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VIE

MGR DANICOURT

Ol'VRAGES DU MÊME AUTEUR

Histoire populaire de la ville et du château de Ham (en colla- boration avec M. Elie Fu-xryj. Ln vol. in-12. Imp. Léon Carpentier. Ham. 1 ss i .

Histoire d'Authie. de son Prieuré conventuel et de son châ- teau féodal, suivie d'une, notice sur Saint-Léger-les-Authie. I"n vol. in-8°. Imp. Léon Carpentier. Ham. Ins.;.

Notice biographique sur M. Charles Gomart. Brochure in-12. Imp. Léon Carpentier. Ham. 188o.

Les Souterrains Refuges de Naours. Brochure in-8° de bO pages. Abbeville. imp. du Cabinet historique, etc. 1888.

HOIY REDEEMER LIBRARY, WINDSOR

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VIE

MfR DANICOURT

DE CONGRÉGATION DE LA MISSION ÉVÊQUE D'ANTIPHELLES

VICAIRE APOSTOLIQUE DU TCHÉ-KIANG ET DU KIANG-SY (CHINE)

PAR M. E.-JT. DAXICOIUT

CURÉ DE NAOURS AU DIOCÈSE d' AMIENS

n\ VRAGE HONORE DE LETTRES

DE MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'AMIENS

ET

DE MONSIEUR FIAT

SUPERIEUR GÉNÉRAI DE LA CONGRÉGATION DE LA MISSION

PARIS LIBRAIRIE POUSSIELGUE FRÈRES

en. TOUSSIELGUE, SUCCESSEUR R UE CASSETTE, 15

188<>

DECLARATION DE LAUTEL'R

Toutes les fois que, dans Je cours de cet ouvrage, nous employons des expressions telles que Saint, Martyr, Apôtre, Bienheureux, Vénérable, ou bien encore, Héroïsme, Sainteté, Martyre, Miracle, etc., nous déclarons ne vouloir en aucune manière prévenir

le jugement de l'Eglise romaine, qui a seule qualité pour décerner à ses enfants les titres de gloire que leurs vertus leur ont acquis, et à laquelle nous nous soumettons entièrement ainsi qu'aux décrets du Pape Urbain VIII touchant cette matière.

Damcourt Ernest-Jean.

PREFACE

Ecrire la vie de Mgr Danicourt c'est révéler l'Ame d'un grand évêque, d'un saint missionnaire, d'un confesseur de la foi. Une telle tâche est de beaucoup au-dessus de nos forces et ce n'est qu'après avoir fait l'aveu sincère de notre impuissance que nous osons l'entreprendre.

Cette vie mérite, à plus d'un titre, d'être livrée à la publicité : aussi bien nous estimons que f'est pour nous un devoir sacré de ne pas lui refuser cet hon- neur.

Nous l'avons composée à l'aide des Mémoires de M . l'abbé Charles Danicourt, Mémoires que nous avons compléter sur différents points, éclaircir pour la période assez marquante de 1842 à 1851, et surtout abréger dans bon nombre de parties trop étendues, ayant pris soin d'en élaguer quantité de lettres ou fragments de lettres qui embarrassaient le récit.

Les Mémoires que M. l'abbé Charles Danicourt a laissés se composent principalement des lettres adressées par son illustre frère, soit à lui-même, soit au père et à la mère du saint missionnaire, soit à sa sœur et à ses autres frères, soit à des ecclésiastiques,

VI

soit à divers membres «les <1hi\ familles <!'• sain! Vincenl de Paul.

D'autre part, la notice extraite des archives <lc la Sacrée Propagande, la lettre précieuse de M. l'abbé dliiii, les Vnnales de la Propagation <lr la Foi el de la Sainte-Enfance, le Voyage en Chine de M. Jurien de la Gravière, sonl venus ajouter à la somme des docu- ments déjà si abondants sur lesquels nous avons basé l'édifice d'une \ ie admirablement remplie.

Nous avons adopté pour la division de l'ouvrage, en quatre livres, une méthodeque le lecteur appré- ciera.

Quanl à la répartition des chapitres, elle nous a été suggérée par les dates ■! Ir^ indications <lu Document Lrouvé dans le portefeuille de Mgr Danicourl après sa mort.

\u demeurant, «•cil»' histoire sera faite, en grande partie, par le prélat lui-même : il n'en pourrai! être autrement pour une vie dont les plus grands actes se ■'< ace |>li-> à plusieurs mille lieues de nous.

Nous avions hésité pendant quelque temps à publier cette Vie par suite des difficultés que présen- tai! la rédaction de certains chapitres, lorsqu'au mois de février 1887, nous avons «ai l'honneur et la bonne fortune d'avoir un long entretien avec Mgr Rouger, évèque Lazariste, <|iii arrivait <lc l'Extrême-Orient. Ce digne prélat , ayant été missionnaire sous Mgr Danicourt, l'ayanl vu à l'œuvre pendant plu- sieurs années, a été à même, mieux <|iic beaucoup d'autres, d'apprécier les difficultés, les épreuves par

VII

Lesquelles il a passé : aussi a-t-il pu nous donner des renseignements très uliles qui sont pour nous la clef de bien des choses. Ils nous autorisent à envisager certaines questions à des points de vue quelque peu différents de celui <|ui se serait basé exclusivement sur les Mémoires de .M. Charles Danicourt.

Au reste les sages conseils que nous a donnés Mgr Rouger sonl venus corroborer ceux que S. Em. le cardinal Franchi, préfet de la Congrégation de la Propagande, avait adressés quelques années aupara- vant à .M. le curé d'Ennemain.

Appuyé sur de (elles autorités nous avons cru pou- voir marcher de l'avant.

Mgr Rouger. voyant nos dispositions, nous a forte- ment engagé à publier celle Vie, car, à ses yeux, Mgr Danicourt est un saint; puis Sa Grandeur nous a instamment prié d'en envoyer des exemplaires en Chine, ils seront accueillis avec, bonheur, selon sa propre expression.

Nous ignorons si la prière du saint évèque, qui a rendu son âme à Dieu six semaines plus tard, sera exaucée; en attendant, afin d'attirer les bénédictions du ciel sur notre travail très imparfait, nous le dépo- sons aux pieds de Notre- Seigneur Jésus-Christ : Mgr Danicourt a été son disciple dévoué jusqu'à la mort. Le divin .Maître voudra bien agréer de nouveau les travaux apostoliques de son disciple bien-aimé.

Nous le déposons aux pieds de Marie Immaculée dont il a été toute sa vie le serviteur fidèle; et aux pieds de saint Vincent, dont il fut l'enfant soumis

V11I

depuis le premier jour de son noviciat jusqu'à son dernier soupir.

Maintenant nous offrons ce livre aux parents, aux amis, aux condisciples, aux élèves encore vivants de Mgr Danicourt : tous ont conservé pour lui la véné- ration la plus grande et l'affection la plus vive.

Nous l'offrons au pays et au diocèse qui l'ont vu naître : il est une de leurs gloires les plus pures.

Nous l'offrons à la Congrégation de la Mission : il a été l'un de ses membres les plus illustres au xixe siècle.

Nous l'offrons aux Filles de la Charité : à lui revient le mérite de leur introduction en Chine.

Nous l'offrons à tous les prêtres et à tous les mis- sionnaires : il est leur modèle accompli.

Enfin nous l'offrons à notre Mère la sainte Eglise : il compte au nombre de ses enfants les plus coura- geux, les plus attachés; au nombre des défenseurs les plus intrépides du Saint-Siège.

Naours, le 8 septembre, Fêle de la Nativité de la tirs sainte Vierge. 1887.

A MONSEIGNEUR JACQUENET

ÉVÊQUE D'AMIENS

Monseigneur,

Veuillez me permettre de vous faire hommage de la Vie ch Mgr Danicourt.

Ce livre est l'histoire d'un enfant de la Picardie devenu célèbre par ses travaux apostoliques et qui pour cela restera une des illustrations de votre diocèse. Mgr Dani- court est un des missionnaires picards dont la vie a été la plus féconde en œuvres de tout genre, et qui a fourni, dans l'Extrême-Orient, la carrière la plus longue, puis- qu'il comple près de vingt-sept années passées en Chine, sans interruption, sans un seul retour en France.

Un tel titre suffisait déjà pour m'imposer le devoir de dédier cette Vie à l'évèque du diocèse auquel le saint missionnaire appartient par sa naissance et par la pre- mière moitié de son existence.

D'autres motifs, Monseigneur, m'ont rendu plus doux encore le devoir que je remplis en ce moment : les prêtres de votre diocèse savent que, pour utiliser les loisirs que vous laissaient les occupations de professeur au grand séminaire de Besançon, vous avez écrit la vie de plu- sieurs missionnaires et martyrs, tous enfants de la Franche-Comté. En parcourant celle d'un apôtre origi-

naire de la Picardie, vous vous rappellerez avec bonheur mis missionnaires francs-comtois, et votre cœur paternel scia incliné ;\ répandre une large bénédiction sur un travail analogue à ceux que vous avez publiés, pour lui aiilcrà porter îles fruits dans les .'mies, et encourager, j'aime à 1»- croire, quelque vocation pour 1rs Missions.

La bénédiction de mon évêque Bera de plus un puis- sant encouragement qui me facilitera L'exécution de l'œuvre importante «pic j'entreprends, je veux dire la publication de cette I

Quanl aux prêtres et aux fidèles de votre diocèse entre les mains de qui re livre tombera, ils seront d'au- tant plus excités à le lire, qu'ils t ion venait en Mgr Dani- court les trois choses dont vous êtes si, us bans yeux la personnification vivante : V inflexibilité dans Vorthodoxie, un attachement inébranlable au Saint-Siège et un amour di la très sainte Vierge porté au delà de toute expression.

Veuille/ agréer L'hommage du profond respect avec lei| uel j'ai l'honneur d'être,

De votre Grandeur,

Wonseig aeur, Le 1res humble et très obéissanl serviteur,

Dàwcoiïrt Ernest-Jean, Enfant de Marie, Curé de Naours.

Naonrs, ce J octobre ! ss?. eu la I <"■ t * de Notre Dame «lu Saint-Rosaire

LETTRE DE MONSEIGNEUR JACQUENET

Cher Monsieur le curé.

J'accepte de grand cœur La dédicace de votre nouvel ouvrage : Vie de Mgr Danicourt, membre de la Congrégation de Saint-Lazare , Misswnnam Apostolique' dans les Missions Étrangères.

En écrivant ce livre, avec l'affection qu'on y seul vibrer partout, avec ce talent littéraire et cet art des recherches historiques qui vous distinguent, vous n'avez pas seulement fait un ado de piété iiliale envers un oncle vénéré, mais vous avez accompli une grande .œuvre de patriotisme religieux el d'édification salutaire.

Oui, votre ouvrage, que j'ai parcouru, en manus- crit, mettra en pleine lumière la vie d'un illustre évêque dont la mémoire sera une des gloires les plus pures et les plus grandes du diocèse d'Amiens.

11 sera, pour tous les prêtres qui auront le bon-

XII

heur de le lire, une exhortation éloquente au maintien et au développement de l'esprit sacerdotal; à l'exercice constant d'un zèle vraiment apostolique, dans les limites que leur aura tracées la divine Providence. 11 est même à prévoir que l'exemple splendide qu'il présente fera naître, dans quelques âmes privilégiées, des aspirations aux plus grands combats de la foi, que les grâces d'En-Haut trans- formeront en la vocation sublime de l'Apostolat. Votre œuvre sera encore un trésor pour la piété des fidèles. Au milieu du courant ordinaire des exer- cices de notre sainte religion, ils se ranimeront, ils se fortifieront dans les pensées, les sentiments, les pratiques de la foi chrétienne, en voyant se renou- veler el >»' déployer devant eux, sous l'autorité suprême du successeur de saint Pierre, l'admirable spectacle du zèle, des travaux, du dévouement des apôtres, qui électrisail 1rs premiers chrétiens, leurs aînés. Ils reconnaîtront, avec bonheur, parmi toutes les vicissitudes et les épreuves du pèlerinage de cette vie, la vérité immuable de ces paroles, si encou- rageantes, si consolantes, de Jésus-Christ notre divin Sauveur: « Voilà que je suis avec vous tous les jours ; » paroles qui ont pour corollaire les suivantes que saint Paul adressaità ses chers disciples Romains: « Si Dieu est avec nous, qui sera contre nous. » On verra ainsi s'accroître en eux une légitime et res- pectueuse admiration pour les ouvriers évangéliques,

xin qui, marchant résolument sur les traces des apôtres, se dévouent aux .Missions Etrangères.

C'étaient les pensées et les désirs qui m'ani- maient, quand, à une époque déjà lointaine, mais dont le souvenir est toujours vivant dans mon esprit et dans mon cœur, je décrivais, comme vous avez eu l'attention de le rappeler, les travaux aposto- liques de quelques-uns de mes bien-aimés compa- triotes, dont deux cueillirent, en Cochinchine, les palmes du mail \ re.

Soyez donc béni, cher Monsieur le curé, et que votre livre produise tout le bien que vous avez droit d'en al tendre. Je vous souhaite sincèrement ce succès si désirable, en vous renouvelant l'assurance de mes sentiments affectueux et dévoués en Jésus Notre-Seigneur et en Marie, sa Très Sainte Mère et la Nôtre.

Y Jean-Bapliste-Marie-Simon Jacquenet,

Evêque cV Amiens.

Amiens, le 1er novembre 1888, fête de tous les Saints.

LETTRE DK MONSIEUR FIAT

M IM.UI1.I R GENERAL DE LA I ONGREGATION I>K LA MISSION

Paris, le 16 aovembre 18S8.

Monsieur le euro,

A.près l'éloge si complrl que Mgr l'Evêque d'A- miens a l'ail de la vie de Mgr Danicourt qae vous venez de publier, je n'ai qu'à vous remercier, au nom de la Congrégation de la .Mission et de la Compagnie des Filles de la Charité, d'avoir, avec l'éloquence du cœur, glorifié les vertus et les travaux apostoliques de l'un des plus illustres fils de sain! Vincent de Paul.

Veuillez agréer les sentiments très respectueux avec lesquels je suis,

Monsieur le curé,

Votre humble serviteur,

A. Fiat, Supérieur général.

NORD

PLAN

t Eglise

Z Presbytère

3 Ancien Prieuré

4 Cimetière actuel

5 Château actuel

6 Ecole des garçons

7 Ecole des fi/les

8 Manufacture

9 Maison natale de MtOamcourt

10 Moulin

11 Moulin

12 Chapelle du Mont

13 Ancien vivier

14 Périmètre de l'ancien château

15 /b/î( construit en 1869

16 ft>/?r construit en 1873

EST

LIVRE PREMIER

DE LA NAISSANCE DE M™ DANICOURT JUSQU'A SON DÉPART POUR LES MISSIONS DE CHINE

CHAPITRE PREMIER

Le village d'Authie. « 18 ma/s I80fi, saint Gabriel : à Authie- les-Doullens {Somme). 14 mai 1800, saint Bonifnce : baptisé Vrançois-Xavier-Timothée '. » Famille Danicourt. Première éducation de Xavier. Son innocence. Sa piété filiale.

Authieest un beau village assis dans une large vallée traversée par la rivière à laquelle il donne son nom et entouré de collines boisées d'un aspect assez pittoresque.

L'histoire d'Authie se rattache à celle de son prieuré fondé dans le courant du viir* siècle par les Bénédictins de Corbie et à celle de son château féodal2.

Cette paroisse a eu le privilège d'être toujours admi- nistrée, depuis quatre-vingts ans, par de saints pasteurs : c'est ce qui explique le grand nombre de prêtres qu'elle a donnés à l'Eglise.

1. Les parties des sommaires en italique sont extraites du Document trouvé dans le portefeuille de Mgr Danicourt.

2. V. notre Histoire d'Authie, de son prieuré conventuel, de son château, etc.

1

2

C'est à Authie que naquit, le 18 mars 1800, François- Xavier Danicourt. L'Eglise célèbre en ce jour la fête de saint Gabriel : l'archange glorieux planait sur le berceau de cet enfant et semblait prédire ses hautes destinées. Saint Gabriel fut l'ange choisi par Dieu pour saluer la sainte Vierge des noms les plus heureux qu'une créature ait jamais entendus et pour lui annoncer le grand mys- tère de l'Incarnation. Le petit Xavier devait, lui aussi, redire bien souvent, pendant sa jeunesse, la saluta- tion angélique, puis aller annoncer aux nations loin- taines le consolant mystère de l'Incarnation du Fils de Dieu.

Sou baptême fut retardé de deux mois, par suite de la pénurie de prêtres, et ce n'est que le 1 ï mai, fête de saint Uoniface, que son père le présenta à l'église. Chose frappante! la prière que saint lîoniface avait sur les lèvres au moment de son martyre : a Gratmsago tibi, Domim Jesu Christe, Jilii Dei. Je vous rends grâces, Seigneur Jésus, fils de Dieu », devait être la prière la plus ordinaire de Mgr Danicourt pendant toute sa vie et celle qu'il prononça sur son lit de mort.

Une coïncidence plus frappante encore et qui rappelle la naissance de saint Jean-Baptiste, est attestée par des témoins dignes de foi. Le parrain et la marraine avaient fait choix de plusieurs noms pour leur filleul, mais le l»ère s'écria aussitôt : « Il ne s'appellera pas ainsi; il aura pour noms : François-Xavier-Timothée. »

François-Xavier!... Timothée !... noms célèbres par le zèle, les travaux et la charité qu'ils rappellent !

François-Xavier, apôtre des Indes et du Japon, qui a converti 700.000 infidèles, se suscitait en ce jour un disciple qui devait de nouveau porter son nom dans les Indes et pénétrer enfin dans cette Chine dont il n'avait été l'apôtre que par le désir.

Saint Paul retrouvait aussi ce jour-là un autre Timo-

thée disposé à suivre ses conseils et ses préceptes avec une soumission, une ponctualité, un courage que rien n'a pu ébranler.

C'est ainsi que, dans les temps marqués par sa sagesse, Dieu fait surgir des apôtres pour reprendre la tâche à L'endroit même d'autres l'ont laissée, la continuer et étendre par elle son règne et le salut des âmes.

Fils de André Danicourt et de Marie Cazier, François- X avier-Timpthée était le second de quatre enfants. L'aîné, Pierre, est mort à 49 ans, laissant deux enfants; la troi- sième, Sidonie, épouse de Constantin Danicourt fixé à Saint-Léger, fut mère de sept enfants1; le dernier, Charles-Pierre-Joseph, est mort, le 10 mars 188*2, curé d'Ennemain.

La famille Danicourt est l'une des plus anciennes familles d'Authie et la plus nombreuse, avec celle des Froideval, depuis près de trois siècles. Le premier du nom, qui nous soit connu, Pierre, habitait cette localité en 1625.

Elle comptait plusieurs brandies. Vers le milieu du siècle dernier, huit de ses membres étaient chefs de communauté, sans compter les femmes du même nom mariées à Authie. En outre elle était alliée à la plupart des familles du village.

L'une de ses branches, la plus rapprochée de celle d'André Danicourt, occupa jusqu'à la grande Révolution

I. Pierre Danicourt eut trois enfants : Marie, morte en prédi s- tinée à l'âge de seize ans; Désirée, aveugle depuis Tàge de neuf ans; et Xavier, marié à Saint-Léger.

Sidonie Danicourt, décédée en 1869, eut sept enfants : Marie, morte en bas âge; Fursy, célibataire babitant Saint-Léger; Sidonie. épouse de Tbéopbile Bury, demeurant à Saint-Léger; Marie, ange d'innocence et de piété, morte à vingt-sept ans avec le regret de n'avoir pu être Sœur de Cbarité; Eugène, marié. à Bienvillers en Artois; Ernest-Charles-Adéodat, actuellement curé de Naours; Athénaïse, épouse de Joseph-Clément d'Outrebois.

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une des bonnes maisons Je culture du pays dont le chef- lieu était le fief noble du Blanc-Pignon, situé à l'angle formé par les rues du Mont et de Lagache. Ce fief relevait de la châtellenie d'Authie et « était tenu noblement en plein hommage par soixante-sols parisis de relief, trente sols de chambellage et autres droits féodaux1 ». Il jouissait de certains privilèges tels que les droits d'af- forage, de colombier, etc.

Il fut partagé en deux dans le courant du xvme siècle, par suite du mariage de Marie Danicourt avec André Macron. Le fils de ces derniers, André Macron- par son alliance à Anne Gosselin, hérita de la seigneurie de Cour- celles que son fils tenait encore à l'époque de la Révo- lution.

En 1666, Jean et Antoine Danicourt, deux des ancêtres d'André Danicourt, en même temps que Pasquier Mouil- lart, « avouent tenir cottièrement des religieux de Limours, à cause de leur seigneurie d'Authie, leurs manoirs amasés de bâtiments, etc., sis entre la rue de l'Abbaye et le Vivier des Moines 2 ». C'est à peu près le lieu de la maison natale de Xavier (V. notre plan 9). Leurs maisons comme la plupart de celles qui se trou- vaient dans la rue de l'Abbaye relevaient du couvent et payaient le cens au prieur.

Jean Danicourt, que nous avons nommé plus haut, à l'exemple des membres des corporations et autres, accom- pagnait toujours d'une marque la signature apposée par lui sur les registres publics ainsi que dans tous les actes écrits. Sa marque était un soleil ; c'est assez ingénieux de la part d'un laboureur, car, que deviendrait l'agricul- ture sans le soleil ? Est-ce ce souvenir qui plus tard enga- gera Mgr Danicourt à prendre pour armes un soleil? Ou

1. V. l'Aveu de 1773 : Histoire d'Authie, page 3.'i7.

2. Archives de Seine-et-Oise : fonds de Limours.

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bien est-ce sa grande dévotion envers le saint Sacrement qui l'y portera uniquement? Rien ne s'oppose à réunir ici les deux motifs : le souvenir de famille, s'ajoutant au sentiment delà piété, consacre doublement ce choix.

Quand une famille est aussi nombreuse que l'était au siècle dernier (car nous ne parlons pas de la famille actuelle) la famille Danicourt, il est impossible qu'elle devienne riche, ou bien si la fortune lui sourit pour un temps, ce temps ne pourrait être de longue durée. Au demeurant, les familles patriarcales d'Authie dés siècles derniers ne connaissaient ni les lois du Code Napoléon qui mènent directement à restreindre le nombre des enfants, ni les mœurs du xixe siècle qui tendent de plus en plus à augmenter la somme des jouissances et partant à diminuer les charges de famille ; moins encore l'abus déplorable qui, par un renversement inique de l'ordre établi par Dieu, détourne journelle- ment le cours de ce grand fleuve qu'on nomme la vie.

Les familles nombreuses sont moins fortunées que les autres, mais Dieu leur réserve des bénédictions spéciales et leur dispense des richesses et des dons plus précieux que ceux de la fortune, les richesses et les dons de la vertu . .

Nous devons encore à la vérité de relever un détail qui fait honneur à une famille chrétienne : on sait que pendant la grande Révolution les biens de l'église et du prieuré d'Authie furent déclarés propriété nationale et bientôt après mis en vente, tandis que les propriétés du château étaient sous le séquestre. Au début il ne se pré- senta guère d'acheteurs ; mais la valeur de ces biens ayant été dépréciée de beaucoup, il s'en trouva comme toujours qui, plaçant l'intérêt et la richesse avant l'hon- neur et la conscience, en achetèrent.

Heureusement la plupart des acquéreurs étaient étran- gers au village, mais peu importe ici.

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Divers membres de la famille Danicourt pouvaient acheter, mais ils ont préféré s'abstenir et ne pas s'enri- chir, comme tant d'autres, dans des circonstances et par des moyens qui répugnaient à leur conscience. Bien leur en a pris ! Les principales familles qui ont le plus acheté seront éteintes avant la fin du siècle; elles le sont déjà pour la plupart quant à la descendance masculine. Il serait bien aveugle celui qui ne verrait pas en cela l'in- tervention de la justice divine !

Pendant les guerres de la Révolution et du premier Empire, la famille Danicourt a largement payé son tri- but à la patrie ainsi que les habitants d'Aulhie ; mais il est une campagne qui fut particulièrement désastreuse pour elle, ce fut celle d'Espagne : plusieurs de ses membres y versèrent leur sang.

Vers la naissance du jeune Xavier, André Danicourt alliait à un commerce assez important pour Authie, à cette époque, les travaux de la culture des champs et les labeurs incessants d'un atelier de clouterie. Sa maison était des plus achalandées et la plus grande activité y régnait. Tandis que M"* Danicourt présidait au comptoir et se multipliait dans les détails d'un négoce quotidien, André Danicourt était à l'atelier, surveillant les ouvriers qu'il stimulait par son ardeur.

Pendant dix années consécutives l'argent afllua dans cette maison ;mais les accidents, les fléaux qui fondront bientôt sur elle et un autre motif qui sera révélé plus lard n'ont pas permis qu'elle devînt ce qu'on appelle une famille riche. Qu'importe aux yeux de Dieu, puisqu'il n'estime qu'une seule richesse, une seule noblesse, celle qui vient de la vertu. Le monde lui-même ne laisse pas que de l'apprécier et de lui rendre justice à son insu.

André Danicourt jouissait partout de la réputation d'un homme juste, loyal et craignant Dieu. Marie Cazier, son épouse', pleine de foi, de piété., de dévoûment était

estimée de toute la population et aimée particulièrement des pauvres.

C'est dans ce milieu, au sein de ce mouvement, sous les yeux d'un tel père et d'une telle mère que fut placé le berceau du jeune Xavier. S'il faut admettre ce que l'on appelle l'influence des milieux, nous ne demanderons pas quelles furent ses premières impressions et quelle action celles-ci durent exercer sur son âme, son carac- tère, sa vie tout entière.

Protégée par la vigilance du père et par la sollicitude de la mère, son enfance devait s'écouler dans l'inno- cence et être comme l'aurore d'une belle vie.

On se fait facilement illusion sur le moment la notion de Dieu et de la vertu commence à se faire jour dans L'âme de l'enfant. Chez les natures bien douées, l'éducation commence à cinq ans. La formation de Pâme et du cœur doit coïncider avec les premières lueurs de l'enfance, et toute mère chrétienne, digne de ce nom, a le devoir de les utiliser au profit de l'éducation; les pre- miers sons articulés, qui émanent de la bouche de l'en- fant, doivent être, avec les noms du père et de la mère, Jésus ! Marie !

Mmc Danicourt se garda bien de l'oublier : avant cinq ans le jeune Xavier savait mêler à ses bégaiements enfantins les doux noms qu'il plaça plus tard sur les lèvres de milliers d'enfants.

Cependant les premiers dangers auxquels l'enfance est exposée allaient se présenter et apporter leur pierre de scandale. La maison possédait quelques bestiaux : on les confia à la garde de Xavier. La simplicité des mœurs de la campagne, à cette époque, atténuait beau- coup les dangers de cette profession, sans cependant conjurer tout péril, d'autant plus que Xavier n'était pas seul. Les jeunes pâtres, de différentes familles, se réu- nissaient en troupe et partaient à la suite de leurs bes-

tiaux dans les champs ou dans les marais. Les vastes prairies qui s'étendent entre Authie et Thièvres, les plaines, la lisière des bois, les bois eux-mêmes furent le premier théâtre Xavier prit ses ébats et commença à se distinguer du reste de ses camarades. Sa bonté, sa douceur, sa gaieté, son entrain, sa souplesse et sa dextérité dans les exercices du corps le firent aimer de ses condisciples, et quand il en est ainsi, l'on devient facilement maître. Xavier était le héros de cette bande joyeuse de petits pâtres dont plusieurs racontaient naguères encore les jeux de leur enfance, la bonne humeur, le savoir-faire de leur chef. La morale était largement interprétée ; les ordres du garde-champêtre el du garde des bois ne furent pas toujours respectés ; ce n'était pas un crime de laisser tondre le champ voisin de la largeur d'une langue: et les noisettes, les cor- nouilles, les châtaignes, les alises et autres fruits sau- vages étaient si abondants que c'eût été dommage de les laisser perdre. Plus tard, du fond de la Chine, Mgr Dani- court rappelait gaiement à un de ses amis d'enfance un coup de fusil chargé de sel, sur eux tiré, pour avoir dépouillé un alisier de ses fruits, dans le bois de Lalcau.

Parfois le jeune Xavier s'esquivait adroitement de la foule dissipée de ses camarades pour se tenir à l'écart et satisfaire le besoin de son cœur; si quelqu'un des siens eût été aussi habile que lui il eût pu le surprendre blotti contre un arbre, ou caché dans les broussailles, égre- nant à la hâte quelques dizaines de chapelet.

Il semble que de tout temps Dieu ait eu des prédi- lections pour la vie pastorale. Les plus illustres person- nages de l'ancien Testament, ainsi qu'un grand nombre de saints depuis dix-huit siècles, ont fait l'apprentissage delà vie intérieure en gardant les troupeaux. C'est dans ce milieu que le Tout-Puissant s'est plu à marquer leur âme du sceau d'une vertu fondamentale de la perfection,

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la simplicité. Xavier devait lui aussi en recevoir et en garder l'empreinte, et si, un jour, la vanité eût pu avoir prise sur son âme, au sein des succès du ministère et des gloires de l'apostolat, le ressouvenir de sa première vie n'eût pas tardé à le rappeler aux sentiments de l'hu- milité et à lui faire dire à l'exemple de son bien-aimé père saint Vincent, toutes les fois qu'on lui adressait des éloges : « Oui, j'ai gardé les troupeaux de mon père aux jours do mon enfance. »

On pourrait reprocher au jeune pâtre les espiègleries de son âge; mais on ne lui a jamais reproché rien de grave : ses camarades les plus intimes sont unanimes pour lui rendre ce témoignage. Jamais il n'a été mauvais conseiller; jamais il n'est devenu pour eux, en quoi que ce soit, une pierre d'achoppement. Voici entre autres un fait qui le prouve et qui est resté profondément gravé dans la mémoire de ceux qui lui ont survécu, c< Dans les chaleurs de Tété, écrit l'un d'eux, il nous arrivait souvent de nous baigner dans l'Authie, et, hélas ! nous nous y jetions dans l'état de pure nature; mais Xavier était à l'écart, loin de' nous, et s'il lui arrivait de prendre un bain, les regards pouvaient s'arrêter sur lui : sa modestie déjà grande avait au préalable jeté un voile sur ses membres. »

On a souvent demandé à des prêtres si le jeune Xavier avait perdu l'innocence de son baptême, et tous de dire : nous ne le pensons pas ; nous avons bien des raisons pour croire le contraire. Ce témoignage semble confirmé par le témoignage même du saint missionnaire écrivant de la Chine : « On me croit d'un tempérament froid et indifférent ! Si l'on connaissait toutes les luttes que j'ai eu à soutenir depuis ma première communion, l'on me jugerait autrement, » Les combats n'ont commencé pour Xavier qu'à l'époque de sa première communion : or, tous s'accordent à dire qu'à partir de ce moment il fut

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immuable dans le bien. Comme nous le verrons bien- tôt, sa première communion s'accomplit dans des dispo- sitions telles qu'elle imprima à sa vie une impulsion qui ne devait pas dévier.

Toutefois Xavier pleura plus tard amèrement les années passées dans la dissipation naturelle au jeune âge. Les plus légères fautes font tache sur l'âme des saints. On ne peut lire sans attendrissement les prières qu'il a écrites de sa propre main et dans lesquelles, après avoir chanté avec amourles miséricordes de Dieu, il gémit sur les égarements de son enfance ; il se compare à la brebis égarée que le bon pasteur retrouve et rap- porte sur ses épaules au bercail ; à l'enfant prodigue que le père de famille reçoit dans ses bras et arrose de ses larmes. Son repentir et son amour éclatent en traits ardents.

Le jeune Xavier fréquenta l'école de bonne heure. Tous ceux qui l'ont connu alors parlent de son obéissance, de son application, de sa piété avec l'accent de l'admiration. « Il était notre modèle à tous, écrit l'un d'eux. J'ignore s'il a été puni une seule fois. Par suite de ses progrès rapides, il seconda bientôt l'instituteur qui en fit un autre lui-même et le chargea de nous faire la leçon. Il nous groupait autour de lui et s'occupait de nous avec une bonté, un zèle et un dévoùment qui ne se sont jamais démentis et dont je garderai le souvenir toute ma vie. Bon petit Xavier! il annonçait sur les bancs de l'école ce qu'il serait un jour. »

Mais bientôt celui qui était le premier au jeu comme à l'élude rompit avec ses camarades, pour les récréations du moins. Il se tenait, de préférence auprès de son maître ou en la compagnie de son père et de sa mère. Désormais il n'aura plus d'autre lieu de rendez-vous que l'école, le foyer paternel, l'église : trois sancluaires se forment les âmes, en attendant le collège chrétien qui les sup-

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pléc et les résume. Si nous le revoyons encore au milieu de ses camarades, c'est pour le distinguer à son air sérieux ; si nous le rencontrons dans les champs ou au bord des bois, c'est le regard plongé dans un livre.

Xavier aimait tendrement son père et sa mère : il était pour eux plein de respect et de soumission, non par crainte mais par amour et reconnaissance. De même que les yeux de l'humble servante sont attentifs au moindre mouvement de sa maîtresse ; de même les yeux de Xavier étaient toujours prêts à saisir les moindres signes de la volonté de son père et de sa mère. Au premier signal il partait, ne donnait à sa course que le temps rigoureusement requis et revenait sous le toit paternel pour pratiquer l'obéissance sous une autre forme. Les chemins de Saint-Léger, de Couin, de Mondicourt ', de Pas, l'ont vu passer souvent chargé de commissions pour les parents ou les amis de sa famille. Ceux de Thièvres, d'Orville, d'Amplier, de Doullens l'ont vu plus souvent encore ; car Doullens était la ville André Danicourt prenait la matière brute de son industrie, le fer et le lin, et il écoulait ses produits. Partout Xavier n'a laissé que le souvenir d'une conduite irréprochable.

Nous sommes heureux de joindre ici le témoignage du saint prêtre qui Ta élevé : « Vous me demandez, Monsieur l'abbé, l'attitude de Xavier au sein de sa famille? Eh bien, sa docilité envers ses parents était parfaite ; il portait sur toute sa physionomie l'empreinte du plus profond respect pour son père et pour sa mère lorsqu'il était en leur présence. Sa figure rayonnait de bonheur et de joie quand il était commandé par eux, et son ordi- naire était de voler au devant de leurs désirs. Il se peut que dans son enfance il ait commis quelques légèretés à

1. Couin et Mondicourt, villages célèbres : le premier par le château des comtes de Louvencourt; le second par l'usine de M. Ibled.

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leur égard, mais je n'en ai aucun souvenir et cependaut je fréquentais habituellement la maison. Il ne me sou- vient que de ses grands exemples d'obéissance et de res- pect; et jamais ne s'effacera de ma mémoire le souvenir de sa figure si douce et si modeste ; il me semble voir encore cet air si soumis et si humble 1... »

Citons un trait qui achèvera de peindre Xavier et de nous le faire connaître dans cette première étape de sa vie, son enfance.

L'industrie et le commerce assez étendus de M. Dani- court avaient créé des rapports, formé des liens. Plu- sieurs familles étaient devenues amies de la famille Danicourt. Au jour de la fête du village il y avait grande réception, la table était environnée de parents et d'amis qui se dédommageaient dans un cordial repas des dures nécessités de la vie : c'était à charge de revanche et bien que M. Danicourt donnât peu de temps aux loisirs pour n'envisager que le devoir et les affaires, il ne pou- vait se soustraire entièrement à ces sortes de réunions. Or, une bonne mère à qui les tribulations n'ont point fait défaut, mais que Dieu a récompensée en élevant un de ses enfants au sacerdoce et en le consacrant à Dieu dans la compagnie de Jésus, a souvent raconté ce fait qui peint au vif l'innocence et la pureté de Xavier à l'âge de onze ans. On avait dîné à Amplier le jour de la fête : le repas terminé, on proposa une promenade au bois, une partie de noisettes : petits garçons et petites filles n'avaient garde de manquer à ce rendez-vous. On part et bientôt on arrive ; mais à l'entrée du bois, Xavier dit à ses jeunes camarades : « Nous, mes amis, nous irons d'un côté et les petites filles iront de l'autre. Nous serons sages et nous ne ferons pas de peine au bon Dieu. »

i. Lettre de M. Vivier à M. Charles Danicourt.

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Cinquante ans après, la mère du P. Caudron en parlait encore avec une sorte de ravissement.

Ce souvenir n'en est qu'un parmi cent autres que nous pourrions citer à la louange du modèle de l'enfance chrétienne.

CHAPITRE II

« Au printemps 1818, commencé le latin chez M. Vivier (Authie). Le 30 octobre, dimanche, 1819, fait ma première communion (pleuré beaucoup). »

L'innocence a sur toutes les âmes un empire souve- rain, l'empire de Dieu même puisqu'elle n'est qu'un rellet du ciel ; mais c'est surtout au cœur d'un père et d'une mère qu'elle se fait sentir pour y agrandir et y multiplier l'amour naturel. On se sent doublement père lorsque l'on a sous les yeux l'image de sa substance et l'image de Dieu. Aussi les délices d'André Danicourt étaient de voir et de posséder son fils ; il en était déjà fier ; il l'emmenait avec lui à l'atelier et le faisait lire à haute voix au milieu des ouvriers.

Ici nous cédons la place à une plume plus autorisée que la nôtre, celle de M. Vivier qui, pendant de longues années, fut pour Authie et Montdidier l'instrument visible de la divine Providence, et dont la mémoire est indisso- lublement liée à celle de Mgr Danicourt.

« Trois semaines environ après mon ordination, qui avait eu lieu le jour de saint Pierre 1817, j'arrivais à Authie pour prendre possession de la paroisse et m'iDs- taller immédiatement. Quand j'eus pris les habitudes de mon nouveau presbytère, il m'arrivait souvent de me promener en long et en large dans les allées du jardin. Or une simple haie, moitié vive, moitié sèche séparait

ce jardin de celui de monsieur votre père. Je ne tardais pas à m'arrèter auprès de cette haie tantôt à une place, tantôt à une autre pour écouter une voix claire et dis- tincte se faisant parfaitement entendre de cinq ou six ouvriers forgeant des clous sur leur petite enclume. Je reconnus facilement la voix d'un enfant ; mais ce qui piquait le plus ma curiosité c'est qu'il avait l'air de se faire écouter ; pas un ouvrier ne disait mot et la lecture paraissait intéresser beaucoup. Le livre était intitulé : Instructions pour la jeunesse avec des exemples histo- riques bien choisis pour tous les chapitres ; un de ces bons livres qui commençaient à circuler dans la paroisse. Le timbre de la voix, quelque chose dans le ton et l'ac- centuation me faisaient plaisir et j'avoue que pour rien au monde je n'eus négligé de prêter l'oreille chaque fois que je pouvais entendre lire cet enfant qui déjà m'inté- ressait beaucoup sans que je le connusse. Au bout de quelque temps je m'en informai ei je fis prier son père de venir me voir avec lui au presbytère ; ce qui ne tarda pas. Je les vois encore se présenter : c'était par un beau jour de printemps à l'heure du déjeuner des ouvriers. Le jeune Xavier avait revêtu ses habits de fête : bonne et excellente figure d'enfant que j'aimais déjà! je l'em- brassai de bon cœur, ce qui fit couler une grosse larme de tendresse sur la joue du père. Comment t'appelles-tu, lui dis-je ? Je m'appelle Xavier, monsieur le curé. Oui, il s'appelle Xavier, ajouta le père ; j'ai un autre fils plus âgé qui s'appelle Pierre. Eh bien, Monsieur Dani- court, puisque vous en avez un plus grand, gardez-le pour vous aider et laissez-moi celui-ci, car il me plaît beau- coup, je sens que je l'aimerai bien. Dimanche prochain je le ferai enfant de chœur et pas plus loin que lundi je le mettrai au latin.

Votre père, mon ami, était un homme de foi, bon chré- tien. Quoiqu'il eut une assez nombreuse famille à sou-

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tenir, il n'en respectait pas moins les dimanches et fêtes, assistant régulièrement aux offices et ne négligeant jamais de faire ses pâques : au reste presque toute la paroisse en était à cette époque. Sur ma proposition de prendre Xavier il sourit avec bonheur et le regardant avec une complaisance toute paternelle il lui dit : « Va, mon fils, tu n'auras pas autant de mal que ton père et tu pourras servir le bon Dieu pour nous tous... Veux-tu rester avec M. le curé?... ta mère sera bien con- tente ; quant à moi j'y consens, et toi Xavier? Oh ! moi aussi, mon père. » L'enfant me resta et le père retourna chez lui bien satisfait d'une entrevue qui était le prélude de beaucoup d'autres.

Moi aussi, mon cher abbé, j'étais satisfait de ce qui venait de se passer : tout me disait que je venais de con- clure une affaire excellente pour la religion et pour la gloire de Dieu. Votre frère avait alors douze ans et n'avait encore rien perdu de sa naïveté, de sa candeur, de son innocence. D'une physionomie intéressante qui respirait l'intelligence et la douceur ; d'un caractère dont le fond me paraissait être la souplesse et la timidité, il me semblait facile à conduire. J'étais donc content et très content de mon acquisition. Hélas ! oui, mais cela dura peu.

L'anxiété suivit de près cette satisfaction : je venais de prendre une grande charge, d'assumer une grande responsabilité. Comment avec une paroisse qui me laissait peu de temps libre ou plutôt qui ne devait pas tarder à m'occuper la nuit comme le jour, comment trouver les heures nécessaires pour cultiver les disposi- tions dont je viens de parler, dispositions d'un enfant qui n'avait rien de son âge et demandait à travailler sans relâche? Il n'y avait qu'un parti à prendre, et je le pris bien vite, c'était de réunir à votre frère quelques petits jeunes gens de son âge et de les mettre immédiatement

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sous la conduite d'un abbé qui vivrait avec moi, qui ne les quitterait pas, sur qui je pourrais compter pour leur tracer la besogne et partager leurs récréations. Je m'en ouvris à M. Dewailly, alors supérieur du grand sémi- naire ; il entra dans mes vues et me donna M. l'abbé Vicart *. Ainsi se forma, en quelques semaines, dans mon presbytère, ce que l'on appela trois ans plus tard, à Montdidier, la colonie d 'Authie. Elle datait de la vocation de votre frère : il pouvait marcher en tète, tout invitait aie suivre 2. »

Le presbytère d'Authie fut , sous la direction de M. Vivier, comme une pépinière déjeunes plantes desti- nées à produire des fleurs et des fruits divers. Les Ma- cron, les Périn, les Froideval devaient se distinguer et marquer dans les carrières libérales. Xavier Danicourt les surpassa tous par la vertu et par les talents. Il était chez M. Vivier ce qu'il avait été parmi ses camarades d'enfance à l'école du village, et ce qu'il sera un jour au collège, le premier entre tous par l'assiduité, par le travail, par les succès ; le premier par la piété. Je n'ai jamais rencontré, dit le même prêtre, un enfant plus souple de caractère, plus ouvert, ni plus timide : le plus léger blâme faisait couler ses larmes abondamment ; mais il faut le dire à sa louange, ce n'était pas que le reproche blessât son amour-propre ; seul le regret de n'avoir pas bien fait aflligeait son âme.

Cependant l'âge s'avançait et une heure solennelle dans la vie, l'heure de la première communion allait sonner pour Xavier. La Providence avait tout arrangé pour que cette action s'accomplit dans les plus saintes dispositions ; elle l'avait retiré de la compagnie de ses jeunes camarades , enlevé à l'agitation d'une maison

1. Il fut plus tard curé de Guillaucouit.

2. Lettre de M. Vivier à M. l'abbé Charles Danicourt,

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de commerce et d'industrie pour le placer sous les yeux d'un prêtre qu'embrasaient le premier zèle et les pre- mières ardeurs du sacerdoce.

Xavier, de son côté, toujours attentif à correspondre à la grâce, apportait la plus active préparation à ce grand acte de sa vie : ses prières étaient plus ferventes, sa vigilance plus grande et sa conduite plus égale. On le voyait constamment à la tête du catéchisme, se faisant remarquer par son exactitude mathématique et par une instruction religieuse des plus précoces pour son âge. Aux approches du grand jour, les paroissiens, ainsi que le pasteur, avaient lout spécialement les regards fixés sur cet admirable enfant que désormais ils pour- ronl appeler : l'ange d'Authie. En effet il réunit en cette circonstance mémorable tant de modestie , de recueillement, de piétë, qu'il parut à tous un ange ter- restre.

Ce fut M. Vivier qui (huma, à celui qu'il appelait son enfant, le pain des forts. Plus que tout autre Xavier avait besoin de cet aliment, car Dieu lui réservait une carrière le courage et la force devaient être à la hauteur des périls. Des larmes abondantes coulèrent di- ses yeux, larmes de reconnaissance et d'amour, larmes d'un pacte éternel entre le Créateur et sa créature; aussi, le soir de ce beau jour, toute la population fut émue de l'accent avec lequel il prononça la rénovation des vœux du baptême, en son nom et au nom des communiants. Hélas! pour beaucoup d'enfants, cette rénovation n'est qu'une formule. Mais, pour ceux que Dieu a prévenus et touchés de son amour, c'est l'abjuration du mal et l'af- firmation du bien ; c'est le renoncement au démon, au monde, à ses vanités et à ses plaisirs ; c'estl'engagement irrévocable au service de Dieu; c'est le sourire aux joies du ciel.

La première communion a produit la plus profonde

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impression sur l'âme du saint enfant; elle y a laissé un parfum qui embaumera toute son existence ; il s'y repor- tera sans cesse par la pensée et par le cœur et il écrira un jour : a 30 octobre 1819, fait ma première commu- nion, pleuré beaucoup. »

Xavier avait goûté au calice du salut, ses lèvres ne devaient plus s'en détacher. A partir de ce momenl il prit la résolution de communier tous les mois ainsi qu'aux fêtes deNotre-Seigneur et de la très sainte Vierge, et commença une nouvelle vie.

« Il me souvient, écrit une personne qui Fa parfaite- ment connu, du jonr de sa première communion. Je le vois encore dans l'attitude d'un ange adorateur, les mains jointes, rempli de la plus grande ferveur: sa figure élait si rayonnante que j'ai passé cette journée à le contempler, avec attendrissement. Pendant l'année qui a suivi sa première communion, comme aussi chaque année pendant les vacances, je n'ai jamais pu le voir dans l'église sans être pénétré d'un plus grand respect pour le lieu saint. Que de personnes ont éprouvé comme moi les effets sensibles de sa ferveur et de sa piété ! L'office terminé, il restait longtemps dans l'église , et lorsque tout le monde était sorti, il se prosternait devant le tabernacle et baisait le pavé avant de quitter le lieu saint. Je ne suis pas le seul qui l'ai remarqué... quant à lui, il ne se doutait pas qu'il était observé. »

CHAPITRE III

« le 28 décembre 1850, saints Innocents : entré au collège de Mont- didier. » Le collège de Monldidier. Xavier y entre le jour des saints Innocents. Fruits d'une première retraite. Sa conduite, son application, ses aptitudes. Tout pour la gloire de Dieu. Son amour pour la sainte Eucharistie; ses communions; ses confessions. Sa dévotion envers la très sainte Vierge.

La ville de Montdidior avait eu son collège ou école latine pendant plusieurs siècles. En 4680 la direction en fut confiée aux Bénédictins qui, plus tard, durent y renoncer par suite des tracasseries auxquelles ils furent en butte de la part de « certaines personnes jalouses de ce que le droit de nommer le principal passait des mains du maïeur entre celles du prieur de Notre-Dame *. »

La grande Révolution ferma le collège situé dans l'in- térieur de la ville , ainsi que le prieuré Notre-Dame (collège actuel) qui avait été si longtemps pour les enfants de saint Benoît l'asile de la science et de la piété.

rt Lorsque la tempête fut passée, le collèg-e rouvrit en 1802 sons la direction de l'abbé Lamar, ecclésias- tique fort instruit. Le prieuré de Notre-Dame étant inoccupé depuis la suppression du district, le directeur du collège abandonna l'ancien local et s'établit dans

1. Tous les passages entre guillemets, concernant le collège, sont extraits de l'Histoire de ta ville de Montdidier, par M. de Beau- villé, t. III, p. 230 et suivantes.

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les bâtiments des Bénédictins. Le décret qui assurait au collège une existence légale est daté des bords du Rhin. »

M. l'abbé Lamar, étant d'un âge trop avancé pour porter le fardeau de la direction d'un tel établissement; abandonna celle-ci aux Pères de la Foi, obligés de cacher sous cette appellation leur véritable nom de fils de saint Ignace, de Jcsuif.es. «Le 5 août 1807, les RR. PP. Sellier et Leblanc amenèrent d'Amiens les jeunes gens qui composaient leur pensionnat du faubourg Noyon, et le 25 du même mois ils débutèrent par une distribution solennelle desprix dans laquelle ils frappèrent les yeux par une pompe et un déploiement de magni- ficence inaccoutumés. Le résultat qu'ils espéraient fut atteint... » A la rentrée des classes on vit arriver des élèves en grand nombre, si bien que la maison devint bientôt trop petite.

u Mais un décret de novembre 1807 ordonna la sup- pression des collèges tenus par les Pères de la Foi ; celui de Montdidier fut confié par les supérieurs à deux prêtres

de Beauvais En 1809, le P. Sellier obtint la faveur

d'en reprendre la direction... » Puis surgit la persécution dirigée coDtre les Pères de la Foi restés à Montdidier, surtout contre le P. Druilhet, à cause de son intimité et de ses relations avec M. d'Astros, défenseur intrépide des libertés de l'Eglise et des droits du Souverain Pon- tife envers et contre le gouvernement de Napoléon Ier. Le collège fut cerné par les gendarmes ; heureusement le P. Druilhet parvint à s'échapper.

Dans une telle situation et en de telles conjonctures le P. Sellier dut renoncer à la direction du collège : c'était en 1812, l'établissement comptait alors deux cent cinquante élèves.

« Le P. Sellier avait cherché un successeur dans la personne de M. Corbie, son ancien associé dans une

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maison d'éducation à Amiens, mais l'établissement ne put se soutenir et ferma presque aussitôt. »

« En 1818, M.Dewailly, supérieur du grand séminaire d'Amiens, offrit à la ville de Montdidier de prendre à bail, pour douze ans, moyennant un loyer annuel de 1.000 fr. et 300 francs qu'il s'engageait à y dépenser, les bâti- ments du Prieuré a l'effet d'y établir un pensionnat sous la surveillance de l'Université. Cette proposition fut agréée et le 15 octobre 1818, le nouveau collège ouvrit ses cours sous la direction des lazaristes. »

Le même M. Dewailly, qui devint supérieur général des lazaristes et porta toujours un vif intérêt au collège de Montdidier, y appela MM. Basinct et Padé. C'est M.Basinet1 qui nous en instruit dans une lettre adressée à Mgr de Chabons : « l'étais chargé (1818) de l'édu- cation des enfants de M. le comte d'Hardivillers lorsque M. Dewailly, supérieur du grand séminaire d'Amiens, jeta les yeux sur moi pour fonder cet établissement avec M. Padé2: car alors la congrégation de Saint-Lazare n'avait pas de sujets à y envoyer, et ce n'est que quatre ans après (1822) que l'on y vit paraître le pre- mier lazariste »

M. Padé en fut supérieur pendant quelques années, de 1818 à 1822.

M. Vivier, curé d'Authie, y arriva en octobre 1820 comme professeur de sixième. S'étant fait lazariste il devenait (1822 supérieur de l'établissement qui ne lit que prospérer sous sa direction sage et habile et compta en moyenne deux cents élèves pendant huit années,

1. M. Basinet, natif de Villers-aux-Erables, devint plus- tard cha- noine titulaire «le la cathédrale d'Amiens; il y est mort en 1861. C'était un helléniste distingué. Il a puiilie un recueil de Conférences spirituelles en quatre vidâmes à l'usage des Communautés reli- gieuses et un autre en deux volumes sur les fêtes de l'année.

2. M. Padé est. relui qui a fondé le petit séminaire de Saint- Riquier.

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(le 1820 à 1828. A la fermeture de Saint-Acbeul (1828) il en compta plus de trois cents à tel point qu'il fallut créer une succursale en ville.

Mais cette prospérité fut de courte durée : les élèves venus de Saint-Acheul ne retrouvèrent point les maîtres qu'ils -avaient quittés : la faute n'en était pas au supé- rieur qui manquait de sujets comme professeurs et ne pouvait faire face à une telle éventualité. Après un certain temps, bon nombre d'élèves quittèrent le collège qui déclina sensiblement pendant plusieurs années jusqu'à ne plus compter que soixante-cinq élèves.

M. Vivier avait eu pour successeur, dans la charge de supérieur, M. Chossat ; à celui-ci succéda M. Mar- tin.

Vers 1840, sous l'administration de ce dernier, le collège reprit quelque peu. En 1 8 i 9 , M. Vicart, profes- seur de physique, fut appelé à le diriger et le fit pros- pérer de nouveau.

Enfin après avoir été pendant quinze ans sous la direction de M. Louison, il a pour supérieur, depuis 1884, M. Andrieux d'origine picarde.

Le collège de Montdidier laisse au cœur de tous ceux qui l'ont habité des souvenirs qui attachent et font regretter toute la vie les heureuses années qu'on y a passées. Montdidier ! C'était et c'est encore l'esprit de famille, la vie d'enfants dont les cœurs battent à l'unisson de ceux de leurs maîtres, parce qu'ils les aiment et en sont aimés. L'illustre cardinal de Bonald, mort archevêque de Lyon et Mgr Duquesnay, mort archevêque de Cambrai, ont souvent rappelé les beaux jours qu'ils y passèrent.

Outre la nécessité qui nous oblige à faire connaître le collège dont il sera souvent parlé au cours de cet ouvrage, nous devons dire que nous avons été mu, en écrivant ces pages, par un sentiment qui s'impose à

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nous, avec la force d'un devoir : la reconnaissance. Reconnaissance pour nous qui y avons passé une heureuse année, reconnaissance pour nos deux oncles, qui y ont passé une partie de leur vie et comme élèves, et comme professeurs.

Ce milieu convenait bien à l'âme et au cœur de Xavier.

Il s'y rendit, accompagné de son père, le 28 dé- cembre 1820, en la fête des saints Innocents. C'était de bon augure : lui aussi devait rendre à Dieu témoignage par l'innocence de sa vie! Il y a plus, il devait tirer ce témoignage de la bouche des enfants, soit comme élève, soit comme professeur à Montdidier, soit comme mis- sionnaire en Chine. Ex ore infantium et lactentium per- fecisti lauilem tuam. En effet, tous ceux qui l'ont connu au collège ou dans les missions ont souvent raconté que son plus grand bonheur était de rassembler autour de lui les petits enfants, de veiller sur eux avec la pru- dence et la tendresse d'une mère, afin de leur conserver le précieux trésor de l'innocence. Que d'élèves lui sont redevables de la pureté de leurs premières années! Que déjeunes Chinois voient Dieu face à face, grâce au zèle de cet apôtre de l'enfance!

Xavier prit donc place sur les bancs de l'école dans les derniers jours de l'année 1820. Le collège devint pour lui une seconde maison paternelle, c'est-à-dire un lieu de respect, d'obéissance, d'affection : c'est clans ces sentiments qu'il s'attacha plus étroitement encore à M. Vivier, car il se regardait plutôt comme son enfant que comme son élève.

Toutefois nous devons dire que pendant les premiers mois, nonobstant sa piété, sa régularité, sa soumission, il n'était pas moins enjoué, moins remuant que ses autres camarades, surtout en récréation : les saillies et la vivacité du premier âge éclatèrent plusieurs fois ;

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mais une retraite donnée dans le cours de l'année 1821 lit sur son âme une impression telle qu'à partir de cette époque il parut un autre homme.

Nous pourrions recueillir ici les témoignages de ses condisciples, de ses maîtres, de ses supérieurs, et de toutes ces voix, former une seule voix pour proclamer avec la plus haute unanimité que Xavier Danicourt était déjà saint dès le collège.

« Votre frère, écrit un respectable ecclésiastique son condisciple et son ami, avait une âme ardente, géné- reuse, à larges idées, passionnée pour la gloire de Dieu. A partir de la retraite dont je vous ai parlé, il nous parut totalement changé et je déclare que depuis cette époque il s'est constamment avancé dans la vertu. Tout en conservant son caractère gai, plaisant, affable, doux à tous, il devint sérieux et n'eut plus rien de l'enfance. Il suffisait de le voir pour être édifié et sentir naître en soi le désir de devenir meilleur. Son âme se reflétait sur les traits de son visage toujours calme et dans ses yeux d'une limpidité remarquable *... »

Comme élève il travaillait avec beaucoup d'application et de méthode, et chaque année les plus beaux succès venaient couronner ses efforts. Sur une classe de trente à quarante élèves il était invariablement dans les dix premiers. Très bon mathématicien, plein d'aptitude pour les langues vivantes, comme nous le verrons plus tard, il était aussi très fort en dessin, et ce qui ne gâte rien chez un homme de lettres et de sciences, il avait une écriture admirable. Dans sa famille, on conserva longtemps des pages de sa main que l'on eût pu croire lithographiées; c'était à s'y méprendre -.

1 Lettre de M. l'abbé Rinuy, curé de Pernods, à M. Ch. Dani- court.

2. Il eut pour professeurs à Montdidier : en sixième, M. Vivier; en cinquième, M. Carpentier, mort il y a quelques années, profe?-

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Mais ce qui, par-dessus les lettres, les sciences et les arts, captivait son âme, c'était la beauté dont saint Augustin a dit : « 0 beauté toujours ancienne et tou- jours nouvelle, que tard je vous ai connue, que tard je vous ai aimée. » Il s'élevait sans cesse par la pensée vers cette beauté incomparable; puis il se plongeait dans l'océan de l'amour de Dieu pour y vivre, y respirer pleinement et satisfaire le besoin de son cœur.

Dans toutes ses actions il n'avait d'autre but, d'autre mobile que la gloire de Dieu. Que pouvaient d'ailleurs sur une âme aussi élevée les lettres humaines, la science profane et la petite gloire qui s'y rattache ? Cette faim et cette soif de la plus grande gloire de Dieu se révé- laient dans les actions les plus petites comme dans les plus importantes de sa vie. Ses livres de piété, ses livres de classe, ses cahiers, ses copies, ses lettres à sa famille, tout était marqué au coin de cette devise : A. M. D. G., Pour la plus grande gloire de Dieu.

Les notions claires et précises qu'il avait des mystères de la religion réglaient et échelonnaient l'ordre de ses sentiments et de ses affections. Au sommet des êtres il voyait d'abord Dieu le Père, créateur et conservateur de toutes choses ; il lui rendait ses plus profonds hom- mages et ses plus sincères adorations. Mais c'est en Notre-Seigneur, par Noire-Seigneur qu'il acquittait plei- nement sa dette d'amour et. de reconnaissance ; et Notre- Si'i^neur, il le possédait dans l'Eucharistie. On dit que le jeune Danicourt, se relevant de la table sainte, por- tait autour du front l'auréole des saints et que la beauté de son âme transpirait sur son angélique figure.

C'est en effet dans ce sacrement que sa foi, sa con-

seur de philosophie au collège de Beauvais ; en quatrième, M. Tur- quet, mort archiprêtre dePéronne; eu troisième, M. Langlois ; en second^, M. Turquet; on rhétorique, MM. Marlin et Basinet ; en philosophie, M. Peschaud,

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fiance, sou amour se révélaient pour le mystère d'un Dieu fait homme daignant habiter au milieu de ses créatures. Comme son cœur était naturellement grand et surnaturellement pur, il comprenait et sentait mieux que tout autre le mystère de l'amour. Il s'appliquait à l'étudier constamment, il faisait ses délices de s'en approcher le plus souvent possible. Tous les dimanches, à chaque fête de la très sainte Vierge, le premier ven- dredi de chaque mois, on le voyait quitter sa place et s'avancer vers le Dieu de sa jeunesse avec une modestie surhumaine. Ce spectacle édifiait les plus tièdes et les plus indifférents. Longtemps après son départ pour la Chine ses anciens condisciples se rappelaient Xavier revenant de la table sainte.

L'innocence appelle l'innocence, l'amour commande l'amour. Or le saint jeune homme était jaloux d'offrir à son Dieu la plus grande innocence, le plus grand amour. Avec quel soin il évitait les moindres fautes, avec quelle vigilance il veillait sur lui-même pour écarter les plus légères imperfections ! Il accomplissait le règlement de la maison, se pliait en tout à la volonté de ses maîtres, avec une scrupuleuse exactitude.

Mais ce qui chez lui entretenait avant tout la pureté de conscience, c'était la réception fréquente du sacre- ment de pénitence. Tous les samedis on le voyait dans l'antichambre de son directeur attendre à genoux son tour de confession : son humilité, son recueillement, son attitude inspiraient le repentir et la componction à tous ceux qui en étaient les témoins. Bien souvent il arrosa de ses larmes l'endroit il s'était disposé à recevoir le sacrement de pénitence : les saints pleurent amèrement les fautes même les plus légères.

Après l'Eucharistie la très sainte Vierge.

La dévotion du jeune Xavier envers l'auguste reine du ciel et de la terre était sans bornes. Tous les privi-

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lèges dont cette femme bénie entre toutes les femmes avait été favorisée réjouissaient et consolaient son cœur. Son titre de mère de Dieu lui inspirait la plus profonde vénération et la plus grande confiance. Son titre de mère des hommes remplissait son cœur de reconnaissance et de tendresse. La victoire quelle a remportée partout et toujours sur l'ennemi du genre humain, lui donnait la certitude de vaincre à son tour, de triompher de lui- même., de triompher du monde et du prince de ce monde, avec et par elle.

Cette dévotion envers la très sainte Vierge, il la por- tait partout, la traduisait en tout. Les élèves de Mont- didier ont dit qu'il consacrait une partie de ses récréa- tions à faire des chapelets. Ceux qui sont sortis de ses mains sont innombrables et les personnes qui les ont conservés les gardent comme souvenirs. Naguère encore on en retrouvait dans la ville de Montdidier, dans les villages, les hameaux, aux mains de quelques pauvres femmes qui disaient avec l'accent du bonheur : « Ce chapelet a été fait par Mgr Danicourt. » On le connaissait facilement au fini, à la perfection du tra- vail.

Un autre bonheur du saint jeune homme était de dessiner l'image de celle qu'il portait au fond de son cœur. 11 la reproduisait humble, pure et belle : et de sa main il écrivait au bas ces mots qui disent tout : la très sainte Vierge. On a longtemps conservé dans sa famille plusieurs gravures sorties du crayon de ce grand servi- teur de Marie. Le temps, la vétusté, la négligence n'en ont laissé que des vestiges. Mais la dévotion qu'il a inspirée envers Marie n'a point péri : ceux qui ne sont plus de ce monde, qui contemplent dans la gloire celle qu'il leur apprit à aimer ici-bas et ceux qui survivent, continuent de publier les louanges rie la très sainte Vierge.

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Cependant la première partie de l'année 1822 fut des plus désastreuses pour les parents du jeune Xavier : les lettres qu'ils lui envoyaient n'étaient que la peinture de leurs malheurs. D'abord un incendie, ayant ravagé toute la rue de l'Abbaye jusqu'à la rivière, consuma leur maison, les granges, l'atelier, etc. Rien n'était assuré! À l'incendie succéda la grêle qui détruisit leurs moissons ; et le même jour elle exerça ses ravages, cette grêle fut suivie d'une inondation telle qu'on n'en a vu depuis et qu'on n'en reverra jamais '.

Deux orages épouvantables arrivés le 31 mai et le 1er juin avaient élevé le niveau des eaux dans la vallée ; quelques jours après un troisième plus terrible encore que les précédents répandit dans la plaine une énorme quantité de grêle et une abondance d'eau telle que l'Authie déborda et étendit son cours dans la rue de l'Abbaye et dans la rue aux Vaches jusqu'au pont d'aval, de sorte que celles-ci formaient comme un bras delà rivière. Sidonie, sœur de Xavier, faillit perdre la vie dans cette inondation.

A la suite de tant d'épreuves, André Danicourt disait à son fils dans l'une de ses lettres, ce que, du reste, il a si souvent répété : « Nous avons eu tous les malheurs possibles cette année : l'incendie, la grêle, l'inondation dans laquelle ta sœur Sidonie a failli périr, et la maladie sur les bestiaux. » D'aussi grandes calamités, accu- mulées en une seule et même année, produisirent sur l'âme et le tempérament d'André Danicourt une fâcheuse impression de tristesse qu'il ressentira toute sa vie : c'est pourquoi nous entendrons fréquemment son fils Xavier lui parler de la confiance en la divine Providence dans ces admirables lettres que nous aurons occasion de reproduire.

1. V. l'Histoire d'Aulhie, page 426.

CHAPITRE IV

« En 1822, confirmé dans l'église de Saint-Pierre de Montdidier, par Mgr de Chabons. Le 2 février 1823, fête de la Purification de la très sainte Vierge : admis dans la Congrégation de la sainte Vierge.* Son influence sur ses condisciples. Sa charité pour les prisonniers. Prix de sagesse.

Dans le chapitre précédent nous avons essayé de peindre Xavier comme élève et ce que nous en avons dit embrasse toute sa vie de collège; mais il est des circonstances sur lesquelles nous devons nous arrêter spécialement, soit parce qu'il les a notées lui-même, soit parce qu'elles nous sont nécessaires pour achever le portrait de cet élève accompli.

Xavier Danicourt reçut la confirmation des mains de Mgr de Chabons en juin 1822, dans l'église de Saint-Pierre de Montdidier. Ce sacrement, malgré sa sainteté et son importance, ne laisse pas d'ordinaire, chez ceux qui l'ont reçu, la même impression que la première com- munion. Cependant Mgr Danicourt l'a inscrit au nombre des grâces les plus insignes de sa vie. C'était en effet une nouvelle grâce ajoutée à tant d'autres; une nou- velle force surtout, en attendant le jour de son sacre il devait en recevoir la plénitude pour soutenir les luttes et affronter les dangers de l'apostolat.

Par une disposition spéciale de la Providence il fut confirmé quelques mois avant d'entrer dans la congré- gation de la sainte Vierge, dont il devait être si long-

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temps l'appui, l'âme et le modèle. Les apôtres reçurent la plénitude du Saint-Esprit au moment de commencer leur mission ; Xavier lui aussi a été rempli des dons du même esprit sur le point de commencer son apos- tolat auprès de ses condisciples. Avec quelle sainte avidité son âme accueillit ces dons divins : la sagesse, l'intelligence, la science, le conseil, la force, la piété et la crainte du Seigneur! Avec quelle Vigilance il conserva dans son cœur ces précieux trésors ! Mais aussi avec quel zèle il les répandit sur tous ses condisciples qn'il aimait comme des frères en Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ouelques mois plus tard, Xavier fut reçu membre de la congrégation de la sainte Vierge, honneur qui n'est accordé dans ces sortes de maisons qu'aux élèves des hautes classes et choisis parmi les plus sages. Aussitôt il se montra digne de l'honneur qu'on lui fit ; et l'année suivante il devenait le préfet de ladite congrégation.

Entrer dans la congrégation de la sainte Vierge est un événement dans la vie de collège, mais pour notre saint jeune homme, il s'y joint deux circonstances particu- lières qui n'échappent à personne. La première a été consignée par lui, à l'égal des plus heureux jours de sa vie : « le 2 février, fête de la Purification, etc. » Il a contracté en ce jour un pacte d'alliance avec la sainte Vierge, pacte dont les sceaux ne devaient plus être brisés, mais qui demeurent fermés pour le ciel. La seconde est que le 4 février 1860, la reine du ciel et de la terre est venue le prendre au berceau même de sa vocation, à Saint-Lazare, pour le placer à jamais dans le lieu de rafraîchissement, de lumière et de paix.

A partir de son admission dans cette confrérie, la protection de Marie sur lui se manifeste d'une manière éclatante : c'est une assistance continuelle, une sauve- garde si visible que quiconque n'aurait pas la foi la trouverait ; que quiconque n'aurait pas encore ren-

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contré la main de Marie dans la conduite des âmes, serait forcé de la voir dans la vie de cet apôtre. Certes sur cette mer orageuse du monde il a été en butte à bien des tempêtes ; sa barque a failli sombrer plus d'une fois ; il a connu tous les dangers de l'ordre naturel et tous les périls de l'ordre surnaturel; mais les regards fixés sur celle que l'on appelle à bon droit l'Etoile de la mer, il est arrivé sain et sauf au port du salut.

Nommé préfet de la congrégation, il redouble de zèle pour procurer la gloire de Marie, par ses exemples d'abord; et ensuite par son apostolat auprès de ses co-associés.

Cette petite dignité, loin de l'enorgueillir, n'eut d'autre effet que de l'enflammer d'une sainte ardeur pour tout ce qui concerne le culte de la très sainle Vierge. Tous ceux qui lui ont survécu n'ont pas oublié avec quelle piété il récitait le chapelet. A genoux sur son banc, les yeux baissés, les bras croisés, l'âme absorbée, il laissait glisser lentement les grains de son chapelet tandis qu'il prononçait distinctement et avec l'accent de la piété toutes les paroles de l'oraison domi- nicale et delà salutation angélique.

Après chaque promenade, alors que ses condisciples étaient fatigués et récitaient machinalement leurs prières, Xavier y mettait plus d'application et de ferveur que jamais. Mais aussi la sainte Vierge le lui rendait au centuple. A son retour de Chine.il confessait que toutes les grâces qu'il avait reçues lui avaient été accordées par l'intercession de Marie.

A ce culte si élevé, si profond, si ardent pour la mère de Dieu et des hommes, Xavier joignait une dévotion spéciale aux saints anges, à l'apôtre saint Paul, à saint Jean l'Evangéliste, à saint François-Xavier son patron, à à son bien-aimé père saint Vincent et à saint Louis de Gonzague; mais nous nous réservons d'en parler à la fin de cet ouvrage.

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C'est Dieu d'une part et la prière de l'autre qui forment l'âme des élus, et la perfection chrétienne est la résultante de l'action divine qui donne et du concours de l'ùrne humaine qui invoque et coopère. Or, Dieu et Marie se sont montrés si prodigues envers leur servi- teur et celui-ci a répondu si efficacement à la grâce que la sainteté de Xavier était visible. « Chez les élèves les plus réguliers, écrivait son supérieur, on trouve dans l'accomplissement de tous les devoirs l'inconstance, l'imperfection, les défaillances inséparables de la nature humaine. Quel est l'élève qui dans le cours de ses classes n'a reçu un avertissement au moins,, sans parler de punitions? quel est l'élève qui n'ait éprouvé quelque ennui, quelque découragement, qui n'ait faibli et se soil toujours tenu à la hauteur de ses devoirs? Eh bien ! voire frère a fait exception à la règle. Sa vie de collège, soit à la chapelle, soit à l'étude, soit en classe, soit en récréa- tion, a été un règlement vivant. Lui seul a pratiqué, ce que les œuvres de Dieu opèrent dans le monde, l'im- muable uniformité dans le bien '.

Tant de piété, de mérites et de vertus chez un jeune homme ne laissent pas que de lui donner une grande influence sur ses condisciples. Aussi, quand les maîtres avaient épuisé toutes les ressources de la discipline auprès d'un élève, on plaçait à ses côtés l'incorrigible, comme on l'a fait pour Charles de Carrières et tant d'autres; on était tout étonné qu'après quelques semaines l'élève finissait par s'amender.

De même quand il voyait un condisciple dans le malaise et le désordre de la conscience, son visage prenait l'aspect de la douleur et on l'a vu plusieurs fois déserter la récréation pour se rendre à la chapelle et conjurer le Dieu de miséricorde de se laisser fléchir. Il

1. Lettre de M. Vivier à M. l'abbé Charles Danicourt.

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n'est pas d'élève qui n'ait éprouvé les effets de son zèle et de sa charité. «• C'est à lui, écrivait un de ses amis, que je dois le repos de ma conscience, la pureté de ma jeunesse et ma vocation à l'état ecclésiastique. »

Les esprits rieurs ne faisaient pas défaut au collège et à côté de ceux qui étaient édifiés de l'assiduité de ses prières, il s'en trouvait d'autres qui lui disaient de temps en temps : « Danicourt, ceux qui disent Seigneur, Seigneur, n'entreront pas dans le royaume des cieux... » Xavier répondait par un doux sourire. Quelques-uns, pour alarmer sa modestie, s'égayer de la rougeur de son visage, lui parlaient de la naissance inattendue de son dernier frère. « Je tâcherai, leur répondait-il, de lui apprendre à aimer le bon Dieu et d'en faire un petit saint, m Mais les taquineries cédaient bientôt la place à l'estime et à la vénération dont il était universellement entouré.

Son zèle et sa charité ne se renfermaient pas dans les murs de l'établissement. A Montdidier la prison est voi- sine du collège ; tous les jours, à la récréation de midi, les élèves les plus réguliers, désignés pour cela, por- taient à tour de rôle quelques secours aux prisonniers. Ils leur faisaient la prière ou leur adressaient quelques bonnes paroles. Xavier était toujours des premiers et son tour de semaine revenait plus fréquemment qu'à tous les autres. Cette mission de consoler les captifs lui rappelait l'apostolat de saint Vincent au milieu des galériens ; au reste la bonté de son cœur, qui inclinait toujours vers la miséricorde, suffisait pour le porter avec ardeur à ce ministère de charité et de consolation.

Enfin il est une circonstance mémorable, dans la vie de collège de notre saint jeune homme, que nous devons faire ressortir ici : ce fut celle sa piété, son travail, sa régularité furent récompensés d'une manière frap- pante; ce fut celle l'estime et l'affection de ses con-

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disciples se manifestèrent à l'unanimité. Il s'agit du prix de sagesse décerné par l'appréciation des maîtres et le vote secret des élèves. Le jour de la distribution des prix en 1824, à laquelle assistaient Mgr de Chabons, évèque d'Amiens, et bon nombre de dignitaires ecclé- siastiques, on entendit proclamer : Prix de sagesse, François-Xavier Danicourt! Et tandis que cette procla- mation était accueillie par un tonnerre d'applaudis- sements, on le vit gravir les marches du théâtre et recevoir des mains de M. Vivier la magnifique couronne de sagesse, avec l'attidude d'un jeune homme sur qui l'on s'est trompé et qui témoigne par son embarras, de la modestie, de la candeur et de la simplicité de son âme. Mgr de Chabons déposa sur son front cette couronne éclatante de blancheur; « C'était, dit M. Vivier, une cou- ronne d'ange sur la tête d'un ange. »

Et si le règlement de la maison, sage en ce point comme dans tous les autres, eût permis que le même honneur fut renouvelé pour le même élève, Xavier Danicourt eût réuni chaque année les suffrages una- nimes des maîtres et des élèves.

CHAPITRE V

XAVIER DANIC.OURT PENDANT LES VACANCES.

La vie des vacances est l'épreuve de la vertu des jeunes gens : qu'était celle de Xavier ? Ses devoirs de piété. Son aposto- lal auprès des familiers de la maison de son père Xavier à l'église. Il seconde sou curé dans l'exercice du saint minis- tère. — Ses pèlerinages a Notre-Dame d'Albert. Sa sollici- tude, son zèle pour son frère Pierre et sa sœur Sidonie. Sa compassion pour les malheureux : un trait charmant de sa charité.

La vie de collège avec son règlement, ses exercices de piété, la surveillance des maîtres, son ensemble, encadre si bien un jeune homme que, n'eùt-il que des vertus très ordinaires, il apparaît facilement comme un ti vs bon élève. .Mais la vie des vacances, avec ses loisirs, ses passe-temps, ses promenades, sa périlleuse liberté, ses dangers môme assez fréquents, l'éprouve et le révèle ; et celui-là devra être estimé très vertueux qui aura passé ses vacances d'une manière irréprochable, édifiante. Or tel fui le jeune Danicourt. Ici ce n'est plus le témoignage de trois ou quatre cents élèves que nous invoquons, c'est l'appréciation des douze cents habitants d'Authie et de Saint-Léger, ainsi que de ceux de Gouin, de Thièvres, d'Orville, d'Amplier, deDoullens, de Pas et de Mondicourt; de tous les pays il se rendait chaque année. Partout il a laissé les meilleures impressions et ce que l'on peut appeler le parfum de ses vertus.

Il aimait le retour dans sa famille et il fut toujours attaché à la maison paternelle. Son bon cœur lui faisait apprécier les fatigues et les peines de son père et de sa mère, ainsi que les sacrifices qu'ils s'imposaient pour faire face aux frais de son éducation. N'était l'opposition formelle de son père, il eût consacré tous les jours de vacances, du premier au dernier, à travailler lui aussi à la sueur de son front.

André Danicourt avait fait construire au premier une petite chambre ou cellule pour celui qu'il appelait son petit saint. Il ne fallait rien moins que ce lieu de retraite, pour aider Xavier à suivre le règlement qu'il s'était imposé et à pratiquer ses exercices de piété, dans une maison qui était une véritable ruche continuellement en activité. Retiré dans sa cellule, tandis que la foule s'appliquait à la recherche des intérêts matériels, Xavier s'occupait des intérêts de son âme et de ceux de Dieu. Il priait, méditait, lisait ou écrivait ses devoirs. Bien souvent la curiosité a fait gravir secrètement, par diffé- rentes personnes, les marches de l'escalier conduisant à sa chambre, pour le surprendre dans ses méditations ou pour l'entendre prier. Il priait si bien, avec tant de foi, de confiance et d'amour !

Il descendait à l'heure des repas et mangeait avec appétit et gaieté. La table de son père était simple et frugale comme chez la plupart des gens de la campagne il y a soixante ans : les corps n'en devenaient que plus robustes et les âmes plus fortes. Ce régime était l'apprentissage d'une vie d'apôtre et Mgr Danicourt devait terminer sa. carrière comme il l'avait commen- cée : a Nous avons vécu pauvrement cette année, écrivait-il du Kiang-sy en 1858 : pour nourriture des herbes à vaches et pour boisson une décoction d'eau de riz. «

Le diner et le souper étaient des heures de bonheur

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pour M. Danicourt, car il possédait son cher Xavier. Le soir surtout, alors qu'il y avait trêve d'occupations et de soucis et que la maison de commerce était fermée, les forgerons et les voisins s'assemblaient autour de l'âtre pour contempler Xavier de retour du collège et pour entendre de sa bouche quelque récit d'histoire ou quelque lecture édifiance. Plusieurs ont retenu et n'ont jamais oublié cette vérité : c'est le démon qui préside aux danses, aux promenades solitaires, aux cabarets et il faut les éviter comme autant de pierres de scandale. De toutes les lectures, de toutes les conversations du foyer une seule chose ressortait et Xavier avait le talent de ramener chaque fois et d'y préparer les esprits : c'était la nécessité du service de Dieu par la prière, la sancti- fication du dimanche et la fuite du péché. Mais ce qui attirait ces bons villageois, ce qui les pénétrait, c'était la figure angélique du jeune homme. Ils sortaient de ces (('•unions contents et heureux et y retournaient do grand cœur. Quant ;i Xavier il s'endormait avec bonheur dans la penser d'avoir pu faire du bien aux âmes et procuré la gloire de Dieu.

Voici à peu près comment il partageait son temps pendant les vacances. L'avant-midi, après avoir fait sa méditation et assisté à la sainte messe, il se retirait dans sa cellule pour lire ou travailler. L'après-midi, il faisait une promenade ou rendait quelques visites soit aux parents, soit aux amis de sa famille, soit ù M. le curé, .M. l'abbé Debrie. Puis il allait à l'église pour faire sa visite au saint Sacrement. Enfin il reeragrnail sa cellule pour converser de nouveau avec Dieu ou plutôt pour continuer son oraison, car il priait sans cesse. Les habi- tants d'Authie sortaient de leurs maisons pour le voir passer ; et tandis que les uns s'extasiaient devant lui comme à la vue d'un saint, d'autres se portaient à sa rencontre et l'arrêtaient afin de le contempler de plus

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près et de recueillir de ses lèvres une parole d'édification et d'encouragement.

Nous avons dit combien Xavier se plaisait au foyer paternel, combien il se trouvait heureux dans sa cellule ; mais le lieu recherché par lui, son lieu de délices, vous l'avez deviné, c'était l'église. Plus que partout ailleurs il trouvait un asile à son innocence, un foyer à son amour. Toutefois c'était avec une tendresse mêlée de crainte qu'il osait s'en approcher. « Pavete ad sanctua- rium meum, ego Dominus. Tremblez à l'approche de mon sanctuaire, je suis le Seigneur, n Xavier comprenait la portée de cette parole : sur le point de franchir le seuil du temple, il suspendait toute conversation, et sa gaieté, son amabilité habituelle l'abandonnaient pour faire place au recueillement, au respect, à l'adoration. On dit que les saints, pour pratiquer l'obéissance, laissent un mot inachevé, abandonnent une lettre commencée; Xavier les imitait en cela comme en toute autre chose : il laissait une phrase inachevée à la porte de l'église, se rendait modestement à sa place, et immobile comme une statue, il priait et assistait au saint sacrifice de la messe. Souvent il y participait par la sainte communion et son action de grâces était ardente, continue comme l'amour de Celui qui s'était donné àlui. Délices ineffables, sainte union, amour de deux cœurs qui se pénètrent, il faudrait avoir l'âme de celui dont nous écrivons la vie pour goûter et pour redire de quelles voluptés vous l'avez enivré ! 0 église d'Authie, témoin des premiers fruits de la piété de Xavier, si tu pouvais parler, que de choses édifiantes tu nous raconterais à la louange de cet ange de l'Eucharistie !

Lorsque le saint sacrifice n'était pas offert à Authie, Xavier prenait le chemin de la paroisse voisine afin de n'être pas privé de cette grâce ni de cette consolation. On peut dire, sans crainte de se tromper, qu'il n'a jamais

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manqué une seule fois à la messe pendant ses vacances. Le dimanche aux vêpres, au salut du saint Sacrement, il chantait de sa plus belle voix les psaumes du saint roi David, les hymnes et les cantiques de notre sainte liturgie. Le Magnificat et le Salve Regina ont toujours fait impression sur son cœur ; aussi les accents de sa voix en rendaient les pensées et les sentiments divers. Le Tantum ergo, ce cantique de louange et d'adoration ravi aux anges du ciel, que personne ne peut entendre sans un secret tressaillement de foi et de bonheur, il le chantait avec âme et de sa poitrine s'échappaient des notes ardentes.

Heureux d'assister M. le curé pendant les saints offices, il l'était bien plus encore quand il lui était donné de le seconder dans l'exercice du saint ministère, dans la récitation du catéchisme et la préparation des enfants à la première communion, dans l'administration des sacrements de baptême et d'extrême-onction. Il se sen- tait dans son élément et se voyait déjà par avance dans l'exercice des mêmes fonctions.

Il est une tache qu'il n'omettait jamais dans le cours des grandes vacances : le pèlerinage de Notre-Dame de Brebières, en qui il avait une confiance sans bornes. Chaque année il se rendait à Albert, à pied, quelque temps qu'il fit et passait une grande partie de la journée en prières. Les railleries, les plaisanteries des libertins et des esprits forts le laissaient insensible : il y répondait par une plus grande dévotion envers Notre-Dame d'Albert et recommandait à tous la dévotion envers la très sainte Vierge. En souvenir des grâces qu'il avait obtenues dans ce sanctuaire béni, il rapporta de Chine, en ex-voto, un grand et magnifique chapelet, aux grains finement sculptés, destiné à la statue miraculeuse de Notre-Dame de Brebières \

1. On le voit encore suspendu à sa droite.

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Nous avons parlé précédemment du zèle de Xavier pour les familiers de la maison de son père ; mais il est une chose que nous ne pouvons taire ici, c'est la sollici- tude dont il était rempli pour son frère aîné et sa sœur Sidonie. Au fur et à mesure qu'il avançait en âge, sa piété et ses vertus lui donnaient de l'ascendant sur tout ce qui l'entourait : Pierre et Sidonie en subirent les pre- miers la douce influence. Celui-là, à l'époque nous nous plaçons, était dans la fleur de la jeunesse et sur le point de s'engager dans les liens du mariage; celle-ci sortait de l'enfance et entrait dans l'âge des séductions et des périls. Xavier tremblait à la pensée des dangers qu'ils avaient à courir l'un et l'autre ; il priait sans cesse pour eux, leur faisait mille recommandations : « Belle jeunesse, disait-il souvent, faite pour embaumer la terre et réjouir le ciel, faut-il que tu sois ainsi flétrie et pro- fanée par le souffle impur du démon. »

La sainte Vierge était à ses yeux le type et le modèle de la femme : or celle-ci, il la voulait belle et pure comme Marie elle-même ; c'est dire toute la tendresse et tout le dévoùment qu'il avait pour sa sœur Sidonie. 11 l'aimait beaucoup, sans cependant laisser trop paraître son affection ; il était réservé avec elle comme les saints le sont à l'égard de leurs parentes. Mais lorsque le devoir l'exigeait, son affection éclatait et il lui parlait cœur à cœur, mêlant aux protestations de sa tendresse les avertissements sérieux, les sages conseils.

Si, comme les enfants bien nés, Xavier avait le culte de la famille, il y a quelqu'un qu'il aimait plus que son père et sa mère, ses frères et sa sœur : c'était le pauvre, le malheureux. La grâce chez lui l'emportait sur la nature. Humainement parlant, il ne voyait rien au-des- sus de ses parents ; mais surnaturellement, le membre vivant de Jésus-Christ, le pauvre, avait la préférence dans son esprit et dans son cœur. Il l'aimait, le conso-

lait, se faisait un bonheur de le soulager en lui donnant le morceau de pain ou le vêtement nécessaires. C'est ainsi que plusieurs fois il se dépouilla de ses souliers, de ses habits, pour revêtir quelque infortuné. Voici venir un fait, que l'on n'a pas oublié, et qui peint au surnatu- rel l'âme de ce bon jeune homme. Il revenait un jour de la fête de Gouin chargé d'un panier rempli de flans et de gâteaux que son oncle et sa tante lui avaient remis pour ses parents. Chemin faisant, entre Saint-Léger et Au- thie, un pauvre se présente à lui, demandant l'aumône; Xavier n'avait point d'argent, mais touché de compas- sion pour ce malheureux, il lui dit : « Tenez, mon ami, je n'ai ni or ni argent; mais ce que je possède je vous le donne. » En môme temps il lui remet le panier avec ce

qu'il contenait Lorsqu'il fut de retour auprès de ses

parents, il leur présenta les compliments et les amitiés de la famille de Couin, ajoutant que les choses se sont bien passées et que son voyage a été des plus heureux. Quelque temps après, la famille de Couin rend une visite à Aulhie, et dans le cours de la conversation l'un des membres demande à Mme Danicourt si la pâtisserie était de son goût ; mais elle de regarder son interlocuteur d'un air de surprise : Eh ! quoi ? vous n'avez pas reçu les flans, ni les gâteaux? Absolument rien, répond M'"e Danicourt. On mande aussitôt Xavier, on l'inter- roge : la rougeur lui monte au visage et d'un air timide et embarrassé il dit : « J'ai rencontré sur mon chemin un pauvre ayant faim qui m'a supplié de lui faire l'au- mône ; je n'ai pu résister, je lui ai tout donné. » Les parents, loin d'éclater en reproches, admirèrent la cha- rité du jeune homme, se promettant toutefois de faire à l'avenir leurs commissions eux-mêmes.

CHAPITRE VI

Choix décisif de sa vocation. Son année de philosophie. Ses dernières vacances : un premier sacrifice consommé. Son départ pour la maison de Saint-Lazare.

Xavier Danicourt achevait sa rhétorique en 1827, au commencement du mois d'août, et allait se séparer de ses deux chers professeurs, MM. Martin et Turquet. Son dernier bulletin portait : excellent ê 1ère sous tous les rap- ports*. Cette note n'était que le témoignage renouvelé de sa conduite au collège depuis sept ans.

Le moment était venu pour lui de prendre une grave détermination. Une première question avait été écartée : sera-t-il prêtre? achèvera-t-il ce qu'il a commencé? étanchera-l-il par le sacerdoce cette soif de la gloire de Dieu et du salut des, âmes qui le dévore ?.... La réponse n'avait jamais été douteuse. Non seulement il soupirait après le sacerdoce, mais il communiquait son ardeur à ses condisciples.

Restait une autre question à décider, la voici : sera-t-ii prêtre séculier, exerçant le ministère pastoral dans son pays, la Picardie ? ou bien entrera-t-il dans un de ces ordres religieux destinés à porter les lumières de la foi dans les pays infidèles?.... La modeste mission d'un curé

1. C'est avec un sensible plaisir que nous avons retrouvé, dans les papiers de M. Charles Danicourt, ce bulletin tout usé à force d'être manié : il est plus précieux pour nous que bien des parche- mins.

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de campagne répondait à l'un des côtés de son âme, l'humilité ; mais elle ne pouvait égaler son zèle, son ardeur. Il fallait à son activité un champ plus vaste, à sa chanté un théâtre semé de plus de périls, à sa foi des nations vieillies dans le mal. La carrière des missions répondait seule à son âme de feu. Il inclinait, en prin- cipe, pour les missions ; mais de quel côté se dirigera- t-il ? Il porte le nom de François- Xavier, apôtre des Indes et du Japon : quittera-t-il les prêtres de la Mission pour s'enrôler dans la Compagnie de Jésus et devenir le protégé immédiat de son illustre patron? C'est délicat; d'ailleurs, Xavier est trop modeste, trop défiant de lui— même pour examiner et débattre les degrés d'estime, les situations acquises d'une congrégation ou d'une autre- Dès lors que les congrégations n'ont d'autre but que la -luire de Dieu et le salut des âmes par les missions, elles sont utiles à l'Eglise militante et également dignes de toutes les sympathies des âmes ardentes. Toutefois, puisque les Prêtres de la Mission l'ont élevé; puisque M. Vivier le traitait comme son enfant et que la recon- naissance a toujours été l'un de ses traits distinctifs, après avoir prié beaucoup, réfléchi longtemps et s'en être ouvert à son directeur M. Turquet, il demanda humblement à M. le Supérieur général des Lazaristes, de vouloir bien l'accueillir dans cette congrégation que saint Vinrent de Paul appelait « la petite compagnie». Celle-ci répondait au double besoin de son âme : à son humilité et à sa charité. La réponse de M. le Supérieur général fut on ne peut plus favorable et il fut décidé, qu'après avoir fait sa philosophie à Montdidier, Xavier se rendrait au séminaire des Prêtres de la Mission, rue de Sèvres, à Paris.

Un premier sacrifice fit saigner son cœur : il se sépa- rait de ses amis de collège qu'il aimait beaucoup et se préparait au sacrifice plus grand de la séparation de sa

famille et de son pays. Mais la parole du Sauveur avait souvent retenti à son âme : « Celui qui, pour l'amour de moi, aura quitté son père, sa mère, ses frères et ses sœurs, recevra le centuple en ce monde et aura dans l'autre la vie éternelle pour héritage. » Celte parole, il l'avait goûtée et il voulait la réduire en pratique dans toute sa plénitude.

Pendant que ses condisciples prenaient le chemin du grand séminaire d'Amiens, Xavier reprenait celui de Montdidier, pour achever les études de la sagesse humaine, faire sa philosophie, et s'initier par elles aux études de la sagesse divine, la théologie.

Durant le cours de cette année, on remarqua en lui l'élève toujours modèle, toujours semblable à lui-même, également régulier, également pieux, également stu- dieux. Et si lui-même ne l'avait révélé, l'on n'aurait jamais soupçonné chez lui une diminution d'ardeur pour les études profanes ; « Mais, disait-il à son retour de Chine, pendant mon année de philosophie, je ne donnais à mes devoirs que l'attention exigée par mes profes- seurs et par le règlement ; j'étais tout entier à mes devoirs de piété. C'est aussi à partir de ma philoso- phie que j'ai contracté un mal de tète qui ne m'a pas quitté depuis et que je tâche de tempérer par l'usage du tabac. »

Son cours de philosophie terminé, Xavier vint passer quelques jours de vacances dans sa famille et demander à son père l'autorisation de se consacrer à Dieu dans la Congrégation des Prêtres de la Mission. C'étaient les adieux préliminaires. Le digne père ne soupçonna point toute l'étendue de la demande de son fils, mais il com- prit*assez pour mesurer la portée du premier sacrifice qui lui était imposé. « Je n'ai jamais demandé à Dieu, lui dit-il d'une voix grave, que tu sois prêtre pour que j'aille me reposer chez toi ; mon parti était bien pris à

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l'avance, et quelle que soit ta vocation, je suis résolu à vivre et à mourir ici, continuant de manger mon pain à la sueur de mon front...., je te donne mon consente- ment !... » Paroles chrétiennes dignes de celui qui les prononça, dignes de celui qui les entendit.

Après quelques jours de repos, je dis quelques jours, car les vacances s'ouvrirent au lendemain de l'Assomp- tion et se terminèrent, pour Xavier du moins, dans les premiers jours de septembre, confiant à Dieu et à la très sainte Vierge son père, sa mère, ses frères, sa sœur, il s'acheminait vers Paris pour entrer au séminaire des Prêtres de la Mission.

Une nouvelle vie a commencé pour Xavier à partit du choix de sa vocation ; nous allons le voir entrer plus intimement dans cette voie, Dieu et sa conscience l'appellent, en le suivant au noviciat.

CHAPITRE VII

« Le 8 septembre 1828, Nativité: entré au séminaire delà Mission (Saint-Lazare). » Ce qu'est le noviciat. Ce qu'était la maison de Saint-Lazare vers cette époque. Comment l'abbé Danicourt y pratique les trois grands vœux et s'applique ù l'étude de la théologie, de L'Écriture sainte et de la vie de saint Vincent. II se lie ù M. Etienne. Combien il aimait cette maison.

L'abbé Danicourt entra au noviciat par un beau jour, le 8 septembre, fête de la Nativité de la très sainte Vierge. La naissance de Marie a été pour le monde déchu, ce qu'est l'aurore pour le monde de la nature : elle met fin aux ténèbres de la nuit, annonce la splendeur du jour. Marie, venant au monde, mettait fin à la nuit du paga- nisme et annonçait le jour de la rédemption.

Pour Xavier Danicourt , cette fête aussi était un heureux présage : la très sainte Vierge semblait bénir et encourager son entrée au séminaire, et prédire le plein jour de sa vocation. Attentif aux moindres dispositions de la Providence, il fut vivement frappé de cette coïnci- dence ; il se rappela avec bonheur les pèlerinages annuels qu'il faisait à Notre-Dame d'Albert, à pareil jour, et augura bien de sa vocation.

Le noviciat est l'école de la perfection chrétienne ; il est la préparation immédiate aux trois grands vœux de religion, l'obéissance, la pauvreté, la chasteté, en même temps qu'il en assure déjà la pratique. Vie d'abnégation et de renoncement à toute volonté propre, mort au monde et à toutes les convoitises du vieil homme, il est comme

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le creuset l'âme achève de se purifier des moindres souillures et de se dégager des plus légères imper- fections.

-.< L'œuvre du noviciat est belle, a écrit un maître dans l'art de bien dire : le noviciat est ce travail régénérateur de l'esprit qui livre autant que possible à la grâce divine la possession entière des facultés, des forces, des habi- tudes de l'âme. C'est une sorte de création, une trans- formation puissante qui doit affranchir la liberté religieuse des innombrables entraves dont l'embarrassaient les intérêts, les vues, les affections et les passions de la nature. C'est le foyer le fer s'amollit pour reprendre un nouvel être ; c'est la lime qui dégrossit, qui ôte la rouille, qui prépare l'instrument et le remet utile entre les mains de l'ouvrier. Alors s'imprime une direction qui remplace dans l'homme toutes les directions purement humaines, par l'unique ambition de la gloire divine et du salut éternel de tous. A ce but tendent toutes les épreuves que le novice doit subir, toutes les règles qu'il doit observer, toutes les lumières qui lui sont pro- diguées 1. »

L'abbé Danicourt, instruit et préparé de longue date par ses maîtres de Montdidier, comprenait ainsi le novi- ciat; que dis-je! n'était-il pas novice avant d'y entrer?

La maison de Saint-Lazare a été de tout temps cette école de perfection, comme nous l'appelions tout à l'heure : elle l'a été dans le passé et son passé répond de son avenir. Toutefois il semble, qu'à l'époque l'abbé Danicourt y entra, tout portait plus que jamais à l'humi- lité, à la pauvreté, au détachement. Au reste l'âge d'or des ordres religieux en général est précisément celui ils ont été le plus pauvres.

1. De l'Existence et de l'Institut des Jésuites, par le R. P. de Ravi- gnan.

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Le Saint-Lazare de 1828 n'était point ce magnifique établissement que l'on voit aujourd'hui. L'ancien hôtel des comtes de Lorches, demeuré dans toute sa vétusté, n'offrait à l'œil que des murs sombres, d'étroits corri- dors, en un mot l'aspect de lapauvreté, du délabrement *. M . Etienne, supérieur général, a caractérisé cette situation dans son mémoire : « C'était, dit-il, l'étable de Beth- léem. »

Quelques [vieillards qui avaient survécu à la Révolu- tion erraient çà et et s'efforçaient de renouer les tra- ditions brisées de l'ancien Saint-Lazare et de reconstruire l'édifice bâti par saint Vincent de Paul.

Cinq ou six novices réunis aune douzaine d'étudiants formaient tout le personnel de la compagnie renaissante. Humainement parlant c'était fort triste ; mais c'était beau aux yeux de la foi, et Dieu, qui se sert des choses les plus infimes pour exécuter ses desseins, préparait les instruments de sa gloire. Un fleuve de paix coulait dans cette maison bénie. La pauvreté, d'ailleurs, a pour les âmes pures un attrait, un charme, une poésie indé- finissables : on se sent plus près de Dieu lorsqu'on ne possède rien, et les larmes du pauvre qui se recommande au Seigneur ont bien leur volupté.

On soupçonne assez combien l'abbé Danicourt était heureux dans ce milieu, lui qui avait si souvent goûté la douceur de cette parole : à qui Dieu est tout, le monde n'est rien. Aussi les plus beaux jours de sa vie sont ceux qu'il passa au séminaire de Saint-Lazare.

Nous ne dirons pas que le noviciat augmenta sa piété; depuis longtemps déjà il en avait atteint le faîte ; mais au moins il pratiqua la vertu sous de nouvelles formes. \J obéissance devint plus rigoureuse, plus continuelle,

1. Cependant la chapelle avait été achevée et hénite par Mgr de Quélen, dix mois avant l'arrivée de l'abbé Danicourt, le 1er no- vembre 1827.

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plus étendue. La pauvreté fut mieux comprise qu'au col- lège et plus pratiquée que dans la famille. Bien qu'il fut d'une exquise propreté, il cherchait avant tout les sou- liers les plus déformés, et l'on sait qu'ils abondent à Saint-Lazare; les bas les plus épilés; les soutanes râpées et les meubles hors d'usage.

Le parfum qui se dégageait du tombeau de Saint Vin- cent donnait une nouvelle vigueur à sa pureté, bien que celle-ci n'ait jamais rien perdu de son premier et vif éclat ; car il a été au noviciat ce qu'il fut dès sa plus tendre enfance et ce qu'il devait être au sein de la cor- ruption païenne de la Chine : un lis éclatant de blan- cheur. Mais la vie du noviciat trempe fortement lésâmes, et ici, qui résisterait avec peine aux séductions du monde avec les armes ordinaires d'un chrétien, les foulerait victorieusement aux pieds avec celles d'un religieux.

Les études profanes avaient cessé pour faire place à l'étude de la théologie, de l'Ecriture sainte et des maîtres de la vie spirituelle. La théologie surtout, cette science des sciences, élargissant son horizon, développa son intelligence et lui donna, surles matières les plus élevées, des notions claires et une précision mathématique. La Providence préparait tout pour en faire plus tard un professeur émérite dans cette science.

Au noviciat, plus que partout ailleurs, il trouvait, étendues devant lui, les deux tables dont parle l'auteur de V Imitation dans un de ses plus beaux chapitres, la table eucharistique et la table des saintes Ecritures : il s'abreuvait à longs traits à ces deux sources divines et y puisait chaque jour de nouvelles forces. Il faisait parti- culièrement ses délices de l'Evangile selon saint Jean et des épîtres de saint Paul.

En même temps il méditait la vie et les maximes de saint Vincent ; il contemplait à loisir ce parfait disciple de Jésus-Christ, ce héros de la charité et s'efforçait de se

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pénétrer de son esprit. Il Je voyait revivre dans ces vieillards vénérables, débris échappés au naufrage révo- lutionnaire, chez qui il admirait la simplicité, l'humilité, l'abnégation de l'ancien Saint-Lazare. Il était surtout édifié de leur assiduité à l'oraison du matin, et plus tard il écrivit : « Qu'il était beau de voir ces hommes courbés sous le poids des ans, aux cheveux blanchis sous le har- nais, pouvant à peine se traîner, arriver les premiers à la méditation ! ... » Il aimait ces pères dans la foi et il en était aimé.

Il se lia aussi d'affection à un jeune prêtre de Saint-Lazare, M. Etienne, à qui la Providence réservait l'insigne honneur et le lourd fardeau de succéder à saint Vincent. Avantméme d'entrer dansla compagnie, il lui avait offert, comme témoignage d'estime et de sym- pathie, leportrait, fait de sa main, de saint Jean-Baptiste, son illustre patron.

Mgr Moulv, qui s'est trouvé au noviciat en même temps que l'abbé Danicourt, a fait son éloge en quelques termesbiencaractéristiques. «Je l'ai connu à Saint-Lazare pendant deux ans : il était l'un des plus réguliers, des plus fervents, des plus instruits... »

On a dit qu'une violente tentation de découragement s'était emparée de son âme et qu'il avait manifesté le désir de quitter le séminaire pour retourner au pays natal. Nous sommes fondé à croire que si la tentation a eu lieu, elle n'a été que momentanée et n'a laissé aucun souvenir dans la mémoire de M. Danicourt. Assurément il n'eût pas manqué de la rappeler, lui qui a tant gémi sur les prétendus égarements de son enfance. D'ailleurs dès le noviciat, il se serait ouvert à ses amis sur ce point comme il s'est ouvert sur tant d'autres pour célébrer les miséricordes de Dieu à son égard.

De tout ce que nous avons pu recueillir sur les années passées au séminaire des Prêtres delà Mission, il res-

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une première fois en recevant la tonsure, car on sait que par un privilège commun aux ordres religieux, les novices la reçoivent en entrant dans la congrégation.

L'abbé Danicourt avait compris tout le symbolisme de la tonsure et saisi toute la portée des obligations qu'elle impose. Dans les temps anciens, on coupait une mèche sur la tète des victimes désignées pour le sacrifice, afin de les reconnaître : de même le grand sacrificateur de la loi nouvelle a voulu que ses prêtres fussent marqués à la tête et dépouillés d'une partie de leur chevelure pour signifier le renoncement aux superlluités mondaines, et aliîi que, par la pensée de cette tonsure dont la forme et la blancheur ne rappellent que trop la sainte hostie, ils soient sans cesse portés à entrer dans les sentiments de Jésus victime et à mener une vie d'immolation et de sacrifice.

Dès l'instant l'abbé Danicourt eut fait le bon propos, il se prépara aux ordres mineurs qui lui étaient familiers bien avant d'avoir reçu le pouvoir de les exercer. En effet, il avait pratiqué Tordre de Portier en entrant le premier dans l'église et eu en sortant le dernier; en veillant à la propreté du lieu saint et en y convoquant les fidèles au son de la cloche, soit lorsqu'il était enfant de chœur, soit pendant toutes ses vacances. 11 avait également exercé l'ordre à'Acolythe, en servant le prêtre à l'autel et en raccompagnant partout. C'est pendant qu'il remplissait la fonction de Lecteur parmi les ouvriers de la maison de son père que Dieu fit parvenir sa voix aux oreilles du pasteur dont il s'est servi pour l'élever au sacerdoce. D'ailleurs n'avait-il pas été le lecteur assidu de l'ancien et du nouveau Testament? Quant à l'ordre d' 'Exorciste, il l'avait rempli maintes et maintes fois en repoussant le tentateur loin de lui, loin de ses camarades d'enfance et de ses condisciples du collège. Mais ce qu'il avait pratiqué par la vertu native de son

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âme devait lui être donné en quelque sorte sacramen- tellement par l'Eglise, par le ministère de l'un de ses pontifes : ce fut Mgr de Villèle qui lui conféra le pouvoir d'exercer les ordres mineurs, le 3 avril 1830.

Pendant le même mois on préparait dans Paris une de ces fêtes solennelles qui marquent dans les annales d'un peuple et dans l'histoire d'une congrégation : nous voulons parler de la translation des reliques de saint Vincent de Paul. Mgr de Quélen avait en 1827 acheté, au prix de 70.000 francs, lâchasse en argent de M. Odiot, laquelle avait excité l'admiration générale à l'Exposition des produits de l'industrie française. Sa Grandeur en avait fait don à la congrégation de la Mission et attendait le moment opportun pour rendre à saint Vincent l'hon- neur et la réparation qui lui étaient dus.

Nous n'avons pas à rappeler ici les circonstances qui en ont retardé l'exécution *. « Enfin, le jour tant désiré arriva. Le samedi, 24 avril, la châsse de saint Vincent fut descendue de l'archevêché à Notre-Dame, et exposée, à l'entrée du chœur, à la vénération publique. Le lende- main, la cérémonie de la translation se fit avec le plus grand éclat et au milieu d'un concours immense de prêtres et de fidèles. Depuis l'église métropolitaine jusqu'à la chapelle de Saint-Lazare, la population pari- sienne se pressait dans les rues et jusque sur le toit des maisons, saluant la dépouille mortelle du héros de la charité et donnant partout les signes les moins équi- voques de la joie et du respect. L'archevêque avait déclaré au gouvernement qu'il répondait de tout, qu'il demandait seulement qu'on le laissât faire et qu'on s'abstint d'entourer de l'appareil de la force militaire une cérémonie que protégeraient assez les vertus de

t. V. la Vie de M. Etienne, Supérieur général des Lazaristes, par un prêtre de la Mission.

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saint Vincent de Paul. Il ne se trompait pas. L'attitude respectueuse de la population fut une réfutation péremp- toire des frayeurs du gouvernement et une protestation éloquente contre les déclamations d'un parti toujours conjuré pour la ruine de la religion '. » Cette solennité fut un triomphe pour saint Vincent, une immense con- solation et un gage d'espérance pour les deux congré- gations dont il est le père.

L abbé Danicourt fut l'un des heureux novices qui firent partie de cet incomparable cortège : impossible à nous de redire les pensées qui traversèrent son âme ! Toujours est-il que son cœur garda toute sa vie l'im- pression de bonheur dont il fut inondé en ce jour.

llélas ! ce bonheur allait être interrompu momenta- nément. « Trois mois après la solennelle translation des reliques de saint Vincent, une révolution sanglante éclatait à Paris, renversait la monarchie et mettait la religion elle-même en péril. Les églises étaient indigne- ment profanées, les croix de mission partout abattues, les communautés envahies, les prêtres poursuivis et maltraités, et l'archevêque de Paris, naguère encore si populaire dans la capitale, obligé de se travestir et de se soustraire par la fuite aux dangers qui menaçaient sa vie. On croyait voir reparaître les mauvais jours de I 793 2. »

Les séminaires et les couvents de Paris furent fermés et les élèves de Saint-Lazare obligés de se disperser. Seuls les anciens du sanctuaire demeurèrent, pensant que leur sang servirait peut-être à quelque chose.

Les novices prirent les vêtements qu'ils purent trouver sous la main et cherchèrent le moyen le plus facile de s'évader en de pareilles conjonctures.

1. Extrait de la Vie de Mgr 'le Quélen, par te baron He.nrion, cité par l'auteur de la Vie de M. Etienne»

2. Vie de M. Etienne.

L'abbé Danicourt traversa les rues détournées de Paris sous la défroque vieillie d'un soldat. Bien lui en aurait pris d'en emprunter aussi la physionomie, mais l'innocence et la candeur ont des traits qu'on ne peut déguiser; il fut arrêté précisément à cause de sa physio- nomie. « Tu ne m'as pas l'air d'un soldat, lui dit bruta- lement le garde qui l'arrêta; » et dirigeant la pointe de sa baïonnette vers la poitrine du prétendu soldat, il ajouta : « Crie, vive la Charte ! » Comme ce mot n'avait rien que d'inofïensif, l'abbé Danicourt dit bravement : « Vive la Charte! » et aussitôt il cessa d'être inquiété. Il sortit de Paris en toute hâte pour se rendre à Montdidier, de à Authic il arriva dans le même costume.

Grand fut l'émoi de la famille et du voisinage en le voyant dans un état si pitoyable. Mais bientôt la surprise se changea en actions de grâces lorsque le pieux novice de Saint-Lazare eut raconté le déchaînement subit de la Révolution et son évasion providentielle. Il se trouvait en pays sur, au milieu de parents et d'amis qui le trai- taient avec une tendre amitié mêlée de respect. Après quelques jours de repos, il continua au sein de sa famille le noviciat qu'il avait interrompre à son grand regret.

Plus tard, Mgr Danicourt, toujours attentif à l'inter- vention de Dieu et à la protection des saints dans la conduite des âmes, a pris soin de noter que cette fuite a eu lieu en la fête de sainte Marthe. Ce que Dieu garde est bien gardé ! Les Juifs en exilant et en jetant à la mer, dans un navire sans voile, la famille de Lazare, croyaient l'envoyer à une morte certaine ; mais les vents qui obéissent à Dieu poussèrent le navire sur les rivages de Marseille Lazare et ses sœurs opérèrent le plus grand bien. La Révolution chassait de Paris les prêtres de Saint-Lazare et leurs sœurs, [les Filles de la Charité ; mais Dieu les acheminait dans des lieux sûrs pour tra- vailler à sa plus grande gloire.

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saint Vincent de Paul. Il ne se trompait pas. L'attitude respectueuse de la population fut une réfutation péremp- toire des frayeurs du gouvernement et une protestation éloquente contre les déclamations d'un parti toujours conjuré pour la ruine de la religion '. » Cette solennité fut un triomphe pour saint Vincent, une immense con- solation et un gage d'espérance pour les deux congré- gations dont il est le père.

L abbé Danicourt fut l'un des heureux novices qui firent partie de cet incomparable cortège : impossible à nous de redire les pensées qui traversèrent son âme ! Toujours est-il que son cœur garda toute sa vie l'im- pression de bonheur dont il fut inondé en ce jour.

Hélas ! ce bonheur allait être interrompu momenta- nément. « Trois mois après la solennelle translation des reliques de saint Vincent, une révolution sanglante éclatait à Paris, renversait la monarchie et mettait la religion elle-même en péril. Les églises étaient indigne- ment profanées, les croix de mission partout abattues, les communautés envahies, les prêtres poursuivis et maltraités, et l'archevêque de Paris, naguère encore si populaire dans la capitale, obligé de se travestir et de se soustraire par la fuite aux dangers qui menaçaient sa vie. On croyait voir reparaître les mauvais jours de 1 793 2. »

Les séminaires et les couvents de Paris furent fermés et les élèves de Saint-Lazare obligés de se disperser. Seuls les anciens du sanctuaire demeurèrent, pensant que leur sang servirait peut-être à quelque chose.

Les novices prirent les vêtements qu'ils purent trouver sous la main et cherchèrent le moyen le plus facile de s'évader en de pareilles conjonctures.

