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IMPRIMERIE DE LA SOCIETE TYPOGRAPHIQUE RELGE,

ADOLPHE WAHLEN ET COMPAGNIE.

REVUE

DE PARIS.

NOUVELLE SÉRIE. ANNÉE 1842.

TOME HUITIEME.

AOUT.

tfrurelUs,

AU BUREAU DE LA REVUE DE PARIS,

RUE FOSSÉS-AUX-LOUPS, 74.

1842

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in 2010 with funding from

University of Ottawa

http://www.archive.org/details/v8revuedeparis1842brux

ALOISIUS BERTRAND

(i)

II doit être démontré maintenant par assez d'exemples que le mouvement poétique de 1824-1828 n'a pas été un simple en- gouement de coterie, le complot de quatre ou cinq têtes, mais l'expression d'un sentiment précoce, rapide , aisément conta- gieux, qui sut vite rallier, autour des noms principaux, une grande quantité d'autres secondaires, mais encore notables et distingués. Si la plupart de ces promesses restèrent en chemin , si les trop confiants essais n'aboutirent en général à rien de complet ni de supérieur, j'aime du moins à y constater, comme cachet, soit dans l'intention, soit dans le faire, quelque chose de non-médiocre, et qui même repousse toute idée de ce mot amoindrissant. La province fut bientôt informée du dra- peau qui s'arborait à Paris , et l'élite de la jeunesse du lieu se hâîa d'y répondre par plus d'un signal et par des accents qui n'étaient pas tous des échos. Il suffisait dans chaque ville de deux ou trois jeunes imaginations un peu vives pour donner l'éveil et sonner le tocsin littéraire- Au xvi" siècle, les choses s'étaient ainsi passées lors de la révolution poétique proclamée par Ronsard et Du Bellay : le Mans , Angers , Poitiers, Dijon , avaient aussitôt levé leurs recrues et fourni leur continrent.

(1) Ce morceau doit servir d'introduction au volume de Bertrand, intitulé Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot, qui se publie chez M. Victor Pavie , imprimeur-libraire à Angers. S 1

6 REVUE DE PARIS.

Ainsi, de nos jours , l'aiglon romantique (les ennemis disaient l'orfraie ) parut voler assez rapidement de clocher en clocher , et finalement, à voir le résultat en gros, après une quinzaine d'années de possession de moins en moins disputée, il semhle qu'il y ait conquête.

Louis Bertrand, ou, comme il aimait à se poétiser, Ludovic, ou plutôt encore Aloïsius Bertrand , qui nous vint de Dijon vers 1828, est un de ces Jacques Tahureau , de ces Jacques de La Taille, comme en eut aussi la moderne école, mis hors de combat , en quelque sorte , dès le premier feu de la mêlée. S'at- tacher à tracer, à deviner l'histoire des poètes de talent morts avant d'avoir réussi , ce serait vouloir faire , à la guerre , l'his- toire de tous les grands généraux tués sous-lieutenants ; ou ce serait , en botanique , faire la description des individus plantes dont les beaux germes avortés sont tombés sur le rocher. La nature en tous les ordres n'est pleine que de cela. Mais ici un sort particulier, une fatalité étrange marque et distingue l'in- fortune du poète dont nous parlons : il a ses stigmates à lui. Si Bertrand fût mort en 1850, vers le temps il complétait les essais qu'on publie aujourd'hui pour la première fois , son cercueil aurait trouvé le groupe des amis encore réunis , et sa mémoire n'aurait pas manqué de cortège. Au lieu de cette opportunité du moins dans le malheur, il survécut obscurément, se fit perdre de vue durant plus de dix années, sans donner signe de vie au public ni aux amis ; il se laissa devancer sur tous les points ; la mort même, on peut le dire, la mort dans sa rigueur tardive l'a trompé. Galloix , Farcy, Fontaney, ont comme prélevé cette fraîcheur d'intérêt qui s'attache aux funérailles précoces; et en allant mourir, hélas! sur le lit de Gilbert après Hégésippe Moreau , il a presque l'air d'un pla- giaire.

Nous venons , ses œuvres en main , protester enfin contre celte série de contre-temps et de guignons comblés par une ter- minaison si funeste. Quand même, en mourant , il ne se serait pas souvenu de nous à cet effet, et ne nous aurait pas expres- sément nommé pour réparer à son égard, et autant qu'il serait en nous, ce qu'il appelait la félonie du sort, nous aurions lieu d'y songer tout naturellement. C'est un devoir à chaque groupe littéraire , comme à chaque bataillon en campagne , de retirer

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et d'enterrer ses morts. Les indifférents , les empressés qui surviennent chaque jour ne demanderaient pas mieux que de les fouler. Patience un moment encore ! et honneur avant tout à ceux qui ont aimé la poésie jusqu'à en mourir!

Louis-Jacques-Napoléon Bertrand naquit le 20 avril 1807, à Ceva en Piémont (alors département de Monlenotte) , d'un père lorrain, capitaine de gendarmerie, et d'une mère italienne. Il revint enFrance, à la débâcle de l'empire, âgé d'environ sept ans, et gardant plus d'un souvenir d'Italie. Sa famille s'établit à Dijon ; il y fit ses études, y eut pour condisciple notre ami le gracieux et sensible poète Antoine de Latour; mais Bertrand , fidèle au gîle, suça le sel même du terroir et se naturalisa tout à fait Bourguignon.

Dijon a produit bien des grands hommes ; il en est , comme Bossuet, qui sortent du cadre et qui appartiennent simplement à la France. Ceux qui restent en propre à la capitale de la Bour- gogne, ce sont le président de Brosses, La Mounoie, Piron, au xvi° siècle Tabourot ; ils ont l'accent. Bertrand, à sa manière, tient d'eux , et jusque dans son romantisme il suit leur veine. Le Dijon qu'il aime sans doute est celui des ducs, celui des chro- niques rouvertes par Walter Scott et M. de Barante, le Dijon gothique et chevaleresque, plutôt que celui des bourgeois et des vignerons; pourtant il y mêle à propos la plaisanterie, la gausserie du crû , et , sous air de Callot et de Rembrandt , on y retrouve du piquant des vieux noëls. Son originalité consiste précisément à avoir voulu relever et enfermer sous forme d'art sévère et de fantaisie exquise ces filets de vin clairet, qui avaient toujours jusque-là coulé au hasard et comme par les fentes du tonneau.

Destinée bizarre, et qui dénote bien l'artiste ! il passa presque toute sa vie , il usa sa jeunesse à ciseler en riche matière mille petites coupes d'une délicatesse infinie et d'une invention minu- tieuse, pour y verser ce que nos bons aïeux buvaient à même de la gourde ou dans le creux de la main.

Il achevait ses études en 1827 , et déjà la poésie le possédait tout entier. Dijon et ses antiquités héroïques, et cette fraîche nature peuplée de légendes, emplissaient son cœur. Les bords de la Suzon et les prairies de l 'Armançon le captivaient. La nuit, aux grottes d'Asnières, bien souvent, lui et quelques amis

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allaient effrayer les chauves-souris avec des torches et prati- quer un gai sahbat. Un journal distingué paraissait alors à Dijon et y tentait le même rôle honorable que remplissait le Globe à Paris. Le Provincial, rédigé par M. Théophile Foisset (l'historien du président de Brosses) , surtout par Charles Bru- gnot, poëte d'une vraie valeur, enlevé bien prématurément lui- même en septembre 1851, ouvrit durant quelques mois ses colonnes aux essais du jeune Bertrand (1). Je retrouve le premier jet et la première forme de tout ce qu'il n'a fait qu'augmenter, retoucher et repolir depuis. C'est dans ce jour- nal qu'il dédiait à l'auteur des Deux Archers, à l'auteur de Trilby , les jolies ballades en prose dont la façon lui coûtait autant que des vers. Les vers non plus n'y manquaient pas ; je lis , à la date du 1 0 juillet , la Chanson du Pèlerin qui heurte, pendant la nuit sombre et pluvieuse, à l'huis d'un châtel; elle était adressée au gentil et gracieux trouvère de Lutèce, Victor Hugo, et pouvait sembler une allusion ou requête poé- tique ingénieuse :

Comte, en qui j'espère , Soient, au nom du Père

Et du Fils, Par tes vaillants Reîtres Les félons et traîtres

Déconfits.'

J'entends un vieux garde, ' Qui de loin regarde

Fuir l'éclair, Qui chante et s'abrite , Seul en sa guérite ,

Contre l'air.

(t) Le premier numéro, qui parut le 1er mai 1818, contenait, de lui, une petite chronique île l'an 13G4, intitulée Jacques-les-Andclys, et depuis lors presque dans chaque numéro, jusqu'à la fin de septembre, époque de la suspension du journal, il y inséra quelque H"

REVUE DE PARIS.

Je vois l'ombre naître , Près de la fenêtre

Du manoir, De dame en cornette Devant l'épinette De bois noir.

Et moi , barbe blanche , Un pied sur la planche

Du vieux pont , J'écoute , et personne A mon cor qui sonne

Ne répond.

Comte , en qui j'espère , Soient, au nom du Père, etc., etc.

Voilà des rimes et un rhythme qui , ce semble , suffiraient à dater la pièce à défaut d'autre indication. C'était le moment de la ballade du roi Jean et de la ballade à la Lune, le lendemain de la Ronde du Sabbat et la veille des Djinns. L'espiègle Triïby faisait des siennes, et Hoffmann aussi allait opérer. Ber- trand, dans sa fantaisie mélancolique et nocturne, était fort atteint de ces diableries; on peut dire qu'entre tous il était et resta féru du lutin , cette fine muse : Quem tu Melpomene semel....

Son rôle eût été, si ses vers avaient su se rassembler et se publier alors, de reproduire avec un art achevé, et même super- stitieux, de jolis ou grotesques sujets du moyen âge finissant, de nous rendre quelques-uns de ces joyaux, j'imagine, comme les Suisses en trouvèrent à Morat dans le butin de Charles-le- Téméraire (1). Bertrand me fait l'effet d'un orfèvre ou d'un bijoutier de la Renaissance; un peu d'alchimie par surcroît s'y serait mêlé, et, à de certains signes et procédés, Nicolas Flamel aurait reconnu son élève.

En répondant à la précédente baliade du Pèlerin et en par-

(1) Je n'en veux pour témoin que c< chapelet <!<• menus couplets

10

REVUE DE PARIS.

lant aussi des autres morceaux insérés dans le Provincial, Victor Hugo lui avait écrit qu'il possédait au plus haut point les secrets de la forme et de la facture , et que notre Emile Deschamps lui-même, le maître d'alors en ces gentillesses, s'avouerait égalé. Par malheur Bertrand ne composa pas à ce moment assez de vers de la même couleur et de la même saison pour les réunir en volume ; mécontent de lui et difficile, il retouchait perpétuellement ceux de la veille; il se créait plus d'entraves peut-être que la poésie rimée n'en peut supporter. Doué de haut caprice plutôt qu'épanché en tendresse, au lieu d'ouvrir sa veine, il distillait de rares stances dont la couleur ensuite l'inquiétait. Voici pourtant une charmante pièce natu- relle et simple, s'exprime avec vague le seul genre de senti- défilés grain à grain en l'honneur de la défunte cité chevaleresque : DIJON.

0 Dijon, la fille Des glorieux ducs , Qui portes béquille Dans tes ans caducs!

Le reître qui pille Nippes au bahut , Nonne sous leur grille , Te cassa ton luth.

Jeunette et gentille , Tu bus tour à tour Au pot du soudrille Et du troubadour.

Mais à la cheville Ta maiu pend encor Serpette et faucille, Rustique trésor.

A la brusquembille Tu jouas jadis Mule, bride, étrille, Et tu les perdis.

0 Dijon, la fille Des glorieux ducs, Qui portes béquille Dans tes ans caducs,

La grise bastille Aux gris tiercelets Troua ta mantille De trente boulets.

Çà, vite une aiguille, Et de (a maison Qu'un vert pampre habille,

Recouds le blason '

REVUE DE PARIS. 11

nient tendre, et bien fantastique encore, que le disciel poêle ait laissé percer dans ses chants :

Z.A JEUNE TILLE,

« Est-ce votre amour que vous regrettez? Ma fille il faudrait autant pleurer un songe. »

Atala.

Rêveuse et dont la main balance Un vert et flexible rameau , D'où vient qu'elle pleure en silence , La jeune fille du hameau?

Autour de son front, je m'étonne De ne plus voir ses myrtes frais; Sont-ils tombés aux jours d'automne Avec les feuilles des forêts?

Tes compagnes sur la colline T'ont vue hier seule à genoux , 0 toi qui n'es point orpheline Et qui ne priais pas pour nous!

Archange, ô sainte messagère, Pourquoi tes pleurs silencieux? Est-ce que la brise légère Ne veut pas l'enlever aux cieux ?

Ils coulent avec tant de grâce , Qu'on ne sait, malgré ta pâleur, S'ils laissent une amère trace, Si c'est la joie ou la douleur.

Quand tu reprendras solitaire Ton doux vol , sœur d'Alaciel , Dis-moi, la clef de ce mystère , I/emportcras-tu dans le ciel?

30 septembre 1828.

12 REVUE DE PARIS.

Sans prétendre sonder, à mon tour, le secret de celle destinée de poêle et mettre la main sur la clef fuyante de son cœur, il me semble, à voir jusqu'à la fin sa solitaire imagination se dévorer comme une lampe nocturne et la flamme sans aliment s'égarer chaque soir aux lieux déserts, il me semble presque certain que cette jeune fille idéale, cet ange de poësie, celle que M. de Chateaubriand a baptisée la Sylphide, fut réellement le seul être à qui appartint jamais tout son amour ; et comme il l'a dit dans d'autres stances du même temps :

C'est l'Ange envolé que je pleure , Qui m'éveillait en me baisant , Dans des songes éclos à l'heure De l'étoile et du ver-luisant.

Toi qui fus un si doux mystère , Fantôme triste et gracieux , Pourquoi venais-tu sur la terre Comme les anges sont aux cieux?

Pourquoi dans ces plaisirs sans nombre , Oublis du terrestre séjour, Ombte rêveuse, aimai-je une ombre Infidèle à l'aube du jour (1) ?

De ces premières saisons de Bertrand , en ce qu'elles avaient de suave , de franc malgré tout et d'heureux , rien ne saurait nous laisser une meilleure idée qu'une page toute naturelle , qu'il a retranchée ensuite de son volume de choix , précisé- ment comme trop naturelle et trop prolongée sans doute, car il aimait à réfléchir à l'infini ses impressions et à les concen- trer, pour ainsi dire, sous le cristal de l'art. Mais ici nous le prenons sur le fait; ce n'est plus à l'huis d'un châlel que frappe

(1) Plus tard pourtant , si nous en croyons quelques légers indices , il aurait aimé moins vaguement, ou cru aimer; mais, même alors, le meilleur de son cœur dut être toujours pour VAnge et pour l'Ombre.

REVUE DE PARIS. 13

mignardement le pèlerin, c'est tout bonnement à la porte d'une ferme, durant une course à travers ces grasses et saines cam- pagnes :

« Je n'ai point oublié, raconte-t-il, quel accueil je reçus dans

» une ferme à quelques lieues de Dijon , un soir d'octobre que

« l'averse m'avait assailli cheminant au hasard vers la plaine,

« après avoir visité les plateaux boisés et les combes encore

» vertes de Chambœuf (1). Je heurtai de mon bâton de houx à

» la porte secourable, et une jeune paysanne m'introduisit dans

» une cuisine enfumée , toute claire , toute pétillante d'un feu

» de sarment et de chenevoltes. Le maître du logis me souhaita

» une bienvenue simple et cordiale ; sa moitié me fit changer de

j> linge et prépara un chaudeau, et l'aïeul me força de prendre

» sa place, au coin du feu , dans le gothique fauteuil de bois

« de chêne que sa culotte (milady me le pardonne ! ) avait poli

» comme un miroir. De là, tout en me séchant, je me mis à

» regarder le tableau que j'avais sous les yeux. Le lendemain

» était jour de marché à la ville, ce que n'annonçait que trop

» bien l'air affairé des habitants de la ferme, qui hâtaient les

» préparatifs du départ. La cuisine était encombrée de paniers

» les servantes rangeaient des fromages sur la paille. Ici une

i> courge que la bonne Fée aurait choisie pour en faire un car-

» rosse à Cendrillon , des sacs de pommes et de poires qui

r> embaumaient la chambre d'une douce odeur de fruits mûrs,

» ou des poulets montrant leur rouge crête par les barreaux de

» leur prison d'osier. Un chasseur arriva, apportant le gibier

« qu'il avait tué dans la journée ; de sa carnassière qu'il vida

» sur la table s'échappèrent des lièvres, des pluviers , des hal-

» brans, dont un plomb cruel avait ensanglanté la fourrure ou

» le plumage. Il essuya complaisamment son fusil , l'enferma

» dans une robe d'étamine, et l'accrocha au manteau de la che-

» minée, entre l'épi insigne de blé de Turquie et la branche

n ordinaire du buis saint. Cependant rentraient d'un pas lourd

» les valets de charrue, secouant leurs bottes jaunes de la glèbe

» et leurs guêtres détrempées. Ils grondaient contre le temps

(î) Combe , creux de vallée de toutes parts entourée de monlagucs cl n'ayant qu'une isniie.

8 1

11 REVUE DE PARIS.

» qui relardait le labourage et les semailles. La pluie conti- » nuait de ballre contre les vitres; les chiens de garde pleu- » raient piteusement dans la basse-cour. Sur le feu que soufflait » l'aïeul avec ce tube de fer creux, ustensile obligé de tout » foyer rustique, une chaudière se couronnait d'écume et de va- » peurs au sifflement plaintif des branches d'étoc (1) qui setor- » daient comme des serpents dans les flammes : c'était le souper » qui cuisait. La nappe mise, chacun s'assit, maîtres et domes- » tiques, le couteau et la fourchette en main, moi à la place » d'honneur, devant un énorme château embaslionné de choux » et de lard, dont il ne resta pas une miette. Le berger raconta » qu'il avait vu le loup. On rit , on gaussa, on goguenarda. » Quelles honnêtes figures dans ces bonnets de laine bleue! » quelles robustes santés dans ces savons de toile couleur de » terreau ! Ah! la paix et le bonheur ne sont qu'aux champs. » Le métayer et sa femme m'offrirent un lit que j'aurais été bien » fâché d'accepter : je voulus passer la nuit dans la crèche. Rien * de rembranesque comme l'aspect de ce lieu qui servait aussi » de grange et de pressoir : des bœufs qui ruminaient leur pi- » tance, des ânes qui secouaient l'oreille, des agneaux qui tétaient » leur mère, des chèvres qui traînaient la mamelle , des pâtres » qui retournaient la litière à la fourche, et, quand un trait de » lumière enfilait l'ombre des piliers et des voûtes, on aperce- « vait confusément des fenils bourrés de fourrage, des chariots » chargés de gerbes, des cuves regorgeant de raisins, et une «lanterne éteinte pendant à une corde. Jamais je n'ai reposé >' plus délicieusement. Je m'endormis au dernier chant du gril- » Ion tapi dans ma couche odorante de paille d'orge, et je » m'éveillai au premier chant du coq ballant de l'aile sur les » perchoirs lointains de la ferme. »— Et c'est pourtant ce que, vous qui le sentez et le dépeignez si bien, vous quittez tou- jours !

La suspension du Provincial laissait Rerlrand libre , et nous le vîmes arriver à Paris vers la fin de 1828 ou peut-être au commencement de 1829. Il ne nous parut pas tout à fait tel que lui-même s'est plu, dans son Gaspard de la Nuit, à se profiler par manière de caricature : «C'était un pauvre diable, nous

(1) Etoc, souche morte.

REVUE DE PARIS. 15

■o dit-il de Gaspard , dont l'extérieur n'annonçait que misères et » souffrances. J'avais déjà remarqué , dans le même jardin , sa » redingote râpée qui se boutonnait jusqu'au menton, son feutre » déformé que jamais brosse n'avait brossé, ses cheveux longs » comme un saule, et peignés comme des broussailles, ses mains » décharnées, pareilles à des ossuaires, sa physionomie nar- » quoise, chafouine et maladive, qu'effilait une barbe nazaréenne; » et mes conjectures l'avaient charitablement rangé parmi ces » artistes au petit-pied, joueurs de violon et peintres de por- » traits, qu'une faim irrassasiahle et une soif inextinguible » condamne à courir le monde sur la trace du Juif errant. » Nous vîmes simplement alors un grand et maigre jeune homme de vingt et un ans, au teint jaune et brun, aux petits yeux noirs très-vifs, à la physionomie narquoise et fine sans doute, un peu chafouine peut-être, au long rire silencieux. Il semblait timide ou plutôt sauvage. Nous le connaissions à l'avance, et nous crûmes d'abord l'avoir apprivoisé. Il nous récita , sans trop se faire prier, et d'une voix sautillante, quelques-unes de ses pe- tites ballades en prose, dont le couplet ou le verset exact simu- lait assez bien la cadence d'un rhylhme : on en a eu l'applica- tion , depuis , dans le livre traduit des Pèlerins polonais et dans les Paroles d'un croyant. Bertrand nous récita, entre autres, la petite drôlerie gothique que voici, laquelle se grava à l'instant dans nos mémoires, et qui était comme un avant-goût en miniature du vieux Paris considéré magnifiquement du haut des tours de Notre-Dame :

le maçon.

Le maître Maçon : « Regardez ces bastions, ces contreforts : on les dirait construits pour l'éternité. »

Schiller. Guillaume Tell.

Le maçon Abraham Knupfer chante, la truelle à la main , dans les airs échafaudé, si haut que, lisant les vers gothiques du bourdon , il nivelle de ses pieds et l'église aux trente arcs- boutanls, et la ville aux trente églises.

16 REVUE DE PARIS.

Il voit les tarasques de pierre vomir l'eau des ardoises dans l'abîme confus des galeries , des fenêtres, des pendentifs, des clochetons, des tourelles, des toits et des charpentes, que tache d'un point gris l'aile échancrée et immobile du tier- celet.

Il voit les fortifications quise découpent en étoile, la citadelle qui se rengorge comme une géline dans un tourteau, les cours des palais le soleil tarit les fontaines , et les cloîtres des monastères l'ombre tourne autour des piliers.

Les troupes impériales se sont logées dans le faubourg. Voilà qu'un cavalier tambourine là-bas. Abraham Knupfer distingue son chapeau à trois cornes , ses aiguillettes de laine rouge, sa cocarde traversée d'une ganse, et sa queue nouée d'un ruban.

Ce qu'il voit encore ce sont des soudards qui, dans le parc empanaché de gigantesques ramées, sur de larges pelouses d'é- meraude, criblent de coups d'arquebuse un oiseau de bois fiché à la pointe d'un mai.

Et le soir, quand la nef harmonieuse de la cathédrale s'endor- mit couchée les bras en croix , il aperçut de l'échelle, à l'hori- zon, un village incendié par des gens de guerre, qui flamboyait comme une comète dans l'azur.

On aura remarqué la précision presque géométrique des termes et l'exquise curiosité pittoresque du vocabulaire. Tout cela est vu et saisi à la loupe. De telles imagettes sont comme le produit du daguerréotype en littérature, avec la couleur en sus. Vers la fin de sa vie, l'ingénieux Bertrand s'occupait beau- coup, en effet, du daguerréotype et de le perfectionner. Il avait reconnu un procédé analogue au sien, et il s'était mis à cou- rir après.

Mais alors de telles comparaisons ne venaient pas. Plus d'un de ces jeux gothiques de l'artiste dijonnais pouvait surtout sem- bler à l'avance une ciselure habilement faite , une moulure enjolivée et savante, destinée à une cathédrale qui était en

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train de s'élever. Ou encore c'était le peintre en vitraux qui colorait et peignait ses figures par parcelles, en attendant que la grande rosace fût montée.

Bertrand nourrissait à cette époque d'autres projets plus éten- dus, et il n'entendait que préluder ou peloter . comme on dit, par ces sortes de bambochades. Ses amis de Dijon se flattaient de voir bientôt paraître de lui quelque roman historique qui aurait remué leur chère Bourgogne. Mais ces longs efforts sui- vis n'allaient pas ù son haleine, et, comme tant d'organisations ardentes et fines, c'est dans le prélude et dans l'escarmouche qu'il s'est consumé. Singulière, insaisissable nature, que les gens du monde auraient peine à comprendre et que les artistes reconnaîtront bien! Rêveur, capricieux , fugitif ou plutôt fu- gace, un rien lui suffit pour l'attarder ou le dévoyer. Tantôt à l'ombre, le long des rues solitaires, on l'eût rencontré rôdant et filant d'un air de Pierre Gringoire,

Comme un poète qui prend des vers à la pipée.

Tantôt, les coudes sur la fenêtre de sa mansarde, on l'eût sur- pris par le trou de la serrure causant durant de longues heu- res avec la pâle giroflée du toit. Il avait plus d'un rapport, en ces moments, avec le peintre paysagiste La Berge , mort d'épuise- ment sur une herbe ou sur une mousse. Mais Bertrand ne s'en tenait pas là, il allait, il errait. Un rayon l' éblouit, une goutte l'enivre, et en voilà pour des journées.

Aussi, même en ces mois de courte intimité, nous le perdions souvent de vue; il disparaissait , il s'évanouissait pourrions, pour tous, pour ses amis de Dijon , auxquels il ne pouvait plus se décider à écrire. Dans une lettre du 2 mai 1829, que nous avons sous les yeux, Charles Brugnot lui en faisait reproche d'une manière touchante, en le rappelant aux champêtres ima- ges du pays et en le provoquant à plus de confiance et d'abandon : a Vous avez beau faire, mon cher Bertrand, je ne puis m'accou- » tumer à vous laisser là-bas dans votre imprenable solitude. » Quelque obstiné que soit votre silence , je L'attribue plutôt à » votre souffrance morale qu'à l'oubli de ceux qui vous aiment... » (Et après quelques conjectures sur la vie de Paris :) En re-

2.

1H REVUE DE PARIS.

» vanche, mon cher Bertrand , nous avons des promenades à « travers champs qui valent peut-être les soirées d'Emile Des- » champ, INous avons les pêchers tout roses sur la côte, et les » pruniers, les cerisiers, les pommiers, tout blancs, tout roses, » tout embaumés , le rossignol chante; la verdure des pre- * miers blés , qui cache l'alouette tombée des nues, et la soli- « tude de nos combes qui verdissent et gazouillent. Je voudrais » vous apporter ici sur des ailes d'hirondelle, vous déposer à » Gou ville; se trouveraient voire mère , votre jolie sœur, » t\ei\\ ou trois de vos amis. Nous déjeunerions sur l'herbe » fraîche, nous irions errant tout le jour sur la verdure des » bois et drs champs ; et puis , le soir, vous auriez vos ailes » d'hirondelle qui vous reporteraient à votre case de Paris. Ce » serait le réveil après un doux songe. N'est-ce pas que vous » donneriez bien huit jours de Paris pour une journée comme » celle-là?

» A défaut de promenades, ayons donc des lettres. Relrou- » vons-nous dans nos lettres. Les indifférents découragent ; les » cœurs connus remettent de la chaleur et de la vie dans ceux i de leurs amis , quand il se touchent. Un livre qui connaissait » l'homme a dit : Fœsoli! Ne vous consumez pas ainsi de tris- b tesse et d'amertume, mon cher Bertrand. Pensez à nous, écri- » vez-nous, vous serez soulagé! »

Ces bonnes paroles l'atteignaient, le touchaient sans doute, mais ne le corrigeaient pas. 11 souffrait de ce mal vague qui est celui du siècle, et qui se compliquait pour lui des circonstances particulières d'une position gênée. Un moment, la révolution de juillet parut couper court à son anxiété , et ouvrir une car- rière à ses sentiments moins contraints; il Pavait accueillie avec transport , et nous le retrouvons à Dijon , durant les deux an- nées qui suivent , prenant , à côté de son ami Brugnot et même après sa mort, une part active et , pour tout dire, ardente, au Patriote de la Côte-U'Or. Le réveil ne fut que plus rude; ce coup de collier en politique l'avait mis tout hors d'haleine; l'artiste en lui sentait le besoin de respirer. Par malheur la littérature elle-même avait fait tant soit peu naufrage dans la tempête, et, si Bertrand avait recherché de ce côlé la place du doux nid mé- lodieux, il ne l'aurait plus trouvée. Mais il ne paraît pas s'être soucié de renouer les anciennes relations; le hasard seul nous

REVUE DE PAK1S. 19

le fit rencontrer une on deux fois en ces dix années; il s'éva- nouissait de plus en plus.

Que faisait-il ? A quoi rêvait-il ? Aux mêmes songes sans doute, aux éternels fantômes que, par contraste avec la réalité , il s'at- tachait à ressaisir de plus pies et à embellir. Il avait repris ses bluettes fantastiques; il les caressait, les remaniait en mille sens, et en voulait composer le plus mignon des chefs-d'œuvre. On sait, dans l'antique éylogue, le joli tableau de cet enfant qui est tout occupé à cueillir des brins de jonc et à les tresser ensemble , pour en façonner une cage à metlre des cigales. Eh bien! Bertrand était un de ces preneurs de cigales; et pour en- tière ressemblance, comme ce petit berger de Théocrile, il ne s'aperçut pas que durant ce temps le renard lui mangeait le déjeuner.

« Item, il faut vivre, » comme le répétait souvent un poète notaire de campagne que j'ai connu. La vie matérielle revenait chaque jour avec ses exigences . et , si sobres , si modiques que fussent les besoins de Bertrand, il avait à y pourvoir. Je ne suivrai point le pauvre poète en peine dans la quantité de petits journaux oubliés auxquels, ça et là, il payait et demandait l'obole. Un drame fantastique , ou , comme il l'avait intitulé, un drame-ballade, fut présenté par lui à M. Harel , directeur de la Porte-Saint-Marlin , qui exprima le regret de ne pouvoir l'adapter à son théâtre. Un moment il sembla que l'existence de Bertrand allait se régler : il devint secrétaire de M. le baron Rœderer, qui connaissait de longue main sa famille, et qui eut pour lui des bontés. Mais Bertrand , à ce métier du rêve , n'avait guère appris à se trouver capable d'un assujétissemenl régulier. Et puis, lui rendre service n'était pas chose si facile. Content de peu et avide de l'infini, il avait une reconnaissance extrême pour ce qu'on lui faisait ou ce qu'on lui voulait de bien; on aurait dit qu'il avait hàle d'en emporter le souvenir ou d'en respecter l'espérance , et au moindre prétexte com- mode, au moindre coin propice, saluant sans bruit et la joie dans le cœur, il fuyait :

J'esquive doucement et m'en vais à grands pas, La queue en loup qui fuit, el les yeux contre-bas,

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Le cœur sautant de joie et triste d'apparence (1)...,

A travers cela il avait trouvé , chose rare ! et par la seule piperie de son talent , un éditeur. Eugène Renduel avait lu le manuscrit des Fantaisies de Gaspard, y avait pris goût, et il ne s'agissait plus que de l'imprimer. Mais l'éditeur , comme l'auteur, y désirait "un certain luxe, des vignettes, je ne sais quoi de trop complet. Bref on attendit, et le manuscrit payé, modiquement payé, mais enfin ayant trouvé maître, continuait, comme ci-devant, de dormir dans le tiroir. Bertrand , une fois l'affaire conclue et le denier touché , s'en était allé selon sa méthode , se voyant déjà sur vélin et caressant la lueur. Un jour pourtant il revint, et, ne trouvant pas l'éditeur au gite , il lui laissa pour mémento gracieux la jolie pièce qui suit :

A M. EUGENE RENDUEL.

Quand le raisin est mûr, par un ciel clair et doux, Dès l'aube, à mi-coteau rit une foule étrange. C'est qu'alors dans la vigne, et non plus dans la grange , Maîtres et serviteurs, joyeux, s'assemblent tous.

A votre huis, clos encor, je heurte. Dormez-vous? Le matin vous éveille, éveillant sa voix d'ange. Mon compère, chacun en ce temps-ci vendange; Nous avons une vigne : eh bien ! vendangeons-nous?

Mon livre est cette vigne, où, présent de l'automne, La grappe d'or attend , pour couler dans la tonne , Que le pressoir noueux crie enfin avec bruit.

J'invite mes voisins, convoqués sans trompettes, A s'armer promptement de paniers , de serpettes. Qu'ils tournent le feuillet : sous le pampre est le fruit.

5 octobre 1840. (1) Mathurin Régnier, satire vm.

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Cependant, à trop attendre, sa vie frêle s'était usée, et cette poétique gaieté d'automne et de vendanges ne devait pas tenir. Une première fois, se trouvant pris de la poitrine, il était entré à la Pitié dans les salles de M. Serres, sans en prévenir personne de ses amis; la délicatesse de son cœur le portait à épargner de la sorte à sa modeste famille des soins difficiles et un spectacle attristant. Durant les huit mois qu'il y resta , il put voir souvent passer M. David le statuaire, qui allait visiter un jeune élève malade. M. David avait de bonne heure, dès 1828, conçu pour le talent de Bertrand la plus haute, la plus particulière estime , et il était destiné à lui témoi- gner l'intérêt suprême. Bertrand lui a, depuis, avoué l'a- voir reconnu de son lit ; mais il s'était couvert la tête de son drap, en rougissant. Après une espèce de fausse convalescence, il retomba de nouveau très-malade , et dut entrer à l'hospice Necker vers la mi-mars 1841. Mais, cette fois, sa fierté vaincue céda aux sentiments affectueux , et il appela auprès de son lit de mort l'artiste éminent et bon , qui, durant les six semaines finales, lui prodigua d'assidus témoignages, recueillit ses paroles fiévreuses et transmit ses volontés dernières. Bertrand mourut dans l'un des premiers jours de mai. M. David suivit seul son cercueil ; c'était la veille de l'Ascension ; un orage ef- froyable grondait ; la messe mortuaire était dite, et le corbil- lard ne venait pas. Le prêtre avait fini par sortir; l'unique ami présent gardait les restes abandonnés. Au fond de la chapelle, une sœur de l'hospice décorait de guirlandes un autel pour la fêle du lendemain.

L'humbie nom, du moins, subsistera désormais autre part encore que sur la croix de bois du cimetière de Vaugirard, Je même ami l'a fait tracer. C'est le manuscrit exactement pré- paré par l'auteur pour l'impression, qui retiré, moyennant accord, des mains du premier éditeur, se publie aujourd'hui à Angers sous des auspices fidèles ; cette résurrection éveillera dans la pairie dijonnaise plus d'un écho. Je n'ai pas a entrer ici dans le détail du volume; je n'ai fait autre chose que le carac- tériser par tout ceci, en racontant l'homme même : depuis la pointe des cheveux jusqu'au bout des ongles , Bertrand est tout entier dans son Gaspard de la Nuit. Si j'avais à choisir entre Ips pièces pour achever l'idée du portrait, au lieu des joujoux

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gothiques déjà indiqués, au lieu des tulipes hollandaises et des miniatures sur émail de Japon qui ne font faute , je tirerais de préférence , du sixième livre intitulé les Silves, les trois pages de nature et de sentiment, Ma Chaumière , Sur les Rochers de Chèv remorte, et Encore un Printemps. La première doit être d'avant 1850, lorsqu'avec un peu de complaisance on se permettait encore de rêver un roi suzerain en son Louvre; les deux autres portent leur date et nous rendent avec une grâce exquise le très-proche reflet d'une réalité douloureuse. Les voici donc , et avec leurs épigraphes , pompon en tète 9 quand on cite le minutieux auteur , il y aurait conscience de rien ou- hlier.

LA CHAUMIERE.

En automne, les grives viendraient s'y reposer, attirées par les baies au rouge vif du sorbier des oi- seleurs.

Le baron R. Monthermé.

Levant ensuite les yeux, la bonne vieille vit comme la bise tourmentait les arbres et dissipait les traces des corneilles qui sautaient sur la neige autour de la grange.

Le poète allemand Voss. Idylle XIII.

Ma chaumière aurait, l'été, la feuillée des bois pour parasol, et l'automne, pour jardin, au bord de la fenêtre, quelque mousse qui enchâsse les perles de la pluie , et quelque giroflée qui fleure l'amande.

Mais l'hiver, quel plaisir, quand le matin aurait secoué ses bouquets de givre sur mes vitres gelées , d'apercevoir bien loin, â la lisière de la forêt, un voyageur qui va toujours «'amoindrissant , lui et sa monture, dans la neige et dans la brume !

Quel plaisir, le soir, de feuilleter, sous le manteau de la

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cheminée flambante el parfumée d'une bourrée de genièvre, les preux et les moines des chroniques, si merveilleusement portraits qu'ils semblent, les uns jouter, les autres prier encore !

Et quel plaisir, la nuit, à l'heure douteuse el pâle qui pré- cède le point du jour , d'enlendre mon coq s'égosiller dans le fjelinier et le coq d'une ferme lui répondre faiblement, senti- nelle lointaine juchée aux avant-postes du village endormi !

Ah ! si le roi nous lisait dans son Louvre, ô ma Muse ina- britée contre les orages de la vie . le seigneur suzerain de tant de fiefs qu'il ignore le nombre de ses châteaux, ne nous marchanderait pas une pauvre chaumine!

SUR LES ROCHERS DE CHÈVREMORTE (1).

Et moi aussi j'ai été déchiré par tes épines de ce désert, et j'y laisse chaque jour quelque partie de ma dépouille.

Les Martyrs, livre X.

Ce n'est point ici qu'on respire la mousse des chênes et les bourgeons du peuplier, ce n'est point ici que les brises et les eaux murmurent d'amour ensemble.

Aucun baume, le matin après la pluie ,1e soir aux heures de la rosée; el rien , pour charmer l'oreille, que le cri du petit oiseau qui quête un brin d'herbe.

Déserl qui n'entends plus la voix de Jcan-Baplisle ! Déserl que n'habitent plus ni les ermites ni les colombes !

Ainsi mon âme est une solitude , sur le bord de l'abîme , (1) A une demi-lieue de Dijon.

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une main à la vie et l'autre à la mort, je pousse un sanglot désolé.

Le poète est comme la giroflée qui s'attache frêle et odorante au granit , et demande moins de terre que de soleil.

Mais hélas ! je n'ai plus de soleil , depuis que se sont fermés les yeux si charmants qui réchauffaient mon génie !

22 juin 1832.

ENCORE UN PRINTEMPS.

Toutes les pensées, toutes les passions qui agitent le cœur mortel sont les esclaves de l'amour.

COLERIDGE.

Encore un printemps , encore une goutte de rosée qui se bercera un moment dans mon calice amer, et qui s'en échap- pera comme une larme.

0 ma jeunesse! tes joies ont été glacées parles baisers du temps, mais les douleurs ont survécu au temps qu'elles ont étouffé sur leur sein.

Et vous qui avez parfilé la soie de ma vie, ô femmes ! s'il y a eu dans mon roman d'amour quelqu'un de trompeur , ce n'est pas moi , quelqu'un de trompé , ce n'est pas vous !

0 printemps ! petit oiseau de passage, notre hôte d'une sai- son qui chantes mélancoliquement dans le cœur du poète et dans la ramée du chêne !

Encore un printemps , encore un rayon du soleil de mai au front du jeune poète, parmi le monde, au front du vieux chêne parmi !es bois !

Paris , mai 1836.

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Que conclure, en finissant, de celte infortune de plus ajoutée à tant d'autres pareilles , et y a-t-il quelque chose à conclure ? Faut-il prétendre, par ces tristes exemples , corriger les poêles, les guérir de la poésie, et pour eux, natures étranges , le charme du malheur raconté n'est-il pas plutôt un appât? Con- statons seulement, et pour que les moins entraînés y réflé- chissent, constatons la lutte éternelle, inégale, et que la société moderne, avec ses industries de toute sorte, n'a fait que rendre plus dure. La fahle antique parle d'un berger ou chevrier, Comalas, qui, pour avoir Irop souvent sacrifié de ses chèvres aux Muses , fut puni par son maître et enfermé dans un coffre il devait mourir de faim ; mais les abeilles vinrent et le nour- rirent de leur miel. Et quand le maître, quelque temps après, ouvrit le coffre, il le trouva vivant et lout entouré des suaves rayons. De nos jours, trop souvent aussi, pour avoir voulu sa- crifier imprudemment aux muses , on est mis à la gêne et l'on se voit pris comme dans le coffre 5 mais on y reste brisé, et les abeilles ne viennent plus.

Sainte-Beuve,

LES

CALABRES ET LA SICILE.

VIII (î).

Tout mortel doit honorer les fontaines, ces filles de l'Océan et de Thélis. «■ Malheur, a dit Hésiode, le berger de l'Hélicon , malheur à qui traverse leur courant limpide avant d'avoir in- voqué les dieux et purifié ses mains dans leurs eaux transpa- rentes! »

Les naïades, couronnées de perles, se penchent avec leurs amphores sur le miroir des fontaines ; le pied des filles du Pinde a courbé les humides Heurs de ces rives , dont les ombrages opaques, voûtes mobiles et glacées, ont retenti du chant des poètes. C'est au bord d'une fontaine que Pan imagina d'assem- bler les sept roseaux de la flûte inégale, et qu'il instruisit son disciple bien-aimé, ce pasleur qui balbutia les premiers accents de la poésie bucolique. Je veux parler du paire issu d'Hermès , de ce Daphnis dont la mort a coûté tant de larmes aux nymphes des bois et des fleuves de la Sicile. La source sacrée au bord d<^ laquelle il conduisait ses troupeaux vers le soir bouillonnait dans la verte Ortygie ; et ces lieux l'élève de Pan a mêlé sa voix au murmure des ondes furent vénérés, tant que vécut le sang des Héraclides.

(1) Voyez tome VII , page 215.

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Un jour , adossé contre un des pins dont l'ombre flottait sur le ruisseau , le fils de Tymbris et de Zéus célébrait les plaisirs , l'inconstance, les amours d'Aphrodite , et, sur l'herbe étoilée de narcisses , de safran , de violettes et d'hyacinthes, Daphnis, assis auprès de la nymphe qu'il aimait, disait, en lui tressant sa longue chevelure d'or : « 0 la plus blanche des fleurs de l'Anapis , je t'aime, tu le sais, d'une amour ardente, éter- nelle, et mon cœur (le tien sera-t-il aussi fidèle? ) veut s'enga- gera toi par un serment sacré. Puissent donc mes yeux s'étein- dre et perdre la lumière s'ils daignent jamais contempler d'autres yeux que les tiens ! s

Trois fois il répète ce serment, et tous deux ils jurent sur l'autel de Diane. Pan les écoule et sourit ; la malice brille dans sa prunelle, et sur un rhythme plus vif il entonne un nouveau chant qui fait bondir les chèvres sur le rocher voisin.

Mais , à travers des bosquets de lauriers-roses , Eurus porte à l'oreille de Thalie aux yeux vert-de-mer les vœux du jeune pâtre. Jalouse, elle descend, brisant les jeunes lis sous ses pieds de marbre, effleurant de sa tunique la neige parfumée des myrtes, et, le front animé d'une vive rougeur, elle passe lentement devant Daphnis, qu'elle perce d'un regard doux et profond. Daphnis voudrait détourner la tète, mais sa prunelle demeure fixée sur la nymphe souriante; il pâlit, se trouble, il essaie de parler, et sa voix expire. Soudain les ob- jets, devant lui, semblent vaciller, ils deviennent confus, s'effa- cent et s'abîment; les airs perdent leur transparence, la nuit l'environne , il étend les bras et cherche l'amante qu'il ne doit plus revoir.

Depuis cet instant funeste, Daphnis dictait encore ses tou- chantes idylles à l'écho de la fontaine. Il y venait gémir les nuits dès qu'il se croyait seul avec ses génisses, et, respectant sa dou- leur, les nymphes attendries ['écoutaient en silence.

Il s'éteignit, hélas, durant les longs jours de la moisson , et la Sicile entière prit part au deuil des déesses de Syracuse. Aussi longtemps que se refléta dans les flots africains la corne argentée de Diane, l'eau des fleuves conserva l'amertume des larmes; les chiens de l'élève de Pan expirèrent en exhalant des clameurs lugubres; les troupeaux oublièrent de tondre le cytise.

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les lions même gémirent dans les plaines , et de la profondeur des forêts on entendit sortir des voix désolées.

Théocrite, Bion, Moschus, Virgile, ont célébré tour à tour le père de la poésie bucolique , et notre premier soin , à Syra- cuse , fut de cbercher la fontaine sacrée , entre la source d'Aré- thuse et les débris du temple de Diane. Mais , ô siècles de fer ! le temple , la fontaine ont disparu sous des décombres qui por- tent eux-mêmes de nouveaux édifices. Ortygie, ce berceau fleuri des fables, n'est plus qu'une petite ville analogue à l'île de la Citéde Paris, ou au quartier Saint-Jacques, une ville mal percée, sale, montueuse, puante et populacière.

Ce premier aperçu de la triste Sirausa, nous avions pé- nétré la nuit précédente , nous replongea dans la prose , et comme, à cette heure matinale , le temps nous manquait pour une plus longue excursion , nous rentrâmes pour déjeuner à la locanda ciel Setiza-Nazo , l'auberge du Sans-Nez : bizarre dénomination qui nous fut expliquée bien vite ; l'hôte, qui n'a plus de nez, se sert d'enseigne à lui-même , joignant ainsi le stoïcisme à l'économie. Que ne met-il des bornes à la seconde de ces louables qualités? Mais le seigneur Senza-Nazo épargne la dépense dans sa cuisine , il économise aussi beaucoup sur la fourniture des lits qu'il offre au voyageur et sur le prix des blan- chissages du linge de toute espèce. On est hébergé comme à Girgenti ou à peu près. Pas de matelas ; de petits oreillers sur des lits de cinq pieds de haut formés d'une seule paillasse en feuilles de maïs.

Après un repas frugal , comme nous allions du côté du grand port , que Virgile appelait « sicanium sinus , » Walfort, ayant»» eu l'imprudence de plonger ses mains dans le cristal de la fon- taine d'Aréthuse, eut toutes les peines du monde à se les dé- barbouiller. Aréthuse est un bourbier à la source duquel cer- taines lavandières fort laides et ù peine vêtues trempent et frottent des guenilles qui n'en paraissent pas beaucoup plus sales. L'histoire de la nymphe et du fleuve Alphée est trop connue pour que l'on s'y arrête. Nous gagnerons donc, en montant sur la droite, la cathédrale, qu'on a établie, au xne siècle, dans un temple de Minerve soigneusement mutilé par le christianisme. Ce monument, entouré de colonnes do- riques dépourvues de bases, avait une muraille intérieure qu'on

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a percée en arcades, et l'espace situé entre cette paroi et les colonnes dont on a muré les intervalles forme deux contre-nefs étranglées. Pour construire l'abside , on a supprimé l'un des frontons, et des colonnes qu'on en a arrachées on a décoré certaine façade assez disgracieuse qui occupe la partie occi- dentale de l'édifice. Ces piliers ne sont pas d'aplomb, ils ont des attitudes penchées peu rassurantes. s'élevait jadis, si l'on en croit Athénée , une immense tour surmontée d'un grand bouclier d'acier poli , dont j'ai oublié le fantastique usage. Mais le voyageur n'a pas lieu de s'en occuper aujourd'hui, non plus que du temple de Diane , situé dans la même Orlygie, et le plus ancien de cette ville dévolue à la sœur d'Apollon , lors du partage qu'elle fit de la Sicile avec Pallas et Proserpine. Nous n'avons pu retrouver les vestiges de cette construction , que nombre de voyageurs prétendent avoir vue.

Si l'on fait mention des murailles antiques d'Orlygie , des restes du port de marbre qui la sépare d'Achradine et d'un château gothique bâti de matériaux taillés par la Grèce, lequel ferme le grand port, il ne restera rien à dire de la chétive place forte fondée, suivant Thucydide, par Archias de Corinthe,. l'un des Héraclides, 758 ans avant l'ère moderne. Sirausa, dans l'organisation actuelle, n'a plus aucune importance; de- puis les dernières révoltes, on l'a dépouillée de ses dernières prérogatives, de son titre de capo-valle. Noto lui succède, et la capitale du royaume de Denys et d'Hiéron, la rivale de Carthage et d'Athènes , n'est plus qu'un simple et obscur gui- dicato.

L'île qui la contient tout entière est assez exiguë, et, pour acquérir une idée de l'ancienne et somptueuse cité , « urbem Syracusas , maximam Grecorum, pulcherrimamque om- nium, » ainsi que l'a définie Cicéron , il faut s'élancer dans la campagne et fouiller dans les profondeurs de la terre. Abstrac- tion faite de la ville actuelle, Syracuse est une nécropole presque enlièrement ensevelie. On reconnaît encore, au tracé de ses murailles, l'emplacement qu'elle occupait au nord et à l'ouest d'Orlygie. Sa forme était celle d'un triangle isocèle, dont la base borde la mer et dont la pointe gravit dans les terres, entre lcîcouchant et le septentrion.

Syracuse était composée de plusieurs villes distinctes : si l'on

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suppose trois triangles inscrits dans l'intérieur des anciennes murailles , on aura à peu près l'enceinte des trois cités princi- pales. Achradine , la plus considérable, est près de la mer, Tyché longe le côté droit du triangle. Néapolis le côté gauche. A ces trois portions il faut joindre Épipole, au sommet de la figure , quartier qui dominait tous les autres, et enfin Orlygie, section faite sur la base, et qui étrangle et ferme l'ouverture du grand port , baie large et arrondie de six milles de tour et d'une lieue de large. L'îlot est séparé d'Achradine par le port de marbre , jadis bordé de palais magnifiques, de quais et de degrés d'une somptuosité prodigieuse. Au nord d'Achradine il existait un autre port large et peu profond , Trogyle, près du- quel était cainpé Marcellus lors du siège de la ville par les troupes romaines. Dpnc , en parcourant les méandres de la rive , du sud au nord , nous trouvons successivement le grand port (sicanium sinus) ; Orlygie , maintenant Sirausa ; le por- tus marmoreus , large canal ; Achradine, sur une base de ro- chers que couronnent les débris de la muraille de Denis le Tyran ; et en dernier lieu le port de Trogyle , au delà des enceintes. Néapolis, Tyché et Épipole, s'élèvent derrière Achra- dine en forme de pyramide couchée. Lecordonquiréunissaitces divers groupes de cités avait vingt-deux milles de tour. Celle description n'a pas été donnée d'une manière précise par les voyageurs modernes.

En général , le sol de la contrée , si l'on excepte le fond du grand port, est élevé ; ce n'est point terre ni sable, c'est un bon et solide piédestal de roche vive , que l'on a creusée profondé- ment. Syracuse, ainsi que Paris et Rome , est sorti tout entier de ses carrières souterraines; mais Syracuse ne peut prouver maintenant sa grandeur éclipsée que par le nombre et l'étendue de ses catacombes; les monuments ont disparu. Rien pour l'admiration, tout pour la surprise. Épipole est parfaitement dé- pouillée, ainsi que Tyché et Néapolis ; Achradine seule est digne d'attention.

Le premier objet que l'on rencontre à l'issue d'Ortygie est un amphithéâtre d'une forme très-elliptique, taillé dans le roc, et dont le cenlre et les abords sont occupés par des champs de blé. Cet amphithéâtre, qu'on nomme la Fossa de Granali, est mesquin, mal conservé, peu intéressant. Plus avant, du côté

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de Néapolis, et au delà d'Achradine, sont les débris du grand théâtre, presque entièrement détruit. C'était le plus grand , le plus splendide des théâtres de la Sicile , à ce que rapporte Dio- dore. On y discutait les affaires publiques. Plutarque nous ap- prend que, Timoléon étant devenu aveugle à la fin de sa vie, les citoyens de Syracuse, quand on traitait une question difficile, envoyaient quérir en litière leur bienfaiteur, dans la villa qu'il habitait au fond du port, au delà de l'Anapis. Au moment ce grand homme pénétrait dans le théâtre, les applaudissements et les vœux du peuple l'accueillaient, puis on faisait silence pour écouter les avis du sage Timoléon.

Quelques arbustes verdoient encore sur ces débris; des ruis- seaux échappés de l'aqueduc voisin courent et babillent sur ces degrés que foulèrent les nations de la Grèce. Cette verdure, quelques troupeaux , un pâtre qui regarde au loin, la fontaine , près de laquelle s'élèvent deux chaumières, ces détails agrestes auprès de ce monument d'une ville héroïque , ces souvenirs majestueux , ces aspects riants et simples , forment des con- trasles charmants. On se recueille, et l'on rêve sans tristesse; la pensée des époques lointaines s'entremêle aux poésies de la na- ture vivante. L'esprit, qui pardonne au temps d'avoir trans- formé ces choses, contemple à la fois le présent avec satisfacliou et le passé sans regrets.

Les Grecs avaient choisi pour ce cirque un emplacement ad- mirable, suivant leur coutume, car ils comprenaient l'aspect d'une belle campagne dans les jouissances de leurs spectacles. De sa position élevée, le grand théâtre de Syracuse découvrait à ses pieds Achrâdine et Orlygie. Les regards du spectateur em- brassaient à la fois le grand port et le port de Tro{;yle, le cours de l'Anapis, la colline au delà du temple de Jupiter, sur laquelle campèrent les Carthaginois, et, tel qu'un long serpent de pierre, le mur gigantesque que Denys fit construire en l'espace de vingt jours par soixante mille esclaves. C'est du grand théâtre que nous avons contemplé dans son ensemble la situation de Syra- cuse, telle que nous l'avons esquissée plus haut.

En descendant de cette ruine, nous arrivâmes à la plus cé- lèbre des latomies, celle se trouve l'oreille de Denys. C'est une caverne de cent pieds de profondeur , qui se contourne eu forme d'S, el possède un écho fort subtil. Rien n'est inoins ou-

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rieux. Une ancienne fable a légué à ce souterrain le nom de Grotta délia Favella. On prétend que, caché dans une petite chambre taillée dans le roc, et qu'on voit encore aux deux tiers de la paroi, le tyran de Syracuse venait écouter les gémisse- ments et les aveux de ceux que sa barbarie emprisonnait dans les latomies. Cette tradition, qui ne date que du moyen âge, est parfaitement apocryphe. Plus loin que l'Oreille de Denys , on rencontre encore deux carrières assez profondes, et dans les- quelles des cordiers se sont établis. Les blocs isolée, revêtus d'une mousse noirâtre, qui portent ces voûtes énormes, forment des colonnes cyclopéennes d'un aspect étrange ; mais, pour qui connaît les carrières de la butte Montmartre et celles de Mon- trouge, ce spectacle n'a rien de bien remarquable.

Syracuse est, en vérité, le lieu des déceptions, et je ne sais pourquoi on s'obstine à vanter si fort des antiquités qui n'exis- tent plus, ou des accidents naturels que l'on a vus partout. A peine quelques tombeaux rongés , quelques pans de murs en- tremêlés de fragments de marbre , à peine quelques aqueducs, indiquent-ils encore l'endroit fut une ville célèbre, et l'on ne rencontre, dans cette rase campagne, que des fondrières profondes et quelques villas dispersées. Plusieurs petits co- teaux fournissent un raisin blanc muscat dont on extrait le vin de Syracuse; la nécropole donne en outre des fruits et du blé.

Après cette visite aux latomies, comme le soir venait, nous retournâmes à la ville par d'assez vilains chemins, le long des- quels le bruit de nos pas dans l'herbe sèche éveilla deux ser- pents, qui, loin de se dresser contre nous en sifflant, comme des serpents de la poésie antique et fabuleuse, s'enfuirent inti- midés, comme il convient à des couleuvres du siècle xix°, ère de prose et de philosophie.

Quelqu'un nous attendait à la locanda, et c'était notre guide de Girgenli à Syracuse, un assez mauvais drôle, qui venait nous demander à souper, et, qui pis est, nous prouver que cette politesse lui était due. Prétention faite pour étonner, car le long du chemin il nous avait à tout instant sommés de mar- cher pour ménager ses mules, et nous avions failli le laisser dès le premier jour à Palma , jolie ville africaine avec ses dô- mes, ses minarets , ses murs dentelés, ses maisons blanches , et

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sur la place de laquelle s'élève un énorme palmier nourri dans une grande caisse en maçonnerie ; monument tout à fait bizarre.

Le jour suivant, non loin de l'embouchure de Drillo, ce drôle nous ayant contraints de vider rétrier et de piétiner devant lui, toujours afin de ménager ses mules , nous le devançâmes d'as- sez loin. Tout à coup Walfort , s'élant retourné , l'aperçut au sommet d'une colline se prélassant* avec beaucoup de calme sur le baudet dont il nous avait frustrés. Comme nous le gourman- dions, il s'écria qu'il ne savait pas marcher. Nous le poussâmes par les épaules; il passa des menaces aux pleurs et, se couchant par terre, il annonça qu'il se proposait de demeurer sans faire un pas s'il n'était mis à cheval. Sa résolution parais- sait inébranlable, nous l'abandonnâmes sans hésiter un seul instant. Ce soir-là, nous devions coucher à Chiaramonte, il nous rejoignit à la nuit tombante , criant aux voleurs et menant grand bruit. Évarisle le calma en deux secondes. Si tu nous causes de l'ennui, lui dit-il, demain, sur la route, je te romprai les épaules, et si, dans la crainte de cette cor- rection , tu refuses d'aller plus loin , lu n'auras pas de nous un seul tari, vu qu'on ne te doit rien avant d'être à Syra- cuse.

Notre homme se rendit à ces raisons ; il tira son bonnet de coton blanc, abjecte coiffure qui est celle de tous les villageois siciliens, nous salua d'un air humble et se mit à invectiver brusquement ceux qu'il avait commencé d'ameuter contre nous : nous n'eûmes jamais de plus ardent défenseur. Que ce peuple est singulier, comme la pasquinade lui est naturelle, et com- bien il est aisé de reconnaître en l'observant que les caractères comiques de notre scène sont empruntés à l'Italie !

Depuis ce moment, le muletier s'était montré plus dévoué; au sortir de Chiaramonte, villace qui n'est ni moderne ni an- cienne, mais vieille et ridée, ce drôle , qui voulait gagner une journée sur nous , nous allécha si fort par la description de Val d'Ispica , que nous consentîmes à passer par Modica et Noto, lieux sans intérêt. Plus nous approchions du Bufaïdone, plus le traître exaltait les merveilles de ce vallon si souvent célébré, et rien toutefois n'annonçait de brillants spectacles. Cependant nous entrions dnns une vallée étroite , longue, au fond de la-

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quelle serpente un lit de rivière ombragé d'alaternes , de lau- riers-roses, de peupliers, de térébinthes, d'azeroliers, de troènes, d'ornes, de scolopendres, et d'autres arbustes élégamment dis- persés par bouquets sur une file mince d'arbousiers, de mû- riers, de calaraenles et de lanlisques. Une muraille de roches perpendiculaires encadrait celle végétation luxuriante, animée par des troupeaux rie brebis énormes comme celles qui portè- rent sous leur ventre Ulysse et ses compagnons hors de l'antre du cyclope. Ces blocs de rochers, creusés depuis un temps im- mémorial, servent de maisons à toute une peupade de Troglo- dytes, qui vivent comme on y vivait il y a deux mille ans, recueillant du miel aussi doux que celui d'Hybla , au milieu du plus frais paysage de la Sicile. Ces contrées font partie de la Tempe Hélorienne qu'Ovide a chantée. Quant aux habitations taillées dans le roc, elles n'ont rien de plus surprenant que celles qu'ont creusées près de Tours, au delà de Saint-Sympho- rien, sur le bord de la Loire, les anciens peuples de la Touraine, et qui sont encore habitées aujourd'hui. J'ajouterai même que la Loire vaut mieux que le Bufaïdone, et que les prairies et les vergers du jardin de la France l'emportent en beauté sur les ombrages de Val d'Ispica, dont les voyageurs ont trop vanté le mérite.

Dès qu'il nous vit désabusés de ces divers objets trop peu im- portants à mon gré pour être mentionnés d'autre façon qu'in- cidemment, notre guide, loin de s'obstiner à les faire valoir comme auparavant, se mit à les diffamer avec exagération, à en accuser la monotonie , l'insignifiance, et à s'étonner de la curiosité des voyageurs. Cette insolente duplicité finit par nous irriter , et , arrivés à Syracuse, après avoir traversé Noto et franchi le fleuve Miranda (l'antique Hercisus qui engloutit l'armée des Athéniens et dans lequel une souris trouverait à peine assez d'eau pour se désaltérer), nous nous étions avec joie séparés d'un vilain personnage que nous espérions ne plus revoir.

11 revint cependant , et ce fut pour nous demander à souper avec un air très-gracieux. Comme nous avions d'abord paru surpris, le guide , pensant qu'on ne le reconnaissait pas , et n'ayant point oublié les épilhètes dont on l'avait honoré la veille , se rappelait à notre mémoire d'un ton aimable en ces

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termes : C'esl moi, seigneurs; moi, ce brigand, ce polis- son.... (qneslo birbante , questo buffone) , vous savez bien? Sa gueuserie, sa plalilude, lui valurent un repas : triste con- clusion pour la morale, beau texte pour les moralistes.

Tout en dévorant avec une avidité léonine , le fripon , bien qu'il fût loin d'être laid , se permettait , en notre présence , de médire à outrance des femmes. Avant de nous quitter, il pro- posa, pour le lendemain, une promonade aux bords de l'Anapis, aujourd'hui l'Anapo , sous le prétexte de laquelle il vint nous réveiller avant le soleil.

C'est au fond du grand port, et par conséquent à l'ouest d'Or- lygie, qu'est située la rivière de l'Anapo, à l'embouchure de laquelle nous parvînmes, après avoir laissé à notre droite cer- tains marécages dont les émanations donnèrent jadis la peste aux Carthaginois campés à un demi-mille de la rive.

L'Anapo est une jolie petite rivière proprette et sinueuse, qui grésille sur des cailloux bruns , entremêlés d'une mosaïque de calcaire blanc incrusté de coquilles roses. Un fouillis inextri- cable de roseaux, de joncs, de troènes, de lianes de toute es- pèce, couvre les bords du fleuve, que nous remontâmes en nous frayant un chemin dans les grandes herbes jusqu'à la fontaine Cyanée. se trouvent des aloès, des cactus , quelques coton- niers même ; la canne à sucre, l'opuntia, y attirent des myriades d'oiseaux; enfin nous y contemplâmes le papyrus, ruine vé- gétale des civilisations antiques , dans le développement des- quelles celte plante a joué le même rôle que l'imprimerie aux temps modernes. Le papyrus a disparu de l'Egypte et de la Grèce; on ne le rencontre plus que sur les bords de l'Anapis, dans cette terre classique des fables. Pour écrire les fastes des peuples anciens, l'on a détruit l'espèce entière des papy- rus, à l'exception de quelques liges qui sont demeurées icij dernières pages du livre , demeurées blanches à la fin de l'ou- vrage. Ainsi, dans ces lieux sacrés, la terre se souvient encore; elle fait fleurir l'églanline sur la poussière des rosiers de Pœstum, le papyrus dans la patrie adoptive de Simonide et de Zenon.

Ces roseaux hiératiques ne pouvaient trouver, au surplus, un séjour plus respectable. Objet de la vénération des Syracusains, qui chaque année apportaient leurs offrandes à l'amante

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d'Anapis , celte fontaine rappelle une fable bien connue.

Cyane était l'une des compagnes de Proserpine : toutes deux cueillaient ensemble des fleurs dans la prairie et du miel dans le creux des rochers de l'Hybla. Un jour que Cyane s'égarait avec le pasteur Anapis dans quelque bocage, le sombre Dis, qui, sorti des ténébreux royaumes, épiait secrètement la fille de Cérès, l'ayant vue seule et sans défiance, s'élança pour la ravir. Aux cris qu'elle fit entendre, Cyane et Anapis accoururent. Mais qui pourrait lutter contre les fils de Saturne! Dis les frappe du trident. Aussitôt la terre s'amollit sous leurs pas, leurs mem- bres se dissolvent, leurs corps s'enfoncent peu à peu dans le sable. Ils se regardent encore, mais les larmes intarissables qui .jaillissent à grands flots de leurs yeux leur ôlent l'aspect de la lumière. Cyane disparaît sous les roseaux; ce n'est plus qu'une fontaine qui soupire et qui pleure. Le pasteur Anapis , changé en fleuve, vient en bouillonnant chercher sa nymphe chérie; leurs ondes se mêlent, vont ensemble à la mer, couronnées de fleurs, et font naître sur ces bords le narcisse, la violette blanche, la scabieuse, et les capillaires consacrés au dieu qui porte un sceptre noir.

Comme nous agitions ces classiques souvenirs , sans trop écouter l'obséquieux babil de notre guide, une forme blanche apparut dans les roseaux, et nous vîmes s'élever lentement au- dessus des papyrus le buste d'une femme. Cyane, Arélhuse, Proserpine se présentèrent à notre imagination ; nous regar- dions sans oser parler.

Elle s'avança sans bruit, et, enfonçant sa jambe nue dans l'eau transparente, levant une main avec un air de surprise, elle resta immobile comme une statue.

C'était une jeune fille , dont la peau brune et dorée avait le ton énergique du bronze corinthien. Ses traits étaient réguliers, mais sa beauté avait je ne sais quoi de viril, et ses yeux, pe- tits comme ceux de la Vénus de Milo , étaient d'un noir pro- fond comme l'Érèbe. Celle femme d'airain , aux prunelles d'é- bène, avait les épaules couvertes de cheveux blonds, moins foncés que le buste sur lequel ils ruisselaient ; une guirlande épaisse de fleurs et de feuillages couronnait son front ; des lam- beaux d'étoffe mouillée, éparpillés en désordre sur ce torse antique, le drapaient avec un bonheur inouï. Nous la contem-

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plions sans pouvoir nous en détacher, bien que notre guide, qui, la veille, mallraitrait si fort le beau sexe, s'efforçât, tout interdit par cette apparition, de nous entraîner loin de celte créature singulière.— Venez, venez, disait-il en cachant son visage, éloi- gnons-nous d'ici.

Sa voix frappa l'oreille de la Syracusaine, qui le regarda fixe- ment; puis elle partit d'un grand éclat de rire, et s'enfuit dans les roseaux avec la rapidité d'une biche.

Connais-tu cette fille ? demanda "Walforl à notre guide.

Oh ! oui, s'écria-t-il d'un air soucieux, et chacun la connaît comme moi; c'est une folle, une pauvre folle.

Elle est tout à fait belle. Comment sa raison s'est-elle perdue?

Notre homme prit l'attitude d'un grand coupable, et avec une fatuité risible il murmura :

C'est... parce que la Catlarina me plaisait.

Nous ne trouvâmes rien à lui répondre, mais nous l'eussions battu de bon cœur.

Si cet Adonis ne ment pas , pensions-nous , la Cattarina doit égaler en beauté ses illustres sœurs les Callipyges du Syracuse, dont le grammairien Athénée raconta la galante aven- ture.

Avant de rentrer à la ville par l'unique pont qui la joint à la terre ferme, nous remarquâmes sur le port , le long des mu- railles, la porte d'une petite chapelle pratiquée dans l'épaisseur de l'enceinte, et devant laquelle un aumônier dit la messe en plein air chaque dimanche, pour les bâtiments qui font qua- rantaine devant Syracuse. Dès que la cloche sonne, les navires se pavoisent, des banderoles se balancent éclairées par le so- leil du matin, la mer se couvre de barques pleines de matelots qui s'avancent vers la rive pour écouler l'office divin. Les vais- saux, chargés de marins perchés dans les vergues ou sur les cordages, s'approchent en bon ordre; les pécheurs s'achemi- nent sur leurs bateaux; un silence profond s'établit, le prêtre se retourne, et tout s'agenouille. La bénédiction donnée, ces embarcations se dispersent avec un bruit de fête, et la flottille retentit de chansons et de cris joyeux. Le soir venu , les pê- cheurs confinés dans ce lazareth illuminent leurs bâtiments et se mettent à. danser la tarentelle en chantant à lue-tête avec r 4

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accompagnement de mandoline. Mais dès que vibre la voix claire de la campanelle qui tinle Y Ave Maria une demi-heure après le coucher du soleil, les ébats cessent, on récite la prière, après laquelle on se donne le bonsoir. Chacun répète à son voisin: Felice notte! felice notle ! Puis la fêle recom- mence et se prolonge bien avant dans la nuit. Il faut avoir été témoin de l'ardeur avec laquelle les Siciliens se divertissent et de la manière soudaine dont ils oublient leurs jeux quand ils doivent se recueillir et prier, pour apprécier la vivacité de leur foi religieuse.

Ils entremêlent ces amusemenls de certaines pratiques em- pruntées au paganisme, et nous assistâmes à une cérémonie fort étrange, que l'on pourrait intituler la parodie d'un sacrifice. Je veux parler de la grande pêche de Neptune , qu'ils célè- brent de temps immémorial à l'entrée des saisons ou à l'ouver- ture de la pèche. Aucun voyageur , je le crois , n'a décrit cetle burlesque parodie, dont la représentation nous fut donnée par des marins, la veille du jour leur quarantaine devait être levée.

Vénus et Neptune sont les héros de la fête. Deux matelots les représentent; l'un porte une grande robe rouge, percée d'un nombre infini de poches toutes pleines de macaroni cuit et bouil- lant. Telle est Vénus ; elle se tient à côté du gouvernail , sur le- quel se dresse une grande perche surmontée d'un tambour de basque crevé , en guise de mat de cocagne. La déesse garde les cervelas appendus aux grelots du tambour. Armé d'un long trident, Neptune, le chef couvert d'un grand sac qui retombe sur ses épaules el fait l'effet d'une coiffure égyptienne, Neptune se lient près de l'avant , à côté d'un pot à feu dans lequel flam- boient des résines avec du goudron. Quatre vigoureux marins constituent la cour de la divinité aquatique. Le reste de l'équi- page plonge et barbotle autour du navire. Le but de ces na- geurs est de rentrer dans la nef et de conquérir les faveurs de la Vénus rudanière , qui se tient au bout du bâtiment; ces fa- veurs sont du macaroni qu'il faut lui dérober. Chacun se presse autour d'elle ; on se culbute, on se hisse ; un bras arrive souvent jusqu'aux poches convoitées , le serpent de pâte en- levé se déroule sur le vainqueur, mais on le pousse, il perd l'équilibre , et boit l'onde amère. Neptune , à coups de trident ,

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harponne les nageurs , les écarte , les noie , et enfin les attire et les pèche comme despoissons. 11 s'agit d'éviter les coups du dieu redoutable et les griffes de ses acolytes, qui, penchés sur le bord, amènent dans le bateau ceux que le trident a soumis. La victime pèchée, on l'immole à Neptune, et voici comment. Deux hommes retendent nue sur le pont, un troisième aiguise un grand couteau, que l'on enfonce impitoyablement... dans une outre gonflée de sang dont le vaincu doit être entièrement barbouillé. Le sacrifice ainsi terminé, on saisit le mort par les pieds et par les mains, on le balance dans l'air, et on le jette au milieu des vagues.

Après celte exécution , les faveurs macaroniques de Vénus étant épuisées, messer Neplunus cache sa tête sous la robe de la déesse, qui s'entrelace à lui , et tous deux se précipitent dans les flots, aux acclamations de l'équipage..

Tel est maintenant le culte qu'on rend au fils de Saturne sur les mers siciliennes, et le dieu paraît s'en conlenler, car le pois- son sur ces côtes est d'une abondance miraculeuse. On y pêche au trident , comme au temps de Périclès et d'AIcibiade , ce qui demande une adresse, une agilité remarquables. La grande pêche de Neptune est, comme on le voit, une coutume assez drolatique, à l'épisode près du macaroni , qui nous a toujours semblé d'une poésie peu ragoûtante.

Un jour, comme nous nous rendions, dans Achradine, aux lalomies des Capucins, nous rencontrâmes, non loin du fort que Ferdinand IV érigea dans Orlygie à la tête du pont, lorsqu'il fit creuser de nouveau le canal qui jadis isolait ce quartier de Syracuse, nous rencontrâmes notre don Juan populaire, notre ancien guide de Girgenti et des rives de l'Anapo. Il donnait victorieusement le bras à une femme d'un âge presque mûr, au visage rubicond, à la tournure pesante, aux formes trapues. Notre aspect parut le rendre fier; il se redressa, mit le bonnet à la main, et, nous présentant sa Dulcinée: Eccb , dit-il , eccà qui la Catiarina.

Nous nous rappelâmes la pauvre folle de la fontaine Cyanée, et nous approuvâmes plus que jamais les poètes qui ont placé un bandeau sur les yeux de l'Amour.

Plus rapprochées de la mer que les grottes par nous visitées

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précédemment, leslatomies des Capucins, nous allions, sont, pour la plupart, à ciel découvert. Ce sont de vastes galeries creusées dans la terre , entre deux murailles de roche vive , de la hauteur de cent à -cent quarante pieds. Quelques-uns de ces rochers sont percés à jour et forment de grandes voûtes effondrées; d'autres se dressent, du fond de l'abîme, isolés comme des tours. Cette portion des carrières a reçu de l'his- toire une célébrité terrible. On y parqua jadis sept mille Athé- niens, faits prisonniers sur l'Helorus lors de la défaite de Nicias, et on les laissa mourir au fond de ce sépulcre ou vert. Les souvenirs de cette guerre , la plus considérable que les Grecs aient jamais faite , se présentent sans cesse à la pensée quand on parcourt le territoire de cette ancienne répu- blique.

Ses richesses avaient excité l'avidité des Athéniens, qui réso- lurent de s'emparer de Syracuse et de Sélinunte. Mais la pre- mière de ces villes, fortement construite et riche en navires, comptait alors un million et demi d'habitants. Les Grecs le sa- vaient et ils firent des préparatifs immenses. L'armée qu'ils embarquèrent au Pyrée partit sous les ordres de Nicias, alors couvert d'années et de gloire ; car il venait de mettre fin à la guerre du Péloponèse. Lamaque et Alcibiade partageaient avec lui le commandement. Celte flotte, qui ressemblait, au milieu de la mer, à une forêt qui marche, mouilla successivement en Crète, à Métaponte, à Reggium et dans quelques autres ports de la Grande-Grèce. Arrivés en Sicile, les Athéniens firent al- liance avec Naxos et subjuguèrent Calane, ils établirent leurs quartiers. Bientôt Alcibiade fut rappelé dans sa patrie, et le siège de Syracuse , entrepris par Nicias , se poursuivit pendant deux ans sans résultat décisif. Un jour que les Grecs étaient rudement harcelés par les forces de Syracuse, ils aperçurent devant le port une flotte composée de soixante-treize galères qui venait à leur secours , commandée par Démosthènes. Ces navires, qui portaient cinq mille hommes d'armes et trois mille archers, prirent possession du grand port, et la guerre se con- tinua avec acharnement. De leur côté, les gens de Syracuse avaient bon nombre d'auxiliaires lacédémoniens commandés par Gylippe; les villes siciliennes leur avaient envoyé plu- sieurs vaisseaux ; si bien que Syracuse était munie de près de

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qualre-vingt bâtiments , sans compter un essaim de barques montées par les plus audacieux des combattants.

