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REVUE
DE PARIS.
ÉDITION AIGJIENTÉE
DES PRINCIPAUX ARTICLES DE L REVUE DES DEUX MONDES.
TOME IV.
AVRIL 1855.
6ru^eUe6 ,
H. DUMONT, LIBRAIRE-ÉDIT'EUR;
1835.
ANDRÉ.
(sriTB. )
IX.
Mais \:\ Providence voulait consoler André , et le hasard peut- être voulait faire échouer les résolutions de Geneviève. Un matin elle se laissa tenter par le lever du soleil et par le chant des alouettes , et alla chercher des iris dans les Prés-Girault ; elle ne savait pas qu'André l'y avait vue un certain jour qui avait marqué dans sa vie comme nne solennité, et qui avait décidé de tout son avenir. Elle scHattait d'avoir trouvé là un refuge contre tous les regards, un asile contre toutes les poursuites. Elle y arriva joyeuse et s'assit au bord de l'eau en chantant. Mais aus- sitôt des pas firent crier le sable derrière elle. Elle se retourna et vit André.
Un cri lui écliappa , un cri imprudent quil'eùt perdue si André eût été un homme plus habile. Mais le bon et crédule enfant n'y vit rien que de désobligeant , et lui dit d'un air abattu : Ne crai- gnez rien, mademoiselle; si ma présence vous importune, je me retire. Croyez que le hasard seul m'a conduit ici ; je n'avais pas l'espoir de vous y rencontrer , et je n'aurai pas l'audace de déranger voire i)romenade...
La pâleur d'André , son air triste et doux , son regard plein de reproche et pourtant de résignation , produisirent un effet magnétique sur la faii)le Geneviève. — Non , monsieur , lui dit- elle, vous ne me dérangez pas, et je suis Ijien aise de trouver l'oc casion de vous remercier de vos crdiiors... Ils m'intéressent bcau-
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coup , et tous les jours... Geneviève se troubla et ne put achever, car elle mentait et s'en faisait un grave reproche. André, un peu rassuré, lui fit quelques questions sur ses lectures. Elle les éluda en lui demandant le nom d'une jolie fleurette bleue qui croissait comme un tapis étendu sur l'eau. — C'est, répondit André , le bécabunga , qu'il faut se garder de confondre avec le cresson, quoiqu'il croisse pêle-mêle avec lui. — En parlant ainsi, il se mit dans l'eau jusqu'à mi-jambes pour cueillir la fleur que Gene- viève avait regardée , il s'y fût mis jusqu'au cou , si elle avait eu envie de la feuille sèche qu'emportait le courant un peu plus loin. II parlait si bien sur la botanique, qu'elle ne put y résister. Au bout d'un quart d'heure , ils étaient assis tous deux sur le gazon. André jonchait le tablier de Geneviève de fleurs effeuil- lées dont il lui démontrait l'organisation. Ellerécoulait en fixant sur lui ses grands yeux attentifs et mélancoliques. André était parfois comme fasciné et perdait tout-à-fait le fil de son discours. Alors il se sauvait par une digression sur quelque autre partie des science naturelles , et Geneviève, toujours avide de s'élan- cer dans les régions inconnues, le questionnait avec vivacité. André voulut , pour lui rendre ses dissertations plus claires , remonter au principe des choses, lui expliquer la forme de la terre, la différence des climats , l'influence de l'atmosphère sur la végétation , les diverses régions où les végétaux peuvent vivre , depuis le pin des sommets glacés du nord , jusqu'au bananier des Indes brûlantes. Mais ce cours de géographie botanique effrayait l'imagination de Geneviève.
— Oh ! mon Dieu ! s'écria-t-elle à plusieurs reprises , la terre est donc bien grande?
— Voulez-vous en prendre une idée ? lui dit André ; je vous apporterai demain un atlas ; vous apprendrez la géographie et la botanique en même temps.
— Oui , oui , je le veux ! dit vivement Geneviève ; et puis elle songea à ses résolutions , hésita , voulut se rétracter et céda encore , moitié au chagrin d'André , moitié à l'envie de voir s'entr'ouvrir les feuillets mystérieux du livre de la science.
Elle revint donc le lendemain, non sans avoir livré un rude combat à sa conscience ; mais cette fois la leçon fut si intéres- sante ! Le dessin de ces mers qui enveloppent la terre , le cours de ces fleuves immenses, la liauteur de ces plateaux d'où les
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eaux s'épanchent dans les plaines ,1a configuration de ces terres éciiancrées , entassées, disjointes, rattachées par des isthmes , séparées par îles détroits , ces grands lacs , ces forêts incultes , ces terres nouvelles aperçues par des voyageurs, perdues pendant des siècles et soudainement retrouvées , toute celte magie de l'im- mensité jeta Geneviève dans une autre existence. Elle revintaux Prés-GirauU tous les jours suivans, et souvent le soleil com- mençait à baisser quand elle songeait à s'arracher à l'attrait de l'étude. André goûtait un bonheur ineffable à réaliser son rêve, et à verser , dans celle anie intelligente , les trésors que la sienne avait recelés jusque-là sans en connaître le prix. Son amour croissait de jour en jour avec les facultés de Geneviève. Il était fier de l'élever jusqu'à lui, et d'être à la fois le créateur et l'amant de son Eve.
Leurs matinées étaient délicieuses. Libres et seuls dans une prairie charmante, tantôt ils causaient, assis sous les saules delà rivière, tantôt ils se promenaient le long des sentiers bordés d'au- bépines. Tout en devisant sur les mondes inconnus, ils regar- daient de temps en temps autour d'eux, et se regardant aussi l'un l'aulre, ils s'éveillaient des magnifiques voyages de leur imagi- nation , pour se retrouver dans une oasis paisible, au milieu des tleurs, et le bras enlacé l'un à l'autre. Quand la matinée étaitun peu avancée , André tirait de sa gibecière un pain blanc et des fruits , ou bien il allait acheter unejatle de crème dans quelque chaumière des environs , et il déjeunait sur l'herbe avec Gene- viève. Celle vie pastorale établit promptement entre eux une intimité fraternelle; et leurs plus beaux jours s'écoulèrent sans que le mot d'amour fût prononcé entre eux, et sans que Gene- viève songeât que ce sentiment pouvait entrer dans son cœur avec l'amitié.
Mais les pluies du mois de mai, toujours abondantes dans ce pays-là, vinrent suspendre leurs rendez-vous innocens.
Unesemaine s'écoula sans que Geneviève piU hasarder sa mince chaussure dans les près humides. Andrén'y puttenir. II arrivaun matin chez elle avec ses livres. Ellevoulutle renvoyer. Il pleura; et refermant son atlas , il allaitsortir : Geneviève l'arrêta , et heu- reuse de le consoler , heureuse en même temps de ne pas voir enlever ce cher atlas de sa chambre, elle lui donna une chaise auprès d'elle et repritles leçons du Pré-Giraull. Le jeune profes-
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aeup,îi mesure qu'il se voyait compris, se livrait à son exaltation naturelle et devenait éloquent.
Pendant deux mois, il vint tous les jours passer plusieurs heu- res avec son écolière. Elle travaillait tandis qu'il parlait , et de temps en temps , elle laissait tomber , sur la table, une tulipe ou une renoncule à demi faite, pour suivre de l'œil les démonstrations que son maître traçait sur le papier ; elle l'interrompait aussi de temps en temps pour lui demander son avis sur la découpure d'une feuille ou sur l'altitude d'une tige: mais l'intérêt qu'elle mettait à écouter les autres leçons l'emportant de beaucoup sur celui-là, elle négligea un peu son art, contenta moins ses prati- ques par son exactitude , et vit le nombre des acheteuses dimi- nuer autour de ses cartons. Elle était lancée sur une mer enchan- tée et ne s'apercevait pas des dangers de la route. Chaque jour, elle trouvait, dans le développement de son esprit , une jouissance enthousiaste qui transformait entièrement son caractère , et de- vant laquelle sa prudence timide s'était envolée , comme les terreurs de l'enfance devant la lumière de la raison. Cependant elle devait être bientôt forcée de voir lesécueilsau milieu desquels elle s'était engagée.
jliio Marteau se maria ; et If surlendemain de ses noces , lors- que les voisins etles parens lurent rentrés chez eux satisfaits et malades, elle invita ses amies d'enfance avenir dîner sur l'herbe, à une métairie qui lui avait servi de dot , et qui était située au- près de la ville. Ces jeunes personnes faisaient toutes partie de la meilleure bourgeoisie de la province ; néanmoins Geneviève y fut invitée. Ce n'était pas la première fois que ses manières dis- tinguées et saconduite irréprochable lui vàlaienlcette préférence. Déjà plusieurs familles honorables l'avaient appelée à leurs réu- nions intimes, non pascomme ses compagnes, à titre d'ouvrière en journée,mais en raison de l'estime et de l'affection qu'elle inspirait. Toute la sévère étiquette derrière laquelle se retranchela société bourgeoise aux jours de gala pour se venger des mesquineries for- cées de sa vie ordinaire , s'était depuis long-temps effacée devant le mérite inco n testé de la jeune fleuriste : elle n'était regar- dée précisément ni comme une demoiselle, ni comme une ouvriè- re; le nom intact et pur de Geneviève répondait à toute objection à cet égard. Geneviève n'appartenait à aucune classe , et avait accès dans toutes.
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Mais cette fîloire , acquise au prix de toute une vie de vertu , celle position brillante où jamais aucune fille de sa condi- Uon n'avait osé aspirer, Geneviève l'avait perdue à son insu: elle était devenue savante , mais elle ignorait encore à quel prix.
JustineMarleau , aimable et bonne fille, étrangère aux caquets de la ville , lui fit le même accueil qu'à l'ordinaire : mais les au- tres jeunes personnes , au lieu de l'entourer, comme elles fai- saient toujours , pour l'accabler de questions sur la mode nouvelle et de demandes pour leur toilette, laissèrent un grand espace entre elles el la place où Geneviève s'était assise. Elle ne s'en aperçut pas d'abord ; mais le soin que prit Justine de venir se placer auprès d'elle lui fit remarquer l'abandon et l'espèce de mépris que les autres affectaient de lui témoigner. Geneviève était d'une nature si peu violente , qu'elle n'éprouva d'abord que de l'étonnement; aucun sentiment d'indignation ni même de douleur ne s'éveilla en elle. Mais lorsque le repas fut fini , plu- sieurs demoiselles , qui semblaient n'attendre que le moment de fuir une si mauvaise compagnie , demandèrent leurs bonnes et se retirèrent ; les autres se divisèrent par groupes et se disper- sèrent dans le jardin , en évitant avec soin d'approcher de la réprouvée. En vain Justine s'efforça d'en rallier quelques-unes; elles s'enfuirent, ousetinrentun instant près d'elle dans une al- titude siallièreet avec un silence si glacial , que Geneviève com- prit son arrêt. Pouréviter d'affliger la bonne Justine , elle feignit de ne pas s'en affecter elle-même , et se retira sous prétexte d'un travail qu'elle avait à terminer. A peine était-elle seule et commençait-elle à réfléchir à sa situation , qu'elle entendit frapper à sa porte, et qu'elle vit entrer Henriette, avec un visage composé et une espèce de toilette (jui annonçait une in- tention cérémonieuse et solennelle dans sa visite. Geneviève était fort pâle, et même l'émotion qu'elle venait d'éprouver lui causait des suffocations : elle fut très contrariée de ne pouvoir être seule , et , de son côté , elle se composa un visage aussi calme que possible ; mais Henriette était résolue à ne tenir aucun compte de ses efforts , et , après l'avoir embrassée avec une affectation de tendresse inusitée, elle la regarda en face d'un air triste, en lui disant: — Eh bien?
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— EIi Inen , quoi ? dit Geneviève , à qui la fierté donna la force de sourire.
— Te voilà revenue ? reprit Henriette du même ton de condo- léane.
— Revenue de quoi? Que veux-tu dire?
— On dit qu'elles se sont conduites indignement.... Ah ! c'est une horreur! Mais, va, sois tranquille, nous te vengerons: nous savons aussi bien des choses que nous dirons , et les plus bégueules auront leur paquet,
— Doucement ! doucement! dit Geneviève; je ne te demande vengeance contre personne , et je ne me crois pas offensée.
— Ah ! dit Henriette avec un mouvement de satisfaction mé- chante que son amitié pour Geneviève ne put lui faire réprimer, il est bien inutile de m'en faire un secret; je sais tout ce qui s'est passé: il y a assez long-temps que j'entends comploter l'af- front qui t'a été fait. Ces belles demoiselles necherchaientqu'une occasion , et lu as été au-devant de leur méchanceté avec bien de la complaisance. Voilà ce que c'est, Geneviève, que de vouloir sortir de son état ! Si tu n'avais jamais fréquenté que tes pareil- les , cela ne te serait pas arrivé : non , non , ce n'est pas parmi nous que tu aurais été insultée; car nous savons toutes ce que c'est que d'avoir une faiblesse , et nous sommes indulgentes les unes pour les autres. Le grand crime , en effet , que d'avoir un amant! et toutes ces princesses-là en ont bien deux ou trois! Nous leur dirons leur fait. Laisse-les faire, nous aurons notre tour.
Geneviève se sentit si offensée de ces consolations, qu'elle faillit se trouver mal. Elle s'assit toute tremblante , et ses lèvres devinrent aussi pâles que ses joues.
— Il ne faut pas te désoler , ma pauvre enfant , lui dit Henriette avec toute la sincérité de son indiscrète amitié ; le mal n'est pas sans remède: le mariage arrange tout, et tu vaux bien ce petit marquis. Seulement, ma chère, il faudrait de la prudence: tu en avais tant autrefois! Comment as-tu fait pour la perdre si vite?
— Laissez-moi, Henriette , dit Geneviève en lui serrant la main. Je crois que vous avez de bonnes intentions , mais vous me faites beaucoup de mal. Nous reparlerons de tout ceci; mais pour le moment je serais bien aise de me mettre au lit. Je suis un peu malade.
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— Eh bien! eh bien! je vaist'aider! Comment ! je le quitterais dans un pareil moment ! non pas certes ! Va , G(^nevi(^ve , tu ap- prendras îi connaître tes vraies amies , tu as trop compté sur les demoiselles à grande éducation. Les livres ne rendent pas meil- leur, sois en srtre. On n\ii)prend pas à avoir bon cœur; cela vient tout seul, et il n'y a pas besoin d'avoir étudié pour valoir quelque chose. Veux-tu quejebassine ton lit? quelle tisane veux- tu boire?
— Rien , rien , Henriette ; tu es une bonne fille , mais je ne veux rien.
— Il faut cependant te soigner! Veux-tu te laisser surmonter par le chagrin? Pauvre Geneviève, elles ont donc été bien insolentes, ces bégueules ! Qu'est-ce qu'on t'a dit? raconte-moi tout: cela te soulagera.
— ,Ie n'ai vraiment rien à raconter ; on ne m'a rien dit de désobligeant, et je ne me plains de personne.
— En ce cas , (u es bien bonne , Geneviève , ou tu ne te doutes guère du mal qu'on te fait. Si tu savais comme on te déchire ! quelle haine on a pour toi!
— De la haine ? de la haine contre moi ? Eh pourquoi , au nom du ciel ?
— Parce qu'on est enchanté de trouver l'occasion de te rabais- ser. Tu excitais tant de jalousie, dans le temps où on disait: Geneviève jiremière et dernière , Genevièiie sans reproche , Geneviève sans pareille! Ah l que d'ennemies tu avais déjà! mais elles n'osaient riendire. Qu'auraient-elles dit ? Aujourd liui. elles ont leur revanche. Geneviève par-ci, Geneviève par-là ! 11 n'y a pas de filles perdues qu'on n'excuse pour avoir le plaisir de te mettre au-dessous d'elles. Ah ! cela devait arriver. Tu étais montée si haut! A présent on ne te laisse pas descendre à moi- tié. On te roule en bas sous les pieds. Et pourquoi ? lu es peut- être aussi sage que par le passé, mais on ne veut |)!usle cioire, on est si content d'avoir une raison à donner ! C'est une infa- mie, la manière dont on te traite. Les hommes sont peut-être encore plus déchaînés contre toi que les femmes. C'est incroya- ble! Ordinairement les hommes nous défendent un peu pour- tant. Eh bien ! ils sont tous tes ennemis. Us disent que ce n'était pas la peine de faire tant la dédaigneuse pour écouter ce pelit monsieur , parce qu'il est noble et qu'il parle latin, ,1'ai beau
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leur dire qu'il te fait la cour dans de bonnes intentions, qu'il, l'6- pousera. Ah bah! ils secouent la tête en disant que les marquis n'épousent pas les grisettcs; car après tout , disent-ils , Geneviève la savante est une grisctte comme les autres. Son père était ménétrier , et sa mère faisait des gants ; sa tante allait chea l«s bourgeois raccommoder les vieilles dentelles, et sa belle- sœur est encore repasseuse de fin A la journée
— Tout cela n'est pas bien méchant, dit Geneviève: je ne vois pas en quoi j'en puis être blessée ; après tout , qu'importe à ces messieurs que je me marie avec un marquis ou que je reste Geneviève la lleuiiste? Si les visites de M. de Morand me font du tort , qui donc a le droit de s'en plaindre? Quel motif de res- sentiment peut-on avoir contre moi? A qui ai-je jamais fait du mal?
— Ah! ma pauvre Geneviève ! c'est bien à cause décela. C'est qu'on sait que tu es bonne, et qu'on ne te craint pas. On n'oserait pas m'insulter comme on l'a insultée aujourd'hui. On sait bien que j'ai bec et ongles pour me défendre, et on ne se risquerait pas à jeter de trop grosses pierres dans mon jardin ; tandis qu'on en jette dans tes fenêtres, et qu'un de ces jours on le lapidera dans les rues. Pauvre agneau sans mère , toi qui vis toute seule dans un petit coin , sans menacer et sans supplier personne, on aura beau jeu avec toi.
— Ma chère amie, je vois quejvous vous affectez du mal qu'on essaie de me faire; vous êtes bien bonne pour moi, mais vous l'auriez été encore davantage , si vous ne m'aviez pas appris tou- tes ces mauvaises nouvelles... Je ne les aurais peut-être jamais sues...
■ — Tu le serais donc bouché les oreilles? car lu n'aurais pas pu traverser la rue sans enlendredire du mal de loi. Et quand même lu aur;ùs été sourde , cela ne t'aurait servi à rien ; il au- rait fallu être aveugle aussi pour ne i)as voir un rire malhon- nête sur toutes les figures. Ah! Geneviève! tu ne sais pas ce que c'est que la calomnie, .le l'ai appris plusieurs fois à mes dépens ! ... et jeté plains , ma petite !... mais j'ai su prendrele dessus et for- cer les mauvaises langues à se taire.
— En parlant plus haut qu'elles, n'est-ce pas? dit Geneviève en souriant.
^ Oui , oui, en parlant tout haut , répondit lîenriclte un peu
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pîqu<k; , et en jouant jeu sur (al)le. Tu aurais été plus sage, si tu avais fait comme moi , ma clùre.
— Et (prappelles-lu jouer jt'u sur tal)le ?
— Agir hardiment et sans mystère ; se servir de sa liberté et narguer ceux qui le trouvent mauvais ; avoir des scntimens pour quelqu'un et n'en pas rougir, car après tout, n'avons-nous pas le droit d'jccepler un galant , en attendant un mari ?
— Eh bien! ma chère, dit Geneviève un peu sèchement , en supposant que je me sois servie de ce droit réservé aux griset- tes, et que j'aie les sentimcns qu'on m'attribue, pourquoi donc ma conduite cause-l-elle tant de scandale?
— Ah! c'est que tu n'y as pas mis de franchise. Tu as eu peur, tu t'es cachée , et Ton fait sur ton compte des supposi- tions qu'on ne fait pas sur le nôtre.
— Et pourquoi? s'écria Geneviève irritée enfin ; de quoi me suis-je cachée ? de qui pense-t-on (jue j'aie peur ?
— Ah! voilà! voilà ton orgueil ! c'est cela qui te perdra , Gene- viève! luveux trop te distinguer. Pourquoi n'as tu pas faitcomnie les autres? Pourquoi, de moment que tu as accepté les homma- ges de ce jeune homme , ne l'es-lu pas montrée avec lui au bal et à la promenade ? Pourquoi ne t'a-t-il pas donné le bras dans les rues? Pourquoi n'as-tu pas confié à tes amies, à moi par exemple, qu'il le faisait la cour? Nous aurions su à quoi nous en tenir; et quand on serait venu nous dire: Genevièvea donc un amoureux? nous aurions répondu: Certainement; pourquoi Geneviève n'aurait-elle pas un amoureux? Crojn^z-vous qu'elle ait fait un vœu? Ètes-vous son héritier? Ou'avez-vous à dire? Et l'on n'aurait rien dit, parce qu'après tout cela aurait été tout simple. Au lieu de cela, tu as agi sournoisement. Tu as voulu conserver ta grande réputation de vertu, et en même temps écouter les douceurs d'uu homme. Tu as gardé ton petit secret fièrement. Tu as accordé des rendez-vous aux Prés-Gi- rault. Tu as beau rougir ! Pardine ! tout le monde le sait, va ! Ce grand flandrin de bounelier qui demeure en face, et qui ne fait pas d'autre métier (|ue de boire et de bavarder, t'a suivie un beau malin. 11 a vu M. André de Morand qui t'allendait au bord de la rivièie , et qui est venu l'offrir son bras (pie tu as accepté tout de suite. Le lendemain et tous les jours de la se- maine, le bourrelier t'a vu sortir à la même iieurecl rentrer lard
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dans le jour. Il n'était pas bien difficile de deviner où fu allais; toute la ville l'a su au bout de deux jours. Alors on a dit: Voyez- vous cette petite effrontée qui veut se faire passer pour une sain- Ce , qui fait semblant de ne pas oser regarder un homme en face, et qui court les champs avec un marjolet! C'est une hy- pocrite , une prude ; il faut la démasquer. — Et puis on a vu M. André se glisser par les petites rues et venir de ce côté-ci. Il est vrai que pour n'être pas trop remarqué , il sautait le fossé du potager de M™« Gaudon , et arrivait à ta porte par le der- rière delà ville. Mais vraiment cela était bien malin ! Je l'ai vu plus de dix fois sauter ce fossé , et je savais bien qu'il n'allait pas faire la cour îi M"" Gaudon qui a 90 ans. Cela me fendait le cœur. Je disais à ces demoiselles: Geneviève ne ferait-elle i)a3 mieux de venir avec nous au bal , et de danser toute une nuit avec M. André, que de le faire entrer chez elle par-dessus les fossés ?
—Je vous remercie de cette remarque , Henriette ; mais n'au- riez-vous pas |)u la garder pour vous seule ou me l'adr'esser ii moi-même, au lieu d'en faire part à quatre petites tilles?
— Crois-tu que j'eusse quelque chose à leur apprendre sur ton compte? Allons donc! <|uand il n'est question que de (oi dans tout le département depuis deux mois ! Mais je vois que tout cela te fâche ; nous en reparlerons une autre fois. Tu es malade , mets-toi au lit.
^ Non , dit Geneviève , je me sens mieux , et je vais me mettre à travailler. Je te remercie de ton zèle , Henriette ; je crois que tu as fait pour moi ce que lu as pu. Dorénavant, ne t'en inquiète plus. Je ne m'exposerai pas à être insultée; et en vivant libre et tranquille chez moi , il me sera fort indifférent qu'on s'occupe au dehors de ce qui s'y passe.
— Tu as tort, Geneviève, tu as tort, je t'assure, de prendre la chose comme tu fais. Je t'en prie, écoute un bon conseil...
— Oui, ma chère, un autre jour, dit Geneviève , en l'embras- sant d'un air un peu impérieux , pour lui faire comprendre qu'elle eût à se retirer. Henriette le comprit en effet et se retira assez piquée. Elle avait trop bon cœur pour renoncer à défendre ardemment Geneviève en toute rencontre; mais elle était femme et grisette. Elle avait été souvent, comme elle le disait elle-même , victime de la calomnie, et elle ne se métiait pas assez d'un
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certain plaisir involontaire , en voyant Geneviève, dont la gloire l'avait si long-temps éclipsée, tomber dans la même disgrâce aux yeux dupul)lic.
GeneviO've, restée seule, s'aperçut quela franchise d'Henriette lui avait fait du bien. En élargissant lablessurede son orgueil, les reproches et les consolations delà couturière lui avaient insi)iré un profond dédain pour les basses attaques dont elle était l'objet. Deux mois auparavant , Geneviève, heureusesurtout d'être ignorée et oubliée, n'eût pas aussi courageusement méprisé la sotte colère de ces oisifs. Mais depuis qu'une rapide éducation avait retrempé sou esprit, elle sentait de jour en jour grandir sa force et sa fierté. Peut-être se glissait-il secrètement un peu de vanité dans la comparaison qu'elle faisait entre elle et toutes ces mesquines jalousies de province , où les plus importans étaient les plus sots , et où elle ne trouvait , à aucun étage , un esprit à la hauteur du sien. Mais ce sentiment involontaire de sa supériorité était bien pardonnable au milieu de l'effervescence d'un cerveau subitement éclairé du jour étincelant de la science. Geneviève gravissait si vite des hauteurs inaccessibles aux autres qu'elle avait le vertige et ne voyait plus très clairement ce qui se passait au-dessous d'elle.
Elle se persuada que les clameurs d'une populace d'idiots ne monteraient pasjusqu'à elle, et qu'elle était invulnérable à de pa- reilles atteintes. Elle aurait eu raison, s'il y avait au ciel ou sur la terre une puissance équitable occupée de la défense des justes et de la répression des impudens ; mais elle se trompait , car les justes sont faibles et les impudens sont en nombre. Elle s'assit tranquillement auprès de la fenêtre et se mit à travailler. Le so- leil couciiant envoyait de si vives lueurs dans sa chambre, que tout prenait une couleur de pourpe : et les murailles blanches de son modeste atelier , et sa robe de guingamp et les pâ- les feuilles de rose que ses petites mains étaient en train de dé- couper. Cette riche lumière eut une influence soudaine sur ses Idées. Geneviève avait toujours eu un vague sentiment de la poé- sie; mais elle n'avait jamais aussi nettement aperçu le rapport qui unifies impressions de l'esprit elles beautés extérieures de la nature. Cette puissance se révéla soudainement à elle en cet instant. Une émotion délicieuse, une joie inconnue, succédè- rent à ses ennuis. Tout en travaillant avec ardeur, elle s'éleva
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au-dessus d'elle-même et de toutes les choses réelles qui l'eiv- touraieiit , pour vouer un culte enthousiaste au nouveau Dieu du nouvel univers déroulé devant elle: et tout en s'unissant à ce Dieu , dans un transport poétique , ses mains créèrent la fleur la plus parfaite qui fût jamais éclose dans son atelier.
Quand le soleil fut caché derrière les toits de briques et les massifs de noyers qui encadraient l'horizon , Geneviève posa son ouvrage et resta long- temps à contempler les tons orangés du ciel, et les lignes d'or pâle qui le traversaient. Elle sentit ses yeux hu- mides et sa tête brûlante. Quand elle quitta sa chaise, elle éprouva de vives douleurs dans tous les membres et quelques frissons nerveux. Geneviève était d'une complexion extrê- mement délicate: les émotions de la journée , la surprise, la colère, la fierté , l'enthousiasme, en se succédant avec rapidité , l'avaient brisée de fatigue. Elle s'aperçut qu'elle avait réellement la fièvre , et se mit au lit. Alors elle tomba dans les rêveries vagues d'un demi-sommeil , et perdit tout-à-fait le sentiment de la réalité.
DEUXIEME PARTIE. X.
Henriette, en quittant Geneviève, était allée, pour calmer son petit ressentiment, écouler un sermon du vicaire. Ce vicaire avait beaucoup de réputation dans le pays , et passait pour un jeune Bourdaloue, quoique le moindre vieux curé de hameau prêchât beaucoup plus sensément dans son langage rustique.
Mais heureusement pour sa gloire, le vicaire deL avait fait
divorce avec le naturel et la simplicité. Son accent théâtral, son débit ronflant , ses comparaisons ampoulées , et surtout lasûreté de sa mémoire , lui avaient valu un succès incontesté , non-seu- lement parmi les dévotes , mais encore parmi les femmes érudi- tes de l'endroit. Quant aux auditeurs des basses classes , ils no comprenaient absolument rien à son éloquence, mais ils admi- raient sur la foi d'autrui.
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Ccjour-l;'i,lo prédicateur, faute desujet, prCcha sur la charité. Ce n'était pas uubon jour; il y avait peu de beau monde. Il y eut peu de métaphores , et rami)lilication fut néyli^jée ; le sermon fut donc un peu plus inteUij;ihIe (pie de coutume, et Henriette iiisit «[ULîlipies lieux com muns (pii lurent dél)ités d'ailleurs avec aplomb, d'une voix sonore et sans le moindre lapsus liwjiim. On sait ([n'en province Xclapsus //«{/îiceestl'écueddes orateurs , et (pf il leur importe peudeman(pier absolument d'idées, pourvu que les mots a!)ondent toujours et se succèdent sans hésitation.
Henriette fut donc émue et entraînée, d'autant plus que le sujet du sermon s'appliquait précisément à la situation de son cœur. Ce creur n'avait rien de méchant , et donnait de conti- nuels démentis à uncaraclère arrogant et jaloux. La pensée de Geneviève malheureuse et méconnue le i-eniplit de regrets et de remords. Le sermon terminé, Henriette résolut d'aller trouver son amie , et de réparer , autant qu'il serait en elle , le chagrin que ses consolations , moitié affectueuses , moitié amères , avaient dû lui causer.
Elle prit A peine le temps de souper , et courut chez la jeune fleuriste. Elle frappa , on ne lui répondit pas. La clef avait été- retirée; elle crutque Geneviève était sortie; maisau moment de s'en aller, une autre idée lui vint: elle pensa que Geneviève élaitenfer- mée avec son amant, et elle regarda à travers la serrure.
Mais elle ne vit qu'une chandelle (jui achevait de se consumer dans l'àtre de la cheminée, etle profond silence (jui régnaildans rap!>artement lui fit pressentir la réalité. Elle poussa donc la porte avec une force un peu nifde , et la seirur'C, faible et usée, céda bientôt. Elle trouva Geneviève assez malade i)oui' avoir à peine la force de lui répondre ; et tandis ((u'elle se rendormait avec l'apathie que donne la fièvre , la bonne couturière se hâta d'aller chercher les couvertures de son propre lit pour l'envelop- per. Ensuite elle alluma du feu, fit bouillir des herbes, acheta du sucre avec l'argent gagné dans sa journée, et s'installant auprès de son amie, lui i)répara des tisanes de sa composition , auxquelles elle attribuait un pouvoir infaillible.
La nuit était tout-à- fait venue, et le coucou de la maison son- nait neuf heures, lorsque Henriette entendit ouvrir la première porte de l'appartement de Geneviève. La pénétration naturelle à son sexe lui fit deviner la personne qui s'approchait, et elle cou-
2.
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rut à sa rencontre', dans la grande salle vide qui servait d'anti- chambre à TaLelierde la fleuriste.
Le lecteur n'est sans doute pas moins pénétrant qu'Henriette, et comprend fort bien qu'André , n'ayant pas vu Geneviève de la journée , et rôdant depuis deux heures sous sa fenêtre sans qu'elle s'en aperçût , ne pouvait se décider ;\ retourner chez lui sans avoir au moins échangé un mot avec elle. Quoique l'heure fût indue pour se présenter chez une grisette, il monta, ets'ap- prochait presque aussi tremblant que le jour où il avait frappé pour la i)reinière fois à sa porte.
11 fut contrarié de rencontrer Henriette , mais il espéra qu'elle se retirait, et il la saluait en silence , lorsqu'elle le prit presque au collet, et l'entraînant au bout de la chambre: — Il faut que je vous parle, monsieur André, dit-elle vivement; asseyons- nous.
André céda tout interdit, et Henriette parla ainsi:
— D'abord il faut vous dire que Geneviève est malade, bien malade.
.indré devint pâle comme la mort.
— Oh ! cependant ne soyez pas effrayé, reprit Henriette; je suis là , j'aurai soin d'elle, je ne la quitterai pas d'une minute; elle ne manquera de rien.
— Je le crois , ma chère demoiselle, dit André éperdu , mais ne pourrais-je savoir... quelle est donc sa maladie.* Depuis quand?... .levais...
— Non pas, non pas, dit Henriette en le retenant; elle dort dans ce moment-ci, et vous ne la verrez pas avant de m'a voir entendue. Ce sont des choses d'importance que j'ai à vous dire , monsieur André, il faut y faire attention.
— Au nom du ciel , parlez , mademoiselle , s'écria André.
— Eh bien! reprit Henriette d'un ton solennel, il faut que vous sachiez que Geneviève est perdue.
— Perdue! Juste ciel! elle se meurt!...
André s'était levé brusquement, il retomba anéanti sur sa chaise.
— Non, non! vous vous trompez, ditllenriette en le secouant, elle ne se meurt pas; c'est sa réputation qui est morte, monsieur, et c'est vous qui l'avez tuée !
— Mademoiselle! dit André vivement, que voulez-vous dire? Est-ce une méchante pl-ùsanlerie?
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— Non, monsieur, répondit Hoiuiclte en prenant son aii' majes- tueux. Je ne plaisante pas. Vous faites la cour à Geneviève , et elle vous écoute. Ne ditee pas non; tout le monde le, sait, et Ge- neviève en est convenue avec moi aujourd'hui.
André confondu garda le silence.
— Eh bien ! reprit Henriette avec chaleur , croyez-vous ne pas faire tort à une fille en venant tous les jours chez elle , en lui donnant des rendez-vous dans les prés ? Vous droguez joui* et nuit autour de sa maison , soit pour entrer , soit pour vous donner l'air d'être reçu à toutes les heures.
^ Çui a dit cette impertinence i* s'écria André ; qui a inventé cette fausseté?
— C'est moi qui ai dit cette impertinence, répondit Henriette intrépidement , et je n'invente aucune fausseté. Je vous ai vu vingt fois traverseï- le jardin d'en face, et je sais que tous les joins vous passez deux ou trois heures dans la chambre de Geneviève.
— Eh bien ! que vous importe ? s'écria André , chez qui la timidité était souvent vaincue par une humeur irritai)le. De quel droit vous mêlez-vous de ce qui se passe entre Geneviève et moi? Êles-vous la mère ou la tutrice de l'un de nous?
— Non , dit Henriette en élevant la voix , mais je suis l'amie de Geneviève, et je vous parle en son nom.
— En son nom! dit André effrayé de l'emportement qu'il venait de montrer.
— Et au nom de son honneur qui est perdu , je vous le dis.
— Et vous avez tort d'oser le dire , répartit André en colère , car c'est un mensonge infâme.
Henriette, en colère à son tour, frappa du pied.
— Comment! s'écria-t-elle , vous avez le front de dire que vous ne lui faites pas la cour, quand cette pauvre enfant estdiffamée et montrée au doigt dans toute la ville , quand les demoiselles de la piemière société refusent de dîner sur l'herbe avec elle, et lui tournent le dos dès qu'elle ouvre la bouche; quand tous les garçons crient qu'il faut l'insulter en public, qu'elle le mérite pour avoir trompé tout le monde et pour avoir méprisé ses égaux?
— Qu'ils y viennent! s'écria André transporté de colère.
— Ils y viendront ; et vous aurez beau monter la garde et eu
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assommer une douzaine , Geneviève l'aura entendu, toutle monde autour d'elle l'aura répété , la blessure sera sans remède : elle aura reçu le coup de la mort.
— Mon Dieu! mon Dieu! s'écria André en, joignantles mains, <jue je suis malheureux ! Quoi ! Geneviève est désolée à ce i)oinl ! sa vie est en danger peut-être , et j'en suis la cause !
— Vous devez en avoir du regret , dit Henriette.
— Ah! si toutmonsang pouvait racheter sa vie! silesacrifice do toutes mes espérances pouvait assurer son repos !...
— Eh!)ien! eh bien! dit Henriette d'un air profondément ému, si cela est vrai , de quoi vous affligez-vous ? qu'y a-t-il dedéses- péré ?
— Mais que faire ? dit André avec angoisse.
— Comment! vous le demandez? Aimez-vous Geneviève?
— Peut-on en douter? Je l'aime plus que ma vie I
— Ètes-vousun homme d'honneur ?
— Pourquoi cette question , mademoiselle ?
— Parce que si vous aimiez Geneviève , etsi.vous étiez un hon- nête homme , vous l'épouseriez.
André , éperdu , fit une grande exclamation, et regarda Hen- riette d'un air effaré.
— Eh I)ien ! s'écria-l-elle , voilà votre réponse ? C'est celle de tous les hommes. Monstres que vous êtes! que Dieu vous confonde!
— Ma réponse! dit André lui prenantla main avec force ;ai-je répondu? puis-je répondre? Geneviève consentirait-elle jamais àïn'épouser?
— Comment! dit Henriette avec un éclat de rire, si elle consen- tirait! Une fille dans sa position, et qui, sans cela, serait forcée de quitter le pays?
— Oh ! non , jamais ! si cela dépend de moi , sécria André éperdu de terreur et de joie. L'épouser! moi, elle consentirait à ra'épouser !
— Ah! vous êtes un bon enfant , s'écria Henriette se jetantà son cou, transiiortéc de joie et d'orgueil en voyant le succès de son entreprise. Ah ça ! mon bon monsieur André , votre père don- nera-t-il son consentement?
André pâlit et recula d'épouvante au seul nom de son père. Il resta silencieux et altéré jus<iu'à ce qu'Henriette renouvelât sa. question; alors il répondit «ow d'un air sombre, et ils se regardé-
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rent tous deux avec consternation , ne trouvant plus un mot à (lire pour s»i lassurer mutuellement.
Enl'in Henrielte, ayant réHécIii, lui demanda quel Ai^e il avait.
— Vingt-deux ans , répondit-il. — Eh bien ! vo\is êtes majeur; vous pouvez vous passer de son consentement.
— Vous avez raison, dit-il, enchanté de cet expédient; je îu'en passerai; j'épouserai Geneviève sans qu'il le sache.
— Oh ! dit Henriette en secouant la tète, il faut pourtant bien qu'il vous donne le moyen de [tayer vos habits de noces...
Mais , j'y pense , n'avez-vous pas l'héritage de votre mère?
— Sans doute , répondit-il , frappé d'admiration : j'ai droit ù soixante mille francs.
— Diable! s'écria Henriette, c'est une fortune. Oh! ma bon- ne Geneviève! oh! mon cher André! comme vous allez être heureux! et comme je serai contente d'avoir arrangé votre mariage !
— Excellente fille ! s'écria André à son tour, sans vous , jene me serais jamais avisé de tout cela, et je n'aurais jamais osé espé- rer un pareil sort. Mais êtes-vous sùro que Geneviève ne refusera pas?
— Que vous êtes fou! Est-ce possible ?(piand elle est malade de chagrin ! Ah ! cette nouvelle-là va lui rendre la vie !
— Je crois rêver , dit André en baisant les mains d'Henriette: oh ! je ne pouvais pas me le persuader; j'aurais trop craint de me tromper ; et pourtant elle m'écoutaitavec tant de bonté ! elle prenait ses leçons avec tant d'ardeur! 0 Geneviève, que ton silence et le calmede tes grands yeux m'ont donné de crainteset d'espérances ! Fou et malheureux que j'étais ! je n'osais pas me jeter à ses pieds et lui demander son cœur: le croiriez-vous , Henriette ? depuis un an je meurs d'amour pour elle, et je ne gavais pas encore si j'étais aimé ! C'est vous <iui me l'apprenez , bonne Henriette! Ah! dites-le-moi, dites-le-moi encore.'
— Belle question ! dit Henriette en riant: après qu'une fille a sacrifié sa réputation à monsieui' , il demande si on l'aime ! Vous fites trop modeste , ma foi ! et à la place de Geneviève... car vous Ctes tout-à-fait gentil avec votre air tendre.... Mais chut... la voilà qui s'évedle... Attendez-moi là.
— Eh I pourquoi n'irais-je pas avec vous ? Je suis un [hhi nvî^-
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decin , moi ; je saurai ce qu'elle a , car je suis horriblement in- quiet...
— Ma fol, écoutez, dit Ilenrielte, j'ai envie de vous laisser en- semble: elle n'a pas d'autre mal que le chagrin ; quand vous lui aurez dit que vous voulez l'épouser, elle sera guérie. Je crois que celle i)arole-là vaudra mieux que toutes mes tisanes,.. .41- lez, allez, dépêchez-vous de la rassurer... Je m'en vais... je re- viendrai savoir le résultat de la conversation.
— Oh ! pour Dieu, ne me laissez pas ainsi ; dit André effrayé; je n'oserai jamais me présenter devant elle maintenant, et lui dire ce qui m'amène , si vous ne l'avertissez pas un peu.
— Comme vous êtes timide ! dit Henriette étonnée: vraiment, voilà des amoureux bien avancés ! et c'est bien la peine de dire tant de mal de vous deux ! Les pauvres enfans ! Allons, je vais toujours voir comment va la malade.
Henriette entra dans la chambre de son amie; André resta seul dans l'obscurité , le cœur bondissant de trouble et de joie.
XI.
La maladie de Geneviève n'était pas sérieuse: une irritation momentanée lui avait causé un assez violent accès de fièvre ; mais déjà son sang était calmé , sa tête libre , et il ne lui restait de cette crise qu'une grande fatigue, et un peu de faiblesse dans la mémoire.
Elle s'étonna de voir Henriette la soulever dans ses bras, l'ac- cabler de questions , et lui présenter son infaillible tisane. Sa surprise augmenta lorsque Henrielte, toujours disposée à l'am- plification, lui parla de sa maladie, du danger qu'elle avait couru. — Eh ! mon Dieu , dit la jeune fille , depuis quand donc suis-je ainsi?
— Depuis trois heures au moins, répondit Henriette.
— .Ah ! oui ! reprit Geneviève en souriant: mais , rassure-toi , je ne suis pas encore perdue , j'ai la tête un peu lourde , l'esto- mac un peu faible, et voilà tout. Je crois que si je pouvais avoir un bouillon, je serais tout -à-fait sauvée.
— J'ai un bouillon tout prêt sur le feu ; le voici , dit Henriette en s'empressant autour du Ut de Geneviève avec la satisfaction
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d'une personne contente d'elle-même. Mais j'ai quelque chose do mieux que cela : c'est une grande nouvelle A t'annoncer.
— Ah! merci, ma chère enfant; donne-moi ce bouillon, mais garde ta grande nouvelle; j'en ai assez pour aujourd'hui: tout îe qui peut se passer dans cette jolie ville m'est indifférent ; je ne veux que tes soinset ton amitié. Pas de nouvelles, je t'en prie.
— Tu es une ingrate, Geneviève: si tu savais de quoi il s'a- git!... Mais je ne veux pas te désobéir, puisque lu me défends de parler. Je suppose aussi que lu aimeras mieux entendre cela de sa bouche que de la mienne.
— De sa bouche? dit Geneviève en levant vers elle sa jolie tête pâle coiffée d'un bonnet de mousseline blanche ; de qui parles- tu? Es-tu folle ce soir? C'est toi ((ui as la fièvre , ma chère lille.
— Oh! tu fais semblant de ne pas me comprendre, répondit Henriette; cependant, quand je parle de lui, lu sais bien que ce n'est pas d'un autre. Allons, apprends la vérité: ilattend que tu veuilles le recevoir ; il est là.
— Comment ! il est là ? Qui est là ? chez moi , à cette heu- re-ci ?
— M. André de Morand : est-ce que tu as oublié ïon nom pen- dant ta maladie ?
— Henriette, Henriette! dit tristement Geneviève, jene vous comprends pas ; vous êtes en même temps bonne et méchante: pourquoi cherchez-vous à me tourmenter? Vous me trompez ; M. de Morand ne vient jamais chez moi le soir : il n'est pas ici.
— Il est ici, dans la chambre à côté. Je te le jure sur l'honneur, Geneviève.
— En ce cas , dis-lui , je t'en prie , que je suis mal;-,de , et que j'aurai le plaisir de le voir un autre jour.
— Oh ! cela est impossible ; il a quelque chose de trop important à te dire : il faut qu'il te parle tout de suite , et tu en seras bien aise. Je vais le faire entrer.
— Non, Henriette, je ne veux pas. Ne voyez-vous pas que je suis couchée? et trouvez-vous qu'il soit convenable à une fille de recevoir ainsi la visite d'un homme? Il est impossible que M. de Morand ait quelque chose de si pressé à me dire.
— Cela est certain , pourtant', Si tu le renvoies , il en sera désespéré, et toi-même tu t'en repentiras.
9Î REVUE DE PARIS.
—Cette .journée est un rêve, dit Geneviève d'un ton mélan- colique, et je dois me résigner à tomber de surprise en surpri- se. Reste près de moi , Henriette ; je vais ra'habillcr et recevoir M. de Morand.
— Tu es trop faible pour te lever, ma chère: quand on est malade, on peut bien causer en bonnet de nuit avecson futur mari : vas-tu faire la prude?
— Je consens ù passer pour une prude , dit Geneviève avec fermeté ; mais je veux me lever.
En peu d'instans elle fut habillée, et passa dans son atelier. Henriette la fit asseoir sur le §eul fauteuil cpii décorât ce mo- deste appartement, l'enveloppa de son propre manteau, lui mit un tabouret sous les pieds , l'embrassa , et ai)pela André.
Geneviève ne comprenait rien ^ ses manières étranges et à ses affectations de solennité. Elle fut encore plus surprise lors- que André entra d'un air timide et irrésolu , la regarda tendre- ment sans rien dire, et, poussé par Henriette, finit pas tomber ;"! genoux devant elle.
— Ou'est-ce donc? dit Geneviève embarrassée; de quoi me demandez-vous pardon, monsieur le marquis? vous n'avez au- cun tort envers moi.
— Je suis le plus coupable des hommes, répondit André en tâchant de prendre sa main qu'elle retira doucement, et le plus malheureux, ajouta-t-il, si vous me refusez la permission de réparer mes crimes.
— Quels crimes avez -vous commis? dit Geneviève avec une douceur un peu froide. Henriette , je crains bien que vous n'ayez fait ici quelque folie, et importuné M. de Morand des ridicules histoires de ce matin : s'il en est ainsi....
— N'accusez pas Henriette, interrompit André; c'est notre meilleure amie: elle m'a averti de ce que j'aurais dû piévoiret empêcher; elle m'a appris les calomnies dont vous étiez l'objet, grâce à mon imprudence : elle m'a dit le chagrin auquel vous étiez livrée.
— Elle a menti , dit Geneviève avec un rire forcé; je n'ai au- tim chagrin, monsieur André, et je ne pense pas que, dans tout ceci, ily ail le moindre sujet d'affliction pour vousetpourmoi....
— Ne l'écoutez pas, dit Henriette: voilà comme elle est, or- gueilleuse au point de mourir de chagrin plutôt que d'en con-.
RtVUE DE PARIS. Sri
venir! Au reste, je vois que c'est ma présence qui la rend si froide avec vous: je m'en vais faire un tour, je reviendrai dans une heure, et j'espère qu'elle sera plus gentille avec moi. Au revoir , Geneviève la princesse. Tu es une méchante ; tu mécon- nais tes amis.
Elle sortit en faisan t des signes d'intelligence à André. Gene- viève fut choquée de son départ autant que de ses discours; mais elle pensa qu'il y aurait de l'affectation à la retenir, puisque tous les jours elle recevait André tête à tête.
Quand ils furent seuls ensemble , André se sentit fort embar- rassé. L'air étonné de Geneviève n'encourageait guère la décla- ration qu'il avait à lui faire: enfin, il rassembla tout son courage, et lui offrit sou cœur, son nom et sa petite fortune, en répara- tion du tort immense qu'il lui avait fait par ses assiduités.
Geneviève fut moins étonnée qu'elle ne Teùt été la veille d'une semblable ouverture: lecaquet d'Henriette l'avait préparée à tout. Elle n'entendit pas sans plaisir les offres du jeune marquis. Elle avait conçu pour lui une affection véi'ila!)le , une haute estime ; et quoiqu'elle n'eût jamais désiré lui inspirer un sentiment plus vif, elle était flattée d'une résolution qui annonçait un attachement sérieux. Mais elle pensa bientôt qu'André cédait à un excès de délicatesse dont il i)ourrait avoir à se repentir. Elle lui répondit donc, avec calme et sincérité, (lu'ellene se croyait pas assez peu de chose pour que son honneur fût à la disposition des sots et des bavards, que leurs propos ne l'atteignaient point, et qu'il n'avait pas plus à réparer sa conduite qu'elle à rougir de la sienne.
— Je le sais, lui répondit-il, mais souvenez- vous de ce que vous m'avez dit un jour. Vous êtes sans fa.nille , sans protection ; les méchans peuvent vous nuire et rendre votre position insoutenable. Vous aviez raison, mademoiselle: vous voyez qu'on vous me- nace; j'aurai beau me multiplier pour vous défendre, l'insulte n'en arrivera pas moins jusqu'à vous. 11 suffitd'un mot pourque mon bras vous soit une égide, et vos ennemis réduits au silence. Ce mot fera en même temps le bonheur de ma vie ; si ce n'est par amitié pour moi, dites-le au moins par intérêt pour vous- même.
— Non, monsieur André, répondit doucement Geneviève en lui laissant prendre sa main, ce mot ne ferait pas le bonheur d« votre vie; au contraire, il vous rendrait peut-être éternellement
3
26 REVDE DE PARIS.
malheureux. Je suis pauvre , sans naissance; malgré vos soins , j'ai encore bien peu d'éducation; je vous serais trop inférieure, et comme je suis orgueilleuse, je vous ferais peut-être souffrir beaucoup. D'ailleurs votre famille ferait sans doute des difiScultés pour me recevoir , et je ne pourrais me résoudre à supporter ses dédains.
— 0 froide et cruelle Geneviève! s'écria André, vous ne pourriez rien supporter pour moi , quand moi je traverserais l'univers pour contenter un de vos caprices , \x)uv vous donner une fleur ou un oiseau. Ah ! vous ne m'aimez pas.
— Pourquoi me dites-vous cela? répondit Geneviève; avez- vous bien besoin de mon amitié?
— Cœur déglace! s'écria André; vous m'avez parlé avec tant de confiance et de bonté , nous avons passé ensemble de si douces heures d'étude et d'épanchement, et vous n'aviez pas même de l'amitié pour moi!
— Vous savez bien le contraire, André, hii répondit Geneviève d'un ton ferme et franc, en lui tendant sa main qu'il couvrit de baisers, mais ne pouvez- vous croire à mon amitié sans m'é- pouser? Si l'un de nous doit quelque chose à l'autre, c'est moi qui vous dois une vive reconnaissance pour vos leçons.
— Eh I)ien ! s'écria André , acquittez-vous avec moi , et soyez généreuse! acquittez vous au centuple, soyez ma femme...
— C'est un prix bien sérieux , répondit-elle en souriant, pour des leçons de botanique et de géographie ! Je ne savais pas qu'en apprenant ces belles choses-là je m'engageais au mariage...
— Nous nous y engagions l'un et l'autre aux yeuxdu monde, dit André ; nous ne l'avions pas prévu , mais puisqu'on nous le rappelle, cédons, vous par raison, moi par amour.
Il prononça ce dernier mot si bas , que Geneviève l'entendit à peine.
— Je crains, lui dit-elle, que vous ne preniez un mouvement de loyauté romanesque pour un sentiment plus fort. Si nous étions du même rang, vous et moi, si notre mariage était une chose facile et avantageuse à tous deux, je vous dirais que je vous aime assez pour y consentir sans peine. Mais ce mariage sera traversé par mille obstacles. Il causera du scandale ou au moins de l'étonnement. Votre père s'y opposera peut-être , et je ne vois pas quelle raison assez forte. nous avons l'un et l'autre
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pour braver tout cela. Une grande passion nous en donneraii et la force el la volonté; mais il n'y a rien de tout cela entre nous, nous n'avons pas d'amour luii pour l'autre.
— Juste ciel! que dit-elle donc? s'écria André au désespoir. Elle ne m'aime pas , et elle ne sait pas seulement que je l'aime .'
— Pourquoi pleurez-vous? lui dit Geneviève avec amitié. Je vous afflige donc beaucoup? ce n'est pas mon intention.
— Et ce n'est pas votre faute non plus, Geneviève. Je sui.< malheureux de n'avoir pas senti plus tôt que vous ne m'aimiea pas; je croyais que vous compreniez mon amour, et qwe vous en aviez quelque pitié , puisque vous ne me repoussiez pas.
— Est-ce un reproche , André ? hélas ! je ne le mérite pas. H aurait fallu être vaine pour croire à votre amour ; vous ne m'en avez jamais parlé.
— Est-ce possible? je ne vous ai jamais dit, jamais fait com- prendre que je ne vivais que pour vous , que je n'avais que vous au monde?
— Ce que vous dites est singulier , dit Geneviève après un instant d'émotion et de silence. Pourquoi m'aimez- vous tant? comment ai-je pu le mériter? qu'ai-je fait pour vous?
— Vous m'avez fait vivre, répondit André ; ne m'en demandez pas davantage, mon cœur sait pourquoi il vous aime , mais ma bouche ne saurait pas vous l'expliquer; etpuisvous ne mecom- prendrlez pas. Si vous m'aimiez , vous ne demanderiez pas pour- quoi je vous aime ; vous le sauriez comme moi , sans pouvoir le dire. ■
Geneviève garda encore un instant le silence , ensuite elle lui dit:
— Il faut que je sois franche. Je vous l'avoue , dans les pre- miers jours vous étiez si ému en entrant ici , et vous paraissiez si affligé quand je vous priais de cesser vos visites , que je me suis presque imaginé une ou deux fois que vous étiez amou- reux ; cela me faisait une espèce de chagrin et de peur. Les amours que je conçois m'ont toujours paru si malheureux ou si coupables , que je craignais d'inspirer une passion trop frivole ou trop sérieuse. J'ai voulu vous fuir et me défendre de vos leçons. Mais l'envie d'appprendre a été plus forte que moi , et...
— Quel aveu cruel vous me faites , Geneviève ! C'est à votre
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amourpoiir l'éliide que jedoisle bonheur de vous avoir vue pen- dant cesdeux mois ! Etmoi je n'y étais donc pour rien !...
— Laissez-moi acliever , lui dit Geneviève en rougissant , com- ment voulez-vous que, je réponde à cela ? je vous connaissais si peu;... à présent c'est différent. Je regretterais le maître autant que la leçon....
— Autant? pas davantage ? Ah ? vous n'aimez que la science, Geneviève; vous avez une intelligence avide , un cœur bien calme...
— Mais non pas froid , luidit-eile ; je ne mérite pas ce reproche- là. Que vous disais-jedonc?
— Que vous a viez presque deviné mon amour dans les commen- cemens, et qu'ensuite....
— Ensuite, je vous revis tout changé, vous aviez l'air grave ; vous causiez tranquillement, et si vous vous attendrissiez , c'était en m'expliquant la grandeur de Dieu et la beauté de la terre; alors je me rassurai. J'attribuai vos anciennesmanières à la timidité ou à quelques Idées de roman , qui s'étaient effacées à mesure que vous m'aviez mieux connue.
— Et vous vous êtes trompée, dit André: plus je vous ai vue, plus je vous ai aimée. Si j'étais calme, c'est que j'étais heureux, c'est que je vous voyais tous les jours et que tous les jours je comp- tais sur un heureux lendemain, c'est quelesseuls beaux momens de ma vie sont ceux que j'ai passés ici et aux Prés-Girault. Ah ! vous ne savez pas depuis combien de temps je vous aime , et combien , sans cet amour , je serais resté malheureux.
Alors André, encouragé par le regard doux et attentifdeGene- viève , lui raconta les ennuis de sa jeunesse, lui peignit la situa- tion de son esprit et de son cœur avant le jour où il l'avaitvue pour la première fois au bord de la rivière. Il lui raconta aussi l'amour qu'il avait eu pour elle depuis ce jour-là, et Geneviève n'y comprit rien.
— Comment cela peut-il se passer dans la tête d'une personne raisonnable? lui dit-elle. J'ai souvent entendu lire à Paris, dans notre atelier, des passages de roman qui ressemblaient à cela. Mais je croyais que les livres avaient seuls le privdége de nous amuser avec de semblables folies.
— - Ah! Geneviève, lui dit André tristement , il y a dans votre ame une étincelle encore enfouie. Vous avez la candeur d'une en-
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fant,el ce qu'ily a de plus cruel et de plus doux dans la vie, vous l'ignorez ! Ce qu'il y a de |)lus beau en vous-même , rien ne vous, l'a encore révélé. C'est que vous n'avez pas encore entendu une voix assez pure pour vous charmer et vous convaincre; c'est que l'amour n'a parlé devant vous qu'une langue grossière ou pué- rile. Oh! qu'il serait heureux celui vous ferait comprendre ce que c'est qu'aimer ! Si vous l'écoutiez , Geneviève, s'il pouvait vous initier àces grands secrets de l'ame , comme à une merveillede plus dans les œuvres du Tout-Puissant , il vous le dirait à ge- noux, et il mourrait de bonheur lej our où vous lui diriez: u J'ai compris. »
Geneviève regarda André en silence , comme le jour où il lui avait parlé pour la première fois des étoiles et de la pluralitédes mondes: elle presssentait encore un monde nouveau , etellecher- chait à le deviner avant d'y engager son cœur. André vit sa curiosité, et il espéra.
— Laissez-moi vous expliquer encore ce mystère. Je n'oserai guère parler moi-même, je serais trop au-dessous demonsujet; maisje vous lirai les poètes qui ont su le mieux ce que c'est que l'amour; et si vous m'interrogez, mon cœur essaiera de vous ré- pondre.
— Et pendant ce temps, lui dit Geneviève en souriant, les raé- disans se tairont! on les priera d'attendre , pour recommencer leurs injures , que j'aie appris ce que c'est que l'amour , et que je puisse leur dire si je vous aime ou non !
— Non, Geneviève, on leur dira dès demain que je vous adore; que vous avez un peu d'amitié pour moi ; que je demande à vous épouser, et que vous y consentez.
— Mais si l'amour ne me vient pas ? dit Geneviève.
— Alors vous ferez un mariage de raison , et je mettrai tous mes soins à vous assurer le bonheur calme que vous craignez de perdre en aimant.
— Oh! André, vous êtes bon! dit Geneviève en serrant dou- cement les mains brûlantes d'André; mais je vous crains sans savoir pourquoi. Je ne sais si c'est moi qui suis trop indifférente, ou vous qui êtes trop passionné : j'ai peur de mon ignorance même, et ne sais quel parti prendre.
— Celui que vous dictera votre cœur: n'avez-vous pas seule.- ment un peu de convi>as8ion !'
3.
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— Mon cœur me conseille de vous écouter , répondit Gene- viève avec abandon : voilà ce qu'il y a de vrai,
André baisait encore ses mains avec transport lorsque Hen- riette rentra.
— Eh bien! s'écria-t-elle en voyant la joie de l'un et la séré- nité de l'autre, tout est arrangé: à quand la noce?
— C'est Geneviève qui fixera le jour , répondit André. Vous pouvez, ma chère Henriette, le dire demain danstoute la ville.
— Oh ! s'il ne s'agit que de cela , soyez en paix II n'est pas minuit: demain, avant midi, il n'y aura pas une mauvaise lan- gue qui ne soit mise à la raison. Oh ! quelle joie ! quelle bonne nouvelle pour ceux qui t'aiment! car tu as encore des amis, ma bonne Geneviève! M. .loseph, qui ne t'aimait pas beaucoup au- trefois, il faut l'avouer, se conduit comme un ange maintenant à ton égard ; il ne souffre pas qu'on dise un mot de travers de- vant lui sur ton compte; et c'est un gaillard.... Ou'est-ce que je dis donc ? c'est un brave jeune homme , qui sait se faire écouter quand il parle.
— C'est par amitié pour M. André qu'il agit ainsi, dit Gene- viève ; je ne l'en remercie pas moins : tu le lui diras de ma part, car je suppose que tu lui parles quelquefois , Henriette?
— Ah! des malices? Comment! tu t'en mêles aussi, Geneviève? Il n'y a plus d'enfans ! Il faut bien te passer cela, puisque te voilà bientôt marquise.
— Ne te presse pas tant de me faire ton compliment, ma chère, et ne publie pas si vite cette belle nouvelle ; c'est encore une plaisanterie , et nous ne savons pas si nous ne ferons pas mieux, M. André et moi, de rester amis comme nous sommes.
— Qu'est-ce qu'elle dit là? s'écria Henriette; est-ce que vous vous jouez de nous , monsieur le marquis? est-ce que ce n'était pas sérieusement ([ue vous parliez?
Elle était au moment de lui faire une scène; mais illa rassura, et lui dit qu'il espérait vaincre les hésitations de Geneviève ; il la pria même de l'aider, et Henriette, en se rengorgeant, ré- pondit de tout. N'ai-je pas déjà bien avancé vos affaires? dit-elle: sans moi, cette petite sucrée que voilà aurait toujours fait sem- blant de ne pas vous comprendre, et vous seriez encore là à vous morfondre sans oser parler.
Les plaisanteries d'Heiuiette embarrassaient Geneviève ; elle
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se plaifîtiit d'être un peu fatiguée , refusa les offres de sa compa- gne qui voulait passer la nuit auprès d'elle, l'embrassa tendre- ment , et toucha légèrement la main d'André , en signe d'adieu.
— Comment? c'est comme cela que vous vous séparez ? s'écria Henriette ; un jour de fiançailles ! Par exemple ! Vous ne vous aimez donc i)as ?
— Qu'est-ce qu'elle veut dire? demanda André à Geneviève, en s'efForçanL de.prendre de l'assurance, mais en,tremblant mal- gré lui.
— Eh ! vraiment, on s'embrasse ! dit Henriette. De beaux amou- reux , qui ne savent pas seulement cela !
— Si l'usage l'ordonne, dit André avec émotion, est-ce que vous n'y consentirez pas. mademoiselle?
— Mais savez-vous , dit Geneviève gaiement, qu'Henriette ira le dire demain dans toute la ville !
— Raison de plus, dit André un peu rassuré ; ce sera un en- gagement que vous aurez signé , et qui donnera plus de poids à la nouvelle de notre mariage.
— Oh ! en ce cas , je refuse , dil-elle ; je ne veux rien signer encore.
— Eh ! bien par amitié , reprit André , qui déjà la tenait dans ses bras, comme vous avez embrassé Henriette tout-à-l'heure.
— Par amitié seulement , répondit Geneviève en se laissan t embrasser.
André fut si troublé de ce baiser , qu'il comprit à peine ensuite comment il était sorti de la chambre. Il se trouva dans la rue avec Henriette sanssa voir ce qu'était devenul'escalier. Cependant, lorsqu'il se rappela plus tard cet instant d'enivrement, il s'y mêla un souvenir pénible. Geneviève avait un peu rougi , par pudeur; mais son regard était resté serein, sa main fraîche, et son cœur n'avait pas tressailli. C'est ma Galalée, se disait-il , mais elle ne s'est animée que pour regarder les cieux. Descendra- t-elle de son piédestal, et voudra-t-elle poser ses pieds sur la terre auprès de moi ?
Cependant l'espérance, qui ne manque jamais à la jeunesse, le consola bientôt. Geneviève, avecunsinobleesprit, ne pouvait pas avoir un cœur insensible; cette tranquillité d'ame tenait à la chasteté exquise de ses pensées , à ses habitudes solitaires et recueillies. Il avait déjù vu se réaliser un de ses plus beaux rêves:
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il était le conseil et la lumière de cette sainte ignorance ; main- tenant un vœu plus enivrant lui restait à accomplir, c'était de se placer entre elle et la divinité universelle qu'il lui avait fait connaître. Il fallait cesser d'être le prêtre et devenir le dieu lui- même. L'enthousiasme d'André , les palpitations de son cœur allaient au-devant d'un pareil triomphe , et son ame , avide d'émotions tendres, ne pouvait pas croire à l'inertie d'une autre ame.
De son côté, Geneviève ressentait un peu d'effroi. Lespai'oles d'André, ses caresses timides , son accent passionné, lui avaient causé une sorte de troulile; et quoiqu'elle désirât presque éprouver les mêmes émotions , elleavait, par instant, comme une certaine méfiancedecette exaltation dont elle n'avait jamais conçu l'idée, et dont elle craignait de n'être pas capable.
Cependant il est si doux de se sentir aimé, que Geneviève s'a- bandonna sans peine à ce bien-être nouveau: elle s'habitua à penser qu'elle n'était plus seule au monde; qu'une autre ame sympathisait à toute heure avec la sienne , et que désormais elle ne porterait plus seule le poids des ennuis et des maux de la vie. Elle fit ces réflexions en s'habillant le lendemain ; et en comparant cette matinée à la journée précédente , elle s'avoua qu'il lui avait fallu un certain courage pour supporter les soucis de la veille , et que cette nouvelle journée s'annonçait douce et calme sous la protection d'un cœur dévoué. Après tout, se dit- elle, André est sincère; s'il s'exagère à lui-même aujourd'hui l'amour qu'il a pour moi, du moins il lui restera toujours assez d'honnêteté dans le cœur pour me garder son amitié. Je ne ces- serai pas de la mériter: pourquoi me l'ôterait-il ? Et puis, que sais-je? pourquoi refuserais-je de croire aux belles paroles qu'il me dit? Il en sait bien plus que moi sur toutes choses, et il doit mieux juger que moi de l'avenir.
En se parlant ainsi à elle-même, et tout en se coiffant devant une petite glace, elle regardait ses traits avec curiosité , et prit même sonmiroir pour l'approcher delà fenêtre: là elle contempla de près ses joues fines et transparentes comme le tissu d'une fleur, et elle s'aperçut qu'elle était jolie. Quelquefois je l'avais cru, pensa-t-elle, mais je ne savais pas si c'était de la jeunesse ou de la beauté. Cependant pour qu'André, après m'avoir vue un instant, soit resté amoureux de moi tout un an . il faut bien
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que j'aie quelque chose de plus que la fraîcheur de mon âge. André aussi a une jolie figure: comme il avait de beaux yeux hier soir! et comme ses mains sont blanches! comme il parle bien ! quelle différence entre lui et Joseph , et tous les autres !
Elle resta long-temps pensive devant sa glace, oubliant de relever ses cheveux épars ; ses joues étaient animées , et un sourire charmant l'embellissait encore. Elle s'était levée tard, et la matinée était avancée. André entra dans la première pièce ans qu'elle l'entendit , et elle s'aperçut tout à coup qu'il était passé dans l'atelier: il avait toussé pour l'appeler.
Alors elle se leva si précipitamment , qu'elle fit tomber son miroir , et poussa un cri. André , effrayé du bruit que fit la glace en se brisant, et surtout du cri échappé à Geneviève , crutqu'elle se trouvait mal , et s'élança dans sa chambre. Il la trouva debout , vêtue de sa robe blanche , et toute couverte de sfes longs cheveux noirs. Le premier mouvement de Geneviève fut de rire, en voyant la terreur d'André pour une si fail)le cause ; mais bientôt elle fut toute confuse de la manière dont il la regardait. Il ne l'avait jamais vue si jolie. Le bonnet qu'elle portait tou- jours, comme les grisettes de L... , avait empêché André de savoir si sa chevelure était belle: en découvrant celte nouvelle perfection, il resta naïvement émerveillé , et Geneviève devint toute rouge sous les longs cheveux fins et lisses qui tombaient le long de ses joues.
— Allez-vous-en, lui dit-elle, et, pendant que je vais me coif- fer , cherchez dans l'atelier une rose que j'ai faite hier soir. La nuit est venue , et la fièvre m'a prise comme je l'achevais ; je ne sais où je l'aurai laissée : vous l'avez peut -être écrasée sous vos pieds, dans vos conférences avec Henriette ,
— Dieu m'en préserve! dit André ; et, obéissant à regret, il chercha sur la table de l'atelier. La précieuse rose y était négli- gemment couchée au milieu des outils qui avaient servi à la créer. André fit un grand cri, et Geneviève épouvantée s'élança à son tour dans l'atelier , avec ses cheveux toujours dénoués : elle trouva André qui tenait la rose entre deux doigts et la contem- plait dans une sorte d'extase.
— Ah ça! vois avez voulu me rendre le pareille , lui dit-elle; à quel jeu jouons-nous ?
— Geneviève , Geneviève ! répondit-il , voici un chef-d'œuvre !
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à quelle heure , et sous l'influence de quelle pensée avez-vous fait celte rose du Bengale? Quel sylphe a chanté pendant que vous y travailliez ? Quel rayon du soleil en a coloré les feui41es ?
— Jene sais pas ce que c'est qu'un sylphe, répondit Geneviève; mais il y avait dans ma chambre un rayon desoleil qui mebrû- lait les yeux , et qui , je crois , m'a donné la fièvre. Je ne sais pas comment j'ai pu travailler et penser à tant de choses en même temps. Voyons donc celte rose , jene vois pas comment elle est.
—C'est une'chose aussi belle dans son genre, répondit André , que l'œuvre d'un grand maître: c'est la nature rendue dans toute sa vérilé et dans toute sa poésie. Quelle grâce dans ces pétales mous et pâles! Quelle finesse dans l'intérieur de ce calice! Quelle souplesse danstoutce travail ! Quelles étoffes merveilleuses em- ployez-vous donc pour cela , Geneviève ? certainement les fées s'en mêlent un peu !
^Les demoiselles de la ville me font présent de leurs plus fins mouchoirs debaptiste, quand ils;sont usés; etavecdelagomrae et delà teinture
— Je ne veux pas savoir commen t vous faites, ne me le dites pas, mais donnez-moi cette rose , et ne mettez pas votre Iwnnef.
— jVous êtes fou aujourd'hui ! Prenez celte rose : c'est en effet la meilleure que j'aie Êaite ; je ne pensais pas à vous en la fai- sant.
André la regarda d'un air boudeur , et vit sur sa figure une petite grimace moqueuse; il courut après elle, et la saisit au moment où elle lui jetaitla porte au nez. Quand il la tint dans ses bras, il fut fort embarrassé, car il n'osait ni l'embrasser, ni la laisser aller. Il vit sur son épaule ses beaux cheveux qu'il baisa.
—Quel être singulier! dit Geneviève en rougissant: est-ce qu'on a jamais baisé des cheveux ?
XII.
On pense bien qu'André, dans ses nouvelles leçons , ne s'en lintpas à la seule science. Ses regards , l'émotion de sa main tremblante en effleurant celle de Geneviève, disaient plus que
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ses paroles ; peu à peu Geneviève comprit ce lanf^nge , et les battemens de son cœur, y réponilirenten secret. Ai)iès lui avoir révélé les lois de l'univers et l'histoire des mondes, il voulut l'initiera la poésie, et par la lecture des plus belles pages, sut la préparer A comprendre Goethe, son poète favori. Cette éduca- tion fut encore plus rapide que la précédente. Geneviève saisis- sait à merveille tous les côtés poétiques de la vie. Elle dévorait avec ardeur les livres qu'André prenait pour elle , dans la petite bibliothèque de M. Forez. Elle se relevait souvent la nuit pour y rêver en regardant le ciel. Elle appliquait à son amour et à celui d'André les plus belles pensées de ses poètes chéris ; et cette affection , d'abord paisible et douce ,se revêtit bientôt d'un éclat inconnu. Geneviève s'éleva jusqu'à son amant; mais cette égalité ne fut pas de longue durée. Plus neuve encore et plus forte d'esprit, elle le dépassa bientôt. Elle apprit moins de cho- ses, mais elle lui prouva qu'elle sentait plus vivement que lui ce qu'elle savait; et André fut pénétré d'admiration et de recon- naissance: il se sentit heureux, bien au-delà de ses espérances. Il vit naître l'enthousiasme dans cette ame virginale, et reçut dans son sein les premiers épanchemens de cet amour qu'il lui avait appris.
Cependant Henriette avait été colporter en tous lieux la nou- velle du prochain mariage d'André avec Geneviève. Le premier à qui elle en lit part fut Joseph Marteau , et , au grand étonne- mentdela couturière, celui-ci lit une exclamation de surprise où n'entrait pas le moindre signe de joie ou d'approbation.
— Comment! cela ne vous fait pas plaisir ? dit Henriette; vous ne me remerciez pas d'avoir réussi à marier votre ami avec la plus jolie et la plus aimable fille du pays ?
.loseph secoua la tête. — Cela me paraît , dit-il , la chose la plus folle que vous ayez pu inventer. Quelle diable d'idée avez - vous eue là ?
— Fi! monsieur, je ne comprends pas l'indifférence que vous y mettez.
— Cela ne m'est pas indifférent, répondit Joseph. J'en suis fort contrarié , au contraire.
— Ètes-vous fou aujourd'hui? s'écria Henriette. Nevousai-je pas entendu, hier encore, dire que vous n'estimiez réellement Geneviève que depuis qu'elle aimait M. André ! N'avez-vous pas
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travaillé vous-même à rendre M, André amoiireuxd'elle?Ouiesl cause de leur preniiùreentrevue? Est-ce vous ou moi ? Ne m'avez- vous pas priée d'amenerGenevièvechezvous, pour que M. André pût la voir?...
— Mais non pas l'épouser! reprit Joseph avec une franchise un peu brusque.
— Oh! quelle horreur! s'écria Henriette; je vous comprends maintenant, monsieur; vousêlesun scélérat, etje ne vous repar- lerai de ma vie. Juste Dieu ! séduire une fille et Tabandonner , cela vous paraîtrait naturel et juste; mais l'épouser quand on l'a perdue de réputation , vous appelez cela une diable d'idée, une in- vention folle!.... Ah! je vois ledanger où je m'exposais en souf- frant vos galanteries ; mais , Dieu merci , il est encore temps de m'en préserver. Pauvres filles que nous sommes ! c'est ainsi qu'on abuse de notre candeur et de notre crédulité! Vous n'abuserez pas ainside moi, monsieur Joseph , adieu, adieu , pour toujours !
Et Henriette s'enfuit furieuse et désespérée. Joseph se promit de l'apaiser une autre fois , et il chercha André. Mais , pendant bien des jours , André fut introuvable. Il passait le temps ofi il était forcé de quitter Geneviève, à courir les prés comme un fou, et à pleurer d'amour et de joie à l'ombre de tous le buis- sons. Enfin Joseph lejoignit un matin comme il allait franchir la porte de sa bien-aimée,et ,à son grand déplaisir, il l'entraîna dansle jardin voisin.
— Ah ça ! luidit-il, es-tu fou? Qu'est-ce qui t'arrive?Dois-je en croire les bavardages d'Henrietteetceuxde toute la ville? As- tu l'intention sérieuse d'épouser Geneviève?
— Certainement, répondit André avec candeur. Quellequestion me fais-tu là?
— Allons , dit Joseph , c'est une folie de jeune homme , à ce que je vois; mais heureusement il estencore temps d'y songer. As-tu réfléchi un peu , mon cher André ? sais-tu quel âge tu as ? con- nais-tu ton père? Espères-tu lui faire accepter une grisetlepour belle-fille? Crois-tu que tu auras seulement le courage de lui en parler ?
— Je n'en sais rien , répondit André un peu troublédecelleder- nière question; mais je sais que j'ai droit à un petit héritage de ma mère ; et que cela suffira pour m'enrichir , au-delà de mes besoins et de ceux de Geneviève.
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— Idée de roman , mon cher ! On peut vivre avec moins ; maïs quand on a vécu dans une certaine aisance , il est dur de se voir réduit au nécessaire. Songes-tu que ton père est jeune encore ? qu'il peut se remarier, avoir d'autres enfans , te déshériter ? Son- ges-tu que tu auras des enfans toi-même , que tu n'as pas d'état, que tu n'auras pas de quoi les élever convenahlement , et que la misère te tombera sur le corps , à mesure que l'amour te sortira du cœur ?
— Jamais il n'en sortira ! s'écria André ; il me donnera le cou- rage de supporter toutes les privations, toutes les souffrances...
— Bah ! bah ! reprit Joseph ; tu ne sais pas de quoi tu parles ; tu n'as jamais souffert, jamais jeûné.
— Je l'apprendrai, s'd le faut.
— Et Geneviève l'apprendra aussi ?
— Je travaillerai pour elle.
— A quoi ? Fais-moi le plaisir de me dire à quelle profession lu es propre! As-tu fait ton droit? As-tn étudié la médecine? Pour- rais-tu être professeur de mathématiques ? Saurais-tu au moins faire des bottes, ou même tracer un sillon droit avec la charrue?
— Je ne sais rien d'utile , je l'avoue , répartit André. Je n'ai vécu jusqu'ici que de lectures et de rêveries. Je ne suis pas as- sez fort pour exercer un métier ; mais le peu que je sais , avec le peu que je possède , pourra me mettre à l'abri du besoin .
— Essaies-en , et tu verras...
— Je compte en essayer.
Joseph frappa du pied avec chagrin.
— Et c'est moi qui t'ai mis cette sottise d'amour en tête , s'é- cria-t-il , je ne me le y)ardonnerai jamais ! Pouvais-je penser que tu prendrais au sérieux la première occasion de plaisir offerte à ta jeunesse?
— J'étais donc un lâche et un misérable à tes yeux ? Tu croyais que je consentirais à voir diffamer Geneviève, sans prendre sa défense , et sans réparer le mal que je lui aurais fait !
— On n'est pas un lâche et un misérable pour cela , dit Joseph en haussant les épaules ; je ne crois être ni l'un ni l'autre , et pourtant je fais la cour à Henriette: tout le monde le sait, et je la laisse tant qu'elle veut se bercer de l'espoir d'être un jour madame Marteau. Je veux être son amant, et voilà tout.
— Vous itouvez parler d'Henriette avec légèreté; quoique je
TOME IV. 4
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n'approuve pas le mensonge , je vous trouve excusable jusqu'à un certain point. Mais établissez-vous la moindre comparaison entre elle et Geneviève ?
— Pas la moindre ; j'aime Henriette à la folie, et il n'y a pas un cheveu de Geneviève qui me tente ; je n'entends rien à ces sortes de femmes. Mais je comprends ta situation. Tu es le pre- mier amant de Geneviève , et tu lui dois plus qu'à toute autre ; rassure-toi cependant : lu ne seras pas le dernier , et il n'y a pas de fille inconsolable.
— Je ne connais pas les autres filles, et vous ne connaissez pas Geneviève. Nous ne pouvons pas raisonner ensemble là-des- sus; agis avec Henriette comme tu voudras, je me conduirai avec Geneviève comme Dieu m'ordonne de le faire.
Joseph s'épuisa en remontrances sans ébranler la résolution de son ami; il le quitta pour aller faire la paix avec Henriette, et se consola de l'imprudence d'André , en se disant tout bas : Heu- reusement ce n'est pas encore fai-t; la grosse voix du marquis n'a pas encore parlé.
Cet événement ne se fit pas long-temps attendre. Des amis officieux eurent bientôt informé M. de Morand de la passion de son fils pour une grisetle. Malgré sa haine pour cette espèce de femmes, il s'en inquiéta peud'abord. 11 fut même content, jusqu'à un certain point, de voir André renoncer à ses rêves d'expatria- tion. Mais quand on lui eut répété plusieurs fois que son fils avait manifesté l'intention sérieuse d'épouser Geneviève , quoi- qu'il lui fiU encore impossible de le croire , il commença à sesenlir mécontent de cette espèce de bravade , et résolut d'y mettre fin sur-le-champ. Un matin donc, au moment où André franchis- sait , joyeux et léger , le seuil de sa maison , pour aller trouver Geneviève, une main vigoureuse saisit la bride de son petit cheval , et le fit même reculer. Comme il faisait à peine jour, André ne reconnut pas son père au premier coup d'œil, et, pour la première fois de sa vie, il se mit à jurer contre l'insolent qui l'arrêlait.
— Doucement, monsieur, réponditle marquis; vousmesem- blez bien mal appris pour un bel esprit comme vous êtes. Faites- moi le plaisir de descendre de chevalet d'ôter votre chapeau de- vant votre père.
André obéit , et quand il eut mis pied à terre , le marquis lui ordonna de renvoyer son ciievalà l'écurie.
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— Faut-il le débrider ? demanda le palefrenier.
— Non, dit André, qui espérait être libre au bout d'un in- stant.
— 11 faut le débrider, cria le marquis d'un ton qui ne souffrait pas de réplique.
André se sentit gagner par le ft-oid de la peur, il suivit son père jusqu'il sa chambre.
— Où alliez-vous? luidit celui-ci en s'asseyanl lourdement sur son grand fauteuil de toile d'Orange.
— A L...., répondit André timidement.
— Chez qui?
— Chez Joseph , répondit André après un peu d'hésitation.
— Où allez-vous tous les matins?
— Chez Joseph.
— Où passez- vous toutes les après-midi ?
— A la chasse.
—D'où venez-vous si tard tous les soirs? de chez Joseph et de la chasse , n'est-pas ?
— Oui , mon père.
— Avec votre permission , monsieur le savant , vous en avez menti. Vous n'allez ni chez Joseph , ni à la chasse. Auriez-vous en votre possession quelque beau livre écrit sur l'art de mentir? Faites-moi le plaisir d'aller l'étudier dans votre chambre , afin de vous en acquitter un peu mieux à l'avenir. M'en tendez- vous?
André, révolté de se voir traité comme un enfant, hésita, rougit, pâlit et obéit. Son père le suivit, l'enferma à double loiu- , mit la clef dans sa poche et s'en fut à la chasse.
André, furieux et désolé, maudit raille fois son sort, et finit par sauter par la fenêtre. Il s'en alla passer une heure aux pieds de Geneviève, Mais, dans la crainte de l'effrayer de la dureté de son père, il lui cacha son aventure, et lui donna, pour raison de sa courte visite , une prétendue indisposition du marquis.
Le marquis fit bonne chasse , oublia son prisonnier , et rentra assez tard pour lui laisser le temps de rentrerle premier. Lorsqu'il le retrouva sous les verroux, lise sentit fort apaisé, et l'emmena souper assez amicalement avec lui, croyant avoir remporté une grande victoire , et signalé sa puissance par un acte éclatant. André , de son côté , ne montra guère de rancune ; il croyait avoir échappé à la tyrannie , et s'applaudissait de sa rébellion
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secrète comme d'une résistance intrépide. Ils se réconcilièrent en se trompant l'un l'autre et en se trompant eux-mêmes, l'un se flattant d'avoir subjugué, l'autre s'imaginant avoir dé- sobéi.
Le lendemain , André s'éveilla long-temps avant le jour , et , se croyant libre, il allait reprendre la route deL...., quand son père parut comme la veille, un peu moins menaçant sea- leraent.
— Je neveux pasqiie tu ailles àla ville aujourd'hui, lui dit-il; j'ai découvert un taillis tout jîlein de bécasses. 11 faut que tu viennes avec moi en tuer cinq ou six.
— Vous êtes bien bon , mon père , répondit André ; mais j'ai promis à Joseph d'aller déjeuner avec lui...
— Tu déjeunes avec lui tous les jours, répondit le marquis d'un ton calme et ferme. Il se passera fort bien de toi pour aujourd'hui. Va prendre ton fusil et ta carnassière.
Il fallut encore qu'André se résignât. Son père le tint à la chasse toute la journée , lui fit faire dix lieues à pied , et l'écrasa tellement de fatigue , qu'il eut une courbature le lendemain , et que le marquis eut uu prétexte excellent pour lui défendre de sortir. Lejour suivant, iU'emmena dans sa chambre , et, ouvrant les livres de ses domaines sur une table , il le força de faire des additions jusqu'à l'heure du dîner. Vers le soir , André espérait être libre : son père le mena voir tondre des moutons.
Le quatrième jour, Geneviève, ne pouvant résister à son inquiétude , lui écrivit quelques lignes , les confia à un enfant de son voisinage , et le chargea d'aller les lui remettre. Le message arriva à !)on port , quoique Geneviève , ne prévoyant pas la situation de son amant, n'eût pris aucune précaution contre la surveillance du marquis. Le hasard protégea le petit page aux pieds nus de Geneviève, et André lut ces mots, qui le trans- portèrent d'amour et de douleur:
<! Ou votre père est dangereusement malade, ou vous l'êtes vous-même, mon ami. Je m'arrête à cette dernière supposition avec raison et avec désespoir. Si vous étiez bien portant , vous m'écririez pour me donner des nouvelles de votre père, et pour m'expUqtier les motifs de votre absence. Vous êtes donc bien mal , puisque vous n'avez pas la force de penser à moi et da m'épargner les tourmens que j'endure! Oh! André! quatre
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jours sans te voir, à présent c'est impossible à supporter sans mourir! »
André sentit renaître son courage. II viola sans hésitation la consigne de son père, et courut à travers champs juscju'à la ville. Il arriva plus fatigué par les terres laI)ourées , les haies et les fossés qu'il avait franchis , qu'il ne l'eût été par le plus long chemin. Poudreux et haletant, il se jeta aux pieds deGeneviève et lui demanda pardon en la serrant contre son cœur,
— Pardonne-moi, pardonne-moi, lui disait-il , oh ! pardonne moi de t'avoir fait souffrir.
— Je n'ai rien à vous pardonner, André, lui répondit-elle, quels torts pourriez-vous avoir envers moi? Je ne vous accuse pas, je ne vous interroge même pas. Comment pourrais-je sup- poser qu'il y a de votre faute dansceci? Je vous vois, et je remer- cie Dieu.
XIII.
Celtesainte confiance donna de véritables remords à André. Il savait bien qu'avec un peu plus de courage, il aurait pu s'échap- per plus tôt , mais il n'osait avouer ni son asservissement ni la tyrannie de son père. Déclarera Geneviève les traverses qu'elle avait à essuyer pour devenir sa femme , était au-dessus de ses forces. Bien des jours se passèrent sans ipru pût se décider à sortir decette difficulté , soit en affrontant la colère du marquis, soit en éveillant l'effroi et le chagrin dans l'ame tranquille de Geneviève. Il erra pendant un mois. On le rencontrait , à toutes les heures du jour et de la nuit, courant, ou plutôt fuyant à tra- vers prés et bols,delavilleauchàleauet du château à la ville; ici, cherchant à apaiser les inquiétudes de sa maîtresse : là lâchant d'éviter les remontrances paternelles. Au milieu de ces agitations, la force lui manqua ; il ne sentit plus que la fatigue de lutter ainsi contre son cœur et contre son caractère; la lièvre le prit et le plongea dans le découragement et l'inertie.
Jusque-là, il avait réussi à faire accepter à Geneviève toutes les mauvaises raisons qu'il avait pu inventer pour excuser l'ir- régularité et la brièveté de ses visites. II éprouva une sorte de satisfaction paresseuse et mélancolique à se sentir malade: c'était
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une excuse irrécusable à lui donner de son absence ; c'était une manière d'échapper à la surveillance et aux reproches du mar- quis. Le besoin égoïste du repos parla plus haut, un instant, que les empressemens et les impatiences de l'amour ; il ferma les yeux et s'endormit presque joyeux de n'avoir pas six lieues à faire et autant de mensonges à inventer dans sa journée.
Un soir, comme Joseph Marteau, en attendant quelqu'un.fu- mait un cigare à sa fenêtre , il vit une robe blanche traverser furtivement l'obscurité de lamelle , et s'arrêter comme incertaine à la petite porte de la maison. Joseph se pencha vers cetteombre mystérieuse, et le feu de son cigare l'ayant signalé dans les ténè- bres, une petite voix tremblante l'appela par son nom.
— Oh! dit Joseph, ce n'est point la voix d'Henriette; que signifie cela ?
En deux secondes il franchit l'escalier, et , s'élançant dans la rue , il saisit une taille délicate , et , à tout hasard , voulut em- brasser sa nouvelle conquête.
— Par amitié et par charité , monsieur Marteau , lui dit-elle en se dégageant , épargnez-moi, reconnaissez-moi: je suis Ge- neviève.
— Geneviève ! Au nom du diable , comment cela se fait-il?
— Au nom de Dieu , ne faites pas de bruit et écoutez-moi. André est sérieusement malade. 11 y a trois jours que je n'ai reçu de ses nouvelles, et je viens d'apprendre qu'il est au lit, avec la lièvre elle délire. J'ai cherché Henriette sans pouvoir la rencon- trer. Je ne sais où m'informer de ce qui se passe au château de Morand. D'heure en heure, mon inquiétude augmente, je me sens tour à tour devenir folle et mourir. Il faut que vous ayez pitié de moi , et que vous alliez savoir des nouvelles d'André. Vous êtes son ami, vous devez être inquiet aussi.... Il peut avoir besoin de vous....
— Parbleu ! j'y vais sur-le-champ, répondit Joseph en prenant le chemin de son écurie. Diable ! diable ! qu'est-ce que tout cela ?
Préoccupé de cette fâcheuse nouvelle , et partageant , autant qu'il était en lui , l'inquiétude de Geneviève , il se mit à seller son cheval , tout en grommelant entre ses dents et jurant contre son domestique et contre lui-même à chaque courroie qu'il at- tachait. En mettant enfin le pied sur l'élrier , il s'aperçut , à la
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lueur d'une vieille lanterne de fer suspendue au plafond del'écu- i-ie, que Geneviève était là et suivait tous ses niouvemens avec anxiété. Elle était si pâle et si brisée , que, contre sa coutume, Joseph fut attendri.
— Soyez tranquille , lui dit-il ,je serai bientôt arrivé.
— Et revenu? lui demanda Geneviève d'un air suppliant.
— Ah ! dialile ! cela est une autre affaire. Six lieues ne se font pas en un quartd'heure. El puis , si André est vraiment mal, jene pourrai pas le quitter !
— 0 mon Dieu! que vais-je devenir? dit-elle en croisant ses mains sur sa poitrine. Joseph ! Joseph ! s'écria-t-elle avec ef- fusion , en se rapprochant de lui, sauvez -le, et laissez-moi mou- rir d'inquiétude.
— Ma chère demoiselle, reprit Joseph , tranquillisez-vous; le mal n'est peut-être pas si grand que vous le croyez.
— Je ne me tranquillisei'ai pas; j'attendrai, je souffrirai, je prierai Dieu. Allez vite.... Attendez, Joseph, ajouta-t-elle en posant sa petite main sur la main rude du cavalier ; s'il meurt , parlez-lui de moi , faites-lui entendre mon nom ; dites-lui que je ne lui survivrai pas d'un jour.
Geneviève fondit en larmes ; les yeux de Joseph s'humectèrent malgré lui.
— Écoutez , dit-il ; si vous restez à m'atlendre , vous souffri- rez trop. Venez avec moi.
— Oui! s'écria Geneviève. 3Iais comment faire?
— Montez en croupe derrière moi. Il fait une nuit du diable; personne ne vous verra. Je vous laisserai dans la métairie la plus voisine du château. Je courrai m'informer de ce qui s'y passe, et vous le saurez au bout d'un quart d'heure , soit que j'accoure vous le dire et que je retourne vite auprès d'André , soit que je le trouve assez bien pour le quitter et vous ramener avant le jour.
— Oui, oui, mon bon Joseph, s'écria Geneviève.
— Eh bien! dépèchons-nous , dit Joseph; car j'attends Hen- riette d'un moment à l'autre; et si elle nous voit partir ensem- ble , elle nous tourmentera pour venir avec nous , ou elle me fera quelque scène de jalousie absurde.
— Partons ! partons vite! dit Geneviève.
Joseph plia son manteau et l'attacha derrière sa selle , pour
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faire un siège à Geneviève. Puis il la prit dans ses Irras et l'assit avec soin sur la croupe de son cheval; ensuite il monta adroite- ment sans la déranger, et piquant des deux, il gagna la campa- gne; mais , en traversant une petite place , son malheur le força de passer sous un des six réverbères dont la ville était éclairée ; le rayon tombant d'aplomb sur son visage, il fut reconnu d'Hen- riette, qui venait droit à lui. Soit qu'il craignît de perdre en explications un temps précieux , soit qu'il se fît un malin plaisir d'exciter sa jalousie , il poussa son cheval et passa rapidement auprès d'elle avant qu'elle pût reconnaître Geneviève. Envoyant le perfide , à qui elle avait donné rendez-vous , s'enfuir à toute bride avec une femme en croupe, Henriette, frappée de surprise, n'eut pas la force de faire un cri , et resta pétrifiée jusqu'à ce que la colère lui suggéra un déluge d'imprécations que Jo- seph était déjà trop loin pour entendre.
C'était la première fois de sa vie que Geneviève montait sur un cheval; celui de Joseph était vigoureux, mais peu accoutumé à un double fardeau, il bondissait dans l'espoir de s'en débar- rasser.
— Tenez-moi bien , criait Joseph.
Geneviève ne songeait pas ù avoir peur ; en toute autre cir- constance , rien au monde ne l'eût déterminée à une semblable témérité. Courir les chemins la nuit, seule avec un libertin re- connu comme l'était Joseph, c'étaitencore une chose aussi con- traire à ses habitudes qu'à son caractère ; mais elle ne pensait à rien de tout cela : elle serrait son bras autour de son cavalier, sans se soucier qu'il fût un homme, et se sentait emportée dans les ténèbres , sans savoir si elle était enlevée par ttn cheval ou par le vent de la nuit.
— Voulez-vous que nous prenions le plus court? luidit Joseph.
— Certainement, répondit-elle.
— Mais le chemin n'est pas bon , lui dit-il ; la rivière sera un peu haute , je vous en avertis : vous n'aurez pas peur ?
— Non, dit Geneviève , prenons le plus court.
— Cette diable de petite fille n'a peur de rien, se dit Jo- seph, pas même de moi. Heureusement que la situation d'André m'ôte l'envie de rire, et que d'ailleurs monamitié pour lui....
— Que dites-vous donc? il me semble que vous parlez tout seul, lui demanda Geneviève.
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— Je (lis que le chemin est mauvais , répondit Joseph , et que si je tombais, vous seriez obligée de tomber aussi.
— Dieu nous protégera , dit Geneviève avec ferveur, nous sommes déjà assez malheureux.
— Il faut que j'aie bien de l'amitié pour vous, reprit Josepl» au bout d'un instant , pour avoir chargé de deux personnes le dos de ce pauvre François; savez-vous que la course est longue? et j'aimerais mieux aller toute ma vie à pied, que de surmener François.
— 11 s'appelle François? dit Geneviève préoccupée , il va bien doucement.
— Oh diable ! patience ! patience ! nous voici au gué.
— Tenez-moi bien , et relevez un peu vos pieds ; je crois que la rivière sera forte.
François s'avança dans l'eau avec précaution ; mais quand il fut arrivé vers le milieu de la rivière , il s'arrêta , et se sentant trop embarrassé de ses deux cavaliers pour garder l'équilibre sur les pierres mouvantes, il refusa d'aller plus avant: l'eau montait déjà presqu'aux genoux de Joseph, et Geneviève avait bien de la peine à préserver ses petits pieds.
— Diable ! dit Joseph , je ne sais si nous pourrons traverser: François commence à perdre pied, elle brave garçon n'ose pas se mettre à la nage à cause de vous.
— Donnez-lui de l'éperon , dit Geneviève.
— Cela vous plaît à dire, un cheval chargé de deux personnes ne peut guère nager : si j'étais seul , je serais déjà à l'autre bord; mais avec vous, je ne sais que faire. Il fait terrililement nuit, je crains de prendre sur la droite et d'aller tomber dans la prise d'eau , ou de me jeter trop sur la gauche et d'aller donner contre l'écluse. 11 est vrai que François n'est pas une bête, et qu'il saura peut-être se diriger tout seul.
— Tenez ! dit Geneviève , Dieu veille sur nous: voici la lune qui paraît entre les buissons , et qui nous montre le chemin ; suivez cette ligne blanche qu'elle trace sur l'eau.
— Je ne m'y fie pas ! c'est de la vapeur, et non de la vraie lumière; ah ça ! prenez garde à vous.
Il donna de l'éperon à François, qui, après quelque hésitation, se mit à la nage et gagna un endroit moins profond où il prit pied de nouveau; mais il fit de nouvelles difficultés pour aller
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plus loin , et Joseph s'aperçut qu'il avait perdu le gué.
— Lediablesait oùnoussorames, dit-il; pour moi, je ne m'en doute guère, et je ne vois pas où nous pourrons aborder.
— Allons tout droit, dit Geneviève.
— Tout droit? la rive a cinq pieds de haut; et si François s'en- gage dans les joncs qui sont par là , je ne sais où , nous sommes perdus tous les trois. Ces diables d'herbes nous prendrontconime dans un filet , et vous aurez beau savoir tous leurs noms en latin , mademoiselle Geneviève , nous n'en serons pas moins pâture à écrevisses.
— Retournons en arrière, dit Geneviève.
— Cela ne vaudra pas mieux, dit Joseph. Que voulez-vous faire au milieu de ce brouillard ? Je vous vois comme en plein jour, et à deux pieds plus loin, votre serviteur, il n'y a plus moyen de savoir si c'est du sable ou de l'écume.
En parlant, Josephse retourna vers Geneviève, et vitdistinc- lement sa jambe , qu'à son insu elle avait mise à découvert , en relevant sa robe pour ne pas se mouiller. Cette petite jambe, admirablement modelée et toujours chaussée avec un si grand soin, vint se mettre en travers dans l'imagination de Joseph , avec toutes ses perplexités ; et en la regardant , il oublia en- tièrement qu'il avait lui-même les jambes dans l'eau , et jqu'il était en grand danger de se noyer, au premier mouvement que ferait son cheval.
— Allons donc, dit Geneviève, il faut prendre un parti, il ne fait pas chaud ici.
— Il ne fait pas froid , dit Joseph.
— Mais il se fait tard, André meurt peut-être. Joseph, avançons, et recommandons-nous à Dieu , mon ami.
Ces paroles mirent une étrange confusion dans l'esprit de Joseph : l'idée de son ami mourant , les expressions affectueuses de Geneviève , et l'imagede cette jolie jambe , se croisaient singu- lièrement dans son cerveau.
— Allons, dit-il enfin, donnez-moi une poignée de main, Geneviève, et si un de nous seulement en réchappe, qu'il parle de l'autre quelquefois avec André.
Geneviève lui serra la main, et laissant retomber sa robe, elle frappa elle-même du talon le flanc de sa monture. Fran- çois se remit courageusement à la nage, avança jusqu'à une
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éminence , et au lieu de continuer , revint sur ses pas.
— Il cherche le chemin ; il voit qu'il s'est trompé , dit Joseph. Laissons-le faire, il a la bride sur le cou.
Après quelques incertitudes , François retrouva le gué , et parvint glorieusement au rivage.
— Excellente bête! s'écria .loseph; puis, se retournant un peu, il étouffa une espèce de soupir, en voyant la jupe de Geneviève retomber jusqu'à sa cheville ; et il ne put s'empê- cher de murmurer entre ses dents : «t Ah ! cette petite jambe ! »
— Qu'est-ce que vous dites ? demanda l'ingénue jeune fille. ^Jedis que François ade fameuses jambes, répondit .loseph.
— Et que la Providence veillait sur nous , reprit Geneviève avec un accent si sincère et si pieux , que Joseph se retourna tout-à-fait; et, en voyant son regard inspiré, son visage pâle et presque angélique , il n'osa plus penser à sa jambe , et sentit comme une espèce de remords de l'avoir tant remarquée en un semblable moment.
Ils arrivèrent sans autre accident à la métairieoù Joseph vou- lait laisser Geneviève. Cette métairie lui appartenait, et il croyait être sûr de la discrétion de ses métayers ; mais Geneviève ne put se décider à affronter leurs regards et leurs questions. Elle pria Joseph de la déposer sur le bord du chemina un quart de lieue du château.
— C'est impossible , lui dit-il. Que ferez-vous seule ici? vous aurez peur , et vous mourrez de froid.
— Non , répondit-elle ; donnez-moi votre manteau. J'irai m'as- seoir là-bas , sous le porche de Saint-Sylvain , et je vous attendrai.
— Dans cette chapelle abandonnée ? vous serez piquée par les vipères ; vous rencontrerez quelque-sorcier , quelque meneur de loups !
— Allons, Joseph, est-ce le moment de plaisanter?
— Ma foi , je ne plaisante pas. Je ne crois guère au diable ; mais je crois à ces voleurs de bestiaux qui font le métier de fan- tômes, la nuit, dans les pâturages. Ces gens-là n'aiment pas les témoins , et les maltraitent quand ils ne peuvent pas les effrayer.
— Ne craignez rien pour moi , Joseph , je me cacherai d'eux comme ils se cacheront de moi. Allez, et, pour l'amour de Dieu, revenez vite me dire ce qu'il a.
Elle sauta légèrement à terre , prit le uKuileau de Joseph sur
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son épaule , et s'enfonça dans les longues herbes du pâturage.
— Drôle de fille ! se dit Joseph en la regardant fuir comme une ombre vers la chapelle. Oui est-ce qui l'aurait jamais crue capa- ble de tout cela? Henriette le ferait certainement pour moi, mais elle ne le ferait pas de même. Elle aurait peur , elle crierait ù
propos de tout ; elle serait ennuyeuse à périr elle l'est déjà
passablement....
Et tout en devisant ainsi , Joseph Marteau arriva au château de Morand.
