation , et n'approchaient guère du cardinal sans lui adresser des sarcasmes; mais M. de Mazarin leur répondait en riant :

M. de Guise a fait mieux qu'un homme sage à force de folie. Tout est possible aune cervelle brûlée; cependant, si nous nous mettions en frais pour lui assurer la couronne de Naples, nos vais- seaux, en arrivant, le trouveraient peut-être empereur des Turcs.

Un matin M. le cardinal vit arriver à la fois chez lui M"0 de Mont- pensier, le duc d'Elbœuf et d'autres princes , qui lui firent des re- montrances et insistèrent pour qu'on secourût leur cousin. Le ministre para le coup de son mieux , en disant tout le bien imaginable de M. de Guise : que c'était un jeune homme aimable et pour les belles choses ; qui avait de l'éloquence et du courage ; que lui parti-

REVUE DE PARIS. 31

culièrement, il aimait le prince , et le voulait recommander à la reine; que le temps prouverait qu'on n'abandonnait pas des personnes du mérite et de la qualité de Uenri de Lorraine; mais M. le cardinal ne prit aucun engagement, et il écrivit à peu près dans le môme instant, une lettre au marquis de Fontcnay pour lui dire ses propo- sitions à la ville de Naples. Il fallait, pour qu'on le secourût, que le peuple voulût renoncer à la république et choisir pour roi le duc d'Anjou, frère du roi de France, ou bien le prince de Coudé. Sauf le respect que nous pouvons devoir à la mémoire du cardinal Maza- rin , c'était une sottise que sa proposition. Dans le moment le peuple de Naples avait tant d'obligations à M. de Guise, il ne pouvait commettre envers lui un acte d'ingratitude aussi honteux et le reje- ter pour appeler un inconnu. Aussi la lettre de son éminence à M. de Fontenay, bien qu'elle soit restée dans les archives des dépêches po- litiques, ne donna lieu à aucune délibération , et doit être regardée comme une chose nulle en histoire.

La fortune, qui fait mieux et plus que les ministres pour les gens qu'elle aime, servait Henri de Lorraine d'un autre côté. La lenteur et les hésitations de la cour de France avaient leur pendant à celle d'Espagne. Le duc d'Arcos demandait en vain une flotte, et don Juan d'Autriche avait bien de la peine à se guérir de ses fièvres. Dans les combats et les sorties, M. de Guise passait miraculeusement au mi- lieu des feux de l'artillerie ; la mort ne le voulait pas toucher. Plu- sieurs fois les balles ennemies l'atteignirent dans ses vêtemens et jusque dans ses cheveux; mais il n'eut que des égratignures. Cette faveur et ces bons services du hasard se prolongèrent ainsi jusqu'au mois de mars, la fortune fit pressentir son infidélité par quelques affaires désagréables.

Le faubourg des Vierges était habité par des bourgeois marchands qui avaient un commerce étendu. Ces gens qu'on appelait capes- nègres, parce qu'ils portaient des bonnets noirs, ne se mêlaient point de la politique et ne songeaient qu'à leur négoce. Comme ils avaient de grands biens, les lazares les voulurent piller. On vient dire un matin à M. de Guise que ces brigands mettaient le faubourg des Vierges à feu et à sang. Le duc y courut aussitôt ; il trouva le mal fort avancé , les lazares en humeur féroce , et plusieurs maisons au saccage le plus horrible. Les pillards étaient au nombre de six cents; comme le prince n'avait amené qu'une douzaine de gentilshommes, son autorité fut méconnue. En approchant d'une maison l'on entendait de grands cris, il vit accourir un bourgeois poursuivi

St£

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par un égorgeur. et qui se vint jeter à l'arçon du cheval en deman- dant secours. M. de Guise fut obligé de ti: pour défendre homme. Un autre cape-nègre, serré de pr s pu .tre bandits, reçut des': s - usque dans les brasd soi - pri tait sauf terre pour le protej-:. Le prince tua trois lazares de sa main et fit pendre le quatrième. Au détour d'une rue. on entendit un coup de mousquet : une demoiselle accourait fort êplorée ; un lazare venait de tuer son père. On trouva le meurtrier dont le mousquet fumait encore, et on pendit le à une fenêtre. Avant que le che- it amené des troupes .le lés fut épouvan- table. On n'y mit fin qu'avec beaucoup de peine. On dressa cinq po- tences et deux roues au milieu du faubourg, dont les grilles furent losesetdoni - garde de M. de Gent. avec deux pi-. - . ".non . - Le peuple de la ville se mit en fureur contre les lazares. et le sang aurait pu couler de nouveau si le prince n'eût fait de grands efforts et de beaux frais de harangue pour l'empêcher, tesst rentra an palais : ri internent affectée. On lui trouva tout si iu jour u: - g mélancolique. Un bandit nommé Paul \ îples l'étant venu voir, le prince lui tourna le dos sans le vouloir écouter. Au moment M. d Guis s'allait mettre à table, on le pria de ure an courent des m s carmélites I s n eut av is d'un complot formé par les chefs pope - plusieurs prêtres, pour le faire enlever la nuit et le livrer ausEs] - 5. Cne férence à ce sujet devait avoir lieu dans un aqueduc situé hors de la fil iix heures du soir, entre les principaux personnages de l'armée ennemie et les conspirateurs. M. de Guise prit auss - - mesures, et donna mission au chevalier de Forbin de cerner aqueduc à l'heure marquée. Cependant les chefs populaires, ayant hu soupçon d ;verte. n'allèrent pas au rendez-vous. On n'y

ta que le Cura . un fort puissant seigneur espagnol.

don l'r sper, s - ire. le prince d'Avella. et un moine italien nomme Scopa : quelques minutes plus tard, on y eût trouve don Juan l'Autriche lui-même qui était en chemin pour s'y rendre.

tles] isonniers avec toute sa courtoisie de prince français : et comme le duc de Tursi répondait avec des paroles de mèj tesi 5, M. de Guise lui voulut montrer ses troupes

lions 1 n gardées, ses marchés pounus de _ ins lus promena par la ville avec des flam-

beaux, et son altesse fil ralammentles honneurs en appelant les

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prisonniers ses hôtes; mais le vieux seigneur de Tursi, ayant con- tinué ses discours amers et fait mine de vouloir parler au peuple , M. de Guise le pria de garder le silence , et le mit sous la surveillance du chevalier Des Essarts.

Au milieu de la nuit, il y eut des cris et du tumulte. C'étaient Annese et Paul de Naples qui venaient avec leurs lazares demander les têtes des prisonniers. Le prince parut , en robe de chambre, au balcon, et répondit sévèrement :

Cela était bon du temps de Masaniel. Le règne des égorgeurs est passé. Si vous voulez du sang , je vous mènerai demain à l'ennemi.

Les vociférations ayant continué , son altesse cria d'une voi\ ter- rible :

*— Ce sont vos tètes que je devrais faire tomber! Vous étiez du complot , et vous venez lâchement demander la vie de vos complices! Je vous donne cinq minutes pour vous retirer ; passé ce délai , je vous enverrai mes mousquetaires.

Le prince entendit encore parmi les clameurs plusieurs mots inju- rieux pour lui, et rentra dans ses appartemens le cœur plein de chagrin et la bile cruellement remuée. A l'audience du lever, il reçut une dame, qui arriva, tout en larmes, se plaindre que Paul de Naples lui avait enlevé sa fille et la tenait enfermée chez lui. Dans l'instant même M. de Guise promettait justice à cette mère, Paul de Naples entrait dans le palais avec tous ses lazares, s'emparait des issues, et poignardait plusieurs sentinelles françaises. Il parvint ainsi jusqu'à la chambre à coucher, il se présenta tout à coup suivi de douze bandits armés jusqu'aux dents.

A quel heureux hasard dois-je votre visite, maître Paul? dit son altesse avec un air fort poli.

Le brigand, mal habitué aux belles manières, et n'ayant plus sous les pieds son terrain des ruisseaux , fit d'abord un air timide, et passa par un grand effort à l'insolence :

J'ai plusieurs faveurs à réclamer de votre altesse, qu'elle ne saurait me refuser. Ce sont des choses toutes simples. Il me faut la vie des prisonniers espagnols.

On vous la donnera.

Je veux aussi pour moi les biens du duc d'Avelines.

Vous les aurez.

Je demande pour mes hommes la permission de piller le fau- bourg des Capes-Nègres pendant trois jours.

TOME II. FEVBIER. 3

32 REVUE DE PARIS.

par un égorgeur, et qui se vint jeter à l'arçon du cheval en deman- dant secours. M. de Guise fut obligé de tirer l'épéepour défendre cet homme. Un autre cape-nègre, serré de près par quatre bandits, reçut des blessures jusque dans les bras de son altesse , qui était sautée à terre pour le protéger. Le prince tua trois lazares de sa main et fit pendre le quatrième. Au détour d'une rue, on entendit un coup de mousquet; une demoiselle accourait fort éplorée; un lazare venait de tuer son père. On trouva le meurtrier dont le mousquet fumait encore, et on pendit ce misérable à une fenêtre. Avant que le che- valier de Forbin eût amené des troupes, le désordre fut épouvan- table. On n'y mit fin qu'avec beaucoup de peine. On dressa cinq po- tences et deux roues au milieu du faubourg, dont les grilles furent closes et données à la garde de M. de Gent , avec deux pièces de canon chargées à mitraille. Le peuple de la ville se mit en fureur contre les lazares, et le sang aurait pu couler de nouveau si le prince n'eût fait de grands efforts et de beaux frais de harangue pour l'empêcher. Son altesse rentra au palais fort tristement affectée. On lui trouva tout le reste du jour un visage mélancolique. Un bandit nommé Paul de Naples l'étant venu voir, le prince lui tourna le dos sans le vouloir écouter.

Au moment M. de Guise s'allait mettre à table, on le pria de venir sur l'heure au couvent des dames carmélites. Là, son altesse eut avis d'un complot formé par les chefs populaires et plusieurs prêtres, pour le faire enlever la nuit et le livrer aux Espagnols. Une conférence à ce sujet devait avoir lieu dans un aqueduc situé hors de la ville, vers dix heures du soir, entre les principaux personnages de l'armée ennemie et les conspirateurs. M. de Guise prit aussitôt ses mesures, et donna mission au chevalier de Forbin de cerner cet aqueduc à l'heure marquée. Cependant les chefs populaires, ayant eu soupçon de la découverte, n'allèrent pas au rendez-vous. On n'y arrêta que le duc de ïursi , un fort puissant seigneur espagnol, avec don Prosper, son gendre, le prince d'Avella, et un moine italien nommé Scopa ; quelques minutes plus tard, on y eût trouvé don Juan d'Autriche lui-même qui était en chemin pour s'y rendre.

Son altesse reçut les prisonniers avec toute sa courtoisie de prince français; et comme le duc de Tursi répondait avec des paroles de mépris et des menaces , M. de Guise lui voulut montrer ses troupes en bon ordre, ses fortifications bien gardées, ses marchés pourvus de grains en abondance. On se promena par la ville avec des flam- beaux, et son altesse fit galamment les honneurs en appelant les

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prisonniers ses hôtes; mais le vieux seigneur de Tursi, ayant con- tinué ses discours amers et fait mine de vouloir parler au peuple, M. de Guise le pria de garder le silence , et le mit sous la surveillance du chevalier Des Essarts.

Au milieu de la nuit, il y eut des cris et du tumulte. C'étaient Aunese et Paul de Naples qui venaient avec leurs lazares demander les têtes des prisonniers. Le prince parut , en robe de chambre, au balcon . et répondit sévèrement :

Cela était bon du temps de Masaniel. Le règne des égorgeurs est passé. Si vous voulez du sang , je vous mènerai demain à l'ennemi.

Les vociférations ayant continué , son altesse cria d'une voix ter- rible :

•— Ce sont vos tètes que je devrais faire tomber! Vous étiez du complot, et vous venez lâchement demander la vie de vos complices! Je vous donne cinq minutes pour vous retirer; passé ce délai, je vous enverrai mes mousquetaires.

Le prince entendit encore parmi les clameurs plusieurs mots inju- rieux pour lui, et rentra dans ses appartemens le cœur plein de chagrin et la bile cruellement remuée. A l'audience du lever, il reçut une dame, qui arriva, tout en larmes, se plaindre que Paul de Naples lui avait enlevé sa fille et la tenait enfermée chez lui. Dans l'instant même M. de Guise promettait justice à cette mère, Paul de Naples entrait dans le palais avec tous ses lazares, s'emparait des issues, et poignardait plusieurs sentinelles françaises. Il parvint ainsi jusqu'à la chambre à coucher, il se présenta tout à coup suivi de douze bandits armés jusqu'aux dents.

A quel heureux hasard dois-je votre visite, maître Paul? dit son altesse avec un air fort poli.

Le brigand, mal habitué aux belles manières, et n'ayant plus sous les pieds son terrain des ruisseaux , fit d'abord un air timide, et passa par un grand effort à l'insolence :

J'ai plusieurs faveurs à réclamer de votre altesse, qu'elle ne saurait me refuser. Ce sont des choses toutes simples. Il me faut la vie des prisonniers espagnols.

On vous la donnera.

Je veux aussi pour moi les biens du duc d'Avelines.

Vous les aurez.

Je demande pour mes hommes la permission de piller le fau- bourg des Capes-Nègres pendant trois jours.

TOME II. FÉVRIER. 3

34 REVUE DE PARIS.

Avec plaisir, maître Paul.

Je ne comptais pas sur tant de complaisance; mais on fait ce qu'on veut de votre altesse quand on a la force de son côté.

En effet, c'est la façon de s'y prendre et la grâce des procédés qui est tout.

Donnez-moi donc trois écrits signés de votre main.

Bien volontiers. Entrez avec moi dans mon cabinet.

Je ne bouge pas d'ici.

Comme il vous plaira. Je vais aller écrire ce que vous désirez.

Par Bacchus î ne me quittez pas !

Je ne puis cependant écrire dans le creux de ma main. Que craignez-vous? Amenez vos gardes du corps dans mon cabinet, si vous voulez.

Eh bien donc ! entrez , je vous suis.

M. de (luise ouvrit une porte et traversa une galerie; il descendit un escalier, et voyant que les lazares hésitaient :

Venez, messieurs , leur cria-t-il; nous voici arrivés au bout du voyage. C'est ici que vous trouverez ce qui vous est dû.

Ils se hasardèrent jusqu'au bas des degrés. Alors le prince ouvrit la porte de la salle des gardes, étaient le chevalier de Forbin avec trente Français. M. de Guise tira un pistolet de sa ceinture, et le posant sur la poitrine de Paul de jNaples, s'écria :

Vous êtes tous morts, si vous remuez un bras seulement. Livrez vos armes à mes gentilshommes ; je vais réfléchir à ce qu'on peut faire de vous.

En un instant les lazares furent dépouillés et garrotés.

J'ai suffisamment réfléchi , ajouta le prince; vous serez conduits à la vicairie, et jugés comme traîtres à la république, pillards et assassins.

On emmena Paul de Naples avec les douze bandits dans les chaises* de son altesse, et on les sortit du palais ducal par une porte de der- rière. Au bout d'une heure, ils étaient jugés par un tribunal militaire et condamnés à mort. Cent mousquetaires les conduisirent auv fossés, on les fusilla.

Pendant cette exécution, quatre cents lazares, couchés à l'ombre, dormaient clans la cour du palais. M. de (iuise se présenta sur le perron.

Que faites-vous là? dit-il aux bandits.

Nous attendons notre chef.

REVUE DE PARIS. 35

Il faudra que je vous en donne un autre, car je viens de l'en- voyer tuer. Si vous ne voulez pas finir comme lui , allez vous joindre aux troupes qui se battront ce matin à la porte de Capoue.

Les lazares s'esquivèrent sans mot dire , et marchèrent à l'ennemi,, qui en abattit une bonne moitié , tant l'escarmouche fut âpre ce jour-là. Il restait encore deux chefs populaires, dont la perfidie et les méchantes intentions n'étaient pas un mystère pour son altesse l c'étaient Gennare et Vincent d'Andréa. Ces misérables ne cherchaient que les désordres, et se cachaient au moment de tirer l'épée. M. de Guise avait dix fois reçu l'avis qu'ils le voulaient livrer à don Juan d'Autriche. Un jour qu'il envoya Gennare avec ses hommes soutenir un bataillon de braves et fidèles gens commandés par Gerisantes, le prince eut soupçon que les lazares ne faisaient point leur devoir, et vint inopinément regarder quelle contenance ils avaient. Il les trouva paisiblement assis au pied d'un mur qui les gardait de la mousque- terie, et mangeant des oranges. M, de Guise entra dans une furieuse colère, et se mettant à leur tête, il les conduisit en personne au plus épais de la mêlée , ils furent écharpés. C'est un vrai miracle que son altesse elle-même n'y ait point laissé sa vie.

Le soir, Henri de Lorraine , abreuvé d'ennuis, s'en alla dans la campagne voir le Vésuve, afin de cacher son mépris de cette lâche population qui n'avait d'ardeur qu'au pillage et à l'incendie. L'air était fort doux, le paysage si beau que le prince en éprouvait du soulagement à ses dégoûts. Il visita les ruisseaux de lave, s'égara seul dans la montagne et contempla long-temps ce pays si favorisé de la nature, son courage l'avait appelé à commander. Il voulut, à son retour, prendre la collation dans une villa située au bord de la mer. Les ombres commençaient à couvrir la plaine, et les dernières clartés du crépuscule rougissaient au loin les clochers de la ville, quand M. de Guise, qui avait des yeux excellens, crut apercevoir, du haut d'une terrasse , une troupe de cavaliers qui étaient sortis de Naples par le pont de la Madeleine. Ces gens arrivèrent tout droit à la mai- son de plaisance et en cernèrent les portes et le jardin ; mais le prince venait d'appeler à lui M. de Forbin.

Chevalier, lui avait dit son altesse, ce doit être Annese qui accourt ici avec quelque mauvais dessein. Partez à franc-étrier par un circuit. Ramenez deux cents hommes et tenez-vous en embuscade à l'entrée du pont. Ne craignez rien pour ma vie; mes trente gentils- hommes suffisent, et d'ailleurs Gennare n'oserait lever le bras sur

3.

36 REVUE DE PARIS.

moi. Je vous donne permission de le tuer comme un chien à son passage.

Le chevalier avait sauté sur son cheval et gagné la plaine au galop. Un quart d'heure après on annonça Gennare.

Seigneur Annese, lui dit le prince avec son extrême civilité, je suis ravi de vous voir. Nous allons prendre quelque délassement en- semble. Voici des pistolets que je me disposais à essayer et qui me viennent tout nouvellement de France. Ils sont chargés, seigneur Annese.

En parlant de la sorte, M. de Guise tournait les canons vers la poi- trine du bandit.

Mais pourquoi donc, ajouta son altesse, avez-vous fait entrer quatre hommes de votre suite sur cette terrasse? On ne peut tenir ainsi l'arme haute en ma présence, seigneur Annese. Commandez- leur de sortir, et venez avec moi dans ces jardins.

Annese, se voyant deviné, pâlit étrangement et donna l'ordre à ses gens de s'éloigner. M. de Guise s'appuya familièrement sur le bras de Gennare et le conduisit au bout de la terrasse.

Vous êtes fou, reprit-il, d'avoir pensé me prendre au dépourvu. J'ai du monde caché dans une salle, et au bruit d'une détonna- tion , vos lazares seraient égorgés à la minute. Je pourrais vous traiter comme Paul de Naples, car vous êtes en ma puissance; mais j'es- père que d'avoir vu ainsi la mort de près vous sera un salutaire avertissement. Croyez-moi, Gennare, si vous me vendiez à l'ennemi, son premier soin , en reprenant la ville, serait de vous faire pendre. Les Espagnols ne gardent point leur foi avec les princes, et vous vous imaginez qu'ils tiendraient parole à un bandit de votre espèce! As- surément, vous perdez la raison. Votre trahison mériterait ma co- lère , si elle n'était si maladroite. Qui m'empêche de vous faire sauter la cervelle et de vous jeter du haut de ces murs dans la Méditerra- née? Allez, vous êtes un sot, seigneur Annese. A présent, sortez avec vos cavaliers , et souvenez-vous de la leçon.

Annese partit en effet, l'oreille fort basse. Le prince le suivit du regard dans la plaine; mais ce misérable avait trop peur de la mort pour ne point redouter les embûches. Son altesse le vit prendre un détour et gagner Naples par la porte de Noie.

Ce n'est pas encore pour cette fois , dit M. de Guise, mais tu ne m'échapperas pas.

Le lendemain , un prêtre se présenta aux audiences. Cet homme

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s'embarrassait et ne pouvait expliquer l'objet de ses demandes. II avait de plus le regard faux et timide , la physionomie fort patibu- laire. Son altesse, le voyant glisser la main droite dans sa soutane, eut idée qu'il en voulait tirer un poignard. M. de Guise saisit le prêtre d'une main au bras droit , et de l'autre à la gorge , et le jeta par terre. On trouva sous la soutane un couteau long et affilé. Ce co- quin fut pendu ; mais son altesse demeura fort sombre tout le reste du jour, et répéta bien des fois avec douleur :

Ce peuple , qui s'agenouillait sur mon passage comme devant un Dieu, il ne m'aime donc déjà plus!

En effet , M. de Guise ne tarda pas à remarquer les premiers signes de l'inconstance populaire. On l'accueillait plus froidement dans les rues, et si on criait encore vive son altesse! on y ajoutait quelque autre vœu contraire à ses intérêts , en demandant la paix quand c'é- taient des bourgeois, ou le pillage quand c'étaient des lazares.

Les femmes seules n'avaient rien rabattu de leur estime ni de leur affection. Elles jetaient encore des fleurs et agitaient leurs mouchoirs. Toutes les fois que le duc eut des avis secrets sur les complots, ce fut d'elles qu'il les reçut. Les plus belles l'eussent bien volontiers con- solé de ses ennuis par de l'amour; il y en eut même qui essayèrent de nouer avec lui un commerce de galanterie; mais M. de Guise res- tait insensible aux billets doux et aux œillades, et si l'on pense à quel point ce prince avait toujours été vulnérable , c'est un grand sujet d'étonnement que cette fidélité prodigieuse pour une maîtresse ab- sente, et qu'il n'avait pas vue depuis un an bientôt.

Un jour qu'il venait de s'asseoir à son fauteuil dans l'église des Carmes , M. de Guise s'aperçut qu'il avait oublié son livre de messe. Il allait envoyer un de ses gentilshommes au palais, lorsqu'une très jeune fille sortit de la foule , et , faisant une révérence de l'air le plus séduisant du monde, présenta son livre d'heures, qui était richement relié. Les assistans virent bien que cette jeune per- sonne en voulait au cœur de M. de Guise. Comme dans ce pays-là ce n'était point un aussi gros péché qu'en France, on trouva qu'elle n'a- vait pas tort de vouloir aimer un prince beau et galant. La demoi- selle avait fait son petit manège fort gentiment; cependant, au sortir de l'église, ayant encore trouvé la jeune fille sur son chemin , son al- tesse lui rendit poliment le livre d'heures, avec un simple remercie- ment, et s'éloigna sans lui parler davantage. Une Française se fût tenu pour dit que le prince ne désirait pas d'elle autre chose, et même en eût senti quelque honte; mais dans ce beau pays de Naples, on

38 REVUE DE PARIS.

ne s'amusait point alors à des raffineraens comme à la cour d'Anne d'Autriche. Quand une fille avait un désir bien vif, elle s'en allait tout droit au but, et n'y voyait pas d'autre malice. A ses audiences du soir, le prince reçut la demoiselle au livre d'heures, accompagnée seulement d'une suivante.

Que voulez-vous, ma mie? lui dit M. de Guise.

Pardonnez, répondit-elle en rougissant, si je viens interrompre mal à propos votre altesse. Je ne suis qu'une fille ignorante; je ne sais pas deviner ce qui arrivera , comme les politiques. On dit que votre altesse ne reçoit pas de secours de son pays , que la France l'abandonne, et qu'elle ne restera pas à Naples?

Cela vous ferait donc de la peine, si je vous quittais?

Plus que je ne saurais le dire.

Eh bien! rassurez-vous, ma belle; j'ai tout lieu de croire qu'en effet la cour de France m'abandonne; mais je n'en reste pas moins ici, et je persisterai dans mes desseins jusqu'à la mort.

Si la sainte Vierge écoute mes prières, nous ne perdrons point votre altesse.

N'aviez-vous pas d'autre pensée en me venant voir, ma mie? Dites-le-moi franchement. Si je vous parlais un peu d'amour, cela ne vous fâcherait point?

Ce serait un si grand honneur que je n'ose y prétendre.

Je ne veux rien cacher à une aimable et belle fille comme vous l'êtes. J'ai laissé dans mon pays une maîtresse que j'aime avec pas- sion. Elle me garde fidèlement son cœur et je lui dois aussi garder le mien. Sans cela je vous l'aurais donné plus volontiers qu'à toute autre.

J'en aurais été bien heureuse; mais je pensais qu'un prince comme votre altesse aimait certainement quelque grande dame plus belle que moi. Je n'en ai point de chagrin et je prierai le ciel qu'il vous donne bientôt votre maîtresse.

Tenez-moi du moins pour votre ami, et si vous avez besoin de mes services ou de ma protection , ne manquez pas de me les de- mander.

J.'amitié de votre altesse me contente extrêmement. Je n'en espérais pas davantage et je songerai toute ma vie à cette visite.

Moi de môme, ma belle enfant, car je vais écrire votre nom sur mes tablettes , et j'ajouterai que cette conversation est la plus agréa- ble que j'aie encore eue dans mon séjour à Naples.

A peine la demoiselle s'était retirée , que M, de Guise fut averti

REVUE DE PARIS. 39

d*une conspiration qui devait éclater le lendemain. Des lazares avaient juré de le tuer à coups de mousquets, en pleine rue, à sa première sortie. En réfléchissant à quel point il était mal-aisé d'échap- per à la mort, le prince soupira et dit à ses gentilshommes :

Si j'étais assuré d'en être à ma dernière nuit, je regretterais d'avoir perdu l'occasion qui s'offrait de la passer heureusement.

M. de Guise mangea son souper d'un air distrait. Quand vmt l'instant de se coucher, il parla bas à son secrétaire, qui s'en alla courir la ville et rentra par les jardins accompagné d'une dame. Il n'est pas douteux que ce fût la belle fille au livre d'heures.

A trois cents lieues de sa maîtresse, et se croyant à la veille de mourir, il eût fallu de ces vertus comme on n'en pratiquait guère en son siècle, pour que le prince se refusât un plaisir dont bien des amans fidèles eussent été friands. On l'en absoudra sûrement lors- qu'on verra la conduite que tint M"e de Pons après ses malheurs.

Les amis de M. de Guise se jetèrent le lendemain à ses genoux pour l'empêcher d'aller entendre la messe en public ; mais il avait retrouvé sa gaieté ; il se mit à rire en disant que , si les balles espa- gnoles n'avaient pu l'atteindre , cet honneur n'était point réservé aux armes de la canaille.

D'ailleurs, ajouta-t-il, ce serait une honte que de paraître avoir peur de ces lazares. C'est bien plutôt à eux de trembler devant moi.

Le prince sortit à l'heure accoutumée par la grande porte. Il tra- >ersa les rues et s'en vint à l'Annonciade, ayant idée qu'on l'atten- drait aux carmes. La messe allait commencer, lorsqu'un tumulte se fit entendre. Une décharge effroyable de mousqueterie résonna dans l'église. Plusieurs balles vinrent frapper un pilier au-dessus de la tête du prince et rejaillirent au milieu de la foule. Il y eut du monde blessé. Les gentilshommes français, mettant l'épée à la main, fer- mèrent les portes et arrêtèrent les assassins. Ces bandits furent mis à l'instant au gibet sur une place. M. de Guise reçut à cette occasion des témoignages d'amour fort vifs de la part du populaire ; mais cette fois il revint au palais accablé d'horreur et de mélancolie. On le vit tourner ses yeux remplis de larmes vers la France et s'écrier :

Cinq conspirations contre ma vie dans une semaine! Et je ne reçois pas de secours! Que Dieu protège le nom de Guise!

Sur le soir de ce triste jour, le prince eut un accès de fièvre et se mit au lit un peu malade.

REVUE DE PARIS.

VI.

On était alors aux premiers jours d'avril de l'an 1648. Dans le mo- ment où M. de Guise échappait, par une grande faveur du ciel, aux balles des assassins , on ignorait encore à Paris que les choses eus- sent pris une mauvaise tournure. Les derniers courriers n'avaient apporté que des récits de beaux faits d'armes.

Le prince de Condé, qui donnait, avec sa cabale des petits-maî- tres, beaucoup d'inquiétude à M. de Mazarin, fut prié, un matin, de venir au Palais- Royal.

Monsieur le prince , dit le ministre , j'ai dans l'esprit un petit projet qui vous concerne. Auriez-vous pour agréable d'être roi de Naples?

Un royaume n'est jamais à dédaigner, monsieur le cardinal. Est-ce que le peuple m'aurait élu de lui-même, ou bien M. de Guise aurait-il envie de revenir?

Les Napolitains connaissent votre grand mérite, et M. de Guise n'est pas leur affaire. Nous avons à Marseille des vaisseaux tout prêts à partir ; mais ils ne bougeront du port que pour mener à Naples un roi choisi par nous. Voulez-vous être celui-là?

Comment l'entendez-vous? Je m'en irais donc m'imposer par la force à des gens qui ne m'ont pas demandé ? Le pavillon du roi entrerait donc dans Naples pour en expulser un prince français qui a risqué sa vie et donné de son sang pour défendre les Italiens de l'oppression étrangère? Eh! monsieur le cardinal, M. de Guise et ses amis battraient des mains en me voyant, et s'écrieraient : « La France nous secourt, enfin! » Savez-vous alors ce qui arriverait? Je déchirerais vos dépêches; j'oublierais votre politique chétive et je mettrais Henri de Lorraine sur le trône. Voyez si cela vous convient.

Ne nous échauffons pas sans motifs. Ces sentimens sont d'un noble cœur. Mais il ne s'agit pas de jouer ici une tragédie de Cor- neille. Ce que vous appelez une politique chétive , c'est de la sa- gesse, monsieur le prince. Depuis M. de Sully, les ministres du roi ont toujours gardé souvenir des paroles de ce grand homme : « Ne prêtez jamais les mains à l'élévation des Guise ; donnez-les toujours à leur abaissement. »

Quoi ! ce sont des mots d'un vieillard maussade du siècle passé, , qui vous servent de préceptes!

Je sais bien que M. de Guise n'est pas fort dangereux , à cause

REVUE DE PARIS. 41

de sa folie et de sa tète chimérique ; mais ce qui fait que nous le voyons sans crainte , est aussi ce qui nous empêchera de le soutenir.

Cependant, monsieur le cardinal, voilà cinq mois que Henri de Lorraine lutte contre l'Espagne , avec ses domestiques, une poi- gnée de gentilshommes et quelques centaines de gens indisciplinés. Savez-vous que cela commence à devenir fort remarquable ? L'his- toire en fera mention. Ce qu'elle dira n'est pas obscur à deviner. Il n'y aura qu'une voix si M. de Guise y périt. Ce sera une mort hé- roïque , et votre abandon une tache sur le règne de Sa Majesté.

Vous ne voulez donc point de la couronne de Naples?

Non , assurément. Je me contenterai de demeurer ici premier prince du sang; mais si je n'étais qu'un lieutenant d'infanterie, je n'en voudrais pas davantage à ce prix-là.

Eh bien ! ce pays retournera donc à l'Espagne.

M. de Gondi , qui aimait à chercher le méchant côté des choses, ayant ouï le prince de Condé parler avec indignation de la conduite du ministre , à l'égard de Henri de Lorraine, s'en allait disant :

M. le prince veut qu'on secoure les Napolitains , par crainte que le duc de Guise n'ait trop de mérite à vaincre la fortune à lui tout seul ; ou qu'il n'en vienne , à force de malheurs , à faire oublier pour un moment le héros de Rocroi.

Il serait trop facile, à ce compte, de donner une vilaine explica- tion aux plus honorables sentimens , et c'était d'ailleurs le faible du coadjuteur que la manie de vouloir pénétrer seul les intentions d'au- trui.

Une plaisanterie pensa faire tourner les girouettes et mener le gou- vernement plus loin que cinq mois d'évènemens de conséquence. On apprit par les lettres de Rome que le cardinal Albornos avait dit au pape :

La France agit , avec M. de Guise , comme ces prêteurs sur gages qui vous refusent de l'argent quand vos affaires sont en mau- vais état et qui vous offrent tout ce qu'ils possèdent sitôt que vous n'en avez plus besoin.

Anne d'Autriche supportait mal les railleries ; elle se fâcha et dit à M. de Mazarin qu'elle voulait tirer vengeance de ce propos; mais M. le cardinal n'était point d'humeur colérique; il ne voulut pas mettre les vaisseaux et les gens du roi en pleine mer pour un bon mot.

Bien que nous ne soyons point portés à croire aux sciences oc- cultes, il nous faut mentionner ici une circonstance bizarre , don

V-2 REVVE DE PARIS.

parlent îles historiens tort sérieux et qui a beaucoup étonné M. de fiiiise lui-même. 11 y avait alors à Naples uu certain Cucurullo, fort verse dans Tastrolo^ie et qui s'était procuré un renom dans l'Italie entière, par ses prédictions. Le prince, que nous avons laissé souf- frant et chagrin, reçut la visite de cet homme le lendemain de la conspiration de l'Annonciade. Son altesse était encore au lit, par ordre du médecin, quoique l'accès de lièvre fût passe. Cucurullo, vêtu de noir et tout couvert de broderies cabalistiques, entra dans la chambre à coucher d'un air fort mystérieux , à la façon de ces devins.

Votre altesse, dit-il, n'aura point à entendre ce qu'elle pour- rait dénier; mai-; la science a mission d'avertir les princes et non de les ilatter.

Le duc commença par rire de ce ton prophétique.

Votre altesse, reprit le sorcier, n'a plus les astres pour elle.

Voilà une grande finesse ! Tu me viens dire cela quand je sui* au lit. incapable de veiller à mes affaires et abandonné de la France!

Votre altesse est à la veille de sa perte, et je vais lui dire dans quel abîme elle tombera. J'ai passé la nuit dernière à examiner le ciel. Il y avait autour de la lune un cercle noir. C'est un signe qui ne m'a jamais trompé.

Un signe de mort !

Je n'en crois rien , car je n'ai vu aucune tache rouge; mais un sigde de prison.

La prison! ce n'est point pour moi.

Pardonnez, altesse; je tirais alors votre horoscope. Le cercle >'est formé à grande peine en se rompant à diverses reprises, ce qui prouve que votre altesse fera une terrible résistance. Elle succom- bera enfin.

Je serai donc pris les armes à la main?

Cela me semble probable.

L'oracle en aura menti. Je me ferai tuer plutôt que de me rendre à des Espagnols.

Votre altesse n'échappera pas à la prison , car le sort l'a résolu.

Je te croirais si tu me disais que la fièvre me va prendre: qu'elle mutera l'usage de mes membres et de ma volonté; mais si tu me laisses le champ de bataille et mes armes , le diable ne m'empêchera point de mourir comme un Guise que je suis.

Votre altesse ira en prison , aussi vrai que voilà le ciel je l'ai lu.

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REVUE DE PARIS.

On me prendra donc si criblé de blessures que je ne pourrai plus remuer?

Altesse , ma science ne va pas jusqu'à connaître ces détails. Je vous redis pourtant que je n'ai point vu que votre sang dût couler.

Ceci me trouble. La prison est ce que je redoute le plus au monde. Ce malheur est-il encore éloigné?

Ce sera fini avant que la révolution lunaire s'achève et nous sommes au dernier quart.

Et si je te mettais en prison toi-même , est-ce que l'oracle ne serait pas accompli?

Cela ne saurait changer en rien la destinée de votre altesse. Le prince fut rétabli de sa maladie en quelques heures. Les forces

et l'appétit lui revinrent tout à coup. Il voulut visiter les postes im- portans et voir par lui-môme comment le service de garde se faisait aux remparts. Il trouva toutes choses en bon état et la vigilance ex- trême. La porte de Noie était confiée à un Napolitain fidèle et de grand courage , nommé Mateo d'Amore. La porte d'Albe était remise à Gennare Annese; mais le marquis de Chaban y demeurait aussi et ne perdait point de vue le chef des lazares. D'ailleurs, M. de Guise s'assura , dans une promenade de nuit hors des enceintes , que les en- nemis ne songeaient en aucune façon à surprendre la ville. Ils étaient si fort incommodés par les brigands des montagnes, qu'ils semblaient craindre les attaques plutôt que d'en vouloir tenter.

On vit un matin rentrer dans la ville le comte de San-Severino , qui était de la première famille du pays et fort respecté. Ce fut un grand sujet de joie pour M. de Guise , car les dames carmélites eurent des lettres leurs parens disaient qu'ils voulaient suivre l'exemple de ce seigneur. Six jours s'écoulèrent dans une tranquillité parfaite.

Le soir du sixième jour, au moment le prince s'allait mettre au lit , son épée , qu'il venait de suspendre à la muraille , tomba par terre et sortit à demi du fourreau. En la relevant, son altesse toucha de l'épaule à sa cuirasse, et l'armure entière se détacha du mur pour rouler avec fracas par la chambre.

Corbleu, s'écria M. de Guise , le palais entier me va-t-il donc tomber sur la tête?

Le chevalier de Forbin entra précipitamment pour savoir ce qui arrivait. En voyant ce désordre dans les armures du prince , il pensa aussitôt à la prédiction de l'astrologue , dont son altesse lui avait fait confidence , et devint tout pâle de terreur.

Ceci n'annonce rien de bon, dit-il. C'est demain que finit la lune.

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parlent des historiens fort sérieux et qui a beaucoup étonné M. de Guise lui-même. Il y avait alors à Naples un certain Cucurullo, fort versé dans l'astrologie et qui s'était procuré un renom dans l'Italie entière, par ses prédictions. Le prince, que nous avons laissé souf- frant et chagrin, reçut la visite de cet homme le lendemain de la conspiration de l'Ànnonciade. Son altesse était encore au lit , par ordre du médecin, quoique l'accès de fièvre fût passé. Cucurullo, vêtu de noir et tout couvert de broderies cabalistiques , entra dans la chambre à coucher d'un air fort mystérieux , à la façon de ces devins.

Votre altesse, dit-il, n'aura point à entendre ce qu'elle pour- rait désirer; mais la science a mission d'avertir les princes et non de les flatter.

Le duc commença par rire de ce ton prophétique.

Votre altesse , reprit le sorcier, n'a plus les astres pour elle.

Voilà une grande finesse ! Tu me viens dire cela quand je suis au lit, incapable de veiller à mes affaires et abandonné de la France !

Votre altesse est à la veille de sa perte, et je vais lui dire dans quel abîme elle tombera. J'ai passé la nuit dernière à examiner le ciel. Il y avait autour de la lune un cercle noir. C'est un signe qui ne m'a jamais trompé.

Un signe de mort!

Je n'en crois rien , car je n'ai vu aucune tache rouge; mais un signe de prison.

La prison! ce n'est point pour moi.

Pardonnez, altesse; je tirais alors votre horoscope. Le cercle s'est formé à grande peine en se rompant à diverses reprises, ce qui prouve que votre altesse fera une terrible résistance. Elle succom- bera enfin.

Je serai donc pris les armes à la main ?

Cela me semble probable.

L'oracle en aura menti. Je me ferai tuer plutôt que de me rendre à des Espagnols.

Votre altesse n'échappera pas à la prison , car le sort l'a résolu.

Je te croirais si tu me disais que la fièvre me va prendre; qu'elle m'ôtera l'usage de mes membres et de ma volonté ; mais si tu me laisses le champ de bataille et mes armes , le diable ne m'empêchera point de mourir comme un Guise que je suis.

Votre altesse ira en prison , aussi vrai que voilà le ciel je l'ai lu.

REVUE DE PARIS. $3

On me prendra donc si criblé de blessures que je ne pourrai plus remuer?

Altesse , ma science ne va pas jusqu'à connaître ces détails. Je vous redis pourtant que je n'ai point vu que votre sang dût coUler.

Ceci me trouble. La prison est ce que je redoute le plus au monde. Ce malheur est-il encore éloigné?

Ce sera fini avant que la révolution lunaire s'achève et nous sommes au dernier quart.

Et si je te mettais en prison toi-même, est-ce que l'oracle ne serait pas accompli?

Cela ne saurait changer en rien la destinée de votre altesse. Le prince fut rétabli de sa maladie en quelques heures. Les forces

et l'appétit lui revinrent tout à coup. Il voulut visiter les postes im- portans et voir par lui-même comment le service de garde se faisait aux remparts. Il trouva toutes choses en bon état et la vigilance ex- trême. La porte de Noie était confiée à un Napolitain fidèle et de grand courage , nommé Mateo d'Amore. La porte d'Albe était remise à Gennare Annese; mais le marquis de Chaban y demeurait aussi et ne perdait point de vue le chef des lazares. D'ailleurs, M. de Guise s'assura , dans une promenade de nuit hors des enceintes , que les en- nemis ne songeaient en aucune façon à surprendre la ville. Ils étaient si fort incommodés par les brigands des montagnes, qu'ils semblaient craindre les attaques plutôt que d'en vouloir tenter.

On vit un matin rentrer dans la ville le comte de San-Severino . qui était de la première famille du pays et fort respecté. Ce fut un grand sujet de joie pour M. de Guise , car les dames carmélites eurent des lettres leurs parens disaient qu'ils voulaient suivre l'exemple de ce seigneur. Six jours s'écoulèrent dans une tranquillité parfaite.

Le soir du sixième jour, au moment le prince s'allait mettre au lit , son épée , qu'il venait de suspendre à la muraille , tomba par terre et sortit à demi du fourreau. En la relevant, son altesse toucha de l'épaule à sa cuirasse, et l'armure entière se détacha du mur pour rouler avec fracas par la chambre.

Corbleu, s'écria M. de Guise , le palais entier me va-t-il donc tomber sur la tête?

Le chevalier de Forbin entra précipitamment pour savoir ce qui arrivait. En voyant ce désordre dans les armures du prince , il pensa aussitôt à la prédiction de l'astrologue , dont son altesse lui avait fait confidence , et devint tout pâle de terreur.

Ceci n'annonce rien de bon, dit-il. C'est demain que finit la lune.

44 REVUE DE PARIS.

Songez au pronostic de Cucurullo. Croyez-moi , monsieur le duc , ne vous couchez point cette nuit.

Il me revient à l'esprit un étrange souvenir, chevalier. J'ai en- tendu contera la duchesse, ma mère, que les armes de François de Guise étaient ainsi tombées la veille du jour Poltrot l'avait as- sassiné.

N'en doutez pas, altesse, il y a là-dessous un malheur. Quand le ciel veut bien nous donner des avis, on les doit écouter. Mettez cette armure sur vous et veillons jusqu'au jour.

M. de Guise sentait quelque honte à prendre au sérieux ces acci- dens fortuits ; mais il céda aux prières du chevalier et tous deux mon- tèrent sur une terrasse du palais pour regarder la ville.

Les douceurs du printemps se répandaient alors dans les airs. Un vent tiède soufflait de la mer. Les feux s'éteignaient l'un après l'autre, et le calme de la nuit était profond. Cependant le prince et M. de Forbin causèrent de ces visions et pressentimens qu'ont eus souvent certaines personnes à la veille de leur mort. Son altesse en trouva deux exemples dans sa famille. En discourant sur ces matières, ils gagnèrent ces heures qui précèdent le retour du soleil , et pendant lesquelles la nature entière éprouve une sorte de malaise et d'horreur.

Au lieu de nous morfondre, s'écria le prince, il nous faut faire bonne chère.

Son altesse demanda une collation. Le frisson se dissipa aux fumées du vin de Chypre; les deux convives étaient en humeur fort réjouie quand le jour parut. Ils le saluèrent par une dernière rasade, et voyant briller au loin les mousquets des sentinelles, il rirent ensemble des frayeurs de la nuit.

Nous avons été de vraies femmes, chevalier, dit le prince. Allons dormir à présent et que l'astrologie s'arrange comme elle pourra.

Sur le coup de midi, M. de Guise, en s'éveillant, fit appeler Cucu- rullo et le railla fort de ses sinistres prédictions.

Il n'y a jamais de temps de perdu pour le mauvais destin , ré- répondit l'astrologue. La lune d'avril ne finit d'ailleurs que la nuit prochaine à six heures du matin.

Cette fois , je ne m'embarrasserai point de tes contes de nour- rices; et pour donner un démenti à ta science, je ferai ce soir même uue expédition contre l'ennemi , je prétends lui tailler une rude besogne.

Votre altesse est libre de voler au-devant du malheur; aussi bien, ni les craintes, ni la prudence , ne sauraient l'y soustraire.

REVUE DE PARIS. 45

Et moi , je te dis que ce jour sera heureux , car j'entends une voix qui me parle un plus clair langage que tes oracles, et cette voix me crie que je battrai les Espagnols.

Il n'est pas impossible que vous les battiez , altesse; mais comme j'ai la persuasion que les affaires se vont gâter dans Naples, qu'il y aura encore du désordre et du sang versé , ne permettrez-vous pas à un pauvre homme de science, qui a besoin de vivre tranquille, de s'en aller ailleurs?

Ah! tu veux faire comme cet ancien que les dieux ont préservé de la mort en l'avertissant que le plafond d'une maison s'allait écrou- ler. Moi , je prétends soutenir l'édifice entier sur mes épaules.

Je dirais peut-être de même si j'avais l'honneur d'être Henri de Lorraine.

Vas donc tu voudras; voici un passeport. Je sais à présent ce que vaut ta belle science. Tu présenteras mes civilités à don Juan et au comte d'Ognate.

Soit que cette assurance intérieure que sentait M. de Guise lui vint de sa seule force d'ame, ou que ce fût un effet du vin de Chypre, elle ne mentait pas, et les gens de sa trempe ne vont point à l'ac- tion résolument sans y périr ou mener à bien leurs projets.

Il y avait dans l'île de Nisita une forteresse occupée par l'ennemi et qui gênait fort la ville; le prince désirait ardemment s'en rendre maître. Après avoir donné des instructions par écrit à tous les chefs., et laissé le commandement à MM. de Forbin et de Chaban , son al- tesse partit avec ses meilleurs soldats et toute son artillerie. On tra- versa la plaine sans voir un Espagnol, et avant la nuit on dressa les préparatifs du siège de Ts'isita. M. de Beauregard conduisit les tra- vaux avec tant d'habileté , que vers quatre heures du matin la tranr chée était finie , et les pièces de canon prêtes à jouer. Le chevalier de Forbin arriva comme l'attaque allait commencer. Il annonça au prince qu'on répandait dans la ville le bruit de sa fuite , et que les rumeurs populaires avaient une fâcheuse apparence.

Ce n'est rien , répondit son altesse; au point du jour je serai sur la place des Carmes. Annoncez cela au peuple , et priez-le d'écouter le bruit de mes canons.

M. de Guise ne doutant pas du succès, promena ses regards sur le ciel , qui était brillant, et s'écria :

Je ne sais point laquelle de ces étoiles est la mienne ; mais je gage bien qu'elle donne une aussi belle clarté que les autres. A vos pièces, mes amis! et commencez le feu!

4G REVUE DE PARIS.

L'artillerie mena un bruit terrible. Tous les coups portaient juste, et son altesse , en voyant les pierres s'écrouler et la brèche s'ouvrir, disait en se frottant les mains :

Voici pourtant l'heure, maître Cucurullo , la fortune selon toi me devait faire un méchant visage, et jamais elle ne s'est mon- trée si gracieuse.

Dans ce moment , la garnison demandant à capituler, le feu s'ar- rêta , on entendit alors les cloches qui sonnaient au loin l'angélus. Le soleil se levait à l'horizon , M. de Guise dirigea sa lorgnette vers la ville et aperçut un cavalier qui accourait à toute bride; c'était M. Des Essarts; il se vint jeter éperdu devant le prince sans pouvoir parler.

Qu'avez-vous , chevalier? dit son altesse. Pourquoi donc ce dé- sordre et ces traits bouleversés?

Ah! monsieur le duc, nous sommes perdus, trahis! courez à Naples ! la porte d'Albe est livrée aux Espagnols. Tout est peut-être fini à cette heure.

Non , par le diable ! tout n'est point fini tant que je suis vivant ! à cheval mes amis ! à Naples ! à Naples.

A Naples ! cria toute la troupe.

Et le prince, enfonçant l'éperon dans le ventre de son cheval , partit comme la foudre suivi par deux cents cavaliers.

On verra dans le chapitre suivant la catastrophe qui mit fin au règne de M. de Guise , et la suite de ses aventures.

Paul de Musset.

[La (in an prochai» numéro.)

PRÉDICATEURS GROTESQUES

DU SEIZIEME SIECLE.

ROBERT IflESSIER

ET LE DORMI SECURE.

Il est facile de reconstruire l'histoire avec des pamphlets ; on l'a souvent es- sayé de notre temps. La méthode est piquante , et elle prête à coup sur de la vivacité au récit. Mais n'est-il pas dangereux de se trop fier à des satires que les contemporains eux-mêmes ont le plus souvent suspectées d'exagération ou de mensonge ? La liberté de la presse est acquise à nos sociétés modernes , mais je ne crains pas de dire qu'on n'écrira point, dans quelques siècles, nos annales avec nos journaux. L'histoire, dès qu'elle veut devenir une science , et une science sérieuse , n'a recours qu'avec d'infinies précautions aux témoignagnes empreints des passions contemporaines. Ce serait une grande erreur de faire l'histoire d'Athènes avec Aristophane , l'histoire ro- maine avec Juvénal , l'histoire de la Ligue avec les pamphlets des Hugue- nots, l'histoire de la régence d'Anne d'Autriche avec les Mazarinades; mais en accordant une large part aux haines et aux violences , en réduisant à des proportions probables les assertions absolues des partis , la vérité se dégage, les événemens et les hommes apparaissent dans leur vrai jour. Nous avons souvent songé qu'il serait curieux d'emprunter à la chaire chrétienne , au contrôle sévère et authentique du clergé sur la société , le tableau des mœurs françaises au moyen-âge. L'église a eu une si grande part au déve-

i8 REVUE DE PARIS.

loppement moral et politique des civilisations modernes; son influence, dans les siècles de foi comme dans les siècles d'hérésie , a été si profonde et si directe , que son témoignage à nos yeux est d'une haute gravité en his- toire.

L'école grotesque des prédicateurs du xvi' siècle, que nous avons déjà étudiée dans Menot (1), n'a pas sans doute la même autorité que la parole austère de Bernard ou de Gerson. La réforme, par même qu'elle est de- venue possible, par même que des moines révoltés, comme Luther et Calvin , ont la puissance d'enlever une partie de l'Europe au catholicisme, la réforme , disons-nous , montre à quel état d'abaissement moral et de dégra- dation intellectuelle était tombé le clergé. Il faudra près d'un siècle pour que l'église retrouve un de ces docteurs qui l'avaient illustrée au moyen-âge, et ce n'est que sous Louis XIV que Bossuet écrira , avec la plume de Pascal et la dialectique de saint Thomas, YHistoire des Variations. Néanmoins les sermons catholiques du xvie siècle ont, à nos yeux, une grande valeur his- torique , parce qu'ils montrent non-seulement quelle était la situation mo- rale du peuple , mais aussi quelle attitude le clergé inférieur, le clergé qui prêchait, prit à l'égard de la réforme, comme à l'égard des hauts dignitai- res catholiques , de la noblesse et des sommités du tiers-état. Il serait peut- être de quelque intérêt d'étudier ces prédicateurs bizarres dont il faut le plus souvent récuser la valeur littéraire , mais dont il serait injuste de contester historiquement l'importance. Maillard , le violent adversaire de Louis XI , Barlette, dont le souvenir fut long-temps proverbial {qui nescitBarletisare, nescit predicare) , Savonarole, qui expia sur un bûcher ses violentes attaques contre Rome , sont à peu près oubliés de nos jours , et il pourrait paraître intéressant de les remettre en lumière. A leur école se rattachent deux livres moindres, tout-à-fait inconnus, et dont quelques rares bibliographes ont seuls conservé les titres. L'étude de Messier et du Dormi Secure, sans avoir l'intérêt politique de Maillard et de Savonarole, ne sera pas sans quelque utilité peut-être pour l'histoire des moeurs du xvie siècle.

§ I. ROBERT MESSIER.

Rabelais fait ainsi parler Grandgousier aux pèlerins que Gargantua avait été sur le point de manger en sallade:

« Qu'alliez vous faire à Sainct Sébastian près de Nantes? Nous allions . « dist Lasdaller, leur offrir nos votes contre la peste. O ! dist Grandgousier, « paôvres gens , estimez vous que la peste vienne de Sainct Sébastian ?— Ouy, « vrayement, respondit Lasdaller, nos prescheurs nous l'afferment. Ouy. « dist Grandgousier, les faulx prophètes vous annuncent-ilz telzabus? Blas- « phèment-ilz en ceste façon les justes et saincts de Dieu , qu'ilz les font sem- « blables aux diables, qui ne font que mal parmi les humains, comme llo-

(1) Voir la livraison du 12 août 1838.

REVUE DE PARIS. 49

o mère escript que la peste feut mise en l'ost des Grégeoys par Apollo , et « comme les poètes feignent un grand tas de vejoves et dieux malfaisans. « Ainsi preschoit à Sinays un caphart que sainct Antoine mettoit le feu es « jambes, sainct Eutrope faisoit les hydropicques, sainct Gildas les folz , sainct « Genou les gouttes; mais je le punis en tel exemple, quoyqu'il m'appelast « héréctique, que depuis ce temps caphart quiconque n'est ausé entrer en nos « terres. Et m'esbahys si vostre roy les laisse prescher par son royaulme telz « scandales ; car plus sont à punir que ceulx qui , par art magicque ou aultre « engin, auroyent mis la peste par le pays; la peste ne tue que le corps, mais « telz importuns empoisonnent les âmes. »

Ces lignes de l'ami du cardinal Du Bellay nous semblent d'autant plus précieuses à recueillir, que l'opinion des contemporains sur les sermonnaires nous échappe, en général, par le petit nombre ou l'insignifiance des textes qui s'y rapportent. Ce que Rabelais dit , avec ce ton narquois qui lui va si bien, au sujet des prédications superstitieuses, ne peut mieux venir qu'à pro- pos de Robert Messier, frère de l'ordre des mineurs, provincial de France et commissaire du père général dans le couvent de Paris; car si Messier, d'a- près les traditions légendaires de Jacques de Vorage , paie quelquefois tribut à cette faiblesse populaire ( comme quand il parle sérieusement de plusieurs milliers de mouches dévastant une moisson en Angleterre, et portant sur une aile ira et sur l'autre Dei ) (1) , plus souvent il immole sous son sarcasme fa- milier et incisif toutes les crédules aberrations de l'esprit. Messier est le plus original continuateur de l'école de Maillard et de Menot , propagée par le Dormi secure. Il a publié lui-même ses sermons latins au commencement du xvie siècle, avec une préface empreinte d'un insignifiant mysticisme.

On sent à la lecture du livre de Robert Messier, qu'il s'accomplit quelque chose d'extraordinaire dans les esprits. Combien on est loin déjà du temps saint Bonaventure écrivait de longs traités sur les blessures saignantes du flanc de Jésus! Messier, il est vrai, s'écrie, en un endroit, avec cette vague effusion qui fut la poésie des siècles mystiques : « C'est par l'amour qu'on peut retenir le Christ, le Dieu fort et puissant. Si l'univers était de fer ou d'airain, on n'y pourrait fabriquer de chaînes assez épaisses pour l'attacher, mais il ne peut rompre celles de la charité et de l'amour. C'est l'indissoluble lien par lequel il a pu être enlevé du trône de son éternel père jusqu'en ce monde , jusque dans le sein de la Vierge, et du sein de Marie au gibet, et du gibet , lui, fils de Dieu, à travers les clous et les épines, à l'infernal séjour de la damnation. Et les élus se glorifient d'avoir Dieu sous leur empire. Ainsi on dit aux femmes , en parlant de leurs amans : Vous les avez à vos pieds. » Bizarre rapprochement qui ravale l'extase des amours célestes au niveau des amours de la terre, après avoir, par un ascétique et surhumain trans-

(1) Folio 45, Sermones super epktolas et evdngelia quadragesime. Parisiis, 1551 , in-8». Goth. extrêmement rare. On en trouve un exemplaire à la bibliothèque de l'Arsenal; 6457, T.

TOME II. FÉVRIER. 4

50 REVUE DE PARIS.

port, mis L'infini sous le joug du fini, après avoir proclamé l'absorption de l'être en soi dans l'être contingent, du Dieu dans la créature ! Mais c'est chez Messier un de ces rares souvenirs de foi ardente , auquel son esprit , singulièrement positif, laissait d'ordinaire peu de place. Le plus souvent l'historiette et l'anecdote font les frais de son éloquence naïve. Son procédé habituel est de citer en commençant une phrase de l'Ecriture et d'en appli- quer allégoriquement chaque mot aux divers états, aux choses usuelles de son temps.

Le moyen-âge semble tout-à-fait mourir avec François Ier, dont le règne. est rempli par l'avènement tumultueux des idées nouvelles. En 1517, le ca- tholicisme, pour lequel le temps des victorieuses épreuves était arrivé, se divise sous les déclamations de Luther. En 1524 , la chevalerie, qui bientôt, pour le grand Cervantes, n'était plus qu'une ridicule tradition, périt avec Bayard à la défaite de Rebec. Les élections canoniques qui , en conservant les principes de la démocratie dans l'église, assuraient l'indépendance du clergé de France par rapport au pouvoir royal et à la papauté, sont abolies avec la pragmatique ; la magistrature devient vénale sous le chancelier Du- prat , et la royauté arrivant enfin à l'unité, par la destruction de l'organisation féodale et des gouvernemens locaux , proclame pour la première fois dans ses ordonnances la formule du pouvoir absolu: Tel est notre bon plaisir. Nulle part peut-être on ne trouve plus de traces vivantes de ce singulier mouve- ment du xvie siècle, de cette situation étrange et confuse, que dans les mo- numens parénétiques de l'époque. On y rencontre partout des témoignages de cet esprit nouveau , inquiet et remuant, qui venait de donner l'imprimerie à l'intelligence , l'Amérique au commerce, et qui devait se produire avec en- traînement dans les luttes de Charles-Quint et de François Ier, dans les guerres de la Réforme et de la Ligue, comme dans la renaissance des lettres et des arts. L'état des mœurs est vivement reproduit dans les sermons du temps et particulièrement dans ceux de Robert Messier. Le clergé est sur- tout l'objet des saillies et de la colère de ce prédicateur , et le tableau qu'il en trace est encore plus rembruni que celui de Menot.

Sans doute (et toutes nos citations seront textuelles) , les esprits du xvic siè- cle sont peu disposés à l'indulgence envers les prêtres. Ils font des fables à leur sujet, en disant : maistres prestres , etc.; en nos curez nulzbiens y a. On pille les terres sacerdotales comme les biens du peuple, plus vite qu'on ne ferait d'un territoire ennemi. Les nobles, qui vivent de rapines, ne mangent pas les autres nobles, mais bien les ecclésiastiques et les paysans; nobles qui tiennent leur rang, non de la naissance, mais de la fortune, et qui ont été naguère trésoriers ou clercs de finances. Mais ce mépris qu'on professe pour le clergé, n'est-il pas le résultat de ses vices? Messier n'hésite pas à dire la vérité en ce point avec une âpre crudité , et pourtant la vérité est comme l'eau sainte à laquelle tous tendent le visage quand la main du prêtre la répand ; mais si le goupillon , trop libéral, a jeté l'eau avec abondance, on se retire

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en murmurant et en secouant la tête. C'est qu'il y a beaucoup d'ecclésiasti- ques aujourd'hui , dit le prêcheur, qui savent les devoirs du peuple envers le clergé, mais qui ignorent ceux du clergé envers le peuple, et cette vérité les offense. Quelques docteurs ont prêché autrefois avec fermeté ; mais , à cette heure, chanoines et bénéficiers, ce sont tous chiens muets, qui ne peuvent plus aboyer, parce qu'on leur a getè ung os en la queulle. Comme ce n'est pas assez d'une faveur, arrive bientôt le cumul, et alors on oublie le nom qu'on a reçu au baptême pour se faire appeler monsieur l'abbé , monsieur l'archidiacre, monseigneur l'évêque. Les éperviers aussi, quand ils voient un cadavre, crient fi , fi , et on dirait qu'ils n'en veulent point, bien qu'ils soient les premiers à s'en repaître. Nos prélats, cupides, avares, sans miséricorde, impies et cruels, font de la sorte. L'épouse du Christ, le Christ lui-même pour son père, doivent être offensés de se voir ainsi, comme en une halle, vendus aux plus vils ribauds , tantôt par le pape , tantôt par le roi , tantôt par quelque puissant seigneur séculier. N'est-ce pas un vol sacrilège? Puisqu'on donne ce nom à celui qui enlève dans une église un missel ou un calice, que sera-ce de celui qui s'empare de l'église tout entière et de ses biens? Quel criminel outrage ne ferait point au monarque celui qui introduirait dans son royal alcôve des serpens, des crapauds et des vers? El bien, ces vendeurs du temple n'ont-ils pas amené dans l'église de Dieu des flatteurs rampans . gonflés du venin du péché , des brigands qui sont plutôt des vers et des rep- tiles que des hommes. Ainsi en serait-il encore de l'épouse qui, par art ma- gique et par sortilège , donnerait à son mari pour famille des taupes , des serpens et des ânes cornus.

Étrange éloquence , si on peut donner ce nom à un si bizarre assemblage d'idées incohérentes et barbares ! La croyance à l'Agla des cabalistes, à l'in- fluence des astres et au grimoire, transportée dans la chaire; la nécroman- cie ainsi mêlée à la foi , c'est un bien nouveau spectacle, que seul le xvie siè- cle pouvait offrir. Si on en est réduit à appuyer la religion sur Flamel et Nostradamus, pourquoi ne pas proclamer, comme va le faire bientôt Cor- neille Agrippa, le néant et la vanité de toutes les sciences?

Mais revenons au cumul des bénéfices. Quand Lucifer, dit Messier s'ai- dant d'une subtile ironie, naturelle chez un prédicateur qui n'a pas en- core tout-à-fait rompu avec les traditions de la scholastique ; quand Lucifer voulait s'élever par son vol jusqu'aux cieux , c'était pour chercher l'unité de substance. Vous faites mieux, messieurs du cumul; aujourd'hui le premier ignorant , nouvelle Trinité , établit en lui trois substances : il est à la fois archi- diacre, chanoine et abbé. Et, en définitive, se demande le prêcheur avec une incroyable bonhomie, un cheval qui est à Paris, peut-il traîner un char à Amiens ? Un prélat peut-il avoir à la fois plusieurs bénéfices en divers lieux ? Messier montre ensuite comment cette pluralité des bénéfices a pour com- pagne la débauche et la gourmandise. La conduite des évêques est, dans leurs fréquens dîners, bien contraire à leur conduite spirituelle. Ils parlent avant

4.

52 REVUE DE PARIS.

de parvenir, et se taisent quand ils tiennent leur évêché. C'est l'opposé dans leurs repas : le commencement est silencieux, la fin est une orgie bruyante. Autrefois les évéques avaient une cloche pour engager les pauvres à leur ta- ble; maintenant ce n'est plus qu'une trompe pour appeler les chiens; car au- jourd'hui les prêtres ont des chiens, des oiseaux de chasse et des femmes perdues; l'édifice de l'église s'ébranle sur ses bases , et le clergé est plus dis- solu que les mondains, parce qu'il n'a pas devant les yeux la crainte salu- taire du Seigneur. Naguère on disait des confesseurs : Voilà un prêtre véné- rable ; maintenant on dit : Voyez ce gros prélat. On ne s'augmente plus que par la dilatation du ventre; on a des bénéfices en Picardie, en Bourgogne, à Tours. S'il y a une vacance, on ne demande pas combien il y a d'ames à ré- gir, mais combien d'argent à toucher, comme de cent ècus d'or. Au- trefois aussi les évéques étaient savans; à cette heure, ils ne savent rien, ils veulent seulement faire parler d'eux ; ils veulent qu'on dise : Un tel est abbé ou évéque. Mais tous ces gens-là sont des idoles qui tiennent seulement la crosse; ils ressemblent à ces ligures sculptées aux piliers des églises, marmosetis in pilaribus, sur lesquelles parait reposer tout l'édifice. Encore s'ils résidaient dans leur diocèse? Mais au lieu d'être au milieu de leurs ouailles, ils viennent à Paris, sous le prétexte d'étu- dier, comme s'ils n'auraient pas du s'instruire avant d'accepter des préla- tures. Et ceux qui suivent la cour : « Mon père, répondent-ils, nous avons de bons chapelains. » Je crois que ce sont chapelains qui font de la toison du troupeau quelque habit à des femmes sans nom. Les chanoines sont-ils meilleurs? A Metz, il avait fallu dès long-temps leur défendre de se servir de bâton pour s'appuyer durant l'office (1) ; au temps de Messier, ils ne se tien- nent même plus debout dans l'église, ils se contentent de venir au chœur, ils ne disent rien et dorment la jambe estandue en hault; ou bien ils viennent dans la nef causer et se promener. Les vicaires chantent de la langue le menu fa , et quand leur grand'messe est vite finie , ils disent qu'ils n'ont rien passé. Mais ils ne répètent que le commencement et la fin de chaque verset, en supprimant le milieu, semblables à ceux qui volent des poissons et em- portent les troncs, ne laissant que la tête et la queue. L'ame n'est pour rien dans leurs prières; ils remuent les lèvres et disent la patenostre du singe. Seuls \es petits enfans de cueur sont pieux et recueillis. Et vous, moines, vous esies iousiours à rien faire, à gaudir et à faire bonne chière. Quand vous prêchez, en vrais pharisiens, vous ne manquez pas de parler des indulgences, et vous regardez comme damnés tous ceux qui ne vont pas baiser les reliques que vous déposez sur la table des tavernes , ne sont pourtant jamais en- trés, durant leur vie, les saints dont vous dites que vous possédez les res- tes (2).

(1) Grancolas , Traité de la Messe, Paris , 1713, in-12, pag. 2G1.

(2) Tous les textes cités sur le clergé se trouvent aux folio 17, 51 ,47, 24, 114, 57, 125, H, 13,23,40,109,71.

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Le monde ne manque pas d'être docile à ces mauvais exemples du clergé. Comme lui, les laïcs sont ignorans: ceux qui viennent à Paris n'y étudient guère qu'Ovide , Virgile et Térence ; ou bien, quand ils sont savans , ils n'ont pas la sagesse, qui ne leur est pas plus donnée par l'érudition, que la raison n'est accordée aux agneaux et aux veaux, sur les peaux desquels les livres de science sont écrits. Cette sortie contre l'ignorance du temps me rappelle un ser- mon du bon Raulin , grand-maître du collège de Navarre , que Messier avait pu entendre prêcher dans sa jeunesse. Le tableau que le pieux sermonnaire trace de l'Université semble conflrmer cette triste situation intellectuelle. Il peint les étudians dans le quartier sale et noir qui leur servait d'asile; il les montre tour à tour sur la place Maubert, l'on vendait des sacs de charbon, se noircissant entre eux comme l'écolier et le maître; sur la place des Halles , étaient étalés des poissons dont le nom emblématique pouvait très bien s'appliquer aux écoliers; il les montre sur la place de Grève, se débitaient des allumettes et du bois, symboles des feux impurs de ces intrépides coureurs de clapiers; il les montre enfin sur la place aux Baudets, logeaient les enfans ignaresqui mangeaient l'argent de leurs parens sans rien apprendre (1). Que de douleurs, hélas! affligeaient le cœur du bon Raulin. Les solécismes de ses élèves le rendaient triste; et lui, recteur de l'Université, conservateur des traditions classiques, lui qui écrivait marmouseti, s'étonnait d'entendre ses écoliers dire vir mea, sponsa meus. Aussi ne manquait-il pas de le leur re- procher, dans une de ces processions solennelles dont Du Boulay et Crévier nous ont conservé le souvenir. Mais revenons à Messier.

Le luxe qu'on retrouve jusque chez les femmes des bourreaux et des cu- reurs de ruisseaux (2), l'orgueil qui pousse à traiter les laboureurs de vilains, la flatterie qui fait dire je sue, quand le maître dit il fait chaud, et je trem- ble, quand le maître dit il fait froid; tous les détails enfin de la vie prati- que, que nous avons trouvés dans Menot, se montrent aussi chez Messier. Le prédicateur toutefois ne s'enferme pas dans ce sombre tableau de la mora- lité du xvie siècle. 11 croit à l'avenir de la religion du Christ; et espérant convaincre son auditoire, il se sert souvent d'apologues et de fables qu'il entremêle de réflexions familières. Un peintre, dit-il, avait représenté les trois ordres de la société , à savoir : l'agriculture qui disait : « Je nourris les deux autres ; » l'église qui disait : « Je prie pour eux ; » la noblesse qui di- sait : « Je les défends tous deux. » Survint un nouveau peintre qui ajouta l'image du barreau , et l'avocat disait : « Je les dévorerai tous les trois. » Ailleurs , c'est la fable du lion chassant avec le renard et le loup ; ailleurs encore , c'est une allégorie pleine d'une singulière tristesse et d'une naïve poésie : Un jour l'eau , le feu , le vent et la vérité se confiaient mutuellement leurs douleurs : « Tous, disait le feu , m'éteignent en été , c'est pour cela que

(4) Sertn. Dominicales, Paris, 4542, in-4°, folio H5. (2) l'xorcs tortoris cl latrinarum curatoris. (Folio 44. )

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je me cache dans les veines du caillou. » Et l'eau dit : « Quand on a lavé avec moi la boue du fumier, on me jette , et c'est pour cela que je cherche un asile au pied du jonc des marais. » Et le vent dit à son tour : « L'hiver, les hommes me chassent de leur demeure, et je me cache sous la feuille du tremble. « Et comme la vérité seule n'avait pas parlé , elle dit : « Tous me poursuivent, je ne sais me réfugier, je mourrai sans confession , car per- sonne ne veut me prêter l'oreille, et je fuirai dans le ciel au-dessus des nuées. » Adnubes, Domine, veritas tua.

On voit que Robert Messier, sur lequel nous n'avons aucun détail biogra- phique , est un des types les mieux caractérisés de l'éloquence populaire. Comme son contemporain Menot, il fait souvent allusion aux événemens de son temps, par exemple aux guerres d'Italie. On croirait même voir dans le passage suivant une indirecte louange aux tentatives d'organisation militaire de François Ier. Dans le combat de la vie , dit-il , le Christ a sagement dis- posé sa divine armée, comme fait le roi de France. Jean-Baptiste fut son grand-maître , les apôtres ses douze pairs , Paul son général de bataille ; il eut aussi un maréchal dans saint Etienne. Et Messier continue de la sorte à donner allégoriquement à Jésus une cour et une armée composées de capi- taines , de secrétaires, de chanceliers, de familiers, de fils d'honneur, ainsi que l'était celle du roi très chrétien. Comme Menot encore, Messier montre, en ternies burlesques et plaisans, la Madeleine donnant les nullades tantôt à l'un, tantôt à Vautre. Mais la première partie de ses sermons est seule dans ce ton et dans cette manière ; les discours sur la Passion et le sang du Christ rentrent tout-à-fait dans le style scholastique , et si toute cette fin , écrite sagement et sans presque de trivialité, est quelquefois bien sentie de cœur, elle n'a plus la force, elle n'a plus l'âpre crudité des premières pages.

Maillard , Menot , Messier et tous les sermonnaires du même genre , dont les œuvres nous ont été conservées, ne formaient pas, à coup sûr, une ex- ception dans l'église, et c'est ce qui donne à leurs livres une grande im- portance historique. Le clergé des plus obscures paroisses, les prédicateurs des ordres mendians qui parcouraient les villages , avaient céder néces- sairement, comme les missionnaires appelés sur un plus grand théâtre, à l'entraînement général. Cette manière bouffonne, cynique, était celle de l'école; tout l'indique. Les sermons grotesques, si souvent réimprimés, s'a- dressaient au clergé comme au peuple et lui servaient de manuel. Ce fait est précisé par les titres; on lit souvent en tête de ces volumes gothiques : Ser- mons doctes et admirables, utiles à tous états et surtout aux tronqyeties de la parole divine. Nous allons examiner un de ces curieux recueils, dont le titre indique combien la paresse du clergé vulgaire se reposait sur ces sommes et ces programmes, il trouvait tout préparés le cadre et le sujet de son enseignement. Dormi Securc , c'est-à-dire dors en paix, ne te fatigue pas à préparer tes sermons; tel est le titre bizarre de ce livre maintenant inconnu, et qu'on n'a guère feuilleté depuis Henri Estienne.

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§ Iï. LE DORMI SECURE.

Vers la lin du xvc siècle, un théologien de Louvain, dont on ignore le nom, a colligé, dans le Dormi Secure, comme précédemment le pape Grégoire et Jac- ques de Vorage, les plus singulières légendes de son temps. La scholastique est vivante encore, et ses formes les plus arides se retrouvent partout dans ce livre bizarre. Mais en général le récit domine la discussion; l'auteur semble pres- sentir tout ce que la dispute va bientôt enlever de puissance à la foi. Aussi ne dispute-t-il plus : il affirme, il effraie, il cite à tous propos de terribles mi- racles. Chaque sermon est un drame complet. Satan y joue le principal rôle. C'est là, en effet, la grande figure dramatique du moyen-age, et Méphis- tophelès , rajeuni par Goethe, a causé moins de terreurs, à coup sûr, que tous les pieux acteurs des confréries, à qui les villes votaient une quenne de vin , comme récompense scénique, et deux sous pour aller se laver aux étu- ves quand ils avaient représenté le diable.

Homme de foi naïve , le théologien de Louvain semble avoir ressenti quel- que chose de cette tristesse que saint Jérôme reprochait aux chrétiens de son siècle, et qui les livrait à de rêveuses terreurs. On croirait qu'il a peur de vivre , car pour lui le monde n'est peuplé que de démons. Le soir ils s'en- volent par essaims et vont se percher sur les toits du couvent; ils tourbil- lonnent dans l'air comme des feuilles. Toute ruse convient à leur perfidie ; ils savent les secrets du bohémien et de la cour des Miracles , et le facile prêcheur raconte comment l'éternel ennemi qui se déguisait en serpent pour séduire la femme , sait aussi se déguiser en femme pour séduire le prêtre.

Dans une ville d'Allemagne vivait un vieil archevêque dont la vie entière avait été austère et sainte (1). L'ange déchu voulut avoir son ame; et, se changeant en une fille jeune et belle, il alla vers le soir trouver le prélat. Que me voulez-vous ? lui demande l'archevêque. Je suis la fille d'un grand roi , répond Satan d'une voix molle et insinuante. Mon père veut m'unir malgré moi à l'un des princes voisins de ses états. Mais j'ai fait vœu de vir- ginité ; et pour sauver ce précieux trésor, je viens implorer aujourd'hui votre protection sainte. Soyez la bien-venue, mon enfant, répond le vieillard; restez avec moi. Je vous protégerai. Satan refuse d'abord. Il craint, dit-il, en habitant sous le même toit qu'un prêtre , d'éveiller des soupçons bles- sans. Mais le prélat insiste, le rassure ; l'offre est acceptée, l'intimité com- mence. Déjà l'œil de Satan s'allume , ses traits brillent d'une merveilleuse beauté. Le vieux prélat sent revivre en lui le redoutable aiguillon de la chair... Le démon va tenir sa proie; mais tout à coup la porte tremble sur ses gonds, violemment heurtée. Qui va là? demande l'archevêque. Ou- vrez, répond une voix inconnue —On y va, dit Satan; mais nous vou-

(1) Serrao primus de sancto Andréa.

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Ions' au moins savoir qui vous êtes.'— Et se tournant vers le prélat: Il faut* poser quelques questions à cet étranger. Nous saurons par-là à qui nous avons à faire. Volontiers, dit l'archevêque; mais je vous en laisse le soin, mademoiselle, car personne ne parle mieux que vous. Dites-moi, je vous prie, demande alors la fausse princesse à l'étranger, dites-moi quelle est la distance du ciel à la terre, -r Cette distance, vous l'avez mesurée , ré- pond l'inconnu d'une voix sévère , le jour la colère de Dieu vous précipita dans l'abîme. Et s'adressant à l'archevêque: Imprudent qui recevez des femmes dans la demeure épiscopale, savez-vous que cette princesse, dont le regard vous inspirait des pensées mauvaises, c'était Satan qui venait pour vous séduire! A ces mots, le prélat épouvanté lit le signe de la croix. L'étran- ger disparut , et Satan , de son côté , s'abîma dans la terre.

La légende , comme l'apologue , a toujours sa moralité ; et de ce récit bizarre, le théologien de Louvain conclut qu'il faut avoir contiance aux saints, car l'étranger qui avait sauvé le vieux prélat n'était autre que saint André, son patron.

Ainsi, d'après les croyances chrétiennes, s'incarnaient pour le mal ou le bien , la perte ou le salut de l'homme , tous les êtres du monde invisible. Entre la créature et Dieu, le libre arbitre et la grâce, il y a l'ange et Satan , qui vont se disputant les âmes pour le ciel et l'enfer ; ils épient l'homme à son entrée dans la vie, à son dernier soupir; ils agissent , chacun selon sa puis- sance, sur ses bons ou ses mauvais instincts. Mais dans la légende, la figure de Satan, élément de terreur et de poésie, domine toujours. Il travaille, au mal dans le monde moral comme dans le monde physique. C'est le dé- mon qui amasse sur les villes les tempêtes et les contagions. De , dit le Dormi Secure (1) , l'usage de placer des cloches à l'endroit le plus élevé des églises, alin de mettre en fuite, par la peur et le bruit, les esprits malins qui planent dans les nuages.

Après la légende vient le drame et le mystère; après le récit, l'action. Ainsi , dans le sermon sur la résurrection , Jésus et les prophètes, le chœur des anges et le chœur des diables , parlent tour à tour comme sur un théâ- tre ; mais le théâtre , c'est la chaire, et le prêtre suffit à tous les personnages. Le Christ a rendu le dernier soupir. Le ciel se voile. La terre tremble. Sa- tan , roi de l'enfer, dit aux démons : « Malheur à nous ! Jésus, qui s'annonce comme le fils de Dieu , va descendre dans le royaume des ténèbres. Je n'ai que trop bien appris à le craindre. Il a guéri , par sa parole , des aveugles et des lépreux. Ceux que j'avais amenés morts dans mon empire , il les en a reti- rés vivans. »L'enfer alors répond à Satan son prince : « Quel est donc ce Jésus? Les puissances de la terre sont soumises à ma puissance , et cependant j'ai échoué contre lui. Il m'a enlevé le Lazare, (larde-toi bien , Satan , de le con- duire ici; car je sais qu'il est le Dieu fort. » En ce moment une voix terrible

(1) Serrno xxu, de rogationibus.

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comme le tonnerre se fait entendre : «tptfnces des ténèbres, ouvrez. vos portes. » C'était la voix du Christ. Et^nfer répondit : « Satan , tu es le. roi des ténèbres, va combattre celui qui se dit le roi de la lumière. Gardes, fermez les portes d'airain, poussez les verrous de fer. » Mais le chœur des bienheureux répondit à son tour à ce cri de l'enfer : « Confessons Dieu, sa miséricorde et les miracles de son fils. Le Christ a fait sortir le monde des voies de l'iniquité. » « Vous souvient-il , dit alors Isaïe en se tournant vers les ermites , vous souvient-il de cette parole que j'ai dite sur la terre des vi- vans : Les morts qui dorment dans le monument, ressusciteront? et il ajouta : Enfer, ouvre tes portes, car tu es vaincu. » En ce moment une lu- mière céleste inonda les lieux de ténèbres. Les réprouvés élevèrent , en si- gne de joie, leurs mains au-dessus des flammes qui les brûlaient. Aux pleurs, aux gémissemens de l'abîme , succéda un chant d'espérance , et les âmes des maudits, les antiques sujettes de Satan, remontèrent comme l'âme du La- zare , vers Dieu leur sauveur (1).

Cette crédulité excessive peut blesser justement la raison sévère des âges modernes, mais elle n'a jamais offensé la plus stricte morale. En effet, que trouve-t-on dans ces légendes? Le précepte austère auprès de la rêverie, le sentiment du devoir, du renoncement, de la pureté chrétienne, l'exem- ple de la chasteté des vierges, du courage dans la souffrance, des joies mys- tiques de l'extase, des morts résignées. Ici sainte Agnès refuse de sacri- fier aux idoles; le juge païen la fait conduire nue dans le repaire des courti- sanes, mais aussitôt sa chevelure grandit et l'enveloppe d'un pudique réseau qui la défend mieux que tous les voiles. Ainsi , la femme qui veut rester pure n'a point à redouter les outrages des hommes. Ailleurs, c'est saint ISicolas qui meurt en répétant des cantiques ; les anges descendent du ciel pour chanter avec lui, et ils emportent son aine au bruit d'une musique céleste. Ainsi doi- vent mourir les chrétiens, l'hymne sur les lèvres. Le prêcheur veut-il défen- dre l'immaculée conception de la Vierge contre des doutes fréquens dans l'é- glise, contre les maîtres de l'école eux-mêmes, il raconte l'histoire d'un moine qui, venant chaque nuit prier à l'autel de la Vierge, entendait toujours une mou- che bruire. Lassé de ce murmure, il s'écria: « Je t'adjure par notre Seigneur Jésus-Christ que tu me dises quelle chose tu es. » Alors une voix répondit : « Je suis Bonaventure et je fais ici mon purgatoire pour avoir soutenu que la Vierge fut conçue en péché mortel. » Saint Bernard, comme saint Bonaven- ture , avait aussi expié cette même opinion , et après sa mort il apparut avec un tache noire.

Dans les premières années du xvie siècle, Maillard et le Dormi Secure avaient fait école; les prédicateurs populaires de l'époque, pour défendre le dogme ou la morale, s'armaient plutôt de la légende que de l'argument scholastique. Aux impatiences des moines contre la règle, à l'indifférence

(1) De resurreclione Domini , sermo xxxi.

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des bourgeois, à la vie molle et bien repue du clergé, ils opposaient d'ef- frayans exemples de la colère céleste. Ainsi , dans les Très succulens Sermons sur le temps et les saints (1), on lit qu'un moine de Citeaux, obsédé des souvenirs du monde, résolut de quitter son cloître; mais à peine avait-il formé ce projet coupable, qu'il fut conduit en enfer; et il eut une vision : des diables présentaient à Lucifer l'aine d'un riche dont ils venaient de s'emparer. « Qu'on reçoive dignement cet heureux du monde, dit le prince des ténèbres à ses esclaves; je veux qu'il soit traité avec distinction. Donnez- lui ce fauteuil, c'est la place d'honneur. » Dociles à cet ordre, les démons s'emparent du damné , retendent sur un lit de fer rouge , et lui versent du feu dans le gosier. « Jongleurs, amusez-le comme autrefois, » et deux démons soutient à ses oreilles dans des trompes ardentes « Il a aimé les femmes, qu'on amène des femmes, » et des serpens de feu s'approchent en ram- pant, se roulent autour de son cou, l'embrassent, tandis que des crapauds lui mangent les lèvres. Justement effrayé de ces chàtimens terribles, le moine de Citeaux ne quitta plus son cloître.

Ainsi , dans la littérature catholique du xvip siècle, se rencontrent çà et là, voilées sous une langue barbare, de poétiques visions. Le sermonnaire joue, comme Dante, sa divine comédie; mais déjà s'approchaient les jours du scepticisme. Les mêmes bourgeois qu'avaient prêché Raulinet l'auteur inconnu du Dormi Secure, laissaient peut-être parmi leurs fils plus d'un fervent disci- ple aux hérésies. La génération suivante allait reprocher comme un crime aux hommes croyans des siècles antérieurs, la pieuse facilité de leur foi, et la réforme, positive et sèche, devait proscrire bientôt la légende des saints, comme elle brisait leurs reliquaires. Quelques années plus tard, le dévot conteur eut effacé peut-être de son livre ces merveilleux récits: les bourgeois de sa paroisse en eussent-ils mieux valu ? il est permis d'en douter.

Ce procédé légendaire du Dormi Secure, et surtout ces tendances satiriques de Messier , eurent long-temps cours au xvr siècle. Ayant pris tout leur veloppement pendant le règne de Louis XII, le roi populaire, elles se con- tinuèrent nécessairement durant la prodigue et chevaleresque administration de François Ier. D'où provenaient ces sorties violentes , cette manière cynique et grotesque introduite dans la chaire? Il faut, je crois, les attribuer non- seulement à ce doute moqueur, à ce doute de Rabelais avec lequel semblait se clore, comme par un sinistre éclat de rire, le drame splendide du moyen- âge, mais aussi à ces passions remuantes, à ces aspirations vers le pouvoir, qui se manifestaient dans le clergé inférieur, dorénavant avide de participer ainsi que le haut sacerdoce, aux affaires de l'état, et de remplir, à son tour, le rôle agressif que le tiers-état avait joué à l'égard de la noblesse féodale. Cette intervention de la chaire dans les évènemens contemporains se ma- nifestait depuis long-temps. Dès 147!), Pie V s'était déjà fait amener vingt-

(1) Luculeniissimi sermones paratl de tempore et de sanctis, Parisiis, 1530, in-8", goih.

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deux prédicateurs, accusés de se mêler d'affaires d'état, et les avait envoyés aux galères (1); et, en 1498, Jérôme Savonarole était publiquement brûlé à Florence. En France, les privilèges de l'université, auxquels Louis XII porta de si funestes coups, ces privilèges qui donnaient aux gradués en théolo- gie le droit de prédication, favorisèrent singulièrement l'envahissement de la politique , et amenèrent même plusieurs fois l'intervention du parlement (2). Ainsi, en 152ô , le premier président Jean de Selve fut forcé d'avertir, avant le carême, les prédicateurs de se tenir dans les limites de l'enseignement ca- téchétique (30, La situation religieuse, d'ailleurs, prétait par son desordre au désordre de la chaire. Les mœurs relâchées du clergé en étaient la plus triste cause. Ronsard s'écrie en un endroit de ses œuvres :

Et que diroit saint Paul , s'il revenoit ici ,

De nos jeunes prélats qui n'ont point de souci

De leur pauvre troupeau , dont ils prennent la laine

Et quelquefois le cuir, qui tous vivent sans peine,

Sans prêcher, sans prier, sans bon exemple d'eux ;

Parfumés, découpés, courtisans amoureux,

Veneurs et fauconniers et avec la paillarde

Perdent les biens de Dieu dont ils n'ont que la garde.

Ainsi la poésie elle-même vient en aide à la chronique; Pionsard s'unit à Brantôme pour déplorer cette corruption générale. La confusion était au comble : les prélats ne prêchaient plus, ou ils faisaient faire leurs sermons à des. laïques, pour les réciter ensuite dans les églises : l'abbé de Broviler, par exem- ple, a recours à la plume sceptique de Corneille Agrippa, dont nous possé- dons deux sermons sur les reliques et la vie claustrale, sermons fort édilians sans doute, mais qui font singulière figure au milieu des œuvres bizarres de ce hardi douteur. Les évèques et le haut clergé passaient leur temps à la cour, loin des diocèses , et on voit François Ier assister à Paris à une pro- cession, où il y avait jusqu'à vingt-deux cardinaux (4). Le saint ministère de la parole était donc abandonné au clergé inférieur, et cet abandon ne pou- vait produire alors que deux résultats, à savoir : des prédications violentes et grotesques, quand parlaient des hommes de conviction qui, peu instruits et sortis des derniers rangs du peuple , voulaient lutter à armes égales contre le langage brutal de la réforme; ou un enseignement superstitieux, lorsque contaient en chaire des moines ignorans qui transformaient la foi éclairée des grands siècles chrétiens en une étroite crédulité. Par exemple, au dire

(1) Chronique de Louis .Vf, à la suite des Mémoires de Comines, édit. de 4706, tom. II v pag. 245.

(2) Crévier, Histoire de l'Université , tom. VI, pag. 79.

(3) Longueval , Histoire de l'église gallicane , ton». XVIll, pag. 3. {*) Brantôme , 43e discours sur Frauçois l«, édil. de Bastien , V, i24.

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de l'abbé de Choisi, dans son Histoire ecclésiastique , beaucoup de corde- liers prêchaient que saint François descend chaque année en purgatoire pour en tirer les âmes de ceux qui sont morts dans l'habit de son ordre. En 1502, Gilles Dauphin, général des cordeliers, en considération des bienfaits que son corps avait reçus de messieurs du parlement de Paris, envoya, en effet , aux présidens, conseillers et greffiers, la permission de se faire enterrer en habit de cordelier. En 1503, selon Saint-Foix, il gratifia d'un semblable bre- vet le prévost des marchands et échevins. On conçoit par que le théâtre, qui avait quitté les cathédrales, et qui, devenu satirique en ses moralités et sotties , osait, avec Pierre Gringoire, parodier le pape Jules II dans la pièce du Prince des Sots, on conçoit que le théâtre n'ait pas tardé à ridiculiser ces bizarres traditions. Aussi les prédicateurs, tout en lui empruntant ses formes et son idiome, ne tardèrent pas à tonner contre l'art dramatique; on eut même recours à l'autorité civile. En 1541, dans un réquisitoire du procureur- général du parlement , il était exposé, entre autres griefs contre les théâtres de la confrérie : « Que tant que les dictz jeux durent, le commun peuple, dès 8 à 9 heures du matin es jours de festes, délaisse la messe paroissiale, sermons et vespres, pour aller es dictz jeux garder sa place et y estre jus- qu'à 5 heures du soir, et cessent les prédications; car n'auroient les prédica- teurs aucuns auditeurs (1). » Le théâtre était donc pour la chaire un ennemi nouveau qui, par ses pompes mondaines, détournait la curiosité et la foi des pompes solennelles du culte religieux. Les attaques de la réforme venaient encore se mêler, avec la déplorable situation morale du clergé , aux embarras de l'église de France. L'alliance politique de François Ier et des confédérés protestans de Smalkalden , la contradiction de persécutions isolées à l'inté- rieur avec l'appui que prêtaient ouvertement à la réforme, plusieurs grands du royaume, compliquaient aussi cette situation difficile. On essaya en vain de pallier l'ignorance par la violence du langage. Si, en 1536, Noël Beda, principal du collège de Montaigu, qui s'était déjà fait un nom par son oppo- sition à Érasme, à Lefebvre d'Étaples et au divorce de Henri VIII, osa en chaire accuser le roi de favoriser l'hérésie, et fit ensuite, avant d'aller mou- rir dans les prisons du Mont-Saint-Michel, amende honorable de sa hardiesse devant le portail de Notre-Dame (2) , cette condamnation ne put exciter un bien vif intérêt de sympathie chez les hommes instruits qui savaient que Béda avait prêché contre l'enseignement public du grec, cette langue des hérésies, comme il la nommait.

L'église ne tarda pas à voir l'inconvénient de ces prédications triviales , de ces sorties violentes sur les puissances séculières et ecclésiastiques. En 1536, au concile de Cologne , on ordonna aux prêtres d'enseigner simplement l'É- vangile, en s'abstenant des plaisanteries grotesques, des récits diffus, surna-

{\) Sainte-Beuve, Poésie française au seizième siècle, pag. 247. (2) Elites Du Pin , Seizième siècle , part, m , pas. 535.

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turels et apocryphes, des fables légendaires, ainsi que des injures et des attaques contre la magistrature et le clergé. Cependant cette réforme fut longue à s'opérer, puisqu'à l'ouverture du concile de Trente, de cette réu- nion qui était destinée à rendre sa sévérité à la discipline et à lutter contre l'hérésie, I'évêque deBitonto donna le plus mauvais exemple aux orateurs de son temps, en un sermon dont le moins ridicule passage était la preuve de la nécessité des conciles , par cette raison que dans V Enéide Jupiter assemble les dieux, et qu'à la création de l'homme et à la tour de Babel , Dieu s'v prit en forme de concile. Différentes autres réunions sacerdotales, comme celles de Narbonne, en 1550, et celle de Cambrai, en 15G5, effrayées de cet état de la chaire , ordonnèrent aux prédicateurs de mettre toujours leurs dis- cours sous l'invocation de la Vierge, et de s'éloigner des dogmes fabuleux, fabuloso dorjmate, dans leurs discussions avec les schismatiques. Les aver- tissemens vinrent aussi de la part des laïcs, et le spirituel Beuchlin, ainsi qu'Érasme, écrivirent sur l'art de la prédication; mais ce fut en vain. Les Sèrèes de Bouchet, le Cymbalum mundi de Desperriers, le singulier et fa- buleux recueil des Gesta Romanorum, le Passavant de Théodore de Bèze,le Baldus de Folengo , le Moyen de parvenir, que je me garderai , par crainte de l'ingénieuse érudition bibliographique de M. Nodier, d'attribuer à Béroalde de Verville; tous ces livres satiriques, bizarres, cyniques, qui apparurent en si grand nombre au xvie siècle, et dont Babelais devait être l'admirable et monstrueux couronnement, toutes ces débauches de l'esprit influèrent trop directement sur la chaire pour ne pas lui laisser des traditions de parole bouffonne, qui ne devaient disparaître qu'après les prédications furieuses et sans frein delà Ligue. Quant aux sermonnaires qui , fidèles aux restes mou- rans d'une scholastique barbare, n'empruntaient pas le langage macaro- nique, et se bornaient à l'enseignement vulgaire plein de divisions et de subtilités, ils puisèrent tous dans les Thésaurises Pohjanthœa et dans tous ces nombreux recueils d'érudition banale, dont la Gemma predicans de Dé- mise est l'ennuyeux et oublié modèle. Au commencement du xvie siècle, il y a donc dans la chaire deux écoles bien diverses : l'école scholastique et l'école grotesque. Leur durée devait être courte, parce que la première ap- partenait à une société finie , parce que la seconde était le résultat d'un de ces conflits d'idées , heureusement courts pour les sociétés qui y sont en proie.

Ch. Labitte.

BULLETIN.

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I

La coalition cherche à donner le change a l'opinion sur les motifs de la dissolution de la chambre. La coalition, qui est composée de personnes dont chacune est un démenti à l'autre, pour nous servir d'une belle expression de AL Thiers au sujet des coalitions , a intérêt à cacher la vérité. Quelque grand que soit le talent des écrivains et des orateurs que la coalition compte dans son sein , elle parviendra toutefois difficilement à égarer l'opinion pu- blique.

Il n'est pas nécessaire de remonter à plus d'un mois pour se rendre compte de ce qui se passe. Quand on arracha par surprise à la chambre la nomina- tion d'une commission de l'adresse, dont la majorité était hostile au gou- vernement, la coalition se crut déjà maîtresse des affaires. On n'a pas ou- blié les sommations qu'elle adressa alors au ministère. Son devoir était de se retirer sans attendre la discussion. Affronter la chambre qui venait de le juger, en nommant comme membres de la commission les hommes les plus hostiles au ministère, c'était le braver ouvertement et violer tous les prin- cipes du gouvernement constitutionnel. Le ministère ne voulut pas être jugé sans être entendu. Il resta pour discuter l'adresse. D'une adresse hostile au gouvernement , et dont la violence respectueuse remontait jusqu'au trône , il fit, à l'aide de la majorité, une adresse l'on approuvait ses négociations extérieures consommées , et s'exprimait une confiance que la commis- sion lui avait hautement refusée. Tout ce que la commission avait blâmé fut approuvé par la chambre, et la France qui, sur les discours de M. Thiers et de ses amis, se voyait déjà avec effroi engagée dans une guerre sans motif et sans but, reprit quelque sécurité en voyant l'heureux dénouement de la dis- cussion de l'adresse. Ainsi, déjà, en n'obtempérant pas aux exigences de la coalition, en ne se retirant pas avant la discussion de l'adresse, le ministère a maintenu la paix en Europe; il nous a épargné une guerre qui eût été inévitable si les opinions exprimées à la tribune par M. Thiers, par M. de

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Broglie , et par tous les membres de la coalition , dans les deux chambres, avaient triomphé.