1. Extrait de la Vie de Mgr 'le Quélen, par le baron He.nrion, cité par l'auteur de la Vie de M. Etienne.

2. Vie de M. Etienne.

L'abbé Danicourt traversa les rues détournées de Paris sous la défroque vieillie d'un soldat. Bien lui en aurait pris d'en emprunter aussi la physionomie, mais l'innocence et la candeur ont des traits qu'on ne peut déguiser; il fut arrêté précisément à cause de sa physio- nomie. « Tu ne m'as pas l'air d'un soldat, lui dit bruta- lement le garde qui l'arrêta ; » et dirigeant la pointe de sa baïonnette vers la poitrine du prétendu soldat, il ajouta : « Crie, vive la Charte ! » Comme ce mot n'avait rien que d'inoffensif, l'abbé Danicourt dit bravement : « Vive la Charte! » et aussitôt il cessa d'être inquiété. Il sortit de Paris en toute hâte pour se rendre à Montdidier, de à Authie il arriva dans le même costume.

Grand fut l'émoi de la famille et du voisinage en le voyant dans un état si pitoyable. Mais bientôt la surprise se changea en actions de grâces lorsque le pieux novice de Saint-Lazare eût raconté le déchaînement subit de la Révolution et son évasion providentielle. Il se trouvait en pays sur, au milieu de parents et d'amis qui le trai- taient avec une tendre amitié mêlée de respect. Après quelques jours de repos, il continua au sein de sa famille le noviciat qu'il avait interrompre à son grand regret.

Plus tard, Mgr Danicourt, toujours attentif à l'inter- vention de Dieu et à la protection des saints dans la conduite des âmes, a pris soin de noter que cette fuite a eu lieu en la fête de sainte Marthe. Ce que Dieu garde est bien gardé ! Les Juifs en exilant et en jetant à la mer, dans un navire sans voile, la famille de Lazare, croyaient l'envoyer à une morte certaine ; mais les vents qui obéissent à Dieu poussèrent le navire sur les rivages de Marseille Lazare et ses sœurs opérèrent le plus grand bien. La Révolution chassait de Paris les prêtres de Saint-Lazare et leurs sœurs, [les Filles de la Charité ; mais Dieu les acheminait dans des lieux sûrs pour tra- vailler à sa plus grande gloire.

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Le temps que l'abbé Danicourt passa dans sa famille fut loin d'être perdu pour sa vocation et pour le ciel : il y vécut véritablement en novice. « J'étais bien jeune, écrit son frère, cependant je n'ai pas oublié le réveil matinal du séminariste de Saint-Lazare. M. Danicourt père, sur la demande de son fils, avait accepté l'engage- ment de ne pas laisser passer quatre heures. A quatre heures sonnant, l'abbé Danicourt se levait; puis, après avoir consacré le temps voulu aux soins de propreté, il commençait sa prière, faisait ensuite sa méditation et se livrait à l'étude jusqu'à l'heure de la messe. Dans le jour il reprenait les pratiques de ses vacances d'autrefois, la visite des parents et celle des malades; il s'occupait aussi des catéchismes et de la congrégation de la Sainte- Vierge. On a chanté longtemps à Authie les cantiques que le pieux séminariste avait appris aux congréganistes.

Ce fut surtout pendant ses vacances forcées, qui durèrent plus de six semaines, qu'il fut apprécié par son respectable curé, M. Debrie. Le bulletin de conduite, tracé par ce digne ecclésiastique, n'ajoute rien à tout ce qui a été dit ; toutefois il y a deux poinls sur lesquels il insiste : « La délicatesse exquise de conscience du saint jeune homme et son attention constante à la présence de Dieu. »

CHAPITRE IX

o Le 19 septembre 1 830, saint Janvier : appelé au collège de Montdidier.

Le 27 septembre 1830, mort de saint Vincent : fait les vœux chez nos Sœurs (Montdidier). » Lettre de M. Salhorgne, supé- rieur général à M. Danicourt. « 18 décembre 1830, Expeclatio Partus B. M. Y., attente du divin enfantement : reçu le sous-diaco- nat de Mgr de Chabons. » M. Danicourt est désigné pour la chaire de quatrième au collège de Montdidier : ce qu'il est comme professeur; comment il comprend l'éducation ; son exactitude; son ascendant sur les élèves. Trait héroïque de charité : « 31 janvier, saint Pierre Nolasque : sauvé la vie aux élèves Hatté et Dizengrcmel. »

Pendant les trois années que nous allons suivre l'abbé Danicourt au collège de Montdidier, nous verrons de grandes choses se réaliser pour lui et par lui : c'est d'abord l'émission des trois grands vœux; c'est ensuite le sous-diaconat ; c'est un trait héroïque de charité ; c'est la prêtrise, la première messe ; c'est enfin le départ pour les missions de Chine.

L'année 1830, traversée par de si fâcheux événements, fut néanmoins féconde en grâces pour l'abbé Danicourt. La Providence lui avait, par la Révolution, ménagé le retour dans sa famille. Il en profita pour encourager ses vieux parents au travail et à la vertu, pour édifier une fois encore son frère et sa sœur, pour laisser partout la bonne odeur de Jésus-Christ.

Le 19 septembre, fête de saint Janvier, ses supérieurs l'appelèrent au collège de Montdidier dans le but de lui faire prononcer les saints vœux. Après quelques jours

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de retraite, il vit enfin arriver l'heure si ardemment désirée où, parles trois vœux d'obéissance, de pauvreté, de chasteté, il cessait d'appartenir à lui-même et au monde pour être à Dieu seul. Ce fut le 27 janvier, jour anniversaire de la mort de saint Vincent, dans la cha- pelle des sœurs, à Montdidier, que s'opéra en lui cette rupture avec le monde, car il ne reçut le sous-diaconat que deux mois plus tard. Par cette rupture sur laquelle il n'y eut jamais de retour, l'abîme creusé entre lui et les créatures devint éternel. Quels encouragements d'ailleurs n'apportait pas saint Vincent à l'âme du jeune religieux en cet anniversaire de sa naissance au ciel ? Au jour de leur mort les saints lèguent à leurs enfants l'hé- ritage de leurs vertus. La vie de Mgr Danicourt nous autorise à dire qu'il en reçut sa bonne part en cette cir- constance mémorable. Il est un autre encouragement qu'il reçut en même temps : il partait de la présence de ces admirables Filles de la Charité qui sacrifient jeu- nesse, santé, beauté, fortune, avenir pour mener une vie d'abnégation. Il avait toujours eu pour elles la plus haute estime et la plus profonde vénération ; celles-ci ne firent que s'accroître, et bientôt nous le verrons solliciter sans relâche leur introduction dans l'Extrême-Orient, afin de les voir associées plus directement aux grandes œuvres de l'apostolat.

Quelques jours après sa profession, l'abbé Danicourt reçut de M. Salhorgne, supérieur général, une lettre élogieuse que nous nous empressons de reproduire ici :

Paris, 11 octobre 1830.

« Monsieur et cher confrère, « La grâce de Notre- Seigneur soit toujours avec nous. « Je remercie Dieu de la grâce qu'il vous fait de persé- vérer dans l'amour de votre saint état. C'est une grande

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consolation pour moi qui arriverai bientôt au terme de ma carrière de voir qu'il entre dans les desseins de la divine Providence de perpétuer la compagnie dont saint Vincent a été l'instituteur, puisque l'Esprit-Saint ins- pire le désir d'y entrer à plusieurs sujets distingués par leur talent et leur vertu. Vous êtes certainement du nombre : mes assistants que j'ai consultés, selon l'usage, se félicitent avec moi de pouvoir désormais vous compter d'une manière irrévocable au nombre de nos confrères. Je prévois que vous serez un jour un des piliers de l'édifice dans la formation duquel vous allez entrer. Je ne serai plus de ce monde, mais je vous prie bien ins- tamment de vous souvenir dès à présent et pour lors dans vos prières et saints sacrifices, de votre bien affec- tionné et très dévoué

« Salhorgne, i. p. d. la cm.1,

« Supérieur général. »

Quand on saura qu'il n'est ni dans l'esprit, ni dans les usages de la petite compagnie d'adresser des éloges à un confrère, surtout lorsqu'il est encore jeune, on jugera, d'après cette lettre, du cas que les supérieurs faisaient déjà de l'abbé Danicourt.

Deux mois plus tard, le 18 décembre 1830, fête de l'Attente du divin enfantement, il entrait dans le corps hiérarchique de l'Eglise, en recevant le premier des ordres majeurs, le sous-diaconat. Il avait recueilli des lèvres de Mgr de Chabons, dans la chapelle du grand séminaire d'Amiens, les graves obligations qu'impose la réception de cet ordre sacré : a Deo perpetuo famulari et castitatem scroare : Servir Dieu perpétuellement et

1. Celte abréviation signifie : indigne prêtre de la Congrégation de la Mission.

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garder la chasteté. » 11 n'hésita pas une seconde, et ses confrères qui avaient sans cesse les yeux attachés sur lui pour saisir le moindre de ses mouvements ont dit avec quel élan il fit le pas qui sépare le monde du sanc- tuaire. A peine ordonné, il se mit à genoux pour com- mencer 1 l'heure du bréviaire correspondant à ses enga- gements ; mais M. le supérieur du grand séminaire lui fit signe de se relever pour ne point déranger Tordre des cérémonies.

Après l'ordination, l'abbé Danicourt revint au collège de Montdidier occuper la chaire de quatrième. « Une promotion si prompte, pour un séminariste de deux années, n'est pas dans les habitudes de l'enseignement, écrit à ce sujet M. Yivier, supérieur de la maison ; mais je connaissais M. Danicourt, je savais l'amitié et l'estime de ses collaborateurs pour lui, ainsi que les sentiments des élèves à son égard. Je ne faisais donc point un faux pas en lui offrant et en lui imposant la chaire de qua- trième. L'avenir devait prouver et me prouva en effet que M. Danicourt, même en conduisant de front les études théologiques qu'il n'avait pas achevées et les études profanes, était au-dessus de sa tâche. Quant «à lui, il accepta cet honneur et ce fardeau comme autre- fois, étant élève, il acceptait une leçon, un devoir de classe. Ce mot devoir était tout-puissant sur lui ; il se contenta de me dire qu'il était heureux de témoigner sa reconnaissance en rendant service à une maison à la- quelle il devait tout. Dès lors, il devint non pas mon collaborateur, mais mon ami, mon confident. L'intérêt que je lui ai porté, il me l'a rendu en affection et en dévoùment. »

L'exactitude dans le devoir semble être l'expression

1. Par le sous-diaconat l'on ne s'engage pas seulement à garder la chasteté perpétuelle, mais encore à réciter le bréviaire toute sa vie.

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qui caractérise le professorat de M. Danicourt : exacti- tude pour lui-même d'abord, exactitude pour ses élèves dans la double tâche de l'éducation et de l'instruction. A ses yeux, ces deux choses sont bien différentes l'une de l'autre, et la première l'emporte de beaucoup sur la seconde. L'instruction forme l'esprit, tandis que l'édu- cation forme le cœur et l'âme tout entière. On peut être très instruit et n'avoir point d'éducation. L'abbé Dani- court sait faire la part de chacune d'elles : s'il donne à ses élèves l'instruction requise, il s'applique encore plus à élever leur âme et leur cœur. Lorsque sa classe marche dans la voie du devoir et du devoir chrétien, il est con- tent, heureux, souriant ; mais lorsqu'il aperçoit des tendances mauvaises, lorsqu'il surprend un acte qui peut donner matière à scandale, il devient sévère jusqu'à la rigidité. On s'est longtemps rappelé qu'il a isolé des bancs de la classe, pendant plusieurs mois, un élève dont il avait reconnu la malice. Cet exemple de sévérité nous fit réfléchir, dit un témoin oculaire, et nous donna le sentiment de la dignité et du respect que nous devons à nos âmes.

L'exactitude, avons-nous dit, est le trait caractéris- tique de l'abbé Danicourt comme professeur ; mais chez lui ce n'est point cette régularité purement naturelle que l'on est exposé à prendre toujours pour une vertu tandis qu'elle est souvent un pli de tempérament ', quel- que chose de machinal résultant d'une habitude prise. Non, c'est une régularité surnaturelle , procédant de l'esprit de foi, et qui est le nerf de la vie intérieure, selon cette parole : « Qui regulœ vint, Deo mût. Celui qui vit selon la règle vit selon Dieu. »

Cet esprit de règle a pour conséquence le bon emploi du temps. Il y attache le plus grand prix: le temps lui

1. Le P. Caussette : Manrèze du Prêtre, t. II, p. 41-2.

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a été donné pour glorifier et servir Dieu; la distribution lui en a été faite par la sagesse de ses supérieurs, à qui il a promis obéissance le jour de sa profession. Aussi accomplit-il tous ses devoirs avec une continuité, une régularité qui n'a d'expression que dans la grande aiguille d'un cadran, laquelle avance par degrés, marque fidèlement et toujours sous la même impulsion, les secondes, les minutes, les heures. « Oh! non, il ne per- dait pas de temps, écrit l'un de ses collaborateurs : tous les instants de sa vie ont eu leur bon emploi. »

Une telle disposition de l'âme ne laisse pas que de paraître au dehors et d'inspirer à tous le même esprit d'ordre, d'exactitude, de règle. Au reste son influence est prodigieuse partout : à la chapelle, l'aspect de sa ferveur porte à prier; à la salle d'étude, son attitude impose le silence et l'amour du travail ; en classe il sait stimuler d'une manière merveilleuse l'ardeur de ses élèves; en récréation il donne le branle et l'enthou- siasme à cette brillante jeunesse de Montdidier. Les élèves l'aperçoivent-ils la soutane relevée jusqu'aux genoux, au milieu de la cour, ou sur l'esplanade ou bien au Chemin vert? Ils comprennent qu'il s'agit d'une partie de cerceau, ou de balle, ou de barres : immédiatement les camps s'organisent, les luttes s'engagent pendant plusieurs heures jusqu'à perdre haleine. Le parti vain- queur est ordinairement du côté de M. Danicourt. Puis les joueurs se séparent contents et heureux, se promet- tant bien de renouveler ces luttes qui fatiguent le corps» mais reposent l'esprit. Les collines du Forestel, les plaines de Cantigny et les vallées de Monchel furent sou- vent le théâtre de ces joyeux ébats trois cents élèves se délassaient de la vie dure du collège. Nous disons dure, parce qu'alors on ne connaissait ni vacances de nouvel an, ni vacances de Pâques, encore moins celles du mardi gras et de la Pentecôte : l'année scolaire com-

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mençait dans les premiers jours d'octobre et se pour- suivait jusque vers l'Assomption. Les collèges ecclé- siastiques eux-mêmes ont faire la part du siècle et souffrir de regrettables intermittences.

C'est dans une de ces laborieuses promenades, dans les marais de Montchel, que la Providence procure à l'abbé Danicourt l'occasion de montrer un courage héroïque et de faire voir jusqu'où vont sa charité et son dévoùment pour ses élèves. Cette scène a été si bien dépeinte par Mgr Duquesnay que nous ne pouvons mieux faire que de laisser la parole à l'éminent prélat : « A ses élèves il immole ses goûts, ses affections, sa santé, bien plus, sa vie même, et je ne dis pas cela par hyperbole, c'est l'exacte réalité. Voyez: l'hiver a tout glacé dans la nature, les eaux elles-mêmes se sont durcies sous le pied; la troupe joyeuse des élèves de Montdidier s'élance sur ce sol improvisé, d'autant plus séduisant qu'il est habituellement interdit. Deux témé- raires volent plus avant, une couche plus légère cache à peine l'abîme. La glace crie et se rompt, les deux imprudents sont engloutis et disparaissent sous l'uniformité de la plaine glacée. L'abbé Danicourt a tout vu, mais trop tard pour prévenir le malheur. Il le répa- rera si Dieu le permet. Son vêtement trop ample est immédiatement rejeté. Il rompt la glace sur une vaste étendue ; il plonge, et aux applaudissements de tous il ramène au rivage les deux chers étourdis *. »

On devine assez quelle fut la reconnaissance des élèves Hatté et Dizengremel pour leur sauveteur ; la joie de M. le supérieur en songeant qu'une catastrophe a été épargnée à l'établissement par son cher professeur; enfin le surcroît d'estime et de sympathie que l'abbé

1. Oraison funèbre de Mgr Danicourt, par Mgr Duquesnay. V. à l'Appendice.

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Danicourt dut conquérir chez tout le personnel de la maison et dans toute la ville de Montdidier.

Ce fait se passa le 31 janvier, fête de saint Pierre Nolasque, fondateur de l'ordre de la Merci pour la déli- vrance des chrétiens captifs. Notre futur missionnaire préludait ce jour là, sous le patronage de cet apôtre de la charité, au sauvetage de milliers de petits enfants, qu'il délivra, non seulement de la mort de l'âme, mais sou- vent aussi de celle du corps, en les recueillant sur les bords des fleuves ou en les achetant à prix d'argent.

CHAPITRE X

« Le 26 juin 1831, saint Jean et saint Paul : reçu le diaconat de Mgr de Chabons (Amiens). Si septembre 1831, Notre-Dame de la Merci : reçu laprêtrisede Mgr de Chabons. 25 septembre 1831, fête de saint Firmin, martyr, premier évêque d'Amiens : dit ma première messe à Authie (M. Debrie). » M. Danicourt retourne à Montclidier. Encore sa dévotion envers la sainte Eucharistie. Sollicitude pour sa sœur Sidonie : ses alarmes à la pensée des dangers auxquels sa jeunesse est exposée; lettres à sa mère et à sa sœur à ce sujet.

L'année 1831, de même que la précédente, va être une année de grâces exceptionnelles, le complément des bénédictions du ciel et l'achèvement de l'œuvre de Dieu dans l'âme de notre saint religieux. Il la consacre tout entière à se préparer au diaconat, puis à la prêtrise. Au demeurant, son cœur est prêt depuis longtemps et l'ar- chidiacre n'est point téméraire dans la réponse qu'il fait à l'évêquejui demandant « s'il en est digne.» « Autant que la fragilité humaine peut savoir, je sais et j'affirme qu'il est digne de porter ce fardeau '. >> Et l'évêque de reprendre : « Les diacres ont pour mission de servir à l'autel, de baptiser, d'annoncer la parole sainte... Ils doivent être éclatants d'innocence, sans tache, purs et chastes, Nitidi, mundi, puri, casti 2. »

Si ces qualifications conviennent à quelqu'un, c'est bien à l'abbé Danicourt, car il apporte en cette circons-

1. Paroles du Pontifical : ordination des diacres.

2. Ibid.

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tance comme toujours, une âme éclatante (P innocence, une vie sans tache, un cœur pur dans un corps chaste.

Ce fut le 20 juin, fête de saint Jean et de saint Paul que Mgr de Chabonslui conféra l'ordre de diacre.

Trois mois plus tard, ses supérieurs le jugèrent mûr pour le sacerdoce. L'abbé Danicourtn'a rien omis pour se rendre digne, autant qu'il est possible à une créature humaine, d'un fardeau redoutable aux anges mêmes. Outre les moyens que lui procurent la règle et les exer- cices de sa congrégation, il aime à méditer deux livres excellents entre tous : le Mémorial de la vie sacerdotale * et en particulier les chapitres n et vu, dont le premier traite : De la nécessite de la perfection dans le prêtre ; et le second : Des biens à attendre de la cie des saints prêtres. A vingt-cinq ans de distance, il se plaira à les rappeler ainsi que les plus belles prières de ce livre 2. Le second ouvrage dont il nourrit son esprit et son cœur aux approches du sacerdoce, est ['Imitation de Jésus-Christ; il a noté les principales maximes qui se rapportent au sacerdoce ; il fait constamment ses délices du quatrième livre et en médite avec une attention spéciale le cinquième chapitre qui devrait être écrit en lettres d'or et que chaque prêtre devrait relire tous les jours avant de monter à l'autel : « Quand vous auriez la pureté d'un ange et la sainteté de saint Jean-Baptiste, vous ne seriez pas digne de recevoir et de toucher ce sacrement ; car il n'est pas aux mérites des hommes de consacrer et de toucher le sacrement de Jésus-Christ, et de prendre en nourriture le pain des anges. »

« Sublime mystère, et grande dignité des prêtres, qui ont reçu un pouvoir qui n'a pas été accordé aux anges !

\. MemorUrfe vitœ sacerdotalis a sacerdote gallicano diœceseos Lin- gonensis exule.

2. Lettre du 8 octobre 4 8ôo, datée de Kiou-Tou à son frère, M. l'abbé Charles Danicourl.

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car il n'y a que les prêtres légitimement ordonnés dans l'Église qui aient le pouvoir de célébrer et de consacrer le corps de Jésus-Christ. » ... « Prenez garde à vous et considérez quel est le ministère qui vous a été confié par l'imposition des mains de l'évêque. m

« Vous voilà devenu prêtre et consacré pour célébrer les saints mystères. Ayez soin maintenant d'offrir à Dieu ce sacrifice avec foi et dévotion dans les temps conve- nables, et de vous rendre irrépréhensible. Loin d'avoir diminué votre charge, vous vous êtes par plus étroi- tement lié au joug de la discipline, et vous vous êtes engagé à un plus haut degré de sainteté. »

« Un prêtre doit être orné de toutes les vertus, et donner aux autres l'exemple d'une vie sainte. Sa conver- sation ne doit avoir rien de celle du peuple et du commun des hommes ; mais elle doit être avec les anges dans le ciel, ou avec les parfaits sur la terre »

« Il porte devant et derrière lui le signe de la croix du Seigneur, pour se souvenir continuellement de sa passion... ' »

Plein de ces pensées qu'il a depuis longtemps méditées et approfondies, M. Danicourt est tout disposé à accueillir et surtout à réduire en pratique ce conseil de l'évêque : « Imita/mini quod tractatjs. Imitez ce que vous opérez dans ce mystère. »

Le prêtre doit entrer dans les sentiments de la victime qu'il immole, et chaque fois qu'il célèbre, songer à mor- tifier ses membres , s'appliquer au retranchement de toutes les concupiscences. C'est à cette mort à lui-même et à toutes ses convoitises que travaille notre saint reli- gieux : on a remarqué pendant les années de son pro- fessorat, principalement dans les mois qui ont précédé

1. Imitation de Jésus-Christ, I. IV, ch. v : De la dignité du Sacre- mint et de Vétat du Sacerdoce.

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sa promotion au sacerdoce, qu'il s'abstenait de vin le soir et ne prenait guère d'aliments chauds. Pendant les hivers les plus rigoureux il se contentait d'une seule couverture, et si l'esprit de la congrégation l'eût porté aux macérations corporelles en usage chez certains ordres religieux, telles que la discipline, etc.. il n'eùt'pas manqué de se les infliger.

Enfin le jour tant désiré arriva : le 24 septembre 1831, fête de Notre-Dame de la Merci, Mgr de Chabons, de pieuse et digne mémoire, le fit prêtre pour l'éternité.

M. Danicourt était entré au noviciat le jour de la Nati- vité de la très sainte Vierge ; il avait fait le bon propos un an plus tard, à pareil jour ; reçu le sous-diaconat en une fête de la très sainte Vierge : cette bonne Mère mon- trait une fois de plus sa prédilection pour lui en l'élevant au sacerdoce en un jour qui lui est consacré, de sorte que nous pourrions désormais l'appeler le prêtre de Marie.

Le sacerdoce mettait le comble au bonheur de M. Da- nicourt : monter à l'autel chaque matin, pour y recevoir son Dieu, son trésor, son tout ! C'était la réalisation de tous les rêves de son enfance et de sa jeunesse, le terme des aspirations de son cœur. Il se voyait désormais investi de cette sublime fonction du prêtre à l'autel, qui avait été l'unique ambition de la première moitié de son existence ; de ce ministère incomparable que résume admirablement l'auteur de Y Imitation à la fin du cha- pitre précité : « Quand le prêtre célèbre, il honore Dieu, il réjouit les anges, il édifie l'Eglise, il secourt les vivants, il procure le repos aux morts, et se rend lui-même parti- cipant de toutes sortes de biens. »

Se souvenant de son bien-aimé père saint Vincent, « ce prêtre qui disait si bien la messe », il se préparait à la dire une première fois avec la plus grande ferveur, comme il devait la célébrer tout le reste de sa vie ; mais

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laissons la parole au digne curé d'Authie, M. Debrie, qui l'assista en cette circonstance mémorable.

« J'assiste encore, par la pensée, à la première messe de votre saint frère, et le souvenir de ce jour béni ne s'effacera jamais de ma mémoire. Je le vois, ou plutôt je le sens encore à l'autel : il me paraissait un ange des- cendu du ciel. Tout en lui exhalait je ne sais quel parfum de piété qu'il faisait bon de respirer. Il reposait avec bonheur ses regards sur la sainte hostie et me commu- niquait quelque chose de la ferveur de son âme, des ardeurs de son amour pour Xotre-Seigneur Jésus-Christ. Cette circonstance fut pour moi l'occasion solennelle de répandre mon âme dans celles de mes paroissiens et de leur dire l'amitié, l'estime et la vénération que m'inspi- raient depuis longtemps déjà les vertus de ce saint reli- gieux. Je fis souffrir, je le sais, sa modestie et son humi- lité ; mais je devais dire la vérité pour l'édification de la paroisse. L'imposition des mains qui suivit cette auguste cérémonie fut pompeuse et touchante :lafoule se pressait nombreuse et recueillie pour recevoir sa bénédiction comme autrefois les peuples de la Judée se portaient versNotre-Seigneur. Pasteur et troupeau nous estimions ses bénédictions comme des grâces du ciel et les reçûmes avec un esprit de foi mêlé de confiance et d'amour '. »

Le repas qui suivit, et que l'on appelle le repas des noces *, fut plein de cordialité et de douce gaieté.

La première messe de l'abbé Danicourt avait été l'oc- casion d'un rapprochement entre les membres de la famille : un oncle qu'une de ces divisions hélas ! si com-

1 . Lettre de M. Debrie à M. l'abbé Charles Danicourt.

2. En Picardie on appelle mariage le jour un jeune prêtre dit sa première messe et réunit ses parents et ses amis à la table du festin. Dans la pensée des villageois, le prêtre se marie avec l'Eglise, en devient l'époux. D'ailleurs son unie, épouse de Jésus-Christ, ne va-t-elle pas, à partir de ce moment, s'unir à lui tous les jours? Enfin ne sont-ce point les noces de l'Agneau?

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mimes tenait éloigné de tout rapport fit en cette circons- tance la paix avec les parents du saint prêtre, grâce aux démarches de ce dernier. Il était allé le trouver lui-même et lui avait parlé avec cette franchise et cette bonté qui lui étaient connues et qui plaidaient en sa faveur : « Vous ne pouvez pas, mon oncle, me refuser ce bonheur au jour de ma première messe ; et de quelque côté que viennent les torts, il faut les mettre sous les pieds et renouer les relations interrompues. » L'oncle ne put résister à de telles instances et ce lui fut une grande con- solation d'assister à la première messe de son neveu et de prendre part au festin de famille.

Quelques jours après M. Danicourt retournait à Mont- didier pour reprendre les modestes fonctions do profes- seur de quatrième.

Bientôt il se présenta une circonstance qui fit voir combien était grande sa dévotion envers la sainte Eucharistie :

Pendant quelque temps, la paroisse de Fontaine-sous- Montdidier resta vacante et les professeurs du collège furent chargés de la desservir à tour de rôle. La pre- mière fois que M. Danicourt se rendit à Péglise de cette commune, un spectacle bien de nature à affliger tout cœur de prêtre le fit fondre en larmes. Il trouva les saintes espèces dans un état complet de décomposition : à cette vue il se prit à pleurer.

Il revint triste et affligé au collège, et en racontant au supérieur de la maison ce qu'il avait vu, il ne pouvait retenir ses larmes. Puis il alla passer plusieurs heures au pied du saint Sacrement, pour dédommager Notre- Seigneur de l'état d'abandon dans lequel il l'avait trouvé à Fontaine.

La dévotion au saint Sacrement est la grande dévo- tion des saints : elle fut, on le voit, celle de M. Danicourt. Il avait reçu une intelligence spéciale de ce don par

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excellence, selon cette parole de l'Évangile : Si scires donum I)ei ! Tous les prêtres ont reçu le pouvoir de consacrer la sainte Eucharistie et tous ont avec elle des rapports journaliers; mais tous n'ont pas reçu dans la même mesure l'intelligence de cette grande et belle chose. Aux yeux de M. Danicourt tout est pour le prêtre, toute sa vie y converge comme aussi toute la religion se résume en elle. La religion se réduit à trois choses : le dogme, la morale, le culte ; eh bien, l'Eucha- ristie est le complément du dogme catholique, le sou- tien de la morale, le centre, l'âme du culte. De plus elle résume toutes les merveilles, en un mot toute l'his- toire de la religion : Memoriam fecit mirabilium suorum.

Nous aurons encore à constater plus d'une fois jusques à quel point M. Danicourt portait cette dévotion. Elle est, avec la dévotion à la très sainte Vierge et la con- fiance à la divine Providence, ce qui remplit le plus sa vie de prêtre et d'apôtre. Lorsque le bonheur viendra réjouir son âme, il ira répandre son cœur en actions de grâces au pied des autels ; lorsque les afflictions et les chagrins fondront sur lui, c'est dans la célébration du saint sacrifice qu'il puisera la force de les supporter. Nous ne serons pas étonné, au jour de son sacre, de le voir prendre pour armes un ostensoir avec une hostie rayonnante, comme pour manifester dans sa vie publique Celui qu'il manifeste dans sa vie privée.

M. Danicourt avait quitté le monde pour la vie reli- gieuse, mais ce n'était point pour couler des jours pai- sibles dans renseignement des séminaires et des collèges de France comme la plupart de ses collègues, c'était pour affronter les périls de l'apostolat sur des plages lointaines.

Depuis huit ans déjà il mûrissait la pensée de se con- sacrer aux missions étrangères; il s'en était ouvert sou-

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vent à son bien-aimé père M. Vivier. Celui-ci, comme tout directeur expérimenté, n'avait d'autre dessein en l'éprouvant que d'affermir sa vocation : aussi paraissait- il vouloir temporiser. Mais notre saint religieux ne se lassait pas ; non content de manifester ses désirs, ses aspirations, à son supérieur immédiat, il en faisait part à ses confrères de manière que la connaissance en par- vînt aux oreilles de M. le supérieur général. Afin de le gagner il donnait à sa demande les formes les plus agréables; c'est ainsi qu'il adressa à M. Salhorgne une magnifique pièce de vers latins sur les missions. Puis il mettait dans ses intérêts le secrétaire général, M. Etienne, par les attentions les plus délicates. En un mot il faisait mouvoir tous les ressorts pour arrivera ses fins, attendant néanmoins avec patience l'heure de Dieu.

Tandis qu'il se repose sur cette espérance et accomplit au jour le jour ses devoirs de prêtre et de professeur, il apprend que sa sœur Sidonie, qu'il aimait beaucoup, se relâche un peu de ses devoirs de piété et se trouve exposée aux dangers de la jeunesse. Aussitôt le saint prêtre prie, offre le saint sacrifice et adresse à sa mère et à sa sœur elle-même, les deux lettres suivantes.

Montdidier, le 25 mars 1832.

« Ma très chère mère.

« Ne soyez pas étonnée si je vous écris une lettre parti- culière : ce n'est point pour vous faire des reproches; car je n'ai qu'à me louer d'avoir une si bonne mère, animée des sentiments les plus chrétiens. Cependant je connais votre trop grande facilité et votre trop grande indulgence pour les autres. Souvenez-vous donc que vous êtes mère et mère chrétienne et que vous devez éloigner de vos enfants tout ce qui pourrait leur être

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préjudiciable et vous causer un jour les plus cuisants remords. Je vous prie instamment d'avoir sur ma sœur un œil je dirai presque sévère et de répondre en cela aux intentions de mon père. Ma sœur est à l'âge des plaisirs, à l'âge elle voudra peut-être se montrer; mais prenez garde à vous, les plaisirs de la jeunesse aujour- d'hui sont bien loin d'être innocents, et pour peu qu'on s'y livre on tombe bientôt dans un abime d'où l'on se retire difficilement. Une fois que ces plaisirs se sont glissés dans le cœur d'une jeune personne, ils détruisent tout ce qu'y avait mis une bonne éducation. Dès lors on n'aime plus qu'à séparer, qu'à aller de fêtes en fêtes. Le travail devient un joug insupportable ; la soumission et l'obéissance sont méprisées; le luxe absorbe et détruit une maison.

a Hélas ! faut-il que je parle ici de luxe ! auriez-vous entendu lire si souvent l'Evangile et saint Paul, qui condamnent toutes ces vanités, pour amorcer en quelque sorte ma sœur à la vanité ?... Mais ici, sans parler de ce que dit l'Esprit-Saint contre les plaisirs et les vanités de la jeunesse, ne voyez-vous pas une foule déjeunes filles qui se déshonorent?

« Malheureux siècle nous vivons, il semble que le déshonneur est réparé par le mariage qui suit ces horreurs! Mais pensez donc à ces pénitences affreuses que faisaient dans la primitive Église le petit nombre de ceux qui se déshonoraient. Ignorez-vous l'histoire de sainte Marie Egyptienne qui alla pleurer dans un désert affreux les désordres de sa jeunesse? Elle y resta plus de quarante ans, se frappant la poitrine, gémissant nuit et jour, exposée aux ardeurs d'un soleil brûlant, ne vivant que de racines et d'herbes sauvages. Voyez- vous la même chose de nos jours ? Quelles pénitences font ceux qui tombent dans le désordre ? au contraire ne les voit-on pas les premiers aux divertissements?... Aussi quel

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ménage peuvent faire ces personnes que Je crime a forcées au mariage? Elles sont punies ensemble. On ne peut plus se voir, on ne cherche qu'à s'entredéchirer. Et tout cela est le fruit d'une jeunesse négligée; tout cela retombe sur un père ou sur une mère qui ont autorisé leurs enfants dans leurs goûts et leurs penchants. Ainsi donc ma chère mère, éloignez de ma sœur tout ce qui flatte la vanité et l'entraîne aux plaisirs. Vous êtes dans la posi- tion la plus critique et ma sœur est bien' à plaindre si elle ne se met en garde contre tant de personnes qui fréquentent notre maison. Si elle ne peut résister au danger, si elle se sent trop faible, qu'elle fuie. Je désire la voir à cent lieues de tant d'objets dangereux. Je prie le Seigneur de la mettre dans un asile sûr, et si elle a du penchant pour une vie qui fait mon bonheur, ne vous y opposez pas, faites-en le sacrifice. Comme la mère de saint Louis, préférez la séparation de votre fille à la perte de son innocence et de son honneur.

« Je finis par vous conjurer humblement de ne pas croire qu'il y ait le moindre fiel dans mes paroles : c'est le danger seul que court ma sœur, et son bonheur, qui mêles ont dictées.

«Je vous suis toujours fidèlement attaché et croyez- moi votre dévoué fils.

« Xavier Danicourt. »

« Ma très chère sœur,

« Je vous prie de lire avec attention ces mots que vous trace un frère dont le cœur est oppressé par la douleur, un frère qui vous aime tendrement et qui prend le plus vif intérêt à tout ce qui vous regarde. Malheureuse jeunesse, jeunesse aveugle, faut-il qu'on te fasse servir à la vanité, à la parure et à l'oubli de Dieu ! ô jeunesse qui est dans le cours de la vie ce que sont les fleurs du printemps dans l'année ! faut-il te voir te faner, tomber

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et périr sous le souffle empesté des passions ? Quoi I ma sœur, sera-t-il dit que vous perdrez les plus beaux jours de votre vie ? Et cependant vous êtes chrétienne et en cette qualité vous ne devez soupirer qu'après le ciel!

« Sera-t-il dit que vous souriez à de jeunes corrompus ? Et cependant vous êtes enfant de Marie, cette Vierge si pure qui tremble à la vue d'un ange qui vient lui annoncer qu'elle sera mère du Sauveur.

« Sera-t-il dit qu'un pauvre frère qui a quitté son père, sa mère, tout ce qu'il y a de plus cher au monde, apprendra sur vous des choses qui lui percent le cœur et lui arrachent des larmes de douleur ?... Lisez et relisezles lettres que je sous ai écrites et voyez si jamais je vous ai donné des conseils funestes, des conseils qui pussent vous faire perdre votre innocence et votre honneur? Si je l'ai fait, traitez-moi de barbare, d'impie, de cor- rupteur ; mais si vous n'y voyez que de bons avis, alors, ô ma sœur, ne méprisez pas ces expressions de ma charité pour vous, ne me méprisez pas moi-même. Hé! quel mal vous ai-je fait ?... Le peu de jours que j'ai passés auprès de vous, les vacances dernières, auraient- ils été pour vous des jours de tristesse et de gêne ? Le plus grand jour de ma vie aurait-il été pour vous un jour d'ennui ? Croyez-vous pouvoir sans ingrati- tude causer de la peine à un frère qui devrait faire votre consolation et dont le caractère sacré devrait vous ins- pirer du respect, de la retenue? Pouvez-sous mépri- ser sans crime les avis d'un prêtre, d'un représentant de Dieu sur la terre? Pouvez-vous rester insensible aux bons exemples, à la conduite régulière d'un frère que vous devez prendre pour modèle? Pardonnez-moi ces expressions, la circonstance me force à les employer. Grâces au Seigneur, c'est lui seul qui a tout fait en moi. a Adieu, ma chère sœur, mon cœur n'est pas assez libre pour vous en dire davantage. Malgré tout ce que

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je viens de Vous dire, vous n'en êtes par moins chère à mon àme, et c'est le seul intérêt que je porte à votre salut qui m'a dicté cette lettre un peu forte sans doute, mais qui n'exprime pas encore bien tous les dangers que vous courez et que je voudrais vous faire éviter.

« Je suis pour la vie votre très affectionné frère.

« Xavier Danicourt. »

Nous avons tenu à reproduire ces deux lettres pour révéler la scrupuluse délicatesse de conscience de M. Danicourt et pour faire voir que la morale des saints n'est point la morale du monde.

Sidonie Danicourt n'était guère répréhensible : ce n'est pas une faute, selon la manière devoir des gens du monde, de paraître, une fois en passant, aux divertis- sements publics; ce n'est pas une faute de songer à se créer une position, ni de préluder à une alliance pro- chaine par des marques d'affection données sous les regards et la vigilance de sa mère. Mais l'ombre du mal fait peur aux saints, et M. Danicourt voulait dans les autres, et surtout dans sa sœur, la pureté sans tache qu'il portait dans son cœur.

Si ses prières, ses recommandations n'obtinrent pas une efficacité immédiate, elles portèrent leurs fruits plus tard. Sidonie Danicourt fut mère de sept enfants, dont six ont été par elle élevés très chrétiennement ; puis après une vie bien remplie, purifiée par une longue et cruelle maladie, elle s'endormit dans le Seigneur, le 13 décembre 1869.

CHAPITRE XI

Les préliminaires de la séparation. André Danicourt à Montdi- dier : le sacrifice est consommé! Lettre admirable de M. Dani- court à ses parents. I! est désigné pour les Missions de Chine. Lettre d'avis de M. Etienne. Lettre de M. Danicourt à M. Debrie. Dernière visite à Autbie : derniers adieux à sa famille. Les adieux dans la communauté de Saint-Lazare. Décret de la Sacrée Congrégation delà Propagande.

Au commencement de novembre 1832, des bruits de départ pour les missions parvinrent aux creilles des parents de Al. Danicourt. Un mot de la lettre adressée à sa sœur semblait confirmer ces rumeurs et alarmait sérieu- sement le cœur de son père et de sa mère. 11 crut devoir couper court à tous ces bruits et rassurer sa famille, par une lettre datée de Montdidier du 14 novembre 1832. Il le pouvait en toute conscience, car rien d'officiel ne lui était arrivé de Paris.

Mais la paix et l'assurance qu'il donnait à ses pa- rents ne furent pas de longue durée, car il fallait dispo- ser la famille au grand sacrifice qui se préparait. Le 19 février 1833, il leur écrivait la lettre suivante :

Montdidier, le 19 février 1833. « Aies chers parents,

« Je désire de tout mon cœur que l'indisposition de mon père cesse bientôt, si c'est la volonté de Dieu, et j'engage ma mère à se ménager beaucoup. Au reste, ne

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soyons pas étonnés des maladies, car l'homme sur la terre est condamné à souffrir d'un sens ou d'un autre, et souvent Dieu nous envoie des afflictions pour l'expia- tion de nos offenses et pour nous éprouver. Nous devons les accepter avec résignation et les souffrir avec patience ; mais ce qu'il y a de consolant, c'est que les maladies, suivant saint Vincent, sont la bénédiction des maisons. « Je sais que vous priez Dieu pour moi ; mais je vous engage à redoubler vos prières, parce que j'en ai beau- coup besoin. Demandez-lui d'accomplir ses desseins sur moi et de m'accorder la grâce de ne pas m'en rendre indigne. Quel honneur pour vous et quelle faveur pour moi, si je suis fidèlement ma vocation. Depuis sept ou huit ans je demande une grâce à Dieu et j'ai la confiance que je suis exaucé. Je désire aller au ciel, je désire que vous y alliez aussi; mais que je souffre en pensant qu'il y en a une foule qui ne peuvent gagner le ciel, parce qu'ils ne connaissent point Dieu, parce qu'ils ne connaissent point celui qui est mort pour eux sur une croix! Oh! que je désire leur prêter une main secourable ! que je désire aussi que votre foi m'encourage et que votre amour pour moi ne me ferme pas la porte du ciel, car je ne puis gagner le ciel si je manque ma vocation; et je vous promets le paradis de la part de Dieu, si vous le bénissez de ce qu'il veut faire de moi un apôtre. Je vous embrasse bien tendrement ainsi que mes deux frères, mes deux sœurs et ma petite nièce Marie.

« Votre fils tout dévoué, « Xavier Danicourt. »

Malgré tout ce que la nature a de fort et de puissant, malgré les larmes de son père et de sa mère, malgré les supplications de sa famille, malgré ses propres angoisses et les déchirements de son cœur, il était disposé à tout

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sacrifier pour accomplir la volonté de Dieu. Il avait entendu depuis longtemps une voix intérieure lui dire : « Quittez votre père, et votre mère, votre maison, votre patrie et venez dans la terre que je vous montrerai. Je vous rendrai père d'une postérité nombreuse1.» Ces paroles avaient retenti au fond de son âme de jeune homme, puis de son âme de prêtre. Devenu enfant de saint Vincent, il envisage de plus en plus la vie de missionnaire comme sa véritable vocation et le terme de sa destinée en ce monde ; rien ne cadre comme elle avec ses goûts et ses aptitudes. Il avait d'ailleurs natu- rellement et surnaturellement les qualités qui font le missionnaire : santé robuste, tempérament de fer, prodi- gieuse activité, zèle infatigable pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, confiance sans bornes en la divine Providence. Ce n'est pas d'aujourd' bui que ses supé- rieurs l'ont discerné, et, passé le délai d'épreuve requis, ils lui accordent l'autorisation qu'il sollicite depuis de longues années. C'est dans les premiers mois de l'an 1833 quelques temps après la lettre que nous venons de citer qu'il reçut, ainsi que M. Mouly, supérieur du collège de Roye, le placetdeM. Salhorgne, supérieur général pour les missions de Chine. Et comme le départ était subordonné à la partance de quelque navire pour l'Extrême-Orient, M. Danicourt dut en donner connais- sance à sa famille.

Ici nous laissons la parole à M. Vivier, supérieur du collège de Montdidier.

a Nous voici arrivés au moment il est question de se séparer pour ne plus se revoir que dans l'éternité. Il y avait longtemps que M. Danicourt me confiait son désir toujours croissant d'aller dans les missions lointaines;

1. Paroles adressées par Dieu à Abraham, Genèse.

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il ne pensait qu'à évangéliser les païens, les infidèles ; il aspirait à les convertir, et, dût-il n'en gagner qu'un seul, il croyait être agréable au Seigneur. Evangéliser, puis verser son sang, si Dieu lui en faisait la grâce : voilà ce qu'il ambitionnait ardemment. Je crus d'abord devoir com- battre ce désir et ralentir cette ardeur ; mais l'anxiété de ma conscience ne me permit pas de poursuivre ce rôle. Je dus bientôt me borner à temporiser, si c'était possible, et à modérer un zèle que ma foi approuvait beaucoup, mais dont mon cœur, trop paternel encore, s'accommodait fort peu. A cet endroit nos souffrances étaient les mêmes ; car si j'aimais votre frère, il m'aimait aussi: il me l'a prouvé jusqu'à son derniersoupir.il est évident que dans la direction mon devoir alors était de laisser agir la grâce et de ne me conduire que d'après ses indications. De part et d'autre le cœur fut donc condamné au silence jusqu'au départ pour la Chine.

« Mais avant de le fixer avec Paris, il nous restait quelque chose à faire et même beaucoup aux yeux de la nature. Votre père n'avait vu dans la vocation de son lils au sacerdoce que l'œuvre de Dieu et de sa grâce ; il savait qu'il n'allait plus lui appartenir : aussi en homme de foi vive et pratique son sacrifice était fait à l'avance. 11 n'avait pas compté sur lui, comme cela arrive dans beaucoup de familles, pour en faire un soutien et une spéculation. Je me rappelle parfaitement son admirable générosité et sa pieuse abnégation à cet endroit. Rien ne me parut jamais plus digne d'éloges. C'est avec ces mêmes sentiments et le même abandon, qu'il donnait son fils à la congrégation de Saint-Lazare. Mais il faut le dire, son cœur de père conservait pourtant une grande satisfaction, assez grande pour qu'il put la faire partager à son épouse et à ses enfants. Le prêtre devenu lazariste n'était pas perdu : la famille pouvait le revoir tantôt dans l'un, tantôt dans l'autre des établissements delà

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congrégation ; ou bien il reviendra la voir; dans tous les cas on saura lui écrire, l'aller trouver. Depuis deux ou trois ans on s'était habitué à cette consolation sans songer à un plus grand sacrifice. Vous dire tout ce qu'il nous en a coûté à votre frère et à moi, pour annoncer cette nouvelle à votre digne père et à votre excellente mère, combien de fois et pendant combien de temps, nous avons tourné, détourné et repris la question, serait impossible.

« Enfin nos lettres partent et votre père arrive.

« Quelle scène, mon ami, pour nous trois, à son entrée dans ma chambre! J'y assiste encore et j'en reste ému. Muets tous les trois, les yeux seuls parlent, et que

ne disent-ils pas! Cependant votre père rompt le

silence et s'écrie : « Tu nous quittes, mon fils! Tu nous

abandonnes, Xavier? Quet'ai-je fait? que t'afait

ta pauvre mère? » Et le fils de répondre d'une voix calme et ferme : « Mon père, Dieu le veut! Je ne puis aller contre sa volonté. » Après un moment de silence, le père reprend d'unevoix entrecoupée de sanglots : « Puisque

Dieu le veut, il faut obéir Nous nous reverrons au

ciel! » Quel combat ! mais aussi quel triomphe de la

foi et de la grâce sur la nature! Après que celle-ci eut poussé son dernier sanglot et que le calme fut revenu, votre frère nous parla du bonheur qu'il allait goûter en évangélisant ceux qui ne connaissent pas le Seigneur; il semblait être déjà en mission et son père l'écoutait avec avidité en conservant toujours son air de profonde tris- tesse. Cette scène, mon cher abbé, non seulement je ne pouvais l'oublier, mais bien souvent j'ai essayé de la rendre en chaire '. »

1. Dans le récit de cette scène et dans le passage qui suit, Mgr Duquesnay s'est élevé à la plus haute éloquence. V. à l'Ap- pendice.

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Toutefois la nature n'avait pas encore jeté son dernier cri. Sans cloute le père avait fait son sacrifice, mais la mère, mais les deux frères et les deux sœurs, mais le village tout entier se soulevaient à la pensée de ne plus revoir celui qu'ils aimaient tant. On eut recours à tous les moyens pour le retenir, aux moyens les plus propres à ébranler la volonté la plus énergique. On en jugera par les arguments que le saint prêtre eut à réfuter, arguments qui font voir les derniers efforts de la nature contre la grâce, et qui ont donné matière à un beau triomphe de la part de notre saint missionnaire. La lettre qui suit va nous le montrer: par sa force, par sa logique, par sou élévation, elle est un chef-d'œuvre d'éloquence et donne la mesure de celui qui l'a produite. C'est le cas de dire ou jamais : le style c'est L'homme.

Mnnlilidior, le 11 niai 1833. « Mon cher père et ma chère mère,

« Votre dernière lettre m'a paru un peu étrange : je ue puis en revenir. Vous me dites d'abord que tout prêtre qui abandonne son père et sa mère, ses frères et ses sœurs est maudit de Dieu. Mais, s'il vous plaît, avez- vouslu cela? Est-ce dans l'ancien Testament? Ivst-ce dans l'Évangile? Est-ce dans un livre de piété? Vous n'êtes pas capables de me montrer cela dans aucun livre religieux. Et moi je vais vous prouver tout Je contraire. Lisez le dix-neuvième chapitre de saint Matthieu et vous verrez que : « Quiconque aura quitté pour mon nom sa maison ou ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, en recevra le centuple, et aura pour héritage la vie éter- nelle, d C'est Notre-Seigneur qui parle ainsi.

« Il y a quelque chose de plus fort au chapitre qua- torzième de saint Luc. C'est encore Notre-Seigneur qui

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parle et voici ce qu'il dit : « Si quelqu'un vient après moi et ne hait point son père et sa mère, sa femme et ses enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » Sans doute Notre-Seigneur ne veut pas que nous ayons de la haine contre nos parents ; mais cela veut dire que si nous préférons la volonté de nos parents à celle de Dieu ; si, pour plaire à nos parents, nous lui désohéissons; et quand il nous appelle, nous n'écoutons pas sa voix et que nous sommes retenus par les liens de la chair et du sang ; alors nous ne pouvons plus être du nombre de ses disciples.

« Il est étonnant qu'après avoir lu si souvent l'Évangile, vous alliez me prêcher une doctrine qui lui est tout opposée. Il suivrait de ce que vous dites, que les apôtres et presque tous les saints sont maudits de Dieu puis- qu'ils ont tout quitté pour suivre Notre-Seigneur.

« Nous en avons plusieurs exemples dans le saint Evangile. Notre-Seigneur, comme il est écrit au chapitre quatrième de saint Matthieu, marchant le long- delà mer de Galilée, vit deux frères, Simon appelé Pierre et André son frère, qui jetaient leurs filets dans la mer, car ils étaient pêcheurs; il leur dit : Suivez-moi et je vous ferai pécheurs d'hommes. Eux aussitôt, laissant leurs filets, le suivirent. De là, s'avançant, il vit dans une barque deux autres frères, Jacques, fils de Zébédée et Jean son frère, avec Zébédée leur père; ils raccommodaient leurs filets, et il les appela. En même temps, ils quittèrent leurs filets et leur père, et le suivirent.

« Notre-Seigneur, passant dans les rues de Caphar- naiim, vit un homme qui était assis au bureau des impôts nommé Matthieu, et il lui dit : Suivez-moi. Aussitôt il se leva et le suivit. C'est ce que nous lisons au neuvième chapitre de saint Matthieu.

« Je n'aurais qu'à ouvrir la Vie des saints et je vous montrerais que tous ont quitté ce qu'ils avaient de plus

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cher au monde, pour suivre Notre-Seigneur. Après cela peut-on dire qu'on est maudit de Dieu, quand on quitte ses parents?

« Vous me dites ensuite : « Quelle joie pour un prêtre de la Mission de s'en aller à trois ou quatre mille lieues au loin, pour ne plus revoir ni père, ni mère, ni frères, ni sœurs?» Oui, ce sera pour moi une joie d'aller à trois ou quatre mille lieues au loin, parce qu'il n'y a rien de plus glorieux pour un prêtre que d'obéir à son Maître. Or, mon Maître, c'est Jésus-Christ, mon Sauveur. C'est lui qui m'appelle ; c'est lui qui commande : je dois lui obéir et lui obéir avec plaisir. Mais si je pars avec joie, ce n'est point parce que je serai éloigné de vous, parce que je ne vous verrai plus. Je vous ai dit dans ma dernière lettre que cette séparation me coûtera beaucoup. Non, je ne suis pas un enfant dénaturé, je ne suis pas un enfant barbare. Faut-il, hélas! (je ne puis écrire ces mots sans fondre en larmes), faut-il, qu'en suivant la volonté de Dieu, qui est mon premier père, on me menace d'être maudit de Dieu! on me suppose sans sen- timents, sans affection?

« Vous me dites encore : « que je ne parle pas comme Joachim, qui disait que la plus douce consolation qu'il goûtait, c était d'avoir été soumis à son père et à sa mère. » Est-ce donc, mon cher père et ma chère mère, que je vous ai jamais manqué d'obéissance et de sou- mission? Lisez tous mes bulletins si vous les avez encore, et voyez en quoi je vous ai affligés. Rappelez- vous les moments que j'ai passés avec vous dans mes différentes vacances, et voyez si je vous ai fait de la peine par ma désobéissance. Et aujourd'hui que Dieu m'appelle, aujourd'hui, qu'il veut que j'aille le faire con- naître à ceux qui ne le connaissent pas, vous dites que je suis désobéissant? Dois-je plutôt vous obéir qu'à Dieu? Ou plutôt, ne dois-je pas obéir à Dieu de préfé-

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rence à vous? Vous me citez l'exemple de Joachim, mais Joachim n'était pas prêtre. Sa vocation était de rester auprès de ses parents, et de leur être soumis en tout. Mais pour un prêtre, surtout pour un prêtre de la Mis- sion, sa vocation est d'aller annoncer l'Évangile aux pauvres et partout Dieu l'enverra.

« Je vous remercie, mon cher père et ma chère mère, de toutes les peines que vous avez prises pour moi, et Dieu m'est témoin, combien de fois je l'ai prié pour vous. Je vous remercie de toutes les sueurs et de toutes les fatigues que vous avez essuyées pour moi, pour mes deux frères et ma sœur. Faut-il, hélas ! que malgré tout ce que j'ai fait jusqu'à présent pour vous contenter, je passe pour un ingrat! moi ingrat!!! Faut-il, qu'en obéissant à Dieu et en suivant sa voie, on me dise que je fais ma volonté ! Je vous demandais des consolations, et je ne puis lire une seule ligne de votre lettre sans gémir et verser des larmes. Oui, quoi qu'on en dise, je m'inquiète sur votre sort, sur celui de mes deux frères et de mes deux sœurs. Mais je ne crains pas d'être cause qu'un jour vous soyez réduit à la mendicité. Celui qui nourrit les oiseaux du ciel et qui donne aux lis des champs plus d'éclat et plus de blancheur que n'en avaient les habits de Salomon, ce Dieu puissant et bon ne permettra jamais que vous soyez dans le besoin à cause de moi. La Providence a payé ma pension au col- lège; elle saura bien vous nourrir. Mais qu'avons-nous à craindre pour l'avenir? Jusqu'à présent, Dieu ne vous a-t-il pas accordé la grâce de vivre honnêtement? Et pourquoi vous défier de lui? Pourquoi tant vous inquiéter pour l'avenir? Pouvez-vous seulement vous promettre un an de vie? A chaque jour, dit Notre-Sei- gneur, suffit sa peine. Dieu laissa-t-il jamais mourir de faim ceux qui le servent ? Que craignez-vous pour mon petit frère ? Dieu qui a été si bon à mon égard, le sera

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aussi envers lui. Oui, toute ma confiance est en Dieu, il ne vous abandonnera pas.

« Vous finissez votre lettre par ces mots : « Un père et une mère pourront peut-être dire, comme il est dit dans l'Évangile : J'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger; j'ai eu soif et vous ne m'avez pas donné à boire ; j'ai été malade et vous n'êtes pas venu me visiter... » Le reste est je crois de ma sœur.

« Non, je ne crains pas, à la fin du monde, au juge- ment dernier, de m'entendre adresser ces reproches :

« J'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à man- ger. »

« J'espère au contraire et j'ai la douce confiance que je serai à la droite de mon Sauveur et que j'entendrai de sa bouche, ces paroles consolantes : « Venez, les bénis de mon Père, posséder le royaume céleste qui vous a été préparé dès le commencement du monde ; car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire ; j'ai eu besoin de logement et vous m'avez logé ; j'ai été nu et vous m'avez revêtu; j'ai été malade et vous m'avez visité; j'ai été en prison et vous êtes venu me voir. » En effet, si Dieu m'envoie prêcher l'Évangile dans les pays étrangers, que ferai-je autre chose, sinon distribuer le pain de la parole à ceux qui en ont tant besoin? Ne ferai-je pas connaître aux infidèles Jésus-Christ qui est la vie de nos âmes? Voilà pour ceux qui ont faim.

« Ne ferai-je point couler les eaux de la grâce sur tant de pauvres âmes qui sont desséchées par le péché ? Voilà pour ceux qui ont soif.

« N'ouvrirai-je pas le ciel à tant de pauvres créatures qui tombent par milliers en enfer?

<' Voilà pour ceux qui n'ont pas de logement.

« Ne couvrirai-jepas de la robe d'innocence, de la robe du baptême tant de créatures qui sans cela n'entreront

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jamais dans la salle du festin, c'est-à-dire dans le ciel ? Voilà pour ceux qui sont nus.

« N'irai-je pas visiter tant de créatures qui sont assises à l'ombre de la mort, qui ne connaissent pas Notre-Seigneur? Que de consolations ne leur donnerai- je pas dans leurs souffrances, en leur disant que Dieu est mort pour les racheter et que si elles l'aiment, elles le verront pendant une éternité! Voilà pour ceux qui sont malades.

« N'irai-je pas briser les fers de tant d'âmes que le

démon tient enchaînées et sur lesquelles il exerce un

empire tyrannique? Voilà pour ceux qui sont en prison.

« C'est ce qui fera ma gloire au jugement dernier, si

je suis fidèle à ma vocation.

« Ne vaut-il pas mieux faire du bien aux âmes qu'aux corps? Les biens spirituels ne l'emportent- ils pas sur les biens temporels?

« N'est-il pas plus glorieux pour saint François- Xavier, mon patron, d'avoir converti sept cent mille bar- bares, que d'être resté professeur de philosophie au col- lège Sainte-Barbe, à Paris, il se serait perdu comme tant d'autres?

« Voilà ce que Dieu m'inspire; mais à Montdidier, comme au bout de l'univers, je vous aimerai, je prierai pour vous et serai toujours,

« Votre affectionné fils, « François-Xavier Danicourt, i. p. de la Mission. »

Le 28 juillet 1833, M. Danicourt recevait avis de M. Etienne, qu'un navire français devant partir pour la Chine, en septembre, il eût à se rendre à Paris, aussitô t après la distribution des prix de Montdidier; puis de à Nantes l'embarquement devait avoir lieu.

M. le secrétaire général terminait ainsi sa lettre : « Je

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vous félicite, mon cher Monsieur Danieourt, de voir arriver le moment vos vœux seront réalisés. Vous êtes attendu avec impatience par M. Torrette et vos autres devanciers. »

Le lendemain de la distribution des prix, M. Dani- eourt se rendit au sein de sa famille pour lui dire un dernier adieu. « J'avais alors neuf ans, écrit son frère Charles, je puis dire ce que j'ai vu, car je l'ai vu avec ce sentiment qui ne s'effacera jamais. Les premiers jours de son arrivée ne présageaient pas la terrible et dernière explosion. Mon frère avait toute sa gaieté, toute son amabilité ordinaires.il redoublait d'attention auprès de son père et de sa mère. Il me prenait comme compa- gnon de ses courses el de ses promenades. Il récitait son bréviaire le long des bois, puis me faisait prier avec lui et me donnait son crucifix à baiser. 11 était tou- jours le même et l'on n'eût point soupçonné, en voyant la sérénité de son visage, le chagrin poignant qui dévo- rait son cœur. Enfin le jour d'adieux arriva, .l'assiste encoreà ce spectacle : le dernier repas fut morne et silen- cieux; à peine échangea-t-on quelques paroles; on voyait que M. Danieourt s'efforçait île maîtriser sa dou- leur. « Enfin, dit-il, il faut se quitter! » Et se levant de table, il embrassa son père et sa mère. Son père lui dit alors : « Mon cher Xavier, quand aurons-nous le bon- heur de te revoir? Sur cette terre, reprit le (ils, peut- être jamais; mais je vous donne rendez-vous dans un monde meilleur, au ciel ! Je ne vous demande qu'une seule grâce, c'est que vous persévériez dans la pratique des devoirs de la religion; que vous éleviez ebrétienne- mentmon frère etmasœur.. le vous recommande tous aux bons soins de M. le curé. » Ensuite il les embrassa, ainsi que ses deux frères et ses deux sœurs, et, succombant sous le poids de l'émotion, il s'accouda sur la commode, la tête entre les mains et sanglota longtemps... Prenante

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part Pierre, son frère aîné, il l'emmena avec lui dans le jardin et lui fit ses dernières recommandations : « Je te confie mon père et ma mère; aie soin de leurs vieux jours ; n'oublie jamais les peines et les travaux qu'ils ont essuyés pour nous élever. Tu répondras devant Dieu de leurs dernières années. »

Il revint à la maison bénir une dernière fois les au- teurs de ses jours et partit laissant une famille abîmée dans la douleur et un pays dans les larmes.

Le voyage d'Authie à Amiens, dans la compagnie de M. et Mme de Lepage, fut plein d'agrément et de gaieté, et l'on n'eût point dit à le voir et à l'entendre qu'il partait pour les extrémités de la terre et quittait son pays pour ne plus jamais le revoir.

Cependanl il ne fut pas plus tôt arrivé à Paris que son bon cœur le ramena au sein de sa famille éplorée. Il lui écrivit pour la consoler, la tranquilliser et lui inspirer une confiance sans bornes en la bonté de Dieu.

Il est à croire que le sacrifice de sa famille lui fut bien douloureux : plus tard, lorsqu'il adressera à Dieu une prière pressante, il lui dira : « Pour vous, ô mon Dieu, j'ai quille mon père et ma mère... » C'est la parole de saint Pierre à Xotre-Seigneur : Ecce nos reli</uimus on/nia et secuti sumvs te.

Quelque temps après il écrivit à M. Debrie, curé d'Au- tbie, pour lui annoncer le jour de son embarquement.

Paris, le 11 septembre 1833. « Monsieur.

« J'ai Fbonneur de vous prévenir que notre embar- quement pour la Chine aura lieu vers le 20 septembre. Comme le voyage est long et périlleux, je vous prie de demander pour nous au Seigneur la grâce d'arriver heureusement au lieu de notre destination. Nous, de

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notre côté, nous conjurons la bonté divine de répandre sur vous ses plus abondantes bénédictions. Nous aurons la consolation de dire la messe sur le vais- seau.

« Nous emportons une presse lithographique et une autre presse en taille-douce. Nous espérons que ces objets nous seront d'un grand secours, dans un pays l'imprimerie est tort imparfaite, et que Dieu bénira les efforts que nous aurons faits pour posséder ces arts. M. Mniilv, mon cher compagnon, sait graver en taille- douce. Pour moi, depuis trois semaines, je ne fais que travail 1er à ma partie et je la connais assez pour l'exercer. Nous nous recommandons de nouveau, M. Mouly H moij à votre tendre charité. Priez Notre- Seigneur de nous remplir de l'esprit apostolique, d'une grande confiance en sa bonté et d'une patience à toute épreuve. Nous nous attendons à souffrir beaucoup; mais VOS prières, pour nous, obtiendront de Dieu une surabondance de joie au milieu même des plus grandes tribulations.

« Je suis, en l'amour de Notre-Seigncur, votre très humble serviteur.

« François-Xavier Danicourt. » [Lithographie par F.-X. D.)

Dans les derniers jours qu'il passa à Saint-Lazare, au sein de sa famille spirituelle, il alla souvent s'agenouiller auprès des restes vénérés de son bien-aimé père saint Vincent, pour le conjurer humblement d'obtenir de Dieu les vertus qui l'avaient rendu lui-même utile à son œuvre, l'humilité, la charité, l'esprit apostolique, la foi, et la patience au milieu des épreuves.

Il prit ensuite congé de M. Salhorgne, supérieur gé-

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néral, des assistants et de tous ses bien-aimés confrères et s'achemina vers Nantes dans la compagnie de M. Mouly.

Les séparations, dans les communautés, ont un caractère surnaturel que le monde ne connaît pas. Dans les familles, la nature s'attriste et pleure ; en religion l'on s'en réjouit, l'on éclate en chants de reconnais- sance et l'on bénit Dieu. Dans les familles on fait des vœux pour des jours longs et prospères; en reli- gion , on laisse ces biens d'un ordre inférieur aux soins de la Providence et l'on demande avant tout une vie sainte, remplie de mérites. On redoute moins la séparation parce que le ciel doit réunir un jour tous ceux qui se séparent dans l'intérêt du bien et pour le salut des Ames.

M. Danicourt, ainsi que M. Mouly, était cher à ses supérieurs : les lettres et les témoignages que nous avons cités plus haut le prouvent assez. Sa lettre d'envoi, signée de M. Salhorgne et de M. Etienne, le dit encore plus. Nous ne la reproduirons pas ici; mais nous cite- rons le décret de la Sacrée Propagande.

« Il a plu à la Sacrée Congrégation d'envoyer en Chine comme missionnaire apostolique le R. P. François- Xavier Danicourt, prêtre de la Congrégation de la Mis- sion, sous la dépendance toutefois des évèques ou des vicaires apostoliques des lieux il résidera, à qui il devra une entière obéissance, après avoir préalable- ment prêté serment dans leurs mains, selon la formule contenue dans la constitution du Pape Benoit XIV et commençant par ces mots : Ex quo, et obtenu d'eux les pouvoirs nécessaires, pouvoirs qui expirent en dehors des limites de sa mission; ayant soin en outre d'être toujours soumis à l'autorité des susdits évêques ou vicaires apostoliques, tant en ce qui concerne les pou-

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voirs reçus que les lieux et le temps de les exer- cer. »

« Donné à Rome au palais de la Sacrée Propagande, le 3 août 1833.

« Le cardinal Pédecini, évêque de Préneste, « Préfet de la Sacrée Propagande.

« Angélus Maïus, secrétaire. »

LIVRE DEUXIEME

DU DÉPART DE M'-« DANICOURT POUR LA CHINE JUSQU'A SA PROMOTION A L'ÉPISCOPAT

CHAPITRE PREMIER

o Le 30 septembre 1833, saint Jérôme : parti pour la Chine avec M. Moulu, sur l'Actéon, capitaine Letor sac. Le 14 juillet 1834, saint Basile : arrivé à Macao avec M. Mouly. »

Jusqu'ici nous avons composé cette vie à l'aide de documents puisés dans les souvenirs et la correspon- dance de ceux qui ont connu Mgr Danicourt et en particulier de son frère, dont la mémoire était comme le livre vivant de tout ce qui concerne le saint mission- naire. Désormais ce sera Mgr Danicourt lui-même, au moins jusqu'à son retour en France, qui écrira sa vie. Il est évident qu'une existence qui s'est écoulée à quatre mille lieues d'ici ne peut nous être connue que par voie de correspondance. Au reste les lettres nom- breuses, les rapports étendus, adressés à différents personnages, seront plus que suffisants pour nous révéler la carrière féconde de l'apôtre de la Chine.

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D'abord nous allons lui emprunter le récit de son passage à .Nantes, de son embarquement et de sa tra- versée jusqu'à MacaOj avant pris soin d'où élaguer une foule d'épisodes, de détails très intéressants pour ses bons parents à qui il écrivait, mais inutiles et superflus dans une vie d'ailleurs si bien remplie.

Batavia, dans l'Ile «le Java, le :il janvier 1834. « Mon très cher frère et ma très chère sœur,

Depuis que je suis sorti de Paris, la Providence a

pris un soin tout particulier de moi et de mon cher

c pagnon M. Mouly. Notre voyage de Paris à .Nantes

a été très agréable. Tout le temps que nous sommes restés dans cette ville, nous avons logé chez les sœurs de Charité. Je n'oublierai jamais toutes les bontés qu'elles onl eues pour nous. Elles nous ont fourni bien des petits objets donl nous a\ ions besoin. La supérieure qou8 a conduits chez Mgr l'évêque qui nous reçut très bien. Il nous invita même à dîner chez lui : nous ne crûmes pas devoir nous refuseï à sou invitation. En con- séquence nous nous y rendîmes le lendemain .Nous

allâmes aussi au grand séminaire el à celui de philo- sophie. Partout réception très flatteuse; mais j'en reviens toujours à nos bonnes sœurs qui, pendant tout notre séjour à Nantes, du 21 au 29 septembre, nous témoignèrent mille boni:

« Le bateau à vapeur nous conduisit à Paiinbo'iif nous passâmes le dimanche. M. le curé que nous allâmes voir nous reçut très bien ; nous dîmes la messe le lundi dans son église et nous nous embarquâmes le soir à trois heures sur un navire nommé Actéon...

«J'ai quitté la France sans regret, sans même jeter un regard en arrière. Seulement j'eus un peu de peine de

n'avoir pas reçu de réponse aux lettres que je vous ai écrites de Paris.

« Je n'ai pas eu le mal de mer que M. Mouly et le beau-frère du capitaine curent pendant plus de douze jours.

« .Nous sommes très bien avec le capitaine qui a une sœur religieuse, avec le sous-capitaine qui a un frère prêtre, avec le lieutenant qui est très bon enfant. Nous sommes parfaitement nourris, aussi rien ne nous manque, sinon une heureuse navigation. Nous espérons que Dieu qui nous a donné de si bon temps jusqu'ici nous fera la -race d'arriver à bon porta Macao.

« Il faut observer que j'ai marqué dans un journal tout ce qui nous est arrivé jour par jour et que j'ai com- mencé mes lettres pour la France dès le début de la navigation, afin que si nous venions à rencontrer quelque vaisseau, soit anglais, soit espagnol, soit fran- çais, j'eusse mes lettres toutes prèles à envoyer en France pour donner de nos nouvelles

« J'ai fait connaissance avec les matelots : il y en a quelques-uns à qui j'ai commencé à apprendre à écrire, el je prèle des livres à ceux: qui en désirent.

« Le 10 octobre, nous sommes passés vis-à-vis de l'île de Madère, éloignée d'environ ">00 lieues de la France. C'est un bien grand plaisir de voir la terre quand on voyage sur mer. Nous bûmes alors un verre de vin de Madère : c'était sans doute bien le moment.

« Le 13, nous vîmes les îles Canaries. On y fait deux récoltes par an. Les serins y sont aussi communs que les moineaux en France. Dans l'île Ténériffe, l'une des Canaries, il y a une montagne qui a dix-neuf cent quatre toises d'élévation : elle est connue sous le nom de pic du Ténériffe. Nous ne pûmes la voir parce que le ciel était tout couvert de nuages. Le capitaine m'a dit l'avoir vue à plus de trente lieues loin par un temps serein.

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« Le 17, à 8 heures du matin, nous vîmes des poissons volants à l'infini.

« Le 18, à une heure après midi, nous sommes passés à deux lieues de l'île Saint-Antoine, Tune des îles du Cap -Vert. Comme le temps était beau, nous la vîmes pendant plusieurs heures, sans cependant distinguer ni arbres, ni maisons. Ces îles sont à plus de 700 lieues de Taris.

a Le 19 nous sommes passés environ à six lieues de Brava; c'est encore une des îles du Cap-Vert. Nous la vîmes comme une haute montagne s'élevant au-dessus de la nier. Les rochers qui l'environnent sont beaucoup plus élevés que les nuages.

« Le 23, nous eûmes de L'orage jusqu'à cinq heures. On ne voyait que des éclairs, on n'entendait que le bruit du tonnerre, du vent et de la mer. L'eau tomba en grande abondance. Le Lendemain a midi survint un autre orage pendant Lequel L'eau tomba à verse. Les plus fortes pluies que j'ai vues en France ne sont rien en compa- raison de relies qui tombent pendant toute Tannée dans les parages nous étions.

« Nous avons passé la ligne le novembre : c'était un dimanche. Le jour l'on passe la ligne est un jour de fête pour les matelots. On baptise ceux qui la passent pour la première fois. Nous étions trois dans ce cas : .M. Mouly, le beau-frère du capitaine et moi. Voici comment se fait relie cérémonie. Deux matelots habillés en gendarmes viennent chercher ceux qui doivent être baptisés et les conduisent à une espèce de chapelle faite avec des voiles de navire. on les fait asseoir sur une barrique pleine d'eau. Un barbier les rase avec un rasoir de bois. Pendant cette opération, on retire la planche qui les soutient et ils font Je plongeon. En même temps, on leur verse des seaux d'eau sur la tête. Une espèce de piètre, à genoux devant un crucifix, récite

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quelques oraisons, tandis que le diable (c'est un matelot habillé ainsi) pousse des hurlements affreux et semble vouloir les dévorer. Le beau-frère du capitaine fut le premier baptisé. Il voulut riposter un peu, mais il fut mouillé depuis les pieds jusqu'à la tête. Je passai le second, mais sans me faire prier. On me fit asseoir sur la barrique, mais comme je connaissais le manège, j'eus soin de tenir un cordage de la main droite, afin que si on venait à faire glisser la planche qui me soutenait je ne fisse pas le plongeon. Dans cette posture, on commença à me faire la barbe ; on me jeta un œuf sur la tête, sans doute en guise de savon. Alors je prévis que l'eau allait tomber, je me sauvai de la chapelle. Je ne reçus que peu d'eau et un autre œuf au milieu du dos. Voilà tout ce qu'on me lit. M. Moulv passa le dernier, il craignait d'y aller. La farine qu'on lui avail jetée dans les yeuxl'avail tout interdit. Pour moi je fus assez adroit pour ne point en avoir. Rendu là, on lui fit la même opération qu'à moi ; on ne lui jeta point d'œuf, mais il reçut trois ou quatre seaux d'eau sur la tète. Telle fut la cérémonie de notre baptême au passage de la ligne. Personne n'en est exempté : hommes, femmes, enfants, tout le monde y passe. Cette coutume existe depuis un temps infini : il n'y a point de mal en cela; c'est jour de plaisir pour les matelots. Je ne puis vous écrire tous les détails de cette cérémonie, parce que cela demanderait trop de temps. Ensuite on n'écrit pas facilement sur un vaisseau l'on est toujours agité.

« Le 4 novembre, j'ai pensé plusieurs fois à mon petit Charles. C'est lejourdesa fête; j'ai prié Dieu de ré- pandre sur lui ses bénédictions ; j'ai prié la sainte Vierge de le prendre sous sa sauvegarde et son saint patron de lui obtenir de Dieu une sainte vocation. Dites-lui de ma part d être sage. Je lui enverrai quelque chose de Macao quand j'y serai arrivé.

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« Le 13 du même mois nous étions à dîner lorsque M. le lieutenant vint nous annoncer qu'on voyait un requin assez près du navire. On prit aussitôt un gros hameçon au bout duquel on attacha un morceau de lard et on le jeta à la mer avec force afin que le bruit attirât le requin Celui-ci l'avala avec sa voracité ordi- naire. Aussitôt on tira avec vigueur le cordage qui tenait à l'hameçon par une chaîne de fer, afin que le mordant pénétrât bien avant dans la chair du requin : on réussit parfaitement. Mais il s'agissait de le tirer de l'eau et l'endroit d'où on le tenait n'était point propre à cela ; c'était à la poupe. On l'amena donc du côté gauche du navire. Il fallait voir le requin se débattre dans l'eau. Sa qneue, capable de casser la jambe ou le bras d'un seul coup, faisait jaillir l'eau de toutes parts ; mais il avait beau faire, car l'hameçon était engagé à merveille. Quand ou le retira de l'eau, sa queue frappa le flanc du navire avec une force extraordinaire. Avant de le laisser tomber sur le pont, on fit écarter tout le monde. Il tombe : c'est alors qu'il joue de la queue d'une jolie manière. Un matelot lui enfonce un gros pieu dans la gueule ; voyez comme cet animal est fort : il souleva deux matelots qui appuyaient sur le pieu. Personne n'osait encore l'aborder. Le charpentier alla chercher une hache et lui coupa la queue d'un seul coup. C'était ôterau requin toute sa force. Après la queue on voulut lui couper la tète avec un couteau, mais inutilement. Lechar- pentier fut encore obligé d'aller chercher un hachereau. Pendant ce temps, tous ceux du bord entouraient le requin et lui voyaient faire les derniers efforts. M. Mouly, entre autres, avait le pieu entre les jambes, lorsque tout à coup le requin bondit, lui frappa rudement sur les mollets avec le pieu qu'il avait dans la gueule. M. le capitaine se moquait de lui, en lui disant qu'il avait été bàtonnépar le requin. Le charpentier coupa la tôle du

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requin avec le harhereau ; mais il lui fallut donner plusieurs coups pour l'abattre. Les matelots l'eurent bientôt dépecé. Le voilier prit la colonne vertébrale pour en faire une canne ; un autre ses mâchoires : l'infé- rieure était armée de sept rangées de dents et la supé- rieure de six. Je n'exagère nullement puisque je les ai vues. Ce requin avait cinq pieds de long- et il pesait cent livres. C'était un petit requin car les gros ont depuis douze jusqu'il vingt pieds de long...

k Le 14 novembre, à 4 heures du soir, nous avons vu l'île de la Trinité. Elle n'est point habitée ; ce n'est qu'un rocher escarpé, séjour ordinaire du paille-en- queue, de la frégate, de la goélette, du fou et de bien d'autres oiseaux. On y trouve aussi beaucoup de tortues. Nous étions alors à 1725 lieues de Paris, car cette île est au 20e degré de latitude sud de Paris et au 49e degré de latitude nord. Ajoutez 20 à 49, vous aurez 69 ; multi- pliez 69 par 25, vous aurez 1725 lieues.

« Nous avons dit la messe pour la première fois sur le navire le 17 novembre. Huit jours auparavant nous avions fait sentir à MM. les officiers la peine que nous éprouvions de ne pouvoir la dire dans nos chambres. Ils nous dirent que rien ne nous empêchait de la dire dans la salle. C'est ce que nous demandions et ce qui nous fit beaucoup de plaisir. Nous demandâmes à M. le capitaine la permission de faire faire au charpentier une table de roulis pour servir d'autel : il nous le permit. Nous en donnâmes le plan au charpentier qui s'em- pressa de l'exécuter. Nous iixâmes cette espèce d'autel sur la table à manger. Nous fixâmes avec une paire de linceuls un pavillon autour de la table, afin de n'être pas distraits par les allées et venues de MM. les officiers. Ce fut sur ce modeste autel que nous eûmes le bonheur de dire la sainte messe : il y avait quarante-huit jours que nous ne l'avions dite.

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« Le 30 novembre, jour de saint André apôtre, j'ai pensé plusieurs fois à vous, mon cher père. J'ai dit mon bréviaire à votre intention, ainsi que pour ma bonne mère, pour mes frères, mes sœurs et ma petite nièce Marie. J'ai prié le Seigueur de répandre sur vous ses grâces et ses bénédictions, afin que vous viviez toujours en bon chrétien et que vous remplissiez les devoirs de votre état avec le même courage et la même fidélité: le tout pour la gloire de Dieu. Quelle belle vie que celle de votre sainl patron, mon cher père! et comme elle fui couronnée pai une sainte mort !...

« Le décembre, jour de saint François-Xavier, mon sainl patron, nous avons dil Lamesse en l'honneur de ce saint qui est le patron des missionnaires. Nous étions alors dans un parage il y a beaucoup de baleines : car, dans l'espace d'environ i8 heures, nous avons vu quinze uavires américains occupés h la pêche de ce poisson dont les plus gros on1 depuis 92 jusqu'à 123 pieds de longueur. .Nous avons vu pendant plusieurs jours beaucoup d'albatros blancs et gris. Cet oiseau est de la ir de l'oie... Nous coupions alors le méridien de Paris par les 31 degrés de latitude sud; nous avions midi à la même heure qu'à Paris, dont nous étions éloignés de 86 degrés, par conséquent de 2.150 lieues.

«Le 13 décembre, jour de sainte Lucie, j'ai pensé à ma sœur Sidonie, car elle s'appelle Lucie et cette sainte esl sa patronne, attendu que je n'ai pas encore trouvé le nom de sainte Sidonie.

« Tout en pensant à ma sœur, je ne vous ai pas oubliée, ma chère mère. J'ai prié pour vous dans l'octave de rimmaculée-Conception. Vous portez le nom de Marie. < Ui ! le beau nom ! C'est celui de la Mère de Dieu, de la Heine du ciel et de la terre. Puisse le Dieu de toute miséricorde vous accorder la grâce d'imiter celle qui est votre patronne! U ma chère mère, aimons et

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imitons Marie afin que nous ayons le bonheur de la voir au ciel. Oui, puissions-nous nous voir tous dans le ciel : plus de séparation. Nous serons ensemble pour toujours. Ma plus grande sollicitude pour vous, pour mon père, pour mes frères et sœurs, c'est que nous vivions tous en bons chrétiens et que nous puissions être heureux dans le ciel. Voilà ce que je demande à Dieu dans nies prières. Hélas ! la vie est si courte ! Dans quelques années nous n'y serons plus ; ce n'est pas-ce qui m'inquiète car mourir il faut, mais ce que je désire, ce que je demande à Dieu de toute mon unie, c'est que nous fassions une bonne mort. C'est la seule prière que nous devons adresser à Dieu. Pour moi, toute nu m ambition, c'est de sauver quelques âmes, en me sauvant moi-même. Prie/, bien pour moi, ma chère mère ; aimons bien le bon Dieu etquoique séparés, nous serons contents. Je ne suis pas perdu pour vous. J'espère que Dieu nous fera miséricorde et que nous nous retrouverons au ciel...

« Le 20 décembre, nous avons pris un albatros gros comme un oie. Le charpentier le mesura pour connaître combien il avait d'envergure: il trouva cinq pieds et demi d'un bout d'une aile à l'autre,- J'avais vu bien des oiseaux, mais celui-ci les surpassait tous en beauté : son plumage cendré, ses yeux vifs, son long bec terminé en croc et son port majestueux ravissaient mon admi- ration; je ne me lassais pas de le considérer.

« Dans la nuit du 26 au 27 décembre, nous avons vu l'île de Saint-Paul éloignée de lo degrés du méridien de Paris : ces degrés ne sont que de 10 lieues, ce qui fait 1200 lieues. Si vous ajoutez cette somme à celle que nous avions au méridien de Paris, que j'ai marquée plus haut, vous avez 3.350 lieues. Ainsi le 20 décembre, nous avions déjà fait 3.350 lieues sans compter les détours.

« Le lendemain à 11 heures du matin, nous avons vu une baleine qui dormait sur l'eau : on lui voyait la

loi

moitié du dos. On fit du bruit et elle s'enfonça dans l'eau....

Ie* janvier IS34 Continuation du même récit).

« Je vous souhaite à tous une bonne année, une par- fait»' santé et le paradis à la fin de votre vie. Je prie le Seigneur de répandre sur vous ses grâces el ses bénédic- tions, de vous faire vivre en bons chrétiens, de travailler pour le <'i''l el non pour les biens périssables <1<" ce monde. Je le remercie de toutes les grâces qu'ils vous a accordées dans le •nuis de l'année qui vient de s'écou-

ler. Je le re rcie surtoul de la faveur inestimable dont

il m'a comblé, en me choisissant préférablemenl à tant d'autres, pourfaire connaître son saint nom parmi les infidèles. Je regarde l'année 1833 comme la plus belle de ma vie el je puis vous assurer que depuis que je suis sur la mer, j'ai goûté I»' plus grand plaisir; j'éprouve les plus douces consolations, parce que j'entre dans la carrière pour laquelle Dieum'amisau monde. Je suis dans ma vocation.

Au milieu des satisfactions intérieures que j'éprouve, je pense t « m -> les jours à vous. La religion ne nous dé- fend pas d'aimer nos parents, au contraire elle nous

l'ordonne. Ce qu'elle i s défend, c'est de mépriser la

voix de Dieu pour suivre celle de nos parents, c'est de préférer les intérêts des parents à eux de Dieu. Je ne serais pas content si je n'étais pas dans ma vocation.

<c Depuis trois mois que je suis sur la mer, je n'ai été ni malade, ni triste, ni rêveur, ni chagrin ; il me semble que Dieu me perte dans ses bras comme une tendre mère porte son enfant. Voyez comme la Providence prend soin de nous : il ne nous est pas encore arrivé le moindre petit accident, cependant nous avons passé par les endroits les plus dangereux sur la mer '. Je me figurais

1. 11 avait doublé le cap de Bonne-Espérance.

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le séjour de la mer beaucoup plus périlleux que je ne l'ai trouvé. Ces trois mois de mer ne m'ont pas plus coûté, en quelque sorte, que si j'avais élé d'Authie à Doullens. Ainsi vous voyez, que je ne suis pas a plaindre

A Manille, nous quitterons notre navire pour eo prendre un autre qui nous conduira à Macao : c'est l'allaire de huit jours quand le veut est bon et de vingt quand il est contraire.

« Ed attendant dous voici à Batavia, capitale de l'île deJavaqui appartient aux Hollandais. Nous v sommes arrivés le 2 février ;i i heures du soir. Nous v trouvâmes un aavire français qui devait partir pour Marseille vers le -'.'> du même mois. C'esl ;i ce navire que j'ai remis toutes mes lettres pour la France.

a Ed tout nous avons fait, dans l'espace de trois mois et demi, 5.500 lieues.

•< De Batavia nous nous dirigerons vers Manille : nous ne mettrons guère plus d'un mois, aussi nous espérons être ;i Macao dans deux mois. »

Vers la lin de son récit le saint missionnaire parle longuement et d'une façon intéressante de sa manière d'être sur le vaisseau, delà nourriture, île la liberté dont il jouit et de plusieurs détails amusants.

Il termine en exprimant tous ses souhaits, en faisant ses compliments à tous 1rs membres delà famille, à tous les parents et amis d'Authie, de Couin et d'ailleurs *.

\ eeiic longue lettre adressée à son père et à sa mère en était jointe une autre pour M. Chanson, professeur au grand séminaire d'Amiens.

Le lecteur y verra toute la reconnaissance de ce cœur d'apôtre, sa confiance absolue en la divine Providence,

I. Il y est particulièrement t'ait mention de M. Messio, alors curé d'Hérissart,

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son détachement, la sincérité de sa vocation et son zèle pour les missions.

a Monsieur et très cher Confrère,

« Depuis que je vous ai fait mes adieux au séminaire, j'ai bien souvent pensé à vous, ainsi qu'à M. le Supé- rieur, à nos confrères et à tous vos séminaristes. Dieu m'a comblé de trop de faveurs dans votre maison, pour que je puisse jamais l'oublier. C'est que j'ai reçu le sous-diaconat, le diaconat et la prêtrise ; aussi vous pouvez croire que je ne vous oublie pas devant le Sei- gneur. Quelque faibles, quelque chétives que soient mes prières,j'ai cependant la confiance qu'il les exaucera, parce que je les lui adresse par un sentiment de recon- naissance. Je suis bien persuadé que vous n'avez pas perdu ib' vue vi 'tri- pauvre peu il ml : h -s lénioignagrs de bonté que vous m'avez donnés dans mes différentes retraites au séminaire m'en sont un sur garant. C'est à vos prières et à celles de nos chers confrères et de nos bonnes sœurs que M. Mouly et moi nous nous croyons redevables de notre heureuse traversée depuis le port de Paimbœuf jusqu'ici [Or ilya3.760 lieues sans compter les détours). Nous n'avons essuyé qu'un seul coup de vent qui dura près de deux jours, mais il n'était pas fort dangereux et nous n'avons éprouvé aucune avarie. M. Mouly a eu le mal de mer pendant une quinzaine de jours; pour moi, ebose extraordinaire, je n'en ai rien ressenti. Ce qui m'a un peu gêné, c'est l'odeur du goudron et le roulis qui m'ont causé quelques insom- nies. Malgré cela j'ai toujours eu la meilleure santé du monde. Je ne saurais vous dire combien j'éprouve de joie et de consolations intérieures dequis que j'ai mis le pied sur ce vaisseau Dieu m'appelait et m'attendait depuis longtemps. J'ai quitté la France sans verser une

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larme, sans même jeter un regard en arrière, aussi depuis ce moment il me semble que je possède ce cen- tuple promis par Notre-Seigneur à ceux qui quittent tout pour le suivre. Oui, si nous voulons goûter combien le Seigneur est doux, quittons tout : nos passions, nos amis, même notre patrie. Partout nous irons, serait-ce au delà des mers, dans les régions les plus reculées, Dieu nous conduira par la main, Dieu nous portera dans ses bras et versera dans notre âme, la paix, la joie et. le bonheur.

« Que ne puis-jc raconter à vos chers séminaristes, tout ce que j'éprouve de plaisir, de consolations et de contentement sur la mer ! Je suis sûr que cela les enga- gerai! à faire un sacrifice qui leur ferait goûter les mêmes consolations. Oui, il y aurait parmi eux quelques âmes charitables, quelques cœurs généreux qui viendraient partager nos travaux et prêter une main secourable à tant de pauvres Chinois qui tombent tous les jours dans l'abîme du malheur. Hélas ! comment ces pauvres gens peuvent-ils connaître celui qui est mort pour eux? Ils n'ont point de prêtres qui les instruisent. Le diocèse d'Amiens compte environ 700 prêtres et la Chine, six à sept fois grande comme la France, n'en compte pas cinquante. 0 mon Dieu ! ayez pitié de ce pauvre peuple, plongé depuis si longtemps dans les ténèbres de l'ido- lâtrie ; inspirez à quelques-uns de vos ministres, à quel- ques-uns de ceux qui ont quitté le siècle, pour embrasser votre sainte milice ; inspirez-leur le désir, la volonté et le courage d'aller vous faire connaître à cette nation immense. Ces pauvres créatures ne connaissent point leur véritable Père, elles ne connaissent point Jésus- Christ qui est mort pour elles avec tant d'amour. Point de consolations pour elles dans leurs peines, dans leurs souffrances ; pas un prêtre qui leur présente la croix à baiser au lit de la mort, moment terrible l'âme a tant

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besoin d'être forliûée, mais surtout, moment terrible pour l'infidèle, puisqu'il n'a point aimé Dieu qu'on ne Jui a pas fait connaître.

<r Qu'il vienne donc celui qui est zélé pour la gloire de Dieu, il le fera connaître, il le fera aimer par ses travaux, par sa charité : il verra s'élever autour de lui une chré- tienté aussi pure, aussi sainte, aussi courageuse, aussi brillante que celle des beaux jours de l'kglise uaissante. J'espère de la bonté de Dieu, qu'il enverra quelques-uns de ses ministres travailler à la vigne qu'il nous a confiée ; je le lui demande par les mérites de son cher Fils qui a tantsoufferl pour le salut des hommes. Cel exemple de \otre-Seigneur devrail bien engager ses ministres â faire quelques sacrifices pour procurer la gloire de son Pèreel empêcher que l'effusion de son sang soit inu- tile a tant de peuples.

Si Dieu ne leur inspire pas cette belle, cette sublime vocation, du moins qu'ils se souviennent de tant de pauvres Chinois dans leurs prières; que leur charité B'étende jusqu'à eux; sans doute l'espace qui les sépare est immense, mais la charité ne connaît ai bornes, ni limites. D'une main qu'ils distribuent la nourriture céleste aux âmes qui leur sont confiées; mais qu'ils lèvent l'autre vers le ciel, en faveur d'un peuple délai

Je me recommande de nouveau à vos prières, à celles '!"• nos confrères el des séminaristes. Je prie le Seigneur de répandre ses grâces et ses bénédictions sur votre maison : c'est ce que je ne manque pas de faire tous les jours de ma \ ie..., etc.

De Batavia, MM. Danicourl etMouly firent voile pour Manille, capitale des Ues Philippines, et de .Manille pour Macao. La Providence leur continua la même protection jusqu'à la fin.

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\ Manille, le gouverneur les reçut avec la plus grande bienveillance et leur promit son appui; Mgr l'archevêque leur témoigna une bonté toute paternelle.

Enfin le L4 juin 1 8 3 i , en la fête de saint Basile, les saints missionnaires, après sept mois et demi de Ira- versée, débarquèrenl à Macao. Ce n'était point encore la Chine, niais cette ville renfermait les sources de la géné- ration tic la Chine.

CHAPITRE II

m mu; DE M. DANICOURT a BIACAO 1834-1842.)

M ao, conirc religieux : pourquoi? Le personnel du séminaire de Macao. Vie el rôle de M. Danicourl dans cette maison. Résultats et consolations : paroles du Vénérable Perboyre. Appréciations de M. Danicourl sur la Chine : châtiments visibles de la divine Providence; situation des missionnaires, tristi et espérances résumées dans ses lettres ;•- M. Debrie el à la révérende sœur Boulet, supérieure générale des Filles de la Charité. Estii t vénération de M. Danicourl pour ces der- nières. — M. Danicourl esl un des premiers apôtres de l'Imma- culée-Conception en Chine.

Le gouvernement de Pékin n'avait pas encore fléchi devant les miséricordes de Dieu ni devant L'influence européenne,. Il maintenait dans tnule leur rigueur ses divers édits de persécution et fermait ses portsà loul commerçant étranger. In cordon de sûreté environnait toute la Chine, si bien que missionnaires et négociants rencontraient à chaque pas une police active et jalouse. L'œuvre de Dieu ne s'accomplissait que furtivement dans ce vaste empire; et ce n'esl qu'au prix des plus grands sacrifices el au sein de périls sans cesse renais- sants que les envoyés de Dieu parvenaient à jeter la semence de L'Évangile. L'œuvre des séminaires surtout, cette œuvre si importante, cette œuvre capitale, y était impossible. Les évoques des différents vicariats aposto- liques se voyaient dans la triste nécessité d'envoyer au

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loin les jeunes lévites du sanctuaire qu'ils voulaient instruire et former pour le saint ministère. Tant que dura la persécution, Macao •, colonie portugaise située au sud de la Chine, fut la cité libre les différentes congrégations chargées d'évangéliser le Céleste-Empire établirent leurs séminaires. On y comptait, en 1834, celui de la Propagande, celui des Missions étrangères et celui des Lazaristes.

Macao était comme un camp retranché les mission- naires s'initiaient à la langue et aux usages du pays, ils se retrempaient dans la prière et la charité, et s'ap- prêtaient à affronter l'empire le plus obstiné dans l'ido- lâtrie et la corruption. C'était aussi à Macao que se réfu- giaient les apôtres usés par l'âge, les travaux et les tribulations, ou obligés de fuir la persécution; de grandes et belles existences que le monde ne soupçonne pas s'éteignirent là.

MM. Danicourt et Mouly trouvèrent, en arrivant à Macao, M. Torrette, deux prêtres chinois et une quin- zaine de jeunes élèves envoyés des différentes pro- vinces de Chine. Grande fut la joie de cette petite famille à l'arrivée de ces deux confrères. On s'em- brassa très cordialement et l'on échangea les nouvelles, les communications diverses : les uns apportaient les bénédictions et les encouragements de Paris, de Rome, de l'Europe chrétienne; les autres parlaient de leurs missions, racontaient le zèle, l'intrépidité, les combats de leurs frères; enfin ils faisaient part des succès de l'œuvre de Dieu, de leurs craintes et de leurs espérances.

Mais les saints sont avares de leurs instants, ils savent qu'ils n'ont que peu de temps pour opérer et

I. Macao, à vingt lieues de Canton, appartient aux Portugais depuis trois siècles (IjSO). Le pape Alexandre VIII en fit le siège d'un évêché en 1G90. Depuis vingt ans celte ville est bien déchue de son ancienne prospérité.

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encore ce temps appartient-il à Dieu et aux âmes pour lesquelles ils ont tout quitté : le lendemain il fallut dis- tribuer les rôles aux m mi veaux arrivés. La mission de Pékin demandai! un missionnaire ; le séminaire de M acao en demandait un autre. M. Torrette ne pouvant tout seul faire face a l'éducation des séminaristes.

Nous invoquâmes l'Esprit-Saint, dit Mgr Mouly \ nos noms fuient mis dans une mue, on tira au sort. Le sort, ou plutôt la Providence, me désigna pour Pékin, elle désigna M. Danicourt pour le séminaire interne de Macao.

Alors chacun se mit à l'œuvre, M. Mouly s'appliqua a l'étude de la langue el des usages chinois ; M. Danicourt repril le rude labeur de professeur "le quatrième.

\1 . Mouly qui, dans une lettre adressée a M. Le-go, en dite du 15 novembre 1834, nous fait con- naître la personnel du séminaire de Macao. « Notre

maison se c pose de quatre prêtres : M. Torrette,

supérieur, M. Danicourt el deux chinois, MM. Ly et Tchiou. M. Danicourt partage, avec M. le supérieur, le si iiu de formel nos jeunes novices chinois et se consacre tout entier a leur éducation : il fait trois larjour,

deuzde latin et une d'Ecriture sainte. C'est M. le supé- rieur qui donne les leçons de philosophie et de théo- logie. MM. Lj et Tchiou enseignent tout ce qui regarde la langue chinoise; ils s'occupent aussi d'entendre les cniil'rssi,,iis ,!,. bon nombre de Chinois et de Chinois Notre noviciat va très bien. Nos jeunes novices sonl eu ce moment au nombre de treize, et nous en attendons plusieurs autres de l'intérieur; ils sonl d'uni' grande édification, d'une piété angéliquc et d'une docilité admi- rable. Sous ce rapport, je vous assure qu'ils ne le

t. Discours prononcé par filgi Itouly, évêque de Pékin, dans l'église d'Authie, li i ' octobre 1861,

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cèdent en rien aux séminaristes de notre maison de Paris. Vous seriez Louché de voir quelle sainte ardeur ils ont pour l'oraison et pour les exercices de piété et quel goût ils trouvent dans toutes les choses de piélé; ils ajoutent a cela une gaieté douce et aimable, et beau- coup de zèle pour se former à la science, »

Ce rôle d'apôtre enseignant est bien petit aux yeux du monde, mais il est grand, sublime aux yeux de Dieu, comme aussi il esl essentiel et capital aux veux de la religion. Avant que l'apôtre évangélise, régénère les âmes, il doit être instruit, préparé, formé pour cette grave et sainte mission : ce rôle d'initiateur appartient au professeur il»' séminaire, ce fut celui de M. Danicourt, pendant les huit années qu'il passa dans la maison de Macao. Vingt prêtres chinois sont sortis de ce noviciat, de ce travail patient de formation ; et ces vingt prêtres furent les modèles, L'honneur du sacerdoce en Chine. A RI. Danicourl revient une large part dans cette mission de préparer l'avenir ; il en comprenait toute la portée ; tout son espoir était dans la semence, dira un jour son illustre panégyriste, spesin semine! Aussi leshuit années écoulées à Macao doivent être comptées au nombre des plus fécondes de sa vie en œuvres de salut. Mais n'anti- cipons point, ne cueillons pas les fruits avant leur matu- rité, n'oublions pas que nous ne sommes qu'au début de sa carrière de professeur de séminaire.

Malgré tout ce que le professorat offre de pénible, il a néanmoins son coté consolant qui est avant tout dans la manière dont les élèves répondent au dévoûment du maître, dans leurs efforts, leurs succès, leur progrès dans la vertu et la piété. Parfois aussi vient s'adjoindre une autre compensation que nous ferons ressortir d'au- tant plus volontiers qu'elle est assez rare chez bon nombre d'élèves, la reconnaissance.

M. Danicourt s'est toujours plu à relever, dans ses

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lettres, les consolations qu'il goûtait au milieu de ses élèves, témoin celle qu'il écrivait à M. Etienne, procu- reur général de la Congrégation, le [5 septembre 18'i.*). Vous sommes parfaitement satisfaits de nos jeunes Chinois. Nous eo avons en ce moment quinze. Leur piété édifie tous ceux qui en sont témoins. Mgr Cour- vesy, à qui nous les avons présentés deux fois, pour qu'il leur donnai sa bénédiction, a été charmé de leur bonne tenue et de leur modestie. Ils travaillent avec beaucoup d'ardeur. Leurs progrès dans la science sont toujours en proportion de leur avancement dans la vertu. Je vous assure qu'ils me donnent des conso- lations qui me font bien oublier ma peine et ma sollici- tude pour les former. Je vois <'ii eux de bien belles espérances poui la religion en Chine. »

Od a dit que l'ingratitude esl un «les grands vices du (lliinois : cette assertioo esl vraie du chinois païen : mais le cœur du Chinois converti s'ouvre à la reconnais- sance aussi facilement que tout autre ; nous allons en fournir la preuve dans les deux extraits suivants :

Extrait d'une leti séminaristes danois du noviciat de

Macao à M. le Supérieur général de la Congrégation de la Mission.

Macao, le 14 janvier 183G.

«... Nous ne pouvons être assez reconnaissants en- vers nos livs honorés pères Torrette et Danicourt qui ont pour nous l'affection d'un tendre père pour ses enfants. Ils nous forment aux vertus qui font l'esprit des missionnaires, et aux exercices que cet état exige, sans se rebuter jamais ni de nos mœurs rudes, ni de nos conversations grossières. Ils sont continuelle- ment auprès de nous et de nos missionnaires de Chine.

115 Envoyant tant de bonté, noua ne doutons point qu'ils ne soient récompensés dans le ciel de leur amour pour Dieu

Extrait (Tune lettre des étudiants de Macao aux étudiants de la maison mère de Paris.

Macao, le 3 décembre 1836. Nos bien-aimés frèi

« ... Oh! que notre contentemenl et notre joie furent grands braque nous vîmes notre H. P. Peschaud qui est arrivé depuis peu ! <j u«> nous sommes heureux de posséder les lili. IT. Torrelte, notre supérieur, Dani- court, notre professeur et directeur, Guillet et Faivre ! .Nous les aimons beaucoup et nous les chérissons à cause de leur piété, de leur gaieté el de leur ponctuelle observation de uos règles, ce qui est pour nous un grand sujel d'édification. »

Nous sommes heureux de joindre à ces témoignages une appréciation bien autrement grave, celle du véné- rable Perboyre, martyr. Arrivé à Macao en -1835, ce

saint missionnaire y séjourna quelque temps, et put juger par lui-même de l'état de cette maison; voici ce qu'il en écrivait l'année suivante : « Le plus bel ordre et la plus parfaite régularité régnent dans notre maison : prêtres, séminaristes, jeunes aspirants, tout y con- tribue. Si les saintes pratiques de l'ancien Saint-Lazare avaient pu se perdre en France, on les aurait retrouvées vivantes au fond de la Chine. Grâce aux soins de M. Da- nicourt, nos jeunes Chinois ont fait des progrès éton- nants dans la langue latine, qu'il parlent bien mieux que ne le feraient la plupart des élèves des séminaires d'Europe. »

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La pensée et le cœur de M. Danicourt n'étaient pas seulement au milieu de ses élèves à qui il se dévouait tout entier ; il aimait à les porter plus loin, à la suite de ses confrères qui combattaient dans la plaine et se trouvaient en butte à tous les périls de l'apostolat. Il ne perdait pas un instant de vue l'état des missions; ses lettres sont remplies de cette préoccupation; on voit dans toutes que, malgré le bien qu'il fait à Macao, il n'est pas dans son véritable milieu. Les murs d'un sémi- naire sont un horizon trop restreint pour son zèle. On a beau se le représenter comme un excellent professeur; chez lui, le missionnaire prime le professeur.

Ses appréciations sur la Chine, les consolations, les craintes, el aussi les espérances que donnenl les missions fi r.iic époque sont résumées dans les lettres qui suivent :

Lettre adressée à M. Debrie, curé <V Authie.

Macao, le Lu novembre 1834. Mon cher Monsieur Debrie,

« Je vous ai promis dans la dernière lettre que j'ai écrite à mes parents de vous envoyer quelques détails édifiants sur notre mission de Chine. Ce que je vous écris aujourd'hui n'a trait qu'indirectement à notre mission.

« Une catastrophe épouvantable, qui vient d'arriver en Chine, et qui nous a tous frappés de stupeur, fera l'objet principal de cette lettre.

Mais avant de vous parler d'un fait, dont on ne voit pas d'exemple dans toute l'antiquité, je crois devoir vous faire quelques réflexions sur les malheurs qui pèsent sur la Chine depuis six à sept ans.

« La main de Dieu s'appesantit sur ce peuple d'une

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manière terrible ; les fléaux succèdent aux fléaux. J'ai dit à mes parents quelques mots sur l'inondation qui a ravagé, dans Les années 1831 et 1832, un grand nombre de provinces. Au commencement de cette année, la famine s'est élemlne dans la province de Nankin. Ce sont autant de châtiments que la main de Dieu répand sur celte nation, dont l'empereur, les gouverneurs et les mandarins s'obstinent ù repousser la religion catholique et à persécuter les chrétiens. Un édit favorable à la religion serait le signal d'une foule innombrable de conversions. Vous pouvez juger des dispositions de ce peuple pour embrasser la religion, d'après le grand nombre de chrétiens qu'il y a dans les provinces et qui persévèrent dans la foi, malgré les édits annuels qui émanent de la cour de Pékin, malgré les vexations exercées contre eux par les mandarins, malgré la sur- veillance active de ce grand nombre de satellites qui secondent, avec une sorte de cruauté, l'insatiable cupidité des mandarins. Dieu, par tant de malheurs qu'il verse sur cet immense empire (l'empire chinois, y compris les pays tributaires, est plus vaste que ne l'était celui des Romains), a sans doute le dessein de le forcer à tolérer la religion, et je puis avancer, sans crainte de me trom- per, que ce peuple innombrable touche à sa fin, si la religion ne ferme les deux plaies que lui a faites la cupi- dité européenne. Je veux parler de X opium. Vous aurez une idée des ravages que fait sur le physique des Chinois cette liqueur meurtrière, lorsque vous saurez que les Anglais seuls en vendent chaque année à Lyntin, petite île à une vingtaine de lieues de Canton, pour 15 à 16 mil- lions. Cette liqueur, dont les effets tuent la constitution de l'homme, circule dans toutes les provinces de Chine; et quoique son importation y soit expressément défen- due, les mandarins et les marchands, quand ils peuvent le faire en secret, ne laissent pas d'en user et d'en favo-

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riser le transport. C'est la première plaie dont je vous ai parlé plus haut, et ses effets opèrent une telle révolu- lion sur ceux qui en usent, qu'à les voir dans la rue ou sur les places publiques, on les prend pour des hommes qu'un mal invétéré mine depuis longtemps.

« La seconde plaie qui n'est que la conséquence de la première, «'est la pauvreté de ce peuple. Quand une aation, quelque riche qu'oD la suppose, prodigue chaque année 15 millions de piastres (faites attention que la piastre vaut 5 francs el plus) el cela pour une liqueur qui désorganise toul L'homme, il n'est pas difficile de croire qu'elle s'épuise en peu d'années. Aussi la moindre hausse du riz, principale nourriture des Chinois, suffit pour les mettre en proie aux horreurs de la famine. Or je dis que la religion seule peut fermer ces deux plaies mortelles. Certainement la cupidité au peuple marchand se jouera de L'extermination de toute une nation, poun u qu'elle ail de quoi remplir ses coffres.

Si, d'un autre enté, la aation eliinoiso renonce à son peu l'haut furieux pour L'opium, ce ne sera que lorsqu'une génération toul entière se sera épuisée et quant au corps et quant aux richesses. Que deviendront donc les rejetons de cette génération infirme et mendiante ? Ils ne peuvent aboutir qu'à une destruction totale.

« Il n'y a donc que la religion qui, ouvrant les yeux à ce peuple idolâtre, lui fera voir dans l'usage de cette liqueur empoisonnée, la violation du précepte divin. intimé à l'homme par son Créateur: « Non occidcs, tu ne tueras point, d

« Nous avons bien dans nos parages des ministres protestants; mais leur morale facile, leur morale lucra- tive, leur morale politique n'a jamais réclamé contre ces excès de la cupidité anglaise. Leur activité, car ils n'en ont que trop, consiste à distribuer des bibles traduites en tous les idiomes des Indes. Les colporteurs

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rie res bibles tronquées, la parole de Dieu est revêtue de baillons dégoûtants; que dis-je ? la parole de Dieu n'est plus la parole de Dieu, mais est remplacée par les interprétations d'un cerveau en délire, ces colporteurs, semblables aux douaniers des ports, visent chaque navire qui entre dans la rade, et distribuent à pleines mains des bibles gratis, non pro Deo, certainement, sed pro diabolo. Car rien ne démontre mieux une œuvre de ténèbres, que ces colportages de bibles, dont les pages faussées servent d'enveloppes aux cigares, de tapisserie aux maisons indiennes etebinoises, enfin sont déposées dans les latrines pour les dernières nécessités de la nature. Voilà l'estime qne Ton fait, voilà le cas que l'on tient de ces bibles imprimées à grands frais et dont les colporteurs tendent sur les navires une main suppliante pour recevoir quelques biscuits.

K J'en viens maintenant au principal sujet de ma lettre. Il s'agit d'un tremblement de terre qui a eu lieu en Chine... »

Malgré tout l'intérêt qu'offre le récit d'événements tragiques, mêlé des réflexions du saint missionnaire, nous ne le reproduirons pas attendu qu'il n'y est question ni de Macao,ni des missions des Lazaristes. Il termine sa lettre à M. Debrie en se recommandant, lui et les siens, aux prières des habitants d'Auihie.

Lettre <h M. Danicourt à la révérende sœur Boult, supérieure générale '/es Filles de la Charité.

Macao, le 14 septembre 1833. « Ma très honorée Sœur, « La grâce de Notre-Seigneur soit toujours avec nous! u Peut-être serez-vous surprise de recevoir une lettre venant de Chine et de la part d'un missionnaire qui

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jusqu'à présent n'a eu aucune relation avec vous. Mais il suffit que nous soyons les enfants du même père pour que tout sujet d'étonnement disparaisse. Poussé par un sentiment qui me presse depuis quelque temps de vous écrire, j'y ai cédé aujourd'hui ; et je pense que ce que je vous dirai sur la mission qui est confiée, dans l'Empire chinois, aux enfants de celui qui fut un des plus zélés missionnaires qui aient paru dans l'Eglise de Jésus- Christ, non seulement vous intéressera beaucoup, mais encore vous inspirera, ainsi qu'à toutes les autres sœurs dont Dieu vous a choisie pour supérieure, un zèle plus ardent et un intérêt plus vif encore pour des infortunés qui gémissent sous le poids de leur misère, pour des mal- heureux qui sont sous la tyrannie du prince des ténèbres ; enfin pour des frères en Jésus-Christ, que le Dieu de toute justice fait passer parle creuset des tribulations, afin de les trouver dignes des récompenses éternelles, lorsqu'il les retirera de cette vallée de larmes ils passent des jours remplis d'amertume.

« Les trois provinces confiées à nos soins ont été les années dernières le théâtre de plusieurs fléaux à la fois : les inondations, la peste, la famine ont pesé sur elles d'une manière terrible. Je pense que vous avez eu connaissance de ces différents malheurs : cependant, je crois devoir revenir sur ces calamités, non pour vous attrister, mais pour vous engager à prier le Dieu de toute bonté et de toute miséricorde, de donner à ses enfants qu'il éprouve la patience qui leur est nécessaire pour supporter leurs maux, avec résignation à sa volonté toute sainte, et d'ouvrir les yeux à cette foule immense de païens qui, aveuglés par leurs passions, préfèrent porter le joug du démon à la loi si douce et si remplie de consolations pour ceux qui y sont fidèles.

« A la vue des maux sans nombre qui affligent la Chine, il semble que le Seigneur veut forcer en quelque

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sorte cet empire immense à abjurer ses anciennes erreurs et à le reconnaître pour le seul Dieu, le seul maître du ciel et de la terre.

« Partout son bras puissant fait éclater des prodiges ; partout, comme autrefois en Egypte, on ne peut s'em- pêcher de reconnaître son doigt. M. Rameaux a failli être victime de la méchanceté d'un païen. Ce malheu- reux, portant sur lui les noms des chrétiens de tout un district, se rendait chez le mandarin pour le dénoncer. Mais aussi, d'un autre côté, la justice de Dieu, si je puis m'exprimer ainsi, était à ses trousses. La mort le saisit avant qu'il exécutât son projet infernal : il expira subi- tement en chemin, et la liste des chrétiens fut trouvée sui 'ui dans un morceau de bambou.