Il trouva André assez sérieusement malade et en proie à un violent accès de délire. Le marquis passait la nuit auprès de lui avec le médecin , la nourrice et M. Forez. Joseph fut accueilli avec reconnaissance , mais avec tristesse. On avait des craintes graves: André ne reconnaissait personne; il appelait Geneviève, il demandait à la voir ou à mourir. Le marquis était au déses- poir , et , ne pouvant pas imaginer de plus grand sacrifice pour soulager son fils que l'abjuration momentanée de son autorité, il se penchait sur lui , et , lui parlant comme à un enfant, il lui promettait de lui laisser aimer et épouser Geneviève ; mais , lorsqu'il se rappochait de ses hôtes , il maudissait devant eux cette misérable petite fille qui allaitètre causede la mortd'An- dré , et disait qu'il la tuerait , s'il la tenait entre ses mains. Au bout d'une heure , Joseph , voyant André un peu mieux , partit pour en informer Geneviève, et pour calmer, autant que pos- sible , l'inquiétude oîi elle devait être plongée. 11 prit à tra- vers prés, et, en dix minutes, arriva à la chapelle de Saint- Sylvain : c'était une masure abandonnée depuis long-temps aux reptiles et aux oiseaux de nuit. La lune en éclairait faiblement les décombres , et projetait des lueurs obliques et tremblantes sous les arceaux rompus des fenêtres. Les anglesde la nef res- taient dans l'obscurité ; et Joseph se défendit mal d'une certaine impression désagréable en passant auprès d'une statue mutilée qui gisait dans l'herbe, et qui se trouva sous ses pieds, au moment où il traversait un de ces endroits sombres. Hélait fort et brave: dix hommes ne lui aurait pas fait peur; mais son édu- cation rustique lui avait laissé , malgré lui, quelques idées su- perstitieuses . Il ne s'y complaisait point , comme font parfois les cerveaux poétiques; il en rowgissaitau contraire, et cachait ce penchant sous une affectation d'incrédulité philosophique;
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mais son imaginntion, moins forte que son orgueil , ne pouvait étouffer les terreurs de son enfance , et surtout le souvenir du passaffe de la gran<rbête dans la métairie , où il était resté six ans en nourrice. La grancVhôtc apparaît tous les dix ans dans le pays , et sème Tefifroi de famille en famille. Elle s'efforce de pénétrer dans les métaii'ies , pour empoisonner les étables et faire périr les troupeaux. Les habitans sontforcés de sou- tenir, chaque soir, une espèce de siège, et c'est avec bien de la peine qu'ils parviennent à l'éloigner , car les balles de fusil ne l'atteignent point, et les chiens fuient, en hurlant, A son approche. Au reste, la hcte , ou plutôt l'esprit malin qui en emprunte la forme ,est d'un aspect indéfinissable: plu- sieurs l'ont portée toute une nuit sur leur dos ( car elle se livre à mille plaisanteries diaboliques avec les imprudens qu'elle rencontre dans les prés , au clair de la lune ) ; mais nul ne l'a jamais vue distinctement. On sait seulement qu'elle change de stature à volonté. Dans l'espace de quelques instans , elle passe de la taille d'une chèvre à celle d'un la- pin, et de celle d'un loup à celle d'un bœuf; mais ce n'est ni une chèvre , ni un lapin,, ni un bœuf , ni un loup , ni un chien enragé, c'est Is graiurbête]; c'est le fléau des cam- pagnes , la terreur des hal)itans , et le triste présage d'une pro- chaine épidémie parmi les bestiaux.
Joseph se rappelait, malgré lui, toutes ces traditions effrayan- tes ; mais s'il n'avait pas l'esprit assez fort pour les repousser , du moins il se sentait assez de courage et le bras assez prompt pour ne jamais reculer devant le danger.
Il s'étonnait de ne point trouver Geneviève au lieu qu'elle lui avait indiqué, lorsqu'un bruit de chaînes lui fit brusquement tourner la tête, et il vit, à trois pas de lui, une vague formede quadrupède , dont la longue face pâle semblait l'observer at- tentivement. Le premier mouvement de Joseph fut de lever le manche de son fouet pour frapper l'animal redoutable; mais, à sa grande confusion, il vit une jeune pouliche blanche, à demi sauvage , qui était venue là pour paître l'herbe autour des tombeaux, et qui s'enfuit épouvantée en traînant ses enferges sur les dalles delà chapelle.
Joseph , tout honteux de sa terreur , pénétra au fond de la nef: une croix de bois marquait la place où avait été l'autel.
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Geneviève était agenouillée devant celte croix^ elle avait roulé son fichu de mousseline blanche comme un voile autour de sa tête; et, penchée dans l'immohililé du recueillement, un cerveau plus exalté que celui de Joseph l'aurait prise pour une omhre. Étonné de trouver Geneviève dans une attitude si calme, et ne comprenant pas l'émotion que cette femme agenouillée , la nuit, au milieu des ruines, lui causaità lui-même, lehoncanipagnard eut comme un sentiment de respect qui le fit hésiter à troubler cette sainte prière ; mais au bruit des pas de Joseph , Geneviève se retourna , et se levant à demi , le questionna d'un air inquiet. Il eut presque envie de la tromper et de lui cacher la vérité ; mais elle interpréta son silence , et s'écria en joignant les mains:
— Au nom du ciel, ne me faites paslanguir... s'il est mort!... ah! oui.. .je le vois... ilesl mort!. ..Et elle s'appuya en chancelant contre la croix.
— Non, non ! répondit vivement Joseph ; il vit, on peut le sauver encore.
— Ah! merci! merci! dit Geneviève; mais dites-moi bien la vérité , est-il bien mal ?
— Mal? certainement. Voici la réponse ambiguë du médecin: peu de chose à craindre, peu de chose à espérer, c'est-à-dire que la maladie suit son cours ordinaire et ne présente pas d'ac- cident impossible à combattre , mais que par elle-même c'est une maladie grave et qui ne pardonne pas souvent.
— En ce cas, dit Geneviève après un instant de silence, retour- nez auprès de lui , je vais encore prier ici.
Elle se remit à genoux , et laissa tomber sa tête sur ses mains jointes , dans une attitude de résignation si triste, que Josephen fut profondément touché.
— Je vais y retourner en effet, répondit-il; mais je reviendrai certainement vers vous aussitôt qu'il y aura un peu de mieux.
— Écoutez , Joseph , lui dit-elle , s'il doit mourir cette nuit , il faut que je le voie , que je lui dise un dernier adieu. Tant que j'aurai un peu d'espoir , je ne me sentirai pas la hardiesse de me montrer dans sa maison ; mais si je n'ai plus qu'un instant pour le voir sur la terre , rien au monde ne pourra m'empêcher de profiter de cet instant-là. Jurez -moi que vous m'avertirez quand tout sera perdu, quand lui et moi n'aurons plus qu'une heure à vivre.
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Joseph le jura.
— Je ne sais ce qu'elle a clans la voix, ni de ([uels mois elle se sçrl , pensait-il en s'éloignant , mais elle me ferait pleurer comme un enfant.
XIV.
Geneviève pria long-temps ; puis elle s'enveloppa du man- teau de Joseph , et s'assit sur une tombe , morne et résignée ; puis elle pria de nouveau , et marcha parmi les ruines, inter- rogeant avec anxiété le sentier par où Joseph devait revenir. Peu à peu , une inquiétude plus poignante surmontait son cou- rage et faisait saigner son cœur. Elle regardait la lune qu'elle avait vue se lever , et qui maintenant s'abaissait vers l'horizon. L'air, en devenant plus humide et plus froid, lui annonçait l'approche de l'aube , et Joseph ne revenait pas.
Après avoir lutté aussi long-temps que ses forces le lui per- mirent, elle perdit courage, et, s'imaginant qu'André était mort , elle s'enveloppa la tête dans le manteau de Joseph pour étouffer ses cris. Puis elle s'apaisa un peu, en songeant que, dans ce cas, Joseph, n'ayant plus rien à faire auprès de son ami , serait de retour vers elle. Mais alors elle se persuada qu'André était mourant, et que Joseph ne pouvait se résoudre à l'abandonner , dans la crainte de revenir trop tard et de le trouver mort. Cette idée devint si forte , que les minutes de son impatience se traînèrent comme des siècles. Enfin , elle se leva avec égarement, jeta le manteau de Joseph sur le pavé, et se mit à courir de toutes ses forces dans le sentier de la prairie.
Elle s'arrêta deux ou trois fois pour écouter si Joseph n'ar- rivait pas à sa rencontre; mais n'entendant et ne voyant per- sonne, elle reprit sa course avec plus de précipitation, etfranchit comme un trait les portes du château de Morand.
Dans l'agitation d'une si triste veillée , tous les serviteurs étaient debout, toutes les portes étaient ouvertes. On vit passer une femme, vêtue de blanc, qui ne parlait à personne et semblait voler, mais non pas courir à travers les cours. La vieille cuisi- nière se signa en disant:
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— Hélas , notre jeune maître est achevé. Voilà son esprit qui passe.
— Non , (lit le bouvier, qui était un homme plus éclairé que la cuisinière. Si c'était l'ame de notre jeune maître , nous l'aurions vue sortir de la maison et aller au. cimetière , tandis que cette chose-là vient du côté du cimetière, et entredans la maison. Ça doit être sainte Solange ou sainte Sylvie qui vient le guérir.
— M'est avis , observa lalaitière, que c'est plutôt l'ame de sa pauvre mère qui vient le chercher.
— Disons un ai^e pour tous les deux , reprit la cuisinière ; et ils s'agenouillèrent tous les trois sous le portail de la grange.
Pendant ce temps, Geneviève, guidée par les lumières qu'elle voyait aux fenêtres , ou plutôt entraînée par cette main invisible qui rapproche les amans , se précipitait, palpitanteet pâle, dans la chambre d'André. Mais à peine en eut-elle passé le seuil, que le marquis, s' élançant vers elle avec fureur, s'écria en levant le bras d'un air menaçant:
— Qu'est-ce que je vois là? Qu'est-ce que cela veut dire? Hors d'ici, intrigante effrontée! espérez-vous venir débaucher mon fils jusque dans ma maison? Il est trop tard, je vous en avertis; il est mourant , grâce à vous , mademoiselle ; pensez-vous que je vous en remercie?
Geneviève tomba à genoux.
— .Te n'ai pas mérité tout cela , dit-elle d'une voix étouffée , mais c'est égal; dites-moi ce que vous voudrez, pourvu que je le voie... laissez-moi le voir, et tuez-moi après si vous voulez!
— Que je vous le laisse voir , misérable ! s'écria le marquis , révolté d'une semblable prière. Êtes-vous folle ou enragée? Avez-vouspeur de ne pas rrous avoir fait assez demal,et venez- vous achever mon fils jusque dans mes bras?
La voix lui manqua , un mélange de colère et de douleur le prenant à la gorge. Geneviève ne l'écoutait pas ; elle avait jeté les yeux sur le lit d'André, et le voyait pâle et sans connaissance dans les bras du médecin et du curé. Elle ne songea plus qu'à courir vers lui, et, se le vaut, elle essaya d'en approcher malgré les menaces du marquis.
— Jour de Dieu ! maudite créature , s'écria-t-il en se mettant devant elle, si tu fais un pas de plus , je te jette dehors à coups de fouet !
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— Que Dieu me punisse si vous y loucliez seulement avec une plume ! dit Joseph en se jetant entre eux deux.
Le marquis recula de surprise.
— Comment, Joseph ! dit-il , tu prends le parti de cette vaga- bonde ? iSe trouvais-tu pas que j'avais raison de la détester et d'empêcher André...
— C'est ])Ossible , interrompit Joseph, mais je ne veux pas entendre parler à une femme comme vous le faites ; sacredieu , monsieur de Morand, vous ne devriez pas apprendre cela de moi.
— J'aime bienque tume donnes des leçons ! reprit le marquis. Allons ! emmène-la à tous les diable§ , et que je ne la revoie ja- mais !
— Geneviève , dit Joseph en offrant son bras à la jeune fille , venez avec moi, je vous prie ; ne vous exposez pas à de nouvel- les injures.
^-Neme défendrez-vous pas contre lui? répondit Geneviève, refusant avec force de se laisser emmener. Ne lui direz-vous pas que je ne suis ni une misérable, ni une effrontée? Dites-lui, Joseph, dites-lui que je suis une honnête fille, que je suis Geneviève la fleuriste, qu'il a reçue une fois dans sa maison avec bonté. Dites-lui que je ne peux ni ne veux faire du mal à personne, que j'aime André etque j'ensuis aimée, mais que je suis incapable de lui donner un mauvais conseil... Monsieur le marquis... demandez A M.Joseph Marteau si je suis ce que vous croyez ; laissez-moi approcher du lit d'André; si vous craignez que ma vue ne luifasse du mal, je me cacherai derrière son rideau , mais laissez-moi le voir pour la dernière fois... après, vous me chasserez si vous voulez,, mais laissez-moi le voir... vous n'êtes pas un méchant homme, vous n'êtes pas mon enneiAi ; que vous ai-je fait ? Vous ne pouvez pas maltraiter une femme ; accordez-moi ce que je vous demande.
En parlantainsi.Geneviève était retombée à genoux, et cherchait à s'emparer d'une des grosses mains du marquis. Elle était si belle dans sa pâleur , avec ses joues baignées de larmes, ses longs cheveux noirs , qui, dans l'agitation de sa course , étaient tom- bés sm- son épaule, et cette sublime expression que la douleur donne aux femmes, ([ue Joseph jugeasa prière infaillible. Il pensa ijiie nul homme , si affligé qu'il fût, ne pouvait manquer de voir telle iK'auté et de se rendre. — Allons , mon cher voisin , dil-il
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en s'unissant à Geneviève, accordez-lui ce qu'elle demande, et soyez sûr que vous êtes injuste envers elle. Qui sait d'ailleurs si sa vue ne guérirait pas André ?
— Elle le tuerait ! s'écria le marquis , dont la colère augmen- tait toujours en raison de la douceur et de la modération des autres. Mais heureusement , ajouta-t-il , le pauvre enfant n'est pas en état de s'apercevoir que cette impudente est ici. Sortez, mademoiselle, et n'espérez pas m'adoucir par vos basses cajo- leries; sortez, ou j'appelle mes valets d'écurie pour vous chasser.
En même temps il la poussa si rudement , qu'elle tomba dans les bras de Joseph. — Ah ! c'est trop fort, s'écria celui-ci: niar- ([uis , tu es un butor et un rustre ; cette honnête fille pailera à ton fils , et si lu le trouves mauvais , tu n'as qu'à le dire : en voici un qui le répondra.
En parlant aiîisi, Joseph Marteau montra un de ses poings au maniuis, tandis que de l'autre bras il souleva Geneviève et la j)orta auprès du lit d'André. M. de Morand , stupéfait d'abord , voulut se jeter sur lui. Biais Joseph , selon l'usage rustiiiue du pays, prit une paille ([u'il tira précipitamment du lit d'André , et la mettant entre lui et M. de Morand:
— Tenez, marquis, lui dit-il , il est encore temps de vous ra- viser et de vous tenir tranquille. Je serais au désespoir de man- quer à un ami et à un homme de votre âge. Mais le diable me rompe comme cette paille, si je me laisse insulter, fût-ce par mon père, entendez-vous ?
— Mes frères, au nom de Jésus-Christ, finissez cette scène scandaleuse , dit le curé; monsieur le marquis , votre fils recon- naît cette jeune fille; c'est peut-être la volonté de Dieu qu'elle le ramène à la vie. C'est une fille pieuse et qui a dû prier avec ferveur. Si vous ne voulez pas que votre fils l'épouse , prenez- vous-y du moins avec le calme et la dignité qui conviennent à un père. Je vous aiderai à faire comprendre à ces enfans que leur devoir est d'obéir. Mais dans ce moment-ci , vous devez céder (pielque chose, si vous voulez qu'on vous cède tout-à-fait plus tai'd. Et vous , monsieur Joseph , ne parlez pas avec celte violence , et ne menacez pas un vieillard auprès du lit de souf- france de son enfant, et ne peut-être auprès du lit de mort d'un chrétien.
Joseph n'avait pas abjuré un certain respect pour le carac-
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tère ecclésiastique et pour les remontrances pieuses. Il était ca- pable de chanter des chansons obscènes au cabaret et de rire des choses saintes le verre à la main, maisil n'aurait pasosé entrer dans l'église de son village le chapeau sur la tète , et il n'eût , pour rien au monde , insulté le vieux prêtre qui lui avait fait faire sa première communion,
— Monsieur le curé, dit-il, vous avez raison ; nous sommes des fous : que M. de Morand s'apaise ce soir , je lui ferai des ex- cuses demain.
— Je ne veux pas de vos excuses , répondit le marquis d'un ton d'humeur qui marquait que sa colère était à demi calmée , et quant à M. le curé, ajoula-t-il entre ses dents , il poui-rait bien garder ses sermons pour l'heure de la messe... Que cette fille sorte d'ici, et tout sera fini.
— Qu'elle reste , je vous prie , monsieur , dit le médecin ; votre fils éprouve réellement du soulagement à son approche. Regar- dez-le, ses yeux ont repris un peu de mobiUté, et il semble qu'il cherche à comprendre sa situation.
Eq effet André , après la profonde insensibilité qui avait suivi son accès de délire , commençait ;à retrouver la mémoire, et à mesure qu'il distinguait les traits de Geneviève , une expression de joie enfantine commençait à se répandre sur son visage af- faissé. La main de Geneviève qui serra la sienne , acheva de le réveiller. Il eut un mouvement convulsif , et se tournant vers les personnes qui l'entouraient et qu'il reconnaissait encore con- fusément, il leur dit avec un sourire naïf et puéril : C'est Gene- viève; et il se remit à la regarder d'un air doucement satisfait.
— Eh bien, oui! c'est Geneviève! dit le marquis en prenant le bras de la jeune fille et en la poussant vers son fils ; puis il alla s'asseoir anprès de la cheminée , moitié heureux , moitié colère.
— Oui, c'est Geneviève, disait Joseph triomphant, en criant beaucoup trop fort pour la tête débile de son ami.
— C'est Geneviève quia prié pour vous, dit le curé d'une voix insinuante et douce, eu se penchant vers le malade. Remerciez Dieu avec elle.
— Geneviève!... dit André en regardant alternativement le £uré et sa maîtresse d'un air de surprise 5 oui, Geneviève et
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Il retomba assoupi , et tous ceux qui l'entouraient gardèrent un religieux silence. Le médecin plaça une chaise derrière Ge- neviève et la poussa doucement pour l'y faire asseoir. Elle resta donc près de son amant , qui de temps en temps s'éveillait , re- gardait autour de lui avec inquiétude , et se calmait aussitôt sous la douce pression de sa main. A chaque mouvement de son fils , le marquis se retournait sur son fauteuil de cuir , et faisait mine de se lever. Mais Joseph, qui s'était assis de l'autre côté de la cheminée , et qui lisait un journal oublié derrière le tru- meau, lui adressait avec les yeux et la bouche la muette injonc- tion de se taire. Le marquis voyait en effet André retomber en- dormi sur l'épaule de Geneviève , et dans la crainte de lui faire mal , il restait immoijile. Il est impossible d'imaginer quels fu- rent les tourmens de cet homme violent et absolu pendant les heures de cette silencieuse veillée. Le médecin s'était jeté sur un matelas et reposait au milieu de la chambre , il était étendu là comme un gardien devant le lit de son malade, prêt à s'éveiller au moindie bruit , et à effrayer , par une sentence menaçante , la conscience du marquis , pour l'empêcher de séparer les deux amans. Joseph , ému et fatigué , ne comprenait rien à son jour- nal qui avait bien six mois de date, et de temps en temps tombait dans une espèce de demi-sommeil oùil voyait passer confusément les objets et les pensées qui l'avaient tourmenté durant cette nuit: tantôt la rivière gonflée qui l'emportait lui et son cheval loin de Geneviève à demi noyée; tantôt André mourant lui re- demandant Geneviève ; tantôt le corbillard d'André , suivi de Geneviève , qui relevait sa jupe par mégarde , et laissait voir sa jolie petite jambe.
A cette dernière image , Joseph faisait un grand effort pour chasser le démon de la concupiscence des voies saintes de l'ami- tié, et il s'éveillait en sursaut. Alors il distinguait, à la lueur mourante de la lampe, la figure rouge du marquis luttant avec les tressaillemens convulsifs de l'impatience; et leurs yeux se rencontraient comme ceux de deux chats qui guettent la même souris.
Pendant ce temps , le curé lisait son bréviaire à la clarté du jour naissant. Un petit vent frais agitait les feuilles de la vigne qui encadrait la fenêtre , et jouait avec les rares cheveux blancs (!n bonhomme. A clia<pie soupir étoufl'é du malade , il alwi?,--
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sait son livre, relevait ses lunettes , et protégeait de sa muette bénédiction le couple heureux et triste.
Geneviève avait tant souffert, et le trot du cheval Pavait tel- lement brisée, qu'elle ne put résister. Malgré l'anxiété de sa situa- tion , elle céda et laissa tomber sa jolie lèle auprès de celle d'André. Ces deux visages , pâles et doux , dont l'un semblait à peine pUis âgé et plus raâletpie l'autre, reposèrent une demi-heure sur le même oreiller pour la première fois, et sous les yeux d'un père irrité et vaincu, qui frémissait de colère à ce spectacle, et qui n'osait les séparer.
Quand le jour fut tout-à-fait venu , le curé, ayant achevé son bréviaire, s'approcha du médecin , et ils eurent ensemble une consultation à voix basse. Le médecin se leva sans bruit , alla toucher le pouls d'André et les artères de son front , puis il re- vint parler au curé. Celui-ci s'approcha alors de Geneviève, qui s'était doucement éveillée pour céder la main de son amant à celle du médecin. Elle écouta le curé , fît un signe de tête res- pectueux et résigné , puis alla trouver Josej)!! et lui parla à l'o- reille, .loseph se leva. Le marquis avait fini par s'endormir. Quand il s'éveilla , il se trouva seul dans la chambre avec son fils et le médecin. Ce dernier vint à lui , et lui dit :
— M. le curé a jugé prudent et convenable de faire retirer la jeune personne ,dont la présence ou le départ aurait pu agir trop violemment , dans quelques heures, sur les nerfs du malade. Je me suis assuré de l'état du pouls. Lafièvre était presque tombée, et la fail)lesse de votre fils permettait de compter sur le défaut de mémoire. En etfet , le malade s'est éveillé sans chercher Gene- viève, et sans montrer la moindre agitation. T out-à-l'heure , il m'a demandé si je n'avais pas vu , cette nuit , une femme blanche auprès de son lit. ,Ie lui ai persuadé qu'il avait vu en rêve cette apparition: maintenez-le dans cette erreur , et gardez-vous de rien dire qui le ramène à un sentiment trop vif de la réalité. Je vois maintenant à cette maladie des causes purement morales; je vous déclare que vous pouvez, mieux que moi , guérir votre fils.
— Oui, oui, je le ménagerai, dit le marquis, mais n'espérez pas queje donne mon consentement au mariage. J'aimerais mieux le voir mourir.
— Le mariage ne me regarde pas , dit le médecin ; mais si vous voulez tuer votre fils par le chagrin et la violence , avertissez-
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moi dès aujourd'hui : car , dans ce cas , je n'ai plus rien à
faire ici.
Le marquis n'avait jamais trouvé iinefrancliise siàpreautour de lui. Depuis plus de trente ans . personne n'avait osé le con- trarier, et , depuis quelques heures ,tous se permettaient de lui résister. Dans la crainte de perdre son fils , il le traita douce- ment jusqu'au jour de sa convalescence ; mais , dans le fond de son cœur , il amassa contre Geneviève une haine implacable.
XV.
Genevièverentra chez elle très lasse et un peu calmée. Joseph retourna tous les jours auprès d'André, et tous les soirs il vint donner de ses nouvelles à Geneviève. La guérison du jeu ne homme fit des progrès rapides , et quinze jours après , il commençait à se promener dans le verger, appuyé sur le bras de son ami. Mais, pendant celte quinzaine, Geneviève avaitlu clairement dans sa destinée. Elle n'avait jamais soupçonnéjusque-là l'horreur que son mariage avec Andréinspirait au marquis. Elle avait entrevu confusément des obstacles dont André essayait de la distraire. L'accueil cruel du marquis , dans cette triste nuit , ne l'affecta d'abord que médiocrement ; mais quand ses anxiétés cessèrent avec le danger de son amant , elle reporta ses regards sur les incidens qui l'avaient conduite auprès de son Ut. La figure, les menaces et les insultes de M. de Morand lui revinrent comme le souvenir d'un mauvais rêve. Elle se demanda si c'était bien elle, la fière, la réservée Geneviève, qui avait été injuriée et souillée ainsi. Alors elle examina sa conduite exaltée , sa situation équi- voque, son avenir incertain ; elle sévit , d'un côté , perdue dans l'opinion de ses compatriotes , si elle n'épousait pas André ; de l'autre, elle se vit méprisée, repoussée et détestée par un père orgueilleux et entêté, qui serait son implacable ennemi, si elle épousait André malgré sa défense.
Une prévision encore plus cruelle vint se mêler à celle-là. Elle crut deviner , dans la conduite précédente d'André , l'anxiété qui la troublait elle-même; elle s'expliqua ses longues absences, son air tourmenté et disirait auprès d'elle , son impatience etson effroi en la quittant ; elle frémit de se voir dans une position si
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difficile, appuyée sur un si faible roseau , et de découvrir , dans le cœur de son amant , la même incertitude que dans les événe- mens dont elle était menacée. Elle jeta les yeux avec tristesse sur sa fîloire et son bonheur de la veille , et mesura en trem- blant rabîme infranchissable qui la séparait déjà du passé.
Calme et prudente . Geneviève . avant de s'abandonner à ces terreurs , voulut savoir à quel point elles étaient fondées. Elle questionna Joseph. Il ne fallait pas beaucoup d'adresse pour le faire parler. 11 avait une finesse excessive pour se lîrer des em- barras qu'il trouvait à la hauteurde son bras et de son œil, mais les susceptibilités du cœur de Geneviève n'étaient pas à sa portée. Il l'admirait sans la comprendre . et la contemplait tout ravi , comme une vision enveloppée de nuages. Il se fia donc au calme apparent avec lequel elle l'interrogea sur les dispositions du marquis et sur le caractère d'André. 11 crut qu'elle savait déjà à quoi s'en tenir sur l'obstination de lun et sur Tirrésolulion de l'autre, et Ului donna, sur ces deux questions si importantes pour elle, les plus cruels éclaircissemens. Geneviève . qui voulait puiser son courage dans la connaissance exacte de son malheur, écoutait ces tristes révélations avec un sang-froid héroïque , et , quand Joseph croyait l'avoir consolée et rassurée en lui disant: u Bonsoir, Geneviève; il ne faut pas que cela vous tourmente; André vous aime ; je suis votre ami ; nous combattrons le sort ; » Geneviève s'enfermait dans sa chambre et passait des nuits de fièvre et de désespoir à savourer le poison que la sincérité de Joseph lui avait versé dans le cœur.
Joseph, de son côté, commençait à prendre un intérêt sin- gulier à la douleur de Geneviève , et il éprouvait une étrange impatience. Il guettait le moment où il pourrait parler d'elle ■svec André. Mais André semblait fuir ce moment. A mesureque ses forces physiques revenaient . son vrai caractère reprenait le dessus , et de jour en jour la crainte remplaçait l'espoir que son père lui avait laissé entrevoir un instant. Il ne savait pas que Geneviève était venue auprès de son lit , il ne savait pas à quel point elle avait souffert pour lui ; il se laissait aller paresseuse- ment au bien-être delà convalescence, et s'il désirait sincèrement de voir arriver le jour où il pourrait aller la trouver, il est certain aussi qu'il craignait le jour où son père enflerait sa grosse voix pour lui dire: D'où venez-voiis ?
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Geneviève attendait, pour le juger et prendre un parti, la conduite qu'il tiendrait avec elle. Mais il demeurait dans Tin- décision. Chaque jour elle demandait à Josepii s'il lui avait parlé d'elle, et Joseph répondait ingénument que non. Enfin un jour il crut lui ai)porter une grande consolation en lui racontant qu'André lui avait ouvert son cœur; qu'U lui avait parlé d'elle avec enthousiasme , et de la cruauté de son père avec dé- sespoir.
— Et qu'a-t-il résolu? demanda Geneviève.
— Il m'a demandé conseil , répondit Joseph.
— Et c'est tout?
— Il s'est jeté dans mes bras en pleurant et m'a supplié de l'aider et de le protéger dans son malheur.
Geneviève eut sur les lèvres un sourire imperceptible. Ce fut toute l'expansion d'une ame offensée et déchirée à jamais.
— Et j'ai promis, reprit Josepli, de donner pour lui mon der- nier vêtement et ma dernière goutte de sang : pour lui et pour vous, entendez-vous, mademoiselle Geneviève?
Elle le remercia d'unair distrait qu'Uprit pour de l'incrédulité.
— Oh ! vous ne vous fiez pas à mon amitié , je le sais , dit-il, André doit vous avoir raconté que dans les temps yétMs un peu contraire à votre mariage; je ne vous connaissais pas , Geneviève; à présent , je sais que vous êtes un bon sujet, un bon cœur, et je ne ferais pas moins pour vous que pour ma propre sœur.
— Je le crois , mon cher monsieur Marteau , dit Geneviève en lui tendant la main. Vous m'avez donné déjà bien des preuves d'amitié durant celte cruelle quinzaine. A présent je suis tran- quille sur la santé d'André , et grâce à vous , j'ai supporté sans mourir les plus affreuses inquiétudes. Je n'abuserai pas i»lus long- temps de votre compassion ; j'ai une cousine à Guéret , qui m'ap- pelle auprès d'elle , je vais la rejoindre.
— Comment, vous partez? dit Joseph, dont la figure prit tout à coupr et à son insu , une expression de tristesse qu'elle n'avait peut-être jamais eue. Et quand ? et pour combien de temps ?
— Je pars bientôt , Joseph , et je ne sais pas quand je revien- drai.
—Eh quoi! vous quittez le pays au moment oii André va être guéri , et poura venir vous voir tous les jours!
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— Nous ne nous reverrons jamais! dit Geneviève, pâle elles yeux levés au ciel.
— C'est impossible, c'est impossible , s'ocria Joseph. Qu'a-t-il fait de mal? Qu'avez-vous à lui reprocher? Voulez-vous le faires mourir de chagrin ?
— A Dieu ne plaise ! dites-lui bien , Joseph , que c'est une
affaire pressée ma cousine , dangereusement malade, qui
m'a forcée de partir ; que je reviendrai bientôt; plus tard.... dites d'abord dans quelques jours ; et puis vous direz ensuite dans quelques semaines , et puis enfin dans quelques mois ; d'ailleurs j'écrirai; je trouverai des prétextes ; je lui laisserai d'abord de l'espérance, et puis peu à peu je l'accoutumerai à se passer de moi.... et il m'oubliera?
— Que le diable l'emporte , s'il vous oublie ! dit Joseph d'une voix altérée ; quant à moi, je vivrais cent ans que je me souvien- drais de vous !.... Mais enfin , dites-moi, Geneviève, pourquoi voulez-vous partir , si vous n'êtes pas fâchée contre André ?
— Non, je ne suis pas fâchée contre lui , dit Geneviève avec douceur. Pauvre enfant ! comment pourrais-je lui faire un re- proche d'être né esclave? Je le plains et je l'aime; mais je ne puis lui faire aucun bien, et je puis lui apporterions les maux. Ne voyez-vous pas que déjà ce malheureux amour lui a causé tant d'agitations et d'inquiétudes, qu'il a failli en mourir? Ne voyez-vous pas que notre mariage est impossible ?
— Non , mordieu ! je ne vois pas cela. André a une fortune indépendante; il sera bientôt en âge de la réclamer et de se dé- barrasser de l'autorité de son père,
— C'est un affreux parti, et qu'il ne prendra jamais, du moins d'après mon conseil.
— Mais je l'y déciderai , moi! dit Joseph en levant les épau- les.
— Ce sera en pure perle , répondit Geneviève avec fermeté. De telles résolutions deviennent quelquefois inévitables aux âmes les plus honnêtes ; mais pour qu'elles n'aient rien d'odieux, il faut que toutes les voies de douceur et d'accommodement soient épuisées : il faut avoir tenté tous lesmoyens de fléchir l'autorité paternelle ; et André ne peut que désobéir en cachette à son père ou le braver de loin.
— C'est vrai! dit Joseph, frappé du bon sens de Geneviève.
6
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— Poiirinoi,ajoiita-t-elle,je ne saurai nidescendre à implorer un homme comme le marquis de Morand , ni m'élever A la har- diesse de diviser le fils et le père. Si je n'avais pas de remords , j'aurais certainement des regrets; car André ne serait ni tran- quille ni heureux après un pareil démenti à la timidité de son caractère et à la douceur de son ame. Il est donc nécessaire de renoncer à ce mariage imprudent et romanesque : il en est temps encore.... André n'a contracté aucun devoir envers moi.
En prononçant ces derniers mots , le visage de Geneviève se couvrit d'une orgueilleuse rougeur, et Joseph , l'homme le plus sceptique de la terre lorsqu'il s'agissait delà vertu des gri- settes , sentit sa conviction subjuguée, il crut lire tout à coup , sur le front de Geneviève , son inviolable pureté.
— Écoutez , lui dit-il en se levant , et en lui prenant la main avec une rudesse amicale, je ne suis ni galant , ni romanesque: je n'ai, pour vous plaire, nil'esprit , ni le savoir d'André. Il vous aime d'ailleurs, et vous l'aimez... Je n'.ii donc rien à dire...
Et il sortit brusquement , croyant avoir dit quelque chose. Geneviève étonnée le suivit des yeux , et chercha à interpréter l'émotion que trahissaient sa figure et son attitude; mais elle n'en put deviner le motif , et reporta sur elle-même ses tristes pensées. Depuis bien des jours elle n'avait plus le courage de travailler. Elle s'efforçait en vain de se mettre à l'ouvrage: de violentes palpitations l'oppressaient dès qu'elle se penchait sur sa table , et sa main tremblante ne pouvait plus soutenir le fer ni les ciseaux. La lecture lui faisait plus de mal encore. Son imagination trouvait à chaque ligne un nouveau sujet de dou- leur. Hélas! se disait-elle alors, c'était bien la peine de m'appren- dre ce qu'il faut savoir pour sentir le bonheur !
Elle pleurait depuis une heure à sa fenêtre , lorsqu'elle vit ve- nir Henriette. Elle eut envie de se renfermer et de ne pas la re- cevoir; mais il y avait long-temps qu'elle évitait son amie, elle craignit de l'affliger, et se hâtant d'essuyer ses larmes, elle se résigna à cette visite.
Mais au lieu de venir l'embrasser commede coutume, Henriette entra d'un air froid et sec, et tira brusquement une chaise sur la- quelle elle se posa avec raideur. — Ma chère , lui dit-elle après un instant de silence consacré à préparer sa harangue et son main- lien , je viens te dire une chose.
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Puis elle s'arrêta pour voir l'effet de ce début.
— Parle , ma chère , répondit lu patiente Geneviève.
— Je viens le dire , reprit Henriette en s'aniniant i)eu ù i)eu malgré elle , que je ne suis pas contente de loi : ta conduite n'est pas celle d'une amie. Je ne te parle pas de tes devoirs envers la société : lu foules aux pieds tous les principes ; mais je me plains de ton ingratitude envers moi ipii me suis employéeà teservir el à te rendre heureuse. Sans moi tu n'aurais jamais eu resjjrit de décider André à t'épouser , et si tu deviens jamais madame la mar- quise, tu pourras bien dire que tu le dois à mon amitié plus qu'à ta prudence. Tout ce que je te demande , c'est de rester avec lui, etdeme laisser Joseph.
— Qu'est-ce que vous voulez dire par là ? demanda Geneviève avec un dédain glacial.
— Je veux dire , s'écria Henriette en colère , que tu es une pe- tite coquette , hypocrite et effrontée ; que tu n'as pas l'air d'y tou- cher, mais que tu sais très bien attirer et cajoleries hommes qui te plaisent. C'est un bonheur pour toi d'être si méprisante et d'a- voir le cœur si froid ; car tu serais , sans cela , la plus grande dé- vergondée de la terre. Sois ce qu'il te plaira, je ne m'en soucie pas, mais prends tes adorateurs ailleurs que sous mon bras. Je ne chasse pas sur tes terres , je n'aijamais adressé une œillade à ton raarjolet de marquis. Si j'avais voulu m'en donner la peine , il n'é- tait pas difficile à enflammer, le pauvre enfant, et mes yeux valent bien les tiens...
Geneviève , révoltée de ce langage , haussa les épaules et dé- tourna la tète vers lafenètre d'un air de dégoût. — Oui ! oui! con- tinua Henriette , fais la sainte victime , lune m'y prendras plus. Écoute , Geneviève , fais à ta tète , prends deux ou trois galans , couvre-loi de ridicule, livre-toi à la risée de toute la ville, je n'y peux rien et je ne m'en mêlerai plus. Mais je t'avertis que si Jo- seph Marteau vient encore ici demain passer deux heures tète à tête avec loi, comme il fait tous les soirs depuis quinze jours, je viendrai sous la fenêtre avec un galant nouveau : car je teprie de croire que je ne suis pas au dépourvu , et que j'en trouverai vingt en un quart d"heure, qui valent bien M. Joseph Marteau... Mais sache que ce galant aura avec lui tous les jeunes gens de la ville, et que tu seras régalée du plus beau charivari dont le pays ait ja- mais entendu parler. Ce n'est pas que j'aime M. Joseph: je m'en
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soucie comme de loi. Mais je n'entends pas porter encore le ruban jaune à mon bonnet. Je ne suis pas d'âge à servir de pis-aller.
— Infamie , infamie ! murmura Geneviève pâle et près de s'é- vanouir ; puis elle lit un violent effort sur elle-même, et se levant elle montra la porte à Henriette d'un air impératif. — Made- moiselle , dit-elle , je n'ai plus qu'un soir à passer ici ; si vous
aviez autant de vigilance <(ue vous avez de grossièreté, vous auriez écouté à ma porte il y a une heure , ce qui eût été parfaitement digne de vous: vous m'auriez alors entendue dire à M. Joseph Marteau, que je quittais le pays, et vous auriez été rassurée sur la possession de votre amant. Maintenant, sortez, je vous prie. Vous pourrez demain couvrir d'insultes les mures de cette cham- bre; ce soir elle est encore à moi. Sortez.
En i)rononçant ce dernier mot , Geneviève tomba évanouie, et sa tête frappa rudement contre le pied de sa chaise. Henriette, épouvantée et honteuse de sa conduite , se jeta sur elle , la releva, la prit dans ses bras vigoureux , et la porta sur son lit. Quand elle eut réussi à la ranimer, elle se jeta à ses pieds etlui demanda par- don avec des sanglots qui partaient d'un cœur naturellement bon. Geneviève le sentit, et pardonnant au caractère emporté et au manque d'éducation de son amie, elle la releva et l'embrassa.
— Tu noiis aurais épargné{à toutes deux une affreuse soirée, lui dit-elle, si tu m'avais interrogée avecdouceur et confiance, au lieu de venir me faire une scène cruelle et folle. Au premier mot de soupçon , je t'aurais rassurée...
— Ah! Geneviève! la jalousie raisonne-t-elle? répondit Hen- riette. Prend-elle le temps d'agir , seulement ? Elle crie , jure et pleure, c'est tout ce qu'elle sait faire. Comment, ma pauvreen- fant , tu partais , et moi je t'accusais? Mais pourquoi partais-tu sans me rien dire? Voilà comme tu fais toujours: pas l'ombre de confiance envers moi. Et pourquoi diantre en as-tu plus pour M. Joseph que pour ton amie d'enfance ? car enfin , je n'y con- çois rien!...
— Ah ! voilà tes soupçons qui reviennent ? dit Geneviève en souriant tristement.
— Non , ma chère , répondit Henriette, je vois bien que tu ne veux pas me l'enlever , puisque tu t'en vas. Mais il est hors de doute que cet imbécile-là est amoureux de toi...
— De moi! s'écria Geneviève stupéfaite.
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— Oui, de toi, reprit Henriette; de toi qui ne te soucies pas de lui , j'en suis sîire : car enfin , tu aimes M. André , tu pars avec lui , n'est-ce pas? Vous allez vous marier hors du pays ?
— Oui , oui , Henriette ; tu sauras tout cela plus tard ; aujour- d'hui il m'est imposible de t'en parler : ce n'est pas manciue de confiance en toi , mon enfant. Je t'écrirai de Guéret , et tu ap- prouveras toute ma conduite... Parlons de toi, tu as doncdes chagrins, aussi?
— Oh ! des chagrins à devenir folle ; et c'est toi , ma pauvre Geneviève , qui en es cause , bien innocemment sans doute ! Mais que veux-tu que je te dise? Je ne peux pas m'empêcher d'être bien aise de ton départ; car enfin, tu vas être heureuse avec ton amant; et moi, je retrouverai peut-étrele bonheur avec le mien.
— Vraiment , Henriette , je ne savais pas qu'il fût ton amant. Tu m'as toujours soutenu le contraire quand je t'ai plaisantée sur lui. Tu te plains de n'avoir pas ma confiance; que dirai-je de la tienne , menteuse ?
Henriette rougit , puis reprenant courage :Ehbien ! c'est vrai , dit-elle , j'ai eu tort aussi; mais le fait est qu'il m'aimait à la folie il n'y a pas long-temps , et malgré toute ma prudence , ils'y est pris si habilement , le sournois ! qu'il a réussi à se faire aimer. Eli bien ! le voilà qui pense à une autre. Le scélérat ! depuis cette maudite promenade que vous avez faite ensemble au clair de la lune pour aller avoir André qui se mourait , M. Joseph n'a plus la tête à lui : il ne parle que de toi , il ne rêve qu'à toi ; il ne trouve plus rien d'aimable en moi. Si je crie à la vue d'une souris ou d'une araignée: «lAh! dit-il, Geneviève n'a peur de rien : c'est un petit dragon ; » si je me mets en colère : u Ah ! Geneviève ne se fâche jamais; c'est un petit ange; )> et Gene- vièveaux grands yeux... et Geneviève au petit pied... tout cela n'est pas amusant à entendre répéter du matin au soir : de sorte que j'avais fini par te détester cordialement, ma pauvre Gene- viève.
— Si je revois jamais M.Joseph, dit Geneviève, je lui ferai certainement des reproches pour le beau service que m'a rendu son amitié; mais je n'en aurai pas de si tôt l'occasion. En attendant, il faut (pie je lui écrive; donne-moi l'écritoire, Hen- riette.
6.
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— Comment? il faut que tu lui écrives! s'écria Henriette dont les yeux élincelèrent.
— Oui vraiment, répondit Geneviève en souriant; mais ras- sure-toi , ma chère , la lettre ne sera pas cachetée, et c'est toi qui la lui remettras. Seulement , je te prie de ne pas la lire avant lui, pour la lui donner.
— Ah ! tu as des secrets avec Joseph ?
— Cela est vrai , Henriette. Je lui ai confié un secret ; mais il le le dira, j'y consens.
— Et pourquoi commences-tu par lui? Tu n'asdonc pas con- tiance en moi? Tu me crois donc incapable de garder un secret?
— Oui, Henriette, incapable, répondit Geneviève en commen- çant sa lettre.
— Comme tu es drôle ! dit Henriette en la regardant d'un air stupéfait. Enfin , il n'y a que toi au monde pour avoir de pareil- les idées! Écrire à un jeune homme ! tu trouves cela tout sim- ple î et me donner la lettre , à moi , qui suis sa maîtresse ! et me dire : La voilà ; elle n'est pas cachetée , tu ne la liras pas !
— Est-ce que j'ai tort de croire à ta délicatesse? dit Geneviève écrivant toujours.
— Non certes ! mais enfin c'est une commission bien singu- lière; et moi qui viens de faire une scène épouvantable û Joseph; quelle figure vais-je faire en lui portant une lettre de toi ? une lettre!...
— 3Iais , ma chère , dit Geneviève , une lettre est ^ne lettre ; qu'y a-t-il de si tendre et de si intime dans l'envoi d'un papier plié?
— Mais, ma chère, répondit Henriette , entre jeunes gens et jeunes filles, on ne s'écrit que pour se parler d'amour. De quoi peut-on se parler si ce n'est de cela ?
— En effet, je lui parle d'amour , répondit Geneviève, mais de l'amour d'un autre ; va , Henriette , emporte ce billet , et ne le remets pas demain avant midi. Embrasse-moi. Adieu !
XVI.
Gneviève passa la nuit à mettre tout en ordre. Elle fit ses car- ions , et en touchant toutes ces fleurs ([u'André aimait tant , elle
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y laissa tomber plus d'une larme. — Voici , leur disait-elle dans l'exaltation de ses pensées, la rosée qui désormais vous fera éclore.Ah! desséchez-vous, tristes filles de mon amour ! Lui seul savait vous admirer ; lui seul savait pourquoi vous étiez belles. Vous allez pâlir et vous effeuiller aux mains des indifférens ; I)armi eux, je vais me flétrir comme vous. Hélas! nous avons tout perdu ; vous aussi , vous ne serez plus comprises !
Elle fit un autre paquet des livres qu'André lui avait donnés. Mais la vue de ces livres si chers lui fut bien douloureuse. C'est vous qui m'avez perdue, leur disait-elle. J'étais avide de savoir vous lire , mais vous m'avez fait bien du mal ! Vous m'avez appris à désirer un bonheur que la société réprouve , et que mon cœur ne peut supporter. Vous m'avez forcée à dédaigner tout ce qui me suflîsait auparavant. Vous avez changé mon ame, il fallait donc aussi changer mon sort !
Geneviève fit tous les ap'piéts de son départ avec l'ordre et la précision qui lui étaient naturels. Quiconque l'eût vue arranger tout son petit bagage de femme et d'artiste, et tapisser d'ouate la cage où devait voyager son chardonneret favori , l'eût prise pour une pensionnaire allant en vacances. Son cœur était cepen- dant dévoré de douleur sous ce calme apparent. Elle nese lais- sait aller à aucune démonstration violente , mais personne ne recevait des atteintes plus profondes ; son ame rongeait son corps, sans tacher sa joue ni plisser son front.
Le lendemain , à sept heures du matin , Geneviève , tristement cahotée dans la patache de Guéret , quitta le pays. Il n'y eut ni amis, ni larmes, ni petits soins à son départ. Elle s'en alla seule comme elle avait long-temps vécu. Ne s'inquiétant ni de la mi- sère ni de la fatigue , se fiant à elle-même pour gagner son pain, ne demandant secours à personne , ne se plaignant de rien , mais emportant au fond de son ame une plaie incurable , le souvenir d'une espérance morte à jamais pour elle.
Henriette remitlalettreùJosephd'un air de suflisance et de mag- nanimité, auquel le bon Marteau ne fit pas attention. En voyant la signature de Geneviève, il se troubla, eut quehjue peine à comprendre la lettre, le relut deux fois, puis, sans rien répondre aux (luestions d'Henriette , il se mit à courir et monta tout ha- letant l'escalier de Geneviève. La clef était à la porte; il entra» sans songer à frapper , trouva la première et la seconde pièce
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vides, et pénétra dans l'atelier. Il n'y restait, de la présence de Geneviève, que quelques feuilles de roses en batiste, éparses sur la table. Un autre que Joseph les eût tendrement recueillies: il les pritdans sainain,lesfroissaaveccolèreet les jeta sur le car- reau en jurant. Puis il courut seller son cheval, et partit pour le château de Morand .
— Tout cela est bel et bon, mais Geneviève est partie!
C'est ainsi qu'il entama la conversation en entrant brusquement dans la chambre d'André. André devint pâle, se leva et retomba sur sa chaise , sans rien comprendre à ce que disait Joseph , mais frappé de terreur à l'idée d'une souffrance nouvelle. Joseph lui fit une scène incompréhensible, lui reprocha sa lâcheté, sa froideur, et quand il eut tout dit, s'aperçut enfin qu'il avait attligé et épouvanté André sans lui rien apprendre. Alors il se souvint des recommandations de Geneviève et des ménagemens que demandait encore la santé de son ami ; sa première viva- cité apaisée, il sentit qu'il s'y était pris d'une manière cruelle et maladroite. Embarrassé de son rôle, il se promena dans la chambre avec agitation , puis tira la lettre de Geneviève de son sein et la jeta sur la table. André lut:
«1 Adieu , Joseph. Quand vous recevrez ce billet , je serai par- tie, tout sera fini pour moi. Ne me plaignez pas, ne vous affligez pas pour moi ;j'ai du courage, je fais mon devoir, et il y aune autre vie que celle-ci. — Dites à André que ma cousine s'est trou- vée tout à coup si mal, que j'ai été obligée de partir sur-le-champ sans attendre qu'il pût venir me voir. Dites-lui que je reviendrai bientôt; suivez les instrucliotis que je vous ai données hier. Ha- bituez-le peu à peu à m'ouhlier , ou du moins à renoncer à moi. Dites à son père que je le supplie de traiter André avec douceur, et que je suis partie pour jamais. Adieu Joseph , Merci de votre amitié , reportez-la sur André. Je n'ai plus besoin de rien. Aimez Henriette , elle est sincère et bonne ; ne la rendez pas malheu- reuse ; sachez , par mon exemple, combien il est affreux de per- dre l'espérance. Plus tard, quand tout sera réparé, guéri, ou- bhé , souvenez-vous quelquefois de Geneviève . »
— Mais pour([uoi? qu'ai-je fait? comment ai-je mérité qu'elle m'abandonne ainsi? s'écria André au désespoir.
— Je n'en sais, ma foi, rien ! répondit Joseph . Le diable ra'em- }X)rte si je comprends rien à vos amours ; nicàis ce n'est pas le
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moment de se creuser la cervelle. Écoute , André , il n'y a (lu'ini mot qui vaille : es-lu décidé à éi)Ouser Geneviève? ^Décidé! oui, Joseph. Comment peux-tu en douter?
— Décidé , bon. Maintenant es-lu sûr de l'épouser? As- tu songé à tout? As-tu prévu la colère et la résistance de ton père? As-tu fait ton i»lan ? Veux-tu réclamer la fortune et forcer son consen- tement, ou bien veux-tu vivre maritalement avec Geneviève, dans un autre pays, sans l'épouser, et prendre un état qui vous fasse subsister tous deux ?
— Je ne ferai jamais cette dernière proposition à Geneviève. Je sais que je lui deviendrais odieux et que je rougirais de moi- même, le jour où je chercherais à en faire ma maîtresse quand je puis en faire ma femme.
— Tu résisteras donc à ton père, hardiment, franchement?
— Oui. — Efi bien! à l'œuvre tout de suite ! Geneviève n'est pas bien loin. Il faut courir après elle: tues assez fort pour sortir, je vais mettre François au char-à-bancs de M. ton ])ère. 11 le prendra comme il voudra , et nous partirons tous deux. Nous rejoindronsla route de Guéret parla traverse, et nous ramènerons Geneviève à la ville. Voilà pour aujourd'hui. Tucoucherasdemain chez moi et tu écriras une jolie petite lettre au marquis , dans laquelle tu lui demanderas doucement et respectueusement son consentement... ensuite, nous verrons venir...
Ce projet plut beaucoup à André. Allons , dit-il, je suis prêt... Joseph alla jusqu'à la porte , s'arrêta pour réfléchir et revint.
— Que t'a dit ton père , deraanda-t-il , lorsque tu lui as parlé de ton projet?
— Ce qu'il m'a dit? reprit André étonné ; je ne lui en ai jamais parlé.
— Comment, diable! tu n'es pas plus avancé que cela? et pourquoi ne lui en as-tu pas encore parlé?
— Et comment pourrais-je le faire ? sais-tu quel homme est mon père quand on l'irrite ?
— André, dit Joseph en se rasseyant d'un air sérieux , tu n'épouseras jamais Geneviève, elle a bien fait de renoncer à toi.
— Oh! Joseph, pourquoi me parles-tu ainsi , quand je suis si malheureux? s'écria André en cachant son visage dans ses mains. Que veux-tu que je fasse? que veux-tu que je devieiuie ? Tu ne sais pas ce que c'est que d'avoir vécu vingt ans sous le
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joug d'un tyran. Tuas été élevé comme un homme, toi, et d'ailleurs la nature t'a fait robuste. Moi, je suis né faible, etl'on m'a opprimé...
— Mais par tous les diables! s'écria Joseph , on n'élève pas les hommes comme les chiens. On ne les persuade pas par la peur du fouet. Quel secret a donc trouvé ton père pour t'épouvanter ainsi? Crains-tu d'être battu? ou te prend-il par la faim? L'aimes-ta ouïe hais-tu? es-tu dévot ou poltron? Voyons, qu'est-ce qui t'empêche de luidire une bonne fois: Monsieur mon père, j'aime une honnête fille , et j'ai donné ma parole de l'épouser. Je vous demande respectueusement votre approbation, et je vous jure que je la mérite. Si vous consentez à mon bonheur, je serai pour toujours votre fils et votre ami; si vous refusez, j'en suis au désespoir, mais je ne puis manquer à mes devoirs envers Gene- viève. Vous êtes riche, j'ai de quoi vivre, séparons nos biens; ceci esta vous , ceci est à moi, j'ai bien l'honneur de vous saluer. Votre fils respectueux , André. — C'est comme cela qu'on parle ou qu'on écrit.
— Eh bien ! Joseph , je vais écrire, tu as raison. Je laisserai la lettre sur une table , ou je la ferai remettre par un domesti- que après notredépart. Va préparer le char-à-bancs, mais prends bien garde qu'on ne te voie...
— Ah ! voilà une parole d'écolier qui tremble ! non , André , cela ne peut pas se faire ainsi. Je commence à voir clair dans ta tête et dans la mienne. J'ai des devoirs aussi envers Gene- viève. Je suis son ami, je dois agir prudemment et ne pas la jeter dans de nouveaux malheurs par un zèle inconsidéré. Avant de courir après elle et de contrarier une résolution qu'elle a en- core la force d'exécuter , il faut que je sache si tu es capable de tenir la tienne. Il ne s'agit pas de plaisanter , vois-tu ! Diantre, la réputation d'une fille honnête ne doit pas être sacrifiée à une amourette de roman ?
— Tu es bien sévère avec moi , Joseph .' il y a bien peu de temps , tu te moquais de moi , parce que je prenais la chose au sérieux, et tu te jouais d'Henriette, comme jamais je n'aisongéà me moquer de ma chère, de ma respectée Geneviève.
— Tu as raison, je raisonne je ne sais comment, etjedis des choses que Je n'ai jamais dites. Je dois te paraître singulier , mais à coup sûr pas autant qu'à moi-même. Pourtant c'est
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peiil-élie tout simple; — écoule, André, il faut que je te dise tout.
— Mon Dieu ! que veux-tu dire , Joseph ? tu nie tourmentes et tu m'inquiètes aujourd'hui à me rendre fou.
— Tâche de rassenihler toutes les forces de ta raison pour m'é- couler. Ce que je vois de ta conduite et de celle de Geneviève me fait croire que tu n'as pas grande enviedel'épouser... nem'inter- romps pas. Je sais que tuas bon cœur, que lues honnêleetque tu l'aimes. Mais je sais aussi tout ce qui t'empêchera d'en faire ta femme. Écoute. Geneviève est déshonorée dans le pays , mais moi je ne crois pas qu'elle ait élé ta maîtresse... Je mellrais ma main au feu pour le soutenir..., elleeslaussi pure à présentque le jour de sa première communion.
— Jelejure parle Dieu vivant, s'écriaAndré, si mon amen'avail pas euiK)ur elle un saint respect ,son premier regard aurait suffi pour me l'inspirer !
— Ehbien! ce que lu medislà medécide tout-à-fail. Pèse bien toutes mes paroles et réponds-moi dans une heure , ce soir ou demain au plus lard , si tu as besoin de réflexions ; mais réponds- moi définilivement et sans retour sur ta parole. Veux-tu que J'offre à Geneviève de l'épouser ? si elle y consent , c'est dit !
— Toi! s'écria André en reculant de surprise. — Oui, moi, répondit Joseph. Le dial)le me pourfende si je n'y suis pas dé- cidé. Ce n'est pas une offre en l'air. C'est une chose à laquelle j'ai pensé douze heures par jour depuis la nuit où lu as été si malade. Je m'en rei)entirai peut-être un jour, mais aujourd'hui, je le sens , c'est mon devoir , c'est la volonté de Dieu. Geneviève est perdue, désespérée. Tu ne peux pas l'épouser, et si tu ne l'épouses pas , tu seras poursuivi par un remords éternel. Je suis voire ami. Une voix intérieure me dit: Joseph, lu peux tout réparer. On se moquera peut-être de toi ; mais ni Geneviève, ni André, ne seront ingrats envers loi. Ils consentiront à se sé- parer pour jamais, et un jour ils te remercieront.
En parlant ainsi, Joseph s'attendrit et s'éleva presque à la hauteur du rôle généreux et romanesque à l'abri duquel il espérait persuader à André de renoncer à Geneviève. Joseph n'était rien moins qu'un héros de roman C'était un campagnard madré qui s'était éprissérieusemcnl de Geneviève , et entrevoyait l'espérance de la séparer d'André , ef , par un égoïsme bien
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excusable, il n'était pas fâché de hâter celte rupture. Maispour rien au monde il n'eût appelé le mensonge à son secours. Son caractère était un singulier mélange de ruse et déloyauté. Aussi, quand il vit qu'André, dupe d'abord de sa fausse générosité, après l'avoir remercié avec effusion , refusait de renoncer à Geneviève, il abandonna sur-le-champ le rêve de bonheur dont il s'était bercé. Quand il entendit André parler de sa passion avec cette espèce d'éloquence dont il n'avait pas le secret , il revint à lui-même. Non, se dit-il intérieurement, Geneviève ne pourriiit pas oublier un si beau parleur, pour s'affubler d'un rustre comme moi. Si le respect humain ou le dépit la décidait à m'ac- cepter , elle s'en repentirait et j'aurais fait trois malheureux, André, elle moi. — D'ailleurs,sedit-ilencore, André sait mieux aimer que moi. Il ne sait pas agir , mais il sait souffrir. Voilà ce qui gagne le cœur des femmes. Ce pauvre enfant n'aura peut- être ni la force de l'épouser, ni celle de l'abandonner. Dans tous les cas, il sera malheureux; mais je ne veux pas qu'il soit dit que j'y aie contribué , moi , Joseph Marteau , son ami d'enfance. Ce serait mal .
C'est avec ces idées et ces maximes que Joseph Marteau , après avoir passé en un jour par les sentimens les pluscontraires, se résolut à hâter de tout son pouvoir la réconcihationd'Andréavec Geneviève.
— Je m'abandonne à toi comme à mon meilleur, comme à mon seul ami, lui dit André; dis-moi ce qu'il faut faire, aide-moi, réfléchis et décide pour moi; j'exécuteraiaveuglémenttesordres.
— Eh bien ! lui dit Joseph, il faut j)rocéder honnêtement, si nous voulons avoir l'assenlimeut de Geneviève. Va trouver ton père sur-le-champ, et demande-lui son consentement. S'iltel'ac- corde, écris à Geneviève pour 1 a prier de revenir , je porterai la lettre , et je lui dirai tout ce qui pourra la décider. S'il refuse , nous partons sans le prévenir, et nous procédons cavalièrement avec lui.
— Ne pourrais-tu me sauver l'horreur de cet entretien ? dit André: j 'aimerais mieux me battre avec dix hommes que de parler à mon père.
— Impossible, impossible? dit Joseph: il refusera, il tebrula- lisera, il n'en fautpas douter; tantmieux! tous les torts seront de son côté et nous aurons le droit d'agir vigoureusement.
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André se décida enfin , et trouva son père occnpé à nettoyer ses fusils de chasse. Il entra timidement , et fit crier la porte en l'ouvrant lentement et d'une main tremblante.
— Voyons ! qu'y a-t-il? Qu'est-ce que c'est? dit le marquis înt patienté: pourquoi n'entrez-vous pas franchement? Vous avez toujours l'air d'un voleur ou d'un pauvre honteux.
— Je viens vous demander un moment d'entretien, répondit André d'un air froid et craintif. C'était la première fois qu'il essayait d'avoir une explication avec son père . Le marquis fut si surpris , qu'il leva lesyeux et toisa André de la tête aux pieds. 11 pressentit en un instant le sujet de cette démarche , et la colère s'alluma dans ses veines avant que son fils eût dit un mot. Tous deux gardèrent le silence, puis le marquis s'écria : — Allons, tonnerre de Dieu! ètes-vous venu ici pour me regarder le blancdes yeux? parlez,ou allez-vous-en.
— Je parlerai , mon père , dit André , à qui le sentimentde l'of- fense donnait un peu de courage. Je viens vous déclarer que je suis amoureux de Geneviève la fleuriste , et que mon intention est de l'épouser , si vous voulez bien m'accorder votre consente- ment...
— Et si je ne l'accorde pas , s'écria le marquis en se contenant un peu, que ferez-vous ?
— J'essaierai de vous fléchir: et si je ne le peux pas...
— Eh bien?
André resta cinq minutes sans répondre. Lesyeux étincelans de son père le tenaient en arrêt comme le lièvre fasciné sous le regard du chien de chasse , qui n'ose faire un mouvement. — Eh bien ! monsieur l'épouseur de filles , dit le marquis d'un ton mo- queur et méprisant, que ferez-vous , si je vous défends démettre les pieds hors de la maison d'ici à un an?
— Je désobéirai à mon père , répondit André en s'animant , car mon père aura agi avec moi d'une manière injuste et insensée.
Rien au monde ne pouvait irriter le marquis plus que les pa- roles et le maintien de son fils. Un caractère plus hardi et plus soupleaurait su flatter cet orgueil impérieux et brutal: mais André n'avait pas le courage decaresser un si rude animal. Toutce qu'il pouvait, c'était de faire bonne contenance devant lui, et de ne pas s'abandonner à la tentation de fuir son aspect terrifiant.
— Ah! nous y voilà! dit le marquis en grinçant des dents el en
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se frottant les mains : voilà où nous devions en venir ! Eh bien ! qu'il enarrivece qu'il plaira à Dieu, pleurez, maigrissez, mourez; aussibien,les sots comme vous ne sont pas dignes de vivre: mais certainement vous n'aiirezpas mon consentement. Vous attendrez ma mort si vous voulez: je n'ai pas encore envie d'en finir pour vous laisser la liberté d'épouser une...
André fit un mouvement pour sortir afin de ne pas entendre injurier Geneviève. Le marquis le retint par le bras et le força d'écouter un déluge de menaces et d'imprécations. II fit entrer, dans ce sermon très peu chrétien , une espèce de récrimination sentimentale à sa manière. Il lui reprocha tous les bienfaits de sa tendresse, et lui présenta, comme des preuves d'une adorable sollicitude, les soins vulgaires qu'impose à tous les hommes le plus simple sentiment des devoirs de la paternité. Il le fit en des termes qui eussent rendu son discours aussi bouffon qu'il espé- rait le rendre pathétique, si André eût été capable d'avoir une pensée plaisante en cet instant. — Quand vous êtes venu au monde , lui dit-il , vous étiez si chétif et si laid , que pas une femme de la commune ne voulut vous prendre en nourrice: c'était une trop grande responsabilité que de se charger devons. Je trouvai enfin une pauvre misérable à la Chassaigne , qui of- frit de vous emporter: mais quand je vous vis dans son tablier, pauvre araignée, je craignis que le soleil ne vous fit fondre dans le trajet , et je vous tirai de là, pour vous jeter sur mon propre lit. Alors je fis venir ma plus belle chèvre , une chèvre de deux ans, qui venait de mettre bas pour la première fois, et je vous la donnai pour nourrice. Je fis tuer les chevreaux et je les mangeai, et pourtant c'étaient deux beaux chevreaux! tout le monde avait regret de voir deux élèves d'une si bonne race aller à la boucherie ; mais je ne reculai devant aucun sacrifice pour sauver cet avorton quinedevait cependant medonner que des chagrins. Je vous gardai à la maison pendant les années où un enfant est le plus désagréable. Je me résignai à entendre les criailleries de maillot que je déteste: vous n'avez pas fait une dent sans que j'aie donné un mouchoir ou un tablier à la ser- vante qui prenait soin de vous. C'était , ma foi ! une belle fille ! je n'avais pas choisi la plus laide du pays , et je la payais cher ! Je voulais qu'on n'eût pas à me reprocher d'avoir négligé quel- que chose pour ce fils malingre qui me causait tant d'embarras,
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et qui (levait ne m'être jamais bon à rien. Combien de fois ne me suis-je pas levé au milieu de la nuit pour vous préparer des breuvages , quand on venait me dire que vous aviez des con- vulsions !
André aurait pu trouver à toutes ces grandes actions de sou père des explications fort prosaïques. Sans parler des petits ca- deaux à la servante, qui, dans le pays, n'étaient pas unique- ment attribués à la tendresse paternelle , il aurait pu se rappe- ler aussi que le marquis avait coutume de passer les nuits dans la plus grande agitation quand un de ses bestiaux étaitmalade; et quant aux fameux breuvages qu'il préparait lui-même , et pareils en tout à ceux qu'il distribuait largement à ses bœufs de travail, André avait souvent fait, dans son enfance, le rude essai de ses forces contre l'énergie de ces potions diaboliques.
Mais André était si bon et si doux, qu'il fut un instant ému et persuadé par ces grossières démonstrations d'amitié. Le mar- quis l'observait attentivement , tout en poursuivant sa décla- mation.
Il vit sur son visage des traces d'attendrissement , et , em- pressé de ressaisir son empire , il en protita pour frapper les derniers coups. Mais il le fit d'une façon maladroite. 11 se ris- qua à vouloir couvrir d'infamie la conduite de Geneviève, à la présenter comme une intrigante qui tàcliait d'envaliir le cœur et la fortune d'un enfant crédule. André retiouva , comme par enchantement , le peu de forces qu'il avait apportées à cet en- tretien. Il sortit en déclarant à son père qu'il appellerait à son secours la justice , le bon sens et les lois , s'il le fallait. Avec une résistance plus patiente et plus ménagée , il aurait pu vain- cre l'obstination du marquis. Mais André craignait trop la fati- gue du cœur et de l'esprit pour entreprendre une lutte quelcon- que ; Joseph , avec les jilus loyales intentions du monde , n'était pas un juge bien éclairé dans un cas de conscience.
Il vint à sa rencontre sur l'escalier et lui dit;
— J'ai entendu le commencement et la fin de la querelle. Cela s'est passé comme je m'y attendais. Le char-à-bancs est prêt. Partons.
Ils partirent si lestement, ([ue le marquis n'eut pas le temps de s'en apercevoir. Joseph , enchanté de faire un coup de tête, fouettait son cheval en riant aux éclats;etAndré, touttrerablaDl,
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songeait à la première journée qu'il avait passée avec Geneviève au Château Fondu, et qu'il avait conquise par une fuite pa- reille.
Ils trouvèrent la patache , inclinée sur son brancard , à la porte d'un cabaret, dans un petit village de la Marche. Il ne faisait pas encore jour. Le conducteur savourait un cruchon de vin du pays , acide comme du vinaigre , et qu'il préférait fièrement à celui des meilleurs crûs. Joseph et André jetèrent un regard empressé autour de la salle , qu'éclairait faiblement la lueur d'un maigre foyer. Ils aperçurent Geneviève , assise dans un coin , la tète appuyée sur ses mains , et le corps penché sur une table. André la reconnut à son petit scball violet , qu'elle avait serré autour d'elle pour se préserver du froid du matin , et à une mèche de cheveux noirs, quis'échappait de son bonnet, et qui brillait sur sa main comme une larme. Succombant à la fatigue d'une nuit de cahots , la pauvre enfant dormait dans nne altitude de résignationjsi douce et si naïve, qu'André sentit son coeur se briser d'attendrissement. Il s'élança et la serra dans ses bras en la couvrant de baisers et de sanglots. Geneviève s'éveilla en criant, crut rêver, et s'abandonna aux caresses de son amant, tandis que Joseph, ému péniblement, leur tourna le dos, et, dans sa colère, donna un grand coup de pied au chat qui dormait sur la cendre du foyer.
Geneviève voulait résister et poursuivre sa route. André appela Joseph à son secours et le conjura d'attester la fermeté de sa conduite envers son père. Le bon Joseph imposa silence à sa mauvaise humeur , et exagéra la bravoure elles grandes résolu- tions d'André. Geneviève avaitbien envie dese laisser persuader. On tint conseil. On donna pour boire au conducteur afin qu'il attendît une heure de plus , ce qui fut d'autant plus facile que Geneviève était le seul voyageur de la patache.
Geneviève fit observer que son départ devait déjà être connu de toute la ville de L.... , qu'un brusque retour avec André serait UjQ sujet de scandale ou de moquerie; jusque-là on pouvait croire à la maladie de sa cousine. Il ne fallait pas donner à toute cette liistoire la tournure d'un dépit amoureux ou d'un caprice romanesque. La jalousie d'Henriette impliquerait Joseph dans cette combinaison d'événemens , d'une manière étrange et ridjcule, André, toujours ardent et courageux quand il ne
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s'agissait que de prévoir les obstacles , prétendait qu'il fallait fouler aux pieds toutes ces considérations. Joseph , plus tran- quille, approuva toutesles observations de Geneviève, et décida, en dernier ressort, qu'elle devait passer huit jours à Guéret,
tandis qu'André reviendrait à L et s'établirait chez lui. Ce
temps devait être consacré à faire , par lettres , de nouvelles démarches respectueuses auprès du marquis , après quoi on s'occuperait des démarches légales. Geneviève , à ce mot , se- coua la tète sans rien dire; son parti était i)ris de ne jamais recourir à ces moyens-là. Elle mettait son dernier espoir dans la persévérance d'André à persuader son père. Elle ignorait que cette persévérance avait duré une demi-heure et ne devait pas se ranimer.
Ils se séparèrent donc avec mille promesses mutuelles de se rejoindre à la f5n de la semaine , et de s'écrire tous les jours. André , selon le conseil de Joseph , écrivit à son père et ne reçut pas de réponse. Geneviève résolut d'attendre le résultat de ces tentatives pour prendre un parti. Nouvelles lettres d'André, nouveau silence du marquis. Geneviève prolongea son absence. André, au désespoir, fit faire une première sommation à son père et partit pour Guéret. Il se jeta aux pieds de Geneviève et la supplia de revenir avec lui, ou de lui permettre de rester près d'elle. Elle était près de consentir à l'un ou à l'autre, lorsqu'il eut la mauvaise inspiration de lui apprendre le dernier acte de fermeté qu'il venait de faire auprès du marquis. Cette nouvelle causa un profond chagrin à Geneviève. Elle la désapprouva formellement et se plaignit de n'avoir pas été consultée. Au milieu de sa tristesse, elle éprouva un peu de ressentiment contre son amant , et ne put se défendre de l'exprimer.
— Voilà où tu m'as entrahiée, lui dit-elle. J'ai toujours voulu t'éloignerou te fuir, et par ton imprudence, tu m'as jetée dans un abime dont nous ne sortirons jamais. Me voilà couverte de honte, perdue, et, pour laver cette tache, il faut que je l'exhorte à violer tous les devoirs delà piété filiale. Non , c'est impossible, André; il vaut mieux souffrir et n'être pas coupable. Réussir au prix du remords , c'est se condamner dès cette vie aux lourmens de l'enfer.
André ne savait que répondre à ces scrupules , que d'ailleurs il partageait. II sentait que son devoir était de la quitter et de lui
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laisser accomplir son courageux sacrifice, dût-il en mourir de cha- grin. Mais celaétalt plus que tout lereste au-dessus de ses forces ; il se jetait à genoux, pleurait, etdemandait la pitié et lesconso- lations de Geneviève.
Geneviève était forte et magnanime ; mais elle était femme , et elle,aimait. Après l'élan quila portaitaux grandes résolutions, la tendresse et l'instinct du bonheur parlaient ii leur tour. Elle re- grettait de n'avoir pas pour appui un amant plus courageux qu'elle.
— Ah ! disait-elle à André , tu m'entraînes dans le mal ; tu me fais manquer ù l'estime que je voulais avoir pour moi-même: je ne m'en consolerai pas , et je ne pourrai jamais cesser de t'accuser un peu. Avec un homme plus fort que toi, j'aurais pratiqué les vertus héroïques: il me semble que j'en suis capable, et que ma destinée était de faire des choses extraordinaires. Et pourtant, je vais tomber dans une existence coupable , égoïste et honteuse. Je vais travailler sordidement à épouser un homme plus riche que moi , et pourquoi ? pour imposer silence ù la calomnie. André , André , renonce à moi; il en est encore temps; crains que, si je te cède aujourd'hui , je ne m'en repente demain.
— Tu as raison, disait André, séparons-nous ; et il tombai* dans les convulsions. Son faible corps se refusaità ces émotions violentes. Geneviève n'avait pasle courage surhumainde l'aban- donner et de le désespérer dans ces momens cruels. Elle lui promet- tait tout ce qu'il voulait ,et elle finit par retourner à L... avec lui.
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Alors commença pour tous deuxune viede souffrances conti- nuelles. D'une part , le marquis, furieux de la sommation de l'huis- sier, se plaignait à tout le pays de l'insolence de son fils , et de l'impudente ambition decette ouvrière qui voulait usurper le noble nom de sa famille. Il trouvait Ijeaucoup de gens envieux dumérite de Geneviève , ou avides de colporter les secrets d'autrui , et les calomnies débitées contre la pauvre fille acquirent uue publicité effrayante. Toutes les prudes de la ville , et le nombre en était grand ,lui retirèrent leur pratique, et se portèrent enfouie chez
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une marchande quiavait profité de l'absence de Geneviève pour venir s'établir ù L... Ses ûeursétaient ridicules auprès de cellesde Geneviève. Mais qui pouvait s'en soucier ou s'en apercevoir , si ce n'est deux ou trois amateurs de botanique, <|ui cultivaient des Meurs et n'en commandaient pas? Le besoin vint assiéger la pauvre lïcuriste ; personne ne s'en douta , et André moins que tout autre , tant elle sut bien cacher sa pénurie; mais elle supporta de longs jeûnes , et sa santé s'altéra sérieusement.
L'amitié d'Henriette, qui lui avait élédouce et secourableau- trefois lui fut tout-iVfait ravie. La dernière fuite de Joseph, les fréquentes visites ((u'il continuait à rendre à Geneviève, et surtout l'indifférence qu'il ne pouvait plus dissimuler, furent autantde traits envenimés dont Henriette reçut l'atteinte, et dont elle re^ tourna la pointe vers sa rivale. Elle était bonne, etson premier mouvement était toujours généreux ; mais elle n'avait pasl'ame assez élevée pour résistera l'humiliation de l'abandon elauxrail- leriesde ses compagnes. EHe accablait Genevièvedemenaces ridi- cules. La malheureuse enfant perdit enfin ce noble et tranquille orgueil qui l'avait soutenue jusque-là. Elle devint craintive ,etsa raison s'affaibht; elle passait les nuits dans une solitude effrayante; son imagination, troublée par la fièvre , l'entourait de fantômes : tantôt c'était le marquis , tantôt Henriette qui la foulaient aux pieds et lui dévoraient le cœur, tandis qu'André dormait tran- quillement , et , sourd à ses cris , ne s'éveillait pas. Alors elle se le- vait effarée, baignée de sueur; elle ouvrait sa fenêtre et s'exposait à l'air froid de l'automne. Un matin, André entra chez elle et la trouva évanouie à terre ; il voulut ne plus la quitter , et s'obstina à passer les nuits dans la chambre voisine. Il falluty consentir; elle n'avait pas une amie pour la secourir. Ni Geneviève , ni André, qui était réduit au même dénuement, n'avait le moyen de payer une garde ; d'ailleurs André l'aurait-il remise à des soins mercenaires , quand il croyait pouvoir la soigner avec le respect et la sécurité d'un frère ?
Il ne savait pas à quel danger il s'exposait. Au milieu de la nuit , les cris de Geneviève le réveillaient en sursaut; H se levait et la trouvait à moitié nue , pâle et les cheveux épars. Elle se jetait à son cou, en lui disant: Sauve-moi! sauve-moi! Et quand cet accès de frayeur fébrile était passé , elle retombait épuisée dans ses bras, et s'abandonnait indifférente et presque insensible û
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ses caresses. André s'était juré de ne jamais profiter de ces mo- mens d'accablement et d'oubli. Il s'asseyait àson chevet , et l'en- dormait en la soutenant sur son cœur, mais ce cœur palpitaitde toute l'ardeur de la jeunesse et d'une passion long-temps com- primée. Chaquenuit, il espérait calmer le feu dont il étaitdévoré par une étreinte plus forte, par un baiser plus passionné que la veille , et il croyait chaque nuit pouvoir s'arrêter à cette dernière caresse brûlante, mais chaste encore.
Qu'y a-t-il d'impur entre deux enfans beaux et tristes et aban- donnés du reste du monde ? Pourquoi flétrir la sainte union de deux êtres à qui Dieu inspire un mutuel amour ? André ne put combattre long-temps le vœu de la nature. Geneviève malade et souffrante lui devenait plus chère chaque jour . Le feu de lafièvre animait sa beauté d'un éclat inaccoutumé ; avec cette rougeur et ces yeux brillans , c'était une autre femme , sinon plus aimée, du moins plus désirable. André ne savait pas lutter contre lui-même, il succomba, et Geneviève avec lui.
Quand elle retrouva ses forces et sa raison , il lui sembla qu'elle sortait d'un rêve , ou qu'un des génies des contes ara- bes l'avait portée dans les bras de son amant durant son som- meil. Il se jeta à ses pieds, les arrosa de larmes, et la conjura de ne pas se repentir du bonheur qu'elle lui avait donné. Gene- viève pardonna d'un air sombre etavec un cœur désespéré; elle avait trop de fierté pour ne pas haïr tout ce qui ressemblait à une victoire des sens sur l'esprit; elle n'osa faire des reproches à André ; elle connaissait l'exaspération de sa douleur au moin- dre signe de mécontentement qu'elle lui donnait , elle savait qu'il était si peu maître de lui-même, que, dans sa souffrance, il était capable de se donner la mort.
Elle supporta son chagrin en silence; mais, au lieu de tout pardonner à l'entraînement de la passion , elle sentit qu'André lui devenait moins cher et moins sacré de jour en jour. Elle l'ai- mait peut-être avec plus de dévouement; mais il n'élait plus pour elle , comme autrefois , un ami précieux , un instituteur vénéré; la tendressse demeurait, mais l'enthousiasme était mort. Pâle et rêveuse entre ses bras , elle songeait au temps oii ils étudiaient ensemble sans oser se regarder, et ce temps de crainte et d'espoir était pour elle mille fois plus doux et plus beau que celui de l'entier abandon.
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Pour comble de malheur , Geneviève devint grosse : alors il n'y eut plus à reculer, André fit les sommations de rigueur à son père, et un soir, Geneviève, appuyée sur le bras de Joseph, alla à l'église , et reçut l'anneau nuptial de la main d'André. Elle avait été le matin à la mairie avec le même mystère ; ce fut un mariage triste etcommis en secret, comme une faute.
La misère oïl tombait de jour en jour ce couple malheureuj , et surtout la grossesse de Geneviève mettaient André dans la nécessité de réclamer sa fortune ; mais Geneviève s'opposait avec force à cette dernière démarche. — Non , disait-elle , c'est bien assez de lui avoir désobéi , et d'avoir bravé sa malédiction et sa colère ; il ne faut pas mériter son mépris et sa haine. Jusqu'ici , il peut dire que je suis une insensée , qui s'est éprise de son fils et qui l'a entraîné dans le malheur ; il ne faut pas qu'il dise que je suis une vile créature qui veut le dépouiller de son argent pour s'enrichir.
André voyait les souffrances et les privations que la misère imposait à sa femme: il aurait dû surmonter les scrupules de Gene- viève et sacrifier tout à la conservation de celle qui allait le rendre père ; mais cet effort était pour lui le plus difficile de tous. Il savait que le marquis tenaitencore plus à l'argent qu'au plaisir de commander; il prévoyait des lettres de reproches et de menaces plus terribles que toutes celles qu'il avait reçues de lui à l'occasion de son mariage , et puis il se flattait de faire vivre Geneviève par son travail. Il avait obtenu , avec bien delà peine , un misérable emploi dans un collège. André était instruit et intelligent, mais il n'était pas industrieux. 11 ne savait pas s'appliquer et s'attacher à une profession, en tirer parti, et s'élever, par sa persévérance, Jusqu'à une position meilleure et plus honorable. Ce métier de cuistre lui était odieux : il le remplissait avec une répugnance qui lui attirait l'inimitié des élèves et des professeurs. On l'accabla de vexations qui lui rendirent l'exercice de son misérable étatde plus en plus pénible ; il les supporta du mieux qu'il put , mais sa santé en souffrit. Chaque soir, en rentrantcliez lui, il avaitdes attaques de nerfs , et souvent le matin il était si brisé, et il se sentait le cœur tellement dévoré de douleur et de colère , qu'il lui était impossible de se traîner jusqu'à sa classe: on le renvoya.
Joseph lui avait ouvert sa bourse ; mais il était pauvre , chargé de famille. D'ailleurs Geneviève, à l'insude laquelle André avait
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accepté d'abord les secours de son ami, avait flnl par s'apercevoir de ces emprunts , et elle s'y opposait désormais avec fermeté. Elle supportait la faim et le froid avec un courage héroïque , et se con- damnait aux plus grossiers travaux, sans jamais faireentendre une plainte. Il était assez malheureux ; assez de tourmens , assez de remords le déchh'aicnt: elle essaya de le consoler en pleurant avec lui. Mais une femme ne peut pas aimer d'amour un homme qu'elle sent inférieur à elle ; l'amour sans vénération et sans enthousiasme n'est plus que de l'amitié : l'amitié est une froide compagne pour aider à supporter les maux immenses que l'amour a fait accepter.
Joseph ne voyait de tout cela que l'air souffrant et abattu d'André et sa situation précaire ; il ne savait plus quel conseil ni quel secours luidonner. Un matin, il prit sa gibecière et son fusil, acheta un lièvre en traversant le marché , et s'en alla à travers champs au château de Morand. 11 y avait six mois qu'il n'avait eu de rapports directs avec le marquis ; il savait seulement que celui-ci s'en prenait à lui de tout ce qui était arrivé , et parlait de lui avec un vif ressentiment. — Il en arrivera ce qui pourra, se disait Joseph en chemin ; mais il faut que je tente quelque chose sur lui, n'importe quoi, n'importe comment. Joseph Marteau n'est pas une bête , il prendra conseil des ciiconstances , et lâchera d'étudier son marquis de la tète aux pieds, pour s'en emparer.
Le marquis ne s'attendait guère à sa visite. Il assistait à un semis d'orge dans un de ses champs ; Joseph , en raj)ercevant , futsurprisdu changement qui s'était opéré dans ses traits et dans son attitude. La révolte et l'abandon d'André avaient bien porté une certaine atteinte à son cœur paternel ; mais son principal regret était de n'avoir plus personne à tourmenter et à faire souffrir. La grosse philosophie de tous ceux qui l'entouraient recevait stoïquement les bourrasques de sa colère; l'efiFroi, la pâleur et les larmes d'André étaient des victoires plus réelles, |)Ius complètes, et il ne pouvaitse consolerd'avoirperduces triomphes journaliers.
Joseph s'attendait au froid accueil qu'il reçut ; aussifit-il bonne contenance, comme s'il ne se fût aperçu de rien.
— Je ne comptais pas sur le plaisii" de vous voir, lui dit M. de Morand.
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— Oh ! ni moi non plus , dit Joseph ; mais passant par ce che- min , et vous voyant si près de moi , je n'ai pu me dispenser de vous souhaiter le bonjour.
— Sans doute , dit le marquis , vous ne pouviez pas vous en
dispenser d'autant plus que cela ne vous coûtait pas beaucoup
de peine.
Joseph secoua la tète avec cet air de bonhomie qu'il savait parfaitement prendre quand il voulait.
— Tenez , voisin , dit-il (je vous demande pardon , je ne peux me déshabituer de vous appeler ainsi) , nous ne nous comprenons pas , et puisque vous voilà , il faut que je vous dise ce que j'ai sur le cœur. J'étais bien résolu à n'avoir jamais cette explication avec vous ; mais quand je vous ai vu là , avec cette brave figure, que j'avais tant de plaisir à rencontrer quand je n'étais pas plus haut (jue mon fusil , c'a été plus fort que moi , il a fallu que je misse mon dépit de côté, et queje vinsse vous donner une jwignée demain. Touchez là. Deux honnêtes gens ne se rencontrent pas tous les jours dans un chemin , comme on dit.
La grosse cajolerie avait un pouvoir immense sur le marquis: il ne put refuser de prendre la main de Joseph , mais en même temps il le regarda en face d'un air de surprise et de méconten- tement.
— Qu'est-ce que cela signifie? dit-il; vous prétendez avoir du dépit contre moi, et vous avez l'air de me pardonner quelque chose, quand c'est moi qui...
— Je sais ce que vous allez dire , voisin , interrompit Joseph, ei c'est de cela queje me plains ; je sais de quoi vous m'accusez , et je trouve mal à vous de soupçonner un ami sans l'inter- roger.
— Sur quoi, diable ! voulez-vous que je vous interroge, quand je suis sûr de mon fait? N'avez-vous pas emmené mon fils sous mes yeux , pour le conduire à la recherclie de cette folle , qui , sans vous , s'en allait à Guéret et ne revenait peut-être plus ? N'avez-vous pas été compère et compagnon dans toutes ces belles équipées? N'avez-vous pas conseillé à André de m'insulter et de me désobéir? N'avez-vous pas donné le bras à la mariée le jour de cet honnête mariage? Répondezà tout cela , Joseph, et inter- rogez un peu voire conscience; elle vous dira queje devrais retirer ma main de la vôtre, quand vous me la tendez.
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Joseph sentit que le marquis avait raison, et il fît un effort sur lui-même pour ne pas se déconcerter.
— Je conviens , dit-il , que les apparences sont contre moi , marquis ; mais si nous nous étions expliqués au lieu de nous ftiir , vous verriez que j'ai fait tout le contraire de ce que vous croyez. Le jour où j'ai emmené André avec votre char-à-bancs et mon cheval , il est vrai , je crois avoir rempli mon devoir d'ami sincère envers le père autant qu'envers le fils.
— Comment cela, je vous prie? dit le marquis en haussant les épaules.
— Comment cela? reprit Joseph avec une effronterie sans pa- reille : ne vous souvient-il plus de la colère épouvantable et de l'insolente ironie de votre fils durant cette dernière explication que vous eûtes ensemble ?
— Il est vrai que jamais je ne l'avais vu si hardi et si têtu , ré- pondit le marquis.
— Eh bien ! dit Joseph, sans moi , il aurait dépassé toutes les bornes du respect filial: quand je vis ce malheureux jeune homme exaspéré de la sorte , et résolu à vous dire l'affreux projet qu'il avait conçu dans le désespoir de la passion...
— Quel projet? interrompit le marquis. Son mariage? il me l'a dit assez clairement , je pense.
— Non , non , marquis , quelque chose de bien pis que cela , et que, grâce à moi, il renonça à exécuter ce jour-là.
— Mais qu'est-ce donc?
— Impossible de vous le dire: vos cheveux se dresseraient. Ah! funestes effets de l'amour ! Heureusement je réussis à l'entraî- ner hors de la maison paternelle; j'espérais le tromper, lui faire croire que nous courions après sa belle, et à la faveur de la nuit , l'emmener coucher à ma petite métairie de Granières , où peut-être il se serait calmé et aurait fini par entendre raison; mais il s'aperçut de la feinte , et après m'avoir fait plusieurs menaces de fou, il s'élança à bas du char-à-bancs, et se mit à courir à travers champs comme un insensé. J'eus une peine in- croyable à le rejoindre , et avant de le saisir à bras le corps , j'en reçus plusieurs coups de poing assez vigoureux...
— Impossible! dit le marquis, jusque-là demi persuadé , mais que cette dernière impudence de Joseph commençait à rendre
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incrédule; André n'a jamais eu la force de donner un e chique- naude à une mouche.
— Ne savez-vous pas , marquis , dit Joseph sans se troubler , que , dans l'exaspération de l'amour ou de la folie, les hommes les plus faibles deviennent robustes? Ne vous souvenez- vous pas de lui avoir vu des attaques de nerfs si violentes , que vous aviez de la peine à le tenir , vous , qui certes n'êtes pas une femmelette?
— Bah ! c'est que je craignais de le briser en le touchant.
— Oh bien ! moi , précisément par la même raison , je me laissai gourmer jusqu'à ce qu'il s'apaisât un peu. Alors , voyant qu'il était impossible de l'empêcher d'aller rejoindre Geneviève, je pris le parti de l'accompagner pour tâcher de rendre cette entrevue moins dangereuse. Est-ce là la conduite d'un traître envers vous , voisin ?
— A la bonne heure , dit le marquis ; mais depuis vous lui avez certainement donné de mauvais conseils.
— Ceux qui disent cela en ont menti parla gorge, s'écria Joseph en jouant la fureur. Je voudrais les voir là, au bout de mon fusil , pour savoir s'ils oseraient soutenir leur imposture.
— Tu diras ce que tu voudras , Joseph : si tu avais voulu em- ployer ton crédit sur l'esprit d'André , tu l'aurais empêché de faire ce qu'il a fait ; mais tu t'es croisé les bras , et tu as dit : Il en arrivera ce qu'il pourra ; ce sont les affaires de ce vieux gron- deur de Morand ; je ne m'en embarrasse guère... Oh ! je connais ton insouciance , Joseph , et je te vois d'ici.
Joseph, voyant le marquis sensiblement radouci, redoubla d'audace , et affirma, par les sermens les plus épouvantables, qu'il avait fait son possible pour ramener André au sentiment du de- voir : mais André , disait-il , était un lion déchaîné ; il n'écoutait plus rien , et montrait un caractère opiniâtre , violent et vindi- catif, sur lequel rien ne pouvait avoir^rise.
— Chose étrange ! dit le marquis en l'écoutant d'un air stu- péfait: il était si craintif et si nonchalant avec moi!
— Ne croyez pas cela , marquis , disait Joseph ; vous ne l'avez jamais connu : ce garçon-là est sournois en diable !
— C'est vrai, dit le marquis: il avaitl'air de sesoumettre; mais je n'avais pas les talons tournés que le drôle désobéissait de plus belle.
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— Vous voyez bien que je le connais . reprit Joseph ; il a agi de même avec moi : quand je lui avais fait une scène infernale pour le ramener au respect qu'il vous doit, il avait l'air d'être convaincu. Je tournais les talons, et voilù mon drôle qui allait trouver les huissiers pour vous les envoyer.
— Ah ! le sélérat ! s'écria le marquis en serrant les poings à ce souvenir. Je ne sais pas , Joseph , comment tu peux le fréquen- ter encore , car tu es toujours ami intime avec lui : on vous voit partout ensemble ; tu donnes le bras à sa femme ; on a même dit que tu en étais amoureux , et que , durant la maladie d'An- dré , tu avais été au mieux avec elle. Ne m'as-tu pas fait une scène incroyable la nuit où elle a osé venir jusqu'ici? En d'autres circonstances, j'aurais oublié notre vieille amitié, et je t'aurais cassé la tête : vrai , j'étais un peu en colère.
— Voisin , permettez-moi de dire , au nom de notre vieille amitié, que vous aviez tort. 11 s'agissait de la vie d'André dans ce moment-là. Je me souciais bien de cette pécore! N'avez -vous pas vu comment je l'ai fait détaler aussitôt qu'André a été en- dormi ?
— Non , je m'étais endormi moi-même dans ce moment.
— Ah ! je suis fâché que vous n'avez pas vu cela. Je lui ai dit son fait; et à présent, croyez-vous que je ne le lui dise pas tous les jours ? Quant à elle , c'est , après tout , une assez bonne fille, douce , rangée , et pleine de bons senlimens. J'en ai eu mauvaise opinion autrefois ; mais je suis bien revenu sur son compte. Je suis sûr que vous n'auriez pas à vous plaindre d'elle , si vous la connaissiez. Celui qui n'entend raison sur rien , celui qui menace et exécute , c'est André. Vous n'avez pas l'idéedece qu'est votre fils à présent , marquis ; et si vous saviez ce qu'il a résolu et ce que jusqu'ici j'ai réussi à empêcher , vous ne diriez pas que je lui donne de mauvais conseils.
-Il faut que tu me dises ce qu'il a résolu contre moi. Ah ! je m'en moque bien ! Je voudrais bien voir qu'il essayât du nou- veau !
— 11 y a des choses que le caractère le plus ferme et l'esprit le plus sensé ne peuvent ni prévenir , ni empêcher , dit Joseph d'un air grave : les nouvelles lois donnent aux enfans un recours si étendu contre l'autorité sacrée '•es parens !
Le marquis commença à prévoir l'ouverture que lui préparait
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Joseph. Il y avait pensé plus d'une fois, et s'était flatté que son fils n'oserait Jamais en venir là. Grossièrement abusé parla feinte amitié de Joseph , il commença à concevoir des craintes sérieu- ses, et il jeta autour de lui un rqprd étranjje, que Joseph iuter- préta sur-le-champ. Use promit de profiter de la terreur cupide du marquis; et, pour s'emparer de lui de plus en plus, il s'invita adroitement à dîner. Ma demande n'est pas trop indiscrète, dit-il en tirant de sa gibecière le lièvre qu'il avait acheté au marché : j'ai précisément sur moi le rôti.
— C'est une belle pièce de gibier, dit le marquis en exami- nant le lièvre d'un air de connaisseur.
— Je le crois bien , dit Josepli ; mais ne me faites pas trop de complimens , car c'est votre bien que je vous rapporte: j'ai tué ça sur vos terres.
— En vérité? dit le marquis , dont les yeux brillèrent de joie : eh bien ! tu vois , ils prétendent tous qu'il n'y a pas de lièvres dans ma commune! Moi je sais qu'il y en a de beaux et de bons, puisque j'en élève tous les ans plus de cinquante que je lâche en avril dans mes champs. Ça jne coûte gros; mais enfin, c'est agréable de trouver un lièvre dans un sillon de temps en temps.
— A qui le dites-vous?
— Eh bien! tu sais les tracasseries de mes voisins pour ces malheureux fièvres. L'un disait: Il se ruine , il fait des folies; l'autre : Il a perdu la tète ; jamais lièvres ne multiplieront dans un terrain si sec et si pierreux; ils s'en iront tous du côté des bois. Un troisième disait : Le marquis fournit de lièvres la ta- ble du voisin ; il fait des élèves pour sacommune, mais ils iront brouter le serpolet de Theil. Jusqu'à mon garde champêtre qui me soutient effrontément n'avoir jamais vu la trace d'un lièvre sur nos guérets.
— Eh Jjien ! qu'est-ce que c'est que ça? dit Joseph en balan- çant d'un air superbe son lièvre par les oreilles: est-ce une âne? est-ce une souris? Je voudrais bien que le garde champêtre et tous les voisins fussent là pour me dire si ce que je tiens là est une chouette ou un oison.
Cette aimiable plaisanterie fit rire aux éclats le marquis triom- phant.
— Dis-moi , Joseph , est-ce le seul lièvre que tu aies vu s^^r la coimnune?
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— Ils étaient trois ensemble , répondit Joseph sans hésiter. Je crois bien que j'en ai blessé un qui ne s'en vantera pas.
— Ils étaient trois ! dit le marquis enchanté.
— Trois , qui se promenaient comme de bons bourgeois dans la Marsèche de Lourche. 11 y a une «lè/'e certainement ;jerai recon- nue à sa manière de courir. Elle doit être pleine.
— Ah! jamais lièvres ne multiplieront sur les terres du marquis l dit M. de Morand d'un air goguenard , ense frottantles mains. Et dis-moi , Joseph , tu n'as pas tiré sur la mère?
— Plus souvent! Je saisie respect qu'on doit à la progéniture. Ah ! par exemple , nous lâcherons quelques coups de fusil à ces petits messieurs-là dans six mois , quand ils auront eu le temps d'être papa et maman à leur tour.
— Oui , s'écria le marquis , je veux que nous fassions un dîner avec tous les voisins ; etpourles faire enrager , on n'y servira que du lièvre tué sur les terres de Morand.
— Premier service , civet de lièvre , s'écria Joseph ; rôti , râble de lapereau ; entremets , filets de lièvre en salade , pâté de lièvre, purée, hachis... Les convives seront malades de colère et d'indi- gestion.
En réjouissant son hôte par ces grosses facéties , Joseph arriva avec lui au château. Le dîner fut bientôt prêt. Le fameux lièvre, qui peut-être avait passé son innocente vie à six lieues des terres du marquis , fut trouvé par lui savoureux et plein d'un goût de terroir qu'il prétendait reconnaître. Le marquis s'égaya de plus en plus à table, et quand il en sortit, il était tout-à-fait bonhomme et disposé à l'expansion. Joseph s'était observé, et tout en feignan t déboire souvent, il avait ménagé son cerveau. Ufit alors en lui même une récapitulation du plan territorial de Morand. Élevé dans les environs, habitué depuis l'enfance à poursuivre legibier lelong des haies du voisin , il connaissait parfaitement la topogra- phie des terres héréditaires de Morand, et celle des propriétés d© même genre apportées en dot par sa femme. 11 choisit en lui- même le plus beau champ parmi ces dernières , et pria le marquis de l'y conduire , sans rien laisser soupçonner de son intention.
— On m'a dit que vous aviez planté cela d'une manière splen- dide ; si ce n'est pas abuser de votre complaisance , allons un peu de ce côté-là. — Le marquis fut charmé de la proposition : rien ne pouvait le flatter plus que d'avoir à montrer ses travaux agri-
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coles. Ils se mirent donc en route : chemin faisant , Joseph s'ar- rêta sur le bord d'une traîne , comme frappé d'admiration. — Tudieu ! quelle luzerne ! s'écria-t-il ; est-ce de la luzerne , voisin? quel diable de fourrage est-ce là' C'est vigoureux comme une forêt , et bientôt on s'y promènera à couvert du soleil.
— Ah ! dit le marquis , je suis bien aise que tu voies cela ; je te prie d'en parler un peu dans le pays : c'est une expérience que j'ai faite, un nouveau fourrage essayé pour la première fois dans nos terres.
— Comment cela s'appelle-t-il ?
— Ah! ma foi, je ne saurais pas te dire; cela a un nom anglais ou irlandais que je ne peux jamais me rappeler :1a société d'agri- culture de Paris envoie tous les ans à notre société départementale {dont tu sais que je suis le doyen) différentes sortes de graines étrangères. Ça ne réussit pas dans toutes les mains.
— Mais dans les vôtres , voisin , il paraît que ça prospère. Il faut convenir qu'il n'y a peut-être pas deux cultivateurs en France qui sachent , comme vous , retourner une terre et lui faire produire ce qu'il vous plaît d'y semer. Vous êtes pour les prairies artificiel- les , n'est-ce pas ?
— Je dis, mon enfant, qu'il n'y a que ça, et que celui qui voudra avoirdu bétail un peu présentable, dans notre pays, ne pourra jamais en venir à bout sans les regains. Nous avons trop peu de terrain à mettre en pré , vois-tu ; il ne faut pas se dissimuler que nous sommes secs comme l'Arabie: ça aura de la peine à prendre : le paysan est entêté et ne veut pas entendre parler de changer la vieille coutume. Cependant ils commencent à en revenir un peu.
— Parbleu ! je le crois bien ; quand on voit au marché des bœufs comme les vôtres , on est forcé d'y faire attention. Pour moi, c'est unechose qui m'a toujours tourmenté l'esprit. L'autrejour encore , j'en ai vu passer une paire qui allait à laBerthenox ,et je me disais : Que diable leur fait-il manger pour leur donner cette graisse, et ce poil , et cette mine?
— Eh bien! veux-tu que je te dise une chose? Tu vois cette luzernière anglaise: cela m'a rapporté vingt charrois de four- rage l'année dernière.
— Vingt charrois là-dedans ! Votre parole d'honneur, voisin?
— Foi de marquis!
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— C'est prodigieux ! vous me vendrez six boisseaux de cette graine-là , marquis ; je veux la faii-e essayer dans mon petit do- maine de Granières.
— Je te les donnerai , et je t'apprendrai la manière de t'en servir.
— Dites-moi, voisin , qu'est-ce qu'il y avait dans cette terre- là auparavant?
— Rien du tout; du mauvais blé: c'était cultivé par ces vieux Morins , les anciens métayers du père de ma femme ; de braves gens, mais i)ornés. J'ai changé tout cela.
Joseph alongea sa figure de deux pouces , et prenant un air étrangement mélancolique : C'est une jolie prairie , dit-il , ce serait dommage qu'elle changeât de maître !
Cette parole tira subitement le marquis de sa béatitude: il tressaillit.
— Est-ce que tu crois, dit-il après un instant de silence, qu'il y aurait quelqu'un d'assez hardi pour me chercher chicane sur quoi que ce soit ?
— Je connais bien des gens , répondit Joseph , qui se ruine- raient en procès pour avoir seulement un lambeau d'une pro- priété comme la vôtre.
Cette réponse rassura le marquis; il crut que Joseph avait fait une réflexion générale, et ayant escaladé pesamment un échalier, il s'enfonça avec lui dans les buissons touffus d'un pâturage.
— Je n'aime pas cela , dit-il en frappant du pied la terre vier- ge de culture , où depuis un temps immémorial les troupeaux broutaient l'aubépineet le serpolet; je n'aime pas le terrain que l'on ne travaille pas. Les métayers ne veulent pas sacrifier les pâturages , parce que cela leur épargne la peine de soigner . les bœufs à l'étable. Moi, je n'aime pas ces champs d'épines et de ronces où les moutons laissent plus de laine qu'ils ne trou- vent de pâture. J'ai déjà mis la moitié de celui-là en froment , et l'année prochaine, je vous ferai retourner le reste; les métayers diront ce qu'ils voudront , il faudra bien qu'ils m'obéissent.