Satisfaits d'avoir atteint un but aussi important, certains que les principes de paix et de conservation seraient désormais soutenus par la majorité des deux chambres, les ministres remirent leurs démissions dans les mains du roi. Que devait faire la couronne? Les principes de la politique du 13 mars étant de nouveau consacrés par une double majorité, fallait-il les sacrifier à la minorité de la chambre des députés, à une minorité composée de dix partis, qui ne pouvait elle-même formuler un principe, et dire hautement au béné- fice de quelles choses et de quels hommes elle voulait le pouvoir? Le roi appela le maréchal Soult, qui s'était tenu à l'écart des intrigues de la coali- tion; mais la coalition l'entoura de si grandes difficultés, qu'il déclina presque aussitôt sa mission. Il était naturel que le maréchal Soult cherchât à s'assurer de la coalition à laquelle il n'avait aucun espoir de faire face, vu son inexpé- rience totale de la tribune. Il n'était toutefois qu'un moyen de se concilier la coalition, c'était de l'appeler au pouvoir, et le maréchal ne put se dissimuler les obstacles qu'il trouverait de la part de la couronne en lui proposant un acte inconstitutionnel. Il eût été, en effet, étrange de proposer au roi de prendre pour ses ministres les désapprobateurs violens de l'évacuation d'An- cône, quand la chambre venait de déclarer dans son adresse que cet acte avait été dicté par la loyauté; de former un cabinet eût prévalu le prin- cipe du mépris des traités en ce qui concerne la Belgique, de l'intervention à l'égard de l'Espagne, lorsque la majorité des deux chambres s'était pro- noncée, deux jours avant, dans un sens contraire. C'eût été proposer un vé- ritable coup d'état, un acte de violence à la majorité et aux sentimens du pays, et le maréchal ne pouvait le faire. JN'ous ignorons quelles sont ses opi- nions personnelles; mais s'il partage celles de la minorité, nous ne nous étonnerions pas qu'il eût refusé la mission de former un cabinet, et qu'il se fût borné à un simple entretien avec le roi sur les affaires. On voit que nous n'attachons pas une grande importance à cette fameuse question qui a tant occupé la coalition , à savoir si le maréchal avait ou n'avait pas reçu la mission de former un ministère.

Dans cet état de choses, dans la situation actuelle des affaires, au milieu des négociations les plus importantes, en face de circonstances assez graves, le roi ne pouvait laisser la France désarmée; il ne pouvait, il ne devait pas laisser le gouvernement en suspens , lorsque des intrigues puissantes s'effor- cent d'ébranler et de dépraver l'opinion publique. Il a fait appel au patrio- tisme de ses ministres, et les a engagés à reprendre leurs démissions.

La direction des affaires reste ainsi dans les mains de la majorité. Les 221 députés qui ont fait triompher les idées d'ordre et de conservation dans la chambre des députés, n'ont pas été livrés aux minorités qu'ils ont com- battues avec tant de courage. Le ministère, qui avait le droit de rester aux affaires, y est revenu pour défendre les principes de l'adresse, et les appli- quer. Mais la couronne et ses ministres n'ont pas cru que l'ordre , que la

BULLETIN,

La coalition cherche à donner le change à l'opinion sur les motifs de la dissolution de la chambre. La coalition, qui est composée de personnes dont chacune est un démenti à l'autre, pour nous servir d'une belle expression de M. Thiers au sujet des coalitions , a intérêt à cacher la vérité. Quelque grand que soit le talent des écrivains et des orateurs que la coalition compte dans son sein , elle parviendra toutefois difficilement à égarer l'opinion pu- blique.

Il n'est pas nécessaire de remonter à plus d'un mois pour se rendre compte de ce qui se passe. Quand on arracha par surprise à la chambre la nomina- tion d'une commission de l'adresse, dont la majorité était hostile au gou- vernement , la coalition se crut déjà maîtresse des affaires. On n'a pas ou- blié les sommations qu'elle adressa alors au ministère. Son devoir était de se retirer sans attendre la discussion. Affronter la chambre qui venait de le juger, en nommant comme membres de la commission les hommes les plus hostiles au ministère, c'était le braver ouvertement et violer tous les prin- cipes du gouvernement constitutionnel. Le ministère ne voulut pas être jugé sans être entendu. Il resta pour discuter l'adresse. D'une adresse hostile au gouvernement, et dont la violence respectueuse remontait jusqu'au trône, il lit, à l'aide de la majorité, une adresse l'on approuvait ses négociations extérieures consommées , et s'exprimait une confiance que la commis- sion lui avait hautement refusée. Tout ce que la commission avait blâmé fut approuvé par la chambre, et la France qui, sur les discours de RI. Thiers et de ses amis, se voyait déjà avec effroi engagée dans une guerre sans motif et sans but, reprit quelque sécurité en voyant l'heureux dénouement de la dis- cussion de l'adresse. Ainsi, déjà, en n'obtempérant pas aux exigences de la coalition, en ne se retirant pas avant la discussion de l'adresse, le ministère a maintenu la paix en Europe; il nous a épargné une guerre qui eût été inévitable si les opinions exprimées à la tribune par RI. Thiers, par RI. de

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Broglie, et par tous les membres de la coalition, dans les deux chambres, avaient triomphé.

Satisfaits d'avoir atteint un but aussi important, certains que les principes de paix et de conservation seraient désormais soutenus par la majorité des deux chambres, les ministres remirent leurs démissions dans les mains du roi. Que devait faire la couronne? Les principes de la politique du 13 mars étant de nouveau consacrés par une double majorité, fallait-il les sacrifier à la minorité de la chambre des députés, à une minorité composée de dix partis, qui ne pouvait elle-même formuler un principe, et dire hautement -ui béné- fice de quelles choses et de quels hommes elle voulait le pouvoir? Le roi appela le maréchal Soult, qui s'était tenu à l'écart des intrigues de la coali- tion; mais la coalition l'entoura de si grandes difficultés, qu'il déclina presque aussitôt sa mission. Il était naturel que le maréchal Soult cherchât à s'assurer de la coalition à laquelle il n'avait aucun espoir de faire face, vu son inexpé- rience totale de la tribune. Il n'était toutefois qu'un moyen de se concilier la coalition, c'était de l'appeler au pouvoir, et le maréchal ne put se dissimuler les obstacles qu'il trouverait de la part de la couronne en lui proposant un acte inconstitutionnel. Il eût été, en effet, étrange de proposer au roi de prendre pour ses ministres les désapprobateurs violens de l'évacuation d'An- cône, quand la chambre venait de déclarer dans son adresse que cet acte avait été dicté par la loyauté; de former un cabinet eût prévalu le prin- cipe du mépris des traités en ce qui concerne la Belgique, de l'intervention à l'égard de l'Espagne, lorsque la majorité des deux chambres s'était pro- noncée, deux jours avant, dans un sens contraire. C'eût été proposer un vé- ritable coup d'état, un acte de violence à la majorité et aux sentimens du pays, et le maréchal ne pouvait le faire. >"ous ignorons quelles sont ses opi- nions personnelles; mais s'il partage celles de la minorité, nous ne nous étonnerions pas qu'il eût refusé la mission de former un cabinet, et qu'il se fût borné à un simple entretien avec le roi sur les affaires. On voit que nous n'attachons pas une grande importance à cette fameuse question qui a tant occupé la coalition , à savoir si le maréchal avait ou n'avait pas reçu la mission de former un ministère.

Dans cet état de choses, dans la situation actuelle des affaires, au milieu des négociations les plus importantes, en face de circonstances assez graves, le roi ne pouvait laisser la France désarmée; il ne pouvait, il ne devait pas laisser le gouvernement en suspens, lorsque des intrigues puissantes s'effor- cent d'ébranler et de dépraver l'opinion publique. Il a fait appel au patrio- tisme de ses ministres, et les a engagés à reprendre leurs démissions.

La direction des affaires reste ainsi dans les mains de la majorité. Les 221 députés qui ont fait triompher les idées d'ordre et de conservation dans la chambre des députés, n'ont pas été livrés aux minorités qu'ils ont com- battues avec tant de courage. Le ministère, qui avait le droit de rester aux affaires, y est revenu pour défendre les principes de l'adresse, et les appli- quer. Mais la couronne et ses ministres n'ont pas cru que l'ordre , que la

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paix publique, que toutes les idées sur lesquelles s'appuie, depuis huit ans, la prospérité du pays, devaient triomphera une faible majorité; il n'a pas voulu confier à des chances si incertaines le sort de la France. Le gouverne- ment en a donc appelé aux collèges électoraux, dans l'espoir qu'il en sortira une majorité plus forte en faveur des principes du 13 mars. C'est ce que la coalition nomme un coup d'état.

On est bien en droit de se demander de quel côté sont la loyauté , la droi- ture et la probité politique, quand on voit s'élever de telles accusations. La coalition, cette longue intrigue, commencée dans la presse, et passée de dans la chambre, va se continuer dans les collèges électoraux. Les partis différens qui composent la coalition, annoncent déjà officiellement qu'ils se forment en comités solidaires les uns des autres. Dans les collèges, on s'ap- puiera mutuellement. Les légitimistes auront les voix des républicains, et les uns comme les autres voteront pour M. Thiers et M. Guizot. Tous les enne- mis du gouvernement de juillet sont convoqués et ameutés par ceux qui sont sortis de ce gouvernement , et qui doivent tout au nouvel ordre de choses. M. Guizot, qui a tant contribué à fermer les clubs, portera les amis de M. Cavaignac, et se fera porter par eux. Déjà même il s'occupe, avec- les doctrinaires, à reformer la société républicaine Aide-loi, le ciel t'aidera. M. Thiers , qui est inscrit sur les listes d'amnistie de la future restauration, comme le geôlier de Mme la duchesse de Berri , recueillera les suffrages de M. Berryer, de M. de La Bourdonnaie et de M. de Valmy. Ses amis du centre gauche ont même promis, dit-on, de faire entrer quelques légitimistes de plus dans la chambre. Ne sont-ce pas, après tout, quelques ennemis de plus suscités au ministère ? Enfin , deux anciens ministres s'occupent à cette heure à rédiger des lettres circulaires à leurs correspondans des départemens, qui seront chargés de menacer les fonctionnaires de destitution, s'ils ne contri- buent pas à servir les intérêts de la coalition. Ainsi l'on fait déjà acte de gou- vernement. Nous n'avons pas besoin de dire de quel parti viennent ces me- naces. On reconnaît les doctrinaires, qui ont transporté avec eux hors du pouvoir leur fameux système d'intimidation. On veut intimider les électeurs, après avoir voulu intimider le gouvernement. C'est aux électeurs à voir s'ils veulent donner aux doctrinaires les moyens d'appliquer ce système à la France. Il est bon de remarquer en passant que la coalition compte parmi ses membres dont elle a publié la liste, trente-six fonctionnaires publics; or le gouvernement pourrait bien user de représailles , et toute la faconde des soixante-neuf avocats qui figurent dans la coalition ne pourrait lui en faire un reproche.

Quant aux doctrinaires, ils jouent simplement leur rôle habituel, en obéis- sant à leur devise qui est : arriver n'importe par quel moyen. Dans les élec- tions de 1837, ils n'ont échappé à un naufrage complet qu'en invoquant l'appui du gouvernement, en se donnant pour les seuls défenseurs de l'ordre. Aujourd'hui , ils comptent réussir à l'aide des républicains et des légitimistes. Rien n'est plus naturel et plus honnête à la fois! Ce procédé n'est pas, d'ail-

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leurs, seulement à l'usage des doctrinaires. Nous lisons aujourd'hui dans les feuilles de l'opposition une réclamation de M. le comte Lemarrois, présenté comme douteux sur la liste des coalisés, et qui s'indigne de cette qualification. M. Lemarrois tient à faire connaître que, lors de la discussion de l'adresse, il a constamment voté avec la commission. Nous sommes loin de le contester; mais nous serions édifiés de savoir si M. le comte Lemarrois , membre de l'opposition, a quelque chose de commun avec un député de ce nom qui , lors des dernières élections, vint trouver M. le ministre de l'intérieur, en lui de- mandant sa recommandation, et en appuyant sa demande de paroles qu'il était tout-à-fait convenable de prononcer en pareil cas; car il n'est pas d'usage, même dans la coalition l'on est si désintéressé, de recommander ses ad- versaires.

Il se peut qu'en comptant sur les républicains, le parti doctrinaire ait fait un bon calcul ; mais il pourrait bien, ainsi que ses nouveaux amis, se trom- per sur les dispositions du parti légitimiste. Les légitimistes qui figurent à la chambre sont loin de composer et même de représenter l'ensemble du parti. M. Berryer ne représente pas plus tout le parti légitimiste que M. Thiers , qui parle en faveur de l'intervention et pour la rupture violente du traité des 24 articles, ne représente aujourd'hui le centre gauche. Il y a dans le parti légitimiste des intérêts qui sont autres que les intérêts de l'élo- quence tribunitienne, des principes de conservation qui se rattachent au sol et qui s'accommoderaient mal des transactions de parti , si ces transactions mettaient en péril la base sociale de la France. Les légitimistes consenti- raient avec joie à voir leurs représentans mettre leurs mains dans celles qui travaillent à renverser le gouvernement de juillet; mais une seconde émigra- tion ne saurait leur plaire, dût M. Berryer charmer les ennuis de la route par son éloquence et par les ressources de son esprit. Nous savons donc de bonne source que dans le parti légitimiste, des hommes d'un grand poids, de grands propriétaires, porteurs de noms illustres, ont déjà pris l'alarme, et déclarent qu'ils s'opposeront, dans les élections, à une coalition d'où sortira, selon eux, non pas seulement la chute de la monarchie de juillet, mais le renversement des principes d'ordre et de propriété. Nous prédisons donc avec assurance à la coalition qu'il lui manquera quelques voix dans le parti légitimiste.

Ce sont des esprits justes, ceux qui parlent ainsi. Ils croient, avec raison , que M. Guizot et M. Thiers ont abdiqué de fait leurs idées , et qu'ils sont réduits à recevoir la loi de M. Odilon Barrot , le seul homme, dans la coalition , qui ait parlé conformément à ses principes passés. La force de M. Guizot consistait dans son exagération même; il était désigné comme l'adversaire ardent et violent des partis avancés. M. Thiers trouvait son crédit et son influence dans les principes du 13 mars, qu'il avait soutenus avec fermeté, mais sans co- lère. Il était la digue naturelle des partis dans les temps de calme, comme M. Guizot l'était dans les temps de désordres et de troubles. Mais que sont M. Guizot et M. Thiers , l'un qualifiant l'extrême gauche de parti du progris,

TOME II. FÉVRIER. —SUPPLÉMENT. .',

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l'autre voulant faire la guerre à l'Europe pour donner un coin du Limbourg à la Belgique et pour maintenir quelques soldats à Ancône, le tout contrai- rement aux traités? Les principes de paix et d'ordre public sont restés dans le gouvernement abandonné par M. Tbiers et par M. Guizot, et c'est M. Mole qui les représente. 1 andis que ceux-ci s'effaçaient derrière M. Odilon Barrot, c'était M. Mole qui défendait pas à pas le système du 13 mars et qui le fai- sait maintenir par la chambre. Pendant que M. Tbiers tenait le langage de M. Mauguin, du général Lamarque et de tous ceux qu'il combattait en 1831, M. Mole tenait le langage de Casimir Périer, et luttait avec autant de courage que lui contre l'enivrement des passions populaires.

La question qui va être portée devant les collèges électoraux, sera donc débattue entre M. Mole et M. Odilon Barrot, c'est-à-dire entre la paix et la guerre. Quel que soit le ministère qui sorte des élections, s'il est formé par l'influence des principes de l'adresse, il dérivera de M. Mole et de la politique du 15 avril, de même qu'il sera sous la main de M. Odilon Barrot, n'importe de quels hommes on le formera, si on le choisit parmi les défenseurs du pro- jet d'adresse de la commission. Qu'on veuille maintenant jeter un regard sur la composition des partis, et qu'on nous dise d'où M. Odilon Barrot lui-même tire la force qui lui permet de dicter des conditions à M. Tbiers et à M. Guizot !

Déjà le Courrier français , qui n'est pas un des auxiliaires les plus avancés de M. Odilon Barrot, engage les 213 députés de la coalition à se retirer au milieu de leurs commettans , et à se faire le centre d'une propagande ac- tive et résolue, et il termine son allocution par ces paroles : « Quand chacun sera bien convaincu que les principes dont nous demandons l'application sont les mêmes qui avaient triomphé en 1830, alors, nous l'espérons, le pays se montrera plus sage que son gouvernement; le droit, la liberté, le progrès, ne manqueront pas de défenseurs. » Le Courrier français veut ce qu'on voulait en 1830; voilà donc le programme de l'Hôtel-de-Ville ressus- cité, moins le général Lafayette, qui opposait sa modération à la fougue de ses amis. Ce programme, c'est le suffrage universel, le gouvernement des clubs, la propagande, la guerre, toutes les choses auxquelles le ministère du 13 mars avait mis fin !

A-t-on déjà oublié ce que fut le 13 mars? Les idées de 1830 avaient triom- phé, comme dit le Courrier Français, elles nous avaient donné l'émeute, elles avaient détruit le commerce, tari les sources du revenu public, isolé la France en Europe, réduit la population ouvrière au désespoir; c'était à la fois 1793 et Manchester, la lutte à mort de la faim et des idées exaltées contre les classes aisées et les esprits modérés et raisonnables. L'autorité n'était dans les mains de personne. Ceux qui portaient le nom de ministres ne sa- vaient comment se faire pardonner le pouvoir par leurs souverains populaires. M. Guizot, ministre de l'intérieur, obéissait alors au parti républicain; et le ministre des finances, M. Laffitte, avait si peu de crédit, qu'en abandonnant le pouvoir, il laissa le service du trésor assuré seulement pour quatorze jours!

La gauche , qu'on nommait le parti du mouvement, annonçait hautement

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]e projet de changer la charte de 1830, et une députation, appuyée par le général Lafayette , se rendit, lors du procès des ministres, près du roi, pour le lui proposer. Deux élèves de l'École Pol\ technique figuraient dans cette dé- putation! Voilà l'ordre qui régnait en 1830, les idées que le Courrier Fran- çais et son parti voudraient aujourd'hui rétablir! Le roi résista, comme il résista plus tard aune députation plus pacifique qui lui proposait, par l'or- gane de M. Odilon Barrot , de porter le juste-milieu un peu plus à gauche; et bientôt Casimir Périer prit les rênes de l'état.

Casimir Périer rétablit, en peu de jours, les idées de pouvoir. Il se mon- tra ouvertement ministre, et déclara la guerre aux factions. Les doctrinaires sentirent sa force, et marchèrent avec lui. Ils exagérèrent plus tard les idées du restaurateur de l'autorité en France, qui disait sans cesse que la Charte et les lois existantes suffisaient pour réprimer les partis, et qu'il ne fallait que du caractère pour faire exécuter les lois. M. Thiers, qui gémissait sans doute de l'administration débile de M. Laffitte, dont il faisait partie, se rallia aussi à Casimir Périer, et la France, plus heureuse qu'aujourd'hui, vit ses plus beaux taiens s'unir pour lui donner la paix et la prospérité. Voilà ce que furent 1830 et la glorieuse réaction de 1831. Une révolution matérielle avait été faite en 1830; ce n'est qu'en 1831 que la révolution morale a eu lieu. Elle a duré jusqu'à présent, et elle eût cessé déjà si le ministère du 15 avril avait fait place à la coalition.

On veut revenir aux idées de 1830! Si la coalition est conséquente avec elle-même, elle portera dans les collèges électoraux des députés tels que M. de Ludre, M. Audry de Puyraveau et autres. Voilà ceux qui représentent les idées de 1830 ! Quant aux hommes de talent qui voudraient finir comme Mirabeau a commencé , et qui , au lieu de s'éclairer comme lui par la marche des évènemens, tentent aujourd'hui de nous reporter à 1789, la France leur dira, sans doute, dans les élections, qu'elle jouit des bienfaits d'une longue révolution , et qu'après avoir été glorieuse par la guerre , elle tient à con- server la liberté et la paix, deux choses que ne lui avaient données ni la restauration, ni la république, ces deux auxiliaires de la coalition.

Une accusation odieuse, est portée aujourd'hui par une feuille de la coalition. Elle avance que le parti de la cour a enjoint à la Banque de France de restreindre ses escomptes, afin d'amener une crise commerciale dont on pourrait accuser la coalition. Malheureusement il n'est que trop vrai que les intrigues de la coalition ont déjà resserré les affaires commerciales et causé quelques inquiétudes dans le conseil d'escompte de la Banque. Quant à la calomnie de la feuille que nous citons, il faut dédaigner d'y répondre, et il suffira de citer les noms des principaux administrateurs de la Banque de France pour détruire cette odieuse allégation. Parmi eux figure, à titre de gouverneur, le comte d'Argout, l'un des quatorze représentons de la coalition dans la chambre des pairs. Elle compte parmi ses régens M. Joseph Périer, chez qui a lieu la réunion des doctrinaires, M. Baudon dont les opinions lé- gitimistes sont connues, et M. Dosne, beau-père de M. Thiers Enfin, dans

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soa conseil d'escompte ligure M. Legentil , député qui vote avec la coalition. On le voit, la méchanceté, toute grande qu'elle est, n'égale pas ici la mal- adresse et la sottise.

Théâtres. Opéra. La Gipsy, ballet en trois actes, de MM. de Saint- George et Mazillier, musique de MM. Benoist, Thomas, Marliani.

Les saltimbanques s'emparent de tous nos théâtres; partout on voit des gitanos, des gipsys , des bohémiens, des égyptiens, des cyganis, des zin- gari. Si la scène est la vraie expression de la société, nous devons penser que les saltimbanques abondent parmi nous, et que la jonglerie n'est pas sans crédit en ce jour. La Comédie-Française n'a point encore cédé à l'empire que cette mode nouvelle nous impose: seule elle résiste à l'invasion des gitanos et gitanas. Il est vrai que Molière l'a depuis long-temps pourvue d'une assez belle collection d'égyptiens et de bohémiens parlans, dansans et cbantans. La Comédie-Française est trop riche; au lieu d'ajouter quelques zingari à ses personnages dramatiques, elle en supprime. Les joyeuses commères du Mariage forcé ne viennent plus donner à Sganarelle l'horoscope dicté par Molière. Il paraît que le futur époux de la galante Dorimène n'a plus besoin d'avoir recours à la magie pour être suffisamment averti du sort qui le menace.

Les faiseurs de livrets d'opéras me.tent en scène des cantatrices, afin d'a- voir un bon nombre de cavatines à donner à la prima donna. Les inventeurs de ballets ont recours au même expédient pour faire danser leurs virtuoses. Bayadères, baladines, danseuses des temples, des théâtres et des rues, ont figuré tour à tour sur la scène du grand Opéra. Les ballets ne réussissent point à cause de leurs combinaisons dramatiques; le spectacle, les costumes sont de faibles moyens de succès. La cachucha a fait la fortune du Diable boiteux; le public veut des pas d'une piquante originalité, des pas exécutés avec une grande perfection. Il prend son plaisir en patience, et laisse défiler les scènes déclamées avec les bras et chantées par les fiùtes, les hautbois , les clarinettes de l'orchestre. Si vous lui demandez ce qu'il fait pendant tous ces préludes qui doivent amener les solos favoris, il vous répondra qu'il at- tend. Dès que ces pas si désirés ont été dansés, la salle se vide en partie, témoin la cachucha, dont les dernières mesures sont le signal des applau- dissemens et du départ. Je ne connais point les ballets italiens tels que le fa- meux Yigano les a disposés. Sans avoir jamais assisté à ces spectacles que beaucoup d'amateurs ont vantés, je suis persuadé qu'ils sont bien inférieurs aux nôtres sous le rapport du seul objet qui intéresse dans un ballet : les solos.

Les Espagnols comprennent mieux le ballet que les Italiens, les Allemands et les Français. Ils savent le réduire à sa plus simple comme à sa plus vive expression. Sans l'entourer, l'embarrasser d'une foule d'accessoires au moins inutiles, ils lancent leurs danseurs fashionables sur la scène sans préface ni prélude, le spectateur jouit à l'instant des plaisirs qui lui sont promis. En Espagne, on est expéditif, on redoute de perdre un moment: la vie est courte, il faut savoir employer son temps.

La (Upsg renferme les élémens de succès que l'on désire dans un ballet : MlIc Fanny Elssler y danse admirablement deux pas avec une grâce, une coquetterie ravissantes. Ces deux pas se suivent et c'est un mal; le public n'ose pas en demander la répétition. Il en a bien témoigné le désir; il voulait

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qu'on lui donnât une seconde fois la mazourque et n'a obtenu qu'une révé- rence de la gentille Polonaise. Je vous ai parlé des deux solos de Mllc Elssler, de sa gentillesse, des bravos qui l'ont saluée; je crois inutile de vous conter l'enlèvement de cette gipsy, fille de bonne maison. On l'accuse d'un vol, comme JNinette de la Gazza laclra; elle est condamnée à mort; son père est son juge et la reconnaît à l'instant fatal. Cette gipsy a un amant, comme elle faux bohémien; cet amant est tué, par une rivale, et dès-lors la noble fille peut épouser un gentilhomme.

MM. Benoist, Thomas et Marliani se sont réunis pour faire la musique de ce drame dansé. Tout en applaudissant au talent de ses deux confrères, je dirai que M. Thomas mérite une plus grande somme d'éloges en ce qu'il a emprunté à des maîtres célèbres une bonne part de la musique employée dans le second acte qui lui était échu. Dans les ballets, il faut de la musique déjà connue , c'est la seule que l'on puisse écouter. On la suit aisément, parce qu'on la sait parfaitement. Tout le reste passe comme un vent harmonieux destiné à faire flotter les tuniques légères des nymphes ou des bohémiennes. L'atten- tion ne saurait se fixer sur deux objets à la fois. Les paroles d'un opéra sont complètement effacées par le charme de la musique et des voix. La musique cède le pas à son tour quand de jolies danseuses figurent sur la scène. Per- sonne ne s'est jamais avisé d'examiner les statues posées sur la façade ou le faîte d'un palais. Non bis in idem.

Le succès de la Gipsy a été brillant. Je dirais que Mlle Elssler a été appelée sur la scène après la chute du rideau, si cet hommage trop prodigué était encore un signe de la grande faveur du public.

Théâtre -Italien. La Vestale de Spontini , traduite en italien, a montré sur les affiches de Psaples son titre parfaitement identique avec celui de la pièce française. Le lecteur se chargeait du soin de la prononciation et rendait le mot italien en mettant un accent sur la dernière lettre. Le Philtre de M. Scribe est devenu, à Milan, l'Etisir d'amore, c'est le changement le plus notable que l'on ait fait subir au livret français en le naturalisant en Italie. Les noms des personnages ne sont plus les mêmes : Fontanarose, Guillaume, Térésine, sont devenus Dulcamator, Nemorino, Adina. La mesure des vers italiens a prescrit cette mutation. L'action se passe auprès des Apennins, afin de justifier les costumes italiens adoptés par les acteurs. Les Apennins ou les Pyrénées, peu importe pour le décorateur à qui le poète Romani a fourni les moyens de montrer quatre scènes différentes, au lieu de se con- tenter de la seule décoration que l'on nous présente à l'Académie royale de Musique.

L'Etisir d'amore a depuis quatre ans une grande vogue en Italie, ce qui ne signifie pas pourtant que ce soit une partition bien remarquable: les Ita- liens sont très peu difficiles maintenant. Lorsqu'on leur reproche l'extrême faiblesse de la plupart de leurs opéras nouveaux, ils croient justifier pleine- ment leurs musiciens en disant que ces oeuvres ont été composées et apprises en un mois , en vingt jours, en une semaine. Je ne sais si le docteur Pangloss accepterait cette raison et la trouverait suffisante. Le temps ne fait rien à l'affaire, il s'agit de faire bien. Si le maître Donizetti avait eu plus de loisirs, certes il y a beaucoup de choses qui n'auraient point été admises dans sa partition de l'EUsire d'amore. Le premier acte produit peu d'effet, l'air du

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charlatan n'a point la vivacité, la verve que l'on désirerait dans un morceau de ce caractère. Lablache le dit. fort bien , il le déclame au lieu de le chanter. Cette manière de présenter le débit musical est excellente, sans doute, sur- tout lorsque l'acteur a cette manière de dire spirituelle et mordante que l'on admire dans Lablache; mais il faut alors que l'orchestre anime, colore le discours musical et nous rende cette mélodie que la voix récitante nous re- fuse. Ce supplément obligé ne se rencontre point à un degré assez éminent dans l'air de Dulcamator.

La barcarolle du second acte est fort jolie, et c'est tout simple, elle com- mence par une phrase charmante de Mozart : Se a caso madama la noiie ii chiama. On assure que cette barcarolle est un air du pays, un air populaire, Donizetti n'a donc rien pris à Mozart en employant une mélodie nationale. Le caquetage des jeunes filles qui viennent à la rencontre de Nemorino qu'un héritage a rendu riche est trop lent, et demandait plus de vivacité. Ce mor- ceau serait délicieux s'il n'était calqué sur le fameux sextuor de la Cenereniola. La ressemblance est telle que tout le monde a reconnu l'original dans la con- tre-épreuve.

Le duo chanté par Lablache et Mmc Persiani , la cavatine d'Adina sont les deux morceaux qui ont excité un véritable enthousiasme, on les a fait ré- péter. Ce duo renferme pourtant une phrase de quatuor de Bianca e Faliero de Rossini que l'on chante dans la Donna del Lago. Je dois citer encore une jolie mélodie que le cor de Gallay module admirablement avant de la céder au chanteur.

L'Elisir d'amore est l'oeuvre d'un musicien de beaucoup de talent, qui n'a pas eu le temps de trouver des choses nouvelles. C'est un opéra bouffon , plaisanterie à part, comme disait Dugazon en parlant de son camarade Da- zincour, qui n'était pas toujours comique, bien qu'il tînt cet emploi. La mu- sique de VElisir d'amore laisse trop à désirer sous le rapport de la gaieté. L'exécution en est excellente. Mmc Persiani s'y est surpassée, et justifie de la manière la plus brillante le titre de notre première cantatrice, titre qui, de- puis long-temps, ne lui est plus contesté. Lablache est un charlatan à faire pouffer de rire; Tamburini un joli soldat, qui chante sa cavatine au grand contentement du public. Ivanoff s'est distingué; il tient bien sa partie musi- calement; il devrait lui communiquer un peu de chaleur dramatique. L'Elisir d'amore a réussi : les chanteurs ont une belle part à ce succès.

Théatbe-Fkançais. Le Comité de Bienfaisance, comédie en un acte, de MM. Duvevrier et de Wailly, est une petite satire contre la philantropie. Il est de mode, depuis quelque temps, de se rire des philantropes. Est-ce un bien? est-ce un mal? Je ne sais. Alors même qu'elle n'est qu'un ridicule et qu'une prétention, la philantropie est un ridicule si innocent, une préten- tion si inoffensive, qu'il serait peut-être prudent de ne le point décourager. Les philantropes font donner et ne donnent pas, dit un des personnages de la pièce nouvelle. Eh bien ! à ce seul titre , tout comité de bienfaisance serait encore une excellente institution qu'il faudrait se garder de détruire. Au reste, ce petit acte est lui-même inoffensif, comme le ridicule qu'il attaque. Il serait impossible d'être plus généreux envers un ennemi désarmé que ne l'ont été MM. Duvevrier et de Wailly avec les comités de bienfaisance. Ils se

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sont servis de leur esprit avec une courtoisie vraiment chevaleresque; c'est aux pauvres à leur voter des remerciemens.

Renaissance. L'Eau merveilleuse , paroles de M. Sauvage, musique de M. Grisar. La scène se passe à Naples. Bataglia, le grand Bataglia, dont vous avez tous entendu parler, vend sur la place publique une eau merveil- leuse, qui n'a d*autre inventeur que le grand Bataglia lui-même. Eau mer- veilleuse en effet, qui guérit radicalement la carie des dents, noircit les che- veux, en arrête la chute, et les fait pousser en trente-six heures; une eau qui enlève toutes les maladies, ressuscite presque les morts, efface les taches de rousseur, conserve la beauté des femmes, élargit les yeux, rétrécit la bouche, effile les doigts, assouplit la taille; une eau enfin près de laquelle l'eau de Mmt Ma n'est que de l'eau claire, l'eau merveilleuse en un mot! et cela se vend un demi-carlin le flacon ! La foule se presse autour de Bataglia, et les femmes ont grandement raison, car elles sont furieusement laides. Il est vrai que nous sommes à INaples, les femmes ne sont pas belles. Toute- fois nous conseillons au théâtre de la B_enaissance de se préoccuper moins scrupuleusement de la couleur locale. Il signore Bataglia est donc en bon train de faire fortune et de changer son eau en vin, lorsqu'un chenapant, un Scaramouche sorti de l'enfer, s'avise d'élever autel contre autel , et de vendre sur la même place l'eau merveilleuse dont il a trouvé la recette. Où? s'écrie Bataglia éperdu. A la fontaine, répond le drôle.

J'oubliais de vous dire que Bataglia est tuteur, comme Bartholo, d'une char- mante Rosine qu'il veut épouser, et qui veut , elle , épouser Scaramouche. Ils ne sont beaux ni l'un ni l'autre; mais Scaramouche est jeune, il a la beauté du diable. Un jour Scaramouche entre chez Bataglia; il est pâle comme un sac de farine, et ses forces le soutiennent à peine. Il confesse à Bataglia qu'il voudrait, avant de mourir, laisser à la femme qu'il aime dix mille écus, tout son avoir. Bataglia s'attendrit et encourage Scaramouche à faire son testament. Mais Scaramouche objecte d'une voix mourante qu'un testament est toujours attaquable, et que , pour assurer la validité de sa do- nation, rien ne serait plus ingénieux qu'un mariage in-extremis. L'expédient enchante Bataglia : vite un notaire et des témoins. Les vaudevillistes ont le diable au corps pour vouloir qu'on se marie devant notaire! Quoi qu'il en soit, le tabellion arrive, ridicule, laid et bête comme tous les notaires de vaudeville. Rosine s'approche. Rataglia bénit ses enfans. Scaramouche n'a plus qu'à mourir. Mais voilà bien une autre affaire ! Le pendu ressuscite ! Scaramouche avale une cruche d'eau merveilleuse, et, à chaque gorgée, ses yeux se raniment, son teint lleurit, sa bouche s'épanouit, son corps se re- dresse : Scaramouche est sauvé et Bataglia comprend , mais un peu tard , qu'il vient d'être joué par le drôle et par sa pupille. La gloire le consolera.

Cette folie, dont il faudrait retrancher un acte, manque tout-à-fait d'ori- ginalité, ainsi que la musique de M. Grisar. M. Hurteaux a débuté avec assez de succès dans le rôle de Bataglia. M. Féréol a été , durant toute la pièce, un excellent personnage de Callot. Mme Thillon est décidément charmante, et rien n'est plus gracieux qu'elle, sous son costume de saltimbanque.

Au théâtre des Variétés, Mademoiselle ISichon, dont nous ne saurions parler. Au Gymnase , la GHana , MUe Nathalie joue avec une grâce infinie,

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Bals de l'Opéra. Hier samedi, l'Opéra adonné son cinquième bal masqué. Cette fête a été digne par son éclat de celles qui l'ont précédée. Les premiers sujets du ballet ont exécuté le Quadrille français avec costumes des quatre nations. Ce quadrille, admirablement réglé, est destiné à pro- duire une révolution dans la danse des salons. Déjà il a été adopté dans les plus belles réunions dansantes de Paris, mais l'Opéra seul pouvait nous l'of- frir avec ce luxe inouï de costumes, cet ensemble, cette précision qui ont fait en partie son succès. Le Quadrille français et les belles valses de Jullien attireront pendant tout le carnaval, l'élite de la société parisienne aux bals de l'Opéra.

On vient de mettre en vente, cbez le libraire Leleux, une élégante et fidèle traduction du Traité pratique de la culture du Dahlia, par Joseph Paxton , célèbre horticulteur anglais. Nous recommandons cet excellent ma- nuel à toutes les personnes qui s'intéressent à l'étude ou à la culture de cette belle fleur. La passion des dahlias, moins exaltée en France qu'en Angle- terre, où certaines rares variétés se sont vendues jusqu'à vingt louis le pied, prend d'année en année plus d'extention et de faveur. Le livre de Paxton, qu'une plume de femme vient de traduire, rendra chez nous de plus en plus intelligente et familière la culture de cette superbe plante. Ce petit volume a même sur l'original anglais l'avantage d'être précédé d'un avertissement du traducteur et de deux intéressantes lettres , l'une de M. Adrien de Jussieu, si compétent en physiologie végétale , l'autre de M. Alexandre de Humboldt, qui raconte, avec la simplicité piquante qu'on lui connaît, comment il a, sinon découvert en 1803 , du moins rencontré , comme il le dit , en compagnie de M Bompland, des dahlias en fleurs, croissant spontanément sur un sol vierge du haut plateau du Mexique, à 6,800 pieds environ au-dessus de l'Océan. Ce petit volume ne peut que rendre de plus en plus populaire en France la culture d'une fleur destinée à faire l'ornement des cottages les plus modestes, comme des jardins les plus magnifiques,

M. Emile Souvestre vient de faire paraître un nouvel ouvrage intitulé : l'Homme et V Argent (1). Nous rendrons très prochainement compte de cette nouvelle production de l'auteur des Derniers Bretons. Aujourd'hui, nous constatons seulement le succès de l'Homme et l'Argent , dont la première édi- tion a été enlevée en peu de jours.

(4) 2 vol. in-8°, chez Charpentier, rue de.« Beaux-Arts , 6.

F. BONNAIRE.

LETTRES

SUR MUNICH.

DÉCORATION INTÉRIEURE DE LA RÉSIDENCE.

VIII. D'un certain abus de l'art.

La première chose qui frappe , lorsqu'on entre dans les nouveaux appartemens de la Résidence, c'est qu'il n'y a partout que de l'art. Il fut des époques, dans l'antiquité et pendant le moyen-âge, les ustensiles les plus ordinaires prirent des formes pleines de goût , et furent ornés de ciselures précieuses ; les fouilles de Pompeï , et les cabinets de nos amateurs de vieilleries gothiques fournissent des ren- seignemens également intéressans sur cette application de l'art aux produits de l'industrie. Les travaux qui en portent l'empreinte nous paraissent mériter la plus haute attention et les plus grands éloges. C'est en façonnant les objets qui sont le plus souvent à la portée des hommes, que l'art atteint vraiment son but, qui est de rappeler sans cesse un ordre d'idées et de sentimens supérieurs à l'inerte et

{i) Voir les livraisons des 5 et 13 janvier 1859.

TOME IL FÉVBIER. G

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imbécile matière. Mais ce n'est pas dans ce sens que l'art rer maître absolu dans le palais des rois de Bavière; il n'y apa* formé l'industrie , il l'y a supprimée. Ce despotisme est-il aus i d'approbation?

Lorsque le roi Louis demanda à M. de Klenze le plan de M veaux appartenions, il lui manifesta la volonté expresse de B figurer dans leur décoration ni tapis, ni draperies, ni tend bois, et de n'y admettre que les meubles dont on ne pour i lument se passer. Les marbres ou les stucs, les peinture t les sculptures, étaient les seuls ornemens qui fussent à la dispntion de l'architecte. Pour comprendre tout son embarras, il fau tvoir vu cette immense suite de salles , dont la décoration était rédite des ressources si bornées. Dans l'aile du midi , qui fut commet lée la première , le nombre des salles qui composent les grands apai mens du roi et de la reine ne s'élève guère à moins de vingt que l'aile du nord , destinée aux grandes salles de réception , si visée en moins de compartimens , elle n'est pas moins étenue. Il était presque impossible de ne pas paraître froid et monoloi ayant à fournir une si longue carrière avec des moyens si restrmts: cependant M. de Klenze me paraît avoir résolu ce problème rare bonheur. Il est vrai qu'il a d'abord obtenu grâce pour boiseries privilégiées qui ont quelques-unes des qualités des ri raux; avec leurs vives couleurs naturelles, et leurs veines résistantes, il a formé des parquets qui sont comparables au belles mosaïques. Il a varié de son mieux la forme des plafond; qui sont tantôt étendus comme de grands dais chargés de caissons t celans, tantôt arrondis, et couverts de peintures sur les arcs hc! de leurs voûtes. Enfin, la distribution et l'intérêt des composions qui décorent les murailles, en font oublier la nudité; elles empi qu'on ne remarque l'exiguité des tissus qui encadrent les fi sans les voiler, et la médiocrité des meubles déguisée à peine teinture hlafarde que sillonnent de rares filets d'or. Les fresu dont on a ménagé avec beaucoup d'art les sujets et le stylo. rent ordinairement en frises au-dessus des stucs; d'autres fois, < descendent dans le stuc, sous forme de tableaux; souvent, com je l'ai dit, elles envahissent le plafond et les murs tout ont- puis, çà et là, elles font place aux sculptures et aux reliefs de g; blanc qui se détachent admirablement sur des fonds colorés. \ allez ainsi d'un bout à l'autre, toujours tenus en haleine parquet modification nouvelle et inattendue de ce motif principal de déc<

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Je ne saurais rien lire d'analogue dans ce palais dont je viens de vous ouvrir le seuil; mon œil est frappé par une profusion d'images qu'on retrouverait difficilement dans aucun château moderne; mais toutes ces peintures habilement ordonnées, que m'apprennent-elles sur les habitudes des hôtes de cette demeure ? Je sais que je suis chez un prince; mais il m'est impossible de deviner qui il est. Je puis bien

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imbécile matière. Mais ce n'est pas dans ce sens que l'art règne en maître absolu dans le palais des rois de Bavière; il n'y a pas trans- formé l'industrie , il l'y a supprimée. Ce despotisme est-il aussi digne d'approbation ?

Lorsque le roi Louis demanda à M. de Klenze le plan de ses nou- veaux appartemens , il lui manifesta la volonté expresse de ne voir figurer dans leur décoration ni tapis, ni draperies, ni tentures, ni bois, et de n'y admettre que les meubles dont on ne pourrait abso- lument se passer. Les marbres ou les stucs, les peintures et les sculptures , étaient les seuls ornemens qui fussent à la disposition de l'architecte. Pour comprendre tout son embarras, il faut avoir vu cette immense suite de salles , dont la décoration était réduite à des ressources si bornées. Dans l'aile du midi , qui fut commencée la première , le nombre des salles qui composent les grands apparte- mens du roi et de la reine ne s'élève guère à moins de vingt; et quoi- que l'aile du nord, destinée aux grandes salles de réception, soit di- visée en moins de compartimens, elle n'est pas moins étendue. Il était presque impossible de ne pas paraître froid et monotone , en ayant à fournir une si longue carrière avec des moyens si restreints; cependant M. de Klenze me paraît avoir résolu ce problème avec un rare bonheur. Il est vrai qu'il a d'abord obtenu grâce pour certaines boiseries privilégiées qui ont quelques-unes des qualités des miné- raux ; avec leurs vives couleurs naturelles , et leurs veines dures et résistantes, il a formé des parquets qui sont comparables aux plus belles mosaïques. Il a varié de son mieux la forme des plafonds , qui sont tantôt étendus comme de grands dais chargés de caissons étin- celans, tantôt arrondis, et couverts de peintures sur les arcs heureux de leurs voûtes. Enfin , la distribution et l'intérêt des compositions qui décorent les murailles, en font oublier la nudité; elles empêchent qu'on ne remarque l'exiguïté des tissus qui encadrent les fenêtres sans les voiler, et la médiocrité des meubles déguisée à peine sous une teinture blafarde que sillonnent de rares filets d'or. Les fresques, dont on a ménagé avec beaucoup d'art les sujets et le style, cou- rent ordinairement en frises au-dessus des stucs; d'autres fois, elles descendent dans le stuc, sous forme de tableaux; souvent, comme je l'ai dit, elles envahissent le plafond et les murs tout entiers; puis, ça et là, elles font place aux sculptures et aux reliefs de gypse blanc qui se détachent admirablement sur des fonds colorés. Vous allez ainsi d'un bout à l'autre, toujours tenus en haleine par quelque modification nouvelle et inattendue de ce motif principal de décora-

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tion , qui semblait d'abord si peu susceptible de fécondité et de cha- leur.

Mais si l'artiste est sorti avec honneur de cette lutte difficile , ce n'est pas une raison pour louer de la même manière l'idée sous l'in- fluence de laquelle il a agi. Ne vous semble-t-il pas que , précisément par l'effet de ce culte exclusif et exalté qu'on professe ici pour les arts , on a manqué , dans cette circonstance , à leur véritable desti- nation? En quoi le palais, ajusté comme je viens de vous le dire, ressemble-t-il à une demeure humaine? L'architecture des habita- tions a aussi sa poésie. Cette poésie a des modulations différentes, selon les climats et les époques elle se fait jour; mais c'est la mé- connaître que de vouloir lui ôter l'accent que lui donnent le mobi- lier ordinaire et les habitudes caractéristiques des hommes dont elle abrite l'existence , et dont elle doit résumer l'esprit. Que de fois j'ai rêvé qu'on pouvait écrire un livre plein de charme, et d'une émo- tion à la fois douce et élevée , en faisant l'histoire des formes et des ornemens successifs que la maison , cette enveloppe de l'individualité humaine, a revêtus depuis le commencement du monde jusqu'à nos jours? Avec quel plaisir on suivrait, à travers les variations de leur loit, et de leur industrie domestique , la civilisation des peuples qui ont laissé de si illustres monumens de leur vie publique , mais dont la vie privée est si inconnue? Et cependant c'est le culte des dieux Lares, qui peut seul nous faire bien comprendre le culte des divinités de la patrie; c'est de la famille, comme d'une ruche pleine de parfums et de trésors cachés, qu'est sorti l'essaim de toutes les vertus politiques et de tous les grands dévouemens qui ont changé la face du monde. Recevez, heureux amis, l'hommage d'une pensée que vous m'avez inspirée; c'est dans cette retraite, vous passez des jours si calmes et si beaux , que j'ai appris à lier de grandes idées à des objets qui laisseraient la foule indifférente. Oh! dites-moi, dans les plus petits coins de votre demeure, parée avec une exquise simplicité, n'y a-t-il pas un écho de vos âmes pures et fidèles , et ces meubles délicats, que votre main touche chaque jour, ne réfléchissent-ils pas les char- mantes visions de vos esprits ?

Je ne saurais rien lire d'analogue dans ce palais dont je viens de vous ouvrir le seuil; mon œil est frappé par une profusion d'images qu'on retrouverait difficilement dans aucun château moderne; mais toutes ces peintures habilement ordonnées, que m'apprennent-elles sur les habitudes des hôtes de cette demeure ? Je sais que je suis chez un prince; mais il m'est impossible de deviner qui il est. Je puis bien

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à ces tableaux juger de quelques-unes des tendances de sa politique; mais son existence, le corps de sa pensée, la trace visible de son ca- ractère, de ses mœurs, de son esprit, je ne saurais les apercevoir nulle part. Rien de ce qui est naturel et vrai ne se montre dans ce palais; tout y est figuré, solennel et d'autrefois ; l'art y a étouffé la vie. Qu'on ne dise pas que l'industrie n'est point développée en Bavière comme en France, et que le roi a fait un acte de nationalité en re- fusant d'emprunter à des peuples étrangers ce luxe qu'il ne pouvait satisfaire chez lui; car je retrouve hors du palais, dans les per- spectives qu'on lui a préparées, cette même absence de la nature que je viens de signaler dans l'intérieur. Votre retraite est si com- plètement entourée d'aspects sublimes et touchans, que vous avez éprouvé le besoin de tirer un voile, en certains endroits, entre vous et ces Alpes majestueuses, dont les aiguilles, les neiges, les lacs et les forêts viennent assaillir votre pensée de tous côtés. Vous savez si j'ai compris cette réserve et cette sorte de pudeur avec laquelle votre maisonnette s'est enveloppée dans son vêtement de feuillage, à la face de tant de magnificences. Il me semble qu'on aurait ici imiter votre délicatesse et ménager, à l'entour de ce palais l'art a tout envahi, des aspects qui pussent soulager les yeux Ou les distraire; mais lorsque, des appartemens du roi , qui occupent l'aile florentine du midi, le regard tombe sur la ville, au lieu d'y rencon- trer ces découpures libres et originales que les habitations hu- maines présentent ordinairement et qui feraient un agréable con- traste avec la symétrie intérieure, il y trouve toujours les mêmes images et les mômes préoccupations. De l'autre côté de la place Max-Joseph, qui forme toute la vue, et indépendamment de sa statue de bronze et de la colonnade grecque de son théâtre, s'élève, vis-à-vis le palais , une façade qui n'a d'autre destination que d'offrir aux yeux du roi une silhouette architecturale. C'est un portique latin, dont les murs intérieurs, facilement visibles à travers leurs minces colonnes , sont teints de ce cinabre ardent , couleur favorite des anciens, répandue sur leurs vases et sur leurs peintures. Indiffé- rente à l'édifice dont elle n'est que le côté , cette façade a , pour les Bavarois, un mérite qu'on ne ferait pas facilement apprécier à des Français. Peut-être avons-nous tort de ne trouver un monument à notre goût que lorsqu'il est blanc et net du haut en bas. Les anciens, à n'en pas douter, employaient la couleur comme ornement acces- soire dans l'architecture et dans la sculpture; et je veux bien admettre encore que leurs couleurs, plus fondamentales et moins nuancées que

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les nôtres, pussent choquer à tort nos yeux habitués à des teintes plus équivoques et plus fondues. C'est en quelque sorte pour montrer un spécimen des exemples qu'il a trouvés chez les Grecs, que M. de Klenze a donné à son portique cette couleur crue et hardie dont il a reproduit l'essai plusieurs fois. Mais était-ce devant les fenêtres de ce palais, qui n'a d'autre décoration que celle des peintures, qu'il fallait encore placer celle-ci?

Les sensations que donne l'art véritable sont d'une telle finesse, qu'on ne saurait les concevoir sans une certaine sobriété; et, pour ne pas chercher des modèles horsjde la France , lorsque les rois ont prodigué dans leurs habitations le luxe le plus splendide et le plus abondant, on a su leur conserver, au dehors, des perspectives qui dus- sent toute leur beauté à un autre ordre de sentimens. Les forêts de Fontainebleau et de Compiègne, les admirables jardins que Lenôtre a dessinés à Versailles et aux Tuileries , n'ont-ils pas tempéré la magni- ficence de ces demeures, en jetant leurs paysages au milieu des œu- vres du génie humain ? Vous voyez que c'est un monument d'érudition qui tient la place de la nature devant l'aile du sud de la résidence; l'aile du nord , qui donne sur le jardin de la cour, offrait du moins l'occasion de prendre une revanche; mais , je vous l'ai dit, c'est une forêt de châtaigniers et une caserne qui occupent, de ce côté, l'espace se 'dessinait autrefois la villa romaine de l'électeur Maximilien. Du haut des terrasses du second étage du palais, on aperçoit, au midi, les sommets du Tyrol. M. de Klenze, qui a visité Athènes et Corinthe, a souvent demander au ciel pourquoi il n'avait pas rap- proché de vingt lieues cette lointaine ceinture des Alpes, qui cou- ronnerait si bien les monumens de Munich, et qui ajouterait au sen- timent élevé de l'art qu'on y respire, je ne sais quel parfum plus frais, plus libre et plus robuste, le souffle inspirateur des montagnes!

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Salles des grandes solennités. Histoire du moyen- âge allemand. I/Iliade.

Il est temps de vous dire tout ce que la décoration du palais con- tient de choses excellentes et remarquables; pour y trouver à louer, il suffit d'en considérer l'exécution. Du reste, cette analyse n'entamera en rien ce que j'aurai à dire plus tard sur la valeur générale de l'école de Munich ; préciser son caractère , apprécier ses principaux maîtres

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et leurs ouvrages, entrer dans le détail de ses divisions, prévoir la part qu'elle pourra prendre dans le développement ultérieur de l'art européen, ce sera l'affaire d'un plus long examen. Je ne prétends vous donner ici qu'une première vue de cet art dont les monumens les plus curieux nous échapperont aujourd'hui , et dont il faudra estimer l'ensemble une autre fois.

L'aile du nord , dont les appartemens sont encore en construc- tion, est celle que nous visiterons la première. Elle est destinée, comme je vous ai dit, aux salles de représentation; mais il ne s'y rencontre pas de ces grandes galeries comme on en trouve dans nos palais une aristocratie nombreuse se pressait sans cesse aux portes des appartemens royaux. Deux vastes salles, l'une pour le trône, l'autre pour les bals, séparées par trois avant-salles qui peuvent alternativement servir d'antichambres à chacune des deux grandes pièces, composent tout le premier étage des constructions récentes. L'une des extrémités n'est pas élevée jusqu'au faite, et de grands pans de brique n'ont pas encore reçu l'enduit gris d'ardoise qui doit les faire ressembler aux pierres toscanes. Cependant, en entrant dans la salle du trône qui occupe le commencement de cette bâtisse nou- velle et le centre de toute la façade , vous pouvez voir que déjà on lui donne les ornemens qui exigent le plus de ménagemens et de soins. M. Schnorr est déjà installé dans les pièces suivantes qu'il commence à couvrir de fresques, tandis que les maçons n'ont pas encore couvert la salle de bal qui leur sert d'issue. Enfin M. Hilten- sperger exécute déjà les dessins de M. Scliwanthaler sur les murs du rez-de-chaussée, avant qu'on ait achevé le plancher de l'étage supé- rieur. Il y a vraiment quelque chose de magique dans la promptitude et dans la simultanéité de tous ces travaux.

Le nom de M. Jules Schnorr qui est chargé de décorer les trois salles intermédiaires du premier étage, est à peu près inconnu en France; je l'avais pourtant ouï prononcer à Paris, avec le sentiment de l'admiration, par un homme dont le jugement est aussi élevé que le talent, et dont le ciseau a popularisé , en France, la physionomie des artistes les plus remarquables do l'Europe. Le sujet que M. Schnorr doit traiter est vaste, il comprend les trois grandes époques du moyen-Age allemand. La première pièce, en partant de la salle de bal, sera consacrée au cycle de Charlemagne qui a créé le saint em- pire romain; la seconde au cycle de Frédéric Barbcrousse, qui mit aux prises la tiare et le globe, les deux puissances sur lesquelles re- posait la mystérieuse unité de l'empire ; la troisième retracera la vie

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de Rodolphe de Habsbourg qui jeta , au xme siècle , les fondemens de la maison d'Autriche , et avec lequel on considère ici que le moyen- âge a fini. Pour nous, le moyen-âge n'expire guère qu'aux pieds de Charles-Quint, sur le seuil du xvie siècle : nous ne distinguons que l'aurore , les Allemands voient déjà le jour; puisqu'ils savent lire au crépuscule, il ne faut pas s'étonner que nous ayons eu si peu, jus- qu'à cette heure, l'intelligence de leur esprit, nous qui n'avons ja- mais assez de toutes les lumières du soleil. De ces trois salles, celle qui est la plus voisine du trône a seule reçu un commencement de décoration. Dans le peu que j'ai distingué, à travers les préparations de l'esquisse, je n'ai rien vu d'inférieur à ce que la réputation dont M. Schnorr jouit ici, me faisait attendre. J'ai trouvé une grande éner- gie jointe à la naïveté qui convient aux sujets du moyen-âge ; les proportions colossales des tableaux de mur y sont soutenues avec une audace tout-à-fait virile. La frise, composée de génies symboliques qui dessinent une marche triomphale sur un fond d'or, m'a paru d'une très belle couleur.

Voilà donc l'Allemagne qui commence à poindre dans ce palais allemand , et, bien qu'ébauchée à peine , je n'ai pas été fâché de l'y rencontrer enfin. Mais comment vous figurez-vous qu'on va décorer les salles du rez-de-chaussée? L'endroit est humide, tourné au nord , dont la délétère influence est encore augmentée ici par l'inconstance du climat. N'importe, on y mettra aussi des peintures , pour se conformer à l'ordre que vous savez, et non pas des toiles scellées dans les murs, mais bien des peintures faisant partie des murs eux- mêmes. Il est vrai qu'en Allemagne on fait usage d'un procédé des anciens , dont on a retrouvé le secret dans les fouilles de Pompéï et d'Herculanum, et qui consistait à délayer avec le pinceau de la cire fondue pour donner à la couleur plus de solidité et d'éclat à la fois. Je ne sache pas qu'on ait employé chez nous cette manière de peindre qui s'appelle à l'encaustique, et qui convient parfaitement à nos atmosphères toujours moites auxquelles les fresques ordinaires ne sauraient résister. Mais quel est le sujet de ces peintures à l'encaus- tique du rez-de-chaussée? Sous le drame de l'histoire allemande, le roi a voulu qu'on peignît l'épopée de la Grèce ; et vingt-quatre parois recevront la traduction des vingt-quatre chants de X Iliade.

On voit ici ce contraste à chaque pas ; nous avons observé déjà quelque chose d'analogue. Nous rencontrerons encore cette double pensée dans les autres appartemens ; nous la poursuivrons ensuite dans la ville. A côté de l'influence italienne que les voyages des

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princes bavarois au-delà des monts, et le catholicisme de leurs peuples expliqueraient suffisamment, se rencontrent l'influence alle- mande et l'influence grecque. Si on voulait chercher la raison de celles-ci , on en pourrait trouver , à la surface , une décisive aux yeux môme des personnes qui ne voient rien au-delà des faits de l'ordre matériel. Depuis que la Bavière a envoyé un roi au pied de l'acropole d'Athènes, elle tient un regard fixé sur la Grèce, tandis que, de l'autre, elle suit, avec sa défiance héréditaire, le mouvement secret de la vieille Allemagne.

Mais si vous êtes étonnés de voir Agamemnon assis dans un palais germain à côté de Charlemagne, ne le serez-vous point davantage d'apprendre que M. Schwanthaler, à qui la peinture colossale des vingt-quatre chants de V Iliade a été confiée, est un sculpteur? Oui, c'est par ses statues déjà presque innombrables que ce jeune homme a commencé sa réputation qui, je n'en doute pas, s'étendra bientôt d'un bout de l'Europe à l'autre. Je ne pense pas que la sculpture , qui qui est un art de maturité et de réflexion , ait jamais produit une fécondité semblable à celle de ce talent nouveau dont je tâcherai plus tard de vous présenter une fidèle analyse. Mais ce prodigieux sta- tuaire est aussi , je ne dirai pas un grand peintre , mais un grand des- sinateur. A Munich, il n'est point rare de voir des peintres qui ne peignent point. M. Cornélius, par exemple, dont l'Allemagne s'étonne un peu de voir le nom prononcé par les nations étrangères , comme le résumé de son art renaissant, doit tout le bruit de sa gloire aux élèves qui peignent ses ouvrages, et le déclin inévitable de son talent au peu d'habitude qu'il a de manier lui-môme le pinceau. Je pour- rais vous citer d'autres traits du môme genre. Louis Schwanthaler ne peint pas; mais son imagination est d'une verve intarissable, et son crayon est souvent d'une ravissante pureté.

A tous ces dons il unit un bonheur plus grand; il a un ami d'en- fance, môme ame dans un autre corps, qui a dévoué à sa gloire des qualités qui auraient pu l'immortaliser lui-môme, et s'est consacré à revêtir des prestiges de la couleur les compositions d'un génie qu'une seule forme ne peut satisfaire. C'est M. Ililtensperger qui peint les dessins de M. Schwanthaler ; il lit la pensée de son ami comme la sienne propre, et pourrait y suppléer au besoin. Ces deux artistes jumeaux se complètent et se ressemblent si parfaitement, qu'on ne saurait distinguer le trait de l'un de celui de l'autre. Mais quelle tou- chante abnégation n'y a-t-il pas dans celui des deux qui semble ainsi dérober d'avance à son nom les hommages de la postérité pour aug-

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menter la renommée de son ami? J'aurais grande envie de promettre aux pa-es de VIliade qu'il vient d'entreprendre, qu'elles éclipseront tout cequ'on a peint à Munich jusqu'à ce jour; mais je ne veux pas analyser une ébauche. Quant à l'association des deux talens frater- nels, nous en pourrons trouver d'autres exemples nombreux dans les

parties achevées du palais.

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dans celle-ci. Elle présente une des plus belles formes Qr parallé- logramme qu'on puisse voir; mais sa grandeur même offrait une difficulté sérieuse , car ici l'architecte était astreint à se passer non- seulement du secours des draperies, mais encore de celui des pein- tures. Pour dissimuler la nudité de ses vastes murailles, il a dessiné à droite et à gauche , dans le sens de la longueur, une double galerie, soutenue par des colonnes corinthiennes. Ces deux tribunes, en ré- trécissant pour les yeux la partie inférieure de la salle, font admira- blement valoir l'immense plafond qui s'étend sans obstacle dans tous les sens, et dont les beaux caissons l'or enlace le bleu et le blanc, couleurs nationales de la Bavière, produisent, à cette haute distance, l'effet d'un firmament tout étoile. A l'extrémité orientale, l'issue a été habilement pratiquée entre de grandes colonnes corinthiennes , qui rappellent le motif principal de la décoration et qui encadreront merveilleusement le trône et la salle entière aux yeux des personnes placées au dehors.

Entre les colonnes qui supportent les deux galeries latérales, dans les espaces qui ne sont point occupés par les fenêtres, doivent être placées quatorze statues colossales en bronze doré , représentant les princes les plus illustres de la Bavière. Louis Schwanthaler est chargé de les modeler. Une de ces figures est déjà placée; c'est celle du grand électeur Maximilien. J'ai éprouvé une sorte d'éblouissement lorsque j'ai aperçu cette masse de quinze pieds de haut, toute res- plendissante d'or. La tête et les mains sont trempées d'or mat, pour faire contraste avec l'éclat des armures et du reste de l'ajustement. Ce n'est qu'à Munich qu'on a pu dorer, dans les temps modernes , des blocs aussi considérables ; les dangers qui accompagnent le dégage- ment du mercure dans lequel on est obligé de mêler l'or qu'on veut attacher au bronze, ont borné jusqu'à ce jour l'application de ce procédé aux plus petits objets du luxe domestique. Mais la fonderie royale de bronze , qui est un des établissemens les plus intéressant de cette capitale, doit à M. de Klenze des appareils nouveaux à l'aide desquels on peut opérer sans crainte l'évaporation d'une énorme

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quantité de mercure. Grâce à ce résultat, qui mérite de fixer l'at- tention des autres gouvernemens , on peut donner aux grandes œu- vres de la sculpture une splendeur qui rivalise avec le luxe de l'anti- quité. Plus prodigues que nous, les peuples anciens appliquaient l'or par feuilles épaisses aux travaux de la statuaire. En ce point, comme en beaucoup d'autres , nous ne saurions imiter leur magnificence

J'ai vu à la Madone .ujaic la plupart des statue^ n„? „._ i_

compagner celle de l'électeur Maximilien ; et si c'était aujourd'hui mon dessein de déterminer la valeur de M. Schwanthaler, je trou- verais facilement un objet de comparaison fort propre à faire res- sortir le talent du sculpteur bavarois; car, à côté de ces mâles figures des princes du moyen-âge, dont il a si noblement compris la rudesse, se rencontrait, auprès des mêmes fourneaux, la statue colossale de Schiller que Thorwaldsen a modelée pour la ville de Stuttgard , et que le roi de Wurtemberg a fait fondre à Munich. Schiller avait puisé dans sa conscience cette force que la barbarie des temps avait seule donnée aux descendans d'Othon de Wittelsbach ; l'énergie et la piété de son ame rayonnaient tout ensemble sur son mélancolique visage; et sa tète, si pleine de puissance dans son affaissement, était un admi- rable sujet d'étude. Thorwaldsen n'en a tiré qu'un médiocre parti ; et tandis que la sécheresse des contours de cette statue , la maladroite négligence de ses draperies, et l'absence totale de sentiment dans toute sa composition, me conduisaient à de singuliers retours sur les réputations qui nous arrivent toutes faites d'Italie , j'admirais avec quel bonheur M. Schwanthaler a doué d'une vie originale les fan- tômes de ces princes que l'importance de leurs successeurs a seule tirés de l'oubli.

Mais j'aurais trop à faire si je voulais aujourd'hui m'engager davan- tage dans ce sujet. Je ne peux non plus vous parler que brièvement d'un travail en gypse dont le même artiste a orné le balcon de la salle du Trône. Au milieu de chacun des huit arcs qui surmontent ses fe- nêtres , un génie tient de chaque main un grand médaillon ; sur cha- cun de ces médaillons est sculpté , dans le style antique , un événe- ment de l'un des siècles de l'histoire de Bavière. Ces petits reliefs , d'une forme très élégante , se détachent en blanc sur un fond de peinture bleue, dont le motif se reproduit dans toute l'étendue du balcon, et qui est un autre essai des réminiscences historiques de M. de Klcnzc. Les huit statues en marbre blanc, qui couronnent la iornichc de ce balcon, sont encore l'œuvre de Louis Schwanthaler.

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X. appartement du roi. Histoire de poésie grecque.

L'aile du midi est terminée depuis 1836. Les appartemens du roi et ceux de la reine occupent tout le développement du premier étage. Vous avez vu l'Allemagne et la Grèce se disputer les fresques de l'aile du nord; dans celle du sud, elles ont fait un partage égal. La décoration des appartemens du roi représente l'histoire de la poésie grecque ; celle des appartemens de la reine est consacrée à la poésie allemande.

Qu'il me soit permis ici de ne faire ressortir que le côté sérieux et excellent de ces deux sujets : au lieu de remplir ses appartemens de ces images que la vanité commande , et que la flatterie est tou- jours prête à prodiguer, le roi de Bavière a mieux aimé faire placer sous ses yeux la traduction vivante des poètes qui ont reçu la mission élevée de donner des leçons aux peuples et aux princes. Qui se re- fuserait à louer une semblable pensée? En faisant peindre dans ses appartemens les œuvres de ces poètes grecs qui seront à jamais l'or- gueil de la démocratie, le roi Louis a rendu, ce nous semble, un autre service aux arts. Si l'on en croyait les écrivains qui se sont placés chez nous à la tête de la réaction de l'art catholique , les Grecs ne mériteraient que notre dédain, et les glorieuses ruines du Parthénon , qui ont inspiré tant de grands artistes , ne seraient plus qu'une muette et stérile poussière. En donnant un démenti solennel à ces misérables blasphèmes, l'école de Munich est d'autant moins suspecte qu'elle a plus de droits que la nôtre à représenter l'art du moyen-âge. Pour moi, les travaux qu'elle a exécutés dans les appar- temens du roi, me semblent jeter un jour tout particulier et tout nouveau sur cette grande question de la Renaissance qui agite au- jourd'hui l'Europe, et dont je serai amené à vous parler par la suite naturelle de mon sujet.

L'ordre qu'on a suivi dans ces peintures est, pour ainsi dire, un ordre biographique. A chaque poète, on a consacré une salle, en commençant par les plus anciens pour arriver à leurs successeurs par la chaîne des temps. Le choix , qui était de toute nécessité , a été fait avec beaucoup de goût; on a supprimé les renommées parasites, et les illustrations scandaleuses ; parmi celles-ci, je vous citerai avet plaisir Euripide, que la France s'est enfin repentie d'avoir honteuse-

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ment préféré, pendant deux'siècles, à Eschyle et à Sophocle. Orphée et les Argonantes , Hésiode et la théogonie , les hymnes d'Homère, les odes de Pindare, les chansons d'Anacréon , les tragédies d'Eschyle, celles de Sophocle, les comédies d'Aristophane, les pastorales de Théocrite, tels sont les motifs de la décoration de la première partie de l'aile du midi. Vous allez juger avec quelle habileté M. de Klenze, qui a présidé à tous les travaux , a su varier l'aspect et la forme de ces peintures.

La première antichambre, par laquelle nous commencerons notre visite, est couverte d'un stuc vert qui ne laisse qu'une assez pe- tite place à la frise dont les quatre murs sont couronnés. Cette frise est peinte dans le style monochromatique des premiers temps de l'art grec. Les vases étrusques , les fouilles de Pompeï, quelques rares monumens de l'antiquité précédemment découverts, le texte des auteurs ont démontré que les anciens ont commencé à recouvrir d'une seule couleur le dessin de leurs admirables figures. Quelque- fois cette couleur était blanche , plus souvent elle était rouge. Eschenburg pense que la dernière était préférée parce qu'elle ren- dait mieux le ton des chairs. Mais ne faut-il pas se souvenir aussi que le soleil inonde les golfes de la Grèce? Et doit-on s'étonner que ce soit avec la pourpre de son manteau que les premiers artistes de ce pays ont revêtu les créations de leur génie? La frise monochro- matique de la première antichambre est peinte avec une teinte un peu adoucie , je crois , du minium antique.

C'est une heureuse idée d'avoir appliqué le procédé primitif des Grecs , à l'expédition des Argonautes , qui est leur plus ancienne tra- dition. Comme dans les œuvres antiques, les épisodes se suivent ici sans s'enchaîner autrement que par l'habile correspondance des lignes et par l'ordre chronologique. Contrairement à ce qui a lieu dans les bas-reliefs, on y remarque assez souvent des plans fort dif- férons ; leur éloignoment est indiqué, non-seulement par le dessin, mais encore par une légère nuance de la couleur dominante qui laisse déjà prévoir le développement ultérieur du coloris.

Ce morceau a été peint à l'encaustique, d'après les dessins de Louis Schwanthaler ; il porte l'empreinte d'un haut sentiment de l'art grec , et je l'appellerais volontiers une expression romantique de l'antiquité, si l'un de ces mots gardait chez nous le sens qu'il a en Allemagne, et s'il n'avait été corrompu par les exagérations et les violences de ceux de nos écrivains qui l'ont inscrit sur leur drapeau. Cependant, outre qu'il y a, comme j'aurai occasion de vous le faire

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remarquer, entre une certaine époque de l'art grec, et l'art du moyen-âge, des points de ressemblance, j'ai trouvé dans plusieurs parties de la frise de M. Schwanthaler une animation et une réalité qui sortent tout-à-fait de l'idée que la routine nous a donnée de l'art antique, et qui, sans rien enlever à l'élévation des objets représentés, semblent ajouter à leur vie. Je citerai, pour exemple, le groupe des amis de Jason qui poussent son vaisseau à la mer, et celui qui nous les montre recevant l'hospitalité du prince des Dolopes. Il y a dans le premier une énergie de mouvement, et dans le second, une familia- rité naïve , qui à une pureté classique joignent quelque chose de plus hardi et de plus vrai.

Dans la seconde antichambre, la décoration est plus abondante et plus variée ; suivant les progrès de l'art grec, M. Hiltensperger a peint cette salle d'après le système polychromatique ; mais il n'y a employé que des couleurs fondamentales. Eschenburg, que je viens de citer, assure d'après Pline, que le blanc, le jaune, le rouge et le noir, furent les premières couleurs mêlées par les artistes qui s'acheminèrent ainsi vers une plus exacte imitation des diversités de la nature. C'est encore M. Schwanthaler qui a donné les dessins qui couvrent la frise et les murs de cette seconde antichambre.

J'aurais de longues réflexions à faire sur la frise qui représente, d'après Hésiode , l'histoire des dieux. Je n'imagine pas qu'il soit pos- sible à un artiste moderne de comprendre la théogonie grecque mieux que Louis Schwanthaler n'a fait dans ce morceau. Suivez bien la disposition des peintures; sur le mur, placé à la droite des fenê- tres, est peint l'empire d'Uranus et de Gaïa (le ciel et la terre) ; au- tour de ces plus anciens maîtres du monde hellénien , se groupent les élémens dont leur règne est formé, et les Titans , enfans de leurs entrailles. Il n'y a pas une seule de ces figures qui n'indique claire- ment le matérialisme de l'ère primitive dont elles sont les symboles. Cependant, bientôt les géans brûlent dans l'abîme; et le jeune Sa- turne , révolté contre Uranus, mutile ce père des dieux ; du sang de l'auguste victime naissent les Euménides et Vénus, tout ce qui doit faire le tourment et la vie des mondes postérieurs.

Sur le second mur, Saturne trône à son tour, comme faisait Uranus avant lui; sur sa face brille , avec la gloire du pouvoir, la maturité de la sagesse. Devant lui sont rassemblées toutes les divinités de son épo- que ; ce ne sont plus de simples élémens, comme tout à l'heure, dans le cycle d'Uranus ; ce sont des puissances. Ce progrès est merveil- leusement exprimé par la figure de Gaïa [la terre) , qui tout à l'heure

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rayonnait dans le ciel, et qui apparaît ici sous les pieds de Saturne, domptée, dépouillée, et recouverte des pâles couleurs du limon. Ainsi, la matière qui était la gloire du système antérieur, n'est plus que la base du système actuel. Vous ferai-je part d'une autre réflexion qui m'a été inspirée par le panthéisme qu'on professe dans ce pays-ci? Le monde , qui est la première divinité , a produit, en s'élevant vers un état supérieur, un ordre nouveau qui s'est considéré , lui aussi , comme un être nécessaire ; mais , victime de sa propre création , il ne continue pas moins à la nourrir dans son sein; et lorsqu'il ne la do- mine plus, il lui sert encore de fondement.

Sur le troisième mur, Saturne devenu vieux tombe à son tour sous le pied des chevaux du jeune Jupiter, qui a conduit contre lui , non-seulement toutes les divinités de l'avenir, mais encore les divi- nités du monde primitif qu'il a délivrées. Aux élémens avaient suc- cédé les puissances; c'est l'intelligence qui remplace maintenant celles-ci ; elle se manifeste par deux côtés, par l'absolution du passé et par la discipline savante et harmonieuse qu'elle imprime à l'ordre nouveau.

C'est surtout sur le quatrième mur, est peint le tranquille em- pire de Jupiter vainqueur, que cette dernière partie du symbole at- taché à sa personne se développe. Les divinités qui entourent le sublime cavalier de la foudre, comme Pindare l'appelle, et qui for- ment sa cour sur l'Olympe, sont bien évidemment de glorieuses per- sonnifications des idées qui gouvernent le genre humain. Les héros qui apparaissent dans le lointain , sont les instrumens ou les vengeurs de ces lois éternelles.

A mesure qu'on avance dans cette épopée théologique , la couleur prend plus de développement et plus d'étendue. Au temps d'Uranus sont réservées les couleurs fondamentales qui se rapprochent de l'an- tique système monochromatique. Mais pour l'Olympe de Jupiter, l'artiste a réservé un coloris plus nuancé , plus fondu , plus lumineux, qui peint pour ainsi dire aux yeux l'harmonie que son règne a in- troduite dans le monde antique. Cette dernière composition , plus calme que toutes les autres, est du reste relevée par une idée origi- nale; sous l'Olympe qui porte tous ces dieux , apparaissent les deux mains colossales du géant chargé de ce glorieux fardeau.

Je ne crois pas inutile de vous faire observer que , sur ces mu- railles, l'insurrection de Saturne fait face à celle de Jupiter, comme le triomphe de l'un à celui de l'autre ; ainsi , les bornes du ciel se dé- placent et s'élargissent sans cesse devant la pensée humaine; mais

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c'est par une défaite du passé que notre faible raison marque chaque pas qu'elle fait vers l'avenir. L'histoire de toutes les transformations religieuses est écrite sur cette frise ; et les formes triomphantes peu- vent y voir, en deux exemples successifs, la prédiction de leur ruine inévitable. Il est curieux de trouver cette protestation absolue et hardie dans le palais des rois de la Bavière catholique. Pour moi, je me ressouvins , en la voyant ici , que je l'avais lue , il y a quelques mois à peine , dans le poème de Prométhée qui a plus d'une analogie avec les peintures dont je vous parle ; mais j'admire , dans l'œuvre du poète, une sobriété que j'ai regrettée dans quelques parties de celle du peintre. M. Quinet a choisi , parmi les idées antiques qui ont rapport à la métamorphose des croyances humaines, celles qui s'ac- cordent avec les formes et le goût des modernes. M. Schwantha- ler, au contraire, voulant lutter corps à corps avec Hésiode, et ne reculer devant aucune de ses allégories , est quelquefois tombé dans le bizarre. Je ne doute pas que la symbolique d'Hésiode n'ait pu produire des œuvres d'un goût irréprochable , alors qu'elle était soutenue par la croyance , et interprétée par l'ingénieux esprit des Grecs. Mais aujourd'hui que le sens de la plupart de ces traditions est perdu , si l'art veut s'en emparer, il est difficile qu'il ne crée pas, pour les exprimer, des figures chimériques et des accouplemens im- possibles. Néanmoins , la composition de M. Schwanthaler mérite les plus grands éloges ; c'est un admirable effort d'intelligence et une production au niveau de la science allemande. Ainsi ont été traduits les plus hauts résultats de l'érudition de Kreutzer et de tous ses ri- vaux. Ce n'est pas la dernière fois que je vous ferai voir, à Munich , comment les travaux les plus abstraits sont réalisés par la main des artistes.

Au-dessous de ce grand drame du ciel hellénique se trouvent des peintures qui représentent l'influence exercée sur la terre par tous les dieux dont la frise est pleine. C'est Jupiter descendant chez Alc- mène; c'est Pandore apportant aux hommes la boîte fatale ; ce sont les saisons changeantes et les âges déclinans auxquels les puissances célestes ont soumis la condition humaine. La théologie grecque fait des dieux les persécuteurs des hommes. La théologie chrétienne a pris le parti contraire.

Je veux prévenir une demande que vous m'allez adresser sans doute. Je n'ai point oublié cette admirable collection des gravures de Flaxman que nous avons souvent feuilletée ensemble , et dans la- quelle sont traités quelques-uns des sujets dont je viens de vous

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parler. Vous voulez savoir s'il y a quelque rapport entre Flaxman et Louis Schwanthaler. Tous les deux ont commencé par être sculp- teurs, chose assez remarquable ; tous les deux aussi ont puisé dans l'étude des vases étrusques cette naïve beauté de ligne qui caracté- rise leurs dessins. Mais il y a dans Flaxman je ne sais quelle vision étrange et sublime qui lui représente les objets sous des formes inconnues; aussi a-t-il en général mieux réussi à reproduire les fantômes du Dante que les dieux d'Hésiode et d'Homère. L'imagi- nation de M. Schwanthaler est, je crois, plus féconde, mais elle a moins de fantaisie et moins de précision tout ensemble. Flaxman n'a jamais enchaîné des groupes nombreux , des masses abondantes. Un homme en extase devant une forme qui passe , une famille pendant comme une belle guirlande entre deux arbres, un dieu enveloppé des signes mystérieux de sa puissance infinie , telles sont les scènes simples, mais ineffaçables, qu'il retrace ordinairement. M. Schwan- thaler a une fougue qui aime les mêlées , qui cherche les combats jus- que parmi les dieux , et qui hasarde dans le ciel le cheval , cet indomp- table instrument de guerre. C'est par la rêverie que brille Flaxman ; c'est parla vie que M. Schwanthaler se distingue: mais Flaxman n'est pas seulement plus fantasque , il est aussi plus pur. Il est vrai qu'une immobilité presque absolue est la condition de sa pureté. M. Schwanthaler doit admirer Flaxman, mais il ne l'a point imité: et on peut les citer l'un et l'autre , comme des exemples différens de l'influence que la Grèce peut encore avoir sur nos arts qui ont déjà si souvent puisé de nouvelles forces à son intarissable mamelle.

En passant de la seconde antichambre à la salle de service , nous allons observer un système différent. M. Schnorr, qui a été chargé d'y dessiner les hymnes d'Homère, s'est beaucoup plus familiarisé avec l'art chrétien qu'avec celui du paganisme. Aussi n'est-ce qu'à travers la renaissance qu'il a pu retrouver les Grecs : la toilette de Vénus, qui est peinte sur le premier mur, semble tracée par la main d'HoI- bein en un jour il aurait quitté le portrait d'une des femmes de Henri VIII , pour s'éprendre de quelque marbre grec. Cette alliance de la naïveté propre aux modernes avec la pureté athénienne , pro- duit un effet curieux. Je citerai encore dans cette salle un Apollon qui est d'une grande élégance , et une Cérès qui , retrouvant sa Pro- serpine aux portes de l'Érèbe, se précipite vers elle avec un de ces beaux mouvemens qu'Albrecht Duerer rencontrait si souvent. M. Hil- tensperger, qui a peint la plupart de ces dessins, en a interprété la pensée avec une fidélité scrupuleuse. Ce que je remarque ici comme

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dans toutes les autres œuvres des Allemands , c'est la belle ordon- nance philosophique des détails. Le plafond , la frise et les murs de cette salle se correspondent merveilleusement, et composent, pour ainsi dire, quatre chants qui représentent les principales directions du génie humain , la beauté et la poésie , la terre et le commerce.

L'ancienne salle du Trône , qui suit immédiatement , est ornée d'une décoration qui tranche vivement avec les précédentes. Sur le fond d'or dont les murs sont couverts, se détachent des reliefs en gypse blanc exécutés par M. Schwanthaler, d'après les hymnes de Pindare. Les encadremens qui entourent ces figures se détachent eux-mêmes du fond sur lequel ils sont jetés, par le grain mat de leur sable plus épais et plus riche. La frise , qui est composée de la représentation de tous les jeux célèbres de l'ancienne Grèce , avait son modèle naturel dans cette admirable frise du Parthénon , sur la- quelle Phidias a représenté les Panathénées. M. Schwanthaler a mé- dité cet immortel exemple avec une intelligence élevée; mais il a su résister au danger d'une servile imitation ; il a compris la différence qu'il fallait mettre entre la gravité calme d'une cérémonie religieuse et la vivacité des luttes publiques. Entraîné par sa verve naturelle , il a trouvé encore dans les beaux marbres d'Égine l'indication du point le mouvement peut se concilier avec la majesté de l'art. Soutenu par l'étude de ces deux débris de l'antiquité , il a pris , en les combi- nant ensemble , une proportion à laquelle il a quelques effet;, excellens. L'ardeur des lutteurs y est très bien rendue , et j'ai admiré surtout la fougue vraiment inspirée de quelques chevaux. Mes éloges ne seront pas sans restriction. On sent que la main du maître n'a pas passé partout : la composition qui vient de lui est toujours remar- quable; l'exécution est souvent hâtive , négligée et incomplète.

Au-dessous de la frise , dans des cadres nombreux , sont représen- tées de la même manière les principales odes du Thébain. Jusqu'à présent, nous n'avons guère marché que dans le ciel; ici se trouve écrite d'après Pindare toute l'histoire des hommes, depuis Deucalion et Pyrrha jusqu'aux guerriers qui sont morts devant Troie. Je veux vous faire une autre observation importante : dans chacune de ces salles, consacrées à une des grandes traditions de la poésie grecque , on a eu soin de peindre le poète avant l'œuvre qui se rattache à son nom. Cette divinisation de l'artiste ainsi élevé par la postérité sur le même rang que les dieux et les héros qu'il a célébrés, ne m'a point déplu ; on aime à voir Orphée chantant dans le vaisseau des Argonautes, et Hésiode ouvrant lui-même la marche de cette théogonie qu'il avait,

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pour ainsi dire , créée, en la façonnant au gré de ses idées morales. Dans la salle du Trône , on a représenté aussi Pindare lisant ses hymnes au peuple. Mais savez-vous on l'a placé? Seul au-dessus du trône. Dans les autres salles, on voulait honorer les poètes, en les rangeant parmi les dieux. En mettant ici Pindare au-dessus du roi , vous comprenez que ce n'est pas au poète grec qu'on a voulu faire honneur ; ce chantre inspiré de la démocratie grecque , qui avait un sentiment si absolu et si intraitable de sa gloire, ne se dou- tait pas qu'on l'obligerait un jour à partager ses couronnes avec un roi allemand.

Anacréon a fourni le sujet des tableaux de la salle à manger; c'est M. Zimmerman, l'un des représentai les plus habiles de l'école de M. Cornélius, qui les a dessinés et qui les a peints en grande partie. Le poète de l'amour et du vin préside lui-même, du haut de la voûte, à cette traduction choisie de ses œuvres qui couvre le plafond et les murs. C'est une place convenable pour l'ami de Pisistrate; et le par- fum de la table royale doit réjouir ses narines aristocratiques. Quant aux peintures dont sa figure est entourée, je ne m'arrêterai point à analyser leur mérite ; si elles ne déparent pas la décoration générale, elles n'y apportent aucun élément bien particulier.

Tout auprès de la salle du Trône est une petite salle de réception, ornée de vingt-quatre tableaux tirés des tragédies d'Eschyle, et dessinés par Louis Schwanthaler. Jusqu'à présent, dans les apparte- nions du roi, vous avez vu ce jeune artiste crayonner des frises qui rappellent plus ou moins le bas-relief et qui se rapprochent de la sculpture ; mais le voici qui trace sur les murs des sujets le drame domine , et qui sont de véritables pages de peinture. Il s'est tiré de cette charge nouvelle d'une manière si brillante, que je conçois que le roi de Bavière ait avoir le désir de lui faire composer une Iliade complète. Vous savez l'admirable parti qu'Eschyle a pris pour chan- ter la victoire de Salamine ; il en a peint le retentissement au milieu de la capitale des Perses , pour que le lointain gémissement de cet écho augmentât encore l'effet du triomphe. Louis Schwanthaler a voulu lutter de précision et de grandeur avec le poète grec. C'est par une seule barque qu'il a exprimé tout le mouvement du combat de Salamine; mais il faut voir cette barque symbolique! Le retour d'Agamemnon, pressant la tête hypocrite de Clytemnestre sur sa poitrine qu'elle doit désigner au poignard, produit une impression saisissante. Plus loin, Clytemnestre, debout entre le cadavre d'Aga- memnon et celui de Cassandre, est d'un sentiment qui agrandit toutes

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les proportions de cette petite page. Mais la perle de ce cabinet, c'est le sacrifice d'Oreste et de Pylade sur le tombeau d'Agamemnon ; il me semble difficile qu'on puisse donner plus de pureté et plus d'élan à la mélancolie grecque. Trois tableaux de Prométhée, qui cou- vrent les parties inférieures des murs, sont d'une belle composition et d'une touche pleine de finesse. Ce dernier éloge s'adresse à M. Schil- gen, qui a exécuté à l'encaustique les dessins faits par M. Schwanthaler pour cette salle ravissante.

Remarquez l'abondance de tous ces sujets que je ne peux examiner les uns après les autres, et parmi lesquels je suis obligé de choisir, les plus saillans; je voudrais aussi pouvoir vous faire admirer la con- venance parfaite qu'il y a entre le style des dessins et le caractère des œuvres qu'il reproduit. M. Schwanthaler a donné à toutes ces compositions qu'il a tracées d'après Eschyle, cette simplicité au- guste et cette familiarité élevée qui sont empreintes dans les poèmes du père de la tragédie grecque. Chargé de dessiner les tragédies de Sophocle pour la chambre de travail du roi, et les comédies d'Aris- tophane pour le cabinet de toilette, il a su conserver à ces deux poètes la couleur de leur génie. Pour traduire les œuvres de Sophocle, il a emprunté à Phidias cette pureté sévère et cette majestueuse douceur que le sculpteur avait en commun avec le tragique. Mais comment rendre Aristophane? Comment à l'élégance , sans laquelle on ne saurait concevoir une œuvre grecque , unir l'énorme bouffon- nerie du poète satirique qui s'est emparé des formes les plus tri- viales de la vie et des fantaisies les plus bizarres de la pensée? Com- ment retrouver la caricature athénienne, s'il exista jamais rien de semblable? Comment l'inventer? Peut-être vous souvenez-vous d'avoir vu dans quelques cathédrales, de vieilles sculptures comiques qui étaient tolérées au xive et au xve siècle , bien qu'elles osassent s'en prendre aux moines, aux abbés et aux saints eux-mêmes? Vous en avez vu de pareilles dans les stalles du chœur de cette église de Constance , Jean Huss fut condamné au feu pour une irrévérence moindre que celle de l'artiste qui les a exécutées. Il m'a semblé que M. Schwanthaler avait employé avec beaucoup de finesse et d'esprit le style de ces charges toujours gracieuses et naïves dans leurs gri- maces. Je n'analyserai pas les vingt-sept compositions qu'il a tracées d'après Aristophane; par leurs inventions ingénieuses, par leur ma- nière élégante et parleur esprit néanmoins grotesque, elles forment, une collection excessivement intéressante. L'exécution , qui est tout entière de M. Hiltensperger, est d'une verve entraînante et de l'as-

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pect le plus vif. La pensée, qui préside à tous ces tableaux, a ce- pendant quelque chose d'offensant pour notre orgueil populaire ; c'est en voyant la philosophie et la démocratie raillées, sous le nom d'Aristophane, dans le palais d'un roi, que j'ai compris l'inexorable rancune que les philosophes du dernier siècle avaient conçue contre l'auteur des Chevaliers et des Nuées.

La chambre à coucher, qui termine l'appartement du roi, est ornée de peintures qui représentent les principales idylles de Théocrite. Ici , comme dans la chambre à coucher que Louis XIV habita pen- dant sa jeunesse , c'est l'amour qui est le sujet de toute la décoration. Les dieux, les rois, les nymphes, les bergers, tout aime sur ces voluptueuses murailles; l'effroyable Polyphème lui-même n'est point exempt des ardeurs communes. La plupart de ces compositions ont été dessinées par M. H. Hess , l'un des maîtres qui rivalisent à Munich avec la réputation de Cornélius. Quelques-unes, comme le Défi de chant des Bergers et le Rêve du Pêcheur, sont pleines de cette grâce à la fois naïve et savante , qui lui ont valu tant de succès. Mais par son système qui est l'un de ceux que nous considérerons avec le plus de soin, et par son talent qui est à la hauteur de ses idées, M. Hess est, avant tout, un peintre religieux ; c'est dans la chapelle de la cour qu'il veut être jugé.

XL

\ 5139a ri esîaenw «le la reine. Misf@ii*e de la poésie allemande. lie» Niebelnngen.

De la chambre à coucher du roi on passe immédiatement dans les appartemens de la reine qui sont sur la même ligne ; cependant ceux-ci ont leur entrée particulière , à l'autre extrémité du palais. C'est dans les antichambres placées en cet endroit, que commence l'ordre chronologique des peintures qui viennent se terminer dans les pièces voisines des appartemens du roi. L'histoire de la pein- ture allemande en est, comme je vous ai dit, le sujet; on aurait, je crois, quelques lacunes considérables à signaler dans cette nou- velle série. Aucun des Meister-Sœngers du x\ T siècle n'y figure entre les Minne-Sœngers primitifs du xme siècle, et les poètes de l'époque moderne. Je ne peux passer sous silence, par exemple, l'omission de Hans Sachsc, dont Goethe a si bien vengé la mémoire. Serait-ce parce qu'il fut cordonnier à Nuremberg, que le Clément Marot de l' Allemagne aurait été jugé indigne de figurer dans ce pa-

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lais? Des chants du troubadour allemand Walther von der Yogelweide, et du Parcivalàe son contemporain Wolfranc von Eschenbach, on passe sans transition aux ballades de Bùrger, aux compositions épi- ques de Rlopstock, au féerique Oberon de Wieland, à l'universelle poésie de Goethe, aux romans et aux drames de Schiller, aux contes de Louis Tieck, qui décorent les salles principales. Tel est l'ordre dans lequel ces peintures sont rangées ; mais en partant de la chambre à coucher du roi, je vous ai laissés, je vous les ferai visiter dans le sens inverse. Celui qui leur a été donné n'a rien d'assez important pour mériter d'être respecté.

Entrons donc aussitôt dans la bibliothèque de la reine ; les murs en sont couverts par des armoires d'un goût excellent; les peintures du plafond représentent des scènes tirées des poésies de Louis Tieck. Ce sont des contes, les fées, les traditions du moyen-âgé, et la fantaisie se remplacent tour à tour. M. H. Schwind, qui a exécuté ces sujets, en a bien rendu la légèreté et la finesse ; mais après lui avoir donné les éloges qui lui sont dus, je ne peux m'empècher de vous signaler une étrange illusion qui a été sans doute suggérée à son esprit. Il y a, dans une des places les plus visibles de son œuvre, un Parnasse moderne qui est touché d'une main habile et délicate. Mais croiriez- vous que , dans l'assemblage de tous les hommes illustres qu'il y a groupés, la France ne compte pas un seul représentant? Il y a mis Dante , Tasse , Arioste , Cervantes , Shakespeare , Goethe , Schiller, Wieland , Herder, Klopstock, et rien de plus. Malgré sa haine aveugle pourla France, Frédéric Schlegel n'eût pas osé prononcer contre elle une exclusion aussi absolue. Les passions politiques sont-elles donc assez insensées pour rayer ainsi , du nombre des gloires littéraires de l'Europe, celles qui ont brillé d'une telle lumière qu'elles ont arraché l'Allemagne elle-même à ses longues léthargies'? J'ai lu une char- mante chanson d'Uhland qui dit que la Belle au bois dormant est un symbole de l'interminable sommeil de la poésie allemande. Il n'y a rien à reprendre à l'image du chansonnier; mais on peut ajouter que le son du cor qui a réveillé la belle endormie, c'est la grande voix du génie français qui a traversé les forêts germaniques à la suite des régi- mens de Turenne, de Luxembourg, de Yillars et de Belle-Isle. Que la Bavière se range parmi les ennemis de la France, nous n'avons aucun intérêt à l'en détourner; mais elle devrait s'épargner à elle- même l'injure hypocrite d'un oubli impossible : il n'y a pas de gens qui aient une meilleure mémoire que les ingrats.

Après la bibliothèque vient le cabinet à écrire de la reine. Lepla-

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fond et les murs de cette pièce sont ornés de compositions emprun- tées aux œuvres de Schiller. MM. Lindenschmitt et Foltz se sont partagé ce travail, qui est l'un des plus gracieux et des plus attrayans que le palais renferme ; tous les deux y ont employé un coloris qui égale en vivacité et en fraîcheur ce que nos peintres de genre ont pu rencontrer de plus heureux. Quant à l'invention, elle est souvent de l'originalité la plus élevée; cette qualité se trouve surtout dans la forme fantastique que les Alpes prennent aux yeux du Chasseur, et dans l'entretien de Wallenstein avec Séni son astrologue. Deux scènes de la Fiancée de Messine, quelques situations des romans de Schiller, ont fourni le sujet de compositions charmantes. Dans les trois ta- bleaux de la Promenade à la Forge, brille une couleur d'une étran- geté merveilleuse; on ressent, en la voyant, l'espèce de sensation qu'on éprouve à la lecture des œuvres de Schiller, qui semblent tou- jours éclairées par l'intérieure et mystérieuse lumière de la conscience. Cette chambre, peinte avec un extrême bonheur, est décorée aussi avec un soin particulier; on sent que la présence de Schiller en a fait un lieu de prédilection. Ayant pu pénétrer jusque dans les petites pièces qui occupent le derrière des grands appartemens , j'y ai dé- couvert le portrait de Schiller placé au rang des plus intimes souve- nirs, et associé, pour ainsi dire; à la famille de la reine. Vous par- tagez le culte que j'ai pour Schiller; souvent vous m'avez entendu invoquer son nom , comme l'honneur suprême de la poésie moderne et comme le plus noble représentant du spiritualisme littéraire; je vous l'avouerai , je n'ai pu voir sans émotion que cette ame géné- reuse, si souvent implorée par nous , recevait aussi les adorations familières d'une reine.

Goethe règne fastueusement dans la chambre à coucher qui pré- cède le cabinet à écrire. Wilhelm Kaulbach, dont le pinceau a re- tracé les œuvres de ce génie souverain , est un des artistes les plus remarquables de l'école bavaroise. Son nom, qui commence à percer à Paris , est à Munich l'objet de l'admiration de toute une jeunesse enthousiaste. Je vous conduirai dans son atelier, et vous y saluerez avec moi cette haute alliance de l'imagination et de la pensée qui forme les grands talcns. Mais, lorsque vous aurez admiré le ton vi- goureux des œuvres qui y sont exposées , vous serez plus étonnés encore de voir avec quel bonheur cet énergique crayon a su rendre ici les inspirations les plus gracieuses et les plus douces de son mo- dèle. Je vous ferai remarquer surtout son d'Fgmon/ auprès de Clara, composition d'une élégance et d'une mélancolie charmantes, que

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je ne m'attendais guère à voir sortir de la main du peintre de la Maison des Fous. Dans cette vaste salle, M. Kaulbach a eu plusieurs occasions de montrer d'autres aspects de son talent. Goethe a tire les mélodies les plus contraires de l'instrument universel que la nature lui avait donné; le scepticisme secret de son ame, qui 1 empêchait de se fixer dans aucune voie, lui a permis de les tenter toutes. Wilhelm Kaulbach était seul peut-être en état de le suivre dans ces

.^..^ u. m,,.^ v.t oi ^Aiiauiuuiaires. Le naturalisme des

ballades , le paganisme des élégies romaines , la naïveté et les supers- titions des contes, la hardiesse des romans , l'élévation et l'incrédu- lité des tragédies, la Grèce d'Iphigénie, l'Allemagne de Faust, la Flandre de d'Egmont, Kaulbach a tout embrassé dans les formes élastiques d'un style toujours fidèle à lui-même. Mais il est un point par lequel il est resté bien loin des poésies qu'il voulait interpréter; la couleur la plus chaude et la plus abondante lumière sont répan- dues sur toutes les œuvres de Goethe ; on regrette trop ces qualités dans celles de M. Kaulbach. Je savais bien que ce n'était pas par le coloris que brillait l'école de Munich , et vous ne l'ignorez pas vous- même. Aussi m'aurait-il semblé puéril de me courroucer en voyant mon attente remplie , et de demander, avec le ton du dédain , aux artistes allemands, ce que la nature ne leur a pas accordé ; il est ce- pendant des circonstances je n'ai pu me défendre de désirer qu'ils eussent fait un peu plus d'efforts pour violenter la nature elle-même.