« Un faux frère, poussé par une méchanceté plus cri- minelle encore, voulut aussi dénoncer M. Rameaux ; mais une mort subite fut le salaire affreux de son noir dessein.

« Un de nos confrères chinois, poursuivi par les sa- tellites, se réfugia dans la famille de M. Ly, l'un des quatre Chinois qui ont été à Paris en 1829. La mère de M. Ly, cette femme éminemment pieuse et digne d'être proposée comme modèle aux mères chrétiennes, était dangereusement malade. Le missionnaire arriva à temps pour lui administrer les derniers sacrements ; et son âme, nous n'en doutons pas, est allée se réunir au Dieu qu'elle avait aimé de tout son cœur. Sa mort précieuse arriva le jour de la Nativité de la sainte Vierge.

« Un dominicain espagnol fut reconnu en allant administrer une chrétienté dans la province de Fo-Kien. Il fut pris et conduit chez le mandarin qui le fit jeter dans un cachot obscur il eut à souffrir de la faim et de la soif. Pour comble de souffrances, il fut mis entre les mains d'un geôlier barbare qui se plaisait à le tor- turer de la manière la plus cruelle. Mais Dieu ne tarda

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pas de venir au secours de son fidèle ministre, et à faire éclater sa justice ; car cet homme féroce expira subite- ment sous les yeux des autres prisonniers, qui furent frappés de cette mort soudaine comme d'un coup de foudre : tous y virent une punition du ciel. En effet, ce malheureux tomba mort un instant après avoir torturé le missionnaire. Bientôt le bruit de cette mort se répan- dit dans la ville et parvint aux oreilles du mandarin. Celui-ci, redoutant pour lui-même un sort pareil, donna la liberté au missionnaire, moyennant une certaine somme.

« M. Bertrand, des missions étrangères, entré en Chine sur la fin de Tannée dernière, fut reconnu non loin de Canton. Déjà les Chinois s'attroupaient autour de lui; déjà on allait le saisir : mais, ô mon Dieu, que vous êtes bon envers ceux qui sacrifient tout pour vous, et que vous leur donnez déjà ici-bas des marques sensibles de cet amour immense dont vous les inondez dans le ciel ! Vous avez permis que le feu prit à une maison voisine afin de dissiper cette multitude qui en voulait à celui que vous aimez, et afin de laisser un libre passage au pas- leur que vous envoyiez pour vos brebis et sauver celles que l'ennemi de tout bien vous a ravies. Ainsi fut sauvé M. Hertrand.il serait bien aveugle celui qui ne verrait qu'un effet du hasard. Le hasard est un mot qui ne signifie rien. Tout au ciel et sur la terre se fait par Tordre ou la permission de Dieu : le cheveu qui tombe de notre tête comme la feuille que le vent em- porte dépendent autant de sa volonté suprême que le cours du soleil et des autres astres, que les flots de la mer qui ne dépassera jamais la limite qui lui a été tracée.

a M. Mouly, notre cher confrère et mon compagnon de voyage, est entré en Chine au mois de février der- nier, par la voie de Canton. Il semble que Dieu ait fermé

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les yeux aux nombreux satellites qui couvrent cette voie périlleuse, car il ne lui est rien arrivé de fâcheux dans sa route, et il a eu la satisfaction bien douce de passer les fêtes de Pâques avec M. Rameaux dans la province de Hon-Kouang. Xous le croyons déjà arrivé dans notre maison de Tartarie, à six cents lieues de Macao. Ce sont des faits notoires et patents ; mais combien d'autres protections spéciales, combien d'autres dangers évités sans que nous en ayons connaissance et dont les mis- sionnaires eux-mêmes ne s'aperçoivent pas, mais que Dieu découvrira à ses élus lorsqu'il les appellera à lui.

« La Providence veille sans cesse sur nos pas : que de dangers, que d'accidents auxquels nous échappons sans nous en apercevoir ! Bénie soit à jamais cette divine Providence qui nous porte dans ses bras comme de petits enfants ; mais c'est surtout envers les mission- naires qu'elle envoie parmi les fidèles, que ses soins sont tendres et assidus.

« Quelle joie nous avons éprouvée en voyant arriver ici un si grand nombre de bons missionnaires français qui, fidèles à suivre la voix qui les appelle, quittent tout ce qu'ils ont de plus cher et s'exposent à mille dangers sur mer et sur terre pour procurer la grâce de Dieu et le salut des âmes. Nous sommes ici treize missionnaires français, dont six sont destinés pour la Chine. Il y en est entré six l'année dernière. D'après cela, ne semble- t-il pas que Dieu a des desseins de miséricorde sur cet empire, le plus ancien que l'on connaisse, mais aussi le plus enraciné dans les superstitions de tous les genres. Oui, il semble que Dieu veut renouveler la face de cette terre idolâtre. Les châtiments qui pèsent sur elle depuis plusieurs années ne serviront pas peu à ouvrir les yeux de tant d'aveugles aux lumières de la foi. Partout les païens remarquent que les mandarins qui ont persécuté les chrétiens ont une fin qui n'annonce que trop visible-

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ment un châtiment d'en haut. Ceux de la province réside M. Rameaux avouent que depuis la dernière per- sécution, dans laquelle .M. < "Jet, notre confrère, a reçu la palme du martyre, ils ont toujours été affligés par quelque fléau tel que la peste, la famine, les inonda- tions, etc.,ei ils ajoutent que, depuis son arrivée, ils com- mencent à respirer. Ohl quand viendra L'heureux mo- ment où notre sainte religion sera libre en Chine ! Que* de chrétiens abandonnés seraient nourris du pain delà parole divine ! <Ju«' de païens, qui n'ont pas encore entendu la bonne nouvelle, se convertiraient au Dieu qu'ils ont méconnu jusqu'à ce jour ! Mais surtout que d'enfants infortunés, qui ne voient le jour que pour mourir misérablement, seraient sauvés! Et ce que je ne puis dire sans avoir le rieur déchiré, trente mille enfants, qni périssent chaque année en Chine, seraient recueillis et baptis l - petites créatures sont jetées à la voirie, dans les fossés ils deviennent la proie des animaux carnassiers.

« A Pékin, Us Bont exposés dans les nies : passe un tombereau on les met pêle-mêle; et les soins qu'on donne à ceux qui vivent encore sont plutôt, en quelque sorte, pour prolonger leur agonie que pour les rappeler à la vie.

Je ne doute pas, ma très honorée sœur, que ce tableau affligeant ne fasse sur vous et sur les autres sœurs qui liront cette lettre, la plus vive impression. S'il vous était donné de voler au secours de tant d'infor- tunes, vous renouvelleriez en Chine le beau spectacle que la grâce du Seigneur vous fait donner aux yeux de toute la France. Le ministère admirable que Dieu vous a confié n'est point inconnu en Chine. Ici, nos jeunes gens, dont quelques-uns ont été les témoins du courage et de la charité que Dieu vous inspire, nous parlent bien souvent de vous.

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« Oh! qu'ils désirent ardemment qu'une si belle insti- tution existe en Chine! quand viendra le moment tant de pauvres enfants ne perdront plus corps et àme tout à la fois ? Ilàtons-le par de ferventes prières; peut- être n'est-il pas loin.

<l L'association de la Propagation de la foi, que Dieu a suscitée en France pour le salut des peuples infidèles, se réjouira peut-être un jour d'avoir été l'instrument de la conversion de la Chine et d'autres royaumes '. Une sainte ardeur se communique de proche en proche parmi les ecclésiastiques de France, et les vocations au ministère apostolique se déclarent dans presque toutes les provinces. Honneur au clergé français ! Après avoir supporté avec un courage héroïque la plus allreuse tem- pête qui se soit peut-être jamais déchaînée contre notre sainte religion, le voilà maintenant qui étend sa charité jusqu'aux extrémités du monde ; aucun peuple n'est étranger aux ell'usions de cette charité en quelque sorte sans bornes.

a Avant de terminer ma lettre, j'ai quelque chose à vous dire sur notre position à Macao et sur les jeunes gens que nous élevons. Vous n'ignorez pas sans doute que les procureurs des missions ont été chassés de cette ville ; mais ils y sont rentrés de nouveau d'après une permission du vice-roi de Goa. Dieu a permis ce contre- temps pour en tirer du bien, car le coup qu'on avait voulu porter aux procureurs leur a tourné à bonheur. Nous espérons, d'après les dispositions présentes du gouverneur, et surtout d'après les démarches que le ministère français fait à la cour du Portugal, nous espé- rons, dis-je, que désormais nous serons tranquilles à Macao.

i. L'œuvre admirable de la Sainte-Enfance n'était pas encore fondée. V. plus loin.

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« Notre séminaire se compose de treize jeunes gens chinois, qui nous donnent beaucoup de consolations et qui nous font concevoir de grandes espérances pour l'avenir. Leur ferveur, leur gaieté, leur amour pour l'étude, tout en eux nous donne une sorte de certitude qu'ils seront de bons missionnaires et de dignes enfants de notre saint fondateur. Les trois confrères qui viennent il»' nous arriver de France ne se lassent pas de les admirer. Je pense que dans les lettres qu'ils écriront en France, ils ne manqueront pas d'en parler à notre très honoré père M. Salhorgne, et que ce digne successeur de saint Vincent tressaillira de joie en apprenant tout le bien qu'ils en diront.

Quel plaisir nous avons éprouvé enrecevant MM.Per- boyre, Gabel et Perri. Ces Messieurs seront d'un très grand secours pour MM. Laribe et Rameaux qui tra- vaillent ;i l'œuvre «le Dieu avec un zèle ardent et un courage infatigable. M. Hameaux, dans l'espace d'en- viron six mois, a fait trois cents lieues à pied pour visiter les différentes chrétientés qui composent sa mis- sion.

« Je vous engage, ma très honorée sœur, à prier pour notre mission et a engager toutes nos bonnes sieurs à faire de même. Oui, priez pour nos pauvres chrétiens qui ont souvent à supporter la faim, et quelquefois une faim affreuse, à cause des inondations fréquentes qui ravagent les missions. Dans le Kian-Sy, la famine a été si terrible, l'année dernière, que plusieurs en sont venus jusqu'à manger de la terre d'une certaine montagne; cette terre, qu'a vue un de nos confrères chinois, et qu'il a maniée, est blanche et légère. Pour surcroît de misère, ils ne l'avaient qu'à prix d'argent. Voyez, après cela, s'ils n'ont pas besoin de prières. Je vous engage à prier aussi pour notre séminaire de Macao, afin que nos jeunes gens deviennent par la suite de bons mission-

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naires. Ces bons jeunes gens, ayant su que je vous écrivais, m'ont prié de vous présenter leurs respects ainsi qu'à toutes nos sœurs, et de les recommander à vos prières et à celles de toutes nos sœurs ; je vous présente donc leurs respects et leur recommandation.

« Nous sommes ici fort édifiés de la relation des gué- risons et des conversions nombreuses opérées en France par la médaille miraculeuse. Notre bonne Mère la sainte Vierge n'a donc pas abandonné notre coupable patrie. En effet, peut-elle oublier un royaume qui lui a été voué et consacré par l'un de nos plus pieux rois ! Nous pen- sons que les miracles opérés par le moyen de cette médaille serviront à ranimer la foi dans un grandnombre de personnes. Nous avons eu recours à elle à l'occasion de plusieurs morts subites qui ont eu lieu ici. On crai- gnait beaucoup que ce ne fût le choléra ; mais il paraît que ces morts soudaines provenaient de l'eau fraîche que ces personnes avaient bue étant trempées de sueur. Comme nous avons envoyé de ces médailles dans nos missions, nous espérons qu'elles y opéreront quelques- unes des merveilles qu'elles font en France.

« Il est temps de terminer ma longue lettre, et je le fais en me recommandant à vos prières et à celles de toutes nos bonnes sœurs, qui ont une grande part aux miennes quelque faibles qu'elles soient : c'est une sorte de dévotion pour moi que de prier pour toutes les sœurs de la Charité.

« Votre tout dévoué serviteur,

« F.-X. Danicourt, i.p. de l. m. »

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Extraits d'une autre lettre à la révérende sœur Boulet, supérieure générale des Filles de la Charité.

Macao, le 10 décembre 1837.

« Ma très honorée Mère.

« Il me serait difficile de vous exprimer tout le plaisir que j'ai éprouvé en lisant votre belle lettre du 15 fé- vrier dernier, que j'ai reçue le 30 août suivant.

«Je vois maintenant, mieux que jamais, tout l'intérêt que vous et toutes nos bonnes sœurs portez à nos mis- sions de Chine. Je me réjouis dans le Seigneur, en pensant aux prières que vous lui adressez tous les jours pour le succès de notre sainte religion dans un empire le démon règne depuis tant de siècles. J'ai la con- fiance que le bon Dieu, touché par vos prières ferventes, bénira les travaux des missionnaires en Chine, sou- tiendra leur courage au milieu des difficultés et des dangers sans nombre qu'ils éprouvent, et leur enverra de dignes collaborateurs. Hélas, un de ceux que vous vîtes partir au commencement de cette année, et que vous suivîtes sans doute de vos vœux et de vos prières, notre bon confrère espagnol, Jean Armand Sempau, n'est plus. Il est mort à Singapour dans la maison de Messieurs des Missions étrangères, le troisième jour après son arrivée dans cette île... M. Peschaud, son compagnon, nous est arrivé bien portant. Nous avons pu, à l'insu du gouverneur portugais, qui, peu de temps auparavant, avait chassé deux missionnaires italiens, l'aller chercher à bord et l'introduire chez nous, ainsi que tous ses effets... MM. Guillet et Faivre, arrivés en octobre 1836, sont encore ici. Yoilà déjà plusieurs mois que nous attendons la barque du Fo-Kien pour les faire passer dans l'intérieur, et cette barque ne paraît

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pas encore. Peut-être tardera-t-elle longtemps à cause des barques mandarines qui couvrent les côtes de la Chine, pour empêcher la contrebande de l'opium qui fait tant de mal parmi les Chinois, et qui visitent scru- puleusement toutes les autres barques qu'elles ren- contrent. Au sujet de l'opium, il faut vous dire que les Chinois fument cette substance empoisonnée qui les enivre, ruine leur santé et les rend en peu de temps incapables de rien faire. Une fois qu'ils en ont contracté Phabitude,ils ne peuvent plus s'en défaire,et il faut qu'ils fument chaque jour autant de fois qu'ils ont fumé dès le principe ; parce que, s'ils ne le font pas aux heures accou- tumées, leurs yeux commencent à couler, leur bouche rend de la salive, et ils finissent par tomber en défail- lance. Il n'est point difficile de reconnaître un fumeur d'opium à sa pâleur et à sa maigreur extrême ; et vous pourrez juger du nombre de ces squelettes ambulants en Chine, lorsque vous saurez que les Anglais, les Américains, les Portugais et Paris vendent chaque année aux Chinois de l'opium pour quinze millions de piastres, ce qui fait à peu près quatre-vingts millions de francs.

« Les difficultés qu'offre la voie du Fo-Kien pour l'entrée des missionnaires sont bien moins grandes que celles qui existent sur la voie de Canton, à cause des conséquences terribles qui en résulteraient si un Euro- péen était reconnu passant par là. Nous ne serions pas en sûreté à Macao de la part des Chinois parce que nous ne comptons pas sur les Portugais dans un cas de besoin. Nous sommes donc gênés de tout côté pour faire V œuvre de Dieu.

« Avant de finir, ma très honorée Mère, je vous prie de recevoir mes bien sincères remerciements, pour les chapelets, les images, les médailles (miraculeuses) que vous avez eu la bonté de m'envoyer. Que puis-je vous

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offrir en échange? Vous ne désirez, je pense, que des prières et des relations édifiantes de nos missions. Eh bien, je ferai ce que je pourrai pour vous satisfaire sur ces deux points. Il y a déjà longtemps que j'ai une inten- tion particulière pour vous et toutes nos bonnes sœurs, toutes les fois que je dis la sainte messe ; et je prends la résolution de vous écrire souvent, et de vous dire ce que j'apprendrai de nos missions. Je suis bien persuadé que, de votre côté, vous continuerez avec toutes nos bonnes sœurs de coopérer par vos prières à la conver- sion des Chinois. Je désire que vous recouriez souvent à la sainte Vierge, et que vous la sollicitiez, par de fer- ventes prières, de s'intéresser au salut de ce pauvre peuple. Cette tendre Mère écoutera vos prières. C'est un grand malheur pour les hommes que la sainte Vierge soit si peu connue. Hélas ! faut-il que nous ayons une Mère si pleine de bontés, si riche en miséricordes, si disposée à nous faire rentrer en grâces avec Dieu, si puissante pour nous soutenir dans la vertu, et que cepen- dant on la connaisse si peu, on l'invoque si rarement, si négligemment, en un mot, qu'on pense si peu à elle ! c'est une bien grande misère.

« Permettez-moi, ma très honorée Sœur, de vous présenter les sentiments de respect et de reconnaissance que j'éprouve pour vous et pour toutes nos bonnes sœurs. Je me recommande d'une manière particulière à vos prières et aux leurs, ainsi que notre séminaire de Macao et tous les chrétiens de la Chine, et vous prie de me croire, en l'amour de Notre-Seigneur et de sa sainte Mère.

« Ma très honorée Sœur, « Votre très humble et très dévoué serviteur,

« Dantcotjrt. i. v. d. I. m. »

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La simple lecture de ces lettres nous révèle autre chose que le professeur de Macao : à chaque instant, sous l'enveloppe des mots, on sent vibrer l'âme d'un missionnaire dévoré de zèle pour la conversion des infi- dèles, déjà rempli de sollicitude pour ces pauvres âmes qui se perdent journellement et qu'il désire tant sauver! A chacun des passages les plus saillants, on sent pal- piter le cœur d'un apôtre.

Parmi les nombreux détails qui, nous aimons à le croire, auront frappé le lecteur, il en est deux que nous nous plaisons à relever : le premier est l'estime, la vénération de M. Danicourt pour les sœurs de charité : le second a trait à la médaille miraculeuse.

Les sentiments que M. Danicourt nourrissait en son âme pour les sœurs de charité ne dataient point de Macao. Dès ses jeunes années, à Montdidier, il avait été l'heureux témoin des œuvres de miséricorde de ces dignes filles de saint Vincent de Paul. Il ne savait alors ce qu'il devait admirer le plus, ou de cet esprit de sacri- fice qui les porte à renoncer à tout pour se consacrer à Dieu, ou de cette charité qui s'immole pour consoler ceux qui pleurent, prodiguer des soins aux infirmes, aux malades atteints de toute espèce de maux, et devenir mères selon la grâce de ceux qui n'en ont plus selon la nature. Ces sentiments ne firent que grandir et se forti- fier en lui avec le temps. Au surplus, lazaristes et sœurs de charité sont enfants du même père : la même charité les inspire; dès lors il n'y a rien d'étonnant qu'il existe entre eux similitude d'âme et de dévoûment.

Arrivé en Chine, M. Danicourt n'a pas sitôt mesuré de son regard profond et judicieux cette terre l'on est sans pitié pour le pauvre, sans entrailles pour l'orphelin, qu'il comprend combien y est nécessaire la présence des sœurs de charité. Instinctivement sa pensée repasse les mers, il les appelle de ses vœux et de ses prières ; et,

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bientôt nous l'entendrons adresser une première de- mande à M. Etienne, supérieur général, puis revenir sans cesse à la charge et enfin, à force de démarches, obtenir que la Chine ouvre ses portes aux messagères de la charité.

Nous avons parlé de la médaille miraculeuse :

L'apparition de la très sainte Vierge à une sœur de charité, du nom de Catherine Labouré (1830), popula- risée par cette médaille, marqua dans notre siècle le début d'une ère nouvelle pour le culte de la Mère de Dieu. Le premier résultat fut de ranimer la croyance des peuples à l'un des plus grands privilèges de Marie et de préparer les esprits à la définition du dogme de l'Imma- culée-Conception, définition que vint confirmer le grand miracle de Lourdes. Le second résultat est dans le réveil de la piété envers Marie conçue sans péché, dans ce mouvement qui fit affluer simultanément dans ses prin- cipaux sanctuaires (Xotre-Dame-des- Victoires, La Sa- lette, etc., et par-dessus tout Lourdes) des foules innom- brables de pèlerins, poussés par un élan et une confiance sans précédent dans l'histoire de l'Eglise.

Un enfant de Marie tel que M. Danicourt, malgré la distance de 3.000 lieues qui le séparait de la France, ne pouvait rester indifférent à tout ce qui s'y accomplissait pour l'honneur de sa Mère du ciel. Son cœur tressaillait d'allégresse au récit des miracles, des grâces sans nombre qui remplissait les lettres venant de France, et surtout de Paris ; miracles et grâces qui faisaient éclater visiblement la puissance et la bonté de Marie.

Grâce à la générosité des sœurs de charité, qui lui envoyaient une quantité de médailles miraculeuses, il put propager le culte de la très sainte Vierge. Il répan- dit à profusion l'image de Marie conçue sans péché, la fit pénétrer en Chine par ses confrères et plus tard l'y

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introduisit lui-même. Dès 1835, il écrivait déjà à M. Etienne, procureur général de la Congrégation : « La médaille miraculeuse court tout Macao. Tous veulent l'avoir. Je vous prie de nous en envoyer une bonne pro- vision. Nous espérons que le bon Dieu opérera ici quel- que miracle par le moyen de cette médaille. Ce serait une grâce bien précieuse qui ranimerait la foi de nos fidèles. »

Le prêtre de Marie ne négligeait aucune occasion de faire naître une grande dévotion envers la Mère de Dieu et des hommes et de faire ressortir le privilège qui lui était cher entre tous : dans ses conférences aux élèves du séminaire, dans ses catéchismes aux enfants, dans ses instructions aux fidèles, il se faisait un bonheur d'exposer les raisons qui l'établissent ; et nous pouvons dire sans crainte d'être démenti, qu'il fut en Chine l'un des premiers apôtres de l'Immaculée-Conception *.

1. Un pieux ami de M. l'abbé Charles Danicourt a eu l'heureuse pensée de faire encadrer richement le document trouvé dans le portefeuille de Mgr Danicourt après sa mort, et de l'offrir en ex- voto à Notre-Dame de Lourdes. 11 le fit placer dans la chapelle absidale de la basilique. 11 est juste que le souvenir, de celui qui fut dans l'Extrême-Orient l'un des premiers apôtres de Marie conçue sans péché, vive dans la basilique de l'Immaculée-Conception.

CHAPITRE II

SÉJOUR A MACAO (suite).

M. Danicourt est chargé de conduire de Macao à Manille cinq de ses élèves qui doivent être ordonnés prêtres : « Le 23 juin 1838, mgïlede saint Jean-Baptiste; conduite Manille MM. Tchao, >'"/>.</, Tchan, Ko et Lu. /<<)///• l'ordination (hic opus et labor). » Retour à Macao, le 27 août. Nouvelles consolations, nouvelles espé- rances données par les séminaristes de Macao, consignées dans une lettre à M. Lego, assistant, et dans une autre à M. Debrie, curé dAuthie.

Il y avait quatre ans que M. Danicourt consacrait son temps, ses soins, ses fatigues à la formation de ses chers séminaristes ; c'était une œuvre obscure, nous l'avons dit, mais une œuvre méritoire. Au demeurant, il était largement dédommagé par la manière dont ses élèves répondaient à ses sollicitudes. Dieu voulut lui donner un autre encouragement en lui conliant, en 1838, une mission laborieuse, il est vrai, mais pleine de consola- tions : il fut chargé par M. Torrette, supérieur de la maison de Macao, de conduire à Manille et de présenter à l'ordination cinq des élèves qu'ils avaient formés ensemble et qui allaient entrer dans la hiérarchie sacer- dotale.

Ce voyage dura trois mois, et par conséquent il fait époque dans la vie de notre saint missionnaire. Au reste lui-même a pris soin de le raconter dans une lettre

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adressée à M. Nozo, supérieur général, le 30 sep- tembre 1838.

Macao, le 30 septembre 1838.

« Monsieur le Supérieur,

« Voilà déjà bien du temps que je ne vous ai pas écrit, car ma dernière lettre est du 19 mars 1836. Je pense qu'elle vous est parvenue. Vous lirez sans doute avec plaisir quelques détails sur le voyage que je viens de faire à Manille, j'ai conduit cinq de nos confrères chi- nois, pour y recevoir les saints ordres jusqu'à la prêtrise inclusivement. Il faut vous dire auparavant que M. Tor- rette pensait les faire ordonner par Mgr Pévêque Nova Segovia, dont le diocèse comprend la partie nord de Luçon, et est à moitié chemin de Macao à Manille. La chose était déjà déterminée, quand nous apprîmes la mort de ce prélat. Il fallut porter nos vues ailleurs ; mais nous n'avions à choisir qu'entre Manille et le Chan-sy, parce que, d'un côté, la persécution était au Fo-Kien ; de l'autre, nous ne savions rencontrer Mgr de Siam et qu'enfin, Mgr de Nankin est si impotent, qu'il ne peut plus ordonner.

« Le voyage de Manille offrait bien des inconvénients. Celui au Chan-sy en présentait encore de plus graves. C'est un espace immense à parcourir, et qui demande par conséquent beaucoup de temps. Quelle dissipation n'entraîne pas un semblable voyage ! que de dangers à courir et de fatigues à essuyer ! Mais, ces confrères une fois arrivés auprès du vicaire apostolique, qui leur donnera la retraite ? Qui leur apprendra à dire la messe et à réciter l'office, vu que le vicaire apostolique est seul à sa résidence, et fort occupé ? Supposé même que rien ne leur manque à cet égard, ils auront encore à éprou- ver de nouvelles fatigues et de nouveaux dangers pour

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se rendre dans leur mission respective... Mais le plus grand embarras, c'était que nous n'étions pas sûrs que nos confrères trouvassent le vicaire apostolique : ce qui en effet serait arrivé, si on les avait envoyés là, car nous venons d'apprendre qu'il y a persécution à Pékin, au Su-Tchuen et au Chan-sy, et le vicaire apostolique de cette dernière province vient d'envoyer tous ses élèves à Macao parce qu'il ne peut plus en prendre soin, étant obligé de se tenir caché.

«Voilà, mon très honoré Père, dans quel embarras nous nous trouvions. M. Torrette ne savait vraiment pas quel parti prendre. Enfin, il se décida pour Manille et me chargea d'y conduire les ordinands. Ici encore d'autres difficultés. Notre passage arrêtés il fallut faire une requête au gouverneur pour demander des passeports ; le mien ne souffrait point de difficultés; mais c'était bien autre chose pour ceux de nos ordinands. La loi de Dom Pedro, qui défend de faire des ordinations, est en vigueur ici ; de sorte que nous ne savions comment nous v prendre pour obtenir leurs passeports. Nous ne vou- lions pas que le gouverneur sût pourquoi ils allaient à Manille, bien persuadés qu'il ne leur délivrerait pas de passeports s'il connaissait le motif de leur voyage. Nous consultâmes M. Henriquès sur la manière dont nous devions faire la requête : il nous la rédigea et la fit porter chez le gouverneur par l'homme le plus capable, dans Macao, de se tirer d'affaire en pareil cas, et qui se pré- senta chez lui au moment même que nous cherchions un homme ad hoc ; aussi ne manqua-t-il pas de réussir. Tant d'embarras de tous les genres n'existeraient pas, mon très honoré Père, s'il y avait des vicaires aposto- liques dans nos missions.

«Enfin nous nous embarquâmes le 21 juin sur un brick espagnol. Le capitaine prit à tâche, pendant toute la traversée qui dura dix-sept jours, de nous faire faire

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pénitence pour le boire et le manger. Dieu le lui par- donne. La Providence voulait sans doute nous faire acheter à ce prix l'accueil plein de bontés que nous fit Mgr l'archevêque de Manille. Sa Grandeur nous atten- dait et nous avait déjà fait préparer un appartement dans son palais. Nous avons donc logé chez Monsei- gneur et dans la même chambre que nous avons occupée M. Mouly et moi, il y a quatre ans. Nous pensions, en arrivant à Manille, aller loger chez les RR. PP. domini- cains; mais Monseigneur nous retint chez lui, et ne cessa, tout le temps que nous restâmes à Manille, de nous donner des preuves de sa bienveillance envers notre Congrégation.

« Après nous être reposés pendant neuf jours des fatigues du voyage, et nous être un peu dédommagés de la pénitence forcée que nous avions faite sur le navire, nous entrâmes en retraite le 17 juillet au soir, l'ordina- tion devant commencer le 21. C'est la coutume à Manille de faire huit jours de retraite avant l'ordination; mais comme celle de nos confrères devait durer plusieurs jours, nous avons fait la retraite pendant ce temps-là. Toutefois, nous avons commencé quelques jours aupa- ravant, afin de célébrer avec plus de recueillement la fête de notre bienheureux Père et de se disposer aux ordres mineurs qui furent conférés le 21. Le lendemain dimanche a eu lieu l'ordination pour le sous-diaconat ; celle pour le diaconat et la prêtrise, les 25 et 29 sui- vants.

« Ainsi tout s'est fait en neuf jours, et la retraite en a duré douze. Après chaque ordination, nous allions remercier Monseigneur et recevoir ses avis. Je suis bien aise que nos confrères chinois aient eu le bonheur de recevoir de la bouche de ce vénérable prélat des conseils analogues à leur position dans les missions. Sa Gran- deur a insisté sur les dangers spirituels que courent les

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missionnaires en Chine et surtout sur les occasions du vice honteux. Elle en sait quelque chose, elle qui a fait mission en Chine et qui pendant le long séjour qu'elle a fait à Macao, a eu des relations avec beaucoup de missionnaires en Chine.

« Je ne puis vous exprimer, mon très honoré Père, toute ma satisfaction sur la manière dont nos confrères chinois ont fait leur retraite, ainsi que sur le silence et le recueillement qui ont régné pendant les ordinations (je craignais qu'elles ne se fissent comme une que j'ai vue il y a quatre ans à Manille) ; mais comme elles se sont faites dans la chapelle de Monseigneur et qu'il n'y avait point d'assistants, tout s'est passé à souhait.

« Il y a eu onze prêtres ordonnés, deux diacres et deux minorés. M. Lu, comme le plus ancien en vocation, a dit le premier sa première messe.

rendant notre séjour à Manille, j'ai reçu de Marao votre dernière lettre circulaire : elle m'a rempli de con- solations. Selon l'avis de M. Torrette, je l'ai communi- quée à Monseigneur. Sa Grandeur, en me la remettant quelques jours après, m'a dit qu'elle l'avait lue avec beaucoup de plaisir. « Laissons faire la Providence, me a dit-elle avec émotion. » Comme elle est fort occupée, je ne me rendais auprès d'elle que quand elle me faisait appeler, ou que j'avais besoin de lui parler. Elle m'a témoigné beaucoup de confiance.

« Monseigneur a à son service deux ecclésiastiques du pays, qui nous ont traités comme des frères pendant notre séjour à Manille. Ils nous ont procuré tout ce dont nous avions besoin, avec une attention , une obligeance et une bonne volonté que je ne puis vous exprimer. .Nous mangions avec eux ; ils nous accompagnaient par- tout où nous désirions aller. Ils se nomment, l'un le P. Basilio, l'autre le P. Mamerto.

« Après vous avoir parlé de Monseigneur et de ces

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deux ecclésiastiques, je ne puis passer sous silence d'autres bienfaiteurs que nous avons à Manille. Dom Balthazar Miel, l'ami intime de Monseigneur, l'homme le plus riche et le plus religieux de Manille, a eu beau- coup de bontés pour moi ; il m'a prêté une de ses voi- tures toutes les fois que j'en ai eu besoin pour aller, soit chez M. Barrot, consul français, qui demeure hors de Manille, soit chez M. Macauley pour traiter de notre passage, soit enfin pour d'autres besoins. J'ai été obligé de faire toutes mes courses en voiture, parce que la cha- leur à Manille ne permet pas d'aller à pied... A peine ai- jc dit à M. Macauley que je désirais avoir un navire non espagnol pour Macao, qu'il s'est empressé de m'en cher- cher un. Il vint le lendemain me voir chez Monseigneur et me dit qu'il n'y avait qu'un brick américain en par- tance pour Macao. J'allai voir le capitaine qui me dit qu'il voulait bien nous prendre à bord, mais à raison de cinquante piastres par personne. C'était beaucoup, carie navire était petit et n'avait point de logement ; mais comme il appartenait à une maison américaine dont M. Macauley est associé, celui-ci parla pour nous, et tous, de concert, forcèrent en quelque sorte le capitaine à nous prendre pour quarante piastres chacun.

« Un autre bienfaiteur que nous avons à Manille est M.Adolphe Barrot... Il m'a donné lecture d'un article qu'il a envoyé au ministère de France, pour l'engager à faire des démarches auprès de la cour de Lisbonne, afin d'obtenir une résidence fixe à Macao. Cet article est par- faitement rédigé. « Ce n'est pas tout, me dit-il ; atten- dez que j"e sois de retour en France (il attend de jour en jour son rappel), et vous verrez comme je plaiderai votre cause. »

« M. Chaigneau, son chancelier, et probablement son successeur, est un homme charmant et de beaucoup d'esprit. Il m'a très bien reçu pendant l'absence de

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M. Barrot... Il est venu me voir chez Monseigneur: j'avais justement le cahier des Annales, se trouve la lettre de M. Mouly*sur Pékin, que je lui prêtai ; il le lut comme un homme afîamé. Il paraît être un bien bon catholique. Il m'a promis de venir nous voir quand il ira à Macao, ce qui ne doit pas tarder.

«J'ai été très bien reçu dans tous les couvents que j'ai visités avec nos confrères chinois. Je n'ai aussi qu'à me louer de l'accueil favorable que m'ont fait les ecclé- siastiques de Manille que j'ai eu l'occasion de voir.

« Le 15 août, jour auquel nous pensions devoir partir, nous avons été saluer Monseigneur, qui renouvela en pleurant les avis qu'il avait déjà donnés à nos confrères chinois. Tous les domestiques de la maison nous sa- luèrent en versant des larmes, et nous partîmes le cœur plein de reconnaissance pour tant de bontés dont nous avions été l'objet ; mais arrivés au navire, nous ap- prîmes que le départ ne devait avoir lieu que le lende- main ; nous revînmes donc coucher chez Monseigneur et enfin le lendemain, jour de l'Assomption pour Ma- nille, nous nous sommes embarqués ; et le 27, après une heureuse traversée, n'ayant qu'à nous louer du capi- taine, et nous portant tous très bien, nous avons em- brassé M. ïorrette et nos autres confrères, qui se réjouirent avec nous de la protection que Dieu nous avait accordée dans notre voyage.

« Je vous prie, mon très honoré Père, de vouloir bien remercier le bon Dieu avec nous, et me croire en l'amour de Notre-Seigneur et de sa sainte Mère,

« Monsieur le Supérieur, « Votre très humble et très obéissant fils,

« F.-X. Danicourt, Prêtre de la Mission. »

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De retour àMacao, M. Danicourt continua de prodi- guer ses soins aux élèves qu'il avait quittés momenta- nément ainsi qu'à ceux qui, dans l'intervalle, étaient venus s'adjoindre à eux ; et quelques mois après (le 7 mars 1839) il faisait part à M. Lego, assistant, de ses consolations et de ses espérances :

« Le Seigneur a opéré un bien grand changement dans nos missions de Chine, depuis mon arrivée ici. Notre séminaire est établi sur une base très solide, je veux dire l'exacte observance de nos saintes règles; le personnel de nos missions commence à se compléter, et bientôt nous serons à même de porter secours aux missions portugaises de la Congrégation, réduites aujourd'hui au seul M. Castro.

« Au mois de novembre dernier, le bon Dieu a mé- nagé à M. Larribe une consolation bien douce. Ce res- pectable confrère ne se possédait pas de joie. Il vit arriver à la fois chez lui six confrères, dont trois étaient destinés à partager ses travaux. Ils se trouvèrent huit prêtres assis à la même table, dans une province où, il n'y a que peu d'années, il n'y en avait pas un seul. Il est bien rare en Chine de voir une semblable réunion et je comprends qu'elle doit procurer bien de la consolation.

« Dans ce moment nous n'avons que dix élèves dans notre séminaire de Macao. JMais aussi tous nous donnent toute la satisfaction que nous pouvons désirer. Nous en attendons un pareil nombre que nos confrères de Tinté- rieur doivent nous envoyer, Mgr Rameaux vient déjà de nous en envoyer un qui a fort bonne façon et beaucoup de moyens. Vous voyez que notre petite famille continue à se multiplier pour la gloire de Dieu et la joie de la Congrégation... »

Ces consolations, ces espérances, M. Danicourt les

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exprime d'une manière bien plus explicite dans une lettre adressée à M. Debrie, curé d'Aulhie, le 13 jan- vier 1839 :

« ... Nous sommes ici pour le moment cinq confrères européens, avec un confrère chinois. Nous attendons une dizaine d'élèves de l'intérieur, ce qui. joint aux neuf qui sont à la maison, fera la somme de dix-neuf ou vingt.

« C'est peu sans doute, cependant nous ne voulons pas en avoir davantage, parce qu'il nous vient beau- coup de confrères européens. Il n'y en avait que trois à mon arrivée ici et nous voilà maintenant quatorze. Nous sommes quatre employés à l'instruction de nos jeunes gens. Les autres ne restent ici que le temps nécessaire pour apprendre la langue et se faire aux coutumes des Chinois, dont ils prennent l'habit quelque temps après leur arrivée. Au bout d'un an environ, ils sont expédiés pour l'intérieur. Quoiqu'il y ait beaucoup à travailler, car il faut tout apprendre à nos élèves depuis l'a, //, c, d , jusqu'à la théologie inclusivement ; cependanl je vous dirai que nous sommes amplement payés de nos fa- tigues, par la piété, la docilité, la gaieté de nos jeunes uens, et leur ardeur pour le travail. Je vous le dis dans toute la franchise de mon âme, et le cœur plein de con- solation, je n'ai rien vu de semblable en France, aussi je bénis le Seigneur de m'avoir conduit aux extrémités du monde pour être témoin d'un si beau spectacle.

« L'année dernière, j'en ai conduit cinq à Manille pour laprêtrise... ils sont déjà partis pour l'intérieur, nous espérons qu'ils feront beaucoup de bien sous la direction des confrères européens. Je vous observerai que tous les Chinois que nous élevons sont agrégés à notre Congré- gation et qu'ils ne sont ordonnés prêtres qu'après avoir fait les vœux. L'état présent de la religion en Chine, la corruption raffinée des païens, les dangers innombrables

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qu'on y court, ceux surtout qui regardent les mœurs et une foule (Tinconvénienls nous forcent à prendre cette mesure qui pourra changer plus tard, lorsque la Chine, souillée d'une manière étonnante par toutes les abomi- nations du paganisme, aura été sanctifiée par les sueurs et le sang- des apôtres que le Seigneur y envoie. Le nombre de nos confrères chinois est de 20 : celui de nos chrétiens est d'environ 30.000 répandus sur une surface trois fois grande comme la France. Ainsi vous voyez que tous nos missionnaires ont bien du chemin à arpenter pour visiter ces chrétiens une fois chaque année. Nous venons d'être chargés par la Propagande d'envoyer des ouvriers dans les missions de nos confrères portugais que leur suppression en Portugal met dans L'impossi- bilité de soigner. Voilà donc que notre tâche va s'étendre immensément, puisqu'au lieu de 30.000 chré- tiens nous allons en avoir plus de 60.000. Si plus tard, ce qui peut arriver, les missions portugaises nous reviennent, notre Congrégation aura plus de la moitié de la Chine à défricher, je dis à défricher, car par suite de la Révolution française, les chrétiens ont été longtemps à l'abandon et jusqu'à présent on n'a guère travaillé qu'à arracher l'ivraie, que l'homme ennemi a semé en abondance dans le champ du père de fa- mille »

CHAPITRE IV

SÉJOUR A MACAO [fol). M. DANICOURT ET SA FAMILLE.

Son frère Charles à Montdidier : lettres adressées à ce dernier. Dernière lettre adressée à son père et à sa mère. Leur mort : Lettres écrites à ce suji-t. M. Danicourt va quitter le professorat pour les 1 1 1 i >-i< >n< proprement dites; il est dans toute la rigueur el la plénitude de ses talents, et son âme est mûre pour les travaux apostoliques.

M. Danicourt avait remis, avec une confiance toute filiale, entre 1rs mains de la divine Providence ses inté- rêts spirituels et temporels ainsi que ceux de tous les membres de sa famille. Il s'appuyait sur Dieu et certes, pour quiconque sait lire dans les événements dont se compose le tissu de sa vie, cet appui ne lui a jamais fait défaut. Il avait dit à ses parents en quittant la France : « Que craignez-vous pour mon frère Charles? Dieu qui a été si bon pour moi le sera également pour lui. » En effet son petit frère entrait au collège de Montdidier en JH.'JG. Mais bientôt jugé trop jeune pour continuer le latin, il est remis, pour un an, entre les mains de ses parents. C'est pendant cette année qu'il fait sa première commu- nion; lui aussi pouvait dire comme son frère en parlant du plus beau jour de sa vie : « pleuré beaucoup ». En l'année 1838 il est de nouveau conduit au collège et con-

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lié aux soins et à l'affection d'un bien digne prêtre, M. Martin. Ses études à peine commencées, on annonce à la famille Danicourt une triste nouvelle : le collège de Montdidier est désormais fermé ; ces Messieurs de Saint -Lazare iront porter ailleurs leur zèle et leur sollicitude. Mais quelques semaines après celte fatale mesure, sur les instances de l'administration diocésaine et de la ville de Montdidier, sur les réclamations des familles, les Lazaristes ouvrent de nouveau leur maison. Et le jeune Danicourt a la consolation de poursuivre ses ('•tildes dans cet établissement sanctifié par son frère, embaumé des vertus du vénérable IVrboyre, etc.

Pendant son séjour au collège de Montdidier, Charles Danicourt reçut un grand nombre de lettres de Chine ; nous n'en citerons que les deux suivantes :

Macao3 le 18 juin 1839.

« Mon bien cher frère,

« C'est le 14 mai dernier que j'ai reçu la lettre du 6 no- vembre 1 8*38. Comme elle m'a fait plaisir! J'allais t'écrire, mais tu m'as prévenu. J'ai reçu des nouvelles d'Aulhie dans le mois de janvier dernier : mon père me disait qu'il était allé te voir avec notre sœur Joséphine, qu'il t'avait trouvé bien portant, et qu'on était content de toi, Dieu soit béni ! Tu dois bien penser que je ne t'oublie pas et que c'est pour moi une bien grande con- solation d'apprendre que tu es sage et que tu travailles avec ardeur. Le contraire m'affligerait beaucoup. J'espère, mon cher Charles, que tu sentiras ^e plus en plus la grande grâce que Dieu t'a faite en t'appelant au collège et que tu feras tout ce qui dépendra de toi pour le con- tenter ainsi que tes bons maîtres. Mais parce que de nous-mêmes nous ne sommes rien et ne pouvons rien

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faire de bien si Dieu ne nous aide, je t'engage beaucoup à prier souvent l'Esprit-Saint d'éclairer ton intelligence, de purifier ton cœur, et de conserver ton corps pur et chaste. Consacre-toi tout entier et de tout cœur à la sainte Vierge. Cette bonne Mère aura soin de toi si tu es fidèle à recourir souvent à elle.

« A l'occasion console, comme tu le pourras, mon père et ma mère de mon absence. Dis-leur que je suis toujours content et qu'ils ne doivent point avoir d'inquiétude à mon sujet, parce que je suis entre les mains de la Pro- vidence qui me rend au centuple ce que j'ai laissé pour Elle. Nous sommes ici pour le moment cinq confrères français avec un confrère chinois. Nous avons dix élèves qui sont très pieux et pleins d'ardeur pour l'étude. Qu'il fait bon d'être ici si tu savais ! Écris-moi souvent, je serai fidèle à te répondre. Si tu vois notre cousin M. Froideval, dis-lui que je pense à lui ; dis la même chose à M. Lai- gnel. Aussitôt cette lettre reçue, écris un petit mot à Authie pour donner des nouvelles à nos bons parents que j'embrasse de tout cœur, ainsi que toi, mon cher Charles, etc. »

A la date du 18 septembre 1840, M. Danicourt écrivait de nouveau, do Macao, à son frère.

« Mon très cher frère,

« Tu es vraiment charmant de m'écrire aussi souvent. Je t'engage beaucoup à continuer, car tes lettres me réjouissent le cœur. Mais je ne puis te promettre la pareille parce que je suis toujours fort occupé. Toutefois je ferai en sorte de te contenter. Tu me parles toujours des maux spirituels de France; je serais bien aise que tu me dises aussi quelque chose du bien qui s'y fait. Envi- ronné comme je suis de tant de misères, c'est pour moi une grande satisfaction d'apprendre quelque chose d'édi-

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liant. Rien ou presque rien ici ne récrée le cœur. La Chine, si grande et si peuplée, compte à peine deux cent mille chrétiens généralement pauvres et qui ne voient de prêtres qu'une fois l'an. Encore y en a-t-il beaucoup qui ne peuvent être visités. C'est ici, mon cher frère, que Dieu est oublié! Le démon a tellement imprimé dans le cœur des Chinois l'amour de l'argent qu'ils ont oublié toute idée religieuse. Je t'engage ainsi que tes amis à prier pour les missionnaires qui sont en Chine, afin que Dieu bénisse leurs travaux et les fortifie au milieu des peines qu'ils éprouvent. On craint beaucoup une persécution générale : c'est un nouveau motif de redoubler de prières. M. Perboyre est toujours en prison : il est mis à la question à peu près tous les dix jours. On veut le for- cer à découvrir la retraite de Mgr Rameau et autres confrères qui ont échappé aux satellites.

« Nous avons reçu dernièrement trois élèves de Mon- golie. L'un d'eux est ce lama qui faisait ce fameux pèle- rinage au Thibet dont sans doute tu auras entendu parler. Il s'appelle Pierre Tching-Hil-Tchap. L'autre lama, nommé Paul, n'a pas été jugé propre à étudier ; il s'occupe en Tartarie à traduire en Mongol les livres chinois qui traitent de la religion.

a Nous ne savons pas encore les détails de la persécu- tion qui a éclaté à Pékin le mois de mai dernier. Une cinquantaine de chrétiens ont été pris. Il y a aussi persé- cution en Corée. On dit que trois des missionnaires qui y sont ont été pris avec un grand nombre de chrétiens. Cette suite continuelle de persécutions en Chine et dans les pays voisins te fait voir, mon cher frère, que le démon ne dort pas ici : il suscite partout des obstacles à la propagation de l'Evangile. Mais j'ai la confiance que tous ses efforts serviront à sa ruine, et que Notre-Sei- gneur, touché par les prières que lui adressent tous les jours tant de bons fidèles en Europe, lui dira un autre

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vade 'Satana qui le reléguera au fond de l'abîme.

« Le 19 août dernier, il y a eu ici un petit combat naval entre les Anglais et les Chinois. Ces derniers n'ont pu tenir contre le canon européen; ils ont pris la fuite. Malgré cela, nous sommes tranquilles à Macao.

« Nous sommes ici cinq confrères européens; bientôt nous serons sept, car MM. d'Aguin et Vincent sont attendus de jour en jour de Manille. Nous avons qua- torze élèves bien pieux et très amis de l'étude. M. Tor- rette, notre supérieur, est dangereusement malade. Nous n'avons point d'espoir de le voir rétablir, car il est totalement ruiné de santé.

« Je me porte toujours bien. Lorsque lu écriras à Authie, dis à mon père et à ma mère que je prie tous les jouis pour eux. Console-les comme tu pourras; répète- leur souvent de ne pas perdre devant Dieu le mérite du sacrifice qu'ils ont fait de moi, et que mon absence leur est bien plus utile pour leur salut que ma présence.

« Dis bien des choses de nia part a mes frères et sœurs, etc. Pour toi, mon cher et bien-aimé Charles, je le recommande d'aimer Dieu de tout ton cœur, de mettre toute ton espérance en la sainte Vierge, d'obéir ponc- tuellement à tes supérieurs et d'étudier avec ardeur. Continue à prier pour moi; ne crains pas que je t'oublie jamais.

« Je t'embrasse comme tu sais et serai toujours

« Ton bien affectionné frère. »

« P. S. Tu diras à M. Martin, que nous avons perdu M. Torrettc le 12 de ce mois à 2 heures et demie du matin et que je le recommande à ses prières ainsi qu'à celles des autres confrères de la maison. C'est M. Guillet qui le remplace dans la charge de supérieur, jusqu'à nouvel ordre du supérieur général. »

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M. Danicourt, on vient de le voir, est rempli de solli- citude pour son frère Charles et surtout pour son père et pour sa mère : toutes ses lettres en témoignent.

L'éloignement de sa patrie n'a nullement refroidi en son cœur la piété filiale. Voici, parmi toutes les lettres que sa famille possède, la dernière qu'il ait adressées ses parents; elle mérite d'être conservée à plus d'un titre.

Macao, te 22 décembre 1838.

« Mon cher père et ma chère mère,

«• J'étais à deux cents lieues de Macao, lorque votre lettre du 12 novembre 1837 est arrivée ici. M. Torrette me l'a remise à mon retour de voyage. J'ai appris avec bien du plaisir que vous vous portiez tous bien et que mon frère Charles était de nouveau au collège de Mont- didier. Que le bon Dieu l'y conserve si c'est sa volonté qu'il étudie, et qu'il lui fasse la grâce de bien apprendre cl d'être toujours bien sage.

« Mais il y a une phrase dans votre lettre qui m'a fait de la peine, parce quelle semble infirmer les bontés de la Providence à votre égard, rs'attaquons jamais la Providence, car nous en serions punis tût ou tard; dites- moi, si la Providence ne vous avait pas donné à tous deux jusqu'à présent une bonne santé, si elle n'avait pas béni vos fatigues et vos sueurs, auriez-vous pu nous élever tous comme vous l'avez fait ? Ou encore si Dieu vous avait appelé à lui il y a vingt ans, que serions-nous devenus, mon frère Pierre, ma sœur Sidonieet moi ?

« Voilà des bienfaits de la Providence auxquels peut- être vous ne pensez pas assez. Gens de peu de foi ! Parce que vos bras sont usés à force de travailler, vous pensez que tout est perdu. Le bon Dieu nourrit les oiseaux du ciel, les animaux de la terre, et les poissons de la mer :

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sommes-nous donc à ses yeux moins que des animaux ?

« Dieu nous a donné son fils, nous dit saint Paul, il a voulu qu'il naquit dans une étable, qu'il habitât dans la boutique d'un pauvre charpentier, qu'il prêchât à la sueur de son front pendant trois ans, dans la Judée, qu'il fût trahi par Judas, moqué par Ilérode, flagellé par ordre de Pilate, couronné d'épines, crucifié entre deux larrons, enfin qu'il mourût abandonné de tout le monde et tout cela pour nous, mon cher père et ma chère mère, pour nous délivrer de la damnation éternelle et nous ouvrir le ciel. Après cela pouvons-nous douter que le bon Dieu nous aime ! S'il nous a donné son propre fils, nous refusera-l-il le vêtement et la nourriture ?

«Il est vrai que je ne suis plus à même d'avoir soin de vous et de mon frère Charles ; mais il y a quelqu'un qui prendra soin de vous. Le Seigneur, qui m'a dit comme autrefois à Abraham : « Quitte ton pays, tes parents, la maison de ton père, et viens dans la terre que je te montrerai. » Voilà celui qui s'est chargé de vous. Oui, mon cher père et ma chère mère, le bon Dieu s'esl chargé de vous. Bien souvent lorsque je priais pour vous, j'ai entendu une voix me dire intérieurement : Ne sois pas inquiet de tes parents, j'aurai soin d'eux. Aussi, je vous le déclare à cœur ouvert, je suis heureux d'être relégué ainsi au bout du monde, parce que la Provi- dence a plus de soin de moi que tous les pères et toutes les mères ensemble. Et vous-mêmes êtes plus heureux démon absence que de ma présence, car du moment que j'ai été séparé de vous, vous avez pu dire à Dieu : Seigneur vous nous aviez donné un fils : mais il vous a plu de nous l'enlever. C'est à vous maintenant à prendre soin de nous et à subvenir à tous nos besoins.

a Et quel bonheur pour vous, mon cher père et ma chère mère, d'avoir maintenant pour soutien de votre vieillesse la divine Providence, au lieu d'un pauvre et

loi

misérable fils qui ne peut se suffire à lui-même. Je suis pécheur et rien de plus. Bientôt il nous faudra paraître devant Dieu et heureux alors celui qui pendant sa vie aura mis toute sa confiance en la Providence, parce que la Providence le recevra dans ses bras miséricordieux. « Celui au contraire qui se sera appuyé sur un bras de chair tombera avec ce fragile appui. Vive la Providence ! Oui, vive la Providence! encore une fois vive la Provi- dence !

« Votre fils bien affectueux, « F.-X. Danicourt, miss, apost. »

Quant aux lettres que M. Danicourt écrivit à ses parents pendant les années 1839 et 1840, elles n'ont poinl .été conservées ; peu importe, toujours est-il que dans cet intervalle le saint missionnaire n'en a pas envoyé une seule à ses frères Charles et Pierre ou bien à sa sœur Sidonie, sans les prier instamment de le rem- placer auprès de son père et de sa mère, afin de leur faire oublier le chagrin que son éloignement leur cause.

Mais la double épreuve que Dieu va lui envoyer nous révélera bien autrement jusqu'à quel point il leur était attaché.

Le 12 septembre 1841, il avait eu la douleur de perdre son supérieur et digne confrère M. ïorrelte ; deux pertes bien plus douloureuses allaient ouvrir une plus large plaie dans son cœur : la mort de son père et de sa mère.

M. André Danicourt n'était pas encore très avancé en âge, mais une activité dévorante, un courage infatigable, les rudes labeurs de son industrie et des champs, avaient miné son tempérament ; d'ailleurs, les chagrins n'avaient pas fait défaut à sa carrière : le départ de son fiis pour les missions lointaines, bien qu'il en eût fait le sacrifice

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à Dieu, avait rempli ses vieux jours de tristesse et de mélancolie. Une maladie connue sous le nom de flux de sang-, qui emporta bon nombre d'habitants d'Authie, finit par l'atteindre lui-même et le conduire au tombeau. Un prêtre qu'il aimait comme un autre Xavier, parce qu'il en avait les vertus,M. Masse, aujourd'hui aumônier de l'hospice de Montdidier, le visita souvent pendant sa maladie. Son ministère était facile auprès de ce chrétien des anciens jours, qui portait sur ses lèvres et dans son cœur la vérité et la justice ; cependant il dut le consoler et l'encourager dans ses souffrances, dans ses moments d'ennui, dans ces alternatives de courage et de défail- lance, compagnes assidues de ceux qui souffrent long- temps. Le saint prêtre mêlait à ses paroles de consolation le souvenir du fils bicn-aimé que le digne père ne reverrait plus en ce monde mais qu'il allait attendre au ciel. Enfin, sanctifié par la pratique de tous les devoirs que la religion impose, sanctifié par le travail chrétien qui avait rempli toute sa vie, éprouvé par les peines et les tri- bulations, rendu plus agréable à Dieu parle sacrifice qu'il lui avait fait du meilleur des fils, purifié par une longue maladie et muni de tous les sacrements de la sainte Église, il rendit son âme à Dieu au mois de novem- bre 1840.

Ce fut son plus jeune fils, Charles, qui en commu- niqua la nouvelle à Macao. Aussitôt après la lecture de la lettre qui lui annonçait le triste événement, M. Dani- court alla au pied des autels répandre sa douleur et ses larmes et offrir à Dieu le plus grand sacrifice de sa vie ; puis il pria avec la plus grande ferveur pour le repos de celte âme qui lui était si chère.

Quelques jours après il en parlait en ces termes dans une lettre adressée à son frère : a Dieu nous l'avait donné, Dieu nous Ta enlevé ! Que son saint nom soit béni ! Je prierai pour lui tous les jours de ma vie ; je

153

t'engage, mon cher Charles, à faire de même. Si nous sommes sages, nous le reverrons au ciel, dans la société de Dieu, des anges et des saints, dans la compagnie de notre petite sœur *. » Et quelques mois après, le 1er novembre 1841, il écrivait à son frère aîné Pierre Da- nicourt ;

« Bien cher frère,

« C'est par une lettre de Charles, datée du 30 dé- cembre 1840, que j'ai appris le malheur qui est arrivé à notre famille.

« La perte que nous avons faite est bien déplorable sans doute, puisque nous sommes privés d'un père qui a tant travaillé pour nous élever, et qui ne cessait de prêcher la vérité ; cependant puisqu'il est mort après avoir reçu tous les sacrements de l'Eglise, et dans de très bonnes dispositions, nous devons nous consoler dans l'espoir que Dieu lui a fait miséricorde. Depuis que j'ai appris sa mort, je n'ai passé aucun jour sans prier pour le repos de son âme, en disant la messe. Je te renouvelle ici, mon cher frère, la prière que je t'ai faite dans notre jardin, le jour je me suis séparé de vous, tu dois t'en souvenir. Je te prie donc, au nom de Notre- Seigneur, d'avoir bien soin de notre bonne mère. Je ne puis t'en dire davantage sur ce sujet, parce que j'ai le cœur gros tout de suite. Dis à ma mère que je l'aime en Notre-Seigneur, que je prie pour elle bien souvent et que j'espère avec la grâce de Dieu la revoir au ciel nous serons toujours ensemble, aimant et bénissant Dieu avec notre père.

« Je l'engage à recourir souvent h la sainte Vierge, aBn qu'elle passe le reste de ses jours en paix et à n'avoir point d'inquiétude de moi, parce que Dieu est partout

1. Morte peu après sa naissance.

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et qu'il prend un soin particulier de ceux qui le craignent. Fais savoir à ma sœur Sidonie que je lui recommande aussi, pour l'amour de la sainte Vierge, d'avoir un soin tout particulier de ma mère en tout et partout. Je dois maintenant vous parler d'une chose, dont je ne vous aurais jamais dit mot, si notre père avait encore vécu quelques années de plus. Je ne sais si vous avez fait entre vous quelque partage ; je ne réclame rien pour moi, mais je désire et je veux que ce qui peut me revenir soit employé en tout ou en partie à l'éducation et à l'entretien de Charles jusqu'à ce qu'il soit prêtre si Dieu l'appelle à l'état ecclésiastique. Après cela, divisez entre vous ce qui me revient, je vous l'abandonne de bon cœur.

« Je vous recommande à tous deux de vivre en paix et union comme de véritables frères et sœurs. J'ai peur que vous ne ressembliez à ces frères et sœurs dénaturés, qui ne sont pas plus tôt mariés, qu'ils se mangent des yeux et vivent dans la discorde, souvent pour une poi- gnée d'avoine, comme on dit. N'attachons point notre cœur aux biens de ce monde misérable qu'il nous faudra bientôt quitter. La vie est si courte! Dans peu de temps on dira de nous, ce que nous disons de notre père : il est mort! que sert-il alors d'avoir été riche, puisqu'on n'emporte rien. Le corps va pourrir sous terre et l'âme paraît devant Dieu pour être jugée selon ses œuvres.

« Je me porte bien grâce à Dieu et suis toujours très content. Nous sommes ici pour le moment six confrères français et un confrère chinois. Nous avons dix -sept séminaristes tous pieux et laborieux. Je te prie de saluer M. Masse aux prières duquel je me recommande, ainsi que toutes les missions de Chine. J'embrasse bien ten- drement ma sœur Sidonie, mon frère Constant et leurs enfants. Je t'embrasse aussi de tout mon cœur, mon cher frère avec ma sœur Joséphine et vos enfants, etc. »

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Une autre tombe allait bientôt s'ouvrir pour recevoir la dépouille d'une personne dont la perte devait faire à son cœur une blessure plus douloureuse encore que la précédente : quatorze mois après la mort de son mari, Mme Danicourt s'éteignait dans la paix du Seigneur. Epouse vertueuse, mère chrétienne, elle passa sa vie tout entière dans le sanctuaire de la famille, vouée aux devoirs de son état, aux sollicitudes et aux travaux d'un négoce quotidien et aussi aux œuvres de charité. Si son mari représentait l'autorité, elle représentait la bonté et la miséricorde : cette qualité du cœur, qui était naturelle chez elle, devint, avec le temps et l'éducation chrétienne, une de ses vertus dominantes, vertu qu'elle a fait passer dans l'âme et surtout dans le cœur de ses deux fils Xavier et Charles, et de sa fille Sidonie.

Le même prêtre qui avait rendu les derniers devoirs à M. Danicourt les rendit à son épouse. Et, sanctifiée par les mêmes moyens et clans le même milieu que son mari; purifiée également par une longue maladie, l'hydropisie; fortifiée par sa coDfiance en la très sainte "Vierge, qu'elle ne cessa d'invoquer sur son lit de dou- leurs, elle rendit son âme à Dieu, au mois de février 1842, à l'âge de 59 ans.

Les pauvres d'Authie l'ont pleurée comme la meil- leure des femmes et comme l'une de leurs bienfaitrices.

L'annonce de ce nouveau malheur n'arriva à Macao que six mois plus tard. A la nouvelle de la mort de sa pieuse et tendre mère, M. Danicourt sentit une vive dou- leur étreindre son cœur; immédiatement il alla au pied du saint Sacrement répandre ses larmes et offrir à Diou son profond chagrin. Bientôt un voile de tristesse cou- vrit son âme ; la mémoire de tout ce que sa mère a fait pour lui, la mémoire des derniers jours passés auprès d'elle à Authie, des dernières scènes de famille, lui revint aussi fraîche et aussi douloureuse qu'au moment

~ 156

de la séparation. Son cœur un instant sembla céder sous le poids du chagrin qui l'oppressait : « Peut-être, se dit-il, ma vocation, mon éloignement ont-ils abrégé les jours de ma bonne mère, ou au moins, contribué à les remplir de tristesse?... » Mais se relevant tout à coup et s'adressant à Dieu d'une voix mêlée de larmes : « Pour

vous, mon Dieu, j'ai quitté mon père et ma mère!

Puisse le mérite d'un tel sacrifice obtenir miséricorde

auprès de vous en faveur de leurs âmes Mon Dieu,

ayez pitié de mon père, ayez pitié de ma mère !.... »

Ne pleurez plus, noble enfant d'Authie, Dieu a vu vos larmes, il a entendu les gémissements de votre cœur, et fait miséricorde à vos bien-aimés parents !....

Le monde, qui ne comprend rien aux sacrifices de ceux qui ont tout quitté, jusqu'à leur mère, pour Dieu, appelle cela cruauté, folie ; les âmes éprises des charmes de la vertu appellent cela de l'héroïsme chrétien ; la reli- gion, qui inscrit sur son livre d'or les hauts faits de ses enfants, appelle cela aller au ciel, à la gloire immortelle l

Mettant au-dessus de tout les intérêts spirituels de ses parents, voulant leur exprimer sa reconnaissance, M. Danicourt fit tous ses efforts pour les faire entrer le plus tôt possible en possession de la béatitude éternelle; et, nous n'en doutons pas, ses prières ferventes, les saints sacrifices qu'il offrit lui-même ou fit célébrer à Authie et ailleurs en ont accéléré l'heure tant désirée de son cœur.

Cette double épreuve avait achevé de détacher de la terre l'âme du saint missionnaire : les deux liens qui l'y retenaient encore, liens bien légitimes sans doute, puis- qu'ils avaient été formés et bénis par Dieu, venaient d'être brisés ; il pourra désormais s'élancer dans la car- rière apostolique, voler au martyre, son cœur de fils ne saignera pas à la pensée de faire souffrir sa tendre mère.

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Bénissons ces admirables dispositions de la Providence qui fait tout arriver à point ; c'est au moment M. Da- nicourt est mùr pour les missions proprement dites qu'elle brise pour lui les dernières chaînes, comme pour lui révéler l'heure marquée de toute éternité dans ses adorables desseins.

En même temps, M. Danicourt était parvenu à une autre maturité, celle du talent. C'est bien ici, en ter- minant l'histoire de son séjour à Macao, comme profes- seur, qu'il convient d'en dire un mot. M. Danicourt réunissait un ensemble d'aptitudes et de connaissances qui en faisaient un homme plus qu'ordinaire. Les succès qu'il a toujours eus, soit comme élève, soit comme pro- fesseur au collège de Montdidier ; la haute estime que ses supérieurs de Paris et ses confrères ont constamment professée pour lui; l'appréciation portée dans la chaire d'Authie par Mgr Mouly, évèque de Pékin, son condis- ciple et son ami ; sa correspondance, tout confirme ce que nous venons d'avancer. Les huit années écoulées à Macao, ajoutées aux précédentes, ont achevé, si l'on peut dire, d'en faire un homme complet. Sous ce rap- port, il n'y a rien de tel que le professorat : « Voulez- vous devenir savant, dit un docteur de l'Eglise? Enseignez *. »

Apprendre pour la troisième fois les lettres latines, refaire également pour la troisième fois ses humanités, revoir sa philosophie pour la mettre à la portée de jeunes intelligences, joindre à cela l'étude complète de la théologie et de l'Ecriture sainte : voilà un ensemble de travaux qui sont bien de nature à fortifier les facultés d'un homme, à parfaire la somme de ses connaissances. Ajoutons à cela que M. Danicourt avait à travailler pour

1 . Saint François de Sales.

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lui-même; l'étude de diverses langues lui était indis- pensable. Fort heureusement, il était doué d'une mer- veilleuse facilité pour ce genre de connaissances. Dès le collège de Montdidier, il avait étudié Y anglais qui va lui être si nécessaire dans l'archipel Tcheousan et qu'il devra étudier d'une manière plus complète ; Y italien qui lui sera utile çà et : c'est dans cette langue qu'il se confessera avant de mourir. Au séminaire de Saint- Lazare, il avait étudié le chinois qu'il devra parler pen- dant vingt-six ans; il compléta l'étude de cette langue à Macao avec ses élèves et les prêtres d'origine chinoise. aussi, toutes facilités lui furent données pour apprendre le portugais, langue officielle de la localité. Connaissant très bien l'italien et le portugais, ce lui fut un jeu d'apprendre YespagnoL De sorte que M. Dani- court, à l'âge de trente-six ans, parlait, outre le latin et le grec, six langues vivantes. Et lorsqu'après vingt-sept années d'absence il rentrera en France, on l'entendra parler sa langue maternelle avec autant de facilité que s'il n'en eût jamais connu d'autre.

Si quelque chose pouvait encore rehausser l'éclat de ses talents, de ses riches facultés, nous dirions que M. Danicourt maniait habilement le crayon du dessi- nateur, connaissait la lithographie et la calligraphie.

On ne peut se défendre ici d'une réflexion : la trempe de son esprit, la variété de ses connaissances et de ses aptitudes le désignaient naturellement à ses supérieurs pour le professorat dans quelqu'un des collèges impor- tants de la Congrégation il eûL rendu d'éminents ser- vices. C'est vrai, mais pour lui, il avait déjà largement payé sa part au professorat ; il fallait d'ailleurs à son zèle, à son activité un plus vaste théàtre.Nous l'avons déjà dit: il avait quitté le monde pour la vie religieuse, mais ce n'était point pour couler des jours paisibles dans les collèges comme un grand nombre de ses confrères :

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c'était pour affronter les périls de l'apostolat sur les plages lointaines. Il fallait, à cet athlète de la foi, autre chose que les joutes pacifiques livrées à de jeunes intel- ligences entre les murs d'une classe de seconde ou de rhétorique ; il lui fallait les combats des apôtres et des confesseurs de la foi : nous allons le voir entrer dans la lice.

CHAPITRE V

APOSTOLAT DE M. DANICOURT DANS L ARCHIPEL DE TCHEOUSAN DU 7 -MAI 1842 AU 18 JUILLET 1846.

Article premier.

La Chine et le gouvernement anglais. Causes de la guerre de l'opium. Traité de Nankin. M. de Lagrenée : traité en t,i\ eur des missions. Occupation de Tcheousan. Traité de Wam- poa. Action de Dieu visible dans tous ces événements. Un mot sur les cinq ordres religieux qui propagent la religion catholique en cette région.

Si la vie de Mgr Danicourt eût été publiée il y a vingt- cinq ans, à l'époque de sa mort, des documents tivs curieux, très intéressants pour le lecteur ', eussent trouvé place ici. Mais depuis la guerre de 1860 ; depuis que les relations sont devenues plus faciles avec les peuples de l'Extrême-Orient; depuis la guerre récente du Tonkin, la Chine est suffisamment connue pour que nous n'ayons pas à la faire connaître ici. Tout ce que nous allons en dire, dans le présent paragraphe, a pour unique Lut de révéler les causes de la guerre d'opium, du traité de Nankin qui en fut la suite et finalement de l'occupation de Tcheousan 2 par l'armée anglaise ; de

1 . Nous en possédons assez ; ils sont extraits de la correspon- dance de Mgr Danicourt.

2. D'autres écrivent Tcheou-chan et d'autres Chou-San. Nous conservons l'orthographe des Annales de la Propagation de la Foi.

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Tcheousan l'an des principaux théâtres sur lesquels s'est déployé le zèle de notre saint missionnaire.

Au moment il va mettre le pied sur le sol de la Chine une ère nouvelle s'ouvre, en cette contrée, pour les missions. Des événements considérables, au sein desquels le doigt de Dieu se montra visiblement, allaient s'accomplir : ils sont trop importants pour être passés sous silence.

La Chine, cette nation orgueilleuse, vivait dans l'iso- lement des autres nations ; elle n'ouvrait ses ports que deux fois l'an aux pays tributaires pour laisser passer leurs ambassadeurs apportant à la cour de Pékin de l'or et des présents : c'était l'Empire du Milieu, l'empire tout puissant, le Céleste Empire. Les peuples de l'Occi- dent, surtout, étaient des barbares, des démons qui l'auraient souillée ; à aucun prix il ne fallait pactiser avec eux. Tous les ports étaient fermés au commerce européen, à l'exception de celui de Canton. Une véritable barrière s'élevait tout autour de la Chine. Des satellites étaient échelonnés de distance en distance sur les côtes et le long des frontières : tout étranger surpris dans l'intérieur était impitoyablement mis à mort.

Cet état de choses durait depuis des siècles et la Chine était devenue, au point de vue moral et religieux, comme le camp retranché du démon. Derrière ces murailles, dans cet immense empire « tout était Dieu, excepté Dieu lui-même ». Mais Jésus-Christ avait dit à ses apôtres : « Enseignez toutes les nations... prêchez l'Evangile à toute créature », sans distinction de climat, de patrie, de race, de mœurs ; et, sur la parole du Maître, les disciples avaient traversé les mers ; et, après être passés à travers les portes, à travers les satellites au péril de leur vie, ils avaient évangélisé la Chine elle-même.

Moins heureux, le commerce était entravé, l'opium ne passait plus ; et c'est pour une question de commerce,

il

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pour une misérable œuvre d'iniquité que le canon anglais brisa les portes du Céleste Empire et opéra d'abord cinq trouées par pénétrèrent les mission- naires et les Européens.

Plus tard le canon de la France brisera les murs de Pékin et assurera sur le sol même de la Chine la plus large et la plus complète liberté.

Les Anglais continuaient donc d'agrandir leur com- merce d'opium et de ruiner lentement mais efficace- ment la santé et la fortune des Chinois. Le poison qu'ils vendaient détruisait non seulement les tempéraments les plus robustes, mais encore vidait le trésor. La balance des recettes, dans le libre échange, s'était abaissée de 50 millions pour FEmpire et avait profité d'autant au trésor britannique.

« La cour de Pékin fut alarmée de l'extension qu'avait prise ce trafic illicite, des ravages qu'il exerçait dans les classes populaires et de l'appauvrissement dont il semblait menacer la réserve métallique de l'empire. Elle chargea un fonctionnaire énergique, le commissaire Lin, de mettre un terme à cet abus. Après avoir tenu bloqués pendant quelques jours dans les factoreries de Canton les commerçants européens et le surintendant du com- merce anglais, le capitaine Elliott, Lin obtint la remise de vingt mille caisses d'opium qu'il fit réduire en pâte et jeter à la mer le 7 juin 1839. C'en était fait du commerce de l'Angleterre en Chine, si cette puissance laissait une pareille violence impunie.

« La guerre fut donc résolue, et l'île de Tcheousan vit bientôt briller sous ses murs les baïonnettes transportées par la flotte anglaise des ports de l'Inde dans les mers de Chine. Cette première campagne fit tomber entre les mains des Anglais, le 5 juillet 1840, l'île de Tcheousan, considérée comme la clef du commerce maritime des provinces septentrionales et imposa, le 25 mai 1841, à la

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ville de Canton, une rançon de 36 millions de francs.

« Ces rapides succès ne firent point fléchir la volonté de l'empereur ; ils n'amenèrent de sa part que des négo- ciations déloyales dans lesquelles un nouveau mandarin déploya pendant quelques mois toutes les ressources de la diplomatie chinoise. L'Angleterre dut alors songer à porter ses forces sur des points plus sensibles du Céleste Empire et dirigea sa flotte vers le Nord '. »

L'île de Tcheousan, que dans un élan de confiance le capitaine Elliot avait rendue au gouvernement chinois, fut de nouveau occupée par les troupes britanniques. Amoy, dans le Fo-Kien, Tching-Haë, King-Fo, virent également flotter la croix de Saint-Georges. Ces con- quêtes furent accomplies en moins de deux mois et ne coûtèrent aux vainqueurs qu'un nombre peu sensible de victimes.

Certes l'occasion était propice à l'Angleterre pour s'étendre et prendre pied sur le sol chinois. La belle et fertile province de Tché-Kiang lui était ouverte; elle pouvait conserver l'archipel Tcheousan qui commande le centre de la Chine. Mais c'était moins le territoire que l'or et l'argent que convoitaient les Anglais; et le but qu'ils poursuivaient en Chine et qu'ils ont fini par atteindre était des traités de commerce garantis, tant par la force morale que par le séjour des troupes.

Cependant l'occupation du Tché-Kiang et de Tcheousan n'avait amené aucun résultat définitif. La cour de Pékin n'était pas encore humiliée ; le commerce de l'opium n'avait pas assez de débouchés et le traité de Canton était continuellement violé par la fourberie chi- noise 2. Les Anglais n'avaient pas une influence assez

1. Vogaye en Chine, par M. Jurien de la Gravière, t. I, p. 59.

2. Ce qui s'est passé (1884) à la suite de la guerre du Toukin prouve que les Chinois ne sont pas encore changés.

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grande pour amener de tels résultats; il fallait frapper un coup décisif qui retentît jusqu'au cœur de l'empire. Tel fut le but de la campagne de 1842.

Une flotte composée de 75 voiles, ayant à bord 15.000 soldats, remonta le Yang-Tse-Kianget arriva le 20 juillet devant la célèbre ville de Chin-Kiang-Fou, à dix lieues de Nan-King, seconde capitale de l'empire. Continuellement harcelés, aigris par les fatigues, les difficultés du fleuve et une chaleur étouffante, les Anglais assouvirent sur cette malheureuse cité leur colère et leur soif du pillage. « Le soleil du 22 juillet 1842 éclaira en se levant une scène de désolation. Dans les maisons en ruines, dans les rues de Chin-Kiang-Fou, on ne rencontrait que des cadavres...1 » Le sac de cette ville est le plus terrible épisode de la guerre de Y opium ; aucune description ne saurait donner une idée de ce qu'elle était après quelques jours d'occupation.

Dans ces jours de massacre, de pillage et de dévasta-' tion, les Anglais avaient souillé leur gloire ; mais peu leur importait, leur but était atteint : la terreur régnait désormais à Pékin, le parti de la paix l'avait définiti- vement emporté et le 29 août 1842 le traité de Nankin était signé à bord du Cornwallis.

« Par ce traité le gouvernement chinois s'engageait à payer, dans trois ans, une contribution de guerre de cent vingt millions de francs ; à ouvrir au commerce les portes de Canton, Amoy, Fou-Tchou-Fou, Ning-Po et Shang-Haï ; à céder enfin aux Anglais l'île de Hong- Kong qu'ils occupaient déjà. De son côté, le gouver- nement britannique promettait de restituer File de Tcheousan dès que l'entier payement de la contribution stipulée aurait eu lieu...

a Les Anglais n'abusèrent point de leur victoire ; ils

1. Voyage en Chine, par M. Jurien de la Gravière, t. I, p. 68.

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pouvaient tout exiger : une sage politique leur conseilla la modération. Ils ne poursuivaient pas en Chine le but qu'ils avaient atteint dans l'Inde ; ils ne voulaient pas occuper une portion du Céleste Empire, mais verser jusqu'au fond de ses provinces leurs tissus de coton, de laine et leurs caisses d'opium '. »

Ils ne demandaient que l'extension et la sécurité du commerce plus profitable qu'une augmentation de ter- ritoire.

Mais la bonne foi ne s'impose point par la force maté- rielle. Le peuple chinois avait perdu depuis des siècles le sentiment du devoir; il n'avait d'autre conscience que celle de son intérêt qu'il sauvegardait per fas et nef as. Le traité de Nankin était parfaitement signé par les parties contractantes, mais il n'était pas consenti par l'élément chinois. Quand la flotte anglaise eut descendu le Yang-Tsé-Kiang, lorsqu'en 1845 l'archipel Tcheousan fut rendu à la Chine et que la paix régna dans ces parages lointains, les Chinois revinrent à leur orgueil et à leur mauvaise foi naturelle ; les traités furent de nou- veau lacérés, le commerce gêné. Pendant de longues années, l'Angleterre dut répondre aux lenteurs étudiées de la diplomatie chinoise par des menaces et des démonstrations.

Si le peuple marchand n'avait demandé à la Chine qu'à échanger, par des transactions équitables, ses pro- duits contre ceux du Céleste Empire, qu'à faire entrer un peuple isolé dans le mouvement général de l'humanité, sa conduite n'eût été en rien blâmable ; mais l'opinion se révolte, en voyant un peuple imposer à coups de canon des millions de caisses d'opium destinées à ruiner moralement et physiquement les populations paisibles

1. Voyage en Chine, par M. Jurien de la Gravière, t. I, p. 69 et 71.

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d'un vaste empire, en voyant des millions de bibles fal- sifiées que des ministres protestants distribuent à pro- fusion dans tous les ports de la Chine.

Cependant Dieu, comme toujours, tirait le bien du mal : les missionnaires catholiques, quoique n'ayant aucunement préparé les événements que nous venons de raconter, les mettaient à profit pour le bien de la reli- gion. Depuis longtemps ils interdisaient l'usage de l'opium à leurs néophytes, et la cour de Pékin eût sans doute été étonnée de se savoir des courtisans si fidèles. Ils luttaient aussi contre le protestantisme. En défendant la lecture des bibles interpolées, en arrêtant leur propa- gation, ils se montraient les champions de la vérité, les soldats de l'honneur et de la vertu.

Tandis que l'Angleterre débattait avec la Chine les intérêts les plus graves de son commerce, des navires français apparaissaient le long des côtes pour surveiller la politique d'une nation rivale. Ils avaient la mission de croiser dans les mers de Chine pour suivre le cours des événements. Mais quand ils virent cette campagne, qui avait duré deux ans, se terminer par un traité de com- merce, ils crurent leur rôle terminé, au moment il ne faisait que de commencer. La France porte partout avec elle ce sentiment qui la pénètre à son insu et qui pour- tant est sa force principale et sa destinée providentielle : c'est le sentiment du devoir et de l'honneur. « La pente naturelle de sa politique a toujours été de prendre parti pour les opprimés. Il y avait en Chine des victimes et des bourreaux; il y avait aussi des compatriotes qui fai- saient honorer le nom de français, des prêtres qui avaient mérité l'admiration du monde chrétien. La conduite de la France pouvait être prévue à l'avance. Au moment le drapeau tricolore semblait devoir se retirer de ces mers, rebuté par la stérilité de nos relations commer- ciales, une politique plus prévoyante l'y retenait en l'ap-

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pelant à couvrir la cause de la civilisation et de la liberté religieuse *. d

Le premier marin qui apparut dans les mers de Chine au moment du conflit des Anglais fut M. Joseph de Rosa- mel commandant la corvette la Danaide; il prit part aux négociations ouvertes à Canton (1841), joua le rôle de médiateur et accompagna l'escadre anglaise dans sa seconde campagne contre Tcheousan. Mais les événe- ments n'étaient pas encore assez avancés pour qu'il prêtât main-forte à l'œuvre des missions.

Les circonstances furent plus favorables pour son remplaçant le capitaine de vaisseau Cécille, comman- dant de VErigone : il joua un rôle à la fois politique et religieux qui a rendu son nom immortel dans les annales de l'Eglise et de la France. Il suivit les Anglais sous les murs de Nan-King, assista à la conclusion du traité qui fut signé à bord du Conucallis, réclama et obtint pour les Français tous les bénéfices accordés aux représen- tants anglais. « Le 10 septembre 1843, les droits de la France furent solennellement reconnus et consignés dans une communication officielle adressée par les plé- nipotentiaires chinois à M. Guizot, alors ministre des affaires étrangères. Une mission diplomatique, confiée à M. de Lagrenée, vint bientôt convertir en un traité solennel cette convention provisoire...2 »

M. de Lagrénée n'avait pas reçu du gouvernement qui l'envoyait de notes concernant l'œuvre des missions; il venait en plénipotentiaire politique et non religieux. Mais l'ancien élève de Saint-Acheul accueillit avec bonheur les réclamations des missionnaires et leur pro- mit de conduire de front les affaires religieuses et com- merciales de sa patrie. Appuyé par des forces considé-

4. Voyage en Chine, par M. Jurien de la Gravière, t. I, p. 78.

2. ma.

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râbles, il se présenta avec confiance au vice-roi du Kouang-Tong et du Kouang-Si, Ki-ing, chargé de trai- ter avec les négociateurs européens. 11 fut accueilli avec un empressement inattendu, et obtint pour le commerce français tous les privilèges que les Anglais et les Améri- cains avaient emportés de force.

Mais n'était point l'affaire capitale que les évèques et les missionnaires de Chine réclamaient avec instance. Les édits de persécution étaient toujours en vigueur, il fallait obtenir leur révocation. La tête des missionnaires était mise à prix : les arracher à la mort était un devoir et une nécessité si l'on voulait que l'œuvre des missions subsistât. C'était toute une révolution à opérer dans la législation et les mœurs de la Chine. M. de Lagrenée ne mit pas dans la balance l'épée de la France, mais il réclama avec modération les droits de l'humanité; il poursuivit avec patience et longanimité les négociations entamées, et enfin, le 24 octobre 1844, fut conclu à Wam-Poa ce traité qui arracha un cri de joie à l'Eglise de Chine tout entière. « Trois édits impériaux furent accordés aux sollicitations de nos ambassadeurs : le premier permettait à tous les Chinois d'embrasser la religion chrétienne; le second donna comme signe dis- tinctif de la religion catholique le culte de la croix et des images; le troisième prescrivit la restitution des églises bâties depuis le règne de l'empereur Kang-Hy, de celles du moins qui n'avaient point été converties en pagodes ou en édifices d'utilité publique *. » Les missionnaires européens pouvaient librement prêcher dans les cinq ports ouverts au commerce, et ceux qui seraient arrêtés dans l'intérieur des terres devraient être ramenés sous bonne escorte et aux frais de l'État entre les mains de leur consul respectif. La révolution était faite au moins

1. Voyage en Chine, par M. Jurien de la Gravière, t. I, p. 83.

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en principe, et si l'application a subi des délais, si des violations ont été commises, c'est que la France n'a pas osé se risquer avec un empire qui parait avoir du pres- tige, mais qui, en réalité, est vermoulu des pieds à la tête. L'œuvre de M. de Lagrenôe était considérable, immense dans l'avenir. Les missionnaires avaient un point d'appui dont la violation devait amener la liberté complète de la religion.

« On était fondé à espérer que les Etats tributaires de la Chine suivraient cet empire dans la voie des conces- sions religieuses. Si la cour de Pékin eût obéi à une autre impulsion que celle de la crainte, s'il se fût opéré un renversement complet dans la politique impériale, si au jugement des missionnaires, qui apprécient sai- nement les choses, la France eût affirmé, avec la voix du canon, les droits de la conscience et de l'humanité, l'exemple de l'empereur eût entraîné le souverain du royaume annamite et celui de la Corée. Mais dans redit de tolérance accordé aux chrétiens chinois, on ne vit hors de l'empire, comme au sein de l'empire même, que le résultat des obsessions étrangères et une nouvelle humiliation imposée au fils du Ciel1.» Quoiqu'il en soit, la liberté religieuse avait fait un grand pas pour nos missionnaires: les exemples suivants en sont la preuve. Au mois de février 1843, l'amiral Cécille apprend que cinq missionnaires français condamnés à mort sont détenus dans les cachots de Hué-Fou, capitale et siège du gouvernement annamite; empêché de se rendre à Tourane, il confie à M. Favin-Lévêque, capitaine de VHéroïne, la mission de réclamer et de faire mettre en liberté les cinq prisonniers ; l'ordre était formel, irrévo- cable, et M. Fa vin était homme à se faire écouter. Les mandarins comprirent que leurs lenteurs ne parvien-

1. Voyage en Chine, par M. Jdrien de la Grayière, t. I, p. 83.

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draient pas à lasser cet homme inébranlable, et MM. Ber- neux, Galy, Miche, Charrier et Duclos furent remis au commandant de l'Héroïne. « Un peu plus tard, Mgr Le- fèvre, évêque d'Isauropolis, fut arrêté à son tour par les autorités cochinchinoises. Le capitaine de la corvette VAlcmcne, M. Fornier-Duplan, chargé par l'amiral d'une lettre pour le roi Tieu-Tri, se rendit à Tourane et, après une longue négociation, obtint la liberté du vicaire apos- lique de la Cochinchine. »

« Ce double service rendu par notre marine aux mis- sions catholiques produisit de salutaires effets : on cessa de rechercher aussi activement les prêtres européens, quand on sut que leur arrestation ne manquait pas d'at- tirer sur les côtes du royaume annamite, ce qu'on vou- lait voir éloigné avant tout, les navires de guerre étrangers *. »

Il serait bien aveugle celui qui ne verrait pas la main de Dieu dans les événements accomplis en Chine au xixe siècle ! C'est ce que M. Danicourt ne se lassera pas de répéter dans ses lettres : a Depuis que le canon anglais a fait évanouir le fantôme de la puissance chi- noise, il s'est passé, dans le Céleste Empire, des évé- nements si soudains et d'une portée si considérable que l'on ne peut s'empêcher d'y voir la main de Dieu ébran- lant ce trône de Satan, le plus solide et le plus haut, sur lequel l'esprit du mal se soit jamais assis parmi les hommes. »

« En Chine cinq ordres religieux s'étaient partagé et se partagent encore les travaux de l'apostolat : les Fran- ciscains, les Dominicains, les Jésuites, les Lazaristes et

les prêtres des Missions étrangères Les missionnaires

portugais avaient conservé la province de Kouang- Toung ; les Espagnols avaient le Fo-Kien; les Italiens

1. Voyage enChine, par M. Jurien de la Gravière, t. I. p. 85.

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occupaient les provinces du Shan-Tong et de Chan-Si, le Hou-Kouang et le Kiang-Nan. »

« C'est dans le Kiang-Nan que les Pères de la Compa- gnie de Jésus résidaient sous la juridiction d'un évêque italien. Depuis la suppression de cette célèbre société, les enfants de saint Vincent de Paul avaient succédé aux Jésuites dans la province de Pékin. Ils donnaient des évêques à la Mongolie, au Honan, au Tché-Kiang et au Kiang-Sy. ■»

d L'établissement des Missions étrangères, fondé en 1G63, sous le règne de Louis XIV, illustré par de nom- breux martyrs et l'éclat non interrompu de ses longs services, portait le fardeau de quatre vicariats aposto- liques : le Su-Tchuen, le Yun-Nan, le Koueï-Tchéou et le Leau-Tong '. »

Ces différents ordres avaient établi leurs grands sémi- naires dans la ville libre de Macao. Mais cette mesure n'était pas définitive, elle ne pouvait être que transitoire et momentanée. Les évêques n'avaient rien de plus à cœur que d'avoir leurs élèves auprès d'eux.

Aussitôt que les cinq ports de mer furent ouverts au commerce et à la liberté, les Missions étrangères, les Jésuites et les Lazaristes s'empressèrent de quitter Macao et d'établir, dans leur résidence même, les jeunes élèves qui se destinaient au sacerdoce. Le séminaire interne des Lazaristes à Macao fut dissous et les jeunes gens qui le composaient prirent le chemin de Ning-Po et de Tcheousan dans le Tché-Kiang.

Toutefois la procure des Lazaristes fut laissée à Macao et M. Guillet en fut nommé administrateur.

i. Voyage, en Chine, par M. Ji'rien de la Gravière, passim.

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Article II

Le 7 mai 1842, saint Stanislas: arrivé à Tcheousan, soin des catho- ligues. d Ce qu'était Tcheousan au point de vue moral et religieux. M. Danicourt en est nommé provicaire : ses pou- voirs. — Consécration de l'archipel à la très sainte Vierge. Première église ou chapelle à Tcheousan : conversion d'un bonze. Témoignage rendu par M. Faivre à M. Danicourt. Ministère de M. Danicourt auprès des soldats irlandais. Archi- confrérie. Dévotion indispensable aux missionnaires. Une hardiesse apostolique : visite dans une pagode. Correspon- dance de M. Danicourt avec M. le Supérieur général; il fait appel auprès de M. Etienne pour l'envoi en Chine de missionnaires et de sœurs de charité, etc.

C'est au début de tous les événements que nous venons de résumer, c'est au moment une nouvelle aurore se lève pour les missions de Chine, que M. Danicourt arrive dans l'archipel Tcheousan.

11 avait été amplement dédommagé de son zèle au séminaire de Macao. Toutefois?il se réjouit de l'heureuse nécessité de quitter cette ville et de se consacrer plus directement à l'œuvre des missions. La vie de mission- naire missionnant, comme il le dira bientôt lui-même1, allait mieux à son ardeur naturelle, et sa santé, affaiblie par les chaleurs du Midi, devait se raffermir sous un cli- mat plus froid.

Quant à ce qu'était Tcheousan, au point de vue moral et religieux, c'est lui-même qui nous l'apprend dans une lettre adressée ;t la Révérende sœur Carrère, supérieure générale des Filles de la charité : « Ce que je vous demande, ma très honorée Mère, ce n'est ni de l'argent, ni des ornements, ni des images, ni d'autres objets reli- gieux, mais bien des prières ferventes, afin qu'avec la

1. Lettre à la supérieure générale des sœurs de charité.

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grâce de Dieu et l'aide de sa très sainte Mère nous puissions, mes confrères et moi, surmonter les obstacles que nous rencontrons ici, et faire connaître et honorer Dieu sur une terre le démon règne seul. Pour vous donner une idée de l'empire qu'exerce ici le démon, figurez-vous qu'il n'y a pas une montagne, une colline, une vallée, un bosquet, une maison il n'y ait une ou plusieurs pagodes plus ou moins grandes, au point que dans une petite île voisine nommée Pou-Tou, il y a cinq cents pagodes qui sont desservies par plus de mille bonzes; on en comptait jusqu'à trois mille les années précédentes. Le peuple est infatué des idoles; il ne fait rien sans y mêler quelque superstition, de sorte que cette île si belle, et dont les étrangers ne se lassent pas d'ad- mirer la fertilité, est, depuis un temps immémorial, souillée par toutes les superstitions et abominations du pag-anisme. Voilà donc ce que nous avons à combattre et à renverser ici t>

Deux mois après son arrivée dans l'archipel, M. Dani- court en était nommé provicaire par Mgr Rameaux, évèque de Myre et vicaire apostolique du Tché-Kiang et du Kiang-Sy. Voici la teneur des pouvoirs qui lui furent accordés :

« Gomme la charge pastorale qui Nous a été conférée par le Saint-Siège demande et requiert que Nous veil- lions avec la plus grande vigilance, le plus grand soin et la plus grande sollicitude au bien et à l'utilité des fidèles de Jésus-Christ confiés à notre juridiction; dési- rant surtout remplir notre charge avec succès et avec bonheur, Nous avons pensé qu'il était nécessaire de choisir et d'établir un provicaire général dans la pro- vince du Tché-Kiang-. C'est pourquoi, Nous confiant dans la foi, la sagesse, l'intégrité qui vous distinguent, Nous avons pensé devoir vous confier, et Nous vous confions par ces présentes, cette charg-e très importante.

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Et afin que vous puissiez la remplir, Nous vous accor- dons tous les pouvoirs tant ordinaires qu'extraordi- naires. De plus Nous mandons et ordonnons expres- sément à tous les missionnaires de la susdite province de vous accueillir respectueusement dans l'exercice de votre juridiction, de vous être soumis et de vous obéir dans le Seigneur comme à Notre propre personne.

« Donné à Lin-Kiang-Fou, le 12 juillet 1842.

« f Alexis Rameaux, évêque de Myre, « Vicaire du Tché-Kiang et du Kiang-Sy. »

En arrivant dans l'archipel Tcheousan, M. Danicourt se trouva en présence d'un travail énorme ; tout était à faire, à créer dans ces parages l'on ne rencontrait pas un seul chrétien indigène ; les seuls catholiques qui y séjournaient étaient des Irlandais faisant partie de la flotte anglaise.

Au début de son ministère dans l'archipel, M. Dani- court eut l'heureuse pensée de consacrer cette terre à la sainte Vierge ; c'est lui-même qui nous l'apprend dans une lettre adressée à la révérende sœur Carrère, huit mois après son arrivée. « Dieu m'a donné la pensée de consacrer l'île et l'archipel Tcheousan à Marie-Imma- culée, consécration que je lui renouvelle bien souvent, et j'espère que cette bonne Mère écrasera, ici comme ailleurs, la tête de son ennemi capital, et qu'un jour nous pourrons chanter ses louanges à Pou-Tou, siège de l'empire de Satan '. »

La très sainte Vierge ne resta pas sourde à la voix de son serviteur; elle bénit son ministère et le rendit fécond d'abord dans l'hôpital militaire il prodigua

i. Lettre à la R. S. Carrère, supérieure générale dss Filles de la Charité, datée du 1er janvier 1843.

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ses soins assidus aux soldats irlandais, puis dans l'ar- chipel pour la formation des chrétiens indigènes.

A Tcheousan il ne trouva pas une église, pas une chapelle, pas môme une chambre libre, si ce n'est la chambre d'un païen, pour célébrer les saints mystères. La première chose à faire était une chapelle; il commença par là. Un peu plus tard, il installera à côté une école pour l'instruction des enfants et surtout des néophytes.

Les premiers fidèles qui assistèrent aux offices dans cette chapelle furent des soldats irlandais confiés eux aussi par Mgr Rameaux à la sollicitude du provicaire du Tché-Kiang. Leur exemple fut suivi par les indigènes de l'île qui y vinrent d'abord en curieux, puis pour y chercher la vérité et le salut.

Le premier succès marquant, la première consolation de M. Banicourt dans cette mission, fut la conversion d'un bonze ou prêtre chinois très lettré. C'est encore lui qui nous l'apprend dans la lettre à la révérende sœur Carrère dont nous avons cité un passage plus haut.

A la même époque (2 janvier 1843), une lettre de M. Faivre, missionnaire, donne à la France les pre- mières nouvelles des travaux de M. Danicourt dans l'île de Tcheousan. En voici un extrait : « M. Baldus con- tinue de faire le bien dans le Ho-Nan, avec les deux con- frères qui sont sous sa direction. M. Simiand travaille aussi beaucoup et avec succès dans la mission de Pékin. M. Danicourt, secondé de M. Tchiou, a commencé la prédication de l'Évangile dans l'île de Tcheousan; il s'emploie tout entier à l'œuvre importante qui lui est confiée, et il y a tout lieu de croire que Dieu bénira ses efforts. Il m'a envoyé il y a peu de jours un bonze qu'il a converti et dont la conduite fait espérer que non seu- lement il deviendra un bon chrétien, mais qu'il pourra rendre des services signalés par ses connaissances éten- dues dans la littérature chinoise... »

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Dans le cours des années 1843 et 1844, M. Danicourt se trouva seul pour faire face à mille occupations.

« J'ai été surtout écrasé, écrit-il ', par la besogne des mois de décembre (184 4), janvier et février derniers (184S), et en voici la raison. J'ai inauguré dans ma chapelle un autel en l'honneur de Marie Immaculée, et j'ai établi l'archiconfrérie le jour de Noël. A dater de cette époque jusqu'à la fin de février, la chapelle était presque pleine du matin au soir et je n'ai fait autre chose que prêcher, confesser et admettre dans l'archiconfrérie ; je prêchais d'abondance, il est vrai, mais la sainte Vierge qui savait bien que je n'avais pas le temps de me préparer, y met- tait du sien, et cela faisait effet. Quant aux confessions elles étaient, pour la plupart, pour un certain nombre de soldats : c'était la première de leur vie.

« Voici maintenant comment j'admettais dans la société. Chaque catholique venait se mettre à genoux devant l'autel de la sainte Vierge, et répétait à haute et intel- ligible voix la consécration suivante: «Sainte mère de Dieu, je consacre à votre Cœur immaculé mon âme, mon cœur, mon corps, ma vie, ma mort et mon éter- nité. »

« Après quoi il recevait la médaille miraculeuse (justement celle que vous m'avez envoyée) et venait faire inscrire son nom. Or, plus do deux cents ont fait cette consécration au Cœur immaculé de Marie. Nos chrétiens chinois de ïcheousan et de Nîng-Po l'ont faite aussi. Le régiment (18e royal Irlandais) auquel appar- tiennent ces bons catholiques est maintenant à Hong- Kong, et est remplacé ici par le 98e, il n'y a que deux catholiques qui, comme je l'espère, viendront aussi peu à peu se consacrer à Marie immaculée : quoi que je leur

1. Lettre à la révérende mère supérieure générale des Filles de la Charité, 4 septembre 1845.

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prêche presque chaque dimanche, je n'ai encore pu les ébranler, tant ils sont durs. Patience ! vous voyez donc, ma très honorée Mère, que la sainte Vierge montre aussi sa miséricorde à Tcheousan. Les païens ne vont plus tant par curiosité visiter le Pé-Tang, c'est-à-dire la chapelle du Nord, restent mes confrères chinois, mais bien avec un certain désir de connaître la religion... »

Le même courrier apportait au collège de Montdidier, au frère du saint missionnaire, une lettre ' dont nous extrayons le passage suivant, par lequel on voit combien la dévotion envers la très sainte Yierge est indispen- sable à tout missionnaire :

« Tu vois donc clairement que mon temps est extrême- ment précieux et court... Tiens-toi toujours dans l'humilité, la modestie, la simplicité. Dieu ne regarde pas les grands talents lorsqu'il veut se servir de quelqu'un pour procurer sa gloire, et, s'il t'appelle jamais à la prêtrise, souviens-toi bien qu'on ne fait pas grand'chose dans le saint ministère sans une dévotion solide envers la sainte Yierge et une confiance entière dans sa ten- dresse maternelle. Sans cette bonne Mère il y a longtemps que le démon aurait criblé et broyé les missionnaires et les chrétiens de la Chine. Adieu, cher frère, prie pour moi... »

C'est sa bonne Mère, nous nous plaisons à le croire, qui l'a protégé d'une manière toute spéciale dans une cir- constance critique il s'est trouvé en cette même année (1845). C'est lui-même qui le raconte dans une lettre adressée à la révérende sœur Carrère : « Je vais mainte- nant vous parler d'une course que j'ai faite dans l'île de Tcheousan, le lundi de Pâques (1845). Comme je me trouvais très fatigué des oftices de la Semaine sainte, je résolus de courir l'île pour prendre de l'exercice. Je

1. Le 4 septembre 1845.

12*

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partis de la maison vers les huit heures du matin, et, après avoir marché près de trois heures à travers les montagnes, voici que j'entends le son d'une cloche; cela me surprit beaucoup parce qu'il y avait longtemps que je n'avais entendu pareil bruit. Voyons, me dis-je, il y a donc ici quelque pagode célèbre ? Je redouble de jambes pour arriver au sommet de la montagne que je gravissais; arrivé là, j'aperçois en effet, au fond d'une vallée, une pagode avec une espèce de clocher ou de tour, ainsi que beaucoup d'hommes et de femmes qui s'y rendaient; je me dis alors : ce n'est pas sans dessein que la Providence me conduit ici. Je descends donc dans la vallée avec l'intention d'aller prêcher dans la pagode, en priant la sainte Vierge de m'assister. A mon arrivée la multitude s'effraye et commence à s'éloigner : il faut ajouter que je portais la soutane ecclésiastique. Je leur fais signe et leur crie de ne rien craindre; au même moment plusieurs habitants de Ting-Haè, qui étaient et qui me connaissaient, répétaient à haute voix : c'est Koulao-Jë, ne craignez pas. Je traverse la cour, monte les degrés qui conduisent aux idoles et reste quelques minutes pour voir ce qu'on faisait, mais ne disant mot. Je vois d'un côté au bas des degrés, dans la cour, une procession qui défile le long d'un théâtre. Ce sont des hommes et des femmes qui, deux à deux, les mains jointes et portant une espèce de chapelet au bras gauche, suivaient ea priant trois Taos-sé à bonnet rouge et faisant de la musique, D'un autre côté, autour des idoles, ce sont des femmes qui font brûler de l'encens devant les dieux et les déesses, Mais bientôt toute l'attention des adorateurs se tourne vers moi et je me trouve entouré de toutes parts. Voici, me dis-je, le moment de parler et je commence à prêcher sur l'unité d'un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre, et l'inu- tilité, la vanité et la folie des idoles que je maudis devant

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toute la multitude, après leur avoir dit que, si elles avaient du pouvoir, elles auraient défendu les habitants de Tcheousan contre les Anglais qui ont pris deux fois cette île, y ont tué, dépouillé, vexé beaucoup d'habi- tants, et ont même brûlé ses pagodes. C'était les prendre par leur faible ; car les Chinois ne peuvent pas com- prendre pourquoi les Anglais ont pris Tcheousan et ils disent que c'est une injustice atroce, vu qu'ils ne leur ont jamais fait de mal. Je quittai la pagode pour aller mettre mon bateau en mer à trois lieues au nord. Je revins par le même chemin et j'entrai de nouveau dans la pagode, mais il n'y avait presque plus personne. La fête que l'on y célébrait ce jour-là était en l'honneur de la déesse Kouang-Yng. Je suis bien persuadé que ma présence et mes paroles auront vivement dépité les bonzes, dont quelques-uns vinrent m'écouter. Mais n'importe, quoique je pense n'avoir converti per- sonne, je me réjouis et je remercie la sainte Vierge d'avoir eu occasion de parler de Dieu en présence des idoles.

« Après avoir pris dans une pauvre maison chinoise une écuelle de mauvais riz, qui me resta vingt-quatre heures sur l'estomac, je repris, un peu en traînant l'aile, le chemin de King-Hay. En route j'eus encore l'occasion de prêcher à des gens qui venaient de cette pagode et je tombai à bras raccourci sur un fumeur d'opium qui me demandait un remède pour se délivrer de cette mauvaise habitude; je lui dis que j'avertirais son père de le faire mettre en prison pour six mois, qu'alors il serait parfaitement guéri, ce dont je suis sûr; mais cela le fit beaucoup rire ainsi que ses compagnons. Enfin j'arrivai à la maison vers les dix heures, n'en pouvant plus de fatigue. Comme je suis connu à Tcheousan comme le loup blanc, et que, grâce à Dieu, je suis tellement bien vu qu'on dit communément qu'il n'y

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a de bon que moi parmi les Européens (ils le pensent ainsi, mais Dieu sait bien le contraire), je m'appuie sur cette bonne estime pour parler franchement et librement devant tout le monde, et on m'écoute avec attention. Je voudrais bien être libre des Européens pour m'adonner uniquement aux Chinois, afin de pouvoir prêcher plus facilement. J'espère que dans six ou sept mois mes vœux seront exaucés, car après le départ des troupes anglaises, si toutefois elles s'en vont, comme il ne restera ici que des marchands, je n'aurai plus rien à faire avec les étrangers... »

Cette visite dans une pagode au sein des divinités païennes, cette hardiesse apostolique, ce discours sur l'unité de Dieu et la vanité des idoles prononcé devant des bonzes, lettrés pour la plupart, rappelle on ne peut mieux saint Paul devant l'Aréopage. Dieu permet ces rapprochements, ménage ces circonstances pour récom- penser ses serviteurs ici-bas et les encourager à soutenir de nouvelles luttes, à entreprendre de nouveaux'travaux pour sa plus grande gloire.

A la date du 3 septembre 1845, l'abbé Danicourt écri- vait à M. Etienne, supérieur général des Lazaristes, une Jettre dans laquelle [il lui demande des missionnaires et des sœurs de Charité; nous sommes heureux de la reproduire en entier.

« Monsieur et très honoré Père,

« Votre bénédiction, s'il vous plaît.

« Je me reproche d'avoir tardé si longtemps à vous écrire, toutefois je pense bien que M. Faivre ou M. Guil- let vous aura donné des nouvelles de Tcheousan et de ce que nous y faisons; du moins je suis persuadé que notre vénérable elbon confrère, notre premier missionnaire en

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Chine, Mgr Rameaux, que nous avons eu le malheur de perdre àMacao le 14 juillet dernier, vous aura fait part de ce que je lui ai écrit sur cette mission. Sa Grandeur m'écrivait cinq jours avant sa mort, qu'elle allait s'em- barquer pour Tcheousan, et j'ai appris par un journal anglais qu'Elle avait cessé de vivre. Perte irréparable s'il en fût jamais pour nous en Chine, dans les circonstances actuelles! Voilà donc nos missions privées de Mgr Ra- meaux, de MM. Tzabel, Peschaud, Fan et Ouang! Voilà leKiang-Sy avec deux Européens seulement et le Tché- Kiang sans aucun. M. Faivre, qui est passé ici pour se rendre en Mongolie, m'a répété bien des fois ce que je vois moi-même visiblement, qu'il nous est impossible de faire grand'chose en Chine avec un aussi petit nombre d'européens.

« Mgr Mouly, dans une lettre qu'il m'a écrite le 11 fé- vrier dernier, m'exprimait d'une manière douloureuse le manque d'ouvriers dans son vicariat. Je suis aussi dans le besoin, et quoiqu'il y ait plus de trois ans que j'ai demandé au moins un Européen à Mgr Rameaux pour le Tché-Kiang, il n'en existe pas un seul depuis plus de quatre-vingts ans, je suis encore à l'attendre. Je suis persuadé, Monsieur et très honoré Père, qu'on vous fera des demandes du côté de la Mongolie et du Kiang-Sy. Permettez-moi de joindre les miennes pour le Tché-Kiang. Je vous prie donc en grâce et pour le bien de cette mission d'y envoyer deux missionnaires le plus tôt possible, et voilà la première raison de cette demande: la bonne réputation dont, grâce à Dieu, nous jouissons, s'est répandue jusqu'à Ning-Po, comme M. Faivre en a été témoin, de sorte que s'il y avait un missionnaire européen, en costume chinois, il y ferait beaucoup de bien, j'en suis sûr; et il pourrait prévenir un grand nombre de maux causés par six missionnaires protes- tants qui distribuent à pleines mains des milliers de

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brochures en langue chinoise. Il est fâcheux pour nous de n'avoir pas un missionnaire à Ning-Po, il existe une pleine liberté ; cela fait une mauvaise impression même sur les protestants, qui sont tous bien disposés en notre faveur. La seconde raison, c'est que dans le district de Kia-Sing-Fou,où nous avons mille chrétiens et plus, il n'y a que le Père Lu. Un confrère français est absolu- ment nécessaire pour ce district qui a été négligé comme celui de Ning-Po, pendant bien des années.

« Nous sommes maintenant occupés dans un village composé en grande partie de chrétiens qui ont apostasie il y a plus de trente ans. L'expérience nous apprend tous les jours que nos confrères chinois seuls* ne pourraient pas tout faire. Je vous prie donc, Monsieur et très honoré père, par votre amour pour Dieu, et par le grand intérêt que vous portez à nos missions de Chine, de vou- loir bien nous envoyer deux confrères français pour cette mission du Tché-Kiang dont Mgr Rameaux m'a chargé.

« Nous avons ici des relations très fréquentes avecHong- Kong, et comme il est à peu près certain que les Anglais garderont Tcheousan, la plus saine et la plus fertile de toutes les îles sur les côtes de la Chine, ces relations sont augmentées de jour en jour. De plus nous avons à Ning-Po, et surtout à Tcheousan toutes sortes de com- modités pour y établir des écoles, des hôpitaux, etc., et former parmi les chrétiens des personnes qui pourront être d'une grande utilité pour de semblables établisse- ments dans l'intérieur, lorsqu'il sera libre de les y implan- ter. Ceci m'amène tout naturellement à vous parler de nos chères sœurs.

« Tout bien considéré, examiné et pesé, le moment me semble arrivé de les envoyer en Chine, puisque nous jouissons d'une pleine liberté ici, ainsi qu'à Ning-Po. Pouvons-nous, nous, enfants de saint Vincent, laisser plus longtemps des milliers d'hommes, de femmes et

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d'enfants languir et mourir sans secours et sans conso- lations, clans une misère bien autrement affreuse que celle qui a touché le cœur de notre bien-aimé Père, et qu'il n'a cessé de soulager de ses soupirs, de ses larmes, de ses aumônes et du pain de sa table! Puisque nous sommes libres ici, n'est-il pas temps de montrer la cha- rité chrétienne à un peuple sans charité? Si le peu que j'ai fait avec mes confrères chinois nous attire une si grande considération parmi nos païens, que ne pense- raient-ils pas, que ne diraient-ils pas, s'ils avaient devant les yeux le spectacle que donnent nos bonnes sœurs partout la divine Providence les envoie, dans les pays étrangers? Oui, Monsieur ettrès honoré Père, il nous faut des sœurs ici; elles apprendront la langue en peu de temps avec les chrétiens qu'on leur donnera pour les aider. Il y aura une précaution à prendre et elle est de grande importance, jusqu'à ce qu'elles soient bien connues : c'est que les Européens et les Chinois ne devront aller chez elles que dans un cas absolument nécessaire. Les Chinois sont très soupçonneux et très susceptibles sur cet article. Quant à l'assistance à la messe et quant à leurs confessions, elles pourront aller sans aucune difficulté à la chapelle publique.

«Je vais maintenant vous parler d'une chapelle catho- lique que nous avons trouvée, il y a un mois, à Ning-Po et qui a été bâtie autrefois par ordre de l'empereur Kang-Hi; elle est abandonnée depuis au moins soixante ans, et cela à cause de persécution ; elle est actuel- lement entre les mains d'un riche négociant. La cha- pelle proprement dite est restée entière, mais dans un triste état. Le portique a été détruit, et, à sa place, se trouve une boutique l'on vend du papier supersti- tieux. Comme j'ai eu occasion de me mettre en relation avec le tao-tay et autres mandarins de Ning-Po, et que je les ai trouvés favorablement disposés envers moi,

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d'un commun accord avec MM. Tchin et Ouang, je leur ai demandé cette chapelle, en m'appuyant sur l'édit de l'empereur Kang-Hi qu'ils ne connaissaient pas et dont la lecture fit grande impression sur leur esprit. Or, vous savez qu'en Chine les édits des empereurs, surtout de l'empereur Kang-Hi, sont choses sacrées sur lesquelles on ne revient pas. Par suite de plusieurs communica- tions que j'ai eues avec eux, ainsi que M. Faivre lors de sa visite à Ning-Po, il nous est très facile d'obtenir, sinon la chapelle, ce qui souffrirait quelque difficulté, du moins une pagode en échange, et je ferai de suite les dernières démarches, sans crainte de l'arrivée de M. de Lagrenée, notre ministre, qui, dit-on, verrait cela d'un mauvais œil, parce que je serais sensé le compromettre.

c Vous avez sans doute appris, Monsieur et très honoré père, qu'à la suite de la demande de M. de Lagrenée, l'empereur a permis à ses sujets d'embrasser la religion chrétienne ; mais cette permission est restée entre les mains des mandarins, qui continuent, comme par le passé, à persécuter les chrétiens, et nous sommes sûrs que leur sort va devenir plus fâcheux, si M. de Lagrenée n'insiste pas pour que cette permission soit publiée et affichée dans les villes.