— Certainement, si vos prairies à l'anglaise vous donnent assez de fourrage pour nourrir les bœufs au-dedans toute l'année, vous n'avez pas besoin de pâturaux. Mais est-ce de la I)onne terre ?
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— Si c'est de la bonne terre! n ne terre qui n'a jamais rien fait! N'as-tu pas vu sur ma cheminée des brins de paille?
— Parbleu oui, des tiges de froment qui ont cinq pieds de haut .
— Eh bien ! c'étaient les plus petits. Dans tout ce premier blé , les moissonneurs étaient dejjoul dans les sillons , aussi bien ca- chés qu'une compagnie de perdrix.
— Diable ! mais c'est une dépense , que de retourner un pâtu- rai comme celui-là.
— C'est une dépense qui prend trois ans du revenu de la terre. Peste ! je ne recule devant aucun sacrifice pour améliorer mon bien.
— Ah ! dit Joseph avec un grand soupir , qu'André est cou- pable de mécontenter un père comme le sien ! Il sera bien avancé quand il aura retiré son héritage des mains habiles qui y sèment l'or et l'industrie, pour le confier à quelque imbécille de paysan qui le laissera pourrir en jachères !
Le marquis tressaillit de nouveau et marcha quelque temps les mains croisées derrière le dos et la tète baissée.— Tu crois donc qu'André aurait celte pensée? dit-il enfin d'un air soucieux.
—Que trop ! répondit Joseph avec une affectation de tristesse laconique. — Heureusement, ajouta-t-il après cinq minutes de marche, que son héritage maternel est peu de chose .
— Peu de chose! dit le marquis , peste! tu appelles cela peu de chose ! un bon tiers de mon bien , et le [plus pur , le plus soigné !
— Il est vrai que ce domaine est un petit bijou , dit Joseph ; des bàtimens tout neufs,
— Et que j'ai fait construire à mes frais , dit le marquis.
— Le bétail superbe ! reprit Joseph.
— La race toute renouvelée depuis cinq ans , croisée mérinos, moutons cornus , dit le marquis ; il m'en a coûté cinquante francs par tête.
— Ce qu'il y a de joli dans cette propriété de Morand , reprit Joseph , c'est que c'est tout rassemblé , c'est sous la main : votre château est planté là; d'un côté les bois, de l'autre la terre labou- rable, pasun voisin entre deux, pasun petit propriétaire incom- mode fourré entre vos pièces de blé , pas une chèvre de paysan dans vos baies ; pas un troupeau d'oies à travers vos avoines : c'est un avantage , oela !
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— Oui ! mais vois-tu , si j'étais obligé par hasard de faireune séparation entre mon bien et celui qui m'est venu de ma femme, les clioses iraient tout autrement. Figure -toi que le bien de LoMise se trouve enchevêtré dans le mien. Quand je l'épousai, je savais bien ce que|je faisais. Sa dot n'était pas grosse, mais celam'allait comme une bague au doigt. Pour faucher ses prés , il n'y avait qu'un fossé à sauter; pour serrer ses moissons, il n'y avait pas de chemin de traverse, pas de charrette cassée, pas de bœuf estropié dans les ornières, on allait et venaitde mon grenier àson champ, comme de ma cliambre à ma cuisine. C'est pourquoi je la pris pour femme , quoique, du reste , son caractère ne me convînt pas, et qu'elle m'ait donné un fils malingre et boudeur, qui est tout son portrait.
— Et qui vous donnera bien de l'embarras , si vous n'y prenez pas garde , voisin !
— Comment , diable , veux-tu que j'y prenne garde , avec les sacrées lois que nous avons ?
— 11 faut tâcher , dit Joseph , de s'emparer de son caractère.
— Ah! si quelqu'un au monde pouvait dompter et gouverner un lîls rebelle, répondit le marquis, il me semble que c'était moi! Mais que faire avec ces êtres qui ne résistent ni ne cèdent , que vous croyez tenir , et qui vous glissenldes mains comme l'anguille entre les doigts du pêcheur?
Joseph vitque le marquis commençait ù s'effrayer toutdebon; il le fit passer habilement par un crescendo d'épouvantes , affec- tant avec simplicité de l'arrêter à toutes les pièces de terre ijui ap- partenaient à A ndré , et que le pauvre marquis, habitué à regarder comme siennes depuis trente ans, lui montrait avec un orgueil de propriétaire. Quand il avait ingénument étalé tout son savoir- faire dans de longues démonstrations , et qu'il s'était évertué à prouver que le domaine de sa femme avait triplé de revenu entre ses mains , Joseph lui enfonçait un couteau dans le cœur , en lui disant: Quel dommage que vous soyez à la veille d'être dépouillé de tout cela !
Alors le marquis affectait de prendre courage. — Que m'im- porte ? disait-il ; il m'en restera toujours assez pour vivre : me voilà vieux.
— Hum! voisin, les belles filles du pays disent le contraire.
— Eh bien! reprenait le marquis, j'aurai toujours moyen d'être
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aimable et de faire de petits cadeaux à mes bergères , quand je serai content d'elles.
— Eh ! sans doute; au lieu du tablier de soie, vous donnerez le tablier de cotonnade; au lieu de lajupededrap fin, la jupe de dro- guât. Quand c'est le cœur qui reçoit, la main ne pèse pas les dons.
— Ces drôlesses aiment la toilette, reprit le marquis.
— Eh bien ! vous ne réduirez en rien cet article de dépense ; vous ferez quelques économies de plus sur la table: au lieu du gigot de mouton rôti, uu bon quartier de chair bouillie; au lieu du chapon gras, l'oison du mois de mai. Avec de vrais amis, on dîne joyeusement sans compter les plats.
— Mes gaillards de voisins font pourtant diablement attention aux miens, repritle marquis; et quand ils veulent manger un bon morceau, ils regardent s'il y a de la fumée au-dessus delà che- minée de ma cuisine.
— 11 est certain qu'on dîne joliment chez vous, voisin! // e?i est parlé. Eh bien ! vous établirez la réforme dans l'écurie. Que faites-vous de trois chevaux ? un bon bidet à deux lins vous suffit.
— Comme tu y vas! Et la chasse? ne me faut-il pas deux poneys pour tenir la Saint-Hubert?
— Mais votre gros cheval ?
— Mon grisou m'est nécessaire pour la voiture : veux-tu pas que je fasse tirer mes petites bêtes ?
— Eh bien ! laissons le grison au râtelier, et descendons à la cave..... Vous faites au moins douze pièces de vin par an?
— Qui se consomment dans la maison , sans compter le vin d'issoudun.
— Eh bien! nous retrancherons le vin d'issoudun: vous ven- drez six pièces de votre crû , et vous couperez le reste avec de l'eau de prunes sauvages; ce quivousferadouzepièces de bonne piquette bien verte , bien rafraîchissante.
— Va-t'en à tous les diables avec ta piquette ! je n'ai pas besoin de me rafraîchir: ne me parle pas de cela. A mon âge, être dé- pouillé, ruiné, réduit aux plus affreuses privations ! Un père qui s'est sacrifié pour son fils dans toutes les occasions, qui s'ar- rache le pain de la bouche depuis trente ans ! Que faire ? Si j'aUais le trouver, et lui appliquer unebonne volée de coups de bâton? Qu'en penses-tu , Joseph ?
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— Mauvais moyen ! dit Joseph ; vous raigririez contre vous , etil ferait pire: il faut tàclier plutôt de le prendre par la douceur , entrer en arrangement, le rappeler auprès de vous.
— Eh bien ! oui , dit le marquis , qu'il revienne demeurer avec moi; qu'il abandonne sa Geneviève, etje lui pardonne tout.
— Généreux père ! je vous reconnais bien là : mais qu'il aban- donne sa Geneviève ! abandonner sa femme ! c'est chose impos- sible: il serait capable de m'étrangler si j'allais le lui proposer.
— Mais c'est donc un vrai démon que ce morveux-là ! dit le marquis en frappant du pied.
— Un vrai démon ! répondit Joseph : vous serezforcé, je le pa- rie, de vous charger aussi de sa sotte de femme et de son piaillard d'enfant.
— Il a un enfant , s'écria le marquis : ah ! mille milliards de serpens ! en voilà bien d'une autre !
— Oui, dit Joseph: c'est là le pire de l'affaire. Est-ce que vous ne saviez pas que sa femme est grosse ?
— Ah ! grosse seulement ?
— L'enfant n'est pas né , mais c'est tout comme. André est si glorieux d'être père , qu'il ne parle plus d'autre chose; il faitraille beauxprojets d'éducation pour monsieur son héritier. Il veut aller se fixer à Paris avec sa famille. Vous pensez bien que, dans de pa- reilles circonstances, iln'enlendra pas facilement raison sur la suc- cession.
— Eh bien! nous plaiderons, dit le marquis.
— C'est ce que je ferais à votre place, répondit tranquillement Joseph.
— Oui; mais je perdrai, repritle marquis , qui raisonnait fort juste quand on ne le contrariait pas: la loi est toute en sa faveur. '
— Croyez-vous ? dit Joseph avec une feinte ingénuité.
— Je n'en suis que trop sûr.
— Malheur ! Et que faire ? vous charger aussi de la femme ? C'est à quoi vous ne pourrez jamais consentir, et vous aurez bien raison.
— Jamais ! j'aimerais mieuxavoir centfouines dans mon pou- lailler qu'une grisette dans ma maison.
— Je le crois bien, ditJoseph.Tenez, je vous conseille de vous débarrasser d'eux avec une bonne somme d'argentcomptant ,et ils vous laisseront en repos.
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— De l'argent comptant, bourreau! où veux-tu que je leprennc? Avec ce que j'ai dépensé pour retourner ce pâturai, une paire de bœufs de travail que je viens d'acheter, les vins qui ont gelé, les charançons qui sont déjà dans les blés nouvellement rentrés, c'esfe une année épouvantable: je suis ruiné, ruiné! je n'ai pas cent francs à la maison.
— Moi , je vous conseille de courir la chance du procès.
— Quand je te dis que je suis sûr de perdre: veux-tu me faire damner aujourd'hui?
— Eh bien! parlons d'autre chose, voisin: ce sujet-là vous at- triste , et il est vrai de dire qu'il n'a rien d'agréable.
— Si fait, parlons-en; car enfin il faut savoir à quoi s'en tenir. Puisque te voilà , et que tu dois voir André ce soir ou demain, je voudrais que tu pusses lui porter quelque proposition de ma part.
— Je ne sais que vous dire , répondit Joseph; cherchez vous- même ce qu'il convient de faire : vous avez plus de jugementet de connaissances en affaires que moi , lourdaud. En fait de géné- rosité et de grandeur dans les procédés , ni moi ni personne ne pourra se flatter de vous en remontrer.
— 11 est vrai que je connais assez bien le monde , reprit le marquis , et que j'aime à faire les choses noblement: eh bien! va lui dire que je consens à le recevoir et à l'entretenir de tout dans ma maison, lui, sa femme et tous les enfans qui pourron t survenir, à condition qu'il ne me demandera jamais un sou , et qu'il me signera un abandon de son héritage maternel.
— Vous êtes un bon père, marquis , et certainement je n'en ferais pas tant à votre place ; mais je crains qu'André , qui a perdu la tète , ne montre en cette occasion une exigence plus gi'ande que vos bienfaits : il vous demandera une pension.
— Une pension ! jour de Dieu !
— Ah ! je le crains. Une petite pension viagère.
— Viagère encore ! Qu'il ne s'y attende pas , le misérable ! Je me laisserai couper par morceaux plutôt que de donner de l'ar- gent: je n'en ai pas ; je jure par tous les saints que je ne le peux pas. Qu'il vienne me chasser de ma maison , et vendre mes meu- bles , s'il l'ose.
Joseph ne voulut pas aller plus loin ce jour- là : il crut avoir déjà fait beaucoup en arrachant la promesse d'une espèce de ré-
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conciliation ; il savait que c'était ce qui ferait le plus de plaisir à Geneviève , et il espéra qu'une nouvelle tentative sur le mar- quis pourrait l'amener à de plus grands sacrifices: il voulutdonc laisser à cette première négociation le temps de faire son effet , et il prit congé du marquis avec force louanges ironiques sur sa magnanimité , et en lui promettant de porter sa généreuse pro position aux insurgés.
XIV.
Le bon Joseph retourna à la ville d'un pied leste et le cœur léger. Arriver vers des amis malheureux , et leur apporter une bonne nouvelle à laquelle ils ne s'attendent pas , c'est une dou- ble joie. 11 trouva Geneviève seule, et contemplant, à la lueur de sa lampe, une branche artificielle de boutons de fleurs d'o- ranger. Il était entré sans frapper , comme il lui arrivait sou- vent de le faire par précipitation et par étourderie ; il entendit Geneviève qui parlait seule et qui disait à ces fleurs: <i Bouquet de vierge , j'ai été forcée de te porter le jour de mon mariage ; mais je t'ai profané , et mon front n'était pas digne de toi : j'étais si honteuse de ce sacrilège, que je t'ai caché bien avant dans mes cheveux , que je t'ai couvert de mon voile. Cependant tu ne t'es pas effeuillé sur ma tète : pour t'en remercier , je yeux l'emporter dans ma tombe. »
— Qu'est-ce que vous dites, Geneviève! dit Joseph épouvanté de ces paroles qu'il comprenait à peine.
Geneviève fit un cri , jeta le bouquet , et devint pâle et trem- blante.
— Je vous apporte une bonne nouvelle , dit Joseph en s'as- seyant à son côté : André est réconcilié avec son père ; le mar- quis est réconcilié avec vous ; il vous attend ; il veut vous voir tous deux , tous trois près de lui.
— Ah ! mon ami , dit Geneviève , ne me trompez-vous pas ? comment le savez-vous?
— Je le sais , parce qu'il me l'a dit , parce que je viens de le quitter , et que je lui ai fait donner sa parole.
— Ah! Joseph! répondit Geneviève , embrassez- moi; grâce à vous, je mourrai tranquille.
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— Mourir ! dit Joseph , en l'embrassant avec une émotion qu'il eut bien de la peine à cacher ; ne parlez pas de cela , c'est une idée de femme enceinte; où est André?
— îl se promène tous les soirs aux bords de la rivière , du côté des couperies.
— Pourquoi se proraène-t-il sans vous ?
— Je n'ai pas la force démarcher; et puis nous sommes si tristes , que nous n'osons plus rester ensemble.
— Mais vous allez vous égayer , de par Dieu ! dit Joseph ; je vais le cherciier et lui apprendre tout cela.
— Il courut rejoindre André ; celui-ci fut moins joyeux que Geneviève, à l'idée d'un rapprochement entre lui et son père. II désirait le voir, obtenir son pardon , l'embrasser , lui présenter sa femme, et rien déplus. Demeurer avec lui était unprojetqui l'effiayait extrêmement. Au milieu de ses hésitations et de ses répugnances , Joseph fut frappé de l'indolence et de l'inertie avec laquelle il envisageait sa position et la pauvreté où se consu- mait Geneviève.
— Malheureux ! lui dit-il , tu ne songes donc pas que l'impor- ' tant n'est pas de jouer une scène de comédie sentimentale,
mais d'avoir du pain pour ta femme et l'enfant qu'elle va tedon- ner? Il faut bien se garder d'accepter celte première proposition de ton père , sans arracher de son avarice quelque chose de mieux : Une pension alimentaire au moins, et une moitié de tonrevenu, s'il est possible.
— Mais par quel moyen? dit André; je ne puis avoir recours aux lois, sans que Geneviève en soit informée; tu ne connais pas sa fermeté ; elle est capable de me haïr , si je viole sa défense.
— Aussi, reprît Joseph , faut-il lui cacher soigneusement mes démarches , et me laisser faire.
André s'abandonna à la prudence et à l'adresse de son ami; trop faible pour combattre son père , et trop faible aussi pour empêcher un autre de le combattre en son nom. Toujours ef- frayé, inerte et souffrant entre le bien et le mal, il retourna auprès de sa femme , feignit de partager son contentement, et s'endormit fatigué de la vie, comme il s'endormait tous les soirs.
Quelques jours s'écoulèrent avant que Joseph put revoir le
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marquis. Une foîre considérable avait appelé le seigneur de Mo- rand à plusieurs lieues de chez lui, et il ne revint qu'à la fin de la semaine. Il rentra un soir, s'enferma dans sa chambre, et. déposa, dans une cachette àlui connue, quelques rouleaux d'or, provenant de la vente de ses bestiaux : ^Ceux-là , dit-il, en re- fermant le secret de la boiserie , on ne me les arrachera pas de si tôt; il revint s'asseoir dans son fauteuil de cuir, et s'essuya le front avec la douce satisfaction d'un homme (jui ne s'est pas fatigué en vain. En ce moment, ses yeux tombèrent sur une petite lettre d'une écriture inconnue qu'on avait déposée sur sa table ; il l'ouvrit , et après avoir lu les cinq ou six lignes qu'elle contenait, il se frotta les mains avec une joie extrême, retourna vers son argent , le contempla , relut la lettre , serra l'argent , et sortit pour commander son souper d'un ton plus doux que de coutume. Comme il entrait dans la cuisine, il se trouva face à face avec Joseph qui attendait son retour depuis plusieurs heures , et qui était venu pour lui porter le dernier coup ; mais cette fois toutes les batteries du brave diplomate furent déjouées.
— Eh bien! mon cher, lui dit le marquis, en lui donnant amicalement sur l'épaule une tape capable d'étourdir un bœuf, nous sommes sauvés , tout est réparé , arrangé, terminé, tu sais cela ? c'est toi qui as apporté la lettre ?
— Quelle lettre? dit Joseph renversé de surprise.
— Bah! tu ne sais pas? dit le marquis: les enfans ont entendu raison , ils se confessent , ils s'humilient ; c'est h tes bons coiv- seils que je dois cela , j'en suis sûr ; tiens , lis.
— Joseph prit avidement le billet, et tressaillit en reconnais- sant l'écriture :
<i Monsiein",
ti Notre excellentarai Joseph Marteau nousa appris avant-hier que vous aviez la bonté de pardonner à l'égarement de notre amour , et que vous tendiez les I)ras à un fils repentant : dans l'impatience de voir s'opérer une réconciliation <[ue j'ai deman- dée à Dieu, tous les jours depuis six mois, je viens vous supplier de hcâter cet heureux instant. J'espère que Joseph vous dira combien mon respect pour vous est sincère et désintéressé. Si André avait Jamais eu la pensée de vous vendre sa soumission , j'aurais cessé
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derestimer, et j'aurais rougi d'être sa femme. Permettez- nous bien vite d'aller pleurer à vos pieds; c'est tout, absolument tout ce que vous demande
<( Votre respectueuse servante , <i Geneviève. »
— Tout est perdu pour ces malheureux enfans romanesques, pensa Joseph ; ce qu'il me reste à faire , c'est de réparer de mon mieux le tort que j'ai pu faire à André dans l'esprit de son père par mes abominables mensonges.
Il y travailla sur-le-champ, etn'eutpasdepeineà faire oublier au marquis les prétendues menaces qui l'avalent effrayé. Le ho- bereau était si content de ressaisir à la fois ses terres et son ar- gent, qu'il était dans les meilleures dispositions envers tout le monde: il se grisa complètement à souper , devint tendre et pa- ternel , et prétendit qu'André était ce qu'il avait de plus cher au monde.
— Après votre argent, papa! lui répondit étourdiment Joseph, qui, par dépit , s'était grisé aussi.
— Qu'est-ce que tu dis! s'écria le marquis; veux -tu que je te casse une bouteille sur la tète pour l'apprendre à parler?
La querelle n'alla pas plus loin; le marquis s'endormit, et Joseph se sentait une mauvaise humeur inquiète et agissante , qui lui donnait envie d'être dehors , etde faire galoper François a bride abattue. Avant de le laisser partir, M. de Morand lui fit promettre de revenir le lendemain avec André et Geneviève.
Le lendemain de bonne heure , Joseph, reposé et dégrisé , alla trouver ses amis. Il avait bien envie de les gronder ; mais la can- deur et la noblesse de Geneviève, au milieu de ses perfidies obli- geantes, le forçaient au silence. Ils montèrent tous trois en pa- tache , et arrivèrent au château de Morand , sans s'être dit un mot durant la route. André était triste , Joseph embarrassé , Geneviève était absorbée dans une rêverie douce et mélancoliciue; les embrassemens du marquis et de son fils furent convulsive- ment froids: la douce figure de Geneviève, son air souffrant , ses respectueuses caresses , firent une certaine impression sur la grossière écorce du marquis. Il ne put s'empêcher de lui té- moigner des égards et des soins qu'il n'avait peut-être jamais eus pour aucune femme , hors les cas d'amour et de galanterie
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où il se piquait d'être accompli. Le jeune couple fut installé au château assez convcnal)lement, et richement en comparaison de l'état misérable dont il sortait. Le marquis eut l'air de faire beau- coup , quoiqu'il ne fit que prêter une chambre , et céder deux places à sa table. André ne se plaignait pas , Geneviève était re- connaissante des plus petites attentions. Joseph venait de temps en temps; il était mécontent et découragé d'avoir manqué sa grande entreprise. La conduite sordide du père le révoltait, la résignation indolente du fils l'impatientait; mais il ne pouvait que se taire et boire le vin du marquis.
Tout alla bien pendant quelques jours. Quand les premiers momens de satisfaction d'un côté et d'allégement de l'autre fu- rent passés, quand le marquis se fut accoutumé à ne rien crain- dre de la part de son fils , et André à ne rien espérer de la part de son père, l'antipathie naturelle qui existait entre eux reprit le dessus. Le marquis était méfiant maladroitement, comme un vieux campagnard. Il croyait avoir maté André; mais il ne pouvait croire à l'excessive noblesse de sa femme et n'était pas tranquille sur l'abandon qu'elle faisait de toute prétention d'ar- gent. Il consulta Joseph, qui, ennuyé de cette affaire, et près d'éclater en injures et en reproches contre le marquis, refusa de s'en occui)er et répondit laconiquement que Geneviève était la plus honnête femme qu'il connût. Cette réponse redoubla la méfiance du marquis. 11 trouvait une contradiction évidente dans les manières de Joseph avec lui. Il commença à se tour- menter et à tourmenter André pour qu'il signât un désistement complet de sa fortune. André fut indigné de cette proposition , et l'éluda froidement. Le marquis s'inquiéta de plus en plus. Ils m'ont trompé , se disait-il ; ils ont fait semblant de se sou- mettre à tout , et ils se sont introduits dans ma maison , dans l'espérance de me dépouiller.
Dès que cette idée eut pris une certaine consistance dans son cerveau, son aversion contre Geneviève se ranima , et il com- mença à ne pouvoir plus la cacher. Une grosse servante maî- tresse , qui depuis long-temps gouvernait la maison et qui avait vu avec rage l'introduction d'une autre femme dans son petit royaume, mit tous ses soins à envenimer, par de sols rapports, ses actions , ses paroles et jusqu'à ses regards. Elle n'eut pas de peine à aigrir les vieux ressentimens du marquis , et l'infortu-
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née Geneviève devient un objet de liaine et de persécution.
Elle fut lente à s'en apercevoir; elle ne pouvait croire à tant de petitesse et de méchanceté. Mais quand elle s'en aperçut, elle fut ylaeée d'effroi, et tombant ;"> genoux, elle implora la Provi- dence qui l'avait abandonnée. Elle supporta un mois l'oppression, le soupçon insultant et l'avarice grossière , avec une patience angéliqiie. Un jour, insultée etcalomniée à propos d'une aumône de quelques francs qu'elle avait faite dans le village , elle ap- pela André à son secours, et lui demanda aide et protection. André , pour tout secours , lui proposa de prendre la fuite.
Geneviève approchait du terme de sa grossesse ; elle ne possé- dait pas un denier pour subvenir aux frais de sa délivrance ; elle se sentait trop malade et trop épuisée pour nourrir son enfant, et elle n'avait pas de quoi le faire nourrir par une autre. Elle ne pouvait plus rien gagner; son état était perdu; André n'avait pas l'industrie de s'en créer un. Elle sentit qu'elle était enchaînée, qu'il fallait vivre ou mourir sous le joug de son beau-père. Elle se soumit et sentit la douleur pénétrer comme un poison dans toutes les fibres de son cœur.
Quand son parli fut pris, quand elle se fut détachée de la vie par un renoncement volontaire et complet à toute espérancedc bonheur , elle retrouva la forte patience et le calme extérieur qui faisaient la base de son caractère. Une grande passion pour son mari l'eût rendue capable de porter joyeusement le poidsd'une si rude destinée et de se conserver pour des jouis meilleurs: mais ces jours-là n'étaient pas à espérer avec une ame aussi débile que celle d'André. Geneviève n'était pas née passionnée ; elle était née honnête , intelligente et ferme. Elle raisonnait avec une logique accablante , et toutes ses conclusions tendaient à la désespérer. Un instant elle avait entrevu une vie d'amour et d'en- thousiasme ; elle l'avait comprise plutôt que sentie: pour lui inspirer l'aveugle dévouement de la passion , il eût fallu un être assez grand, assez accompli pour la convaincre avant de l'en- traîner. Elle avait vu cet être-là dans ses livres , et elle avait cru le voir encore derrière l'enveloppe douce, gracieuse et ca- ressante d'André : mais à la première occasion , elle avait dé- couvert qu'elle s'était trompée.
Elle continua de l'aimer elle traita dans son cœur , non comme un amant , mais comme elle eût fait d'un frère plus jeune
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qu'elle. Elle s'efforça de lui éviter la souffrance en lui cachant la sienne. Elle s'habitua t^ souffrir seule, à n'avoir ni appui, ni consolation , ni conseil ; sa force augmenta dans cette solitude intellectuelle ; mais son corps s'y brisa , et elle sentit avec joie qu'elle ne devait pas souffrir long-temps.
Andi'é la vit dépérir sans comprendre qu'il allait la perdre. Elle souffrait extrêmement de sa grossesse , et attribuait à cet état toutes ses indispositions et toutes ses tristesses.
André la soignait tendrement , et s'imaginait qu'elle seraitdéli- vrée de tous ses maux , le jour où elle deviendrait mère.
Geneviève , se sentant près de ce moment , songea à l'avenir de cet enfant qu'elle espérait léguer à son mari. Elle s'effraya de l'éducation qu'il allait recevoir, et des maux qu'il aurait à en- durer; elle désira lui procurer une existence indépendante , et pensant qu'elle avait assez faitpour montrer sa soumission etson désintéressement personnel, elle décida en elle-même que le mo- ment du courage et de la fermeté était venu.
Elle déclara doncà André qu'il fallait demander à son père une pension alimentaire qui mît leur enfant, en cas d'événement, A couvert du besoin , et qui pût par la suite lui assurer un sort indé- pendant. Elle fixa cette pension à douze cents francs de rente, le strict nécessaire pour (juiconque sait lire etécrire , et ne veut être ni soldat , ni domestique.
André laissa voir sur son visage l'émotion pénible queluicau- sait celle nécessité: il promit néanmoins de s'en occuper. Gene- viève conq)rit qu'il ne s'en occuperait pas. Elle s'arma de réso- lution et alla trouverle marquis. Elleluiexposa sa demande dans les termes les plus doux, et fut accueillie mieux qu'elle ne s'y attendait. Le marquis espéra acheter à ce prix modeste la signa- ture d'André j\ un acte de renonciation , et il promit à cette con- dition d'acquiescer à la demande de Geneviève: mais celle-ci, qui en toute autre situation se fût engagée à tous les sacrifices pos- sibles, comprit qu'elle n'avait pas le droit de le faire en ce mo- ment: elle allaitmourir et laisser un orphelin , car André n'était pas plus propre au rôle de père qu'îi celui de fils et d'époux. Elle frémit à l'idée de dépouiller son enfant, et de le saccifier à un sentiment d'orgueil etd(! dédain. Elle essaya de faire comprendre à son beau-père ce qui se passait en elle; mais ce fut bien inu- tile: le manjuis insista. Geneviève fut forcée de résister franche-
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ment. Alors le marquis entra dans une fureur épouvantable , et raccal)la d'injures; la gouvernante, qui avait écouté àla porte, dans la crainte que son maître ne se laissât persuader par cet entretien, entra et joignit ses reproclies et ses insultes à celles du marijuis. Geneviève avait supporté les premières avec rési- gnation ; elle répondit aux secondes par une seule parole de ce froid mépris qu'elle savait exprimer dans l'occasion, d'une manière incisive. Le marquis prit le parti de sa maîtresse , et ayant épuisé tout le vocabulaire des jurons et des gros mots , leva le bras pour frapper Geneviève. En cet instant. André attiré par le bruit, entrait dans la chambre. Personne n'était plus violent que lui, quand une forte commotion le tirait de sa lé- thargie hal)iluelle :dans ces momens-lù il perdait absolument la tète, et devenait furieux. A la vue de Geneviève enceinte, à demi terrassée par le bras robuste du marcjuis , tandis que l'odieuse servante s'avançait , une chaise dans les mains pour la jeter sur elle , André s'élança sur un couteau de chasse qui était ouvert sur la table , prit d'une main son père à la gorge, et de l'autre le frappa àla poitrine.
Geneviève s'était élancée entre eux avec un gémissement d'hor- reur; elle avait saisi le bras d'André et l'avait contraint à céder. La chemise du marquis fut à peine effleurée par la lame , et Gene- viève se coupa les doigts assez profondément en cherchant à s'en emparer. — Ton père , ton père ; c'est ton père ! criait-elle à André d'une voix étouffée ; .\ndré laissa tomber le couteau et s'évanouit.
La servante essaya de jeter sur Geneviève tout l'odieux de cette scène déplorable; mais le marquis avait vu de trop près les choses , pour ne pas savoir très bien que Geneviève lui avait sauvé la vie, que le sang dont il était couvert était sorti des veines de la i)auvre innocente. Il se calma aussitôt et l'aida fi secourir André, qui était dans un état effrayant. Quand il revint à lui, il regarda son père et sa femme d'un air effaré , et leur demanda ce qui s'était passé. — Rien! dit le marquis dont le cœur n'était pas toujours fermé à la miséricorde , à la vue d'un rei)entir sincère , et quid'ailleurs se sentait aussi coupable qu'André. — A genoux ! Andi'é , dit Gene- viève à son mari, à genoux devant ton pèi-e ! et ne te relève pas qu'il ne t'ait pardonné. Je vais te donner l'exemjjle.
Cette soumission acheva de désarmer le marquis ; il embrassa
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son fils et Geneviève , et déclara qu'il accordait la pension de douze cents francs. Les malheureuxjeunes gens n'étaient guère en état de songer au sujet de la querelle. André eut, pendant trois jours, un tremblement nerveux de la tète aux pieds. Son père radoucit sensiblementses manières accoutumées, mitsa servante à la porte et témoigna presque delà tendresse à Geneviève; mais il n'était plus temps: son enfant était mort ce jour-là dans son sein; elle ne le sentait plus remuer , et elle attendait tous les jours avec un cou- rage stoïque les atroces douleurs qui devaient la délivrer de la vie. Le brave médecin qui avait soigné André vint la voir, et lui de- manda comment elle se trouvait. Geneviève l'emmena dans le ver- ger, etquand ils furent seuls: — Mon enfant est mort , lui dit-elle d'un air triste et calme, et moi je mourrai aussi ; dites-moi si vous croyez que ce serabientôt! — Le médecin n'eut pas de peine àla croire, et vit qu'elle était perdue, mais qu'elle avait du cou- rage.
— Au moins , lui dit-il , vous mourrez sans trop souffrir ; vous n'aurez pas la force d'accoucher, vous avez un anévrisme au cœur et Vous étoufferez dès les premiers symptômes de délivrance.
— Je vous remercie decette promesse, dit Geneviève, et je re- mercie Dieu qui m'épargne à mon dernier moment, j'ai assez souf- fert dans cette vie ; il a fini avec moi.
En effet, pendant cedernier mois, Geneviève ne souffritplus : elle n'avait plus la force de quitter son fauteuil ; mais elle lisait l'Écriture sainte , ou se faisait apporter des fleurs dont elle par- semait sa table. Elle passait des heures entières à les contempler d'un air heureux, et personne ne pouvait deviner à quoi elle son- geait dans ces momens là. Geneviève souffrait de se voir entourée et surveillée, elledemandaiten grâce à être seule: alors il lui sem- blait qu'elle rêvait ou priait plus librement; elle regardait douce- ment le ciel etses fleurs, puis elle se penchait vers elles, et leur parlait à demi-voix d'une manière étrange et enfantine. — Vous savez que je vous aime, leur disait-elle, j'ai un secret à vous dire: c'est queje vous ai toujours préférées à tout. Pendantlong-temps je n'aivécuque pour vous ; j'aiaimé André à cause devons, parce qu'il me semblait pur et beau comme vous. Quandj'ai souffert par lui , je me suis reportée vers vous ; je vous ai demandé de me con- soler , et vous l'avez fait bien souvent , car vous me connaissez, \=ous avez un langage, etj^vous comprends. Nous sommes sœurs.
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Ma mère m'a souvent dit que, quand elle était enceinte de moi , elle ne rêvait que de Heurs , et (jue (juand je suis née , elle m'a fait mettre dans un berceau semé de feuilles de roses. Quand je serai morte,j'esi)ère qu'André en répandra encore sur moi, et (ju'il vous portera tous les jours sur mon toml)eau , ô mes chères amies !
Quel({uefois elle prenait un lis , et l'approchait du visage d'André, agenouillé devant elle: — Tu es blanc comme lui, lui disait-elle, et ton ame est suave et chaste comme son calice; tu es faible comme sa tige, et le moindre vent te courbe et te renverse; je t'ai aimé peut-être à cause de cela , car tu étais comme mes Heurs chéries, inoffensif, inutile et précieux.
Quelquefois il lui arriva de se surprendre à regretter presque la vie. Le matin, quand la nature s'éveillait rianteet animée, quand les oiseaux chantaient dans les arbres , couverts de fleurs, quand tout semblait goiUer et savourer le bonheur , alors elle éprouvait contre André une sorte de colère sourde; elle se rappelait les jours calmes et délicieux qu'elle avait passés dans sa petite cham- bre avant de le connaître, et elle sentait que tous ses maux da- taient du jour où il avait parlé d'amour et de science ; elle regrettait son ignorance, et le calme de son imagination , et les tendres rêveries où elle s'endormait heureuse , alors qu'elle ne savait la raison de rien dans l'univers. Dans ces momens de tristesse , elle priait André de la laisser seule , et elle attendait , pour le rappeler, que cettedispositioneût fait place à sa résigna- tion habituelle ; alors elle le traitait avec une ineffable tendresse, et pour le récompenser de ses derniers soins, elle emporta dans la lomlie le secret de quelques larmes accordées ù la mémoire du passé.
Quelques jours avant sa mort , Henriette vint la voir etlui de- manda pardon , à genoux et en sanglottant , de sa conduite folle et cruelle. Geneviève la pressa contre son cœur, et lui promit de prier i)our elle dans le ciel.
Le dernier jour, Geneviève pria André de lui apporter plus de fleurs qu'à l'ordinaire, d'en couvrir son lit, et de lui faire un bou- quet et une couronne. Quand il les eut apportées, il s'aperçut qu'il y avait des tubéreuses , et voulut lesretirerdans la crainte quêteur parfu m nelui fît mal: Geneviève le força de les lui rendre.— Don- ne , donne , André , lui dit-elle , tu ne sais quel service j'en espère ; le moment de souffrir et de mourir est venu : puissent-elles me
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servir de poison , et m'endormir vite. Joseph entra en cemoment, elle lui tendit la main , et le fit asseoir près d'elle ; elle passa son autre bras autour du cou d'André , et appuya sa joue froide contre la sienne. Ils voulurent lui parler. — Taisez-vous , leur dit-elle, je pense à quelque chose , je vous répondrai plus tard. Elle resta ainsi une demi-Iieure. Joseph sentilalors un léger tres- saillement: il baisa la main qu'il tenait; elle était raide et froide.
— André , dit-il d'une voix étouffée, embrasse ta femme.
André embrassa Geneviève ; il la regarda , elle était morte.
André fut malade pendanlun an. L'infortuné n'eut pas la force de mourir. Joseph ne le quitta pas un seul jour. On les voit sou. vent se promener ensemble le long des traînes : André marche lentement et les yeux baissés, quelquefois il sourit d'un air éton- né; son père est devenu doux et complaisant pour lui. Depuis qu'il n'a plus ni désirs , ni espérances sur la terre, il n'a plus de lutte à soutenir contre ce vieillard obstiné. Henriette ne parle jamais de Geneviève , sans un déluge d'éloges et de larmes sin- cères et bruyantes. Celui qui la regrette le plus vivement , c'est Joseph: il n'en parle jamais, il semble aussi insouciant, aussi viveur qu'autrefois; mais il y adesmomens où sa figure trahit une souffrance encore plus longue et plus profonde que celle d'André.
George Sand.
LES MASQUES PARISIENS
AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE.
IL
Fatiguée de promener sa vtie à Liiciennes sur les clous d'or de sa chambre, dont les fêtes figuraient en relief des images lascives , et sur les pastorales de Fragonard , M'"" Dubarry se sauvait fréquemment à Versailles , dans son pavillon de l'Ave- nue, où elle conviait l'Opéra et le danseur Dauberval au loisir de ses nuits. Dans les derniers jours de février 1773 , ne sachant plus comment réveiller les sens de Louis , elle imagina de mon- ter au pavillon même Endymion , ballet inédit de Yestris, œuvre chorégraphique où toutes les lubricités de la pantomime étaient savamment réunies. Les appartemens de la favorite se changèrent en coulisses ; les lieux les plus secrets devinrent des loges et des vestiaires 5 les écuries accueillirent le personnel de la danse et de la musique. L'hospitalité était de bon goût comme ia fête, et rien ne manquait à l'illusion du spectacle.
.lamais les grands hôtels de Versailles , aujourd'hui muettes et régulières nécropoles , n'avaient répété des cris plus désor- donnés sous leurs voûtes , et des figures plus ivres dans leurs trumeaux. Je me trompe: il y eut un moment, plus tard, où les bottes ferrées du Nord, insolentes comme des talons rouges, résonnèrent dans l'escalier monumental de ces palais. Alors ce ne furent pas des cris , mais des hurlemens ; ce ne fut pas de l'ivresse, mais de la rage. A l'orgie des Prussiens en 1815 , il ne manquait pour convives dans cette Palmyre , que les squelçltes
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lies roués qu'ils vengeaient avec tant d'imagination. Et puis, aux plaines de Cassel , un vieil Hessois qui fume sa pipe , sa belle pipe de Hongrie , le bras en collier autour du cou de sa jument , ce vieillard aura dit un jour à ses fils qu'il a vu Ver- sailles , le bazar du grand roi et de la grande révolution , Ver- sailles où l'or ruisselle sur les murs , l'eau dans des bassins de marbre, et la verdure en mille rivières de gazon. Le Hessois a dit cela, et tandis qu'il parlait ainsi, ses fils regardaient à l'Ouest, la jument intelligente hennissait en grattant la terre du Isabot; car ses quatre jambes ont volé à travers la mitraille de Waterloo , ses naseaux ont rougi la Seine , et son œil fauve bril- ait le soir à la fenêtre des métairies champenoises. A son flanc est restée l'estampille d'une blessure. Elle avait écrasé l'enfant d'un laboureur , et l'épieu dun paysan lui ouvrit le ventre.
Mais le pavillon de la comtesse Dubarry , festonné de médail- lons erotiques et scintillant de bougies colorées, n'était pour le moment que Vdpetite maison du roi. On n'y connaissait encore l'étranger que d'après les dessins tartares envoyés de Pékin par l'empereur à son cousin d'Europe. D'ailleurs Louis avait le cœur trop fier pour être Chinois , Italien ou Saxon dans la dé- bauche. Ses jouissances les plus neuves, ses raliînemens les plus imprévus , ses maîtresses même, tout cela fut gravement natio- nal. A Versailles on exécutait avec une rage patriotique Castor et Poilu X ; on toisait avec impertinence le chevalier Gluck, cet Allemand barbaie. Il y avait des roses partout: des roses au collier des petits chiens, des roses aux branches des candé- labres , et en guirlande dans les aubussons du parquet, des roses à la gorge des femmes demi-nues , des roses au socle des pendules , où le temps passait avec sa faux et sa longue barbe sur des fleurs. Vous le voyez , rien n'était plus français. Si le comte de Saint-Germain eût prédit aux violons de la cour- tisane que les trompettes de Blucher étoufferaient un jour le dernier écho de leurs gammes , l'orchestre, en belle humeur, eût pendu en effigie , comme Jean-Jacques, le Cassandre empi- rique et Prussien lui-même. Le règne du Bien-Aimé paraissait éternel comme la gloire de Rameau.
Le 28 février , Jeanne Vaubernier vint prendre place en face de son théâtre, au milieu de sa cour, entres M™«' de Valenti- nois, de Mirepoix et de l'Hospital. Au-dessus delà chaise longue
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lie la favorite on voyait le portrait en pied de Cliarle3 I" , roi d'Angleterre, cette précieuse toile de Vandyck que vous admirez maintenant au Louvre , et que la comtesse nous garda pour dix raille écus. Tout se réunissait pour exalter jusqu'au délire l'or- gueil de Jeanne : le matin , dans l'atelier de Vernet , elle avait signé de ses jolis doigts , et sur un bout de papier , une ordon- nance de 50,000 livres payables à vue à l'artiste par Beaujon , le banquier du roi, et le soir , en se montrant dans la salle oii les trois premiers théâtres de la nation députaient humble- ment à sa fête leur répertoire et leurs coryphées, elle tenait à la main une lettre de Voltaire. Au moment où la foule s'ouvrait avec le plus d'ivresse sur son passage, un œuf énorme se fit jour entre les aigrettes de plumes et les robes à queues , et sem- bla tout à coup éclore sous les pas des duchesses; œuf en carton peint , œuf ravissant de blancheur et poli comme le fruit d'un pigeon. L'œuf ainsi tombé du ciel se brisa , et il en sortit un enfant ailé, armé, frisé, nu, mais encore à cet âge où la nu- dité s'ignore; l'enfant repoussa de son pied mignon la coquille, arracha d'une main le bandeau qui lui meurtrissait les yeux, et de l'autre déposa sur les genoux de la comtesse ses flèches et son arc. A cette ingénieuse surprise, il s'éleva un murmure d'admiration ; le maréchal de Richelieu lui-même , balançant son vieux corps de bouquin , chuchota à l'oreille de la sultane, et lui dit avec agrément : <t Vénus a paru , et l'Amour est né. » L'Amour sans bandeau, c'était Louis XV. Toutes les fois que les allégories sont inintelligibles, on les saisit. En 1773 , Louis, roi de France , devait ressembler à Cupidon à peu près comme M. de Richelieu ressemblait à Mercure. Mais ce rapport de phy- sionomie était officiel , indiqué par le programme , et sous les ordres du premier gentilhomme de service : nul ne s'y trompa , le roi fut reconnu. Un peu confuse, les yeux brillans, la com- tesse étala magnifiquement son bonheur et son pouff. Lepouff au sentiment ^ coiffure intellectuelle, édifice toujours encyclo- pédique, était une œuvre supérieure où les plus petits détails représentaient des idées. Ordinairement le pouff racontait une histoire. Si l'histoire de Jeanne Vaubernier était écrite sur sa tête, il y a beaucoup de romans au dix-huitième siècle qui ne valaient pas seulement une mèche de ses cheveux. Pour le suc- cès d'une telle coiffure , il fallait la vie et le rang de la comtesse.
TOME IV. 10
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Quel génie dans l'artisle qui , tous les soirs , deson peigne léger, en crêpait amoureusement les boucles enrepenlir , et les nattes indiscrètes! — J'ai dit encore que M^p Dubarry était aussi rayonnante de son bonbeur que de son pouff. Oui, pendant cinq années, ce fut la plus heureuse créature! Elle posa son joli pied , chaussé de la mule royale , sur la mitre des évêque ; le premier trône du monde a été sa chaise longue , et le fils bien- aimé de l'Église la préférait à ses autels; religion , ministère, argent, intelligence, dynastie, elle a tout serré dans sa main mignonne. Hier, pour un écu, la France entière possédait cette femme ; aujourd'hui , pour un baiser , cette femme possède la France entière. Si ce roman-là ne méritait pas l'échafaud , il méritait bien un poufF.
Mais tandis que Guimard , Dauberval et Vestris faisaient agréablement de la mythologie avec leurs jambes , que faisait donc le roi , ce véritable maître des ballets? A quelques toises du pavillon, dans la tribune de la chapelle de Versailles, il écou- tait le troisième sermon de l'abbé de Beauvais. Le roi était assis à la même place et dans le même fauteuil d'où Louis XIV , vieil- lard faible, monarque déchu, entendait , avec une terreur si profonde, les harangues diversement chrétiennes de Massillon, de Fléchier et de Lelellier. Quand la voix du jeune prédicateur montait vers les orgues avec plus de courage et d'éclat , le roi , caché par les piliers , mais ne déguisant pas son émotion , se penchait involontairement sur le balustre; il regardait dans l'église ; et , au milieu des courtisans , des gardes et des gens de sa maison qui étaient là debout , chapeau bas , immobiles, épou- vantés de la hardiesse du lévite , à travers la vaporeuse lumière delà nef et les lourdes draperies du chœur', il croyait voir la bière de son aïeul. Depuis le jour de la Purification, toutes les se- maines, l'abbé deBeauvaischangeaitainsilecarnavaldu monar- que en austère examen de conscience. Le zèle du prêtre fut dé- menti par l'issue profane du carême, et pour effrayer Louis XV d'une manière décisive, il ne fallut rien moins, dans l'automne suivant, quelamortdeChauvelin , foudroyé d'apoplexie sous ses yeux, comme le pauvre marquis ramassait l'éventail de M™" de Mirepoix; mais, dans ce moment, aux tonnantes paroles de M. son prédicateur ,1e roi était déjà sérieusement triste. Use fit donc un silence extraordinaire autour de la comtesse, lorsque
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M. de Bissy , entrant dans le salon avec fracas , s'écria d'un air d'importance : sa majesté ne viendra pas. A ces mois, Diane, {jiii allait embrasser Endymion, remonta dans ses nuayes. Le rideau tomba , les panaches se dispersèrent , l'Amour-Vestris resta seul en tète-à-tèle avec ses coquilles d'œuf , encore épar- ses sur le par([uet. On n'entendit bientôt plus dans le pavillon que les voix bruyantes des valets, qui appelaient les équipages. Atterrée par ces dévolions imprévues de son amant, la favorite se jeta dans sa voilure et s'enfuit à Luciennes pour se consoler en artiste. M"*' Raucour et Phèdre l'y attendaient.
Voilà comme le cai'naval du dernier siècle, à tous les étages de la société parisienne, se montrait inépuisable de forme, dra- niatiqueen ses allures, tantôt frivole et tantôt grave, réjouissant et mordant. 11 y aurait des volumes à écrire sur son histoire. Nous aurions pu dire, en leçon aux fils de famille, l'incroyable farce de ce M. de Chalus qui renouvela, dansle carnaval de 1773, la bouf- fonnerie du /é^a^a//e, se mit au lit à la place de son oncle, dicta un testament où il s'instituait lui-même pour héritier unique, et le lendemainse présenta effrontément chez le notaire pour tou- cher les espèces du défunt. Nous aurions pu vous dire comment en 1770 , M. de La Harpe dévora , heure pour heure, à lui seul , l'hiver entier par les irrésistibles lectures qu'il faisait de sa lar- moyante Mêlante aux femmes de Paris , et comment la reli- gieusequi s'étaitpendue de désespoir dansle parloir du couvent de la Conception, rue Sainl-Honoré , devint tout à coup et en même temps , un épisode de carnaval , un sujet de tragédie , et une victime à la mode , de l'intolérance , grâce aux poumons de cet adorable auteur. Nous aurions pu encore vous dire que le comte d'Artois , maintenant à Prague , lit la plaisanterie d'en- voyer à Londres un courrier diplomatique , afin d'avoir l'opi- nion des joueurs anglais sur une partie de creps qu'il suspen- dit jusqu'au retour de ce messager extraordinaire. Mais au- jourd'hui, ces inspirations de la fohe ne réveilleraient que des sentimens de pitié ou d'orgueil. Le Français , quoique né nm- /îM, ne se permet cependant plus d'être fou, même dans le vaudeville.
Le carnival actuel n'est plus qu'ombre , fumée, néant, je ne sais quoi de vide, de terne , de sali et de crispé ; à sa vue, il me souvient toujours de ces boutiques où les revendeuses viennent
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régulièrement après chaque saison d'hiver , déposer ses falbalas huileux , ses caprices alîadis et ses toilettes détrempées , comme des bancs de quartz ou des alluvions marines; le tumulus croît et s'élève, les cristallisations se forment; bientôt il ne restera delà folie primitive que dé])Oires , loques et ennuis, ruines de toute espèce et de toute laideur. Si les masques ont encore gardé une signification , cherchez-la dans le tombereau fangeux qui , le pre- mier matin du carême , nous voiture de la Courtille : ces femmes ivres de danse et brisées de sommeil , ces têtes enluminées qui ballent aux cahots du tiacre, ces flambantes joues où les taches de vin lavent maintenant les mouches, ces paillasses endormis sur un cheval étique , ces torches qui pétillent avec un éclat funèbre, n'est-ce pas Sodome entière , agonisante et rendue? La gastronomie elle-même a répudié le carnaval ;on ne mange plus démesurément , à mort, comme mangeaient nos pères. Parmi les élucubrations sensuelles et les voluptés abdominales , le dix- huitième siècle, lui, n'a rien oublié. Aussi terminerons-nous ces simples notes par le récit d'une orgie à la fois historique etpri- vée. Nousla citons comme document ; nous la donnons pour exemple.
Le carnaval de 1783 fut rempli par un homme. En des années moins socialement tourmentées, sous l'influence de Law ou de M"" de Chàteauroux , cette circonstance seule eût apporté des entraves à la marche du gouvernement ; en 1783 , elle n'amena qu'un personnage de plus sur le trône de la mode où déjà Mont- gollier prenait place hardiment entre l'inoculation et Beaumar- chais; pendant six semaines, delà Chandeleur au mercredi des Cendres, ce personnage gouverna despotiquement les idées, les femmes et les mœurs , en dépit de M. Necker , plus célèbre par l'hôpital qu'il a fondé que par le ministère qu'il a conduit : nous voulons parler de maître Grimoddela Reynière, avocat au par- lement , Zoïle des fermiers générauxet flatteur du cochon. C'est un des originaux du dix-huitième siècle qui'bnt faille plus d'in- grats dans le nôtre.
Grimod de la Reynière, fils unique de l'administrateur en chef des postes du royaume , menait un genre de vie si bizarre que ses contemporains ont toujours hésité aie reconnaître, soitpour un garçon d'esprit , soit pour un grand fou. La nature , qui lui avait donné tout ce qu'elle n'accorde jamais qu'aux plus heu-
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reux, lui refusa des mains. Il était extrêmement riche, beau di- seur , écrivain spirituel: sa figure avait de l'agrément , son cœur desqualités généreuses;il plaisaitaux femmes, aimait beaucoup sa mère, jetait l'argent par les fenêtres : mais à l'extrémité de ses avant-bras, il portail un moignon terminé en pattes d'oie et ren- fermé dans un gant. Olez cette rare difformité à Grimod , et peut-être le siècle de la philosophie eût-il compté une lumière de plus. Sans la fameuse chanson : Mon plus beau surplis , Boufflers n'eût jamais été qu'un évêque; Grimod, se voyant des moignons, resta culinophile. Ainsi va le monde. Grimod cepen- dant fut un philosophe , mais à la manière d'un homme qui a des pattes ; il lésolut de paraître moins extraordinaire encore par ses mains que par sa conduite, et c'est à une semblable déter- mination qu'il est redevable d'avoir survécu à son époque; tant la gloire tient à peu de chose! Issu de la ferme générale , il se déclara pour le peuple ; il appela hautement les fermiers géné- raux oppresseurs , tyrans et sangsues. Figurez-vous un gros banquier, soutenant de la parole et de sa caisse un journal ré- publicain ! Poursuivant jusqu'au bout sa chimère absurde, Gri- mod demeura simple avocat au parlement; ilplaidaities affaires des miséra])les, ne recevait aucun salah-e et ne perdait aucune occasion defouetter en ses discours la finance, l'aristocratie et les abus. Et puis, avec sa fortune , ildevint ce qu'il voulut, Uttéra- teur, musicien, chansonnier, journaliste, mais principalement et toujours culinophile. A ces mérites de genre, laReynière fils joi- gnait des originalités estimables. Ilfit rencontred'un mécanicien genevois fort habile qui utilisa ses moignons, eny adaptantdes doigts artificiels ; dès ce moment , il imita d'Alembert dans l'exa- gération de sa reconnaissance pour la vitrière de la rue Michel- le-Comte , et transporta sur le mécanicien la meilleure partie de sa tendresse filiale. Le mépris qu'il affichait pour son père était d'ailleurs moins un effet honteux de l'égoïsme qu'une amusante monomanie. A cet égard , il dit un mot remarquable. On lui demandait pourquoi il n'avait pas acheté une charge de conseil- ler au parlement. <i En devenant juge, répondit Grimod , je me plaçais dans le cas défaire pendre mon père ; en restant avocat, je conserve le droit de le défendre, )>
Gomme Reslif de la Breloiuie et Mercier, il avait pour Jean- Jacques Rousseau un enthousiasme religieux ; il copiait scrupu-
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leuspinent le grand homme dans ses manies, et à son exemple, il vendait avec un sang-froid très-sérieux des ustensiles de toilette qu'il fabriquait malgré ses doigts. Son atelier était établi dans le somptueux hôtel de l'administrateur des postes, ruedes Champs- Elysées •, on vit l'empereur Joseph et le grand duc de Russie ne pas résister à l'envie d"y marchander eux-mêmes les produits de M. Grimod; l'appartement et le locataire excitaient une double curiosité. LorsqueM.de la Reynière reconduisait un ami dans sa voiture, il exigeait le prix de la course , jouait le rôle d'un co- cher de fiacre , et gardait ses profits pour des aumônes et des souscriptions. Le caractère burlesque de ces fantaisies était par- faitement rendu par le blason significatif de ses armes , qu'il portait de gueules, aune croixd'argent, relevées par deux chats tigres et entourées des emblèmes de la justice , de la liberté , de l'éloquence et de la folie, avec celte devise: quieti et musis. Jamais devise , comme vous en verrez bientôt la preuve , ne fut mieux justifiée. Dans la plus élégante de ses bouffonneries , Gri- mod choisit le carnaval de 1783 pour occasion ; mais le prétexte en était dramatique et même lugubre. Nous ne sommes plus de force vraiment ù la comprendre.
Au commencement de janvier était morte à quatre-vingt-trois ans , comme elle s'aj>pliquait une mouche devant sa toilette , et dans l'impénitence finale, M"" Quinault, soubrette émérite de la Comédie-Française, la plus célèbre et la meilleure desLisettes de Marivaux. Cette dame avait succédé àM'i« Lespinasse , à M""" Geoffrin,dans la charge de premier cordon-bleu de la coterie encyclopédicpic; M^"" Necker n'était que le second. Rousseau , Duclos, Saint-Lambert, d'AIembert, Fagan , Grimod, M™" d'É- j)inay , étaientles habitués de la vieille comédienne. Au dessert, on renvoyait lesvalets et la nièce ; en supprimait les carafes, ou mettait les coudes sur table , et on entamait la conversation avec une tournure si expressive que Jean-Jacques, un certain soir, n'y tenaut plus, jeta sa serviette, se leva précipitamment et demanda son chajjeau. C'est là (pie Saint-Lambert, inspiré par le vin, réclamait , dans une sortie brûlante , la consommation du mariage en public sur l'autel de la nature ; c'est aussi làqueDu- clos, pénétrant d'autant moins l'existence de Dieu qu'il avait bu plus de Champagne, se trouvait à la fin du souper ivre et ma- térialiste. M""^'d'Épinay, ou plutôt Grimm, a soin de noustrans-
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mettre fort crûment des détails encore plus étranges dans ses Mémoires. M. de la ReyniOre trouvait beaucoup de charme dans ces réunions phi!osophi([ues où ses apologies du cochon exci- taient de sincères api)laudissemens. La mort du cordon-bleu lui causa une vivedouleur; il rêva long-temps au moyen de célébrer àsa manière, les funérailles de lavieille soubrette, et enfin ima- gina une parade dont l'exécution satisfaisait à la fois la noblesse de ses regrets et la trempe de son esprit. Ajoutons que le carna- val n'y perditrien de ses drois.
M"<' Ouinault expira le 20 janvier , au matin. Quelques heures après cet événement, la folie du jour étalant toutes ses paillettes et vidant toutes ses pintes, Grimod saisit aux cheveux la circon- stance, laissa deux ruisseaux de larmes maculer dignement ses joues, et de sa main artificielle traça le brouillon de lacirculaire suivante :
— ic Vous êtes prié d'assister au convoi et enterrement d'un gueuleton qui sera donné le samedi, premier février 1783, par maître Alexandre-Ballhazar-Laurent Orimod de la Reyniére, écuyer , avocat au parlement , membre de l'Académie des Arcades de Rome , associé libre du Musée de Paris, correspondant ]»our la partie dramatiquedu Journal de^ Neufcliâtel , en sa maison, rue des Champs-Elysées, paroisse de la Magdeleine-l'Evèque. On fera son possible pour vous recevoir selon vos mérites ; et sans se flatter encore que vous soyez pleinement satisfait , on osevous assurer dès aujourd'hui que, du côté de l'huile etdu cochon, vous n'aurez rien à désirer. On s'assemblera à neuf heures et demie pour soui)er à dix. Vous êtes instamment supplié de n'amener ni chien ni valet, le service devant être fait par des servantes ad hoc.
Vingt-deux copies de ce brouillon, magnifiquement libellées, furent env(»yéesà vingt-deux convives choisis de manière à for- merdu ban(piet une véritable mosaïque sociale. Les garçons tail- leurs devaient y prendre place à côté desjurisconsultes, les comé- diens tendre la main aux apothicaires, le philosophe toaster sans rancune avec le jésuite. Sauf le but et la teneur de l'invita- tion , les circulaires ressemblaient, à s'y méprendre, pour la figure, à des billets d'enterrement; au lieu des crânes hideux que les graveursde répocjuc disposaient avec coquetterie au frontis- pice, M. Grimod y fit ouvrir en taille-douce, et sur des faces re-
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bondies , une rangée de bouches artistement béantes , allégorie que les gourmands interprétèrent dans un sens profane. Ces let- tres , en raison de leur petit nombre et de leur format , eurent même tant de vogue dans ce siècle de chiffons, que Louis XVI s'en procura difficilement un exemplaire qu'il exposa sous un cadre aux yeux et aux rires de ses courtisans.
Mais ce n'était pas tout que d'inviter au banquet vingt-deux représentans de la société française au dix-huitième siècle ; il fallait encore que l'administrateur des iiostes, cepublicain, comme disait évangéliquement son fils , prêtât sa vaisselle et l'hôtel des Champs-Elysées aux burlesques fantaisies de maître Grimod. L'avocat au parlement connaissait le faibledel'adminis- trateur des postes; il savaitque le bonhomme, redoutantbeaucoup le tonnerre et la poudre, s'était réservé un appartement dans sa cave , où il se réfugiait à l'approche d'un orage ou au bruit d'une explosion. Comme il ne pouvait pas amonceler un orage , Grimod s'en tint aux chandelles romaines et aux girandes. On venait de conclure la paix avec l'Angleterre; les dames raffolaient déjà de Franklin et des lunettes vertes , et l'engouement du peuple pour la jeune république descendait même , vous l'avez vu, jusque dans les facéties du carnaval. M. Grimod dit à son père qu'il avait commandé des feux pyriques à La Varinière , artificier en vogue, et qu'il se proposait de brûler daas les jardins de l'hôtel unecertainequantité de poudre nationale en l'honneur de la liberté américaine. Ces mots suffirent; l'administrateur décampa, etGriraod resta maître des clefs qu'ilremit àDugazoR. Comédien spirituel , effronté viveur , Dugazon était le poète ordonnateur de la parade. Elle coûta dix mille écus.
Et d'abord , en arrivant au rendez-vous, aux portes de l'hôtel des Champs-Elysées, le convive, gentilhomme, robin, ou petit collet, trouva un premier suisse, personnage cabalistique et muet, dont les doigts chàtoyansde bagues et empêtrés de manchettes, ouvrirentlentementson billot d'invitation. Ceconciergefitau pa- pier une mystérieuse corne, et adressa le néophyteà unsecond suisse plus éloquent; celui-ci demanda d'unevoix basseau con- vive s'il était invité par M. de la Reynière l'oppresseur dupeu- ple, ou par M. de la Reynière le défenseur du peuple. Après avoir répondu d'une manière satisfaisante à celte (piestion, l'in- vité monta rapidement un escalier, et fut reçu dans imè espèce
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de corps-de-garde par des savoyards vêtus en hérauts d'armes, et brandissant des halleliardes dorées. De ce corps-de-garde, le convive passa dans une galerie, où un frère terrible, un in- connu, comme dans les loges maçonniques, ayant le casque en tête, la visière baissée, la cotte de mailles et la dague, marqua une seconde fois le billet et introduisit son homme dans l'avant-der- nière salle. Là se tenait un monsieur habillé d'une robe noire, coiffé d'un bonnet carré ; il ressemblait à ce prêtre égyptien qui gourmaudait ses morts et leur disait: Qui êtes-vous? Le prêtre de M. Grimod,qui n'était peut-être que Dugazon lui-même, questionna le convive sur ses intentions, sur sa demeure , sur ses mœurs , ses qualités et son appétit ; puis il dressa procès- verbal, et enfin prenant le mystifié par la main, l'annonça à voix haute dans la salle d'assemblée, dont la porte à deux bat- tans se referma sur ses pas. Ce dernier salon gardait au con- vive la plus douce et la plus flatteuse des surprises ; il y fut accueilli par deux enfans dechœur qui balançaient respectueuse- ment sous ses narines leurs encensoirs , où fumaient des par- fums dOrienl; M. de la Reynière , en habit de cour, et avec le maintien le plus grave, tempérait ou accélérait du geste l'hommage de ces lévites. Les invités réunis , l'assemblée , si- lencieuse et pensive , se rendit dans une pièce où ne brillait pas une seule lumière ; on y retint les convives près d'un quart d'heure, les portes soigneusement closes. Au bout de ce temps, elles se rouvrirent avec fracas , eton vit la table du festin éclairée de mille bougies et dressée sur un théâtre ; une balustrade ré- gnait circulairement ; les hérauts d'armes , la hallebarde toujours au poing, sy montraient dans une majestueuse immobilité ; les encensoirs et les marmots reparurent aux quatre coins de ces tréteaux de la foire. Au milieu de la table s'élevait pour garni- ture un catafalque bariolé de charades et flanqué de lampes à l'antique. Les vingt-deux chalands ébahis prirent place , et 1 Amphitryon ayant déplié sa serviette , le souper com- mença.
La collation sembla magnifique ; neuf services y figurèrent tour à tour, mais le premier fut exclusivement offert en cochon. Les assaisonnemens étaient variés^ le fond de la langue, comme dit Figaro , restait le même. Quand les jeux de fourchette se furent un peu ralentis , le correspondant pour la partie drama-
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tique du Journal de Neufchâtet suspendit tout à coup ses mor- ceaux et s'écria plaisamment:
— Messieurs , celte entrée me paraîtde votre goût ; elle vient des officines de M***, charcutier, demeurant rue Saint-Denis, et le cousinde mon père. Je vous recommande ses saucisses.»
C'était là une parole évidemment incendiaire. Personne avant Grimod n'avait encore exprimé d'une manière plus saisissante et plus nette les conditions d'égalité civile et les besoins d'un nivellement prochain. Son bref discours était rationaliste, pro- voquant, irrésistible* car les circonstances politiques , le som- bre éclat de la fête, les vapeurs de l'orgie, exaltaient les vingt- deux appétits mandataires de la civilisation parisienne. Il for- mulait une vérité triviale , mais de jour en jour , de saucisse en saucisse, plus remarquablement lumineuse: il mêlait le sang du charcutier au sang de l'ex-fermier-général ; il trahissait avec fierté une généalogie plébéienne; il réhabiUtait sans vergogne une classe honorable de producteurs et de produits. Aussi le retentissement de ce discours fut vif, la commotion électrique; le tiers-état du bancjuet déclara le porc frais en harmonie avec les idées de l'époque , et on ficha pour couronne , sur la i)erru- que de Grimod , un laurier de Mayence. Le cochon fut mangé.
Au second service , M. de La Reynière, d'origine provençale, régala ses convives de toutes les variétés de la sauce à l'huile. Entre deux coulis, le jurisconsulte gastromythe fit celte nou- velle rocambole :
— Messieurs, ditje membredeTAcadémie des Arcades de Rome, cette huile d'Aix sort des magasins de M'**, épicier , demeurant rue de la Verrerie , à l'enseigne des Trois-Jarres , et le cousin de mon père. Obligez-moi de lui donner votre pratique. »
Ce qui était vrai pour les saucisses le fut encore pour l'huile. Les harangues de Grimod étaient là des prévisions sociales. II ramenait successivement à la crise qui devait éclater bientôt dans le sein des Notables, les saillies décochées à la vanilé de son père. Il se moquait fatalement des roturiers parvenus ; il cherchait dans l'ombre, il tiiait aux lumières delà révolution, il amenait sur la scène, aux applaudissemens du public, le charcutier, l'épicier et le reste. Et si vous réfléchissez qu'à Pis. sue du banquet les vingt-deux mystifiés se répandirent dans la capitale , emportant chacun , avec la fumée des rasades , l'é-
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motion philosophique des paroles de M. Griraod, écrivons-nous donc aujourd'hui sans vraisemhlance que le retentissement de ce gala fut un (;cho de révolte , une semence de i)ouleversement et d'anarchie ? Le souper de M. de La Reynière nota politique- ment dans la gastronomie le carnaval de 1783 , de même que le triomphe de yollaire, la mise en scène de Figaro et toutes les autres bonnes folies de l'époque installèrent la révolution par des mascarades. Ce n'eût pas été même trop d'un carnaval par spécialité.
Le poisson , le fruit, la volaille, les pâtisseries, le vin et pres- que tout l'ordinaire de ce fantastique repas amenèrent des scè- nes et des discours du même genre. Malheureux trois fois les absens que des liens de famille et des intérêts de commerce rat- tachaient à la fois à M.Grimod de la Reynière et au débit des vi- vres! Depuis le marchand d'olives jusqu'au fournisseur de mou- tarde, tout le monde fut épigrammatiquement désigné. Ni les souvenirs d'enfance, ni les droits collatéraux, ni même les ser- vices culinaires , n'affranchirent leur mémoire et leur nom du sarcasme. La mordante verve de l'amphitryon ne fit pas grâce à leur roture d'une seulelaitue. Enfin cetassocié libre du Musée de Paris termina ses pantalonnades et son festin par une al- locution ainsi conçue :
— Messieurs, à l'égard des cassolettes orientales qui brûlent devant vous et pour vous , je dois à l'honorable assemblée une explication qui ne satisfera pas moins son esprit que son odorat. LorsqueM. Grimod, mon père, festoie des parasites, il rencontre à sa table autant d'encensoirs que de convives. C'est une écono- mie pour le maître ; c'est un travail pour ses hôtes. Ici les casso- lettes fument indépendamment de votre personnel ; les mâchoires n'ont qu'un labeur , l'estomac n'a qu'une pensée. Ces enfans de chœur interprètent avec innocence vos senlimens, le parfum les exprime, et l'encens circule , comme la musique , pour tout le monde. »
M. Grimod de La Reynière, véritablement poète ^ suivant la noblesse d'une locution (|u'en son hommage il faut ramener à sa grecqueorigine, auteur du Censeur dramatique, des Réflexions sur le Plaisir eldeVyJlmanach des Gourmands, ouvrages qui n'ontjamais été couronnés par l'Institut et n'ont remporté aucune espèce de prix jyionlhyon , M. Grimod vit encore, à peu de chose
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près octogénaire: il est long, maigre, sérieux; il digère toujours. Retiré à Villiers-Saint-Georges,dans une profonde et charmante solitude, il y rumine la gastronomie du dernier siècle, qui n'a plus dans le nôtre pour représentans que M. de La Reynière et M. de C...,lecélèbreintendantdesraenusaucercledeGrammont. On a écrit que deux augures , dans l'ancienne Rome , ne se re- gardaient jamais sans rire; on écrirait beaucoup mieux que MM.
de La Reynière et de C ne peuvent aujourd'hui se rencontrer
au milieu de notre civilisation famélique sans éprouver beaucoup de regrets et fort peu d'appétit. Ces deux grands hommes, débris vivans d'un art qu'on ne comprend plus , professeurs illuminés d'une science morte , ont trouvé peut-être la plus énergique formule de la révolution française. >i Autrefois , disent-ils gra- vement dans leur langage maçonnique , les cuisiniers du prince de Soubise exprimaient vingt livres de jus de quarante livres de viande; maintenant, de quarante livres de viande les cuisiniers de M. Rotschild n'en expriment que dix livres. L'industrie humaine a donc perdu moitié de sa force. »
C'est encore, sous une autre forme, le mot de M^'^ Delaunay. La femme de chambre de la duchesse du Maine avait un amant dont elle raconte en peu de mots , mais très-spirituellement , l'histoire sentimentale, «i II ne manquait pas, dit la fine ba- ronne , deme reconduire jusque chez moi; il y avait une place à passer , et dans les commenceraens de notre connaissance il prenait son chemin par les côtés de cette place. Je vis plus tard qu'il la traversait vers le milieu , d'où je jugeai que son amour était au moins diminué de la différence de la diagonale aux deux côtés du carré, n
Jamais sans doute l'amour et la bonne chère ne s'étaient plus philosophiquement rapprochés dans un même esprit de calcul supérieur.
André DstRiETi.
Cljrontque iîluôtcttle*
LE CHEVAL DE BRONZE.
Les Troyens un beau jour , mettant la tête à la fenêtre ou montant sur leurs remparts, sur les tours de la citadelle dllion , poste d'observation d'où le vieux Priara et la coquette Hélène examinaient les évolutions militaires des Grecs , qui depuis dix ans les tenaient en chartre privée; les Troyens, tils de Laomé- don , compagnon dePhébus , virent un superbe cheval , quadru- pède pacifique et sournois , d'une taille gigantesque , plus grand que notre girafe, que dis-je, plus haut que Montmartre et ses moulins à vent , instar montis equum. Ce coursier merveil- leux aurait franchi murailles et fossés d'une seule enjambée, en un temps de galop ; mais il était de bois, et tout le talent des mécaniciens , des machinistes grecs, se bornait à le faire glisser terre à terre comme une armoire, ou bien comme ta frégate du quai d'Orsay. Le cheval de Troie allait sur des roulettes , marche un peu trop classique et justement dédaignée par les poètes de no- tre temps. M. Scribe a deux fois terrassé Virgile en nous mon- trant un cheval d'airain qui part comme un trait, et galope dans des chemins où il n'y a pas de pierres : c'est dans les plai- nes de l'air, à travers l'empyrée, aux lieux où l'on peut ren- contrer des aigles et non des voleurs à l'affût , que s'élance et voyage ce précieux animal. Il est de bronze, peut-être a-t-il une chaudière brûlante dans son sein. La vapeur s'échappe de ses naseaux: c'est une machine perfectionnée, un paquebot aérien dont je ne vous expliquerai point le mécanisme , afin de vous laisser le plaisir de la surprise. Ce cheval infatigable trans-
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porte les voyageurs qui veulent bien Tenfourcher ; il est assez fort pour en emporter deux, je crois même qu'il en enlèverait quatre : le coursier de bronze ne doit faii'e moins que Bayard , ce destrier célèbre des quatre fils Aymon. Et pourtant le cheval de bronze n'a pas de grandes ailes à son dos comme Pégase ; il est insensible à l'éperon et n'a pas de bride; il est donc inutile de la lui laisser flotter sur le cou. D'ailleurs à quoi servirait-elle? Il faudrait être un Arago pour diriger cette monture et régler ses étapes d'une planète à l'autre. Le cheval sait son chemin, le suit en ligne droite ; monte et descend avec une égale raj)idité ; il sait encore attendre son écuyeret lui donner le temps déter- miner ses affaires. Mais où les mène-t-il? C'est ce que je vous dirai |)lus tard , et toujours dans l'intention de ne pas nuire à vos plaisirs, en vous révélant des mystères que l'auteur réserve pour le bouquet de son feu d'artifice. Je puis cependant , sans être trop indiscret, sans courir le danger de devenir magot, vous avertir que le cavalier porté dans ces pays lointains doit garder un secret inviolable sur tout ce qu'il a vu , sur tout ce qu'il a fait et pu faire. Une phrase, un mot sur ce sujet est puni sur-le-champ par la mort , par la pétrification ; l'homme passe à l'état de fossile , agathisé ou non , peu importe. Il reste dans l'état où le trépas l'a surpris , et rien n'empêche de le caser sur l'escalier d'une pagode , sur le sommet d'une fontaine , ou bien à l'entresol d'un magasin de la rue de Seine , de la place de la Bourse, où les magots de l'enseigne en appellent d'autres et sourient fraternellement aux maîtres de la maison dans leurs momens de loisir.
Vous savez maintenant ce que c'est que le cheval de bronze , personnage principal de l'opéra nouveau. Ce précieux animal est venu se poster pendant la nuit sur un rocher , non loin de la maisonnette du fermier Tchiao; c'est là qu'il vient d'élire son domicile , et c'est là qu'il se tient à la disposition des amateurs d'équitation. Vous dire de quelles herbes il se nourrit, quelle avoine on lui sert, n'est pas en ma puissance, l'auteur ne l'a pas dit. Il me laisse , ainsi qu'à mes lecteurs , la liberté de sup- poser qu'il mange des harengs saurets comme les coursiers ara- bes ; de la chair humaine , comme les chevaux de Diomède ; de la poudre d'or , comme Incitatus; du jambon, comme Bucé- phale ; des charbons ardens , comme la haquenée du galant de
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Lénore, ou qu'il vit de l'air du temps, et se rafraîchit de la rosée du matin, nourriture de cigale, ainsi que Ta toujours fait la monture du commandeur, cheval dont on ne saurait trop louer la tempérance, et qui tient à son régime hyjjiénique au point de refuser sa part du souper offert par don Juan. Nous" laisserons donc le cheval de bronze sur son rocher , jusqu'au moment oîi l'un des personnages mis en scène par M. Scribe lui donnera l'ordre de partir en lui disant en chinois: Faï tira.
Tchiao le fermier vient de marier sa fille Péki , jeune et jolie comme une épousée d'opéra-comique , au vieux Tsing-Tsing mandarin lettré. Péki sont de la pagode conduite par son mari; tous les tambours , toutes les cymbales du village battent, et tou tes les sonnettes de la pagode carillonnent en l'honneur de cette heureuse union. Le mandarin a déjà quatre femmes, Péki sera la cinquième: la voilà grande dame, et pourtant la jeune pay- sanne aurait mieux aimé rester au village en épousant son amoureux Yanco. Voilà donc une petite Chinoise de très mau- vaise humeur le jour de ses noces. Madame Tsing-Tsing n" 4, la plus altière et la plus querelleuse de la quinte d'épouses que le mandarin s'est donnée, arrive dans le pays et découvre que son mari folâtre et badin vient de convoler pour la cinquiè- me fois. Elle se fâche, s'emporte, par esprit de contradiction sans doute , et promet à Péki de l'aider à se débarrasser de son vieux mari. D'abord elle le fait nommer chambellan du prince Yang qui voyage sans cesse et qu'il ne doit pas quitter un instant sous peine de mort. Cet infant de la Chine se pro- mène pour chercher et trouver la dame de ses pensées , ou pour mieux dire la dame des souges , car il la voit toutes les nuits , et cette belle fantastique lui tend les bras, l'appelle en son langage muet, et lui témoigne la plus vive tendresse. Ce prince Yang , toujours poursuivi par ce gracieux songe , débarque au village que je vous nommerais si je savais comment on le désigne sur la carte chinoise , et son premier soin est d'examiner les beautés remarquables de l'endroit pour voir s'il ne rencontrerait pas la femme selon son cœur , selon ses rêves d'amour. Il passe en revue mesdames Tsing-Tsing , n*» 4 et n° 5 , et se trouve deux fois désappointé.
Yanco , le pauvre paysan , n'a rien à chercher , bien qu'il ait perdu sa bien-airaée Péki , mais il veut se distraire , s'étour-
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dir pour oublier son chagrin : une promenade sur le cheval de bronze lui paraît le meilleur remède à ses maux. Le prince Yang est à peine instruit de la caravane entreprise par le paysan , qu'il lui prend la fantaisie de suivre la même route. Il n'a pas trouvé sa belle sur la terre: aventureux de sa nature , il la cherchera dans les nuages ; l'occasion est admirable pour tenter ce moyen de terminer un roman dont la mo- notonie le fatigue. A peine le cheval d'airain est-il revenu sur son rocher , que deux cavaliers s'élancent sur son dos , Yang plein d'ardeur amoureuse , Tsing-Tsing en faisant une gri- mace effroyable, et les voilà partis.
Au second acte, Tchiao s'occupe de remarier sa fille: Tsing- Tsing a disparu sur le cheval , il ne revient pas , donc Péki est veuve, il faut la pourvoir de nouveau. Marier ses filles en Chine est un excellent commerce, les maris donnent la dot, et la veuve du mandarin peut en accepter deux en un jour. Un autre pré- tendant très-riche s'est présenté ; Tchiao lui a promis Péki ; la veuve le refuse avec d'autant plus de raison que son cher Yanco est revenu. Péki lui fait plusieurs questions, elle veut savoir ce qui se passe là-haut, Yanco se tait. Tsing-Tsing revient aussi; le vieux mandarin résiste aux sollicitations de sa femme n°4, qui voudrait bien le faire parler pour qu'il devînt magot. Tsing- Tsing , fatigué par son double voyage sur une monture dont le galop est dur, s'endort, rêve, parle en rêvant; il en dit assez pour apprendre à sa femme n" 5 qu'une princesse charmante loge au-dessus des nuages, qu'elle porte à son bras un talisman qui rendra maître de son sort l'heureux mortel qui pourra le lui enlever. A peine a-t-il fini sa demi-confidence qu'il reste pétrifié, lemandarinestdevenumagot, et quand onfrappe sursoncràne, il sonne creux comme une cafetière vide. Tchiao l'entoure de musiciensqui chantent à pleins tuyaux, puis soufflent dans leurs flûtes et battent leurs tambours et leurs cymbales: Tsing-Tsing est parfaitement insensible à cet harmonieux charivari. Yanco rit de la mésaventure de son rival, et sa joie lui fait oublier sa promesse; l'imprudent Yanco veut faire parade de sa science en expliquant à Tchiao la cause de la pétrification du magot. Yanco subit la même peine , et voilà deux magots que l'on va placer dans la pagode pour en augmenter la collection.
Péki, désolée de voir son amant dans cette triste situation ,
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se décide à monter à son tour le cheval pour aller tenter la conquête du bfacelet de diainans qui peut désenchanter les susdits magots. Elle a revêtu des habits d'homme d'après le conseil de M'"«Tsing-Tsingno4, qui projetait un enlèvement desarivale; Péki saute sur le cheval que nous voyons cette fois s'élever en faisant une bruyante pétarade, nous la devons sans doute à la sonorité du bronze , le quadrupède étant de la matière dont on fait les trompettes et les trombones.
Tous ces voyages donnent l'envie de visiter ce pays merveilleux où conduitle cheval de bronze, lequel devient le cheval rf'fti'ra?» toutes les fois que son nom figure dans un vers. Le troisième acte nous montre enfin les régions de Sylphirie , où règne la belle Stella sur un peuple de jolies femmes , très-sensibles , très- coquettes et qui n'ont rien d'aérien. C'est la planète de Vénus; le cheval de bronze y conduit sans cesse des hommes , il est le pourvoyeur de ce département. Ces galans , de tous les âges et de tous les états , sont instruits d'abord par la concierge qui les reçoit et leur donne lecture des réglemens de police municipale. On ne veut pas les surprendre; ils sont dono-prévenus d'avance que s'ils acceptent, avant le délai de vingt-quatre heures, une seule des faveurs que ces dames doivent leur offrir avec une dangereuse libéralité , ils retomberont à l'instant sur le dos du cheval qui refusera de les ramener une seconde fois. Yanco n'a résisté que pendant vingt minutes , Tsing-Tsing a succombé après cinq heures de séductions , Yang est encore sur pied après vingt-trois heures et demie. Et pourtant Stella est la belle qu'il voyait en songe chaque nuit; Stella, par une heureuse réciprocité, se mirait dans les yeux du prince toutes les fois que le sommeil venait la surprendre. Malgré ce jeu de l'amour et du hasard, les deux amans n'ont pas encore donné prise à la malice de l'enchan- teur. Quelques minutes encore et Yang possédera sa bien-aimée et le talismain ; Yang ne sait pas attendre l'expiration du délai prescrit, il prend un baiser et fait la culbute comme les autres.
Les enchanteurs, les magiciens, qui savent tout, qui devinent tout, sont toujours de grands niais; Cassandre n'est pas plus facile à tromper que ces imi)éciles sorciers. Des habits d'homme suffisent pour que le cheval admette sur son dosla gentille Péki; ce déguisement trompe aussi les dames de la planète , dames du régiment commandé par Vénus , assez innocentes pour ne
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pas reconnaître une jolie fille dotée de tous lesagrémens de son sexe. Péki résiste à la séduction, comme Minerve l^titjadis dans l'île de Calypso ; Minerve n'avait pas besoin de la rol)e et de la barbe de Mentor peut être insensible aux attaques des nymphes et de l'amour. Péki ne demande rien ; bien plus , elle refuse les baisers qu'on lui offre ; Péki fait la conquête du l)racelet, em- mène la princesse et tombe avec elle au milieu de la pagode, où l'on procède à l'installation des trois magots , car le prince n'a pas été plus discret que le mandarin et le paysan. Péki les dés- enchante , donne le prince à la princesse , et ne rend la vie à Tsing-Tsing ([u'après l'avoir fait renoncer par gestes et paro- les à son mariage de la veille.
La principale donnée de ce livret est fournie par le comte des trois Kalenders , des Mille et une Nuits. La pièce est amu- sante et gaie ; son caractère lui assigne une place distinguée dans le répertoire de ce théâtre, où la disette d'opéras bouffons se fait depuis long-temps remarquer. Le troisième acte est fai- ble sous le rapport dramatique ; mais la beauté , la fraîcheur des décors et la mise en scène l'ont soutenu de la manière la plus brillante.
L'ouverture est un pot-pourri des motifs que nous retrouve- rons dans l'opéra; nos musiciens donnent trop peu de soins à ce prélude. L'introduction est fort originale : l'étrangeté de la mélodie, dans laquelle des intervalles de quinte et de sixte sont attaqués par le chœur , à diverses reprises , le repos sur des ac- cords heurtés , produisent un bon effet ; les clochettes de la pa- gode sonnent dans l'orchestre et se mêlent à cet ensemble plein d'éclat. M. Auber n'a pas été heureux, comme à son ordinaire, dans la composition des petits airs qui figurent dans le premier acte. La cavaiine de Yang rappelle l'air de Brahmade to Daya- dère , et la cabalette du finale ressemble au chœur qui termine le second acte de Gustave. Le second acte est beaucoup meilleur ; on y remarque la scène du sommeil , morceau dont le chant instrumental est disposé avec beaucoup d'artifice , la cavatine que M™" Ponchard a dite dans la perfection , et le duo qu'elle chante avec Féréol. Ce duo réunit au charme des mélodies , à l'élégance de l'instrumentation , le mérite d'être fait avec esprit et bien posé en scène. Dans le troisième acte, la harpe se mêle aux accompagnemens , pour donner une coi''eur particulière à
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la musique destinée à nous traduire les discours des dames de la planète de Vénus. Un air chanté par Stella , deux duos dans lesquels elle tient la première partie, remplissent le troisième acte , qui doit se dénouer dans la pagode , où nous retrouvons le chœur de l'introduction. Le duo de Stella et de Yang a de la grâce , celui de Stella et de Péki se distingue par une vivacité comique. Si Ton a souvent remarqué des réminiscences dans le Cheval de Bronze, on y a applaudi des morceaux de mérite qui font honneur au talent de M. Auher.
L'exécution est fort bonne en générale : Féréol est un man- darin grotesque et bien ajusté pour jouer son rôle de magot II a été comédien divertissant, et s'est tiré galamment du grand duo du second acte qu'il c!)ante avec M™'' Ponchard , qui s'était déjà signalée dans sa cavatine. M™'' Ponchard a dit cet air avec beaucoup d'aplomb, de légèreté; son trille est excellent, sa mise de voix parfaite. Elle a été applaudie à plusieurs reprises, on a même demandé à l'entendreune seconde fois. Révial montre trop de timidité dansl'altaque delà cabalette du premier finale: un ténor doit affronlerbravement leso/, le/a dièse; cela suf- firait pourla bonne exécution de ce trait. II a beaucoup mieux chanté le duo du troisième acte, qui pourtant est plus difficile. M™*' Casimir n'a fait sonner sa voix agde et !)rillante que vers la fin de la pièce , et s'est fait applaudir dans un air et deux duos. M™<^ Pradher est très gracieuse dans le rôle de Péki; celui de Yanco est peu important; Thénard le joue et le chante en musicien exercé. Inchindi n'a qu'une cavatine dans laquelle il déploie toutes les ressources de son organe et de son talent , et sa belle voix soutient à merveille les morceaux concertés. Mlle Fargueil représente parfaitement une jolie nymphe de la cour de Stella. L'orchestre et les chœurs 'ont bien fait leur de- voir. Les décors , de MM. Pilastre et Cambon , sont d'un effet charmant ; ceux du dernier acte surpassent tout ce que l'on avait tenté jusqu'à ce jour sur ce théâtre; les costumes , d'une grande richesse et du meilleur goût , ont charmé les |)lus dif- ficiles. Si le succès du Cheval de Bronze est brillant , la direc- tion n'a négligé aucun moyen pour arriver à ce résultat. Cet opéra doit ramener long-temps la foule à l'Opéra-Coraique ; elle en a pris déjà quatre fois le chemin,
— CenerentoUi a reparu au théâtre-Italien : ce chef-d'œuvre
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de Rossini est exécuté d'une manière ravissante par Rubini, Tamburini, Lablache etlM"»" Raimbeaux , Lablache a pris le rôle de Magnifico qu'il joue et chante de la manière la plus comique . Lefameuxduodesdeuxbasses est répété chaque fois. Pantaleoni, premier ténor du théâtre italien de Marseille , s'est fait entendre dans la solennité musicale donnée par Profeti, véritable solennité , cardeux mille amateurssepressaientdansla grande salle Lafitte. Pantaleoni possède un ténor aigu dontla quinte haute sonne bien , et vibre avec énergie dans certains passages que ce chanteur attaque dans la manière de Rubini. Sa voix est agile et ne redoute pas les difficultés de la nouvelle école.
Après Paris , Marseille est la première ville de France où l'o- péra français ait été chanté. Marseille est encore la première ville des départemens où l'on ait établi un théâtre italien pour la sai- son d'été. C'est M"<' Franceschini qui doit y tenir l'emploi de prima donna. Otello et Nonna sont promis aux dilettanti; la troupe chantante débutera par ces deux pièces, .le pourrais dire encore, à l'honneur des Marseillais, que les symphonies de Beethoven étaient fortbien exécutées dans leurs concerts et por- tées aux nues par les amateurs, bien avant que le Conservatoire de Paris les eût posées sur ses pupitres.
, Castil-Blaze.
ITALIE.
I. — GÊNES.
Le Sully court de Marseille à Naples en faisant échelle dans trois ports italiens ; le Sully est comme un pont volant , un pont de trois arches , jeté entre Marseille et le Vésuve. On peut faire la traversée dans son lit , si l'on est tourmenté du mal de mer, c e mal dont personne ne meurt, cernai qui fait tant de bien, et que la bonne Méditerranée vous envoie comme un purgatif naturel.
On part comme pour une fête , la tente déployée sur le pont , le cabestan chargé de fleurs , la voile étincelante de soleil ; c'est comme le vaisseau des théories grecques, allant du Pirée à Dé- los; on glisse sur une mer calme, entre deux cascades d'écume ; tous les visages sont sereins , t*us les yeux tournés au midi ; le nom de l'Italie est dans toutes les bouches : elle est si voisine que personne ne songe à l'ennui de la traversée. DeMarseilleàGènes on n'a qu'un ruisseau à franchir , c'est la plus belle des prome- nades.
Jamais pèlerin partant pour l'Italie n'a senti plus que moi dans son cœur cette fervente dévotion d'artiste qui s'attache à tous les puissans souvenirs. Ce n'était pas l'Italie des autres que j'allais voir, c'était la mienne , l'Italie de mon enfance , de mes études, de mes rêves au dortoir du collège ; l'Italie de Ménalque et Pa- lémon , de Nisus et Euryale ; le Latium de Janus,laterredeLa- Vinia: l'Italie de mon âge d'homme , celle des Antonins, de Sixte- Quint, de Léon X ; celle du Dante , de Giotto, de Michel- Ange , de Raphaël. A tous ces noms , à toutes ces impressions, à tous ces souvenirs , j'avais lié, dès mes premiers ans , des images , des af- fections, des physionomies , des teintes locales qui m'étaient pro-
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près , qui s'étaient gravées dans mon cerveau , qu'aucune lecture de voyages n'avait modifiées. J'en avais tant lu, de voyages! J'a- vais lu ceux qui s'extasient avec des phrases gelées, qu'on ré- chauffe avec des points d'admiration ; et ceux qui prennent à rebours la tactique enthousiaste de leurs devanciers, et quicriti- quent les nionumens neufs, parce qu'ils ne sont pas vieux, et les vieux , parce qu'ils ne sont pas neufs ; et ceux qui s'intitulent; V Italie vue du mauvais côté, et qui entassent ligne sur ligne pour découvrir une tache microscopique sur une magnifique sta- tue de marbre. J'allais aborder l'Italie avec mes seules impressions personnelles. C'était l'histoire del'art qui me les avait données, et non le récit des voyages. Je brûlais de savoir s'il fallait renon- cer à d'anciennes adorations et me reconnaître dupe d'illusions enfantines , ou bien me confirmer à toujours dans un culte que je croyais ma seconde religion. J'étais à la proue, comme Énée, sur cette même mer. La nuit tombait déjà ; elle était fraîche com- me toutes les nuits de printemps. Je descendis aux chambres avec regret; mais une idée me faisait tressaillirdejoie: jesavais qu'en remontant sur le pont je découvrirais l'Italie.
Je ne pus dormir. Après quelques heures de tentatives pour conquérir le sommeil , je regagnai ma proue. La nuit était ma- gnifiquement étoilée ; la-côte était si voisine qu'on distinguait les villages et la bordure des montagnes. Le Sully volait comme un oiseau ; ses roues semblaient rouler des étoiles en fusion dans deux cataractes d'écume; il y avait dans l'air un parfum qui n'ap- partient qu'à cette mer , à cette côte , à ce ciel. — Où sommes- nous? dis-je au capitaine Arnaud , qui se promenaitsurle pont. — Voilà les côtes de l'Italie , me répondit-il. Ce village est Al- benga. Jamais nom de femme aimée n'a été plus doux à mon oreille que cette harmonieuse appellation. Toute ma vie je me rappel- lerai cet Albenga, prononcé aux étoiles, dans le silence de la nuit, sur une mer calme, devant les côtes d'Italie. J'aurais voulu re- cueillir l'air embaumé , la brise sereine, où se roulèrent ces trois gracieuses syllabes. Le coude appuyé sur le balcon du Sully, je suivis long-temps , dans les brouillards nocturnes, le clocher d' Albenga et une île voisine qui porte une tour. A l'aube , je vis poindre à l'horizon que j'avais quitté la montagne d'Albenga, où l'Italie s'était révélée à moi avec un nom mélodieux comme le mur- mure de ses bois de pins et de citronniers.
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Le Sully tenait sa proue sur Gênes ; la cité superbe sortait de la mer, au pied des Apennins ; ses côtes lointaines semblaient semées de points blancs et lumineux; ces points grossissaient à chaque élan du navire. Après quelques heures , la ville se dé- couvrit avec toutes magnificence; elle élevait son front dans une atmosphère de rayons et baignait ses pieds dans le golfe deLigu- rie.Nous en étions bien loin encore et nous pouvions déjà distin- guer ses édifices gigantesques, son phare, ses fortifications aérien- nes, ses couvens, ses dômes, ses clochers, ses wV/as suspendues sur la mer. Rien n'annonce mieuxTItalie que Gènes; c'est ledjgne portique de celte éternelle galerie qui finit au golfe de Tarente; c'est le péristyle de ce musée qui expose ses tableaux, ses statues, ses villes , sur la muraille des Apennins, et rafraîchit son atmo- sphère avec les brises croisées' Je ses deux mers. En entrantdans le port, je l'avoue , je ne fus nullement frappé , comme tant de voyageurs, par le souvenir de la gloire des doges: j'ai toujours été fort peu touché delà gloire des doges.Un point de vue tout matériel absorbait alors mes regards; j'avais en face le plus beau décor de cinquième acte de drame qu'onpuisseimaginer. C'était un palais qui s'avançait jusque sur la mer et qui laissait réfléchir, au miroir d'une eau calme, sa belle colonnade demarbreblanc. Cet édifice me parut complètement désert ; la solitude lui donnait une phy- sionomie touchante; car, ainsiposé, ainsi beau, de quelles scènes de joie et de mouvement de vait-il avoir été le théâtre ! A cette heure , il s'otfrait à moi comme un vaste tombeau où quelque ombre de roi dormait au doux bruit des orangers el des vagues.
— Voilà le palais Doria , dit à côté de moi un voyageur qui venaitdeuxfoisparan à Gènes pour le commerce des pâtes et qui affectait de ne rien regarder , se contentant de dire à droite et à gauche : — Allez chez Michel ; on y est fort bien , on y dîne à tout prix ; ou encore à l'hôlel de Malte , sur le port : on n'y est pas mal ; moi, je vais toujours chez Michel: j'ai une chambre. Il y a des dames françaises charmantes ; nous y mangeons des huîtres comme des pièces de dix sous. A propos , ne manquez pas de voir le pont de Carignan ; moi, je l'ai vu cent fois. Figu- rez-vous que lorsqu'on passe dessus , on voit sous ses pieds des maisons de six étages. C'est ce qu'il y a de plus beau à Gènes. »
On a inventé les paratonnerres, et la bonne humanité a fait grand fracas de cette découverte , comme si la moitié du genre
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humain périssait ordinairement par le fendu ciel. Mais il est des coups de foudre qu'on ne peut parer, et que l'artiste voyageur sent tomber sur sa tête, à chaque pas , au plus beau moment de ses émotions. Quel dommage que Franklin n'ait pas médité sur cet autre phénomène d'attraction magnétique! Dès qu'une pensée, une rêverie , une fantaisie d'imagination, couren t dans l'air , vous êtes sûr qu'une parole de plomb tombe d'une bouche mal faite pour tout tuer. Je ne lui demandais pas si c'était le palais Doria , moi , à ce destructeur d'émotions. Cetédifice si poétique était bien plus à mes yeux que le palais Doria: c'était tout; maintenant, rien ! C'est la maison d'un capitaine marin qui commandait une flotte qu'un seul de nos bricks coulerait à fond aujourd'hui. C'est qu'une fois le décroissement d'illusions commencé , impossible de l'arrêter ; un desservant sanif.aire de Saint-Roch , un conta- gioniste de profession , vous demande si vous n'avez pas le cho- léra ; un garçon d'auberge vous glisse dans la main une carte sur laquelle estécrit en italien; Cuisine française; un sergent de ville du roi de Sardaigne réclame voire passeport ; le capitaine fait ali- gner les voyageurs et les compte comme des brebis ; on se jette dans un canot, au milieu des malédictions de tous les batehers que vous n'avez pas favorisés de votre choix , comme si l'on pouvait prendre vingt chaloupes pour aller à terre. Où est Gênes la su- perbe? où la ville de marbre? où la reine de la Ligurie? Ce sont des quais sales , des maisons hideuses, un guichet de prison pour porte , une douane qui visite vos poches. Enfin on entre chez Michel , après avoir passé dans des rues fangeuses , obscures , étroites: Michel vous sert à déjeuner et vous donne une chambre. On se met à la croisée et l'on ne voit rien , rien que la maison voisine , contre laquelle on craint de se briser la tête. Mais où donc est Gênes la superbe ?
On sort de l'hôtel après déjeuner , on passe devant l'église de San-Siro , on monte unQsalita douce ; la voilà , Gènes !