Cette impression que j'ai ressentie devant les peintures exécutées d'après les œuvres de Gœthe , m'a accompagné dans le salon de la reine , qui suit sa chambre à coucher , et M. Neureuther a repré- senté, sur la frise, YOberon de Wieland. Les dessins de M. Eugène Neureuther sont pleins d'une fantaisie intarissable et tout-à-fait sé- rieuse, qui aurait étonné Albrecht Duerer lui-même. Mais pourquoi ce jeune artiste, doué d'une imagination si riche et si féconde ,n'a- t-il pas cherché à ravir au soleil d'Orient quelques-unes des parcelles dont Wieland a semé son poème? La plupart des scènes d'Oberon se passent dans la patrie de la lumière ; pourquoi n'ai-je trouvé qu'un pâle crépuscule dans les peintures qui les retracent?

La reine a aussi sa salle du Trône; elle a fait céder les prohibitions absolues du roi, pour la tendre d'une étoffe d'or. Au-dessus de la ten- ture règne une frise composée de panneaux coupés par des cannelures ; elle est ornée de peintures de Wilhelm Kaulbach , qui a choisi dans les poésies de Klopstock celles qui célèbrent la victoire d'Arminius sur les Romains. Les moulures qui interrompent la frise défendaient

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à l'artiste de se livrer à une grande composition suivie; aussi n'a-t-il peint, dans les panneaux dont elle est formée , que des groupes qui représentent symboliquement les exploits du héros germain. Le mé- rite dominant de ces figures , c'est l'expression. Elles portent un haut caractère de douleur et de violence, qui a quelque chose d'ossia- nique.

M. Philippe Foltz, dont je vous ai déjà fait remarquer le coloris

dans le cabinet consar.ré aux noésies de SrhilW « H^nr^ u «î, u^

de service de la roine de vingt tableaux dont les sujets sont tirés des poésies de Biirger. La ballade de Lénore, celle du Féroce Chasseur, celle de Lénardo et Blandinc , ont fourni les principales scènes de cet œuvre. Ce qu'il y a de vraiment remarquable dans la manière dont elles sont traitées, c'est une flexibilité de talent qui passe sans broncher des effets les plus gracieux aux plus terribles. Par cette souplesse, par l'éclat de la couleur, par l'habileté de la composition, M. Foltz se rapproche évidemment de l'école française : il n'y tien- drait pas une place inférieure; car s'il a les qualités brillantes qui ont fait le succès des Johannot, il en possède aussi de plus sévères, qui sont propres au génie allemand, et qui le préserveraient des écueils ordinaires de la peinture de genre.

C'est M. Herman qui a peint les scènes du roman de Parcival par Wolfranc von Eschcnbach , sur la frise de l'antichambre dans laquelle nous entrons. Si l'on est blessé par les teintes un peu criardes de ces fresques, on ne peut s'empêcher d'admirer l'ordonnance habile de l'ensemble , et l'ingénieuse composition de chaque tableau. L'effet général de l'invention est saisissant. La première scène est une bouf- fonnerie, la dernière une sorte d'apothéose. On y suit avec étonne- ment les progrès d'une vie qui commence dans la folie, que le sérieux prend en route, et qui finit par l'héroïsme. Cela révèle une intelli- gence de maître. Dans la première antichambre, M. Cassen a peint à fresque les poésies de Walther von der Vogehveide. Il a composé son œuvre de fragmens détachés qui correspondent pourtant entre eux. Dans le Combat de chant, il a dessiné de ces tôtes de caractère comme on n'en trouve qu'en Allemagne. L'arrivée du pieux Minnc- Sœnger en face des murs de Jérusalem , qu'il a tant souhaitée, son re- tour dans la malheureuse Allemagne, que déchirent les discordes du clergé et de la noblesse , forment deux pendans pleins d'énergie et d'expression. Los chansons d'amour et de printemps sont aussi ren- dues avec beaucoup de grâce.

finit l'appartement de la reine, mais non pas la tâche que je me

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suis imposée aujourd'hui. Il nous faut jeter un coup d'oeil rapide sur la salle de bal et sur les salles de jeu du second étage, qui sont ornées aussi de peintures et de reliefs. Dans les unes, M. Rottman a essayé, sur des sujets de la vie populaire des Grecs , son spirituel crayon , que nous reverrons ailleurs sous un jour plus favorable; dans les au- tres, Louis Schwanthaler, en modelant l'histoire entière de Vénus, a donné une nouvelle preuve de la merveilleuse abondance de ses idées. Je ne vous arrêterai pas plus long-temps à admirer ce qu'il faudra que nous jugions une autre fois. Je ne vous conduirai pas non plus dans la chapelle de la cour qui fait partie du palais, et que nous visi- terons plus tard avec toute l'attention qu'elle mérite. Je me hâte de vous faire descendre dans les salles du rez-de-chaussée, par nous terminerons ces longues visites faites au palais.

Cinq grandes salles du rez-de-chaussée, placées sous les apparte- mens de la reine, sont destinées à recevoir des peintures empruntées aux Niebelungen. Vous le voyez, l'Iliade de l'Allemagne fera ainsi le pendant de celle d'Homère, qui remplira le rez-de-chaussée de l'aile du nord. Par son sentiment élevé de l'antiquité, par ses familières études des monumens primitifs de la sculpture grecque, M. Schwan- thaler était l'homme qui convenait à l'épopée hellénique. Il fallait à l'épopée germanique un artiste initié aux traditions de la peinture allemande , et inspiré par le vieux génie tudesque , si sauvage et si puissant dans son étrangeté. M. Jules Schnorr est aujourd'hui à Mu- nich le véritable représentant de l'art antique de l'Allemagne; unis- sant à de fortes études des vieux maîtres de son pays une invention pleine de spontanéité, il était seul capable de corriger leur bizarrerie par un goût plus pur, sans perdre de leur caractère.

A ne vous rien cacher, la première fois que je suis entré dans ces salles, dont il a commencé les peintures, j'y arrivais avec des pré- ventions défavorables. C'est un si grand , un si terrible poème que celui des Niebelungen ! Dans ce drame gigantesque , l'héroïsme est poussé à des proportions si inusitées, et pourtant, à travers toutes ces entreprises colossales et ces luttes effrénées, brille, du fond même de leurs mêlées les plus féroces , une lumière morale si étrange, si irrécusable et si mystérieuse , que je n'imaginais pas que la peinture pût jamais reproduire l'effet de ces violences subli- mes et de ces aspirations infinies. Cependant, dans la première salle M. Schnorr a peint , pour ainsi dire , la préface des Niebelungen , j'ai reçu une des plus hautes sensations d'art que j'aie éprouvées de ma vie. Cela était si différent de tout ce que j'avais vu à Munich et

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partout ailleurs, et en même temps si conforme à l'antique esprit germain et au style de l'épopée elle-même , que j'en demeurai tout saisi. Voici enfin, pensais-je, l'Allemagne que j'ai tant rêvée et tant cherchée ; la voici , conservant , sous le vêtement de notre siècle , l'audace de ses vieilles allures et l'enthousiaste énergie de ses inspi- rations natives 1 Voici un élève de tous les maîtres de Cologne , de Bruges et de Nuremberg, qui ont posé les fondemens d'un art parti- culier aux nations du Nord ! Voici un successeur d'Albrecht Duerer, ce grand homme qui , tout en persévérant dans l'originalité alle- mande , sentit cependant que le temps était venu de n'être inférieur par le goût à aucune école et à aucun pays! Oui, M. Schnorr m'a fait espérer tout cela; et peut-être parviendra-t-il à réaliser plus que je n'ai attendu de lui; car je croirais dépasser la hardiesse per- mise à un critique, si j'essayais de tracer des bornes au talent vi- goureux qui a peint la première salle des Niebelungen. Mais quel a été mon désappointement lorsque je suis entré dans la seconde salle ! à côté d'une œuvre admirable , je trouvais une couvre incomplète. Puis la troisième salle, la quatrième et la cinquième étaient vides; et les murailles, recouvertes à peine de mortier, attendaient encore les peintures que peut-être elles ne recevront pas.

Laissez-moi vous parler de la première salle. Dans cette introduc- tion du poème , M. Schnorr a peint le poète lui-même , et le portrait des personnages qui y jouent le principal rôle. Le poète est repré- senté sur la porte, assis et écrivant le premier vers de l'épopée; à sa gauche sont deux vieillards qui signifient la Mœhre ou la narration fabuleuse. Aucun mot ne peut rendre la caducité de ces deux têtes chauves; le Temps, cette image classique des peintres de la Mytho- logie, n'est qu'un jeune barbon auprès des deux figures sur les- quelles M. Schnorr a exprimé la vieillesse de l'éternité elle-même. A droite, la Saga, ou la chanson, est peinte sous les traits jeunes et inspirés qui conviennent à la muse germaine. Ainsi le poète est entouré des deux sources son imagination a puisé, de la tradition et de la poésie.

De chaque côté de la porte, dans toute l'élévation du mur, sont tracés les deux groupes principaux du poème : à gauche, le roi (îunlhcr et Hrunhild , sa femme , dont les passions attirèrent sur sa race les coups de la fatalité; à droite , Siegfried, l'Achille germani- que, et Criemhild, son épouse, dont la vengeance rendit aux Niebe- lungen d'effroyables représailles. Oh ! que le Siegfried est adorable- ment beau ! quelle mélancolie dans son courage ! quelle sombre et

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divine fierté dans son regard levé vers le ciel , il semble chercher son berceau et lire le terme prochain de sa vie ! Que voilà bien l'au- dace inspirée d'un soldat, prédestiné à connaître la gloire et la mort , avant le temps fixé pour le commun des hommes !

A gauche, sur le mur latéral , sont représentés les parens de Sieg- fried, Siegmund et Sigelinde, et la reine Ule,mère de Gunther, entourée de ses deux jeunes fils, Gernot et Giselhcr. On ne peut se défendre d'une émotion profonde en face de ces figures, les plus vé- nérables que j'aie vues. Jamais on n'a peint la vieillesse avec ces traits augustes et cette simple et naïve majesté qui fait venir des larmes au bord des paupières. A leur aspect, on se sent pénétré de l'antique parfum des temps la bonne foi était la compagne d'une indomp- table énergie. Vis-à-vis de ces beaux vieillards, le peintre a placé !e furieux Hagen , l'agent brutal de toutes les perfidies , Volner le mu- sicien etDankwart le maréchal, qui le suivirent dans la grande émi- gration des Niebelungen. Le quatrième mur, qui est en face de la porte, est percé d'une grande fenêtre; de chaque côté de cette fenêtre sont peints les héros qui dominent dans la dernière partie de l'épopée, comme autour de la porte ceux qui en ouvrent la marche : ici ce sont , d'une part, Dietrich de Berne et maître Hildebrand; de l'autre, le roi Ethel (Attila) et son tidèle vassal Rudiger. Dans l'arc qui surmonte la fenêtre, le fier Hagen s'élance au-devant des nymphes du Danube qui lui prédisent les grandes catastrophes dont la fin du poème est remplie. Cette composition est d'un jet hardi et vigoureux, que je ne saurais rendre, mais dont la seule pensée me fait frissonner. Au plafond, qui est en forme de voûte, quatre petits tableaux représentent les passages les plus importans du poème : la querelle de Chriemhild et de Brunhild sur la préséance, la mort de Siegfried, la vengeance de Chriemhild et les lamentations d'Ethel. Ceux-ci sont d'un moindre style; mais tout le reste offre le plus grand aspect hé- roïque. Le dessin, qui est nerveux, et la couleur, qui a un sombre éclat, en font des morceaux de la plus haute distinction.

La seconde salle est décorée de quatre grandes pages, qui repré- sentent les faits les plus importans de la vie de Siegfried : son retour de la guerre contre les Saxons, l'arrivée de Brunhild à Worms, le mariage de Siegfried et de Chriemhild , enfin , la révélation du secret de la ceinture de Brunhild, d'où dérivent la haine des deux reines et tous les malheurs qui font le sujet du poème. Ces compositions conservent, dans leur grandiose, un air de simplicité qui charme; mais on sent que la main qui les exécutait a manqué de force ou de

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bonheur pour exprimer toute sa pensée. Le dessin est indécis, ce qui ne l'empêche pas d'être dur; la couleur est d'un rouge cru qui blesse l'œil. Il ne reste donc à louer que l'invention elle-même, et elle est non-seulement trahie, mais encore défigurée par l'exécution. Savez- vous la pensée que j'ai eue? Je me suis représenté M. Jules Schnorr arrivant à Munich avec ses études de la vieille Allemagne, et entrant dans le palais du roi en invoquant Albrecht Duerer et les Cranach. Il s'y était à peine établi, que tous les génies grecs et italiens, qui avaient pris possession de la demeure royale, se sont précipités sur ce tu- desque qui venait les y déranger; il s'est roidi contre leurs attaques, et, penché sur son ouvrage, comme saint Antoine sur sa Bible, il a défié l'assaut de ces lutins étrangers qui éblouissaient ses yeux et qui bourdonnaient à ses oreilles. Mais, seul contre tous, il a été lassé et vaincu peu à peu; son esprit a fini par se troubler, et sa main décon- certée a laissé tomber le pinceau. Qu'elle le reprenne donc , et qu'elle couvre de la vigoureuse couleur, qui est la sienne, les beaux dessins qu'elle a déjà tracés ! Et quand elle aura achevé de peindre l'histoire de l'Allemagne dans les grandes salles de réception , qu'elle vienne terminer ici cette traduction de l'épopée allemande ! Car c'est elle qui représente l'école vraiment nationale; si la Bavière doit secouer un jour le joug des étrangers, c'est elle qui aura donné le signal de l'affranchissement.

H. FORTOUL.

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LE DERNIEIl

DUC DE GUISE.

DERNIERE PARTIE.'

VII

Tandis que M. de Guise prenait Nisita, Gennare Annese avait donné avis aux Espagnols de son absence, et leur ouvrait la porte d'Albe. Don Juan d'Autriche et le comte d'Ognate , nouveau gouver- neur nommé par le roi , entraient avec toutes leurs troupes à la fa- veur de la nuit. En quelques heures Naples fut entièrement reprise. Mateo d'Amore et plusieurs commandans français se firent tuer à leurs postes. M. de Forbin et quelques autres coururent au-devant de son altesse à travers les balles espagnoles. Le prince les rencontra comme ils sortaient par le faubourg de Chiaia. Un régiment royal les suivait de près. On rebroussa chemin à la hâte. Des Essarts proposait de gagner le Pausilippe et de s'embarquer pour Rome.

Je croyais que vous étiez mon ami, répondit M. de Guise.

Et il ne fut plus question de fuir. On suivit les murs de la ville au milieu d'un feu terrible, qui abattit beaucoup de monde. En arrivant

(1) Voir les livraisons des 27 janvier et 5 février 4859.

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bonheur pour exprimer toute sa pensée. Le dessin est indécis, ce qui ne l'empêche pas d'être dur; la couleur est d'un rouge cru qui blesse l'œil. II ne reste donc à louer que l'invention elle-même, et elle est non-seulement trahie, mais encore défigurée par l'exécution. Savez- vous la pensée que j'ai eue? Je me suis représenté M. Jules Schnorr arrivant à Munich avec ses études de la vieille Allemagne, et entrant dans le palais du roi en invoquant Albrecht Duerer et les Cranach. Il s'y était à peine établi, que tous les génies grecs et italiens, qui avaient pris possession de la demeure royale, se sont précipités sur ce tu- desque qui venait les y déranger; il s'est roidi contre leurs attaques, et, penché sur son ouvrage, comme saint Antoine sur sa Bible, il a défié l'assaut de ces lutins étrangers qui éblouissaient ses yeux et qui bourdonnaient à ses oreilles. Mais, seul contre tous, il a été lassé et vaincu peu à peu; son esprit a fini par se troubler, et sa main décon- certée a laissé tomber le pinceau. Qu'elle le reprenne donc , et qu'elle couvre de la vigoureuse couleur, qui est la sienne , les beaux dessins qu'elle a déjà tracés ! Et quand elle aura achevé de peindre l'histoire de l'Allemagne dans les grandes salles de réception , qu'elle vienne terminer ici cette traduction de l'épopée allemande! Car c'est elle qui représente l'école vraiment nationale; si la Bavière doit secouer un jour le joug des étrangers, c'est elle qui aura donné le signal de l'affranchissement.

H. FORTOUL.

LE DERNIER

DUC DE GUISE

DERRIERE PARTIE. «

VII

Tandis que M. de Guise prenait Visita, Gennare Annese avait donné avis aux Espagnols de son absence, et leur ouvrait la porte d'Albe. Don Juan d'Autriche et le comte d'Ognate, nouveau gouver- neur nommé par le roi , entraient avec toutes leurs troupes à la fa- veur de la nuit. En quelques heures Naples fut entièrement reprise. Mateo d'Amore et plusieurs commandans français se firent tuer à leurs postes. M. de Forbin et quelques autres coururent au-devant de son altesse à travers les balles espagnoles. Le prince les rencontra comme ils sortaient par le faubourg de Chiaia. Un régiment royal les suivait de près. On rebroussa chemin à la hâte. Des Essarts proposait de gagner le Pausilippe et de s'embarquer pour Rome.

Je croyais que vous étiez mon ami, répondit VI. de Guise.

Et il ne fut plus question de fuir. On suivit les murs de la ville au milieu d'un feu terrible, qui abattit beaucoup de monde. En arrivant

(1) Voir les livraisons des 27 janvier et 5 février 1839.

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à la porte de Noie, son altesse n'avait d'autre escorte que ses gen- tilshommes français. Deux bohémiennes se présentèrent en dansant avec des contorsions étranges et crièrent :

Prison ! prison !

Le prince demeura étonné un moment et répondit ensuite :

Point de prison! Mais mort! mort!

Il courut à la porte Capuane; elle était fermée. Une décharge de mousquets répondit aux cris de son altesse. Il fallut se retirer. On arriva au pont de la Madeleine. M. de Guise laissa ses hommes der- rière lui, et s'avança jusqu'à la statue de saint Janvier. De il aper- çut au bout d'une rue les troupes royales qui défilaient. Il vit son drapeau jeté à bas du tourjon des Carmes et les couleurs d'Espagne qu'on y arborait. Il entendit les tambours battre de tous côtés , les cloches en branle et la joie du populaire, qui semblait aussi extrême pour l'entrée de don Juan d'Autriche qu'elle l'avait été cinq mois auparavant à son arrivée. De tristes pensées roulèrent dans la tète du prince. Il resta long-temps immobile à contempler sa chute précipi- tée; puis il caressa son cheval couvert d'écume et lui dit :

Celui que tu portes n'a plus de royaume, mais c'est encore Henri de Lorraine; allons chercher une autre fortune.

M. de Guise salua la statue de saint Janvier et s'en fut rejoindre son escorte. Il forma le projet de se rendre aux montagnes et d'y appeler à lui les partisans; mais le bruit de la prise de Naples s'était répandu dans la campagne, et les dangers croissaient à chaque pas. On se battait dans les villages. M. de la Botellcrie , qui commandait à Giugliano, arriva suivi de douze Français, et chassé par la popula- tion. M. de Mallet fut obligé de quitter Averse. Les environs de Na- ples n'étaient pas plus sûrs que la ville même, et l'on ne savait traverser à gué le Vulturne pour gagner le large. Les paysans qui avaient baisé cent fois les pieds du prince en l'appelant leur sau- veur, s'assemblaient pour le tuer au passage , et voulaient porter sa tête à don Juan ; mais la Providence n'aurait eu garde de permettre une telle horreur, et M. de Guise rencontra de ces misérables aux- quels il montra un si fier visage qu'ils n'osèrent approcher. Le valet de chambre Caillet supplia le duc de changer d'habits avec lui. Au moment il mettait sur sa tète le chapeau de son altesse , qu'on reconnaissait aisément par le grand nombre et la beauté de ses plumes, une troupe d'Espagnols parut sur les bords d'un chemin creux marchaient les Français.

M. de Guise est-il parmi vous? demanda le commandant.

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Il n'est pas loin, répondit le prince lui-même.

Ces hommes tirèrent tous à la fois sur Caillet. Le malheureux tomba, si criblé de balles qu'il n'eut pas le temps de pousser un soupir.

En traversant la route d'Averse, M. de Guise aperçut un courrier qui venait de cette ville. On l'arrêta au passage , et on lui prit ses papiers. Il était envoyé à don Juan par Philippe Palombo, l'un des chefs les plus animés contre l'Espagne, et sur le dévouement desquels son altesse avait le plus compté.

Que pensez-vous de ces Italiens? dit M. de Guise à ses amis. Leurs basses façons de sentir n'entrent point dans nos esprits. Je n'étais pas pour régner sur un pareil peuple.

Des Essarts voulait tuer ce courrier; mais le prince le fit seulement lier à un arbre et poursuivit sa route. On rencontra un détachement de Napolitains d'environ deux cents hommes. Celui qui les menait vint saluer son altesse et faire serment de mourir avec elle. On mit ces gens à l'arrière-garde, et on se jeta au travers des champs pour éviter les partis qui battaient les chemins. Comme on descendait un coteau d'une pente assez rapide , le prince entendit ces Napolitains crier : « A mort! à mort les Français! » Au lieu de fuir, M. de Guise fit volte-face et obligea les traîtres à reculer, puis il partit au galop. Trois fois il exécuta la même manœuvre et réussit à mettre ces lâches en déroute complète. On arriva devant un bois épais et marécageux. Le prince voulut s'y jeter : des fantassins espagnols en gardaient les bords. On reçut leur décharge presque à bout portant ; mais ils tirè- rent mal, et les Français enfoncèrent le bataillon entier.

Cependant, aux bruits du combat, l'ennemi s'amassa sur ce point. Les bois furent cernés de toutes parts. Le tocsin sonnait dans la cam- pagne, et les paysans se joignaient en grand nombre aux Espagnols. On n'avait plus qu'une demi-lieue à parcourir pour atteindre le Vul- turne. Il fallait marcher à découvert, et le feu de la mousqueterie devenait effroyable. Le cœur du prince saignait de voir que tout le monde avait quelque blessure. Le marquis de Chaban portait un bras en écharpe; le chevalier de Visseclette avait un trou à la tête; La Botellerie fermait avec son mouchoir une large plaie par le sang ruisselait de son épaule, et ces braves jeunes gens faisaient encore des prodiges. Le cheval de M. de Rouvrou eut les reins cassés.

Chevalier, lui dit AI. de Guise, allez vous rendre aux ennemis et les prier de ma part qu'ils vous accordent bon quartier. Vous leur montrerez mon écharpe. Elle est aux couleurs de Mlle de Pons.

[0\ REVUE DE TARIS.

Non. par Dieu! répondit Rouvrou qui sauta en croupe derrière Des Essarts. Je forai comme les dragons; je courrai à cheval et me

battrai à pied.

Le baron de Mallet roula par terre avec sa monture. Des Espagnols s'allaient jeter sur lui. M. de Guise voulait revenir en arrière et le dégager; mais ne le ràyant plus remuer, il le crut blessé mortelle- ment et continua sa retraite.

Desmarets, aumônier du duc, demanda si son altesse ne jugeait pas prudent de se confesser tout en marchant.

C'est inutile, répondit M, de Guise, je ne vois point que je doive mourir, et j'ai besoin de mon attention pour bien diriger nos manœuvres.

Le feu allait toujours augmentant. Quatre fois le prince sentit des balles effleurer son visage; il n'en parlait pas au bonhomme Desma- rets qui, ne songeant guère à lui-même, priait Dieu intérieurement de ne point appeler à lui l'aine de son altesse dans un moment elle n'était pas préparée. On se trouva, au détour d'un rocher, en pré- sence de deux cents paysans armés qui couchèrent en joue M. de Guise.

Altesse! s'écria Desmarets, voici votre instant suprême. Souf- fre/ que je nous donne l'absolution à tous risques.

Mais le prince avait poussé son cheval hors des rangs, et ^avan- çant seul, à dix pas des mousquets, il cria, en accompagnant sa voix d'un goto impérieux l'on reconnaissait l'ame altière de son aïeul François :

Paysans, baissez les armes! je vous défends de tirer. Je suis Henri de Lorraine. Vous m'aimiez encore hier et vous voulez me tuer! Ti! méchante et vile canaille! retournez à vos maisons et ne vous mêlez point des affaires des Espagnols.

Les paysans, domines par l'accent de son altesse, baissèrent leurs armes et livrèrent le passage. .M. de Forbin, racontant plus tard à la cour cette périlleuse rencontre, disait qu'il ne reverrait de sa vie un regard aussi beau que celui du prince en ce moment, et que, pour sa part.il s'était cru déjà dans les bras de la mort, tant elle lui avait paru inévitable.

A cent pas de là. on trouva des ennemis ranges sur une ligne fort étendue. Nr.de Guise, mettant son épée entre ses dents, tua deux hommes avec ses pistolets et traversa au milieu des Espagnols. La rapidité île ce mouvement ayant mis ces gens en confusion, ils ti- rèrent en différons ^ens et si gauchement, qu'ils s'entre-tuèrent. Avant

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qu'ils eussent rechargé leurs mousquets, ce qui était alors une opéra- tion fort longue, les Français étaient loin.

Malgré tous ces efforts, la position ne tarda guère à devenir fort critique. Les troupes royales entourèrent M. de Guise si complètement, que la résistance était une folie. Le prince perdit son cheval. Un offi- cier espagnol lui vint mettre la main sur ses aiguillettes. M. de Guise le poignarda; mais il comprit bien que tout était fini.

C'est le moment de mourir en gens de cœur, mes amis, dit son altesse à haute voix , non pour les Napolitains qui ne le méritent point, mais pour notre honneur et celui de la France. A présent, tirez sur moi , messieurs les Espagnols.

Ne tirez point ! cria un seigneur fort empanaché. Croyez-moi, monsieur le duc, il vaut mieux être prisonnier que de mourir. Si ce n'est pour sauver votre vie , que ce soit au moins pour celles de vos gentilshommes. Je vous reçois tous à quartier sans vous prendre vos épées. Ce n'est pas d'ailleurs à un Espagnol que vous vous rendrez; je suis le duc de Yisconti.

Allons! répondit le prince , je vois qu'il en faut passer par cette extrémité. Je me rends à cause de votre courtoisie, seigneur duc. m'allez-vous conduire?

A Capoue. Veuillez accepter un de mes chevaux.

Chemin faisant, le prince et M. de Yisconti causèrent fort amica- lement. Le chevalier de Yisseclette les interrompit dans leur conver- sation pour parler à voix basse à son altesse.

Je vous fais mes adieux, dit-il; ma blessure n'est pas dange- reuse; j'ai une bête d'Angleterre qui court admirablement. Je vais jouer la chance de mourir contre celle d'être libre.

Vous ne le pouvez point sans me compromettre, chevalier : la parole que j'ai donnée vous engage comme moi.

Votre altesse a raison. Il faut que je demande à M. de Yisconti la permission de m'enfuir.

Le chevalier s'approcha de Yisconti.

Monsieur le duc, lui dit-il, si l'un de nous essayait de s'échap- per, est-ce que vous en feriez reproche à son altesse?

Non, assurément. M. de Guise n'en saurait être responsable; mais gardez-vous de tenter cette folle entreprise, monsieur, car mes hommes ont leurs armes chargées et ils vous coucheraient par terre.

Je vous remercie, monsieur le duc; vous pouvez leur comman- der le feu, car je vous souhaite bonne vie et santé.

Le chevalier partit comme un trait. On tira plus de vingt coups de

TOME II. FEVRIER. 8

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Non, par Dieu! répondit Rouvrou qui sauta en croupe derrière Des Essarts. Je ferai comme les dragons; je courrai à cheval et me battrai à pied.

Le baron de Mallet roula par terre avec sa monture. Des Espagnols s'allaient jeter sur lui. M. de Guise voulait revenir en arrière et le dégager; mais ne le voyant plus remuer, il le crut blessé mortelle- ment et continua sa retraite.

Desmarets, aumônier du duc, demanda si son altesse ne jugeait pas prudent de se confesser tout en marchant.

C'est inutile, répondit M. de Guise, je ne vois point que je doive mourir, et j'ai besoin de mon attention pour bien diriger nos manœuvres.

Le feu allait toujours augmentant. Quatre fois le prince sentit des balles effleurer son visage ; il n'en parlait pas au bonhomme Desma- rets qui, ne songeant guère à lui-môme, priait Dieu intérieurement de ne point appeler à lui Famé de son altesse dans un moment elle n'était pas préparée. On se trouva, au détour d'un rocher, en pré- sence de deux cents paysans armés qui couchèrent en joue M. de Guise.

Altesse! s'écria Desmarets, voici votre instant suprême. Souf- frez que je vous donne l'absolution à tous risques.

Mais le prince avait poussé son cheval hors des rangs, et s'avan- çant seul, à dix pas des mousquets, il cria , en accompagnant sa voix d'un geste impérieux l'on reconnaissait Famé altière de son aïeul François :

Paysans, baissez les armes! je vous défends de tirer. Je suis Henri de Lorraine. Vous m'aimiez encore hier et vous voulez me tuer! Fi! méchante et vile canaille! retournez à vos maisons et ne vous mêlez point des affaires des Espagnols.

Les paysans, dominés par l'accent de son altesse, baissèrent leurs armes et livrèrent le passage. M. de Forbin, racontant plus tard à la cour cette périlleuse rencontre, disait qu'il ne reverrail de sa vie un regard aussi beau que celui du prince en ce moment, et que, pour sa part, il s'était cru déjà dans les bras de la mort, tant elle lui avait paru inévitable.

A cent pas de là, on trouva des ennemis rangés sur une ligne fort étendue. M. de Guise, mettant son épée entre ses dents, tua deux hommes avec ses pistolets et traversa au milieu des Espagnols. La rapidité de ce mouvement ayant mis ces gens en confusion , ils ti- rèrent en différons sens et si gauchement, qu'ils s'entre-tuèrent. Avant

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qu'ils eussent rechargé leurs mousquets , ce qui était alors une opéra- tion fort longue, les Français étaient loin.

Malgré tous ces efforts, la position ne tarda guère à devenir fort critique. Les troupes royales entourèrent M. de Guise si complètement, que la résistance était une folie. Le prince perdit son cheval. Un offi- cier espagnol lui vint mettre la main sur ses aiguillettes. M. de Guise le poignarda; mais il comprit bien que tout était fini.

C'est le moment de mourir en gens de cœur, mes amis, dit son altesse à haute voix , non pour les Napolitains qui ne le méritent point, mais pour notre honneur et celui de la France. A présent, tirez sur moi , messieurs les Espagnols.

Ne tirez point! cria un seigneur fort empanaché. Croyez-moi, monsieur le duc, il vaut mieux être prisonnier que de mourir. Si ce n'est pour sauver votre vie , que ce soit au moins pour celles de vos gentilshommes. Je vous reçois tous à quartier sans vous prendre vos épées. Ce n'est pas d'ailleurs à un Espagnol que vous vous rendrez; je suis le duc de Yisconti.

Allons ! répondit le prince , je vois qu'il en faut passer par cette extrémité. Je me rends à cause de votre courtoisie, seigneur duc. m'allez-vous conduire?

A Capoue. Veuillez accepter un de mes chevaux.

Chemin faisant, le prince et M. de Yisconti causèrent fort amica- lement. Le chevalier de Visseclette les interrompit dans leur conver- sation pour parler à voix basse à son altesse.

Je vous fais mes adieux, dit-il; ma blessure n'est pas dange- reuse; j'ai une bête d'Angleterre qui court admirablement. Je vais jouer la chance de mourir contre celle d'être libre.

Vous ne le pouvez point sans me compromettre, chevalier : la parole que j'ai donnée vous engage comme moi.

Votre altesse a raison. Il faut que je demande à M. de Yisconti la permission de m'enfuir.

Le chevalier s'approcha de Yisconti.

Monsieur le duc, lui dit-il, si l'un de nous essayait de s'échap- per, est-ce que vous en feriez reproche à son altesse?

Non, assurément. M. de Guise n'en saurait être responsable; mais gardez-vous de tenter cette folle entreprise, monsieur, car mes hommes ont leurs armes chargées et ils vous coucheraient par terre.

Je vous remercie, monsieur le duc; vous pouvez leur comman- der le feu , car je vous souhaite bonne vie et santé.

Le chevalier partit comme un trait. On tira plus de vingt coups de

TOME II. FÉVBIEB. 8

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mousquet sur lui sans l'atteindre. Au moment d'entrer dans un bois qui le mettait à couvert, il agita son chapeau en signe d'adieu et d'al- légresse et disparut.

Tout est possible à vos Français, dit M. de Visconti. Ce jeune homme a joué son tour si gentiment, que je n'ai pas regret qu'on l'ait manqué. Puisse-t-il à présent gagner son pays sans accident!

A Capoue , M. de Guise fut bien joyeux de retrouver le baron de Mallet, qu'il croyait mort et qui était prisonnier comme lui. M. de Poderigo, gouverneur de cette ville , mit un genou en terre devant le prince, et le reçut avec des témoignages d'estime et d'admi- ration.

Il y a long-temps, dit-il , que je brûle de voir ce héros qui nous a donné tant de peines. Je voudrais partager le malheur de votre al- tesse à la condition d'avoir aussi la moitié de sa gloire.

Le prince embrassa ce galant homme, et l'on se mit à table l'on fit bonne chère. Pendant une semaine qu'il demeura dans Capoue, M. de Guise vécut aussi agréablement qu'il fût possible avec la pen- sée de sa mauvaise fortune. Un jour qu'on discourait sur les derniers évènemens, un officier qui arrivait de Naples assura que le peuple s'était cru abandonné de son altesse.

Pourquoi dire ces choses qui affligent monsieur le duc? s'écria Poderigo. N'a-t-il pas assez de soucis d'être prisonnier? N'en croyez rien , altesse ; il se peut faire que le peuple ait eu cette idée ; mais à présent qu'il doit savoir la vérité, je vous réponds qu'il vous regrette.

L'ordre arriva de Naples d'envoyer le prince à Gaïette avec un seul de ses gentilshommes. On tira au sort pour décider qui l'accom- pagnerait et ce fut Des Essarts qui eut ce bonheur. La séparation ne se fit pas sans bien des larmes.

Mes amis, dit M. de Guise en embrassant ses compagnons, si je retourne en France avant vous , comptez bien sur moi pour payer vos rançons , dussé-je vendre pour cela mon argenterie.

Une escorte de douze cavaliers conduisit son altesse à Gaïette. Avant d'arriver dans cette ville, on s'arrêta au bord de la mer pen- dant les heures la chaleur était trop ardente. Ces hommes se cou- chèrent sous des arbres à la mode de leur pays, et s'endormirent tandis que les deux prisonniers se promenaient sur la plage. Une felouque aborda ; elle était menée par des Napolitains. L'occasion de s'enfuir à Rome était belle. Des Essarts fit tout au monde pour en- gager le prince à en profiter; mais M. de Guise n'y voulut jamais consentir :

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Chevalier, dit-il, c'est une pensée cruelle pour moi que de sa- voir les gens de Naples disposés à croire que je les abandonnais. Ils en demeureront persuadés si je me tire ainsi des mains de l'Espagne. Je préfère aller en prison alin qu'on ne doute point de ma loyauté. S'il doit m'en coûter la vie, l'histoire dira quelques mots en ma faveur.

Malgré tout ce qu'il eut à souffrir pendant sa captivité, nous n'avons jamais vu que M. de Guise se fût repenti d'avoir tenu cette noble conduite, bien qu'on le puisse avec raison trouver aussi fou en cette occasion que dans le reste de sa vie. On le connaît d'ailleurs assez pour ne point s'étonner de le voir agir, sinon mieux, du moins autrement que le reste des hommes.

A Gaïette , les choses prirent une tournure fort sombre. On en- ferma les prisonniers dans la citadelle, et leurs armes leur furent ôtées. Le commandant don Alvardc la Torre était un brutal. Il leur donna des chambres froides et étroites le jour venait par des meurtrières. Il eut soin d'avertir M. de Guise que la sienne était occupée la veille par un cousin de Masaniel qu'on avait mené pendre tout à l'heure.

Le lit, dit-il, est encore chaud; mais on en changera les draps, quoique je n'aie reçu aucune instruction à ce sujet.

Ce début promet, répondit le prince, et je vois qu'on ne laisse pas à votre seigneurie des pouvoirs fort étendus, puisqu'on ne s'en rapporte point à elle dans ces simples détails. Ça! dites-moi, don Alvar, est-il besoin d'envoyer à Naples pour savoir si vous pouvez me donner à manger"?

Le commandant fît une méchante grimace et sortit. On apporta un dîner exécrable dont les prisonniers jetèrent la moitié par la fe- nêtre. Comme ils demandèrent des livres , on leur envoya la Prépa- ration à la mort, du savant Érasme, et X Histoire du prince Conradin avec la relation de son supplice et de ses derniers momens.

Des Essarts en devint pâle et ne voulait pas ouvrir ces volumes ; mais M. de Guise le rassura du mieux qu'il put, en lui disant que, si véritablement on avait dessein de les faire mourir, on ne s'amuse- rait pas ainsi à tâcher de les effrayer. Il prit ensuite l'histoire de Conradin et en fit lecture à haute voix. Don Alvar, qui l'écoutait, lui vint demander insolemment s'il ne pensait point que le trône de Naples lui porterait malheur comme à celui dont il lisait les aven- tures.

8.

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Je pense, répondit le prince, que ce sont des questions d'état qui ne regardent pas un officier d'aussi bas étage que vous.

Il n'était pas de moyens que ce don Alvar n'employât pour vexer ou incommoder ses prisonniers. Il entrait à toute heure du jour et de la nuit dans leurs chambres et venait voir s'ils ne cherchaient point à s'évader. M. de Guise avait naturellement peu de patience; il me- naça cet homme de le battre, et lui jeta un flambeau à la tête, dont il faillit l'assommer. Le résultat de ces querelles fut que le prince mena une vie fort dure. La chère devint si mauvaise qu'il ne pouvait presque plus manger.

Henri de Lorraine était en plus grand péril qu'il ne le croyait. Le conseil de la vice-royauté délibéra sur ce qu'on devait faire de lui. Le comte d'Ognate et les conseillers collatéraux opinèrent pour la mort, à l'exception du vieux duc de ïursi, qui se souvenait des bons procédés que son altesse avait eus pour lui. Cependant l'arrêt eût été prononcé si don Juan d'Autriche ne s'y fût déclaré contraire. Il représenta qu'on ne devait point faire tomber la tête d'un prince sans écrire au roi d'Espagne, et prit sur lui la responsabilité du délai. Tandis qu'on expédiait un courrier à Madrid, don Juan envoya son secrétaire à Gaïette demander si M. de Guise n'avait point envie de présenter un mémoire écrit pour sa défense. Son altesse répondit par le billet suivant :

« Vous êtes prince comme moi, et fort désireux de gloire. Si l'oc- casion s'offrait à vous, de faire comme j'ai fait, vous n'hésiteriez point. Descendez donc en vous-même et me jugez selon votre grand cœur. Ne voulant m'abaisser jusqu'à demander la vie à personne, je ne vous dirai pas comment j'agirais en votre place. Je suis absous au tribunal de ma conscience et à celui du monde; quelle justification pourrais-je donc donner? C'est de la politique espagnole que mon sort dépend, et je la connais mal, ayant l'ame française. Quel que soit l'arrêt du conseil , je vous prie de croire à l'admiration pour vos belles qualités et à l'estime particulière de votre affectionné

« Henri de Lorraine. »

Un second courrier porta cette épître à Madrid , accompagnée d'une lettre don Juan suppliait le roi de prendre en considération le grand nom, le courage et le caractère aimable du prisonnier. Il

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ajouta que si on condamnait M. de Guise, il en aurait un remords étemel , comme s'il l'eût tué de ses mains. La réponse fut long-temps à venir de la cour d'Espagne, en sorte que le prince demeura deux mois à Gaïette dans une incertitude qui dut lui être fort pénible.

Lorsqu'on apprit, en France, la chute de Henri de Lorraine, un cri général d'indignation s'éleva contre M. de Mazarin. Son altesse royale Gaston d'Orléans, qui venait d'épouser en troisièmes noces Mlle de Guise , fit des plaintes à la reine et demanda qu'au moins on ne laissât pas périr son beau-frère. M. le cardinal avait de la répu- gnance à prendre des partis énergiques, mais non pas à mener les affaires par négociations. Il fit tout au monde pour secourir dans son malheur celui qu'il avait abandonné , puissant et heureux. On pria le pape d'intervenir, et on écrivit à Philippe IV que, malgré les di- visions entre souverains, la vie d'un prince devait être respectée. L'amiral du Plessis eut mission d'aller à Xaples avec cette même flotte qui aurait pu mettre la moitié de l'Italie au pouvoir du roi de France, si elle fut partie plus tôt. Le jour de l'Ascension, le prison- nier reçut la visite de don Juan , qui lui venait montrer les instruc- tions écrites du roi d'Espagne. Philippe IV ordonnait que M. de Guise fût envoyé à Madrid et qu'on le traitât selon son mérite et sa qualité. Dans l'instant même son altesse quittait Gaïette, à bord d'un vaisseau espagnol , Gennare Annese était décapité sur la place des Carmes, au milieu des insultes du peuple auquel on donnait la tête de ce misérable comme un gage de réconciliation. Avant de partir, le prince avait intercédé en faveur de trois chefs populaires qui lui étaient demeurés fidèles, et on leur avait pardonné. Il obtint aussi la permission d'écrire à sa famille et à ses amis. Nous donnerons ici sa lettre à Mlle de Pons. On verra bientôt pourquoi ce fut la dernière et dans quelles dispositions elle trouva cette maîtresse pour qui notre héros avait accompli tant de belles choses , couru de si gros risques, et perdu , en dernier lieu, sa liberté.

« Ce n'est plus du haut d'un trône que je vous écris, ma chère ame; mais du fond d'une prison, et dans l'instant l'on me va mener en pays ennemi. Vous qui vivez parmi ceux-là qui m'ont abandonné honteusement , vous n'aurez point de surprise en apprenant que j'ai perdu la partie après l'avoir eu si belle. Il ne me reste plus au monde que votre tendresse qui|me puisse donner assez de force pour sup- porter mon malheur. Bien que j'eusse résolu de mourir l'épée à la main plutôt que de me rendre , je ne regrette point que les choses aient tourné d'autre manière, ni de voir encore le jour si vous me

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conservez votre affection. Votre généreux cœur ne me voudra point quitter alors que j'ai le plus besoin de savoir que l'on m'aime. Vous verrez sans doute avec pitié mon infortune comme vous avez vu mes triomphes avec joie. J'ai fait tout ce qui était possible pour conserver cette couronne que j'espérais mettre sur votre front. Vos vertus et votre beauté étaient dignes d'un présent plus magnifique, et je vou- drais avoir le trône du monde pour vous l'offrir. Par malheur, le cou- rage seul était à moi et les évènemens à Dieu. Les destins contraires se sont joués de mes desseins ; je me plais a penser qu'ils ne sauraient m'atteindre dans mon amour. A présent que me voici tombé en des périls dont je ne suis point assuré de sortir vivant , il vaudrait mieux peut-être que je n'eusse jamais bougé d'auprès de vous. C'est une des plus dures conditions de l'homme que de fatiguer et courir beau- coup pour travailler souvent à sa propre ruine. Je me veux fier pour- tant dans la bonté du ciel et dans votre amitié pour attendre encore des jours heureux. Tant que vous me saurez vivant , ce sera le signe que je conserve l'espérance de vous voir et ma passion pour vous.

« Je vous baise les mains un million de fois, et dépose mon cœur à vos genoux.

Henri de Lorraine.

« P. S. Ma sœur de Guise ayant épousé Monsieur, j'écris à Mm0 la duchesse qu'elle vous donne le collier de perles qui me vient de ma grand'mère. Acceptez-le et le portez pour l'amour de moi (1). »

VIII.

Pendant les cinq mois qu'avait duré la puissance de M. de Guise, Gabrielle de Pons, se croyant assurée d'avoir le trône de Naples, avait pris des airs tout-à-fait royaux. Elle était naturellement glo- rieuse, et les prouesses de son chevalier la jetèrent si avant dans ce travers , qu'on en plaisantait à la cour. Les officiers du prince n'a- vaient point cessé de la servir, et la demoiselle avait toujours été redoublant de luxe et d'étalage. Dans un cœur bien fait, l'ambition eût augmenté la tendresse pour celui qui prenait tant de soins afiu de la satisfaire. Ce fut tout le rebours qui arriva dans l'esprit de

(1) Ce collier ne valait pas moins de 200,000 livres, c'est-à-dire environ K00,000 francs d'aujourd'hui.

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Mlle de Pons. Elle songea si fort à la couronne, qu'elle en oublia celui qui la devait donner. Un gentilhomme, nommé Malicorne, qui, sans être très beau, avait de l'audace et des succès près des femmes, lui fit une cour empressée. On les vit beaucoup ensemble courir dans les carrosses de son altesse , à des parties de plaisir, et régaler de la com- pagnie dans les hôtels et avec la cuisine du prince. Mmc la duchesse, Monsieur et la princesse de Montpensier n'avaient fait que rire des grandes manières de Gabrielle de Pons; ils trouvèrent bientôt sa conduite indécente. Ils en parlèrent à la reine et au cardinal. On obligea la demoiselle à entrer au couvent. Elle poussa la hardiesse jusqu'à se plaindre de la rigueur dont on usait, et donna dans ses lettres une fausse apparence aux choses. C'est à ce sujet que son al- tesse écrivit au ministre pour demander qu'on la laissât en repos. Sur ces entrefaites , arriva la nouvelle de la catastrophe et de l'em- prisonnement de Henri de Lorraine. M1,e de Pons en pleura chaude- ment, mais ce fut par dépit et par colère; on l'entendit tenir sur le prince des discours étranges, par il fut évident qu'elle ne l'aimait plus. Elle ne s'en cacha pas long-temps. Tout le monde comprit que M. de Malicorne en avait su tirer avantage. Mnie la duchesse et S. A. R. Monsieur lui tirent des reproches et lui retirèrent les officiers et la maison de M. de Guise. Elle eut pourtant l'impudence de faire de- mander le collier de perles qui lui était annoncé ; mais on répondit qu'on allait écrire au prince à Madrid et que l'importance du présent méritait bien que l'ordre fût confirmé.

Henri de Lorraine, habitué de bonne heure à faire tout plier à ses volontés, n'avait pas la patience et la philosophie qui soutiennent contre le malheur. Tl eût mieux valu pour son ame inquiète et pleine d'ardeur, avoir à surmonter mille dangers et entreprendre l'impos- sible que de souffrir les ennuis de la captivité, car le besoin du mouvement était depuis cinq générations dans le sang des Guise.

Le prince ne souffrit pourtant aucun mauvais traitement de ceux qui le menaient en Espagne. On eut pour lui tous les égards et la con- sidération qu'il méritait; mais la seule pensée de sa position suffisait à lui mettre du noir dans l'ame. En arrivant à Madrid , il descendit chez don André de Brignol, un vieux seigneur fort versé dans la poli- tique, et dont on lui donna le logis pour prison. Ce n'était pas un séjour déplaisant, car don André avait une famille aimable, une table excellente, un intérieur d'un luxe honnête, et de plus un jardin son altesse avait le loisir de se promener. Un autre aurait pu prendre le temps en patience et s'arranger d'une vie assez douce ; mais la sur-

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veillance, pour se déguiser sous les couleurs d'une politesse minu- tieuse, n'en était pas moins insupportable. Le prince ne pouvait faire un pas sans que des valets lui vinssent demander ce qu'il dési- rait. On le suivait dans les jardins, et il n'avait de solitude que la nuit. Une fois qu'on se met à s'irriter des petites choses, l'imagination les grandit bientôt et les change en grosses contrariétés. M. de Guise devint mélancolique ; il perdit l'appétit et le sommeil. La pâleur lui gagna le visage , et l'on aurait difficilement reconnu à son air morne cet homme si célèbre par son humeur remuante. Il pria plusieurs fois le roi de lui accorder une entrevue ; mais on lui répondit que les affaires d'état ne donnaient aucun loisir à sa majesté pour le présent, et qu'il fallait attendre.

Pour surcroît de malheur, le prince reçut une lettre de sa mère qui lui apprenait la vilaine conduite et l'infidélité de Mllc de Pons. Ce fut un coup terrible auquel on doit s'étonner qu'il ait résisté. Lui qui avait souvent changé dans ses passions, il était plus éloigné qu'un autre de penser qu'une maîtresse lui pût manquer de foi. La vivacité qu'il mettait à sentir toutes choses , il l'appliqua uniquement à son désespoir amoureux. 11 tomba malade et fut à deux doigts de la mort. Cependant sa jeunesse et sa vigueur triomphèrent encore de la des- truction. Il se rétablit à la longue ; mais le chagrin étant un mauvais compagnon pour un convalescent, il demeura dans un état de lan- gueur qui faisait peine à voir.

Bien qu'il n'eût pas l'habitude de réfléchir beaucoup sur les inten- tions d'autrui, à cause de sa franchise naturelle, Henri de Lorraine eut soupçon qu'on le voyait avec plaisir s'éteindre lentement. La sombre politique de l'Espagne s'épargnait peut-être ainsi l'odieux d'un emprisonnement ou d'un supplice. 11 résolut de ne point don- ner ce beau jeu à ses ennemis et lit de louables efforts pour sur- monter le mal qui le dévorait; il répara le désordre qui s'était intro- duit dans sa toilette, affecta plus de gaieté qu'il n'en pouvait avoir, et se mit à chercher dans les livres une occupation pour son esprit.

Un jour qu'il lui échappa, en présence de don André de Brignol, de s'écrier que ce n'était point la peine de vivre ni de se démener comme il l'avait fait pour une cour ingrate et une maîtresse infidèle , M. de (luise surprit un sourire sur les lèvres de son hôte.

La France , répondit don André, c'est le pays des inconstans; ce n'est pas le roi notre maître qui eût agi comme M. de Mazarin pour un serviteur aussi utile que votre altesse. Je ne me porterais pas garant qu'une maîtresse d'Espagne vous eût mieux tenu parole

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que M"e de Pons ; mais du moins elle vous aurait pu quitter par amour pour un autre , et non par d'aussi bas motifs qu'une ambition déçue.

Le prince, ayant redoublé d'amertume dans son langage, acquit la persuasion que, s'il se voulait détacher de la France, la cour d'Espa- gne n'en serait pas fâchée. En effet , peu de jours après , M. de Guise fut mandé à l'Escurial. Il s'y rendit tout plein de joie, avec l'idée que sa captivité pourrait finir par suite de son entretien avec le roi ; mais il était loin de compte en croyant que les choses marchaient en Es- pagne aussi vivement qu'à Paris. Sa majesté Philippe IV reçut le prince avec politesse , s'informa obligeamment de sa santé , lui mon- tra les travaux de la grande chapelle de l'Escurial l'on dépensait des millions, et ne lui parla en aucune façon ni de la cour de France , ni des affaires de Naples , ni du sort qu'il réservait à son prisonnier. Il fallut attendre un mois entier la seconde entrevue; cette fois, voyant que la conversation ne tournait pas encore au sérieux , M. de Guise résolut d'entrer le premier en matière.

Je demande pardon à votre majesté , dit-il , si je lui parle de ce qu'elle n'avait peut-être pas dessein d'aborder avec moi ; si elle veut bien tourner sa pensée sur ma triste condition , elle comprendra mon impatience. Votre majesté désire-t-elle ma mort? elle n'a pour cela nulle peine à prendre, car je m'en vais mourant d'ennui et de dou- leur.

Je sais, répondit le roi, que vous souffrez beaucoup, monsieur le duc, et je désire apporter quelque remède à vos tourmens, autant que le permettront les intérêts de l'état. Si j'étais bien assuré

Le roi Philippe IV avait de l'indécision dans le caractère et crai- gnait toujours d'en trop dire; c'était d'ailleurs une vieille règle tra- ditionnelle , en usage depuis son grand-père Philippe II, que la réserve dans le langage. M. de Guise entreprit hardiment d'achever la phrase du roi.

Si votre majesté était bien assurée que je la dusse servir fidèle- ment, elle m'offrirait peut-être de m'attacher à l'Espagne?

Sans doute , reprit le roi , ce serait une précieuse acquisition pour moi qu'un prince tel que vous , mais

Mais c'est du sang de France qui coule dans mes veines. Il est vrai , sire , que j'éprouverais de la répugnance à renoncer à mon pays ; votre majesté ne me voudrait point forcer de porter les armes contre lui. Malheureusement il sera long-temps l'ennemi naturel de l'Espagne.

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La cour de France vous a vilainement abandonné, monsieur le duc, voire cœur en doit être

Profondément blessé , sire; cela n'est pas douteux. Cependant, mon ressentiment n'ira pas jusqu'à faire de moi un rebelle; le con- nétable de Bourbon n'a jamais eu la confiance de votre aïeul Char- les V. Pourriez-vous m'accorder la vôtre si je l'imitais? M. le cardi- nal avait de moi une mauvaise opinion ; il a cru agir sagement en me refusant du secours; j'aime notre jeune roi comme vous pouvez dé- sirer que les princes d'Espagne vous aiment. Je demande à votre générosité du soulagement à mes peines, mais je ne voudrais point me déshonorer.

Nous ferons quelque chose pour vous, monsieur le duc.

Ne tardez pas trop , sire , car je me sens dépérir par le manque d'air et de mouvement ; la santé me quitte.

Eh bien ! si je vous donnais notre capitale pour prison , sans surveillance ?

Votre majesté peut se fier à ma parole. Je fais serment de ne point chercher à m'enfuir.

C'est accordé; vivez à Madrid comme il vous plaira; je vous invite à venir à ma cour. II faut que vous preniez part à nos plaisirs. Allez , monsieur le duc, et bannissez la tristesse.

Le prince mit un genou en terre pour baiser la main du roi , et sortit le cœur tout palpitant d'aise. Son naturel ouvert l'avait bien servi cette fois, car il avait tiré de sa majesté plus de discours et de concessions que Philippe IV n'en eût fait en six mois à un autre qui se fût montré discret ou timide.

Pendant cet heureux jour, M. de Guise parcourut la ville avec une joie d'écolier, en compagnie de Des Essarts. Il se récriait à chaque pas sur les agrémens , le luxe et les ressources de ce riche pays. Les femmes surtout lui donnèrent dans la vue , car il n'avait regardé depuis long-temps que la vieille comtesse de Brignol. Les filles de Madrid avaient de ces tournures coquettes et de ces yeux agaçans (lui enlèvent le sang-froid aux gens d'amoureuses manières, comme l'était le prince.

Chevalier, disait-il à Des Essarts, je ne sais ce qui arrive en moi ; mais il me semble que je n'ai plus autant de chagrin d'avoir été trompé par Mlle de Pons.

Votre altesse , répondit Des Essarts , a passé bien du temps à soupirer pour une personne qui ne méritait guère cet honneur.

A coup sûr elle ne le méritait point; mais hier encore, je ne

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pouvais prononcer le nom de cette ingrate sans avoir comme une lame de poignard qui me traversait le coeur. A présent , je le dirais cent fois que cela ne me causerait aucune peine.

Et M. de Guise se mit à répéter le nom de son infidèle avec des tons différens.

Il est clair, reprit-il, que me voilà guéri. Le bandeau me tombe des yeux, chevalier. Je me rappelle à cette heure qu'elle avait la main un peu forte, ce qui est fort laid pour une femme de qualité.

Votre altesse fera bien de se tenir en garde à l'avenir contre les pièges de ce sexe trompeur.

Assurément, je le ferai. Je ne veux plus être amoureux de ma vie , chevalier. Songeons désormais à la gloire et aux choses sérieuses.

Ils s'en allèrent, en discourant ainsi, au Prado, venait la belle société. Il y avait des dames en grand nombre, et toutes les plus jolies de la cour, avec des toilettes un peu étranges pour des yeux français, mais bien agréables à voir.

Vive Dieu ! s'écriait M. de Guise , voici furieusement de doux visages et de pieds mignons , chevalier. C'est dommage de n'en pas connaître. Je me meurs d'envie de parler à ces beautés; je me sens ébloui.

Calmez-vous, altesse, ou bien vous n'irez pas jusqu'au bout de la promenade sans être amoureux, et manquer à vos engagemens.

De son côté, le prince, ayant des habits des meilleurs faiseurs de Paris , était examiné curieusement de ces étrangers , et l'on peut dire qu'il surpassait de beaucoup en bonne mine et en élégance de ma- nières les jeunes cavaliers de Madrid. Comme on le devait bien pré- voir, il se trouva parmi les dames une personne plus belle que les autres et qui perça le cœur de M. de Guise d'un seul regard. C'était une demoiselle d'une taille divine , avec les plus grands yeux noirs du monde entier; elle marchait fort environnée déjeunes gens, de duègnes et de valets. En passant devant le prince, elle le désigna du bout de son éventail , d'un air il démêla qu'elle s'informait qui il était. Son altesse s'approcha d'elle aussitôt , et, la saluant avec sa grâce chevaleresque , lui dit :

Henri de Lorraine, duc de Guise, madame, pour vous servir, celui qui vient de Naples, prisonnier du roi d'Espagne, et qui, n'ayant point d'amis à Madrid , serait charmé de connaître une aussi belle dame que vous.

Cela n'est point difficile pour une personne du rang de votre altesse; je suis la nièce du ministre don Louis de Haro. Mon on-

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cle m'a souvent parlé de vous , et je sais que nous vous verrons bientôt à la cour. Si vous voulez m'accompagner jusque chez moi , je vous présenterai don Louis et nos amis.

Les jeunes gens saluèrent respectueusement M. de Guise, qui prit le bras de la dame, et la reconduisit à son logis. Le prince avait eu le loisir de s'instruire assez pour faire la conversation en espagnol; il conta des histoires sur son expédition qui amusèrent toute la com- pagnie. Le ministre lui lit bon accueil et le voulut retenir à souper. En rentrant chez lui le soir, M. de Guise déclara nettement à Des Essarts qu'il était amoureux de dona Elvire à en perdre la raison, et qu'il fallait qu'il en mourût ou qu'il réussît à lui plaire.

Henri de Lorraine, tout consolé de sa captivité, fit venir de Paris une somme d'argent considérable , prit un hôtel à Madrid, monta sa maison et ses équipages sur un pied magnifique, et ne tarda pas à faire une figure à écraser les premiers personnages de la cour d'Es- pagne. On l'y aima moins qu'ailleurs, parce que les gens de ce pays, étant volontiers jaloux, enviaient ses dehors séduisans; mais en re- vanche on le craignait davantage. Il était d'ailleurs fort civil, comme on sait; il avait aussi le cœur très haut, et maniait l'épée de telle sorte qu'on lui montrait prudemment bon visage. L'étiquette avait atteint à l'Escurial un degré de perfection qu'elle n'eut jamais en France. M. de Guise en connut bientôt les moindres détails ; il se conduisit en véritable prince et comme s'il n'eût jamais été ailleurs qu'à Madrid.

La galanterie ne le cédait en rien dans ce pays à celle de la cour d'Anne d'Autriche. Hormis les filles d'honneur et la maison de la reine, qui menaient une vie assez sévère, les dames ne se donnaient pas beau- coup de fatigue pour cacher leurs amours. C'était fort heureux pour notre héros , qui se fût trouvé bien empêché de mettre une gaze sur son cœur. Quoique cette sincérité soit furieusement éloignée de nos mœurs, nous devons reconnaître qu'elle donnait aux faibles de nos pères un air de grandeur et de loyauté près duquel nos délicatesses ne sont que de misérables comédies.

M. de Guise ne fit pas trois visites chez don Louis de Haro , sans qu'on le vît soupirer pour la nièce du ministre.

Prenez garde à vous, altesse, lui dit un vieux gentilhomme; dona Elvire est une beauté dangereuse, qui connaît sa puissance et prend plaisir à en abuser. Elle a déjà tourné la cervelle à deux cava- liers. L'un est parti de désespoir pour les Indes, et l'autre, entière- ment fou, demeure caché par sa famille.

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On ne peut échapper aux volontés du ciel, répondit le prince. Je ne m'en' irai point tout seul aux Indes; mais pour ce qui est de ma raison, il pourrait m'arriver de la perdre, car je la sens prête à s'envoler quand je regarde les traits divins de cette aimable personne. Voyez un peu combien le sort me veut de mal ! Elle a justement une fossette comme M"e de Pons, hors que c'est au menton au lieu d'être à la joue, ce qui est infiniment plus joli.

Il faut, en effet, que votre altesse ait bien du malheur.

C'est à en mourir.

Dona Elvire savait la musique et jouait très bien de la mandoline. lin jour qu'elle faisait entendre à la compagnie un air de sa compo- sition , le prince était si ravi de plaisir qu'il en restait comme en extase devant la demoiselle. Don Louis de Haro lui voyant les yeux au ciel vint lui dire :

Votre altesse aime prodigieusement la musique à ce qu'il me semble.

Ce n'est point cela, répondit M. de Guise; des notes ne suffi- raient pas à me mettre en l'état je suis. C'est la musicienne qui me tourne l'esprit avec ses doigts d'ivoire et sa grâce enchanteresse. Voilà le motif de mon trouble, seigneur don Louis. Je suis amou- reux de votre nièce.

Eh bien! altesse, faites-lui votre cour.

Je vais de ce pas lui peindre ma flamme. Croyez-vous qu'elle in'écoutcra favorablement ?

Hélas! monsieur le duc, vous savez comment est le beau sexe. Ma nièce a l'humeur capricieuse et mal aisée à conduire; cependant je vous promets de parler en votre faveur.

Vous me rendrez un service signalé.

Le prince aborda la demoiselle et lui déclara son amour avec ces expressions ardentes qui lui étaient particulières et que les femmes écoutent toujours volontiers, lors même quelles n'ont pas dessein de se rendre. Notre héros avait un avantage sur la plupart des hommes, c'est qu'il n'éprouvait point d'hésitation à dire ce que la passion lui inspirait; nulle fausse honte ne pouvait le retenir. Dona Elvire était une grande et belle brune de vingt ans, dont les yeux parlaient trop savamment pour qu'elle n'eût point déjà deviné le ravage elle avait mis le cœur du prince. Elle feignit pourtant la surprise sui- vant l'usage de ses pareilles. Si M. de Guise n'eût pas été aussi préoc- cupé de son propre état, il eût bien démêlé que la déclaration ne causait pas de chagrin à sa belle , malgré les airs d'insensibilité qu'elle voulait prendre.

118 REVUE DE PARIS.

J'engage votre altesse à réfléchir, disait-elle , avant de se ranger sous ma loi.

C'est comme si vous m'engagiez à réfléchir avant de me déci- der à prendre la fièvre. Le mal est à un point d'où je ne puis espérer de revenir autrement que par vos bontés.

Je vous avertis que j'ai le cœur enveloppé d'une armure. Si tou- tes vos prouesses de Naples eussent été faites en mon honneur, ce ne serait pas assez pour m'obliger à déposer les armes.

Faut-il entreprendre mieux encore pour vous plaire? Parlez , et indiquez-moi les dangers que je dois courir.

Vous avez conquis un royaume, afin de l'offrira Mlle de Pons; mais pour moi, il faudrait escalader le ciel et devenir maître de la lune et des étoiles.

Ce n'est point facile, en effet; mais il suffit que vous le désiriez; je verrai comme je pourrai m'y prendre pour vous satisfaire.

La demoiselle se mit à rire du sérieux de M. de Guise.

En vérité, dit-elle, vous me feriez croire que j'ai commis une imprudence et que l'épreuve est trop aisée à surmonter.

Ah! n'allez pas revenir sur votre parole. Ce ne serait pas de bonne guerre. Je me le tiens pour dit : la lune et les étoiles, cela suffira.

Dona Elvire regarda le prince avec plus de douceur :

Je suis trop généreuse pour retirer ma parole donnée. Faites cette belle conquête et mon cœur est à vous.

En retournant chez lui , dans son carrosse , M. de Guise disait à Des Essarts :

Comment donc escalader le ciel? Je vois que je me suis beau- coup engagé. N'importe! Puisque je l'ai promis, il faut absolument en venir à bout.

Et puis il secouait la tète d'un air inquiet en tenant ses yeux fixés sur la lune.

Est-ce que son altesse aurait un dérangement de cervelle ? pensait M. Des Essarts.

On verra tout à l'heure que le prince n'était pas si fou qu'il le pa- raissait. En attendant qu'il partît pour son expédition, il porta des aiguillettes aux couleurs de dona Elvire, et s'en alla partout disant , son amour et ses engagemens, dont on s'amusait beaucoup. Le pre- mier jour qu'il y eut danse à la cour, il brilla fort dans les quadrilles et figura le mieux du inonde par une courante française, qu'il avait enseignée à sa maîtresse. Le roi prit plaisir à le voir et lui adressa des complimens.

ur.hAo

REVUE DE PARIS. 119

Ce que j'aurais voulu faire avec ma politique, lui dit sa majesté , ce sera l'amour qui l'achèvera. Vous vous fixerez à Madrid pour les appâts de dona Elvire de Haro. Mais vous allez être encore arrêté dans vos projets par le besoin d'une dispense.

Oh! cette fois , s'écria le prince, je dois me passer de sa sain- teté. On m'a donné pour épreuve d'escalader le ciel, et comme j'y entrerai en pays conquis, si je réussis, je ferai à ma volonté, sans avoir recours aux bulles. Ce sera plutôt au pape à demander mon appui.

Le roi riait de ces discours extravagans ; mais il dit tout bas à don Louis :

Veillez sur votre nièce , car ce jeune Guise est capable de vous la mener à mal.

Ma nièce est maîtresse de ses actions, répondit le ministre, sa fortune est indépendante de celle de mes enfans; mais s'il lui arrivait de faillir, j'aurais recours à votre majesté pour obliger le prince à l'épouser.

Avant de quitter les ballets , M. de Guise s'approcha de sa belle , et lui dit gravement :

J'ai dressé les plans de mon entreprise ; si je m'emparais du soleil, ne serait-ce point suffisant à vous contenter?

J'aurais désiré que ce fût la lune ; mais je veux bien vous laisser le champ libre pour conquérir celui des astres qui vous conviendra le mieux.

Le lendemain soir vers minuit , son altesse conduisit sous les fe- nêtres de dona Elvire une grande quantité de musiciens. C'était un usage reçu alors que de donner des sérénades aux dames qu'on ai- mait. On ne faisait pas bien sa cour sans cela, et celles qui avaient pour agréables les recherches de leur galant, témoignaient de leur plaisir en se montrant à la fenêtre. M. de Guise avait amené les plus belles voix de Madrid et les plus habiles violons. Les vers étaient du meilleur faiseur. Cette musique ayant joué délicieusement durant un gros quart d'heure, dona Elvire, en habits de chambre, vint sur le balcon , et fit un signe d'amitié en agitant son mouchoir. Elle se re- tira ensuite , mais elle laissa la fenêtre ouverte pour entendre la fin du concert ; M. de Guise saisissant l'occasion , dressa contre le mur une échelle qu'on lui tenait prête , et s'élança dans l'appartement.

Voici le ciel escaladé , dit-il ; avouez , madame , que j'ai pénétré par surprise au milieu du paradis , qui est pour moi cette chambre vous couchez. L'astre dont je m'empare en cet instant, c'est vous, et que je meure s'il n'efface pas en éclat le soleil lui-même!

118 REVUE DE PARIS.

J'engage votre altesse à réfléchir, disait-elle , avant de se ranger sous ma loi.

C'est comme si vous m'engagiez à réfléchir avant de me déci- der à prendre la fièvre. Le mal est à un point d'où je ne puis espérer de revenir autrement que par vos bontés.

Je vous avertis que j'ai le cœur enveloppé d'une armure. Si tou- tes vos prouesses de ftaples eussent été faites en mon honneur, ce ne serait pas assez pour m'obliger à déposer les armes.

Faut-il entreprendre mieux encore pour vous plaire? Parlez , et indiquez-moi les dangers que je dois courir.

Vous avez conquis un royaume, afin de l'offrir à Mlle de Pons ; mais pour moi , il faudrait escalader le ciel et devenir maître de la lune et des étoiles.

Ce n'est point facile, en effet; mais il suffit que vous le désiriez; je verrai comme je pourrai m'y prendre pour vous satisfaire.

La demoiselle se mit à rire du sérieux de M. de Guise.

En vérité, dit-elle, vous me feriez croire que j'ai commis une imprudence et que l'épreuve est trop aisée à surmonter.

Ah! n'allez pas revenir sur votre parole. Ce ne serait pas de bonne guerre. Je me le tiens pour dit : la lune et les étoiles, cela suffira.

Dona Elvire regarda le prince avec plus de douceur :

Je suis trop généreuse pour retirer ma parole donnée. Faites cette belle conquête et mon cœur est à vous.

En retournant chez lui , dans son carrosse , M. de Guise disait à Des Essarts :

Comment donc escalader le ciel? Je vois que je me suis beau- coup engagé. N'importe! Puisque je l'ai promis, il faut absolument en venir à bout.

Et puis il secouait la tète d'un air inquiet en tenant ses yeux fixés sur la lune.

Est-ce que son altesse aurait un dérangement de cervelle? pensait M. Des Essarts.

On verra tout à l'heure que le prince n'était pas si fou qu'il le pa- raissait. En attendant qu'il partît pour son expédition, il porta des aiguillettes aux couleurs de dona Elvire, et s'en alla partout disant , son amour et ses engagemens, dont on s'amusait beaucoup. Le pre- mier jour qu'il y eut danse à la cour, il brilla fort dans les quadrilles et figura le mieux du monde par une courante française, qu'il avait enseignée à sa maîtresse. Le roi prit plaisir à le voir et lui adressa des complimens.

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Ce que j'aurais voulu faire avec ma politique , lui dit sa majesté , ce sera l'amour qui l'achèvera. Vous vous fixerez à Madrid pour les appâts de dona Elvire de Haro. Mais vous allez être encore arrêté dans vos projets par le besoin d'une dispense.

Oh! cette fois , s'écria le prince, je dois me passer de sa sain- teté. On m'a donné pour épreuve d'escalader le ciel, et comme j'y entrerai en pays conquis, si je réussis, je ferai à ma volonté, sans avoir recours aux bulles. Ce sera plutôt au pape à demander mon appui.

Le roi riait de ces discours extravagans ; mais il dit tout bas à don Louis :

Veillez sur votre nièce, car ce jeune Guise est capable de vous la mener à mal.

Ma nièce est maîtresse de ses actions, répondit le ministre, sa fortune est indépendante de celle de mes enfans; mais s'il lui arrivait de faillir, j'aurais recours à votre majesté pour obliger le prince à l'épouser.

Avant de quitter les ballets, M. de Guise s'approcha de sa belle, et lui dit gravement :

J'ai dressé les plans de mon entreprise ; si je m'emparais du soleil, ne serait-ce point suffisant à vous contenter?

J'aurais désiré que ce fût la lune ; mais je veux bien vous laisser le champ libre pour conquérir celui des astres qui vous conviendra le mieux.

Le lendemain soir vers minuit , son altesse conduisit sous les fe- nêtres de dona Elvire une grande quantité de musiciens. C'était un usage reçu alors que de donner des sérénades aux dames qu'on ai- mait. On ne faisait pas bien sa cour sans cela, et celles qui avaient pour agréables les recherches de leur galant, témoignaient de leur plaisir en se montrant à la fenêtre. M. de Guise avait amené les plus belles voix de Madrid et les plus habiles violons. Les vers étaient du meilleur faiseur. Cette musique ayant joué délicieusement durant un gros quart d'heure, dona Elvire, en habits de chambre, vint sur le balcon, et fit un signe d'amitié en agitant son mouchoir. Elle se re- tira ensuite , mais elle laissa la fenêtre ouverte pour entendre la fin du concert ; M. de Guise saisissant l'occasion , dressa contre le mur une échelle qu'on lui tenait prête , et s'élança dans l'appartement.

Voici le ciel escaladé , dit-il ; avouez , madame , que j'ai pénétré par surprise au milieu du paradis, qui est pour moi cette chambre vous couchez. L'astre dont je m'empare en cet instant, c'est vous, et que je meure s'il n'efface pas en éclat le soleil lui-même!

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On ne sait point ce que répondit dona Elvire ; mais on doit penser qu'elle prit l'affaire sans trop de colère, puisqu'elle n'appela per- sonne à l'aide. Il est vrai que violons et guitares menaient à dessein un bruit d'enfer. M. Des Essarts, voyant la fenêtre se fermer, jugea que la paix était signée; il s'en alla doucement avec la musique, en réfléchissant à part lui que les raisonnemens du prince étaient admi- rablement ingénieux , et que la dame n'avait rien trouver de bon à leur opposer.

Il ne s'écoula pas trois jours sans que l'aventure fût connue. On se vit généralement forcé de convenir que M. de Guise avait la saine logique de son côté. Il y eut des esprits courts qui ne saisissaient pas bien le sens de l'explication donnée par l'amant à sa maîtresse pour justifier sa surprise nocturne ; mais les gens profonds leur firent com- prendre la fin de la chose, et tout le monde tomba d'accord que le tour était galamment joué. Pour y trouver le mot à redire, il fallait être de mauvaise foi. Cela n'empêcha point don Louis de monter sur ses grands chevaux. Il courut fort animé chez M. de Guise, le prier de réparer, au moyen d'un bon mariage, le tort fait à son nom.

C'est le vœu le plus ardent de mon cœur, répondit son altesse. Puisse le pape consentir à briser mes liens! je deviens aussitôt le plus heureux des époux, et je passe mes jours dans le sein de votre famille.

Parlez-vous sérieusement? demanda le ministre; dois-je sup- plier le roi d'intervenir en votre faveur auprès de sa sainteté?

Je ne plaisante jamais sur le mariage et ne donne pas en vain ma parole, seigneur don Louis. Obtenez ces bulles que j'ai sollicitées de notre saint père pendant deux ans , et votre belle nièce deviendra aussitôt ma femme.

Le moyen de se fâcher, après cette déclaration ! don Louis rendit son amitié à M. de Guise , et annonça les noces comme devant être prochaines ; mais le roi montra la sourde oreille lorsqu'il s'agit d'en- voyer à Rome, et l'affaire traînait en longueur. Pendant ce temps-là, son altesse continua de vivre fort doucement dans les bonnes grâces de dona Elvire qui l'aimait de tout son cœur. II n'y eut qu'une seule voix pour dire que ces amans étaient dignes l'un de l'autre. Un jeune et beau prince ne pouvait pas vivre éternellement dans le célibat à cause des scrupules de la Rota, et la nièce du ministre devait assu- rément s'estimer heureuse d'avoir pu choisir un aussi grand person- nage que Henri de Lorraine.

On disait à Paris , de toutes ces aventures , que M. de Guise jouait ses folies d'Espagne , et personne ne le plaignait de sa joyeuse cap- tivité.

REVUE DE PARIS. 121

IX.

L'année 16i8 était alors avancée. On apprit à Madrid , au milieu de ces romans, les premiers troubles de la Fronde. Le parlement de Paris était en querelle ouverte, avec le ministre. La reine se fâ- chait contre le tiers-état, et la discorde gagnait la cour elle-même. S. A. R. Monsieur, le duc de Beaufort et le coadjuteur flattaient le populaire. On avait tendu les chaînes comme aux barricades, et les enfans avaient été conduits à Saint-Germain. Ce fut un sujet d'allé- gresse pour le roi Philippe IV. Il tint conseil , et résolut d'alimenter les dissensions autant qu'il le pourrait. Des agens furent dépêchés secrètement en France aux chefs du parti opposé à la cour, avec des instructions ténébreuses. Mais il y avait cela de remarquable dans cette fronderie, que les rebelles les plus animés combattaient le gouvernement de la régence sans avoir bien envie de le renverser. C'était pour le plaisir de se remuer, de se battre et de faire des ca- bales qu'on jouait cette révolte. Lorsque M. Bachaumont comparait ces querelles aux tumultes des écoliers qui se jetaient des pierres aux fossés de la ville , on ne savait pas bien toute la vérité de cette image d'où la guerre tira son nom. Hors une ou deux batailles meur- trières, il y eut plus de chansons rimées que de sang répandu. Ce- pendant, vus de la distance était Madrid , les évènemens prenaient une apparence de gravité. Tant que le grand Condé resta au parti de la cour, on pensa qu'il serait le plus fort; mais une fois que ce prince eut abandonné la reine, on n'imaginait plus comment la guerre civile pourrait finir.

Les vieux politiques de l'Escurial se frottaient les mains en disant que cette France , qui avait prétendu mener l'Europe, mourrait de sa propre turbulence et se couperait la gorge à elle-même. On lisait à Madrid , avec des éclats de rire , la fameuse lettre impertinente de M. le prince : A r illustrissime faquin Mazarin. Les figures changè- rent lorsqu'on apprit que le grand Condé était enfermé au donjon de Vincennes.

Un jour qu'on parlait de ces affaires au coucher du roi, assis- tait M. de Guise , sa majesté demanda de quel côté se jetterait son altesse si elle était à Paris.

Je n'en sais trop rien, répondit le prince; mais il est probable que ce ne serait pas du côté de M. le cardinal.

Il est vrai, reprit le roi, que vous avez des comptes à régler

TOME II. FKVRIEB. 9

122 REVUE DE PARIS.

avec lui. M. d'Orléans, dont vous êtes le beau-frère, paraît d'ailleurs vouloir se prononcer contre la reine.

Oh ! son altesse royale mon beau-frère ne se prononce jamais qu'en paroles. Lorsqu'il s'agit d'en venir aux actions, on ne trouve plus personne.

Il manque au parti de la Fronde un chef qui soit jeune et en- treprenant , et qui possède les trois grandes qualités nécessaires en ces occasions : le courage, l'éloquence et la générosité. Ce sont des dons que vous tenez de famille, monsieur le duc.

Votre majesté me fait bien de l'honneur; cependant je pense que le peuple de Paris me verrait à sa tête plus volontiers que M. de Beaufort , qui est un important et un fat.

Il n'y a pas long-temps que le duc Charles , votre père , a pré- tendu à la couronne de France.

Si votre majesté veut dire par qu'elle aurait la bonté de me prêter son appui, je dois lui avouer, avant d'aller plus loin, la répu- gnance que j'éprouverais à me présenter sous la protection d'une cour ennemie. Ce serait peut-être le moyen de mettre fin à la guerre en réunissant tous les partis contre moi.

Je vois, reprit le roi en riant, que les demi-mots ne valent rien avec vous. Puisqu'il faut s'expliquer, je vous dirai que je n'ai point de projet sur cette matière; mais que , si je voulais vous soutenir, je saurais m'y prendre assez habilement pour ne pas donner ombrage à vos amis. Pensez-y, monsieur le duc ; j'y vais réfléchir aussi , et nous en reparlerons.

M. de Guise sortit de l'Escurial , agité par des idées contraires. D'un côté était le désir de revoir son pays et de recouvrer sa liberté; de l'autre était son amour pour dona Elvire, dont il n'osait songer à se séparer. La balance demeura ainsi en équilibre pendant quelques jours; mais la violence de l'amour se calmait par la satisfaction. L'in- constance naturelle du prince lui faisait adopter avec plaisir ce qui offrait les apparences d'une grande nouveauté. En outre, il commen- çait à entrer dans cet âge les passions se modifient. Bien que les ardeurs du sang ne se soient jamais apaisées remarquablement chez Henri de Lorraine, pourtant l'ambition parlait plus haut que le reste à certains momens. Les ouvertures du roi d'Espagne le touchèrent profondément à l'endroit de son faible pour le chevaleresque. L'es- prit des (luise lui souffla aux oreilles qu'il pourrait se plonger à son aise dans le bruit et les batailles, s'il retournait en France. Il se re- procha comme une chose honteuse de perdre sa jeunesse dans les

REVUE DE PARIS. 123

délices, tandis que ses parens et ses amis maniaient leurs épées en pleine rue au milieu de Paris. Il ne rêva bientôt plus que guerre, et, dans son sommeil, il se voyait couvert de la cuirasse du grand Balafré, distribuant des horions de paladin, menaçant du fer de sa lance le trône chancelant, et faisant trembler la reine-mère au fond de son palais.

Le loisir de délibérer ne lui manqua point, car les choses allaient avec une lenteur incroyable à la cour d'Espagne. La temporisation y était poussée jusqu'à la manie. L'opinion du roi était qu'on devait appuyer M. de Guise pour donner un surcroît d'embarras à M. de Mazarin; mais don Louis de Haro ne partageait pas cet avis. Il ne croyait point que la royauté fût sérieusement menacée en France. Il rappela que les tentatives de ce genre n'avaient servi, dans les siècles précédens, qu'à mettre le gouvernement en frais, sans amener aucun résultat. Le roi fut obligé d'en demeurer d'accord ; cependant il in- sista pour que le prisonnier fût lâché sur la France comme un nou- veau brandon de discorde. Don Louis Gt la grimace en pensant que sa nièce avait tout l'air de n'être jamais duchesse de Guise. Il cacha son déplaisir, et redoubla ses lenteurs, dans l'espoir que les évène- mens tourneraient ce projet en fumée. Philippe IV s'occupait davan- tage de bâtir son église que de la politique; le ministre pria bien fort sa majesté de lui laisser le soin de mener cette affaire, et se promit de payer M. de Guise avec des leurres et de la politesse. Henri de Lorraine une fois ému , on ne s'en débarrassait pas à si bon marché. Notre héros ne laissa ni paix ni trêve au roi jusqu'à ce qu'il eût une promesse.

Un soir qu'il suppliait sa majesté de le sortir d'incertitude, Phi- lippe IV déclara que la liberté lui serait rendue à une condition.

Laquelle? demanda le prince avec empressement; si l'honneur me permet de l'accepter, j'y souscris à l'instant.

Il faut me jurer que vous prendrez parti pour la fronderie et que vous y serez le plus ardent et le plus acharné contre M. de Ma- zarin. Voilà toute la rançon que j'exige de vous.

J'en fais le serment, sire. Donnez-moi un passeport et je quitte Madrid sur l'heure.

Attendez à demain ; je dois en causer avec don Louis.

Le lendemain il y eut contre-ordre. Le ministre avait obligé le roi à revenir sur sa parole. Trois autres fois encore M. de Guise arracha le consentement de Philippe IV, et vit les girouettes se retourner dans l'espace d'une nuit. Il perdit patience et résolut d'en finir. Il

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avec lui. M. d'Orléans, dont vous êtes le beau-frère, paraît d'ailleurs vouloir se prononcer contre la reine.

Oh ! son altesse royale mon beau-frère ne se prononce jamais qu'en paroles. Lorsqu'il s'agit d'en venir aux actions , on ne trouve plus personne.

Il manque au parti de la Fronde un chef qui soit jeune et en- treprenant, et qui possède les trois grandes qualités nécessaires en ces occasions : le courage, l'éloquence et la générosité. Ce sont des dons que vous tenez de famille, monsieur le duc.

Votre majesté me fait bien de l'honneur ; cependant je pense que le peuple de Paris me verrait à sa tête plus volontiers que M. de Beaufort , qui est un important et un fat.

Il n'y a pas long-temps que le duc Charles , votre père, a pré- tendu à la couronne de France.

Si votre majesté veut dire par qu'elle aurait la bonté de me prêter son appui, je dois lui avouer, avant d'aller plus loin, la répu- gnance que j'éprouverais à me présenter sous la protection d'une cour ennemie. Ce serait peut-être le moyen de mettre fin à la guerre en réunissant tous les partis contre moi.

Je vois, reprit le roi en riant , que les demi-mots ne valent rien avec vous. Puisqu'il faut s'expliquer, je vous dirai que je n'ai point de projet sur cette matière; mais que, si je voulais vous soutenir, je saurais m'y prendre assez habilement pour ne pas donner ombrage à vos amis. Pensez-y, monsieur le duc ; j'y vais réfléchir aussi , et nous en reparlerons.

M. de Guise sortit de l'Escurial , agité par des idées contraires. D'un côté était le désir de revoir son pays et de recouvrer sa liberté; de l'autre était son amour pour dona Elvire, dont il n'osait songer à se séparer. La balance demeura ainsi en équilibre pendant quelques jours; mais la violence de l'amour se calmait par la satisfaction. L'in- constance naturelle du prince lui faisait adopter avec plaisir ce qui offrait les apparences d'une grande nouveauté. En outre, il commen- çait à entrer dans cet âge les passions se modifient. Bien que les ardeurs du sang ne se soient jamais apaisées remarquablement chez Henri de Lorraine, pourtant l'ambition parlait plus haut que le reste à certains momens. Les ouvertures du roi d'Espagne le touchèrent profondément à l'endroit de son faible pour le chevaleresque. L'es- prit des (luise lui souffla aux oreilles qu'il pourrait se plonger à son aise dans le bruit et les batailles, s'il retournait en France. Il se re- procha comme une chose honteuse de perdre sa jeunesse dans les

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délices, tandis que ses parens et ses amis maniaient leurs épées en pleine rue au milieu de Paris. Il ne rêva bientôt plus que guerre , et, dans son sommeil, il se voyait couvert de la cuirasse du grand Balafré, distribuant des horions de paladin, menaçant du fer de sa lance le trône chancelant , et faisant trembler la reine-mère au fond de son palais.

Le loisir de délibérer ne lui manqua point, car les choses allaient avec une lenteur incroyable à la cour d'Espagne. La temporisation y était poussée jusqu'à la manie. L'opinion du roi était qu'on devait appuyer M. de Guise pour donner un surcroît d'embarras à M. de Mazarin; mais don Louis de Haro ne partageait pas cet avis. Il ne croyait point que la royauté fût sérieusement menacée en France. Il rappela que les tentatives de ce genre n'avaient servi, dans les siècles précédens, qu'à mettre le gouvernement en frais, sans amener aucun résultat. Le roi fut obligé d'en demeurer d'accord ; cependant il in- sista pour que le prisonnier fût lâché sur la France comme un nou- veau brandon de discorde. Don Louis fit la grimace en pensant que sa nièce avait tout l'air de n'être jamais duchesse de Guise. Il cacha son déplaisir, et redoubla ses lenteurs, dans l'espoir que les évène- mens tourneraient ce projet en fumée. Philippe IV s'occupait davan- tage de bâtir son église que de la politique; le ministre pria bien fort sa majesté de lui laisser le soin de mener cette affaire, et se promit de payer M. de Guise avec des leurres et de la politesse. Henri de Lorraine une fois ému, on ne s'en débarrassait pas à si bon marché. Notre héros ne laissa ni paix ni trêve au roi jusqu'à ce qu'il eût une promesse.

Un soir qu'il suppliait sa majesté de le sortir d'incertitude, Phi- lippe IV déclara que la liberté lui serait rendue à une condition.

Laquelle? demanda le prince avec empressement; si l'honneur me permet de l'accepter, j'y souscris à l'instant.

Il faut me jurer que vous prendrez parti pour la fronderie et que vous y serez le plus ardent et le plus acharné contre M. de Ma- zarin. Voilà toute la rançon que j'exige de vous.

J'en fais le serment, sire. Donnez-moi un passeport et je quitte Madrid sur l'heure.

Attendez à demain ; je dois en causer avec don Louis.

Le lendemain il y eut contre-ordre. Le ministre avait obligé le roi à revenir sur sa parole. Trois autres fois encore M. de Guise arracha le consentement de Philippe IV, et vit les girouettes se retourner dans l'espace d'une nuit. Il perdit patience et résolut d'en finir. Il

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acheta vingt-quatre chevaux de selle , les meilleurs coureurs qu'il put trouver, et les envoya, deux à deux, par relais échelonnés, jus- qu'aux Pyrénées. Un matin , son altesse écrivit à don Louis de Haro le billet suivant :

« Le roi m'a si souvent donné ma liberté , pour s'en dédire après, que je ne sais plus au juste si je suis ou non prisonnier. Dans le doute, je choisis d'être libre comme étant plus à mon avantage. ?se vous attendez pas à me voir servir la cour d'Espagne contre la France ; je ne voudrais pas vous le promettre, n'en ayant pas le dessein. Lorsque vous recevrez ceci , je serai à vingt lieues de vous, et votre grandesse m'excusera de n'avoir pas pris congé d'elle en considération du péril que je cours en m'échappant. »

Cette lettre fut remise trois heures après que M. de Guise se fut enfui en compagnie de Des Essarts. Don Louis envoya aussitôt à leur poursuite ; mais il était trop tard , et on trouva qu'ils avaient tué leurs chevaux à chaque relai , de peur qu'on ne s'en servît pour les atteindre. Les deux prisonniers franchirent la frontière dans la nuit et arrivèrent sains et saufs en Béarn M. de Grammont les reçut dans un de ses châteaux.

S'il fût revenu en d'autres temps , après ses aventures, ses batailles et sa fuite , Henri de Lorraine eût fait parler de lui la cour et la ville; mais il trouva Paris assiégé , le peuple en émotion , ses amis divisés et les querelles politiques emplissant les esprits. Avant de s'informer des causes de tout le bruit qu'on faisait, notre héros, se remit avec quelque plaisir en possession de sa fortune. Il remonta sa maison , et appela autour de lui les gentilshommes qui étaient dévoués à sa famille. Ayant ensuite réfléchi sur les questions du jour, il se résolut à se mettre dans le parti du duc d'Orléans et de la grande Mademoi- selle, qui tenaient les bouts de la fronde, comme on disait alors. Il sortit donc en bon équipage un matin, pour aller au palais du Luxem- bourg, où demeurait Monsieur. Sur le Pont-Neuf, il aperçut deux dames qu'on menait dans une chaise à porteurs et qui riaient de toutes leurs forces.

Excusez-moi , mesdames, de vous interrompre, dit-il en s'appro- chant de la chaise. Je suis M. de Guise et j'arrive d'Espagne, l'on ne rit pas d'aussi bon cœur que vous le faites; vous plairait-il me dire ce qui vous cause tant de joie, afin que je me divertisse avec vous?

Bien volontiers, monsieur le duc, répondit la plus belle des deux personnes. Je contais à Mllc Lambert qu'on me veut chasser de

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Paris et m'excommunier pour avoir mangé de la viande un vendredi. M. de Miossens déjeunait avec moi ; il jeta par la fenêtre une cuisse de poulet , qui tomba sur le nez du curé de Saint-Germain-l'Auxer- rois. Le digne homme mit la pièce dans sa poche, et s'en alla faire vacarme chez tous les premiers bonnets ecclésiastiques en criant au scandale. Voilà le sujet de nos rires; mais au fond, je suis fort em- barrassée; car n'étant pas en odeur de sainteté, l'on me pourrait donner bien du tourment. Je suis MUe de Lenclos , monsieur le duc.

C'est le ciel qui m'envoie pour vous protéger, belle Ninon. Souf- frez que je vous accompagne chez vous, et ne craignez rien. Je ferai en sorte qu'on vous laisse en repos.

Le prince , au lieu d'aller au Luxembourg , suivit Mlle de Lenclos à la Place-Royale , elle demeurait. Il y trouva des beaux esprits et des poètes, une liberté agréable, et la conversation la plus charmante qu'il eût ouïe depuis deux ans. Molière y vint, qui travaillait alors à sa comédie de £ Étourdi, et n'était encore qu'un jeune homme. M. de Guise y demeura tout le jour. Comme Ninon se mit en frais de gentillesse , il en tomba aussitôt amoureux à la fureur, et s'écriait à chaque bon mot qu'elle disait :

Il n'y a que les Françaises au monde! Les autres femmes sont des emplâtres auprès d'elles.

Le soir, M. de Guise voulut manger sa part du souper, dont la de- moiselle fit admirablement les honneurs. Vers minuit, les convives s'étaient retirés; mais le prince, animé par la bonne chère, disait qu'il ne pourrait jamais se résoudre à sortir.

Demeurez autant qu'il vous plaira , répondit Ninon ; je tiendrai compagnie à votre altesse. Je dois pourtant l'avertir que nous aurons tout à l'heure la visite d'un tiers.

Votre amant, sans doute? Et qui est-il, je vous prie?

M. de Villandry. Dans ce moment un carrosse s'arrêta devant la maison. M. de Guise

ouvrit la fenêtre.

Est-ce vous, Villandry? cria son altesse.

C'est moi-même, répondit-on.

Vous venez coucher ici ?

Je me berçais de cet espoir; mais je vois qu'il en faut rabattre.

Comme vous le dites , chevalier : la place est prise ; c'est à cha- cun son tour.

Rien de plus juste. Puis-je au moins savoir qui est l'heureux mortel ?

124 KEVUE DE PARIS.

acheta vingt-quatre chevaux de selle , les meilleurs coureurs qu'il put trouver, et les envoya, deux à deux, par relais échelonnés, jus- qu'aux Pyrénées. Un matin, son altesse écrivit à don Louis de Haro le billet suivant :

« Le roi m'a si souvent donné ma liberté, pour s'en dédire après, que je ne sais plus au juste si je suis ou non prisonnier. Dans le doute, je choisis d'être libre comme étant plus à mon avantage. Ne vous attendez pas à me voir servir la cour d'Espagne contre la France ; je ne voudrais pas vous le promettre, n'en ayant pas le dessein. Lorsque vous recevrez ceci , je serai à vingt lieues de vous, et votre grandesse m'excusera de n'avoir pas pris congé d'elle en considération du péril que je cours en m'échappant. »

Cette lettre fut remise trois heures après que M. de Guise se fut enfui en compagnie de Des Essarts. Don Louis envoya aussitôt à leur poursuite ; mais il était trop tard , et on trouva qu'ils avaient tué leurs chevaux à chaque relai , de peur qu'on ne s'en servît pour les atteindre. Les deux prisonniers franchirent la frontière dans la nuit et arrivèrent sains et saufs en Béarn M. de Grammont les reçut dans un de ses châteaux.

S'il fût revenu en d'autres temps, après ses aventures, ses batailles et sa fuite , Henri de Lorraine eût fait parler de lui la cour et la ville; mais il trouva Paris assiégé, le peuple en émotion, ses amis divisés et les querelles politiques emplissant les esprits. Avant de s'informer des causes de tout le bruit qu'on faisait, notre héros, se remit avec quelque plaisir en possession de sa fortune. Il remonta sa maison , et appela autour de lui les gentilshommes qui étaient dévoués à sa famille. Ayant ensuite réfléchi sur les questions du jour, il se résolut à se mettre dans le parti du duc d'Orléans et de la grande Mademoi- selle, qui tenaient les bouts de la fronde, comme on disait alors. Il sortit donc en bon équipage un matin , pour aller au palais du Luxem- bourg, où demeurait Monsieur. Sur le Pont-Neuf, il aperçut deux dames qu'on menait dans une chaise à porteurs et qui riaient de toutes leurs forces.

Excusez-moi , mesdames, de vous interrompre, dit-il en s'appro- chant de la chaise. Je suis M. de Guise et j'arrive d'Espagne, l'on ne rit pas d'aussi bon cœur que vous le faites; vous plairait-il me dire ce qui vous cause tant de joie, afin que je me divertisse avec vous?

Bien volontiers, monsieur le duc, répondit la plus belle des deux personnes. Je contais à Mlle Lambert qu'on me veut chasser de

REVUE DE PARIS. 125

Paris et m'excommunier pour avoir mangé de la viande un vendredi. M. de Miossens déjeunait avec moi ; il jeta par la fenêtre une cuisse de poulet , qui tomba sur le nez du curé de Saint-Germain-l'Auxer- rois. Le digne homme mit la pièce dans sa poche, et s'en alla faire vacarme chez tous les premiers bonnets ecclésiastiques en criant au scandale. Voilà le sujet de nos rires; mais au fond , je suis fort em- barrassée ; car n'étant pas en odeur de sainteté , l'on me pourrait donner bien du tourment. Je suis Mlle de Lenclos , monsieur le duc.