« Je finis en vous priant, Monsieur et très honoré père> de me permettre de saluer, ex pleno corde, nos confrères et nos séminaristes de notre maison de Paris.

« E.-X. Danicourt, i.p. d. I. m. »

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Article III.

Apostolat de M. D.vnicourt dans i/archipel de Tcheol'sa.n (fin).

« Le 9 avril 1845 : première visite aux chrétiens <le Ning-Po-Fou [famille Yao). Le 12 mai, SS. Nérée etAchillée: visité les pagodes

de l'ou-Tou. » Juin 1845, seconde visite (en costume ecclésias- tique) à Ning-Po-Fou et découverte de l'ancienne chapelle catho- lique. — Elle est recouvrée en octobre de la même année. Troisième visite de M. Danicourt à Ning-Po-Pou (184G) : acqui- sition de terrains. Consolations goûtées dans la mission de TVheousan exprimées à M. Etienne. Influence morale de M. Danicourt auprès des mandarins. Son dévoûment dans la peste de Ting-Haë (1846) lui attire l'estime et l'admiration de l'armée anglaise.

M. Danicourt ne nous a transmis aucun renseigne- ment sur sa première visite aux chrétiens de Ning-Po- Fou ; il s'est borné à faire connaître le nom de la famille qui lui donna l'hospitalité. Il n'a point non plus donné de renseignements sur sa visite dans les pagodes de Pou- Tou. Cependant s'il a consigné ces deux démarches, dans le document trouvé dans son portefeuille après sa mort, c'est qu'elles ont eu quelque importance ou quelques bons résultats. La relation de ce qu'il y fit nous intéresserait sans doute beaucoup, mais nous avons le regret de ne pouvoir en donner les détails '.

Quant à la visite qu'il fit, en costume ecclésiastique, à Ning-Po-Fou, en juin 184o, c'est lui-même qui la raconte dans une lettre à son frère Charles 2 : « Il y a quelques mois, j'ai été a Ning-Po-Fou, pour la première fois en soutane et avec le tricorne. Je crois que je suis le premier missionnaire européen qui ai paru dans cette ville avec le costume ecclésiastique. J'ai visité plusieurs familles chrétiennes jusqu'à deux lieues dans la cam-

1. Voir à la page 173 quelques renseignements sur Pou-Tou.

2. Du 4 septembre 1845.

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pagne j'ai dit la messe et prêché; c'a été une grande consolation pour moi ; mais le beau de l'affaire, c'est qu'au moment de revenir à Tcheousan, des chrétiens viennent me dire qu'il y avait autrefois une chapelle catholique à Ning-Po; j'envoie à la recherche, et, environ une heure après, ces chrétiens, contents comme des rois, viennent me dire qu'ils l'ont trouvée. Je pars de suite avec eux, mais arrivé sur les lieux, je fus bien affligé en voyant l'état déplorable elle était réduite. La chapelle proprement dite, qui ne parait pas avoir été réparée depuis qu'elle a été abandonnée pour cause de persécution, est dans un état misérable; les colonnes qui soutiennent l'édifice sont inclinées et menacent ruine; l'intérieur ne paraît pas avoir été jamais habité, seu- lement il y a de grosses pierres sur lesquelles on pré- pare le papier superstitieux. La raison maintenant pour laquelle cette chapelle a été abandonnée est dans la grande persécution suscitée par Kia-King; non seu- lement les missionnaires, mais encore les chrétiens ont été obligés de fuir au loin et ne sont plus revenus. Actuellement il y a à peu près vingt chrétiens dans la ville et les faubourgs... »

Nous avons entendu, à la fin de l'article précédent, M. Danicourt exprimer à M. Etienne, supérieur général, l'espoir d'obtenir du gouvernement chinois une pagode en échange de la chapelle en question. Il fut bien plus heureux : à la suite des négociations entamées avec les autorités de Ning-Po-Fou, il obtint le recouvrement de la chapelle même, en octobre 4845; et nous allons Je voir faire acquisition des terrains qui l'avoisinent, sur lesquels s'élèveront bientôt les divers établissements qui seront le centre du mouvement religieux dans le Tché-Kiang : une église, une procure, un hospice, une école, un asile pour les enfants abandonnés, une maison pour les sœurs de charité.

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Laissons-le nous instruire lui-même, sur cette acqui- sition de terrain et ce qui concerne sa mission, clans la lettre suivante adressée à M. Etienne.

Tcheousan, le 18 juillet 184G. « Monsieur et très honoré Père,

« Votre bénédiction, s'il vous plaît.

« Depuis le mois d'octobre dernier que nous avons eu le bonheur de recouvrer l'ancienne chapelle de Ning-Po, comme j'ai eu l'honneur de vous l'écrire alors, nous avons eu bien d'autres marques de la bonté divine envers nous dans cette mission, ainsi que de la protection de la sainte Vierge. Et afin de nous aider à payer à Dieu et à notre bonne Mère le tribut de reconnaissance que nous lui devons, je vais vous mettre sous les yeux quelques- uns de ces témoignages de la Providence en notre faveur.

« Vers le milieu du mois dernier je me suis rendu à Ning-Po pour tâcher de louer une maison qui semble être bâtie sur le terrain de l'ancienne chapelle et qui en fait le complément. J'ai été visiter les autorités de la ville avec M. Yang; elles nous ont parfaitement reçus et nous ont permis d'arranger l'affaire selon nos désirs. Toutefois cette affaire souffrait d'assez grandes diffi- cultés, parce que la maison n'était plus entre les mains du premier possesseur, mais était en partie vendue, en partie louée, en partie hypothéquée et se trouvait alors occupée par quatre familles. Le mandarin Tchang, celui- même qui l'année dernière nous a été si utile pour le recouvrement de la chapelle, a pris encore cette affaire en mains et s'y est employé de toutes ses forces. Enfin pour couper court à toutes les difficultés, le mandarin Lin-Kong qui est en même temps délégué et tao-tay

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de Ning-Po, tartare de naissance et homme excellent, a acheté Ja maison pour onze cents tiao (environ 990 piastres) et me l'a louée pour cent ans, à raison de trente tiao par an (environ 22 piastres, la piastre vaut com- munément a francs) avec faculté de hâtir et de détruire comme bon nous semblera, et de renouveler le contrat aux mêmes conditions. J'ai une copie de ce contrat munie du sceau des autorités chinoises. Enfin pour ne laisser en quelque sorte rien à désirer dans cet emplace- ment, je viens encore de louer pour cent ans, à raison de trente tiao seulement, un local de 40 pieds carrés, attenant à notre terrain et qui pourra servir de lieu de sépulture ou de jardin ; de sorte que nous avons main- tenant, dans le plus beau quartier de Ning-Po, un terrain qui a plus de trois cents pieds de ong, sur soixante à quatre-vingts de large et aboutissant à deux rues, plus un lieu de sépulture ou jardin, et cela pour l'espace de cent ans, à raison seulement de quatre-vingts tiao par an. Gela tient comme du miracle. Ajoutez à cela que nous sommes très bien avec les mandarins qui sont presque tous venus nous voir à Ning-Po et à Tcheousan, comme je le dirai plus bas.

« Du moment que notre chapelle de Ning-Po serabâtie, grand nombre de païens, j'en suis sûr, embrasseront notre religion. Je dis la même chose de l'île de Tcheou- san, pourvu toutefois que nous soyons bon nombre de missionnaires. Je vous prie donc, Monsieur et très honoré Père, par votre zèle pour la gloire de Dieu, et le salut des âmes, de nous envoyer sans délai des ouvriers et de l'argent.

« Un nouvel édit de l'empereur, en faveur de notre sainte religion, vient d'être affiché, non seulement à Ning-Po, mais encore dans la capitale de la province de Han-Tchou-Fou, ce qui est de la plus grande importance pour notre mission du Tché-Kiang et voici ce qui y a

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donné lieu. Deux chrétiens de la capitale, pour n'avoir pas voulu contribuer, en argent, aux superstitions païennes, furent molestés et battus par de mauvais sujets. Les chrétiens portèrent plainte devant le man- darin du district : celui-ci, gagné par argent, les ren- voya sans leur donner aucune satisfaction, ce qui donna de l'audace aux païens, qui, pour se venger et avoir de l'argent, firent main basse sur deux autres chrétiens, les conduisirent devant le même mandarin et les accusèrent faussement de ne pas vouloir payer un certain tribut à l'empereur. Ces chrétiens furent battus rudement par ordre du mandarin et mis en prison. Les autres chrétiens firent avertir sur-le-champ MM. Tchiou et Ouang. Nos deux confrères se rendirent de suite à la capitale et, après avoir tout bien considéré, jugèrent qu'il n'y avait pas d'autre moyen à prendre, sinon d'aller directement au fou-tayou sous-vice-roi de la province. CommeM. Tchiou le connaît, l'ayant vu à Canton lors de l'entrevue de l'amiral Cécille avec les mandarins, ce fut lui qui alla au fou-tay, auquel il présenta ma carte, celle de M. Guillet et sa pétition. Le fou-tay le reçut bien et, après avoir pris lecture de sa pétition, ordonna que les chrétiens fussent mis en liberté immédiatement.

« Le fou-tay m'a envoyé sa carte par M. Tchiou. Je n'en reviens pas des égards des mandarins pour moi et mes confrères, qui ont été admis partout auprès des manda- rins chez lesquelsje me suis présenté.

« Voici un troisième fait qui prouve encore comment Dieu nous protège ici, en faisant disparaître les obstacles que nous rencontrons de tous côtés. J'ai souvent écrit que la principale difficulté que nous avons ici pour la conversion des païens, était la peur des mandarins à leur retour à Tcheousan, après l'évacuation de l'île par les Anglais. Or, tous les mandarins de Ning-Po, plus un commissaire impérial, sont ici depuis un mois et la

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crainte du peuple s'est évanouie dès les premiers jours, parce que tous les mandarins, avec leur suite, sont venus me visiter à la chapelle chinoise se trouvaient MM. Tchiou et Ouang; il est bien entendu que nous avions été visiter ces Messieurs d'abord. En un mot nous sommes très bien vus des autorités et du peuple.

« Comme une partie des troupes anglaises a déjà évacué Tcheousan et que le reste va partir incessam- ment, j'irai m'étahlir à Ning-Po dans notre chapelle, c'est-à-dire au milieu des ruines : j'espère que la Provi- dence y viendra à mon secours.

«Le Seigneur, toujours admirable dans ses voies, vient de nous fournir une belb occasion de le glorifier et de montrer aux païens une des belles cérémonies de notre religion. Nous avons baptisé ici, il y a environ trois mois, une femme âgée de 85 ans, qui est morte peu de temps après, munie des sacrements de l'Église. Pendant le temps qu'elle a été chrétienne, elle répétait toujours : Jésus! Marie! Au dernier moment, quoiqu'elle fût entourée de tous ses enfants, elle ne fit néanmoins atten- tion qu'à sa troisième fille qui était chrétienne et dont Dieu s'est servi pour sa conversion ; et, pour la remer- cier de lui avoir procuré la connaissance du vrai Dieu, elle lui prit la main, la serra affectueusement versa quelques larmes et s'endormit dans la paix du Seigneur.

«La grande difficulté pournousétait de l'enterrer avec les cérémonies de l'Eglise. J'ai beaucoup regretté alors de n'avoir qu'une vingtaine de chrétiens, car j'aurais électrisé la ville entière. Cependant, Dieu aidant, la chose réussit au delà de nos espérances, car partout le convoi funèbre est passé, les païens ne cessaient de répéter: C'est très beau! c'est très beau! Ainsi fut enterrée Maria Ou, âgée de 85 ans. J'ai fait clouer à son tombeau la croix de son convoi funèbre, et c'est la pre- mière croix plantée à Tcheousan sur un tombeau chinois.

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c( Je vous disais plus haut qu'une partie des troupes anglaises avait déjà quitté Tcheousan et que l'autre allait partir sous peu. Je n'en suis pas fâché, car j'étais fatigué de mes soldats, parmi lesquels il y a peu de bien à faire, tant ils sont adonnés à la boisson, mère de bien des vices. J'aurais seulement désiré, à cause de la posi- tion de Tcheousan, que les Européens fissent le commerce dans cette île; mais les mandarins ne le veulent pas.

« Je vais donc aussi sous peu quitter ma chapelle et Tcheousan et me rendre à I\ing-Po, emportant avec moi tout ce que j'ai préparé de longue main pour orner notre église de Ning-Po ; mais quand sera-t-elle bâtie cette église? J'espère que, comme nous l'avons recouvrée quasi par miracle, ainsi que le terrain qui l'environne maintenant, vous voudrez bien, Monsieur et très honoré Père, prendre cette chapelle à cœur et nous faire envoyer les fonds nécessaires pour la bâtir. Je vous le répète, du moment que nous aurons une belle église à Ning-Po, il nous viendra grand nombre de païens, pourvu toutefois qu'il y ait des missionnaires pour leur prêcher. Il est honteux pour nous que, depuis quatre ans, nous n'ayons pas encore un missionnaire européen dans cette grande ville il y a une dizaine de missionnaires protestants ou méthodistes, qui y répandent à pleines mains des brochures en langue chinoise, et qui ont déjà tenté de corrompre nos chrétiens. Deux de ces antéchrists se sont aventurés d'aller distribuer leurs brochures dans cette chapelle : ils ne pensaient pas m'y trouver, et je m'y trouvais par un heureux hasard; ils ont été si désap- pointés et si confus, que je pense bien qu'ils n'y retour- neront pas, sinon en mon absence.

« Permettez-moi, Monsieur et très honoré Père, de saluer tous nos chèrs confrères, étudiants et séminaristes de notre maison de Paris, ainsi que nos bonnes sœurs, et

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de me recommander ainsi que la mission du Tché-Kiang à leurs saints sacrifices et prières.

« Vous savez, Monsieur et très honoré Père, qu'avant d'entrer dans la petite et chère compagnie, je vous por- tais déjà une affection particulière : cette affection n'a pas diminué depuis que je suis enfant de saint Vincent et surtout depuis que Dieu vous a établi notre Père. Puissiez-vous vivre de longues années et voir de vos yeux l'esprit de saint Vincent animer tous les membres de notre bien-aimée compagnie, ainsi que nos chères sœurs. C'est le vœu bien sincère et bien ardent de votre très humble et obéissant fils.

c F.-X. Danicourt, i.p.de l. m. »

Après quatre années de séjour dans l'archipel Tcheou- san, M. Danicourt avait acquis une grande influence morale et auprès des mandarins, comme nous l'avons vu plus haut, et auprès de l'armée anglaise. Nous en avons pour garant la parole de M. de Lagrenée, ambassadeur en Chine. A son retour de l'Extrême-Orient, il écrivait au frère du missionnaire, M. Charles Danicourt: « Votre frère est le type de V apôtre \ il est plénipotentiaire en Chine. » On apprit depuis que M. Danicourt avait obtenu des mandarins de Ning-Po ce que M. de Lagrenée n'avait pu obtenir de ceux de Shang-Haï : le recouvre- ment des terrains qui avaient appartenu autrefois à l'Eglise de Chine.

Cherchons à définir cette autorité morale : l'homme de caractère, l'homme vertueux se montre et s'affirme partout le même. Aux jours de son enfance, M. Danicourt avait été estimé, aimé et recherché de ses camarades; au collège de Montdidier, au séminaire de Saint-Lazare le regards et les cœurs s'étaient fixés sur lui pour l'admi- rer et l'aimer; au séminaire de Macao, pendant huit ans

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il était apparu, parmi ses collègues, comme le modèle et le meilleur des prêtres. Mais jusqu'ici il n'a vécu qu'au milieu de frères qui aiment et apprécient la vertu sous quelque forme qu'elle se présente, taudis qu'à Tcheou- san il se trouve en plein paganisme au milieu de gens qui adorent le vice. Cependant à peine les païens ont-ils vu ce prêtre à l'œuvre, répandant autour de lui les bien- faits de la charité (eux qui n'avaient eu jusqu'ici que le triste spectacle de l'égoïsme le plus étroit et le plus bar- bare), qu'ils le considèrent comme un envoyé de Dieu, comme le meilleur des hommes. Il fut parmi eux ce qu'il avait été toute sa vie, dévoré de zèle pour la gloire de Dieu et le culte de la sainte Vierge; rempli d'une bonté, d'une charité sans bornes pour les pauvres, les délaissés, les malheureux. Cette charité éclatait d'autant plus qu'elle contrastait avec la cupidité des Anglais qui n'étaient venus à Tcheousan que pour s'enrichir au détriment des indigènes.

A la charité M. Danicourt joignait la droiture, la sin- cérité, l'énergie; sa parole donnée était un contrat. Les Chinois appréciaient d'autant plus ce grand caractère que la ruse, la fourberie et le mensonge sont le fond même de leur nature. M. Danicourt s'imposait donc à ces païens par l'empire de sa vertu, de son caractère si fortement trempé et de sa bonté si grande ; enfin par une rapidité de coup d'œil et une promptitude d'exécu- tion qui lui ont fait réaliser en peu de temps des œuvres que d'autres n'auraient accomplies qu'en de longues années.

Mais la Providence lui ménageait l'occasion de se révéler dans tout l'éclat et le sublime de la charité chré- tienne. A la suite du long séjour de l'armée anglaise dans les mers de Chine, le typhus s'était déclaré à bord de la flotte, dans le port de Ting-Haë, et moissonnait un grand nombre de soldats. On les voyait étendus, dit un

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témoin oculaire, sur les ponts des navires, à côté les uns des autres et expirant au milieux d'affreux supplices. Il fallait pourtant les soulager et ne pas les laisser mourir sans les secours et les consolations de la religion. Les ministres protestants prirent la fuite, M. Danicourt seul resta. Au plus fort de la panique générale, on le vit chaque jour descendre à bord, aller se pencher auprès des soldats irlandais, respirer leur haleine empoisonnée afin de recevoir le secret de leur confession et leur administrer les derniers sacrements.

Le général Campbell, devenu depuis lord Clyde et gouverneur général des Indes, ne pouvait en croire ses yeux. Aussi bien il n'eut que des colères et des ana- thèmes contre les sectaires de sa religion tandis qu'il témoigna hautement au vaillant missionnaire l'estime, le respect et l'admiration que sa conduite lui avait inspi- rés. Pendant son séjour en Chine, il allait tous les samedis au soir visiter le héros de Tcheousan et de Ting- Haë, et s'entretenir des heures entières avec lui. La haute dignité à laquelle cet illustre général fut élevé plus tard ne lui fit pas oublier l'ami des mauvais jours; et, de retour à Paris, Mgr Danicourt disait : « Si lord Clyde apprend que je suis en France, il fera le voyage de Paris pour me voir. »

Le général Campbell n'était pas le seul qui nourrit des sentiments d'estime et d'admiration pour M. Dani- court; ils animaient également les officiers de la flotte ; quant aux soldats catholiques, ils le regardaient comme un ami véritable.

Lorsque M. Danicourt eut besoin d'argent pour sa chapelle et pour ses œuvres, il n'eut qu'à parler, les offi- ciers protestants, eux-mêmes, s'empressèrent de répondre à son appel : les haines de religion avait cédé la place à l'empire de la charité.

Ces succès n'altérèrent en rien la modestie du saint

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missionnaire et n'enflèrent point son cœur; il pratiquait, à l'exemple de son bien-aimé père saint Vincent, l'hu- milité, l'amour de la vie cachée. Nous tenons d'autant plus à faire ressortir ici cette vertu que, dans aucune de ses lettres, il n'a fait allusion à ce qui s'est passé à Tcheousan lors de l'invasion du choléra. C'est par des bouches étrangères que nous en avons été informé ; c'est en particulier par ce passage du livre de M. Jurien de la Gravière : « Nous trouvâmes sous le péristyle de la cha- pelle Mgr Lavaissière entouré des lazaristes dont se composait en ce moment la mission de Tché-Kiang : le père Hue, revenu avec nous de Shang-haï à Ning-Po ; le père Danicourt, missionnaire intrépide, qui, lorsque le choléra décimait, à Tcheousan, les régiments irlandais, avait su conquérir l'estime et l'affection de l'armée anglaise1 ... »

M. Danicourt n'était pas homme à se laisser enivrer par la gloire humaine : sa nourriture, comme celle du divin Maître, était de faire la volonté de son Père céleste, et rien au monde ne pouvait apporter à son âme de plus grande satisfaction que celle du devoir accompli.

1. Voyage en Chine et dans les mers et archipels de cet Empire, par M. Jurien de la Gravière, t. I, p. 337.

CHAPITRE VI

APOSTOLAT DE M. DANICOURT DANS LE TCHÉ-KIANG : SEJOUR A NING- PO-FOU, DU 24 JUILLET 1846 AU 7 SEPTEMBRE 1851 .

Aperçu sur la province du Tclié-Kiang. «Le 24 juillet 1846, sainte Christine ; je suis allé me fixer à Ning-Po. Le 10 août 1846, vacarme infernal à Ning-Po. » Correspondance de M. Dani- court avec sa famille pendant Tannée 1846; renseignements divers sur sa mission.

Avant d'étudier l'apostolat de M. Danicourt dans le Tché-Kiang il passa les neuf années les plus fécondes de sa vie, il importe de donner un aperçu de cette pro- vince. Cet aperçu intéressera d'autant plus le lecteur que c'est M. Danicourt lui-même qui va le faire, asurément avec connaissance de cause, dans une lettre adressée aux Directeurs de lŒuvre de la Propagation de la foi.

« Le Tché-Kiang, quoique la plus petite des dix-huit provinces de Chine, compte néanmoins onze villes de second ordre, soixante-douze du troisième, neuf autres qui tiennent le milieu entre les précédentes, toutes villes qui sont murées ; enfin un nombre plus que quintuple de bourgs très considérables. Sa population est évaluée à plus de douze millions d'âmes, et je crois que, d'après les calculs que j'ai faits tout récemment, elle s'élève au moins à quatorze millions. Ses principales branches de commerce sont : la soie dans les trois départements de Han-Tchéou, Hou-Tchéou et Kia-Sing; le poisson, à la pêche duquel plus de quarante mille barques sont occu- pées, dans l'archipel de Tcheousan, pendant six mois au

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moins de l'année; le sel dont on fait une quantité immense dans les îles de Tcheousan et sur les côtes de la terre ferme; la glace, pour conserver le poisson durant l'été, et qu'on ramasse le long de la rivière de Ning-Po. J'ai compté souvent, depuis Ning-Po jusqu'à Tchen-haï, plus de deux cents glacières couvertes de paille. Ajoutez à ces produits le vin de riz fabriqué à Chao-Sing, et renommé dans toute la Chine ; les tam-tam ou cymbales, cet instrument qui semble avoir été inventé par le diable pour assourdir les hommes, et dont cepen- dant les Chinois aiment tant les éclats bruyants; les herbes médicinales, les meubles de toute espèce, bril- lants du plus beau vernis; les souliers à clous pointus et rivés dans l'intérieur, les nattes de jonc, les jambons de Kin-hoa, célèbres en Chine; les oranges de Kin-Tcheou, les mines de charbon et de pierres calcaires de Hou- tcheou et Fou-yang, la cire végétale, provenant de l'arbre appelé Kiou-tsê, et dont on fait une si grande quantité de chandelles et d'huile. Nous avons fourni plu- sieurs pieds de cet arbre si utile à M. l'amiral Cécille, lors de son passage à Tcheousan, pour les importer en France ; je ne sais pas encore s'ils ont réussi.

« Le Tché-Kiang est une des trois provinces de Chine Ton s'applique le plus à l'étude ; sous ce rapport, elle marche presque de pair avec le Kiang-sy et le Kiang- nàn. Le premier de tous les lettrés de la Chine, le Tchoang-yuen, est un homme de Ning-Po, d'une famille médiocrement riche, appelé Tchang. Le jour l'on a appris officiellement à Ning-Po son élévation à cette haute dignité, la première après celle de l'empereur, tous les mandarins ont été visiter sa famille. Sa femme est allée, sur les six portes de la ville, jeter du haut des murs les cinq graines, que le peuple s'est empressé de recueillir pour les mêler dans ses semences, dans la ferme croyance que ce sont autant de germes de bonnes

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récoltes. Il y a eu illumination et grande réjouissance dans la ville à l'arrivée du Tchoang-yuen. Rien ne flatte plus les Chinois que ces honneurs publics, et c'est un stimulant tout-puissant pour les porter à l'étude de l'éloquence.

« Il est une spécialité bien remarquable dans le Tché- Kiang, c'est que la plupart des Sse-yé, dans tous les tribunaux civils de la Chine, sont des gens de Chao- Shing-fou, située à six lieues ouest de Ning-Po. Ces Sse-yé, dont on distingue trois principales classes, sont chargés, les uns d'interpréter le code pénal, et on les appelle Shing-ming ; les autres de la rédaction des sen- tences, ceux-ci s'appellent Chou-ping ; d'autres enfin de l'expédition des dépêches, et ils sont appelés Tsien-yâ. Ce sont des gens roués dans la chicane, connaissant parfaitement toutes les voies et détours du labyrinthe de la langue chinoise. Ils étudient tous à Chao-Sing, et nulle part ailleurs. Ils ont des livres spéciaux, qu'ils se gardent bien de communiquer, et les professeurs n'ad- mettent pour élèves que des jeunes gens nés à Chao- Sing.

« La vallée de Ning-Po, qui est d'une fertilité éton- nante, était anciennement couverte par les eaux de la mer. Pour l'assainir et la rendre cultivable, on a élevé une digue en pierres de taille, qui commence à Tchen- haï, court au nord, fait un coude près de Yu-yao, et se prolonge à l'ouest jusqu'au delà de Han-tcheou; là, elle recommence sur la rive nord de la rivière qui baigne cette ville immense, se développe à l'est vers Hay-yen, et se termine en cercle aux rochers sur lesquels sont assises les forteresses de Tcha-pou. Que de bras et de temps il a fallu pour accomplir un tel ouvrage ! Mais cette chaussée gigantesque était nécessaire, surtout dans le golfe de Han-tchéou, pour contenir ce raz-de- marée, qui arrive soudain, haut de quinze pieds, roulant

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ses eaux avec grand bruit, jetant partout l'alarme, et n'expirant qu'à quatre lieues de Han-tchéou. Ce phéno- mène, dont on ne connaît pas les causes, est devenu plus fréquent depuis peu d'années; il a lieu deux fois le mois, avec des proportions toujours croissantes.

« Il a fallu aussi des siècles de travail pour creuser ces innombrables canaux, tous navigables, qui coupent la vallée en tout sens, s'étendant jusqu'au pied des hautes montagnes qui l'environnent d'un cercle de dix lieues de diamètre, qui lui fournissent du bois et des pierres en quantité, et lui versent, du midi et du nord, deux rivières larges, profondes et rapides, qui, après s'être réunies sous les murs de Ning-Po, vont se jeter dans la mer à Tchen-haï.

* Ce que la Chine a dépensé pour ses idoles est encore plus prodigieux. La dynastie actuelle, pour remédier à l'irréligion des Chinois, a consacré des sommes immenses à bâtir des pagodes dans tout l'empire. Ce peuple, natu- rellement esclave de l'autorité et guidé de plus par cet instinct cupide qui lui faisait entrevoir un élément de fortune dans la construction des sanctuaires nouveaux, rivalisa de zèle avec ses empereurs; de sorte que, dans l'espace d'un demi-siècle, la Chine se trouva couverte de temples en l'honneur de Fo et des autres dieux secon- daires, tels que Lao-Kiun, Kouan-Yn, Yu-Hoang, Tsao- chîn, Tching-Hoang, Long-Chin, etc., etc.

« Mais c'est surtout dans le Tché-Kiang que les pre- miers princes mandchoux et le peuple en masse ont fait des libéralités, bâti des temples et prodigué leur culte aux démons, sous les différents vocables dont je viens de parler. Afin que l'on comprenne mieux ce que je vais dire sur les pagodes, il faut savoir qu'il y en a de quatre espèces : les Miâo, les Sse, les Nghen et les Tien.

« Les Miâo, s'il est permis de comparer les choses saintes aux profanes, sont comme les églises cathédrales

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et paroissiales d'Europe. Dans toutes les villes de pre- mier, second et troisième ordre, il y a toujours un Miâo principal, qu'on appelle Tching-Hoang-Miâo, temple du roi (patron) de la cité; c'est que les mandarins vont faire leurs adorations, le premier et le quinze de chaque lune. Les Sse sô*nt des monastères de bonzes, avec des fermes, des champs et autres sources de revenus. Les Nghen sont des communautés de bonzesses, qui ont aussi leurs dotations. Enfin, les Tien sont des couvents de Tao-sse, sorte de religieux, différents des bonzes en ce qu'ils ne sont point rasés et qu'ils ont les cheveux noués sur le haut de la tête, avec un bonnet noir ou jaune, surmonté d'un carré mobile en forme de casquette « Les temples de Confucius s'appellent aussi Tien, mais ce caractère est toujours précédé de Kong-Chin ; ainsi Kong-Chin-Tien signifie le temple de Confucius-le- Saint. Dans le seul district de Ning-Po, il y a dix temples immenses en l'honneur de ce philosophe. Quand on saura que dans chaque ville de la Chine, il existe au moins un temple de Confucius, et qu'un sanctuaire spé- cial lui est dédié dans tous les Miâo, on aura une idée du chiffre de ces temples el sanctuaires dans toute l'étendue de l'empire. Si les lumières seules de la raison pouvaient quelque chose pour la moralité d'un peuple, certes, Confucius n'en manquait pas, comme il n'a pas non plus manqué de disciples ; mais l'immoralité des Chinois, à toutes les époques, prouve aussi clair que le jour que la raison sans la révélation, la civilisation sans la foi, ne peuvent rien contre les égarements de l'esprit et la corruption du cœur.

a On compte à Pou-Tou, ile de l'archipel de Tcheousan, soixante-sept monastères, habités ordinairement par cinq ou six cents bonzes ; mais aux fêtes de la quatrième lune, ils y affluent par milliers, avec des pèlerins sans nombre, venus de tous les points de la province. Ce

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serait ici le lieu de parler du pèlerinage de Lin-Fong. haute montagne située à deux lieues de Tchen-haï; mais comme le tao-tay de Ning-Po (vice-roi) vient de la faire brûler, pour prévenir des rassemblements hostiles au gouvernement, je me contenterai de dire que, de temps immémorial, des millions de pèlerins s'y ren- daient, chaque année, pour acheter des images de Fo, à raison de dis sapèques la pièce, et cela dans la per- suasion que ces images favorisaient leur commerce au point de leur faire gagner mille pour cent.

« Ning-Po possède plus de deux cents pagodes et trois temples de Gonfucius, devant lesquels on ne peut passer ni en litière, ni à cheval, par respect pour le saint. Dans les premiers mois de mon arrivée, je ne connaissais pas encore la rubrique, de sorte qu'un jour, au lieu de descendre de la chaise, comme les porteurs me le disaient, je leur criai d'aller leur train; alors ils prirent une autre route, pour éviter la profanation. Combien d'autres pagodes s'élèvent dans les six villes qui dépendent de Ning-Po ! A Ilan-tcheou-Fou, la capi- tale de la province, dans le quartier le plus beau et le plus pittoresque, qu'on appelle Sy-hou (lac de l'ouest), il y a quarante-huit magnifiques monastères. Un jour que j'exprimais à un mandarin mon étonnement de voir tant de bonzes à Pou-tou et à Ning-Po : « Ce n'est rien, me répondit-il, il y en a bien davantage à Han-tcheou. » Ainsi que de centaines de pagodes, que de milliers de bonzes dans cette ville immense, réputée la seconde de la Chine, et tous les richards viennent manger leur fortune. D'après ce que j'ai dit de Ning-Po. que Ton fasse un calcul approximatif sur le nombre de pagodes que renferment les quatre-vingt-treize villes du Tché- Kiang et les bourgs, qui sont cinq ou six fois plus nom- breux que les cités, et on aura un chiffre vraiment effrayant de pagodes et de bonzes.

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« Mais il faut l'avouer, l'ardeur de bâtir des temples et la dévotion pour les idoles se sont bientôt ralenties. La dynastie tartare s'est bien méprise dans ses desseins : elle a voulu réformer les Chinois en leur donnant de la terre, des pierres, du bois, de l'or et de l'argent à adorer ; cela n'a servi qu'à plonger davantage ce peuple dans l'immoralité, car les pagodes sont des écoles de vice, comme les dieux qu'on y adore sont des maîtres d'ini- quité. Fo est mort misérable et rongé par un ulcère, après avoir abandonné sa mère âgée, sa femme, son fils, et dissipé son patrimoine en menant une vie vagabonde. Kouan-yn a été brûlée vive par son père, dans le temple de Pé-ïsio-Sse, avec cinq cents bonzes,complicesde ses désordres. Lao-Kiun, le plus grand imposteur qui ait paru en Chine, s'est étranglé de ses propres mains, après avoir cherché toute sa vie l'art de perpétuer ses jours. Yo-Hoang, qui cherchait, comme son maître Lao- Kiun, le secret d'échapper à la mort, s'est également étranglé. Tsao-Chin, le dieu des gastronomes, le diseur de bonne aventure, s'est pendu dans la cuisine d'un mandarin, fatigué qu'il était des railleries des autres domestiques.

<r Qu'attendre d'un peuple adorateur de semblables divinités ! Qu'est-ce que la Chine, sinon une immense caverne de voleurs, un vaste foyer de désordres, surtout depuis l'introduction de l'opium, pour lequel elle dépense, chaque année, au moins quarante millions de piastres. J'ai souvent demandé au Chinois à quelle date remonte la décadence de leur pays ? Ce fut, m'ont-ils dit, à la treizième année de Tao-Kouang. Je leur ai aussi demandé à quelle époque l'opium a commencé à être parmi eux à la mode. A la treizième année de Tao- Kuang, m'ont-ils encore répondu. Depuis cette époque, tout tombe en ruines, tout croule. La guerre des Anglais est venue mettre à nu, devant les yeux des Chinois, la

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faiblesse de leurs mandarins. L'autorité est perdue, le gouvernement est pauvre, les soldats sont démoralisés. Après cela faut-il s'étonner qu'une bande de compa- gnards décidés et fanatiques (les rebelles du Kouang-Sy) ait pu pénétrer jusqu'aux portes de Pékin, culbutant et massacrant tout ce qui s'opposait à son passage !

« La dynastie tartare est donc à deux doigts de sa perte. Si elle venait à tomber, il serait bien à désirer que la suivante, à l'imitation des anciennes, fit raser les sépulcres et enterrer les ossements qu'ils renferment, ce qui n'a pas eu lieu depuis plus de quatre cents ans. C'est incroyable combien ces tombeaux occupent de terrain; aussi les Chinois qui voient leurs champs diminuer d'année en année, et la population s'accroître tous les jours, disent que bientôt l'espace ne suffira plus à la culture. Ces tombes, du reste, sont la cause de mille superstitions, de mille procès et de pertes de fortune sans nombre; elles offrent aussi, dans presque toutes les localités, un spectacle hideux. J'ai vu, dans de grands districts, de vastes cimetières couverts de sépulcres en ruines, de cerceuils pourris. Rien d'affreux comme ces ossements épars, ces crânes blanchis, ces queues et ces chevelures humaines, abandonnés au milieu des herbes et des broussailles! Voilà le respect et la vénération si vantés du peuple pour ses morts! La Chine paraît belle de loin; mais qu'elle est repoussante de près!

« Les Chinois sont bien changés, si toutefois ils ont jamais été meilleurs. Les vices et les désordres qui ont précédé les nouvelles dynasties, dont la présente est la vingt-deuxième, les cruautés et les massacres qui les ont inaugurées, prouvent qu'il y a toujours eu, parmi cette nation païenne, de grandes iniquités souvent punies par de grandes calamités. Peut-on, en effet, attendre autre chose d'un peuple qui a constamment méconnu le vrai Dieu, de rois et d'empereurs qui se sont toujours

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mis à sa place, en s'intitulant et en se faisant appeler les fils du Ciel? La tactique de ce gouvernement athée a été sans cesse de tourner les]pensées, les désirs, les craintes et les espérances du peuple vers la personne de l'empe- reur, et jamais vers celui qui a créé et qui domine les princes et les sujets. Aussi a-t-il toujours fait un crime aux chrétiens d'adorer un Dieu étranger. Dans les inter- rogatoires devant les tribunaux, quel reproche leur fait-on? quel crime leur impute-t-on? « Vous qui mangez le riz du fils du Ciel, leur dit le mandarin, comment osez-vous le mépriser, pour adorer ce que vous appelez le Maître du ciel? »

« J'ai acquis la conviction que les caractères Tien- Tehou (Maître du Ciel), dont nous nous servons pour rendre l'idée de Dieu, ne signifient rien autre chose, dans l'esprit des mandarins, qu'un roi ou un empereur d'Europe, dont les missionnaires sont les agents en Chine, et nos chrétiens les sujets.

«Ainsi, pour que notre sainte religion s'implante en Chine, y pousse des racines profondes, et porte des fruits durables, il faut que cet empire, enchaîné de mille manières par le démon, soit bouleversé jusque dans ses fondements; que ses institutions, toutes impré- gnées de superstitions, disparaissent; que son adminis- tration, toute vénale, soit réformée jusque dans ses der- nières ramifications; que ses temples de dieux impurs soient rasés, et que leurs sectateurs soient sécularisés.

« Les événements qui se passent maintenant en Chine sont peut-être les avant-coureurs des transformations dont je viens d'indiquer la nécessité. C'est notre devoir de prier instamment le Seigneur d'abréger, dans sa miséricorde, les calamités qui pèsent sur la Chine, afin que bientôt luisent ces jours de régénération tant désirés parles missionnaires et les chrétiens »

Telle était, aux points de vue de la topographie, du

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commerce, de l'histoire, des lettres, de la religion et des mœurs, la province dans laquelle M. Danicourt vint se fixer pour propager la religion catholique.

Il arriva à Ning-Po, le 24 juillet 1846. Il connaissait cette ville, éloignée seulement de deux lieues deTcheou- san. pour l'avoir visitée plusieurs fois.

Le jour de son arrivée coïncida avec la fête de sainte Christine, vierge et martyre ; il en a fait le premier la remarque, aussi plaça-t-il le début de son ministère, dans cette cité d'idolâtres, sous la protection d'une sainte qui, dès l'âge de 1 0 ans, brisa les idoles que son père adorait. Dieu, nous nous plaisons à le croire, a ménagé cette coïncidence dans la vie de son serviteur dévoué, pour montrer tout ce qu'il aurait à souffrir pour la même cause, la ruine de l'idolâtrie, dans cette contrée. Il n'est pas de tourments que sainte Christine n'ait endurés pour avoir brisé les idoles; il n'est pas non plus de fatigues, de peines, de tribulations, de tortures morales que M. Danicourt n'ait supportées pour l'aboli- tion du culte des idoles à Ning-Po et dans la province du Tché-Kiang. S'il n'a pas subi les mêmes supplices que sainte Christine, il a vu comme elle l'enfer déchaîné contre sa personne et contre ses œuvres.

A peine installé, au milieu des ruines de l'ancienne église, dans des chambres malpropres et ouvertes à tous les vents, il voit toute la population de Ning-Po, ville de quatre cent mille âmes, soulevée contre les catholiques. Le 10 août, après la première secousse d'un tremble- ment de terre, les habitants s'arment de tam-tam, de cymbales, de tous les instruments bruyants qui leur tombent sous la main, et fout un vacarme épouvantable autour de la chapelle catholique, pour repousser les démons qui sortent, disent-ils, de ce repaire, et vont partout porter les fléaux de l'enfer. Ce charivari s'étend dans toutes les rues de Ning-Po et jusque dans les fau-

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bourgs. Les propos les plus absurdes se mêlent au vacarme, et contre la chapelle catholique, et contre le missionnaire qui réside auprès : la maison de prières et de consolations n'est plus, pour ces populations igno- rantes et superstitieuses, qu'un repaire de bêtes féroces, un soupirail de l'enfer; le père, le bon pasteur qui l'habite n'est plus qu'un loup dévorant qui arrache les yeux et le cœur des enfants pour en composer des maléfices.

Ces insanités seront répétées dans le peuple pendant deux années consécutives et le saint missionnaire se verra aux prises avec toutes les ignorances et toutes les haines de la superstition et du paganisme. Il devra tous les jours prêcher à un peuple soupçonneux, dissiper les préjugés les plus absurdes, calmer les haines et passer un temps considérable pour préparer les cœurs à rece- voir la lumière de la vérité et les bienfaits de la charité. Mais si l'effort de l'enfer, contre le zèle de l'apôtre, a été si soudain et si formidable, c'est que Dieu réservait la victoire à ce dernier : la suite nous le prouvera.

Dans le cours de Tannée 1846, M. Danicourt écrivit plusieurs lettres à divers membres de sa famille, dans lesquelles sont consignés quelques renseignements sur sa mission : nous en citerons les plus intéressants.

D'abord c'est une lettre adressée à son frère Charles, datée du 14 décembre 1846.

« Il faut bien que je t'écrive au moins quelques mots et à la hâte, afin de ne point passer pour un frère déna- turé et sans affection. Je dois te dire que depuis quatre mois, c'est-à-dire depuis que les Anglais ont évacué Tcheousan, et l'ont rendu aux Chinois, j'ai été plus occupé que jamais. Le 24 juillet dernier j'ai déménagé à Tcheousan pour venir réinstaller dans la ville de Ning- po-fou, dans l'ancienne chapelle catholique que Dieu

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m'a fait la grâce de recouvrer l'année dernière. J'ai pu aussi cette année, obtenir à perpétuité, des mandarins, une maison qui fait le complément du terrain de la cha- pelle, de sorte que nous avons maintenant dans le plus beau quartier de Ning-Po-Fou, l'on compte à peu près quatre cent mille âmes, un terrain qui a près de trois cents pieds de long sur soixante à quatre-vingts de large. Mais tout est â démolir, tant l'ancienne chapelle qui menace ruine, que la maison obtenue cette année qui ne vaut rien, et tout est à rebâtir de nouveau. En attendant qu'on envoie les fonds nécessaires pour cela, j'ai fait quelques réparations indispensables pour passer l'hiver qui est assez rude ici à cause de la proximité delà mer et surtout du vent du nord-est.

« Tu me demanderas peut-être ce que j'ai fait de la cha- pelle européenne à Tcheousan et ce qu'est devenue la chapelle chinoise ? Je vais te satisfaire en peu de mots. Le bâtiment que j'avais loué pour la chapelle euro- péenne est entre les mains des possesseurs, mais j'ai embarqué tout l'intérieur sur plusieurs jonques chi- noises et suis venu l'installer à Niug-Po-Fou. Quant à la chapelle chinoise de Ting-Haë, elle est toujours telle qu'auparavant, avec une école et un confrère chinois.

« Tu peux donc concevoir aisément que durant ces quatre mois, j'ai eu bien des casse-tête, des difficultés et des embarras. Outre cela, comme je suis chargé de toute la mission du Tché-Kiang, la correspondance avec mes confrères me prend beaucoup de temps. Enfin j'ai quarante ans sur ma tête et suis encore loin de savoir assez de chinois pour remplir ma charge. J'ai passé huit ans à Macao à enseigner le latin, quatre ans à Tcheousan à apprendre l'anglais et à exercer le ministère en cette langue, et après treize ans de séjour en Chine, je ne sais que peu de caractères chinois, quoique je puisse parler et prêcher facilement en cette langue, mais cela ne

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suffit pas dans ma position présente et future ; car il faut pouvoir lire et écrire le chinois, ce qui n'est pas une petite affaire, tu peux m'en croire.

« J'espère que Dieu me viendra en aide pour le chi- nois comme pour l'anglais, sans quoi je ne suis guère bon qu'à enseigner un peu de latin du ive siècle, puis à être mis à la ferraille pour le reste... »

Le même courrier apportait une lettre à son frère Pierre, dont nous relevons les passages suivants :

«Je suis venu, le 24 juillet dernier, me fixer à Ning- Po-Fou, ville plus grande qu'Amiens, dans une ancienne église bâtie il y a à peu près deux cents ans mais aujour- d'hui tombant en ruines. L'année dernière j'ai eu le bonheur de recouvrer cette église plus un très grand terrain : c'est que je demeure depuis le 24 juillet, occupé en partie à nettoyer l'église, le jardin, la maison et faisant par ci par quelques réparations, jusqu'à ce que nous bâtissions une nouvelle église et une nouvelle maison.

« J'ai toujours ici à la maison, soit écoliers, soit domestiques, une dizaine de personnes qui me sont très attachées ainsi que les chrétiens de la ville et des environs.

« Je me porte bien, grâce à Dieu, et n'ai d'autre désir pour le moment que de bâtir une belle église, puis un séminaire, ensuite de travailler à la conversion des païens ; enfin, et c'est le principal, de monter au ciel, traînant avec moi autant de Chinois qu'il me sera pos- sible...

« Dans cette province du Tché-Kiang, qui est aussi grande que la moitié de la France, nous sommes six prêtres de la Congrégation de Saint-Vincent, dont quatre prêtres chinois et deux français, M. Carayon, du diocèse d'Alby, et ton tout dévoué frère à la vie, à la mort... »

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Une autre lettre, adressée, quelques mois plus tard, par M. Danicourl à son frère Charles, contient les détails intéressants que voici :

« Je sais déjà par mon frère Pierre que M. de La- grenée a été te voir au séminaire, et je n'en suis point surpris; car il me l'avait promis et c'est un homme qui tient à sa parole ; mais il faut te dire, et cela entre nous deux, que je n'ai pas été très content de lui ici, parce qu'il n'a point voulu dire même un mot aux mandarins pour le recouvrement de notre chapelle de Ning-Po, tandis qu'il a fait les cent coups à Shang-haï pour le même objet, et j'ai obtenu à Xing-Po ce qu'il n'a pu obtenir à Shang-haï. Il s'est repenti de ne m'avoir pas assisté et a tâché de me le faire oublier par toutes sortes d'attentions qu'il a eues pour moi à son retour de Shang-haï et à Tcheousan.

« Mgr Vérolle est passé à Tcheousan incognito et sous le nom de Bertrand, de sorte que je l'ai traité comme un simple missionnaire venant du Sse-tchuen. Ce n'est que quelques mois plus tard que j'ai appris que c'était lui. L'état de Tcheousan est bien différent de ce qu'il était à son passage. Les difficultés et les obstacles sont presque tous levés maintenant, parce que nous avons fait châtier in cufc et œre (par la verge et par l'amende) quelques mauvais sujets qui, même après la publication de l'édit de l'empereur en faveur de notre sainte religion, blas- phémaient contre nous et détournaient le peuple de se faire chrétien. ?sous avons aussi obtenu du préfet de Ting-Ilaë une proclamation qui menace de peines sévères tout individu qui osera dire du mal de la reli- gion; enfin, ces jours passés, j'ai fait pincer un brouillon qui se plaisait à vexer nos catéchumènes de la cam- pagne. Maintenant que nous sommes connus à Tcheousan, on fait foule dans la chapelle qui est bien loin de contenir ceux qui y viennent le dimanche.

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« MM. Gabet et Hue ont eu terriblement à souffrir dans leur voyage de la Mongolie au Thibet et de à Macao. Ce sont les premiers missionnaires qui ont visité ces pays si peu connus. Je ne sais comment s'ouvrira la mission de Lhassa; il y a de terribles difficultés à sur- monter ; de plus le Thibet oriental vient d'être érigé en vicariat apostolique confié aux Missions étrangères. Prions Dieu d'ouvrir cette mission, peu importe le reste.

« Je viens d'apprendre une bien fâcheuse nouvelle pour la mission de Corée ; c'est que deux navires de guerre français, la frégate la Gloire et la corvette la Vic- torieuse, viennent de périr sauf l'équipage, entre les îles de la Corée. Elles avaient à bord deux missionnaires des Missions étrangères, l'un M. Maistre, Français, et l'autre André, prêtre coréen. Le commandant Lapierre devait, je pense, demander raison, au nom du gouvernement français, du massacre des missionnaires français en Corée. Ces deux navires, qui devaient faire respecter l'humanité et la religion en Corée, comme en Cochin- chine dernièrement, les voilà perdus, terrible contre- temps comme tu peux penser.

« Le Japon sera comme inaccessible aux mission- naires tant qu'il restera fermé au commerce européen ; mais une fois ouvert, il y a plus d'un missionnaire dis- posé à partir; cependant notre Compagnie n'y sera pour rien, parce que le Japon est érigé en vicariat aposto- lique en faveur des Missions étrangères. JN 'importe qui prêche, pourvu qu'on prêche et qu'on sauve les âmes !

« Je ne sais rien de bien particulier sur les missions de Chine, à l'exception de quelques missionnaires arrêtés dans l'intérieur et conduits à Canton, mais qui n'ont point tardé de se rendre à destination en prenant une autre voie.

« Dernièrement, Mgr de Bési a obtenu à Shang-

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haï *,à l'aide des consuls anglais et danois, trois terrains qui contiennnent ensemble environ trente arpents, en compensation de l'ancienne église, convertie en pagode ; ainsi il y aura bientôt à Shang-haï une nouvelle église avec des hospices et des écoles... »

1. On écrit ce nom de bien des manières différentes : Changhaï, Shanghay, Shanghœ, Shang-haï, etc. Cette dernière est la meilleure et celle qui en rend le mieux la prononciation commune. Aussi nous l'adoptons de préférence.

CHAPITRE VII

APOSTOLAT DE M. DAM COURT DANS LE TCHÉ-KIANG : SÉJOUR A MNG-PO-FOU, DU 24 JUILLET 1846 AU 7 SEPTEMBRE 1 851

(suite).

Article premier.

Œuvres et établissements divers fondés par M. Danicouit dans le Tché-Kiang, principalement à iNing-Po-Fou. Par quels moyens est-il secondé?

On reconnaît les hommes de Dieu à l'esprit qui les anime dans tout ce qu'ils font et entreprennent pour sa gloire, aux vertus qu'exhale leur vie, aux bienfaits qu'ils répandent autour d'eux, aux œuvres qu'ils fondent.

Si quelque chose a mérité au fils de saint Vincent, dont nous racontons la vie en ce moment, l'épithète glo- rieuse qui fut plus tard gravée en lettres d'or sur son tombeau, Homo Dei, homme de Dieu, ce sont bien les œuvres et les établissements qui ont marqué son pas- sage à Ning-Po.

Il faudrait ici une autre plume que la nôtre pour les faire ressortir; mais puisqu'elle nous manque, nous préférons entendre le saint missionnaire lui-même en faire l'exposé en toute simplicité; et, notre récit, à défaut d'autres qualités, aura toujours celle, très pré- cieuse, de la fidélité ou de l'exactitude.

La première chose à faire était une maison pour abri- ter les missionnaires et les catéchistes : il commença par

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là. Voici en quels termes il raconte, à son frère Charles, la construction de cette maison qui deviendra sous peu la Procure des missionnaires lazaristes de la contrée : « Tu dois savoir que l'année dernière (1846) j'ai obtenu du tao-tay (vice-roi) un terrain contigu à l'ancienne cha- pelle, de sorte que tout le terrain maintenant en notre possession court d'une rue à une autre, ce qui est d'une grande commodité. Le tout comprend environ trois arpents.

4 Mgr Lavaissière, vicaire apostolique du Tché-Kiang, est venu à Ning-Po aux fêtes de la Pentecôte. Voyant l'état misérable et de la chapelle et des maisons, toutes tombant en ruines, il m'a permis de bâtir une maison et a laissé mille piastres à ma disposition. Nous avons commencé les fondements le 1er juin, mais quel mau- vais temps nous avons eu! Gomme tout était ouvert aux passants, il nous a fallu monter la garde pendant plus d'un mois, moi, quelques élèves et domestiques. J'ai fait la patrouille pendant la nuit à mon tour, ayant tou- jours un fusil à mes côtés. Tu dois savoir que les Chi- nois sont essentiellement voleurs; mais aussi comme ils sont également peureux, de cette manière nous n'avons perdu ni bois, ni matériaux. Dieu a mis dans le cœur des charpentiers et des maçons, tous païens à l'exception de deux, du courage et de l'ardeur pour travailler, de sorte que, dans l'espace de deux mois et douze jours, toute la maison qui a dix grandes chambres, cinq au rez-de- chaussée et cinq au premier, plus un portique, et qui est à peu près la plus belle et la plus haute de Ning-Po, a été heureusement terminée. Le dernier jour, j'ai fait prépa- rer à dîner pour tous les ouvriers. Vraiment, c'était plaisir à voir la gaieté de ces gens-là. Que de fois ils m'ont dit que jamais ils n'avaient travaillé avec tant d'ardeur et de plaisir! Nous comptons plusieurs caté- chumènes parmi ces ouvriers, et comme ils sont allés

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bâtir une autre maison de la mission, dans le district de Kia-sing-fou, à Tso-fou-pang, qui est la résidence de Mgr Lavaissière, je pense que la plupart se feront chré- tiens. »

Tandis que s'élevaient les murs de la résidence des missionnaires, il faisait construire à côté la maison de Dieu, une chapelle provisoire, assez spacieuse pour con- tenir trois cents personnes : « L'année dernière (184G) poursuit-il dans la lettre citée plus haut, toute la ville et le district de Ning-Po vomissaient toutes sortes de hlasphèmes et d'abominations contre le lien-tchu-tang (maison de Dieu), et cette année ce même peuple a bâti le tien-tchu-tang avec une rapidité qui a étonné toute la ville de ■\ing-Po, et maintenant que la porte est ouverte au public, il vient du monde à l'infini pour voir. Je suis quelquefois trois heures en conversation et pré- dication avec eux et je sors la tête en ébullition. Comme ce peuple est ignorant ! comme il est curieux dans ses questions ! Le temps me manque pour t'en citer quelques traits : ce sera pour une autre fois. Je ne doute pas que lorsque nous serons connus et distingués des métho- distes, auxquels notre nouvelle maison porte un coup mortel, nous n'ayons grand nombre de conversions, alors il nous faudra bâtir une église, car la chapelle qui est dans la nouvelle maison n'y est que par intérim et ne peut contenir que trois cents personnes, si l'on veut y être à l'aise... »

Puisque nous parlons de chapelles, afin de n'avoir pas à revenir sur cette question, disons un mot de celles qui ont été ouvertes au culte catholique de 1847 à 1830, par l'influence de M. Danicourt.

Dans une lettre adressée à son frère Charles et datée du 12 juillet 1849, il raconte le fait suivant: « Tuas sans doute entendu parler de notre affaire de Tcheousan,

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car il y a eu un article à ce sujet dans une gazette de Hong-Kong; mais elle y est tout à fait défigurée et repré- sentée à la protestante. Voici toute l'affaire : l'année dernière, j'ai pris avec moi une vingtaine de matelots des Lorchas ', et j'ai demandé au mandarin de Tcheousan autant de satellites pour aller donner la chasse à des bandits qui s'étaient emparés d'une chapelle, après avoir battu nos chrétiens et emporté tout le mobilier. Les Chi- nois, soutenus par les Anglais qui ont trouvé à redire à cela comme à tout ce qui est catholique, ont crié: mais nous les avons mis tous à la raison, et cette chapelle, du nom de l'Assomption, parce que c'est ce jour-là que la sainte Vierge nous a délivrés des mauvais sujets de Pé- tchuen, est la mère de plusieurs autres que nous avons consacrées dans l'île de Tcheousan. Ce sont des pagodes que le peuple est venu nous offrir d'un consentement unanime, avec tous leurs biens meubles et immeubles. On nous en offre encore d'autres; mais nous voulons attendre avant de les accepter. Si Dieu nous continue ses bénédictions, dans peu d'années, toutes les pagodes de Tcheousan seront autant de chapelles, car les bonzes sont tombés dans le discrédit et on nous appelle de toute part pour les remplacer. Mais nous ne sommes pas assez de missionnaires pour la besogne... »

Il ne se trompait pas : divers documents nous révèlent qu'un peu plus tard il possédait onze chapelles ouvertes au culte catholique dans le seul archipel de Tcheousan ! Ce succès prodigieux sera l'un des motifs, nous le ver- rons plus loin, sur lesquels s'appuiera M. Etienne pour proposer M. Danicourt à Tépiscopat.

L'une de ces chapelles était dédiée au Sacré-Cœur de Jésus; une autre était érigée sous le vocable de lTmma-

1. Navires portugais : grandes chaloupes canonnières cons- truites et voilées comme les bateaux chinois.

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culée-Conception et une autre de l'Assomption. La qua- trième avait pour patron saint Pierre; la cinquième, saint Vincent de Paul ; la sixième, saint Jean l'évangé- liste, etc.

On peut juger, par le choix et la variété de ces vocables, des dévotions spéciales du saint missionnaire.

M. Jurien de la Gravière, dans son Voyage en Chine, confirme ce que nous venons de dire touchant les cha- pelles, et de plus il nous donne la raison principale de l'offre de ces anciennes pagodes : la conversion de leurs propriétaires à la vraie religion. « Le culte catholique, dit-il, avait hérité dans l'île de Tcheousan de plusieurs édifices qu'une piété superstitieuse avait consacrés au culte du dieu Fo, et dont les propriétaires convertis s'étaient empressés de réclamer la possession. Mgr La- vaissière voulut nous faire visiter quelques-unes de ces chapelles rustiques, bâties dans les gorges les plus pitto- resques de File. On oublie facilement qu'on est en Chine quand on parcourt les montagnes de Tcheousan. On pourrait se croire, si l'on ne consultait que l'aspect général du paysage, sur les côtes de Provence ou sur le revers oriental des Pyrénées. Ce sont les mêmes arbres qui s'offrent à la vue, ce sont les mêmes oiseaux qui égaient le bocage... ' »

Après la maison qui doit abriter les missionnaires, après les chapelles ceux-ci attirent les païens poul- ies gagner à Dieu et leur faire suivre les pratiques de la religion catholique, la chose la plus indispensable est un séminaire.

Sans doute M. Danicourt garde auprès de lui plusieurs catéchistes qu'il instruit et forme pour le sacerdoce, aux heures libres que lui laisse son ministère : mais ce n'est

1. Voyage en Chine, t. I, p. 383.

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point assez. Il faut, pour étendre le règne de Dieu dans celte vaste région, pour cultiver cette vigne abondante, de bons et de nombreux ouvriers évangéliques ; il faut avant tout préparer des prêtres pour l'avenir.

Les circonstances ont permis à M. Danicourt de prendre l'initiative de cette œuvre capitale. Aussitôt que les pagodes de Tcheousan lui eurent été offertes, il songea à y installer un séminaire et en fit la proposition à Mgr Lavaissière qui accepta incontinent, « et établit le séminaire dans une de ces chapelles. C'est un local immense avec un bois, le tout environné d'un mur en pierre. C'est une vraie solitude; les séminaristes peuvent courir, s'amuser, se promener sans être vus de per- sonne. M. Fou, jeune confrère chinois, en est le direc- teur '. »

Restait à fonder une œuvre qui était la conséquence nécessaire des précédentes et sans laquelle celles-ci eussent manqué leur but, en grande partie du moins ; nous voulons parler de ces établissements qui servent tout à la fois d'asile et d'école aux enfants abandonnés, établissements que nous désignerons par une exprès- sion consacrée, les orphelinats.

A peine installé à Ning-Po, M. Danicourt songea à cette portion la plus intéressante de son troupeau et y disposa des locaux pour les enfants qu'il aurait à recueillir; c'était le commencement de ces magnifiques orphelinats dont nous parlerons au cours de ce chapitre.

Avant de dire quelque chose du premier essai qu'il en fit, posons quelques jalons :

Lorsqu'un apôtre fixe sa tente dans une contrée quel- conque de l'Asie ou de l'Afrique, sa première pensée est pour l'enfance, car il sait qu'il est difficile, pour ne pas

1. Lettre «lu 12 juillet 1849.

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dire impossible, de changer les habitudes de cœurs enra- cinés dans le vice, en proie à toutes les passions que laissent développer les religions orientales.

Tous ceux qui se sont occupés d'implanter la religion chrétienne, soit chez les Musulmans, soit chez les Chi- nois, ont compris, dès le principe, que c'est par l'en- fance que Ton doit commencer. Il faut prendre dès ses jeunes années, comme une tendre plante que l'on veut dresser alors qu'elle est encore flexible, l'homme dont on veut faire un chrétien et ne pas attendre que l'été brûlant des passions ait dévoré son cœur ou l'ait rendu insensible à l'action de la grâce. M. Danicourt le savait avant d'aller en Chine; il le comprit mieux encore lors- qu'il se vit en présence de la corruption païenne des Chinois ; il comprit que l'avenir de la religion et des missions était tout entier dans l'éducation et la for- mation chrétiennes des enfants.

Un autre motif agissait puissamment sur son cœur, enclin dès le berceau à la miséricorde, celui-là même qui avait inspiré toutes les actions et toute la vie de son bien-aimé père, saint Vincent : la charité, qui ne peut voir l'enfant abandonné sans être émue de compassion, sans être portée à le secourir.

Ces deux raisons nous donnent la clef pour ainsi dire de toutes ses œuvres et nous expliquent les efforts incessants tentés par lui en faveur de l'achat et de l'édu- cation des enfants.

« Dès mon arrivée ici, dit-il dans un rapport adressé à Mgr Parisis, évêque d'Arras, directeur de l'œuvre de la Sainte-Enfance, j'ai commencé à recueillir dans les rues et à recevoir d'ailleurs des enfants païens que je donnais à soigner à mes domestiques. Leur nombre ayant aug- menté, j'ai bâti quelques petites chambres pour les loger et j'ai appelé, pour les soigner, de bonnes chrétiennes, soit d'ici, soit des autres districts. J'ai bâti aussi une

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chapelle seulement destinée pour les enfants et pour les femmes. Ces premières dépenses, y compris l'ameuble- ment, l'entretien des enfants, se sont élevées à environ mille piastres, parce que j'ai été obligé d'acheter du ter- rain qu'il a fallu entourer de murs pour être à l'abri des voleurs. Cette môme année (1848), j'ai obtenu du tao-tay (vice-roi) de Ning-Po, à l'aide de notre consul à Shang- haï, M. de Montigny, environ dix-huit chambres sur un terrain attenant à la maison de la Sainte-Enfance. J'ai d'abord environné le tout de murs élevés pour être à sauf des incendies qui sont très fréquents à ]Ning-Po ; ensuite il a fallu presque tout changer dans ces maisons qui sont l'une sur l'autre, d'une malpropreté insuppor- table, et dont les petites cours étaient couvertes d'im- mondices ; enfin il a fallu renouveler les toits et les mettre en quelque sorte à neuf; et la maison sont maintenant les enfants de la Sainte-Enfance était presque finie, lorsque Mgr Lavaissière a succombé à sa maladie... »

Telle était à son début l'œuvre des orphelinats fondée par M. Danicourt en Chine. Nous n'en dirons pas davan- tage maintenant car avant de la contempler dans son plein épanouissement, il nous faut dire par quels moyens le zélé missionnaire fut secondé pour la faire prospérer.

Quatre choses ont contribué à seconder efficacement les missionnaires en Chine et en particulier M. Dani- court, vers le milieu du xixe siècle : les œuvres de la Propagation de la Foi et de la Sainte- Enfance, la pré- sence des sœurs de charité, et l'action du gouvernement français.

Il importe de jeter un aperçu sur l'influence et le rôle exercés par chacune de ces choses dans l'œuvre des

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missions; car la Providence, qui dispose tout avec sagesse, avait préparé ces moyens dans le but de les faire servir à ses desseins à l'heure marquée pour leur accomplissement : c'est évident même pour les yeux les moins clairvoyants.

Au moment les missions catholiques allaient prendre un essor qu'elles n'avaient jamais eu depuis les temps apostoliques, Dieu inspire à quelques pauvres jeunes filles de Lyon la pensée de venir en aide à l'œuvre des missions par leurs prières et par leurs aumônes. Elles communiquent ce projet à leurs compagnes; ce qu'elles demandent est à la portée de toutes les bourses et de tous les cœurs : un sou par semaine et une prière tous les jours. Leur demande est bientôt accueillie et l'on se cotise. Peu à peu cette sainte industrie s'étend, se propage : ce ne sont plus seulement des ouvrières, mais des dames du monde qui s'y associent. Semblable au grain de sénevé dont parle l'Evangile, elle devient bientôt un grand arbre qui étend au loin ses rameaux. Elle se répand de proche en proche, dans les villes, dans les faubourgs, dans les moindres hameaux. Les prêtres la recommandent, les évêques la bénissent et l'encou- ragent ; le Souverain Pontife la bénit aussi, la déclare éminemment catholique, et M Œuvre de la Propagation de la Foi est fondée.

Son origine remonte à l'année 1825 ; ses progrès, ses développements tiennent du prodige : elle en est arrivé à produire annuellement à l'heure qu'il est * plus de six millions de francs.

Grâce à cette œuvre, les missions prennent une exten- sion qui est la gloire de l'Église catholique et l'étonne- ment du monde entier. Les vocations sont plus nom-

i. En 1883 et 1884.

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breuses, car on peut venir en aide à ceux qui n'auraient pu supporter les frais d'une éducation qui ne laisse pas d'être coûteuse ; les voyages des missionnaires sont défrayés; des écoles, des asiles pour les enfants et les malades sont construits; la fondation des séminaires, les constructions d'églises ne sont plus ajournées indéfi- niment ; partout le culte catholique s'organise et se maintient avec les ressources de la Propagation de la Foi. Sans doute les produits des cotisations sont répartis entre les divers ordres religieux et les différentes mis- sions ; sans doute les allocations sont proportionnées aux besoins des diocèses, des vicariats apostoliques, etc.; mais il est des missionnaires qui savent demander et obtenir plus que d'autres : c'est ce qui explique com- ment M. Danicourt put fonder tant d' œuvres.

En ce qui concerne la Chine, il est une œuvre aussi précieuse, plus précieuse même sous un rapport que la précédente : c'est Y Œuvre de la Sainte-Enfance. Notre- Seigneur a dit à ses apôtres : « Laissez venir à moi les petits enfants. » Cette parole du Maître est aussi la parole des disciples qui travaillent à la conversion des peuples, mais surtout des disciples qui continuent l'œuvre de l'apostolat en Chine les enfants sont si nombreux et si abandonnés! Cesserait-elle d'avoir sonapplication dans les autres pays du monde qu'elle l'aurait toujours dans cet empire de près de quatre cents millions d'habitants qui laissent périr impitoyablement les petits enfants.

On a nié l'infanticide et l'exposition des enfants en Chine; hélas ! ces faits ne sont que trop réels; à l'époque du moins nous sommes (1848-1850). Il n'est que trop vrai que les familles, celles qui sont pauvres prin- cipalement, sacrifient sans pitié les enfants qui menacent de devenir un fardeau pour l'avenir, en les noyant dans les rivières> en les exposant sur les bords des tîeuves,

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en les abandonnant à la merci d'animaux voraces, etc. Non pas que le gouvernement autorise cet abus, mais c'est un usage qu'il n'a pu abolir jusqu'ici et qui est attesté par les voyageurs et les missionnaires qui ont séjourné en Chine. Le nier, c'est donc s'inscrire en faux contre des faits évidents, contre les décrets souvent réitérés des empereurs pour l'abolition de cette coutume barbare, contre les témoignages les plus authentiques des missionnaires qui ont passé une partie de leur vie à recueillir, à acheter les enfants abandonnés.

Mais comment nourrir, vêtir et élever tant d'enfants sur une surface dont l'étendue est aussi vaste que celle de l'Europe ? Comment donner des mères selon la grâce à des milliers de petits êtres qui n'en ont plus selon la nature?... C'est ici qu'éclate en traits puissants la bonté de la divine Providence ; c'est le cas de s'écrier : A Domino factum est istud et est mirabile in oculis nostris. Cette merveille qui éclate sous nos yeux est l'œuvre du Tout-Puissant. Non seulement le Seigneur a suscité des apôtres à qui il a dit : « Allez, enseignez toutes les nations. » Non seulement il a assuré à ces dévoués et généreux serviteurs le pain de chaque jour par l'œuvre de la Propagation de la Foi ; mais maintenant qu'ils sont à l'œuvre, et qu'en face de cette œuvre, en présence de ces milliers d'enfants délaissés leur demandant et le pain du corps et le pain de l'âme, ils se voient impuissants à les secourir, Dieu ajoute à tous ses bienfaits un autre bienfait, à toutes ses œuvres une œuvre inconnue jus- qu'ici. YŒuvre de la Sainte-Enfance.

Pour l'établir, il s'est servi d'un homme, d'un évêque, dont la vie, traversée par bien des épreuves, marquera dans les annales de l'Eglise de France : Mgr de Forbin Janson. Ce qu'il appela YŒuvre de la Sainte-Enfance avait pour but le sauvetage, l'achat, le baptême, l'édu- cation des enfants chinois abandonnés par leurs parents.

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Tour la faire connaître du public et lui obtenir le concours de la chrétienté, il prêcha partout, parcourut plusieurs provinces, lança divers écrits. Enfin, voulant lui faire porter lui-même ses premiers fruits, il s'ache- mina vers cette Chine pour laquelle il avait réservé les derniers restes d'un zèle consumé au service de Dieu et des âmes; mais le Seigneur l'arrêta aux portes de Mar- seille pour lui donner la couronne d'immortalité. Sur sa tombe s'éleva et s'épanouit l'une des plus belles Heurs de l'Église au xixe siècle : la fleur de la Sainte-Enfance. Que disons-nous? Semblable à sa sœur aînée, la Pro- pagation de la Foi, elle est devenue un arbre dont les rameaux s'étendent au loin et couvrent de leur ombre la terre de Chine, l'Inde, Madagascar, les côtes d'Afrique, toutes les contrées païennes l'enfance est aban- donnée.

La Sainte-Enfance produit annuellement trois mil- lions. Les aumônes distribuées aux missionnaires mettent ceux-ci à même de recueillir et d'élever des mil- liers d'enfants. Seulement en Chine, ils en baptisent chaque année plusieurs centaines de mille : les trois quarts meurent immédiatement; les autres restent à la charge des missionnaires qui les conservent à la vie naturelle en même temps qu'à la vie de la grâce, avec les secours envoyés par l'œuvre de la Sainte-Enfance.

C'est sur elle que s'appuya M. Danicourt pour fonder ses établissements à Ning-Po ; c'est d'elle qu'il obtint régulièrement, pendant de longues années, les subsides nécessaires pour les alimenter et les soutenir. Au reste nous aurons occasion de revenir bientôt là-dessus et de dire tout ce qu'il a fait pour la Sainte-Enfance et tout ce qu'elle lui a, en retour, procuré pour ses fondations. Tandis que le saint missionnaire travaillait avec ar- deur à la conversion des païens de la ville de Ning-Po et de la province du Tché-Kiang, ses vœux étaient

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exaucés. M. l'abbé Guillet, procureur des missions des Lazaristes en Chine, quittait Macao, à la fin de Tannée 1817, se rendait à Paris et plaidait de nouveau la ques- tion des sœurs de charité. Cette question était résolue et l'heure de la Providence arrivée. Toutefois comme on se défiait de la politique tortueuse des Chinois et comme on ne pouvait croire à la sécurité promise par eux, il fut résolu à Paris que ces sœurs seraient d'abord installées à Macao avec l'arrière-pensée de les acheminer, avec le temps et le cours des événements, dans des régions elles pourraient donner à leurs œuvres tout leur essor et toute leur efficacité.

Une détermination si grave et si prompte de la part des supérieurs aurait de quoi étonner si nous ne savions déjà, si nous n'avions vuprécédemment, avec quel zèle et quelle persévérance elle a été préparée par M. Danicourt.

Dans plusieurs lettres adressées à M. Etienne, nous l'avons entendu supplier M. le supérieur général d'en- voyer en Chine les sœurs de charité; dans l'une des dernières surtout, il revint à la charge et s'efforça de prouver que le moment était venu de prendre cette mesure. Aussi bien son éloquent panégyriste pourra dire au jour de ses funérailles solennelles : « A lui revient l'insigne honneur de l'introduction des Filles de la Charité dans l'extrême-Orient. »

Cette mesure jugée impossible jusque-là reçut son exécution en 1848. Une colonie de douze sœurs quitta la France cette année, sous la conduite de M. Guillet et arriva à Macao le 21 juin en la fête de saint Louis de Gonzague : ce Oui, écrivait à M. Etienne un mois plus tard la sœur Thérèse, oui, mon très honoré Père, nous y voilà sur ce sol tant désiré ! Nous osons à peine croire à la réalité, quoique entourées de nos bons Chinois ! Cependant les longues queues, les physionomies étran- gères, le costume bizarre, le langage barbare nous le

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disent hautement : oui nous y sommes, et le bon Dieu semble faire croître nos affections et notre dévouaient pour ces peuples barbares... »

Mais il faut le dire, au début ce dévoùment et cette affection des sœurs de charité ne furent guère appré- ciés des Chinois. Ce peuple égoïste, endurci dans le mal, ne comprit pas le bienfait qu'il recevait du ciel ; il resta indifférent à la vue de ces femmes admirables qui avaient quitté leur patrie pour venir aux extrémités du monde panser ses plaies, soulager ses misères, élever ses enfants. Son égoïsme lui fermait les yeux et l'empêchait de discerner les mobiles surnaturels qui inspirent, chez les chrétiens, les plus généreux sacrifices. Pour lui les sœurs de chanté et les missionnaires étaient mus par un intérêt humain quelconque. Au reste il avait sous les yeux l'exemple des ministres protestants payés par leur gouvernement. Mais un jour viendra il comprendra que la religion catholique seule suscite de telles voca- tions et porte à travailler uniquement pour la gloire de Dieu et le salut des âmes.

Après quelques années d'un dévoùment resté stérile au jugement des hommes, elles quittèrent Macao pour se rendre au milieu de populations moins indignes d'elles. Au surplus l'une des fins de leur mission était atteinte : elles secondaient les missionnaires dans leurs œuvres.

N'eussent-elles opéré qu'une besogne matérielle dans les orphelinats et les hospices, que ce résultat eût été suffisant pour justifier leur présence en Chine.

Mais l'avenir nous dira tout le bien qu'elles opèrent dans ce pays, le précieux concours qu'elles prêtent aux lazaristes, celui qu'elles ont prêté pendant dix années consécutives à Mgr Danicourt.

Une chose qui seconda beaucoup les missionnaires,

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yers le milieu de notre siècle, fut Faction, l'influence du gouvernement français. Nous sommes d'autant plus autorisé à envisager ici cette question que M. Danicourt eut l'honneur de recevoir chez lui lest ambassadeurs français.

Reprenons les choses au point nous les avons lais- sées au chapitre troisième.

Pendant que l'Eglise multipliait ses œuvres en Chine, la France étendait son influence et son aciion civilisa- trice par l'envoi d'un nouveau ministre plénipotentiaire. Il fallait appuyer les libertés obtenues par M. de La- grenée, en réclamer à temps et à contre-temps la com- plète réalisation. C'est que dans le Fo-Kien, dans le Kiang-nan, dans le Tché-Kiang, partout pouvait atteindre notre marine, les vice-rois s'étaient empressés de donner une grande publicité aux édits ; tandis que dans leSse-tchuen, dans le Yunan, dans le Iloupé, dans le Kiang-sy on se flattait d'éviter la promulgation pro- mise et les chrétiens continuaient de subir les violences et les avanies accoutumées.

Une pièce très authentique, qui fut communiquée à .M. le commandant Lapierre au mois de juin 1847, don- nera une idée des sentiments qu'apportèrent les manda- rins chinois dans les négociations ouvertes à Wam-poa entre le vice-roi Ki-iDg et M. de Lagrenée. Voici le texte traduit de cette circulaire confidentielle adressée par le vice-roi de Fo-kien aux officiers de cette pro- vince : « Nous avons reçu la dépèche de son excellence le vice-roi de Canton, Ki-ing, dans laquelle le vice-roi nous fait connaître que l'ambassadeur français, M. de Lagrenée, revenu à Canton, accuse le gouvernement chinois d'avoir violé la convention qui vient d'être con- clue avec la France. L'ambassadeur a été informé que les mandarins du Hou-pé et du Kiang-sy continuaient à maltraiter les chrétiens malgré les édits de l'empereur :

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c'est pour cela que le vice-roi Ki-ing s'est rendu à Bocca-Tigris pour traiter de nouveau cette affaire de la religion chrétienne. 11 faut, dit-il, laisser les chré- tiens libres d'adorer Dieu, d'honorer la croix, les images, d'élever des chapelles, de prêcher leur doctrine, de réciter des prières ; mais on ne permet pas aux mission- naires européens de pénétrer dans l'intérieur de l'empire. Telles sont les conditions du nouveau traité. J'ai ouï dire que la France était le plus puissant royaume de l'Europe; l'année passée, en effet, l'ambassadeur fran- çais se montra ici avec une flotte bien capable de résister à la flotte anglaise. Prenez donc garde de maltraiter les chrétiens... Les Français ne font pas grand cas de leur commerce ; mais ils voudraient répandre la religion chrétienne dans le monde entier pour en acquérir de la gloire. Vous devez recommander à vos officiers infé- rieurs, aux soldats, aux satellites, de ne commettre aucun acte imprudent vis-à-vis des chrétiens, de peur d'irriter les Français et d'attirer de grands malheurs sur l'empire... Insensiblement nous en reviendrons à sur- veiller la perfidie des chrétiens. Vous devez tenir cette lettre secrète, et si vous quittez le poste que vous occu- pez en ce moment, vous la remettrez en main propre à votre successeur, en lui recommandant de ne la communi- quer à personne, et en lui faisant comprendre la nécessité d'exiger de ses subalternes les plus grands ménagements envers les chétiens. Sans ces précautions, on attire- rait d'incalculables malheurs sur nos provinces mari- times *. »

Cette pièce se révèle la fourberie chinoise montre, dans toute son évidence, la nécessité d'une nouvelle intervention diplomatique pour le maintien des conces-

^: Pièce reproduite dans le Voyage en Chine, par M. Jurien de la Gravière, t. I. p. 97.

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sions obtenues. D'ailleurs, à ce peuple dont toute l'habi- leté et la valeur consistent dans le mensonge et l'hypo- crisie, à ce peuple qui retire aujourd'hui ce qu'il a promis hier, il faut apporter la sincérité unie à la fer- meté, et laisser entrevoir que l'on a, au besoin, derrière soi, l'appoint de la force.

Le 19 janvier J 848, M. le baron Forth-Rouen, ministre plénipotentaire de France en Chine, remontait, à bord de la Bayonnaîse , commandée par l'illustre Jurien de la Gravière, le lleuve de Canton, et était reçu le même jour en audience solennelle par le vice-roi de la pro- vince, Ki-ing. L'accueil fut le plus courtois et, le plus gracieux : de part et d'autre, entre les officiers français et les mandarins, les protestations d'amitié et de fidélité furent affirmées. Mais au milieu de cet échange de com- pliments, le ministre de France fit comprendre dans un langage noble et ferme que si la France voulait rester fidèle au traité négocié en son nom par M. de Lagrenée et n'y apporter aucune modification, elle entendait aussi que la Chine s'en tint à la stricte exécution de ses enga- gements. M. le baron Forth-Rouen ne voulut point dis- simuler au vice roi la sensation profonde qu'avaient causée en Europe les promesses de tolérance religieuse qui avaient suivi le traité de Wam-poa. Il sut lui laisser comprendre combien, dans notre pensée, ce grand intérêt dominait tous les autres et combien il importait au maintien des bonnes relations qui n'avaient jamais cessé d'exister entre les deux empires, que de pareilles promesses ne fussent pas rendues illusoires par le zèle exagéré des autorités secondaires.

Les promesses et les serments les plus solennels ne coûtent pas à la mauvaise foi, et le plénipotentiaire chinois promit, au nom de son gouvernement, d'appli- quer dans toute leur étendue et dans tous leurs détails les différentes clauses du traité de Lagrenée. Nous ver-

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rons plus tard quelle confiance on devait avoir dans cette parole donnée.

M. le baron Forth-Rouen avait reçu l'ordre de visiter les ports du nord de la Chine. Au commencement de l'an- née 1849, la Bayonnaise le transporta successivement à Shang-haï, Ning-Po, Tcheousan etAmoydans leFo-Kien.

L'impression que produisit, sur les vice-rois et les grands mandarins, cette promenade diplomatique fut des plus heureuses en faveur de la religion; et lorsque les canons de la Bayonnaise se firent entendre, à son entrée dans le port de Shang-haï, les paysans de Kiang- nan, se dirent : « Ce sont les amis de l'évèque qui ar- rivent. » Ils ne se trompaient point. M. Fort-Rouen visita successivement les différentes autorités de Shang-haï mais environna des égards les plus distingués Mgr Ma- resca, prélat italien, chargé du vicariat apostolique de Kiang-nan.

Quelques jours après, la Bayonnaise le descendait à Ning-Po et, le 20 février, M. Danicourt recevait à sa table le ministre plénipotentiaire de France, les dignitaires de la Bayonnaise et les grands mandarins du Tché-Kiang. Mgr Lavaissière, vicaire apostolique de cette province, avait fui l'honneur de cette fête; il s'effaçait et ne voulait point paraître devant les mandarins, afin de n'être pas entravé, dans la suite, par eux, dans l'exercice de son ministère.

Pendant les jours que M. le baron Forth-Rouen passa à Ning-Po, ce fut de la part de M. Danicourt et des représentants de la France un échange réciproque de bons procédés, de cordialité, de dévoùment. Le pléni- potentiaire appuyait, de tout son crédit, le missionnaire ; et le missionnaire communiquait ses notes, ses réflexions sur la Chine, et suggérait au ministre de France la ligne de conduite que son gouvernement pourrait tenir en tel ou tel cas.

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Nous avons vu précédemment que, de retour de leur voyage de Chine, les officiers de la Bayonnaise parlèrent de M. Danicourt dans les termes les plus élogieux.

Cette mission diplomatique de M. Forth-Rouen con- firmait la France dans son rôle de fille aînée de l'Eglise. Elle donnait aux évêques et aux missionnaires le pres- tige et l'appui de la mère patrie et répandait le long des côtes du céleste empire une crainte salutaire. Elle disait aux Chinois de prendre garde et de ne pas toucher aux chrétiens ni à leurs établissements. Grâce à cette inter- vention renouvelée, les missionnaires étaient à l'abri des persécutions et pouvaient préparer l'avenir.

Article II.

Orphelinats-hospices établis à Ning-Po-Fou et à Tchen-haï ' par M. Danicourt.

L'Œuvre de la Sainte-Enfance avait envoyé ses pre- miers secours en Chine en 1847 et les avait continués pendant les années suivantes. La mission du Tché-KiaDg avait eu sa part des aumônes et son provicaire aposto- lique s'était empressé de les employer aux œuvres les plus urgentes. Mais comme, d'après le sage règlement de l'Œuvre, chaque missionnaire devait rendre compte au conseil central de l'emploi des fonds qui étaient alloués à sa mission, M. Danicourt n'y manqua jamais. C'est même un de ces comptes rendus, daté de Tchen- haï (4 avril 1851), et adressé à M. le vice-président, qui nous donne les renseignements les plus précieux sur les œuvres, et en particulier, sur les orphelinats-hospices établis par lui à Ning-Po et à Tchen-haï :

1. D'autres écrivent Chin-Haï qu'il ne faut pas confondre avec Ting-haë, capitale de l'archipel Tcheousan.

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« Monsieur le Vice-Président,

« J'ai reçu, il y a quelque temps, votre lettre datée du 21 septembre à l'adresse de Mgr le Vicaire apostolique du Tché-Kiang et comme j'attendais de jour en jour la nouvelle de sa nomination et sa prochaine arrivée dans cette mission, j'ai cru devoir, par délicatesse, lui laisser le soin de répondre à votre lettre; mais aujourd'hui que je ne sais encore rien de sa nomination et que son ins- tallation ici peut encore éprouver des retards, je me vois dans l'obligation de vous donner le résultat des fruits spirituels que les aumônes de la Sainte-Enfance nous ont mis à même de recueillir dans ce vicariat, dans le courant de l'année dernière ; et si vous n'avez pas reçu de lettres du Tché-Kiang-, l'an dernier, c'est uniquement à cause des pertes que nous avons faites ici, et au Kiang-sy, par la mort de Mgr Lavaissière et de Mgr La- ribe; car par la mort de Mgr Lavaissière, l'administra- tion spirituelle et temporelle du Tché-Kiang, revenant à MgrLaribe, cet honorable confrère, qui aimait tant la Sainte-Enfance, se serait empressé de vous communi- quer les détails que je lui ai envoyés sur le Tché-Kiang, si la mort ne l'avait enlevé après une maladie de peu de jours.

« Vous comprenez mainlenant, Monsieur, les raisons de ce silence qui a vous surprendre, d'autant plus que vos allocations pour le Tché-Kiang montrent bien clai- rement que vous fondez de grandes espérances sur la ville de Ning-Po et que vous voulez que l'œuvre de la Sainte-Enfance y déploie ses heureux résultats sur une échelle plus grande et un champ plus vaste.

« Or, Monsieur, j'ai le plaisir de vous dire, pour votre consolation, qu'il y a maintenant dans le district de Ning-Po trois établissements considérables l'œuvre

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de la Sainte-Enfance obtient déjà de beaux résultats, et sont de nature à en obtenir d'immenses, pourvu que vos allocations s'élèvent en proportion.

« Le premier de ces établissements ne vous surprendra pas peu : c'est l'hospice chinois de Ning-Po. Cet hospice compte toujours pour le moins deux cents enfants qui sont soignés par soixante-sept familles ou ménages, vivant chacune séparée dans l'hospice. Or, parmi ces familles, il y en a trois qui sont chrétiennes, et c'est même une chrétienne qui a la première intendance dans l'hospice. Tous les enfants qui y meurent sont tous bap- tisés avec le plus grand soin par ces familles chrétiennes : c'est ainsi qu'ont été baptisés tous les enfants dont les noms sont inscrits sur la longue liste que j'ai l'honneur de vous envoyer et si vous trouvez que les noms de Marie, Pierre et Paul y sont toujours répétés, c'est parce que ces nouvelles chrétiennes ont peur de se tromper pour la forme, en leur donnant d'autres noms difficiles à prononcer et auxquels elles ne sont pas encore accou- tumées. Si ce n'était la liberté dont nous jouissons à Ning-Po et la puissance morale que Dieu nous y a don- née, il nous serait bien difficile d'avoir ce moyen admi- rable d'envoyer chaque année au ciel un si grand nombre d'enfants, car je dois vous dire, Monsieur, que 1res peu des enfants qui entrent à l'hospice échappent à la mort : ils meurent par centaines au mois de septembre, coïnci- dence bien remarquable avec la Nativité de la sainte Vierge, car ces enfants naissent alors pour le ciel par le saint baptême.

« Le second établissement est notre hospice de Ning-Po, que j'ai commencé il y a deux ans et continué l'année dernière, mais auquel je n'ai encore pu mettre la der- nière main, faute d'argent. J'en ai envoyé le plan à Paris par M. Evariste Hue, et je suis bien persuadé que ce cher confrère vous le fera voir et vous donnera, sur

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cet hospice comme sur les autres, bien des détails qui vous réjouiront le cœur. Cet hospice compte vingt-six enfants, plus six mères occupées à les soigner. Parmi ces enfants, il y a six garçons qui suivent déjà nos écoles gratuites et quatre filles que j'ai envoyées à Tchen-haï pour y commencer l'hospice dont je vous parlerai plus bas. La maîtresse, qui est une veuve très entendue de Han-tcheou-fou , enseigne à ces enfants les prières du matin, du soir et le rosaire. C'est bien beau et bien édi- fiant, d'entendre ces petits enfants, réduits naguère à la condition la plus misérable pour le corps et pour l'àme, bénir le Père des orphelins. Mais ceux qui priment dans les prières, ceux dont nous sommes le plus contents, ce sont les aveugles. C'est un aveugle qui entonne les prières à >'ing-Po et c'est encore un aveugle qui les entonne à Tchen-haï. La seconde des enfants recueillis par moi à Xing-Po était une fille aveugle, baptisée sous le nom de Sophie : elle est morte comme un ange, il y a deux ans; elle n'a cessé de répéter jusqu'au dernier moment : Jhas! Marie' Joseph! et son dernier soupir, embaumé de ces noms de salut et de bénédiction, a transporté son àme dans les bras de Jésus et de Marie, elle prie pour ceux qui lui ont ouvert le ciel. Sa mort reste imprimée en caractères de joie et d'allégresse dans le cœur de ceux qui en ont été les témoins. Une cou- ronne de fleurs fut l'unique ornement de son cercueil el elle repose à l'ombre d'une vigne dans le jardin de la mission de Ning-Po, à côté de plusieurs autres innocents qui partagent le bonheur du ciel avec elle.

« Parmi les enfants entrés à notre hospice, nous n'en avons perdu qu'une douzaine et c'est très heureux, parce qu'ils nous viennent presque tous dans l'état le plus misérable. On dira peut-être que vingt-six enfants, c'est peu. Cependant ceux qui s'entendent au ménage et qui font attention à la nourriture, aux vêtements, aux

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meubles, au blanchissage, au chauffage, aux médecines, aux gages, etc., savent ce qu'il en coûte pour entretenir trente-trois personnes.

« Si les ressources le permettaient, je pourrais avoir demain plus de cent enfants, car on nous en apporte de tout côté, eL dernièrement je me suis vu, à ma grande peine, obligé d'en refuser plusieurs qui avaient bonne mine et qui paraissaient appartenir à des parents nou- vellement morts ou réduits à la mendicité faute de tra- vail. La manière dont notre hospice est tenu lui a donin'' une certaine réputation déjà répandue au loin, et l'on s'empresse de nous apporter les enfants, de préférence à l'hospice chinois les enfants n'entrent que pour mourir plus vite.

«Le troisième hospice dont il me reste à vous parler est celui de Tchen-haï, d'où je vous écris cette lettre. J'au- rais bien des choses à vous dire sur ce port de mer les aumônes de la Sainte-Enfance peuvent sauver bien des enfants. Le cœur est percé à la vue de tant de bateaux remplis d'enfants misérables qui vont demander l'aumône aux navires marchands et dont les cris de détresse, répétés d'un bout à l'autre du port, ne sont entendus de presque personne ; et la misérable sapèque qu'on leur donne par occasion est accompagnée d'un ton si rebutant qu'elle ne peut appeler que des tempêtes et des naufrages contre les navigateurs au cœur d'airain.

« Je vous dirai en passant que sous la dynastie Ming, avant l'établissement de Macao, les Portugais faisaient un commerce assez considérable à Tchen-haï ils avaient des maisons et des magasins et leur pavillon flottait même sur la montagne appelée Tchao-pao-chan, qui domine la ville, le port et la mer. On comptait alors plus de quinze mille chrétiens tant à Xing-Po qu'à Tchen-haï \ qui s'appelait alors Ting-hai. Mais tout

1. Tchen-haï ou Chin-haï est une ville fortifiée, située à trois

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fut anéanti dans une nuit. Deux cents Portugais et plu- sieurs milliers de chrétiens, hommes, femmes et enfants, furent massacrés et leur maison brûlée par ordre du gouverneur de Han-Tcheou, à cause, dit-on, d'une jeune fille ravie par un chrétien, mais plutôt, je pense, parce que les chrétiens prenaient le costume portugais après leur baptême, ce qui donna de l'ombrage aux mandarins qui voulurent en finir d'un seul coup. Il y a dans le Sénat de Macao un monument écrit en portugais et en chinois qui atteste la vérité de ce massacre hor- rible... Les autres chrétiens, dispersés par suite de ce massacre, restèrent à peu près abandonnés jusqu'à l'époque de Kang-hy; car vers la 45e année de cet empe- reur, nous voyons dans l'histoire que deux mission- naires français, dont l'un s'appelait Collet, le nom de l'autre m'a échappé, revinrent à Tcheousan il y avait une chapelle avec plus de cinq cents chrétiens. De là, ils passèrent à Tchen-haï ils trouvèrent aussi beau- coup de chrétiens avec une chapelle ; enfin ils se ren- dirent à Niog-Po où, après beaucoup de difficultés de la part des mandarins pour s'y établir, ils obtinrent, par l'intermédiaire des missionnaires à Pékin, un édit de l'empereur Kang-hy, dans lequel il est dit en termes formels que les autorités de Ning-Po doivent permettre à ces deux missionnaires d'acheter du terrain, de bàlir une église et d'y prêcher la religion.

« Comme donc, nous sommes sûrs qu'il y avait plu- sieurs chapelles à Tchen-haï, nous avons été, M. Hue et moi, demander aux mandarins une maison en com- pensation des anciennes chapelles, parce que nous avons besoin d'un établissement dans le port nous sommes invités à ouvrir une école et un hospice pour les enfants trouvés. Ces messieurs, quoique bien instruits sur ce

lieuese nviron de Ning-Po et baignée, comme celle-ci, par le Yung- Kiang.

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point, font les ignorants et disent qu'ils ne savent rien au sujet des chapelles catholiques. En attendant qu'ils Sfi décident, nous restons dans une vaste maison que nous pourrons facilement garder, parce que c'est qu'on nous invite à ouvrir un hospice.

« Mais comme cette maison a beaucoup souffert lors de la guerre des Anglais, il y a aussi beaucoup à réparer et des dépenses à faire.

« J'y ai déjà transporté des enfants de l'hospice de ]\ing-Po et lorsque des secours pécuniaires nous arri- veront, nous pourrons recueillir et élever beaucoup d'enfants, parce qu'il n'y a pas d'hospice chinois à Tchen-haï.

« Nous avons dans la ville de Tchen-haï, à la porte ouest, un magnifique terrain qui nous a été donné par un mandarin et nous nous proposons de bâtir un hospice; mais cela n'est pas possible pour le moment, parce que nous n'avons pas d'argent. Je laisse à M. Hue le soin de vous donner d'autres détails très intéressants, sur Ning-Po et Tcheousan, qui ne peuvent entrer dans une lettre. Après avoir lu et entendu le récit de tout ce que vos aumônes nous ont permis de faire ces deux années passées, j'ai la confiance, Monsieur, que les aumônes augmenteront au lieu de diminuer, et que dans un an ou deux, si Dieu vous prête vie, vous lirez avec un plaisir plus grand encore qu'aujourd'hui les lettres qui vous donneront des détails sur les enfants recueillis, baptisés et élevés à Ning-Po et à Tchen-haï par les aumônes de la Sainte-Enfance, sur laquelle j'ap- pelle de tout mon cœur les bénédictions du Seigneur. Que la rosée du ciel tombe toujours plus abondante sur cette plante nouvelle dans le jardin de l'Eglise. Bénis soient ceux qui la bénissent, car c'est l'œuvre chérie de Dieu qui aime l'enfance! C'est l'œuvre de l'enfance de Jésus qui s'est fait enfant. Jésus, qui veut que nous

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soyons tous des enfants, Jésus, qui n'admet que des enfants au ciel, bénira l'œuvre de la Sainte-Enfance!... »

L'un des derniers passages du rapport que nous venons de citer renferme une sorte de prédiction sur l'avenir des établissements dont il a été parlé au cours de ce chapitre. En effet, ils ne firent que prospérer sous la sage direction de M. Danicourt; « c'est à tel point, est-il dit dans la Notice biographique émanée de la Pro- pagande i, que tous ceux qui les visitaient s'écriaient avec admiration : Nunquam simile msum <■*? in Sinis. Jamais on ri a en rien de pareil en Chine!!! ...

Au reste, est l'un des beaux, l'un des grands côtés de la vie de notre saint missionnaire ; est son prin- cipal mérite. Les églises élevées à grands frais, les séminaires fondés au prix de bien des sacrifices, les écoles, les orphelinats, les hospices bâtis avec beaucoup de peine : tout a pu sombrer dans l'abîme des révolu- tions qui ont bouleversé l'empire chinois depuis qua- rante ans ; ou bien encore, ces divers établissements ont pu être ravagés par les guerres, les incendies; enfin il est possible que de tout cela rien ne soit resté debout. Mais les milliers de Chinois baptisés et envoyés au ciel; les centaines d'enfants arrachés à la mort et élevés dans ces orphelinats-hospices pour la religion ; les prêtres sortis de ces séminaires, pour sauver à leur tour des milliers d'âmes : tels sont les fruits réels des œuvres fondées par lui, tels sont les résultats certains de sa vie d'apôtre dans l'Extrême-Orient.

I. V. ceLlt- pièce à l'Appendice.

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Article III.

« Le 29 novembre 1819, vigile de saint André, mort </<• Mgr Lavais- sière : porté soii corps à Tcheousan. » Quelques mots sur ce vénérable prélat. Correspondance de M. Danicourt avec sa famille : appel pour l'envoi de missionnaires; détails sur sa Mission.

Vers la fin de l'année 1849, M. Danicourt eut à rem- plir une mission bien douloureuse : il dut transporter à Tcheousan les rester mortels de Mgr Lavaissière, vicaire apostolique du Tché-Kiang. retourné à Dieu le 9 novembre.

Pendant les dix années qu'il évangélisa cette pro- vince, Mgr Lavaissière s'est montré constamment le digne enfant de saint Vincent de Paul, aimant les pauvres, fuyant les honneurs, supportant avec gaieté et force d'âme les misères et les privations inhérentes à l'apostolat.

M. Jurien de la Gravière lui a consacré une si belle page que nous ne pouvons résister au plaisir de la citer : « >"ous entrâmes dans la ville par la porte du sud, et, traversant Ting-haë dans toute sa longueur, nous trou- vâmes, à quelques pas de la porte septentrionale, une ruelle fangeuse qui nous conduisit sous le modeste toit de chaume Mgr Lavaissière cachait sa sainte vie. Quelle demeure pour un prince de l'Eglise! La terre pour parquet, le toit pour plafond, et, pour compagnon des longues nuits fiévreuses, des escadrons de rats affamés et des essaims de moustiques dont le dard per- cerait la peau d'un hippopotame ! Je connais un homme qui avait bivaqué (M. de Montigny) dans les plaines de la Grèce et partagé plus d'une fois le lit de feuillage des païikares, dont la constance n'a pu résister deux jours durant aux douceurs de ce palais épiscopal. Trop heu-

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reux cependant lorsqu'il pouvait se reposer de ses longues courses dans ce misérable asile, Mgr Lavais- sière y apportait sa gaieté et sa douce égalité d'âme. Entouré des chrétiens qu'y attirait en foule sa présence, il ne songeait qu'à ses chers néophytes, auxquels il apportait quelquefois des secours, toujours des consola- tions. Les conversions qu'avait obtenues ce zèle infati- gable étaient si nombreuses que les païens en murmu- raient, et plus d'une fois les fidèles de ïcheousan s'étaient vus l'objet des violences populaires... Mgr La- vaissière aimait les Chinois; un mot brusque adressé à l'un de ses néophytes le faisait souffrir : c'était bien le pasteur qui eût donné sa vie pour sauver son trou- peau. Les Chinois, de leur côté, avaient compris ce dévoùment, et leur enthousiasme pour le saint évèque ne connaissait point de bornes. Si une mort prématurée n'eût enlevé Mgr Lavaissière au siège du Tché-Kiang, je crois que l'île de Tcheousan tout entière fût devenue catholique. Jamais homme ne fut plus digne de marcher sur les traces des apôtres. Mgr Lavaissière avait les vertus, le courage, l'ardente sympathie de ces premiers prédicateurs de l'Évangile; il était vraiment fait pour prêcher aux pauvres un Dieu crucifié '. »

La mort de Mgr Lavaissière causa une peine sensible au cœur de M. Danicourt qui vénérait et aimait beaucoup ce saint prélat. Sa perle se fit d'autant plus sentir que le nombre des missionnaires, déjà si restreint, se trouvait encore réduit : c'était un sujet de graves préoccupations pour tous ceux qui s'intéressaient à la mission du Tché- Kiang, mais pour M. Danicourt plus que pour tout autre. Il revient souvent, dans sa correspondance, sur la pénurie de missionnaires ; il frappe à toutes les portes,

4. Voyage en Chine, par M. Jurie.n de la (Iravière, t. I, p. 380 et 380.

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fait appel à tous les cœurs afin que le nombre des ouvriers de la vigne du Seigneur augmente en Chine. C'est ainsi qu'il termine une lettre très intéressante adressée à son beau-frère M. Constantin Danicourt : « Dieu t'a donné tant d'enfants que tu devrais bien m'en envoyer une paire pour me servir la messe au moins. Je suis le seul Picard en Chine, je pense, de sorte que si Charles ou quelqu'un de tes enfants ne vient pas me rejoindre, la graine périra. Ainsi fais-moi quelque recrutement de missionnaires dans ton cher Saint-Léger ou à Authie, alors je me dirai plus que jamais et avec une pleine affection et un amour plus ardent, ton très dévoué beau-frère *. » La même pensée domine dans la lettre suivante adressée à son frère Charles (1 1 jan- vier 1850). « Si on te juge propre pour la Chine, hâte-toi donc de venir, j'ai bien de la besogne à te donner et elle est toute taillée. Mais si tu viens, parmi tes ballots, fais en un gros et très gros, crois-moi, de patience et de mortification; sans cela il y a danger imminent de trois choses : de se tuer en peu d'années. de perdre sa vocation, de devenir fou : Experientîâ constat. C'est prouvé par l'expérience. Nous ne sommes que sept missionnaires pour le Tcbé-Kiang qui en réclame au moins douze. Vois donc notre position. Si tu n'as pas le courage de venir nous donner un coup d'épaule, au moins prie Dieu de nous envoyer des coopérateurs en règle. Si tu aimes à chanter des grand'messes, tu auras de quoi te satisfaire ici et à Tcheousan nous comp- tons onze chapelles. Si tu aimes à faire le catéchisme, tu auras ici des auditeurs dont tu ne seras pas mal con- tent, mais exerce-toi d'avance à la patience, car nos gens, si rusés pour les comptes pécuniaires, sont joli- ment bouchés pour les articles de doctrine de première

1. Lettre datée du 10 janvier lbliO.

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nécessité. On t'en donnera des Dieux et des personnes en un seul Dieu! Cependant je les ai tant ferrés je dis les chrétiens) qu'ils commencent un peu à s'y démêler. M. Hue a fait l'autre jour un coup de filet magnifique à Tcheousan, le jour de l'Epiphanie; il a fait si bel et si bien (je crois que sa musique organique et sa longue barbe y étaient pour beaucoup) qu'il a pu écrire une liste de deux cents catéchumènes, ce qu'il n'a pu faire durant ses voyages de deux ans, à travers la Mand- chourie, la Mongolie, le Konogore, le Si-tsang et le Thibet. La première besogne ici est de faire le caté- chisme pur et simple. Sans cela on bâtit sur le sable et l'on n'a que des chrétiens de nom... »

Avant d'étudier la dernière phase de la vie de notre saint missionnaire en Chine, il nous reste à dire quelque chose sur l'état de sa mission pendant les années qui ont précédé son épiscopat. Une lettre adressée par lui, à son frère Charles, dans la seconde moitié de l'an 1849, suf- fira pour nous instruire là-dessus : « Je suis installé à Ning-Po, soignant les chrétiens, instruisant les caté- chumènes et prêchant aux païens. Nous avons soixante- douze chrétiens dans la ville, mais un plus grand nombre de catéchumènes. C'est peu n'est-ce pas? mais c'est plus que dans tous les autres ports l'on ne convertit per- sonne. Pendu nt jda-s de deux ans, la plupart de ceux qui tenaient à la chapelle y venaient toujours pour des motifs humains; mais aujourd'hui que tout le monde sait que ce n'est pas pour faire fortune ici bas qu'on adore Dieu, tous les chercheurs d'argent ne viennent plus et ceux qui viennent sont généralement bien disposés. Mais nous les éprouvons beaucoup avant de les admettre au baptême afin de ne pas avoir des chrétiens comme autre- fois qui sont presque tous tombés dans la première per- sécution. Sans sortir beaucoup de la chapelle j'ai énor-

1G

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mément à faire, surtout les dimanches et fêtes je dis deux messes, la première à la chapelle des hommes, la deuxième à la chapelle des femmes, car nous avons deux chapelles, une pour les hommes seulement et de même pour les femmes; et cela, pour éviter les mauvaises langues des Chinois, qui sont aussi longues que leurs queues. Je suis très content des hommes, à l'exception de quelques-uns; mais surtout des femmes qui sont vrai- ment pieuses. Il y a cela de remarquable dans nos chré- tiens, c'est qu'ils croient sans aucun doute. Par exemple, il nous vient souvent des païens qui, après avoir épuisé auprès des Pou-sa (idoles) tous les moyens possibles pour être délivrés du diable, ou pour obtenir la guérison de leurs parents, voyant que tout est inutile, viennent implorer notre secours. Alors nous y envoyons des chré- tiens ou des chrétiennes pour faire l'aspersion de l'eau bénite. Ces chrétiens y vont sans le moindre doute. Si, à la première aspersion, le diable ne déloge pas, « ce gueux-là est bien dur », disent-ils ; alors ils lui en jettent jusqu'à ce qu'il file. De même pour les malades. J'ai été témoin de cela à Tcheousan, la dernière fois que je m'y trouvais. Ce n'est qu'à la quatrième aspersion qu'une pauvre femme obsédée a recouvré la tranquillité et la paix. Voici une autre histoire : une femme païenne qui avait dépensé beaucoup d'argent et prié tous les Pou-sa pour obtenir la guérison de son fils unique, ayant appris que, dans le voisinage, il y avait un adorateur du Maître du ciel, alla lui demander nos livres de prières. Celui-ci lui donna les deux volumes. Cette femme, qui est riche et instruite, prit les deux volumes et les lut tout d'un trait pour la guérison de son fils qui se trouva guéri à la fin de la lecture. Le bruit s'en répandit de suite dans la famille et dans le voisinage et cette femme dont la demeure est distante de quatre à cinq lieues deNing-Po, est venue ici en barque avec plus de vingt autres femmes

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pour remercier Dieu et se faire instruire. Nous avons beaucoup de catéchumènes des deux sexes qui font trois, quatre, cinq lieues en barque pour venir le dimanche à la chapelle; tu peux conjecturer par que je suis loin de suffire à la besogne. Il y a inondation dans la province de Nang-Kin et dans une grande partie du Tché-Kiang : le coton est perdu et l'on craint beaucoup pour la pre- mière récolte du riz dont le prix est très élevé. Si la récolte manque, la misère sera affreuse; car l'argent est rare et le commerce presque nul. Que va devenir cette pauvre Chine ?

« Il court ici toute sorte de bruits faux relativement à Canton où, dit-on, les Chinois ont tué dernièrement plus de six mille Anglais. On dit aussi que les Euro- péens auront à évacuer les ports vers la 8e ou 9e lune. Cela fait mauvais effet sur les chrétiens et catéchu- mènes qui sont peureux. Mais je pense que les Anglais, après avoir fait tant de comédies à Canton, y feront un peu de tragédie et frotteront les Cantonnais, ce qui fera impression sur le reste de la Chine et nous acquerra plus de liberté.

« Dis donc, citoyen, hé, comment va la République? (République française de 1848.) Etes-vous enfin con- tents? Désire-t-on encore quelque chose? On dit ici que tout va mieux en France; mais peut-on le croire? Si cela est, je m'en réjouis; car je suis toujours Français d'esprit, de cœur et de chair, excepté mon accoutrement, ma queue, mes hauts et sublimes souliers qui m'ont donné de terribles entorses.

« Je voudrais bien m'entretenir un peu plus long- temps avec toi; mais il n'y a pas moyen: l'occasion presse et de plus mes yeux, mes pauvres yeux, autre- fois si perçants, aujourd'hui si obtus et fatigués! Je dois prendre des précautions, car le docteur de la Bayon- naise, le docteur Léclancher, m'a dit que je perdrais la

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vue, si je ne me ménageais pas. J'ai gagné ce mal l'année dernière à ïcheousan, à la suite d'un refroidis- sement après avoir été plus qu'échauffé.

« Ensuite la présence de M. le baron de Rouen, notre ministre en Chine, que j'ai logé, ne t'eu déplaise, pen- dant plus d'une semaine ici, m'a occasionné mille affaires qui me sont tombées sur la tête comme la grêle. Dans ces occasions, il n'y a pas moyen de se ménager ; il faut rouler sa bosse coûte que coûte. Du reste, nous avons été enchantés de M. et Mme de Rouen, ainsi que de tous les officiers de la Bayonnaise... »

LIVRE TROISIÈME

DEPUIS SA PROMOTION A L'ÉPISCOPAT JUSQU'A SON RETOUR EN FRANCE (1851-1859)

CHAPITRE PREMIER

M. Danicourt est proposé pour l'épiscopat par M. Etienne. Décret d'élection. Bref qui lui est adressé à l'occasion de sa promotion; ses pouvoirs de vicaire apostolique. Sa réponse.

Son sacre : «7 septembre 1851, Vigile de la Nativité de la sainte Vierge : sacré évêque par Mgr Baldus. aidé de NN. SS. Mouly et Daguin (initium omnium undique tribulationum).» Ses armes,

Réunion des évêques à Ning-Po.

En 1850, il était question de pourvoir le vicariat apos- tolique du Tché-Kiang-,, devenu vacant par la translation de Mgr Jandart au Kiang--Sy ; c'est M. Danicourt qui fut jugé le plus apte à prendre la direction de cette mission. Voici en quels termes M. Etienne, supérieur général des Lazaristes, le proposa :

« Pour vicaire apostolique du Tché-Kiang-, je propo- serai M. François-Xavier Danicourt, qui est en Chine depuis dix-sept ans, qui a toujours travaillé avec succès

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et bénédiction, et qui a été l'instrument dont Dieu s'est servi pour développer la propagation de l'Evangile d'une manière bien consolante dans le vicariat aposto- lique du Tché-Kiang. J'ai tout lieu de croire que, placé à la tête de ce vicariat, il jouit de l'estime et de la con- fiance des chrétiens et il est bien vu même des infi- dèles, il y ferait un grand bien. Déjà dans l'île de Tcheousan il a obtenu des infidèles qu'ils lui abandon- nassent bénévolement sept pagodes, qu'il a transformées en chapelles. Il a aussi obtenu des autorités chinoises un vaste terrain dans la ville pour y organiser des éta- blissements catholiques. Son élévation au vicariat apos- tolique de cette province le mettrait à même de grandir en considération et d'exercer une plus grande influence au profit de la religion. »

De tels mérites étant parvenus à la connaissance du Saint- Père; dans l'audience du 22 octobre de la même année, Sa Sainteté n'hésita pas à le choisir pour vicaire apostolique, en l'élevant à la dignité épiscopale avec le titre in partïbus d'Antiphelles. Le décret par lequel il fut promu à une telle dignité le qualifie en ces termes : « Cet ouvrier de l'Évangile qui a donné des preuves si éclatantes de sa piété, de sa science, de son ardent amour pour la religion; de son zèle infatigable pour le salut des âmes, et qui, depuis plusieurs années, travaille dans le Tché-Kiang avec un soin des plus empressés et des plus efficaces à la propagation de la foi catholique '. »

Voici le passage le plus important de sa bulle d'élec- tion, signée par Sa Sainteté Pie IX, le 14 janvier 1851, et contresignée par le cardinal Lambruschini :

« Après avoir conféré avec Nos Vénérables Frères les Cardinaux de la sainte Eglise romaine sur le choix d'une

1. Notice extraite des Archives de la Propagande:

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personne utile et capable d'opérer des fruits, Nous avons enfin arrêté nos yeux sur vous que Nous savons issu d'un mariage légitime, ayant l'âge déterminé, rempli de doc- trine, de prudence et de zèle pour la foi catholique ; toutes choses étant mûrement examinées, vous absol- vant et vous déclarant absous de toute sentence, de toute peine d'excommunication, de suspense et d'in- terdit et de toute censure ecclésiastique de quelque manière et pour quelques motifs qu'elles aient été encourues, si par hasard vous en êtes atteint ; de l'avis de Nos Frères les Cardinaux et de Notre autorité aposto- lique, Nous pourvoyons l'Église d'Antiphelles de votre personne, selon l'éminence des mérites que Nous et nos frères les Cardinaux avons reconnus en vous, Nous vous plaçons à sa tête comme évêque. Et en vous confiant pleinement la charge pastorale, le gouvernement et l'administration de cette Eglise, tant pour le spirituel que pour le temporel, Nous Nous appuyons sur Celui qui accorde sa grâce et ses dons et Nous avons la con- fiance que ce même Seigneur dirigeant vos actes, cette Eglise, votre épouse, sera utilement et heureusement gouvernée par votre zèle et votre ingénieuse circons- pection, et l'Eglise orthodoxe croîtra en biens spiri- tuels et en biens temporels. Etudiez-vous donc à porter fidèlement le joug du Seigneur qui vous est imposé, afin que cette Eglise, votre épouse, se réjouisse d'avoir été confiée à un pilote sage, à un administrateur habile; et afin que, outre la récompense éternelle, vous méritiez de plus abondantes grâces et bénédictions de notre part et de la part du Saint-Siège. Néanmoins, tant que cette Eglise sera au pouvoir des infidèles, Nous vous dispen- sons, de notre autorité apostolique, d'en prendre pos- session et d'y résider en personne. De plus, Nous vous accordons l'autorisation de prendre pour évêque consé- crateur un prélat de votre choix en rapport de grâce et

24»

de communion avec le Saint-Siège apostolique, assisté et aidé de deux autres évêques, ou, si ceux-ci ne peuvent être convoqués facilement, de deux prêtres séculiers ou réguliers, de quelque ordre, congrégation, institut que ce soit, également en grâce et communion avec le Saint-Siège...