Des montagnes de marbre ont été coupées à morceaux , et ont pris la forme de cette rue prodigieuse , toute bordée de palais. Les yeux ne sont pas préparés à pareille surprise ; ils se ferment rapidement , comme dans le passage des ténèbres au soleil. Rien d'éclatant au monde comme cette succession monumentale de por - tiques rangés sur deux lignes , divisés par un pavé de granit, do- rés par cette douce et vaporeuse lumière que le ciel italien aime
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tant à prodiguer aux œuvres de ses enfans. On se sent si léger devant toutes ces merveilles aérien nés, qu'il semble que le corps flotte sur des'rayons, et n'a pas besoin de l'escalier pour s'élan- cer aux terrasses; la transparence de l'air, l'éclat du jour, la sérénité du ciel , le parfum de la mer voisine , tout donne à cette rue incomparable une grâce , une poésie , un enchantement qui tiennent du rêve; on passe des heures en extase devant ces por- tiques , devant ces escaliers défendus par des lions , ou peuplés de statues, qui s'élèvent triorai>haIement , avec leur cortège de colonnes de marbre, jusqu'aux régions aériennes , où s'élar- git la conque des fontaines , à l'ombre des orangers suspendus. On se surprend attendri de joie sur le seuil d'un palais qui vous laisse entrevoir dans un jour mystérieux sa cour recueillie et voluptueuse , sa cour de marbre , où bondit la gerbe d'eau vive , sous des arcades de citronniers en fleurs. Là causent et rient de jeunes femmes créées pour ces arbres , pour ces fontaines , pour ces jardins ; des femmes d'opulente vie [et de doux loisirs , non- chalantes et vives , véritables fées de ces palais fantastiques , et qui laissent tomber de leur bouche des sons voluptueux comme le froissement d'une robe de salin. D'autres femmes passent au- dehors, légères, sur le pavé poli des dalles , brunes, fraîches et blanches. Souvent c'est comme une procession de vierges de Raphaël sortiesde leurs cadres pour visiter la strada Balbi, et la rapporter aux cieux. On s'arrête , les yeux béans , au pied de ce palais Durazzo qui monte aux nues avec ses ailes à colonna- des; au pied du palais Doria-Tursi, qui s'asseoit au large, après avoir épuisé Carare, et se repose , le front couronné de jardins; on s'arrête partout, à chaque pas, car la merveille qu'on voit n'a pas copié la merveille qui vous attend , ni celle qu'on a vue- On monte à ce palais Serra , qui vous reçoit dans son fabuleux salon de lapis-lazzuli et d'or , ceint de colonnes corinthiennes , orné de sphinx noirs, et dont les hautes croisées s'ouvrent sur des pavillons de marbre , tels que les inventait Arioste pour le génie traducteur de l'archilecte Tagliafico ; et partout dans ces palais, les galeries sont peuplées de ce monde idéal et ravis- sant que jetaient sur toile Van Dyck , Guide , André del Sarte , Véronèse , Titien , Albane , l'Espagnolet , la Irinitédes Carrache. La solitude et le silence donnent aujourd'hui à ces demeures un caractère de solennelle mélancolie ; ce sont de magnifiques dé-
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cors d'opéras , d'où viennent de sortir les jeux , les danses et les femmes ; à la brise qui ciiante sous les orangers des terras- ses , on croirait encore entendre les chœurs italiens des divines fêtes qui viennent de s'éteindre. Oh ! si jamais la vie a été digne de son nom, c'est quand elle passa dans la slrada Ball)i,aux jours de la splendeur génoise , avec son auréole de rayons et de femmes , ses parfums de la mer et des collines , son cortège d'artistes et de poètes, sa musique napolitaine; ses siestes de doux sommeil sous le voluptueux démon de midi , ses cré- puscules retentissant de sérénades , ses nuits toutes pleines de confidences, toutes dévorées d'amour. Qu'il devait être beau le palais Durazzo, avec sa bannière à l'écu d'or, chargée au chef de trois fleurs de lis d'argent! Qu'il devait être beau, le soir que Van Dyck inaugura le portrait de la divine comtesse Brignola ! Que d'ivresse , que de musique, que de parfums cou- raient sous ses deux colonnades ailées ! Elle était là , cette reine de la fête , sous la rotonde de marbre , comme la Vénus de Médicis, descendue du piédestal, et vêtue de soie et de satin; que de paroles de flamme , que de désirs comprimés , que de lèvres ardentes devaient tourbillonner autour de l'adorable comtesse ! Les yeux des jeunes seigneurs descendaient du portrait de Van Dyck, et mouraient de langueur sur le visage divin du mo- dèle , sur son cou d'ivoire , sur ses épaules nues , sur les souples ondulations de sa robe de soie , que le grand artiste n'avait pu qu'imparfaitement reproduire , parce que sa main frissonnait d'amour. Parmi cette foule enluminée d'ivresse et d'énergique passion, sous ces portiques aériens, purs et blancs comme le mariire qu'on vient de polir , passaient fièrement tous ces plébéiens ennoblis par leur génie, tous ces architectes créa- teurs de ces palais : Bartolomeo Bianco , Angiolo Falcone , Rocco Luzago , Alessi , Andréa Orsolino , Carlo Fonlana , Simone Cantone, Antonio Corradi, Torrigha, Batisto Ghiro, tous ces hommes qui se présentaient avec des idées sublimes chez le seigneur opulent , et qui en recevaient de l'or à boisseaux pour matérialiser leurs idées , les faire éclater eu colonnades, les bro- der à l'ionienne , les dérouler en galeries, les illuminer de tout ce que le soleil d'Italie a de rayons à verser sur les marbres des péristyles , sur les citronniers des jardins. L'âge d'or semblait être redescendu des Apennins; ce n'était plus le fade bonheur,
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le siècle pastoral du Latium ; c'était l'âge d'or en robe de soie , les cheveux constellés de pierreries , les pieds sur la mosaïque , le front dans les parfums : la luxurieuse jeunesse, lasse de ses nuits , descendait de la double terrasse du palais Mari , et ve- nait se retremper aux chants dévots de Palestrina , dans l'église voisine del'Annoncialion; là elle retrouvait d'autres fêtes, d'autres parfums , d'autres tableaux; une volupté indélînissable montait avec la vapeur de l'encens , avec le chant des vierges, avec le fût cannelé de ces gracieuses colonnes de granit rose qui s'alignent sur deux rangs et se séparent, comme par respect , devant la grande toile de Corrége ,ce peintre des amours , une fois récon- cilié avec Dieu. La strada Balin versait la fleur de ses opulens gj'uécées devant les autels de San-Siro, et les jours de grande solennité religieuse, dans les nefs de San-Lorenzo.la métropole gothique, tout écartelée de marbre blanc et noir; Dieu n'était pas jaloux des palais de Gènes , pai'ce que ses temples étaient encore plus beaux que ses palais. Dans les douces nuits d'été , les Doria arboraient les aigles de leur maison sur la montagne illuminée du Géant, et l'on accourait de toutes les villas voisines pour respirer la brise et la mer , sous la treille des doges , sous les colonnes qui se baignent dans les vagues du golfe, ou près du bassin couronné d'aigles essorans. On y venait de la villa Spinola , si orgueilleuse de ses fresques ; on y venait de la villa Pallavicini , qui plane sur Gènes comme un oiseau ; de la villa Fransoni, résidence aérienne, légère et voluptueuse comme une pensée d'amour; de la villa d'Angelo,ce palais de la strada Balbi , emporté sous les ombrages des montagnes ; de la villa Durazzo, si gracieusement posée sur la vallée de Lerbino; de la villa Scoglietto , qui dort sur ses belles terrasses , entre la double fraîcheur de ses cascades et de ses bois. C'étaient alors des nuits délirantes, des extases célestes où les heureux conviés ne sen- taient leur humaine nature qu'à l'ardente lièvre qui les poussait au plaisir. Jamais des visages de femmes , jamais des épaules blanches encadrées dans le satin , jamais des voix musicales sorties de lèvres italiennes n'ont versé plus de frénésie aux sens que dans ces divines fêtes sous la treille des Doria , au pied des Apennins , au bord de cette mer qui expire sur des colonnades de marbre blanc ! Le soleil avait encore quelques rayons à donner à mes prome-
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nades ; je sortis de la ville pour visiter ce palais de la mer. La porte était ouverte , j'entrai ; je traversai des corridors solitaires, où Perino del Vaga a peint à fresque les exploits maritimes de la maison Doria. Partout la solitude et le silence ; personne ne s'offrait à moi, j'étais comme dans un de ces palais enchantés où le voyageur se promène seul devant des statues qui le regar- dent. Les galeries étaient raeul)lées au goût du seizième siècle ; c'étaient des fauteuils massifs vêtus de cuir noir , de larges consoles minutieusement ciselées , de hautes glaces de Venise à six pièces, de vastes cheminées de marl)re sombre à réchauffer des géans debout , des tapisseries de portraits à la Rembrandt; 11 semblait qu'une famille de doges venait de quitter ces fauteuils , ou qu'elle allait reparaître dans ces salons , en descendant d'une promenade en galère. J'abusai de mon isolement , je m'assis sur tous les fauteuils , j'ouvris une croisée pour voir le golfe , je déci'ochai les portraits pour les examiner à l'aise ; je me promenai sous les cheminées , je chantai la barcarolle de la Muette aux statues de Carlone ; je pris des airs de maître , des poses de doge , tout cela fort impunément ; personne ne parut. Si j'habitais Gènes , j'irais m'établir au palais Doria , pour lui donner enfin un locataire.
Je descendis aux jardins : même solitude , même silence ; c'est un des plus beaux tableaux que j'aie vus de ma vie. Rien d'en- chanteur comme la terrasse du palais Doria. Faites un seul ta- bleau de tous les Claude Lorrain du Louvre , et vous aurez une esquisse de cet admirable paysage. Le marbre y est prodigué en colonnes, en escaliers, en portiques; les allées des jardins s'om- bragent de citronniers , d'orangers ou^de treilles longues et aérées qui arrêtent mollement les'.rayons du jour sur des pampres dia- phanes ; à gauche éclate la ville de Gênes , avec ses montagnes aussi peuplées que ses rues ; on aperçoit au dernier plan, sur une hauteur , le dôme de l'église de Carignan , cette miniature de Saint-Pierre de Rome; sa coupole couronne dignement le Saint- Sébasliendu Puget,beau comme l'antique. Devant vouscstla mer, la véritable mer, la Méditerranée, le grand chemin deNaples et de Sicile ; elle est vive et calme; elle a une voix , une ame, une mé- lodie; elle entre au port, en inclinant ses vagues devant le phare, comme si; elle saluait le colosse protecteur des vaisseaux.
J'étais plongé dans ce tableau lorsqu'une voix murmura quel-
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ques paroles derrière moi ; j'aperçus une vieille femme assise à terre contre une colonne de la terrasse ; sa jeune fille , vêtue de haillons, dormait sur ses genoux. — Que faites- vous là, pauvre femme ? lui dis-Je. — Eh ! me répondit-elle en souriant , je bois le soleil ! — Vous ne travaillez donc pas pour vivre ? — Non , mon- sieur , je demande la charité ; j'ai fait ma journée aujourd'hui , et je me repose. — Et que ferez-vous demain? — Demain la sainte Vierge m'en donnera autant à la porte de l'église délia Consola- zione.— Alors votre pain ne vous manque jamais? — Jamais, monsieur. — Vous êtes donc heureuse ?^ — Oui. — Et qui vous a permis d'entrer ici ? — Personne ; c'est ouvert à tout le monde.
La jeune tille se réveilla ;elle écarta avec ses mains de magni- fiques cheveux noirs qui couvraient sa tête et ses épaules, et me laissa voir une figure ravissante de beauté. Un ami, mon compa- gnon de voyage, vint me rejoindre en ce moment; si je ne pou- vais en appeler au témoignage de ce témoin , je croirais aujour- d'huiquela rencontre de celte jeune fille, si pauvreetsi belle, n'a été qu'une vision, un mensonge de voyageur quejeme suis contéà moi-même. Hélas ! ce futuneréalité ! Le plus étrange des hasards avait ainsi jeté sous mes yeux une véritable allégorie vivante ; ce qu'il y a de plus beau , de plus doux au monde , avec une enve- loppe de haÛlons.i. Gênes !
II. — LIVOURNE. — LA VALLÉE DE L'ARNO.
Si Livourne n'existait pas en Italie, il faudrait la bâtir. C'est la cité neutre où l'on arrive pour respirer ; c'est comme un foyer de théâtre où Ton se jette entre deux actes trop saisissans d'un drame fiévreux , pour rentrer un instant dans la vie réelle. Li- vourne, comme toutes les villes modernes et commerçantes , n'a rien avons montrer que des rues bien alignées et une population active , une société de comptoir. C'est une ville charmante où rien ne vous humilie dans votre amour-propre d'homme: on n'y rampe jamais devant des monumens qui vous écrasent; on n'y rougit pas de son propre nom devant des noms imposans de gloire, et couronnés par cinq siècles d'admiration. La grande rue est une bourse perpétuelle où chacun fait ses affaires et signe ses traités de commerce , depuis le fastueux millionnaire, qu'on reconnaît
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au cortège de ses cliens , jusqu'au brocanteur isolé qui porte se^ denrées avec lui. Tous les idiomes du monde se mêlent dans cette rue ! on ne s'y croit pas plus en Italie qu'en un autre pays. Mais approchez- A ous de la grande place, là où le négoce ambulant expii-e; des bouches toscanes vous jetteront àl'oreille des noms qui font tressaillir. Tous les conducteurs de calossini, en vous re- connaissant étranger àvotredémarcheindécise , vous crieront en chœur : Pisa , Pisa ; Firenze,Firenze. Cesdeuxvillessontlà, tout auprès. On peut rarement se décider à coucher à Livourne lorsqu'on sait qu'un léger calessino vous emporte en quelques heures à Florence, sur une allée de jardins anglais.
A Florence donc! les chevaux s'y précipitent avec une éton- nante impétuosité , comme s'ils étaient ravis d'aller saluer leurs frères de Jean de Bologne sur la place du Palais vieux. C'est une route ravissante, c'est le digne chemhi de Florence: ce gracieux nom y est écrit partout , il n'est pas besoin de bornes miliaires pour l'annoncer au voyageur. La campagne est pure , sereine , harmonieuse comme un chant des Géorgiques. Partout le peu- plier , l'yeuse, le chêne , la vigne mariée à l'ormeau , rendent des sons mélodieux comme les dactyles du poète. Les villages sont doux à la vue, leurs noms doux aux lèvres : c'est Viarello, c'est Pian di Pisa , c'est Caschina , c'est Ponto d'Era , c'est Em- poli. Une lumière vaporeuse et molle enveloppe ces agrestes résidences ; de petits fleuves les arrosent , de souples collines les couronnent d'ombrages et de fleurs. Un dieu aussi leur a fait ce doux repos à ces beaux jardins , désolés autrefois par les guerres civiles. Les clairons des Espagnols ne retentissent plus sur les murailles de Pian di Pisa ; un poète comme Dante n'ar- rive plus à Ponto d'Era , sa branche d'olivier à la main , pour se jeter entre les Pisans et les Florentins , en leur criant : <( Où courez-vous, citoyens ? » La paix est à Pise , la paix à Florence. Les deux rivales se sont embrassées et cultivent leurs jardins. Elles ont enfin compris la vie , ces deux cités heureuses ; elles chantent , elles aiment , elles dorment ; elles ont abandonné les secousses des tragiques émotions aux peuples engourdis par les hivers et la nuit des brouillards. C'est en sortant de Ponto d'Era qu'on trouve à gauche une délicieuse rivière qui porte son nom écrit en azur sur les molles inflexions de son onde , l'Arno : k cœur ressent de la joie en entendant prononcer ce nom. On
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passe devant le couvent de San-Romano, dont la galerie de marbre se marie à de grands chênes , pour donner de l'ombre aux heureux franciscains ; on arrive à Empoli , encourt devant sa magnifique fontaine , la fontaine d'un modeste village ! Que d'assemblées de conseils municipaux il nous faudrait pour en donner une pareille à nos plus riches cités de France! Empoli, c'est la porte de la vallée de l'Arno.
Alfieri s'est fondu en vers pour chanter cette vallée et les jeunes filles qui l'habitent. Je lui pardonne son Misogallo ; les poètes ont raison quelquefois. Je ne sais si l'on meurt dans la vallée de l'Arno , mais il na'est prouvé qu'on y existe. Jamais la nature n'a rais tant de soins à composer un paysage , jamais elle n'a aussi bien combiné ses effets de lumière, ses teintes diaphanes, ses horizons dorés , ses colUnes pures qui se détachent en lignes déliées sur l'azur infini du ciel. l'Arno coule dans ce vallon; il est calme comme un bassin qui s'allonge et se perpétue. Des bois de pins d'un vert admirable semijlent descendre de toutes les collines[pour se baigner au fleuve. Des villastoscanes,descou- vens aériens, se dévoilent au voyageur, par intervalles, au milieu d'un jardin, comme un rêve d'amour; sur le somment d'une montagne, comme une pensée du ciel. C'est là que les jeunes paysannes tressent la paille qui s'arrondit en chapeau sur toutes les dames de l'Europe. Ouvrières élégantes et gracieuses , rien ne trahit en elles l'origine rustique; leurs doigts n'ont jamais fouillé la terre ni marié la vigne à l'ormeau ; ils ont la délica- tesse qu'exige la spécialité de leur doux travail. Ce beau vallon est comme un gynécée naturel , un boudoir fleuri où de jeunes femmes ont l'air de faire de la broderie sur paille fine pour leur amusement. C'est là, je pense, le plus ravissant accessoire qui ])uisse animer un paysage. Les bergères inventées par nos idyl- les ont autour d'elles une atmosphère de ferme et de bercail qui saisit le, cœur et fane leur poésie. Pour trouver des sœurs aux jeunes filles d'Empoli, on doit remonter aux beaux jours de la Thessalie et des amours arcadiens, quand les dieux eux-mêmes daignaient choisir leurs maîtresses parmi les agrestes familles de rilissus , du Pénée , de l'Eurotas ; il faut des fables pour servir de pendant aux réalités d'Empoli. Tel est le chemin qui conduit à Florence , et qui ne peut conduire que là ; vallée sauve dans ks contours de ses collines ; villas embaumées qui sourient au
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voyageur avec leurs persiennes vertes; rivière transpareote et calme; jeunes filles semées comme des fleurs vivantes sur la longue pelouse de l'Arno ; paysage céleste animé par des chants lointains, des murmures de cloches aériennes, des sons d'amou- reuses mandolines.; sérénité sur la terre et au ciel , azur partout. Florence est là. On sort de la vallée: des montagnes bleues cer- nent le vaste horizon , c'est la couronne de Florence. On ne voit qu'à peine les maisons de la ville , maisles tours , les dômes, les clochers , les coupoles , dominent les arbres des jardins et annoncent de loin à l'étranger la cité des grands édifices , la reine maternelle des beaux-arts. Encore un élan de chevaux; et l'on arrive devant la herse de la tour de Michel-Ange. Saluez l'écusson d'or aux tourteaux de gueules ; il est incrusté sur la porte de la ville : ce sont les armes de Médicis ( 1 ).
Mért.
(l)Jene connais qu'Alfieri quiaitcomplaisamment écrit sur la val- \6e de l'Arno. La ville de Gènes n'a inspiré qu'un ouvra^^e monu- mental digne d'elle : c'est.le beau et riche ti'avail de notre savant architecte M, Gauthier.
LE JUGE DE SON HONNEUR.
I.
La 25 octobre 18ôO , une berline attelée de deux gros chevaux flamands s'arrêta dans le petit village de''** , près de Walliem , à quelques lieues au-delà de Matines. C'était le jour deTévacua- tion d'Anvers par le prince d'Orange. Les volontaires belges occu|)aient en armes toute cette ligne , et attablés dans les maisons des paysans , ils fumaient des cigares et buvaient force bière à la prospérité de la nouvelle patrie qu'ils venaient de s'improviser. Il faisait nuit close , la plupart des portes étaient déjà verrouil- lées; on entendait seulement retentir au deliors quelques éclats de voix modulant sur un fausset enroué les couplets de la Bra- bançonne.
La berline , sans ralentir sa marclie , longea ces liabitations , au seuil desquelles on ne voyait pas un bomme àqui l'on pût parler. Elle s'arrêta au bout du village, devant une maison construite en briques , couronnée de tuiles rouges creusées en gouttières , et dont le faîte portait un long panache de chaume cimenté de terre glaise. La façade était blanchie à la chaux , la petite porte arrondie du haut et peinte en vert , comme les vo- lets. Le sable que les servantes avaient répandu sur les degrés de pierie qu'il fallait franchir pour arriver au marteau de fer poli qui en décorait l'entrée, indi(iuait que cette habitation n'était pas la moins fréquentée ni la moins soigneusement teime du village. L'homme en blouse qui conduisait les chevaux de la berline descendit de son siège et vint ouvrir la portière,
— Monsieur le baron, dit-il à l'un des voyageurs en se dé- coiffant poliment de son bonnet de coton , c'est ici qu'il faut
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vous reposer en attendant le jour. Le père Jef nous donnera l'hospitalité , à nous et à nos bêtes , moyennant quelques litres de bière et quelques mesures d'avoine que nous consommerons. Le jeune homme à qui cette invitation était faite sauta d'un bond les degrés du marchepied, et, faisant siffler sa cravache et sonner ses éperons , il poussa la porte entr'ouverte devant lui.
— Prenez garde à ce que vous faites, monsieur, murmura une voix dans l'obscuritédu corridor où le voyageur venait de péné- trer.
— Pardieu ! prenez garde vous-même , riposta le nouveau- venu.
En achevant ces mots, ilsaisit son interlocuteur parle collet de son habit et le jeta dehors.
Au bruit que fit cette espèce de lutte , et aux cris qui s'échap- pèrent de la berline , où deux autres voyageurs étaient demeu- rés, le propriétaire delà maison déboucha dans le corridor, armé d'une lanterne de corne et suivi de trois ou quatre cu- rieux , les mains sous leurs blouses et la pipe à la bouche. Ils n'eurent pas plus tôt aperçu celui que l'étranger venait de heur- ter avec une brutalité si coupable , qu'il s'éleva parmi eux un sourd murmure, et qu'ils coururent d'un commun mouvement à l'aide de ce malheureux , qui se relevait à grand'peine , tout souillé de boue,
— C'est une abomination ! s'écria le père Jef en saisissant de sa large main le bras du jeune homme, qui faisait mine de se mettre en défense.
— Traiter ainsi un patriote! reprit un volontaire qui arri- vait le sabre au côté et la carabine sur l'épaule. Il faut assom- mer ce gredin-là , c'est un espion hollandais , c'est sûr.
— Sacrebleu, interrompit l'étranger, tu en as menti, parla gorge! Je suis le capitaine Melchior VanGeestel; c'est moi qui ai tiré le premier coup de fusil contre les Hollandais à la porte de Schaerbeck. Si ce maladroit se laisse ainsi tomber , ce n'est pas ma faute. Je suis prêt d'ailleurs à lui donner la satisfaction qu'il exigera.
— Tout beau, capitaineMelchior, poursuivit le père Jef, c'est à nous que vous rendrez raison , s'il vous plaît; et pour com- mencer, nous allons vous faire passer parles armes si vous
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n'adressez des excuses au brave patriote que vous venez d'insulter. C'est le hcîros de notre district, savez-vous; notre père ù tous, et notre commandant sur le champ de bataille.
Pendant ce temps, les deux voyageurs de la berline avaient mis pied à terre, et, soutenant le blessé dans leurs bras , ils lui demandaient très-humblement pardon de la conduite de leur camarade. Malgré leur repentir , le baron Melchior Van Geestel neseseraitpas aisémenttiré d'affaire, si celuiqu'il avait offensé ne se fût interposé entre lui et ses agresseurs. De lui-même il lui présentala main en signe d'oubli, et tous ensemble ils entrèrent dans la maison du père Jef.
La salle dans laquelle le capitaine Melchior et ses compagnons venaient de pénétrer ressemblait plus à ui) champ de bataille qu'à une chambre d'auberge. Cinquante volontaires en blouses et la pipe entre les dénis y versaient des flots de fumée qui rendaient l'atmosphère presque compacte. Une seule servante en bonnet brodé dont les côtés retombaient sur ses oreilles comme deux ailes de papillon , distribuait aux consommateurs les litres de Louvain et de bière d'orge , les petits verres de schiedam et le feu pour les cigares ; véritable Salamandre en jaquette de laine noire , qui fendait sans som'ciller l'épais nuage de tabac dont elle était environnée.
Au milieu des silhouettes effacées des buveurs , le père Jef élevait de temps en temps le buste cuirassé de sa vaste camisole de laine rouge, par-dessus laquelle s'attachaient carrément ses bretelles de lisière. Dans le fond de la salle on distinguait, quand survenait une petite éclaircie provoquée par le ventilateur naturel de la porte entr'ouverte , une madone en plâtre colorié , fixée au mur, dominant une haute cheminée à frange qui ne servait qu'à recevoir le tuyau d'un poêle de fonte. Les murailles laté- rales étaient tapissées de rayons de bois où reposaient en ordre des litres et des demi-litres de grès à fleurs bleues avec le poinçon plombé de la police; et plus loin une armoire grillée, manière de bibliothèque renfermant la collection de pipes appartenant aux divers habitués de la maison.
Le baron Melchior, sur l'invitation de son pacifique antago- niste, prit place en face de lui avec ses deux compagnons, devant une table de sapin bien cirée où la servante posa des verres et un carafon d'eau-de-vie de genièvre. Le père Jef vint sans façon
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s'accouder auprès de ses nouveaux hôtes , et ils s'entretinrent tous ensemble des événemens du jour, de l'expulsion des Hol- landais de la ville de Bruxelles, de la victoire de Walhem , rem- portée la veille par les patriotes belges , enfînde la proclamation que le prince d'Orange avait adressée le jour même auxhabitans d'Anvers en se retirant de cette cité révoltée.
Le capitaine Melchior ne tarissait pas en éloges sur la conduite d'un chef de partisans qui avait, par son intrépidité, sauvé le château de la comtesse de Montérei dans cette mémoralile jour- née. Le père Jef se mit à rire , et, tordant son bonnet de coton entre ses gros doigts:
— Oui , dit-il , c'est un crâne , celui-là ; et vous serez peut- être encore plus étonnés quand vous saurez que ce brave patriote est de notre village, qu'il est ici présent dans mon estaminet, et que vous lui avez déjà parlé.
— Je voudrais le rencontrer, interrompit le capitaine , pour lui serrer la main.
— 11 n'est pas de récompense à laquelle il ne puisse prétendre , ajouta d'une voix timide et flûtée l'un des compagnons du capi- taine. La comtesse et sa fille lui doivent la vie et l'honneur. Elles seraient trop lieureuses de s'acquitter envers lui.
— Oh ! oh ! fit le père Jef en lançant un regard malicieux du côté de celui cpii venait de montrer tant de douceur et de modé- ration sur le seuil de la tabagie ; si ce n'est que cela , M. Van Maès estdejà payéparsa conscience. Les bonnes œuvres lui sont aussi familières qu'à moi les verres de schiedam , et c'est pour cela que nous l'honorons, et c'est pour cela que nous prenons sa défense quand il arrive que ,sans le connaître, un élourneau qui a une bouteille de vin dans la tête l'insulte ou le maltraite. Je ne dis pas cela pour vous), capitaine Van Geestel: vous savez trop ce qu'on doit aux braves et aux hommes vertueux , et je suis sûr que maintenant vous vous repentez de ce que vous avez fait.
— Pardieu , monsieur Van Maês, s'écria le capitaineen ôtant son chapeau et se retournant vers son voisin , le père Jef a dit la vérité sur mon compte comme sur le vôtre. Je vous fais mes excuses, les acceptez-vous ?
— L'oubli des offenses est le premier devoir d'un chrétien , ca- pitaine , répliqua Van Maës en pressant avec cordialité la main tpi'on lui tendait
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— Ah ! monsieur , que d'aelions de grâces ! répétèrent à la fais les deux compagnons de voyage du baron.
Et Van Maes devint l'objet de toute leur attention.
11 baissa d'abord modestement la tête comme s'il eût eu honte de cet hommage ;mais peu à peu il s'apprivoisa , et au bout d'un quart d'heure il était au mieux avec les deux jeunes gens.
Il est vrai que les figures blanches et imberbes de ces étran- gers . leurs yeux langoureux comme des yeux de femmes, leur exquise politesse , et la grâce de leurs moindres mouvemens , prédisposaient singulièrement en leur faveur tout homme<iui les ap|)rochait. Le plus jeune surtout , avsc ses beaux cheveux noirs tombant en boucles sur ses tempes avec cette candeur de visage et cette finesse de physionomie qu'eussent enviées les plus jolies filles, sembla rencontrer toute la sympathie du héros de village. 11 n'hésita pas , sur sa demande , à recommencer pour lui le récit vingt fois répété de ses actions d'éclat pendant la campagne de la révolution. Seulement il avait soin de s'interdire toute espèce d'éloges en ce qui le concernait , procurant de la sorte au père Jefrinestimable satisfaction de commenter le thème et d'y ajouter les broderies que lui suggéraient sa rhétorique et son amour pour la vérité.
VanMaes, revêtu de tout autre costume, eût passé pour ce qu'on appelle vulgairement unagréable cavalier. Il a\ ait trente ans à peine, la taille fine et dégagée, et dans la mélancolie de son regard luisait un certain feu qui indiquait une ame vigou- reuse et i)ien trempée. Le plus jeune des voyageurs paraissait prendre un vif plaisir à voir cette figure sévère et pourtant pleine de séduction s'enflammer aux mots de patrie et de liberté. Il écoutait avec ravissement cet apôtre du catholicisme confondre dans sa pensée la double passion qui l'animait , sa foi religieuse et sa croyance politique. Son imagination suivait avec un mer- veilleux entraînement l'éloquent enthousiasme de celui qui lui parlait , et puis tout d'un coup il se calmait et devenait timide jusqu'à n'oser plus lever les yeux.
VanMaes ne s'aperçut pas toulefoisdecettebizarrecontenance de son interlocuteur, et il continuait à s'entretenir avec lui , lui ouvrant le fond de son ame , comme il arrive entre jeunes gens dont l'humeur et le caractère se conviennent.
— J'aurais voulu , poursuivait-il en jouant avec le chien d'im
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pistolet qu'il portait dans la ceinture de sa blouse , j'aurais voulu que vous vous fussiez trouvé dans nos rangs quand ces marau- deurs hollandais faillirent surprendre le cliàteau de la comtesse de Monlérei. Cette dame . en ce cemoment , était, m'a-t-ondit , seule au logis avec sa fille. Quelques domestiques mal armés faisaient feu parles fenêtres du rez-de-chaussée; leur résistance avait exaspéré les pillards qui se promettaient de rapporter un riche butin de leur expédition. Quatre de ces brigands s'étaient emparés déj^i d'une issue qui devait les conduire à l'appartement des dames. C'en était fait de la comtesse et de sa lîlle, sile ciel ne m'eût amené sur leur trace avec cinquante braves gens de ce village que je commandais.
— A telle enseigne , ajouta le père .Tef, qui interrompit pour cela son entretien avec le capitaine , à telle enseigne que de vos pistolets que voici , vous fîtes cracher la cervelle à deux de ces gredins. Nos sabres firent justice des deux autres.
— Est-il possible ! balbutia le jeune compagnon du baron Melchior.
Et dansce moment , ses yeux , mouillés de larmes , laissaient tomber sur Van MaCs un regard plein de reconnaissance et d'admi- ration.
— Et monsieur , continua le père Jef , ne vous parle pas du coup de sabre qu'un de ces forcenés lui allongea en tombant , et dont il porte la blessure encore saignante sous la manchede sablouse. Il est vrai de dire aussi, poursuivit le cabaretier en achevant un verre de schiedam , que vous avez sauvé la comtesse de la dam- nation éternelle; car il est probable qu'elle ne serait pas morte en état de grâce. Du moins, du temps où j'avais l'honneurdeservir sous les ordres de son mari, le colonel Juan de Montérei, pré- sentement dans les Indes, on ne se gênait pas au régiment pour jaser sur les écarts de sa vertu. Et tenez, aujourd'hui encore...
— Sacredieu! vous en avez menti, père Jef, s'écria le capi- taine, qui brisa son verre sur la table. Songez que vous pouvez parler devant des amis de la dame que vous outragez!
— C'est une horreur! fit le plus âgé des compagnons du capitaine Melchior, je ne reste pas ici un instant de plus. Des che- vaux ! des chevaux ! et je pars , au risque de tout ce qui peut arriver.
En parlant ainsi, ce singulier personnage s'était levé tout pâle
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de colère, et , saisissant le bras du capitaine , il lui disait à To- icille :
— C'est vous qui êtes cause de cette avanie qu'on me fait ! Sortons au plus vile , je le veux. Je le veux , entendez- vous ?
Le baron Melchior eut grand'peine à tempérer cet élan de ftireur que Van Maës s'efforçait en vain de s'expliquer. Il n'y réussit qu'en donnant des ordres pour le départ. En vain on lui objecta les dangers que présentait un voyage nocturnesur une roule cou- verte de déserteurs ; l'irascible jeune bomme se contentait de répondre: Je le veux! Et le capitaine Melchior obéit à cette injonction , en aidant lui-même à atlacher les traits des chevaux.
Lorsque les trois voyageurs furent remontés dans la voiture, le cocher refusa catégoriquement de reprendre sa place sur le siége,et il déclara que nulle somme d'argent ne le ferait consentir à s'aventurer de la sorte sur un chemin où l'on risquait sa vie à chaque pas. Les plaintes et les cris du voyageur recommencèrent de plus belle. Le capitainepromit sa bourse à celui qui consentirait à remplacer le cocher absent. Pas un homme ne se i)résenta pour la recevoir.
Alors, s'offrant de lui-même pour rendre à ses nouveaux amis ce périlleux service , Van Maês enfonça un bonnet de laine sur ses yeux, et prenant le fouet et les rênes, il grimpa sur le siège et lança la berline sur le chemin d'Anvers.
Quelques minutes après, le père Jef passa une blouse par-dessus sa veste de laine rouge ; il chargea sa carabine , et enfourchant unpetitcheval qui l'attendait tout sellé dans l'écurie, il disparut au galop dans la même direction que les voyageurs, murmurant entre ses dents , avec un air de menace , les noms du capitaine Melchior et de la comtesse de Montérei.
II.
Le!Iendemain(pii suivit cette nuit aventureuse,Iavilled'.\nver8, encore occupée par une forte garnison hollandaise, se disposait à lutter aussi en faveur de son indépendance. De part et d'autre les mesures étaient prises pour livrer dans les murs un combat
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acharné ; chacun des hahitans, prévoyant le dégât et la ruine qui menaçaient de fondre sur sa retraite, s'était barricadé chez lui, ou avait fui dans la campagne.
La rue du Couvent qui se trouvait sous les canons de la citadelle, était surtout dominée par une terreur indicible. On y voyait à peine un vestige de figure humaine ; les effets pré- cieux en avaient été retirés et misa l'abri; les fenêtres étaient matelassées , les portes closes de lous leurs verrous.
Une seule maison, qui depuis plusieurs années avait toujours été ferméeet abandonnée de ses maîtres, présentale malin de ce terri- ble jour un spectacleauquelpersonne ne s'attendait. Lesoleil levant la trouva ouverte, et parée comme si l'on eût dû y célébrer quelque fête; les deux battans, laissaient voir dans la cour une voiture de voyage arrivée de la nuit. Les persiennes, levées , permettaient à l'œii de découvrir , derrière les colonnettes gothiques de la fa- çade, des rideaux de soie que des valets, en grande livrée d'éti- quette, achevaient de poser, au grand ébahissement des curieux aventurés par hasard dans cette rue. On cherchait vainement à s'expliquer ce que signifiait tout ce tumulte qui avait lieu dans l'hôtel de la comtesse de Montérei.
Pendant ce temps, danslun dessalons intérieurs , une femme en élégant négligé, à demi renverségsur un sofa, appuyait dans sa main son front pâli par la fatigue, etpar le chagrin peut-être. Elle s'entretenait très-vivement avec un homme assis auprès d'elle , et qui se dandinait nonchalamment , les mains dans les poches de son habit , d'un air maussade et ennuyé.
Le jeune homme était haut en couleur, fortement c/ta;7:>e«% il portait un front bas, couronné d'une épaisse chevelure blonde que le fer du coiffeur avait cintré en frisure , à force d'art et de patience. Sa poitrine évasée, ses épaules rejelées en arrière, la raideur de ses mouvemens , représentaient assez bien le mo- dèle d'un officier de grosse cavalerie.
La dame, au contraire , paraissait chétive et maligne. N'eus- sent été quelques rides légères qui commençaient à dessiner les saillies de son visage et de son cou , on l'eût prise pour une jeu- ne fille, tant sa taille était mince et déliée; mais enl'examinant bien , il devenait facile de supi)uter , malgré l'apprêt de sa toi- lette, que trente-six ans environ avaient déjà passé sur cette tête souffrante. Sa main blanche et presque transparente portait
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;"» ses yeux de temps à autre un niouclioir brodé , dont elle es- suyait quelques larmes avec une élégance parfaite.
— Ingrat! disait la dame au jeune homme, devais-je donc tout abandonner pour voir mes sacrifices récompensés de la sorte? Ainsi vous ne m'aimez plus ! Et vous me le dites en face, à moi qui vous écoute, sans savoir si ce que j'entends n'est pas un rêve! Vous me sommez de tenir une promesse faite alors que votre amitié n'était pas encore devenue pour moi un impé- rieux besoin ; vous voulez que je vous donne ma fille en ma- riage ! un enfant qui comprend à peine ce qu'elle désire{et qui ne souhaite rien autre chose que le bonheur de sa mère ! Ah ! Mel- chior , vous n'avez pas de pitié !
Ici le jeune officier fronça le sourcil , et laissa échapper un geste d'imi)alience.
— Que voulez-vous, chère Éléonore, il faut bien que tout finisse dans ce monde. Votre mari n'est pas mort , n'est-il pas vrai, et je ne puis pas vous épouser ! Depuis six ans que l'hon- nête homme de colonel tient garnison à Java , nous avons eu tout le temps de nous aimer. Il ne peut tarder à revenir ; les rapports indirects ne lui auront pas manqué. Vous connaissez la violence de son caractère ; il vous tuerait s'il découvrait que ses soupçons pussent être fondés. Ce cher Juan de Monté- rei! le sang espagnol coule dans ses veines pur et sans mélange comme au temps du roi Pelage ; il ne pardonnerait pas une ta- che faite à son blason par une infidèle.
— Taisez-vous, monsieur, interrompit sèchement la com- tesse, et trêve, s'il vous plaît, à vos plaisanteries! Veuillez vous informer sur le port si je puis trouver passage avec ma fille pour quelque ville de l'Angleterre. Vous nous suivrez si vous le trouvez bon. J'ai hâte de quitter ce pays ; je veux partir cette nuit, aujourd'hui même, s'il est possible. Je verrai plus tard ce qui me reste à décider.
— Mais, madame, répliqua le capitaine, ignorez-vous donc que nous n'avons évité la révolution de Bruxelles que pour tomber ici au milieu d'une insurrection ? Avant ce soir , le peu- ple d'Anvers en viendra aux mains avec les soldats ; déjà les portes de la ville sont au pouvoir des insurgés. Dans quelques heures peut-être on se battra par les rues. Si vous agissiez pru- demment, vous quitteriez cette maison.
15.
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— Vous avez peur , capitaiue Melchior ! niurniura M°>c de Monlérei, le sourire sur les lèvres.
— Restons; jele veux bien, fit le capitaine en croisant les Jam- bes. Jen'en insisterai pas raoinspour que vous consultiez Manuela sur ses in tentions à mon égard. J'ai Tamour-propre de croire que je suis un parti sortable pour elle. J'ai d'ailleurs des raisons pour penser qu'elle n'est pas lout-à-fait indifférente aux soins que je lui rends ; et puis , entre nous , cela fera taire les bruits qu'on se plaît à répandre sur vous. Cette nuit encore , dans ce misérable cabaret où nous voulions attendre le jour , à la faveur de votre déguisement, vous avez entendu... Notre liaison n'est un raystère'pour personne , et le seulmoyen d'éviter le scandaleetles vengeances de votre mari...
— Vous êtes prudent , capitaine.
— Mille tonnerres ! madame , assez de badinage , s'écria le baron Melchior en frappant du i)oing sur un guéridon de bois d'érable qu'il mit en pièces. J'aime Manuela , je vous le répète , et aujourd'hui même je désire savoir si elle consent à me donner sa main. Sa volonté sera la mienne: voilà tout. Je suis clair , je crois.
— Ah ! Melchior , fit la comtesse en appuyant son front sur le marbre delà cheminée , vous me mettez à une bien rude épreuve . Mon Dieu ! pourquoi faut-il queje ne sache rien refuser !
Et, d'une main tremblante, M'»» de Montérei sonna. Un do- mestique parut.
— Priez ma fille de passer chez moi, dit-elle en raffermissant de son mieux sa voix émue.
Le capitaine s'approcha de la comtesse et lui donna un léger baiser sur le front.
— Vous permettrez, Éléonore, que j'entre un instant dans votre boudoir et que j'attende le résultat de votre conférence i" Quoi que Manuela décide, je vous promets de me conformer à ses désirs.
A peine le baron Melchior avait-il refermé sur lui la porte dU' boudoir, une jeune fille parut dans l'appartement.
Sous son peignoir de mousseline, à peine retenu sur sa hanche par une ceinture mal attachée , elle était belle ;") ravir , la non- chalante Manuela, qui venait de quittersa toilette pour se rendre plus tôt à l'ordre de sa mère ! Ses cheveux noirs pendaient en
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gros flocons le long de ses épaules de seize ans ; une grâce in- nocente animait son visage ovale , mélancoliquement balancé sur son cou , comme un lis à rextrémité de sa lige ; ses pru- nelles,-d'unbleu profond, luisaient d'un éclat tendre et velouté, sous l'épais réseau de ses cils bruns ; parfait modèle de cette beauté flamande unie au sang castillan ; reflet de la conquête espagnole , demeuré dans ce sol historique de Charles-Quint et de Philippe 11 ; portrait délicieux , que l'on aurait cru dessiné par Vélasquez et coloré par Rubens. Cette nature de femme existe encore dans certaines villes de la Belgique, quelque peu à Gand , beaucoup à Anvers et à Bruges.
La comtesse de Montérei contemplait avec un ravissement mêlé de dépit cette beauté naissante don t elle était jalouse, bouton de rose éclos sur la même branche où sa beauté , à elle , allait s'effeuillant et perdant chaque jour sa saveur et son parfum. C'est qu'il y avait les regrets et les désespoirs de la femme au fond de ce sourire de mère ! C'est que , dans ce triomphe , elle voyait sa défaite; c'est que la beauté d'une jeune fille est un mii'oir auquel une mère coquette se regarde rarement sans pâlir !
— Manuela , dit U<^° de Montérei en repoussant avec douceur du revers de sa main le baiser que sa fille allait lui donner , j'ai voulu vous entretenir d'une cliose importante qui vous concerne. Vous devez me répondre avec franchise et sans rien me déguiser de votre pensée.
Puis la comtesse s'arrêta un moment pour reprendre haleine , comme si ces simples mots eussent épuisé ses forces.
— Tu sais , reprit-elle , si mon désir le plus ardent n'a pas toujours été de te voir heureuse.
— Ma bonne mère , je serais bien ingrate si je l'oubliais.
— Eh bien donc ! confie à ta mère le secret que tu semblés vouloir lui cacher. Manuela , depuis quelque temps vous n'êtes plus la même ; vous fuyez les occasions que les jeunes filles de votre âge recherchent d'ordinaire ; vous désertez les bals pour les églises ; toujours on vous surprend en prières et les larmes aux yeux. Il n'est pas naturel qu'un enfant qui entre à peine dans la vie ait déjà tant de pardons à demander au ciel. Je veux que vous me confessiez ici , comme vous le feriez à votre direc- teur, la faute qui peut ainsi exciter vos remords. Vous pâlissez.
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Manuela ! vous concevez que j'ai découvert ce secret dont la cause est une insulte pour moi. Mallieureuse enfant ! mais vous ne savez donc pas qu'il tuera votre mère , cet amour coupable auquel vous vous êtes livrée avec tant d'imprudence?
Manuela, pour seule réponse, se jeta , toute en pleurs, aux pieds de M™<' de Montérei. La comtesse se leva brusquement et laissa retomber sur le parquet le front de sa fille.
— Ainsi vous l'aimez? continua-t-elle en se promenant à grands pas dans l'apparleraent.
— Je l'aime, répéta Manuela d'une voix si basse et si trem- blante, que sa mère put à peine l'entendre.
— Ainsi votre plus clier désir serait d'être unie à lui? En un mot , vous voulez l'épouser ?
— L'épouser ! fit Manuela , qui se cacba le visage entre ses mains; vous savez bien, ma mère, que cela est impossible.
— Impossible! Oh! viens dans mes bras, s'écria M™« de Montérei en couvrant de baisers le front de Manuela. Ma fille ! chère enfant! je comprend:^ ton beau sacrifice. N'est-ce pas que tu ne voudrais pas faire mourir ta mère de chagrin ? Car , vois- tu , je suis feii.aie comme toi. Une femme qui aime renonce difficilement aux rêves qu'elle s'est bâtis dans son imagination, même alors qu'elle comprend le mieux leur vide. Tu ne l'épou- seras pas! tu ne lui laisseras pas même apercevoir l'impression qu'il a produite sur toi. Va, nous te chercherons un autre mari, plus riche, plus beau, plus jeune. Toute ma fortune, je te la donnerai , Manuela , pour que tu sois heureuse. Ta mère ne te demande que le silence , le silence le plus absolu , et que le baron Melchior ne se doute jamais que j'ai trouvé en toi une rivale.
— Ma mère , interrompit Manuela en regardant la comtesse avec des yeux stupéfaits et hagards, je n'ai jamais aimé le capi- taine Melchior.
— Eh ! qui donc aimes-tu? demanda M""» de Montérei, dont l'étonnement égalait celui de sa fille.
— Vous ne le saurez pas ! balbutia la pauvre fille. Comment oserais-je donc vous l'avouer ? Ma mère ! je suis bien malheu- reuse. Mon amour est un sacrilège dont la seule idée me fait frémir moi-même. Cette piété dont vous m'avez louée tant de fois, ces journées passées dans la prière, cette hypocrite dévo- lion (jui me poussait à l'église, ma mère , tout cela n'était que
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reflPet de mon amour. Je l'y voyais ainsi tout le jour, j'écou- tais sa voix si pure, où son ame semblait empreinte. Sous les habits sacrés de son ministère, je l'adorais en silence, et je joignais les mains devant lui, croyant prier devant Dieu. Oh! plaignez-moi , ma bonne mère. Je l'aime sans espoir , sans oser seulement le lui laisser comprendre ;je l'aime à en mourir.
—Oh ! que me dis-tu là ? lit M"»» de Monterei en attirant sa tille plus près d'elle. C'est un prêtre que tu oses aimer ! Son nom? quel est-il? où est-il? Parle.
— Vous l'avez vu , ma mère ; hier encore il était auprès de vous; mais vous ignoriez ce qu'il était. C'est lui qui nous a sau- vées toutes deu^iors del'attaquedevotrechàteau ; c'est luidont le courage et l'adresse nous ont amenées jusque dans cette ville. 11 est maintenant sous le même toit que nous, et peut-être à l'instant où je parle
En ce moment la porte du salon s'ouvrit, etlevaletde chambre de la comtesse annonça à haute voix: M. l'abbé Fan Maës.
Une autre porte s'ouvrit au même instant à l'autre extrémité du salon , et le capitaine Melchior , le teint pâle et les traits ren- versés, parut sur le seuil du boudoir.
Ce fut un coup de théâtre impossible à décrire que celte scène muette et pourtant si expressive où tant de passions différentes se trouvaient enjeu. D'un côté , l'abattement de la jeune fille, qui n'avait pas eu la force de quitter les genoux de sa mère , qu'elle tenait embrassés ; plus loin , la fureur concentrée du capitaine , le regard fixe et morne de la comtesse, en présence de cet étran- ger dont l'attitude grave et paisible contrastait avec ces visages effarés.
Van Maës avait quitté la blouse et les armes du volontaire patriote. Ce n'était plus qu'un jeune abbé dans le sévère costume
de i^onétat. Son front élevé et majestueux se montraità dé- couvert; uneangélique sérénité enveloppaitle calme profond de sa figure. Il s'avança modestement, et sans qu'il parût avoir remarqué le trouble jeté par sa présence au milieu decelte famille, il s'informa de la santé des dames , et s'assit à côté du capi- taine , qu'il salua de l'air le plus gracieux. Melchior, appuyé sur le dos d'un fauteuil, ne changea pas de contenance. Seule- ment son regard s'alluma d'un feu sombre qui présageait une prochaine explosion.
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— Avant de prendre congé de vous , madame, dit l'abbé Van Maës à la comtesse de Montérei, permettez-moi de remercier Dieu avec vous de l'heureuse issue de notre voyage. Grâce à sa toute-puissante protection, nous voici dans cette ville d'Anvers, où la cause de la religion et de la patrie a besoin de l>ras dévoués pour la défendre. QueUpiesengagemens partiels ont déjà eu lieu dans les faul)0urgs entre le peuple et la garnison hollandaise. Bientôtun comI)at général va s'engager , qui décidera de la nationalité belge. Notre devoir à nous autres, danscQtte solennelle circon- stance , ajouta-t-il en tournant les yeux vers le capitaine , est de guider les efforts d'un peuple héroïque , et de mourir , s'il le faut, en proclamant son indépendance à la face dit ciel et des hom- mes. J'ignore quel destin nous attend dans cette glorieuseentre- prise; quoi qu'il en arrive, le mépris du danger est pour nous un devoir. Mais vous , madame la comtesse , il est inutile que vous exposiez vos jours et ceux de votre fille en persistant à ne pas quitter cette rue qui va devenir bientôt le point de mire des boulets de la citadelle. Avant que le tumulte populaire vous en- ferme dans votre maison , je me suis assuré pour vous d'une retraite.
Le capitaine Melchior , en entendant' ces mots , fronça le sour- cil et fît un pas dans la direction de.l'abbé. Van Maës poursuivit, expliquant peut-être la singuhère expression des visages qui l'environnaient , par l'effroi bien naturel que devait produire l'attente d'un péril aussi prochain :
— La cathédrale de la villeest, parla nalure]de sa construction et par la sainteté du lieu, à l'abri des fureurs deTennemi. Le curé, i4 ma sollicitation, vous y offre un asile à vous et à vos gens. Vous pouvez attendre là l'issue de cette terrible lutte, et prier Dieu pour nous pendant que nous combattrons. Monsieur lecapitainejoin- dra sans doute ses instances aux miennes pour vous persuader. Chacun des instans qui s'écoulent est précieux. Au nom du ciel , songez-y , madame.
Le capitaine Melchior, interpellé par Van Mafis , rompit enfin son long silence. Il croisa les bras sur sa poitrine et vint se pla- cer en face de l'abbé.
— Monsieur le curé , dit-il , vous donne ici , madame la com- tesse, un excellent avis dont vous profiterez, j'en suis certain. Mettez votre honneur et celui de Manuela sous la sauvegarde de
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cesaint homme. Pardieu ! il sera en bon lieu Jevousen réponds! Sur l'honneur, monsieur m'a l'air d'un galanl homme. Je le crois même trop curieux des bonnes grâces de ses jolies p énilentes pour douter qu'il ne s'empresse de quitter bientôt le combat, afin de vous tenir compagnie dans la retraite qu'il vous offre avec un si louable désintéressement. Ai)rès tout , parce que l'on est tonsuré et affublé d'un manteau noir, on n'enestpas moins pour cela jaloux de plaire aux dames.
— Monsieur le baron , interrompit l'abbé en quittant son siège , permettez-moi de croire que l'ironie de vos paroles ne s'adresse point à ma personne. Pourriez-vous soupçonner....
— Soupçonner? monsieur l'abbé, Dieu m'en garde. Ce serait la première fois qu'on aurait vu la luxure et la concupiscence emprunter la soutane d'un ministre de notre sainte église. Soup- çonner? oh! non. Vos pareils sont incapables de séduire une jeune tille innocente, de fanatiser son imagination , de profiter de leur ascendant pour
— N'achevez pas , monsieur , s'écria le jeune prêtre en saisis- sant avec violence le bras du capitaine. Oh ! n'achevez pas, car vous me feriez oublier le respect que je dois à l'habit qui me couvre. Honte ! honte ! Lorsque l'on porte une épée , des propos semblables en présence de deux femmes . qui n'ont que leur pudeur pour se défendre, et devant un prêtre à qui son devoir fait une loi de la souffrance et de la résignation, cela n'est, monsieur , lii d'un militaire , ni d'un gentilhomme.
L'abbé Van Maës avait à peine achevé ces mots, qu'un soufflet retentit sur sa joue.
La comtesse de Monlérei et sa fille poussèrent un cri aigu. Van Maës, les dents serrées parla colère, ne trouva pas d'autres mots que ceux-ci :
— Il l'a voulu ! Mon Dieu , pardonne-moi.
III.
Dans la ville d'Anvers , ville du moyen âge , aux frontons cré- nelés, qui porte encore sur ses épaules le manteau de pierre|quelui broda la magnificence espagnole , les habitudes populaires se sont maintenues de niveau , sinon avec le grandiose de la f ra-
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dition architecturale , du moins avec sa singularité. Les mate- lots catalans et andalous, venant, du Mexique ou de la côte d'Afri- que, dépenser leurs carolus dans les joyeuses tavernesanversoises, ne devaient pas , au seizième siècle , différer beaucoup des ma- rins qui remplissent aujourd'hui les rideyks.
Faites-vous l'idée d'une suite de cal)arets où accourent dan- ser , fumer et boire , des échantillons de tous les peuples du globe. Il y en a de blancs, de noirs , de jaunes ; affublés de mille façons diverses, parlant mille jargons étranges, faisant sauter, au son d'un orchestre criard , des bourses pleines de ducats , et des filles de joie barbouillées de punch et de baisers. Voyez- vous des Malais et des Groënlandais , les glaces du pôle nord et les feux de l'équateur, qui ne sont i)lus séparés que par une table chargée de cigares et d'eau-de-vie ! Des loups de mer échappés à cent naufrages qui jettent l'or par poignées après huit mois d'océan , parce qu'ils vont repartir le lendemain pour le banc de Terre-Neuve ou pour Madagascar. Des années de solde et des prises de corsaires, qui ont coûté le sang de vingt équipages, fondues et volatilisées en quelques heures comme sur les charbons d'un creuset ! Ce sont des fêtes splendides et véri- tablement royales que ces orgies de matelots où tout est joué sur une carte, santé, fortune, présente! avenir. 11 semblerait que notre vieil univers va trépasser de décrépitude , et que ces hom- mes tremblent de paraître devant Dieu les mains pleines.
Ce jours-là , comme on prévoyait le tumulte qui allait éclater dans la ville , la plupart des équipages étaient consignés à bord par leur capitaine. Les marins d'un brick hollandais arrivé de- puis deux jours de Java avaient seuls enfreint la consigne ; et assis devant des bols de punch et des bouteilles de madère et de Champagne, ils se livraient bruyamment, dans l'intérieur d'un rideyck qu'ils avaient loué pour eux seuls , à tous les plaisirs et à toutes les joies dont ils s'étaient vus sevrés depuis cinq mois. Les pauvres filles ne savaient auquel entendre parmi ces force- nés qui se disputaient le vin et les caresses qu'elles distribuaient pourtant de manière à ne point faire de jaloux. A celui-ci elles apportaient un baiser, à celui-là un cigare allumé, à cet autre une bouteille de schiedam ou des rack. Et pendant ce temps un orchestre assourdissant faisait tourbillonner ou valser des couples avinés dont les pas ébranlaient la salle.
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Un vieillard liasané, en longues moustaches grises, vêtu d'une redingote d'uniforme et coiffé d'un chapeau ciré , se tenait seul ii l'écart, accoudé sur une table où brûlait un bol de punch i'ipeine entamé. Il ne semblait pas prendre une part bien active à ces grossiers plaisirs, mais armé d'une bourse de cuir rem- plie de ducats jusqu'aux bords, il excitait les autres à boire et payait la dépense sans la marchander.
Ce vieillard était encore robuste , quoique son visage , amai- gri et ridé par le soled équalorial, portât l'empreinte de la fatigue et de la souffrance. Ses gros sourcils gris qui ombra- geaient un nez aquilin des plus prononcés , donnaient à sa phy- sionomie un air de dureté , augmenté peut-être par des chagrins de cœur. Les matelots.au milieu même de leur ivresse, parais- .saienl le respecter ; ils ne l'approchaient que le chapeau ou le bonnet à la main , et se tenaient , quand ils lui parlaient , dans l'attitude de la soumission la plus absolue.
Une vive fusillade qu'on entendit dans une rue voisine lui fit dresser la tête. Les marins ne jugèrent pas A propos d'interrom- pre pour cela leurs danses et leurs libations. Seulement l'un d'entre eux . placé en sentinelle à la porte extérieure pour empê- cher les profanes de pénétrer dans le sanctuaire de cette orgie à huis clos , vint prévenir monsieur le colonel qu'un homme du peuple demandait à le voir.
Sur un signe du vieillard, l'homme fut introduit. C'était le père Jef, toujours affublé de sa camisole de laine cramoisie, <Iu'on entrevoyait par l'ouverture de sa blouse. Aussitôt qu'il aperçut le vieillard , il courut se jeter à ses pieds.
— Monsieur le comte, s'écria-t-il, c'est donc bien vous qui nous revenez ici. Et cette fois, n'est-ce pas, ce sera pour ne liîus nous quitter. Dès que j'ai appris par un marin de votre bord l'arrrivée du bâtiment qui vous ramenait des Indes , je me suis dit: ti .lef, ton ancien maitre a besoin de toi. i> Et alors j'ai chargé ma carabine et je sui,i venu vous trouver.
— C'est bien , mon vieux camarade. En effet, il me faut aujourd'hui des bras dévoués et fidèles. Tu étais le premier sur qui je devais compter. Je te remercie de l'exactitude que tu as mise à me tenir au courant de la conduite de ma l-emme, malgré la distance qui nous séparait. L'infâme a comblé la mesure. Les lemontrances, les prières, les menaces, tout a été impuissant.
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La fatalité qui l'aveuglait raedestinaità devenir moi-mêmemon vengeur. Qu'il en soit ainsi , et que ce malheur retombe sur celui qui l'a causé.
Ces paroles, dites avecle sang-froid d'un homme quia depuis long-temps arrêté son dessein , firent pâlir le père Jef. — Il connaissait l'opiniâtre caractère de celui qui les j)rononçait.
— Vous allez donc la tuer , mon colonel? balbutia le cabaretier tout ému de ce qu'il venait d'entendre.
Pour toute réponse , le vieillard hocha la tête d'un air qui ne laissait présager rien de bon. Puis, appelant de la main un des matelots qui buvait à quelque distance de lui:
— Bénéden , lui dit-il, tu es bien sur , n'est-il pas vrai , que le capitaine Melchior est rentré avec la dame en question , dans la maison de la rue du Couvent?
— Oui, mon colonel.
— Bénéden , quelle heure est-il ?
— Cinq heures , mon colonel.
— A la nuit tombante, que tout le monde soit prêt à me suivre. Les fusillades de la journée auront, j'espère, débarrassé les rues des curieux et nous pourrons agir à notre aise. D'ailleurs nous avons nos armes.
Le nom du capitaine Melchior , jeté dans cette conversation , vint fort à propos rappeler au père Jef qu'un ami l'attendait à la porte du rideyck.
— Quel est cet ami, demanda le colonel, et qu'a-t-il à démêler avec le capitaine ?
— A cette question , lecabaretier se gratta l'oreille commes'il eût été embarrassé d'y répondre.
— Excusez-moi , dit-il enfin. C'est que le cas est étrange. Mon ami est un ecclésiastique , et l'affaire qu'il veut débrouiller avec le capitaine Van Geestel, est une affaire d'honneur. Il s'agit d'un soufflet , voyez- vous , et Van Maës n'est pas fait pour supporter cela patiemment. Il a l'offense sur le cœur , et il se battra. Je suis l'un de ses témoins , et j'en cherche un second qui pnisse m'aider dans mon office.
— Ne le cherche pas plus loin , mon brave ; tu peux assurer à ton ami qu'il obtiendra la satisfaction qu'il désire. Amène-le- moi sans plus tarder , car ce soir quelqu'un aura sans doute l)es«in de son pieux ministère.
REVUE DE PARIS. 159
IV.
M'ncde Moiitérei et le capitaine Melchior avaient oublié leur différend du matin; la découverte du secret de Manuela venait de renouer la chaîne qui attachait l'une à l'autre ces deux existences. Le front de la comtesse rayonnait de joie, et son amant, déjà consolé, reprenait insensiblement le joug, qu'il avait tenté de secouer un instant.
Il y a tant de puissance et de charme dans l'habitude qu'il ne ne suffit pas d'une demi-volonté pour s'afFrancIiir violemment de ses liens. M'"<= de Montérei , tout entière à sa nouvelle victoire , cherchait , par ses caresses et par ses tlatteries , à s'en assurer désormais la tranquille possession. Manuela avait été réléguée dans sa chambre. Son chagrin et ses devoirs de dévotion avaient servi de prétexte pour rempécher de paraître au dîner; lebras ap- puyé sur celui de Melchior , sa mère pouvait donc parcourir tous les appartemensdela maison sans risquer de rencontrer une rivale.
Elle se faisait un plaisir d'enfant de découvrir au jeune officier les curieuses richesses de cet hôtel , possédé par la famille de son mari depuis l'époque de l'invasion espagnole. Ici elle lui indiquait la splendide galerie oîiunMontérei avait eu l'honneur de recevoir le roi Charles-Quint et sa cour ; là , contre les piliers gothiques dont la clarté des flambeaux projetait sur les murs les grandes ombres dentelées, les armures vénérées d'une longue suite d'aieux étalaient le luxe de leurs ciselures. Plus loin, dans de hautsca- dres enfumés , les héros sortis de ce nom généreux étaient re- présentés dans tout l'orgueil de leur blason par les plus fameux peintres de l'Espagne et de la Flandre.
Le capitaine donnait une admiration de complaisance à ces chefs-d'oeuvre de l'art , dont il faisait du reste bon marché dans le fond de son ame.
La comtesse , fatiguée de cette excursion , désira s'arrêter dans l'une des salles de l'hôtel. Le capitaine roula galamment jusqu'auprès d'elle un massif fauteuil de chêne sculpté, décoré d'un écu d'armoiries en relief; ce fauteuil était couvert d'un velours rouge , orné d'une crépine d'or usée et ternie par le temps. 11 fallait monter trois marches vermoulues pour s'asseoir sur cette espèce de trône seigneurial.
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La belle maîtresse du capitaine Melchiop s'y plaça.
— Nous sommes ici, dit-elle à son amant, en promenant sur lui de tendres et expressifs regards , nous sommes ici dans la salle de justice du comte de Monlérei ; car vous n'ignorez pas, mon ami ; qu'aux temps de barbarie où vivaient nos aïeux, ils s'étaient arrogé le droit de punir eux-mêmes les délits commis dans le cercle de leur juridiction. C'est dans cette salle, peut- (Hre sur ce même fauteuil où je suis assise maintenant, qu'un Montérei renouvela le trait de Drutus , et condamna à la mort
un de ses fils qui avait excité vme sédition contre lui. Les annales de notre famille sont pleines de ces actes de fanatisme, dont l'exemple est heureusement perdu chez les paisibles descendans de cesterribles seigneurs. Faut-il vousl'avouer , mon cher Mel- chior,je n'envisage jamais sans pâlir ces longues figures sévères dont les yeux, blancs et mats , semblent vous poursuivre , quel- que soin que l'on prenne de les éviter. Au milieu de ce silence qui les environne, il i)lane comme une mystérieuse terreur qui vous glace jusqu'au plus profond de l'anie. Ce devaient être de cruels maris pour leurs femmes, que ces hommes velus de fer et toujours prêts à punir d'un coup de dague ou d'épée la moin- dre faiblesse, le plus petit oubli! En vérité, si vous n'étiez là auprès de moi , si je ne sentais votre main bien-aimée dans la mienne, je crois que je mourrais de peur.
Ici la comtesse tressaillit sur le fauteuil, et elle jeta sesbras au- tour du cou de son amant.
— 3Ielchior ! s'écria-t-elle , n'avez-vous pas vu remuer cette tapisserie ?
Le capitaine sourit decette frayeur de sa maîtresse,et il la ras- sura par un baiser.
— Ne crains rien, lui dit-il , monÉléonore ; nous sommes seuls dans celte maison , et nul imprudent , je pense, ne serait assez peu soucieux de sa vie pour venir nous y troubler. Rassure-loi ; c'est le vent qui aui'a soulevé cette tapisserie.
— Condamner son propre enfant à périr par la main d'un bourreau! reprit la comtesse après un moment de méditation silencieuse. Et il se trouve des gens pour admirer de telles ac- tions ! Vois -tu là-bas ce portrait! c'est Maurique le taciturne ce juge cruel dont je te parlais tout à l'heure. Regarde comme son visage est sombre et glacé ! Le peintre a bien placé son ame
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de tigre dans ses yeux. Il y a du sang autour de ses paupières , sous ses longues moustaches grises il serait impossible d'aperce- voir le plus petit sourire. Ne trouves-tu pas qu'il ressemble à Juan , mon mari ?
En achevant ces mots ,M'»e deMontérei pencha sa tète sur ses genoux, et elle fondit en larmes.
— Éléonore ! reprit le capitaine , qui vint s'agenouiller sur l'tuie des marches du fauteuil , en vérité , je ne vous comprends pas. Vous avez ce soir les idées les plus ridicules qu'on puisse imaginer. Vous laisser trouI)lerî» ce point par de mauvaises pein- tures dont je me débarrasserais , à votre place , entre les mains d'un directeur de ventes i)ubliques! Cela n'apas de nom. Demain, nous enverrons les aïeux à l'encan. En attendant, donnez-moi le liras, et retournons dans votre chamlire , où j'espère que vos folles visions ne vous suivront pas. Venez; je veux que mon amour vous fasse oublier tout cela. Vous penserez un autre jour à Juan de Montérei, votre loyal mari. Le bonhomme dort sans doute en ce moment dans son ile de Java, sur les deux oreilles, sans se douter de la terreur (pi'il vous cause.
— Hélas , mon Dieu ! poursuivit la comtesseen écartantbrus- quement la main que lui lenrlait le cainlaine , j'ai été bien légère et ])ien coupable envers lui!
— Laissons ce vieillard, ma belle Éléonore, et ne pensons <iu"à notre bonne étoile qui le tient éloigné de nous.
— Hélas! hélas! que je me repens de mes fautes, et combien je regrette de ne l'avoir pas suivi dans ce fatal voyage !
— Y pensez-vous, ma chère? à Java? un climat aussi meur- trier pour une femme frêle et délicate! Votre départ eût été un véritable meurtre. 11 a bien mieux fait, le vieillard, de vous laisser parmi nous.
— Melchior! Melchior ! ne blasp'némez pas.
— Mon amour ! dit le capitaine en passant son bras autour de la taille de sa maîtresse, vous irez demain à confesse; mais au- jourd'hui c'est moi qui suis voire ange gardien. Jamais , je crois, vous ne me parûtes plus belle et plus attrayante. Cette pudeur qui se réveille me rappelle des temps bien cher» à mon souve- nir. Six années de bonheur disparaissent en ce moment devant moi, et je me crois au])remier jour de mon triomphe. Oui, je paierais celte nuit au prix de tout mon sang ; je consentirais à
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partir demain pour les Indes , à braver les vengeances de votre mari , à lui dire que je suis coupable de vos fautes , et qu'il peut maintenant, comme Maurique de Montérei , son aïeul , me de- mander compte de son honneur que j'ai foulé aux pieds.
— Ton vœu sera rempli, s'écria une voix formidable que perça l'épaisseur de la tapisserie.
Au même instant , le jeune homme se vit terrassé par vingt bras vigoureux qui le traînèrent, bâillonné, jusqu'à un faisceau de piliers gothiques , où il fut attaché par le milieu du corps. La comtesse toml)a de toute la hauteur de son siège sur le pavé de la salle , et le colonel Juan de Montérei , enjambant avec ses bottes éjjeronnées ce corps de femme immobile , prit sa place sur le fauteuil seigneurial , flanqué de deux matelots robustes qui tenaient chacunam sabre nu dans leur main.
Quand ce juge terrible eut promené ses yeux quelques in- stans sur les deux victimes étendues devant lui, il fît un signe, et le père .lef s'avança , pâle et tremblant , pour relever M"'« de Montérei. Il essuya avec son mouchoir le sang qui coulait de ce front meurtri, et il regarda le colonel comme pour lui deman- der ce qu'il devait faire de cette femme demi-morte. Le colonel donna des ordres pour qu'elle fût transportée sur son lit et gardée à vue, jusqu'à ce qu'elle eût repris ses sens ; puis , se tournant vers le capitaine Melchior:
— Je [)rendsle ciel à témoin , lui dit-il d'une voix calme, que je n'apporte ici ni haine niprévention; j'ai laissé au seuil de cette porte toute passion mauvaise. Ce n'est pas le mari outragé qui vient de te charger de sa vengeance; c'est le juge inflexible qui assume sur son corps et sur son ame , devant Dieu et devant les hommes , la responsabilité de son arrêt. Accusé du plus lâche adultère, surpris par moi dans ma maison comme un voleur de nuit, ta vie m'appartient à ce double titre. As-tu quelque chose à dire pour la défendre? Parle! Souvent les plus claires apparences sont trompeuses. Je suis vieux: la prudence doit être le partage de ceux qui ont beaucoup vécu. Je ne me par- donnerais pas d'avoir inconsidérément versé le sang d'un homme qui n'aurait pas mérité ce châtiment.
Le capitaine indiqua par un geste que son bâillon l'empêchait de répondre. Le comte le lui lit enlever.
— Maintenant, poursuivit-il , je l'écoute.
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— Monsieur le comte , l)albutiale capitaine Melchior, dont la frayeur faisait trembler la voix , vous ne voulez i)oint m'assassi- ner , n'est-ce pas ? Oh ! vous êtes trop généreux pour cela ! Il n'y a qu'un lâche qui se résigne à assassiner un hounne qui ne se défend pas ! Consultez ces gens qui vous entourent , de bra- ves marias qui ont toujours vidé leurs querelles à armes égales, j'en suis sûr. Un homme vous insulte ; on ne le poignarde pas pour cela: on l'attaque bravement, en plein soleil, l'épée à la main, comme un honnête gentilhomme. Réfléchissez, colonel, à la barbarie de votre action. La religion et les lois s'y oppo- sent. Ce serait pour votre nom un opprobre éternel. Vous n'avez pas le droit de me condamner ; il y a des tribunaux pour moi comme pour vous, pour nous tous enfin. Toute autre jus- tice est un meurtre , et il y a [des écliafauds pour les meur- triers !
— Capitaine Melchior, repartit le comte de Montérei sans se troubler, vous n'êtes pas ici pour juger mon droit: ce droit je l'ai reçu de mes pères , qui le tenaient de Dieu. Que me font vos institutions de triimnaux et de gens gagés pour trafiquer de nos dépouilles? Parce que deux ou trois rois nous ont ravi nos pri- vilèges , est-ce à dire que dans les circonstances où il y va du plus pur de notre honneur, nous ne puissions revendiquer ce qu'on nous a volé? Capitaine, je suis de la race de ceux qui disaient aux rois d'Espagne, il y a trois siècles: Nous, dont chacun isolément vaut autant que vous, et qui tous en- semble valons plus que vous! Nous pouvons mettre sous vos yeux les chartes qui prouvent et consacrent ce droit que nous tenons de la grâce de Dieu, je vous le répète, comme les rois leur couronne. Que l'échafaud m'attende après cela , je veux bien le croire ; mais c'est ici mon affaire et non la vôtre. Avant que la force m'arrache de cette maison , j'y suis maître ; je siège dans ma salle de justice. Parmi les nobles hommes dont les portraits m'entourent , pas un qui n'eût agi ainsi que je le fais pour la conservation de son honneur. D'ailleurs nos partis sont en guerre. Je suis sujet du roi des Pays-Bas, et vous un révolté que je puis faire fusiller, si tel est mon plaisir; car à cette heure, capitaine Melchior , vous ne nierez pas que vous êtes mon pri- sonnier. Ce n'était pas assez de me voler ma femme et ma mai- sou; il fallait les garantir l'une et l'autre d'tme surprise et m'em-
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pêcher d'arriver jusqu'ici. Mais c'est trop de paroles inutiles. Pouvez-vous vous justifier ? Le capitaine baissa la tète sans répondre.
— Eh bien donc ! dit le comte de Montérei en se levant de son fauteuil , vous avez mérité la mort ; vous périrez par l'épée , comme un gentilhomme doit finir. Voici le bourreau ; qu'on aille chercher le prêtre !
Van Maës, un crucifix dans la main, s'avança vers le capi- taine.
— Vous, qu'on s'éloigne, poursuivit le comte en s'adressant aux marins qm l'avaient accompagné.
Puis , se tournant vers Melchiur :
— Je vous donne vingt minutes pour mettre ordre à votre con- science.
Des cris de femme , partis d'une pièce voisine , ajoutè- rent à la confusion de cette scène. Manuela , le visage renversé et ses vétemens pleins de sang, accourut se jeter aux pieds du comte.
— Au secours ! au secours ! criait-elle. Ah ! monsieur , ({ui que vous soyez , vengeance ! ils viennent d'assassiner ma mère!
— Que faites-vous ici, et qui êtes-vous? murmura le colonel en secouant avec colère le bras de Manuela.
— Votre fille, articula la voix du capitaine.
— Mon père! fit Manuela qui se rejeta en arrière avec un mouvement d'horreur.
Un effrayant silence suivit celte reconnaissance inattendue; le vieillard détourna les yeux, carilsentait faiblir son courage et revenir la pitié dans son cœur.
Melchior espéra.
Le colonel tendit les bras A sa fille ; mais la jeune fille recula devant l'embrassement de son père.
— Sauvez-moi! murmura-t-elle en tombant !es mains jointes aux genoux de l'abbé Van Maës. Sauvez-moi, car il a tué ma mère !
Le comte se promena quelques minutes dans la galerie , la tête inclinée, l'esprit torturé par mille pensées diverses.
— Qu'onéloigne cette enfant! dit-il enfin avec un geste dimpa- lience.
Le père .!ef souleva doucement Manuela , ci l'emporta dehors.
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l'out-étre ce br.ive homme étail-il bien aise de cacher deux grosses larmes qui roulaient dans ses prunelles grises.
Le colonel chargea Bénéden de la garde de son prisonnier , et ilaccordaau condamné un sursis jus{iu'au lever du jour.
Le combat engagé la veille dans les rues d'Anvers, entre les in- surgés etlagarnison hollandaise, recommença au lever du soleil. Cette journée devait déciderdu sort delà ville et delà province. Les troupes royales perdaient du terrain à chacpie instant ;mais le général Chassé demeurait maître de la citadelle , et une esca- dre croisait dans l'Escaut prête à soutenir le feu de ses batteries.
Des fenêtres de l'hôtel de Montérei on pouvait apercevoir au loin les canons braqués dans la direction de la rue du Couvent et la Hamme bleuâtre des mèches souff'rées (pii bridait sur l'affût des pièces. Il était évidentque siles forts et la citadelle prenaient part à l'engagement, les malheureux habitans de celte fraction delà ville se verraient écrasés sous les ruines de leurs maisons.
Le colonel, enseveli dans la profondeur de son désespoir, se promenait à pas lourds sur le parquet reientissant d'ime cham- bre isolée, et il calculait avec un sourire de satisfaction infer- nale les chances de mort que laissait deviner la position des forces militaires contre lesquelles se déballait la ville, ^on visa- ge basané était rendu plus effrayant parTinsomnie qui avait en- core creusé les sillons de ses joues.
Quand il eut contemplé à son aise l'attitude de cette cilé qui se réveillait au bruit du tocsin et des fusillades, il traversa une longue filed'appartemens où bivouaquaient i)êle-n?èle , au milieu de la fumée de tabac et des bouteilles cassées, les marins qu'il avaitengagés, à prix d'or, pour le servir dans son aventureuse expédition. Ln bruit de voix l'attira vers une salle dont la porte était restéeentr'ouverte. C'était la chambre de sa femme.
La comtesse, encore parée de ses habits de la veille , semblait sommeiller sur son lit. Une jeune fille, agenouillée, tenait àses lèvres une des mains pendantes de la morte, tandis qu'un prê- tre , debout à côté d'elle , Usait d'un voix sépulcrale des mots latins dans un gros livre. Au chevet, un cierge achevait de se
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consumer , et ses dernières lueurs , mêlées aux pâles rayons du jour naissant, reflétaient une clarté blafarde et indécise sur les acteurs de cette scène de désolation.
— Monsieur l'abbé , dit lecolonel d'unevoix dureetsaccadée, merci de vos bons soins. Ce n'est pas votre faute si cet homme n'a pas voulu mettre soname en paix avec Dieu. Que son impiété retombe sur lui! Vous allez sortir et emmener ma fille avec vous, ajouta-(-il plus bas de manière à cequeManuela n'entendît point ses paroles. Vous la conduirez au couvent des sœurs béguines, où elle demeurera sous la surveillance de la mère supérieure jusqu'à sa majorité. Alors , vous, que je nomme mon exécuteur testamentaire, vous la mettrez en i)ossession de ma fortune. Ce portefeuille contient tous les papiers nécessaires. Prenez-le. Allez et ne tardez pas , car je vous avertis que tout ce qui reste dans cette maison est destiné à mourir. 11 n'est pasjusle quel'in- nocence porte la peine du crime. Sortez donc d'ici avec Manuela! Point d'objections ni de remontrances ! Par pitié pour cette der- nière goutte de mon sang qui soit pure encore, sauvez ma fille, et que votre vertueuse sollicitude remplace pour elle l'amitié d'un père ! Partez! partez sur-le-champ; dans un instant il serait trop tard peut-être!
Et le colonel, sans attendre la réponse du prêtre, tourna le dos et courut partager entre les marins une cassette pleine de ducatsetde guUlaumesd'or; puis il conduisit Bénédenet le père Jef dans l'embrasure d'une croisée.
— Vous allez, leur dit-il, retourner à la citadelle avec votre monde. Je vous recommande de faire pointer vos canons sur la rue où nous sommes en ce moment.
— Oui , mon colonel.
— Que pas une habitation ne reste debout!
— Oui, mon colonel.
— Que mon hôtel surtout soit le point de mirede vos mortiers; et n'abandonnez la partie que lorsque vous l'aurez vu tomber en poussière. M'avez-vous bien compris? Le prêtre et ma fille sortiront seuls de l'hôtel ; vous fermerez les portes der- rière eux , et , en vous retirant , vous jetterez les clefs dans l'Escaut.
Lorsque Juan de Montérei se fut bien assuré de l'exécution de ses ordres , il pénétra dans la galerie gothique , où , depuis la
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veille, il avait laissé son prisonnier dans l'attente du sort qu'il lui destinait.
Le capitaine Melchior était toujours étroitement lié contre Tune des colonnes de la salle de justice ; la pression des cordes avait enflé et endolori tous ses meml)res. Sa figure , abattue et couverte d'une pâleur livide, se penchaitsur sa poitrine avec une singulière expression dedésespoir. Le capitaine releva pourtant la tète A la vue de son ennemi, comme s'il eût eu honte de son peu de fermeté.
— Eh bien ! bourreau ,lui cria-t-il , où sont les instrumens du supplice? Où sont les lâches valets? Je ne te demande qu'une grâce , c'est de ne me pas faire trop long-temps souffrir.
Le vieillard étendit la main vers lui pour l'inviter à la pa- tience.
— Toi qui parles, dit-il , tu ne m'as pas mesuré l'insulte et la torture. Pendant six années, j'ai dévoré mon fiel et mes larmes. Les rôles sont changés , mais sois tranquille , il ne manquera rien à tes funérailles 5 c'est moi qui ai pris soin de les ordonner. Les cloches sonneront, et les flambeaux funèbres s'allumeront au- tour de toi. Ce palais sera ton cercueil , et tu le verras brûler au milieu de l'or et de la soie, au bruit de l'artillerie de la citadelle qui tonnera pour te faire honneur, comme si c'était un roi qui mourait. Prends patience , attends encore ; j'attends bien , moi ! Et cependant je suis libre d'aller et de venir, si bon me semble! Je puis éviter le danger , si je le veux ; mais je ne le veux pas. J'ai fait placer des tonneaux de poudre lâ-haut, dans ma salle d'armes, au-dessus de ta tête, et j'attendrai auprès de toi que quelques bombes y viennent mettre le feu; car Bénéden est un bon pointeur d'obusiers , je t'en réponds. Il entre en ce moment dans la citadelle, et le général hollandais a donné l'ordre d'in- cendier cette partie de la ville où les insurgés viennent de pren- dre leurs positions. Tu comprends que nous allons mourir ensemble: toi, parce que tu m'as ravi l'honneur ; moi , parce que je ne puis vivre déshonoré !
Comme le colonel achevait de parler, on entendit une effroya- ble détonation.
C'était le général Chassé qui commençait à bombarder la ville. Une pile de boulets enflammés tombaient de toutes parts dans la direction de la rue du Couvent. Le capitaine poussa un cri de
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rage et mordit les cordes qui l'attachaient, voyant que sa force était iuipiiissanle à les rompre.
— Dieu soit loué ! dit le comte de Monlérei en joignant les mains , ma fille est sauvée à cette heure , et nous , nous allons mourir ! Van Maës , noble et digne jeune homme , tu la proté- geras, au moins...
— Van Maës! s'écria le capitaine Melchior; c'est aux mains de ce prêtre que tu as confié la fille? Tuas mis lamaîtresseentre les bras de son amant !
^- Que dis-tu?
— La vérité! Hier , Manuela avouait son secret à sa malheu- reuse mère.
— Malheur! malheur surmoi! hurla le colonel en s'arrachant les cheveux.
— Courez donc la sauver !
— Impossible! nous sommes ici enfermés comme dans un tombeau; les portes de cet hôtel sont plus épaisses que celles d'une forteresse, et j'en ai fait jeter les clefs dans l'Escaut. 0 mon Dieu! exauce le dernier vœu d'un père pour son enfant. Qu'elle meure aussi, i)lutôt que de ne pas garder religieusement l'honneur démon nom!
Quand les canons de la citadelle eurent cessé leur feu, l'hôtel de Montérei et toute la rue du Couvent ne 'présentaient plus qu'un monceau de ruines.
L'abbé Van Maes, qui, la nuit précédente, auprès du cadavre de la comtesse, avait reçu la confession de la jeune fille , quitta le pays et s'embarqua pour les missions des îles Bloluques. Manuela entra le même jour dans un couvent de béguines , et à sa majorité elle déclara qu'elle voulait prendre le voile.
Alphosse Royer.
LES ASSOCIATIONS
LITTÉRAIRES.
Les événeraens nés de la révolution de 1850 ont singulière- ment raccourci réchelle sociale. Grâce à la merveilleuse politi- que inventée par les triomphateurs du 7 août, l'édifice humain n'a plus qu'un étage; nous n'admettons plus qu'une capacité, le riche , qu'une incapacité , /e pauvre. C'est d'une grande commodité pour le discours que cette simplification des états. Or, le drame de M. Alfred de Vigny , Chatterton, a fait naître des discussions très-graves touchant la véritable condition so- ciale du poète. Ceux qui louaient franchement la pièce ont sou- tenu qu'en efïet nos mœurs s'opposent à ce que le poète soit riche. Mais la majorité des critiques , jugeant impartialement sans doute, et quoique rendant justice aux magnificences litté- raires de l'ouvrage , en a déclaré fausse la philosophie. Selon cette majorité, M. de Vigny s'est trompé dans la leçon qu'U a voulu donner au siècle. Selon cette majorité ,1e poète n'est pau- vre qu'à son bon plaisir: la richesse pend ses fruits d'or aux ar- bres de son chemin, et craque sous ses pas quand il marche; qu'il se hausse ou qu'il se baisse , il la voit , il la touche , elle est il lui. S'il ne veut pas la prendre, ou si, l'ayant prise, il ne la conserve pas, ni lui ni d'autres n'ont droit de s'en plaindre. S'il veut la saisir et qu'elle fuie sa main , c'est qu'il man(ine de gé- nie, c'est qu'il est un écrivailleur sans talent, sans capacité. Donc à l'égard du poète pauvre , dit la majorité , la société n'a jamais tort.
La conclusion peut être fort logique ; mais quel nom donner au raisonnement? Certes , on n'a pas droit de dire que le poète,
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venu pauvre au monde , ail jamais possédé le lil)re arbitre de la richesse ou de la misère. Il y a de la cruauté à déclarer imbécile et méprisable celui qui ne trouve que la misère au bout de tous ses efforts pour atteind re la richesse .Sans doute les ouvrages d'es- prit sont superl)ement payés de nos jours: sans doute on a parlé une fois d'œuvres complètes vendues 500,000 francs , d'un ro- man de 10,000 francs, de vers à vingt sous la pièce. Mais on ne fait pas de la poésie toute sa vie comme on fait de la banque ou de la marchandise ; on ne fabrique pas des poèmes à la toise comme de la maçonnerie , ni des romans à l'aune comme de l'indienne. Après dix ans de ce métier d'exaltation et de fièvre, il faudra du repos au poète ; car ces dix années auront usé le poète plus que quarante ans de commerce n'usent le négociant; car son imagination devenue vieille et flétrie n'aura plus de cou- leurs pour peindre, plus de souffle pour créer. Eh bien ! comment vivra-t-il alors , si pendant le temps où sa tête ardente versait la pensée en ruisseaux de feu, le même instinct de prévoyance et d'accumulation qui fait])àtir à la fourmi des magasins de blé, n'a point toujours dominé les sublimes conceptions de cet homme? Que deviendra-t-il alors, si, tandis que ses rêves magni- fiques rélevaient bien au-dessus des plus hautes têtes de souve- rain , il n'a pas soigneusement vécu d'une vie de mollusque ou de zoophyte, vie toute régulière et ponctuelle, dînant au ca- chet , ayant une tirelire et un comjjte ouvert à la caisse d'épar- gnes comme un employé à 1200 francs ? Et s'il a aimé, le pauvre poète! s'il s'est marié comme ils aiment, comme ils se marient tous , sans intérêt , sans spéculation , sans avenir , par besoin d'aimer,par ennui d'être seul: si,dans son imprévoyance d'artiste, il s'est doucement abandonné au bonheur de vivre avec une femme qui a été toute sa joie , tout son orgueil; qui le consolait de la critique par un éloge , qui le sauvait de l'éloge par une critique; délicieux double de son être qui se passionnait avec lui, pleurait avec lui, souffrait, combattait, tombait, triomphait avec lui: —s'il a voulu que cet ange digne des cieux pût quel- quefois aller en voiture et dormir dans la soie comme une femme de banquier ou d'électeur ; — s'il a poussé l'amour-propre au l)oint de prétendre que ses enfans fussent assez ricliement vêtus, assez noI)lement élevés pour ne pas trop faire de honte aux fils du bonnetier , son propriétaire : — alors malheur , trois fois mal-
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heur sur lui ! car au jour de la lassUude , quand la poésie l'aura quitté , quand son intelligence , ramollie par le travail , dor- mira épuisée sous son crâne grisonnant, il faudra que le poète choisisse entre trois choses: la faim , le déshonneur ou le sui- cide.
Admettons qu'il n'ait pasle droit de se plaindre d'une aussi triste alternative , on nous permettra bien de l'en plaindre , du moins !
Puisque vous le voulez , non , la société n'est point coupable envers cet homme ; la société ne s'adapte point aux individus , c'est aux indi\idus de se mouler sur elle. Matérielle et positive, elle ne dit à personne de faire des poèmes , elle ne prend pas la responsabilité de pareilles œuvres. Souverainement égoïste, elle a le même mot d'ordre pour chacun : Fis de ta production, amasse; ou mendie quand tu ne prodiiiras plus! Ainsi donc , poète, arrange-toi pour vivre de tes vers , amasse , ou mendie quand tu n'en feras plus. Et pourquoi donc la société aurait-elle des préférences? pourquoi serait-elle meilleure au poète qu'au peintre , au sculpteur qu'au musicien? Doit-elle des pensions ou un hospice aux artistes, quand elle n'en a pas pour les médecins ?
D'ailleurs ce poète affichait dans son temps une indépendance ridicule. Tout fier de ce qu'il lui plaisait d'appeler sa mission, son sacerdoce, il nous marchait sur la tète , en rejetant avec dédain tous nos moyens défaire fortune. Et nous serionscoupa- bles de son malheur? Il a suivi la route qu'il s'était lui-même tracée; à lui de savoir où elle conduisait. Il a méprisé nos in- dustries, c'est qu'il en avait une meilleure, apparemment. S'il n'en a rien tiré , à qui la faute ? Ne pouvait-il au moins se gagner un peu de pain pour les mauvais jours? Quand il voyait le gérant d'un journal devenir conseiller d'état et les rédacteurs sous- préfets ; quand vingt de ces misérables qui , faute d'une profes- sion à oser avouer , s'intitulent homme de lettres, émargeaient sous ses yeux la feuille des sinécures, fouillaient dans la hotte aux croix d'honneur et dans la poche aux fonds secrets , ne pouvait-il donc , lui aussi , brûler un grain d'encens au nez de quelque ministre, de quelque roi? Aulieud'unesatire, une ode; au lieu d'un sarcasme , une dédicace ; au lieu d'un coup de fouet, une caresse; ce que faisaient les grands écrivains du grand siècle
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enfin , et la pension venait après cela. Que si ce pauvre petit horainage à la majesté régnante ou gouvernante effarouchait par trop sa susceptibilité républicaine, alors pourquoi ne pas se faire gracieux, coquet , rieur et bon enfant? pourquoi ne pas épouser les goûts , les sympathies , les préjugés du siècle, et jouer gentiment avec eux, au lieu d'imposer rudement son système comme une charte octroyée, au lieu de nous prêcher ses principes de l'air pâle et lugubre d'un puritain ? 11 eût été le poêle à la mode, et maintenant vingt hôtels se le partageraient l'hiver, dix châteaux seledispuleraientl'été; on se le prêterait, on se le louerait , on se le vendrait pour une heure, pour un soir, pour une semaine,'comme un chanteur, comme un livre, comme Arnal.
Sans doute il aurait dû faire tout cela ; mais il a voulu rester poète, c'est-à-dire prophète, c'est-à-dire prêtre, selon la défi- nition de Théocrite. Il n"a pas voulu être un marchand, un industriel, un ouvrier fabriquant de la poésie, et l'étalant sous une porte cochère ])0ur la vendre. Quand l'habit lui a manqué , il n'est plus sorti de sa chambre ; quand le i)ain lui a manqué , il s'est laissé fièrement mourir, en pensant que puis((ue Dieu ne le soutenait plus , Dieu n'avait plus l)esoin de lui. Si vous lisiez son histoire dans quelque vieux livre de la Grèce ou de Rome , vous diriez, la larme à l'œil: «i C'était un homme sublime que ce poète! i> Mais vous avez lu cela ce matin dans votre journal, et vous avez dit : n Quelle folie ! n Au surplus , que la société se tranquillise: les fous de cette espèce sont très-rares aujourd'hui ; et sur les dalles de la Morgue, les poètes ne font pas la majorité plus qu'ailleurs. Les hommes qui se mêlent d'écrire maintenant sont, en général, trop sagement avisés pour encourir une fin pareille. Ils ont bien mieux compris leur époque, je vous jure. Nourris des préceptes de Say , de Malthus et de Smith , ils ont fait chacun de son esprit un champ jjIus ou moins fertile , une mine plus ou moins riche, qu'ils labourent ou creusent chacun plus ou moins habilement. Puis chacun vil de son champ ou de sa mine tant qu'il peut, selon que la terre végétale en est plus ou moins profonde, la couche de houille plus ou moins épaisse, le filon d'argent ou de cuivre plus ou moins étendu ; et quand il arrive un jour que le champ dépouillé laisse le tuf à découvert , qu'au fond de la mine on ne trouve plus rien , rien que du roc
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et de l'eau, celui qui se mêle d'écrire ne pleure point pour si peu. Laboureur plein d'expérience, mineur inlré|)i(le, il aban- donne sans regret son fonds épuisé et va porter sur le fonds d'autrui son talent, devenu pioche ou charrue. Alors il s'enrichit, il se fait gras et puissant parmi les gens de lettres ; il a voiture et livrée , il porte son outil en blason, il est meml)re de l'Insti- tut et de la Légion-d'llonneur ; il est un de ceux qui ont le i)]iis crié contre la pensée philosophique de M. de Vigny; il a sou ri de pitié à cette imputation que nos mœurs tuent le i>oète de faim et de misère ; il a posé en démenti sa voiture et son ventre ; car il se croit poète , cet iiomme !
Et pourquoi pas? Il fait des vers. Poète veut simplement dire aujourd'luii homme qui fait des vers: et non-seulement il en fait , lui , mais il en fait faire , il en fal)rique. Oh ! c'est un grayd poète !
Oui , c'est une chose constante et reconnue , que la littérature n'a plus même forme d'art maintenant. On en a fait tout bon- nement une industrie à Timage de toutes les autres , qui s'ap- prend , s'exploite et se transmet comme toutes les autres. Elle a ses grands et ses petits fabricans , ses notables et son bas com- merce , ses ateliers de vingt métiers et ses ouvriers en chambre ; elle a ses capitalistes et sescourtiers, elle tient un prix courant, elle fait travailler au mois , à la journée , à la pièce ; elle s'ad- juge au rabais : il ne lui manque rien , pas même la patente. Celte industrie occupe et monopolise les deux grands débouchés littéraires , le théâtre et la librairie. Elle a aussi le pied dans Ijeau- coup de journaux, revues et autres feuilles périodiques. Elle entreprend tout : drames, romans, mémoires , voj'ages, livres de science, dictionnaires, tableaux de mœurs, opéras comiques, histoires de France, ballets , feuilletons et discours pour les dé- putés ; elle a des procédés mécaniques pour la fabrication du style moyen âge. des préfaces , des descriptions d'églises et des couplets de vaudeville ; elle se charge aussi des traductions et du /rtc-so/«7e. Enfin , et c'est une admirable précaution, les produits de ses manufactures ne sont livrés à la consommation qu'accompagnés d'une annonce et d'un éloge indiquant leurs qualités , leur supériorité et la manière de s'en servir.
Tout cela n'est , au reste , que le côté ridicule , la face grotesque de l'industrie littéraire. En voici le côté infâme. Celte misérable
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littérature à la Jacquard a son système de douanes , ses mesures de prohibition. Les grands débouchés dont je parlais tout à l'heure, la librairie, le théâtre et une partie de la presse pério- dique, n'ouvrent leurs portes à deux battans que pour elle. Les productions qui lui sont étrangères éprouvent à l'entrée des difficultés si nomlireuses , tellement chagrinantes, qu'îi moins d'une volonté de fer etd'une persévérance prodigieuse , l'auteur se rebute ou transige, deux choses également déplorables. Ceux qui se rebutent ( c'est le petit nombre ) vont ordinairement se tuer en sortant de là; ou bien ils deviennent avocats, médecins, huissiers, commis, selon que leur vocation était vraie ou fausse. Ceux quitransigentrenoncentà toute réputation, à toute gloire; ils vont porter et vendre leurs idées dans quel([ue fabrique où on lesprendà la journée, où ils vivent du travail de leurs mains, jusqu'à ce qu'ils aient assez d'expérience, d'effronterie et d'ar- gent pour acheter des idées et faire travailler à leur tour. Heureux ceux qui ne font ni l'un ni l'autre, ceux qui résistent et qui attendent ! Mais il n'est pas donné à toutes les têtes d'avoir à la fois le front large et haut , le sommet immense et l'angle mas- toïdien des os pariétaux saillant; toutes les organisations ne supportent point pareillement le froid et la faim. L'indépendance , le commandement et le génie ne sont point les attributs de la foule.
Voici donc ce qui arrive le plus communément. Des parens insoucians ou coupa])les ont méconnu et faussé les dispositions intellectuelles de leur enfant. Ce fils a le front élargi au-dessus des tempes, comme celui du Tasse; saillant dans ses parties supérieures latérales , comme ceux de Raphaël , de Michel-Ange , de Goethe; ou bien il a les yeux éloignés l'un de l'autre, comme Van Dyck; son arcade sourcilière, fortement arrondie, est dirigée en liant et développée latéralement à son angle externe , comme chez Rembrandt, chez Rubens , chez le Titien, chez Salvator, chezVouët, chezHogarth; ou bien encore, au-dessus de l'angle externe de cette arcade, il possède le signe distinctif des Beethoven , desHaîndel, des Mozart, desRossini. Il pouvait être grand poète , grand peintre , grand musicien ; mais , fils de bourgeois , il a été placé chez un banquiei' pour apprendre la tenue des livres et les changes étrangers ; fils de boutiquier , il suit les cours de droit ; fils de médecin, il est élève en médecine.
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Ses parensne savent pas qu'à leur apprenti négociant il manque une élévation au milieu de la région latérale de la tète , qui fait le désir d'avoir et la faculté de conserver, et que son arcade sourcilière n'offre à l'angle externe aucune trace des facultés indispensables de l'ordre etjdu calcul. Ils ne savent pas non plus que cette future gloire du barreau ou de la magistrature ne pourra jamais ni plaider ni accuserd'une manière remarquable, parce que son œil, au lieu d'être gros et à fleur de tète, se cache au fond de l'orbite ; et d'ailleurs on sera toujours un détestable et misérable avocat avec un tel développement de tète aux parties latérales du sommet ; on sera toujours un pauvre vengeur de la société avec une oreille si peu jetée en dehors. Le sentiment de la justice est poussé jusqu'à l'exagération chez ce jeune homme ; pour rien au monde il n'entreprendrait la défense d'une cause que sa conscience aurait jugée mauvaise , et il n'a pas assez de penchant à la destruction pour jamais demander la mort de personne. De même il eût été un médecin des plus médiocres ; car il manque de circonspection , et son front n'a point les attributs philosophiques.
Pardonnons aux parens de n'avoir pas su lire l'avenir sur la tète de leur enfant. La phrénologie n'est point maintenant une science tellement répandue , tellement honorée , qu'elle fasse nécessairement partie de l'instruction primaire. L'orgueil qu'elle humilie, la mauvaise foi qu'elle démasque, la repousseront de l'enseignement bien long-temps encore , peut-être toujours : qu'importe ! Comme l'Évangile , elle saura se faire jour elle- même ; en dépit de la persécution , elle envahira le globe , elles siècles qui viennent la salueront comme leur reine au pied des statues de Gall , de Spurzheim et de Broussais. Mais à défaut de cette langue merveilleuse, le père et la mère n'avaient-ils point, pour les avertir, les signes caractéristiques que leur donnait l'en- fant, de ses gôuts natifs, de ses prédilections futures? Il ne fallait pas de science pour deviner une propension à l'étude dans la préférence continuellement accordée aux livres sur tous les objets d'amusement qu'on lui offrait; l'instinct qui lui fai- sait prendre les ciseaux de sa mère pour en découper des figu- res de papier ; sa faculté si remarquée de retenir et de répéter fidèlement l'air qu'il avait entendu jouer la veille, ne présen- taient rien d'équivoque. Ses extases muettes et ses joies bruyan-
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(es quand on le menait au spectacle, le jeu passionné de sa physionomie quand, au retour, il racontait la pièce; tout, jusqu'à sa manière énergique d'aimer et de haïr, jusqu'à son ardeur religieuse, jusqu'à sa pitié pour les mendians, annon- çait une organisation pleine de chaleur et de sensihilité , comme il la faut pour être poète ou artiste , comme il ne la faut pas pour être marchand ou juge. Le père et la mère ont vu tout cela sans comprendre : ils ont seulement trouvé que leur fils était aimable et plein d'esprit. D'ailleurs un père de famille a des idées arrêtées. Avant que l'enfant fût venu au monde , la sagesse infaillible de ses parens avait arrangé sa vie , creusé sa carrière , ordonné son avenir. Il était né banquier ou procureur du roi. Il n'y a pas plus de crime à tracer ainsi le plan d'une exis- tence qui n'est pas encore , qu'à marier ensemble deux êtres qui ne sesont jamais vus; et la société n'a-t-ellepointinstituélepère seul juge et suprême arbitre du destin de ses enfans ?
Enfin , un beau jour , le teneur de livres quitte son bureau , l'étudiant déserte ses cours. Un insurmontable mépris des chif- fres , une aversion prononcée pour la clinique et les Inslitutes ont triomphé des convenances et de la volonté paternelle. Vingt fois l'enfant qui souffrait avait crié grâce à son père, vingt fois le jeune homme rebuté avait demandé pour quel crime on lui faisait subir les travaux forcés. Des reproches, des menaces seuls avaient répondu. Vttllintatum de la famille portait que toute cessation d'études aurait pour talion la privation d'ali- niens; et en effet la pension dont vivait l'étudiant fut suppri- mée du jour où l'on ai)prit sa révolte. Ceci n'est point de la théorie , et nous auiions bien des faits de ce genre à pouvoir citer. Que deviendra le jeune homme ainsi placé entre une car- rière qu'il déteste et l'abandon de ses parens ? Son amour-pro- pre irrité lui commande la lutte; il l'engagera. Suivons-le. D'abord , secouant ses ailes , il s'élance plein de joie vers ce monde d'art et de poésie pour lequel il a tout quitté: il regarde, il contemple, il écoute, il admire, il est libre, il est heureux. La faim vient. Il a fait un beau roman en deux volumes <iu'une célébrité littéraire a été suppliée d'examiner et déjuger. La célébrité n'a point lu ce roman , croyez-le bien ; mais elle l'a renvoyé à l'auteur avec quatre lignes d'éloges très-pompeux , Irès-insignifians. et l'adresse d'un éditeur. Le jeune hoinme.
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tout glorieux , porte au libraire son manuscrit timbré de la précieuse apostille. Le libraire , qui est un homme fasbionable et bien élevé, accueille très-gracieusement ce qu'il appelle lenoni noureau; puis il offre cent écus du roman, en faisant obser- ver que l'acte de vente jiortera 2,000 francs , afin que l'ainour- propre puisse avoir sa part. Cent écus pour deux volumes, cela fait à peu prèsC francs de la feuille; l'auteur a mis trois jours pour écrire une feuille, c'est donc une existence de quarante sous par jour qu'il s'est créée. On gagne davantage à servir les maçons. La proposition du libraire l'ayant indigné , le jeune homme reprend son manuscrit et s'en va. Il a fait une pièce de théâtre. Lue chez une actrice illustre, devant un auditoire tout d'artistes, cette pièce a obtenu le plus grand succès. Il écrit au directeur du théâtre que cela concerne et lui demande une lecture, il ne l'obtient pas. Il faut d'abord que son ouvrage , déposé au secrétariat de l'administration, subisselejugementdu préposé à la location des loges, un ancien commis aux barrières, chargé en premier et dernier ressort de décider si les pièces pré- sentées par des auteurs non encore joués sont ou ne sont pas dignes d'un examen en comité. Le préposé à la location des loges fait lire la chose par sa femme, et sur l'avis favorable de celle-ci, le jeune homme reçoit, au bout de deux ou trois mois , une as- signation à comparaître par-devant le comité de lecture; autre mystification qui se compose du directeur en i)ersonne et tout seul. La pièce est lue ; le comité la trouve bonne et la reçoit, à condition que le jeune homme , vu sa grande inexpérience du théâtre , s'adjoindra un faiseur. Le faiseur est un artisan dont le métier consiste à remanier les ouvrages qu'on lui apporte, de manière à leur donner une coupe uniforme , un air de famille. Chaque faiseur a son patron ou sa mesure , qui reproduit assez bien le lit de Procusle. Quand la pièce dépase le patron , le fai- seur la rogne ; quand c'est le patron qui déliasse la pièce , le faiseur la tire, la souffle, la gonfle , le faiseur y met de l'eau et la délaie. L'opération terminée , le faiseur estampille la pièce comme son produit. C'est un excellent métieç qui rapporte beau- coup de puissance et d'argent. Toute pièce ayant passé par l'établi du faiseur , n'appartient jilus que pour un tiers, ou pour moitié tout au plus , à celui qui l'a faite ; le reste est devenu propriété de l'artisan qui, en outre, écrit son nom sur l'affiche
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avant le nom de l'auteur. Cette dernièrecoudition peut changer en cas de chute de l'ouvrage.
Le jeune homme se fait expliquer tout cela , et voyant que le directeur attend des remerciemens, il déchire sa pièce et la jette au feu. Il rentre chez lui, fier de sa conduite, le cœur gros d'hon- neur et de dignité ; il trouve la misère assise à son hureau et ceuchée dans son lit. Il entend la misère lui parler par !a bouche grondeuse de son hôte; elle le rega rde par l'œil inquiet de son trai- teur; elle le suit, elle le guette, elle monte et descend aveclui, elle marche avec lui , elle est son ombre ; il a lieau crier , se secouer et courir , elle est toujours là , cramponnée à lui ; elle le mord , le déchire, le brûle; elle lui met au cerveau des idées de vol et de suici- de. Que faire? à qui s'adresser? Des parens,il n'en a plus; des amis, ilest trop peu de chose pour en avoir. Le pauvre enfant! Pourtant il avait fait un beau livre et un beau drame. Et tout cela est perdu! Et pour dîner demain, il n'a pas même le couragedu crédit, l'expé- rience delà dette, seuls capitaux de tant d'autres, moins à plaindre que lui, parce qu'ils sont moins honnêtes et moins timides. Enfin, il se souvient de quelqu'un , son voisin, presque son camarade , un homme de lettres breveté , ayant droit de cité au théâtre et cours ù la bouise littéraire; il va lui demander conseil. Le voi- sin écoute le jeune homme, il le plaint, il le console; il fait plus, i] n'a qu'un moyen de le sauver, il le lui otfre. — On ne te donne que cent écus de ton livre , dit-il, on m'en donne mille des miens ; associons-nous comme deux frères. —Ému jusqu'aux larmes, le jeune homme accepte; les voilà qui travaillent em- s amble. II aura du pain , de la gloire et un ami !