C'est le ciel qui m'envoie pour vous protéger, belle Ninon. Souf- frez que je vous accompagne chez vous, et ne craignez rien. Je ferai en sorte qu'on vous laisse en repos.

Le prince, au lieu d'aller au Luxembourg, suivit Mlle de Lenclos à la Place-Royale , elle demeurait. Il y trouva des beaux esprits et des poètes, une liberté agréable, et la conversation la plus charmante qu'il eût ouïe depuis deux ans. Molière y vint, qui travaillait alors à sa comédie de l'Étourdi, et n'était encore qu'un jeune homme. M. de Guise y demeura tout le jour. Comme Ninon se mit en frais de gentillesse , il en tomba aussitôt amoureux à la fureur, et s'écriait à chaque bon mot qu'elle disait :

Il n'y a que les Françaises au monde ! Les autres femmes sont des emplâtres auprès d'elles.

Le soir, M. de Guise voulut manger sa part du souper, dont la de- moiselle fit admirablement les honneurs. Vers minuit, les convives s'étaient retirés; mais le prince, animé par la bonne chère, disait qu'il ne pourrait jamais se résoudre à sortir.

Demeurez autant qu'il vous plaira, répondit Ninon; je tiendrai compagnie à votre altesse. Je dois pourtant l'avertir que nous aurons tout à l'heure la visite d'un tiers.

Votre amant , sans doute? Et qui est-il , je vous prie?

M. de Villandry.

Dans ce moment un carrosse s'arrêta devant la maison. M. de Guise ouvrit la fenêtre.

Est-ce vous, Villandry? cria son altesse.

C'est moi-même, répondit-on.

Vous venez coucher ici ?

Je me berçais de cet espoir; mais je vois qu'il en faut rabattre.

Comme vous le dites , chevalier : la place est prise ; c'est à cha- cun son tour.

Rien de plus juste. Puis-je au moins savoir qui est l'heureux mortel ?

iâ6 REVUE DE PA*RIS»

Henri de Lorraine.

Le conquérant de Naples! je baisse pavillon et vous souhaite bonne nuit.

Adieu, chevalier! venez déjeuner avec nous demain.

M"e de Lenclos riait de la plaisanterie. Suivant la mode des per- sonnes galantes , il suffisait d'un tour comique et bien joué pour lui inspirer un caprice. M. de Guise profita de la bonne humeur elle était, et demeura une semaine entière chez elle. Au bout de ce temps, Ninon ayant parlé d'une envie qu'elle avait de visiter Rouen , ils y allèrent ensemble. La mer n'était pas loin , ils la voulurent voir et gagnèrent le Hâvre-de-Grace ; le prince eut une fantaisie de pous- ser jusqu'à Nantes. Deux mois s'écoulèrent ainsi , pendant lesquels Henri de Lorraine oublia l'ambition , les guerres et la fronderie.

Cependant, un jour que M. de Guise trouva par hasard un pam- phlet du coadjuteur, sur les affaires du moment, il résolut de pren- dre parti et de tirer l'épée contre la cour. En revenant à Paris dans ce dessein , il rencontra au Bourg-la-Reine des mousquetaires de l'armée. Il y avait parmi les officiers plusieurs gentilshommes qui le reconnurent et le vinrent embrasser.

donc allez-vous? lui dirent-ils.

Au Luxembourg, pour m'unir à Monsieur contre vous.

Il est trop tard , M. de Turenne a battu les rebelles et repris la capitale. M. de Mazarin rentre ce matin en triomphe au Palais-Royal; venez avec nous lui faire votre cour.

C'était le lendemain de la bataille du faubourg Saint-Antoine, la fronderie avait reçu le dernier coup. M. de Gondi était prisonnier ; Gaston d'Orléans et Mademoiselle avaient fait leur soumission. M. de Guise arriva au moment de la réconciliation générale; on le reçut à bras ouverts, et la reine lui fit conter ses aventures; comme il par- lait très bien, on prit un grand plaisir a l'écouter.

Savez-vous, dit Monsieur au cardinal, que vous n'avez pas ap- précié les mérites de mon frère de Guise?

Le ministre posa les mains sur ses yeux , et s'écria comme un vrai Italien :

Je suis un fou , un ingrat, un méchant! monsieur de Guise , par- donnez-moi mes injustices. Il faut qu'on m'ait ensorcelé; c'est au- jourd'hui seulement que je vois briller vos vertus, votre courage et votre héroïsme. J'ai une dette à vous payer, et je veux m'acquitter dès que nous aurons mis ordre à nos affaires; ne seriez-vous pas en goût de faire un nouvel essai pour reprendre Naples ?

REVUE DE PARIS. 127

Je ferai tout ce que voudra votre éminence.

Eh bien ! je vous donnerai une flotte et des troupes. Vous re- tournerez en Italie, et nous vous soutiendrons de toute notre puis- sance.

M. de Mazarin parlait sérieusement cette t'ois l'on devait croire cependant qu'il poursuivait son système de menteries et de fausses promesses. Des préparatifs considérables se firent à Marseille pour une expédition par mer. On ne regarda pas aux frais , et M. de Guise eut mission de reprendre Naples pour le compte de la France, avec le titre de vice-roi , dans le cas il réussirait.

Nous ne raconterons pas ici cette expédition , qui n'eut point de succès. On peut la connaître par un petit livre que Saint-Yon a écrit sur ce sujet (1). Avec des forces dix fois plus grandes qu'il n'eût fallu pour empêcher la chute du prince en 16i8, on échoua cinq ans plus tard , parce que ce n'est rien que d'entreprendre les choses avec de grands moyens, si l'on ne saisit le temps opportun. Les Napoli- tains avaient oublié Henri de Lorraine. Le gouvernement espagnol avait accordé au peuple ce qu'il désirait, et pris de telles précautions que c'eût été folie de persister. Le commandant des forces de mer, M. de Flosville, se mit d'ailleurs en querelle avec son altesse dès le jour du départ, et ne visa qu'aux moyens de lui nuire, ayant d'autres projets en tète qu'il voulait faire adopter au cardinal. Il fallut revenir comme on était parti , sans avoir livré bataille. L'Espagne ne s'ef- fraya point, et l'on disait à Madrid que la France, reconnaissant enfin le mérite de M. de Guise , l'employait à donner glorieusement un grand coup d'épée dans l'eau.

Avant de quitter l'Italie pour la seconde fois, Henri de Lorraine entendit un jour la messe à Sorrente; et comme son aumônier était malade, il fit venir un vieux prêtre du pays pour se confesser à lui. Quand il eut récité ses prières, il commença ses aveux de la sorte :

Mon ami, j'ai fait couler bien du sang dans ma vie....

Par Bacchus! interrompit le bonhomme , n'allez- vous pas vous accuser d'avoir été trop cruel pendant votre séjour à Naples ! Moi , je vous dis que vous étiez trop doux pour ces canailles; si vous les eus- siez traités comme ils le méritaient, on en aurait pendu les trois quarts, et nous ne serions point sous la tyrannie espagnole. Allez, altesse, votre belle ame n'a pas besoin de s'humilier à demander par- don. Je vous absous sans vous écouter davantage.

(1) Mémoire sur la seconde entreprise contre Xaples, par son altesse Henri de Lorraine, <luc de Guise; 4 vol. in-»2 , 1665.

128 REVUE DE PARIS.

Mais, mon ami, j'ai d'autres péchés dont il faut que je vous entretienne.

Des bagatelles, des amourettes! Qu'est-ce que cela? In héros comme vous, et un Guise, ne va pas en enfer. Pour qui donc serait fait le paradis? Je vous dis que vos fautes vous sont remises. N'y pensez plus; je prends cela sur moi. Si le ciel le trouve mauvais, qu'il m'en punisse.

Le vieux curé donna l'absolution au prince, et causa politique avec lui; après quoi il lui baisa les mains en lui souhaitant toutes sortes de prospérités.

M. de Guise revint à Paris fort piqué au jeu par son mauvais suc- cès. Il le voulait réparer dans une autre entreprise contre les pro- ùnces de Flandres. Il s'emplissait l'imagination de plans de cam- pagne, et passait les journées, étendu sur des cartes géographiques. En dernier lieu, il songeait à une expédition hardie, pour transporter le théâtre de la guerre au cœur de l'Espagne en pénétrant jusqu'à Madrid, lorsque la paix avec Philippe IV et le mariage du jeune roi Louis XIV vinrent l'arrêter dans ses rêves ambitieux. Il voyait sou- vent alors Monsieur et la princesse de Montpensier; il leur contait ses projets. La seconde fille de son altesse royale, qu'on appelait la petite Mademoiselle , se prit d'une admiration extrême pour notre héros. 11 l'épousa, et l'on voit, par les mémoires de sa belle-sœur, qu'il eut une fort grosse dot avec la moitié du palais du Luxembourg.

Le roi cherchait alors à rétablir l'ordre à la cour, qui avait été troublée au point que l'étiquette n'y avait plus de force. Chacun se livrait à des prétentions ridicules et cherchait à usurper sur les droits de son voisin. Sa majesté apprit que M. de Guise donnait lui-même la serviette à sa femme et lui portait le couvert avant de se mettre à table, parce qu'elle était plus princesse que lui. Le roi en conçut une estime particulière pour Henri de Lorraine , et témoigna publique- ment le plaisir que lui causait ce sentiment profond des devoirs et du respect pour le sang royal. Il en résulta que, le jour du grand Car- rousel de 1662, son altesse eut l'honneur de commander le quadrille des Mores. M. le prince de Coudé figurait à la tète des Turcs, et l'on sait ce que dirent les courtisans :

Voilà les deux héros de la fable et de l'histoire.

Il est certain que si la chevalerie n'eût pas été passée de mode , nous ne savons lequel de ces deux grands personnages eût effacé l'autre. Par ses brillantes aventures, ses prodigalités, ses amours et ses prouesses de paladin , M. de Guise était le plus beau modèle que

REVUE DE PARIS. 129

pût trouver un faiseur d'Amadis. La Calprenède en aurait bien écrit douze volumes.

Pendant les longues années de paix qui suivirent le mariage du roi , la France jouissait d'une prospérité qu'elle n'avait pas connue depuis plusieurs siècles. On pourrait croire que Henri de Lorraine, placé à la cour au premier rang avec l'amitié du monarque, devait goûter les douceurs du repos. Persécuté par Richelieu ou abandonné par Mazarin, il n'avait pas adressé au ciel une plainte; mais au sein des honneurs, du calme et de la richesse, il éprouvait de l'ennui. Dé- voré par un étrange besoin de mouvement, il allait et venait sans cesse, changeant tous les jours de résidence sans se trouver à l'aise nulle part. Le médecin Vallot lui conseilla les bains de mer et le croyait hypocondriaque; cependant le prince ne tournait jamais sa mauvaise humeur contre les autres.

On parlait alors de cette expédition contre Candie, qui eut un si mauvais résultat. C'était bien la guerre la plus aventureuse qu'on pût imaginer. La jeunesse du roi doit seule expliquer cette entreprise folle, car il n'était pas autrement besoin de prendre souci des affaires du Turc. Ce fut un reste des idées de croisades, qui jetaient leur dernier feu. La turbulence naturelle aux Français y entrait aussi pour quelque chose; la maladie qui tourmentait notre héros est assez com- mune en notre pays.

Dès qu'il eut connaissance du projet , Henri de Lorraine courut chez le roi.

Il faut , dit-il , que j'avoue à votre majesté une faiblesse de mon caractère. Depuis quatre ans que nous demeurons en paix , je me sens tout rongé par l'ennui. Les délices de la plus belle cour du monde entier ne suffisent point à occuper mes esprits. Si votre ma- jesté doit faire tirer du fourreau quelque épée, je la supplie que ce soit la mienne. Je ne voudrais point finir comme feu mon oncle le chevalier de Guise, qui se tua lui-même par oisiveté.

Prenez patience, mon cousin, répondit le roi. Je vous promets que votre bras ne sera pas long-temps au repos. Je ne dors guère plus tranquillement que vous , en songeant que la Franche-Comté nous manque et que le Rhin n'est pas notre frontière. L'expédition contre Candie n'est pas encore tout-à-fait résolue; mais je vous en donnerai le commandement si elle a lieu.

Votre majesté me rend la vie. Pour lui témoigner ma recon- naissance, je la conjure de souffrir que je mette du mien aux dé-

128 REVUE DE PARIS.

Mais, mon ami, j'ai d'autres péchés dont il faut que je vous entretienne.

Des bagatelles, des amourettes! Qu'est-ce que cela? Un héros comme vous, et un Guise, ne va pas en enfer. Pour qui donc serait fait le paradis? Je vous dis que vos fautes vous sont remises. N'y pensez plus; je prends cela sur moi. Si le ciel le trouve mauvais, qu'il m'en punisse.

Le vieux curé donna l'absolution au prince, et causa politique avec lui ; après quoi il lui baisa les mains en lui souhaitant toutes sortes de prospérités.

M. de Guise revint à Paris fort piqué au jeu par son mauvais suc- cès. Il le voulait réparer dans une autre entreprise contre les pro- vinces de Flandres. Il s'emplissait l'imagination de plans de cam- pagne, et passait les journées, étendu sur des cartes géographiques. En dernier lieu, il songeait à une expédition hardie, pour transporter le théâtre de la guerre au cœur de l'Espagne en pénétrant jusqu'à Madrid, lorsque la paix avec Philippe IV et le mariage du jeune roi Louis XIV vinrent l'arrêter dans ses rêves ambitieux. Il voyait sou- vent alors Monsieur et la princesse de Montpensier; il leur contait ses projets. La seconde fille de son altesse royale , qu'on appelait la petite Mademoiselle , se prit d'une admiration extrême pour notre héros. Il l'épousa, et l'on voit, par les mémoires de sa belle-sœur, qu'il eut une fort grosse dot avec la moitié du palais du Luxembourg.

Le roi cherchait alors à rétablir l'ordre à la cour, qui avait été troublée au point que l'étiquette n'y avait plus de force. Chacun se livrait à des prétentions ridicules et cherchait à usurper sur les droits de son voisin. Sa majesté apprit que M. de Guise donnait lui-même la serviette à sa femme et lui portait le couvert avant de se mettre à table, parce qu'elle était plus princesse que lui. Le roi en conçut une estime particulière pour Henri de Lorraine , et témoigna publique- ment le plaisir que lui causait ce sentiment profond des devoirs et du respect pour le sang royal. Il en résulta que, le jour du grand Car- rousel de 1662, son altesse eut l'honneur de commander le quadrille des Mores. M. le prince de Coudé figurait à la tête des Turcs, et Ton sait ce que dirent les courtisans :

Voilà les deux héros de la fable et de l'histoire.

Il est certain que si la chevalerie n'eût pas été passée de mode ,

nous ne savons lequel de ces deux grands personnages eût effacé

l'autre. Par ses brillantes aventures, ses prodigalités, ses amours et

ses prouesses de paladin , M. de Guise était le plus beau modèle que

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pût trouver un faiseur d'Amadis. La Calprenède en aurait bien écrit douze volumes.

Pendant les longues années de paix qui suivirent le mariage du roi , la France jouissait d'une prospérité quelle n'avait pas connue depuis plusieurs siècles. On pourrait croire que Henri de Lorraine, placé à la cour au premier rang avec l'amitié du monarque, devait goûter les douceurs du repos. Persécuté par Richelieu ou abandonné par Mazarin, il n'avait pas adressé au ciel une plainte; mais au sein des honneurs, du calme et de la richesse, il éprouvait de l'ennui. Dé- voré par un étrange besoin de mouvement , il allait et venait sans cesse, changeant tous les jours de résidence sans se trouver à l'aise nulle part. Le médecin Vallot lui conseilla les bains de mer et le croyait hypocondriaque; cependant le prince ne tournait jamais sa mauvaise humeur contre les autres.

On parlait alors de cette expédition contre Candie, qui eut un si mauvais résultat. C'était bien la guerre la plus aventureuse qu'on pût imaginer. La jeunesse du roi doit seule expliquer cette entreprise folle, car il n'était pas autrement besoin de prendre souci des affaires du Turc. Ce fut un reste des idées de croisades, qui jetaient leur dernier feu. La turbulence naturelle aux Français y entrait aussi pour quelque chose; la maladie qui tourmentait notre héros est assez com- mune en notre pays.

Dès qu'il eut connaissance du projet , Henri de Lorraine courut chez le roi.

Il faut , dit-il , que j'avoue à votre majesté une faiblesse de mon caractère. Depuis quatre ans que nous demeurons en paix, je me sens tout rongé par l'ennui. Les délices de la plus belle cour du monde entier ne suffisent point à occuper mes esprits. Si votre ma- jesté doit faire tirer du fourreau quelque épée, je la supplie que ce soit la mienne. Je ne voudrais point finir comme feu mon oncle le chevalier de Guise, qui se tua lui-même par oisiveté.

Prenez patience, mon cousin, répondit le roi. Je vous promets que votre bras ne sera pas long-temps au repos. Je ne dors guère plus tranquillement que vous, en songeant que la Franche-Comté nous manque et que le Rhin n'est pas notre frontière. L'expédition contre Candie n'est pas encore tout-à-fait résolue; mais je vous en donnerai le commandement si elle a lieu.

Votre majesté me rend la vie. Pour lui témoigner ma recon- naissance, je la conjure de souffrir que je mette du mien aux dé-

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penses de la guerre, en équipant à mes frais une compagnie de gen- tilshommes.

Comme il vous plaira, monsieur le duc. Je vous laisse la carte blanche, et je voudrais voir tous ceux qui ont de grands biens comme vous, employer leur argent d'une aussi belle manière.

Henri de Lorraine acheta aussitôt trois cents chevaux excellons, avec les armes et l'équipement complet d'une compagnie légère; puis il s'en alla partout , recrutant les jeunes gens qui avaient répu- tation d'être braves. Il fit les choses avec une magnificence poussée à la profusion , donnant de grosses sommes à ceux qui avaient des dettes et tenant table ouverte. La plupart des gentilshommes qui l'avaient si bien servi à Naples le vinrent rejoindre. Des Essarts et M. de Forbin étaient du nombre. Son altesse y dépensa quatre cent mille écus d'or. Le roi , qui savait bien juger les hommes, n'eut point d'ombrage de la suite énorme qui accompagnait le prince, et disait aux courtisans :

Avec trente personnes aussi libérales que M. de Guise , je n'au- rais pas besoin d'autre armée pour envoyer prendre Candie.

Au milieu de ces préparatifs, Henri de Lorraine avait retrouvé la joie et la santé. L'embonpoint lui était revenu au visage. Cependant s'il avait pu consulter l'astrologue de Naples, il aurait appris que l'étoile des Guise était à son déclin. On doit regretter, pour l'honneur de ce beau nom , qu'il n'ait point fini sur un champ de bataille comme le permettait l'ordre naturel des choses, puisque le sort avait décidé que l'expédition de Candie serait le tombeau de tous ceux qui l'entre- prenaient.

Un jour qu'il s'était fort échauffé à des exercices militaires, notre héros commit l'imprudence de boire de l'eau glacée. C'était une ha- bitude qu'il avait gardée de son séjour en Italie. En rentrant à son palais du Luxembourg, un grand frisson le prit, et, comme il se coucha sans vouloir appeler son médecin, on le trouva mort dans sou lit le lendemain. Le livre de la guerre, de Machiavel , était sur ses genoux, et sa lampe de nuit brûlait encore, ce qui prouve qu'il avait, passé de vie à trépas subitement, sans beaucoup souffrir. Ses affaires étaient dans un ordre parfait, et, d'avance, il avait préparé son tes- tament par lequel il laissait à ses gentilshommes une année de leur solde avec les chevaux et bagages qu'il leur avait fournis.

Après la mort de son altesse, on sait que le duc de Beaufort eut le commandement de l'expédition contre les Turcs, et qu'il y périt avec

REVUE DE PARIS. 131

tout son monde, sans que l'ennemi lui-même pût le trouver parmi les cadavres. Il est évident par que Henri de Lorraine était marqué par un arrêt suprême comme une victime livrée à la destruction. Il était dans la quarante-neuvième année de son âge.

En jetant un coup d'ceil sur la vie étrange de notre héros, on peut se demander à quoi bon ces nobles qualités, cette beauté d'ame et ce courage, unis au plus glorieux nom de notre histoire, pour qu'une destinée capricieuse et des faiblesses déplorables vinssent tourner tant de grandeurs en petites choses, et faire en sorte que ce fussent des trésors perdus. Si la foi ne nous obligeait à baisser la tète devant les volontés célestes , l'homme se pourrait croire abandonné sur la terre à un aveugle hasard , et ces exemples par lesquels la Providence impénétrable se plaît à dérouter nos intelligences, serviront plus d'une fois d'aliment aux réflexions du doute et de l'impiété.

On voit, par l'avant-propos du gros mémoire de Saint-Yon sur la première expédition de Xaples (1), que M. de Guise laissait un fils âgé de cinq ans, et qui promettait de ressembler fort à son père. Cet enfant mourut dans sa septième année, d'une rougeole pourprée qui courait en France.

Les autres personnages de cette histoire sont tous de si haute volée qu'il n'est pas besoin de dire ce qu'ils sont devenus. Mlle de Pons, après avoir fait mal parler d'elle par ses galanteries étant fille d'hon- neur, attira les regards du jeune roi Louis XIV, et fut un moment rivale de Mllc de La Yallière. Mais si elle pouvait entrer en balance avec cette aimable femme pour la beauté , il n'y avait nulle compa- raison à faire pour l'esprit et les qualités du cœur; elle devait perdre la partie, et la perdit en effet.

M. de Guise la revit à la cour, dans le temps qu'elle intriguait pouT devenir favorite , et n'eut jamais le moindre retour de sa faiblesse pour elle. On a vu que l'amour avait assez d'énergie quand il prenait possession de son altesse; mais aussi, quand une fois il s'envolait, c'était pour tout de bon.

Gabrielle de Pons épousa le marquis d'Heudicourt , et vécut con- fondue parmi ces dames qui jouaient au château le rôle d'ornemens. Elle serait moins ignorée si elle fût restée fidèle à notre héros et qu'elle eût été la dernière duchesse de Guise.

Paul de Musset.

(1) \ vol. in-4", Paris, 1663.

Critique Cittcruire.

Il se perd d

an cotai

ture .

WTJVJE IsAUltME DU nFAJBFjJE.

Uo

Parmi les sources d'inspiration que les poètes ont trop négligées en France, il faut assurément compter la fantaisie. Les œuvres qui peuvent être regardées comme des hommages rendus à cette muse divine, ont des titres incontes- tables à l'indulgence de la critique , et c'est avec regret que nous exprimons un blâme sévère sur le recueil que vient de publier M. Théophile Gautier sous le titre d'L'iie Larme du Diable. C'est à la fantaisie évidemment que s'adresse le culte de l'auteur de Fortunio ; mais ce culte est aussi aveugle qu'il est ardent; et si le règne de l'imagination pure devait marquer, après le règne de l'intelligence et celui des passions politiques , une nouvelle époque de notre littérature, des livres comme Fortunio, comme Une Larme du Diable , tendraient plutôt , on peut l'affirmer sans crainte , à retarder ce règne qu'à en hâter la venue. La fantaisie, comprise comme elle l'est par l'au- teur de ces livres, ne rallierait, en effet, à son culte que des enthousiasmes frivoles, et le dédain des admirateurs du Pot d'or et du Songe d'une nuit d'été, protesterait toujours contre de tels hommages rendus à la muse sacrée d'Hoffmann et de Shakespeare.

Faire consister la fantaisie dans une folle adoration de la matière, c'est méconnaître l'origine céleste de l'imagination. 11 y a dans cette faculté deux tendances dont l'équilibre harmonieux doit être le but du poète. L'imagina- tion humaine réfléchit avec complaisance la beauté matérielle; mais elle tend avec non moins d'ardeur vers la beauté suprême, vers l'infini. Sans l'accord

I

REVUE DE PARIS. 133

de ces deux tendances , le poète ne peut produire qu'une œuvre incomplète. Il se perd dans le mysticisme ou dans la sensualité. Mais les divines créations qui transportent la pensée aux régions les plus sereines de l'art , sont dues à un concours harmonieux de ces forces rivales et reflètent pour ainsi dire à la fois dans leur double beauté le ciel et la terre.

Outre le mystère dont le titre est donné au volume , le recueil de M: Gau- tier contient plusieurs récits dont l'invention n'est pas moins variée que la forme. Une anecdote de boudoir succède à un conte fantastique. Les cathé- drales du nord s'élèvent en regard des nécropoles égyptiennes. On passe d'une imitation d'Angola, d'un pastiche de Watteau, à un laborieux essai de sculp- ture antique. Toutes les parties de cette ordonnance bizarre ne sont pas éga- lement heureuses, et M. Gautier, en essayant tant de routes diverses, s'est trop confié dans la souplesse de son talent. Nous aurions préféré une gerbe moins touffue , moins variée, mais dont l'arrangement modeste eut révélé un goût délicat et une main patiente.

Il est difficile de découvrir quelle intention a dicté le drame placé en tête du volume. Faut-il voir dans cette œuvre une satire dirigée contre la mytho- logie chrétienne? Est-ce le supplice de Satan privé d'amour que M. Gautier a voulu peindre? Le regard doit-il s'arrêter sur la faiblesse de la femme que personnifient Alix et Blancheflor? La lecture la plus attentive du drame de M. Gautier ne donne pas la clé de ce problème. La satire, le monologue et le drame se déroulent avec une égale ampleur sous la main du poète, et nous ne nous hasarderons pas à décider vers lequel de <*es trois buts il a de pré- férence dirigé ses efforts.

Alix et Blancheflor vivent dans la retraite, et leurs anges gardiens ne peuvent découvrir dans leurs âmes une pensée coupable. Satan parie qu'il détournera de la, route du ciel Alix et Blancheflor, et Dieu lui accorde deux jours pour consommer la tentation. Le terme fatal approche, et Satan est près de triompher, quand une larme coule de sa paupière sur l'ange qu'il veut séduire. Le temps fixé pour la tentation expire à cet instant , et les âmes d'Alix et de Blancheflor sont sauvées. Nous ne savons ce que cette donnée eût pu devenir entre des mains poétiques, mais il est probable que le sens qu'elle renferme ne fût pas resté un mystère pour le lecteur. Dans l'œuvre qui nous occupe , il est impossible de décider si M. Gautier a voulu célébrer ou insulter le christianisme. La réconciliation de Satan avec Dieu, dont les dernières paroles du drame nous laissent prévoir la possibilité, n'est pas con- forme, sans doute, aux idées chrétiennes; mais elle place du moins la supé- riorité du côté de Dieu. Dans le reste du drame , au contraire , Dieu est placé au-dessus de Satan, les élus sont tournés en ridicule, le ciel est constam- ment sacrifié à l'enfer. Pour que l'esprit céleste eût le droit d'accorder à la volupté son pardon , il ne fallait pas l'avilir devant elle. La conception de Satan n'est pas une énigme moins obscure. Les ressouvenirs du ciel , déchi- rant le cœur de l'ange déchu , ne sont qu'une réminiscence de Klopstock;

Critique JTittcratre.

vnrm t. ak.uk nu jdiabïïjE.

Parmi les sources d'inspiration que les poètes ont trop négligées en France, il faut assurément compter la fantaisie. Les œuvres qui peuvent être regardées comme des hommages rendus à cette muse divine, ont des titres incontes- tables à l'indulgence de la critique , et c'est avec regret que nous exprimons un blâme sévère sur le recueil que vient de publier M. Théophile Gautier sous le titre d'Une Larme du Diable. C'est à la fantaisie évidemment que s'adresse le culte de l'auteur de Fortunio; mais ce culte est aussi aveugle qu'il est ardent; et si le règne de l'imagination pure devait marquer, après le règne de l'intelligence et celui des passions politiques , une nouvelle époque de notre littérature, des livres comme Fortunio, comme Une Larme du Diable, tendraient plutôt, on peut l'affirmer sans crainte, à retarder ce règne qu'à en hâter la venue. La fantaisie, comprise comme elle l'est par l'au- teur de ces livres, ne rallierait, en effet, à son culte que des enthousiasmes frivoles, et le dédain des admirateurs du Pot d'or et du Songe d'une nuit d'été, protesterait toujours contre de tels hommages rendus à la muse sacrée d'Hoffmann et de Shakespeare.

Faire consister la fantaisie dans une folle adoration de la matière, c'est méconnaître l'origine céleste de l'imagination. 11 y a dans cette faculté deux tendances dont l'équilibre harmonieux doit être le but du poète. L'imagina- tion humaine réfléchit avec complaisance la beauté matérielle; mais elle tend avec non moins d'ardeur vers la beauté suprême, vers l'infini. Sans l'accord

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de ces deux tendances , le poète ne peut produire qu'une œuvre incomplète. Il se perd dans le mysticisme ou dans la sensualité. Mais les divines créations qui transportent la pensée aux régions les plus sereines de l'art , sont dues à un concours harmonieux de ces forces rivales et reflètent pour ainsi dire à la fois dans leur double beauté le ciel et la terre.

Outre le mystère dont le titre est donné au volume , le recueil de M: Gau- tier contient plusieurs récits dont l'invention n'est pas moins variée que la forme. Une anecdote de boudoir succède à un conte fantastique. Les cathé- drales du nord s'élèvent en regard des nécropoles égyptiennes. On passe d'une imitation d'Angola, d'un pastiche de Watteau, à un laborieux essai de sculp- ture antique. Toutes les parties de cette ordonnance bizarre ne sont pas éga- lement heureuses, et M. Gautier, en essayant tant de routes diverses, s'est trop confié dans la souplesse de son talent. Nous aurions préféré une gerbe moins touffue , moins variée, mais dont l'arrangement modeste eût révélé un goût délicat et une main patiente.

Il est difficile de découvrir quelle intention a dicté le drame placé en tête du volume. Faut-il voir dans cette œuvre une satire dirigée contre la mytho- logie chrétienne? Est-ce le supplice de Satan privé d'amour que M. Gautier a voulu peindre? Le regard doit-il s'arrêter sur la faiblesse de la femme que personnifient Alix et Blancheflor? La lecture la plus attentive du drame de M. Gautier ne donne pas la clé de ce problème. La satire, le monologue et le drame se déroulent avec une égale ampleur sous la main du poète, et nous ne nous hasarderons pas à décider vers lequel de ces trois buts il a de pré- férence dirigé ses efforts.

Alix et Blancheflor vivent dans la retraite, et leurs anges gardiens ne peuvent découvrir dans leurs âmes une pensée coupable. Satan parie qu'il détournera de la, route du ciel Alix et Blancheflor, et Dieu lui accorde deux jours pour consommer la tentation. Le terme fatal approche, et Satan est près de triompher, quand une larme coule de sa paupière sur l'ange qu'il veut séduire. Le temps fixé pour la tentation expire, à cet instant, et les âmes d'Alix et de Blancheflor sont sauvées. Nous ne savons ce que cette donnée eut pu devenir entre des mains poétiques, mais il est probable que le sens qu'elle renferme ne fût pas resté un mystère pour le lecteur. Dans l'œuvre qui nous occupe, il est impossible de décider si M. Gautier a voulu célébrer ou insulter le christianisme. La réconciliation de Satan avec Dieu, dont les dernières paroles du drame nous laissent prévoir la possibilité, n'est pas con- forme, sans doute, aux idées chrétiennes; mais elle place du moins la supé- riorité du côté de Dieu. Dans le reste du drame, au contraire, Dieu est placé au-dessus de Satan, les élus sont tournés en ridicule, le ciel est constam- ment sacrifié à l'enfer. Pour que l'esprit céleste eût le droit d'accorder à la volupté son pardon , il ne fallait pas l'avilir devant elle. La conception de Satan n'est pas une énigme moins obscure. Les ressouvenirs du ciel , déchi- rant le cœur de l'ange déchu , ne sont qu'une réminiscence de Klopstock;

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mais nous ne serions pas difficiles pour la nouveauté de l'invention, si l'em- prunt fait à Klopstoek, était racheté par l'habileté de la mise en œuvre. Il n'en est rien malheureusement; car l'ange rêveur de Klopstoek est trans- formé, dans une scène importante du drame, en un railleur cvnique, qui est une autre réminiscence, une réminiscence de Gœthe. Pour peu que 31. Gautier eût médité sérieusement son œuvre, il n'eut pas jeté ainsi le manteau de Méphistophélès sur les ailes d'Abbadonna. L'indulgence que mé- rite la fantaisie, ne saurait aller jusqu'à tolérer de semblables licences. On permet au poète de disposer à son gré de la nature, de l'humanité, du monde visible et invisible; on lui livre sons hésiter, la terre, le ciel et les étoiles, mais c'est à condition qu'il reproduira l'univers dans son harmonie, et qu'il ne substituera pas le chaos de sa pensée à l'œuvre sublime du créateur.

L'imitation de Gœthe n'a pas, d'ailleurs, mieux réussi à M. Gautier que l'imitation de Klopstoek. Dans le prologue de Faust, Gœthe a tracé, on le sait, avec une merveilleuse puissance, la ligure cynique de l'esprit malin rampant aux pieds de l'Éternel, comme le valet aux pieds du maître. 31. Gau- tier a essayé ses forces après Gœthe sur ce magnifique thème. Il a trans- formé Dieu en un despote imbécile ; il a placé dans la bouche des vierges et des anges le langage des mauvais lieux; il a peuplé le ciel chrétien, ce ciel chanté par Dante, de vieillards infirmes et hébétés. Ici, encore, l'élan de la fantaisie a emporté l'écrivain au-delà des bornes qu'il devait respecter, (l'est pousser, en effet, le caprice un peu loin , que de placer, dans le cadre majes- tueux emprunté à Faust , une esquisse licencieuse dans le goût de la Guerre des Dieux. Passer par Gœthe pour arriver à Parny, est une erreur bien grande ; mais cette erreur ne mérite pas un blâme sérieux ; car l'insouciance la plus complète explique seule ce rapprochement bizarre.

Le récit qui succède à ce mystère montre le talent de M. Gautier sous une face plus originale. La Chaîne d'or est une esquisse des mœurs antiques dont quelques détails ne manquent pas de charme. Toutefois la donnée de ce récit ne saurait être acceptée par le lecteur le moins délicat. C'est encore l'amour sensuel qui est glorifié dans cette histoire avec la verve intempérante qu'on a déjà blâmée dans b'ortunio. On ne saurait admettre d'abord que l'art antique se résume dans un culte désordonné de la matière. Ensuite la poésie n'est plus aujourd'hui dans les conditions elle se trouvait au siècle de Périclès. Elle ne s'adresse plus à ces générations heureuses dont le poétique matérialisme a marqué la jeunesse de l'humanité. Si les créations païennes restent chastes dans leur nudité, c'est que le ciseau du sculpteur, la lyre du poète, ont obéi à une inspiration naïve. Aujourd'hui, un zèle éclairé doit guider l'artiste qui veut s'inspirer de ces créations, ou le public aura raison de protester contre des œuvres dictées par un aveugle enthousiasme.

Omphale et le ISid de Rossitjntls n'ont aucun titre à l'attention de la cri- tique. 11 y a dans chacun de ces récits la matière d'une fantaisie gracieuse; mais l'exécution a fait défaut à l'invention , et le thème attend encore le mu-

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sicien. Trois récits plus développés complètent le volume et méritent d'être examinés plus sérieusement.

Si dans le Pet t Chien de la Marquise, M. Gautier a voulu surpasser les écrivains les plus manières du xvnie siècle, il peut s'applaudir, car ses efforts ont pleinement réussi. Auprès de cette esquisse, les poèmes de Dorât, les contes de Voisenon, sont des modèles de simplicité. Toutefois, ce badinage ne doit pas être confondu avec les essais malheureux qui viennent de nous occuper. La comtesse Eliante est un curieux pastiche l'on retrouve la grâce mignarde qui distingue quelques sonnets de la Comédie de la Mort. Le portrait du bichon Fanfreluche mérite le même éloge. Malgré ces détails d'une heureuse coquetterie, nous ne saurions approuver cette laborieuse imitation d'un art frivole désormais oublié. JN'ous ne sommes pas assez près de retrouver l'amour de la beauté simple et pure, pour qu'il soit bon de mettre sous nos yeux de semblables réminiscences. Les emprunts faits au xvnie siècle ne doivent pas dépasser, nous le croyons, le cercle des fantai- sies de la mode. Introduire ces emprunts dans la littérature, c'est accomplir, tout au moins, une tache inutile: car l'inventaire des cabinets de curiosités ne saurait exercer sur notre poésie une influence plus sérieuse que l'inven- taire des salles d'armes du moyen-âge, mis en honneur il y a quelques années.

Il y a dans la Morte amoureuse une qualité qu'il est fort rare de rencon- trer chez M. Gautier. Cette qualité, c'est l'intérêt dramatique. L'invention de ce récit ne se distingue pas, sans doute, par la nouveauté. Mais il intéresse vivement, et la curiosité du lecteur est satisfaite. Nous ne reprocherons pas à la Morte amoureuse de rappeler la donnée du Moine de Lewis; de sur- prendre l'intérêt par des moyens analogues à ceux qu'emploie le mélodrame. Cette nouvelle marque dans la manière de M. Gautier un changement heu- reux qui demande grâce pour les défauts que nous signalons. La description, en effet, n'y remplace pas constamment le récit; le tableau du monde exté- rieur n'y détourne pas l'écrivain de l'étude attentive de l'ame humaine. Nous ne savons si ce progrès doit se consolider, et nous n'osons trop le croire; car de tous les récits contenus dans le nouveau volume de M. Gautier, la Morte amoureuse est le seul qui le révèle. Mais, s'il en était ainsi, M. Gautier devrait s'appliquer à concilier la nouveauté de l'invention avec la richesse de la forme. La donnée de la Morte amoureuse rappelle un grand nom- bre de contes allemands et anglais. Pour rajeunir cette donnée, il fallait une puissance d'exécution que l'on cherche en vain dans cette nouvelle. Il serait injuste pourtant de ne pas excepter de ce blâme quelques détails par lesquels la souffrance du moine Romuald est énergiquement rendue. Quelques pas- sages, celui surtout Clarimonde supplie Piomuald qui hésite à la suivre l'ers les lies inconnues, éveillent aussi dans l'ame une tristesse mystérieuse, une émotion élevée.

Après avoir exploité tour à tour, dans les récits que nous venons d'exa- miner, le mysticisme du moyen-âge, les créations païennes, les fantaisies du

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xviiie siècle, M. Gautier a voulu, dans Une Xuit de Clèopâtre, compléter l'ordonnance de son recueil par une perspective de l'ancienne Egypte. On ne saurait guère encourager cette tendance vers la diversité, cette inquiétude maladive qui excite certains écrivains à varier sans cesse l'horizon de leurs rêveries. Sans prétendre enfermer la pensée du poète dans un cercle mono- tone, la critique peut blâmer un tel abus du caprice, car des tentatives sans cesse renouvelées , énervent un esprit qui eût puisé dans la persévérance les forces nécessaires pour produire une œuvre durable. L'exemple de quelques intelligences prédestinées, Voltaire ou Goethe, ne saurait être invoqué ici à l'appui de l'opinion contraire. Les esprits étendus, qui embrassent le do- maine de l'art dans sa plénitude, ne font qu'obéir aux lois de leur nature. Si ces lois étaient consultées par les talens secondaires, c'est vers l'unité, au contraire, ce n'est pas vers la diversité qu'ils dirigeraient leurs efforts.

II est aisé de voir, à la lecture d'Une }<uitde Clèopâtre, que les pompes sen- suelles d'Alexandrie vont mieux à l'imagination de M. Gautier, que les aus- tères douleurs du moine catholique, esquissées dans la Morte amoureuse. S'il nous fallait consulter, non pas nos sympathies, mais celles de l'auteur du livre, c'est assurément cette vive esquisse que nous placerions au premier rang parmi les autres morceaux du recueil. Tous les défauts qui caractérisent For- lun io s'y retrouvent , il est vrai ; mais , au moins , l'inspiration qui a dicté cette fantaisie , est sincère. L'auteur n'a pas été préoccupé par les souvenirs de ses lectures; la mémoire n'a pas joué ici le rôle de l'imagination. Ge mérite une fois reconnu, il n'est pas plus possible d'approuver la forme d'Une Nuit de Clèopâtre , que la forme de Fortunio. L'auteur arrive sans doute à satisfaire les yeux; les temples de granit inondés de lumière, les sphinx accroupis dans les sables, les dieux gigantesques, les vêtemens splendides, les ornemens bizarres , fournissent à son talent des motifs variés. Mais la pensée reste in- différente à l'effet que produit cette profusion d'éclatantes perspectives. L'œil se fatigue, mais, en revanche, le cœur et l'esprit sont plongés dans un as- soupissement profond. Le style qui doit reproduire les lignes précises des sculptures, et lutter d'éclat avec les couleurs les plus riches, a perdu, dans cette lutte opiniâtre, les qualités qui sont le prix de la sensibilité ou de la ré- flexion. Les paroles ne s'enchainent plus au commandement de l'aine émue ou de l'esprit qui raisonne. L'émotion sensuelle guide seule l'écrivain , et le style porte l'empreinte de cette servitude. Il est sonore , éclatant, d'une con- sistance bizarre, mais il n'a plus ni l'élévation qui distingue l'intelligence, ni l'abandon qui trahit le sentiment.

Dans Une Larme du Diable, on le voit , M. Gautier a continué de pratiquer le système qui a déjà dicté la Comédie de la Mort et Fortunio. Il n'a pas fait un pas vers le culte de la beauté morale , et le drame dont le titre est donné à son nouveau recueil est, au contraire, une insulte à cette beauté, sans la- quelle il n'est point de poésie. Malgré les passages émouvans qu'on remarque dans la Morte amoureuse, on ne saurait espérer de voir un changement s'ac-

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complir dans la manière de M. Gautier. Après avoir poussé à de telles con- séquences les théories littéraires de M. Hugo, l'auteur d'Une Larme du Diable aurait trop à taire pour pratiquer l'art selon les lois éternelles qu'il a méconnues jusqu'à présent. Un talent supérieur pourrait seul résister à une pareille épreuve, et il n'y a trace que d'une imagination vive et facile dans la Comédie de la Mort et dans Fortunio. L'attachement opiniâtre voué à une théorie, révèle d'ailleurs, même dans le disciple, une certaine force, nous nous plaisons à le reconnaître. La recherche de l'éclat, la préoccupation de l'effet, ont pris, dans la littérature actuelle, un caractère qui mérite de fixer l'attention. Plusieurs écrivains obéissent à ces tendances, et si la route qu'ils suivent est mauvaise , au moins y persévèrent-ils avec une ardeur qu'il est rare de rencontrer aujourd'hui. Heureusement, ceux qui s'intéressent à la grandeur, à la dignité de l'art, ne sauraient s'effrayer de cet enthousiasme inspiré par la matière. La pensée seule offre à la poésie un appui solide, et ceux qui la dédaignent épuiseront vite les frivoles trésors qui les ont séduits. Il faudra choisir alors entre les citernes bourbeuses et les sources limpides ont puisé avant nous les poètes de l'intelligence, du sentiment , de la rêverie, les seuls vrais poètes.

D. M.

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BULLETIN.

La coalition annonçait depuis quelque temps à la France trois brochu- res rédigées par M. Guizot, par M. Thiers et par M. Odilon Barrot. Ces écrits devaient servir à expliquer l'union actuelle de ces trois hommes politi- ques, et en cela ils eussent ete éminemment utiles aux esprits simples, qui ont, en effet, besoin de quelques explications à cet égard. Il nous eût man- que, dans tous les cas, une explication de M. Garnier-Pagès et une ex- plication de M. Berryer, qui font partie de l'association cimentée par MM. Guizot, Thiers et Odilon Barrot. Aujourd'hui la première de ces apo- logies vient de paraître. C'est celle de M. Guizot. Elle consiste dans une simple lettre à ses commettans , dans laquelle M. Guizot se borne à attaquer le gouvernement avec une passion assez mal recouverte d'un langage qui af- fecte des formes modérées. La violence des derniers discours de M. Guizot fait encore mieux ressortir cette tactique qui ne trompera personne.

M. Guizot reproche d'abord au ministère d'avoir dissous la chambre après avoir ete oblige de se retirer lui-même , parce qu'il ne trouvait pas une majo- rité su lisante pour le soutenir. Le ministère s'était retire, en effet, en se voyant soutenu par une majorité de treize voix; il espérait que sa retraite rallierait une majorité plus grande à un cabinet auquel il comptait léguer les principes de paix, d'ordre, de loyauté et de modération, qui avaient triomphe dans la chambre. Voyant que les engagemens pris dans la coali- tion ne rendaient pas possible la formation d'un tel cabinet , le ministère du avril est venu demander aux électeurs de décider une question d'une si haute importance pour la France. M. Guizot reproche au ministère la déci- sion qu'il a prise; il demande pourquoi on s'est trouvé dans l'obligation de dissoudre la chambre, et il repond à sa question par des paroles de blâme. M. Guizot a-t-il donc oublie que la dissolution de la chambre a eu lieu plu- sieurs fois depuis 1830, et souvent par des motifs bien moins graves. Il s'agis- sait alors de renforcer une majorité qui pouvait diminuer par l'effet des pro-

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messes non réalisées qui lui avaient été faites. On craignait seulement alors de voir la chambre se soustraire à l'influence de quelques ministres pour ap- puyer d'autres hommes qui auraient apporté au pouvoir des idées presque sem- blables à celles qui y dominaient. Il s'agissait uniquement de passer d'une nuance à l'autre, et sur cette simple appréhension, on n'hésitait pas à dissoudre la chambre. Et aujourd'hui, qu'il s'agit de deux systèmes tout- à-fait opposés qui se trouvent en présence , on reproche au ministère d'en avoir appelé aux électeurs ! Il aurait violé la constitution et fait une sorte de coup d'état en convoquant les collèges électoraux, quand l'alliance de M. Guizot avec M. Odilon Barrot, l'alliance de M. ïhiers avec M. Gar- nier-Pagès, donnent tant de force et d'influence au parti de la guerre et de la progagande; quand les discours des hommes qui se disent les plus modérés dans l'opposition, tendent directement à faire déchirer les traités, et à remettre en question tout ce qui semblait résolu depuis huit ans! Dans un tel état de choses, M. Guizot s'étonne que le gouvernement de la France veuille encore une fois consulter le pays, et qu'il refuse de livrer son avenir à ceux qui l'engagent si légèrement , avant de l'avoir mis à même de décider, par le plus large de ses votes, dans cette grande question! M. Guizot n'abu- sera personne par son étonnement. Sa conduite passée justifie mille fois le gouvernement , et prouve avec surabondance que jamais élections ne furent plus décisives et plus nécessaires.

Dans son étonnement affecté, M. Guizot va plus loin qu'il ne pense. Ja- mais, dit-il, à aucune époque de leur vie, les deux chambres dissoutes par le ministère actuel ne se sont montrées possédées de l'esprit d'innovation ni de l'esprit de guerre. Elles ont sanctionné la politique de 1830; la dernière chambre surtout recueille les éloges de M. Guizot. Elle a laissé toute latitude au gouvernement à l'égard de la Belgique; elle a maintenu, à l'égard de l'Espagne, les principes modérés et pacifiques qu'elle avait manifestés dans sa première session; elle a été étrangère à tout esprit d'envahissement intérieur et d'aventure extérieure; elle a été favorable au système de la conservation et de la paix. Tels sont les éloges que M. Guizot accorde à la dernière cham- bre; telles sont les raisons qui le portent à blâmer violemment la dissolution.

M. Guizot semble avoir déjà oublié que ces actes si louables dont il félicite la chambre, au nom desquels il voudrait la voir maintenue, ont été accom- plis malgré les efforts de la coalition , malgré la commission de l'adresse dont il faisait partie, malgré ses amis et malgré lui-même , qui a parlé le langage de l'opposition la plus avancée dans un de ses derniers discours, qui a nom- mé l'extrême gauche le parti du progrès, et qui, parlant de ses alliés actuels, de ses anciens adversaires de l'émeute, a déclaré qu'en descendant sur la place publique ils avaient cédé à des passions légitimes dans leurs principes! Ainsi M. Guizot loue et félicite la chambre d'avoir fait le contraire de ce qu'il proposait, d'avoir approuvé l'exécution de la convention d'Ancône, tandis qu'il s'élevait avec M. Thiers contre le respect religieux des traités; d'avoir

BULLETIN.

La coalition annonçait depuis quelque temps à la France trois brochu- res rédigées par M. Guizot, par M. Thiers et par M. Odilon Barrot. Ces écrits devaient servir à expliquer l'union actuelle de ces trois hommes politi- ques, et en cela ils eussent été éminemment utiles aux esprits simples, qui ont, en effet, besoin de quelques explications à cet égard. Il nous eût man- qué , dans tous les cas, une explication de M. Garnier-Pagès et une ex- plication de M. Berryer, qui font partie de l'association cimentée par MM. Guizot, Thiers et Odilon Barrot. Aujourd'hui la première de ces apo- logies vient de paraître. C'est celle de M. Guizot. Elle consiste dans une simple lettre à ses commettans, dans laquelle M. Guizot se borne à attaquer le gouvernement avec une passion assez mal recouverte d'un langage qui af- fecte des formes modérées. La violence des derniers discours de M. Guizot fait encore mieux ressortir cette tactique qui ne trompera personne.

M. Guizot reproche d'abord au ministère d'avoir dissous la chambre après avoir été obligé de se retirer lui-même, parce qu'il ne trouvait pas une majo- rité su fisante pour le soutenir. Le ministère s'était retiré, en effet, en se voyant soutenu par une majorité de treize voix; il espérait que sa retraite rallierait une majorité plus grande à un cabinet auquel il comptait léguer les principes de paix, d'ordre, de loyauté et de modération, qui avaient triomphé dans la chambre. Voyant que les engagemens pris dans la coali- tion ne rendaient pas possible la formation d'un tel cabinet , le ministère du 15 avril est venu demander aux électeurs de décider une question d'une si haute importance pour la France. M. Guizot reproche au ministère la déci- sion qu'il a prise; il demande pourquoi on s'est trouvé dans l'obligation de dissoudre la chambre , et il répond à sa question par des paroles de blâme. M. Guizot a-t-il donc oublié que la dissolution de la chambre a eu lieu plu- sieurs fois depuis 1830, et souvent par des motifs bien moins graves. Il s'agis- sait alors de renforcer une majorité qui pouvait diminuer par l'effet des pro-

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messes non réalisées qui lui avaient été faites. On craignait seulement alors de voir la chambre se soustraire à l'influence de quelques ministres pour ap- puyer d'autres hommes qui auraient apporté au pouvoir des idées presque sem- blables à celles qui y dominaient. Il s'agissait uniquement de passer d'une nuance à l'autre, et sur cette simple appréhension, on n'hésitait pas à dissoudre la chambre. Et aujourd'hui, qu'il s'agit de deux systèmes tout- à-fait opposés qui se trouvent en présence , on reproche au ministère d'en avoir appelé aux électeurs ! Il aurait violé la constitution et fait une sorte de coup d'état en convoquant les collèges électoraux, quand l'alliance de M. Guizot avec M. Odilon Barrot, l'alliance de M. Thiers avec M. Gar- nier-Pagès, donnent tant de force et d'influence au parti de la guerre et de la progagande; quand les discours des hommes qui se disent les plus modérés dans l'opposition, tendent directement à faire déchirer les traités, et à remettre en question tout ce qui semblait résolu depuis huit ans! Dans un tel état de choses, M. Guizot s'étonne que le gouvernement de la France veuille encore une fois consulter le pays , et qu'il refuse de livrer son avenir à ceux qui l'engagent si légèrement , avant de l'avoir mis à même de décider, par le plus large de ses votes, dans cette grande question! M. Guizot n'abu- sera personne par son étonnement. Sa conduite passée justifie mille fois le gouvernement , et prouve avec surabondance que jamais élections ne furent plus décisives et plus nécessaires.

Dans son étonnement affecté, M. Guizot va plus loin qu'il ne pense. Ja- mais, dit-il, à aucune époque de leur vie, les deux chambres dissoutes par le ministère actuel ne se sont montrées possédées de l'esprit d'innovation ni de l'esprit de guerre. Elles ont sanctionné la politique de 1830; la dernière chambre surtout recueille les éloges de M. Guizot. Elle a laissé toute latitude au gouvernement à l'égard de la Belgique; elle a maintenu, à l'égard de l'Espagne, les principes modérés et pacifiques qu'elle avait manifestés dans sa première session; elle a été étrangère à tout esprit d'envahissement intérieur et d'aventure extérieure; elle a été favorable au système de la conservation et de la paix. Tels sont les éloges que M. Guizot accorde à la dernière cham- bre; telles sont les raisons qui le portent à blâmer violemment la dissolution.

M. Guizot semble avoir déjà oublié que ces actes si louables dont il félicite la chambre, au nom desquels il voudrait la voir maintenue, ont été accom- plis malgré les efforts de la coalition , malgré la commission de l'adresse dont il faisait partie, malgré ses amis et malgré lui-même , qui a parlé le langage de l'opposition la plus avancée dans un de ses derniers discours, qui a nom- mé l'extrême gauche le parti du progrès, et qui, parlant de ses alliés actuels, de ses anciens adversaires de l'émeute, a déclaré qu'en descendant sur la place publique ils avaient cédé à des passions légitimes dans leurs principes! Ainsi 31. Guizot loue et félicite la chambre d'avoir fait le contraire de ce qu'il proposait, d'avoir approuvé l'exécution de la convention d'Ancône, tandis qu'il s'élevait avec M. Thiers contre le respect religieux des traités; d'avoir

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repoussé l'intervention en Espagne, d'avoir laissé au gouvernement la faculté d'obéir au traité des 24 articles, lorsque la commission de l'adresse deman- dait à la chambre une manifestation de principes tout contraires. M. Guizot, qui s'irritait si hautement contre la chambre quand elle existait encore, la regrette et l'adule depuis que le ministère l'a dissoute; et le député qui s'é- criait en pleine chambre : « Il n'y a de majorité pour personne ici, » demande pourquoi il va se retrouver devant ses électeurs. Il nous semble que la ré- ponse est toute prête, et que tout le monde pourra la lui faire à Lizieux.

Au lieu de se dire qu'au 15 avril le gouvernement, qui avait donné l'am- nistie malgré M. Guizot, ne pouvait entrer dans cette voie nouvelle avec une législature dont grand nombre de membres étaient engagés dans un autre système, M. Guizot assigne une étrange cause à la dissolution qui eut lieu alors, comme à celle qui vient d'être prononcée. Le cabinet était étranger à la chambre des députés; il ne pouvait y exercer aucune influence, aucune autorité. Sa politique était faible et peu nationale, et il était hors d'état de l'accréditer fortement. Voilà le fait dans sa vérité, dit M. Guizot; voilà le mal dans sa gravité.

Voyons nous-mêmes. Nous avons connu M. Guizot blâmant l'amnistie, la repoussant, la traitant d'acte de lâcheté et de faiblesse, quand le ministère l'eut accordée. Est-ce ce que M. Guizot nomme la faiblesse de la politique du cabinet au dedans ? Voudrait-il que le cabinet eût sévi rigoureusement contre ceux que M. Guizot nommait, il y a peu de jours, à la tribune, le parti du progrès , et qu'il les eût poursuivis quand, depuis l'amnistie, ce parti n'est pas sorti de l'opposition légale? Cette politique faible a donné au pays le repos qu'il souhaitait vivement depuis huit ans , et que n'avait pu lui don- ner la forte politique d'intimidation des doctrinaires. La politique faible du 15 avril a mis un terme aux attentats qui effrayaient la France et l'Europe; elle a fait naître une prospérité dont les effets se manifestent par un im- mense accroissement de recettes, et qui ne s'est arrêtée que depuis le commencement de la session, c'est-à-dire depuis que la France entrevoit la possibilité de jouir de tous les avantages de la politique forte que lui promet l'avènement des doctrinaires et de la gauche, préparé par les légiti- mistes et les républicains. Et quant à l'impuissance parlementaire du ca- binet, elle a produit, malgré M. Guizot et ses alliés, vingt lois d'utilité publique et d'améliorations générales , dont l'une , celle des canaux , doublera en vingt ans les forces commerciales de la France. Or maintenant, M. Guizot vient se plaindre à ses électeurs de ce que, par la lutte des pouvoirs, les af- faires du pays sont en souffrance; et après avoir attisé ardemment cette lutte à Paris, il se présente paisiblement à Lizieux, en déplorant que les questions des sucres, des chemins de fer, de la rente et de l'abolition de l'esclavage, soient retardées par les intrigues des partis! M. Guizot suppose-t-il donc que ses électeurs n'ont pas lu ses discours, et pense-t-il que leurs affaires les absorbent au point d'ignorer ce qu'on dit et ce qu'on fait hors de la halle aux

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toiles de Lizieux? Mais en supposant avec lui que les pensées de ses élec- teurs ne s'étendent pas au-delà de cette enceinte , ne leur serait-il pas resté quelque souvenir d'un discours de M. Guizot, qui s'accorde mal avec ceux qu'il a prononcés depuis, et même avec les termes de sa lettre?

Aux yeux de M. Guizot, les intérêts matériels de la France ne sont pas seuls compromis par le cabinet actuel; sa liberté est aussi en péril. Il est évi- dent que la modération avec laquelle s'exécutent les lois de septembre et les autres lois rigoureuses nécessitées par des temps orageux, est un signe d'op- pression, comme l'excédant de recettes, signalé dans le budget, est un signe de misère publique. Ce qui manque à M. Guizot, ce qu'il cberche, ce qu'il demande, c'est cette force qu'il possède sans doute, à l'aide de laquelle tout se décide et se trancbe ; ce qu'il voudrait, c'est un chef qui mène les affaires avec vigueur, qui marche en tête de la société, et qu'il compare à un soleil qui brille à l'horizon. C'est aux électeurs de Lizieux d'élever eux-mêmes ce chef sur le pavois , et de placer ce soleil au firmament , en faisant sortir avec éclat de l'urne électorale l'astre un peu obscurci de M. Guizot, qui s'appro- prie très modestement, comme on le voit, l'emblème et la devise de Louis XIV.

Après cette appréciation hyperbolique de lui-même, on ne doit pas s'at- tendre à voir M. Guizot apprécier justement ses adversaires. Pour lui, la po- litique extérieure du cabinet du 15 avril se résume dans l'abaissement de l'in- fluence de la France en Italie, en Suisse , en Belgique et en Espagne. Il est vrai qu'en Italie et en Belgique , la France a respecté les traités ; qu'en Suisse, elle les a fait respecter par les autres, et qu'elle n'a pas intervenu en Es- pagne. Quant à la situation prospère de notre colonie en Afrique, qui ajoute à notre influence en Europe ; quant à nos faits d'armes au Mexique, à la sol- licitude avec laquelle le gouvernement protège partout les intérêts de nos na- tionaux, sollicitude qui nous place, dans l'esprit des peuples étrangers, sur le même rang que l'Angleterre , M. Guizot ne daigne pas en dire un mot. Ce n'est pas pour parler de pareilles choses qu'il s'est mis à écrire à ses élec- teurs, et ces détails nuiraient à sa conclusion, qui est que les plus grands malheurs nous menacent, si le cabinet demeure, et si les électeurs ne s'ar- rangent pour donner le pouvoir à M. Guizot et à ses amis.

Il pourrait bien rester aux électeurs quelques scrupules. A qui donneront- ils le pouvoir en le donnant à M. Guizot? Si les électeurs de Lizieux en sont restés au discours que M. Guizot prononça dans l'enceinte de leur ville, leurs voix peuvent-elles consciencieusement se porter sur l'auteur des derniers discours que M. Guizot a prononcés dans la chambre , sur l'un des rédacteurs du projet d'adresse repoussé par la majorité? M. Guizot est au moins consé- quent en ceci avec lui-même, que, dans sa lettre, il soutient et défend le projet d'adresse, et qu'il le justifie. Le projet d'adresse était juste envers le cabinet, selon M. Guizot, et assurément un des rédacteurs du projet ne peut tenir un autre langage; mais M. Guizot va plus loin , et affirme que ce

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projet d'adresse était loyal, respectueux , et même affectueux pour la monar- chie de juillet. II est vrai que la chambre en a jugé autrement, car elle a ef- facé de ce projet d'adresse tout ce qui lui semblait injuste, exagéré, et par- ticulièrement le dernier paragraphe, qui rappelait les passages des discours violemment respectueux et hostilement affectueux adressés jadis à Louis XVI par une fameuse assemblée. M. Guizot , dont la pensée a subi quelques varia- tions en peu de jours, se présente donc aux électeurs comme un des rédac- teurs du projet d'adresse. Sa politique actuelle est celle qui a été exposée à la chambre par les divers membres de la commission; elle consiste à exé- cuter les traités quand l'intérêt de la France le commande , et à les décliner quand on croit mieux servir ces intérêts de la sorte. Les principes de M. Guizot sont ceux de M. Duvergier de Hauranne, pour lesquels il a demandé la soli- darité. L'omnipotence de la chambre des députés , l'annulation calculée des autres pouvoirs, telle est la base de ces principes. Quant au respect de la couronne, il n'est besoin que de relire le dernier écrit de M. Duvergier et celui de M. de Rémusat pour savoir jusqu'où s'étend Vaffectueux dévouement du parti doctrinaire quand il se trouve en dehors du pouvoir.

M. Guizot ne pouvait se dispenser déparier de la coalition à ses électeurs; mais son langage, d'ordinaire si résolu , se renferme ici dans un cercle bien timide, ou tracé avec une rare habileté. M. Guizot dit qu'il s'est félicité de voir des opinions, des personnes amies sincères du gouvernement de juillet, se rencontrer sur le terrain de l'adresse et agir de concert. Mais, de bonne foi, est-ce seulement sur le terrain de l'adresse que la coalition s'est réunie, et sont-ce uniquement des personnes amies sincères du gouver- nement de juillet, qui figurent aux premiers rangs de la coalition? Nous vou- lons bien admettre que M. Odilon Barrot soit un des amis sincères du gou- vernement de juillet, tel que l'entendent M. Guizot et ses amis, et c'est assurément une grande concession que nous faisons là; mais M. Garnier- Pagès, M. Berryer, avec qui l'on vote, avec qui l'on se concerte chaque jour, et avec lesquels on échangera les suffrages dans les élections, sont-ils des amis sincères du gouvernement de juillet? Est-ce là, comme le dit M. Gui- zot, la mise en commun desentimens, d'idées, d'intentions réellement sem- blables? M. Guizot s'écrie à ce sujet qu'il voudrait bien savoir qui aurait le droit, qui « aurait l'audace de trouver quelque chose à redire. » Il n'y a rien à redire en effet, quand on voit la feuille rédigée par les doctrinaires, par M. Duvergier de Hauranne, par M. de Rémusat, et écrite sous l'influence de M. Guizot, annoncer la formation d'un comité électoral, composé de républicains notoirement connus, qui doivent s'entendre avec le comité de la gauche et le comité doctrinaire. Il faudrait avoir bien de l'audace pour se récrier en voyant les mêmes articles paraître le même jour, à la fois , dans les journaux de la gauche, dans les feuilles radicales, et dans la feuille doctri- naire. M. Guizot ne veut pas que les camps politiques soient des prisons les hommes demeurent éternellement enfermés. Voilà pourtant ce que vou-

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lait le parti doctrinaire, quand il était au pouvoir. Tout ce qui n'était pas lui devait être impitoyablement exterminé ou mis à l'écart, et les plus grands griefs qu'il élève contre ceux de ses adversaires qui défendent le pou- voir dans l'assaut que les doctrinaires lui livrent aujourd'hui, c'est que quelques-uns d'entre eux ont fait jadis partie de l'opposition. C'est juste- ment cette doctrine qui avait porté le mal au point il était , quand les doctrinaires se sont vus forcés d'abandonner le pouvoir. C'est précisément parce qu'ils voulaient transformer les camps politiques en prisons, ou pour être plus exacts , parce que la prison et l'exil étaient à leurs yeux les seuls moyens que devait employer le gouvernement pour affaiblir les partis, que le ministère d'amnistie et de conciliation arriva si à propos, et trouva tant d'approbation dans le pays. M. Guizot fraie maintenant avec les partis qu'il a si violemment combattus; ce qu'il nommait la mauvaise queue de la révolution, a cessé de lui paraître redoutable, et le parti de la répu- blique, ainsi que celui de la restauration, ces deux serpens de l'absolutisme et de l'anarchie , comme il les nomme dans sa lettre, lui paraissent si inno- cens, qu'il n'hésite pas à les réchauffer dans son sein constitutionnel. A la bonne heure! Mais tant d'indulgence d'une part, en faveur des gens qu'il a traités comme des criminels qu'il fallait poursuivre le fer à la main, et de l'autre, tant de rigueur, tant d'injustes colères pour des hommes qui n'ont fait que continuer, par la voie de la conciliation , le système de paix et de modération que M. Guizot voulait établir par son inflexible sévérité ; ce sont des contrastes qui ne peuvent s'expliquer par la logique. M. Guizot vient lui-même au-devant de l'explication qui se présente, en se justifiant d'avoir conçu des projets d'ambition, et d'avoir pris part à des intrigues. C'est à ses électeurs à peser, d'une part, les faits, et de l'autre, les deux mots de justi- fication que M. Guizot leur jette en passant.

Nous mettrons, toutefois , quelques paroles dans la balance. « Tout ce qui s'est fait dans la coalition , dit M. Guizot , s'est passé au plus grand jour, sous l'œil du pays. » jNous n'avons.cependant pas oublié qu'il y a un an, à l'époque la coalition se forma secrètement, elle fut dévoilée par le recueil nous écrivons ces lignes , et que , durant un mois , elle fut obstinément niée par tous ceux qui la composaient. Nous pourrions citer, au besoin, les injures qui nous furent adressées , à ce sujet, par les feuilles, alors non officielles, de la coalition. JN'ous étions des calomniateurs, jamais M. Guizot n'avait songé à se coaliser avec M. Thiers, jamais M. Thiers avec M. Odilon Barrot. Les doc- trinaires et l'extrême gauche ! les conservateurs et les radicaux ! quelle pensée infâme! Le centre gauche ne protestait pas moins hautement, il n'y avait qu'une voix dans ce parti contre les doctrinaires. Maintenant la coalition est une chose sainte; M. Guizot déclare qu'il se félicite de voir des républicains et des carlistes « s'engager au service d'une cause nationale, » c'est-à-dire voter avec les doctrinaires et le centre gauche contre le gouvernement. Un pareil fait ne cause aucun embarras à M. Guizot; il est même pour lui Toc-

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casion de la réflexion la plus philosophique : « Le bien aussi est contagieux, dit-il, quiconque y touche en prend quelque chose; on ne met pas le pied dans la bonne voie sans y faire un pas. » On peut en dire autant , ce nous semble, de la mauvaise; et M. Guizot, engagé dans le parti de l'opposition, avec M. Garnier-Pagès, en est la preuve. Son dernier discours se sentait plus de l'extrême gauche qu'il nommait le parti du progrès, que le dernier discours de M. Garnier-Pagès ne se sentait des bonnes doctrines de M. Guizot qu'il fréquente; et nous n'avons pas encore vu que M. Berryer ait rien pris de l'op- position se disant conservatrice de la monarchie de juillet, qu'il soutient de son influence dans les élections, et de son éloquence à la chambre.

Maintenant que nous avons relevé tant d'étranges erreurs est tombé bien volontairement M. Guizot , répondrons-nous à la dernière de ses atta- ques? « L'opposition n'attaque que le cabinet, et le cabinet, dit-il, se cache derrière la couronne. L'opposition persiste, le cabinet persiste à son tour; il veut absolument que la couronne descende dans l'arène et lui serve de bou- clier. » Encore une fois, est-ce aux habitans d'un département voisin de la capitale, riche et éclairé, ou à une obscure commune de quelque province reculée, de quelque impraticable pays de montagnes, que s'adresse M. Gui- zot? Le débat est-il déjà si embrouillé qu'on puisse y jeter impunément des paroles si contraires à la vérité? Aucun des électeurs de M. Guizot n'a donc lu les écrits du parti doctrinaire, que M. Guizot ose leur parler ainsi? Le projet d'adresse lui-même était-il autre chose que le résumé des discours et des écrits dont nous parlons? Dans ses écrits, dans ses discours, dans le projet d'adresse , la coalition accusait les ministres de ne pas couvrir suffi- samment le trône par leur responsabilité, et les ministres n'ont cessé de pro- tester contre des accusations aussi vagues et aussi mal fondées. Dès les pre- mières séances de la chambre, ils ont réclamé la responsabilité dont la coa- lition voulait les dessaisir afln de les mieux renverser; ils ont assumé sur eux toutes les conséquences bonnes ou mauvaises de leurs entreprises et de leur politique, et se sont défendus d'avoir obéi à d'autres influences qu'à celle de leur propre opinion quand elle avait dominé dans le conseil. Et quel ministère a plus courageusement usé desa responsabilité que celui-ci? Il est vrai qu'il ne l'a jamais portée hors du cercle tracé par les lois; mais on peut compter en combien de circonstances importantes il en a fait usage. L'amnistie d'a- bord, les premières élections, l'expédition de Constantine, l'ultimatum porté à Haïti, la grande conception des chemins de fer et des canaux, l'ex- pédition du Mexique, celle de Buénos-Ayres, les travaux matériels en Afrique, le complément des armes spéciales, les sommations faites à la Suisse, et la dissolution même de la chambre que blâme M. Guizot. Est-ce un ministère faible, timide, qui recule devant sa responsabilité? Et quand il en réclame tout le poids , quand il le fait avec le courage , avec l'éloquence , avec la té- nacité qu'il a montrés dans la discussion de l'adresse, M. Guizot vient lui dire qu'il s'efface derrière la couronne , et qu'il la fait servir de bouclier pour

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parer les coups que lui porte l'opposition ! Oui , il est vrai , l'opposition s'est adressée à la couronne ; elle a audacieusement tenté de faire passer dans l'adresse, sous un faux vernis de respect, quelques lignes d'un pamplilet de M. Duvergier de Hauranne, écrit sous l'inspiration de M. Guizot, qui a réclamé lui-même la responsabilité des principes de ce pamphlet; mais il est égale- ment vrai que le ministère du 15 avril a détourné, autant qu'il était en lui, toutes les attaques, et qu'il s'est efforcé de les faire diriger contre lui seul.

H. Guizot peut dire à son aise que le ministère a mal défendu la couronne devant les chambres. Si le ministère a mal défendu la couronne contre Top- position, vous avouez donc que la coalition a attaqué la couronne, et c'est justement ce que vous venez de nier tout à l'heure Mais le ministère a bien défendu le trône , au contraire , car il a fait changer d'un bout à l'autre une adresse non respectueuse, non affectueuse, mais violente, mais hostile. Il n'en est rien resté, malgré les efforts réunis et répètes, durant douze jours, de M Thiers, de M. Berryer, de M. Garnier-Pagès, de M. Odilon Barrot, et de H Guizot!

Nous venons d'analyser toute la lettre de M. Guizot à ses électeurs. Nous avons montré tantôt combien ses accusations sont vagues, et tantôt combien elles sont injustes. Nous concevons tout l'embarras de sa situation, et nous ne saurions en vouloir au député de Lizieux d'avoir eu la faiblesse de glisser plusieurs fois sur des vérités affligeantes pour lui. C'est par égard pour cette situation vraiment pénible que nous n'insistons pas nous-mêmes sur quelques points. 11 nous a suffi de montrer que tout ne s'était pas passé au grand jour dans la coalition , et nous n'avons que voulu rechercher par quelle série de concessions avait passé le chef du parti doctrinaire pour obtenir la voix des amis de M. Garnier-Pagès dans le collège électoral de Lizieux. Les anciens électeurs de M. Guizot vont être bien surpris de voir quels amis et quels collègues il leur a ménagés, et l'on verra, à Lizieux comme ailleurs, bien des gens étonnes de voter ensemble, si toutefois les amis sincères du gouver- nement de juillet, que M. Guizot a recrutés dans le parti républicain et dans le parti légitimiste , ne font pas reculer les électeurs à qui s'adresse l'écrit qu'il vient de publier.

Nous ne savons quelle impression produira la lettre de M. Guizot sur les électeurs de Lizieux; mais nous savons que quelques députés de la coalition qui n'ont pas la plume aussi facile que M. Guizot , ont eu déjà maille à partir avec leurs électeurs. M. Ganneron , entre autres, a eu, dit-on, de rudes in- terpellations à subir de la part des siens. M. Ganneron doit beaucoup aux électeurs de son arrondissement, qui lui ont donné une double preuve de confiance dans les élections de la chambre et dans celles de la garde natio- nale, et il leur doit un compte rigoureux de ses actes politiques. Un grand nombre d'entre eux ont paru s'étonner de voir leur député siéger dans une coalition composée de cinq minorités, dont trois sont hostiles à la forme même du gouvernement, et ils lui ont remontré qu'il devait siéger le.

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plaçaient ses principes, et non l'appelaient ses amitiés personnelles. Les explications de M. Ganneron ont été, dit-on, peu favorables à la coalition, et si elles étaient accueillies par la majorité des électeurs, M. Ganneron ne pourrait plus voter avec M. Berryer et AI. Garnier-Pagès, sans achever de se perdre dans l'esprit de ses commettans. On pense toutefois que l'élection de M. Ganneron éprouvera de grandes difficultés. M. Legentil trouve encore moins de faveur dans les réunions préparatoires, et toutes les menées des co- mités républicains et doctrinaires auront peine à le faire triompher de la mauvaise volonté de ceux qui voient en lui un député infidèle à son mandat. La destitution de M. Persil et celle de M. Mottet ont deux motifs diffé- rens. M. Persil remplissait exactement ses fonctions de président du conseil des monnaies, fonctions bien faciles, puisqu'un magistrat étranger aux ques- tions financières et à la manipulation monétaire se trouvait apte à les rem- plir. La destitution de M. Persil est la conséquence de ses propres doctrines et de celles de M. Guizot, qui ont été citées récemment dans quelques jour- naux. M. Guizot, étant ministre, a dit, en effet, à la chambre : « J'ai été autrefois écarté du gouvernement, j'ai trouvé cela tout simple. Je ne me suis pas plaint. J'ai trouvé naturel que le gouvernement, qui suivait une ligne suivant moi mauvaise , et que j'avais hautement proclamé mauvaise, se séparât des fonctionnaires qui se mettaient en hostilité contre lui. On ne peut, en effet, être dans la garnison de la place et dans l'armée des assiégeans. » Or, M. Persil était un des premiers à l'assaut dans l'armée des assiégeans, et non content de faire de l'opposition dans la chambre, il faisait partie d'une société destinée à surveiller les fraudes électorales du gouvernement. Quand M. Persil a consenti à faire partie de ce comité, il avait cessé d'être député, et le gouvernement, qui a respecté son vote à la chambre, n'a pas du souf- frir qu'un fonctionnaire public d'un rang élevé donnât un si funeste exem- ple. Les feuilles de l'opposition ont loué la conduite d'un sous -préfet qui a donné sa démission parce qu'il ne pouvait approuver la politique du gouvernement. Cette conduite est toute constitutionnelle; celle du gouvernement l'a été également en destituant M. Persil. Personne n'a le droit de demander compte à M. Persil de ses opinions. Il a soutenu la maxime : Le roi règne et gouverne, et il l'a développée avec quelque cou- rage; aujourd'hui il fait partie d'une coalition qui vient s'opposera de pré- tendus empiétemens de la couronne. C'est assurément le droit de M. Per- sil. Il n'est pas plus déplacé dans la coalition que M. Berryer, qui vient y com- battre pour le gouvernement représentatif , et M. Garnier-Pagès, qui y dé- fend la monarchie de juillet contre des ennemis tels que AI. Mole. M. de Montalivet, M. de Salvandy, et la majorité de la chambre. Mais le droit du gouvernement, disons plus, son devoir, était de rayer de la liste des fonction- naires M. Persil, qui se chargeait de travailler les élections dans un sens contraire au gouvernement. iNous avons lu dans le Courrier Français une convocation des députés opposans de la droite chez M. Persil , c'est-à-dire à

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l'Hôtel des Monnaies. Le gouvernement ne pouvait pas plus souffrir cette réunion dans l'Hôtel des Monnaies que M. Persil n'aurait pu souffrir une réunion de faux-monnayeurs dans ses caves. Quant aux détails donnés par M. Persil sur sa nomination qui eut lieu le lendemain même de la mort de M. Colin de Sussy, nous croyons que sa mémoire le sert mal. La situation de M. Persil alors, l'empressement que mettait le gouvernement à le servir, lui permettaient de choisir lui-même la retraite qu'il désirait. Nous savons qu'il lui fut même proposé de se pourvoir d'un poste plus éminent et plus en harmonie avec les études de sa vie entière. M. Persil préféra la présidence du conseil des monnaies. Ce choix étrange vint de lui , et non du gouverne- ment. C'est donc par le seul effet de sa volonté qu'il a été pourvu de ce poste, et c'est aussi par le seul effet de sa volonté qu'il en est sorti; car M. Persil, ancien ministre, avait assez souvent défini les devoirs d'un fonctionnaire pour les connaître et les pratiquer.

Pour M. Mottet, procureur-général à Orléans, que le Constitutionnel re- présente comme un homme doux et pacifique, nous sommes loin de lui con- tester ces deux qualités. M. Mottet votait contre le ministère, très pacifique- ment il est vrai; mais l'usage, très légal sans doute, qu'il faisait de son vote, ne le dispensait pas de remplir ses fonctions de magistrat. Or, M. Mottet, nommé procureur-général près la cour royale d'Orléans, ne s'est rendu en tout que dix-huit jours à son poste. Quand la session n'appelait pas M. Mottet à Paris , il employait son temps à se reposer en Provence des fatigues de la session , sans même entretenir une correspondance avec le parquet de la cour royale il était attaché. Certes , ce n'est pas à Orléans qu'on blâmera la révocation de M. Mottet.

La coalition n'a pas manqué d'annoncer de nouvelles destitutions. Il a été question, disent ses organes, de celles de M. d'Argout, de M. Calmon et de M. Dosne, beau-père de M. Thiers. M. d'Argout ne s'est pas placé, comme M. Villemain , à la tête d'un comité électoral hostile au gouvernement. M. Cal- mon use un peu largement, il est vrai , du droit que ses principes de gauche lui accordent, selon lui, de faire de l'opposition; mais le bruit de sa destitu- tion est sans fondement. Pour M. Dosne, qui n'est ni pair, ni député, ni mem- bre d'aucune association hostile au gouvernement, rien ne motiverait sa des- titution, et il n'en a pas été question un seul moment. Le ministère, qui avait de justes motifs de destituer M. Persil , ne destituera personne sans des motifs aussi justes. Les fonds ont haussé à la Bourse par l'effet de la mesure rela- tive à M. Persil, et cette hausse s'expliquait par la satisfaction qu'on éprou- vait en voyant le gouvernement se défendre contre ses ennemis et faire preuve de cette force que M. Guizot se plaint de voir perdre. M. Guizot n'est pas moins un des plus violens désapprobateurs de la destitution de M. Persil!

Le Constitutionnel annonçait, il y a quelques jours, un comité électoral composé par des membres républicains, et il donnait la liste de ces membres. Ce comité, formé en dehors des chambres, compte quatre bureaux à Paris,

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plaçaient ses principes, et non l'appelaient ses amitiés personnelles. Les explications de M. Ganneron ont été, dit-on, peu favorables à la coalition, et si elles étaient accueillies par la majorité des électeurs, M. Ganneron ne pourrait plus voter avec M. Berryer et M. Garnier-Pagès , sans achever de se perdre dans l'esprit de ses commettans. On pense toutefois que l'élection de M. Ganneron éprouvera de grandes difficultés. M. Legentil trouve encore moins de faveur dans les réunions préparatoires, et toutes les menées des co- mités républicains et doctrinaires auront peine à le faire triompher de la mauvaise volonté de ceux qui voient en lui un député infidèle à son mandat. La destitution de M. Persil et celle de M. Mottet ont deux motifs diffé- rens. M. Persil remplissait exactement ses fonctions de président du conseil des monnaies, fonctions bien faciles, puisqu'un magistrat étranger aux ques- tions iinancières et à la manipulation monétaire se trouvait apte à les rem- plir. La destitution de M. Persil est la conséquence de ses propres doctrines et de celles de M. Guizot, qui ont été citées récemment dans quelques jour- naux. M. Guizot, étant ministre, a dit, en effet, à la chambre : « J'ai été autrefois écarté du gouvernement, j'ai trouvé cela tout simple. Je ne me suis pas plaint. J'ai trouvé naturel que le gouvernement, qui suivait une ligne suivant moi mauvaise, et que j'avais hautement proclamé mauvaise, se séparât des fonctionnaires qui se mettaient en hostilité contre lui. On ne peut, en effet, être dans la garnison de la place et dans l'armée des assiégeans. » Or, M. Persil était un des premiers à l'assaut dans l'armée des assiégeans, et non content de faire de l'opposition dans la chambre, il faisait partie d'une société destinée à surveiller les fraudes électorales du gouvernement. Quand M. Persil a consenti à faire partie de ce comité, il avait cessé d'être député , et le gouvernement, qui a respecté son vote à la chambre, n'a pas souf- frir qu'un fonctionnaire public d'un rang élevé donnât un si funeste exem- ple. Les feuilles de l'opposition ont loué la conduite d'un sous -préfet qui a donné sa démission parce qu'il ne pouvait approuver la politique du gouvernement. Cette conduite est toute constitutionnelle; celle du gouvernement l'a été également en destituant M. Persil. Personne n'a le droit de demander compte à M. Persil de ses opinions. Il a soutenu la maxime : Le roi règne et gouverne, et il l'a développée avec quelque cou- rage; aujourd'hui il fait partie d'une coalition qui vient s'opposer à de pré- tendus empiétemens de la couronne. C'est assurément le droit de M. Per- sil. Il n'est pas plus déplacé dans la coalition que M. Berryer, qui vient y com- battre pour le gouvernement représentatif , et M. Garnier-Pagès, qui y dé- fend la monarchie de juillet contre des ennemis tels que M. Mole, M. de Montalivet, M. de Salvandy, et la majorité de la chambre. Mais le droit du gouvernement, disons plus, son devoir, était de rayer de la liste des fonction- naires M. Persil, qui se chargeait de travailler les élections dans un sens contraire au gouvernement. Nous avons lu dans le Courrier Français une convocation des députés opposans de la droite chez M. Persil , c'est-à-dire à

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l'Hôtel des Monnaies. Le gouvernement ne pouvait pas plus souffrir cette réunion dans l'Hôtel des Monnaies que M. Persil n'aurait pu souffrir une réunion de faux-monnayeurs dans ses caves. Quant aux détails donnés par M. Persil sur sa nomination qui eut lieu le lendemain même de la mort de M. Colin de Sussy, nous croyons que sa mémoire le sert mal. La situation de M. Persil alors, l'empressement que mettait le gouvernement à le servir, lui permettaient de choisir lui-même la retraite qu'il désirait. Nous savons qu'il lui fut même proposé de se pourvoir d'un poste plus éminent et plus en harmonie avec les études de sa vie entière. M. Persil préféra la présidence du conseil des monnaies. Ce choix étrange vint de lui , et non du gouverne- ment. C'est donc par le seul effet de sa volonté qu'il a été pourvu de ce poste, et c'est aussi par le seul effet de sa volonté qu'il en est sorti-, car M. Persil, ancien ministre , avait assez souvent défini les devoirs d'un fonctionnaire pour les connaître et les pratiquer.

Pour M. Mottet, procureur-général à Orléans, que le Constitutionnel re- présente comme un homme doux et pacifique, nous sommes loin de lui con- tester ces deux qualités. M. Mottet votait contre le ministère, très paciOque- ment il est vrai; mais l'usage, très légal sans doute, qu'il faisait de son vote, ne le dispensait pas de remplir ses fonctions de magistrat. Or, M. Mottet, nommé procureur-général près la cour royale d'Orléans, ne s'est rendu en tout que dix-huit jours à son poste. Quand la session n'appelait pas M. Mottet à Paris , il employait son temps à se reposer en Provence des fatigues de la session , sans même entretenir une correspondance avec le parquet de la cour royale il était attaché. Certes , ce n'est pas à Orléans qu'on hlâmera la révocation de M. Mottet.

La coalition n'a pas manqué d'annoncer de nouvelles destitutions. Il a été question, disent ses organes, de celles de M. d'Argout, de M. Calmon et de M. Dosne, beau-père de M. Thiers. M. d'Argout ne s'est pas placé, comme M. Villemain, à la tête d'un comité électoral hostile au gouvernement. M. Cal- mon use un peu largement, il est vrai , du droit que ses principes de gauche lui accordent, selon lui, de faire de l'opposition; mais le bruit de sa destitu- tion est sans fondement. Pour M. Dosne, qui n'est ni pair, ni député, ni mem- bre d'aucune association hostile au gouvernement, rien ne motiverait sa des- titution , et il n'en a pas été question un seul moment. Le ministère , qui avait de justes motifs de destituer M. Persil , ne destituera personne sans des motifs aussi justes. Les fonds ont haussé à la Bourse par l'effet de la mesure rela- tive à M. Persil, et cette hausse s'expliquait par la satisfaction qu'on éprou- vait en voyant le gouvernement se défendre contre ses ennemis et faire preuve de cette force que M. Guizot se plaint de voir perdre. M. Guizot n'est pas moins un des plus violens désapprobateurs de la destitution de M. Persil!

Le Constitutionnel annonçait, il y a quelques jours, un comité électoral composé par des membres républicains, et il donnait la liste de ces membres. Ce comité, formé en dehors des chambres, compte quatre bureaux à Paris,

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et se mettra en rapport avec les comités électoraux des départemens. Le comité républicain appuiera, à Paris, l'élection de M. Thiers, et àLizieux, celle de M. Guizot. Et M. Guizot repoussait, il y a peu de jours, comme une calomnie , sa participation à la résurrection de la fameuse société Ai de- toi , le ciel t'aidera. Qu'est-ce donc que le comité annoncé par le Constitutionnel, sinon cette société moins sa devise?

A propos des craintes de guerre qu'ont fait naître les discours des orateurs de la coalition, et la dépendance ils sont des partis extrêmes, le Journal Général s'écrie : « M. Mole et M. de Montalivet ont une si haute idée du ca- ractère des électeurs, qu'ils cherchent à faire naître en eux le plus ignoble des sentimens, la peur. » Il est dit que les doctrinaires ramasseront une à une, pour les jeter au ministère, toutes les anciennes attaques de l'opposition. N'est-ce pas à l'aide du système de la peur que les doctrinaires ont gouverné le pays pendant sept ans, ou du moins n'est-ce pas une des accusations dont ils ont été l'objet ?

L'abondance des matières empêche aujourd'hui le même journal d'insérer le rapport de l'amiral Baudin , et la relation de notre beau fait d'armes de la Véra-Cruz. Il est vrai que les matières insérées sont de la plus haute im- portance. Elles consistent dans deux lettres de M. Persil et une longue cir- culaire de M. Villemain aux électeurs du dixième arrondissement, le noble pair recommande comme candidat M. Adrien Lamy!

Le Constitutionnel donne de singuliers motifs du refus du maréchal Soult de s'associera la politique du gouvernement. Ils sont tels que nous hésitons à les transcrire. Selon le Constitutionnel , le maréchal avait plusieurs griefs. A son retour de Londres , on ne lui avait pas rendu les honneurs dus à son rang, ce qui est faux, car le maréchal avait cessé déjà à Londres, après le couronnement, ses fonctions d'ambassadeur extraordinaire. A Paris, on ne lui avait pas donné de fête , et enlin , le préfet de son département , qu'il avait recommandé à M. le ministre de l'intérieur, avait été destitué. Ainsi , les refus du maréchal seraient nés d'intérêts d'amour-propre et d'intérêts per- sonnels. Nous demandons s'il est permis de ravaler à ce point une aussi haute réputation et l'une des vieilles gloires de la France? Il faut convenir que le Constitutionnel est un ami bien maladroit , et qu'il montre de singulières préoccupations, en prêtant de pareilles pensées à M. le maréchal Soult.

••!l-

F. BONNAIRE.

LES CORBEAUX

i.

Un soir d'hiver, en l'année 17.. , deux vieilles femmes traversaient le port de Marseille pour regagner la rue Saint-Laurent elles de- meuraient. Le temps était rude , une brise glacée sifflait entre les mille cordages des navires, et faisait vaciller les lanternes qui jetaient leurs clartés douteuses le long du quai ; les deux femmes se cachaient le visage sous le capuchon de leur mantelet d'indienne , et elles se réchauffaient alternativement les mains à une petite lanterne de corne dont la lueur rougeàtre jetait sur leurs visages de sinistres re- flets. Le batelier ramait de toute la vigueur de ses bras , en chanton- nant d'un air effaré comme s'il voulait dominer une impression de terreur involontaire , et de temps en temps il se hasardait à jeter les yeux sur ces deux ombres noires assises devant lui. Ces trois person- nages ne dirent mot pendant le trajet du quai de Rive-Neuve au fort Saint-Jean. En abordant, le batelier sauta à terre et amarra sa bar- que ; puis il resta debout et immobile , n'osant tendre sa large main calleuse aux passagères qui descendirent sans aide sur le quai.

Tenez, patron Tounin, dit l'une d'elles, en tirant un gros sou.

Non , répondit-il en reculant , faites-en l'aumône à quelque pau- vre demain matin.

Il paraît que vous vous trouvez assez riche et que vous ramez pour votre plaisir, dit aigrement l'autre vieille; feu votre père ne travaillait pas d'une façon si glorieuse; il se faisait l'aumône à lui- même , et ce n'était pas de trop dans la maison.

TOME II. FÉVRIER. 11

150 REVUE DE PARIS.

Je ne suis pas plus riche que lui, répliqua le batelier; mais, par Notre-Dame de la Garde! je puis faire cette bonne œuvre sans me coucher à jeun ce soir.

Alors, faites-la par vos mains, patron Tounin, cela vous por- tera plus de bonheur, dit la vieille en lui tendant le gros sou d'un certain air mécontent et renfrogné.

Arrière ! s'écria-t-il avec une colère mêlée d'effroi ; votre argent me porterait malheur; par le saint nom du Christ! je n'en veux pas , reprenez-le ! c'est l'argent des morts !

Oh ! oh ! dit la vieille irritée, prenez garde que nous ne gagnions bientôt de quoi faire une bonne œuvre en vous cousant dans un vieux drap de lit!

A cette espèce de menace, le batelier devint pâle et tremblant; puis , reprenant courage , il s'avança la main levée en criant : Vieille sorcière ! servante du diable ! tu ne me toucheras ni mort ni vivant !... Ton ame ira en enfer avant la mienne !...

A ces paroles , et surtout à ce geste , les deux vieilles voulurent s'éloigner; mais le patron Tounin se mit devant elles en continuant ses malédictions. Un jeune homme remontait en ce moment le quai désert; il dégagea son bras droit de dessous son manteau, et met- tant la main à la garde de son épée , il vint voir de quoi il s'agissait.

Ah ! mon bon monsieur ! s'écrièrent ensemble les deux vieilles, faites retirer cet homme qui nous insulte , qui ne veut pas nous laisser rentrer tranquillement chez nous.

Patron , dit le jeune homme, qui reconnut la profession de Tou- nin à son bonnet rouge et à son caban de drap brun , ce n'est pas beau d'insulter ainsi de pauvres femmes et de leur faire peur ; si vous n'apparteniez pas à l'honorable corporation des bateliers du port , je vous aurais pris peut-être pour un voleur, et traité comme tel.

Monseigneur, dit le patron , s'apercevant qu'il avait affaire à une personne de qualité , ces femmes m'ont menacé parce que je n'ai pas voulu prendre leur argent.

Cela n'est guère croyable, répondit le jeune homme.

C'est la vérité, dit l'une des vieilles en s'animant; le patron Tounin nous a méprisées par cette façon d'agir; notre argent vaut celui que sa révérence l'abbé de Saint-Victor distribue aux pauvres la semaine sainte : un argent bénit!

Oui, oui, l'argent des morts, interrompit le patron Tounin; monseigneur, ne les reconnaissez-vous pas? ce sont deux vieilles sor- cières. J'attacherai demain une branche de buis béni à mon mût,

RE\TE DE PARIS. 151

afin de me préserver des malheurs qui pourraient m'arriver pour les avoir passées de ce côté-ci ce soir.

A ces mots, il repoussa du pied, avec une espèce de ricanement, le gros sou que la vieille avait laissé tomber devant lui, et il se jeta dans sa barque.

Qu'est-ce que cela signifie? dit le jeune homme un peu étonné; ce brave garçon me semble fou ; pourquoi donc croit-il que votre présence va lui porter malheur?

Sainte Vierge, Notre-Dame! je n'en sais rien : nous n'avons ja- mais fait de mal à personne, dit la vieille en se baissant pour chercher le gros sou ; mon bon monsieur, vous êtes venu bien à propos à notre secours : que Dieu vous le rende !

Que Dieu vous le rende! monsieur, répéta l'autre. Jésus Maria! la lanterne s'éteint! et il fait nuit ici comme dans un four! ma sœur, il ne nous arrivera plus de nous attarder ainsi. Il n'y a pas loin d'ici chez nous; mais tant de malfaiteurs rôdent la nuit !

Vous avez peur? dit le jeune homme touché de compassion en voyant ces pauvres femmes se serrer l'une contre l'autre et regarder de tous côtés d'un air effrayé ; eh bien ! je vais marcher à côté de vous jusqu'à la porte de votre maison.

Que Dieu et sa sainte mère vous bénissent! s'écrièrent-elles en- semble.

Il y avait à cette époque, à l'entrée de la rue Saint-Laurent, une pe- tite maison dont la façade borgne n'avait pas été reblanchie depuis cinquante ans; c'est que s'arrêtèrent les deux vieilles. Tandis que l'une d'elles ouvrait avec son passe-partout , l'autre se tourna vers le jeune homme et lui dit avec une humble révérence :

Mon bon monsieur, je voudrais bien savoir votre nom ; certai- nement je ne l'oublierais pas dans mes prières le matin et le soir.

Je m'appelle le chevalier Gaspard de Gréouh, répondit-il ; main- tenant vous voilà chez vous : bonsoir et Dieu vous garde!

Il s'éloigna d'un pas rapide, et les vieilles, arrêtées sur le seuil de la porte , le suivirent du regard jusqu'au détour de la rue. Toutes deux avaient tressailli en entendant son nom ; mais elles ne se dirent rien , et , au bout d'un moment , elles rentrèrent ensemble dans la maison. -

Il y avait au rez-de-chaussée une assez grande chambre dont la cheminée eût fait l'admiration d'un amateur de curiosités. Deux colonnettes accouplées soutenaient le chambranle sculpté avec un art et une patience infinis. Les murs étaient ornés de boiseries

11.

152 REVUE DE PARIS.

d'un assez bon goût ; mais ces traces de luxe dataient d'un siècle au moins, et le mobilier, plus moderne, était d'une simplicité pres- que pauvre. Un lit, garni de médians rideaux verts, servait aux deux sœurs, et l'on pouvait voir du premier coup d'oeil qu'il ne ve- nait pas grande compagnie chez elles, car il n'y avait d'autres sièges que les deux chaises elles s'asseyaient au coin de la cheminée. Une grande armoire de noyer et une espèce de dressoir figurait une vaisselle ébréchée, complétaient l'ameublement de cette pièce qui servait tout à la fois de chambre à coucher, de salon et de salle à manger. Le reste de la maison était vide , entièrement démeublé et abandonné aux rats qu'on y entendait trotter toute la nuit. Cela était ainsi depuis une trentaine d'années. Le plus pauvre pêcheur du quartier Saint-Laurent, celui qui vivait avec sa famille dans une pe- tite chambre enfumée dont la fenêtre n'avait pas une vitre, et qu'il payait assez chèrement, n'aurait pas voulu venir demeurer pour rien dans cette maison.