Les forces d'Athènes s'élevaient à cent quinze navires. Ils fu- rent attaqués à la fois par mer et par terre. Les Syracusains, résolus de vaincre , avaient barricadé l'entrée du port avec des navires enchaînés et couverts de planches. Effrayé de ce plan d'attaque, Nicias s'élança sur un navire et vint engager la ba- taille navale. Ainsi, deux cents vaisseaux manœuvraient à l'aise dans l'intérieur de ce port. Que l'on juge, par ce fait, de son étendue. Parmi les Syracusains, les enfants mêmes combatti- rent; du haut des remparts d'Orlygie et de Néapolis, les fem- mes, les vieillards, animaient par leurs clameurs et par leurs chants de guerre l'ardeur des citoyens. Après une lutte déses- pérée, les Athéniens voulurent faire retraite, mais ils ne purent briser les chaînes qui les retenaient dans le port, leurs na- vires dispersés furent détruits un à un. En vain les restes de celle armée tenlèrent-ils de fuir par terre; on leur avait coupé le chemin de Catane. Obligé de passer derrière Syracuse, ils gagnèrent la plaine Hélorienne, ils furent atteints et taillés en pièces. L'Hercisus en engloutit plusieurs milliers. Près d'être égorgés avec sa suite, Nicias, se détournant, implora la pitié de Gylippe, qui, touché d'une si profonde infortune, l'épargna et le conduisit à Syracuse. Mais les citoyens moins généreux le lapidèrent. Ainsi le rapporte Thucydide. « Quant au reste des prisonniers athéniens (dit Plularque), la plupart mourut de maladies et de mauvais traitement dans cette géoîe des car- rières, où ils n'avaient pour leur vivre qu'environ deux escueil- lées d'orge et une d'eau par jour. Vray est qu'il y en eust beaucoup de dérobez qui furent vendus comme esclaves , et beaucoup aussi qu'on ne cogneut pas qui eschappèrent pour va- leis et furent aussi vendus pour serfs; mais a ceux-là on leur imprima sur le front la figure et marque d'un cheval, etc. » (Trad. d'Amyot.)

Quand on médite, sur ces grands désastres, au milieu des ruines du vainqueur , devant ce théâtre magnifique que l'on reconnaît encore et dont les acteurs ont disparu depuis deux mille ans, on sent le passé se rapprocher, et quelque chose du bruit de ces combats qui agitèrent l'ancien monde vous arrive dans les tourbillons du vent. Mais, connue s'il ne suffisait pas

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pour émouvoir de l'intérêt excité par ce drame d'autrefois, la poésie nous lègue encore, sur ce triste sujet, le plus touchant épisode.

Euripide , qu'on honorait alors à Athènes , était peu connu des Siciliens, qui aimaient la poésie comme les grands peuples savent aimer les grandes choses. Pendant que les Syracusains massacraient leurs ennemis, souvent il arriva que des jeunes gens à la fleur de l'âge , l'espoir des familles d'Athènes et de la Grèce, abattus par l'excès de leur misère, malades , blessés , implorèrent la merci du vainqueur. En vain ils offraient de le servir à genoux, en vain ils énuméraierrt leurs talents, en vain ils dépensaient l'éloquence de leur patrie : les Syracusains, dans l'ivresse du triomphe, n'écoutaient rien et tuaient toujours. Plusieurs déclinaient des noms illustres et tenlaient l'ennemi par l'appât de la rançon. Vaine espérance, l'ennemi voulait du sang. Mais, avant de frapper, ce soldat furieux, se ravisant, s'écriait : Sais-tu chanter les vers d'Euripide?

Sur la réponse de l'Athénien, la colère de l'homme d'armes s'évanouissait. Viens , disait-il à l'Athénien éperdu ; tu seras mon esclave et lu me réciteras les tragédies du poète de Sala- mine.

Et l'esclave chantait, à demi consolé par ces immortelles poésies qui lui rappelaient des jours plus heureux; et bientôt le maître attendri frappait sur 1 épaule du captif en s'écriant : Sois libre, frère ; va dire au cygne de l'Eurotas qu'il a dompté les vainqueurs d'Athènes.

Dès qu'ils revoyaient leur patrie, les prisonniers de Syracuse venaient rendre hommage au grand Euripide de cette liberté qu'ils devaient à son génie.

Après les trois lignes de Thucydide et le petit alinéa de Plu- tarque ces faits sont rapportés, essayez de lire une ou deux pages de l'histoire des peuples modernes, et parlez-nous un peu de voire siècle de la philosophie ou de noire siècle des lu- mières !

A la suite de cette victoire de Syracuse, des légions de cap- tifs furent, ainsi que nous l'avons dit plus haut, enfermés dans les latomies, ils vécurent bon nombre d'années. D'au- tres furent ensevelis clans les catacombes , villes souterraines, sous lesquelles ou retrouve une Iroisième ville avec ses rues,

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ses carrefours, ses aqueducs et ses fontaines, lesquelles, dit- on , ne sont pas encore taries. Peut-être reconnaîtrait-on , en fouillant encore, un quatrième étage de constructions enfouies. Çà et sont des canaux qui apportaient l'eau de sources in- connues aux vivants engloutis dans le domaine des morts.

Parmi ces canaux, il en est qui fonctionnent encore. Ainsi le géant qu'on nomma Syracuse conserve dans sa tombe une vie intérieure; la circulation n'est pas suspendue dans ses artères, et l'eau courante en jaillit, de même que le sang s'échappe d'un corps sillonné de blessures.

Nous contemplâmes longtemps cette affreuse prison des lato- mies. Tout était grand, chez les nations antiques, jusqu'à la cruauté. Plusieurs milliers d'hommes ont enduré une lente agonie, resserrés entre deux parois de roc vif de cent quarante pieds de haut. Ils étaient là, marchant sur la pierre, entre des murs de pierre, sous la coupole d'un ciel implacable, et, pour résumer leur position, ils vivaient dans un grand coffre de marbre surmonté d'un couvercle bleu.

Croirait-on que le temps et l'art ont transformé cet affreux repaire? Croirait-on que les gens de Syracuse désignent sous le nom de paradis (la mémoire des humains est si courte !) ces sombres inventions des lyrans delà Sicile? Une portion de ces lalomies appartient aux religieux de Saint-François, et les bons pères en ont fait une corbeille de fleurs et de fruits. Les jar- dins dont ils ont tapissé fond des carrières, abrités à la fois contre lés vents marins et contre les ardeurs excessives du so- leil , sont d'une fertilité prodigieuse. Le grenadier, le cédrat, l'oranger, le figuier, la vigne, croissent jusque dans les fissures des rochers; on y recueille en abondance des citrons, des Inr- gamoles, des amandes; la rose, le jasmin, les genêts y répan- . dent ieurs parfums; et cet endroit a été si complélemenl utilisé, que l'on voit des oliviers dont les racines serpentent au mi- lieu des pierres les plus dénudées. Quand on parcourt ces cul- tures, on aperçoit, à travers le feuillage des tilleuls, des châtaigniers et des mûriers plantés par les moines, les toits de leur monaslère, qui domine sur ces campagnes, et à la porte duquel on parvient en gravissant une rampe qu'ils ont pra- tiquée.

Nous nous y reposâmes quelques heures. Pendant (pie Wal-

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fort barbouillait une aquarelle, et qu'Évarisle, doué d'un jarret infatigable et d'une vertu locomotive tout à fait désespérante pour ses compagnons, courait ça et sous divers prétextes, je vins m'asseoir avec un des religieux dans un long corridor orné de bancs de bois, de quelques livres et d'une pendule en cuivre étrangement compliquée et historiée, laquelle pendule me réjouit fort durant une demi-heure.

Bienlôt, me sentant appesanti, je voulus me lever et faire quelques pas; mais les jambes me manquèrent , une vapeur rouge me voila les objets, une douleur de tête que je portais depuis le matin devint si vive que le cœur me faillit, et je re- tombai sur le banc. Mon pouls battait environ cent trente pul- sations par minute. Quelques secondes je conservai le sentiment d'un danger que ma vie courait , et je perdis tout à fait con- naissance.

Ce mal étrange et subit frappe souvent les étrangers, et c'est le plus fâcheux tribut que l'on paye au climat de la Sicile; c'est pourquoi je rapporte cet incident. Cette crise violente est suivie fréquemment d'une fièvre folle qui se termine après qua- tre jours par une congestion mortelle, ou d'une fièvre continue dont on ne se guérit qu'en quittant la contrée. Parfois aussi la maladie avorte, et le rétablissement est rapide; c'est ce qui m'advint. Mais, dans tous les cas, la situation du patient se dessine en quelques heures.

De l'évanouissement, je passai sans transition au sommeil. Lorsque je rouvris les yeux, je me vis dans une salle basse assez fraîche et peu éclairée. Devant moi était appendu un grand Christ en bois noir ; un frater était assis près de ma tête, appuyée sur un coussin bourré de paille de maïs; Walfort re- louchait un dessin dans un coin, et Évariste, plus tranquille qu'à l'ordinaire , se bornait à faire de grands pas et de grands bras dans la chambre, en fredonnant je ne-sais quel adagio d'un air assez piteux. On fut d'avis que je reposasse encore , et tout le monde sortit, jusqu'au bon religieux, qui me recommanda fort de boire certain calice de tisane apparemment, qu'il avait placé près de moi. Dès que je fus seul et officiellement installé pour dormir, je me sentis le plus réveillé du inonde, et je me promis de ne pas boire la tisane , à laquelle je trouvai la sen- teur du sureau et certain ton noirâtre qui me répugna. Coin-

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ment se soustraire cependant à celte absorption sans paraître dédaigneux de la science et de la sollicitude des bons pères? La céleste miséricorde m'envoya une idée. Tenant dans une main mon front endolori, je me traînai jusqu'à un trou de souris situé à l'intersection du mur et du pavé, et j'y versai tout dou- cement l'infusion. Celte expédition terminée , je vis s'ouvrir la porte , et le capucin qui m'avait déjà soigné s'avança sur la pointe des pieds. Il venail voir si je reposais paisible ; l'aspect de la tasse vide amena sur ses traits un air de satisfaction qui me causa presque du remords, et je m'éveillai pour y mettre fin.— Courage, murmura-t-il, j'ai bon espoir, le mal a été pris à temps, et... (il jeta un coup d'œil sur la tasse vide) et demain il n'y paraîtra plus.

Pour le mieux confirmer dans celte opinion, je fus avec lui jusqu'à la fenêtre , que j'ouvris. Ce mouvement me donna lieu d'apprécier mon état ; j'étais fort mal. La vue, depuis celle croi- sée, s'étendait sur Tyché et sur la mer, du côté du port de Trogyle ; le soleil à son déclin dorait ces campagnes haletantes ; les rochers au loin miroitaient, la plaine me paraissait d'un jaune malsain et lugubre, et mes regards s'arrêtaient fatigués sur les neiges qui argentaient le manteau pourpre de l'Etna. En ce moment, les souvenirs du paganisme, les fables antiques dont j'apercevais le théâtre par la fenêtre d'un cloître chrétien, avec un religieux pour compagnon , défilaient follement dans ma pensée, et y luttaient contre l'austère poésie du catholi- cisme. Mes idées ne s'assemblaient plus, mais j'assistais à des spectacles étranges : la fièvre est riche en visions. Ne pouvant supporter l'éclat delà lumière, je revins m'asseoir devant une porte ouverte, par laquelle on apercevait un tableau dont le sujet m'avait déjà plusieurs fois intrigué, car la Calabre nous avait offert près de Cosenza , et la Sicile dans un village près de Castro-Giovanni et dans l'église d'Inici, celle même peinture : un moine assis sur une pierre à la porte d'un logis, et envelop- pant des plis de sa robe un petit enfant placé sur ses genoux. Le plus singulier, c'est que le religieux avait une figure de femme, douce, pure et sérieuse comme celles des vierges des vieux peintres de l'école de Pise. C'était la madone déguisée en capucin. Cette bizarre conception nous avait souvent occupés le long du voyage , et j'en demandai l'explication au frère qui

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me tenait compagnie. C'est, dit-il, l'image d'une sainte que l'on honore en Grèce, à Venise, et surtout en Sicile, plu- sieurs chapelles lui sont consacrées. On la nomme sauta Ma- rina. Si vous souhaitez d'avoir l'explication du tableau....

Sans achever sa phrase il sortit, et revint avec un gros lé- gendaire latin, demi-gothique, imprimé à Palerme au com- mencement du xvie siècle ; et il commença sa lecture. C'était une légende sévère, dénuée d'ornements poétiques , fervente et pieuse, comme tout ce qu'a laissé l'art des Byzantins du xe siècle. Rapprochements singuliers : ce couvent , cette lé- gende, à quelques pas d'Aréthuse, et dans la patrie des poètes bucoliques !

Comme le religieux lisait sur un ton monotone, une cloche tinta. La Sicile païenne s'obscurcit dans mes souvenirs; les nymphes s'évanouirent, et de la Syracuse d'autrefois je n'en- trevis plus que les catacombes, se groupèrent autour de saint Marcian, dans le premier siècle de l'église , les premiers chrétiens de l'île. Cachés dans ces cavernes, ils priaient sous les temples même des faux dieux qu'on adorait encore, et dont les monuments chancelaient, secoués par ces mineurs inconnus, par ces robustes ouvriers du Christ.

L'histoire de la santa Marina produisit sur moi la plus pro- fonde impression ; rien ne m'avait fait mieux sentir l'inter- valle énorme qui sépare le monde ancien de l'ère moderne. Je me voyais brusquement entre Phidias et Jean de Fiesole, entre l'Évangile et l'Odyssée. Aussi, dès le lendemain, j'écrivis une imitation aussi fidèle que possible de cette légende popu- laire en Sicile. Celte traduction, la voici , telle qu'alors elle fut faite :

« Il y avait, dans le pays de Thrace, un homme qui s'appelait Marin. Cette homme honorait le Seigneur et il était pur, quoi- qu'il fût riche.

» Il avait une femme, une fille nommée Marine, et la paix était son partage. Mais Dieu , qui voulait éprouver son servi- teur, le rendit veuf; et Marin , accablé de tristesse, tourna ses pensées vers le ciel. Détaché des vanités du siècle, il abandonna son enfant et s'enferma dans un monastère pour y vivre de l'es- prit.

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» Cependant, au fond de sa cellule, le religieux songeait à sa fille; celte pensée ranimait une autre tendresse plus profane, et cet homme vivait dans le trouble intérieur.

» II voulut rapprocher de lui son enfant, pour calmer ses agi- tations et pour la soustraire aux dangers de la vie, en la con- sacrant au Seigneur.

» Donc Marine, vêtue d'un habit d'homme, alla se présenter au monastère se faisant nommer Marin. Elle reçut l'habit et fut appelée frère Marin.

» Elle vécut dans celte fraude et pratiqua la vie claustrale avec .son père, qui la laissa seule avec son secret. Et Marine avait alors seize ans.

» Cette fille redoubla de ferveur pour éviter le péril des rêves qu'enfantent la jeunesse et l'oisiveté. Frère Marin était l'exemple du couvent.

» Son humilité étonnait ses frères , la simplicité de son âme et la douceur de sa voix les charmaient davanlage. Ils l'ai- maient avec ferveur et ils ignoraient pourquoi.

"Or, les religieux avaient coutume d'atleler des bœufs à leur chariot pour aller quérir à la ville les provisions du mo- nastère. Frère Marin conduisait le char et aidait, au retour, ses compagnons à ramasser du bois dans la forêt.

» En ce temps-là, vivait dans la contrée un seigneur nommé Pandoch, dont le château donnait aux frères un asile pour la nuit lorsqu'ils revenaient trop tard de la ville.

» Ce seigneur avait une fille, et celte fille se laissa séduire par un homme d'armes, qui bientôt, effrayé des suites du péché qu'ils avaient commis, prit la fuite.

» Donc , le seigneur Pandoch , en deuil de l'honneur de sa maison, ordonna à sa fille de nommer son complice, et celle- ci , honteuse de son amour, jeta la moitié du crime sur frère Marin.

>> L'abbé, instruit de ce méfait, réprimanda Marin et lui dit ensuite, comme le grand prêtre à noire Sauveur : Qu'avcz- vous à répondre?

» Mais elle ne répondit rien.

» Acceptant comme une faveur la pénitence qui s'offrait, elle tomba à genoux comme une coupable.

» Alors, l'abbé la fit battre de verges et chasser du monastère.

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Elle vint s'asseoir sur le seuil de la porte, elle vécut trois années, sans jamais aller ailleurs.

» Marine endurait avec patience la froidure et le chaud ; elle subissait le mépris de ses frères, qui, s'ils passaient devant elle, se signaient et se détournaient sans lui parler.

» Après trois ans de ces pénitences , le seigneur de Pandoch envoya à l'abbé le fils de la coupable, et l'abbé s'écria : Que l'enfant du péché soit remis à son père !

» Et l'ordre fut exécuté : cette jeune vierge servait de père à l'enfant d'autrui.

» Elle le réchauffait dans son sein, et l'abritait sous les plis de son habit de moine.

» Elle éloignait, à sa vue , la mémoire de ses maux et répan- dait sur lui des sourires que les lèvres des heureux ne connais- sent point.

» Les oiseaux de l'air, accoutumés à la voir, becquetaient à ses pieds les miettes de son pain. Alors, elle pensait que sa nour- riture était semblable à celle de ces créatures, et elle remerciait Dieu.

» Pendant deux hivers et deux étés, le portail de l'abaye fut la demeure de la vierge sous l'habit religieux, et de cet enfant.

» Enfin, les frères, ayant pitié de son humilité, intercédè- rent auprès de l'abbé, et ouvrirent la porte à frère Marin , à qui l'on imposa pour pénitence de servir la communauté, et sur qui l'on fit peser les labeurs les plus rudes et les plus répu- gnants.

» Ce qu'accomplissant joyeusement, elle trépassa , le dix- septième des calendes d'août.

■» Or, comme les frères lavaient son corps, se disposant à l'inhumer sans honneur au milieu des champs, parce qu'elle était morte inabsoule, ils demeurèrent surpris en reconnaissant une femme.

» Et ils dirent à l'abbé :

» Nous avons péché contre le ciel et contre notre sœur.

■d Puis , ils se prosternèrent devant elle et s'accusèrent, en versant des pleurs, de l'avoir méconnue.

» Celle qui l'avait calomniée, dès longtemps possédée du dé- mon, confessa son crime sur le tombeau de la sainte, et se trouva délivrée le septième jour.

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» Et Je Seigneur accomplit bien d'autres miracles sur celle tombe, à l'intercession de sainte Marine, d

C'est ainsi que l'antiquité chrétienne propageait le dogme de la résignation, du sacrifice et des passions réprimées, dans la pairie de Proserpine , du géant Polyphème et du tyran Denis.

Nous quittâmes le couvent des capucins et les latomies à la chute du jour; un âne, monture évangélique, me transporta dans Orlygie on m'entoura le front de compresses d'eau fraî- che mêlée de jus de citron ; et je ne sais si cette manière d'user de la limonade à l'extérieur est fort efficace ; mais, le lende- main, je m'éveillai sans aucune soif, ce qui est un signe de convalescence, à ce que nous dit l'aubergiste. Néanmoins, je gardai la diète la plus rigide, et le jour d'après j'étais parfai- tement rétabli , sauf un peu de faiblesse , qui fut cause que nous partîmes de Syracuse sur un bateau pêcheur, au lieu de prendre le chemin rocailleux qui conduit à Catane.

Francis Wet.

{La fin à un prochain numéro.)

LE 13 JUILLET,

Vous que rien ne désarme , ah ! la douleur d'un père Ne peut point apaiser votre vieille colère ! Avpz-voiis oublié le grand enseignement Qui sort depuis vingt ans d'un royal monument ? Le prince assassiné que chacun de vous nomme, Oui criait en mourant : Grâce, grâce pour l'homme ! Dans le séjour du calme et de la sainte paix, Qui du fiel des partis le gardent désormais, Tend les bras à celui qu'hier la Providence Vient d'enlever, hélas ! à la belle espérance ; Et tous deux se tenant embrassés dans les cieux, Levant vers le Seigneur et leurs mains et leurs yeux , Pour toujours délivrés des humaines souffrances, Disent : Sauvez le roi, Seigneur, sauvez la France ! Oui , sauvez-la, mon Dieu, pour la centième fois. A quel prix donnez-vous les couronnes aux rois ?

El toi , peuple, apprends donc , au fond de ta misère, Qu'un roi peut dans son sein porter le cœur d'un père ; Qu'il souffre comme toi , qu'il est un homme enfin, Ainsi que loi courbé sous le pouvoir divin.

Jeune chevalier que le sort vient d'abattre , Tu ne pouvais encore et qu'aimer et combattre, Et la gloire et l'amour, le respect filial ,

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Régnaient encor tout seuls clans ton cerveau royal. El tu portes là-haut dans un pli de ton âme L'honneur de ton épée et l'amour de (a dame , Et nos regrets à nous qui ne pouvons haïr La fleur qui ne faisait encor que s'entr'ouvrir !

Aintoni Deschamps.

BRIGITTE.

Le vieux Qaesnel (car il faut remonter jusqu'à lui) était des- cendu des montagnes du Tarn , et son origine s'y perdait parmi les bandes de colporteurs qui arrivent l'été de ces pays-là et vont vendre des peignes, des couteaux, des ouvrages de corne dans les foires. On se souvenait de l'avoir vu promener sa balle dans les rues de Toulouse, en grandes guêtres, sou- liers ferrés, les cheveux longs et plats , à la mode de ses mon- tagnes. 11 s'établit dans la ville , chez des cordeliers , dont le procureur le prit, on ne sait comment , à son service. Il de- vint le frère portier de la communauté. C'était un homme in- dustrieux; il obtint, avec quelque peu d'argent qu'il avait amassé , la permission d'établir, vis-à-vis la porte du couvent, une petite boutique de menues merceries et de quincailleries grossières pour les gens de la campagne. Il n'avait pas quitté pour cela le service des religieux , chez lesquels il était de- venu une espèce de factotum , tour à tour bedeau , chantre , sacristain, chevecier , commissionnaire et carillonneur. Sou- vent on le voyait traverser la rue et passer en habits de chœur de l'office à la houtique , de la boutique à la sacristie , il soi- gnait les cires, rangeait les ornements, et se rendait utile en mille façons.

Ne pouvant enfin suffire à tout , il épousa , pour tenir la boutique, la fille d'un voisin, qui était bourrelier; mais il empêcha sa femme, dès les commencements, de mettre la main au train du ménage; accoutumé à vivre seul et à tout faire

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chez lui, brusque, vif, têtu, il trouvait toujours mal ce qu'elle faisait, et son prétexte pour lui ôter la besogne des mains fut qu'elle en était incapable. C'était lui qui , levé dès la pointe du jour, ouvrait la boutique, frottait, rangeait, ba- layait, et préparait le déjeuner avant la première messe; c'é- tait encore lui qui veillait au linge, car il savait coudre et raccommodait lui-même ses bardes. La pauvre femme était en effet assez indolente et malhabile ; mais la brusquerie de Oues- nel acheva de l'intimider et l'annula dans la maison. Elle finit par s'habituer à cette vie oisive et ne sortit plus de son comptoir, elle ne faisait que tricoter; car elle entamait à peine un débat avec un chaland , que Ouesnel accourait , s'il était , lui lirait la marchandise des mains , mesurait , marchandait, el terminait l'affaire en quatre paroles , tandis qu'elle le re- gardait d'un air ébahi et baissait la tête sur son tricot. t

Quesnel ne savait ni lire ni compter; mais il avait une mé- moire si exercée , une telle routine de marchand forain , qu'il pouvait dire , à un denier près, ce qu'il avait vendu dans le jour, te qu'il gagnait, el ce que lui devaient en sous et liaids les paysans de divers lieux qui prenaient à crédit, payaient à mesure, et ne venaient à la ville qu'une fois par semaine, le jour du marché. Ces faibles gains s'accumulant lui permirent d'ajouter à son trafic d'autres objets qui lui parurent de bon débit.

11 eut de sa femme huit enfants , trois filles, dont les deux premières moururent fort jeunes, et cinq garçons, qui fuient livrés à eux-mêmes sur le pavé des places , grandissant pêle- mêle avec les plus pauvres enfants de la ville. Le père n'avait pas le temps de s'occuper d'eux , la mère n'y pouvait rien ; la trop longue privation de grand air et d'exercice l'avait assu- jélie de bonne heure à des incommodités; elle ne se dérangeait de sa chaise à bras que le dimanche , pour aller à l'église , el n'avait pas vu le pont depuis quinze ans, quoique la maison n'en fut qu'à cent pas.

Le commerce de la boutique s'accrut au point que Ouesnel se vit obligé de quitter le service des religieux. En même temps il comprit dans son commerce les étoffes, les rouenneiies ; il lia des correspondances, fit connaître sa maison au dehors, vendit aux bourgeois de la ville aussi bien qu'aux paysans; il

5.

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devint un bourgeois lui-même , et, pour bien des gens, il n'é- tait déjà plus maître Quesnel, mais M. Quesnel. On ne savait au juste ce que pouvait contenir la grande armoire de noyer qu'il avait dans sa chambre à coucher, l'on n'avait jamais pénétré que durant les couches de sa femme ; mais le père Quesnel passait pour riche ; ses enfants , qui couraient les rues en guenilles , l'apprenaient, tout étonnés, des gens du voisi- nage et de leurs camarades. Rien chez eux n'était fait pour leur en donner l'idée; ils mangeaient tous les jours à midi le même plat de légumes que le père mettait lui-même sur le feu et qu'il salait s'il y songeait. Le reste du temps ils n'avaient à leur disposition qu'un grand pain bis serré dans l'armoire. On avait toujours vu M. Quesnel en veste de molleton brun dans sa boutique ; les jours de fête, il portait encore son habit de noces. Quant aux enfants, il se décidait parfois à faire un habillement neuf à l'aîné d'un reste de pièce de p/intanière qui valait bien trente sols; mais il fallait ensuite que cet habit s'ajustât à tous les frères par rang de taille; le plus jeune, le petit Guillaume, n'avait jamais traîné que des savates, parce que les souliers ne lui parvenaient ordinairement qu'en cet état.

Rien, dans la boutique même, n'avait marqué l'agrandisse- ment , sinon les nouveanx fonds de marchandises. On avait vu seulement disparaître les faisceaux de faulx et de fourches, les sabots amoncelés , les rouleaux de cordes à puiis et les paquets de chandelles qui pendaient aux contrevents ; mais l'ancienne devanture était la même ; c'était un cintre surbaissé coupé en haut d'une traverse surmontée d'un vitrage jauni, en bas d'un mur d'appui qui laissait, sur le côté , une petite porte battante de même hauteur et fermant au loquet , le tout croisé de deux poielels divisant l'arcade en trois compartiments ouverts en toute saison, et qui ne se fermaient qu'à neuf heures du soir par de larges volets repliés en deux de chaque côté du mur. Cet espace, qui donnait du jour à la boutique, était obstrué par des pièces de serge et de colonnade élagées sur le mur d'appui s'étalaient encore quelques mouchoirs à car- reaux el des bonnets de laine. Au-dessus de la porte s'avançait, sur un rang de solives en saillie de trois pieds , le premier et unique étage, Ton ne voyait que deux fenêtres accouplée*

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sur une façade de briques décolorées. La maison était fort an- cienne , toutes les lignes y déviaient, les poteaux n'étaient plus d'aplomb, et le cintre grimaçant semblait s'affaiser sur la pierre usée du seuil, qui laissait un grand jour sous la porte. Une Notre-Dame , posée à l'angle du mur sur une console, et surmontée d'un petit dais orné de lambrequins de fer-blanc mal peint , avait d'abord donné son nom à la maison , dont le vieil auvent ne portait point d'enseigne, mais le nom de Quesnel était encore mieux connu à dix lieues à la ronde.

Placée dans une rue étroite, celte boutique enfoncée, longue, n'ayant qu'un jour, et embarrassée d'un comptoir, était fort obscure et semblait pleine de monde , pour peu qu'il s'y trouvât deux ou trois acheteurs. On l'avait rélrécie en outre par des casiers de chêne que M. Quesnel avait fait établir le long des murs pour loger ses étoffes ; encore fut-il forcé de transporter le surplus de ses assortiments dans une chambre contigue à sa chambre à coucher , , les marcliandises amon- celées masquant la fenêtre , il ne pouvait aller chercher ce qu'on lui demandait qu'avec une chandelle. L'arrière-boutique servait à la fois de cuisine et de salle à manger , et communi- quait dans une petite cour occupée à peu près en entier par mi puits et son auge. Le premier soin de M. Quesnel en voyant ses affaires aller à bien , avait été d'acheter la maison à fort bon marché, et d'en chasser deux revendeuses qui habitaient le haut ; ses enfants couchaient dans les greniers.

Le père Quesnel avait un faible secret pour Julien , l'aîné de ses fils; il essaya de le faire instruire, et ce fut le seul de ses enfants qui put lui inspirer quelque générosité paternelle eu fait de vêtements et de superfluilés. Quesnel trahit notamment son aisance , à l'occasion de ce jeune homme, par l'achat d'une sorte de bonnet hongrois en velours, comme en portaient les plus riches enfants de la ville, et qui coûta deux louis, ce qui était énorme pour le temps et la condition. Guillaume, le der- nier enfant, fut au contraire le plus abandonné et le plus maltraité de la famille. Son père ne l'avait jamais aimé, il n'é- tait soutenu que par sa pauvre mère, qui n'était, il est vrai, comptée pour rien. Il fut constamment la victime des caprices de son aîné , qui lui faisait user les bardes gâtées ou passées de mode dont il ne voulait plus. 11 semblait qu'on prit soin d'au-

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gmenter par des habillements ridicules sa mauvaise grâce dans la maison. On le vit atteindre les premières années de l'ado- lescence affublé d'une houppelande de gros drap verl qui lui battait les talons , et lui attirait les railleries de ses camarades quand il voulait courir et jouer.

L'aîné ne travailla point dans ses classes, et la faiblesse du père ne fit que le mettre sur la voie de la dissipation. Il prit de bonne heure, par oisiveté, le goût du jeu, qui est la grande passion des villes de province. M. Quesnel , déjà vieux, aurait eu besoin qu'on l'aidât dans la conduite de sa maison, mais sa femme mourut : elle s'éteignit doucement en tricotant sur sa chaise. Les comptes, plus étendus, étaient mal en ordre et plus difficiles à tenir. Quesnel crut pouvoir se reposer sur ses enfants; l'aîné s'immisça dans les affaires, ne fit que les brouiller, et, grâce au désordre, détourna chaque jour quelques sommes pour fournir à ses dépenses au dehors. Cette ressource une fois connue, les frères en usèrent, et la caisse fut livrée au pillage; ce fut le commencement de la décadence d'une maison qui était devenue l'une des meilleures de la ville.

Vint ensuite la révolution avec la loi des suspects et du maximum. Le vieux Quesnel fut mis à la geôle et fit de grandes pertes sur les marchandises qu'il fut obligé de livrer pour vivre en repos. Sur ces entrefaites, Marcelin, son quatrième fils , mourut subitement pour s'être jeté en sueur dans le canal. Guillaume , frappé de ces malheurs qui arrivaient coup sur coup , et toujours choqué de préférences injustes qui l'aigris- saient de plus en plus, ne pouvant tenir au logis, depuis sur- fout qu'il avait perdu sa pauvre mère, partit un malin pour Paris, à ce qu'on dit, et ne donna plus de ses nouvelles. L'aîné , ayant assez mal tourné et mangé deux fois son bien , courut à l'armée avec son cadet aussi dérangé que lui , sur la promesse de l'avancement rapide qu'on obtenait alors. Le troisième frère , plaisant du quartier, fit un jour pour rire le pari d'avaler trois douzaines d'œufs sans boire, et mourut sur-le-champ.

M. Quesnel vendit sa maison , réalisa le plus d'argent qu'il put , et s'alla loger au bout d'un faubourg. A tout prendre, il n'était pas tout à fait ruiné, il avait sauvé quelque chose des dissipations de ses fils ; le prix de sa maison , de ses fonds de

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magasin , et quelques rentrées tardives lui laissaient de quoi se soutenir avec sa fille. Il vivait d'ailleurs de fort peu, ayant toujours été sobre et laborieux ; mais qu'était-ce que cette condition pour un homme qui avait passé sa vie à s'amasser une fortune et qui s'était vu l'un des premiers marchands de la province? L'oisiveté fut insupportable dès les premiers temps à un homme actif et occupé comme il l'avait toujours été. La vie triste et retirée qu'il menait n'était guère propre à dissiper ses ennuis 5 le chagrin le mina sourdement.

Peu de temps après, l'aîné, Julien Quesne! , fut tué en duel à Lausanne; l'autre mourut de la peste en Syrie. Le vieux Quesnel demeura donc tout à fait seul avec sa fille, à laquelle il disait souvent : Ah ! que je le plaindrai, ma pauvre Ma- delon , si tu trouves à le marier.

Madelon , sachant le bien qui lui restait, ne vit plus d'ob- stacles dès lors à le recueillir tout entier, encouragée qu'elle était par l'éloignement de Guillaume , le seul frère qu'elle eût, et surtout par la mauvaise volonté que le père avait toujours montrée à cet enfant. Elle ne négligea rien dans cette vue. Celte fille était déjà mûre , laide et grossière , avec tous les travers de la basse classe des provinces parmi laquelle elle avait été élevée. Cependant elle pouvait encore prétendre à de bons partis si elle eût hérité seule de son père. Toutefois l'incerti- tude où l'on était de ce qui leur restait et du partage qui pou- vait avoir lieu, fit que personne ne se présenta pour épouser cette créature disgraciée.

Mais le bonhomme Quesnel avait fait dans sa retraite de longues et douloureuses réflexions. Doué d'un grand sens na- turel , il avait bien changé d'opinion sur le compte de ses en- fants et même sur celui de sa fille, qu'il commençait à con- naître. La ruine de sa maison lui avait ouvert les yeux. Il se reprochait ses faiblesses pour son aîné, qui l'avaient jeté dans ses déportements. Que faire? disait-il souvent,- ils sont morts ; devant Dieu soit leur âme, et qu'il leur pardonne aussi bien qu'à moi! Je ne pouvais pas m'occuper de tout; je n'ai cherché qu'à amasser, ils n'ont fait que dissiper. Que la volonté de Dieu soit faite!

Il revenait sur sa conduite à l'égard de son fils Guillaume, et reconnaissait combien il avait injustement maltraité celui

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qui le méritait le moins. Celui-là seul, en y songeant, lui avait rendu des services el ne lui avait jamais donné de justes sujets de plaintes. Il se rappelait mille traits où, sans son aveuglement, il aurait jugé le cœur droit et bon de cet enfant. Une nuit notamment, dans ses premiers chagrins, il se débat- lait sous l'obsession d'un mauvais rêve et se plaignait sans doute assez liant Guillaume, en rentrant, l'avait entendu de l'escalier, s'était giissé dans la chambre, et, voyant le pénible état de son père , il l'avait aussitôt réveillé en disant : Mon père, mon père, qu'avez-vous ? Ce n'est rien, je suis là. Mais lui avait chassé brutalement Guillaume, fort en colère que ce drôle l'eût réveillé. C'est ainsi que ce pauvre Guillaume, brusque et concentré lui-même, mais qui se serait jeté dans le feu pour son père , avait toujours été repoussé par le bon- homme.

Quesnel se rappelait encore qu'une autre fois , beaucoup plus tard, quand ses enfants le ruinaient, quand il apprenait de toutes parts des folies ou des dettes et voyait chanceler sa maison si péniblement établie , il était un soir assis auprès du feu, la tête penchée sur ses genoux, dans une attitude de pro- fonde et cruelle méditation. Guillaume était entré par hasard , el , voyant son père dans cet état qui lui était si peu ordinaire, s'était jeté au-devant de lui en s'écriant : Qu'est-ce ? voyons, mon père, qu'est-ce que vous avez? que vous a-t-on fait? vous n'avez qu'à parler. Voulez-vous de l'argent? j'en trou- verai. — Le bonhomme surpris lui dit : Merci, Guillaumet. Il fut touché jusqu'au fond du cœur; mais cet attendrisse- ment n'avait eu qu'un moment, tandis qu'il pleurait tout seul à présent, quand il venait à se rappeler ces détails. Sa pensée revenait sans cesse à ce pauvre enfant, qui n'avait jamais porté que des guenilles quand ses frères volaient la maison pour afficher du luxe. Guillaume cependant ne donnait plus signe de vie. Ouesnel résolut enfin de s'informer de lui à l'insu de sa fille . dont il se méfiait. Il alla prier un négociant qui parlait pour Paris d'y faire certaines démarches, et lui donna même une lettre qu'il fit écrire secrètement. Mais, comme tout se sait en province, on pénétra vile les regrets de Ouesnel pour son fils Guillaume , ses opinions cachées sur le compte de sa fille; on jugea qu'il pourrait changer de dispositions à l'égard

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de son bien , et l'on ne se présenta pas davantage pour épouser Madelon.

Guillaume reçut en pleurant de joie la lettre de son père perçait ce retour tardif. Il avait fait divers métiers depuis son départ et avait traversé bien des crises, trop fier et trop ulcéré pour retourner dans son pays. Il aurait tout oublié pour courir dans les bras de son père , mais il occupait dans une banque un chétif emploi qui ne le laissait pas libre. Il répondit avec grande effusion de cœur, en remettant son voyage et jurant au bonhomme qu'il l'embrasserait encore une fois avant de mourir.

Madelon découvrit cette correspondance , et vit du même coup à quel point elle menaçait ses intérêts; elle n'ignorait pas que son père la craignait trop pour l'aimer, et combien le réveil de ses sentiments pour Guillaume pouvait lui nuire. Chose surprenante, en effet, dans un homme jadis si maître chez lui . et qui ne s'explique que par un extrême abattement , le vieux Quesnel craignait sa fille , qui , le voyant baisser, avait pris peu à peu un ton plus dur avec lui. Elle voulut d'abord user de son ascendant comme si elle devait confondre le bon- homme en lui déclarant seulement qu'elle savait (ont. Il n'y avait rien que d'ordinaire et d'innocent dans celte correspon- dance; mais on aurait aisément démêlé, au Ion donl parlait la fille et dont se défendait le père , l'importance secrète qu'ils y attachaient tous deux. Madelon s'aperçut qu'il n'était plus possible de changer les idées du vieillard ni sur eile ni sur son frère, et qu'elle ne ferait que les confirmer par la violence; alors elle s'y prit autrement, dit beaucoup de bien de Guil- laume, et flatta l'affection tardive de Quesnel, qui ne s'y laissa guère prendre.

Guillaume bientôt fil savoir qu'il pourrait se rendre aux in- stances réitérées que lui faisait son père de revenir passer quelque temps au pays. Il fixa même ù peu près le moment de son arrivée. Celte nouvelle fit trembler Madelon ; mais le vieux Quesnel en fut transporté, et pendant un mois il s'al- lait poster dès le matin sur la grand'roule, criant indistincte- ment à toutes les voilures qui passaient : Guillaumel ! Guil- laumet !

Il était déjà forl affaibli, quoique sain el vivant bien, mais

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il avait alors soixante-dix ans , et les chagrins avaient avancé de beaucoup la ruine de ce tempérament robuste et vivace. Guillaume enfin écrivit qu'il lui serait impossible d'entreprendre le voyage qu'il s'était proposé. Quand on lut cette lettre au vieux Quesnel . il dit sourdement en s'essuyant les yeux : Je ne mérite pas de le voir avant de mourir.

A dater de ce moment, ses facultés baissèrent sensiblement; il laissa pénétrer ses projets de testament en faveur de Guil- laume , et s'adressa pour ce sujet à un certain Breguet , espèce d'homme d'affaires de campagne. Son intention n'était pas de laisser sa fille sans ressources , mais il était ciair qu'il voulait léguer le meilleur de son bien à son fils. II fit écrire ses der- nières dispositions , qu'il laissa chez Breguet , toujours sans en parler à sa fille , mais elle était parfaitement instruite de tout. Curieuse comme une femme de province et de sa condition , stimulée en outre par l'intérêt, elle s'était procuré jusqu'à de fausses clefs de toutes les cachettes du vieillard, qui n'avait pas un chiffon de papier qu'elle n'eût lu cent fois.

Bientôt le vieux Quesnel ne parut plus au dehors. La tête assez dérangée, et retombé pour ainsi dire en enfance, il s'obstina même à demeurer enfermé dans sa chambre et ne parla plus. Il habitait alors, comme on sait, la petite maison qu'il avait hors la ville, au milieu des jardins. Sa fille avait eu soin d'en écarter tout le monde, et d'ailleurs le vieux Quesnel, trop occupé toute sa vie, n'avait jamais eu d'amis. Madelon , seule avec une femme qui travaillait au potager , le gardait dans cette espèce de prison. Quand on lui demandait par ha- sard de ses nouvelles, elle exagérait son état, et les voisins n'appelèrent plus le bonhomme que Quesnel le Fou.

Dans son égarement farouche , son idée fixe était, à ce qu'il paraît, qu'on venait le voler; il lui échappait à ce propos d'é- tranges paroles avec sa fille elle-même ; il lui criait souvent, dit-on : Il te tarde que je meure , pour piller mon portefeuille. Ah ! je le connais , va ! Ou bien quelquefois , le soir , quand on lâchait le chien dans l'enclos : Les voleurs ne sont pas de- hors, ils sont chez moi, disait-il; je t'ai entendue , l'autre nuit: tu as essayé de forcer l'armoire; tu veux mes billets, tu veux mon argent, tu veux mes papiers , tu ne les auras pas ! Et chaque soir il verrouillait la porte de sa chambre.

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Guillaume écrivit encore , mais ses lettres furent soigneuse- ment interceptées par Madelon , ainsi que les dernières que son père avait tenté de lui adresser. Le soin de cette correspon- dance s'était perdu dans la tête affaiblie du vieillard , mais il n'en disait pas moins ouvertement : Tout ce que j'ai sera pour Guillaume.

Six ans s'écoulèrent: le vieux Quesnel, tout à fait idiot, s'était alité , et l'on ne pensait plus à lui , quand tout à coup on apprit un matin qu'il était mort , et sa fille fut déclarée son unique héritière, au grand étonnement des gens du pays.

On parla beaucoup de celte mort , à cause de certaines cir- constances : on prétendit avoir vu des gens suspects rôder fort tard dans la maison; et, si l'on en croit les bruits qui se ré- pandirent, il se passa des choses bien criminelles dans cette nuit mourut le vieux Quesnel. Il fut dit que l'homme d'af- faires Breguet, gagné par Madelon , lui avait , pour une cer- taine somme, livré ses secrets, prêté son office, et qu'ils avaient abusé de l'ég-îrement du vieillard et des progrès de l'agonie pour lui arracher un second testament , en lui faisant croire qu'il s'agissait de son fils. On allait jusqu'à parler de personnages supposés, déguisés en prêtres et en gens loi. Le vieux Quesnel avait, jusqu'au dernier moment, disait-on, articulé a plusieurs reprises : Pour Guillaume! c'est à Guil- laume ! A quoi les acteurs de la scène répétaient : Oui, Guil- laume, votre dernier garçon. Et enfin le pauvre homme s'était éteint en prononçant le nom de son fils, au milieu de cette abominable comédie.

Des gens qui assuraient tenir le fait de la jardinière racon- taient encore à celte occasion une chose effrayante. Après la scène du testament, le mourant était tombé dans un anéantis- sement si profond, qu'on l'avait cru mort, et l'on avait pris les dernières dispositions. A ce moment , dans la même cham- bre, Madelon venait d'ouvrir l'armoire pour y chercher un coffret qui contenait les bijoux de famille et une somme en or. Elle était seule avec la jardinière, qui était assise dans un coin, et prenait la lumière pour s'éclairer. Tout a coup, comme elle venait d'ouvrir le coffret , le vieux Quesnel se redressa sur son séant , levant la tête , et s'écria d'une voix qui semblait sortir de la tombe : Ah ! Madelon! tu pouvais attendre que j'eusse 8 G

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îes yeux fermés. Ses yeux , tout grands ouvert*, reluirent dans l'ombre, et il retomba sur son oreiller. On ajoutait que Madelon, épouvanlée , avait laissé échapper sa lampe, et qu'on avait été obligé de lui faire boire un verre d'eau pour la remettre»

Quoi qu'il en soit. le testament fut déclaré authentique et valable. On n'eut point de preuve sur les manœuvres suspecles de celte nuit, et un parent éloigné qui se trouva lésé par ce testament , et qui essaya de l'attaquer en justice , perdit son procès.

Madelon Quesnel, avec une dot d'environ treule mille francs, trouva l'un des meilleurs partis du pays. Dix ans plus tôt, la rumeur publique l'en eût chassée, mais la révolution avait tout perverti; d'honnêtes gens étaient persécutés, des miséra- bles s'étaient enrichis; on ne faisait plus de cas que de l'ar- gent, de quelque façon qu'on i'eùt acquis. Il y eut d'ailleurs des gens qui soutinrent l'innocence de la fille Quesnel. Ils n'eurent point de peine à prouver que le vieux Quesnel était un restant d'aristocrate qui avait fait le malheur de ses enfants, et l'on citait tous ses traits de dureté. Ce fut pourtant celte ré- putation d'honnêteté et d'allachement à l'ancien régime qui servit à l'établissement de sa fille. Un jeune homme de Bor- deaux , qui venait de quitter l'armée avec un grade honorable, en entendit parler par hasard chez un notaire du pays ; et comme il était pressé , pour échapper au service , de succéder à son père dans un petit commerce de vins qu'il pouvait agran- dir, il voulut voir cette fille, que le notaire lui conseillait d'é- pouser. C'était un honnête garçon , que les bruits répandus épouvantèrent ; trop droit cependant pour y croire d'abord , et les ayant examinés , il ne vit que des propos de jalousie et de pure malice, comme on en fait tant en province. La recherche éblouit Madelon , qui n'avait jamais attiré les regards d'un homme; Xavier Lagache était encore jeune, de belle mine, de bonne réputation , et son établissement qui promettait acheva de la séduire. Le mariage fut aussitôt conclu. Madelon vendit ce qu'elle avait et partit avec son mari.

Guillaume Quesnel apprit confusément la mort de son père , la conduite de sa sœur, qui l'avait frustré de son héritage; mais il n'en fut pas très -affecté , n'ayant jamais compté là-

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dessus. Réduit ù lui-même, il suivit son obscure carrière, changeant souvent de condition. Il travailla d'abord chez un huissier, puis chez un notaire; enfin il entra au ministère de la guerre, qui l'expédia à la suite des armées en Espagne avec une espèce de grade. Une grosse maladie, causée par des mar- ches forcées et des fatigues de service, le força de donner sa démission. Il revint à Paris et finit, a force de peines, par re- trouver un petit emploi au ministère de l'instruction publique. Ce fut dans cette condition à peu près fixe et supportable qu'il se maria par l'entremise de l'abbé Truelle . un digne prêtre qui s'intéressait à lui. Tous rapports demeurèrent rompus avec sa sœur, dont il sut pourtant la prospérité.

En effet Lagache, aidé ù Bordeaux des amis de son père, ac- crut son petit établissement. Ses commencements furent diffici- les ; mais on vint à son secours, on l'encouragea, il étendit ses affaires, et devint d'année en année l'un des négociants les plus considérés de Bordeaux.

Longtemps après son mariage, il vint à Paris pour affaires de commerce. C'était un brave homme, qui s'était souvent in- formé des parents de sa femme, et voyait avec peine leur éloi- gnement. Se trouvant seul dans la capitale, et voulant effacer s'il était possible les traces de ces vieilles inimitiés de famille, il fit demander à Quesnel s'il ne serait pas bien aise de voir son beau-frère. Les ressentiments de Guillaume étaient oubliés; ils se virent et s'embrassèrent. Quesnel , qui venait de perdre une fille aînée après une longue maladie, et qui faisait de grands sacrifices pour l'éducation de son fils Joseph, était dans ce mo- ment-là très-géné; il ne fut pas difficile à Lagache de s'en apercevoir : il fit accepter délicatement ses offres de service à son parent , et le tira d'embarras avec ses créanciers. Lagache passa trois mois dans cette maison, d'où il partit béni et appré- cié. Après son départ on s'écrivit, et les relations furent ainsi rétablies entre les deux familles. Le fils de Guillaume, Joseph Quesnel , n'avait alors que onze à douze ans.

Les témoignages réciproques de bonne amitié ne cessèrent point durant quatre ou cinq ans, et Lagache, qui connaissait la mauvaise situation des Quesnel , les priait souvent de venir se fixer auprès de lui. Mais un jour Guillaume reçut uni; lettre cachetée de noir, et , avant qu'il l'eût ouverte, If Bordelais qui

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s'en était chargé lui apprit la mort de son beau-frère. Laga- che, encore dans la force de l'âge, venait de succomber tout à coup à une maladie ancienne dont il s'était à peine plaint. Il fut pleuré de tous comme il le méritait , mais surtout de Guillaume , qui avait pour lui une reconnaissance sans bornes. Au bout de la même année, Guillaume lui-même, d'une santé ruinée par la fatigue et les soucis, s'alita dans un état très- grave. On voulut bien lui continuer son traitement durant quelques mois ; mais enfin il fut forcé de donner sa démission, et en fut réduit , au milieu de sa maladie , à une modique pen- sion de retraite.

Le pauvre homme avait toujours pensé que les remords tra- vaillaient la vieille Madelon , et que les bontés de son mari n'avaient eu pour but que de faire oublier d'anciens torts. Il espérait que les époux Lagache prendraient tôt ou lard quelque disposition en faveur de sa femme et de son fils, en manière de réparation. Mme Quesnel , d'après ce qu'il disait, en était de- meurée convaincue; cette idée les soutint dans leurs derniers chagrins. Guillaume mourut enfin en parlant à sa femme de ces espérances, qui le rassuraient sur l'avenir, et la laissa seule au monde avec son petit Joseph, qui venait à peine d'a- chever ses études. Elle reçut aussitôt une lettre de ses parents de Bordeaux , qui regrettaient celle mort de tout leur cœur , et qui l'engageaient à venir auprès d'eux se distraire de son afflic- tion ; mais elle ne le pouvait guère en ce moment, assez oc- cupée des embarras cette perte l'avait jetée.

Voilà donc en étaient les choses , et les divers événements de famille qu'il était bon d'exposer pour jeter plus de jour, et, s'il est possible, plus d'intérêt sur ceux qui suivirent.

Mme Quesnel , privée par la mort de son mari de la petite pension qui les faisait vivre , se trouva dans une position cri- tique. Elle vendit ses meubles inutiles, quitta son logement, et s'en alla demeurer à la place Royale, dans un quartier elle pensait vivre à meilleur marché. Elle avait deux petites pièces au dernier étage , assez gaies , et dont les fenêtres en mansarde donnaient sur la place. Elle avait autrefois essayé de peindre l'aquarelle pour soutenir d'autant son ménage ; elle s'adressa , par l'entremise de quelques amis, à des marchands, qui lui donnèrent à colorier des éventails , des écrans , et di-

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vers légers meubles de carlon et d'albâtre. Joseph, qui avait commencé son droit , l'interrompit pour chercher des occupa- tions lucratives. II trouva d'abord à copier des rôles admi- nistratifs, des mémoires , des pièces de théâtre. Son penchant l'avait porté de tout temps à l'étude de l'histoire ; il s'y adonna et fut recommandé à M. le comte de Holstein , écrivain cé- lèbre, qui s'occupait d'un long ouvrage historique, et qui, prévenu en sa faveur, lui donna des recherches à faire, des documents à recueillir, des notes à préparer. Joseph put ainsi gagner quelque argent. En même temps il donnait çà et des leçons de français et de latin, ce qui lui valait encore quelque chose, en sorte qu'ils parvinrent à vivre, lui et sa mère, à force d'économie.

Le petit logement ils se trouvaient installés était divisé en deux pièces par une cloison très-mince. La première, que Joseph appelait sa chambre, était éclairée d'une seule fenêtre et tendue d'un papier fond bleu à fleurs assez propre ; il avait d'un côté son lit , de forme ancienne , qui lui avait servi dès l'enfance, et de l'autre une petite table en bois noir étaient rangés proprement ses cahiers , ses plumes et quelques papiers serrés sous trois ou quatre volumes. Trois rayons accrochés au-dessus portaient encore une cinquantaine de tomes de tous formats : des livres de classe donnés en prix pour la plupart, quelques volumes dépareillés, anciens dans la maison et re- cueillis avec soin, quelques auires achetés à giand'peine sur les quais, et tous, quoique vieux , bien soignés et bien relui- sants. Derrière le lit était la cabane, la malle de collège en bois blanc, à deux battants, encore tachée de ruisseaux d'en- cre, et qui servait maintenant à serrer les habits. On voyait sur les murs, disposées avec une symétrie parfaite, quelques babioles de jeunes gens : deux ou trois ébauches de paysages à l'huile données par des amis, et sans cadre, une vue des Pyrénées rapportée par Guillaume Quesnel de ses voyages , sa vieille épée d'employé aux vivres , conservée aussi précieu- sement que celle d'un connétable , et qui n'était jamais sortie du fourreau ; enfin deux ou trois pipes étagées par rang de taille , que Mme Quesnel essuyait pieusement tous les matins, et dont Joseph n'avait pu se priver par égard pour la mode et pour ses amis.

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La chambre de Mme Quesnel, la pièce d'honneur, était plus grande, et dans le fond s'ouvrait encore une alcôve drapée de quatre festons d'étoffe jaune à rosaces rouges d'où tombaient deux rideaux de colon blancs , retenus par une torsade de chaque côté du lit. Ce lit, haut et large, de forme dite à ba- teau, était couvert d'une étoffe pareille aux draperies et sur- monté aux deux coins du fond de deux coupes , aux coins du devant de deux pommes dorées. Un lambeau de tapis bariolé de raies vertes et couleur de feu tranchait au bas sur un carreau sans couleur et fendillé çà et là, mais d'une propreté rigou- reuse. La cheminée , marbrée au pinceau , était décorée d'une pendule à coffre de bois en forme de piédestal, laquelle pen- dule était flanquée de deux pots de fleurs artificielles. On voyait encore, avec la vieille théière, des lasses dépareillées et quel- ques bergers en biscuit , sur le marbre de la commode enfermé de trois côtés d'un petit baluslre de cuivre doré. Celte com- mode , l'un des plus beaux meubles, était en acajou, élevée sur quatre pieds et ferrée de cuivre jusqu'aux trous des ser- rures, qui étaient façonnés en forme de trèfle. A l'autre coin près de la fenêtre était le vieux bureau à cylindre de M. Ques- nel. C'était à ce bureau que Mme Quesnel enluminait ses éven- tails; ses godets, ses pinceaux, ses albâtres en couvraient ordinairement la tablette déployée. Au fond étaient encore rangés les papiers administratifs de M. Quesnel ; c'étaient d'anciens comptes de chaque année, des recueils de bordereaux ou de récépissés qu'il avait conservés en cas de besoin. Au- dessus de la commode le portrait de M. Quesnel , en habit bleu et cravate blanche, faisait à peu près face à la petite glace de la cheminée, appliquée sur un bois peint en gris el flanquée de chaque côté de deux autres portraits au crayon du père et de la mère de M'"e Quesnel , habillés à la vieille mode, le mari poudré et la femme -en bonnet à papillon. Une grande bergère en velours d'Ulrecht jaune , uniquement réservée à Mme Ques- nel , trônait magnifiquement parmi les chaises de paille qui complétaient l'ameublement * et l'on avait placé par économie dans la cheminée le poêle , dont le tuyau traversait la chambre de Joseph. On l'enlevait l'élé , et il élail remplacé par un de- vant de cheminée l'on voyait sur fond bleu une figure allé- gorique de l'Hiver se chauffant auprès d'un brasier.

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L'alcôve laissait sur le côté la place d'un petit cabinet qu'une cloison en séparait, et qui prenait jour par une porte vitrée. M'"c Quesnel y serrait sa vaisselle et ses vieilleries. La cuisine se faisait dans la chambre, sur un réchaud , derrière le poêle. Celte chambre était percée de deux fenêtres , avec une espèce de petit balcon entaillant la toiture, que Mme Quesnel avait orné de pois de fleurs et de capucines qui montaient en guir- landes. Les fleurs étaient un de ses goûts les plus vifs. I! y avait place pour deux chaises sur ce balcon l'on pouvait l'été respirer la fraîcheur d'une belle soirée, et d'où la vue s'élendait sur les nobles façades de la place et sur les faites de ses grands arbres à toute heure égayés de promeneurs et des cris des enfants du quartier.

La vie de ces deux êtres, Mmc Quesnel et son fils, était des plus humbles , des plus obscures , et peut-être des plus heu- reuses. Mn:e Quesnel et son mari avaient vécu dans une intelli- gence parfaite, ils ne se souvenaient point de s'être jamais contrariés, et ce mariage fut d'une rare tranquillité, quoique établi sans fortune et sans inclination bien vive de part ni d'autre. Mme Quesnel n'avait jamais élé jolie ; c'était une femme grande, sèche, autrefois d'un blond cendré, le nez long, les traits forts, mais de l'humeur la plus douce et la plus égale, sauf quelques minuties auxquelles elle tenait trop et des tracasseries qu'elle faisait subir à ceux qu'elle aimait, précisé- ment à cause de sa grande sollicitude. Joseph était long- temps après son mariage demeuré seul par la mort de sa jeune sœur, il fut élevé et gâté comme un fils unique par une femme qui n'attendait plus d'enfants , qui commençait à vieil- lir, et qui était d'une tendresse extrême qu'elle n'avait jamais beaucoup trouvé à répandre autour d'elle. Heureusement il n'en résulta pas grain! mal pour Joseph ; il avait le cœur bien fait et ne fut poussé par cet amour maternel qu'à le payer d'un amour aussi vif. Il en garda seulement des défauts légers, quel- ques manies, et ces délicatesses des enfants élevés par des femmes ; il en prit aussi l'humeur douce , la politesse et une certaine distinction.

Quand la mort de son mari vint navrer le cœur de M1"0 Quesnel d'un des plus violents chagrins qu'elle eût jamais éprouvés, son affection, parvenue au dernier degré, se reporta tout entière

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sur son fils chéri , le seul être qui lui restât dans le monde. Ce ne fut plus qu'une âme en deux corps, qui d'ailleurs se ressem- blaient aussi bien que l'esprit et les goûts. Grands et maigres tous deux, délicats, la poitrine étroite , ils avaient à peu près même voix, même accent, mêmes gestes , et l'on revoyait dans le nez allongé, l'œil doux et bleu, le front haut, et jusque dans le moindre trait de Joseph , toute la physionomie de sa mère, adoucie seulement par la fraîcheur de la jeunesse. Ils avaient jusqu'aux mêmes dérangements de santé : Joseph avait l'estomac assez faible , comme sa mère , et Mme Quesnel , son meilleur médecin , reconnaissait ses douleurs quand il se plai- gnait, et lui donnait les conseils de son expérience.

Ces deux êtres , dans leur vie pauvre et retirée, n'étaient oc- cupés qu'à se deviner , se soulager , se soigner mutuellement , et trouvaient peut-être dans celte union étroite des douceurs inconnues à des gens plus aisés. Quoi que pût faire et dire Joseph , Mme Quesnel , à cause de l'âge , se levait toujours la première , sur les six heures, et, quand elle venait le réveiller, toujours un peu tard, sous prétexte qu'il travaillait le soir, il trouvait tout nettoyé, tout rangé, et les provisions faites pour la journée. Aussitôt le déjeûner pris, il mettait la dernière main à sa toilette, embrassait sa mère, qui travaillait à ses enlu- minures, s'en allait à ses répétitions du matin ou dans les bibliothèques , et ne revenait que le soir. Quand il revenait vers les cinq heures, le dîner était prêt et proprement étalé sur un coin de nappe. Mmo Quesnel y meltait tous ses soins , et Joseph n'y trouvait jamais que des plais de son goût ou de ré- gime forcé. Après le dîner , selon le temps, Mmc Quesnel mettait son chapeau, quelque peu ancien et flétri, et l'on descendait faire un tour et s'asseoir dans la place; quelquefois on poussait jusqu'au boulevard du Temple, l'on s'arrêtait aux distrac- tions qui fourmillent. Quand on ne sortait pas, on mettait deux chaises sur le balcon, parmi les fleurs, et l'on y respirait, en causant, le frais d'une belle soirée. L'hiver, Mme Quesnel, dans sa grande bergère , tricotait, parce qu'elle ne pouvait travail- ler à ses peintures la nuit , et Joseph, de l'autre côté , le front penché sur une main , lisait a liaute voix quelque ouvrage agréable.

Mm<! Quesnel, ayant une longue habitude des maisons de

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Paris , se mêlait peu aux voisins , quoique forl polie , fort obli- geante et très-bien vue clans la maison , l'on admirait le train de ce petit ménage ; la mère et le fils étaient même con- nus dans tout le quartier , parce qu'on ne les voyait jamais l'un sans l'autre, et l'on s'édifiait de cette disproportion d'âge avec l'apparence de tant d'amour et de sympathie. Mme Quesnel recevait pourtant deux vieux amis. L'un avait travaillé avec son mari et lui avait conservé grande estime et grande amitié, chose rare dans les bureaux; ils s'étaient vus de tout temps, et ce bonhomme, qu'on appelait M. Desnoyers, maintenant en retraite , mangeait sa petite pension dans le quartier de M1"6 Quesnel. L'autre ami était l'abbé Truelle , un vieux prêtre hors d'exercice , aumônier et précepteur, avant la révolution, dans une grande maison des qualités réciproques l'avaient lié au père de Mmc Quesnel , qui en était l'intendant. Après la mort de cet honnête homme , que les événements avaient ruiné, l'abbé, revenant de l'émigration , s'était pour ainsi dire chargé de sa fille, qu'il avait vue naître, et dont il était le parrain. C'était lui qui l'avait mariée, c'était lui qui avait favorisé le projet de faire instruire Joseph, en obtenant pour lui des fa- veurs au collège et au séminaire. Enfin, il lui avait procuré la protection de M. de Holstein, l'historien. M. l'abbé Truelle était lui-même un très-savant homme, fort vénéré dans le clergé, simple et bon, conservant la culotte et les boucles, avec une grande lévite de gros drap , de beaux cheveux blancs bien touffus , et n'ayant point de plaisir plus grand que de venir faire un cent de piquet avec Mmu Quesnel et quelquefois M. Desnoyers. Ces soirs-la , Joseph lisait tout bas dans sou coin.

Joseph lui-même avait deux ou trois anciens camarades, pauvres comme lui , dont il ne s'était rapproché qu'à cette con- sidération ; car, à peine sorti des classes, il s'était cruellement blessé à ces premières épines de la pauvreté qu'on rencontre en entrant dans le monde. Étant au collège sur le même pied que les autres élèves , grâce aux soins de sa mère et de l'abbé ; bon et prévenant , d'une intelligence d'ailleurs assez bien douée , et devant à l'éducation maternelle aussi bien qu'à la nature cette bonne mine qu'on appelle à présent un air dis- tinguéj il s'était lié de ces vives amitiés de collège avec quel-

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ques élèves, des premiers par le rang et la richesse de leurs parents. Depuis sa sortie et son père mort, toujours mis dé- cemment et n'ayant fait que profiter sous le rapport des ma- nières, il pouvait passer pour un fils de famille aisée. Quelque- fois il lui était arrivé de rencontrer au dehors ses anciens camarades qui maintenant étaient des hommes à la mode, marquant dans le monde ; la reconnaissance était bientôt faite, on se prenait la main , on se tutoyait , il ne s'agissait plus que de se revoir. Mais alors Joseph retombait de celte hauteur dans sa misère, il se retrouvait dans son mauvais petit logement partagé avec sa mère , il ne supportait pas l'idée qu'on le pût venir voir; il s'excusait, cherchait un prétexte ou se re- tranchait sur la froideur. Il eut ainsi la douleur de fermer sa porte et son cœur à bien des amitiés vives et sincères, et certes files lui furent bien sensibles , les premières atteintes de ce cilice caché sous l'habit et qu'on appelle la pauvreté.

Mme Quesnel , qui devinait, avec la sagacité d'une mère , de combien de plaisirs de son âge il était privé, le querellait sou- vent là-dessus en l'engageant à se distraire. La bonne femme avait autrefois passionnément aimé la danse , elle pensait que ce devait être comme de son temps le plus vif plaisir d'un jeune homme. Quelquefois elle parvenait, à force de soins, à retrancher quelque chose des dépenses de la semaine , et le di- manche matin elle disait à Joseph en lui mettant une pièce de vingt sous dans la main : « Tiens, mon ami. on danse ici près dans un salon qui m'a paru fort bien. Voici de quoi danser quatre contredanses , cela te distraira un peu; il faut qu'un jeune homme s'amuse. » La pauvre femme ne savait pas qu'elle envoyait son fils dans les plus mauvais lieux de Paris, et que rien au fond n'est moins amusant; heureusement Joseph, non-seulement ne se sentait pas ce goût, mais encore il était trop timide pour oser dépasser le seuil de pareils endroits. Ne pouvant refuser l'argent , il le gardait et en achetait quelque beau volume.

Ils vivaient ainsi avec la plus stricte économie. Joseph don- nait régulièrement à sa mère l'argent de ses répétitions et tout ce qu'il gagnait , mais la gêne lui était parfois si sensible, qu'il avait la faiblesse , avec ses ami6 . de se rehausser par quelque mention de sa famille établie à Bordeaux , qui était, disait-il ,

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fort riche. Malgré ce train de vie en apparence assei doux et régulier, le petit ménage avait ses vicissitudes, ses déchire- ments intérieurs. Souvenl Joseph venait à perdre un élève, et c'était autant à déduire sur le faible revenu du mois ; d'autres fois, il avait moins de travaux à faire, et ne savait comment le dire à sa mère , qui !e consolait la première. On se réduisait, on faisait comme on pouvait, il était convenu surtout qu'on cacherait cette gêne à l'abbé Truelle. Mais depuis quelque temps un danger plus menaçant entretenait l'inquiétude dans la maison : Mmo Quesnel, qui avait abusé de sa vue dans ses travaux , la sentait s'affaiblir de jour en jour. Elle ne travail- lait plus depuis longtemps à la chandelle ; même le jour, quand elle avait fixé les yeux une heure durant sur le papier, elle était obligée de s'interrompre. Elle gagnait déjà fort peu de chose, et se voyait sur le point de ne plus pouvoir continuer ses travaux. Elle se cachait de Joseph, mais Joseph avait tout deviné, et la querellait tous les jours pour l'empêcher de s'oc- cuper. Il faisait au dehors des efforts incroyables pour au- gmenter son gain; mais il fallait entreprendre des éludes pour se pousser dans certaines carrières, il ne pouvait d'autre part disposer de son temps sans renoncer aux petites occupations qui lui rapportaient le peu d'argent dont ils vivaient. Il se voyail donc enchaîné dans celte position gênante ; et, souffrant sans oser se plaindre , voyant sa mère souffrir en faisant les mêmes efforts , il sentit le découragement s'emparer de lui.

Vers ce temps- là, un ancien ami de Guillaume Quesnel, ve- nant de Bordeaux , en rapporta une lettre de la famille Laga- che , avec laquelle il s'était naturellement trouvé en relation. Cette lettre, adressée par la tanle Lagache à sa belle-sœur, était très-touchante , contenait de grandes doléances sur leurs perles communes et respirait le plus vif intérêt pour la position présente de la veuve et du fils du pauvre Quesnel. Elle était écrite par l'un des fils Lagache, qui avait interprété de son mieux les sentiments de sa mère. M,nc Quesnel en fut tout émue de reconnaissance pour sa belle-sœur.

L'ancien ami porteur de ces nouvelles, M. Belliard, alla voir plusieurs fois M",c Quesnel et, dans des entretiens plus précis . lui annonça qu'il était chargé par la famille Lagache de s'informer exactement de sa position ; que l'invitation qu'on

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lui faisait dans la lettre d'aller passer quelque temps à Bor- deaux pour se distraire, ou du moins d'y envoyer Joseph, ne devait pas être considérée à la légère ; qu'à la manière dont on lui avait parlé d'elle et de son fils, il avait jugé très- certainement qu'on voulait faire quelque chose pour eux et les aider à se tirer de peine; enfin qu'on était en des disposi- tions qu'il ne fallait pas négliger , et que Mme Quesnel, avec de si bons parents, n'avait qu'à s'expliquer. Mme Quesnel, encou- ragée par le zèle qu'y mettait le bon M. Belliard et n'ayant jamais perdu espoir de ce côté, détailla franchement sa situa- tion ; elle lui apprit comment elle dissimulait avec son fils, et que ce n'était pas pour elle, mais pour lui, ce cher enfant, qu'elle se désolait; là-dessus, après s'être longtemps contenue, elle se mit à pleurer.

Eh bien! lui dit M. Belliard en la consolant, soyez sûre que cet embarras va finir; je retourne à Bordeaux, et je n'aurai pas beaucoup à dire pour hâter des arrangements qu'on était prêt à prendre. Joseph a du cœur, de l'instruction, l'amour du travail ; aidé à Bordeaux par ses cousins, on ne sait pas il peut parvenir. Ne vous inquiétez plus de lui.

Le premier coup d'œil jeté dans l'intérieur de Mmc Quesnel avait suffi pour décider M. Belliard à mettre cette vivacité dans ses propositions et lui persuader qu'elles seraient aisément ac- cueillies. Il ajouta que les intentions de Mme Lagache n'étaient point douteuses, qu'il lui avait cent fois entendu dire qu'elle avait envie d'appeler et de fixer sa belle-sœur auprès d'elle pour achever leur vie ensemble, qu'elle pensait tout le bien imagi- nable de M",e Quesnel et de son fils 11 répéta encore en insistant qu'il fallait à tout prix saisir cette occasion de sortir d'em- barras , que Joseph trouverait à s'occuper à Bordeaux avec mille avantages, qu'il en aurait toutes les facilités possibles, qu'on le pousserait dans le commerce, et que peut-être , qui sait, on l'associerait à la maison Lagache. On fit là-dessus toutes sortes de châteaux en Espagne qui tous avaient quelque fondement.

Le lendemain M. Belliard prit Joseph à part , lui demanda s'il ne serait pas bien aise d'aller suivre à Bordeaux une carrière tout ouverte, et enfin lui fit part de tous ces projets. Joseph les accueillit avec l'enthousiasme d'un jeune homme qui aime la

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nouveauté et îes voyages ; d'ailleurs ce plan tranchait pour lui toutes les difficultés , il n'avait rien commencé ni ne pouvait rien commencer d'important, il se voyait condamné à vieillir dans sa condition indécise, tandis qu'on lui découvrait là-bas un but assuré. Il ne s'inquiéta que de sa mère, qu'il ne voulait pas abandonner; mais M. Belliard lui assura qu'elle l'accompa- gnerait et qu'on s'arrangerait pour cela. Le fils et la mère en conférèrent ensemble. On consulta les vieux amis, l'abbé et M. Desnoyers, qui se réjouirent, mais en conseillant d'attendre une lettre de Bordeaux qui vînt tout confirmer. Tout cela causa grande émotion dans le petit logement de la place Royale. Mmo Quesnel était d'autant plus convaincue des bonnes dispo- sitions de sa belle-sœur, qu'elle pensait toujours que le sou- venir de sa conduite avec son frère ne la laissait pas bien en repos, et qu'elle ne cherchait à la longue qu'à réparer doucement ses torts. Cette raison toucha surtout l'abbé Truelle. M. Belliard partit.

Quelques jours après en effet vint une lettre extrêmement pressante de Mmo Lagache, qui ne laissa plus de doute sur ses intentions. Elle faisait écrire à sa belle-sœur qu'elle éprouverait un véritable soulagement à la voir , et qu'ayant fait la même perle, elles se soutiendraient dans leur malheur commun et se consoleraient entre elles; qu'elle amenât son fils avec elle et qu'on verrait à les établir à Bordeaux. Cette lettre excellente fit verser des pleurs à Mme Quesnel ; elle achevait de tout oublier, les torts disparaissaient, elle ne pouvait plus que bénir une femme qui les réparait ainsi. Ce fut alors qu'on s'occupa sé- rieusement de ce voyage dans le conciliabule des vieux amis. Mmo Quesnel voyait l'avenir magnifique, mais il était tout simple qu'elle éprouvât de grandes difficultés à quitter Paris. Elle y était née, elle n'en était jamais sortie; elle y comptait encore de vieux parents, ses meilleurs amis, surtout son parrain l'abbé, qui l'avait soutenue dans tous ses chagrins; elle en avait aussi toutes les habitudes. Il est toujours dur d'ailleurs de changer de pays à un certain âge. Qui l'assurait qu'elle se plairait dans une ville dont les mœurs , les usages, le langage même et le climat lui étaient si fort étrangers? En sorte que son bonheur même la faisait soupirer et fondre en larmes. Et puis enfin un voyage de celte longueur à deux était une dé- 8 7

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pense exorbitante à laquelle il fallait absolument renoncer sans aide.

Mais il n'y avait pas à balancer. Josepb, qui n'avait encore rien d'assuré et qui n'avait eu que les dégoûts des commenee- mentsdesa profession, accueillait cet événemenlavectransport; il y voyait la fin de ses embarras et l'on vertured'un trés-bel avenir. Ils en causaient sans cesse lui et sa mère, il s'échauffait , il lui en faisait voir tous les avantages dont elle demeurait d'accord ; et quand elle représentait que pourtant Paris était le lieu le plus favorable à l'essor d'un jeune homme qui avait reçu une éducation aussi soignée , il ne voyait rien de plus aisé que de travailler cinq ou six ans à Bordeaux , d'y amasser quelque bien, et de revenir à Paris s'il se sentait en état d'y déployer des talents. Il parlait de ce voyage à tous ses amis : il n'avait plus à s'inquiéter de rien, sa gène était finie, il s'en allaita Bordeaux chez de riches parents bien établis qui se chargeaient de lui et lui étaient tout souci de son avenir. M. Belliard lui écrivit à son tour pour le presser de partir, et lui détailla les agréments qu'il trouverait chez les Lagacbe, qui avaient deux maisons de campagne à lui offrir s'il voulait y loger seul.

Enfin Mmo Quesnel, après avoir longuement réfléchi et con- sulté ses amis, s'arrêta à laisser d'abord son fils s'établir là-bas avant de partir elle-même. Elle avait à vendre son mobilier, à remercier les gens qui lui donnaient encore à travailler, ce qu'elle ne devait faire qu'à la dernière extrémité ; elle voulait tenir de son fils des détails sur la ville qu'elle allait habiter, et savoir si quelque raison impérieuse ne s'opposerait point abso- lument à son départ.

Il fut donc décidé que Joseph partirait seul. Il avait bien quelques relations ébauchées et quelques travaux commencés, mais il n'avait pas à s'en inquiéter en parlant , puisqu'il allait trouver là-bas des avantages imcomparables. Ici pourtant se re- présentait la même difficulté ; il fallait même pour le voyage de Joseph une somme assez considérable ; il lui fallait quelque bagage pour qu'il n'arrivât pas à Bordeaux dans un trop grand dénùment; Mmc Quesnel y mettait son amour-propre de mère. De plus, comment ferait-elle elle-même pour vivre? Il était vrai qu'elle vivrait de peu, qu'elle tâcherait de se suffire avec

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son travail ; il triait encore vrai que Joseph lui enverrait bientôt sur ses économies de quoi l'alléger des frais du voyage. Mais enfin il fallait une certaine somme d'avance qu'on ne savait d'où tirer. L'abbé Truelle n'eut pas de peine a pénétrer de lui- même celte difficulté; il s'en alla chez son notaire , détourna mille francs de son modique capital, sa seule ressource, et les porta chez Mmc Quesnel. Mme Quesnel, touchée au dernier point, ne voulait pas accepter ; mais elle était si sûre de rembourser bientôt qu'elle céda, elle qui n'avait jamais voulu s'endetter, surtout envers son vieil ami, qui n'avait déjà que trop fait pour elle.