« Donné à Rome, près de Saint-Pierre, sous l'anneau du pêcheur, le 14 janvier 1851, et de notre Pontificat l'an cinq.

« Pie IX, Pape.

« A. Cardinal Lambruschini. »

Cette bulle était accompagnée de sa nomination au vicariat du Tché-Kiang et de ses pouvoirs :

« PIE IX, Pape.

« A son cher fils, François-Xavier Danicourt, prêtre.

« Cher fils, salut et bénédiction apostolique. Comme par de semblables lettres apostoliques, Nous avons transféré Notre cher fils André Jandart, évêque élu d'Adrianopolis et vicaire apostolique du Kiang-Sy que gouvernait Mgr Bernard Larribe d'heureuse mémoire ; après avoir délibéré avec NosVénérables Frères les Cardi- naux de la sainte Église romaine sur le choix d'un nou- veau vicaire apostolique pour la province du Tché-Kiang, Nous avons fixé notre attention sur vous qui, depuis plusieurs années, avez déployé un grand courage pour répandre la foi dans cette province. Vous absolvant donc et vous déclarant absous, en vue seulement de cette charge, vous, que ce jour même, par des Lettres en forme de Bref, avons nommé évêque d'Antiphelles in partibus infidelium, de toute sentence et peine d'excom- munication, de suspence, d'interdit, etc.. Nous vous

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établissons, par ces présentes, vicaire apostolique de la province ou de la mission du Tché-Kiang, avec tous et chacun des pouvoirs nécessaires et utiles pour cet office. Nous ordonnons à tous et à chacun de ceux que cela concerne de vous reconnaître pour vicaire aposto- lique du Tché-Kiang, de vous obéir et de vous être soumis, sinon Nous ratifierons et ferons exécuter invio- lablement, jusqu'à entière satisfaction, le Seigneur Nous en donnant le pouvoir, la sentence ou la peine que vous aurez portée à bon droit ou que vous aurez l'intention de porter contre les rebelles... Donné à Rome, le 14 jan- vier 18ol, etc.. »

La nouvelle de sa promotion à l'épiscopat aurait effrayé M. Danicourt si sa vive confiance en Dieu, son respect pour les dispositions du Saint-Siège et le désir de plus grands travaux n'eussent contraint sa modestie d'accepter la dignité qui lui était conférée. « J'étais loin de m'attendre, dit- il, dans sa réponse du 20 octobre 1850 au préfet de la Propagande, à recevoir la bulle de Sa Sainteté Pie IX par laquelle je suis, moi misérable pécheur, nommé évêque d'Antiphelles * et vicaire apos- tolique du Tché-Kiang. Cette promotion pouvait flatter ma vanité, mais la persuasion intime de mon insuffi- sance me faisait redouter un tel fardeau. Toutefois comme cette province fut longtemps sans pasteur, depuis la mort de l'illustrissime et révérendissime Pierre-Nicolas Lavaissière, d'heureuse mémoire, qui a fait tant de bien et opéré de si grandes choses au milieu des païens, soit dans le Kiang-nan, soit dans le Tcbé- Kiang, je me suis incliné sous le joug (collum jugo prœbui), en m'appuyant sur la ferme confiance que le Dieu tout-puissant, qui fait servir à sa gloire les instru-

1. Antiphelles, siège d'un ancien évêché de l'Asie mineure.

250

ments les plus vils aussi bien que les plus nobles, for- tifiera ma faiblesse, jettera la lumière au sein de mes ténèbres et dirigera mes voies. »

11 fut sacré à Ning-Po, le 7 septembre 4851, par Mgr Baldus accompagné de NN. SS. Mouly et Daguin. C'étaient un événement et un chose rare à cette époque, en Chine, de voir trois évêques réunis pour sacrer un de leurs confrères. Tous les chrétiens et les catéchu- mènes de Ning-Po furent les heureux témoins de cette cérémonie, l'une des plus imposantes de la liturgie catho- lique.

L'élu commence par prêter serment de fidélité au Pape et au Saint-Siège, vient ensuite l'examen public ou profession de foi, puis on procède à toutes les cérémo- nies de l'ordination : La remise de la croix pectorale, sont les reliques de la vraie croix et des saints, rap- pelle à l'ordinand que sa vie doit être une croix et un martyre continuel. L'imposition des mains lui commu- nique le Saint-Esprit avec l'abondance de ses dons. L'im- position du livre des Évangiles sur les épaules, autour de la tête, signifie que l'âme de l'ordinand doit être ornée de toutes les vérités qui y sont contenues; et qu'il doit faire briller, par ses mœurs et ses vertus, tout ce qui est dit dans la sainte Ecriture sur les vêtements du grand prêtre ou symbolisé par eux. L'onction de la tête lui confère la dignité de représentant de Jésus-Christ et la consécration des mains, le pouvoir d'ordonner les prêtres. La remise du bâton pastoral est le symbole de l'autorité pleine de douceur avec laquelle il doit corriger les vices, ramener les pécheurs, diriger son troupeau ; celle de l'anneau est le symbole de l'amour et de la fidélité qu'il doit à son Église; celle du livre des Évan- giles rappelle le grand devoir de la prédication. Enfin l'imposition de la mitre est le signe de la protection dont le Seigneur l'entoure et de la terreur qu'il doit ins-

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pirer aux adversaires de la vérité et du culte du vrai Dieu, comme Moïse qui apparut au pied du mont Sinaï le visage illuminé et le front projetant un double rayon de lumière *.

Mgr Danicourt parut aux prélats consécrateurs telle- ment pénétré du sens des cérémonies que dix ans plus tard, Mgr Mouly, parlant du haut de la chaire d'Authie, le représentait à ses auditeurs tel qu'il l'avait vu à cette heure solennelle de son sacre. L'évêque de Pékin sem- blait être encore sous le charme de l'édification qu'il avait éprouvée.

Dans ce jour mémorable il y eut une circonstance digne de remarque : c'est la veille de la Nativité de la sainte Vierge, jour bien cher à sa piété, qu'il fut sacré évêque : c'était à pareil jour que dans sa jeunesse il se rendait en pèlerinage à Notre-Dame d'Albert. Il a pris soin de consigner lui-même, dans ses notes, cette heu- reuse coïncidence.

Voici la lettre testimoniale de sa consécration épisco- pale : « Jean-Henri Baldus, de la Congrégation de la Mission, par la grâce de Dieu et du Saint-Siège aposto- lique, évêque de Zoares, vicaire apostolique du Ho-nan dans l'empire de la Chine, à tous ceux qui liront ces lettres testimoniales, salut dans le Seigneur.

« Après avoir pris connaissance de la Bulle de N. S. P. le Pape Pie IX, datée du 14 janvier 1851, nommant évêque d'Antiphelles le R. P. François- Xavier- Timothée Danicourt, de la Congrégation de la Mission, Nous, remplissant le 7 septembre, second dimanche de ce mois, l'office de prélat consécrateur, avec l'assistance de NN. SS. Joseph-Martial Mouly, évêque de Fessulan, et Florent Daguin, évêque de

1. Nous tirons ces symboles du Pontifical même de Mgr Dani- court.

To2

Troades, et accomplissant ce que requièrent la Bulle et le Pontifical romain, nous avons consacré le ]{. P. Fran- çois-Xavier-Timothée Danicourt évèque de l'Église d'Antiphelles in partions infidelium. En foi de quoi nous avons souscrit de notre main ces lettres testimoniales.

« f Jean-Henri Baldis,

« êvëque de Zoares, « vicaire apost. du Ho-Nan, manu propria.

« f Martial Mouly,

« évèque de Fessulan, vicaire apost. de Mongolie, « coadj. apost. du diocèse de Pékin.

« f Florent Daguin, « évèque de Troades, coadj ateur de Mongolie. »

Mgr Danicourt choisit pour armes : « d'azur à un soleil ou ostensoir d'or » avec cette devise : '< Jésus- Christ vit en moi *. »

Au début de l'histoire de sa vie nous avons dit en parlant de ses ancêtres que l'un d'eux avait pour marque un soleil. On peut, voir dans l'adoption de ces armes la pensée de perpétuer un souvenir de famille. Toutefois nous inclinons à croire que sa grande dévotion envers la sainte Eucharistie fut le principal motif qui l'a déter- miné à faire ce choix.

Ses armes sont sculptées sur le monument en marbre blanc érigé dans le sanctuaire de l'église d'Authie. Xous les reproduisons au chapitre iv de ses funérailles solen- nelles.

La nouvelle de la promotion à l'épiscopat de Mgr Da- nicourt, ayant été connue à Authie, causa une grande

i. y h ]i vero in me Christus (saint Paul).

&3

joie dans toute la paroisse. Les habitants s'empressèrent de remercier Dieu de l'honneur qu'il leur faisait en choisissant un évoque dans leurs rangs : ils chantèrent un salut solennel suivi du Te JJeum d'actions de grâces ; et une adresse, signée par les notables du pays , fut envoyée en Chine au pontife élu de Dieu, pour le féli- citer. Mgr Danicourt fut très sensible à cette démarche de ses compatriotes.

NN. SS. Baldus, Mouly et Daguin avaient quitté chacun sa résidence pour se rendre à Ning-Po, non seu- lement pour le sacre de Mgr Danicourt, mais aussi pour une affaire très importante. Le supérieur général des Lazaristes avait envoyé à Xing-Po son premier assistant, M. Poussou, avec pleins pouvoirs pour tenir une assem- blée générale des missionnaires lazaristes et traiter en commun des intérêts spirituels et temporels de la Con- grégation. De graves questions, que nous n'avons pas à examiner ici, y furent débattues, quelques-unes d'entre elles concernaient les pouvoirs et les attributions des évèques.

Aussitôt après la clôture de cette assemblée et le départ de M. Poussou, les évêques tinrent conseil, et, après mûre délibération, adressèrent à Rome, par l'en- tremise de Mgr Forcade, alors vicaire apostolique du Japon, une demande collective ayant pour but d'obtenir du Saint-Siège l'érection des vicariats apostoliques de la province de Pékin, du Tché-Kiang, du Ilo-nan et de la Mongolie, en évêchés titulaires. La cour de Rome jugea que le moment n'était pas encore venu d'établir en Chine une province ecclésiastique, aVec hiérarchie ; elle laissa les choses dans le statu quo.

On aurait tort de penser que Mgr Danicourt a pris l'initiative de cette grave mesure. Nous disons grave mesure, en ce qui concerne la Congrégation de la Mission, car si elle eût été adoptée par la cour de Rome,

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elle aurait eu pour conséquence de relever trois évêques Lazaristes de l'obéissance envers leur Supérieur général. Nous ferons observer que le véritable inspirateur en a été Mgr Forcade, alors missionnaire au Japon *, qui s'était rendu au sacre de Mgr Danicourt. Gomme il n'ap- partenait pas à la Congrégation de la Mission, il pouvait agir ainsi, d'autant plus qu'il ne s'écartait en rien des règles de l'Eglise.

Dès lors il serait injuste d'en faire retomber la respon- sabilité sur Mgr Danicourt dont nous connaissons la soumission et la fidélité à la Congrégation de la Mis- sion; soumission et fidélité qu'il a gardées, en véritable fils de saint Vincent, jusqu'à son dernier soupir.

Quoi qu'il en soit, il y a eu là-dessus de regrettables malentendus, aussi Mgr Danicourt a-t-il accompagné la date de son sacre de cette note significative : Initium omnium undique tribulationum. L'épiscopat fut pour lui le commencement de toutes les tribulations venant à la fois de toutes parts. Nous reviendrons là-dessus plus tard au chapitre intitulé : La Croix.

1. Mort archevêque d'Aix eu 1885.

CHAPITRE II

séjour a ning-po-fou, 1851-1852 (Suite).

Sa promotion à l'épiscopat est pour Mgr Danicourt un motif de travailler avec plus d'ardeur au salut des fidèles confiés à sa sollicitude. Il consacre son vicariat apostolique à Marie Imma- culée. — Notre-Dame des Victoires, à Ning-Po. Travaux, établissements de Mgr Danicourt dans cette ville : il y installe les sœurs de charité et la procure. Temple de la Charité et de la Miséricorde à Ning-Po. Témoignage rendu à Mgr Dani- court. — Calamités qui fondent sur le Tché-Kiang et les pro- vinces environnantes.

La lourde charge que l'épiscopat imposa à Mgr Dani- court, dit la Notice extraite des archives de la Propa- gande, fut pour lui un nouveau titre pour redoubler de soins vis-à-vis des fidèles qui lui étaient confiés. D'un naturel ardent et d'un très grand courage, il a toujours servi de modèle aux missionnaires par son puissant exemple. Il affrontait tous les dangers, il méprisait tous les obstacles qu'il rencontrait dans ses entreprises ardues. Regardant la province confiée à son ministère comme le centre de l'idolâtrie dans ces régions, il ne négligeait aucun des moyens qui lui paraissaient les plus efficaces pour promouvoir le culte du vrai Dieu.

Convaincu par expérience que Satan régnait en Chine, il le considérait avant tout comme le premier ennemi à combattre; c'est pourquoi, ayant toujours présentes à

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l'esprit la promesse et la prophétie de l'Écriture en vertu desquelles la femme devait écraser la tête du serpent, i] voulut commencer par consacrer sa province à Marie Immaculée et placer son diocèse sous le patronage de saint Thomas, apôtre. Il obtint quelques mois plus tard ce privilège de Sa Sainteté Pie IX.

11 fut d'autant plus encouragé à se placer sous la pro- tection spéciale de Marie que vers cette époque il reçut de Paris une slatue de Notre-Dame des Victoires. C'est le jour même de la fête de la Maternité de Marie qu'il plaça « dans la chapelle du séminaire cette belle et charmante Vierge avec son tout aimable enfant. Notre- Dame des Victoires est donc à Ning-Po et quand ses servantes (nos sœurs) y seront aussi installées je suis sur que les affaires iront bien. »

Deux mois avant son sacre, Mgr Danicourt était allé passer trois semaines à Tcheousan en la compagnie de M. de Montigny, ambassadeur, et de sa famille.

Dans les jours qui l'ont suivi, il retourna à Tcheousan en la société de M. Poussou, premier assistant, pour visiter les intéressantes chapelles de cette île. De retour à Ning-Po, ils ouvrirent les séances dont nous avons parlé précédemment; les séances closes il a fallu les écrire toutes; puis eut lieu le départ de M. Poussou et la réunion des évêques.

Aussitôt après le départ de M. Poussou, il reçut la visite de M. de Montigny et de sa famille et se transporta avec eux à Tcheousan.

Mgr Danicourt ne négligea jamais d'entretenir de bons rapports avec les ambassadeurs français quels qu'ils fussent : il savait que par eux et par l'action de la France on pouvait faire et obtenir beaucoup dans l'intérêt des missions. C'était le seul motif qui le portait à agir ainsi, car il n'aimait pas les grandeurs; ses préférences étaient pour les pauvres, pour les enfants abandonnés.

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Vers cette époque il faisait construire à ]Ning-Po la maison qui devait recevoir les Filles de la Charité; et M. (.iuillet était parti à Macao pour les chercher et les installer à Ning-Po ainsi que la procure.

Dans la lettre adressée à la sœur Thérèse, à laquelle nous empruntons ces détails, il ajoute : « Si le bon Dieu me donne des jours pour voir s'élever une belle église à Ning-Po, ce sera une bien grande consolation pour moi, qui suis arrivé si pauvre ici, d'avoir pu réunir dans un même établissement /(/lise, séminaire, maison de mission, procure, maison de sœurs, hospices et école. Comme la chapelle des femmes a disparu pour faire place à la maison des sœurs et que nous n'avons main- tenant qu'une chapelle qui ne pourra guère tenir long- temps, du moment que nos sœurs seront ici, j'espère que nos sœurs d'Europe ne seront pas les dernières à nous venir en aide pour bâtir une église dans la ville de Ning-Po. »

Le séminaire se composait alors (1851; d'une douzaine d'élèves, dont les pius avancés commençaient la philo- sophie.

Vu les dépenses occasionnées par la construction de la maison des sœurs, il dut arrêter pour quelque temps l'admission des enfants trouvés à l'hospice de ?Sing-Po.

« Je vous prie, dit-il encore à la sœur Thérèse, de continuer à me recommander à la sainte Vierge. Notre établissement de ?sing-Po m'a coûté beaucoup de peines pour l'obtenir et pour le mettre en l'état il est; et j'es- père bien que les missionnaires et les sœurs, qui vien- dront après moi vivre ici, n'oublieront pas dans leurs prières celui à qui la Providence a donné la tâche de fonder cet établissement *. »

Les Filles de la Charité et la procure des Lazaristes

1. Lettre à la sœur Thérèse, datée du 20 novembre 1851.

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T5H

furent installées à Ning-Po par Mgr Danicourt et M. Guillet le 21 juin 1852. « C'est le steamer le Cassini qui les a amenées gratis de Macao à Ning-Po. Nos chères sœurs que j'ai tant désirées et que j'attendais depuis si longtemps sont installées dans la maison qu'on leur a bâtie l'année dernière. On met la dernière main à l'hospice qui pourra contenir de 60 à 70 enfants : on travaille aussi aux salles de pansement et on fait sur la rue (c'est une des plus fréquentées de Ning-Po) une belle porte avec cette enseigne en chinois, Jen, tse, tang. Temple de la Charité et delà Miséricorde. J'ai la confiance que lorsque nos sœurs seront connues, elles feront à Ning-Po tout le bien qu'elles font ailleurs ; mais pour cela, il faut du temps et de la patience.

« Notre procure est enfin installée à Ning-Po, de sorle que Ning-Po est maintenant, pour notre congrégation en Chine, comme un point central, aussi bien que pour nos sœurs. La première fois que je suis venu à Ning-Po, j'ai été obligé de loger chez un étranger, M. Simibaldo de Mas, dernièrement ministre d'Espagne en Chine Aujourd'hui nous avons au cœur de la ville de Ning-Po un vaste établissement se trouvent réunis le sémi- naire, les sœurs de charité, la procure et bientôt une église, car on vient de m'annoncer des fonds pour la commencer. Le nombre des séminaristes est réduit pour le moment... Je les exerce beaucoup sur le chant et les jours de fête nous avons la grand'messe chantée de manière à plaire même à un Picard ' . »

Avant de faire le récit des malheurs qui vont fondre sur la province du Tché-hiang, nous sommes heureux de reproduire ici le témoignage rendu par un témoin oculaire à Mgr Danicourt. Dans une lettre adressée à sa famille [1853), la sœur Thérèse disait : « Lorsque

I. Lettre de Mgr Danicourt à sou frère Charles. 29 aoûl 1852.

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Mgr Danicourt, vicaire apostolique du Tché-Kiang, est arrivé à Ning-Po. il y avait à peine une dizaine de chré- tiens. Aujourd'hui, il a la consolation d'en compter plus de deux cents, qui se réunissent fréquemment dans sa petite chapelle, la seule qui existe dans cette ville im- mense, où une centaine de pagodes, dont plusieurs, très spacieuses et assez richement décorées, sont affec- tées au culte des idoles. Mais si le nombre des adora- teurs du vrai Dieu est petit, il n'en est pas moins fervent. Oh ! que leur exemple, leur maintien pieux et respec- tueux dans le lieu saint, confondrait la plupart des chré- tiens d'Europe ! »

Mais ces consolations furent bientôt suivies de cruelles épreuves qui firent une large blessure au cœur de Mgr Danicourt. Il les avait du reste pressenties à l'avance et pour ainsi dire prophétisées, tant dans la lettre adressée à la sœur Thérèse que dans celle écrite à son frère Charles Danicourt (novembre 4851): « Le nouvel empereur Schien-fong se montre hostile à la reli- gion et il la persécuterait ouvertement, s'il n'était retenu par la crainte des Européens. Ensuite les révoltés du Kouang-Sy ainsi que les pirates de la côte le tiennent trop occupé pour vexer les chrétiens. Cependant je crois bien que si la France ne vient de bonne heure au secours des missions de Chine, pour arrêter les premières mesures du gouvernement chinois contre elles, les mis- sionnaires et les chrétiens auront beaucoup à souffrir dans l'intérieur. La Chine est actuellement en si mau- vais état qu'on dirait que la dynastie Mantchoux va tomber. Mais qui la remplacera? Qui pourra guérir ce grand corps malade pour ne pas dire pourri dans toutes ses parties? Il n'y a que l'Europe et ce sera nécessaire- ment l'Europe qui aura la grande tache de relever, con- solider et gouverner la Chine... »

Ses prévisions ne tardèrent pas à se réaliser., comme

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nous allons le voir dans la lettre adressée à son frère Charles le 29 août 1852:

« La grâce de Notre-Seigneur soit avec nous pour jamais. J'ai reçu le 25 janvier votre longue épitre du 2o septembre 1851 ; je l'ai lue et relue avec attention et elle m'a fait un certain plaisir qui m'a reporté par trop au pays natal. En présence de telles lettres, il faut avoir le grain de sel à la bouche et l'acte d'humilité au fond du cœur. Passe encore si ceux qui se souviennent de moi ont la charité de prier pour moi, afin qu'en tout et partout je demeure solidement et pleinement convaincu de ma misère et de ma bassesse. La crosse, la mitre et l'anneau sont chose facile à porter, mais c'est chose fort difficile que d'être bon évèque '.

a Je vous prie de vouloir bien à l'occasion présenter mes respects, amitiés et compliments à toutes les per- sonnes et cela nomïnatim qui se souviennent de moi et dont vous me parlez dans votre lettre, à laquelle je n'ai pu répondre plus tôt, mais que je lisais hier pour la seconde fois.

« J'ai été fort occupé depuis le mois d'août 1851, et surtout depuis janvier dernier, tant à cause de la per- sécution que l'ennemi de tout bien a suscitée contre noire mission de Tcheousan qu'à cause de l'arrivée de notre procure et de nos sœurs à Psing-Po.

« Plusieurs Chinois se sont figuré qu'en se faisant chrétiens, c'était un moyen de faire fortune, pensant que la religion chrétienne était, comme celle des bon;: fondée et soutenue par l'argent. Cette persuasion, au lieu d'être combattue et dissipée par les prêtres chinois, a trouvé chez eux une espèce d'écho dans ce sens qu'ils se sont montrés trop faciles à acquiescer au désir des

\ Dans cette première partie de sa lettre. Mgr Danicourt répond ù l'Adresse faite par les habitants d'Authie.

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catéchumènes et des chrétiens, et à suivre leurs idées do donner du relief à la religion à Tcheousan par des moyens leur propre intérêt était pour beaucoup et la justice et l'équité ont été lésées plus d'une fois. C'est incroyable avec quelle facilité les Chinois dépassent les limites de la justice lorsqu'il s'agît d'argent et ce n'est qu'à la longue que nos chrétiens comprennent l'esprit de la religion. Mais je ne sais par quel vice de nature, le mammona iniquitatis leur fausse la conscience, leur frappe l'imagination, leur charme le cœur d'une manière irrésistible, si je puis parler ainsi.

« Par suite d'une imprudence commise par les chré- tiens, les païens de Tcheousan, encouragés par les gens du tribunal, se sont portés par centaines sur les trois chapelles de la partie Ouest de l'île, savoir le Sacré- Cœur, Saint-Pierre et Saint- Vincent et les ont dévas- tées après les avoir pillées. Ils ont aussi profané le tom- beau de Mgr Lavaissière, puis sont tombés sur les chrétiens qu'ils ont vexés de toutes les manières et réduits à la dernière misère, sans que l'autorité dont nous avons réclamé le secours y mît le moindre obs- tacle. Peu après les chapelles de la partie Est ont subi le même sort, ainsi que les chrétiens de l'endroit. Nous avons eu recours à l'autorité qui n'a fait qu'empirer le mal. Vous devez comprendre que la vue de tant de vexa- tions contre nos néophytes et la dévastation de nos .chapelles ont dû. nous causer bien du chagrin. Je tenais à ces chapelles, parce que je pensais que c'était un. moyen de prêcher plus facilement aux païens en tâchant de les réunir dans ces différents sanctuaires. Mais Dieu a d'autres desseins, puisqu'il a permis qu'elles nous fussent enlevées. Que son saint nom soit béni! Ce coup de la main miséricordieuse de Dieu a été très sensible à nos néophytes. Je dis que c'est une miséricorde de Dieu, parce que les soins, la vigilance, les embarras de

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ces chapelles nous dérangeaient beaucoup de nos tra- vaux pour le salut des âmes ; puis nous avions peine à trouver des gens intègres et fidèles pour les garder et veiller à leurs revenus; enfin elles excitaient la jalousie des bonzes et des païens et portaient ombrage aux man- darins. Dieu nous a ôté ces chapelles pour nous donner mieux, j'en ai la confiance. Nous avons souffert sans la moindre résistance. Mais aussi Dieu n'a pas tardé à châtier ceux qui nous ont tant persécutés. Les autorités de Ning-Po, qui en dessous avaient suscité cette persé- cution, ont été peu après chassées de leurs tribunaux par le peuple de la campagne qui les a saccagés et a encore réduit en cendres des douanes et des maisons magnifiques appartenant aux percepteurs des droits sur le sel, etc., etc.

<c Voilà bientôt trois mois de sécheresse qui pèsent sur le district de Ning-Po et surtout sur l'île de Tcheousan toutes les récoltes sont perdues. Outre que les mau- vais sujets qui ont pillé nos chapelles et ruiné nos chrétiens n'y ont rien gagné, voilà maintenant toute File qui ne se suffit pas à elle-même, manquant de riz, de patates douces, de légumes, etc., de tout en un mot. Puissent-ils reconnaître la main qui les frappe, brûler ce qu'ils adorent et adorer ce qu'ils viennent de détruire et brûler. Car je dois vous dire que tous les objets reli- gieux des six chapelles, autels, crucifix,, chandeliers, images, etc., tout a été brisé, profané, foulé aux pieds. Nous prions continuellement la sainte Vierge de venir au secours de cette mission naissante que je lui ai con- sacrée si souvent et j'espère que sous peu le mal sera guéri et que cette mission, qui est maintenant dans le creuset, en sortira plus pure et plus belle.

« Ce qui vient de se passer à Tcheousan a été une excel- lente leçon pour les chrétiens de Ning-Po, et maintenant je ne suis plus obligé comme ces années passées d'user

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de fermeté et même de sévérité pour empêcher les mêmes faits qui, à Tcheousan, faute d'être réprimés, comme ici, ont été en partie cause de la persécution... « Aux mois de décembre et janvier derniers, les côtes du district et de Ning-Po ont été visitées par des pirates, venus de Canton, Hong-Kong et Macao et connus sous le nom de Koman-tings, ce qui veut dire sauterelle noire, parce que ces navires ont la forme de sauterelles. Ces pirates sont restés avec leur flotte durant plusieurs mois dans un port appelé Che-pou, d'un accès extrême- ment difficile, ils ont rançonné toutes les jonque? chinoises qui sont obligées de passer là, en allant du midi au nord et vice-versâ, et ont ramassé des sommes énormes. Les forces de l'empereur, soit de terre, soit de mer, n'ont pas osé les attaquer. L'amiral le Fou-tay, le toa-tay et les autres mandarins d'ici, les ont achetés à prix d'argent et ont élevé les chefs au grade de manda- rins, ce que toutefois ils ne seraient pas venus à bout de faire, s'ils n'avaient mis la puce à l'oreille des Koman- tings, en leur répétant que s'ils ne faisaient pas leur soumission, l'autorité serait forcée de demander du secours aux Européens. Un certain nombre de ces pirates sont restés à Xing-Po, et dernièrement, de conni- vence avec les matelots chinois de Macao qui sont en grand nombre à bord des lorchas, ils ont enlevé, pen- dant la nuit, dans le port de Tchen-haï, la lorclvi por- tugaise n° 28, et sont allés faire le brigandage avec elle dans l'archipel de Tcheousan. Le consul portugais, M. Marques, a déjà envoyé à sa recherche plusieurs lor- chas bien armées ; mais on n'a pas encore rencontré la lorcha volée. On a rencontré un Koman-ting chargé de sucre volé, dont l'équipage au nombre d'environ soixante -dix, a été en partie tué, en partie noyé, et le reste, au nombre de dix-neuf, livré au tao-tay deXing-Po. Voilà donc la guerre déclarée entre les lorchas portugaises, dont on compte

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plus de quarante sur la côte, et les Koman-tingsX,' a.\a.n\^ scia du côté des lorchas, pourvu qu'on y mette un plus grand nombre de chrétiens, c'est-à-dire de macaïsles ou d'Européens...

« Je vous ai dit plus haut que les gens de la campagne étaient venus chasser les mandarins de Ning-Po et sac- cager leurs tribunaux. Voilà ce qui a donné cause à ces désordres, qui ont été suivis d'autres bien autrement grands. Le peuple ici fatigué de la dureté des gens du monopoliste du sel est venu, au nombre de plus de trente mille, saccager et brûler l'immense et magnifique maison du monopoliste, sans que l'autorité y mit obs- tacle. Peu après le peuple, enhardi par ce premier succès, a envoyé demander à l'autorité la diminution du tribut impérial, que l'injustice des mandarins avait augmenté du double dans l'espace de peu d'années ; les envoyés ou députés avant été mal reçus par l'autorité, les cam- pagnards par milliers sont venus saccager le tribunal du préfet, celui du magistrat, la douane, et réduire en cendres les maisons des trois principaux percepteurs du tribut impérial.

« Le Fou-tay, gouverneurde la province, pour se ven- ger, a envoyé ici quatre mille soldats ; mais ils n'étaient pas encore à moitié chemin de l'endroit ils voulaient tomber sur les paysans, qu'ils se sont vus environnés de tous les côtés par des nuées de paysans, poussant des cris affreux et dans l'impossibilité de se sauver, parce qu'ils se trouvaient dans de petits sentiers, au milieu de rivières il y avait de Ja boue au-dessus du genou ; le peuple est tombé sur eux avec ses instruments de labou- rage. Ces soldats se sont sauvés h la débandade, laissant dans les canaux, les rivières et sur les sentiers près de trois cents morts, plus vingt-sept mandarins, dont un à boulon rouge, tués et mutilés d'une manière horrible. Main- tenant la paix est rétablie: au milieu de tous ces dé-

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sordres, Dieu nous a protégés d'une manière bien vi- sible, car nous n'avons élé nullement ni inquiétés ni molestés.

« Vous avez peut-être entendu parler des révoltés du Kouang-Sy : je vais vous dire ils en sont maintenant. Ils se sont choisi un empereur qui est Chinois et qui s'appelle Kien-te, « la Vertu, la Force du ciel ». Ils sont en possession de la province du Kouang-Sy , d'une par- tie : de celle de Kouang-tong, de celle de Yun-nan, decelle deKou-nan. Les troupes impériales ne peuvent rien contre eux. On est content du nouvel empereur et si son parti vient à bout de prendre Ou-tehang-fou, ca- pitale du Hou-Kouang , MM. Glet et Perboyre ont élé martyrisés, la Chine est divisée : Yun-fong aura Pékin et Kien-te Nankin. Les événements qui se passent en Chine semblent présager un changement prochain. L'année dernière le fleuve jaune Hoang-Ho a brisé ses digues et a encombré de sables plus de deux lieues du canal impérial, de sorte que le riz est porté à Pékin par mer, il est exposé à être enlevé par les pirates.

« Les gens de Tcheousan n'ont rien gagné en nous enlevant les chapelles, parce que tout a été gaspillé par les mauvais sujets : au contraire ils ont tout perdu cette année, puisque la sécheresse a fait périr toutes les ré- coltes dans l'île de Tcheousan. Grand nombre de païens disent hautement que la sécheresse est un châtiment du ciel sur l'île de Tcheousan, en conséquence de la dé- vastation des chapelles catholiques, et il peut se faire que les choses y prennent bientôt une autre tournure.

« La sécheresse se fait de plus en plus sentir à Ning-Po. Il n'y a plus d'eau douce dans les canaux, et les puits sont à sec. On vient nous prier de laisser puiser de l'eau chez nous; je le permets d'autant plus facilement que nous avons quatre puits qui jusqu'à présent n'ont pas tari. Il faut vraiment que la sécheresse soit bien grandi'

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pour qu'on manque d'eau douce ; car outre que la ma- gnifique vallée de Ning-Po est sillonnée par des canaux sans nombre pour le riz, les puits sont en grand nombre, et l'eau de pluie qui sert pour le thé et que l'on conserve dans des vases immenses inconnus en France, est re- cueillie partout en Chine en grande abondance.

« Au sujet de sécheresse, je vais vous dire quelque chose qui vous surprendra et vous édifiera chez un peuple païen : c'est que toutes les fois qu'il y a manque de pluie, il y a un mandement d'abstinence de la viande de porc, en chinois Kin-t'oû (prohibere occiderè), défense de tuer les animaux et de manger de la viande. Autrefois on prohibait tout usage de viande en pareil cas, mais aujourd'hui il n'y a que la viande de porc qui soit prohibée, encore est-il facile d'en vendre et d'en manger pourvu qu'on graisse la patte aux satellites. 11 v a eu autrefois en Chine de bien bonnes coutumes, niais tout est tombé avec le temps, et en fait de peuple, le Chinois est le plus arriéré des peuples civilisés. Ce n'est pas qu'il manque d'intelligence et de capacité, non ; mais il est horriblement mal gouverné et administré *. »

\. Vers la lin de cette longue lettre, dont nous avons cité les -âges les plus importants, Mgr Danicourt exprime son respect et ses amitiés à M. Vivier, ancien supérieur de Montdidier; M. Tur- que!, «son ancien et digne directeur», mort archiprèlre de Péronne; M. Dumont, un de ses professeurs ; M. Froideval, curé d'Englebel- rner : M. Rinuy, curé de Pernois; M. Lavalard, curé de Terrain* is- nil; MM. Ernest Vicart, Prache, curé de Beauquesue; Dubos, cure de Bus; Delahaye, curé d'Authie... « El mou élève Leboulenyor est-il encore vivant"? A-t-il encore sa belle voix? » Il s'agit ici du chanoine préehantre de la cathédrale d'Amiens qui avait une voix extraordinaire.

CHAPITRE III

MONSEIGNEUR DANIC.OURT ET L'OEUVRE DE LA SAINTE-ENFANCE. SÉJOUR A NING-PO-FOU, DE 1831 A 1854 (suite) .

Les lazaristes et les œuvres de charité au xixe siècle. Rapport de Mgr Danicourl à M. le Directeur de la Sainte-Enfance : excur- sion dans le pays des mûriers (1852). « Le 21 septembre 1852, saint Mathieu : visité les chrétientés de Kia-Sing, six mois durant. » Rapport à M. Molinier (1853) : six mois de tournées apostoliques. A Mgr Parisis, évêque d'Arras (1853) : détails intéressants sur sa mission. A M. le Directeur de l'Œuvre, sur les moyens qu'il emploie pour sauver les enfants : écoles de médecine et de pharmacie. A M. le Président de l'Œuvre : nombre des enfants baptisés (1854). « /.<• 3 janvier 1854, octave de saint Jean l'évangéliste : j'ai fait un voyage à Hong-Kong, Macao, Manille, partie sur le Cassini, partie sur le Colbert, extrêmement fatigué et rongé de peines. »

Déjà dans l'un des chapitres du deuxième livre nous avons cité en partie l'un des intéressants rapports de Mgr Danicourl à M. Jammes, vice-président du Conseil central de l'Œuvre de la Sainte-Enfance, rapport sont contenus des détails très curieux sur les orphelinats- hospices fondés par lui à Ning-Po et à Tchen-haï.

Dans une lettre datée du 13 avril 1851, il lui adressa la liste des enfants baptisés depuis quelques années, grâce aux aumônes de la Sainte-Enfance qui permettent d'en recueillir un plus grand nombre ; il y joint le plan de ses orphelinats-hospices.

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L'une des gloires des Lazaristes et des sœurs de cha- rité au XIXe siècle sera d'avoir créé un grand nombre d'é- tablissements de ce genre, et de leur avoir donné un mode d'administration, de leur avoir fait atteindre un perfectionnement inconnu jusque là. Aureste M. Etienne, l'un des plus illustres successeurs de saint Vincent de Paul dans la charge de Supérieur général, avait reçu des grâces spéciales pour ces sortes d'œuvres. Admis au nombre des membres de la Société des établissements charitables vers 1837, il prit une part active à toutes les réunions, à toutes les mesures adoptées par cette So- ciété, dont le but principal était « la recherche des amé- liorations à introduire daus le régime intérieur des mai- sons de charité établies sous des noms divers.... Il y lut plusieurs fois des rapports qui furent très remarqués. » L'un d'eux est « la description exacte d'un hospice de la Chine, d'après les renseignements fournis par M. Ly. missionnaire chinois *, » dont Mgr Danicourt a pari.'1 dans l'une de ses lettres, et qui avait habité la France avant 1830.

La compétence avec laquelle M. le Supérieur général traitait ces sortes de questions montre évidemment de quelle utilité il a pu être pour l'organisation de ce genre d'œuvres dans les maisons dirigées et par les prêtres de la Mission et par les Filles de la Charité.

En véritable fils de saint Vincent, Mgr Danicourt eut à cœur de faire prospérer les établissements qui comp- taient parmi les œuvres les plus chères fondées par ce grand saint, et partant des plus chères à l'Eglise de Dieu.

Xous ferons remarquer ici que les rapports de Mgr Da- nicourt ont un double but : Rendre compte au Conseil de l'œuvre de l'emploi des fonds qui lui sont alloués

. I . Vie de M. Etienne, p. 94,

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chaque année; intéresser les membres du Conseil et les associés de ia Sainte-Enfance à ses œuvres pour en obtenir des secours toujours croissants.

Ce dernier but fut atteint au delà même de ses espé- rances, comme nous le verrons ultérieurement.

Le premier rapport adressé à M. le Directeur de l'œuvre est daté de Tché-fou-Paug, district de Kia-Sing- fou, dans la province de Tché-Kiang, 19 novembre 1852.

« Notre vénérable confrère, M. A. Poussou, qui n'a pas manqué sans doute de vous donner tous les rensei- gnements, que vous pouviez désirer, sur l'établissement de la Sainte-Enfance à ?sing-Po, m'a écrit dernièrement que le Conseil de la Sainte-Enfance avait alloué à la province du Tché-Kiang la somme de 15.000 francs. Je remercie la Providence d'avoir inspiré aux membres du Conseil de nous faire cette année une part plus abon- dante à ses aumônes; car sans cela, l'établissement des Filles de la Charité à Ning-Po, sur lequel j'ai toujours compté pour donner à votre œuvre suréminente une extension plus grande, «et obtenir des succès plus glo- rieux pour la religion, surpassait de beaucoup nos res- sources et nous aurait mis dans la nécessité, pour une couple d'années, de ne plus recevoir d'enfants, parce que nos moyens auraient à peine suffi pour l'entretien de ceux que nous avons à l'hospice.

« M. Poussou a vous dire que j'ai consacré environ la moitié de l'allocation de 1851 à l'agrandissement de l'hospice de Xing-Po; l'autre partie a été employée à l'entretien des enfants, au baptême des enfants de l'hospice chinois, dont je vous envoie la liste, et à aider quelques garçons plus âgés qui apprennent des métiers.

« Je voulais vous écrire aussitôt après le reçu de la lettrede M. Poussou, pour vous remerciera, insî que les membres du Conseil, d'être venu à notre secours d'une

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manière si opportune; mais des affaires urgentes m'ont appelé dans ce district, et je ne serai de retour à Ning- Po que dans deux ou trois mois ; car j'ai encore bien des chrétientés à visiter. Ces chrétientés sont éparses çà et dans une forêt de mûriers, si je puis parler ainsi, et cette forêt couvre les districts de Kia-Si?ig-fou. Ou-tcheou- fou et en partie celui de Ilan-tchcou-fou, capitale de la province : ce sont ces trois districts quifournissent cette immense quantité de soie consommée par les Chinois el importée dans l'Occident par les Anglais et les Améri- cains. La quantité de canaux qui sillonnent ce pays est innombrable; ils facilitent beaucoup les communica- tions. Nous avons deux barques à nous, afin d'être à même de partir aussitôt qu'on nous appelle pour les malades. Sur la route on ne voit que des mûriers et des ponts : les maisons sont cachées en quelque sorte par les mûriers; .on ne les voit que dans l'hiver lorsque les feuilles sont tombées. Si vous désirez, Monsieur le Direc- teur, avoir des renseignements sur les mûriers et les vers à soie, je suis à même de vous satisfaire; car tous nos chrétiens de ce district sont occupés une grande partie de l'année à la culture des mûriers et à l'éducation des vers à soie. Ils cultivent peu de riz et de froment. Leurs métiers pour filer et travailler la soie ainsi que pour travailler le coton en hiver sont d'une simplicité éton- nante. On croirait vraiment voir les petits-fils de Noé commençant à dévider la soie et à filer le coton. Sous un gouvernement juste et paternel, ces contrées seraient les plus riches du monde ; mais ce pauvre peuple est écrasé d'impôts et végète clans la misère. Toutefois, nos chrétiens depuis quelques années ont acquis un peu d'aisance : la différence est marquante entre eux et les païens ; ils ont la foi et Dieu bénit leurs mûriers et leurs vers à soie, insectes si délicats, qu'il ne faut qu'un peu de changement dans le temps pour les faire périr.

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« Comme on craint la misère pour l'année prochaine, en conséquence de la révolle qui fait des progrès dans les provinces centrales, et parce que le riz a manqué dans plusieurs provinces du'Tché-Kiang, je vais aviser aux moyens d'avoir dans chaque chrétienté des per- sonnes pour le haptême des enfants moribonds et pour recueillir ceux qu'on trouvera abandonnés.

« Je vous prie de vouloir bien dire à la personne cha- ritable qui a fait un don particulier de 168 francs à cette mission, que j'ai employé cette somme à entretenir deux jeunes garçons chrétiens qui sont apprentis dans une boutique l'on fait des rubans de soie et que, si elle veut bien continuer ce don, je l'emploierai selon ses dé- sirs d'une manière ou d'une autre.

«Je vous prie. Monsieur le Directeur, de vouloir bien être auprès des membres du Conseil de la Sainte-Enfance, et à l'occasion, auprès des petits sauveurs des enfants chi- nois, l'interprète de mes sentiments de reconnaissance, ainsi que de l'estime et de l'amour que j'ai pour l'Œuvre de la Sainte-Enfance, œuvre de miséricorde et de béné- diction, suscitée dans ces derniers temps pour ouvrir le ciel à tant d'enfants qui seraient perdus pour jamais sans elle.

« 7 F. X. Danicourt, Ev. d'Antipkelles, V. A. »

Le rapport suivant, daté de Ning-Po, 12 juin 1853, est beaucoup plus explicite; il- nous révèle le chiffre exact des subsides que Mgr Danicourt obtint de l'Œuvre pour les années 1847, 1848, 1849, 1850, 1851 et 1852 :

« Ce n'est que le 9 du courant, cher Monsieur Molinier, que j'ai reçu la lettre de M. .lammes en date du 17 sep- tembre 1852. Je ne connais point la cause d'un si grand retard.

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« Toutes les allocations faites à cette province, depuis le 18 mai 1847 jusqu'au 7 juin 1852, ont été reçues d'année en année. La première a été de 6.000 francs, la se- conde de 3.000 francs, la troisième de 10.000 francs, la quatrième de 10. 000 francs, la cinquième de 1 1 .000 francs et la sixième de 15.000 francs. Je n'ai pas le temps d'entrer aujourd'hui dans des détails sur l'emploi de cette somme Le vapeur de guerre le Cassini qui nous est arrivé hier de Shang-Haï et qui part demain pour Macao, ayant à bord M. Guillet qui se rend en France, ne me le permet pas.

« Je pense que vous êtes en possession de la lettre que je vous ai écrite en janvier dernier du district de Kia-Sing-fou, j'ai fait mission pendant cinq mois et j'ai pris des mesures pour le baptême des enfants dans cette partie de mon vicariat.

« Le nombre des enfants à la Sainte-Enfance de Ning- Po, dirigée par nos sœurs de charité, augmente de jour en jour et tous se portent bien. La misère qui règne ici depuis plusieurs mois amène beaucoup d'enfants, qu'on donne gratis. La bonne manière avec laquelle ces en- fants sont élevés a donné de la renommée aux sœurs, et l'œuvre va prendre une grande extension. Dieu soit béni et loué ! Bénis et loués soient aussi les enfants de la France, dont la charité nous met à même d'envoyer au ciel tant d'enfants païens et de donner à ceux qui nous sont apportés de tout côté une éducation qui portera ses fruils dans un avenir qui n'est pas loin »

Dans une lettre adressée à MgrParisis, évoque d'Arras (président du Conseil), datée de Ning-Po, le 25 jan- vier 1853, sur l'Œuvre de la Sainte-Enfance, Mgr Dani- court entre dans des détails intéressants sur sa mission et sur la Chine :

a Monseigneur «J'ai reçu le 9 courant la lettre de M. Jammes, ainsi

273

que la note de M. Molinier, en date du 1er et du 17 sep- tembre 18")2. Je me suis empressé de porter à la con- naissance de M. Molinier , par une lettre à son adresse que j'ai confiée à M. Guillet partant pour la France, que les six allocations faites par le Conseil de la Sainte- Enfance au vicariat du Tché-Kiang, et qui se montent à 85.000 francs ont été perçues donnée en année. Je lui ai aussi parlé du change de francs en piastres durant les six années passées dont le terme moyen a été de 5 fr. 95 de manière que les 55.000 francs alloués à cette province reviennent à 9.244 piastres. Enfin je lui ai accusé récep- tion des numéros des Annales de la Sainte-Ewjance de- puis le 18e jusqu'au 27e inclusivement, comme M. Jammes me priait de le faire.

« Avant de passer outre, je prie Votre Grandeur, ainsi que M. Jammes et tous les membres du Conseil de la Sainte-Enfance que vous êtes si digne à tous égards de présider, de recevoir ici les remerciements les plus sin- cères d'un pauvre vicaire apostolique, de ses confrères collaborateurs ainsi que de tous les chrétiens du Tché- Kians1

« La Sainte-Enfance commençait à se développer à Ning-Po et à être connue du public ; le nombre des en- fants augmentait lorsque le 27 août 1850, à 10 heures du soir, le feu prit cbez notre voisin, et dans l'espace d'une demi-heure, nous a dévoré un corps de bâtiments à la partie Est de notre établissement, composé de 18 chambres. Le feu, favorisé par une brise forte du sud, nous couvrit de fumée et de charbons ardents, il nous a été impossible, quoique les chrétiens aidés des gens des lorckas de Macao jetassent de l'eau et fissent jouer la pompe, de sauver ces maisons, et c'est à grand'peine si nous avons sauvé notre grand'porte contre laquelle un voisin imprudent avait mis tous les meubles de sa bou- tique. Pendant près de deux heures, nous n'avons cessé,

18

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les chrétiens et moi, de répéter Jésus, Marie, secourez- nous ! La quantité d'eau que nous avons jetée sur la porte en dedans est incroyable. Nous ne comprenons pas la cause du feu ardent qui la dévorait en dehors, c'est- à-dire, les tables, chaises, lits, etc., du voisin. Mais ce qui nous a sauvés, ainsi que tous les bâtiments de la Sainte-Enfance, c'est un vieux mur de l'ancienne église, qui a tenu bon jusqu'à ce que tout a été éteint. Le len- demain, comme il menaçait de tomber, étant incliné de plus d'un pied à son extrémité, je l'ai achevé avec les gens des lorchas, remerciant le bon Dieu de s'en ri re servi pour sauver presque tout l'établissement de la Sainte-Enfance. Comme le feu avait fait une énorme trouée chez nous, j'ai été obligé de bâtir, sur la rue du midi et du côté de l'est un mur assez haut, pour être enfin à l'abri de tous côtés. Cela, joint à l'entretien de la Sainte-Enfance toujours croissante^ absorbé l'allocation

de 1850

« Dans le courant de 1830, j'ai établi notre séminaire à Ning-Po ; me trouvant à court d'argent, j'ai pris en- viron o. 000' francs sur l'allocation de 1851, qui était de 1 1 .000 francs pour payer une partie des dépenses du se minaire; mais le Conseil sait déjà par M. Poussou que j'ai remboursé ces 5.000 francs aux sœurs de charité pour les aider à bâtir leur maison.

« Les 6.000francs qui restaient ont été employés à nour- rir la Sainte-Enfance jusqu'au mois de juin 1852, époque à laquelle les sœurs de la charité sont arrivées à Ning- Po, et ont pris l'administration de la maison, eusuite à acheter des terrains dans le district de Ping-hou, pour y avoir quelque pied à terre, sans quoi, il n'y a pas moyen d'établir la Sainte-Enfance, les chrétiens de cet endroit étant extrêmement pauvres.

<( J'ai passé l'hiver dernier dans cette partie de mon vicariat, j'ai tout parcouru et tout visité, et j'ai vu qu'il

n'y a pas moyen d'y établir la Sainte-Enfance, sans acheter du terrain et bâtir de loin enloin quelques chambres, tant pour les baptiseurs, que pour les enfants rachetés ou recueillis. J'ai donc laissé à mon départ, entre les mains du missionnaire chargé du district, la somme de 500 piastres, et je suis sur d'obtenir de bons ré- sultats, parce que nous y avons plusieurs vierges qui sont fort zélées pour cette sainte œuvre.

« Enfin, de l'allocation de 1 852 qui est de 15.000 francs, je n'ai encore employé que quelques centaines de piastres, et je rendrai compte du tout au Conseil, vers la fin de l'année

« Votre expérience, Monseigneur, et vos lumières dans les affaires de religion et dans celles des missions étrangères vous font comprendre, que. quand on ne trouve rien, surtout dans un pays comme la Chine, et qu'on est obligé de tout créer, comme cela a eu lieu ici, il faut dépenser beaucoup d'argent avant de voir les choses établies sur un pied un peu satisfaisant. Or les 6.723 piastres que j'ai dépensées jusqu'ici suffiraient à peine pour payer le terrain de la Sainte-Enfance à Ning-Po, s'il n'avait été donné par les mandarins, car le terrain est très cher ici, surtout dans notre quartier, qui est le plus beau de Ning-Po.

« De grands malheurs sont pendants sur la Chine. L'iniquité et la corruption ont pénétré jusqu'au fond des entrailles des Chinois. Dieu commence à les châtier d'une manière qui fait frémir. Voilà ce qu'un mandarin de Xing-Po me disait ces jours passés au sujet des rebelles de Kouang-Sy : « Ces brigands, aujourd'hui « maîtres de Nankin, Tchen-Tchang-fou, Yang-tchou-fou, « et Tay-ping-fou ont déjà massacré plus de trois o millions d'habitants, plus neuf cents mandarins civils « et bon nombre de mandarins militaires. J'ai perdu « trentre membres de ma famille à Nankin. L'empereur

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« n'a pu envoyer que mille tartares jusqu'à présent, qui « ne veulent pas en venir aux mains avec les rebelles. « Nous avons bien trois cent mille soldats chinois, mais « qui refusent d'obéir à leurs chefs peureux. Le trésor « impérial est épuisé; le peuple refuse de payer le tri- ce but : tout est perdu... »

« Grand nombre de chrétiens ont péri h Nankin par la main des rebelles, dont vingt-cinq appartenant à la même famille ont été brûlés vifs, hommes, femmes et enfants. Ces vandales de Chine se disent mahométans et protes- tants. Les massacres qu'ils ont faits partout ils sont passés onljeté l'épouvante de tous côtés. A leur approche on quitte les villes, les bourgs et les villages pour fuir au loin. Il y a deux mois, la ville de Ning-Po commençait à déménager, -parce qu'on disait que les rebelles se por- taient sur Han-Tcàeou, la capitale de cette province. Nous n'avons pas bougé, et j'ai dit aux chrétiens de faire, comme nous. Dans ces cas de fuite, les brigands et les voleurs profitent du désordre pour voler et piller, ce qui est arrivé aux personnes riches d'ici, qui s'étaient retirées à la campagne. Je pense que les rebelles, qui connaissent la puissance des Européens, nous laisseront tranquilles ici et à Shang-haï, mais si l'autorité venait ;i se sauver, comme c'est arrivé partout les rebelles sont passés, les mauvais sujets pourraient faire du mal ici. Mais à la garde de Dieu, ensuite je pense que notre ministre en Chine, l'énergique M. de Bourboulon, enverra quelque navire de guerre pour protéger ici la communauté française ainsi qu'à Shang-haï.

« L'empereur des rebelles Tay-Ping se dit, comme Attila, le fléau de Dieu, pour punir les crimes des Chinois. Ils croient (les rebelles) et adorent Dieu et reconnaissent Notre Seigneur, mais à leur manière. 11 y a parmi eux des disciples de Gulzlaff, c'est-à-dire de ces espions que ce Prussien envoyait dans l'intérieur pour obtenir par

eux les renseignements dont il avait besoin. Ils ont juré d'anéantir le boudhisme en Chine, aussi ils brûlent les pagodes et tuent les bonzes qu'ils rencontrent. Les pro- testants les exaltent comme des parfaits iconoclastes. A quelque secte qu'ils appartiennent, ils s'empressent de faire cause commune avec eux. Il est fort probable que Je gouvernement anglais va leur prêter main forte afin d'étendre son influence en Chine par leur moyen. Mais, j'espère que la France ne restera pas les bras croisés en présence de si grands événements. Les rebelles ont déjà montré qu'ils sont les ennemis des catholiques '..

« Agréez, Monseigneur, les sentiments d'estime, de vénération et de vive gratitude avec lesquels j'ai l'hon- neur d'être, etc.. »

Voici quelques extraits d'un rapport adressé à M. le vice-président (28 novembre 1853) dans lequel Mgr Da- nicourt parle du nombre des enfants baptisés, des sœurs de charité que Ton commence à voir circuler à Niog-Po, et des écoles de médecine 2 déjeunes Chinois intelli-

1. Dans celle longue lettre, Mgr Danicourt entre dans d'autres détails concernant Mgr Parisis et son diocèse : « Il se félicite de s'adresser à l'évêque d'Arras; car. dit-il, je suis en quelque sorte artésien, étant à Autbie, près de Pas, et ayant des parents à Couio, remarquable par son beau château, à Auxi-le-Chàteau j'allais pendant mes vacances.

a J1ai aussi ici une de vos chères pénitentes, notre excellente sœur Pbilomène... j'ai encore ici un jeune missionnaire de votre diocèse, M. Williaume, près de Saint-Pol... Nous avons eu sur- tout en Chine deux célèbres missionnaires d'Arras, M. Roux, le premier supérieur de notre maison à Pékin, et M. Lamiot qui, après avoir si bien figuré pendant vingt ans à Pékin, se retira à Macao, d'où il envoya (1828) à Paris ces quatre séminaristes chi- nois dont on a tant parlé, etc.. etc. »

2. A cette époque, en Chine, la médecine était loin d'être aussi avancée qu'en France, et son libre exercice n'était pas soumis aux mêmes lois. Nous ignorons si elle a fait beaucoup de progrès depuis ce temps.

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gents apprenaient à connaître, sous la direction d'un médecin capable, les maladies ordinaires et les remèdes les plus usuels, de manière à donner aux catéchistes ainsi formés, un accès plus facile dans les maisons des Chinois.

« Je viens présenter aujourd'hui au Conseil de la Sainte- Enfance mon petit contingent de baptêmes d'enfants païens dont le nombre est de trois cent dix-sept. Toute modique que soit ma moisson, j'ai cependant lieu de me réjouir, puisqu'elle est d'un tiers plus grande que l'année dernière. Si l'on y ajoute celle qui a été faite par les Filles de la Charité qui ont baptisé de leur côté plus de deux cents enfants, le nombre ira à cinq cents et plus. Ce chiffre en comparaison de celui des autres missions parait minime; mais c'est tout ce que nous avons pu faire à cause du petit nombre des chrétiens de cette pro-. vince qui n'est que de deux mille et quelques cents ; mais c'est de la besogne solide et sûre, sur laquelle il n'y a rien à redire ; car nos enfants baptisés sont tous morts ou sont soignés à la Sainte-Enfance à l'excep- tion de cinq ou six qui sont encore à domicile, mais qu'on surveille avec soin.

« Ces années passées, en conséquence de préjugés et d'e calomnies affreuses qui existaient parmi les païens contre nous (on disait que nous arrachions les yeux et le cœur aux malades), il nous était très difficile de les aborder. Mais maintenant tous ces bruits ne courent plus, et grâce surtout aux œuvres de miséricorde des Filles de la Charité, les portes nous sont ouvertes à peu près partout, car nos sœurs vont visiter les malades dans la ville, les faubourgs et à la campagne, et sont reçues partout avec une confiance, un empressement, des respects et des égards qui les mettent à même de faire un grand bien, et ouvrent ainsi une large porte à l'Evangile. Les païens disent en parlant des œuvres de

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nos sœurs : Jamais chose pareille ne s'est eue en Chine. Daigne le Seigneur leur conserver la santé et augmenter leur nombre! Leur Sainte-Enfance sera certainement insuffisante l'année prochaine, et il s'offre maintenant un terrain des plus convenables à cause de sa position, qu'on pourrait acheter à raison de huit ou neuf cents piastres. Les membres du Conseil consentiraient-ils à cet achat? Il peut être sur que, dans un an, on aura besoin d'un autre établissement à Ning-Po.

« Voici les moyens que j'ai pris pour donner plus d'extension à l'œuvre et sauver plus d'enfants. Je viens d'ouvrir à Ting-Haë, dans l'île de Tcheousan, une école de médecine pour les enfants, sous la direction de M.Joseph Kiou, missionnaire chinois, et d'un médecin chrétien qui jouit d'une grande réputation dans toute l'île. 11 y a déjà quelques élèves : ce sont des chrétiens d'une bonne conduite et propres à étudier cette partie. Je vais en appeler d'autres de Kia-Shing-fou et de Tchu- Kiou-fou pour les adjoindre à ces premiers, de manière que, dans un an, j'aurai plusieurs chrétiens capables de donner des remèdes aux enfants. Sans la connaissance de la médecine, il n'est guère possible d'avoir entrée chez les païens. J'ai en outre un médecin chrétien établi à Tchang-Kiao, grand bourg- à deux lieues de Ning-Po, et un autre récemment installé à Ho-tckeou-tsao, village chrétien à quatre lieues de Ning-Po, et un autre dans les faubourgs de Tckcn-haë-Schien. Je ne parle point de Ning-Po, puisque dans l'hospice chinois, comme vous le savez déjà, il y a plusieurs chrétiennes qui y baptisent tous les enfants en danger de mort, et que les Filles delà Charité baptisent tous ceux qu'elles rencontrent dans leurs courses journalières, outre ceux qu'elles reçoivent tous les jours dans leur maison. J'ai envoyé M. Mon- tagneux dans le district de Kia-Shing-fou pour y mettre l'œuvre en vigueur, et il vient de m'écrire qu'avec les

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fonds que je lui ai envoyés, on commence à baptiser dans la ville de Ping-hau à la chrétienté du Sacré-Cœur et surtout au village du Tsé-fou-pang plusieurs vierges ont baptisé un bon nombre d'enfants dans les villages voisins, et il y a un commencement de mai- son de la Sainte-Enfance qui compte huit enfants offerts par les païens. Pourvu que nous soyons en paix, je suis persuadé que dans ce district, nous avons plus de neuf cents chrétiens, nous pourrons baptiser et recueillir beaucoup d'enfants, parce que les chrétiens, quoique très pauvres, sont généralement très bien à leur devoir, comme je l'ai vu pendant les six mois que je suis resté au milieu d'eux l'année dernière.

« Faute d'une personne instruite, capable et zélée, je n'ai encore pu jusqu'à présent établir l'œuvre hHan- tcheou-foa, qu'on dit être la seconde ville de Chine, et il y a des milliers d'enfants à sauver. Nous n'y avons qu'une quarantaine de chrétiens, tous pauvres et assez froids, et je n'y vois personne apte pour cette bonne œuvre. Aussitôt que je verrai quelqu'un dans l'école de Ting-Haë capable d'entreprendre cette œuvre et de remplir ce poste important, je m'empresserai de l'y envoyer ; car il me peine beaucoup de n'avoir personne dans cette ville immense, qui est comme le centre du paganisme en Chine.

« Si Dieu permet qu'on nous laisse en paix et si les choses continuent à aller sur le train elles sont aujourd'hui, je suispersuadé quedans un an nous aurons plus de mille baptêmes.

« Toute l'allocation de 18o2 est entre mes mains et je vous en rendrai compte en janvier prochain. Celle de 1853 est aussi arrivée; mais la piastre est si chère (pour le change) depuis plusieurs mois, que je n'ose pas la toucher ; je préfère attendre encore quelque temps pour voir si le prix baissera.

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« Vous avez vraiment prévu nos besoins pour l'année prochaine ; car outre la nécessité d'une autre maison, nous avons aussi besoin d'un terrain pour un cimetière. Notre jardin l'on a déjà enterré près de cent enfants, ne peut plus en contenir qu'un petit nombre. Puis les baptêmes et les enterrements sont devenus si fréquents et si nombreux, qu'il me faut un missionnaire unique- ment occupé à cela. Comme je n'ai point ce missionnaire, c'est à peu près moi qui fait toute la besogne, parce que M. Fou, déjà chargé du séminaire.est fort occupé avec les confessions et le soin des malades, tant en ville qu'à la campagne. Il m'arrive fréquemment de faire quatre bap- têmes en un jour avec autant d'enterrements. Je me sens affaiblir de jour en jour et j'ai grand besoin d'un re- pos absolu ; mais quel moyen de se reposer en présence de tant de besogne »

Nous empruntons les renseignements qui suivent au rapport adressé (10 janvier 1854) par Mgr Danicourt à M. Jammes ; ils compléteront tous ceux que nous avons donnés jusqu'ici sur la Sainte-Enfance :

« Je suis en possession de l'allocation de 1853 c'est-à- dire de 28.000 francs. J'ai reçu du district de Kia-Shing- fou, une bonne petite liste d'enfants baptisés que je m'empresse de vous expédier. Vous vous réjouirez avec moi des heureux résultats des mesures que j'ai prises pour étendre autant que possible l'Œuvre dans le Tché- Iviang, puisque, dans l'espace de moins d'un mois, nous avons eu cent vingt et un baptêmes.

« Nos sœurs de charité font des prodiges à Ning-Po ; notre mission s'y étend admirablement; il nous est venu près de cinq cents catéchumènes les fêtes de Noël der- nier, mais notre personnel est tellement en disproportion avec l'ouvrage que nous avons à faire, qu'il est impos- sible d'y tenir. >>

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Par une lettre adressée au préfet de la Propagande (6 mai 1854) il nous révèle quelles furent ses occupations pendant la majeure partie de l'année 1853.

« A Ning-Po, durant huit mois consécutifs, j'ai faire la classe aux séminaristes, entendre les confessions, prêcher les jours de dimanche et fête, instruire les caté- chumènes, donner aux païens malades les notions les plus indispensables sur les mystères; baptiser les enfants chez nos sœurs et enterrer ceux qui mouraient; visiter et secourir bon nombre de familles réduites à la misère par suite des malheurs des temps : de telle sorte qu'après la fête de JNoël (1853) je ne savais plus si j'avais encore la tête sur les épaules, et qu'il m'était impossible de dormir la nuit. »

En terminant ce chapitre nous croyons devoir attirer l'attention du lecteur sur la note qui accompagne la date qui suit : « Le 3 janvier 1854, octave de saint Jean évan- géliste : Fait un voyage à Hong-Kong, Macao, Manille, partie sur le Cassini, partie sur le Colbert (extrêmement

fatigué et rongé de peines) » Le but principal de ce

voyage était l'achat de bois de construction pour l'église de Ning-Po, que Mgr Danicourl allait faire bâtir. En attendant, cette note nous révèle une chose : c'est que le prélat, au milieu de ses grandes occupations et à côté des consolations qu'il éprouvait ça et là, rencontrait des épines qui déchiraient son cœur.

Nous en connaîtrons bientôt la cause, au chapitre cinquième.

CHAPITRE IV

SÉJOUR A NING-PO-FOU [fin).

Etat du vicariat apostolique de Mgr Danicourt, en 1854, à l'époque de sa translation au Kiang-Sy. Quelques réflexions.

Avant de voir Mgr Danicourt transféré au Kiang-Sy, il importe que nous fassions connaître l'état de son dio- cèse ou vicariat apostolique. Cette tâche nous serait bien difficile , pour ne pas dire impossible, si nous n'avions là-dessus des documents authentiques et assez étendus. Heureusement c'est Mgr Danicourt lui-même qui va nous renseigner sur l'état de son diocèse, en 1854, dans un des plus remarquables rapports qu'il ait adressés aux directeurs de l'œuvre delà Sainte-Enfance ; nous n'en reproduirons que la deuxième partie. Déjà les chapitres n et in, qui précèdent, nous ont instruit sur ce qu'il afait dans son vicariat, sur tout le bien qui s'y est opéré, sur toutes les œuvres qui y ont été établies; mais le rapport que nous allons citer, outre qu'il est plus complet que tous les autres, offre un intérêt tout parti- culier : il a été rédigé un mois avant le départ du prélat pour le Kiang-Sy.

« Parlons maintenant de la religion catholique dans le Tché-Kiang. Sur les onze départements de cette pro- vince, quatre seulement comptent des néophytes, ce

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sont ceux de Ning-Po, Kia-Shing, Han-Tcheou, Kiu- Kieou. Il y a sept chrétientés dans le district de Ning-Po, savoir : une dans l'arrondissement de Ting-Haë (île de Tcheousan); une dans celui de Tchen-haï avec une chapelle ; trois dans celui de Tse-Ky; deux dans celui de Ning-Po, dont une pour la ville et les faubourgs, et une autre éloignée de quatre lieues dans la campagne. Il n'y a qu'un oratoire proprement dit dans ce dépar- tement, et ce qu'on appelle la chapelle de Ning-Po n'est autre chose que deux vieilles maisons chinoises, iné- gales, et jointes ensemble le moins mal qu'on a pu. Nous sommes réduits à un misérable local qui ne con- tient pas la moitié de nos chrétiens, dont le nombre augmente considérablement. Nous avons baptisé trente adultes aux fêtes de Pâques.

« Quatorze chrétientés récentes habitent le déparle- ment de Kia-Sing; trois dans l'arrondissement de Ping- Hou, et les autres dans celui de Ilay-yen. Faute de chapelles, on dit la messe dans de pauvres chambres, ouvertes au vent de tout coté. J'y ai passé l'hiver de 1853, et je sais tout ce qu'on endure du froid et de la neige, dans ces maisons sans feu et sans plancher. Mais nous sommes venus ici pour souffrir, et il y a peut-être d'autres missionnaires et d'autres chrétientés plus pauvres que nous : il faut donc se résigner et prendre patience.

« Le département de Han-Tcheou n'a des chrétiens que dans sa capitale ; ils sont en petit nombre, avec une chambre pour dire la messe. Il est bien triste de trouver si peu de fidèles il y en avait tant autrefois, et de voir une belle église, avec de nombreux appartements un jardin spacieux entre les mains des bonzes : je veux parler de l'ancienne église des RR. PP. Jésuites. Les dix mille néophytes qu'on comptait jadis à Han-Tcheou ont tous disparu dans les persécutions de Kien-Long et

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Kia-King. Ces poursuites, dirigées avec l'art le plus diabolique, ont tout éteint, tout détruit et chrétiens et chapelles, sans toutefois faire couler beaucoup de sang. Il y a en Chine des vexations pires que les tortures et la mort. Quand des mandarins veulent punir ou ruiner quelqu'un, ils sont sûrs de leur coup et parviennent si bien à leurs fins, que vraiment on les dirait plus rusés et plus méchants que le diable. Aussi, que d'apostasies dans les temps d'épreuves ! Que de difficultés à convertir ces Chinois qui savent ce qu'il en coûte dans les persé- cutions ! La crainte des mandarins domine toutes leurs pensées, tous leurs sentiments, et l'envoi officiel d'un satellite chez eux les fait pâlir de frayeur.

« Il y a quatre chrétientés dans le département de Kiu-Kieou; une intrà muros, une près de la ville, avec une chapelle bâtie aux frais des chrétiens, et deux autres à cinq lieues de dans les montagnes.

« A San-Ky, arrondissement du département de Kin- Iloa, on voit une belle église des RR. PP. Dominicains, convertie en Sse-Tang-, ou temple des ancêtres. Les chrétiens y étaient très nombreux autrefois, mais il n'en reste aucun aujourd'hui.

« Ainsi dans tout le Tché-Kiang, nous n'avons que vingt-six chrétientés, et cinq modestes chapelles. Nous n'avons que quatre familles un peu aisées : tous les autres néophytes sont pauvres et g-agnent leur vie du travail de leurs mains. Donc, point de secours à attendre d'eux ; au contraire, nous sommes souvent obligés, dans ces temps malheureux, de leur faire l'aumône pour les empêcher de mourir de faim. D'un autre côté, la somme de sept mille francs qui m'est allouée, chaque année, ne suffit pas pour les dépenses de mon séminaire et l'en- tretien de mes six missionnaires. Quel moyen, avec cette modique somme, de bâtir des chapelles, demandées avec tant d'instances par nos chrétiens, qui se voient oblig'és,

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dans la plupart des localités, de déloger pour faire place au prêtre, et de rester chez leurs voisins tout le temps que dure la mission? Quel moyen d'avoir des écoles pour l'instruction des enfants, instruction que nous hâtons de tous nos efforts, afin de remédier aux vices qui naissent de l'ignorance?

« On compte, dans le département de Ning-Po, environ huit cents chrétiens, près de mille dans celui de Kiu- Kieou, ce qui fait un total d'environ deux mille deux cent cinquante, disséminés sur un parcours de cent quarante lieues. En outre, ce chemin est loin d'être facile et com- mode; car il faut traverser des bras de mer pour aller à Tcheousan, comme pour se rendre à Kia-Shing. J'ai sou- vent éprouvé dans ce trajet des coups de vent furieux, qui m'ont fait réciter bien des Pater et des Ave. »

Après avoir raconté tous les obstacles qu'il eut à sur- monter au début de son ministère à Tcheousan ; après avoir rappelé tout ce que l'enfer a suscité contre lui à son arrivée à Ning-Po, depuis le vacarme infernal que les païens firent contre les chrétiens jusqu'aux calom- nies les plus absurdes qu'ils inventèrent contre les catho- liques, le vénérable prélat continue en ces termes :

« Quand ces moyens ont été usés, le démon a mis en jeu, pour nous perdre, un autre expédient plus efficace que les précédents, c'est-à-dire la cupidité effrénée des Chinois. On est venu de tout côté 'chez nous, soit à Xing-Po, soit à Tcheousan, sous le prétexte spécieux de lire nos livres de religion, d'apprendre les prières et le catéchisme; puis on a demandé à être inscrit sur le catalogue des catéchumènes, à assister aux offices; tout cela, dans la réalité et pour le plus grand nombre, n'était qu'un masque dont on se couvrait pour avoir le moyen de s'enrichir. Les uns venaient pour se faire payer de

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leurs débiteurs, d'autres pour faire terminer à leur avan- tage un procès de longues années ; ceux-ci pour obtenir une place, ceux-là pour ruiner une boutique qui leur faisait concurrence; d'autres se servaient de leur titre de catéchumènes pour commettre des injustices, accuser leurs ennemis devant les tribunaux, etc., etc. ; de sorte que je me suis vu, pendant plus de deux ans. aux prises avec une foule d'hypocrites, d'avares, tous d'accord entre eux pour m'en imposer. Je n'ai pas été longtemps dupe de leur fourberie ; car, voyant que malgré mes exhortations, mes reproches et mes menaces, ils n'écou- taient rien, je me suis armé d'un bras de fer pour flétrir leur conduite, qui faisait blasphémer contre notre sainte religion. Le peuple et les mandarins virent bientôt qu'au lieu de soutenir de pareils fripons, comme ils le pen- saient d'abord, j'étais le premier à les condamner, à leur défendre l'entrée de la chapelle, et même à les signaler à l'autorité

« A Ning-Po, j'ai toujours été sur mes gardes pour refouler les catéchumènes que je savais donner du scan- dale et'faire tort aux autres. J'ai dénoncé aux mandarins des monts-de-piété, défendus par le gouvernement que des misérables avaient ouvert en leur qualité de chré- tiens, y mettant des images, des chapelets et des cru- cifix. Je n'ai pu faire autrement, parce qu'ils ne m'écou- taient pas, et que la clameur publique nous accusait de complicité. La répression ne se fit pas attendre : des satellites démolirent une de ces boutiques, et donnèrent en plein tribunal une schlague vigoureuse aux cou- pables.

« Ceux qui connaissent la cupidité, les ruses et les fourberies des Chinois, comprendront combien j'ai eu de misères à dévorer; mais j'ai tenu bon, malgré les mur- mures, malgré les plaintes et même les malédictions de ces Judas, qui m'accusaient de ne pas prendre leurs

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intérêts en mains, et de ne pas les protéger, comme si j'étais venu en Chine pour faire leur fortune. Du reste, depuis deux ans, il se présente beaucoup de néophytes autrement disposés, et ceux que nous avons baptisés récemment ne tombent point dans le vice que je viens de signaler pour l'instruction des missionnaires à venir.

« Comme le culte des ancêtres est le lien le plus puis- sant qui retienne cette pauvre et infortunée nation dans l'idolâtrie, je me suis appliqué, d'une manière spéciale, à Je combattre dans mes discours et mes conversations, d'autant plus que les chrétiens sont accusés par les païens d'impiété envers leurs défunts, parce qu'ils n'offrent pas aux morts ce qu'on appelle le ken-fan (riz au bouillon gras). C'est le grand obstacle à la conversion des Chinois. Je dois le dire en passant, la connaissance que j'ai tâché d'acquérir des cérémonies observées par les Chinois au sujet des morts, dans la mise au cercueil, dans les funérailles et les repas en leur honneur, m'a donné la raison des défenses et impuretés légales dont il est si souvent parlé au livre du Lévitique. Les Chana- néens, au milieu desquels vivaient les Juifs, n'étaient pas moins superstitieux que les Chinois envers les morts; mais je ne sais pas s'il y avait chez eux, comme ici, des champs cultivés et récoltés à tour de rôle par chaque membre de la famille, à condition seulement de faire le ken-fdn, c'est-à-dire le repas funèbre, tous les parents assistent, même les morts, auxquels on laisse autant de places vides qu'il y a de défunts invités au banquet. C'est surtout qu'est ce lien diabolique qui empêche les Chinois de se faire chrétiens, car ils savent bien que les morts ne mangent pas; mais ils ne veulent pas répudier le culte des ancêtres, parce qu'ils devraient renoncer en même temps à leur quote-part des champs destinés à fêter leur mémoire. En un mot, c'est la cupi-

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dite seule, et non la piété filiale, qui tient les Chinois attachés à cette tradition lucrative. La foi d'un Dieu pauvre dans une crèche, et mort pauvre sur la croix, est le seul marteau capable de briser les chaînes qui rivent ce peuple aux autels de la fortune.

« Pendant plusieurs années, j'ai prêché à peu près tous les jours à un grand nombre de personnes, et quand je succombais à la fatigue, ou que j'avais d'autres occu- pations, un catéchiste me remplaçait. Mais il faut l'avouer, ce n'est ni le catéchiste ni moi qui avons con- verti le3 nouveaux chrétiens de Ning-Po; il nous sont venus je ne sais comment. J'ai demandé à plusieurs d'entre eux comment ils avaient connu la religion chré- tienne, et leur réponse m'a fait admirer les voies de la Providence, qui se plient si bien au caractère de chaque peuple. Les Chinois ne raisonnent pas; aussi les argu- ments ne font rien ou presque rien sur eux. Ce qui les amène, c'est un parent, un ami, une connaissance quils voient adorer Dieu, et qu'ils suivent à la chapelle; c'est une cérémonie qu'ils n'ont vu qu'une fois, ce sont des prières qu'ils entendent réciter le matin et le soir par des chrétiens de même profession, ce sont surtout les bonnes œuvres. Oui, c'est par la charité qu'il faut attaquer le paganisme : plus il y aura de dévoùment, plus il y aura de conversions. Les soins envers les malades parlent aux yeux, touchent les cœurs; les païens n'y résistent pas; bientôt ils viendront en foule embrasser une religion qui sait compatir aux misères humaines et les soulager.

« Je suis content des fidèles de ma province. Dans toutes les chrétientés il y a une chapelle ou une chambre spécialement destinée au culte, on récite tous les jours en commun les prières du matin et du soir, ainsi que le chapelet. Le chemin de la croix est établi partout il y a moyen de l'ériger. Nous avons eu de

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grandes difficultés, vu la pauvreté des chrétiens, à obte- nir l'observation du dimanche; mais à force de prêcher et d'exhorter, nous en sommes venus à bout. Main- tenant on fait partout le pâ-Kong c'est-à-dire la cessation des œuvres. Dieu a béni l'obéissance des fidèles sur ce point, car ici ils sont partout plus à l'aise que les païens de même condition; tandis qu'autrefois il avait puni Jeur désobéissance, en permettant qu'ils tombassent dans une misère telle que plusieurs, pour avoir une poignée de riz à manger, se virent réduits à vendre leurs femmes à des païens. Mendier en Chine, les cœurs sont durs comme des rochers, c'est aller mourir de faim aux portes de la première pagode. Heureusement, ces chrétiennes vendues aux idolâtres ont pu être rachetées presque toutes. Ceci s'est passé en l'absence des missionnaires qui, pendant de longues années, étaient si peu nom- breux dans ces provinces, que les chrétiens étaient à peine visités une fois tous les trois ans.

« Xing-Po et Kia-Shing comptent beaucoup de femmes pieuses, ferventes, zélées à visiter les malades, dont elles ont converti un bon nombre- Par leurs chari- tables insinuations, elles nous amènent tous les mois un bon nombre de catéchumènes. Que le bon exemple est fort! que la charité est puissante ! Mais, il faut le dire, il y a quelque chose qui stimule irrésistiblement nos chré- tiennes; c'est l'exemple des Filles de la Charité dont le zèle à soigner les enfants et les infirmes les anime, les entraîne dans la voie des sacrifices, comme il excite le respect, l'estime et l'admiration des païens. Béni soit le Seigneur de m'avoir enfin envoyé ces bonnes sœurs, que j'ai demandées dès mon arrivée à Tcheousan! J'étais sur que leur présence ici, comme partout ailleurs, serait une source de bienfaits pour les pauvres, une manifesta- tion de la charité chrétienne aux yeux des idolâtras, et un principe de conversions nombreuses. Ce qui

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se passe à Xing-Po prouve que je ne me trompais pas. « Je termine, Messieurs, en vous priant de recevoir mes sincères remerciements, ainsi que ceux de mes mis- sionnaires et de tous mes chrétiens, pour tous les secours que vous avez alloués à cette mission jusqu'à ce jour; j'ai pleine et entière confiance que votre charité, qui con- naît nos besoins et surtout l'urgente nécessité d'une église à Xing-Po, m'enverra les fonds nécessaires pour en accélérer la construction. Cette aumône, après laquelle je soupire, ajoutera à ma reconnaissance; mais elle n'ajoutera rien aux sentiments d'estime et d'affec- tion avec lesquels je suis toujours, dans le Seigneur et en union de prières, Messieurs, votre très humble ser- viteur.

« F.-X. Danicodrt, « Ec. d'Antiphclles, vie. -op. du Tché-Kianp. »

Lorsqu'on se prend à réfléchir sur tout ce que nous avons rappelé dans ce chapitre ainsi que dans ceux qui précèdent, on reste stupéfait à la pensée de tout ce qu'a fait Mgr Danicourt au Tché-Kiang ; on est de plus en plus convaincu que cet homme de Dieu fut missionnaire dans toute la force du terme, qu'il fut un véritable apôtre.

En effet, depuis douze ans, il consacre ses forces physiques, intellectuelles et morales, toute sa vie en un mot, à la mission du Tché-Kiang; et, Dieu aidant, le succès dépasse ses espérances! Voyez plutôt : il n'avait trouvé en arrivant dans cette province que des chré- tientés éparses ça et là, sans chapelles, sans culte; les missionnaires venus avant lui dans cette contrée n'a- vaient pas eu reposer la tète et avaient vécu au jour le jour. Mais voilà que, en quelques années, il a tout établi, tout organisé, grâce aux industries de son zèle aux efforts persévérants de sa volonté et aux œuvres dont nous avons parlé précédemment : orphelinats, écoles,

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hospices , séminaire , procure, maison de sœurs, cha- pelles et bientôt église, il a tout fondé pour abriter et le troupeau et les pasteurs ; formation de catéchistes, mi- nistère des vierges ou femmes chrétiennes dont le dé- voùment rappelle si bien celui de celles qui accompa- gnaient les premiers apôtres ; jeunes gens instruits dans des écoles de médecine et de pharmacie pour avoir un plus facile accès dans les maisons des Chinois ; sœurs de charité appelées de l'Occident et installées par lui à Xing-Po; prêtres indigènes formés pour les missions : tout a été mis en œuvre pour créer, féconder la chré- tienté et rendre la famille catholique de plus en plus nom- breuse dans ce pays infidèle. Sa mission n'avait presque rien à envier à l'Europe chrétienne puisqu'elle possédait en son sein les éléments régénérateurs du catholicisme!

La moisson se préparait abondante et belle: mais ' voilà que tout à coup Dieu s'approche de son serviteur et lui dit comme autrefois à Tobie : « Parce que tu m'as été agréable, j'ai jugé bon de te faire passer par le creuset de l'épreuve *. »

Et encore : Disciple de l'apôtre des nations, nouveau Timothée, je t'ai choisi comme « un vase d'élection pour porter la gloire de mon nom chez les peuples de l'Extrême-Orient; mais il faut que je t'apprenne combien tu dois souffrir pour mon nom... 2 »

Le chapitre qui suit va nous montrer Mgr Danicourt aux prises avec l'adversité. Quand Dieu prédestine une àme à de grandes choses et veut la frapper à son image et à sa ressemblance 3, il la marque d'un sceau : le sceau des élus, c'est la croix.

1. Tobie, xii, xni. Judith, xii, vi : Qmnes qui placuerunt per mili- tas tribulationea tramierunt.

2. Actes des apôtres, ix, 16.

3. Quos prxdestinavit, conformes fieri imaginis Filii sui. Ad Rom., vin, 29.

CHAPITRE Y

LA CROIX

Le disciple n'est pas plus que le Maître. Est-il étonnant qu'un missionnaire rencontre des difficultés au milieu des infidèles? Surprise que cause à Mgr Danicourt la nouvelle de son change- ment de destination. 11 est justifié par son conseil. Divers personnages, entre autres l'ambassadeur de France, réclament en sa faveur auprès du Saint-Siège. Il se justifie lui-même. Il est vengé par Rome.

Lorsqu'on lit l'Évangile, « il est une page solennelle le récit est coupé par cette annonce émouvante : Passio Domini nostri Jesu Christi. Également, quand on suit le prêtre dans sa carrière, surtout le prêtre mission- naire, il vient une heure triste où, après avoir évangélisé le monde, après avoir commandé à Dieu sur l'autel, après avoir ressuscité les morts au confessionnal, il lui reste un devoir suprême à remplir, celui de monter au Calvaire pour y subir sa douloureuse passion *. »

Nous sommes arrivés à cette heure de la vie de Mgr Danicourl. L'épiscopat ne fut pas seulement pour lui a un héritage de gloire d, il fut aussi un calice d'amertume, et il ressemble à son divin modèle par ce second caractère autant que par le premier 3.

1. Manrèze du prêtre, par le R. P. CaussettEj t. II, p. 23J

2. Ibid.

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Voici quelle fut la destinée du Maître : « Le Christ a souffrir pour entrer ainsi dans la gloire de Dieu *. » Telle doit être la destinée du disciple : « Nous n'en- trerons dans le royaume de Dieu qu'après être passés par de nombreuses tribulations 2. »

Le disciple ne peut être de meilleure condition que le Maître sous peine de renverser l'ordre des choses : « Ils m'ont persécuté, dit le Sauveur ; ils vous persécuteront aussi 3. » « Que celui qui veut venir après moi prenne sa croix 4. »

Notre-Seigneur n"a-t-il pas dit spécialement pour ses apôtres et ses missionnaires? « Je vous envoie comme, des agneaux au milieu des loups. » Et tous les apôtres s'en sont allés depuis deux mille ans arrosant leur sillon de leurs larmes jusqu'au moment il a plu à Dieu de les appeler à lui pour les faire tressaillir d'allégresse 5.

La souffrance est la condition de toute existence humaine; mais elle l'est bien plus de celle du mission- naire. Si la croix est partout, à plus forte raison dans cette vie de privations, de dangers, de combats, de peines de toutes sortes.

L'auteur de V Imitation exprime quelque part cette pensée marquée au coin de l'expérience et qui ajoute à tout ce qu'il dit sur la croix et la souffrance : « Partout vous serez, il se trouvera quelqu'un qui vous fera de la peine 6. »

Dieu se plaît à éprouver ceux qu'il aime 7, pour les rendre meilleurs et accroître la somme de leurs mérites.

D'ailleurs c'est la souffrance et le malheur qui achèvent

1. Saint Luc, xxiv, 20.

2. Actes des apôtres, xiv, 21.

3. Saint Jean, xiv, 20.

4. Saint Luc, ix, 23.

5. Psaume 123. 6.

6. Livre III, ch. xxvn.

7. Quem diligit Dominus castigat. Hebr. xii, 6.

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d'instruire et de former l'homme. « Un contemporain, qui n'est pas Père de l'Eglise, mais qui parlait bien jadis des choses du cœur, Ta dit : Soies un ciel toujours pur, le cœur ne mûrit pas. Le Saint-Esprit ajoute avec bien autrement d'autorité : Qui non est tentatus qieidscit ? Que sait-il celui qui n'est point passé par le creuset de l'épreuve? La douleur, en effet, est, pour les âmes, comme ces atmosphères privilégiées qui font éclore pré- maturément les fruits *. »

Après tout cela, est-il surprenant qu'un missionnaire rencontre des épreuves, des tribulations, des croix? C'est le contraire qui devrait étonner. Rien qu'en se plaçant au point de vue humain, il n'est pas possible qu'il en soit autrement.

A ceux qui exprimeraient un sentiment de surprise en apprenant que MgrDanicourt a rencontré des difficultés au sein du paganisme, de l'idolâtrie et de la superstition des Chinois, nous répondrons qu'ils doivent bien plutôt s'étonner de voir des évêques sans cesse en lutte dans un pays civilisé comme la France, au sein d'un gouver- nement régulier qui reconnaît la religion catholique comme celle de la majorité des Français; des évêques obligés parfois de résigner leurs pouvoirs après force luttes et concessions pour le bien. A ceux-là nous répon- drons encore que nous sommes bien plus surpris de voir dans un pays catholique, civilisé comme le nôtre, des curés naguère aimés, admirés de toute une paroisse, tomber tout à coup dans une situation impossible, en face de populations qui pétitionnent contre eux et finissent par obtenir leur changement de résidence.

Mais plutôt, ne nous étonnons d'aucune de ces situa- tions ! La raison en est toujours la même comme au temps de saint Augustin dont le vaste génie discernait

I. Manrèze du prêtre, ibid., p. 235.

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deux cités sans cesse en opposition ici-bas : la cité de Dieu et la cité du démon ; la lutte du mal contre le bien, sous mille formes diverses; le mal l'emportant parfois sur le bien ; Dieu triomphant à la fin, mais en attendant, exerçant ses serviteurs par toutes sortes de tribulations, avant de leur faire remporter la couronne de justice.

Il eût manqué quelque chose à Mgr Danicourt s'il ne fût passé par toutes sortes d'épreuves. En effet jusqu'ici tout lui a souri, tout lui a tourné à bien, à honneur : estimé de ses condisciples et de ses maîtres, au collège de Montdidier, pour ses vertus et ses aptitudes; chéri de ses élèves et aimé de ses confrères pendant les années qn'îl professa dans cette même maison ; rempli de con- solations durant huit années consécutives h Macao au milieu de ses jeunes séminaristes et de ses excellents collègues; couronné de tous les succès qu'un mission- naire ait pu remporter, dans l'archipel Tcheousan, pendant quatre ans il fut l'objet de l'estime et de l'admi- ration de l'armée anglaise ; comblé d'une joie bien légi- time par tous les bons résultats qu'il obtint dans sa mission du Tché-Kiang; promu à l'épiscopat pour des motifs exceptionnels : tout lui a réussi jusqu'ici! ! ! Mais il ne devait pas en être toujours ainsi, sinon sa vie n'eut pas été celle du vrai missionnaire.

A l'instar de saint Jean l'évangéliste , l'un de ses modèles de prédilection, Mgr Danicourt devait recevoir les présents de Notre-Seigneur, les arrhes de son amour.

Quels furent ces présents?

Xotre-Seigneur a donné à saint Jean, son ( 'œur, sa Mère et sa Croi.r. 11 n'a pas traité avec moins de faveur cet autre disciple bien-aimé dont nous racontons la vie : il lui a en effet donné son divin Cœur pour lieu de repos, son divin Gœur, par une ardente dévotion qui Ta fortifié au sein des dangers et des tribulations de l'a- postolat; il lui a donné sa Mère par une tendre piété qui

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la lui rendait présente en toute circonstance au point qu'il n'entreprenait jamais rien sans elle. Enfin il lui a donné sa croix. Certes ! dorénavant les peines ne lui feront pas défaut.

Dans la seconde moitié de l'année 1852, M°r Dani- court, voyant que tout était rentré dans le calme à Tcheousan et à Ning-Po, résolut de visiter son vicariat.. Pendant tout l'hiver de 1852-1853 (six mois durant), il parcourut toutes les chrétientés de sa province afin de juger par lui-même de leur état, de répondre aux besoins les plus urgents, de consoler, d'encourager ces chrétiens que la persécution menaçait sans cesse, de prendre des moyens pour assurer le baptême des moribonds et de recueillir les enfants abandonnés pour les élever dans la religion.

On ne peut s'imaginer au prix de quelles fatigues, de quels dangers, de quelles privations il accomplit cette mission : Naviguer sur des cours d'eau d'une canalisa- tion irrégulière les secousses et les chocs violents exposent, à chaque instant, la barque à chavirer; voya- ger à pied au moment des gelées et faire de longues courses sur des chemins ou plutôt à travers des sentiers étroits, raboteux et glissants : s'exposer la plupart du temps à être dévalisé par les voleurs de grand chemin qui sont très nombreux en Chine; se nourrir des ali- ments les plus grossiers et ne prendre pour boisson que de l'eau de riz, ou par extraordinaire du vin de riz, liquide qui n'est guère fortifiant : telle fut la vie qu'il mena pendant ces six mois. Toutefois il retournait content à Ning-Po, car il avait préparé les moyens pour opérer le bien sur une plus grande échelle et assurer, par le baptême, le salut d'un plus grand nombre d'en- fants. Mais quelles ne furent pas sa surprise et sa stupé- faction de trouver, en arrivant à Ning-Po, le décret de la Sacrée Propagande lui annonçant son chan-

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gement de destination et l'envoyant au Iviang-Sy !...

Aussitôt il rassemble tous les missionnaires qu'il a autour de lui pour conférer avec eux, et adresser, de concert avec eux tous, à M. Etienne, ses réclamations motivées.

Voici le texte du rapport adressé à M. Etienne par ses consulteurs, le 1er mars 1833 :

« Monsieur et 1res honoré Père,

« Nous avons l'honneur de vous transmettre le relevé du conseil tenu dans notre maison de Ning-Po le 27 fé- vrier 1833.

«Le dimanche 27 février, jour du retour de sa visite pastorale qui avait duré six mois, S. G. Mgr Dani- court, évoque d'Antiphelles, vicaire apostolique et visi- teur de la mission du Ïché-Kiang, nous réunit en qualité de consulteurs de îa province et nous donna communi- cation des pièces suivantes qui lui étaient adressées : la première par M. Etienne, supérieur général de la Congré- gation, la deuxième par S. Em. Mgr Fransoni, préfet de la Propagande. » (V. les pièces ci-jointes.)

Après que la lecture en eût été donnée par M. le secrétaire du conseil, Mgr Danicourt, en sa qualité de président, s'exprima ainsi :

« Messieurs,

« Ne voulant pas m'en rapporter à moi-même dans une affaire aussi grave et qui me touche de si près, je vous prie de l'examiner sérieusement et de m'aider de vos pensées, afin d'agir avec toute la justice, la prudence et la dignité que réclament les questions que j'ai à vous présenter.

« Mon changement, comme vous venez de le voir par la lecture des pièces qui vous a été faite, est basé sur

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deux seuls motifs : d'abord la présence de graves diffi- cultés qui existeraient pour moi hic et nunc dans la mis- sion du Tché-Kiang; ensuite l'impossibilité je suis de pouvoir y faire le bien. Telles sont les deux raisons que le décret précité dit avoir été alléguées par M. le supérieur général...

a Cela posé, Messieurs, pour l'honneur de la justice et de la vérité, ainsi que pour la rectification de ce qu'il peut y avoir de faux ou d'inexact dans les informations qui ont été données à M. le supérieur général, je vous prie de répondre in Domino aux questions suivantes :

u Les graves difficultés, les embarras, adjunetaque rerum adversa, dont il est qustion dans les deux lettres ci-dessus, et qui sont le motif déterminant de mon chan- gement, existent-ils dans la mission du Tché-Kiang?

« Suis-je dans l'impossibilité d'exercer le ministère, pastoralia mania, dans cette mission et d'y faire le bien?

« Depuis les malheureux événements qui se sont passés à Tcheousan seulement, et non dans toute la pro- vince, est-il vrai de dire que mon séjour ne pourra plus y être que bien triste et bien amer et qu'il me sera moins pénible d'aller travailler dans le Kiang-Sy?

« Pourrai -je faire le bien dans le Kiang-Sy plus fa- cilement que dans le Tché-Kiang?

« L'état actuel de ma santé n'est-il pas un motif grave de représenter à la Sacrée Congrégation et à M. le supérieur général les difficultés de ce changement et les grands embarras ainsi que le mauvais effet qu'il pro- duira sur les prêtres chinois et les chrétiens des deux provinces et des autres vicariats voisins.

« Pour toutes ces raisons le conseil est-il d'avis, qu'avant de mettre à exécution la détermination de M. le supérieur général et le décret de la Sacrée Congrégation de la Propagande, qui n'est pas encore connu de Mgr le vicaire apostolique du Kiang-Sy. je doive informer l'un

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et l'autre du véritable état des choses et attendre leur décision ultérieure?

« Après y avoir sérieusement réfléchi devant Dieu, les consulteurs ont donné les réponses suivantes :

« Alapremière question, non : il n'existe actuellement dans la mission aucune difficulté, aucun embarras, ni local, ni général, ni personnel. Il y a eu, il est vrai, de graves affaires à Tcheousan comme on peut le voir par l'exposé fidèle qu'en fait Mgr Danicourt dans sa lettre à M. le supérieur général et à la Sacrée Congrégation delà Propagande, mais aujourd'hui tout est en paix et dans un état meilleur qu'auparavant.

« A la seconde question, non : Mgr Danicourt n'est pas dans l'impossibilité de faire le bien dans la mission. 11 y a eu des cabales suscitées contre Sa Grandeur, mais les coupables ont reconnu leur faute et en ont fait publique- ment pénitence. La visite pastorale que Mgr Danicourt vient de faire et qui a duré six mois prouve que Sa Grandeur a la confiance des chrétiens qui l'ont reçu par- tout avec le plus grand empressement.

« Du reste il est essentiel de remarquer que Mgr Dani- court, depuis la mort de son prédécesseur, a presque toujours été seul et sans aides; mais aujourd'hui qu'il a avec lui plusieurs confrères européens, il n'y a aucun doute qu'avec ce secours il n'opère à l'avenir un plus grand bien dans la mission qui lui est confiée.

« A ia troisième question, nous pensons tout le con- traire et nous sommes persuadés qu'après avoir été vu au milieu de graves difficultés, Monseigneur jouira d'un grand bonheur et de consolations bien douces en voyant la paix et la prospérité régner dans une mission qu'il a pour ainsi dire fondée avec tant de peines et dont il est juste, ce nous semble, qu'il recueille les fruits et ne soit point séparé.

« Du reste quel est le vicaire apostolique qui n'a pas

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eu de difficultés, des embarras, des croix, etc., et par conséquent quel est celui qui ne sera pas obligé de changer de vicariat si les difficultés sont un motif de changement.

« A la quatrième question, non : à cause du nouveau langage qu'il sera obligé d'apprendre, de l'étude qu'il sera forcé de faire, des usages, des localités, etc., la- quelle nous semble être actuellement bien difficile pour Mgr Danicourt à cause de son âge et de sa santé. Du reste pour faire le bien il faut avoir la confiance; or n'est-il pas à craindre que les chrétiens du Kiang-Sy en voyant qu'on leur envoie un vicaire apostolique changé de vicariat parce qu'il a eu des difficultés, etc., au lieu d'avoir confiance en lui, ne soient portés a s'en éloigner. Que penseront-ils de ce changement? Qu'en penseront les prêtres chinois du Tché-Kiang et du Kiang-Sy; et surtout un de cette dernière province qui, ayant été obligé de quitter Tcheousan comme étant en grande partie la cause des malheurs de cette chrétienté, ne manquera pas, en voyant le changement de Mgr Danicourt, de rejeter toute la faute sur Sa Grandeur et lui nuira gran- dement dans l'esprit des chrétiens et des missionnaires.

« Si Mgr Danicourt eût été nommé au vicariat du Kiang-Sy, immédiatement après la mort de Mgr Laribe, ou tout au moins avant la nomination et l'installation de Mgr Delaplace qui a déjà pris possession, il n'y aurait peut-être rien à dire de ce côté-là; mais aujourd'hui que chaque vicaire apostolique est installé dans sa province respective, le changement en Question nous semble pré- senter les plus graves inconvénients pour Mgr Danicourt dans le Kiang-Sy et pour Mgr Delaplace dans le Tché- Kiang. D'ailleurs un tel changement ne s'est encore jamais vu, et il est bon, ce nous semble, que ce ne soit pas notre congrégation qui donne en Chine le premier exemple de ce genre.

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« A la cinquième question, oui : l'état de soull'rance dans lequel se trouve habituellement Mgr Danicourt semble ne pouvoir plus être compatible avec tout ce qu'il aura à souffrir de bien des manières au Kiang-Sy; et c'est ce qui nous fait dire qu'il est grandement à craindre que ce changement n'entraîne après lui quelque accident fâcheux.

« A la sixième question, oui: Mgr Delaplace n'étant pas encore informé de ce changement, tout restant dans le statu quo jusqu'à nouvel ordre et n'y ayant aucun péril in morâ (k attendre), le conseil est d'avis d'at- tendre la décision ultérieure de M. le supérieur général et de la Sacrée Congrégation de la Propagande.

« Telles sont, Monsieur et très bonoré Père, les réponses que nous avons cru. en conscience et pour le bien de tous en général, donner aux questions qui nous ont été proposées par Monsieur le visiteur de cette pro- vince.

k Nous avons la confiance qu'elles obtiendront votre sanction et c'est dans cette espérance que nous avons l'honneur d'être, avec le plus profond respect et le plus parfait dévoûment,

Monsieur et très honoré Père, « Vos très humbles et très dévoués serviteur-.

Ces réponses si claires, si nettes, si catégoriques firent impression sur l'esprit de M. Etienne: nous en trouvons la preuve dans une lettre de Mgr Delaplace à Mgr Danicourt : «La manière dont vous a écrit notre très honoré Père ne parait pas prouver autre chose, sinon qu'après vos réclamations, notre maison de Paris

-t mise tout à fait de coté. C'est ainsi en effet que la chose est arrivée. Dès que l'on eut connaissance de vos réponses au décret du 10 septembre 18o2; on s'est dit à

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Paris et on me l'a écrit : Rome arrangera l'affaire comme elle voudra; en attendant, on nous a traités, vous et moi, sur l'ancien pied. La Sacrée Congrégation a donc rendu cette nouvelle décision proprio motu et me l'a expédiée directement par la voie de Hong-Kong.. '.

En même temps que les consulteurs de la province du Tché-Kiang, Mgr Maresca, administrateur apostolique de laprovince de Nankin; Mgr Delaplace. vicaire aposto- lique du Kiang-Sy, et M. de Bourboulon, ambassadeur de France en Chine, adressent au Saint-Siège des récla- mations dans le but que Mgr Danicourt soit maintenu au Tché-Kiang.

Pendant ce temps-là les chrétiens du vicariat prient avec ferveur pour obtenir de Dieu le maintien, parmi eux, de leur bien-aimé pasteur.

Tout le monde s'y est mis, tous, excepté la personne qui, n'ayant pas, sur certains points, la manière de voir de Mgr Danicourt, mais étant d'ailleurs bien inten- tionnée, avait cru devoir adresser à M. Etienne des rap- ports qui ont eu les conséquences exposées dans le présent chapitre. Il n'y a rien en cela qui doive nous surprendre, car L'expérience nous apprend que les hommes marquants et tous ceux qui jouent un grand rôle ici-bas soutirent contradiction, très souvent, de la part de ceux qui devraient agir de concert avec eux. Il ne faut pas demander à l'esprit humain plus qu'il ne peut : il est dans sa nature de ne pas toujours voir les choses avec la pleine lumière de la vérité et surtout de ne pas les apprécier avec toute la justesse désirable.

Du reste c'est à cela qu'il est fait allusion dans la notice extraite des archives de la Propagande. (V. le premier Appendice.)

i. Lettre datée du Ku-Tcheo», 3 juin 1854. Comme on le voit d'après celte date, l'affaire traîna assez en longueur.

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Les lettres de Mgr Danicourt, égarées en chemin,. n'arrivèrsnt pas à Rome aussitôt qu'elles auraient -, et la Sacrée Congrégation fut étonnée de son silence; mais avant reçu les lettres de NN. SS. Maresca et Dela- place, ainsique celles de M. Bourboulon, elle tint conseil une seconde fois ; enfin les lettres de Mgr Danicourt lui étant parvenues, elle s'assembla une troisième fois, et, malgré tout ce qui a été dit pour défendre et justifier le prélat, elle crut devoir maintenir son décret.

On comprend qu'une Congrégation comme eelle-lù ne puisse se déjuger, ni revenir sur un décret. Des raisons d'un ordre supérieur, nous le concevons très bien, obligent une Congrégation à agir ainsi, à sacrifier plutôt une personne, fùt-elle évèque, qu'à amoindrir son auto- rité. La manière dont elle traitera bientôt Mgr Dani- court, nous prouvera que si elle avait été mieux infor- nii-e, elle n'eût pas lancé le décret de la translation du prélat au Kiang-Sy.

Pour qui sait lire entre les lignes, la lettre de la Pro- pagande que nous citerons, dans le courant du chapitre <|ui suit, le fera bien comprendre. ïl sera égalemenl facile d'y voir que M. Etienne revint sur ses premières impressions et que les nuages amoncelés pour un temps dans son esprit, ayant été dissipés, il continuera d'avoir pour Mgr Danicourt la même estime et la même affec- tion qu'autrefois.

Quoi qu'il en soit la blessure était faite, la victime immolée.

Dans une lettre intime adressée à son frère, M. Charles Danicourt, du 16 juin 1853, Mgr Danicourt se justifie lui-même, mais d'une façon qui fait bien ressortir son humilité :

c. Les sentiments que vous avez ('prouvés en appre- nant mon changement et mon envoi au Kiang-Sy sont

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les mêmes que les miens, que ceux de mes confrères, ainsi que ceux dos autorités ecclésiastiques et civiles dans ces parages, qui tous d'un commun accord ont porté à Rome et à Paris des réclamations encore plus fortes que les miennes, d'autant plus que les raisons alléguées pour mon changement n'existent pas. Cela a indisposé ici bien des personnes qui sont au fait de l'état de la religion dans cette province et qui ne comprennent pas qui apu donner à M. Etienne des détails si erronés à mou sujet. J'espère que la Sacrée Congrégation, dont j'ai invoqué la justice et l'équité, reviendra sur ses pas et révoquera son décret. Le Prolonotâire de la Propagande en Chine, M. Antonio Feliciani, m'en donne l'assuraoce. Du reste, il ne m'est pas possible, après les vingt ans que je viens de passer en Chine, de répondre aux besoins du Kiang-Sy Ton compte près de dix mille chrétiens.. . Je ne suis ni de fer, ni d'airain, mais d'os et de chair comme les autres ; et de tels procédés ne sont bons qu'à décourager. Je sais qu'à Paris on veut des gens de talent, des gens de capacité et mon tort est de n'être ni l'un ni l'autre * ; mais on se trompe énormément si l'on pense qu'on ne peut faire le bien en Chine, si l'on n'est des phénix. L'expérience du contraire est trop connue pour le démontrer. Je vous dis cela pour que vous sa- chiez que la position des missionnaires qui vivent long- temps en Chine est des plus dures qu'on puisse ima- giner, et qu'ils ont grand besoin de prières pour qu'ils puissent y tenir. Si je n'avais que quelques années en Chine, peu m'importerait de travailler dans telle ou telle province ; mais quand on a roulé sa bosse- pendant vingt ans, dans ces centrées qu'on connaît très peu en Europe, je parla de la vie du missionnaire missionnant,

i. C'est sa profonde humilité qui le fait parler ainsi, car nous savons pertinemment qu'à Paris on le tenait en haute estime.

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c'est le rendre inutile que de l'envoyer dans une autre province, tout lui est contraire, le langage surtout. Je ne refuse point le travail [non recuso laborcm), grâce à Dieu, mais encore une fois, je ne puis en conscience prendre sur moi, à l'âge je suis, la responsabilité d'une province comme celle du Kiang-Sy, Mgr La- ribe, d'après l'aveu de Mgr Delaplace, a laissé bien de la besogne à ses successeurs... »

A peine arrivé au Kiang-Sy, Mgr Danicourt enverra à son frère ces renseignements qui complètent sa justifi- cation :

« On a interprété en Europe mes réclamations au su- jet de mon changement d'une manière tout à fait oppo- sée à mes sentiments et à mes dispositions qui n'ont varié en rien depuis plus de vingt-quatre ans, et l'on en a tiré des conséquences si fausses que la Propagande, qui n'a pas reçu mes dépêches du 1er mars 1853 (elles ont été perdues en route), m'offre au nom du Saint-Père la permission de retourner en Europe pour rétablir ma santé et réfléchir sur ce que je croirai le mieux à faire devant Dieu. On lui a sans doute fait croire que je voulais le Ïché-Kiang ou l'Europe, pas de milieu, et comme elle n'a point vu mes lettres, elle aura suivi les inspirations de nos Messieurs de Paris. Mais sa dernière décision à mon sujet montre un trait de prudence et de sagesse qui indique bien clairement qu'elle est assistée par l'Esprit de Dieu ; car elle me conserve le titre de vicaire apostolique du Kiang-Sy et elle me donne laper- mission, veniam tribuit, de retourner en Europe. Je viens de lui répondre, ainsi qu'à Paris, que je ne voulais pas user, pour bien des raisons solides, de celte permission, et que j'irais au Kiang-Sy, ma nouvelle mission, après

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m'être reposé et avoir repris des forces dans un des ports de la Chine ouverts aux Européens. Je suis sur que la Propagande, surtout après avoir reçu la copie des lettres perdues que je viens de lui expédier, approuvera grandement mon parti et ma résolution de rester en Chine...

«Je vous dirai encore qu'on a pensé que je ferais ici de l'opposition à Mgr Delaplace et que je mettrais les chrétiens de mon côté : mais tout le monde est ici pour attester que je suis parti pour le Kiang-Sy aussitôt après l'arrivée de Mgr Delaplace ; que j'ai reçu Sa Grandeur de mon mieux et que les chrétiens ont ignoré mon change- ment et mon départ jusqu'aux derniers moments. Si j'avais voulu cahaler, cela m'eût été facile pendant l'es- pace de près de deux ans.

« On se demande aussi pourquoi j'ai tant tardé de me rendre au Kiang-Sy; mais la réponse est facile. Comme j'avais écrit à la Propagande, dans l'ignorance j'étais de la perte de mes lettres, j'attendais toujours ses réponses et je ne voulais point faire de démarches sans les avoir reçues. Mais aussitôt que j'ai vu par les lettres de la Propagande à Mgr Delaplace, qu'il m'était enjoint d'aller au Kiang-Sy, je suis parti sans délai et je serais au Kiang-Sy depuis plusieurs mois, sans la maladie que j'ai eue en route et qui m'a forcé à rebrousser che- min

« Je vous dis tout cela, mon cher frère, afin que vous soyez bien au courant de cette affaire et que vous ne soyez point scandalisé de certains rapports sans fonde- ments qu'on a faits sur mon compte. L'esprit de cri- tique et de censure envenime tout maintenant. Mais tôt ou tard la vérité se découvre et elle paraîtra bientôt à Rome et h Paris, pour ce qui me regarde. Mais quand même elle resterait toujours cachée en ce monde, clic sera dévoilée au grand jour des révélations : c'est ce qui

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donne de la patience et de la consolation à ceux qui sont calomniés f... »

Voici maintenant l'appréciation de la cour de Rome sur la conduite de Mgr Danicourt en ces circonstances si pénibles pour lui :

« Le fait de la translation de Mgr Danicourt au Kiang-Sy fit paraître sous un nouveau jour les mérites de ce prélat; car à peine la nouvelle s'en était répandue en Chine qu'un prélat voisin du Tché-Kiang, ainsi que d'autres personnages non moins distingués que respec- tables, se hâtèrent de faire les plus vives instances auprès de la Sacrée Congrégation de la Propagande, afin qu'elle ne privât point le vicariat d'un pasteur qui lui avait rendu tant de services pendant onze années de travaux incessants. Et dans cette circonstance, ils expo- saient les vertus dont il était doué, les efforts qu'il avait faits pour étendre la foi, comme aussi l'influence dont il jouissait dans cette région.