Le voisin a l)icn su ce qu'il faisait. Il avait un vieux fonds et une forme fanée , on lui apporte du frais et dujeune à mettre avec. Ilaccole un nom au sien, mais le sien reste l'aîné etmarcheraen tête partout. C'était donc tout profit pour le voisin, et de plus, il servait de parrain à quelqu'un , il lançait un jeune talent dans le monde: cela ne nuit point parmi les gens de lettres.
Quant au jeune homme , il maudira toute sa vie la fatale as- sociation qu'il vient d'accepter. Non qu'il y ait le moins du monde bassesse ou déshonneur littéraires à mettre ainsi deux puissances en commun; trop d'ouvrages estimables ont été produits de cette manière; mais c'est qu'entré dans la carrière au bras d'un autre, il lui sera peut-être impossible d'y marcher jamais seul, à moins
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que le début n'ait été une chute. Cnr s'il y a eu succès d'abord , le public, quiestun mauvais maître , poussera l'exigence jusqu'à vouloir toujours que séparés , les deux auteurs aient autant de force qu'ensemble. Chacun d'eux aura désormais à subir la res- ponsabilité d'un double succès qu'il lui faudra justifier et con- server dans tout ce qu'il fera; toujours il aura besoin d'opposer un contre-poids à ce fardeau qui , sans cela , tomberait et l'écra- serait sous lui. Et dans cette pénible lutte avec les conséquences d'un mauvais principe, le jeune auteur aura, de moins que l'ancien, la dientèledes libraires et l'estime des lecteurs à habi- tudes.
Et puis, qu'est-ce qu'un livre ou un drame faits à deux ont jamais pu fonder pour l'avenir d'un auteur? A qui la pensée de ce livre ? à qui son style? à qui le but de ce drame? à qui sa forme? à qui la jjràce des détails? àqui la majesté du scénario? personne nele sait. Les auteurs eux-mêmes auraient de l'embarras à le dire, tant ils ont mêlé,battu , secoué, vanné, bluté, roulé ensemble la pensée, le style , ctla forme , et le fond de chacun. N'avez-vous pas bonne grâce à répondre , quand on vous demande vos titres : — J'ai fait la moitié, ou le tiers , ou le quart dételle chose? — C'est à s'en moquer , c'est à en rougir éterpelleraent. Que trouveriez- vous d'un sculpteur qui vous dirait avec orgueil : — Monsieur , je suis l'auteur de la hanche droite , de l'épaule gauche etdu nez de cette statue? — Où l'association se forme, l'art disparaît, il n'y a plus que du métier. Je n'excepte que le cas d'un ouvrage politique , parce qu'alors la fin sanctifie les moyens.
En acceptant la collaboration d'autrui, le jeune hommeadonc gâté son avenir. Le succès a couronné l'œuvre des deux, succès éclatant , splendide , succès capable d'illustrer à jamais le nom le plus obscur. Ce fut un malheur immense, car le jeune homme n'ose plus rien à présent , son équivoque célébrité lui fait peur. Il voit d'avance , à chaque page qu'il écrira , le terrible feuilleton se lever debout et lui jeter au visage la supériorité du début col- lectif. Il hésite , il se tàte, il attend : le public passe et l'oublie. Alors la misère revient. Il faut travailler , travailler pour vivre , travailler pour satisfaire des besoins qui lui sont venus avec le nom, travailler pour i)ayer des créanciers d'autant plus intraita- bles que son entrée dans la lice a été plus brillante. Il se rejette dans la communauté A corps perdu ; ou bien , pour sauver sa
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moitié de gloire , pour éviter une souillure à son quasi-mérite, il ne signe plus rien de ce qu'il fait ; il devient anonyme , pseu- donyme ; il fait de la compilation , delà tromperie , de la pira- terie. Alors on lui voit descendre à plat ventre tous les bas degrés de l'industrie littéraire. Si le portier se fait studieux , si la cuisinière cherche à s'instruire, il va mettre son talent aux gages de quelque entrepreneur tenant usine pour la fabrication des Mémoires historiques. Aujourd'hui le voilà qui s'api)elle la duchesse douairière de B***, demain ils'appellera Robespierre; après il sera valet de chambre de l'empereur , ou dame d'hon- neur de l'impératrice ; il sera Louis XVIII ou Vidocq, le prince de Talleyrand ou Latude , Fanchon la vielleuse ou madame de Pompadour, selon que la cuisinière et le portier tourneront au dix-huitième siècle ou à l'empire, à la république ou à la res- tauration; selon qu'ils demanderontde la bataille ou de l'amour, de l'histoire publique ou del'histoire privée ; selon qu'ils aimeront à parler argot ou œil-de-bœuf. Il faudra que le misérable ouvrier assouplisse sa pensée à toutes ces formes, son style à tous ces jargons ; il faudra que l'esclave endosse toutes les livrées , remue toutes les fanges, se plonge dans tous les égouts; il faudra qu'il soit menteur et infàme.àbon escient, qu'à force d'imposture il puisse salir la plus belle gloire et laver la plus sale ignominie. On lui donnera pour cela six francs par jour et la nourriture ; car l'entrepreneur , afin que ses hommes travaillent davantage, les oblige à manger chez lui. ^{.({'iVinàXasMémoiresliistoriques auront tous été faits, quand toutes les choses secrètes arrivées depuis deux cents ans auront été inventées, dénaturées ou révélées , l'homme de lettres dépouillantla casaque de l'historien, nouera autour de ses reins le tablier du teinturier ; c'est-à-dire qu'il passera au baquet grammatical la technologie barbarisma- ti<{ue de quelque savant illettré; qu'il saupoudrera de style les platitudes de quelque amateur riche et imbécile; qu'il mettra en couleur, avec vernis par-dessus, les élucubrations blafardes de quelque courtisane célèbre. Ou bien , il élèvera un comptoir pour la façon et la fourniture du prospectus, du spécimen, de l'avant-proiios et du compte-rendu ; il entreprendra l'annonce et la réclame ajuste prix , avec remise pour leslibraires : métier de I)onhomme ou de lâche, qui consiste à faire trouver merveil- leux tout ce «lue l'on annonce , et en raison du prix de l'annonce.
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Enfin , lorsque toute ressource lui manquera , lorsqu'il n'y aura plus dans la ville une boutique de libraire ou de journal ouverte pour lui, l'homme de lettres subira la conséquence ex- trême de sa première faute. Il jettera bas son reste de vergogne, et livrant son nom au commerce, il deviendra franchement et publiquement tiers, quart, ou moitié d'auteur dramatique. Il travaillera à l'acte, au tableau, à la scène;il fera les raccommoda- ges. Ilmettrasa gloireàvous ùke: J'ai cent actes joués, un tel n 'en a que soixante-dix-h uit, et il est plus ancien que nioi{ 1 ). — Il fçra des pièces de tout et sur tout; pour tout le monde et avec tout le monde. Ayez volé ou brfdé , soyez forçat ou mou- chard, peu lui importe : s'il vous sait la moindre influence dans un théâtre , touchez là , vous êtes son ami. Son nom deviendra peu à peu une chose qu'il pourra vendre ou louer : il aura fait votre pièce et vous laissera tout l'honneur du succès ; vous au- rez fait la sienne , et seul il sujjira tout l'affront de la chute , si dans vos arrangemens avec lui, l'abnégation etle dévouement comptent pour quelques francs déplus. Ceciestla partie mécani- que et chimique de l'industrie littéraire. Un homme a des idées dra- matiques fortes et originales, maisil ne sait point les mettre en œu- vre, il n'a point /'ey^^e/t^e</etescè«e; il s'adresse à un c/ia/joew^ier ( c'est le mot technique ). Lechari>€ntier bâtit la pièce ; et quand elle est bâtie , on fait venir l'ouvrier en style, qui la peuit et la sculpte proprement : voilà une pièce à trois. Un dramaturge a de l'énergie , il conçoit et exécute bien les scènes terribles , il place supérieurement le coup de théâtre, mais il est gauche dans les scènes d'amour, dur dans l'expression des sentimens mater- nels; il appelle son voisin, un fabricant de larmes, dont le fonds se compose de toutes choses tendres et touchantes; le voisin met ce qu'on appelle des en^/atV/e* àla pièce;il niortifîele dialogue,il mouille le style,et voilà une pièce à deux. Ainsi de suite.
Tout cela vous paraît misérable? L'auteur arrivé là est un homme déshonoré , n'est-ce pas ? Peut-être bien. Mais c'est un homme riche , c'est une capacité ! A d'autres la faim , à d'autres le suicide maintenant. Aujourd'hui électeur, demain il sera député, après-demain ministre ; c'est une capacité!
Oh! si ma parole pouvait être entendue, moi, qui ne suis
^1) Historique.
TOME IV. IG
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poiiU suspect , puisque j'ai tout à l'iieure dressé l'acte de ma l)ropre accusation, je dirais à tous ces pauvres jeunes gens de cœur et de pensée qui , venus d'hier , tournent autour de la cité littéraire et en sondent avec désolation les fossés :— N'appelez personne, amis ! Dùt-on vous offrir pour entrer des mains aussi franches, aussi loyales que j'en ai trouvé, moi! refusez tout secours. Ayez patience ! Attendez. Sachez bien que nul n'est parti en emportant ses idées ; ne pleurez point sur les artistes morts jeunes, ils avaient produit tous leurs chefs-d'œuvre: la poésie est une ame , entendez-vous ; on ne meurt que lorsqu'elle s'éteint. Quant aux arbres tombés avant d'avoir porté fruit, n'y croyez pas, ils étaient inféconds. Courage donc! Attendez encore un an, encore un jour peut-être, et ces murailles orgueilleuses s'écrouleront à votre voix comme à la voix d'un conquérant: et vous serez grands alors, et vous serez glorieux dans la cité, car c'estla conquête qui vous en aura ouvert les portes, etc'est elle seule qui fait laisser à l'homme quelque chose de vivant après lui , un nom , une renommée. Le monde ne paie personne deux fois. L'industrie littéraire veut de l'argent , elle en aura, elle n'aura que cela. En vain de grands journaux la prôneront, en vain l'Institut la couronnera , le public sait ce qu'elle vaut au fond. A vous la gloire , à vous l'admiration et les respects , sublimes apôtres de l'art , qui , soutenus par la majesté de votre mission, travaillez religieusement à ce qui vous paraît des choses saintes! Le culte est une chose sainte aussi, des papes en ont trafiqué. Qui sait leurs noms? qui ne sait pas les noms de saint Pierre, de saint Jérôme, de saint Augustin? Ceux-là sont morts pauvres. La science aussi est une chose sainte, et Bichat est plus illustre que ne le sera jamais Dupuytren. Le grand Cor- neille laissa-t-il beaucoup d'or à sa famille ? non ; mais sa statue est debout au milieu d'une grande ville qui tout entière salue ses descendans quand ils passent. Et parmi ceux qui vivent, cherchez-en de riches qui le soient devenus par leurs œuvres; il n'y en a pas. Mais aussi quand vous serez morts , on pailera de vous toujours , nobles artistes , qui n'avez pas profané leculte de la poésie ! Les autres auront une renommée de banquier ou d'agent de change. On citera les plus fameux comme Séguin , comme Ouvrard , et c'est déjà beau.
AUGrSTE LUCHET.
PROCÈS COMIQUE ET GLORIEUSEMENT TERMINÉ ,
LE JOURNAL EN 1745.
Nos illustres conteurs s'évertuent à grand'peine pour imagi- ner des liistoires nouvelles. Ils ont détrôné Boccace , ils ont dépassé la reine Marguerite de Navarre, et ils ont jugé que La Fontaine était immoral; ils ont trouvé une espèce de conte plus gazé, où le vice se cache sous la dentelle, où l'adultère est essen- tiellement vaporeux et romanesque. Dans les comtes moraux de notre siècle, on ne voit que des femmes qui s'évanouissent, des blondes poitrinaires qui se meurent d'amour, de mélancoliques beautés de trente-six à (juarante ans qui succombent sous le fardeau de la vie réelle. Dans ces contes , tout en l'honneur des femmes, les hommes sont représentés comme des monstres: l'ame leur manque , le cœur est absent ; ils n'ont d'esprit que pour leur fortune; ils renferment leurs passions en eux-mêmes, comme l'avare renferme son argent dans son coffre-fort; les hommes sont des monstres cachés , les femmes sont des anges méconnus. Or tout le travail du romancier aujourd liui se ré- duit à ceci : Trouver un nouveau crime aux liommes , décou- vrir une perfection nouvelle à la femme; voilà toute la ques- tion.
Par ma foi, j'aime mieux le conte de Boccace; hommes el femmes , tout le monde y allait de franc jeu. Parlez-moi d'un amant qui s'appelle /e Mtujnifique I Parlez-moi de l' Oraison ûi', saint Julien! Parlez- moi des Trois Commères! Parlez-moi de
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Joconde , ce charmant poôme digne de l'Arioste , digne de La Fontaine , digne des pîiis grands poètes , et que nous avons vu réduit aux prosaïques et vulgaires proportions d'un opéra comi- que de M. Etienne! A'oilà la belle passion, voilà le naïf'entraîne- ment, voilà l'amour véritable comme l'entendait La Fontaine, voilà la femme comme l'entendait Molière ! Voilà ce quia charmé ce chaste et rougissant dix-septième siècle , voilà ce quia suffi long-temps au dix-huitième siècle, plus perverti: voilà h grande fête de toute dix-septième année qui, du collège, se fait jour à travers le monde poétique! Était-ce bien la peine , je vous prie, quand nous avions ce beau monde galant , tout rem- pli de belles déclarations bien vives et de belles tendres ses bien soudaines, et de rendez-vous qui ne se faisaient pas attendre; quand nous avions ces robes de satin aux bruyans falbalas , ces guirlandes de fleurs sur toutes les têtes , ces alcôves qui servaient de salon , ces ruelles qui servaient de parloir ; était-ce la peine de changer tout cela, pour inventer un monde de convention qui rougit de son vice, qui cache sa passion, et qui, au lieu de pren- dre l'élégant et transparent négligé du matin , s'enveloppe tière- ment dans son néant? Le néant , triste manteau sans transpa- rence, sans consistance aussi , cette robe funeste du monde mo- ral , qui n'est ni une robe de bal , ni un linceul?
Ces réflexions me venaientl'autrejour . en parcourantle Mer- cure de France au dix-huitième siècle. Lq Mercure de France , c'est la Reruede Paris de ce temps-là. On y trouve toute la poé- sie et toute la littérature de cette belle époque; je parle de la poésie courante et de la littérature amusante ; surtout on y ren- contre , comme dans la Revue de Paris , beaucoup de nou- velles, beaucoup de contes moraux , beaucoup d'histoires .qui toutes ont, comme nos nouvelles et nos histoires , Tinnocenfe prétention de représenter les mœurs de ce siècle. La plupart de ces histoires du il /e/rw/'e de France sont encore aujourd'hui pleins d'amusement et d'intérêt ; peut-être même sont-elles d'au- tant plus intéressantes que le temps et plusieurs révolutions ont passé par-là , jetant leur venin et leur poussière sur ces œuvres d'un jour. Figurez- vous , en effet . un article de journal , celte minute littéraire, ce souffle d'une seconde , ce petit cri dans l'es- pace, celte goutte d'eau dans la mer. ce parfum de violelte dans un bosquet d'orangers , cet innocent pétard dans un feu de file ,
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cette notedeflageoletdans un oicliestre deRossini,ce rien dans le monde; fi^îiirez-vous dans quel état cela doit être quand on le retrouve par hasard étouffé ])ar un siècle , écrasé par une ré- volution ! Oli ! que nous sommes petits et médiocres ! oh ! que nous sommes néant, nous autres , les grands journalistes ! Ap- prochez-vous , courhcz-vous , prenez vos meilleures lunettes; voyez-vous cequej'ailà sur le bout deTindex, voyez-vous ce peu de poussière que votre souffle peut enlever , voyez-vous cet im- perceptible atome historique ? Eh bien ! saluez , mes maîtres , prosternez-vous , orgueilleux ; cette poussière , cet atome , ce néant, c'est tout un journal du dix-huitième siècle ; voilà pour- tantce quia soutenu l'attention de laFrancependanthuitjoursîEt quelle France , grand Dieu ! Louis XV au sominet,VoUaire à l'autre sommet, et dans le milien decette balance , Montesquieu , Dide- rot, Jean-Jacques Rousseau et TEncyclopéiiie. Un descôtés de cette balance l'eu t bientôt emporté sur l'autre côté. Voltaire enleva faci- lement Louis XV, et avec Louis XV une monarchie de quatorze siècles: eh bien î dans ce plateau où Voltaire pesait tout seul, il y avait', à côté de Voltaire, ce petit rien , cette faible poussière, ce néant , ce misérable article de journal que vous voyez là au bout de mon index. 0 vanité! Mais en revanche pourriez-vous me dire , messieurs , ce qu'on a fait depuis 1850 de l'article de journal qui a emporté, dans une grande tempête d'une heure, toute la maison , toute la famille , tout le passé , tout le présent , et, j'en ai bien peur , tout l'avenir de celte ancienne maison de Bourbon , que Voltaire avait laissé descendre de son plateau ? Le plateau qui avait emporté la maison de ISourbon dans les nuages , n'a pas eu besoin cette fois d'avoir pour contre-poids Voltaire et l'Encylopédie ; à défaut de l'Encyclopédie et de Vol- taire , on a jeté dans la balance vingt-cinq lignes imprimées sous les yeux du procureur du roi , et voilà (|ue toute l'ancienne monarchie a remonté si haut dans le malheur, que c'est à peine si nous pouvons l'apercevoir.
Voici donc que j'ai tenté de recomposer quelques pages éparses dans le journal du dix-huitième siècle , avec la pous- sière que j'en ai recueillie. Je n'y veuxrien changer: seulement, je veux faire un seul chapitre de tous ces chapitres épars ; vous aurez ainsi uneidéejuste et complète delà littérature périodique comme celte grande époque l'entendait.
IG.
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Commençons donc: ceci est justement une étude des mœurs de la province ; car en ce temps-là il en était de la province com- me de la Méditerranée: c'était une terre déjà découverte par les conteurs. Donc, il y avait dans une ville de province un prési- dial, un bailliage, unemaîtrisedes eaux-et-forèts,et mèmeU y avait une forêt, mais une belle forêt, bien percée, bien sablée, de grands arbres, de belles allées tout unies, etdanslefeuillage un beau soleil ; en un mot , celte forêt était l'iionneur et l'amour de cette ville de province; elle lui servait de salle de bal; elle tenait lieu de l'Opéra: c'était la grande fête decliaquejour ;là venaient se promener les ambitions rivales; là on voyait à la fois lePùche- lieu et la Pompadour de l'endroit ; là venaient les poètes réciter leursvers etdevinerlesénigmesduil/erc?/re. Forêl plus redoutée que celle deDodone; les peupliers balançaient mollement leurs têtes sur le conteur élégiaque ; les ormes frémissaient de plaisir à la lecture des énigmes , pendant que les frênes dansaient tous en cadence aux sons harmonieux de l'innocente idylle ; d'autres arbres, moins grands, étaient témoins d'entretiens plus doux; la blanche aubépine prêtait son ombre à des passions moins in- nocentes et plus réelles ; en un mot cette forêt était toutel'oisi- veté, toute la poésie, toute la médisance et toute lacalomniede cette petite ville, dont les héros vont jouer un si grand rôle dans mon récit.
Je vous disais donc qu'autour de cette forêt , il y avait un bailli, un président, un maitredes eaux-et-foréts , et même un chanoine honoraire: en tout quatre grands poètes, mais dans des genres différens. Le bailli se reposait de préférence sous le hêtre amoureux de Tityre , et chantait en vers harmonieux les appas et les cruautés d'Amaryllis; le président était porté par les ailes d'Icare dans les nuages de l'ode de Pindare ; le maître des eaux-et-foréts était le plus élégant pourceau qui eîit jamais pris place dans le troupeau d'Épicure; et, pour un animal de cette espèce, il avait la plus douce voix, les manchettes lesmieux bro- dées elles refrains les plus choisis; quant au chanoine honoraire, son esprit et ses sens, son état dans le monde et son habit , se livraient depuis long-temps une guerre acharnée: homme indé- cis, (pii avait un jned à Cythère et l'autre pied à Jérusalem , il tenait un livre d'Heures à la main droite et un TibuUe à la main gauche: c'était, eu un mot, un poète catholique, apostolique'
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et fugitif; il s'était réfiijjiédans les ombres douteuses de la poésie seuliineutale , et là il pouvait toulà son aise comprendre et mêler le sacré et le profane. Tels étaient ces quatre ])oètes sévères de la forêt : trois |)oètes mariés , trois poêles en place et un chanoine, ce qui faisait bien au juste quatre poètes mariés. Ceci soit dit pour bien montrer que les mœurs de ces messieurs n'étaient pas les complices de leur poésie, qu'ils pouvaientchanter en vers les plaisirs et les amours ; mais qu'une fois descendus du cheval Pégase et remontés sur leur mule prosaïque, ils retournaient tout droit , ceux-ci à leur maison , celui-là à son abbaye ; enfin, ceci soit dit encore pour que vous ne confondiez pas nos quatre poètes avec les autres poètes de la ville et de la forêt , papillons chantans des quatre saisons , qui déposaient leurs hommages rimes sur le cœur de toutes les belles et sur la mousse de tous les carrefours.
Un jour de printemps , nos quatre amis , car ils étaient encore amis, se rencontrèrent au pied du vieil arbre qui leur servait de rendez-vous. Le zéphyr était plus doux que decoutume, l'ombre était plus épaisse , le gazon était plus vert , et le ciel, tout bleu , était inondé de clartés. C'était un de ces momens faits pour la poésie et pour l'amour. Ces quatre messieurs fîrentdela poésie, et telle était l'influence du ciel et la toute-puissance de ces molles haleines , que ces quatre poètes avaient payé tous les quatre , ce matin même, leur doux tribut au printemps, à la nature , à l'a- mour, au zéphir, au bonheur.
A peine réunies , ces quatre âmes s'entendirent bien plus vite que ne le font les bergers dans celte églogue de Virgile:
Cur non , Mopse , boni quoniam convcnimus ambo ?
Je dis nos quatre bergers : en effet , ce n'étaient plus là ni un pré- sident, ni un maître des eaux-et-forêts , ni un chanoine , ni un bailli ; c'était Mopsus, c'était Tityre, c'était Mœlibée .c'était le bel Amyntas. Nos quatrebergers se furent à peine dit bonjour , et à peine se furent- ils assis, que l'honnête bailli se mita souffler dans ses pipeaux rustiques. Il s'agissait d'une idylle dialoguée entre le jeune Hilas et la belle Timarette. — Parlez , mon cher , dit le président, nous sommes tout silence. — Nous sommes tout
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attention, reprit le chanoine. — Nous sommes tout oreilles, ajouta lemaîtredes eaux-et-forêls. Alors le bailli commença.
HiLAS , à Timarette. '
Tu dédaignes l'amour. . .
TIMARETTE.
Non , mais je le redoute.
HILAS.
C'est que tu méconnais sans doute Les charmantes douceurs de l'empire amoureux.
TIMARETTE.
Ah ! je ne cherche point , berger , à les connaître.
HILAS.
Pourquoi cet arrêt rigoureux ?
TIMARETTE.
Si je les connaissais , je m'y plairais peut-être : Lespenchansles plus doux sont les plus dangereux.
HILAS.
Reçois du moins la tourterelle Qu'en chassant l'autre jour j'ai prise dans nos bois: Tu pourras ap|)rendre par elle Ce que l'on souffre sous tes lois.
TIMARETTE.
Non , Hilas , je ne veux ni la voir ni l'entendre , Et lu peux la garder pour toi. Quand on craint de devenir tendre, Il ne faut point avoir de tels oiseaux chez soi.
On admira beaucoup cette pastorale du bailli; on lui fit même répéter les quatre derniers vers, et on trouva on ne peut plusga- lant ce berger qui va à la chasse aux tourterelles. D'ailleurs l'al- légorie était diaphane et chaste à la fois , ce quiélait bien difficile
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à trouver en ce temps-là , pour peu qu'on tînt à avoir une allégo- rie nouvelle.
Quand tous les murmures flatteurs furent apaisés , et quand tous les arbres de la forêt eurent frémi à leur manière , l'impo- sant président se leva tout deljout ; et, prenant son air prophéti- que : — Laquelle de mes odes vous plaît-il que je vous dise , ô mes amis ?
Voulez-vous l'ode sur les Grâces , ou mon ode à la Médio- crité , ou mon ode à la Fortune? — Mon cher président, dit le chanoine , nous sommes seuls ; dites-nous votre ode à Tiiémire. Alors le président , sans se faire autrement prier, tira de sa poche un assez gros manuscrit dans lequel il lut ce qui suit:
LE TRI03IPHE DE THÉaiIRE,
or LA PETITE-VÉROLE DE n"o***.
Avec les grâces qu'on admire Chez la déesse des amours, La jeune et charmante Thémire Faisait fleurir le tendre empire Sur les bords que la Vienne (1) enrichit par son cours.
Elle reçoit dès son aurore L'hommage de tous les bergers : Telle une fleur qui vient d'éclore Fixe les papillons légers.
Jalouses de l'éclat d'une si belle vie , Les bergères qu'anime une aveugle fureur Implorent le secours de la cruelle Envie , Monstre né pour porter le trouble et la terreur.
Aussitôt l'Envie infernale Sur la belle Thémire a jeté son poison , Et cette belle joue , autrefois sans rivale , Se flétrit. En hiver , tel on voit le gazon Se courber sous le faix d'une ardeur glaciale.
(1) Chatellerault, la patrie des petits couteaux.
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Mais l'Amour qui veillait descend du haut des cieux ,
Il vole au secours de Thémire , Rend le rose ù sa joue , et l'éclat à ses yeux , Et sauve ainsi sa gloire et son empire.
Chantons , célébrons l'empire Du puissant fils de Cypris ; Il nous conserve Thémire. Accourez tous , Jeux et Ris , Chantons, célébrons l'empire Du puissant fils de Cypris.
Ce mouvement lyrique du président eut à son tour le plus grand succès. La petite-vérole est, en effet, en ce temps-là, une terreur toujours cachée; c'est la laideur suspendue à un fil sur les plus belles tètes; elle arrête dans leur course les existences royales; c'est le fléau qui tombe, et qui ne se contente pas des premiers-nés , et qui laisse sur les plus jeunes fronts des traces ineffaçables de sa présence. Cette ode du président fut d'un effet d'autant plus puissant sur l'ame des quatre amis, que tous les quatre ils avaient été atteints , comme cela était écrit sur leurs visages ,
Par le poison de la cruelle Envie , Monstre né pour porter le trouble et la terreur.
Le président ayant ainsi parlé , ore rotundo, ses trois amis restèrent plongés quelque temps dansTétonnement et l'admiia- tion. La petite-vérole n'était pas, en effet, le seul fléau de la France; à cette époque, la France avait encore un autre fléau: c'était l'ode. Autant le dix-huitième siècle avait peur de la petite-vérole, autant il avaiX d'admiration pour une ode bien faite. Pindare était le dieu de cette époque, si peu pindarique. On faisait des odes pindari(iues, on faisait des odes anacréonti- ques ; chaque i)oète avait sa /jre et son délire ; chaque poète se demandait, à l'exemple de .lean-Baptisle Rousseau: Où siiis- je?OH fo/s-ye? Boileau lui-même, dans l'autre siècle , avait voulu faire une ode. Singulières maladies de l'esprit ? Elles sont comme les maladies du corps : il y eu a qui se perdent ; il y en
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a qui se retrouvent à de longs intervalles ; il y en a qui arrivent toutes nouvelles. Ainsi aujourd'hui nous ne savons guère plus ce que c'est que l'ode dePindare etde.l.-B. Rousseau , et, grâce à la vaccine , nous n'avons plus aucune peur de la petite-vérole ; mais en revanche , au lieu de ces maladies perdues , nous avons gagné les romans historiques , les drames romanticpics et le choléra asiatique.
Après le président, vint le tour du maître des eaux-el-forêts , le gentilhomme provincial. Celui -lA était l'ami de la honne chère, et s'il parlait quelquefois de Philis et d'Amaryllis , c'était uniquement pour obéir à la mode. Il était né chanson , comme l'autre était né Pindare. Danscetlxi littérature française, h cette époque, il n'y avait que deux espèces d'hommes : des idiots ou des hommes de génie, mais entre les deux camps rivaux , d'idiots et d'écrivains de talent, il y avait une forte et intelligente nation de gens d'esprit qui composaient le corps d'armée des grands maîtres dans l'art d'écrire. Le maître des eaux-et-forêts avait donc fait , lui aussi, sa petite chanson ; mais , bien qu'il fût de sa nature un grand buveur de vin de Màcon , car en ce temps-lù le vin de Bordeaux , cette chaleur glacée , était encore le breuvage exclusifdes laquais, notrehomme avait fait une chanson galante. La galanterie , c'était toute l'époque; partout vous trouviez des bergers et des bergères et des guirlandes de fleurs: à la poignée desépées, des bergers et des bergères ; dans les opéras, des bergères et des bergers; au plafond des l)Oudoirs et même dans les écuries de Chantilly ; Philis était la reine de France , et le berger Lysidor en était le roi. 0 puissance delà mode! Les buveurs eux-mêmes , oui , les buveurs , cette race à part de gens d'esprit, ces gais poètes du monde matériel , l'ame du vin en bouteilles, du pei'dreau en pâté et du lièvre à la broche ; oui , les buveurs , les premiers sceptiques en ce monde . et les seuls sceptiques éternels, ils étaient forcés de chanter Chloris , dans leurs transports bachiques. Voilà ce qui vous explique la sin- gulière chanson à boire composée ad hoc par le maître des eaux-et-forêts.
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CIIANSOIV A MADAME BE *** , QUI m' AVAIT PLACÉE ENTRE DEl'X DES PLUS BELLES FEMMES DE LA PROVI\CE.
Entre deux Grâces l'autre jour
Je me trouvai placée. Oui peut m'avoir joué ce tour?
Oh , que je fus piquée ! Bon ! dit l'Amour d'un air badin ,
Cesse d'être en colère , Car à ce trait un peu malin Je reconnais ma mère.
Comme vous voyez, ce n'est pas là tout-à-fait la chanson d'un ivrogne ; seulement vous avez pu remarquer lalibertégrcnde prise par notre poète des eaux-et-foréts.
Entre deux Grâces l'autre jour Je me trouvai placée.
Le poète , par la seule force de sa volonté et la seule puissance de son vers , a passé d'un sexe à l'autre. Toujours est-il que sa petite chanson eut presque autant de succès que l'ode de M. le président. — J'aimais pourtant mieux votre chanson de l'autre jour , disait le président. — Et moi aussi, reprenait le chanoine. — Et moi aussi , disait le bailli ; et tous les quatre de chanter à gorge déployée et sur un air nouveau les jolis couplets sui- vans :
Pour effacer de ma mémoire L'ingrate qui m'a su charmer, Pour lui dérober sa victoire , Je cherche ailleurs à m'entïammer.
Soins surperflus! A ma bergère
Malgré moi je reviens toujours ,
Toute autre chose est étrangère
Au bonheur de mes jours.
J'ai dit : k Cette jeune merveille Tiendra-t-elle contre Bacchus ?
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L'ouvrage du dieu delà treille Détruira celui de Vénus. » Soins superflus ! etc.
Sur le récit du long martyre Qu'elle avait à se reprocher , Églé répondit à Tytire , Sans pourtant encor l'approcher:
On touche à la fin sa bergère Quand on persévère toujours ; Notre rigueur est étrangère
Au bonheur de nos jours.
Enfin quand les trois premiers bergers eurent ainsi exhalé leur poésie dans le bocage , lequatrième et dernier berger, pre- nant à son toin- la parole , fit ainsi sa petite préface à 'ses bien- veillans auditeurs :
— Pour moi, messieurs, je ne puis pas, comme vous , me livrer à mon délire , je suis chanoine ; les transports trop vio- lens sont défendus à ma profession ; et ma veine , pour être décente, doit toujours se tenir dans les étroites limites de l'épî- tre familière. Je suis avant tout, vous le savez, l'homme de la poésie légère. Aller jusqu'à l'ode, comme vous, monsieur le pré- sident , c'est trop haut pour moi ; aller jusqu'à la chanson , comme vous , monsieur le maître des eaux-et-forèts , c'est trop bas pour moi. Mediotutissimus ibis, comme dit Ovide , notre maître et celui de bien d'autres. Écoutez donc , s'il vous plaît, cette épître écrite chez M***, mon ami , qui est marié tout nou- vellement ; vous verrez , à leur douceur , que ces vers ont été écrits sous les rayons fugitifs et trompeurs de la lune de miel.
De cet agréable ermitage, De ce délicieux séjour Où depuis long-temps règne un sage , Où depuis peu règne l'Amour , Sur un gazon , dans un bocage , Où la rivale de Procris M'annonce un soleil sans nuage , 17
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Cher président , je vous écris. Rouillé par le sot badinage De vinfjt châtelains beaux-esprits , J'ose envoyer jusqu'à Paris Ces vers , dignes du voisinage : L'adresse en fera tout le prix.
L'abbé en était là de son épître, et son auditoire commençait à être singulièrement mécontent de ces quatre vers :
Rouillé par le sot badinage
De vingt châtelains beaux-esprits, etc.
quand tout à coup dans la forêt, jusqu'alors silencieuse comme un auditeur qui dort, retentirent des crisdejoie: c'étaient mes- dames les femmes de la ville qui venaient aussi, à l'exemple de leurs maris , prendre leurs éi)ats dans cette forêt ; c'était ma- dame la présidente, madame la baillive; c'étaient mesdames les receveuses de tailles; c'était toute cette petite ville, pauvre, babillarde, curieuse, médisante, occupée de son petit luxe, comme on est occupé d'un tabouret à la cour, et remplaçant les intrigues du ruban bleu par les intrigues de quelque ruban bleu ou rose. Ainsi cette même forêt, confidente discrète des vers de ces messieurs , était aussi la contidenle des petites in- trigues de ces dames; mais cette honnête forêt avait de l'ombre pour tous les mystères, et du secret pour tous les vers. La fo- rêt a été abattue depuis ce temps-là , et ni les poètes ni les fem- mes n'ont songé à conserver la bouture de ces arbres mysté- rieux.
Ces dames , vaniteuses comme des duchesses et pauvres comme d'honnêtes bourgeoises qu'elles étaient, avaient l'habitude de venir se promener en voiture dans ce bois de Boulogne provin- cial. Là , chacune d'elles singeait de son mieux les riches équi- pages de la grande route de Versailles. 11 est vrai que les voitures étaient vieilles et petites , il est vrai que.les chevaux étaient laids et petits, c'étaient des voitures de villageois attelées à des che- vaux de charrue , mais nécessité , fille de l'orgueil autant que de l'industrie, parait de son mieux ces tristes équipages. C'était parmi ces dames à qui se pourrait procurer les plus beaux har-
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nats pour équiper ces pauvres petits chevaux qui regrettaient leur cliarrue , et , afiu que la dépense filt tout à la fois moins considérable et plus apparente, deux dames montaient d'ordinaire dans le même char, et ces deux dames partageaient les frais de cette es])éce de Longchamps des quatre saisons.
Dans une des moins petites voitures , attelée des moins laids chevaux, étaient assises les deux plus belles dames, sans con- tredit, de toute la ville , y compris la haute et basse futaie. L'une de ces dames était la seconde femme du président, jeuneet jolie l)rovinciale , coquette comme une Parisienne ; l'autre dame était madame la baillive elle-même, aimable et vive Parisienne, étourdie et folâtre comme une femme de province. Aimant toutes deux le plaisir et la toilette , alertes, parées de peu: Pune c'était la présidente , se nommait M"»» Darcy ; l'autre , c'était la femme du bailli , se nommait M"'" Saint-Aymar.
Cette M""' Saint-Aymar avait apporté dans la forêt et dans la ville en question les plus grands airs de Paris. Elle avait été élevée avec le plus grand soin par la femme d'un procureur, qui était sa tante ; et cette femme avait enseigné à sa nièce ce qu'elle savait de mieux sans l'avoir jamais appris, l'envie de plaire et d'être jolie et beaucoup de cette habileté qui consiste pour une honnête femme à s'approcher du précipice sans y tom- ber , à être heureuse assez de temps pour n'avoir pas de repen- tir, ù se faire aimer tout juste assez pour n'aimer personne: telle était M'"" Saint-Aymar; elle aimait les douces parolesiàses oreilles , et les belles couleurs à ses habits. Elle eût aussi beau- coup aimé de beaux chevaux à un carrosse; mais comme elle n'avait ni chevaux ni carrosse, elle se contentait d'emprunter les bipèdes de son fermier , et de les déguiser de son mieux avec de beaux harnais ; pour cela , elle s'était associée d'amitié et de va- nité avec sa rivale M™" Darcy.
]\Irae Darcy la présidente , aussi coquette , mais déjà i)lus gra • ve que 31"'^ Saint-Aymar, avait, de plus que son amie, toute la suffisance d'une femme de province qui se sent de la beauté , de la jeunesse , le regard très-doux, la dent très-blanche, et derrière tout cela un président pour la soutenir. Du reste, ces belles dames avaient eu toutes deux le rare bonheur d'épouser à la fois deux hommes d'affaires et deux poètes; deux hommes qui ne savaient que travailler et rimer , qui ne sortaient de leur
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cabinet que pour s'enfoncer daus rimpénétrable forêt , lésanc- tuaire de ces muses fidèles, peu riches tous deux , mais honnê- tement pauvres , ne demandant rien h leurs femmes qui ne fût très-licite , et se reposant parfaitement sur elles de Téconomie de la maison.
Mme Darcy et M™" Saint-Aymar dans leur char , suivies de plusieurs autres dames de la ville , aussi dans leur char , arrivè- rent brusquement sur les quatre poètes, et leur arrivée inter- rompit le poète chanoine , fort heureusement pour lui. A la vue de leurs époux, ces dames s'arrêtèrent: Darcy et Saint-Aymar, arrachés ainsi à leur rêverie poétique , allèrent saluer celles qu'ils appelaient d'un commun accord leur nymphe Égérie; pendant ce tems , le maître des eaux-et-foréts cherchait au coin du bois une rime qui lui manquait ; il savait que Despréaux en avait trouvé plus d'une à la même place ; quant au chanoine , émerveillé de l'aventure, il arrangeait dans sa tête le plan d'une épître qu'il a faite depuis sans doute , et qui était intitulée ainsi h coup sûr :
Épitreà M de v***, tm jour que je vis, dans la forêt, M™o de D*** assise dans un char, à côté de Tl/^o de S***
0 heureuse préoccupation de la poésie ! Grâce à sa muse , le digne abbé ne s'apercevait pas qu'il venait de mécontenter ses trois amis.
Je ne vous ai peut-être pasditquele président Darcy et le bailli Saint-Aymar aimaient leur femme. .A quoi bon vous le dire? La scène se passe en province, où les amours clandestins ne sont permis qu'avec les Iris en l'air. Ceci vous explique comment Darcy et Saint-Aymar ne furent pas très-fâchés de trouver leurs femmes au coin du bois où ils avaient rendez-vous avec les filles du Pinde.
Prosit mihi vos dixisse puellas !
Donc Saint-jVymar allant au-devant de sa femme et de mada- me la présidente , les radia agréablement sur le mauvais état de leur équipage: les rubans de ces chevaux étaient tout fanés; ces harnais étaient bien vieux ; ces dames avaient l'air de se rendre à l'hôpital ; et autres plaisanteries pour lesquelles Saint-
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Aymar fit cliorus avec Darcy. Ces plaisanteries ne tombèrent pas en mauvais terrain , et elles poussèrent aussi vite que l'ivraie dans la vanité de M""^' Darcy et Saint-Aymar.
— Mon Dieu , ma chère bonne , disait la présidente à la bail- live, ne trouvez-vous pas ([ue nos maris ont pleinement raison cette fois ? Les pompons de nos chevaux sont bien passés de mode, et notre équipage est un triste équipage! Ne serait-il pas temps d'en changer, je vous prie? — La Saint-Aymar , vive- ment excitée à cette idée , repartit aussitôt : — 0 ma chère J'ai justement une tante à Paris d'un goût exquis, et qui possède éminemment l'économie honorable ; voulez-vous que je la prie de nous envoyer une paire de harnais à frais communs? — M™"' Darcy, bien qu'un peu avare, consentit à la dépense; on convint d'acheter un harnais en commun, et que M™" Saint-Aymar le commanderait à sa tante ; malheureusement ces dames ne pen- sèrent pas à arrêter entre elles la couleur de ces harnais.
De retour au bailliage , M"" Saint-Aymar , tout entière à cette nouvelle espérance , n'eut rien de plus pressé que d'écrire ù sa tante de Paris ; elle commença par lui demander pour elle- même une robe de taffetas rose , garnie à la dernière mode , et pour assortir les harnais à la brillante couleur de cette robe , elle demandait, pour orner les deux chevaux communs , des aigrettes, des toques et des bouffetles vertes et blanches , ce (jui devait merveilleusement tourner à l'avantage de sa beauté.
La lettre part, l'espérance de M""' Saint-Aymar suit la,lettre; elle regarde le ciel en pensant à sa robe rose et à ses harnais blancs et verts. Cependant madame la présidente rêvait, elle aussi, de harnais. — Quand donc aurons-nous nos harnais? dit un jour M™"^ Darc à sa bonne amie Saint-Aymar.
Nous les aurons dimanche , répondit la Saint-Aymar. — Et de quellecouleur seront-ils? s'écrie Madame Darcy.— Blancs etverts, répondit fièrement la Saint-Aymar. — Blancs et verts! répéta la présidente: et m'avez-vous consultée, moi , madame? etsavez- vous si j'ai une robe rose pour mettre avec ces harnais blancs et verts, et si par hasard la robe que j'attends parla même voilure est une robe bleue ou d'un vert plus foncé que les harnais , que voulez-vous que je fasse de ces harnais blancs et verts? Non, non, madame , s'il en est ainsi , n'espérez pas que je paie ma part de ces harnais blancs et verts.
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— Qu'entends-je? s'écria laSaint-Ayinar , eh quoi ! madame, vous siérait-il de ne pas payer une emplette que vous avez com- mandée?— Et la chose s'envenimait. — Oh! mesdames, s'écria une amie commune , qu'allez-vous faire ? Qui sait si la rohe de Mme Darcy n'est pas une robe rose comme celle de M"»" Saint- Aymar? Attendez de grâce que robe et harnais soient arrivés ; il sera toujours temps de vous disputer après: ce sage conseil suspendit pour un temps les hostilités entre M™" Darcy et M™» Saint- Aymar.
Cependant les deux maris n'avaient jamais fait plus de vers que depuis qu'ils étaient menacés d'une guerre civile. Déjà toute la ville se partageait en deux camps , et cependant le président restait perdu dans ses nuages , et le bailli restait égaré dans ses bocages ; jamais celui-ci n'avait eu de plus longue conversation avec sa muse, viusa, mihi causas viemora! jamais celui-là n'avait'fait parler plus longuement le berger Palémon et la ber- gère Née ra ; ils se promenaient tranquillement dans les bois, sans songer que pour leurs deux femmes et leurs chevaux de louage toute une ville allait perdre le sommeil et le repos.
.A la fin arrivent les harnais et les robes; on accourt, on ou- vre les coffres, on regarde. Les pressentimens deM™<= Darcy ne l'avaient pas trompée. Les trois coffres furent ouverts en même temps chez madame la i)résidente et en présence de toutes les dames de la ville. D'abord , on tira de la première caisse une robe et un ajustement complet, rose et blanc, de la dernière mode des Tuileries et du Palais-Royal. Celait la rolte de M™« Saint- Aymar; à cet agréable aspect, madame la baillive sourit de bon- heur, et madame la présidente put à peine retenir un soupir de jalousie et de douleur.
On ouvrit ensuite la caisse aux harnais. Les harnais furent éta- lés sur le plancher; ils étaient verts et bleus, et ils se mariaient parfaitement avec la robe blanc et rose. Évidemment les harnais étaient faits pour la robe , et la robe était faite pour les harnais. Voilù la Samt-Aymar qui ne se sent pas de joie , voilà la prési- dente qui va en mourir de dépit.
Enfin c'est le tour de M'"» Darcy. Sa robe est là , dans celte caisse. Mais la caisse résiste: on dirait qu'elle s'ouvre à regret. Il fallut un outil extraordinaire i)Ourrouvrir. Le silence étaitgrand , chacune de ces dames retenait son haleine. 0 ciel! 0 ciel! la
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caisse ouverte laisse échapper de ses flancs une robe toute bleue, et l'ajustement petit-soufre et blanc. 0 épouvante! la main qui tenait cette robe la laisse tomber. — Tout est dit , madame, s'écrie la présidente , en jetant sur M™^ Saint-.\ymar un regard furieux, je ne suis pas faite pour illustrer vos petits appas; em- portez vos harnais verts , mais certainement je ne les paierai pas.
— Madame! madame! répondit la Saint- Aymar, pâle de co- lère, prenez garde , et modérez votre arrogance !
Disant cesmots , ellesortit l'ame en deuil. Comment, en effet, persuader à son mari de payer à lui seul des harnais dont la pauvre femme aurait encore bien de la peine à payer la moitié? Cependant l'honnête bailli était en train de raccommoder le berger Tircis avec Lycoris la bergère , qui avait cassé sa hou- lette et perdu ses plus beaux moutons.
Pour comble d'embarras, la tante de M™« Saint-Aymar lui annonçait . dans sa lettre, qu'elle tirait sur elle une lettre de change à deux jours de vue , pour solde de la robe et des har- nais... C'en est fait, il faut payer! Mais comment une honnête femme en province et qui n'a pas d'argent peut-elle faire pour payer une paire de harnais blanc et vert , et une robe de taffe- tas rose et blanc?
La pauvre S lint-Aymar en était là de sa douleur , quand tout à coup elle vit entrer dans sa chambre les deux servantes de la présidente, son ennemie ; ces deux femmes jetèrent sur le car- reau les beaux harnais et s'enfuirent. A 'celle [nouvelle inso- lence, M"^" de Saint-Aymar ne songea plus qu'à se venger.
Mais comment se venger? En forçant celle femme à payer la moitié de ces harnais! Et comment la contraindre au paiement? En la faisant assigner par huissier ! Mais où trouver un huissier assez hardi pour assigner la femme d'un président? et quand cet huissier sera trouvé , comment le payer et avec quoi ? La pauvre femme ne savait comment se tirer de ces difficultés in- surmontables; c'était à en perdre la raison.
A la fin cependant elle se dit très-sagement que pourvu tprelle trouvât de l'argent , elle trouverait un huissier. La pauvre Saint-Aymar se rappela alors qu'elle avait dans la vdle une vieille fousiue acariàlre, avare et dévote, qui seule en ce monde lui pouvait prêter assez d'argent pour avoir un huissier ; celte
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parente s'appelait M"" du Verger. Voilà donc noire jolie Salnt- .4iyinar qui arrive seule, tremblante, chez la vieille et sèche fille majeure M"« du Verger.
La vieille fille aimait son Dieu et son argent; mais en revan- che elle n'aimait guère son prochain en général, et en particu- lier les jolies femmes. Donc à l'aspect de la douleur si vraie de sa jeune cousine Saint-Aymar, M'i° du Verger fut d'un assez difficile abord ; cependant sa cousine , les mains jointes et les yeux ])leins de larmes , la supplia de lui prêter assez d'argent pour faire venir un huissier de Paris ! M'i^ du Verger n'avait jamais d'argent à prêter à personne : mais ])our un huissier qu'on devait faire venir de Paris , à ces fins d'assigner madame la présidente, mais pour un si bon scandale judiciaire, la vieille fiîle n'eut rien de si pressé que d'entr'ouvrir sa cassette et d'en retirer cent francs qu'elle prêta à la désolée Saint-Ayiuar. Saint- Aymar fit un billet à sa cousine. Cet argent, c'était pour elle la vengeance, c'était le ciel!
A l'instant même où la belle Saint- Aymar allait quitter M"» du Verger, entra chezM"f du Verger un commissionnaire ducoche. Ce commissionnaire apportait à la vieillefille une lettre, leAfer- cure de France et une cassette. La lettre était pour elle , le Mercure de France était pour le chanoine honoraire , et la cassette renfermait un trousseau déjeune mariée , que M^^" du Verger devait faire passer par d'autres voitures dans une ville voisine de celle qu'elle haliitait. M""^ du Verger ouvrit la lettre , M™o Saint-Aymar ouvrit la cassette et elle se consola un peu à la vue de ce beau trousseau et d'une chamante robe de taffetas couleur de rose et dont l'assortiment vert et blanc était par- faitement semblable à la couleur des hai'uais. Voilà tout-à-fait ma roI)e rose, disait M™" Saint-Aymar à M"'' du Verger. Mais M"e du Veger n'écoutait pas sa cousine, elle ne regardait pas la robe rose, elle nelisaitmèmeplus sa lettre, elle avait bien autre chose à faire, par ma foi! Elle lisait le nouveau Mercure, et, en femme d'esprit qu'elle était , elle courut tout de suite à la charade.
La charade, vous lesavez , c'était l'amusementle plus littéraire de ce temps-là , c'était la gloire, c'était l'honneur, c'était le bonheur du Mercure. Il y avait tel quartier de Paris et telle ville de province dont les intelligences les plus habiles s'éfu-
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diaient pendant un mois pour trouver le mot d'une énigme , d'une charade ou d'un logogriplie. Quand le mot était deviné , ou à peu près , on se hâtait d'eu instruire le Mercure , qui, le mois suivant , transmettait à l'imivers surpris le nom de l'heu- reux Œdipe. M"« du Verger n'était pas ce qu'on appelle un bel esprit, même en province; cependant son intelligence s'était guindée jusqu'à la charade, elle en deyinait, et même elle en composait , et même elle avait eu une charade imprimée sous le nom dans le Mercure, par il/"<= Adélaïde- Aldegonde du Ferger, rentière ; il est bon de dire cependant que M. le cha- noine Vincent avait travaillé pour sa bonne part dans cette charade en commandite , dont il aurait pu revendiquer les plus beaux vers, et dont il avait laissé toute la gloire à son amie M"" Adélaide-Aldegonde du Verger, comme un homme au- dessus de ces bagatelles.
Depuis ce jour d'illustre mémoire , M"" du Verger avait ajouté à ses trois passions le bon Dieu , l'argent monnayé et la médi- sance, une quatrième et dernière passion , la charade , qui com- prenait aussi l'énigme etlelogogriphe.enfans de la même famille. Deviner des charades, composer des logogriphes, étonner de son esprit toute une ville jalouse, c'était pour M"'' du Verger le plus subtil et le plus cliarmant des passe-temps ; surtout ce qui la rendait bien fière et bien heureuse , c'était de pouvoir chaque mois remettre à M. ral)bé Vincent son Mercure de France, en lui disantd unairmodesteet glorieuxloulà la fois: —Cherchez le mot, monsieur l'abbé , je l'ai déjà trouvé, moiJ
C'était donc le logogriphe du mois de mai qui attirait si fort l'attention de M"« du Verger ; or il faut avouer qu'il y avait de quoi inquiéter un esprit plus subtil.
LOGOGRIPHE.
Cultivée autrefois par des peuples fameux , De leurs ti'avaux j'ai consacré la gloire ,
Et sans le secours de l'histoire, .le les fais vivre encor chez leurs derniers neveux.
De douze membres composée , 11 est pour me trouver une méthode aisée.
12 et 6 vous diront qui je suis.
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Quand je suis belle j'embellis ; Mais de dix de mes pieds quelquefois l'ignorance Me fagoUe si plaisamment Que, bien loin d'être un ornement, Je perds toute mon élégance. Mon premier quart a versé bien du sang. 1,0,6, 7, 10,2, souvent au plus haut rang,
Et souvent au plus bas étage : Je ne perds ni ne gagne à de tels changemens. Lecteur , reprends raon tout , et de trois élémens Il saura l'offrir l'assemblage. 9 , 5 et 3 je suis bon à quitter ; 6 ,5 , 9 , 11 et 7 donnent de quoi flatter
Des humains la pauvre cervelle. 5 , 4 , 1 , G , je fais une guerre cruelle A 2 , 1 , 9 , à qui 7 ajouté , Du corps humain présente une partie. 5 ,3 , 1 ,2 et 7 paya cher sa folie. 8 , 5 , 3 , 7 , je suis de grande uliUté
Aux boudoirs de sa majesté. Je compte par milliers les auteurs de mon être; A me chercher , lecteur , je t'aiderai peut-être. 2 , 10 ,3 ,4 et 7 m'ont servi de berceau. Je me change en 3 , 1 , 8 , 4 , C et 7 , 7,3 , 1,2 et G, au regard d'un distrait.
3 ,2 et 5 , je porte l'épouvante , Quoique partant souvent d'une arae fort contente. Cherchez des lieux où sans danger On ne peut guère voyager; Cherchez un meuble de ménage , Une admirable invention , Qui vous fait voyager chez toute nation , Une province et ville de Hollande ,
Un plat cher à la gent gourmande ,
Une machine dans les eaux
Qui fait trembler tous les bateaux .
Une charge s[)irituelle
Où l'on porte bas la dentelle ,
Un coquillage , un bon poisson ,
BEVUE DE PARIS. 203
L'endroit d'où Ton nous fait leçon .
Une voiture sans portières ,
Et le gagne-pain des notaires ,
Une fille qui sans retour Par la sœur est chassée , et la sœur à son tour S'enfuit avec une vitesse extrême;
Ce qu'avec ses défauts on aime ; Un pays de l'Asie , un peuple mécréant,
Ce qu'il ne faut pas qu'on nous coupe . L'ordinaire goûter d'une bourgeoise troupe , Une voiture, ensuite un conducteur,
Un mot qui vous fait mal au cœur. Un purgatif enfin , deux notes de musique : Mais il me semble aussi que par trop je m'explique ; El si je n'arrêtais mon indiscrétion ,
Bientôt je vous dirais mon nom.
Vous pouvez juger du saisissement de M"" du Verger à la lec- ture de ce terrible logogrii)he. Son œil gris se troubla , sesjoues pâles pâlirent, sa bouche grimaçante fit une horrible grimace; la malheureuse venait de comprendre que ce logogriphe était au-dessus de ses forces , et elle devint muette et pensive devant cette page hiéroglyphique, u Mais aussi, pensait-elle , quelle gloire pour moi si je pouvais la deviner! »
La jeune et belle Saint-Aymar n'était i)as tellement en contem- plation devant la robe rose aux accessoiies i)leus et blancs , qu'elle ne s'aperçût du coup violent qui venait de frai)per sa cousine , et celle-ci ne chercha pas à dissimuler la cause de son trouble et de son chagrin.
— Oui , ma cousine , cela est ainsi; je suis perdue de réputa- tion; je n'ai pas trouvé un seul mot de ce logogriphe; oh ! que l'abbé Vincent va me prendre en jutié! Prenez pitié de moi; je suis bien à plaindre, ma pauvre Saint- Aymar.
M">e de Saint-Aymar quiétait bonne au fond, et que sacousine venait d'obliger, la consola de son mieux, u Tenez, lui dit-elle, ma cousine, prêtez-moi ce logogriplie je le devinerai peut-être d'ici à deux jours, et alors je viendrai vous dire le mot quand je l'aurai trouvé. Elle disait cela , la jolie femme , uniquement [■r)ur porter un peu d'espoir dans le cœur de sa cousine, car
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jamais elle n'avait rien deviné excepté une énigme sut- Vamour.
Jeune , dès en naissant , Je vais toujours rapetissant, Et je finis par être imperceptible.
Eh bien! cette nouvelle espérance, toute faible qu'elle était, ranima la pauvre du Verger. Elle savait iaSaint-Aymar bien co- quette , mais elle savait aussi qu'elle avait fort peu de préten- tions au bel esprit , et qu'elle lui ferait volontiers le sacrifice d'un logogriphe sans s'en vanter à personne, comme avait fait l'abbé Vincent, en pareille circonstance. —Ma cousine, ma bonne cousine , dit la du Verger hors d'elle-même , gardez-moi bien le secret et ne montrez le Mercure à personne : on dira que le coche est en relard. — 0 ma cousine! si dans deux jours vous parveniez à m'apporter le mot de ce logogriphe (vous savez com- bien je vous aime, et en même temps elle l'embrassait à l'étouf- fer), je n'ai rien au monde à vous refuser, ma bonne, ma douce, et je crois mêmequela vieille fille ajouta: ma jolie Saint-Aymar.
Mi^^de Saint-Aymar, à demi élouffée, sortit dechez sa cousi- ne, emportant les cent francs dans sa poche droite et le Mer- cure de France dans sa poche gauche, et ne songeantdéjà plus au Mercure, mais lout entière à sa vengeance. Payer l'huissier et l'envoyer chez la présidente, ce fut l'affaire d'un instant. L'huis- sier , homme habile, choisit le temps où madame la présidente était à table , pour lui glisser son petit exploit ; puis il s'en- fuit à Paris à toutes jambes. Un exploit à la femme d'un prési- dent! et quel exploit ! Des lermes affreux! A cette lecture, ma- dame la présidente tombe de son haut; elle crie , elle se la- mente , elle invoque le ciel. Le président avait beau dire : — Calmez ce transport, ma femme! rien n'y faisait. La Saint-Ay- mar triomphait dans son cœur !
Toute la ville, attentive à ces débats, ne parlait pas d'autre chose ; la ville oublia même le Mercure de France , même la belle forêt printanière. Il était donc urgent de terminer ces dé- bats au plus vite. Le président , qui aimait Saint- Aymar, en sa qualité de poète, lui fit demander une entrevue sous le vieil orme: à cette entrevue presque judiciaire furent convoqués les deux au- tres poètes pour servir de juges et d'arbitres dans cette grande
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affaire. Voilà donc le vieil arbre, auditeur accoutumé de tant de beaux vers , cliangé en une espèce de tribunal! Ces quatre poètes , ordinairement si heureux et si perdus dans leurs fan- -taisies rimées, arrivèrent là lentement, solennellement , triste- ment, juridiquement. Le président, arrivé le premier , salua ses confrères en silence , et tout de suite il leur exposa la tristedis- pute entre sa femme et M™^ Saint-Aymar ; il leur raconta l'as- signation qu'il avait reçue et le procès qui s'en était suivi. En même temps le bailli protesta en son nom qu'il était désolé de toute cette affaire, qu'il ne voulait pas désobliger ni le prési- dent ni madame la présidente ; mais que cependant il ne pouvait pas payer tout seul les harnais blancs et verts. Ce petit dis- cours et cette petite soumission du bailli obtinrent parmi les juges le plus grand assentiment.
L'abbé , cpii avait à se faire pardonner son incartade de quatre vers , et qui d'ailleurs n'était pas fait aux usages de la justice, trouva un bon moyen de couper le nœud gordien de cette étrange diificulté. — Je propose , dit-il ,de mettre ces dames d'accord , en condamnant madame la présidente à payer sa part des harnais verts et blancs, parce qu'elle les a commandés; condamnons aussi madame la baillive, pour n'avoir pas consulté madame la Iirésidente sur le choix desdits harnais , à changer de robe avec elle, à lui donner la robe rose en retour de la robe bleue, si bien que madame la présidente ne pourra plus refuser de payer les harnais , et que ces deux dames seront d'accord.
L'arrêt, ainsi formulé, fut accepté avec transport par le pré- sident, qui voyait jour à contenter sa femme , et par le baili, qui trouvait ainsi le moyen de ne payer que la moitié des harnais. Le maitre des eaux-et-foréts opina du bonnet , comme un homme indifférent qui ne voulait se mettre mal avec personne. L'arrêt fut prononcé à l'unanimité \
Restait seulement à signifier l'arrêt, chose difficile pour le bailli. 11 ne savait pas l'étendue de son arrêt , le pauvre homme ! Aussi bien y alla-t-il franc jeu. La présidente sacrifia. son ava- rice et la hontéde l'ironie au désir d'humilier sa rivale. Elle avait enfin la robe rose ! Mais que devint la pauvre Saint-Aymar quand elle apprit de la bouche même de son mari qu'il fallait renoncer à cette belle robe rose, qui allait si bien avec les harnais verts et blancs! Elle était donc vaincue par sa rivale ! Il fallait céder !
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Il fallait prendre celte odieuse robe bleue et cette affreuse garni- ture petit-soufre ,et se montrer dans la;ville et dans les bois avec cet attirail ! La jeune femme avait le cœur brisé; elle avait les yeux pleins de larmes ; elle était si malheureuse que son mari s'en aperçut. — Ou'as-tu ,ma femme ? lui dit-il; qu'as-tu donc? Et la pauvreSaint-Aymar , arrêtant ses larmes et prenantles deux mains de son mari dans les siennes: — Monsieur, lui dit- elle, vous me faites bien du mal ; monsieur , vous me déshonorez ! Comment voulez-vous que je prenne la robe bleue de cette prési- dente, et que je lui donne ma jolie robe de taffetas rose et blanc? Je sais bien ce que vous allez me dire , que je suis trop pauvre et que vous êtes trop pauvre pour que nous puissions payer ces harnais en entier ou acheter une autre robe ; et d'ailleurs c'est après-demain dimanche, c'est le jour de la promenade, jamais on n'nuraitle temps de me faire venir une robe rose , quand bien même j'aurais l'argent pour la payer ; et si je ne vais pas à la promenade , la présidente ira seule avec ma robe et mes har- nais! Ainsi, monsieur, je ne veux point de consolation , ou plutôt je n'en veux qu'une seule , qui ne vous coûtera rien et qui me rendra la plus heureuse des femmes. En même temps elle tirait de sa poche le Mercure de France. Oh! par pitié, dit-elle à son mari , par pitié , devinez pour moi le mot de ce logogriphe. II y va de ma vie ; dites-moi ce mot-là demain matin , et je suis sauvée; surtout gardez-moi le secret. En même temps la belle Saint-Aymar se retirait dans sa chambre, laissant son mari confondu , anéanti, dans un rêve !
11 vit bien que ce n'était point un rêve quand il se trouva seul à seul en présence du fatal Mercure. Le livre était ouvert au logogriphe , dont unelarge corne marquait la place ; il n'y avait pas à s'y tromper. M. Saint-Aymar avait, il est vrai, une certaine habitude de ces sortes de tours de force ; mais cette fois toute son habileté était en défaut: il avait beau lireet relire cette énigme, elle n'avait pas de sens pourlui.Cependantlesheurcss'envolaient A tire-d'aile, et l'honnête bailli calculait en lui-même que s'il voulaitsauver sa femme à ^i bon marché d'une si grande douleur, il n'avait plus devant lui que vingt-quatre heures de médita- tion .
Mais il aimait sa femme; il prit donc une résolution désespérée. Il imagina de parcourir unà un, en commençant parla première
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lettre de l'alphabet, tous les mois du dictionnaire de l'Académie. Il y aura bien du malheur, pensa-l-il , si dans tous les mots de la langue je ne trouve pas le mot de mon logogriphe. En même temps il parcourait tous les mots du dictionnaire, et à chaque mot nouveau il se répétait les vers du logogriphe:
Cultivée autrefois par des peuples fameux , De leurs travaux j'ai consacré la gloire.
Bah! disait-il, je sais déjà qu'il s'agit d'une chose féminine ! Il venait ainsi d'abréger la moitié de sa tâche, et il passait sans les lire tous les substantifs masculins.
Il employa ainsi toute la nuit à ce travailoù il mit tout son es- prit , tout son zèle ,- toutesa pensée. Jamais il n'avait cherché avec plus d'ardeur, même ses rimes dans le dictionnaire de Richelet ? Cependant l'aurore descendait par degrés sur ce dictionnaire entr'ouveit , et plus l'aube du jour se colorait , plus l'énigme pa- raissaitobscure. Que serait- il devenu , le malheureux , sile hasard n'était pas venu à son secours ? En effet, ce mol tant cherché com- mençait par un A!
Ouand il eut trouvé son mol, le bon Saint-Aymar ne put d'a- bord pas croire à son bonheur. A la fin cependant, quand il eut bien composé , décomposé et recomposé le mot fatal , il poussa un grand cri. A ce cri, sa pauvre femme accourut à demi nue et toute tremblante! Je l'ai trouvé, s'écria Saint-Aymar non sans fermer le dictionnaire. Et elle, sans répondre, se jeta dans les bras de son mari. Alors il fallut bien que ces deux âmes quial- laient se briser se lissent jour par les sanglots et par les pleurs. Laissez-les couler , ce sont des larmes de joie et des sanglots de bonheur.
Cependantce samedi, qui promettait d'êtresi triste, se montre radieux. M™" Saint-Aymar, à peine levée , se hâte d'envoyer sa robe rose à sa rivale , et elle reçoit en échange la fatale robe bleue , avec l'accompagnement petit-soufre. On a beau examiner ce front si chargé de images la veille encore , ce front est calme et radieux. Aussitôt que la belle Saint-Aymar eut reçu la robe bleue en échange de sa robe rose, elle se rendit chez sa cousine du Verger, qui elle-même avait passé une bien triste nuit^à se répéter:
Cultivée autrefois par des peuples fameux ,
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et qui n'avait rien deviné encore ; la pauvre vieille fille, tourmen- tée par cette idée fixe , en était plus vieille que jamais ; mais quand elle vit arriver sa cousine Saint-Aymar, belle, reposée, souriante, elle s'écria tout aussitôt: Vous l'avez deviné, ma cou- sine! Vous le savez, ce mot fatal! Et elle était inquiète, haletante, perdue. M™<' de Saint-Aymar lui dit simplement: Je le sais ! ma cousine , comme si elle était habituée à de pareils succès; puis , voyant que la crainte et la joie se partageaient également ce pauvrecœur , M»"» Saint-Aymar abordafranchement la question.
—Ma cousine, lui dit-elle, l'autre jour, ici même, en m'em- brassant, vous m'avez promis de ne me rien refuser si je vous apportais le mot du logogriphe; eh bien ! je vous l'apporte; vous lesaurez toute seule, je n'en préviendrai personne. Demain di- manche, chez la présidente , vous pourrez deviner le logogriphe en plein salon , en plein Mercure; j'ai même fait deux vers que vous pourrez envoyer au Mercure, pour lui dire que vous avez deviné le logogriphe. Eh bien ! tout cela esta vous , si vous vou- lez changer cette robe rose ( et elle lui montrait la robe delà jeune mariée qui n'était pas partie) contre la jolie robe bleue que voici. Voyez, ma cousine, celle robe bleue est toute neuve, toute fraî- che, elle n'a pas été portée; elle ira à merveille à cette jeune fille qui se marie, et qui n'a pas besoin d'être parée ;on est toujours si belle les premiers jours ! La cousine ne répondit pas ; mais à un certain clignement de l'œil droit , la belle Saint-Aymar comprit qu'elle était exaucée, et tout aussitôt elle s'empara de la robe rose et de l'accompagnement bleu et blanc , s'empressant en même temps de mettre à la place la ro'oe bleue et l'accompagne- ment petit-soufre. Si la pauvre femme n'est pas morte ù cet instant-là, c'est qu'on ne meurt pas de joie. Elle était si joyeuse qu'elle s'en allait sans remercier la du Verger et sans lui dire le mot du logogriphe ;|la du Verger l'arrêta, l'œil étincelant: — Et le mot du logogriphe 1 lui dit-elle; on eîlt dit à la voir une lionne quia perdu ses petis.
Voici le mot , répondit Saint-Aymar : Ar-chi-tec4u-re! Puis , jetant là leMercureet emportant la robe, elle s'enfuit heureuse et folle et légère à ravir ; elle défiait bien plus que l'avenir : elle défiait lelendemain.
MUe du V^'ger, restée seule, ne pouvait en croire ses oreilles et son bonheur, — Oui, disait-elle, c'est bien cela: architecture,
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dniis lequel on [trouve art, architecte, arc, acteur, are, terre, eau , tic, titre , chat , rat , rate, Icare , cire , cachet, écart, cri, rue, cric, trictrac, archer, Cythère , hier, cru- che, carte , ire, chère, Utrccht, hare, arche , eue, chute, rechute, état, J ut riche, huître, truite, chaire, charrette, acte, archi , rectetir, crèche, cuir, tact et chair, trait, écriture, heure, race, Thrace, Turc, artère, tarte, échec , tache , tart , hâte , carie, trace, char, charretier , achat , tartre , ut , ré.
Et s'il y avait dans toute la ville une femme aussi heureuse que M""" Saint-Aymar , c'était à coup sûr M"« du Verger.
Enfin le dimanche arrive ; vient la messe ; la messe se passe , puis on dîne, puis midi sonne, puis une heure ; puis enfin les vê- pres sontchantées ; tout se remue dans la ville; tous les équi- pages sont prêts: la promenade sera brillante. Et chacun de se demander : Comment va faire cette pauvre Saint-Aymar ? Mettra-t-elle la robe bleue de la présidente? Fera-t-elle dire qu'elle est malade ? Cependant la présidente arrive dans sa robe roseetconduite parles chevaux aux harnais verts et blancs. Cha- cun admij-e l'harmonie de cet équipage ; et toutes les femmes de plaindre tout haulc ette jjauvre Saint- Jymar ! Mais ,ôsurprise! car tout î> coup au moment où on allait partir , voilà cette jolie Saint- Aymar qui s'élance dans son char à côté de la présidente; la belle Saint-Aymar que toute la ville s'attendait à voir en robe bleue petit-soufre, porte une robe roseet blanc mais d'unrose si rose et d'unblancsi blanc ,etpuiselleestsifière, si triomphante, si transparente, si animée, si heureuse, qu'elle écrase tout-à- fait sa belle rivale la présidente. Aussitôt on bat des mains ; la promenade commence; les harnais font merveille: on dirait que les petits chevaux de fermier veulent répondre par leurardeurà tous les embarras qu'ils ont donnés. On peut juger si cette pro- menade fut brillante. La présidente enrageait comme sielleeût été encore dans sa robe bleue et petit-soufre. Quant à M^e Saint- Aymar, elle saluait tout le monde à droite et à gauche ; elle était aimable, même avec sa rivale, et c'était plaisir delui voir courber de temps à autre sa jolie têlesurmontéed'unecharmantephime verte et blanche; ornement plein de goût, qui manquait à M™" Darcy.
Le soir venu , ce fut au tour de M"* du Verger; elle étonua
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toute la ville par sa promptitude à deviner le plus obscur des lo- gogriphes , et même on admira beaucoup ces vers qu'elle avait faits toute seule pour le Mercure de France et qu'il n'a pas encore publiés:
Le mot de votre énigme est architecqueture; J'eus à le deviner beaucoup de tablature.
Rentré chez lui , le bon Saint-Aymar disait en se frottant les mains : — Je n'aurais jamais pensé que ce fût une chose si utile de deviner les logogriphes.
Tel était le journal au dix-huitième siècle. Malheureuse épo- que ! Elle a produit les soixante volumes de Voltaire , trois à quatre volumes de l'Encyclopédie et l'histoire naturelle de Buf- fon ! Elle s'est émue à la voix de J.-J. Rousseau et aux para- doxes de Diderot; ellea été éloquente, passionnée, philosophique, révolutionnaire ; elle atout fait et tout refait; mais encore une fois 5 je vous le dis, prenez-la bien en pitié , cette pauvre époque : elle n'a pas su faire le journal!
Jules Janiw.
LA PESTE A MARSEILLE.
Jamais Marseille n'avait été plus sereine'et plus joyeuse qu'au mois de juin 1720. Son port, qu'animait un commerce floris- sant", avait, au milieu de ses bruyantes occupations , un air de fête et de parure. Parmi les navires venus des quatre points car- dinaux, tout chargés de riches produits et d'abondantes mar- chandises , on apercevait de splendides galères à la poupe dorée, aux longues flammes bariolées, aux cordages fleuris. C'était la flottille de M. le chevalier d'Orléans , grand-prieur de Malte, qui revenait de Gênes , où il avait conduit sa sœur , M"° de Valois , mariée au duc de 3Iodène. Marseille avait accueilli dignement ces illustres voyageurs , et de superbes fêtes avaient été données au Grand-Prieur et à M"» de Valois , mal remise jencore du désespoir où elle était tombée en quittant le Palais-Royal et M. de Richelieu.
On préparait de nouveaux divertissemens pour le fils naturel du régent, et en attendant le bal annoncé chez le marquis de Piles, gouverneur et viguier, les dames de la ville se don- naient le passe-temps de visiter les galères royales , et princi- palement celle du Grand-Prieur, qui était d'une rare magnilî- cence. Elle avait été construite par Pierre Puget ; sa façade représentait un épisode des noces de Thétis et de Pelée , ciselé par ce grand artiste, à la fois sculpteur, architecte, peintre et constructeur de vaisseaux. L'intérieur de la galère était admi- rablement décoré ; les appartemens étaient ornés de meubles riches et curieux , et surtout de peintures fort remarquables de Vanloo. Le Grand-Prieur faisait les honneurs de son bord avec une grâce et une politesse un peu cavahères ; ses façons étaient empreintes de ce laissé-aller audacieux etdecetteentreprenante désinvolture qui caractérisaient les mœurs du Palais-Royal ;
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mais les dames de Marseille , qui se piquaient d'être au courant et à la hauteur des usages de la cour , s'accommodaient assez bien de l'urbanité de M. d'Orléans, qui, du reste , était peu dangereux pour les femmes, et s'en tenait volontiers avec elles aux propos de la galanterie.
Le quai de Rive-Neuve offrait un coup d'œil des plus variés. Des marchandises de toute espèce encombraient ses dalles; l'activilé régnait partout : on vannait les grains , on pesait les balles, on comptait les tonneaux. Au milieu de ces embarras circulaient négocians, courtiers , portefaix et marins ; des religieux passaient allant à St.-Victor; une compagnie de fan- tassins se rendait au fortSt.-Nicolas, dont les murailles neuves étaient un formidable souvenir laissé par Louis XIV; lesbarca- rols, debout dans leur batelet que couvrait un large dais quadrillé , invitaient les passans à s'embarquer pour aborder les galères ou pour aller nager à l'anse du Pharo ; des daines costu- mées selon les modes de M^'o de Valois, se promenaient escortées chacune par un petit laquais moricaud qui tenait ouvert un grand parasol de basin ; ça et là des groupes élégans s'entrete- naient gaiement des fêtes passées et des fêtes futures,, et se riaient des prétentions affichées parles prudes marquises d'Aix, qui , pour faire leur cour au ciievalier d'Orléans , voulaient toutes être proclies parentes de M™" de Parabère et de M^^^ de Sabran , filles toutes deux de la Provence,
Tout à coup , lesgalères du Grand-Prieur , qui dormaient sur leurs ancres , s'émeuvent. Les matelots endossent leur casaque de manœuvre, les voiles sont déroulées , les ancres levées , et quoique le vent qui soufflait alors leur soit contraire, ces navires sortent du port à titre d'aile et s'en vont au plus loin dans la rade attendre ou chercher des brises favorables. Le che- valier d'Orléans , qui avait déjeuné chez M. de Vaucresson , intendant de la marine , était arrivé en grande hàle , et tout effaré , sur sa galère , et avait aussitôt envoyé tous ses mousses par la ville pour quérir ses officiers , et leur faire regagner incontinent leur bord. Ce rappel n'avait i)as été chose facile à exécuter , car c'était un dimanche , et ces messieurs étaient fort disséminés de côté et d'autre. Les uns se pavanaient sur le Cours, les autres étaient aux églises , entendant amoureusement la messe et lançant des œillades aux belles paroissiennes de la
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Jajor etde St.-Martin. Ceux qui avaient affaire aux vêpres , n'arrivèrent qu'au moment où l'on mettait à la voile , et furent réprimandés pour leur dévotion.
Cette l)rusque retraite excita de vives rumeurs dans le monde* Les jeunes gens de l'état-major du Grand-Prieur avaient de nombreux engagemens dans la ville, et leur départ sans adieux causa de profonds ennuis. On s'inquiéta beaucoup aussi , dans la haute bourgeoisie, du bal de M. de Piles, pour lequel on avait fait des frais considérables. Mais M. le viguier avait bien autre souci en tèle que son bal !
Un bruit sinistre avait sourdement éclaté parmi les premières autorités de la ville, qui le tenaient secret. Une vague inquié- tude régnait parmi le peuple , lorsque le dimanche qui suivit le départ précipité du Grand-Piieur , le curé des Accoules monta en chaire, et dune voix émue et grondante prononça un sermon qui glaça de terreur les assistans. Il y avait dans cette prédica- tion je ne sais quelles menaces enveloppées dans les allégories saisissantes de l'Écrilure qui jetaient l'épouvante au fond des âmes. Chacun sortait de ce prône la tète basse et le cœur serré, lorsque tout à coup , au moment où il trempait ses doigts dans le bénitier, un homme tomba comme si la foudre l'avait frappé.
La foule, autour de lui, s'écarta avec un cri d'effroi auquel les voûtes de l'église prêtèrent une harmonie solennelle, et s'arrêta un instant, fixant des regards stupéfaits sur ce corps qui se tor- dait et râlait. Mais aucune pitié ne fut assez vive et assez assurée pour s'approcher de cet être souffrant et lui porter secours. Puis, par un mouvement spontané, les assistans prirent la fuite avec de longues clameurs, comme si l'église était en proie aux flammes , et il ne resta bientôt plus sous le portail que le mou- rant, qui expira après quelques convulsions. Cet événement, dont le peuple fut effrayé sans le comprendre, confirma ailleurs de sinistres soupçons.
On savait depuis quelque temps que la peste régnait dans les échelles de la Palestine, lorsque le 13 juin, veille de la St.-Jean, un navire marchand, le Grand- Saint- Antoine , capitaine Chataud, portant un chargement de coton adressé à divers con- signataires , s'était présenté à la chaîne du port. Il venait de Tripoli de Syrie , avait sa patente en règle , et un certificat dé- livré au lazaret de Livourne, déclarant que les hommes d'équi-
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page qu'il avait perdus (jtaient morts de la fièvre maligne. Après de légères formalités, le navire était entré dans le port, et avait débarqué ses balles de coton.
II était arrivé au Grand-Saint- Antoine une singulière aven- ture durant son voyage. Avant de se diriger vers Marseille, il avait voulu relâcher à l'Ile de Sardaigne , et s'était présenté de- vant Cagliari , demandant à entrer dans le port. Il y avait alors à Cagliari un certain vice-roi, nommé M. de Saint-Rémis, bon homme s'il en fut, pétri des superstitions les plus bourgeoises, vrai vice-roi d'Yvetot, qui ne faisait rien sans consulter Jean- neton. Or, à Theure même où le capitaine Chataud se présentait devant Cagliari , M. le vice-roi se réveillait d'un sommeil fort agité et sortait tout ému des étreintes d'un affreux cauchemar. 11 avait rêvé que la peste dévorait la Sardaigne. Le brave homme en était tout pâle et racontait à sa servante ce songe épouvanta- ble, lorsque son chahcelier vint lui dire qu'un l)âtiment français demandait à entrer dans le port.
— Un bâtiment! s'écria le judicieux vice-roi , voilà mon rêve expliqué; voilà la peste que j'ai rêvée; c'était un avertissement du ciel!
Jeanneton fut de cet avis, et le chancelier eut ordre, non-seu- lement d'empêcher le Grand-Saint- Antoine d'entrer dans le port, mais encore de le faire couler bas à coups de canon, s'il ue délogeait au plus vite de la rade. Alors le capitaine Chataud vint droit à Marseille.
Voilà donc à quoi tiennent les événemens les plus graves ! Si le vice-roi de Sardaigne avait eu la faiblesse de ne pas croire à ses rêves, la peste entrait à pleines voiles dans le port de Cag- liari, et ne venait pas à Marseille.
Tandis que l'on débarquait les balles de coton du Grand- Saint- Antoine, un mousse meurt, puis un portefaix, tous deux avec d'étranges symptômes. La médecine examine et frémit; l'autorité avertie se trouble et délibère. Sur ces entrefaites , on apprend que dans la rue de l'Escalle , les habitans meurent comme les mouches en octobre. Les médecins y vont, et pro- noncent un arrêt sans appel : — c'est la peste.
On écrit au régent, on écrit à la Faculté de Montpellier , on écrit au parlement d'Aix: c'est une terreur épistolaire. Pendant qu'on e.xpédie des courriers, le fléau moissonne, et les magistrats mu-
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nioipaux tiennent conseil ?» riiôlel-de-ville. Chacun d'eux pré- sente un avis différent. L'un propose de grandes mesures de salubrité, et veut administrer à la ville une immense fumigation ; un autre est d'avis d'en appeler à la Providence, et de convo- quer le clergé à une procession générale ; celui-ci, qui craint de se compromettre, veut que l'on attende réponse du Palais-Royal ; celui-lù prétend que l'on doit séquestrer les pestiférés et garder le secret sur la contagion vis-à-vis le peuple. Lorsque la ques- tion a été ainsi tirée à quatre échevins, on finit, comme dans la plupart des délibérations, ])ar se ranger de l'avis du dernier qui a parlé. Chaque soir, l'échevin Moustier se rend dans la rue de l'Escalle, où le fléau s'est déclaré et sévit avec une effrayante intensité; il fait enlever les cadavres, parfumer et murer les maisons où les malades ont succombé. Il n'y avait guère moyen de cacher au peuple le vérita])le motif de ces formalités. Cepen- dant M. le chancelier d'Aguesseau, qui avait le premier répondu aux magistrats de Marseille, leur avait bien recommandé . dans ses lettres, de donner le change au peuple sur le mal qui fer- mentait dans son sein , et c'éiait avec un giand souci que l'on voyait la vérité lui arriver. Mais ce mot de peste, qui devait éclater comme une bombe au ..milieu de la population et la jeter dans les dernières extrémités, ne souleva que des murmures d'incrédulité. On pensa que les médecins en avaient fait courir le faux bruit, et ils furent insul- tés publiquement. On chansonna les échevins sur leur frayeur panique, et on cassa les vitres de l'hôtel-de-ville avec ces chan- sons. Marseille, qui avait eu dix-sept fois la peste depuis Jules César, ne voulait pas croire à la peste.
Malheureusement, cette incrédulité ne pouvait guère résister à l'évidence. En vain un poste de milice a-t-il été placé à chaque extrémité de la rue de l'Escalle ; la peste brave la consigne, fran- chit les bayonnettes , et la voilà qui se promène dans le vieux quartier et dans le quartier neuf; voilà qu'après avoir immolé un citoyen à la porte des Accoules, elle frap])e partout à la fois, à la place de Lenche et au Chapitre, à Rive-Neuve et à laPlaine. Quand il voit les victimes tomber sous ses yeux , être saisies dans laruepar l'active agonie et mourir subitement sur la borne, oh! alors le peuple est convaincu. La contagion est dans son sein : maie quelle contagion ? La mort est dans ses entrailles : mais
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quelle mort? Il ne comprend pas, le peuple, ce fléauqui lui vient d'Asie dans un sac, mais il comprend le poison qu'une main fur- tive jette dans l'eau de ses fontaines et dans la farine de son pain. Le poison, voilà un fléauqui parle à ses sens. La Brinvilliers , voilà une peste dont il sait la légende. D'ailleurs il faut bien qu'il puisse s'en prendre à quelqu'un de son malheur ; à des hommes, et non à un élément. Dès-lors on n'insulte plus les médecins , on les frappe ; on ne casse plus les vitres de l'hôtel-de-ville, on en brise les portes. Les médecins et les magistrats , voilà letléau, voilà la peste, voilà les empoisonneurs du peuple , et ce peuple de Mar- seille à la poitrine creuse, à la forte voix, se rue et rugit, bon- dit et tonne. Ce sont là des colères méridionales, qui revien- nent souvent, mais qui durent peu.
A ces violences succède un morne abattement. Cette efferves- cence s'affaisse sous la pesante main du fléau ; le peuple anéanti s'apaise et se tait pour mourir. Les magistrats et les médecins peuvent paraître, ils n'ont plus rien à craindre ; mais la plupart ont fui, et avec eux tous ceux qui ont pu quitter la ville. Dès que le danger s'est déclaré certain , le sauve-qui-peut a été général. Ce n'a pas été une émigration, mais une déroute; tous les che- mins se sont couverts de longues caravanes allant chercher des dieux plus démens et un ciel plus miséricordieux. Dès les der- niers jours de juillet ou n'aurait plus trouvé dans Marseille un seul chariot ni une seule bête de somme. Avec les fuyards avait disparu tout ce qui pouvait hâter la fuite. Tout cela avait mar- ché jusqu'à ce qu'un mur vivant l'arrêtât : car , aux premières nouvelles de la contagion , un cordon de troupes avait été formé qui enlaçait le territoire de Marseille. Alors, faute de mieux, on s'était replié sur les bastides.
Bientôt, dans la ville, le désordre le plus complet vient ajou- ter à l'horreur du fléau. Dans une ville bien gouvernée, pourvue de bons et vaillans magistrats , bien approvisionnée et bien garnie d'argent, le mal eût été , sinon repoussé et vaincu, du moins tenu en bride ; mais ici, les magistrats avaient perdu la tête ; la provision de blé n'était pas faite pour huit jours, et l'opulente Marseille, dont le commerce remuait tant de millions, possédait pour toute fortune publique onze cents livres dans sa caisse municipale. La famine et le brigandage vinrent alors servir d'auxiliaires
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à la peste, et Taider à désoler et à meurtrir cette pauvre ville. II faut cependant rendre justice aux quatre échevins, Estelle, Moustiers, Audimard et Dieudé qui demeurèrent à leur poste; à M. le vifiuier de Piles qui ne quitta pas le sien tant que sa santé le lui permit, et enfin à deux hommes dont le dévouement eu ces tristes circonstances est devenu historique.
Ces deux hommes étaient révêquo, M. de Belzunce, et le chevalier Rose, notable citoyen, intendant de la santé pour le quartier de Rive-Neuve.
Rien ne manque à la gloire de M. de Belzunce. On a écrit des livres et des drames sur sa belle conduite, et Pope lui a con- sacré deux vers de son Essai sur l'homme. M. de Belzunce, issu d'une famille militaire, était trempé pour faire un excellent soldat, on en fit un évêque. C'était une sorte de gendarme milré. dont le courage et la vigueur, long-temps oisifs dans son doux métier de prêtre, éclatèrent dès que l'occasion leur en fut donnée. Au demeurant, M. de Belzunce était un évêque brouillon et fanatique, emporté, vaniteux, écrivassier, dispu- teur, et qui a eu besoin de sa peste pour aller en paradis, s'il y est.
M. Rose était un honnête négociant, qui avaient passé la moi- tié de sa vie à trafiquer dans le Levant , où il avait amassé du bien. Pendant vingt ans il avriit respiré l'air de la peste et hanté des pestiférés à Jlodon, où il était consul. La peste, qui le suivit à Marseille, le trouva inaccessible à la crainte, et au fait de quelques manœuvres usitées daus la stratégie médicale des Orientaux.
Belzunce, Rose et les quatre échevins auraient pu prendre d'utiles mesures contre la contagion s'ils avaient été aidés dans leurs efforts ; mais le fléau qui dévorait Marseille excita partout la peur, nulle part une généreuse compassion. Aix s'était tout d'abord montrée voisine dure et revêche. Le parlement avait étroitement tracé le rayon sanitaire qu'em')rassaituu cordon de mousquets. En vain Marseille , souffrante , affamée , voulut-elle se purger de trois raille gueux qui l'infestaient, il lui fallut gar- der cette vermine dévorante. En vain deinanda-t-elle secours à sa noble sœur ; Aix, au lieu du pain et des vêtemens dont elle avait besoin, lui envoya M. le marquis de Vauvenargues, pre- mier procureur du pays, accompagné de quatre gentilshommes
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et escorté d'une compagnie des gardes de M. de Villars. Le marquis de Vaiivenargues, père de rauteur des Maximes, écrivit à M. Estelle, premier échevin, de se rendre à un endroit du chemin d'Aix, appelé Notre-Dame. Estelle s'y rendit, et après qu'on l'eut fait mariner dans le vinaigre, il fut admis à s'avan- cer jusqu'au milieu d'un champ, et à causer au jjorte-voix avec les gens d'Aix , qui se tenaient à une demi-portée de fusil. Il fut convenu que trois marchés seraient établis, avec double barrière, pour que les vendeurs et les chalands traitassent à distance. L'un de ces marchés devait être établi au lieu même où se tenait la délibération, un autre sur la route d'Aubagne, et un troisième, pour les bàtimens, dans une anse appelée l'Estaque.
Pendant que ces choses se passaient, M. deVintimille, arche- vêque d'Aix, se tenait fort paisible dans son diocèse. M. Le Bret, premier président, et messieurs du parlement tremblaient dans leurs robes rouges et sous leurs mortiers ; leur pusillanimité éclatait chaque jour en ridicules et odieuses vexations. Quanta la cour , elle avait bien autre chose à l'esprit que la peste de Provence, ma foi! C'était le moment où le système de Law était dans sa plus grande fureur; le Mississipi absorbait seul l'atten- tion et l'intérêt général. Les lettres de détresse , adressées au régent et à Dubois , produisirent peu de sensation. On promit de l'argent, et on iît écrire par Chirac une consultation sous forme d'épître. Chirac, très au fait des gangrènes de courtisans, entendait peu de chose à la peste. 11 conseilla de distraire le peuple et de le mettre au régime des violons. Il considérait la peste comme une mélancolie contre laquelle les rigaudons sont souverains; une maladie qui doit être soignée par des ménétriers au lieu de médecins, et dans des vaux-halls plutôt que dans des hôpitaux. La parade devait marcher avec le bal ; les échevins, selon Chirac, devaient faire dresser des tréteaux dans tous les carrefours, et y appeler des baladins experts en roueries (t en lazzis propres à dérider les faces moribondes des pestiférés. Mais la ville, qui mourait de misère et de faim autant que de contagion , n'avait pas plus de quoi payer les violons que les meuniers, d'autant mieux que la musiciue eût été hors de prix en ces calamités. Pour ce qui est des histrions . il n'y fallait pas songer; où en prendre? M. Chirac aurait bien dû joindre la
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drogue à l'ordonnance et faire i)asser à Marseille la comédie italienne.
La terreur répandue en Provence par le fléau se manifesta sur- tout A la foire de Beaucaire. Cette foire, qui a lieu tous les ans au mois de juillet, fait de Beaucaire , petit bourg l)aigné par le Rhône, la capitale du monde commerçant. Les marchands d'Eu- rope , d'Asie et d'Afrique y affluent , les produits de l'univers entier y abondent , et pour les recevoir , une ville de bois s'im- provise au bord du fleuve et donne à Beaucaire , pendant un mois, les proportions d'une capitale, de même qu'elle en a la vie, la population et la richesse. Cette fois, tout fut désert ,1a ville de bois et la ville de pierre. Une douane terrilde , la peste, arrêta les marchandises qui arrivaient à Beaucaire. Les mar- chands épouvantés rebroussèrent chemin ; quelques- uns , qui s'étaient trop hâtés, prirent la fuite, abandonnant leurs maga- sins déjà ouverts. Ce fut un coup violent pour l'industrie , et dès-lors la contagion compta parmi ses désastres presque autant de banqueroutes que de décès.
A Marseille , la désolation était à son coml)le. Sur cette ville en proie ;! des douleurs si aiguës , août versait ses impitoyables chaleurs ; un ciel mat et transparent souriait à ces misères cliauffées par un soleil ardent. — «i Si noire mistral venait, di- saient les Marseillais , il purgerait l'atmosijhère et emj)orlerait les miasmes venimeux qui l'empoisonnent! » Le mistral vint, etil n'emporta qu'un hôpital de planches et de toiles, élevé à grand' peine au Chapitre pour y camper les pestiférés. Le vent ayant si mal réussi, on pensa que saint Roch, patron delà santé, serait d'un meilleur secours ; la fête de ce saint arrivait , et M. de Belzunce organisa pour ce jour-lù une splendide procession . Jamais les solennités de la fête-Dieu n'avaient été si magnifique- ment traitées : les croix, les bannières, les reliques de toutes les i)arroisses furent promenées en grande pompe par le clergé, revêtu de ses plus riches habits. Les religieux de Saint-Victor manquèrent seuls à cette procession. Ces moines gentilshommes n'avaient pris de la vie religieuse que ce qu'elle avait de bon ; avec les privilèges de leur état ils cumulaient les agrémens du monde dans lequel ils étaient fort répandus. Mais dès que le fléau parut, ils ne songèrent plus qu'à leur salut et se mirent en retraite. L'abbaye était bien aérée , bien luanlelée , bien pour^
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vue, ils s'y cloîtrèrent, et tout commerce avec le dehors fut soigneusement interrompu. Les sollicitations des pauvre* , les murmures du peuple , la colère de l'évêque frappèrent vaine- ment à leur porte , qui resta close. Quand le fléau fut dissipé , ils reparurent, frais et dispos, s'excusèrent légèrement, et re- prirent leur train.
La procession de saint Roch eut de funestes conséquences ; elle rompit de bonnes mesures sanitaires.Ceux qui s'étaient as- treints à une vie sédentaire et isolée vinrent enfouie assister à cette cérémonie votive. Le fléau put compter ce jour-là tous ses sujets, mêlés, confondus, sans défense, et la contagion s'exer- ça cruellement sur cette proie. Dès ce moment le chiffre de la mortalité s'accrutjdans une effrayante progression : le jour de Saint-Louis, fête du roi, il mourut mille personnes à Marseille. Impuissans contre ce mal , qui non-seulement bravait leur art, mais encore rie ménageait pas leur personne, les médecins fu- rent des premiers à fuir devant la peste. A peine en resta-t-il dans la ville quelques-uns que l'on voyait traverser les rues en chaises à porteurs . vêtus de houpelandes en toile cirée , et à chaque pas se croisant avec le viatique. Mais bientôt, comme le viatique attirait à sa suite une foule de dévots inconsidérés qui l'escortaient jusque dans l'alcôve des malades , on fut obligé d'y mettre ordre , et le sacrement de l'extrême-onction fut sup- primé par mesure de police. Peu de temps après, les offices fu- rent suspendus et les églises fermées.
Quand la médecine et le culte lui manquèrent , le peuple se sentit perdu sans ressource , et entra dans, le désespoir. Pour faire diversion A sa mortelle anxiété , les échevins donnèrent une grande solennité à l'arrivée des deux pluscélèbresmédecins deMontpelUer, MM. Chicoyneau et Yerny, qui avaient répondu à leur apjjel et venaient combattre la peste avec les théories de la science. On reçut les deux docteurs comme des princes. Les chaînes du cours furent détachées, et leur carrosse passa au milieu de l'allée, comme si c'eût été celui de M. de Villars. On les complimenta en latin , en français et en provençal. Ces mes- sieurs promirent merveilles: ils avaient étudié le fléau dans leur bibliothèque; ils savaient par cœur le livre de François Ranchin, un des jirédécesseurs de Chicoyneau dans la chancel- lerie de l'Université languedocienne; ils apportaient avec eux
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les traités d'Ingrescia , de Lemaître, de Gastaldi et d'Abraham Framboisier ; mais toute cette doctrine fut vaine , et les assauts de la science n'enlevèrent pas à la peste une seule de ses vic- times.
Le nombre des morts était si grand cliaque jour qu'il n'y avait plus assez de temps ni assez de bras pour les enlever et les porter en terre. Les funérailles alors se firent en masse. Deux fois par jour un tombereau passait dans cliaque rue, récol- tait les cadavres, et, quand il était plein , allait se vider où il pouvait. Ceux qui chargeaient et conduisaient ces tombereaux s'appelaient des corbeaux. Quand la peste les eut tous dévorés, les échevins demandèrent , pour les remplacer , des forçats à M. le commandeur de Rancé, lieutenant-général des galères; M. de Rancé en accorda vingt-six. Ces corjjeaux rouges , inhabiles à leur nouveau métier , ne savaient ni atteler ni con- duire leurs charrettes, qui fonctionnaient à travers toutes sortes d'aocidens et de chutes ; mais en revanche, se souvenant à mer- veille de leurs anciennes maœuvres , ils mettaient au pillage les maisons dans lesquelles ils allaient chercher des cadavres, détroussaient les vivans , héritaient des morts , et quelquefois achevaient les malades par manière de passe-temps ou pour faire plus à l'aise leur besogne de voleurs. La peste fit justice de tous ces malandrins. Après eux on en demanda d'autres qui continuèrent les mêmes pratiques , avec la concurrence d'une foule de gens, prompts et ardens à exploiter une calamité pro- pice aux plus violens brigandages. Pour mettre un frein à ces licences, on planta dans tous les carrefours de hautes potences aux([uelles une justice expéditive et arbitraire accrochait les criminels , qui rsstaient là comme les articles d'un code terrible, afin que personne n'ignorât celte jurisprudence improvisée. La potence est un spécifique recommandé par tous les docteurs qui ont éeiit sur la contagion. Ils sont d'accord sur ce point, que la peste se cornbat par trois remèdes souverains, l'or, le feu et la corde: l'or qui fait régner l'abondance, le feu qui purifie , la corde qui maintient l'ordie et la discipline.
Mais que pouvait faire la vue des supplices, dans une ville en proie à d'iiorribies tortures , et où une mort inévitable fauchait sans relâche ? La peste était bien autrement expéditive que toutes les lois décrétées pour la circonstance. Aussi le pillage et le
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meurtre ne furent-ils pas i)lus réprimés que le fléau. Du reste , les liandils n'étaient pas les seuls que menaçait la corde muni- cipale. Comme il ne restait plus à Marseille ni chirurgiens , ni notaires , ni apothicaires, ni boulangers, ni sages-femmes, un édit fut publié dans le territoire . enjoignant à tous ces gens-là devenir reprendre leur office dans les vingt-ipiatre heures, sous peine de mort pour les délinquans. Les notaires seuls revin- rent.
Aucune peinture , aucune poésie ne saurait tracer le tableau qu'offrit Marseille depuis la fin du mois d'août jusqu'au com- mencement d'octobre, époque où le fléau sévit avec le plus de rage. 11 n'y avait plus ni police, ni administration, ni secours. Les liens de famille, l'humanité , la morale , étaient anéantis. On voyait des malades , chassés par leurs parens des demeures qu'ils infectaient, errer dans les rues, s'abriter en gémissant sous l'auvent des boutiques , mourir sur le pavé. Ceux qui mou- raient dans les maisons étaient jetés par les fenêtres ; on ne les relevait pas et leurs cadavres croupissaient dans les ruisseaux ensanglantés. La ville entière se lamentait et râlait. Les morts et les mourans encombraient les rues , le cours , les quais. Des liommes ivres se mêlaient aux agonisans et se roulaient avec eux dans d'épouvantables étreintes. Avec les cadavres, on jetait par les fenêtres leurs matelas , leurs bardes , leurs meubles. Il y avait des gens qui mouraient debout, appuyés contre la muraille, et qui seniblaienl méditer dansla mort. Il y avait des mères mortes dont les nourrissons suçaient encordes mamelles. C'étaient à chaque pas des images sublimes d'horreur. Au milieu de ces hideux désastres marchaientlevol,le viol, le meurtre. Le frein n'était nulle part, le lendemain n'était à personne, on ne.mar- chandait plus avec ses vices ni avec ses passions. En face du péril , se nouaient des intrigues forcenées , éclataient de mon- strueuses joies. L'église seule resta grave, austère, inébranla!)le, au milieu de ces terreurs et de ce chaos. Nuit et jour révêcpie et sa milice étaient sur le champ de bataille ; ils consolaient et confessaient les mourans, et recueillaient leur dernier soupir , dit un historien , comme si c'était de la rosée. Le fanaticpie Belzunce, devenu tolérant en face d'une plaie si grande, n'in- terrogeait plus les mourans sur leur soumission à la bulle Unigenitus ; il donnait aux pauvres les vingt-cinq mille éciis
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de son épargne , et faisait proposer à tous les orfèvres de la Provence ses ornemens pontificaux enrichis de dorures et de pierreries. Mais nul ne voulut les acheter , et chacun déposa son offrande dans la mitre derévèque, qui lui revenait toujours pleine d'aumônes. Il ne put vendre que son argenterie, et long- temps après il mangeait encore fasluensement avec de la vais- selle d'étain. L'évèque , les prêtres et les religieux furent vraiment les hommes de Dieu en ces temps d'épreuve.
Sur ces entrefaites, M. le commandant de Langeron, chef d'escadre des galères et maréchal des camps et armées du roi, ayant été nommé commandant de la ville et de son territoire, arriva à la tète de quelques compagnies des régimens do Flandres et de Brie, et Marseille trouva en lui un gouverneur ferme et prévoyant. Des jours meilleurs ne tardèrent pas à luire. L'autorité maritime qui , lasse des demandes multipliées des échevins , avait fini ])ar leur refuser des forçats , en accorda à Langeron autant qu'il en voulut. C'était un point essentiel, car la ville regorgeait de cadavres qu'il fallait enterrer. On avait les ensevelisseurs , c'était beaucoup ; il restait à trouver une place pour les séjuiltures.
Par une inconcevable imprudence, on avait enterré les morts dans les caveaux d.es églises , à une époque où elles étaient encore ouvertes et fréquentées ; de la sorte, les éghses étaient devenues des foyers pestilentiels. Puis, fauted'aulre ressource, on avait traîné les cadavres sur le plateau de la Joliette , où ils pourrissaient depuis plusieurs semaines. Enfin, on avait laissé les morts sur la place où ils avaient rendu lame. Que faire de tous ces cadavres entassés à la .lohetle, dans les maisons, sur le pavé? Où les loger? C'est ici que le chevalier Rose s'immor- talisa.