Elle divisa cette somme selon ses calculs, mais elle fut en- core obligée d'employer ses dernières ressources à faire le trousseau, parce que les dépenses s'agrandissaient à mesure et qu'elle ne voulait pas que son fils manquât de rien. Elle ramassa tout ce qui put servir en fait de linge; on commanda deux ha- billements complets au tailleur, qui voulut bien faire un peu de crédit; on rassembla les menus objets ayant quelque valeur qui pouvaient rehausser le modeste équipage du jeune homme, des bijoux de famille, un petit porte-feuille garni en argent que sa marraine lui avait donné pour ses élrennes, une cravale de batiste brodée que son père n'avait jamais mise depuis le jour de ses noces , une canne à pomme d'or qu'il tenait d'un de ses amis; enfin MD)0 Quesnel fit monter en épingle un brillant qu'elle portait au petit doigt, le seul bijou qui lui restât de son père. Elle mit la dernière main à ces préparatifs, et, quand il élail difficile de compléter certaines nippes dont le prix tût excédé pour le moment leurs moyens: Va , disait-elle, ta tante trouvera bien à le prêter le reste , elle qui a des garçons. Nous sommes bien bons de nous inquiéter, tu ne manqueras de rien.

Il fallut de plus se munir de cadeaux pour ne point arriver les mains vides au milieu de la nouvelle famille; on acheta un livre d'heures pour la tante Lagache, des portes-cigares pour les jeunes gens, qui fumaienl, quelques douzaines de gants de Paris pour la cousine. Les dernières sommes y passèrent, il l'on n'y eut point de regret, parce qu'on était convaincu que cet effort sérail le dernier. M'"° Quesnel poussa le soin jusqu'à prendre des précautions pour les parties de plaisir dont .loseph

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serait accablé dans les premiers jours. Il fallait de gros souliers ferrés pour la chasse, une casquette élégante et commode pour le voyage et la campagne, des pantalons de toile pour les cha- leurs. Ce fut bien autre chose encore pour les précautions du voyage : M'"c Quesnel craignait que son fils n'eût froid; elle lui procura une chance lié re bien fourrée , elle fit redoubler son manteau; elle ajouta un coussin élastique pour s'asseoir commodément, un panier bourré de provisions et de toutes sortes de petits objets dont il pouvait avoir besoin , enfin une ceinture qu'elle cousut elle-même pour mettre la somme qu'il emportait en pièces d'or.

Joseph avait eu le dessein d'écrire pour prévenir sa famille de Bordeaux ; mais le jour du départ arriva, et il n'en eut plus le temps. Il se promit d'écrire en route. Si quelque chose put adoucir les adieux de Mme Quesnel, ce fut qu'ils ne se quittaient que pour peu de temps. Cependant elle ne faisait que pleurer ; elle allait se trouver toute seule chez elle pour la première fois de sa vie , et voir partir son fils, c'était faire elle-même le pre- mier pas hors de son pays.

L'occupation , le changement, la joie d'un voyage si long- temps souhaité, soutinrent Joseph. Sa mère et l'abbé l'accom- pagnèrent à la diligence; il pleura en les embrassant, il pleura surtout quand le pauvre abbé se mit à dire : Adieu, mon petit Joseph; je ne te verrai plus, moi, mais que le bon Dieu ail soin de toi !

II se jeta dans la voiture brusquement en étouffant ses sanglots; mais sa douleur éclata quand il vit encore de loin sa mère et l'abbé qui lui tendaient les bras en pleurant. II se détourna et trouva cruels ces cinq visages de la voiture qui l'examinaient tandis que son cœur se brisait. Eh quoi! était-il prêt à crier, ne voyez-vous pas que je quitte tout ce qu'il y a de meilleur et d'aimable pour moi dans le monde?

Mais bientôt quelques propos joyeux des voyageurs le remi- rent. La voiture n'était pas à cent pas que ses larmes étaient séchées. Enfin, après quelques réflexions soutenues de beaucoup d'espérance, il redevint calme et content; il se représenta le bien-être il courait, l'agrément du voyage ; il allait voir des

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pays nouveaux, secourir sa mère, embrasser un état : il avait enfin dans sa petite ceinture de cuir, sa place payée, cent beaux et bons écus en pièces d'or.

Il fut vite au mieux avec les voyageurs, qui étaient par bonne fortune de braves garçons comme lui, des étudiants s'en allant passer chez eux les vacances; il ne pouvail mieux rencontrer j ce voyage fut une de ces parties joyeuses que l'on compte parmi les plus heureux moments de la vie. On riait, on soupait de compagnie, on buvait a chaque cabaret; on fit quelques folles dépenses, mais les jeunes gens ne s'en inquiétaient guère en rentrant chez eux , et Joseph, a son tour, pensait qu'il s'en allait chez ses parents de Bordeaux , il n'aurait plus à s'em- barrasser. Il fit par-ci par-là quelques saignées à sa ceiuture de cuir.

Les voyageurs virent d'abord que Joseph était un enfuit gâté. Sa timidité dans les auberges, le grand soin qu'il atta- chait à de petites commodités, sa gène quand on l'en privait, un peu de mignardise dans les paroles et les manières , son appa- rence délicate, sa mise soignée, en disaient assez là-dessus. On le croyait en outre d'une condition au-dessus de la sienne véri- table. Il était chargé de superfluités dont il faisait part à tout le monde. Couvert de flanelle de la tète aux pieds, entouré de coussins, de poches , de portefeuilles , il n'eût pas manqué de passer pour ridicule s'il n'eût désarmé les gens par sa douceur extrême et sa gaieté; car il avait de l'esprit, une imagination très-vive et beaucoup de saillies, quoiqu'au fond assez mélan- colique. D'ailleurs ces petits défauts répandirent autour de lui l'espèce d'intérêt qui s'y attache ordinairement.

Dans les intervalles de ces divertissements de la route, dans les moments de silence et de lassitude, la nuit surtout, quand l'agitatiortle tenait éveillé, il faisait mille châteaux en Espagne sur la situation nouvelle il allait se trouver, son imagination s'égarait à loisir dans cet avenir inconnu et si proche. Si l'on s'explique bien l'influence de la pauvreté sur les caractères les plus nobles et les mieux doués, on concevra sans étonnement la manière dont Joseph spéculait sur ses prochains rapports avec sa famille, qu'il tournait tous à son profit, sans soup- çonner seulement, comme c'est l'ordinaire, quelle âpreté ses parents, quoique riches, pouvaient mettre de leur côté à dé-

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fendre leurs intérêts. Il se voyait dans une maison riche et abondante, un nouveau commensal n'était qu'une goutte d'eau de plus dans la mer; il ne supposait autour de lui que bienveillance et bonne envie de lui être agréable ; les habitudes de privation allaient cesser, il aurait sa chambre, il pourrait y travailler à l'aise ; rien ne l'empêchait de continuer ses éludes et de se mettre en étal de choisir sa carrière. Il avait le goût de la campagne : tout justement sa famille possédait une jolie terre qu'il pourrait habiter seul dans les beaux jours, avec une voiture et des chevaux pour le mener dans les environs. Et ce n'était pas une petite joie pour lui, pauvre étudiant qui étouffait depuis l'enfance sous les toits d'un faubourg de Paris, de se trouver tout à coup, avec ces goûls champêtres et studieux, propriétaire pour ainsi dire d'une maison de campagne, il pourrait se promener ses livres chéris à la main , sans soucis, sans inquiétude du présent ni de l'avenir; il allait trouver de plus mille occasions, que ses parents lui fourniraient, de gagner de l'argent. On lui avait assez fait voir quel cas on faisait de lui, et son instruction allait lui donner une supériorité marquée dans la maison : à tout prendre, pourquoi ne pas se livrer au commerce , qui pouvait le mettre bientôt hors de peine? Il se représentait aussi tous les plaisirs qu'il allait prendre dès le» premiers jours , et qui lui étaient si nouveaux : les parties de campagne, de chasse, de pêche, les dîners de bien-venue en usage en province; et ces idées l'agitaient si fort qu'il ne pou- vait s'empêcher d'en entretenir ses compagnons de voyage, lesquels l'entendant parler de parents si bien établis et de si belles propriétés le prenaient lui-même pour un riche fils de famille.

On approchait du terme du voyage, Joseph cherchait à ima- giner les tableaux nouveaux qui l'allaient frapper à son arrivée. 11 avait averti depuis trois semaines de son départ, sans en fixer le jour, el s'était promis d'écrire en route, mais il se ravisa voulant donner plus d'éclat a sa venue, et occasionner ce que l'on appelle une surprise.

Ou arriva près de Bordeaux à la pointe du jour; la joie éclata parmi les jeunes gens , qui lous avaient leurs raisons de se ré- jouir. On salua gaiement l'aurore en buvanl au relais; après quoi Joseph, livré à l'attente impatiente de l'heure il lou-

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citerait au but, ne dit plus une parole, occupé d'émotions con- fuses et ne se lassant point de se figurer en mille façons son apparition subite dans celle famille qui l'attendait avec tant d'impatience.

Edouard Ocrliac. ( La suite à un prochain numéro.)

BUSSY-RABUTIN.

Qui n'a entendu parler du comte de Bussy-Rabutin , de son esprit, de ses revers? Qui ne le connaît au moins comme un cousin de Mme de Sévigné ? C'est un nom que personne n'ignore, une histoire courante que chacun sait à peu près sans avoir eu jamais la fantaisie d'en apprendre davantage. On en a fait une sorte de Seudéry de haut lieu; et les biographes, qui se copient les uns les autres, à bien peu d'exceptions près, n'ont guère trouvé sur son compte que des lieux communs et quelques pages de fausse indignation. II y a cependant autre chose à dire de Bussy que ce qu'en ont raconté la plupart des annota- teurs de sa cousine. Il tient dans le xvne siècle une place qui, pour n'être ni très-importante, ni très-honorable, n'en est pas moins une place à part. II fait partie de cette troupe aventu- reuse de hardis penseurs entre les mains desquels la presse est devenue une arme plus puissante que Yultima ratio reguin. Ses erreurs, ses écarts même ont contribué à rendre plus évidente la force irrésistible de l'intelligence. Il a été , bien à son insu sans doute , un de ceux qui ont émancipé la parole, et dont la voix , dans un intérêt tout personnel il est vrai , a pro- lesté contre l'asservissement de l'esprit. A ce titre, sa vie mérite peut-être l'examen. Plaisante ècritoire! disait le duc de Mayenne à l'un des ancêtres de Bussy, Bénigne Fremyot, premier président au parlement de Dijon , et l'un des plus inébranlables partisans d'Henri IV. Jeannin, qui se trouvait présent, releva le mot, en disant que de cette ècritoire on

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verrait sortir des boulets. Voitti l'histoire de la presse. Bussy, comme d'Aubigné , Blot, Carpenlier-Marjgny , est un de ceux qui mirent l'encrier en batterie.

Roger de Rabulin naquit en 1618 suivant les uns, et en 1G22 suivant les autres, à Épiry en Nivernais, d'une ancienne famille de Bourgogne : ce fut le 3 avril, jour du vendredi saint. 11 était le petit-fils de sainte Marie de Chantai, et il fut d'abord question de le faire recevoir chevalier de Malle. Certes, jamais enfant ne se trouva dès sa naissance plus assuré dans la voie du salut. Mais qui peut échapper à sa destinée ? A neuf ans, on l'envoya avec un précepteur au collège des jésuites à Autun; à onze ans, son père le mit au collège de Clermont , une autre jésuitière célèbre qui se trouvait rue de La Harpe ; à douze ans, il était si bon humaniste, dit-il dans ses Mémoires, qu'on le jugea assez fort pour entrer tout droit en philosophie sans passer par la rhétorique. A vrai dire, c'était mener les choses d'une façon bien expédilive ; mais Bussy était en trop beau chemin pour s'arrêter, et ce fut au siège de Laraotteen Lorraine qu'il acheva , en 1G54 , sous le commandement du vieux maré- chal de La Force , son année de physique. Il fit donc sa pre- mière campagne, âgé, comme eût dit Despréaux,

De deux lustres complets surchargés de deux ans.

En ce temps de seigneurie et de coutumes militaires , on fai- sait de bonne heure l'apprentissage du métier des armes. Noire jeune héros , le pot en lète , la rapière au poing , monté sur un grand cheval, s'en allait avec sa compagnie par monts et par vaux , battant le pays , ferraillant comme un diable , el faisant son devoir en mainte rencontre avec les Impériaux et les Espagnols. En 1G3G, il avait quatorze ans, et faisait déjà la débauche, et si bellement, qu'il s'avisa un jour d'un véritable expédient de Trivelin pour avoir de l'argent. Son père, malade à Amiens, et se croyant à l'extrémité , lui avait confié, quel- ques mois auparavant, que Guénaul., célèbre médecin d'alors et son ami, lui devait trois mille pistoles; qu'à la vérité il n'avait point de billet, mais que l'autre élait honnête homme et ne nierait point. Là-dessus, il lui avait donné sa bénédiction)

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fit, contre l'usage, il avait guéri sans plus songer à sa confi- dence. Mais la nécessité est la mère de l'industrie , et le jeune Bussy, se trouvant fort pressé, écrivit à Guénaut qu'il avait charge de lui réclamer les trois mille pistoles. L'autre donna l'argent, et vous jugez l'usage qu'en fit Bussy. La colère de M. de Rabutin le pèfe fut nonnareille et dura trois grands mois ; mais enfin toute chose a son terme, surtout les colères pater- nelles, et Pavenlurier rentra en grâce au commencement de l'année suivante.

C'est à celte époque que le cardinal de La Valette , celui-là même que le vieux duc d'Épernon, son père, appelait le car- dinal valet, brave capitaine d'ailleurs, arriva à Rethel pour commander l'armée. « 11 me reçut, dit Bussy, le mieux du monde . me dit qu'il était l'ami et le serviteur de mon père , et mille honnélelés. 11 me demanda s'il y avait longtemps que j'avais perdu ma mère. Je lui répondis qu'elle n'était pas morte; il me parut étonné. Je ne pensai* pas, me dit-il, qu'une mère laissât aller à l'armée son fils aussi jeune que vous. Mais je le surpris encore bien davantage, quand je lui appris que j'avais déjà fait trois campagnes. >> Il assista encore cette année aux sièges de la Capelle et de Landrecies; puis, se trouvant ex- ténué par la maladie et la fatigue, il demanda et obtint un congé.

Il parut à la cour, en 1658, il fut fait meslre de camp d'infanterie à la place de son père, qui se démit de son régiment en sa faveur. Il ne se passa d'ailleurs rien de fort remarquable en ce temps-là, si ce n'est qu'il tua en duel fort lestement, d'un grand coupd'épée, un certain gentilhomme gascon , nommé de Buse, qui lui avait fait je ne sais quelle question intempes- tive, et qu'il se laissa voler quelques milliers de livres de l'ar- gent du roi. Cela le mit en mauvaise odeur auprès du cardinal de Richelieu, auquel il était malaisé de faire des contes, et qui ne croyait pas à grand'chose, surtout en fait de tours d'aigrefin. Il est juste d'ajouter que, quelques mois plus tard, Bussy se justifia sommairement des soupçons que Richelieu, malgré ses belles paroles, avait conçus contre lui.

Les duels ne vont guère sans les amours, et l'on peut croire que , puisque nous avons déjà rencontré dans les mémoires de Bussy le récit d'uni! estocade d'importance , nous n'attendrons

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pas longtemps la chronique galante des débuts du meslre do camp de seize ans dans les équipées romanesques de la passion : « Il y avait à Guyse , dit-il . une jeune veuve de qualité, bruue et fort belle, et cinq ou six filles de la ville très -jolies. Si j'avais su vivre en ce temps-là, je me serais d'abord attaché à la veuve par mille raisons; mais la grande jeunesse j'étais me la fai- sait craindre, de sorte que j'aimais mieux faire le galant auprès d'une des filles de la ville. Il est vrai que, sa honte et la mienne (car nous étions bien jeunes et bien sots) nous empêchant trois mois durant de nous donner de plus grands plaisirs que des lettres ou des baisers , je me lassai de cet attachement, et, sans rompre pourtant avec elle, je me hasardai jusqu'à lever les yeux vers la veuve de qualité. Celle-ci, qui n'était pas si honteuse que la petite bourgeoise, me rendit aussi plus hardi , et bien lui en prit, car, si elle m'eût laissé faire, je m'étais formé une idée si ridicule du respect qu'on doit aux dames, qu'elle serait morte des pâles couleurs auprès de moi ; mais elle connut mon génie, et, voyant qu'elle perdrait peut-être une bonne fortune, si elle laissait les choses dans leur train ordi- naire, elle passa par-dessus les formes , et , comme mon inno- cence la faisait enrager, elle me fil si beau jeu, que je com- mençai d'ouvrir les yeux. Je faisais cependant comme ces gens qui ont peur de se brûler en prenant quelque chose de trop chaud : j'avançais la main tout doucement, et je la relirais aussitôt bien vite, et puis je regardais la dame en tremblant, pour voir ce qu'elle dirait de mon insolence. La voyant rouge comme du feu , je croyais sottement que c'était de colère , que j'étais perdu et qu'elle ne me le pardonnerait jamais ; là-dessus je prenais mon sérieux , et, la croyant bien apaisée, je parlais de choses indifférentes. J'en usai ainsi trois ou quatre fois en trois ou quatre jours. Enfin la veuve, en désespoir de ma sottise, me dit une fois assez aigrement: Mon Dieu, mon pauvre ami, que vous êtes timide pour un homme de guerre ! Véritablement, j'entendis ce langage, mais aussi il ne le fallait pas moins intelligible pour me le faire entendre. »

Vous voyez que notre homme n'était pas aussi congru en amour qu'en ses humanités; mais encore nous devons dire qu'il fit bien du chemin en peu de temps , et qu'il perdit pour jamais et sans retour cette timidité ingénue qui avait mis à une

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si rude épreuve la pudeur de sa jeune maîtresse. En effet, le dégoût vint avec la possession; la lassitude remplaça les assi- duités; l'amour de la pauvre femme lui devint insupportable, et quand enfin , près de mourir de désespoir, la belle lui écrivit une lettre si pitoyable , que le cœur de Bussy en fut un moment touché, il ne trouva à lui répondre que ces deux vers :

Vous plaindre est tout ce que je puis Vous faire en l'état je suis.

La réponse est brève, on en conviendra, et l'enjambement hardi; nouvelle preuve de cet axiome , vénérable par son anti- quité , qu'il n'y a que le premier pas qui coûte.

Les années suivantes se passèrent pour Bussy avec des for- tunes diverses ; tantôt guerroyant , tantôt procédant avec une non moins louable émulation et des exploits d'une nature très- différente, le tout entremêlé de force duels, ce qui était comme le saupiquet de toutes les intrigues de ce temps-là. Il se battit beaucoup dans les Flandres , assista , en 1659 , à la bataille de ïhionville , et , en 1640 , au siège d'Arras. Vers cette époque , Bussy, déjà raisonnablement présomptueux, reçut un échec qui dut mortifier sa vanité d'une façon cruelle. Une lettre de cachet l'envoya pendant cinq mois à la Bastille pour n'avoir pas su maintenir l'ordre parmi ses soldats , tous gens de sac et de corde, qui faisaient le faux saunage à main armée. il connut le vieux maréchal François de Bassorapière, et prit de lui dès ce temps l'idée d'écrire des mémoires. Peut-être lui emprunta-t-il aussi ces airs de jactance et de fanfaronnade qui eurent une si funeste influence sur sa destinée. Quoi qu'il en soit, lorsqu'il recouvra sa liberté, Bussy recommença sa vie d'homme de guerre , rimant déjà force couplets et vaudevilles , assez rebuté de la fortune et mécontent de la cour , car son ambition était sans bornes. Il n'était pas riche d'ailleurs et ne pouvait soutenir à Paris le train qu'il eût voulu ; les infantes et les chimènes n'avaient plus rien de bien nouveau pour lui ; il résolut donc de prendre un grand parti, et , après plusieurs amourettes insignifiantes avec une sienne parente qu'il ne tint pas à lui de mettre à mal , il épousa, le vingt huitième d'avril 1645, M"' Gabrielle de Toulongeon , sa cousine.

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On pense bien , d'après ce que l'on connaît du caractère de Bussy, qu'il ne dut pas se piquer d'une très-grande fidélité conjugale. En effet, à peine bien et dûment l'époux de Mllede Toulongeon , il n'eut rien de plus pressé que de consommer la perte de sa jeune cousine , qu'il retrouva à Paris plus belle qu'elle n'avait jamais été. Il ne se souciait pas de perdre ses services passés , et lui rendit quelques soins sans amour. « Comme je ne craignais rien , dit-il effrontément , je hasardai tout, et, les témérités étant d'ordinaire heureuses en ces ma- tières, je ne perdis point mes peines. Depuis ce temps , je n'ai jamais douté que la hardiesse en amour n'avançât fort les affaires 5 je sais bien qu'il faut aimer avec respect pour être aimé, mais assurément , pour être récompensé , il faut entre- prendre, et l'on voit plus d'aventureux réussir sans amour que de respectueux avec la plus grande passion du monde. » Voilà de beaux principes ! diront avec indignation nos lectrices, et qui rappellent un peu la fameuse proposition de Rabelais, un autre impudent, qu'on voit plus de vieux ivrognes que de vieux médecins. Nous devons avouer en effet qu'ils ne sont guère orthodoxes , et qu'à ce travers Bussy joignait le vice de l'ingra- titude , car il ne manque pas une seule fois , et sa pauvre cou- sine ne fait pas exception , à déchirer les belles personnes charitables qui eurent pitié de son martyre.

Bussy, ayant perdu son père, fut nommé lieutenant du roi dans la province du Nivernais , et fit la guerre tantôt sous les ordres du vicomte de Turenne, tantôt sous ceux du prince de Condé , auquel il s'était attaché pendant les années 1044, lt>45 et lOiG. Il fit à Mardyck une action d'éclat qui lui valut les éloges du duc d'Enghien, éloges qu'il a soigneusement consignés lui-même dans une lettre en vers à Mme de Sévigné. Le récit de ses prouesses ne serait que d'un médiocre intérêt pour le lecteur; nous pensons donc que c'est ici le lieu, puisque notre héros, quoique bien jeune encore, a déjà conquis son émancipation, de citer le portrait qu'il trace de lui-même dans VHistoire amoureuse des Gaules ; on pourra mieux encore juger le personnage en voyant l'insigne complaisance avec la- quel!" il parle de lui-même.

« Roger de Rabutin , comte de Bussy , aVait les yeux grands ! ! d< iu tic bien faite, le nez grand, tirant sur l'aquilin,

!

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le front avancé, le visage ouvert, la physionomie heureuse, les cheveux blonds, déliés et clairs : il avait dans l'esprit delà délicatesse et de la force, de la gaieté et de l'enjouement. Il parlai! bien , il écrivait juste et agréablement ; il était doux, mais les envieux que lui avait fait son mérite l'avaient aigri, en sorte qu'il se réjouissait assez volontiers avec ses amis aux dépens des gens qu'il n'aimait pas. Il était bon ami et régulier; il était brave sans ostentation; il aimait les plaisirs plus que la fortune, mais il aimait la gloire plus que les plaisirs : il était galant avec toutes les dames et fort civil , et la familiarité qu'il avait avec ses meilleures amies ne le faisait jamais manquer au respect qu'il leur devait. Cette manière d'agir faisait juger qu'il avait de l'amour pour elles , et il est certain qu'il en entrait toujours un peu dans les grandes amitiés qu'il avait. Il avait bien servi à la guerre et fort longtemps ; mais , comme de son siècle ce n'était pas assez pour parvenir à de grands honneurs que d'avoir de la naissance , de l'esprit, des services et du cou- rage, avec toutes ces qualités il était demeuré à moitié chemin de la fortune, à cause qu'il n'avait pas eu la bassesse de flatter les gens en qui le Mazarin, souverain dispensateur des grâces, avait créance, ou qu'il n'avait pas été en état de les lui arra- cher en faisant peur, comme avaient fait la plupart des maré- chaux de son temps. »

On voit que Roger de Rabutin, comte de Russy, ne ménageait pas les compliments et les baise-mains à son mérite , et qu'il était raisonnablement infatué de sa personne. On peut aussi dès à présent se faire une opinion sur cette dévotion prétendue, celte superstition constante, dit-il quelque part, à l'endroit des belles de ce temps; certes ce n'est pas la galanterie chevaleresque du Vert-Galant. Nous le verrons plus tard donner encore de rudes camouflets à celte prétention bizarre d'un homme qui n'eut jamais d'amour véritable pour personne, et qui fit expier le premier à ses maîtresses le tort d'avoir cru en lui. Parmi les femmes le plus maltraitées et le plus injustement par le satirique meslre de camp, il faut placer en première ligne sa célèbre cousine, Mme de Sévigné , à laquelle il fit longtemps , mais sans grand profit, une cour assez assidue.

En effet, en même temps qu'il menait une vie joyeuse, longeait de temps à autre à sa belle cousine; mais celje-

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ei , (ont en répondant d'une manière fort humaine aux agace- ries de son cousin, n'entendait point cependant que cela passât la plaisanterie. On était alors en un temps la pruderie n'avait point fait encore ces farouches progrès qui rendirent la cour de Louis XIV si maussade et si attristée vers la fin de ce siècle. On peut voir par la ravissante lettre de Mmc de Sévigné : « Je vous trouve un plaisant mignon, elc, etc., » sur quel pi(jd de douce Familiarité ils étaient alors. Mais Bussy , qui était amoureux ni trop ni trop peu, faisait antichambre sans grande impatience auprès de la marquise, et ne se hâtait que fort lentement. Ni ia parenté ni l'intimité dans laquelle il vivait avec Mmc de Sévigné n'entravait d'ailleurs ses projets imperti- nents. II saisissait toutes les occasions de glisser dans ses lettres des mots a double sens , des phrases équivoques, des provoca- tions extra conjugales; ses épîlres, en un mot, avaient toutes en ce temps un petit ton égrillard , choisi à dessein , et qui devait, au compte deBussy, chatouiller délicatement les velléités amoureuses de la sage marquise.

Mais le plus grand danger des attaques de M. de Rahutin, si tant est qu'elles fussent dangereuses , était amorti par son éloignement presque continuel. De Flandre il passa brusque- nviit en Catalogne, et se trouva ainsi en mesure de vérifier une rumeur du temps , que les blessures à la tète étaient toutes mortelles non loin de la mer Océane, et celles aux jambes près de la Méditerranée. Il assista à ce fameux siège de Lérida , le prince de Condé éprouva un si rude mécompte. On sait que les Parisiens, qui de tout temps furent prompts à l'épigramme, n'épargnèrent pas le moins du monde le vainqueur de Rocroy. Un plaisant du parterre, que la garde voulait arrêter pour cause de tapage, s'échappait en criant aux applaudissements de la foule : On ne me prend pas, je m'appelle Lérida ! Ce fut pen- dant ce même siège qu'eut lieu la profanation d'un cadavre par déjeunes officiers pris de vin. « M. le chevalier de La Vallière, maréchal de camp, Barhanlane, lieutenant des gendarmes d'Enghien, et Jumeaux, maréchal de bataille, dînaient avec moi, dit Bussy, à l'ouverture de la tranchée, qui était dans les masures d'une vieille église ruinée; nous avions les petits violons du prince. Pendant qu'ils jouaient , Barbantane , ne sachant à quoi s'amuser, èvc 1 dessus d'une tombe et trouve

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dedans un corps tout entier , sur lequel était encore le linge dont i! avait été enseveli. Il nous apporte le cadavre, et, Labretèche, guidon des gendarmes d'Enghien, l'ayant pris de l'autre main, ils se mettent à le faire danser entre eux deux. Cela me fit horreur, et je leur témoignai tant de fois trouver ce plaisir ridicule, qu'enfin ils remirent le cadavre dans son cercueil. Cette profanation nous porta malheur, car La Vallière fut tué le même jour. Jumeaux mourut dans l'année, et moi- même je fus malade jusqu'à manquer mourir. »

Ce Jumeaux était grand ami de notre héros, et maintes fois , dans leurs conversations sur l'autre vie, ils s'étaient promis que le premier des deux qui mourrait viendrait , s'il le pouvait , donner au survivant des nouvelles de l'autre monde. Aussitôt donc que Jumeaux, qui était à Flix, eut appris le mauvais état de son ami, il lui envoya faire compliment, et le prier sans façon de se souvenir de la promesse qu'ils s'étaient faite tant de fois ; que, comme il était sur le chemin du pays dont chacun avait tant d'envie d'être éclairci, il le conjurait de n'y pas man- quer. Bussy lui répondit qu'il n'aurait garde, à condition toutefois qu'on le laisserait revenir. Or, voici qu'à un mois de ce fut Jumeaux lui-même qui mourut d'une grande débauche avec des Suisses; et Bussy, croyant qu'il le viendrait voir, l'attendait sans frayeur toutes les nuits. Mais personne ne vint, et je vis bien, écrit-il, qu'on ne faisait pas toujours ce qu'on voulait quand on est mort.

Mme de Bussy était morte au bout de très-peu de temps de mariage , ne laissant que des filles ; et son mari , qui ne se re- mettait guère en point dans ces campagnes continuelles, et qui d'ailleurs jouait avec emportement, cherchait de tous côtés les moyens de refaire sa fortune , quand il eut vent d'une occasion d'importance : il s'agissait de Mme de Miramion, veuve d'un conseiller au parlement , et l'une des plus belles personnes de ce temps. Bussy , sans considérer qu'elle était comme accordée avec M. de Caumartin , se laissa enjôler par un religieux de la Merci , nommé le père Clément , confesseur de la dame. « Ce moine , raconte Tallemant des Réaux , lui fit accroire que Mme de Miramion l'avait vu plusieurs fois à l'église, qu'elle l'avait trouvé à son gré, et que, sans ses parents, qui voulaient qu'elle épousai un homme de robe, elle l'épouserait volontiers

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et même se laisserait enlever. Le moine, cependant, demandait tantôt cinquante, tantôt cent pistoles pour gagner celui-ci et celui-là, et il alla jusqu'à deux mille écus. » A la fin, Bussy, qui avait assez de foi dans sa bonne mine pour ne rien trouver d'extraordinaire à tout cela, enleva Mmc de Miramion un beau matin qu'elle s'en aliait faire dire une messe à Notre-Dame de Boulogne. La belle-mère de la dame était avec elle, et le gênait considérablement par ses cris; Bussy la fit donc tout bonne- ment déposer à terre au milieu de la forêt de Livry , et passa outre, sans plus s'inquiéter d'elle. Mais cette mesure de rigueur, loin d'adoucir M,ne de Miramion , redoubla tellement sa résistance, que Bussy en fut pour sa courte honte, et la dut, à son grand regret, renvoyer à ses parents, ce qui le chagrina fort , car elle était très-riche. Ce ne fut point son seul mécompte; la famille de l'opulente conseillère le poursuivit criminellement à outrance, et, malgré toute la protection du duc d'Enghien, il n'en fut pas quitte à moins de dix mille écus qu'il lui en coûta pour obtenir certains désistements.

Certes, c'est un assez singulier trait des mœurs du temps, surtout si l'on ajoute que plusieurs chevaliers de Malte, qui s'étaient spontanément offerts à Bussy pour l'aider dans sa folle entreprise, allaient, voyant la résistance de la dame, le charger lui-même, lorsqu'il se décida à lâcher sa proie. Quant à Mmc de Miramion, elle fut tellement effrayée qu'elle en faillit mourir. Peut-être même cet attentat, joint aux souffrances d'une longue maladie, contribua-t-il à la je'er plus avant dans une dévotion si profonde, qu'à sa mort elle fut qualifiée de mère de l'église par Mme de Sévigné, qui ne lui survécut que de douze jours. Cette ardente dévotion fut également tendre et bienfaisante. Pendant les troubles de la Fronde , M'"e de Miramion vendit ses diamants et sa vaisselle pour soulager les malheureux, dont se préoccupaient fort peu les brouillons du parlement; non- Sfiilement elle donna du pain aux indigents, mais encore elle composa pour eux des médicaments dont la Médecine des pau- vres contient encore la formule. Elle fut l'inspiratrice et la confidente de beaucoup d'aumônes secrètes de Louis XIV, la consolatrice de Mnic de Montespan délaissée et de Mmo Guyon persécutée. Enfin, deux établissements de charité, la congré- gation de la Sainte- Famille et les Filles de Sainte Gene-

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riève , ayant été réunis, elle fut la supérieure de celte maison établie près de la rivière, et dont il ne reste plus aujourd'hui que l'appellation de quai des Miramiones.

On élait alors au commencement des troubles de la régence, cl Bussy, de retour de l'armée, il avait tâché de faire oublier sa mésaventure, se trouva nécessairement au plus fort delà bagarre.. Avec ses prétentions et sa turbulence naturelles, il n'était pas homme à laisser passer l'occasion de courir les aventures et à ne pas profiler de quelques-unél île ces aubaines comme il s'en rencontre dans les guerres" civiles. Celte fois encore, il se Irouva séparé de sa cousine, à laquellç'il songeait toujours un peu quand il n'avait rien'de mieux à» fa ire , car il élait attaché au prince de Condé comme homme de guerre, comme Bourguignon , comme son obligé. M"** de Sévigné , de son côlé , alliée, par la famille de son mari, au coadjuleur, tenait pour la fronde , et s'égayait sur le Mazarin d'aussi bon eœur qu'une aulre. Il régnait partout alors une fièvre de sédi- tion qui gagnait les esprits les plus sains et les plus judicieux. Il faut voir dans les écrits du temps, dans les Mémoires du cardinal de Retz, dans ces mille ponts-neufs qui couraient les rues , comme on se moquait sans façon de toutes ces choses, de la reine el de son ton de fausset aigre et élevé ; de ce pantalon de Mazarin, qui passait en Italie pour un escroc, qui bara- gouinait comme Arlequin, se tirait d'affaire par des lazzis, et qui , au sortir du Colysée, avait appris à piper au grand dam de son échine. Pour tout dire, la mode étant à la fronde, toules les dames s'en mêlaient ; en outre Mme de Sévigné vivait dans um' grande intimité avec Mme de Chàiillon , qui pleurait alors ou faisait semblant de pleurer son mari, tué en combattant pour la fronde, après un de ces revirements si fréquents en ce lemps. « Elle l'appelail sa sœur , dit un biographe, et, comme souvent les femmes pleurent d'imitation, il n'est pas rate qu'elles haïssent de compagnie. »

a Comme j'étais proche parent de Mmc de Sévigné, dit Bussy dans son Histoire Amoureuse des Gaules , j'avais fort grand accès chez elle , el je voyais les chagrins que son mari lui don- nait tous les jours ; elle s'en plaignait bien souvent, et me priait de lui faire honte de mille attachements ridicules qu'il avait. Je la servis en cela pendant quelque temps fort heureusement ,

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mais enfin, le naturel de son mai < l'emportant sur mes conseils, de propos délibéré je me mis dans la tête d'être amoureux d'elle, plus par la commodité de la conjoncture que par la force de mon inclination. Un jour donc que Sévigné m'avait dit qu'il avait pas.sé la plus agréable nuit du monde : Vous pouvez croire, ajouta-t-il, que ce n'est pas avec votre cousine ; c'est avec Ninon.

Tant pis pour vous , lui dis-je ; ma cousine vaut mille fois mieux , et je s^s assuré que, si elle n'était pas votre femme, elle serait votre maîtresse ?

-- Oia pourrait bien être, me répondit-il. Je ne. l'eus pas plutôt quitté, que j'allai tout conter à Mme de Sévigné. »

11 y a bien de quoi se vanter a lui. medit-elleen rougis- sant de dépit.

Ne faites pas semblant de le savoir, lui répondis-je, car vous en'voyez la conséquence.

Vous êtes fou de me donner cet avis , ou bien vous croyez que je 'suis folle.

Vous !e seriez bien plus, madame, si vous ne lui rendiez pas la pareille, que si vous lui redisiez ce que je vous ai dit. Vengez-vous, ma belle cousine; je serai de moitié dans la vengeance . car vos intérêts me sont aussi chers que les miens propres.

Tout beau, monsieur le comte, me dit-elle , je ne suis | as si fâchée que vous le pensez. »

On voit que M. de Bussy n'y allait pas par plusieurs -chemins. Mais, en dépil de ces propositions très-directes, Mmede Sévigné trouvait toujours moyen d'échapper par quelque faux-fuyani aux galanteries à brûle-pourpoint de son cousin. Elle savait l'éviter sans le rebuter. « J'ai longtemps balancé à vous mander ceci, lui écrivait-il pendant le siège de Paris par le prince de Coudé, sous les ordres duquel il servait, ne sachant si vous éiiez devenue mon ennemie ou si vous étiez encore ma bonne cousine, et si je devais vous envoyer un laquais ou un trompette. Quant à la guerre, je m'y ennuie fort, et, sans l'espérance de vous faire quelque plaisir au sac de Paris, et que vous (lasserez par mes mains, je crois que je déserterais.»

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Mais heureusement l'occasion ne se présenta pas pour M. de Bussy, et la mort de M. de Sévigné, qui fut tué en duel quelques mois après à l'âge de vingt-sept ans , n'avança pas beaucoup ses affaires.

Vers ce temps, les événements se compliquèrent d'une étrange façon, et Bussy, bien qu'il fût assez dégoûté du service du prince de Condé, qui n'avait pas pour lui les égards qu'il croyait mériter, fut entraîné dans le parti des princes, et fit le coup de pistolet pour leur service. En même temps qu'il se re- mariait uniquement pour avoir du bien et par des « considéra- tions de postérité,» il courait le pays, recrutant pour la faction, une perruque noire sur la tête , un emplâtre sur l'œil et dans l'attirail d'un batteur d'estrade ; mais il se lassa bientôt d'un métier il grêlait des horions sans profit et les chances d'avancement se trouvaient réduites à rien. Il fit donc son accommodement avec la cour , et devint aussi actif pour le service du roi qu'il était naguère emporté pour la cause du prince de Condé.

Le calcul de Bussy était bon , en ce sens qu'étant abandonnée par une partie de la noblesse, la cour devait être prodigue de grâces et de faveurs pour gagner les indécis et payer les transfuges. D'ailleurs , vivre en maraudeur dans le pays pour lu compte du cardinal ou pour celui du prince, c'était tout un, et ie premier parti avait au moins un semblant de bon droit et de fidélité. On a dit que les révolutions ne sont dangereuses que lorsqu'elles parlent le langage des halles; le mot est plus spiri- tuel que vrai , et le langage de la Bible a eu cours dans plus d'une de ces sanglantes convulsions. La révolution de 1648, qui venait de s'accomplir en Angleterre, ne parlait pas la langue des halles, tant s'en faut , et la tête de Charles Ier avait roulé sur l'échafaud , comme un terrible démenti à l'inviolabi- lité royale. C'était un exemple récent, qui devait troubler les nuits du Mazarin, surtout s'il songeait à Strafford. La ligue même, dont les armes n'étaient pointes toutes rouillées et dont les hausse-cols reluisaient sur la poitrine de quelques bour- geois, n'avait pas toujours parlé sur le coin de la borne; quelques jeunes conseillers des enquêtes criaient dans le parle- ment : République! C'étaient des événements sérieux et qui pouvaient prendre d'un moment à l'autre plus de gravité qu'on

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ne songe à en donner aujourd'hui aux mille transformations de la fronderîe.

Le jour de sa défection , Bussy , couvert de l'autorité du roi, se trouva donc maître à peu près absolu dans le Nivernais. 11 s'y cantonna comme en pays conquis , rançonnant le tiers et le quart, ne souffrant guère la réplique et tranchant du Richelieu. Si l'on en juge par la multitude infinie des admonestations qui lui vinrent de la cour, pourtant fort empêchée alors et peu scrupuleuse, il faut croire que les réclamations soulevées par son arbitraire gouvernement furent bien nombreuses et bien énergiques. Mais toutes les remontrances du monde n'y faisaient que blanchir. Bussy, qui s'était adonné à la fortune du cardinal, et qui ne laissait pas échapper une occasion de l'assurer de son zèle et de son entier dévouement , n'en allait d'ailleurs qu'à sa guise. Malheureusement pour lui, soit parce qu'il opérait sur une petite échelle, 6oit parce qu'il manquait effectivement des grandes qualités qui assurent la prépondérance d'un homme en temps de révolution , et qu'il ne fût pas affilié par sa nature à celte sorte de franc-maçonnerie des hautes intelligences enlre elles, il ne sut pas tirer tout le parti possible de sa position. Au lieu de se rendre redoutable au cardinal qu'il servait, en mé- nageant son ancien maître contre lequel il avait tourné ses armes, et de laisser ainsi penser qu'il se réservait une porte de salut, il annihila lui-même son influence en se jetant trop dé- votieusement dans les intérêts du Mazarin. Il pensait, comme il le dit lui-même dans une de ses lettres, qu'il ne faut pas être patelineur sur le service et le courage , quand on veut être maréchal de France. Or, le cardinal, ne le craignanl guère , le leurrait de belles paroles , et qu'il était passionné- ment son affectionné serviteur , et puis c'était tout.

L'année suivante (1G5Ô), Bussy acheta , moyennant 90,000 livres, du maréchal de Clérembaut, sa charge de meslre de camp général de la cavalerie légère, et peu de temps après il fut fait lieutenant général. Ce fut alors qu'il servit, pour la première fois au moins, dans un poste aussi élevé, sous les ordres du vicomte de Turenne. Dès les premiers jours, il régna entre eux une froideur excessive. Bussy se plaint beaucoup dans ses Mémoires de l'avoir trouvé prévenu contre lui par ses envieux. Mais , comme un peu plus loin il est contraint

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d'avouer lui-même qu'en plusieurs choses essentielles il manqua à la déférence qu'il devait au grand capitaine, on ne saurait douter qu'il s'attira le mécontentement du maréchal, ( . :nme il s'était déjà attiré celui du prince de Coudé, par son arrogance et sa légèreté ordinaires. Il fut bientôt puni d'ailleurs de sa suffisance , car il se fit battre à quelque temps de d'une façon si complète, que Turenne ne put se taire de son impé- rilie, et déclara que c'était une leçon bien méritée. Bussy, qui ne savait rien endurer, pas même les rudes enseignements de l'expérience, se vengea par un couplet. Mais . si bon qu'il Eût, il ne valait assurément pas le mot de Turenne, qui écrivit tout simplement au roi que M. de Bussy était le meilleur officier , pour les chansons, qu'il eût dans ses troupes.

Bussy fut bientôt las, on le pense , d'un pareil service , et il obtint de se rendre une seconde fois en Catalogne sous les ordres de M. le prince de Conti. De Mmc de Montglas, qui le traitait dès ce temps avec une humanité parfaite, aux miquelets catalans, la transition était brusque. Le pauvre templier, comme l'appelait son général, parce que Bussy logeait au Temple avec son oncle le grand prieur, avait peu de bon temps dans ces sierras maudites. Ses grandes distractions étaient de faire pistoleter, après boire, quelques capitaines maraudeurs en tête de leur compagnie, ou de souper d'un oignon arrosé de rai de penas. De temps à autre il enlevait une masure cré- nelée ou quelque méchant château en ruines , et le prince de Conti l'appelait son grand Poliorcète, ce que le mestre de camp général de la cavalerie légère de France traduisait, en façon de calembourg, par: Pouilli, oh! certes. Dans une pareille pénurie d'événements, et quand il avait bien apos- trophé tous les saints du calendrier et juré corbacque ou ventre-choux , Bussy demeurait songeur au bivouac , alors qu'il lui vint une idée lumineuse :

Que faire en un bivouac , à moins que l'on n'y joue ?

Il y avait de fort grands seigneurs et riches à millions, un grand prince qui avait « de l'esprit infiniment. » C'était le cas i ii jamais de tenter la fortune, et l'inconstante déesse

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lui fut si favorable, qu'il gagna au jeu dix mille écus, fous frais fails, et après avoir mené un fort grand train. Il y a à ce propos, dans les Mémoires de Bussy, un trait de ladrerie du cardinal Mazarin, qui mérite véritablement délie conservé. «Nous étions donc, dit-il, dans la plus grande oisiveté du monde, et cela nous obligeait de jouer depuis le matin jusqu'au soir. Pour moi, j'étais dans une fortune surprenante. Quand je perdais une fois, je gagnais dix. Tous mes amis me pressaient de les mettre de moitié, de tiers ou de quart avec moi , et je croyais donner mon argent à ceux à qui j'accordais leurs demandes. Cette fortune fit tant de bruit, que le cardinal en fut averti , et, comme je lui envoyai un gentilhomme pour le prier de me faire payer des raille écus dont le roi avait accou- tumé de gratifier les lieutenants généraux pour servir la cam- pagne, il répondit à mon envoyé qu'il se réjouissait que j'eusse gagné tant d'argent, et que Talon allait en apporter à l'armée. Talon vint en effet et en donna à tous, hormis à moi ; et !o:it ce que j'en pus tirer, c'est que le cardinal prenait une part très-sincère au gain que j'avais fait. »

Cependant, quelque bonheur qu'il eût au jeu et quelques gratifications qu'il arrachât de loin en loin et à grand'peine au Mazarin, Bussy se trouvait fort gêné de temps à autre. Ce fut à l'occasion d'un service d'argent qu'il réclama de sa cousine, Mme de Sévigné, et que celle-ci mit peu de bonne grâce h lui rendre, qu'ils se brouillèrent, et leur rupture dura plus de huit années, car on ne trouve plus de correspondance entre eux du 4 août 1657 au 20 novembre 16G6. Quoi qu'il en soit , l'on doit reconnaître que Bussy, après avoir exhalé son ressen- timent contre sa cousine dans l'une des plus piquantes satires de V Histoire amoureuse des Gaules, confessa son tort par la suite , et fit tout ce qu'il put pour regagner sa vindicative cou- sine. C'est à peu près vers l'époque de ces dissensions intestines qu'il commença d'écrire les premières parties de cette histoire. Le dépit qu'il eut de n'être pas compris dans la promotion des chevaliers du Saint-Esprit en 1GG2, et phis tard le refus qu'on lui fil éprouver de payer sa pension de inestre de camp général de la cavalerie légère de France , lui dictèrent quelques dange- reuses épigrammes contre le roi. Louis XIV, un des monarques les plus rancuniers qui furent jamais, témoin Vardes, Fouqmt,

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Montai , et Bussy lui-même, en eut vent, cl l'attendit à la pre- mière occasion. II semblerait que la reine mère ne fut pas un de ses moindres adversaires. Quoi qu'il en soit, la fameuse chanson : Que Deodatus est heureux ! vint combler la me- sure.

Quelques mois auparavant , l'Académie française avait choisi Bussy pour succéder à Perrot d'Ablancourt , le même dont on appelait les traductions de belles infidèles. Le discours de Bussy a survécu à beaucoup de niaiseries académiques qui ont été échangées depuis ce temps, grâce à son ton de forfanterie et de fatuité transcendante : « Messieurs , disait-il en commen- çant , si j'étais à la tète de la cavalerie , et que je fusse obligé de lui parler pour la mener au combat, la créance je serais qu'elle aurait quelque respect pour moi , et que de tous ceux qui réécouteraient il n'y en aurait guère de plus habile , me le ferait peut-être faire sans en être embarrassé. Mais, ayant à parler devant la plus célèbre assemblée de l'Europe et la plus éclairée, je vous avoue, messieurs, que je me trouve un peu étonné, etc. » Nous avons vainement cherché dans les écrits du temps, et dans Y Histoire de l'Académie française de l'abbé d'Olivet, quelques détails sur cet épisode de la vie de Bussy ; nous aurions été curieux de voir à quel compétiteur Bussy avait été préféré , quels avaient été ses titres académi- ques , et si sa réputation d'homme d'esprit et la grande charge dont il avait été revêtu l'avaient seules désigné au choix de l'A- cadémie, qui aujourd'hui encore ne semble pas coraplélement revenue de la manie des grands seigneurs. Malheureusement nos recherches ont été sans résultat, et l'on trouve pour tous renseignements dans l'histoire des quarante l'épitaphe de Bussy, à la vérité si fastueuse , qu'on peut la compter encore parmi ses œuvres littéraires.

Duclos disait que l'Académie ne devait pas être une extrême- onction ; pour Bussy, ce fut cependant la dernière grâce qu'il reçut en ce monde. Depuis longtemps l'orage s'amassait contre lui ; tous ceux qu'il avait blessés , et le nombre en était grand, propageaient sourdement mille rumeurs fâcheuses sur son compte. On parlait de ses débauches et de son impiété ; le bruit public l'accusait d'avoir , dans une partie de filles , à Roissy , baptisé des grenouilles et un cochon de lait ; on l'accusait

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encore d'avoir lue un homme dont il avait ensuite mangé la cuisse, et de mille autres atrocités. A la fin, le 17 avril 1665, il fut brusquement arrêté et conduit à la Bastille, malgré ses protestations au sujet de V Histoire amoureuse des Gaules, et quoiqu'il eût fait remettre au roi son manuscrit entièrement mis au net de sa main, pour lui prouver qu'on avait altéré et augmenté son ouvrage en beaucoup d'endroits.

Le même jour, le duc de Saint-Aignan , allant faire compli- ment à M'ae de Bussy sur cet événement, lui conta qu'il avait pris la liberté de demander au roi si , dans l'affaire pour la- quelle on avait arrêté son ami, il y avait quelque chose contre Sa Majesté, auquel cas il l'abandonnerait; quç, sinon, il suppliait très-humblement le roi de trouver bon qu'il lui parlât quelquefois d'un ami malheureux : Sa Majesté lui avait répondu qu'il le pouvait , et qu'on n'avait arrêté Bussy que parce que ce manuscrit lui avait fait tant d'ennemis, que, sans cette pré- caution, il eût couru risque d'être assassiné. En effet, Bussy avoue lui-même qu'il était obligé de porter un mousqueton dans son carrosse et deux pistolets , et d'avoir quatre hommes à cheval à sa suite quand il marchait la nuit, tant l'exaspéralion était grande contre lui. Quand on aura lu quelques extraits de V Histoire amoureuse des Gaules, on comprendra aisément les violences auxquelles il pouvait se croire exposé.

On a prétendu que les jésuites, outrés des attaques de leurs adversaires et poussés à bout par les Provinciales , proposè- rent à Bussy de répondre en leur nom , l'assurant de toute leur reconnaissance s'il parvenait à réfuter ces impitoyables petites lettres, comme on les appelait. A coup sûr, l'entreprise eût été téméraire, et eût mérité à son auteur toute la gratitude de la société. La fortune de Bussy en eût singulièrement changé ; mais rien ne prouve que ce bruit ait jamais eu un fondement réel. A la vérité, le Menagiana l'affirme, et l'abbé Faydit confirme le fait, en disant qu'il le tenait de la bouche du comte de Bussy. Les jésuites eux-mêmes n'étaient pas gens à scrupules Si étroits , qu'ils vissent une incompatibilité absolue entre les histoires deMme9d'Olonne et deChàtillon elles démêlés idéolo- giques des sorbonniens. Mais il est douteux que Bussy, tout redoutable épigrammatisle , tout cruel raffineur de méchan- cetés qu'il était, eût manié heureusemenl l'arme inusitée des

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poinlilleries ascétiques et des chicanes ultra mon laines. Les plus doctes et les plus quinteux y perdaient leur lalin, et Bussy y eût gaspillé son fiel sans profit pour personne. Jl ne parle d'ailleurs nulle part de ce projet , et il n'en est rien resté, que nous sachions, dans ses papiers. Au contraire, quant à Pascal, il témoigne en mainte rencontre le posséder, le lire et l'ad- mirer. Tout ce qu'on peut dire à L'appui de cette affirmation , c'est que Bussy rechercha toujours l'amitié des jésuites ; que leurs suffrages étendirent sa réputation littéraire sans améliorer sa fortune, et qu'il n'y aurait rien de bien étonnant à ce qu'il leur eût donné in petto raison contre leurs redoutables adver- saires.

Le 2 décembre 1665, le marquis de Louvois lui vint de- mander, de la part du roi, la démission de sa charge en faveur du duc de Coislin, et Bussy, après un emprisonnement de treize mois lâchement supporté, partit pour ses terres de Bourgogne, son exil dura dix-sept ans. Dès-lors on peut le considérer comme mort; sa vie ne fut plus qu'un long de profanais coupé de suppliques fastidieuses et de retours amers sur le passé. Il s'appliqua de son mieux, mais en vain, à cicatriser les larges blessures que son esprit caustique et sa vanité avaient faites à sa fortune. Sa cousine, Mme de Sévigné , toujours bonne, tou- jours indulgente, et avec laquelle il s'était fort bien conduit d'ailleurs hors de la débâcle du surintendant Fouquel, oublia tout, ou du moins tâcha d'oublier tout. Bussy, du reste, sem- blait prendre à cœur d'effacer ce qu'il appelait une tache à sa vie. Leur correspondance recommença, non plus régulière comme autrefois, mais affectueuse par moment, hérissée de pointilleries et de chicanes dans d'autres, et comme il conve- nait à des conduites aussi dégingandées que les leurs. Il n'y a rien de charmant comme la polémique qui s'établit entre eux à propos du fameux portrait de VHistoire amoureuse des Gaules. Bussy, hargneux, hautain, ergoteur, formaliste, ne voulait pas rompre d'une semelle. Il entassait menteries sur menleries pour se donner un semblant de raison. Quand Mme de Sévigné lui répond simplement qu'elle aurait bien des commen- taires à faire sur ses lettres, il lui repart d'un ton rogue qu'il les attend , qu'il voudrait bien voir cela , et pousse si bien à bout la patience de sa charmante cousine , qu'elle ne peut se

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tenir de lui répliquer dans son adorable style : Ne me dites point que c'est la faute d'un autre, ce n'est pas vrai , c'est la vôtre, purement, et c'est sur cela que je vous donnerais un beau soufflet, si j'avois l'honneur d'être près de vous et que vous nie vinssiez conter ces lanternes !

Ce serait mal connaître cependant M'ne de Sévigné que d'ima- giner qu'elle oubliât jamais cette méchante satire sur ses yeux bigarrés. Mais , outre le malheur de Bussy qui la louchait réellement au cœur, il faut compter parmi les raisons de leur bonne intelligence la crainte elle était sans cesse que son cousin , qui n'aimait guère les femmes affolées de leurs maris , comme l'était Mme de Grignan , et a qui cela déplaisait de voir la plus jolie fille de France si souvent enceinte, n'entreprît à la fin celte pédante glorieuse et compassée. Toutefois elle ne le manquait pas dans l'occasion , et il est plus d'un passage de ses lettres elle raille Bussy sur ses réconciliations intéres- sées, ses prétentions, et la singulière tournure qu'il devait avoir, lui et sa famille assez mal préservée de la moisissure de la province , en se faisant habiller à Seraur avant de venir à Paris.

Dans les premiers temps et quand on pouvait croire que sa disgrâce n'aurait point de durée, le bruit du monde arrivait encore jusqu'à lui; les lettres de la cour animaient un peu sa solitude ; ses amis ou ceux qui avaient peur de lui affichaient une grande fidélité pour son malheur, et faisaient blanc de leur épée pour son service. Mais, quand on vit que son exil se prolongeait , quand ses ennemis triomphants habituèrent l'opi- nion à le considérer comme à jamais perdu ; quand sa juste mais maladroite critique du passage du Rhin en 1072, critique que des malveillants portèrent jusqu'aux oreilles du roi, vint lui faire perdre le fruit de tant de prières , d'abaissement et de supplications, il se trouva seul, réduit, lui qui avait liante les princes et tous les illustres de ce temps , à la société d'une multitude de Toulongeons, d'un président Brûlait, d'une foule de hobereaux ses voisins, à peine visité, à de longs intervalles. par quelques amis en disgrâce comme lui , et entre autres par cet indolent et spirituel Corbinelli , qui disait qu'il n'irait pas chercher, à cheval , une couronne à une demi-lieue.

Le temps était venu de l'obéissa ive , <■! Ton ou! ou

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vain, comme dit la princesse palatine, cherché l'audace d'un révolté dans l'empressement servile d'un courtisan. Peu d'an- nées avaient produit celte révolution; de l'abattement le cardinal Richelieu avait réduit les esprits les plus remuants , on était passé presque subitement à l'indépendance et à la révolte, et, par une pente non moins rapide, on était revenu ensuite à la soumission la plus profonde. Bussy se trouvait donc tout naturellement rapproché par sa mauvaise humeur des dis- graciés et des mécontents, mais les manifestations de ces gens, qui, douze ou quinze ans auparavant, auraient fait si bon marché de leurs serments de fidélité, se réduisaient à quelques moqueries à huis-clos , à quelques épigrammes anodines ; on appelait le roi sa hautesse, Mn,e de Montespan sa sultane, et c'était tout ; encore ces libertés grandes étaient-elles rares et dangereuses. Dans tout le recueil des lettres de Bussy, et sur- tout dans le Supplément de Bussy, livre si difficile à trouver, qu'on ne peut expliquer sa rareté que par une destruction presque instantanée de l'édition , on ne trouve qu'une ou deux plaintes un peu vives.

On connaît assez Bussy pour croire qu'il enrageait au fond de sa retraite , et qu'il ne trouvait qu'un médiocre allégement à ses chagrins dans la culture de la philosophie et des bons mots. A la vérité il n'épargne point, dans ses lettres, les assu- rances de son détachement du monde et de son parfait repos ; mais il s'échappe de temps en temps en amères sorties sur ses envieux, et il se contredit vingt fois par jour. « Bien vivre et se réjouir ! dit-il le matin d'une voix résignée. Paris en ce monde et paradis dans l'autre ! s'écrie-t-il le soir avec un accent désespéré. » Il disait encore d'un air bucolique qu'il était devenu pasteur ; c'était bien le loup devenu berger. Ce jeune et galant gueux, comme il appelle quelquefois l'amour dans une périphrase qui a du moins le mérite d'être d'un goût assez neuf, lui faisait expier ses triomphes passés. Ses lurlupinades en vers et ses tonrelonlontons, comme on disait alors, prenaient une physionomie sinistre. Il affectait sans cesse une grande confiance dans son étoile , et disait toujours qu'il était sur le point de rentrer en grâce. D'autres fois , au contraire , il affec- tait un profond dégoût des tracas de la cour; il disait qu'il était enchanté de n'aller point a la guerre, que cela lui

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épargnait de folles dépenses et des équipages ruineux. On lui eût ri au nez si l'on eût osé , d'autant plus qu'il criait sur les toits que toutes les femmes de la cour, les nouvelles venues s'entend , étaient des oisons. D'ailleurs , il n'avait jamais le dernier. « Toute l'affaire est de vivre, disait-il, mangeant cliaud , buvant frais , les pieds au soleil ; il n'est si dure abstinence qui n'ait sa fin, si long exil qui n'ait son terme; qui vivra verra , et rira bien qui rira le dernier. » Mais c'était une fausse assurance , et qui ne rencontrait guère que des incrédules même dans sa province. A Paris et à Versailles, quelques amis indulgents faisaient , de temps à autre, commé- moration de lui comme d'un ami qu'on ne devait pas oublier, et c'était tout. Du reste, il parlait beaucoup delà postérité comme s'il eût ignoré que , puisqu'on oublie bien les absents, qui ne sont morts que pour peu de temps, on doit, à plus forte raison, oublier les morts, qui sont absents pour toujours.

Sa vanité d'ailleurs ne faisait que s'accroître et prenait presque les caractères de la folie. Non content de plaindre à tout propos le roi de n'apprécier point un homme de sa volée, il avait pris le parti de se décerner à lui-même les récompenses qu'il croyait mériter, et c'est ainsi qu'en janvier 1676 , lors de la promotion de huit maréchaux de France par suite de la mort de Turenne, se trouvant égal en naissance, en capacité, en service, en courage, aux plus habiles d'entre eux et fort au- dessus des autres, il déclara à sa cousine qu'il s'était fait de son autorité privée maréchal in petto.

Un des plus singuliers expédients de Bussy pour conserver son importance loin de la cour, et assurer la durée de cette espèce d'autorité que lui donnait son esprit méchant, avait été de faire peindre, dans sa galerie , les portraits des femmes de la cour , en accompagnant chaque peinture d'une légende de sa façon. Lui qui se vantait d'être homme de représailles en toutes choses, il ne se faisait nul scrupule de payer à chacun ce qui lui était dû, et souvent plus qu'il ne lui était dû. C'est ainsi que M'1""1 de La Baume et de Montglas, ses infidèles maîtresses, avaient les honneurs de deux ou trois portraits avec des ins- criptions pareilles à celles-ci :

9.

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CÉCILE

ISABELLE HURANT DE CHEVERNY,

MARQUISE DE MONTGLAS ,

QUI , PAR SON INCONSTANCE ,

A REMIS EN HONNEUR LA MATRONE D'ÉPHÈSE

ET LES FEMMES D'ASTOLFE ET DE JOCONDE.

CATHERINE DE LA BONNE, MARQUISE DE LA BEAUME ,

LA PLUS JOLIE MAÎTRESSE DU ROYAUME ET LA PLUS AIMABLE,

SI ELLE N'EÛT ÉTÉ LA PLUS INFIDÈLE.

Sons une antre loile , on y appelait la même Mme de Montglas la plus belle femme de son temps , et on lisait plus bas ce com- pliment ambigu : Moins célèbre par sa beauté que par l'u- sage qu'elle en fit!

Vers 1C82 , Louis XIV permit enfin à Bussy de revenir à la cour; mais il reçut si froidement les protestations de son an- cien serviteur , que Bussy , après quelques tentatives infruc- tueuses, vil bien que tout était fini pour lui de ce côté-là; il tint bon quelque temps; puis, à la longue, il se trouva telle- ment dépaysé au milieu de ces jeunes courtisans qu'il ne con- naissait pas et dont l'inégalité des âges lui rendait la société fort peu agréable, qu'il retourna de lui-même en Bourgogne. Ses dernières années auraient pu s'y passer doucement , si son intraitable bailleur el son humeur insociable ne lui avaient attiré des déboires qui empoisonnèrent la fin de ses jours. Un M. de La Rivière, son voisin de campagne , homme aimable et spirituel, s'était pris d'une grande passion pour Mme de Coligny, l'une des filles de Bussy, veuve du marquis de Coligny-Langeac. Mme de Coligny, alors âgée de trente-huit ans, s'était sentie touchée de l'amour du jeune gentilhomme; le veuvage lui convenait mal , el la tendresse plus ou moins épurée de son père, si l'on en croit les rumeurs contemporaines, ne suppléait que très-imparfaitement l'absence d'un galant jeune et bien tourné. M. de La Rivière était l'un et l'autre, cl Mmr de Coligny ne tarda pas à lui signer une promesse de mariage du plus

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beau et du plus pur de son sang, suivant les termes mêmes de cet engagement. C'était encore du reste une mode du temps, et la princesse Anne de Gonzague rapporte un trait analogue de l'amour du duc de Guise. Un mariage secret fut la suite de ces promesses , et ce fut ce mariage que Bussy exas- péré voulut faire rompre au parlement de Paris, après avoir fulminé contre M. de La Rivière les plus terribles menaces. Ses emportements et ses rodomontades donnèrent beau jeu à son adversaire 5 il n'épargna guère ce vieillard, qui n'avait fait quartier à personne, et bien plus , il mit les rieurs contre lui. Le parlement donna gain de cause à M. de La Rivière; le ma- riage fut déclaré bon et valable, et le roi, à qui M. de La Ri- vière montrait quelques lettres de Mme de Coligny , lui dit tout haut : « Votre femme a encore plus d'esprit que son père. « Enfin Bussy , outré, dévoré d'humiliations . d'envie et de rage, mourut à Aulun le 9 avril 1693. à l'âge de soixante-quinze ans, peu regretté et peu estimé.

Il laissa cinq enfants. Le premier , Amé-Nicolas de Rabutin , marquis de Bussy, choisit le métier des armes, et fut, si l'on en croit une lettre que son père écrivait le 5 mars 1G8G à M,ne de Sévigné, un rude et hautain personnage tout pétri de la férocité de Rouvelle et de la chaleur de Rabutin ; il ne paraît pas d'ailleurs qu'il ait fait une grande fortune à la guerre, et il s'éteignit obscurément au fond de sa province et sans posté- rité. Le second, Michel -Ro^er Celse de Rabutin, comte de Bussy, qui fut évêque de Luçon . hérita de l'esprit de son père sans hériter de ses malheurs. Il était pour plaire . et on l'ap- pelait le dieu de la bonne compagnie, ce qui, du temps de la régence , pouvait signifier qu'il fréquentait assez volontiers la mauvaise. Voltaire et Gresset furent ses prôneurs et ses amis ; en 1757 , l'Académie française l'élut en remplacement de La- motte , et uniquement pour mettre à la place du, plus ai- mable des gens de lettres le plus aimable des gens de cour. Les autres enfants du comte de Bussy furent des filles, dont la plus'célèbre par sa beauté , par son esprit, par ses aventures, comme aussi celle qui lui fut la plus chère, est la marquise de Coligny. On sait peu de choses de la seconde. Mmo de Mon- tataire, et de la troisième, Diane Charlotte de Bussy , celle pe- tite sœurde Sainte-Marie, dont parle quelquefois Mm0 de Sévigné.

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Nous sommes arrivés à la partie la plus curieuse, mais aussi la plus difficile de noire travail, car il nous faut aborder enfin cette redoutable et cynique Histoire amoureuse des Gaules devant laquelle nous avons passé jusqu'à présent sans nous empêtrer dans ses terribles licences. Avec le xvne siècle, dit M. Sainte-Beuve dans son excellent Tableau de la poésie française au seizième siècle, commencent des mœurs sociales, sinon meilleures au fond, du moins plus sévères en apparence. Le mot de pudeur, inventé par Desportes , représente désor- mais quelque chose , et le sentiment de la bienséance va naître et se développer. Il n'est plus permis de tout nommer avec une sorle d'effronterie naïve, et l'obscénité qui a conscience d'elle- même devient clandestine en même temps que coupable. On suivrait pourtant, si l'on osait , et l'on retrouverait sans peine cette école de Régnier et du Parnasse satirique dans les chansons manuscrites du règne de Louis XIV , dans les cou- plets et dans les épigrammes de Jean-Baptiste Rousseau et de Piron. Ce sont précisément ces mœurs sociales qui rendent difficile la tâche d'analyser et de citer Bussy. Sans doute, après Brantôme, après les contes de la reine de Navarre, après tant de libres et hardies productions, celui qui étudie cette époque peut prendre et feuilleter, comme la chose du monde la plus simple , VHistoire amoureuse des Gaules, mais il faut que le lecteur qui aborde sans préparation cette satire impudente ne voie dans les écarts de style de Bussy que le côté historique. Et pourtant n'avons-nous pas été aussi loin et plus loin peut-être? Certains écrivains de notre temps , M. de Balzac , si l'on veut, n'ont-ils pas écrit des pages, tracé des tableaux, qui feront peut-être rougir un jour, comme aujourd'hui les histoires de Bussy? La différence est dans la forme; seulement l'habitude fait passer certaines choses de l'un , que la différence de ma- nière fait remarquer chez l'autre, et peut-être est le mal. Les enseignements du théâtre actuel ne sont-ils pas mille fois plus dangereux? Si l'on était tenté de rougir du cynisme de notre auteur, que l'on se rappelle certaines scènes dramatiques modernes , et l'en sera indulgent pour Bussy.

Peut-on prétendre d'ailleurs donner une idée à peu près com- plète du comte de Bussy-Rabutin, sans s'appesantir sur l'IJis- toire amoureuse des Gaules, le plus connu de ses ouvrages

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et celui qui a le plus contribué à sa réputation? Il méritait certainement un éloge beaucoup moins concis que celui qu'en a fait Voltaire, qu'il écrivit avec pureté. On peut le dire, sans engouement de biographe , il y a mieux que cela dans cette chronique galante du grand siècle. Le style en est quel- quefois énergique et presque toujours original , bien que ce soit une originalité laborieuse , qui ne vient pas de source, et qui ne ressemble en rien à celle du duc de Saint-Simon par exemple. La raillerie de Bussy est d'un caractère particulier; jamais il n'a ni entrain , ni colère. Il ne s'échappe guère non plus en propos goguenards ou joyeux. On chercherait vaine- ment chez lui la parodie gaillarde ou le coq-à-1'àne après boire. C'est quelque chose de sec, d'acerbe et de pointu, delà mé- chanceté gourmée. Quand il lient une femme dans une période, on pourrait presque le comparer à un engrenage aux dénis d'acier , qui déchire et qui écrase avec une lenteur impassible et solennelle. Il écrit purement, et d'une verve acre et froide, des choses impures. On croirait qu'il brave l'honnêteté , a dit admirablement de Régnier le poète que nous citions tout à l'heure, Sainte-Beuve, et seulement il l'ignore. Pour Bussy , il faudrait retourner la phrase. A chaque pas , il s'arrête pour tracer le portrait de ses personnages, ce qui était encore une mode de son siècle , et plusieurs de ces portraits pourraient passer pour des chefs-d'œuvre. Quant à telle ou telle scène dont les délails ont paraître cyniques autrefois comme au- jourd'hui , il est évident que les copistes , plus hardis encore que l'auteur, avaient mis du leur dans la première édition, qui s'est d'ailleurs imprimée, comme on sait, sur une copie fautive de Mme de La Baume. D'autres pièces . en grand nombre d'ailleurs , évidemment fausses, y ont été ajoutées. Bussy, bien que son témoignage ne soit que d'une médiocre valeur en cette occurrence, a protesté cent fois contre certains passages qu'on lui attribuait , en vertu de l'axiome qui veut qu'on ne prête qu'aux riches; et l'on doit prendre acte de ces dénégations, tout en sachant qu'il était fort sujet à caution sur l'article, et qu'il ment outrageusement quand il jure ses grands dieux qu'il n'a pas pensé le quart des méchancetés qu'on lui fait dire. Nous avons avancé que Bussy était véritablement le journa- liste de noire temps, et qu'on pou va il le comparer à l'un de

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ces maraudeurs de la petite presse qui rôdent autour des bat- teries ministérielles, toujours prêts à faire feu sur les cavaliers ennemis. Qu'on se figure encore si Ton veut les Guêpes de nos jours, mais bien plus osées, bien plus acerbes, sinon plus spi- rituelles. Voulez-vous voir un exemple de sa manière? Nous prenons les premières lignes d'une histoire qui n'est pas la plus crue du recueil , celle de Mme d'Olonue :

« Beaucoup de dames, en ce temps, voyant qu'elles eussent langui dans l'oisiveté, si elles n'eussent fait des avances, ou du moins si elles avaient été cruelles, étaient , les unes pitoya- bles, les autres effrontées. Mmed'Olonne était de ces dernières. Sans son visage , on ne lui eût point passé son air. Ses flatteurs disaient , quand elle commença de paraître , qu'elle avait le corps bien fait, ce que l'on dit d'ordinaire quand on veut ex- cuser les femmes d'avoir trop d'embonpoint. Celle-ci fut trop simère en celte rencontre pour laisser les gens dans l'erreur. S'éelaircit du contraire qui voulut, car il ne tint pas à elle qu'elle ne désabusât tout le monde, etc., etc. » El ainsi pendant cent cinquante pages. Nous assistons ensuite au dénombrement des galants de la pauvre femme. Tantôt c'est le marquis de Beuvron , tantôt c'est le duc de Caudale ; ensuite c'est le prince de Marcillac; puis c'est un M. Paget, homme assez âgé et de basse naissance, d'ailleurs tout cousu d'or, qui, découvrant qu'elle aimait fort le jeu, et qu'en ce moment elle était gênée, lui écrit la lettre suivante :

« J'ai aimé bien des fois en ma vie, madame, mais je n'ai jamais rien tant aimé que vous; ce qui me le fait croire, c'est que je n'ai jamais donné à chacune de mes maîtresses plus de cent pistoles pour avoir leurs bonnes grâces , et que , pour les vôlres , j'irais jusqu'à deux mille. Faites réflexion , je vous prie, là-dessus, et songez que l'argent est plus rare qu'il n'a jamais été. »

Voulez-vous savoir ce que Mme d'Olonne repart à cette imper- tinente épîlre ? Lisez la lettre que Quinelte, femme de chambre de la belle , porte le lendemain audit Paget :

« Je m'étais bien aperçue que vous aviez de l'esprit par les conversations que j'ai eues avec vous, mais je ne savais pas encore que vous écrivissiez si bien que vous f;iiles. Je n'ai ja- mais rien vu d'aussi joli que votre lettre, e! je serais ravie d'en

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recevoir souvent de semblables. En attendant , je serais bien aise de m'enlrelenir ce soir avec vous à six heures. »

Qu'en dites-vous ? On pense bien que le Paget ne manqua pas de s'y trouver en habit décent, c'est-à-dire, ajoute Bussy, avec son sac et ses quilles. Quinetle , l'ayant introduit dans le cabi- net de sa maîtresse , les laissa seuls.

Voilà, lui-il, madame, ce qui ne se trouve pas tous les jours. Le voulez-vous recevoir?

Je le veux bien , répondit Mme d'OIonne. Comptons, cela nous amusera.

Et les voilà qui se mettent à équilibrer les pisloles , la dame de caresser les piles.

Apres ce coquin de Paget, comme l'appelait le duc de Cau- dale dans ses transports jaloux, c'est un autre traitant, Jeann.n de Castille , qui n'y va pas non plus par quatre chemins , et qui propose tout simplement 10,000 écus à Mmc d'OIonne.

Au fait, répond cette buona roba, je suis tellement re- butée des façons ordinaires des galants, les soupirs et les lan- gueurs sont, à mon gré, une si pauvre marchandise et de si faibles marques d'amour, que, si vous n'aviez pris avec moi une conduite plus honnête , vous auriez perdu vos peines pour toute voire vie.

Notez , s'il vous plaît , que les contemporains sont unanimes pour accuser Bussy d'indiscrétion et de médisance; et jugez si nous ne sommes pas des casuisteset des pénitents.

Quant à Mme d'OIonne, ne croyez pas qu'elle en soit quitte à si bon compte; après Jeannin de Castille, après M. de Thury, après le chevalier de Saint-Évremond, après l'abbé de Vil I ar- ceau, après M. de Guiche , après l'abbé Foucquet, après le chevalier de Grammonl, qui parlait mal et qui écrivait comme il parlait, tous philistins mis en fuite par une mâchoire d'âne , c'est-à-dire par le prince de Marcillac, qui avait peu d'esprit, Bussy lui trouve encore je ne sais combien de galants. Bien plus, comme s'il avait regret de la laisser si tôt , il l'entre- prend une fois encore dans un nouveau chapitre intitulé : Fin de l'Histoire de Madame d'OIonne, et Dieu sait ce qu'il lui laisse pour ce coup.

M",c de Châtillon , l'amie de Mm0 deSévigné , n'a pas échappé plus que M"'c d'OIonne à cet impitoyable satirique, mille fois

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plus mordant, mille fois plus amer que Despréaux, ce fat que M. de Monlausier eût cependant voulu qu'on envoyât aux galères, une couronne de lauriers sur la tête. Elle avait, ditBussy, les yeux noirs et vifs, le front petit, la bouche rouge , mignonne et relevée , le teint comme il lui plaisait , mais, d'ordinaire, elle le voulait avoir rose et blanc. L'a- mour du duc de Nemours pour celte belle est raconté de la manière la plus incisive et la plus mortifiante. Ge fut le jour même de l'enterrement de son mari qu'elle accorda à son amant une certaine grâce qu'elle lui avait refusée jusque-là. Tout allait le mieux du monde pour nos deux amants, quand il prit fantaisie au prince de Condé de traverser les intrigues de cette veuve si tôt consolée, et d'en devenir amoureux à son tour. Nous avons dit que Bussy excellait dans les portraits; voyez celui qu'il trace du vainqueur de Rocroy, et dites-nous s'il est possible au style d'arriver à une réalilé plus saisissante , à la touche d'avoir plus dérouleur et de saillie.