Les deux femmes qui l'habitaient seules étaient bien connues dans la ville de Marseille, et jamais on n'avait élevé aucun doute sur l'honnêteté de leur vie et sur leur entière probité ; cependant elles inspiraient à tout le monde une espèce de terreur et d'éloignement. Il y avait une cinquantaine d'années qu'elles étaient arrivées dans le pays, pauvres et sans personne pour les aider. Ne sachant aucun travail qui pût les faire vivre, elles se mirent à garder des malades, et comme elles étaient intelligentes, soigneuses et zélées, leur clien- telle devint fort nombreuse ; on les appelait dans toutes les bonnes maisons dès que quelqu'un était à la mort , et elles avaient vu tré- passer tout ce qu'il y avait eu de gens considérables dans la ville, depuis un demi-siècle. Devenues vieilles, elles quittèrent leur pre- mier métier de garde- malades , et on ne les appela plus que pour en- sevelir et veiller les morts. Dès qu'on les voyait entrer dans une maison, on savait qu'il y avait un malheur. Elles arrivaient toujours proprement vêtues de sergette noire, l'air attristé et un cierge bénit à la main. Leur deuil éternel, leur visage maigre et d'une pâleur li- vide, leur grande taille fluette, avaient quelque chose de saisissant et de lugubre ; le peuple qui traduit si facilement ses impressions par une figure énergique, les avait surnommées les Corbeaux, et l'on oublia peu à peu leurs noms patronymiques de Véronique et de Su- zanne , pour les appeler comme ces oiseaux de mauvais augure.

En rentrant ce soir-là , elles s'assirent machinalement devant le foyer il n'y avait que des cendres froides, et Véronique dit

REVUE DE PARIS. 153

d'une voix troublée : Vous avez entendu , ma sœur, ce jeune homme s'appelle Gaspard de Gréoulx !

Eh bien ! qu'est-ce que cela nous fait? répliqua Suzanne en branlant la tête.

Il y eut un silence. Véronique alluma une poignée de broussailles et mit sur la table du pain , une cruche d'eau et une assiette de fruits secs.

C'est aujourd'hui Quatre-Temps, dit-elle , et , en vérité , nous n'avons pas rompu le jeune; il n'y a jamais de feu à la cuisine, dans les maisons nous allons.

Avec deux doigts de café on passe la journée; demain , nous en prendrons avant de sortir. J'ai dans l'idée qu'on ne nous laissera pas chez nous; on sonne une agonie à Saint-Laurent.

En effet, de lugubres tintemens se mêlaient au bruit du vent qui grondait dans le tuyau de la haute cheminée. Véronique se signa en marmottant quelques prières.

Faisons collation et dépêchons-nous d'aller dormir, dit Su- zanne , cela ne nous arrive pas si souvent , de passer une nuit dans notre lit.

J'aime autant veiller un peu, répondit Véronique; il me semble que nous ne dormirons pas ; nous avons perdu l'habitude de nous coucher. Chauffons-nous.

Elles se rapprochèrent du foyer et promenèrent sur la flamme leurs longues mains ridées, d'un air de paresseuse satisfaction.

On est pourtant bien chez soi , surtout quand on vient sur l'âge, dit Suzanne; savez-vous, ma sœur, que vous n'êtes plus jeune et que j'ai quatre ans de plus que vous? Il serait temps de nous reposer un peu.

Je ne dis pas non , répondit Véronique ; mais je ne pourrais pas perdre comme cela tout à coup l'habitude de travailler; il faudrait nous retirer peu à peu , ma sœur.

Malheureusement, la besogne va en augmentant; jamais nous n'avions tant cousu que cette semaine.

Il y eut encore un silence; puis Véronique dit, comme en se ra- visant :

Ma sœur , qu'avez-vous donc fait de cette lettre que nous n'a- vons pas encore eu le temps de lire? Elle contient, sans doute, le mandat de trois cents livres pour la pension de Gabrielle.

C'est vrai. Nous aurions pourtant pu la perdre! répondit Su- zanne en fouillant dans ses poches; la voici.

154- REVUE DE PARIS.

Véronique avança la lampe et mit ses lunettes pour lire la lettre suivante :

« Barcelone, ce 6 janvier 17.. « MES RESPECTABLES DEMOISELLES ,

« J'ai la douleur de vous annoncer la perte que nous venons de faire en la personne du sieur Gabriel de Lescale , négociant français, établi en cette ville. La veille de sa mort, il me fit appeler pour me confier le mauvais état de ses affaires et ses dernières volontés. Le pauvre homme n'a jamais été riche , et par suite d'une faillite qui lui a emporté quarante mille livres , il est mort insolvable. Sa fille unique étant restée en France, il avait jusqu'ici pourvu à son éduca- tion en vous faisant passer chaque année une somme de trois cents livres. Par suite de tous ces malheurs, la jeune demoiselle va se trouver sans aucune ressource , et monsieur son père m'a expressé- ment chargé de la recommander à vos bontés. N'ayant pas le moyen de lui écrire directement, je vous prie de lui annoncer la triste nou- velle.

« Je finis , mes respectables demoiselles , en recommandant le dé- funt à vos prières, et je vous supplie de me tenir pour votre plus humble et obéissant serviteur.

« François Lepage. »

Voilà une mauvaise nouvelle ! dit Véronique en laissant tomber la lettre; ce pauvre M. de Lescale n'a jamais pu prospérer en rien; il aurait porté malheur à un vaisseau chargé de reliques! Je lui ai prédit son mauvais sort quand nous avons assisté sa défunte femme à ses derniers momens.

Il faudra faire dire quelques messes pour le repos de son ame. Mais, ma sœur, qu'allons-nous faire de (iabrielle?

Nous ne pouvons pas la tenir au couvent.

El quand même nous le pourrions, ce n'est plus sa place. Elle fera comme nous avons fait; elle travaillera pour vivre. Il faudra la retirer près de nous, d'abord.

Suzanne hocha la tôte d'un air d'assentiment et dit après réflexion :

Il me semble que cette enfant pourra nous aider à faire notre besogne; tandis que l'une de nous deux prendra un peu de repos, l'autre la mènera veiller. Peut-être qu'elle aura d'abord un peu de répugnance à toucher les morts; mais cela passera.

REVUE DE PARIS. 155

On l'a élevée comme une demoiselle au couvent de la Visita- tion, dit Véronique; qui sait si elle s'habituera docilement à faire ce que nous voudrons ?

Est-ce qu'elle pourra faire autrement? On ne la gardera pas pour rien à la Visitation ; si elle voulait se faire religieuse , il lui fau- drait une dot. En sortant du couvent, que deviendrait-elle si nous l'abandonnions? Certainement, son pauvre père a bien fait de compter sur nous: nous ne la laisserons pas sur le pavé des rues; mais il fau- dra bien qu'elle travaille pour gagner son pain avec nous.

Demain , nous irons entendre la messe à la Visitation , et après nous irons parler à madame l'abbesse , dit Véronique en ramassant la lettre. Sainte Vierge ! cette pauvre enfant ne se doute pas de la nouvelle que nous allons lui porter cette année! Il y a un an, ma sœur, que nous ne l'avons vue, depuis que nous allâmes, pour les fêtes de Noël , payer sa pension.

Un an et deux mois, c'est vrai! grommela Suzanne, et ces deux derniers mois il faudra les payer de notre argent. Jésus-Maria ! cela va faire une belle poignée d'écus.

Une grosse poignée d'écus! dit Véronique avec un soupir; de- puis deux mois nous dépensions presque vingt sous par jour, sans nous en douter; il faut couper court à cela dès demain.

Dès demain ! répéta l'autre Corbeau. Disons vite un \De Pro- fundis pour l'ame du défunt, et allons dormir.

II.

Le lendemain soir, à la même heure, il y avait trois personnes de- vant l'antique cheminée, les Corbeaux se chauffaient en tête-à- tête depuis trente ans. Entre ces deux visages pointus et parchemi- nés, dont les yeux éraillés étaient armés de grosses lunettes, appa- raissait la tète blonde d'une jeune fille d'environ seize ans. Elle avait de grands yeux d'un bleu mourant, un petit nez fin et retroussé, une bouche étroite , et dont l'expression naturelle était le sourire ; c'était enfin une de ces ravissantes figures dont Greuze a reproduit le type dans ses tableaux. Mais en ce moment cette jolie bouche ne souriait plus, et de grosses larmes roulaient lentement sur ces joues rondes et fraîches. La pauvre petite tenait entre ses mains la fatale lettre, et elle murmurait entre ses sanglots :

Mon Dieu! c'est donc fini! mon père est mort! Mon pauvre père, qui m'aimait tant!... Il m'avait écrit qu'il viendrait me cher-

156 REVUE DE PARIS.

cher, que j'irais avec lui , je l'attendais.... Et maintenant, il ne vien- dra jamais! jamais!....

Les deux Corbeaux écoutaient sans rien dire ces plaintes d'un cœur désolé; elles savaient qu'il faut laisser de telles douleurs s'épui- ser d'elles-mêmes , et que toutes les consolations sont impuissantes dans de pareils momens. Elles réfléchissaient tranquillement à ce qu'elles allaient faire de Gabrielle, et calculaient les moyens de lui faire du bien avec le moins de dépense possible. Ces femmes n'avaient cependant pas l'ame méchante et dure; mais elles avaient tant vu de funérailles, elles avaient assisté à de si terribles scènes de déso- lation et de deuil, qu'elles étaient blasées sur l'expression de toutes les douleurs humaines.

Allons , mon enfant, dit Véronique , il faut se résigner à la vo- lonté de Dieu. Depuis la résurrection de Lazare , on n'a vu aucun trépassé revenir au monde; la mort est un malheur sans remède, et c'est pour cela qu'on s'en console plus vite que de tout autre. Essuyez vos yeux, et tâchez de tremper une croûte de pain dans ce demi- verre de vin cuit; cela vous fera dormir cette nuit, certainement.

Merci! merci! ma bonne demoiselle, dit Gabrielle en prenant le verre sans le porter à sa bouche, je ne puis.... j'ai comme un poids qui m'étouffe....

Ne m'appelez pas mademoiselle, interrompit la vieille avec une espèce de sourire grondeur, dites misé Véronique, comme quand vous parlez aux gens du commun.

Nous sommes de pauvres filles qui travaillons pour vivre, et non pas des demoiselles, ajouta l'autre; chacun doit garder son rang; retenez ceci.

Oui , misé Suzanne, répondit docilement Gabrielle.

Si vous êtes obéissante et bonne fille , reprit Véronique , vous ne serez pas mal avec nous, et même je puis dire que vous y serez bien. Nous n'allions pas vous voir au couvent, parce que nous savions que vous n'aviez pas besoin de nous; mais cela n'empochait pas que l'on s'intéressât à ce qui vous regardait. Nous vous avons vue toute petite.

Gabrielle releva la tête, et dit avec une grande émotion :

Je le sais! Je me souviens encore du jour vous m'avez menée au couvent dont je ne suis sortie que ce matin. Il y a douze ans de cela. Mais avant, je ne me rappelle rien; je ne me rappelle ni ma mère , ni mon bon père, que je viens de perdre : vous les avez con- nus, vous!

REVUE DE PARIS. 157

Oui, mon enfant, répondit Suzanne, c'étaient des gens bien à plaindre.

Sainte Vierge! ils eurent des malheurs?

Le plus grand de tous : ils étaient nobles comme le roi et pau- vres comme Job.

Je croyais que la noblesse était un avantage , et que l'on pouvait être heureux, quoique pauvre.

Oui, quand on peut travailler. Mais votre père s'appelait le vicomte de Lescale, pour son malheur; que vouliez-vous qu'il fit? 11 vivait tant bien que mal des revenus d'une petite terre, lorsqu'un procès le ruina de fond en comble. Alors il vint à Marseille pour essayer de faire quelque chose ; mais un Lescale négociant , commis, cela était-il possible ? On lui avait promis une charge , il ne l'eut pas ; et comme il ne faisait pas bonne figure dans le monde, toute sa noble parenté l'accueillait avec des airs de pitié , pires que tout le reste pour un homme de cœur. Votre mère, qui était fière, ne put sup- porter ces chagrins-là ; elle tomba malade ; et, comme nous demeu- rions dans le voisinage, nous allâmes la soigner, sur la fin.... Pauvre dame! elle mourut le beau jour de Pâques. Votre père, qui l'aimait uniquement, en eut une grande douleur; il passa plusieurs jours enfermé , ne voulant plus se montrer au monde , et le monde le laissa et l'oublia dans son malheur. Il disait qu'il voulait mourir ; mais, en attendant, il fallait vivre, et il n'avait pas de quoi. Alors il nous dit qu'il voulait aller travailler pour lui et pour vous en pays étranger, avec des gens qui , ignorant sa qualité , n'auraient pas à lui reprocher d'avoir dérogé. C'était un assez mauvais parti à prendre, d'autant plus que le digne homme n'entendait pas grand' chose au négoce , et qu'il n'avait pas de fonds pour entreprendre des affaires en grand. Nous lui conseillâmes, au contraire, de rester ici, de mettre tout orgueil sous ses pieds, et de prendre une boutique. Mais il n'en eut pas le courage; il partit en vous laissant chez nous. Quelque temps après , nous vous avons menée au couvent de la Visitation par son ordre; et pendant douze ans , il nous a fort exactement envoyé de quoi payer votre pension. Je croyais qu'il prospérait, et voilà qu'il meurt absolument ruiné. On ne peut compter sur rien en ce monde. Dieu n'y envoie que des afflictions. Que sa volonté soit faite!

Gabrielle avait écouté ce récit avec une morne attention. C'était la première fois qu'elle entendait parler des malheurs de sa famille; jusque-là elle s'était cru la fille d'un bon négociant dont la position modeste et heureuse ne pouvait être sujette à aucun revers. Elle

158 REVUE DE PARIS.

n'avait eu d'autre chagrin que celui d'être séparée de son père depuis tant d'années, et elle attendait avec un espoir impatient le moment il l'appellerait enfin près de lui. Quand elle apprit qu'il était mort loin d'elle, après une vie dure et misérable; quand elle se vit ainsi seule au monde, et sans autre appui que ces deux femmes, qui étaient bonnes pour elle, mais dont l'âge, la physionomie et les ma- nières lui causaient un sentiment secret de répulsion et d'effroi, elle tomba dans une douleur passive et muette qui ressemblait à la résignation.

Ça , venez près de moi , lui dit Suzanne en la voyant plus calme; nous allons aviser à vous faire un petit déshabillé de deuil qui ne nous revienne pas trop cher. Ma sœur a déjà cherché dans nos meil- leures nippes; nous voulons que vous ne manquiez de rien.

Véronique jeta sur la table un paquet de hardes à peu près neuves et toutes différentes de taille et de façon ; c'étaient les dépouilles des morts, que, selon l'usage, on abandonnait aux deux Corbeaux. Ga- brielle regardait d'un œil indifférent ce pêle-mêle d'étoffes et de dentelles, tandis que Suzanne en faisait la revue pièce à pièce, en grommelant :

C'est du fin , c'est du beau , cela! Voici une jupe de satin qui a bien coûté dix écus ; elle est neuve , mais la soie est petit deuil ; ça ne convient pas. Voilà un gros de Tours broché noir sur noir; c'est trop riche ! Voyons un peu , ma sœur, cette robe d'étamine que nous avons eue ces jours derniers.

C'était un vêtement de grand deuil à queue traînante , avec de grandes manches ouvertes qui ressemblaient à des ailes de chauve- souris.

Nous allons vous arranger cela, petite, dit Véronique; il n'y aura pas grand' chose à faire. La pauvre marquise de Flassans était à peu près de votre taille.

Tout-à-fait de votre taille, répéta Suzanne en jetant ce lugubre vêtement sur les épaules de la jeune fille.

Gabrielle frissonna; il lui sembla qu'on la couvrait d'un linceul.

Ah! misé Suzanne, s'écria-t-elle , c'est peut-être la robe d'une morte !

Certainement! Mais qu'est-ce que cela vous fait? La marquise n'est pas morte de la peste, répliqua sèchement le Corbeau.

La jeune fille se hâta de ramasser la robe, qu'elle avait rejetée, et Véronique, gagnée par sa docilité, lui dit doucement :

REVUE DE PARIS. 159

Nous arrangerons tout cela demain. Je vous ai dressé un bon petit lit au pied du nôtre; dites vos prières et couchez-vous.

III.

Gabrielle passa une semaine dans la maison des deux vieilles femmes sans se douter de l'industrie qu'elles exerçaient. Elle ne sor- tait pas de cette grande chambre , pendant les pluvieuses journées d'hiver, il faisait sombre en plein midi. Les fenêtres de cette espèce de prison donnaient sur une cour environnée de murs si hauts, qu'il fallait relever la tête pour apercevoir un coin du ciel. La pauvre jeune fille travaillait silencieusement, assise devant les carreaux de vitres opaques, qui laissaient tomber une lueur douteuse sur son ou- vrage. Sans doute alors il lui arriva de regretter le couvent comme un séjour de joie et de plaisance. Les Corbeaux la laissaient seule au logis presque toutes les nuits , sans lui dire le motif de leur absence.

Le dimanche suivant , on la mena à la messe de grand matin , et , en rentrant, Véronique lui dit sans autre explication :

Gabrielle, mon enfant, cette semaine vous viendrez avec nous. Le même jour, dans l'après-midi, on vint frapper à la porte de ce

logis il n'entrait jamais personne, et, comme de coutume, Véro- nique alla ouvrir la porte. Elle revint aussitôt, et dit avec une cer- taine émotion dans la voix :

Jésus-Maria! savez-vous pour qui l'on nous demande, ma sœur? C'est pour ce brave jeune homme qui, un soir, nous a défendues, pour Gaspard de Gréoulx!... Il est mort!... Si jeune! Seigneur, mon Dieu!

La malédiction du ciel est donc sur cette famille? murmura Suzanne. Eh bien! nous irons veiller ce pauvre corps.

Ah! ma sœur, s'écria Véronique, je ne sais pas si j'en aurai la force; nous avons beaucoup veillé cette semaine.... Seigneur, mon Dieu! Gaspard de Gréoulx! nous, chez Gaspard de Gréoulx!

Que nous importe ce nom? Qu'y a-t-il de commun entre nous et cette famille? interrompit Suzanne en regardant fixement sa sœur. Il faut aller partout l'on nous appelle; c'est notre métier.. . Avez-vous demandé est mort ce jeune homme?

Il est mort comme un homme qui n'aurait eu ni feu ni lieu , dans l'hôtellerie du Coq d'Argent , entouré d'étrangers.... Mais il n'avait donc plus ni père, ni mère, personne pour l'assister?

Allons ! interrompit Suzanne avec impatience.

160 REVUE DE PARIS.

Ecoutez , dit Véronique après réflexion , j'irai vous aider ; en- suite , quand nous aurons tout arrangé , Gabrielle veillera avec vous. Sur mon ame, je ne me sens pas la force de rester jusqu'à demain.

La jeune fille avait écouté ce colloque dans un muet saisissement ; à ces derniers mots , elle s'écria :

Jésus! mon Dieu, près de qui passerons-nous la nuit? qui al- lons-nous veiller ?

Vous l'avez bien entendu, répondit tranquillement Suzanne, nous allons veiller un mort.

La pauvre enfant devint blanche comme le fichu de linon qu'elle avait au cou , et elle s'appuya tremblante au dossier d'une chaise.

Cela n'est rien , reprit Suzanne avec son effroyable clignote- ment d'yeux , il faut un peu de bonne volonté; on s'habitue à tout, mon enfant; est-ce que vous avez peur?

Oh ! oui , j'ai peur ! répondit-elle d'une voix éteinte.

Cela passera au bout d'un moment dès que vous aurez envisagé un mort. Allez , ma fille , les vivans seuls sont à craindre , et les tré- passés ne font mal à personne. Il n'en est jamais revenu de l'autre monde , et tout ce qu'on en dit , ce sont des contes. Prenez votre mante, votre livre d'heures, votre chapelet, et partons.

Gabrielle obéit. Un sentiment profond de fierté vainquit ses répu- gnances : elle devait tout maintenant à ces femmes qui travaillaient pour vivre , et le seul moyen de ne pas leur être à charge , c'était de les aider dans leur industrie. Elle s'arma de courage et suivit les Cor- beaux , en priant Dieu pendant tout le chemin.

L'hôtellerie du Coq-d'Argent était un logis d'assez belle appa- rence , situé derrière le port. C'était que s'arrêtaient les gens comme il faut , tout-à-fait étrangers dans le pays. On n'y voyait ja- mais grand monde; car, à cette époque-là , il y avait des habitudes plus hospitalières que les nôtres. On s'hébergeait mutuellement, et le moindre degré de parenté suffisait pour être cordialement ac- cueilli dans une maison. Il fallait que Gaspard de Gréoulx n'eût à Marseille aucune relation de famille pour s'être arrêté dans cette auberge il venait de mourir.

Les Corbeaux trouvèrent la porte toute grande ouverte; une ser- vante qui descendait l'escalier leur dit, en se rangeant d'un air ef- faré : « Entrez là, au premier, dans la seconde chambre. On va vous apporter les cierges , l'eau bénite et les fleurs. »

Elle s'enfuit à ces mots. Un peu plus haut il y avait une autre ser- vante qui lit le signe de la croix , en s'écriant :

REVUE DE PARIS. 161

Jésus-Maria ! les voici! je ne les avais jamais vues! On disait qu'elles n'étaient que deux , et en voilà trois.

Elle s'enfuyait aussi , mais Suzanne l'arrêta.

Ma mie , lui dit-elle [avec un sang-froid railleur, ne courez pas ainsi, l'escalier est sombre, vous pourriez vous rompre le cou, et puis on dirait que c'est nous qui vous avons porté malheur.

Et comme la servante restait clouée devant elle en ouvrant de grands yeux effrayés , la vieille ajouta :

Ma mie , faites-moi le plaisir de me dire comment est mort ce jeune homme.

Sainte Marie-Madelaine , est-ce que je sais? répondit-elle brus- quement. Il s'est mis au lit avant-hier, les médecins n'ont pas connu son mal , et ce matin il est trépassé.

On vient toujours nous chercher trop tard ! murmura le Cor- beau ; il doit être déjà refroidi.

Et fouillant dans ses larges poches pour chercher son aiguille et ses grands ciseaux, elle se remit à monter. Il n'y avait personne dans la première chambre. Les deux vieilles fermèrent la porte, et , faisant signe à Gabrielle de rester là, elles entrèrent dans la seconde pièce.

La jeune fille s'accouda sur la cheminée et cacha son visage dans ses mains ; elle frissonnait, dominée par une invincible terreur. Ses préjugés d'enfance n'étaient pour rien dans ses impressions ; elle n'avait pas peur de voir quelque apparition surnaturelle se dres- ser devant elle ; mais elle éprouvait au plus haut degré cette horreur instinctive que tous les êtres animés ressentent à l'aspect de la mort. Sa raison luttait inutilement contre ses frayeurs ; elle savait bien qu'elle n'avait à craindre aucun danger, et pourtant elle éprouvait de plus terribles angoisses que si sa vie eût été en péril. Elle écoutait avec des tressaillemens involontaires les pas des Corbeaux qui al- laient et venaient dans la seconde chambre, et à mesure que le jour baissait , elle sentait augmenter cette terrible peur. Vingt fois elle fut sur le point d'ouvrir la porte, de s'enfuir, d'aller se réfugier pour une nuit au couvent de la Visitation ; mais le sentiment de ce qu'elle devait à ces deux femmes qui l'avaient recueillie , la retint.

Au bout d'une heure, Véronique ouvrit à deux battans la porte de la seconde chambre et dit à Gabrielle :

C'est fini , nous l'avons certainement bien arrangé. Mon enfant, ouvrez votre livre d'heures à l'office des morts et venez.

Elle essaya de chercher dans son Missel ; mais sa vue obscurcie ne

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distinguait plus les caractères, et ses mains tremblantes ne pouvaient tourner les pages.

Allons ! reprit Véronique en la poussant doucement.

J'y vais! répondit Gabrielle;et, faisant sur elle-même un effort désespéré, elle se précipita dans la chambre.

D'abord elle ne vit rien ; un nuage était sur ses yeux , un bruit douloureux bourdonnait à ses oreilles , elle se sentait près de s'éva- nouir.

Il n'y a cependant pas de quoi avoir peur! dit aigrement Su- zanne en la faisant asseoir sur un fauteuil près de la porte. Sainte Yierge ! ce n'est pas un vilain mort !

Gabrielle essaya de dominer ses terreurs ; elle releva la tête et parcourut la chambre du regard. En effet , ce qu'elle vit était un spectacle plus triste qu'effrayant. Quatre cierges brûlaient aux coins du lit, dont les rideaux étaient relevés, et il y avait à côté un béni- tier dans lequel trempait une branche de buis qui servait de gou- pillon. Au milieu de cet appareil funèbre reposait une figure immo- bile et blanche comme les belles statues de marbre qui dorment sur les tombeaux. Elle était ensevelie jusqu'aux épaules dans un linceul , ses mains, ramenées sur la poitrine, tenaient une croix; une cou- ronne d'immortelles et d'oeillets blancs lui ceignait le front.

Peu à peu la terreur de Gabrielle fit place à un profond sentiment de tristesse; l'instinct fut dominé par la réflexion, et la jeune fille s'agenouilla pour commencer l'office des morts. Suzanne se mit à côté d'elle et lui dit avec satisfaction :

Vous voilà tranquille à présent. Vous voyez que ça n'est pas plus terrible qu'autre chose. Allons, petite, dépêchez-vous délire l'office , je vous ferai les répons : ensuite je vous donnerai un peu de café, cela vous tiendra éveillée cette nuit.

Merci, misé Suzanne, répondit la jeune fille à voix basse, je ne prendrai rien jusqu'à demain. Prions pour cette pauvre ame !

Elle se mit à réciter avec ferveur le De Profundis, et Suzanne ré- péta machinalement les versets en roulant son chapelet entre ses doigts. Gabrielle n'avait jamais prié d'un cœur si triste et si détaché du monde. Un retour vers ses propres malheurs l'avait saisie en face de cette image du néant; elle pensait à son père mort aussi, mort comme ce jeune homme loin de sa famille, dans une maison ses derniers regards n'avaient rencontré que des étrangers. Elle n'avait jamais réfléchi sur ce terrible mystère qui finit les destinées humai-

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nés : jusqu'alors elle n'y avait pas songé, parce qu'elle était pleine de vie et d'avenir ; mais en présence de cette haute leçon elle courbait la tête dans une crainte profonde et répétait en son cœur : Mon Dieu! nous ne sommes que cendre et poussière ! Vous seul êtes au-dessus de la mort !

Suzanne suivit exactement l'office jusqu'au dernier Requiem; puis, satisfaite d'avoir accompli ce devoir pieux, elle dit en s'installant dans un grand fauteuil devant la cheminée :

On n'est pas trop mal ici, les pieds sur les chenets; Gabrieîle, mon enfant, mettez-vous là; vous avez froid! Sainte mère de Dieu, quel temps ! Le feu du purgatoire ne serait pas de trop ce soir !

En effet, le vent nord-ouest faisait sentir son âpre influence, la flamme pétillait plus vive dans le foyer, et le thermomètre avait baissé à. zéro dans cette grande chambre.

Voici la nuit, reprit le Corbeau; certainement ils sont tous transis de peur là-bas ; les servantes vont rêver qu'elles voient des revenans , et demain l'on en fera des histoires dans tout le quartier. Vous n'avez plus peur, Gabrieîle?

Non, misé Suzanne, répondit-elle d'une voix triste et calme. Elles restèrent long-temps sans échanger une parole; l'une

était livrée à ses tristes méditations, l'autre marmottait ses patenô- tres en attisant le feu. Peu à peu les bruits de la rue cessèrent, un profond silence régnait au dehors comme dans la chambre mortuaire; on n'entendait plus que la voix des crieurs de nuit qui annonçaient l'heure et frappaient le pavé de leur bâton ferré.

La vieille femme s'était assoupie. Gabrieîle se rapprocha d'elle avec un léger frisson ; il lui semblait qu'elle était seule ainsi , et ses frayeurs lui revenaient. Un invincible malaise s'empara d'elle ; le cœur transi , pâle, et le front couvert d'une sueur froide , elle cachait son visage contre le chambranle de la cheminée pour ne plus rien voir. Alors son imagination peupla la chambre de fantômes; il lui sembla sentir sur ses épaules leur souffle glacé. Cet état violent ne dura que quel- ques minutes ; Gabrieîle passa ses deux mains sur ses yeux , comme pour chasser ces horribles visions , et , se retournant brusquement , elle parcourut la chambre du regard. Tout ce qui avait appartenu au défunt était encore pêle-mêle; sa montre, accrochée au chevet du lit , marchait encore; son épée était sur un fauteuil avec son chapeau , et ses boucles de jarretières reluisaient sur la commode. Selon l'u- sage, on avait couvert les glaces , afin que la figure du mort ne pût s'y

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réfléchir. Les cierges brûlaient lentement autour du lit , et jetaient une lumière blafarde, plus lugubre que les ténèbres.

Gabrielle considéra d'un œil fixe ce pâle visage, et pour la seconde fois ses terreurs s'évanouirent. Elle n'éprouva plus qu'une mélanco- lique pitié, et elle pleura. Celui que la mort venait de prendre était jeune , et ses traits n'avaient rien perdu de leur mâle beauté. Sa bouche paraissait entr'ouverte par un faible sourire; l'ombre de ses longues paupières semblait cacher un regard ; on eût dit qu'il dor- mait, tant il y avait de repos et de sérénité sur son front.

Mourir! mourir si jeune! est-ce possible? pensa Gabrielle; pour- quoi l'ame a-t-elle quitté ce corps? S'il n'était qu'endormi! Le som- meil ressemble à la mort. Oh! mon Dieu! votre toute-puissance pour- rait le réveiller! Il ne lui manque que votre souffle pour se relever! Et pourtant, demain, on va le jeter dans la fosse; il disparaîtra de ce monde pour toujours! Demain il sera couché dans la terre , sous les pieds des vivans. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que la mort est affreuse !

La jeune fille, immobile et pâle comme celui dont elle déplorait la fin prématurée, ne détourna plus ses regards du lit mortuaire; des larmes muettes coulaient le long de ses joues ; elle était comme per- due dans la contemplation de cette scène funèbre. Mais l'empire des idées religieuses se réveilla bientôt en elle; ses pensées se tournèrent vers l'autre vie; elle songea que l'ame n'était point morte comme le corps , et que celui pour lequel elle priait la regardait d'en haut avec reconnaissance. Une foi vive, une soudaine espérance, la ranimèrent. [1 lui sembla qu'au-delà de ce mohde elle le reverrait sous sa forme humaine, plein de force et de jeunesse pour l'éternité. Elle leva les yeux au ciel , comme s'il allait s'ouvrir devant elle et lui montrer la fin de ce mystère dont elle voyait ici-bas le commencement.

En ce moment le crieur de nuit passa , et sa voix monotone répéta sous les fenêtres : Il est minuit ! Le regard de Gabrielle s'abaissa de nouveau vers le lit , et aussitôt elle s'écria , en se rejetant violemment en arrière :

Oh! mon Dieu! le mort a bougé!! Suzanne s'éveilla en sursaut :

Qu'est-ce donc? dit-elle, qu'avez-vous? Sainte Vierge! qu'a- vez-vous?

Gabrielle, droite, le regard fixe, les lèvres tremblantes, montra le lit du doigt, en répétant :

Le mort a bougé !

REVCE DE PARIS. 165

En effet, les mains qui tenaient la croix s'étendaient avec un faible mouvement.

Cet homme n'est pas mort! s'écria Suzanne en se précipitant vers le lit.

Cette voix sembla réveiller le trépassé; il se dressa de lui-même et promena autour de lui un regard lent et comme égaré. Gabrielle se jeta à genoux près du lit, les mains étendues vers cet homme qui ressuscitait. Elle était sous l'influence de cette joie pleine de terreur que dut éprouver la Madeleine en voyant son frère Lazare sortir du tombeau. La vieille femme n'était pas sans une certaine émotion; mais elle ne perdit pas la tête.

C'était une léthargie! dit-elle , en renversant d'un coup de pied l'appareil funèbre et en jetant au loin la couronne d'immortelles ; c'est la seconde fois que je vois cela depuis cinquante ans. Allons , monsieur , courage ; reprenez vos sens !

Il a froid ! s'écria Gabrielle en osant toucher les mains qui retom- baient inertes aux côtés du lit.

Arrière , petite fille ! laissez -moi faire , s'écria Suzanne en dé- chirant le linceul et en soulevant ce corps inerte d'un bras encore vigoureux. Monsieur, venez vers la cheminée, je vous aiderai; le feu va vous ranimer... Gabrielle, mon enfant, sonnez à tout rompre; appelez du monde... Faites-moi monter un peu de bon vin... 11 faudra peut-être une saignée : qu'on aille éveiller le médecin et le barbier. Monsieur, vous voilà plus chaudement... Mettez les pieds dans le feu, si vous avez bien froid ; cela ne vous fera pas de mal !

Que m'est-il donc arrivé? murmura le jeune homme en refer- mant les yeux ; suis-je ?

Dans votre chambre, d'où vous n'êtes pas sorti. Souffrez-vous?

Non; je sens seulement une grande fatigue, répondit-il en laissant aller sa tête sur l'épaule de la vieille femme.

Gabrielle avait ouvert toutes les portes en appelant du secours ; les servantes, qui veillaient encore dans la cuisine , accoururent jus- ques au bas de l'escalier ; mais personne ne voulut monter. Au nom du ciel ! cria Gabrielle , apportez un peu de vin , cela sauvera la vie à ce pauvre jeune homme.

C'est le Corbeau qui veut nous faire monter pour nous faire peur! dit une vieille servante.

J'aimerais mieux voir les cornes du diable que son visage! ajouta une autre.

TOME II. FÉVRIER. 12

166 REVUE DE PARIS.

Ceux qui passeut par ses mains sont bien morts, et s'ils re- viennent , c'est pour tourmenter les vivans , reprit la vieille ; c'est l'ame de M. Gaspard de Gréoulx qui revient!

Allez du moins chercher un médecin , s'écria Gabrielle déses- pérée.

Nous irons plutôt à la paroisse chercher un prêtre !

Gabrielle ! Gabrielle ! cria le Corbeau.

Jésus ! mon Dieu ! l'entendez-vous ! s'écrièrent les servantes en s'enfuyant; c'est le diable qui lui tord le cou là-haut!

Personne ne veut venir! dit Gabrielle haletante et en regardant avec une craintive joie le ressuscité.

C'est égal, mon enfant, répondit Suzanne avec le plus grand sang-froid, donnez-moi les couvertures, les oreillers. Bien! je vais arranger notre malade devant le feu , il sera mieux que dans son lit; je lui ferai prendre le bouillon que j'avais apporté pour moi. Demain il sera en état de recevoir les visites et de remercier ceux qui viendront pour son enterrement.

Sainte Vierge , c'est un miracle ! s'écria Gabrielle en s'appro- chant doucement et les mains jointes. Elle fut cependant effrayée en voyant la pâleur et l'immobilité de cette tôte renversée sur le bras de Suzanne.

Hélas ! reprit-elle en retenant sa respiration , il ne donne pas signe de vie!

Vous ne savez pas ce que vous dites , répliqua brusquement le Corbeau ; le pouls qui était presque insensible , il n'y a qu'un mo- ment, s'est relevé, la peau devient d'une chaleur moite, la respira- tion s'est tout-à-fait rétablie; il est sauvé, je le sais bien. Voyons, ne me regardez pas comme cela avec des yeux pleureurs , et tâchez de m'aider un peu. Je pense que vous n'avez plus peur à présent! Venez çà et soutenez l'oreiller.

Gabrielle obéit, mais dans ce mouvement la tête du jeune homme retomba sur son bras et y resta appuyée. Ce contact la rassura entièrement.

Ah! dit-elle à voix basse, il dort à présent! Je sens son souffle sur mes mains. Alors il ouvrit les yeux et la regarda.

Je ne dors pas, dit-il avec un long soupir, je me repose... Ma tôte est bien faible; je ne me souviens plus... 11 me semble que j'ai été bien malade et que j'ai eu grand froid...

Taisez-vous , monsieur, interrompit Suzanne , cela vous fatigue

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de parler; demain vous ferez la conversation : à présent , dormez , ou si vous ne pouvez pas dormir, pensez à tous les bonheurs qui doivent vous arriver : il faut avoir l'esprit content pour que le corps soit en santé.

Si je ne dois guérir que quand il m'arrivera quelque bonheur, je mourrai bientôt , murmura le jeune homme avec un soupir encore plus profond.

Puis, fatigué , il referma les yeux, et le souffle plus lent qui sou- levait sa poitrine , annonça qu'il allait se rendormir. Suzanne le re- plaça doucement sur l'oreiller, et s'assit à côté de lui.

La jeune fille se retira un peu à l'écart ; elle éprouvait à la fois une vive surexcitation morale et un anéantissement physique qui don- naient à toutes ses sensations l'apparence d'un rêve ; toutes ses fa- cultés étaient absorbées dans une espèce d'extase mélancolique; courbée sur elle-même, les yeux à demi fermés, les mains jointes, elle ne bougeait plus. Suzanne crut qu'elle dormait ; la nuit s'acheva ainsi.

Vers le matin , deux figures de femmes curieuses et épouvantées parurent à la porte de la chambre, et la maîtresse de l'auberge du Coq (V Argent s'écria en voyant le lit mortuaire vide et le trépassé couché devant la cheminée :

Jésus! qu'est-il arrivé? Seigneur mon Dieu! est-ce qu'il est en- core vivant?

Comme vous et moi , répondit le Corbeau ; allez demander pour lui une messe d'actions de grâce au lieu d'une messe de mort.

L'hôtesse se signa; puis, les bras levés au ciel , elle se mit à appeler du monde.

Oui , oui , reprit Suzanne avec sa grimace froide et ironique , faites monter vos coquines de servantes qui se sont enfuies quand on leur a demandé secours! Qu'elles viennent voir si le revenant m'a tordu le cou! Faites-les donc monter, misé Bouin.

A ce bruit le malade s'éveilla ; plusieurs heures de repos et le peu d'alimens que lui avait fait prendre Suzanne lui avaient rendu ses forces ; il se releva de lui-même et dit vivement :

Ah ! je me sens bien à présent ! Quel désordre il y a ici ! Pourquoi ne suis-je pas couché dans mon lit?

Puis apercevant Gabrielle , il ajouta en lui souriant :

Vous étiez cette nuit , vous avez pris soin de moi , je l'ai bien >u, mais j'étais trop faible pour pouvoir vous remercier. Qui êtes- vous , mademoiselle ?

12.

168 REVUE DE PARIS.

Votre garde-malade ainsi que moi , monsieur, répondit brus- quement le Corbeau. Petite fille, reprenez votre mante, baissez vos coiffes et retournez à la maison. Vous direz à ma sœur de venir, et vous vous coucherez jusqu'à ce soir.

Gabrielle se leva et obéit lentement; en passant au pied du lit, elle ramassa la couronne d'immortelles que Suzanne avait jetée au moment le mort s'était relevé , et elle la cacha sous sa robe. Elle allait sortir ; mais en passant le seuil, elle s'appuya défaillante au chambranle de la porte , et murmura en portant une main à sa tête : Mon Dieu ! que je me sens mal !

La vieille femme accourut et la reçut inanimée dans ses bras.

Jésus! dit-elle avec inquiétude, cette enfant a éprouvé un grand saisissement , cela peut avoir de mauvaises suites ; misé Bouin , tâchez de faire venir une chaise à porteurs pour la ramener à la maison.

IV.

Environ quinze jours plus tard, Gabrielle était couchée dans le grand lit , sous les rideaux de serge verte; elle reposait trop faible encore pour pouvoir se lever : une fièvre nerveuse avait failli la mettre au tombeau, et depuis la veille seulement, elle était hors de danger; les deux Corbeaux s'entretenaient à voix basse près de la che- minée.

Nous ne pouvons plus la mener avec nous, disait Véronique en hochant la tête; elle est trop jeune pour le métier que nous faisons.

Certainement, je suis de votre avis , répondait Suzanne; pour- tant, si elle reste ici sans rien faire, cela va nous coûter gros.

A la rigueur, nous pouvons faire cette dépense , nous gagnons assez, sans compter...

Voilà, voilà comme vous êtes! interrompit Suzanne; à vous entendre , on pourrait croire que nous roulons ici sur l'or, et les vo- leurs n'auraient qu'à venir.

Ne dites donc pas cela si haut! répliqua Véronique, est-ce que je parle d'argent, moi? Jésus ! les voleurs savent bien qu'il n'y a chez nous que de rouges liards. Mais enfin, il faut bien que nous fassions quelque chose pour cette petite.

Je ne dis pas le contraire, ma sœur.

Nous irons toujours bien au bout de l'année , et si nous venions à manquer, ch bien ! nous ferions une visite à M. Vincent.

REVUE DE PARIS. 169

En prononçant ce nom , Véronique avait un certain air, et ses yeux rouges et clignotans achevaient sa pensée mieux que des pa- roles.

Nous n'aurons pas besoin de cela , dit Suzanne ; tout bien cal- culé, nous n'en aurons pas besoin. Gabrielle est très sobre, et nous avons de quoi l'habiller pendant long-temps, sans qu'il nous en coûte une pièce de douze sous. Elle gardera la maison quand nous serons dehors ; elle travaillera. Grâce à Dieu , la voilà mieux à pré- sent ; elle va reprendre ses forces à vue d'œil : la santé revient vite quand on est jeune; mais aussi les maladies sont plus violentes. Si cette enfant n'avait pas été entre nos mains , je crois bien qu'elle se- rait morte. Cela m'aurait affligée.

Et moi aussi. Je ne regrette pas l'argent que sa maladie nous a coûté , et nous pouvons dire que rien n'a été épargné. Il faut que

j'aille encore ce soir chez l'apothicaire pour des pilules d'opium

J'en donnerai deux à Gabrielle; autrement la nuit ne serait peut-être pas tout-à-fait bonne.

Un coup légèrement frappé à la porte fit tressaillir la malade , et interrompit l'entretien des deux vieilles femmes. Suzanne alla ouvrir.

Sainte Vierge! c'est vous, monsieur! dit-elle en faisant la révé- rence; vous avez peut-être eu tort de quitter si tôt la chambre... Comment allez-vous maintenant?

Assez bien, quoique encore faible, répondit M. de Gréoulx; mais j'étais impatient de vous voir et de venir vous remercier.

Entrez, entrez, monsieur, s'écria Véronique en venant à la rencontre du jeune homme... Ma sœur, apportez une poignée de broussailles, qu'on voie luire le feu... Monsieur, je suis certainement bien contente de vous voir... Jésus! vous voilà remis à présent... Je vous trouve tout-à-fait bonne mine.

Je l'avais si mauvaise quand vous m'avez vu pour la première fois, que vous devez à peine me reconnaître, dit le jeune homme avec un triste sourire.

En effet, il avait maintenant fort bel air; ses cheveux, légèrement poudrés , selon la mode du temps , devaient être d'un beau noir, à en juger par la couleur de ses yeux et de ses sourcils. A sa façon de saluer et de parler aux gens , on reconnaissait tout d'abord un gen- tilhomme; l'aisance et la dignité de ses manières donnaient encore plus de relief à sa physionomie douce et un peu triste. Il s'assit de- vant la cheminée, entre les deux Corbeaux, et reprit, en regardant autour de lui : Comment va cette jeune fille? J'ai envoyé chaque

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jour savoir de ses nouvelles, et, quand elle était si mal, j'en ai éprouvé une grande peine...

Elle est très bien à présent, interrompit Suzanne en mettant un doigt sur sa bouche et en tournant les yeux vers le lit; elle est tout-à-fait hors de danger.

Que Dieu en soit loué ! Je me reprochais d'être la cause invo- lontaire de son mal : c'est le saisissement , la frayeur qui l'ont jetée dans cet état ; pauvre enfant ! Je me figure ce qu'elle a éprouver pendant cette terrible nuit!... Moi qui suis un homme, j'aurais eu peur.

Oui, cela se conçoit , dit Suzanne; il faut être habitué comme nous à ces veillées-là pour conserver son sang-froid en entendant parler un trépassé.

Vous m'avez sauvé la vie; sans votre présence d'esprit, sans vos soins, je serais mort de froid dans mon suaire, s'écria M. de Gréoulx en frissonnant à ce souvenir... Je ne l'oublierai jamais. Quelque jour j'espère pouvoir m'acquitter envers vous. En attendant , prenez ceci.

A ces mots, il posa sur les genoux de Suzanne une bourse assez ronde.

C'est beaucoup d'argent! s'écrièrent les deux Corbeaux.

Et cette jeune fille? je voudrais faire quelque chose pour elle , reprit M. de Gréoulx ; sans doute elle appartient à des parens pauvres et je pourrais la bien placer près de quelque dame de ma famille.

Grand merci pour elle , monsieur, répondit Suzanne en se re- dressant d'un certain air qui dut paraître étrange au jeune gentil- homme ; cette jeune fille est pauvre , il est vrai , mais elle s'appelle mademoiselle Gabrielle de Lescale....

Que dites-vous ! interrompit M. de Gréoulx, la maison de Lescale est des meilleures du pays ; elle a des alliances avec toute la noblesse provençale.

C'est précisément ce qui a obligé le dernier de cette famille à s'expatrier pour gagner tranquillement sa vie , répliqua Suzanne ; le digne homme a eu du malheur, il est mort à la peine.

Elle raconta brièvement et à voix basse les malheurs de M. de Les- cale et la position de Gabrielle; le jeune homme écouta ce récit avec un étonnement plein de tristesse.

Est-il possible! dit-il, une fille noble réduite presque à l'au- mône !

Mais nous sommes , répliqua Véronique avec une certaine

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fierté; elle restera avec nous et elle n'aura jamais besoin de per- sonne. Dieu la garde qu'un jour quelque parent par alliance s'a\ise de vouloir lui faire du bien ; il n'y a rien de plus dur que la compas- sion des gens riches auxquels la misère d'un parent fait honte !

M. de Gréoulx regarda vers le lit avec inquiétude et fit signe à la vieille femme de parler plus bas.

Si elle vous entendait, dit-il, elle pourrait s'affliger qu'un étran- ger fût dans la confidence de sa position.

Elle dort, répondit Suzanne, sans cela elle nous aurait déjà de- mandé qui est ici avec nous.

11 y eut un silence ; les Corbeaux ne détournaient pas leur regard louche du jeune homme, qui semblait absorbé dans une triste rêverie. S'il avait cru à la puissance du mauvais œil, sans doute dès ce mo- ment il aurait pu se considérer comme ensorcelé. Pourtant la phy- sionomie des deux vieilles femmes n'avait rien de menaçant; elle exprimait , au contraire , un certain degré de bienveillance.

Monsieur, dit tout à coup Véronique , vous demeurez ordinai- rement au château de Gréoulx ?

Oui , avec le baron de Gréoulx, mon grand-père...

Ah ! il vit encore ! murmura Suzanne , je le croyais mort depuis long-temps.

Tous le connaissez? demanda Gaspard avec quelque'surprise.

Oui , je l'ai vu , pour la dernière fois , il y a une cinquantaine d'années, répondit-elle froidement; c'était un bel homme! et son fils, le chevalier, comme on l'appelait déjà?

Mon père?

C'était un joli enfant blond comme sa mère et qui échappait souvent à M. l'abbé Jollivet , son précepteur, pour aller courir avec les petits paysans du village.

Hélas ! il est mort depuis près de vingt ans, je l'ai à peine connu; ma mère aussi est morte , je suis resté orphelin sous la tutelle de mon grand-père.

Vous êtes ainsi le seul héritier du nom et de la fortune des ba- rons de Gréoulx?

Oui , j'ai été fils unique comme mon père , répondit le jeune gentilhomme avec un accent presque douloureux ; je n'ai plus d'au- tres pToches parens que mon aïeul.

Alors il doit avoir mis en vous toute son ambition , il doit se complaire à vous donner tout ce qui peut satisfaire la vanité d'un gentilhomme?

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Oui, jusqu'ici j'ai mené la vie d'un grand seigneur. M. le baron ne quitte jamais le château de Gréoulx; mais il y reçoit magnifique- ment toute la noblesse de Provence. L'an dernier, je suis allé , par son ordre , à Paris , et il m'a fourni de quoi y faire fort bonne figure. Un de nos parens par alliance , M. le duc de R. , est gentilhomme de la chambre. J'ai été présenté par lui à Versailles et j'y ai passé deux mois pour prendre, comme on dit , l'air de la cour. Me voici de re- tour depuis les dernières fêtes de Noël seulement, et je n'ai passé que huit jours au château de Gréoulx.

Ah ! dit Véronique, ce voyage vous avait mis en goût de liberté, et quand il a fallu reprendre le joug, vous n'avez pas pu plier?

Il est vrai, répondit-il avec une expression pleine d'abattement et de fierté, j'ai eu tort; mais cette vie m'était insupportable. Mon aïeul m'a déclaré des projets , des volontés qui ne s'accordaient pas avec les miennes. Je tiens de lui un caractère ferme, opiniâtre peut- être. J'ai résisté. Alors il m'a traité comme un enfant indocile, il m'a accablé de ses reproches, de ses menaces. Pour ne pas manquer au respect que je lui dois, je suis parti, je suis venu ici...

Sans argent? interrompit Véronique.

J'avais une cinquantaine de louis, c'était suffisant pour vivre comme un mince bourgeois, sans carrosse, sans laquais. D'ailleurs je songeais à prendre du service; mais je suis tombé subitement ma- lade....

Malade de chagrin? interrompit encore le Corbeau.

Oui , c'est encore vrai , répondit le gentilhomme avec un soupir. Je suis jeune , je suis noble , je suis l'unique héritier d'une grande fortune, et pourtant j'ai mené une vie dure, misérable.

Comme tous ceux qui sont sous la dépendance du baron de Gréoulx, dit Suzanne avec l'accent d'une amère compassion; allez, vous pouvez tout nous dire, nous connaissons de longue main votre famille.

Vous avez donc vécu autrefois dans le château de Gréoulx?

Oui, répondit assez brusquement Suzanne; il est inutile que je vous raconte tout cela. Sachez seulement que nous avons vu de près votre famille; ceux qui sont morts, celui qui reste, nous les avons tous connus, et vous pouvez avoir confiance en nous.

Le jeune homme pensa que ces deux femmes avaient sans doute servi feu Mme la baronne de Gréoulx, sa grand-mère, morte depuis près d'un demi-siècle; et bien qu'elles fussent à ses yeux de si bas

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étage, il ne dédaigna pas les marques d'intérêt qu'elles lui donnaient à leur manière.

Si vous connaissez mon aïeul, dit-il, vous devez comprendre ce que j'ai souffrir en vivant sous sa dépendance. C'est un homme dont les volontés absolues et violentes n'ont jamais éprouvé de con- tradiction. Il a toutes les qualités qui donnent du renom dans le monde; il est généreux, magnifique, plein de grâce dans ses ma- nières; tous ceux qui viennent le visiter trouvent chez lui l'hospita- lité d'un prince , et s'en retournent charmés de ses politesses; pour quiconque ne l'approche pas autrement, il paraît, malgré son grand âge , d'une humeur égale et d'une amabilité parfaite ; mais pour moi, pour tous les siens, il a été dur, inflexible jusqu'à la cruauté. Quand j'étais enfant , je tremblais à son moindre signe ; je savais que la plus légère étourderie , un manque d'exactitude à mes devoirs , un oubli , m'attiraient les plus sévères punitions, et je vivais dans des terreurs continuelles de sa colère. Plus tard, il a fallu plier mes goûts, mes idées, mon caractère ; toute contradiction lui eût semblé une offense, toute observation un manque de respect; j'étais comme les moines qui font vœu d'obéissance passive, et n'ont rien à eux , pas même la volonté. D'année en année, cette contrainte me devenait plus insup- portable; vingt fois j'ai été sur le point de m'enfuir, de renoncer à tout. Ce voyage à Paris me donna un peu de répit; mais il me fit comprendre encore mieux ce que le despotisme permanent de mon grand-père avait d'intolérable. Je revins avec des idées de résis- tance , même de révolte. Le soir de mon arrivée , M. le baron me retint après souper, et me dit avec son accent bref : Gaspard , je vous marie avec M1Ie Louise de la Verrière ; c'est le plus grand parti qu'il y ait actuellement en Provence. Depuis la semaine dernière, je travaille avec des gens de loi pour rédiger les clauses du contrat; le jour de la signature , vous saurez ce que je fais pour vous. Main- tenant, vous pouvez vous retirer.

Voilà comment il a toujours parlé! s'écria Véronique; vous aviez entendu sa volonté, et alors?

Alors je le saluai profondément, et je m'en allai. Mlle de la Ver- rière est une petite personne boiteuse des deux jambes et fort laide de visage ; elle passe pour une sotte , et sa physionomie n'annonce pas la bonté. Je fus pendant quelques jours dans des perplexités affreuses. M. le baron me parlait de ce mariage comme d'une chose entièrement conclue. J'essayais de me résigner à lui obéir, mais tout en moi se révoltait contre cette union; je crois que j'aurais

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mieux aimé me faire capucin que d'épouser Mlle de la Verrière. Un jour, je pris brusquement mon parti, j'allai trouver mon grand-père, et je lui déclarai mon refus en termes positifs et respectueux. A dire la vérité, j'étais tremblant....

Jésus ! je le crois bien , dit Véronique , et ensuite?

Ensuite... je ne peux pas dire ce qui s'est passé; j'étais hors de moi, car le premier mot que j'avais entendu était la menace de me faire enfermer. Le même soir je quittai le château; j'avais peur de me laisser aller à quelque violence, et je pris au hasard le chemin de Marseille. Depuis, je n'ai eu aucune nouvelle de M. le baron; je le connais bien, il ne me pardonnera jamais ; il mourra en me laissant pour tout héritage sa malédiction !

Tout cela peut encore s'arranger, dit Suzanne en hochant la tête, il n'y a qu'une chose sans remède en ce monde, c'est la mort, et encore on en revient, puisque vous voilà.

Nous tâcherons de vous être utiles selon nos petits moyens , ajouta Véronique; si vous vous trouviez sans argent, nous pourrions vous en prêter un peu; cela vaudrait mieux que de recourir à des usuriers.

Et d'abord, voici une somme que nous ne voulons pas accepter, reprit Suzanne en mettant entre les mains du jeune homme la bourse qu'elle avait gardée sur ses genoux; non, certainement, nous n'en voulons pas. Tant d'argent pour une nuit! Si nous le prenions, on aurait raison de nous appeler les oiseaux de proie! les Corbeaux!

Vous savez qu'on vous a surnommées ainsi? dit Gaspard avec un demi-sourire.

Sans doute; mais qu'est-ce que cela nous fait! On a peur de nous, on nous montre au doigt; patience! nous savons bien que nous n'avons jamais fait de mal et nous vivons tranquilles, en attendant que Dieu nous mette dans son saint paradis.

M. de Gréoulx fut touché de ces paroles d'une philosophie si simple et si pleine de foi.

.le reviendrai , dit-il en touchant la main aux deux Corbeaux , je reviendrai souvent vous voir. Cardez cet argent; vous me le prêterez si j'en ai besoin plus tard.

En disant ces mots , il remit la bourse dans le tablier de Suzanne, qui lui dit : Ceci n'est pas à nous, nous vous le gardons.

Vous avez reconnaître notre porte, dit Véronique : un soir nous étions seules sur le quai , un batelier nous menaçait, vous nous avez défendues et ramenées chez nous.

REVUE DE PARIS. 175

Oui , je m'en souviens , c'était le jour de mon arrivée , répondit- il avec distraction , car il avait cru voir un léger mouvement der- rière les rideaux du lit.

Elle dort toujours, dit Véronique en devinant sa pensée. Alors il se leva et partit en promettant de revenir bientôt. Tandis

que les deux vieilles le reconduisaient, Gabrielle entr'ouvrit les rideaux et avança la tête; elle s'était agenouillée sur son lit, et de- puis une heure elle écoutait et regardait le beau Gaspard de Gréoulx. Quand les Corbeaux revinrent , elle se recoucha et fit semblant de dormir.

Ma sœur, dit vivement Véronique , ce jeune homme aura besoin d'argent peut-être bientôt; il ne faut pas attendre qu'il nous en de- mande : nous lui rendrons d'abord ceci ; mais qu'est-ce qu'une cin- quantaine d'écus? Il faudra joindre à cela tout ce qui est dans le petit sac de toile bleue.

J'y avais pensé ; il y a quelques bons écus au fond de l'armoire, et, s'il le faut, nous irons chez M. Vincent.

Comme il est beau, comme il a l'air bon gentilhomme, un air de famille, dit Véronique en soupirant.

Allons, allons, interrompit Suzanne, vous prenez trop à cœur tout cela ! Que nous importe la famille de Gréoulx ? Qu'y a-t-il mainte- nant de commun entre elle et nous? Quant à Gaspard, c'est diffé- rent; il ne nous a pas méprisées parce que nous sommes de pauvres femmes; il aie cœur reconnaissant; je veux que quelque jour il puisse dire : Les Corbeaux m'ont fait du bien !

Mme Charles Reybaud.

[La fin au prochain numéro. )

SAINT-LAZARE

ET

LA SALPÊTRIÈRE

i.

Saint-Lazare est une prison de femmes et la Salpêtrière un hospice de femmes; bien que ces deux établissemens ne puissent guère se confondre , ils ont néanmoins certains traits de rapprochement et se tiennent par un lien commun, qui est celui de l'infortune et de la pénitence. Ils forment les deux extrémités de la vie de la femme prise dans ce qu'elle a de misérable et de dégradé. A Saint-Lazare, une femme incarcérée, souvent fort jeune encore, débute en quel- que sorte dans le repentir, et répand sa première larme sur la route maudite elle s'est jetée; à la Salpêtrière, elle vient s'éteindre, infirme , paralytique , aliénée ou incurable , elle verse sa dernière larme et pousse son dernier gémissement. On rapporte de ces deux visites de lugubres images et de pénibles réflexions sur la position que le monde assigne à un grand nombre de femmes et sur l'origine et les suites de leur avilissement.

Beaucoup de gens seraient peut-être fort embarrassés de dire est située la prison de Saint-Lazare ; car il est assez dans l'habitude

REVUE DE PARIS. 1T7

des habitans des grandes villes de passer devant les monumens pu- blics sans y faire attention, ou sans s'informer de l'usage auquel on les consacre. C'est au sommet du faubourg Saint-Denis, dans un des quartiers de Paris les plus populeux, qu'est située cette prison. L'ex- térieur du bâtiment a quelque chose de sombre qui semble bien con- venir au caractère d'une maison de détention ; car on ne peut guère approuver ces prisons modernes qui , loin de porter à l'effroi , res- semblent à des maisons de plaisance, et forment un contraste in- jurieux avec les taudis habités par la plus grande partie des jour- naliers et des artisans. L'aspect d'une prison doit toujours éveiller dans l'ame une sorte de terreur et de tristesse, et, sous ce rapport, on peut dire que la maison de Saint-Lazare remplit parfaitement son but.

Saint-Lazare fut prieuré avant d'être prison; cette destinée lui est commune avec un grand nombre de lieux de détention qui ont été dans l'origine châteaux-forts ou monastères. On l'acheva de bâtir vers 1460 , à la place de l'ancienne basilique de Saint-Laurent. Elle était en même temps un de ces lieux que l'on nommait alors Lépro- series, c'est-à-dire lieux de refuge des personnes atteintes de la lèpre. Plus tard, en 1632, quand la donation en fut faite à saint Vincent de Paule, qui devait y établir le chef-lieu de la congrégation des mis- sions, on lui imposa l'obligation d'y recevoir des lépreux, comme par le passé. Au xvne siècle, le couvent devint maison de correction : on y enfermait les jeunes gens de mauvaises mœurs. Saint-Lazare conserva cette destination pendant le siècle suivant; il en est parlé dans le roman de Manon Lescaut. En 93, ce ne fut plus que la maison Lazare; Riouffe a fidèlement décrit, dans ses mémoires, ce qu'était alors cette prison ; il a donné la liste des personnes qui s'y trouvaient enfermées et qui en partirent pour être exécutées le 6 et le 7 ther- midor par un décret du tribunal révolutionnaire. On lit sur cette liste funèbre le nom du poète Roucher, celui d'André Chénier, qui composa à Saint-Lazare, pour M"e de Coigny, son ode intitulée la Jeune Captive, les noms de l'abbesse de Montmartre, âgée de soixante-douze ans, du duc de Saint-Aignan , de la duchesse, alors enceinte, etc. Du reste, un poète de notre temps, l'auteur de Stello, a raconté ce qu'était la prison de Saint-Lazare à cette époque, et a écrit sur ce sujet des pages dictées par un sentiment si noble, ornées d'un si beau langage qu'on ne saurait mieux faire que de renvoyer le lecteur à son livre.

Aujourd'hui, tout ce que Paris contient de femmes perdues, pré-

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venues, condamnées ou malades, forme la population de Saint-Lazare. Les femmes qui se trouvaient autrefois réparties entre les prisons de la Petite-Force ou des Madelonnettes, et les hospices de Saint-La- zare et du Midi , sont maintenant toutes réunies dans une même prison et dans un môme hospice. Bien qu'il y ait en apparence une certaine immoralité à enfermer sous la même clé des condamnées et des femmes qui ne sont que malades, il faut songer néanmoins que «es malades n'appartiennent qu'à la classe des prostituées proprement dites, ce qui diminue les inconvéniens d'un pareil rapprochement. D'ailleurs, les maisons propres à recevoir ce genre de destination sont rares, et c'est assurément déjà un grand pas de fait que d'avoir pu réunir sur un même point et coloniser, en quelque sorte , des vices , des délits et une classe de femmes dont la dispersion offrait de si grandes difficultés de répression et de surveillance.

Le nombre des femmes enfermées à Saint-Lazare, se monte, terme moyen, à mille. La totalité des malades et des recluses peut se diviser et se divise effectivement dans l'intérieur de la prison en quatre classes, savoir :

Les condamnées civiles à un an de prison et au-dessous, en- viron deux cents ;

Les prévenues , deux cents ;

Les prostituées condamnées et malades, cinq cents;

Les jeunes prostituées et détenues au-dessous de dix-huit ans. de cent à cent cinquante.

Ces quatre quartiers de femmes forment dans la maison comme autant de peuplades diverses qui n'ont entre elles aucune communi- cation et ne se voient absolument que le dimanche, à la messe, et encore dans ce moment sont-elles soumises à la plus active surveil- lance. Chaque quartier occupe à la chapelle des places séparées. Les repas, les promenades dans les préaux, le coucher, se font à des heures différentes. Ces précautions pallient, comme on le voit, si elles ne détruisent pas entièrement l'inconvénient de la réunion de ces diverses classes de prisonnières dans un même local. Afin de rendre la distinction encore plus sensible , on a eu soin aussi d'assi- gner à chaque quartier un habillement d'une couleur distincte. Ainsi, les prostituées portent la blouse en laine bleue, sabots, bonnets de laine; les condamnées ont la camisole et la jupe en drap gris; les jeunes recluses et les jeunes prostituées ont également un costume particulier qui les distingue des autres quartiers. On voit d'après cela que l'uniforme est généralement adopté à la prison de Saint-Lazare;

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c'est une amélioration qu'on ne saurait trop encourager; car on con- çoit la nécessité d'un costume uniforme dans toutes les prisons, mais surtout dans une prison de femmes la coquetterie qui ne perd ja- mais ses droits, ne manquerait pas d'établir entre les prisonnières des rivalités d'habillement tout-à-fait contraires à l'esprit d'un lieu de correction. On n'est pas exposé ainsi à voir telle recluse couverte de haillons, et telle autre étaler le luxe insolent des bijoux et de la soie; et puis il semble que ce mot seul ^uniforme doive produire une réaction salutaire sur la masse des condamnées et leur inspirer quelques-unes de ces idées de discipline et de bon ordre qui tiennent au régime ordinaire des armées et des maisons d'éducation.

Il faut avoir soin de se reporter, en visitant Saint-Lazare , à la destination de la maison et au degré qu'elle occupe dans l'ordre hiérarchique des lieux de détention. Elle porte le nom de prison départementale , maison dite de correction. Toute condamnée à plus d'un an , est dirigée sur la maison centrale de Clermont. Saint-La- zare est donc principalement destiné au châtiment de ces myriades de petits délits, de ces contraventions journalières qui pullulent sur le pavé de Paris , comme des légions de fourmis. Les délits les plus ordinaires sont la mendicité, le vagabondage, les vols passibles de la police correctionnelle, et pour les prostituées, l'infraction aux ordonnances de police. Le mouvement annuel des femmes en- fermées à Saint-Lazare , est de dix mille ; en 1837 il s'est élevé jus- qu'à onze mille soixante-trois , chiffre énorme , duquel il faut dé- duire toutefois les femmes incarcérées pour cause de maladie. Ce chiffre indique assez la position précaire de ces malheureuses qui, se trouvant exclues une fois de la société , privées de soutien et de re- lations honnêtes , n'ont plus guère d'autre ressource , en sortant de prison , que le vagabondage , le vol ou la prostitution. Il en est qui reviennent à Saint-Lazare jusqu'à soixante et soixante-dix fois , et lorsqu'on leur fait des remontrances sur le nombre de ces récidives, elles répondent : « Que voulez-vous que nous fassions , une fois li- bérées ? Toutes les maisons nous sont fermées , chacun nous re- pousse, nous nous trouvons sans pain, sans asile, il faut bien que nous nous résignions à mendier ou à voler de nouveau. » Et , en effet , elles disent vrai pour la plupart. Quel est l'homme qui consentirait à prendre chez lui, je ne dis pas seulement à titre de domestique de confiance , mais même pour remplir les fonctions les moins relevées de sa maison , une femme qu'il saurait avoir fait un temps de ré- clusion à Saint-Lazare ? Il faut dire cependant que c'est une pré-

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venues, condamnées ou malades, forme la population de Saint-Lazare. Les femmes qui se trouvaient autrefois réparties entre les prisons de la Petite-Force ou des Madelonnettes, et les hospices de Saint-La- zare et du Midi , sont maintenant toutes réunies dans une même prison et dans un môme hospice. Bien qu'il y ait en apparence une certaine immoralité à enfermer sous la môme clé des condamnées et des femmes qui ne sont que malades , il faut songer néanmoins que -ces malades n'appartiennent qu'à la classe des prostituées proprement dites, ce qui diminue les inconvéniens d'un pareil rapprochement. D'ailleurs, les maisons propres à recevoir ce genre de destination sont rares, et c'est assurément déjà un grand pas de fait que d'avoir pu réunir sur un môme point et coloniser, en quelque sorte , des vices , des délits et une classe de femmes dont la dispersion offrait de si grandes difficultés de répression et de surveillance.

Le nombre des femmes enfermées à Saint-Lazare, se monte, terme moyen, à mille. La totalité des malades et des recluses peut se diviser et se divise effectivement dans l'intérieur de la prison en quatre classes, savoir :

Les condamnées civiles à un an de prison et au-dessous , en- viron deux cents ;

Les prévenues, deux cents;

Les prostituées condamnées et malades, cinq cents;

Les jeunes prostituées et détenues au-dessous de dix-huit ans. de cent à cent cinquante.

Ces quatre quartiers de femmes forment dans la maison comme autant de peuplades diverses qui n'ont entre elles aucune communi- cation et ne se voient absolument que le dimanche, à la messe, et encore dans ce moment sont-elles soumises à la plus active surveil- lance. Chaque quartier occupe à la chapelle des places séparées. Les repas, les promenades dans les préaux, le coucher, se font à des heures différentes. Ces précautions pallient, comme on le voit, si elles ne détruisent pas entièrement l'inconvénient de la réunion de ces diverses classes de prisonnières dans un môme local. Afin de rendre la distinction encore plus sensible , on a eu soin aussi d'assi- gner à chaque quartier un habillement d'une couleur distincte. Ainsi, les prostituées portent la blouse en laine bleue, sabots, bonnets de Vaine; les condamnées ont la camisole et la jupe en drap gris; les jeunes recluses et les jeunes prostituées ont également un costume particulier qui les distingue des autres quartiers. On voit d'après cela que l'uniforme est généralement adopté à Ja prison de Saint-Lazare;

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c'est une amélioration qu'on ne saurait trop encourager; car on con- çoit la nécessité d'un costume uniforme dans toutes les prisons , mais surtout dans une prison de femmes la coquetterie qui ne perd ja- mais ses droits, ne manquerait pas d'établir entre les prisonnières des rivalités d'habillement tout-à-fait contraires à l'esprit d'un lieu de correction. On n'est pas exposé ainsi à voir telle recluse couverte de haillons, et telle autre étaler le luxe insolent des bijoux et de la soie; et puis il semble que ce mot seul d'uniforme doive produire une réaction salutaire sur la masse des condamnées et leur inspirer quelques-unes de ces idées de discipline et de bon ordre qui tiennent au régime ordinaire des armées et des maisons d'éducation.

Il faut avoir soin de se reporter, en visitant Saint-Lazare, à la destination de la maison et au degré qu'elle occupe dans l'ordre hiérarchique des lieux de détention. Elle porte le nom de prison départementale , maison dite de correction. Toute condamnée à plus d'un an , est dirigée sur la maison centrale de Clermont. Saint-La- zare est donc principalement destiné au châtiment de ces myriades de petits délits, de ces contraventions journalières qui pullulent sur le pavé de Paris , comme des légions de fourmis. Les délits les plus ordinaires sont la mendicité, le vagabondage, les vols passibles de la police correctionnelle, et pour les prostituées, l'infraction aux ordonnances de police. Le mouvement annuel des femmes en- fermées à Saint-Lazare , est de dix mille ; en 1837 il s'est élevé jus- qu'à onze mille soixante-trois , chiffre énorme , duquel il faut dé- duire toutefois les femmes incarcérées pour cause de maladie. Ce chiffre indique assez la position précaire de ces malheureuses qui, se trouvant exclues une fois de la société , privées de soutien et de re- lations honnêtes , n'ont plus guère d'autre ressource , en sortant de prison , que le vagabondage , le vol ou la prostitution. Il en est qui reviennent à Saint-Lazare jusqu'à soixante et soixante-dix fois, et lorsqu'on leur fait des remontrances sur le nombre de ces récidives, elles répondent : « Que voulez-vous que nous fassions, une fois li- bérées ? Toutes les maisons nous sont fermées , chacun nous re- pousse, nous nous trouvons sans pain, sans asile, il faut bien que nous nous résignions à mendier ou à voler de nouveau. » Et , en effet , elles disent vrai pour la plupart. Quel est l'homme qui consentirait à prendre chez lui, je ne dis pas seulement à titre de domestique de confiance , mais même pour remplir les fonctions les moins relevées de sa maison , une femme qu'il saurait avoir fait un temps de ré- clusion à Saint-Lazare ? Il faut dire cependant que c'est une pré-

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vention quelquefois injuste , car plusieurs détenues libérées, ayant été secrètement placées dans des ateliers ou dans des maisons par- ticulières, s'y sont conduites de manière à ne faire soupçonner en rien leur origine. La récidive est donc presque une nécessité atta- chée à la position de libérée , surtout si l'on répète ici ce qui a déjà été dit tant de fois , qu'une ouvrière des villes , honnête , active , appliquée, gagne à peine, souvent en travaillant douze ou quinze heures par jour, de quoi suffire à ses premiers besoins. Que sera-ce donc lorsque les difficultés de sa condition viendront se compliquer des obstacles terribles que lui suscite ce seul nom de libérée! C'est alors que l'on conçoit l'importance d'une société de patronage insti- tuée en faveur des malheureuses que le besoin a précipitées dans le libertinage. Il existe bien , pour les femmes de cette classe , une sorte d'asile protecteur, la maison du Bon Pasteur , l'on recueille les filles repentantes qui veulent faire profession; mais cette maison est fondée dans un but de prosélytisme religieux et non de protec- tion sociale. Un des premiers sacrifices qu'on impose aux femmes qui y entrent, est de laisser couper leurs cheveux ; or, on sait que pour la plus grande partie d'entre elles, c'est un supplice véritable et contre lequel viennent échouer les plus sincères conversions. D'ailleurs , de ce qu'une femme n'est point douée de cet esprit par- ticulier de mysticisme et de foi qui constitue une vocation claus- trale , faut-il pour cela renoncer à cultiver en elle les vertus et les qualités qui font la mère de famille et l'honnête femme , selon le monde? Disons-le : la plus grande partie des prostituées et, comme on dit, le commun des martyrs, se trouve , à son élargissement, en- tièrement isolé , privé de ressources et d'appui. Ce fait seul explique, s'il ne justifie pas toujours , le nombre considérable des récidives.

Le régime de Saint-Lazare , si on le compare à celui des autres prisons, a quelque chose de doux et d'indulgent qui s'accorde avec la nature des délits et surtout le sexe des détenues; car enfin, ce titre defcmm.es ne peut être entièrement abjuré, môme au point de vue pénitentiaire. Les femmes, comme on l'a fort bien dit, sont, à l'égard des hommes, dans un état perpétuel de minorité, et, s'il est vrai que la pénalité confonde trop souvent les deux sexes dans un même ordre de châtimens, ne convient-il pas qu'à l'égard du sexe mineur il y ait dans l'application de la peine une certaine douceur, un peu de relâchement et de modération qui lui rappelle , même sous les verroux , les titres et les prérogatives qu'il lui est permis peut-être de reconquérir par la conversion et l'amendement?

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Les prisonnières de Saint-Lazare se couchent à la nuit et se lèvent avec le jour; elles font deux repas par jour et mangent de la viande deux fois par semaine. On est en train de construire au rez-de-chaussée de la maison un fort beau réfectoire toutes les détenues pourront manger, réunies par quartier, et seront assises commodément, de fa- çon qu'elles ne seront plus dans la nécessité de se tenir debout dans les corridors ou dans les cours, leur pitance à la main, comme cela se fait encore à présent. Leur coucher est bon; il se compose d'un matelas, d'une paillasse, d'un traversin, de deux couvertures en hi- ver et d'une seule en été ; tous les lits sont en fer. Une chaleur de dix ou douze degrés règne constamment depuis le mois d'octobre jusqu'au mois de mars dans les ateliers et les corridors des dortoirs; il y a même des chauffoirs spéciaux dans toutes les parties de la maison. Sans nul doute, ce sont des détails que l'on peut qualifier de soins et d'égards, si on les compare à ce qu'était le régime des prisons il y a dix ans seulement, et môme à ce qu'il est encore aujourd'hui dans la plupart de nos provinces. Mais quelle que soit la douceur du règle- ment actuel de Saint-Lazare, on n'éprouve pas pour cela moins de tristesse et de pitié en rapprochant la position de luxe et de splen- deur qu'ont occupée quelques-unes des recluses, de la vie qu'elles mènent maintenant. Au milieu de ces femmes aux traits décolorés par le chagrin ou la maladie , le regard s'arrête sur quelques figures vraiment gracieuses, et cette vue provoque de bien pénibles impres- sions. C'est surtout sous ce point de vue que cette prison mérite d'être attentivement observée; elle représente la partie douloureuse et la- mentable de l'existence de la femme, telle que la font les besoins, la misère, les pièges, les perfidies, les séductions de toutes sortes qui entourent son inexpérience. Si ces murs venaient à parler, ils feraient, je crois, d'étranges révélations; ils pourraient fort bien se convertir en un tribunal redoutable se verrait traduite une partie de la société, et ne serait peut-être ni la moins brillante, ni la moins éclairée.

Autrefois les détenues avaient des hommes pour geôliers. C'était un abus grave et dont le moindre effet était d'éteindre en elles les derniers instincts de la pudeur sans lesquels il n'est guère permis d'espérer de réhabilitation ni d'amendement chez une femme. Cet abus n'existe plus aujourd'hui. La surveillance entière de la prison est confiée à des femmes, et ce n'est que dans les cas urgens de ré- bellion ouverte que l'intervention des hommes est requise à titre de force armée. Cette substitution de surveillance ne peut manquer

TOME II. FÉVRIER. 13

182 REVUE DE PARIS.

d'exercer une grande influence sur la moralité des détenues ; il existe d'ailleurs entre les personnes chargées de les garder un certain ordre hiérarchique qui donne du poids et de l'autorité à cette institution nouvelle.

On a nommé d'ahord des gardiennes en chef, avec le titre à' ins- pectrices. On exige que ces inspectrices aient reçu une certaine édu- cation , et c'est même à la classe distinguée qu'elles appartiennent généralement; de cette façon, elles peuvent exercer sur les recluses un ascendant intellectuel et moral , les instruire , les ramener vers le bien. L'usage de la prison est de faire plusieurs fois par jour des lectures religieuses et morales dans les ateliers; on a déjà obtenu de ces lectures, de bons résultats. On choisit pour les places d'inspec- trices des personnes sans maris , sans enfans , de façon qu'elles ne soient point détournées de leurs fonctions par des relations de fa- mille. Les inspectrices sont payées mille francs; elles ont la haute main sur les autres employées, et ne relèvent que du directeur même de la prison ; elles portent un costume uniforme, la robe noire et sur la poitrine une médaille attachée au cou par un ruban bleu. Bien que ces places imposent à celles qui les remplissent une vie toute d'esclavage et de réclusion, elles ne laissent pas d'être fort re- cherchées. Deux places se trouvent vacantes en ce moment, et il y a plus de quarante demandes. Une femme peut, il est vrai, ne pas voir dans ces fonctions une tâche purement mécanique; elle peut s'y proposer aussi un but honorable et pieux à remplir, elle peut y voir un moyen d'exercer sa charité, son intelligence et son coeur; car on conçoit que les occasions de faire le bien ne manquent pas dans une maison de ce genre.

Après les inspectrices," viennent les surveillantes ; elles ont huit cents francs, et portent le même costume que les inspectrices, si ce n'est que leur médaille est placée différemment. Elles sont char- gées surtout de surveiller les ateliers, d'y maintenir le bon ordre et le silence. Enfin, après les inspectrices et les surveillantes, viennent les (jardiennes, qui sont payées six cents francs, et sont chargées de l'inspection des dortoirs, des corridors et des préaux.

Cette substitution des femmes aux hommes , dans la surveillance de la prison, n'est en vigueur à Saint-Lazare que depuis le mois de juillet seulement, et déjà on se plaît à reconnaître les services rendus par cette innovation. 11 serait à souhaiter qu'une pareille mesure pût être également appliquée dans les maisons centrales , car c'est surtout que l'on peut espérer agir sur les recluses par voie d'amen-

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dément. Les détentions prolongées permettent d'adopter à leur égard un système d'éducation complet; cependant on ne saurait nier qu'il ne faille du temps pour opérer cette réforme, et plier le caractère des femmes aux difficiles fonctions de geôlière et de guichetière. La maison de correction de Saint-Lazare, avec sa population flottante, passagère et plus habituellement inconséquente que pervertie, était du reste celui de tous les lieux de détention qui devait se prêter le mieux à ce genre d'essais. La première difficulté est vaincue, il ne s'agit plus maintenant que d'en étendre l'application.

A Saint-Lazare, comme partout ailleurs, le travail joue un grand rôle et remplit les trois quarts des journées. Les recluses s'y occu- pent aux travaux ordinaires des femmes : couture, cartonnage, dé- vidage de cachemires, fleurs artificielles; les jeunes recluses au-des- sous de seize ans ont la broderie pour principale occupation. Le prix moyen des journées est de quarante à soixante centimes, que l'on emploie de la manière suivante : un tiers reste à l'entreprise, un tiers à l'ouvrière comme quotité disponible , et un demi-tiers est dé- posé entre les mains du directeur, pour être remis à chaque détenue à sa sortie. Le silence le plus absolu est imposé dans les ateliers; le châtiment employé à l'égard des rebelles et des délinquantes est l'incarcération pour un temps plus ou moins long dans une cellule , avec une nourriture de privation. Il existe même des cachots grillés, il ne se trouve absolument que les quatre murs , un lit de paille , et un soupirail donnant sur une de ces cages en bois placées devant les fenêtres, et appelées abats-jours. Mais il est bien rare que l'on en vienne à de pareilles mesures de rigueur, car ces cachots sont hu- mides, malsains et à peine habitables.

Le temps que les détenues passent à Saint-Lazare est trop court pour qu'on puisse arriver à des conséquences bien approfondies sur leurs mœurs et leur caractère. On peut établir cependant des distinctions de moralité assez tranchées entre les divers quartiers dont la prison se compose. Ainsi, il est à remarquer que les préve- nues forment en général une espèce indocile , dangereuse et qu'il est fort difficile de contenir; cela tient peut-être au fait même de la prévention qui excite toujours une certaine révolte dans le cœur de l'individu qui peut se croire innocent ou détenu injustement, tant que son jugement n'est pas prononcé. Ensuite , il existe à Saint- Lazare un usage qu'il serait bon , je crois , de modifier : on accorde indistinctement à tout le monde l'autorisation de visiter les préve- nues tant que dure l'instruction. Il suffit pour cela d'adresser au

13.

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juge d'instruction une demande à laquelle il fait toujours droit. Il s'en suit que souvent les prévenues sont exposées à recevoir d'étran- ges visites : les voleurs viennent publiquement au parloir de la pri- son pour avoir des conférences avec elles , et souvent pour y organi- ser de nouveaux coups qui s'exécutent à leur sortie. On pourrait, je crois, remédier à ce scandale en prenant quelques informations sur la position sociale et les antécédens des personnes qui demandent à visiter les prévenues. A Dieu ne plaise qu'il faille imprimer à la pré- vention un caractère d'anticipation pénitentiaire et répressive en- tièrement contraire à son esprit; mais il me semble qu'en purifiant en quelque sorte les relations des prévenues , on ne peut qu'agir même dans l'intérêt de leur innocence et offrir une garantie morale à leur acquittement.

Les condamnées, proprement dites , appartiennent presque toutes aux dernières classes du peuple; elles ont été amenées à Saint-La- zare par de petits vols, des délits correctionnels. Sous le rapport des qualités du caractère et du cœur, on remarque une grande différence entre les condamnées et les prostituées, et ce qui surprendra sans doute beaucoup de personnes, c'est que cette différence est à l'avan- tage des dernières. Les condamnées sont généralement possédées d'un esprit de rapine , de fraude et de corruption invétérée qu'il est bien difficile de déraciner et de combattre; les prostituées au con- traire, plus franclies, plus expansives, douées d'un cœur plus sim- ple , sont relativement plus morales , si l'on prend ce mot de mo- ralité dans un sens de conversion et de repentir. Le défaut d'édu- cation, la nécessité, une intelligence des plus bornées, une légèreté d'enfant, tels sont les traits généraux et presque constans du carac- tère de ces malheureuses. Elles se feraient un grand scrupule sou- vent de commettre une action qui ressemblût à un vol ou à aucun des délits qui sont devenus chez les condamnées une affaire de per- sévérance et d'habitude. Ces femmes ont été perdues de bonne heure; entretenues dans la honte par la pauvreté, elles voudraient en sortir et y retombent malgré leurs efforts.

Mais parmi les divers quartiers des détenues de Saint-Lazare, il en est un qui mérite de fixer plus particulièrement que tous les au- tres l'intérêt et l'attention. Je veux parler des jeunes détenues au- dessous de dix-huit ans; on a introduit dans ce quartier deux classifi- cations; la première comprend les petites vagabondes, les petites mendiantes, les petites voleuses que nous voyons sans cesse errer dans les rues de Paris et que les tribunaux acquittent en raison de

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leur âge. La deuxième catégorie comprend les jeunes prostituées , celles qui ont été livrées au libertinage par leurs parens, ou s'y sont livrées d'elles-mêmes avant l'âge prescrit par les réglemens de police. Lorsqu'elles se présentent pour se faire inscrire , l'usage est de leur demander leur nom, leur domicile et de les renvoyer à leurs parens. Si les parens refusent de s'en charger, on les place alors à la prison de Saint-Lazare, elles reçoivent, ainsi que les jeunes détenues, des leçons de lecture, d'écriture, de calcul, de géographie, d'his- toire , de couture et de catéchisme, enfin à peu près l'instruction d'un externat ordinaire.

La différence qui existe entre les condamnées et les prostituées se reproduit entre les jeunes condamnées et les jeunes prostituées. Les premières ont déjà l'instinct du vice et de la dissimulation porté à un certain degré, elles mentent sans cesse, se cachent, se détournent et se montrent rebelles aux exhortations qu'on leur adresse ; les autres sont, au contraire, plus confiantes, plus naïves, plusieurs d'entre elles ont même conservé ce charme de la douceur et de l'ingénuité qui donne tant de grâce à l'adolescence de la femme. Elles méritent d'ailleurs d'être jugées avec indulgence , car elles ont été pour la plupart vendues à l'ignominie sans participation directe de leur intel- ligence et de leur volonté.

C'est un tableau touchant que cette troupe de jeunes filles traver- sant le préau en se tenant la main deux par deux , riant et causant entre elles. On se sent pris de tristesse et l'on médite malgré soi sur la destinée humaine, en songeant à ces virginités orphelines, à ces jeunesses dépouillées dès leur printemps, à ces tiges fragiles qui ont subi l'attaque de cruels orages , au moment elles allaient fleurir. Comment ne pas être pénétré à la fois de douleur et d'indignation en songeant que sur ces figures , couvertes encore d'un chaste duvet et colorées des doux rayons de la jeunesse , sur ces fronts enfantins et fraîchement épanouis, un hideux stigmate se trouve déjà gravé? C'est alors qu'on se retourne avec un juste sentiment de révolte vers le monde , pour lui demander compte de ces enfans qu'il a laissé se flétrir prématurément, qu'il a abandonnées sans protection, sans sur- veillance , exposées à toutes les embûches du vice et de la débauche. Il en est parmi ces pauvres petites qui n'ont guère plus de onze à douze ans. Se peut-il qu'une femme ait le pouvoir de se vendre à cet âge, que chez elle le déshonneur puisse devancer l'âge de raison, qu'elle se trouve émancipée par un avilissement précoce , et que son

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acte social doive être entaché d'une souillure indélébile, lorsque la candeur et l'ignorance habitent encore son cœur?

On éprouve quelque soulagement quand on songe qu'il y a d'une part un reste de barbarie des temps anciens qui ne résistera pas , sans doute , aux idées nouvelles, et que, d'ailleurs, il existe, sinon un re- mède efficace, du moins un palliatif à de si tristes maux. En effet, s'il est vrai que ce mot seul de prostituée excite dans le monde un juste sentiment de répulsion , il faut dire que le monde ne juge guère cette classe de femmes que par ouï-dire ou sur son déplorable théâtre de honte et d'effronterie. Mais dans la prison , le masque tombe, et l'on est alors à même de démêler les pensées, les instincts de ces malheureuses , de lire dans leur cœur et d'apprécier les res- sources morales qu'une vie dépravée ne leur a pas entièrement ravies.

Si donc quelqu'un nous adressait cette question : Les prostituées sont-elles susceptibles d'amélioration? Peut-on espérer de retirer quelques-unes d'entre elles de l'état honteux elles se trouvent , et de les ramener au bien? Nous répondrions sans hésiter : Oui, ces femmes sont susceptibles d'être améliorées , et même beaucoup plus qu'on ne le croit généralement. Il n'en est presque pas une , même parmi les plus corrompues, qui n'ait au fond du cœur quelque bon germe qui n'est qu'étouffé et qu'il ne s'agit que de faire revivre sous l'influence de la charité , du pardon et des bons conseils. C'est un tort de les considérer comme un vaste corps intégralement gangrené duquel il n'y a plus qu'à désespérer ; il n'est point vrai que la souillure de la condition infecte tout l'individu, le mal n'est souvent qu'à la su- perficie des choses. 11 est bien rare qu'en creusant on ne trouve pas de bonnes natures qui ne sont qu'égarées, des repentirs sincères, des demandes de recours en grâce qu'il est du devoir de la société d'en- courager et d'accueillir. ( 'uniment veut-on que ces femmes ne per- sévèrent pas dans leur métier? Elles n'ont absolument rien au monde, point de ressources , et elles sont si pauvres pour la plupart que les habits qu'elles portent ne leur appartiennent même pas.

Plusieurs d'entre elles se montrent charitables, compatissantes; on sent que si elles n'étaient point enrôlées forcément et dès leur jeune âge dans la prostitution (car c'est un enrôlement véritable que cet affreux métier), elles eussent pu faire d'bonnètes femmes, de bonnes mères de famille. Lorsque l'une d'elles vient à accoucher, c'est une fête dans la prison , on dirait un jour de Noël , elles se près-

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sent autour de la crèche du nouveau-né, c'est à qui l'entourera, le caressera, le choyera, il est leur tils à toutes ; il semble que ces pau- vres femmes veuillent par leurs démonstrations et leurs signes de tendresse, consoler cet enfant d'être venu au monde au milieu d'el- les. Ce sont de bons sentimens et dont on peut assurément tirer parti. Il paraît constant et il est établi d'après les rapports de tous les inspecteurs, que, depuis dix ou quinze ans, la prison de Saint-Lazare n'est pas reconnaissable. Autrefois, la conduite et le langage des prostituées offraient un perpétuel scandale; l'aspect des cours et des dortoirs représentait les tableaux de corruption de Sodome et de Gomorrhe. Dulaure dans son Histoire de Paris, appelle les détenues de Saint-Lazare , des baccluintes cnivri'cs. Aujourd'hui tout a changé de face. Plus de discours obscènes, de regards effrontés; chaque jour, à force de douceur, d'attentions , on obtient de la part de ces femmes des preuves de repentir et de soumission qui font bien voir qu'elles ne demandent souvent qu'à se réconcilier sincèrement avec le bien; mais pour cela, il faut qu'on les seconde. Presque toutes détestent leur métier et témoignent un vif désir d'en sortir : « Ah ! maudite vie! quand donc pourrai-je la quitter? Quel malheur d'être obligée d'j» rentrer ! » Telles sont les exclamations qui leur échappent sans cesse. N'est-il pas cruel de penser qu'elles n'ont presque toutes en sortant de prison, d'autre ressource que de se livrer de nouveau à ce métier dont elles comprennent la honte ? Pour apprécier le malheur d'une alternative pareille, il ne faut qu'avoir assisté aux scènes de larmes, de désespoir et de contrition qu'excitent souvent en elles les exhortations religieuses qui leur sont adressées ou les retours qu'elles font sur elles-mêmes.

Mais pour bien les juger, pour connaître au juste l'action que l'on peut exercer sur ces cœurs égarés, c'est surtout à la chapelle qu'il faut les voir, car elles se montrent en quelque sorte sous leur bon côté et, sinon entièrement telles qu'elles sont, du moins telles qu'elles pourraient devenir. On a pris à Saint-Lazare une mesure qui, je crois, est adoptée aujourd'hui dans toutes les prisons, c'est de rendre le culte entièrement volontaire ; les détenues n'assistent à la messe que lorsqu'elles le veulent bien ; c'est le moyen le plus sur de maintenir parmi elles le bon ordre et la décence que le ser- vice divin réclame. Un étranger qui assisterait le dimanche à la messe que l'on dit à Saint-Lazare , ne croirait jamais se trouver au milieu de prostituées détenues, tant elles se montrent attentives, pieuses et animées d'un zèle véritable pour les pratiques de la reli-

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acte social doive être entaché d'une souillure indélébile, lorsque la candeur et l'ignorance habitent encore son cœur?

On éprouve quelque soulagement quand on songe qu'il y a d'une part un reste de barbarie des temps anciens qui ne résistera pas , sans doute, aux idées nouvelles, et que, d'ailleurs, il existe, sinon un re- mède efficace, du moins un palliatif à de si tristes maux. En effet, s'il est vrai que ce mot seul de prostituée excite dans le monde un juste sentiment de répulsion, il faut dire que le monde ne juge guère cette classe de femmes que par ouï-dire ou sur son déplorable théâtre de honte et d'effronterie. Mais dans la prison , le masque tombe, et l'on est alors à môme de démêler les pensées, les instincts de ces malheureuses , de lire dans leur cœur et d'apprécier les res- sources morales qu'une vie dépravée ne leur a pas entièrement ravies.

Si donc quelqu'un nous adressait cette question : Les prostituées sont-elles susceptibles d'amélioration? Peut-on espérer de retirer quelques-unes d'entre elles de l'état honteux elles se trouvent, et de les ramener au bien ? Nous répondrions sans hésiter : Oui , ces femmes sont susceptibles d'être améliorées , et même beaucoup plus qu'on ne le croit généralement. Il n'en est presque pas une , même parmi les plus corrompues, qui n'ait au fond du cœur quelque bon germe qui n'est qu'étouffé et qu'il ne s'agit que de faire revivre sous l'influence de la charité , du pardon et des bons conseils. C'est un tort de les considérer comme un vaste corps intégralement gangrené duquel il n'y a plus qu'à désespérer; il n'est point vrai que la souillure de la condition infecte tout l'individu, le mal n'est souvent qu'à la su- perficie des choses. Il est bien rare qu'en creusant on ne trouve pas de bonnes natures qui ne sont qu'égarées, des repentirs sincères, des demandes de recours en grâce qu'il est du devoir de la société d'en- courager et d'accueillir. Comment veut-on que ces femmes ne per- sévèrent pas dans leur métier? Elles n'ont absolument rien au monde, point de ressources , et elles sont si pauvres pour la plupart, que les habits qu'elles portent ne leur appartiennent même pas.

Plusieurs d'entre elles se montrent charitables, compatissantes; on sent que si elles n'étaient point enrôlées forcément et dès leur jeune Age dans la prostitution (car c'est un enrôlement véritable que cet affreux métier), elles eussent pu faire d'honnêtes femmes,, de bonnes mères de famille. Lorsque l'une d'elles vient à accoucher; c'est une fête dans la prison , on dirait un jour de Noël , elles se près-

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sent autour de la crèche du nouveau-né, c'est à qui l'entourera, le caressera , le choyera , il est leur lils à toutes ; il semble que ces pau- vres femmes veuillent par leurs démonstrations et leurs signes de tendresse, consoler cet enfant d'être venu au monde au milieu d'el- les. Ce sont de bons sentimens et dont on peut assurément tirer parti. Il parait constant et il est établi d'après les rapports de tous les inspecteurs, que, depuis dix ou quinze ans, la prison de Saint-Lazare n'est pas reconnaissable. Autrefois, la conduite et le langage des prostituées offraient un perpétuel scandale; l'aspect des cours et des dortoirs représentait les tableaux de corruption de Sodome et de Gomorrhe. Dulaure dans son Histoire de Paris, appelle les détenues de Saint-Lazare , des bacchantes enivrées. Aujourd'hui tout a changé de face. Plus de discours obscènes, de regards effrontés; chaque jour, à force de douceur, d'attentions , on obtient de la part de ces femmes des preuves de repentir et de soumission qui font bien voir qu'elles ne demandent souvent qu'à se réconcilier sincèrement avec le bien; mais pour cela, il faut qu'on les seconde. Presque toutes détestent leur métier et témoignent un vif désir d'en sortir : « Ah ! maudite vie! quand donc pourrai-je la quitter? Quel malheur d'être obligée d'j» rentrer ! » Telles sont les exclamations qui leur échappent sans cesse. N'est-il pas cruel de penser qu'elles n'ont presque toutes en sortant de prison , d'autre ressource que de se livrer de nouveau à ce métier dont elles comprennent la honte ? Pour apprécier le malheur d'une alternative pareille, il ne faut qu'avoir assisté aux scènes de larmes, de désespoir et de contrition qu'excitent souvent en elles les exhortations religieuses qui leur sont adressées ou les retours qu'elles font sur elles-mêmes.

Mais pour bien les juger, pour connaître au juste l'action que l'on peut exercer sur ces cœurs égarés, c'est surtout à la chapelle qu'il faut les voir, car elles se montrent en quelque sorte sous leur bon côté et, sinon entièrement telles qu'elles sont, du moins telles qu'elles pourraient devenir. On a pris à Saint-Lazare une mesure qui, je crois, est adoptée aujourd'hui dans toutes les prisons, c'est de rendre le culte entièrement volontaire ; les détenues n'assistent à la messe que lorsqu'elles le veulent bien ; c'est le moyen le plus sur de maintenir parmi elles le bon ordre et la décence que le ser- vice divin réclame. Un étranger qui assisterait le dimanche à la messe que l'on dit à Saint-Lazare , ne croirait jamais se trouver au milieu de prostituées détenues, tant elles se montrent attentives, pieuses et animées d'un zèle véritable pour les pratiques de la reh—

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gion. Il n'y a point d'hypocrisie dans leur fait : quel serait leur but en affichant des sentimens qu'elles n'éprouveraient pas? Le temps n'est plus le bigotisme devenait môme dans les prisons un titre aux faveurs et aux grâces ; on sait d'ailleurs qu'en général les femmes de cette classe ne se donnent guère la peine de dissimuler.