« D'autre part, la Propagande, qui avait uniquement en vue les vrais intérêts des deux vicariats, désirant faciliter à Mgr Danicourt l'exercice de son ministère pastoral, voulut maintenir le décret du 10 septembre, dans lequel, sans déroger en aucune manière au décorum et à l'estime dus au prélat/ on adoptait une mesure ten- dant à lui assigner un nouveau terrain, sur lequel, libre de tout embarras, il pourrait développer tout son talent et mettre ses forces en œuvre pour le bien de la religion catholique.

« Il est facile de se figurer combien devail être dur pour lui le sacrifice d'abandonner une terre arrosée de

1. Lettre de Mgr Danicourt à son frère, M. Ch. Danicourt, le 11 octobre 1854.

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ses sueurs, il avait engendré tant dames à la vie de la grâce et il voyait fleurir tant d'oeuvres, fruit de son zèle et de sa charité! Il lui fallait se transporter sous un autre climat, apprendre une nouvelle langue, faire connais- sance avec les habitants de cette contrée, étudier leurs mœurs et leurs usages : tout lui rendait pénible ce chan- gement.

« Sa santé s'était depuis quelque temps affaiblie : les vicissitudes par lesquelles il était passé avaient abattu considérablement son courage au point qu'il était désor- mais décidé à implorer de la Propagande la grâce d'être déchargé du poids du gouvernement de n'importe quelle mission.

« La Sacrée Propagande s'empressa de le réconforter et elle chargea même Mgr Delaplace de faire tous ses efforts pour le tranquilliser dans ses appréhensions mal fondées et le soulever de l'état d'abattement dans lequel il se trouvait.

<c Etant ainsi réconforté, il se prépara bientôt à suivre avec une louable docilité les ordres du Saint-Siège, auquel il ne s'était jamais opposé; et sans manquer à cet esprit de généreuse abnégation, qui fut toujours propre aux apôtres et à leurs successeurs, il quitta sa chère mission du Tché-Kiang et partit immédiatement pour le Kiang-Sy... * »

1. Notice biographique extraite des Archives de la Propagande

CHAPITRE VI

SÉJOUR DE MONSEIGEUR DANICOURT AU KIANG-SV

(1854, 1855).

Mgr Danicourt éprouve encore une grande peine avant de quitter Ning-Po et la province du Tché-Kiang. « Le 23 juin 1854, vigile de saint Jean-Baptiste : parti pour le Kiang-Sy, tombé malade à Hang-Tchéou. Le 7 septembre 18oi, vigile de la Nativité : revenu de Kui-Tchéou à Ning-Po pour me rétablir. » Il reçoit des lettres encourageantes de Rome et de Paris. a Le 2 mars 18oi>, saint Simplice : reparti pour le Kiang-Sy. Le I9mars 180,'i, saint Joseph ; arrivé h Yu-Chan dans la familleOu. Le 28 mars lSo.i, saint Xiste III : arrivé à Kiou-Tou. » Etat du Kiang-Sy, son nouveau vicariat : ses occupations. Lettres à son beau-frère, à son frère, M. Charles Danicourt, à Mgr de Salinis, évoque d'Amiens. Mgr Danicourt demande des missionnaires à Rome : réponse du cardinal Antonelli.

Malgré toutes les amertumes qu'il eut à dévorer depuis un an (de février 1853 à juin 1854), Mgr Dani- court n'a pas cessé de travailler un jour à sa vigne. Au milieu de ses plus grandes peines, il s'efforçait de réa- liser une des choses qu'il avait le plus à cœur, la cons- truction, à Ning-Po, d'une église qui put contenir tous les chrétiens dont le nombre allait toujours croissant. Cette construction était devenue nécessaire, comme il nous l'apprend lui-même dans une lettre à son frère ' :

1. Lettre à M. Charles Danicourt, 22 septembre 18i>3.

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« Les visites des sœurs à domicile font merveille ; les enfants arrivent de toutes parts. Elles bâtissent main- tenant pour avoir un peu plus de local : mais notre cha- pelle qui est au milieu de l'établissement les gêne beau- coup. Comme je puis disposer d'un peu d'argent, et que le consul portugais M. Marques vient d'ouvrir une souscription en notre faveur pour l'église catholique, qui ira à trois cents piastres au moins, nous perçons les fondements de notre église; mais comme nous irons doucement, je ne puis dire quand elle sera terminée, à moins que les secours pécuniaires n'arrivent plus tôt que je ne pense. »

Six mois après il entreprenait le voyage assez lointain de Macao et de Manille (3 janvier 1854) pour l'achat de bois de construction.

De retour à Ning-Po, le 3 avril, il se mit à l'œuvre pour bâtir son église.

C'était une bien grande consolation pour lui, au sein môme de toutes ses tribulatidns, de voir s'élever, au centre d'une cité païenne, une belle église qui devait être une prédication permanente de la vraie religion; il se réjouissait déjà dans la pensée qu'il pourrait y dé- ployer bientôt l'éclat des cérémonies du culte catholique et par ce moyen attirer les Chinois, frapper leur esprit, et les gagnera Dieu. Mais hélas! ce n'était qu'un beau rêve! Cette église allait devenir aussi pour lui une source d'amertume. Pendant un séjour forcé dans l'in- térieur du Tché-Kiang, une épidémie le retenait auprès des chrétiens malades, les maçons chinois, étran- gers aux constructions européennes, avaient changé ses plans et donné à l'édifice un vice de construction qui devait en causer la ruine dans un avenir prochain l. On

1. Ces détails sont confirmés dans la lettre de M. Glau que nous citerons plus loin.

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laissa le monument subsister quelque temps, mais peu après le départ du prélat pour le Kiang-Sy, il ne fut qu'un monceau de ruines : plus de 25.000 francs y furent engloutis. Les desseins de Dieu sont impéné- trables! Tant il est vrai que le bien ne se fait qu'à force de sacrifices! Sine sanguinis effusione non fit remissio. Le rachat des âmes, le salut des infidèles ne s'opère que par l'effusion du sang-, qu'il s'agisse du sang versé dans le martyre véritable ou de l'effusion du sang du cœur» c'est-à-dire des larmes, selon saint Augustin, toujours est-il que leur salut est à ce prix.

Dans le courant du mois de mai 1854, Mgr Danicourt reçut une lettre pressante de Mgr Delaplace qui le déter- mina à quitter définitivement le Tché-Kiang pour se rendre au Kiang-Sy :

« Monsieur et très honoré confrère,

« La grâce de Notre- Seigneur soit avec nous pour jamais.

« J'ai l'honneur de vous envoyer copie d'une lettre que j'ai reçue de Rome, il y a cinq jours. D'après cette lettre, vous voyez quel a été le résultat de nos dé- marches. Je dis nos démarches : car l'année dernière, 2 mai, en écrivant de Kui-Tchéou à la Sacrée Congréga- tion, je parlais complètement dans votre sens. La preuve en est dans ces paroles du cardinal Fransoni : eadem ab episcopo Antiphellcnsis oblata momenta rationum, etc. Donc les mêmes motifs que vous aviez allégués, je les allé- guais, je les confirmais, je les corroborais. Néanmoins Rome maintient le décret. Que nous reste-t-il sinon le renovo quod emisi votif m obedientiœ?

« Je sens bien, très cher et très honoré confrère, tout ce que cette décision doit avoir pour vous de pénible, surtout après de telles réclamations. De mon côté, per-

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metlez-moi que je le dise, j'ai aussi des sacrifices à faire : ils me touchent au vif, Dieu le sait. Unissons donc notre holocauste et offrons-le généreusement au Seigneur qui le demande.

u Aussi bien après cette seconde lettre si formelle, si urgente, y aurait-il à reculer? Y aurait-il à différer? Y aurait-il à hésiter? Non...

« D'ailleurs, très honoré confrère, le Kiang-Sy, tout misérable qu'il est, ne vous laissera pas sans consolation. Les baptêmes d'adultes ne sont pas si rares, nous en avons eu cent vingt et un l'année dernière. La Sainte-En- fance surtout est en très bonne voie et promet considéra- blement pour l'avenir. Nos derniers comptes donnaient 2.445 baptêmes. Vous direz que votre santé, le changement de langage, etc., vous empêcheront de faire prospérer les œuvres? Permettez à cela un seul mot de réponse. Vous avez en toute simplicité exposé à Rome ces différents obstacles. Rome a passé par-dessus. Donc l'omission du bien que vous ne pourrez pas faire ne saurait vous être imputable d'aucune façon. Et puis : vous avez dix missionnaires sur lesquels il suffit d'agir directe- ment, et par eux vous gouvernerez tout votre trou- peau1, etc., etc.. »

Quelques jours après la réception de cette lettre, Mgr Danicourt partit pour le Kiang-Sy : c'était le 23 juin 18o4, et par conséquent, quatre mois avant qu'il reçût du cardinal Fransoni la réponse à ses lettres et la confirmation du maintien du décret de la Propagande auquel Mgr Delaplace vient de faire allusion.

« Après l'arrivée de Mgr Delaplace à Ning-Po, écrit Mgr Danicourt, quoique bien fatigué, je me suis ache- miné vers le Kiang-Sy, tout le monde me disant qu'il

1. Lettre de Mgr Delaplace, datée de Ling-Kiang, 15 mai 1854.

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me serait bien difficile d'y arriver, vu l'état de ma santé. En quittant Kia-Shing-fou pour me rendre ici, qui est la dernière ville à l'ouest du Tché-Kiang, j'ai été attaqué de cette fièvre qui m'a fait souffrir horriblement depuis Kia-Shingjusqu'à Hang-Tchéou et depuis Hang-Tchéou jusqu'à Tchu-Tchéou. Les accès étaient tels que je ne pouvais m'empêcher de crier dans la barque païenne : Mon Dieu, ayez pitié de moi... Si je fusse resté trois jours de plus en barque, je crois que j'y serais mort. On ne trouve que du riz sur ces barques qui font les voyages les plus laborieux qu'on puisse imaginer : il faut re- monter une rivière pleine de cailloux, peu profonde et l'on touche le fond presque à chaque instant. Enfin, je suis arrivé le 10 août, mais dans un état pi- toyable, maigre, pâle, défiguré, la langue noire, sans forces, sans sommeil aucun depuis Kia-Shing : ce qui est la plus grande des privations. Aujourd'hui, je com- mence à reprendre un peu de forces, mais vu mes Ira - vaux et mes fatigues passés, je suis désormais un homme inutile pour les missions, ce que j'écris à M. Etienne, en lui demandant de retourner en France pour finir mes jours dans la congrégation sans distinc- tion aucune, mais comme le dernier de ses membres : ce qui sera le comble du bonheur pour moi. Depuis plus de vingt ans que je travaille pour les autres, il est temps que je m'occupe uniquement de moi, surtout après une vie si agitée, comme celle que j'ai menée ici... Soyez tranquille à mon sujet : je me confie en la bonté de Jésus, mon bon Maître et de Marie ma bonne Mère. L'é- preuve par laquelle je viens de passer a été dure. Me voilà malade, sans savoir si j'en relèverai; mais grâce à Dieu, je ne crains pas la mort : Dieu est plein de misé- ricorde et Marie est ma bonne Mère... ' »

i. Lettre à M. Charles Danicourt, datée de Kui-Tcheou-fou, le 23 août 1854.

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Cette consolation de finir ses jours à Saint-Lazare ne lui fut pas accordée; ses désirs en cela ne furent pas exaucés pour le moment et de la manière qu'il avait espérée, mais ils le seront bien autrement, car il y re- viendra dans cette chère maison; oui il y reviendra dé- légué par le Vicaire de Jésus-Christ pour la plus noble des missions que son cœur ait pu envier : pour accom- pagner les reliques d'un martyr qui fut son ami. Il y reviendra! pour déposer ces restes précieux qui devront embaumer le foyer de la Congrégation et faire germer bien des vocations pour l'apostolat. Il y reviendra! mais après avoir traversé des épreuves plus grandes encore, après avoir subi le martyre et confessé la foi. Il y re- reviendra! pour édifier ses confrères et les jeunes lé- vites de Saint-Lazare par une sainte mort. Il y reviendra! pour apporter les reste d'un zèle épuisé au salut des infidèles et rendre son àme à Dieu auprès du glorieux tombeau de son bien-aimé Père saint Vin- cent.

« Peu de jours après vous avoir écrit de Kui-Tchéou- fou, dit-il encore à son frère *, voyant que les médecins chinois ne pouvaient m'ôter la fièvre maligne qui m'a- vait conduit si près de la mort, et me trouvant dans l'impossibilité de continuer ma route vers le Kiang-Sy, j'ai pris le parti de retourner à Ning-Po je suis arrivé le 7 septembre, après avoir fait plus de cent lieues en barque dans l'espace de cinq jours. Vous voyez que Dieu a été avec moi en route. Nos bonnes sœurs (difficile de vous exprimer la joie qu'elles ont eue ainsi que les chré- tiens en me voyant) m'ont donné de si bons remèdes, et m'ont si bien traité, qu'au bout de trois semaines, il s'est opéré un si grand changement en mieux, que tout le

i. Lettre à son frère M. Charles Danicourt, Ning-Po, le 11 oc- tobre 18o4.

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monde en a été émerveillé et que la sœur Auge qui a été mon médecin, et qui avait eu de grandes appréhen- sions à mon sujet, n'en revenait pas me voyant si bien en peu de temps. Il semble que l'aimable et douce Provi- dence, qu'on a priée avec tant de ferveur dans toutes les chrétientés, veuille me retenir en Chine contre tout et malgré tout... »

Enfin sa santé ayant été à peu près rétablie, Mgr Da- nicourt partit définitivement pour le Kiang-Sy, le 2 mars 18"Jo. Il a donc quitté le Tché-Kiang l'une des plus belles et des plus riches provinces de Chine, pour l'une des plus pauvres, des plus déshéritées ! Il a quitté ces magnifiques établissements fondés avec tant de peines et aux prix des plus lourds sacrifices, pour habiter au milieu des ruines et des dévastations du Kiang-Sy! Lorsque tu étais jeune, disait Notre-Seigneur à saint Pierre, tu te ceignais toi-même et tu allais tu voulais ; lorsque tu seras vieux un autre te ceindra et te conduira tu ne voudras pas. Mgr Danicourt dut subir le même sort; mais ce n'est point encore son calice le plus amer : plus de deux ans s'écouleront jusqu'à ce que Notre-Seigneur le lui présente, à cette heure solennelle il se trouvera en face de la persécution. En attendant il lui ménageait deux grandes consolations :

La première lui vint de Paris : M. Etienne, ne con- naissant pas quelle détermination avait prise Mgr Dani- court et ignorant qu'il fût parti pour le Kiang-Sy avant l'arrivée de la troisième réponse de Rome, lui écrivait, au lendemain de son départ, une lettre dont la princi- pale pensée répondait on ne peut mieux au désir exprimé plus haut par le prélat :

« La Propagande vous engage à venir en Europe remettre votre santé affaiblie par vingt années de rudes travaux. Yous pensez bien que je serai heureux de vous recevoir dans notre maison-mère. Vous y serez au sein

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d'une famille qui vous estime et vous aime. Je ne négli- gerai rien pour vous mettre à même de reprendre vos forces et pour vous rendre capable de rendre encore de bons services à l'Eglise et à la compagnie. Comptez que vous trouverez en moi un cœur bien dévoué...»

Lorsque cette lettre parvint à Mgr Dauicourt, il y avait plusieurs mois qu'il avait quitté le Tché-Kiang et renoncé à retourner en Europe : elle ne dut pas moins lui faire plaisir.

En voici venir une autre bien plus consolante : c'est celle qu'il reçut de Rome.

« Nous nous empressons de répondre immédiatement à la lettre que Votre Grandeur nous a adressée le 28 sep- tembre dernier. Bien que nous sacbions à présent que, grâce à Dieu, la violence du mal est calmée et que nous avons tout lieu d'espérer que vous avez retrouvé la santé et êtes revenu à votre ancienne vigueur, cepen- dant nous avons eu lieu de nous affliger des dangers et des maux de toute sorte que vous avez affrontés pour vous rendre à votre mission. Mais de même que nous nous sommes réjouis en voyant Votre Grandeur, à peine eût-elle connu et apprécié sagement l'intention du Saint-Père... obtempérer sans retard aux désirs de Sa Sainteté, ce qui ne nous a jamais paru douteux; de même que nous vous apprenons que Sa Sainteté approuve avec bonheur votre résolution de ne point user de la faculté qui vous a été laissée de retourner en Europe ni à Paris, mais de demeurer en Chine, dans une résidence peu éloignée de votre mission et vous puissiez tout à la fois remettre votre santé et veiller sur votre troupeau, autant que vous le pourrez; et cela jusqu'à ce que les forces vous étant rendues, vous ren- triez au milieu du troupeau du Seigneur pour le paître et le gouverner.

« Nous vous félicitons affectueusement du zèle tout

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particulier avec lequel vous n'avez cessé un instant de travailler pour étendre le règne de la foi et procurer le salut des âmes; nous vous félicitons également de votre entière soumission aux ordres du Saint-Père; nous vous renouvelons toute notre estime et nous prions ins- tamment le Dieu très bon et tout-puissant de conser- ver le plus longtemps possible Votre Grandeur saine et sauve.

« Donné à Rome, au palais de la Propagande, le 30 janvier 18oo.

« Votre frère très dévoué, « Cardinal Fransoni,^;v^V de 1" Congrégation. « Al. Barnabo. secrétaire. »

Parti de Xing-Po le 2 mars, Mgr Danicourt était arrivé à Yu-Chan, dans la famille Ou, le 19 du même mois, fête de saint Joseph. C'était la première ville, c'était la première famille qu'il visitait dans cette province. L'im- pression qu'il ressentit en apercevant les montagnes, les villes et les villages de cette contrée fut douloureuse ; Yu-Chan en particulier se ressentait des malheurs des temps et offrait plutôt l'aspect d'une ville en ruines que d'une cité florissante.

La famille Ou, pauvre comme toutes les familles chré- tiennes de ce pays, ne put offrir au prélat que l'hospita- lité du cœur et non celle de la fortune. Toutefois ce fut par un jour heureux et sous des auspices favorables que Mgr Danicourt fit son entrée dans le Kiang-Sy, le jour de la fête de saint Joseph ; il a pris soin de la men- tionner. Or les saints donnent leurs vertus à leurs pro- tégés selon les circonstances qu'ils traversent : les vertus de saint Joseph, lors de son départ pour l'Egypte, furent la soumission à Dieu, la confiance et l'abandon à sa divine Providence, la pauvreté, les fatigues et les souffrances supportées pour l'amour de Dieu. Xous

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voyons les mêmes vertus briller dans la conduite de notre saint missionnaire, et bientôt nous l'entendrons s'écrier : Vive la pauvreté ! Vivent les privations! Vive la souffrance!...

Après avoir encouragé et béni la famille Ou, il prit la route de Kiou-Tou, lieu de sa résidence et de son sémi- naire : il y arriva le 28 mars en la fête de saint Xiste III, comme il nous l'apprend lui-même. Il se plaisait à chercher dans la vie des saints tout ce qui put servir à inspirer et guider la sienne. Saint Xiste est un de ceux qui ont le plus lutté contre l'hérésie de Nestorius : Mgr Danicourt aura, lui aussi, à combattre bien des erreurs au Kiang-Sy ; il devra lutter contre la plus gros- sière ignorance et les plus ridicules superstitions. Il devra dès son arrivée dans cette province être tout à la fois instituteur, professeur, catéchiste, tbéoiogïen; il devra surtout s'appliquer à élever, à former les sémina- ristes de Kiou-Tou dans la science et la piété : ce sera sa principale tâche avec celle du sauvetage et de l'achat des enfants abandonnés.

Deux de ses lettres, datées de Kiou-Tou 8 octobre 1855)., nous donnent les renseignements qui suivent, sur son nouveau vicariat et sur ses occupations.

Nous lisons dans la première ' :

« Je suis au Kiang-Sy depuis le 28 mars dernier. Cette province, à peu de chose près, est grande comme la moitié delà France; mais nous n'y avons que neuf mille catholiques parmi environ quatorze millions de païens qui ne pensent pas plus à se convertir qu'à se noyer.

« Je reste cette année au séminaire de Kiou-Tou avec un prêtre chinois. Nous n'avons que onze élèves dont six

\. Adressée à son beau-frère, M. Constantin Danicourt de Saint- Léser.

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en théologie et cinqkYabcd. J'ai de labesogne jusqu'aux oreilles, ainsi peu de temps pour écrire. Depuis plus d'un mois, la fièvre m'a fait plusieurs visites. Si je pou- vais la voir et lui parler, je lui dirais de venir dans un autre temps; mais elle n'a ni figure ni oreilles, de sorte qu'il n'y a pas moyen de s'entendre avec elle.

« Nous avons eu cette année une chaleur maligne qui a emporté subitement des milliers d'individus. Un de mes missionnaires, M. Jean-Baptiste Ouan, que j'ai eu pour élève à Macao, est mort étouil'é par la chaleur à quinze minutes d'ici. Il venait de loin pour passer les vacances avec moi. Je le regrette beaucoup, parce que c'était un prêtre régulier et plein d'ardeur.

« Comme je suis nouvellement arrivé dans le Kiang- Sy, je ne vous dirai que peu de mots sur cette province. Elle est couverte de montagnes généralement arides. Depuis quelques années surtout, on rencontre beaucoup de loups de plusieurs espèces, des sangliers, des renards, des cerfs, des chats sauvages. Les oiseaux de toute sorte, et surtout le faisan, fourmillent dans cette pro- vince, parce qu'il n'y a point de chasseurs. Il y a de grandes rivières et un lac plus grand que la Picardie, il y a du poisson en masse. Les étangs sont aussi pleins d'une espèce de gros poissons, très bon à manger, et qu'on nourrit d'herbes comme les vaches. Mais il ne s'y multiplie pas; on l'apporte ici tout petit des marais de Kiou-Kiang-fou, seulement il se multiplie. Les prin- cipaux produits sont le riz, le thé, l'huile tirée de fruits de la forme d'un petit marron. Il y a peu de blé et encore de mauvaise qualité, presque pas de fruits excepté l'orange dans certains cantons.

« Le grand commerce est celui des médecines végé- tales ; les gens sont généralement pauvres; les chemins ou plutôt sentiers sont affreux lorsqu'il pleut. Le trans- port des marchandises se fait par barques ou brouettes

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dont les roues à dos d'âne s'enfoncent si profondément dans la boue, qu'il est fort difficile de les pousser. Ceux qui ne peuvent payer une chaise à porteurs montent en brouettes ; mais on y est tellement secoué, dans les endroits rocailleux, qu'on n'a pas fait deux lieues sans être écorché. Dans les auberges on est mal nourri, mal logé... Vos étables à vaches sont plus saines que ces réduits infects D'après ce que me disent mes con- frères, c'est à peu près la même chose dans tout le Kiang-Sy. Vous voyez donc que si jrai eu à souffrir au Tché-Kiang, je vais en voir de dures au Kiang-Sy. Mais pourvu que je puisse y faire quelque bien, je mourrai content... »

Le même courrier apportait une lettre de Mgr Dani- court à son frère M. l'abbé Charles Danicourt, vicaire à Saint-Leu d'Amiens, dans laquelle sont consignés de plus amples renseignements sur sa mission; nous en détachons les passages suivants :

« Depuis mon arrivée ici, j'ai été fort occupé à faire mission dans le village de Kiou-Tou et à entendre les confessions à la chapelle. J'ai réuni ici tous les confrères du Kiang-Sy, pour les vacances, afin de mieux les con- naître. Mais par un coup terrible, que je ressentirai de longtemps, M. J.-B. Ouan est mort sur le chemin à un quart d'heure d'ici... Sa mort fait un grand vide dans notre pauvre Kiang-Sy. M. Lu n'est plus propre qu'à assister les moribonds. Je dois, cette année, rester au séminaire pour la direction et les classes avec M. Fran- çois Kiou (maintenant Fan). Il ne me reste plus que quatre missionnaires pour soigner nos neuf mille chré- tiens, dispersés dans les coins du Kiang-Sy, c'est-à-dire, sur un espace de plus de cent lieues en longueur et en lar- geur. Voyez si nous avons du chemin à arpenter. Pour

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faire cette besogne comme il convient, il faudrait au moins dix missionnaires, un dans chaque district, mais je n'en ai que quatre. Patience ! Dieu aura enfin pitié de nous *. Je suis assez content du district deKien-Tchang- fou, d'où dépend Kiou-Tou. Le tribunal de la pénitence est très fréquenté, mais en général les chrétiens du Kiang-Sy ne remplissent guère leurs obligations. C'est le manque de missionnaires, et de bons missionnaires, qui en est la cause.

« Nous avons eu une mort très édifiante, cette année à San-Kiao, dans le district de Choui-Tckéou-Jbu, était le séminaire avant d'être transféré ici. La vierge Clara Hou, âgée de 30 ans, est morte comme une sainte le jour de l'Assomption, vers cinq heures de l'après- midi, munie de tous les sacrements. Sa grande peine était de ne pas mourir ce jour-là. Mais comme on lui eût fait observer, qu'à l'heure qu'il était, on ne faisait que commencer la fête en Europe, elle s'est tranquil- lisée et a remis son âme à Dieu dans le plus grand calme et la sérénité des élus.

« Que vous dire des rebelles ? C'est affreux, horrible, épouvantable. Au mois de juin dernier, une des hordes sauvages a massacré à Ning-Tcheou, ville située sur les limites nord-ouest du Kiang-Sy, aux moins cent mille individus : hommes, femmes, vieillards, enfants, tout a été tué à coups de pique. Ils n'ont épargné qu'un millier d'individus. Ils mangent la chair humaine, après le carnage , et on les voit fréquemment porter sur leurs épaules des entrailles humaines, comme s'ils ve- naient de chez le charcutier. Outre que plusieurs de nos chrétiens, pris par eux et échappés de leurs mains, nous racontent ces horreurs, c'est un fait qui est connu de tout le monde.

1. Deus meus misereatur nostri!

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c< 11 y a certainement quelques Européens parmi eux ; car nos chrétiens ont vu à Kiou-Kiang-fou quatre indi- vidus dont deux à cheveux blonds à barbe rousse, et deux autres au teint fort basané et à cheveux indiens,, et tous avec des pantalons collants et des sous-pieds : tout le monde disait qu'ils étaient des étrangers. Cette race infâme fait cependant des prières avant et après les repas ; mais ce sont évidemment des prières pro- testantes, caries catholiques, encore moins les païens, n'ont jamais eu connaissance de semblables prières, des louanges aux quatre rois de l'Orient, de l'Oc- cident, du Nord et du Midi sont mêlées à celles des trois personnes de la sainte Trinité... Les mission- naires bibliques, qui ont tant vanté d'abord ces nou- veaux disciples de leur secte, doivent bien rougir main- tenant des abominations et des cruautés commises par leurs prosélytes : A fructibus eorum cognoscetis eos. Le caméléon Gutzlaff. le cumulateur d'argent, comme l'appelaient les Ang'lais, d'abord disciple de foeniché. puis colporteur de bibles sur les côtes de Chine, par le moyen des navires d'opium, puis attaché, comme inter- prète, à l'expédition anglaise contre la Chine, puis ma- gistrat civil à Mng-Po et Ting-Haè(Tcheousan), puis secrétaire du gouvernement anglais à Hong-Kong-, enfin mort dans cette colonie en laissant une somme de plus de deux cents mille piastres, Gutzlaff, que les protes- tants d'Allemagne ont eu le front de comparer à saint François-Xavier, et qui n'a jamais pénétré jusqu'au Japon, ce que je lis avec bien delà surprise dans ï His- toire unirerselle de V 'Église par M. J. Alzog, doit être considéré comme le principal auteur de ces quelques vérités chrétiennes qu'on voit surnager çà et sur les ilôts impurs de la morale des rebelles ; car il a eu à son service pendant plusieurs années des adeptes de Can- ton, qu'il envoyait dans ces différentes provinces y pro-

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pager sa doctrine ; car il avait aussi la sienne, et cela au moyen de salaires copieux.

« Tout le thé que les Européens exportent de Shang- haï vient de Ning-Tcheou, de sorte que cette ville, que la justice de Dieu vient de punir d'une manière si ter- rible et qui avait aussi ses iniquités, s'était agrandie étonnamment dans peu d'années. Quatre de nos chrétiens de Kiou-Tou qui y étaient allés pour le thé, n'ont pu se sauver à l'arrivée des rebelles, Dieu en a délivré deux du carnage, et après être restés quelque temps au service des rebelles, l'un comme médecin et l'autre comme co- piste, ils ont pu s'échapper et revenir ici. Mais nous avons lieu de craindre pour la vie des deux autres, dont l'un, Laurent Yeou, fils aîoé, cause à sa jeune épouse et à toute sa famille une amertume désolante...

« La Sainte-Enfance fait des progrès au Kiang-Sy : on a baptisé, cette année, plus de cinq mille enfants, et si les rebelles nous laissent tranquilles, ce dont je doute, nous recevrons un plus grand nombre d'enfants. J'ai dit à mes confrères de faire moins d'attention aux événe- ments de ce monde et de pousser nos œuvres selon nos forces et nos moyens. J'aurai soin de faire donner les noms de nos neveux et nièces '... »

A la date du 10 octobre 18ou, Mgr Danicourt adressa à Mgr de Salinis, évêque d'Amiens, nommé à l'archevêché d'Auch, une lettre dans laquelle il donne à Sa Grandeur une foule de détails sur la Chine et le Kiang-Sy, détails analogues à ceux qui sont contenus dans celles que nous venons de citer ; il y joint des renseigne-

1. Vers la fin de cette lettre Mgr Danicourt ajoute : « J'ai fait part à mes confrères et aux chrétiens de la belle cérémonie qui a eu lieu dans votre belle cathédrale d'Amiens : tous en ont été touchés et émus de reconnaissance. Mais j'attends bien autre chose de Mgr de Salinis. » (Il s'agit de la cérémonie de sainte Theudosie.')

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ments curieux sur les vices et les crimes des Chinois. Après avoir donné la statistique de sa province et dépeint sa physionomie physique et morale il ajoute :

« Je vous le déclare, Monseigneur, à la vue de mes neuf mille chrétiens dispersés jusqu'aux dernières limites de mon diocèse, et n'ayant de secours à attendre que de quatre missionnaires, j'ai besoin, pour ne pas perdre courage, de me souvenir que comme Français je suis le frère de ceux qui meurent en Crimée ; comme prêtre et évêque, je suis le serviteur et le ministre d'un Dieu qui est dans une étable, qui a mangé son pain à la sueur de son front et qui est mort crucifié... »

Comme on peut en juger d'après tout ce qui précède, la grande préoccupation de Mgr Danicourt, depuis son arrivée au Kiang-Sy, était le manque de mission- naires : plusieurs fois il s'adressa à la maison de Paris à l'effet d'en obtenir; mais celle-ci, soit qu'elle manquât d'ouvriers évangéliques pour le moment, soit qu'elle préférât attendre, ne répondit pas à son appel. Alors il prit le parti d'écrire à Rome afin de mettre la Sacrée Propagande au courant de sa triste situation et d'ob- tenir, par son influence, les secours dont il avait un si pressant besoin : c'est ce qu'il fit le 9 novembre 1855. Quelques mois plus tard, Péminent cardinal Antonelli lui répondait ainsi qu'il suit :

« C'est à la Sacrée Congrégation elle-même que sont arrivées les lettres que vous avez adressées le 9 no- vembre dernier à son éminentissime préfet, sur l'état de votre mission, car le très illustre prélat, appelé à la récompense promise dans le ciel, était mort dans le baiser du Seigneur le 20 avril dernier. Bien que nous ayons tout lieu d'être rassurés sur le sort heureux de ce

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prélat très pieux, il est de notre devoir cependant, de le recommander aux prières de Votre Grandeur et aux suffrages du sacrifice non sanglant, ce que vous ferez avec le plus grand bonheur, nous n'en doutons pas.

« Nous devons vous dire que vos lettres ont fait le plus grand plaisir à la Sacrée Congrégation. Bien que tout ce que vous dites de l'état de votre mission soit triste et navrant, les très illustres prélats se sont réjouis cependant en voyant avec quel zèle et quelle sollicitude vous remplissez votre charge et gouvernez votre trou- peau, en sorte qu'ils espèrent que tous les dommages qu'a soufferts cette vigne du Seigneur, de l'injure du temps et des différentes calamités dont vous parlez, pourront être réparés, avec l'aide de Dieu, et qu'elle produira les fruits désirés. Mais, comme vous le remar- quez avec raison, puisqu'il n'est guère possible, ou plu- tôt qu'il est impossible à qui que soit d'espérer quelque chose dans un pays la moisson est très abondante, mais les ouvriers sont en si petit nombre, qu'on peut dire qu'il n'y en a pas, nous avons averti sans retard les supérieurs de votre Congrégation, et nous leur avons signifié que c'était pour eux une charge grave de conscience de vous envoyer les missionnaires que Votre Grandeur réclame depuis si longtemps, ce qu'ils comprendront bientôt, nous en avons l'espoir. Votre Grandeur trouvera ci-joints les induits qu'elle réclame. Dieu vous garde longtemps sain et sauf.

« Votre frère le plus dévoué,

« J. Antonelli.

« Al. Barnabq, secrétaire. »

M. Etienne, supérieur général des Lazaristes, eut in- directement connaissance de cette démarche de Mgr Da- nicourt auprès de la Propagande et en exprima son

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mécontentement au prélat lui-même. Mais, comme la lettre du cardinal Antonelli le fait bien supposer, Mgr Da- nicourt n'avait agi ainsi qu'à la dernière extrémité afin d'obtenir à tout prix des missionnaires de la maison de Paris. Au surplus, en faisant cette démarche, Sa Gran- deur remplissait un devoir essentiel de sa charge et l'on ne saurait l'en blâmer, pas plus que son éminent panégyriste qui n'a pas craint d'émettre cette proposi- tion, en présence de M. Etienne, à Authie : Supposé qu'un dissentiment fut possible, il distinguait les liens, mais il ne voulait en rompre aucun : « Comme enfant de saint Vincent, je suis tout pour la Congrégation de la Mission; comme vicaire apostolique et évêque, je suis tout pour la Sacrée Congrégation de la Propagande ' . »

{. Oraison funèbre de Mgr Danicourt par Mgr Duquesnay.

CHAPITRE VII

MONSEIGNEUR DANICOURT ET LA SAINTE-ENFANCE AU KIANG-SY (1856).

iut que se propose Mgr Danicourt dans tout ce qu'il fait ou écrit elativement à la Sainte-Enfance. Rapport adressé à Mgr Pa- risis, évèque d'Arras, sur l'infanticide et l'exposition des enfants en Chine : causes d'infanticide ; nombre d'enfants exposés au Kiang-Sy; moyens d'exposition. Appel aux catholiques de l'Europe en faveur de l'œuvre. Prêtres 'de la Sainte-Enfance (rapport adressé à M. Jammes). Appel des sœurs de charité au Kiang-Sy pour la même œuvre.

Dès son arrivée au Kiang-Sy, Mgr Danicourt comprit que, dans cette contrée plus qu'ailleurs, l'avenir de la mission et par même de la religion reposait entière- ment sur la Sainte-Enfance , dans les enfants à re- cueillir, à baptiser et à élever chrétiennement. Il fallait dès lors songer à organiser la Sainte-Enfance sur un assez grand pied; mais pour cela il était indispensable d'obtenir aes subsides plus considérables et de stimuler le zèle, la générosité des catholiques de l'Europe pour cette belle œuvre. C'est ce qu'il eut en vue dans bon nombre de ses lettres et en particulier dans le rapport sur l'infanticide et l'exposition des enfants en Chine. Laissons-le nous exposer lui-même les motifs qui ont inspiré ce rapport plein d'actualité au moment il a été fait et aussi à l'époque à laquelle il reçut les hon-

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neurs de la publicité en 1863 ; puis nous en citerons les principaux points.

« C'est le désir d'effacer de l'esprit des associés toute espèce de doute sur le résultat et le fruit de leurs au- mônes; c'est l'amour de la vérité; c'est une estime sin- gulière et pour ainsi dire une vénération envers l'en- fance chrétienne d'Europe ; c'est pour lui donner, s'il y a moyen, un nouveau stimulant que je fais ce rapport. Je le lui consacre, je le lui dédie, je le lui offre comme une dette et une redevance à laquelle sa charité a acquis tout droit. Lorsque l'enfance donne l'exemple d'un dé- voûment si prodigieux et rivalise d'un zèle si ardent , tout cœur chrétien doit se remuer pour bénir la Provi- dence d'avoir suscité, de nos jours, des phalanges enfan- tines, dont les cœurs, comme les aumônes, ont pu tra- verser les mers pour sauver d'autres enfants qu'ils n'ont jamais vus, mais qu'ils verront dans le ciel qui leur est ouvert par le centime, l'obole, et le denier de leur aumône.

« Je saisis la question de l'infanticide et de l'exposi- tion des enfants en Chine, avec d'autant plus d'empres- sement et de confiance, que nous vivons dans un siècle le pour et le contre ', sur les faits les plus constants et les plus avérés, se disent, s'écrivent et se publient avec la facilité la plus étonnante, d'où il arrive que les lecteurs, éloignés qu'ils sont des lieux dont il est ques- tion, ne savent plus à quoi s'en tenir. J'aime aussi à croire qu'on ajoutera autant de foi à un missionnaire qui , depuis l'établissement de la Sainte-Enfance en

1. Il y a quelques années, Francisque Sarcey a publié, dans le XIXe Siècle, plusieurs articles contre la Sainte-Enfance et l'infan- ticide : le journal Le Momie y a répondu. Dans des ouvrages publiés sur la Cbine, à l'occasion de la guerre du Tonkin (1884), on a nié également l'infanticide : ce chapitre est donc ici d'une grande opportunité.

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Chine, s'est occupé d'une manière spéciale à connaître le sort des enfants nouvellement nés en Chine, qu'aux voyageurs qui dans leur course rapide, quelque talent, quelque œil observateur qu'ils aient, n'ont pu qu'effleurer les mœurs, les coutumes et les usages des Chinois, à moins qu'ils ne répètent ce qu'ils ont lu dans les livres écrits dans la solitude du cabinet.

« Je commence par mettre en fait, que si un Européen n'est pas en contact avec les Chinois, durant de longues années, il restera ignorant sur une foule de leurs usages tant bons que mauvais, et je soutiens qu'il n'y a pas un missionnaire en Chine qui n'apprenne tous les jours du nouveau sur les mœurs et les coutumes chinoises, fut-il vétéran dans la carrière apostolique comme le digne et vénérable Mgr Perrocheau.

« Ismaél, pleurant, gémissant et mourant de soif sous un arbre dans le désert de Bersabée, remue tout cœur compatissant et lui fait verser des larmes; Moïse dans son berceau flottant, exposé à la voracité des vautours et des crocodiles, jette l'âme dans la sollicitude et la crainte. Mais l'un avait sa mère pour lui fermer les yeux et l'enterrer; et l'autre sa sœur pour le sauver, comme un autre ange gardien. Des milliers d'années ont passé sur la Chine et des milliards d'enfants sont morts à la voirie et dans l'eau, sans aucune Marie qui veillât sur leurs jours et sans aucune Agar qui pleurât sur leur sort ! ! !

« Avant de mettre dans toute son évidence le chiffre déplorable des enfants exposés, étouffés et noyés chaque année en Chine, je ferai observer qu'en France, par exemple, l'exposition des enfants a toujours été plus grande dans les temps de misère et de corruption. Ces enfants jonchaient les portes des églises du temps de saint Vincent, et depuis plus de cinquante ans, qu'on me dise combien de fois le libertinage a fait rouler nos tours.

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« Or, y a-t-il, en Chine, moins de misère qu'en France? Y a-L-il moins de calamités, d'épidémies, de libertinage enfin? Nulle comparaison à établir entre les calamités de Chine et celles de France, tant les pre- mières surpassent les dernières

« Sans les trésors versés par la charité chrétienne pour la conservation des enfants trouvés en Europe, que de milliers de ces enfants périraient chaque année. Or, en Chine quel secours accorde le gouvernement ou le peuple à l'enfance réduite à la misère? On a bien établi dans presque toutes les villes des hospices pour les recevoir; ces hospices sont bien dotés de larges revenus ; on a bien taxé dans beaucoup de villes chaque boutique de cinq à dix sapèques à payer par mois pour le soutien des enfants ; mais l'argent est détourné par les administra- teurs; mais les enfants, presque tous des filles, sont si mal soignés, si mal vêtus et si mal nourris, qu'on ne peut mettre les pieds dans ces hospices sans se sentir le cœur bondir et l'âme dégoûtée à la vue des saletés qui couvrent les enfants des pieds à la tête. 11 échappe si peu de ces enfants à la mort que les père et mère pré- fèrent exposer leurs enfants ou les faire mourir de suite plutôt que de les porter dans ces asiles dégoûtants ils savent qu'une mort certaine les enlèvera après avoir été macérés par la souffrance et la douleur...

« Puisqu'il y a en Chine tant de myriades d'enfants exposés et sacrifiés, peut-être va-t-on conclure que le sentiment de la nature, si profondément gravé par la main de Dieu dans le cœur du père et surtout de la mère, sentiment que le glaive de Salomon fit jaillir avec tant de force des entrailles d'une mère d'ailleurs de mau- vaise vie, est éteint dans la plupart des Chinois. Non, il n'est pas éteint, mais bien supplanté et dominé par la colère, la superstition et la crainte du déshonneur, source et origine des malheurs qui pèsent incessamment

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sur la Chine et qui arrachent la vie à un nombre infini d'enfants à leur entrée dans la vie et même avant leur naissance.

« Les Chinois qui ont en partage la pauvreté et la misère se disent, lorsqu'il leur naît une deuxième ou troisième fille : à quoi bon nourrir cette fille? Quel profit en retirer? Ce n'est bon qu'à balayer la maison. Mieux vaut s'en défaire que de l'élever et la nourrir jus- qu'à l'âge de seize ou dix- huit ans, sans savoir au bout du compte la placer...

« Souvent c'est une bru qui, ne pouvant supporter les reproches et les malédictions d'une belle-mère ou d'une belle-sœur, de ce qu'elle ne met au monde que des filles, dans un accès de colère et de fureur, étouffe et jette sa fille à Peau. Rien d'affreux comme une femme chinoise en colère; on la dirait possédée du démon de la rage...

« Plus souvent encore, c'est le père et la mère qui se disent : il vaut mieux envoyer de suite l'âme de cette fille transmigrer chez quelque famille riche, plutôt que de la voir végéter dans la misère et mourir de faim. On ne se figure pas en Europe combien la croyance à la mé- tempsycose est commune en Chine. Les missionnaires qui n'ont des rapports qu'avec les chrétiens, ce qui a lieu dans presque toutes les missions, n'ont pas occasion de traiter cette matière, comme je l'ai eue tout le temps que je suis resté au Tché-Kiang, il m'a fallu étudier toutes les sectes, pour être en état de les combattre et d'en dé- montrer la fausseté aux païens...

« Mais ce sont surtout les enfants du crime qu'on fait périr avant ou immédiatement après leur naissance ; et, vu la corruption des mœurs qui règne en Chine, le chiffre de ces innocentes victimes est effrayant. Et, si Ton savait en Europe, comme le savent les mission- naires, combien la vie est peu de chose en Chine, on croirait bien facilement ce qu'il me peine de démontrer ici.

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« Le gouvernement est si indolent que le crime d'in- fanticide se multiplie partout impunément, et le peuple est si accoutumé aux proclamations que les nouveaux préfets, après leur installation, font afficher dans les rues, contre les noyades d'enfants, qu'il n'y fait plus attention : il se contente de dire que le préfet a encore un peu d'humanité. Mais humanité fausse, puisque les proclamations restent toujours sans effet; mais huma- nité homicide, puisqu'elle laisse périr des millions d'en- fants qu'elle pourrait sauver

« Je vais maintenant répondre à une objection que quelques Européens, je le sais, ne manqueront pas de faire ; à savoir que ce grand nombre d'enfants, qu'on voit pourrir sur les fleuves, les rivières, dans les canaux, les étangs, etc., sont morts de mort naturelle et n'ont été jetés que parce que leurs parents, étant pauvres, n'ont point de terrain pour les enterrer, ni d'argent pour leur acheter un cercueil. Je réponds qu'expliquer la chose de cette manière, c'est ignorer un usage ou plutôt un préjugé qui existe en Chine et que je vais développer, et j'avoue franchement qu'autrefois j'étais aussi dans cette erreur, faute d'avoir pris des informations.

« Lorsqu'il nait en Chine une fille, si on veut la con- server, elle est lavée, sinon elle ne l'est point. Mais une fois lavée, jamais on ne la jette à l'eau ou à la voirie, et si elle vient à mourir, elle est toujours enterrée, d'après un préjugé chinois qui attache un plus grand crime à l'infanticide d'un enfant lavé qu'à celui d'un enfant non lavé. Mais si on ne la lave point, c'est qu'on veut l'é- touffer immédiatement, ou la noyer dans un seau, ou la jeter à l'eau, ou la suspendre, renfermée dans un panier, à un arbre ou dans la haie voisine. Je prie le lecteur d'a- jouter foi à ce que je dis ici, parce que, soit chrétiens, soit païens, tout le monde ici m'a affirmé, m'a certifié que tous les enfants qu'on trouve morts, tant sur terre

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que sur l'eau, ce sont autant de filles qu'on a fait ainsi mourir.

« Le fait est tellement vrai que, dans les commence- ments de l'établissement de la Sainte-Enfance au Kiang- Sy, dans les localités l'on recueillait les enfants, nos chrétiens obtenaient difficilement le lavage de ces en- fants, parce que les païens craignaient qu'ils ne fussent pas reçus après avoir été lavés, et qu'ainsi ils ne leur restassent sur les bras.

« Quoique j'aie déjà fait des interrogations à ce sujet, je n'ai pu encore découvrir la raison pour laquelle un enfant, une fois lavé, n'est jamais étouffé ou jeté à l'eau ; mais bien enterré, s'il vient à mourir. Elle doit reposer sur quelqu'une de ces mille superstitions, si profondé- ment enracinées en Chine et si peu connues des Euro- péens...

« J'en viens maintenant aux enfants exposés dont le nombre n'est pas moindre que celui des enfants non lavés, dont je viens de parler. Si je pouvais faire un ta- bleau complet des malheurs de tout genre qui écrasent annuellement plusieurs provinces de Chine, comme les débordements du Houang-ho et du Yang-tse-Kiang; la piraterie qui a étendu ses escales sur le littoral de Chine, depuis le golfe du Tong-King jusqu'aux extré- mités nord de celui de Pékin; les descentes des Si-fanget de Si-tsang dans les provinces du Sse-tchuen et du Yun- nàn ; les moissons enlevées par l'inondation, ou mou- rantes debout soùs les ardeurs d'un ciel sans nuages ; l'opium, ce virus meurtrier qui, attaquant et minant le physique comme le moral de la génération présente, laisse sur la génération suivante les traces ineffaçables de son venin ; le jeu, cette grande passion des Chinois, devenu si fréquent, que dans les rues et sur les barques, on ne voit partout que des cartes, on n'entend partout que le son des dés ; la fièvre, cette maladie inhérente aux

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Chinois, et cela, grâce aux éludes et à la science des empiriques et des charlatans ; les révoltes, les insurrec- tions, les guerres, et avant tout ces hordes sauvages, qui depuis cinq ans ont couvert de carnage et de sang un tiers de la Chine, affublant leur monstrueuse reli- gion de quelques lambeaux de la lîible, et des masques de la chevalerie chinoise ; si, dis-je, je pouvais faire un tableau complet de toutes ces calamités, personne n'au- rait de doute sur l'immensité de l'exposition en Chine et chacun croirait voir avec moi ces pauvres enfants, vic- times de la misère, nus, gisants et mourants aux portes des pagodes, sur les ponts, devant les monts- de-piété, dans les rues, dans les latrines, sur les che- mins, dans les champs, etc., etc. Si je mentionne tous ces cas, c'est que j'ai une foule de faits sur chacune de ces manières d'exposer les enfants par suite de la mi- sère.

« Les suffocations, noyades et expositions des enfants n'ont pas seulement lieu chez les pauvres, mais aussi dans les familles aisées, et en voici la raison : les Chi- nois tiennent singulièrement à avoir des garçons, afin qu'après leur mort, ils aient quelqu'un qui leur fasse le Keng-fan ou Taï-fan, c'est-à-dire qui leur rende le culte superstitieux, connu sous le nom de culte des ancêtres. Or, s'il leur naît plus de deux filles consécutivement, la troisième, la quatrième, etc., est immédiatement étouf- fée ou noyée, parce que, disent-ils, la mère, épuisée par l'allaitement de ces filles, ne pourra plus donner de garçons.

« C'est pour la même raison que la polygamie est si commune en Chine parmi les riches. Les Chinois prennent plusieurs femmes, surtout dans l'espoir d'avoir de la seconde ou troisième femme, des garçons qu'ils n'ont pu avoir de la première ou de la seconde. Mais les pauvres ne peuvent pas avoir recours à ce moyeu

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pour avoir des garçons, parce que les femmes s'achètent fort cher en Chine; de sorte que pour conserver les forces de l'unique femme qu'ils ont, ils se débarrassent immédiatement des filles qui leur naissent coup sur coup, pour ne pas épuiser la mère...

« Outre les causes d'infanticide mentionnées ci- dessus, il y en a d'autres dont je vais parler '. Beau- coup de parents pauvres, qui ne peuvent donner leurs filles à d'autres, pour futures épouses, parce qu'il leur faut encore ajouter plusieurs ligatures qu'ils n'ont pas, et fournir des habits jusqu'à ce qu'au moins les filles aient atteint l'âge de six ans, préfèrent les faire mourir pour en être débarrassés. C'est encore la pauvreté qui pousse un grand nombre de mères à tuer leurs filles aussitôt après leur naissance, afin qu'avec leur lait, elles puissent être admises comme nourrices dans quelque famille riche, et gagner une vie qu'elles ont si cruellement éteinte dans le fruit de leurs entrailles.

« La difficulté de trouver un parti sortable à leur con- dition fait encore qu un grand nombre de familles aisées tuent toutes les filies qui leur naissent, à l'exception de la première qu'elles conservent. Et lorsqu'on demande au père ou à la mère combien ils ont eu de filles, ils répondent : trois, quatre, cinq, etc., et si on ajoute : sont elles ? Us répondent en riant qu'ils les ont offertes au Dieu, dragondes eaux, c'est-à-dire qu'ilsles ontnoyées. rs'ous avons ici autour de nous plusieurs familles païennes qui sont dans le même cas. Il n'y a donc aucun doute sur cela; car il suffit d'interroger les néophytes, c'est-à-dire les adultesnouvellement baptisés, et tous de dire qu'ils ont tué leurs filles, comme tout le monde le fait, sans penser que ce fût un si grand crime... »

1. Les deux alinéas qui suivent se trouvent dans la deuxième partie du rapport de Mgr Danicourt, mais Tordre logique des idées exige que nous les placions ici.

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La seconde partie du rapport traite du nombre des en- fants exposés, des différents modes d'exposition, et se termine par un appel chaleureux aux associés de l'Eu- rope.

« D'après une foule d'interrogations que j'ai faites et d'informations que j'ai prises de tout côté, j'ai acquis la certitude que sur cent filles qui naissent au Kiang-Sy, il y en a au moins un quart qu'on fait périr impitoyable- ment, aussitôt après leur naissance; et pour juger du nombre de ces innocentes victimes, sacrifiées par leurs parents, il n'y a qu'à jeter les yeux sur la carte duKiang-

Sy-

On y voit, sur un espace de plus de cent lieues, en longueur et en largeur, c'est-à-dire depuis Tchang-ning, au midi, jusqu'à Choui-tchang, au nord, et depuis Yu- ckan, à l'est, jusqu'à Pin-siang à l'ouest, soixante-dix- huit villes murées, outre cinq bourgs comparables à des villes... ; enfin une foule de gros villages. Qu'on juge d'après cela de la population de la province. Pour moi, je ne crois pas être au-dessus de la vérité, en lui donnant vingt-cinq millions d'habitants. D'après cette estimation, ceux qui sont experts dans la science de la statistique pourront donner un chiffre approximatif du nombre d'en- fants qui naissent chaque année dans une telle population, faisant attention que les filles sont toujours plus nom- breuses que les garçons.

« J'en viens maintenant aux différentes manières d'in- fanticide et d'exposition en Chine. C'est généralement aussitôt après leur naissance que les enfants , et ce sont toujours des filles, perdent la vie : ou bien on les noie, ou bien on les étouffe si l'eau est éloignée et on les fait disparaître ; ce qui a lieu dans les villes et les bourgs, dans la crainte d'être aperçu des voi- sins.

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« En dehors des villes, dans les villages, à la cam- pagne, on les jette à l'eau ou on les suspend aux arbres, ou bien on les dépose dans les haies et toujours ren- fermés dans des paniers quelconques. S'il arrive qu'on les enterre, après les avoir fait périr, la chose se fait le plus vite possible, dans la crainte d'être vu, et alors ces enfants ne sont recouverts que d'un peu de terre ; d'où il arrive très souvent que les chiens, attirés par l'odeur, ouïes pourceaux (qui pullulent en Chine), en font leur pâture...

a L'exposition des petites filles se fait aussi de diffé- rentes manières. Mais en général leur exposition résulte de la pauvreté des parents et c'est toujours avant qu'elles aient atteint l'âge de cinq à six ans. Ces expositions se font dans les rues, à la porte des pag-odes, des temples des ancêtres, des monts-de-piété, sur les chemins fré- quentés, sur les ponts, aux portes des villes, en un mot il passe ou entre du monde, afin qu'on les re- cueille.

« Que de fois nos chrétiens ont vu des mères aux aguets à une certaine distance, dans l'attente que quel- qu'un recueillit l'enfant que la misère ou quelque autre raison puissante les avait comme forcées à déposer fur- tivement sur la voie publique. La première fille que j'ai reçue à Xing-l'o-foua été trouvée à la porte d'une pagode sa mère l'avait déposée. Elle a maintenant dix-sept ans et est mariée à un bon chrétien du département de Kia- shing-fou, dans le Tché-Kiang-.

« Les séminaristes du Kiang-Sy en ont aussi recueilli dans leur promenade, et à peine l'enfant était-il ramassé, qu'on vovait la mère, qui se tenait cachée à quelque distance, s'en retourner vite à la maison, contente de voir son enfant en bonnes mains. Dans une foule de localités, ces petites filles sont déposées la nuit dans un des endroits mentionnés plus haut, et il arrive souvent

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que lorsque la petite a trois ou quatre ans, les boutiques du voisinage contribuent pour une somme de cinq à six ligatures qu'elles donnent à une femme connue, à la condition de nourrir l'enfant pendant un certain nombre d'années. Si l'enfant ne meurt pas, elle est adoptée généralement et devient la bru de sa mère par adop- tion.

« Telles sont, à peu près, les différentes manières de faire périr ou d'exposer les petites filles au Kiang-Sy, et cela a lieu dans tous les départements de la province, excepté dans les arrondissements des deux départements de Kyn-gan-fou et Kan-tcheou-fou, les femmes en généra] ont leurs pieds d'Adam et d'Eve et peuvent gagner leur vie dans les champs ou sur les montagnes, en travaillant comme les hommes. Dans le reste de la province, toutes les femmes ont des pieds de chèvre... L'origine des pieds de chèvre ou petits pieds repose sur une fable, qui dit que le diable Mo-Koui, sous la forme d'une femme à petits pieds et embellie des parures les plus capables de séduire et de captiver un cœur farouche, apparut à Tchou-ouang, qui en fut épris et la prit pour sa femme. Mais c'est tout simplement un Régulus qui, ayant tout à craindre de la cruauté de Tchou-ouang et voulant se le rendre favorable, lui donna sa fille parée comme une déesse et les pieds étroitement serrés avec des bandelettes, d'où est venu l'usage des petits pieds...

« Au dire de nos prêtres indigènes, les familles riches ont dans un coin de la maison ou dans un en- droit retiré du jardin une fosse dans laquelle on jette les filles dont on ne veut pas ; c'est ainsi qu'elles cachent leurs atrocités et qu'elles mettent leur honneur à cou- vert...

« J'ignore si les Chinois se servent de petits enfants pour des opérations magiques. Mais je sais que des

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charlatans s'en servent pour composer des remèdes qu'ils appliquent surtout aux membres fracturés. Après avoir décharné les os des enfants, ils en font une poudre, puis une pâle qu'ils appliquent sur les blessures. (Le prélat cite des faits commis par une société de charlatans.)

c( Si j'entre dans des détails si affligeants et si déchi- rants pour tout cœur sensible, c'est uniquement dans le but d'exciter la compassion des chrétiens d'Europe. Si je mets sous les yeux la plaie la plus affreuse qui ait jamais rongé une nation, c'est afin de réclamer l'aumône delà prière que chacun peut donner, puisque le cœur suffit pour cela; c'est afin de solliciter l'aumône corpo- relle de tout chrétien dans les mains duquel la bonté de Dieu a déposé une obole

a La charité des associés de la Sainte-Enfance a déjà planté ses jalons au delà des limites de l'Europe ; ses collectes sont déjà parvenues à une somme prodigieuse, vu ses quelques années seulement d'existence. Mais qu'il lui reste encore à faire pour parer aux besoins de la Chine ! Cependant, j'en ai la ferme confiance, son ardeur lui fera toucher au but que s'est proposé son illustre fondateur, je veux dire la conversion de la Chine.

« L'association de la Sainle-Enfance repose sur un fondement plus ferme et plus solide que le roc; elle a pour soutien un aliment qui ne sait ni vieillir, ni périr, la charité divine. Oui, l'enfance chrétienne, éclairée par la lumière de la grâce et échauffée par le feu de la charité, peut tout avec son cœur, sa prière et son aumône. Le cœur d'une fille sans tache a tellement ravi celui du Fils de Dieu, qu'il est descendu du ciel pour se rendre à jamais semblable à elle. Serait-il indifférent, se fermerait-il, ce cœur, pour de jeunes frères qui lui ressemblent tant par les charmes de l'innocence et

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les élans de la chanté? Non jamais : ce cœur, au con- traire, est à eux avec ses trésors infinis de grâces et de vertus...

« Courage donc, généreux compagnons de l'enfant Jésus ! Déjà vous avez arraché à l'enfer des milliers d'en- fants. Courage! vos centimes et vos sols conservent la vie à des milliers d'enfants qui ne vivent que pour vous. Courage! vos aumônes ont déjà, envoyé au ciel des myriades de frères qui vous attendent et prient pour vous. Courage ! vous allez avoir des apôtres dans vos frères adoptifs, qui feront'en paroles, dans un empire « tout est Dieu, excepté Dieu lui-même, » ce que vous y faites par vos prières et vos aumônes. Courage! vous êtes entrés dans la plus belle carrière d'honneur qui ait jamais été ouverte à l'ambition du cœur humain, au bout de laquelle, au lieu de cris de victoire, au lieu de couronnes périssables et d'ovations passagères, vous trouverez votre frère d'armes , qui vous a ouvert le chemin de la gloire, l'enfant Jésus, qui vous re- cevra, vous embrassera, vous couronnera et vous ouvrira la marche pour entrer glorieux dans la Jéru- salem céleste au chant de Y Alléluia et de YHosanna répétés à jamais par toutes les légions des anges et des saints.

« Et vous, parents charitables d'enfants si généreux, salut et bénédiction en Notre-Seigneur. Et vous, pas- teurs vigilants d'agneaux si aimables, honneur en Notre-Seigneur! Et vous pontifes et princes de l'Église, protecteurs puissants, et propagateurs zélés de la Sainte-Enfance, gloire en Notre-Seigneur !

« Les genoux en terre et les yeux tournés vers l'Occi- dent, où Confucius a dit qu'était le Saint *, je réclame le

1. Ces paroles remarquables de Confucius sont un témoignage frappant de la tradition : un des nombreux disciples de ce philo- sophe lui demandait un jour était le Saint. Il répondit : « Les

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secours de vos prières pour moi et mes pauvres chré- tiens; je vous offre à tous, au nom du Kiang-Sy, l'expression de la plus vive reconnaissance pour votre générosité et vous conjure, par la charité de l'enfant Jésus, de réserver dans vos prières et vos saints sacri- fices une part à tant de millions d'àmes qui vivent sans Dieu sur la terre et tombent tous les jours dans le malheur éternel '... »

A la date du 2 février 1856, Mgr Danicourt avait adressé un autre rapport à M. Jammes, directeur de l'Œuvre, dans lequel on voit briller le même zèle pour la Sainte-Enfance. En voici les principales pensées; elles trouvent leur place naturelle ici, après tout ce que nous venons de reproduire :

« Je viens de faire un mandement qui sera copié à un grand nombre d'exemplaires et qui va être envoyé à toutes les chrétientés de la province. J'y exhorte, presse et pousse les catéchistes, les baptiseurs, les vierges, en un mot tous les chrétiens de chaque localité à prendre à cœur le baptême et le sauvetage des enfants païens et d'y employer tous les moyens possibles. J'espère que mes efforts obtiendront leur effet; car, depuis mon arrivée ici, les missionnaires, comme les chrétiens, se sont montrés parfaitement disposés à seconder mes desseins et mes projets pour le bien de la religion en cette province. Je suis heureux de pouvoir leur rendre ce témoignage, qu'ils méritent à tous égards, et cette union du pasteur avec ses collaborateurs et son trou- peau est l'heureux présage du grand bien qui va s'opérer

hommes de l'Occident ont le saint. » Cette parole serait un témoi- gnage rendu à IVotre-Seigneur.

i, Daté de Kiou Tou, 11 février 1856.

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dans le Kiang-Sy pour la Sainte-Enfance et, par consé- quent, pour la religion.

a Mais il est fâcheux que nous soyons si peu de mis- sionnaires. Dans l'affliction de mon âme, je conjure le maître de la mission d'avoir pitié du Kiang-Sy et d'y envoyer des ouvriers, sans quoi, nos chrétiens tombe- ront de plus en plus, et elles périront à jamais ces inno- centes créatures, que la nation la plus insensible et la plus froide qui ait jamais existé, sacrifie chaque année par millions avec un sang-froid qui serait inconcevable, si on ne savait que le péché originel a causé dans les facultés de l'âme et dans les affections du cœur des ravages bien autrement désastreux que ceux que le déluge a exercés dans l'atmosphère et sur le globe ter- restre.

« J'aurais été bien aise qu'on m'eût signalé quelques- uns des faits d'exposition ou d'infanticide, sur lesquels M- l'abbé N... ' a jeté des doutes. Mais quoi qu'il puisse dire, le témoignage unanime de tant d'évêques et de missionnaires qui sont dans l'intérieur de la Chine, depuis tant d'années, est bien préférable à celui de ce missionnaire qui n'a vu que les contours de cet em- pire, etc., etc. Je dois cependant faire observer qu'il me semble qu'il y a quelque chose d'inexact dans la notice nouvelle édition 1.851 page G, il est dit : « l'u- sage au moins, si ce n'est expressément la loi même, donne à tout chef de famille droit de mort sur l'enfant nouveau-né. »

« L'usage donne si peu le droit de mort sur le nou- veau-né, que les père et mère ne se défont jamais publiquement de leur nouveau-né, mais bien en secret et pendant la nuit, dans la crainte d'être dénoncés ou

1. L'abbé Hue, l'auteur du Voyage au Thibet, dans le Tonkin, la Tartane, etc.

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accusés. Quant à la loi, depuis Confucius, contemporain de ZorobabeJ, jusqu'à nos jours, les empereurs, les lé- gislateurs, les philosophes, en un mot X autorité a toujours défendu V exposition et V infanticide . Mais par un vice d'ad- ministration tel qu'il n'a point d'exemple dans aucune autre nation du monde, ni la loi, ni les édits, ni les pro- clamations, rien n'a été mis à exécution, de sorte que l'infanticide a comme prescrit sur la loi et a dépassé toute borne et toute mesure, comme le prouvent [toutes les relations des missionnaires en Chine. La Providence a donc suscité la Sainte-Enfance pour opposer une digue au plus grand des fléaux qui aient jamais ravagé l'es- pèce humaine...

« Je vous soumets un projet : Les ressources qui nous viennent de la Propagation de la Foi sont si peu en rap- port avec les besoins de cette mission, du séminaire surtout, qu'il ne nous est pas possible d'avoir un clergé suffisant pour l'administration des chrétiens, et comme ces ressources resteront encore longtemps dans cette disproportion, il est de la plus grande urgence que la Sainte-Enfance, qui ne pourra jamais bien marcher en Chine que sous l'activité des missionnaires, ait pour son service un nombre de prêtres analogues à l'extension de ses œuvres. Voici, en conséquence, un moyen puis- sant qu'elle devrait adopter, au moins quant à mon vica- riat : à savoir de fournir les fonds nécessaires pour l'éducation d'une douzaine d'élèves choisis qui, une fois ordonnés prêtres, seraient uniquement occupés sous la haute main et la surveillance du vicaire apostolique et de concert avec les chrétiens du baptême, du rachat et de l'éducation des enfants : ils seraient proprement prêtres de la Sainte-Enfance.

« De cette manière les choses iraient à merveille ; car les prêtres auraient un avenir sûr. Si j'avais avec moi aujourd'hui seulement cinq prêtres ad hoc, que d'en-

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fants seraient baptisés et recueillis dans l'espace d'un an, et quel baume pour mon cœur navré du spectacle déchirant de tant de pauvres innocents qui perdent dans un instant et l'usure d'une vie éphémère et leur part du paradis.

« Il me semble que celte idée de prêtres de la Sainte- Enfance, présentée et exposée avec sa nécessité et ses résultats immenses, ne peut que plaire et sourire aux membres du Conseil. Notre Congrégation n'opposera aucune difficulté à cet ordre de choses, puisqu'il a été déclaré, dans notre réunion de Ning-Po, présidée par M. Poussou, qu'il n'était pas expédient, pour bien des raisons, d'admettre dans notre Congrégation tous les séminaristes de nos provinces , mais seulement ceux qui le demanderaient et qu'on jugerait propres à y entrer.

« Dans tout ce que je vous dis ici, Monsieur le direc- teur, je n'ai qu'une pensée et qu'un désir; mais une pensée bien fixée dans mon âme; mais un désir profon- dément enraciné dans mon cœur, à savoir : de mettre la Sainte-Enfance, dans la mission du Kiang-Sy qui m'a été confiée par le Saint-Siège, et à laquelle vous portez un si vif intérêt, sur un pied qui réponde à votre zèle ainsi qu'à celui de tous les bien-aimés associés et qui puissent servir de support à votre sollicitude et d'ali- ment aux efforts généreux et héroïques de la Sainte- Enfance. »

Et après avoir parlé des peines et des souffrances de tout genre qu'il eut à supporter, il ajoute en termi- nant :

« Mais qu'importe, vive la souffrance! vive la Sainte- Enfance! et je mourrai content, s'il m'est donne de voir

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les sœurs de la Charité à la tète des maisons de la Sainte- Enfance du Kian<j-Sij.. . i » .

1. Ce zèle qui embrasait son âme pour l'œuvre admirable de la Sainte-Enfance, Mgr Danicourt l'avait communiqué aux siens : tandis que son frère, M. l'abbé Ch. Danicourt, lui procurait de l'accroissement dans la paroisse de Saint-Leu d'Amiens, de concert avec le père d'un saint missionnaire, martyr en Corée, M. Daveluy; tandis qu'il la propageait à Abbeville et dans plusieurs communes de cet arrondissement il contribua à l'établir, d'autres per- sonnes, unies au prélat par les liens de la parenté, la popularisaient à Autbie. Depuis trente ans, elle n'a cessé de produire les résul- tats les plus consolants dans ce pays, bien qu'il ne soit pas ricbe; mais nous devons ajouter que les curés d'Authie ont tout fait pour l'encourager.

CHAPITRE VIII

Zèle que déploie Mgr Danicourtau Kiangg-Sy pour combattre l'erreur et démasquer les sectes hypocrites (185G).

Mgr Danicourt ne négligeait aucun des moyens qui lui paraissaient bons pour procurerle bien de sa mission. Nous venons de le voir s'ingénier à trouver celui de former un clergé indigène (jui put répondre aux besoins multiples des chrétientés de sa province ; nous l'avons entendu faire appel du fond de son âme et de son cœur à la maison de Paris, à la Sacrée Propagande pour l'en- voi de missionnaires. Nous avons vu précédemment tout ce qu'il a fait pour l'enfance dans le but de préparer l'a- venir de sa mission. Mais il y a autre chose que les en- fants : il y a les chrétiens vivant au milieu des païens, les chrétiens qu'il faut maintenir dans la foi et préserver de l'erreur. Ce n'est pas assez de semer le bon grain dans les âmes, ni d'assurer des ouvriers évangéliques en nombre suffisant pour veiller à sa conservation, c'est-à- dire garder les saines doctrines dans toute leur intégrité ; il faut encore arracher l'ivraie , il faut connaître les erreurs répandues chez les infidèles, autour des chrétiens, afin de conserver intacte la foi de ceux-ci et de dissiper les ténèbres de ceux-là pour les convertir à la vraie religion.

Dans tous les pays il a séjourné, Mgr Danicourt s'est appliqué à connaître la religion, les mœurs, les superstitions, les erreurs populaires,afin de les combattre

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et de les réfuter ; il agit encore de la sorte en arrivant au Kïang-Sy.

Malgré ses fatigues, malgré l'altération de sa santé, il fait des recherches et des études sur une des sectes les plus accréditées et qui ont fait le plus de mal.

Le rapport que nous allons reproduire restera comme un monument de son zèle en faveur de la vérité et de la religion, et aussi comme un témoignage frappant de la vigueur et de la lucidité de son esprit ; car il n'est pas facile, même après avoir habité un pays pendant un cer- tain temps, de connaître ses institutions, de discerner ses religions ou sectes, et d'en parler avec connaissance de cause.

Depuis queMgr Danicourt vivait au milieu des Chinois il les étudiait sans cesse ; dès lors il lui était permis de dévoiler l'hypocrisie de leurs sectes, et en particulier de celle des Docteurs de la raison, de ces jongleurs qui ont l'audace d'affubler leurs vices et leur fausseté du man- teau de la science. Il est terrible envers eux. Au reste il semble que ce dévoué serviteur de Marie ait pris à tâche de démasquer le démon du mensonge, sous toutes les formes qu'il le rencontre, de le détrôner dans l'Extrême- Orient, pour faire régner à sa place Jésus et sa Mère Immaculée.

Rapport sur P origine, les progrès et la décadence de la secte des Tao-sse ou Docteurs de la raison.

« Messieurs ',

« Depuis que le canon des Anglais a fait évanouir le fantôme de la puissance chinoise, il s'est passé dans le Céleste Empire des événements si soudains et d'une

4. MM. les Directeurs de l'œuvre de la Propagation à Lyon.

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portée si considérable qu'on ne peut s'empêcher d'y voir la main de Dieu, ébranlant ce trône de Satan, un des plus solides et des plus hauts, sur lesquels ait jamais siégé l'esprit du mal parmi les hommes.

« Les catholiques d'Europe, au milieu des autres préoccupations qui attirent si vivement leurs pensées vers l'Orient, aimeront sans cloute aussi à fixer leurs regards sur ce théâtre lointain de l'extrême Asie, à y chercher le présage de meilleurs jours se levant enfin pour l'Eglise, sur cette terre depuis de longs siècles, l'erreur retient la vérité captive. Les détails que nous allons donner sur une des principales sectes de la Chine aideront peut-être à entrevoir cet avenir.

« Le gouvernement chinois, depuis plus de deux mille ans, ne reconnaît que trois religions ou sectes. La première, qui eut Confucius pour fondateur, est celle des lettrés; la seconde, celle des bonzes, fut établie par l'indien Bouddha, que les Chinois appellent Fo ; c'est de la troisième, celle des Tao-sse } qu'il est ici question.

« On les nomme Tao-sse ou Docteurs de la raison, parce que leur dogme fondamental, enseigné par le phi- losophe Lao-tse, contemporain de Confucius, est celui de l'existence de la raison primordiale qui a créé le monde. Mais sous ce titre pompeux, on ne trouve qu'une secte de jongleurs, de magiciens et d'astrologues, cherchant le breuvage de l'immortalité et le moyen de s'élever au ciel en traversant les airs*

« Le fondateur de la secte des Tao-sse, d'après la tra- dition nationale , est cet ancien empereur de Chine, nommé Houangti, qui vivait longtemps avant Confucius et Fo. Il régna immédiatement après Fou-Chi et Aim- Nung, qui sont regardés comme les deux premiers mo- narques chinois.

« Ce prince, au témoignage de l'histoire, inventa et perfectionna les habits, enseigna la culture du mûrier,

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tandis que l'impératrice sa femme nourrissait les vers à soie et filait elle-même la soie dont elle fit la première les vêtements appelés y-chang par les Chinois. Le même prince passe aussi pour être l'inventeur des cui- rasses, des casques, des navires, des chars, des poids et mesures et d'un grand nombre d'arts utiles. Enfin, les tao-sse, qui s'intitulent les descendants de ce célèbre em- pereur, prétendent qu'il est monté au ciel avec toute sa famille, assis sur un dragon.

ce Le second fondateur ou père des Tao-sse est Li-lao- Ise, Tcd-Ckang-Lao-Kiun, ce qui veut dire : le vieil empe- reur du commencement du monde, titre qui l'a rendu plus fameux et plus vénérable que le premier fondateur, qu'il surpassait d'ailleurs par la science de la magie et par ses communications avec le diable. Ses sectateurs n'ont pas manqué de le faire monter également au ciel, non pas sur un dragon, mais sur un grand, bœuf vert.

« En dépit de toutes ces prétentions à une haute anti- quité, on sait aujourd'hui que les Tao-sse, comme secte religieuse, sont postérieurs à Confucius, quoique Lao- Kiun soit avant ce philosophe, postérieur même à Meng-tseu, quoique celui-ci soit venu trois siècles après Confucius. Ils ne commencèrent à se répandre que sur la fin de la dynastie des Tchéou, dont les derniers empe- reurs n'ont marqué dans l'histoire que par un tissu de folies et de superstitions.

« Les dynasties suivantes virent le mal s'augmenter et s'étendre. La secte diabolique des Tao-sse a surtout sa diffusion et sa durée à une famille fameuse, celle des Tchang, qui furent tous, pendant une série continue de soixante générations, des magiciens de première force : rien ne peut exprimer à quelle perfec- tion il portèrent l'art des sortilèges.

« L'un d'eux, nommé Tchang-Kien-Tché , déploya une puissance infernale si merveilleuse, que l'empereur

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alors régnant lui décerna solennellement le titre de Maître céleste dignité qui jusqu'à ce jour est demeurée héréditaire dans sa famille. Plus tard, un autre impos- teur, de même souche, surpassa encore ses ancêtres, et sut si hien fasciner le chef de l'empire, qu'il reçut, un sceau en pierre précieuse et une règle en ivoire, sem- blable à celle que les mandarins portaient toujours à la main, lorsqu'ils paraissaient devant l'empereur. Toutes ces distinctions ont passé aux maîtres célestes qui se sont succédé sans lacune jusqu'à l'époque présente dans le gouvernement spirituel des Tao-sse.

« Telle est, en résumé, l'histoire de cette secte abo- minable, dont le caractère fondamental est la pratique des incantations, et des prestiges magiques. On ne sau- rait dire le mal ailreux qu'elle a fait dans toute la Chine, elle est infiniment répandue.

« Les Européens qui résident dans nos ports ont remarquer, au nouvel an chinois, des feuilles de papier rouge ou vert, collées sur les enseignes, sur les portes, sur les fenêtres, dans l'intérieur des maisons, dans les cuisines. Ce qu'ils ont vu dans les ports se pratique dans tout l'empire, depuis le palais de l'empereur jusqu'à la cabane du dernier paysan, les chrétiens seuls exceptés. Or ce signe de la fête exprimé par un mot chinois, qui veut dire écriture peinte, est un talisman que les maîtres célestes prétendent avoir été donné en songe au premier de leur race par Lao-Kiun, comme un spécifique infail- lible contre tous les maux et même, par une contradic- tion étonnante, contre le diable.

« De temps immémorial, les populations affluent à Long- hou- c/tan, c'est-à-dire à la montagne des dragons et des tigres, qui est le lieu de la résidence du maître céleste pour lui demander secours contre les vexations des esprits mauvais, et lui offrir des sommes d'argent con- sidérables. Ce qu'il reçoit d'hommages, de respects et de

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tribut est incroyable. Il n'y a en Europe ni prince, ni pontife, ni saint à miracles qui soient l'objet d'un tel culte. C'est au point que lorsque le maître céleste passe dans les rues, le peuple s'empresse de recueillir la poussière ou la boue que ses pieds ont foulées, comme un préservatif assuré contre tous les maléfices.

« Sous plusieurs dynasties, les maîtres célestes étaient appelés, chaque année, à la cour, d'abord pour y saluer l'empereur, puis pour y faire des sortilèges et des prières, afin d'obtenir du ciel la paix et la prospérité de l'empire, de détourner ou faire cesser les calamités publiques.

« Quand le maître céleste se rendait ainsi de la mon- tagne des tigres et des dragons à Pékin, ou dans les autres villes qu'habitait la cour, sur sa route les esprits et les dieux devaient venir de toute part à sa rencontre pour lui rendre leurs hommages, à moins pourtant qu'il voulût les en exempter; et alors il faisait suspendre à son palanquin une planche sur laquelle étaient écrits des caractères dont le sens voulait dire : dispense de saluer.

« La secte des Tao-sse est de beaucoup la plus nom- breuse dans l'empire; et si les superstitions de tout genre ont jeté des racines si profondes parmi ce peuple ignorant, c'est à ces sectaires que ce malheur est dû. Aussi peut-on affirmer sans crainte de se tromper, qu'ils sont le plus grand obstacle à la propagation de la foi catholique ; car les païens sont comme enchaînés par tous ces sortilèges, qui les fascinent et les abêtissent. « Le maître spirituel a un prétoire comme un grand mandarin. Ce tribunal se nomme le palais du vrai /tomme, car c'est sous ce titre de vrai Aomme que le peuple désigne communément le grand magicien, comme si tous les autres hommes n'étaient que de la pacotille. Il y a dans son tribunal plus de soixante offi-

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ciers occupés à la magie et à vendre les sceaux ou papiers rouges et verts. Les affaires politiques et civiles leur sont interdites et lorsqu'il s'élève parmi eux quelque discorde, ce qui n'est pas rare, la cause est déférée aux mandarins ordinaires.

« Le madré céleste, ainsi que tous les descendants de la famille de Tchang se marient ; leur costume ne se distingue pas de celui du vulgaire, seulement plusieurs d'entre eux ont droit de porter des boutons de diffé- rentes couleurs selon leur grade, comme parmi les man- darins. Autrefois le maître céleste portait le bouton rouge, comme les vieux rois et les plus bauts digni- taires de l'Empire; mais aujourd'hui il n'a plus que le bouton bleu.

« C'est un commencement de décadence qui date de trente ans, et qui nous donne de bonnes espérances. Le prédécesseur du madré céleste actuel perdit le privilège de paraître devant l'empereur. Il avait emprunté une grosse somme d'argent qu'il ne put rendre ; ses créan- ciers ne l'épargnèrent pas, et de sa disgrâce qui a rejailli sur son successeur. Celui-ci par sa conduite a encore plus avili son nom et son autorité : c'est un polygame, un joueur, un fumeur d'opium, un homme perdu de vices. Il est tombé dans le plus profond mépris parmi les gens qui ne sont pas éloignés de sa résidence. Cependant, comme ses désordres sont bien moins connus au loin, on vient encore le consulter pour une foule de cas et lui offrir de l'argent. Mais le concours et les dons ont bien diminué ; le palais du mai homme est beaucoup moins célèbre, et même, dit-on, il menace ruine, faute de finances pour le réparer.

« Lorsque l'année dernière les rebelles parurent dans le voisinage, la terreur se répandit dans la famille du madré céleste qui alla se cacherdanslesmontagnes.il redoute singulièrement les gens qui renversent les idoles,

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brûlent les pagodes et parlent de détruire toutes les antiques superstitions de la Chine, sans s'inquiéter ni de Confucius, ni de Fo, ni de Lao-Kiun. C'est assez humi- liant pour un homme qui sait sa magie sur le bout des doigts, qui a des enchantements contre tous les malheurs, qui s'arroge le pouvoir de constituer des dieux de tout genre suivant son bon plaisir, ou plutôt suivant les offres pécuniaires que lui font les familles. Il est incroyable combien de mandarins civils et mili- taires, morts depuis longtemps, ont été ainsi élevés, moyennant rétributions, aux honneurs de la divinité.

« Autour du palais du maître céleste il y a vingt-quatre pagodes ou monastères, qu'habitent en grand nombre des Tao-sse de toutes les provinces : ceux-ci n'ont point de femmes et vivent à la façon des religieux. Un ancien empereur leur a donné plusieurs milliers d'arpents de terre pour leur entretien et ils tiennent aussi de grandes richesses de la crédulité des peuples; mais, comme ils sont des hommes corrompus et vicieux, ils ont presque tout dissipé aujourd'hui, et leurs monastères sont dans un pitoyable état. On ne voit, dans les cours et les jar- dins, que monceaux de bois pourri, de briques cassées, de pierres éparses, de décombres de tout genre.

« 11 y a donc des symptômes que celte secte perni- cieuse est sur le penchant de sa ruine. Il semble que la Providence veut en finir avec ces ridicules superstitions, si anciennes et si répandues sur toute la surface de contrées immenses. Je ne mets pas en doute que leur disparition ne favorisât puissamment les progrès de la religion chrétienne, et peut-être ne lui permît de devenir la religion de l'État. Avouons toutefois qu'il y a bien des coups à frapper encore, bien des préjugés à dissiper, bien des réformes à introduire, avant de voir la Chine régénérée, s'alliant d'esprit et de cœur avec les nations européennes. La division providentielle, qui sépara les

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peuples sous les murs de Babel et qui les rendit étran- gers les uns aux autres, n'a peut-être détaché aucun autre rameau de la famille humaine plus radicalement que la race chinoise.

« Puissent nos prévisions, sur la chute prochaine d'une secte qui a fait et qui fait encore tant de mal en Chine, se réaliser bientôt! Je prie tous ceux qui ont à cœur la conversion de ce peuple misérable de redoubler d'instances auprès de Dieu, afin de hâter le jour viendront s'abriter sous le signe du salut ces millions d'âmes que l'esprit d'erreur conduit à leur perte.

« J'ai l'honneur, etc.

« f Fraxçois-Xavier-Tdiothée,

« Ev. cVAntipkelles, V. xi. »

CHAPITRE IX

situation de monseigneur danicourt et de sa mission en 18o6et 1857.

Etat physique de Mgr Danicourt : maladies, dangers courus dans ses voyages. o Le 23 septembre 1856, saint Lin : parti de Kiou~ Tou,passépar Fou-Tcheou, Hong-Kong, Shang-Haï, arrivé à Ning- Vu {malade et plein d'amertume). » Son état moral : dévotions et pratiques de piété. Situation politique, financière et morale de la province du Kiang-Sy depuis l'arrivée des rebelles. Situation religieuse de son vicariat : nombre des enfants recueil- lis; séminaire, hospice; mort de plusieurs missionnaires. Comment fonctionne, et par son action et par celle de ses mis- sionnaires, l'œuvre de la Sainte-Enfance. « Lf Ier juin 1857, saint Eleuthère : reparti de Mng-Po pour le Kiang-Sy (troisième fois). Le Z juillet 1857, Visitation : amvé à Kiou-Tou. »

C'est par une lettre écrite de Ning-Po, à la date du 27 janvier 1857, et adressée à M. l'abbé Charles Dani- court, que nous connaissons l'état de santé de Mgr Da- nicourt :

« Vous êtes sans doute surpris et inquiet en me voyant vous écrire de Ning-Po ; mais rassurez-vous, car je ne suis plus si malade que je l'étais au Kiang-Sy en juillet, août et septembre (1836). Il faut vous dire, mon cher frère, que l'année dernière, à l'époque susdite, j'ai eu la même maladie que lorsque je me suis rendu la pre- mière fois au Kiang-Sy, et j'y serais passé, si au mois dr septembre dernier, je n'avais été chercher quelque

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médecin européen dans l'un des ports libres. Comme la troisième bande des rebelles, gens pires que des tigres et des loups, s'était portée, traînant après elle le pillage, le massacre et l'incendie, à l'est du Kiang-Sy, j'ai pris la route de Fou-tcheou, capitale du Fo-Kien, et j'y suis arrivé heureusement après avoir traversé, clans l'espace de seize jours, cent vingt lieues, d'abord en chaise à tra- vers de hautes montagnes, puis en barque sur une rivière (le Min) hérissée partout de rochers, au milieu desquels il faut passer emporté dans un courant rapide. La barque est en danger d'être brisée à chaque instant. Le bon Dieu m'a soutenu et m'a délivré de ces dangers et d'autres plus grands encore que je n'ai pas le temps de dire ici.

« J'ai trouvé à Fou-tcheou un médecin Irlandais qui m'a ôté mon mal, au moyen de quelques purges; et, après quinze jours de la plus généreuse hospitalité chez Mgr Anguilar, coadjuteur du Fo-Kien, je me suis em- barqué pour Hong-Kong je suis arrivé dans l'espace de quarante-huit heures. Notre petit navire, le Siméon Draper, schouner américain, poussé par une brise vio- lente d'arrière, volait plutôt qu'il ne marchait. La fièvre m'a pris de nouveau chez M. Libois , et un autre médecin Irlandais m'a conseillé d'aller respirer l'air de Macao. Je suis resté chez Mgr da Matta, pendant cinq semaines. C'est l'unique repos que j'aie goûté depuis que je suis en Chine. Je m'y suis rétabli de manière à pouvoir prendre de nouveau la merle 24 jan- vier à Hong-Kong sur le Rémi, appartenant à un com- merçant français de ce nom établi depuis longtemps à Shang-haï. Il m'en a coûté beaucoup de passer la Noèl sur mer sans pouvoir dire les trois messes. Mais j'étais pressé et j'avais déjà manqué une première occa- sion. Pendant qu'on célébrait, partout dans l'univers, dans le silence de la nuit, la naissance du Sauveur du

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monde, nous étions à lutter, au sud-est de Formose, contre une forte brise du nord, qui nous soulevait dans le Ht et nous faisait rouler, avec malles, caisses, etc., de tribord à bâbord, et vice versa. Je dis nous, parce qu'il y avait avec moi deux RR. PP. franciscains et M. Journiac, des missions étrangères. Ce dernier ne put s'empêcher de me dire qu'il était plus facile d'aller au ciel qu'en Chine.

« Aux approches des îles Tcheousan, nous avons eu encore, pendant deux jours, le même temps qu'en dou- blant Formose, et ce n'est que le 5 janvier que nous sommes arrivés à Shang-haï. Je m'y suis reposé chez le brave M. Rémi jusqu'au 23, je me suis réem- barqué avec M. Journiac pour Ning-Po, sur une barque appartenant à un bon chrétien, Vincent Kong, qui a été baptisé, il y a de longues années, dans notre sémi- naire à Macao, et qui se montre toujours plein de recon- naissance envers les lazaristes. Nous avons encore été si ballottés par le vent, dans cette traversée d'un jour, qu'arrivé à Tchen-haï, j'ai demandé au bon Dieu de me faire la grâce de ne plus remettre les pieds sur aucun navire, mais de mourir ici ou mieux encore au Kiang-Sy, ma chère mais bien pauvre mission... »

Quelques mois plus tard il répondait en ces termes à une lettre l de son frère : « C'est à tort que vous dites, ou que l'on dit, que je n'écris pas assez souvent. J'écris souvent et longuement sur ce qui regarde les affaires de ma mission et de la Sainte-Enfance, et naturellement cela ne se publie pas. Après cela, tout mon temps est pour mes chrétiens et mes enfants. J'aurais belle grâce devant Dieu et même devant les hommes, de laisser mes chrétiens sans confessions et sans prédications pour aller

1. Lettre du 29 mai d8u7.

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me faire peindre sur les feuilles publiques d'Europe, dans des lettres de fantaisie. Si nous étions un nombre suffisant de missionnaires, je pourrais avoir un peu plus de relâche, je pourrais avoir, sinon un secrétaire, du moins un copiste : mais rien de tout cela, et je suis ré- duit à mes forces épuisées par vingt-quatre ans de tra- vauxforcés. Je n'aurais pas perdu l'usage de mon œil ca- nonique * si j'avais moins écrit depuis trois mois »

Cette perte de son œil gauche lui causera désormais une grande gêne et lui occasionnera de vives douleurs.

Au milieu de toutes ses occupations, malgré ses souf- frances et ses fatigues, Mgr Danicourt ne perd pas un instant de vue l'œuvre de sa sanctification. D'après plu- sieurs passages de lettres que nous n'avons pas repro- duites, nous pouvons juger de son état moral et voir avec quel soin il s'efforçait d'avancer l'œuvre du salut de son àme. Il avait puisé dans la lecture habituelle de saint Paul cette conviction toujours présente à son esprit : « A quoi me servirait d'avoir sauvé les autres si je perds mon àme. »

La lecture quotidienne de l'Evangile selon saint Jean, l'un de ses saints de prédilection, l'aidait à faire des pro- grès dans la connaissance et l'amour de Notre-Seigneur.

Il lui arrivait souvent de dire à ses prêtres comme il se plaisait à l'écrire à son frère, depuis qu'il avait re- vêtu la soutane: « Je vous conseille, pour mieux con- naître et aimer davantage notre bon Maître, de lire sou- vent et de méditer l'Evangile selon saint Jean, en vous aidant d'un bon interprète : c'est une source inépuisable de lumière et d'amour de Dieu"2. »

i. Œil gauche, ainsi appelé, parce que c'est principalement lui qui lit les prières dans le canon de la messe, le missel étant placé à la gauche du célébrant.

2. Lettre (entre autres) du 5 octobre i8oo,à son frère, M. Charles Danicourt.

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Cette connaissance et cet amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il les puisait à deux sources plus fécondes encore : X Eucharistie et les Plaies adorables de Jésus.

La dévotion envers la sainte Eucharistie a toujours été la première dévotion de sa vie de prêtre et de mission- naire ; il y trouvait non seulement les lumières dont il avait besoin, mais aussi la force et les consolations qui lui étaient nécessaires au sein des épreuves et des tri- bulations de tout genre qu'il eut à traverser.

L'Eucbaristie était bien pour lui le pain de chaque jour, le pain du voyageur, le pain des forts.

Il est une prière admirable que le saint missionnaire récitait souvent après avoir célébré les saints mystères, laquelle résume les heureux effets que la sainte Eucha- ristie produisait en son âme et les fruits de salut qu'elle lui faisait porter. C'est la prière du Pape Clément IX que l'on trouve à la fin du Memoriale vitœ sacerd otalis *.

Comme elle n'est guère connue des fidèles, nous en donnons ici la traduction : elle nous redira quelque chose de tout ce que la sainte Eucharistie a opéré en l'âme du prélat :

« Je crois, Seigneur, mais faites que je croie plus fer- mement. J'espère, Seigneur, mais donnez moi une espé- rance plus assurée. J'aime, Seigneur, mais donnez-moi une charité plus ardente ; je me repens de mes fautes, Seigneur, mais faites que je m'en repente plus vivement.

« Je vous adore comme mon premier principe; je vous désire comme ma dernière fin ; je vous loue comme mon bienfaiteur perpétuel ; je vous invoque comme mon protecteur le plus propice.

« Que votre sagesse me dirige, que votre justice me retienne, que votre clémence me console, que votre puissance me protège.

1. Fcria IV3 post Missam.

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« Seigneur, je vous offre mes pensées, afin qu'elles soient pour vous; mes paroles, afin que vous soyez leur unique objet; mes actions, afin qu'elles soient conformes aux vôtres; mes peines, afin que je les supporte pour l'amour de vous.

« Je veux tout ce que vous voulez, parce que vous le voulez et quand vous le voulez.

« Je vous prie, ô mon Dieu, d'éclairer mon intelli- gence, d'enflammer ma volonté, de purifier mon corps, de sanctifier mon âme.

« Que l'orgueil ne se glisse pas dans mon esprit; que je ne me laisse point séduire parles artifices de la flat- terie, ni tromper par le monde, ni circoûvenir par le démon.

« Accordez-moi la grâce de purifier ma mémoire, de mettre un frein à ma langue, de contenir mes regards, de réprimer mes sens; de pleurer mes iniquités passées, de repousser les tentations à venir, de corriger mes inclinations vicieuses, de pratiquer les vertus dont j'ai le plus grand besoin.

« O Dieu infiniment bon, accordez-moi de vous aimer et de me haïr, d'être zélé pour le salut du prochain et de mépriser le monde.

« Faites que je m'applique de plus en plus à obéir à mes supérieurs, à venir en aide à mes inférieurs, à donner de bons conseils à mes amis, à n'avoir de haine pour personne.

« O Jésus, que je me souvienne sans cesse de votre commandement et de votre exemple, en aimant mes ennemis, en supportant les injures, en faisant du bien à ceux qui me persécutent, en priant pour ceux qui me calomnient.

« Accordez-moi la grâce de vaincre le sensualisme par l'austérité, la cupidité par la libéralité, la colère par la douceur, la tiédeur par la piété.

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ce Donnez-moi la prudence dans les conseils/ la cons- tance au sein des périls, la patience dans les choses contraires et l'humilité dans la prospérité.

« Rendez-moi attentif dans mes prières, sobre dans mes repas, diligent dans l'accomplissement des devoirs de ma charge, et ferme dans mes résolutions.

« Que j'aie bien soin d'avoir la sainteté intérieure, la modestie extérieure, une conversation exemplaire, une vie régulière.

« Que je sois attentif à dompter la nature, à conserver la grâce, à observer votre loi sainte, à mériter le salut éternel.

« Que j'acquière la pureté de conscience par une sin- cère confession de mes fautes, par une fervente commu- nion, par le recueillement intérieur et continuel de mon ùme, par des intentions pures.

« 0 mon Dieu, faites-moi apprécier combien sont viles les choses de la terre, combien sont grandes les choses du ciel; combien est passager ce qui est temporel et combien est durable ce qui est éternel.

« Accordez-moi la grâce de ne pas me laisser sur- prendre par la mort, d'éviter l'enfer et de mériter le paradis. Par Jésus-Christ Notre-Seigneur. Ainsi soit-il. »

Tout prêtre, tout évêque qui termine son action de grâces par la récitation d'une aussi belle prière puise abondamment, dans la lumière et la chaleur de l'Eucha- ristie, tous les secours nécessaires pour la journée, tant pour l'accomplissement des plus difficiles devoirs que pour la pratique des grandes vertus chrétiennes.

Il y a une autre dévotion que Mgr Danicourt cultiva d'une manière spéciale en raison même des peines qu'il eut à dévorer : ce fut la dévotion aux souffrances et aux •plaies de Jésus. « Xul n'a le cœur si sensiblement touché de la passion de Jésus-Christ que celui à qui il est arrivé

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de souffrir quelque chose de semblable. » Cette parole de VImitation eut son entière réalisation dans les neuf dernières années de sa vie. Les souffrances morales qu'il avait endurées pendant longtemps, les souffrances physiques auxquelles il était en proie depuis plusieurs années, la persécution qu'il entrevoyait à brève échéance : tout avait contribué à le pénétrer de la pas- sion de Jésus-Christ et à l'y associer, si bien qu'il pou- vait dire avec l'Apôtre : « J'accomplis en ma chair ce qui manque aux souffrances de Jésus-Christ. »

Il portait dans son Bréviaire une feuille sur laquelle il avait écrit de sa main :

ce Jésus! 0 vous tous qui passez, attendez et

voyez s'il est une douleur semblable à ma douleur...

« Sept chutes depuis le jardin des Oliviers jusqu'au tribunal d'Anne. Cent quarante-quatre coups de pied. Cent vingt coups de poings. Cent et un soufflets et coups de poings sur la figure. Cinq mille coups de fouet et plus dans la flagellation. Trois chutes sous le poids de la croix sur la route du Calvaire. Soixante-douze afflictions de cœur. Mille bles- sures occasionnées par les épines de sa couronne. Soixante-douze crachats sur la figure. Soixante-douze coups de marteau. Cent neuf gémissements et sou- pirs. — Six mille quatre cent soixante-quinze blessures sur tout le corps. Deux cent trente mille gouttes de sang répandu. Soixante mille larmes versées pour nos péchés... ! Qui donc n'aimerait pas en retour Celui qui nous a tant aimés... ! » (29 décembre 1855.)

Mgr Danicourt relisait souvent cette page qui enflam- mait son cœur d;amour et de reconnaissance pour Noire-Seigneur. Aussi bien la méditation habituelle des souffrances du Sauveur, ainsi exposées, énumérées, lui

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fut une excellente préparation aux grandes épreuves qui l'attendaient pour l'année suivante, une excellente préparation au martyre qu'il devait subir.

Dans le même but, et pour se rappeler constamment la parole de Notre-Seigneur à ses apôtres : « Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups, » il avait écrit, sur une autre feuille qui servait de signet à son Bréviaire, une exhortation à la douceur chrétienne.

Mais si ardentes qu'aient été ses dévotions envers la sainte Eucharistie et la passion de Xotre-Seigneur, elles ne lui faisaient point négliger sa bonne et tendre Mère du ciel, au contraire. Non seulement il l'aimait, mais encore il s'efforçait de la faire aimer de tous ceux avec qui son ministère le mettait en contact ; il inculquait sa dévotion dans l'âme des enfants et se faisait un bonheur de chanter ses louanges avec eux. Dans une lettre adressée à M. Yicart, supérieur du collège de Mont- didier, que nous reproduirons en partie au chapitre sui- vant, il dit en post-scriptum :

« Ici nous ajoutons au cantique : Bénissons de Marie le saint nom :

C'est toi qui nous a fait braver les mers (bis) Dans nos combats, soutiens nos pas; (his) S'il faut mourir, mourons, mourons dans tes bras.

« Vous, vous pourrez y ajouter :

Qui pourra jamais dire ses douceurs! bis Au ciel il embaume les saints (bis) Ici-bas, il ravit le cœur des bumains.

Tandis que Mgr Danicourt chantait au fond de la Chine, avec ses chrétiens et des centaines d'enfants, les paroles de cet admirable cantique, le peuple d'Authie

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aimait à les redire dans son église; et, depuis trente ans, elles n'ont cessé de réveiller les échos de ce sanctuaire témoin des premiers accents de la piété du saint mis- sionnaire.

Pour ce qui est de la situation politique, financière et morale de la province du Kiang-Sy, Mgr Danicourt nous met au courant dans une lettre à M. Salvayre, procureur général de la maison mère à Paris * :

« Depuis deux ou trois mois, notre position au Kiang- Sy s'est singulièrement améliorée, en comparaison des deux années précédentes. Après nous être vus dans la nécessité de transférer le séminaire de San-Kiagao à Kiou-Tou à cause de la proximité des rebelles; après avoir été pendant un an réduits à l'impossibilité de communiquer même par lettres avec nos confrères du Sud-Ouest de la province, à la, suite du sac de Kigan- fou qui a jeté l'épouvante au loin; réduits à ne pouvoir plus circuler que dans le seul district de Kouan-sin-fou, à cause des révoltés et des impériaux maitres des autres; les uns exterminant tout ce qui leur faisait opposition, les autres pillant et dévastant tout ce qui se trouvait sur leur passage; ceux-là voulant que l'on portât les cheveux longs, ceux-ci commandant de se raser la tête; après avoir vu de notre séminaire, pendant plus d'un mois, les flammes dévorer d'abord une partie, puis la totalité des faubourgs de Kien-tchang au bruit de la canonnade et de la fusillade; après avoir entendu le récit lamentable des affreuses dévastations qui ont fait un amas de ruines des villes si florissantes de Fou-tchéou et de Jao-tchéou-fou; après avoir vu toutes les cam- pagnes de Kien-tchang-fou et les environs de Kiou-Tou livrés au pillage; après avoir nous-mêmes racheter

1. Lettre datée du 17 février 18o7.

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au prix de cent piastres notre maître chinois et un de nos élèves malades qu'un Si-ping (révolté) à l'air farouche est venu enlever dans notre chapelle de Kiou-Tou; après avoir vécu pendant près de six mois sur le qui vire, craignant d'un côté d'être tués ou volés par les impé- riaux qui passaient souvent par milliers à dix minutes de Kiou-Tou, de l'autre craignant que les Si-pings ne vinssent fondre sur le séminaire pour nous enlever nos élèves et en faire des soldats; enfin après mille soucis et mille anxiétés sur le sort de nos pauvres chrétiens que nous savions être exposés comme les païens à la rapacité des impériaux et à la cruauté des Si-pings, Dieu dans sa miséricorde a eu pitié de nous et s'est servi d'un chrétien deKien-tchang, enrôlé parmi les Si-pings, pour nous ménager une entrevue avec le chef des insurgés. MM. Anot et Montels ont été parfaitement reçus par les chefs dont ils ont obtenu des passeports qui nous per- mettent de circuler librement dans le domaine des Rouges, c'est-à-dire dans tout le Kiang-Sy, car il ne leur reste plus à prendre que la capitale et Kouang-Sin- fou contre lesquelles marchent actuellement des forces immenses commandées par le roi Y-houang, qui a tout exprès quitté Nankin.

a Les insurgés du Kiang-Sy viennent de Canton et des autres provinces limitrophes. Les chefs sont généra- lement des Cantonnais, fumeurs d'opium pour la plu- part. Sous le rapport religieux, ils reconnaissent l'exis- tence d'un Dieu en trois personnes et ont quelques notions de l'Ancien et du Nouveau Testament reçues des ministres protestants ou puisées dans leurs livres! Comme ils voient que nous sommes de la religion de Jésus, et que nous condamnons le culte des idoles, ils se figurent qu'il n'y a pas grande différence entre eux et nous ; c'est pourquoi au lieu de nous molester ils pa- raissent vouloir se montrer bienveillants envers nous.

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Comme ils ont juré d'anéantir le culte des idoles avec celui de Confucius, ils détruisent partout les Pouzzas et les tablettes du philosophe. Je suis bien porté à croire qu'avant peu d'années, la religion des grands et du peuple aura subi comme une transformation radicale dans la plus grande partie de la Chine, parce qu'elle n'est fondée que sur un matérialisme abject, une cupi- dité sans frein, et que le malheur est la plus grande école des peuples. Or fùt-il jamais calamités plus af- freuses que celles qui dévorent aujourd'hui la Chine. Pour ne parler que du Kiang-Sy, il y a dans cette pro- vince plus de quinze millions d'habitants réduits à la dernière misère. Le nombre des enfants abandonnés et privés de tout secours, qui nous sont apportés partout la Sainte-Enfance est connue, s'est multiplié au point qu'un million de francs ne suffirait pas pour sou- lager tant d'infortunés orphelins...

« Une chose bien extraordinaire, c'est l'effet produit sur le cœur des païens par la vue des œuvres de la Sainte-Enfance. Ils sont clans la plus grande admiration pour une religion qui sait inspirer aux hommes des sentiments si efficaces de compassion et de bienfaisance. Dans certaines localités ils se sont mis par centaines à apprendre le catéchisme et les prières, condition néces- saire après la foi pour être admis à la grâce du baptême. Au reste depuis quelques années les Européens sont bien vus au Kiang-Sy; les missionnaires s'en aper- çoivent sur les routes, sans s'y attendre, ils s'en- tendent appeler du nom de maître Européen, par les païens qui leur disent qu'ils ont vu des Européens dans les ports libres, que ce sont des hommes justes, riches et puissants, ce qui est le nec plus ultra du droit à l'es- time dans l'esprit des Chinois.

« Puisque d'un côté les rebelles nous sont favorables, et que de l'autre les païens nous voient de bon œil,

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puisque le nombre des enfants à baptiser et à recueillir augmente si extraordinairement, et que les païens ouvrent les yeux à la vérité partout la Sainte-Enfance est établie, nous avons besoin de renfort. Dieu veuille nous en envoyer bientôt.

« Quoique la révolution qui s'opère maintenant en Chine ne marche que lentement, selon les habitudes séculaires de cet empire ; quoique le parti des Si-pings, ne soit composé que de misérables, de voleurs, de gens sans aveu, abrutis par l'opium, cependant elle triom- phera si nous ne nous trompons, parce qu'elle n'a à lutter que contre une autorité avilie, détestée par le peuple et contre des troupes dépourvues d'énergie, inca- pables de soutenir une attaque tant soit peu sérieuse.

« Je suis persuadé, avec tous ceux qui connaissent l'audace et la fougueuse intrépidité des insurgés, que dans deux ou trois ans, plus de la moitié de la Chine sera tombée en leur pouvoir, à moins que les Européens ne prennent fait et cause pour le parti impérial. Cela n'est pas à désirer : la vieille société chinoise a besoin d'une secousse universelle et radicale ; il faut qu'elle soit remuée tout entière et pour ainsi dire bouleversée ; qu'aucune de ses institutions et de ses habitudes idolâ- triques ne soit épargnée, afin que, purifiée par l'épreuve, elle devienne plus apte à recevoir l'action essentielle- ment régénératrice du catholicisme, à qui seul il est donné de faire entrer les nations dans la voie de la civi- lisation, du progrès et de la prospérité temporelle, tout en lui ouvrant les portes de l'éternelle félicité... »

Deux mois plus tard * le prélat terminait une de ses lettres par ces détails encore plus saisissants :

« L'insurrection grandit en Chine, dont la moitié est à

1. Lettre du 29 mai 1837.

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peu près perduepour l'empereur Hieng-Fong. Ce pauvre Fils du Ciel ne reçoit presque plus de tribut et est sans argent. Tout le monde s'attend à un changement de dynastie, et la pauvre Chine, en expiation de ses longues iniquités et abominations, se trouve aujourd'hui dans une commotion violente et dans une misère qu'aucune plume ne peut décrire.

« Je vais au triomphe ou à la mort, priez pour moi afin que je fasse quelque bien parmi les insurgés s'ils continuent, comme je l'espère, de nous être favorables, ou de leur donner ma tète, si le démon les pousse contre nous. Marie Immaculée est notre force et la Sainte- Enfance notre espoir. Il faut bien que Marie signale en Chine, comme partout ailleurs, son inimitié contre le serpent, etc.. »

On pourrait croire qu'au sein de tant d'alarmes occa- sionnées par la présence continuelle des plus grands dangers, le saint missionnaire et les siens voient leur action paralysée et se trouvent dans l'impuissance de faire le bien. Il n'en est rien. Malgré tous les périls incessants suscités par les hommes, par les choses et par les événements, l'œuvre du bien s'accomplit dans la mission du Kiang-Sy. Le nombre des enfants reçus augmente considérablement et, chose plus étonnante, celui des vocations ne diminue pas. « Nous avons plus de 1.200 enfants recueillis au Kiang-Sy, écrit le prélat *. Ceux que nous ne pouvons plus recueillir faute de ressources sont déposés la nuit aux portes de toutes nos chapelles et il faut avoir le cœur bien dur pour ne pas mêler nos larmes aux gémissements de ces inno- centes créatures... Dans une province dont les districts offrent l'aspect de champs de bataille et il périt

i. Lettre à M. Charles Danicourt, 1857.

24

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chaque semaine du monde en masse, malgré les dangers sans nombre que nous courons partout, nous avons pu baptiser 3.283 enfants... »

Dans le courant de la même année, M. Anot, écrivant au prélat, lui dit : « Une bonne nouvelle, Monseigneur. Le bon Dieu nous donne des vocations nombreuses pour notre séminaire. Aujourd'hui nos élèves sont dix-neuf, j'en compte encore sept ou huit qui demandent, qui désirent venir; mais certains obstacles soit du côté des parents, soit d'un autre côté, sont cause qu'ils ne sont pas arrivés. Les deux du Tché-Kiang qui nous viennent feront vingt et un, de sorte qu'il n'y aurait rien d'étonnant que nous puissions compléter la tren- taine dans quelque temps. Mais certes, cela donne de l'ouvrage, et surtout demande une bien grande vigi- lance depuis le lever jusqu'au coucher... »

Yoilà pour les enfants et les élèves du séminaire. Voici maintenant pour l'hospice, d'après la même lettre de M. Anot : « Une chose d'une grande impor- tance que je vous annonce et qui, je ne doute pas, vous fera grand plaisir, c'est d'avoir fait l'acquisition d'un très bel endroit pour y bâtir un hôpital ; que l'endroit soit très beau, très favorable, c'est l'aveu de tous les con- frères, de M. Glau, de M. Rouger, même des confrères qui ne trouvent bien que ce qu'ils font, M. Yeou. Cet endroit est on ne peut mieux exposé. La partie nord- ouest forme comme un pied de cheval de montagne ou bien comme la moitié d'une tasse à riz. La partie du midi est bien découverte, bien dégagée. Bon air : on le boit à pleine gorge ; belle vue par devant ; et puis, ce qui est peut-être le plus précieux, un beau ruisseau qui ne dessèche jamais ! grande facilité pour l'eau. Ce bel endroit n'est point à Kiou-tou, mais tout près, ni trop près ni trop loin. du séminaire on peut très bien veil-

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1er sur l'hôpital. Les sœurs de charité pourront être lo- gées avec tous les avantages désirables. A droite de l'hôpital, presque tout contre, se trouvent une dizaine de familles chrétiennes, mauvais chrétiens, il est vrai, mais pour le coup ils sautent en l'air de joie ; il sera très facile de les rappeler au devoir. Certaines bonnes fa- milles chrétiennes pensent s'y réfugier. Or, comme nous sommes en retard sous le rapport des établissements, nous sommes déjà à l'ouvrage, que Mgr Danicourt le veuille ou non. Mais je sais que Votre Grandeur ne peut

que s'en réjouir Le plan est fait de manière que ce

vaste hôpital puisse présenter aux sœurs de beaux loge- ments, car tout bien considéré, les sœurs de charité seront nécessaires pour gouverner notre petit peuple ou plutôt notre nombreuxpeuple d'orphelins. Comment nous autres missionnaires pourrions-nous nous en tirer avec des Chinois et surtout des Chinoises, ce serait pour nous un fardeau au-dessus de nos forces1. »

Au nombre des enfants que Mgr Danicourt élevait dans son séminaire, avec l'argent de la Sainte-Enfance en vue de les préparer au sacerdoce, il en est un qui l'é- tait aux frais des dames ursulines d'Abbeville. Le pré- lat en parle dans plusieurs lettres, entre autres dans celle du 21 novembre 1857 : « Le protégé des Dames Ursu- lines d'Abbeville que j'ai choisi senommeEtienneTchen; il est âgé de douze ans, natif du Ngan-Houi, sur les li- mites du Kiang-Sy, fils unique de parents pauvres, mais très pieux. Il a des moyens ; il est pieux ; il est le sixième sur la liste de la première classe de latinité composée de treize élèves, et le troisième sur la liste de la première classe de chinois composée de quatorze élè- ves. Il n'écrit en latin que depuis quelques mois et

1. Mgr Danicourt exprime tout au long (dans la fin de sa lettre à M. Boury, citée plus haut) le même désir et les mêmes vues relativement à la présence des sœurs de charité au Kiang-Sy.

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comme il s'applique sérieusement, je pourrai bientôt envoyer de son écriture à Mme Saint-Joseph * d'Abbe- ville... Mais son titre ne peut être autre que celui de prêtre de la Sainte-Enfance, puisqu'il appartient à la So- ciété de la Sainte-Enfance. »

Le prélat termine ainsi une lettre à son beau-frère M.ConstantinDanicourt2 : « J'ai vingt-sixélèves dans mon séminaire ils épluchentle latin commelepremiercuisinier de Paris épluche une volaille. J'ai plus de douze cents enfants à nourrir, qui me coûtent plus de 10.000 piastres, et cette année, la Sainte-Enfance ne nous alloue que 5.500 piastres. Voyez dans quelle position je me trouve.

« J'ai perdu cette année deux missionnaires, dont l'un, M. Montels, a été décapité par les mandarins le 26 juin dernier, avec deux chrétiens ; l'autre (M. Than) est mort de misère, en attendant les mauvais jours.