« Le prince de Condé avait les yeux vifs, le nez aquilin et serré, les joues creuses et décharnées, la forme du visage longue, la physionomie d'un aigle, les cheveux frisés, les dents mal rangées et malpropres, l'air négligé, peu de soin de sa personne , la taille belle. Il avait du feu dans l'esprit ; il riait beaucoup et désagréablement. Il avait le génie admirable pour la guerre , et particulièrement pour les batailles. Le jour du combat, il était doux aux amis, fier aux ennemis. Il avait une netteté d'esprit, une force de jugement , une facilité sans égales. Il était fourbe, mais il avait de la foi et de la probité aux grandes occasions ; il était insolent et sans égards, mais l'adversité lui avait appris à vivre. »

Ne semble-t-il pas qu'on voit ce prince aventureux , plus heureux que sage, plus beau soldat que grand capitaine, qu'eût toujours battu Turenne , si la fortune les eût mis plus souvent l'un en face de l'autre , et dont enfin Napoléon ne faisait p;is grand cas ? Or donc, lorsque le jeune général devint amoureux de Mmc de Châlillon, elle était alors dans un état que l'on pourrait appeler recueil des veuves, et entre les mains de Des Fougerais , qui se servait de vomitifs pour la tirer d'affaire. Le prince de Condé, qui était toujours au pied de son lit, lui demandait quelle était sa maladie, et, désespéré de voir ua

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maîtresse en danger , menaçait l'apothicaire de le faire pendre. Celui-ci, plein d'anxiété, faisait mine de tout découvrir: mais enfin les remèdes firent l'effet qu'on s'était promis, et Mmo de Châtillon répondit aux attentions du prince. Grande fut la co- lère du duc de Nemours, qui eût fait quelque esclandre, s'il n'eût été tué en duel fort à propos par son beau-frère , le duc de Beauforl. Biais, avec celte belle, les amants étaient comme une hydre donl on ne coupait point la tète, qu'on n'en fit re- naître une aulre. Ce fut donc l'abbé Foucquetqui succéda au prince et au duc; celui-ci, brutal sur l'article, la battant au besoin , lui cassant ses glaces , lui fit expier ses galanteries passées. Aussi M™c de Châtillon chercha-t-elle bientôt de tous côtés un protecteur qui la pût défendre contre la tyrannie de l'abbé. Elle crut ne pouvoir mieux s'adresser qu'au maréchal d'Hocquincourt , qui donna dans le panneau , et promit, dans l'espérance de faveurs lointaines, tout son appui à la dame.

L'un des chapitres les plus curieux et les plus divertis- sants de cette histoire, c'est incontestablement celui des Vieilles amoureuses, qui est d'un bout, à l'autre un chef-d'œuvre d'es- prit et de méchanceté. Jamais imbroglio plus serré ne fut dénoué d'une façon plus plaisante. On peut dire que tous les coups portent. Chaque phrase est armée d'un mot cruel, comme une fronde d'un caillou. C'est un sifflement continuel de mo- queries amères, d'épi^rarames sanglantes, et pour tout le monde; le litre seul est déjà une assez insultante raillerie. Mais c'est bien pis quand il s'attaque a Mmc» de Lionne et de La Ferté , qui étaient assez vieilles toutes deux pour renoncer au monde, et dont le duc de Sainl-Simon a dit, car il était dans leur destin d'être maltraitées de tous côtés , qu'elles commen- çaient à monte}' en graine. Il y en a que le péché n'aban- donne point, et ces dames étaient de celles-là. C'est en parlant des boucles d'oreilles en gros diamant de M"1" de Lionne que Mme Cornuel disait, au rapport de Mmo de Sévigné, que c'était du lard dans la souricière. Quant à M. de Fiesque , l'amant de cette grande pécheresse, c'était tout simplement un galant à gages, un homme à elle, qui ne comptait pour rien dans ses fantaisies , et à qui elle faisait des yeux terribles quand il s'avisait, comme il s'en était ingénié une fois ou deux, de la mettre en parai de Lionne

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avait celle pensée libérale, que c'est bien ass;;z d'être liée à sou mari sans l'être encore à ses amants. M. de Fiesque n'était guère plus raffiné dans son amour. Ce qui le contrariait au superlatif dans les libertés grandes de Mmc de Lionne, c'était la crainle perpétuelle il était qu'elle ne lui donnât son congé au profit d'un autre amant, ce qui l'eût chagriné fort; aussi s'en ou- vrait-il sans façons à M. le duc de Saulx, son ami, en lui avouant ingénument qu'il tenait à Mme de Lionne pour beau- coup de raisons , et surtout pour son argent. Si le comte de Fiesque eût fait cet aveu à un autre, il aurait couru risque d'exciter en lui des désirs plutôt que de les amortir, toute la jeunesse de la cour s'étant mise sur le pied d'escroquer les dames. Mme de Cœuvres, fille de Mmc de Lionne , n'est guère ménagée non plus ; Bussy lui donne tour à tour pour galants , tantôt le duc de Saulx , dont il vient d'être question, tantôt l'évèque de Laon. Quand enfin la mère veut, par jalousie, faire enfermer sa fille dans un couvent, et que le conseil de famille est assemblé pour ce grave sujet , il faut lire la curieuse sortie du maréchal de Grancey contre ces vertueuses gens qui vou- draient que le monde fût peuplé de carmélites et de flagellants, et qui ne trouvent pas tout naturel qu'une honnête femme trompe son mari.

« J'enrage , par corbleu ! s'écrie-t-il , quand je vous en- tends parler delà sorte. Vous faites bien les délicats, vous qui ne seriez point ici , non plus que moi, si nos mères n'avaient forligné. Nous savons ce que nous savons; mais apprenez que le plus beau de votre nez ne vient que d'emprunt. Quand j'ai marié mon petit-fils de Cœuvres avec MUe de Lionne, je savais bien ce que je faisais. Toute ma pensée a été qu'étant belle comme elle était , elle pourrait faire revivre la grandeur de notre maison, laquelle , vous le savez bien , tire sa considéra- tion , non pas du côté des mâles, mais du côté des femelles. Qu'elle aille droit à Saint-Germain , et voilà tout. A-t-elle com- merce avec le chevalier de Lorraine? qu'on la brûle. A-t-elle commerce avec le chevalier de Châtillon? qu'on la noie. A-t- elle commerce avec le duc de Luxembourg? qu'on la pende. On n'a que faire de chercher d'autre bourreau. Mais, si ce n'est que d'avoir des amants honnêtes, je me déclare son pro- tecteur. Que tout cela , cependant, se passe entre nous , sans

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que la cour en soit abreuvée ; les plus courtes folies sont les meilleures , et nous n'avons que faire que tout le monde rie à nos dépens. »

Là-dessus, un laquais étant venu annoncer au maréchal que Lessé, Du Bail, et deux ou trois autres fameux joueurs de dés l'attendaient, il tira sa révérence, déclarant qu'il casserait loin ce qui se ferait au préjudice de sa déclaration.

A propos de ce vieux maréchal de Grancey , rien n'est plus bouffon que le récit de ses tribulations avec Mme Du Menil , sa maîtresse, qui le trompait avec le tiers et le quart; que ses interminables querelles avec son valet de chambre Gendarme , qu'il veut faire bâtonner avec sa jambe de bois , faute d'avoir une canne sous la main , et que ses colères lorsque l'effronté coquin lui soutient contre vent et marée que , malgré leurs grandes oreilles, signe caractéristique des Grancey, ses enfants ne sont pas de lui.

Passer de Mme de Lionne à Mme de La Ferté, c'est tomber de fièvre en chaud mal. On pense bien que Bussy , qui l'a nommée dans les vieilles amoureuses, n'est pas homme ù la tenir quille pour si peu; aussi revient-il bientôt à elle dès qu'il a terminé son compte avec M'"c de Lionne, ce qui n'est rien, dit-il, auprès de ce qui lui reste a conter de la maréchale. Un pareil début promet , comme on voit, et la suite y répond. M. de La Ferlé , en épousant sa femme, avait été plus hardi sinon plus heureux que dans toutes ses entreprises de guerre , car il fallait ou qu'elle eût été changée en nourrice , ou qu'elle ressemblât à toutes ses parentes qui avaient été du métier, y compris sa sœur , Mme d'Olonne. M. de La Ferlé, le plus brutal homme du monde et le plus quinleux , lui avait fait un com- pliment fort cavalier le lendemain de ses noces, en lui défendant de voir, et pour cause, ladite M"IC d'Olonne. La comtesse, qui savait cette défense, lui en voulait un mal a mourir, préten- dant que cela la décriait plus dans le monde que sa conduite; et . comme la vengeance est ordinairement le péché mignon des dames, elle n'eut point de repos qu'elle ne l'eût rendu sem- blable à son mari, à elle, ce qui est en dire assez. Le premier amant de Mmc de La Ferlé fut donc un valet de chambre, ce qui était bien commencer; vinrent ensuite son beau-frère le comte d'Olonne , le marquis de Beuvron , le «lue de Longueville , puis

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(ouïe la jeunesse de la cour, mais tout cela avec des inventions et des circonstances inimaginables. Pendant ce temps-là le maréchal , tantôt en campagne , tantôt dans son lit à crier les gouttes et à jurer Dieu et compagnie, ignorait la belle vie qu'elle menait. Bientôt elle imita mieux encore sa sœur M"1C d'Olonne, car, des mains du duc de Longueville, elle passa dans celles d'un financier nommé Bechameil, avec lequel elle fit prix, afin que tout monde vécût, dit-elle, à vingt mille écus, espérant d'ailleurs puiser dans sa bourse toutes et quantes fois qu'elle en aurait la fantaisie.

M"1C de Sévigné fut encore une des victimes de l'esprit causti- que de son cousin , et l'une de ses victimes les plus injuste- ment maltraitées. Ce mauvais procédé de Bnssy la toucha au cœur, et , quelque naturellement bonne qu'elle fût, jamais celle aimable femme ne lui pardonna complètement. Nous avons dit à quelle occasion ils se brouillèrent; Bussy se vengea en traçant d'elle, dans V Histoire amoureuse des Gaules, un porlrait qui la dut blesser d'autant plus cruellement, qu'il ne s'écarlait pas extrêmement de la vérité. Celui de M'"c de Mont- glas, qui vient ensuite, et avec laquelle il goûtait encore des délices extraconjugales , est tracé avec tant de mansuétude qu'il rend plus sombre encore par le contraste et plus blessant celui de Mn,e de Sévigné. M"1C de Monlglas échappe presque à la médisance de son satirique amant, qui plus tard, à la vérité, prit bien sa revanche, comme on sait. Elle est propre au der- nier point, dit-il en complément d'éloge, et l'air qu'elle souf- fle est plus pur que celui qu'elle respire. Le roi n'est guère épargné par compensation ; il sent mauvais , il est un peu dur, beaucoup avare, d'humeur dédaigneuse et méprisante. M"c de Mancini , ce poétique amour de Louis XIV, celle qui lui disait , le cœur navré, les yeux en larmes : Vous êtes roi, vous m'aimez, el je pars ; c'est une fille laide, grosse, petite, ayant l'air d'une cabaretière. Mme la duchesse de Longueville, cette charmante Madeleine , celle-là même dont le coadjuteur disait qu'ayant pu être l'héroïne d'un parti, elle n'en avait élé que l'aventu- rière, ce n'esl qu'une femme malpropre. Vous représentez-vous celle royale maîtresse de M. de La Rochefoucauld , avec les cheveux mêlés et les ongles noirs? Et celte pauvre Mllc de La Vallière, comme il en parle ! C'est vw fille blondasse, boiteuse,

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marquée de la petite-vérole, sans gorge , les bras plats, les dents affreuses, faite comme une planche , et chantant d'un ton discord les abois de sa vertu mourante. Pour Mme de Montespan , c'est une créature accoutumée aux plus insignes fourberies et à qui, sans contredit, le vice ne coûte rien. Là, c'est un petit souvenir de M'"e de Chevreuse, dont la personne est le tombeau des plaisirs, après en avoir été le temple; là, c'est Mrae de Luynes , une des plus belles femmes de France , mais bête au superlatif; ici, c'est Mmc la Princesse palatine, c'est Mmc la comtesse de Soissons, c'est Mn,e de Soubise, dont les yeux vont tous les soirs à la petite guerre, sans grand profit pour les unes ni pour les autres ; c'est Mme de Créqui, femme de notre ambassadeur à Rome, bonne catholique, encore meilleure romaine, car elle fait grand'chère avec le légat du saint-siége. L'histoire de Mmc de Bagneux, sans être d'un aussi haut goût que celle de M"1" d'OIonne et de Chàtillon , est encore une de celles qui offrent un attrait assez vif aux amateurs de scandale, et qu'on peut bien authenliqueinent attribuera Bussy, ce qu'on ne peut dire de tous les autres morceaux du recueil.

Plusieurs chapitres, en effet , la France galante, la France devenue italienne, que M. Barbier, dans son Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes, attribue à Sandras de Courtilz, ainsi que plusieurs médiocres opuscules en vers , ont été joints fautivement à l'ouvrage de Bussy. L'histoire de cette pauvre M"e de Fontanges , qu'il eut fort maltraitée sans doute, si l'on croit ce qu'en dit l'abbé de Choisy, qu'elle était belle comme un ange et sotte comme un panier, n'est pas de lui non plus. Il est bon de se défier de ces additions, bien que la diffé- rence du style avertisse suffisamment le lecteur, parce qu'en quelques endroits l'imitation a été assez heureuse, et parce que l'analogie des sujets peut tromper pendant quelque temps.

Nous nous sommes un peu longuement étendu sur l'Histoire amoureuse des Gaules, d'abord parce que c'est le principal titre littéraire de Bussy, et parce que ces extraits , peu connus de la plus grande partie du public, nous ont paru offrir un in- térêt anecdotique et historique très-réel. A notre avis, la lec- ture de Y Histoire amoureuse des Gaules est aussi indispen- sable à quiconque veut avoir une idée exacte de la cour de Louis XIV, que celle des Mémoires du duc de Saint-Simon. Sans

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doute le dernier de ces ouvrages a bien une autre importance que les pamphlets de Bussy, et nous n'avons pas le moins du monde l'étrange pensée d'établir un parallèle entre eux; mais ils forment un excellent commentaire aux lettres de Mrae de Sé- vigné et aux mémoires de ce temps , qui tous ont un cachet hi(jn rare de vérité, car ils se prouvent les uns les autres; et à ce titre ils nous paraissent devoir occuper, dans les matériaux de l'histoire de France au xvnc siècle, une place assez impor- tante.

11 est un autre pamphlet intitulé Carte géographique de la Cour, que quelques contemporains attribuent à Bussy, et que nous croyons appartenir beaucoup plutôt au prince de Conti. A la vérité Bussy avait eu des rapports très-fréquents avec ce prince, surtout pendant la seconde campagne de Catalogne, et il ne serait pas impossible qu'il eût mis la main à cet opuscule, qui est tellement rare que nous n'en avons jamais pu rencontrer un seul exemplaire imprimé, et que le savant M. Monmerqué nous a déclaré l'avoir cherché en vain pendant plusieurs an- nées. On ne trouve, à notre connaissance, celle pièce manus- crite qu'au numéro 902 , tome V , page 501 , série intitulée Be'ies-Lelires françaises, dans les manuscrits de Conrart, à la bibliothèque de l'Arsenal. Ce manuscrit est intitulé Pays des Praquesïbraques, el c'est sur une lettre de Bussy que nous nous fondons pour attribuer au prince de Conli cette facétie, que nous pensons être la même chose que la Carte géographi- que. Le sel de cette plaisanterie consiste à considérer les dames île la cour comme des villes prises , reprises , ruinées , ouvertes à tout venant, etc. Ce pays des Braquesibraques a les Cornutes à l'orient, les Ruffians au couchant. Les peuples y sont fai- néants; le sol est arrosé par plusieurs rivières, la Carogne, la Pendarde, la Coquette. La première ville que l'on rencontre en y entrant est Guerchy , par passera bientôt le grand che- min; puis c'est Comminges, petite ville dont les maisons sont peintes, ce qui veut dire que Mme de Comminges mettait du rouge; la Suze, qui change souvent de gouverneur, el dont le peuple aime les belles-lettres, et particulièrement le poésie; Cirou , qui a été saccagée tant de fois qu'elle est aujourd'hui ruinée, el que la prend d'emblée qui veut , etc., elc. On voit que la carie du Tendre est bien retournée, el que nous sommes

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bien loin des hameaux de Petits Soins et de Billets Doux.

I,1 Histoire en abrégé de Louis le Grand est un panégyrique des plus maussades et des plus indiciblement ennuyeux. Mais Bussy, vieux, infirme, las de rimer d'inutiles couplets ou d'ai- guiser d'impuissantes épigrammes telum imbelle sine ictu, avait toujours la passion de la cour et espérait encore, mais en vain , le bâton de maréchal de France, ou tout au moins quelques sacs de pistoles, fort utiles à ses affaires : pour ar- mer là tous les moyens lui étaient bons , et ce qu'on appelle aujourd'hui les coups de chapeau ne coûtaient rien à cet aigre et envenimé railleur. Le roi est, à chaque page, un César, un Hercule, un Alexandre, et mieux encore, un Salomon ; il y. avait bien à la vérité quelques rapports entre eux , ne fût-ce que du cqté de la pluralité des femmes. C'est tout simple, c'était le langage du temps; mais ce qui est plus curieux, c'est la ma- nière ingénieuse dont il trouve moyen de le louer à propos de tout, pour les ordonnances contre les duels et pour la révoca- tion de l'édit de Nantes, pour l'exécution du chevalier de Rohan e! pour la chambre de justice, pour ses regrets à la mort de sa mire et pour les cent mille francs d'étrennes qu'il donne à sa famille. Le cardinal Mazarin , le révérend père de La Chaise, ce neveu de l'illustre père Coton , confesseur d'Henri IV, Colbert, Le Tellier, Louvois , M. de Pomponne, tout le monde est loué, encensé, canonisé; son œil tout pénitent ne pleure qu'eau bénite, comme dit Régnier. Jamais historiographe ne fut plus confit en mansuétude et en admiration. Du reste, nulle mesure, aucune critique, aucun jugement. L'histoire ainsi écrite res- semble à un almanach. Il est impossible de mieux casser le nez à coups d'encensoir, pour employer une locution vulgaire. Une seule page mérite d'être conservée, c'est celle il fait le por- trait du cardinal Mazarin :

« Le cardinal était l'homme du inonde le mieux fait; il avait é.'é heau et avait l'abord agréable, quand il ne voulait pas l'a- voir rude. II avait un esprit fin , insinuant, étendu; il parlait bien et faisait plaisamment un conte; homme de bonnes mœurs d'ailleurs, et n'ayant à proprement parler aucune passion do- minante, qu'un peu de penchant à l'argent. Personne n'avait jamais élé plus offensé que lui, et personne n'en a moins lire de vengeance; les traverses qu'il avait essuyées pendant sa vie

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n'avaient pas altéré son humeur et ne l'avaient pas détourné de son chemin, et, après quelques maux et beaucoup de biens, il est mort entre les bras de la fortune, et on l'a appelé un grand homme. »

Certes , c'était au moins un esprit bien avancé que celui de cet homme qui connaissait assez les Français, il y a prè3 de deux cents ans, pour ne s'émouvoir point des rumeurs, des cabales et des frondes, des criailleries des parlements, des grandes phrases des pamphlets; qui disait que tout finirait par des chansons, et qui avait pris pour sa devise un rocher battu des flots , avec celle légende si fine et si vraie :

Quam frustra et murmure quanto !

Un autre livre de Bussy, beaucoup plus édifiant sans doute, mais tout aussi ennuyeux, c'est son Traité du bon usage des adversités. Il y a un adage populaire que Bussy aurait bien prendre pour règle de conduite; cela lui eût épargné bien des chagrins, bien des humiliations, bien des ennuis : quand on n'est pas content, il faut être philosophe. Malheureusement la philosophie ne vient pas toujours avec les cheveux blancs. Si c'eût été en ce temps la mode des épigraphes, il en est une qui eût merveilleusement convenu aux ouvrages Bussy prêche la pénilenee, le dégoût des richesses , l'éloignement de la cour : ils sont trop verts ! En effet , il eût fallu une résignation robuste pour résister à dix-sept ans d'un exil rigoureux, à dix ans d'un quasi exil , et la résignation n'était pas le côté fort de Bussy. Comme tout le fuyait, ce malheureux de tant d'esprit, qui avait rêvé le collier de l'ordre, la duché-pairie, le bâton de maréchal, et qui ne pouvait parvenir à se faire payer ses appointements! A quelles indignes et avilissantes bassesses il descendait, fatiguant sans l'apaiser le ressentiment et peut- être seulement le dédain d'un roi pour qui l'étiquette , le dé- corum, la tenue étaient tout ! Comme cela lui sied à ce libertin émérite de fréquenter les sacrements , de citer l'Écriture, de se fondre dans toutes les pratiques hypocrites d'une fausse dévo- tion ! Comme il a peine à prendre l'air confus, cet incurable rodomonl ! Comme on sent poindre a chaque instant les cornes

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du mestre de camp général sous le sac du converti! Comme toutes ces phrases de confesseur drapent mal le vieil homme tout gros d'orgueil et d'iniquités! Voyez-vous Bussy se compa- rant pendant deux cents éternelles pages à Job, à Tobie, à D;miel , à Boece, à Bélisaire, à je ne sais combien d'autres illus- tres malheureux? Le voyez-vous s'enivrant du récit de ses pro- pres exploits, lui, dévot, avec sa fistule, avec ses cheveux blancs, et refaisant , au profit de sa vanité hypocrite, une nou- velle version expurgée de ses Mémoires? Enlendez-vous ces ex- clamations insupportables et sans fin sur la grandeur d'âme du roi , qui se fait lire les plates suppliques de ce railleur terrassé ; sur ces revers éternellement dignes de bénédiction par lesquels son adorable maître l'a mis dans la voie du salut , fulminant contre les duels qui sont l'abomination , contre les jeux qui sont la désolation , et contre les bals qui sont tous les deux ensem- ble? — Pauvre Bussy ! Ils sont trop verts! Ce n'est pas ton âme qui est repentante; c'est ta goutte qui te tient si bien; ce ne sont pas tes désirs que lu refrènes , ce sont tes dents que tu perds , tes cheveux qui tombent, tes yeux qui s'éteignent. Ta conversion , c'est ton impuissance ; la sagesse, ce sont (es soixante-quinze ans. Tu as beau entonner des psaumes de cette même voix qui chantait les cornes de Moïse, écrire des litanies de cette plume dont le becimpitoyable a mordu Mmu de Laferté jusqu'au sang; ferais-tu tout cela de meilleure grâce et mieux encore, convertirais-tu des huguenots et couperais-lu tes ser- mons d'oraisons mentales et d'éloges académiques de ta propre vaillance, que tu n'en aurais pas meilleure mine sous ton cilice, et que ton Traité du bon usage des adversités n'en serait pas moins maussade.

Tel fut cette homme, type curieux d'une génération effacée, portrait en lambeaux d'une galerie détruite ; il préféra à son avancement le plaisir d'écrire un livre, et de donner à rire au public; il voulut se faire un mérite de sa liberté et ne sut pas soutenir jusqu'au bout ce caractère. Son immense orgueil , sa forfanterie tournèrent contre lui comme ses bonnes qualités. On l'a comparé â Pétrone, parce qu'il a traduit quelques pas- sages de cet auteur dans son Histoire amoureuse des Gaules et parce qu'il fut médisant et cynique. Cela prouve seulement qu'il y a des gens pour qui les comparaisons sont un besoin

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comme le boire et le manger. A notre sens Bussy représente surfout le petit journal , la mazarinade continuée après la mort du cardinal Jules, l'empiétement clandestin de la presse, et c'est précisément ce qui le distingue de ses contemporains. A la cour, à l'année, du fond de son exil , il décoche sans cesse des épigrammes acérées sur ses rivaux , sur ses ennemis , sur ses maîtresses; c'est tout au plus si l'inviolabilité royale existe pour lui. Un des premiers il a compris la portée d'un bon mot, la puissance d'un couplet; c'est le journaliste moqueur que re- dorait en lui sa cousine, cette babillarde de tant d'esprit. Le cardinal de Retz, l'âme la moins ecclésiastique qui fut ja- mais , mettait bien parfois la main à la plume pour chansonner ce pantalon de Mazarin, mais encore s'agissait-il au moins en apparence de l'intérêt de tout un parti. Bussy n'y fait pas tant de façons; c'est pour lui qu'il guerroie; c'est sa médisance, ce sont ses rancunes qu'il satisfait ; peu lui importe le reste ; il n'a qu'une corde à son arc, la satire; dès qu'il veut louer, sa voix s'enroue, sa phrase s'alourdit, on sent qu'il est mal à l'aise. II n'y a qu'une histoire qu'il eût bien écrite, s'il eût été en mesure de le faire librement ; c'est celle des revers de Louis XIV , alors que le bon Dieu n'était plus si français et commençait à nous tourner casaque, comme Bussy le dit lui-même quelque part. Ménage disait de ce malheureux disgracié qu'il pouvait prendre pour devise le mot d'Ovide : Ingenio perii qui miser ipse meo. Nous aimons mieux celle qu'il avait adoptée, elle le peint mieux : Spontè favos , œgrè spicula. Mais c'était pour elle- même que cette abeille gardait son miel, les autres n'avaient guère que son aiguillon. Si nous étions aptes à déduire une in- duction morale de l'exemple de Bussy, ce glorieux qui passa sa vie à faire des bassesses, nous dirions qu'il est une preuve ma- nifeste de l'impuissance de la méchanceté quand elle atteint un certain degré qui touche au crime. Cet homme qui n'aimait personne parvint à n'être aimé de qui que ce fût; il arma contre lui (ouïes les natures bonnes et honnêtes, les força a se mettre en défense ; il fut jeté au ban de la société, et la société ne lui fit pas quartier. Ce fut la juste punition de beaucoup d'inso- lences et de perfidies ; mais il manqua toujours à l'expiation de Biissy d'être puni par il avnii péché, cl nul , parmi ses con- temporains, parmi ces g"ens qui avaient pu connaître Scarroii

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et savaient le Roman Comique par cœur, ne sut railler à son tour celui qu'à cause de sa jactance, de ses rodomontades et de ses mésaventures, on eût presque pu nommer le comte de Bussy- Ragolin.

Gabriel Montigny.

LA

CHAPELLE DE DREUX.

Quand on arrive à Dreux par Houdan , après avoir passé la forêt de Rambouillet, il est impossible, vers la moitié du chemin, à Serville par exemple, le long de cette côte charmante qui des- cend aux bords de l'Eure, de ne pas s'arrêter un moment au spectacle de l'horizon frais et radieux qui s'étend aux regards du voyageur, dans un demi-cercle dont le rayon est d'à peu près dix lieues de poste.

Sur la droite, par ses montées verdoyantes à perte de vue se prolongent les bois d'Abondant, on n'aperçoit pas encore, mais on devine déjà le réduit de Diane de Poitiers, le chef- d'œuvre de Philibert Delorme, et ce village de Rouvres Jacques de Brézé tua si cruellement sa femme. A gauche, les yeux ont peine à quitter celte jolie vallée de Mainlenon, théâtre du prodige le pins barbare du règne de Louis XIV, du détour- nement de la rivière d'Eure et du camp pestilentiel du maréchal d'Uxelles , événement caractéristique, à propos duquel Saint- Simon disait : « Un particulier atteint de cette folie ne ruine que lui; un roi ruine son royaume. » A regarder aujourd'hui les bois et la vallée, qui ne croirait que Dieu a pardonné aux héritiers de Louis le Grand et de la belle Diane, tant les cot- tages de la vallée ont l'air heureux, et tant le chêne des bois cxhal: une bienfai mie odeur !

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Mais il n'y a pas que le château d'Anet sur la droite et le château de Mainlenon sur la gauche; il y a aussi , de l'autre côté de l'Eure , vis-à-vis de nous , comme une sorte d'édifice aérien suspendu dans les brumes de la matinée. Plus la voiture s'enfonce dans les aulnes dont la rivière baigne le pied , plus cette image fantastique s'élève au-dessus de nos têtes et s'é- chappe vers la nue. C'est à la fois un dôme et une flèche , un groupe de clochetons et un chapelet de remparts, une forêt d'aiguilles et une couronne de vieilles tours; c'est en même temps jeune et antique , blanc et noir, coquet et lugubre; c'est un vieillard et c'est un enfant.

On descend toujours vers les aulnes; on entend les meuniers qui ferment les vannes pour que l'eau des affluents de l'Eure atteigne les moulins et arrose les prairies ; on a de l'herbe jus- qu'au ventre des chevaux. Alors, si vous relevez les yeux, le mo- nument semble pour le coup perdu dans le ciel et tout à fait à sa place. D'ailleurs, l'expression du paysage a changé. Comme on ne distingue maintenant de tout l'horizon que le bleu sec et pro- fond du firmament, un deuil réel entoure ce mélange de ruines superposées et de constructions récentes. Il n'y a pas ici d'ar- bres ni de chaumières pour adoucir la crudité des derniers plans; il y a seulement l'austère limpidité de l'espace et la transparence uniforme de l'air.

Cependant nous quittons la voiture ; nous nous acheminons, par des ruelles grimpantes , à peu près dans la direction con- jecturale de ce mystérieux édifice. Sur la route, à mesure que les rampes s'exhaussent et que les issues reparaissent , toute une ceinture de fortifications de divers âges hérisse le sol de débris étranges ou dresse à pic des arbustes tourmentés ; on pressent que de haut il surplombe quelque chose de ter- rible par sa confusion même. Voilà du reste, si je ne me trompe, le système défensif des guerres de la Ligue , une mu- raille épaisse en avant du fossé. Montons toujours. Des ecclé- siastiques au visage triste, dont les lèvres prient encore , pas- sent en silence auprès de nous , comme s'ils descendaient du monument. Qu'est-ce donc? une tombe ou un berceau? Il faut monter plus vite.

Et puis on traverse des rassemblements déjeunes filles qui étalent du linge mouillé le long des barbacanes ; elles savent 8 11

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nous allons, elles nous remercient du regard. On comprend que l'édifice aérien fait la joie ou le deuil de leur pays. A ce mo- ment, la base de deux (ours énormes surgit au midi du sein des masures qui s'aplatissent contre terre et paraissent s'enfoncer sous nos pas. Elles commandent toujours , bien que découron- nées, une porte flanquée de tourelles en pierre de taille; c'est l'architecture du x\K siècle, c'est un donjon catholique; vous voyez les balles des reîlres et des lansquenets de Henri IV qui criblent encore les créneaux emportés dans l'assaut de 1590. A droite de cette porte est juchée sur un contrefort , semblable à quelque nid d'oiseau , une chaumière fermée , aux croisées vertes et aux murs couleur de rose : on dirait qu'une bergère de Watteau vient d'en sortir avec ses moutons. Sur un écriteau se lit celte inscription mémorable : Ici naquit Philidor. II faut que l'opéra-comique se loge partout, même auprès d'une nécropole.

Car c'est bien décidément un tombeau ; on ne peut plus en douter. Au-dessus des ruines d'une enceinte de douze tours s'élève enfin d'une manière distincte ce monument d'abord inexplicable; il est composé de deux parties tranchées, mais juxtaposées : l'une regarde le raidi, elle affecte des lignes lu- mulaires, elle se projette en dôme et s'ouvre par une colonnade ; l'autre est tournée vers le nord, elle en rappelle poétiquement les aspirations spirilualistes, elle en aies formes sveltes et l'architecture spéciale; une flèche gothique s'élance d'un groupe d'aiguilles finement ouvragées. De loin, c'est quelque moulier solitaire; de près, c'est un sépulcre de Nuremberg ou de Cologne. Nous ne nous étions pas trompés, mais nous u'y touchons pas encore.

Il faut franchir une dernière porte, entrée terrible, véritable échantillon de la barbarie du moyen âge. Aussi ne sommes- nous plus dans l'enceinte de la Ligue; nous avons mis le pied sur des ravelins du temps de Louis le Gros. Cette autre porte est du xr siècle; ou en reconnaît l'époque aux dimensions de sa voûte de briques se creuse, béant et sombre, le trou de Vassommoir. Celait une grosse poutre ferrée qui tombait d'aplomb sur la tête des assiégeants. Passons : le comte Robert est bien capable de faire une méprise.

Nous voici parvenus dans la première cour. Vous y trou-

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vcz les débris d'une chapelle , mais ce n'est pas la cha- pelle que nous cherchons. La chapelle de la première cour n'a sauvé des injures du temps que le massif de la hase de son clo- cher et l'arcade de son portail. Cette arcade est soutenue par deux pilastres et deux colonnes engagées ; elle est d'une grande délicatesse; plusieurs rangs de moulures en zig-zagy caractérisent le faire du règne de Catherine de Médicis, qui pos- séda le château de Dreux, réuni à la couronne par arrêt du par- lement du 4 mars 1551. Le chapiteau des colonnes est enrichi de feuillages dans le même goul. On s'arrêterait volontiers dans la première cour, tout respire l'art de Jean Goujon ; mais elle est si étroite, tellement resserrée entre les antiques murailles, et cette introduction pittoresque excite avec tant d'à- propos la curiosité sur la suite, qu'on se présente, l'imagination pleine de souvenirs et le cœur ému, aux harreaux d'une grille moderne veillent un dogue superbe et un portier mélanco- lique. Ici, la décoration change encore ; les voies se sont élar- gies , le soleil brille , l'air vif et pur de la montagne surprend au détour, les hirondelles filent en joyeuses volées, une plaine immense éblouit et charme les yeux, un parterre de fleurs ad- mirables vous enveloppe tout à coup des nuances les plus douces et de ses parfums les plus suaves. Ce n'est plus la guerre, c'est la vie. Nous sommes donc au tombeau.

Ce tombeau, unique dans son genre, est formé de deux plates- formes séparées par un chemin creux. Sur la première l'em- placement circulaire des douze tours est coupé de plates-bandes de marguerites et de roses , et borné par douze kiosques ou ter- rasses substitués au couronnement détruit. Des créneaux, maintenant obstrués par les clématites , la vue s'étend jusqu'à Chartres, et on y voyait, durant l'incendie, le reflet de la flamme du fameux comble de châtaignier. Au milieu de ces fleurs , le pavillon royal est adossé contre les deux tours cariées qui répondaient naguère, sur cette plate-forme du midi, au colosse du donjon placé au nord ; on a respecté les privilèges de la pierre, et le donjon , ne pouvant avoir le chef de l'État, a obtenu le télégraphe. C'est toujours un peu le gouvernement.

Le pavillon royal n'est que la plus mélancolique dépendance du tombeau. Les vivants y font une pause, mais les morts ne s'arrê- tent qu'au fond d'un souterrain qui s'étend sous le parterre comme

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sous la chapelle. Nous la touchons enfin de près celte chapelle, dernière pensée de la princesse Marie, de l'infortunée et jeune artiste qui a laissé, comme Weber, son chant suprême dans une ceuvre de son talent. Croyez-moi , n'y pénétrons pas encore. Suivons plutôt le chemin du rempart , et , avant de juger cette église mignonne dans ses détails, cherchons une place d'où nos yeux puissent saisir toute l'harmonie de son ensemble." La plate-forme du nord est disposée pour ce point de vue. Un jardin de quatre ans, qui n'offre jusqu'à présent , comme un rejeton précieux, que d'insuffisants rameaux et des promesses d'ombrage, retient cependant les visiteurs accourus tous les jours de plusieurs départements à la ronde, et pour qui le tom- beau, indépendamment de sa destination pieuse, est un but de pèlerinage dans un pays les monuments de l'art ou de l'his- toire, sauf la cathédrale de Chartres , font assez défaut. Ce jardin , dont chaque pente est ménagée pour que la prespective de la chapelle varie sans disparaître et attire sans fatiguer, ce jardin se termine par la ruine imposante du donjon , qui était si élevé, à ce que prétendent les chroniques, qu'on l'apercevait de Chartres , à huit lieues ; on y a établi un des postes de la route télégraphique de Brest à Paris. Rien» ne manque à ce jardin en pousse que le temps; rien n'y manque, pas même l'eau à une pareille élévation; des plants considérables, arrosés par un canal, y préparent une végétation rapide et touffue. Ce sera quelque jour une promenade salutaire. 11 y a des bienfaits qui survivent à leur auteur.

A la base de la colonne du télégraphe, au-dessus des massifs odorants d'aubépines et de prunelliers qui mordent dans le donjon des comtes du Perche, est appuyé un banc circulaire, formé d'une pierre énorme de la vieille tour du nord; il est surtout accessible par le midi , du côté de la chapelle; il fait face au chevet du monument dont la flèche élégante et les clo- chetons délicats apparaissent, de ce belvédère, dans toute la grâce mélancolique de leur ensemble, et le dernier emploi d'un fragment cyclopéen des matériaux de la forteresse n'est pas ce qu'il y a de moins curieux assurément dans les sombres annales du château. Quand on est assis sur le banc , par une de ces ma- tinées bleuâtres et fiévreuses toutes les prairies environnan- tes , baignées par l'eau de l'Avre, de la Biaise et de l'Eure,

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semblent fumer au soleil levant de septembre, comme autant d'immenses réservoirs de vapeur chaude, quand on aperçoit, derrière les festons gothiques de la campanille, et le vieux beffroi de la cité, et les rues malsaines périt Rotrou, et la flamme tricolore du pavillon, et la porte ogivale du caveau fu- nèbre, on ne saurait en effet un seul moment séparer la nou- velle consécration de ces ruines de leur splendeur ancienne. Le voyageur troublé se rappelle qu'au temps le plus difficile de nos origines, dans l'épreuve la plus meurtrière de nos populations, ce donjon colossal était un des principaux boulevards des do- maines propres de la couronne de France, et que dans son fossé plus d'une fois se sont accumulés les cadavres des Anglo- Nor- mands. Il réfléchit avec orgueil que, si les siècles ont rasé la moitié des tours de Louis le Gros , ce fut pour mettre leur tronc gigantesque au niveau de l'étendard issu de la grande révolu- tion qui , tout en abaissant les murailles de la féodalité, protège incessamment les gloires et les tombeaux de la patrie. Il ne rapproche pas sans anxiété dans sa mémoire les antiques souf- frances de celte ville obscure et le malheur opiniâtre de la jeune royauté; il enveloppe enfin des mêmes regrets comme des mêmes espérances le sépulcre national vont dormir deux enfants sans tache, et les débris historiques flotte mainte- nant aux trois couleurs l'emblème solidaire du droit et de la force. Voisinage bizarre, leçon providentielle, fortune pleine de larmes et de ténèbres ; mais aussi la plus pieuse des rêveries, le plus attachant des souvenirs, le plus solennel des contrastes! Cependant la matinée s'avance, le soleil passe au-dessus des aiguilles de la chapelle, la pauvre cité de l'auteur de Fenceslas se recueille et s'endort sous les aulnes immobiles de la prairie. Il n'y a plus là-haut que l'accablement de la chaleur et le silence de la mort. Les jolies Percheronnes, qui suspendaient leur linge aux contreforts du ravelin démantelé, se sont cou- chées sur le talus même de la muraille , à l'ombre de leur blan- chissage, et, rien qu'à voir par les créneaux, à cent cinquante pieds du séchoir public , ces mille jupons bleus et rouges éinaillant les grandes herbes, on dirait des valérianes et des coquelicots poussés à vue d'œil depuis l'aurore dans les replis du fossé. Le long des rivières, on ouvre les vannes , on rend le pré aux faneurs. Si quelque bruit ébranle encore la plate-forme

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du château , c'est le maillet des sculpteurs ou la scie des man- œuvres qui achèvent à coups monotones, mais infatigables, l'ouvrage posthume de la princesse Marie , afin que l'exécution du monument suive, d'aussi près que possible, la chaste et religieuse pensée. Le retentissement de leur travail dans ces lieux élevés , au-dessus de celle plaine immense el de celte ville souterraine, quand rien ne frémit au ciel ou dans l'air , est un écho faible et douloureux en parfaite harmonie avec le passage trop rapide , sur notre (erre , de celte rare intelligence de jeune femme qui sentait le beau avec assez de profondeur pour atteindre dans l'art à des conceptions du premier ordre. Comme les ouvriers se liaient sans repos ni chansons ! Comme ces braves gens, appelés du fond de la Normandie ou de la Beauce, qui ne connaissent pas plus Paris que notre histoire, ont toute- fois la conscience de l'œuvre qu'ils terminent el du respect qu'elle impose ! Comme un falal pressentiment aiguisait depuis quatre années leur ciseau! Et qu'il sera vif, populaire, affec- tueux, le récit fait, au retour de cette campagne, dans les veillées d'hiver, au pays chartrain, des pèlerins augustes qu'où vit monter, des pleurs royaux qu'on vit répandre, et des cer- cueils prématurés qu'on vit remplir leur dernière étape dans la nécropole d'une dynastie !

Il y a d'ailleurs quelque chose de si triste dans cette rencontre d'une sœur dont la suprême pensée d'artiste fut un tombeau et d'un frère dont la perte précoce en justifie l'inspiration, que le voyageur s'éloigne volontiers, en détournant les yeux, de la colonne du télégraphe. Descendons l'escalier, prenons à l'ouest celte avenue de sureaux et d'églantiers, et franchissons la route basse de la chapelle par un pont qui joint ses deux berges élevées au chevet même du monument. C'est le côté solitaire, l'angle tout à fait recueilli de la double plate-forme. Aucune rumeur de la ville, aucune voix des curieux, ni les grincements de la scierie, ni les murmures du chantier, ne parviennent à cette rampe , que le vaisseau de la petite église sépare de la vallée de Dreux, et d'où les regards plongent dans les horizons de la forêt de Sorel et d'Anet. Mais la bannière tricolore flotte h l'extrémité du chemin; elle se rapproche peu à peu de l'étranger, elle semble lui dire qu'au terme de sa visite se trouve encore un peu de consolation dans le deuil, quelque

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espoir au milieu des plus graves alarmes. C'est que la bannière, plantée au sommet des vieilles tours carrées de l'enceinte de Louis le Gros , indique la chambre se repose Louis-Philippe quand il se distrait des soucis du trône par les chagrins de la famille. On s'est servi des ruines des deux tours comme de mur de fond , et l'appartement royal, de construction fort légère, se déroule autour de cette hase massive avec la simplicité d'un chalet et l'isolement d'un ermitage. Des bosquets de fleurs, ha- bilement ménagés le long des fenêtres, dérobent la vue trop immédiate de la chapelle, et leur verdoyant obstacle empêche qu'un séjour de vingt-quatre heures ne soit pour les hôtes du pavillon un supplice de tous les instants. Les chambres à cou- cher, de véritables cabinets s'étendent à peine quelques divans, ornées de rideaux de mousseline blanche, rafraîchies par l'irrigation extérieure d'un canal qui serpente au pied des cloisons, occupent l'aile du nord. En retour, vis-à-vis de l'entrée principale de la plate-forme et à la droite de la chapelle, se présente la façade de l'édifice, qui est remplie en totalité par le vitrage d'un péristyle se tiennent les gens de service. A gauche de ce vestibule, se prolonge au midi une vaste salle à manger, sur laquelle ouvrent des offices, qui terminent, avec le logement des domestiques, l'aile opposée. Voilà tout le pavillon. Quand les arbres en auront grandi , quand les grena- diers et les myrtes s'y seront plusieurs fois renouvelés, quand le caveau du monument, élargi par la mort, aura profité comme le parterre , quelque poêle de nos amis , égaré au sommet du cimetière aérien , écrira peut-être un jour sur la paroi de la chambre de Louis-Philippe ces vers de Cowley :

Things wliich offend when présent , and affright , In memory well painted , more deliglil.

« En reculant dans le passé, les circonstances les plus affligeantes perdent de leur tristesse, et on trouve presque du charme à se les rappeler aussi bien qu'à les décrire. »

Oui peut effectivement prévoir les destinées de la chapelle de Dreux, édifiée ,-hi centre tics possessions (Je Hugues Çapel et

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comme dans le tuf de la mère patrie , gage de réconciliation entre tous les partis et pour toutes les idées, pierre votive semblable aux dolments celtiques épars encore aux abords de Chàteaudun, et viendront sans doute nos arrière-neveux cueillir le gui de l'expérience? N'est-ce pas dans le caveau, sous nos pieds , que repose la ducbesse d'Orléans, la sœur du duc de Penthièvre, l'une des femmes les plus injustement et outrageusement persécutées par le gouvernement de 95? Et n'est-ce pas aussi sur la route de Dreux à Chartres qu'Adrien Tellier , représentant du peuple , n'ayant pu sauver la statue de la Liberté, que la sédition brisa sous ses yeux, se coupa la gorge de désespoir, après avoir écrit à la Convention ces mé- morables lignes : J'ai mieux aimé mourir que de répandre d'autre sang que le mien. N'est-ce pas enfin à Dreux que Condé rendit son épée au duc de Guise, et dans la plaine d'Ivry que Henri IV battit la Ligue ? Voilà plus qu'il n'en faut de souve- nirs diversement pénibles pour entrer dans la chapelle avec les dispositions à la concorde et les intentions de justice qu'on ne saurait y oublier sans sacrilège.

Déjà, sur les trois autels qui la décorent, on a célébré la messe , et, par le rideau enlr'ouvert de la sacristie, nous aper- cevons même les bons piètres de Dreux, qui, chaque matin, montent aux ruines du château pour accomplir ces offices , et dont un enfant replie soigneusement les chasubles. Le temple offre la figure exacte d'une rotonde ; c'est l'Assomption de Paris en miniature. Les quatre colonnes du péristyle sont peut-être beaucoup trop rapprochées les unes des autres comme du mur de façade ; on ne s'explique pas qu'un cortège funèbre puisse y défiler à l'aise, avec convenance même, et la porte construite en arceau derrière l'abside paraît alors d'une rigoureuse nécessité. C'est à l'inférieur de la petite église que se révèle particulièrement tout le désaccord qui résulte de deux architec- tures contraires en quelque sorte juxtaposées. Il y a loin du dôme grec aux cintres effilés, aux innombrables arêtes, aux clartés mystérieuses d'une voûte byzantine, et on a besoin de se préoccuper de la triste destination de la chapelle pour ne pas sourire à la vue de ce mélange des ordres et des écoles. Mais, dans le respect gardé pour l'ancien temple, il est facile de reconnaître les habitudes patriarcales et les traditions privées

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de la famille qui le conserve intégralement comme le noyau de sa dernière demeure. L'œuvre de la princesse Marie s'est adossé à la construction vieillie de sa grand'mère avec la véné- ration d'une jeune fille qui s'appuie sur le bras de son aïeule, le caractère distinct des générations a été religieusement main- tenu , et la disparate même de l'édifice restera toujours comme un témoignage de piété filiale.

Les trois autels correspondent aux subdivisions de la crypte, qui s'étend au-dessous de la terrasse depuis les premières allées du jardin jusqu'au chevet de l'église , et dont la double issue au nord et à l'est permettra désormais que la cérémonie des funérailles y reçoive une pompe suffisante. Le choix de ce caveau modeste, qui ne tient de Westminster et de Saint-Denis que par le rang de ses hôtes, est une nouvelle preuve de l'esprit d'ordre et de suite que la dynastie de Louis-Philippe veut mon- trer avec raison dans les circonstances de la mort comme dans les événements de la vie. Quelques temps avant la révolution de 89 , le roi Louis XVI obtint , ou pour mieux dire exigea du duc de Penlhiôvre , moyennant dix-huit millions , la cession du domaine de Rambouillet. Le duc de Penthièvre , fils du comte de Toulouse, était le dernier héritier des légitimés de Louis XIV , et conséquemment sa fortune territoriale fut im- mense. Une grande partie de trois départements , l'Eure , l'Eure-et-Loir , et le Seine-el-Oise, s'y trouvait comprise. Or, les restes mortels du comte et de la comtesse de Toulouse avaient été déposés au château de Rambouillet, tandis que ceux du prince de Lamballe , fils chéri du duc, étaient ense- velis dans le caveau de Dreux , dont le riche apanage revenait encore à M. de Penthièvre en vertu de la donation faite à M. de Lamballe par le comte d'Eu. Le duc , dépossédé de Ram- bouillet, se hâta de réunir, dans le manoir le plus historique- ment illustre de sa race, les cendres de son père, de sa mère et de son fils. Il ne tarda pas lui-même à les rejoindre. Telle fut l'origine de la chapelle.

Sous la terreur, on dispersa ces débris ; mais des serviteurs de la famille, non moins fidèles à ses traditions que la famille elle-même, les rassemblèrent de nouveau. A l'époque de la res- tauration, M'-'c la duchesse d'Orléans douairière; éleva le temple ; elle est descendue dans la crypte à son tour, et deux enfants de

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I.i reine Marte-Amélie, la jeune princesse Françoise et le polit duc de Penlliièvie , l'y avaient même précédée. Ce n'est pas aujourd'hui la première fois dans la famille que les lois de la nature sont interrompues.

André Delrieu. Au oliàtpiui de Mare-Mousse, juillet 1S42.

LORD CHESTERFIELD.

Tandis que l'Angleterre, au xvni" siècle, donnait l'impulsion en France au mouvement philosophique, ce pays subissait de son côté l'influence littéraire de la France. La patrie de Locke, qui faisait la leçon à nos philosophes, était à l'école de nos écrivains. Contraste étrange assurément! commerce intellectuel remarquable ! L'indépendance de la pensée d'une part, de l'au- tre le respect du dogme littéraire, voilà ce qu'échangeaient les deux nations.

Le comte de Cheslerfield fut l'un des plus souples écoliers de cet esprit français; aucun ne représenta plus fidèlement dans son pays toutes les bienséances du nôtre; aucun, dans l'ordre littéraire , ne vulgarisa mieux la France. D'un autre côté, pour les manières, cet autre style, personne ne l'emporta non plus , en Angleterre , sur le noble lord. Marlehoroug , qui Payait pré- cédé, avait gardé, malgré son charme et son influence, quelque chose de cette originalité anglaise , dont lord Chesterfield sut se dégager beaucoup mieux. Personne ne porta avec une aisance plus parfaite ce vêtement découpe étrangère dont il fixa la mode dans son pays.

L'Angleterre, à vrai dire, n'en était plus à son coup d'essai dans ces emprunts qu'elle faisait aux traditions monarchiques de la France; déjà la restauration des Sluarts les avait copiées fidèlement, et en certains points les avait dépassées. Le règne de Charles II en particulier, époque de réaction contre le rigo- risme des sectes, fit fleurir au giron de la vieille Angleterre tous les vices élégants que le fils de Charles Ier y rapporta

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dans ses bagages d'exilé. La noblesse de cour ne résista guère à la contagion. On ne profita que trop autour du monarque de cette éducation de l'exil, qui ne renvoie pas toujours des sages à la patrie. On le sait , du reste , la grâce de ces mœurs corrom- pues , le spirituel désordre de cette cour de Charles II ont passé dans les Mémoires du chevalier de Gravi-mont , comme un poison fétide dans unbrillant cristal. Les plaisirs du roi Charles II auraient fait scandale à Versailles, car les disciples eurent bien- tôt dépassé leurs anciens maîtres ; leur bonne volonté d'être corrompus était si bonne, que lesRochester et les Schaftesbury enjambèrent d'un siècle sur les mœurs françaises de leur temps, et sautèrent jusqu'à la Régence, comme ils sautaient par-dessus tables après souper.

La littérature qui découla de pareilles mœurs est un ruisseau trouble dans lequel Dryden sema quelques paillettes de génie. Mais la chute des Stuarts détourna brusquement ce courant. Il fallut qu'un froid et morose étranger , Guillaume d'Orange , vînt rendre au pays sa physionomie nationale, et raccourcir ces fastueuses perruques à la Louis XIV, de manière à rappeler les sévères têtes rondes de Cromwell. Avec lui, l'esprit protestant reprit le dessus, et son règne fut une réaction contre l'influence et les traditions françaises. Le roi Guillaume, tout entier aux affaires et à ses inimitiés, accordait aussi peu aux lettres qu'aux plaisirs ; il avait à peine le temps de se détourner pour répondre aux hommages de quelque poète : « Est-ce que vous me prenez pour le roi de France? »

Mais ces traditions de l'époque des Stuarts , ces grâces cour- tisanes de l'émigration, le règne de Guillaume d'Orange les mit en fuite un instant , sans en triompher tout à fait. Elles repa- rurent dès le règne suivant ; les circonstances s'y montraient on ne peut plus favorables. C'était une femme qui occupait le trône; les mœurs et le langage s'adoucirent promptement au- tour de la reine Anne. L'art du courtisan y retrouva son im- portance scientifique ; toutes les coquetteries de l'esprit et des mœurs y luttèrent d'habileté. Et quelle coquette plus consom- mée que le héros de cette époque, ce beau et célèbre Marlebo- roug , toujours de snng-froid , même quand il était le plus cu- pide, qui aima l'argent comme on aime les femmes et la gloire; lui dont les maîtresses de Charles II avaient commencé la for-

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tune, séduites par ces grâces incomparables qui avaient fait plus pour la coalition que Pépée même du prince Eugène? N'é- tait-ce pas une sorte de trahison? N'était-ce pas tourner con- tre la France ces mêmes armes qu'on tenait d'elle à l'origine? Marleboroug, l'idole de l'Angleterre, ne pouvait manquer de faire école, et forma moins d'élèves sur les champs de bataille que dans les antichambres et les salons.

La longue paix qui suivit le traité d'Utrecht remit la France et l'Angleterre en contact. Le pacte politique qu'elles contrac- tèrent sous la Régence et pendant le ministère du cardinal Fleury fraya la route au commerce des idées, à l'échange des mœurs et de tous les genres de relations. Ce flot qui apportait en France les travaux de Locke et de Newton reportail au delà de la Manche le goût dominant des écrivains français ; une affinité d'opinions et de langage s'établit du moins entre les classes d'élite des deux pays. Ces rapports s'entretenaient par la fréquence des voyages et des correspondances épistolaires. Les deux sociétés se visitaient , se courtisaient par de fré- quentes ambassades. Lord Bolingbroke, en particulier, fut un de ces empressés visiteurs , et , quoique sa visite sentît quelque peu la contrainte, il profita de son exil pour donner le branle à la pensée et faire des prosélytes à l'incrédulité, en même temps qu'il s'asservissait à l'élégance scrupuleuse et aux en- traves du goût français. La patrie de Locke était devenue la Mecque de nos croyants philosophiques ; Voltaire lui-même y fit son pèlerinage ; on sait que le brillant élève de la compagnie de Jésus y alla faire après ses humanités son année de philo- sophie, et s'en revint d'Angleterre religieusement muni de géométrie et de métaphysique , après avoir donné à la muse de Pope quelques leçons de grâce et de correction.

La littérature anglaise du xvme siècle obéit presque tout entière à cette influence ; on y trouve peu d'esprits à cette époque qui ne se soient pénétrés plus ou moins de ces émana- lions littéraires de la France. Le génie anglais n'avait guère connu auparavant cette élégance pleine et continue, cette étiquette des lettres qui répondait au ton et comme aux exi- gences de la société. Sans doute la transformation ne fut ni complète, ni générale ; le cachet national prévaut encore chez les écrivains originaux et populaires de ce temps. Que Swift et 8 12

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Sterne en particulier aient gardé un loin* d'esprit à part, domine un élément qui ne vient pas de !a France, c'est ce qu'on ne saurait méconnaître. Mais, à coté de ces talents in- digènes, on voit une école littéraire toute française, spiri- tuelle à la manière de nos écrivains, rappelant leur allure preste et dégagée beaucoup plus que les bonds capricieux et un peu ivres de l'humeur britannique. Cette manière devait réussir particulièrement à l'aristocratie , le goût français péné- trait de toutes parts. En effet, toutes les conditions de la vie élégante se centralisaient à Paris; l'éducation d'un jeune lord y recevait de toute rigueur sa consécration ; les plus distingués y formaient des relations durables et restaient en commerce de lettres avec l'élite de la société. Ainsi donc rien de plus fran- çais , et on pourrait dire de plus cosmopolite , que cette école aristocratique représentée par Horace Walpole et le comte de Chesterfield.

Philippe Stanhope , comte de Chesterfield , ne fut pas sim- plement, comme le fils de Robert Walpole, un esprit ingénieux et mordant, un épicurien de jouissances littéraires et de beaux- arts : son nom est resté inscrit dans l'histoire politique, il a pris rang comme homme d'État. Les lettres et la politique , en effet , se mêlaient dans ses traditions de famille ; son graïul- père, le marquis d'Halifax, l'un des seigneurs spirituels de son temps, avait protégé et cultivé les lettres. Dans la carrière politique, le jeune Chesterfield débuta sous les auspices de son grand-oncle, lord Stanhope, l'un des moteurs les plus actifs de la révolution de 1688, et qui devint ministre sous George Ier. Presque au sortir de Cambridge , Chesterfield alla représenter un bourg de Cornouailles à la chambre des communes, tandis que son père siégeait à la chambre des lords. Le crédit de son grand-oncle, qui avait flairé , en praticien subtil, le genre de facultés de son petit-neveu , le poussa dans la faveur du prince de Galles , qui , plus lard , devint George II.

Il paraît cependant, d'après le témoignage du comte de Chesterfield lui-même, que ses premiers pas dans le monde étaient loin de promettre tout ce qu'il devait être un jour, l'homme le plus poli, le plus brillant des trois royaumes. Sa première éducation avait été tout anglaise ; et si tant est que la nature crée les fine-gentlemen comme les poètes et y

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melle une argile plus affinée qu'au reste des hommes, celle subtile matière eut peine à percer la croûte épaisse dont le régime de Cambridge la recouvrait. Cheslerfield quitta les murs de Triniti-Colege avec les goûts et la tournure d'un scholar de profession, englué de grec et de lalin jusqu'à com- promettre un lord, poussant le fanatisme classique «jusqu'à croire bonnement, dit-il, que, depuis les temps anciens, la vertu, l'esprit, le génie, n'existaient plus, ».... même à Cambridge.

Il fallait des remèdes vraiment héroïques pour ramener un pareil homme à la société de son temps. Ce fut au point que certains amis qu'il fit en voyage ne trouvèrent rien de mieux pour amortir sa passion du grec que d'y substituer celle du jeu. Quelques mois de séjour à Paris firent le reste. il se développa en lui un désir passionné de plaire, qui lui donna le courage de surmonter les terreurs que le beau monde lui ins- pirait. Chaque fois qu'il s'agissait de dire un mot, il restait coi, les cheveux dressés, la parole arrêtée dans la gorge comme le héros troyen. Mais un certain jour, enfin, il osa s'appro- cher d'une belle dame et lui dire tout bas qu'il faisait bien chaud. Celte hardie démarche réussit au delà de ses vœux. La divinité , touchée de la distinction de l'hommage et de ce qu'un tel effort avait coûter au jeune lord , étendit sa main chari- table , fit approcher le cercle de ses amis , le déclara son no- vice, et réclama pour lui aide et protection. Tous travaillèrent de concert à son éducation et la croûte anglaise , comme il dit, fut bientôt levée. Sa seigneurie se montra en effet fort appliquée dans ce nouveau cours d'études et y réussit non moins parfaitement qu'à l'Université.

Après plusieurs voyages à Paris, il remplit, même fort jeune , une mission politique, Cheslerfield se trouva l'un des modèles reconnus de la société anglaise pour la perfection des manières et de l'esprit. La mort de son grand-oncle, W. Stan- hope, n'arrêta pas sa fortune politique. Un homme armé de toutes les ressources qu'il avait pour plaire ne pouvait manquer de tirer bon parti du poste qui le niellait en contact avec l'hé- ritier du trône.

Au reste , lord Cheslerfield ne fut pas seulement l'homme de cour, le héros de la faskioii aristocratique; le rôle qu'il joua

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dans le parlement donna bien vite une consistance réelle à son nom. A la chambre des communes, il débuta, Chesterfield se fit écouter avec faveur ; il y porta les qualités d'esprit qui donnaient tant de charme à son commerce d'homme du monde : un tact et une facilité singulière, de l'atticisme et du trait, toutes les grâces du geste et de l'élocution. A ce qui est resté de ses discours parlementaires , il ne paraît pas qu'il ait visé aux grands succès de la tribune politique. Il ne fut pas de la taille des Chatam et des Pulteney ; la véhémence , les éclats de la passion , tout le grand attirail de guerre oratoire, il avait les doigts trop fins pour toucher d'habitude à ces armes-là ; son nom apparaît peu aujourd'hui dans les fastes de l'éloquence politique. Toutefois, s'il n'avait pas de quoi passionner tou- jours une assemblée , il avait mille secrets pour l'amorcer , pour y faire aimer sa parole, qui n'y franchissait guère le ni- veau d'une conversation , mais d'une conversation exquise , soutenue par la connaissance des'affaires , et le jugement gardait toujours l'équilibre au milieu des caprices de l'esprit. Il ne raisonne jamais mieux, disait un contemporain, que lorsqu'il est le plus spirituel.

La carrière de lord Chesterfield à la chambre des communes fut troublée toutefois par un incident bizarre qui trouverait sa place dans une étude de mœurs du parlement anglais. Le jeune lord affronta tête levée l'épreuve du discours vierge (maiden speech). Plus brave dans son noviciat aux communes qu'il ne l'avait été auprès des femmes du grand ion , il fournit si réso- lument sa course, que le speaker intervint pour tempérer son ardeur. L'orateur eut occasion de se mêler encore à différents débats, et sans doute il modéra ses coups. Mais il paraît qu'un de ses collègues s'avisa de faire à sa seigneurie une sorte d'op- position personnelle qui la déconceta. Telles étaient alors la singulière police et les traditions de la chambre des com- munes, que tous les genres d'interruption s'y produisaient li- brement. Certains gentlemen de cette assemblée s'en faisaient un objet d'étude. Beaucoup excellaient, par exemple, à mani- fester leurs divergences politiques par des cris d'animaux très- variés qui se répondaient de tous les bancs. Peu d'orateurs se trouvaient de force à lutter contre des protestations ainsi for- mulées. C'était sans doute une de ces vieilles et respectables

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franchises des communes auxquelles il eût été dangereux de toucher , et dont la tradition n'est pas tout à fait prescrite au- jourd'hui. Le collègue de Chesterfield, poussé par des facultés mimiques d'une autre sorte , se mit à travestir sa personne et tous ses mouvements, à tel point qu'il ne fut plus possible à sa seigneurie de se faire entendre sans qu'une contrefaçon subite de son geste et de son organe ne compromît tout le sérieux du débat. Cette persécution bizarre et acharnée fit perdre au jeune lord le goût de se mêler aux discussions des communes. Il s'y résigna presque au silence , jusqu'à l'époque la mort de son père lui ouvrit la chambre des lords. ses belles manières furent moins dépaysées; il y rencontra des imitateurs plus aimables et des échos plus polis.

Le comte devint bientôt l'un des orateurs en renom du parti Whig. Le chef de ce parti , le célèbre Walpole, était aux af- faires; Chesterfield y entra bientôt, fut ambassadeur eu Hol- lande et réussit dans sa négociation , dont la partie la pins délicate louchait aux affaires du Hanovre. C'était un sûr moyen de se recommander aux bonnes grâces de George II, dont le cœur conservait toujours un faible particulier, une prédilec- tion de famille pour ses étals allemands. Aussi lord Chester- field, à son retour, fut-il grandement rémunéré de ses services. Il reçut l'ordre de la Jarretière et fut fait grand maître de la maison du roi. Mais les séductions du pouvoir et de la faveur royale ne le captèrent pas au point de lui faire perdre de vue , comme à Walpole, tous les principes sur lesquels le parti whig s'était élevé. Son contact avec Walpole fut troublé plus d'une fois par des dissentiments et des résistances qui abouti- rent à une rupture. Lord Chesterfield, à côté de sa morale un peu sceptique.de ses habitudes de cour, de la souplesse et de la facilité de ses mœurs, garda toujours, sinon une foi bien vive en politique, du moins un honneur inaltérable et une dignité de conduite supérieure à tout intérêt d'ambition. II n'était pas homme, il faut le reconnaître, à partager long- temps la complicité de ce pouvoir et des moyens de gouverne- ment familiers à Walpole. Aussi, dès que ce dernier se fut débarrassé de son beau-frère Townshend , qui faisait contre- poids à son influence , et fut entré à pleines voiles dans le système <uii est devenu fameux , lord Chesterfield résista ou-

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vertement. Il combattit à la chambre haute un bill du premier ministre (excise-bill) ; ses frères l'attaquaient aux communes en même temps. C'était une manière d'effectuer sa retraite. Walpole entendait trop bien la discipline des partis pour s'ac- commoder même d'une bouderie d'indépendance. Aussi le dé- noûment ne se fit pas longtemps attendre. Lord Chesterfield fut arrêté presque aussitôt sur le grand escalier de Saint-James, et sommé de rendre les insignes de ses fonctions.

En se séparant de Walpole et en combattant les actes de son administration, lord Chesterfield se vouait à la haine person- nelle du prince , dont le cœur était tout au ministre qui lui semblait entrer si bien dans les intérêts de sa couronne. Tombé dans la plus profonde disgrâce à la cour, il cessa de paraî- tre, Chesterfield soutint résolument son rôle à la chambre des lords. Il y devint l'âme de cette fraction des whigs qui, scan- dalisés des succès que leur chef achetait un peu cyniquement à leur parti , se détachèrent du ministère pour |>asser à l'opposi- tion. Chesterfield soutint cette guerre pendant dix ans. Tandis que le vieux Pitt, Pulleney, Pelham , conduisaient l'attaque aux communes, et y épuisaient toute la puissance de la parole contre ce rempart que Walpole opposait froidement, lors Ches- terfield dépensait à la chambre des lords moins de colère que d'ironie; il avait naturellement pour armes favorites les quali- tés d'esprit par lesquelles il excellait. Il était moins fait, répé- tons-le, pour porter les grands coups, pour dominer l'assemblée dans les débats solennels, que pour l'intéresser spirituellement aux dépens de ses adversaires. Le bonheur et Pà-propos de sa parole étaient de tous les instants. Les victoires très-peu héroï- ques du premier ministre, les manœuvres et les scandales parlementaires de chaque jour, fournirent ainsi , pendant dix ans, de quoi entretenir la verve moqueuse de lord Chesterfield. Celte manière éléganle et courtoise d'aborder l'ennemi , celte piqûre légère de l'esprit français , remplaçant la morsure bru- tale du sarcasme anglais, avaient de la nouveauté et firent fortune à la chambre des lords, qui en a gardé quelque tradi- tion. Lord Chesterfield devint de loul point l'esprit à la mode. Ses bons mots avaient couru dès ses premiers pas dans le monde, et formaient une longue famille; presque chaque jour il s'en échappait des bans du parlement qui allaient

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donner la main à ceux qu'il semait le soir dans les salons.

Ce représentant du xvm0 siècle en Angleterre avait toutes les ambitions, tous les genres d'activité de son époque, ora- teur , homme du monde , homme de lettres tout à la fois. Plu- sieurs journaux, divers recueils, eurent en lui un collaborateur fécond'; avec sa fortune, sa haute existence, il se trouva natu- rellement l'un des patrons influents de la littérature. Homme du métier lui-même, il aidait a la fois de sa bourse et de ses con- seils , puis poussait au succès de ses protégés par sa plume de journaliste et le crédit de ses recommandations sur l'opinion. Il lui arriva même de courir l'aventure jusqu'à se faire l'éditeur de certains ouvrages, et d'y joindre, en manière de passe-port, une préface de sa façon : ce qu'il fit, en 1741, pour les œuvres du jeune et malheureux poète Hamraond.

Celle sorle d'esprit si peu anglais , si éveillé, dont l'œil était si porté sur tout, se dépensait encore en correspondances infi- nies. La société anglaise était peu faite alors pour suffire à un homme si éminemment soei.ible, si amoureux de vogue et de tous les succès de l'opinion. Il faut bien le dire , c'est que l'in- fluence du régime représentatif est assez peu favorable au per- feclionnement des relations. L'exquise politesse fleurit diffici- lement à coté des habitudes parlementaires. La polémique met familièrement sa lourde main sur toutes les épaules. Dans les gouvernements représentatifs, l'institution, prenant plus de place que l'homme, efface celui-ci. Tout ce qui va de la per- sonne à la personne perd une partie de son importance, et la politesse n'est plus qu'une formule oratoire ou un intérêt de parti. Ainsi, lord Chesterfield , cet homme de Versailles, qui n'aurait pas manqué à un premier rôle dans une monarchie absolue, victime d'une société utilitaire la belle conversation était réputée un luxe inutile, se vengea par mille échappées épistolaires des contraintes imposées à un esprit facile, beau- coup plus fait pour s'épancher que pour se contenir.

Au xvnr siècle, plus qu'A nulle autre époque, les corres- pondances étendaient d'un bout du monde a l'autre ce domaine tout français de la conversation. Ces communications sérieuses ou légères, celle intimité spirituelle et répandue sur mille points, étaient un des grands besoins de Chesterfield. Jamais homme ne s'entendil miens que celui-là à conserver toute la

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fleur de ses relations de voyages. Il avait trié subtilement les grands seigneurs, les femmes, les envoyés des différentes cours, les auteurs les plus populaires ; et, au moyen de ces di- verses relations, il suivait le train de la pensée publique en Europe dans ses moindres détours. Les souverains de l'opinion n'eurent jamais de courtisan plus empressé ni plus habile. Certes il était trop possédé lui-même du besoin de plaire et d'être compté, pour négliger aucun de ceux qui avaient auto- rité dans le monde. Aussi toute occasion de rappeler sur lui le souvenir de Volaire , de Montesquieu , du roi Frédéric , lord Chesterfield la saississait comme une bonne fortune. Quand les deux premiers visitèrent l'Angleterre, il fut, comme on l'ima- gine bien, un de ceux qui les y avaient attirés , et il tint à grand honneur de recevoir de tels hôtes. Tout plein, comme il l'était, des institutions de son pays, dont il avait manié tous les res- sorts, le comte de Chesterfield dut être pour quelque chose assurément dans l'éducation constitutionnelle de ces deux grands esprits. Personne n'était plus en état que lui de suffire à tous les frais de leur initiation et de tenir sur ces fonts baptismaux d'une nouvelle espèce les deux illustres catéchumènes. Montes- quieu surtout , qui revint d'Angleterre si vivement épris et si profondément imbu des institutions anglaises , n'y avait guère eu de relations intimes et habituelles qu'avec le noble lord dont il avait été l'hôte, et qu'il avait mis sans nul doute dans le secret de ses travaux.

Lié de plus longue main avec lord Bolingbroke, Voltaire, qui vivait tantôt près de lui, tantôt retiré auprès de Pope, dans sa résidence de Twickenham, eut l'occasion d'y voir fréquemment le comte de Chesterfield , qui était, comme Addison et Swift, l'un des visiteurs habituels de cette maison 5 car il y avait des conversations failes pour l'intéresser autant que toutes les luttes parlementaires; il s'y tenait une sorte de congrès inter- national où s'agitaient les grands problèmes de la philosophie, se confrontaient les littératures et les écoles théâtrales des deux nations.

Cette facilité à se mêler à tout, à mener de front les objets les plus divers , fut le caractère dominant de lord Chesterfield : véritable Alcibiade dont l'ambition fut de se composer une individualité merveilleuse des qualités les plus opposées de sa

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nation et de la France. Il fit mieux que le caméléon qui reflète la couleur du ciel ; il refléta et garda unies les couleurs de deux ciels différents.

Quant à l'ambition politique, à voir la ligne de conduite qu'il a toujours maintenue sans fléchir , il ne paraît pas qu'il en ait été fort tourmenté. A quels signes reconnaître en lui un ambi- tieux du pouvoir? Il le quitta de son plein gré, et ne se montra pas pressé de le ressaisir. En effet , quand Walpole succomba enfin au bout d'une si longue lutte , lord Chesterfield , l'un des généraux du parti victorieux, se trouva naturellement appelé au nouveau ministère dont lord Carteret devint le chef. Mais on entrevoyait toujours Walpole derrière le rideau , et Ches- terfield refusa de mettre la main à une administration qui pré- parait encore quelque mystification à ses principes. Ce ne fut que deux ans plus tard, en 1744, que lord Chesterfield accepta pour la seconde fois, sous l'administration du duc de New- castle, l'ambassade de Hollande, dont les circonstances venaient de faire encore un poste important. L'affaire qui demandait son intervention était d'un grand poids dans la lutte l'Angleterre était engagée. Il s'agissait de décider la république des Pro- vinces-Unies à rompre sa neutralité, et à prendre parti pour l'Angleterre contre la France. Chesterfield fut choisi comme l'alchimiste de ce grand œuvre diplomatique ; son habileté consommée, son influence et ses anciennes relations dans le pays , le rendaient plus propre que personne à mener cette grande affaire à bonne fin. Il y réussit en effet. Ce coup de maître , qui apportait un renfort puissant aux intérêts britan- niques , lui rendit les bonnes grâces du roi. 11 ne fallait pas moins pour triompher des rancunes que le prince avait conser- vées de sa longue opposition , qu'il avait fini par prendre pour une inimitié personnelle, à ce point qu'il fallut lui forcer la main pour rappeler aux affaires son ancien favori. Lord Ches- terfield, sans perdre son titre d'ambassadeur en Hollande, reçut à son retour la vice-royauté d'Irlande , ce qui le fit comparer à ces habiles écuyers qui, dans leurs exercices de manège, se tien- nent en équilibre sur deux chevaux.

Le nouveau vice-roi arriva à Dublin vers la fin de l'année 1744. II en était de celle grande fonction comme de tant d'autres charges d'âmes fort peu pesantes aux grands seigneurs qui les

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exerçaient. Le chef de l'adminislraiion d'Irlande était dans l'usage d'accepter ce posle comme une magnifique sinécure qui n'obligeait à nul autre soin que le cérémonial et la représenta- tion. L'heureux vice-roi n'avait qu'à se laisser vivre dans son espèce de canonical royal ; c'est de lui surtout qu'on pouvait dire qu'il régnait , mais ne gouvernait pas. Le secrétaire, choisi exprès , portait le poids de toutes les affaires, et endossait de tradition le harnais administratif. Lord Cheslerfield n'accepta point les choses sur ce pied commode, et, pour qu'on ne pût se méprendre sur la manière dont il entendait ses fonctions, il fit choix d'un secrétaire d'une incapacité éclatante.

Pour un homme qui s'était fait un besoin des plaisirs du monde et de l'étude . le vaste détail auquel il sut faire face jusqu'à la fin a peut-être de quoi étonner. C'était sans doute un acte de conscience de sa part que cette sollicitude apportée à ses fonctions; mais c'était encore plus une de ses vanités im- mortelles, une de ses coquetteries toujours en haleine devant l'opinion , qu'il aimait à surprendre par la flexibilité et la di- versité de ses talents. N'élait-ce pas encore un contraste dont il avait préparé l'effet? La carrière du nouveau vice-roi, de cet homme qui touchait à tout sans appuyer sur rien, fut profondé- ment laborieuse; mais on n'y aperçoit malheureusement pas qu'il ait tenté un grand effort pour arrêter la cruelle politique de la maison d'Hanovre en Islande.