Le cheva'ier découvrit à la Joliette deux vieux bastions voûtés. En enfonçant la voûte de ces bastions , on devait trou- ver deux cavités assez vastes et assez profondes pour engloutir toutes les dépouilles de Marseille. L'œuvre, seulement, était difficile et dangereuse. Rose voulut pour lui la double gloire de la pensée etde l'exécution. Il prit avec lui cent forçais, armés de pioches et de pelles, et la tèle entourée d'un linge mouillé de vinaigre , qui leur bouchait le nez. L'expédition s'exécuta avec le plus grand succès ; tout flit balayé ; les bastions dévorCrcnf
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les cadavres, ensevelis dans un linceul de chaux vive. Des forçats employés à ces funérailles , aucun ne survécut , mais le chevalier Rose n'en fut pas le moins du monde incommodé.
On [leut dire que ce coup hardi vainquit le fléau. De ce mo- ment data la période de décroissance.
Tant qu\ivaient duré les crises violentes du mal , Marseille avait été ahandonnée à son malheureux sort ; la famine et la misère servaient d'auxiliaires à la peste. Dès que l'état sanitaire de la ville. s'améliora, les secours lui arrivèrent dé toutes parts. Ce furent d'abord les médecins qui se montrèrent à mesure que le mal disparaissait L'abondance vint ensuite. Le pape fit savoir aux Marseillais , qu'outre une foule des messes et d'oraisons , il leur avait acheté, dans la Marche d'Ancône, trois mille cinq cent charges de blé que l'on embarquait^ sur trois navires à Ci- vita-Vecchia , et que de bons vents ne pouvaient manquer de pousser en peu de jours dans le port de Marseille. De riches négocians, quelques gentilshommes d'Aix et plusieurs magis- trats du parlement suivirent le bon exemple du Saint-Père. Cependant la charité chrétienne n'avait pas seule guidé Clé- mentXI dans son bienfait. Il se proposait, par sa générosité, de faire honte au Palais-Royal quiavaitlaisséMarseille^dans l'aban- don. Les charges de blé étaient envoyées en haine de Dubois , autant que par vénération pour saint Lazare et par pitié pour les Marseillais. Le rusé ministre comprit bien qu'on voulait le discréditer et humilier son gouvernement ; il écrivit aussitôt à Lafitau , évèque de Sisteron , chargé d'affaires de France auprès du Saint-Siège , et lui enjoignit de mettre tous les obstacles pos- sibles au présent du pape. Peu importait que les Marseillais perdissent leur pain ù celle intrigue. Heureusement les menées de Lafitau ne réussirent pas mieux en cette occasion qu'elles n'avaient réussi jusque-lù pour faire obtenir à son patron le chapeau de cardinal : le blé partit. Le régent alors se piqua d'honneur et fit passer à M. de Langeron un secours d'argent. Les princifiaux actionnaires de la compagnie des Indes en- voyèrent des secours pareils. M. Law surtout se distingua par le don d'une somme considérable.
Tout allait i)our le mieux , lorsque k; I" novembre, jour de la Toussaint, M. de Relzunce , jaloux d'imiter en tous points le cérémonial établi par saint Charles Borromée pendant la peste
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(le Milan , pieds mis , la corde au cou et la croix entre les bras, sortit à la tête de son clergé , et , sur un autel dressé à l'extré- mité du cours , alla s'offrir comme une victime exi)ialoire , char- gée de toutes les iniquités de ce peuple si cruellement flagellé. Là, d'une voix tonnante , il jirononça un sermon véhément. Quelques jours après eut lieu , dans l'église des Accoules.une cérémonie des plus dramatiques. Ces solennités religieuses , ra- menant l'affluence dans les rues et dans les églises, furent le si- gnal d'une recrudescence.
En même temps on apprenait que la tempête, plus puissante que Lafitau, faisait sombrer, aux îles de PorcheroUes , un des bàtimens qui portaient le blé du pape. Les deux autres rencon- trèrent des pirates de Tunis qui , plus humains que Duliois , les relâchèrent lorsqu'ils apprirent quelle était leur pieuse desti- nation.
La nouvelle crise fut de courte durée, et bientôt la peste ne régna plus que dans le territoire. Les bastides des environs de Marseille avaient été érigées en forteresses où l'on s'était retran- ché contre la contagion. Les vababonds qui en approchaient étaient reçus à coups de fusil. Quelquefois, les gens qui erraient dans la campagne cherchant un asile avaient fait le siège d'une bastide , et s'y étaient logés de vive force, après y être entrés par la brèche. Quand la peste visita la campagne, on s'empressa de rentrer dans la vi'.le convalescente. La vie revint peu à peu au sein de la cité. On voyait dans les rues des passans pâles et soucieux, qui, craignant encore la contagion, étaient armés de longs bâtons, appelés hâtons de saint Roch , avec lesquels ils écartaient les gens qu'ils rencontraieut sur leur chemin. On n'ouvrait pas encore les églises , mais il y avait des autels élevés en plein air, où Ion célébrait les offices divins, et autour des- quels la foule venait s'agenouiller. Puis , à mesure que le dan- ger s'éloignait, le calme revint, la confiance se rétablit, la mélancolie s'effaça. Les marchands rouvrirent leurs boutiques, le commerce renoua ses fils rompus ; le bassin du port, si long- temps vide , fut abordé par de hardis navigateurs. Quand le fléau eut tout-à-fait disparu, Marseille compta ses morts. Qua- rante mille personnes avaient péri dans la ville et dix mille dans le territoire. Aix, qui avait pris les plus ridicules précautions, n'avail pu se garder de la contagion qui lui enleva environ huit
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mille lialiitans. Le parlement donna le spectacle d'une insigne lâcheté en abandonnant son siège pour se sauver à Saint-Reiuy, d'où ses arrêts, formulés par la peur , ne cessèrent d'inquiéter et de vexer le pays. Toulon, qui avait tiré le canon de ses forts sur des bateaux chargés d'éniigrans marseillais, n'en fut pas moins envahi par la i)estequi lui prit quinze mille têtes. A Arles, près de sept mille personnes succombèrent à la contagion. Le Palais-Royal reçut le contre-coup de ce désastre dans un mande- ment de l'archevêque Forbin, (jui attribuait la peste aux vices delà cour , au système de Law et aux débordemens du réjjenl et de son ministre.
Dès les premiers jours de décembre , le mal avait complète- ment disparu , et l'année 1721 s'ouvrit sous de brillans auspices. Les grandes calamités sont toujours suivies par les réactions d'une joie insensée. A Marseille, quarante mille morts laissaient à quaranlemille survivans leur opulent héritage. Lorsque la peste eut levé ses terribles scellés , l'épouvante et la douleur se calmè- rent pour entrer en possession. Alors, cette ville délivrée , cpii sortait de son linceul, belle et rajeunie ,se couronna de fleurs, revêtit ses plus éclatantes parures et remercia le ciel dans des fêtes. Après les vertiges delà peur, Marseille eut les vertiges de la joie. Tous ces héritiers se livrèrent sans mesure [aux folles inspirations du plaisir. Le repos, la prospérité, l'abondance, vinrent en même temps réparer tous les torts du fléau. Cinq ans après la peste, la population marseillaise était remontée au chif- fre de 1719, tant la nature est une bonne et féconde mère!
Le chevalier Rose fut mal récompensé de son dévouement ; il avait jeté toute sa fortune au fléau : on le laissa dans sa géné- reuse pauvreté. Quant à Belzunce , le régent lui offrit l'évèché de Laon, que décorait la dignité de premier pair ecclésiastique: Belzunce refusa ; il ne voulut pas quitlerle troupeau pour lequel il avait été si bon pasteur pendant l'orage. Le siège de Marseille était celui de sa gloire et de ses habitudes: il y demeura pour jouir de la reconnaissance publique et continuer ses querelles avec le parlement d'Aix et l'évêque de Montpellier. Il voulut bien seulement, pour réparer les brèches faites à sa fortune , accei>- ter deux abbayes considérables. Dix ans après , le pape Clément XII l'honora du pallium. Le souvenir de la peste de Marseilleest resté fidèlement et pro-
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fondement gravé dans la tradition populaire. Nous autres ,jeunes jïens d'aujourd'hui, nous avons tous entendu raconter cette lamentable légende par nos aïeules , dont les mères étaient con- temporaines de Belzunce et de la contagion. La mémoire du peuple a fait jusqu'ici ce que la plume des histoiriens n'a pas su faire. Un Thucydide a manqué à la peste de la Provence. L'his- toire écrite du fléau ne se trouve que çà et là par lambeaux in- formes et décolorés. La peinture ne l'a guère mieux reproduit, si ce n'est un tableau de Serres , peintre marseillais , qui a peint la peste d'après nature , qui est monté avec Rose aux glacis de la Jolietle , qui a planté son chevalet dans cette terre putride, et a copié , sur une grande et terrible toile , cette grande et ter- rible scène d'ensevelissement, qui domine tout le drame funèbre de 1720. Le tableau de Serres, d'une effrayante vérité, se trouve au chcàteauBorelli, magnifique demeure des environs de Marseille.
L'administration delà santé , qui possède un bas-relief de Pierre Puget, représentant la peste de Milan , et un tableau de David sur la peste de Marseille', a voulu reproduire sur tous les pan- neaux de la salle de son conseil les épisodes du fléau dont elle est chargée de préserver la ville. Toutes ces peintures exécutées A Paris sont de très-médiocres ouvrages.
Cette peste , qui a trouvé les beaux-arts si impuissans et la littérature si ingrate, a eu cependant un grand résultat littéraire. Elle a donné naissance à l'Académie de Marseille. Pendant les horreurs du tléau, quelques citoyens fugitifs, qui avaient abrité leur terreur dans les environs de la ville, se réunissaient dans une bastide , où , pour chasser toute idée importune et s'étourdir sur les menaces dudanger, ils se livraient au culte consolateur des muses. Chacun de ces jours si meurtriers pour la ville était rempli dans la banlieue par une séance poétique. .Ius(iue-là le jeu était innocent ; c'était de l'hygiène littéraire, rien de plus. Mais quand le fléau eut cessé de ravager Marseille , les séances littéraires rentrèrent en ville avec les émigrés rassurés. Le jeu avaitété pris au sérieux; on luidonna de la consistance au moyen de lettres-patentes qui fondèrent l'Académie de Marseille.
Ainsi celte Académie est née de la peste, et c'est sans doute pour ne pas faire parler de cette fatale origine qu'elle s'est tou- jours conduite avec cette réserve et cette discrétion qui lui ont valu l'honorable suffrage de M. de Voltaire.
Eugène Giinot.
PEINTRES CONTEMPORAINS.
LOUIS ET THEODORE GUDIN.
Il était environ six heures du matin ; la lumière fausse et bla- farde d'une orageuse journée d'équinoxe (le 4 mars 182") com- mençait à poindre, et la pluie, fouettée par de violentes rafales, venait battre et ruisseler aux vitres d'un atelier de peinture , situé dans une maison de la rue du Faubourg-Saint-Ho- noré.
A la vive clarté d'une lampe que faisait pâlir le jour naissant, assis auprès du feu , deux jeunes gens semblaient écouter le bruit du vent avec un plaisir mélancolique , et jouir de ce bonheur de contraste qui fait trouver, pendant l'orage, tant de charme au bien-être du foyer.
Ces deux jeunes gens étaient Louis et Théodore Gudin.
Tous deux étaient arrivés à cette phase décisive de la vie des grands peintres où les longues et incertaines études ont porté leur fruit, où la pensée, jusque-là confuse, se formule nette- ment, où l'on dépouille les derniers langes de l'école, parce que le soi, l'originalité, commence à poindre. Phase unique dans la vie de l'artiste, où il a comme une radieuse prévision du bril- lant avenir tant de fois rêvé ; c'est alors , c'est dans ces rares et fiévreux instans d'hallucination que les plus grandioses con- ceptions lui paraissent faciles et réalisables ; c'est enfin pour lui l'heure d'une sereine et noble confiance dans sa force et dans sa volonté.
Louis et Théodore Gudin en étaient donc alors à celle époque de leur carrière, si féconde en aspirations et en espérances su-
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blimes. Unis, dès l'enfance , parle plus impérieux sentiment d'affection fraternelle ; plus trad , plus étroitement liés encore par une entière parité de goût, de projets et d'études ; tous deux originaux dans leurs conceptions, ils venaient de se promettre, dans ce dernier entretien , de fondre leurs deux génies en une seule et puissante idée artistique , comme ils avaient uni leurs cœurs dans une sainte et profonde affection, voulant imiter ces deux artistes de l'école florentine , qui , peignant , aux mêmes toiles, laissèrent deviner à la postérité la part de chacun dans ces glorieux travaux. Aussi, en songeant aux résultats delà fusion de ces deux talens si complets, on ne peut que déplorer amèrement la fatalité qui les sépara; car le hasard ne rappro- cha jamais deux natures plus heureusement douées.
Avant de songer à la peinture, Théodore Gudin, par une bien singulière et peut-être instinctive prévision, s'était passionné- ment épris du métier de marin. Un brave et digne capitaine américain, M. Burke, ami de sa famille, se chargea de son apprentissage; et Théodore Gudin, malgré les larmes de sa mère et de son frère Louis, qui voyaient de funestes présages dans de furieux coups de vent d'équinoxe, dont la violence causa plusieurs sinistres au moment de son départ de Dieppe, Théodore Gudin, dis-je, appareilla pour New- York le 15 septembre 1819, sur le Manchester-Packet.
Après trois années de navigation et de séjour en Amérique, Théodore Gudin revint en France; les grandes scènes de cette nature primitive, l'immensité de Tocéan, les vastes solitudes du Nouveau-Monde avaient impressionné vivement cette imagi- nation rêveuse et ardente, et le capitaine Burke admira souvent avec quelle impassible témérité le grand peintre futur, qui alors ignorait lui-même sa glorieuse vocation, malgré les plusgrands dangers, épiait jusqu'aux moindres effets pittoresques de la tem- pête ou de Toragan, sans se rendre compte de ce besoin impé- rieux d'observation.
A son retour à Paris . Théodore Gudin trouva son frère en voie de succès progressifs ; car Louis Gudin, guidé par la rigou- reuse logique du génie, avait trouvé l'inspiration dans un ordre de faits qui devaient sympatiiiser profondément avec la ten- dance naturelle de ses idées : —à son imagination bouillante, chevaleresque, mais Souvent mélancolique et sombre, il fallait
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im sujet fécond en coiilrastes à la fois éclatant comme une fanfare de guerre , ou triste et poignant comme un chant de regret. Il eut vite choisi. La gloire des armées de France était insultée par les partis. Napoléon était à Sainte-Hélène. Louis Gudin retraça nos batailles gigantesques avec une âpre et brû- lante énergie, et trouva, dans son indignation, le secret de cette poésie grandiose et mélancolique , qui saisit à Taspect de ses compositions, immenses comme celles de Martin, puissantes et colorées comme celles de Salvator Rosa.
Et Ton ne taxera pas ces paroles d'exagération, si l'on a 'seulement vu ses gravures des Victoires et Conquêtes, admi- rables encore de mouvement et de pensée, bien qu'un burin malhabile ait perdu en partie le style et le caractère imposant des originaux.
Quant A ces derniers, M. Théodore Gudin les a recueillis à grands frais , avec un pieux respect pour la mémoire de son frère. Nous dirons , avec plusieurs maîtres de notre école, qu'une suite de tal)leaux conçue d'après ces magnifiques des- sins, telle que voulait et pouvait l'exécuter Louis Gudin , avec son incroyable vigueur de coloris , soutenu de son dessin pur et sévère, eût été une des plus grandes créations artistiques des temps modernes.
Ce fut donc au milieu de cette carrière si pleine de sève, et qui florissaît déjA, que Théodore Gudin trouva son frère Louis, en revenant d'Amérique, Les succès de Louis lui révélèrent sa vocation ; Théodore déj;"» grand peintre par la pensée et l'obser- vation, céda facilement aux instances de son frère qui, par l'instinct d'un cœur aimant, devinait peut-être à quel avenir il était appelé. Aussi, un matin , Théodore Gudin, accompagné de son frère, alla bravement déclarer à sa mère qu'il serait peintre, et qu'il renonçait ù la marine. ' '
L'excellente mère fut aussitôt de l'avis de ses fils, préférant de beaucoup les orages de la vie d'artiste aux orages de la vie maritime, et Théodore Gudin, suivant son frère à l'atelier de Girodet, se mit à l'œuvre avec une ardeur incessante.
De ce moment les études de Théodore Gudin ne furent plus qu'une suite de succès inespérés, dont on comprend rincroyal)le rapidité, en songeant que , pendant trois ans, il avait étudié la nature avec une attention profonde ; il ftè lui restait donc plus
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à acquérir que la partie matérielle de l'art, le faire, la main; aussi bientôt il sut traduire sur la toile le fruit de ses observa- lions, si long-temps méditées, avec cette puissance et cette vérité naïve de coloris qui le placèrent si baut dans l'école.
Ce fut alors, en se rendant compte de leurs progrès mutuels, que les deux frères eurent cette pensée de fondre leurs deux forces en une; et que l'on songe aux prodiges que cette pensée eût produits, si Louis Gudin eût peuplé les vastes et admirables paysages de son frère, et si Théodore Gudin eût peint les hori- zons profonds et les cieux sombres ou élincelans qui se dérou- laient sur les immenses batailles de son frère! D'après cela, à quelle hauteur n'eussent pas atteint ces deux génies, éclairés par une critique franche et soutenus pai' une émulation tou- chante et fraternelle !
Les deux frères devaient commencer par retracer cet épisode d'un Canadien qui , voyant malgréses efforts son canot entraîné vers la chute d'une énorme cataracte , se résigne et s'abandonne à l'impétuosité du courant. . ,
Qu'on se ligure cette profonde solitude, ce torrent furieux encaissé dans un roc couvert d'une végétation géante , cette chute d'eau bondissante et reflétée des derniers rayons du soleil; et puis , au milieu de cette nature imposante et sombre, se laissantentraîner àl'abime qui l'engloutira peut-être, un homme, seul dans un frêle canot, qui s'abandonne à cet épouvatable danger avec le calme stoïque du sauvage!... Quel tableau?... Que l'on en juge par le passé de l'un et l'avenir accompli de l'autre!... .,,,s ,1 ;..,•,„•■.•..-!' ■•!•■ • > -
Ce fut à creuser et à.,discu,t(irîrexéculion de ce tableau, qui devait être d'une très-graudc proportion , qu'iuie partie de la nuit du ô au 4 mars avait été employée par les deux frères... D'autres projets aussi les avaient occupés; une large et féconde série de travaux s'était déroulée à leurs yeux; jamais l'avenir ne leur avait paru ]tlus souriant et plus beau ! Exaltés par ces pensées de gloire et de poésie , ils ne pouvaient dormir , une inexplicable irritation nerveuse, qu'ils attribuaient au lemi)s orageux de réquinoxe,.lesagilait;plusieursfois les larmes leur vinrent aux yeux sans qu'ils pussent s'expliquer pourquoi ; jamais enfin leur conversation n'avait été plus intime , plus tendre , plus remplie de vœux fervens l'un pour l'autre.
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Lorsque le jour fut tout-à-fait haut , sur les huit heures du matin, Louiset Théodore Gudin, avant de sortir, allèrentemhras- ser leur mère ; elle fit les plus vives instances à ses fils pour qu'ils renonçassent à aller naviguer sur la Seine dans une embarcation appartenant à un de leurs amis. En vain la pauvre mère leur représenta la violence du vent , la pluie; les deux frères persistèrent. Louis était souffrant. Malgré cela , ils partirent.
Je l'ai dit : c'était une triste et orageuse journée d'équinoxe ; des nuages épais , gris et rapides , chassés par l'ouragan , cou- vraient d'un reflet somhre les eaux jaunâtres de la Seine, qui , soulevées par ce vent imjjétueux , se brisaient sur les arches des ponts en lames assez fortes.
Environ vers les neuf heures du matin, l'attention des curieux qui bordaient les quais fut attirée par la manœuvre , plus intré- l>ide que savante, d'un petit canot noir à lisse rouge et à pavillon blanc, qui louvoyait entre les ponts Royal et Louis XVI. Le vent était alors si violent, qu'un des plats-bords de cette frêle embarcation rasait la surface de l'eau et menaçait de la faire sombrer à chaque instant. M. de Beaumont, ex-aspirant de marine, tenait le gouvernail; Théodore et Louis Gudin étaient A l'avant de celte yole.
Partis du Pont Royal, on les voyait arriver sur les culées du l)ont Louis XVI avec une effrayante rapidité. Quelques bateaux de blanchisseuses et plusieurs trains de bois encombraient les approches de la première arche. Au lieu de virer de bord afin de ne pas s'engager dans cet étroit passage , M. de Beaumont laissa malheureusement porter , manqua la passe , et le canot , entraîné par le vent et le courant, alla se briser contre l'arête de l'arche.
Le choc fut si épouvantable que l'embarcation, mise en pièces , coula presque àssitôt. M. de Beaumont est entraîné par le courant, et disparaît. Louis Gudin disparaît aussi; mais son frère, excellent nageur, plonge pour le sauver, le saisit et revient sur l'eau , soutenant son fière évanoui , et appelant du secours à grands cris... Plus de mille personnes se pressaient sur le pont, et regardaient cet épouvantable accident avec une cruelle et imbécile curiosité... Pas une ne porta secours à cet homme qui criait : Sauvez mon frère .'
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Des gens du'port , des mariniers , étaient là tout près, sur les trains de bois : quoique dans un bateau àlrames il n'y eût pas le moindre danger, pas un n'osa démarrer un canot pour aller sauver ces deux hommes, dont l'un était évanoui, et dontl'autre, s'afFaiblissant de plus en plus , rassemblait ses dernières forces pour crier encore une fois, avec l'horrible accent du désespoir: Mon frère !... Sauvez donc mon frère ! ! !
— Rien... personne ne bougea... Ces gens avaient peur , ou pensaient sans doute aux cinquante francs que rapporte le corps de chaque noyé.— Aussi quand ils virent les deux hommes dis- paraître; car Théodore Gudin , ayant épuisé ses forces à lutter contre le courant, était à son tour entraîné par le poids du corps de son frère , qu'il ne voulait pas quitter ; quand ces gens, dis-je , eurent vu disparaître les deux frères, trois ou quatre des plus braves démarrèrent un bateau , et s'avancèrent prudemment près de l'arche ; un dernier élan de rage et de désespoir ramena un instant Théodore Gudin à la surface de l'eau ; un des bateUers lança son croc et le manqua... Un second fut plus heureux , et l'atteignit par son collet, au moment où il coulait à fond, et le retira évanoui, mourant... mais il le relira seul...
Le corps de Louis Gudin fut retrouvé un mois après , mutilé, dépouillé de tout, par les riverains de je ne sais quel village du bord de la Seine, qui lui coupèrent un doigt pour lui voler une bague, et cela à quatre lieues de Paris , et cela avec une si exé- crable avidité qu'on aura peine à me croire.
A peine revenu d'une longue maladie, causée par cet effroyable événement, Théodore Gudin, sachant que le corps de son frère avait été retrouvé dans ce village, s'y rendit, pour lâcher de re- cueillir tout ce ([ui lui avait appartenu — Les pillards du cadavre avouèrent, parlèrent d'une montre, d'une bague, d'une chaîne, trouvées sur un mort ; dirent qu'ils savaient bien qui les avait ,
— mais que pour ravoir ces oiyets il fallait les payer , et les bien payer... — Le malheureux frère offre le double, le triple de leur valeur ; les riverains ne veulent rien entendre. — Un ami de Théodore Gudin, outré d'une si épouvantable cupidité, court se plaindre au maire de la commune, qui répond benoîtement :
— lîélas! que voulez-vous, monsieur? si mes administrés ont ces objets, on ne peut pas non plus leur donner la torture pour
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les ravoir ou leur prouver qu'il les ont; le mieux est de passer par où ils veulent. — Quand l'ami revint, Théodore Gudin avait conclu son précieux marché, en payant vingt fois la valeur de ces ol)jets qu'il recherchait avec une si pieuse et si sainte avidité. — Cela s'est passé et se passerait encore A cinq lieues de Paris , en pleine civilisation, quand le progrès nous déborde. Cela s'est passé sur le vertueux sol où florissent tant de lois électorales, municipales, nationales, départementales... Et puis l'on ira chercher, pour nous épouvanter , je ne sais quelles narrations de la rapacité féroce des sauvages de l'Océanie!....
Ce fut ainsi que mourut Louis Gudin , à peine âgé de vingt- deux ans. Nous sommes heureux et tiers d'avoir dans cette im- parfaite esquisse l)iographique , donné une analyse de cette vie si courte, si remplie, et qui promettait un si riche et si fécond avenir pour la gloire de l'école française. On se souvient du ta- bleau de Kléber en Egypte, qui fut une des premières pages exposées par Louis Gudin. On a tout dit sur la noble et lou- chante composition de ce sujet et sur la mâle énergie du colo- ris. Un autre tableau, d'une époque un peu plus avancée, et qui se distingue déjà par la touche indélébile du grand maître , restera comme preuve éternelle et désespérante de tout ce que pouvait Louis Gudin. Ce tableau appartient à M. le colonelFeist- hamel , qui a bien voulu nous laisser admirer cette magnifique page de nos annales militaires.
Louis Gudin était de taille moyenne et d'une vigueur presque athlétique ; sa physionomie , ouverte, franche et bonne , avait parfois une expression de tristesse poignante, surtout depuis qu'une perte, irréparable pourson cœur, eut marqué sont front du sceau du malheur et fait vibrer en lui une corde bien dou- loureuse peut-être, mais qui lui révéla tout un monde d'impres- sions nouvelles, et jeta sur ses plus éclatantes conceptions je ne sais quel reflet sombre et mélancolique.
Si j'en crois mes souvenirs et les regrets de tous ceux qui l'ont connu, Louis Gudin, liant, dévoué , plein de cœur, avait aussi une volonté de fer ; mais ce qui frappait surtout en lui , c'était celte expression de bonté gracieuse et naïve, qui naît peut-être de la conscience d'une haute surpériorité , que nous appellerions pres(pie la bonté de la force. Nous avons i)arlé de son affection pour sou frère ; nous ne pourrions lui comparer
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que son culte pour sa mère. Encore une fois , regrets éternels sur celle vie qui manqua si tôt et si cruellement aux destinées promises.
Dans un prochain article, nous nous occuperons spéciale- ujent de M. Théodore Gudin, etdfttccjis remarquables tableaux qu'il a exposés cette année.;o,q »i biiissj.
Eugène Sue.
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UNE GRAND'MÈRE
D'AUJOURD'HUI.
I.
Autrefois , à ce mot de grand' mère , rimagination voyait iiii grand bonnet , un grand fauteuil , des lunettes , et une couverture de tricot pour le curé de la paroisse.
Aujourd'hui!... oh ! aujourd'hui , c'est tout autre chose.
Une grand'mère , c'est un être qui échappe A la définition ,un être amphibie posé sur la frontière des deux âges , et cherchant à arracher quelques fleurs au pays qu'elle quitte , pour en parer celui où elle va.
Une grand'mère, c'est seulement une femme qui ne danse plus et porte un turl)an au lieu d'une guirlande , mais dont les idées n'ont pas subi d'autre changemenlque celuide sa coiffure, un peu moins de fraîcheur, presque autant de légèreté.
Autrefois, une grand'mère , c'était la reine de la maison; reine un peu despote peut-être les jours de rhumatisme , mais dont le sceptre ressemblait au bâton pastoral, qui frappe quel- quefois, mais protège toujours.
Aujourd'hui nous avons changé tout cela, comme dit
Sganarelle,en plaçant le cœur à droite; et nous avons retranché le cœur tout-à-fait, trouvant quec'était une chose toujours inutile et souvent gênante. . . .
jlmo (Je Nangis était la grand'mère modèle du dix-neuvième
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siècle , le type le plus parfait de \a jeune vieille femme. Mais cliez elle du moins , l'éternelle jeunesse n'était pas un ridicule , tant l'illusion était complète. La nature la traitait-elle moins mal, ou l'art mentait-il mieux pour elle que pour les autres ?...je ne sais ; ce dont je suis sûr , c'est qu'elle semblait avoir mis le signet à la page la plus brillante de la vie ,([ue son âge était introuva- ble , et que si quelque contemporaine jalouse , remontant d'é- poque en époque , et de souvenir en souvenir , prétendait que iM'"e de Nangis devait approcherde cinquante ans , onse moquait d'elle.
— Cinquante ans!...
— Mais sa petite-fîUe ! sa petite-fille!... car enfin Emmelinè en abienprès de quatorze, quoiqu'elle porte des pantalons, et sa mère était déjà née en...
Mais on ne l'écoutait plus.
•Ainsi , que M™" de Nangis eût ou non les terribles cinquante ans , rien encore ne pouvait l'en avertir : rien ! excepté cette Emmelinè qui osait grandir! cette Emraeline, vivant extrait de baptême! Oh! que ne pouvait-elle la rejeter^, l'enfouir, l'oublier, €omme ce papier malencontreux! ' .. i,', .
M™'= de Nangis avaitbicn essayé du couvent: et pendant toute une année la bonne d'Emmeline n'avait été occupée qu'à appe- ler sur elle la vocation , mais la vocation n'était pas venue : et quoique M™" de Nangis eût été un moment tentée d'employer la violence, elle y renonça, craignant le jugement du monde. Le jugement du monde, c'était la consience de M""» de Nangis.
Il ne lui resta donc d'autre parti à prendre que celui de pro- longer l'enfance d'Emmeline , de la faire redescendre à la pou- pée et au pain sec : et si parfois l'enfant faisait place à la jeune fille, si un rayon d'ame et d'esprit venait annoncer la brillante saison qui s'ouvrait pour elle , oh !... alors l'orage grondait, la bourrasque âpre et glacée s'acharnait sur la pauvre fleurette pour l'empêcher de s'épanouir.
Heureusement pour M"»* de Nangis , elle possédaitune com- pensation à sa petite-fille : c'était sa mère. M"»» de Nangis avait encore sa mère: quelle bonne fortune!... M"" de Nangis eût plutôt volé une mère , comme certains pauvres volent des enfans pour émouvoir le cœur des passans.
Jamais aussi le motmaman n'avait été si doux , si caressant
238 REVUE DE PARIS.
que sur le lèvres de M™" de Nangis: jamais vieille femme n'avait été aussi entourée de soins, à une seule restriction près: il ne lui était pas |)ermis d'être vieille à son aise. La mère de M™" de Nangis ne pouvait en être encore qu'à l'âge mûr , comme sa petite-fille à l'enfance.
Ainsi, son asthme, sa sciatique et sa surdité étaient condam- nés au bois de Boulogne le matin, et à l'Opéra le soir.
Ainsi tous les attril)uts de la vieillesse lui était sévèrement interdits : elle ne pouvait prendre de tabac qu'en cachette : à peine si les douillettes étaient tolérées , et on ne lui permettait d'autre dévotion que la messe d'une heure , à Saint-Thomas- d'Aquin , les jours de grande fête.
Il y avait un chapitre surtout, sur lequel M"><= de Nangisétait intlexible , c'était le rabâchage , le rabâchage !... celte jeunesse des vieux! ce dernier fil qui rallache encore la trame ternie de leur vied'à présent à la trame dorée de leur vie d'autrefois ! et la main cruelle de M""" de INangis était là toujours pour le casser , car les souvenirs de sa mère devaient s'arrêter irrévocablement ■^^'^^9- ..■. sfdiiufioi-.;;;! j, •9f.r»<>'^'t'' *;!•'•
Un soir (soir néfaste pour M"»" de Nangis ) , la vieille dame , dans un moment d'entraînement , avait etfleuré l'histoire de sa présentation à Louis XV. La jeune fille était par hasard descen- due dans le salon avant que toutesles visites fussent parties!
C'étaient là deux tragiques événemens ! Quant à la présenta- tion , M"»*^ de Nangis l'avait replâtrée tant bien que mal , en riant aux éclats de la distraction de sa mère, qui sûrement avait voulu dire le premier consul.
Mais Emmeline, Emmeline!
Un des assidus de M"'« de Nangis n'avait-il pas remarqué que les yeux bleus d'Emmeline prenaient de l'expression !
Un autre , que sa taille perdait tout son déguingandage de petite fille!
Et sa grand'mère frémit en songeant que peut-être on allait lui offrir d'autres hommages que des cornets de bonbons.
Jamais général , à la veille de livrer bataille à un ennemi qui a l'avantage du terrain , et des troupes fraîches , ne passa une aussi mauvaise nuit que M™« de Nangis.
II fallait se débarrasser d'Emmeline; il le fallait. Mais comment?
REVUE DE PARIS. 239
Sa pensée courait d'un expédient ù un autre: allait, revenait, et n'arrivait à aucun résultat. Que faire?
La marier !... s'écria tout à coup M"'» de TS^angis, inondée d'une lueur subite.
Eh bien! oui, la marier.' la marier au bout du monde, et, d'ici à six mois, personne ne se souviendra plus que j'ai une petite-fille.
Elle resta un moment pensive.
Elle songeait h une ancienne connaissance qu'elle avait au fond du Ouercy.
Puis elle sonna vivement.
— Mademoiselle Sophie , une plume. Voici le résumé de sa lettre :
u J'attends un service de votre vieille amitié : ma petite-fille est trop i)auvrepour se marier à Paris d'ime manière convenable. — N'avez-vous pas quelque voisin dont on puisse faire un mari? jeune ou vieux, beau ou laid, aimable ou maussade, cela ne fait rien : Emmeline est fort raisonnable , etc. , etc. »
Et voici le résumé de la réponse:
<! Mon neveu , Maurice de Tercy, part dans l'instant pour Paris: c'est un parti passable, un bon garçon, et il n'est pas trop mal pour un campagnard. Je ne lui ai encore rien dit de mon projet; jusqu'à présentlemariagerefFarouche unpeu, mais comme c'est à vous et à votreEmmeline queje confiele soin de sa conversion, j'y compte entièrement, et je vais faire arranger l'appartement de ma jolie nièce. '■
K Je suivrai Maurice aussitôt que ma goutte me le permettra. )>
Ceci est la |)erfeclion! ... Emmeline sera trop heureuse! J'ai eu là une idée!... Et quant au peu de goût de ce prétendu pour le mariage... allons donc!... quelle fohe!... un provincial sans femme! et qui donc lui ferait des crèmes le jour où il donne à dîner au sous-préfet de l'arrondissement ?
— Mademoiselle Sophie , appelez Emmeline.
— Mon enfant, dit M™" de Nangis en passant sa main pâle et effilée sur les joues rondes et roses de sa petite-fille, tout étonnée de cette caresse maternelle :
Mon enfant , asseyez-vous là et causons.
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Vous voilà une femme , Emraeline ; il faut vous parler raison.
Emmeline , de plus en plus stupéfaite , ouvrait tout grands ses grands yeux.
S'entendre dire qu'elle est une femme ! elle .'...Peut-être si elle n'eût pas été sipossédée de son étonnement, et de la crainte surtout que lui inspirait sa grand'mère, Emmeline eût souri de ce mot raison. Il résonnait si étrangement dans la bouche de M"»" de Nangis , de M™" de Nangis , la frivolité incarnée ! Cela ressem- blait à un son d'orgue au milieu d'une contredanse deTolbecque.
Emmeline, je vais vous marier. M. deTercy...
Emmeline jeta un cri.
Me marier!... me marier!... bon Dieu!
Jamais l'idée d'un mari n'était venue à Emmeline. Souvent, dans ses rêves de jeune fille, elle s'était vue en robe de bal, son- riant sous sa guirlande, et faisant voler ses petits pieds de satin blanc sur le parquet. Elle s'était vue aussibondissant sur un cheval beau et fringant comme celui de M">« de Nangis , ou assise dans une loge aux Bouffes.
Elle avait vu le plaisir enfin , mais rien que le plaisir. A l'âge d'Emmeline, c'est asser pour remplir toute la tête, et tout le cœur peut-être. Et peut-être aussi une pensée plus profonde, une émotion plus vive briserait-elle un être si frêle !
D'ailleurs un mari ne semblait guère à Emmeline que sa grand'mère transformée. Pendant son année de couvent, ne lui avait-on pas fait peur d'un mari , comme on fait peur d'un char- bonnier aux enfans? Et jamais charbonnier ne fut si noir aux yeux d'un marmot qu'un mari à ceux d'Emmeline.
La pauvre petite essaya donc de demander grâce ; mais sa grand'mère la terrifiait si bien que les paroles qu'elle murmura purent être prises pour un consentement. Du moins MmedeNangis .se garda-t-elie de les comprendre autrement.
Elle luisourit et la renvoya en lui permettant de quitter sa tenue d'enfant.
Ceci fut un adoucissement au chagrin d'Emmeline.
II.
Le jour où Maurice deTercy parut pour la première fois chez Mme deJVangis, il y avait du monde, et le monde le plus àla mode ,
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cette société exclusive où un nouveau-venu , et un nouveau- venu de province allait faire tache, où il allait tomber aussi dépaysé, le pauvre campagnard , qu'un rustique moineau tom- bant au milieu d'une volière de brillans oiseaux du troi)ique. Dieu sait aussi tous les coups de bec qu'il allait recevoir. Quand on l'annonça, son nom inconnu, ou du moins oublié, excila une sourde rumeur, moitié curieuse, moitié hostile, et tous les yeux se tournèrent versl'mfrwsavec une avidité de moque- rie qui eût fait remonter sur-le-champ dans la diligence tout autre provincial que Maurice de Tercy.
Mais en un instant tous les yeux changèrent d'expression, car l'homme qui entrait déjouait entièrement l'espèce de plaisir, où plutôt de dédommagement qu'on s'en était promis.
On eut beau épiloguer,il n'y avait pas en lui le plus léger ves- tige du Quercy !
Comment ce jeune homme élevé aux antipodes avait-il ainsi deviné Paris? Où avait-il pris cet instinct des bonnes manières? Comment esquivait-il à la fois, et la politesse outrée, et l'aisance familière , qui sont le Charybde et le Scylla des gens de pro- vince ? Comment avait-il traversé sans se ternir une vie passée entre des amours de petite ville et la chasse aux bécassines?
M™e de Nangis surtout s'y perdait. Il y avait si loin de ce Maurice-là au Maurice qu'elle avait marié à Emmeline dans sa pensée! Aussi , à peine son regard connaisseur se fut-il promené sur lui, depuis l'extrémité de ses cheveux jusqu'à l'extrémité de son soulier, etjugé de Yorthodoxie de tout son extérieur, à peine eut-il prononcé ses quelques mots d'introduction avecleT^wr ac- cent delà bonne compagnie , que M™^ de Nangis sentit s'évanouir ses projets, et qu'elle se dit tout bas: ic II n'épousera j)as Emmeline. »
Quant à Emmeline, qui sait ce qu'elle avait pensé , ce qu'elle avait senti, après que le regard furtif qu'elle avait jeté sur luise fut de nouveau caché sous ses longs cils ?
Était-ce son ancienne frayeur? était-ce autre chose? Qui a ja- mais vu clair dans un cœur de toute jeune fille , ce pays où le jour n'est pas encore levé , où l'observateur marche à tâtons , plus trompé que guidé par la lueur incertaine qui le précède ?
Et de tous les cœurs déjeunes filles, celui d'Emmeline était lé plus indéchiffrable, tant la contrainte où elle était élevée, tant
2!
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la froideur pétrifiante de M'nsdeNanfifis refoulaient en elle-même toutes ses pensées. Peut-être en divinrenl-elles plus profonde,
peut-être son ame comprimée gagnat-elle en énergie ce qu'elle perdait en abandon. Mais toute fraîcheur d'idées et d'émotions était perdue , et j^ peine en Irevoyait-on sa véritable forme sous l'en- velop|)e de timidité dont sa grand'mère était parvenue à la couvrir. Ce fut ce soir-là surtout que M'"" deNangis s'étudia à éteindre Emmeline, et qu'elle fit peser son regard sur elle, plus lourd, plus écrasantque jamais; car jamais Emmeline n'avait été aussi jolie que ce soir-là, où son imprévoyante grand'mère, ne comp- tant que sur im fashionable de chef-lieu de canton , s'était im- prudemment amusée à l'embellir.
Que de malédictions elle donnait A présent au dahlia dont l'é- toile se balançait avec tant de grâce sur les tresses noires et ve- loutées d'Emmeline, à la gaze qui Hottail comme une blanche vapeur autour de cette petite divinité de i)ension ! Que de malé- dictions elle leur donnait, ù présent qu'il était urgent que la pe- tite divinité n'obtînt pas de culte, et qu'elle retombât sur la terre, dût-elle se briser dans sa chute !
III.
Maurice de Tercy était devenu l'habitué de la maison, mais pas un mot de mariage n'était prononcé; Emmeline s'étonnait, et bientôt elle s'attrista. Trop craintive pour oser faire une ques- tion â M""' de Nangis, elle restait dans son incertitude, etchaque jour elle en souffrait davantage.
Pauvre Emmeline!... Comment aurait-on parlé d'une choseà laquelle M™"^ de Nangis ne pensait plus, à laquelle Maurice n'a- vait jamais pensé? D'une chosequiétait restée étrangère, incon- nue â tout ce qui les entourait?
Et des larmes venaient aux yeux de la jeune fille en voyant ceux (le Maurice glisser sur elle , ou ne s'y arrêter que pour lui sourire comme à une enfant.
Hélas ! l'enfant s'était sentie grandir tout â coup ; les battemens de son cœur avaient rompu ses lisières !
<i C'est inouï!... pensait quelquefois Emmeline: il ne s'occupe
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que de ma grand'mère ! —C'est la faute de cet oncle de province aussi! — Il lui aura persuadé qu'un prétendu ne devait parler qu'aux parens jusqu'au jour du mariage! Il faut convenir, pour- suivait Emineline en soupirant, que pour un jeune homme, M. Maurice lient bien aux vieilles idées! )•
Oui, Maurice ne s'occupait que de sa grand'mère,il ne l'avait regardée, elle, que le ten)ps de se dire : u Elle sera jolie.... ii Et bien vite son attention s'était portée, s'était lixée sur celle autre femme qui l'était encore, qui était à la mode surtout! — La Mode!... c'était-là le mot tout-puissant pour 3Iaurice. VàMode! il semblait que cette magicienne eût tracé autour de lui un cercle dont ses idées, ni même son cœur, n'osassent sortir.
II faut bien en convenir, 3Iaurice n'avait |)as échappé en tout à la province; la crainte de paraître provincial le tyrannisait; il avait été trempé dans l'air de Paris comme Achille dans le Styx. Un point était resté vulnérable. Il avait vu qu'à Paris, beaucoup de femmes qui ne sont plus jeunes , sont plus entou- rées que celles qui le sont trop ; et entie Emmeline et M'""^ de Nangis, il n'hésita pas. C'était la pâquerette des champs à côté d'une Heur de serre ; l'une était bonne pour un bouquet de vil- lage, l'autre, sa vanité voulut s'en parer.
Ainsi ce travers d'esprit de Maurice vint encore aider à l'u- surpation de M'"" de Nangis ! Il vint se faire le compère de cette escamoteuse de succès !
Dans l'extrême jeunesse, on ne comprend pas ces passions factices de l'ame, la fatuité et la coquetterie ; et la naïve Emme- line ne cherchait qu'en elle-même la cause de l'indifférence de Maurice, et Emmeline s'accusait, se détestait!
C'est que je dois lui paraître stupide! Comment pourrait-il soupçonner une ame, une intelligence sous cette crainte qui m'oppresse, qui m'étouffe!... Sij'osais...ah! si j'osais.... II m'ai- merait peut-être ! — Et elle essayaitd'oser.— Mais c'était avec un instinct si merveilleux que M^'^ je Nangis devinait les jours où Emmeline s'était dit : it Je veux lui plaire, d que ces jours-là , avant que ses yeux se fussent levés tout-à-fait, avant que sa voix fût arrivée jusqu'à ses lèvres. M'"" de Nangis appelait au secours ou la rudesse ou l'ironie, et les yeux d'Emmeline ne jetaient plus qu'un regard effaré, —et ses lèvres se fermaient, n'ayant laissé échapper qu'un sourd et gauche murmure !
244 REVUE DE PARIS.
Tandis qu'Emmelline attachait ainsi sur Maurice toutes ses émotions , soit d'espérance, soit de découragement ; tandis qu'elle se laissait envahir par ce sentiment trop fort pour elle, lui, fasciné par l'éclat du monde, entraîné par son mouvement, ne savait plus rien de lui-même. — Peut-être existait-il, tout au fond de ses pensées , un regret pour cette jeune tille, si belle et si pure, cette jeune tille dont il n'avait qu'à se laisser aimer pour
être heureux Mais M""^ de Nangis était là [K)ur l'empêcher
de descendre au fond de ses pensées , et s'emparer de toute sa vanité pour combattre ce qui lui restait de cœur !
Les choses en restèrent au même point pendant trois mois.— Il semblait que ce drame de boudoir ne dût jamais avoir de dénouement; et ceux des spectateurs qui avaient deviné quelque chose de l'intrigue s'étonnaient de la lenteur de l'action.— Mais Mme (Je Nangis songeait à assurer son succès, et nou à se pres- ser d'en jouir.
Au bout de ces trois mois , deux événemens varièrent un peu l'intérieur de M™^ de Nangis. Sa vieille mère mourut d'un ca- tarrhe qu'on s'opiniâtra à nommer un rhume, et l'oncle de Maurice arriva.
En voyant le marquis de Tercy, on s'exphquait comment son élève s'était sauvé de \a provinciatité , tant, en dépit de son séjour prolongé loin de Paris, il en avait religieusement conservé les pures traditions.
Le marquis de Tercy, par l'élégance de ses manières, et peut- être aussi par la sécheresse de son ame, semblait être un por- trait vieilli de Maurice; etl'on reconnaissait, dans son caractère, les mêmes traits grossis par les années. Lui aussi s'était laissé user le cœur parle frottement du monde.
Mais Emmeline ne vit rien de cela. Que lui importait, à elle, le caractère de l'oncle de Maurice? — L'essentiel, c'était qu'il fût arrivé. — De ce moment, tout s'éclaircissait pour elle. — Le retard de son mariage : c'était son absence qui en avait été cause. Le silence de 3Iaurice : ce n'était plus que la réserve convenable avec une aussi jeune personne. — Et puis, toutes les matinées ne se passaient-elles pas à présent en conférences entre sa grand'mère , le marquis et le notaire de la famille? — Et puis encore , l'oncle de Maurice n'avait-il pas avec elle la
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manière à la fois protectrice et empressée d'un oncle à venir ? De minute en minute, Enimeiine s'attendait donc à ime com- munication officielle. Aussi son cœur batlitbien fort lorsqu'un matin M"" Sophie vint l'avertir que sa grand'mère la demandait.
— C'est cela ! oh ! mon Dieu , c'est cela ! — Et ses jambes flé- chissaient en descendant.
En entrant dans le boudoir de M™'= de Nangis, elle se jeta vile sur une chaise; la tète lui tournait horriblement.— D'un regard rapide , elle interrogea le visage de sa grand'mère ; mais ce vi- sage ne disait rien. Elle continuait , avec le plus grand calme , à compter les points de sa tapisserie.
...Trois... quatre... — Emmeline , cherchez-nioima soie plate. Cinq... Eh bien?... six... sept...
Emmeline avait bousculé tous les pelotons, mêlé tous les éche- vau.\ , sans trouver la soie plate.
... Huit... — Laissez-moi chercher. Vous êtes si maladroite î
Puis un long silence, pendant lequel M'°<' de Nangis nuançait ses fleurs , pendant lequel Emmeline pâlissait et tremblait.
— Eh bien ! dit enfin sa grand'mère d'un ton insouciant, com- ment trouvez-vous M. de Tercy ?Le moment approche où il faudra enfinir ; et aussitôt notre grand deuil éclairci... Apropos de deuil, regardez donc dans l'Jlmanach royal; il me semble que nous pouvons quitter la laine. Mais , vous ne répondez pas , Emmeline. Comment trouvez-vous votre mari? Bien, n'est-ce pas?
— Oui, maman, dit Emmeline bien bas. Et ses joues redevin- rent aussi roses qu'avant son chagrin.
— Et je pense , ma chère , que vous êtes guérie des terreurs d'enfant dont m'a parlé votre bonne.
— Oui, maman , dit Emmeline encore plus bas. Et cette fois ses joues passèrent des teintes d'une rose à celles d'une pèche.
— J'étais bien sur qu'il vous plairait. Son extérieur n'a rien de désagréable ; il a des manières parfaites , dej'esprit... beaucoup d'esprit, hein?
— Et mais... il me parle si peu.
— Si peu ! Il me semble cependant qu'il s'occupe de vous au- tant et peut-être plus que les convenances ne le permettent.
EmmeUne étonnée écoutait,
— Vous devenez exigeante, ma petite; mais , de l)onne foi,
21.
246 REVUE DE PARIS.
vous ne pouvez pasaltendre deM.de Tercy un amour de roman. C'est un peu un soleil de novembre.
Une idée bouleversante troubla un instant la tête d'Emme- line.
— Mais non , non, ce n'est pas possible , pensa-t-elle aussitôt.
— Ainsi je peux dire à 31. de Tercy que vous n'êtes pas trop effrayée de ses cheveux gris.
— Ses cheveux gris î... M. Maurice des cheveux gris l Un éclat de rire bruyant accueillit cette exclamation.
Et qui vous parle de Maurice , mon enfant ? Nous jouons donc au propos interrompu ? Emmeline sanglotait , le visage enseveli dans ses mains.
— Oh ! maman , maman , pourquoi m'avez-vous laissé croire?
— Croire quoi? Vous perdez la tête, Emmeline. Dites, vous aî-je jamais nommé Maurice ? Et depuis qu'il est ici , serait-il naturel que je ne vous en eusse pas parlé, si c'était lui? Est-ce ma faute à moisi vous vous êtes imaginé qu'on allait marier une enfant comme vous à un enfant comme Maurice? En ménage, il faulbien quela raison soit d'un côté ou de l'autre. Mais allons, ne parlons plus de ce quiproquo , et tâchez surtout de sécher vos yeux , car vous faites peur.
— En grâce , en grâce , maman !
Emmeline à genoux répétait encore: Grâce , grâce ! mais sa grand'mère était sortie de la chambre; elle rouvrit seulementia porte un moment pour lui crier:
— J'ai oublié de vous dire que votre mariage est fixé au 15 juillet.
On était au 30 juin.
IV.
Un soir Emmeline était seule. Sa grand'mère et M. de Tercy étaient sortis ensemble pour des emplettes de noce. La journée s'était passée à parler de la corbeille, et Emmeline, résignéeou [>lutôt anéantie , était là , er|tourée de ses parures , sans mouve- ment, presque sans pensée.
Maurice entra.
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Jamais ellenes'étail trouvée seule avec lui, elle se leva toute troublée , retomba sur son fauteuil , et essaya de sourire ; mais ce sourire du chagrin était bien plus triste que des larmes.
— Bon Dieu ! ma jolie tante , comme vous voilà pâle , dit légè- rement Maurice. Êtes-vous malade?
— Malade? Non, je suis très-bien. Et elle passa sa main sur son visage pour cacher qu'elle pleurait. Maurice l'écarla douce- ment.
— Comment!... du chagrin!... Est-ce que vous n'êtes pas contente devons marier, Emmeline? Tousserez cependant si gentille avec cela !
Il posait sur les cheveu.K d'Emmeline son voile de mariée.
— Olez-le! ôtez-le ! c'est lourd , cela m'écrase!
Il y avait presque de l'égarement dans les yeux d'Emmeline. Il n'y prit pas garde.
— Au fait! pauvre petite, on vous fait passer un peu vite de |a poupée au mari. Mais, voyez-vous, Emmeline, ajouta-t-il en riant, quand vous serez plus grande, vous comprendrez qu'un mari c'est encore une poupée qu'on laisse là quand elle ennuie.
Emmeline ne l'écoutait plus. Une idée, d'abord vague , puis plus distincte, puis enfin toute puissante, s'emparait d'elle.
— Oui, oui, pourquoi me refuserait-il ? Il peut me sauver, lui ! Il me sauvera !
— Monsieur Maurice... Elle s'arrêta, confuse de ce qu'elle allait dire. Mais la pendule sonna l'heure où sa grand'mère allait rentrer; il ne lui restait plus qu'un instant.
— Oh! monsieur Maurice, je vous conjure, promettez que vous aurez pitié de moi!
Maurice la regardait avec étonnement , avec émotion. Et comment n'eùl-il pas été ému par ce contraste des traits encore enfans d'Emmeline , et de l'énergie de douleur qui les boulever- sait ? de ses lèvres qui ne semblaient faites que pour sourire et chanter , et où se pressaient des paroles de désolation ?
— Dites , Emraehne , oh ! dites-moi , que puis-je faire ? Le cœur de Maurice se réveillait.
— Empcchez-moi d'épouser votre oncle ! empêchez-le !
— Mon pauvre oncle!... Ainsi , vous ne l'aimez pas? Mais, je vous le ré|)ète, que puis-je faire? Pourquoi avoir attendu si
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tard ? pourquoi n'avoir pas parlé à M^^ de Nangis? Elle est bonne; elle eût
— Bonne ! répéta Erameline avec amertume ; bonne !... Et sa volonté est comme un lien de fer qui me presse le cœur ! Et mes pauvres faibles mains ne peuvent pas l'écarter! Mais les vôtres! Maurice , les vôtres le pourraient ! N'est-ce pas que vous parle- rez pour moi ! que vous lui direz qu'il faut qu'elle en ait pitié ? Et que si ce mariage s'acbève... Non, non, elle ne voudra pas me tuer devant vous !
Les larmes d'Emmeline coulaient rapides , intarissables ; à peine avait-elle le temps de les essuyer, pom' que son regard obscurci pût encore chercher celui de Jlaurice.
— Et à lui aussi , vous lui parlerez. Vous lui direz que je ne l'aime pas , que je ne l'aimerai pas , que j'en aimerai un autre...
Maurice la regardait en silence, aussi occupé de sa pensée à Inique des paroles d'Emmeline. 11 la contemplait avidement, curieusement, comme s'il ne l'eût jamais vue; il se laissait aller avec charme à cette émotion toute nouvelle ; il plongeait dans l'ame d'EmmeUne, comme pour y chercher un complément d'existence qui lui avait mamiué jusqu'alors.
— Que le monde soit maudit ! Peut-être le bonheur était là .' pensait il. Et maintenant...
— Oh ! oui , je le vois , vous prierez pour moi. Je vous aimerai tant! Mais qu'est-ce que cela vous fait que je vous aime?
• — Ce que cela me fait , Emmeline ?
Et Maurice sentait son ame de vingt ans , son ame engour- die , morte jusqu'à ce jour , il la sentait ressusciter en lui! Mais hélas!... cela ressemblait à l'action du galvanisme. L'ame cadavre retomba. M™« de Nangis rentrait.
Tout s'apprêtait pour le mariage , et pourtant Emmeline es- pérait encore. Il m'a promis de me défendre: son regard, du moins , l'a promis ; il me défendra !
Et Emmeline, confiante en lui, ne voyait rien de ce qui l'en-
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touralt. Elle regardait dans son souvenir Maurice lui parlant presque d'amour , el la jeune fille laissait encore ses pensées s'envoler vers ce ciel qu'elle s'était fait. Bien des nuages le cou- vraient; mais les nuages du matin sont si légers !
Oh! si elle avait su, la pauvre ignorante Emmeline, ei elle avait su , elle n'eût pas espéré du moins !
Mais elle ne savait rien, elle ne savait pas que jamais une vieille femme n'a pitié d'une jeune , et qu'un homme aime sou- vent mieux son amour-propre que son amour !
Elle ne voyait pas ces deux vanités s'agiter autour de son bonheur pour le dévorer.
Et c'était cette soirée sur laquelle reposait l'espérance de ce bonheur , c'était elle qui l'avait ruiné.
D'un regard , M"® de Nangis avait surpris ce qui se passait dans le cœur de Maurice ; elle l'avait vu se ranimer et refleurir sous les rayons de ce jeune amour, et elle le sécha de nouveau.
Pour un fat, un succès n'est pas un succès s'il n'est connu , s'iln'est envié, et ses yeux s'attachent bien moins sur le but que sur les spectateurs qui l'y voient arriver. Rendre ce succès douteux |)Our Maurice, pour les autres surtout, c'était là le moyen i4ifaillible de lui redonner l'élan qui semblait l'abandonner et M^'^ de Nangis s'en saisit. Il fallait qu'il pût se croire au mo-^ ment d'être dépassé, el alors... alors Emmeline nelui paraîtrait plus qu'une entrave, il la briserait.
Ainsi jamais M™» de Nangis , dans les jours les plus brillans de sa brillante jeunesse , ne s'entoura d'autant d'hommages; jamais elle ne leur sourit avec plus de grâce , jamais elle ne glissa plus légère dans sa vie de coquette. Ainsi chacun se demanda:
— Maurice sera-t-il ou ne sera-t-il pas l'amant de M™<' de Nangis ?
Maurice vit ce doute et il s'en irrita ; et pour le confondre il renia tout ce qu'il y avait de bon en lui, et le bruit de la vanité couvrit la voix du cœur.
Son succès, eut-il delà peine à l'obtenir? Peut-être oui? Eut-il delà peine à l'afficher? Non. Les jeunes femmes cachent une liaison : celles qui ne le sont plus la montrent.
Un amant , c'est une parure.
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Tout était fini pour Emmeline.
Qu'éprouva-t-elle lorsqu'elle en fut assurée? Onnelesutpas, elle ne dit pas un mot de plainte. Seulement le jour du contrat on remarqua que sa couronne de roses avait l'air d'être posée sur le front d'une statue, tant elle était pâle.
— Enfantillage de jeune fille ! disait Mn»» de Nangis en souriant et frappant doucement les joues d'Emmeline avec son éventail.
— Enfantillage déjeune fille! disait aussile marquis au groupe d'hommes qui l'entouraient.
Lui du moins le croyait. Il s'était laissé substituer à son neveu, suis y attacher une grande importance. L'essentiel pour son égoisme était d'avoir une jeune femme pour égayer son vieux m inoir. 11 emmenait Emmeline comme il eût emporté des bou- tures de géraniums pour son jardin , ou un papier frais pour Sun salon.
Maurice ne disait rien.
Le matin du mariage :
— C'est singulier! pensait M"" Sophie en habillant Emmeline, jamais mariée n'a été aussi peu occupée de sa toilette. Elle se laisse tourner , retourner comme un mannequin ! Et puis ses yeux sont si ternes , si fixes ! madame a beau dire que ce n'est rien , j'espère bien , le jour de mes noces , avoir meilleur visage que ça.
A la mairie , Emmeline voulait entrer dans la salle oft on inscrit les morts; et quand l'homme qui lui donnait la main l'avertit de sa distraction , elle le regarda avec une expression si étrange qu'il en tressaillit.
A l'église enfin, lorsque le prêtre lui demanda si elle consentait à prendre pour époux M. de Tercy ,sa tête, qui jusque-là était restée tout-à-fait courbée, se redressa avec une brusquerie con- vulsive :
— Lequel?... dit Emmeline. Et un rire perçant troubla la cérémome. Elle était folle.
Clémence Baillecl.
REFLEXIONS
SUR LE
VOYAGE EN ORIENT.
M. DE LAxMARÏTNE.
Ces voluraes-ci ne décideront pas la question qui a fait le su- jet de tant d'entretiens oiseux, mais intéressans: Un grand poète peut- il être grand prosateur? L'imagination poétique, les licen- ces qu'on lui passe, cette langue claire-obscure, ce vague, cette pé«o»(6/e, comme disent les Allemands, qu'on permetau poète, tout cela peut-il faire de la bonne prose?. le le répète: ces volumes ne décideront pas celte question. M. de Lamartine n'a pas voulu faire un livre, mais seulement nous donner un riche calepin de voyage. Il le dit dans sa préface , et il le dit parce qu'il ne veut pas qu'on croie autre cliose; c'est un hom- me qui ne ment pas, même par précaution oratoire, même par fausse modestie , même dans une préface. Il a écrit toutes ces choses, sauf quelques-unes pourtant, au crayon, tantôt sur le genou , tantôt sur le pont d'un brick , pendant les longues heures de calme , à l'ombre d'un bout dévoile, quelquefois , du- rant les haltes de sa caravane dans le désert , sous un olivier so- litaire OU' sous une tente plantée dans le sable. Ce n'est pas qu'il n'y ait de très l)elle prose dans ces notes , et , çà et là , des pages où le grand poète est grand prosateur; mais ce sont des fragmens, des ébauches, et non pas un livre de prose. Il y a du
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style , mais il n'y a pas un style. C'est le cocon doré d'où sorti- ront ces moelleux divans de soie brochée d'or , sur lesquels il a vu les hommes de l'Orient fumer nonchalamment leur pipe à bout d'ambre ou boire le café. Le travail de l'homme qui doit transformer ce produit brut du verre en tissus délicats , qui en ôtera la rouille , qui dégagera chacun de ces fils de sa grossière enveloppe de bourre , et le fera reluire au soleil comme un fil d'or ou d'azur, ce travail de l'industrie et de la réflexion ne s'y fait pas sentir. Il y a tout le style dans ce style , de même qu'il y a toute la soie dans le cocon ; mais le noble effort de l'esprit qui eût retiré ces pensées du demi-jour poétique où elles soijt comme noyées, et dégagé chaque phrase en particulier de cette bourre de poésie, qu'on me passe le mot, enveloppe naturelle des pensées d'un homme qui est tout imagination et tout poésie , M. de Lamartine n'a pas voulu le faire : que sa volonté soit faite. Quel qu'aitétéson motif, il n'a pu être que noble, j'aime- rais mieux en accuser le temps , le public , le libraire de M. de Lamartine, qui est mon ami, que l'illustre poète. Devant une vie aussi belle , le soupçon s'arrête ; et s'il est vrai que le public a été instruit delà transaction pécuniaire qui a mis cet ouvrage dans le commerce , s'il est vrai qu'il a été parlé d'une grosse somme , beaucoup de cet or facilement gagné donnera du pain à plus d'un misérable, ira réchauffer plus d'un pauvre jeune homme malade d'incertitude, de confuse vocation poétique, hélas! et de misère, qui n'aura pas tendu la main , et qui ne verra pas la main qu'on lui tend. Puisqu'on a dit au public comment vient l'argent, il faut bien lui dire aussi commentil s'en va.
Si j'ose regretter que M. de Lamartine n'ait pas fait un livre de toutes ces notes si variées et si instructives, et un style de toutes ces parties de style , c'est surtout pour l'autorité qu'on peut tirer de son exemple en faveur d'une opinion que je crois fausse, et quia déjà fait avorter misérablement des talens que la réflexion aurait pu fortifier et amener à point: c'est à savoir que l'écrivain de notre époque est un improvisateur. Il est très- vrai que notre époque a fait une large part à l'improvisation, et que le don d'improviser des choses solides est le premier des dons. Mais deux voies sont ouvertes à l'improvisateur; à celui qui a la parole , la tribune ; à l'écrivain, la presse. C'est là que l'improvisation est à sa place, que ses qualités sont immenses,
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et ses défauts excusés. Le premier besoin de l'auditoire qui se presse autour d'une tribune, ou du pul)lic quL n'a que des im- pressions d'un moment ;1 donner aux affaires de la politique, c'est d'avoir un avis prompt, soudain , qui ne sente pas le tra- vailet n'en exige pas de celui quile reçoit, et qui par un tour natu- rel etabandonné,et une apparence d'inspiration, emporte la con- fiance sans presque demanderd'attention. Heureux donc,heureux celui dont la parole précède et souvent décide la pensée , et qui a le crédit d'un oracle parce qu'il en a la fluidité involontaire et fatale ; ou celui dont la plume vole sur le papier , qui n'Iiésite pas , comme je fais en ce moment , pour finir la phrase com- mencée; mais qui écrit aussi vite qu'il sent , et, comme dit quel- que part le grand Corneille, sans lerer ta })lu))ie! A ces deux hommes privilégiés , on pardonne tout: ù l'un ses inégalités, ses phrases d'attente, voire ses contradictions; à l'autre ses longueurs , celte monotonie de la passion qui n'est point gou- vernée par l'art, celte trame lâche du style, ces images exces- sives, tout ce luxe informe d'une création qui n'est pas dégrossie. L'orateur n'a pas besoin de l'harmonie du style écrit; sa parole et son geste y suppléent; sa bouche glisse sur les mauvaises con- sonnances, sa ))antomirae coupe les phrases trop longues, articule celles dont la forme est confuse, met des parenthèses à celles qui sont surchargées d'incidens ; sa voix couvre toutes les disparates d'une harmonie générale. Le journaliste ne s'adresse pas à des scrupuleslittéraires, à des critiques qui vont éplucher les mots ; pourquoi s'accablerait-il de toutes les difficultés de l'art? Ce que le public veut de lui, c'est une impression qui répondeà la sienne , c'est un sentiment vif de la situation renduedans un style marqué de toutes les couleurs du moment : on ne lui sau- rait pas gré de ses efforts pour y mettre plus , ni de ce qu'il aurait fait pour caresser le goût de ceux qu' il ne voulait pas convaincre, et pour ydaire au mandarin en même temps qu'A la foule. L'improvisation a des qualités qu'on ne peut obtenir qu'au prix de certains défauls;en outre, l'auditoire ouïe public, auquel s'adresse l'improvisateur , est dans des dispositions parti- culières qui répondent à ces qualités comme à ces défauts. 11 y a , par suite, harmonie entre celui qui parle et celui qui écoute, en Ire celui qui écrit et celui qui lit. Mais dansdes choses qui ne regar- dent ni la tribune ni la presse , dans un ordre d'idées retirées et TOME IV. 22
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recueillies , les qualités de l'improvisation sont beaucoup moins prisées, et les défauts plus cliO(pians. C'est que ces qualités ne Irouvéntplus au dehorsdes dispositions qui y répondent, etqu'au contraire ces défauts trouvent un sens critique toujours éveillé; car le sentiment des défauts est la dernière chose (jui sommeille et s'abdique en nous, peut-être parce qu'il ne demande pas d'at- tention, et qu'on peut faire de très-justes critiques sans sortir de sa nonchalance et sans se lever de son fauteuil. L'écrivain qui , dans un ouvrage d'art, laisse coui'ir et vaguer sa pUnue à l'a- venture, me fait l'effet d'un causeur malheureux qui, dans un sujet d'entretiens doux et de fines analyses , affecterait l'entraî- nement , l'abondance , et le luxe de gestes de l'improvisateur de tribune.
Cette étrange théorie , que l'écrivain du dix-neuvième siècle est un improvisateur, plaît à la majorité des gens de lettres. C'est un de ces mille paradoxes derrière lesquels les hommes médiocres s'abritent ; c'est une formule spirituelle qui cache une des infirmités littéraires de notre époque. La paresse , le mépris du lecteur , l'amour de l'argent, l'impuissance qui se fait illusion par l'abondance des mots , tout cela s'appelle l'im- provisation.—Votre livre pourrait être plus complet.— Je l'ai improvisé. — Les choses y sont moins traitées qu'effleurées. — Il est écrit au crayon.— On eût attendu mieux d'un auteur qui a donné des gages. — Oui, pendant que j'aurais médité , le siè- cle aurait marché; je serais venu après l'heure, avec des phra- ses bien faites , mais n'ayant plus d'à-propos ; or l'à-propos , c'est le génie. Il n'y a qu'une minute, qu un clin d'œil , pour un livre; il faut savoir le jeter à temps, entre deux flots qui pas- sent, et prendre le public, comme font les chasseurs pour la grosse bête, au défaut de l'épaule. — Erreur, erreur, l'art n'est autre chose qu'un éternel à-propos. Un livre médité et écrit arrive toujours à l'heure , et trouve toujours un public qui l'applaudit. Ce qu'on prend pour l'époque tout entière, dévo- rant le i)rêsent pour précipiter l'avenir , c'est peut-être une poi- gnée d'intelligences oisives et vides qui ne vont au fond de rien et veulent tàter de tout, qui feuillettent les livres et ne les lisent pas, et qui changent souvent parce qu'elles se lassent vite. Mais est-ce là notre époque si curieuse , si impartiale , si avide de vérité et d'art ; cette époque qui attend patiemment les lettres
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trop rares qu'Augustin Thierry compose dans les intervalles de sa souffrance , qui respecte le majeslueui silence dans lequel M. de Chateaubriand achève lentement , phrase à phrase , l'épopée de sa belle vie, et qui ne demandait à Léopold Robert qu'un tableau tous les cinq ans?
Si vous connaissez quelque remède qui fasse cesser le hideux spectacle d'une société manquant à l'homme qui lui offre ses bras, son intelligence et son travail , qui élargisse le cercle où nous nous foulons les uns les autres, et où il y a cent candidats pour une place , cent bouches pour un morceau de pain , improvisez, le temps presse, brûlez le papier , lâchez la bride à votre plume; si vous savez quelque plan en finances qui augmente le revenu public sans augmenter l'impôt , qui donne au pauvre le pain et le sel ; si vous avez le mot de la hausse et de la baisse , et pouvez nous faire toucher du doigt le fantôme de l'agiotage, fantôme qui disparaîtrait bientôt si on le pouvait apercevoir clairement, et s'il ne se cachait pas derrière les inintelligibles formules de ce qu'on nomme la spécialité , improvisez , faites comme Mira- beau, le seul écrivain politique qui ait parlé clairement de finan- ces , et montez , comme lui , surune presse, le trépied sacrédes prophètes modernes, et de là lancez des brochures aux agioteurs épouvantés ; ou bien , pour aller plus vite , et gagner le temps que prend la plume, imprimez vous-même au fur et à mesure que vous pensez; c'est le lieu et le sujet. Mais si vous faites un livre d'art , un livre qui ne veutque faire passer de douces heures aux esprits cultivés , un livre qui ne prend les gens qu'après leurs affaires , aux momens de loisirs , et qui propage ou entre- tient, à la faveur de ce repos de leur pensée, quelques vues nouvelles sur le cœur , sur l'homme, sur la moralité humaine , «pielques principes d'éternelle philosophie, de ceux-là qui con- solent l'homme à toutes les époques, qui l'empêchent de douter du bien, dont le fond ne change pas , mais dont l'expression se renouvelle à l'infini i)ar l'admirable variété des esprits ([in les reprennent elles approfondissent tour à tour , oh ! alors , écrivez avec calme et lenteur, appliquez toutes vos facultés à cette œuvre, car vous êtes l'organe de vérités durables. Si, comme M. de Lamartine , la gloire vous désigne à la fois pour les deux rôles de l'homme actif et de l'homme spéculatif, de l'orateur politique et du poète, faites la pari de cha(iue rôle, donnez au
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premier Timprovisalion avec toutes ses licences, mais réservez pour le second la composition sévère et recueillie , et n'apporter pas dans l'art la promplilude passionnée et le hasard qui con- viennent aux affaires , ni dans les affaires le calme et le soin délicat de la forme qui conviennent à Tari.
Il ne faut pas dire que des souvenirs de voyages veulent être écrits avec le laisser-aller des notes d'album. Celte négligence, cet abandon, peuvent bien avoir quelque charme ; mais c'est un charme qui dure peu. C'est que la négligence et l'abandon sont sujets à se répéter souvent, se contredisent quelquefois, balbu- tient çà et là la langue, au lieu de l'articuler, prodiguent les mêmes mots et les mêmes tours , si bien que ce qui est un charme jusqu'à la moitié du volume, devient une cause d'ennui à la fin. Dans quel but l'écrivain qui a visité les contrées loin- taines fail-il imprimer ses voyages? Si ce n'est pas pour enri- chir de documens spéciaux la géographie , la botanique ou la géologie; si ce n'est ni pour la science, ni pour la j)olitique, c'est apparemment pour nous faire voir ce qu'il a vu, et sentir ce qu'il a senti ; c'est pour nous donner un peu de ses jouis- sances, et nous mettre de moitié dans ses fatigues, dans ses surprises, dans ses dangers; c'est pour faire respirer les brises et contempler les cieux des terres lointaines à celui que la mé- diocrité, le souci du pain du lendemain , la maladie , clouent au lieu où il est né; c'est pour substituer en quelque manière son lecteur à lui : mais tout cela est le comble de l'art. Les noies écrites en courant peuvent bien rendre la couleur générale; mais c'est le dessin dont nous avons besoin , et le dessin veut une main plus ferme et plus sûre que celle qui jette des notes fugitives sur le papier. Toute page où je ne vois pas bien en quel lieu je suis, où je ne suis pas mené, par gradations, des premiers jjlans aux derniers , où je n'embrasse pas l'ensemble et les détails, est une page perdue. Qu'est-ce que valent des notes de voyage , si habile que soit la main qui les a écrites, sinon qu'elles servent à fixer un souvenir, sur lequel on revien- dra plus lard , à retenir une pensée qu'on reprendra quelque jour ? S'il faut en croire vos notes , tous les paysages (pie vous voyez sont tour à tour les plus beaux que vous ayez jamais vus; vos notes donnent vos impressions, mais non pas vos jugemens ; or, comme les impressions de l'homme se copient souvent à son
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insu, il en résulte que vous failes cent lieues pour ne voir que ceque vous avez déjà vu. El puis la noie est prolixe ; ellecomple les pieds d'arbres, les nuages qui passent au ciel , les mais du vaisseau à l'ancre, les voiles du vaisseau en mer; elle manque là où elle serait nécessaire; elle abonde là où on n'a que faire d'elle. Ce n'est que renlré dans le port, avec des sens reposés, une imigination libre , un jugement qui trie et compare , un goût qui supprime les longueurs, varie les descriptions, non pas aux dépens des faits , mais en ne décrivant pas deux fois les mêmes choses , que l'écrivain voyageur , placé entre ses notes écrites et ses impressions encore lièdes , entre le devoir de se rendre témoignage à lui-même, et celui de n'appeler l'attention de son époque que sur des choses qui la valent , pouri'a écrire un livre vrai et durable. Qu'est-ce, après tout , que VOdyssée, si ce n'est la relation d'un voyageur qui était un grand poète? ,Et qui ne sait quelle richesse a l'imagination ainsi reposée et retirée en soi? Qui n'a senti, en se représentant ses courses pas- sées aux pays des beaux soleils, combien celui qui illumine son souvenir est plus beau que celui sous lequel il haletait ou bais- sait sa paupière endolorie! Et que de choses vues en passant, d'un regard distrait , avec des sens affaissés , sous la préoccu- palion soit de ce ([u'on avait vu en-deçà, soit de ce qu'on allait voir au-delà ! que de choses entr'aperçues du coin de l'œil, dont .on n'a pas pris note, qui, dans le souvenir, apparaissent tout à coup si fraîches et si éclatantes , qu'on croit les voir avec les yeux du corps, tandis qu'on ne les voit qu'avec la pensée! Les noies ne disent rien de ces choses, qui auraient peut-être vivifié le paysage; et, au contraire, elles s'étendront sur des acces- soires inutiles , parce qu'à ce moment-là , le voyageur avait du loisir, qu'il était peut-être dans une humeur littéraire et descrip- tive, disposé à peindre une à une les baies de l'olivier sous lequel il était assis, à analyser toutes les nuances de son feuillage, toutes les ramifications de ses branches, à voir un brin d'herbe, à compter les cailloux bleuâtres du chemin. C'est l'art seul rpii peut mettre dans le livre du voyageur l'impartialité et la me- sure; c'est l'art quia ïaMV Itinéraire, avec les notes du pèlerin errant et le goût de l'écrivain rentré dans ses foyers.
Qu'on ne prenne pas ceci pour une critique du livre de M. de Lamartine. L'illustre poète est à une hauteur où la criti<iue ne
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peut l'aller chercher sans risquer d'être présomptueuse ou inu- tile. Je ne veux pas mettre coritre moi les cent mille lecleprs dont il est le poète de prédilection , et qui se disputent tout ce qui sort de sa noble plume. La critique n'a d'ailleurs rien à dire à l'écrivain supérieur. A quelque prix et sous quelque forme qu'il nous donne sa pensée, il l'en faut toujours louer, puisque l'éloge est la meilleure manière de le remercier ; et même après beaucoup de louanges, nous serons encore en reste avec lui. Ce qui est du droit de la criti<[ue, ce n'est pas l'inspiration du poète, ce n'est pas même son caprice et sa fantaisie : s'il a un talent supérieur, qu'importe s'il l'apprête à nos goûts? mais c'est l'influence de sa manière sur les esprits d'un ordre moins élevé , lesquels i)ourraient valoir beaucoup pour leur pays par les bonnes traditions, ou n'arriver , par l'effet des mauvaises , qu'à une médiocrité bruyante et scandaleuse. Je n'ai pas plus de droit sur la pensée qui a inspiré l'admirable travail de V Iti- néraire que sur celle quia tenu le crayon capricieux du Fojage en Orient; mais je puis bien dire que la lecture de Y Itinéraire peut former des écrivains, en leur donnant un effroi salutaire des difficultés de l'art, tandis que la lecture du Foyage en Orient pourrait très bien délivrer de tout scrupule ceux qui sont portés, par une faciUté malheureuse ou par des raisons moins innocentes, à écrire vite et beaucoup. Les critiques qui font la guerre aux écrivains supérieurs risquent follement d'être traités de Zodes , d'envieux, de serpens rongeant la lime, que sais-je? de pourceaux fouillant la terre au pied du grand chêne, sans avoir en dédommagement aucune ',action réelle sur ces écrivains. C'est un rôlede dupe, comme tous ceux où Von risque plus qu'on ne peut gagner. Attaquons , non l'homme de génie, mais son influence ; non son œuvre, mais ses imitateurs. Mettons sa statue à côté de celles des grands écrivains ses devanciers, et adorons en lui les dons delà Provi- dence; mais osons dire aux jeunes générations qui nous lisent: .( Celui-IA aussi était un beau génie; mais ses œuvres cachaient des pièges pour l'intelligence et la raison. Cet autre ne fut pas plus grand peut-être, ni mieux doué que lui; mais Dieu avait mis dans ses œuvres la divine Heur de l'art, cette fleur dont le^ parfums ne portent pas à la tête. Ce sont deux grands noms ; mais l'un sonne l'or et l'alliage : l'autre sonne l'or pur. n
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C'est ilans cette vue, que j'ose croire libérale et vraie, car elle concilie l'admiration i)Our l'homme avec le respect qu'on doit à l'art, cette pro|)riété universelle de l'esprit humain, que je ferai encore d'humbles objections à l'illustre auteur du f'oyage en Orient, touchant cette insuffisance de la langue dont il se plaint en divers endroits, lui pour qui la langue a tant fait ! Voilà encore une de ces idées dont l'intluence est mauvaise : elle donne gain de cause à la barbarie, elle justilie toutes les langues individuel- les, elle livre cette belle langue de deux grands siècles et de tous les grands esprits de l'Europe aux renianiemens de ceux qui veu- lent la reconstituer et lui imposer les barbarismes de leur ori- ginalité douteuse. Quel est, en effet, le piemier grief qu'un écrivain, au début, reproche à la langue française, si ce n'est qu'elle lui refuse des mots pour ses idées , qu'elle est moins riche que lui, qu'elle le gène, qu'elle l'opprime ? Eh bien ! si vous dites à cet apprenti écrivain, avec le poids d'un grand nom, avec l'autorité d'un talent supérieur , qui a pu , en effet , trou- ver la langue insuffisante, mais là surtout où elle résistait à des idées trop peu précises, si vous lui dites que la langue peut faire défaut à l'écrivain , à quoi vous exposez-vous? Qui donc à pré- sent aura le courage de sacrifier aux répugnances de cette lan- gue aucune de ces perceptions obscures , de ces demi-pensées , de ces ébauches informes qui accompagnent l'enfantement des idées, vaine fumée qui vient toujours avant la flamme? Qui donc ne va pas croire que c'est la langue qui lui manque, et non pas lui qui man(iue à la langue ? La brèche est faite ; une langue n'est plus le génie même d'une nation, plus fort que le génie de chacun de ses illustres membres , de toute la différence qu'il y a entre un homme et une nation, c'est un dépôt banal où chacun peut prendre les formes qui lui conviennent et importer celles qu'il n'y trouve pas. Se plaindre de l'insuffisance de la langue française , c'est presque regretter qu'on soit forcé d'écrire en français , qu'oji soit grand poète dans ce pays où l'on n'est poète qu'à condition d'en être uii grand. Je concevrais cela d'un écrivain allemand ayant à s'exprimer dans notre langue, c'est- à-dire à circonscrire et à réduire cette licence illimitée de pen- sées, qui est une des libertés de son. pays, dans le cercle d'un langage pratique, un, universel. En Allema{fne, autant d'écri- vains , autant de langues; nulle doctrine, nulle théorie oMiga-
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toire. La langue est une vaste mer qui s'accroît à l'infini des aliuvions successives de tous les écrivains ; c'est un dictionnaire au(iuel on fait un supplément pour qui demande à y mettre un mot, un tour de son invention. Ce n'est pas que je regrette pour l'Allemagne que la langue n'y soit pas figurée, comme chez nous , par un petit monument de forme grecque , devant lequel quarante soldats, dont quelques-uns sont des barbares, mon- tent éternellement la garde pour repousser les invasions des no- vateurs ; mais il ne faudrait pas non plus que ce fût un bazar où , sur le prononcé de quelques gutturales leutoniques , le pre- mier venu fût admis sans coup férir. Au reste , c'est l'affaire de l'Allemagne et point la nôtre. En France, \es choses sont autre- ment: la langue de l'écrivain est à lui et à tous; si elle n'est qu'ù lui, c'est un jargon ; ce n'eSt plus la langue. Celui-là est un grand écrivain dont le peuple a pu dire en le lisant ; n Je n'aurais pas écrit autrement. » Celui-là encore est un grand écrivain , à qui sa servante , consultée sur la vérité d'un dialogue, disait: u C'est bien, n Le premier, c'est Racine; le second, c'est Molière. Ces deux grands hommes ont !)ien pu quelquefois ne pas se trouver sufiîsans pour une langue plus grande qu'eux mais on peut affirmer qu'ils n'ont jamais pensé que la langue fût insuffisante pour tout ce qu'ils avaient à dire.
Qu'est-ce, après tout, que cet ordre d'idées si délicates, si éthérées, qui échappent à la langue, apparemment parce qu'elle est trop grossière pour les aller saisir au fond de l'intelligence , et leur donner une forme sensible? Quels sont cesihorizons infinis delà pensée, ou les langues humaines ne peuvent atteindre, comme s'il se pouvait penser ou rêver (luelque chose sans le secours de leurs signes.' Raisonnons par analogie. L'imagina- tion d'un homme supérieur n'est pas d'une autre nature , après tout, que celle de l'homme ordinaire : elle a plus de puissance et de richesses, elle est plus étendue, mais non pas autre; c'est la même force, inégalementdislribuée; M. de Lamartine, c'est vous, c'est moi , centuplé. Eh bien! n'avez-vouspas senti, vous aussi, dans la mesure de votre imagination, quelques-unes de ces peit- séesqui reculent, qui fuient devant vous, à des profondeurs im- menses, et qui lassent votre volonté attachée à leur poursuite ;ou d'autres <jui passent comme l'éclair devant l'œil de votre es])ril, et vous laissent un amer regret, comme si c'était quelcjue pensée
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sublime (iifim dieu jaloux vous a montrée, et qu'il ne vous ait pas laissé le temps ni la gloire de lixer ; — ou bien encore , de ces myriades d'idées et d'imayes qui se lèvent , comme par vo- lées, dans votre imajjinalion et se. dispersent de côté et d'autre, sans que vous ayez pu les rassembler, ni les tenir un instant sous votre regard ; — ou enfin , n'avez-vous i)as éprouvé , en j)résence de certains spectacles , dans des momens solennels , non plus même de ces impressions à demi formées, mais je ne sais quel élan de tout votre être, et quelle jjuissance vague de sentir, qui vous donnait une magnifique idée de vous-même, et vous faisait planer un instant dans la nue? Doublez , triplez, centuplez le nombre des ces conce])tious fugitives, de ces vagues pressentimens d'une idée qui n'est pas encore venue à terme , de ces brillantes aurores de soleils qui sont encore sous l'hori- zon, vous aurez fait la vraie part de M. de Lamartine. Est-ce donc pour ces choses-là que la langue est insuffisante? Est-ce pour ce monde à naître qu'il est regrettable que nous n'ayons pas de vocables indéterminés et flottans? L'homme n'est un homme que quand il est venu au monde, quia lionionatusest in mnndum ; ce qui meurt dans le sein maternel , ce n'est pas un honnne, c'est un fœtus. La pensée qui n'a pas la force de venir au monde , qui n'a pas l'ailfe assez vigoureuse pour s'élan- cer du cerveau de l'écrivain , et paraître à la lumière du jour , n'est pas une pensée ; c'est un embryon que j'abandonne au matérialiste , pour en faire ce (ju'il voudra ; je ne liens pas à le réclamer comme appartenant à l'ame. Encore une fois , la lan- gue qui fait défaut à ces obscures ébauches, la langue qui ne veut pas de ces idées venues avant terme, doit-elle être accusée d'insuiïisance? Oue deviendrions-nous , bon Dieu , s'il fallait qu'elle humiliât son génie viril devant ce premier.branle de l'es- prit qui se met en mouvement, devant ce trouble confus de l'ame qui précède l'élaboration des idées , et qu'elle reçût dans ce sein , où les hommes de génie de trois siècles ont été à l'aise, toute une langue à l'usage des avortemens , où , si vous voulez, delà mise en train de la i>ensée? N'est-ce pas bien assez qu'elle prête des accens affaiblis aux talens qui déclinent et à la pensée qui s'éteint? Tâchez, je vous i>rie, de me faire voir, si cela se peut , au moyen de quel<[ues formules sensibles , ce monde in- térieur et inefTable où la langue ne peut aller, et si je tombe
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d'accord avec vous qu'il y a là , en effet, dans un fond lointain et hors de vue , quelque apparition confuse qui deviendrait une grande idée si elle trouvait une lanyue , alors je me joins à vous pour proclamer insuffisante la poésie de Racine et de La Fontaine , la prose de Pascal , de Voltaire , de Cliateaubriand ; car , périssent les langues plutôt que la pensée! Ou bien , si cette expérience n'est pas faisable, si mon œil n'est pas assez perçant, ou votre verre assez grossissant , pour que j'entrevoie cette ap- parition, demandez au travail, au travail opiniâtre de Pascal fixant notre prose , de Racine fixant notre poésie, au IravaUde Christophe Colomb ne voulant pas dormir qu'il n'ait trouvé le monde inconnu , demandez à l'art , qu'ils vous aident à tirer vos visions de leur sanctuaire, et à les faire venir dans le mon- de ; et si le travail et l'art , ce double levier de l'intelligence , ne peuvent pas donner l'être à cette pensée, ne dites pas: La langue est insuffisante ; dites ; Je me suis trompé , j'ai pris une ombre pour un être , le néant pour la vie.
Hélas ! hélas ! vous vous plaignez sans cesse que l'époque ac- tuelle manque de croyances; qu'elle n'en a plus en religion, qu'elle n'en pas encore en politique : faites donc qu'il lui en reste au moins luie, la plus féconde de toutes , parce qu'elle les peut comprendre toutes, la foi au ti-avail et à l'art. Tant de désen- chautemens et de moqueries la battent en ruines ; tant de succès indignes, de réputations scandaleuses, la faciUté delà critique, qui n'est plus guère que le prospectus en grand; l'opu- lence de l'écrivain frivole, la pauvreté de l'écrivain laborieux : faut-il voir s'ajoutera ces causes de ruine l'exemple des maîtres désertant le travail, et, au lieu de gouverner leurs inspirations, s'en laissant dominer, comme des instrumens qui n'ont pas con- science de ce qu'ils font! Est-il donc vrai que l'art doive périr par les siens ! Ceux qui pourraient avoir une gloire solide la manquent pour une gloire chancelante, faute de quelques heures de travail! Ils risquent les retours de fortune, si soudains et si amers ; ils tentent le malheur et la disgrâce , ils s'exposent à ce qu'on dise d'eux avec ironie: Ils n'ont pas i)u ce qu'ils n'ont pas voulu! En vérité, mon cœur faiblit à voir nos guides et nos oracles bavarder , comme fait le Cassio de Shakspeare, avec l'ombre qui passe ! Ils ont commencé avec toutes leurs facultés réunies et tendues ; puis , la gloire venant , ils ont
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continué avec leur nom tout seul ; ïls se sont laissé prendre leurs albums , ils ont livré à la publicité des lambeaux de pen- sées, au risque que le spéculateur les fit compléter par un scribe, et qu'il traitât leurs ébauches comme des blancs-seings que Tin- terpolateur à gages est chargé de remplir! Que faisons-nous donc ici, nous autres gens de travail et crétudes", qui tâchons, dans notre sphère bornée, de conserver la religion de l'art et le respect des saintes images , de marquer la distance qui sépare la vogue de la gloire, d'entretenir la douce flamme de l'admiration qui est un lien entre le passé et le présent , entre les générations vivantes et les grands hommes qui ne sont plus? Qui ne va pas rire de nos efforts pour défendre l'arche sainte, devant laquelle dansent nos maîtres et nos modèles? Qui ne traitera pas de su- perstition stupide notre culte de la tiadition de la langue, de cette langue que la Providence a faite pour deux fîns , l'une in- térieure et locale, l'autre extérieure et européenne; l'une qui est de nous entendre entre nous, l'autre qui est de donner la formule de la civilisation universelle? Qui ne dira pas dédai- gneusement: Ce sont là des mots vides de sens ! Oui , vides de sens, si nous détruisons de nos propres mains cet instrument de notre puissance , cette langue que Charles-Quint appelait la langue d'Étal, dans un temps oîi nous n'avions encore que la poésie de Marot et la prose de Calvin , et si nous la traitons comme la langue d'une nation qui a perdu l'empire , et qui est devenue la mèie banale de tous les patois particuliers de ses vainqueurs !
Deux choses pourtant me rassurent , et me vont faire quitter enfin ce ton amer dont je souffre que le plus grand nom de notre poésie ait été l'occasion. Ces deux choses , les voici:
Il y a, dans un coin retiré de Paris, loin de ses bruits et de ses agitations quotidiennes, un homme illustre, qui écrit une histoire où se réfléchiront deux siècles , l'un à son déclin , l'autre à son aurore ; cet homme a été la plus belle espérance du pre- mier et le plus beau fruit du second. Il a retiré sa vie des mains des Hommes, et s'est enfoncé dans la solitude de son passé, s'y recherchant, s'y retrouvant, ranimant toutes ses passions éteintes , ressuscitant toutes ses illusions détruites, soulevant tour à tour toutes ces couches de l'oubli qui recouvraient ses joies et ses souffrances d'autrefois, et les mettant de nouveau
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à vif, se revoyant amoureux, jeune , errant dans les ruines de l'ancien monde ou sur le chaos vierge du nouveau, se faisant revivre tout entier comme le vieil Éson par la magie d'une ima- gination sur laquelle les ans n'ont pas de prise , et qui est res- tée fraîche et luxuriante sous des cheveux blancs. Dans son travail solitaire , cet homme a été assiégé de doutes: il n'a pas cru tout-à-fait à sa gloire même , qui depuis vingt ans lui est demeurée fidèle ; il a voulu la juger comme du fond de sa tombe , et il s'est demandé courageusement s'il l'avait méritée tout en- tière , s'il ne s'y était i)as mêlé quelque peu de flatterie , ou même ce sentiment plus innocent qui nous fait outrer la louange par reconnaissance ; il s'est interrogé sur les défauts de sa jeunesse , sur ces momens d'étourdissement où il avait pu croire . lui aussi , que son imagination débordait la langue de son pays , et que les mots allaient manquer à sa pensée ; il s'est confessé A lui-même , le jeune homme et l'homme mûr , au vieillard : et au sortir de cette mystérieuse confession , il s'est pris d'un amour plus austère pour la langue et pour l'art des grands écrivains de notre patrie ; et s'est moins ménagé que dans sa jeunesse, et s'est montré plus dur pour lui-même, encore qu'il soit beaucoup pardonné et beaucoup permis à quia écrit de si beaux ouvrages; il a veillé de longues veilles, il a douté, il a soulîert, afin que sa gloire dernière fût de la même marque que celle de ses devanciers. Cet homme , vous le connaissez tous , et ce n'est pas pour chercher l'effet que je ne l'ai pas nommé tout d'abord , c'est M. de Chateaubriand.
Il y en a un autre, plus vers le centre et les bruits delà ville , qui a jeté dans la mêlée des affaires l'imagination la plus déli- cate et la plus noble qui fut jamais ; homme de spéculation et (le rêverie , que la destinée a fait homme d'action ; nature douce ete\pansive,qui rayonne vers tous les hommes à une époque où chacun se retire et se résume en soi ; intelligence confiante et sans défense, à qui les événémens ont imposé une charge de critique et de contrôle ; homme à qui la l)onté donne parfois une sagacité supérieure, et qui souvent prédit juste à force d'espérer bien. Or , cet homme, dans les intevalles de sa vie active . dans ces heures trop rares que lui laissent ceux qui l'admirent et qui viennent se réconforter au foyer de sa douce et réchauffante pensée, compose les pages d'un vaste poème
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surriiomme et sur la vie, lequel 'résoudra bien des doutes et nous rouvrira l'avenir; il le dit; il dit vrai, car les belles âmes doivent avoir le secret de Dieu plutôt que les hommes habiles selon le luonde. Ce poème a ses meilleures pensées , celles où le monde extérieur n'a pas de prise, celles où la vue d'un contra- dicteur, la préoccupation d'un rôle, la réserve obligée d'une position, ne peuvent mêler ni exagérations ni réticences. Ce poème nous dira sa vie , ses douleurs , son désespoir pour lui, ses espérances pour l'humanité: ce sera son épopée; épopée où nous nous verrons nous-mêmes , où nous reconnaîtrons nos pleurs dans ses pleurs , nos doutes dans ses doutes , nos joies passées dans ses joies passées ; car qu'est-ce que l'écrivain su- périeur, si ce n'est celui dans lequel chacun de nous retrouve quelque chose de soi? Pour cette grand épopée , magnifique cou- ronnement de sa poésie, lui aussi , comme M. de Chateaubriand pour SOS Mémoi)-es , aura eu des doutes, aura souffert , aura veillé, et comme il y mettra ses meilleures pensées, il y aura mis aussi toutes ses facultés; il n'aura pas voulu que , faute d'une seule , le i)oème fût incomplet. Cet homme , c'est M. de La- martine; et ce poème, nous en lirons bientôt le préambule, vaste introduction à une œuvre cyclique, dont il a écrit des lambeaux sous tous les cieux, et dont tous les soleils, toutes les races humaines, toutes les religions, toutes les ruines, lui auront inspiré les universelles harmonies.
C'est vers ces deux hommes que je regarde avec espoir , et encore vers l'illuslre aveugle de Luxeuil,dontje vous ai raconté , il y a quelques semaines, les touchantes douleurs,' Augustin Tliierry , que je ne dois pas oublier quand je parle de l'avenir littéraire de notre époque, et surtout de bonnes influences; Thierry, le martyr du travail et de l'art qui a laissé un peu de sa vie dans chacune de ses pages , et qui a accepté le marché d'Achille: peu de jours et beaucoup de gloire!
On i)eut se faire une idée du poème que nous promet M. de Lamartine, (juand on a lu les JSotes d'un loyage en Orient. C'est l'illustre voyageur qui en sera le héros. .l'ai entendu un homme d'esprit et dégoût . qui a beaucoup comparé . M. Amé- dé' Pichot , dire du / orage en Orient: « Le prosateur n'a rien ajouléàla gloire du poêle, mais l'hommea grandi. )> Le mot est judicieux et fin. Si l'on met de côté la question d'art, et que, dans
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le livre, on cherche rhomme seulement , il n'est guère de sym- pathies que n'éveille celte lecture. Un tel homme, dans notre temps, est un sujet de i)ensées rafraîchissantes , de consolation et d'épanouissement. Une belle ame, sans malice, toute surles lèvres, qui sait qu'il y a du mal . mieux peut-être que le misan- thrope qui y croit à priori , qui le sait , mais ne veut pas le voir, et qui semble posséder , dans sa nature ouverte et pfrave, ledon de l'exorciser , et , comme on dit, de chasser le malin ; une imagination surabondante, qui donne plus qu'elle ne re- çoit, où viennent s'encadrer naturellement les plus i)eaux spec- tacles de la nature , où toutes les couleurs , toutes les nuances , toutes les variétés du paysage , tous les bruits . tous les murmu- res, trouvent leurs harmonies; une générosité facile, une main toujours prête ou adonner ou à serrer la main d'aulrui; un re- gard élevé et invitant, qui pénètre dans les cœurs, mais qui, en même temps . les disjtose à n'avoir rien qui ne puisseètre montré, qui voit et purilie ; je ne sais quelle impartialité supérieure , qui n'est nidu sce]>ticisme, ni de l'indifférence, ni le résultat de fortes méditations , (pii n'a pas la même source ni les mêmes causes que l'impartialité humaine, mais qui est comme un rayon de cet amour que, dans l'idée chrétienne. Dieu éprouve pour ses créatures , qui explique plus qu'elle ne condamne, et qui ne condamne qu'avec la réserve du pardon; une candeur, non pas imprudente comme celle de l'homme qui se livre sans choix et sans préférence , non pas inexpérimentée comme celle de l'enfant, mais virile et sage, comme si cet homme n'avait pas besoin d'être méfiant . qu'il conjurât le mal , et qu'H portât sur lui quelque préservatif contre les malheurs qui viennent des hommes, sinon, hélas ! contre ceux qui viennent de Dieu. H marche au milieu des tribus barl)ares, dans un ajipareil propi'c à tenter toutes les cui»idités, même sur une terre civilisée, et il trouve à louer des Turcs pour leur tolérance, des brigands pour leur humanité , des détrousseurs de caravanes pour leur fidélité à leur j)arole. Sa candeur dissijieles nuages, désarme les mau- vais i)enchans . et il ))asse au milieu de tant d'hommes divers, comme au milieu de la i)este qui dévorait le pays de Jérusalem, respecté et quelquefois béni dans une langue qu'il n'entend pay. Du reste , ayant tous les genres de courage du voyageur, et n'ajipelant pas le i)éril |)ar la crainte , vivant au désert delà vie
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(le saint Je;in , dormant sur la nalle, sous l'ombre rare d'un palmier , mangeant la pâte de l'AraJJC et se désaltérant avec l'eau tiède suspendue dans des outres aux courroies de sa selle , risquant sa vie pour l'amour de voir ; tantôt perdu dans les nei- ges sul»iles du Liban , tantôt plongé dans les déserts sans fin , se traitant comme le dernier de la caravane dont il est le roi, avare des fatigues des hommes à ses gages, non des siennes, téméraire avec calme , liardi avec sang-froid ; — un poète homme de cœur et de résolution, qui prend naturellement toutes les attitudes qu'exige chaque situation , et cpii ne fuit ni ne recule devant le danger; le barde de notre belle France, ce bardeaimé de toutes les femmes , dont la voix est si tendre , et qui a eu tant de succès de larmes , faisait baisser la noire paupière de l'Arabe devant son œil ferme et doux, et prêt à jouer du pistolet de la même main dont il accorde sa lyre parfumée. — Voilà l'horanie, voilà le héros du poème de M. de Lamartine.
Mais ce que j'admire suitout et ce qu'ont admiré, comme moi, tous ceux qui ont lu ces volumes, c'est surtout cette ame excentri(jue et rayonnante qui trouve partout à aimer l'homme et à bénir Dieu, qui s'étend à mesure que le poète découvre des terres nouvelles , qui ne sciasse pas d'embrasser et d'aimer, et reconnaît des frères partout où il rencontre des hommes. Dans tous les voyageurs on aperçoit toujours l'homme dépaysé , riiomme dune nation, d'une civilisation, dune famille, quel- (luelois d'un rôle , rarement sortant de lui tout-;Vfait , rarement eXi)ansif et libéral, mais ramenant tout à ce petit centre de préjugés et de vanités qu'on appelle le moi. Chaices voyageurs, le sens critique précède et domine toutes les impressions ; ils blâment avant de voir , ils se dégoûtent avant de pratiquer. Les coutumes étrangères les piquent par le côté où elles diffèrent d'avec celles de leur nation , non par leur sens local et leui- harmonie avec l'état social, le climat , la constitulion piiysique du i)ays ; au lieu de placer les deux termes de comparaison sur le même sol, ils mettent l'un à deux mille lieues de l'autre, et, bien qu'ils comparent beaucoup, ils jugent peu. S ils sont de grands personnages dans leur pays , ils ne cessent pas de l'être à l'autre bout du monde, s'étonnant volontiers qu'on ne sache pas leur nom et que le sauvage ne découvre pas sa tète ou ne se prosterne pas quand ils passent ; ils ne se mêlent point , ils ne
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s'épanchent point ; mais, loin de là, ils se resserrent , se replient sur eux, et trouvent à ciiaque pas qu'ils font un motif de plus de se contempler eux-mêmes , comme si leur supériorité exo- tique était un don naturel et supérieur , et non l'œuvre univer- selle de lépoque et du pays dont ils portent la livrée. L'homme du Voyage en Orient n'a aucune de ces petitesses. Lui qui est chrétien lui qui est né , qui a été baptisé au son des cloches de l'Eglise catholique , qui a entendu ces cloches tinter la mort et la naissance des siens, il aime mieux la voix du muetzlim épiant le soleil de midi , sur la haute galerie des minarets de l'Orient , et chantant la venue de l'heure de la prière , que la cloche insen- sible et unconscious , comme disent les Anglais, denoségllses; lui qui venait à Jérusalem en pèlerin chrétien , sinon pour baiser dévotement ces douteuses reliques et ces lombes faites après coup, que les sectes chrétiennes usent de leurs agenouillemens, du moins pour adorer le lieu où s'est fait entendre le premier cri de fraternité et d'égalité humaine , il blâme certains voya- geurs qui ont présenté les Turcscomme les tyrans de Jérusalem, et il ose trouver jusque dans la ville du saint sépulcre le culte iniisulman très-philosophique, en ce qu'il n'ordonne que la prière et la charité. Je me rappelle au hasard, entre mille autres, ces exemples de la sympathie intelligente qui dicte souvent à l'illustre voyageur des vues très-neuves, parce qu'elles sont très-justes: ces vues ne perdent pas de leur poids pour être mêlées parfois à un optimisme par trop candide, comme celui, par exemple, qui prend pour gage àtXdiprobité russe à l'égard de la Turquie une lettre de l'empereur Nicolas au comte OrlofF, ordonnant le départ de la flotte et de l'armée russe au jour fixé dans le traité d'intervention. A moins qu'on ne qualifie de probité l'acte de politique prudente qui ajourne uneconquète inévitable et qui ne prend pas tout en un jour.