L'an dernier, l'archevêque de Paris est venu leur donner la confir- mation , et il a été surpris et presque édifié des sentimens de ferveur qu'elles ont montrés en recevant ce sacrement. Il a déclaré en sor- tant n'avoir point rencontré, dans un grand nombre de paroisses, plus de zèle ni de pieux recueillement. Elles communient , se con- fessent volontiers. Le dimanche , à la messe, on chante des cantiques à la chapelle, mais non pas des cantiques de missions arrangés sui- des airs vulgaires ; on a soin de choisir des morceaux tirés des bons maîtres, de Palestrina, de Léo, de Pergolèse. Les chanteuses, ou pour mieux dire les chantres, sont prises dans le quartier des jeunes prostituées; une des inspectrices, qui est bonne musicienne, se charge de les discipliner et de les faire chanter en parties. Il n'est point difficile de trouver, sur cent ou cent cinquante jeunes filles, douze ou quinze jolies voix. Or, n'est-il pas touchant d'entendre, sous la voûte de cette chapelle impure , s'élever ces voix douces qui semblent implorer l'oubli des premiers égaremens dont le cœur n'a pas encore été complice? On croit entendre l'écho des tendres plain- tes de la fille de Jephté , mêlées aux accens des anges qui deman- dent grâce pour elles.

C'est en pareil lieu que la religion triomphe; c'est quand le monde ne peut plus rien pour soulager et consoler des créatures qu'il a flétries, puis rejetées, c'est alors que la religion, cette fille du ciel que rien ne rebute, accourt pour leur offrir les secours de sa sublime miséri- corde. Elle seule peut-être a le pouvoir de faire revivre ces cœurs qui n'ont plus d'autres espérances et d'autres] illusions que celles de la foi. Il existe à Saint-Lazare un fonctionnaire dont nous nous sommes réservé de parler en dernier lieu, car il est, suivant nous, le plus important de tous par la mission à la fois apostolique et mo- rale dont il est revêtu , et les bienfaits qu'il est à même de répandre: ce fonctionnaire, on l'a nommé déjà sans doute, c'est l'aumônier.

Ce n'est pas sans raison que nous employons, pour le désigner, ce mot de fonctionnaire qui ne s'accorde guère, en apparence, avec le titre et le caractère du prêtre; mais c'est que, dans l'aumônier d'une prison comme Saint-Lazare, il faut qu'il y ait, non-seulement du prêtre et de l'apôtre, mais aussi de l'homme, du père de famille,

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du consolateur, du bienfaiteur, de l'ami. Il ne s'adresse point à des fidèles ordinaires, ce sont des paroissiennes, des pénitentes, des communiantes d'un nouveau genre. Il est souvent beaucoup plus nécessaire de consoler et d'instruire que de prêcher et de catéchiser. La religion bien entendue sait parler à chacun le langage qui lui con- vient, c'est une bonne mère qui ne désespère jamais de ses enfans égarés : elle sait que si elle parvient à adoucir leurs cœurs, à les ra- mener à elle, elle peut compter sur leur attachement et leur pieuse gratitude.

L'aumônier actuel de la prison de Saint-Lazare est parfaitement dans ses fonctions. C'est un homme d'un caractère doux, conciliant, qui comprend les devoirs et les exigences de sa mission. Il connaît assez le monde pour être au fait de ses égaremens et de ses abus ; il est doué surtout de cette qualité qui est , chez un prêtre , la plus es- sentielle de toutes peut-être : la tolérance. 11 a su se faire aimer des femmes qu'il est chargé d'éclairer et d'instruire , gagner leur con- fiance en se mettant à la portée de leurs sentimens et de leur posi- tion ; aucun péché, aucune confession ne l'épouvante; l'oubli du passé est d'avance gravé en tête de son Évangile. Autrefois, l'aumônerie de Saint-Lazare était une place de corvée et de rebut; les prêtres qui la remplissaient n'y apportaient qu'un esprit de dégoût et d'into- lérance; l'un d'eux allait même jusqu'à taxer d'animaux immondes les détenues confiées à sa tutelle. Plus intelligent et plus charitable que ses prédécesseurs , l'aumônier actuel a compris qu'il y avait du bien à faire dans cette place, des consolations et des paroles de paix à apporter dans une enceinte qui réunit souvent plus de pénitentes et de victimes que de vraies coupables. Il s'est dit que le ministre de Dieu triomphe comme l'opérateur dans les cures les plus difficiles , que son premier devoir est de s'attacher surtout à répandre le baume sur les plaies de l'humanité les plus vives. II ne nomme jamais les prisonnières autrement que: «Mes enfans, mes filles, mes amies. » Il compte peu , comme il le dit, sur les instructions so- lennelles du prône, il préfère prendre les détenues en particulier, leur adresser des remontrances, des exhortations faites spécialement pour elles : « Allons ! mes filles , leur dit-il ; du courage ! revenez au bien , il en est temps encore, la route qui doit vous y ramener vous est ouverte. Vous avez mené , dites-vous , une mauvaise vie? Eh bien ! c'est un malheur qui peut se réparer avec une bonne conduite , de la persévérance et de la bonne volonté. Le bon Dieu n'abandonne ja- mais ses enfans, le bon Dieu (il n'emploie jamais le nom du Christ

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afin d'être mieux compris ) est venu sur la terre , non pas pour visiter les riches, les bienheureux et les grandes dames de ce monde, c'est pour les pauvres, les malheureux qu'il est venu. Madeleine n'était pas autre chose qu'une pauvre femme comme vous , elle avait péché , elle s'était égarée; mais elle s'est repentie de bonne foi et elle est devenue, par la suite, une grande sainte. Allons , mes filles , travaillez à vous corriger ; en sortant de la prison , devenez honnêtes femmes et on vous tiendra bon compte de vos efforts. Vous verrez combien il est doux de jouir de l'amour de Dieu, du contentement de soi-même et de l'estime de son prochain ; tout cela, mes enfans, peut vous être rendu si vous le voulez bien. »

Ordinairement ces petits sermons produisent un très bon effet; ils sont accueillis par des soupirs, des larmes, des protestations de re- tour au bien , des promesses de bonne conduite qui s'accompliront s'il plaît à Dieu, ou, pour mieux dire, s'il plaît aux hommes.

Un vicaire de paroisse qui n'a guère que quelques messes à dire, à escorter les convois et à prononcer de loin en loin quelques sermons, c'est-à-dire huit ou dix heures de travail par semaine au plus, est payé de quatre à cinq mille francs par an. Un aumônier de prison qui fait, comme on dit, ses preuves journalières, puisqu'il est en rapport continuel avec mille ou douze cents détenus, n'est payé que 2,000 francs. 11 a déjà, rien que d'aumônes à distribuer dans la prison, près de cinq cents francs à dépenser par an. Restent donc quinze cents francs, somme insuffisante et qui d'ailleurs ne s'accorde pas avec les fonctions d'un homme chargé d'assainir moralement et d'améliorer la partie de la population regardée généralement comme la plus corrompue. Il existe dans le clergé des fonctions de pure représen- tation , d'autres au contraire toutes sociales , toutes militantes ; ne pourrait-on pas retrancher le superflu aux unes pour accorder aux autres le nécessaire? Ce serait, je crois, une bonne réforme à intro- duire. Les aumôniers de prisons et de régimens ressemblent aux soldats. Quand ils font bien leur devoir, il ne faut pas lésiner sur leur salaire. Ils payent à la fois de leur personne et de leur croyance; ils se trouvent tous les jours sur le champ de bataille , et il serait in-«- juste de ne pas leur tenir compte de leurs états de service.

S'il est vrai qu'on rencontre en visitant la prison de Saint-Lazare de bien tristes tableaux, on peut du moins en rapporter cette vérité consolante : c'est que si Paris voulait, il n'y aurait point de ville en Europe la prostitution serait plus circonscrite, plus amortie, ré- duite enfin à ce qu'elle devrait être, l'unique ressource et le pis aller

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clandestin du libertinage et de la débauche. S'il est vrai qu'il n'y ait point de population le vice et la corruption s'insinuent plus faci- lement que dans celle de Paris , il n'en est pas non plus dont la gué- rison morale s'opère plus aisément; car elle est douée de beaucoup d'instinct, de franchise, et même, dans ses plus vicieuses exceptions, d'un certain point d'honneur vivace qui ne la quitte jamais. Anéantir la prostitution est une utopie dont l'accomplissement immédiat serait , non-seulement impossible , mais probablement dangereux. Il s'agit seulement de la cerner, de la circonvenir, de l'arracher des classes pauvres pour la confiner uniquement dans les classes vi- cieuses; et quel progrès, quel beau trophée de civilisation et de mo- rale à étaler aux yeux des autres nations qu'une prostitution pure- ment volontaire , sans taxe forcée de nécessité ni de misère ! C'est en France, sur cette terre où, par suite du caractère national, la des- tinée de la femme se développe le plus complètement dans ses splen- deurs et ses infortunes , qu'une pareille réforme doit prendre l'ini- tiative. Mais, pour arriver là, il ne faut point que cette tâche reste seulement confiée aux soins de quelques philantropes ou de quel- ques publicistes ; il faut que chacun y coopère individuellement dans son commerce et sa vie privée. Il ne suffit pas d'agir sur les masses , si les efforts particuliers ne viennent pas en aide au concours géné- ral; il faut considérer cela comme une dette onéreuse que la société a contractée vis-à-vis d'elle-même ; chacun de ses membres doit , suivant son pouvoir, contribuer à l'acquitter.

A. Fremy.

Critiqua £tttmttr?.

ES Et O IM.fi E ET E' ARGENT,

PAK M. EMILE SOUVESTBE.

Après la lecture du nouveau roman de M. Emile Souvestre, il nous semble qu'il est possible de déterminer rigoureusement le caractère du talent de l'auteur. Ce n'est pas que nous voulions assigner des bornes infranchissables à ce talent si vrai , si particulier et si fécond ; mais nous pensons que , d'après les preuves qu'il a faites jusqu'à ce jour, on peut dire avec quelque certitude dans quel cercle on aura désormais à constater ses progrès, et vers quel idéal il s'avancera de plus en plus dans le cours d'une carrière commencée avec tant de succès.

A voir au fond des choses, un poète n'a jamais qu'une idée; ce qui, aux yeux des gens superflciels , paraîtrait constituer sa faiblesse , est peut-être ce qui fait sa force. Être poète , c'est avoir une certaine manière persévérante de sentir et de comprendre la vie. Cette constance que le poète garde à sa muse, n'implique point la monotonie. Les évènemens sont infinis, les passions di- verses , les phénomènes changeans, et la poésie doit reproduire cette variété incessamment renouvelée des faits extérieurs; mais considérer le mobile spectacle du monde d'un point de vue original , et partout retrouver les re- flets d'un moi toujours le même, voilà le secret de l'art. Si nous voulions citer des exemples à l'appui de cette assertion, notre époque nous en offrirait d'irrécusables. Depuis la Méditation sur la montagne jusqu'à la Chute d'un Ange, ne suit-on pas, dans l'œuvre de M. de Lamartine , l'unité d'une pensée qui se développe sans s'interrompre? Ne voit-on pas la chaîne qui joint liuy- lilas à llan d'Islande? Mais, à ne considérer que les plus grands poètes des plus grandes époques, et ceux dont la lyre est à toutes cordes, je montrerais volontiers que leur instrument complet a toujours reproduit une mélodie do- minante et fidèle à elle-même. Shakspeare, dont le génie n'a guère été admiré, jusqu'à ce jour, qu'à cause de sa diversité, a aussi une identité profonde et

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soutenue. Hamlet donne la clé de son théâtre, qui, depuis liomèo et Juliette jusqu'au Roi Lear, poursuit, à travers tous les âges et toutes les passions de la vie humaine, la pensée constante du doute. La reine Elisabeth fut, avant le prince d'Orange et Henri IV, le champion de la révolution religieuse et politique qui changea , au x\ Ie siècle , la face de l'Europe; et c'est par l'es- prit, plus encore que par sa date, que Shakspeare fut le poète d'Elisabeth.

Pourquoi n'en serait-il pas des romanciers comme des poètes? Faut-il éta- blir entre eux une ligne de démarcation absolue? Le roman , dit-on, est l'ex- pression exclusive de la réalité; pour soutenir cette définition, il faudrait prouver qu'il y a un ordre complet de sentimens dans lesquels la réalité n'a rien à faire. Mais l'homme voit toutes choses à travers les évènemens de sa vie; et, comme le roman, la poésie emprunte d'eux sa donnée et sa forme. René n'est-il pas aussi idéal que Lara? et Lara n'a-t-il pas, comme René, un pied posé sur la terre réelle de ce monde ? Quand même on contesterait la fraternité de ces deux chefs-d'œuvre et des deux genres auxquels ils appar- tiennent, nous trouverions encore dans les faits de l'histoire littéraire des preuves à l'appui de l'assertion que j'ai avancée. Si on faisait avec soin l'ana- lyse et en quelque sorte la physiologie des conceptions de Walter Scott, ne trouverait-on pas dans son œuvre , toute considérable qu'elle est , et malgré la variété irrécusable de physionomies qu'on y admire, un motif fondamental qui se reproduit sans cesse sous des rhythmes différens?

Avant d'être romancier, M. Emile Souvestre a commencé par être poète; des vers , pleins de ce sentiment élégiacjue qui caractérise les Bretons, lui ont valu les premières amitiés qui ont décidé de sa carrière. Cependant il est un des écrivains qui, au premier regard, sembleraient avoir le plus respecté cette ancienne division de la poésie et du roman , universellement adoptée , avant que Rousseau n'eût donné de nouveaux exemples imités par notre siècle. La prose de M. Souvestre est simple, sa pensée est tournée vers les applica- tions positives, son imagination parait s'être imposé le devoir de traiter de préférence des questions d'économie politique. Mais, même au milieu de ce cercle tout industriel dans lequel on dirait qu'il veut désormais retrancher sa pensée , on sent le retentissement de ses vers d'autrefois; ses romans ne sont qu'une transformation de sa poésie, et il ne sera pas, je pense, difficile de mettre en lumière l'unité de l'œuvre qu'il a accomplie jusqu'à ce jour.

C'est dans le caractère breton que je trouve la source de cette unité. Ce n'est pas par une vaine ostentation de provincialisme que M. Souvestre a placé en Bretagne la scène de tous ses ouvrages; le légitime amour de la terre natale ne justifierait pas sa persévérance en ce point, s'il n'y avait entre ce pays et lui de plus fortes attaches que celle du sang. Sa pensée n'a pas de moins profondes racines que sa vie, dans cette terre mélancolique de ses ancêtres.

Paris nourrit une véritable pléiade de poètes bretons ; il faut leur rendre cette justice qu'ils ont entre eux , sinon des amitiés plus vives , du moins

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des analogies plus grandes que celles qui unissent les écrivains des autres provinces. Le Midi, par exemple, compte dans la jeune littérature pari- sienne des représentans aussi nombreux que ceux de la Bretagne ; mais quelles affinités décisives pourrait-on constater parmi ceux-là? Terre foulée par toutes les invasions du monde antique et du monde moderne, la Pro- vence a gardé la trace de toutes les nations de l'Europe : la rudesse des Ligures, l'inconstance des Grecs, la vigueur romaine , la souplesse italienne, la gravité espagnole; tels sont les dons qu'elle a reçus des aïeux, et le soleil de ses rivages exalte tour à tour toutes ces qualités chez les descendans de toutes ces races. La Bretagne, au contraire, est une arène dans laquelle les plus anciennes populations de l'Occident ont su faire respecter leur défaite ; les transformations qui ont changé la religion et modifié les mœurs des IClmris n'ont pas altéré l'essence réelle de leur sang.

Quel est donc le signe particulier du caractère breton? On a recueilli en Angleterre des chants attribués aux vieux Armoricains : ce sont des modu- lations simples, courtes, tristes, et dont la fréquente répétition imprime fortement dans l'ame l'image d'une désolation indicible. Soit que ces canti- lenes reproduisent le deuil d'un dernier Druide, soit qu'elles rendent le dernier cri de guerre du dernier chef, soit qu'elles peignent la transmigration des âmes à travers les plaines brumeuses de l'Océan breton, elles sont toutes marquées du sceau de cette douleur profonde, qui est avare d'expansion, et dont la plainte est en quelque sorte muette. La nature du pays qui a vu naître ces chants ne suffit pas pour les expliquer. Sans doute les bruyères et les aulnaies, que M. Souvestre a si bien fait gémir dans son dernier roman , ne devaient pas enfanter une poésie capricieuse , passionnée et sen- suelle ; mais dans l'esprit breton on sent encore plus la voix d'un peuple en souffrance que le vent de l'Océan du Nord et l'écho de ses plages arides. Il faut remonter jusqu'aux temps les plus reculés pour surprendre le secret de cette tristesse native des habitans de l'Ouest; débris des plus antiqnes races qui couvraient le sol primitif de la Gaule, ils ont conservé, en face des vain- queurs de leurs pères , je ne sais quelle attitude dolente et réservée se cache l'héréditaire ressentiment de leur déchéance.

Ce caractère plaintif et douloureux a deux aspects, dont l'un est la consé- quence de l'autre. Dans son premier état, que j'appellerai élémentaire, le Breton se réfugie dans une sorte d'enveloppement et de tristesse voilée , il semble chercher l'oubli des maux que les siècles en s'écoulant n'ont pas effacés de sa fidèle mémoire. Cette situation de son ame se trouve parfai- tement rendue dans la plupart des monumens originaux de la poésie bretonne que le premier livre de M. Souvestre nous a révélés ; elle a produit aussi les chants les plus purs de ces jeunes enfans de l'Armorique, déserteurs de sa vieille langue , mais non pas de son génie , et qui ont enrichi la littérature française , tout en paraissant exprimer le regret d'avoir subi sa civilisation. Mais s'il arrive à l'esprit breton de rompre la solitaire inaction de sa tristesse,

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alors il éclate en protestations hardies contre le présent ; il descend de ses bruvères, comme autrefois le sublime paysan vint des bords du Danube pour faire entendre , au milieu des corruptions de Rome , la voix de son honnêteté indignée, et de son bon sens longtemps condamné au silence. Quelquefois même il reprend la robe prophétique des Druides et sort de ses forêts pour ramener dans le monde la notion de l'ordre et le culte mysté- rieux de l'infini qui semblent s'y éteindre chaque jour. Deux Bretons, dans notre siècle, se sont attribué cette grande mission : M. de Chateaubriand et M. de La Mennais ont voulu restaurer parmi nous le sentiment de la reli- gion dont la tradition semble s'être conservée plus vivace aux pieds de leurs chênes antiques.

M. Emile Souvestre ne prétend point aux honneurs d'un si haut sacerdoce. Mais ce qui le caractérise, c'est la protestation naturelle de l'humeur bre- tonne. Ce Kimri, au parler net et sobre, à la pensée pleine de justice , de tristesse et d'énergie tout ensemble, semble s'être chargé des vengeances que ses ancêtres avaient à exercer contre les Romains , contre les Germains, contre les Francs , contre tous les hommes venus du Midi ou du Nord pour les refouler sur les rives de leur sombre Océan. 11 leur demande compte de la légitimité de leur conquête , de l'usage qu'ils ont fait de la force , et de leur organisation non moins violente que leurs victoires ; il se sent prédestiné par sa naissance et par l'histoire de son pays, à être le frère de tous les op- primés , et le défenseur de toutes les intelligences qui ont subi , comme ses aïeux , la loi de l'invasion et le joug inévitable du présent. Tout ce que M. Augustin Thierry et ses élèves ont dit sur la transmission et la solidarité des races, je le trouve parfaitement vérifié dans le talent de M. Souvestre.

Mais l'auteur des Derniers Bretons est trop homme de sens pour prendre la question dans ses profondeurs historiques, ainsi que nous la présentons. Il sait trop jusqu'où le public d'aujourd'hui peut suivre la rêverie des poètes et l'éloquence des tribuns ; et il a , ce dont personne ne l'admire plus que moi , assez d'empire sur lui-même pour mesurer aux lecteurs la juste portion d'enthousiasme ou d'amertume qu'il faut leur donner. Après avoir rassem- blé, pour son début, les traditions les plus originales et les plus élevées de son pays natal , et avoir ainsi fixé son point de départ en pleine poésie , il s'est hâté de se mettre à la portée des préoccupations actuelles et des goûts po- sitifs du public. Il n'a point sevré ses lèvres et son cœur des sources pures il les avait nourris ; mais il en a ménagé le flot à ses lecteurs , et il l'a fait couler au milieu de leurs habitudes les plus familières et les plus réelles.

Son premier essai dans ce genre fut l'Echelle de Femmes, recueil de pe- tits romans il avait voulu esquisser les différentes fortunes que l'organi- sation sociale avait faites aux femmes de notre temps. Il n'y avait dans ce livre aucune de ces questions qu'on soulève aujourd'hui sur les changemens qui pourraient s'introduire dans les relations de la vie privée ; une pareille innovation serait trop contraire à l'esprit des saintes et vieilles mœurs que

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des analogies plus grandes que celles qui unissent les écrivains des autres provinces. Le Midi, par exemple, compte dans la jeune littérature pari- sienne des représentans aussi nombreux que ceux de la Bretagne; mais quelles affinités décisives pourrait-on constater parmi ceux-là? Terre foulée par toutes les invasions du monde antique et du monde moderne, la Pro- vence a gardé la trace de toutes les nations de l'Europe : la rudesse des Ligures, l'inconstance des Grecs, la vigueur romaine , la souplesse italienne, la gravité espagnole; tels sont les dons qu'elle a reçus des aïeux, et le soleil de ses rivages exalte tour à tour toutes ces qualités chez les descendans de toutes ces races. La Bretagne, au contraire, est une arène dans laquelle les plus anciennes populations de l'Occident ont su faire respecter leur défaite; les transformations qui ont changé la religion et modifié les mœurs des Kimris n'ont pas altéré l'essence réelle de leur sang.

Quel est donc le signe particulier du caractère breton? On a recueilli en Angleterre des chants attribués aux vieux Armoricains : ce sont des modu- lations simples, courtes, tristes, et dont la fréquente répétition imprime fortement dans l'ame l'image d'une désolation indicible. Soit que ces canti- lenes reproduisent le deuil d'un dernier Druide, soit qu'elles rendent le dernier cri de guerre du dernier chef, soit qu'elles peignent la transmigration des âmes à travers les plaines brumeuses de l'Océan breton, elles sont toutes marquées du sceau de cette douleur profonde, qui est avare d'expansion, et dont la plainte est en quelque sorte muette. La nature du pays qui a vu naître ces chants ne suffit pas pour les expliquer. Sans doute les bruyères et les aulnaies, que M. Souvestre a si bien fait gémir dans son dernier roman, ne devaient pas enfanter une poésie capricieuse, passionnée et sen- suelle ; mais dans l'esprit breton on sent encore plus la voix d'un peuple en souffrance que le vent de l'Océan du Nord et l'écho de ses plages arides. Il faut remonter jusqu'aux temps les plus reculés pour surprendre le secret de cette tristesse native des habitans de l'Ouest; débris des plus antiqnes races qui couvraient le sol primitif de la Gaule, ils ont conservé, en face des vain- queurs de leurs pères , je ne sais quelle attitude dolente et réservée se cache l'héréditaire ressentiment de leur déchéance.

Ce caractère plaintif et douloureux a deux aspects, dont l'un est la consé- quence de l'autre. Dans son premier état, que j'appellerai élémentaire, le Breton se réfugie dans une sorte d'enveloppement et de tristesse voilée , il semble chercher l'oubli des maux que les siècles en s'écoulant n'ont pas effacés de sa fidèle mémoire. Cette situation de son aine se trouve parfai- tement rendue dans la plupart des monumens originaux de la poésie bretonne que le premier livre de M. Souvestre nous a révélés; elle a produit aussi les chants les plus purs de ces jeunes enfans de l'Armorique, déserteurs de sa vieille langue , mais non pas de son génie , et qui ont enrichi la littérature française , tout en paraissant exprimer le regret d'avoir subi sa civilisation. Mais s'il arrive à l'esprit breton de rompre la solitaire inaction de sa tristesse,

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alors il éclate en protestations hardies contre le présent ; il descend de ses bruyères, comme autrefois le sublime paysan vint des bords du Danube pour faire entendre , au milieu des corruptions de Rome , la voix de son honnêteté indignée, et de son bon sens longtemps condamné au silence. Quelquefois même il reprend la robe prophétique des Druides et sort de ses forêts pour ramener dans le monde la notion de Tordre et le culte mysté- rieux de l'infini qui semblent s'y éteindre chaque jour. Deux Bretons , dans notre siècle , se sont attribué cette grande mission : M. de Chateaubriand et M. de La Mennais ont voulu restaurer parmi nous le sentiment de la reli- gion dont la tradition semble s'être conservée plus vivace aux pieds de leurs chênes antiques.

M. Emile Souvestre ne prétend point aux honneurs d'un si haut sacerdoce. Mais ce qui le caractérise, c'est la protestation naturelle de l'humeur bre- tonne. Ce Kimri, au parler net et sobre, à la pensée pleine de justice , de tristesse et d'énergie tout ensemble, semble s'être chargé des vengeances que ses ancêtres avaient à exercer contre les B-omains , contre les Germains, contre les Francs , contre tous les hommes venus du Midi ou du Nord pour les refouler sur les rives de leur sombre Océan. 11 leur demande compte de la légitimité de leur conquête , de l'usage qu'ils ont fait de la force , et de leur organisation non moins violente que leurs victoires ; il se sent prédestiné par sa naissance et par l'histoire de son pays , à être le frère de tous les op- primés , et le défenseur de toutes les intelligences qui ont subi , comme ses aïeux , la loi de l'invasion et le joug inévitable du présent. Tout ce que M. Augustin Thierry et ses élèves ont dit sur la transmission et la solidarité des races , je le trouve parfaitement vérifié dans le talent de M. Souvestre.

Mais l'auteur des Derniers Bretons est trop homme de sens pour prendre la question dans ses profondeurs historiques, ainsi que nous la présentons. 11 sait trop jusqu'où le public d'aujourd'hui peut suivre la rêverie des poètes et l'éloquence des tribuns ; et il a, ce dont personne ne l'admire plus que moi , assez d'empire sur lui-même pour mesurer aux lecteurs la juste portion d'enthousiasme ou d'amertume qu'il faut leur donner. Après avoir rassem- blé, pour son début, les traditions les plus originales et les plus élevées de son pays natal , et avoir ainsi fixé son point de départ en pleine poésie , il s'est hâté de se mettre à la portée des préoccupations actuelles et des goûts po- sitifs du public. Il n'a point sevré ses lèvres et son cœur des sources pures il les avait nourris ; mais il en a ménagé le flot à ses lecteurs , et il l'a fait couler au milieu de leurs habitudes les plus familières et les plus réelles.

Son premier essai dans ce genre fut l'Echelle de Femmes, recueil de pe- tits romans il avait voulu esquisser les différentes fortunes que l'organi- sation sociale avait faites aux femmes de notre temps. Il n'y avait dans ce livre aucune de ces questions qu'on soulève aujourd'hui sur les changemens qui pourraient s'introduire dans les relations de la vie privée ; une pareille innovation serait trop contraire à l'esprit des saintes et vieilles mœurs que

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tous les écrivains bretons défendent comme une partie de l'héritage de leurs pères. Montrer l'inégalité des conditions, en peignant le sort que les femmes rencontrent selon qu'elles sont placées en haut ou au bas de l'échelle so- ciale : telle avait été , si je ne me trompe , la pensée de M. Souvestre.

La même idée se développa sous une autre forme , et d'une manière plus large à la fois et plus précise, dans le roman de Riche et Pauvre. Le double succès de ce livre , qui a eu la contre-épreuve du théâtre , a sans doute dé- terminé la carrière de l'auteur; il a exercé une telle influence sur les produc- tions postérieures de son talent , que celles-ci ne semblent être que les con- séquences naturelles d'un principe une fois posé. Les nouvelles nombreuses qui sont sorties de la plume de M. Souvestre, les pièces qu'il a fait applaudir au théâtre, et le nouveau roman que nous allons examiner, relèvent d'une pensée commune dont l'enchaînement n'est pas difficile à saisir.

Dans Riche et Pauvre, la thèse de l'opprimé et de l'oppresseur, du con- quérant et de l'homme conquis, se débat dans toute sa netteté. Mais ce n'est pas, comme Walter-Scott en a donné l'exemple, dans son roman i'Ivanhoë, sous la forme à demi épique de l'histoire, que M. Souvestre pose cette ques- tion; il en comprend, sans nul doute, toute l'élévation; il -en sonde, dans son propre cœur et dans celui de son pays , les racines mystérieuses. Cepen- dant, de ce qui serait un rappel à des souvenirs trop solennels, à des études trop particulières, il n'en trahit pas le retentissement; et, traduisant sa pen- sée plus qu'il ne l'exprime, il montre au public, dans l'oppresseur et l'op- primé, non pas le Romain et le Kimri, mais un homme riche de notre temps dont l'oisiveté développe toutes les qualités et tous les vices, et un homme pauvre que l'ombre de son puissant voisin étouffe, et qui ne peut trouver dans le travail une issue honorable à l'énergie de son ame. Ainsi un senti- ment poétique est passé à l'état de réalité populaire; et, grâce à cette trans formation , nous avons un romancier de plus.

Le riche , c'est le conquérant romain ou franck possesseur de la terre , dé- tenteur de la fortune publique , affranchi du labeur, voluptueux, insolent; le pauvre , c'est le Kimri soumis , serf de la glèbe, dépouillé delà propriété et de l'argent qui en est le signe, condamné au travail éternel, à une vie dure, humble, consternée. Le riche a des liens au dehors, il s'appuie sur toute une hiérarchie extérieure; le pauvre, c'est l'homme du sol; il n'a de rapports qu'avec le champ il est né, qu'il laboure sans le posséder, il mourra. Un esprit cultivé ne saurait méconnaître ces similitudes, et il en tire un genre d'intérêt qui a de la grandeur. Cependant , à prendre le roman au pied de la lettre, que renferme-t-il, sinon la peinture vraie, éloquente, amère quelquefois, de la lutte de deux classes de la société? Ce tableau suffit pour attacher bien des gens, même parmi les plus difficiles; et pour ne pas rester inaccessible aux lecteurs les plus incultes et les plus nombreux , l'auteur a soin d'environner ses personnages de tout l'attirail de la réalité la plus solide et la plus pesante ; en sorte que ceux-ci ne voyent plus que des clercs de pro-

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cureur, des avocats, des marchands, des grisettes, des articles du code, une mansarde et un réchaud , je cherchais tout à l'heure la prêtresse Velléda, les hrumes de l'Océan, les pierres druidiques, et la séculaire protes- tation de toute une race décimée par l'épée civilisatrice de César et des Mé- rovingiens. Il faut estimer la fortune des écrivains qui peuvent fournir ma- tière à des interprétations aussi variées.

Les deux pièces que M. Souvestre a fait représenter au Gymnase , sont évi- demment conçues d'après le même sentiment. Dans V 'Interdiction , un pro- testant à qui on a ôté sa liberté, à qui on tente de ravir encore sa fortune et sa raison même, devient l'expression de cette critique du droit de conquête, poursuivie sous toutes les formes par M. Souvestre. Henri Hamelin n'est-il pas esclave du comptoir, comme l'Armoricain était esclave de la glèbe? Son esprit n'est-il pas enveloppé dans les lisières du travail, comme le génie breton demeurait, muet dans les chaînes de la servitude? Sa force cachée n'é- clate-t-elle pas enfin par sa vertu, pour protester aussi contre la supériorité mal acquise d'une intelligence dépravée par l'oisiveté? Je bornerai à ces exemples une analyse qui deviendrait trop minutieuse en s'étendant davantage.

Je retrouve l'unité du talent de M. Souvestre , non-seulement dans le sen- timent excellent et soutenu de ses compositions, mais encore dans la forme qu'il a l'habitude de leur donner. Son esprit, dont la logique, la clarté, l'ob- servation , sont les qualités les plus apparentes , sait prêter un vif intérêt de drame et d'action à toutes les questions qu'il agite. Si j'ai pénétré le secret de ces conceptions que le public accueille avec tant d'empressement, je ne craindrai pas de le divulguer ; je m'en lie à la féconde imagination de M. Sou- vestre, du soin de déguiser cette identité inévitable, qu'un esprit habitué aux comparaisons peut bien découvrir, mais qui, aux yeux du public, constitue l'unité du talent , et non pas son uniformité.

Entre les deux lutteurs que M. Souvestre introduit en scène , entre le Ro- main et le Kimri , il place ordinairement un personnage qui est chargé de porter le poids des malheurs qu'enfante leur rencontre. Les hommes sont d'une nature énergique et persévérante dans les romans de M. Souvestre; si le vainqueur et le vaincu sont inégalement partagés par le sort, ils sont éga- lement doués par la nature. L'un des deux plie nécessairement, mais il ne rompt pas; après sa défaite , il se survit encore ; et l'on sent qu'en touchant la terre , il a reçu des forces nouvelles qu'il tient en réserve pour reprendre plus tard et perpétuer le combat. Cette observation me paraît très importante: le Romain est fort parce qu'il triomphe; le Kimri ne l'est pas moins , puisqu'il doit succomber et protester toujours. Placés en face l'un de l'autre, et sans intermédiaire, ces deux types seraient donc invulnérables par la raison qu'ils sont absolus et éternels ; il leur faut une victime dont les douleurs expriment la victoire de l'un et la chute de l'autre ; un être faible , accessible aux bles- sures , aux angoisses, à la mort , peut seul remplir la cruelle mission d'être la mesure de leur puissance. Une femme occupe toujours cet emploi clans les

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conceptions de M. Souvestre; attachée au plus faible par une naturelle sym- pathie , c'est en elle que celui-ci est immolé. Il y a , dans ce sacrifice , quelque chose de profondément touchant; et je ne crois pas m'avancer beaucoup en disant que c'est une des sources de pathétique les plus naturelles et les plus sûres qui aient été découvertes par notre époque. Mais, pour être fidèle à la réalité des faits, ce symbole ne manquerait-il pas à celle des sentimens? Peindre la femme essentiellement faible, entre deux hommes essentiellement forts, c'est venger notre sexe des éloquentes attaques dont il a été l'objet de nos jours; mais ne faut-il pas prendre garde aussi d'exagérer, par cette image constamment reproduite, la débilité de ce sexe en révolte? Je ne crois pas non plus qu'il soit inutile de faire observer ici que cette peinture de l'infé- riorité décisive de la femme est d'un sentiment tout-à-fait breton. Entre le Romain et le Kimri qui luttent, la femme tremblante et oisive auprès du foyer, n'est que la proie du vainqueur.

Après avoir donné une définition rigoureuse de la pensée et de la manière de M. Souvestre , il nous sera aisé de constater le progrès que son dernier livre marque dans la marche de son talent. L'Homme et l'Argent est une nou- velle transformation de cette lutte sociale qui fait l'objet de toutes les études et de toutes les conceptions de l'auteur. Son idée dominante s'y précise de plus en plus; les moyens mis en œuvre pour l'exprimer deviennent de plus en plus simples, mais aussi de plus en plus positifs. Pour la forme, il m'a semblé y sentir l'influence de ce répertoire du Gymnase , que M. Souvestre est destiné à enrichir encore , et qui n'agit qu'avec une grande économie de per- sonnages et d'incidens. Pour le fond , l'antique génie breton s'y résout de plus en plus en applications présentes ; et l'histoire y abdique en faveur de l'économie politique. Sous ce rapport, on dirait que les romans industriels que l'Angleterre nous a envoyés , dans ces dernières années , ont achevé de révéler M. Souvestre à lui-même. Puisque cette place devait être occupée chez nous, je ne sache pas d'esprit qui pût la remplir plus dignement, ni en tirer un plus honorable parti pour le soulagement des misères du peuple.

Mais ne croyez pas que M. Souvestre puisse être infidèle à la donnée poé- tique qui forme la base de toutes ses inventions. L'analyse de son nouvel ou- vrage montrera suffisamment qu'il ne s'en est jamais moins écarté. Au début du roman, la diligence de Paris amène au fond de la Bretagne, près de Morlaix, parmi d'autres voyageurs, trois hommes, qui jouent des rôles importans dans la suite de la composition. Deux sont Bretons , le troisième est Parisien ; celui-ci, encore mystérieux, brille dans la conversation par une aptitude universelle et par une élégance qui n'exclut pas la profondeur. Mais que vient-il faire à Morlaix? Cette question préoccupe vivement M. Dubois, mé- decin de la vallée , argus de village, dont la manie est de prendre le diagnostic complet de tous les commérages et de tous les secrets de ses cliens. L'autre Breton est une physionomie plus austère; directeur d'une usine de papeterie dans le vallon de Penhoat , il n'annonce encore qu'un bon sens plein de ré-

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serve et de fermeté. Séverin , c'est son nom , dit adieu , à Morlaix , à ses com- pagnons de voyage , et prend à pied la route de son moulin. Anna , sa fille , accourt au-devant de lui; et, au bonheur avec lequel il la serre dans ses bras , on sent qu'elle est toute sa famille et toute sa joie.

Quelques jours après , Séverin et Anna , surpris par l'orage dans la cam- pagne, rencontrent le mystérieux Parisien, qui leur offre son cabriolet et qui les force à l'accepter. 11 ne peut, à son tour, refuser l'hospitalité qu'ils le prient de recevoir au moulin. Voilà une liaison commencée sous des auspices qui ne laissent pas de place à la défiance. Ce jeune Parisien s'appelle Élie de Beaucourt. Mais M. Dubois, qui l'a revu chez Séverin, se demande toujours quel est le but de son voyage. Le rusé médecin finit par découvrir qu'Elie est le neveu de M. Gaillot, riche banquier de Paris, qui se propose de fonder à Penhoat un établissement rival de celui de Séverin. Élie est-il donc un espion envoyé par son oncle ? Conçue par Dubois , cette pensée n'échappe point à Anna. La communiquera-t-elle à son père? Déjà éprise d'Élie à son insu, elle trouve l'occasion de l'interroger. Cette explication lui ôte toutes ses craintes et redouble son affection. Il est vrai qu'Élie est venu avec la commission ex- presse de calculer, sur les lieux , toutes les chances de succès d'une entreprise industrielle; mais il a été tellement touché du bonheur de Séverin et de sa fille , et il est si bien convaincu de l'irréparable préjudice que leur causerait une concurrence , qu'il s'est rangé de leur côté , et qu'il écrit à Paris pour rendre inutiles tous les projets de son oncle.

L'orage , que la bonté d'Élie voulait conjurer, accable pourtant le moulin de Penhoat. M. Gaillot, le banquier, avait une femme qui s'appelait Eulalie, et que M. Souvestre , faisant allusion à ces révoltes domestiques dont nous avons parlé , a classée dans la catégorie des femmes incomprises. Créature dolente, nerveuse, et en insurrection contre l'esprit positif de son mari, ce n'est pas seulement par des rêveries poétiques qu'Eulalie s'est vengée de la prose de son ménage ; son dernier scandale a été plus bruyant que les autres. Il faut qu'elle quitte Paris, qu'elle rompe avec ses connaissances, qu'elle se dérobe, non pas à leur indignation, mais à leur ironie; pour faciliter son départ, elle abandonne une partie de sa dot à son mari; et avec cet argent, M. Gaillot va pouvoir poursuivre les projets que les mesures prises par Élie auprès de ses prêteurs, n'avaient que suspendus.

Déjà, vous le voyez , se déroule nettement la pensée familière de M. Sou- vestre. Séverin, c'est toujours le Breton, propriétaire primitif du sol, c'est la race originelle, forte de son droit et de sa conscience ; Gaillot, c'est l'homme de race moderne et étrangère; il va quitter Paris, emportant avec lui les armes qu'une civilisation nouvelle a forgées, et qui, dans les mains de l'in- justice , vont faire plier une volonté plus énergique, plus morale et plus légi- time que la sienne. Voilà donc ce grand fait historique de l'invasion qui se reproduit ici sous des formes transparentes. Quelle sera la victime destinée aux traits du conquérant ? Vous l'avez déjà nommée. C'est Anna.

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Surpris par l'arrivée inattendue de son oncle en Bretagne , Élie compte sur sa tante pour déjouer ses plans encore une fois. Eulalie éprouve une na- turelle sympathie pour tous les opprimés; elle entre dans les vues de son neveu; mais M. Gaillot, qui découvre leur conspiration, s'en fait un moyen d'arracher à sa femme les derniers lambeaux de sa fortune. Quant à son neveu , il le destine à un grand mariage qui doit assurer à sa famille la protection de l'aristocratie , et pour lequel il compte sur le consentement d'Élie. Puis, tout cela réglé, il va trouver Séverin. Avant que d'engager la lutte, il veut mettre de son côté toutes les apparences de la justice. Il demande à Séverin de lui vendre son moulin; autant aurait valu demander la vie à cet homme, dont toutes les affections, tous les souvenirs et toutes les espé- rances, reposaient dans ce lieu. Séverin ne peut pas renoncer à son usine; alors le combat commence. Gaillot a plus de capitaux que Séverin ; il le rui- nera. C'est une grande question d'économie politique qui se débat dans la concurrence de ces deux ennemis ; c'est la question des banques et des capi- taux.

Déjà la papeterie Gaillot s'élève, et le vallon , autrefois si paisible, est dé- vasté par les ouvriers qui l'ont changé en atelier. Les avantages paraissent d'abord balancés; il n'est pas facile de créer une entreprise, même lorsqu'on a un trésor inépuisable. Les machines de Gaillot vont d'abord très difficile- ment; le pays murmure et prend parti pour Séverin. Mais le malheur se range enfin de son côté. Le feu prend à son usine; c'est Élie qui l'éteint; son oncle se fait de la générosité de son neveu un bouclier contre toutes les attaques. Dès-lors Gaillot poursuit sa lutte avec moins de gêne et plus de hardiesse ; il embauche les principaux ouvriers de Séverin , et lui enlève ses meilleurs bras; d'un autre côté, il réunit dans ses mains tous les papiers signés par Séverin. Il est sur de la ruine de son rival , en devenant son créan- cier. Élie , que M. Gaillot a souvent forcé à de lointains voyages pour se dé- barrasser d'un surveillant incommode, arrive à temps pour prévenir Séverin de ce nouveau danger; mais le Breton, en courant chercher, loin de son pays, le crédit dont il a besoin pour se sauver, laisse sa fille exposée aux invo- lontaires séductions d'une nature aussi généreuse que celle d'Élie. Demeurées seules, à l'improviste, dans un moment décisif, ces deux jeunes âmes s'en- tr'ouvrent l'une à l'autre , et elles font des sermens de bonheur, au moment même l'orage redouble autour d'elles. Elie tombe malade ; Anna expose son secret, pour veiller même de loin sur l'état de son amant. Enfin , la con- valescence étant venue , elle peut le voir de ses yeux ; mais la tante d'Élie sur- vient, Anna se cache dans un pavillon; de cet endroit, elle peut entendre liulalie blâmer la passion de son neveu, que des confidens indiscrets lui ont révélée; la pauvre enfant se croit perdue, déshonorée. Élie la rassure en l'appelant sa femme à l'avance. Malheureusement M. Gaillot est instruit de tout; sous de faux prétextes il éloigne son neveu ; il intercepte sa correspon- dance; et Anna a le droit de se croire trahie.

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Dans son lointain voyage, Séverin s'est adressé en vain à tous ses banquiers, à tous ses amis; il revient à Penhoât, sans autre ressource que celle de se livrer à la discrétion de Gaillot. Il va droit à l'usine de son heureux rival; il interrompt ses fêtes, pour lui demander ses conditions. Un esclave n'en reçut jamais de plus dures de son maître : abandonner non-seulement son moulin , mais son pays , et la France même ;, s'engager à passer en Amérique, et à n'en pas sortir avant dix ans, voilà ce que M. Gaillot exige. Pour se faire obéir, il n'a qu'à rappeler à Séverin qu'il a une fille. Que deviendrait Anna après la ruine que le banquier tient suspendue sur la tête de son père? Celui-ci consent donc; et lorsqu'il rentre au moulin pour apprendre à Anna la nouvelle de leur défaite, il en reçoit une confidence plus cruelle encore que celle qu'il lui apporte. La pauvre enfant ne peut plus cacher à son père l'amour qu'il a ignoré jusqu'à ce jour; et, trompée par sa propre innocence et par les paroles d'Eulalie entendues au dernier rendez-vous, elle s'écrie à genoux qu'elle est perdue. Sans pouvoir, ni demander, ni attendre l'explica- tion de ce fatal aveu, Séverin vole de nouveau chez Gaillot; cette fois il n'implore plus, il ne se courbe plus; il se dresse, au contraire, au nom de son honneur ravi, et demande à l'oncle d'Élie la seule réparation qui puisse sauver la réputation de sa fille. Peu maître de lui lorsqu'on la lui refuse , aigri par une lutte si longue et par cette péripétie imprévue, il s'emporte au-delà des menaces; M. Gaillot a été tout juste assez effrayé pour accuser son rival d'une tentative de meurtre. Séverin est arrêté, et sa fille tombe malade. Au bout de quelque temps, on déclare qu'il n'y a pas lieu à poursuivre Séverin et ou le rend à la liberté. Il court au moulin; il trouve sa fille défigurée par une maladie qui a failli l'enlever, et dont la convalescence n'est point encore arrivée. Mais il n'est pas au bout de ses épreuves, et voici venir, sans contre- dit, la plus belle scène du livre.

Un jour, pendant qu'Anna dort, les huissiers envahissent l'usine, au nom de M. Gaillot qui fait exécuter les anciens jugemens obtenus contre son débiteur ; il faut que Séverin sorte à l'instant de sa maison ; mais il ne peut emmener sa fille, dont le moindre déplacement compromettrait la vie. Cependant , poussé à bout par la basse cruauté des agens de son persécu- teur, et, dans un moment de désespoir stoïque , préférant même la mort de son enfant à la honte de supplier ces âmes viles, il leur déclare qu'ils peu- vent faire leur devoir sans qu'il y mette aucune opposition. Alors les huis- siers reculent et demandent le temps d'aller chercher de nouveaux ordres. Gaillot reparaît bientôt à leur tête ; il avait espéré que cette démonstration achèverait de vaincre Séverin qui semblait avoir envie de se redresser encore du fond de sa ruine. Séverin n'avait pas attendu sa présence pour se repro- cher d'avoir été cruel envers Anna; aussi , dès qu'il le voit paraître, il lui déclare qu'il est prêt atout. Mais la chambre d'Anna s'ouvre; et la jeune fille paraît à demi vêtue ; elle a tout entendu ; mourante , elle s'est levée; elle n'a pas voulu exposer son père à une dernière humiliation ; et soutenue un

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moment par l'énergie de son indignation , elle déclare qu'elle veut sortir à l'heure même. « Vous le voyez , monsieur, s'écrie Séverin , les mourans ai- ment mieux se lever de leur couche, que de recevoir votre hospitalité !... Maintenant, prenez ce qui reste ici; j'emporte tout le bonheur de cette de- meure, car l'ange qui la gardait, me suit. » Tandis que le père et la fille s'éloignent , Élie de Beaucourt arrive en grande hâte de Paris.

Kloigné du théâtre de sa tyrannie par les artifices de Caillot, Elie y est rappelé par les nouvelles indirectes que la vanité blessée du médecin Du- bois lui a fait parvenir. Arrivé trop tard pour s'interposer entre l'oppresseur et les opprimés, c'est à ceux-ci qu'il consacre tous ses soins. Bientôt non- seulement Gaillot met fin à ses persécutions , mais encore il demande une entrevue à Séverin et à Élie , et leur propose le traité de paix le plus inat- tendu ; son neveu épousera Anna, et il recevra pour dot les deux usines réu- nies; il ne pose qu'une condition : on ajournera le mariage au printemps. Au printemps la fille de Séverin était morte ; le banquier en avait d'avance reçu i'assurance du médecin. Élie veut s'attacher à Séverin; mais il ne peut lui faire agréer son projet; privé de sa fille, dépouillé de sa fortune, de son honneur, de toute sa joie et de tout son être, ne tenant plus à la terre par aucun lien, au ciel par aucune espérance, Séverin est encore debout; il va partir, mais seul. Rendu avare par tant de calamités, il ne partagera avec personne sa douleur qui est son dernier trésor; il veut creuser solitairement sa tombe dans son désespoir. Elie est jeune ; et en faisant du bien à ses sem- blables, il peut encore se consoler du regret de n'avoir pu sauver ses amis. Gaillot a toujours donné à ses violences les formes d'une légalité irréprocha- ble; et il reparaîtra dans le monde, sans qu'on puisse l'accuser d'autre chose que d'avoir mis quelque entêtement à chercher son intérêt au détriment d'autrui.

Cette analyse, je le sens, ne saurait donner qu'une idée incomplète du nouveau roman de M. Souvestre. Elle n'a pu rendre compte, ni de la coupe de son invention , ni des mille petits évènemens réels qui y tiennent lieu de ces grandes scènes toujours faciles à faire, parce qu'elles ne sont pas dans la nature, ni des horizons finement sentis, décrits sans faste, ramenés à pro- pos, dans lesquels tous ces faits se déroulent, ni du style dégagé de toute affectation , coulant , comme une eau claire , sar la pensée sans la voiler jamais, et laissant voir, et là, dans son cours, quelques-uns de ces dia- mans bruts , comme on en trouve dans les vrais écrivains , et qui font ou- blier bien des répétitions. Si la pensée du romancier reste la même , on sent, que son goût devient plus exigeant; l'auteur semble , par ce juste retour de la maturité qui ne saurait consentir, comme la jeunesse , à se duper elle- même, aspirer de plus en plus à l'état sérieux et vraiment viril, c'est au choses, et non aux mots qu'on suppose le pouvoir d'intéresser les hommes. Nous n'avons que des éloges à donner à une pareille tendance; mais nous croyons qu'il est de notre devoir de critique , tout en félicitant M. Souvestre

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de chercher à se rapprocher de cette sobriété précieuse, de lui rappeler que, de toutes les méthodes d'écrire, celle qu'il a adoptée exige le plus de patience, de vigilance et de scrupules.

Il y a deux classes de romanciers ; les uns peignent le monde comme ils le rêvent, les autres tel qu'il est. Les premiers font subir à la nature la transfor- mation qui est l'objet de leurs désirs; et ce n'est pas seulement pour en tirer des conclusions nouvelles, mais pour lui prêter des couleurs plus voisines de l'idéal , qu'ils la façonnent au gré de leur pensée. Avide du mieux en toutes choses, ils emploient toute leur force à l'atteindre ; mais , en sortant du cercle ordinaire de l'observation, ils se créent une route périlleuse ils ne sont suivis que par les gens qui ont le mérite ou le défaut d'être, comme eux, dé- tachés des illusions inférieures du monde sensible. Les seconds, au contraire, régnent sur la matière, et dans cet ordre de sensations circonscrites et d'ap- parences fugitives qu'on a l'habitude d'appeler la réalité; ils ne regrettent et ne souhaitent ordinairement aucun changement; pour eux le passé et l'avenir sont comme s'ils n'étaient pas; le présent suffit à leur enthousiasme et à leur esprit; toute leur curiosité se réduit à étudier ses travers et ses qualités, et ils ont assez de l'admiration ou de la moquerie qu'il leur inspire. Copiant un modèle qui est sous les yeux de tout le monde , ils sont facilement compris; et plus ils bornent leur ambition , plus ils voient croître leur gloire.

Par un bonheur vraiment singulier, M. Souvestre tient de chacune de ces deux classes de romanciers. Placé entre les deux écoles qui partagent la litté- rature contemporaine, il a pris à la dernière sa réalité , à la première ses dé- sirs, et il a su acquérir la popularité de l'une, sans renoncer à la moralité de l'autre. Il n'a pas d'autre costume que celui du présent , et il ne semble pas afficher d'autres mœurs que celles de la foule qu'il se fait un plaisir de cou- doyer ; mais sa pensée plane sur elle , devance les temps et interroge des horizons plus élevés. La foule vante la vérité , le philosophe estime la portée de son esprit, le rêveur même suit à travers sa réalité et sa logique l'écho lointain d'un idéal plus poétique ; en se rangeant dans cette dernière catégo- rie, on pourrait regretter quelquefois que M. Souvestre n'ait pas ouvert plus largement son ame aux vagues et sombres harmonies que les harpes druidiques font encore entendre dans les brumes de l'Armorique. Mais former des vœux pour que M. Souvestre donne un peu plus à la poésie, et un peu moins à la réalité, c'est souhaiter peut-être qu'il mette lui-même une limite à ses succès. Peut-on désirer de voir restreindre le cercle des lecteurs d'un écrivain qui a de si excellentes leçons à faire et de si nobles convictions à propager ?

H. FORTOUL.

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moment par l'énergie de son indignation , elle déclare qu'elle veut sortir à l'heure même. « Vous le voyez , monsieur, s'écrie Séverin , les mourans ai- ment mieux se lever de leur couche, que de recevoir votre hospitalité !... Maintenant, prenez ce qui reste ici; j'emporte tout le bonheur de cette de- meure , car l'ange qui la gardait , me suit. » Tandis que le père et la Allé s'éloignent , Élie de Beaucourt arrive en grande hâte de Paris.

Eloigné du théâtre de sa tyrannie par les artifices de Gaillot, Elie y est rappelé par les nouvelles indirectes que la vanité blessée du médecin Du- bois lui a fait parvenir. Arrivé trop tard pour s'interposer entre l'oppresseur et les opprimés, c'est à ceux-ci qu'il consacre tous ses soins. Bientôt non- seulement Gaillot met fin à ses persécutions , mais encore il demande une entrevue à Séverin et à Élie , et leur propose le traité de paix le plus inat- tendu; son neveu épousera Anna, et il recevra pour dot les deux usines réu- nies; il ne pose qu'une condition : on ajournera le mariage au printemps. Au printemps la fille de Séverin était morte ; le banquier en avait d'avance reçu l'assurance du médecin. Élie veut s'attacher à Séverin ; mais il ne peut lui faire agréer son projet; privé de sa fille, dépouillé de sa fortune, de son honneur, de toute sa joie et de tout son être, ne tenant plus à la terre par aucun lien , au ciel par aucune espérance , Séverin est encore debout ; il va partir, mais seul. Rendu avare par tant de calamités , il ne partagera avec- personne sa douleur qui est son dernier trésor; il veut creuser solitairement sa tombe dans son désespoir. Élie est jeune ; et en faisant du bien à ses sem- blables , il peut encore se consoler du regret de n'avoir pu sauver ses amis. Gaillot a toujours donné à ses violences les formes d'une légalité irréprocha- ble; et il reparaîtra dans le monde, sans qu'on puisse l'accuser d'autre chose que d'avoir mis quelque entêtement à chercher son intérêt au détriment d'autrui.

Cette analyse, je le sens, ne saurait donner qu'une idée incomplète du nouveau roman de M. Souvestre. Elle n'a pu rendre compte, ni de la coupe de son invention , ni des mille petits évènemens réels qui y tiennent lieu de ces grandes scènes toujours faciles à faire, parce qu'elles ne sont pas dans la nature , ni des horizons finement sentis , décrits sans faste , ramenés à pro- pos, dans lesquels tous ces faits se déroulent, ni du style dégagé de toute affectation , coulant , comme une eau claire , snr la pensée sans la voiler jamais , et laissant voir, çà et , dans son cours , quelques-uns de ces dia- inans bruts , comme on en trouve dans les vrais écrivains , et qui font ou- blier bien des répétitions. Si la pensée du romancier reste la même, on sent, que son goût devient plus exigeant; l'auteur semble, par ce juste retour de lu maturité qui ne saurait consentir, comme la jeunesse , à se duper elle- même, aspirer de plus en plus à l'état sérieux et vraiment viril, c'est au choses, et non aux mots qu'on suppose le pouvoir d'intéresser les hommes. ]\ous n'avons que des éloges à donner à une pareille tendance; mais nous croyons qu'il est de notre devoir de critique , tout en félicitant M. Souvestre

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de chercher à se rapprocher de cette sobriété précieuse, de lui rappeler que, de toutes les méthodes d'écrire, celle qu'il a adoptée exige le plus de patience, de vigilance et de scrupules.

Il y a deux classes de romanciers ; les uns peignent le monde comme ils le rêvent, les autres tel qu'il est. Les premiers font subir à la nature la transfor- mation qui est l'objet de leurs désirs; et ce n'est pas seulement pour en tirer des conclusions nouvelles, mais pour lui prêter des couleurs plus voisines de l'idéal , qu'ils la façonnent au gré de leur pensée. Avide du mieux en toutes choses , ils emploient toute leur force à l'atteindre ; mais , en sortant du cercle ordinaire de l'observation, ils se créent une route périlleuse ils ne sont suivis que par les gens qui ont le mérite ou le défaut d'être , comme eux , dé- tachés des illusions inférieures du monde sensible. Les seconds, au contraire, régnent sur la matière, et dans cet ordre de sensations circonscrites et d'ap- parences fugitives qu'on a l'habitude d'appeler la réalité; ils ne regrettent et ne souhaitent ordinairement aucun changement; pour eux le passé et l'avenir sont comme s'ils n'étaient pas; le présent suffit à leur enthousiasme et à leur esprit; toute leur curiosité se réduit à étudier ses travers et ses qualités, et ils ont assez de l'admiration ou de la moquerie qu'il leur inspire. Copiant un modèle qui est sous les yeux de tout le monde , ils sont facilement compris; et plus ils bornent leur ambition , plus ils voient croître leur gloire.

Par un bonheur vraiment singulier, M. Souvestre tient de chacune de ces deux classes de romanciers. Placé entre les deux écoles qui partagent la litté- rature contemporaine , il a pris à la dernière sa réalité , à la première ses dé- sirs, et il a su acquérir la popularité de l'une, sans renoncer à la moralité de l'autre. Il n'a pas d'autre costume que celui du présent, et il ne semble pas afficher d'autres mœurs que celles de la foule qu'il se fait un plaisir de cou- doyer ; mais sa pensée plane sur elle , devance les temps et interroge des horizons plus élevés. La foule vante la vérité , le philosophe estime la portée de son esprit, le rêveur même suit à travers sa réalité et sa logique l'écho lointain d'un idéal plus poétique; en se rangeant dans cette dernière catégo- rie, on pourrait regretter quelquefois que M. Souvestre n'ait pas ouvert plus largement son ame aux vagues et sombres harmonies que les harpes druidiques font encore entendre dans les brumes de l'Armorique. Mais former des vœux pour que M. Souvestre donne un peu plus à la poésie, et un peu moins à la réalité, c'est souhaiter peut-être qu'il mette lui-même une limite à ses succès. Peut-on désirer de voir restreindre le cercle des lecteurs d'un écrivain qui a de si excellentes leçons à faire et de si nobles convictions à propager ?

H. FOBTOUL.

BULLETIN.

Après M. Guizot, M. Thiers vient de publier un écrit que le Courrier Français regarde comme un chef-d'œuvre de logique et de bon sens, et qu'il faudrait, dit-il, répandre par milliers. Nous n'avons jamais nié la logique et le bon sens de M. Thiers; mais nous doutons qu'il lui soit possible de faire un chef-d'œuvre de ce genre dans les circonstances il se trouve. Une si- tuation fausse paralyse les plus grands talens ; nous l'avons vu par la lettre de M. Guizot à ses électeurs. La lettre de M. Thiers se ressent d'un embarras semblable, et il n'est pas nécessaire de recourir à ses anciens ou récens écrits pour le trouver en contradiction avec lui-même. Dans sa lettre même, il veut à la fois les choses les plus incohérentes, et il excite, il chatouille en même temps les passions qui se combattent le plus. En un mot, ce n'est rien de plus qu'un véritable reflet du projet d'adresse, cette œuvre de cinq partis op- posés que M. de Lamartine vient de caractériser si bien en disant qu'elle de- mandait à la fois les bénéfices de la paix et les honneurs de la guerre , « c'est- à-dire qu'elle [renfermait la plus grossière et la plus ridicule déception dont on ait jamais osé affronter l'intelligence d'un peuple sensé. »

La confusion est grande, en effet , et quand des hommes tels que M. Thiers et M. Guizot, oubliant tous les devoirs de l'intelligence et de la supériorité, s'appliquent à égarer les esprits et à les environner de ténèbres, au lieu de les diriger et de les soutenir, on ne peut dire s'arrêteront les progrès du mal. Nous avons jugé dernièrement, de ce point de vue, la lettre de M. Gui- zot à ses commettans, et nous avons montré qu'elle est aussi un chef-d'œuvre qui mérite les éloges du Courrier Français et des feuilles du même parti. C'est un chef-d'œuvre de mal et d'adresse tortueuse. Nous n'en dirons pas autant de la lettre de M. Thiers, nous trouvons son auteur assez sévèrement puni par le National qui n'y voit « qu'un grand luxe d'habileté. » Jusqu'à présent, M. Thiers nous avait habitués à quelque chose de plus que l'habileté, et nous re- grettons de n'avoir rien à opposer à l'éloge de ceux dont il sert si bien la cause.

M. Thiers, qui est aujourd'hui de l'opposition, blâme naturellement tout ce qui se fait à présent. La politique du gouvernement a cessé d'être nationale au dedans et au dehors. Il a cesser de le soutenir dès qu'il voyait qu'on prolongeait au-delà du terme voulu des rigueurs inutiles; il a le combattre quand il a vu qu'il ne défendait pas suffisamment, vis-à-vis de l'étranger, la

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dignité de la France. Quand M. ïhiers était ministre, toutes choses étaient bonnes. Les lois contre les clubs , contre les détenteurs des armes de guerre, les lois de septembre , étaient des nécessités , et M. Thiers , qui les a propo- sées ou défendues, était un grand ministre. A cette époque , la situation des affaires commandait également de respecter les traités, même ceux de 1815. Il y aurait eu folie à secourir les révolutions d'Italie et de Pologne. Ce que la France devait ambitionner par-dessus tout , c'était la paix. Par la paix , elle devait un jour dominer le monde. Maintenant M. Thiers trouve le pays assez calme et assez fort pour désarmer devant les partis et pour prendre les armes contre l'Europe. Sa présence dans l'opposition se motive sur les ri- gueurs intempestives et prolongées qu'on a montrées contre les partis. Or, ces rigueurs ont cessé depuis l'établissement du cabinet du 15 avril. C'est donc à l'époque de la loi de disjonction , qu'on crut nécessaire après l'échauffourée de Strasbourg, que M. Thiers a pris fait et cause avec l'opposition contre le gouvernement, et il s'ensuit que c'est M. Guizot, que ce sont MM. Duchâtel et Persil qui ont jeté M. Thiers dans l'opposition par leurs actes. D'où vient donc qu'il s'y trouve encore sous le ministère d'amnistie , qui a marqué une époque toute nouvelle, et qui a remplacé par une marche indulgente et con- ciliatrice le système d'intimidation que M. Guizot et ses amis avaient fait pré- valoir depuis huit ans, et que M. Thiers lui-même avait adopté très chaude- ment? Voilà ce que M. Thiers n'explique pas à ses électeurs dans ce chef- d'œuvre de logique et de bon sens que vante le Courrier Français, et ce qu'ils auraient pu désirer de savoir.

Ainsi M. Thiers combat le gouvernement parce que la politique du 13 mars et du 11 octobre s'est prolongée au-delà du terme voulu par la nécessité. M. Thiers ne s'explique pas très clairement sur ses exigences. Ces rigueurs inutiles et trop prolongées sont-ce les lois de septembre, la loi des clubs, des détenteurs d'armes de guerre , des crieurs publics ? ou M. Thiers n'a-t-il passé dans l'opposition que pour combattre les lois de disjonction et de dé- nonciation qui ont été retirées au 15 avril ? Si le changement qui s'est fait en lui a eu lieu par cette dernière cause, comment se fait-il , nous le demandons encore une fois, que le ministère d'amnistie le trouve dans l'opposition? Si ce sont les lois votées sous le ministère du 13 mars , et sous le ministère du 11 octobre, il Ggurait, dont le trop de durée irrite M. Thiers, d'où vient qu'il n'en a pas proposé l'abrogation au 22 février, quand il était, non plus simple ministre, mais président du conseil, mais chef du cabinet? Enfin, pourquoi , toutes ces lois subsistant encore , dit-il que la politique des huit années a changé, et que s'il est de l'opposition, s'il n'est pas ministre, c'est parce qu'il est question de faire tout autre chose que ce qu'il a fait de- puis huit ans? Si M. Thiers veut répondre nettement , franchement, et d'une manière satisfaisante, à ces questions, nous promettons d'avance de tenir sa réponse pour un chef-d'œuvre de logique et de bon sens , et de ratifier tous les éloges que lui donne le Courrier Français.

Ce que faisait, ce que disait M. Thiers depuis huit ans, différait bien de ce que M. Thiers dit et fait aujourd'hui. M. Thiers combattait chaque jour,

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par ses actes au ministère , par ses écrits et par ses discours à la tribune , le parti de la guerre et de la propagande, auquel il apporte des forces aujour- d'hui. Alors M. ïhiers ne montait pas à la tribune pour prouver à des vieux soldats tels que le général Bugeaud, le général Lamy et d'autres, qu'ils se trompent sur les difficultés qu'il y a à enfreindre les traités , les armes à la main. Il se bornait à combattre le général Lamarque, et le parti militaire de l'opposition figurait si belliqueusement M. Mauguin, et il leur prouvait que la France ne devait pas risquer son avenir en prenant part aux insurrec- tions de quelques petites villes d'Italie et d'Allemagne. Cette politique n'a pas changé. Introduite dans le gouvernement par Casimir Périer, après le déplorable ministère de M. Laffitte, elle y est restée après M. Thiers qui l'avait adoptée , et elle fait encore la base de notre droit public. La France n'exa- mine pas l'origine des traités. II suffit qu'elle y trouve sa signature pour qu'elle se croie engagée par l'honneur de sa parole. C'est le mobile de sa conduite en ce qui est de la Belgique , de l'Espagne et d'Ancône. A l'égard de la Belgique, la France a fait tout ce qui était en elle pour faire modifier le traité des 24 articles, et elle a obtenu, en effet, de notables modifications financières. Avant d'évacuer Ancône, elle a vu sortir des états pontificaux le dernier soldat allemand ; et pour l'Espagne, elle n'a pas intervenir quand l'Angleterre ne le désirait pas, car le traité de la quadruple alliance veut l'unanimité des quatre puissances. Non , la politique honorable, modé- rée, mais ferme, pratiquée depuis le 13 mars, n'a pas été abandonnée comme le prétend M. Thiers , et l'autorité de la France affermie , étendue en Afrique, ses flottes envoyées contre les républiques du sud , sa volonté écoutée en Suisse, tout cela défend de l'accuser de faiblesse au dehors. D'ailleurs que sont ces reproches de faiblesse? Combien de fois M. Thiers n'a-t-il pas eu à repousser les reproches de lâcheté adressés au ministère du 13 mars, au sujet de la Belgique qu'il refusait d'envahir, et de la Pologne ! et ces mêmes re- proches ne furent-ils pas renouvelés quand les ministres du 1 1 octobre appor- portèrent aux chambres le traité des États-Unis? Et c'est ce qui aurait éloigné M. Thiers du gouvernement ! Il combattrait M. Mole, le fondateur du système de non-intervention, il défendrait contre M. Mole la dignité exté- rieure de la France, et se serait uni à M. Guizot, l'ardent défenseur du système d'intimidation, afin d'obtenir pour la France un régime plus doux que le ré- gime de l'amnistie et de la conciliation ! Il faut en convenir, voilà qui est bien loin de la logique et du bon sens que nous a montrés si souvent M. Thiers.

Suivrons-nous M. Thiers dans les détails de sa lettre? le montrerons nous se faisant une arme de ce qu'il nomme le scandale de C^ermont, c'est-à-dire blâmant le ministère d'un fait que le ministère a puni avec toute la rigueur que lui permettait la loi? La loi ne permettait au gouvernement que l'appel comme d'abus, et le conseil d'état, appelé à juger la conduite de l'évêque de Clermont, l'a frappée de blâme. M. Thiers veut-il qu'on change la charte et les lois? Il est député, il a été ministre, que n'opérait-il les changemens qu'il demande, que ne faisait-il adopter une loi de rigueur contre les évêques qui refusent la sépulture ecclésiastique? Mais s'en prendre toujours au minis-

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tère de tout, vouloir qu'il soit plus démocrate que la loi, c'est une oppo- sition peu digne d'un ancien ministre , et qu'on pardonnerait tout au plus au Constitutionnel et aux feuilles de cette force.

Nous aimons mieux en venir tout de suite au grand argument, au grand moyen d'attaque de M. Thiers contre le gouvernement. Nous retombons , selon M. Thiers, dans la question parlementaire de 1829. Le gouvernement de juillet veut, comme la restauration, une foule de choses que le pays ne veut pas; il en repousse d'autres qu'il souhaite ardemment; on pose la ques- tion exactement comme alors; le gouvernement se résume , comme sous M. de Polignac, dans un seul ministère; il le maintient malgré la majorité; il repousse les amis sincères qui cherchent à l'éclairer; en un mot, il marche à la catastrophe de 1830.

Le gouvernement de juillet veut aujourd'hui ce que ne veut pas la France. Or, M. Thiers ne voulant pas aujourd'hui ce que veut le gouvernement de juillet, il est évident qu'il exprime le vœu de la France, et que, de droit, le gouvernement lui appartient. C'est le seul moyen de prévenir la catastrophe de 1830. Il n'y a qu'une difficulté, c'est que M. Thiers fait partie d'une coa- lition dont les chefs principaux ont également des vues opposées au gouver- nement, et qui pourraient au même titre revendiquer la direction des affaires, M. Odilon Barrot , par exemple , est encore plus opposé au gouvernement que ne l'est M. Thiers, et comme il est une foule de choses que souhaite ardem- ment la France, et que le gouvernement de juillet ne veut pas lui donner, il est évident que M. Barrot, voulant beaucoup plus de choses que M. Thiers, repré- sente mieux l'opinion de la France que ce dernier. Ici encore, on le voit, M. Thiers s'enveloppe de généralités, et ne nous dit pas quelle est cette foule de choses que veut la France. Est-ce la guerre , par exemple , la guerre pour la Belgique, que le Constitutionnel, rédigé sous l'inlluence de M. Thiers, demande chaque jour, aujourd'hui même, en disant qu'on livre la Belgique, quand on pourrait la sauver? Est-ce l'intervention en Espagne, qu'ont repoussée trois fois les deux chambres, et que M. Thiers voulait opérer malgré tout? Jusque- là, si la France est de cet avis, le pouvoir revient à M. Thiers, et il a droit de le réclamer aussi hautement qui! le fait. Mais ce n'est pas une foule de choses ; et dans la foule de choses que demande l'opposition, nous en voyons d'autres dont M. Thiers ne parle jamais, du moins à la tribune. Dans ces choses figure le suffrage universel, réclamé ce matin encore, à grands cris, par le Covrrier Français, et en ces termes : « Il y a des gens qui vous disent que la réforme électorale, ce serait une révolution. Cela est vrai, on ne l'aura que par une révolution, et cette révolution sera déjà faite le jour on aura sé- rieusement à s'occuper de la réforme électorale. » Il y a aussi l'abrogation des lois de septembre, qui gênent tant la presse, et qui l'obligent à garder la ré- serve dont nous sommes témoins chaque jour! Il y a tout ce que demande M. Mauguin, tout ce qu'espère M. Garnier-Pagès. Si le ministère revient de droit à ceux qui demandent le plus, et qui demandent avec la France telle que la voit M. Thiers, cette multitude de choses dont il parle, il trouvera en eux de dangereux compétiteurs , qu'il n'aura pas le droit d'écarter, s'il veut obéir aos

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lois de la logique et du bon sens qui lui ont dicté le chef-d'œuvre admiré par le Courrier Français.

Mais M. Thïers, qui établit des analogies si fidèles entre le gouvernement de Cbarles X et la monarchie de 1830, a-t-il réfléchi que la logique permet d'établir des rapprochemens entre sa polémique d'aujourd'hui et celle qu'il fit alors? S'il est conséquent avec lui-même, il conviendra que les mêmes circonstances doivent reproduire le même genre de résistance; que des at- taques semblables à celles de 1830, des empiétemens de cette nature, au- torisent un mode de défense pareil à celui de cette époque. Or, M. Tbiers fonda en 1829 le National, qui déclara depuis avoir été institué pour ren- verser la monarebie des Bourbons. Que devons-nous donc penser de l'asso- ciation actuelle de M. ïhiers et du Constitutionnel , dont le langage devient chaque jour plus violent? Cette fois, nous n'attendons pas de réponse de M. Thiers; il nous suffit de lui avoir montré jusqu'à quel point ces compa- raisons sont dangereuses, et combien les armes qu'il a prises pour renverser le ministère sont affilées sur leurs deux tranchans.

Que M. Thiers et ses amis viennent maintenant s'écrier que les intérêts matériels souffrent en France , que les affaires commerciales sont compro- mises! Comment donner au commerce la sécurité qu'il lui faut pour ses tran- sactions, quand des hommes d'état, d'anciens ministres, qui peuvent le de- venir encore, mettent chaque jour l'Europe au défi? Vous voulez que nos relations commerciales, que nos échanges s'établissent d'une manière durable avec les étrangers , et il n'est pas une question extérieure , au sujet de la- quelle, depuis un mois, vous n'ayez proposé de rompre les relations poli- tiques! Depuis un mois, il n'est pas un gouvernement en Europe qui ne se prépare à la guerre. L'Europe entière retentit des clameurs de la coali- tion; et d'après la tournure que prennent les choses, l'Europe croit plus à l'avènement de M. Odilon Barrot qu'à celui de M. Thiers ; et derrière M. Odilon Barrot, elle aperçoit, avec raison, M. Mauguin, M. Garnier-Pagès et M. Cormenin. On nous dira : à la bonne heure, que l'Europe s'inquiète, peu importe. Quand nous aurons des ministres tels que M. Thiers et M. Odilon Barrot , nous serons en état de défier l'Europe ! Fort bien. Nous aussi nous savons que la France est en état de résister à l'Europe , même si la France n'avait pas l'appui de M. Thiers, de M. Guizot et de M. Barrot; et s'il ne s'agit que de faire la guerre, les inquiétudes de l'Europe nous touchent peu. Mais il s'agit de la paix, du commerce, de l'industrie, et la France ne com- merce pas avec elle-même toute seule; les traités de commerce et de douanes, obtenus au prix de tant d'efforts, n'ont pas été conclus entre nos divers dé- partemens; et quand l'Europe commerciale s'inquiète, la France commer- ciale souffre et dépérit. La France a donc à choisir de la gloire que lui pro- met la politique actuelle de M. Thiers, ou de la prospérité qu'elle a trouvée, depuis deux ans, dans la loyauté, dans le respect des traités, en un mot dans la paix avec l'Europe.

Que le Courrier Français compare le ministère du 15 avril au ministère Polignac, rien de mieux. On sait ce que veut le Courrier Français. Qu'il s'é-

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crie que le roi des Belges doit abdiquer ou faire la guerre à l'Europe, cela se conçoit Ce serait, dans tous les cas, un bouleversement assez grand pour favoriser les vues des partis extrêmes qui ont été tour à tour polonais, espa- gnols, suisses ou belges, pour faire de l'opposition au gouvernement actuel de la France. Une des feuilles de ce parti adresse au roi Léopold les paroles de M. Barrot, et lui dit qu'il doit sacrifier jusqu'au dernier homme et jus- qu'au dernier écu pour triompher des traites que la Belgique a signés, et pour lui donner des limites qu'elle n'a aucun droit de prendre. Heureusement ces provocations, qui ont étourdi d'abord la Belgique . commencent à y être prises pour ce qu'elles valent; et le gouvernement belge a sagement aidé à cette réaction en expulsant un grand nombre de prétendus patriotes accou- rus de Paris pour défendre la Belgique contre l'Europe. Ces mesures ont rendu quelque courage au parti conservateur, composé des propriétaires in- fluens et de tous les industriels, et l'on s'attend à une majorité de 60 voix dans la chambre belge en faveur du système de la paix et du respect des traités. S'il en est ainsi , nous verrons si la coalition s'obstinera à décliner le traité des 24 articles, après que la Belgique elle-même en aura reconnu la valeur.

Noos croyons utile de revenir sur un fait déjà ancien, nous parlons de la destitution de M. Persil; mais il est bon d'éclairer quelques esprits qui ajou- tent foi à toutes les paroles de l'opposition. Après la destitution de M. Persil , Je Courrier Français déclara que la reunion annoncée dans cette feuille comme devant avoir lieu à l'Hôtel des Monnaies, chez M. Persil, n'avait pas eu lieu , et qu'au nom de M. Persil il fallait substituer celui de M. Périer. C'é- tait une simple erreur typographique, et M. Persil avait ete destitue unique- ment par la faute d'un prote. On aurait pu répondre que la conduite de M. Persil justifiait suffisamment sa destitution , et que sa présence dans un comité électoral hostile au gouvernement était déjà un motif assez grave. Tous les journaux répétèrent néanmoins l'erratum du Courrier Français, Or, le jour même le prote du Courrier Français annonçait par erreur que M. Persil tiendrait chez lui une assemblée politique , un autre prote. celui du Journal du Commerce, commettait une erreur toute semblable, et annonçait une réunion de l'opposition chez M. Persil ! Ajoutons que tous les journaux de l'op- position ne parlent jamais de M. Périer, mais de M. Alphonse Périer, pour le distinguer de son frère. Il n'en restera pas moins avéré, pour les lecteurs des journaux de l'opposition . que M. Persil a été destitué par une erreur de prote.

Est-ce aussi par une erreur de prote qu'on a désigné M. Villemain comme président d'un comité électoral , et comme protecteur d'un candidat ra- dical ? M. Villemain a fait insérer dans les journaux de l'opposition une note , il a caché son élégance habituelle sous des formes très peu académi- ques. M. Villemain dit qu'en citant les faits qui le concernent, la Revue de Paris annonçait sa destitution. Que VI. Villemain le sache : la Revue de Paris n'a pas demandé sa destitution, et d'ailleurs la Revue de Paris n'est pas un journal officiel. Si M. Villemain avait être destitué, il le serait déjà; mais le dédain du gouvernement pour son éloquence si stérile dans la cham- bre des pairs lui conservera les 25,000 fr. de traitement qu'il cumule avec

208 REVUE DE PARIS.

lois de la logique et du bon sens qui lui ont dicté le chef-d'œuvre admiré par le Courrier Français.

Mais M. Thiers, qui établit des analogies si fidèles entre le gouvernement de Charles X et la monarchie de 1830, a-t-il réfléchi que la logique permet d'établir des rapprochemens entre sa polémique d'aujourd'hui et celle qu'il fit alors? S'il est conséquent avec lui-même, il conviendra que les mêmes circonstances doivent reproduire le même genre de résistance; que des at- taques semblables à celles de 1830, des empiétemens de cette nature, au- torisent un mode de défense pareil à celui de cette époque. Or, M. Thiers fonda en 1829 le National, qui déclara depuis avoir été institué pour ren- verser la monarchie des Bourbons. Que devons-nous donc penser de l'asso- ciation actuelle de M. Thiers et du Constitutionnel , dont le langage devient chaque jour plus violent? Cette fois, nous n'attendons pas de réponse de M. Thiers; il nous suffit de lui avoir montré jusqu'à quel point ces compa- raisons sont dangereuses , et combien les armes qu'il a prises pour renverser le ministère sont affilées sur leurs deux tranchans.

Que M. Thiers et ses amis viennent maintenant s'écrier que les intérêts matériels souffrent en France, que les affaires commerciales sont compro- mises! Comment donner au commerce la sécurité qu'il lui faut pour ses tran- sactions, quand des hommes d'état, d'anciens ministres, qui peuvent le de- venir encore, mettent chaque jour l'Europe au défi? Vous voulez que nos relations commerciales, que nos échanges s'établissent d'une manière durable avec les étrangers , et il n'est pas une question extérieure , au sujet de la- quelle , depuis un mois , vous n'ayez proposé de rompre les relations poli- tiques! Depuis un mois, il n'est pas un gouvernement en Europe qui ne se prépare à la guerre. L'Europe entière retentit des clameurs de la coali- tion; et d'après la tournure que prennent les choses, l'Europe croit plus à l'avènement de M. Odilon Barrot qu'à celui de M. Thiers ; et derrière M. Odilon Barrot, elle aperçoit, avec raison, M. Mauguin, M. Garnier-Pagès et M. Cormenin. On nous dira: à la bonne heure, que l'Europe s'inquiète, peu importe. Quand nous aurons des ministres tels que M. Thiers et M. Odilon Barrot , nous serons en état de défier l'Europe ! Fort bien. Nous aussi nous savons que la France est en état de résister à l'Europe , même si la France n'avait pas l'appui de M. Thiers, de M. Guizot et de M. Barrot; et s'il ne s'agit que de faire la guerre, les inquiétudes de l'Europe nous touchent peu. Mais il s'agit de la paix, du commerce, de l'industrie, et la France ne com- merce pas avec elle-même toute seule; les traités de commerce et de douanes, obtenus au prix de tant d'efforts, n'ont pas été conclus entre nos divers dé- partemens; et quand l'Europe commerciale s'inquiète, la France commer- ciale souffre et dépérit. La France a donc à choisir de la gloire que lui pro- met la politique actuelle de M. Thiers, ou de la prospérité qu'elle a trouvée, depuis deux ans, dans la loyauté, dans le respect des traités, en un mot dans la paix avec l'Europe.

Que le Courrier Français compare le ministère du 15 avril au ministère Polignac, rien de mieux. On sait ce que veut le Courrier Français. Qu'il s'é-

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crie que le roi des Belges doit abdiquer ou faire la guerre à l'Europe , cela se conçoit. Ce serait, dans tous les cas, un bouleversement assez grand pour favoriser les vues des partis extrêmes qui ont été tour à tour polonais, espa- gnols, suisses ou belges, pour faire de l'opposition au gouvernement actuel de la France. Une des feuilles de ce parti adresse au roi Léopold les paroles de M. Barrot, et lui dit qu'il doit sacrifier jusqu'au dernier homme et jus- qu'au dernier écu pour triompher des traités que la Belgique a signés, et pour lui donner des limites qu'elle n'a aucun droit de prendre. Heureusement ces provocations, qui ont étourdi d'abord la Belgique , commencent à y être prises pour ce qu'elles valent; et le gouvernement belge a sagement aidé à cette réaction en expulsant un grand nombre de prétendus patriotes accou- rus de Paris pour défendre la Belgique contre l'Europe. Ces mesures ont rendu quelque courage au parti conservateur, composé des propriétaires in- fluens et de tous les industriels, et l'on s'attend à une majorité de 60 voix dans la chambre belge en faveur du système de la paix et du respect des traités. S'il en est ainsi , nous verrons si la coalition s'obstinera à décliner le traité des 24 articles , après que la Belgique elle-même en aura reconnu la valeur.

Nous croyons utile de revenir sur un fait déjà ancien , nous parlons de la destitution de M. Persil; mais il est bon d'éclairer quelques esprits qui ajou- tent foi à toutes les paroles de l'opposition. Après la destitution de M. Persil, le Courrier Français déclara que la réunion annoncée dans cette feuille comme devant avoir lieu à l'Hôtel des Monnaies, chez M. Persil, n'avait pas eu lieu , et qu'au nom de M. Persil il fallait substituer celui de M. Périer. C'é- tait une simple erreur typographique, et M. Persil avait été destitué unique- ment par la faute d'un prote. On aurait pu répondre que la conduite de M. Persil justifiait suffisamment sa destitution, et que sa présence dans un comité électoral hostile au gouvernement était déjà un motif assez grave. Tous les journaux répétèrent néanmoins l'erratum du Courrier Français. Or, le jour même le prote du Courrier Français annonçait par erreur que M. Persil tiendrait chez lui une assemblée politique , un autre prote, celui du Journal du Commerce, commettait une erreurttoute semblable, et annonçait une réunion de l'opposition chez M. Persil ! Ajoutons que tous les journaux de l'op- position ne parlent jamais de M. Périer, mais de M. Alphonse Périer, pour le distinguer de son frère. Il n'en restera pas moins avéré, pour les lecteurs des journaux de l'opposition , que M. Persil a été destitué par une erreur de prote.

Est-ce aussi par une erreur de prote qu'on a désigné M. Villemain comme président d'un comité électoral, et comme protecteur d'un candidat ra- dical ? M. Villemain a fait insérer dans les journaux de l'opposition une note, il a caché son élégance habituelle sous des formes très peu académi- ques. M. Villemain dit qu'en citant les faits qui le concernent, la Revue de Paris annonçait sa destitution. Que M. Villemain le sache : la Bévue de Paris n'a pas demandé sa destitution, et d'ailleurs la Renie de Paris n'est pas un journal officiel. Si M. Villemain avait être destitué, il le serait déjà; mais le dédain du gouvernement pour son éloquence si stérile dans la cham- bre des pairs lui conservera les 25,000 fr. de traitement qu'il cumule avec

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la popularité de l'opposition. Quand M. de Martignac remit le brevet de maître des requêtes à M. Villemain , qui hésitait à l'accepter , de peur de perdre les éloges du vieux libéralisme , il lui dit : « Prenez , monsieur, vous me rendrez cela un jour, lorsque vous aurez besoin de popularité. » Mais M. Villemain dit, comme Figaro, qu'il vaut mieux tout garder, et il a grand soin de rappeler que la place de membre du conseil de l'instruction publique est regardée comme inamovible. Nous l'ignorons, mais ce que nous savons bien, c'est que celle de vice-président de ce conseil ne l'est pas, et qu'elle vaut un supplément notable de traitement à M. Villemain. Dans tous les csa, il eût été plus noble à M. Villemain de se démettre, et de donner toute li- berté à sa conscience, que de défendre sa position salariée par de petites notes glissées sourdement dans les journaux.

Parmi les candidatures auxquelles doivent s'intéresser tous les amis de l'ordre et les esprits distingués, il faut compter celle de M. Louis de Carné, à Quimper. qui a été vivement attaquée par le Constitutionnel. M. de Carné, membre ducon- seil-général de son arrondissement, avait débuté dans les affaires par des tra- vaux diplomatiques, qui ont été suivis d'ouvrages sérieux et profonds, les questions étrangères ont été appréciées avec une haute sagacité. M. de Carné est appelé à combattre, dans la chambre, bien des idées fausses relatives à ces questions importantes; et en cela, il rendra un véritable service à son pays.

M. Emmanuel de Las-Cases, député du Finistère, a trouvé aussi de violens adversaires dans les propriétaires et les rédacteurs du Constitutionnel. M. de Las-Cases, bien jeune encore, a mérité à Sainte-Hélène la confiance de Na- poléon; à Londres, il a voulu venger sa mémoire par un défi chevaleresque à son geôlier; depuis, M. de Las-Cases s'est occupé sérieusement de l'admi- nistration, et récemment il a rempli à Haïti une mission qui n'était pas sans péril , et qui a été fructueuse pour les intérêts de la France. Croirait-on qu'on a fait un crime à M. de Las-Cases d'avoir été nommé officier de la Lé- gion-dHonneur, et qu'on a qualifié dédaigneusement cette honorable mission de voyage rétribué? M. de Las-Cases père , qui s'est laissé porter par la coali- tion à Saint-Denis, reçoit des éloges pour son séjour à Sainte-Hélène. Mais M. de Las-Cases fils, qui accompagna son père, est des 221; il est donc digne de blâme en tout! Voilà bien l'esprit de justice de la coalition.

Nous recommandons à tous les électeurs M. Gasc, candidat de la coalition. Il les satisfera tous. La coalition déclare que M. Gasc possède « au plus haut degré le goût du progrès et un esprit conservateur. » M. Gasc réunit ainsi toutes les qualités. Il marche à la fois en arrière et en avant, et du même pas. La France est bien heureuse de pouvoir se donner des représentans aussi habiles que M. Gasc!

Nous lisons dans le Courrier Français d'hier : « Il n'y a que les révolutions ou les menaces de révolution qui agitent une société au point d'interrompre le cours ordinaire des échanges et des travaux. » Nous avons l'effet sous les yeux; nous remercions le Cmtrrier Français de nous avoir expliqué la cause.

Voici de nouvelles réflexions du National au sujet de la lettre de M. ïhiers. M. Thiers sait-il maintenant il va , sur quelle estime il peut compter parmi

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ses alliés, et à qui il donne des forces? et nous dira-t-il encore qu'il défend la monarchie de juillet?

« M. Thiers, qui a donné tant de preuves d'un esprit souple, prévoyant et quelque peu subtil, n'aurait-il pas pu pousser ses études politiques au point d'examiner si ces deux choses, la monarchie représentative et une politique nationale, étaient en effet conciliâmes? Ne pouvait-il pas se demander si les mêmes causes qui faisaient résister au vœu populaire la monarchie légi- time, n'agiraient pas avec autant de force sur une monarchie illégitime? M. Thiers. qui étudiait tant , n'avait-il pas lu les réflexions de Machiavel sur les nécessités des royautés élues quand elles se trouvent enserrées dans la ceinture d'anciennes royautés? M. Thiers devait-il attendre ces cruelles expérience s pour être désenchanté d'une espérance frivole; et quand il raillait si agréablement avec ses amis des niais comme MM. Lafayette , Laffitte et Dupont (de l'Eure), sa jeunesse précoce ne devait-elle pas l'avertir que son tour viendrait l'on ne s'accommoderait pas plus de la finesse et de la flexi- bilité de son talent que de la probité plus rigide de ceux qui l'avaient devancé? »

Théâtres. Renaissance. Diane de Chivry , drame en cinq actes, par M. Frédéric Soulié. Il est très vrai que M. Frédéric Soulié est un écri- vain heureusement doué pour écrire le drame. C'est un esprit ardent, énergique , qui se préoccupe peu des détails , et ne perd pas son temps à ci- seler les contours de sa pensée. Il marche à son idée d'un pas et d'une allure à renverser tous les obstacles; il nous entraîne à sa suite d'une main qui ne permet pas de résister. Malheureusement, le nombre des ouvrages qu'il pro- duit chaque année ne lui laisse guère le loisir de mener de front le soin du style et l'invention des ressorts dramatiques. Nous ne sommes pas de ceux qui pensent que les préoccupations de la forme nuisent à l'intérêt du récit, et nous ne lisons jamais un livre de M. Soulié , nous n'écoutons jamais un de ses drames, sans regretter que ses facultés n'aient pas eu le temps de s'épanouir dans tout leur éclat et dans toute leur maturité au soleil de la réflexion.

L'héroïne de la pièce nouvelle est cette jeune Diane de Chivry, que déjà vous connaissez sans doute; car il s'agit encore une fois de cette touchante histoire qui vous a déjà été offerte sous les deux espèces du feuilleton et du roman. Le héros, c'est Léonard Asthon, ce chevaleresque jeune homme que vous n'avez pas oublié. Vous connaissez M. -de Chivry et ses trois fils rangés autour de lui , comme trois Rodrigue au bras vengeur. Vous savez comment se noue et se dénoue ce drame, tout rempli de terreur et de mys- tère. Sur la scène , comme dans le roman, nous sommes sur la terre de Ven- dée , encore toute chaude d'un essai de révolution. Léonard Asthon est pour- suivi : un misérable, un M. de Furière, poursuivi, lui aussi, mais pour dettes, abuse de l'intérêt que le jeune héros inspire; il s'introduit sous ce nom proscrit et glorieux dans un château Diane, la pauvre aveugle, vit retirée auprès de son aïeule. Ce n'est pas assez pour lui de voler l'hospita- lité : il la paie par la violence et par le déshonneur; il s'enfuit, après avoir souillé le nom sans tache qui ne lui appartient pas , après avoir perdu la gé- néreuse enfant qui l'a sauvée. Les jours passent : on apprend bientôt que Léonard Asthon est revenu d'Angleterre à Nantes pour purger sa contumace.

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C'est alors que M. de Chivry et ses deux fils, instruits du déshonneur de Diane, partent au galop de leurs chevaux pour aller la venger.

Astlion vient d'être acquitté par le jury; il est rentré dans le manoir de ses pères. Ses amis l'attendent pour entrer en chasse : il parait bientôt au milieu d'eux. C'est ce noble jeune homme! Comme on comprend, rien qu'à le voir, que ce front n'a pas à rougir, et que sous cette poitrine il n'a jamais battu qu'un cœur loyal ! Sa parole est mâle et bienveillante; il y a dans ses ma- nières quelque chose d'affable et de guerrier, de l'enfant en même temps que du héros. Son visage respire cette sérénité que donne une conscience qui n'a jamais failli; son ame est sur son front et se laisse lire à tous les regards; on sent qu'on aurait plaisir à serrer cette main dans la sienne. Tout ce troisième acte est plein d'intérêt. La scène de la provocation est d'une touche vigoureuse et d'un spectacle saisissant : les scènes de ce genre ne manquent jamais leur effet sur le public; mais celle-ci est particulièrement bien faite. Les évènemens se succèdent et s'encbaînent naturellement ; l'arrivée de Diane , son entrevue avec Léonard , après que celui-ci vient de tuer les deux frères de l'infortunée, l'affreuse lumière que les paroles de Mlle de Chivry jettent dans l'esprit d'Asthon, le serment solennel qu'il fait de la venger, tout cela excite une profonde émotion.

Malheureusement, les deux derniers actes ne répondent pas à cette pro- messe. La douleur de M. de Chivry, son attitude en présence de Léonard Asthon , manquent essentiellement de dignité et de noblesse. Ce n'est pas la douleur de l'homme qui a mis l'épée à la main de ses fils en leur disant: « Vengez ma fille, vengez votre sœur, vengez le nom des Chivry outragé! » Léonard Asthon , de son coté , perd quelque chose de l'intérêt qui l'avait en- touré jusqu'alors. Qu'est devenu ce serment solennel qu'il a fait sur le nom de Dieu de venger Diane et de punir l'infâme? Il laisse à un enfant de quinze ans le soin de tuer M. de Furière, et se fait traduire en cour d'assises d'où il sait fort bien qu'il sortira une seconde fois acquitté et triomphant. Il est vrai que, son innocence une fois reconnue, il offre à Mlle de Chivry le nom dont on a abusé pour la perdre. Action noble et touchante, sans doute, et qui remue toutes les âmes! Mais il faut bien convenir qu'en dépit de l'appareil judiciaire dont M. Soulié a enveloppé son dénouement, il ne s'y trouve ni drame, ni terreur, ni péripétie. Nous savons parfaitement que Léonard As- thon n'a qu'à parler pour être absous, et cette séance de cour d'assises ne nous semble pas plus formidable qu'une séance du prix Montbyon.

Malgré ses défauts , ce drame a réussi. M. Guyon a créé avec un rare talent le rôle de Léonard Asthon. Il a été noble , touchant et chevaleresque. M'"e Al- bert, qui débutait dans le rôle de Diane de Chivry, a su trouver çà et là, à travers son jeu maniéré, d'heureuses inspirations. Nous reprochions tout à l'heure à M. de Chivry de manquer de noblesse et de dignité dans sa dou- leur, c'est moins au rôle qu'à l'auteur que nous renouvelons ce reproche.

F. BONNAIBE.

LES CORBEAUX.

DEKMËRE PARTIE, »

V.

Lorsque M. de Gréoulx revint quelques jours plus tard dans cette maison dont personne autre n'aurait volontiers passé le seuil , il trouva Gabrielle assise près du feu avec les deux Corbeaux. Véronique l'avait affublée d'une grande robe noire qui paraissait avoir servi à quelque docteur; ses mains blanches et délicates ressortaient d'une paire de manches d'une ampleur énorme ; sa tête blonde était perdue dans un immense capuchon de soie, et une espèce de rochet en velours lui couvrait les épaules. Cet étrange costume de malade avait été tiré de la garde-robe des Corbeaux , qui depuis long-temps entassaient toutes les défroques de leurs morts. C'était à faire peur; mais la douce et charmante figure de Gabrielle se détachait du milieu de ces noires draperies , comme une fleur dans son feuillage obscur; elle était tournée vers le foyer, et la flamme jetait de fugitives rougeurs sur ses joues pâlies; elle était ainsi d'une beauté calme et souffrante qui frappa vivement M. de Gréoulx.

Elle va mieux, n'est-ce pas? dit-il tout bas à Véronique; et, comme elle tournait lentement les yeux vers lui , il ajouta en s'ap- prochant avec autant de respect que s'il l'eût abordée dans le salon

(1) Voyez la livraison du 17 février 1839.

TOME II. FÉVRIER. 15

214- REVUE DE PAHIS.

d'une duchesse : Je savais, mademoiselle, que vous étiez en pleine convalescence, et personne n'a ressenti plus de joie que moi de votre rétablissement.