En cela il ne compromit, par aucun zèle fougueux, les grâces lentes de sa manière ; et on le conçoit : ie grand seigneur avait l'ambition de bien faire sa charge, comme on disait, mais l'homme élégant , d'un autre côté, ne pouvait guère se pas- sionner que médiocrement pour des mangeurs de pommes de terre. Il élait loin de sympathiser avec aucun des vieux senti- ments et des passions de l'Irlande; il était pour le régime nou- veau, et protestant, au moins en politique. Toutefois, si l'on ne voit pas qu'il ait tenté de porter la main à ce dur système qui élait le fait de la loi , il laissa du moins après lui des souvenirs d'ordre, d'équité et de bonne administration : ce qui suffit pour le rendre presque populaire, tant la malheureuse Irlande es! re- connaissante, par l'excès même de sa misère, du peu de hien qu'on lui fait.

La guerre allumée depuis huit ans enlre les grandes puis-

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sauces louchait à sa fin ; le traité d'Aix la-Chapelle était près de se conclure, et ce fut à la veille de ce repos de l'Europe que le comte de Chesterfield, devenu secrétaire d'État en quittant Dublin, se retira des affaires de son plein gré, prétextant le soin de sa santé altérée. Mais il en était au fond de cette re- traite comme de la première : ce fut un nouveau sacrifice à ses principes et à des vues qu'il n'avait pu faire prévaloir. On peut voir, au Ion des lettres qu'il écrivit à l'heure de cette démis- sion , qu'il se retira désenchanté du pouvoir et des hommes $ Célimène lassée que la solitude n'effarouchait plus! Peut-on dire au moins que la cause de l'Irlande ait compté parmi ces intérêts qu'il entreprit alors de défendre? Quoi qu'il en pût être, en raison même des circonstances politiques dont il avait toujours su faire la part, la guerre finie, la cause des Stuarls à jamais perdue , c'était le moment de réclamer au moins quel- ques adoucissements à un système inflexible, et cette initiative appartenait plus qu'à tout autre à Chesterfield, lui dont le nom était resté cher aux Irlandais, et qui avait dans le monde, par ses écrits, position de tolérance et de liberté.

A partir de cette époque, l'ancien secrétaire d'État renonça définitivement aux affaires, n'ambitionnant plus rien, dit-il, que Yotium cutn dignitate. Il ne se fil plus entendre en parlement qu'à de rares intervalles, librement et à ses heures, n'occupant plus qu'un poste d'observation, et laissant passer en souriant ceux qui couraient à l'assaut du pouvoir. Il avait, en prenant sa retraite , engagé parole au roi de ne point faire une opposition formelle au cabinet.

Lord Chesterfield , en se retirant des affaires , continua de vivre comme il avait toujours vécu , car vivre pour lui-même et pour les lettres, c'était encore vivre pour le monde, ce sultan dont il fut, qu'on nous passe l'expression, l'esclave fa- vorite jusqu'à la fin. Et ne résumait-il pas en lui-même toutes les tendances , toutes les passions de ce monde de l'action auquel il demeurait si fidèle, même en le quittant? Aussi fut-il recherché de toute l'élite de l'Angleterre , toujours attentif qu'il était à ce qui se produisait au dedans et au dehors en lit- térature, en philosophie; lui-même, athlète encore dispos, re- mettant le pied dans la lice, et donnant son coup de disque à son tour.

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On a extrait des recueils et des publications périodiques de nombreux échantillons de sa critique moraie et littéraire, des poésies légères, etc., qui ont formé, sous le titre de Mélanges, deux volumes in~4°. Il a été composé, en outre, d'autres re- cueils de ses discours et de ses écrits politiques ; puis une vaste collection de lettres divisées en trois livres : écrits de toute sorte d'un tour agréable , et pleins de traits échappés à sa veine , ou butinés dans une érudition qui ne manquait ni de choix ni d'étendue, quoiqu'elle fût peut-être circonscrite par les préjugés littéraires de son temps. Mais celte facilité continue est un peu prolixe , et ne cesse de se ressentir des habitudes d'improvisation de l'auteur : c'est le sans-façon galant du grand seigneur.

Cette mosaïque d'écrits divers auxquels le temps a dérobé une partie de leur intérêt et de leur valeur n'est guère connue aujourd'hui que des antiquaires littéraires. Un seul ouvrage, les Lettres de lord Chesterfield à son fils Stanhope, ont con- servé à son nom sa vieille notoriété. Le spirituel lord assuré- ment n'avait pas compté sur cette planche de salut pour sa mémoire ; il n'avait pas prévu de quel côté lui arriverait un jour sa pins durable célébrité. Ces lettres n'ont vu le jour qu'a- près sa mort , et ce qui paraît hors de doute , c'est qu'il n'eut jamais l'idée de mettre la postérité en tiers dans ses épanche- ments paternels, de l'introduire dans celte espèce de cabinet de toilette il costumait à si grands frais le fils dont il voulait faire l'héritier de son rôle et de ses succès. 11 n'est pas besoin de rappeler ce qu'il déclare à plusieurs reprises, que, si (ef- frayante hypothèse) l'oreille d'un étranger pouvait les entendre, il n'oserait risquer des conseils d'une inlirailé si scabreuse,- à cet égard , on peut l'en croire , et ne douter guère que , s'il fût revenu au monde après la publication de ces lettres, il n'eût éprouvé un embarras posthume, très-peu digne de la sérénité d'un homme qui toute sa vie pratiqua la religion un peu super- stitieuse du convenable. Un acteur aussi étudié que lui, d'une draperie si savante et d'un œil si attaché à la galerie , devait considérer de telles lettres comme des restes de pots de rouge qu'il fallait laisser cachés au fond du vestiaire de la famille. Ce fut une surprise faite à la vie domestique , et la réussite vint en partie de là. Le scandale , il est vrai , alla de pair avec le

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succès. Le rigorisme anglican s'effaroucha d'une pédagogie si mondaine, de tant d'importance donnée à certains accessoires de l'éducation , d'une morale si accommodante, et de conces- sions si larges faites au plaisir et à l'ambition. La liberté grande avec laquelle il parle des manières anglaises scandalisa bien plus encore ces libres penseurs , qui se vengèrent de Chester- field en répétant le mot de Johnson : « Sa seigneurie prêche à son fils les mœurs d'une courtisane et les manières d'un maître à danser. «

Il faut bien en convenir : pour qui verrait dans ces lettres un système d'éducation générale, il y aurait fort à se récrier sans doute; mais faut-il détourner un livre du but et des in- tentions de l'auteur ? Lord Chesterfield pensa-t-il jamais à faire la théorie d'une éducation universelle? Son élève est-il, comme l'élève de Rousseau ,1e futur citoyen d'une société imaginaire? Non , assurément : lord Chesterfield élève son fils pour son temps , pour sa condition , en vue d'une carrière toute d'ex- ception. Certes ce serait faire peser sur lui une responsabilité périlleuse , que d'appliquer à d'autres toutes les règles de con- duite qu'il trace à son fils.

Cet enfant dont le comte s'est tant préoccupé , cet ouvrage de prédilection auquel il a travaillé si patiemment, n'était point cependant l'héritier de son nom. Il n'eut point d'enfants de lady Chesterfield. Philippe Stanhope était un fils illégitime, en Hollande, au temps de sa première ambassade. Pour ce fils à qui sa naissance devait fermer, ou rendre au moins bien difficile la carrière des grands emplois, lord Chesterfield eut cependant foute l'ambition qu'il aurait pu concevoir pour un fils légitime. Il entreprit de le former : pour le grand monde, pour la tribune et pour les ambassades. En présence de tous les obstacles qu'allait lui susciter sa naissance , dans un pays comme l'Angleterre surtout, le père n'a qu'une pensée , c'est de rendre ce fils capable d'en triompher , à force de talents et de mérites personnels. C'est son tourment, et ce qui expli- que peut-être le soin vraiment héroïque qu'il apporta à l'entre- prise. C'était réparer ses torts de père autant qu'il était en son pouvoir. Et, en vérité, on ne saurait pousser plus loin le dé- vouement et l'expiation. De son cabinet de secrétaire d'État ou de vice-roi d'Irlande, lord Chesterfield trouve du temps et de

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la liberté d'esprit pour se faire le répétiteur de son fils, le pour- voyeur de ses premières études. Récits d'histoire, ancienne et moderne, notions de grammaire et de géographie , rien ne lui coûte. Ce qui nous reste de celle correspondance n'en est que la moindre partie. De loin, de près , ses lettres se succèdent toujours avec ponctualité.

Après quelques années passées à Westminster-School , le jeune Slanhope fut confié à un précepteur et poursuivit ses études tout en voyageant sur le continent. Lord Cheslerfieid avail pris ce parti afin de le préparer de bonne heure à la car- rière qu'il ambitionnait pour lui. Le jeune homme parcourut l'Allemagne, alla prendre ses quartiers à Leipzig et y com- mença un cours d'études spéciales pour sa future profession, le droit public et la science des négociations.

Le Jus publicum Jmperii n'était pas moins familier au comte que ses auteurs classiques et sur ce terrain il suit en- core son élève pas à pas. 11 lui pose des questions, des pro- blèmes ; il a besoin d'être éclairé lui-même ; il rencontre des doutes et des difficultés sur mille points ; il le prie de lui venir en aide; il l'appelle son oracle allemand , juris publici prin- ceps, etc. Le jeune Stanhope se rendit de Leipzig à Derlin, bien recommandé à Sa Majesté Frédéric, au comte Algarolli et à d'autres. Sa seigneurie ne lui fait grâce d'aucune des célébrités qui faisaient alors cortège au roi de Prusse. « Surtout, lui écril-il, n'allez pas oublier M. de Mauperluis; ce serait pour vous une honte et un regret éternels que d'avoir passé un seul jour si près d'un pareil homme sans l'avoir vu. » La présenta- tion du jeune voyageur à Berlin fut son premier pas dans le monde et le père attendait avec anxîété des nouvelles de cet inquiétant début. Quant aux études, tous les témoignages s'ac- cordaient pour vanter l'application et les connaissances pré- coces du voyageur, non moins fort à l'endroit des anciens et des modernes que sur le Jus publicum Imperii. Ainsi le père était tranquille de ce côté. Ce n'était toutefois qu'une moitié de l'œuvre. La partie solide en était assurée, mais la partie brillante, l'éducation mondaine, inquiétait. Pour celle-ci, lord Chesterfield ne s'en fiait guère au digne précepteur placé près de son fils; il se chargea lui-même de ce nouveau cours. De Berlin , le jeune Stanhope prit le chemin de Vienne pour

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gagner Venise et l'Italie. A mesure qu'il avance, les instruc- tions, les conseils pleuvent sur son chemin; le père le précède en véritable éclaireur, bride abattue, comme s'il se fût agi du salut de l'Europe. Lord Chesterfield avait dressé avec grand soin la carte de voyage, y marquant les étapes, en raison de la place qu'occupait chaque lieu sur l'échelle du savoir-vivre et des belles relations. Cet excellent père se serait presque fait le postillon de son fils; dans les intérêts de son avenir diplo- matique, comme M. de Rocca , dans une fuite célèbre, s'était fait par amour le postillon de Mme de Staël. Vienne, Venise, Rome, Turin, Paris enfin, étaient les points ascendants de celte course d'enseignement, de cette leçon de géographie du beau monde , donnée sur le vif , et qui avait ses degrés comme l'Université.

Les théories de conduite développées dans ces lettres avaient soulevé, je l'ai dit, de terribles réclamations. Il faut bien en convenir, lord Chesterfield est un précepteur d'une doctrine bien cavalière; après tout, ce n'est pas l'éducation publique qu'il s'est mise en tête; il n'eut jamais pour visée la réforme de la société. Il aurait trouvé , je pense , l'attitude moderne de re- construcleur social d'assez mauvais goût; homme d'action, pressé d'autres choses, il ne réformait pas le monde, il s'en servait; il voulait surtout que son fils en profitât. Ainsi, dans l'éducation qu'il lui donne, il ne met la main qu'à la partie pour ainsi dire professionnelle. Ce n'est point un moraliste inflexible, mais un casuiste diplomatique qui lire de l'apprécialian des circonstances assez peu de conséquences pour le ciel. Aide-toi, le ciel t'aidera, a-ton dil : eh bien! il s'aidait beaucoup. C'est un mondain, mais un mondain qui a des principes d'hon- neur ; et son ami, le président Seconda, baron de Montesquieu, nous fournirait au besoin la clef des opinions et le critérium en morale de sa seigneurie.

Montesquieu dit, en parlant de l'éducation dans les monar- chies : « l'honneur, se mêlant partout, entre dans toutes les façons de penser, toutes les manières de sentir, et dirige inéine |ea principes. Cet honneur bizarre fait que les vertus ne sont que ce qu'il veut et comme il les veut ; il mêle de son chef des règles à tout ce qui nous est prescrit ; il étend ou \\ borne nos devoirs à sa fantaisie, soit qu'ils aient leur source dans la

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religion , la politique, ou dans la morale... Il n'y juge pas les actions des hommes comme bonnes, mais comme belles; comme justes, mais comme grandes ; comme raisonnables, mais comme extraordinaires. Dès que l'honneur y peut trouver quelque chose de noble , il est ou le juge qui les rend légitimes ou le sophiste qui les justifie. Il permet la galanterie lorsqu'elle est unie au sentiment du cœur ou à l'idée de conquête... Il permet la ruse lorsqu'elle est jointe à l'idée de la grandeur de l'esprit ou de la grandeur des affaires , comme dans la politi- que, dont les finesses ne l'offensent pas. »

Voilà ce que l'honneur permettait au xvme siècle , et lord Chesterfield n'en permettait pas moins. Personne ne s'entend mieux que lui à montrer la ligne , quelque déliée qu'elle pût être , qui marquait les frontières de l'honneur. Pour ne pas agiter sa conscience , qui jouissait d'ordinaire d'une assez belle tranquillité, donnera-t-il , par exemple, au milieu de négocia- lions difficiles , un démenti formel au principe qui condamne le mensonge? Non assurément; le mensonge est une ressource de subalterne pris en faute , et un gentilhomme doit savoir tromper sans mentir. Chesterfield garda sur ce point toute la pureté de son blason. Quand la forme chez lui emportait le fond , elle l'emportait si bien et avec tant de grâce, qu'il fallait bien lui pardonner. Il cultivait la flatterie comme la plus belle fleur à offrir aux peuples aussi bien qu'aux princes : « Flattez les Français , dit-il à son fils , c'est acheter bon marché une bonne réception; si j'étais en Afrique, j'achèterais à ce prix-là les bonnes grâces d'un nègre. »

Ainsi il mettait l'amabilité au service de ses vues de politique et de haute ambition. N'était-ce pas une ressource de bonne guerre? Le moyen lui faisait aimer le but un peu davantage, et le but ennoblissait le moyen; tout n'étail-il pas sauvé par celte lactique, ce machiavélisme de séducteur, qui faisait parfois son traité, non du Prince, mais de l'Ambassadeur, et avec non moins de gravité, mais plus d'agrément que Wicque- forl (1).

« De ce que l'homme est un animal raisonnable , dit-il , nous

(1) Auteur du traité l'Ambassadeur et ses fondions.

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ne devons pas conclure qu'il agisse toujours raisonnablement, ou de ce qu'il a telle passion dominante, nous aurions tort de conclure qu'il n'en suivra jamais d'autres. Nous sommes des machines compliquées , et, quoique nous ayons une roue prin- cipale qui donne le branle à tout, nous avons cependant une infinité de petits rouages qui peuvent tour à tour retarder , précipiter ou suspendre tout à fait le mouvement.... Cherchez donc d'abord la passion dominante dont vous entendez tirer parti, mais sans mépriser les moindres; mettez-les dans vos intérêts , car tôt ou tard elles auront leur tour. En bien des cas, il ne sera pas en votre pouvoir de vous rendre maître de la passion dominante ; alors tâchez au moins de tirer parti de celle qui en approche le plus près. 11 y a plusieurs avenues pour arriver à chaque homme; si le grand chemin vous est fermé, faites comme le serpent, prenez les détours , et vous arriverez. » 11 était arrivé , lui, par ces ondulations qu'il ca- ractérisait si bien; il donnait le précepte et l'exemple de sa théorie , car la grande roue de sa machine avait été l'amour du succès, et les petits rouages de la morale, qui n'étaient pas sans action pourtant, n'en avaient jamais beaucoup relardé ni suspendu le mouvement.

Il est vrai que des instructions paternelles de ce genre dé- concertaient bien un peu l'éducation religieuse et morale de Philippe Stanhope. Malgré la souplesse de son esprit, "il eût été difficile au père de se charger des deux rôles à la fois et de mener de front des études aussi disparates. Il avait donc placé près de son fils un précepteur ecclésiastique qui cumulait cet enseignement moral et religieux avec les autres leçons. Sa seigneurie était de la plus parfaite sécurité à cet égard : « Quant à la religion et à la morale, écrit-il, que vous en dirai-je? » Et il ajoute , avec le sentiment du respect de ces matières et de sa profonde indignité à les loucher : « Ne plaident-elles pas mieux pour elles que je ne pourrais faire ? D'ailleurs vous avez près de vous Moïse et les prophètes. » Moïse et les prophètes étaient le révérend M. Harte. Sa seigneurie ne se réserve que le rôle du préteur romain, qui connaissait seulement des cas que le législateur n'avait pu prévoir : Le législateur , disait-il, c'est M. Harte.

Cependant , malgré son vernis de philosophie, le comte était

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do Irop bonne maison pour ne pas vouloir qu'on respectât les anciennes coulumes. Il recommande donc à son fils de s'iuler- dire sur la religion ces plaisanteries que des gens de peu avaient trop apprises aux gens de qualité : « Fanfarons d'im- piété , dit-iî, qui ne brillent que par la puanteur comme la viande gâtée dans l'obscurité. » Phrase d'une àprelé puritaine, et qui fut, je crois, le seul mais signalé service qu'il rendit jamais à la religion !

Heureusement le péril pour son fils n'était pas de ce côté; les leçons du révérend prospéraient . celles du père donnaient moins de fruits. Les renseignements qui arrivaient en foule glorifiaient le révérend et ses succès d'éducation ; par malheur c'était tout. S'il n'avait fallu que faire du jeune Stanhope un révérend et un docteur, la réussite était consommée, mais l'homme du monde en lui ne pointait même pas; rien ne ve- nait : il s'énonçait mal. prononçait mal , s'habillait mal, se négligeait, négligeait les autres, vrai Ménalque de distraction! Un gentleman arrivant de Rome apporta de fâcheuses nou- velles ; il annonça que le pauvre Stanhope était si piteusement accoutré , que . pour réformer sa toilette , lui, le brave gentle- man , avait poussé l'amitié jusqu'à lui déchirer ses habits. Le vieux lord en gémit , mais n'en continua pas moins de semer dans cette terre ingrate. Son rêve était de faire un ministre, un orateur, un homme accompli , enfin de continuer sa dynastie d'élégance et de courtoisie. C'était un rêve! En vain le pauvre père lui criait-il incessamment avec angoisses : Les grâces, les grâces, n'oubliez pas les grâces! Ce n'était pas Stanhope qui oubliait les grâces, c'était les grâces qui conti- nuaient de l'oublier. « Si vous y mettez quelque soin , poursui- vait le vieux Clieslerfield , elles seront plus vite à vous que femme qui a quelque vertu et quelque réputation. » Stanhope, hélas! pul-il jamais juger de la vérité de la comparaison pater- nelle? Il n'aspirait à aucune conquête, si ce n'esta celle de quelque Elzevir ou de quelque! curiosités pour son cabinet d'antiquaire. Le père avait bien discerné cette pente funeste. « Point d'heures perdues , lui écrit-il , sur des cameos et des intauUos imperceptibles; n'allez pas vous mettre en tête d'être un virtuose de quincaillerie. » Les beaux-arts aussi lui faisaient peur : « Pas de violon, répétait-il , pus de clarinette. Ne voilà-

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t-il pas quelque chose de majestueux pour un gentilhomme . qu'un violon sous le menton ou une clarinette sous le nez? » Il se défiait de l'Italie, celte charmante traîtresse qu'on aime encore en la maudissant, et qui allait gâter son fils en lui donnant des goûls d'artiste, véritable coup de stylet dans ses entrailles paternelles .'

Il ne restait donc au pauvre père qu'une espérance ; c'était Paris, c'était qu'on pouvait croire encore au miracle d'une mé- tamorphose. Chesterfield se rappelait à quelles mains il était re- devable de l'avoir formé lui-même. Quelque fée parisienne ne pouvait-elle opérer le même charme sur son fils! L'Italie n'a- vait fait de lui qu'un dilettante de musées, mais, pour le garbo , la leggiadrta , la desinvoltura , le vieux lord avait prêché dans le désert. Les dames de Venise et de Rome y avaient échoué. Stanliope arriva à Paris, mieux recommandé que jamais , remis aux mains des plus hahiles maîtres , n'ayant que le plaisir pour toute prescription, pour toute étude. « Marcel (1), lui écrit son père, mis hors de garde par celte nature rebelle , et risquant alors les plus grands noms, Marcel vous sera plus utile qu'Aristote... Les petits soupers, les bals , sont maintenant vos écoles et vos universités... Ne sacrifiez plus qu'aux grâces , immolez-leur des hécatombes de livres. » Et ailleurs : u Lisez plutôt, disait-il souverainement, avec un bon sens qui eût charmé Montaigne, lisez plutôt dix hommes que vingt vieux livres. »

Mais ce qu'il appelait de tous ses vœux , c'était une belle passion, comme on disait alors, dans ce temps de plaisir toute passion, par cela seul qu'elle était une passion, devait être belle; une belle passion.., c'est-à-dire un arrangement avec une femme de qualité. Et, pour arriver à ce résultat si ardemment désiré, que ne fait-il pas, !e pauvre père! Il suit Stanliope de l'œil dans toutes ses démarches, l'anime, le pousse, le talonne, deviendrait au besoin amoureux pour lui, et pren- drait l'incommode bonheur de son fils sur sa tète, pour assurer à ce cher élève tous les profits d'éducation qu'un tel bonheur doit lui donner.

Telles furent pour lord Chesterfield les charges de sa difficile

(1) Maître à danser en vogue.

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paternité. Son désespoir fut encore du courage; il alla jusqu'à armer lui-même ce gauche et indolent chevalier si peu tenté de combattre; sa vieille souplesse lui servit beaucoup pour pren- dre, malgré sa position et son âge, les fonctions du plus obli- geant , du plus empressé des écuyers. Dira-t-on que ce dévoue- ment alla trop loin? Mais il faut faire la part des circonstances, cette part que Chesterfield fit toujours. Eh ! le moyen de former ce qu'on appelait alors un honnête homme, sans passer par ces arrangements non moins honnêtes ! Si le lord avait eu af- faire à un plus mâle courage , à un fils plus légitime , plus entièrement de son sang illustre que Stanhope ne l'était, il est à penser qu'il l'aurait sermonné d'autre sorte, et qu'il eût rempli autrement ses devoirs, de père ; car pour lui, qu'on se le rappelle , les devoirs n'étaient jamais absolus. Voilà ce qu'on peut assurer quand on le voit, du haut de sa chaire de galanterie, se mettre à peindre à grands traits l'opprobre et les suites des débauches. Il reprend tout à coup son niveau de père sévère par ce côté; et, génie facile, il se montre moraliste im- placable, sinon contre les vices , au moins contre leurs incon- vénients. Plus délicat que ses compatriotes, il choisissait parmi les plaisirs , et voulait que toute possession fût une conquête. A ses yeux, « les femmes étaient les raffineuses de l'or mascu- lin , et les deux sexes devaient travailler au perfectionnement de l'homme comme à son être. »

Stanhope passa-t-il, à la fin , par toutes ces filières, et se décrotta-tel un peu dans les soeiétés de Paris, comme disait le beau monde alors? Les correspondants le garantissaient. «Si vous n'y prenez garde, lui écrivait le père pour le piquer au jeu , vous allez acquérir la fâcheuse réputation d'homme bien élevé, et votre compatriote John Trott vous désavouera.» Chesterfield, après plusieurs années de séparation, ne résista plus au désir de juger enfin des choses par ses propres yeux. II n'y a que sa plume pour peindre l'état d'anxiété le jetait l'approche de cette entrevue : « J'attends ce moment, dit-il, aussi tremblant qu'une jeune fille attend la première nuit de ses noces. » Une autre fois , il lui écrivait : « Mon imagination évoque à tout instant votre image, en dépit de votre lonta- nanza; et tant que je vous considère sous l'éclat des lumières de la science , je suis charmé du point de vue ; mais , lorsque

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je vous retrouve sous un autre jour, et que je me figure vous voir maladroit , gauche, insipide, avançant lourdement vers moi, distrait et sans savoir vous êtes , je renonce à vous décrire ce que j'éprouve. Mais je ferai ce que fit autrefois un peintre habile , je jetterai un voile sur les traits et l'altitude du pore. »

Stanhope enfin se rendit en Angleterre, et il est bien probable que le malheureux père fut obligé de se voiler.

Ce ne fut pas tout : une autre déception aussi cruelle vint frapper encore Chesterfiekl dans son amour-propre paternel. Ce fils qu'il aimait bien pour son compte, il est vrai , mais qu'il aimait aussi pour les autres comme il avait aimé tant de choses, ne réussit pas mieux avec les hommes qu'il n'avait fait avec les femmes. Était-ce une leçon de la Providence? La co- quetterie du noble lord était punie par elle avait péché. En vain Philippe Stanhope s'était frotté de droit public dans les cours d'Allemagne, en vain il était allé vivre des miettes tom- bées de la table des légations britanniques : il s'en revint de ses voyages échouer tristement à la chambre des communes, que lui avaient ouverte la bourse et le crédit de son père. Lord Chesterfield, jeune toujours dans son espérance, dans sa vanité pour son fils, crut encore à un succès après celui qu'il venait de manquer si laborieusement. Il lui avait tant répété de leçons oratoires ! il l'avait tant façonné à son personnage de speaker! Il l'avait dressé, comme un jeune faucon , à tous les coups de becs de la parole ; mais tout fut encore une fois inutile : l'ora- teur, troublé, resta court, et le faucon lancé redescendit fort piteusement.

Chesterfield fut admirable encore dans les consolations ingé- nieuses qu'il donna à son fils et dont il se paya lui-même , car l'homme désolé ne tuait pas en lui l'homme d'esprit. « Je ne sais pas, écrit-il à Stanhope après sa mésaventure , si je ne suis pas bien aise que vous vous soyez arrêté ! Que cela vous serve d'éperon plutôt que de gourmette... Pelotiez en attendant partie. » Mais le père eut beau soupirer après quelque revan- che plus heureuse 5 de speech il n'est plus question dans la vie parlementaire de Philippe Stanhope. Il n'y eut plus pour Ches- terfield alors que le rôle d'homme résigné ; il finit par trouver bon à la fin que son fils ne s'exposât plus, comme il dit, aux

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vapeurs pestilentielles de la chambre des communes, qu'il com- pare à la Grotta del Cane. Stanhope en effet était asthmati- que, goutteux, d'une santé déplorable dès sa jeunesse , très- porté d'ailleurs à l'élude, mais à l'étude dans la retraite. Chesterfield le fit envoyer comme ministre à Hambourg, à Mu- nich , puis à Dresde. Il suffisait à ses fondions en lout ce qui n'exigeait que de l'application et du jugement. George II et les ministres donnaient parfois devant le vieux lord des éloges à la correspondance de son fils. Pauvre monnaie que ces éloges ! chétîve obole jetée dans le chapeau à plumes du plus brillant successeur de Marleboroug, trompé dans l'espoir de sa race ! On devait bien cela au père et au courtisan : c'était l'aumône de Bélisaire !

Durant cette dprnière période, la correspondance paternelle ne se relâcha pas, et c'est la politique qui en fait à peu près tous les frais. Celte partie du recueil est avec les aulres lettres d'un contraste assez frappant. L'intérêt s'y élève souvent à la hauteur de l'histoire. La scène y est animée par des luttes pleines d'ardeur. Pill, qui fut depuis le comte de Chatam , livre ses batailles au parlement; le roi Frédéric, de son côté, livre les siennes; c'est le drame de la guerre de Sept ans avec toute l'émotion du moment.

Mais les luîtes de parti dans l'arène parlementaire sont le spectacle favori de ce vieil athlète qui juge admirablement les coups. Il est peu de livres pour faire mieux comprendre les pas- sions et les intérêts qui faisaient jouer alors la machine consli- tulionnelle chez nos voisins. En prenant ainsi celle histoire dans son déshabillé de tous les jours, on trouve celte res- semblance de l'aïeul aux neveux, qu'offre avec nous , peuple consiitulionnel d'hier, le gouvernement anglais. « Il n'y a plus de M. Pitl, écrit Cherslerfield , il n'y a plus que le comte de Chatam ! Vit-on jamais rien de pareil ? quitler la chambre des communes, dans toute la plénitude du pouvoir, pour s'enseve- lir à la chambre des lords, dans cet hôpital des incurables ! » Ne dirait-on pas la phrase prise à un des journaux de notre temps ? Croirail-on que cet hôpital des incurables soit déjà un si vieux bâtiment? et l'aristocratie moqueuse ne donne-t-elle pas la main, au moins dans la métaphore, à la démocratie insolente ? Lord Cheslerlïeld s'effraye des charges du budget el

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des accroissements de la dette; il s'alarme de l'instabilité des ministères et des brusques péripéties de cabinet qu'il a vu se renouveler six fois en six ans. Nous avons , nous, la tète plus forte , et ce rapide tour de roue de la fortune constitutionnelle ne nous fai tplus peur.

Les contemporains politiques lui fournissent une galerie de portraits plusieurs figures sont touchées d'une main hardie. Celle de Bolingbroke et de lord Châtain- surtout ont de l'éclat et de la hauteur, ce Bolingbroke , dont Châtain si épris disait qu'il fallait regretter ses discours à l'égal de la moitié de l'his- toire de Tacite et des comédies de Ménandre!

a Quel que soit le sujet dont il parle ou dont il écrit, dit Chesterfield de cet homme d'État, il l'embellit par la plus mer- veilleuse éloquence. Cette éloquence n'est point étudiée , point travaillée, mais c'est un bonheur de diction dont le cours est plein de grâces et qui , par les premiers soins qu'il y a donnés sans doute, lui est devenue si naturelle que ses conversations les plus familières, mises par 'écrit, pourraient supporter l'impression... Mais il a été un exemple bien humiliant de la violence des passions humaines et de la faiblesse de la raison la plus haute. Ses vertus et ses vices , sa raison et ses passions ne se mêlaient point par des nuances graduées, mais formaient un contraste abrupte el frappant. les plus splendides, les plus ténébreuses couleurs. L'impétuosité, l'excès et souvent l'extravagance caractérisaient ses passions et tous ses plaisirs. Sa jeunesse s'était signalée par tous les tumultes et tous les orages des sens. Il y triompha audacieusement de toutes les bienséances. Sa brillante imagination, emportée par les ar- deurs de son sang, s'épuisait, comme son corps, à célébrer, à déifier les prostitutions de la nuit, et les joies folles de ses repas étaient poussées jusqu'à la frénésie des bacchantes. Toutes ses passions furent suspendues par une autre plus violenle encore, l'ambition... Malgré les dissipations de sa jeunesse et les agi- tations de sa maturité, il a un fonds prodigieux de connaissan- ces de toute sorte, la conception la plus vive, la plus claire, et la plus heureuse mémoire dont jaunis homme ait été favorisé. Il porte partout ses trésors avec lui ; c'est de l'argent de poche, el il n'a jamais besoin de prendre la plume pour complet.. Bien jeune encore, il s'engagea et se signala dans les affaires

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par une pénétration qui fut presque de l'intuition. Je suis assez vieux pour l'avoir entendu en parlement, et je me souviens que , quoique prévenu par esprit de parti, je fus frappé de la force et de la splendeur de sa parole. Semblable à Bélial , dans Milton, il était capable de faire accepter la plus mauvaise cause comme la meilleure. Tous les dons , tous les talents internes et externes qui font l'oraleur, il les avait sans contredit. La figure, la voix , la prononciation, les vastes connaissances et, par- dessus tout, la diction la plus riche et la plus pure , voilà ce qui l'avait élevé au poste de ministre de la guerre à vingt- quatre ans, à cet âge les autres sont au plus présumés ca- pables des derniers emplois Pendant son long exil en

France, il s'appliqua à l'étude avec l'ardeur qui lui était natu- relle, et ce fut qu'il dressa et qu'il exécuta le plan d'un grand ouvrage philosophique. Les bornes prescrites aux connaissances humaines étaient trop étroites pour cette avide et brûlante ima- gination.

«... Il était parfaitement beau ; il avait dans l'air et les ma- nières toutes les grâces imaginables. Il possédait toute la dignité du plus exquis savoir-vivre auquel un homme de qualité puisse prétendre et que si peu possèdent, du moins chez nous. Et main- tenant, que pouvons-nous dire de cet homme extraordinaire, sinon : Pauvre nature humaine, hélas! »

Lord Chesterfield, d'une si haute politesse avec les individus, fait peu de révérences à l'homme en général. Il n'est pas plus enthousiaste de notre espèce que La Rochefoucault et le cardi- nal de Retz ; il les cite avec complaisance : Je vais prêcher, dit-il, sur deux ou trois de leurs textes. Chesterfield eût volontiers appliqué à la masse des hommes l'aveu qu'il hasarde d'autre part : « J'ai fait, dit-il, dans ma vie, des efforts incroyables pour plaire à des femmes dont la possession ne valait pas à mes yeux une prise de tabac. »

La partie politique des lettres de lord Chesterfield suffît à faire mesurer sa portée comme homme d'État. Le coup d'oeil qu'il jette à la hâte sur les événements, sur la situation des divers Étals de l'Europe, est d'un esprit véritablement poli- tique. Il y pressent de bonne heure et annonce haut les deux faits les plus considérables de son siècle, la ruine de la Pologne et la révolution française. Assurément lord Cheslerfield ne fut

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pas seul à avoir cette divination ; mais la date à laquelle il a parlé mérite d'être remarquée (1753), non moins que la solen- nité vraiment prophétique du langage , qui n'était pas ordi- naire chez lui. « Tout ce que j'ai jamais rencontré dans l'his- toire, dit-il, de symptômes avant-coureurs des grands changements et des révolutions existe actuellement et s'aug- mente de jour en jour en France. *>

Le vieux lord ne manque pas, en bon Anglais, de se réjouir de ce grand orage qu'il découvre à l'horizon de la France ; il espère que son pays trouvera son compte aux catastrophes qui l'ébranleront. Il voit dans Louis XV l'ouvrier infatigable de cette révolution; il espère en lui jusqu'au bout, il prierait Dieu pour les jours de Louis XV, s'il était moins philosophe : Vivez, ô roi! s'écrie-t-il.

Lord Chesterfie'd essuya dans un âge peu avancé toutes les infirmités de la vieillesse. Un de ses maux dut lui être particu- lièrement cruel : il fut frappé de surdité ; lui, cette fine oreille athénienne, qui avait tant goûté à tous les charmes de la pa- role, il fut obligé de se retirer dans le silence et la solitude. La fortune ne semblait-elle pas se moquer de lui en l'atteignant? Mais, moins aux écoutes de ce qu'on disait, obligé de se replier sur lui-même, sa pensée y prit par intervalle un tour nouveau « Je ne vis plus dit-il, dans ses lettres, avec une expression presque shakspearienne , qu'on est tout surpris de lui trouver, je ne vis plus que d'une vie de fantôme; spectre de jour, j'erre dans mon parc à la clarté du soleil , comme les autres spectres , vous savez, s'y promènent la nuit. »

Hélas! le côté poétique de sa nouvelle situation touchait fort peu; celte vie forcée de châtelain anachorète dans sa Thé- baïde, très-confortable d'ailleurs, de Blackhealh , lui devait être fort à charge. C'était le sage maigre lui. En vain se con- finait-il dans la lecture , au grand épuisement de ses pauvres yeux. Il allait passer chaque saison à Bath, faisant du mieux qu'il pouvait de sa carcasse délabrée, comme il disait, avec la plus philosophique impersonnalité, tandis que son fils, plus invalide encore, faisait transporter la sienne pour la réparer aux eaux de Spa. Tous deux s'écrivaient de leurs maux et de leurs remèdes, et se consolaient à la manière de d'Alembert et de Frédéric.

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Mais de ces deux vieillards le vieillard précoce élait celui qui devail mourir le premier. Clieslerfield élait condamnée voir fout périr de l'ouvrage péniblement et imparfaitement élevé par ses mains.

Philippe Stanhope alla s'éteindre à Montpellier, de sa maladie de poitrine, qui était le plus grave de ses maux. La nouvelle de sa mort ne vint pas seule, elle apporta au vieux Clieslerfield une révélation bien inattendue. Stanhope avait contracté des liens dont il avait fait un mystère. Morgane d'une nouvelle espèce, depuis dix ans il élait marié. Le choix auquel ses goûts , peu ambitieux, l'avaient entraîné, n'était pas de nature sans doute à combler les souhaits aristocratiques de son père. Et pourtant , malgré la mésalliance, la veuve et les deux fils de Stanthope ne trouvèrent pas seulement Clieslerfield secourable, mais généreux. Cet infatigable dévouement , avec lequel il s'é- tait attelé à l'éducation du père, il le retrouva encore, l'incor- rigible, pour les deux enfants; il reprit son rôle d'éducateur iuterrompu, se préoccupa de leurs exercices, se fil leur corres- pondant classique, toujours leste, toujours spirituel. S'il avait vécu davantage, ce Mentor d'une sagesse mondaine eût lui- même ouvert à ses deux Télémaques le monde dans lequel il n'allait plus. Mais la mort, qui vint trop tôt, lui enleva celte joie suprême, et aussi le patriarcat de la grâce, de cette grâce re- levée de dignité, qu'il avait presque exercé comme une fonction, tant elle lui donna d'influence.

Amèdée Renée.

BRIGITTE

(i)

On découvrit de loin les principaux édifices de la ville, les clochers élincelant, dans la vapeur, aux rayons du soleil le- vant; enfin le fleuve, le pont, la porte Salinière , et la voiture s'arrêta bientôt sur le quai. Les voyageurs, émus, étourdis, occupés des bagages et des gens qui les attendaient, songèrent à peine à se dire adieu. Joseph livra sa malle à un crocheteur , et le suivit le cœur gros de joie et de curiosité. La maison de MM. Lagache était à l'autre extrémité de la ville.

L'homme sonna à une petite porte le long d'un mur, à côté d'une autre grande porte cochère; une servante vint ouvrir.

Mme Lagache? dit Joseph palpitant et tout préparé aux transports qu'allait exciter sa venue.

La servante regarda le bagage avec de gros yeux étonnés, et répondit en mauvais français :

Madame n'y est pas... elle est allée à La Prade ce malin.

Il n'y a personne à la maison?... Joseph ajouta un peu déconcerté : Je suis son neveu de Paris.

Je m'en vais le dire a M. Michel.

Joseph prit sur lui de faire poser sa malle dans le vestibule et de renvoyer son porteur. La servante revint et lui dit :

M. Michel est au jardin , si vous voulez aller le trouver.

Elle lui montra un corridor encombré de balles et de ton- neaux, au fond duquel il vit briller le soleil à travers la ver- dure.

(1) Voyez pape 52 de ce volume.

180 REVUE DE PARIS.

II avisa de loin un gros homme qui fumait et qui vint à lui. L'embarras de Joseph redoubla; cet homme court et trapu, qui avait d'énormes favoris, ne fit rien pour l'en tirer. Joseph enfin lui dit en l'abordant :

Vous êtes le fils de Mme Lagache ?... Je suis votre cousin... Joseph Ouesnel... de Paris.

L'homme répondit : Ah bien!... c'est très-bien...

Il lui tendit la main, et fit un demi-tour comme pour conti- nuer sa promenade. Joseph égaré prit le courage de marcher à côté de lui. Malheureusement il n'avait pas l'esprit assez libre pour s'expliquer cet accueil et voir que celte brusquerie de son cousin cachait autant d'embarras et de timidité véritable qu'il en éprouvait lui-même , mais seulement qu'elle changeait de forme chez un homme mal élevé, déjà mûr, pourvu de ce ventre et de ces épais favoris.

Michel Lagache reprit encore une fois :

C'est très-bien... vous êtes venu nous voir... Ma mère n'est pas ici , mais elle ne tardera pas à revenir... Quelle heure est-il?

Il lira sa montre toujours fumant et toujours marchant; Jo- seph fit un effort pour se mettre à l'aise , et nourrit une con- versation banale telle qu'il l'eût provoquée avec le premier venu. L'entretien roula sur des matières commerciales; le cousin répondait brièvement, d'un ton détaché, et de temps en temps promenait un regard du haut en bas sur les habits de Joseph, fort simples, mais dont la nouveauté semblait l'étonner. Joseph , qui le devinait, glissa quelques mots sur la tenue obligée du voyage et le désordre il était. Il s'aper- çut seulement alors qu'il avait les cheveux longs et bouclés comme on les portait à Paris , et ne sut comment s'en justifier.

Voyez-vous, lui dit Michel, nous autres, ici, nous sommes sans façons , tout ronds. Je vais sur le port comme vous me voyez. Nous sommes trop occupés pour songer à noire toilette, et puis il fait trop chaud , dans ce pays-ci... Fumez-vous?

Joseph n'en avait guère envie; mais, eût-il en mourir :

Volontiers, dit-il pour prendre contenance et gagner du temps.

Le cousin Michel lui présenta une grosse pipe, la lui laissa bourrer comme il put , et ils continuèrent à se promener. Ce-

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pendant le temps passait, la promenade s'allongeait, et Jo- seph , quoique attaché de toutes ses forces à la conversation , voyait passer comme dans les vapeurs d'un rêve les bordures de buis des plates-bandes mal dessinées et quelques hautes tiges de tournesol bourdonnaient les guêpes sous le feu du soleil.

Enfin la servante vint dire que madame arrivait, et Michel laissa Joseph à l'entrée du vestibule. Mmc Lagache, arrivant de sa campagne en chapeau de paille et des paniers à la main , sortit de derrière une porte et s'écria : Ah ! c'est toi, Jo- seph ?

Joseph se précipita dans ses bras et dit, en montrant une petite fille de treize à quatorze ans : Voici sans doute ma cousine ; et il l'embrassa à son tour.

Ah ! dit la tante 5 eh bien ! te voilà ; j'étais à la campagne. La fille m'a dit : C'est un jeune homme de Paris. J'ai tout de suite pensé... Entre, entre; veux-tu te rafraîchir?

On passa dans la salle; Mma Lagache poussa Joseph sur une chaise et se mit a ses côtés.

Ah ça ! as-tu fait un heureux voyage? Comment se porte la mère? et pourquoi n'esl-elle pas venue? Nous l'attendions.

Ces questions, faites coup sur coup, d'une voix haute et perçante, devaient pour le moins surprendre quelqu'un qui n'était jamais sorti de Paris et qui n'y avait jamais entendu crier que les colporteurs dans la rue. Joseph répondit comme il put. Chaque phrase de la tante était en outre entrecoupée d'un soupir bruyant, d'un ah! prolongé, espèce d'expiration satisfaite qui tenait de la place dans le discours, l'aidait à trou- ver la phrase suivante sans le laisser languir, et qui témoignait du moins de sa bonne volonté. Cependant il y eut encore des pauses mortelles plus sensibles à Joseph qu'à personne ; entre autres, à un certain moment, la tante poussa un ah!... et re- garda par la fenêtre du jardin.

Il fait bien chaud , n'est-ce pas?

Oui , dit Joseph ; j'ai beaucoup souffert de la chaleur en route.

Il se mourait en effet du besoin de changer de linge et de quitter sa chaussure, qui le blessait. r- Etienne est à l'entrepôt, mais il va venir. Veux-tu boire?

14,

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IMarion , donnez-lui un verre d'eau el de vin; c'est rafraîchis- sant. Joseph n'avait pas soif; il s'excusa.

Je ne l'écoulé pas ; bois . tu l'en trouveras bien.

II Fallut boire le verre qu'on avait apporté. Mme Lagache reprit haleine.

Ah ça! voyons, que fais-!u maintenant? A quoi l'oc- cupes-tu? Gagnes-tu bien quelque chose ? Ton père t'a fait étudier, à ce qu'il paraît? C'était son idée ; mais enfin ça rap- porlc-l-il? Es-tu coulent? Que fait ta mère? Êtes vous bien dans vos petites affaires?

Des écailles tombèrent des yeux de Joseph. Sa tante venait de parler comme s'il descendait des nues, sans qu'on eût jamais écrit ni rien proposé, ni même entendu parler de lui. Il en fut confondu sans y rien comprendre. Comment en effet pénétrer d'un coup ces contradictions et ces mystères du cœur humain qu>' l'observation la plus longue parvient à peine à percer? Comment deviner en un Instant que la veuve Lagache , qui ne savait ni lire ni écrire, avait pu céder, dans un moment d'ef- fusion, à certains allendrissemeuts qui n'engagent à rien, et qui, sans rien coûter, ont pourtant tout le mérite d'un bon mouvement ; enfin qu'un des traits de son caractère fût d'offrir d'autant plus qu'elle avait moins envie de donner? Comment s'expliquer iJUfe M; Belliaid , par zèle et par amplification gas- conne, avait embelli les dispositions de la famille dont les in- vitations réitérées n'étaient qu'une habitude de fausse cordialité de province et de ces promesses échappées quand on est loin de l'accomplissement? Comment reconnaître qu'on ne peut juger par une lettre que du moment celte lettre a été écrite, surtout dans une maison occupée de ses intérêts journaliers, à cent cinquante lieues de là? Les tendres épîtres des cousins avaient tenu précisément à certaines circonstances passagères, et même ne contenaient que les lieux communs de quelqu'un qui ne sait «pie dire et qui exagère. Au fond ils étaient aussi peu inquiets que mal informés de l'étal des Quesnel, el JMlne La- gacbe surtout y avait pris assez peu de part pour en venir à de pareilles questions « croyant donner au contraire une preuve de grande sollicitude.

Joseph épouvanté répondit :

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Mais vous êtes bien bonne , ma tante ; (ont va assez bien , Dieu merci !

Ah! allons, bien... Brigitte, va chercher Michel. Que diable . il faut qu'il voie son cousin , qu'ils fassent connais- sance.... Il ne vient pas à Bordeaux tous les jours.

La petite Brigitte ne fil qu'un bond jusqu'au jardin. En même temps , Mme Lagache recommandait à la servante d'aller prier à dîner deux ou (rois amis.

Je leur dois une politesse , dit-elle en se levant, et lu ar- rives à propos; ils dîneront avec nous par la même occasion... Tu permets?

Elle passa dans le corridor qui menait à la cuisine. Joseph jeta un premier coup d'oeil autour de lui dans la salle il était : c'était une grande pièce de rez-de-chaussée, tapissée d'un grossier papier l'on voyait représenté quatre ou cinq cents fois le même sujet d'un berger jouant de la flûte à côté d'une bergère qui filait parmi ses agneaux. Ce papier, capable d'allérer à la longue un tempérament un peu délicat, était de cette sale couleur jaunâtre qui porle le nom de la rouille, nuancée en camaïeu ; la monotonie n'en était relevée que par des clairs laissés en blanc sur le nez et les mains des person- nages. Le long des murs régnait , avec un grand canapé d'o- sier , un rang de chaises pareilles. Le milieu de la salle était occupé par une grande table de bois blanc, noircie par l'usage, et posée simplement sur deux tréteaux. Il y avait à l'un des coins une haute pendule à coffre dont on entendait l'éternel ti'ctac. Sur les murs se déroulaient en images coloriées, enca- drées de noir , toutes les aventures de Télémaque, entremêlées de quelques faits d'armes modernes , comme la prise du pont d'ArcoIe en 1830. Plus près de la cheminée figuraient en pen- dant la tête d'Ancus Marlius . roi de Rome, et une pièce d'é- crilurc ornée, premiers chefs-d'œuvre des fils de la maison. Sur la cheminée reposait, sous une boîte de verre carrée, collée de papier sur les angles, un petit Jésus en cire jaunie, couché sur la mousse , en compagnie de quelques oiseaux rares em- paillés sur leurs perchoirs. On voyait de chaque côté deux vases de verre bleu pleins de Heurs flétries, e! au-dessus un miroir, penché eu avant, à cadre île bois enrubané, tout piqué de vélUSté , et sans dorure. Cet ameublement i sans que

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Joseph s'y arrêtât beaucoup, ne répondait en rien à ce qu'il s'était figuré.

Mme Lagache rentra, Michel reparut aussi. Etienne revint de la ville; on lui nomma son cousin Joseph; ils s'emhrassèrent. Autres cris, autres questions. Les amis invités arrivèrent, on fit cercle; la conversation se divisant, Joseph eut moins à faire. Fatigué, poudreux, mal peigné comme un homme qui vient de passer trois nuits en voilure , il souffrait en outre ex- trêmement de meurtrissures aux pieds; mais on ne lui offrit point de s'esquiver un moment ; il n'osa pas le demander, ne sachant pas même était sa chambre. Il lui fallut dans cet état, rougissant à chaque instant de son équipage, relevant ses cheveux, rajustant son col , tenir tète à la compagnie, et ré- pondre à des milliers de questions sur les nouveautés , les ha- bitudes de la capitale et les derniers événements politiques qui s'y étaient passés.

Etienne, le cousin nouveau venu, était un gros garçon à peu près du même âge que l'autre , l'air ouvert , la voix forte , et qui plaisanta Joseph comme s'ils se connaissaient depuis leur naissance. Joseph ne se lassait point , toutes les fois que l'entretien le laissait libre , de considérer par échappées sa tante Lagache, dont il se souvenait d'avoir entendu dire que c'était une bonne commère ronde et réjouie. Ce trait des- criptif lui était resté dans l'esprit comme il arrive souvent pour un objet inconnu. Or , indépendamment de ce renseignement, Mmo Lagache était une de ces personnes dont la vue surprend à tel point, que l'esprit troublé ne s'explique pas tout de suite son jugement. Voici à peu près son portrait. Elle était grande, mais d'un corps épais et voûté, la taille n'était marquée que par les cordons du tablier vers le haut du dos, et d'où sor- taient deux bras malaisés. Sa tète, enfoncée dans les épaules, se dressait avec effort. Son visage, hâlé et d'un rouge vif, était criblé de rousseurs comme d'une lèpre. Les yeux, gros et ronds, toujours près de s'égarer à force de fixité, étaient de ce glauque luisant des chats et des tigres, surmontés de sour- cils drus et rudes. Sur le front, bas et enflammé, pendait un tour à boucles inamovibles , qui remplaçaient des cheveux d'un rouge foncé , dont quelques mèches traînaient encore le long des tempes. Le tout se perdait sous une coiffe de taffetas

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noir qu'on voyait à travers le bonnet de percale. Enfin un nez effronté s'élevait au-dessus d'une bouche grande et sans lèvres manquaient trois larges dents sur le devant. Tel est ce por- trait, qui semble fait à plaisir, mais qui ne rend qu'imparfaite- ment la laideur idéale de l'original. Il y a , comme on l'a dit , de ces visages qui étonnent et dont on ressent tout l'effet pé- trifiant avant de s'en rendre compte. Joseph, dans le premier moment de réflexion, songea à son digne oncle, si bon , si honnête homme, si amoureux de sa femme toute sa vie, et se sentit ému d'une grande pitié pour sa mémoire.

La table étant mise et le dîner prêt , Joseph prit sur lui de demander à réparer son désordre. Mnic Lagache lui dit de la suivre, et gravit devant lui, les mains collées aux genoux, l'escalier des chambres. Elle s'arrêla , après le palier, dans la première, qui était toute nue, toute grande ouverte, à peine meublée d'un bois de lit et de quelques chaises.

Vois-tu, mon pauvre Symphorien couchait ici. Je te ferai monter des draps ce soir. Allons , mets- toi à ton aise. As- tu de l'eau ? Tu n'as pas d'eau ; je t'en ferai donner. Nous t'at- tendons.

Elle s'en alla en faisant : ah ! ah ! de ce ton qui tenait le milieu entre un soupir et le commencement d'un air. Le son de cette voix, soit en parlant, soit en poussant cette exhala- lion, avait quelque chose du cri d'une porte dont les gonds sont rouilles.

Joseph, en effet , n'avait pas d'eau pour rafraîchir ses mains et son visage échauffés ; il n'avait que trop souffert de paraître devant des femmes dans un tel négligé. 11 passa à la hâte le peigne dans ses cheveux, tira une chemise de sa malle, changea de chaussure , et redescendit.

Son habit , quoique fort simple , fit sensation quand il re- parut. On n'en dit mot , mais l'effet se lisait dans les regards. La tante Lagache reporta les yeux sur le vêtement de ses fils, et Joseph alarmé crut y deviner une rivalité naissante. Le dîner fut un dîner de province attristé de la présence d'un étranger; les femmes n'osaient manger, sinon la petite Brigitte, qui mangeait et buvait en tenant son verre à deux mains sans quitter son cousin de ses grands yeux noirs, et qui, voyant qu'on oubliait de changer son assiette, se leva et courut à lui

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en disant de son accenl gascon : Tenez , mon cousin , voici une assiette plus propre. Celle candeur assurée avait d'a- bord gagné le cœur de Joseph. Brigitte, déjà grandelette et comptant parmi les demoiselles, n'était véritablement qu'une enfant, étourdie, joueuse, naïve, soignant déjà gentiment le ménage, jouant en cachette au jardinage avec les enfants des commis, et souffletée encore de temps à aulre par sa mère, mais l'aimant de toute son âme , comme si elle eût été belle et bonne.

Après le dîner, Mmc Lagache, voulant enfin donner idée de son train, fil atteler pour s'en aller hors la ville dans la pro- menade à la mode. On fil monter comme on put huit personnes dans une voilure conduite par l'homme qui faisait les com- missions du port. Comme il n'y avait pas de place, le cousin Michel et l'un des invités montèrent sur le siège à côlé de lui. Cette voilure élait une vieille calèche achetée de hasard , toute poudreuse, doublée d'une éloîfe décolorée et souillée de grandes taches d'huile et de vin , dont les poches déchirées pendaient aux portières qui badinaient sur leurs gonds. Elle était altelée d'un seul cheval , qui avait peine à traîner , et ne servait qu'en de certaines occasions. Mme Lagache en occupait le fond dans ses grands atours , chargée de bijoux et de Heurs; mais, selon celle règle par l'on voit infailliblement qu'un habit n'est pas fait pour des gens indignes de le porter, toules ces nippes semblaient forluilemenl accrochées sur ses épaules, et son laid visage n'en ressortait que mieux, par contraste, co ihme une tache sur un beau linge. II est de ces personnes que non-seulemtnt la parure ne peut parer , mais qui déparent la parure.

Sur le chemin , elle se penchait avec une gaucherie ridicule pour saluer dans sa gloire des femmes de négociants qui ne daignaient pas la regarder. Un pauvre mendiait le long de l'avenue ; elle porta la main à sa poche par habitude du ta- blier, el dit à Joseph : Tiens , jette-lui un sou , je n'ai pas de monnaie.

Joseph se mourait de gène et de sommeil ; on rentra. On se couchait d'habitude à dix heures, mais en l'honneur du nou- Veau-venu on demeura jusqu'à minuit à causer dans la salle. Enfin , comme il s'était plaint plusieurs fois, M,,,c Lagache lui

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dil : Je ferai bassiner ton lit avec de ia cassonnade, tu seras remis demain.

Quand on se fut retiré. M,ne Lagache prit un chandelier et le conduisit encore une fois dans sa chambre.

Nous te mêlions en attendant. Si tu préfères la cham- bre d'Etienne?... Voilà couche Michel. As-tu ce qu'il te faut? Tu n'as pas d'eau ; je l'avais oublié.

Elle appela la fille. Pendant ce temps, Joseph, excédé, ne pouvait qu'écouter. II ne fut question ni de bassinoire, ni de bain de pied , ce qui l'eût pourtant remis de sa lassitude de- venue insupportable. La tante allait, venait, rabattant un drap, rangeant un meuble et bavardant toujours du même ton. Jo- seph prit sur lui de quitter son habit.

Allons, bonsoir, dit Mme Lagache en s'en allant. Joseph courut pour fermer la porte elle ne fermait point ,

ce qui est commun dans les maisons de province habitées par une seule famille. Il faut ici se rappeler le caractère et l'éduca- tion de Joseph : c'était, comme on sait, un garçon rangé . dé- licat, d'un caractère extrêmement faible, qui se laissait abattre par le moindre trouble porté dans ses habitudes, et, pour surcroît, d'une timidité excessive qui l'empêchait de prendre ses aises quand on ne lui laissait pas toute liberté. Susceptible à l'excès , le choquait-on dans ses petites manies ou son amour- propre, il se ramassait pour ainsi dire, se concentrait en lui même, et ne savait que souffrir en silence; mais le mal n'en était que plus profond et l'affront mieux senti. Coucher dans cette chambre, avec cette porte demeurée ouverte, l'inquiéta autant que s'il se fût trouvé dans une aubarge sus- pecte.

Enfin il s'abandonna à la joie d'être seul et de cespirer \m moment, roulant confusément dans sa tète ce qui s'était passé depuis le malin, mais surtout abattu par la fatigue qui lui donnait comme un frisson de fièvre. II commença de se désha- biller; mais il s'aperçut que les vilres le laissaient en spectacle aux voisins. Il voulut y mettre obstacle : les fenêtres étaient sans rideaux. Il lui sembla pour le coup qu'il s'allait coucher en plein mîdi sur la place publique. Il allait et venait dans la chambre, à demi nu, impatienté, occupé à la fois de mille petits soins qu'il ne pouvait remplir.

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Tout à coup la porte s'ouvrit : tout son sang reflua vers le cœur.

Je t'apporte une chandelle, dit Mmc Lagage en entrant, au lieu de ta lampe, que tu ne saurais pas éteindre.

Joseph s'excusa en essayant Je se cacher.

Allons , ne te gêne pas, il faut hien que j'aie soin de toi. Bonsoir.

Elle s'en alla. Joseph, remis de son épouvante, allait enfin gagner son lit , quand il tressaillit en voyant la porte s'ouvrir encore. C'était le cousin Etienne qui revenait du café et qui ren- trait en fumant.

Ah ! ah ! eh bien ! comment ça va-t-il , cousin ? s'écria- t-il en poussant rudement Joseph sur son lit en signe de cor- dialité. Il se mit ensuite à lui conter des bouffonneries aux- quelles Joseph était forcé de répondre, bien qu'il eût tout à fait perdu la tète. Le cousin Etienne couchait dans la chambre qui suivait celle de Joseph et dont la porte ne fermait pas non plus. La maison n'avait qu'un étage dont toutes les pièces donnaient l'une dans l'autre.

Puisque te voilà prêt, dit le cousin Etienne, je vais empor- ter ta lumière.

Joseph , qui avait le soir tant de chères habitudes et qui ne s'endormait qu'après une heure de lecture dans un livre favori, demeura tout à coup dans l'obscurité. Il se jeta, pour en finir, dans ce lit froid et mal fait, comme il se fût jeté dans la ri- vière. II s'y retourna dans tous les sens ; il songeait à sa petite chambre de la place Royale, si commode et si bien pourvue; mais, accablé comme il l'était, c'était déjà beaucoup que d'être couché. Son cousin chantait dans la chambre voisine l'évoca- tion des spectres dans Robert-le-Diablc sur des tons vraiment effroyables. Joseph, que la fumée du tabac tenait éveillé, repassa les événements du jour ; il reconnut qu'il avait eu tort de ne pas avertir de son arrivée , et qu'on n'avait pu mieux faire à l'im- ptoviste pour le recevoir ; que d'ailleurs il n'avait vu ni la ville , ni le port, ni la campagne, ni touché à aucun de ses beaux projets. Il lui restait donc assez de belles espérances pour le bercer jusqu'à ce qu'il fût endormi.

Il se réveilla le lendemain assez tard, tout en sueur, et dans un malaise fiévreux : le grand soleil , inondant le plancher de

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sa chambre exposée an midi , en faisait un poêle ardent. Il s'aperçut de plus qu'on l'avait, dans la force du mol, livré aux bétes ; le gonflement de mille piqûres s'ajoulant à rabat- tement, il pouvait à peine remuer; la curiosité lui fit tout vaincre.

A déjeuner il remarqua que le luxe de table de la veille, qui n'était qu'une propreté bien bourgeoise, avait disparu. Il n'y avait plus de nappe, plus de doubles assiettes. On servit un reste de fromage et de ragoût froid. Etienne et Michel avaient déjeuné de grand matin; quant à Mme Lagache , elle prit son cbocolat, qui était , ajouta-t-elle, une habitude d'enfance, et qu'elle partageait avec sa fille. Joseph fut donc le seul à manger son fromage; comme tout élait d'un goût relevé et qu'il se ser- vait pour la seconde fois d'un certain vin qu'il s'étonnait de trou- ver si mauvais à Bordeaux, sa tante lui dit :

Eli ! mais tu bois comme un chantre.

Et se reprenant aussitôt en lui pinçant le genou :

C'est pour plaisanter, lu penses.

Joseph, interdit, rougit jusqu'aux oreilles et ne put répondre. Quand il eut fini :

A propos, dit la tante, il y a des confitures. Veux-tu des confitures?

Joseph s'excusa faiblement :

Bah ! reprit Mmc Lagache , nous en mangerons ce soir. Joseph, après le repas , s'empressa d'écrire à sa mère avant

toutes choses pour l'informer de son heureux voyage; cette lettre fut assez courte, il y peignait son arrivée en beau , dé- taillait peu de chose de la réception qu'on lui avait faite, re- mettant les détails à plus tard et disant qu'il n'avait encore rien vu des curiosités qu'il se promettait. Il ajoutait des compliments de sa nouvelle famille. Cette lettre élait plutôt pour tirer sa mère d'inquiétude sur sa santé et la manière dont il avait fait la route, que pour lui faire part de ce qu'il avait vu.

Il avait été question le matin d'aller faire un tour à La Prade, était la campagne des Lagache; mais Etienne eut des af- faires, Michel allait au port, Mmo Lagache et sa fille étaient occupées de la lessive. Joseph demeura livré à lui-même. Il s'habilla et s'alla promener tout seul dans la ville. Il partit du haut des quais et les suivit le long du fleuve. La vue de ce port 8 15

-. : »

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est un spectacle admirable. Il faisait heau temps el grand soleil- mais ce bruit e! ce mouvement, çtsttç (-uantiié rie navires, l'af- fluence de tant rie gens qui s'abordaient cl s'occupaient enlre eux , ne firpnt que l'attrister , en lui rappelant qu'il élail oisif, inconnu, loin de sa mère e( rie ses amis, el pour ainsi dire aban- donné pour la première fois rie sa vie dans une ville étrangère : les larmes lui vinrent aux yeux. Il enlra dans un café, il lut avidement une gazelle de Paris qui lui parla au moins de sa chère ville natale.

Il rentra vite au logis, où, ne sachant que faire, l'idée lui vint de se remettre au travail. 11 monta : lout le monde était occupé dans la maison. Il gagna sa chambre sans qu'on fît at- tion à lui. déroula ses livres, ses cahiers, et s'arrangea sur un mauvais guéridon derrière une fenèlre. Il était parvenu à se recueillir , quand la porte cria doucement , et des pas glissèivnt sur le carreau ; il se retourna en sursaut : c'était sa tante.

Ah ! te voilà ! tu travailler ! Je ne savais tu étais. Tu es bien pour travailler; on ne le dérangera pas... Allons.

Elle s'en retourna. Joseph, (oui à fait dérangé, se perdit en conjectures sur ce qui attirail sa tante à tout propos dans sa chambre. Il se remit ; mais il entendait tout le bruit de la cour et notamment son nom qu'on criait à plusieurs reprises, et la voix criarde de M"'c Lagache qui répondait : Il est là- haut.

Son cousin Michel monta.

Ah ! lu travailles! Veux-lu voir charger les baquets, trois cents barriques de tafia que nous expédions pour les nègres? Ah ! les gredins !

Joseph fut obligé d'aller voir charger les tonneaux ; il recon- nut qu'il lui serait impossible de travailler , ces premiers jours du moins, el tant qu'il ne serait pas tout à fait établi à la cam- pagne ou dans une chambre à lui bien fermée.

Mmc Lagache l'aperçut dans la cour. Elle produisait déjà sur lbi sans qu'il s'en rendît compte, l'effet pétrifiant de la torpille. La voix , les pas, le regard de celte femme attaché sur sa per- sonne , lui étaient toute espèce de force et de volonté ; il balbu- tiait , il ne savait plus ce qu'il faisait, el la peur lui donnait une douceur, une soumission, un empressement qui eussent radouci

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des bourreaux , mais qui ne pouvaient toucher Mm* Lagache. Elle lui dit :

Allons donc, on ne te voit pas. Viens dans la salle , nous causerons un moment. On ne jouit pas de ta société.

Il la suivit en tremblant. Elle dévidait de la laine, elle lui embarrassa les bras d'un gros écheveau qu'elle se mit à pelo- tonner.

Eh bien ! tu es sorti, qu'as-lu vu de beau? T'amuses-tu ici?

Joseph faisait plus d'efforts d'intelligence pour soutenir avec sa tante la plus commune des conversations, que s'il eût parlé devant un congrès. Elle ne s'en doutait guère et ne lui en sa- vait aucun gré. Il lui répondit, en y mettant tout le prestige d'une' narration agréable, qu'il était allé sur le port, et comme quoi , dans un café, il élait tombé sur un journal il avait vu...

Tu es allé au café? interrompit Mme Lagache.

Oui , ma tante, et j'ai lu...

Ah ! lu entres comme ca... El qu'est-ce que lu prends là?

J'ai pris un verre de... de marasquin , je crois.

Ah !... et cela coûte encore de l'argent, ça?

Sept à huit sous.

Ah!... heuh!...

Elle regarda Joseph fixement; rien ne saurait rendre le mé- lange d'approbation , d'étônnemenl , d'ironie , de dissimulation grossière, qui se lisait dans caheuli el dans ce regard. Joseph en fuf étourdi, d'aulanl qu'il commençait à comprendre le train de la tante Lagache et de sa maison.

Il redescendit au jardin , il se mit tristement ù se prome- ner jetant les yeux autour de lui, se représentant qu'il élait enfin dans celte ville et dans celte maison tant désirées, et com- bien la réalité s'éloignait de tous les rêves qu'il avait faits; il comptait, à la vérité, que 1 arrivée de sa mère lui rendrait ce séjour supportable.

Cependant les diverses particularités qui l'étonnaient coup sur coup l'amenèrent à examiner plus attentivement l'intérieur de sa nouvelle famille, afin d'établir un jugement définitif. Il n'y avail pas moyen de dou;e; di 'a fo lune des Lagache.

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avouée de tous , et dont il avait mille preuves. Leur maison était en effet une des premières de la ville ; le père Lagache, à force de sagesse et d honnêteté , l'avait élevée à ce point de splendeur ; il avait été fort bien secondé par sa femme, dont l'a- varice sordite passait, en ménage, pour de l'économie. 11 s'é- tait fait aimer, mais surtout craindre de celle-ci, dont il modé- rait ainsi les défauts, et de ses fils, qu'il avait élevés à l'ancienne mode, et qu'il contenait par une ferme volonté. Quoique géné- reux et d'un sens naturel qui lui indiquait comment il fallait user de la fortune, il avait su maintenir une grande simplicité dans la maison. Ouvrier tonnelier d'abord , et puis soldat , quand son père ne tenait qu'un méchant cabaret, il avait gardé certaines habitudes du temps il faisaitson tour de France en simple compagnon : il déjeunait debout avec un morceau de pain qu'il trempait dans un verre de vin; il portait, dans ses magasins, une veste de nankin et une casquette de peau de loutre , qu'il changeait contre un feutre à longs poils et une lévite pour aller sur le port; il ne mettait de plus , aux grands jours, que de gros souliers à boucles et une cravate blanche. Cependant il devinait à peu près comment il lui convenait d'à-, gir dans l'état présent de sa fortune; il avait introduit quelque luxe dans les pièces de cérémonie de sa maison; il montait peu à peu son ménage, sous forme de cadeaux, aux occasions du jour de l'an et des fêtes de famille : c'est ainsi qu'il avait meublé son salon. Tantôt c'était une garniture de cheminée, tantôt une boîte d'argenterie, tantôt un cabaret de porcelaine ; pour les chevaux et la voiture , ils étaient nécessaires dans son com- merce.

Il est vrai que ce mobilier, acheté à mesure et sans beaucoup de goût, péchait par l'ensemble : un beau tapis de Perse s'étalait dans le salon sur un carreau délustré; des enluminures à bas prix déparaient, par leur voisinage, les bronzes de la cheminée; on voyait, rangées sur le beau marbre d'une con- sole , trois ou quatre tasses dépareillées de porcelaine com- mune , et par-ci par-là des ornements qui gâtaient tout : une hirondelle de mer empaillée, un Turc accroupi en terre cuite coloriée, et des coquillages peu curieux rapportés des parties de chasse. Néanmoins, tant que le père Lagache avait vécu, il avait constamment soutenu sa maison sur uu pied raisonnable

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Vis-à-vis des étrangers, et comme il convenait à sa condition. Quand il fut mort, après des dispositions qui témoignaient bien de sa prudence , mais qui ne pouvaient réformer le caractère des siens , tout changea de face dans la maison. M. Lagache avait voulu, en faisant une belle part à sa femme, qu'elle re- tirât sa fortune du négoce et vécût tranquillement, laissant ses enfants libres de le continuer en s'associant. Les frères s'asso- cièrent en effet, mais ils persuadèrent à la mère de rester dans l'association pour accroître son bien ; elle y consentit par cupi- dité , et demeura à la tête de la maison comme par le passé; seulement le train n'en fut plus le même : Mme Lagache ne se mêlait pas du commerce , les fils l'entendaient ainsi , mais en revanche personne ne la troub.ait dans le gouvernement absolu du ménage ; les fils mangeaient avec elle en payant pension. Mme Lagache, nourrissant une basse-cour et tirant les légumes de son potager, n'allait guère au marché que deux fois par se- maine. Etienne et Michel déjeunaient debout, quand ils avaient le temps, à la cave, au magasin, avec quelques fruits qu'ils payaient le plus souvent de leur bourse.

Il y avait sept chevaux dans la maison , on en vendit trois ; on ferma à clef le beau salon, dont Joseph ne put admirer qu'une fois les magnificences ; on supprima les dîners de famille que le vieux Lagache donnait souvent en l'honneur de quel- ques étrangers ou capitaines de navires qu'il recevait à leur passage à Bordeaux. Mme Lagache rompit du même coup avec certaines familles de négociants dont elle ne se souciait plus de rendre les politesses ; elle enferma pour longtemps les services d'argenterie, les bijoux de famille, dans les armoires secrètes elle gardait précieusement des poupées, des cadeaux donnés autrefois à sa fille, et jusqu'à des dragées du baptême de son dernier enfant. Quant aux objets qu'elle estimait le moins, comme des tabatières de son mari, un billard placé à la cam- pagne, et d'autres meubles, elle les vendit; elle s'arrangea si bien que la maison ne lui coûtait presque plus rien. L'hiver, on brûlait des douves et des cercles de vieux tonneaux; les ar- moires bien fournies de linge n'étaient plus à renouveler de longtemps. Quant au service, Mme Lagache trouvait moyen d'en mettre le plus gros à la charge des ouvriers de la cave; pour le surplus , elle prenait une fille de la campagne, qui ne

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restait jamais plus d'un mois pour mille sujets qui ne man- quaient pas de se présenter ; aucune de ces servantes ne pouvait vivre avec elle. Durant les intervalles , M",e Lagache et sa fille les remplaçaient à merveille. Voici quelle était à peu près la règle ordinaire de la maison : Mmc Lagache, un peu apoplecti- que, se levait assez lard, vers huit heures, et demeurait embé- guinée de ses coiffes de nuit. Son premier soin était de veiller aux apprêts de son déjeuner, pour lequel on lui apportait chaque jour de La Prade le lait, les œufs, les légumes qu'il fallait. Cela explique un détail à peine croyable, mais pourtant exact : c'est que Mme Lagache échangeait à peine une pièce de cinq francs chaque mois. La matinée se passait dans les divers soins du ménage remplis par la servante et Brigitte. Cependant Mme Lagache rajustait ses faux cheveux et changeait sa coiffe de nuit pour un bonnet natal à haute garniture, qui rappelait la paysanne. On n'avait pu la décider à (initier ce bonnet, et elle s'était contentée d'y ajouter quelques ornements; ensuite elle allait, venait , furetait , car , si elle se réservait des ca- chettes inaccessibles, rien au contraire dans la maison ne lui était caché. C'était elle qui entretenait sous main le mauvais état des portes et des serrures. Elle connaissait à une guenille près la garde-robe de sa servante et celle de ses commis, dont elle se permettait de visiter les malles; il ne se faisait rien de secret dans la maison, qu'on ne la vit surgir tout à coup, prenant ù peine le soin de cacher son espionnage par quelque feinte gau- che, et jouissant de toute son âme du trouble des délinquants s'il y avait lieu. C'était ainsi qu'elle avait chassé un nombre in- fini de servantes, mis au jour quantité de misérables intrigues et répandu la terreur parmi les gens de la maison. Souvent, soupçonnant des noirceurs dont elle était capable , elle avait maintenu contre des pauvres domestiques, à propos de pareilles misères, les accusations les plus graves et les plus calom- nieuses. Ce système de haute inquisition ne s'arrêtait que de- vant ses fils, qui, parvenus à l'âge d'homme et placés à la tète de la maison , lui avaient inspiré quelque chose de la crainte qu'elle éprouvait devant leur père.

On dînait à deux heures, selon la coutume des anciennes maisons de la ville. Après le dîner, toujours très-frugal, Mma Lagache mettait ses lunettes, et s'occupait à repriser des

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torchons ; Brigitte allait jouer au jardin , abandonnée à son âge comme elle l'était à six ans, sachant à peine lire et coudre. Les fils allaient aux affaires de la maison ; on soupait le soir avec une salade ; ils ne paraissaient pas le plus souvent à ce repas, ils allaient au café, et on ne les revoyait plus que le lendemain.

Le soir , Mmc Lagache , en élé , .sur son canapé, dans l'hiver, au coin du feu brûlaient des copeaux et des bois de la ton- nellerie , causait avec la servante , qui travaillait familièrement auprès d'elle, ou avec quelque voisine, en compagnie d'un chien de l'espèce dite carlin, gras et court, qui hurlait sans fin à chaque coup de marteau frappé à la porte. Quelquefois, en rentrant . l'un des fils apportait à B: ij'ilte du sucre ou des mas- sepains; Mme Lagache disait aussitôt qu'il fallait les garder, et elle allait les serrer dans sou armoire, souvent ils se moi- sissaienl.

Voilà dans quelle maison tomba Joseph, venant de Paris, tout préparé à un grand accueil et à de grands divertissements : on devine ce qui dut s'en suivre des deux parts. L'arrivée de Joseph paru! une charge très-grande; cependant , comme on ne changea rien au train de la maison, il en résulta pour lui d'étranges étonnemenls ; le pire était qu'on ne lui avait pas en- core parlé, connaissant sa position, de sa mère, ni de tous les arrangements convenus par lettres. Il réfléchit ensuite qu'il vivait à Paris , dans sa pauvreté, avec infiniment plus d'agré- ment, de commodités véritables et de luxe même qu'on ne vi- vait en celte maison, dont la fortune s'élevait, disait-on. à 600.000 francs; il songea aux soins de sa mère, à mille dou- ceurs qu'ils se procuraient , à certaines petites dépenses qu'ils faisaient ensemble sans scrupule, et qui eussent passé, chez Mn,c Lagache, pour des prodigalités déraisonnables : il n'ou- blia point dans le tableau le cher abbé, le bon M. Desnoyers, et les larmes lui vinrent aux yeux.