Voilà le voyageur des Notes sur l'Orient. L'admiration aug- mente si l'on regarde toutes les pensées générales que M.de Lamartine jette au milieu de ses impressions de voyageur et de poète. 11 n'en est pas une (jui ne soit inspirée par de noljles instincts de générosité , de bienveillance, de moralité- C'est à en faire honte à tant d'hommes de notre époque , si froids, si fermés, si faciles sur la conduite morale, qui aiment mieux passer pour roués que pour honnêtes gens , et faire peur comme fripons
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que faire pitié comme du|ics. C'est à en faire honte à Tépoque (ont entière, dont la plaie est l'isolement de l'intérêt personnel, où chacun se fait le centre de tout et veut que toutes choses datent de lui, politique, littérature, religion; où le fils évite le rejjiM'd du |)ère et manjje le pain paternel en méprisant celui (]iù le lui donne; où les générations se mesurent de l'œil et du geste , comme des ennemis; où chacun sait en quoi il diffère de son voisin , et nul en quoi il lui ressemble. Quelques-unes de ces pensées ont peut-être une grande importance sociale. Je l'ignore, et ne les veux point juger; mais je suis loin d'en sourire , comme font les hommes pratiques que l'expérience a dissécliés et qui se croient dans la meilleure des sociétés jwssi- hles, parce qu'ils espèrent que la baraque durera au moins autant (ju'eux. Un instinct , qui s'est fortifié de quelques réflexions, me dit qu'en dépit des vices des hommes, et qu'encore bien (lu'il en faille tenir grand compte dans tonte spéculation sociale, ceux qui ouvrent leurs bras com[)atissans ù l'espèce humaine sont, après tout, plus profonds pohtiques que ceux qui la repoussent et la foulent aux pieds, et que l'amour doit être i)lus fécond ([ue le mépris. Lechristianisme n'était-il pas une pensée d'amour?
(ju'avec cette tendresse d'ame , cette abondance de sympa- thies <[ui échauffent toutes les pages de cet ouvrage , M. de La- martine soit le peintre par excellence des femmes , que les plus tendres et les plus gracieuses de ces pages aient été inspirées par des femmes, c'est ce qui ne surprendra personne. Toutes celles que rencontre M. de Lamartine dans son long pèlerinage, soit qu'il les voie le visage découvert, soit qu'il les devine et les sente sous le voile qui les cache, ou à travers les vertes jalousies des sérails, toutes sont belles , toutes sont gracieuses, avec ces nuances infinies de la beauté et de la grâce, que la variété des climats et des mœurs répand sur leurs visages ou metdans leur allure, et que le chantre d'Elvire décrit dans un langage à la fois chaud et voilé. La Grecque d'Europe, la Grecque d'Asie, la Turque , l'Arménienne , la jeune fille Arabe , la Syrierme , appa- raissent tour à tour dans ses récits , les unes belles et arrêtées comme des statues , les autres vagues et indécises comme des rêses ; toutes exhalent je ne sais quel parfum de vie et d'amour, et •. ouj remplissent de celte chaste volupt<klont elles i)énétraient
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le voyageur , et qui est la poésie des poésies. Le talent me man- que, non la langue, pour dire Tespèce d'imagination qui fournit au poète de si suaves couleurs, et lui donne un sentiment si exquis de la fenniie. Imaginez vous-même un amour universel, idéal , pour la femme, sous toutes les formes de beauté que Dieu s'est ]îiu ;i réi)andre sur la jjIus belle de ses créatures , l'amour du Raphaél de Millon |)our l'Eve du Paradis perdu , qui aime Dieu dans sa manifestation la plus divine , dans son plus gracieux ouvrage; amour qui n'est souillé d'aucune arrière-pensée sen- suelle, à plus forte raison d'aucune puérilité de bonne opinion du voyageur pour lui-même, pour sa rareté d'étranger, pour l'incomparable supériorité de son pays ; quelque chose de pas- sionné et de contenu, d'ardent et de pudique, un mélange de religion et d'amour , de volupté sans désirs , qui ne vous donne pas un romanesque dégoût delà vie de famille et de ses humbles jouissances, qui ne vous laisse pas de regrets, mais qui étend poui- un moment l'horizon d'affections bornées où vous vivez, et qui met quelque poésie dans votre imagination sans troubler votre sens.
J'aime <pie M. de Lamartine , au milieu de toutes ses espérances de réforme sociale , nobles aspirations vers le bien, plutôt que sèches utopies , j'aime qu'il ne veuille rien changer au iole que Dieu a fait à la femme , qui est de plaire et d'inspirer l'amour , avec cette part dans le conseil et dans les actions de l'homme que le christianisme lui a donnée , ou plutôt lui a ditde prendre par la douceur et l'amour. J'aime qu'il ne lui veuille voir dans les mains , dans ces mains faites pour calmer , pour j)anser des blessures , pour caresser un enfant , pour jeter une sorte de magnétisme voluptueux sur les passions de l'homme, ni l'épée qui tue , ni le livre de la loi (jui est athée , ni la plume qui donne de pitoyables vanités littéraires, et qui remplace le cœur par l'esprit. Quelles que soient les réformes que doit accomplir l'avenir, plaise à Dieu et aux réformateurs que la femme ne soit pas faite homme, et que rémancipation n'aille pas jusqu'à impri- mer des soucis virils sur ces visages charmans où Dieu a écril la destinée de la femme, qui estd'aimer et d'être aimée! Puissé-je, quant à moi, ne pas voir cette violation des lois élernelles, l'être faible devenir l'être (brt, et l'égalité absolue des sexes bamiii" l'aujour !
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Trois femmes, les seules qui soient aimées du poète , dominent ce peuple de visions gracieuses , et mêlent aux images du désert et de la vie campée les douces idées du foyer doinesti<iue. C'est sa mère , qui n'est ((lus; oinbre aimée , vers laquelle il se tourne quelipiel'ois , dans les périls et les plaisirs du voyage, et qui com- munique d'en haut avec lui par les rayons de l'amour ; c'est sa femme, toujours digne de lui, soit qu'elle partage ses fatigues et ses dangers, soit qu'elle aille seule pour voir ce qu'il ne peut l)as voir, et compléter, j)ar quelques notes écrites avec grâce et tristesse, rall)um du voyageur; soit qu'elle reste quinze jours et quinze nuits assise au chevet de son lit, dans une cabane de la Turquie d'Europe , où il manque de mourir ; sa femme , hélas! qui dévore toutes les douleurs qu'il soulage en les exprimant; c'est surtout sa fille Julia, dont la figure virginale illumine la première moitié du voyage, qui ajtparaît d'abord blanche et rose, au milieu des visages basanés des matelots , commel'ange qui protège le navire |)aternel. — Puis (|ui est frappée par la mort en deux jours, sur les rivagesdela Syrie, et qui le laisse, lui, orphelin de sa fille, pleurant comme s'il avait perdu toute protei'lion, et comme si la faible enfant avait été le soutien de l'homme mûr!
Ouiconquc a eu le bonheur si plein d'inquiétudes de tenir un enfant sur ses genoux, de le serrer contre son cœur, de sentir se soulever de joie tout son être au contact d'un être sorti de lui ; iiuiconque a souri au sourire de son enfant , avec ces lar- mes (|ue nous prenons pour des larmes de joie, et qui sont peut- être un à-comjite sur les larmes de douleur (|ue l'avenir nous réserve ; quiconque a senti cette tendresse effrayante du père pour son fils, de la mère pour sa fille, ne pourra i)as lire les pages où il est parlé de Julia sans étouffement de coîur. J'ai entendu sangloter autour de moi à ces momens du voyage, où des ijressentimens , des trouilles d'esprit , des terreurs rapides traversaient comme des épées froides l'ame du père qui devait jterdre sa fille , alors ([u'il se réjouissait de la voir , et la serrait dans ses bras , comme si le malheur devait avoir moins de iirise sur deux vies liées ensemble que sur une seule! Moi-même, vous verriez la trace de mes pleurs sur l'exemplaire que j'ai lu , aux endroits où parait Julia , charmante enfant que vous adopterez tous , souvenir amer <pii nous appartient à tous comme tout ce
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qui vient du poète bien-airaé , Julia , l'enfanlde toutes nos femines et de toutes nos mères, que nous aurons tous possédée et pieu rée. Quand le pèredeJulia entend la mer quijjronde autour de sou navire , et les flots qui menacent son dou!)le trésor, il prie Dieu de lui pardonner d'avoir eu trop de confiance en lui; il regrette la terre , la belle et sûre demeure de Saint-Point , où la pauvre fa- mille, maintenant livrée à la mer, tenterait moins le malheur; puis voyant sa femme si confiante , et son enfant si heureuse , sa Julia, — tanlôtjouant sur le pont du navire avec la chèvre qui doit lui donner son lait , ou avec les lévriers qui lèchent ses petites mains; tantôt, dans une légère houle, la tête couverte d'un chai peau de paille de matelot, noué sous son menton , émiettant le pain de son goûter aux pigeons de mer qui se sont abattus la veille dans les mâts du vaisseau, ou caressant le ehat blanc du capi- taine ; tantôt dans un calme , quand la mer plane et lourde semble se rejjoser sur elle-même et arrêter le vaisseau , jetant dans les Ilots des écoi'ces d'orange pour voir si le vaisseau marche; tantôt , ajtrès la traversée , à Bayruth , dans les premières fêtes de l'ar- rivée , se coiffant , comme lesbelles Syriennes , du turban d'Alep, d"où tombent des franges de perles et des chaînes de sequins d'or , et montrant à son père et à sa mère sa figure épanouie , où la vie étale toutes ses promesses et toutes ses espérances ; tantôt, aux environs de Bayruth, peignant ti fresque, avec sa mère , les murs de la maison que la famille doit habiter , et éta- lant sur une table de cèdre les livres et les objets de femmes qui décorent nos guéridons de marbre, une fois, se promenant avec son père sur les collines du Liban , hardie, vive, heureuse, mon- tée sur un beau cheval arabe, se développant, grandissant, comme à vue d'œil , sous la forte éducation des beautés de la nature, u tout émue , toute rayonnante, toute tremblante de ;> saisissement et de volupté intérieure ; » je respecte les expres- sions i)aternelles; — il se rassure, il s'anime il s'élance dans les déserts en homme qui a laissé quelqu'un derrière lui à qui il a dit adieu , et qui retrouvera , au retour, à qui raconter , au mi- lieu des embrassemens , ses découvertes et ses émotions d'aven- turier , d'autant plus vives qu'il les rapportait à des émotions meilleures et de plus de durée. Tout à coup , les notes du voya- geur présentent une lacune. Hélas! Pendant tout le temps qu'il n'a pas écrit, il a pleuré. Julia est inote. Plus tard il reooinmeu-
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cera ses voyages ; il visitera les eaux bleues du Bosphore , où se mirent l'Europe et l'Asie, il verra Constaulinoi)le, la Tur- quie d'Europe , le Danube , il aura encore des émotions , il écrira d'admirables pages ; plus tard encore , il retrouvera en Europe la gloire , une destinée politique , des amis , un cortège de vœux et d'espérances qui le prennent et le saluent |)our leur prophète. Mais figurez-vous un ciel d'où a disparu l'étoile qui dit au voyageur où il va ; voilà sa vie ! Julia , c'était tout son avenir ; mais c'était plus encore pour sa déplorable mère, efle qui n'a ni la gloire, ni le bruit, ni les couronnes, ni les applaudissemens de la tribune, ni les vers qui semblent enle- ver la douleur en l'exhalant , ni l'admiration du monde, pour étouffer de temps en temps cette voix qui monte dans le vide du cœur, la voix de Racliel qui ne veut pas être consolée parce quesesenfans ne sont plus, quia non sunt! Ah! pourquoi n'ai-je pas déchiré , en mémoire de Julia et de sa mère , les pa- ges austères de cet article où je parle de travail et d'art à pro- pos d'un livre que je n'aurais dû lire qu'avec le cœur!
NlSARD.
PEINTRES CONTEMPORAINS.
LOUIS ET THÉODORE GUDIN.
DEUXIÈME ARTICLE.
Les renseignemens biographiques que nous avons donnés sur M. Tiiéodore Gudin ne seront pas inutiles à l'appréciation de son œuvre, et voici pourquoi :
Il est, ce me semble, deux choses bien distinctes dans l'art doHl nous nous occupons : — la composition , — qui en est pour ainsi dire l'ame, l'esprit , — et l'exécution , — qui en est la forme, qui, en un mot, est à la peinture ce que le style est à la pensée.
Or, Théodore Gudin s'étant trouvé peintre par organisation, par instinct; n'ayant jamais puisé ses enseignemens que dans une profonde et continuelle observation de la nature; n'étant, à bien dire, d'aucune école, sa ;/jfl«/è;e a dû se ressentir de cette précieuse prédisposition. Aussi sa touche et son coloris sont-ils d'une naïve et admirable vérité. Chez cet artiste, vous ne trouvez pas trace de cette couleur, de ce faire de parti pris, qui procèdent par l'exagération des défauts ou des qualités de tel ou tel maître.
Et cela, parce qu'au lieu de s'inspirer, comme on dit, de Ruysdael, de Claude Lorrain ou de Salvator, M. Théodore Gudin s'est inspiré de la nature ; à elle seule il a demandé le secret merveilleux de sa palette , si simple, et pourtant d'une variété de ton si splendide ; aucun maître ne lui a dit : Vous trai- terez les terrains de cette manière, les fabriques ou les fonds de cette autre, le ciel et le feuille de celle-ci. Non, il a d'abord
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lonffiicment observé, en poète et en rêveur, sans savoir pour- quoi il ojjservail, sans arrière-pensée de reproduire jamais ces grandes scènes (pii l'im|)ressionnaient tant; et puis un jour il s'est mis A traduire naïvement ce qu'il avait vu, ce <(u'il voyait, et cela vrai comme cela était , et cela sans recherche et sans artifice de métier; car dans les tableaux et dans les études de ce grand peintre, la nature semble plutôt rcfUchie que copiée. Aussi admirez avec quelle soui)lesse, quelle tlexihilité de talent il reproduit les scènes et les effets les plus opposés. Bien des maîtres pourtant ne sentaient qu'une nature : ceux-ci la com- prenaient sombre et terrible, ceux-là gracieuse et souriante; chez lui, au contraire, ainsi que nous l'avons dit, tout se reflète ingénument comme dans un miroir.
S'il n'était pas inutile de donner des preuves irrécusables d'un fait si généralement avéré, si l'on pouvait oublier la puissante faculté de contrastes (pie l'on remarque , par exemple, dans les rues du Mont-'^aint- Michel et iV Alger, dans rinceiuUe dît Kent et la Soirée de Fenise, les trois tableaux que M. Théodore Gudin a expo.^és cette année prouveraient jusqu'à l'évidence la prodigieuse étendue de cette rare organisation.
Ces trois tableaux offrent une singulière variété d'effets, depuis le ciel gris et marbré du Havre, troué çà et là par les rayons d'un soleil pâle et froid . jusqu'aux Ions chauds et humides des marais Poutins et aux nuages incandescens de l'Afrique. Quelle incroyable progression de coloris ! Que l'on compare les eaux , le ciel, les fonds de ces trois tableaux , et ([ue l'on dise s'il ne faut pas être bien heureusement doué, pour réussir à rendre avec autant de bonheur et de vérité , des natures si opposées.
La Fue du Havre est éclairée par un de ces jours tantôt lumineux, tantôt voilés, si fréquens sur nos côtes de l'ouest. Les lames , encaissées par le môle et la jetée , sont fouettées, re- muées, ainsi qu'elles le doivent être dans cette passe étroite, et reflètent les mille accidens de lumière des nuages, du soleil, des quais et des constructions du port. Dans ce tableau , tout est bruyant, animé; c'est l'entrée d'une ville toute commerçante et d'un aspect fort peu |)oéti(iue : des murs de pierre et de brique, unbâtiment marchand sous voile et une embarcation qui ramène à son bord un matelot aviné. Tels sont les élémens de cette vaste composition, d'une extraordinaire vérité d'aspect et d'une exécu-
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tion achevée. L'épisode du matelot récalcitrant est surtout d'un comique parfait , et l'on entend les adieux énergiques que ce pauvre marin adresse à celte terre si regrettée.
Maintenant le peintre nous transporte dans la rade d'Alger , lors du coup de vent du 7 janvier 1831 (1). Ce ne sont plus les lames vertes de l'Océan , ce n'est plus le ciel léger du nord, les nuages blancs et rapides ; c'est l'air épais et chaud de l'Afrique , ce sont de ces nuages lourds et pesans qui semblent pouvoir à peine s'élever au-dessus des vagues; c'est une atmosphère si chargée d'électricité, que des éclairs continus teignent dans tous ' les sens ces grandes masses obscures de tons rouges et ardens.
(i) Coup de vent du T janvîev 1831, dans la rade d'Alger. A neuf heures du matin, la frégate la Syrène , de 60 canons, était mouillée dans la liaie d'Alger, entre les batteries du môle et le cap ^laLifou. Elle se disposait à faire voile pour la France; deux che- becs chargés de troupes commandées par le lieutenant-colonel Car- cenac. étaient remorqués vers la ('régate.
Tout à coup un vent violent agita la mer, un courant fortement (établi enlrahia à la côte les chaloupes de remorque, dont les rameurs faisaient d'inutiles efforts.
Cependant la fureur de la mer allait toujours croissant; le com- mandant de la frégate, M. Charniasson, éprouvant des craintes sérieuses pour les deux chebecs, réussit, non sans peine, à y faire parvenir de fortes amarres , à l'aide desquelles ils se halèrenl jusque près de la frégate. La vague se soulevait avec tant de violence que plusieurs embarcations furent brisées en s'approchant de son bord. L'état de la mer devenait à chaque instant plus effrayant ; l'espoir d'un prochain naufrage attirait déjà vers le fort '\fatifou des hordes de Rédouins. Aucun secours ne pouvait être porté aux deux chebecs : le canon d'alarme se faisait entendre par intervalles, mais en vain; la mer refoulait vers le port tout ce qui songeait à en sortir.
Dans cette conjoncture critique, on ne pouvait songer qu'à pré- ser\er l'équipage de la Syrène et ses passagers des dangers qui les attendaient sur la côte ; et \)endant trois jours et deux nuits que dura cette tourmente, le général Clauzel avait faitgarJer toute la côte par de l'infanterie et de la cavalerie pour rerueillir les naufragés.
De son côté, le commandant Charmasson ne quittait pas sa du- nette; continuellement il veillait sur le soi'l des deux chebecs, et plusieurs fois il réussit à leur faire passer des vivres.
Pendant ce temps , les chebecs et la frégate couraient les plus grands dangers ; ils s'entre-choqnaicnt à chaque instant. La Syrène chassait sur ses ancres, rompait ses cables, brisait sa grande vergue, endommagée déjà par une bourrasque éprouvée sous ÎMahon ; per- dait son gouvernai! , et, sans son càlle en chaîne qui tint bon jus-
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Au loin , la mer, d'un bleu noirâtre, se dessine sur l'horizon en feu ; vers le second plan , une frégate de soixante canons ,/« Syrcne, tirant le canon d'alarme , roule pesamment sur ces lames sombres et vertes, couronnées d'une écume éblouissante. Au fond du tableau , on voit les constructions blanches qui dominent la baie d'Alger , et sur le premier plan , un chebec chargé de passagers. Ce bâtiment, long, étroit, doré et dontle luxe et l'élégance contrastent vivement avec la terreur de cette scène, est exposé à toute la furie des vagues soulevées par l'ou- ragan.
Il était impossible de mettre dans un pareil sujet plus de sau- vage et terrible poésie ; car c'est tout un tableau d'histoire et un admirable tableau d'histoire, que cette embarcation remplie de deux cents passagers , Je crois, voués à une mort presque certaine. Il y a surtout une grande profondeur de pensée dans le contraste si vrai , si frappant , qui existe entre la pose , l'ex- pression , la nature des matelots et des soldats de terre. Sur les traits de ces derniers l'épouvante se mêle, chez les uns avec je ne sais quelle gaucherie chancelante, causée par le mouvement de l'embarcation; on voit qu'ils ont pour ainsi dire plus peur de rouler dans le bâtiment que de se noyer ; chez d'autres , les spasmes du mal de mer sont si énervans, qu'A demi couchés, ces pauvres gens considèrent d'un œil éteint et insouciant l'élé- ment qui va peut-être les engloutir ; chez ceux-là , c'est une résolution morne et passive, et je n'oublierai jamais l'admirable expression de ce vieux soldat dont le visage est reflété par le capuchon rouge qu'il a sur la tête ; chez ceux-ci enfin , c'est un insurmontable instinct de curiosité qui les met au-dessus de la crainte du danger et de l'accablement du mal de mer : témoin ce frêle et blême fourrier placé â l'avant du chebec , qui , se cram- ponnant à un cordage , semble demander à un aspirant qui épie au loin la manœuvre de la frégate, le résultatde ses observations.
qu'au bout, elle eût été infailliblement se perdre à la côte. Le zèle et la constance du commandant de fa Syrène , le dévouement de tous les officiers et marins sous ses ordres, parvinrent à conjurer ce malheur.
Sur la fin du troisième jour, la mer se calma, tous les passagers furent reçus à bord, cl la Sfrcne mit à la voile pour Toulon, où elle aniva sur la fin de janvier, après une heureuse traversée.
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Chez les matelots, au contraire, tout est action, mouvement, énerfïie ; leur regard annonce une résolution calme et persévé- rante, habitués qu'ils sont ù de pareils dangers. Le lieutenant de vaisseau commande avec sang-froid, et le mugissement de la tempête étouffant le bruit de ses paroles , il se sert de ses deux mains comme d'un porte-voix. Une figure merveilleuse de vérité et de grand style, c'est celle du contre-maître qui tient la barre du gouvernail. Illen n'est plus typique que cette belle tête. Et puis encore quelle puissance, quelle hardiesse, quel dessin dans la pose de ce marin demi-nu Jetant une corde de sauvetage fi cet homme qui se noie, et dont le regard est si affreusement vrai; et dans les traits de cet autre qui , presque hors de l'em- barcation , tend les i)ras à ce malheureux, quelle douleur, quel désespoir ! Pour qui connaît ces âmes si bonnes et si énergiques, on voit bien que c'est son matelot que ce marin va perdre à jamais.
Mais je m'arrête , car il faudrait des pages pour retracer ce qu'il y a de touchant , de terrible et de comique aussi dans cet épisode , depuis cette pauvre femme à l'agonie jusqu'à ce conscrit famélique qui implore un morceau de biscuit.
Quant ù l'exécution de cet immense tableau, nous necraindrons pas de dire que jamais le talent de Théodore Gudin nes'estélevé si hautquedans cette page, d'une si grave importance. Le ciel, les ligures, sont peints avec une supériorité et surtout une maturité de talent qui prouvent que désormais Théodore Gudin ne peut avoir de rival à redouter que lui-même. Il existe enfin dans ce tableau une si merveilleuse entente de la perspective aérienne, qu'il nous paraît impossible <iue l'illusion puisse aller plus loin ; il y a surtout une profondeur d'horizon dontle merveil- leux ne peut être comparé qu'à l'effet extraordinaire que produit surle premier plan ce rayon de lumière qui, sejouant sur l'écume des vagues, étincelle des niille nuancps de l'arc-en-ciel.
La troisième toile deThéoilorcGudinreprésenteune Fue des Marais Pontins. Avant la mutation qui a eulieu dernièrement, il était impossible non-seulement déjuger, mais devoir ce tableau; il lui fallait un jour doux, mais franc, et on l'avait exposé de telle sorte, qu'il était éclairé d'en haut, d'en bas, de côté et par reflet. Aujourd'hui sa place est meilleure , et l'on peut se former quehpie idée de cette œuvre.
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Figurez-vous ce moment presque insaisissable du jour qui suit le coucher du soleil, et qui n'est i)as encore le crépuscule; à droite du tableau , l'horizon est empourpré du vif reflet des derniers rayons du soleil d'Italie ; puis cette lumière vermeille , se dégradant peu à peu vers le milieu de la toile . se mêle aux premières lueurs de la lune qui se lève à gauche, et finit par se perdre dans cette dernière teinte, douce et fraîche; caria nuit commence et les étoiles scintillent déjà.
Au loin s'étendent ces immenses marais , tristes et solitaires , dont les flaques d'eau sont teintées d'un rouge sombre, et puis çà et là de grands buffles noirs qui paissent ou dorment.
A gauche , et vers le tiers de la toile , le site est coupé par un pont dont la pente est assez rapide. Un attelage de deux bœufs mis à un chariot , chargé de paysans dans leur costume pittoresque , la descendent pesamment , tandis qu'un cavalier la monte. Les personnages sont éclairés par celte lueur mourante et dorée qui inonde toute la partie droite du tableau , tandis qu'à gauche, au-dessous de la lune qui se lève, la nature est déjà sombre et voilée, les hautes montagnes sont à demi cachées parla vapeur bleuâtre de cette atmosphère chaude et humide ; les grandes herbes , les plantes grimpantes , les mousses qui naissent dans cette eau dormante, sont d'un vert triste et noir. Sur le versant d'une colline . on voit au loin , très-loin , un feu de jiâtre qui scintille dans la brume et sur la cimed'un roc escarpé , ungibet et des corbeaux tournoyant autour d'un cadavre.
Exprimer tout ce qu'il y a de grandiose , de poétique, de su- blime dans ce tableau , serait au-dessus de nos forces ; seule- ment nous dirons que la peinture profondément pensée n'a jamais étéplusloin .selon nous. Malheureusement, cetadmirable poème peint n'appartient plus à la France.
Telle a été cette année la part de M. Théodore Gudinà l'ex- position , et nous croyons qu'il en est peu d'aussi belles. Encor* quelques tableaux d'histoire comme \eCoup de vent de la rade d'Alger, eC M. Théodore Gudin aura presque réalisé les esj)é- rancesque l'on croyait déçues par la malheureuse fin de son frère.
ECGÈIVE SlE.
ÉTUDES SUR GOETHE '".
EGMONT.
L'élude du quinzième siècle avait amené Gœthe à écrire Ber- lichingen , ceWe du seizième l'amena à écrire Egmont. Les deux drames peuvent être mis , pour pendans , l'un auprès de l'autre ; les deux héros peuvent se rapprocher sans se nuire. L'un est plus mâle , plus hardi , plus naïvement dépeint; l'autre, qui a vécu dans une position plus élevée , a déià respiré l'air de la cour, et porte avec son attitude guerrière les manières du beau monde. Là est l'intérieur de famille simple et rustique: la fem- me qui descend à la cave , et prépare elle-même le repas de son mari: l'homme , qui est plutôt le compagnon que le chef de ses soldats , ([ui s'élance, son épée à la main , et s'en va partout où l'appelle l'intérêt d'un ami, la défense d'un de ses serviteurs, une répararation à faire, une vengeance à exercer. Ici, est le château pompeux , les réunions cérémonieuses , le grand sei- gneur , chef d'armée , l'homme qui marche presque immédiate- ment après son roi, et trouve autour de lui beaucoup de subal- ternes et peu d'égaux, Gœtz est le représentant d'un siècle en- core grossier , qui s'éteint avec son ignorance , ses préjugés , ses vertus franches et sa mâle bravoure. Egmont est le repré- sentant du nouveau siècle qui lui succède, de la nouvelle géné-
(i ) Ce fragment fait partie d'un ouvrage digne d'attention qui doit paraître prochainement sous ce litre chez le libraire Levrault. L'au- teur de ce volume, M. Marmier, a voyagé long-tempsen Allemagne, et s'est livré à des travaux sérieux sur la littérature allemande. Les Études sur Gœlhe sont le premier fruit des excursions du jeune écrivain. {N.duD.)
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ration , qui s'élèveavec d'autres rayons de lumière , avec le rai- sonnement , mis à la place de la foi aveugle : les tentatives de l'esjjril surmontant celles de la force i)hysique , et les conquêtes de la civilisation qui se dével0])pe, grandit et aplanit, sous son niveau , les aspérités des autres siècles , aussi bien les dehors farouches du crime que l'empreinte énergique de la veitu, afin (jue rien ne gène plus riiarmonieuse symétrie de la société, que Péga. lilé des hommes s'opère par l'uniformité des caractères , et que les guerres religieuses se terminent par l'assoupissement et l'in- différence.
La même distance et le même rapport qui existent entre Gœtz de Berlicliingen et Egmont, existent aussi entre les guerres de rébellion auxquelles tous deux ont pris part.
En Allemagne, au commencement du seizième siècle, A'oici la révolte des paysans, brutale, cruelle, aveugle , juste dans son indignation , déplorable dans ses excès; la révolte qui se lève pour apaiser sa soif de vengeance , qui promène dans toute la contrée l'incendie et la désolation ; la révolte qui saccage les châteaux pour acquitter le prix de quelques corvées , égorge ses maîtres i)our laver une injure , s'avance aux cris de religion et de liberté, et ne connaît ni la religion ni la liberté. Un théolo- gien fanatique, un aubergisteignorant et quelques autres hommes du même genre, devaient en être les maîtres volontaires, et le brave et généreux Gœtz de Berlichiugen , la victime.
En Hollande , quarante ans plus tard, la révolte lève aussi la tète et s'avance les armes à la main; mais quelle révolte ! Des hommes blessés dans leurs droits les plus chers , une bourgeoisie qui réclame ses privilèges , des villes qui veulent faire respecter leurs franchises, un peuple qui se soulève pour garder sa croyance ,',pour se défendre contre les mains sanglantes sous les- quelles il est tombé , pour venger sa nationalité dun joug des- potique et étranger. Cette révolte est grande, noble; l'histoire en retrace avec majesté les efforts , et la civilisation moderne doit l'applaudir. Aussi , voyez comme elle est calme et reposée , comme elle garde long-temps sa patience , et puis comme elle s'avance degrés par degrés , non pas pour escalader follement les obstacles qu'elle rencontre ; mais pour les renverser l'un après l'autre, et parvenir ainsi , avec i>lu8 de lenteur, mais plus de siireté, à son but. C'est la rébellion de l'esprit contre les
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honteux préjugés qui l'ont tenu long-teiups enchaîné ; c'est le premier elïort de la nouvelle ère sociale .qui se débarrasse de ses langes; c'est le triomphe long-teaii)s disputé, mais non moins éclatant , de la liberté de conscience sur Tintolérance fa- rouche ; la victoire de quelques millions d'homme sur les auto- da-fé du duc d'Albe, le fanatisme de Philippe II , et les bulles de la papauté.
La révolution des Pays-Bas a de puissans adversaires , mais elle se rattache aussi à de grands chefs: le courageux Horn, le brave Egmout, le sage et clairvoyant Guillaume de Nassau. Aucun des trois n'encourage pourtant et ne fomente la révolte; ils tâchent au contraire de la réprimer: ils veulent que l'on sévisse contre tous les agitateurs , n'importe qu'ils soient Belges , Flamands ou Espagnols. Mais en défendant les intérêts de leur nation au conseil de la régente , ils attaquaient par là même le gouvernement cruel et arbitraire de Philippe II; ils agissaient d'après leur cœur et leur conscience. Quoique placés dans une haute position , ils sentaient les misères du peuple ; quoique ca- tholiques , ils ne pouvaient approuver l'intolérance odieuse de l'Espagne envers les prolestans. Ils étaient d'abord les fidèles conseillers du roi, et sans doute les plus fermes appuis de son pouvoir dans les Pays-Bas. La grande faute du roi fut de s'irriter de leurs sages observations , et de prendre pour un acte de ré- bellion des avis peu flatteurs, sans doute, pour l'oreille d'un monarque , mais des avis nécessaires et complètement appro- priés aux circonstances. Le peuple gagna cet appui que le sou- verain perdait. Sans réclamer de ces trois hommes une intervention immédiate, il savait cependant qu'il pouvait comp- ter sur leur sympathie, et au besoin sur leur dévouement, et il agissait avec plus de fermeté et de hardiesse. Les corpora- tions d'ouvriers se liguaient entre elles; les nobles, qu'un courtisan espagnol avait traités de gueux, se hguaienl aussi , et prenaient pour mot de ralliement l'insulte ridicule de l'Es- pagnol , et pour emblème une besace avec deux mains entrela- cées. Ainsi marchait pas à pas celle révolution, dans laquelle Philip])e, trompé par de perfides conseils, égaré par son fana- tisme , eut l'art de jeter tout ce qui pouvait lui donner plus de consistance, sans prendre aucune mesure capable de la ré- primer. La dernièîe ftnile et la plus grande de toutes fut de
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remplacer , dans le goiivernemenl des Pays-Bas , rarchidiichesse de Parme, qui avait du moins de bonnes intentions, par le duc d'Albe qui ne voulait obéir qu';> sa colère et à son fanatisme. Le duc d'Albe traversa les Pays-Bas comme un Héau. Dans toutes les villes et sur toutes les places les gibets furent dressés, les l)Ochers allumés; les têles les plus nobles comme les plus obs- cures tombèrentsur récbafaud. On tuait et l'un bridait au nom du roi et de la religion; deux grandes raisons pour se montrer cruel à plaisir: jiar la première on gagnait la faveur du monarque; par la seconde , les éloges des moines et les récompenses du ciel , sans compter que les biens des condamnés étaient confis- qués au profit du roi et de ses fidèles serviteurs.
Le duc d'Albe promena ainsi sur toute la contrée sa faux san- glante; il ne songeait pas tant à apaiser la révolte qu'à écraser les révoltés , et quand on !ni représentai! les conséquences que de telles mesures pouvaient avoir, il répondait avec sa croyance stupide d'inquisiteur: Il vaut mieux que le roi d'Espagne perde les Pays-Bas que de régner sur un jieuple hérétique. Au dire de «[uelques historiens, dix-huit mille hommes tombèrent victimes de ces atroces jugemens; et les massacres, en Flandre, elle pillage d'Anvers, et partout les exactions, les violences etl'ar- l)itraire marquèrent d'un sceau d'ignominie ineffaçable le gou- vernement du séide. Après quoi, ayant réduit, par la misère, la douleur et la consternation, ces belles provinces au silence, il crut n'avoir plus rien à faire qu'à recueillir le fruit de sa noble mission . et il se fit ériger une statue , pour laquelle il se trouva encoie une tète qui osa concevoir et une main qui osa écrire cette inscription :
u Albe,le plus fidèle serviteur du meilleur des rois, a réduit au néant la lévolte , écrasé les rebelles , rétabli la religion , exercé la justice et affermi la paix dans le pays, )>
Mais cette paix n'était qu'un moment de stupeur , pendant lequel même la révolution commencée ne cessa pas de jeter plus avant ses racines. Les conjurations n'avaient pas encore été dissoutes; le lien secret qui unissait tous les esprits dans un même besoin de liberté , existait plus fort que jamais ; et quand les nobles têtes de Horn et d'Egmont furent tombées sous la hache du bourreau , il restait aux Pays-Bas Guillaumede Nassau, dont les efforts persévérans amenèrent au secours de sa mal-
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heureuse nation les forces d'une puissance étrangère. Une fois l'heure de la consternation passée, la révolte se releva d'autant plus hardie qu'elle n'avait rien de plus effrayant à craindre que ce qu'elle avait déjà éprouvé , d'autant plus terrible qu'elle avait beaucoup à venger. Albe lui-même fut forcé de ployer la tête devant elle , et Jean d'Autriche , et Maximilien , et le duc d'An- jou, adversaires et partisans, elle maîtrisa tout, jusqu'à ce qu'elle eût fait de la Hollande un état libre , du prince d'Orange un stadthouder , et que le roi d'Espagne dût renoncer à jamais à celte belle portion d'héritage que lui avait léguée son père.
Dans son drame A'Egmont, Gœthe est resté tidèle aux prin- cipaux faits de l'histoire: Marguerite de Parme, le duc d'Albe, le prince d'Orange, sont très-bien caractérisés, et les conver- sations des bourgeois de Bruxelles , auxquelles le poète nous fait assister , retracent d'une manière vraie et pittoresque les principaux événemens et l'état de troul)le et d'agitation dans lequel se trouvait alors le pays.
Mais je ne sais pas pourquoi il ne prononce pas une seule fois le nom de Ilorn , qui prit cependant une part importante aux conseils de la régente , et qui paya aussi de sa tête sa loyauté et sa franchise. Et je trouve aussi que le poète a peint Egmont autrement que l'histoire nous le représente. Egmont ne fut pas le héros de la révolution des Pays-Bas, mais le martyr, ce qui, en temps de révolution , n'est pas la même chose. De tous les nobles appelés à donner leur avis dans le maniement desjj|Favî-.es publiques , Egmont était peut-être l'un des plus dévoués au roi d'Espagne. En 1363, il fit un voyagea Madrid, chargé de représenter à Philippe les griefs de la noblesse des Pays-Bas, et lorsqu'il en revint, on l'accusa de s'être laissé séduire par un présent de 30,000 florins, et par la promesse que le roi lui avait faite , en outre , de s'occuper de l'établissement de ses filles.
En 1366, après les premiers troubles d'Anvers, les nobles se réunissent à Dendremonde , pour délibérer sur la situation fâcheuse du pays: 3Iontigny apporte des lettres qui prouvent <iue toutes les promesses de Philippe 11 sont fausses, et que l'on ne peut nullement se fier à ses intentions ; Louis de Nassau , le frèrede Guillaume, veut que l'on arbore ouvertement l'étendard de la révolte; mais Egmont se lève aussitôt, et déclare que le
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roi a raison d'être mécontent, et que l'on doit chercher partons les moyens possibles à se réconcilier avec lui et à maintenir la paix. « Pour moi, dit-il, je veux lui rester fidèle, gagner sa faveur pour la répression de la révolte, et méfier à sa reconnais- sance , à sa justice , à sa bonté (1). n
Enfin , en 1567 , lorsque le prince d'Orange se réunit avec Egmont dans le village de Willebroek , et l'engagea à fuir, à ne pas attendre l'arrivée du duc d'Albe , Egmont lui répondit «1 Nous n'avons pas seulement rendu au roi de grands services dans les temps passés ; mais nous avons encore arrêté l'émeute parmi les perturbateurs, et acquis par là de grands droits à sa reconnaissance. Et pourquoi donc moi , qui n'ai rien à me reprocher, abandonnerais-je ma femme et mes enfans, et m'en irais-je errer en fugitif à la merci de la commisération? :>
Les instances du prince d'Orange furent inutiles , et l'un et l'autre se séparèrent en pleurant, pour ne plus se revoir. Egmont alla un des premiers au-devant du duc d'Albe , et l'on sait comment il fut récompensé de sa fidélité.
Goethe a fait disparaître aussi de son drame tout ce qui a rap- port au procès d'Egmontet de Horn , et la défense de ces deux hommes pouvail produire cependant une scène intéressante. Tous les deux furent amenés de Gand à Bruxelles. Le premier avait à répondre à quatre-vingt-huit points d'accusation , le second à quatre-vingt-six. Ils demandèrent , en leur qualité de chevaliers de la Toison d'Or , à être jugés par leurs pairs , et l'empereur Maximilien intercéda lui-même pour que ce droit ne leur fût pas enlevé ; mais ni les prières de l'empereur ni celles de la noblesse ne i)urent surmonter le sentiment de cruauté aveugle de Philippe II et du duc d'Albe.
Le 4 juin 1368, ils furent condamnés à mort comme héré- tiques et coupables de rébellion. Ce que je reprocherais le plus à Goethe , c'est d'avoir altéré les circonstances de cette mort , racontée avec tant de noblesse et de simplicité par les historiens; c'est d'avoir enlevé à Egmont sa femme et ses onze enfans, les plus grands liens qui le rattachent à la vie , pour les remplacer par l'amour d'une jeune fille.
« Quand l'épouse d'Egmont , la no!)le Sabina , la sœur de
(1) F. do Haumer, Histoire d'Europe , trois, partie, page 53.
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l'électeur du Palaliiiat, Frédéric III , eut appris la condainita- tion de son mari, elle vint se jeter aux genoux du duc d'Albe, en implorant sa grâce. — Allez, lui répondit celui-ci avec une atroce équivoque, demain votre mari sortira de prison, n
» Puis il fit appeler Tévèque d'Ypres et lui ordonna de pré- parer Egmont et Horn à mourir; et alors, Tévèque, saisi de compassion, se jeta encore à ses pieds et le supplia de lui accor- der la grâce des deux nobles condamnés , ou tout au moins de surseoir à leur exécution, mais le duc lui commanda, en colère, d'aller remplir ses fondions. A minuit, l'évéque entra dans la prison où étaient renfermés Horn et Egmont, et leur lut le juge- ment qui les condamnait à la peine capitale. Egmont parut d'abord étrangement surpris d'une telle issue de son procès; mais quand il apprit qu'il n'y avait plus d'espérance , il tourna ses pensées vers Dieu , se confessa et communia. Ce qui l'occu- pait beaucoup , c'était le souvenir de sa femme et de ses enfans (il avait trois fils et huit filles) , et il voulut employer le peu de temps qui lui restait à écrire au roi : » J'ai reçu celte nuit, lui dit-il, le jugement que votre majesté a prononcé sur moi , et je l'accepte avec la résignation que Dieu me donne dans sa bonté. Il est vrai cependant que je n'ai jamais rien pensé et rien fait qui pût être opposé à votre majesté ou à mon devoir. Si, au milieu de nos temps de ti'ouble , mes actions ont pu vous appa- raître sous un autre jour, c'est l'effet de ces fâcheuses circon- stances, non point de mon infidélité ou démon mauvais vouloir; si pourtant j'ai offensé de quelque manière votre majesté , je la prie de me pardonner et d'avoir, par égard pour mes autres services, pilié de ma malheureuse femme , de mes enfans inno- cens et de mes pauvres serviteurs. Comme c'est là ma dernière prière, j'ose espérer qu'elle ne sera pas sans fruit; et, dans cette confiance , je me recommande à la grâce de Dieu. Bruxelles, Sjuin 1308. De votre majesté le très-humble etdévoué.serviteur et sujet , préparé à mourir : Lamoral d'Egmont. »
Il Le lendemain , à onze heures , après que les portes de la ville eurent été fermées, et défense faite aux l)Ourgeois de sortir de leurs maisons, les soldats espagnols vinrent prendre Egmont pour le conduire au supplice. Il demanda encore si sa grâce ne lui était pas accordée , et quand on lui eut répondu que non , il s'agenouilla pour prier. Après ces mots: « Seigneur , je remets
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mon ame entre tes mains . » sa tête tomba, et ensuite celle de îlorn. La douleur des citoyens fut sans bornes, et les soldats espagnols même ne purent s'empêclier de pleurer. On regarda comme des reliques des mouciioirs trempés dans le sang des deux victimes, et on alla en pèlerinage visiter leur tombeau , comme on !e fait pour de saints martyrs. »
Je crois donc , après avoir étudié à plusieurs sources la vie d'Eginont , que l'on pouvait tirer de son caractère , de ses rela- tions de famille , de son jugement et de sa mort , tels que l'his- toire nous les rapporte , le sujet d'un drame plus simple , plus vrai et non moins majestueux et pathétique que tout ce que l'imagination du poète peut inventer. C'est , du reste , une observation que l'on |)Ourrait appliquer à la plupart des sujets historiques transportés jusqu'à présent sur la scène. L'histoire est toujours grande : les hommes tels qu'ils ont été , les événe- mens tels qu'ils se sont passés , offrent toujours plus de vie . de variété , d'intérêt véritable , que des créations imaginaires. Le poète veut restreindre les faits pour les rendre plus saillans, et il les rapetisse; il songe à les embellir, et il les farde; il veut créer des caractères, et il ne s'aperçoit pas que les caractères vrais et énergiques sont là, dépeints par les faits, beaucoup mieux qu'il ne pourrait jamais se les figurer. Et il ne faut pas croire que ce serait pour le poète une ceuvrede si peu de valeur de se tenir aussi scrupuleusement attaché à l'histoire ; ce serait au contraire l'œuvre la plus difficile, la plus digne d'occuper l'homme de génie ; et de là vient sans doute que beaucoup d'écrivains trouvent plus commode d'arranger l'histoire d'après leur fantaisie , de même que certains i)eintres aiment mieux se faire une nature idéale que de peindre fidèlement la belle et simple nature (1).
Gœthe a compris Egmont autrement que l'histoire ne le re- présente: il l'a agrandi et élevé, il en a fait en quelque sorte, comme l'a dit un critique, l'idéal de la vie humaine. Egmont n'est plus l'homme marié , le père de onze enfans , qui songe à la carrière de ses fils et à l'établissement de ses filles ; le grand
(I) Un Allemand a dit: L'histoire est le grand arbre sur lequel Ttiiii issent les fruits de l'humanité. Chaque feuille de cet arbre est un lail, chaque branche une tribu , chaque rameau une nalion.
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seigneur , qui a une part d'équitt^ trop grande pour mal juger ja cause du peuple, mais qui en même temps se laisse éblouir par quelques paroles de son roi. C'est le jeune homme beau et hardi, également prêta se battre et à courir au bal , passant à travers la vie avec légèreté et insouciance , étonnant le grand monde par son luxe , et subjuguant les pauvres bourgeois par son affabilité ; c'est le héros de Gravelines , dont le peuple ra- conte avec enthousiasme les hauts faits , et queles jeunes filles ne regardent pas sans admirer sa bonne grâce et son air martial. La naissance lui a donné ses distinctions, la fortune lui a livré ses trésors, Ta couronné de ses lauriers: tous les prestiges l'en- vironnent, tout ce dont la vanité et l'ambition peuvent se repaî- tre , il le possède. Et quand il a tout le jour porté son nom bril- lant de par le monde, appliqué son esprit aux affaires dont le charge la régente , ou promené sa gaieté de fête en fête , il va se reposer le soir dans une humblç demeure auprès dune jeune fille qu'il aime. Oh! c'est un délicieux tableau que ce rappro- chement du grand seigneur et d'une pauvre ouvrière , cet homme qui s'en vient, comme fatigué de toutes ces félicités , pencher sa tête sur des genoux qui la soutiennent ; cette vie de cour, qui se repose dans une modeste chambre bourgeoise; cet Egmont , ce favori de la régente, ce bel Egmont, de toutes parts recher- ché , vanté , admiré , qui s'échappe de son palais , se glisse dans une allée obscure , entre, à la lueur d'une lampe , dans la cham- bre où Clara l'attend , et là jette à i)laisir toute la gêne qui le fatigue, tous ses titres, tout son rang, pour n'être rien qu'un bon et franc jeune homme, pour trou ver un regard qui lui sou- rit , une main qui serre sa main. Et cette Clara , quelle douce et naïve création ! Comme elle aime son Egmont , comme elle est fière d'entendre parlei' de lui , de le voir passer , et de se dire : c'est cet Egmont qui est le mien. Pour elle, Egmont est le monde entier ; il n'y a rien au-delà : c'est l'amour de la jeune fille dans toute sa fraîcheur , c'est l'abandon d'une ame neuve et candide avec tout son dévouement; rien de recherché, rien de contraint: ce qu'elle dit, on sent qu'elle doit le dire , on la suit dans ses mouvemens de joie, dans ses craintes et ses transports d'ivresse, et chacun de ses mouvemens porte en soi une grâce infinie , car il vient du cœur , il est vrai. On sourit de la voir sourire . on s'amuse de sa naïveté ; pauvre Clara ! on pleure aussi des
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pleurs qu'elle répand, et du désespoir qui s'empare d'elle. Je ne puis résister au plaisir de citer, au moins en partie, oette charmante scène où elle s'entretient avec sa mère en atten- dant Egmont.
CLARA.
Ah ! quel homme î Toutes les provinces l'adorent, et ne devrais- je pas être dans ses bras la créature la plus heureuse du monde?
LA MÈRE.
Et que sera-ce pour l'avenir?
CLARA.
Oh! je demande seulement s'il m'aime. S'il m'aime? Est-ce une question ?
LA MÈRE.
On n'a que des angoisses à attendre de ses enfans. Cela n'ira pas bien ; tu as fait ton malheur et le mien aussi.
CLARA.
Vous me laissiez pourtant plus libre au commencement.
LA MÈRE.
Malheureusement j'étais trop bonne , toujours trop bonne.
Lorsque Egmont passaitet que je courais à la fenêtre, m'adres- siez-vous aucun reproche ? Vous-même vous veniez vous mettre à la fenêtre à côté de moi. Et s'il levait les yeux, me souriait, me saluait , le trouviez-vous mauvais ? Ne vous regardiez- vous pas comme honorée dans votre fille ?
Fais-moi encore des reproches.
CLARA , avec émotion.
Et quand il revint plus souvent dans la rue , nous savions que c'était à cause de moi; et alois ne le remarquiez-vous pas avec une secrète joie? Ne m'appeliez-vous pas alors quand je l'attendais cachée derrière les carreaux?
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LA MÈRE.
Pouvais-je penser que cela irait si loin?
CLARA.
Et lorsqu'un soir il vint ici nous surprendre , enveloppé dans son manteau, qui s'occupa de le recevoir , tandis que je restais sur ma chaise , pétrifiée d'étonnement?
LA MÈRE.
Devais-je croire que ce malheureux amour entraînerait si promptement la saf^e Clara? Et maintenant il faut que je sup- porte de voir ma tille...
CLARA , avec des sanglots.
Ma mère , vous le voulez donc ? Vous vous faites un plaisir de me tourmenter.
LA MÈRE.
Pleure encore, rends-moi plus malheureuse encore i)ar ta tristesse. N'est-ce pas déjà un assez grand chagrin pour moi de voir ma fille déshonorée ?
CLARA , se levant froidement.
Déshonorée!... La bien-aimée d'Egmont déshonorée ! Quelle fille de roi n'envierait pas à la pauvre Clara une place dans ce cœur-là ! 0 ma mère , ma mère , autrefois vous ne parliez pas ainsi. Ma mère , soyez bonne... Quoi que le peuple pense, quoi que les voisins murmurent, cette chambre, cette petite maison est un paradis depuis que l'amour d'Egmont l'habite.
LA MERE.
On doit le voir avec joie , c'est vrai. 11 est toujours siamical, si ouvert !
CLARA.
11 n'y a pas une veine fausse en lui. Voyez, ma mère; et c'est le grand Egmont ! Et quand il vient auprès de moi, il est si simple et si prévenant ! Il voudrait tant me cacher son ranget sa bravoure! II est si occupé de moi! je ne puis voir en lui que l'homme , l'ami , l'amant.
LA MÈRE.
Vient-il aujourd'hui ?
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Ne m'avez- vous pas vu courir souvent à la fenêtre? N'avez- vous pas remarqué comme j'écoule lorsqu'on f;ùl du bruit à la porte? Quand même je sais qu'il nevientpas avant la nuitjel'at tends pourtant dès le malin à chaque minute. Ah ! si seulement j'étais un écuyer et que je pusse le suivre à la cour et partout. Je pourrais porter son étendard à la bataille.
Tu as toujours été un drôle d'enPant , tantôt folle , tantôt pen- sive. Ne veux-tu pas devenir u n peu meilleure ?
Peut-être , ma mère , quand j'aurai de l'ennui. — Mais songe : hier ses^ens passaient et chantaient une chanson d'éloges sur lui. Du moins son nom était dans celte chanson; le reste, je n'ai pas pu le comprendre. Le cœur mebatlailsifort!... Je les aurais volontiers appelés si je n'avais pas eu honte.
Prends donc garde: ta vivacité perd tout. Tu te trahis ouver- tement devant le monde. L'autre jour , chez ton cousin , quand tu aperçus la gravure sur bois avec l'explication qui l'accompagne lu le mis ù crier si haut : « Le comte Egmont! )i Moi , je devins rouge comme le feu.
Ne devais-je pas crier? c'était la bataille de Gravelines; je trouve au-dessus de l'image E, et dans le texte on lit : u Le comte Egmonteut son cheval tué sous lui. )i Je fus d'abord toute saisie, et ensuite il me fallut rire sur cette gravure, où Egmont s'élève aussi haut que la tour de Gravelines, à côté des vais- seaux anglais.
C'est aussi une jolie scène que celle où Egmont arrive chez la jeune fille avec son costume de grand d'Esi)agne, son collier de la Toison-d'Or et ses armes brillantes. Clara s'arrêtedevant lui, elle questionne sur ce qui lui est arrivé, et s'approche pour toucher ses riches vêtemens, et le regarde avec une curiosité d'cnl'anl.
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Laisse-moi t'em])rasser , s'écrie-t-elle , laisse-moi voir dans tes yeux. Tout est là pour moi : la consolation et l'espérance , la joie et le chagrin. Dis-moi , dis-moi, car je ne puis le com- prendre, es-tu Egmonl, le comte Egmont, ce grand Egmont qui fait tant de bruit, dont les journaux parlent, et auquel les pro- vinces s'attachent?
EGMONT.
Non, Clara, je ne le suis pas.
CL/VRA.
Comment?
EGMONT.
Vois-tu, Clara, laisse-moi m'asseoir. {Il s'assied, elle s'age- nouille devant lui, croise ses bras sur sa poitrine et le re- garde.) Cet Egmont dont lu parles est un homme chagrin, cérémonieux, froid, qui doit avoir tantôt cette figure, tantôt celle-là. Il est tourmenté, méconnu, embarrassé, tandis qu'on le croit satisfait et heureux. Il £st aimé dun peuple qui ne sait ce qu'il veut , adulé par une foule avec laquelle il ne faut rien entreprendre; environné d'amis auxquels il n'ose s'épancher; observé par des hommes qui voudraient , par tous les moyens possibles, se mettre à son niveau; travaillant avec peine, sou- vent sans but, presque toujours sans récompense. Oh! laisse- moi taire ce qu'il éprouve et comment se soutient son coui'age. Mais cet homme, Clara, qui est tranquille, ouvert, heureux, aimé et connu de cet excellent cœur qu'il connaît aussi, qu'il presse avec confiance et amour contre le sien ; cet homme-là , c'est ton Egmont.
Oh! laisse-moi mourir! le monde n'a pointdejoie après celle-là.
A côté de cet amour si frais et si entier de Clara, il faut voii" comment se place l'amour timide , souffrant et résigné de Brac- kenburg, ce pauvre ouvrier qui la suit avec une sorte d'adora- lion , et dont «lie ne peut payer l'ardent dévouement que i)ar une tendre amitié.
Egmont, après l'arrivée du duc d'Albe, a continué à vivre
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coninie par le passé : n'ayant rien à se leprocher , il ne ressent aucune crainte et ne prend aucune précaution ; c'est toujours la même existence généreuse , noble , mais insoucieuse et étour- die. Le duc d'Albe le fait arrêter, et , seul dans la prison où on le jette , l'heureux Egmont emporte avec lui le souvenir du des- tin riant qui l'a protégé ,ius(jue-ià , et rêve encore, ou que le roi ne voudra jamais le condamner , ou que le peuple se soulèvera l)our le délivrer. Son entretien avec le duc d'Allte est admirable par les idées franches et élevées qu'il exprime sur la liberté et le droit des peuples , par sa contenance ferme en face de son juge et de son bourreau , par la grandeur d'ame qu'il développe. Son entretien avec Ferdinand, le fils naturel du duc d'Albe, n'est pas moins remarquable, car il fait très bien ressortir la position misérable de l'homme qui gagne par une lâche soumission le rang qu'il occupe dans la société, à côté de celui qui tombe digne- ment pour ne pas mentir h sa conscience ; l'esclavage honteux du courtisan qui doit obéir aux passions des autres , à côté de cette mâle liberté que l'homme de cœur emporte jusque dans les fers.
Cependant Clara apprend par la rumeur publique l'arrestation d'Egmont ; et alors voilà celte jeune fille , jusque-là renfermée dans sa maison, qui devient forte et héroïque, qui s'élance , malgré les dangers, au milieu de la foule,. brave les satellites du duc d'Albe , insulte à l'apathie du peuple, lui reproche sa lâ- cheté , le provoque à la révolte. Puis ne pouvant remuer , comme ellele voudrait dans son désespoir, ces hommes que la crainte paralyse, ne jiouvant plus sauver elle-même son bien-aimé, et api)renant que rien ne la sauvera de la vengeance de ses enne- mis , elle rentre chez elle avec son fidèle Brackenburg , qui tente en vain de la détourner de sa funeste résolution ; rien ne la retient plus dans ce monde : elle s'empoisonne. Egmont. qui songe à elle dans sa [)rison, la recommande encore à Ferdinand , lors- qu'elle est déjà allée l'attendre dans une autre vie.
Pour lui, il meurt en héros ; la liberté lui apparaît dans son sommeil ; son dernier rêve lui présage le bonheur de sa patrie, et le tambour qui vient le réveiller à l'heure de l'exécution , lui rappelle seulement celui qu'il entendait sur le champ de bataille où il remportait la victoire.
LES FORÇATS.
§ II. — LE CACHOT.
Il faut rendre justice à l'ordonnateur, tout est admirablement tHabli dans ce monde : nous ne périrons pas faute de contrepoids; le monde moral a ses antipodes comme le monde physique ; tout alpha irou\e son oméga; Rotschild balance Duclos; le Pan- théon reffarde la Morgue; Londres, la populeuse, a, sous ses pieds , rîle déserte de lîligh. Quand nous sommes chaudement dans une loge aux Italiens ou ù l'Opéra , il y a quelque chose , de par la France , qui sert de pendant à cette loge ; nous avons trouvé ce pendant ; c'est une loge aussi.
Nous montrâmes notre billet à l'ouvreur, et il nous fut permis d'entrer. Nous étions munis de flambeaux comme pour les cata- combes; il fallut du temps à la lumière pour se faire jour dans ces ténèbres d'un noir compact; toutes les précautions ont été prises pour en exclure jusqu'à l'atome égaré d'un rayon de so- leil. Le soleil a tout vu dans ce monde ; il descend au fond du puits du tropique ; mais il ne visite jamais ce cachot. Nous en- trevîmes là , sur un étalage de pierre , sept fantômes vivans : ils avaient des balancemens de bêtes fauves, et parlaient une langue raucjue. L'odeur de celte ménagerie était intolérable ; je pris des forces dans ma raison, afin de résister; Monnier, quia le dévouement courageux de l'artiste, se mit tranquille- ment à dessiner au flambeau cette horrible scène- Ces prisonniers sont des forçats intraitables, qu'on ne peut plus mettre aux jfalères puisqu'ils ysonl. ni fustiger parce(|u'ils sont blasés sur les coups, ni envoyer à l'hôpital parce ((u'ils
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sont en bonne santé, ni tuer parce que leur nouveau crime s'est arrêté juste à la peine de mort, ni renfermer dans une prison claire et commode, car on les mettrait à leur aise en les affran- chissant ainsi du travail. Que faire donc de ces hommes ? Dans la société ils se sont rendus criminels, et la société les a envoyés au bagne; mais le bagne à son tour se constitue société, et lorsque ses citoyens déchirent son code , alors s'ouvre le formi- dable cachot : c'est le bagne du bagne.
Tous les raisonnemens de la philanthropie viennent échouer là. A qui la faute? A Dieu, aux hommes, à la loi ? Qui le sait! L'humanité nous crie qu'il est odieux de jeter des coupables dans un souterrain, de les priver d'air et de lumière, de les con- damner à une faim éternelle avec une ironique nourriture de quel- ques onces de fèves ; de leur refuser ce qu'on accorde aux lions captifs, un soupirail et un rayon de soleil. La société, qui tremble toujours pour sa vie , répond que ce sont des criminels indignes de pitié ; des êtres incorrigibles , qui connaissaient la punition et qui l'ont bravée ; des hôtes formidables, dont le voi- sinage est périlleux même au bagne ; des créatures exception- nelles dont personne ne veut, pas même le bourreau.
La philanthropie est en lutte perpétuelle avec la loi; la pre- mière donne de bonnes et touchantes raisons dans ses plaidoyers ; la seconde a l'air de se défendre victorieusement : quand on résume les débats, oji se rend souvent coupable soi-même d'un déni de justice.
Ce qu'il faut avouer, c'est que la société, comme nous l'avons faite, est très-difRcile à régir; nous portons la peine de qua- torze siècles d'existence en corps donation; chaque génération a légué à sa fille son héritage d'immoralité ; aujourd'hui ce trésor de legs accumulés nous est pesant. On dit qu'il faut moraliser les hommes : mais voilà mille huit cent trenle-cinq ans qu'on les moralise ; la série des sermons évangéliques pro- noncés depuis Jésus-Christ, imprimée en petit texte, servirait d'envelopi)e au globe entier : chez un peuple de trente-trois millions de têtes, vous trouverez toujours de quoi garnir les , chiourmes de Brest, de Toulon, de Rochefort, quand vous enverriez un Fénelon dans chaque famdle. Ensuite, voyez ce ((ui arrive : vous croyez avoir jeté toute votre lie sociale dans un bagne, eh bien . ce bagne est encore tourmenté par des
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crimes intérieurs qui ne ressorlent plus de la juridiction ordi- naire de la société ; il faut <|ue ces crimes soient encore punis : comment? inventez.
On devrait prévenir ces crimes.
Il n'y a que deux manières de prévenir des crimes, comme il n'y a que deux motifs qui retiennent les hommes dans le bon chemin :
Oderunt peccare mali formidine pœnse, Oderunt peccare boni virtutis amore.
Le Code, ou la morale: l'unest parfaitement connu du criminel ; il n'en déchire Tarlicle qui le menace qu'après l'avoirlu: l'autre est dans un bagne, comme en beaucoup d'autres lieux, un nom vide de sens.
Ce nom isolé de morale a d'ailleurs quelque chose de sec et d'athée qui serait d'un vain secours à qui voudrait réformer les mœurs dun I)agne pour en prévenir les crimes. La religion vaut mieux ; d'abord elle apporte avec elle la vraie morale , et ensuite elle peut produire de beaux fruits , si elle se révèle parmi les chiourmes avec sa pompe naïve, ses cérémonies touchantes, ses versets de consolation. Dans le malheur consommé , riennere- met l'ame à la quiétude comme la prièrede la chapelle, la messe du dimanche , celle qu'on entendait en famille , à l'âge où tous les cœurs sont purs. Eh bien ! on dit la messe au bagne tous les dimanches, et le prêtre explique l'évangile du jour: nous avons assisté à cette cérémonie , et nous avons presque désespéré de la moralisation. La chapelle est un vestibule qui peut à peine contenir cinquante personnes. Le choix de cette étroite localité fait présumer justement que l'auditoire n'a ja- mais été nombreux et ne peut l'être. Une heure avant Vintroït, deux sacristains galériens construisent l'autel ; ils y placent une nappe jaunie, six vases de Heurs artificielles , six Ham- baux indigens, et une croix. Le prêtre arrive: il est convenu qu'un prêtre de bagne sort des rangs les plus obscurs du sacer- doce; c'est un homme qui reçoit, moyennant indemnité, la corvée de la messe dominicale ; le métier perce trop sous la chasuble. Les dévots se placent au pied de l'autel; ce sont or- dinairement des vieillards, qui suivent, à genoux , dans un Pa-
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roissien dévasté , les versets et les répons ; les inditîérens sont debout , et acceptent la messe comme une distraction hebdo- madaire: rien d'ailleurs ne peut les arracher momentanément à leur idée lixe de réclusion ; à droite et à gauche, cette chapelle d'occasion leur montre ses deux nefs; ce sont deux longues salles , ornées de grabats ; ce sont deux dortoirs de galériens ; l'odeur grasse cpii s'en exhale neutralise la vapeur du grain d'encens brûlé sur l'autel. Dans cette grande population du bagne, on trouve donc cinq ou six vieillards qui prennent la messe au sérieux ; tous ont été appelés, voilà ceux qui sont venus ! Il y a quelque chose de touchant dans l'expression religieuse , dans la pose décente de ces rares prédestinés qui prient avec ferveur , sous la livrée rouge du bagne ;il n'est pas permis d'élever contre la sincérité de leur foi le moindre soupçon d"hyi>ocrisie ; tout est conviction et vérité dans le mouvement de leurs lèvres, dans les frissons de leurs doigts desséchés, dans l'incarnat mystique de leurs joues creuses, dans cette expansion de regards qui les lie au sacrifice de l'autel. Ces vieillards sont à mes yeux les hommes les plus vertueux du monde : si la messe ne servait qu'à consoler un instant ces existences iïétries , il faudrait bénir la messe; si tous les forçats ressemblaient à ces doyens du crime, il faudrait fuir le monde et aller respirer la sérénité de la vertu dans un bagne. Voilà tout ce que la sonnette dominicalea pu convoquer de néophytes ! Dansce quart d'heure d'évangélique rosée que la religion donne à l'enfer terrestre, quelques langues d'élus sont rafraîchies: au-dehors , lindiffé- rence , la raillerie , l'incrédulité , l'impénitence finale , le crime obstiné, le désespoir sombre, la résignation slupide, toutes ces abstractions personnifiées s'entassent, se roulent, s'endorment sur des grabats à mille places , pour fêler le jour de la cessation du travail. Le dimanche n'est le jour du Seigneur que pour cinq ou six forçats à cheveux blancs.
Vite missa est est prononcé; la vision religieuse s'évanouit. Le prêtre fuit comme le Pantliée de Virgile , en emportant ses dieux et les choses sacrées; l'autel s'écroule; la chapelle rede- vient le parloir des gardes-chiourmes : dès que la sonnette du clerc se lait, le bruit des ferrailles recommence. Le quart d'heure d'évangéUsation ne recommencera que dans huit jours: personne ne s'en plaint ni ne s'en soucie. Il faudrait un père
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Bridaine qui se dévouât courageusement, et sans regarder en arrière, auservicespiriluel des bagnes ;un prêtre qui aurait la physionomie , les gestes, l'organe, rentraînement, l'organisa- tion physique qu'exigerait une aussi terrible mission , et qui se condamnerait à une œuvre aussi méritoire , comme d'autres se condamnent au silence infructueux du trapi)iste , à la réclusion contemplative de la Chartreuse, aux voyages évangéliques de la mer du Sud ou du Japon. Mais voilà ce qu'on ne trouve plus. Beaucoup se dévouent à prêcher à Saint-Thomas-d'Aquin de- vant un auditoire parfumé de femmes heureuses , pas un Bri- daine ne se lève pour aller planter sa chaire au milieu des chiourmesde Brest, deRochefort , de Toulon! EnFrance, nous ne faisons depuis long-temps qu'inventer des théories et des mois; nous parlons humanité, religion , justice, morale, civilisation , mieux qu'on n'en a parlé avant nous, nous savons tout ce qu'il faut faire pour rendre le monde meilleur; mais nous ne faisons rien ; on se contente de savoir , on est répulsif à l'application. Alors, ne nous plaignons plus du spectacle de la maladie , puisque nous n'avons pas le courage du médecin. Au reste , ce n'est que dans le pur intérêt de l'humanité qu'on est amené à ces réflexions; car on dirait que ces misérables prennent à lâche d'éloigner d'eux l'intérêt quise lie aux infortunes extrêmes , méritées ou non. Ils auraient si peu à faire , si peu à dire pour arracher les larmes. On pleure à la Comédie-Française, devant une actrice qui ment merveilleusement au public ; on donne si souvent des pleurs vrais à des malheurs faux ; et ici, dans ce théâtre où rien n'est menteur , ni le personnage, ni le décor, ni le public, o n se croit quitte envers l'humanité en payant quelques plaintes, en jetant quelques syllabes décousues de compassion à ce lamentable dépérissement de l'homme physi- que , de l'homme moral ; et qui sait encore si la libre secrète qui éveille notre pitié n'est pas une fibre d'égoïsme , si elle n'est pas excitée , à notre insu , par cette pensée : Si fêtais là comme eux? Ce qu'il y a d'étrange, c'est que ces malheureux ne songent pas même â jouer le malheur ; cela leur serait ])ourtant si aisé! Il y a d'ingénieux mendians qui se peignent des plaies à fleur de peau pour provoquer l'aumône et la compassion. Ceux-ci n'ont rien à peindre : un seul mot tombé de leur bouche avec un accent emprunté àla vérité, un seul soupir de peine flagrante,
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nous ffonHeraient le cœur , à nous qui entendrions ces noies dolentes de la souffrance consommée. S'il nous est déchirant d'entendre dire ; Je suis bien malheureux! à un acteur aimé , riche et applaudi , que ferions-nous devant ces parias enchaînés, qui murmureraient à notre oreille ini seul: Ayez pitié de moi? Mais ce ne sont pas là les mœurs de la communauté du bagne: l'extrême malheur y est fanfaron , absolument comme le lion- heur dans notre société. Sans doute ils ont enlreeux des heures secrètes et mystérieuses où ils échangent de désolantes paroles; mais en présence des visiteurs , ils tiennent à honneur de faire de l'insouciance et de la gaieté. Alors ce sont tous des Régulus qui se roulent en riant sur la pointe des clous , des Scévola qui badinent avec le tison qui ronge leurs os. ^oilà la définition de l'honneur au cachot du bagne.
Nous en avisâmes, un jeune, vif, gai, complètement nu, moins les chairs ferrées ; c'était le héros de la prison ; ses camarades lui donnaient quelque déférence. .l'ignore si nous sommes nés pour l'égalité ; mais dès que six hommes sont réunis quelque [sart, même dans un cachot , ils ontla manie de créer une espèce de roi et de se soumettre à lui. Ce jeune homme avait une mobilité si perpétuelle de mouvemens , que Monnier était forcé de le dessiner au vol. <i De quel pays es-tu? )> lui dit Monnier. Le forçat répondit lestement : u De Paris, » et il se mit à faire des soubresauts comme un mandrille. Après une longue pause, nous lui adressâmes cette nouvelle question : «; Et où demeures- tu . à Paris? — Faubourg Saint-Germain , n" 27. » Cette r'épon- se fut suivie des éclats de rire de ses camarades , qui d'ailleurs riaient de tout ce que faisait ou disait le jeune galérien.
Nous leur donnâmes du tabac en assez grande quantité ; ils se jetèrent dessus , comme des tigres sur une proie. Le pain ne vient qu'après le labac , dans les besoins de la vie malheureuse et prisonnière. Pendant qu'ils partageaient en portions égales , avec une joie touchante , cette gratification tant désirée , nous remarquâmes qu'ils se communiquaient entre eux quelque idée qu'ils n'osaient pas nous soumettre. Le Parisien se chargea de porter la parole. Il prit une pose aussi décente que sa nudité pouvait le permettre et nous demanda un peu de tabac à priser. Celte espèce de tabac n'avait pas été comprise dans notre gra- tification. Nous envoyâmes un garde au bureau. Le nouveau
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cadeau arriva un instant après et fut accueilli par de-s applau- dissemens , comme autrefois un galion de Lima sur la côte de Lisbonne. Le tabac fut déposé précieusement dans une boîte commune, où cbacun se vota le droit de puiser à son tour, mais avec discrétion. Ainsi, dans ces momens de délices, tout fut oublié ; tortures , ferrailles, carcans , stigmates, cachot, liber- té. Le bonheur de six hommes fut estimé deux onces de lai)ac.
Voilà la définition du bonheur au cachot du bagne !
Quand on s'est volontairement enfermé ainsi, avec ces mal- heureux, dans ce terrible cachot, on éprouve, par intervalles, une émotion singulière ; il vous semble (|ue le retour au monde libre vous est interdit, qu'on s'est fait victime d'un guet-apens, et que c'est tout-à-fait sérieusement que la porte verrouillée s'est refermée sur vous. Cette folle émotion qui vous tourmente n'est pas à dédaigner; on s'y abandonne même avec plaisir, comme lorsqu'on s'amuse à gagner des vertiges sur le bord d'un précipice défendu par un parapet. Nous avions passé trois grandes heures sous cette voûte plate et gluante , en compagnie de ces fantômes , et n'ayant d'autre clarté que celle qui mourait au- tour de notre chandelle de suif. Je ne pouvais supporter plus long-temps l'air de cette cage , si toutefois cette cage a de l'air ; je me fis ouvrir la porte, et je sortis précipitamment avec toute la folle joie d'un prisonnier qu'on délivre.
C'est alors, en se retrouvant sous le ciel, que tout paraît serein autour de vous. Dans le passage subit du cachot au bagne, il y a une sensation qu'on n'éprouve que là: le bagne vous semble peuplé de gens heureux ; les visages des forçats sont gais; leurs travaux n'annoncent rien de pénible ; ce sont des ouvriers, en camisole rouge, qui gagnent leur vie à calfater des vaisseaux , à bâtir des cales couvertes .à creuser des bassins , à scier des poutres , à tresser des câbles. Comme on a toujours devant ses yeux les spectres noirs du cachot fétide, on trouve naturellement que la misère du forçat libre est du bonheur, et du bonheur qui peut être envié. Je ne crois pas qu'il y ait au monde une i)Osilion qui porte envie au cachot, mais à coup sûr le cachot porte envie au bagne. En sortant du hideux souterrain, on retire bien des plaintes trop tôt données àla chiourme; on contemple avec un sang-froid stoïque le chantier immense arrosé par tant de sueurs. C'est un chantier plein de gaieté , de vie et de soleil ;
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c'est une plage, où la Médilerranée eWe-m^me s'emprisonne- où les vaisseaux de ligne viennent se reposer comme dans une holelierie ; où des merveilles d'archileclure s'équarrissent à l'é- gyptienne , sur des bases aux larges lalus. OuisaiL^ peut-être est-ce un bien que l'invention de ce cachot: iî y a entre la com- buiaison fortuite du cachot et du bagne, .me chance de bon- heur relatif qu'on doit bien se garder de détruire , dans ces localités souffrantes , où le bonheur se fait ce qu'il peut II faut <iue le cachot voie son paradis dans le bagne libre et le bagne libre son enfer dans le cachot. Voilà tout ce que la société peut donner de faclices consolations à ceux que Dieumêrae ne console plus.
Méuy.
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DE L'ART ET DES ARTISTES
EN BELGIQUE.
DEUXIÈME ARTICLE.
Un peuple curieux , c'est le peuple de Lilliput. Il est permis d'ignorer sous quel degré delatilude il existe, mais tout le monde n'a'pu encore oublier ses incroyables efforts pour monter jus- (|u'au nez de Gulliver. Le géant Gulliver une fois échoué sur la côle de Lilliput , ce peuple de pygmées profile de son sommeil ])our dresser contre les épaules mêmes du colosse ses mats de cordes et ses échelles ; il met en jeu son armée et ses catapultes , ses généraux et ses couleuvrines d'un pouce. Ceux-ci en veu- lent aux grandes bottes de Gulliver , d'autres à sa montre et à ses poches. Ces manœuvres bouffonnes intpiiéteraient à peine le géant , si , dans son sommeil, il n'était pris d'aventure du besoin d'éternuer. 11 éternue en effet , et le tremblement de terie a lieu; le peuple nain s'est enfui.
A notie sens , cette fiction grotesque résume merveilleuse- ment le génie actuel du peuple belge. 11 a pour vice saillant l'imitation. Vassal de Paris qu'il a choisi pour maître et seigneur, corrompu parles échanges commerciaux, incertain lui-même de sa portée et de sa force , il préfère subir le joug et recevoir l'impulsion. Paris, cet autre géant aux mille bras, plus ro- buste et plus inexpugnable que Gulliver, occupe à cette heure les travailleurs de la Belgique; ils voudraient aussi arriver jus- qu'à ses épaules, interroger les pulsations du colosse. Us le tiraillent en tout sens, le volant et détroussant à leur gré, lui prenant sa lithographie et ses brochures , sa constitution et ses
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princesses . ses omnibus et son rac;iliout.,La fureur de l'imita- lion a saisi ce peuple, si peu imitateur jusque-là , qu'il jjardait en a\ are ses inventions, et jouissait comme un dijfne marjfrave (les laborieuses récoltes de ses terres. S'il existait, en effet, un peuple qui pût se passer de ce perpétuel trafic avec un autre , vivre de lui-même et sans se donner au premier venu, n'était-ce pas ce peuple de Belgique? Ses communes avaient été le ber- ceau de l'industrie moderne, son commerce luttait avec celui de la Hollande, ses intérêts matérielsélaient grands , si grands, qu'ils éveillaient la sollicitude ministérielle de Colberl, et que les réglemens de la Belgique devenaient la base des célèbres or- donnances de ce grand homme. Vous venez de voir la peinture assise en reine sur les Flandres , les dominant et les remuant à son gré; cette peinture était née du sol , et ne devait sa force qu'à elle-même. Pendant qu'elle planait ainsi, noble et forte, sur ses domaines, Paris n'avait, lui , ni peinture ni peintres ; Paris la copiait,etconlinua long-temps del'aller chercher lui-même, lecha- peau à lamain,jusquedans ses plus petits villages flamands. Depuis Marie de Médicis qui fit venir Rubens, jusqu'à Louis XIV qui se choisit Van Der Meulen pour premier peintre, que d'hommages rendus à celte opulente nourrice de l'art, à cette terre puissante et féconde ! La Belgique pouvait donc se soutenir à l'aide de sa propre force , elle avait des approvisionnemens admirables et tou- jours prêts. Ses monumens , ses chroniques , Texemptaienl même de ravitailler sa littérature ; sa littérature, si pauvre «lu'ellefût, était dans son passé et dans ses luttes de territoire ; elle existait, et dans ses historiens si complets qui ont tout dit, et dans ces monu- mens de l'Espagne et de la grande foi catholique qui disent plus encore. Traversée depuis par les guerres continues de la France, de l'Autriche et de la Prusse, inquiétée dans sa rêverie paisible, elle n'en poursuivit pas moins sa tâche d'artiste, émigrant pour revenir, laissant l'Allemagne livrée à de raides imitations , la France à la médiocrité bourgeoise du jjinceau, l'Italie au misé- rable accomplissement de sa décadence. La Belgicpie récusait alors plus que jamais ce contrat d'asservissement aux autres pays; la peinture de Boucher elle-même, malgré sa vogue, n'eul pasdeprisesnrelle. Van Breda donnait à ses batailles le feu et l'é- lan de celles de Wouweimans ; Louis XV achetait à ce peintre qua- trelableaux à son jiassage d'Anvers, comme pour honorer en luilc
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débris de cette grande et belle école. Jacques de Roore, également d'Anvers, reproduisait Van Orley; Cré|»u, quoique moins pré- cieux de louche que de Heem et Mignon, peignait les fleurs avec une perfection de légèreté merveilleuse ; le chevalier Breydel , élégant seigneur, qui menait un train de prince, retraçait des sièges, des alta(}ues, des campemens, dont il jetait les esquisses sur des jeux de caries, avec la verve et la facilité d'un mous- quetaire. Malgré sa décadence, la Belgique continuait donc les Iradilions; elle n'allait pas demander aux autres pays sa vie et sa foi'ce. Elle luttait encore avec une mince poignée d'artistes contre ce mauvais goût des peintres de France ; elle préférait les vigoureuses esquisses de Téniers au fard misérable et aux roses pompon de Watleau. Le peintre David, ce Masaniello de la pein- ture , qui eut aussi sa lévolution , put voir , en venant habiter Bruxelles quelque temps après la tourmente i-évolutionnaire , combien peu la tendance de l'art avait changé sur cette terre patiente , circonscrite dans ses chères études. Vainement appor- lait-il avec lui un système de peinture nouveau pour ces hom- mes, vainement déroulait-il à leurs yeux ses toiles grecques et romaines , ses athlètes et ses Hercules académiques , il ne put recruter que de débiles soldats; Paelinck, Odevaere, Navez, envoloppés dans les draperies anti<iue3, continuèrent mesquine- ment et sans foi les traditions du maître. S'il nous fallait parler longuement de cette école, qui se traîne encore tristement, à l'heure ((u'il est, entre les inflexibles lois du style grec et l'en- flure républicaine de David, son fondateur, nous serions véri- tablement embarrassés. Cette fraction française de la Belgique, qui prend en pitié les hérésiarques , végète dans les conditions sco- lasliques de 95; même exagération de manière et de raideur, affection des draperies mouillées et des profils, absence d'idéa- lité et de sentiment, peinture de concurrent pour le grand prix. On ne conçoit pas comment , après l'exemple funeste de David, et son erreur de Mars et Fcnus, celte école persiste dans sa sécheresse de pinceau et de doctrine. Journellement exi)Osée à voir des Rubens, à les toucher et à les sentir, comment s'endort- elle dans sa voie de fausseté .* Si la peinture de David doit être morte quelque part, c'est à coup sûr en Belgique, où elle est aussi déplacée que les tragédies de Vondel , le vieux Shakspeare hollandais , le seraient sur un théâtre de France. David était
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bien ù la Convenlioii pour laquelle il peignait; il était loin de former an ichronisnie avec ses grands liéi'os nus au milieu des saiis-culolUdes de Tépociue , et des rassemblemens armés delà nation ; c'était le peintre adroit d'une Odyssée fangeuse ; il re- levait la guillotine de toute la splendeur de Rome et des Tlier- mopyles. Ce fut donc une localité merveilleusement sjiéciale jiour ce peinti'e que Paris : Talius , Brutus, Léonidas , sont l'expression de ces gi-ands courages ou de ces grandes infamies Iribuniliennes d'alors qui étonnaient ou épouvantaient la France. Les tableaux de David, c'est la révolution broyée au rouge ; son école , un immense atelier d'anatomie bumaine , avec des dates et des faits. Moins poète que Girodet, moins enflammé que Gros, surtout moins liabile à secouer toute une éjjoque dans ses langes . et à la jeter ensuite i)èle-mêle sur la toile par un sublime élan de pensée, David ne pouvait espérer de revivre dans ses élèves ; il leur enseignait lal)orieusement ses défauts, et vodà tout. Déplacés de leur cadre d'époque, ses tableaux deve- naient de froides études, ses imitateurs lacbevèrent , la jiarodie le tua. Nous nous demandons encore ce que celle peinture sèclie et raide venait faire dans la Pielgique! Que le peintre s'y retirât pour y vivre tran([ullle, rien de mieux; mais qu'il prétendît greffer son école sur ce sol d'antipathies et de répugnances , c'était folie. Certes, ils durent être étonnés, les adaiirateurs de la sainte et vieille peinture flamande , en voyant Da\id poseï' ainsi lièrement sa tente vis-à-vis celle de Rubens, dans le pays même de Jordaens et de Van Dyck ! Najjoléon aurait décrété lui-même cette peinture , et l'eût mise à l'ordre du jour , que ces naïves consciences d'artistes n'en eussent pas été plus émues. Supposez un instant l'école de David reconnue souveraine do- minatrice, quel bouleversement dans ce paisible royaume! Adieu le genre aux doux parfums ! Adieu les étoffes moelleuses de Terburg, les jjaysans ingénus de Metzu, les femmes satinées deMiéris, les pay.sages de Ruysdael et d'IIobema ! Adieu ces loisirs studieux et ces charmantes rechei'ches de pinceau , ces pots en éclats qui coulent tant de veilles au peintre, ces linges de ferme, ces murs crevassés , ces fruits, ces gibiers vivans! ^ oiei le génie flamand tout changé, les peintres auront des écliasses. Le slylc liistori<pie elle nu envahiront tout, les bourg- mestres deviendront Césars, et les taverniers robustes seivi-
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ront lie prétexte aux Manliiis! La palette de Cari Diijardin et de Bergliem est brisée , l'histoire romaine est A l'ordre du jour en Flandre, les treilles amoureuses de Téniers sont rompues, les ta!)les de Sébastien Franck renversées, les figures grimaçantes de François liais sont mises à l'index, le cor ne retentira plus dans les chasses de Sneyders! Quelle désolation parmi ces tranquilles amis de l'hydromel et du lambic ! quelle consternilinn au camp des peintres! Heureusement la révolution n'a pas eu lien.
Le peinture académi(|ue se trouve cependant représentée en- core à Bruxelles; M. Navez, élève de David , se charge d'y per- pétuer les Caracalla. M. Navez a un fort bel atelier, miraculeuse- ment situé dans Bruxelles ; il est membre du conseil de régence, chevalier de l'ordre du Lion belge : c'est tout ce que nous pou- vons (lire de M. Navez. Odevaere est mort, et M. Paelinck con- tinue à peindre l'antique; ce triumvirat ne ressemble-t-il pas aux sénateurs romains mourant dans leur chaise d'ivoire?
Grâce au ciel, la jeune école est pleine de sève en regard de ces ruines. Disséminée dans les grandes villes de la Belgique, abritée sous les cathédrales gothiques, studieuse et recueillie ])rès des monumens, elle aiguise dans le silence chaque llèche de son carquois, prête à entrer en lice désqueles ailes lui seront venues. Elle est jeune et triste, cette pauvre école de Flandre! Elle sent tout le |)oids de son i)assé et l'indifFérence du siècle qui lui succède, elle craint surtout la contagion mercantile et l'anéantissement de sa foi. A Bruxelles, c'est un jeune homme doux et modeste, timide comme une idylle de Gessner, et qui peint des moutons aussi argentés que ceux de Paul Potter ou de Roos; à Anvers, c'est un peintre ardent, enihousiaste delà vieille couleur de Rubens, et qui a fait ainsi rétrograder courageusement son pinceau jusqu'aux enfantemens laborieux de ce grand génie. Gand, Louvain et Liège mûrissent aussi, sous leur ciel brumeux, d'autres réputations et d'autres hommes; nous lâche- rons de les analyser rapidement, moins dans ce qu'ils ont déjà produit que dans ce qu'ils nous semblent appelés à produire. Pour nous, les prévisions ressorliront du fait même des doctrines ; nous serons heureux d'encourager les premiers cette jeune école, et de tendre la main à ces fils de Ru!)ens et de Van Dyck.
M. Verboeckhoven, qui reste à Bruxelles, semble avoir choisi Paul Potter pour maître. Il peint les animaux avec un rare
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1,'Oiilieur; ses esquisses sont elles-inèmes de petits tableaux de clievalt't fort achevés. La [terspeclive de ses fonds est vapo- reuse, lin peu trop italienne et bleue par instans , trop diaprée d'éineraudes et de tons frais. Quelques éludes de M. Verboeck- Iioven, études de terrains fauves et durs qui rappellent les Ar- dennes, et que vous pourrez feuilleter chez lui dans un livre d'esiiuisses. prouvent à quel degré de vérité ce peintre arrive- rait, s'il voulait s'astreindre moins souvent A la tyrannie minu- tieuse du genre. Konsavons vu de hiiune Attaquedc Cheiauu: par des Loups, d'une admirable fermeté (rexécution. C'est une peinture armée de grilîes qui contraste singulièrement avec les petits moutons blancs à la Deshoulières qui figurent dans son atelier. Cet atelier est lui-même fort curieux, il possède en na- ture une biche, un lion et un loup. C'est une fable de Phèdre que vous trouvez dés l'entrée ; il ne vous reste plus qu'à causer familièrement avec ces botes terribles , messeigneurs le lou[) et le lion. Les dessins de M. Verboeckhoven sont très-recherchés par les amateurs d'album , et surtout fort bien payés par les Bruxellois et les Hollandais.
La ville d'Anvers, la vieille nourrice de Rubens, possède un jeune homme d'un beau talent, M. Wappers. M. Wappers, il y a de cela quelque quinze ans , était un petit écolier esjtiègle et lutin qui s'amusait à défaire les vieux clous dorés de la chaise de Rubens (1) pour les vendre à des Anglais. Il va sans dire que le malin vendeur gardait les vrais clous , et les remplaçait par une poignée de clous apocryphes. Ce petit écolier est devenu aujourd'hui un homme de génie; lui seul mérite la i)lace de directeur de l'académie d'Anvers, place si mal remplie par M. Van Brée,. infâme regralteur de tous les tableaux de Rubens. M. Van Brée, il faut le dire en passant, ose en effet retoucher tout à son aise les plus belles toiles de ce beau génie, il outrage et salit chaque jour Rubens, comme la chenille et le limaçon salissent la fleur. Les cheveux vous dressent à se sacrilège quo tidien, à ce crime flagrant et tranquille de chaque jour. Cet homme refait des Rubens avec autant de célérité que le gouver- nement belge refait des hommes d'état; il corrige, commente, amiilifie Rubens, le drape et l'harmonise suivant sa na'ive ex- il) On conserve encore à Anvers celte chaise gothique.
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pression. Pour qu'on ne vienne pas nous accuser ici de parlialilé ou de mensonge, nous ferons connaitre les divers chefs d'accu- sation que les admirateurs deRubens pourraient intenter devant un tribunal d'artistes à ce directeur d'académie.
Premier délit: Le Sauveur en croix entre deux larrons. Tout le monde sait que ce tableau est le chef-d'œuvre de Rubens. M. Van Brée a retouché la robe noire de Magdeleine queRub'ens avait obscurcie soigneusement d'une demi-teinte; il a remanié en entier la composition du ciel, ciel de Calvaire, lourd et noir, ainsi que Rubens l'avait voulu; ciel d'un bleu cobalt, tranchant et clair, ainsi que son maître Van Brée l'a voulu ensuite.
Deuxième délit ; Jésus-Christ mort entre les bras de son Père. Le Saint-Esprit descend et plane sur cette scène , (pii représentela Sainte-Trinité. M. Van Brée a porté encore la main à ce magnifique modèle de raccourci. 11 l'a violacé de tons sales, il a détruit le jeu des glaces et la souplesse des ombres. Ce Christ, déjà cadavre, ce Christ aux chairs flasques et vertes , dont les bras sont froids, les lèvres d'une pâleur glacée, M. Van Bvèer harmonisa récemment à sa manière: il emporta d'un coup de torchon la valeur de ses ombres et de ses superjjes deini- leintes.
Le troisième délit deM. Van Brée, le plus audacieux, le |)lus inouï, le plus sacrilège, celui qui montre à quel point lesgouver- nans de Belgique sont inertes ou stupides, c'est le tableau de la Communion de saint François. En rapprochant dans notre mémoire la Communion- de saint Jérôme, par le Dominiquin, admirable chefd'œuvreque nous vîmes en Italie, et celle de saint François par Rubens, nous sommes contraints presque malgré nous d'assigner la plus belle paît de mérite à celte dernière. La seule position du corps du saint, la vérité des tètes de moines , la splendeur et l'harmonie de ce cadre, et plus encore sa mira- culeuse conservation, semblaient devoir le mettre à l'abri des outrages du sieur Van Brée. Le directeur de l'académie d'Anvers, n'en a pas moins cependant modifié la teinte, il a enlevé le glacis d'une tète de moine du i)his grand elfet .
Maintenant quevousavez vu l'outrage, il nous resteà vous dé- crire le triomphe. Oui, h; directeur belge s'est lui-même djcerné l'encens de l'apolliéose; peu s'en est fallu ((u'il ne se fit porter dans la chaise mémo de Rubens au bas de tous ses Christ re-
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touchés, Impuissans, hélas ! à tonner de leur grande voix con- tre le Ijlaspliémateiir ! Écoulez ceci, et voyez si celte dernière façon d'outrasjerRubens n'est pas la plus effrénée de loules! Le même Van Rrée a fait un tableau d'une belle grandeur, sujet liisforique , mort historique , lit , médecin et goupillon historique aux pieds du mort. Ce mort, messieurs, c'est Rubens ! Le directeur belge a intitulé son tableau: .Mort de Bnbens! ^on conlenid'axo'iv martyriséRubens au jour lejour, d'avoir faitsaignerspsviergespar leurs stigmates , et ses Christ par leurs clous , il a mis en croix la belle figure de Rubens , il l'a parodiée barbouillée, conspuée ! Ce tableau, qui aurait dû plutôt s'appeler le Crucifiement de Ru- bens, est presque toujours voilé comme im tabernacle ; il a des rideaux verls, un suisse à hallebarde, un livret pour lui lout seul. C'est une peinture exécrable de touche et d'effet ,d'un blanc mat et propre comme une chemise de blanchisseuse, une peinture de directeur d'académie , devant laquelle on doit passer lèle nue comme les treize cantons devant le chapeau de Gessler ! Il oc- cupe la plus Itelle et la meilleure place du Musée.
Tel est l'homme que coudoie cha([ue jour M. Wappers. tel est le direcleurdont la ville d'Anvers est affligée. Nous ne i)ouvions laisser croupir dans l'oubli un pareil crime et un pareil homme. M. \Yappers, nous le réjjétons, est seul appelé à occuper digne- ment la chaire de ce beau musée, tout rayonnant des cadres de Van Dyck et de Rubens. Le pinceau de M. Wappers est vigou- reux, ses Ions de chair excellens , sa peinture lucide et pleine d'effets graves; sa couleur admirablement fondue dans la i)àte de Rubens , molle ou vive , suivant l'exigence des scènes ; sans fracas dans la lumière et sans dureté dans le clair-obscur. Ce peintre s'est exclusivement réservé Phisloire, maisnonriiistoire en cothurne , l'histoire guindée et fausse derinslitut. Cest aux an- nales mêmes de son pays que M. Wappers emprimte ses paives. Son tableau du Bourgmestre de Ley de parlant au peuple dans la famine , est sans contredit une fort belle œuvre. VanderWerff , bourgmestre de Leyde, apprend que la populace se soulève: la crise est périlleuse , la famine et la pesle ont déjà envahi la ville. Assiégée en 1374 par les Espagnols, Leyde, en effet, semblait ne pouvoir lutter. C'est au milieu de ce corlége furieux «pie s'a- vance le bourgmestre, n Citoyens, dit-il ens'adressant aux plus )> mutins, je serai fidèle au serment que j'ai prêté à Dieu et ù la
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)) la patrie. Je n'ai pas de painà YoiisofFrir;mais je dois mourir Il un jour ; que ce soit par vous ou par rennemi, peu importe ! ;> Si cela peut vous satisfaire, prenez mon corps, coupez-le )> par morceaux, et partagez-le entre vous ! » —Cette harangue de Vander Werff , Tune des plus belles et des plus courageuses résistances de Thistoire, forme le sujet du bourgmestre de M. Wapi)ers. Cet homme, entouré de morts et de mourans, domine la sédition de sa hauteur; d'un seul de ses regards il l'enchaîne et la foudroie. Celui-là n'était pas un vain simulacre de gouverneur. Vander Werff fut bourgmestre de Leyde jusqu'à douze fois , deux fois député aux états de sa province, intégre et ferme comme un vieux duc castillan. Il faut voir la famine hideuse qui rampe à ses pieds, et la sédition grondant au-dessus de sa tète , pour comprendre la belle oidonnance du tableau de M. Wappers. Les têtes en sont fières et passionnées, quoique molles et uniformes de couleur, chose étonnante pour un colo- riste comme M. Wap|)ers. Les malheureux que ronge la famine otîienl une étude de dessèchement et de maladie admirable. Ce tableau fut fait en 1830; le prince d'Orange l'avait acheté. Un graveur français lixé à Anvers, M. Lhérie, frère de l'acteur de ce nom, vient d'en faire une fort belle planche. Il doit sous peu la faire tirer à Paris.
Nous voyons avec peine que M. Wappers est obligé, à l'heure qu'il est, de ployer sa manière aux exigences officielles ; le gou- vernement belge lui a commandé un tableau de ses trois Jours, Nous avons fait à M. Wappers nos complimens de condoléance sincère. Ces apothéoses de la rue ont compromis en France tant de vrais et nobles talens , que nous n'avons pu dissimuler à l'artiste l'écueil de son sujet, et le tort immense apporté par cette perte de temps à ses études.
M. Wappers s'est courageusement soustrait , nous le savons, aux inexorables conditions de son programme. L'artiste avait à représenter le peuple déchirant la proclamation du prince Frédéric sur la grande place de Bruxelles. Il lui était aussi diflScile d'éviter le sang , les mains calleuses et les fusillades , que de mettre du rouge à cette révolution tille de la rue. Heu- reusement M. Wappers s'est rappelé le peuple au milieu duquel il vit, ce peuple robuste et doux à la fois, peuple commerçant, aux larges épaules , facile à émouvoir par des orateurs de caba-
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rcl, poiiple iKiisihle , devenu lion à forcede biscoles sarranées et de faro. M. Wappers , avec un talent de verve et d'ironie reniart|ual)le, a pris ce peuple au sérieux et l'a dépeint sous sa meilleuie face , son courajje de résistance. Il le savait moins taquin (|ue celui de Paris; il l'a fait paisible, au repos, après la bataille , comptant les morts et bandant les i)laies de ses blessés. Ces dignes tètes de bourgeois flamands calmes et graves, ces jeunes gens si beaux , si forts et si irrités , cette population surprise au milieu de son flegme et de ses habitudes rentières , les Jioinmes de ses ports et de ses villes , ceux-ci nerveux et roux comme nos marins, les autres blonds et pâles comme nos dandies , tout ce monde se heurte et combat dans le tableau de M. Wappers, cette page remarquable d'action et de couleur dont nous ne saurions blâmer que le sujet. Si le peintre, avec celte palette où se trouvent souvent mêlés les tons de Rubens et de Lawrence, frappe à la porte des chroniqueurs et des histo- riens de son pays , sa place est désoimais marquée chez nous entre Delarocbe et Scheffer.
M. Wapi)ers est à notre sens l'artiste sur lequel reposent les meilleures es|)érances de la Belgique. Les dépositions de Christ, les vierges et les tal)leaux d'église que poursuit parfois sa fan- taisie, ne sont utiles à son talent que comme études, elles assujétissent sa couleur à celle de Rubens : c'est un grand pas; mais M. Wappers peut créer. M. Wappers habite une ville pleine d'influence sur la manière des peintres, Anvers l'espagnole, la ville des grands effets et des grandes ombres. Retiré dans cette ville comme un étudiant de Salamancpie, il peut y mûrir en paix ses belles études, aller voir la l'isite iV Elisabeth à ses jours de fè'e , vivre de la vie et du soleil de Rubens 1 Nous nous som- mes comidus à nous étendre sur sa manière, parce qu'à l'heure <|u'il est , c'est, nous le répétons, un véritable chef d'école. Il peut imprimer une bonne ou mauvaise direction à la jeune peinture qui l'entoure, il peut la relever en chemin ou l'égarer. M. Wappers est un artiste dans toute la vigueur de l'âge ; son caractère de tète est aussi ferme et aussi décidé que celui de ^'urillo. 11 vient ([uelquefois à lîruxelles, où il est fort goûté; (•est un jeune homme jilein de flamme et d'élanquand il cause; il habite à Anvers une pelite tourelle, ancien fief des Templiers. C'esl dans cet atelier que nous avons vu son grand tableau.
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MM. Brakoleer el Leys sont aussi d'Anvers : le premier est un peintre niùr qui exécute avec une grande finesse de petits sujets à la Téniers ; le second est un jeime homme de dix-neuf ans , tout occupé des études du moyen âge. Les tableaux de genre de M. Brakeleer nous ont paru charmans de naïveté, i)ien qu'un peu froids. Sa couleur est grise et manque de nerf; il a des qualités précieuses d'instinct et d'observation. Aprè.s tout, celte peinture , reproductrice des Ostade et des Teniers , vaut cent fois mieux que les airs de tète penchés et mignardif qu'empruntent aux Johannot quelques peintres de ce pays, lesquels dénaturent ainsi la bonne nature flamande. M. Bra- keleer est un peintre de goût , sinon de verve ; il a quelquefois de charmans reflets de Wilkie, l'Anglais, et dispose ses groupes avec autant d'originalité et d'esprit.
L'âge de M. Leys est celui <iui se passionne , l'âge des clercs et des pages; il ne faut donc pas s'étonner que M. Leys ait choisi tout d'abord le moyen âge. Ses esquisses sont charmantes de rêverie et d'effet. Nous pouvons nous tromper; mais M. Leys a étudié amoureusement Waller Scott et les délicieuses figures de Flaxman. Ses dames et ses amoureux de 1-500 ont delà grâce; il ne manque il ce jeune artiste ni relief de couleur, ni poésie; nous lui conseillerons seulement moins d'indécision dans le choix de ses sujets. UncÉineuteù Louvain, com|)Ositioni»luslarge . dont s'occupe en ce moment M. Leys, assurera sans doute à ce talent plein de jeunesse uiie belle part d'avenir.