« On se bat dans tout le Kiang-Sy et il meurt du monde par millier. La seconde moisson de riz a manqué par suite des pluies qui ont duré deux mois. Il y aura fa- mine et le riz sera à un prix exorbitant. Pas de com- merce dans tout le Kiang-Sy: tout le monde dépérit à vue d'œil, tant les malheurs sont grands. »

Relativement aux missionnaires, dont nous venons de parler, Mgr Danicourt donne quelques autres détails à son frère 3, M. l'abbé Charles Danicourt : « Deux de nos missionnaires, MM. Montels et Than, occupés de la Sainte-Enfance dans le district de Ky-ngan-fou, ont péri, le premier sous le sabre des mandarins avec deux chétiens, le second de chagrin, de misère et de maladie. Et le plus déplorable c'est que pendant huit mois qu'ils sont restés dans ce district, éloignés l'un de l'autre de

1. Supérieure des Ursulines d'Abbeville (Somme).

2. Lettre du 21 novembre 18.">7.

3. Lettre du 21 novembre 18."»7.

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sept lieues seulement, ils n'ont pu se voir une fois, et sont morts sans les consolations de la religion.

« Depuis le mois de juillet, je suis sans nouvelles de MM. Lu et Yeou, confrères chinois occupés aussi de la Sainte-Enfance dans le district de Yao-tchéou-fou tout près de la fabrique impériale de porcelaine. Leur rési- dence ayant été pillée par les brigands qui ont enlevé plus de 100 piastres de la Sainte-Enfance, ils se sont ré- fugiés dans les montagnes avec les chrétiens. Depuis lors je ne sais rien de leur situation. »

Nous venons d'entendre dire, à plusieurs reprises, à Mgr Danicourt, que ses missionnaires étaient occupés de Vœuvre de la Sainte-Enfance. C'était l'œuvre capitale pour lui comme pour ses prêtres, et il sera intéressant, nous n'en doutons pas, pour le lecteur, d'apprendre comment elle fonctionnait, tant par son action que par celle de ses auxiliaires. Quelques passages d'un rapport de M. Joseph Yeou, adressé cette même année 1857 au prélat, suffiront pour cela :

« Aussitôt après le départ de Votre Grandeur du sé- minaire de Iviou-Tou, j'ai été envoyé à Fou-tchéou-fou, et de à Nan-tchan, capitale du Kiang-Sy. J'ai établi à Fou-tchéou-fou dans deux chrétientés deux hospices destinés à recevoir les enfants exposés. Deux mois après, ils en avaient déjà recueilli cent vingt. Mon unique occupa- tion a été depuis de conférer le baptême. Car les uns, pro- fitant des ténèbres de la nuit, suspendaient leurs enfants à un arbre sur le bord du fleuve, en face de la maison de mon catéchiste Yao. Les autres les jetaient vers le cou- rant afin que leurs vagissements, entendus des voya- geurs, émussent leur pitié et qu'ils les portassent à ceux qui sont chargés de les recueillir. Mais ce qui m'a fait le plus d'impression a été ce dont je fus témoin après les fêtes de Noël. Le froid était vif : un gardien de pagode.

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portant dans sa main gauche une corbeille et dans sa droite un long bident, allait ramasser des immondices ; il trouva une petite enfant nouvellement née, qu'on avait jetée dans une citerne... Il la recueillit avec son bident fétide et l'ayant couverte de paille deriz.il nous l'ap- porta... A cette vue, la femme du catéchiste, avec ses brus et ses filles, s'écrièrent : « Mais, père, pourquoi recueil- lir de ces enfants si repoussants et si sales alors que nous en refusons tant d'autres qui sont propres et bien vêtus? D'ailleurs notre nombre de mille est complet, et nous en recevrions encore de tels ! » Je leur répondis : ce sont principalement ceux-là que vous devez préférer, afin que vos mérites soient pleins devant Dieu et qu'il bénisse vos enfants. Alors toutes joyeuses, elles prennent de l'eau et se hâtent de laver la petite enfant, déjà noircie par le froid. Je l'approchai du feu et une nour- rice l'enveloppa dans sa robe ; dès que la chaleur eut ré- chauffé ses membres engourdis, nous la baptisâmes.

« Quelque temps après, une femme nous apporta une autre enfant qu'elle avait arrachée des mains de ses parents qui voulaient l'étouffer. Mais mon catéchiste Yao, sourd à toutes ses supplications, ne voulut pas la recevoir, à défaut d'argent et parce qu'on lui avait défendu d'en recevoir d'autres. A peine avait-elle fait deux cents pas pour s'en retourner qu'elle se dit à elle-même : il vaut mieux cependant la jeter ici que de la reportera ses cruels parents ; elle jeta aussitôt l'enfant dans le fleuve Sia-Kou-tou, et s'enfuit à toutes jambes. Un chrétien, Vincent Ou, passait alors par ; touché de pitié, il prend l'enfant et l'apporte à Yao, promettant de lui donner 400 sapèques chaque mois pour son entretien. Nous la reçûmes donc et la baptisâmes.

« Yoilà, Monseigneur: les traits de cette sorte sont

nombreux et il serait trop long de les énumérer tous.

«De Sia-Kou-Tou,je me suis rendu directement à Nan-

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tchan et j'ai été témoin de l'état déplorable de cette capi- tale. Toutes les maisons, mille ateliers, soixante-douze greniers publics et toutes les pagodes des faubourgs, tout a été livré aux flammes ; les pierres des fondations ont été arrachées et extraites pour fortifier la ville et les rives du canal qui l'entoure. Notre chapelle seule, l'hospice des vieillards, l'ancien hospice des enfants ont été pré- servés. Le nouvel hospice a été fermé parce qu'il était entretenu par les marchands, et les familles les plus riches y admettaient un grand nombre d'enfants. Main- tenant tout étant détruit, notre œuvre a cessé ici.

« L'ancien hospice qui possède un fonds et de grands revenus nourrit encore soixante-quatre enfants, mais pour comble de malheur, les curateurs et les curatrices de cet hospice fraudent autant qu'ils peuvent ou volent

l'argent de ces revenus La somme avec laquelle ils

nourrissent soixante-quatre enfants abandonnés nous suffirait pour en nourrir trois cents, si cette œuvre nous

était confiée Quant à ceux qui dépassent le nombre

soixante-quatre et qu'on recueille devant la porte de l'hospice, ceux-là sont véritablement abandonnés. Comme ils n'ont pas de parents qui donnent de l'argent aux curateurs, on les livre à quatre nourrices qui passent alternativement les nuits pour les soigner; mais parce que leur gage n'est pas pour cela aug- menté, après quelques nuits, ces enfants, faute de soin,

meurent de faim et de froid Aussi j'avais eu soin

de disposer dans cet hospice des chrétiens et des chré- tiennes pour baptiser les moribonds : ce qui a continué pendant quelques années

« J'ai reçu dans cet intervalle une lettre de mon supérieur qui me disait que le nombre des enfants ne devait pas dépasser mille et que, puisqu'il était complet, on ne devait plus en recueillir. Alors j'ai avertir, avec beaucoup de difficulté et de supplications, les col-

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lecteurs de n'en plus recevoir d'autres. Mais tous n'ont pas voulu croire à nos paroles, et, ne voulant pas les jeter dans le fleuve, quelques-uns sont venus déposer leurs enfants dans la citerne qui est auprès du cimetière des mahométans, non loin de notre chapelle.

« Peu de temps après, ^des voisins nous portèrent encore un enfant et, l'ayant déposé sur le seuil de la cha- pelle, ils s'enfuirent aussitôt pour n'être pas reconnus. Emu de pitié parles cris de l'enfant, je le pris entre mes hras, et j'exhortai autant qu'il était en moi les pauvres chrétiens de contribuer en quelque chose au soutien d'une vie si débile. Ils inscrivirent volontiers son nom sur un catalogue et promirent de donner des sapèques pour toute l'année.

« Trois jours après mon arrivée àNan-tchan, je voulus pénétrer dans la ville pour me procurer quelques res- sources pour la Sainte-Enfance dans un magasin dont

le maître est voisin de notre séminaire de Kiou-Tou

Ce ne fut qu'après bien des démarches, des difficultés, des péripéties, que je pus y entrer. Ensuite j'ai pu en sortir par trois fois pour travailler pour la Sainte-En- fance.

« Je mandai à mon catéchiste Lo de recueillir dans la ville tous les enfants abandonnés. Il se rendait matin et soir sur le pont Kao-Kiao (haut pont) près du collège impérial placé au milieu de la ville. 11 recueillit tous ceux qu'il put trouver. Les enfants sont généralement jetés dans un large marais ou étang que traverse le pont, sur lequel seulement les exposent les parents moins cruels. Lo en recueillit onze les premiers jours. Mais restait encore l'insuffisance de notre prix de 700 sapèques par mois qui nous empêchait de trouver des nourrices. Lo préleva alors sur propre argent ce salaire et donna ici 800 sapèques, 900, ailleurs 1000, et nourrit ainsi ces enfants pendant trois mois

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« Ces jours derniers on porta chez lui trois enfants pour lesquels il n'a pu trouver de nourrices; il les a remis à chaque porteur en leur donnant 400 sapèques pour chaque enfant, afin qu'il leur sauvassent la vie et les reportassent à leurs mères. Mais sachant que parmi tous ces enfants qu'il refusait presque tous étaient jetés à l'eau par les parents ou étouffés, il se repentit beaucoup de ne les avoir pas baptisés tous. Depuis il a eu soin de baptiser tous ceux qu'on lui apportait, parce que s'ils sont refusés, ils vont à une mort certaine.

« Ainsi donc, si Votre Grandeur daigne encore conti- nuer cette œuvre de miséricorde, nous ne devrons pas nous attacher si strictement au prix de 700 sapèques par mois puisque ici les enfants sont véritablement abandonnés et voués à la mort. D'ailleurs les vivres sont très chers à cause du grand nombre de soldats...

« De la capitale du Kiang-Sy, je suis revenu à Fou- tchéou-fou et de je me suis rendu à Koui-tchéou-fou, était parvenu le même avertissement aux collecteurs, de ne pas dépasser le nombre mille. Dans l'espace de quelques jours, quelques paysans occupés à ramasser du fumier nous ont apporté dans leur corbeille trois petites filles dégoûtantes, qu'ils avaient recueillies avec le bident au milieu de leurs immondices. Les chrétiennes voyant cela les repoussaient : « Pourquoi, disaient-elles, portez-vous de telles saletés àlaporte de notre chapelle?» Et elles m'appelèrent en même temps pour gourmander ces hommes. Je sortis, et voyant au milieu de la paille dans la corbeille une petite enfant qui criait, j'ordonnai sur le champ de la laver et de l'inscrire dans le cata- logue, ajoutant que c'étaient principalement ces enfants que l'Œuvre de la divine enfance aimait à recevoir. Et ainsi au nombre déjà fixé j'ai ajouté encore ces trois enfants dans notre hospice.

« Pendant ce temps -là une sage-femme nous apporta

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une enfant qu'elle avait tirée d'un tonneau d'eau, etc..

« Dans le Fou-tcheou-fou nous avons un grand nombre d'enfants déjà grands et qui ne peuvent demeurer plus longtemps sous la direction des nourrices, de peur qu'ils ne soient imbus de leurs superstitions et mauvaises mœurs. Il est nécessaire de les retirer et de bâtir pour eux un hospice.

« Je prie Dieu de tout mon cœur qu'il accorde à Votre Grandeur une parfaite santé et qu'il daigne rétablir votre œil canonique, afin que vous puissiez revenir le plus tôt possible au Kiang-Sy tant de chrétientés désirent voir depuis si longtemps leur évêque; et ce bonheur n'a pu encore leur être accordé.

« Joseph Yeou, i. p. d. l.c.d. I. m. »

Ce rapport, dont nous n'avons pu donner que quelques extraits» fait par un prêtre d'origine chinoise, connais- sant parfaitement les mœurs de son pays, vient con- firmer tout ce que Mgr Danicourt a écrit sur l'infan- ticide (V. 1. III, ch. vu) ; il nous montre clairement tout ce que la Sainte-Enfance opérait de bien en Chine et par l'action du prélat, dont nous racontons la vie, et par celle des prêtres qui le secondaient; enfin il nous prouve que les membres de la Congrégation de la Mission con- tinuent, dans l'Extrême-Orient, les œuvres de miséri- corde de leur saint et illustre fondateur.

Le désir que nous venons d'entendre exprimer par M. Yeou fut bientôt comblé. Mgr Danicourt, s'étant reposé quelques mois à Ning-Po, reprit, pour la troi- sième fois, la route du Kiang-Sy. Son repos cependant n'avait pas été absolu : apôtre vigilant et zélé, il n'avait cessé de correspondre avec les missionnaires de sa pro- vince, d'écrire à Rome, à Paris, aux conseils centraux de la Propagation de la Foi et de la Sainte-Enfance,

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toujours dans le but d'obtenir des secours pour sa chère mission.

Il se mit en marche le 1er juin et arriva à Kiou-Tou le 2 juillet en la fête de la Visitation de la sainte Vierge. Son retour en cette ville fut une grande consolation pour ses élèves, pour les chrétiens et même pour les païens qui le vénéraient. C'était le ret.our du pasteur au. milieu de ses ouailles : le père était heureux de se retrouver, après une aussi longue absence, parmi ses enfants, et les enfants étaient heureux de contempler les traits du vénéré pontife, leur père bien-aimé.

Une plume plus autorisée que la nôtre redira tout à l'heure quelle joie sa présence fit renaître chez les siens.

CHAPITRE X

PERSÉCUTION ET MARTYRE (1857-1858)

Arrivée de Mgr Danicourt à Kiou-Tou racontée par un témoin oculaire. Bonté et soins du prélat pour ses confrères. Com- ment il prêche la confiance en Dieu et la patience aux approches de la tribulation. Il déjoue habilement le général des insur- gés et fait ainsi épargner ses établissements et les siens. Mais la persécution vient des impérialistes. « Le 3 juin 1 808, Cor- pus Christi : pris et maltraité par les impérialistes. » Mgr Dani- court confesse la foi, subit le martyre. Coïncidence frappante, rapprochement, réflexions.

Au commencement du mois de juillet 1857, M. Glau, lazariste, se trouvait à Kiou-Tou. Il fut témoin de la ré- ception que l'on y fit à Mgr Danicourt et des vertus dont le saint missionnaire donna de si beaux exemples : aussi est-ce pour nous une grande consolation de l'entendre raconter ce qu'il vit de ses yeux :

« Je dois 1 vous parler maintenant des dix-huit mois que j'ai passés avec Mgr Danicourt à Kiou-Tou, temps de joie et d'épreuves,alternatives de sécurité apparente et de cruelles vexations ; de projets consolants et d'espérances trompées ; d'abondance relative et de disette absolue ; de repos momentané et de fuites précipitées ; de séparation douloureuse et de mutuelle rencontre dans un commun

i. Lettre de M. Glau, lazariste, à M. Charles Danicourt : Evreux, le 3 février 1866.

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cachot : telle fut notre vie pendant ces dix-huit mois, vie qui résume plus ou moins le train ordinaire des pauvres missionnaires.

« Sa Grandeur nous arriva donc à Kiou-Tou le 2 juillet, vers 3 heures de l'après-midi. On la reçut pontificale- ment dans notre modeste oratoire, et, dans une courte et chaleureuse allocution faite au pied de l'autel, Mon- seigneur fit verser bien des larmes aux assistants, en les exhortant à se disposer par un redoublement de foi et de ferveur aux jours de cruelles épreuves dont l'ap- proche se faisait de plus en plus sentir. Tous paraissaient cependant on ne peut plus heureux de voir au milieu d'eux leur évèque, car sa présence était pour chacun une consolation, un encouragement.

n Dès le lendemain de son arrivée, ou du moins très peu de jours après, il réunit successivement et ses mis- sionnaires et ses séminaristes pour rappeler à chacun ce qu'il devait être et la ligne de conduite à suivre à travers des circonstances si perplexes et si imprévues.

« A cette époque et depuis plus de deux mois, je me trouvais malade, le climat ayant ajouté à nos autres épreuves celle d'une fièvre aiguë et débilitante. J'étais donc dans une chambre isolée, la plupart du temps gisant sur mon grabat et constamment dévoré par une fièvre brûlante que rien ne pouvait éteindre. Dans ces moments pénibles, votre bon frère était se tenant à mon chevet, tâchant de me distraire par d'agréables récits et poussant la condescendance de son inépuisable charité, jusqu'à me préparer lui-même des remèdes et jusqu'à me rendre, à ma confusion, les plus humbles services.

« Bien des fois, dans ces premiers mois les rebelles nous laissaient tranquilles, j'eus occasion d'admirer en lui plus d'une vertu. D'abord son esprit de foi qui sui- vait pas à pas la marche de la Providence et de la divine

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justice dans ces terribles et désastreux événements dont les nouvelles désolantes nous arrivaient de tout côté. Ensuite sa confiance en Dieu qui était son point d'appui et le grand mobile de sa conduite. Très souvent il me répétait ce qu'il avait appris lui-même d'un saint mis- sionnaire: «La grande vertu des missionnaires en Chine, c'est la confiance en Dieu, parce que, me disait-il, ici plus que partout ailleurs, on est environné de tout côté d'innombrables et profondes misères dont la perspective navrante porte au découragement. En soi-même, en der- nière analyse, on ne trouve que faiblesse et néant, mais ce néant, dans l'isolement de la vie apostolique, on le pénétre, on le touche du bout du doigt. On se sent si souvent impuissant devant la besogne ; on a tant de dé- ceptions et tant d'angoisses, que si l'on ne se jetait pas avec un entier abandon entre les bras de la Providence, il y aurait vraiment de quoi sécher d'ennui. La confiance en Dieu, ajoutait-il, a toujours été mon soutien et ma devise et jamais je ne m'en suis mal trouvé. » Ce fut surtout aux grandes épreuves du mois dejuiul858, qu'il sut donner des marques visibles de cette grande confiance.

« Je n'ai pas besoin de m'étendre sur sa patience : il en a donné des preuves bien manifestes et dans les per- sécutions qui venaient du dehors et dans les contradic- tions qui lui étaient suscitées de la part de ses chrétiens et même de la part de ceux qui auraient être les pre- miers à lui procurer tout leur meilleur concours. C'est surtout en cela que je l'ai trouvé admirable de douceur et de longanimité. Avait-il à punir, il ne le faisait qu'à regret et toutes les punitions étaient toujours ordonnées de manière à tourner au plus grand bien des délin- quants. Ceux-ci finissaient par reconnaître la justice et la sagesse des mesures prises à leur égard et ils l'en remerciaient.

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« Habituellement il était souffrant, tantôt de l'esto- mac, tantôt de la migraine, tantôt de la fièvre. Vers le printemps, au moment oùj'allais mieux, il tombamalade à son tour. Je voulus lui rendre les services que j'avais reçus de lui et en particulier le veiller une partie des nuits; il ne voulut jamais le permettre, aimant mieux, disait-il, souffrir seul : cela le reposait mieux. Néan- moins on avait pour lui toutes les attentions qu'exigeait son état. Heureusement cette maladie ne se prolongea pas. Dieu voulait exiger de lui de plus grands sacri- fices. »

Les jours mauvais que Mgr Danicourt attendait depuis si longtemps ne devaient point tarder d'arriver. Les rebelles, dont la présence 'au Kiang-Sy était une menace continuelle pour sa mission, se portèrent sur Kiou-Tou dans les premiers mois de l'année 1858. Cependant ce n'est point de ces derniers qu'il eut à souffrir, du moins à Kiou-Tou. La persécution et les plus grands malheurs lui vinrent de ceux qui devraient faire régner l'ordre et respecter les propriétés, du côté des impérialistes.

Il ne reçut des rebelles, lui et les siens, que des témoi- gnages de bienveillance et de protection ; mais nous devons ajouter que ce fut en grande partie grâce à son habileté, comme le prouve le récit suivant qu'il fit à son frère, M. Charles Danicourt, à son retour de Chine :

« Comme nous passions parmi les païens pour des gens riches, bienfaisants et justes, je devais m'attendre et je m'attendis en effet à la visite des rebelles. Dans celte prévision j'avais fait transporter dans le village de Kiou-Tou et descendre dans un puits les fonds de la Sainte-Enfance et les objets précieux du séminaire. Le général en chef vint en effet, suivi de ses grands offi-

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ciers, nous rendre visite. Je le reçus avec respect mais avec assurance. Je lui offris de visiter le séminaire, la chapelle, le réfectoire, les lieux les plus secrets de la maison pour lui prouver que nous n'avions ni armes, ni munitions. La vue des tableaux du chemin de la croix et de l'enfant Jésus couché dans sa crèche attira beau- coup son attention. Je lui expliquai brièvement les mystères de notre sainte religion. Au réfectoire, afin d'intéresser à notre cause des gens qui tenaient notre vie entre leurs mains, j'avais fait préparer une collation abondante. Ces Messieurs ne se firent pas dire deux fois de s'asseoir et de se rafraîchir : ils mangèrent et burent comme entre amis et furent reconnaissants de nos bons procédés.

« Cependant le but de leur visite n'était pas atteint. Ce qu'ils voulaient, ce n'était pas de visiter un établisse- ment religieux : c'était avant tout de l'argent et beau- coup d'argent.

u Quand le général s'en fut ouvert à moi avant de nous quitter : « Général, lui dis—je, je n'ai pas une sapèque dans mon séminaire. Si tu veux descendre dans les caves, ouvrir les armoires et les malles, tu verras la vérité de ce que j'avance ; et quand même je serais cousu d'or et d'argent, je ne pourrais t'en donner. Ne sais-tu pas que tous mes missionnaires sont répandus dans la province pour baptiser et recueillir les petits enfants abandonnés? Ne sais-tu pas que j'en ai plus de douze cents à nourrir et que ces pauvres petits périront infailliblement si je ne viens à leur secours? Tu dois comprendre, général, puisque tu as du cœur, que mes besoins et mes nécessités, ce sont les besoins et les nécessités de ces innocentes créatures »

« Mes paroles firent impression sur cette nature sau- vage. « Il est franc l'Européen, dit-il à ses officiers. » « Mais pour te prouver mon amitié et ma gratitude,

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repris-je, je vais te faire un présent qui doit avoir du prix à tes yeux, ce sont des objets de la mère patrie. J'allais en effet chercher une douzaine de foulards à dessin, qu'on nous avait envoyés de France, et quelques objets de curiosité. « Je te prie de recevoir et de garder ces objets comme un témoignage de ma sincère amitié. » Et le général enchanté se confondit en politesse pour me remercier, me disant, qu'en cas de besoin je pourrais compter sur lui. C'est ainsi que notre bonne et tendre Mère nous couvrit de sa maternelle protection pendant cette visite qui aurait pu être fatale à nos élèves et à nos établissements.

« Le général des rebelles s'étant retiré parla en bien de notre maison, et fit partout l'éloge des bons procédés avec lesquels nous l'avons accueilli. »

Nous l'avons dit ci-dessus : la persécution ne vint pas du coté des rebelles, mais des partisans de l'empereur de Chine, des impérialistes, selon l'expression employée par le saint missionnaire ; en un mot des troupes qui marchaient contre les rebelles. Laissons le prélat faire lui-même le récit de son arrestation, puis nous citerons à l'appui la lettre de M. Glau.

Extrayons d'abord le passage suivant d'une lettre adressée à M. Yicart, supérieur du collège de Montdi- dier ' :

« Nous en avons vu de dures et de bien dures depuis deux ans dans notre pauvre Kiang-Sy. M. Monlels décapité par les impérialistes avec deux chrétiens; MM. Anot et Hou poursuivis par les rebelles, et ne trou- vant, après avoir erré pendant six jours dans les mon- tagnes, qu'une carcasse de chapelle ils se dispo- saient à passer les fêtes de Noël. Notre chapelle de

1 . Séminaire de Kiou-Tou, le 23 novembre 18o8.

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Ou-tchen, sur le lac Pou-yang, détruite par les manda- rins, et son gardien Quentin Sié, plus qu'octogénaire, décapité devant la grande porte pour la cause de la religion ; trois autres chapelles brûlées ; quatre dévas- tées de fond en comble; neuf pillées; huit caisses ou chapelles ambulantes enlevées; dix ornements de diffé- rentes couleurs volés; mille six cents objets perdus dans le pillage du séminaire; votre serviteur pris avec votre confrère Yuen, traîné par deux soldats à trois lieues d'ici, enchaîné, garrotté et presque décapité sans l'inter- vention d'un brave païen qui a répondu pour nous. Ceci s'est passé le mercredi et le jeudi 2 et 3 juin. Vous voyez donc que nous avons eu une triste fête et une triste pro- cession du saint Sacrement. Mais si nous n'avions été fermes et sans peur, nous en aurions vu de plus dures encore. Sur la route, avant d'arriver à la pagode Ou-li- tien, je pensais qu'on allait nous expédier, je me recommandais à la sainte Vierge en récitant le Sub tuum, etc., etc. Je pensais à Dieu devant qui j'allais paraître, et comment je pourrais recevoir l'absolution de mon confrère et la lui donner. J'ai fait le sacrifice de ma vie et j'espère que Dieu m'en tiendra compte. Dieu a sévi immédiatement contre ces pillards : deux des chefs ont été disgraciés peu après ; deux soldats ont été tués du même coup de foudre; d'autres sont atteints de mala- dies incurables. Partout Dieu punit ceux qui ont dé- pouillé nos chapelles; mais je n'ai pas le temps de vous le raconter... »

Dans une lettre adressée, à la même époque, à son frère M. Charles Danicourt, le prélat donne, sur son arrestation, des détails plus amples que ceux qui pré- cèdent. Voici la première partie de cette lettre ' :

1. Lettre à M. l'abbé Charles Danicourt, du 21 novembre 18o8.

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« Si vous avez eu connaissance de nos tribulations depuis un an et des miennes en particulier, vous ne devez pas être surpris de mon silence à votre égard.

« Notre séminaire respecté par plus de huit mille rebelles a été pillé le 2 juin par des gueux de gardes nationaux. J'ai été pris avec M. Yuen, confrère chinois, et sans un païen qui a répondu pour nous et de nous, nous aurions eu la tête tranchée dans une pagode à une demi-lieue d'ici : les sabres étaient levés par des soldats atroces qui n'attendaient qu'un mot du chef pour nous massacrer.

« De cette pagode nous avons été poussés plutôt que menés à trois lieues de l'on nous a mis la chaîne au cou, et lié rudement les mains derrière le dos : tout cela pour avoir de l'argent. Comme nous n'avions qu'une chemise et un caleçon sur le corps, le reste nous ayant été enlevé en route; nous n'eûmes pas même une sapèque à leur donner. Après avoir passé la nuit dans une mortelle inquiétude sur le sort des autres confrères et des élèves du séminaire, nous avons été mis en liberté le lendemain matin d'une manière toute providentielle. Les rebelles vinrent fondre pendant la nuit sur le village nous étions captifs; la terreur se répandit partout et le chef, craignant pour ses jours, nous permit de retourner à Kiou-Tou.

« Je monte sur la chaise d'un catéchumène qui était venu avec quatre chrétiens pour traiter de notre déli- vrance, et à 2 heures de l'après-midi, jeudi du saint Sacrement, nous arrivions à Kiou-Tou nous avons été reçus par les confrères, les élèves et les chrétiens avec une joie et une consolation indicibles. Notre pro- cession du saint Sacrement a été belle, comme vous voyez, pour moi et M. Yuen. Ce cher confrère n'en pou- vait plus, n'ayant rien mangé depuis 24 heures... Nous avons encore été sur le qui-vive jusque vers le 14 juin,

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j'ai écrit en long et en large à M. Aymery, notre pro- cureur général, l'histoire de mon arrestation et du déva- lisement du séminaire nous avons perdu 1 .600 objets. Depuis lors nous avons toujours été fort tranquilles, mais mon pauvre œil gauche s'obscurcit de plus en plus et ma tête, au milieu de mille occupations différentes, ne me permet pas de prendre le repos nécessaire.

« M. Glau, toujours malade, est allé se rétablir à Ning-Po ou Shang-Haï. M. Fang est malade depuis deux mois. M. Lu est mort le jour de la Toussaint der- nière. Ces deux confrères sont restés près de deux ans à Paris avec moi. M. Anot est dans la partie Sud de la province. M. Rouger est dans les environs de la capi- tale. Vous voyez donc que toute la besogne du séminaire composé de vingt et un élèves, des comptes de la mis- sion, de la Sainte-Enfance, tout tombe sur moi et c'est un miracle que ma pauvre tête n'ait encore sauté... »

Le récit de son arrestation et de son martyre fait par Mgr Danicourt lui-même, dans les extraits que nous venons de citer, pourrait faire naître une objection dans l'esprit de plus d'un lecteur : testis unus, testis nullus, le témoignage d'un seul est nul; au reste nul n'est juge dans sa propre cause. Pour répondre à cette objection ou plutôt pour la prévenir, nous allons citer le témoi- gnage d'un témoin oculaire, de M. Glau, lazariste.

« Ce fut surtout aux grandes épreuves du mois de juin 1858, que Mgr Danicourt sut donner des marques visibles de sa grande confiance en Dieu. Indignement traité par des brigands qui se disaient défenseurs de l'empereur, ignominieusement dépouillé de ses habits, séparé par force de ses prêtres et de ses chrétiens, et traîné les mains liées derrière le dos sous une grêle de coups et de grossières injures jusqu'à un endroit situé à quatre lieues de Kiou-Tou, et cela par un soleil tropical dardant en pleine heure de midi toute l'ardeur de ses

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rayons; puis enchaîné avec des malfaiteurs ou d'autres victimes des vengeances des mandarins, subissant un jugement et une condamnation à mort dont on avait remis l'exécution au lendemain (vous savez par quelle providence il fat délivré) : qui pourrait dire ce qu'il eut à souffrir dans d'aussi terribles rencontres. Il faudrait l'avoir vu, comme nous, revenir de sa prison, couvert seulement d'un caleçon chinois et d'un simple morceau de toile jeté sur ses épaules, les bras couverts de meur- trissures, les mains encore gonflées par les étreintes des menottes, pour s'en faire une idée. Tous nous versions des larmes, lui seul paraissait jouir d'un doux calme, nous exhortant à mettre notre confiance dans la Provi- dence, en répétant sans cesse que c'était cette confiance qui faisait toute sa consolation et son soutien.. »

Bien que ces divers récits se complètent les uns les autres, nous devons encore ajouter quelques détails puisés dans la correspondance du prélat ou recueillis de sa bouche par son frère pendant leur commun séjour à Paris, au commencement de l'année 1860; ils achève- ront de nous instruire sur cette circonstance capitale de la vie que nous avons entrepris de raconter.

Dans le compte rendu qu'il fit de sa mission pour l'année 1858, trouvé dans son portefeuille après sa mort, Mgr Danicourt parle en ces termes de sa personne et de celle de M. Yuen : « Deux missionnaires arrêtés, traînés longtemps sur la route, dépouillés, chargés de chaînes, les mains cruellement liées derrière le dos et subissant à genoux un interrogatoire devant un mandarin. »

Au cours des causeries intimes qu'il eut à Paris avec son frère, il lui arriva d'avouer, à plusieurs reprises, des détails que son humilité lui avait fait taire dans sa cor- respondance. Illui révéla que cet interrogatoire dont nous venons de parler avait duré longtemps et que le man-

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darin lui avait fait une foule de questions sur son nom, sa patrie, la durée de sa résidence en Chine ; les noms des divers pays qu'il avait habités; la raison pour la- quelle il avait quitté sa patrie et le but de son séjour en Chine; ses occupations, sa manière de vivre.

Le prélat répondit à toutes ces questions avec la sin- cérité dont il ne s'est jamais départi et sur le ton d'une noble fermeté.

Il déclara au mandarin qu'il avait quitté la France pour venir évangéliser la Chine, c'est-à-dire y répandre la religion de Jésus-Christ. A ce sujet il s'efforça de lui faire connaître Notre-Seigneur Jésus-Christ, puis il af- firma hautement sa divinité et la divinité de sa religion auprès de laquelle les autres ne sont qu'erreur et que mensonge.

Il ajouta qu'il n'avait jamais eu d'autre profession que celle de missionnaire ou d'apôtre ; qu'à l'heure présente il l'exerçait encore, mais que sa principale occupation pour le moment était de baptiser et de recueillir les en- fants abandonnés.

Cette dernière déclaration aurait suffire pour tou- cher le mandarin et lui faire respecter la vie d'un homme si précieux pour l'humanité, mais non.

Durant cet interrogatoire, un scribe placé auprès du mandarin inscrivait toutes les réponses du prélat, tandis que de chaque côté de ce dernier se tenait un soldat armé d'un sabre prêt à frapper au moindre signal de son chef.

De tout ce qui précède nous devons inférer d'abord que Mgr Danicourt confessa la foi et mérite le titre de confesseur de la foi que tout le monde s'est plu à lui ac- corder jusqu'ici.

Xous pouvons inférer en second lieu qu'il eut le mé- rite du martyre à la façon des saints qui l'ont subi sans répandre leur sang. En effet il fut une première fois con-

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damné à mort, après avoir confessé Jésus-Christ, à une demi-lieue de sa résidence ; il vit les sabres levés au- dessus de sa tête et ne dut son salut qu'à la générosité d'un païen qui offrit une somme d'argent pour sa rançon. Il fut une seconde fois condanné à mort à quatre lieues de sa résidence, après avoir enduré de mauvais traitements ; il accepta derechef et avec générosité le calice du mar- tyre, passa la nuit dans un cachot et devait être exécuté le lendemain matin, comme il a été dit précédem- ment, etc.

Mais, objectera- t-on, était-ce bien en haine de la reli- gion catholique qu'il fut persécuté et condamné à mort?

Nous répondrons à cela qu'il est difficile d'assigner un autre mobile à la rage de ses persécuteurs. Assuré- ment ce n'est point comme partisan des rebelles qu'il fut saisi.

Ce n'est point comme étranger, comme Français, puis- qu'à cette époque il y avait accord entre la France et le gouvernement chinois, que représentaient les mandarins ses persécuteurs.

Au demeurant ils le connaissaient comme évêque mis- sionnaire ; ne Peussent-ils pas connu comme tel dès l'a- bord qu'ils ne l'eussent plus ignoré après l'interroga- toire qu'ils lui ont fait subir.

C'est donc comme missionnaire et partant en haine de la religion catholique qu'ils l'ont ainsi traité ; et le titre de martyr vient embellir sa gloire d'une seconde auréole.

Une vertu qui ajoute singulièrement à toutes celles qui ont brillé pendant cette persécution est l'humilité. Mgr Danicourt n'a pas tout dit sur cette circonstance mémorable de sa vie ; on le comprend, s'il n'est pas permis de se glorifier, il l'est encore moins de s'at- tribuer une gloire que l'Eglise seule a qualité pour décerner à ses enfants. Mais il se peut, et il est encore

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temps, que la vérité tout entière soit révélée sur son martyre ; en attendant voici ce qu'il écrivait à son frère quelques mois plus tard :

« Mais dans vos lettres, trêve, trêve de compliments et de félicitations, de peur que ma misère soulevée par l'orgueil ne me jette et ne me fasse échouer sur quelque rocher... Vous me parlez sans cesse d'apostolat, de martyre, etc., que ces mots sont déglace sur votre cœur! Levez donc le talon une bonne fois et venez manger notre tou-fou (plat d'herbes salées). Quand viendra donc la dissolution de mon corps ! Ah ! priez, mon cher frère, priez pour qu'au sortir de ce monde, je voie mon Créa- teur, mon Rédempteur, notre Sanctificateur, notre bien- heureux père saint Vincent ! » N'est-ce point le cri de l'apôtre demandant la dissolution de son corps pour être réuni à Jésus-Christ?

Nous serions incomplet si nous ne notions, avant de terminer ce chapitre important, une coïncidence frap- pante et si nous ne faisions un rapprochement.

Remarquons d'abord la date de son arrestation, de sa condamnation à mort, le 2 juin, et de son exécution qui devait avoir lieu le 3, le matin du jour de la fête du saint Sacrement, à l'heure même à laquelle il aurait offert ,1e saint Sacrifice, s'il avait été rendu à la liberté.

A ce signe, à cette coïncidence, on reconnaît le dis- ciple d'un Dieu crucifié et en même temps le prêtre de l'Eucharistie.

Il y a bien des rapprochements à faire entre le sacri- fice de la croix et celui de nos autels, entre le mystère de la souffrance et celui de l'Eucharistie.

De même il y a bien des analogies à établir entre la Victime de nos autels et ce que doit être le prêtre de l'Eucharistie. Un saint l'a dit * : le prêtre qui a célébré

i. Saint Ambroise dit aussi quelque part : t Celui qui ne s'est

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le sacrifice de la messe et n'est pas disposé à souffrir pour les âmes et pour Dieu, n'en a pas retiré tout le fruit qu'il devait. C'est dans les plaies de Jésus crucifié, c'est aux mêmes plaies de Jésus présent sur l'autel de l'Eucharistie qu'il doit puiser, comme à cinq sources fécondes, la grâce et la force de souffrir pour Celui qu'il aime. C'est que Mgr Danicourt a puisé cetle énergie chrétienne qui a marqué son âme d'un si beau caractère.

Prêtre et victime sont synonymes quand on envisage les deux grandes choses qu'ils expriment, à la lumière de l'Eucharistie.

Le divin Maître offre à ses prêtres bien-aimés, chaque matin, son calice de joie et de consolation, mais c'est à la condition qu'ils y prendront la force de boire son calice d'amertume lorsqu'il aura jugé à propos de le leur présenter. Potestis bibere calicem quem ego bibiturus

sum

i >

Au prêtre de l'Eucharistie, à l'évêque marqué du sceau de la croix de Jésus, cette force n'a pas manqué, cette grâce de choix n'a pas été refusée : le 3 juin 1858, jour de la Fête-Dieu, le Seigneur lui présenta son calice. L'apôtre Je reçut avec générosité en acceptant la mort pour la gloire de son nom. Le divin Maître eut pour agréable le sacrifice de son disciple, mais il ne permit point sa mort, au contraire, il le délivra d'une manière qui tient du prodige.

Il n'avait pas autrement traité saint Jean son disciple bien-aimé, que Mgr Danicourt avait pris pour modèle dans sa vie intime avec Notre-Seigneur. C'est le rap- prochement que nous nous plaisons à faire ici. Les desseins de Dieu sont impénétrables ! mais ce qu'il fait est toujours marqué au coin de la sagesse et les

point sacrifié tout entier n'est pas digne d'offrir le saint sacri- fice. »

1. Saint Matthieu, ch. xx, v. 22,

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yeux les moins clairvoyants sont aptes à le discerner.

On pourrait s'étonner de ce que saint Jean, le seul des disciples qui fut au pied du Calvaire, soit aussi le seul parmi les apôtres qui n'ait pas versé son sang. Il fut bieu martyr à Rome devant la porte latine, mais il n'y mourut pas, préservé 'qu'il fut par un miracle de la puissance de son Maître bien-aimé.

11 nous est permis de voir quelque chose d'analogue dans la fin de celui qui fut aussi le disciple bien-aimé de Jésus et l'enfant privilégié de Marie.

A ceux qui sembleraient exprimer le regret que sa vie n'ait pas été couronnée par le martyre sanglant, nous redirons la réponse que Notre-Seigneur a faite à ses disciples qui le questionnaient au sujet de saint Jean : « Quant à celui-ci, peu vous importe : je veux qu'il demeure ainsi »

Ce qui va arriver nous montrera que si la mission de Mgr Danicourt en Chine était terminée d'une façon le 3 juin 1858, elle ne l'était point d'une autre. Dieu lui réservait l'honneur d'accompagner en France les restes du vénérable Perboyre, son confrère et son ami. En outre il ne voulait pas lui refuser la grâce, qu'il avait si sou- vent demandée, de revoir la chère maison de Saint- Lazare ; il la revit en effet pour y terminer sa carrière, y exhaler son âme auprès des restes de saint Vincent, y édifier ses frères par une sainte mort.

Enfin il est une conséquence de cette mission, que la Providence lui réservait, dont nous sommes frappé. Parmi les nombreux missionnaires qui depuis des siècles ont versé leur sang en Chine pour la cause de Dieu, il en est peu relativement dont les corps aient été rap- portés et placés sur les autels. Si Mgr Danicourt avait eu la tête tranchée par le fer des barbares qui l'ont condamné à mort, il se peut que sa dépouille jetée au cours d'un fleuve ou cachée dans quelque lieu écarté

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n'ait pu être retrouvé; dès lors son tombeau fût resté ignoré.

Tandis qu'il a plu à Dieu, toujours admirable dans ses voies, de rendre son tombeau glorieux, si bien qu'après avoir évangélisé les contrées lointaines, il con- tinue de prêcher dans le pays qui l'a vu naître. En effet, le parfum des vertus qui s'exhale de son tombeau n'est-il pas une prédication constante? Les vocations ecclésias- tiques de plus en plus nombreuses à Àuthie, depuis vingt-cinq ans, n'en sont-elles pas une preuve frappante? Defunctus adkuc loquitur, a dit son illustre panégyriste : il est mort, mais il parle encore par sa vie , par ses exemples et par ses vertus.

CHAPITRE XI

FIN DE LA MISSION DE MONSEIGNEUR DANICOURT EN CHINE (1858-1 859).

Lettre de M. Etienne à Mgr Danicourt. Lettre de Rome. Triste état de la province du Kiang-Sy. Mgr Danicourt est désigné par la Sacrée Propagande pour accompagner en France les restes du vénérable Perboyre. « Le 27 avril 1 859, saint Anas- tase: parti de Kiou-Tou avec MM. Tching, Xavier et Justin, pour Shang-Haï, malade de la fièvre. Le 19 mai I8.'i9, saint Pierre Célestin, arrivé à Shang-Haï. » Ses adieux à sa chère Mission; témoignages qu'il reçoit. Mgr Mouly. Le 31 août 1859, saint Raymond : embarqué à Shang-Haï sur le Neville, capitaine Kerr, allant à Londres, dans la compagnie des restes précieux du véné- rable Perboyre. »

Peu de temps avant de passer par toutes les épreuves que nous avons racontées dans le chapitre précédent, Mgr Danicourt reçut de M. Etienne, supérieur général des lazaristes, une lettre par laquelle Sa Grandeur était invitée à retourner en France pour traiter de différentes affaires concernant la province du Kiang-Sy, etc. Le prélat crut devoir attendre avant de se rendre à l'invita- tion de M. Etienne, d'autant plus que la présence des rebelles dans le Nord de son vicariat lui faisait pressent ir les plus graves dangers : effectivement ce n'est point en de pareilles conjonctures que le pasteur doit quitter son troupeau. Bien lui en a pris, car deux mois plus tard il reçut de la Propagande l'ordre de rester à son poste :

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« En ce qui concerne la réponse que nous avons adressée aux demandes réitérées à Votre Grandeur par le révé- rend supérieur de votre compagnie, lui écrit le cardinal Barnabo, nous voulons que vous sachiez, qu'attendu le mauvais état de votre santé qui déclinait de plus en plus, la permission lui avait été accordée par la Sacrée Congrégation de vous rappeler en France, afin que par le moyen de remèdes plus efficaces et par le bienfait de l'air natal, vous puissiez plus facilement vous rétablir... Mais l'intention de la Sacrée Propagande n'a jamais été que vous soyez forcé de quitter votre mission dans les tristes circonstances elle se trouve, alors qu'on vous refuse, pour vous pousser à bout, les ouvriers évangé- liques dont elle a un si pressant besoin, ou que l'on néglige de vous les envoyer... Connaissant tous les motifs que vous avez de ne pas quitter présentement votre mission, nous les exposons clairement au même supérieur général, pour lui faire accepter votre résolu- tion et afin qu'il se conforme en cela au gré de la Propa- gaode. Nous lui déclarons que nous avons approuvé votre projet de ne pas quitter votre mission dans de telles conjonctures; et de ne pas vous mettre en chemin, sauf dans un cas de besoin, soit pour des raisons de santé, soit pour traiter des affaires importantes, auquel cas vous seriez appelé par la Sacrée Propagande.

« En attendant nous pressons le même supérieur gé- néral de s'efforcer, selon le devoir de sa charge, de vous envoyer le plus tôt possible les ouvriers évangéliques que vous demandez.. »

Cette lettre est signée par le cardinal Barnabo, préfet de la Propagande et contresignée par son secrétaire Mgr Cajetan.

De graves motifs retenaient donc Mgr Danicourt au centre de sa mission : en effet les malheurs spirituels de son vicariat étaient plus grands encore que sa ruine

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matérielle. M. Montels avait été décapité le 26 juin 1857; M. Than était mort de faim, de chagrin, de misère; M. (llau, malade de la fièvre, avait été obligé de se retirer à Shang-Haï ; M. Lu était mort le jour de la Tous- saint 1858 ; M. Fang était malade. Il ne restait plus à la fin de 1858 et au commencement de 1859 que deux Eu- ropéens, MM. Anot et Rouger avec quelques prêtres chinois ; encore ces derniers avaient besoin de la direc- tion et de l'aide des prêtres européens, comme l'a dit souvent Mgr Danicourt : les prêtres chinois ne peuvent faire tout tout seuls.

Donc un évèque, deux prêtres français, trois ou quatre missionnaires chinois pour répondre aux besoins spirituels de chrétiens disséminés dans une province grande comme la moitié de la France : quel fardeau et quelle disproportion!

« Hélas! lui écrivait M. Anot, le 20 janvier 1859, comme vous le présumez bien, après tant de ravages que de déficit, le démon allait jusqu'à souffler à nos pauvres chrétiens : bah! c'est le temps de la révolution, nous pouvons pécher hardiment, les prêtres ne vien- dront plus nous en empêcher. Jouissons !... Pauvre mis- sion! tout tombe en ruines, les âmes comme les maisons et les chapelles; partout des débris. Pour parler en gé- néral, sauf les exceptions, plus de dimanche, plus de prière en commun, tout à la débandade. Jugez du reste : ô mon Dieu ! qu'il nous a fallu de force. « Ferme ! ferme ! dites-vous », certes il le faut bien. Il faut bien autre chose encore que la fermeté, il faut être bien habile pour ne pas tout détruire. Des chrétiens m'ont dit quelquefois : Père, il était temps que les missionnaires arrivassent. Encore un an, je ne sais s'il y aurait encore eu des chré- tiens par ici.

« Et la pauvre Sainte-Enfance, la voici elle aussi à l'agonie. Ne recevant aucun secours, je n'ose m'engager.

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Nous ne pouvons courir la poste selon nos désirs. Les nouvelles que je reçois de M. Rouger ne sont pas plus consolantes. En résumé je ne vois partout, dans tout le Kiang-Sy, que grande misère. »

Une voix plus autorisée que la précédente nous donne le vrai de la situation de la province en question, c'est celle de Mgr Danicourt lui-même. A la date du 1er oc- tobre 1858, il termine un rapport adressé à la Sacrée Propagande par cette phrase significative : « II n'est pas en Chine de mission qui soit réduite à un plus graDd abîme de malheurs et de calamités, et celui qui trace ces lignes ne pourrait les écrire si une longue série d'années ne l'avait habitué à boire jusqu'à la lie le calice de toutes les tribulations. »

La mission de Mgr Danicourt en Chine allait finir : il la terminait comme les saints, comme les apôtres, dans les larmes, dans la tristesse : Senti nant in lacrimis, in exultatione metent! Ils sèment dans les larmes pour récolter dans la joie. Cette terre d'exil ne peut être le lieu de leur récompense ; pour eux plus que pour les autres on a pu dire : « La vie est un combat dont la palme est aux cieux. »

Au mois de mars 1859, le prélat reçoit du cardinal préfet de la Propagande une lettre qui le charge d'ac- compagner en France les dépouilles des vénérables Clet et Perboyre. En voici les parties principales :

« Nous pensons que vous avez reçu notre réponse du 5 juin à la lettre que Votre Grandeur nous a adressée le 7 février dernier, réponse dans laquelle nous approu- vons, attendu les graves malheurs de votre mission, le projet d'ajourner votre voyage en Europe au gré de la Sacrée Congrégation. Nous vous accordions cette faveur d'autant plus volontiers que ce voyage nous paraissait utile non seulement pour refaire votre santé mais encore pour arranger et terminer les affaires de grande impor-

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tance concernant votre mission et celle du Tché-Kiang. Cependant comme à cette époque la Sacrée Congré- gation des Rites avait chargé, avec l'assentiment du Souverain Pontife, l'illustre évêque d'Adrianopolis ' d'exhumer les restes des deux ouvriers évangéliques, François Clet et Jean Gabriel Perboyre, et de les trans- porter en Europe et qu'après les avoir exhumés et

les avoir transportés à Ning-Po, Sa Grandeur nous a appris dernièrement que les plus grands troubles poli- tiques avaient éclaté dans la partie occidentale de sa

mission , nous n'avons pas cru devoir lui conseiller

d'entreprendre ce voyage, bien qu'elle fût disposée à le

faire ; nous l'avons déchargée de ce message si

agréable et tant désiré par elle, pour le confier à Votre Grandeur, et nous vous le déclarons confié par ces présentes Nous voulons que vous sachiez que l'inten- tion de la Sacrée Congrégation est qu'après avoir confié à un pro-vicaire sage le soin et l'administration de votre vicariat pour tout le temps de votre absence, vous vous mettiez en marche le plus tôt possible, et qu'après avoir déposé en France les saintes dépouilles, vous arriviez à Rome. Et comme pendant ce temps de nouveaux ouvriers évangéliques naviguent vers la Chine, ou se disposent à partir, nous vous exhortons à avertir et à prier Mgr d'Adrianopolis de recevoir favorablement, de favoriser et d'envoyer à votre mission ceux qui sont désignés pour elle. Nous le prions pendant votre absence de prendre soin de votre vicariat autant qu'il le pourra et selon que les circonstances l'exigeront

« E. Barnabo, préfet, « Cajetan, secrétaire. »

1. Mgr Delaplace, mort évêque de ékin en 1884.

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Peu de jours après il en recevait une autre de Mgr De- laplace conçue en ces termes :

« Monseigneur et très honoré confrère ',

« Vous avez su que je devais porter en France les précieux restes de nos vénérables martyrs Glet et Per- boyre. En effet, je serais déjà parti sans un accident qui est venu retarder mon voyage au moment il ne me restait plus qu'à mettre le pied sur le navire. Ce voyage que je croyais simplement retardé, le voilà aujourd'hui complètement rompu par une lettre de S. Em. le cardinal Barnabo, en date du 26 décembre 1858. On m'annonce que la commission de transférer à Paris les dépouilles de nos martyrs est confiée à Votre Grandeur. Soyez donc félicité, Monseigneur et très honoré con- frère. Vous verrez nos supérieurs et le bel ordre de notre maison-mère; vous toucherez le sol de Rome; vous puiserez aux lumières de la Sacrée Congrégation; vous recevrez la bénédiction du Souverain Pontife! Oui, je vous félicite et, si je l'osais dire, je vous porte envie. Mais il ne faut pas tout vouloir pour soi. Depuis dix mois j'ai la compagnie de nos martyrs, il est juste qu'un autre maintenant prenne sa part à une telle faveur; et il est juste que le choix tombe sur un con- frère comme vous déjà vieilli dans les missions de Chine.

« Rome et Paris désirent que la translation ait lieu sans retard, comme on a vous l'écrire. Par consé- quent Voire Grandeur va infailliblement se mettre en route le plus tôt possible, et j'espère que j'aurai bientôt l'honneur de vous voir. Une entrevue nous est d'ailleurs indispensable pour que je vous remette le précieux dépôt et les pièces qui le concernent, pour que je vous

1. Lettre datée de Tsa-Fou-Pang, 19 mars 1859.

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communique à ce sujet quelques renseignements ver- baux et enfin pour que je connaisse vos intentions sur la manière dont je pourrai remplir les vues de la Sacrée Congrégation, qui me dit que » durant votre absence je veille sur votre vicariat avec tout le soin et toute la vigilance qu'il me sera possible

« Si votre intention était de descendre d'abord à Ning-Po, veuillez, s'il vous plaît, dès votre arrivée, me faire connaître à quelle époque précise vous serez à notre procure de Shang-Haï. C'est que se trouvent aujourd'hui les caisses dont vous devez être por- teur; et c'est aussi que je m'empresserai d'aller vous rejoindre et de vous réitérer de vive voix l'assu- rance des sentiments de profond respect et de frater- nelle cordialité avec lesquels j'ai l'honneur d'être, dans les saints cœurs de Jésus, Marie, Joseph, saint Vincent,

« Monseigneur et très honoré confrère,

« Votre humble serviteur et tout dévoué confrère,

« f L. G. Delaplace, i.p. d. I. m, u. Ec. d'Adr., vie. op. du Tché-Kiang. »

Ayant reçu une lettre si formelle et si pressante du cardinal Barnabo, ainsi que celle de Mgr Delaplace, Mgr Danicourt s'empressa d'organiser le gouvernement spirituel du Kiang-Sy, en nommant M. Anot son pro- vicaire. Puis il dit adieu à sa chère mission du Kiang-Sy. Ces adieux furent tristes et poignants : ils rappellent ceux de saint Paul aux Ephésiens... Il bénit ses prêtres, ses chrétiens, leur adressa les exhortations les plus tou- chantes, leur fit les recommandations d'un père qui quitte ses enfants et les confia à la garde de la divine Providence.

Avant de s'éloigner de Kiou-Tou il reçut bien des

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marques d'affection et de regret de la part de ses sémi- naristes et de ses prêtres. Quelques-uns de ceux qui étaient éloignés lui écrivirent une lettre collective :

« Hélas! ô père, ô évêque, nous ne vous reverrons plus en ce monde. Vous voilà vieilli, épuisé par les tra- vaux. Oubliez, ah! oubliez avant de partir les chagrins que nous vous avons causés. Priez pour nous afin que si nous ne vous revoyons plus en ce monde, nous ayons le bonheur de vous revoir au ciel... »

Mot Danicourt partit de Kiou-tou le 27 avril 18o9 en compagnie d'un prêtre, M. Tching, et de deux élèves MM. Xavier et Justin, qui étaient sortis de la maison de la Sainte-Eûfance de JNing-Po et allaient revoir les sœurs de la charité qui les avaient élevés.

La fièvre, et une fièvre ardente, accompagnait aussi Tillustre voyageur. Les accès en étaient tels que plusieurs fois il descendit de barque pour se baigner dans le fleuve, et trouver un peu de rafraîchissement au sein de ses ar- deurs. Etrange climat que celui de la Chine, au moins pour les Européens ! La fièvre régnait dans les vallées, elle minait les santés, abattait les courages; mais sur les collines, dans les pays de montagnes l'on respirait un air plus vif, et partant plus pur, elle faisait moins sentir ses effets. « Au fureta mesure que je gravissais une montagne, disait le prélat à Paris, je sentais la fièvre diminuer et je me trouvais à merveille sur les plateaux; mais elle me reprenait avec la même intensité au fur et à mesure que je descendais l'autre versant, et ainsi de suite pendant un voyage de 2o0 lieues. »

Trois semaines après, le 49 mai, il arriva à Shang- Haï il devait passer trois mois en la compagnie de M. Aymery. procureur général des lazaristes en Chine. Pendant son séjour dans cette ville, le prélat eut i'occa-

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sion de voir souvent l'honorable famille de Montigny, dont le chef était consul de France en Chine. Nous ne dirons jamais assez les impressions de gratitude que lui a laissées cette excellente famille, pour les attentions, les soins délicats qu'elle lui a prodigués à Shang-Haï.Il se faisait un bonheur de la revoir à Paris, car elle était repartie pour l'Europe quelque peuavantlui; mais hélas! les joies de ce monde sont pleines de déceptions. Mme de Montigny devait bientôt mourir à Malte, et, en arrivant à Paris, Mgr Danicourt ne trouva plus que M. de Mon- tigny et des orphelins.

Avant de quitter la Chine, le saint missionnaire dut s'imposer un grand sacrifice. Mgr Delaplace, comme nous l'avons vu, l'avait invité à se rendre à Ning-Po : M. Guierry, directeur des sœurs de charité de la même résidence et plus tard évêque, les sœurs de charité elles- mêmes, en un mot toute la chrétienté de Ning-Po désirait le revoir; mais le prélat en fit le sacrifice. Le 22 mai il recevait à Shang-Haï la lettre sui- vante de M. Guierry :

« Monseigneur et très honoré confrère,

« Je viens d'apprendre par une lettre de M. Aymery, que vous êtes heureusement arrivé à Shang-Haï, mais sans avoir laissé votre fièvre au Kiang-Sy Votre ar- rivée à Shang-Haï nous a tous trompés ici, car nous avions la confiance que vous seriez passé par Ning-Po pour aller de à Shang-Haï. Enfin Jîat voluntas Dei! Mais ne pourriez-vous pas venir nous rendre une petite visite? Bien des personnes seraient heureuses de vous voir, en particulier notre petite maison de la ville et les deux maisons de nos chères sœurs. Tous ces personnels me prient de vouloir bien être leur interprète auprès de Votre Grandeur et de lui offrir leurs très humbles hom-

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mages. Le 4 6 mars dernier, j'ai eu l'honneur de vous adresser par la poste marchande un gros pli renfermant, outre plusieurs lettres, quelques médicaments que les sœurs vous envoyaient. Les avez-vous reçus ? Je vous ai encore écrit le 19 du même mois, encore par la poste marchande. Ce dernier pli ne se composait que de ma seule lettre. Gomme j'ignore si elle vqus est parvenue,je vais vous répéter l'essentiel de ce que je vous écrivais. Dans sa lettre du 8janvierdernier,Monsieur notre très ho- noré Père m'avait chargé de vous faire une commission. Voici son texte même : « Décidément, Mgr Delaplace ne vient point en France, c'est Mgr Danicourt qui est chargé par la Propagande de rapporter les restes de nos véné- rables martyrs. S'il pouvait avant de venir entendre un témoin oculaire du martyre de M. Perboyre, fallût-il le faire venir exprès et à nos frais à Ning-Po, ce serait très important pour hâter la conclusion du procès de sa ca- nonisation. Veuillez lui exprimer mon désira cet égard. Cette affaire marche bien. »

« Voilà l'alinéa tout entier. Bien entendu, je n'ai point de réflexion à y ajouter : c'est à vous de juger ce que vous pourrez faire pour cela. M. Glau est toujours à Tcheousan; il n'a pas profité de la permission que M. Aymery lui avait donnée de retourner au Kiang-Sy, parce qu'un nouveau dérangement lui est survenu depuis peu. Il a un grand désir de vous voir. Il m'avait bien recommandé de l'avertir aussitôt que vous seriez arrivé à Ning-Po. Ce soir même je lui écrirai pour lui annoncer votre arrivée à Shang-Haï, mais ce |n'est pas la même chose. Que devrai-je faire s'il vous plaît? Si je savais que vous dussiez venir à Ning-Po je l'en aver- tirais; mais si vous ne devez pas venir, devra-t-ii aller vous trouver à Shang-Haï? etc »

Mgr Danicourt recevait en même temps les lettres

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d'adieux des deux supérieures des sœurs de charité de Ning-Po, la sœur Auge et la sœur Jaurias. La sœur Perboyre, sœur du martyr dont Monseigneur emportait la dépouille, lui écrivait également et conjurait le prélat de demander pour elle à son saint frère l'esprit de sacri- fice et d'immolation qui l'animait pendant sa vie. Enfin les deux familles de saint Vincent avaient les yeux fixés sur le prélat pour l'accompagner de leurs vœux, de leurs prières jusqu'à la maison-mère.

Pour comble de bonheur, Mgr Mouly, évêque de Pékin, son condisciple et son ami, son compagnon de route pour la Chine, arrivait à Shang-IIaï pour le sacre de Mgr Borgnier. Ils purent échanger encore une fois leurs vues, leurs aspirations communes sur les missions de Chine ; et Mgr Danicourt s'est inspiré des conseils de ce cher collègue dans l'épiscopat dans son rapport adressé à la Propagande.

L'on ignorait en Europe, en 18o9, qu'il fût question du rappel de Mgr Danicourt, lorsque M. Charles Dani- court reçut une lettre datée du 26 mai par laquelle le prélat lui annonçait que la Sacrée Propagande l'avait désigné pour ramener en France les restes des véné- rables Clet et Perboyre.

Le 16 août, il portait à sa connaissance que le 25 cou- rant il devait s'embarquer sur le Neville pour prendre la direction de Londres. Il ajoutait, en postscript um . qu'il n'était chargé d'accompagner que les restes du vénérable Perboyre.

Mais ce ne fut que le 31 août qu'il partit de Shang- IIaï. Au moment il allait s'embarquer, Mgr Mouly l'accompagna jusqu'à bord du JSfeville. Les deux évêques, amis depuis si longtemps, s'embrassèrent et se dirent adieu. Hélas ï ils ne devaient plus se revoir en ce monde. Les desseins de Dieu sont inscrutables,

407 - mais ses voies loujours admirables! Qui eût pensée cette heure que deux ans plus tard l'évèque de Pékin viendrait du fond de la Chine à Authie dire un suprême adieu à son ami et rendre hommage à ses vertus devant une assemblée d'élite?

LIVRE QUATRIÈME

RETOUR DE M"R DANICOURT EN FRANCE. - SÉJOUR A PARIS. SA MORT. SES DIVERSES FUNÉRAILLES. DÉVOTIONS SPÉCIALES, VERTUS ÉMINENTES DU SAINT MISSIONNAIRE.

CHAPITRE PREMIER

Traversée de Shang-Haï à Douvres. Arrivée à Londres. Arrivée à Paris. Séjour dans la capitale.

Mgr Danicourt s'était embarqué à Shang-Haï le 31 août 1859, avec son précieux trésor, les reliques du vénérable Perboyre. Le temps fut calme, splendide même, jusqu'à la ligne ; cela permit au saint évèque de travailler, selon ses désirs, à la rédaction de son rap- port sur les missions de Chine et en particulier sur le Kiang-Sy. Ce rapport, écrit dans la belle langue de l'Eglise, ne comportait pas moins de vingt pages de grand format.

Comme il devait aller à Rome et conférer avec divers

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membres de la Sacrée Congrégation de la Propagande et autres, il se livra à l'étude de la langue italienne qu'il avait quelque peu apprise autrefois; et, grâce à son aptitude pour les langues, après quelques mois d'ap- plication, il comprenait bien l'italien et le parlait assez facilement, au point que les prêtres d'Italie qui se trou- vaient à Saint-Lazare étaient émerveillés de l'entendre causer si bien en leur langage.

C'est également sur mer qu'il rédigea la notice bio- graphique sur sa vie, publiée plus tard par son frère sous le titre de « Document trouvé dans le portefeuille de Mgr Danicourt, après sa mort. » Nous l'avons insérée partiellement dans les sommaires des chapitres au fur et à mesure que nous avons raconté les diverses étapes de sa vie. Ceux qui ont parcouru avec nous ces dates rap- pelant les dons de la nature et de la grâce que Dieu lui a si largement dispensés, dates marquant les principaux faits, les grandes épreuves, les joies et les douleurs, les coïncidences frappantes, les rapprochements providen- tiels de cette carrière si bien remplie, ont admirer l'esprit de foi qui animait son âme et la reconnaissance qui débordait de son cœur pour Dieu son bienfaiteur. C'est comme une sorte de tableau synoptique l'on embrasse d'une seule vue les grâces et les faveurs insignes dont ?sotre-Seigneur et sa divine Mère se sont plu à le combler tour à tour. Le prélat portait dissémi- nées çà et dans ses portefeuilles et papiers particu- liers les principales dates de sa vie : il les réunit en un seul tableau et ce travail fut sa dernière œuvre. En le composant uniquement pour se rappeler les bontés de Dieu à son égard et s'exciter à la reconnaissance, vertu qui était, avec la bonté, le fond même de son âme. il n'aurait jamais pensé que ce Document jetterait une grande lumière sur sa vie et nous servirait à en poser les jalons principaux.

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La Providence a permis que, publié d'abord en Picar- die, puis à Paris, il fût ensuite porté en Chine dans diverses maisons de la Congrégation de la Mission. 11 y a plus : un vénérable missionnaire affirma, il y a quelque vingt ans, à M. l'abbé Charles Danicourt, avoir vu ce document au delà de la grande muraille, en Mon- golie, dans le réfectoire de la résidence de Si-Wan. Nous avons dit précédemment qu'un ami de la famille avait eu la délicate attention de le faire encadrer pour l'offrir en ex-voto à la très sainte Vierge et le plaça dans la chapelle absidale de la basilique de l'Imma- culée-Conception de Notre-Dame de Lourdes.

La mer était restée calme jusqu'à la ligne, mais à partir de elle devint menaçante et furieuse.

Avant d'entendre Mgr Danicourt nous en parler brièvement, écoutons le récit qu'en a fait un étudiant^ ' de Saint-Lazare qui en a recueilli les détails de la bouche même du vénérable prélat.

a Les quatre dernières semaines de son voyage, Mon- seigneur eut à lutter surtout contre une mer furieuse et les fatigues qu'il y endura étaient plus que suffisantes pour épuiser un homme fort et robuste. Il y a eu, sur- tout les derniers jours de la navigation, une chose sur- prenante que je tiens de sa propre bouche, la voici : « La tempête avait redoublé et à la tempête s'était joint un brouillard tel qu'on en voit à Montdidier et dans lesquels on ne voit plus à deux pas devant soi. Monseigneur se tenait continuellement à côté des reliques et invoquait le vénérable avec toute la ferveur dont il était capable. A chaque instant on craignait quelque malheur : les ais du navire s'ouvraient et se fermaient. Mais ce que Ton craignait le plus, c'était la rencontre de quelque vaisseau. On ne pensait même pas aux écueils; car on se croyait

t. M. E. William.

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encore à trois cents lieues des côtes d'Angleterre. Tout à couple brouillard disparait et au grand étonnement de tout le monde, on se trouve dans la Manche. On venait de naviguer pendant l'espace de quatre-vingts lieues au milieu de bancs de sable, de rochers et de toute espèce de dangers et on ne s'en doutait pas. Le capitaine et ceux qui connaissent la Manche trouvèrent qu ils n'avaient échappé à la mort que par un véritable pro- dige attribué à la protection du vénérable Per-

boyre. »

Enfin après avoir subi toutes les tourmentes de l'Océan, le ' Neville arriva dans la Manche en rade de Deale, le 1er janvier 4860. C'est de que Mgr Dani- court écrivit ce même jour à son frère, vicaire à Saint- Wulfran d'Abbeville :

A bord du Neville, en rade de Deale, près Douvres.

«< Mon bien cher frère,

« Grâce à Dieu, bénie soit Marie Immaculée, me voici arrivé ici après une traversée de centvingtjours '.Temps magnifique jusqu'à la ligne ; depuis temps inouï et inconnu des voyageurs : coups de vent, orage, tempête, roulis affreux surtout depuis le 18 décembre. Au milieu de tout cela, nous n'avons eu que trois voiles déchirées. Remerciez Dieu avec nous d'une protection si éclatante dont je suis redevable, après Dieu, à notre bonne Mère et aux vénérables martyrs Clet et Perboyre que je n'ai cessé d'invoquer depuis que je suis à bord. Cent vingt jours sans messe, quelle misère et quelle privation! J'ai tâché de me défrayer en disant tous les jours avec le Missel la messe blanche.

1 . Grâce à la vapeur, et à Theure qu'il est, on met moins de temps encore par le canal de Suez. Vingt-sept ans auparavant il avait mis huit mois pour faire le même trajet.

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«Je vous souhaite, ainsi qu'à tous nos parents, la bonne année et je prie le Seigneur de vous donner à tous une large bénédiction.

«t J'attends quelqu'un de Paris, pour me venir en aide, car je suis bien fatigué, ne pouvant dormir depuis plusieurs semaines. Je passerai par Abbeville, mais j'ignore si je m'y arrêterai ne connaissant point les ter- minus du chemin de fer, etc.. »

Cette première lettre fut bientôt suivie d'une seconde:

« Mon bien cher frère,

« Je vous ai écrit le premier de ce mois à cinq heures du matin, en rade de Deale, mais à mon arrivée ici chez mon bon ami, M. Rémi, j'apprends qu'il n'a point reçu ma leltre pour vous et une autre pour Paris. J'ai donc de suite annoncé à notre maison de Paris par le télégraphe électrique mon heureuse arrivée ici après cent vingt jours de traversée, et je vous écris de nouveau pour que vous ayez la bonté de remercier Dieu avec moi de la protection qu'il m'a accordée dans cette longue traversée, surtout les derniers quinze jours qui ont été des jours bien durs, je vous assure. Je ne vous dirai que ce peu de mots parce que je suis roué de fatigues. J'ignore le jour je passerai par Abbeville parce que j'attends quelque confrère de Paris pour m'accompagner et surtout mon précieux trésor, les reliques du vénérable Perboyre, jus- qu'à la maison-mère. Ce seront de belles étrennes pour notre congrégation. Je demeure, en attendant des nou- velles de Paris, chez M. Rémi (11, Billiter city, London). Je dis cela dans le cas l'envie vous prendrait de venir à ma rencontre à Londres. Je vous souhaite la bonne année ainsi qu'à nos parents et amis, etc. »

Mgr Danicourt avait prié M. Etienne de vouloir bien

AU

lui envoyer à Londres un prêtre qui l'aidât et présidât avec lui au déchargement de la caisse contenant les saintes reliques et les accompagnât avec lui jusques à Paris. Ce prêtre ne vint pas. Avis fut donné au prélat de se rendre immédiatement à Paris. Comme le connaisse- ment du Beville demandait plusieurs jours , Monsei- gneur partit pour Paris laissant forcément à Londres son précieux dépôt. Il quitta Londres le 5 janvier à 8 heures du soir, s'embarqua à Douvres, arriva à Calais vers H heures du soir et à Paris dans la matinée du 6 janvier. Dans son rapide trajet il passa auprès d'une ville et d'un sanctuaire bien chers à son cœur : la ville d'Albert et le sanctuaire de Notre-Dame de Brebières, situés à quelques lieues de son pays natal qu'il ne devait plus revoir!

Entre Amiens et Paris, à la station de Creil, il fit la rencontre de deux évêques de Picardie, Mgr Boudinet, évêque d'Amiens, et Mgr Gignoux, évêque de Beauvais; ces deux prélats se rendaient aux funérailles de Mgr P évêque de Châlons.

Mgr l'évêque d'Amiens estimait beaucoup Pévêque du Kiang-Sy, bien que Sa Grandeur ne le connût encore que par la renommée. Elle avait écrit en ces termes à son sujet, quelques mois auparavant, à son frère M. Charles Danicourt :

« Allez, allez, mon cher abbé ; le vénérable archi- prêtre tout souffrant qu'il est, avec son premier vicaire souffrant lui-même, vous accorde comme moi toutes les autorisations nécessaires et nous tâcherons de lui en- voyer le secours dont il aura besoin pendant votre absence.

«Je vous trouve heureux, mon cher ami, comme frère d'abord, mais aussi comme prêtre, d'avoir à vivre si près de ce saint évêque, de ce vénérable évêque. Car

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en vérité, quand je considère ce qu'il fait, et ce que je fais, j'ai bien honte. Vous mettrez à ses pieds, à ses pieds vénérables qui ont porté les chaînes peut-être, mais qui sont bien beaux en tous cas, tous mes senti- ments de tendre et profonde vénération. Vous lui direz avec quel respect plein de foi je le recevrai dans mon diocèse, avec quel légitime orgueil je le présenterai à mes prêtres. Vous lui direz que pendant son séjour en Picardie nous serons deux évêques d'Amiens et qu'il a tous mes pouvoirs.

« Aujourd'hui même, je reçois un autre évèque de Saint-Lazare, Mgr Amat, évêque de Monterey en Cali- fornie.

« Tout à vous, cher et digne fils.

a f Jacques-Antoine, évêque d'Amiens. »

D'après cette lettre on peut se faire une idée de la joie qu'éprouva Mgr l'évêque d'Amiens en rencontrant le saint missionnaire : ils voyagèrent ensemble jusqu'à Paris.

Ce ne fut pas sans émotion que Mgr Danicourt fran- chit le seuil de la chère maison de Saint-Lazare ; il y avait vingt-sept ans qu'il l'avait quittée et plus d'une fois dans ce long intervalle il avait désiré la revoir. Cette faveur lui fut accordée, mais en y rentrant il ne pensait pas que son bonheur serait de courte durée. Plus heureux furent ceux qui devaient être les témoins édifiés de ses derniers instants ! Il avait embaumé cette sainte maison dans sa jeunesse, il venait l'embaumer encore par une fin digne de couronner une sainte vie. Mais n'anticipons pas sur les faits.

Pendant que Mgr Danicourt arrivait en France par la Voie de Calais, son frère, M. Charles Danicourt, et M. l'abbé Langevin, curé de Saint-Gilles d'Abbeville, se

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rendaient au devant de lui par la voie de Boulogne et de Folkestone.

Arrivés à minuit à Londres, à l'hôtel de M. Rémi, les deux voyageurs demandent à voir le prélat. On leur répond, qu'après avoir visité le palais de cristal dans la journée, il est parti vers 8 heures pour la France.

Le lendemain 6 janvier ils se hâtent de revenir en France, et après diverses péripéties, ils parviennent à rencontrer Monseigneur dans la maison-mère des Filles de la Charité. Grande fut l'émotion de M. Charles Dani- court : il ne put retenir ses larmes en présence de son digne frère qu'il n'avait pas vu depuis vingt-sept ans.

« Je ne vous aurais jamais reconnu, lui dit le prélat. « Et moi lui répondit son frère, je vous reconnais aussi bien que si vous aviez quitté la France depuis quelques mois seulement. » En effet, c'étaient bien les mêmes traits quoique brunis par le soleil de l'Orient, mûris par les fatigues et les tribulations, et empreints d'une plus grande énergie. C'est bien ainsi du reste que nous le représente le portrait que nous avons de lui.

Le saint évêque put contenir ses larmes, mais son cœur n'en était pas moins rempli d'émotion et d'atten- drissement.

M. l'abbé Danicourt lui offrit alors une magnifique chapelle en vermeil comme témoignage de bienvenue. Un instant après ils se rendent à Saint-Lazare : M. Charles Danicourt était encore sous le coup de la première émotion :

« Allons donc! lui dit le prélat ; et moi aussi je pleu- rerais, mais ce serait au souvenir de mes missionnaires et de mes séminaristes du Kiang-Sy qui éclatèrent en sanglots en me voyant partir. »

La veille de ce jour, le 5* janvier, Mgr Boudinet, évêque d'Amiens, était allé à Saint-Lazare rendre visite à son collègue dans l'épiscopat, avant de se diriger vers Châ-

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Ions. Les deux prélats s'entretinrent assez longuement de la Chine et de la Picardie. « Au premier abord, disait plus tard Monseigneur d'Amiens, je n'avais pas saisi le caractère et l'âme de ce saint missionnaire; mais voilà que tout à coup, pendant qu'il me reconduisait à la porte de Saint-Lazare et me faisait ses adieux, l'homme tout entier s'est révélé à moi : quelle vivacité ! quelle spon- tanéité d'âme !

Pendant les premiers jours que les deux frères pas- sèrent ensemble à Paris, la conversation roula la plu- part du temps, et c'était naturel, sur la Chine et le Kiang-Sy. « Pauvre Chine! Pauvre Chine! répétait Mon- seigneur les larmes aux yeux! Non, ce pays n'est pas habitable pour un Européen. Aucune parole humaine ne peut exprimer l'état de misère et d'abaissement ce pavs est réduit en expiation de ses longues iniquités, d « Mais je suis surpris, répliqua son frère, de ce que l'on ait fait si peu de progrès dans la conversion de ce peuple depuis tant de siècles que l'on y travaille. » « Le mal moral, reprit le prélat, ressemble au mal phy- sique : il faut du temps pour le guérir; et plus un mal est invétéré, plus il faut savoir attendre. J'ai confiance en celui qui a fait les nations guérissables et j'espère qu'un jour, qui n'est peut-être pas éloigné, la Chine sera con- vertie au catholicisme. »

Sa translation du Tché-Kiang au Kiang-Sy lui tenait toujours au cœur : « Mon sacrifice a été grand, disait-il à ce sujet. J'avais fondé la mission du Tché-Kiang au prix de bien des sueurs, de bien des fatigues, Dieu seul le sait! Toutes les œuvres catholiques y étaient assises; je n'avais plus qu'à les continuer, à les développer, à les étendre, et voilà que par un décret inattendu, je suis placé à la tête d'une province tout élait à créer et obligé de recommencer ma carrière à l'âge de 48 ans. Personne n'a gagné à ce changement : la mission de

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INing-Po est tombée; quand se relèvera-t-elle? » Ce n'était point seulement à son frère que Monseigneur s'ouvrait de ses choses, il les déclarait ouvertement à quelques dignitaires de la Congrégation.

Il faisait également part à son frère des souffrances morales, des combats intérieurs qu'il avait endurer et à cause de son tempérament, et à cause du climat, et à cause des dangers que les missionnaires rencontrent en Chine.

Enfin il racontait les épreuves de tout genre par lesquelles il était passé. L'apôtre saint Paul fait quelque part, dans l'une de ses épîtres, la longue énumération de tous les périls qu'il a courus dans sa vie : bien longue serait aussi celle de l'apôtre de la Chine.

A entendre parler Monseigneur de tout ce qui lui était arrivé, on voyait clairement que le mobile de toutes ses actions était la charité, l'amour de Dieu et l'amour des âmes.

Son frère lui ayant fait observer que la charité ne dé- truit pas le sentiment de la famille, ni l'amour de la patrie, ajouta : « Mais quand vous avez mis le pied sur le sol de la France à Calais, vous avez être heureuse- ment impressionné? » « Non! non! reprit le prélat, avec vivacité : il y a longtemps que j'ai mis la terre sous les pieds et que je confonds toutes mes affections dans une seule et même affection, l'amour de Dieu. » « Mais cependant, repartit son frère, lorsque vous avez été em- mené pieds et poings liés parles impérialistes, maltraité, condamné à mort, etc., la nature a frémir en vous; vous avez avoir peur? » « Pas plus que vous en ce moment, répondit le prélat. J'avais fait à Dieu le sacri- fice de ma vie et j'étais heureux de mourir pour la gloire de son nom. »

Le dimanche soir, 8 janvier, Monseigneur se rendit chez M. de Montigny, consul de France en Chine. Quand

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on a vécu ensemble sur la terre étrangère on est double- ment heureux de se retrouver dans la mère patrie ; ce sentiment était partagé et par l'évêque, et par le consul, et par ses enfants.

A la table de M. de Montigny, Mgr Danicourt se re- trouvait en quelque sorte à Shang-Haï; la conversation tout entière roula sur la Chine, et les plats chinois qui se succédaient rappelaient les diverses provinces du céleste empire : il y avait des fruits du Pé-tché-ly, de la Mongolie et des environs de Shang-Haï.

Après avoir parlé de différentes choses, on causa affaires sérieuses. Monseigneur insista surtout sur la nécessité d'une intervention militaire dans l'extrême- Orient. C'était le seul moyen, à son avis, d'arriver à des négociations effectives : « Tant que la France n'aura pas donné une bonne leçon à la Chine, tant qu'elle n'aura pas frappé un grand coup, les traités seront lettre morte et nous serons joués comme nous l'avons été tant de fois. Il faut que la France s'empare de Pékin. Une fois maîtres de la capitale, nous pourrons avoir des ambassa- deurs à la cour même pour représenter les intérêts de notre pays et du catholicisme. » Monseigneur ne se trompait pas, les événements lui ont depuis lors donné pleinement raison.

Le 10 janvier, il reçut la visite de Mme de Pas qui, après avoir donné à Dieu un de ses enfants dans le cou- vent du Sacré-Cœur, réservait le plus jeune de ses fils pour la défense du Saint-Siège, M. Mizaël ', mort des suites d'une blessure reçue dans le guet-apens de Castel- fidardo.

Le même jour il recevait l'un des plus grands défen- seurs de l'Église, M. Louis Veuillot, à qui il dit en l'a-

1. M. Mizaël de Pas, l'un des martyrs de Castelfidardo. Sa dépouille, ramenée d'Italie, fut inhumée à Pas, près d'Authie;

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bordant : « Je salue en vous l'un des plus illustres champions de l'Eglise. » Puis la conversation s'engagea sur les missions de la Chine, sur la cause du Saint- Siège que le célèbre polémiste défendait de toute la vigueur de son génie. Quelques jours après, Y Univers était supprimé et son rédacteur en chef condamné au silence pour plusieurs années.

Monseigneur avait également reçu les visites de M. Albert de Lapparent et de Me Dentemt de Pingre, l'une des familles aristocratiques de Paris.

La journée du H janvier se passa à visiter les églises de Paris. Monseigneur ne pouvait se lasser d'admirer : « Oh! disait-il, si nous avions des églises comme celles- en Chine, nous attirerions tous les païens à notre sainte religion. »

Le jeudi 12 janvier, la Providence lui ménagea une bien douce consolation en lui faisant présider l'Assem- blée générale des zélateurs, des zélatrices et des associés de l'Œuvre de la Sainte-Enfance si chère à son cœur. Ayant pris pour texte ces paroles de nos saints Livres : « Beatus qui intelligit super egenum et paupercm, etc. Heureux celui qui comprend les besoins du ' pauvre et du nécessiteux : le Seigneur le délivrera dans les jours mauvais », Monseigneur redit toutes les bénédic- tions que Dieu répand sur ceux qui s'occupent de l'en- fance abandonnée dans les pays infidèles ; il cita à l'ap- pui de son texte plusieurs faits dont il avait été témoin ; il fit comprendre à tous ses auditeurs l'importance de l'Œuvre de la Sainte-Enfance. « Il parla, dit M. de Fresne, avec tant de bonté, de douceur, de simplicité qu'on croyait entendre le dernier chant du cygne. » Il y a dans la voix des apôtres, des missionnaires, quelque chose qui n'est pas de ce monde, quelque chose qui vient de Notre-Seigneur.

Les jours suivants, Monseigneur poursuivait son apos-

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tolatdans les églises et chapelles de Paris : on le man- dait de toutes parts pour présider les fêtes de la Sainte- Enfance et lui faire raconter ses lointains voyages. 11 oubliait qu'il était revenu en Europe pour se reposer, pour respirer tranquillement l'air natal ; il reprenait la prodigieuse activité de sa vie de missionnaire et la santé la plus robuste eût été ébranlée par de telles fatigues •. Monseigneur se croyait guéri, erreur! il avait fait diver- sion au mal, et celui-ci n'avait suspendu momentané- ment ses effets que pour reprendre bientôt sa victime avec une rigueur implacable.

Cependant le 14 janvier, M. l'abbé Charles Danicourt avait quitté son frère pour revenir en Picardie, à Amiens d'abord auprès de Mgr Boudinet, puis à Authie et de à Abbeville, afin d'annoncer à tous sa visite pro- chaine et de préparer sa réception. Il avait à peine quitté Paris que les reliques du vénérable Perboyre y arri- vaient. Mgr Danicourt s'empressa de l'en informer, par une lettre datée du 16 janvier : « Les restes précieux du vénérable Perboyre sont arrivés à la maison; on a sonné les cloches et M. Etienne nous a fait une exhorta- tion devant la caisse qui les contient. Mgr le cardinal Morlot viendra à la maison le 25 du courant pour véri- fier l'intégrité des sceaux ; après quoi je pourrai me rendre en Picardie... J'en suis à mon cinquième sermon ou mieux entretien sur la Sainte-Enfance: tout le monde paraît enchanté de mes détails. J'espère que je trouverai un écho favorable dans les cœurs des Picards. »

Quelques jours après2, Monseigneur écrivait de nou- veau à Abbeville :

1. Dans le mécontentement de n'avoir pas vu leur évoque vivant, les habitants d'Àuthie exprimaient une grande vérité, en disant avec la simplicité et la franchise de leur langage : «Ceux de Paris l'ont fait mourir. »

2. Le 21 janvier.

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u Vous avez déjà reçu les quelques lignes que je vous ai écrites ces jours passés ; depuis lors j'ai été dîner chez Mme de Pas qui m'a donné quinze louis pour ma mission. Je pense aller voir demain ou après-demain Mme Dentemt de Ping-ré. Hier j'ai été introduit chez le frère du marquis de Rougé de Moreuil : c'est une maison très religieuse.

« Je pense, après y avoir bien réfléchi, qu'il est néces- saire que vous veniez ici me prendre, le 26 du courant, pour m'accompagner en Picardie, surtout à Amiens, afin qu'en nous entretenant, nous puissions nous entendre bien sur la manière d'exposer l'œuvre de la Sainte-Enfance à Monseigneur d'Amiens. Ici je ne puis compter sur un compagnon, tout le monde étant très occupé : ainsi je vous attends.

« Avant-hier j'ai consacré cent vingt-sept pierres d'autel, ce qui a duré près de douze heures. Aujourd'hui j'ai aussi consacré votre calice... J'ai écrit aujourd'hui à Saint-Léger... »

Comme le saint missionnaire se révèle partout! Nous venons encore d'en avoir une preuve; ce qui le préoc- cupe en se rendant en Picardie, ce ne sont point les réceptions de ses parents, de ses amis; ce ne sont point les ovations qu'on lui prépare à Authie et ailleurs, non ! mais la manière de s'y prendre pour obtenir de Mgr Bou- dinet une plus grande propagation de l'Œuvre de la Sainte-Enfance. Ainsi le salut de ses petits enfants de la Chine prime chez lui l'amour de son pays, de ses pa- rents, de ses amis!

En veut-on une nouvelle preuve? Il y avait quinze jours qu'il était à Paris et qu'il prêchait partout pour la Sainte-Enfance, et cependant il n'avait pas encore fait part de son arrivée à sa sœur Sidonie. N'allez pas croire qu'il n'aimait pas sa sœur; si, il l'aimait beaucoup; mais c'est que. chez les sainls.la famille spirituelle passe

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avant la famille naturelle. 11 fallut une lettre de sa sœur pour provoquer une réponse. Nous la reproduisons ici car c'est la dernière qu'il ait écrite.

« Ma chère sœur et mon cher frère,

« Quand bien même je vous aurais écrit une lettre de cent pages, cette lettre n'aurait pu vous en dire plus à mon sujet que la lettre vivante que je vous ai envoyée dans la personne de notre frère Charles qui vous a sans doute raconté tout ce que vous pouvez désirer d'ap- prendre sur mon compte. Depuis mon arrivée ici, on vient me voir et on m'invite de tout côté; de sorte qu'au lieu de me reposer, ce dont j'ai besoin, je suis comme forcé d'aller prêcher la Sainte-Enfance et de faire des visites dans tout Paris. Si je n'étais que simple mission- naire, je serais tranquille ; mais parce que je suis évêque et vicaire apostolique en Chine, je suis assailli de de- mandes et de visites de tous les bords.

« Je pense partir pour Amiens le 27 du courant : de là, j'irai à Abbeville, puis à Authie et Saint-Léger. J'aurai soin de vous faire savoir d'avance le jour j'arriverai à Authie... Je salue toute votre chère famille, ainsi que tous nos parents et amis d' Authie.

Votre tout affectionné frère, « f Francois-Xavier-Tdiothée, évêque a" Antiphelles ,

« Vicaire apostolique du Kiang-Sy '.-»

Une touchante cérémonie avait lieu à Saint-Lazare le 25 janvier: Mgr le cardinal Morlot était venu procéder à la vérification des sceaux et des pièces concernant les reliques du vénérable martyr Perboyre. La cérémonie n'avait pas duré moins de cinq heures, tant l'Eglise apporte de vigilance et de soins pour tout ce qui con-

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cerne les ossements qui doivent être un jour offerts à la vénération des fidèles.

Cette cérémonie avait comblé de joie l'âme de Mgr Da- nicourt. Mais bientôt après il reprenait ses visites et ses courses apostoliques dans Paris.

Le jeudi 26, il alla célébrer la sainte messe et prê- cher * sur la Sainte-Enfance dans l'église de Saint-Yin- cent-de-Paul. Il peignit les malheurs de la Chine avec des traits si frappants ; il appela au secours de cette pauvre contrée avec des accents si touchants, si péné- trants, qu'il rappela à tous le fameux discours de saint Vincent : « Or, sus, Mesdames... »

L'auditoire, le clergé, M. le curé étaient émus jus- qu'aux larmes.

Ce fut la dernière instruction qu'il prononça en ce monde ; il donna donc à la Chine sa dernière pensée et lui consacra le suprême effort d'un zèle qui allait s'é- teindre à jamais.

Le soir de ce même jour, il alla diner chez M. de Mai- sonneuve en compagnie de M. Louis Yeuillot et autres excellents catholiques de la capitale. Précédemment il avait répondre aux invitations de Mme de Pas, de MmeDentemt de Pingre, etc.; mais les visites et les dî- ners le fatiguaient beaucoup. Sans doute il était content de ces attentions, mais sa santé en soutirait. Il soupirait après le repos et la solitude de sa chambre.

« Oh! disait-il, je serais bien plus heureux dans ma petite cellule avec mon bréviaire, mon crucifix et mes livres! Quand donc me laissera-t-on un peu de repos?... Il n'y a pas moyen de tenir ici, il faut absolument que je quitte Paris. »

Et comme il se sentait travaillé par la fièvre, il de-

i . Il avait prêché quelques jours auparavant dan> la vaste église de Saint-Sulpice.

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mandait de temps en temps à son frère : « Y a-t-il de la bière en Picardie? Je me sens brûlé, j'ai besoin de repos et de rafraîchissement. »

Cependant il fallut encore sortir le 27 pour aller rendre visite au nonce du Pape, Mgr Sacconi.

De la nonciature il se transporta chez le directeur de l'Œuvre de la Sainte-Enfance afin de lui exposer les besoins de son vicariat et de le conjurer de lui venir en aide. Ayant ensuite visité le vénérable supérieur des Missions Etrangères, il se rendit, toujours accompagné de M. Charles Danicourt, chez les Frères des Écoles chrétiennes afin de ranimer leur zèle pour l'œuvre si chère à son cœur ; car, il savait de source certaine qu'on avait essayé de les détourner de cette œuvre admirable.

En arrivant dans la salle de réception,, quelques Frères étaient occupés à photographier. Aussitôt tous se lèvent et le Frère Thomas de dire immédiatement : « Monsei- gneur, si vous le permettez, nous prendrons votre photo- graphie. » Le prélat, qui s'y étaittoujours refusé jusque- là, hésitait.

« Vite, vite, lui dit son frère, asseyez-vous! » Mon- seigneur se laissa faire. C'est donc grâce à cette circons- tance et aussi aux instances des bons Frères que nous avons son portrait. Il faut ajouter que le Frère Thomas du Gros-Caillou était venu quatre fois à Saint-Lazare pour voir l'êvêque missionnaire et que c'était au sortir de son établissement que Monseigneur se rendait en sa compagnie, à la maison-mère. Le prélat ne pouvait rien refuser à celui qui venait de lui promettre de travailler avec ardeur au développement delà plus chère de toutes ses œuvres.

De retour à Saint-Lazare, Monseigneur trouva Mme la marquise de Pastoret qui venait l'inviter à se rendre au château de Moreuil, lors de son voyage en Picardie; elle

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ajoutait qu'elle serait heureuse de faire à Sa Grandeur les honneurs de sa chapelle et de son château.

Il avait reçu également, le même jour, des invitations par écrit, de Mgr l'archevêque de Rouen et de Monsei- gneur de Beauvais, le pressant de venir prêcher dans leurs cathédrales sur la Sainte-Enfance, pour donner un nouvel essor à cette œuvre.

Mais un instant après la visite de Mme la marquise de Pastoret, Monseigneur dit à son frère : « Je n'irai pas ce soir au réfectoire, je suis fatigué et je sens des frissons; déjà je les avais ressentis pendant que les bons Frères me photographiaient... » Il se mit au lit et c'était, hélas ! pour ne plus se relever.

CHAPITRE II

Maladie et mort de Mgr Danicourt. Son inhumation au cimetière du Montparnasse.

Lorsque Mgr Danicourt, de retour de Chine, arriva à Saint-Lazare, son aspect surprit bien des personnes. On s'était attendu à voir en lui un homme épuisé par les labeurs de vingt-six ans d'apostolat et amaigri par les maladies. Au contraire, il paraissait fort et robuste.

« Mais il n'était tel qu'en apparence, car les médecins qui l'ont soigné ont assuré que jamais ils n'auraient cru capable de marcher un homme si faible, si épuisé et dont les organes étaient si usés. Du reste cela se conçoit après vingt-six ans de mission en Chine ; après avoir porté les chaînes et confessé la foi plusieurs fois ; après avoir vu piller et dévaliser le séminaire dont il était supérieur; après avoir enduré la faim, la soif, les fatigues, les con- tradictions, les persécutions, les ennemis, les mauvais traitements, les coups, les affronts, les trahisons des faux frères, etc., etc., et cela pendant vingt-six ans! il ne pouvait qu'être épuisé. Aussi on attendait ici avant son arrivée à ne voir en lui que le squelette d'un homme et on était fort surpris de le trouver sibien portant, mais on se trompa complètement, on prit pour une réalité ce qui n'était qu'une apparence. C'est le voyage, disait Mon- seigneur, qui a opéré en moi ce changement. C'était plutôt le vénérable Perboyre qui voulut qu'il terminât complètement sa belle mission, et qui lui a obtenu cette

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santé nécessaire pour achever son voyage et assister à ]a reconnaissance authentique de ses précieuses reliques. On ne peut expliquer autrement l'amélioration qui s'est opérée sur mer et qui a duré jusqu'au surlendemain du jour l'importante cérémonie de la reconnaissance du corps a eu lieu. Car naturellement le voyage aurait être fatal pour un homme que les médecins reconnais- saient épuisé à ce point... Enfin, quoi qu'il en soit, il est arrivé ici apparemment très fort et en réalité dans un épuisement complet. Et pendant son séjour à Saint- Lazare, on ne lui donna pas un moment de repos. C'é- taient toujours des visites, des dîners, etc., etc., telle- ment qu'il en était fatigué et qu'il se disposait à aller passer quelque temps dans sa famille comme vous le savez. Il devait partir pour Amiens le dimanche 29 au soir, mais Dieu en avait jugé autrement. Le 27 il ressent une violente douleur à la poitrine et se met au lit1... »

Reprenons ici le récit interrompu au chapitre précé- dent et laissons la parole à M. Charles Danicourt témoin des derniers moments de son saint frère :

La nuit du 27 au 28 janvier fut laborieuse; la fièvre, accompagnée de délire, ne le quitta pas un instant et continua de l'agiter une grande partie de la journée du lendemain. Le samedi matin après la messe, je le vis, la fièvre le travaillait et lui laissait peu d'instants lucides. « Ne pourriez-vous pas vous lever, mon frère ? lui dis-je. Oh ! non, je tomberais par terre, la fièvre est trop forte. » me répondit-il. Mais si la vie du corps était abattue, la vie de l'âme était forte et puissante en lui. Notre-Sei- gneur a dit que la bouche parle de l'abondance du cœur, eh bien, on peut juger Monseigneur par les paroles qui

1. Lettre de M. E. William à M. Vicart, supérieur au collège de Mortdidier.

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montaient de son cœur sur ses lèvres. Dans son délire il prêche en chinois; il se croît au milieu des infidèles et des idolâtres et il annonce la nécessité du baptême... Puis il bénit Dieu au sein de ses souffrances; il le remercie : Deo gratias! Te Deum laudamus...

Dans la matinée du 28, M. le docteur Leménant des Chenays le visite : il lui trouve le pouls violent et sac- cadé; il lui prescrit la diète et lui défend de se lever, de dire la messe, de réciter son bréviaire.

Comme on avait cru jusque qu'il n'y avait rien de sérieux, personne ne s'inquiétait, on pensait que ce ne serait qu'une indisposition. Monseigneur garda le lit pendant toute la journée du samedi, je restai auprès de lui et dans les intervalles lucides je causais avec lui, puis j'écrivis à Mgr l'évêque d'Amiens de ne pas compter sur nous pour le lendemain.

Le dimanche 29 le délire avait quitté mon frère, la fièvre avait diminué ; mais le mal répandu d'abord dans tous les organes s'était cantonné dans les parties essen- tielles de l'organisme, dans la poitrine et dans les entrailles. Monseigneur crachait le sang et son pouls était devenu faible quoique précipité. Le frère infirmier qui le soignait me dit: «Le pouls n'annonce rien de bon. » Dans un tel état. Monseigneur ne pouvait penser à dire la messe, encore moins à conférer l'ordination '. Le médecin lui avait défendu de lire une ligne de son bré- viaire et c'était sa plus grande privation après celle de la sainte messe, « Le médecin m'a défendu, répétait- il, de dire la messe, quelle misère! mais voilà plus de trois mois que je ne l'ai dite! » Il se croyait encore en mer. Puis il continuait : « Il m'a défendu de dire mon bréviaire... Mon Dieu! mon Dieu ! que votre volonté soit faite! »

1 . M. Etienne avait prié Mgr Danicourt de conférer le diaconat à deux séminaristes malades.

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Dans la soirée le frère infirmier lui appliqua des sina- pismes aux jambes afin de rétablir la circulation du sang.

Ne voyant pas de mieux et me rappelant la nuit pré- cédente qui avait été pour moi de mauvais augure, je commençais à entrer dans une profonde tristesse et une mortelle inquiétude. Ces messieurs de Saint-Lazare commençaient eux-mêmes à s'alarmer. MM. Martin, Marion et Perboyre venaient voir souvent le vénérable prélat. M. Martin surtout ne le quittait guère.

Le lundi 30, le mal paraissait stationnaire, Monsei- gneur semblait même rassuré sur son état. Comme la tête était parfaitement libre, il causa longuement, mais toujours avec cette ardeur qu'il apportait dans tout ce qu'il faisait. « J'ai eu quatre fois en Chine, disait-il, des fièvres semblables : la tête, la poitrine, les entrailles étaient prises; j'en suis sorti. »

Comme il était d'une humeur gaie et d'un caractère ouvert, il riait, et plaisantait avec le frère infirmier ; la joie d'une bonne conscience se manifeste souvent même au sein des plus grandes épreuves.

Mais quand on transportait la question sur un terrain ferme, Monseigneur avait bientôt repris sa gravité et cette habitude de la réflexion qui était le caractère propre de son esprit.

Le mieux que l'on avait espéré ne se déclarant pas, M. Etienne, supérieur général, autorisa la visite d'un second, médecin M. Moneray, attaché à l'hôpital Necker; mais il ne put venir que le lendemain.

Lundi après midi, Monseigneur causa assez longtemps, et comme il venait d'apprendre la maladie de M. Pous- sou, et il me dit : « Allez à l'infirmerie voir M. Poussou; demandez-lui de ma part des nouvelles de sa santé; et dites bien que c'est moi qui vous envoie. » Je partis im- médiatement, mais je ne pus voir le malade auquel

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Monseigneur s'intéressait si vivement. Je revins donc dire que je n'avais pu le voir, attendu que la porte de sa chambre était fermée. Il me fallut repartir aussitôt et rapporter à Monseigneur des nouvelles directes ou indi- rectes. Cet empressement du prélat pour ce cher malade venait d'une parole que celuirci avait dite dans le cor- ridor : « Monseigneur, votre changement n'a pas été décidé en conseil. » Cette parole avait été au cœur de l'évêque.

Nous causâmes ensuite de M. Vivier. « donc est-il, me dit mon frère; je voudrais lui écrire. Son long silence me fait souffrir. »

Les soins de M. Martin le touchaient profondément. Je lui disais : « M. Martin m'a toujours aimé. » « Il nous aime tous deux, reprit-il avec vivacité. Mettez- vous à ma table et écrivez-lui sous ma dictée... » Mais Monseigneur était incapable de dicter.

Au cours de la maladie du saint missionnaire, on put juger combien il aimait l'humilité, la pauvreté, la mor- tification. Ainsi la délicatesse de son lit le faisait souf- frir ; il ne s'y reposait pas, il y souffrait. « Mon lit de Chine m'est bien plus agréable. » Il l'avait rapporté, c'était une natte de paille qu'il étendait sur la terre nue. Une autre natte de paille ou de joncs roulée lui servait d'oreiller.

Cette journée du lundi 30 avait été assez bonne. Mon- seigneur avait pu causer et avait reçu de Chine deux lettres qui lui faisaient le plus grand plaisir : une de M. Guierrv et une autre d'un missionnaire dont il appré- ciait l'intelligence et la droiture, M. l'abbé Glau. Il avait reçu également une lettre de M. Turquet, archiprêtre de Péronne, son ancien professeur au collège de Mont- didier.

Si la journée du 30 m'a laissé quelque répit, celle du mardi 31 devait être cruelle. Le matin, après avoir dit la

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sainte messe, je montai dans la chambre de mon frère ; on Pavait veillé toute la nuit et ces Messieurs, ainsi que le frère infirmier, me disaient : « Monseigneur ne dort plus; il y a trois nuits qu'il n'a pas fermé l'œil. »

Je me rappelais alors l'une de ses lettres dans laquelle il me disait que sa plus grande privation était le manque de sommeil. Jusque-là il avait été sans inquiétude sur l'issue de sa maladie, mais cette absence de sommeil, son embarras de poitrine qui allait toujours en augmen- tant, les crachats verdâtres qu'il expectorait lui don- nèrent à penser. Il m'avait déjà dit plusieurs fois ; « Mais M. Leménant me paraît bien jeune; quel âge a-t-il? » «f Puisque M. Etienne l'a pris pour médecin, lui répondis-je, nous pouvons avoir confiance en lui. »

Enfin à onze heures, M. Moneray, un des meilleurs praticiens de Paris, arriva en compagnie de M. Lemé- nant; ils auscultèrent le malade, examinèrent ses cra- chats; l'interrogèrent en notre présence, et après vingt minutes d'examen se retirèrent dans un appartement voisin pour délibérer. Dix minutes s'étaient à peine écoulées que M. Moneray m'appelle et me dit :

« Monsieur l'abbé, vous êtes prêtre, vous pouvez en- tendre la vérité, eh bien, Monseigneur est dans un état désespéré... » Le prélat était atteint d'une pneumonie aggravée par la complication de divers accidents.

A peine ces paroles eurent-elles retenti à mes oreilles que je baissai la tête comme si j'eus été frappé par la foudre. Je me rendis de suite à la chapelle et je baisai la terre devant le Maître de la vie et de la mort ; mais je n'avais que cette parole sur mes lèvres : Mon Dieu, sauvez mon frère! Puis je récitai le chapelet, je conjurai la très sainte Vierge de ne pas laisser mourir sitôt celui qui l'avait tant aimée et priée sur la terre.

Je revins ensuite dans la chambre de mon cher ma- lade. Sa vue me brisait le cœur; cependant je me conte-

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nais au point qu'il me dit : « Vous ne laissez rien pa- raître. » Et lui était bon, affectueux, ne se plaignant pas, ne murmurant jamais, mais continuant sa prière, ses louanges, son action de grâces.

Cependant on avait tenté tous les moyens extrêmes de guérison. On lui avait appliqué au dos des ventouses parce que les saignées n'avaient tiré que peu de sang; mais les ventouses n'opéraient qu'imparfaitement; le mal s'était accru et les poumons se remplissaient de plus en plus. M. Moneray avait dit : « Veillez-le, ne le quittez pas; il mourra en parlant, il sera étouffé. »

Dans l'après-midi je restai dans sa chambre et comme je m'étais assis assez loin de son lit, il me dit : « Mais, mon frère, asseyez-vous près de moi. »

Puis nous causâmes d'Authie et de ses habitants. Sa mémoire si fidèle lui rappelait tous ceux qu'il avait connus. Il me parlait de nos parents et des jeunes gens qui avaient été ses condisciples au collège de Montdi- dier : MM. Macron, Périn, Froideval.

La plupart de ces Messieurs de Saint-Lazare connais- sant la situation du malade vinrent le voir dans l'après- midi. L'anxiété était grande dans la maison. Son plus fidèle visiteur était le bon, le vénérable M. Martin.

Je le quittai vers dix heures du soir, le laissant à la garde des prêtres et des séminaristes qui le veillaient à tour de rôle. Avant de sortir de sa chambre je le vis faire sa prière du soir. Assis dans son lit, la tête penchée sur sa poitrine, dans le plus profond recueillement, il répéta lentement le Pater, Y Ave Maria et le Credo: il se sentait aux pieds du souverain Juge.

Pendant la nuit du mardi au mercredi, on vint m'ap- peler en disant : Monseigneur vous demande, il veut que vous soyez auprès de lui. Je me levai en toute hâte et je me rendis dans sa chambre ; je le trouvai en proie à une fièvre terrible. Je ne pouvais rien pour la calmer,

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mais ma présence lui était une consolation et comme un point d'appui. Je n'ai jamais mieux compris, qu'en cette circonstance douloureuse, la parole de Notre -Sei- gneur à ses disciples au Jardin des Oliviers : « Demeurez avec moi, veillez et priez afin que vous n'entriez point en tentation. »

Nous étions deux séminaristes et moi. Vers deux heures du matin, nous l'entendîmes crier d'une voix humble et suppliante : « Jesu loatientissime, miserere riobiè ! Jésus très patient, ayez pitié de moi. Mater dolorosa, ora pro nobis. Mère de douleur, priez pour nous. y>

Dans la matinée du mercredi (1er février) deux ou trois séminaristes vinrent le visiter. Monseigneur leur dit avec un accent pénétrant : « Vous ne venez pas me voir. Venez donc me voir! » Je traduis cette plainte amicale par ce commentaire dont je garantis l'authenticité : vous ne savez pas combien je vous aime; si vous le saviez, vous viendriez me voir comme l'un de vos confrères les plus dévoués. Monseigneur aimait beaucoup la com- pagnie qui était sa famille.

Quelques instants après, vers dix heures, les méde- cins revinrent, mais le mal empirait et les remèdes deve- naient inutiles. Monseigneur disait souvent : « Ma tête ressemble à une forêt dépouillée de son feuillage; j'en- tends des sifflements continuels... » Et il attachait sur moi ses yeux pleins de bonté et de charité.

Dans l'après-midi, M. l'abbé Sturchi vint le confesser et le préparer à recevoir les derniers sacrements.

Vers cinq heures, M. Etienne, accompagné de ses assistants et d'une vingtaine de prêtres de la Congré- gation, lui apporta le saint viatique, puis lui donna l'extrême-onctiôn. A toutes les questions qui lui furent posées, d'après le cérémonial des évêques, il répondit : oui, avec cette foi. cette humilité dont il ne s'est jamais

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départi, et aussi avec une douceur et un bonheur qui transpiraient dans les accents de sa voix.

Au moment s'achevait cette imposante cérémonie, il prit la parole à son tour et fit en latin, qui est la langue de l'Eglise, une action de grâces embrassant toute sa vie. En voici quelques passages en français :

« Je remercie Dieu mon Créateur de toutes les grâces et de tous les bienfaits, tant de l'ordre naturel que de l'ordre surnaturel qu'il m'a accordés, depuis que je suis dans le monde. Je le remercie, par Jésus-Christ Notre- Seigneur son Fils unique, de m'avoir créé et de m'avoir ensuite régénéré dans les eaux du baptême; de m'avoir conduit de degré en degré, de grâce en grâce jusqu'à la dignité du sacerdoce; de m'avoir fait entrer dans la Con- grégation de la Mission, laquelle a pour fin d'évangéliser les pauvres et de secourir les malheureux.

«Je le remercie de m'avoir discerné parmi ses prêtres pour aller annoncer son nom et son Evangile aux nations idolâtres. Maintenant que ma carrière est achevée, je le prie et le conjure par les mérites de Notre-Seigneur de reconnaître et de ne pas rejeter sa brebis, mais de l'ad- mettre dans la société des élus, dans ce beau ciel que nous a ouvert notre Sauveur. Que je sois reçu dans le sein de l'indivisible Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit; auprès de notre Immaculée Mère, la très sainte Vierge, Reine du ciel et de la terre; en la compagnie de notre bienheureux père saint Vincent et de notre vénérable martyr Perboyre.

ce Je demande pardon à mes confrères de mes négli- gences dans l'accomplissement des devoirs de ma voca- tion.

« Je remercie M. Etienne, notre très honoré Père, de- toutes les bontés qu'il a eues pour moi et pour mon frère Charles.... »

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Les assistants se retirèrent profondément édifiés, si édifiés que plusieurs dans la soirée vinrent baiser les pieds de l'auguste malade. Avant de sortir de l'appar- tement, M. Etienne dit à l'un de ses confrères : « Monsei- gneur conserve jusqu'à la fin les traditions de sa jeunesse; il avait chaque année le prix de sagesse à Montdidier. »

Quand tout le monde se fut retiré, je me jetai au pied de son lit et je lui demandai sa bénédiction pour moi- même, pour notre famille, pour les habitants d'Authie et d'Abbeville; pour les pauvres Chinois qu'il avait évan- gélisés ; pour tous les prêtres et. toutes les filles de saint Vincent.... « Bien volontiers, me répondit-il, mais je n'ai pas mon anneau ; donnez-moi mon anneau ! » Quand je le lui eus remis, il leva la main en disant : « Oui, je vous bénis, vous et toutes les personnes que vous me recommandez. » Puis il ajouta : « Soyez sans inquiétude. »

Monseigneur ne paraissait avoir aucune appréhension sur son salut éternel ; la confiance en Dieu, qui avait toujours été l'une des principales vertus de sa vie, lui faisait espérer, qu'au sortir de ce monde il verrait et posséderait Dieu. Sa conscience lui rendait, comme à saint Paul, le témoignage « d'avoir bien combattu ; il ne lui restait plus qu'à recevoir la couronne de justice ».

M. Etienne était venu le revoir un instant après lui avoir administré les derniers sacrements : c'était une visite d'adieu. Dans notre pensée il ne devait point passer le lendemain, fête de la Purification de la très sainte Vierge. Nous en parlions dans ce sens avec M. Martin : non, il ne passera pas la journée de demain; la sainte Vierge qu'il a tant aimée et si bien servie l'ap- pel'era à lui le jour de sa fête.

Le 2 février à o heures du matin, Monseigneur me fait appeler. Je me rends aussitôt auprès de lui ; la nuit avait

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ressemblé aux autres nuits : pas de sommeil, pas de repos, un pouls faible mais rapide... Il me parla d'Authie, de Saint-Léger, de nos neveux et nièces, puis tout à coup il s'écria : « Je n'ai pas sur moi ma médaille de la sainte Vierge, il n'y en a pas non plus au chapelet que vous m'avez offert . Vite ! allez me chercherma médaille. »

Un des séminaristes présents lui en offrit une qui lui avait été donnée par sa mère; mais elle ne lui suffisait pas : j'allai lui chercher la sienne, et ce n'est qu'après l'avoir reçue et replacée sur sa poitrine qu'il fut tranquille.

Ainsi il ne voulait pas mourir sans porter l'image qu'il avait pressée tant de fois contre son cœur et si souvent baisée avec un respect mêlé de tendresse.

Vers 7 heures du matin, je lui dis : « Mon frère, je vais célébrer la sainte messe. Oui, me répondit-il, dites-la pour moi et pour vous. « Et comme j'ajoutai: « C'est la Purification de la sainte Vierge, aujourd'hui. » Il me répondit: « Je le sais bien, m J'allai dire la sainte messe à son intention. Ensuite je remontai auprès de lui et je trouvai M. Sturchi auquel il se confessait en italien pour recevoir l'indulgence plénière à l'article de la mort. Il fit son acte de contrition, puis il resta long- temps devant son crucifix, plongé dans l'humilité, le repentir, la douleur et la charité.