L'heure du dîner s'approchait tandis qu'il continuait sa pro- menade. Brigitte lui vint dire, en lui sautant au cou , qu'on al- lait se, mettre à table. Quand il entra pour prendre place, il remarqua que la bouteille, soit hasard, soit autrement, se trouvai! placé- à l'autre bout de la table; comme il n'osait plus boire à sa soif, il faillit étouffer.

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Après le souper, les cousins s'en allaient au café. Joseph , jusqu'alors, n'avait osé les suivre, par égard pour sa tante et pour sa cousine, qui demeuraient seules. Ce soir-là , comme on lui offrait une partie de billard, il essaya de se lever.

Tu veux nous quitter? dit M,nc Lagache; reste donc, tu nous tiendras compagnie. On ne peut pas voir un moment ce garçon-là.

Joseph retomba sur sa chaise. Une voisine vint qui traita avec Mmc Lagache de la manière d'accommoder des légumes sans beurre et sans huile. Cette femme avait trouvé des expé- dients prodigieux pour faire la cuisine sans les principaux élé- ments. Mme Lagache l'honorait d'une estime particulière. Joseph se levait, furetait, feuilletait un petit amas de volumes usés sur le coin de la cheminée. C'étaient la Journée du Chrétien , un volume dépareillé tfHippolyte, comte de Douglas , un Guide du Voyageur en Angleterre. Il lisait quelques lignes d'un al- raanach, allait regarder les images pendues au mur, et la petite Brigitte , qui ne le perdait pas de vue sans qu'il y prît garde, courut à lui en disant :

Eh ! asseyez-vous donc, mon cousin, vous ne restez jamais en place.

Elle l'entraîna vers une chaise et l'y poussa.

Asseyez-vous , à côté de moi , reprit-elle en appuyant sur chaque mot avec une petite moue souriante ; puis, lui pre- nant les mains entre les siennes : Vous avez l'air de vous ennuyer . contez-moi une histoire, vous devez en savoir. Paris est-il bien beau ?

Joseph se mit à sourire tristement, ému par la cordialité naïve de cette enfant.

Allons , contez-moi une histoire.

Joseph entama une histoire de voleurs qu'il interrompait en riant à toute minute sans parvenir à déranger l'extrême atten- tion de Brigitte , qui, l'œil fixe, la bouche ouverte , réprimant à peine un sourire, le tirait à chaque instant par la manche en di- sant : Après?... après?... Méchant, ne riez pas.

La voisine se relira, mais il fallut rester encore une heure ou deux à causer en attendant dix heures. Brigitte se souvint qu'on devait bassiner le lit de son cousin, qui n'était pas remis de ses fatigues. Mmc Lagache dit ; C'est vrai , je l'ayais oubiié \

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c'est que !a bassinoire est en mauvais étal. Nous allumerons du feu.

On n'en parla plus au moment de se retirer. Joseph dissimula son humeur. Rendu dans sa chambre, il fut obligé de la ranger un peu lui-même ; on avait à peine fait le lit et balayé le car- reau. La négligence méridionale, si choquante pour un étranger, n'avait pas manqué de surprendre désagréablement un garçon si méticuleux. En ôtant son gilet , quelque monnaie roula de sa poche; il compta les cent écus de réserve qu'il portait précieusement dans sa ceinture de cuir. Il y manquait déjà vingt francs. Ces Calculs le ramenèrent naturellement aux motifs de son voyage , dont on ne lui parlait pas, et, frémis- sant à l'idée de voir s'épuiser ses dernières ressources, il ré- solut d'entamer lui-même ce chapitre et de demander à sa tante ce que l'on comptait faire de lui ; du moment que cette affaire lui vint à l'esprit sous la forme d'une négociation , son cœur se serra , il n'osa plus chercher à deviner quelle en pou- vait être l'issue.

Comme il n'avait étudié ni travaillé depuis très-longtemps, il approcha sa table du lit et se saisit avidement d'un de ses li- vres en se couchant. Il lisait à peine depuis dix minutes, qu'un craquement le fît tressaillir. C'était sa tante qui poussait la porte, en camisole, une lampe à la main.

Ah ! tu es couché ; j'ai vu de la lumière chez toi... Il est si tard...

Oui , balbutia Joseph , je lisais un peu avant de m'en- dormir.

Tu te gâteras la vue; il n'y a rien de si mauvais. Joseph, tremblant, éteignit sa chandelle autant par frayeur

que pour se délivrer de la vue de cette apparition. Mme Lagache demeura éclairée par le lumignon qu'elle portait, et, ses traits portant leur ombre difforme de bas en haut sous les barbes bi- zarres de son bonnet de nuit, Joseph conçut je ne sais quelle horrible image du loup coiffé du petit Chaperon rouge ! il se précipita sous ses couvertures.

Bonne nuit, lui cria Mme Lagache. Il répondit d'une voix étouffée :

Bonne nuit, ma tante.

Il n'entendit plus que les ronflements d'Etienne , qui dormait

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tout près , et fui quelque temps à se remettre de son saisisse- ment.

Dès les premiers jours , Joseph perdit tout son lustre et ses prérogatives de nouvel arrivé. On ne faisait plus attention à lui dans la maison; il subissait le sans-gêne d'une longue connais- sance sans aucune des douceurs de la parenté. Ses cousins, occupés tout le jour, lui frappaient à peine de la main sur l'é- paule quand ils venaient à le rencontrer, pour s'épargner la peine de lui adresser la parole. Etienne traversait sa chambre matin et soir sans prendre garde à lui ou lui détachait à peine quelque parole en l'air.

L'effrayante incertitude de l'avenir , qu'il ne faisait encore que pressentit-, l'avertit pourtant de se remettre a ses travaux commencés. Il déploya donc ses cahiers un malin avec grande ardeur, mais on vint lui dire qu'on avait projeté pour ce jour- une promenade à la Teste, petit village dont c'était la fête. Joseph , pris à l'improviste , voulut faire un peu de loiiette. Heureusement il s'était muni pour le voyage de quelques ob- jets sans lesquels il n'aurait pu prendre les premiers soins de sa personne, qui lui étaient aussi nécessaires que le manger et le boire. Encore manquait-il à tout propos des choses les plus indispensables et dont le détail serait trop long; chaque cru- che d'eau qu'il lui fallait se procurer lui coûtait plus de pré- cautions et d'efforts sur lui-même qu'il n'en avait employé dans sa vie.

On partit, mais cette fois plus de calèche; on prit la carriole qui servait aux commissions des magasins. Joseph , en assez bonne tenue , donna le bras à sa tante , qui ne laissait pas d'en être flaltée. Comme tu sens bon ! lui dit-elle.

Moi , ma tante ?

Tu as du musc?

Non, ma tante; c'esl peut-être un peu de pommade que je mets à mes cheveux.

Tu mels de la pommade ?... heuh !

Elle regarda Joseph de ce même air qu'il connaissait. 1! ne se lassait pas d'admirer en marchant combien il vivait dans sa médiocrité avec plus d'aisance que ces gens riches ; véritable- ment il avait l'air d'un seigneur auprès de ses cousins. Ces avantages extérieurs lui attirèrent îles quolibets de leur part.

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Ils ne l'appelaient, par dérision, que M. Joseph; ce qui* ne

laissait pas de le t»''J'1,r- p'e" <'ul ,onr1 ne convenait moins à sa simplicité.

Il avait résolu de parler ce jour-là de ses affaires à sa tante , comptant que l'occasion s'offrirait en marchant tête-à-tête avec elle; mais M",c L'igache ne lui en donna pas une fois le temps. Elle le laissa payer sans façon une partie des dépenses communes. On revint le soir en chantant d'un goût que Joseph trouva d'assez basse compagnie.

Le soir , à peine ouvrait-il son livre , que sa chandelle vint à s'éteindre; il s'aperçut qu'on ne lui en avait laissé qu'un très- petit bout. Il comprit pourquoi sa tante l'était venue voir la veille et prenait un si grand intérêt à sa vue.

II récapitula encore l'argent qui lui restait , et tomba dans une stupeur profonde quand il vint à reconnaître que cette fa- mille hospitalière , qui l'avait attiré sous promesse de tant de bienfaits, non-seulement ne lui prêtait aucun secours, mais en- core menaçait de le dépouiller du peu qu'il avait. Cette épou- vantable vérité ne lui pouvait entrer dans l'esprit. Ses parents connaissaient sa position; il était impossible qu'ils ne songeas- sent point à s'occuper de lui . qu'ils eussent oublié il en était; sa mère et lui se trouvaient dès à piéient sans ressources, et cet argent qu'on lui voyait dépenser était le seul qui lui res- tât dans le monde. Ses parents avaient sans doute quelques dispositions à prendre qui les retardaient , et certainement ils allaient bientôt lui parler. Mais cependant que faire? Il ne pou- vait attendre, et le temps se passait. Il se promit d'entamer l'affaire sans plus tarder avec sa tante.

Le lendemain, toujours décidé, il passa la matinée à se pro- mener dans le jardin , en proie à des anxiétés inexprimables, causées autant par la crainte d'entrer en matière que par celle du résultat. Il avait commencé le malin une lettre à sa mère, sans avoir le courage de la finir, dérangé à tout moment, et ne voulant pas lui laisser voir les tristes dispositions de son es- prit. 11 remonta par crainte de ce qui s'allait passer et termina sa lettre. Il y déguisait tout, pour ne pas désoler la pauvre femme. Il finissait en avouant qu'on ne lui avait encore rien dit , mais qu'il allait porter la parole.

Enfin il entra dans la salle et trouva sa tante seule, qui lisait

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le journal de son fils aîné, tenant la feuille à (rois pieds de distance, les bras étendus et les lunettes sur le nez. Elle leva la tête quand il parut, avec un grognement de satisfaction. Jo- seph jugea le moment favorable , et sentit comme un frisson par tout le corps. Il s'assit auprès d'elle avec une aisance forcée, et demanda ce qu'il y avait de nouveau. Elle se retourna, et il s'aperçut qu'elle avait les larmes aux yeux. Elle montra le journal, qu'elle avait laissé tomber sur ses genoux pour tirer son mouchoir.

Je lisais là... un malheur... une histoire qui est bien jolie... un naufrage.... un pauvre mousse qu'on a mangé.... Ils mouraient de faim... Et ce pauvre petit criait: Ah! ma mère! Il ne savait pas parler le français; c'était un étran- ger... Et il disait : Pas manger moi , capitaine, pas manger! Capitaine! capitaine !

Elle raconta toute l'anecdote en l'estropiant, avec de tels sanglots, un tel accent gascon , imitant si étrangement le lan- gage de la victime , et si horriblement grotesque dans ses lar- mes, que Joseph, s'il n'eût éprouvé par pudeur un grand embarras, aurait éclaté de rire. Il regarda le journal par con- tenance, et vit que celte histoire était un roman publié dans le feuilleton. Il le fit remarquer à Mme Lagache pour la con- soler.

Je le sais, dit-elle, je sais bien que ce n'est pas vrai ; mais c'est égal , je pleure... Je ne peux pas lire ces choses-là sans... comme si c'était vrai... et puis c'est bien fait... ça peut être arrivé.

Joseph s'avisa que sa tante, après tout , avait du bon , puis- qu'elle était si sensible à des maux imaginaires. I! se confirma surtout dans cette idée que le moment était le mieux choisi du monde pour ce qu'il avait à dire, mais il parla d'abord de Paris, des vendanges qui s'approchaient , fuyant pour ainsi dire le sujet qu'il tremblait d'aborder.

Ma tante, dit-il, je voulais depuis quelques jours m'en- tretenir avec vous de vos bons projets... des arrangements qui nous regardent...

Il continua , n'osant prendre la chose sur lui :

De la part de ma mère... Vous connaissez notre position? Je me proposais de vous parler à ce sujet.

REVUE DE PARIS. 1*1

Ah ! ah ! bon... Eh bien?... dit Mme Lagache, dès long- temps avertie. Elle fit en même temps un singulier mouvement sur elle-même , on apparence pour prêter attention , mais qui marquait bien mieux qu'elle se metlait sur ses gardes.

Joseph, quoique fort troublé, sentit d'abord ce désavantage le mettait l'obligation de parler le premier ; au lieu devenir s'offrir à la bonne volonté de ses parents , il n'était plus qu'un solliciteur vulgaire qui vient mendier des bienfaits, et qui s'é- tend sur sa misère pour apitoyer ; tous ses sentiments de dignité se révoltèrent , mais il reprit en faisant un nouvel effort :

Vous savez dans quel état nous a laissés la mort de mon pauvre père. Ma mère ne peut guère se suffire à elle-même. Moi-même, jusqu'à présent, je ne suis pas en état de l'aider beaucoup. Mes cousins ont eu la bonté de songer à moi , et leurs bonnes lettres nous ont fait concevoir l'espérance d'un meilleur avenir. 11 me tarde qu'ils me disent à quoi je puis être utile ; ce n'est pas du moins la bonne volonté qui me manquera. J'attends ce que nous aurons décidé à cet" égard pour écrire à ma mère qui est impatiente de venir...

En ce moment la servante entra pour s'informer s'il fallait demander des œufs à la métayère , qui venait d'envoyer son petit garçon. Mme Lagache voulut savoir si l'on avait cueilli les derniers choux et s'il restait du linge étendu , ce qui l'entraîna dans un assez long colloque avec la fille , qui dit ce qu'elle sa- vait et s'en alla porter la réponse. A voir le calme et la liberté d'esprit de M'"" Lagache durant celte interruption, Joseph épou- vanté soupçonna que tout était désespéré. Il garda le silence quand la fille eut disparu.

C'est vrai, reprit M'"c Lagache, ils me laissent tout mon linge à la pluie. Aimes-tu les choux? nous en aurons aujour- d'hui.

Il répondit à ces paroles sans savoir ce qu'il disait. Une seule pensée bourdonnait, pour ainsi dire, dans sa tête et lui troublait la vue : Tout est perdu !

M"'c Lagache reprit encore comme si de rien n'était :

Ah ça, eh bien! lu me parlais de vos affaires? Voyons, conte-moi ça !

Joseph reprit en s'humiliant davantage pour attendrir: 8 1G

1,82 REVUE DE TARIS.

_ Ma mère est très-affaiblie, le travai1 lui devient de plus en plus pénible, el je ne saurais vous peindre sa reconnaissance quand vous avez songé à nous écrire... el combien elle serait charmée de Irouver en vous une sœur et une amie. Du peste elle ne veut point vous être à charge , ce n'est pas une femme a demeurer inutile dans une maison , et, quant à moï, je (ado- rai de lui venir en aide par mon travail, et selon ce que mes cousins me procureront... Il s'arrêta.

Vois-tu, dit Mmc Lagache sur un ton tout en dehors de la conversation, (on père n'a jamais su ce qu'il faisait, il n'a toujours été qu'une mauvaise fête qui a tout sacrifié à ses ca- prices et à la gloriole. A la maison, il se mit à vivre mal avec, mon père; il n'a jamais voulu rien apprendre ; au lieu de pro- filer de nos connaissances dans le commerce, il part un beau matin sans dire mot à personne ; ce n'est pas ainsi qu'on se conduit. Il a essayé de vingt métiers qu'il a fallu quitter les uns après les autres ; il parvienlà un grade, il se fait casser, tou- jours par entêtement, et toujours dépensant plus qu'il ne pou- vait, à cause de la malheureuse manie de paraître plus qu'on n'est. C'est de lui que vous tenez ce défaut, ta mère et toi... Il la mis au collège ! pourquoi faire ? je n'en sais rien ; c'est bon quand on a de la fortune. Au lieu de te donner un bon étal... à celte heure tu ne serais plus à charge à personne. Regarde, quand nous avons commencé, nous n'avions presque rien ; eh bien ! à force de travail et d'économie, tout vient à bien. Nous faisions un pelil bénéfice: on le mettait de côté , on ne s'agran- dissait pas, et, petit à petit, on amasse. Ta mère à Paris n'a pas su non plus se retourner et modérer son mari , el , quand on prend ce train l'un par ici, l'aulre par là, on se ruine.

Chacun de ces mots s'enfonçait comme un trait dans le cœur de Joseph. Il les comptait, pour ainsi dire, dans son trouble, el des chaleurs lui montaient au front; mais il trouva la force d'arrêter Mmc Lagache au nom de sa mère, avec une ombre de fermeté.

Que voulez-vous , ma tante? dit-il, le mal esl fait , et ma mère...

Mn,c Lagache l'interrompit.

Ta mère s'est tuée de travailler lanl qu'elle a pu , je le

REVUE DE PARIS. 185

sais, cela fait son éloge; mais enfin c'est à présent une femme âgée qui ne peut plus s'occuper de rien et qui a besoin plutôt qu'on la soigne. Que veux-tu que j'en fasse ici? Qu'elle vienne passer six semaines dans la belle saison, à la bonne heure , elle me fera toujours plaisir ; mais , avec ma famille , je ne puis la prendre pour toujours à ma charge.

Joseph fut sur le point de s'écrier : Eh ! madame, je ne viens pas demander l'aumône , puisque ma mère offre ses ser- vices et que je me propose de la soutenir avec mon travail.

Et puis, quant à toi, continua Mme Lagaehe, tant que celle pauvre femme a pu l'être utile par son travail, lu l'as gardée; inainlenani qu'elle est vieille et ne peut rien gagner, lu cherches à t'en débarrasser ? Que veux-tu que je te dise? Cela n'est pas non plus très-bien de ta part...

Joseph, confondu de l'injure, ne put trouver ni la force, ni la présence d'esprit de répondre.

Tout cela, reprit Mme Lagache en époiissetant son ta- blier, tout cela est bien malheureux. Chaque famille a ses dés- agréments, il y a partout des ennuis.

Elle continua par des lieux communs de morale sur la mau- vaise conduite des parents Quesnel, et sur la sage direction de sa maison. Joseph indigné , revenant du coup peu à peu, chan- gea le cours de la conversation, qu'il s'efforça de soutenir jusqu'à ce qu'utie interruption lui permit de s'en aller. ' Il sortit enfin tout étourdi et s'en alla dans le jardin , dans la cour, dans la rue, puis revint au jardin ; il vit alors toute la profondeur de l'abîme il s'était laissé entraîner. Le mal était si grand, qu'il ne put d'abord se résoudre à le croire sans re- mède. I! éprouvait, l'un après l'autre , dans son esprit, les expédients qui s'offraient à lui; il se promit de parler à ses cou- sins, mais, se représentant toute l'étendue de l'affront, il déses- pérait , il voulait tout rompre et partir sans un mol de plus. Il s'assit derrière un bouquet de lilas sur la margelle d'un puits el fondit en larmes, se redressant par intervalles et serrant convulsivement la tringle de fer de la poulie comme s'il eût tenu un homme à la gorge.

Il enlendil la petite Brigitte qui appelait :

Mon cousin, venez nous aider à gauler des amandes.

Elle s'arrêta (oui à coup devant lui.

184 REVUE DE PARIS,

Vous pleurez, mon cousin?

Son visage épanoui reprit un grand sérieux avant que Jo- seph eût le temps de se remettre. Elle garda un moment le silence.

Qu'est-ce que vous avez?... Vous êtes triste? Vous vous ennuyez... Venez vous amuser avec nous, nous allons gauler l'amandier.

Elle lui prit les mains pour l'attirer.

Tu crois donc que je pleurais? dit Joseph en souriant; ne va pas le dire , ma petite Brigitte , tu serais capahle de le faire croire.

Brigitte lui serra les mains , et, le regardant fixement d'un air plein d'intelligence et de compassion :

Je ne le dirai pas , mais vous pleuriez.

Il la suivit et feignit de prendre part à ses jeux avec les en- fants qui étaient là.

Le lendemain, n'y pouvant plus tenir, il chercha des plumes, du papier, s'assura d'un coin il put être seul pour écrire à sa mère, et répandit sur le papier l'amertume qui le débordait ; il racontait avec une indignation longtemps contenue comment on l'avait traité, et, pour dernier trait, son entretien avec sa tante Lagache , qu'il n'appelait que cette femme. « Il n'y a plus d'espoir de ce côté, disait-il; ne comptons plus que sur nous, ma bonne mère, et sur Dieu qui ne nous abandonnera pas. » Il s'interrompit vingt fois par la crainte de porter un trop rude coup à la pauvre femme ; il relut sa lettre , changea quelques mots , adoucit la fin , laissa entrevoir quelques espé- rances , et la porta lui-même à la poste, car il avait lieu de craindre qu'il n'y eût pas toute sûreté, même pour une lettre, avec une femme comme Mme Lagache. Il se sentit soulagé quand il l'eut vu glisser de ses propres mains dans la boîte.

Les cousins de Joseph se décidèrent enfin à lui donner un jour de plaisir et de distraction ; on devait exécuter une partie de chasse qu'on projetait depuis longtemps. Il était question de battre les bois et de souper à l'Ermitage, bouchon célèbre du pays, avec des provisions qu'on y porterait. Michel vint réveiller Joseph au petit jour et ne trouva pas d'expédient plus agréable que de lui verser tout un pot à eau dans ses draps en lui disant avec un grand sérieux :

REVUE DE PARIS. 185

Ces diables de Parisiens sont des paresseux ; mais j ne le croyais pas si alerte. Je ne t'ai appelé que dix fois.

Il se mit à rire. Joseph fit de même, tout glacé; il fut prêt en un clin d'ceil. On attela , et l'on partit.

Joseph , sachant qu'on ferait quelques visites de campagne , avait mis ses bottes les plus fortes, qui n'étaient, comme il le vit plus tard, que des souliers de bal en pareille expédition. Du reste son habit bien coupé, sa mine délicate, ses mains blanches, donnaient à Joseph , au milieu de ses cousins, l'air d'un fils de seigneur avec ses paysans ; il n'eût porté que des haillons, qu'on l'eût encore distingué parmi ses épais compa- gnons , ce qui fut un nouveau sujet de risées : il s'y soumit de bonne grâce.

Arrivés à l'endroit désigné , les chasseurs se divisèrent ; on envoya Joseph vers une côte escarpée et pierreuse, au milieu des bois; on lui mit sur l'épaule le plus lourd fusil , le plus gros havresac, et il fut livré à lui-même. Il n'y vit point d'a- bord de malice ; mais , quand il fut engagé dans les pentes , au milieu des ronces, des excavations , ses boites trop minces tombèrent en pièces; il marchait sur des cailloux tranchants qui lui arrachaient des cris , ses talons trop hauts le faisaient trébucher à tout coup; l'embarras, le besoin, la faligue l'ac- cablèrent; il reprenait haleine sur chaque pierre. Ce ne fut pas tout. Quand il fut arrivé , après une vaillante escalade , sur la crête de la hauteur, il vit que cet affreux chemin ne menait mille part, que le revers était taillé à pic, qu'il lui serait à peu près impossible de descendre par l'une comme par l'autre pente, et que c'était enfin une farce de ses cousins. Il tira un coup de fusil pour les avertir, on n'y répondit pas. Il était midi, le soleil dardait en plein sur ces roches; il se mourait de soif et de chaleur. Transporlé de colère, il se résolut à des- cendre , dût-il se rompre les os. Vingt fois il se laissa tomber de huit à dix pieds sur un rebord de quelques pouces, vingt fois il se suspendit à des touffes d'herbes qui cédaient, vingt fois il s'appuya sur le canon de son fusil au risque de se tuer ; enfin il arriva en bas , excédé , haletant , les pieds et les mains en sang , et courut à l'endroit était la carriole. Un petit paysan mis au guet lui dit qu'on était parti, et qu'on se rejoindrait à l'Ermitage à une lieue et demie de la. H tomba sur l'herbe

10.

186 REVUE HE PARIS.

hors d'haleine et découragé. Puis enfin il se mit en route.

II découvrit la carriole de loin et fut accueilli avec des rires qui le gagnèrent lui-même. Il se précipita sur une cruche qu'on avait remplie en partant : elle était vide ; c'était encore une farce de ses cousins.

On n'avait rien tué , comme c'est l'usage dans ces parties de chasse. Michel proposa de se promener sur l'eau en attendant le dîner; on loua le batelet de l'étang, et on laissa Joseph ramer jusqu'à l'épuisement , pour lui apprendre. Enfin , à la suite d'une manœuvre qu'on lui fil exécuter, on s'entendit pour (irer le cordeau à contre-temps, et on le poussa dans l'eau tout habillé. On se préparait à le retirer, mais il nageait à mer- veille . et remonta tout seul dans le bateau. Joseph , en habit de pelit-inaîlre , trempé jusqu'à la moelle, souleva, comme on pense , de grands éclats. On le fit courir durant trois quarts de lieue pour le sécher ; nouveau sujet de rire. Heureusement il faisait très-cliaud. On arriva , on se mit à table , on mangea de grand appétit, on but à l'avenant. Les habits de Joseph , à peu près perdus, lui arrachaient de lemps à autre un soupir, en sOngea h I aux efforts qu'ils avaient coûtés; mais on l'avait fait boire, sa gaieté reprit le dessus, il ne s'aperçut point qu'on avait mêlé son vin d'eau-de-vie, et rentra le soir assez ivre.

M™ Lagache . qui l'attendait, lui apprit que le premier commis s'éiait trouvé indisposé, et lui demanda s'il ne lui se- rait pas indifférent de coucher dans la chambre voisine, afin que ce pauvre homme eût quelqu'un près de lui en cas de be- soin. Cet arrangement choqua Joseph, comme de raison, mais il ne fit point de résistance; en sorte qu'ayant besoin d'un lit supportable après celte journée, il se trouva couché dans un grenier , sur un mauvais lit de sangle fait à la hâte , et ren- forcé de coussins de canapé. Il se tint assez bien jusqu'à l'heure du coucher * et s'endormit profondément, couvant une grave indisposition causée par sa chute dans l'eau et les excès de tout genre qu'il avait faits. Réveillé vers le milieu de la nuit par des douleurs insupportables, il se leva , se promena en sueur, à demi nu , sans secours, lourmenlé à chaque instant par le commis malade . moins malade ([lie lui, qui l'appelait. Heureu- sement une veilleuse lui procura de la lumière. Il trouva enfin

REVUE DE PARIS. 187

un petit cabinet à mettre des bardes, il s'étendit sur deux chaises, dans la langueur d'une véritable agonie. Tremblant encore d'être surpris dans ce désordre , dont sa tante aurait fait beau bruit, il avait posé sa lumière à terre. Le cabinet, étroit et obstrué de vieux meubles , était à demi dans l'ombre , et le cerveau de Joseph , embarrassé de fumées, était traversé d'imaginations bizarres, comme dans une sorte de délire. Tout à coup il tressaillit et demeura l'œil fixe, pétrifié d'horreur : il venait d'entrevoir devant lui la robe de Mme Lagache , une robe à Heurs jaunes sur fond chocolat, dont la vue lui était si terrible et si familière ! Il fut un moment anéanti sous le coup de cette effroyable apparition , et ne reconnut qu'au bout de quelques minutes que celte robe était accrochée avec d'autres à un porte-manteau, et mise en réserve sans doute pour le blanchissage. Le malheureux , glacé d'une sueur froide, garda quelque temps encore cette horrible impression , et s'alla fe- metlre tout tremblant dans son lit. Toute la nuit fui un long supplice ; il ne se rendormit qu'au grand jour. Le lendemain la diète le rétablit. Comme il s'excusait de ne pouvoir manger a déjeuner : Je m'étonne , dit Mmc Lagache ; lu as un estomac de fer , toi !

Joseph , bien déterminé à ne plus revenir sur le sujet de sa négociation, et laissant passer le peu de jours qui lui sem- blaient nécessaires pour ne pas rompre trop brusquement, songea sérieusement au retour; les difficultés se présentaient en foule, et d'abord, tout épouvanté, il n'osait se figuier dans quelles extrémités il s'allait trouver avec sa mère à Paris. Il voulut du moins, dans son désespoir, terminer un travail qu'il avait apporté à tout hasard. Il comptait , pour s'y appliquer paisiblement, sur un séjour à la campagne qu'il n'avait pas visitée. M""' Lagache l'y mena un jour avec elle, et, comme il laissait voir qu'il avait compté y demeurer, elle s'empressa de lui expliquer qu'elle en avait abandonné le logement aux fer- miers , et qu'elle ne faisait que s'y reposer quand elle y venait pour ses affaires.

Celte campagne, au reste . dont on avait fait tant de bruit , n'était qu'une maison de paysan au milieu d'un potager assez étendu, sans eau, sans ombrage, sans agrément. Joseph se vit obligé de renoncer encore à ce beau projet d'y travailler

188 BEVUE DE PARIS.

dans le calme et la solitude ; mais, durant les quelques jours qui suivirent, il accompagna quelquefois Brigitte quand elle y venait chercher des fruits ou clu linge. Opprimé, abandonné, dédaigné dans le mouvement de la maison, il trouva du moins quelques moments de soulagement et de bon loisir, par de beaux soleils et seul avec sa petite Brigitte, qu'il considé- rait souvent, au milieu de ses oiseaux chéris, avec mille rêve- ries confuses mêlées de regrets , d'espérance , et d'un charme indéfinissable. Une étrange remarque le détournait parfois de cette contemplation : c'est que , fraîche et charmante comme était cette enfant, il avait découvert dans certaines' lignes et certains airs de sa jolie figure la ressemblance éloignée , et bien adoucie à la vérité , de quelque trait difforme du visage de Mma Lagache. Il ne pouvait supporter ce rapprochement révoltant.

Il reçut enfin une lettre de sa mère. Mme Quesnel, fière et courageuse par amour maternel, avait ressenti comme il con- venait l'accueil fait à son enfant. Elle lui disait de revenir sur- le-champ, qu'on ferait comme on pourrait , qu'elle avait du courage, qu'elle se trouverait toujours bien avec son fils , et laissait tomber en passant un mot indigné sur des gens dont il fallait se passer. Joseph baisa la lettre en songeant au trans- port de colère et de noble orgueil contenu dans ce seul mot, et fut tout à fait décidé à partir.

Mais il ne savait comment préparer ce départ trop prompt; sa timidité et sa résolution étaient aux prises; cependant le temps passait. Désœuvré , ennuyé, il errait sans cesse dans la maison sans pouvoir s'occuper, même à lire, inspirant une sorte de pitié dédaigneuse aux gens du logis. S'il paraissait au magasin , on ne se dérangeait pas , ses cousins donnaient leurs ordres sans faire attention à lui ; on lui disait tout sec : Ah ! te voilà ! Les ouvriers, s'il les questionnait , lui répondaient à peine, voyant bien, d'après la manière dont on le traitait et l'idée qu'ils en pouvaient prendre, que ce n'était qu'un fainéant de Parisienqu'i faisait le monsieur, et, pour comble de pitié, sans le sou. Lui-même il se prenait en mépris au milieu d'une telle activité , et , se voyant sans état , sans moyen de ja- mais entreprendre des travaux aussi profitables et de se tirer de son abaissement , il tombait par moments dans un vrai désespoir.

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Ce qui lui semblait le comble irrémédiable de son malheur, c'était que sa mère, à présent hors d'état de travailler, avait pour la première fois de sa vie contracté des dettes, que le pauvre abbé Truelle s'était engagé pour elle , que , lui-même enfin, il n'avait plus assez d'argent pour revenir et ne pouvait se confier à personne. Brigitte, qui le cherchait à toute heure du jour, le surprit encore bien des fois dans les larmes; quant à Mme Lagache, le voyant morose et silencieux, elle lui disait avec une cordialité affectée qui ressemblait à de la dé- rision :

Eh bien ! tu ne dis rien ? tu n'es pas gai ? Décidément je crois que tu ne te plais pas ici.

Après de longues réflexions sur celte position insupportable, il résolut d'affronter son terrible avenir et de partir, quoi qu'il en pût arriver. Il entra tout à coup , un matin , dans le bureau son cousin Michel se trouvait seul , et lui dit :

Mon ami , il faut que je t'avoue l'embarras je suis : je voudrais partir, et jen'ai plus assez d'argent pour mon voyage... Peux-tu me prêter environ cent francs? c'est à peu près ce qu'il me faut.

Tu veux partir? dit Michel; sitôt! Qu'est-ce que cela veut dire? Nous t'en empêcherons.

Joseph, la veille , avait annoncé son départ à Mmc Lagache, qui lui avait parlé de le retenir de vive force, de cacher sa maJle, ajoutant raille plaisanteries qui sont delà politesse en province, alors même qu'on brûle de vous voir dehors. Michel les recommença , et représenta à Joseph qu'il s'était à peine reposé , qu'il n'avait pas donné le temps a ses parents de lui faire les honneurs des curiosités et des plaisirs de la ville.

Je n'étais p;is venu tout à fait pour mon plaisir, balbutia Joseph, très-ému de ces paroles; je pensais être utile ù ma mère, mais j'ai changé de projets. Et, ces mots remettant sa plaie à vif, les larmes lui vinrent aux yeux.

Michel reprit son sérieux. On l'avait informé de la conversa- lion de Joseph avec M"'e Lagache; il connaissait à peu près le caractère de sa mère; il se doutait de ses duretés, et n'avait pas osé revenir de lui-même sur ce sujet. Le chagrin de Joseph le toucha , et , se souvenant vaguement des propositions qu'on lui avait faites , il lui dit :

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Ah çà ! qu'est-ce que c'esl? qu'as-tu? Voyons, nous avions parlé autrefois de te prendre avec nous : cela peut tou- jours se faire si tu y consens. Nous avons de quoi l'occuper ; il nous faut un nouveau commis. Veux-tu rester?

Joseph, ranimé, regarda Michel, qui continua :

Mais il faudra travailler, et, avec le temps, mon Dieu ! si tu veux te mettre au courant des affaires , il peut se pré- senter mille occasions... Rien de tel (pie le commerce... Je te l'aurais dit il y a longtemps : Laisse-moi tous tes livres , et à la besogne, hardi !

Joseph était si abatlu , si effrayé de la perspective <|u'il avait entrevue, que la proposition de son cousin lui parut une grâce d'en haut. Il serra la main de Michel , le remercia, prolesta de son zèle. Désormais il entrerait tout entier , disait- il, dans la carrière qu'il avait la bonté de lui ouvrir, n'ayant d'aulre but que de sortir de l'extrême embarras le jetait son retour.

Michel , mis en haleine, parla tout de suite de le laisser dans la maison , sur le pied de parent, avec quinze cents francs d'appointements. C'était une fortune. Joseph sauta au cou de son gros cousin.

Le bruit de cet arrangement se répandit dans la maison. Joseph se hâla d'en écrire la nouvelle à sa mère , qu'il allait prévenir de son départ. Il se représentait combien il s'était mépris sur la rude écorce de son cousin Michel , et combien au fond c'était un brave homme. Après leur entretien , il le surprit en conférence avec Mme Lagache ; la conversation cessa quand ils le virent paraître. Il jugea que ces dispositions étaient l'objet de délibérations de famille. Sa tante le félicita. Eh bien ! il paraît (pie Michel te prend avec lui ; c'est bien de sa part. Je le connais , c'est un brave garçon , trop bon même quelquefois. Enfin , je le Veux bien , moi ; et puis d'ail- leurs ça le regarde.

Brigitte lui dit le soir au jardin : C'est donc vrai , mon cousin, vous allez rester avec nous ; vous ne pourrez plus vous en aller; nous nous amuserons bien cet hiver , vous verrez.

Il entra en fondions dès le lendemain; on lui adjoignit un commis assez ref rogné pour le mettre au courant de sa be- sogne; mais il ne (arda pas à voir que les dispositions dont

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son cousin lui avait parlé dans son premier mouvement avaient été quelque peu changées. Il reconnut l'influence de Almc La- gache. Les appointements se réduisirent à douze cents francs ; en outre, on lui fit entendre qu'il valait mieux, pour mettre chacun à l'aise , qu'il prît ses repas au dehors. On ne se chargea que de le loger. On lui donna dans le haut de la maison une chambre qui n'était qu'un méchant cabinet, sans cheminée, ouvert à tous les vents, inoccupé depuis longtemps , à peine couvert de papier qui roulait en lambeaux le long des murs. On y porta deux chaises et un lit avait couché la servante. Il se fit lui-même une table pour écrire avec une planche sur deux appuis, que M"1" Lagache réclamait souvent. Ce fut, avec sa malle, tout son mobilier.

Séparé à peu près du reste de la maison , il fut du moins dé- livré de certains visages. Peu à peu sa condition de parent fut changée en celle de commis étranger. On venait l'éveiller dès cinq heures , car il dormait fort ie malin ; sa mère, par ten- dresse , l'y avait habitué. Ce fut un premier sujet de plainte. pour ses cousins. Il descendait à son bureau et se consumait sur des écritures et des travaux qui le dégoûtaient magie lui. Il avait décrit sa nouvelle position à sa mère avec tant d'en- thousiasme et tant de reconnaissance pour ses cousins, que la pauvre femme n'avait pu qu'applaudir; il n'osait lui dire à présent à quel prix il la lui fallait acheter. A midi, il s'en allait diner dans le voisinage, ne voyant de toute la maison que ses cousins ou Brigitte quand il parassait un moment au jardin; elle venait d'ailleurs le trouver souvent au bureau sous quelque prétexte. Le soir , il allait se promener un mo- ment sur le port, et rentrait pour lire et travailler dans «a chambre, dont l'éclairage était à ses fiais. Le dimanche, on ne l'invitait plus aux parties de famille. Ses cousins donnèrent même des dîners de cérémonie sans le prier, et, quoiqu'il fût bien aise de n'y point paraître, il ne laissait pas d'être blessé du procédé.

Bientôt l'ennui, la mélancolie, prirent le dessus ; les regrets, les souvenirs, Paris, sa mère, ses amis, ne lui laissaient point de trêve. 11 se fit des connaissances dans un cercle littéraire l'on trouvait une bibliothèque assez nombreuse; car, dé- goûté de sa besogne, il n'avait [tu s'empêcher de revenir à ses

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études favorites. Ses cousins , qui n'avaient jamais travaillé qu'à la cave et qui savaient à peine écrire , ne purent le guider dans les écritures courantes de son emploi ; il en fut réduit aux enseignements du commis subalterne qui avait convoité sa place, et qui le détestait. Cet homme ne l'aidait qu'avec mauvaise grâce, abusait de sa timidité, et souvent le laissait s'égarer à plaisir , afin d'indisposer ses parents contre lui. Joseph n'avait eu jusqu'alors, avec ses cousins, que des rap- ports de parenté assez insignifiants , comme on a pu juger; mais, quand il fut question d'intérêts et d'affaires de la maison, ils reprirent bientôt leur brutalité naturelle. Ils le ménagèrent pourtant durant les premiers temps; enfin, poussés à bout par plusieurs pièces mal faites, par quelques méprises dans les écritures, qui en avaient amené dans les affaires, ils s'impatientèrent, et, comme un jour Joseph fort en peine consultait Etienne, qui le prenait en pitié, sur la teneur d'une facture : Qu'est-ce? qu'y a-t-il? lui dit le cousin en lui ar- rachant le papier des mains ; tu ne sais pas faire une facture , la chose la plus simple ! Ah ça ! qu'est-ce que tu as appris au collège ? Je n'ai pas fait mes études , moi , mais je ferais une facture les yeux fermés , et un enfant de cinq ans en ferait autant.

Il donna brusquement la facture à faire au second commis, qui riait dans sa barbe. Comme Joseph avait de bonnes habi- tudes d'éducation et certains airs de politesse parisienne qui semblaient fort étranges dans la maison, on ne l'appelait, en son absence , que le monsieur , par dérision. Les esprits distingués, qu'on accuse à tort de dédain , ne rendront jamais aux sots toutes les préventions jalouses que ceux-ci leur font souffrir; le plus souvent, si l'on y prend garde , on voit le sot provoquer l'homme d'esprit et abuser de sa générosité. C'é- taient donc tous les jours de nouvelles épigrammes fort gros- sièrement aiguisées. Joseph supporta tout, dans l'idée qu'il enverrait du moins cent francs à sa mère dès le premier mois; mais il passa ce temps dans une tristesse profonde et toujours croissante ; il ne voyait plus que Brigitte , qui soignait son linge en secret, ce qui la fit gronder, parce qu'on la vil un jour qui descendait de chez lui. Une autre fois , Joseph surprit sa tante elle-même qui faisait sa ronde dans sa chambre pour

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voir s'il n'y cachait rien , mais sa malle était toujours fermée à clef.

Cependant il commençait à s'habituer à sa besogne, il voyait clair dans les livres , et reconnut que la maison avait singuliè- rement baissé, depuis la mort du père, par l'incapacité des enfants ; les deux frères étaient rarement d'accord dans leurs opérations. Un jour, comme ils se disputaient sans retenue en sa présence , il se hasarda à dire quel était l'avis qui lui sem- blait le meilleur à suivre et le plus sage dans l'intérêt de la maison. Etienne s'emporta, et lui dit si crûment qu'il avait tort, que Joseph fut conduit à soutenir son opinion.

Et d'ailleurs , s'écria Etienne , il n'y a que les maîtres qui aient le droit de parler ici! ceux qu'on paie pour le service n'ont qu'à se taire et à obéir.

Joseph pâlit et baissa la lêle sur son registre ; ce n'était pas la première injure qu'il dévorait, et ce ne fut pas la dernière. Brigitte le consolait du moins et venait le voir souvent , mais elle s'en cachait, devinant à peu près les dispositions des alen- tours : Joseph lui-même le lui défendait. Il prenait souvent en pitié cette pauvre enfant si mal élevée, ignorante, se tenant mal , et dont il fallait tout le bon naturel, tous les dons heu- reux , pour résister aux pernicieuses influences des gens qui l'entouraient; il lui serrait les mains et causait simplement avec elle d'enfantillages. Chaque jour elle prenait une grâce nouvelle, mais elle demeurait, pour l'intelligence, aussi simple que par le passé ; elle jouait encore, en cachette, avec des en- fants plus jeunes qu'elle. Cependant, comme on la vantait sou- vent à sa mère, un certain orgueil finit par se réveiller dans le cœur de Mme Lagache ; ses autres enfants n'avaient reçu au- cune instruction; elle se mit en tète que Brigitte, la plus jeune, serait bien élevée, jouerait du piano et parlerait le français parisien. Elle se souvint que les services militaires de son mari lui donnaient le droit de solliciter l'admission de sa fille dans la maison des Saints-Anges à Paris. Le curé de la paroisse, di- recteur de Brigitte, qui lui avait fait faire sa première commu- nion , et qui connaissait toute la candeur de celle belle âme, applaudit à ce projet et s'offrit de s'employer pour oblenir celle faveur; mais il fallait un trousseau, il fallait entrepren- dre un long voyage et quelques autres dépenses inévitables : 8 17

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l'avarice de Mme Lagache fit , malgré tout , que ce projet eu resta là.

Non-seulement la situation de Joseph était intolérable, mais il n'avait plus même, pour se soutenir, l'espoir de s'avancer dans le commerce el de s'établir un jour. La splendeur com- merciale était (ombée, on ne voyait plus comme jadis des for- lunes s'élever tout à coup. Ayant étudié la ville, les circonstan- ces présenles , et pris quelque expérience des affaires, il s'élait convaincu qu'il fallait avant tout de l'argent pour amasser de l'argent. Les plus riches négociants pouvaient tout au plus conserver ce qu'ils avaient. Quant à lui, il n'avait d'aulre pers- pective que de demeurer commis toute sa vie ; il se voyait à jamais médiocre et retenu dans une condition qu'il délestait et qu'il n'avait embrassée que dans l'idée de s'y avancer rapi- dement. II n'osait faire part de ces découvertes désespérantes à sa mère, du moins dans toute leur vérité; mais il les exprimait sans voile au bon abbé Truelle, qui lui écrivait des lettres de quatre grandes pages pleines de tendresse et de paternelles exhortations. Le digne homme le consolait, le soutenait, l'en- gageait à la patience , lui promettant de le tirer de ; il s'en occupait en effet incessamment; il l'avait entièrement rassuré sur la somme qu'il lui avait fournie , quoiqu'il en fût gêné au point de s'imposer de petites privations et notamment celle du tabac, qu'il avait mieux aimé supprimer que ses petites au- mônes.

Ce qui d'ailleurs achevait de détruire les espérances de Jo- seph, du côté du commerce de ses cousins, c'étaient les progrès mal qu'il avait découvert et la ruine de la maison , qi.i lui semblait imminente. Etienne, aveugle et entreprenant , avait. entraîné son frère, depuis six mois, dans une entreprise aux colonies dont la mise de fonds avait été considérable et dont les profits étaient nuls. C'était entre les frères une source de haines et de divisions qui s'envenimaient de jour en jour et se trahissaient à chaque instant par des démêlés furieux. Ils sem- blaient s'entendre cependant pour cacher ces désastres à leur mère, dont tout le bien et celui de sa fille demeurait engagé dans leurs opérations; mais il n'y avait pas moyen de rien ca- i h«r à Joseph . à qui tout passait sous les yeux. D'aillewr.-; il ('lai: (nus: les jours témoin des déhais des deux, frères , qui se

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livraient sosiH'iii ,': u* .;!.« violences disais leur cnbiiiet , qu'il élail obligé de fermer charitablement les fenêtres pour qu'on n'en entendît rien au dehors. Depuis quelque temps ils avaient l'un et l'autre une allure farouche, ils ne parlaient plus, sinon d'un ton brusque; les commis, les ouvriers se conformant au ton des patrons, une espèce de stupeur menaçante régnait dans les cours et les magasins, tandis que Mme Lagache , accoutu- mée au (on bourru de ses fils . vivait à l'ordinaire dans sa mai- son sans se douter de l'orage qui s'amassait sur sa (ê(e.

Joseph écrivit secrètement ces détails à l'abbé Truelle pour achever de lui persuader qu'il n'y avait véritablement rien à gagner à persévère;' dans ie commerce. L'abbé lui répondit courrier par courrier, il lui communiquait avec empressement que le hasard iui avait fait trouver une place dont il pouvait lui répondre, et qui lui rendrait le séjour de Paris non-seule- ment possible, mais peut-être aussi très-profitable; il finissait parlVngager à rompre aussitôt avec ses cousins. Une lettre de Mrae Quesnel accompagnait celle du digne abbé; elle pressait très-vivement Joseph de revenir, ne pouvant plus vivre éloignée de lui.

Joseph fut transporté de ces nouvelles ; cependant il crai- gnait que sa mère et l'abbé ne se fissent illusion par envie de le revoir. Il lui paraissait ensuite peu généreux de quitter ses cousins au moment précis du malheur et dans des circonstan- ces où il pouvait , en les quittant, les jeter dans de nouveaux embarras. 1! se déballait dans ers perplexités quand un grave accident vint tout décider le joui- même il se disposait à écrire à Paris.

11 travaillait le matin à sa table quand il vit Etienne traver- ser rapidement les magasins et courir au cabinet ou travaillait M i lui , doni il ferma la porte; Il n'y fit pas d'abord attention, quand bientôt il entendit 'es voix s'échauffer et enfin des cris terribles. Les deux frères s'accablaieiiJ d'injures, se repro- chaient la ruine de la maison, el s'accusaient l'un et l'autre des plus noires menées. Joseph s'élaii levé,, tremblant et honteux lui-même de ce q:fi: entendait, Toul à coup la porte s'ouvrit avec fracas, el les deux frères sorlircnl corps m corps, hérisses, furieux, se tenant à la , ph, épouvanté, se jeta entre

eux, «'efforçai!! de les se -ri; mais Mu lie, . qui *'(.»:! 1res-

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fort et ne se connaissait plus, le repoussa si rudement qu'il alla tomber sur une caisse en tôle dont l'angle lui fendit la tête. Un ouvrier le releva évanoui et le porta dans sa chambre. Les frè- res se séparèrent, et pendant deux jours un silence lugubre régna dans les magasins , sans que personne sût rien de l'évé- nement.

L'homme qui avait secouru Joseph lui demanda s'il voulait un médecin, mais sa plaie n'était pas grand'chose, on la bassina avec de l'eau fraîche, on y posa une compresse, et Joseph, re- tenu dans sa chambre, repassant sa situation , jugea inutile de parler et prit aussitôt son parti. Il apprêta sa malle , eut à peine le temps d'écrire quelques lignes à sa mère, envoya un crocheteur arrêter une place aux messageries, et le surlende- main , à la pointe du jour, il sortit de la maison avec l'homme qui porlait son bagage et partit pour Paris, abandonnant à ses Cousins environ un mois d'appointements qu'on lui devait.

La diligence sur la route de Bordeaux va grand train ; il se retourna avec effroi dès le premier relai, comme s'il eût craint d'être poursuivi, et la joie d'être hors de cette maison, de re- tourner à Paris , de revoir sa mère et ses amis, lui firent une fête de ce voyage.

Aux approches de la capitale , le cœur lui battait avec vio- lence ; il ne songeait plus à l'avenir, ni à ses intérêts , ni aux suites de l'arrivée; il était tout au bonheur de retrouver ses amis, il se demandait s'ils auraient reçu la lettre , s'ils l'au- raient attendu ; il n'eût pas voulu retarder d'une minute le moment de tomber dans leurs bras. On arriva dans Paris, il le trouvait beau , grand , peuplé, il ne concevait pas qu'on pût vivre ailleurs ; il saluait les ponts , les édifices et les quartiers connus. Tout , autour de lui , était si bruyant et si animé , qu'il lui semblait que la ville s'était mise en fête pour le rece- voir.

On entra , aux éclats de la trompette , au milieu du fracas des chiens, des voitures et des chevaux, dans la grande cour des messageries ; il mit aussitôt la tête à la portière, respirant à peine, et rencontra d'abord les regards de sa mère, de l'abbé Truelle, du bon M. Desnoyers, qui étaient là, les bras étendus, pleurant, appelant, à cette même place il les avait quittés en partant. Ses larmes jaillirent ; il ouvre à la hâte , il saute ,

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court à eux , embrasse sa mère, l'abbé , M. Desnoyers; on ne parle pas, on ne le peut , ce ne sont que larmes , soupirs , mots entrecoupés ; Mmo Quesnel reprenait sans cesse son fils dans ses bras , sans le laisser s'occuper des formalités ordinaires , aux- quelles M. Desnoyers, qui heureusement avait la tète plus libre, fut obligé de veiller.

Vint ensuite un millier de questions ; la première fut : Tu te portes bien? Oui, ma mère, oui, mes bons amis. Après cela qu'importait le reste ? On prend une voiture de place, on s'y loge pêle-mêle avec le petit bagage ; on s'embrasse encore, on se serre les mains, on cause, on questionne, on s'interrompt. On arrive à la maison.

Mm0 Quesnel avait préparé un petit couvert bien propre la place des amis était marquée; elle voulait que son fils re- trouvât d'abord chez lui l'aisance et le bien-être. Joseph , ivre de joie , pénètre dans sa chambre , la trouve propre , parée, ci- rée, avec des rideaux blancs, ses pots de fleurs renouvelés, ses livres bien rangés ; il regarde tout , il s'assied sur sa vieille chaise, jette un coup d'œil par la fenêtre sur la place ; il aurait baisé son petit bureau, son lit, ses vieux papiers, s'il ne se fût contenu ; il se jette encore au cou de sa mère en la remerciant de ses soins touchants; ils pleurent et sourient à la fois. Tout à coup la pauvre femme dit d'un ton sérieux :

Ah ! ne me vante pas, ne me remercie pas ; il m'est arrivé un grand malheur que je n'ai pas osé l'écrire.

Eh! quoi?

J'ai cassé ta belle pipe noire... Je les essuyais chaque jour, je ne sais comment je la laissai tomber. J'étais désolée.,. Voici les morceaux. Peut-on la rajuster?

Pauvre mère! dit Joseph, le beau malheur! Vous vous donniez donc tous les jours cette peine?

On causa, le soir, des affaires de la maison et des divers par- tis que prendrait Joseph ; mais , dans ces premiers moments , on voyait tout en beau. Joseph lui-même , plein de courage et d'espoir, ne doutait plus de rien. L'abbé Truelle, la lèvre ap- puyée sur la pomme d'ivoire de sa canne, parlait peu, souriait, disait qu'il fallait prendre bon espoir, s'en remettre à la Provi- dence , et l'on voyait à son air qu'il en pensait plus qu'il n'en voulait dire.

17.

m REVUE DE !>AP.!S.

Mn,u Quesnel voulul absolument que Joseph , quoi qu'il fit . s»; couchai de bonne heure; ils s'embrassèrent, et il sYn- do/mil profondément, mais M'"c Quesnel ne put fermer l'œil de I;i niiil ; elle se levait à chaque instant, et venait à pas de loup considérer son fils endormi et prêter l'oreille au bruit de son souffle.

Il sembla que le ciel ne voulait point que des joies si pures l'ussent démenties. Deux jours api es, l'abbé Truelle dit à Jo- seph qu'il avait à l'entretenir, et l'emmena se promener avec lui sous les arbres de la place. il lui apprit que M. le comte de Holstein lui faisait offrir une place de mille écus chez lui, avec des travaux annuels pour le ministère; que c'était l'af- faire dunt il lui avait parié , et qu'il ne dépendait plus que de lui d'accepter. Joseph, transporté, fil remonter aussitôt l'abbé pour instruire sa mère et partager sa joie avec elle : en même temps, comme si tout les secondait, un travail qu'il avait pres- que abandonné en parlant venait de paraître avec succès; ce fut notamment ce qui confirma le comte de Holstein dans ses bons desseins sur Joseph. 11 reçut en outre une lettre du ministre lui-même, qui lui donnait des encouragements et lui assurait sa protection; quelques travaux de Bordeaux firent siiite à ceux-là , et achevèrent de le tirer d'embarras en arri- vant.II sevildoncbors de gêne, avec de nouvelles relations, des ressources assurées, et dès ce moment tout alla bien.

Sa mère cependant ne voulut point quitter tout de suite son appartement de la place Royale ; Joseph , logé chez M. de Hol- stein, allait toujours prendre ses repas chez elle. 11 avait alors un an de plus , il avait aussi plus de raison et de jugement , il travaillait plus assidûment et avec plus de force. En quatre mois , la dette sacrée envers l'abbé fut payée ,quoi que le bon- homme pût faire pour s'en défendre; on en paya aussi quelques autres que Mmc Quesnel avait contractées à l'insu de son fils; ils se retrouvèrent enfin dans la plus heureuse médiocrité ; Joseph gagnait peu , mais on se suffisait , et tout s'améliorait à mesure. L'abbé reprit l'habitude du tabac.

Il ne vint aucune lettre de Bordeaux. Joseph jugeait de son côté que ce n'était pas trop du plus profond inépris pour payer cette maison inhospitalière, et que tout ce qu'il pouvait faire était d'oublier ce qu'il y avait souffert. Il apprit pourtant que

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l 'i i i ci i , > : i .; . i i * i i avait él i <• , .' . d- fou , d'o,-

ruinai, qi]'o:i avait bien voulu recueillir ti «jus la maison tant qu'il en avail eu besoin . el qui eu élait sorti de la sorte pour une querelle il avait tori , sans dire mot à personne. Il mé- prisa ces rapports injustes ; mais il apprit encore ce qu'il n'a- vait déjà que trop prévu, que la maison Lagache achevait de se discréditer, et que la guerre avai! éclaté entre les duux. frè- res. Joseph , dans ces débats . plaignait «le toni son cœur la pauvre Brigitte, encore mineure, et dont tout le bien se trou- vait compromis. Il le dit au voyageur qui lui donnait ces détails.

Elle a quitté la maison, comme vous savez , reprit le Bor- delais : elle est à Paris.

A Paris? s'écria Joseph.

Oui, elle est ici, aux Saints-Anges, je crois bien qu'elle finira par se faire religieuse , si l'on ne vient à la perdre. C'é- tait une enfant d'une pauvre santé; on ne pensait pas la con- s< rver.

Le voyageur ajouta là-dessus tout ce qu'il en savait, sans parvenir à satisfaire la curiosité empressée de Joseph , qui ra- conta celle nouvelle chez lui. Tout rapport était irrévocable- ment rompu entre les deux familles. Mais ces événements ar- rivés cou)) sur coup, la ruine des Lagache, l'arrivée de Brigitte, émurent beaucoup Joseph et sa mère. Ils en causèrent longue- ment à dîner avec l'abbé Truelle, qui dit seulement, quand on parla du couvent, qu'il connaissait la supérieure de la maison. Joseph, fort préoccupé , songea d'abord à rendre visite à Bri- gille dans ces tristes conjectures. Mais il y avait longtemps qu'ils ne s'étaient vus ; il se représenta les dispositions des La- gache à son égard. Brigitte, à présent grande demoiselle, ou l'avait tout à fait oublié, ou avait épousé les ressentiments de sa famille. Enfin, il résista à ces premiers mouvements et n'y songea plus, sans savoir même les circonstances qui avaient suivi son départ, et qu'on va reprendre.

Joseph, à son insu, s'était bien vengé des Lagache, et Mme La- gache, en le poussant à partir, ne se doutait pas de la plaie profonde qu'il laisserait dans sa famille, Le jour même de son accident, Brigitte alla le trouver au bureau , el , ne voyant pas derrière la vitre ce visage doux cl triste qui lui souriait d ha-

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bitude , elle pensa qu'il était en ville. Le lendemain , ne le voyant pas encore, elle s'informa avec précaution auprès des hommes du magasin. Enfin la nouvelle de son départ se répan- dit dans la maison avec le bruit qu'on imagine. Ce fut une ex- plosion d'indignation qui dura quelques jours. C'était à table surtout, l'on se trouvait réuni, qu'éclataient d'intarissables récriminations conlre le singulier cousin; chacun citait quel- que grief oublié , quelque méfait choquant sur lequel on se ré- criait de concert. Brigitte, qui aimait sa mère et ses frères avec la candeur d'une enfant , sans se douter de leurs horribles dé- fauts dont elle était pourtant victime à toute heure , Brigitte écoutait, la tête baissée, sans avoir l'air d'y prendre garde, et ne pouvait concevoir ce qu'elle entendait de son cousin Joseph, qui lui semblait si bon et si doux; elle rougissait , répandait de l'eau sur la nappe, mangeait vite, se faisait gronder pour quel- que maladresse, et s'en allait dans le jardin, les pleurs la prenaient sans savoir pourquoi. On l'avait retirée depuis un an d'une petite pension dirigée par des religieuses ; elle voulut y retourner. Il était impossible de la faire habiller le dimanche pour la conduire à la promenade. Elle devint sensiblement triste et taciturne; on la trouvait au fond du jardin avec des yeux mal essuyés; sa jolie figure se flétrit. Elle allait souvent à la campagne , s'y trouvait bien seule , et y demeurait le plus longtemps possible. Enfin la métayère , qui l'avait nourrie et élevée, dit à Mme Lagache : Mademoiselle est malade , faites- y bien attention ; elle n'est plus la même ; veillez-y.

Mme Lagache questionna sa fille grossièrement et n'en tira rien. Brigitte répondait avec cette brusquerie commune à toute la famille : Mais quoi ! que me veut-on ? je suis comme à l'ordinaire. Malade? Ce sont eux qui le disent; je ne sais ce qu'ils me veulent. Que je sois gaie? Je ne suis plus une enfant; je ne puis jouer comme à dix ans.

Les choses allèrent ainsi quelque temps. Elle perdit l'appé- tit, et , quand on voulait la contraindre à table : Que vou- lez-vous, ma mère? faut-il que je me donne le mal que je n'ai point? Elle tomba dans une langueur décidément alarmante, et finit par garder le lit. On fit venir d'abord un médecin du faubourg , qu'on assista bientôt de deux autres, qui venaient chaque jour s'enlre-regarder au pied du lit sans savoir de quoi

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il était question. Il la traitèrent pour une maladie qu'elle n'a- vait pas et lui donnèrent une bonne fièvre. Mmo Lagache était fort chagrine, sans démentir pourtant son caractère , qui ne s'affectait vivement que par intérêt et par égoïsme. Elle n'en perdait pas une de ses habitudes , et faisait soigner son enfant par sa mère-nourrice , qui aimait Brigitte comme sa propre fille. Cette femme , mieux avisée dans son bon sens que la mère et les médecins, n'épargna rien pour faire avouer à Brigitte la cause morale qu'elle soupçonnait à son mal; mais Brigitte ré- pondait toujours : On me rend malade à force de me tour- menter ; je ne sais ce qui les a pris.

Cependant, une nuit, elle fut saisie d'un violent délire ; et, comme la bonne femme éperdue la conjurait de revenir à elle, il lui échappa de dire à plusieurs reprises; Mamette! je veux voir mon cousin, moi; je veux l'aller trouver! Ma- mette remarqua bien ce propos et le rapporta , mais les Laga- che avaient d'innombrables cousins , et l'on ne sut ce que cela voulait dire. Quand on rappela ce propos à Brigitte, elle répon- dit qu'elle avait sans doute rêvé et qu'elle ne se souvenait de rien.

Enfin la forte fièvre tomba. On conduisit Brigitte à la cam- pagne , comme elle en avait marqué le désir; elle y passa un mois dans une sorte de convalescence, mais l'appétit ne reve- nait pas, la langueur était la même ; on la ramena à Bordeaux dans le même état sans qu'on y pût rien comprendre. Les mé- decins , fatigués, laissèrent entendre pu'il n'y aurait rien d'é- tonnant à ce qu'on vînt à la perdre , et l'on finit , comme c'est l'usage, par recommander de la faire voyager et changer d'air. On parla de la mener à Montpellier , mais ce projet lui répu- gnait; d'un autre côté, M'"c Lagache frémissait à l'idée des dé- penses d'un pareil voyage, elle serait obligée d'accompagner sa fille ; à cette occasion le couvent des Saints-Anges lui revint en tête; ce qui la décida surtout fut que la femme d'un négo- ciant, qui allait chercher son fils pour les vacances dans un collège de Paris, offrit d'accompaglier Brigitte durant ce voyage.

Quand on parla de ce projet à Brigitte , ce mot de Paris l'at- teignit au vif. Elle parut fort contente, elle dit que oui , qu'elle le voulait bien ; on ne s'étonna point qu'elle eût ce grand désir

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de voir l.i capitale. Des ce moment l'espoir et la joie r 'viiuciil; on s'imagina qu'elle était guérie , que ce voyage allait la dis- traire, et l'on avisa, pour plus d'avantage, qu'elle achèverait son éducation. Les frères surtout favorisèrent le projet et en liâlèrent l'exécution; prévoyant de sinistres événements, ils voulaient du moins que Brigitte en fût écartée et pût sauver du naufrage quelque peu d'éducation. Tout le monde vint la féli- citer, et ce n'étaient entre la mère et les voisins qus commérages et châteaux en Espagne.

Nous avons bien des parents à qui je l'aurais recomman- dée là -bas, disait Mme Lagache , mais nous sommes brouillés , et d'ailleurs nous n'avons pas besoin d'eux; la petite part avec Rjnie Boissard, qui la mène jusqu'à la pension , et qui la remet- tra entre les mains de la supérieure. M. le curé m'a prorais qu'elle serait reçue comme l'enfant de la maison , qu'on la distrairait, qu'on la mènerait promener, enfin qu'elle serait élevée comme une fille noble et pourrait prétendre un jour à tous les partis.

On s'occupa des malles et du trousseau , et ces préparatifs traînaient en longueur; mais Mmc Boissard avait irrévocable- ment fixé son départ, il n'y eut pas moyen de reculer, et Bri- gitte quitta Bordeaux le 4 mai, un vendredi, quoi qu'on eût pu faire pour éviter ce jour malheureux.

Brigitte , tombée tout à coup au milieu d'une ville étrangère, dans une maison inconnue, n'osa s'informer de ses parents. Elle avait toujours été d'une grande dévotion; la règle d'une maison religieuse convenait mieux à son état que le train de la maison maternelle, qu'elle avait fini par prendre en dégoût. Eiie s'accoutuma de son mieux à sa nouvelle situation, et l'on pensa qu'elle n'était pas éloignée de prendre le voile ; seulement on avait peur que le dépérissement elle était tombée ne remportât bientôt.

Ce fut dans ces dispositions qu'elle apprit, à quinze jours d'intervalle, les effroyables désastres qui venaient d'accabler sa famille, et qui semblaient devoir la détacher à jamais du monde. Son frère Etienne, engagé dans des affaires dont il ne I ouvail sortir ayec honneur, s'était frauduleusement embarqué avec tout ce qu'il avait pu emporter d'argent, laissant sou frêle Micli I écrasé des suites el du déshonneur de cette affaire.

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Michel s'était coupé la gorge avec un rasoir trois jours après. On l'avait trouvé mort depuis douze heures sur le chemin de ta' Prade. Cet événement fit un bruit épouvantable a Bordeaux. Les créanciers se jetèrentaussilôt sur les restes de celle malheuivme maison.

Mme Lagache, alitée dés les premiers malheurs, et frappée coup sur coup, mourut en huit jours, avant qu'on pût faire venir sa fille , et de la manière la plus misérable, sans parents, sans amis autour d'elle , et méprisée de certaines gens du voi- sinage, qui lui faisaient bon visage quand on lui croyait du bien. Elle recommanda elle-même jusqu'au dernier moment qu'on ne fît point venir sa fille, de peur de la dépense; file était assez tranquille d'ailleurs sur son compte , la sachant en disposition de prendre le voile.

Joseph apprit tout ceci par les journaux, presqu'aussitôl que Brigitte ; il en fut frappé comme d'un coup de foudre. Il se re- présenta sa pauvre cousine ruinée, orpheline, abandonner; <t tant d'infortunes si pressées, si surprenantes, lui arrachaient des exclamations sans fin. Cent fois il avait dit à sa mère tout le bien qu'il pensait de Brigitte, et M"'c Ouesnel, partageant s s sentiments, avait fait grâce à la famille en faveur de celte ex- cellente enfant. D'ailleurs le malheur était si grand, qu'il effa- çait tout ressentiment. Joseph courut chez l'abbé Truelle, pour lui dire qu'il croyait de son devoir, en cette circonstance, d'aller offrir ses services à sa cousine, ou du moins ses conso- lations, et qu'il le priait de l'accompagner. L'abbé, qui souriait parfois en l'écoutant parler de Brigitte, approuva son pTqjel ; mais il fut d'avis d'aller seul d'abord en causer avec la supé- rieure, et demander la permission de l'introduire. Joseph lui dit de venir dîner, et l'attendit avec impatience en racontant le tout à sa mère.

L'abbé vint; il rapporta une réponse favorable, il donna des nouvelles de l'état il avait trouvé M11" Lagache. qui lui avait para, disait-il, fort touchée dans sa timidité du procédé de ses parents. Joseph faisait questions sur questions, mais l'abbé modérait visiblement ses propos. 11 promit à Joseph de l'ac- :'.uer le lendemain. M"»* Ouesnel fil de ncmveljes' plaint s sur le sort de Brigitte , et dit qu'elle Tirait voir aussi. La cou-

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versalion roula là-dessus ; Joseph, qui semblait préoccupé , dit enfin à l'abbé :

Dites-moi , mon bon ami, que pensez-vous de ma position présente?

Je pense qu'elle est bonne et ne peut que s'améliorer ; qu'a- vec ta conduite, ton amour du travail , l'estime dont tu jouis, des débuis si heureux

Mais enfin , croyez-vous que je sois assez hors de peine pourm'établir?

Sans doute, dit Nmt Quesnel, si tu trouvais une femme qui eût tes goûts simples et tes qualités ; mais pourquoi?

C'est que je conçois un projet.

Lequel? dit l'abbé.

Nous avons, dit Joseph en regardant sa mère, de grandes obligations à mon oncle Lagache; il ne reste de lui dans le monde qu'une pauvre enfant qui est orpheline, sans appui, sans fortune; il doit s'en inquiéter là-haut. Brigitte est une excellente créature, je la connais, et rien ne pourrait mieux m'acquitler que... que de l'épouser.

Bien , mon enfant , s'écria l'abbé , tu n'as fais que me pré- venir, tu es un bon et digne garçon, et je remercie le bon Dieu, qui t'a donné ce que je lui demandais pour toi depuis que tu es né.

Mais , dit Mma Quesnel , le degré de parenté ?...

Cela n'est rien , reprit l'abbé , et , quant aux intérêts qui t'occupent , mon petit Joseph, tu gagnes assez déjà pour soute- nir ta famille, et je réponds de tes progrès. Dieu aura égard à ce que tu fais.

Au surplus , dit Mme Quesnel , Brigitte est la femme que je préférerais pour mon fils , mais il faut savoir ce qu'elle en pense.

Pour ceci, dit l'abbé souriant et regardant Joseph, je n'en suis pas inquiet. Nous irons la voir demain.

Joseph alla trouver l'abbé à l'heure convenue, agité par l'ap- proche de cette visite. Il prévoyait maintenant mille embarras; il disait notamment que sa cousine pouvait être décidée à em- brasser l'état religieux.

Tu le lui demanderas, répétait l'abbé en s'apprêtant.

Ils sortent enfin, ils se hâtent, ils arrivent aux Saints-

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Anges; sur le nom de M. Truelle, la supérieure accompagne sa pensionnaire au parloir. Brigitte arrive tremblante, hors d'elle-même, ne pouvant croire ce qu'on avait dit; elle aperçoit Joseph , elle pâlit, chancelle , et enfin tombe dans ses bras en pleurant à chaudes larmes; la situation ils se retrouvaient expliquait assez leur émotion. Joseph, ensuite, évitant de trop insister sur les événements de famille, consola sa cousine, lui annonça la visite de sa mère , et qu'il lui restait des parents qui voulaient lui tenir lieu de ceux qu'elle avait perdus; mais Brigitte ne revenait point de son trouble; elle rougissait, pâlis- sait, laissait sa main dans celles de son cousin, et sa gorge gon- flée , les veines de son beau visage , tendues à se rompre , trahissaient la violence de ses émotions. Pendant ce temps, la supérieure et l'abbé, les regardant, s'entretenaient ensemble. Le séjour de Brigitte dans la maison en avait déjà fait une toute autre personne. Sauf la pâleur et les traces de sa lan- gueur . elle était belle , grande , bien faite ; elle avait acquis de nouvelles manières avec de nouvelles connaissances. Joseph, qui s'était laissé gagner par son trouble , revint sur les bonnes intentions de sa mère, et dit enfin à Brigitte d'une voix timide : Nous avons voulu resserrer encore notre parenté, ma mère veut que vous soyez véritablement sa fille. Nous n'avons point de fortune à vous offrir, mais je sais comment vous étiez élevée, je connais votre simplicité , votre douceur; ce que j'ai fait pour ma mère, je le ferai pour elle et pour vous : j'espère que je pourrai vous rendre heureuse. Le voulez-vous, Brigitte? Et, si vos goûts ne vous attachent pas pour toujours à celte maison, dites, voulez-vous être ma femme?...

Brigitte ne répondit pas. La supérieure, en souriant, lui prit la main :

La pauvre enfant ne peut répondre, mais je réponds pour elle, et vous donne de grand cœur son consentement.

Brigitte fondit en pleurs dans ses bras. L'abbé, pour abré- ger la scène, dit qu*il fallait un peu distraire celte pauvre enfant, et qu'elle irait passer le temps de son deuil chez sa tante, qui viendrait la chercher le lendemain ; après quoi l'on se sé- para.

M"10 Quesnel vint en effet le lendemain prendre Brigitte pour la mener chez elle l'attendait Joseph. On eut de quoi lui 8 18

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doniiet' une chambre dans le nouveau logement. Ce Put pour M",c Quesnel , tandis que Joseph était occupé , une compagnie filiale durant le temps du deuil . el l'on fil pour ainsi dire l'ap- prentissage du bonheur futur. Le mariage eut lieu au bout de quatorze mois. Quatre ans après, M. Joseph Quesuel fut nommé chef de bureau au ministère de l'instruction publique , son père- avait été si petit employé.

ÉDOUAKl) OURLIAC.

UNE

M1ITIE LITTERAIRE.

Il y a sur les inimitiés d'ailleurs des apophtegmes nombreux et même une théorie consacrée. L'histoire des littératures est toute retentissante du bruit des querelles qui ont ému les écri- vains aux différentes époques. Toutefois, l'amitié littéraire a aussi ses annaies. Si sombre que soit le revers de la médaille, il n'exclut pas la face brillante. En regard de ces mille indivi- dualités que la haine empreint de son sceau, apparaissent quel- ques organisations jumelles, la tète encadrée dans un même orbe lumineux, se souriant l'une à l'autre, les mains douce- ment entrelacées et pressées étroitement. Il est de généreux esprits qui , subordonnant tout au besoin d'aimer . plus avides de bonheur que de gloire, n'aspirent qu'à se fondre tout entiers et a se réfléchir pour ainsi dire dans un autre soi-même. La sympathie est comme un milieu indispensable à l'épanouisse- ment de leur être. Si les écrivains haïssent plus violemment, ils aiment aussi plus grandement que d'autres quand ils ai- ment. Leur nature plus exquise leur fait goûter dans sa pléni- tude une affection féconde en jouissances de prix pour qui sait la bien connaître. Comme (oui sentiment s'accroît par les lu- mières de l'esprit et par l'énergie de l'âme, il n'est point d'ami- tié, sans contredit, comparable à celle du penseur ou de l'ar- tiste dignes de ce nom.

L'antiquité nous a |ransmis le souvenir de plusieurs amitiés

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célèbres de poêles el d'orateurs. On sait entre autres l'affection qui unit Plutarque el Sénécion , Cicéron et Lélius , Virgile et Horace, Tacite et Pline le jeune. Je n'insiste point sur ces exemples , comme étant trop connus. Dans l'antiquité païenne, d'ailleurs , l'amitié , de même que l'amour , me paraît un sen- timent froid, incomplet, aride, tantôt mâle, tantôt frivole, mais essentiellement dépourvu de celte effusion de charité , de celle onction pénétrante, de cette bienveillance toute frater- nelle que le christianisme semble seul lui avoir révélée. Sans doute le doux el modeste Virgile est fait pour comprendre tous les sentiments de l'homme religieux ; son âme tendre et rê- veuse , anomalie dans la société païenne , pressent et devance toute une psychologie nouvelle. Soit qu'il chante, dans la dixième églogue, son ami Gallus mourant d'amour pour la comédienne Cythéris, soit qu'il célèbre la naissance du fils de Pollion, soit qu'en compagnie de Varius, il prenne Horace par la main et le conduise devant Mécènes, il s'offre à nous comme le plus candide des hommes et le meilleur des amis. Mais Horace , bien qu'il célèbre sincèrement , je le veux , le génie et le cœur de Virgile , et qu'il proteste l'aimer sans réserve, Ho- race, malgré son ode fameuse, me paraît peu propre de sa na- ture à cet échange de sentiments sérieux el profonds qui con- stitue la véritable amilié. Horace, bon homme au fond, sans haine, sans fiel, sans envie, a trop de penchant au plaisir facile et à la volupté , il aime trop Lydie et Néera , et le vin de Falerne, et les roses qui parent son front, il s'aime trop lui- même pour suffire à des liens que les sacrifices seuls entretien- nent et resserrent.