M. de Keyser a fait un Crucifiement pour l'église de Man- chester; on s'accorde à le trouver remarquable. M. de Keyser, qui habite Anvers , peint l'histoire. îS'ous n'avons vu de lui que quelques dessins,sur lesquels il est difficile d'asseoir un jugement; sa manière nous a paru toutefois plus spirituelle quelarge. A ces noms de peintres déjà cités, nous devons joindre ceux de MM. Madon , Mathieu , Delvaux , Kreins , Fourmois, Bossuet et Schaepkens. Ajoutons encore M. Van Begemorter, artiste char- mant et facile, qui nous a paru exceller surtout dans la pein- ture aneodolique, témoins ses différens épisodes de la vie de ,1ean Stein; de .longhe, de Courtray, paysagiste amoureux des fermes de la West-Flandre;Kremer, peintre de genre, et Lauters, dont le crayon ingénieux a souvent enrichi les jjresses litho- graphiques de Motte. M, Marinus peintle paysage; MM. Gallait,
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le colonel Joly etCaroliis compK^lent celte série d'arlistes. Parmi les sciilplenrs, nous iilaceions en première liyne le nom de M. Geefs à côté de celui de M. Kessels. Kessels, quand il i)arlit pour l'Italie, ne trouva pas un ami dans tous ses concitoyens; on refusa même de lui payer les bottes qu'il allait user dans ce voyage, entrepris à i)ied, faute de ressources. Maintenant Kes- sels est vanté et honoré. Puisque nous parlons de la sculpture, nous ne pouvons oublier M. Buckens. Les médaillons de cet artiste sont charmans , c'est le moyen âge pur et naïf: ses fi- gures de bas-reliefs sont pleines de grâce et de chasteté biblique dans les poses. Anges et madones semblent se détacher des vieux livres d'heures pour se suspendre aux ciselures de M. Buc- kens. M. Buckens vient de quitter son pays pour la Russie; une foule d'amateurs, à Anvers, lui ont offert un banquet. L'ar- tiste, nous le pensons , n'aura pas oublié d'y porter un toast à Benvenuto Cellini.
Le nom de M. Geefs nous fait une loi de rappeler aussi son entrée récente dans cette bonne ville d'Anvers. Geefs, depuis cinq mois, voyageait en Italie. C'est un jeune homme maigre et maladif, un sculpteur de grand talent. II arrive à Anvers, et tout le peu])le des artistes sait qu'il arrive. Vite une cavalcade, cinq fiacres belges , tous les fourgons ! On va le recevoir à Contich, on le suit en triomphateur, on l'étouffé d'enibrassemens et de questions : <( Quel homme est M. Ingres, et que nous direz-vous des Canova? Est-il vrai que ce pauve Robert soit mort? et les journaux ont-ils menti? i> Puis au milieu de tout ce bruit, on voit se développer les fiacres comme une ligne de bataille; au lieu de cinq fiacres, on en compte douze : c'était une file comme à Longchamp ! Geefs est élève de l'école des Beaux-Arts de Paris, et , malgré cela, est un artiste. Il est dé- plorable qu'on use ce jeune homme à des blocs de circonstance, le buste de M. le comte de Mérode et la statue de la Liberté.
Nous devons à M. Madou une mention particulière. Cet artiste, connu h Paris par de spirituels album, peintre et lithographe tout â la fois , joint â une grande facilité de repro- duction une patience d'observation et d'esprit qui fait le princi- pal trait de sa manière. 11 compose ses sujets comme Théodore Leclercq esquisse ses proverbes , en homme habitué â arrivei' quand il veut, en artiste sûr de lui. Des critiques sévères,
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en examinant de près les scènes de M. JMadou, y retroTiveraient peut-être rinfliience des vents mercantiles delà capitale; ils le l)làmeraienl de tant accorder au commerce parisien, à ses exigences , à sa mode , au lieu de satisfaire sa pensée. Les mar- chands de la capitale, qui n'ignorent pas le talent de M. Madou , se font une joie maligne de le pressurer ; ils l'attachent à leur glèbe et façonnent son crayon à leurs volontés stupides. L'ar- tiste est obligé de céder et d'oublier son idée première; mais, en homme habile, il ne se livre qu'à demi; il réserve toute la fraîcheur de son caprice pour ses aquarelles, et nous en avons vu de charmantes de M. Madou. Elles font partie d'un beau por- tefeuille d'amateur, celui du docteur Roger, de Bruxelles. Ce sont des escarmouches et des attaques d'avant-posles, aussi animées que celles de Yan Der Meulen. Là M. Madou est tout hii; ce sont des dessins d'artiste (|ui n'ont point été achetés d'avance par Susse ou Giroux. Il y a dans ces diverses com])osi- tions un cachet de finesse et dhabileté singulière. Espérons que M. Madou ne fera donc plus tant pour les autres et devien- dra un jour égoïste : sa réputation y gagnera.
31. Cossuet est auteur d'un excellent Traité de perspective. Ses études d'architecte sont sévères et consciencieuses. MM. Four- mois, Tilmont et Kreins ont pour eux la science du dessin ; MM. Mathieu et Schaepkens se distinguent dans l'histoire. Quelques esquisses, d'un jeune homme nommé Carolus, pleines d'une charmante témérité, révèlent un talent original. M. Carolus a dû voir la Danse des morts , par Holbein. Rubens, le grand maître, la copia plusieurs fois.
M""' Fanny Cor jieint le portrait; elle vient d'achever celui de sa sœur, fort jolie ]iersonne, aussi blonde et aussi spirituelle que cette Rachel Ruyscli , cette Hollandaise qui reproduisait si bien les fleurs.
Il faut le reconnaître , les artistes que nous venons de citer combattent généreusement en faveur de leurs doctrines; ils portent dignement le poids de leur mission : peu connus en France, ils grandissent chez eux et lutteront un jour, nous l'espérons, dans la grande arène de Paris. Ce sentiment d'as- sociation qui soutenait autrefois les confréries de la Belgique, et formait la toute-puissance des peintics, leur a paru un lien plus indispensable que jamais. Ils se sont souvenus que la
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Flandre et la Hollande pullulaient jadis de ces sociélés soumi- ses à des statuts et à des régleuiens comme des troupes mili- taires : sociétés du Mail, de l'Arc, de l'Arbalète et de l'Arque- buse, immenses salles d'assemblée qui se nommaient Butes, et où se réunissait la vaste franc -maçonnerie des artistes. Ils échangent entre eux leurs systèmes et leurs idées. Ce n'est pas une chose rare que de voir parfois, en Flandre, dans une ville presque endormie, les vitres d'une vieille maison qui se colorent et s'embrasent. On chante au-dedans du Méhul ou du M'eber; la fu- mée de la Havane et le faro se disputent les meilleures tètes. De temps à autre, un jeune homme promène ses doigts maigres sur une épinetle, un acteur de l'endroit récite des vers; les tables sont jonchées de dessins à la sépia et h la plume, que les nonchalans artistes n'achèvent même pas. Cette mai- son, c'est le grand hôtel des peintres! On y fait des loteries, des album et des bons mots. Quelquefois un guitaiiste ridé, comme le krespel d'Hoffman , vous agace les nerfs à l'aide de son instrument , mais vous y gagnez les dissertations pleines d'intérêt d'un maître de chapelle qui vous raconte (pielqnes vieux thèmes de musique retrouvés jiar lui , queUpies danses suaves du temps de Marie Sluart et dn seizième siècle.
Là , tous les artistes sont confondus , chacun i)arle avec en- thousiasme de sa ville ; on se raconte ses aventures de bal mas- qué, on parle de costumes , de gravures sur bois, de canaux gelés , des cigares de Manille et des sinistres du port d'Anvers. Pour peu que le président de la réunion soit un artiste, vous croi- riez voir Rubcns donnant la collation chez lui, entouré de Bolswert, de Pontius et de Wosterman, ses amis et ses graveurs ordinaires, dont le burin soutenait son luxe et sa dépense. A Bruxelles , ces soirées d'artistes sont moins primitives de naï- veté; c'est presque un lundi d'Athénée, auquel on se rend en bon académicien. M. Lévèque, directeur de l'Artiste, feuille qui correspond pour la forme à celle de Paris , a mis en vogue ces sortes de réunions avec une patience et un zèle inconcevables. Nous y avons entendu Serda au piano, Serda le chanteur, dont la belle et large voix se prête si bien aux stroi)hes magnifiques des Mystères d'Isis ou du Moine de Meyer-Beer ; Wappers et Verboeckhoven y traçaient à la lampe de rapides esquisses, pleines de grâce et d'esprit. La protection du gouvernement
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belge envers les arls étant presque nulle ou mal entendue, les garanties d'avenir manquant aux artistes ,, c'est le moins qu'ils se réunissent souvent au pied de queUpie colonne comme les conjurés de Falieri à Saint- Jean et Paul. Lk on discute, on pro- teste,on organise. Cen'estpasdu carbonarisme , c'est delasainte et juste résistance. N'est-il i)as curieux de supputer ici, par exemple , l'allocation faite aux beaux-arts vis-à-vis de l'alloca- tion faite à la police! Soixante mille francs, prix net pour les deux! Pour soixante mille francs, vous aurez des espions , de beaux espions belges à l'instar de ceux de Paris, la croix à la boutonnière, l'œil sournois et attractif ; pour un prix sembla- ble, vous aurez aussi des peintres , des statuaires , des hommes qui se dévoueront corps et ame par amour de l'art. Voilà une législation admirable et bien entendue ! L'artiste sur la ligne du sergent de ville, le même comptoir officiel ouvert à tous deux! De ce mépris ou de cette incurie des gouvernans, il advient que la peinture belge prend une route dé[)lorable ; elle se jette à corps perdu dans le commerce de Paris. L'inlUience paiisienne se fait sentir jusque dans les lithographies et les vignettes. Les traditions flamandes se perdent , les élèves de Téniers copient tous Devéria. On trouve plus commode de s'adresser aux mar- chands de Paris qui vendent tout, qu'au sénat belge qui n'achète rien. Même apathie et même froideur pour les monumens. L'ad- mirable hùtel-de-ville de Louvain, si coquettement dentelé, si tin, si gothique, tout brodé de ces charmantes petites chapelles où se trouve écrite sur la pierre l'histoire de l'ancien testament, languissait dans l'abandon et la ruine; ses flancs lézardés par le temps ou la gelée se couvraient déjà de sinistres touffes d'her- bes. Un jeune homme, un architecte ignoré, M. Everaerls com- prit cette plaie et cette honte; il enrôla de simples ouvriers , et seul, à l'aide de son art patient, parvint à réparer ces injures des siècles , pierre par pierre, ligiu-e par figure. Il fit mieux : à mesure qu'on découvrait un morceau , il avait soin de com- mander qu'on le moulât aussitôt en plâtre. De la sorte , vous aviez, en peu de temps , une collection de ces délicieux caprices du ciseau , les feuillages gothiques, les dentelles, les statuettes. Ce jeune homme avait une armée à lui , un peiqjle de maçons à lui , une école qu'il s'était faite avec son secret d'art et d'intel- ligence. Nous n'avons pas entendu dire que son nom soit pour-
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tant jamais sorti de Louvain, encore moins qu'il ait reçu quelque métlailh; ou quel(|ue camée de la munificence royale, prodijjue pour l'ordinaire de ces sortes de présens, d'après l'usajîL' immémorial des cours allemandes, |)résens le plus sou- vent iiuitiles à l'artiste , et peu dispendieux pour les tètes cou- ronnées. Frédéric de Prusse était très-fort sur ce système d'en- vois; il donnait des tajjalières à de pauvres gens qui n'avaient l)as même de quoi payer leur aubers.e.
Les boulons d'or ciselé ont remplacé en Belgique les taba- tières prussiennes du roi Frédéric. Un auteur du crû fait un vaudeville où la Hollande est battue à plat de couplets, et le soir il trouve sur sa toilette ce présent d'une majesté ! Il faut dire, avant tout, que les vaudevilles belges ne se font pas comme les autres, la législation des théâtres royaux de Belgique étant de la plus amère dureté. Les nègres du Cap Vert ne sont pas traités plus inhumainement que ces écrivains indigènes. En remplacement des droits d'auteur qu'ils n'ont pas, le gouverne- ment leur reconnaît et leur assure le droit illimité de payer les frais de costume aux acteurs , les robes de prima donna , et les guêtres de machiniste. La direction du théâtre de Bruxelles, entre autres , est bien la meilleure et la jdus paterne des direc- tions! Cette direction oisive qui n'a aucun frais, et à qui la ré- gence de la ville octroie un traitement d'ambassadeur, cette direction qui a sa salle chaude et éclairée au gaz tant que dure son bail , cette direction , fille de la protection flamande , ac- cueille ainsi les auteurs flamands : tant pour une armure du poids de vingt-cinq livres que vous donnerez à monsieur un tel, armure damasquinée or , ([ui ne peut coûter plus de trois cents livres de Flandres ; tant pour la cheminée gothique du fond, et les accessoires du troisième acte ; tant pour le suif et les com- parses recrutés pour vous. Si votre drame est sifflé , vous n'au- rez plus rien à dire, nous avons assez fait pour vous et la nationalité. Croyez-vous que nous n'ayons à jouer que des vau- devilles wallons ou flamands ? Allez, mon ami , la carrière du théâtre et des quinijnets est bien dure. Voyez plutôt : je ne tou- che ici, moi pauvre directeur, que mes cent quarante mille francs !
Tel est , depuis quelques années, l'accueil fait au génie belge par M. Carligny. M. Carligny, j'oubliais de vous le dire, es*
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directeur du grand-théâtre de Bruxelles. M. Carigny a des qua- lités de scène incontestables; il joue fort habilement certains rôles , entre autres le Conteur. Pour ses formes administra- tives, nous en dirons peu de chose. A la disinvoltura d'un pre- mier sujet de la Comédie-Française, M. Cartigny joint Torien- lalisme d'un Oi osmane ; il est rarement chez lui quand on s'y rend , et professe un grand respect pour les traditions du talon rouge. Il est d'usage, en Belgique ,■ de jeter des billets sur le théâtre, billets qui ont force de loi et qui sont lus. Quand on injurie un directeur par ces billets, le directeur, servitude étrange! est obligé de les lire; nous avons été témoins de ce fait à Gand, à Anvers, partout. Un jour, M. Carfigny ne s'étant pas rendu aux vœux de cette assemblée tumultueuse, et son ré- gisseur ayant seul paru , une voix du parquet s'éieva pour le demander. Qu'on nous apporte le pacha! criait le populaire belge, dans sa rage récréative.
Ces humiliations légères de ladirection ne peuvent compenser colles des auteurs. Un jeune homme d'esprit, M. Gustave Vaëz, a fait, l'an dernier, un vaudeville nommé /e Cheval de Gram- iuont. Nous déclarons , sur notre conscience d'artiste, ce petit épisode égal au moins à tous ceux que la rue de Chartres ou le Gymnase ont fait défiler devant nous, pendant les années de grâce 1833 et 34. Le clievalier de Grammont, cet étourdi sei- gneui- que le roi exilait pour avoir été l'amant de M'i" Houdan- court, Grammont le joueur, Grammont le fat, trouve bon de faire promener son cheval par son rival même, à la porte de sa belle. M. Gustave Vaèz promène à son toiu' Grammont pendant trois actes, ce qui est peut-être un peu long, mais le vaude- ville aime les détours. Voici donc M. Gustave Vaez qui présente sou vaudeville. Encore une fois, c'est un vaudeville qui n"est nullement flamand, mais aussi français que les vaudevilles faits en France. D'abord , il faut que M. Gustave Vaez trouve un che- val. C'est là le grand, le plus curieux acteur! Le cheval trouvé par M. Gustave Vaëz, il l'amène en couverture à M. Cartigny ; c'était un beau cheval flamand, un cheval de brasseur, peut- être un peu lourd pour Grammont , mais les chevaux de Wou- wermans sont-ils légers? Examen fait, le cheval n'a pas de selle. Vile une selle, une selle à clous dorés pour le chevalier de Grammont! L'auteur faisait répéter son final quand on lui ap-
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prend qu'il faut une selle. II court, il intrif^ue près d'un sellier an(i(juaire, il intéresse l'amour-propre de Tindustriel, il a sa selle, une selle rongée des miles, une selle superbe qui a dû ser- vir pour le moins au digne archiduc Albert! 11 arrive tout es- soufflé, l'orcheslre était à son poste. Il selie, il boucle, il bride lui-même son cheval , comme un écuyer de Frnnconi! La pièce heureusement marche sans ruades du parterre, le cheval et Grammont sont applaudis. Tant que dura son succès , l'auteur paya régulièrement la nourriture de la bêle, le contrat théâtral fut ainsi fait ; ses lauriers ne Texemptèrent pas du foin !
Un aulre auteur. M. Prosper Noyer, auteur plus hardi, a fait représenter un drame en cinq actes : Jacqueline de Bavière. C'était là une belle et salutaire pensée : l'hisloire flamande , reflétée à chaque feuillet de ce drame, la chronique elle-même, mise en œuvre, une étude d'époque finement et spirituellement sentie. L'inexpérience des effets de scène se compensait chez M. Koyer par de consciencieuses recherches : c'était un roman au lieu d'un drame,voiià tout. L'auteur s'était gardé de l'écueilordi- nairtdescommençans;iln'yavaitdanssapièceniganleletsd"acier (remiiourrés de peau) qui brisent des bras de femme , ni chaises renversées, ni cris, ni juremens, ni poignets de duchesse con- Ire les serrures. Le drame allait paisible comme un vrai drame flamand , il avait l'allure et la retenue des chroniques. Cet ou- vrage lit grand effet. L'auteur ne loucha pas un centime des recetles , î'eçut de Sa Majesté Léopold une bague d'argent, et du directeur un Jean-Jacques relié en veau. Faites donc des drames belges !
Telle est dans ce pays la législation du théâtre. On voit qu'elle s'inquiète peu de la question de nationalité. Les pièces que ce comité reçoit sont à elles seules des monumens. Un dra- maturge de Louvain présente fort sérieusement au théâtre de Bruxelles un ouvrage en neuf tableaux intulilé: La suite de Ri- chard Darlington. Cet homme faisait à la fois le métier de ])arfumeur et de traducteur d'anglais. Nous ignorons si ce nouvel auteur sera joué.
Si la condition des auteurs est misérable , en revanche , celle des acteurs est rassurante. Le traitement d'un premier sujet à Rruxelles dépasse celui d'un ministre belge , leipiel est de vingt mille francs. Il y a des chanteurs dont le la vaut un immeuble:
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ce qui n'est pas moins surprenant, c'est qu'ils jouent presque tous de père en fils. Cela s'exi)lique aisément. Autrefois , la vocation du théâtre était irrésistible, c'était le libertinage ou le génie qui donnaient l'essor au comédien. Ainsi de Molière, acteur et poète nouveau , qui portait lui même le poids de son oeuvre ; ce fut le génie qui fit de Molière un grand acteur. Tout le contraire pour Montménil, le fils de LeSage; Montménil le fou, fils lii)ertin d'un i)oète à cheveux blancs , Montménil qui jouait Valère sur les tables d'un cabaret. La dissipation fit de Montménil un comédien. Ainsi encore de Baron , de Poisson et de mille autres de tous les acteurs enfin , depuis .lean-Baptiste Poquelin jusqu'à Camerani. Ils allaient, les uns poussés par le jeu , d'autres par le caprice ; ils allaient , sans soin d'avenir et de récolte pour les leurs, le plus souvent pauvres et plus crottés que Collet. Il était rare, après de pareils exemples, que leurs fils prissent leur état: la pairie du théâtre n'était pas encore héréditaire ! Le fils trouvant des dettes à solder , des embarras financiers et des exi)loits aussi implacables que ceux de M. Loyal, choisissait bien vite une autre route; il se faisait peintre, musicien , poète ou teneur de livres. Aujourd'hui il en est tout autrement. Un ténor, en ayant soin de tenir ses fenê- tres closes, gagne vingt-cinq mille francs par an; il a sa ber- line de poste , ses journaux et son notaire à lui aussi bien vêtu que les notaires d'opéra comique. Il s'ensuit que le comédien , ainsi casé, songe naturellement ù ses fils; il veut leur léguer ses rentes. Bon gré malgré, il les greffe sur le théâtre. Il de- meure stipulé qu'ils auront les mêmes droits et le même avoir. Quant au talent , ils sont héritiers directs , cela les regarde. De- venue ainsi une perspective de sinécure et un débouché pour la famille , à quoi sert la scène , dites-nous , si ce n'est à consa- crer la généalogie des comédiens ?
La question des auteurs- et du théâtre est donc résolue par le faitmême en Belgique. A tous les jeunes gens auquels répugne ce calice , et (jui nous ont consulté , nous n'avons donc pu l'é- l)ondre qu'une chose: Allez â Paris , il vous faut l'air de Paris. A Paris, vous que le malheur a prédestinés au vaudeville, à Paris , auteurs d'opéras franco-flamands ! Vous trouverez à Paris la meilleure maison de commerce cnce genre, la plus riche et la plus achalandée , celle de M. Scribe et compagnie
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connue pour ces sortes d'articles! Vous trouverez à Paris des directeurs intègres et probes qui vous recevront à bras ouverts avec vos drames moyen-âge , auxquels ils donneront un parrain sans que vous ayez iiesoin de vous en mêler ! Allez à Paris , au lieu de ci'oupir en Belgique! La Belgique , messieurs , c'est Le- porello , riiumble valet atfublé du manteau et de la toque de don Juan; soyez don Juan afin de battre ensuite Leporello! Oue vous sert de parodier Paris . et de bigarrer vos villes avec des affiches de contrefaçon? Passez le Rubicon , ou restez chez vous; chez vous le ciel est gris, mais Toiseau chante; vous pouvez écrire, à l'ombre des cassines flamandes, des pages aussi fines et aussi joyeuses que celles de Téniers. Votre littérature peut s'abreuver de chroniques et de détails : vous avez Liège et ses hiérarchies belli(iueuses d'évêques ; Bruges , l'Iiôtesse de Charles II ; Louvain , Malines, Anvers, en un mot, toutes vos villes. C'est à ces vieilles sources que vous devez recourir pour votre nationalité. Vous avezcliez vous la mine de vingt romans l>oéliques et inconnus, depuis Arteveldt .jus(iu'à Ciiarles-Quint, depuis les guerres espagnoles jusqu'à celles de Louis XIV. Vous pouvez reconstruire dignement votre langue et votre histoire. Le dialecte vous manque , il est vrai ; vous épelez encore le français qu'on vient de décréter chez vous comme Rol)espierre décréta l'Être Suprême; mais la chronique n'a pas besoin de ce purisme de style, elles gallicismes se font excuser parles recherches. Remuez ce sol, fouillez-le, pénétrez dans le cœur de vos vieilles provinces, dans lesprit de vos vieilles chartes, dans les rayonnantes splendeurs de votre peinture. Cela vous vaut mieux que de singerie grand et le petit format des journaux de France , de réimprimer ses livres et de s'habiller de son esprit ! Vous n'avez, jusqu'ici, que des libraires pour auteurs; votre presse politique regorge de tant d'infamies secrètes ; elle est si jtauvre et si vendue, qu'elle soulève le cœur! Votre presse poli- tique, dirigée par quehiues hommes qui se disent Français , loin d'être un auxiliaire aux intérêts de la France, ne s'occupe (jnedesa position bâtarde et de sa fortune à refaire; bien qu'elle soit placée sur le terrain même de ladiscussion , elle ne s'attelle à aucun débat, et ne provoque aucun examen au sujet des sérieuses questions de lil)rairie qui occupent les intelligences de France. Historiographe d'une petite cour , complaisante de petits
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liommes d'état (1) , elle perd le pays en le flagornant , elle vous tue par la métaphore ! Ce ([ui se broie chez vous de phrases et de papier, est inconcevable, mais ce sont nos phrases tièdes encore sur votre papier. Pensez-vous que ce soit un grand progrès que de réimprimer magnifiquement YHistoire de la llécolutioti française , \yàv M. Thiers, ministre et dcpvté, comme vous dit le graveur au bas de son portrait belge? Sin- gulière éluve que celle où vous faites bouillir nos livres ! Cathe- rine II de M™« d'Abrantès, imprimée et satinée en dix-huit lieures; le Père Goriot At M. de Balzac, vendu ici à profusion avantrédilion de Paris , le Voyage d'Orient ,par M.de Lamar- tine, déjà soumis à Bruxelles, au scalpel des feuilletonistes, pendant que l'imprimerie parisienne élabore encore ses pages ! Ceci n'est-il pas un jeu de course, et retirez-vous bon i)rofit, vous autres écrivains, de cette grande révolution dejjapier? Vos ouvrages et vos essais ne se vendent pas ; présentez-vous humble et modeste au comptoir d'un libraiie, il balance à vous imprimer gratis. M. Nolhomb, votre seul publiciste distin- gué, n'a-t-il pas subi lui-même les dédains de ce contrat? Un jeune poète de talent, M. Van Hasselt. jeune homme plein d'avenir, n'a-t-il pas été contraint de ployer aussi sous ce des- potisme slupide de la librairie moderne en Belgique? Secouez donc les entiaves de Timitation , et demandez vous-même liau-
(1) Il demeure entendu pour nous que par ce mot de presse politique nous n'accusons ici que certains journaux et journalisles IVançais achetés par le pouvoir belge, et qui ne profitent en rien de leurs données spéciales sur la marche progressive des idées en France. Loin de comprendre dans cette proscription la presse litté- raire, nous nous faisons un plaisir de proclamer son indépendance et sa franchise d'idées. Le journal de M. Lévêque, l'Artiste, jour- nal d'opposition, de verve et d'esprit, nous semble marcher géné- reusement dans cette voie. En fait de tentatives littéraires, nous mentionnerons aussi celles de M.CollindePlancy, écrivain spirituel et plein de savoir, qui, en voulant mettre ses Chroniques des rues rfejB/-î/xe//(?.y à la portée des intelligences bourgeoises, et en se faisant Belge à force de simplicité, n'a pu s'empêcher de se montrer dis temps à autre un malin disciple de Sterne etde Rivarol. MM. Fanre, de Béthunc et Lemoine contribuent encore de tout leur pouvoir à la révolution littéraire du pays , soit en reproduisant les articles de la Revue de Paris, soit en puliliant eux-mêmes des aperçus con- sciencieux sur nos éciivaius eu vogue.
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lement au pouvoir des réglemens et des f^aranties. Ces lois sur l'imprimerie, en pleine vigueur sous Louis XV, le roi le plus oublieux de son peuple et le plus favorable aux gens de lettres, vous pouvez , vous devez les o!)lonir. L'appel courageux de M. de Balzac , avocat de nos libertés littérau-es, et premier péti- tionnaire dans cette gi'ande cause, a dû refouler chez vous les préjugés pour éveiller les sympatiiies. Unissez-vous au grand congrès des écrivains de France pour arracher à l'apathie sor- dide du pouvoir , cette charte indispensable! Alors , vraiment vous serez nos alliés, écrivains de la Belgique , vous ferez le métier d'auteurs , et non celui de contrebandiers !
La littérature belge a besoin d'entendre ces choses. Isolée et pauvre, elle ne sait que devenir. Le vertige la prend, rien qu';'i voir ces vitres innombrables chargées d'aflSches de France, ces annonces flamandes d'in-S^ parisiens , ce retentissement de la contrefaçiui , en un mot , qui vous étourdit comme le tangage d'un paquebot à vapeur. Elle doit comprendre qu'elle est rayée pour jamais de cette grande liste des auteurs de France, que la librairie la prend en mépris et en i)itié ! Nous récuserions les premiers d'aussi ingrates conditions d'existence : la littérature belge traîne son bouletcommeun forçat. La vie animale rappelle elle-même l'artiste à sa uiis(}re; des hautes sphères de l'intelli- gence, il retombe dans l'épais brouillard du faro, du ciel d'Os- sian dans la taverne. Vous ne verrez guère en Belgique , les bibliothèques envahies par de studieux lecteurs, les manuscrits feuilletés par les amoureux de la chronique. La riche biblio- thèque de Bourgogne, qui ne compte pas moins de douze mille manuscrits (1) dont la plupart remontent jus(;u'au douzième
(1) C'est surtout au goiiverneraent de Marguerite d'Autriche que cette bibliothèque doit ses accroissemens remarquables. La biblio- thèque parliculière de cette princesse, qui se composait d'un grand nombre d'œuvres manuscrites , fut incorporée après sa mort à la galerie de Bourgogne avec ses ai'mes gravées et tirées sur chaque livre. 11^ avait, entre autres, un volumes de plusieurs Chansons mises en musigue j manusci'ilsur vélin, dont chaque marge tlait festonnée de marguerites peintes en couleur avec un soin rare. Le livre des Basses danses (manuscrit in-4o oblong) figurait aussi dans cette riche succession de reine. 11 contenait toutes les danses notées en musique que l'on dansait à la cour de Marguerite d'Au- riclie , et figiuait à coté des qualrebeaux volumes de la Fleur des
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sii^cle , ne voit errer sous sa voûte que son vieux et digne biblio- thécaire , M. Marchai, savant aimable et poli, cent fois moins inquiété que l'excellent M. Van Praet delà rue Richelieu. M. Van Hasselt, dont j'ai déjA cité le nom , est avec M. Marchai le seul hôte de ces Thébaides savantes ; lui seul ouvre et ferme dans le silence les livres aux pesantes agrafes, les missels de Philipi)e- le-Bon, ou les cahiers de danse de la reine Marguerite. Ceux qui ignorent que la jeunesse studieuse de M. Van Ifasselt s'est passée ^i Maestricht, ne lui sauront peut-èti'e aucun gré d'être un poète français élégant et pur : ils ne verront en lui que le résultat, et non l'étude. Nous qui avons passé bien des heures de causerie avec le jeune auteur des Primevères, que M. Victor Hugo reçut d'une manière si bienveillante à l'un de ses voyages à Paris, nous demeurons encore surpris de celte flexibilité d'apostasie, de cette conversion poétique d'un étranger à la langue diflficile de nos auteurs. La imésie de M. Van Hasselt a trempé son aile au bassin lîoéfique de Victor Hugo : c'est un cygne qui s'ébat sur le même marbre et le même gazon. Ce n'est pas là une des moindres gloires de M. Victor Hugo, le grand poète, d'avoir façonné de la sorte, à sa pensée et à son moule , cette organisation tranquille du Nwd, d'avoir amené ce jeune homme de talent, par sa seule puissarrce aKraclive, au milieu de son enfer ou de son Éden. M. Van Hass^elt compose de jolies ballades; c'est le seul auteur qui nous ait paru mal à sa place en Belgique. Passionné pour les chroniques, instruit à l'égal d'un vieux bibliothécaiie, il se refuse modestement à écrire un livre d'époque : c'est ce qu'il ferait pourtant de plus utile pour l'art dans cet insouciant pays. Sans doule les obsta- cles dont nous avons parlé plus haut paralysent son courage. Que faire et que tenter dans une ville où la poésie parisienne
histoires, et du Eocace des clères femmes. M.irgueritc d'Aiitiiclie, spirituelle duchesse, composa des mémoires, d perdit numc beau- coup de temps à écrire des vers rimes comme ceux-ci :
Penses à moi , ma cousine , C'est Margot qui fit la rime,
Ces deux lignes bicarrés se trouvent à la première page du troi- sième volume de la Fleur des histoires.
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arrive à jour fixe comme la marée , au milieu de ce ffrand cabi- net de lecture apjielé Bruxelles, où le pa|)iei' mécanique a seul des droits? Nous conseillerons à M. Van Ifassclt un seul parti , rémigrnlion.
M. Van de Weyer, l'ancien bibliothécaire de cette belle galerie de Bourgogne , est maintenant ambassadeur à Londres. Nous mentionnons ce fait inouï dans les fastes des bibliomanes. Un bibliolliécaire ambassadeur ! Ceci nous a donné un très-grand respect pour les ambassades. Maintenant, du moins, les secré- taires d'ambassade liront.
L'énumération des objets que possédait autrefois la bibliothèque de Bourgogne inspire à l'antiquaire de vérilal)Ies regrets. Nous avons en ce moment sous les yeux une liste manuscriteexlraite des archives de l'abliaye de Saint-Pierre-lez-Gand, liste quia pour litre : Catalogue des armures et autres objets de cu- riosité, qui se voient dans la grande écurie de la cour, à Bruxelles. Ce document est infiniment curieux. Les armes de parade damasquinées, en or, de Chaiies-Ouint, et l'armure comi»lèle de son cheval (estimées 5,000 florins); celles du prince lie Parme , de. Juan d'Autriche, le vainqueur de Lépante; les armes royales du prinre Cardinal, fils de Philippe IV ;les épécs de Charles V et de l'archiduc Albert, contrastaient singulière- ment avec l'équipement de fer noir de Philippe-le-Bon , duc de Bourgogne, tout de pesanteur et de rusticité guerrièie. Les vols et les déprédations à main armée (1) ont porté à ce mobilier
(I) La révolution française fut très funeste à la hiI)]iolhèque de liourgoune. C'est un lypprochementde faits assez cuiieux à élal>lii avec les vols plus récens. En 94, le représentant du pi-uple Laurent encombrait la cour de la biiiliolhèque de sept chariots diargés <le livres et de manuscrits, *«;?.? aucun inventaire préalable, dit uni; notice del\L Laserna Santander, correspondant dcl'liistitut nationaL Ce rapt fut suivi d'un autre qui acheva de (tépouiljer la l)il)liolhèque. Le 21 septenil)re de la même année, les commissaires des sciences et arts de Paris, s'en étant rendus maîtres, enlevèrent le peu qui res- tait de manuscrits précieux et de beaux ouvrages. Voici la décharge expédltive qu'ils en donnèrent au concierge 'l'immermans :
u LIBERTÉ, ÉGALITÉ.
" Nous avons mis en réquisition et fait enlever, en vertu de nos pouvoirs, de la bibliothèque dite de Kourgojjne, quatre manuscrits T0.11E IV, i>8
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précieux des rudes atteintes. Ces i)illaj}es, on le sait, avaient lieu en Belgique entre deux haies desoldats, paisibles spectateurs de ce tumulte. C'est chose inouïe que la conservation respec- tueuse du palais du prince d'Orange au milieu de cesdésordres. La population belge, il faut le dire, s'est arrêtée tout d'un coup devant ce jialais comme le cheval cabré d'Attila devant Gene- viève. Les beaux Velasquez et les Yan Dyck qui tapissent ses galeries, absorbent tellement l'attention, que l'on demeure indifférent aux arabesques chaimantes du parquet, aux por- phyres et aux dorures. En parcourant ces magniticences délais- sées, ces -salons, ces boudoirs vides, en voyant cette demeure royale d'un banni, placée sous la garde de ses vainqueurs mêmes, il est impossible de ne pas songera Chambord. Les pro- priétés du prince d'Orange n'ont pas éprouvé le moindre dom- mage en Belgique. Sa villa de Tervueren, à quelques lieues de Bruxelles, conserve encore le sable et les ormes de ses allées. Pendant qu'un maçon de Paris, appelé M. Fontaine, torturait Philibert Delorme aux Tuileries, par ordre de son maître, le gouvernement belge arrosait lui-même les massifs et les jardins du proscrit; il émondait ses arbres et payait des bras pour entretenir son palais. Peut-être y a-t-il dans ce respect un calcul de gloire ; ce palais est une belle page de retenue et de pudeur à montrer aux étrangers.
Puisque nous parlons ici des monumens , nous ne i)ouvons passer sous silence celui de Waterloo. A troislieues deBruxelles vous rencontrez le champ de bataille de AValerloo. {the fieldof If'ateiioo), ainsi que l'a écrit Walter Scott en tête d'un de ses plus mauvais poèmes. Le hameau Saint-Jean , qui est à trois quarts de lieue plus loin , dépend de Waterloo. Sur la hauteur
» en langue orientale, cinquante-neuf en lanf[ue latine, quatre-vingl- » cinq en langue française, vingt-trois en diverses langues moder- » nés. I*iiis aussi quarante-et-un volumes d'anciennes édilious, cent » cinquante-neuf volumes d'ouvrages sur les sciences, les arts et » l'histoire, etc., dont dt^charge au citoven Timniermans. concierge » à Bruxelles, le cinquième des jours complémenlaires de l'an ii de » la république fiançaise une et indivisible. Les titres desdits ou- » vrages sont indiquée dans les catalogues restés entre nos mains. 11 Michel Lebload, de Wailli, Faijjas. » (Mémoire hislorlcjne sur la bihiiolhèqiie de Bourgogne.)
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principale s'élève ce monument Je quarante-cinq pieds de liauteur et de cent soixante de diamètre, l.e piédestal supporte un lion colossal en fonte de fer. Pins loin encore, au village de Plancenois, ou voit un autre monument en fer, élevé parla Prusse, pour conserver le souvenir du jour qtii a changé les destinées de la France. Dans la chapelle de Waterloo, existent aussi d'autres monumens élevés par les Hauovriens et les Anglais.
Voilà, certes, assez d'airain et de marbre, et nous admirons l'abnégation de notre cabinet de France , qui n'a pas même introduit un deleatur à ce sujet dans son traité avec la Bel- gique. Il nous semble pourtant que la France avait le droit d'exiger cette abolition ; c'est un spectacle nouveau que celui d'un peuple qui n'existe (pie par la France, protégeant la honte de son alliée avec tout le soin qu'elle mettrait à garder sa gloire.
Afin de compléter l'ensemble de nos observations sur la face artistique de ce pays, nous devons dire un mot des contrefaçons de librairie. Les placets littéraires contre cette horrible plaie remontent bien plus haut que notre épocjue. Voltaire se plai- gnait amèrement de celles de Hollande , et Marmontel frappait du pied dans la boutique d'un lii)raire de Liège, en voyant les contrefaçons du Bélisaire. Linguet , retiré à Bruxelles , s'éton- nait beaucoup d'y voir reproduire ses Annales; vainement s'en(piérait-il du nom et de l'adresse de son homme, il trébu- chait toujours dans le cercle des conjectures. Une nuit enfin, Linguet aperçoit un jet de lampe à travers les volets d'une maison, dans un sale et vieux quartier ; une ombre allait et pas- sait, apportant de petites i>lanclies de fer à un pupitre noirâtre. Celte ombre était celle de l'imprimeur Lefranc, qui ne se livrait à ce travail frauduleux que la nuit. D'a])ord il escroqua Linguet sous le manteau, puis mit ensuite audacieusement son nom à ses feuilles chaudes. Linguet, pour s'en venger, imagina d'en faire tirer de semblables ; il inscrivait au i)as, en grosses lettres: Se vend chez CARTOUCHE LEFRANC !
Depuis le dix-huitième siècle , la contrefaçon a i)ien grandi à Bruxelles; ses cent marteaux occupent la ville. Elle ne se cache |»lus la nuit derrière la vitre, comme dulemps de Linguet; mais elle vend pul)liqueuient aux auteurs do France leurs OHivres et
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leurs livres, sur U>s([iiels va se ri:er la douane, qui, dans sa sliiliide logique, ne i»efmet pas à un écrivain de rapporter à Paris l'un de ses romans réimprimé à Bruxelles. La contrefa(,'on nous semble, du reste, une chose jugée. C'est une de ces chi- mères fabuleuses delà poésie anticpie, variable comme Prolée, année de griffes et d'écaillés, dont les ailes repoussent à mesure <[u'on les arrache. Coupez-lui les vivres en Belgique, elle ira se traîner à Spa et se poser à Aix-la-Chapelle. Genève et Cologne l'accueilleront comme on fait d'une courtisane; elle ira le front levé Jusqu'à ce que la grande famille des écrivains ait obtenu du pouvoir le droit de la clouer au poteau. Nous avons formulé à son égard notre opinion ; il faut (pie les auteurs- et les libraires lui fassent, sans se lasser, une guerre troyenue, une guerre de dix ans ; les auteurs, en se jdaçant ci la tète même des aifaires , et les libraires à la léle du commerce. Au lieu de cela , auteurs et libraires vivent d'une vie de reclus et d'anachorètes. Les auteurs, blessés de ce délaigneux oubli du pouvoir, ou trop fiers pour accepter des bienfaits qui sont pour certains esprits l'é- quivalent d'une insulte, abandonnent leur œuvre à sa destinée. Ils se trouvent vendus d'avance à la librairie banqueroutière et mercantile, qui les fraude; ils n'ont de patrons et de représen- tans nulle part. Les anciens hommes de lettres, ceux qui étaient jeunes aux jours passés et combattaient courageusement dans nos rangs, endormis dans leurs sinécures et leurs places, riches de pensions d'institut ou de dotations faites aux beaux-arts, oseraient à peine élever la voix pour défendre le palladium outragé. D'un autre côté, les éditeurs fastueux ou obscurs, Rotschilds delà librairie , ne sont aucunement négocians ; ils n'ap|)li(pient jam.ùs à ce commerce l'activité ou le génie calcu- lateur d'un courtier de la banque; ils vivent grassement, les pieds chauds, la tète posée sur l'oreillère en maroquin de leur fauteuil ; ils vont aux Bouffes et se pâment à Rossini ; les voyages, les moyens d'opposition , les traités de guerre ou de paix avec la librairie limitrophe, ils les ignorent ou les appliquent mal; enchantés d'ailleurs d'avoir trouvé un moyen de diminuer le prix des manuscrits , ils exagèrent leur ruine. Nulle alliance défensive de leur i)art avec riiomme de lettres , nulle fraternité avec l'écrivain. Delà isolement et cri de détresse de l'auteur qui se trouve réduit à subir ces deux fléaux : la conti-efaçon de
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Belgique d'abord , contrefaçon odieuse qui le ruine ; puis les li- Ijraiies de France, qui se servent de ce fantôme d'optique pour TeHiayer et réduire le prix de ses veilles. C'est au pouvoir seul de tranciier ce nœud gordien. La propriété littéraire se trouve, nous assure-l-on , constiluée déjà en Allemagne. Ce serait déjà un grand fait pour notre cause. Chassée del'.elgique, poursuivie et menacée d'une guerre active, la conticfaçon retrouverait des ennemis sur les limites du Rhin ; les gouvernemens , pro- pices une fois par hasard à la pensée, formeraient la chaîne pour détruire le brigandage. Vainement objectera- t-on que les seuls livres français sont victimes de ce fléau. Deux pirates anglais , croisant en Seine, MM. Galignani et Baudry, se sont chargés de démentir cette assertion. Ces messieurs contrefont à Paris tout ce qui leur semble de prise en Angleterre et en Italie, les œuvres de M. Buhver et les romans de Manzoni. Viennent quelques rayons de plus au front de la rêveuse Allemagne, des traducteurs moins chers et des commis voyageurs en librairie plus subtils, ils vous donneront bientôt la seconde partie d'Hoffmann, c'est- à-dire son école, école aussi nombreuse que celle des succes- seurs d'Alexandre. N'y a-t-il donc pas urgence pour que ces courtages impudens soient mis à l'index?
Kos lecteurs pourraient nous faire un reproche de n'avoir jias compris dans le cadre de la peinture en Belgique les collections particulières. Bien que l'Angleterre et la Hollande soient plus riches de ce côté que la Flandre , et que les musées de ces deux pays aient souvent à envier aux particuliers de riches tableaux de maîtres, nous devons dire que la Belgique n'en possède pas moins quelques cabinets remarquables. Nous citerons les deux principaux : celui de M. Schamps, à Gand, et celui de M. le prince d'Aremberg à Bruxelles. M. Schamps , amateur instruit, homme de goût et de patientes études , accompagne lui-même les étrangers en leur expliquant sa riche galerie ; le propriétaire de ces Rubens et de ces Rembrandt se fait pour vous le plus obli- geant des ciceroni. Entre tous les tableaux de cette magnifique collection, ceux qui vous frappent le plus sont au nombre de quatre : ils représcMitent la belle famille de Rubens i)einte en entier de sa main ; d'abord le portrait du frère de Rubens, puis Isabelle Brandt, Rubens lui-même et Héléna Forment, sa seconde femme. Ces quatre portraits sont du plus grand prix. Ruysdaél ,
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Van Dyck, Gérard Dow et Mieris forment le complément de cette superbe galerie , la seule magnificence curieuse à Gand , après Sainl-Bavon et la vieille maison de Charles-Quint.
M. le prince d'Aremberg est un descendant de ces d" Aremberg si riches et si grands seigneurs , que A'anDyck peignait le manteau flottant, sur quelque cheval épais et lourd, avec une selle à franges d'or et des étriers travaillés comme une dentelle. Le petit-fils de ces beaux cavaliers flamands a mis sa gloire à enri- chir péniblement sa collection : c'est la plus belle et la plus choisie de Bruxelles. De vigoureuses études de François liais, des Cuyp délicieux, des Téniers et des Paul Potter charraans, animent de leurs reflets cette galerie , où se déploient dans tout leur éclat les plus beaux Van Ostade et les Wouwermans. Le T'obie rendant la vue à son père aveugle , de Rembrandt, est peut-être le plus exquis tableau de chevalet que nous ayons vu de ce maître. A la sagesse de l'effet il joint une distinction admi- rable de pureté et de dessin. Une Femme espagnole par Van Dyck , offre un caprice ingénieux de ce maître ; la tète nous a semblé peinte dans le sentiment profond de Rubens ; les acces- soires très élégamment traités rappellent la manière anglaise de Van Dyck ; ils ont cette ampleur et cette noblesse qui dislingue ses derniers portraits de Windsor,
A Bruxelles, M. Vilain XllII possède un Raphaël d'un fort beau style ; le ventre de l'enfant a été, dit-on, retouché. Le cabinet de M. Van Lancker , à Anvers , olîre peu de cadres remarqua- bles, à l'exception de queltjues Wouwermans et d'un Vahder- neer du plus bel effet. Ce petit cadre représente un clair de lune.
Il est impossible , en parcourant ce pays si riche en peinture, de ne pas s'étonner d'un fait: c'est du petit nombre de brocanteurs que produit le royaume de la Belgique. Il semble, en effet, que tous les marchands de tableaux ruinés, tous les banqueroutiers et les juifs bannis de la rue de Seine , devraient affluer sur un>i terre aussi propice à leur commerce. Il y a des gens à Paris qui refont si habilement le nom de David Téniers , ceux de Mieris et d'Ostade, que l'on ne conçoit pas qu'ils résistent ù l'envie de faire jouir de leur talent un territoire si voisin. Notre surprise a été grande en rencontrant à Bruxelles si peu d'étalagistes et de marchands de cadres en renom ;à Anvers, nous venons de
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voir cependant un serrurier qui possf'de d'admirables armoires dans le style de Henri II : il est vrai que , par contre-coup , le digne Yulcain a mis le nom de Pierre Rubens à quatre ou cinq chaises de cuir qu'il vend l'une après l'autre aux amateurs , en leur disant : celle-ci est bien la chaise de Rubens! Malgré ceci , nous le répétons . on rencontre fort peu de vendeurs en proportion de ce qui pourrait se vendre. MM. Van Nieuwenhuy- sen et Héris (1 ) sont plutôt des maicliands de tableaux que des antiquaires. Le premier de ces messieurs a fait tout son possible pour engluer M. Rotschild à son passage. Ce baron de Bethléem a fait à MaUnesde précieuses acquisitions. M. Stevens, homme de goût, présidait à ces emplettes , qui n'ont pas été, nous a-t- on dit, à moins de trente à quarante mille francs.
Après avoir énuméré les ressources de son passé , ajoutons encore que l'art actuel , en Belgique , reçoit de la diversité même desesmonumensetde ses villes des reflets toujours nou- veaux. Ainsi 'Gand n'a rien de Liège ; Bruges ne saurait se marier à Anvers ; Louvain et Bruxelles ne pourront jamais se confondre dans la même teinte. La vie des artistes, dans ces différentes cités, se ressent donc, à leur insu, des traditions ; elle se modilie selon les habitudes et la domination ancienne du lieu. Bruges , cette Madrid flamande , triste et voilée d'ombres, doit abriter, à notre sens, -les antiquaires; ils y noteront les écussons émaillé de Charles-le-Téméraire , comme les roman- ciers iront à Gand, remuer les cendres de Charles-Ouint et de Vésale. Anvers, la Rome des artistes, rassemblera dans sa nef la grande lignée des fils de Rubens ; Anvers aura tous les pein- tres ; Louvain et Liège se partageront les chroniqueurs, les poètes, les bibliophiles. De la sorte, chaque ville de la Belgi- que conservera ses archives de nationalité. La face de ce royau- me sera multiple et saillante ; elle résumera admirablement les époques ; elle guidera l'art dans les régions delà poésie et de la vérité. L'art ne pourra rebâtir qu'en conservant la trace des anciennes fondations , et en adossant sa hutte modeste à ces magnifiques piliers. C'est aux hommes d'état de la Beljïique de comprendre et de peser ces choses. Au lieu de tulipes élevées eu serre chaude et de prix décernés par l'état aux producteurs
(1) A Bruxelles.
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des plus l)elles couvées de canaris ( 1 ) le gouvernement belge devrait garantir du dédain et de la moquerie étrangère les splendides témoignages de sa gloire passée. Au lieu de s'acheter à grands frais des pamphlets et des journaux , il s'achèterait des poètes et des artistes. La meilleure partie de son sol, l'art ancien , abîmée et perdue sous les recrépissages modernes , ap- paraîtrait ainsi aux yeux de tous , pareille à ces cathédrales gothiques dont un badigeon impie blanchissait la pierre et qu'un soin rehgieux vient enfin de rendre à sa couleur primitive.
Roger de Beauvoir.
(1) Historique,
DE LA RÉFORME
DE LA COMÉDIE.
En Fiance . ù l'heure qu'il est , il n'y a pas de comédie. La ré- iiovalion dramatique tentée par MM. Dumas , Hugo et de Vigny, n'a pas encore touché ce point de la question , et , selon toute apparence, aucun des trois n'y songe sérieusement. Dejiuis que l'auteur de Cro/«?t7e// a proclamé dune voix dictatoriale laliision de la comédie et delà tragédie dans le drame, il semble au plus grand nombre que la passion et le ridicule ne doivent plus désor- mais être séparés, mais bien alterner sur la scène, afin de ne laisser dans l'ombre aucune des faces de la réalité, aucune partie de la misère humaine, c'est-à-dire que l'idée représentée par Shakspeare et Schiller détrônerait h jamais les idées personni- fiées dans Sophocle et Molière. Cela est- il vrai? ,Ie ne le crois pas. Qu'il plaise à quelques intelligences de ce temps-ci d'em- brasser d'un seul regard tous les aspects de la vie , de mêler sur le même visage le rire et les larmes, d'amener sur les lèvres d'un même homme le sarcasme et les sanglots, c'est une chose facile à comprendre , c'est une évolution légitime et naturelle du génie poétique ; mais dans le fait qui s'accomplit sous nos yeux , je ne sais pas lire la condamnation irrévocable de la comédie. Ni Molière , ni Beaumarchais ne peuvent se recommencer , je le veux bien. Mais, entre l'analyse impartiale du xyii" siècle et la satire passionnée du xvm" il y a place à coup sûr pour une comédie nouvelle. Que les types généraux dn ridicule soient éjjuisés pour un siècle ou deux, à la bonne heure! <iue le pam- phlet soit aujourd'hui passé de mode , il n'y a là rien qui doive
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nous éloiiner. Mais jl reste encore à trouver une comédie tout entière, la comédie politique.
Or , à quelles conditions cette comédie nouvelle pourra-t-elle se réaliser.' Où sont les sujets qu'elle pourra traiter impuné- ment? Le poète que nous attendons emprunlera-t-il avec un égal bonheur le thème de ses méditations à Thisloire du passé ou à l'histoire contemporaine? Et i)Our celte comédie nouvelle, faudra-t-il créer des formes sans exemple jusqu'ici? Est-il possi- ble auxgouvernemens modernes d'accepter la comédie politique et d'envisager sans colère ce nouvel ennemi? et d'abord le ridi- cule n'est-il pas voué A la vieillesse la plus rapide? N'est-ce pas folie de ranimer les cendres des vices qui ne sont plus?
Je pense, très sincèrement que les deux niomens de la comédie politique, à savoir le moment historique, et le moment con- temporain , ont la même valeur, sinon la même puissance. Le rôle d'Arislophane peut fort bien ne pas convenir à tout le monde. Les Cléon de nos jours n'ont pas l'humeur si facile que les Cléon d'Athènes. Kous avons des lois plus empressées à punir le l'ailleur. Le passé , où l'on est sûr de ne blesser per- sonne , est encore pour le génie comique un champ assez vaste , assez fécond. Vienne pour labourer ce sol vierge encore une main vigoureuse, un œil exercé, et la gerbe mûrira.
Sans doute la comédie historique offre des difiicultés nom- breuses. Libre de toute préoccupation personnelle , sûr de ne rencontrer sur sa route aucune vanité jalouse ou hargneuse, 11 faut que le poète lutte contre l'ignorance et l'oubli. Pour appeler le rire sur Louis XII et François !«'■, pour traduire en un dialogue vivant et intelligiltle les joyeuses mazarinades , l'érudition et la poésie suffisent à grand'peine. Ce n'est pas tout de savoir , il faut enseigner à piopos ; ce n'est i)as tout de réveiller les ombres du coadjuteur et de M"'° de Longueville , il faut que chacune de leurs paroles s'adresse à la foule aussi bien qu'aux studieux. Je ne crains pas de le dire, la ('omédie historique impose au poète une tâche bien autrement laborieuse que le drame historique ; je veux parler seulement de celui qu'on nous donne aujourd'hui. Pour évoquer les ridicules endormis depuis Pavie ou Marignan , la science liéraldi(iue ne sert de rien. L'étude indispensable et souveraine, c'est la vie privée et la vie publique du siècle qu'on veut ressusciter. Connaître
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Cliamhord , Fontainebleau et Versailles comme Brantôme , Bussy et Saint-Simon , voilà le but que le poète doit se pro- poser.
Que si. préparé par une laborieuse initiation, familiarisé avec les habitudes des personnages qu'il va peindre , l'inventeur choisit pour sa pensée un moule consacré, le moule de Molière ou de Beaumarchais, par exemple, n'espérez pas que le métal , en se figeant , offre aux yeux éhlouis une statue complète et glorieuse. Non , le moule est usé ; il ne sait plus contenir sans éclater le bronze vomi par la fournaise.
Si l'imitation est dans tous les cas un travail stérile, l'imi- tation partielle n'échappe jamais au ridicule; obliger les per- sonnages de l'histoire à prendre le caractère d'Alceste ou d'Arnolphe, d'Elmire ou de Célimèue , c'est un projet insensé, et qui ne mérite pas même d'être discuté. La forme littéraire est à la pensée ce «pie l'armure est au mouvement ; pour porter le haubert , la cotte de maille et l'épée à deux mains , il faut d'autres hommes que pour manier l'épée de nos jours. Eh bien! pour prononcer le couplet de Molière, pour réciter sans fatigue et sans contrainte la période abondante et sentencieuse du Misanthrope , et de L'Ecole des Femmes , il ne faut pas aller chercher les héros de la Fronde ou les courtisans de Richelieu. S'il y a dans l'alexandrin de Molière des beautés éternelles , ce n'est pas une raison pour imposer à la réalité historique, dont il ne s'est jamais occupé , les liaijitudes d"uu style inventé pour un autre usage. Chez lui, on le sait, la pensée domine le caractère, et le caractère domine l'action ; pourvu que ses per- sonnages parlent sensément, il ne s'inquiète guère de les engager dans une action vraisemblable et animée. Ils sont vrais, leur langage est plein de révélations , cela suffit au poète ; ils se peignent et n'ont pas besoin d'agir. Mais l'histoire ne peut se plier à ces conditions.
Quelle sera la forme de la comédie historique? Ni Molière, ni Beaumarchais , voilà ce qui est certain. Mais la réflexion peut tout au plus prévoir , et non pas prescrire l'avenir ; seule- ment il est permis d'affirmer que cette forme , quelle qu'elle soit, naîtra pour la comédie nouvelle , et de la comédie elle-même , comme l'écorce pour la tige qui s'élargit.
La comédie politique empruntée aux caractères contemporains
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impose ;ui poète d'autres conditions et d'autres difficulté; dans tous les gouvernemens imaginables, au milieu des institutions les plus libérales , il sera toujours déraisonnable d'identifier la satire et la comédie politique. Sans vouloir museler la raillerie , sans imposer silence à l'ironie vengeresse , sans mutiler l'expression de la pensée ijublique , le pouvoir le plus loyal et le plus généreux ne confondra jamais la satire et la comédie dirigées contre la marcbe des affaires.
La satire a ses dangers sans doute, elle peut ruiner prématu- rément des hommes et des projets <pii n'ont pas encore fait leur temps ; mais contre une pareille attaque, la meilleure défense n'est pas la fuite. Or , si je ne me trompe , confisquer la raillerie équivaut à la fuite; il faut accepter la satireingénieuseet hardie, engager la lutte avec elle, braver ses coups, recruter une armée digne de la combattre, ne pas trembler devant l'épée qui luit, mais appeler à son aide des lames aussi fines, aussi acérées , et si la bataille est impossible , se ménager au moins une retraite savante et glorieuse.
Mais l'homme d'état qui se résigne à la satire n'a pas toujours le droit de lui permettie l'entrée de la scène ; l'action exercée sur la foule par les représentations dramatiques est tellement puissante, tellement soudaine, tellement irrésistible, qu'une fois personnifié sous le masque d'un comédien, le ministre ne pourrait plus se présenter devant les chambres; il aurait beau marcher tête haule, défier le rire glajjissant qui le suivrait partout, et invoquer le dédain comme l'arme la plus sûre, son abnégation serait un réel suicide. Non pas au moins quejp conseille la censure préventive ; le pouvoir a trop beau jeu i^ se faire justice dans l'ombre ; sa vanité chatouilleuse ne mettrait plus de bornes A ses caprices; s'il ne pouvait obtenir de louange publique , il prendrait la docilité du silence pour la solennité i\u cantique. Mais si une parole ]»rononcée devant deux mille auditeurs doit flétrir sans retour une ambition .sérieuse , une volonté sincère, le veto assurément n'est plus qu'une légitime défense. Pourvu que le pays soit juge dans ce débat, pourvu qu'il ait entendu la parole incriminée , il n'a pas à se plaindre, ei le poète n'est pas condamné sans appel. D'ailleurs c'est à la loi seule qu'il appartientde décider . et cette loi , promise depuis quatre ans. est encore à faire. '
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S'il n'y avait pas contre Walpole d'accusation plus sérieuse (|uela censure dramatique , il mériterait encore lenom de juste. Les railleries personnelles de Fielding le désijjnaient au rire et au nu'itris de rAngleterre ; le sarcasme avait librement retenti devant le peuple joyeux et à demi vengé par sa gaité. Quand il plut au ministre injurié de rayer de l'aifiche les nouvelles \uées, la multitude regretta son plaisir , mais les esprits sages ne prirent pas la prévoyance pour la tyrannie. La satire , bannie du théâtre , demeurait souveraine dans les journaux et dans les pamphlets. Pour infliger le ridicule sans le secours d'un travestissement , sans la caricature visible et pal|Kil)le , sans appeler à son aide l'imitation de la voix et de la démarche , les joues grimées et la plus grossière des parodies, sans doute il fallait un talent bien autrement fécond et sur de lui-mèiTre. M.TÏs ce talent trouvait à s'employer, et le chancelier, chargé de lire et de raturer les manuscrits du théâtre, n'essayait pas de sceller les lèvres du génie. Livrée à sa seule puissance, la satire avait encore une partie assez belle. En se rétrécissant, le champ de bataille ne garrottait pas l'agdité. Loin de là, les mouvement se multipliaient, et les coups portés ne glissaient jjIus.
Le peuple d'Athènes, qui se coniiaissaiten démociatie, accei)la des mains de Périclès ce que l'Angleterre a reçu de W alpole. La comédie ancienne ou directe fit place à la comédie moyenne ou indirecte , et plus tard à la comédie nouvelle ou de pure invention.
C'est qu'en effet , outre l'excuse de la légitime défense , il y a dans la satire politique, mise en scène, une singulière mono- tonie, une rapide satiété. Personnelle et nominale, la comédie po- litiqueesttrop facile. trop vulgaire, et continue la place publique sans l'agrandireou l'élever. Ce n'est plus pour l'intelligence une distraction , un délassement; c'est une perpétuelle redite, une excitation inutile des i)assions assouvies déjù dans les combats de la tribune ou de la presse.
L'inévitable pauvreté delà comédie personnelle n'est qu*une conséquence particulière d'une loi plus générale et plus haute : à savoir que la réalité ne sufBl pas aux arts d'imitation. Molière n'a pas copié les marquis et les princesses de Versailles et de Paris, pas plus que Phidias n'a copié les canéphores d'Athènes, ou Ra- phaël les filles de la campagne romiine.
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Or, la satire qui, sons In forme lyrique, demande impérieuse- ment toutes les richesses delà poésie, et qui ne peutètre écoutée qu'à la condition de mettre la {jrace dans la force et la majesté dans l'énergie, la satire s'appauvrit en passant par la bouche d'un acteur. Le poète se dispense d'imaginer parce quil a sous la main une foi'tune toute prête ; un pli du visage , un geste ])ns sur la nature , parlent plus haut qu'une image ou une allusion. A quoi I)on trouver pour la pensée des symboles aussi purs que les strophes de Pindare, aussi animés que la colère de Juvenal? Le comédien , s'il est habile, et pour une pareille tâche il est rare ({u'il ne le soit pas , le comédien répond à tout. Le costumier, le miroir et le vermillon font la moitié de la besogne.
Reste donc la comédie politique d'invention.
Mais une fois résigné à l'invention , dans quelles limitesle poète choisira-t-il le thème de ses travaux? Dégagé volontairement de la personnalité , trouvera-t-il dans les évènemens qui s'accom- plissent sous ses yeux, parmi les hommes qui s'agitent autour de lui , des fables et des personnages dignes d'attention , et surtout dignes de durée? .Te ne crois pas qu'il soit possible de se prononcer l)0ur la négative. .Seulement il ne sera jamais donné iiu poète comique de prétendre à rimmorlalité comme l'artiste voué à la peinture exclusive des i)assions sérieuses. Pourquoi cela? parce que les ridicules changent et se renouvellent, et s'abolissent rapi- dement, au point de paraître, après quelques générations, inintelligibles au plus grand nombre , tandis que les déchire- mens de l'ame humaine , à vingt siècles de distance, se com- prennent comme au premier jour.
Depuis la Constituante jusqu'à la conférence de Londres, il s'est joué , Dieu le sait , bien des comédies politiques; eh bien ! le poète qui serait doué du génie comique, n'aurait pas besoin de s'en tenir à la lettie du Moniteur pour amener le rire sur les lèvres et obtenir la jjopularité, même parmi les intelligences d'éUte. Ce que le romancier fait avec bonheur pour les souf- frances de sa vie personnelle , ou pour les douleurs dont il a été le témoin , le poète peut le faire pour le ridicule des races royales, pour les fourberies des ambassadeurs, pour la mysli- iîcalion des peuples. Il n'est pas indispensable, à coup sur. de copier les caquets de ïrianon ou du pavillon Marsan , pas plus que d'écrire dans un livre la confession de ses défaites, ou les
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nisos d'une maîtresse perdue. Qu'il y ait , dans un récit de mille pages destiné au ]>ul)lic, deux ou trois chapitres d'une réalité poignante pour une seule personne au monde, c'est un mystère très innocent, une vengeance bien excusa])le, mais qui n'exclut pas Pinvention ; api)li(|né à la comédie politique, ce procédé offrirait au poète des ressources pareilles , et de pareilles chances de succès.
A oir dans un événement accompli non pas seulement ce qu'il contient réellement, mais le germe avorté dun avenir désor- mais impossible , la lutte acharnée de i)réteutions réduites à l'oisiveté désespérée, telle serait , selon nous , la tâche du poète comique.
Et qu'on ne dise pas , comme on l'a trop souvent répété, que la presse détlore la comédie. La presse est une œuvre quoti- dienne, impersonnelle, involontaire, qui n'a rien à faire avec la poésie. De la presse ti la scène , il y a toute la distance qui sépare le marbre de la statue. Dans l'improvisation de chacpie jour, le bloc est tout au plus équarri: mais la gloire tout entière est promise au ciseau persévérant.
Ce qui est vrai pour l'invention des sujets , n'est pas moins vrai pour l'invention des personnages.S'ilestpossibleà l'amant trompé, au rêveur déchu de ses angéliques espérances, de se consoler dans une fiction inoffensive , et de repeupler avec des fantômes bienheureux la solitude de son cœur ,sera-l-il défendu au spectateur des ambitions et des mésaventures i>olitiques d'ar- ranger au gré de sa fantaisie , sans blesser les hommes qu'il coudoie , une fête ingénieuse où le ridicule soit intligé, comme un joyeux châtiment, aux Arnolphe et aux Dandin de la tribune?
En réunissant sur une seule tète, en gravant sur un seul visage , toutes les grotesques pensées , toutes les bouffonnes espérances qui chaque malin s'épanouissent, et meurent avant la fin du jour, le fjoète ne pourra-t-il pas atteindre aux cimes delidéalité comique? Exagérer le ridicule, ou exagérer la passion, n'est-ce pas même chose? n'est-ce pas même labeur? Qui osera dire combien de misérables trivialités, combien d'épisodes méprisables sont enfouis au fond des romans les plus pathétiques? Sans la divine transformation des souffrances réelles , sans la ciselure patiente des plus grossiers instincts, qu'aurions-nous si ce n'est
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des narrations dignes tout au jiliis de l'oflice et derantichaml>re.' De l'invention du sujet et des persomiages à l'invention de la fable la transition est naturelle et nécessaire. Si la comédie liistoi'ique l'épugne ù entrer dans un moule consacré dès long- l('mi)s , la comédie contemporaine demande jiUis impérieusement encore une fabulation et un dialogue d'une égale nouveauté. Ce qui convenait au xvu" siècle, en présence des deux antiqui- tés si la!)oriensement étudiées et commentées , ne |»ent plus convenir à la France de 1835. Nous avons manié familièrement trop de génies de toute nature pour nous en tenir à Plante et à ïérence. Notre estime littéraire pour ces deux maîtres de la scène romaine ne va plusjusqu'îi l'imitation. C'est encore aujour- d'hui i)our notre curiosité un délassement précieux, pour nos méditations un enseignement austère; mais ce n'est plus un modèle exclusif, un précepte sans appel.
Que si , contre notre attente, on voyait, dans les réflexions ((ui i)récèdent, l'intention de nier dédaigneusement tout ce qui se fait autour de nous, nous ne ])rendrions j)as la jjeine de nous justifier. En face d'une accusation de cette nature, le seul l)arti sage serait le parti du silence. Est-ce que par hasard rJinhitieuiV et la Princesse Aiirélie sont îles comédies poli- titiues? Est-ce que MM. Eugène Scribe et Casimir Delavigne sont de la famille d'Aristophane;' Qu'on nous i)aidonne de ne pas le croire; nous n'avons pas étudié à l'école de d'Hozier.
Gustave Planche.
( Extrait de la Revue des Deux Mondes.)
chronique*
Par les mensonges qui courent dans la ;i)i'esse et dans le inonde , c'est une précaution utile que cette confirmation solen- nelle d'une mort , connue seulement i)ar la rumeur ; l'exemple de la liHliargie de 31. Drouineau est là pour prouver l'inconvé- nient des larmes par anticipation ; et depuis que notre public y a été i)ris, il se fait incrédule. Le voilà donc bien et dûment informé que le second des trois potentats qui ont visité Paris en 1815, est remonté au ciel , où tous les rois vont prendre leurs invalides.
Il est une autre mort, malheureusement aussi certaine , dont la nouvelle est arrivée l'un de ces derniers jours , entourée de circonstances d'autopsie , de sépulture, d'honneurs funèbres, (jui ne permettent pas d'en douter. Léopold-Robert est mort à Venise •, lui-même il a brisé son cerveau, sous ce ciel d'Italie qui l'avait fécondé. Une vie de trente-huit ans , consacrée à de douces études, le charme d'une belle ville, le souvenir de la patrie, un passé de beaux succès, un avenir riche d'autres succès ])lus brillans encore, rien n'a trouvé grâce auprès de la volonté du suicide , cet égoisme terrible que la philosophie moderne a {)lacé au cœur de nos jeunes générations. Venise a honoré le peintre étranger ; la pauvre ville! elje n'a pas fait à Robert un cortège de seigneurs puissans , de grands artistes , un cortège éblouissant de brocard, d'or , de pierreries , comme elle pouvait le faire au temps de sa fortune , parce qu'elle n'a plus aujour- d'hui que des haillons et des chaînes : mais elle l'a honoré de tout cœur, avec les larmes de la douleur vraie, avec ses reli- gieuses (radilions de respect pour le talent.
lu jeune poule, Amédée Gratiot, vivement frappé de cette mort fatale, qu'on n'a même pas la consolation d'ap|»eler injuste,
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nous a communiqué les impressions qu'il a traduites aussitôt qu'éprouvées. Nos lecteurs nous sauront gré de leur avoir donné ces vers :
I
Quoi? Mort. Quoi? Le matin , Venise, qui s'éveille, Heureuse du triomi)he et des couronnes d'or Que pour le jeune artiste elle tressait la veille, Vient d'entendre luie voix crier à son oreille : Ton Léopold Robert est mort !
Déjà mort ! — A cet âge où tout est joie et fête , Age des longs espoirs et des longues amours; Comme eût fait un vieillard tout meurtri de tempête . En se voilant le front il a courbé la tête , Et s'est endormi pour toujours.
La terrible agonie ! et nul dans sa demeure N'est venu lui parler de gloire et d'avenir ; Et nulle femme, hélas ! qui s'agenouille et pleure , N'a tendu vers l'artiste, à cette dernière heure. Ses deux bras pour le retenir !
Vous lui restiez pourtant, cieux purs de l'Italie , Nature harmonieuse où Pâme aimo à s'ouvrir , Et chant de gondolier pleins de mélancolie , Et doux épanchemens du soir où tout s'oublie , Tout, — excepté qu'on veut mourir.
La destinée humaine est un sombre mystère. Cet homme qui se tue, et qui ne se plaint pas , Enchaîné nuit et jour à soivlabeur austère, A vu , jeune qu'il est, plus d'un grand de la terre Lui venir parler chapeau bas.
Mais , se sentant brûler d'une plus nol)Ie flamme , Il a pris en dédain la terre , et , sans effroi , Comme un fils exilé que son père réclame , A ton ame , ô mon Dieu , retrempant sa belle ame , L'artiste est remonté vers toi !
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II.
Qu'est-ce donc que ce monde où nul ne peut plus vivre ?
(Juel vertige est dans l'air? ([uel poison nous enivre ?
Où courons-nous? Mon Dieu, vous le savez, là-haut.
Votre soleil à vous est toujours jeune et cliaud ,
Votre ciel toujours pur , vos forêts toujours vertes :
Mais nos âmes à nous sont froides et désertes ,
Car nous ne croyons plus , et s'il nous reste encor
Un Dieu que nous puissions aimer, — ce Dieu , c'est l'or.
A travers les cent bruits des grandes capitales ,
La mort jette en riant des semences fatales ;
L'enfant qui manque d'air, et qu'un doute a flétri ,
Se tue , en blasphémant le sein qui l'a nourri ;
La femme foule aux pieds son divin sacerdoce
De prière et damour , et le vice est précoce.
Artiste, n'est-ce pas , tu croyais à l'amour ?
Quand ton œuvre était faite et quand baissait le jour,
Tu l'en allais , rêvant , le long des vertes Iles
Et demandant aux bois d'orangers leurs asiles
Les plus mystérieux. . . Mais on a méconnu
Le rayon qui brillait sur ton front pâle et nu,
N'est-ce pas! Une femme, audacieuse et folle ,
A , d'un baiser menteur , brisé ton auréole ? . . .
Puis alors tu vis clair , et tu compris comment
Chaque pas dans la vie est un enseignement.
Ton front devint plus sombre , et ton ame chagrine
Se surprit à pleurer au fond de ta poitrine.
Ce soir-là tout fut dit , et Ton te trouva mort
Un matin. — 'Léopold Robert , c"et lu le sort :
L'artiste meurt, la foule au crime s'habitue.
III.
Oh ! malheur à ce siècle où l'artiste se tue .'
— Nous consignons ici , en ayant bien soin de l'exclure de la partie fashionable de cette chronique, une soirée où la frisure elle col de M. Etienne ont joué un grand rôle. Toutes les nuances
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(riiulustrie, toutes les variétés d'élégance, iramusement , ont fondé depuis quelques années des lieux de réunion, des cercles , des clubs. Or , de même qu'il s'est institué à Paris une société |)our l'encouragement des races de chevaux qui prend le nom dejockei's club , de même nous avons à signaler la fondation d'un dominons club , dont nous espérons donner bientôt tous les statuts ; nous n'en connaissons que les principaux ; les voici :
M. Etienne est président à vie du dominons club.
Pour être simple memiire, il faut :
Avoir un certificat du maître du caK' du Commerce, portant quinze ans d'exercice du jeu de domino ;
îîoire d'un trait six bouteUles de bière ou de cidre, au choix ;
Avoir composé au moins deux opéras comiques sous l'empire DU les dix premières années de la restauration, attendu que de- puis lors le genre est tombé, et que le Constitutionnel ne doit «es débâcles successives qu'à la chute dudil genre , et parce que les grandes choses se tiennent par la main ; ou bien avoir écrit cin(( articles ou cinq annonces au moins dans ledit Constitu- tionnel , journal des commerces littéraires et politiques , <ie M. Etienne.
Les réunions ont lieu trois fois par semaine, au café du Com- merce, place de la Bourse, et les bureaux seront renouvelés d'a- j»rès un concours qui aura lieu sous les yeux du président.
On n'est reçu aux réunions qu'avec des cheveux frisés et un grand col et les mains dans les poches , tenue qu'affectionne le président.
Le membre vainqueur du concours a le droit de porter à sa i)Outonnièie un domino d'argent.
Quand un membre vient à décéder, on grave un domino sur sa tomije et Ton voile le double si.v pendant un mois.
Mais pour revenir à la soirée en question, M. Etienne en a fait les délices. Il a joué d'un instrument qui imite A ravir le chant du Rossignol si bienfaitpour nous plaire, et fait j)ré- céder ce concerto d'un avis salutaire sur la manière de s'en servir.
Le Constitutionnel a gardé un silence plein de modestie sur re raout où l'on rencontrait l'élite des joueurs de domino , de loto, de dames, d'oie et de i)iquet de Paris. Mais en revanche, il <t iMd)lié un feuilleton , un feuilleton scintillant comme une an-
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nonce Reinfjanum sur le [jenre de ropéra-comiijiie en général, <?t le Joconile de M. ÉUeniie en pai-liculier.
Si je n'étais déjà si envieux de Jôcoiulc, je le serais liorrible- meul de ce feuillelon ; mais on ne peut avoir toutes les jalousies.
— STEEPi.E ciiASE. — ,Ieudi dernier, la roule d'Orléans présen- tait l'aspect d'un pèlerinage, d'une joyeuse émigration. Des til- burys, des cabriolets, des calèches à quatre chevaux, et en demi-Daumont. des tandens, des cavaliers brillans, se rendaient ile Paris à la croix de lîerny, premier relai de i)Oste. De tous les environs arrivaient au même endroit des fermiers en carrioles , des lionimes en blouses, montés sur des chevaux que Cervantes a nounnés rossinantes et dont l'espèce se retrouve dans celte cavalerie de Mina dont les charges fatiguent tant le général iispagnol, quand il la commande en personne : ce grand déi)la- cement de population élégante et rurale était motivé par l'an- nonce d'un grand Steeple Chase comme celui qui a illustré , lan dernier, le vallon de Verrières. A l'heure indiquée , une doul>le haie de voitures s'était rangée sur les deux côtés de la limite, dont un fossé plein d'eau et large de douze pieds rendait l'abord difficile et périlleux.
Le ciel était pur et beau comme aux îles d'Hyères ; le soleil ranimait ces teints de jeunes femmes, un peu chiffonnés par les bruyantes veilles de l'hiver; il n'y a pas de cosmétique plus efficace sur un jeune visage que le grand air et le mouvement delà loute. Les allées et venues des parieurs, les cris desgi'ooms et des postillons , l'ébahissement des i)aysans de la banlieue , en un mot, tous les apprêts de cette fête l'ont rendue complète et pittoresque dans ses moindres détails. Le rendez-vous central , l'état-major du Steeple Chase était à l'auberge du Bœuf cou- ^•o««c.- cherche qui voudra roriginedecetteenseigne, bête comme toute enseigne. C'est lùqueselenaitla bourse des paris, que s'habil- laient [esconcurrens,que leurs chevaux étaient sellés: pourles voir passer, les admirer, leur parler, les toucher, une foule de curieux de tout âge et de tout sexe, A pied, à cheval, se pressait, se meur- trissait devant celte auberge : le moment delà course ayant été dif- féré dune heure et demie, il a fallu remplir cet espace de temps par des intermèdes de circonstance. Les uns se sont fait écraser les pieds par le sabot des chevaux ; des voitures accrochaient leurs moyeux , croisaient leurs timons comme des lances ; des cava-
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liers essayaient de franchir de tout petits fossés, et s'éclabous- saient jusqu'aux oreilles ; quelques-uns plus généreux se lais- saient choir pour provoquer des rires universels; car en Franco et partout , on rit quand on voit quelqu'un tomber; des enfans consommaient la destruction totale de leurs pantalons délabrés ])ar la misère , en montant sur des arbres , au mépris de deux gendarmes qui se tuaient de leur dire : Voulez-vous descendre (le de là! Ces protecteurs de l'ordre étaientsoutenus dans leurs pénibles fonctions et dans leurs égaremens de langage par un maire de la localité qui avait coiffé son chef d'un chapeau à trois cornes et sanglé son agreste redingote brune d'une écharpe tricolore. Fanité de costume! dirait M. Peyre , le député.
Enlin, à quatre heures, on est entré dans la question, c'est-à-dire qu'à six cents pas on a vu venir du moulin de Mignol,et ])oindre sur le pré qui verdoyait, un cavalier, puis deux, trois, quatre.
Voici leurs noms et l'ordre d'arrivée :
M. de Vaublanc, montant sa jument Maifly; M. Allouard, montant Conterpart, appartenant au prince de la Moskowa ; M. de Normandie, montant son cheval ; M. Gipson, Anglais, mon- tant Tram , à M. de Greffulbe ; M. d'Hinnisdal , dont le cheval , appartenant ù M. Rondeau de Courcy, était tombé au premier obstacle, n'est pas arrivé: heureusement M. d'Hinnisdal n'a pas été blessé. M. de Vaublanc a obtenu un grand avantage de vi- tesse, et tout le monde a admiré l'admirable facilité avec laquelle M. de Normandie a franchi le dernier fossé.
Une poule avait été faite par les cinq concurrens ; chacun y avait contribué pour SOO francs.
Cette fête équestre a parfaitement réussi dans toutes ses con- ditions.
Elle avait attiré le monde le plus élégant, et pas un accident grave ne l'a troublée.
— CIRQUE OLYMPIQUE. — LA TRAITE DES NÈGRES. — FrailCOni
a tranformé ses grognards en pirates , en écumeurs de mer , en négriers , de même que Napoléon fit un jour des fantassins avec ses marins de la garde. Il a démonté ses redoutes, porté ses ca- nons à bord d'im brick armé en course, et fait à grands coups d'espingole un plaidoyer en faveur des nègres ; et il faut le dire , ce plaidoyer bruyant , brutal comme la poudre , était plus at- tendu, plus désiré que la philantropique homélie de M. Isambert,
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le (l«^fenseur-né de toutes les peaux d'un blanc équivoque. On a vu souvent, |>ar un délicat procédé, ries théâtres rivaux s'en- tendre pour rei)résenter, le même Joui' . deux ouvrages composés sur le même sujet ; témoin les deux père Goriot . de Vaude- ville et. des Variétés. Le même accord entre le Cirque el la chambre des députés nous a donné , à un jour seulement d'in- tervalle, la discussion du crédit de la marine et la traite des. nègres ,-la discussion a servi de prospectus au niimodraine, et le mimodrameesl venu en aide à M. Isambert.
La capitaine Léonard , négropliile , négromane , négrolàlre, comme ne l'est pas même M. Isam])ert, a été forcé de prendre à son bord une cargaison de nègres ; chemin faisant , ces es- claves témoignent le plus grand désir de recouvrer la liberté. Cela est assez naturel, vu l'état de gêne oii l'on tient les nègres dans un vaisseau ;cela est même pardonnable à ces pauvres dia- l)les, comme aux moutons empilés dans des claies au marché de Sceaux, comme aux hannetons que les petits prolétaires de Paris emmagasinent dans un bas de laine , comme aux jeunes chats que les tondeurs du Pont-Neuf enfouissent dans une cage. Mais ce qui est peu naturel et peu pardonnable , c'est la bonho- mie du sieur Léonard , qui donne la clef des mers à la cargaison noire, la place délicatement sur les chaloupes, et fait échouer son lirick. En bonne justice maritime . Léonard devrait être fusillé. On le dégrade simplement-, il déblatère contre la société en gé- néral, et lui jure haine à mort. La reconnaissance est allée se placer sous l'épiderme huileux de Barckam, le chef des esclaves délivrés par Léonard ; et un beau soir, sur le pont d'un navire anglais, trente hommes armés, rampans, silencieux , et noirs comme des sangsues, se glissent auprès des hommes de quart, les égorgent, et donnent à leur libérateur le commandement du vaisseau capturé, qui va désormais arborer un pavillon noir, et s'appeler la .li stice. A^oilà un é<[uipage de corsaire!
Par une suite d'iucidens tellement intéressans qu'ils ont ab- sorbé notre attention, Darckam retourne dans sa patrie, auprès du roi des nègres. Celui-ci est un homme entreprenant, guerrier et coquet, qui a besoin de sabres , de pistolets et de petits mi- roirs. 11 vent acheter tous ces olijcts à des négriers, moyennant une partie d'esclaves, et, n'ayant pas un nombre suifisant de prisonniers, bat monnaie avec ses propres sujets. Rarckam se
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trouve compris dans la livraison et enchaîné à un poteau, avec son vieux père dont la tête commence à grisonner et offre déjà l'aspect d'un gros pruneau de Tours passé au sucre. 11 est bientôt délivré jtar Léonard et son équipage, qui livrent bataili<' au roi marchand de chair noire et aux négriers ses acheteurs. Dans celte immense bagarre, Barckara voit tuer à ses côtés son vieux père, dont la tête est aplatie par un coup de crosse. Pour modifier la métaphore, cette tête, ci-dessus comparée à un pruneau, ne ressemble i)lus qu'à une poire tapée.
Il faut avouer que jusqu'à i)réseut la question nègre n'a pas fait un pas, et (|ue M. Isambert n'est pas débordé. Nous avons un guet-apens suivi de meurtre, commis par les esclaves sur un équipage anglais ivre et endormi; nous avons encore un roi nègre qui vend les hommes de sa couleur et ses sujets, au besoin; et pourtant ce roi affiche de grands sentimens religieux. Tout à l'heure il s'inclinait, avec son peuple, devant la sainte image d'une grenouille de bois. Le bon goût de sa toilette, la coupe de son manteau, le prolongement candide de son museau et ses belles manières de prince grenouillicole nous donnaient meil- leure opinion de son humanité. Mais Barckam va l)ienlôt réha- l)iliter sa race.
A fond de cale du corsaire la Justice se trouve un eimemi personnel de Barckam ; c'est un noir méchant, traître , insup- |)ortable comme son nom de Maffouc. Barckam désire qu'il soit fusillé; et il est fusillé. 11 reste encore un prisonnier, autre ennemi personnel de Barckam ; c'est un blanc, un négrier, bon diable , joueur dissipé, insignifiant comme son nom de Frédéric. Barckam désire qu'il soit fusillé , et il n'est pas fusillé. Pourquoi ne pas donnera ce bon nègre tout ce qu'il demande? il me semblequ'un nègre n'a qu'à parler et qu'il doit être fait selon sa volonté. Mais c'est le propre frère, le frère négrophobe de Léonard le capitaine négrophile du corsaire. Barckam réclame , s'indigne, s'insurge et finit par entendre raison. Voilà un beau trait de couleur.
Le corsaire est rencontré par le navire négrier dont l'équi- page fut si subitement attaqué par Léonard. Un combat est inévitable. Branle-bas général! canonniers à vos pièces! Les deux ennemis sont face à face, qui se crachent des balles et des boulets. Pendant que des lueurs mortelles éclairent l'embrasure des saboids, des manœuvres hardies rapprochent ou éloignent
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A propos le navire à qui est deslinée la victoire. Un abordage furieux précipite sur le pont du ntjîrier des corsaires hérissés de haches, de pistolets et de tromhlons ; un nuage de fumée chaude et transparente enveloppe dans ses replis ondulés cette scène de carnage, dans laquelle se dessinent des profils de nègres, des sabres à larges lames, des fusils enjoué. Aux vergues, dans les haubans, se balancent des mousses, des matelots négriers et pirates, qui ont préféré aux rigueurs de l'uniforme le pitto- resque du costume de fantaisie. Aussi voit-on de larges têtes de matelots envahies par les cheveux et la barbe, couvertes de chapeaux à grands bords. Les jambes et les bras nus, le poi- gnard aux dents, l'espingole à la main, ces forbans courent partout où il y a une balle à envoyer, un lioulet à loger. Les noirs prennent part au carnage et concourent à l'ensemble de cet admirable tableau. Enfin la lutte cesse; car le terrain vient à manquer sous les pieds de l'un des deux adversaires. Le brick la Justice est vainqueur ; il a déchiré le flanc de son ennemi , éventré ses voiles, rasé ses mâts, broyé ses canons, égorgé ses hommes; le négrier est coulé bas ; enseveli dans un linceul de fumée, il s'abîme dans les flots de l'océan, au bruit terrible du canon, aux cris de joie féroce de l'équipage victorieux.
Ce récit n'a pas la prétention de traduire les émotions que cette scène produit sur les spectateurs. Quand même les mots de la langue laudalive ne seraient pas émoussés, ils ne pour- raient faire comprendre tout le grandiose de ce combat naval, .lamais l'art du décorateur n'a été poussé si loin ; car il ne s'agit pas d'un vaisseau vu de profil , de trois quarts ou de face, d'un vaisseau dont la proue entre dans la coulisse , dont le mât se perd dans les frises du rideau ; mais d'un vaisseau véritable, tout entier, manœuvrant avec tout son équipage sur le pont, faisant feu de bâbord et de tribord. Par une invention dont i! n'y a pas d'exemple au théâtre , ce navire , qui a trente-sept pieds de long , exact et complet dans toutes ses parties , est agité par un mouvement continuel de roulis et de tangage, et vire de bord pour faire feu de toutes ses batteries. C'est l'idéal de l'illusion théâtrale; c'est une deces merveilles comme savent en trouver les directeurs du Cirque , hommes honnêtes et con- sciencieux, les seuls qui donnent au pul)lir ce iiu'ilspromeltent, et souvent plus qu'ils n'ont promis.
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Ce dernier tableau n'est pourtant pas le seul qui ait coûté des efforts , du travail et de rintelligence ; l'acte du ballet est charmant ; la lutte et les danses des jonp,leurs noirs ont surpris par leur bizarrerie et par leur couleur toute nouvelle et peut- être locale. 11 est impossible de voir rien de plus amusant que ces poses grimaçantes , ce cliquetis de bâtons et ces tours de force. Ce ne sont plus les nègres du vieux mélodrame , disant: maître à vioi! parlant les doigts en Tair ; mais des vrais nè- gres , hal)illés d'après les dessins de voyageurs dignes de foi. La musique de ce ballet est pleine d'originalité et de mouvement. On peut prédire à la Traite des Roirs un des ces succès- monstres comme on n'en voit plus. Le public sait que, pour cette pièce , le Cirque a dépensé un argent fou , et il se hâtera de rembourser le Cirque.
Heureux Franconi, toutes les gloires vous sont réservées: vous avez commandé nos armées de terre , conduit nos soldats en Russie, en Egypte , en Espagne ; vous avez gagné sur le champ de bataille vos grades de généraux , de maréchaux de France, il y a place pour vous à présent dans les rangs de la marine. L'honneur de notre pavillon vous est confié. A parlir d'aujourd'hui , vous avez des amiraux dans la famille.
Sur les débris du navire négrier , au milieu des Hols encore furibonds , un acteur est venu nommer les auteurs de la Traite DES Noirs : MM. Desnoyers et Alboise ; les décorations sont de MM. Philastre et Cambon : le ballet , de M. Paul ; la musique, de M. Francastel : on a voulu savoir le nom du machiniste , et le même acteur a proclamé M. Sacré ; c'est le quart d'un bon juron de matelot.
— (Tpéra. — Représentation au bénéfice de M^i" Taglioni. — Brésilia. — Un parterre converti en stalles d'un louis, dru , compact comme un parterre à deux francs , quatre rangs de loges encombrées de toilettes éclatantes , couronnés d'un amphithéâtre , ce jour-là trop étroit, où se heurtaient des têtes foulées comme des grains de raisin dans un pressoir, voilà l'aspect pittoresque de cette soirée. Le résultat matériel de cette représentation, 23,000 fr. de recette; il y a de quoi donner du jarret à un danseur de plomb; je connais même des gens qui sauteraient bien haut pour la moitié. Si M"" Taglioni ne nous avait pas habitués à ses merveilles, Hle aurait pu trouver de
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Srands stimulans dans cet hommage du publie, qui a tant de peine ;^ traduire ses admirations en billets de banque. Pour pr'océder par ordie et par la méthode de l'affiche, nous dirons que Féréol, l'acteur quia toujours froid ou peur, a été peureux î» ravir dans le premier acte de la Dajie-Blaivche , que Isourrit a été gracieux, et M'»" Dorus-Gras assez l'aible, et qu'en somme celle musique, si spirituelle et si caressante, a produit une sensation très agréable.
Mais la seconde partie musicale de ce spectacle coupé en deux, moitié chant, moitié danse, doit laisser un mémorable souvenir. Il a été possible à Rossinide rencontrerdes exéculans qui rendissent partiellement, et avec des moyens incomparables, quelques-uns des rôles qu'il a écrits. Jamais pourtant on n'a pu atteindre à cette perfection d'ensemble , à celte puissance des masses dont les artistes de l'Opéra se sont piqués mercredi dernier. Ils semblaient se faire, il est vrai, une question d'amour-[)ropre de rendre avec éclat cette musique dont ils étaient sevrés depuis si long-temps. M"» Falcon surtout , que nous regrettions naguère de ne pas voir dans le rôle d'Anaï, nous a surpris , nous devons le dire , par les belles notes qu'elle a données dans ce finale. C'est elle qui l'a dominé, et non M. Levasseur. M. Levasseur , qui a un si bel instrument , ne j)araît pas prendre son art au sérieux; on dirait qu'il s'ennuie à chauler: ce que d'autres font avec ardeur, lui le fait avec paresse. M"e Falcon peut voir , par l'effet qu'elle a produit dans le finale de Moïse , coml)ien nous avions raison de l'engagei", dimanche dernier , à pratiquer la nuisi(iue des grands maîtres ; et la direction de l'Opéra ferait mieux d'employer le jeune talent de cette cantatricedans Moïse, qu'il estde son devoir de remonter à neuf, et de nous donner tout entier , que de le fatiguer dans ce déluge de notes qu'on appelle la Juive. L'acte de Moïse a été représenté une seconde fois vendredi dernier , aux applaudisse- mens de tous les habitués, qui regrettaient pourtant d'entendre, dans les ensembles , la ventriloquie de M. Wartel, substituée à la voix de Nourrit.
Toutes les fascinations de costumes , de décors , de danses , de nudités , avaient été réservées pour Rrésiua et le bal de (iiSTAVE', car on ne connaît rien de moins somptueux que la mise en scène hâtive, improvisée , du premier acle de la Dame
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jBLA^c^E , si ce n'est la mise en scène ressuscitée , poudreuse et mangée des vers, du troisième acte de Moïse. Ces comparses accoutrés de casaques flottantes, armés de sabres fantastiques , et coiffés de cuvettes dorées, dont l'intention hiéroglyphique n'est justifiée par rien , atteslenlles progrès que l'artdu costume a pu faire depuis quelques années. Pourquoi M. Duponchel, le célèbre costumier de l'Opéra , n'a-t-il pas porté son habile main sur ces vieilleries ? M. Duponchel croit-il indigne de lui de s'oc- cuper de la mise en scène des ouvrages de Rossini?
lîRÉsiLiA , dit l'affiche de l'administration , Brésila, oii lu Trihu (les Femmes , dit le livret que la galanteriede M. Vérou fait distribuer h ses habitués , est un ballet conçu dans le sys- tème nouveau , dans ce système qui a l)anni les singeries de la pantomime, ôté à M. Montjoie ses culottes courtes et ses épaulettes de général , à M""^ Legallois ses désespoirs , à M. Élie ses niaiseries amoureuses, à M. Mérante sa paternité musculaire, à M'"<= Monlessu ses lulineries non moins musculaires ! Ce n'est donc plus un ballet d'action , un ballet où l'on exprime l'amour en se pressant les côtes , le mariage en rapijrochant les deux index, la mort en précipitant les mains vers le souffleur, le bonheur en les levant en haut, l'espérance en montrantdu doigt le lustre de la salle ; c'est un de ces ballets flottans dans la vapeur d'une tradition, rencontrés dans des espaces imaginaires. BRÉS1I.IA est un épisode de l'histoire supposée d'une peuplade inconnue , gouvernée par une reine qui n'existe pas plus cjne les grands-ducs de M"'" de Bawr, et qui pourtant ne s'allie pas à des familles de tailleurs; dans ce pays-là on s'en passe. M. Taglioni est comme Alexandre, il n'est pas à l'aise dans le monde connu; il lui faut des mondes nouveaux , qu'il peuple , arrange, gouverne de la façon <pie vous allez voir. Une peuplade de femmes américaines s'est réfugiée dans une contrée sauvage, défendue de tous côtés par des rochers inaccessibles. Elles vivent en paix dans cette forêt vierge du Brésil, je dirais vierge comme elles, si la reine dont elles reconnaissent le pouvoir, n'était une veuve ,qui , privée de son mari , tué par une peuplade voisine, a «;hoisi cette retraite pour le pleurer, en associant à sa douleur quelques centaines de femmes. C'est tout simplement une espèce de couvent cham))être, une manière de prendre le voile en plein air, de se cloîtrer dans vingt-cinq lieues carrées. La chasse, l\
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pècfie, le lir à l'arc et mille autres passe-temps mutiles à t'immérer, remplissent les jours de cette communauté aux jambes nues ; un tombeau renfermant les restes du mari de la reine rappelle seul à ces sœurs chasseresses que, par delà les rochers , il existe des hommes , tant est miraculeuse rhahileté ffouvernementale de cette reine à plumes rouges, pour étouffer des idées fatales à sa puissance et à son projet de douleur éter- nelle. ^
Que deviendrait au bout de trente ans une peuplade ainsi constituée ?. Lu n'est pas la question : on nous la dépeint à son aurore, riche de jeunes liUes qui tiennent encore un serment téméraire. Aussi est-il bien hardi ce Zamore qui a osé franchir les frontières de l'état féminin , et venir prendre sur le front de Brésilia endormie un baiser sans façon , comme en prend un papillon enivré dans le calice d'une rose. Ce contact illicite réveille Brésilia : elle veut percer l'intrus d'une llèche, puis se radoucit, l'aime, danse avec lui, et le cache dans une brous- saille pour le dérober à la vue de ses compagnes et de la reine; mais la jalousie de iMéloé a découvert sa retraite. Il est menacé, gardé à vue, et enfin mis au concours et gagné dans une lutte d'agilité , d'adresse et de danse , par Brésilia , qui veut à l'in- stant même donner la liberté à son esclave. La reine s'y opjjose, parce qu'elle craint de laisser connaître le secret de sa retraite. On procède par la voie du scrutin pour saVoir s'il ne vaut pas mieux se défaire de Zamore ; mais une émeute sérieuse le tire d'affaire. Brésilia compte des partisans dans la i)euplade ; elle les soulève, et tous les dissidens en assez grand nombre aban- donnent dans la forêt vierge la reine veuve et la jalouse Méioé. Une retraite en bon ordre est ordonnée par la iei)elle Brésilia. Son armée se retire A reculons , la flèche en joue. A ce moment un arc se détend (les uns disent celui de M™" Dupont, d'autres celui de M"« Duvernay ) , et une flèche va se planter en vibrant dans la cannelure d'une des colonnes voisines de la loge de M. le duc d'Orléans. Par bonheur, cet épisode, non prévu i)ar le livret , n'a occasioné aucun accident. A la seconde représen- tation, toutes les flèches étaient arrondies, et lord Clenricarde, <|ui occupait vendredi la loge du prince royal, n'a pas couru le danger d'être éborgné.
Il ne faut donc considérer Bkésilia que coaime un de ces
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cadres fragiles dans lesquels M. Taglioni possède Tari de des- siner des groupes heureux , de gracieux quadrilles au milieu desquels apparaît la ligure poétique de sa fille M"» Taglioni a trouvé, dans les ressources inépuisables de sa grâce et de son bon goût, des moyens tout nouveaux : on se rappelle ce coquet ren- vei sèment qui a fait la fortune du premier acte de i.a Révolte : il ne faut pas moins admirer un pas ti'és-original , dont l'inven- tion lui ap|)artient, et qu'elle a créé pour Brésiua; c'est une s:)rte de course circulaire et terre à terre, de l'effet le plus en- tîaînant.
La musique du ballet nouveau est de M. le comte de Gallen- berg, comte allemand, célèbre dans son pays , qui porte dans son blason ime clef de sol sur champ d'azur : M. de Gallenberg a composé la musique de soixante dix ballets , au moins : sans juger bien sérieusement, et sur une seule audition, celle de (îKÉsiLiA, nous pouvons dire qu'elle a semblé gracieuse, et surtout rhythmée avec une grande intelhgence des nécessités chorégraphiques.
Le bal de Gustave couronnait dignement le spectacle. On lui avait laissé le brillant rococo de son Olympe , son frénétique galop et son étourdissante bacchanale des folies ; on l'avait en- richi d'une surprise, le pas nouveau des demoiselles Elssler, et d'une singularité, le menuet dansé par 3I"« Taglioni et Vestris. M"" Fanny Elssler a été jugée dès le premier jour comme une des plus jolies danseuses qu'on ait vues. A son amour-proi)re de femme, c'est un compUment de mince valeur que nous adressons là. En général , la beauté intrinsèque des danseuses n'existe que dans les vaudevilles, les nouvelles , les rêves d'étu- dians de première année et les marchés des mères de théâtre. Comme artiste, elle doit aussi faire peu de cas d'fune telle tlat- leric; car elle a d'autres succès à espérer. Sa danse vive, pétil- lante , forte et gracieuse à la fois , heureusement entrecoupée de poses voluptueuses, dont l'admirable complaisance de sa sœur Thérèse lui permet de perfectionner tous les détails, a mar- qué la place qui lui convient et assure pour long-lemi)s la fa- veur dont elle reçoit les témoignages. La toilette des deux sœurs a été très-goùtée : les papillons qui forment leur coiffure et la garniture de leurs robes produisent un effet très-piquant et très-original.
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Une musique lente et solennelle nous a bientôt fait pressentir ce classique menuet du vieux temps dont Veslris avait voulu pour cette fois ressusciter les graves révérences et les respec- tueux tours de main. Tout le monde connaît Yestris, le dernier <le sa race; chacun sait que c'est un vieillaid sec, nerveux, chaussé en escarpins par les temps de dégel ; un homme qui n'a pas d'âge, qui a peut-être deux cents ans, qui en vivra peut-être quatre cents; le comte de Saint-Germain de la danse, ((ui a tout vu, dansé avec tout le monde, avec la cour de Louis XVI, avec les femmes demi-nues du directoire, et qui passe encore tout son temps à dresser des terpsichores en herbe, comme dirait le Co>stititio^!vel , que les épiciers mêmes ne veulent plus lire qu'en sacs ou en cornets. Vestris est entré costumé à la Louis XIV , conduisant M"-' Taglioni, poudrée, en paniers, en talons rouges, costumée à ravir. Ce pas de menuet a été remarquable par la tenue décente et l'exquise distinction de M"c Taglioni , et l'élégance de grande maison dont Vestris s'est piqué ; tout ce travail aristocratique a failli être com])romis par une cheville rebelle qui ne voulait i)as endurer les fricote- mens de l'autre cheville, et qui menaçait de refuser son concours à l'équilibre de Vestris , mais la volonté du maître de la machine a fait entendre raison au membre insurgé, et le dernier des Vestris n'est pas tombé. Une pluie de bouquets et de couronnes a jonché ces planches que la bénéficiaire foulera long-temps encore de son pied aérien, et sur lesquelles le vieux maître est venu, pourlui rendre hommage, laisser ses dernières empreintes.
TABLE DES MATIÈRES.
André (siii(e) . par Georges Sang. (Extrait de la Revue
des Deux Mondes) r>
Les masques parisiens , par André Delrieu . ... . . 107
Chronique musicale, par Caslil-Dlaze 121
Ilalie,iiar Méry 127
Le Juge de son honneur , par Alphonse Royer .... 141
Les associations littéraires , par Auguste Luchet . . . 169 Procès comique et heureusement terminé, ou le Journal
en 1745, par Jules Janin 185
La peste à Marseille , par Eugène Guinot 211
Peintres contemporains, par Eugène Sue 228
Une Grand'Mère d'aujourd'hui , par Clémence Bailleul. . 250 Réflexions sur le voyage en Orient. M. Lamartine ; par
Nisard 251
Peintres contemporains (20 article ) , par Eugène Sue . . 274
Études sur Goethe 280
Les forçais , par Méry 294
De l'art et des artistes en Belgique , par Roger de
Beauvoir 502
De la réforme de la comédie , par Gustave Planche.
(Extrait de la Revue des Deux Mondes) .... 5ôô
Chronique . .• 541
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