A ces paroles, au son de cette voix, Gabrielle devint encore plus pâle, tant son émotion tut vive; mais elle ne savait encore si c'était de joie ou d'épouvante que son cœur battait si violemment. Depuis trois semaines, elle n'avait eu qu'un souvenir, qu'une pensée, c'était celle de cet homme qu'elle avait vu mort et qui était revenu à la vie, comme si ses pleurs, ses ardentes prières l'eussent rappelé du tom- beau; elle vivait avec cette idée fixe, elle s'y complaisait par un be- soin naturel d'émotions. Les paroles lui manquèrent pour répondre à M. de Gréoulx; elle s'inclina en lui souriant faiblement, et se ren- fonça dans l'espèce de fauteuil Véronique l'avait assise.

Elle est un peu fatiguée, dit Suzanne en donnant son propre siège au jeune gentilhomme; cela va plus lentement que nous ne croyions. L'autre soir, quand vous nous avez quittées, elle reposait; eh bien! la nuit a été mauvaise, la fièvre est revenue, nous avons été sur pied jusqu'au jour; enfin, avec l'aide de Dieu, elle s'est tirée de cette rechute, la voilà rétablie, et je crois que dimanche prochain nous pourrons la mener à la messe ; mais c'est le contentement d'esprit qui ne vient pas , elle n'a point de courage, on dirait qu'elle est tou- jours dans les limbes. Allons, mon enfant, ranimez-vous un peu et parlez à M. le chevalier, il a envoyé tous les jours savoir de vos nou- velles.

Monsieur, je suis bien reconnaissante, dit Gabrielle d'une voix faible, je suis mieux, je suis guérie... On a eu pour moi tant de soins... Oh ! jamais, jamais je n'oublierai cela !... Misé Véronique et misé Suzanne m'ont sauvé la vie !...

En disant ces mots, les larmes la gagnèrent; mais ce n'était pas seulement une émotion de reconnaissance qui remuait si profondé- ment son cœur; elle avait besoin d'un prétexte pour pleurer.

Ga ! taisez-vous donc! je vous défends de vous attendrir ainsi , s'écria Véronique avec une bonté grondeuse, cela vous fait mal; et puis ne voilà-t-il pas un bel accueil pour M. le chevalier! Voyons , sé- chez vite vos yeux, et ne parlons plus de ce qui fait peine: une année de mal passé est moins pénible qu'une minute de mal à venir, dit le proverbe. Songez que dimanche prochain, s'il fait beau temps, vous viendrez avec nous à la dernière messe pour remercier Dieu de votre guérison.

A ces mots , elle passa sa longue main devant le front de la jeune

REVUE DE PARIS. 215

fille comme pour en écarter un nuage de tristesse, et elle l'arrangea plus commodément dans son fauteuil. M. de Gréoulx la regardait avec un singulier intérêt; jamais femme ne s'était montrée à lui en- vironnée de si puissans contrastes; cette tête d'une beauté si juvénile apparaissait entre les visages parcheminés des deux Corbeaux , comme une fleur au milieu de broussailles épineuses; son aspect semblait éclairer cette demeure tout avait l'apparence d'une pau- vreté si sombre. M. de Gréoulx soupira en détournant les yeux de Gabrielle , et son regard se leva par hasard sur une couronne d'im- mortelles et d'oeillets flétris, suspendue au-dessus de la cheminée.

C'est Gabrielle qui a apporté cela ici , dit Véronique; j'ai trouvé rette couronne passée à son bras quand on l'a ramenée; voyez un peu cette fantaisie...

On dit que cela porte bonheur d'avoir les fleurs d'un mort ! in- terrompit vivement la jeune fille; j'ai cru pouvoir prendre sans per- mission...

Vraiment! vous avez eu une idée!... dit Suzanne avec une raillerie pleine de bonne humeur; mais la chose aurait vous paraî- tre sans vertu, M. le chevalier étant redevenu vivant.

Oui, c'est que... , il m'est venu alors une autre pensée...

Voyons , dites-nous ce que c'est.

C'est que..., reprit-elle en hésitant, c'est que je me sentais fort malade, et... je pensais que la couronne servirait pour moi...

Si j'avais su cela , je l'aurais jetée au feu ! interrompit Véroni- que en faisant un mouvement.

Non , non , je vous en prie ! s'écria Gabrielle ; je voudrais gar- der cette couronne pour... , cela ne fait pas mourir de songer à cela ! Eh bien ! quelque jour, dans long-temps , je voudrais qu'elle me ser- vît...

Mais , mon enfant , vous comptez donc mourir fille ? répliqua Véronique; voilà une résolution fort prématurée.

Gabrielle baissa la vue et ne répondit pas ; mais le mouvement lé- ger de ses sourcils , l'expression de sa bouche , indiquèrent une af- firmation.

Elle a raison! pensa M. de Gréoulx; si belle, si distinguée et si pauvre ! une famille noble la dédaignera , elle ne voudra pas épou- ser un manant, et la voilà seule pour toute sa vie.

La jeune fille ferma les yeux comme si cet entretien l'eût fatiguée, et les Corbeaux se mirent à parler tout bas avec M. de Gréoulx.

Eh bien! lui demanda Véronique, avez-vous tenté quelque dé- marche auprès de M. le baron? 15.

216 REVUE DE PARIS.

Aucune; le seul moyen d'obtenir mon pardon, ce serait de lui annoncer que je suis prêt à épouser MUe de la Verrière , et à ce prix je ne le désire pas.

Pourtant les choses ne peuvent demeurer ainsi...

Je le sais, répondit-il avec une triste décision; je prendrai mon parti, j'écrirai à M. le baron une lettre qui ne servira de rien, je le sais. Il ne m'en déshéritera pas moins ; mais je veux l'assurer qu'en toute autre circonstance j'aurais fait sa volonté , que je suis toujours plein de respect pour lui , et que mon plus grand désir est que sa vieillesse soit longue et heureuse. Ensuite, je partirai, j'irai servir le roi, et peut-être je ferai mon chemin par les armes; si une balle m'arrête court, eh bien ! je m'en irai sans regret, car il n'y a per- sonne à qui ma vie soit nécessaire.

Gabrielle abaissa son capuchon comme si la lumière l'eût fatiguée , et resta ainsi le visage à demi caché, les mains jointes et serrées sur sa poitrine.

Voilà quelle est ma résolution, continua M. de Gréoulx; je n'ai pas d'autre parti à prendre.

Mais M. le baron ne peut pas vous déshériter entièrement, dit Véronique; vous êtes son unique descendant en ligne directe, et, selon la coutume de Provence, aucun autre parent ne peut être sub- stitué à vos droits...

Il est vrai , répondit le gentilhomme un peu étonné d'entendre cette vieille femme lui parler de la coutume de la Provence ; mais nos fiefs nobles ne sont pas inaliénables.

Et vous croyez qu'il irait jusqu'à dénaturer sa fortune , jusqu'à vendre ses biens pour vous déshériter.

Vous ne le connaissez guère si vous en doutez ; il n'a jamais manqué d'accomplir aucune menace; je lui ai résisté, je lui ai dés- obéi; il n'y a qu'un moyen de rentrer en grâce, et je le refuse; allez, je sais bien après tout cela ce que je dois attendre de lui.

Il faudrait pourtant ne rien précipiter, dit Suzanne après ré- flexion ; M. le baron vous laisse tranquille ici , restez-y, et puis on verra; nous vous aiderons de tous nos petits moyens; le chevalier de Gréoulx ne peut pas vivre comme un clerc de procureur : nous vous prêterons de l'argent...

Mais qui sait si je pourrai jamais m'acquitter? interrompit le chevalier; songez que mon avenir est fort incertain , et que je puis mourir sans avoir de quoi me faire enterrer; alors, qui paierait mes dettes ?

Ne vous inquiétez pas de ça ! répliqua brusquement le Corbeau ,

REVUE DE PARIS. 217

vous pouvez accepter nos offres sans scrupule; c'est moi qui vous le dis.

Gabrielle écoutait la tète baissée , le visage caché sous son capu- chon; la peine qu'elle éprouvait s'était tout à coup calmée; elle au- rait voulu pouvoir embrasser ces deux vieilles pauvres femmes qui venaient de détourner M. de Gréoulx de ses projets. Elle ne dit mot tant que dura sa visite; mais, quand il fut parti, elle se leva, et s'é- cria avec un doux sourire en prenant la main de Aéronique :

Que vous êtes bonne ! je me sens très bien ; qu'il me tarde d'être entièrement rétablie ! Je vous ai donné tant de peine ! comme je serai contente de travailler pour vous maintenant, de vous être utile à quelque chose !

A dater de ce jour, M. de Gréoulx retourna souvent chez les Cor- beaux. Il n'y avait pas grande mortalité dans la ville, les deux vieilles avaient du temps de reste pour recevoir ses visites ; il venait ordi- nairement le soir; Véronique avait soin alors de faire bon feu et d'avancer une table boiteuse sur laquelle on étendait un tablier de serge en guise de tapis. Suzanne tirait de l'armoire un vieux jeu de cartes, et Gabrielle apportait une grosse bourse de peau il n'y avait que de rouges liards. Les Corbeaux avaient le goût de battre les cartes; c'était une innocente distraction qui, les jours de veine, leur faisait gagner à M. de Gréoulx quelques gros sous. Le jeune gentilhomme faisait de fort bonne grâce leur partie, et Gabrielle, assise à l'angle de la table était la lampe, l'écoutait parler et le re- gardait sans cependant lever les yeux de dessus son ouvrage.

M. de Gréoulx ne tarda pas à éprouver un attrait très vif pour ces soirées: il trouvait que la partie était fort amusante, et c'était tou- jours à regret qu'il entendait l'horloge de Saint-Laurent sonner neuf heures. Gabrielle était si belle, et quand il arrivait, elle levait sur lui ses grands yeux modestes avec une si douce expression ! Il avait aussi pour les deux vieilles femmes un sentiment de reconnais- sance et d'affection qui lui faisait aimer leur société ; elles avaient, à travers leurs formes bizarres et souvent vulgaires , un sens fort droit et une bonté de cœur véritable. Parfois même elles semblaient re- trouver un langage au-dessus de leur éducation et de leur état, et elles exprimaient des idées qui contrastaient singulièrement avec les habitudes mesquines de leur vie; elles ne manquaient ni d'esprit ni de finesse; pourtant, elles ne se doutèrent pas que ce beau jeune homme , cette charmante jeune fille , qui se parlaient à peine , qui se regardaient souvent, et qui semblaient si heureux tandis qu'elles

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jouaient aux cartes, pouvaient s'aimer d'amour. Elles ne pouvaient pas s'en douter parce qu'elles n'avaient aucune expérience des pas- sions, parce que personne ne les avait aimées.

M. de Gréoulx se laissait aller à cette vie obscure et paisible sans s'inquiéter du passé ni de l'avenir. Jamais il n'avait été si heureux ,. car il commençait à éprouver, pour la première fois, une de ces pas- sions qui absorbent complètement les facultés de l'ame , et à travers lesquelles passent toutes les impressions de joie ou de peine. Son aïeul n'avait fait aucune réponse à la lettre très respectueuse qu'il lui avait écrite, et ce silence ne l'inquiétait pas; il lui semblait une preuve que son indépendance était à jamais conquise, et il ne regrettait pas le prix auquel il l'avait achetée. Les Corbeaux s'en inquiétaient plus que lui , et alors il leur disait :

Quand je serai sur que M. le baron m'a déshérité, eh bien! je prendrai mon parti , je travaillerai , tout gentilhomme que je suis , et certainement je serai plus heureux que si j'eusse épousé MUe de la Verrière.

Un dimanche, les Corbeaux revenaient avec Gabrielle d'entendre vêpres à la Major. La journée avait été magnifique ; on sentait dans l'air comme un parfum de printemps mêlé à l'odeur salée des plantes marines. Les trois femmes traversaient lentement la place irrégulière qui s'étend entre le fort Saint-Jean et la Major. Cette promenade est une terrasse immense soutenue par les remparts dont la mer baigne le pied. Pendant les temps calmes, on entend le murmure profond de la vague, qui se brise faiblement contre les récifs, et les cris joyeux des enfans assemblés sur le rivage. Mais, quand le vent souffle du large, la mer bat ces hautes murailles avec un bruit fu- rieux, et ses flots d'écume, blancs comme la neige des montagnes, lavent les pierres rongées par l'air salin. Les voiles blanches des bateaux pécheurs sortent du port dès que le temps est beau, et sil- lonnent la rade au fond de laquelle sont assises tant de jolies bastides couronnées de pins. Un groupe de rochers grisâtres et pelés forme une ile en face du port de Marseille; c'est sur ces écucils qu'est bâli le château d'If, antique prison d'état plus sûre que la Bastille; on aper- çoit du rivage ses bastions et ses tours percées de rares fenêtres; puis, à l'horizon , le phare de Planier s'élève comme un mât, et souvent cette forme indécise, suspendue entre le ciel et l'eau , s'efface sous le regard.

Oh! dit Gabrielle en s'appuyant au parapet et en parcourant des yeux cette magnifique scène, c'est beau!

REVUE DE PARIS. 219

Oui , voilà un beau temps pour pèche , dit Véronique, le pois- son ne sera pas cher demain.

La jeune fille soupira et regarda encore le ciel, la mer d'un bleu calme , et le soleil couchant voilé de nuages.

N'est-ce pas M. de Gréoulx que je vois là-bas, assis sur le pa- rapet? dit Suzanne; regardez un peu, petite; mes mauvais yeux peu- vent me tromper.

Gabrielle tressaillit , et se retourna vivement :

Oui , c'est M. le chevalier, dit-elle; il ne nous voit pas.

Jésus! que contemple-t-il donc ainsi? Il est droit comme un saint dans sa niche, dit Véronique.

Elles s'approchèrent du jeune gentilhomme; en les apercevant, il s'écria :

Je viens de chez vous; j'ai reçu une lettre... une lettre de M. le baron.

Enfin! s'écrièrent ensemble les deux Corbeaux.

Fuis, s'apercevant que M. de Gréoulx avait une physionomie fort triste, elles ajoutèrent avec inquiétude :

C'est donc uue mauvaise nouvelle?

Vous allez voir, répondit-il en leur donnant la lettre. Elle était ainsi conçue :

Au chûleau de Gréoulx, ce 46 avril 17...

« Monsieur ,

« Vous n'épouserez pas MUe Louise de la Verrière. Je vous ordonne de revenir sur-le-champ près de moi. C'est à cette seule condition que je puis pardonner votre conduite. Je compte qu'à l'avenir votre soumission réparera vos torts , et sur ce , je prie Dieu qu'il vous garde.

« G. , baron de Gréoulx. »

Eh bien ! il faut partir, partir sur-le-champ , s'écria Véronique. La chose tourne à bonne fin ; pour la première fois de sa vie , M. le baron renonce à sa volonté.

Il est bien changé! dit Suzanne.

Allons, tout va pour le mieux, reprit Véronique, rentrons à la maison, nous parlerons plus tranquillement qu'ici. Jésus! M. le baron a cédé ; il renonce à ce mariage ! C'est comme un miracle , et je ne le croirais pas , s'il ne l'avait écrit et signé de sa main.

Gabrielle s'était enveloppée de sa mante ; elle marchait un peu à

2'20 REVUE DE PARIS.

l'écart et sans rien dire. En arrivant à la porte, M. de Gréoulx resta un moment en arrière avec elle, et il lui dit à voix basse, avec l'ac- cent d'un triste reproche :

Mademoiselle, vous seule ne prenez point part à ce qui m'ar- rive!....

Elle écarta sa mante , et leva sur lui un regard plein de larmes.

Ah! dit-il avec une expression indicible de tendresse et de joie, ma chère Gabrielle !

Qu'est-ce donc, petite? dit Véronique en revenant; vous êtes toute pâle ! C'est la fraîcheur du soir qui vous a saisie. Rentrez bien vite.

La soirée s'écoula tristement. Les Corbeaux ne voulurent pas jouer aux cartes, ces adieux les affligeant. Les deux amans étaient recueillis dans le bonheur amer de ces derniers momens. Ils écou- taient avec terreur chaque coup de l'horloge , et lorsque neuf heures sonnèrent à Saint-Laurent, tous deux frissonnèrent; l'instant fatal de leurs adieux était venu.

Le lendemain, M. de Gréoulx partit. Le même soir, on vint cher- cher les Corbeaux pour veiller un mort , et la pauvre Gabrielle resta seule au logis. Alors elle fut saisie de cette horrible tristesse , de cet abattement profond que laisse la perte de tout ce qui intéresse et anime la vie. La nécessité de contraindre sa douleur l'avait soutenue; pendant tout le jour, elle avait agi et parlé comme la veille, quand elle était heureuse, quand elle attendait le soir M. de Gréoulx ; mais lorsqu'elle fut seule, elle s'assit à la place il était ordinairement, et la tête baissée, les bras pendans, morne et éplorée, elle resta jusqu'au matin.

VI.

Quatre jours plus tard, la jeune fille et les Corbeaux veillaient tristement autour de la table. Les deux vieilles mêlaient machinale- ment les cartes, et ne commençaient pas leur partie. Un grand coup frappé à la porte les fit toutes trois tressaillir.

C'est la manière de frapper du chevalier! s'écria Véronique.

C'est lui! murmura Gabrielle devenue pâle. En effet , il était de retour.

Ah! mon Dieu, vous voici! s'écria Suzanne d'un air plein de crainte et de joie. Jésus! Qu'est-ce que cela veut dire?

Cela veut dire que M. le baron m'a chassé, déshérité, répon-

rf«

REVUE DE PARIS.

dit-il avec un contentement qui contrastait singulièrement avec ses paroles; à présent, je n'ai plus ni famille, ni fortune, ni rien : je suis libre !

Sainte Vierge! mère de Dieu; eh! comment? Que s'est-il donc passé ?

M. de Gréoulx regardait Gabrielle, qui, muette et tremblante de joie, n'osait lever la vue.

Mais que s'est-il passé"? répéta Suzanne; vous voilà triomphant comme saint Mitre, quand il se promenait avec sa tête à la main; il n'y a pourtant pas de quoi. Asseyez-vous, et racontez-nous comment tout cela s'est passé.

Quand je suis arrivé au château, dit Gaspard, M. le baron m'at- tendait dans la grande salle qui est près de sa chambre.

La salle des portraits? dit Véronique.

Oui, c'est cela même. M. le baron était assis sur son grand fau- teuil de cuir noir, comme quand il reçoit ses vassaux et tenanciers, et le père Joseph, son aumônier, était assis à ses côtés. Je m'appro- chai le cœur un peu troublé , et je restai debout devant lui, atten- dant qu'il me donnât la main; mais il n'en fit rien. Monsieur, me dit-il en fronçant ses longs sourcils blancs', il était temps que vous revinssiez faire acte de soumission. Je me rends à vos ordres, monsieur, lui répondis-je; croyez que je sens vivement la condescen- dance dont vous venez d'user à mon égard en renonçant à ce ma- riage... — Certainement, interrompit-il avec un certain air de fière ironie; j'y ai renoncé parce qu'il ne pouvait plus se faire, Mlle Louise de la Verrière étant morte d'une fièvre maligne.

Ah ! s'écria Suzanne , Dieu seul est au-dessus des volontés de M. le baron! C'est heureux qu'il ait mis dans son saint paradis cette pauvre demoiselle de la Verrière.

Elle serait encore de ce monde , que je ne me trouverais ni plus heureux, ni plus à plaindre, reprit le chevalier; car je ne l'aurais pas épousée. Après m'avoir ainsi annoncé cette nouvelle, M. le baron me congédia; mais je vis bien à son air qu'il lui restait quelque chose à médire. Effectivement, le lendemain, après la messe, il me fit ap- peler; le révérend père Joseph était encore là.

Gaspard , me dit M. le baron d'un air assez gracieux, j'ai résolu de vous marier avant la fin de l'année, et, pour la seconde fois, je vous ai choisi une femme. Vous épouserez Mme de Châteauredou; feu son mari lui a laissé un bien immense; c'est un très grand parti. Re- merciez sa révérence qui a fait la demande et donné parole en mon nom et au vôtre.

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l'écart et sans rien dire. En arrivant à la porte , M. de Gréoulx resta un moment en arrière avec elle, et il lui dit à voix basse, avec l'ac- cent d'un triste reproche :

Mademoiselle, vous seule ne prenez point part à ce qui m'ar- rive!....

Elle écarta sa mante , et leva sur lui un regard plein de larmes.

Ah! dit-il avec une expression indicible de tendresse et de joie, ma chère Gabrielle !

Qu'est-ce donc, petite? dit Véronique en revenant; vous êtes toute pâle! C'est la fraîcheur du soir qui vous a saisie. Rentrez bien vite.

La soirée s'écoula tristement. Les Corbeaux ne voulurent pas jouer aux cartes, ces adieux les affligeant. Les deux amans étaient recueillis dans le bonheur amer de ces derniers momens. Ils écou- taient avec terreur chaque coup de l'horloge, et lorsque neuf heures sonnèrent à Saint-Laurent , tous deux frissonnèrent ; l'instant fatal de leurs adieux était venu.

Le lendemain, M. de Gréoulx partit. Le môme soir, on vint cher- cher les Corbeaux pour veiller un mort , et la pauvre Gabrielle resta seule au logis. Alors elle fut saisie de cette horrible tristesse, de cet abattement profond que laisse la perte de tout ce qui intéresse et anime la vie. La nécessité de contraindre sa douleur l'avait soutenue; pendant tout le jour, elle avait agi et parlé comme la veille, quand elle était heureuse, quand elle attendait le soir M. de Gréoulx ; mais lorsqu'elle fut seule, elle s'assit à la place il était ordinairement, et la tète baissée, les bras pendans, morne et éplorée, elle resta jusqu'au matin.

VI.

Quatre jours plus tard, la jeune fille et les Corbeaux veillaient tristement autour de la table. Les deux vieilles mêlaient machinale- ment les cartes, et ne commençaient pas leur partie. Un grand coup frappé à la porte les fit toutes trois tressaillir.

C'est la manière de frapper du chevalier ! s'écria Véronique.

C'est lui! murmura Gabrielle devenue pale. En effet , il était de retour.

Ah! mon Dieu, vous voici! s'écria Suzanne d'un air plein de crainte et de joie. Jésus! Qu'est-ce que cela veut dire?

Cela veut dire que M. le baron m'a chassé, déshérité, répon-

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dit-il avec un contentement qui contrastait singulièrement avec ses paroles; à présent, je n'ai plus ni famille, ni fortune, ni rien : je suis libre !

Sainte Vierge! mère de Dieu; eh! comment? Que s'est-il donc- passé ?

M. de Gréoulx regardait Gabrielle, qui, muette et tremblante de joie, n'osait lever la vue.

Mais que s'est-il passé? répéta Suzanne; vous voilà triomphant comme saint Mitre, quand il se promenait avec sa tête à la main; il n'y a pourtant pas de quoi. Asseyez-vous, et racontez-nous comment tout cela s'est passé.

Quand je suis arrivé au château , dit Gaspard , M. le baron m'at- tendait dans la grande salle qui est près de sa chambre.

La salle des portraits? dit Véronique.

Oui, c'est cela même. M. le baron était assis sur son grand fau- teuil de cuir noir, comme quand il reçoit ses vassaux et tenanciers, et le père Joseph, son aumônier, était assis à ses côtés. Je m'appro- chai le cœur un peu troublé , et je restai debout devant lui , atten- dant qu'il me donnât la main; mais il n'en fit rien. Monsieur, me dit-il en fronçant ses longs sourcils blancs', il était temps que vous revinssiez faire acte de soumission. Je me rends à vos ordres, monsieur, luirépondis-je; croyez que je sens vivement la condescen- dance dont vous venez d'user à mon égard en renonçant à ce ma- riage... — Certainement, interrompit-il avec un certain air de fière ironie; j'y ai renoncé parce qu'il ne pouvait plus se faire, M"c Louise de la Verrière étant morte d'une fièvre maligne.

Ah! s'écria Suzanne, Dieu seul est au-dessus des volontés de M. le baron! C'est heureux qu'il ait mis dans son saint paradis cette pauvre demoiselle de la Verrière.

Elle serait encore de ce monde , que je ne me trouverais ni plus heureux, ni plus à plaindre, reprit le chevalier; car je ne l'aurais pas épousée. Après m'avoir ainsi annoncé cette nouvelle, M. le baron me congédia; mais je vis bien à son air qu'il lui restait quelque chose à médire. Effectivement, le lendemain, après la messe, il me fit ap- peler; le révérend père Joseph était encore là.

Gaspard , me dit M. le baron d'un air assez gracieux, j'ai résolu de vous marier avant la fin de l'année, et, pour la seconde fois, je vous ai choisi une femme. Vous épouserez Mme de Châteauredou; feu son mari lui a laissé un bien immense; c'est un très grand parti. Re- merciez sa révérence qui a fait la demande et donné parole en mon nom et au vôtre.

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Je restai tout stupéfait et consterné....

Cette Mme de Chàteauredou est donc une personne mal plaisante et laide? demanda Véronique.

Au contraire, c'est une belle brune, d'humeur vive et agréable. Le nom qu'elle porte n'est pas fort beau, feu son mari ayant acheté, pour l'ennoblir, une de ces charges qu'on appelle savonnettes à vilain; pourtant les meilleurs gentilshommes du pays se sont mis sur les rangs; il ne tiendrait qu'à elle d'épouser un Simiane, un Pontevez...

Eh! pourquoi pas vous? interrompit Suzanne étonnée.

Parce que je n'ai point d'inclination pour elle.

Voilà qui ne me paraît guère raisonnable , dit Suzanne en cli- gnottant et en secouant la tête; mais voyons après : comment avez- vous répondu à M. le baron?

J'ai répondu que je ne voulais pas me marier encore; j'ai sup- plié mon grand-père de me laisser encore un ou deux ans de liberté. Alors... Mais je n'ai pas besoin de vous dire ce qui s'est passé, puis- que vous connaissez M. le baron. Il m'a donné sa malédiction, il m'a chassé de sa présence. Je lui ai obéi , je me suis retiré , et me voici.

Jésus! mon Dieu! s'écrièrent les Corbeaux; perdre un si bel héritage! un titre si ancien! Cela ne se peut pas!

Cela sera pourtant, j'en ai grand'peur, dit tranquillement le chevalier.

Il n'y a pas apparence que cette belle Mme de Chàteauredou vous fasse le plaisir de mourir aussi.

A Dieu ne plaise que je le désire !

Cette fois vous feriez peut-être bien d'obéir à M. le baron , car eniin , il n'y a pas grand' raison dans votre refus ; vous n'aimez pas cette belle veuve : eh bien ! cela viendra plus tard , quand vous serez marié...

Jamais, répondit M. de Gréoulx en regardant Gabrielle; d'ail- leurs, j'ai un autre motif, qui ne m'est pas personnel , pour refuser ce mariage. Paul de Gillaret, mon ami d'enfance, est amoureux de M"H de Chàteauredou, il en est aimé peut-être, et vous sentez que je ne puis pas aller sur ses brisées après avoir reçu toute la confidence de ses sentimens; je ne pouvais pas dire cela à M. le baron.

Oui, oui, j'entends, dit la vieille femme, qui ne comprenait rien à tous ces raffinemens ; ne pas trahir un ami , même quand il s'a- git de perdre le titre et les revenus de la baronnie de Gréoulx , c'est d'un bon gentilhomme comme vous ; cependant...

Allez, je ne regrette rien ! interrompit le jeune homme avec

REVUE DE PARIS. 223

une joie impétueuse ; jamais je ne me suis trouvé aussi plein d'espoir et de courage. Oh ! que la liberté est une belle et douce chose ! qu'il fait bon vivre ainsi , content et maître de soi-même ! si vous saviez quelle triste jeunesse j'ai eue au milieu de toutes ces prospérités ! eh î que m'importe de travailler, d'être pauvre ! je sens que je vais être heureux!... Vous avouerai-je tous mes tourmens depuis bien des années? J'étais comme un captif qui soupire après sa délivrance; je ne pouvais pas m'empêcher de penser que la mort de M. le baron me rendrait libre: certainement, je ne l'eusse pas pleuré, et j'en avais de grands remords de conscience ! que Dieu lui donne longue vie à présent î

Il a soixante-quinze ans , dit Véronique , et feu M. le baron son père, qui lui ressemblait fort, est allé à quatre-vingt-dix-huit ans. C'était aussi un terrible homme, et qui avait fait mourir ses trois femmes de chagrin.

Est-ce que vous l'avez connu aussi ? demanda M. de Gréoulx étonné.

Certainement , répondit Suzanne d'un ton sec, et comme si elle ne se fût pas souciée de répondre à d'autres questions.

J'ai du courage et bon espoir, reprit le jeune gentilhomme , j'ai gagné vingt années peut-être d'indépendance et de bonheur! mise Suzanne, misé Véronique, plus tard, je vous dirai tout ce que j'ai dans le cœur; à présent, il faut songer d'abord à ce que je vais entre- prendre pour gagner honorablement ma vie; j'irai servir dans les armées du roi.

Gabrielle changea de couleur à ces paroles, et les Corbeaux s'é- crièrent ensemble : Ne songez pas à cela , monsieur le chevalier; la guerre est un mauvais métier.

Il faut pourtant bien faire quelque chose; ce n'est pas avec une centaine de louis que pourra me rendre la vente de quelques bijoux superflus , qu'on peut vivre long-temps , même sans carrosse et sans laquais.

Ne vous inquiétez pas de cela, répondit Véronique , et surtout n'allez pas vendre vos bijoux à quelque juif qui vous en donnera moitié prix. Restez tranquillement à votre hôtellerie du Coq d'Ar- gent...

Mais, interrompit-il, je ne puis pourtant plus vivre tout-à-fait en gentilhomme , et je ne veux pas attendre d'être forcé d'accepter les offres que vous me fîtes si généreusement; je n'aime pas les dettes.

224 REVUE DE PARIS.

Quand je vous dis de ne pas vous inquiéter de cela ! répéta le Corbeau; un de ces jours nous reparlerons de vos affaires, et, Dieu aidant, elles pourront bientôt prospérer mieux que vous ne pensez, n'est-ce pas, ma sœur?

C'est mon avis , répondit l'autre Corbeau.

Que je vous remercie de l'intérêt que vous prenez à moi ! dit M. de Gréoulx en souriant de la confiance avec laquelle ces deux vieilles pauvres femmes lui prédisaient qu'il ferait fortune, et toucbé jusqu'au fond de l'ame du désintéressement avec lequel elles met- taient à sa disposition leurs petites ressources.

Gabrielle se taisait; mais, en ce moment, elle eût volontiers baisé ces grandes mains ridées qui, le premier jour, lui faisaient borreur.

Quand le jeune gentilhomme s'en fut allé et que Véronique eut fermé toutes les portes, la jeune fille se retira au fond de la chambre pour dire ses prières à côté du petit lit qu'on lui avait dressé derrière le grand lit de serge verte; les Corbeaux restèrent devant la chemi- née où l'on ne faisait plus de feu, quoique les soirées fussent encore fraîches.

Ma sœur, dit Véronique, ne pensez-vous pas que Gaspard de Gréoulx peut encore faire aussi grande figure dans le monde que si M. le baron ne l'eût pas déshérité?

Si fait, répondit tranquillement Suzanne; c'est une idée qui m'est venue ce soir. Nous irons voir M. Vincent, et puis...

Chut! interrompit Véronique en tournant la tète; cette enfant pourrait nous entendre.

M. de Gréoulx revint les jours suivans, et tout se passait comme avant son départ. Seulement la partie durait quelquefois jusqu'à dix heures, et le gentilhomme avait des distractions qui lui faisaient perdre beaucoup de rouges liards, que les Corbeaux enfermaient joyeusement dans leur grande bourse.

Un matin , les vieilles femmes sortirent de très bonne heure pour aller chez ce M. Vincent dont elles parlaient quelquefois. Quand elles rentrèrent pour dîner, vers midi, elles trouvèrent le feu éteint, la table nue, et Gabrielle tout en larmes.

Sainte mère de Dieu! qu'est-il arrivé ici? s'écria Véronique; pourquoi pleurez-vous ainsi, mon enfant?

Il est perdu, et moi aussi, mon Dieu! je vais tout vous dire.... Misé Véronique, misé Suzanne, me pardonnerez-vous! répondit Ga- brielle en se jetant impétueusement à leurs genoux. Ah! je suis si malheureuse!...

REVUE DE PARIS. 225

Pour l'amour de Dieu! parlez, mon enfant! interrompirent les Corbeaux ; nous vous pardonnons , nous vous pardonnons tout ; mais qu'avez-vous fait?

Hélas! rien , rien de mal , et pourtant Mais ce n'est pas de

moi qu'il s'agit, c'est de M. de Gréoulx. Il est en prison; il est au château d'If.

Comment! comment! que dites-vous?

Oui, par ordre du roi.... Une lettre de cachet.

C'est M. le baron qui l'a obtenue, s'écrièrent ensemble les Cor- beaux. Jésus! mon Dieu! quel malheur!

Il y eut un silence; les deux vieilles femmes étaient consternées. Gabrielle, à genoux devant elles , leur serrait les mains avec de muets sanglots.

Jésus! Marie! calmez-vous donc, mon enfant, dit Véronique en la relevant. Voyons, dites-nous comment vous avez appris cette mauvaise nouvelle?

Je l'ai apprise par quelqu'un qui est venu ici de la part de M. le baron.

Ici! Et pourquoi? interrompirent les Corbeaux avec une sur- prise extrême. Que nous voulait-on?

C'était à moi qu'on voulait parler.

A vous? s'écrièrent-elles, de plus en plus étonnées. Et quel était cet envoyé?

C'était un laquais, répondit la jeune fille avec une amère fierté. Il a exécuté les ordres de son maître; c'est bien , c'est son devoir.

Elle passa son mouchoir sur ses yeux, et reprit d'une voix brève :

Cet homme est entré, il s'est assis là, il m'a dit, en regardant autour de lui d'un air insolent : « sont vos tantes, vos cousines, ces femmes avec qui vous vivez? » Et comme j'ai répondu que vous étiez sorties, il a ajouté : « Tant pis! J'ai à vous parler, et je n'aurais pas été fâché qu'elles fussent présentes. Depuis tantôt deux mois, M. le chevalier de Gréoulx vient ici tous les jours; vous ne pouvez pas le nier, je l'ai vu. M. le baron de Gréoulx , son grand-père, fâché de ces visites , a sollicité une lettre de cachet en vertu de laquelle M. le chevalier a été arrêté ce matin. Quant à vous, ma mignonne, M. le baron, au service duquel j'ai l'honneur d'être, m'envoie pour vous faire savoir ses intentions....

Un grand coup frappé à la porte coupa la parole à Gabrielle.

C'est cet homme qui revient, s'écria-t-elle; sans doute il va ré- péter devant vous ses abominables menaces!...

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Elle se réfugia tremblante au fond de la chambre. Véronique alla tranquillement ouvrir la porte, tandis que Suzanne , qui n'avait pas compris grand' chose à tout cela, disait :

Ne craignez rien, mon enfant! Vrai Dieu! nous allons voir de quoi on ose vous menacer!

Le personnage qui entra était un grand drôle portant livrée; il avait l'air insolent et bête d'un laquais de bonne maison.

Voyons un peu, commères, s'il y aura moyen de s'entendre avec vous, dit-il d'un ton de bonhomie et en s'asseyant en face des Corbeaux; tantôt cette petite m'a presque jeté à la porte. Je ne lui ai pourtant rien dit de trop décousu...

Voyons, que nous voulez-vous? interrompit Suzanne avec cet accent sec et cassé qui lui était particulier.

D'abord ce n'est pas de mon chef que je viens; c'est par l'ordre de M. le baron de Gréoulx. Il m'a envoyé ici pour m'informer de la vie que menait M. le chevalier son petit-fils, et je lui ai fidèlement rapporté ce qui se passe. D'après cela, M. le baron a tout de suite compris d'où venait la rébellion de M. le chevalier à ses volontés, et il m'a ordonné de venir vous trouver pour vous dire ses intentions. Je le sers depuis cinq ans...

Après, après, interrompit Suzanne; nous n'avons pas besoin de vos certificats, venons au fait; que nous veut M. le baron?

Il veut que cette petite quitte le pays et ne revoie jamais mon- sieur son petit-fils, sinon il la fera enfermer aux tilles du Bon-Pasteur. Comme monseigneur sait qu'il faut de l'argent pour voyager, il m'a chargé pour elle d'une cinquantaine d'écus; les voici. Vous voyez qu'il n'y a pas de quoi jeter les hauts cris.

Gabrielle s'était rapprochée , le regard animé , la rougeur au front ; elle ne pleurait plus.

Eh bien! dit-elle en se tournant vers les Corbeaux, vous en- tendez !

Est-ce tout ce que vous aviez à dire? demanda Suzanne en se tournant vers l'envoyé.

Non , je veux de mon chef vous faire une autre proposition , répondit-il d'un air protecteur et empressé ; toute cette histoire peut finir autrement. Il m'est venu une idée. Cette petite mignonne-là me plaît infiniment. Cordieu! je suis un brave garçon et j'ai des éco- nomies; que veut M. le baron? ôter cette chimère de la tète de son pelit-HIs. Eh bien! il sera satisfait, si j'épouse la maîtresse de M. le chevalier....

KEVUE DE PARIS. 227

A ce mot, Suzanne se redressa avec un geste inexprimable d'indi- gnation et de grandeur; son vieux visage prit une expYcssion singu- lière de hauteur et d'autorité :

Hors d'ici , faquin , dit-elle en montrant la porte , hors d'ici! Tu viens d'insulter MUe Gabrielle de Lescale; je te défends de jamais reparaître en sa présence! Hors d'ici, te dis-je!

Le laquais obéit sans réplique à cet ordre impérieux; le nom de Lescale, cette colère hautaine comme celle d'une grande dame, l'a- vaient jeté dans une extrême confusion. 11 s'en alla à reculons en faisant la révérence. Gabrielle s'assit en cachant son visage de ses mains.

Voilà donc pourquoi vous pleuriez, mon enfant? dit Suzanne; mais je ne comprends pas de quoi vous nous demandiez pardon.

La jeune fille lui prit les mains et répondit d'une voix profondé- ment émue :

Je vous ai demandé pardon, parce que, dans ce que vient de dire cet homme, il y a quelque chose de vrai : j'aime M. le chevalier et il m'aime aussi....

Est-il possible ! s'écrièrent les Corbeaux avec un grand étonne- ment.

Oui , nous nous sommes aimés , reprit la jeune fille avec plus de calme; nous nous sommes aimés sans le vouloir, sans le savoir, sans songer à ce qu'il pouvait en arriver.... A présent je vois.... je com- prends.... il faut que cet amour finisse.... Je veux entrer dans un couvent... on me recevra sans dot comme sœur converse.... Oh! misé Suzanne, misé Véronique, je n'oublierai jamais vos bontés! Je prie- rai Dieu pour vous tous les jours.... Vous seules m'avez fait du bien en ce monde!... M. deGréoulx obéira, il le faut... autrement il reste- rait dans sa prison.... Qu'il soit heureux, mon Dieu! moi, je m'en vais, je m'en vais.... Que ferais-je dans le monde les méchantes gens me méprisent et m'insultent? Demain vous me ramènerez à la Visitation... et vous ferez savoir à M. le baron que je ne reverrai ja- mais M. de Gréoulx , que je suis comme morte ; que je suis reli- gieuse!....

Ce désespoir, cette fierté d'ame, ces résolutions touchèrent au cœur les deux vieilles femmes; pour la première fois depuis bien des années les larmes leur vinrent aux yeux.

Ma fille , s'écria Suzanne avec une subite détermination , laisse- nous faire ! On t'a insultée , tu auras réparation ! M. le chevalier est prisonnier, bientôt il sera libre ! Demain je pars avec ma sœur pour le château de Gréoulx !

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VII.

Le château de Gréoulx est un antique édifice situé dans les mon- tagnes de la Haute-Provence. Il fut bâti par les templiers au com- mencement du xme siècle, et, lors de la destruction de l'ordre, cette seigneurie passa dans la famille dont le chevalier Gaspard de Gréoulx était le dernier descendant. Le château avait l'aspect extérieur de toutes les forteresses du moyen-âge. Ses remparts, qui dominaient les misérables maisons du bourg, étaient liés à chaque angle par des tours crénelées, et au milieu de ces constructions irrégulières s'éle- vait le donjon l'on gardait les archives et le trésor. Mais les sei- gneurs de Gréoulx avaient arrangé l'intérieur avec un luxe plus moderne. L'ensemble avait toujours le caractère religieux des con- structions primitives; le cloître subsistait encore autour du vaste préau se promenaient jadis les chevaliers du Temple; mais, au- dessus de ces sombres arcades s'ouvraient de larges fenêtres à cor- niches sculptées, et derrière lesquelles retombaient de lourds rideaux de soie. Le premier étage, entièrement rebâti sous Louis XIV, était meublé avec toute la magnificence de cette époque, et depuis cin- quante ans on n'y avait rien changé.

En arrivant à Gréoulx, les deux Corbeaux s'arrêtèrent dans l'uni- que auberge du village pour se rhabiller proprement avec leurs robes de sergette et leurs grandes coiffes bien blanches et bien plissées; puis elle prirent lentement le chemin du château. A mesure qu'elles gravissaient cette pente raide , au bord de laquelle étaient échelon- nés de vieux ormes rabougris , elles reconnaissaient avec une certaine émotion chaque site , chaque détour, chaque arbre , chaque pierre.

Voyez-vous là-bas le grand noyer qui fut frappé du tonnerre le jour de l'Assomption de Notre-Dame , à l'heure de vêpres? dit Véro- nique; il fait toujours un bel ombrage.

Et ici la sainte Vierge dans sa niche de pierre, enfermée sous le grillage nous attachions de si beaux bouquets blancs?

Et le petit jardin entre les tours? Comme les vignes qui tapis- sent la muraille sont vigoureuses! Que de roses, que de belles fleurs! c'est comme autrefois !

Et là-bas, les bois, les prairies, comme tout cela est vert, comme tout cela est encore jeune et beau!

Elles se regardèrent en soupirant et dirent ensemble :

Mais nous!...

Il y avait à l'entrée du château un garde en livrée auquel s'adressa

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Véronique; il ne daigna pas se lever pour répondre à ces deux femmes qui arrivaient à pied, et dit en croisant les bras d'un air bourru :

Vous venez pour une quête, peut-être? Tous les jours on im- portune comme cela M. le baron ! C'est une procession à l'époque des bonnes fêtes! Je ne sais pas si vous pourrez parler à monsei- gneur. Montez par le grand escalier; il y a du monde dans l'anti- chambre , on vous répondra...

Il nous prend pour des mendiantes! murmura Suzanne avec- une espèce de sourire et en jetant autour d'elle un long regard.

Le grand escalier est là-bas au bout du cloître, ajouta le garde.

Nous le savons, dit sèchement Suzanne; allons, ma sœur. Elles arrivaient heureusement après le dîner à l'heure le baron

de Gréoulx donnait ses audiences. Un valet les introduisit dans la grande salle après avoir été prendre les ordres de son maître. Le terrible vieillard était assis dans son grand fauteuil à dossier armorié. Il était vêtu, à la mode de l'autre siècle, d'un pourpoint galonné et d'une veste de dessous sur le devant de laquelle retombait un rabat de dentelles. Une ample perruque, à frisure étagée, encadrait dans ses boucles symétriques un visage dont les grands traits rappelaient ceux de Louis XIV dans sa vieillesse; c'était le même œil noir et couvert de larges sourcils , la même bouche rentrée , le même port de tète; mais il manquait à la physionomie du baron l'expression de noblesse et de bonté sévère qu'avait celle du feu roi. Il y avait une sombre fierté dans son attitude et une sorte d'emportement dans ses moindres gestes ; on devinait au premier aspect un homme devant lequel toutes les volontés pliaient.

Les Corbeaux s'avancèrent d'un air calme et firent la révérence en jetant un coup d'œil autour de la salle.

Qui ètes-vous , et que me voulez-vous? demanda le baron en les regardant avec une hauteur dédaigneuse, car il les trouvait horrible- ment vieilles et laides.

Je m'appelle Suzane.

Et moi Véronique , répondirent simplement les deux vieilles femmes.

Le baron fit un mouvement; puis, se remettant presque aussitôt, comme quelqu'un qui revient , après un moment de réflexion , d'une frayeur chimérique, il dit d'un ton sec : Après? qu'avez-vous à me dire?

C'est une longue histoire qui, pour l'honneur de la famille de

TOME II. FÉVRIER. 16

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Gréoulx, doit être racontée devant vous seul, monsieur le baron, répondit Suzanne : faites fermer les portes; que personne ne vienne écouter ou nous interrompre.

Ii les regardait sans répondre et comme frappé de quelque terrible apparition. Suzanne prit la clocbette posée sur la table et sonna. Un valet parut.

Ne laisse entrer personne ici, lui cria le baron, et va-t-en dans la première antichambre.

Quand il se fut retiré, les deux Corbeaux s'assirent.

Monsieur, dit Suzanne, il y a cinquante ans passés que deux jeunes filles sortirent par force de cette maison elles étaient nées. Vous étiez devenu le chef de la famille par la mort de feu M. le baron de Gréoulx , leur père et le vôtre, vous vouliez être son unique hé- ritier, et, pour cela, il fallait que vos sœurs fussent religieuses. Elles étaient jeunes, elles avaient été élevées dans la crainte et la soumis- sion, cependant elles osèrent vous résister : elles refusèrent de prendre le voile au couvent des bénédictines d'Aix vous les aviez enfermées. Alors vous eûtes recours à la violence. Elles furent con- duites dans une autre maison religieuse , chez les carmélites d'Arles, et il se passa des choses qui, si elles avaient été divulguées, eussent fait citer la prieure devant les tribunaux ecclésiastiques, et vous de- vant le lieutenant-criminel. Les deux jeunes filles passèrent l'année de leur noviciat dans une cellule murée; on leur donnait à peine assez de pain et d'eau pour qu'elles ne mourussent pas de faim; on les menaça de les laisser dans cette prison toute leur vie. Elles fei- gnirent de se soumettre, et alors elles furent traitées plus doucement. On crut à leur vocation, vous en répandiez le bruit dans le monde; elles allaient prononcer leurs vœux. Mais un jour, on ne les trouva plus dans leurs cellules; elles s'étaient évadées, et depuis, personne n'en a plus entendu parler.

Elles sont mortes, murmura sourdement le baron, qui était de- venu pûle à ce récit ; elle sont mortes depuis long-temps.

Elles vivent, répondit Suzanne, elles vivent toutes deux....

Je ne vous crois pas! interrompit violemment le baron; après tant d'années, d'où reviendraient-elles? sont les preuves? Ces malbiMireuses filles sont mortes! vous dis-je.

Mon frère , s'écria Suzanne en le regardant en face d'un air de lière ironie , vous ne voulez donc pas nous reconnaître!...

Et comme le baron détournait la vue avec un geste de confusion et de rage, die ajouta : En effet, nous ne sommes plus les belles de-

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moiselles de Gréoulx ; le travail , les soucis nous ont donné , de bonne heure, des rides. Vous aussi, vous avez vieilli dans le bonheur et l'oisiveté; mon frère , je vous ai reconnu pourtant!...

Taisez-vous ! sur le salut de votre ame, taisez-vous! interrompit le baron hors de lui.

Je n'ai pas achevé notre histoire , reprit froidement Suzanne en se rasseyant. Il est cependant à propos que vous la sachiez tout en- tière. Après nous être ainsi sauvées du couvent, nons ne savions que devenir. Nous aurions pu vous traîner en cour de parlement , et nous faire rendre justice ; mais nous songeâmes à l'honneur de notre maison , et c'est ce qui nous arrêta. Tandis que vous espériez peut- être que nous nous serions noyées dans le Rhône, nous marchions à travers champs , habillées en paysannes , et avec un écu de trois livres dans la poche pour toute ressource. Nous avions été élevées à ne rien faire, comme les demoiselles de grande maison; nous ne possédions aucune industrie qui pût nous faire vivre , comme tant d'autres femmes, en exerçant un métier; mais le pain ne manque jamais à qui veut travailler. Nous prîmes le chemin de Marseille ; c'est une grande ville nous ne connaissions personne , et l'on se perd ai- sément dans la foule. En arrivant, ma sœur eut l'idée de se faire garde-malade ; il ne faut point d'apprentissage pour cet état-là ; il suffit d'avoir du courage , de la force , de la patience , de la discré- tion et de l'honnêteté , pour réussir : nous réussîmes. Depuis cin- quante ans , nous sommes connues dans la ville de Marseille ; mais personne n'a jamais su de quelle famille nous sortons. Notre réputa- tion est faite. Il n'y a point de maison dont on ne nous confiât vo- lontiers toutes les clés, tant on est sûr de notre probité. A présent nous n'avons plus assez de vigueur pour servir les malades ; mais nous ensevelissons les morts. Le peuple nous a surnommées les Cor- beaux , et les petits enfans ont peur de nous ; cela ne nous empêche pas de continuer notre métier et de travailler à notre salut par de bonnes œuvres; c'est ainsi que nous avons été veiller notre petit-ne- veu, Gaspard de Gréoulx....

Gaspard sait qui vous êtes ? interrompit le baron avec terreur.

Il n'en a pas le moindre soupçon ; il croit , comme tout le monde, que nous sommes de basse origine, les filles d'un laquais de votre maison peut-être , car il sait que nous vous avons autrefois connu. Lui , savoir qui nous sommes ! non , non , ni Gaspard , ni per- sonne n'y songe. Qui pourrait se douter que les Corbeaux sont de la noble famille de Gréoulx , et que vous êtes leur frère , monsieur le baron? 16.

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Vous avez déshonoré votre nom! s'écria-t-il violemment, je vous renie... Mais que venez-vous faire ici? par le sang de Dieu , est- ce pour me demander de vous reconnaître?

Nous le pourrions , répondit tranquillement Suzanne , nous pourrions aussi réclamer notre légitime avec les intérêts depuis cin- quante ans , ce qui triplerait à peu près la somme ; mais nous renon- çons à tout sous une condition , c'est que Gaspard de Gréoulx soit libre et que vous le laissiez lui-môme choisir une femme...

Vous êtes folles ! interrompit le baron avec une explosion de co- lère ; sachez que le chevalier s'est épris d'une petite péronnelle , d'une fille sans nom, sans fortune...

Vous vous trompez , sa noblesse vaut la vôtre , répliqua fière- ment Véronique ; elle s'appelle Gabrielle de Lescale ; elle est orphe- line, nous l'avons adoptée...

Par le corps du Christ ! c'est donc chez vous que j'ai envoyé Saint-Jean? s'écria le baron stupéfait.

Oui , mon frère , un laquais qui a menacé M,le de Lescale de votre part, en lui disant que vous la feriez mettre au couvent des Filles-Repenties, qui l'a insultée par une proposition de mariage. Sur mon salut, il lui faut une réparation ; je la lui ai promise, elle l'aura !

Il y eut un silence: le baron s'était levé d'un air qui eût intimidé des femmes moins résolues que ses sœurs ; la colère lui avait fait re- monter le sang au visage; il se promenait à grand pas dans la salle comme un homme hors de lui ; les deux vieilles femmes , raides et im- passibles, le suivaient du regard.

Mon frère, dit tout à coup Suzanne avec une fermeté calme, décidez-vous, décidez-vous sur-le-champ; nous ne pouvons pas, nous ne voulons pas attendre...

En effet, interrompit-il avec une sombre ironie, vous êtes pensant me tenir le pistolet sur la gorge !... Vous me faites des con- ditions, des menaces. Allez, vous êtes folles!... Je ne vous crains pas!...

11 avait peur pourtant, en son ame: il reconnaissait son sang, il comprenait qu'il luttait contre des volontés aussi fermes, aussi hau- tes que la sienne, et il baissa la vue lorsque Suzanne, s'avançant vers lui avec une froide résolution , lui dit lentement : Vous refusez ? vous nous refusez justice et satisfaction pour Mlle de Lescale et pour Gas- pard? Eb bien ! nous la leur ferons rendre nous-mêmes! Mon frère, vous vous repentirez de ceci dans ce monde et dans l'autre ! les hommes vous mépriseront, Dieu vous punira ! Oui , mon frère , dans huit jours, vous serez cité à comparaître devant des juges, pour re-

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connaître vos sœurs, les Corbeaux, comme on les appelle dans tout Marseille; nous fournirons nos preuves devant messieurs du parle- ment? Ah! vous voulez nous traîner jusque-là? nous irons!... Nous rentrerons ici, monsieur, non pas comme aujourd'hui, humbles et méprisées, mais sous notre véritable nom. Adieu, mon frère, nous nous reverrons bientôt !

Il se mit devant la porte avec un geste violent, et fit signe aux Corbeaux de se rasseoir.

Écoutez , dit-il en essayant de reprendre un peu de sang-froid, et de plier son orgueil aux nécessités de cette terrible situation ; écou- tez, ce n'est pas moi qui veux déshonorer notre maison par un si grand scandale... mais je ne puis pas vous satisfaire, non, je ne le puis pas, vous ne savez pas tout... ni Gaspard non plus...

Elles le regardèrent d'un air défiant et surpris; il restait debout, morne , les bras croisés, et comme torturé par la nécessité d'en venir à d'autres explications.

Parlez ! s'écria Suzanne avec impatience , parlez ; sinon , nous allons nous retirer.

Alors, pour la première fois de sa vie, le baron de Gréoulx humi- lia son orgueil et sa volonté.

Yous voulez que cette jeune fille , Mlle de Lescale , devienne une grande dame? dit-il amèrement; vous voulez qu'elle soit riche? Eh bien ! sachez que je suis ruiné , que si Gaspard ne relève pas sa fortune par quelque grand mariage , mes créanciers vendront la ba- ronnie de Gréoulx.

Nous la rachèterons ! répliqua froidement Suzanne.

Vous ! s'écria le baron, croyant qu'elle avait perdu l'esprit ; par la vraie croix ! auriez-vous gagné cet argent? à servir les malades et à coudre les morts dans leur suaire ?

Il s'interrompit avec un éclat de rire convulsif, et en haussant les épaules d'un air de pitié.

Je vais vous raconter encore cette histoire , dit Suzanne sans s'émouvoir. Il y a trente ans environ , nous fûmes appelées pour soi- gner un négociant qui avait tenté de s'ôter la vie en s'empoisonnant : le pauvre homme était fort mal et refusait toute espèce de secours ; comme nous lui représentions qu'il se perdait ainsi corps et ame , il nous avoua qu'il voulait mourir , ne pouvant supporter le déshonneur de voir protester sa signature. Il s'agissait de 10,000 livres , nous les avions en réunissant toutes nos économies; nous les lui prêtâmes, cela lui porta bonheur; nous avons laissé cette somme dans son corn-

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merce, nous avons participé à ses bénéfices. Aujourd'hui, la maison Vincent est l'une des plus riches de Marseille, et nous avons près de quatre cent mille écus; ce sera la dot de Gabrielle si elle épouse notre petit-neveu ; ne croyez-vous pas qu'elle suffise pour racheter la baronnie?

Elle suffira certainement, répondit le vieux baron suffoqué d'étonnement et près d'en perdre la tète.

Il faut remercier Dieu qui a conduit à bien tout ceci , reprit Suzanne. Jusqu'au moment nous avons connu Gaspard , notre intention avait été de laisser cette fortune aux pauvres; nous n'en aurions jamais joui , elle est trop au-dessus de l'état nous avons vécu si long-temps. Elle relèvera les affaires de la famille. Monsieur le baron , ces enfans ne doivent rien savoir de tout ceci. Vous don- nerez par contrat de mariage la seigneurie de Gréoulx à Gaspard.

Le baron fit un mouvement.

Aimez-vous mieux qu'il la rachète? reprit Suzanne; je crois qu'il serait plus convenable de vous éviter cet affront. Vous réunirez vos créanciers ; nous les paierons , et le monde ne saura pas que vous aviez dissipé l'héritage de notre père.

Le baron demeurait confondu. On devinait en lui les souffrances d'une ame orgueilleuse , forcée de choisir entre deux humiliations; cependant il ne pouvait hésiter long-temps.

Je consens à tout, dit-il; mais je ne veux me mêler de rien. Oue ce mariage se fasse , que Gaspard amène ici sa femme : elle y sera la bien-venue, elle y sera dame et maîtresse. Je suis vieux, et je ne veux plus m'occuper que de mon salut.

Les Corbeaux se levèrent.

Adieu , mon frère , dit Véronique en lui tendant la main , nous ne vous reverrons plus ; nous allons rentrer pour toujours dans notre petite maison de la rue Saint-Laurent. Ces enfans ignoreront qu'ils nous appartiennent de si près ; mais je les connais, ils ont bon cœur, ils sont reconnaissans, ils ne nous oublieront pas dans le bonheur, et nous les reverrons quelquefois.

Les deux vieilles femmes semblèrent adresser aussi un muet adieu à tout ce qui les environnait ; elles parcoururent une dernière fois <lu regard cette vaste salle chaque place , chaque meuble leur of- frait un souvenir. Leurs yeux suivirent lentement la série de portraits suspendus à la muraille , et s'arrêtèrent sur celui de leur mère morte à la fleur de l'âge. La noble dame était représentée tenant dans ses bras deux belles petites filles toutes roses et pomponnées de rubans :

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Nous voilà pourtant! murmura Suzanne avec un soupir.

Allons, allons, ma sœur! dit Véronique en essuyant une larme. Le baron s'était levé aussi. Il avait l'air impatient et les yeux secs.

Adieu! mon frère, répéta Suzanne; tout est dit entre nous; monsieur le baron, vous pouvez laisser entrer vos gens; il n'y a plus ici que deux vieilles femmes étrangères.

A ces mots, les Corbeaux firent une humble révérence et s'éloi- gnèrent lentement. Le baron avait sonné,

Bourguignon , dit-il au laquais, accompagne jusques en bas ce- demoiselles

Trois semaines plus tard, le mariage de Gaspard de Gréoulx et de Gabrielle de Lescale fut célébré à l'église de Saint-Laurent sans au- cune pompe ni cérémonie. Les Corbeaux assistèrent à la messe , et ramenèrent ensuite les nouveaux époux dans leur maison. Le car- rosse qui devait les conduire au château de Gréoulx , était déjà à la porte. La mariée quitta ses belles coiffes de dentelles blanches, pour prendre un manteletde voyage; et, avant de partir, elle détacha la couronne d'immortelle, suspendue à la cheminée, pour la mettre avec son bouquet de noce.

La jeune femme embrassa les Corbeaux en pleurant; elle les aimait de toute son ame, et c'était maintenant un grand chagrin pour elle de les quitter. Gaspard leur serra les mains en disant :

Je vous dois tout ! Vous m'avez sauvé de la mort ; vous avez flé- chi la volonté de M. le baron; vous m'avez donné Gabrielle.... Com- ment pourrais-je jamais reconnaître de si grands bienfaits?... Vous ne me deviez rien , et vous avez plus fait pour mon bonheur que de proches parentes, qu'une mère....

C'est que nous vous aimons comme si vous nous apparteniez , répondit Suzanne avec un certain attendrissement, tandis que Vé- ronique pleurait tout-à-fait; soyez heureux, mes enfans; revenez nous voir quelquefois. Quand nous serons mortes, souvenez-vous de nous, et dites au milieu de votre bonheur : Ces pauvres vieilles femmes, qu'on appelait les Corbeaux, nous ont pourtant fait du bien!

Mme Charles Reybaid.

LES

BOIS DU NIVERNAIS

ET

JLES FORETS DE LA H'ORWE&E

Dans toutes les maisons anciennes, aux murs bâtis solidement de pierres et de briques, aux planchers recouverts de carreaux rouges à quatre, six ou huit faces, dans ces maisons les parquets étaient un luxe dispendieux et rare, s'il vous eût pris fantaisie d'interroger les matériaux de l'édifice sur leur origine et leur histoire , la réponse eut été brève et uniforme. Les pierres venaient de la carrière voisine , les briques et les carreaux , de la tuilerie , et les parquets, de nos forets de chênes. L'imagination d'un Parisien d'autre- fois n'eut pu aller au-delà des catacombes de Montrouge, des tuileries que Médicis remplaça par un palais, et du bois de Vincennes. Mais aujourd'hui que le sapin joue un si grand rôle dans la construction de nos demeures, au- jourd'hui qu'il forme la moitié des murs et toutes les boiseries , qu'il multi- plie les parquets depuis le rez-de-chaussée jusqu'aux mansardes, et entre- prend de reléguer le carrelage dans les chaumières ; si vous voulez bien demander à cette humble planche que vous foulez aux pieds, sa naissance et son histoire, elle a tout un roman à vous dire, plein de souvenirs orgueil- leux et de vicissitudes étranges. Née sur les Alpes de Norwége, elle fut un arbre qui bravait la tempête; dressée aux flancs des monts, ou penchée sur un abîme, ses branchages rendaient au souffle du vent un murmure semblable

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à celui du torrent qu'elle couvrait de son ombre; elle recevait sur ses rameaux pendans la poussière humide des cascades, et, durant les hivers, voilait sa noire verdure sous des masses éclatantes de neige. Depuis, abattue par le vent, ou par la main des hommes, livrée au torrent, heurtée à tous les ro- chers de ses bords, jetée sous les dents grinçantes de la scie, emprisonnée dans les flancs d'un vaisseau qui long-temps l'a ballottée sur les mers, elle a passé par mille mains pour venir se faire meuble, muraille, plancher, parquet et lambris; car telle est l'histoire de la plus grande partie des sapins qui ser- vent à nos usages. Qui n'aimerait à suivre cette histoire dans ses détails, à s'attacher aux traces de ce commerce qui va aux solitudes les plus reculées prendre un arbre parmi ses frères, le marque de son timbre, l'envoie à la mer, le recueille sur le rivage, le dirige vers une lointaine contrée de l'Eu- rope , et le façonne , le divise et l'éparpillé à sa guise ? On aurait à se trans- porter au milieu des montagnes et des forets immenses, au bord des fleuves et des lacs, s'élève le bruit criard des scieries mêlé au bruit solennel de la chute des eaux, et sur les flots bondissans des mers de la ^Norvège. On re- cueillerait çà et là, dans ce poétique voyage, des particularités curieuses sur ces simples planches dont la destinée a tant de phases , et des notions géné- rales sur le commerce du bois dans le nord, sur sa nature, ses moyens et son étendue ; notions intéressantes pour nous , car ce commerce est fait en grande partie avec la France. Cette pensée, je l'ai réalisée. J'ai parcouru les forêts de >"onvége et de Suède, des rives du Cattégat et de la Baltique, l'arbre puissant étreint les rochers dans ses racines, comme un aigle qui comprime sa proie, jusqu'aux plaines marécageuses et aux montagnes de Laponie, le pin disparait, le bouleau nain et rabougri se traîne sur le sol humide, et rampe parmi le lichen des rennes. J'ai vu les torrens bondissent les troncs dépouillés de leur écorce , les lacs ils flottent; j'ai visité les travaux, souvent immenses, que le flottage des bois a rendus nécessaires; j'ai mélangé dans ma pensée ce qui se mélange dans la réalité, les scieries et les cascades, le commerce et les paysages, les notions techniques du négoce et les sensa- tions que donne l'aspect d'une admirable nature, et dans cette observation double du pays et de son commerce, il y avait, pour moi , plus qu'un intérêt ordinaire de plaisir et de curiosité; j'y trouvais tout un intérêt de comparai- sons et de souvenirs.

Il est, vers le centre de la France, un pays riche en forêts, en aspects so- litaires, en graves et verdoyans paysages. Des montagnes couvertes de bou- leaux, de hêtres et de chênes , ombragent leurs sommets arrondis sous d'im- menses dômes de feuilles. Des ruisseaux coulent avec rapidité sur toutes les pentes, sans cesse alimentés par les nuages et les rosées que le feuillage attire; ils forment, au fond de chaque vallon, des étangs entourés d'ombres et de silence. Les doux reflets qu'envoient dans l'eau les aulnes et les trem- bles, le calme qui vous environne, le bruit des ruisseaux qui courent sur le gravier en froissant les herbes de leurs bords, les chants multipliés des

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oiseaux , les clochettes des bestiaux qui errent dans les bois et paissent l'herbe humide des vallées; tout aune simplicité sévère, une rêveuse mélancolie, le charme de la fraîcheur, le parfum de la solitude. Ce pays, c'est le Nivernais. Il offre, en quelques endroits, des campagnes riantes, des coteaux chargés de vignobles et de villages qui s'étendent le long des rives de la Loire. Mais ailleurs, et surtout dans le Morvan, sa partie montagneuse, on trouve une contrée austère , boisée , peu habitée , semée d'étangs et de rochers, coupée, en tout sens, de ruisseaux, de ravins, de vallons retirés et sauvages; Norwége en miniature, nous allons trouver plus d'un sujet de parallèle.

Tout Parisien a quelquefois regardé du haut des ponts ces étroits et longs radeaux de bûches liées ensemble, qui descendent la Seine. L'adresse des deux hommes qui dirigent le radeau et l'empêchent de se rompre en se heurtant aux piles, attire d'ordinaire l'attention des passans. Os radeaux, on le sait . amènent du Nivernais à Paris les bois qui, sous le nom de bois flottés, fournissent plus de la moitié de la consommation de la ville. On n'a pas oublié qu'il y a quelque temps un discours de M. Dupin et une fête publique inau- guraient, sur le pont de Clamecy la statue de .Jean Rouvet, inventeur ou plutôt introducteur du flottage; mais les détails de ce commerce ne sont peut-être pas bien connus, et on trouvera curieux les rapprochemens qui, d'un canton de France, transportent la pensée aux vastes solitudes du Nord.

Un étranger, égaré dans les bois du Nivernais , rencontre un chemin la boue profonde et délayée, et des ornières presque impraticables, attestent le passage de nombreuses voitures. Il suit ce chemin, tout en le maudissant, assuré qu'il aboutit à un village. Mais, après avoir tournoyé dans la forêt, il aperçoit dans un fond un étang, puis un vaste emplacement couvert de bois empilés, alignés, rangés comme, des bûchers funéraires. Au-delà, le voyageur cherche sa route : elle n'existe plus; elle venait là, et pas plus loin, et tout autour s'étend un cercle impénétrable, un sombre amphithéâtre; la forêt ne présente pas une issue. Cet endroit se nomme un part. De tous les environs, le bois coupé y vient et s'y accumule. Les boeufs du Morvan l'y conduisent. Comme toutes les races de montagne, races petites mais infatigables, attelés par couples à une charrette, on les voit s'avancer processionnellement luttant avec patience contre les ornières, mettant invariablement le pied à la même place l'ont mis ceux qui les précèdent , tandis que le bouvier chante sans fin le chant (ks (xivfs. Cependant le bois a été coupé, on l'a divisé en char- homunjrs pour les forges du pays, en moules pour Paris; il est entassé sur le port. Voilà la première phase de son histoire.

Deux fois par an, vers avril et novembre, lorsque la neige fondue et les pluies abondantes ont mnpli les étangs et gonllé les ruisseaux, le silence des forêts est troublé par de grandes rumeurs, des cris, des chansons, des appels de voix qui se mêlent et se répondent. Chaque sentier est parcouru par des paysans à pied , chaque chemin par des propriétaires et des marchands à cheval. 11 y a peu de femmes. C'est le dimanche, c'est les jours de foire que

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vous rencontrez les femmes parées de leurs plus beaux atours pour se rendre à la ville. Mais ici ce sont des hommes armés de longs épieux terminés par un crochet de fer; ce sont tous les gardes forestiers du pays, grands di- gnitaires de la circonstance; ce sont les marchands de bois de Paris ou de la province, revêtus d'une blouse bleue et d'une casquette de peau de loutre. Ces potentats , élevés d'autant plus haut dans l'estime publique qu'ils comptent sur le port plus de bois qui leur appartienne, ont une cour nom- breuse à leur suite et voient devant eux chapeaux et bonnets de paysans se baisser en signe de profond respect. Ils distribuent l'éloge, le blâme, les en- couragemens, circulent parmi le labyrinthe de leurs cordes de bois, comme des généraux parmi les rangs immobiles d'une armée, et les gardes, leurs aides-de-camp, vont porter leurs ordres sur toute la li»ne. Le flottage va commencer. On lève la bonde des étangs, l'eau sort avec force, et les bûches sont précipitées pèle-mëie dans cette rivière improvisée. L'air affairé des gardes qui pressent les travailleurs et courent de tous cotés voir si chacun est à son poste; les cris des hommes qui, placés de distance en distance, s'avertissent que tout va bien ou réclament de l'aide; les enfans qui guettent les petits poissons que le courant emmène; les femmes qui apportent le re- pas de midi; le bruit du ruisseau sur une pente rapide; l'aspect de ces bûches en désordre qui courent sur les ondes : tout cela, tantôt dans les forêts, tantôt dans les prairies, forme une scène animée, bizarre, agréable et gaie d'ordinaire, mais qui peut avoir ses momens dramatiques. Il est des aque- ducs en bois qui transportent d'une colline à l'autre le ruisseau du flottage; il est des ravins profonds ce ruisseau n'a qu'un lit très étroit; il est des rochers qui le barrent en partie. Des hommes sont placés pour surveiller le passage du bois, mais toutefois une bûche peut s'arrêter, et soudain les autres viennent et s'amoncellent : la digue se forme plus rapidement qu'on ne peut la détruire. L'eau surmonte ses bords; l'inondation menaçante fait fuir tout le monde, mugit entre les arbres, couvre au loin les prés, et ne cesse que si la digue s'écroule ou si tous les étangs sont fermés à la hâte. Une fois on vit ainsi dans un de ces ravins nommé la Vaux-Creuse . le courant s'encaisse entre deux rochers, le bois s'arrêter, s'amasser à plus de cinquante pieds de hauteur, des hommes ne pas fuir assez vite, et des bes- tiaux, dans les campagnes voisines, périr emportés par les eaux. Si la digue vient enfin à céder, un bruit horrible annonce au loin sa chute, et malheur à qui se trouverait sur le passage de cet amas de bûches roulées par un torrent.

Tous les ruisseaux, se fait le flottage, aboutissent à deux rivières, qui viennent a leur tour se confondre. Ce sont les deux grandes artères, se rendent les petites veines; et le point définitif de réunion, le cœur, est la ville de Clamecy. Là, au confluent du Beuvron et de l'Yonne, un barrage est établi dans les eaux. Sortis des ruisseaux s'est brisée leur écorce, et flot- tant doucement sur les deux rivières, les bois arrivent au barrage, des

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hommes descendent à mi-corps dans ces eaux froides du printemps et de l'automne, et jettent chaque bûche sur le rivage, d'autres les divisent suivant la marque du marchand , d'autres les empilent à la hâte ; et de tous ces chan- tiers dispersés dans les forêts, il se forme au port de Clamecy un chantier unique, immense, de vingt, de trente mille cordes de bois. Enfin, on dis- pose les radeaux, et sept h huit mille trains de bois sont dirigés vers Paris.

Le commerce des bois occupe une partie des habitans du Nivernais. Cla- mecy a une population de flotteurs , dont l'état est de passer à peu près leur vie dans l'eau. Les paysans, dans le reste de la province, sont agriculteurs l'été, mais bûcherons l'hiver; et même durant la bonne saison, le charroie- ment emploie une partie des habitans et des bœufs. Tous les bois ne vien- nent pas à Paris. Beaucoup sont trop éloignés des ruisseaux se fait le flot- tage, et servent aux nombreuses forges que le pays possède. Mais voulez- vous d'un seul coup d'œil embrasser les forêts qui alimentent la capitale? A quelques lieues de Clamecy, vous trouverez une éminence abrupte que do- mine une vieille tour en ruines. Là, vous aurez à vos pieds les deux rivières du flottage; le Beuvron dans un val étroit et tranquille; l'Yonne dans une vallée semée de nombreux villages, de vieux châteaux, de champs fertiles, de pâturages, qui le disputeraient à ceux de la Normandie. Puis vos regards découvriront toute la chaîne du Morvan , dont les sommets s'élèvent et se creusent en s'arrondissant comme des flots. Les défrichemens ont changé la face des autres contrées; mais ces montagnes qui naissent à Sept-Fonts et finissent à Vezelay, ainsi placées entre deux souvenirs de saint Bernard, vous les verrez comme elles étaient alors, comme le moyen-âge les a vues, avec leurs bois, leurs aspects sauvages et leur solitude.

Passons maintenant à la Norwége. Aucun de ces détails ne lui est étran- ger. Seulement, au lieu des éminences du Nivernais, on rencontre ici de co- lossales montagnes. Les ruisseaux se changent en torrens; les étangs, en lacs de dix à vingt-cinq lieues, d'une profondeur que la sonde n'a pu connaître; les bûches sont des sapins entiers; un flottage de deux ou trois cents lieues, à travers mille obstacles, remplace le trajet du Nivernais à Paris; au lieu de radeaux, le bois est confié à des flottes que la mer porte à toutes les régions de l'Europe; car les bois sont la grande richesse du Nord. Partout on voit des forêts; partout des pins flottans; partout des scieries; partout des vaisseaux occupés à charger les poutres et les planches. Ouvriers qui s'emploient aux différens travaux que l'exploitation des bois exige, propriétaires de bois, mar- chands de bois, cela forme presque la population entière. Le bois, c'est en grande partie la propriété foncière et l'industrie de la Nonvcge. Arrivé à ces proportions , ce commerce intéresse par sa grandeur, sa généralité, de même que l'immensité des forêts prend un caractère dont un taillis de quelques arpens ne peut donner l'idée.

La nature a divisé la Norwége en deux parties bien distinctes, et assigné à chacune d'elles invariablement son commerce et son caractère. Sur ces rivages

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étranges de la mer du Nord, des golfes sinueux et profonds s'avancent à quarante et cinquante lieues dans l'intérieur des montagnes, se déve- loppent quatre à cinq cents lieues de côtes jusqu'au voisinage du pôle, la mer fourmille de harengs et de morues, les peuples sont pêcheurs, et la pêche forme un commerce aussi étendu que celui des bois, mais bien plus curieux encore. Sur ces bords, tout n'est que granit aride et rochers basal- tiques. Les monts gigantesques ne portent que de misérables bouleaux battus par les vents, des bruyères, des neiges et des glaces éternelles. C'est dans les bassins intérieurs formés par la grande chaîne des Dofrines, sur les pentes de ces montagnes, le long des torrens qu'elles envoient à la mer, dans les deux provinces de Christiania et de Christiansand, un peu dans le nord vers Trondhiem, nullement à l'ouest dans le sauvage Bergen, que les arbres cou- vrent le sol, et que le commerce des bois occupe toute la contrée. On sait la terreur secrète, la religieuse horreur qu'inspiraient aux peuples celtiques l'ombre des grands chênes, sanctuaires du culte des druides. Qu'était-ce pourtant, comparé à ces forêts du Nord ? Les feuillages variés des bois de la Gaule et de la Germanie sont plus gracieux que sévères; la fraîcheur de leur verdure plaît au regard et ne l'attriste pas; les bras lourds et massifs des hêtres et des chênes ne sont même que faiblement agités par les orages; dans leurs feuilles, le vent soupire plutôt qu'il ne mugit, et se plaint plutôt qu'il ne gronde. A leurs pieds coulent, avec un léger bruit, de faibles ruis- seaux, et les rivières ne sont que de paisibles méandres. Mais en Norvège, voyez le noir feuillage des sapins, leurs bras pendans et flexibles, toujours prêts à s'agiter au moindre souffle, à s'entrechoquer avec un bruit lugubre; voyez ces brumes épaisses qui cachent la tête des arbres , et semblent les faire communiquer avec la nue. Écoutez cette bise du nord qui court parmi ces forêts ténébreuses, comme une voix solennelle et terrble, et, sous la voûte des pins, le retentissement continu de ces eaux, qui, parmi les rochers et les précipices, ne cessent de bondir, d'écumer, de tonner, de rugir; voilà vrai- ment où régnent l'horreur et la majesté ; voilà vraiment des sanctuaires pour des divinités farouches, et là, saisi d'un effroi involontaire, d'une tristesse profonde, le voyageur comprend toute la mythologie Scandinave.

A peine venu des champs plats et sablonneux du Danemark , la mer vous a-t-elle porté au golfe de Christiania , que vous êtes initié à ces aspects soli- taires, à cette nature rude et grave, mélancolique et sublime; parcourez toute cette côte méridionale : les mêmes aspects, les mêmes impressions vous suivront partout. Ce ne sont pourtant que les buissons et les collines ; mais avancez : autour de vous tout va bientôt grandir. Je ne décrirai point ces mille horizons qui viendront déployer successivement à vos yeux des chaînes de montagnes et des provinces de forêts. Je suis resté bien des heures à les con- templer, soit au matin, quand, les vapeurs s'élevant des vallées, les arbres des hauteurs semblaient portés sur les nuages; soit au déclin du jour, quand le soleil colorait le dôme obscur des sapins d'une teinte lumineuse ; mais je

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parlerai seulement des cantons de AValders et de l'Osterdal , le commerce des bois se fait avec une activité particulière. Là, comme dans toute la Nor- wége, des lacs sinueux, longs et étroits, occupent les vallons, reçoivent les ruisseaux des montagnes environnantes, et par le lit d'un torrent déchargent la surabondance des eaux descendues des hauteurs jusqu'au bord de ces lacs. Les pins, les sapins se marient aux bouleaux, et dans cette agréable union de couleur tendre et foncée , d'écorce blanche, polie , et d'écorce rude et brune, de formes souples, flexibles, et de formes raides et altières, il semble voir l'image des guerriers chevelus et de leurs blondes compagnes. Mais ce qui caractérise Osterdal et AValders, c'est l'immensité, le sauvage, le grandiose des perspectives. On contemple avec effroi ces vallées il semble qu'on ira se perdre dans le désert des bois; on compte avec stupeur vingt gradins de montagnes qui se coupent, s'entrecroisent, se dominent l'une l'autre , et toutes sont recouvertes de forets à perte de vue. 11 y a une beauté lugubre, une majesté effrayante dans l'étendue de ce bleu sombre qui va se dégradant jusqu'aux derniers horizons. Puis couronnant tout cela d'une blanche auréole, les plus hauts sommets de ces Alpes , les Fillefields en "Wal- ders, les Dovrelields en Osterdal, font briller dans les cieux l'éternel éclat de leurs neiges.

Les bois de pins, comme on sait, ne se coupent pas en masse, mais par h-laircies. On choisit ci et un arbre suivant la grosseur qu'on désire; comme le tronc des arbres verts ne redonne pas de nouvelles tiges, ainsi que le tronc des arbres de nos bois, raser une forêt, ce serait la détruire. Une partie des arbres demeure, les pommes de pin tombent à terre et repeuplent le sol ; la forêt est donc de tous les âges. Les pygmées sont à côté des géans, les jeunes arbres, à l'ombre et sous la protection des vieux, les espérances de l'avenir mêlées aux richesses du présent, aux débris du passé. Dans ces pays le corps de l'arbre a seul de la valeur : on prend la tige , on laisse le bçanchage. Que de fermes isolées , que de rares villages entassent le bois dans les foyers durant les longs hivers. Avec les débris des arbres que le marchand de bois dédaigne , on établit , autour de chaque champ , le long de chaque sentier, ces haies de branches sèches qu'on trouve dans tous les pays de montagnes.. Des rameaux accumules n'en encombrent pas moins la foret, jusqu'à ce que, pourris sous les pluies et les neiges, ils recouvrent le rocher d'une légère couche formée par le détritus du bois et du feuillage.

Dans ces bois de .Norwége, il est pourtant un genre de beauté dont on re- marque l'absence quand on songe à ces forets d'Amérique, forêts vierges, n'a point passé la hache, et dont les descriptions de la poésie ont rendu si cé- lèbres les vieux troncs centenaires. Ici manquent les siècles; ici la main avide des hommes ne permet pas aux arbres de vieillir, on calcule avec impatience Je moment ou l'arbre sera assez fort pour fournir des planches de tant de pouces de largeur, et des poutres de tant d'equarrissage. On ne laisse même point venir de ces beaux arbres que L'œil , en les voyant , se ligure déjà dresses

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sur le pont d'un vaisseau, et portant dans les nues leur étëgaflt édifice de cordes et de voiles, car ces nalts ne pourraient être transportés a la mer : le cours sinueux des torrens, les rochers semés sur la route les auraient bientôt brisés II faut dire toutefois que si même les hommes respectaient la nature le sol de la Norvège ne produirait pas en grand nombre de très beaux et de très vieux arbres. sur le rocher, le pin croit et prospère quelque temps; ses racines, longues et tortueuses, vont chercher, dans chaque fuite du roc, la terre végétale qu'elle recèle; mais, devenu plus fort, il ne trouve pas à alimenter sa sève, il languit, sa cime se dessèche, et il n'a point atteint sa pleine croissance, qu'il porte déjà les signes de la faiblesse et do la décré- pitude.

Le Norwégien a tracé avec peine des sentiers parmi ces monts abruptes. Trois ou quatre routes pour des voitures, bien que leurs pentes soient sou- vent fort raides, ont coûté des soins et des travaux persévérans. Mais pour les bois, si reculés qu'ils soient dans l'intérieur des terres, à cinquante, cent, cent cinquante, deux cents lieux, la nature a creusé des routes rapides et pittoresques, mais parfois d'une effrayante rudesse. Ce sont les torrens et les lacs. Au fond de chaque vallon un lac, entre la vallée supérieure et la vallée inférieure un torrent, voilà les grands chemins parcourus chaque année par des millions d'arbres.

C'est du mois d'août aux derniers jours de novembre que les pins et les sapins tombent sous cette hache dont l'image forme, avec autant de raison aujourd'hui que jadis, les armoiries symboliques de la Nonvége, aujourd'hui arme pacifique d'un peuple de bûcherons, jadis arme guerrière de ces Nor- mands qui ravagèrent le monde. L'hiver, les arbres abattus glissent avec facilité sur la neige, et sont amenés au bord des rivières et des lacs. Viennent les crues subites du printemps, ces ravins plonge le regard, l'eau les comble; ces rochers que toutes les forces de la mécanique ne feraient pas mouvoir, l'eau les roule comme de faibles cailloux; ces abîmes de granit que semble avoir creusés un tremblement de terre, l'eau, plus puissante que l'acier et la pou- dre, les mine et les approfondit sans cesse. 11 faut se figurer cinq cents lieues de montagnes le sol est couvert de six mois de neige, chaque sapin en soutient sur ses branches un amas qui les fait plier et rompre; \l faut se figurer tout cela cédant en quelques jours aux rayons du soleil ! Il est des cours d'eau le flottage ne se fait ainsi qu'à la fonte des neiges , d'autres ou il se con- tinue toute l'année. Du haut des monts, sur des pentes de mille à quinze cents pieds, redoutables modèles de nos montagnes russes de trente pieds, les ar- bres sont lancés, glissent et roulent, laissant à chaque pierre un débris de leur écorce. Nus et dépouillés . ils tombent dans les flots. Quelle route bizarre à parcourir! Tantôt le torrent s'engouffre et disparaît sous une voûte de ro- chers, tantôt des rocs isolés obstruent son cours, tantôt les deux parois qui forment ses bords se rapprochent et ne laissent entre elles qu'un passage étroit, tortueux, l'eau se ploie et se reploie comme un serpent. C'est

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que les troncs s'arrêtent et s'amoncellent. Des hommes ne sont pas placés tout le long de cette rivière au long cours; la population norvégienne n'y pourrait suffire. Cependant on ne tarde pas à connaître l'amoncellement, et il faut le détruire. Ouvrage difficile; car, ici, ce n'est point un ruisseau qu'on arrête ou qu'on détourne. L'eau monte toujours, toujours de nouveaux pins arrivent. Quelques intrépides, une corde autour du corps, et tenus par leurs compagnons restés sur la rive, vont démolir l'échafaudage. Qu'il se fasse quelque travail dans cette pile, que l'eau emporte une poutre inférieure, et soudain tout s'écroule. C'est en vain quelquefois que la corde retient l'ouvrier. Emporté par ces bois qui fuient sous ses pieds, par ce torrent un moment contenu , mais dont on a brisé la chaîne , le malheureux est entraîné dans l'im- mense ruine. Son corps disparait, mutilé, brisé, mis en pièces. C'est aux pointes des rocs semés sous les ondes qu'il faut demander ses lambeaux.

Les passes de rochers arrêtent les bois; les cascades les brisent. Je ne sais vraiment si ce n'est pas être au-dessous de la réalité, que d'évaluer, en Nor- wége, par lieue, une chute d'eau qui parfois est de neuf cents à mille pieds. C'est chose ordinaire que les cascades de cent , deux cents, trois cents pieds. Celles de neuf cents sont dans la province de Bergen. Les plus hautes, dans les provinces de Christiania et Christiansand , ne dépassent pas six cents. Qu'on se transporte en idée devant ces effroyables chutes au moment les troncs flottans des sapins apparaissent à leurs sommets. Perdus dans des tourbillons d'écume et d'eau vaporisée, engloutis dans le gouffre, avec un bruit épouvantable et une rapidité que rien n'égale, ils ressortent, bien loin de là, en bondissant parmi les vagues.

Après avoir subi ces commotions violentes, les pins viennent se reposer sur l'eau tranquille des lacs. Us s'amassent en si grand nombre sur les rives, que de loin, l'œil, abusé par la couleur de ces troncs jaunis, croit voir des plages sablonenuses. Le lac n'a-t-il que deux , trois, quatre lieues de longueur, la force du courant se fait assez sentir pour entraîner les arbres. Mais sur les grands lacs , le cours d'eau n'a plus de puissance , et le vent imprime sans cesse à la vague une direction contraire. Former des radeaux que plus loin il faudrait défaire , serait trop coûteux et trop pénible. On a simplifié. Une chaîne de sapins , attachés les uns aux autres , forme un cercle plusieurs douzaines d'arbres se trouvent emprisonnées. Bien qu'on les enferme ainsi pêle-mêle , cette forme circulaire finit par les faire rayonner du centre à la circonférence, ainsi qu'un parquet arrangé avec goût dans une salle ronde. On ne peut marcher sur ce plancher mobile chaque arbre roule sous le pied et s'enfonce, mais j'ai vu des llotteurs le traverser en courant, l'arbre effleuré n'ayant pas le temps de se couvrir d'eau. Ainsi disposés, les pins sont remorqués par un radeau porteur d'une ou deux voiles. Parfois plusieurs radeaux rangés sur une ligne ont chacun leur suite et voguent de conserve. C'est un singulier spectacle que de voir ces voiles déployées, qui semblent ne porter sur rien, et s'élever du sein même de l'onde, car le radeau dispa-

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rait dans les rides du lac. Un jour, je remarquai , debout et ses vëtemens co- lorés se détachant sur une blanche voile, une jeune fille telle qu'on s'étonne de les voir dans les pays froids, le cou tout découvert et ses blonds cheveux épars. Deux flotteurs, placés près d'elle, se mirent à bêler quelques-uns de leurs camarades, avec une corne de bœuf recourbée et sonore. Pour peu qu'on eut souvenir de Fénelon ou de Raphaël , ce ne pouvait être moins que Gaia- tée, les tritons et leurs conques. Mais le paysage de Norwége, et la bise glacée du nord , avaient bientôt dissipé l'illusion. Souvent il arrive que le vent et la Vague poussent les bois dans quelque baie abritée. Il faut alors traîner les sapins un à un près du bord, jusqu'à ce que les ayant tous amenés au- delà des promontoires , et sous la prise du vent , on puisse de nouveau tendre les voiles.

Au mois d'août de cette année , deux lacs ont vu avec stupeur une machine inconnue refouler et sillonner leurs eaux. Rien ne peut mieux faire juger de la grandeur et de l'activité du commerce des bois. Un bateau à vapeur, sur un lac, pour remorquer des arbres, et des arbres en telle quantité que le bateau à vapeur n'y peut suffire. C'est sur les deux magnifiques bassins du Tyre-Fiord , long de douze lieues, et du Piandes-Fiord, de vingt-quatre , que M. le comte de Wedel-Jarlsberg, vice-roi de la Norwége, et M. Thorne, riche marchand de Drammen , ont fait en commun construire deux bateaux à vapeur. C'est une belle idée , digne, au point de vue civilisateur, de l'esprit éminent du vice-roi ; au point de vue commercial , de l'intelligence active de M. Thorne. Les bords du Cattégat, peuplés de villes sans cesse en relation avec le reste de l'Europe , sont les foyers de la richesse et de l'industrie norwégienne. Ces bateaux à vapeur y conduiront les rudes montagnards qui, auparavant, ne quittaient guère le sombre horizon de leurs vallées; et de la mer aux cantons reculés, ils transporteront, je ne dirai pas des objets de luxe, mais le pain, mais le vin, qu'on trouve dans tous les ports, et que l'intérieur du pays ne connaît pas; le vin que le paysan remplace par la pernicieuse liqueur du ge- nièvre ou de l'orge fermentée; le pain auquel il substitue un triste mélange d'avoine non mûrie et d'écorce d'arbres mise en poudre. Quant au point de vue commercial , qui est ici le plus vital , puisque ces bateaux à vapeur sont faits pour remorquer les bois, les arbres séjourneront moins long-temps dans l'eau, qui les pénètre et en gâte toujours une partie. Ils ne seront plus con- linés dans quelque crique abritée; on gagnera du temps , ce qui déjà est un gain. Toutefois, la vapeur ne déblaie pas le lac aussi vite qu'on pourrait le croire. Les arbres flottans déplacent sur leur passage une telle masse d'eau, que la machine a bientôt atteint la limite de sa puissance. C'est donc tout au plus si le bateau, employé la saison d'été sans relâche, suffira à la quantité de bois que les torrens de TEtnédal , de Torpen et de "Walders, amènent aux eaux du Randes-Fiord. Peut-être faudra-t-il se servir encore des radeaux à voiles, remorqués par le bateau : la vapeur et le vent, deux grandes forces; la constance de l'une dirigeant et maîtrisant l'inconstance de l'autre.

TOME II. FÉVEIEB. 17

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Enfin les bois arrivent à des barrages chacun les reconnaît à sa marque. sont les chantiers. Le plus célèbre est celui de Bingen , non loin de Chris- tiania. Si le port de Clamecy, en Nivernais, contient vingt mille cordes de bois, sur le port de Bingen, en Norwége, on peut voir jusqu'à cent mille dou- zaines de sapins.

Parvenus au terme de leur course, ces arbres ont laissé bien des frères en route. L'évaluation en est faite, mais diffère partout suivant la nature des torrens, le nombre des chutes d'eau, et les dépenses faites pour leur amélio- ration. Dans le tracé de ses routes aquatiques , la nature n'a pas pris de soins minutieux. Ses déblais et remblais sont fort gigantesques, mais peu com- modes; ses pavés solides, mais terriblement inégaux; et ses pentes sont sou- vent perpendiculaires. Aussi n'était-ce pas à la nature à faire seule tous les frais, et l'intérêt du commerce l'a bien compris depuis quelques années. On a brisé des rochers, on a creusé certains endroits, on en a élargi d'autres. Durant la saison des eaux basses, on a détourné des cascades et construit des pentes en bois, sur lesquelles la rivière est venue glisser, au lieu de se pré- cipiter sur des rochers à pic. Ailleurs, des aqueducs prennent les bois au- dessus de la chute , et ne les rendent au torrent que bien loin au-dessous. Par là, telle ville qui jadis éprouvait un quart de perte dans le cours du flottage, ne perd maintenant qu'un dixième. Dans ces quarante années, il en a coûté à la seule fortune du comte de Jarlsberg plus de 600,000 francs pour faciliter l'arrivage des bois. Mais devant celte furie des torrens, à laquelle s'oppose en vain la masse des rocs les plus durs, que peuvent être les ouvrages de main d'homme? Une fonte de neige arrive, et des dépenses les mieux faites, des plus solides travaux , il ne reste pas un vestige.

Tel est le flottage des bois en Norwége. Il me resterait à parler des scieries, des marchands, de l'histoire du commerce des bois, des populations et des vaisseaux qu'il emploie, enfin des forêts de la Suède comparées à celles de la JNorvvége; mais je m'arrête, car ce sujet m'entraînerait au-delà des limites que je me suis imposées pour aujourd'hui.

A. de Sainte-Marir.

SAINT-LAZARE

ET

LA SALPÉTRIÈRE

il1

L'hospice de la Salpétrière est vaste, bien construit, et situé dans le fond d'une belle place bien aérée. Une grande tranquillité règne à l'entour; le Jardin-des-Plantes est à deux pas de la Salpétrière; la Seine est à la fois assez rapprochée de cet hospice pour être à la portée du service et en même temps assez éloignée pour ne point faire re- douter de malsaines influences. Bien que le boulevard sur lequel l'hospice est situé porte un nom d'assez mauvais augure ( le boulevard de l'Hôpital), les gens qu'on y rencontre, habitans pour la plupart du faubourg Saint-Antoine et du Marais, paraissent en général sains et bien portans; ils doivent leur bonne constitution à l'air pur que l'on respire dans un quartier éloigné du centre de Paris. L'entrée de l'hôpital de la Salpétrière a d'ailleurs quelque chose d'imposant, de grandiose et de conforme à la destination d'un établissement de cha- rité sur le fronton duquel on lit : « Hospice de la Vieillesse. »

(1) Voir la livraison du 17 février 1839.

17.

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Ce nom de Salpétrière vient de ce qu'on fabriquait autrefois le salpêtre dans ce quartier. La maison fut fondée en 165G par ordre du président du parlement de Paris qui obtint du roi un édit pour faire construire un hôpital général qui servirait de lieu de refuge à tous les mendians répandus dans Paris, à la suite des désordres de la ligue et de la fronde. Depuis ce temps, le bâtiment de la Salpétrière a changé plusieurs fois de destination : il a été tour à tour dépôt de mendicité, maison de refuge pour les enfans en bas âge, maison de force pour les filles publiques. Aujourd'hui il est l'hospice spécial de la vieillesse; les femmes seules y sont admises.

L'hôpital de la Salpétrière est le plus vaste de l'Europe : on a dit avec raison qu'il y avait beaucoup de villes qui n'occupaient pas un aussi grand emplacement en superficie et comptaient un moins grand nombre d'habitans. Les cours, les salles, les jardins, tout est vaste, commode et fort bien distribué. La moyenne des femmes qui sont admises chaque année à la Salpétrière se monte environ à six mille. On y reçoit des malades de toutes sortes : des fiévreuses, des para- lytiques, des épileptiques, des aveugles, etc.... Mais, au milieu de cette ville uniquement habitée par les malades et les personnes char- gées de les garder, il est un quartier qui se recommande à l'atten- tion plus particulièrement que tous les autres : c'est la portion de bâtiment que l'on appelle la cinquième division, celle sont en- fermées les aliénées. Les émotions, la singularité, les observations philosophiques et morales que semble promettre l'idée d'un pareil spectacle, suffisent pour attirer les visiteurs et les étrangers vers ce quartier de l'hospice. Mais, depuis quelque temps, l'on obtient diffi- cilement la permission de visiter les aliénées de la Salpétrière. De trop fréquentes visites et la présence de personnes étrangères au service augmentaient l'exaltation des aliénées , nuisaient à la règle et à la discipline qu'il est nécessaire de maintenir au milieu d'elles. Souvent même, quelques gens inconsidérés, comme il s'en trouve presque toujours parmi les oisifs, ne se faisaient point scrupule de les exciter, de les effaroucher, de s'amuser à leurs dépens; ces di- verses raisons ont fait supprimer les permissions, et cela d'après la demande même des médecins attachés spécialement au service de la cinquième division.

Quiconque entre à la Salpétrière pour la première fois , ne peut guère se défendre d'un sentiment de vague tristesse, en traversant cette cour d'hôpital si vaste, si calme, et l'on ne rencontre de loin en loin que quelques pauvres vieilles femmes toutes malades et

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toutes cassées, qui se traînent sur des béquilles et s'asseoient de temps en temps sur les bancs de pierre placés dans la cour, de distance en distance. L'aveugle vient aspirer un peu d'air et dire adieu à la douce chaleur du jour; la paralytique essaie encore de marcher, et les pas qu'elle fait maintenant seront peut-être ses derniers; tristes et languissans débris d'existences qui s'avancent péniblement vers la fosse, et dont on se surprend parfois à souhaiter le terme en soi-même. Mais il est d'autres images plus affligeantes encore et mieux faites pour exciter l'intérêt et la pitié, c'est le spectacle étalé par les com- bats et l'agonie de l'intelligence aux prises avec un mal qui dépos- sède l'humanité de ses plus beaux titres, et la range au niveau de la brute.