En France , dès le xvie siècle, un des premiers monuments de notre langue renferme un des plus remarquables témoi- gnages d'amitié dont la littérature s'honore. Tout le monde a lu le beau chapitre des Essais Montaigne consacre à son amitié avec La Boëtie des regrets si touchants. Chacun a pré- sentes à l'esprit les expressions vives et pénétrantes par les- quelles il éternise le souvenir de ce jeune homme qu'il connut si tard, qui lui fut enlevé si vile, el qu'il pleure encore vingt ans après l'avoir perdu , avec une fidélité inviolable, tant il l'a aimé, tant leurs âmes, une fois en contact, s'étaient mêlées et confondues. Telle est la puissance d'un sentiment vrai, que

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ïe style de Montaigne, d'ordinaire sentencieux, s'élève et de- vient aussi sentimental qu'énergique pour épancher sa douleur. Il y a quelques pages qui feront éternellement honneur au coeur de Montaigne , qui l'absoudront du reproche d'insensibi- lité sceptique et d'égoïsmequi eût pu l'atteindre.

Au siècle suivant, l'union traditionnelle de Virgile et d'Ho- race semble revivre à quelques égards entre Racine et Boileau. Cette amitié qui s'abrite sous les ombrages d'Auteuil , et qu'as- saisonnent les dîners de la rue du Vieux-Colombier , a quelque chose de noble, de décent , d'une élégance sévère comme l'é- poque. Je remarque seulement qu'elle a trop spécialement pour objet les créations littéraires, le perfectionnement poétique, la gloire d'auteur, pas assez l'homme en soi et pour lui seul. D'une part, c'est un sage et ferme conseiller, un critique plein de sollicitude; de l'autre, un auteur modeste , soumis, recon- naissant. Eu somme, dans les lettres, les écrits, les témoignages divers qui la consacrent, on discerne un caractère de gravité touchante, mais peu d'épanchement de cœur, peu de poésie infime. Je préfère de beaucoup l'intimité fraternelle des deux Corneille , vivant avec austérité et simplicité , pendant plus de quarante ans , d'une vie à la fois une et double , dans une communauté sans réserve de biens, de travaux , de plai- sirs, dont jamais le plus léger désaccord ne trouble la pure harmonie; maris de deux sœurs, s'abritant ensemble sous le même humble toit de Rouen , leur père est mort , tous deux sont nés ; travaillant à la vue l'un de l'autre, et se faisant passer du rez-de-chaussée à l'entresol , à travers une lucarne, des idées ou des rimes que le premier, génie vigoureux sans facilité, emprunte au second , esprit plus abondant et plus fer- tile. Intimité d'autant plus rare, que ces deux hommes dont l'un dépasse l'autre de dix coudées, s'adressent à la même muse d'ordinaire jalouse, et relèvent de la même profession , qui souffre le plus malaisément des rivaux ! Union fortunée qui se prolonge bien au-delà de la vie , puisqu'elle nous fait appa- raître, après plusieurs siècles, ces deux figures si inégales sous un même rayon qui les confond et les éclaire l'une par l'autre. L'amitié qui fait pendant vingt ans La Fontaine l'hôte et le commensal de M"10 de La Sablière n'a rigoureuse- ment rien de littéraire, malgré la condition poétique du fabu- la.

Î10 REVUE iiL PARIS.

liste; mais elle fait songer à ce que pourrait être d'homme à femme un commerce d'amitié pure; à ce qu'une telle union, dégagée de (ouïe flamme plus vive, aurait à la fois de calme, de doux , de charmant , et de supérieur aux relations entre personne» de même sexe. Une femme point trop jeune, natu- rellement aimable, sage sans pruderie, à la fois très-bonne et liès-spirilurlle , si on pouvait s'astreindre à ne pas désirer sa possession, serait à coup sûr une amie des plus excellentes.

Chose étrange! c'est un siècle éminemment raisonneur, dis- puleur, sec, aride, pédant, tout envenimé par les querelles d'amour-propre, par les conflits d'une aigre et mesquine jalou- sie, par les habitudes d'une polémique injurieuse, dénué (si l'on excepte deux ou trois grands génies sensibles qui y font dispa- rate) d'imagination, de cœur et de poésie, c'est le xvme siècle, en un mot, qui nous fournit les plus concluants exemples de fra- ternilé littéraire. Il y a , je le sais, beaucoup de faux et de clin- quant dans la plupart des amitiés du xviiic siècle. Bien des liaisons équivoques et superficielles, nouées par l'intérêt, le plaisir ou le caprice, s'y montrent sous un nom usurpé. On y voit percer plus qu'en aucun temps ces ligues souterraines for- mées dans un but de défense peu légitime ou en vue d'une sournoise destruction. Je ne sais quel absurde hasard y rap- proche une nature généreuse et enlhousiasle, telle que Diderot, d'un fat et d'un pédant glacé tel que M. de Grimm. Ces sortes d'intimités sont à l'amitié vraie ce qu'est au pur amour un banal commerce des sens. Bonnes au plus dans les jours de prospérité , elles ne -résistent point au malheur et seraient in- capables d'aucun sacrifice sérieux. Toutes ne furent pas ainsi. Je dirai d'abord quelques mots de deux hommes faits pour s'ai- mer et qui eussent grandement pratiqué l'amitié s'ils se fussent connus davantage : Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre. On va se récrier , je le devine. Jean-Jacques ce- pendant, qu'il est convenu de traiter en misanthrope bourru , avait, malgré sa haine apparente pour les hommes , le cœur plein d'amitié. S'il n'a point goûté plus souvent les douceurs d'un sentiment qui lui fut toujours cher, il faut en demander compte à ceux qui ont trahi tant de fois sa confiance , ou dont il a été forcé , malgré lui, de se détacher.

Ceux qui connaissent familièrement les rapports trop courts

HEVUK f)K l'AïiiS. 21)

qui ont existé entre Jean-Jacques Rousseau et Bernardin tic Saint-Pierre ne peuvent nier l'évidente parenté morale de ces deux grands hommes. Tous deux simples, bons, modestes, pleins de candeur, d'âme et de génie, prompts à l'émotion, aimant la nature, sachant en goûter les beautés et en pénétrer les mystères , devaient se deviner et se sentir attirés l'un vers l'autre. Bernardin de Saint-Pierre, revenu depuis peu de l'île de France, en 1772, vivant alors obscur dans une petite chambre delà rue Saint-Étienne-du-Mont , ou même défavora- blement jugé par la plupart de ceux qui rapprochent, fait la rencontre de Rousseau. Il va le voir, l'étudié, apprend à le connaître, et, le trouvant toujours simple, toujours vrai, il s'attache à lui. Il devient sou élève et puise dans les entretiens inspirateurs du philosophe les sources de son génie futur. Jean- Jacques , de son cô!é, déjà vieux, chagrin , morose, fatigué à la fois du monde et de la retraite, dégoûté de la célébrité, souf- frant de sa propre gloire , cherchant en vain partout une âme dans laquelle il puisse s'épancher, trouve le cœur du jeune Sainl-Pierre ouvert et se confie à lui. Sa candeur d'Ame et son talent riche d'espérances l'intéressent. Il lui raconte les épreuves de sa vie, ses premières idées, ses tentatives, ses défiances et ses douleurs. L'auteur des Études de la nature nous a laissé sur cette époque de son intimité avec Jean-Jacques des déla:ls pleins de naïveté , de grâce , d'intérêt, ainsi (pie des aperçus a la fois sympathiques et vrais sur le caractère, les mœurs, les habitudes , le costume, le langage, l'intérieur domestique, et jusque sur la personne physique de Rousseau. Celui-ci va jus- qu'à donner à son jeune ami le spectacle fécond de son atten- drissement et de ses larmes, un jour (pie Saint-Pierre lui a récité les beaux vers de La Fontaine sur Philomèle et Prognè, tableau Pauleur iVÉmile croit apercevoir un symbole de sa propre destinée à la fois glorieuse et infortunée. Parfois ils font ensemble des promenades aux environs de Paris, durant les- quelles ils dissertent et gémissent sur les inégalités, les désor- dres , les corruptions de la société , dont le spectacle agit puis- samment sur leurs âmes ardentes,

L'âge et la réputation très-divers alors entre Jean-Jacques déjà vieux et célèbre, et Saint-Pierre encore jeune et peu connu, marquent seuls de quelque inégalité et d'un caractère

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un peu différent leur mutuelle affection. A cela près rien que d'harmonieux, de concordant, de sympathique entre eux. La première visite, timide et respectueuse, mais cordialement accueillie, de Saint-Pierre à Rousseau ; celle que Jean-Jacques s'empresse de lui rendre ; le petit dîner fait à quelques jours de rue Plàtrière, chez Rousseau, repas frugal, sans prude étiquette, que l'appétit assaisonne et qu'une douce causerie prolonge; leur trajet des Tuileries, pendant lequel Jean-Jacques hume si délicieusement l'odeur du café, le seul objet de luxe qu'il aime; une soirée passée ensemble à l'Opéra; leurs ex- cursions en pleins champs, Jean-Jacques respire si bien à l'aise hors des carrosses, des pavés et des hommes; surtout leur visite célèbre au mont Valérien, les deux voyageurs, introduits dans la chapelle , écoulent réciter avec une vive émotion les litanies de la Providence; enfin, au retour, la petite aventure de la Porte-Maillot , qui fait si bien admirer a Saint-Pierre la bonhomie et la simplicité de son illustre ami : tous ces faits, tous ces accidents forment autant de tableaux sur lesquels l'amitié a laissé des empreintes rapides, mais ineffaçables. Malgré quelques inégalités d'humeur familières au philosophe genevois dans un de ces jours d'isolement et d'amertume invincibles qu'il déplore lui-même, malgré l'al- tercation bien connue au sujet d'un présent, d'abord très-mal reçu, de graines de café, l'affection de Jean-Jacques pour Saint-Pierre n'est point douteuse. Elle se révèle dans la gaieté douce et communicative qu'il éprouve auprès de lui, dans l'ouverture sans réserve qu'il lui fait de toutes choses, de ses pensées les plus intimes , de ses projets , de ses plans , de ses manuscrits ; elle se proclame surtout avec une marque d'estime particulière et bien éclatante dans l'idée qu'a Jean-Jacques de confier à Saint-Pierre la continuation d'Emile. Quant à Saint- Pierre , ses sentiments pour Rousseau ont un cachet de véné- ration qu'il est impossible de méconnaître. L'expression sincère et pénétrante qu'il nous en a laissée honore à la fois les deux écrivains et montre quel développement eût pu acquérir, en des circonstances plus favorables et par une culture plus pro- longée , une affection qui eut de si beaux germes (1).

(1) Bernardin de Saint-Pierre aimait à rapprocher Jean- Jacques de

REVUE DE PAKIS. 213

Mais, dans ce même xvme siècle , je veux m'arrêler surtout à deux hommes point illustres quant au talent, entourés même aujourd'hui d'une sorte de défaveur, rares esprits cependant, grandes âmes s'il en fut, et qui m'apparaissent comme les plus purs et les plus complets symboles dans lesquels l'amitié litté- raire se soit jamais incarnée. Ducis et Thomas , qui, dans le résultat, ne fuient point des génies , eussent plus que personne mérité de l'être. Je ne sais par quelle fatalité Ducis , poète inspiré au fond, homme rare et original , a consumé sa vie dans de perpétuelles et malheureuses imitations qui ont faussé son énergie native ; génie naturellement rude et familier, il s'est compromis par des timidités tragiques que lui imposait le goût de l'époque ; vrai parent de La Fontaine par ses poésies du coin du feu trop peu appréciées , très-supérieur en somme à la plupart de ses œuvres , Ducis a enfoui de belles promesses de gloire dans l'ensemble équivoque d'un monument avorté. Thomas, âme élevée, esprit noble et généreux , pour l'élo- quence , fortifié par un labeur infatigable , mais attaché à la manière académique du temps, voulant concilier la gravité didactique , le ton sentencieux et sévère, la dissertation pure- ment savante, avec les figures, les mouvements, les effets oratoires , s'est égaré dans une voie indécise , outrée , funeste à son talent. Peut-être ne lui a-t-il manqué, pour être un grand orateur, qu'un milieu plus favorable, un goût plus naturel, et je ne sais quel rayon plus épuré de la divine flamme. II y a dans VOde au Temps, couronnée par l'Académie française, plusieurs strophes qu'aucun poëte , tel grand qu'il soit, ne désavouerait. S'il pouvait être ici question d'art et de critique littéraire, on trouverait certes dans la matière de ces deux hommes, sinon de quoi agrandir jusqu'aux proportions d'une statue le simple buste dont leur image a coutume de se revêtir à nos yeux, du moins de quoi les relever de l'abaissement une réaction injuste les a précipités de nos jours. Mais, bien que je fusse volontiers de l'humeur de Catou et qu'il me plût

Fénelon; sur ses vieux jours , il consacra à leur double mémoire un petit monument domestique orné d'une inscription en vers les li- tres de gloire et les vertus de ces deux grands hommes étaient ingé- nieusement rappelés.

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fort de défendre les courages vaincus , je ne prendrai point parti pour des mérites qui ne sont pas en cause. Après tout , quel que soit l'avis qui prévale sur les deux écrivains , on Ft'dlera rien à cette pure auréole qui pare leur front , auréole qui est comme un reflet de la splendeur morale de leur vie , et plus caressante au regard que tous les prestiges du génie lui- même.

Je n'ai jamais pu contempler sans vénération cette figure de Ducis, majestueuse , naïve et fière, d'un type ossianesque ou plutôt homérique, telle que la tradition nous l'a transmise. On comprend l'effet qu'il devait produire, surtout dans un âge avancé, avec sa tète haute, son front déjà presque chauve, couronné sur le sommet d'une petite touffe de cheveux blancs, le regard serein et mobile dirigé vers le ciel. Qu'on se le repré- sente couvert d'un chapeau rond très-large, et tenant à la main un long bâton de voyageur , rappelant par son allure mâle, sa taille élevée et la simplicité de ses vêlements , ce paysan du Danube dont parle La Fontaine. Ses traits exprimaient à mer- veille son caractère à la fois doux et sauvage , d'une indépen- dance indomptable et bizarre, rebelle à tout joug, ennemi du faste et de la puissance , sympathique aux choses grandes , simples et fortes; ils trahissaient le poêle solitaire qui, du fond de sa petite maison de Versailles , rêvait dans sa poésie inculte une nature agreste et sans fard , comme lui-même. Tel est l'homme si tranché au milieu des personnages secondaires qui l'cnlouraienl , si franchement religieux dans un siècle athée, si constamment simple, désintéressé, en un temps d ambitions et d'intrigues furieuses , qui comprit et pratiqua l'amitié d'une fiiçon grave , dévouée , tout antique. Parmi les hommes plus honorables que célèbres sur lesquels Ducis porta son affection (huant le cours de sa longue vie, on peut citer enlre autres Vallier, Deleyre , MM. d'Angivilliers, Odogaithy de La Tour, et ce vertueux Lemaire , curé de Roquencourt , auquel il a consacré une épître si touchante. Mais aucun n'a été aussi tendrement aimé de lui et ne l'a payé d'un plus digne retour que Thomas.

Tous les écrivains contemporains de Thomas, même Vol- taire, qui s'efforça un jour de ridiculiser son style, ont rendu pleine justice à ses qualités morales. Ceux qui ont vécu dans

KEVUii DE l'ARIS. 215

son intimité ont parlé do iiii avec une estime qui apitroche de l'admiration. i)auvre , voué de bonne heure à des devoirs austères et pénibles , atteint d'un mal de poitrine dès î'àge de vingt-quatre ans, il sut s'astreindre à une vie simple, digne, irréprochablement pure, toute remplie de sacrifices, de dévoue- ment, de charité, d'actes courageux et méritoires qui ne coû- taient aucun effort à son généreux instinct. Jamais aucun in- térêt ne put le séduire. On sait par quel refus et avec quel h - roïsme de délicatesse Thomas s'honora lui-même, lorsqu'un ministre puissant, ennemi de Marmontel, voulut l'opposer à ce dernier pour une place vacante à l'Académie française. Les sentiments élevés et sévères qu'il a si noblement exprimés dans ses écrits étaient lous au fond de son cœur ; ils se traduisaient dans toutes ses actions. 11 se préoccupait de la postérité avec une ardeur et une bonne foi dignes d'un meilleur sort. Lnacees- sible à la plupart des faiblesses humaines , exempt des travers de son siècle, supérieur a tous les misérables sentiments de haine et d'envie, il paraît n'avoir guère éprouvé d'autres pas- sion que celle de la gloire , celte gloire qu'il a si chaleureuse- ment préconisée et qu'un autre excellent esprit du xvmc sièc'e, Vauvenargues. a peinte aussi avec éloquence. Thomas possé- dait une vertu essentielle dont la privation empêche tel écrivain mal apprécié en soi de valoir lout ce qu'il vaut, je veux dire la chasteté. Mais, d'autre part, il manquait de la santé, ce ressort indispensable à l'élan d'un facile et fort génie. Un corps faibie et souffrant n'ôlait rien d'ailleurs à la bienveillance habituelle de son âme. Forcé de s'interdire tout ce que le monde appelle plaisirs, il n'éiail que plus avide des jouissances du cœur. 1! cherchait dans l'intimité de plusieurs écrivains, entre autres dans celle de Barlhe et de Ducis. un dédommagement aux m ux physiques el aux persécutions qui tourmentaient continuelle ment sa vie.

Ducis et Thomas étaient dans la condition la meilleure, à ce qu'il semble, pour s'aimer. Ils avaient à peu près un égal par- tage de talents et de réputation. Trop d'inégalité ne saurait convenir en amitié; la supériorité bien tranchée d'un ami sur l'autre tendant toujours, quoi qu'on fasse, a produire des em pièlemenls d'orgueil, des velléités de domination qui effarou- chent. D'aufre pari, une heureuse diversité dans leur nature

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d'esprit et dans l'objet de leurs études éloignait d'eux plus sûrement cette rivalité ombrageuse, essence et mobile d'une profession la vanité a une part si grande. Lorsque l'instinct est peu généreux, lorsque l'équité ne gouverne point notre âme, l'amour de soi devient bientôt exclusif, l'appétit de gloire dévorant et insatiable. La jalousie dispose à la malveil- lance. A moins d'une candeur rare, d'un fonds de bonté native, d'un désintéressement parfait , on n'est guère porté à aimer et à servir celui dont on craint la concurrence et dont la réussite peut nous nuire. On s'offusque aisément de tout ce qui peut nous dérober une parcelle des publics bommages , de tout ce qui peut faire éclipse à notre soleil tanL adoré. La gloire est un peu comme l'amour, qui se passe volontiers de rivaux. De ces aigreurs cachées converties plus tard en aversions ouvertes, ces luttes parfois furieuses, nées du concours des mêmes pas- sions vers un objet que l'on consent difficilement à partager. Je ne dis rien de celte fausse bienveillance, de cette hypocrisie de bonté pires que tout ; l'humeur mal contenue qui s'en exhale glace les plus chauds dévouements. Il est triste de penser que , pour acquérir des amis ou seulement garder ceux qu'on pos- sède, le plus sûr serait peut-être de ne pas écrire.

La conformité de goûts et de principes, au sein de ces dis- semblances d'art, venait encore aider au parfait accord entre Thomas et Ducis. Ainsi que le dit Thomas quelque part, leurs cœurs, même séparés, étaient toujours ensemble; ils étaient habitués à voir les objets de la vie sous le même aspect et avaient peu d'opinions divergentes : Thomas étant seulement un peu plus mêlé que Ducis au tumulte de Paris, mais sans l'aimer davantage. Ils avaient je ne sais quelle physionomie d'un autre âge qui les mettait à part dans leur siècle. C'était chez l'un comme chez l'autre la même simplicité, la même candeur, le même désintéressement, le même goût pour la campagne, la retraite et l'innocence des plaisirs domestiques. Tous deux pratiquaient saintement les devoirs et les affections de famille auprès de leurs vieux parents. Thomas faisait l'or- gueil d'une mère qu'il entoura jusqu'au dernier jour des soins les plus délicats; il avait, chose rare, une sœur digne de lui et à qui l'amour fraternel tenait lieu de tout. On sait quelle vé- nération profonde Ducis portait à sa mère, dont il a si bien

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déploré la perle, et avec quel religieux attendrissement il pro- nonçait le nom et invoquait le souvenir de son père , jusque dans l'âge le plus avancé. Ce double culte de piété filiale, porté chez eux au plus haut degré, fut sans doute un attrait de plus et comme un lien solidaire qui acheva de les rapprocher (1).

Leur intimité offre toutefois cela de remarquable qu'elle commença lorsque tous deux étaient déjà parvenus à ce mo- ment de la vie le cœur, desséché par le souffle aride de l'expérience , contracte difficilement de nouveaux besoins d'ai- mer. Ces deux hommes , si biens faits l'un pour l'autre, ne se connaissent qu'assez tard; mais, une fois qu'ils se sont pour ainsi dire pénétrés, on les voit se livrer l'un à l'autre avec une effusion sans réserve, et se perfectionner par leur union même, comme s'ils voulaient se dédommager d'avoir passé sans se connaître la plus grande et la plus belle portion de leur vie. C'est ce que Thomas exprime très-bien plus lard avec je ne sais quel mélancolique pressentiment lorsqu'il écrit à Ducis : « J'ai un véritable regret que nos âmes ne se soient pas réu- nies plus lot. et que le temps ait volé à notre amitié tant d'an- nées qu'il nous devait. Employons du moins celui qui nous reste, et soyons séparés le moins qu'il nous sera possible.» Ayant assez peu vu le monde , ou du moins ne s'élant jamais compromis beaucoup avec lui, tous deux avaient conservé celle chaleur d'âme, celle fraîcheur de sentiment, celte fleur d'ima- gination , celte plénitude d'être , couronne de la jeunesse, qui chez bien peu d'hommes survit aux temps d'épreuve et à l'âge des illusions.

C'est de l'année 1775 environ que paraissent dater les pre- mières relations de Ducis et de Thomas. Celte conjecture est autorisée par la date des leltres de Ducis, et par la découverte posthume d'une pièce de vers adressée h Thomas dans l'au- tomne de 1775. Tous deux , à peu près du même âge, avaient alors quarante ans passés. Mais leur liaison ne semble avoir

(1) Nous aimons à proclamer tout ce que nous devons pour les dé- tails qui suivent aux très-estimables livres de MM. Campenon et Oné- syme Leroy sur Ducis, livres dont la pensée seule est un titre à l'é- loge.

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pris ( j n : } 1 1 u u consistance et quelque suite que dans le courant de Tannée 1778 , iorsqu'après le grand succès à'OEdipe chez Admète, Ducis se présenta pour occuper le fauteuil de Voltaire à l'Académie. On sait combien Thomas aida puissamment son ami dans cette circonstance , et quelle part honorable il eut au discours de réception de Ducis, non pour l'avoir écrit lui -nèfle, comme l'ont insinué les mémoires littéraires du temps, mais pour en avoirabrégé, refondu, classé l'ensemble dans un ordre plus méthodique. Les premières lettres connues de Thomas remontent aussi à cette même année 1778 , tandis qu'à Marîy , solitaire , rêvant, et méditant tantôt au coin du feu qui petiiie, tantôt au fond des allées encore vertes de la forêt, il regrette son ami absent, et l'invite à partager sa retraite , à venir réali- ser leur projet des pères du désert. Thomas se préoccupe dés lors de cette fière indépendance de la nature , si préférable au\ soirées du monde Von s'ennuie en cérémonie. Il marque toute sa prédilection pour les promenades l'on s'égare si bien , pour les arbres pittoresques, les bois déserts , les sob-i's couchants, pour ces magnifiques scènes de la nuit qui étend sur l'univers ses grandes ombres , et dont la tranquillité auguste inspire une sorte de respect religieux. Ducis, de son côté , correspond très-bien à cette situation morale lors- qu'il écrit à un tiers ami. le 2G janvier 1779, en faisant allusion à sa prochaine réception académique : « Je voudrais bien , je vous jure, être quitte de toute cette cérémonie, et m'enfoncer avec Thomas dans la forêt de Marly. »

E.ifin, en 1780, leur commerce prend le caractère désormais inaltérable du plus fraternel attachement. Au printemps de cette même année, les deux amis, réalisant un vœu antérieur, s'établissent à leur Marly tant désiré. Mais, l'air humide et froid de ce séjour ne convenant plus à la faible poitrine de Thomas, Ducis n'hésite point, avant la fin de l'automne , à le conduire et à se transporter lui-même à Auleuil, il loue une petite maison. Dès ce moment , Ducis n'a plus d'autre société que celle de Thomas , de sa sœur et de quelques amis qui visi- tent leur solitude : n'allant à Paris que pour ses affaires, à Versailles que pour embrasser sa mère et ses filles; cherchant par tous les moyens à distraire et à attacher son ami condamné ii :epos , et écrivant près de lui les tragédies de Lear et de

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Macbeth. C'est , sous de riants ombrages , que ces deux hommes rares, tout entiers à eux-mêmes, passent ensemble les plus purs moments de leur vie. Ils lisent, admirent les grands poètes et les grands orateurs, ou se communiquent leurs pro- pres travaux. D'autre fois, ils se complaisent à discourir sur les vrais et les faux biens de ce monde, sur tous les problèmes qui intéressent la nature et l'homme.

Il est plus aisé de sentir que d'exprimer tout ce qu'il y a de bonheur sans mélange en de tels loisirs. On s'explique même par comment, porté trop loin , cet amour des rêveries litté- raires peut mener à un isolement presque absolu, très-préju- diciable à l'amitié, en créant autour de soi une sorte de thé- baïde au milieu du monde même. Il y a dans la lecture ou la méditation une source inépuisable d'indolents plaisirs, d'ineffa- bles béatitudes. Ou s'abstrait avec tant de charme dans ces en- tretiens discrets avec d'invisibles confidents à la parole tour à tour spirituelle , ingénieuse, éloquente, passionnée, toujours jeune d'ailleurs et toujours nouvelle. On y persévère d'autant plus que il n'est point d'ingratitude ou d'infidélité à craindre. Les amis du dedans font négliger ceux du dehors ; le livre sup- plée et éclipse l'homme. Les grands écrivains , les poètes , les moralistes surtout, dérobent nos âmes à la société. Plus con- centrés en eux-mêmes et déjà fortement attachés par les liens de l'esprit, certains penseurs arrivent insensiblement à éprou- ver très-peu le besoin des affections du cœur.

Cette vie commune si douce , cette vie des deux pigeons de La Fontaine, ainsi que l'appelait Ducis, n'est interrompue pen- dant une durée de cinq ans que par les voyages et les séjours de Thomas, soit aux îles d'Hières, soit à Nice et dans le comtat d'Avignon, il va chercher une température plus propice à sa santé. Ducis ne renonce à l'accompagner que sur la prière de sa mère , qui craint de mourir loin des regards de son fils, et sur les instances de Thomas lui-même. Mais du moins les amis se consolent de l'absence et en remplissent les lacunes par une correspondance assidue qui est restée un des plus précieux monuments de leur affection.

El ici qu'une observation nous soit permise. Ceux qui jugent

uniquement Thomas d'après ses écrits oratoires , et n'ont point

. lu ses lettres familières, ne le connaissenl pas tout entier, j'ose

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le dire. Ils ignorent même de lui ce qui en vaut le plus à mon sens. Ainsi que l'a très-bien remarqué un écrivain spirituel, Thomas en robe de chambre ne ressemble nullement à Thomas l'académicien. Cette roideur ambiguë, celte emphase qu'on lui a tant reprochées, disparaissent tout à fait lorsqu'il cause li- brement, sans prétention, avec ses amis. Je parle de sa cor- respondance avec Mllc Moreau, avec Deleyre, avec Ducis , lais- sant de côté les lettres à Mme Necker, comme étant les plus travaillées et par conséquent les moins bonnes. Thomas , hors dessalons brillants et des sociétés fastueuses du xvme siècle, Thomas triste, malade , souffrant à deux cents lieues de Paris, n'est plus un rhéteur, c'est un homme plein d'émotion et d'élo- quence; c'est un poëte. Il oublie les quarante fauteuils, et ne voit plus , comme son ami Ducis, que quarante tombes pressées les unes contre les autres. Il dit par exemple, au sujet du goût, qu'il sentait mieux qu'il n'en a pratiqué les leçons : « C'est la principale et peut-être la seule source de la corruption du goût de penser qu'on a des spectateurs. Mettez une coquette ou un bel-esprit dans un désert , ils seront bientôt corrigés , et ils cesseront d'être ridicules en devenant vrais, c'est-à-dire sim- ples ; car dans les arts ces deux mots signifient la même chose, et n'expriment qu'une idée. » Ailleurs encore : « Les grandes impressions et les grandes idées s'amassent lentement, et j'aime beaucoup un écrivain qui n'est pas toujours prêt à écrire, qui attend la tempête pour la peindre , et qui, tous les jours , à telle heure, en s'asseyant à sa table , ne se commande pas d'a- voir du génie. Oh ! que le génie qui est fidèle à chaque rendez- vous qu'on lui donne est un froid et pauvre génie ! Il a l'humble démarche d'un esclave et non point la fière attitude qui com- mande... »

Plusieurs circonstances , qui marquent fatalement au début le premier voyage de Thomas, ne contribuent pas peu à jeter son âme dans cette disposition mélancolique si favorable au pathétique épislolaire. Une cruelle maladie de sa sœur, qui le retient pendant vingt-cinq jours dans une misérable auberge, les craintes, les alarmes, les précautions à prendre pendant le reste du trajet, le spectacle continuel des douleurs d'une per- sonne aimée, les déceptions de toute sorte qui l'attendent au but cherché de si loin, un ciel trop vanté par avance et un

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climat enchanteur qui lui échappent , les secousses que par suite éprouve sa santé, voilà bien des éléments d'émotion que l'art n'a pas besoin d'accroître. Tout cela lui fait écrire des let- tres plaintives, découragées, niais admirables de pensée, de sentiment et de style. « En tout il faut revenir au mot bien sage de Fontenelle : Celui qui veut être heureux occupe peu de place et en change peu. Ce sera désormais ma devise. Les ima- ginations poétiques se prennent aisément à des descriptions qui vont bien en vers, mais qui , à l'essai, rendent peu pour le bon- heur Il est rare qu'on se repente d'avoir vécu solitaire. Ce

sont des frottements de moins ; et il y a toujours de l'impru- dence à s'associer à des convulsions étrangères : on a bien assez de celles de son propre caractère. » Le langage de Thomas, d'ordinaire si tendu dans ses compositions méditées , possède ici le sentiment vrai des choses et le ton simple pour les ex- primer. 11 peint la nature avec un charme parfois incompara- ble. Il y a des descriptions, des aperçus de paysage d'une grâce pleine de fraîcheur ou d'une énergie toute pittoresque; des im- pressions vives de l'atmosphère , du climat, des saisons, des accidents du terrain, soit qu'il ait à rendre un hiver brumeux à Hières , un été riant à Nice , ou une canicule dévorante dans le haut de la Provence, à Forcalquier ; de loin en loin un retlet et un écho de quelques objets qui l'ont frappé plus en relief : un coucher de soleil, le son d'un moulin , le bruit lointain des va- gues, etc. Puis ce sont quelques mots brefs et mélancoliques sur le déclin de sa santé, sur ses habitudes , ses occupations, ses lectures, ses promenades à cheval; des réflexions hautes, graves et tristes sur le monde et sur la vie. Ainsi, à propos des souffrances d'une personne qu'il vénère : a Est-ce donc pour lui que les douleurs devraient être réservées? Il semble que, dans l'ordre moral, toute douleur physique devrait être une peine et suppléer du moins aux remords; mais une obscurité impénétrable couvre le chaos de ce monde; nous sommes con- damnés à tout souffrir et à tout ignorer. » Enfin, à travers tout cela , un retour involontaire , perpétuel , vers celle gloire tant désirée qu'il ne doit pas atteindre.

Mais je laisse de côté tous ces détails , malgré leur intérêt , pour m'en tenir aux témoignages d'amitié dont je veux faire ici la preuve. Malgré tant de motifs de s'apitoyer sur lui-

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même , Thomas s'oublie et s'efface pour penser plus librement à celui dont l'absence cause un si grand vide dans son cœur. Soit qu'il languisse en des jours pleins de vents et de tempêtes, soit qu'il se sente renaître aux (ièdes haleines du printemps , qu'il soit gai ou triste , dans le découragement ou dans l'espé- rance, il y a quelque chose qui remplit avant tout la pensée et les lettres de Thomas , c'est le souvenir de Ducis. De son côté Ducis, par de fréquents envois, tient son ami au courant de ce qui se passe tant à Paris qu'à Versailles , et lui fait part des divers incidents qui marquent sa vie. « Je vous remercie, lui répond alors Thomas, des nouvelles que vous voulez bien me donner; elles arrivent dans mon désert comme autrefois le bruit de ce qui se passai! dans le monde pénétrait de temps en temps dans les solitudes de. la Thébaïde. les bons ermites , assis sous leurs grottes ou à l'ombre de leurs palmiers, appre- nant quelquefois des nouvelles, disaient : « C'est comme de « notre temps, le monde n'a point changé; il y a toujours des » passions; on vit, on meurt, on se dispute des dépouilles et » des héritages, et ceux qui les auront obtenus les céderont >> bientôt à d'autres. Les hommes se ballenl pour des vanités au » bord du tombeau des autres et du leur. » C'est ce que je dis aussi sous mes orangers en lisant vos lettres. Comme suite naturelle à ce qui précède, et comme spécimen de morale, si l'on veut , on lit encore un peu plus bas : « C'est une chose singulière de poursuivre sans cesse la liberté et la conscience avec le glaive du pouvoir ; c'est dire à quelqu'un : Soyez mon esclave, sinon je vous ferai commander par un plus puissant que moi ce que je vous ordonne , et je vous mettrai dans le cas indispensable ou d'être vil ou d'être malheureux. Les hommes qui savent supporter la solitude et y réfléchir de temps en temps avec eux-mêmes , ne sont pas faits pour être menés ainsi. Il y a une hauteur d'âme qui est au niveau de tout, et qui laisse même bien loin au-dessous d'elle toutes les risibles hauteurs de ce monde, etc. »

Tous les sujets sont bons à Thomas pour faire l'éloge de son ami. J'omettrai ce qu'il dit sur les ouvrages de Ducis , dont il ne cesse de se préoccuper, sur ce qu'il appelle si ingénument et si noblement la gloire du poète. Les jugements de l'amitié sont toujours un peu suspects, bien qu'émanant d'un esprit

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parfaitement éclairé el sincère. En apprenant que Ducis vient de conclure heureusement le mariage de l'une de ses filles, il lui écrit : « Vous èles un excellent fils, vous êtes un père tendre et sensible, vous en remplissez tous les devoirs, et vous accomplissez en tout la justice de l'homme. Tous ces ta- lents que nous cultivons avec tant de peine, et dont nous sommes si vains, sont hors de nous, ils appartiennent bien plus aux autres qu'à nous-mêmes. C'est une décoration de la société qui s'en amuse, s'en joue et quelquefois ia brise avec fureur. Il ne faut y mettre que le prix qu'ils valent, c'est-à-dire a^sez peu. Mais nos sentiments et nos vertus, tout l'intérieur de nous-mêmes, les liens de la nature et de l'amitié, voilà ce qui est véritablement à nous; on en jouit sans théâtre et sans acteurs, et sans battements de mains. » Ducis lui a fait une peinture charmante de la cérémonie du mariage, et Thomas aime à s'arrêter sur ce tableau : « J'aurais désiré, dit-il, d'en être le témoin , car ia société, telle qu'elle est aujourd'hui , ne le présente pas souvent, et nous sommes réduits à chercher quelques faibles représentations de ces mœurs au théâtre ou dans les romans; mais l'imagination en ce genre ne lut jamais aussi bien que la nature; j'en excepte pourtant l'imagination de ces hommes de génie qui ont étudié au fond de leur cœur une nature profonde et vraie et qui savent la rendre cemme ils la sentent.... Ainsi, poursuit-il un peu plus loin, vous assurerez le bonheur de votre vie... Vous méritez un pareil bonheur pjrce que votre cœur sait en jouir. Vous avez passé à travers votre siècle sans qu'il déposât sur vous aucune de ses lâches. Conservez ce goût précieux de la nature qui csl aujourd'hui si loin de nous, et continuez à vivre loin des hommes pour être heureux : on ne s'en approche jamais impunément, et il n'y a point de jours passés dans la solitude dont le soir ne soit calme.» Si Thomas éprouve lui-même un revers de famille, s'il vient à perdre sa mère qu'il a laissée à Paris, au lieu de s'at- tendrir sans mesure sur sa peine privée, ce lui est encore un sujet de rendre hommage au cœur de son ami, ce cœur qui est plus [ait que tout autre pour sentir sa douleur. Et lorsque plus lard Ducis est frappé à son tour dans ce qui avait d'abord fait sa joie et son espérance, dans sa fille chérie, combien Thomas sait être éloquent pour le plaindre , ingénieux, délicat

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pour le consoler, eu lui montrant dans ce qui lui reste un dé- dommagement à ce qu'il a perdu. « On n'est point tout à fait malheureux sur la terre , lui dit-il , quand on peut encore être aimé, quand il nous reste de quoi aimer nous-mêmes. Je voudrais que mon amitié pût être de quelque prix pour vous, pût contribuer du moins à soulager vos peines; s'il suffit pour cela de les sentir bien vivement , croyez que personne n'en est plus pénétré que moi , ne vous est et ne vous sera jamais plus attaché.... N'allez pas vous enfoncer dans la solitude , que vous devez désirer... Vivez , restez auprès de ceux que vous aimez et qui vous aiment, ils entendront le langage de votre cœur et sau- ront y répondre; mais la solitude est muette, on ne parle que des maux de la vie à ceux qui les éprouvent. »

Thomas aime à se transporter par la pensée dans les lieux habités successivement par Ducis, lieux qu'il a connus lui-même ou qu'il aimerait tant à visiter. Il partage aussi à distance, il convoite plutôt les petites fêles intimes dont son ami lui trans- met le détail : « J'ai envié le dîner que vous avez fait avec vos amis dans cette horrible solitude , et parmi les ruines et les tombeaux de Port-Royal. Vous avez donc pensé à moi dans ce désert ; vous avez bu à ma santé dans ce lieu mélancolique et sauvage , et vos amis , dans ce moment, ont daigné devenir les miens. » Ou bien c'est lui-même qui regrette que son ami ne soit point témoin des spectacles qui s'offrent à ses yeux. « Et nous aussi nous parlons de notre cher Ducis dans les monta- gnes de la Provence. Dernièrement, dans un voyage que j'ai fait, j'ai vu un des plus beaux et des plus magnifiques specta- cles dans ce genre que l'on puisse voir. J'étais élevé sur la pointe d'une montagne à huit cent quatre-vingts toises au-dessus du niveau de la mer. De là, on découvre d'un côté toute la Pro- vence, et de l'autre tout le Dauphiné. Nous avions à nos pieds des précipices que l'œil ne pouvait mesurer sans effroi. J'avais la tête dans les nuages , et je les louchais de mes mains comme on touche la poussière. Au-dessous de nous et dans de vastes profondeurs, les plus riches accidents de lumière. Là, je vous ai désiré; là, mon cœur vous appelait : je vous montrais cette scène immense et qui aurait si bien parlé à votre imagination. » Une autre fois encore : « Que n'ètes-vous ici avec moi, mon cher ami, vous qui avez l'àme si douce et l'imagination si forte ; vous

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qui savez converser avec la nature ou belle ou terrible, el savez également l'entendre et lui répondre ! Je suis sûr que vous se- riez heureux, et que vous ajouteriez ù mon bonheur, etc. » Enfin , dans une lettre postérieure : « Je vais tous les jours sur des montagnes parsemées d'oliviers , de citronniers et d'oran- gers, jouir de ce magnifique spectacle , et voir le soleil, comme au temps d'Homère et de Virgile, descendre dans les flots de l'Océan, qui semble lui préparer un lit d'or, de nacre et de pourpre. Mon ami, combien ces tableaux de la nature sont ra- vissants , et qu'ils tiennent aisément lieu de la société des villes , des plaisirs et des hommes , excepté des amis! Je vous prends quelquefois avec moi dans ces promenades solitaires : nous gravissons ensemble les rochers ; et, parvenus à leur som- met , je vous montre ces grandes scènes du drame éternel de l'univers , etc. »

Ducis paraît plus actif et plus assidu dans sa correspondance. Thomas se néglige parfois. La paresse, ce vice inhérent aux êtres malades, met obstacle à son bon vouloir; car, dans un corps faible, ainsi qu'il le dit lui-même, rarement l'âme est ac- tive. Mais le remords vengeur court après lui et lui reproche ses délais involontaires. L'amitié a aussi sa conscience et ses scrupules. « J'ai reçu bien des lettres de vous , mon cher ami , et je vous dois bien des réponses : mon cœur vous les a toutes faites, mais ma plume ne les a point écrites. Le chagrin, la chaleur, la mauvaise santé, détruisent toute espèce de ressorts et jettent l'âme dans la langeur et l'inaction. J'ai compté, dans cet état, sur l'indulgence de mes amis et surtout sur la vôtre. Je sais que vous m'aimez, et vous savez combien je vous aime. Ma conscience et la vôtre m'ont rassuré sur mon silence. » Mais déjà dans plusieurs passages l'espoir d'un prochain retour est annoncé. « A la fin de mai j'espère que nous nous reverrons à Auleuil ; nous nous promènerons encore dans le petit jardin; nous irons cueillir des roses dans le vôtre. En vérité, ces mo- ments-là me serontbien doux....Nousretrouverons le commerce de l'amitié et ces entretiens paisibles nos heures coulaient si doucement. Nous apprendrons l'un avec l'autre à supporter le fardeau de la vie et à nous tromper au moins quelques instants sur cette foule de maux qui la désolent. »

Toutefois, ces excursions dans les provinces méridionales

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n'avaient guère d'autre résultat que d'épuiser la bourse de Thomas sans profit pour sa santé. A l'un de ses relours à Paris en mai 1783, sa véritable situation n'est que trop bien pénétrée p;tr Ducis , qui écrit à sa mère , en faisant aussi allusion à des perles récentes : « Pardonnez-moi d'accabler voire âme déjà si conlrislée de tout le fardeau de ma douleur. Mais ici je suis obligé de la cacher aux regards de mon pauvre ami, et cette hypocrisie me tue. Je ne puis d'ailleurs regarder ses traits pâles et flétris par le mal qui le mine, sans y retrouver les traces manifestes du même fléau qui m'a ravi ma femme, qui vient de m'arracher ma fille, et qui semble menacer encore mon autre enfant.... J'ai déjà eu occasion de causer deux fois lèle à têle avec Thomas. Je me suis aperçu que le décourage- ment s'empare de sa pauvre âme. Il sent l'inutilité de toutes ces courses dispendieuses , et rêve tristement sur sa situation qui ne change pas. Il ne lui échappe cependant que des plaintes douces et légères ! encore ne tiennent-elles pas contre mes caresses et mes soins. Vous jugez si je les lui dois ! Après tant de peines, serais-je donc destiné à sentir manquer sous mes mains l'âme noble et sensible qui, après vous . après ma seule enfant, est l'unique appui que je me seule sur la terre! » Toule une année se passe ainsi à se voir ou à désirer d'être ensemble, à former des projets ou à réaliser des vœux, à se renouveler mutuellement foi et amitié sous les mêmes ombrages qui ont été si souvent témoins de leurs protestations et de leurs embrassements, à retrouver les traces de leurs sentiments et de leurs idées. Puis les deux amis se séparent de nouveau; Thomas regagne ses gîtes d'hiver, et la première lettre qu'il mande contient l'expression et la plus tendre sollicitude pour l'ami qu'il a quitté. <■ J'ai passé par Genève , et de Genève je suis entré en Savoie. J'ai parcouru une partie de votre ancienne patrie; j'ai respiré l'air de vos montagnes. II me semblait, mon cher ami, que je vous faisais un vol d'être sans vous, et de goûter des plaisirs que je ne partageais pas avec vous. »

Au printemps de 1785. une circonstance imprévue les rap- proche. Ducis a été appelé à Chambéry par des intérêts de famille. Thomas apprend avec joie cette nouvelle : « Nous voilà donc iom ' ' : mais que les Alpes 8011I

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longues ! Nous sommes comme deux amis qui seraient et! Amé- rique, mais l'un à la Martinique, l'autre à Saint-Domingue 5 si rapprochés l'un de l'autre, ils ne s'en verraient pas davan- tage Savez-vous , poursuit Thomas avec une rare délica- tesse de sentiment et d'expression, savez-vous que vous habitez la même auberge nous avons passé vingt-quatre heures le mois d'octobre dernier? Probablement vous occupez la même chambre que nous. Votre cœur, en y entrant, ne vous a-t-il rien dit, et n'avez-vous pas senti en respirant cet air que l'amitié avait passé par et s'y était arrêtée? » Pour couronner son voyage, Ducis s'est proposé une visite à la Grande-CJiaMrense, près Grenoble, « ce désert à l'entrée duquel s'arrêtent (otites les idées de fortune, de succès, de femmes, de plaisirs, !ou! ce tumulte de la vie, tout ce tapage qui est dans nos yeux, nos oreilles , notre imagination , pendant que notre âme no;' ; ramène alors à la nature et à son auteur. » Il aimerait accom- plir son pèlerinage en compagnie de Thomas, ce chartreux du monde , comme il l'appelle si bien. Celui-ci, de son cote , lui mande à ce propos : « Je voudrais pouvoir vous accom- pagner à la Grande-Chartreuse ; ce lieu est fait pour vous : combien il réveillera dans votre imagination d'idées mélanco- liques et tendres ! Je vous connais ; vous serez plus d'une fois tenté d'y rester. Vous n'en partirez du moins qu'avec les regrets les plus touchants. Ces pieux solitaires ont abrégé et simplifié le drame de la vie; ils ne s'occupent que du dénouement, ei s'y précipitent sans cesse. C'est bien que la vie n'est que ! ap- prentissage de la mort 5 mais la mort y touche aux cieux , c'est une porte qui s'ouvre sur l'éternité. L'horreur même dey dé- serts qu'ils habitent ressemble à un tombeau : il semble que déjà ils se sont retirés de la vie le plus loin qu'il ont pu. » Enfin on lit, dans un passage qui clôt admirablement cette lettre si remarquable : « J'ai appris avec douleur la mort de œ pauvre abbé Millot. Mon cher ami , le canon perce nos lign s elles rangs se serrent de moment en moment; cela est effrayant . Aimons-nous du moins jusqu'au dernier jour, et que celui qui survivra à l'autre aime encore et chérisse sa mémoire. Quel asile plus respectable et plus doux peut-elle avoir que le cœur d'un ami ? C'est qu'elle repose, au lieu que, dans l'opinion i dans la gloire, elle est errante et agitée. »

22S REVUE DE PARIS.

Vers la fin d'avril, Thomas quitte la Provence pour aller chercher aux environs de Lyon du frais et de l'ombrage, et passer l'été avec sa sœur dans quelque retraite obscure et paisible sur les bords de la Saône. Déjà il a sollicité son ami de partir aussi pour se joindre à mi-chemin et s'embrasser. Mais Ducis, alité par la fièvre, n'a pu céder à ce tendre vœu. Une fois établi à Oullins, charmant village près de Lyon , Thomas redouble d'instances et presse de nouveau Ducis de le venir rejoindre. « Venez, lui dit-il ,ce serait un grand bonheur pour moi : il est si difficile et si rare de trouver des personnes que l'on aime et dont on soit aimé ! Nous nous connaissons déjà de- puis longtemps, et nos cœurs se conviennent : les amis ont si peu de temps à vivre l'un pour l'autre ! On meurt en foule à Paris; on ne mande de toutes parts que des maladies et des morts. » Dans une dernière lettre, la dernière de toutes, il lui fait la topographie précise et détaillée de son habitation, de l'appartement qu'il lui destine; il peint la beauté du site et la commodité des lieux; il lui tend , comme il dit , le cœur et les bras, et lui adresse avec plus d*effusion que jamais de ces mots qu'il sait dire si bien. Alors Ducis n'hésite plus, et, à peine affermi dans sa convalescence, il dispose tout pour se mettre en route.

C'est ici que l'amitié de ces deux hommes, tant de fois éprouvée, va nous donner toute sa mesure et se dramatiser, en quelque sorte, dans le plus pathétique des tableaux. On sait l'accident terrible survenu à Ducis au milieu des montagnes de la Savoie , accident que Thomas , sous le coup de l'impression , a décrit d'une manière si vive et si pittoresque dans une lettre à Mme Necker. Parti de Chambécy et à peine à quatre lieues de celle ville, Ducis traversait en voiture de louage, un amas effrayant de rochers au milieu desquels était pratiqué un petit chemin aboutissant lui-même à une route plus large, bordée de précipices de deux à trois cents pieds de profondeur. Tout à coup les chevaux effrayés s'emportent, sans que le conduc- teur puisse les retenir. Ducis se joint à lui pour s'emparer des rênes ; elles se brisent dans leurs mains. Le mouvement qui entraîne les chevaux est si rapide (pie le conducteur ne voit d'autre moyen de sauver sa vie qu'en se jetant à bas de son siège. Ducis veut en faire aillant , mais il ne peut ouvrir les

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portières. Pendant ce temps la voiture , entraînée par les che- vaux furieux et sans guide, roule sur les rochers avec un fracas et des secousses épouvantables. Elle est déjà près des précipices , lorsqu'un choc terrible fait sauter la portière en dehors. Ducis saisit ce moment pour se précipiter , et il va tomber de tout le poids et de tout le mouvement de son corps sur un rocher au pied duquel il reste évanoui, le visage meurtri et couvert de sang. Secouru par une bonne femme et un vieil- lard que le hasard amène dans ce lieu, il est conduit presque sans mouvement au village des Échelles , les premiers soins lui sont prodigués. Dès qu'il peut écrire, il instruit de cet acci- dent son ami, qui accourt avec la plus grande promptitude, accompagné de M. Janin, premier chirurgien de Lyon, et d'une grande berline anglaise un lit a été établi. Ducis est trans- porté à Oullins, à la maison de campagne de Thomas, bientôt la sollicitude pieuse dont il est l'objet, la douce haleine de l'amitié, l'influence propice de tout ce qui l'entoure, opèrent chez lui uneguérison presque miraculeuse.

Ce fut dans l'expansion d'une vie renaissante que Ducis com- posa son Épître à l'Amitié tant de traits heureux , tant de beaux vers rachètent quelques diffusions et des négligences assez nombreuses. Tous les sentiments affectueux abondent dans l'âme du poète et empreignent son œuvre : la tendresse, la reconnaissance , une inquiétude involontaire pour celui qui est l'objet de ses chants et dont la présence même l'a inspiré. On a raillé quelque part , je ne sais pourquoi, cette séance de l'académie de Lyon Ducis, plein d'émotion, vint lire ses vers, les yeux attachés sur Thomas, qui lui-même avait récité un chant de la Pétréide. On oublie trop combien c'étaient deux hommes sincères et incapables de jouer un rôle qui ne fût point au fond de leurs cœurs. A mon sens ce dut être un spec- tacle bien noble et bien touchant, lorsque, la lecture terminée, on vit les deux amis, par un mouvement spontané, s'aller jeter dans les bras l'un de l'autre. J'aime à me représenter l'effet que dut produire sur les assistants ce passage Ducis , s'adressant à l'ami qu'il craint de perdre, au moment d'une nouvelle sépa- ration , lui offre en termes attendris un présage qu'il s'efforce de concevoir :

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Nice , le Nord jamais n'a soufflé ses frimas , la rose entretient sa fraîcheur éternelle , Nice attend ta présence, et son printemps t'appelle tu verras fleurir", en dépit des hivers , Ces riants orangers, ces myrtes toujours verts : La mer , dans son bassin , doucement agitée, T'offrir l'éclat tremblant de sa moire argentée. Tu pars .'... Climats heureux , je le confie à vous; Zéphyrs , apportez-lui vos parfums les plus doux ; De vie et de bonheur chargez l'air qu'il respire ; etc.

Ce morceau a été comparé ingénieusement, pour la nature des sentiments exprimés , à la belle ode Horace recommande Virgile, la moitié de lui-même, au navire et aux venls qui doi- vent le transporter à Athènes ; conformité d'autant plus positive que Virgile ne survécut guère plus que Thomas aux vœux de son ami.

Thomas ne devait plus revoir le ciel de Nice. Peu de jours après cette mémorable séance de l'Académie de Lyon , une fièvre maligne, que sa santé altérée depuis longtemps ne lui permit pas de conjurer, venait le saisir mortellement ; malgré tous les secours de l'art, il expirait le 17 septembre 1785, à peine âgé de cinquante-deux ans , dans le château d'Oullins l'archevêque de Lyon , confrère de Thomas et de Ducis à l'Aca- démie française , l'avait fait transporter dès les premiers sym- ptômes du mal. Ducis, dans l'avertissement qui précède son Épitre à l'Amitié , nous a laissé sur les derniers moments de Thomas des détails circonstanciés et bien touchants. Il nous l'a montré doux, religieux, le front édifiant et soumis, le cœur plein de vie jusqu'au dernier instant; se réveillant de temps à autre pour demander si son ami est là, murmurant d'une voix éteinte ces vers heureux que l'âme de Ducis avait trouvés et que la sienne emportait doucement chez les morts. On peut juger de la douleur de Ducis par une lettre adressée à l'un de ses amis d'enfance, le lendemain de l'événement, lettre toute empreinte du trouble de celui qui l'écrit : « Tu as pleuré ma mort, m'écris-(u, mon pauvre Vallier: je te sais gré de tes larmes ; mais voilà une mort plus certaine et bien autrement regrettable. J'ai perdu mon cher Thomas. Hier, à neuf heures,

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j'ai entendu la terre tomber et s'amonceler sur ee corps qu'ani- mait une âme si rerlueuse el si pure, il est donc vrai , je ne le verrai plus !... Quelle année , quelle affreuse année pour moi ! Plains-moi , Vallier , et ne songe point à me consoler ! »

Ducis ne pleure pas seulement Thomas avec une amertume profonde ; il s'occupe de lui rendre les derniers devoirs avec un rare sentiment de piété. Il le l'ait ensevelir à Oullins, pensant que ses restes se plairont mieux dans une église de village, dans l'endroit même Dieu l'a appelé à lui. L'archevêque de Lyon fait graver pour lui sur un marbre blanc une épitaphe simple, digne de l'homme simple qu'elle doit rappeler. Ce n'est pas tout. Pour un homme tel que Ducis, la mort, en déliant les nœuds de l'amitié, n'en détruisait pas les devoirs. Pendant les trou- bles révolutionnaires, Ducis apprend que des bandes forcenées menacent le monument élevé dans la petite église d'Oullins à la mémoire de Thomas , et que déjà le marteau s'est dressé pour en mutiler l'épilaphe. Son amitié, au lieu de se perdre en vaines démonstrations et en plaintes stériles, se fait active; sa pauvreté devient féconde en ressources. Il s'adresse à la muni- cipalité d'Oullins par l'intermédiaire de M. de La Salle, hon- nête négociant qu'il a connu à Lyon , et lui envoie cinq cents francs dont il la supplie de disposer pour garantir de tout outrage les restes mortels de sou religieux ami. Les regis- tres de la commune d'Oullins ont attesté depuis la réalité de cette offrande, sur laquelle Ducis avait toujours gardé un pudique secret.

On peut affirmer qu'après la mort de Thomas, Ducis est resté frappé au cœur d'une incurable blessure. Jamais aucune affec- tion ne put lui rendre complètement celle qu'il venait de perdre. Son âme, brisée après celte séparation, semble manquer de son ressort accoutumé. Les épîtres même qu'il adresse aux hommes qu'il aime encore, attestent sa prédilection pour celui qui les a précédés. Leur plus grand mérite à ses yeux est de lui rappeler quelques traits de cet autre lui-même, dont il éprouve le besoin de les entretenir. Pour ne cesser d'en occuper son es- prit , il refait l'Épttre à l'Amitié, il la complète par une sorte de chant funèbre qui succède au premier chant d'amour et d'allégresse, comme la mort a succédé à la vie. Il admire tout ce qui lui paraît un culte rendu à la mémoire de Thomas, ce

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qui lui fait dire du discours assez médiocre de M. de Guibert, remplaçant l'auteur des Éloges à l'Académie française : « Pour moi, je trouve qu'il a bien montré l'âme et les talents de mon pauvre ami, qui est maintenant bien au-dessus de ces vaines misères. Il semble surtout qu'il l'honorait sincèrement, et voilà un genre de mérite qui m'attachera toujours à son ouvrage. »

Cette amitié a plané sur tout le reste de la vie de Ducis comme une lueur prolectrice; elle lui fut une excilation à la pratique de tous les actes et de tous les sentiments honnêtes, même dans le for inlérieur le plus secret. Le souvenir en ani- mait et en remplissait encore sa vieillesse. Ducis, octogénaire, parlait du panégyriste de Descaries et de Marc-Aurèle comme il en avait parlé au jour de sa mort. Un passage de Cicérôn , sur l'amitié, écrit de la main de Ducis, à la marge d'un exem- plaire des œuvres posthumes de Thomas, atteste par son sens même quels étaient à cette époque les sentiments du vieux poète. Le nom de Thomas revient comme un écho perpétuel à travers ses conversations, ses lettres, ses poésies. Après environ trente ans d'un deuil porté avec une persistance si fidèle, on retrouve encore , dans une lettre du 21 avril 1815 , cette trace lointaine des regrets passés, et comme le dernier refrain d'une élégie récitée bien des fois : « Vous avez raison , il vous fau- drait dans ma solitude une tente avec ses palmiers, et dans la plaine les chameaux de Jacob. Cela me rappelle un vœu cher à mon cœur, que Thomas et moi nous avons fait souvent, sans pouvoir jamais réussir à le réaliser. »

Je ne sais si d'autres seront touchés; pour moi , ces détails que je viens de transcrire m'émeuvent profondément. Il y a, ce me semble , dans les tableaux que mon pinceau n'a qu'impar- faitement esquissés, de bien attrayantes perspectives. C'est un spectacle peu commun que celui de ces hommes échappant, par de mâles et saines affections, à l'isolement qui ronge tant d'entre nous, et corrigeant par là, s'ils ne dominent tout à fait, les maux inévitables de la vie. 11 réconcilie avec l'humanité; il porte la conviction dans les âmes les plus sceptiques , en fai- sant voir que tout n'est pas factice et mensonge dans les affec- tions de ce monde. On se dit que , si telles espérances conçues ont avorté, c'est que, sans doute, la vertu suffisante nous

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manque pour faire fructifier les germes dans le sillon ; que, si l'on cherche en vain autour de soi ce trésor inappréciable dont on aimerait tant se repaître, c'est faute de clairvoyance ou jeu funeste du hasard. Alors on se console de la réalité présente par l'image de ce qui fut ; on se plonge avec ardeur en des sou- venirs qui nous rendent du moins et perpétuent ce dernier des biens, l'illusion.

Dessalles-Régis.

30,

LES

AVENTURES DUNE BÉVUE.

A M. I.E DIRECTEUR DE LA REVEE DE PARIS.

Monsieur et ami ,

Ordinairement , lorsqu'un auteur retrouve dans un de ses ouvrages une faute, même -légère, c'est un grand sujet de dépit pour lui. Que ne donnerait-il pas pour pouvoir reprendre un instant la phrase malencontreuse qui s'est multipliée dans les liras de la presse ? Le nuage qui vole affecte malignement une forme qui la rappelle. Celui qui a l'esprit le mieux fait espère qu'on ne remarquera pas cette erreur , et lâche de n'y plus songer. 11 n'appartenait qu'au savant M. Charles Nodier de rire en découvrant , dans un article de lui, le nom d'Homère au lieu de celui d'Horace au bas d'une citation (je me trompe , c'était Horace qu'on avait mis à la place d'Homère). M. Nodier prit la chose si gaiement , que cette heureuse distraction devint une bonne fortune pour ses lecteurs; mais tout le monde n'a pas autant de philosophie.

Lorsque je publiai la vie de Mme de La Guette (1), j'y laissai

(1) Revue des Deux Mondes, livraison du 15 avril 18 il.

REVUE DE PARIS. 235

passer une grosse méprise, dont le hasard , et; grand inventeur d'incidents, a tiré un parti si beau, que l'histoire de celle bévue mérite d'être écrile. C'est d'ailleurs un devoir, car, au bout de ses vicissitudes, l'erreur en est venue jusqu'à être attri- buée à un autre, et je dois la réclamer. Elle m'appartient , je n'enlends pas qu'on m'en dépouille.

Quiconque a seulement écrit un billet à sa nourrice sait com- bien la pensée fait de chemin , tandis que la plume se Iraîne péniblement, de mot en mot, jusqu'à la lin d'une ligne. En fai- sant le portrait d'une femme vaillante du temps de Louis XIII , j'avais à dire qu'elle étail habile cavalière. J'aurais pu me contenter de supposer que mon héroïne montait à cheval comme un dragon, ou tout autre militaire des troupes fran- çaises ; mais les soldais allemands au service de France étant alors en grande réputation , ils me vinrent à l'esprit de préfé- rence. Or, les troupes allemandes se composaient de deux sorles de gens, les retires et les lansquenets ; les premiers étaient les cavaliers, et les seconds allaient à pied. Tout ceci me passa dans la tête en moins de temps qu'il n'en faut pour écrire une syllabe, et quand j'arrive au mot décisif, je me trompe , et je mets lansquenet au lieu de reîlre; voilà mon héroïne qui monte à cheval comme un lansquenet, c'est-à-dire comme uu fantassin , ce qui ne prouve pas qu'elle soit fort habile en équi- lation. L'erreur élait bouffonne. Il semble que la première per- sonne qui la rencontrera va être frappée de la méprise et m'en avertir. Point du tout. Vous allez voir quel chemin elle a par- couru avant que d'être aperçue.

Mais d'abord, me direz-vous, comment se peut-il que vous ayez fait cette confusion de mots ? Il n'y a rien de plus différent d'un reitre qu'un lansquenet. Vous n'avez à choisir qu'entre deux noms, et vous prenez le mauvais !

C'est précisément, monsieur, parce que j'ai à choisir entre deux mois seulement , que je me trompe. Quand vous marchez dans Paris, et que vous vous trouvez dans un carrefour, vous ne prenez pas au hasard la première rue qui se présente. Vous bésilez , vous regardez les écrileaux , ou bien vous consultez le savant commissionnaire assis au coin de la borne ; mais, s'il n'y a devant vous que deux rues , vous ne balancez pas ; vous prenez la mauvaise roule avec assurance. Ce qui diffère le plus

236 REVUE DE PARIS.

du noir, c'est le blanc, et combien de fois arrive-t-il qu'on dise blanc au lieu de noir? Le plus simple dictionnaire m'aurait éclairé si j'avais eu l'ombre d'un doute ; mais j'étais sûr de mon fait, et , dans ce moment-là, le lansquenet allait à cheval dans mon esprit, et le reître à pied, tant il est vrai qu'une bévue tient ferme quand elle s'y met !

Vous pourriez me dire encore que l'étymologie du nom aurait me guider ; que reiter en allemand signifie cavalier , tandis que lansquenet vient de land, terre, et de knecht, valet, c'est- à-dire soldat de pied. A quoi je vous répondrai que je ne sais pas l'allemand, ce dont je suis bien fâch'é pour d'autres raisons plus importantes. Il est vrai que l'étymologie est à peu près la même en anglais, puisque land signifie terre, et knave, valet, esclave , coquin (tristes synonymes pour ces braves gens qui se faisaient tuer à notre service). Mais j'étais à cent lieues de tout cela en pensant à mon héroïne.

J'ai l'habitude de ne rien livrera l'impression sans consulter auparavant deux personnes en qui j'ai confiance : l'uue qui a de l'imagination et s'attache plus aux idées qu'aux mots ; l'autre au contraire , esprit sage et positif, qui regarde davantage à l'expression; c'est un homme précieux pour dépister les erreurs matérielles. Chose étonnante : le lansquenet armé de pied en cap leur passe à tous deux devant les yeux sans qu'ils le voient. Quant à la ressource dernière des épreuves à corriger , vous n'ignorez pas que c'est une pure illusion. L'auteur ne lit pas ; il croit voir ce qu'il a dans la tète et ne distingue pas ce qui est sous ses yeux. Ma bévue vous a échappé à vous-même. Elle a échappé aux correcteurs. Elle est arrivée au grand jour de la publication. Mes amis et connaissances lui ont souri obligeam- ment sans la reconnaître.

Suivez bien du regard cette erreur semblable à une barque de contrebandier, glissant en public du chantier dans le port, saluée de la main par l'inspecteur des douanes, filant devant la ligne des gardes-côtes, devant les croisières et les forts. La voilà qui entre en pleine mer. Elle s'en allait tout droit en Chine pour y mourir oubliée , si deux frégates qui se battaient entre elles ne lui eussent par hasard barré le passage.

Quoi qu'on en dise, la critique n'est point aisée; je la crois au contraire très-difficile. Vous savez, monsieur, qu'elle est

REVUE DE PARIS. 337

parvenue aujourd'hui à une grande perfection. Vous con- naissez sa conscience, sa politesse, ses lumières, son envie d'être utile et non pas de faire de l'importance à peu de frais. Le premier venu ne s'aviserait pas d'être critique dans un temps comme le nôtre. Plusieurs des guides prudents du goût public ont bien voulu s'occuper un instant de mon amazone. Vous tremblez sans doute pour ma bévue? Vous la croyez déjà sondée, reconnue et confistpiée. Vous voyez six colonnes en fins carac- tères tomber sur elle de tout leur poids. Vous pensez qu'on va saisir l'occasion de nous apprendre comment des troupes alle- mandes furent appelées par Catherine de Médicis, et puis toute l'histoire de leur séjour en France, et une foule d'autres choses que nous ignorerons faute de cela. Rassurez-vous, monsieur 5 il n'en fut rien. Un des critiques les plus érudits a bien rendu compte de l'ouvrage; mais il laissait entendre que c'était sans l'avoir lu , et cette méthode est un des perfectionnements de l'art moderne.

Après cela, il n'y avait plus guère de chance pour que la bévue parût au jour. Elle s'éloignait paisiblement , quand un incident bizarre et compliqué vint la sauver de l'obscurité. La semaine dernière, M. Old-Nick , jeune écrivain spirituel, et dégustateur littéraire du National, analyse dans son feuilleton le portrait de mon héroïne. Sans doute , pour aller plus vite, il reproduit textuellement les phrases mêmes de l'ouvrage, et justement celle gît l'erreur. Il l'approuve et la transcrit avec soin (ce n'est pas moi qui lui reprocherai d'avoir été distrait). Le lansquenet est transporté de mon historiette dans le feuil- leton. Il est monté à bord du National. On ne le voit pas en- core, mais il y a de l'espoir : la perspective lui est favorable ; il n'est plus égaré dans un volume entier. Le livre soulagé pour- suit sa route, et désormais la responsabilité pèse sur le feuil- leton. Le croiriez-vous , monsieur? l'erreur allait encore passer inaperçue sans un nouvel incident.

Le bonhomme La Fontaine a dit qu'outre l'œil du maître , l'œil de l'amant est clairvoyant. Il aurait pu en ajouter un troi- sième : celui de l'ennemi , ou , pour parler doucement, l'œil de l'adversaire. Le navire le Globe, portant d'autres couleurs que le National, cherchait une occasion d'engager le combat. L'un de ses meilleurs officiers prend sa lorgnette, la braque sur

538 REVUE DE PARIS.

la bévue ; il cric au lansquenet , et (ire à mitraille sur le feuil- leton stupéfait.

Le coup avait porté à fond. L'erreur étant découverte, le piquant de l'affaire, c'est que M. Old-Nick ne peut plus la re- nier. Le Globe lui disait : « Votre métier était de la signaler; non-seulement vous n'en faites rien, mais vous l'adoptez. Elle vous appartient. Les écrivains espagnols terminaient leurs comédies par ces mots : «Excusez les fautes de l'auteur; » il n'y a pas d'excuse pour celles d'un critique chargé de relever les fautes d'autrui. »

Que répondre à cela? Rien, sinon qu'un critique est un homme, et que tout homme peut se tromper. Aujourd'hui c'est mon tour, et demain ce sera le vôtre.

Pendant la bataille, le lougre contrebandier avait filé quel- ques nœuds. Malheur à lui si les deux frégates se fussent réunies pour l'attaquer! Probablement celle qui a reçu la bor- dée à mitraille la lui garde bonne; mais le temps marche; l'à- propos n'y serait plus. Chaque jour amène sous les croisières d'autres bâtiments sur lesquels on exerce le droit de visite. Le lougre a passé la ligne et voyage bien loin. Cependant il est trop loyal pour vouloir laisser la responsabilité de sa faute tomber sur un autre, et avant de disparaître il envoie derrière lui une embarcation pour réclamer cette mauvaise marchandise et s'en déclarer le propriétaire.

Telle est , monsieur et ami , l'histoire de ma bévue. Si pareille aventure fût arrivée à une phrase de l'abbé Ga- liani, cet excellent improvisateur de petits contes n'eût pas manqué de faire sur son erreur une fable dans le genre de celle-ci :

Un père veut mener sa fille dans un bal masqué. Il la croit charmante, comme font tous les pères. Il assiste à la toilette de son enfant, l'aide à s'habiller, lui attache une épingle par- ci par-là et admire son ouvrage avec complaisance. Dans l'ex- cès de sa tendresse paternelle, il voudrait que sa fille fût encore plus belle et mieux parée. Il lui pose une fleur dans les cheveux. Son admiration va croissant. Au moment du dé- part, il veut mettre lui-même le loup de velours noir sur les yeux de celle fille chérie ; mais il se trompe , et par mégarde ,

KEVUE DE PAKIS. 239

au lieu du masque , il plante un gros nez de carton au milieu du visage de sa progéniture ; puis il recule de trois pas et s'écrie :

Que ma fille est jolie comme cela !

Les parents et amis regardent la jeune personne et font avec soin l'inspection de sa toilette. Ils ne voient rien qui cloche et approuvent tout à fait le bon goût et la perfection de la parure. On arrive au bal. La jeune fille exécute son entrée. Les regards se fixent sur elle. Les uns trouvent qu'elle est assez gentille, les autres qu'elle est fort agréable , et d'autres encore ne font aucune attention à elle, tandis que le père se frotte les mains et ne voit que le succès de son enfant. Des connaisseurs exercés tournent à l'entour de la jeune fiile, qui danse et se promène son nez de carton au vent ; ils trouvent à redire sur un pli de la robe , sur une nuance imperceptible; mais, dans le visage, ils ne remarquent rien à critiquer.

Alors paraît un de ces chevaliers à la mode dont l'opinion est souveraine. Aucune femme n'a le droit de passer pour jolie avant qu'il en ait dit son avis. Il s'avance vers la demoiselle, l'examine de près, dans le blanc des yeux et sous le nez. On attend qu'il s'explique. L'oracle parle :

Elle est à mon goût, dit-il ; elle me plaît. Je vais dessiner son portrait sur un album , pour vous montrer que , si elle est jolie , moi , j'ai du talent.

Le dessin terminé, on admire la ressemblance. Cependant un autre chevalier à la mode, rival du premier , s'approche avec un sourire ironique. II donne un coup d'oeil au dessin , et posant un doigt sur l'album , il s'écrie :

Voila un nez de carton. Vous avez fait un nez de carton. Plaisant dessinateur, qui met des nez de carton aux figures qu'il copie! Vous ne savez pas dessiner, chevalier; allez apprendre à faire des nez de chair et d'os.

Et le chevalier confondu voit enfin quel nez il a copié sans y prendre garde. Pendant ce temps-là, le modèle continue à danser comme auparavant et jouit du même succès. Mais l'hon- nête homme de père , fâché de L'embarras il a jelé le pauvre chevalier , appelle son enfant, écart»; un peu la foule, et dit à haute voix :

240 REVUE DE TARIS.

Messieurs, ne vous querellez pas plus longtemps. C'est moi qui par mégarde ai mis à ma fille un nez de carton au milieu du visage. Supprimons ce nez ridicule et n'en parlons plus.

Ainsi fut fait.

Agréez , monsieur et ami , etc.

Paul de Mcsset.

LA SALLE D'ASILE,

ou

BIEN FAIRE ET LAISSER DIRE.

PERSONNAGES.

MONSIEUR BLINVAL. MADAME DE FONTAVIELLE.

MADAME DE MESLAY, nièce de MADAME D'AMBLY.

M. Blinval. MADAME GUESDON.

MONSIEUR STRICT, membre MADAME DE KERMANSEC.

d'un comité de bienfaisance. Un Domestique.

(La scène se passe à Paris , chez Mme de Meslay.)

SCKTCI3 PREMIÈRE.

MONSIEUR BLINVAL, MADAME DE MESLAY.

MONSIEUR BLINVAL.

Parlons franchement, (u douves que coin ne paraîtra pas ridicule?

8 i!l

9tt BEVUK DE PARIS.

MADAME DE MESLAY.

Assurément non , mon oncle.

MONSIEUR BLINVAL.

Et que quelques lignes écrites par moi auront une valeur digne de figurer comme autre chose parmi les objets que tu mets en loterie au bénéfice de la salle d'asile de Saint-Lubin ?

MADAME DE MESLAY.

Croyez bien que ce sera le plus précieux.

MONSIEUR BLINVAL.

Cajoleuse ! Enfin, j'espère qu'on n'y verra que ce qui est, un acte de complaisance d'un oncle pour une nièce qu'il aime beaucoup.

MADAME DE MESLAY.

Cela va me grandir de dix pieds aux yeux de toutes les per- sonnes qui me connaissent.

MONSIEUR BLINVAL.

Sans plaisanterie, qu'allons-nons faire? Qui mettons-nous en scène?

MADAME DE MESLAY.

Ah dame ! je ne sais pas.

MONSIEUR BLINVAL.

Il paraît que lu me seras d'une grande ressource. Voyons, cherchons. Veux-tu que je fasse apparaître une paysanne co- quette, de Saint-Lubin , cela va sans dire, qui n'est pas fâchée d'avoir une salle d'asile elle puisse envoyer ses enfants pour recevoir plus à l'aise un voisin qui vient tous les matins chez elle aussitôt que son mari est parti pour les champs ?

RF.VUK DE PARIS. 243

MADAME DE MESLAY.

Ce serait bien joli. Mais ne craignez-vous pas, entre nous, que cela ne semble un peu leste?

MONSIEUR BLINVAL.

Voilà la pruderie qui va s'en mêler.

MADAME DE MESLAY.

Moi prude ! C'est seulement parce qu'il s'agit d'un acte de charité.

MONSIEUR BLINVAL.

Te serais-tu attendue, par hasard , que j'allais tomber dans le pathos et essayer de faire une manière de sermon? A l'époque de l'année nous sommes , je ne sais pas , mais il me semble que vous devez en avoir votre comptant.

MADAME DE MESLAY.

Je ne dis plus rien; vous vous y entendez beaucoup mieux que moi , et je ne suis qu'une sotie de vouloir vous donner des conseils.

MONSIEUR BLINVAL.

Avec tout cela , il est clair que ma paysanne coquette ne te convient pas.

MADAME DE MESLAY.

Pardonnez-moi, mon oncle.

MONSIEUR BLINVAL.

Non, non. Au premier mot que je l'en ai dit, lu as fait ta grimace de bonne compagnie ; c'est assez pour que je sache à quoi m'en tenir.

244 REVUE DE PARIS.

MADAME DE MESLAY.

Tout à l'heure, j'étais prude ; à présent, me voilà grimacière. Ce que c'est que les oncles ! Eh bien ! pour vous montrer comme vous êtes bon juge, c'est moi qui vous demande de suivre votre première idée, parce qu'une paysanne coquette ne me paraît pas un personnage facile à faire parler.

MONSIEUR BLINVAL.