A la Salpétrière comme dans tous les établissemens publics, la journée commence de fort bonne heure. Dès le point du jour, on voit les employés circuler dans les cours ; les médecins n'arrivent guère que de huit à neuf heures du matin. Trois médecins sont at- tachés spécialement à la section des aliénées. Autrefois, chacun d'eux avait à visiter une certaine partie des malades, qui se divi- saient en trois quartiers : aliénées en traitement; incurables: idiotes. Aujourd'hui , chaque médecin visite des malades prises dans les trois catégories, ce qui donne moins d'uniformité à la visite. Lorsque l'un d'eux traverse la cour pour sortir de l'hôpital ou pour y entrer, il lui arrive souvent d'être accosté par quelque parent d'a- liénée qui lui demande, les larmes aux yeux, des nouvelles d'une sœur, d'une mère ou d'une fille en traitement; pieux et triste devoir qui montre bien que rien ne décourage ni ne rebute les affections du cœur, même lorsqu'elles n'ont plus d'échange à espérer. Lorsqu'on adresse à l'un des médecins quelque question de ce genre : « Com- ment est-elle? Semble-t-elle plus calme? Peut-on espérer bientôt l'emmener? » Ces demandes obtiennent de lui toujours à peu près la même réponse : Elle est mieux. Ce qui peut le plus souvent se traduire par cette autre phrase : Elle est plus mal, ou, pour mieux dire , elle ne va ni bien ni mal , car on sait que l'état des aliénés est presque toujours stationnaire. Les guérisons sont plus fréquemment fortuites que prévues ; elles appartiennent autant à l'empirisme qu'à la thérapeutique proprement dite; tout est obscur, incertain dans les maladies mentales; point de causes sensibles le plus souvent, de lé- sions organiques; conformation parfaite du cerveau, de la tête et des autres organes. Il semble que l'intelligence, dont les secrets et les sublimes opérations nous échappent , veuille se dérober aux investi-

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gâtions humaines, môme dans ses convulsions et ses désordres. Aussi , lorsqu'un parent demande à emmener une aliénée enfermée depuis quelque temps dans la maison, sans qu'on ait obtenu de bien notables améliorations , il est rare qu'on ne cède pas à son désir. Il suffit quelquefois d'un déplacement, d'une autre atmosphère, d'un ordre différent d'objets, d'impressions et d'idées, pour produire une révolution salutaire dans l'état des aliénés. On en a vu par le fait seul d'une translation d'un dortoir dans un autre, manifester des signes subits de rétablissement. Une folle retrouvera la raison le len- demain même du jour elle sera entrée à la Salpétrière; la con- duite , le langage, la vue seule des aliénées qui l'entourent, produira en elle une réaction favorable et la prêchera, en quelque sorte, d'exemple. Souvent aussi, lorsqu'on retire une aliénée de l'hospice, le retour dans sa famille produit un effet tout contraire; car les re- chutes sont toujours à craindre , et rien n'est plus commun que de voir revenir à la Salpétrière une aliénée qui a passé un mois ou deux hors de l'hospice, et a joui, pendant ce temps , de l'exercice complet de sa raison.

Cependant, quelles que soient les impressions de tristesse et d'ef- froi qu'éveille la pensée de pénétrer dans les cours, les cellules et les dortoirs habités par des êtres privés de raison, il ne faut pas trop se préparer d'avance à ce spectacle , sous peine de trouver la réalité au-dessous de l'image qu'on s'en était faite. Je dois même dire que la première impression que l'on ressent est une impression de sur- prise , quand on se trouve au milieu d'êtres enfermés pour cause d'aliénation et qui se montrent si calmes et si raisonnables. On se croirait au milieu de malades ordinaires. Chaque aliénée est assise dans l'espace qui sépare son lit de celui de sa voisine; celle-ci tri- cotte, celle-là coud, une troisième travaille avec les filles de service. Ce n'est qu'en pénétrant plus avant et en s'arrêtant quelque temps au milieu d'elles, que l'on se trouve en quelque sorte face à face avec leur maladie , et que par suite on assiste à ces scènes d'agita- tion et de fureur qui ne sont que les cas les plus rares et même sou- vent les crises accidentelles de l'aliénation.

Les dortoirs forment de longues galeries très claires, disposées les unes à la suite des autres, de façon que l'on marche quelquefois une heure ou deux en ne rencontrant sur son chemin absolument que des aliénées qui vous saluent, vous font des révérences, vous sou- rient, vous adressent quelques paroles presque toujours relatives à l'idée qu'elles poursuivent; car il est à remarquer que rarement il

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leur vient à l'esprit des idées applicables à la situation du moment; elles ne parlent presque jamais que d'après leurs souvenirs ou ce qu'elles prennent pour leurs souvenirs. Elles sont douces en générai, et leurs ruses, sauf quelques exceptions, ne révèlent pas une mé- chanceté bien profonde. Avec quelque habitude, il est aisé de les pé- nétrer. Une grande monotonie d'actions , de pensées , de gestes et d'attitudes, peu ou point d'activité , une apathie presque invincible, tels sont les signes les plus communs qui les caractérisent. Celles qui travaillent obéissent bien moins à une impulsion spontanée qu'à un mouvement presque passif qu'on l-:ur imprime. Le travail est un pli qu'on leur fait prendre; ce sont des automates que l'on organise, dont on monte les rouages et qui accomplissent leur mouvement. Les travaux qu'elles exécutent n'exigent point d'ailleurs de grands frais d'intelligence ni d'attention ; ce qu'on cherche surtout à prévenir en elles, ce sont les funestes effets de l'oisiveté. Il en est d'ailleurs tou- jours un certain nombre qui se refusent à toute espèce de travail. Celles-là restent toute la journée assises près de leur lit, ou rangées autour des poêles des chauffoirs , la tête inclinée, ne donnant souvent pas signe de vie; elles ne répondent que par oui ou par non aux ques- tions qu'on leur fait, et il est rare que le bruit des pas, le mouve- ment, les paroles des allans et des venans , les arrachent à leur silence et à leur immobilité.

Les folles de la Salpétrière appartiennent surtout à la classe popu- laire. Le prix de la pension est de M)0 francs par an ; celles qui se trouvent posséder une somme supérieure à cette rente , jouissent du surplus et l'emploient en achats de tabac, de friandises ou de divers objets qui peuvent flatter leur fantaisie; car on sait que les aliénées ont, en grande partie, des goûts et des caprices d'enfans. L'argent qui leur appartient passe entre les mains de surveillantes qui pré- viennent, en ne le leur remettant que par petites sommes, le mauvais usage qu'elles en pourraient faire.

Parmi les folles , le nombre des vieilles ou de celles qui ont atteint déjà l'âge mûr l'emporte de beaucoup sur celui des jeunes. Dans ces dernières, on en citerait difficilement de jolies; l'affaissement géné- ral des traits ou les contractions musculaires qui accompagnent pres- que toujours l'aliénation, suffisent pour ôter à une physionomie tout son agrément. D'ailleurs, en France, les femmes sont plus gé- néralement jolies et agréables que belles; on y remarque bien peu de ces types de beauté arrêtés et précis , qui constituent le carac-

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1ère nationalités femmes d'Italie, d'Espagne, ou même d'Angleterre. Les Françaises ne sont peut-être plus réellement gracieuses que les femmes des autres peuples , que parce qu'elles veulent, parce qu'elles savent être jolies ; chez elles le charme résulte autant de la volonté de plaire et de l'attention qu'elles attachent sur elles-mêmes , que de la correction même et de la pureté naturelle des lignes de leur visage. On conçoit donc que les aliénées qui n'ont plus en elles les images de l'agrément et de la grâce, n'aient plus la faculté de les retracer sur leur physionomie. Elles ont, pour la plupart, les traits mornes ou effarés, les regards immobiles ou furibonds, point d'expression fixe ni de sentiment saisissable. On peut remarquer que le goût de la coquetterie, qui est comme inné dans le cœur de la femme, est chez les folles entièrement perverti. Elles se placeront un bouchon de paille au côté, en guise de bouquet de fleur d'oranger, sur la tête quelques brins d'herbe, croyant se mettre une guirlande; elles n'ont plus la connaissance de ce qui leur sied; ce sont ordinairement les objets les plus ridicules et les plus vulgaires qu'elles choisissent pour se parer. On remarque même qu'en grande partie elles se montrent tout-à-fait indifférentes à ce qui concerne leurs ajustemens. Elles ont cela de commun avec les aveugles qui vivent aussi dans une sorte de négligence et d'abandon de leur extérieur; mais cette négligence ne part point d'une même cause; ici, ce sont les yeux du corps qui sont éteints; et là, les yeux de l'intelligence.

On peut noter, en parcourant les dortoirs , les variétés de physio- nomie qui caractérisent les diverses espèces d'aliénation mentale. Ici, la maniaque attache sur vous ses yeux sanglans, qu'elle roule dans leur orbite avec une effrayante vivacité; plus loin , la mélanco- lique attriste par son air d'abattement, son attitude presque toujours immobile, ses regards hébétés, sa lèvre molle et pendante; ailleurs, vous reconnaissez l'idiote au murmure inintelligible qu'elle fait en- tendre, et à la gloutonnerie toute bestiale avec laquelle elle engloutit les alimens qu'on lui présente. Outre ces classifications génériques, chaque aliénée a ensuite certains traits de caractère qui la distin- guent. L'orgueilleuse , par exemple , se reproduit à l'infini dans les hospices d'aliénées; car on sait que l'orgueil est un des traits les plus communs de l'aliénation, et souvent même une des causes qui la rendent incurable. L'orgueilleuse s'annonce d'elle-même par l'air de contentement qui se manifeste sur ses traits et l'affectation qu'elle met à se pavaner, à se rengorger, lorsqu'on passe devant elle. Les

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médecins ont grand soin de recommander aux visiteurs ou aux gens de service de n'attacher jamais que des regards d'indifférence, et , s'il se peut même, de dédain, sur les folles de ce caractère.

Il en est qui se montrent tour à tour taciturnes ou démonstratives; elles vous examinent avec défiance et colère, ou bien elles vous pren- nent les mains, les embrassent, vous caressent, vous entourent de cris de joie, de transports que rien n'explique. Il est cependant un sens, un goût qu'elles ne perdent jamais, c'est celui de l'argent; il est bien rare que la vue d'une pièce de monnaie ne les fasse pas tres- saillir d'aise. Ce mot a rgentse reproduit sans cesse dans leurs plaintes, leurs discours, et elles emploient pour y revenir les routes souvent les plus détournées. Une aliénée adressera, par exemple, à toutes les personnes qu'elle verra , la phrase suivante : Monsieur ou madame, comment se porte M. le docteur Richerand? Si on lui demande le motif de cette question qu'elle répète sans cesse et à tous propos , elle répond : C'est qu'il est de mon pays, et que je lui ai déjà écrit plusieurs fois pour qu'il m'envoyât de l 'argent, car je manque de tout ; on me refuse mon nécessaire, etc....

On remarque , et cela est pénible à dire , que les aliénées ne sont plus guère susceptibles de sentimens ni d'affection. Quelquefois la vue d'un parent, d'un frère, d'un mari, les fera sauter de joie, s'a- giter comme si elles éprouvaient un bonheur véritable ; mais une autre fois elles resteront enfermées en elles-mêmes, garderont un silence obstiné, et ne témoigneront point que cette visite leur cause ni plaisir ni peine. Le meilleur moyen de se les attacher est de leur faire de temps à autre quelques petits cadeaux. Un chef de service avait l'habitude de remettre tous les jours un sou ou deux à une aliénée, et il en était résulté de la part de celle-ci de si vifs sentimens de reconnaissance que, lorsqu'il paraissait dans les cours, sa favorite, qui y remplissait les fonctions de balayeuse , lui faisait faire place avec son balai, marchait devant lui comme pour lui servir d'avant- garde, et imposait en sa présence, aux autres folles, des actes exté- rieurs de déférence et de respect.

Souvent aussi, on risque fort d'être la dupe des sentimens que ces malheureuses expriment, et qui ne sont en elles que le résultat même de leur manie. Une aliénée ne cessait, l'année dernière, de parler de ses enfans , se plaignait de ce qu'on les laissait mourir de faim , de- mandait à tout le monde du pain , du lait , des fruits pour les nourrir. Ces cris étaient d'autant plus incompréhensibles qu'on savait dans l'hospice, du mari même de cette femme, qu'elle n'avait jamais eu

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d'enfans. Lorsqu'on voulait faire son lit, elle opposait la plus vive résistance, montrait le poing ou se tordait les bras avec désespoir. Enfin, au bout d'un mois, on se décida à l'arracher de son matelas, et l'on eut alors l'explication de ces prétendus enfans pour lesquels elle montrait tant de tendresse et d'anxiété. On découvrit dans sa paillasse huit ou dix poupées qu'elle avait fabriquées avec du linge , et que probablement elle se figurait avoir à nourrir. Pour calmer l'agitation de cette folle, on prit le parti de lui laisser ses chères pou- pées qu'elle soignait avec une sollicitude et une tendresse vraiment maternelles.

Du reste, ces cas de folie attachée ainsi à un même objet sont plus rares qu'on ne le croit généralement ; on a fort bien désigné les alié- nés en disant qu'ils jouissent de toutes leurs facultés mains une; on peut dire aussi que souvent ils sont doués de toutes leurs facultés plus une, mais qui suffit pour obscurcir et dénaturer toutes les autres. Les figures que l'on rencontre dans les dortoirs de la Salpétrière, annoncent assez fréquemment la santé ; on remarque que l'aliéna- tion, qui exerce dans l'intelligence de si cruels désastres, respecte presque toujours le corps et produit même cet embonpoint qui est l'indice d'une excellente santé. Triste et illusoire indemnité que le destin des aliénés semble leur offrir en échange des prérogatives morales dont il les dépouille.

Les incurables et les folles en traitement forment les deux grandes divisions des aliénées enfermées à la Salpétrière. Les incurables , de même que les aliénées en traitement , habitent les dortoirs ou les cellules isolées , suivant leur état de calme ou d'agitation. Du reste , ce serait à tort que l'on croirait rencontrer dans le quartier des incu- rables , des aliénées plus furieuses et plus agitées que dans les autres quartiers. L'incurabilité d'une folle est prononcée d'après des symp- tômes qui ne tiennent le plus souvent en rien à sa manière d'être extérieure. La caducité , l'idiotisme et surtout la paralysie rendent l'aliénation presque toujours inguérissable , mais la paralysie qui ac- compagne la folie porte un caractère tout particulier. Elle se mani- feste ordinairement par un embarras de prononciation presque insen- sible, et une certaine pesanteur de langue qu'il est quelquefois fort difficile de distinguer. Elle se propage et finit par envahir progressi- vement toutes les parties du corps. Mais il arrive souvent que , lors- qu'on fait l'autopsie des aliénés paralytiques , ou ne découvre en eux aucun des signes ni des symptômes qui indiquent la paralysie ordi- naire.

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C'est, du reste, un bien triste coup d'œil que de contempler cette double rangée de malades privées à la fois de la faculté de raisonner et de se remuer, que l'on pourrait comparer à un peuple de momies qui n'ont plus conservé que la forme et l'aspect de l'enveloppe hu- maine, muets témoins d'un monde dont elles ne font déjà plus partie. Il semble, en traversant ces salles peuplées d'hôtes immobiles, que l'on assiste à quelque scène de pétrification; quelles pénibles ré- flexions n'inspirent pas ces statues qui vivent et respirent encore , ces âmes éteintes enchaînées dans des corps engourdis et qui offrent une si frappante image de la mort et du néant !

Des dortoirs on passe dans les cours se trouvent les cellules des- tinées à recevoir les folles agitées. C'est que l'on commence à avoir sous les yeux des tableaux de folie tels que l'imagination a l'habitude de se les figurer. Les folles en plein air sont en général plus bruyantes que celles qui sont enfermées; elles courent, elles chantent, elles poussent des cris sauvages; mais le grand air, en même temps qu'il produit en elles une certaine agitation, semble ramener l'activité au milieu de leurs facultés. Il est bien rare que l'on retrouve dans les cours ces êtres engourdis, abattus, que l'on a vus dans les dortoirs. On sait, d'ailleurs , que les folies accompagnées d'accès de fureur et de grands mouvemens ne sont point les plus difficiles à guérir; les aliénations atoniques et inertes se montrent presque toujours rebelles à toute espèce de traitement.

Pour essayer de la double influence du grand air et de l'isolement sur l'état des aliénées en traitement, on a fait récemment construire dans une des cours de la Salpétrière plusieurs petites cabanes en bois , séparées les unes des autres, et que l'on a surnommées les loges suisses. On ne paraît pas, jusqu'à présent, avoir obtenu rien de bien satisfaisant de cette innovation ; il en est résulté souvent plus d'obsta- cles dans le service , attendu que les loges sont situées dans une cour non pavée qu'il est difficile de traverser dans un temps de neige ou de pluie. Les aliénées qu'on va confinées, sont, d'ailleurs, restées à peu près dans le môme état que lorsqu'elles habitaient les dortoirs ou les cellules ordinaires.

Mais, pour connaître au juste le degré d'abrutissement ou de fu- reur où peut tomber un être atteint d'aliénation mentale, il faut en- trer dans ces loges , et j'avoue qu'on a besoin d'une certaine résolu- tion pour y pénétrer. L'aliénée à demi nue est ordinairement couchée sur un lit scellé à la muraille; ce lit ne se compose guère que d'une paillasse sur laquelle la malade se roule , se démène , jette par instans

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des cris aussi terribles que ceux d'une bête féroce. On a soin de lui couper les cheveux , et il est aisé de deviner l'effet de ces cheveux hérissés , de ces yeux étincelans, de cette bouche béante , de ces traits renversés qui représentent l'image que les anciens nous ont laissée de la tète de la Gorgone. Il se trouve parmi les aliénées de la Salpétrière plusieurs campagnardes, et c'est toujours dans le patois de leur pays qu'elles expriment leurs plaintes et leurs blasphèmes. Ces phrases inintelligibles ajoutent à l'horreur delà scène; on dirait des damnées qui parlent d'avance le langage de l'enfer.

Que l'on rapproche l'état d'une femme tombée dans cet excès d'in- fortune, des instans heureux et des jours calmes qui, sans doute, ont été le partage de sa jeunesse; que l'on replace sur cette tête de dé- moniaque la tendre guirlande de la jeune épouse ou de la jeune mère, ou même les fleurs trompeuses de la dissipation et du plaisir, et l'on se pardonnera peut-être d'avoir cédé, en visitant ces loges, à un sen- timent de simple curiosité; car il est impossible que la pensée ne s'é- lance pas au-delà de ce triste asile pour rechercher dans le monde les causes et les préludes de semblables tortures. Malheureusement, lorsqu'on vient à s'informer de la vie antérieure des aliénées et des causes qui ont pu amener la perte de leur raison , on n'obtient guère que des renseignemens vagues et qui se résument presque toujours en quelques circonstances indifférentes.

Ce qu'on sait seulement, c'est qu'à la Salpétrière on compte sur la totalité des aliénées un vingtième de filles publiques. Les autres folles ont été amenées par des pertes d'argent, des excès de table, des chagrins domestiques, mais le plus grand nombre par des peines de cœur. Quelles sont ces peines de cœur? En quoi consistent-elles? Voilà ce qu'on ignore et ce que sans doute on ignorera toujours, car lorsqu'une femme se laisse dominer par une peine de ce genre au point d'en perdre la raison , il est bien rare qu'elle n'ensevelisse pas ce secret en elle-même par un sentiment de pudeur dont rien ne peut triompher. Lorsqu'une fois elle atteint le degré d'aliénation qui né- cessite sa réclusion, il est trop tard pour l'interroger. 11 existe d'ail- leurs chez la plupart des aliénées une si grande différence entre ce qu'elles sont maintenant et ce qu'elles ont été, qu'il est bien difficile de rien conclure de précis, des paroles ou des actions qui leur échap- pent dans l'intérieur de l'hôpital.

Quant à leur condition , aux diverses espèces de folies dont elles sont atteintes, on retrouve à la Salpétrière les types généraux d'alié- nation que l'on cite et que l'on est habitué à rencontrer dans les mai-

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sons de ce genre. Là, comme partout ailleurs, on voit des duchesses imaginaires , des marquises , des reines, des impératrices , des saintes, et puis les manies qui varient suivant les individus : les craintes d'as- sassinat, d'empoisonnement, de vol , les aliénées qui ont peur du so- leil, d'autres de leur ombre; celle-ci qui se croit millionnaire et de- mande à tous les gens qu'elle voit un sou pour acheter du tabac; celle-là qui écrit, compose des vers, rédige des pétitions pour solli- citer sa sortie. Enfin les diverses formes que peut prendre l'aliénation mentale sont trop connues ou trop nombreuses pour qu'il soit né- cessaire de les énumérer; mais ce qui paraît avéré, c'est qu'en France le nombre des aliénées femmes est constamment supérieur d'un quart à celui des aliénés hommes. Si l'on pense que les causes d'aliénation , telles qu'abus des liqueurs fortes , revers de fortune , calculs ambi- tieux, sciences exactes, etc. , sont infiniment plus fréquentes chez les hommes que chez les femmes, on a tout lieu de s'étonner que le chiffre des folles l'emporte ainsi sur celui des fous, et l'on se voit forcé d'at- tribuer cette disproportion à la destinée même de la femme, aux cir- constances si souvent fausses et malheureuses elle se trouve placée au milieu du monde.

Si maintenant on interroge les médecins sur le nombre d'aliénées qui sortent radicalement guéries de la Salpétrière, on obtient des réponses différentes suivant le caractère et la franchise des hommes qui les traitent. Les médecins exempts de charlatanisme, et qui ai- ment mieux confesser sur certains points l'insuffisance de leur art que de porter atteinte à la vérité, déclarent que le chiffre moyen des guérisons que l'on obtient ne s'élève guère à plus du tiers ou du quart. Les guérisons sont souvent chancelantes, incertaines, et exi- gent les plus grands ménagemens ; il est nécessaire d'éloigner de l'es- prit de la convalescente les objets qui pourraient toucher, môme de très loin, aux idées et aux impressions de sa folie. Les moyens cura- tifs que l'on emploie sont ou très simples, ou très compliqués, sui- vant les systèmes; les caïmans, les réfrigérans réussissent quelque- fois et souvent ne produisent point d'effet; les douches ne s'em- ploient guère que comme moyen de punition. Les distractions telles que la musique, la campagne, les spectacles, peuvent aussi quelque- fois opérer d'heureuses diversions dans les idées des aliénées, mais il n'y a rien de fixe à ce sujet. On a essayé , il y a déjà quelques an- nées, à Gharenton , de faire assister les aliénées à un spectacle et l'on a pu se convaincre de l'inutilité d'un pareil essai. Les aliénées en traitement n'ont pu se figurer assister à un spectacle véritable et sont

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restées dans le cercle de leurs préoccupations habituelles. Celles qui entraient en convalescence ont déclaré éprouver une agitation , des mouvemens intérieurs, qu'elles regardaient comme les précurseurs in- faillibles d'une rechute..On conçoit du reste que l'influence de pareilles jouissances ne puisse guère se faire sentir sur un cerveau dérangé que d'une façon en général fort imparfaite et purement accidentelle, car le goût et le sentiment des beaux-arts exigent une sensation très fine et très développée , et lorsque la sensation se trouve pervertie au point de ne pouvoir même se créer une idée nette des objets , il paraît difficile qu'elle se place au point de vue de fiction et d'isole- ment nécessaire pour goûter un beau morceau de peinture, de musique ou de poésie. C'est pourquoi les gens qui ont l'habitude d'établir de certains rapprochemens entre la manière d'être des mu- siciens, des poètes, des grands artistes en général, et celle des aliénés, se trompent. Rien n'est plus éloigné de l'aliénation , et rien n'exige des combinaisons d'idées plus fortes à la fois et plus sûres que l'état d'un cerveau enfantant de grandes conceptions et de belles images. Il est vrai qu'il arrive souvent que les gens adonnés à la culture des arts finissent par l'aliénation , ou donnent dans le courant de leur vie des signes non équivoques de folie; mais cela tient non pas tant à une excitation intellectuelle, qu'à des excès de régime, et à une exis- tence presque toujours mal ordonnée à laquelle , il faut le dire , les artistes s'abandonnent assez fréquemment.

S'il est vrai que l'on ne rapporte, en sortant de la Salpétrière, que peu d'illusions et peu d'espérances sur le compte des aliénées qui y sont enfermées , du moins on éprouve quelque soulagement lorsqu'on songe à la salubrité du lieu, à la beauté des cours, à la commodité des dortoirs, aux soins, aux attentions de toutes sor- tes dont on entoure ces pauvres êtres qui ne peuvent plus, hélas! se montrer sensibles qu'à des secours purement matériels. Dans le régime de douceur, qui est aujourd'hui la base du traitement des aliénées de la Salpétrière, on reconnaît l'heureux effet du pas- sage , dans cette maison , de l'homme que l'on peut appeler à bon droit , le bienfaiteur des fous, du médecin Pinel , qui , le premier, a délivré ces infortunés des chaînes et des menottes dont on les ac- cablait autrefois. Bien que le traitement de l'aliénation mentale ne soit guère, encore aujourd'hui , qu'un problème qui se résout éven- tuellement et sans système arrêté, c'est avec raison cependant qu'on entoure ceux qui sont atteints de cette maladie, de tous les secours de la médecine. En effet , un temps viendra peut-être l'expé-

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rience médicale pourra rendre à la société ces parias de l'intelli- gence , rallumer le flambeau de ces raisons éteintes , ressusciter des âmes, et avec elles les sentimens, les affections des autres âmes qui les pleurent, et sont éteintes comme elles. Quel beau résultat des efforts et des recherches de la médecine ! Ne peut-on pas dire qu'à ce point de vue cet art prend un rôle vraiment divin ? En présence de pareilles pensées, on oublie ce qu'il peut y avoir de restreint, de sté- rile et même, disons-le , de peu scientifique dans le traitement des maladies mentales ; la grandeur de la mission en relève la simplicité, et l'on se voit forcé de payer un tribut particulier d'hommages et d'actions de grâces aux hommes qui consacrent à de pareilles cures les efforts de leur intelligence et de leur zèle.

Une visite à la Salpétrière n'est donc pas seulement un acte d'é- tude et d'observation , c'est aussi , disons-le , une œuvre de miséri- corde et de charité sociale. S'il est vrai que le temps des pérégrina- tions religieuses soit passé et qu'on n'aille plus guère aujourd'hui faire de visites à Sainte-Geneviève de Nanterre, il est d'autres pèle- rinages plus profitables, et peut-être, au fond, plus conformes à l'esprit de la religion. Visiter une ou deux fois par mois certains éta- blissemens de charité et certains hospices , est-ce donc une trop forte tâche? Ce n'est qu'en pénétrant dans ces asiles de misère que l'on peut se rendre un compte exact des plaies qui affligent l'humanité, remonter à leur source et coopérer à leur soulagement en les con- templant dans leurs tristes effets. C'est ainsi qu'en sortant de l'hos- pice de la Salpétrière on apprend à envisager la destinée des femmes, sous un point de vue qui n'est plus seulement celui de l'égoïsme ou de l'indifférence. L'esprit sort de retrempé ainsi que le cœur, et désormais on ne verra plus avec indifférence tant d'existences in- conséquentes, éphémères, briller et céder aux pompes et aux séduc- tions du monde; on aura devant les yeux le terme trop souvent iné- vitable où elles aboutissent : une cellule de correction à Saint-Lazare ou une loge suisse à la Salpétrière.

Arnould Fremy.

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Quand assise le soir au bord de ta fenêtre Devant un coin du ciel qui brille entre les toits , L'aiguille matinale a fatigué tes doigts , Et que ton front comprime une ame qui veut naître; Ta main laisse échapper le lin brodé de fleurs Qui doit parer le front d'heureuses fiancées , Et de peur de tacher ses teintes nuancées Tes beaux yeux retiennent leurs pleurs.

Sur les murs blancs et nus de ton modeste asile , Pauvre enfant ! d'un coup d'œil tout ton destin se lit , Un crucifix de bois au-dessus de ton lit, Un réséda jauni dans un vase d'argile , Sous tes pieds délicats la terre en froids carreaux , Et près du pain du jour que la balance pèse Pour ton festin du soir le raisin ou la fraise Que partagent tes passereaux.

Tes mains sur tes genoux un moment se délassent , Puis tu vas t'accouder sur le fer du balcon le pampre grimpant, le lierre au noir flocon , A tes cheveux épars , amoureux s'entrelacent ;

(1) Nous sommes heureux de pouvoir offrir d'avance à nos lecteurs celle belle ëiégii adressée par L'illustre auteur des Méditations à une jeune lille de Dijon, qui lui avait envoj plusieurs pièces de vers. Le nouveau volume de notre grand poêle paraîtra dans peu i , iurs ;i la librairie de Charles Gosselin , sous le litre de: l'.ccucillcmctis Poétiques.

REVUE DE PARIS.

Tu verses l'eau de source à ton pille rosier. Tu gazouilles son air à ton oiseau fidèle Qui béquète ta lèvre en palpitant de l'aile A travers les barreaux d'osier.

Tu contemples le ciel que le soir décolore , Quelque dôme lointain de lumière écumant , Ou plus haut , seule au fond du vide firmament L'étoile comme toi que Dieu seul voit éclore; L'odeur des champs en fleurs monte à ton haut séjour Le vent l'ait ondoyer tes boucles sur ta tempe, La nuit ferme le ciel , tu rallumes ta lampe , Et le passé t'efface un jour.

Cependant le bruit monte et la ville respire. L'heure sonne appelant tout un inonde au plaisir. Dans chaque son confus que ton cœur croit saisir C'est le bonheur qui vibre ou l'amour qui respire. Les chars grondent en bas et font frissonner l'air: Comme des flots pressés dans le lit des tempêtes , Us passent emportant les heureux à leurs fêtes . Laissant sous la roue un éclair.

Ceux-là versent au seuil de la scène ravie Cette foule attirée aux vents des passions Et qui veut aspirer d'autres sensations Pour oublier le jour et pour doubler la vie: Ceux-là rentrent des champs , sur de plians aciers. Berçant leurs maîtres las d'ombrage et de murmure: Des fleurs sur les coussins , des festons de verdure Enlacés aux crins des coursiers.

La musique du bal sort des salles sonores , Sous les pas des danseurs l'air ébranlé frémit . Dans des milliers de voix le cœur chante ou gémit . La ville aspire et rend le bruit par tous les pores. Le long des murs, dans l'ombre, on entend retentir Des pas aussi nombreux que des gouttes de pluie. Tas indécis d'amant l'amante s'appuie Et pèse pour le ralentir.

TOME II. FEVRIER. tS

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Quand assise le soir au bord de ta fenêtre Devant un coin du ciel qui brille entre les toits, L'aiguille matinale a fatigué tes doigts, Et que ton front comprime une ame qui veut naître; Ta main laisse échapper le lin brodé de fleurs Qui doit parer le front d'heureuses fiancées , Et de peur de tacher ses teintes nuancées Tes beaux yeux retiennent leurs pleurs.

Sur les murs blancs et nus de ton modeste asile, Pauvre enfant ! d'un coup d'oeil tout ton destin se lit , Un crucifix de bois au-dessus de ton lit, Un réséda jauni dans un vase d'argile , Sous tes pieds délicats la terre en froids carreaux , Et près du pain du jour que la balance pèse Pour ton festin du soir le raisin ou la fraise Que partagent tes passereaux.

Tes mains sur tes genoux un moment se délasscnl , Puis tu vas t'accouder sur le fer du balcon le pampre grimpant, le lierre au noir flocon , A tes cheveux épars , amoureux s'entrelacent ;

(1) Nous sommes heureux de pouvoir offrir d'avance à nos lecteurs celle belle élégi adressée par l'illustre auteur des Méditations à une jeune fille de Dijon , qui lui avait envi» plusieurs pièces de vers. Le nouveau volume de noire grand poêle paraîtra dans peu i jours à la librairie de Charles Gossclin , sous le titre de: V,ccucillcmcns Poétiques.

REVUE DE PARIS. 261

Tu verses l'eau de source à ton pâle rosier, Tu gazouilles son air à ton oiseau fidèle Qui béquète ta lèvre en palpitant de l'aile A travers les barreaux d'osier.

Tu contemples le ciel que le soir décolore , Quelque dôme lointain de lumière écumant, Ou plus haut , seule au fond du vide firmament L'étoile comme toi que Dieu seul voit éclore; L'odeur des champs en fleurs monte à ton haut séjour, Le vent fait ondoyer tes boucles sur ta tempe , La nuit ferme le ciel , tu rallumes ta lampe , Et le passé t'efface un jour.

Cependant le bruit monte et la ville respire, L'heure sonne appelant tout un monde au plaisir, Dans chaque son confus que ton cœur croit saisir C'est le bonheur qui vibre ou l'amour qui respire. Les chars grondent en bas et font frissonner l'air; Comme des flots pressés dans le lit des tempêtes , Us passent emportant les heureux à leurs fêtes, Laissant sous la roue un éclair.

Ceux-là versent au seuil de la scène ravie Cette foule attirée aux vents des passions Et qui veut aspirer d'autres sensations Pour oublier le jour et pour doubler la vie; Ceux-là rentrent des champs , sur de plians aciers , Berçant leurs maîtres las d'ombrage et de murmure; Des fleurs sur les coussins , des festons de verdure Enlacés aux crins des coursiers.

La musique du bal sort des salles sonores , Sous les pas des danseurs l'air ébranlé frémit, Dans des milliers de voix le cœur chante ou gémit, La ville aspire et rend le bruit par tous les pores. Le long des murs, dans l'ombre, on entend retentir Des pas aussi nombreux que des gouttes de pluie, Pas indécis d'amant l'amante s'appuie Et pèse pour le ralentir.

TOME II. FÉVRIER. 1S

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Le front dans tes deux mains, pensive , tu te penches, L'imagination te peint de verts coteaux Tout résonnans du bruit des forêts et des eaux, s'éteint un beau soir sur des chaumières blanches, Des sources aux flots bleus voilés de liserons, Des prés quand le pied dans la grande herbe nage, Chaque pas aux genoux fait monter un nuage D'étamine et de moucherons.

Des vents sur les guérets ces immenses coups d'ailes, Qui donnent aux épis leurs sonores frissons, L'aubépine neigeant sur le nid des buissons, Les verts étangs rasés du vol des hirondelles; Les vergers allongeant leur grande ombre du soir, Les foyers des hameaux ravivant leurs lumières, Les arbres morts couchés près du seuil des chaumières les couples viennent s'asseoir ;

Ces conversations à voix que l'amour brise, le mot commencé s'arrête et se repent , l'avide bonheur que le doute suspend S'envole après l'aveu que lui ravit la brise; Ces danses l'amant prenant l'amante au vol, Dans le ciel qui s'entr'ouvre elle croit fuir en rêve Entre le bond léger qui du gazon l'enlève, Et son pied qui retombe au sol !

Sous ta tente de soie ou dans ton nid de feuille Tu vois rentrer le soir, altéré de tes yeux , Un jeune homme au front mâle, au regard studieux; Votre bonheur tardif dans l'ombre se recueille. Ton épaule s'appuie à celle de l'époux , Sous son front déridé ton front nu se renverse, Son œil luit dans ton œil pendant que ton pied berce Un enfant blond sur tes genoux!

De les yeux dessillés quand ce voile retombe, Tu sens ta joie humide et tes mains pleines d'eau ; Les murs de ce réduit flottait ce tableau Semblent se rapprocher pour voûter une tombe;

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Ta lampe y jette à peine un reste de clarté, Sous tes beaux pieds d'enfant tes parures s'écoulent , Et tes cheveux épars et les ombres déroulent Leurs ténèbres sur ta beauté.

Cependant le temps fuit, la jeunesse s'écoule, Tes beaux yeux sont cernés d'un rayon de pâleur, Des roses sans soleil ton teint prend la couleur, Sur ton cœur amaigri ton visage se moule , Ta lèvre a replié le sourire, ta voix À perdu cette note le bonheur tressaille; Des airs lents et plaintifs mesurent maille à maille Le lin qui grandit sous tes doigts.

Eh ! quoi ! ces jours passés dans un labeur vulgaire A gagner miette à miette un pain trempé de fiel , Cet espace sans air, cet horizon sans ciel, Ces amours s'envolant au son d'un vil salaire , Ces désirs refoulés dans un sein étouffant, Ces baisers, de ton front chassés comme la mouche Qui bourdonne l'été sur les coins de ta bouche, C'est donc vivre , ô belle enfant !

Nul ne verra briller cette étoile nocturne ! Nul n'entendra chanter ce muet rossignol ! Nul ne respirera ces haleines du sol Que la fleur du désert laisse mourir dans l'urne ! Non, Dieu ne brise pas sous ses fruits immortels L'arbre dont le génie a fait courber la tige; Ce qu'oublia le temps, ce que l'homme néglige, Il le réserve à ses autels !

Ce qui meurt dans les airs , c'est le ciel qui l'aspire. Les anges amoureux recueillent flots à flots , Cette vie écoulée en stériles sanglots. Leur aile emporte ailleurs ce que ta voix soupire , Et ces langueurs de l'ame gémit ton destin , Et tes pleurs sur ta joue, hélas ! jamais cueillies , Et ces espoirs trompés, et ces mélancolies, Qui pâlissent ton pur matin.

19.

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Ils composent tes chants , mélodieux murmure, Qui s'échappe du cœur par le cœur répondu, Comme l'arbre d'encens que le fer a fendu Verse en baume odorant le sang de sa blessure. Aux accords du génie, à ces divins concerts, Us mêlent étonnés ces pleurs déjeune fille Qui tombent de ses yeux et baignent son aiguille , Et tous les soupirs sont des vers !

Savent-ils seulement si le monde l'écoute ? Si l'indigence énerve un génie inconnu? Si le céleste encens au foyer contenu Avec l'eau de ses yeux dans l'argile s'égoutte? Qu'importe aux voix du ciel l'humble écho d'ici-bas? Les plus divins accords qui montent de la terre, Sont les élans muets de l'ame solitaire Que le vent même n'entend pas.

Non , je n'ai jamais vu la pâle giroflée, Fleurissant au sommet de quelque vieille tour Que bat le vent du nord ou l'aile du vautour, Incliner sur le mur sa tige échevelée ; Non ; je n'ai jamais vu la stérile beauté , Pâlissant sous ses pleurs sa fleur décolorée, S'exhaler sans amour et mourir ignorée , Sans croire à l'immortalité !

Passe donc tes doigts blancs sur tes yeux, jeune fille , Et laisse évaporer ta vie avec tes chants; Le souffle du Très-Haut sur chaque herbe des champs Cueille la perle d'or l'aurore scintille ; Toute vie est un flot de la mer de douleurs ; Leur amertume un jour sera ton ambroisie ; Car l'urne de la gloire et de la poésie Ne se remplit que de nos pleurs !

Alphonse de Lamartine.

Saint-Point, 27 août 1858.

Critique jCtttcratrr.

ARTHUR,

PAR M. EUGÈNE SUE.

Peu de livres aujourd'hui paraissent sans l'exposition des principes qui tour- mentent intérieurement la conscience de l'auteur. Ce sont les préoccupations sérieuses de notre éqoque qui semblent imposer une telle exigence aux es- prits les plus irréfléchis, et M. Eugène Sue , quoique romancier, n'est pas de ce nombre; il possède naturellement, au contraire, une certaine humeur philosophique qui ajoute quelque portée de plus à ses meilleures inspira- tions de verve dramatique , à ses peintures les plus animées des mœurs de la société contemporaine. Toutefois, les préfaces de M. Sue, d'ordinaire, sont moins heureuses que ses romans. Celle à' Arthur, sous prétexte de nous donner l'explication historique du sujet , s'est laissée entraîner à des consi- dérations qui ne seront pas du goût de bien des moralistes. Pour le public aussi, et M. Sue lui-même le prévoit, ce sera chose difficile d'admettre cette vérité éternelle, que la vertu est malheureuse et le vice heureux ici-bas. Mais s'il n'a pu jusqu'ici prouver efficacement à ses lecteurs la logique essentielle de tous ses livres , l'auteur s'en console du moins par l'exemple de Galilée, s'écriant dans son cachot : E pur si innove!

11 ne doit pas être permis à la critique de douter que la fable principale d'Arthur ne soit un essai biographique. M. Sue consacre d'abord quelques lignes de sa préface à l'affirmer, et quelques chapitres de sa publication à nous raconter comment il est devenu possesseur du Journal d'un inconnu. .Nous pouvons avouer néanmoins que son récit, tel qu'il le livre au lecteur, con-

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tient des détails assez romanesques pour que cette histoire ait les apparences d'une invention d'ailleurs ingénieuse.

C'est un notaire qui entre en scène avec l'écrivain. L'auteur cherchait à acquérir une propriété dans un de nos départemens du midi; un homme de loi lui apprend qu'il y a un bien de campagne à vendre, sur le littoral de la Méditerranée. Ce n'est pas un presbytère, quoiqu'il faille s'adresser, sur les lieux , à un curé; mais, du reste, on pourra s'arranger à l'amiable et avanta- geusement, car il s'agit d'une vente par suite de mort subite, et l'on a fait dans cette maison des dépenses folles. Ces renseignemens piquent la curiosité du romancier, qui monte en chaise de poste et trouve un nouvel interlocu- teur dans son postillon.

Cet homme est allé , deux fois en sa vie , au village ignoré de ***. Les deux voyages ne se ressemblaient guère, dit-il. La première fois, cent sous de guide ; six chevaux à une berline dont les stores étaient soigneusement baissés ; un homme et une femme de confiance, sur le siège de derrière; un courrier muet, mais généreux , qui payait tout avec de l'or ! Cependant, chose étrange, la berline n'a jamais repassé , depuis bientôt deux ans , quoiqu'il n'y ait aucune autre issue à ce défilé reculé contre la mer. Le second voyage a été bien dif- rent. Il n'y a que trois mois , dans une mauvaise calèche à rideaux de cuir et couverte de boue, le postillon a conduit un faux vieillard qui tutoyait chacun et nommait chacun son ami , mais qui ne payait les guides qu'à vingt-cinq sous; qui faisait l'agonisant et qui défendait d'aller trop vite, mais qui n'était pas fâché d'arriver plus vite encore, seulement avec économie! Ce même vieillard portait une boîte de pistolets, quand il descendit au terme fatal. Il a disparu tout à coup à travers les bois, en abandonnant sa calèche pour ne plus revenir, car personne ne revient de ce village de ***! Telle est la con- tre-partie du premier voyage; telles sont les mystérieuses confidences que M. Eugène Sue reçoit avant de se rendre au presbytère, le reste de ce grand secret va se faire connaître. *

Le curé d'abord est absent, et jugez comme le visiteur s'impatiente. La sœur du jeune abbé soupire et manque de se trouver mal, dès que M. Sue s'informe de la propriété à vendre. Le prêtre, à son tour, pale et défait, n'a- borde le seuil de la propriété qu'en tremblant, et ne pénètre dans les appar- tenons que les larmes aux yeux. Si toutes ces préparations étaient présentées dans un style moins prolixe, elles seraient assurément très intéressantes; mais le romancier manque peut-être de réserve en sa manière d'écrire et sur- tout de raconter.

Des meubles de femme, une harpe, un volume d'Obermann encore ouvert, le portrait d'un enfant, la miniature d'un homme de la plus parfaite physio- nomie; un autre portrait, celui d'une femme semblable à un ange et de la beauté la plus ravissante, arrachent enfin au curé, long-temps discret, l'aveu d'une profonde douleur et d'un secret terrible. Aussitôt, comme il fait une grande tempête au dehors , le romancier profite de l'hospitalité du presbytère.

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Mous arrivons enfin à l'histoire du comte Arthur, qui ne s'interrompt plus qu'à la fin des deux volumes déjà publiés, et dont le dénouement définitif est. promis dans une seconde livraison.

Lors de ce complément de l'œuvre , nous reviendrons sans doute nous- même à notre tache. Mais s'il est inutile de déflorer ici, par l'analyse, une intrigue dont le mystère est une des plus attachantes qualités, nous pouvons du moins apprécier, en ce qu'elle est déjà, cette première partie, si impor- tante. La donnée, après tout, s'en détache avec une suffisante évidence, et les combinaisons, qui nous ont ému jusqu'à présent, doivent être, dans leur cadre relatif, indépendantes de l'ensemble. Quant aux caractères des person- nages avec lesquels l'auteur semble , il est vrai , n'en avoir pas encore fini , ce n'est pas une injustice cependant de les soumettre , dès ce moment , à l'examen de la critique.

La donnée du roman (ÏAriliur est désolante par l'équivoque qu'elle ren- ferme. Mous le sentons à regret, les faits y dessinent l'idée dans un jour dou- teux , et sous des conditions artificielles de ressemblance avec la réalité. Le comte Arthur, dont personne ne sait l'autre nom, se confesse ainsi dans un journal qui rend compte, non pas de tous les faits, mais de tous les senti- mens de son existence :

A vingt ans, le comte revient d'un long voyage en Espagne et en Angle- terre , pour revoir son père devenu vieux et malade , qui s'est retiré dans une de ses terres. Les gens du château portent le deuil de la mère du comte, morte avant l'âge , durant son absence , et une grande désolation plane en- core dans tous les souvenirs. A l'arrivée de son fils, le père, tout-à-fait mé- connaissable , ne peut se lever de son siège pour l'embrasser, et le comte Arthur frémit d'une crainte instinctive devant lui. Un jugement droit et infaillible, long-temps appliqué aux hommes et aux choses, a développé dans ce vieillard une insensibilité stoïque , et , par logique d'égoïsme humain , il n'a jamais lutté contre cette seconde nature. Il aimait son fils; mais, à la veille de mourir, il se contente de lui faire récapituler sa fortune, de l'engager à vivre toujours seul , et il lui donne pour souverain conseil, de se rappeler sans cesse que tout est dans Vor, honneur et bonheur. Après quoi , le comte fondant en pleurs et jurant des sentimens de piété éternelle, l'inexorable vieillard va plus loin : il répète qu'il sera oublié tout à l'heure lui-même , qu'il le sait et ne s'en afflige pas, car l'unique morale, supérieure aux préjugés de la so- ciété , est de tout pardonner et de tout comprendre. Or, ces mots expirent à peine sur ses lèvres , qu'il s'éteint ; et cette triste expérience est recueillie par Arthur avec le dernier soupir de son père. Fatalité bien autrement inoculée aux veines du jeune homme que ne le serait, pour nos imaginations, celle de la destinée antique ! Cette donnée nous paraît heureusement conçue au point de vue dramatique; mais nous la trouvons monstrueuse, à vrai dire. Aussi prenons-nous nos réserves contre cet arrangement, l'intervention de la volonté du romancier est trop évidente. Une semblable péripétie, qu'on

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peut supposer sans doute , répugne toutefois aux convictions les plus pro- fondes de l'ame du lecteur. Si un père existait, par hasard, capable de léguer à son (ils des révélations aussi meurtrières, ce manque de prévoyance serait expliqué par la dégradation morale, et le fils, à qui l'on ferait des adieux, se consolant d'une si funeste leçon, pourrait l'entendre impunément. Mais il n'en est pas ainsi du comte Arthur.

Durant quelques mois , cette impression des paroles du mourant paraît s'effacer dans l'esprit du fils. Il s'éprend d'amour pour sa cousine Hélène , qui est la plus sainte des femmes. Il la voit si affectueuse pour lui, il est témoin de tant d'actes secrets de dévouement, que, bien loin de la soupçon- ner d'abord de quelque vil intérêt , il croit , en l'aimant , ne lui payer qu'une dette de reconnaissance. Mais le doute fatal qu'il a hérité de son père se ré- veille. Dès-lors la passion d'Hélène ne devient plus, à ses yeux, qu'une co- médie jouée par la convoitise. Cependant il chérit sincèrement sa cousine; maïs il la tourmente , il la maltraite , et il finit par l'humilier tellement qu'elle arrive avec lui au mépris, à la haine et à une rupture décisive.

Le comte Arthur vient à Paris. II y promène fastueusement sa coquette mélancolie. On le regarde, on veut le connaître, on cherche à le séduire. Lesélégans, aux sympathies rares et difficiles, se disputent son intimité. M. de Carnay, un des hommes les plus distingués de la bonne compagnie, l'emporte sur tous les autres. M. de Carnay le conduit à une course qui va faire scandale dans le monde. On se raconte à l'oreille que deux élégans ont fait un pari à se casser le cou, pour les beaux yeux de la marquise de Pena- fiel. La marquise assistera à ce charmant spectacle , et le soir, elle se montrera encore dans sa loge de l'Opéra, quelle que soit l'issue de la lutte. Et, en effet, les choses se passent comme elles ont été prédites. Seulement la marquise a eu l'impertinence, ajoute-t-on, de s'amouracher d'un certain Ismaïl, Arabe de bonne mine. Heureusement le comte Arthur est le seul à ne pas croire ces calomnies, ou du moins à faire semblant de les démentir. Sa protégée le sait à la longue et veut lui en témoigner sa gratitude. Ils se rencontrent par un hasard prévu. Tout à coup, dès les premières explications de la marquise, c'est une grande passion qui se déclare de la part d'Arthur lui-même. Il re- nonce à ses plus chers caprices pour cette adorable Mme de Penafiel , qui a été si long-temps et si indignement calomniée. Il lui sacrifie tout, ses amis et même ses chevaux. Il se fâche avec M. de Carnay, qui voulait épouser la marquise, et ne la détériorait ainsi dans le public que pour chasser les con- currens. Arthur va donc être heureux ! Mais que deviendrait la fatalité de l'expérience paternelle ?

Mille incidens surviennent, tous très bien développés par l'auteur, dans un style plein de chaleur, et racontés avec le tact d'un homme qui sait le monde. A la lin, le doute s'empare de nouveau d'Arthur, qui rompt avec Mmc de Pe- nafiel. Et là-dessus, Hélène reparaît sur le chemin du comte; mais un de ses amis, étrange original qui voyage à tous les bouts de la terre pour éviter

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l'ennui, lord Falmouth, emmène Arthur à Marseille; ils doivent s'y embar- quer ensemble vers un pays dont le jeune lord cache le nom. Le roman se clôt donc sur un secret de plus.

Toute cette première intrigue A' Arthur est vraiment filée avec un art par- ticulier. L'épisode de la marquise de Penafiel mérite surtout de réussir. Il serait à désirer seulement que le style de M. Sue perdît un peu de sa ver- bosité. L. v.

IL 'M JVC O \'S TA JV CE»

PAR M. HIPPOLYTE LUCAS.

Ils seraient bien désappointés les lecteurs qui , séduits par le titre du livre dont nous parlons, chercheraient clans l'Inconstance une de ces banales his- toires d'amour dont quelques gravelures font tous les frais, et qui se ter- minent par une scène mélodramatique. C'est autrement que M. Hippolyte Lucas a conçu. son livre. Assurément, l'amour joue dans ce livre un rôle presque obligé; car, si la mobilité du cœur se révèle par certains actes, c'est surtout, on le sait, par les actes qui ont l'amour pour mobile. Mais cepen- dant M. Hippolyte Lucas n'a pas consenti à s'enfermer dans un cercle si étroit , et il a eu raison. Son but, il nous l'apprend lui-même dans une pré- face sous forme de lettre , a été de peindre toute une classe d'hommes du temps présent, gens inconstans, ou variables, pour mieux dire, qui, man- quant de volonté et de courage, passent leur vie à oublier chaque matin ce qu'ils ont fait, ou dit, ou ambitionné la veille. Il faut bien en convenir, car cela est malheureusement vrai, la classe d'hommes que M. Hippolyte Lucas a voulu peindre existe, et ne se compose pas d'autres membres que de presque toute la jeunesse d'aujourd'hui. Oui, presque tout entière, aujourd'hui, et plus que jamais, la jeunesse est folle, dissipée, insouciante, dédaignant le passé, riant du présent, se souciant peu de l'avenir, vivant au jour le jour, pour ainsi dire, et ne songeant qu'à la réalisation immédiate d'espérances plus ou moins coupables, dût-elle changer à chaque heure de route ou de moyens. Procédant ainsi , arrive-t-elle? Hélas ! et de ceci nous avons assez d'exemples, elle arrive tout simplement au suicide; ou au dégoût, agonie prolongée. M. Hippolyte Lucas pense que cette triste condition se trou- vent les générations modernes a son origine naturelle dans l'absence de toute croyance profonde et sincère, dans l'oubli des devoirs et de la dignité per- sonnelle, dans la variété immense, et souvent illégitime, des désirs. L'idée est incontestablement très juste. Il ne faut pas douter que la foi en une idée

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quelconque pourrait seule détourner la jeunesse contemporaine des sentiers arides, et semés d'abîmes , elle s'égare depuis si long-temps. Or, quelle est la première des qualités dont la foi soit la source , si ce n'est la constance , source elle-même de force et d'énergie?

Julien , le héros de l'Inconstance , est donc , on peut le deviner à présent , un jeune homme gâté de bonne heure par le milieu dans lequel il a vécu; faible, pour n'avoir vu autour de lui que des faiblesses; ne croyant à rien, ou à bien peu de choses, pour avoir sucé le scepticisme avec le lait de sa nour- rice; manquant de ce courage qui fait que l'on persévère, pour n'avoir ren- contré que des hommes tombés de découragement et d'impuissance au milieu du chemin. Ce type trop réel une fois trouvé , M. Hippolyte Lucas a du ima- giner, on le conçoit , les aventures les plus diverses , inventer les situations les plus opposées, afin de mettre le plus possible en relief l'inconstance de son héros. C'est ainsi que Julien, dans la carrière des arts, par exemple, nous est montré demandant tour à tour des succès à la peinture, à la poé- sie, à la musique. Peut-être (sans aucun doute devrions-nous dire), s'il eut trouvé en ses propres forces la confiance nécessaire, s'il n'eût pas lâché, une fois saisie, l'une des trois branches que nous désignons. Julien serait par- venu au faîte glorieux qu'il ambitionnait d'atteindre. Loin de là, il s'est laissé abattre par les premières difficultés à vaincre , il a douté de la destinée et de lui-même; aussi, après trois tentatives il a vainement gaspillé ses forces , a-t-il vu la gloire lui échapper.

En amour, Julien n'a pas été plus heureux. Il a aimé trois femmes, qui, toutes trois, pour des raisons différentes, l'ont abandonné avant de lui ap- partenir. Ici, nous avouons franchement que nous trouvons l'auteur un peu éloigné de son idée-mère. Pour que l'idée fût logiquement suivie en effet, il faudrait que .Julien s'aliénât les cœurs de Léa, de Lydie, et de Célestine, par sa propre faute; il faudrait que l'inconstance de son humeur capricieuse et fantasque entrât pour un peu plus de moitié dans les désappointemens qui l'attendent. Au lieu de cela, nous trouvons en Julien un homme beaucoup moins à blâmer qu'à plaindre; car si l'amour des trois femmes qu'il aime tour à tour lui échappe, ce n'est point qu'il se fatigue d'aimer avant l'achè- vement de ses conquêtes, ni qu'il mérite les infidélités prématurées dont il est victime. C'est des femmes qu'il aime, au contraire, que viennent les véri- tables impossibilités. Si Léa, la chaste créature, atteinte d'une maladie de poitrine, ne mourait quelques jours trop tôt, n'est-il pas certain qu'elle de- viendrait la maîtresse du jeune homme ? Si Lydie, l'effrontée courtisane, se fait un jeu de l'amour de Julien, peut-on trouver Julien coupable? Si Célestine, femme sincèrement vertueuse, triomphe par l'éloignement de la passion que Julien lui inspire, est-ce au caractère de Julien qu'il faut s'en prendre? Non sans doute! et l'inconstance de Julien est à l'abri d'accusations de tout genre , dans les trois cas. Mais pourtant , si , dans le cours des trois aven- tures qui se nouent presque en même temps , l'inconstance du héros reste

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hors de cause, M. Hippolyte Lucas a repris sa revanche dans les scènes qui suivent la mort de Léa, et Lydie, la coquette, cherche, par fantaisie pure, à faire oublier à Julien les sermens que Léa mourante exigea de lui. C'est alors que reparait, dans tout son jour, l'humeur légère et oublieuse de Julien , et qu'il est puni cruellement par il a péché.

Après les deux épreuves par lesquelles M. Hippolyte Lucas vient de faire passer son héros, il en restait une troisième; après les déceptions amères de l'art et de l'amour restaient les déceptions de la politique, contre les- quelles Julien achève de briser son cœur. Rien n'est plus facile à comprendre que la catastrophe qui termine le livre. Arrivé tard, et fatigué déjà, à l'am- bition la plus prosaïque du monde , l'ambition de jouer un rôle dans les af- faires du genre humain; arrivé là, après avoir échoué déjà dans deux ambi- tions plus nobles et plus hautes, que reste-t-il à Julien, dès qu'il a constaté sa nouvelle impuissance? rien: ni l'espoir d'être applaudi par la foule, ni l'espoir d'être aimé par une femme; rien, si ce n'est une arme qu'il dirige lui-même contre son cœur.

Bien que nous ayons loué sans réserve ce livre, en tant qu'intention mo- ralisante, nous devons regretter qu'il ne se distingue pas par une habileté plus réelle dans le jeu des personnages et dans la disposition des scènes. Le titre même du livre, nous ne l'ignorons pas, autorisait l'éparpillement des si- tuations principales ; mais il nous semble qu'il y avait précisément une dif- ficulté sérieuse à résoudre , et nous eussions désiré que M. Hippolyte Lucas sût concilier les exigences de la psychologie avec celles que nous appelle- rons du métier. Toutefois, il ne faudrait point trop s'appesantir sur le man- que de combinaisons dramatiques que nous signalons dans l'Inconstance; car, outre que le métier, depuis quelque temps, a trop empiété, selon nous, sur la poésie , outre qu'il est utile, par conséquent, qu'une réaction en sens inverse s'opère, il faut encore rendre à l'auteur la justice de dire, que son livre est plein d'intérêt et de charme, malgré la simplicité un peu grande de l'action. Moins épisodique , le roman de AI. Hippolyte Lucas serait peut-être un livre sans taches; tel qu'il est , c'est un livre d'une moralité sévère et à la fois intéressant.

J. Cs-As.

BULLETIN.

Un électeur du 3e arrondissement a adressé au Constitutionnel une longue lettre qui est écrite, dit ce journal, sous des formes simples et tout-à-fait populaires. INous n'aurons pas de peine à lui répondre dans ces mêmes formes, qui sont toujours les nôtres, parce qu'elles s'adaptent le mieux à la vérité.

Il s'agit, dans la lettre de l'électeur du 3e arrondissement, de l'élection de M. Legentil. L'électeur en question était tombé d'accord avec quelques-uns de ses amis pour voter en faveur de M. Legentil, candidat de l'opposition. Tout à coup, il trouva ces mêmes amis assez froids sur le compte du candi- dat qu'ils avaient accepté; et comme leur position de fortune, leur probité et leur caractère ne permettaient pas au correspondant du Constitutionnel d'attribuer ce changement à d'autres motifs qu'à des motifs honorables, il ne tarda pas à reconnaître, dit-il, l'effet des manœuvres électorales employées par le ministère, et qui peuvent, selon l'électeur du 3e arrondissement, se résumer ainsi : effrayer par la crainte de la guerre et de l'anarchie, si les 213 reviennent à la chambre.

Remarquons d'abord le changement qui s'est fait depuis peu de jours dans le langage de la coalition. Les reproches de lâcheté qu'elle adressait au gou- vernement, et qui rappelaient les plus furieuses déclamations de 1831 , oni cessé presque par enchantement. On ne dit plus qu'il faut mettre le marche à la main à toutes les puissances de l'Europe , et les forcer d'obéir aux vo- lontés de la France, même si ces volontés étaient contraires aux traités signes par notre gouvernement, et par ceux qui venaient, au commencement de la session, les combattre à la tribune. Depuis que la coalition se voit forcée de comparaître devant des électeurs qui veulent la paix , la liberté, la prospé- rité commerciale et tous les avantages qui en résultent, la coalition déclare qu'elle veut aussi la paix, et que c'est son vœu le plus cher. Elle se récrie même très fort contre ceux qui l'accusent, dit-elle, de vouloir la guerre. On sait bien , disent les écrivains de l'opposition , que la coalition n'est composée

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que d'hommes pacifiques qui songent seulement à défendre la dignité du pays. M. Guizot ne peut vouloir que la paix , M. Thiers n'a jamais souhaité la guerre, et il suffit que M. Mauguin, que M. Odilon Barrot et que M. Gar- nier-Pagès soient maintenant les amis politiques et les alliés de M. Thiers et de M. Guizot, pour qu'ils aient renoncé aux projets de conquêtes et d'inva- sion, par lesquels ils voulaient consolider la révolution de juillet.

Soit. Ces messieurs ont été convertis par M. Thiers et par M. Guizot, et ils sont devenus aussi pacifiques qu'ils étaient belliqueux autrefois. Quand MM. Thiers et Guizot seront ministres, ils se laisseront docilement mener par ces deux chefs de la coalition; car le parti de la république ne s'est réuni aux doctrinaires et aux amis de M. Thiers, qui sont du centre gauche, que pour affermir, avec le plus grand désintéressement du monde, le système du juste-milieu. Tous ceux qui ont une autre opinion des projets de l'extrême gauche et de ceux des légitimistes qui figurent aussi dans la coalition, sont des calomniateurs qui veulent effrayer les électeurs par la crainte de la guerre et de l'anarchie.

Soit encore. L'opposition veut la paix, M. Thiers veut la paix, M. Guizot la veut également, et plus que personne la veulent M. Odilon Barrot, qui exigeait, il y a huit ans, que la France donnât jusqu'à son dernier homme et à son dernier écu pour faire la guerre, et M. Mauguin, qui demandait que nos armées se missent en marche pour entrer à la fois en Autriche, en Prusse et en Italie. .Mais il y a plusieurs manières de vouloir la paix. M. Thiers, qui gouverne si bien ses alliés de la droite et de la gauche, et dont M. Legentil partage les opinions, demandaitf l'an dernier l'intervention de la France en Espagne, et les journaux qui expriment sa pensée la demandent encore tous les jours. Dans la courte session qui vient d'avoir lieu, il a été démontré que M. Thiers ne voulait pas laisser évacuer les états du pape par nos soldats, même après le départ des Autrichiens, dont la présence avait seule motivé la notre dans ce pays. Enfin, il a blâmé hautement le gouvernement de n'avoir pas repoussé le traité des 24 articles, que la France a signé et garanti il y a huit ans, et par lequel la Belgique est tenue de laisser au roi de Hollande deux portions de territoire qu'elle veut garder aujourd'hui. Il s'agit donc seu- lement de s'entendre. La coalition veut la paix, nous n'en doutons pas, puis- qu'elle le dit; mais elle veut en même temps toutes sortes de choses qu'elle ne pourrait avoir qu'en faisant la guerre , comme, par exemple, l'annulation des traités. Cela est si évident, que M. Thiers disait, en 1831, que la France pourrait bien, si elle voulait, reprendre ses anciennes limites du Rhin, mais qu'il faudrait pour cela faire la guerre, et déchirer les traités de 181ô. Le gouvernement, dont M. Thiers et M. Guizot faisaient alors partie, réfléchit qu'il valait mieux observer les traités que de faire des conquêtes: car, même une fois maîtres des limites du Rhin , nous n'aurions pas eu la paix avec l'Europe, qui n'aurait plus voulu croire à notre parole, et qui nous aurait soupçonnés de vouloir aller encore plus loin. Or, pour faire ce que de- mandait la coalition, il faudrait déchirer trois traités signés avec six puis-

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sances différentes. Est-ce vouloir bien sérieusement la paix , et ceux qui craignent de voir la guerre arriver avec les 213 , avec leurs chefs doctrinaires, du centre gauche, carlistes et républicains, songent-ils à effrayer les élec- teurs, ou plutôt ne sont-ils pas un peu effrayes eux-mêmes de ce qui pourrait en résulter?

Les électeurs du arrondissement, qui refusaient de s'unir au correspon- dant du Constitutionnel pour nommer M. Legentil, lui disaient que M. Le- gentil est de la coalition, que dans la coalition se trouvent des légitimistes et des républicains, et qu'on ne peut avoir accepté le concours de ces partis sans leur avoir fait des concessions. Ces électeurs ont dit vrai, et la première des concessions qui a été faite par M. Guizot, par M. Thiers et par leurs amis, aux carlistes et aux républicains de la chambre, leur a été faite publi- quement, il n'y a pas à le nier. M. Guizot, M. Thiers et leurs amis se sont engagés hautement à donner leurs voix à ces messieurs, à charge de revan- che. Ainsi M. Thiers, M. Guizot et leurs amis voteront pour M. Garnier-Pa- gès, pour M. Berryer et pour leurs amis radicaux et légitimistes; ils assure- ront ainsi leur élection qui pouvait être contestée , et en leur donnant cette certitude , ils augmenteront la force du parti légitimiste et du parti républi- cain. JN'y eût-il de concession que celle-là, n'est-elle pas bien grande, et les honnêtes électeurs qui éprouvent quelques scrupules à voter tout comme la coalition, et à se prêter à ce mélange général de votes et d'opinions qu'elle prépare, n'ont-ils pas bien raison?

Veut-on des preuves? Lisez le Constitutionnel *du 20 de ce mois, vous verrez qu'on y soutient avec chaleur la candidature de M. de Cormenin, qui n'est pas du centre gauche assurément. Lisez le Constitutionnel du 19, vous y trouverez un long extrait du compte-rendu de M. Larabit à ses électeurs, et vous savez bien de quelle opinion est M. Larabit. Dans le Constitutionnel du même jour, vous pourrez lire que le ministère s'efforce d'empêcher la réélection de M. Michel (de Bourges) , et c'est un grand crime sans doute, de la part des ministres, que de ne pas voir avec plaisir l'élection d'un répu- blicain aussi ardent que M. Michel (de Bourges). ÎN'importe! il est de la coalition, et le Constitutionnel dit que le bon esprit des électeurs de l'arron- dissement de Niort le «assure complètement sur les indignes menées qui ont pour objet d'écarter de la dèputation cet honorable candidat, et il ajoute : Nous engageons les électeurs de cette ville à redoubler de zèle et d'énergie pour dé- jouer les intrigues du gouvernement. Lisez encore la même feuille du même jour, elle recommande aux électeurs M . Odilon Barrot , qui n'est pas du centre gauche, ainsi que M. Bethmont, candidat qui se porte dans le 8e arrondisse- ment, et qui déclare qu'il siégera à côté de M. Odilon Barrot. Ainsi, l'élec- teur du 3e' arrondissement qui écrit au Constitutionnel n'est pas vrai, quand il dit que la coalition n'est qu'un vain mot, et qu'il ne peut apercevoir rai- sonnablement de coalition dans les comités électoraux pour le centre gauche, pour la gauche, pour les doctrinaires, et même pour l'extrême gauche , tous distincts et séparés, dit-il. Au contraire, les comités travaillent et voteront

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les uns pour les autres , comme on vient de le voir. L'électeur qui correspond avec le Constitutionnel n'est pas vrai non plus, quand il dit que ces comités se bornent à préférer partout un 213 à un 221. Ce serait déjà un acte assez blâmable pour un comité de centre gauche , que de préférer, s'il y avait lieu , M. Salverte, qui est de l'extrême gauche, à M. Jacqueminot, qui est du centre gauche. A plus forte raison quand un comité du centre gauche fait tous ses efforts pour faire entrer à la chambre un député nouveau , comme serait M. Bethmont, lequel se déclare de l'opinion de M. Odilon Barrot! Est-ce que les électeurs du 3e arrondissement ont tort de trouver cette marche peu naturelle et surtout peu loyale?

L'électeur, qui veut les convertir aux idées de la coalition (car nous ne pouvons dire à ses principes ), ajoute que sous le drapeau du ministère, on trouve des légitimistes , des signataires du compte rendu et des adhérens à tous les gouvernemens. Nous ne trouvons rien de pareil dans les 221 , et quand un légitimiste, quand un signataire du compte rendu s'est rallié à un principe tel que le système du respect des traités, le système d'amnistie et de conciliation, le système de liberté et d'ordre, on ne doit voir en lui que le soutien de ces principes. Le ministère ne compte parmi ses défenseurs que des hommes qui partagent aujourd'hui son système , tandis que la coalition accueille, protège, soutient, et prend paf la main, pour les mènera la cham- bre, les doctrinaires, les républicains et les légitimistes indifféremment, pourvu qu'ils promettent de voter contre le gouvernement!

Les électeurs craignent encore, au dire du correspondant du Constitu- tionnel, que si les 213 revenaient à la chambre, le ministère de M. Thiers ne fut inévitable, et que ce ministère se trouvant bientôt débordé par l'opposi- tion de gauche, on ne tardât pas à se diriger vers le républicanisme et la guerre européenne. Entre autres craintes, ils appréhendent que ce cabinet ne veuille intervenir en Espagne, et soutenir les Belges dans leur refus de sous- crire au traité qu'ils ont signé eux-mêmes, et que la France n'a signé qu'à leur intercession.

Les électeurs ont raison. Si M. Thiers revient actuellement au ministère, il ne peut y entrer qu'avec ses alliés actuels; et ces alliés sont, d'un côté, M. Guizot et les doctrinaires, qui ne sont pas du centre gauche; de l'autre, M. Odilon Barrot et ses amis, qui en sont encore moins. Si M. Thiers entre avec M. Odilon Barrot, tout sera dit, et les craintes des électeurs seront fondées. Si, au contraire, M. Thiers entre avec M. Guizot, il sera forcé de chercher sa force et son influence dans l'appui de M. Odilon Barrot et de l'extrême gauche; autrement, l'influence de M. Guizot dominera, et les élec- teurs se seront donné un ministère doctrinaire, dont M. Thiers ne sera que l'instrument. Si M. Thiers a recours à ses alliés de l'extrême gauche, s'il quête leurs voix, il sera bien forcé de leur faire des concessions; car c'est en politique surtout qu'on ne donne rien pour rien, et alors les électeurs auront eu raison quand ils prévoyaient que ce ministère serait bientôt débordé par

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l'opposition de gauche , c'est-à-dire qu'il ne tarderait pas à marcher vers ie républicanisme.

L'électeur qui correspond avec le Constitutionnel, répond ensuite aux élec- teurs qui paraissent lui avoir parlé de projets d'ambition personnelle, qu'il ne conçoit pas qu'on renouvelle l'accusation d'ambitieux portée contre M. Thiers, après la réfutation sans réplique possible de M. Odilon Barrot. Franchement, M. Odilon Barrot qui compte, à juste titre, dominer le minis- tère de M. Thiers, si M. Thiers arrive par les efforts de la coalition, M. Bar- rot n'est pas ici une caution suffisante. Elle nous semble d'ailleurs inUlile, en ce qui nous regarde, nous autres adversaires très bienveillans de M. Thiers; car nous ne tenons pas du tout à le faire passer pour un ambitieux. Malheu- reusement , même en voyant en lui , comme nous le faisons , un homme com- plètement dévoué à ses opinions , on se sent loin d'être rassuré sur l'avenir que nous préparerait son entrée actuelle aux affaires. Plus M. Thiers tient au triomphe de ses opinions, plus il combat avec ardeur pour les faire accepter par la chambre, et plus nous devons nous alarmer, nous autres amis de la paix et de la tranquillité publique! M. Thiers n'a-t-il pas, en effet, quitté le ministère parce qu'il voulait envoyer une armée française en Espagne, et parce que ni les chambres, ni ses collègues, ni le roi, ne voulaient y con- sentir. Ainsi, M. Thiers a mieux aimé cesser d'être ministre que de ne pas in- tervenir en Espagne. Il y a un an, n'étant plus ministre, il est venu en- core renouveler à la chambre, dans un très beau discours, ses efforts en fa- veur de l'intervention , et la chambre s'est encore séparée de lui en votant contrairement à son opinion. Cette année, mêmes efforts, mêmes refus. Dans le Constitutionnel , qui est l'organe avoué de M. Thiers, il y a peu de jours, on a mis au nombre des crimes du gouvernement de n'avoir pas volé au secours de l'Espagne, comme d'avoir évacué Ancone, et de n'avoir pas dé- chiré le traité de la Belgique. Dans sa lettre à ses anciens électeurs d'Aix , M. Thiers a aussi reproché au ministère de n'avoir pas envoyé nos vaisseaux au secours de l'Espagne II n'est donc pas besoin que l'opposition de l'extrême gauche déborde le ministère futur de M. Thiers, pour qu'il s'élève des motifs de guerre. En voilà, ce nous semble, assez pour mettre le feu aux quatre coins de l'Europe, sans le secours de M. Odilon Barrot, et si M. Thiers per- siste dans les opinions qu'il a depuis deux ans, il s'acquittera très bien tout seul de la besogne.

Il paraît que les électeurs du 3e arrondissement auraient encore dit à l'é- lecteur du Constitutionnel , qu'il n'y a, en France, de ministère possible que le ministère de M. Mole ou le ministère de M. Thiers. Si les électeurs du 3e arrondissement ont dit cela, ils ont eu grand tort. D'abord, parce que si l'on veut garder la paix, le ministère de M. Thiers est, en ce moment, tout- à-fait impossible; puis, parce que M. Mole ne se donne pas pour un homme indispensable. Il y a beaucoup d'hommes en France, et même il s'en trouvait bon nombre dans la dernière chambre, qui pensent, comme M. Mole, que

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plus une puissance est forte et grande , plus elle doit donner l'exemple du respect des traités. Il ne manque pas d'hommes capables qui sont d'avis que le système de la conciliation peut être pratiqué en même temps qu'une répres- sion sérieuse, des désordres, et qui fondent leur opinion sur la paix et la pros- périté dont la France a joui depuis deux ans, c'est-à-dire depuis l'amnistie don- née par le ministère de M. Mole. Il est vrai que M. Mole est un des plus éminens et des plus dévoués à son pays parmi ces hommes-là , mais il n'est pas le seul capable de faire prévaloir ses principes. C'est pourquoi, voyant la majorité trop faible en faveur de son ministère, il s'était retiré avec ses collègues, il y a un mois. M. Mole pouvait bien abandonner le ministère , mais le roi ne pouvait pas abandonner la majorité qui soutenait les principes de 31. Mole. On chercha donc à former un ministère de majorité avec des hommes modérés comme lui; mais les cinq minorités qui forment la coalition étaient pour s'y op- poser, elles ne laissaient d'alternative que celle d e choisir dans la coalition, c'est- à-dire parmi des hommes tous plus ou moins engagés dans les idées de la guerre ou de ce qui doit y mener, et il fallut bien dissoudre la chambre pour consulter les électeurs. Si ceux-ci donnent la majorité à M. Thiers et à la coa- lition qui ne l'a pas encore eue, M. Thiers et ses amis seront ministres; mais les électeurs nous permettront de leur dire que ce ne sera pas un ministère du centre gauche, car si M. Guizot n'y domine pas M. Thiers, ce sera M. Odilon Barrot, et la France ira ou au système de l'intimidation des doctrinaires ou au système des limites du Rhin. Les électeurs sont bien les maîtres, mais ils agiront sagement en faisant de sérieuses réflexions avant d'écrire leurs bulletins.

Quant à dire que le ministère actuel n'a d'appui qu'à la cour, comme fait l'électeur qui écrit au Constitutionnel, c'est une parole un peu singulière, car le ministère s'est appuyé sur une majorité de 221 députés pensant tous de même. Avec cet appui, on n'a pas besoin de la cour; mais si par la cour on entend le roi , il n'y a pas de mal , ce nous semble , à ce que le roi appuie son ministère tant qu'il a la majorité. Ce qui serait très inconstitutionnel, ce se- rait de voir le roi appuyer une minorité de 213 députés qui pensent tout dif- féremment les uns des autres, et parmi lesquels il y a des légitimistes et des républicains. Voulez-vous donc que le roi appuie M. Gamier-Pagès et M. Ber- ryer? En vérité, nous finirons par croire que l'électeur du Constitutionnel se moque des autres électeurs.

îse dit-il pas que , ne trouvant dans le cabinet du 15 avril ni la capacité, ni l'unité , ni la force nécessaires pour faire marcher convenablement les af- faires du pays, il ne balance pas à désirer son renversement, et la rentrée au pouvoir d'un ministère qui puisse donner une solution aux intérêts maté- riels en souffrance , et rendre à la France l'attitude qu'elle doit avoir? Cette attitude, nous savons ce que c'est; tous les prétendans au ministère nous l'ont dit l'un après l'autre , dans leurs discours et dans leurs lettres , dont ils ne laissent pas chômer les électeurs; c'est la non-exécution des traités, c'est rmiE IT. FÉVRIER. supplément. 1^

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l'intervention en Espagne, c'est la guerre à l'Europe, pour donner à la Bel- gique ce qui ne lui appartient pas. Voilà une attitude qui ferait un grand bien au commerce, aux manufactures, aux cultivateurs de betteraves, aux che- mins de fer, aux canaux , et à tous les intérêts matériels ! Il y a un mois que la coalition nous menace de prendre cette attitude, et déjà tous les intérêts sont en souffrance, les affaires sont suspendues, non pas seulement en France, mais dans toute l'Europe, Ton s'inquiète et l'on remet toutes les armées sur le pied de guerre. On répond que c'est la situation de la Bel- gique qui cause tous ces préparatifs. Mais qui donc a soufflé le feu en Bel- gique, qui donc a excité les prétentions exagérées des Belges, si ce n'est la coalition , par ses discours , par ses journaux , et par ses agens qui parcourent la Belgique depuis un mois, en l'excitant à se soulever pour s'opposer à l'exé- cution du traité des 24 articles? Croyez- vous donc que la France n'aurait pas pu faire dominer en Belgique la sagesse de ses conseils , sans votre opposi- tion? Croyez-vous qu'elle n'aurait pas eu plus de force dans la conférence des cinq puissances à Londres sans cette même opposition? On a vu votre conduite dans l'affaire suisse, dans l'affaire du Mexique; on a vu que vous étiez toujours prêts à soutenir les étrangers contre le gouvernement du pays , et l'on a pensé que la France n'oserait pas s'engager dans une affaire éner- gique en présence de tant d'efforts contre elle. Il ne s'agissait pas de rompre les traités, non; mais d'amener toutes les puissances, même la Hollande, à nos désirs, en parlant haut sur d'autres points. On l'a fait, et on a obtenu de grandes modifications ; mais les résultats n'ont pas été tels qu'on l'espérait, car l'opposition parlait encore plus haut que la France, et plus haut contre la France que ne le faisaient les gouvernemens étrangers. Félicitez-vous donc encore de votre opposition et des résultats qu'elle aura pour le pays.

L'électeur du 3e arrondissement veut renverser le ministère , pour former un ministère de gauche qui puise son énergie dans l'appui d'une forte majo- rité. Si ce futur ministère veut la paix , son énergie le servira moins que la modération; quant à la majorité qu'il cherche, s'il la prend dans les élémens de la coalition , c'est une majorité pour la guerre qu'il formera. Une majorité pour la paix ne se trouvera que dans les rangs des 221. Mais les chefs de la coalition viendront-ils mendier l'appui des 221, après les avoir formellement écartés des élections? Les 22t l'accorderont, sans doute, mais en imposant leurs principes , car la majorité de la dernière chambre était une véritable majorité de principes, et alors que sera le cabinet nouveau ? La reproduction lidèle du cabinet actuel , et une administration forcée d'agir tout-à-fait comme celle qu'on blâme aujourd'hui. Il n'y aura qu'un changement de per- sonnes; mais au lieu d'hommes unis, intacts, réputés pour des gens fidèles aux traités, et des partisans invariables de l'ordre et de la paix du pays, on aura un cabinet divisé et entamé d'avance par les actes actuels de ceux qui le composeront , comme par leurs alliances et leurs fréquentations.

Nous venons de voir que l'électeur du 3e arrondissement veut, à toute

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force, renverser le ministère. Il a hâte sans doute, car, dans son empresse- ment, il ne se donne guère le loisir de choisir ses raisons, et il en vient jus- qu'à dire que le cabinet du 15 avril nous menace de l'absolutisme. Le cabinet actuel, le ministère de l'amnistie, absolutiste! A-t-il jamais violé une loi? A-t-il jamais hanté, comme vous, les légitimistes ? les a-t-il désirés à la cham- bre autrement que ralliés au gouvernement? tandis que vous, plus ils lui sont hostiles, plus ils vous conviennent. Un de vos journaux n'annonçait-il pas hier avec joie la candidature du baron d'Haussez? M. d'Haussez est un légi- timiste; et si on lui oppose un des 221, la coalition, d'après son pacte, doit soutenir M. d'Haussez. M. Thiers, M. Guizot, et tous les amis des ex-mi- nistres du gouvernement de juillet, voteront donc pour M. d'Haussez, ex-mi- nistre de Charles X, et l'un des signataires des ordonnances de juillet! Et l'élec- teur du 3,; arrondissement vient après cela nous dire, de l'air le plus innocent du monde, que la coalition n'est qu'un vain nom!

L'absolutisme n'a plus rien à faire en France. C'est bien l'absolutisme qui n'est qu'un vain mot! Il n'y a, avec les légitimistes, que les républi- cains qui rêvent la dictature. Les plus modérés la veulent et la rêvent avec un premier consul; les plus exaltés, avec une convention nationale. Mais qui soutient les républicains aujourd'hui, si ce n'est la coalition? Encore hier, dans les feuilles libérales, l'on annonçait avec complaisance la can- didature de M. d'Haussez, on recommandait aux électeurs M. Guichard, mem- bre de la société des Droits de l'Homme, citoyen honorable, il est vrai , mais ardent et absolu dans ses principes. Si jamais l'absolutisme prend racine dans le gouvernement, qui donc lui aura ouvert les portes, s'il vous plaît?

Les électeurs du 3e arrondissement seront, sans doute, encore moins satis- faits des explications de l'électeur du Constitutionnel en ce qui concerne les affaires extérieures. C'est, selon lui , le cabinet actuel qui est cause de tout ce qui se passe aujourd'hui, et la guerre est plus inévitable avec l'administration du 15 avril qu'avec un autre ministère, attendu qu'on évite ce fléau avec de l'énergie et de la dignité. Nous avons vu en quoi consiste l'énergie de la coali- tion. Elle a divers degrés. L'énergie de M. Thiers consiste à attaquer les trai- tés en ce qui est de la Belgique et d'Ancône , l'énergie de M. Odilon Barrot à étendre la France jusqu'au Rhin, bon gré mal gré, et l'énergie de M. Mauguin a nous mettre en campagne contre toute l'Europe. Cependant , à entendre la coalition, nous aurons la guerre, si nous ne mettons les destinées de la France- dans ses mains; car la situation actuelle est l'ouvrage du ministère, et elle seule peut y remédier. C'est le ministère qui a excité la Belgique à renier les traités; c'est le ministère qui prolonge à plaisir la guerre civile en Espagne, tandis que la coalition en eut fini de tout cela! On ne pouvait intervenir en Espagne sans le consentement de l'Angleterre. Le traité fait entre les quatre puissances le voulait ainsi; n'importe, on eût intervenu en Espagne, et nous y serions à cette heure avec 100,000 hommes. Ces 100,000 hommes, engagés dans les montagnes de la Navarre et dans tous les défilés de la Péninsule,

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eussent, sans nul doute, augmenté notre influence du côté du Rhin. Aussi n'eussions-nous pas manqué de profiter de cette circonstance pour déclarer aux quatre grandes puissances que nous leur donnions le choix de nous laisser déchirer le traité des 24 articles, signé par nous, ou d'avoir la guerre avec la France ! L'Espagne ne serait pas pacifiée par notre présence, à moins de lui garantir de nouveaux emprunts et sans des frais d'occupation énormes. N'importe encore, nous eussions fait la conversion des rentes, et en même temps on eût renforcé la garnison d'Ancône, malgré la retraite des Autri- chiens! Voilà le système extérieur de l'électeur du 3e arrondissement , qui dit que si l'on fût intervenu en Espagne en 183G, ce serait un pays pacifié main- tenant , et qu'avec plus de fermeté on eût arrangé les affaires de la Belgique, c'est-à-dire gardé pour elle le Limbourg , qui appartient à la Hollande !

L'électeur du 3e arrondissement conclut en disant qu'il y avait plus de ca- pacité dans les 213 que dans les 22t. Nous voici revenus aux distinctions de qualité et de quantité que faisait M. Thiers; mais il ajoute que les 213 offrent plus de garantie d'indépendance et d'intérêt direct à la tranquillité générale, que les 221 se trouvent des députés fonctionnaires amovibles et disposés naturellement à soutenir le pouvoir. En vérité, c'est pousser trop loin les choses. La coalition soutient que les fonctionnaires doivent et peuvent garder leur indépendance, qu'il leur est permis de convoquer des assemblées de l'opposition chez eux, d'être membres de comités électoraux destinés à sur- veiller le gouvernement, et elle compte sur les fonctionnaires amovibles qui changeront naturellement d'opinion pour l'appuyer quand elle viendra au pouvoir! N'est-ce pas leur dire doucereusement que l'on compte bien les destituer s'ils agissent autrement; et cependant, l'opposition en masse a crié à la persécution quand on a destitué M. Persil!

« Ces observations, dit en terminant sa lettre l'électeur du 3e arrondisse- ment, ébranlèrent fortement nos amis, et je les quittai avec la promesse qu'ils me firent de donner leurs voix au candidat indépendant. » Voilà, il faut en convenir, des amis peu difficiles en fait d'observations, et l'on a bien raison de dire que la véritable amitié est indulgente; mais le Constitutionnel fera bien de ne compter que sur les suffrages de ses seuls amis intimes, tant qu'il n'aura pas des raisonnemens plus sérieux à offrir aux électeurs dans le 3e ar- rondissement comme dans tous les autres.

Remarquons , toutefois , nous autres électeurs , qui nous bornons modes- tement à répondre aux électeurs publicistes, que les élections qui se préparent ont fait faire un grand progrès à l'opposition. Elle parlait assez ouvertement de guerre à l'ouverture de la session : maintenant elle déclare chaque jour vouloir la paix, à des conditions à peu près impossibles, il est vrai ; mais c'est déjà beaucoup que l'attitude des électeurs la force de prendre un langage plus modéré et plus raisonnable. Si les élections étaient, comme nous l'es- pérons, favorables au système du gouvernement, il y aurait espoir de con- vertir, non pas le parti de la propagande , mais celui de l'intervention; non

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pas M. Mauguin, mais M. Thiers; et ce serait déjà un très bon résultat des élections.

Pour M. Guizot , il déserte sans façon la majorité de la commission de l'adresse , et il prend les devans dans l'esprit de ses électeurs par une lettre qu'il vient d'adresser au maire de Lisieux. Si les électeurs continuent à se montrer aussi sages et aussi modérés qu'ils le sont , on verra bientôt la coali- tion s'enfuira toutes jambes du champ de bataille, et n'y laisser que les vieux champions de l'Europe qui siègent à l'extrémité des bancs de gauche de la chambre !

Un mot sur cette dernière lettre de M. Guizot ne sera pas de trop.

M. Guizot déclare que , quant à lui , il est pour le système de la paix, ^ous ne nous en étonnons pas, quoique le discours de M. le duc de Broglie à la chambre des pairs ait pu faire croire que le parti figure le noble pair s'é- tait laissé entraîner à la politique du centre gauche de la coalition. Aujour- d'hui toute la coalition veut la paix; mais elle veut en même temps tout ce qui amènerait la guerre. M. Guizot précise-t-il au moins ses vues? Dans sa lettre, elles restent très vagues, et il est difficile de démêler s'il est pour ou contre les traités. Tout se résume en accusations contre le mi- nistère. En Suisse, d'où il a fait renvoyer M. Louis Bonaparte, il est resté, selon M. Guizot, à la merci de ce jeune homme et des radicaux de Thurgo- vie. En Belgique , les passions révolutionnaires ont été mises en mouvement par la faute du ministère. Son tort est de n'avoir pas fait exécuter depuis long-temps le traité des 24 articles, au lieu de passer six mois à négocier en faveur des Belges, pour leur obtenir, comme il l'a fait, une réduction de 3,400,000 florins par an. On voit que M. Guizot est loin d'être de l'avis de M. Thiers, qui est opposé à l'exécution du traité, et voilà pourtant l'unité et l'accord des hommes les plus rapprochés l'un de l'autre dans la coalition ! Enfin, au Mexique, nous avons eu un succès qui n'a rien fini, parce que le cabinet n'a pas su engager dans notre cause les grandes nations commer- çantes. En un mot, partout le ministère a eu tort et a pitoyablement agi.

Voyons si M. Guizot a raison.

Comment opéraient M. Guizot, M. le duc de Broglie et le ministère du 11 octobre? Ils ne faisaient pas une démarche sans suivre pas à pas l'An- gleterre, et sans prendre son consentement. Pour ne parler que de la Bel- gique , dès le mois d'août M. Guizot voulait qu'on cédât aux demandes de la conférence, et qu'on fit exécuter le traité des 24 articles. Le cabinet du 15 avril a agi tout différemment. Il a discuté long-temps d'abord pour obtenir des changemens favorables à la Belgique , sous le rapport du terri- toire; il a combattu plusieurs fois l'Angleterre sur cette question, et n'a cédé qu'à la majorité. C'est alors qu'il a insisté sur la question de la dette, et qu'il a obtenu, par six mois d'efforts sur sa seule insistance, une diminution de 66 millions de florins de capital , ou d'une rente de 3,400,000 flo- rins (125 millions de francs). Plus tard il tentait à La Haye une négocia- tion pour opérer un rachat amiable du Luxembourg et du Limbourg par la

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Belgique, et ce n'est qu'après avoir vu l'impossibilité de réussir, qu'il a signé le procès-verbal de la conférence , et donné libre cours à un traité que la France avait garanti depuis plusieurs années. Est-ce une triste attitude? Est-ce avoir abandonné la Belgique ? Est-ce fléchir devant les puissances étrangères, et M. Guizot est-il bien en droit d'adresser de pareilles imputations à M. Mole? M. Guizot, qui a tant participé à l'adoption du traité des 25 millions payés aux États-Unis, quand M. Mole avait refusé, en 1830, d'en accorder 15, que demandait seulement le gouvernement américain , et se faisait fort de le faire accéder à une indemnité de 12 millions! Encore le ministère dont M. Guizot faisait partie ne termina-t-il qu'en recourant à l'intervention de l'Angleterre. M. Guizot blâme notre attitude au Mexique. M. Guizot veut-il qu'on lui explique la politique du ministère du 15 avril au Mexique? La voici. M. Mole a refusé deux fois la médiation anglaise , qui lui fut offerte à deux reprises différentes, parce que, disait-il, il était nécessaire que les républiques de l'Amérique du sud sussent auparavant ce que sont les armes de la France. Elles le savent maintenant. La partie commerçante de l'Angleterre, loin de blâmer la France, s'est réjouie de la voir se disposer à réprimer le brigandage et la mauvaise foi des Mexicains, et dans les comptoirs de la Cité, dans les tavernes de Londres, des milliers de toasts ont été portés au succès de notre expédition. A la Vera-Cruz, le consul anglais nous a secondés, ainsi que le chargé d'affaires à Mexico. Aux Etats-Unis et à la Tsouvelle-Orléans surtout, le commerce a donné des fêtes en l'honneur de nos marins, et maintenant l'Angleterre offre de nouveau sa médiation qu'on peut accepter, car le Mexi- que sait aujourd'hui ce que peut la France. Tout fait espérer que cette mé- diation sera heureuse, et que dans les affaires du Mexique, quoi qu'en dise M. Guizot, l'accord de la France et de l'Angleterre éclatera à tous les yeux. Il y a deux partis à prendre : rester maîtres de la Vera-Cruz et accepter la médiation de notre alliée l'Angleterre, ou envoyer 20,000 hommes à la con- quête de Mexico, à travers les montagnes, les gorges et les ravins. Ce que nous avons fait à Constantine, nous pouvons le faire dans le Nouveau-Monde; mais M. Guizot est-il d'avis de se jeter dans une semblable entreprise pour protéger le commerce de détail de nos nationaux, qui ne gagnera pas de long- temps à cette guerre? L'honneur est sauf, et nos troupes sont prêtes à tra- verser les mers s'il le faut-, mais le faudra-t-il ? C'est ce que nous ne pensons pas; et si M. Guizot devient ministre, nous doutons tort qu'il précipite une telle résolution. Voilà pourtant les plus grands griefs de M. Guizot dans sa lettre au maire de Lisieux , et c'est sur de tels argumens qu'un homme d'état vient accuser un ministère de légèreté et d'imprévoyance! Un jour, quand M. Guizot et ses amis seront ministres, ils regretteront amèrement d'avoir introduit un tel langage et de tels procédés dans la discussion poIit;;ue, et d'avoir oublié tous les égards qu'on se doit dans une certaine sphère. C'est appeler sur soi des jugemens bien sévères, que de juger avec tant de partia- lité et de rigueur des actes qu'on ne s'est pas donné la peine d'apprécier sérieusement.

REVUE DE PARIS. 283

-Les deux nouvelles œuvres de George Sand , qui viennent de paraître (1), révèlent le talent du célèbre romancier sous deux aspects bien différens. L' Us- coque est un récit plein de mouvement et de terreur qui ne laisse jamais l'é- motion s'apaiser, ni la curiosité se ralentir. Tous les personnages de ce drame sont animés d'une vie profondément humaine, et l'intérêt qu'ils excitent re- pose, avant tout, sur l'analyse savante des caractères et des passions. L'in- térêt de Spiridion repose, au contraire, sur le développement d'une donnée philosophique interprétée par la fantaisie. La profonde émotion que la lecture de Spiridion communique, a sa source dans l'esprit plus que dans le cœur. Bien que louer le style de George Sand soit presque une tache superflue, nous ajouterons que la grandeur et la richesse du langage sont des qualités communes à ces deux conceptions , comme à toutes celles de l'auteur de Lèlia.

L'éditeur Charpentier vient d'entreprendre une réimpression d'ou- vrages choisis, qui nous paraît destinée à un grand succès. Grâce au format nouveau qu'il a adopté, tous les ouvrages qu'il réimprime, et qui com- posaient deux, trois, et même quatre volumes dans les éditions précé- dentes, n'en forment plus qu'un seul dans sa collection. Des notices biogra- phiques , des appréciations littéraires dues à nos critiques les plus distingués, tels que MM. Sainte-Beuve , Gustave Planche , accompagnent ces réimpres- sions. L'éditeur est parvenu, en outre, à réduire assez le prix de ses publi- cations pour tuer la contrefaçon belge. Chacun de ces ouvrages, véritables éditions de luxe , ne coûte en effet que 3 francs 50 cent. Les encouragemens ne sauraient manquer à une telle entreprise , qui est conçue dans l'intérêt de tous les amis de notre littérature. Les œuvres du comte Xavier de Maistre, la Corinne de Mme de Staël, Manon Lescaut, des ouvrages choisis de M. de Balzac, la Plnjsiologie du Goût, de Brillât-Savarin, composent les premiers volumes de cette collection.

Le public doit ses encouragemens à une entreprise conçue dans l'intérêt des études, et poursuivie avec un zèle digne d'éloges. Un jeune professeur, M. Paul Buessard, s'occupe de publier un traité complet d'enseignement, toutes les difficultés que présente l'étude de l'histoire, de la grammaire, des mathématiques , sont résolues ou aplanies , grâce à des procédés neufs et in- génieux. Plusieurs volumes de l'ouvrage de M. Buessard ont déjà paru , et la méthode que l'auteur y expose a été soumise a des juges éclairés qui lui ont accordé la plus flatteuse approbation.

(1) 2 vol. in-8°, rue des Beaux-Arts, 40.

Fv BONNMBE.

TABLE DES MATIERES

CONTENUES DANS LE DEUXIÈME VOLUME

( me SKBIK

DE LA REVUE DE PARIS,

Un Pèlerinage à Port-Royal, par M. A. Delatour 5

Le Dernier Duc de Guise , deuxième partie , par M. Paul de Musset. 19 Prédicateurs grotesques du seizième siècle. IL Par M. Ch. La- bitte 47

Bulletin 62

Théâtres . 68

Lettres sur Blunich, par M. H. Fortoul 73

Le Dernier Duc de Guise, dernière partie, par M. Paul de Musset. lût

Critique littéraire 132

Bulletin 138

Les Corbeaux, première partie, par M'"° Charles Reybaud. . . 140

Saint-Lazare et la Salpétrière. I. Saint-Lazare, par M. A. Fremy. 176

Critique littéraire t 192

Bulletin 201

Théâtres. 211

Les Corbeaux, dernière partie, par Mmo Charles Reybaud. ... 213 Les Bois du Nivernais et les Forêts de la Norwége, par M. A. de

Sainte-Marie 236

Saint-Lazare et la Salpétrière. —II. La Salpétrière, par M. A. Fremy. 247

Poésie. A une jeune fdle poète , par M. Alphonse de Lamartine. 260

Critique littéraire 265

Bulletin 272