Aussi la ferai-je parler comme une autre femme coquette , avec la seule précaution de fourrer par-ci par-là dans son lan- gage quelques mots de patois qui feront crier au miracle sur ma connaissance du cœur humain dans toutes les classes. Comme s'il y avait des classes pour le cœur humain !

MADAME DE MESLAY.

J'attends, mon oncle.

MONSIEUR BLINVAL.

Tout bien considéré, j'aime mieux changer de tableau. Tiens, en voici un qui sera plus dans ton goût. C'est une paysanne, toujours de Saint-Lubin ; mais elle est sage, elle est vertueuse , elle est parfaite. Aussi ne se passe-t-il pas de jour qu'elle ne bénisse la salle d'asile et les illustres prolecteurs qui la soutiennent. Tu ris. Voilà déjà un effet comique obtenu.

MADAME DE MESLAY.

Illustres protecteurs ! Écoutez donc , c'est fait pour flatter.

MONSIEUR BLINVAL.

Pas trop. Aujourd'hui, qui est-ce qui n'est pas illustre? Pour celle pauvre femme, rien n'est plus précieux qu'un endroit elle sait ses chers enfants en sûreté, tandis qu'elle se livre aux soins que réclame la santé de son mari souffrant.

REVUE DE PARIS. 2VS

MADAME DE MESLAY.

Selon moi , mon oncle, cela aurait plus de succès.

MONSIEUR BLINVAL.

Selon moi, ma nièce, cela serait ennuyeux à périr. La per- fection n'a jamais été dramatique.

MADAME DE MESLAY.

C'était donc un piège que vous me tendiez ?

MONSIEUR BLINVAL.

Tais-toi , lais-loi ; je crois que je tiens une troisième pay- sanne.

MADAME DE MESLAY.

Dramatique?

MONSIEUR BLINVAL.

Je le crois bien ! C'est une ambitieuse. Son fils commence à épeler ; elle le voit au moins garde champêtre , et, sur ba, be, bi , bo, bu, qu'elle lui a entendu répéter avec le chant obligé des salles d'asile, il n'y a pas de carrière qu'elle ne donne à son imagination. Déjà elle commence à s'isoler de ses compagnes, voulant se préparer de bonne heure à l'avenir brillant qui s'ouvre devant elle, et ne pas se compromettre par des liaisons qui pourraient l'embarrasser plus tard.

MADAME DE MESLAY.

Et vous donneriez à cela un air naturel ?

MONSIEUR BLINVAL.

Tu y devineras vingt personnes de tes amis.

21.

2*G REVUE DE PARIS.

MADAME DE MESLAY.

Mais pas des paysannes.

MONSIEUR BLINVAL.

Ce sera comme pour la coquette, l'affaire du patois.

SCÈNE II,

Les précédents , MONSIEUR STRICT. un domestique , annonçant. Monsieur Strict. (Il sort.)

monsieur blinval à madame de Meslay. Qu'est-ce que M. Strict ?

MADAME DE MESLAY.

Vous allez le connaître tout de suite.

monsieur strict.

Permettez, madame , que j'aie l'honneur de vous présenter mes hommages respectueux.

madame de meslay , bas à M. Blinval.

Faites attention , mon oncle. (Haut à M. Strict.) Monsieur Strict , vous ne m'échapperez pas , celte fois , et j'espère bien que vous allez prendre au moins un billet de la loterie dont je vous ai parlé.

monsieur strict, d'un ton doucereux.

Non, belle dame, non.

REVUK DE PARIS. 247

madame de meslay , faisant des signes d'intelligence à son oncle

Quoi ! monsieur Strict , vous me refusez ?

MONSIEUR STRICT.

Je suis sauvage pour ces sortes de refus ; c'est la suite d'un voeu que j'ai fait aussitôt que j'ai été nommé membre du comité de bienfaisance de mon arrondissement; je croyais vous avoir parlé de ce vœu.

madame de meslay , même Jeu avec M. Blinval.

Jamais.

MONSIEUR STRICT.

Je me suis dit : Me voici membre d'un comité de bienfai- sance ; je vais donner mon temps , je vais donner mes soins ; si je donne encore autre chose, je fais un métier de dupe. Il faut savoir s'arrêter.

MONSIEUR BLINVAL.

Il est bien dommage pour ma nièce qu'elle ne se soit pas adressée à vous avant votre nomination.

MONSIEUR STRICT.

Il y a quinze ans de cela; madame n'était encore qu'un en- fant.

madame de meslay, lui présentant un billet.

Un billet, un seul billet. Voyez donc la médiocrité de la somme.

MONSIEUR STRICT.

Ce n'est pas pour la somme , c'est pour l'exemple. Nous ne

248 REVUE DE PARIS.

devons pas autoriser ce gaspillage d'aumônes qui ne se fait qu'à notre détriment. Vous ne savez pas , vous autres belles dames, le dommage que vous nous causez avec cet entraînement de charité qui vous pousse à chanter, à danser, à vous faire comé- diennes ou marchandes au profit de malheurs qui devraient nous revenir de droit.

MADAME DE MESLAY.

Pour exciter la charité , il faut bien la mettre à la portée de tous les goûts.

MONSIEUR STRICT.

Bast ! bast ! la charité ! vous en dépensez les trois quarts pour satisfaire ces goûts-là. Ce n'est pas ainsi que je comprends la bienfaisance. La bienfaisance doit avoir un bandeau sur les yeux ; elle ne connaît pas de préférence, il faut qu'elle répande ses bienfaits sur le plus grand nombre possible. Je sens bien que sur ce plus grand nombre beaucoup pourront mourir de faim ; mais du moins ne pourront-ils pas se plaindre, ils aurorit été traités au prorata de leurs droits. Voilà comme j'entends la bienfaisance.

MADAME DE MESLAY.

Empêcherez- vous l'intérêt plus particulier qu'on prend à des malheurs qu'on a sous Jes yeux?

MONSIEUR STRICT.

Des malheurs qui le plus souvent ne sont que des romans. Il faut de la règle dans tout ; des malheurs qui ne sont pas en rè- gle , tant pis pour eux ; il faut qu'ils attendent.

MONSIEUR BilNVAL.

Quand il arriverait quelquefois d'être moins près regar- dant?

REVUE DE PARIS. 219

MONSIEUR STRICT.

On aurait un tort que ne peut jamais avoir un comité de bien- faisance. Nous avons nos registres tous nos indigents sont inscrits...

MADAME DE MESLAY.

C'est déjà une difficulté que de se faire inscrire.

MONSIEUR STRICT.

Aucune difficulté. Nous recevons toutes les déclarations à bureau ouvert. Quitte à vérifier.

MADAME DE MESLAY.

Pour bien des gens cette déclaration doit être pénible; il y a une certaine pudeur...

MONSIEUR STRICT.

Nous n'avons pas dans nos registres de colonne pour la pu- deur ; nous en avons pour l'âge de nos pauvres, leur profession, le nombre de leurs enfants; il n'y en a pas un auquel nous pre- nions plus d'intérêt qu'à un autre; tous nous sont indifférents, je vous le répète. Au lieu qu'avec les belles dames c'est le cœur seul qui décide. Ce n'est pas tolérable, je vous en demande par- don , mais ce n'est vraiment pas tolérable.

SCÈNE III»

Les précédents, MADAME DE FONTAVIELLE. un domestique, annonçant. Madame de Fonla vielle.

8M KFïVTK DK PARIS.

MADAME DE MESLAY.

J'aurais faire fermer ma porte.

MONSIEUR BLINVAL.

Au contraire, laisse-les donc venir.

MADAME DE F0NTAV1ELLE.

On vous calomnie assurément , ma chère Cécile. Qu'est-ce qu'on vient de me dire? que vous étiez dame de charité.

MONSIEUR BLINVAL.

Ah! je cherchais en quoi on avait pu la calomnier.

MADAME DE FONTAVIELLE.

Ce n'est pas possible. Votre mère , votre belle-mère , qui sont des femmes de goût; votre mari , qui est la raison même, votre oncle enfin que voilà , comment ont-ils pu vous permettre de vous fourvoyer à ce point?

monsieur strict, se frottant les mains.

Je ne fais pas parler madame.

madame de fontavielle , se tournant du côté de M. Strict.

Avouez , monsieur , que ce n'est ni de son âge , ni dans sa posilion. Elle aime son mari , elle aime ses enfants ; elle ignore donc qu'une dame de charité ne doit aimer que la tracas- serie?

monsieur strict.

C'est cela même.

KEVLE DE PARIS. 251

MADAME DE FONTAVIELLE.

Dame de charité ! il faut avoir perdu la tête. A aucune époque de ma vie je n'aurais consenti à être dame de charité.

MONSIEUR STRICT.

C'est la preuve d'un grand sens , madame.

MADAME DE FONTAVIELLE.

Peut-être veut-elle cesser d'être jolie femme.

MONSIEUR STRICT.

Jolie femme?

MADAME DE FONTAVIELLE.

Sans doute , je n'en connais pas une qui se soit conservée.

madame de meslay, en riant. Voilà qui me donne à réfléchir.

MADAME DE FONTAVIELLE.

Ne badinez pas, mon enfant. Je ne sais pas comment elles s'y prennent ; mais elles finissent toutes par se donner un cer- tain air d'importance qui les vieillit au point qu'elles ne sont plus reconnaissables.

MADAME DE MESLAY.

Mais , madame...

MONSIEUR lîLINVAL , b(lS.

Ne réponds pas ; tu paierais tout.

252 REVUE DE PARIS.

MADAME DE FONTAVIELLE,

Elle est charmante, je l'aime de tout mon cœur ; elle est bien venue dans le monde, et elle irait troquer cela contre quoi , je vous le demande? quelques salamalecs de son curé et des honneurs de sacristie qu'elle partagerait avec les vieilles habituées de sa paroisse; car voilà tout, je ne vois pas autre chose. Faites-lui donc entendre raison, monsieur Blinval.

MONSIEUR BLINVAL.

Il serait difficile de s'y prendre mieux que vous.

MADAME DE FONTAVIELLE.

J'ai déjà perdu deux nièces comme cela , qui me feraient la leçon si je voulais les écouter; j'ai bien peur aussi que ma fille ne soit un peu sur la même route : c'est une épidémie. Elle ne porte plus que des manches longues et des robes qui l'en- goncent d'une manière désolante. Avec de si jolies épaules! quel meurtre ! Il ne nous restera plus de jeunes femmes, j'en ai le pressentiment. C'était pourtant si agréable à voir. Rassurez- moi, ma chère Cécile ; dites-moi que vous n'êtes pas dame de charité.

MADAME DE MESLAY.

Le fait est que je ne suis dame que d'une charité, pour pro- curer un abri à de pauvres petits enfants...

MADAME DE FONTAVIELLE.

Assez , assez; je ne veux pas en savoir davantage. Vous com- mencez par les petits enfants , c'est tout simple; mais vous verrez , vous verrez, mon ange, cela vous conduira. De- main viendront les mères de famille , les vieillards respecta- bles, les jeunes filles qu'il s'agira de retirer de l'abîme , que sais-jé, moi? Vous n'avez qu'une lolerie, il vous en faudra

REVUE DE PARIS. 253

cent. Vous n'aborderez plus les gens sans leur mettre vos billets sous la gorge ; alors vous deviendrez un épouvantait. Comme chacun connaît ses affaires et que personne n'a jamais été embarrassé de son argent , faute de savoir à qui le donner, on cessera de vous voir; on vous fuira même , dans la crainte d'être obligé de payer le plaisir de votre rencontre.

MONSIEUR BLINVAL.

J'avoue que cet avenir est effrayant.

MONSIEUR STRICT .

Pour madame surtout qui n'en aura pas les compensations.

madame de meslay, prenant affectueusement une des mains de madame de Fontavielle.

Pardonnez-moi, monsieur; madame ne vient-elle pas de me promettre les honneurs de la sacristie?

MONSIEUR STRICT.

Bagatelles que cela. Ces dames tiennent bien plus, croyez- moi , au privilège qu'elles se sont arrogé d'assiéger toutes les administrations, souvent à propos de demandes qui n'ont pas le sens commun , mais avec l'idée fixe de persécuter les em- ployés.

MADAME DE FONTAVIELLE.

De préférence ceux qui sont jeunes , m'a-t-on assuré.

MONSIEUR STRICT.

Vous l'avez dit, madame; si on n'est pas née tracassiêre, avec un goût de commérage et de domination , il faut renon- cer à être dame de charité et laisser fairo ceux qui ont du du calme, du sang-froid et de I

8 22

'.)r>î REVUE DE PARIS.

MADAME DE FONTAVIELLE.

Chacun son métier.

MADAME DE MESLAY.

Mais je ne crois pas faire un métier.

MADAME DE FONTAVIELLE.

Alors ne vous mêlez de rien; et, pour que vous ne croyiez pas que c'est un conseil intéressé que je vous donne , je suis prête à prendre de vos billets autant que vous voudrez.

monsieur strict, à part. La belle chute!

MADAME DE MESLAY.

En voilà dix*

MONSIEUR BLINVAL, à part.

Elle ne perd pas la carte.

MADAME DE MESLAY.

Est-ce trop?

MADAME DE FONTAVIELLE.

Non , mon cœur. ( Bas à M. Strict, tout en cherchant de l'argent dans sa bourse.) Quelles petites têtes que tout cela. Ça n'a pas la moindre conséquence dans l'esprit. (Haut.) Adieu , ma belle ; réfléchissez un peu à ce que je viens de vous dire.

MONSIEUR STRICT.

Voulez-vous accepter mon bras jusqu'à votre voiture , ma- dame?

REVUE DE PARIS. 255

MADAME DE FONTAVIELLE.

Volontiers, monsieur. {A demi-voix, pour n'être entendue que de M. Strict.) Aux allures que prennent nos jeunes fem- mes, il y a une chose malheureusement trop certaine : la jeu- nesse s'en va.

( Elle sort avec M. Strict.)

SCÈNE IV.

MONSIEUR BLINVAL, MADAME DE MESLAY.

MADAME DE MESLAY.

Eh bien! mon oncle?

MONSIEUR BLINVAL.

Eh bien ! ma bonne amie ; c'est toujours Mmo de Fontavielle, une excellente femme.

MADAME DE MESLAY.

En la déguisant un peu, ne pourrait-elle pas vous fournir un caractère?

MONSIEUR BLINVAL.

Une nuance tout au plus, nuance très-étendue , il est vrai : des femmes qui aiment beaucoup à parler sans se soucier de ce qu'elles disent; mais ce serait commun.

MADAME DK MESLAY.

Vous croyez que vous ne pourriez pas tirer parti de celte fureur qu'elle a de donner îles conseils P

25C REVl'E W. PARIS.

MONSIEUR BLINVAL.

Des conseils ! Il faut croire que tout le monde en a de trop; car il n'y a personne qui n'en ait à donner.

SCÈNE V.

MONSIEUR BLINVAL, MADAME DE MESLAY, MADAME D'AMBLY.

tiv domestique , annonçant.

Madame d'Ambly ! ( // sort.)

madame d'ambly, se laissant tomber sur un siège.

Je n'en puis plus. Bonjour, ma chère ; bonjour, monsieur Blinval.

MADAME DE MESLAY.

Qu'avez-vous donc?

MADAME D'AMBLY.

Ce que j'ai toujours : une santé détestable et un mari qui m'ennuie chaque jour davantage.

MADAME DE MESLAY.

Ne dites pas cela.

MADAME D'AMBLY.

C'est si vrai ! Croiriez-vous que votre loterie a été ce matin, pour lui , un suj et de déclamation à perle de vue?

RF.VLT. DE PARIS. 25"

MADAME DE MESLAY.

Ce n'est pas possible.

MADAME D'aMBLY.

J'ai la tête si malade ! J'avais entièrement oublié pour quelle œuvre vous faisiez celle loterie, de sorte qu'il m'a fallu es- suyer un déluge de paroles sur celle tyrannie nouvelle, sur cet impôt forcé qui transformait les salons en vrais coupe-gorges. Vous savez si les hyperboles lui coûtent. Je m'étais mise à pen- ser à autre chose , comme cela m'arrive presque toujours quand il me parle. Heureusement . je ne sais par quel hasard , votre salle d'asile me revient à l'esprit; je la nomme à mes risques et périls; c'est tout à coup un changement de scène.

SCÈNE VI.

Les précédents, MADAME GUESDON.

un domestique, annonçant. Madame Guesdon!

MADAME DE MESLAY, ClU (lOMestÙjUC.

Vite, vile, approchez un grand fauteuil.

(Le domestique obéit et s'en va.)

monsieur blinval, à madame de Meslay. Connais-je Mmc Guesdon?

MADAME DE MESLAY.

Je ne crois pas que vous l'ayez jamais vue ici. En tout cas

22.

258 REVUE DE PAK1S.

ce ne sera pas pour vous un personnage dramatique, car c'est la perfection même.

MADAME D'AMBLY.

Bonne Mrac Guesdon ! Quel dommage qu'elle soit si vieille et si sourde.

madame de meslay, élevant la voix.

Bonjour, madame Guesdon.

MADAME GUESDON.

Bonjour, mesdames. [A madame de Meslay.) N'est-ce pas monsieur votre oncle? (M. Blinval salue.) Je l'aurais deviné. Je ne suis pas venue de fois chez votre nièce, monsieur, que je n'aie eu l'espoir de vous rencontrer.

MONSIEUa BLINVAL.

Je regrette bien , madame , que cet espoir ne se soit pas réalisé plus tôt.

MADAME GUESDON, aSSlSC

A présent que me voilà bien établie , ne prenez plus garde à moi, mes chères dames. Je suis assez essoufflée; je ne serais pas fâchée d'avoir le temps de me remettre.

MADAME DE MESLAY.

Comme vous voudrez ; vous êtes chez vous. ( A madame d'Ambly.) Eh ! bien, donc, votre mari....

MADAME D'AMBLY.

A ce mot de salle d'asile, est devenu un tout autre homme, toujours ennuyeux, mais d'un ennui plus supportable. Il paraît que les salles d'asile sont sa spécialité, comme on dit aujour-

REVUE DE PARIS. 259

d'hui : je n'en savais tien. {Contrefaisant sa vois.) C'est du moins quelque chose qui commence par le commencement ; grande rareté en France, l'on s'occupe d'abord du comble avant de songer aux fondations. ( Voix naturelle.) Vous n'es- pérez pas que je vous répéterai tout ce qu'il a brodé à la suite d'un aussi beau début. 11 ne tarissait pas de louanges sur vous, sur la distinction que vous portez dans tout ce que vous faites, et qui vous avait guidée jusque dans le choix de l'oeuvre à la- quelle vous vous étiez consacrée. Enfin , c'était un feu roulant à me rendre jalouse, si j'avais l'esprit moins bien fait.

MADAME DE MESLAY.

Mais vous avez l'esprit si bien fait.

madame d'ambly, contrefaisant encore sa voix.

C'est ainsi que je comprends une réforme dans le peuple. J'ai toujours dit qu'il fallait le prendre ab ovo. {Voix natu- relle.) De ma vie, je n'oublierai cet ab ovo ; il l'a répété plus de cent fois. Savez-vous ce que cela signifie? Qu'il faut prendre le peuple au sortir de la coquille.

MADAME DE MESLAY.

.le m'en doutais.

MADAME D'AMBLY.

Je crois qu'il me l'a expliqué; il aurait pu s'en épargner la peine. On ne peut pas me reprocher de mettre le moindre in- térêt à comprendre un mot de ce que dit M. d'Ambly.

MADAME DE MESLAY.

Malgré tout, M. d'Ambly a son bon côté.

madame d'ambly, en riant. Son bon côté ! attendez, attendez; vous allez voir.

260 REVUE Ï)F PARIS.

monsieur blinval , montrant à sa nièce madame Guesdon qui sourit.

On croirait que Mmc Guesdon nous entend.

madame de meslay. à madame Guesdon.

Est-ce que vous nous entendez?

MADAME guesdon.

Pas un mot. Mais je viens de voir rire Mme d'Ambly ; c'est si extraordinaire ! Cela m'a fait plaisir.

madame d'ambly, reprenant l'air nonchalant.

En effet, c'est très-extraordinaire.

MADAME BE MESLAY.

Allons ; elle ne nous dira plus rien.

MADAME D'AMBLY.

Ah ! mon Dieu, si. Par suite de son admiration pour vous, de son enthousiasme pour les salles d'asile, vous vous atten- dez à des merveilles, je le vois. Devinez combien il m'a auto- risée à prendre de vos billets Un !...

MADAME DE MESLAY.

La chute est imprévue.

MADAME D'AMBLY.

Pas pour moi ; je le sais par cœur. En paroles , c'est un homme effrayant ; qui ne le connaîtrait pas serait tenté de modérer sa fougue. Que de fois j'y ai été prise dans les com- mencements ! J'en ai bien rabattu.

REVUE T»E PARIS. 201

MADAME DE MESLAY.

Et vous avez pris votre parti?

MADAME D'AMBLY.

Est-ce que c'est possible? J'aurais préféré un mari muet et qui ne m'eût pas trompée. Le monde est singulier ; on me re- proche d'être apathique; de quoi veut-on que je me soucie? J'élais née pour être comme une autre. Qui sait si je n'aurais pas fait tout ce que vous faites, des loteries, des salles d'asile? Mais il faut être forte pour cela , et je suis une momie. Je ne me fais pas illusion, je tourne au spleen; je n'ai de courage que pour monter à cheval trois ou quatre heures par jour.

MONSIEUR EL1NVAL.

C'est quelque chose.

MADAME D'AMBLY.

Avec les bals et les fêles on est forcé de passer une par- tie des nuits, si on ne prenait pas un peu l'air, on mourrait,

MONSIEUR BLINVAL.

C'est certain.

MADAME D'AMBLY.

M. Birlof , un Anglais de ma connaissance, qui est un très- bon cavalier, a la complaisance de me donner des leçons; je crois que je m'en trouve bien.

MONSIEUR BLINVAL.

Dites-nous donc cela.

MADAME D'AMBLY.

II ne faut pas se suicider non plus.

26-î REVUE PARIS.

Si i;\e VII.

Les précédents, MADAME DE KERMANSEC. cn domestique , annonçant. Madame de Kermansec !

MADAME D'AMBLY.

Mms de Kermansec ! je me sauve ; sa grosse voix m'a toujours fait peur.

MADAME DE KERMAHSEC.

Vous n'étouffez pas ici , mesdames ?

MADAME DE MESLAY.

Non.

MADAME DE KERMANSEC.

Il faut que vous soyez robustes.

madame d'ambly, à madame de Meslay.

Ah ça F ma chère Cécile , voulez-vous que nous terminions ? Donnez-moi le billet de M. d'Arably et cinq pour moi. Ce n'est pas par amour des salles d'asile , auxquelles je n'entends rien , mais par amitié pour vous , qui devez mettre de la vanité à avoir beaucoup de souscriptions, ce me semble.

MADAME DE MESLAY.

Vous faites peut-être une très-bonne affaire ; parmi les lois . il v aura un manuscrit de mon oncle.

REVUE DE PARIS. 263

MADAME D'AMBLY.

En vérité ! donnez-m'en dix, alors. Sera-ce quelque chose de gai , monsieur Blinval ?

MONSIEUR BLINVAl.

Je ne sais seulement pas encore si ce sera.

MADAME D'AMBLY.

C'est égal , c'est égal , je veux le gagner ; j'ai tant besoin de distraction. Je vous quitte ; vous ne pouvez pas vous imaginer l'éternité de visites que j'ai encore à faire. Adieu, madame Guesdon.

MADAME GDESDON.

Adieu , madame.

SCÈNE VIII.

MONSIEUR BLINVAL, MADAME DE MESLAY, MADAME GUESDON, MADAME DE KERMANSEC.

madame guesdon , à madame de Menlay.

II paraît que Mmc d'Ambly vous a pris beaucoup de billets:'

MADAME DE MESLAY.

Pas mal.

MADAME GUESDON.

/est joli l;i fortune, quanti on a un bon coeur.

264 REVUE DE PARIS.

MADAME DE KERMANSEC.

Et surtout, une tête bien saine.

(Madame Guesdon regarde madame de Kermansec , dont la voix est irès-élevée, de manière à indiquer qu'elle l'entend parfaitement.)

madame de mesiay, à madame de Kermansec.

Est-ce que vous trouvez de la folie dans ce qu'elle vient de faire ?

MADAME DE KERMANSEC.

Il y a de la légèreté, il y a de l'inconséquence, il y a de M",e d'Arably.

MADAME GUESDON.

II est certain que je l'ai toujours vue plus pressée de donner que de réfléchir.

MADAME DE KERMANSEC.

Et vous trouvez cela judicieux , madame.

MADAME GCESDON.

Quant on le peut.

madame de kermansec, à madame de Meslajr. Je croyais votre loterie terminée ?

madame de meslay. J'ai encore des billets à votre disposition.

MADAME DE KERMANSEC.

Grand merci. Je ne me suis jamais associée ;■. aucune œuvre

REVUE DE PARIS. 26S

philosophique. J'ai horreur de tout ce qui est école mutuelle.

MADAME DE MESLAY.

Mais ce n'est pas une école mutuelle; c'est une salle d'asile, une espèce de sevrage pour de petits enfants abandonnés toute la journée à eux-mêmes par des parents ouvriers dans des ma- nufactures j qui quittent leur maison de grand matin et n'y rentrent souvent qu'à la nuit.

MADAME DE KERMANSEC.

Vous avez sans doute une religieuse à la tête de cela?

MADAME DE MESLAY.

Pour avoir une religieuse, il faut faire une fondation ; nous ne sommes pas assez riches; nous allons au jour le jour.

MADAME DE KERMANSEC.

Fort bien. C'est du moins sous la direction de votre curé ?

MADAME DE MESLAY.

Noire curé est un très-digne homme qui voit avec plaisir tout ce qui se fait de bon autour de lui.

MADAME DE KER3IANSEC.

Pas même le curé ? De mieux en mieux.

MONSIEUR BLINVAL.

Prenez-vous garde, madame, que c'est la fable du loup et de l'agneau que vous avez l'air de répéter avec Cécile?

MADAME DE KERMANSEC.

.Te serais donc le loup? Oue votre nièce se rassure, je n'ai

s 23

26: REVUE DE fAi'.IS.

jamais mangé personne. Je suis curieuse, je fais des questions, je cherche à m'inslruire; mais vous m'avez intimidée au point que je n'oserai plus lui demander ce qu'elle fait de tous ces enfants-là; je ne suppose cependant pas qu'elle se contente de les rassemhler uniquement pour les tenir comme des moulons dans un bercail.

MADAME DE MESLAY.

Aussi, madame, commence-t-on par leur faire faire, en arri- vant, une prière qu'on n'a jamais fait faire à des moulons; prière qu'ils répèlent encore avant de se séparer.

MADAME DE KERMANSEC.

Mais, dans l'intervalle?

MADAME DE MESLAY.

Dans l'intervalle, ils jouent, à l'exception de quelques leçons fort courtes qu'on leur donne sur les premiers éléments de la lecture.

MADAME DE KERMANSEC.

De lecture! de lecture! A des fils de prolétaires! A des en- fants de paysans ! C'est donc pour qu'ils s'imprègnent l'esprit des belles doctrines des Voltaire et des Rousseau et qu'ils vien- nent nous incendier chez nous?

MONSIEUR BLINVAL.

i

On n'est pas nécessairement incendiaire pour avoir appris à lire.

MADAME DE KERMANSEC.

Monsieur , j'ai le malheur d'être rétrograde et de ne pas croire à la perfectibilité. Ce n'est pas que je ne sois bonne, très-bonne, trop nonne peut-être, car je me ruine tous les ans à orner lYglise de mon village. A mou avis, ce sont des dons

REVUE DE PARIS. 267

plus fructueux q in ceu: i|ui se font au nom de la philanthropie moderne. Le souvenir s'en perpétuera d'âge en âge parmi mes paysans, dont les pères apprendront aux enfants que c'est telle dame, à telle époque, qui a donné telle ou telle chose, et cela, sans le secours de la lecture , par la seule transmission. Tout dépend de la manière de voir ; pour moi , la mémoire de ces faits me paraît aussi précieuse à conserver que celle des ex- ploits de l'empereur Bonaparte et de la république. Que voulez-vous?

MONSIEUR BUNVAL.

C'est une rivalité déclarée.

MADAME DE KERMANSEC.

Vous ne pouvez pas me comprendre.

MONSIEUR BUNVAL.

Oh! que si fait.

MADAME DE KERMANSEC.

Je suis fâchée, madame de Meslay, d'être venue avant la fin de vos opérations financières , ce qui m'a conduite à vous en- nuyer de mon rabâchage ; mais j'ai du vieux sang breton dans les veines, on ne se défait pas de cela.

{Elle sort.)

SCENE IX.

MONSIEUR BLINVAL , MADAME DE MESLAY, MADAME GUESDON.

MADAME GUESDON.

Cette dame a une voix avantageuse; je n'ai pas perdu une seule de ses paroles.

208 REVUE DE PARIS.

MONSIEUR BLISVAL.

C'est une personne de précaution , comme vous avez pu voir, qui s'arrange pour que ses dons lui fassent honneur !e plus longtemps possible.

MADAME GDESDOJf.

Elle est franche.

MADAME DE MESLAY.

N'êtes-vous pas tentée de me croire un peu criminelle ?

MADAME GlESDON.

Je serai donc votre complice ; car je vous apporte le produit d'une collecte que nous avons faite entre quelques vieilles amies.

{Elle donne à madame de Meslay un papier dans lequel est enveloppé de l'argent.)

madame de meslay, après avoir ouvert le papier. Comment ! le prix de vingt-cinq billets.

MADAME GCESDO?f.

Oui. Ces vieilles amies me ressemblent , elles ne sont pas riches, mais elles s'arrangent pour avoir toujours quelque pe- tit argent en réserve pour de bonnes actions.

madame de meslay. J'aimerais bien à connaître ces dames-là , madame Guesdon.

MADAME GTJESDO*.

Rien n'est plus facile ; elles ne demandent pas mieux. Elles ont beaucoup de sympathie pour vous.

REVUE DE PARIS, 269

MONSIEUR EllNVAL.

A qui ma nièce doit-elle cette sympathie? A vous, qui aurez fait d'elle un éloge peut-être exagéré.

MADAME GUESDON.

On est toujours séduit par l'idée d'une jeune femme du monde qui n'oublie pas ceux qui souffrent. Soulager ceux qui souffrent , c'est la religion ; ce qu'on y a ajouté est bien ; mais c'est le fonds, le véritable fonds.

MADAME DE MESLAY.

Je respire. Si vous saviez les assauts que j'ai eu à soutenir ce matin pour ma pauvre salle d'asile. Demandez à mon oncle.

MONSIEUR BLINVAL.

Elle n'en a pas été très-eff rayée.

MADAME GUESDON.

Je le pense. Au surplus, persistez, madame. Faites bien et laissez dire.

MADAME DE MESLAY.

Vous et vos bonnes amies aidant , j'espère que j'en aurai le courage.

MADAME GUESDON.

Je l'espère aussi. Ne me reconduisez pas. J'ai amené Margue- rite, qui a toute une toilette à me faire, des socques, un man- teau. Vous me gêneriez. ( A M. Blinval. ) Monsieur, je me félicite d'avoir eu l'honneur de faire votre connaissance.

MONSIEUR BLINVAL.

Me permeUi ez-vons, madame, de la cimenter davantage en

270 REVUE DE PARIS.

vous conduis uit ma nièce le jour vous aurez la bonté de la présenter à vos amies ?

MADAME GUESD0N.

Vraiment , monsieur, vous nous comblerez toutes de joie, et je vais m'arranger pour que ce jour soit le plus prochain pos- sible.

MADAME DE MESLAY.

Vous ne voulez donc pas que je vous reconduise plus loin ?

MADAME GUESDON.

Non, je ne veux pas. Adieu , adieu.

(Elle sort.)

SCÈNE X ET DERNIÈRE.

MONSIEUR BLINVAL, MADAME DE MESLAY.

MONSIEUR BLINVAL.

Voilà ce que j'appelle une femme constante dans ses habi- tudes. Il faut toujours' qu'elle donne, c'est plus fort qu'elle. Aussi n'a-t-elle pas voulu nous quitter sans nous donner la chose dont nous avions le plus besoin dans ce moment-ci , le mot de notre proverbe.

MADAME DE MESLAY.

Est-ce qu'elle nous l'a donné?

MONSIEUR BLINVAL.

Tu n'as pas remarqué qu'elle t'a dit : Faites-bien , et laissez dire.

REVUE DE PARIS. 271

MADAME DE MESLAY.

En effel, je m'en souviens; mais est-ce que c'est un pro- verbe ?

MONSIEUR BL1NVAL.

C'est une moralité, c'est tout ce qu'il nous faut. Je vais en- trer dans le cabinet de ton mari j en repassant dans ma tête une partie des scènes dont nous avons été témoins ce malin , je ne désespère pas d'amener le proverbe ou la moralité de Mmo Guesdon :

BIEN FAIRE ET LAISSER DIRE.

Théodore Leclerc.

LE

COLLIER DE SEQUINS.

Quand ce fut mon tour de faire un conte : Ma foi , mes- sieurs, dis-je, j'en sais un tout fait que vous savez aussi, mais que vous savez mal, comme tout le monde. Heureusement , ou malheureusement plutôt, je ne suis plus tenu au secret. Je vais vous dire l'histoire de ce pauvre Loisel ; personne n'en sait les détails mieux que moi , et c'est d'ailleurs un service à rendre à sa mémoire. J'avais l'honneur d'être son ami (cela vous étonne) quand il tomba amoureux de M1Ie de Champigny , et je n'ai point cessé de l'être même après le scandale qu'il donna , car je ne voulus jamais croire qu'il fût , comme on disait , un in- trigant, un aventurier, et , tranchons le mot, un fripon. Loisel m'avait confié son secret dès les premiers jours , de cet air naïf et distrait qu'il avait souvent; c'était, il m'en souvient, vers le jardin du Luxembourg, nous nous étions rencontrés.

Mon cher ami, me dit-il , je suis amoureux. Il me l'avait dit si souvent que je me mis à rire.

Celte fois , cela est sérieux , reprit-il en souriant lui- même.

Je lui répondis que, s'il en était ainsi, il n'en parlerait point; mais je le connaissais, il ne pouvait garder un secret; il ne sa- vait rien éprouver, rien supporter à lui seul , ni dissimuler ses déplaisirs ou ses joies. Son domestique l'aurait pu fain | u

REVUE DE PARIS. 273

dre vingt fuis s'il l'eût mérite. J'eus donc le journal de cette intrigue jour par jour, car il voyait régulièrement Mlle de Champigny dans le monde, notamment chez un gentilhomme espagnol fort riche, grand amateur de tableaux , réfugié en France par crainte des fusillades, depuis que son pays connaît les douceurs des nouvelles libertés politiques. Cet Espagnol s'appelait M. de Fuenles; il avait tout récemment épousé une Française, une petite femme sèche, noire, maigre, coquette, et qui détestait Loisel parce qu'il n'avait pas l'air delà remarquer. Il faut d'abord vous bien rappeler l'humeur agréable et fan- tasque de ce garçon, dont le caractère brillant vous est connu sans doute, mais sous un mauvais jour. Quand nous sommes encore à présent , entre amis , sur le chapitre de ses originali- tés, la soirée y passe souvent. Loisel était de bonne maison, il avait été riche , on le voyait assez par son éducation et par ses manières, mais il était devenu pauvre, et il ne put non plus le cacher. Ses amis le grondaient souvent de son désordre , qui n'était pas très-dangereux, puisqu'il n'avait rien à perdre; mais il lui arrivait souvent d'acheter de son dernier louis une cra- vache qui ne lui servait point, car il ne montait pas à cheval. Il mettait à ces extravagances une naïveté charmante qui dés- armait même les grondeurs. Il jour il acheta un immense meuble qui venait de quelque homme d'affaires, une espèce de bibliothèque à casiers encombrés de carions verts et bariolés d'étiquettes. Je trouvai, en entrant chez lui , celte machine qui tenait la moitié de sa chambre, l'on ne voyait, du reste , qu'un lit et deux chaises.

Eh ! mon Dieu , qu'est-ce donc que ceci? m'écriai-jc.

Ah! ah! dit-il d'un air satisfait, je me range ; c'est un meuble fort utile et dont je sentais le besoin depuis longtemps; il n'est tel que d'avoir ses aises chez soi. Je m'en vais me mettre bientôt ù faire ma fortune , et ceci est pour mes pa- perasses.

Il ouvrit les deux battants de ce catafalque.

Voyez-vous, reprit-il, on range ici les livres qu'il faut avoir sous la main, les dictionnaires de cabinet, les almanachs de commerce, les manuels et tout le bagage.

Il ouvrit ensuite les cartons l'un après l'autre.

Ici l'on serre les papie '

8

274 REVUE DE PAK1S.

très précieuses, les actes civils; les papiers d'affaires, l'in- ventaire des biens, les titres, les baux, les devis, les papiers de contributions. Au-dessus je place les affaires en litige, au-des- sous ma correspondance , mes dépenses courantes , les mé- moires de mes fournisseurs; dans ce coin, je mettrai les ca- hiers de recettes, les quittances de mes locataires , les...

Il continua longtemps sur ce ton, mais tous les carions qu'il ouvrait étaient vides ; enfin , un petit papier s'envola de l'un des derniers.

Ah ! diable! dit Loise! en le ramassant, il faut que je songe à dégager ce bijou qui est une décoration enrichie de brillants. Mon grand-père l'a gagnée dans le Bosphore en délivrant deux frégates turques.

Je partis d'un grand éclat de rire. Ce monument ne renfer- mait qu'une reconnaissance du mont de piété et ne servit à rien depuis.

Une autre fois, justement dans le fort de sa passion pour Mlle de Champigny , et quand il n'avait pas encore ses entrées dans la maison, il s'avisa, comme elle devait aller le soir en visite, de l'attendre caché dans une voiture de place pour la voir passer et la suivre un moment , ce qui était pour lui d'une grande douceur , parce qu'ils ne se pouvaient voir que tous les quinze jours. Il était donc à son poste à l'heure convenue , caché derrière la portière et enveloppé dans son manteau , car il faisait très-froid; s'étant trouvé là, en vrai galant, deux heures trop tôt, il songeait à Mlle de Champigny; non content de songer à elle , il se mit à lui faire des vers. Le voilà médi- tant, ruminant, regardant sans voir. M1Ie de Champigny , son père, sa mère, leur domestique, sortent, parlent, lui passent sous le nez. Ni le bruit de la porte , ni le bruit des voix, ni la lueur du fanal , ni la fourrure blanche qui couvrait les épaules chéries , ne le tirent de sa rêverie. A force de temps , il s'é- lonne, tire sa montre et demande au cocher, qui hésite et enfin qui dépeint les gens. 11 s'écrie , il s'emporte : Animal, ne pouvais-tu m'avertir ! Et il laisse cet homme , qui ne sait ce qu'il veut dire.

Tout le malheur de Loisel fut causé par une certaine dame d'Esparbieux , baronne équivoque qui avait longtemps voyagé et dont le personnage n'a jamais été bien net. Son mari était

REVUE DE PARIS. 275

uh prétendu diplomate, un intrigant mêlé aux troubles du Mexi- que et qu'on n'avait jamais vu. Par l'entremise des consuls, certaines recommandations écrites de quinze a dix-huit cents lieues servaient de titre a sa femme pour se produire chez quelques Espagnols distingués établis à Paris comme M. de Fuentes. Elle élait revenue en France depuis peu de temps , avec une grande fille sèche et laide comme elle et qu'elle me- nait partout. Loisel les vit chez M. de Fuentes , et , sur le bruit qu'on lui fit de l'esprit de ces deux femmes, il s'entretint obli- geamment avec elles en deux ou trois rencontres. Il n'en fallut pas davantage pour l'en dégoûter ; cela suffit aussi pour que la baronne songeât à le mariera sa fille. Loisel s'était lui-même jeté dans ce filet par charité. Il dansait rarement, quoiqu'il dansât bien. Un soir, chez M. de Fuentes, il avisa M"e d'Espar- bieux qu'on avait cruellement laissée sur sa chaise depuis le commencement du bal; cette ingrate figure, cet abandon , ce dépit qu'elle avait peine à cacher, le touchèrent : il la prit par la main et fut payé d'un sourire radieux; dès ce moment, Mn,c d'Espaibieux fit courir le bruit que M. Loisel recherchait sa fille, et demanda conseil et sur la manière dont elle devait l'accueillir. La chose vint aux oreilles de Loisel ; il en rit sans rien répondre, tant il le croyait peu nécessaire; si bien qu'on put penser qu'il y avait quelque chose de vrai. Il va sans dire que M"'e d'Esparbieux, fort embarrassée de sa triste enfant, qui commençait à monter en graine, s'en serait bien volontiers déchargée sur Loisel, qui , après tout, faisait bonne figure et passait pour devoir être riche un jour.

Tout changea de face la première fois que Loisel vit dans la même maison M"c Céleste de Champigny. Ils furent aussitôt attirés l'un vers l'autre, et Loisel, ce premier soir, ne causa guère qu'avec elle sans y songer. Cela fut Irès-remarqué à cause de ses assiduités prétendues auprès de M,lc d'Espar- bieux, et on en tira des conséquences qu'il ne pouvait soup- çonner.

Mlle Céleste de Champigny ne paraissait dans le monde qu'en de grandes parures, toujours du meilleur goût, et cependant elle n'en avait pas besoin pour être remarquée entre toutes. Elle élait d'une taille haute et noble; elle avait les épaules belles, le teint éclatant, deux grands yeux bien brillants , un fronl pur

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d'où tombaient à flots de chaque côté de beaux cheveux blonds, ajustés dans le goût des grandes dames de la cour de Louis XIV. Sa beauté était, dans la force du mot, éblouissante. Quand elle entrait dans le salon, on eût dit, pour Loisel surtout, qu'un nouveau jour se répandait à l'entour. Tout le monde sa- vait qu'il était amoureux, et chacun en causait qu'il ne s'en doutait pas encore. Cependant Mmo d'Esparbieux et sa fille n'a- vaient point perdu tout espoir; la petite personne surtout y mettait l'àpreté d'une fille laide qui n'avait jamais passé si près d'un mari. Elles mirent dans leurs intérêts quelques familiers du lieu , et l'on débuta par un petit feu croisé d'aigreurs et de calomnies. On dit à Loisel que M"e Céleste était une effrontée qui se jetait à la tête des gens; on dit à M"e de Champigny que Loisel était un galant suspect qui n'avait que la cape et l'épée.

Loisel, en effet, ne laissait rien voir de bien clair sur sa for- lune et sa condition. Celte espèce de mystère dont il s'envelop- pait m'avait occupé souvent. Mmc d'Esparbieux fit tant, qu'elle parvint à tout découvrir. Loisel était d'une bonne famille, très- incontestablement noble, du Roussillon. La révolution avait ruiné son grand-père, et jeté son père, encore jeune, dans une suite de voyages et de conditions il avait perdu peu à peu les traditions de famille et jusqu'aux dernières traces de sa première éducation. Cela est arrivé à bien des gentilshommes dans ce temps-ci. Sous la restauration, il obtint pour son fils une bourse dans un collège; mais , quant à lui, la gêne, la faiblesse , des défauts graves, l'abandonnèrent à des. démar- ches dégradantes. Enfin , par suite d'un commerce de vins qu'il récoitait dans quelques bouts de terre, il se mit à vendre tout crûment du vin en boutique à Paris. Voilà la marque de fer rouge que Loisel cachait sous sou habit à la mode. Son vrai nom , son nom de terre , était d'Esleille ; mais il ne le portait point par grande honte. II ne voyait plus son père, et vivait à Paris d'une rente fort modique que lui comptait un de ses oncles.

Sur ces entrefaites, M. de Fuenles donna un grand bal nous allâmes tous. J'étais au courant des intrigues; j'avais en- tendu tous les propos , et je pressentis que ce soir-là s'allait livrer un grand combat. On ne savait pas que je fusse lié

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avec Loisel comme je l'étais. Je ne le vis point dans la journée et ne pus le prémunir contre ce qui pouvait arriver. Il dînait eu ville.

M"e Céleste de Champigny parut d'abord avec sa mère et prit place d'un côté du salon ; bientôt après, M"'e d'Esparbieux et sa fille vinrent se ranger justement en face, comme deux lignes d'échecs en bataille. J'étais dans un coin, d'où j'observais tout. On se mesura des yeux, on semblait s'entre-déehirer du regard, et je vis la d'Esparbieux chuchoter : on mettait en pièces sans doute la toilette de Mlle de Champigny. On avait remarqué je ne sais quelle variété dans ses bouquets , et l'on prétendait en expliquer le langage.

La dame du lieu allait politiquement d'un camp à l'autre re- hausser les courages , raffermir les rangs , flatter de la voix et du geste; mais elle était secrètement gagnée aux d'Esparbieux, parce que M"e de Champigny l'écrasait de sa beauté et que Loisel semblait s'en douter.

Il faut dire pourtant que M"e Céleste de Champigny mettait à tous ces manèges un grand dédain ; sans s'en inquiéter, elle ne détachait pas ses yeux de la porte. Cela me plut.

Que faisait pendant ce temps-là Loisel, que je ne m'étonnais guère de ne point voir arriver , tant je le connaissais? Loisel dînait, comme j'ai dit , avec des amis. Il s'était engagé à con- dition qu'on le relâcherait à huit heures ; mais on avait bu , on avait ri , on avait arrêté les pendules. 11 sortit lard, s'habilla à la hâte , et nous arriva les cheveux en coup de vent, la cravate mal nouée, les yeux et le teint pétillants. Je vis d'abord que 5a verve fumait encore. On faisait de la musique ; il s'arrêta à l'entrée du salon et me conta tout bas ses disgrâces ; tandis qu'il parlait le plus gaiement du monde , étouffant ses éclats et me forçant d'en faire autant, je vis tout à mon aise converger les regards dont il était le but.

Les chanteurs, qui n'étaient que des amateurs, voulurent bien enfin s'arrêter. Loisel s'en alla faire ses politesses aux gens qu'il connaissait avec plus de grâce et d'abandon qu'on ne lui en voyait d'habitude. Comme il tentait de se rapprocher de M"0 de Champigny, qui se tenait debout, la petite d'Espar- bieux le prévint. Elle se mit entre eux deux, fit je ne sais quel compliment , et l'on ne put que parler chiffons.

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Le beau collier que vous avez là! dit M11» Céleste avec un intérêt véritable.

C'était une sorte de bijou vénitien, un collier de petites pièces d'or enfih es par le milieu. Ces pièces sont des sequins du Le- vant qui n'ont plus coilrs. Le collier était en effet fort joli.

Oui, cela est rare, dit la petite d'Esparbieux.

Cela est si rare, reprit Mllc de Champigny, que j'ai fait écrire partout sans pouvoir en trouver.

C'est mon père qui me l'a rapporté d'Amsterdam, il l'a trouvé p;ir hasard.

La musique préluda. Loisel dansait avec M"e de Champigny; elle lui dit encore en marchant : Comme ce collier est joli! ne trouvez-vous pas? C'est une parure rare et de bien bon goût ; il y a deux ans que je cherche le pareil, mais, ajouta-t-elle tristement, on n'en trouve plus.

On se mit à danser. Je ne sais ce qu'ils se dirent pendant cette contredanse; pourtant Loisel m'a conté depuis qu'ils s'étaient pour la première fois parlé à cœur ouvert. Je crois même que Mlle de Champigny, en lui contant je ne sais quels mauvais propos tenus contre lui, le vit si pâle, qu'elle lui serra la main. Il était ébloui , transporté; jamais il n'avait vu Mlle Céleste si belle ; jamais les traits de lumière qui parlaient de ses beaux yeux n'avaient aussi avant pénétré dans son cœur. La contredanse finie, il s'accouda contre une porte et demeura immobile, comme en extase, noyant éperdumeiit toute son âme dans ce clair et tendre regard qui cherchait sans cesse le sien ; il n'avait plus la tète à ce qu'on lui disait. Je vis qu'il était fou d'amour ; M,ue d'Esparbieux le vit bien aussi. En ce moment, il découvrit une place vide à côté de M"c de Champigny $ et, sur un signe imperceptible qu'elle lui fit, il s'y glissa; mais la d'Esparbieux, n'y tenant plus , se leva et l'obligea brusquement à lui céder la chaise. Elle parla fort longtemps et d'un ton li ès-affairé à Mlic de Champigny. Loisel ne douta pas qu'il ne fût question de lui, mais il en chercha vainement le moindre signe sur la physionomie de M"e Céleste. 11 faut remarquer qu'il ne fil pas danser une fois M"c d'Espar- bieux, ce qui mit au comble la rage de ces deux femmes. Vers la fin de la soirée , il put enfin s'approcher de M"c de Cham- pigny, et la supplia de lui répéter ce qu'avait pu lui dire

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Mme d'Esparbieiix. M1'6 Céleste se laissa presser longtemps.

Des sottises , de mauvais propos ; j'ai peur de vous af- fliger.

Il la pressa encore.

On m'a dit mille injures. On m'a dit que vous étiez sans fortune, que sais-je?que vous méprisiez monsieur votre père parce qu'il faisait un certain commerce.... Mon Dieu ! je vous dis là... Vous êtes tout pâle... Ne croyez pas que j'en sois tou- chée le moins du monde; soyez tranquille.

Un frisson courut dans tous les membres de Loisel ; son sang remonta vers la tête , ses yeux se troublèrent, sa langue s'épaissit. Il essaya de sourire , mais la pâleur et la grande émotion reprirent le dessus. Ces mois de sans fortune l'avaient accablé ; il s'élait vu un moment quêtant de porte en porte avec le bâton et la besace. Enfin , on tenait son secret.

Mon Dieu ! répéta M"e de Champigny , j'avais raison , je le vois bien , je vous ai beaucoup affligé ; pardonnez-moi.

II s'excusa, ne voulut point relever les propos, et s'assit dans un coin sans pouvoir dissimuler son abattement. On partit, M"c de Champigny une des premières, et il n'osa point lui jeter un dernier regard. Mme d'Esparbieux passa devant lui en lui décochant un coup d'œil railleur, et, comme il le- vait les yeux , il vit au cou de sa fille ce même collier rare dont Mlle de Champigny avait si grande envie , et qu'on n'avait jamais pu lui procurer. Il s'indigna de le voir étalé sur de pa- reilles épaules.

A quelque temps de , nous nous plaignions , nous les amis de Loisel, de ne l'avoir pas rencontré depuis deux mois. J'étais au fait des belles passions de solitude qui le prenaient par bouf- fées. J'allai le relancer chez lui; son portier me dit qu'il avait disparu depuis trois semaines. Je trouvai fort singulier qu'il ne m'eut pas prévenu. Enfin , je le rencontrai sur une place par un beau jour de soleil ; je courus à lui, il m'accueillit d'un air étonné et que j'aurais pris pour de la froideur si je n'avais connu mon homme; je lui fis de grands reproches, qu'il reçut d'un air doux et sans y faire beaucoup d'attention.

J'étais à Venise , me dit-il.

A Venise ?

Oui.

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Je demeurai stupéfait , je n'osais lui dire ce que je voyais d'impossible à ce voyage dans l'état de sa fortune ; mais je tou- chai pourtant quelques mois sur les difficultés d'une si longue course si promptement exécutée.

Bah ! reprit-il , cela n'est pas si loin qu'on pense. On va de Paris à Genève d'un trait par la diligence ; le lac n'est qu'une partie sur l'eau, le Valais n'est qu'une promenade jusqu'à Milan , et de Milan à Venise ce n'est qu'une allée de jardin. Voyez la jolie fleur que j'en ai rapportée. Je vous jure que, lorsqu'on mange peu aux auberges, quand on ne craint guère la fraîcheur des nuits sur les impériales , et qu'on ne mène avec soi ni malles ni perroquets, cela revient à fort peu de chose.

Je lui demandai le motif de cette folie , que je ne soupçon- nais que trop ; je voulus l'accompagner jusqu'au boulevard, il me pria de n'en rien faire. Sur le point de le quitter, je lui dis d'un ton d'intelligence :

Eh bien! quoi de nouveau?

Rien encore.

Il sourit en me serrant la main.

J'oubliais. Loisel disparut une seconde fois pour trois se- maines; il était allé à Hambourg , toujours pour ce diable de collier.

Avant la fin de la saison je me trouvai encore une fois chez M. de Fuentes. Plusieurs personnes me demandèrent des nou- velles de Loisel , on s'étonnait de sa longue absence ; les d'Es- parbieux s'en attribuaient la gloire ; elles pensaient que leurs insinuations avaient porté coup , et se consolaient de perdre de vue Loisel pourvu qu'il n'en fût plus question pour M"0 Cé- leste. Tout à coup, et comme il était déjà tard, il parut lui- même tout pimpant , le visage gai , comme s'il nous eût quittés de la veille. Je ne reconnaissais plus mon amoureux du mois dernier. Son entrée , comme on pense, fut un coup de théâlre pour les initiés. On en causa beaucoup dans certains coins. Lis deux partis qui se partageaient la compagnie , à forces bien inégales , se mirent sous les armes : d'une part, M"c de Champigny , sa mère et son oncle, qui du reste ne sortait ja- mais des salles de jeu ; de l'autre, les d'Esparbieux , appuyées de la maîtresse du logis et de leurs alliées ordinaires. On s'at-

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tendait de ce côté à l'éclat d'une rupture que six semaines n'a- vaient que trop annoncée. Tous les regards se fixèrent alterna- tivement sur la porte Loisel venait de paraître et sur Mlle de Cliampigny. La première contredanse devait tout décider.

Le petit Xavier s'approcha de Loisel d'un air malin et lui dit : Je vous conseille de ne pas danser. Mais, au grand éton- nement de la compagnie , Loisel s'approcha de M"8 de Cliam- pigny et lui dit quelques mots de l'air le plus dégagé. On in- terpréta celle manœuvre, et l'on insinua que Loisel avait voulu poliment marquer son indifférence et que les quelques mots dits en l'air à M"e Céleste ne signifiaient qu'un grand détachement et une grande liherlé d'esprit. La contenance de MUc de Cham- pigny accrédita ce bruit; elle parut assez triste et embarrassée. Enfin toutes les espérances furent dépassées et les chants de victoire éclatèrent quand on vit Loisel s'approcher de M"e d'Es- parbieux et s'asseoir près d'elle comme pour causer longtemps. Un sourire vainqueur s'épanouit sur le visage de la petite per- sonne , qui ne put s'empêcher de jeter un regard sur le coin du salon étaient Mme de Cliampigny et sa fille. Quand cet entretien eut dépassé cinq minutes , la baronne d'Esparbieux elle-même ne se posséda plus, elle éleva la voix; elle disait très-haut, el d'un air animé , des choses insignifiantes; elle riait aux éclats de la réponse avant de l'avoir entendue, le tout mêlé d'oeillades triomphantes sur sa fille et les dames de Cliam- pigny; il n'est pas jusqu'aux panaches de son chapeau qui ne semblassent tressaillir de joie. Aux premiers sons de la musique, Loisel offrit encore sa main à M"0 d'Esparbieux, et la baronne sa mère faillit se lever pour les suivre. Loisel avait l'air fort empressé, la baronne ne perdit point de vue le moindre mou- vement de ses bras ou de ses lèvres. Cependant cette conver- sation n'avait pas tout l'intérêt qu'on aurait pu supposer. Loisel fit d'abord des compliments d'une grande banalité sur la coiffure, le bouquet et le reste. Il s'arrêta au collier, qui élait ce collier qu'on avait déjà vu et dont les pièces d'or portaient des effigies et des inscriptions orientales d'un goût fort bizarre. Il s'appesantit sur la rareté de ce joyau ; il ajouta cependant qu'on en pouvait trouver, pensait-il, à Sinyrne, ou au Caire. M"c d'Esparbieux répondit d'un air tout confit en grâce ;

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Vous vous trompez, monsieur : ce collier, je crois bien, est unique; il est fait d'une monnaie qu'on ne connaît plus. Mon père l'a trouvé par hasard chez je ne sais quel juif. Il n'a du reste aucune valeur, et je n'y liens pas le moins du monde. Je n'en ai jamais vu qui lui ressemblât.

Loisel reprit poliment qu'il n'en élait que plus précieux et détourna la conversation. Personne ne vit le regard rapide qu'il jeta sur M"e de Champigny , dont la tête était baissée en ce moment. Le gonflement de sa poitrine n'échappa point à M"e d'Esparbieux, qui s'en fit honneur. La danse finie , Loisel fa reconduisit à sa place et se remit auprès d'elle. Pour le coup la baronne promena des regards triomphants sur les gens de son parti. La victoire était d'autant plus éclatante qu'elle était inespérée. Des gens qui, d'habitude , coudoyaient Loisel lui fai- saient excellent visage. Il ne prenait garde à rien de tout cela et ne se délournait point de sa conversation.

M"e de Champigny élait calme , sans affectation , et l'œil le plus pénétrant ne put deviner les pensées qui passaient sous son beau front. Un des jeunes gens du salon , sans malice et hors du complot, lui adressa la parole; elle trouva un sourire; sa mère se pencha vers son oreille, elle lui répondit sans paraître émue ; pas un mouvement ne la trahit , elle ne tourna pas la tète sans sujet, elle ne rajusta rien à ses gants ni à ses che- veux ; elle n'affecta point de regarder du cô!é de M"e d'Espar- bieux, et son regard, s'y étant porté par hasard , ne s'y arrêta jtoint trop longtemps. Il était clair pour les familiers du lieu que celte scène occupait l'assemblée entière et que toute l'at- tention se concentrait sur ces trois personnages, mais Loisel était si étourdi qu'il n'y prit pas garde. Ce sont de ces bévues qui l'ont fait passer pour un sot auprès de bien des gens, de ceux qui s'imaginent que l'esprit consiste à bien marquer ses points au loto.

La baronne d'Esparbieux , confondue par ses succès , jugea qu'il fallait porter les derniers coups sans perdre de temps. Par une de ces manœuvres familières aux femmes de son monde, elle fit lever un pauvre vieillard qui n'en pouvait mais e( s'installa , dans sa grosse joie , auprès de Loisel, qui lui tour- nait le dos en parlant à sa fille. Enfin elle se pencha vers lui, les yeux allumés, et se récria sur le plaisir qu'elle avait à le

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voir danser, lui qui d'habitude était si grave, si {{rave, ijhc c'était une vraie pitié; ce furent ses propres termes. Elle ajouta un flux rie paroles assourdissantes et de grands compli- ments, sans songer qu'elle l'avait accablé de son mépris et de ses insultes devant ces mêmes personnes qui étaient ; elle n'avait pu attendre la fin de la soirée pour tenir de sa fille les détail; de cet entretien, et finit par se glisser en tiers dans la conver- sation.

L'heure s'avançait ; elle sentit combien il était important pour son triomphe que Loisel ne retournât pas une seule fois auprès de M"e de Champigny. Par crainte de ce revers, elle se leva brusquement en disant à sa fille qu'il fallait partir. Loisel s'of- frit à les accompagner avec un tremblement qui passa pour de la timidité. La baronne, transportée au delà de son but, n'at- tendit pas la fin de la phrase, qu'elle interrompit par une ac- clamation et de feintes excuses faites à voix haute. Elle accep tait l'offre de M. Loisel, et, pour y mettre plus d'éclat, elle lui fit traverser le salon derrière elle, avec grand fracas. Loisel n'osa point lever les yeux sur Mllc de Champigny.

Je ne sais comment Loisel employa sa soirée auprès de M"c d'Esparbieux, mais il est probable qu'il l'employa bien pour ses projets. Il n'avait glissé d'abord que des galanteries fort plates et fort indirectes, mais qui pouvaient servir de prélude i tout rajuster; la demoiselle d'ailleurs s'y prêtait. Il renoua bientôt tous les projets anciens, demanda l'heure des visites, le tout du meilleur ton qu'il put.

Dans l'escalier , la baronne passa seule en avant avec une discrétion toute maternelle. Loisel sentit le prix de cette atten- tion et ralentit le pas de son côté. Il y avait quelques motifs à celle liberté qu'on laissait aux deux jeunes gens. La baronne ne pouvait douter, après ce qui s'était passé entre eux au com- mencement de l'hiver, que cette soirée ne fût décidément significative ; elle en était ravie et voulait à tout prix précipiter le dénoûinent.

Une dernière préparation ne coula à Loisel que le temps de descendre dix marches. L'émotion de M"c d'Esparhieux rendait tout facile; il lui adressa, grâce à l'obscurité, quelques phrases fort vives; elle répondait à mots entrecoupés , presque inintel- ligibles, et fort troublée plulôl par vanité que par de plus doux

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sentiments dont je ne la crois guère capable. Loisel lut prit la main, qu'elle appuyait sur son bras avec beaucoup d'abandon. Cette hardiesse mil le comble au désordre de la demoiselle ; il lui demanda avec une passion bien jouée un souvenir de celte soirée, une fleur, un gant. Votre collier , s'écria-t-il ; et, à la faveur d'une phrase fort embrouillée, il lui passa un bras autour de la taille, posa ses lèvres sur son épaule, et elle sentit glisser sur son cou le froid du métal qui lui donna le frisson. Elle demeura tout émue et ravie , sans compter que le don de ce collier enlevé avec celle chaleur était d'un roma- nesque auquel la pauvre fille ne pouvait jamais espérer d'at- teindre. — Vous me le laissez, n'est-ce pas ? dit Loisel du même ton.

Elle hésita et dit enfin d'une voix mourante : Oui.

Pendant ce temps-là, labaronne criait en bas d'une voix nasil- larde , indiquant quelque précaution à prendre le long des de- grés. Loisel monta dans leur voilure et leur fil raison des propos agréables dont elles l'accablaient.

Le lendemain. Mrae d'Esparbieux voulait envoyer chercher dans le salon et l'escalier de M. de Fuentes le collier que sa fille prétendait avoir perdu, mais la chère enfant, ne pouvant suffire toute seule à sa joie, se laissa aller à lui dire ce qui en était. La chose fut bien prise , el la mère en eut presque aulant de joie que sa fille.

Vous croyez peut-êlre qu'à la suite de ces traverses tout demeura rompu entre Loisel et Mllc de Champigny. Il n'en fut rien. Environ vers ce lemps-là , l'oncle de Mlle de Champigny reçut la lettre suivante , qui accompagnait un petit coffret de bois des îles.

« Je sais à quel point vous aimez Milc de Champigny , el quel plaisir vous vous faites de contenter ses moindres désirs. Vous avez longtemps chercher le bijou que voici. J'ai eu le bon- heur de le trouver. Permeltez-nioi de vous l'offrir, monsieur; cela est sans difficulté entre nous, el je vous supplie de l'accep- ter pour MUe voire nièce. »

L'élé lotit entier s'écoula sans que Loisel reparût chez la ba- ronne d'Esparbieux. Pendant ce temps-là , ses affaires prirent une face bien nouvelle ; il fut présenté chez Mmcde Champigny. On ne voiili ' ; as croire, ou l'on ne voulut pas remarquer ce

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qu'on avait dil de sa famille ; on le reconnut pour un honnête garçon , plein d'honneur, d'esprit et de distinction. Il demanda la main de M1,c Céleste, et fut agréé. On ne pensait plus ni à M. de Fuenles, qui avait fait un voyage en Espagne, ni à Mme d'Esparbieux , qui décidément était allée s'enterrer dans une province.

Loisel était alors tout à sa joie ; nous ne le voyions plus qu'à de longs intervalles , et , quoiqu'il eût tenu son engagement fort secret, quelque chose en avait transpiré. J'ai fort peu de détails sur la manière dont il passa ce temps, c'est-à-dire depuis environ le carnaval jusqu'au 17 septembre, qui était la surveille du jour fixé pour son mariage. Je pense seulement qu'amoureux comme il était, et bien venu dans la maison de MUe de Cham- pigny» Qu'il voyait tous les jours, il vécut comme le plus heu- reux homme du monde.

Pour ce même jour du 17 septembre, nous recevons inopi- nément une lettre d'invitation de M. de Fuentes,qui s'était avisé de revenir à Paris et qui voulait y renouer ses relations. Vous savez comme le monde est mêlé dans ces salons d'étran- gers. Je rencontrai, le malin, Loisel, qui me conta tout son bonheur, et m'invita de vive voix a sa noce pour le surlende- main. Je lui demandai s'il viendrait le soir chez M. de Fuentes ; il me dit qu'il y était bien forcé, puisque la famille de Mllc de Champigny ne s'en pouvait dispenser ; il ajouta même, avec humeur, qu'au point il en était toute distraction lui était à charge; et quand j'ai songé depuis à ce qui se passa , je me suis bien expliqué ses tristes pressentiments; mais je suis sûr que le plus grand risque qu'il pût courir à cette assemblée ne lui vint pas seulement à l'esprit. Cette réunion avait été prônée a grand fracas comme un concert l'on entendrait les plus belles voix de Paris.

•Je me rendis à l'invitation , avec l'espoir de retrouver quel- ques amis, mais surtout Loisel. Je le vis arriver escortant la famille de Champigny, comme un homme dont le mariage est assuré. Les maîtres du logis, et ceux de leurs amis qui appri- rent le projet, furent bien forcés de s'y soumettre ; ils firent mille grâces aux jeunes gens et à leur; parents. Loisel, appuyé de sa nouvelle famille, pril ses aises dans la maison. Une cail- lai] .■ . n •. . 'air ton lianl de

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Desdemona. Par extraordinaire Loisel écoutait; ses yeux, fixés sur M"e de Champigny, s'éteignirent en rencontrant un de ses regards, et il tomba dans une espèce d'extase. Tout à coup son œil s'arrêta , son front pâlit : Mme la baronne d'Esparbieux et sa fille venaient d'entrer ; elles s'arrêtèrent un moment à la porte à cause de la foule, puis elles s'insinuèrent avec force révérences à la suite de la maîtresse de la maison. Ces dames étaient depuis cinq jours à Paris, elles ramenaient un neveu dans son collège , après les vacances.

Loisel jeta un regard sur les épaules de M1'8 de Champigny, et sentit comme une sueur par tout le corps; elle portail le collier de sequins. La musique continuait; MUe de Champigny, qui avait rencontré le dernier regard de Loisel , laissait le sien fixé sur lui, en s'étonnant qu'il ne levât plus les yeux.

En même temps, le colloque suivant s'engageait à l'autre bout du salon. La baronne, du premier coup d'oeil, avait aperçu Loisel, et sur quel pied il était avec les Champigny; elle fit un signe à Mmo de Fuentes, qui vint avec un sourire d'intelligence.

Ah ça ! mais dites-moi donc...

Eh ! oui , voilà nous sommes.

Comment?

Ah ! c'est juste, vous arrivez , vous ne savez rien de nou- veau. La chose est arrangée, décidément. Nous nous épousons, et pas plus tard qu'après-demain. Rien n'y a fait. Vous arrivez pour la noce.

Ah ! s'écria Mlle d'Esparbieux , toute scandalisée.

Oui-da! dit la mère en s'efforçant de sourire.

Elle jeta les yeux sur Mllc de Champigny, et fit un second geste de surprise en saisissant le bras de sa fille. Mme de Fuentes les avait quittées pour aller recevoir du monde. Dès ce moment, elles ne cessèrent de chuchoter entre elles. Enfin elles se levèrent comme pour causer de place en place, et, s'étant dirigées vers M,le de Champigny, la baronne, après l'avoir saluée avec beaucoup de grâce, jeta un coup d'oeil ra- pide sur sa personne, et lui dit tout à coup :

Quel joli collier vous avez !

M1,c de Champigny sourit sans répondre ; elle ne voyait qu'une épigramrae. M"e d'Esparbieux, qui avait un collier pa-

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reil, voulait lui reprocher sans doute d'imiter platement ses parures. La baronne reprit :

trouve-t-on ces jolies choses-là ?

Madame, dit froidement Mlle Céleste, on me l'a donné. La baronne y porta la main et toucha les pièces l'une après

l'autre jusqu'à celle qui couvrait le fermoir, qu'elle examina attentivement. Elle dit encore quelque chose tout bas à sa fille; M"e de Champigny crut simplemeut qu'elles se commu- quaient quelques nouveaux quolibets. Elles allèrent ensuite trouver la maîtresse de la maison , et eurent avec elle un long colloque, que la baronne entama brusquement par ces mots : Cela n'est pas fait. Mm6 de Fuentes parut y prendre grande part. On y joignit à mesure d'autres personnes. En quelques minutes, la conspiration fut ourdie, le mot d'ordre répandu, et le salon sembla s'apprêter pour une scène à grand effet.

La baronne, pâle, les yeux troublés, les lèvres blanches et pincées, s'alla planter devant la banquette étaient groupés Mllede Champigny, sa mère, son oncle, Loisel, et, commençant d'abord d'une voix basse et tremblante :

Est-il bien vrai , madame, que vous donnez votre fille à monsieur que voilà? J'aurais bien voulu vous faire compli- ment, mais en vérité je ne le puis pas. Vous me remercierez de l'avis, monsieur ne peut épouser personne.

Madame! interrompit M"" de Champigny suffoquée.

Qu'est-ce que c'est? qu'est-ce que cela signifie? balbutia le vieux M. de Champigny, qui était un pauvre homme tout bon el tout timide.

Dès ces premiers mots et comme de concert un silence gla- cial régna dans le salon; les gens qui n'étaient pas au fait avaient des visages à peindre.

Oui, monsieur, oui , madame, reprit la baronne en haussanl la voix, j'ai mes preuves, et vous concevez que je ne me ris- querais point sans de bons motifs à une pareille démarche. Je veux vous rendre service malgré vous-mêmes. C'est mon- sieur, sans doute , qui a fait présent de ce collier à mademoi- selle?

Eh bien , madame ?

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C'est tout simple , il ne lui coûtait pas cher; ce collier est à ma fille. La preuve est : son chiffre est sur le fermoir, vingt personnes le reconnaîtront. Ce collier, ma fille l'a perdu un soir que monsieur nous accompagnait; maintenant, com- ment il s'est retrouvé dans ses mains, s'il l'a trouvé, s'il l'a pris, c'est à lui de nous le dire s'il l'ose.

La baronne répétait chaque phrase deux fois et fort vite d'un ton accablant. M. de Champigny reprit :

C'est impossible, madame... c'est une scène affreuse... Monsieur Loisel... je vous en prie...

Il regarda la baronne , il regarda Loisel les yeux humides et suppliants :

Répondez , monsieur.

Loisel employait toute sa force à regarder fixement la ba- ronne, et, par un orgueil qui aveugle certains esprits en de pareilles extrémités et les pousse à mettre maladroitement les clioses au pire, il dit d'une voix altérée, avec une grimace qui voulait être un sourire :

Je l'ai pris, sans doute.

Ah ! vous l'avouez ! dit la baronne avec éclat. Maintenant, madame, c'est à vous de voir si vous pouvez donner votre fille à un homme qui fait de ces tours-là.

Mrae de Fuentes et son mari saisirent ce moment pour inter- poser quelque phrase conciliante et embrouillée. MlIo>de Cham- pigny laissa tomber sa tête sur l'épaule de sa mère. Mlle d'Es- paibieux d'un autre côté se donnait les airs d'une attaque de nerfs. La baronne elle-même feignit d'être accablée par l'effort qu'elle avait fait. Ce n'étaient de toute part que gémissements, flacons ouverts et mouchoirs déployés. M. de Champigny frap- pait des mains en bégayant : Mon Dieu , mon Dieu ! a-t-on jamais rien vu de pareil ? On ouvrait les fenêtres, on s'em- pressait autour des dames, on s'étonnait, on causait dans tous les coins ; quelques jeunes gens riaient. Loisel , au milieu d'un groupe d'hommes, dit avec le même sourire : Je n'ai plus qu'à me retirer. Il trouva la porte à reculons et dis- parut.

Vous croyez peut-être que tout ceci se rajusta aisément , que Loisel donna des explications comme il le pouvait, qu'il dé- cida M"e de Champigny à parler, qu'on fit promptement jus-

REVUE DE PARIS. 289

tice de la sottise et de la méchanceté de ces femmes qui voulaient le faire passer pour un voleur, qu'on reconnut l'ex- travagance de la scène, qu'elle fut oubliée, et que Loisel , un peu plus tard , épousa M!le de Champigny comme si de rien n'élait. Mais ce pauvre garçon avait une de ces imaginations malheureuses qui portent lout à l'extrême, que le moindre revers désespère et qui n'y voient plus de remède. Il quitta Paris le lendemain et s'en alla sottement se faire tuer en Afrique dans un obscur engagement il se battait en qualité de volontaire. Nous apprîmes sa mort six mois après.

J'étais presque sûr qu'il ne s'était point justifié, même auprès de M11» de Champigny, et j'ai vu bien des gens qui croyaient à l'histoire du vol. J'en ai détrompé le plus que j'ai pu; surtout je ne voulus pas que celte honte pesât sur la mémoire de Loisel aux yeux de la pauvre femme qu'il avait aimée. J'écrivis à Mlle Céleste une lettre sans signature je lui racontais toute la scène de l'escalier, que je savais, quel en avail été le motif, et les voyages entrepris par Loisel pour lui trouver le fatal bijou qu'elle désirait. Je suis sûr que M"0 de Champigny m'a envoyé bien des remerciments anonymes comme ma lettre.

Elle est morte il y a un an à pareille époque, au mois de mai , d'une maladie de poitrine à ce qu'on m'a dit. Elle avait refusé depuis bien des partis. Toute sa famille était détrompée sur le compte de Loisel. La baronne et sa fille s'en étaient re- tournées dans leur province avec leur collier.

On m'a dit un détail de la mort de M"e de Champigny qui me fait venir les larmes aux yeux quand je pense au pauvre Loisel. Quand on mit en ordre sa chambre de jeune fille (car sa mère, Mrnc de Champigny, voulait aussi quitter Paris), ou plutôt quand on mit au pillage ses petits meubles, ses boites, sa musique, qu'on laissa bouleverser par je ne sais qui, on découvrit dans le fond d'un meuble, au chevet de son lit, un coffret bien fermé et dont on ne trouva pas la clef. La femme de chambre, en y voyant toucher, jeta un cri d'effroi par un reste d'habitude, comme s'il se fût agi d'une profanation : Oh ! je ne sais ce qu'il y a lu dedans, mais mademoiselle m'avait bien défendu d'y loucher. J'ai souvent vu ce coffre sur son lit, et elle le cachait quand j'arrivais.

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On fit briser la serrure, et l'on y trouva tout au fond une jn'lile pièce d'or étrangère enveloppée d'un morceau de satin et ternie par les baisers et les larmes de UUe de Champigny. C'était un des sequins qu'elle avait gardé en renvoyant le fameux collier.

Edouard Ourliac.

TABLE DES MATIÈRES,

Payes,

Aloisius Bertrand ; par M. Sainte-Beuve 5

Les Calabres et la Sicile ( suite ) ; par M. Francis Wey. . 20

Le 15 Juillet; par M. Antoni Deschamps 50

Brigitte; par M. Edouard Ourliac 52

Bussy Rabutin ; par M. Gabriel Monsigny 80

La Chapelle de Dreux; par M. André Delrieu. . . . 120

Lord Chesterfield; par M. Amedée Renée 131

Brigitte; par M. Edouard Ourliac 159

Une amitié littéraire; par M. Dessalles-Régis. . . . 207 Les aventures d'une Bévue; par M. Paul de Musset. . 2-3-1 La salle d'Asile, ou Bien faire et laisser dire; par M. Théo- dore Leclerc 241

Le Collier de sequins; par M. Edouard Ourliac . . . 272

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