Lorsque M. Sturchi se fut retiré, je m'approchai de son lit et lui dis :«Mon frère, n'avez-vous rien à me dire? Non, non, me dit-il simplement. » Puis, après quel- ques minutes de réflexion: k Vous prendrez dans ma malle ma correspondance, je vous la laisse ; vous remettrez à ces Messieurs les deux bulles du Pape. »

Je lui posai ensuite quelques questions, entre autres celle-ci : « A qui appartiennent telles et telles propriétés en Chine Après quelques secondes de réflexion, il me dit : « Ces biens sont des biens de mission ; ils ap-

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partiennent à la mission. » Telles furent les dernières paroles qu'il m'adressa. Au moment il achevait M. Etienne entra; je les quittai pour me retirer dans ma chambre.

Aussitôt que M. Etienne fut sorti, M. l'abbé Per- boyre, frère du martyr, vint auprès du prélat agonisant. Monseigneur se sentant étouffé demanda sa croix. Puis, jetant un dernier regard sur toute sa vie, sur ce qu'il avait souffert et sur ce qu'il souffrait encore, il s'écria d'une voix solennelle et plaintive tout à la fois Elevez la croix ! » Et ce disant il expira...

Ainsi mourut, entre les bras de Jésus crucifié, celui qui toute sa vie avait généreusement porté sa croix ; il était 10 heures moins quelques minutes et c'était le 2 février, fête de la Purification, jour anniversaire de son entrée dans la Congrégation de la Très Sainte Vierge à Montdidier.

Le 3 février, vers 7 heures du matin, ma sœur Sidonie accompagnée de son mari, M. Constantin Dani court, arrivait à Saint-Lazare; je les reçus. L'entrevue fut des plus douloureuses, on le pense bien.

Cependant on avait descendu la dépouille de Monsei- gneur dans la chambre des évèques, et ce fut là, avant de clore la bière, que ma sœur Sidonie embrassa son frère pour la dernière fois.

Il n'y avait pour le saint évêque ni chapelle ardente, ni exposition. « Si vous me connaissiez, m'a- t-il écrit un jour, vous demanderiez qu'on me jette à la voirie après ma mort. » Son désir ne pouvait être exécuté à la lettre, mais ses funérailles furent simples et rapides comme dans les communautés.

A 8 heures du matin, pendant le chant des Ma- tines, le corps du défunt était porté dans la chapelle et escorté par les dignitaires de la Congrégation. M. Etienne officia tout le temps. A 10 heures, le cortège

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composé de 200 prêtres, séminaristes, étudiants et autres, et d'autant de sœurs de charité, s'avançait vers le cimetière du Montparnasse.

Mais voici le récit plus complet des funérailles de Mgr Danicourt fait par un étudiant de Saint-Lazare qui, moins absorbé par la douleur que M. Charles Danicourt, a pu en observer et en recueillir tous les détails :

« J'ai vu Mgr Danicourt sur son lit de mort, il n'était pas du tout changé. 11 était absolument tel que je l'ai vu souvent à la salle d'oraison ou à la chapelle, les yeux fermés, la sérénité empreinte sur son visage et dans l'attitude d'un homme perdu dans la méditation de quelque grande mais consolante vérité. Il était vrai- ment beau à voir. Le seul changement qu'on pouvait remarquer en lui c'est qu'il était devenu un peu jaunâtre, effet de sa terrible et impitoyable" maladie. Après sa mort, on sonna la grande cloche pour annoncer cette ail'reuse nouvelle, et il est impossible de vous dire l'im- pression que cela produisit sur nous tous, sachant que Monseigneur était à l'extrémité. Chacun en entendant la cloche était convaincu qu'il y avait un confrère de mort sur la terre et un saint de plus dans le ciel. Chaque battement de la cloche pénétrait le cœur comme si cha- cun avait perdu son père, et une tristesse inexprimable était empreinte sur tous les visages. Nous allions en classe au moment la cloche sonnait et chacun, mal- gré le silence, avait ce mot à la bouche : Monseigneur est mort !

« On le laissa toute la journée du jeudi dans la chambre il était mort et le soir on le descendit à la chambre de Monseigneur. On ne le revêtit ni on ne l'exposa. Je suis certain que son humilité en était satisfaite. Le lendemain vendredi, l'autel était tendu en noir comme pour le jour

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des morts. On dressa dans le chœur un catafalque et à 8 heures l'office fut célébré par M. le supérieur général qui chanta ensuite la messe, et à 10 heures et demie le cortège se mit en marche pour le Montparnasse. M. le supérieur général officia tout le temps, même au cime- tière. La seule chose qu'il ne fit pas, ce fut l'absoute qui fut chantée par un prêtre étranger que je ne connais pas. M. le supérieur général avait l'air tout défait ; on voyait bien qu'il enterrait un de ses enfants qu'il aimait comme sa propre vie.

«Toute la cérémonie de l'office et de l'enterrement avait quelque chose de si triste et de si saisissant qu'on en était frappé. J'ai vu plusieurs enterrements à Saint- Lazare, mais je n'en ai jamais vu qui ait pu faire tant d'impression que celui de Mgr Banicourt ; tout contri- buait à le rendre entièrement solennel et touchant.

« La procession de Saint-Lazare au cimetière était ainsi disposée ; une voiture de deuil précédait le corbillard, puis immédiatement le corps. Les prêtres anciens et les prêtres étrangers marchaient deux à deux. Ensuite venaient, encore deux à deux, les étudiants, les sémi- naristes, les frères et les étrangers laïques, puis venaient environ 200 sœurs de charité et enfin quelques voitures de deuil fermaient la marche. Il y avait dans la rue une foule de gens qui paraissaient extraordinairement frappés. La présence des sœurs de charité produisait un magnifique effet. Pendant la procession, j'ai entendu des ouvriers qui se disaient : La mort est bien triste en elle- même, mais elle est encore plus triste avec des proces- sions comme celle-ci ; il n'y a pas au-dessus des maisons religieuses pour faire des enterrements. Au cime- tière j'ai entendu des ouvriers qui disaient envoyant passer la procession et en entendant chanter le Miserere: Que c'est beau ! que le scommunautés fontbien les choses !

« Pendant la procession, un rochet, une étole, une mitre

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et la croix pastorale étaient attachés sur le cercueil. « Durant sa vie, Mgr Danicourt avait aimé la simplicité, il Ta prèchée par ses exemples, par ses paroles, par ses actions, de toute manière ; il la prêche, il la pratique encore après sa mort, car il repose sans distinction parmi les autres * »

i. Lettre de M. E. William, étudiant de Saint-Lazare, à M. Vicart, supérieur au collège de Montdidier.

CHAPITRE III

Deuil général à la nouvelle de la mort de Mgr Danicourt. Trans- lation de sa dépouille à Authie. Son inhumation dans le cime- tière de cette paroisse par Mgr Boudinet, évêque d'Amiens, le 16 février 1860.

La nouvelle de la mort de Mgr Danicourt produisit un deuil public. A Paris chez les lazaristes et dans toutes les maisons des sœurs de charité, à Amiens, à Abbeville, à Montdidier, à Authie et dans tout l'arrondissement de Doullens, il n'était bruit que de cette mort annoncée par plusieurs grands journaux delà capitale et par ceux de la Picardie.

Le peuple d'Authie était atterré par cette mort si inat- tendue. Il avait préparé une splendide réception au plus illustre de ses enfants et il se voyait contraint de changer en deuil les apprêts du triomphe !

M. l'abbé Charles Danicourt recevait de toutes parts, an nom de la famille du prélat défunt, des témoignages de condoléance et de vive sympathie.

C'était d'abord Mgr l'évêque d'Amiens, de douce et sainte mémoire, qui lui écrivait * en ces termes :

« Je partage votre douleur, mon cher abbé. Je vous plains de toute mon âme et je prie le bon Dieu d'adoucir votre chagrin qui doit être bien grand. Mais je pleure aussi ce saint évêque, comme un évêque doit pleurer un

1. Lettre du 3 février 1860.

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frère, un ami de l'Eglise, un apôtre. Les desseins de Dieu sont impénétrables et ici plus que jamais il faut les adorer : quitter la France pour aller mourir en Chine et revenir mourir en France quand il ne voulait qu'y passer ! Il semble aussi que c'est un ami que je perds ; mon cœur s'était vivement attaché à cette nature si sympathique et, je dois le dire, il m'avait lui-même témoigné une affec- tion dont j'avais été pénétré. Demain matin j'offrirai le saint sacrifice pour cette chère âme.

« Adieu, mon cher abbé; je vous bénis et vous serre contre mon cœur de toute la tendresse dont je suis capable. »

« f Jacques- Antoine, êvêque d'Amiens. »

Après la lettre de Mgr Boudinet, il en est une autre que nous nous plaisons à reproduire parce qu'elle émane du cœur du père d'un saint missionnaire ' martyrisé en Corée quelques années plus tard, de M. Daveluy :

Amiens, le 3 février 1860.

« Monsieur l'abbé,

« Que dire autre chose que les mots tracés au com- mencement de votre lettre ! Mots que Jésus-Christ a prononcés pour nous apprendre ce que nous devons dire à Dieu : « Que votre volonté soit faite ! » Il l'a faite sur sur la terre le saint évoque que vous pleurez, puisqu'il a répondu à l'appel de Dieu, bien qu'il le fît entrer dans une carrière d'abnégation, de croix, de souffrances de toute espèce, car voilà ce que l'on rencontre sur la route que suit Jésus. Que votre volonté soit faite, ô bon, ô doux, ô aimable Jésus, oui, toujours aimable même lorsque vous arrachez à votre couronne une de ces

1. Mgr Daveluy, évêque d'Acônes, martyrisé eu Corée, le jour du vendredi saint 1866.

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longues épines qui percent votre front, pour en enfoncer la pointe dans notre pauvre cœur. Il est cruellement éprouvé ce cœur de frère si joyeux il y a quelques jours de voir celui qu'il aimait si tendrement, qu'il serrait si amicalement dans ses bras, sentant son amour fraternel augmenté, doublé, rehaussé du respect qu'il ressentait pour un confesseur de la foi. Oh! qu'il fait beau de mourir après avoir confessé Jésus-Christ devant les tri- bunaux des idolâtres 1 ! Comme Jésus s'avance radieux pour prendre par la main ces généreux confesseurs et les présenter à son Père, à Marie et à saint Vincent dont ils sont les enfants. Que ce spectale est beau, Monsieur l'abbé et cher ami. Rendez des hommages à ce corps qui a été le temple du Saint-Esprit, qui un jour aura part à la résurrection glorieuse. Pleurez, soulagez votre cœur, mais n'oubliez pas que les anges dans le ciel chantent des cantiques de louanges au pied du trône de Dieu, en l'honneur du saint athlète que le Seigneur a couronné de la double couronne de la virginité et du martyre. Oui, n'en doutez pas, nous prierons, ma femme et moi, pour vous surtout, car pour lui, il est dans la gloire.

Nous nous faisions une fête de le recevoir, de lui de- mander sa bénédiction, de baiser ces mains qui avaient été liées, garrottées comme celles de saint Paul et qui un jour seront rayonnantes de gloire dans le ciel. Nous n'étions pas dignes de ce bonheur! Priez donc aussi pour nous, cher abbé, ut digni ejjicÀamur promissionibus Ckristi. Faisons un échange de prières, nous le de- vons : prier les uns pour les autres, c'est le commande- ment de Dieu.

« Ma femme me charge de vous dire qu'elle partage bien votre affliction, qu'elle est de moitié dans tout ce

1. L'homme qui nourrissait de tels sentiments dans son cœur était digne d'avoir un fils martyr,

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que je vous dis. Espérons que ce saint évêque, dont mon fils a eu l'honneur et le bonheur d'être un moment le socius ' voudra bien aussi intercéder pour nous auprès de Dieu et lui demander les grâces dont nous avons besoin, avec toute l'autorité que donnent les souffrances supportées pour Jésus, avec le secours de Jésus.

« Agréez, Monsieur l'abbé et digne ami 2, l'assurance de mes sentiments respectueux et dévoués...

« Isidore-Nicolas Daveluy. »

La comtesse de Joinville, née de Bréda, si célèbre dans Paris par ses aumônes et son amour des souf- frances (elle avait échangé ses armes de famille pour la croix), écrivait à son tour à M. l'abbé Ch. Danicourt, le 2 février, au soir :

« Monsieur l'abbé,

« Je reçois à l'instant la lettre que vous md faites l'honneur de m'écrire. J'en suis profondément touchée. J'avais connu M. l'abbé Danicourt à Montdidier dans ma jeunesse et je me réjouissais d'être bénie par un prélat. Maintenant ma tête s'incline sous l'auréole d'un saint! Oh! qu'il prie pour vous, frère désolé, pour moi brisée de douleur et pour la sainte Eglise ! Si ma santé ne me condamnait pas à une retraite absolue, je me serais pré- sentée vers vous, Monsieur l'abbé, mais permettez que je vous exprime ici mes regrets bien sentis et l'expres- sion de ma respectueuse gratitude pour votre souvenir.

« A. de Bkéda, comtesse de Joinville. « P. S. M. l'abbé Vivier se réjouissait de revoir Mon-

1. Avant que Mgr Daveluy entrât en Corée.

2. M. l'abbé Cbarles Danicourt a connu tout particulièrement la famille Daveluy tandis qu'il était vicaire à Saint- Le u.

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seigneur, il va s'unir de toute son âme à votre si juste affliction. »

Une autre lettre, aussi précieuse pour nous que les précédentes, est celle de M. Mizaël de Tas, l'un des mar- tyrs de Castelfîdardo :

« Monsieur,

« Je vous ai cherché vendredi vers une heure, vous veniez de partir ; c'était pour vous dire combien ma mère et moi nous prenions part à la perte de Mgr Dani- court, que vous veniez de faire, perte bien grande pour vous, pour son ordre qu'il illustrait par ses travaux , pour tous ces peuples qu'il avait appelés à le foi... J'o- serai dire qu'elle est bien sensible aussi pour nous, qui avons eu le bonheur de l'approcher pendant quelques instants.

« Nous ne pourrons oublier cette bonté, cette simpli- cité toute apostolique.

« Des morts comme celle de Mgr votre frère trouvent plus de regrets mais aussi plus de consolations.

a II avait souffert pour le Christ, il meurt entouré de ses frères en saint Vincent de Paul, que je voyais en si grand nombre autour de son cercueil, et les petits Chi- nois sauvés parla Sainte-Enfance lui préparaient une place haut.

« Veuillez, je vous prie, Monsieur, recevoir l'expres- sion de tous mes regrets, et l'assurance de mes senti- ments les plus distingués.

« Mizaèl Le Mesre de Pas. » 4 février.

Citons encore, au nombre des lettres les plus remar- quables, celle de Mme la marquise de Pastoret :

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« J'ai été très fâchée, Monsieur l'abbé, de ne plus vous trouver, rue de Sèvres, lorsque j'ai été vous y cher- cher ; mais je veux au moins vous faire parvenir l'expression de la peine si vive que m'a causée la perte immense que vous venez de faire et bien aussi l'Eglise. Votre vénérable frère, Mgr Danicourt, avait déjà fait beaucoup ; on pouvait encore espérer de lui pendant long- temps une suite de hautes actions,l 'achèvement en Chine de tout ce qu'il avait admirablement entrepris. Quelle douleur éprouveront tous ses enfants si éloignés ! quelle douleur pour tous ceux qui ont eu le bonheur de le con- naître! Mais vous, Monsieur l'abbé, que vous devez souf- frir! Je me rappelle que Monseigneur me disait que vous aviez pensé mourir de joie en le revoyant. Que ce bonheur a été court! je vous plains de 'toute mon âme; je vous comprends. Mais je sais aussi qu'il vous reste une grande consolation en pouvant bien espérer que celui que vous pleurez prie pour vous et vous attend dans le ciel.

« Ma fille, la marquise du Plessis-Bellière, sans avoir Thonneur de vous connaître particulièrement, désire cependant que je ne vous laisse pas ignorer sa vive sympathie dans cette douloureuse circonstance et sera charmée, ainsi que moi, si, quand vous viendrez à Paris, vous vouliez bien ne pas nous oublier. Veuillez, Mon- sieur l'abbé, agréer l'assurance de tous mes meilleurs et respectueux sentiments.

a La marquise de Pastoret. »

Nous n'en finirions pas si nous voulions reproduire toutes les lettres admirables que M. l'abbé Danicourt reçut en ces tristes circonstances, lettres qui nous retra- cent toutes quelque chose à la louange du saint évèque missionnaire.

C'est M. l'archiprètre * de Saint-Wulfran qui s'écrie :

1; M. Michel, homme d'une rare distinction d'esprit et de cœur.

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« Tout Abbe ville pleure avec nous, mon cher ami.... »

C'est Mme Saint-Joseph, supérieure du couvent des Ursulines de la même ville, qui exprime dans son langage à elle des sentiments empreints de la plus exquise délicatesse, à l'adresse des deux frères.

C'est Mme Dentemt de Pingre qui prend la plus large part à la douleur qui accable M. l'abbé Charles Danicourt et ses amis les plus dévoués.

C'est M. Masse, ancien curé d'Authie, c'est Mlle Dé- sirée Danicourt d'Authie, qui mêlent leurs larmes aux larmes du frère si affligé, et cela, dans des termes si éloquents que nous regrettons vivement de ne pouvoir les reproduire ici ; mais nous conservons ces lettres comme de précieux souvenirs pour la famille du prélat.

Cependant les habitante d'Authie, mus par un sen- timent bien légitime, réclamaient à tout prix la dépouille de Mgr Danicourt : « Nous ne l'avons pas vu vivant, disaient-ils, nous le verrons mort ; sa place est à Authie. » Ce désir si ardent sera bientôt réalisé ; il le sera même au delà de leurs espérances, car en parlant ainsi ils voulaient désigner son cercueil; mais il leur sera donné, nous le dirons tout à l'heure, de contempler et de vénérer ses traits eux-mêmes.

Tandis que M. Capella, curé d'Authie, marchait en tête du mouvement à l'effet d'obtenir cette faveur, M. Charles Danicourt était en instance auprès de M. Etienne, lui faisait part du vif désir des habitants d'Authie et obtenait son adhésion.

Le 12 février, MM. Danicourt et Capella prenaient le chemin de Paris et se rendaient à Saint-Lazare.

Le lendemain ils se portaient vers le cimetière de Montparnasse, en la compagnie d'un lazariste et d'un frère de la maison, pour faire procéder à l'exhumation. Toutes les autorisations requises étant signées à l'avance, la chose demanda peu de temps et le sarcophage était

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rendu à la gare du Nord pour onze heures du matin.

M. Etienne, supérieur général, se montra plein de bonté et de bienveillance pour le frère de Mgr Danicourt et pour M. le curé d'Authie ; au moment de les quitter, il donna au premier la croix pectorale et les anneaux du vénérable prélat, et son bréviaire au second.

Nous devons ajouter que M. Charles Danicourt s'était empressé de lui offrir la belle chapelle dont il fit pré- sent au pontife, à son arrivée ; par ce témoignage, il avait voulu exprimer à M. Etienne la reconnaissance qu'il lui devait tant en son nom qu'au nom de son saint frère .

Avant de quitter Paris il avait remis à la poste une vingtaine d'invitations pour l'inhumation qui devait avoir lieu le jeudi 16. Dans sa pensée la cérémonie funèbre allait se passer en famille, sans pompe et sans éclat; il avait prié M. Masse, aumônier de l'hospice de Montdidier, ancien curé d'Authie, de prononcer une oraison funèbre. Mais Dieu disposa les choses autre- ment.

Le convoi quitta Paris vers trois heures de l'après- midi et arriva à Amiens à six heures et demie. A sept heures on prit le chemin d'Authie ; un corbillard et une seule voiture de deuil composaient le triste cortège. Après un relais de quelques minutes à Puchevillers, il arriva à Authie à dix heures du soir. La bière ayant été descendue de voiture fut portée dans l'église et placée dans le chœur sur des sciures. Un froid glacial pénétrait partout et les vitres de l'église s'agitaient au souffle du vent. Quelques saintes femmes, rappelant celles qui avaient suivi Noire-Seigneur au tombeau, passèrent la nuit dans l'église.

La nouvelle de l'arrivée de la dépouille de Mgr Dani- court ne fut pas sitôt connue que toute la population d'Authie et des environs s'ébranla : ce fut une continuelle

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procession depuis le 14 février jusqu'au jour de la sépul ture au cimetière, le 16. Mais le flot du peuple deviDt si abondant dans l'après-midi qu'il fallut, bon gré mal gré. ouvrir la bière et offrir à la vénération des fidèles les traits augustes de celui qu'ils appelaient leur évêque.

Vers trois heures, malgré des appréhensions bien lé- gitimes, après douze jours de décès, on ouvrit la bière, et, par une permission providentielle, le corps de Mon- seigneur n'exhalait aucune odeur. Sa physionomie était naturelle et douce ; ses yeux tranquillement fermés, an- nonçaient plutôt le sommeil que la mort. Ses parents et ses amis lui baisaient le front ; les petits enfants portés par leurs mères entraient clans le cercueil et l'embras- saient des deux bras. Tandis que les uns lui faisaient toucher leurs médailles et leurs chapelets, d'autres lui coupaient des cheveux, de la barbe *, et du suaire qu'ils emportaient comme reliques.

Pendant toute la journée du 14, le flot des visiteurs ne fut pas interrompu un instant ; la nuit suivante ce fut à qui aurait l'honneur de veiller auprès de ses restes.

La journée du 15 ressembla à la précédente.

Cependant M. l'abbé Charles Danicourt avait, quelques jours auparavant, informé Mgr Févêque d'Amiens de la translation du corps de son frère à Authie; mais la réponse de Sa Grandeur ne lui était pas encore

1. Un ami d'enfance de Mgr Danicourt, très connu et très popu- laire à Authie, François-Pierre Jus, lui avait écrit trois ans aupara- vant, et, dans cette lettre, il demandait au prélat de vouloir bien lui envoyer, comme souvenir, de -sa barbe d'évêquc missionnaire. Cette demande lui valut, de la part du prélat, une lettre très spirituelle que nous conservons précieusement. Il lui disait entre autres choses : a Si je meurs martyr, vous aurez de ma barbe ; mais comme je suis très indigne d'une telle faveur, je crois que vous attendrez en vain. » Dieu n'a pas voulu priver cet homme de la consolation que l'humilité du prélat avait refusée à un ami d'en- fance, car ce dernier l'a eue dans la circonstance que nous venons de rappeler.

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arrivée le 14 février, de sorte qu'il ignorait les honneurs qu'elle voulait rendre à son collègue dans l'épiscopat. Il fut agréablement surpris de trouver en arrivant à Authie les deux lettres suivantes, l'une de M. Masse et l'autre de Mgr Boudinet :

« Bien cher et affligé ami,

« Votre douleur est grande comme la mer ; Dieu seul peut guérir la plaie de votre cœur et j'apprends que sa bonté vous prépare une grande consolation. Je reviens de chez M. Vicart j'allais pour demander quelques' renseignements sur votre frère; quelle fut ma surprise agréable, lorsqu'il me dit que Mgr Boudinet, notre digne évêque, s'était chargé de faire le discours funèbre à la gloire de votre saint frère et de l'enterrer. En effet, M. Vi- cart reçut hier samedi une lettre de Sa Grandeur elle le priait de lui donner tous les renseignements possibles sur l'édifiante vie de Mgr Danicourt. M. Vicart a envoyé quatre grandes pages de renseignements et de plus une lettre de Paris qu'il avait reçue, dans laquelle il est parlé longuement des vertus apostoliques de votre digne frère. Je serai donc avec vous pour vous voir, vous consoler et respirer l'odeur des vertus auprès des reliques de notre pieux évêque et je me réjouirai avec vous, d'entendre notre saint évêque d'Amiens prononcer un discours qui vous sera si agréable. Monseigneur a compris ce qu'il devait à un apôtre de notre Picardie; nous bénirons tous sa pensée, etc..

« Masse, aumônier à Montdidier. »

Voici la lettre de Monseigneur l'évêque d'Amiens.

« Mon cher abbé,

« Mon intention est de présider moi-même à la trans- lation des restes vénérés de votre saint frère.

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« C'est en allant à Châlons que je l'ai connu de la ma- nière touchante que je vous ai dit. J'allais à l'enter- rement d'un évêque qui devait avoir un cardinal et d'autres évêques pour honorer ses ohsèques ; et moi, l'évêque de ce saint évêque de Chine qui vient mourir si loin de son cher troupeau, je ne lui rendrais pas tous les devoirs qui pourraient honorer sa mémoire ? C'est la gloire de mon bien-aimé diocèse ; c'est le modèle de mes prêtres ; il appartient aussi à cette congrégation modeste à laquelle je dois tant puisque depuis deux siècles elle forme le clergé d'Amiens. Voilà bien des titres aux honneurs exceptionnels que nous devons lui rendre. Tenez-moi bien au courant de vos démarches et fixez-moi sur le jour ou je devrai être à Authie, etc.

« 7 Jacqdes-AjntoinEj évêque d'Amiens.

Le 1S février, vers 4 heures de l'après-midi, on ferma la bière par mesure de salubrité publique. Et comme le bruit avait déjà circulé que l'empereur autoriserait l'inhumation dans l'église même, et que l'on craignait qu'un long séjour dans la terre ne rendît très difficile le transport du corps du cimetière dans l'église, on revêtit le cercueil en chêne d'une enveloppe de zinc.

Les fidèles qui vinrent dans la soirée pour vénérer la dépouille de Monseigneur furent très affligés de trouver la bière fermée et de ne point voir les traits que tant d'autres avaient eu la consolation de contempler.

Déjà le bruit avait couru que l'on avait aperçu sur le chemin de Thièvres la voiture de Mgr l'évêque d'Amiens.

En effet quelques instants après, Mgr Boudinet arrivait au presbytère, accompagné de M. Morel, grand vicaire, et de M. Leboulanger, chanoine préchanlre, ancien élève de Mgr Danicourt au collège de Monklidier.

On se mit à préparer avec une nouvelle ardeur la cérémonie du lendemain.

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A Paris, dans la chapelle des lazaristes, les funérailles avaient été pleines de pompe et de grandeur. A Authie, elles furent plus majestueuses encore et marquées d'un plus grand deuil et d'une profonde tristesse. Cette église ornée de tentures funèbres aux armes du prélat défunt; ce catafalque aux belles proportions, couronné par un dôme surmonté d'une croix, symbole de ce qu'avait été toute la vie du saint missionnaire ; ces prêtres nombreux et recueillis accourus de toute part; ces flots pressés de fidèles à l'attitude émue, affligée ; ce chant incomparable de l'office des morts exécuté sous la di- rection de M. Leboulanger; la voix 1 de ce dernier remplissant toute l'église et dominant toutes les autres voix : cet ensemble faisait frissonner et palpiter toutà la fois.

Lorsque l'office fut terminé, Mgr Boudinet monta en chaire et prononça l'éloge funèbre avec cette éloquence du cœur, avec ce tact exquis qui excellaient toujours en lui. Nous regrettons de ne pouvoir le reproduire en entier. En voici les pensées principales dont nous garan- tissons le sens :

« Non, vénérable et saint frère, non, ce n'étaient point ces pompes funèbres que nous vous préparions ; c'étaient d'autres pompes et d'autres fêtes, et la mort atout replié.. Mais pourquoi nous abandonner à une tristesse stérile ? Celui que nous pleurons n'est pas mort, il est vivant, il est tout resplendissant dans l'éternité. L'Église, dans son langage élevé, désigne la mort des saints par un terme bien significatif; elle l'appelle aies natalis, jour de la naissance pour le ciel. Or, pouvons-nous douter que Monseigneur ne soit au ciel ? Pouvons-nous douter

1. M. l'abbé Leboulanger avait une voix extraordinaire : il n'y a que ceux qui l'ont entendue qui puissent s'en faire une idée.

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que son nom ne soit inscrit un jour dans les fastes de l'Église, comme il l'est au livre de vie?...

« Il nous souvient de sa jeunesse si belle, si pure, si édifiante ; vos âmes en sont encore embaumées. On dit de lui qu'il n'a pas connu les degrés de la perfection et qu'il est arrivé le même jour au faîte de la sainteté, à l'âge parfait, à l'âge viril de Jésus-Christ. N'a-t-il pas été apôtre à l'aurore de sa vie ? N'allait-il pas à l'atelier de son père édifier celui-ci et instruire les ouvriers par les bonnes et pieuses lectures qu'il leur faisait, dès l'âge de onze ans ? Au point que son père a dit un jour ces touchantes paroles : « Quand je sens mon Xavier, mon marteau reste suspendu en l'air. » C'est bien le cri d'un père tout heureux et légitimement fier des dispositions et des vertus de son enfant *.

« Au collège de Montdidier onle voyait grouper autour de lui ses condisciples, et plus tard ses élèves, et les encourager à Pinnocence, à la vertu, à l'amour de Notre- Seigneur et de sa Mère Immaculée.

« Dans son sacerdoce n'a-t-il pas été la gloire et l'orne- ment du sanctuaire ? Dans les missions lointaines de la Chine, n'a-t-il pas été un autre saint Paul par la science, par le zèle, par la charité, par les périls, par les tribula- tions, par la prison et par les fers ? Si sa vie n'a pas été couronnée par le martyre violent, n'a-t-elle pas été couronnée par le martyre, plus lent il est vrai, mais plus douloureux, de l'exil, des privations et des angoisses du cœur? Il n'y a pas de martyr que celui qui tombe sous les coups du bourreau : il y a le martyr de l'apos- tolat ; il n'y a pas de glaive que le glaive des persécu- teurs : il y a le glaive des tribulations et des amertumes, le glaive des faux frères...

1. .Mgr Boudinet, dans ses instructions, avait' toujours quelques- uns de ces traits délicieux. Aussi bien nous nous sommes plu à relever celui-là entre autres.

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« Monseigneur porte donc au front l'auréole des martyrs, et son tombeau sera glorieux comme celui des saints. Il en sortira une vertu qui guérira les corps et transfigurera les âmes. Authie ne sera pas la moindre paroisse du diocèse d'Amiens et quand on voudra s'encourager à la vertu et aux grands sacrifices, c'est à Authie, près du tombeau de l'un des grands apôtres de la Chine, que l'on viendra méditer et prier.»

Ce discours de Mgr l'évêque d'Amiens, dont nous ne donnons qu'une faible esquisse, ce discours, écouté au milieu des larmes, resta au fond des cœurs comme l'ex- pression de la vérité, comme un baume à une immense douleur, et comme la révélation prophétique de ce que Dieu réserve, même en ce monde, à ses élus.

On procéda ensuite à l'inhumation dans le cimetière ; le corps de Mgr Danicourt fut déposé dans une fosse creusée au pied du calvaire ; il devait y séjourner jusqu'au 1er octobre 1 861 .

CHAPITRE IV

Translation des restes de Mgr Danicourt dans le sanctuaire de l'église d'Authie. Cérémonie des funérailles présidée par Mgr Moaly, évoque de Pékin, et M. Etienne, supérieur général des lazaristes. Oraisons funèbres prononcées par Mgr Du- quesnay et Mgr Mouly. Monument érigé à Mgr Danicourt (1er octobre 1861).

Dans le discours que nous venons d'esquisser au cha- pitre précédent, Mgr Tévêque d'Amiens exprima un vœu dont nous n'avons point parlé à dessein : Sa Gran- deur dit à la population d'Authie que le cimetière ne devait pas être le lieu de repos du saint apôtre, mais que sa place était dans l'église : « Oui, il reposera au pied de l'autel, entre l'autel il a célébré sa première messe et la table sainte il s'est agenouillé pour sa première communion. Je désire que tous les prêtres qui monte- ront désormais à cet autel aient sous leurs yeux cette tombe d'où s'exhaleront de grands souvenirs de foi, d'es- pérance et d'amour ; que tous ceux qui s'approcheront de cette table sainte soient, par son exemple, encouragés à communier avec la même ferveur que lui... »

Mgr l'évêque d'Amiens ne s'en tint pas là; il écrivit immédiatement à S. Exe. le minisire de l'intérieur qui lui répondit par un refus. Sa Grandeur insista; on lui répondit de nouveau que les lois n'accordaient l'honneur de la sépulture ecclésiastique dans les églises qu'aux évèques titulaires de diocèses français.

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L'opinion était toute étonnée de ce refus du gouverne- ment à l'égard d'un évêque qui avait contribué à étendre en Orient l'influence du nom français, qui avait reçu à sa table les ambassadeurs et leur avait rendu des ser- vices, et qui d'ailleurs était étranger à toutes les luttes de l'épiscopat français avec le gouvernement.

Cependant nos flottes mouillaient dans les mers de Chine,remontaientlePeï-ho,etnos soldats, par un coup de main qui a surpris toute la terre, entraient victorieux dans les murs de Pékin. Alors Monseigneur d'Amiens fit va- loir de nouveau, et plus fortement que jamais, les services rendus par les missionnaires français dans l'Extrême- Orient, en particulier à nos nationaux. Cette fois le décret ne se fit pas attendre, et il est même rédigé en des termes qui ajoutent un nouveau prix à la faveur impériale. En voici la teneur :

Paris, le 17 janvier 1801. « Monseigneur ',

« J'ai l'honneur de vous annoncer que par une décision en date de ce jour l'Empereur a bien voulu autoriser l'inhumation des restes mortels de Mgr Danicourt, évêque in partions d'Antiphelles et ancien vicaire apos- tolique en Chine, dans l'église d'Authie, lieu de sa nais- sance. En présence desglorieux événementsqui viennent de s'accomplir en Chine, Sa Majesté a pensé qu'une pareille dérogation au droit commun ne pouvait être refusée en faveur du courageux prélat dont les travaux apostoliques ont contribué à répandre dans ce pays les bienfaits de la religion.

« Les autorités civiles et religieuses devront se con- certer pour les mesures de salubrité à prendre dans cette circonstance.

1. Mgr l'évêque d'Amiens.

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« Je suis heureux, Monseigneur, de vous annoncer cette nouvelle conforme à vos désirs.

« Veuillez agréer, Monseigneur, l'assurance de ma haute considération.

« Le ministre des cultes, secrétaire (TÉtat. <( Rouland. »

Mgr Boudinet s'empressa de communiquer cette heu- reuse nouvelle à M. l'abbé Charles Danicourt.

Quelques mois plus tard, tandis que celui-ci songeait à préparer une nouvelle cérémonie et que sa famille et les habitants d'Authie attendaient vaguement le jour de la déposition du corps de Monseigneur dans le sanctuaire, une nouvelle inattendue arrivait en Picardie : « Mgr Mou) v, évèque de Pékin, est à Paris, et c'est lui qui doit présider les funérailles de Mgr Danicourt. » Effectivement Mgr Boudinet écrivait de Vichy à M. l'abbé Danicourt :

« Je n'ai sans doute pas à vous apprendre l'arrivée à Paris de Monseigneur de Pékin. Mgr Mouly présidera la translation des restes de votre frère vénéré. Je me réjouis avec vous du touchant éclat que cette cérémonie emprun- tera à la présence de ce prélat. Sa Grandeur sera à vos ordres, ainsi que M. Etienne. Arrangement providentiel ! Venir de Pékin à Authie pour rendre les derniers devoirs à son compagnon d'apostolat et de martyre !

« f Jacques- Antoine, év. d'Amiens. »

De son côté Mgr Mouly lui écrivait aussi * :

« Monsieur l'abbé, « Je suis fâché de n'avoir pu répondre plus tôt à la

i. Paris, rue de Sèvres, 95 ; le 3 juillet 1801,

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lettre que vous m'avez écrite au sujet de la sépulture de votre frère vénérable. Quand je l'embrassai pour la der- nière fois à Shang-haï et que je l'accompagnai dans sa barque partant pour Paris, il portait les restes vé- nérés de notre martyr Perboyre, j'étais loin de prévoir que le bon Dieu l'appellerait si vite à lui! Mais il est le maître de notre vie et de notre mort, et c'est à nous de nous tenir toujours prêts à paraître devant lui. Mon vé- néré confrère, mon vieil ami, mon compagnon de voyage en Chine était prêt à ce grand passage ; et, à notre grande consolation, il a fait la mort la plus édifiante auprès des reliques de saint Vincent et du vénérable Perboyre, au sein de ses frères, dans la même maison- mère nous avons été élevés ensemble. J'aime à croire qu'il est au ciel, il ne nous sera pas moins utile, et notamment à la Chine, au salut de laquelle il s'était consacré.

« J'ai eu l'honneur de voir ici Monseigneur d'Amiens qui me dit qu'il comptait sur moi pour la cérémonie d'Authie. C'est trop d'honneur pour votre serviteur , mais il s'y prêtera de tout cœur et avec grand plaisir. Je suis tout à fait à la disposition de Monseigneur d'A- miens pour le jour qu'il voudra bien désigner. Il est fâcheux qu'on ait d'abord refusé cet honneur à votre frère vénéré, mais il est consolant d'apprendre que la permission est enfin accordée, et je serai heureux de déposer moi-même mon ancien et vénéré ami dans cette sépulture d'honneur que lui a disposée le respect et l'at- tachement de ses concitoyens, et d'offrir encore auprès de sa tombe le saint sacrifice pour le repos de son âme, etc., etc.

« f Joseph Martial, év. de Fessulan, « vie. ap. de Pékin. »

Dieu est toujours admirable dans ses voies! Mais les

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dispositions de sa Providence sont bien différentes des vues humaines. Il arrange les choses à l'insu des hommes et les fait aboutir souvent au gré de leurs désirs par des moyens qu'ils ne soupçonnaient même pas. Ainsi, on avait récriminé contre le gouvernement parce qu'il n'accordait pas l'autorisation d'inhumer dans le sanctuaire, eh bien, ce délai était marqué dans les des- seins de Dieu. Mgr Danicourt attendait la prise de Pékin, après laquelle il avait soupiré si longtemps, pour obtenir le décret impérial. Ce décret ayant été émis en janvier 1861 . on se plaignait dans le courant de la belle saison de ce que la cérémonie n'avait pas lieu dans les beaux jours d'été et allait être renvoyée à l'automne. Vains calculs des hommes ! (le délai était encore ménagé par la divine Providence : Mgr Danicourt attendait son ami Mgr l'évèque de Pékin qui venait des extrémités de la terre pour rendre un dernier hommage à ses vertus apostoliques et le déposer dans son sépulcre d'honneur.

Le jour des funérailles solennelles fut fixé au Ier oc- tobre 1861. Deux fois déjà Mgr Danicourt avait reçu les honneurs de la sépulture : une première fois dans le cimetière de Montparnasse à Paris, et une seconde fois dans le cimetière d'Authie; mais toute la pompe reli- gieuse déployée dans les deux premières cérémonies funèbres n'avait été rien auprès de la magnificence qu'elle devait revêtir le 1er octobre, dans ce que nous appellerons la translation des restes du vénéré pontife ; car à dire vrai ce ne fut pas un jour de deuil, mais un jour de triomphe.

Le ciel voulut manifester sa sympathie pour la terre, son amour pour les saints; le temps fut admirable toute la journée.

Vers huit heures du matin, une procession parfaite- ment organisée parles soins du digne M. Capella, curé

ilil

d'Authie, escortée par une compagnie de sapeurs-pom- piers et précédée de quelques cavaliers, se porta à la ren- contre de Mgr l'évêque de Pékin, dans la plaine qui s'é- tend entre Authie et Louvencourt.

Chemin faisant le cortège se grossit de la multitude qui arrivait de Louvencourt, Yauchelles et environs, des prêtres qui descendaient de voiture et se joignaient au clergé.

Enfin Mgr Mouly arrive et est reçu triomphalement au bruit des tambours qui battent aux champs, des coups de feu que tirent les sapeurs-pompiers.

La procession se met en marche au chant des hymnes sacrées et bientôt elle descend les sinuosités de la côte rapide du Mont, d'où l'on découvre tout le village. Quel spectacle ! et quel contraste pour Mgr l'évêque de Pékin ! Pendant vingt-huit ans, il est obligé de fuir, de se cacher pour faire le bien. En dehors de sa cathédrale et de ses établissements, il ne lui a guère été donné de recevoir les honneurs dus à sa dignité. Et voilà qu'à Authie la foule se porte au devant de lui dans la plaine, dans les rues du village, aux abords de l'église, partout en un mot, sur son passage, pour recevoir sa béné- diction.

Cet évêque missionnaire n'est pas encore fort avancé en âge, mais ses fatigues et ses campagnes apostoliques Font vieilli avant le temps. Son teint bruni par le soleil, sa longue barbe qui rappelle les patriarches, la suave et profonde piété qui se décèle dans son moindre geste, ce je ne sais quoi d'apostolique qui respire dans toute sa personne, font que sa vue inspire tout d'abord une véné- ration profonde et que la foule se précipite à genoux sur les pas de Sa Grandeur.

Arrivé à l'église avec son pieux cortège, Monseigneur y célèbre la sainte messe.

Déjà la foule emplit le temple saint, et, malgré le re-

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cueillement exigé par la circonstance et par la présence de l'évêque, les fidèles ne peuvent se défendre d'une légi- time curiosité en promenant leurs regards sur la magni- fique décoration de l'église. Jamais celle-ci n'en reçut de pareille. Nous aurons tout dit au lecteur en lui appre- nant qu'elle avait emprunté, pour ce grand jour, le cata- falque et les riches tentures de la collégiale d'Abbeville.

A l'issue de la messe pontificale, vers dix heures, le clergé présidé par M. Etienne, supérieur général des lazaristes, se rend au cimetière pour la levée du corps. La précieuse dépouille du pontife est alors portée par des prêtres dans cette église il a été baptisé, il a fait sa première communion ; au pied de cet autel il a célébré sa première messe et il lui vint, selon toute apparence, l'inspiration de se consacrer aux missions.

La foule qui encombre le cimetière ne perd pas un détail et suit tout de ses regards attendris. Cependant l'église est littéralement pleine de monde, ce&t à peine si le cortège peut y pénétrer, car la plupart des fidèles, entrés tout d'abord, se gardèrent bien de sortir de peur de perdre leurs places.

Lorsque la bière eut été placée sous le catafalque, la grand'messe commença; elle fut chantée par M. Etienne. Les fonctions de diacre étaient remplies par M. Vicart, supérieur du collège de Montdidier; celles de sous- diacre, par M. Marion, lazariste, enfant d'Authie.

On remarquait auprès du catafalque, M. l'abbé Charles Danicourt, frère du défunt, accompagné de M. Dela- sorne, archiprêtre de Saint- Wulfran, son curé et son ami. Derrière eux se tenait Mme Sidonie Danicourt, sœur de Monseigneur.

On remarquait encore MM. les archiprêtres de Notre- Dame d'Amiens et de Doullens; une députation des Pères Jésuites de la Providence, ayant à leur tête le R. P. Guidé ; MM. les doyens de Mailly, Albert, Picqui-

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gny, Bernaville, Pas-en-Artoîs, etc. ; les anciens curés d'Authie, tous les prêtres originaires de cette paroisse; les condisciples et les élèves du prélat défunt; une cen- taine de prêtres; une députation des sœurs de charité d'Amiens et une autre de Doullens, etc..

Parmi les laïques nous citerons M. Fatou de Faver- nav, qui a tenu à honneur de faire construire à ses frais le caveau de Monseigneur ; la famille de Pas, M. le comte et Mme la comtesse de Louvencourt, M. le comte de Diesbach, M. le baron de Choqueuse, M. de Xempty, M. Poujol de Fréchencourt, M. Courbet-Poulard, membre du conseil général, et d'autres familles notables des environs.

Cependant M. l'abbé Duquesnay, curé de Saint-Lau- rent à Paris, orateur désigné pour la circonstance, était arrivé au commencement de l'office, et de son regard scrutateur il avait évalué approximativement le nombre de ses auditeurs. Ayant vu les abords de l'église et une partie du cimetière encombrés de fidèles, il monte dans ce lieu pour examiner s'il n'y a pas un site favorable d'où il put se faire entendre de toute la foule.

Effectivement il voit au pied du calvaire un tertre tout préparé et entouré de pièces de bois en forme de chaire, pour le panégyriste, au cas il lui plairait de parler en plein air. Cette idée lui sourit beaucoup, il entre dans l'église et fait part à quelques prêtres de la résolution qu'il a prise de parler dans le cimetière. Aussitôt après le Dies irœ l'heureuse nouvelle se communique de proche en proche à travers les rangs pressés des assistants : « On prêche au cimetière ! on prêche au cimetière!.. » Le clergé sort processionnellement, la foule le suit et le vaste cimetière d'Authie suffit à peine pour les con- tenir.

Quel coup d'œill quel magnifique auditoire! Il y a près de 4.000 personnes, tant parents, amis, condis-

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ciples et compatriotes du défunt, que pieux fidèles accourus de tous les environs.

On pouvait attendre beaucoup de l'ancien professeur d'éloquence sacrée à la Sorbonne, de l'ancien doyen de Sainte-Geneviève, du prédicateur des Tuileries ; l'attente générale ne fut pas trompée; l'orateur y répondit vic- torieusement, et l'on peut dire qu'il s'est surpassé. Il est monté tout d'abord et s'est admirablement maintenu à la hauteur de sa réputation et de son sujet. Son puissant organe parvenait jusqu'aux extrémités du cimetière. Mais il y avait dans cet orateur plus que la voix, le geste et le débit; il y avait de la vie, de l'âme, l'âme d'un apôtre ; il y avait le feu de la belle éloquence ; il y avait enfin la forme. L'oraison funèbre de Mgr Danicourt était belle à entendre, elle est belle à lire, car elle est très bien écrite1. Nous la reproduisons en entier sous forme d'appendice et tout lecteur sérieux ne doit pas achever la lecture de cette vie sans en prendre connais- sance.

Lorsque le clergé fut de retour à l'église, on continua l'office des morts; mais à peine fut-il achevé qu'une nouvelle jouissance était accordée auxfidèles: MgrMouly montait en chaire pour faire à son tour l'éloge du prélat défunt, son condisciple au noviciat, son ami, son com- pagnon d'apostolat. Ah! sans doute ce ne sont plus les éclats de la grande éloquence de M. l'abbé Duquesnay; non, c'est la simplicité apostolique, c'est quelque chose de tendre, de paternel, d'onctueux qui pénètre les cœurs et fait verser des larmes à tous les assistants. D'ailleurs tout parle dans l'extérieur de ce prélat venu de l'Extrême-Orient. On dirait un évêque des premiers

1. M. l'abbé Duquesnay, mort archevêque de Cambrai, en 1884, est à Rouen; mais ses parenls étaient Picards; ils sont enterrés dans le cimetière d1Harbronuières. Il a commencé ses études au collège de Montdiilier il fut le condisciple de Mgr Danicourt.

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siècles: il en a l'attitude, l'esprit, la piété, la bonté. Mais pour l'apprécier il y a mieux que tout cela, il suffit de l'entendre parler :

« Requiescat in pace, qu'il repose en paix!

« Oui, reposez en paix, bon et excellent confrère; reposez en paix, ami véritable, cœur généreux et magna- nime; reposez en paix, illustre et saint pontife dont on vient de célébrer la vie, les qualités, les travaux et les

vertus avec tant de vérité, de force et d'éloquence

Qui eût dit, lorsqu'il y a deux ans je vous conduisais de Shang-haï au navire qui vous a ramené en France, qui eût dit que notre dernier rendez- vous serait ici à Authie, au bord d'une tombe, et que j'aurais la mission de vous

accompagner à votre dernière demeure? Les desseins

de Dieu sont impénétrables! que sa volonté soit faite

à jamais !....

« Il va eu hiervingt-huitans, le30 septembre, quenous nous embarquions à JNantes pour les missions de Chine. Je connaissais déjà Mgr Danicourt: j'avais passé deux ans avec lui au séminaire de Saint-Lazare à Paris. Il était l'un des plus réguliers, des plus fervents et des plus instruits.

« Je le revis plus tard en Picardie lorsqu'il était profes- seur au collège de Montdidier et que j'étais moi-même au collège de Roye...

« Le sacrifice de sa famille et de sa patrie lui fut très douloureux, car il avait le cœur très sensible et extraor- dinairement reconnaissant. Mais il savait le maîtriser par la raison et par la foi.... Notre traversée fut longue et laborieuse et ce ne fut qu'après six mois que nous relâchâmes à Manille, et deux mois après que nous arri- vâmes à Macao. Néanmoins Monseigneur ne se ressentit pas trop des fatigues du voyage ; sa santé était robuste,

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et le mal de mer, par une exception assez rare, n'eut pas de prise sur lui.

« La Congrégation de la Mission possédait à Macao un séminaire destiné à former des prêtres indigènes aux différentes missions confiées à notre compagnie. Le digne supérieur, M. Torrette, avait besoin d'un prêtre européen pour ce séminaire ; la province de Pékin en réclamait un autre. Nous étions deux, nous invoquâmes les lumières de l'Esprit-Saint, nos noms furent déposés dans une urne, on tira au sort. Le sort, ou plutôt la Providence me désigna pour Pékin, et elle désigna Mgr Danicourtpour le séminaire interne de Macao.

« Le rôle de directeur dans un séminaire sourit peu à l'imagination et n'a rien qui flatte la nature; mais aux yeux de la foi, cette vocation est grande, elle est sublime, car il n'y a rien de plus nécessaire à l'Eglise que la for- mation de bons prêtres. Mgr Danicourt accepta cet humble rôle et se dévoua tout entier à cette œuvre admirable. Il fallait tout enseigner, même l'écriture à ces jeunes Chinois, et les conduire de Va, b, c, d, jus- qu'aux éléments les plus abstraits de la philosophie et de la théologie. Il le fit avec un zèle, une patience, une ponctualité qui ne se sont jamais démentis pendant huit ans, mais qui aussi ont été couronnés des plus heureux succès. Vingt prêtres chinois sont sortis de cette école; trois d'entre eux sont dans ma province de Pékin et je puis dire à la louange de Monseigneur que ce sont des prêtres très réguliers et très capables.

« Cependant, grâce à l'influence européenne qui se mêlait de plus en plus à l'élément chinois, grâce au traité conclu par M, de Lagrenée avec le gouvernement de Chine, nous pûmes respirer plus librement et donner à nos œuvres un mouvement plus régulier. Chaque vicaire apostolique put avoir un séminaire dans sa pro- vince. Alors le séminaire de Macao, devenu inutile, dut

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êlre dissous et ses élèves répartis dans nos différentes missions. Mgr Danicourt reçut de nos supérieurs une autre destination : il fut chargé de fonder une chrétienté dans l'archipel Tcheousan, devenu propriété tempo- raire de l'Angleterre, et annexe du vicariat apostolique du Tché-lviang.

« Là, les difficultés ne lui firent pas défaut; il dut apprendre la langue chinoise, qu'il avait quelque peu négligée à Macao pour se livrer entièrement à l'ensei- gnement de la théologie; et la langue anglaise pour s'occuper avec fruit des soldats Irlandais en résidence dans l'île. Dès son arrivée à Tcheousan il ne trouva pas un seul chrétien indigène et fut obligé de célébrer la sainte messe dans la chambre d'un païen. Néanmoins à force de zèle, de charité et de patience il parvint à se faire estimer et aimer des Anglais et des Chinois; il fonda plusieurs chapelles et créa un noyau qui devint une chrétienté florissante. Il y a, à présent, dans l'ar- chipel une belle église, un séminaire, une ferme modèle. Les voyageurs qui arrivent à Ting-haë, capitale de l'île, sont tout surpris de rencontrer des édifices européens dans ces contrées lointaines. Sans doute, Mgr Danicourt n'a pas élevé ces monuments, mais il en a préparé les pierres.

« Au bout de trois ans, après l'évacuation de File par les Anglais, Monseigneur dut quitter ce sol qui rede- venait chinois et se retira à Ming-Po-Fou, port de mer considérable, ouvert au commerce européen par le traité de M. de Lagrenée. encore il eut des obstacles à vaincre et des tribulations à dévorer. Quelques familles chrétiennes éparses çà et là, une police ombrageuse et jalouse, pas un pied-à-terre, voilà ce que Monseigneur trouva dans ce nouveau poste.

« Cependant il entend dire que Ning-Po possédait au- trefois des établissements catholiques considérables ; il

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va aux informations ici et là, et sait enfin de source certaine que ces établissements ont existé, mais que tout a été rasé. Il ne se décourage pas; s'il ne peut recouvrer le tout, il recouvrera au moins le fonds ; mais le fonds est aliéné, une partie aux païens et l'autre partie est grevée d'un cimetière : nouvel obstacle qu'il faut lever, car dans les mœurs chinoises, un cimetière est une chose plus que sacrée. Cependant à force d'activité et d'énergie, et grâce à l'intervention de M. de Montigny, consul général en Chine, il vient à bout de son projet. Le terrain lui est vendu et c'est qu'il élève un sémi- naire, une chapelle, une procure, une maison de mission. Plus tard il appelle et installe les Filles de la Charité, de sorte que la ville de Ning-Po devint un centre considé- rable de mission.

« Nous étions en 1851, le Tché-Kiang venait de perdre son premier pasteur, Mgr Lavaissière. M. Danicourt fut proposé par notre congrégation et agréé par la Sacrée Congrégation delà Propagande commeévèqueet succes- seur du prélat défunt. Par une disposition spéciale de l.i Providence, nous étions trois évêques réunis à Ning- Po pour traiter des affaires des missions et pour sacrer l'élu du Seigneur. Je le vois encore pendant cette cérémonie ; il était profondément recueilli et les larmes tombaient abondamment de ses yeux. Hélas qui eût dit que notre bonheur devait être de si courte durée et que deux d'entre nous seraient sitôt rappelés de ce monde à Dieu!

« La mitre et la crosse, surtout en pays de mission, sont lourdes à porter ; néanmoins Mgr Danicourt accepta ce fardeau, comme il avait accepté la direction du séminaire de Macao, pour la plus grande gloire de Dieu et le salut des âmes. Devenu évêque, il put réaliser ses projets et pousser plus activement les œuvres de Dieu. Il déploya dans ses fonctions apostoliques un zèle, une énergie

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vraiment extraordinaires. Le bien, un bien véritable s'opérait sous sa direction, lorsque la Providence qui dispose toutes choses et se sert de la tribulation pour élever ses élus à une plus haute sainteté, l'enlève à son cher troupeau et le charge de celui du Kiang-Sy. La route qui sépare Ning-Po de la capitale du Kiang- Sy mesure près de 300 lieues ; il lui faut parcourir cette dislance, subir un nouveau climat, apprendre un autre dialecte ; puis la province est centrale, elle est pillée, ravagée tour à tour par les rebelles et les impérialistes ; malgré tous ces obstacles, Mgr Danicourt part et recom- mence, à 40 ans, une vie nouvelle.

((Convaincu que la religion n'a de base solide que dans un clergé régulier et instruit, il élève un grand sémi- naire dont il prend la direction, tout pontife qu'il est ; en même temps il s'occupe du sort des enfants abandonnés. L'infanticide est la grande plaie de la Chine, surtout du Kiang-Sy les rebelles et les impérialistes pillent et saccagent. Monseigneur se met à l'œuvre avec le zèle d'un enfant de saint Vincent de Paul, et grâce à sa charité, grâce à la charité de ses prêtres, de ses chrétiens et de ses vierges, des milliers d'enfants sont baptisés chaque année. Plus tard il élève un hôpital considérable il se propose d'appeler les Filles de la Charité.

« Tandis qu'il était ainsi tout entier à ses œuvres, son séminaire est pillé par les impérialistes; il est lui-même chargé de chaînes et conduit dans une pagode pour y être décapité. Les sabres sont levés sur sa tête lorsque, grâce à l'intervention d'un païen il est providentielle- ment délivré. Mais de cette pagode, on le traîne devant un tribunal militaire, il subit à genoux, la chaîne au cou, un long interrogatoire. Monseigneur confessa har- diment ce qu'il était et ce qu'il était venu faire en Chine depuisvingt-cinqans. L'instruction du procèsétaitremise au lendemain, lorsque pendant la nuit les rebelles au dra-

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peau noir fondent sur le camp des impérialistes et jettent partout l'épouvante. Grâce au sauve qui peut général, Monseigneur parvient à se débarrasser de ses chaînes, ainsi qu'un missionnaire prisonnier avec lui. Le bon Dieu n'en demanda pas plus au saint missionnaire : il avait porté les fers, confessé la foi, accepté le martyre ; c'était assez, et la Chine ne devait pas être son tombeau. a Arrive un avis de Rome qui le charge de transporter à Paris les restes du vénérable Perboyre, et de venir ensuite exposer au Saint-Siège la situation et les besoins de sa mission. Monseigneur part, et. de mer en mer, après avoir essuyé unegrave tempête dans laManche, il arrive à Paris. Enfin, après avoir adressé son rapport au Saint- Père, après avoir fait avec S. Km. le cardinal archevêque de Paris la reconnaissance canonique des précieux ossements du vénérable Perboyre, après avoir édifié toute la Congrégation de la Mission par la simpli- cité et l'héroïsme de ses vertus, il rend sa belle âme à Dieu le 2 février 18G0, jour anniversaire de son admis- sion dans la congrégation de la Sainte- Vierge au col- lège de Montdidier. Sa mort fut sainte comme sa vie... »

Lorsque Mgr Mouly termina son discours,il était près de 2 heures ; la cérémonie avait commencé à 8 heures du matin.

Vers cinq heures du soir, on descendit la bière dans le caveau construit clans le sanctuaire, entre le palier de Pautel et la table de communion ; un grand nombre de fidèles étaient revenus à l'église pour assister à cette cérémonie.

Le fond du caveau est pavé de dalles noires ; les murs et la voûte sont en briques. On plaça au-dessus la ma- gnifique pierre tumulaire dont nous allons donner la description. M. l'abbé Charles Danicourt avait, de con- cert avec M. Capella, fait paver pour la circonstance tout

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le sanctuaire en dalles noires et rouges de Flandre.

Mais on craignit bientôt pour les sculptures et l'ins- cription que l'on foulait aux pieds ; car, malgré toutes les précautions prises, un accident pouvait arriver chaque jour. M. l'abbé Charles Danicourt, qui en était le premier préoccupé, trouva le moyen de sauvegarder l'intégrité du monument. Ayant fait valoir, en 1863, les services rendus par les missionnaires en Chine, il obtint du gouvernement de S. M. Napoléon III, par l'entremise de M. Thuilier, sous-secrétaire d'Etat, une somme assez importante, devant être affectée, en partie au monument de son frère, en partie à la restauration de l'église d'Authie.

C'est ainsi qu'il fit construire les marches du sanc- tuaire en beau marbre noir ; placer la pierre tumulaire, que l'on foulait aux pieds, dans le mur latéral gauche; poser sur le caveau un nouveau marbre blanc tout uni, avec cette simple inscription : « Monseigneur Da- nicourt. »

Le reste de l'argent fut consacré à badigeonner l'église, à peindre, à dorer, etc.

Il en est résulté que, outre le caveau et le beau marbre qui le recouvre, l'église d'Authie fut mise en possession d'un monument qui est le plus riche orne- ment de son sanctuaire. Il mesure environ 12 pieds de hauteur et se compose de la pierre tombale qui fut placée primitivement sur le caveau ; d'un encadrement en marbre blanc surmonté d'une croix de même matière, ornés l'un et l'autre de moulures et de rinceaux d'or; d'un socle également en marbre blanc sur lequel se détachent trois rosaces sculptées et dorées.

On aperçoit dans la partie supérieure du monument les armes du pontife, sculptées en bas-relief.

Le dessin que nous en donnons ici en fera mieux juger que toutes les descriptions;

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Mais quelle que soit la richesse du mausolée, nous ne craignons pas de dire ici : ce n'est pas le monument qui fait la gloire du défunt; c'est le défunt qui fait la gloire du tombeau il repose.

On y lit, gravée en lettres d'or, une épitaphe remar- quable qui résume toute la vie du saint évêque. En voici le texte et la traduction :

« Hic dormit lllustrissimus ac Reverendissimus D. D. Franciscus- Xaverins-Timotheus Danicourt, Congregationis Missionù presbyter, episcopus Antiphellensis, vicarius apostolicus prowncise Kiang-Sy in Sinis, Authii ' natots die XVIII Martis 1806, Parisiis defunctus die II Februarii 1860.

HOMO DEI

Ab infantiâ usque ad obitum doctrine, pietate, Deiparse cidtu, humilitate, mansuetudine, stupendo animi vigore prseclarus.

Sex et viginti annis, inter varia hominum rerumque pericula apud Sinas, venator animarum indefessus.

Ad episcopatum sublimatus, multa sacraria, duo semimaria, plu- rimas erexit scholas; sacerdotes Sanctse Infantiae instituit, Puellas Caritatis prior advocavit et instauravit 2; longé latèque regnum Dei diffudit.

Famé, siti, laboribus, febribus, serumnis, Ecclesix e\ ecclesiarum sollicitudine irrequietns : vestibus nudatus, catenâ vinctus, morte condemnatus, omnem cujuslibet fellis amarUudinem devoravit, omnium undique tribulationum undas superavit propter majorer» Dei hominumque amorem.

Pie Jesu, Domine, dona ei requiem sempiternam. »

lit dono utriusque familix sancti Vincentii a Paulo.

(Sturbofs, Abbeville.)

i. M. Charles Danicourt n'a jamais eu connaissance des chartes du prieuré d'Authie que nous avons découvertes depuis sa mort et d'après lesquelles le correspondant latin du mot Aulhie est Alteia, génitif Alteise

2. Dans la pensée de M. Ch. Danicourt et d'après la traduction qu'il nous a laissée de cette épitaphe, l'expression instauravit signifie installa. Ce n'est pas tout, à fait juste, car d'après les dic- tionnaires latins, elle signifie fonder, établir, reconstruire, restau- rer, etc.

H3

« Ici dort l'Illustrissime et Révérendiasime Monseigneur Fran- çois-Xavier-Timothée Danicourt, prêtre de la Congrégation de la Mission, évêque d'Antiphelles, Vicaire apostolique de la province du Kiang-Sy, en Chine, à Authie, le 18 mars 1806, et mort a Paris, le 2 février 1800.

HOMME DE DIEU

Il se distingua, depuis son enfance jusqu'à sa mort, par la science, par la piété, par le culte de la Mère de Dieu, par l'humi- lité, par la douceur, et par une incroyable énergie de caractère.

Pendant vingt-six ans, au sein de tous les périls suscités par les hommes et par les choses, il a travaillé, en Chinoj au salut des âmes, avec un courage qui ne s'est jamais lassé.

Elevé à l'épiscopal, il a érigé un grand nombre de sanctuaires et plusieurs écoles; il a institué «les prêtres de la Sainte- Enfance ; il a appelé et installé le premier, en Chine, les Filles delà Charité, et a propagé le royaume de Dieu sur une longue et large étendue de provinces.

Pressé par la faim, la soif, les labeurs, les lièvres, les malheurs, et par sa sollicitude pour ses églises et pour l'Église de Jésus-Christ, jamais il n'eut de repos ; dépouillé de ses vêtements, chargé de chaînes, condamné à mort, il a bu jusqu'à la lie la coupe de toutes les amertumes, il a triomphé des eaux de toutes les tribulations, de quelque côté qu'elles vinssent, parce que son amour pour Dieu et pour les hommes était supérieur à tout.

Don Jésus, notre Maître, accordez lui le repos éternel. »

Don des deux familles de saint Vincent de Paul.

Sturbois, sculpteur à Abbeville.

Mme la supérieure générale des sœurs de charité de Saint- Yincent-de-Paul, autorisée par M. Etienne, supérieur général des Lazaristes, a offert le prix du marbre sur lequel est gravé l'épitaphe, en souvenir de tout ce que Mgr Danicourt avait fait pour introduire et installer en Chine les Sœurs de Charilé.

CHAPITRE V

Dévotions spéciales et vertus éminentes qui ont rempli la vie intime et la vie extérieure de Mgr Danicourt.

Nous avons étudié en grand et en détail les traits principaux de la vie de Mgr Danicourt; il est bon main- tenant de les concentrer comme en un tableau afin de les considérer de plus près et de les embrasser d'une seule vue. Nous obtiendrons ce résultat en résumant toutes les données que nous possédons sur les dévotions, les vertus et les œuvres spéciales qui forment le tissu de la vie de notre héros. Cette étude aura de plus l'avan- tage de nous permettre de révéler certains faits, certains détails intéressants qui n'ont pu trouver place dans le cours de l'ouvrage. Et ici ils nous est permis de faire une réflexion avec le même à-propos que l'auteur de la Vie de saint François de Sales : « Outre les faits qui se rattachent à une époque particulière, et dont nous avons fait le récit en suivant pas à pas le saint évoque depuis le berceau jusqu'à la tombe, il est un autre ordre de faits qui n'appartiennent à aucune époque proprement dite, parce que, constituant l'état habituel de l'homme, ils appartiennent également à toutes les époques. Les faits historiques de la vie d'un saint ont une date fixe; mais le fait moral de ses belles qualités ou de ses vertus n'en a point ; on ne peut pas dire : Ces vertus sont de

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telle année. Il faut donc les raconter à part; telle est la carrière qui nous reste à parcourir1 »

D'autre part, une des mines les plus riches à exploiter dans la vie des saints est sans contredit celle qui nous livre les désirs de leur cœur : quelles ardeurs! quels élans ! quelle fécondité !

Malheureusement il est rare que le regard de l'histo- rien puisse pénétrer le regard de Dieu seul lit à livre ouvert.

Quels moyens nous aideront donc à soulever quelque peu le voile qui dérobe à nos regards la vie intime du saint missionnaire que nous désirons de plus en plus connaître? Ce sont ses pratiques de piété et ses vertus avec toutes les œuvres qu'elles lui ont inspirées par rapport à Dieu et au prochain.

I

Après l'adhésion ferme et inébranlable de l'esprit aux vérités de la religion, après la pratique des commande- ments de l'Eglise et des conseils évangéliques, un des moyens les plus puissants que les saints ont employé pour se sanctifier, ce sont les dévotions spéciales.

Sans doute, elles ne sont pas à proprement parler la religion ; elles ne sont pas le dogme, elles ne sont pas la morale, elles ne sont pas le culte, mais elles parti- cipent de tout cela à la fois; ellesy sontintimement liées; elles en sont l'expansion, l'épanouissement, la fleur. Si le protestantisme est frappé de stérilité dans ses œuvres, c'est qu'il manque à lui et à ses ministres les grandes dévotions qui sont la gloire du catholicisme et le secret de son efficacité en tout.

Au sommet de toutes les pratiques de piété, MgrDani-

1. Vie de saint. François de Sales, par M. Hamon, curé de Saint- Sulpice, t. II, page 3)7, 6e édition.

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court plaçait le culte de la sainte Trinité, qui est le pre- mier fondement de la religion, le principal objet du catholicisme et à laquelle toutes les dévotions se rap- portent comme à leur dernière fin. Dès le collège de Montdidier, il se signala par un zèle tout particulier à glorifier dans toutes ses actions les trois personnes ado- rables de la sainte Trinité. Sa religion pour elles ne fit que s'accroître lorsqu'il eût fait sa théologie à Saint- Lazare. La manière dont il faisait le signe de la croix donnait la mesure de sa foi et de son amour pour le plus auguste des mystères.

La dévotion qui occupait la première place dans sou esprit et dans son cœur, après la sainte et adorable Tri- nité, est celle qui a pour objet Notre-Seigneur Jésus- Christ, Dieu et homme tout ensemble. Elle se divise en plusieurs branches qui toutes émanent du même tronc. Les quatre principales qui ont fait porter tant de fruits à son âme, sont : la dévotion à la sainte enfance de Notre-Seigneur, qu'il s'efforça d'inspirer aux nombreux enfants dont il était le père, à ses prêtres chargés de leur formai ion, à tous les membres zélés de la Sainte-Enfance et à tous les bienfaiteurs de celte œuvre admirable qui a absorbé la plus grande partie de sa vie; la dévotion au Saint-Sacrement sur laquelle nous avons insisté à plusieurs reprises aux chapitres n, met x dupremierlivre, aux chapitres i, ix et x du troisième livre ; la dévotion et la passion de Noire-Seigneur Jésus-Christ et à tout ce qui s'yrapporle; nous l'avons fait ressortir suffisamment au chapitre ix du troisième livre : enfin la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus danslequelil trouva les consolations les plus précieuses au seindes amertumes quiontdévoré son âme, et la force de supporter les tribulations sans nombrequi l'ontassailli pendant une grande partie de son existence. Comme pour donner un gage public de sa piété envers le grand objet de ses affections, il consacra une

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de ses églises sous le vocable du Sacré-Cœur de Jésus.

Le double culte du Saint-Sacrement et du Sacré-Cœur a fait les délices de son enfance, la joie de sa jeunesse sacerdotale, la force de son apostolat et lui a valu la gloire de donner sa vie pour Jésus. Il semble que le Divin Maître se soit plu à le récompenser dès ici-bas en voulant que sa dépouille mortelle vînt, après mille péré- grinations lointaines, après avoir échappé à mille dan- gers et plusieurs fois à la mort, reposer dans le sanc- tuaire où il a fait sa première communion, au pied môme de l'autel de l'Eucharistie que domine la statue du Sacré-Cœur de Jésus f. Et le saint prélat nous dit du fond de son sépulcre devenu glorieux. Uejunctus ad hue loquitur : c'est ici le lieu de mon repos pour toujours. Hue requies mea in sœcuhtm sœculi .

Lorsque l'on aime tant le Fils, comment n'aimerait-on pas la Mère?

Mgr Danicourt porta jusqu'à une sainte passion la dévotion qu'il a ressentie, dès sa plus tendre enfance, pour sa Mère du ciel. On pourrait intituler sa vie : His- toire d'un Prêtre de Afarie, ou du Missionnaire de Marie. Toutes les grandes ligues de sa vie, toutes les princi- pales étapes de sa carrière apostolique sont marquées par des dates coïncidant avec une fête de la très sainte Vierge. Il serait bien aveugle celui qui ne voudrait pas y voir une disposition spéciale de la divine Providence.

Il reçut le sous-diaconat et lit par conséquent, le vœu de chasteté le jour de la fête de la très sainte Vierge ; il entra dans la congrégation de la très sainte Vierge le jour de la Purification, et mourut le même jour trente- sept ans plus tard.

Cette tendre dévotion pour la Mère de Dieu et des

1. Erigée en 1887, par les soins de M. l'abbé Turbin, curé d'Au- tbie, grâce aux largesses d'une âme pieuse.

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hommes est restée légendaire à Authie l'on se sou- vient encore du serviteur dévoué de Marie, du pèlerin de Notre-Dame de Brebières ; l'on n'a pas encore oublié les beaux cantiques qu'il fit apprendre ou qu'il envoya de Chine. Elle est également restée légendaire à Montdidier et dans l'Extrême-Orient partout il fut l'apôtre de l'Immaculée-Conception. Nous n'ajouterons rien car nous nous sommes assez étendus sur ce sujet dans les chapitres ni , iv et v du premier livre, n et v du deuxième livre, n et ixdu troisième livre et n du qua- trième livre.

L'auguste époux de Marie, saint Joseph, avait aussi une place de choix dans son cœur. Il ne cessa de le prier toute sa vie, ni de s'appliquer à imiter les vertus cachées dont il est le modèle accompli. Il l'invoquait avant toutes ses entreprises, plaçait ses maisons, ses établissements sous son patronage. 11 le faisait prier par tous ses or- phelins lorsqu'il se trouvait dans la gène, et l'économe de la Sainte Famille ne tardait jamais d'envoyer les secours demandés. Il n'y a que ceux qui ont été l'objet des faveurs de ce grand saint qui sachent apprécier com- bien est grande sa puissance d'intercession. Aussi bien, Mgr Danicourt, qui en avait fait plus d'une fois la douce expérience, ne tarissait point quand on le plaçait sur le chapitre des bontés de saint Joseph.

Il avait dédié, sous le vocable de ce grand saint , une des chapelles fondées par lui dans l'archipel Tcheousan.

Les saints Anges étaient l'objet d'une dévotion bien grande pour notre saint prélat. Nous avons entendu un jour un vénérable ecclésiastique nous dire combien il était heureux d'avoir une dévotion spéciale aux saints Anges, « et ce qui ajoute à mon bonheur, nous disait-il, c'est que je tiens cette dévotion de Mgr Danicourt. Sans doute, je priais mon ange gardien tous les jours, comme

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font d'ordinaire les bons chrétiens, mais je n'avais pas pour eux cette tendre piété que j'ai toujours ressentie depuis que Mgr Danicourt me l'a inspirée. »

Mais voici venir un témoignage qui nous est encore plus cher et plus précieux : c'est celui de M. l'abbé Glau. Après avoir raconté toutes les péripéties d'un long et périlleux voyage, il termine ainsi : « Malgré tant de dangers et d'avanies, je n'eus pas à perdre un seul des cheveux de ma tête et personne non plus n'osa toucher au petit bagage que je portais avec moi ; sans doute parce que les saints anges à la protection desquels Mgr Dani- court m'avait confié étaient à mes côtés ou pour me rendre invisible aux yeux de tant d'ennemis ou pour les empêcher de songer à me nuire. Je vous dirai en pas- sant qu'une des dévotions particulières qu'il aimait à pratiquer et qu'il me recommanda instamment dès les premiers jours que je passai avec lui, était la dévotion aux saints anges, m'assurant qu'il avait obtenu une foule de grâces par leur favorable et puissante entre- mise... ' »

Un de ses saints de prédilection était saint Jean l'Evangéliste. Il est facile de deviner les motifs de cette prédilection : non seulement saint Jean était pour lui le type de l'apôtre, le disciple vierge, l'ami de Jésus ; mais il réunissait en lui les deux dévotions qui furent l'âme et comme le centre de toute son existence : l'Eucharistie et la très sainte Vierge.

Dès sa première année de théologie jusqu'à sa mort, il médita le quatrième Evangile dont on a pu dire : « C'est l'ouvrage le plus beau que laterre ait possédé et possédera jamais, même entre ceux qui sont sortis de l'inspiration de Dieu 2. »

Il s'appliqua journellement à imiter ce saint dans ses

1. Lettre de M. l'abbé Glau à M. Cb. Danicourt, 3 février 1866.

2. L' Apôtres saint Jean, par M. Raunard, p. 311.

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rapports avec Notre-Seigneur Jésus-Christ et la très sainte Vierge. (V. les ch. v et x du IIP livre.) 11 plaça sous son vocable une des chapelles de la chrétienté de Tcheousan.

L'apôtre saint Paul et son disciple Timothée étaient bien chers au cœur du grand évèque qui n'a cessé toute sa vie de les regarder comme ses deux modèles, ni de s'appliquer à marcher sur leurs traces. Le nom de Timothée lui était deux fois cher parce qu'il lui rap- pelait et le modèle des évèques et le grand maître qui avait formé celui-là à son école. Le double souvenir de ces deux saints était un puissant stimulant pour celui qui aspirait à devenir, parmi les peuples qu'il voulait évan- géliser, un vrai disciple de l'Apôtre des nations. Il se fit une étude continuelle de remplir son esprit des senti- ments que le grand apôtre inspire si bien à son disciple, et de pratiquer les grands devoirs qu'il lui trace de main de maître.

Parmi les épîlres incomparables qu'il étudie sans cesse, il en est deux qu'il se plaît à relire tout particu- lièrement, ce sont celles qui rappellent à Timothée les obligations de Tévêque. Et lorsqu'après avoir travaillé plus d'un quart de siècle au salut des infidèles, il quittera la Chine, il pourra redire les paroles de l'apôtre à Timo- thée, que ses panégyristes n'ont pas négligé de lui appli- quer : « J'ai bien combattu, j'ai achevé ma course, j'ai gardé ma foi, il ne me reste plus qu'à recevoir la cou- ronne de justice que le juste juge ne me refusera pas ' ».

Saint François-Xavier, son premier et véritable patron, saint Thomas, apôtre, qui, après avoir porté le doute si loin, devait aller plus loin que les autres dans

i. Paroles imprimées derrière l'image qui porte la photo* graphie de Mgr Danicourt, image très répandue après sa mort, surtout à l'époque de la translation de ses restes dans le sanc- tuaire de l'église d'Authie.

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la foi et dans l'amour, ont toujours été, pour Mgr Dani- court, les objets d'une grande dévotion. Ils furent tous deux apôtres des Indes, de cet Extrême-Orient s'est passée la plus grande partie de sa vie. Aussi, il n'est pas étonnant qu'il se soit continuellement appliqué à repro- duire, dans ses actions, leurs vertus apostoliques. Il ne cessa de les invoquer pendant 25 ans comme de puis- sants protecteurs ; il leur consacra successivement ses deux diocèses ; il dédia une chapelle à saint François- Xavier ; il consacra l'église de Ning-Po à saint Thomas et obtint de Rome que ce dernier fût considéré comme patron de son vicariat apostolique.

Saint Vincent de Paul, fondateur de la Congrégation de la Mission, occupait une bien large place dans l'âme de notre saint missionnaire. Il connaissait sa vie par cœur et, ce qui est bien préférable, il s'appliquait à la reproduire par l'imitation de ses vertus, notamment de son humilité, de sa mansuétude, de son esprit de pau- vreté, de sa charité immense pour le soulagement des misères humaines.

Les milliers d'enfants qu'il a arrachés à la mort du corps et surtout à la mort de l'âme, les bienfaits sans nombre au'il a semés au sein des incalculables infor- tunes de la Chine, le bien qu'il a produit en travaillant à la formation du clergé, le service inappréciable qu'il a rendu à l'humanité en contribuant pour une large part à l'introduction des Filles de la Charité en Chine, disent assez que sa vie fut la copie du saint fondateur.

Toutes les œuvres que saint Vincent a établies en grand dans notre patrie, Mgr Danicourt les a répandues et appliquées, dans une certaine mesure, dans l'Extrême- Orient : est le grand côté de sa vie apostolique. Aussi bien nous sommes heureux de pouvoir lui appliquer le vieil adage : « Tel père , tel fils. » C'est pourquoi Mgr Duquesnay a osé dire dans son oraison funèbre :

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« Mgr Danicourt est le Vincent de Paul de la Chine au xixe siècle. »

II

Toute la religion catholique se résume dans les trois vertus théologales. Pour donner la mesure de l'âme d'un saint et apprécier jusqu'à quel point il a servi Dieu ici-bas, il suffit d'exposer la manière dont il a pratiqué la Foi, V Espérance et la Charité.

La foi résume la vie tout entière de Mgr Danicourt et lui a mérité, par le témoignage héroïque qu'il lui a rendu, en deux circonstances mémorables, le titre glo- rieux de confesseur de la foi.

Elle n'a cessé de se manifester dans toutes ses actions par une disposition spéciale qui est l'un des caractères de la vie des saints que l'on appelle l'esprit de foi. N'agir que par des principes et pour des motifs de foi ; voir et juger les choses au point de vue de la foi; ne travailler que pour l'acquisition des biens promis en récompense à la foi chrétienne : telle fut son applica- tion constante. Au surplus, tout ce qui entoura le mis- sionnaire en Chine était bien de nature à lui inspirer de l'horreur pour ce monde et à s'élever sans cesse aux vues surnaturelles de la foi. Il a pleinement justifié cette maxime de l'Apôtre que nous aurions pu inscrire en tête de sa vie : « Le juste vit de la foi, Justus e.rfide ricit. »

La vertu d'espérance qui a pour tilles la confiance en Dieu et cette autre disposition qu'on appelle l'abandon à la divine Providence ou la résignation, fut l'âme de sa conduite parmi les événements de sa vie si agitée et au sein de toutes les épreuves qui l'ont traversée. Elle anime tous ses discours, elle transpire clans toutes ses lettres.

La confiance en Dieu est son grand cheval de bataille;

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il y revient continuellement dans ses avis à ses élèves, à ses séminaristes, à ses collaborateurs; dans sa corres- pondance, au risque de passer pour un homme qui se répète. Elle lui a dicté deux de ses plus belles lettres dont l'une est un chef-d'œuvre.

Le souvenir de cette confiance en la divine Providence a inspiré à M. l'abbé Glau les plus beaux passages de la lettre admirable que nous avons citée (ch. x, 1. III).

Cet abandon plein et entier de lui-même entre les mains paternelles du Tout-Puissant a fait naître et grandir en son âme une vertu qu'il a poussée, nous ne craignons pas de le dire, jusqu'à l'héroïsme, la force de caractère ou X énergie chrétienne.

Cet athlète de la foi, si vigoureusement trempé pour les combats du Seigneur, si fortement ancré dans la confiance en Dieu, a vu de pied ferme la persécution et n'a pas tremblé lorsque ses bourreaux ont mis une pre- mière fois sa tête à prix, ou levé les sabres à ses côtés dans une autre circonstance non moins terrible que celle-là. La simple vue de sa photographie arrache ce cri à tous ceux qui l'aperçoivent pour la première fois : « Quel homme d'énergie! quel homme de caractère! Quelle physionomie mâle et vigoureuse! » Effectivement ses traits sont empreints de la force morale en même temps que de la force physique.

La charité pour Dieu et le prochain est encore une des grandes vertus de celui qui s'est fait une application continuelle d'imiter en tout saint Jean l'Evangéliste et cet autre apôtre de la charité dans les temps modernes, saint Vincent de Paul.

On a dit avec raison que Mgr Danicourt avait quelque chose du cœur de saint Vincent. Un mot suffirait au besoin pour résumer sa vie et peindre sa physionomie spéciale : « Mgr Danicourt fut un grand cœur. » Sen- sible, tendre et dévoué comme une mère, il était en même

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temps capable des plus généreuses résolutions et des plus grands sacrifices. S'il n'a point versé de larmes en quittant son pays, il n'en ressentit pas moins les dou- leurs de la séparation; mais il sut maîtriser toutes les émotions qui d'ordinaire trahissent les sentiments du cœur. On lui demandait à Paris, à son retour de Chine, si la vue de la France, après vingt-six ans d'absence, ne l'avait point impressionné : « Non! non! dit-il; il y a longtemps que j'ai mis la terre sous les pieds et qu"* je confonds toutes mes affections en une seule et n. "me affection, l'amour de Dieu. »

La sainte Trinité était en première ligne l'objet de cette charité dont son cœur débordait ; mais elle se traduisait sous les formes que nous avons eu occasion de faire ressortir bien souvent : l'amour de Notre-Sei- gneur Jésus-Christ ; l'amour de la sainte Eucharistie et du Sacré-Cœur; la dévotion à la Passion.

Il poussa cet amour de Dieu jusqu'au sacrifice et à l'immolation, à l'exemple de son divin Maître. Il aima son Père du ciel plus que son père de la terre, plus que sa mère ! En effet ne les a-t-il pas quittés pour étendre le règne de Dieu parmi les infidèles ?

Puis cette charité embrassait les saints que nous avons rappelés précédemment.

De Notre-Seigneur et des saints elle descendait sur les âmes. Cet apôtre si ferme devant sa famille et son pays versait des larmes sur la Chine, sa patrie adoptive, sur des milliers d'infidèles, de petits enfants abandonnés qu'il voulait gagnera Jésus-Christ, dont il soulageait les misères physiques pour arriver à guérir les misères morales. Au surplus, son amour pour le prochain résume toutes les œuvres qu'il a fondées, tout le bien qu'il a fait dans l'Extrême-Orient; il se résume en 20 années d'apostolat. Le Maître l'a dit : « La plus grande preuve que l'on puisse donner de sa charité est

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de sacrifier sa vie pour ceux que l'on aime. » L'apôtre du Tché-kiang et du Kiang-Sy l'a donnée positivement, non pas une fois, mais quatre fois à la lettre ', dans les circonstances que nous avons racontées au cours de cet ouvrage. Que disons-nous ! Il l'a donnée toutes les fois

u'il a couru quelque danger sérieux, soit de la part des maladies, soit de la part des infidèles ; et cela s'est pré- senté cent fois.

Il fut dans toute la force du terme « le bon pasteur qui don.. 3 sa vie pour ses brebis». est son plus grand honneur, est son principal mérite ; ils découlent l'un et l'autre de sa sublime vocation.

Huit maximes résument les vertus morales, les conseils évangéliques, en un mot la perfection sacerdo- tale et religieuse : ce sont les huit béatitudes. MgrDani- court en a fait le code de son âme et elles sont comme les traits saillants de sa physionomie d'évêque, en un mot la synthèse de sa vie.

« Bienheureux les pauvres d'esprit », c'est-à-dire les pauvres de gré, de cœur et d'affection.

Fidèle au vœu de pauvreté qu'il avait émis au novi- ciat, il garda précieusement toute sa vie cette admirable vertu qui en nous détachant de la terre nous rapproche de Dieu. « La pauvreté, dit saint Bernard, est une grande aile qui nous emporte rapidement vers le royaume des cieux. » Mgr Danicourt fut pauvre dans ses goûts, pauvre dans ses vêtements, pauvre dans son ameublement et sa nourriture.

Nous ne citerons qu'un trait de sa pauvreté entre mille autres. On sait que les aumônes recueillies par les œuvres de la Propagation de la Foi et de la Sainte-En-

1. A. Montdidier, en sauvant la vie à deux élèves; àTcheousan, lorsque le typhus décimait l'armée anglaise; enfin au Kiang-Sy, il fut deux fois condamné à mort.

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fance sont réparties entre les missionnaires pour eux et leurs chrétientés. En sa qualité d'évêque missionnaire, Mgr Danicourt pouvait au moins s'accorder ce qui lui était nécessaire pour ses besoins ordinaires et ce qui con- venait à sa dignité épiscopale. Nullement : il arriva de Chine avec une soutane toute râpée, au point que les officiers du Necille lui en marquaient leur étonnement Il acheta, en passant à Londres, un parapluie dont il avait besoin, pour une somme si minime, que le lecteur ne nous croirait pas si nous lui en disions le chiffre.

Dans plusieurs de ses lettres nous l'avons entendu s'écrier : a Vive la pauvreté ! Vivent les privations ! »

Si par ces paroles « Bienheureux les pauvres d'esprit » il faut entendre avec plusieurs Pères de l'Eglise les âmes humbles et simples, nous en ferons également une heureuse application à notre saint missionnaire. L'hu- milité d'esprit et de cœur a toujours été l'un de ses carac- tères distinctifs. Elle empreint toutes ses lettres d'un cachet spécial qui fait qu'on ne sait ce qu'il faut le plus admirer ou du talent qui les inspire ou du charme que cette vertu y répand. Nous l'avons vu, après les plus grandes épreuves, revenir toujours à cette vertu fonda- mentale.

Lorsque son frère Charles lui parla de faire insérer la nouvelle de son retour en France dans les grands journaux de Paris, il lui répondit sur le ton du reproche : « Est-ce que vous croyez que je suis revenu en Europe pour faire du bruit? »

La simplicité était chez lui la compagne fidèle de l'humilité. Elle a constamment brillé dans sa personne à côté de la pauvreté. Sa conversation, le style de ses dis- cours et de ses lettres ont été invariablement marqués au coin de cette vertu tant recommandée par Notre-Sei- gneur Jésus-Christ et tant vantée par saint François de Sales.

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La simplicité avait conservé en Mgr Danicourt deux autres vertus natives : la droiture et la franchise. Picard, il ne dévia jamais de cette sincérité qui est la caractéristique des habitants de la Picardie. Ce n'est pas en vain qu'on dit encore <r les Francs Picards ».

On pourrait croire que le contact du monde et prin- cipalement de la fourberie chinoise aurait à la longue déteint sur son âme ; il n'en est rien. Il dédaigna tou- jours les ressources de la diplomatie qui auraient pu le servir dans bien des cas. aimant mieux, à l'exemple de saint François de Sales, une colombe que dix ser- pents.

Bien qu'il eut à cœur de conserver en tout sa dignité épiscopale, toutefois il ne connaissait ni l'apprêt, ni la mise en scène. Il était d'un abord des plus faciles et des plus simples, si bien que tous ceux qui l'approchaient de près étaient frappés de cette cordialité et de cette simplicité.

La douceur évangélique, préconisée par la deuxième béatitude, est aussi une de ses grandes vertus. Tous ceux qui Tout connu à Montdidier, en Chine, sont una- nimes à louer en lui cette bonté, cette douceur qui l'ont fait aimer partout il a séjourné. M. l'abbé Glau lui rend ce témoignage dans une des plus précieuses lettres que nous ayons citées au cours de cet ouvrage. Tout récemment encore i , un prélat qui a vécu dans son intimité et qui lui succéda dans la partie méridionale du Kiang-Sy, Mgr Rouger, que nous avons eu l'honneur de voir à Saint-Lazare, ne tarissait pas en nous parlant de sa bonté, de sa douceur. Aussi-bien eut-il en récom- pense le royaume promis dès ici-bas à la douceur : « Bienheureux les doux, car ils posséderont la terre », c'est-à-dire qu'ils régneront en ce monde sur les cœurs

i. Kn février 1887, un mois avant sa mort.

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de leurs semblables, par suite de cet empire que la douceur exerce, en attendant qu'ils régnent dans la vé- ritable terre des vivants.

Une vertu qui tient à la précédente par plus d'un côté, et qui fait l'objet d'une autre béatitude, que le prélat a su garder intacte, c'est l'amour de la paix.

Si la miséricorde et la bonté étaient nées avec lui. il n'en est pas de même delà mansuétude, de l'esprit de paix, étant donné sa nature ardente, son énergie in- domptable. Cette mansuétude ne fut chez lui que l'effet d'une longue guerre intestine qu'il s'était livrée à lui- même par l'esprit de mortification, ou d'une autre guerre extérieure dont la patience a été éprouvée. Nous avons dit au livre troisième, ch. ix, p. 364, quel moyen il employa pour rappeler cette vertu journellement à son esprit.

La béatitude qui tenait le plus au cœur de Mgr Da- nicourt est celle qui célèbre la vertu qui était le fond même de son tempérament : La miséricorde. « Bien- heureux les miséricordieux ! »

Nous aurions tout un chapitre à faire sur les œuvres de miséricorde exercées par lui. Dans la fameuse lettre adressée à ses parents, avant son départ pour la Chine * , il semble avoir prédit toutes celles qui devaient remplir sa carrière. Rien ne nous serait plus facile que d'en faire le relevé et d'établir un parallèle entre sa vie apostolique et les sept œuvres de miséricorde. ^Nous les trouvons rien que dans ce qu'il a fait pour les enfants abandonnés, pour les malades et les infirmes de ses hôpitaux, sans nous occuper du reste de sa chrétienté.

Il a « nourri ceux qui ont faim; donné à boire à ceux qui ont soif ; vêtu ceux qui étaient nus ; donné l'hos- pitalité aux étrangers ;»cela pour des centaines d'enfants qui étaient par rapport à lui des étrangers.

1. L I, cb. xi, p. 84.

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Il a « visité les malados, racheté les captifs, » par milliers ; « enseveli les morts, » les pauvres enfants qui, dans certaines épidémies, mouraient en si grand nombre que le personnel de ses établissements ne suffisait pas pour rendre à tous ce dernier devoir.

La chasteté, qui fait l'objet de la sixième béatitude,ré- pandait sur toutes les autres vertus dont son âme était ornée un nouveau lustre. Sans doute, on ne fait point l'éloge de cette vertu chez un évoque, attendu que tous la possèdent ; mais chez Mgr Danicourt, elle mérite une mention spéciale. De même qu'elle avait brillé aux jours de son enfance et de sa jeunesse, elle fut par lui gardée intacte au sein de la corruption raffinée du peuple chi- nois, dont nous, Français, nous n'avons pas même l'idée. Le Chinois en raison de sa corruption, est très défiant et ne croit guère à la vertu du prêtre : aussi le saint évèque apportait-il une réserve austère, une pru- dence poussée presque jusqu'à l'exagération dans ses rapports extérieurs, indispensables, avec les sœurs de charité et les femmes chinoises, de crainte de scandaliser les faibles, et afin de ne pas laisser pénétrer dans l'âme d'un seul Chinois le moindre soupçon sur la plus belle vertu du prêtre.

« Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu ! » La pureté avait chez luipourgardienne la Reine des Vierges, pour soutien et pour aliment le Pain des forts.

Elle avait aussi pour sœur et compagne la modestie qui règle tout l'homme, selon l'ordre et la décence, en tout temps et en tout lieu, soitqu'il se trouve seul ou en compagnie, et cela, par respect pour son âme et son caractère, par respect pour le prochain qu'il doit édifier toujours, par respect pour Dieu et ses anges qui nous regardent sans cesse.

Une autre gardienne de la chasteté que nous pourrions faire ressortir ici longuement, c'est la mortification. On

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ne se rend pas compte, dans notre pays règne lebien- êtrè, du régime de nos missionnaires en Chine. Pendant les longues années de sa vie apostolique, môme pendant qu'il était évêque, il s'est nourri uniquement de riz cuit à l'eau, de légumes et parfois d'herbes que l'on donne aux bestiaux dans nos pays; pour boisson il ne prit que du vin de riz ou de l'eau claire. Cependant il recevaitparfois des sommes d'argent assez considérables, mais il les em- ployait avant tout pour ses orphelins, ses œuvres, etc. C'est par la pratique de la mortification journalière, qu'à l'exemple de saint Paul il châtiait son corps et le réduisait en servitude, afin de conserver sans tache son âme et son corps.

Dans les chapitres intitulés la Croix, la Persécution et le Martyre nous avons fait assez ressortir, d'après les té- moignages des personnes qui l'ont vu à l'œuvre, jusqu'à quel point Mgr Danicourt pratiqua la patience dans les persécutions (Lettre de M. Glau, 1. III, ch. x, p. 382). Chez lui cette vertu était sœur jumelle de la con- fiance en Dieu. Elles furent comme les deux remparts de sa vie ; il s'y est sans cesse abrité, et à leur ombre pro- tectrice, il a vu venir lamort d'un œil calme et paisible. La patience qu'il a montrée en face de la persécution et du martyre est la plus héroïque de ses vertus ; elle acheva et couronna sa vie. « Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice ! »

Il eut également en partage le don des larmes, cette autre béatitude si chère aux amis du divin crucifié. Il a pleuré sur ses péchés, pleuré sur Jérusalem infidèle, sur la Chine coupable ; pleuré sur les pauvres enfants aban- donnés. Il a souvent arrosé de ses larmes le pénible sillon de l'apostolat; mais il a connu aussi la douceur des larmes versées pour Jésus : « Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. »

La faim et la soif de la justice qui dévorèrent son

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âme dès le jour de sa première communion jusqu'à son dernier soupir ont pu seules le porter à entreprendre tant d'oeuvres pour la gloire de Dieu, à soutenir tant de tra- vaux pour le salut des âmes, à supporter tant de peines et d'afflictions. Pour les saints, c'est le comble de la per- fection et du bonheur d'être si fortement attachés à la vérité et à la justice par le lien de l'amour divin, que rien ne soit capable de les en séparer, « ni la vie, ni la mort, ni les puissances de l'enfer, ni les choses futures, ni la violence, ni les persécutions. »

Si la bonté et la miséricorde faisaient le fond de sa nature et de son tempérament, l'amour de la vérité et de la justice était le fond même de son âme. Nul ne saura jamais ce qu'il a souffert pour ces deux grandes et saintes choses.

Il est bien heureux « d'avoir eu faim et soif de la jus- tice », car il nous est permis de croire qu'il est pleine- ment rassasié.

11 fut bien heureux d'avoir été persécuté pour elles, « car une grande récompense lui était réservée danslescieux. »

APPRECIATION ÉLOGIEUSE

DE LA COUR DE ROME

oc NOTICE BIOGRAPHIQUE

EXTRAITE DES ARCHIVES DE LA SACRÉE PROPAGANDE SUR

MSB DANICOURT

Le document le plus précieux que nous possédions sur Mgr Danicourt est une notice biographique extraite des Archives de la Sacrée Propagande, et obtenue par l'entremise de M. l'abbé Morel, vicaire général d'A- miens •.

C'est le résumé le plus complet, le plus authentique de sa vie. Nous n'insistons pas davantage sur la valeur de ce document, laissant au lecteur le soin de l'apprécier par lui-même :

« Mgr François-Xavier Danicourt est l'un de ces champions de la Congrégation de la Mission qui ont entrepris la tâche difficile de propager la foi dans les

1. Elle a été traduite de l'italien, par M. l'abbé Capella, curé d'Authie, actuellement en Espagne.

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vastes régions de la Chine. Il fut envoyé vers la fin de 1833 avec des lettres patentes de missionnaire aposto- lique. Nos archives nous fournissent peu de renseigne- ments pendant le temps qu'il travailla, n'étant encore que simple prêtre; il correspondait alors avec son supé- rieur régulier, avant que de le faire avec la Propagande.

« Nous savons seulement que ses talents lui méri- tèrent d'être placé à la tête du séminaire des Lazaristes àMacao, d'où il fut transféré ensuite dans la province du Tché-Kiang.

« Ce qui prouve d'ailleurs qu'il était d'un zèle infati- gable dans l'exercice de son ministère, ce sont les fruits qu'il en rapporta, et qui sont évidents d'après les témoi- gnages les plus grands qu'en a rendus le supérieur de ladite congrégation, le très révérend M. Jean-Baptiste Etienne, dans l'année 1850.

« En cette année il était question de pourvoir le vica- riat apostolique du Tché-Kiang, resté vacant depuis la translation de Mgr Jandard au vicariat du Kiang-Sy. M. Danicourt fut jugé le sujet le plus apte à di- riger la susdite Mission, et voici en quels termes l'a proposé M. Etienne dans sa lettre du 5 octobre 1850 :

« Pour vicaire apostolique du Tché-Kiang, je propo- serai M. François-Xavier Danicourt qui est en Chine de- puis dix-sept ans, qui y a toujours travaillé avec succès et bénédiction, et qui a été l'instrument dont Dieu s'est servi pour développer la propagation de l'Evangile d'une manière bien consolante dans le vicariat aposto- lique du Tché-Kiang. J'ai tout lieu de croire que placé à la tête de ce vicariat il jouit de l'estime et de la con- fiance des chrétiens et il est bien vu même des infi- dèles, il y ferait un grand bien. Déjà dans l'île de Tcheousan , il a obtenu des infidèles qu'ils lui aban- donnassent bénévolement sept pagodes qu'il a trans- formées en chapelles. Il a aussi obtenu, des autorités

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chinoises de Ning-Po , un vaste terrain dans la ville pour y organiser des établissements catholiques. Son élévation au vicariat apostolique de cette province le mettrait à même de grandir en considération et d'exer- cer une plus grande intluence au profit de la reli- gion. y>

« Des mérites aussi éclatants étant parvenus à la con- naissance du Saint-Père, Sa Sainteté n'hésita point à le choisir pour vicaire apostolique dans le Consistoire du 22 octobre, l'élevant en même temps à la dignité épisco- pale avec le titre in partions d'Antiphelles. Le décret par lequel il fut promu à une telle dignité le nomme : Operarium Evangelicum pietate, doctrinâ, studio religionis et animarum zelo maxime probatum, quippe qui a complu- ribus annis inprovinciâ Tche-Kiang sedulam, perutilemque promorendœ catholicse fidei operam navat. Un apôtre très remarquable par la piété, par la science, par le zèle de la religion et du salut des âmes, et qui en effet depuis plusieurs années consacre constamment et utilement sa vie à étendre la religion dans la province du Tché- Kiang.

« La nouvelle de sa promotion était de nature à l'ef- frayer; mais sa vive confiance en Dieu, son respect pour les dispositions du Saint-Siège et le désir de plus grandes fatigues supportées pour l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, purent seuls décider sa modestie à accepter la dignité qui lui était conférée. Voici ce qu'il écrivait le 20 octobre 1851 au très illustre Préfet de la Propagande, après avoir reçu le Bref de sa nomination : « J'étais loin de m'attendre à recevoir les Bulles par lesquelles Notre Saint-Père le Pape Pie IX me nomme, moi pécheur, évêque de l'église d'Antiphelles * et vicaire apostolique

\ . Antiphelles, siège d'un ancien évêché de l'Asie-Mineure.

(Note du Traducteur.)

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de la province du Tché-Kiang. Cet honneur pouvait sourire à ma vanité, mais la conscience de ma faiblesse me faisait redouter un si lourd fardeau. Cependant comme cette province était privée depuis longtemps de son pasteur, par suite du décès de son illustre évèque, Mur Pierre-Nicolas Lavaissière, qui a fait tant de bien et qui a opéré de si grandes choses au milieu des païens, soit dans le Kiang-Nan, soit dans le Tché-Kiang, je me suis incliné sous le joug (collum jugo prœbuï), en m'ap- puyanl sur la ferme confiance que le Dieu tout-puissant, qui fait servir à sa gloire les instruments les plus vils aussi bien que les plus nobles, fortifiera ma faiblesse, jettera la Lumière au sein de mes ténèbres, et dirigera mes voies, n

« Sa consécration eut lieu le 7 septembre 1851. La charge qui lui était imposée fut pour lui un motif de redoubler de soins envers les fidèles qui lui étaient con- fiés. Apôtre d'un naturel aident et d'un grand courage, toujours il servit de modèle à ses missionnaires par son puissant exemple. Il affrontait toute sorte de dangers, il prisai! les obstacles qu'il rencontrait dans ses entre- prises ardues. Regardant la province confiée à son ministère pastoral comme le centre de l'idolâtrie dans ces régions, il ne négligeait aucun des moyens qui lui paraissaient les plus efficaces pour promouvoir le culte du vrai Dieu. Jamais il ne se laissa épouvanter par les autorités chinoises, qui souffraient, comme il était natu- rel, de le voir combattre la religion de (ïonfucius.

« Après avoir mis son troupeau sous la protection de la sainte Vierge conçue sans péché, et de saint Thomas apôtre, que le Saint-Siège lui donna pour patrons de son vicariat, aussitôt il le visita pour en connaître de près les besoins. Il recueillit partout, et il les signala, les témoignages de la dévotion des fidèles et même de la sympathie des païens.

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« Les choses opérées par lui en peu de temps et avec l'aide de quelques missionnaires seulement, selon ce qu'il en disait à S. Km. le cardinal préfet de la Pro- pagande, dans sa lettre de Hong-Kong en date du 24 janvier 1854, étaient une société de catéchistes desti- nes à baptiser les enfants qui étaient en danger de mort; une école de médecine ouverte à Tcheousan afin de faci- liter aux fidèles l'accès dans les familles païennes; une notaMr augmentation de la chrétienté de Ning-Po ; enfin la fondation d'orphelinats. L'orphelinat de Ning-Po avait été tellement perfectionné sous sa direction que tous ceux qui le visitaient s'écriaient avec admiration : « On n'a jamais vu rien de semblable en Chine ! » Nun- quam simile visu/// est in Sinis !

« Il n'est pas de ministère auquel il ne se prêtât (comme on peut en juger par ce passage d'une de ses lettres que nous avons sous les yeux) : « A Ning-Po, pendant lmil mois, j'ai été obligé de faire la classe a mes séminaristes, entendre les confessions, prêcher les dimanches et les jours de fête, instruire 1rs catéchu- mènes, aller auprès des païens malades pour leur apprendre nos saints mystères: baptiser nos enfants chez nos sœurs et les enterrer; visiter et secourir un grand nombre de familles réduites à la misère par l'in- jure du temps, en si. rie qu'après les fêtes de Noël, je ne savais plus si j'avais encore la tète sur les épaules et que je ne pouvais plus dormir .... »

Mais Mgr Danicourt ne put conduire à terme, dans le Tché-Kiang, toutes les œuvres qu'il avait entreprises, ni récolter les fruits de ses travaux apostoliques.

« Les mesures prises par lui pour accélérer le progrès de la religion, mais jugées par d'autres peu prudentes, l'avaient placé dans quelque embarras, et un incident regrettable arrivé parmi les fidèles et les païens de l'île de Tcheousan donna lieu à une complication de cir-

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constances qui, provoquant contre l'illustre prélat une âpre guerre, paralysèrent ses droites intentions. On lui suscita de si graves obstacles que difficilement il aurait pu continuer à diriger avec utilité la mission du Tché- Kiang.

« Il était donc devenu nécessaire de lui ouvrir un autre champ, il pourrait librement exercer son zèle laborieux pour le salut des âmes. La Sacrée Congréga- tion ne tarda pas à le délivrer de cette pénible situation. En effet, informée du véritable état des choses, et tou- jours vigilante à pourvoir au bien des missions, par un décret du 10 novembre 1852, elle le transféra au vicariat limitrophe du Kiang-Sy, en faisant passer Mgr Louis Gabriel Delaplace, évêque in partions d'Adrianopolis, et membre de la même société, à celui du Tché-kiang.

<( Le fait de cette translation fit paraître sous un nou- veau jour les mérites du prélat, car à peine la nouvelle en fut-elle répandue en Chine, qu'un prélat voisin du Tché-Kiang, ainsi que d'autres personnages non moins distingués que respectables, se hâtèrent d'adresser à la Propagande les plus vives instances, afin qu'elle ne privât point ce vicariat, d'un pasteur qui lui avait rendu tant de services pendant onze ans d'incessants travaux. Et dans cette circonstance, ils exposaient les vertus dont il était doué, les efforts qu'il avait faits pour enraciner la foi, comme aussi l'influence dont il jouissait dans ces régions.

« D'autre part, la Propagande qui avait uniquement en vue les vrais intérêts des deux vicariats, voulant faciliter à Mgr Danicourt l'exercice de son ministère pastoral, crut devoir maintenir fermement le décret du 10 novembre dans lequel, sans déroger en aucune ma- nière à la dignité et à l'estime dues au prélat, on adop- tait une mesure tendant à lui assigner un nouveau ter- rain, où libre de tout embarras, il pourrait donner

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l'essor à son talent * et mettre en activité toutes ses forces pour le bien de la religion catholique.

« Il est facile de se figuier combien devait être dur pour lui le sacrifice d'abandonner une terre arrosée de ses sueurs, il avait engendré tant d'âmes à la vie de la grâce, et il voyait fleurir tant d'œuvres, fruits de sa charité. Il lui fallait se transporter sous un autre ciel la nouveauté du langage, des lieux, des personnes, des usages, en un mot tout lui rendait ce changement douloureux.

« Sa santé s'était affaiblie depuis quelque temps et la série des vicissitudes qu'il avait endurées avait abattu profondément son courage. À ce point qu'il avait l'in- tention d'offrir sa démission à la Propagande, et de revenir en Europe (dans l'état grave il se trouvait déchargé du poids de n'importe quelle mission.

« La Sacrée Congrégation s'empressa de le réconforter et elle chargea Mgr Delaplace de faire tous ses efforts pour le tranquilliser dans ses appréhensions mal fondées et pour le relever de l'état d'abattement dans lequel il se trouvait.

« Etant ainsi réconforté, il se prépara bientôt à suivre avec une louable docilité les ordres du Saint-Siège, auxquels du reste, il ne s'était jamais opposé, et fidèle à cet esprit de généreuse abnégation qui fut toujours propre aux apôtres et à leurs successeurs, il quitta sa chère mission du Tché-Kiang et partit immédiatement pour le Kiang-Sy.

« La Propagande ne pouvait pas ne point le féliciter d'une telle conduite. Elle lui écrivait à la date du 10 jan- vier 1855 : « Nous avons à cœur de rendre témoignage à ce qui domine en vous : à voire zèle pour la propagation de la foi et le salut des âmes; et à votre entière soumis- sion aux ordres du siège apostolique... »

1. Le texte italien porte : il suo genio.

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« Ensuite l'éminentissime préfet de la Sacrée Con grégation étant informé du besoin qu'il avait de se reposer, et ayant le vif désir de le conserver longtemps aux missions, lui avait obteu du Saint-Père dans l'au- dience du 14 mai 1834, la permission de revenir en Eu- rope, où ii aurait pu rétablir sa santé plus facilement, et reprendre haleine après de si longues fatigues ; mais il renonça à cette faveur. Cependant la maladie dont il était atteint le contraignit à séjourner quelque temps à Ning-Po. Arrivé ensuite à la résidence du Kiang-Sy, il s'empressa sans retard de cultiver la nouvelle vigne que le Seigneur lui avait confiée et il y apporta tout l'em- pressemenl que ses faibles forces lui permettaient.

« L'état de son vicariat était alors peu florissant, comme en témoigne la relation qu'il en fit à la Sacrée Congrégation en date du 9 novembre 1855. L'éminenl prélat lui répondit le 2H mai 1856: « liien que les évé- nements que vous racontez soient tristes et lamentables, cependant ils ont offert aux éminents prélats de la Sacrée Congrégation un sujet de joie en leur faisant voir que vous aviez repris le fardeau et le gouvernement de votre église avec un zèle et une sollicitude extraordinaires; en suite qu'ils espèrent que celte vigne du Seigneur réparera toutes les perles que lui ont fait subir l'injure du temps et les autres malheurs qui s'y sont joints et qu'elle produira, dans la suite, avec l'aide de Dieu, les fruits désirés.

« Le prélat ne négligea aucun des moyens en son pouvoir, pour répondre à l'attente de la Propagande, mais il ne lui restait plus guère que le mérite du désir. Dans l'année 1857 il tomba malade une seconde fois à Ning-Po. Il était inutile de penser désormais que, vivant sous ce climat, il pût recouvrer la santé. C'est pourquoi, après s'être entendu avec le supérieur de la Congréga- tion, qui partageait avec la Propagande la même solli-

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cil iule touchant la vie précieuse de Témérité vicaire apostolique, l'éminenlissime préfet de la Propagande, par une lettre en date du 21 octobre 1858, l'invita à se transporter en France pour refaire sa santé en respirant l'air natal et en suivant un régime plus régulier, comme aussi pour terminer quelques affaires pendantes rela- tives à sa mission. Une autre raison vint encore se joindre aux précédentes : on a voulu lui confier l'honorable mission d'amener avec lui en Europe les dépouilles des vénérables serviteurs de Dieu, François Clet et Jean Gabriel Perboyre dont on traitait la cause. Et afin qu'il fut délivré de tout souci de sa mission, pendant son absence temporaire, la Sacrée Congrégation confia à Mgr l'évêque d'Adrianopolis l'administration intérimaire de son diocèse.

« Cédant à cette invitation, Mgr Danicourt se mit immédiatement en voyage pour Paris il arriva avec les reliques dont il vient d'être padé, le 6 janvier 1860, après quatre mois de navigation. Il ne faudrait point croire qu'il oubliât l'Extrême-Orient : ses pensées étaient tous les jours tournées vers son troupeau, et s'aidant des multiples connaissances qu'il avait acquises pendant son long séjour dans ce pays, il se prépara activement à soumettre à la Sacrée Congrégation quelques-unes de ses idées et à lui suggérer quelques moyens, qu'il jugeait propres à faire avancer et pros- pérer davantage les missions de la Chine. Mais au com- mencement de l'année 1800, lorsqu'il méditait précisé- ment de venir à Rome, pour plaider les intérêts de son vicariat, il plut au Seigneur de l'appeler à la récompense des justes. »

ORAISON FUNEBRE

DE MONSEIGNEUR

FHANÇOIS-XAVIER-TIMOTHÉE DAN1COURT

ÊVÊQUE DANTIPHELLES, VICAIRE APOSTOLIQUE DU KIANG-SY

Prononcée dam le cimetière d'Authie par M. l'abbé Duquesnay, curé de Saint-Laurent à Paris.

Sicut misit me Pater, et ego mitto vos. Comme mon Père m'a envoyé, ainsi je vous envoie.

Saint Jean, xx, 21.

Monseigneur1,

En prenant la parole dans celte assemblée pour célé- brer la mémoire d'un illustre missionnaire, ma pensée, tout d'abord, se porte invinciblement du disciple au maître, de l'envoyé de la terre à l'envoyé du ciel.

Le salut de l'univers n'est qu'une grande mission dont le Christ, notre Seigneur, s'est lui-même chargé.

Et voyez le sort de ce divin missionnaire !

Trente ans il mûrit la pensée née en haut; trente ans il se prépare par le travail et la prière.

Puis il parcourt les villes et les campagnes, évangé- lisant les pauvres et guérissant toute misère, sans avoir reposer sa tète.

Enfin la terre ingrate qu'il a arrosée de ses sueurs et

1. Mgr Mouly, évêque administrateur de Pékin.

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de son sang, en échange de tant d'amour, lui rend la mort.

Ah ! c'est bien aussi le sort du missionnaire mortel.

0 Jésus ! sublime vaincu, mort à la peiue, vous l'aviez bien dit : comme mon Père m'a envoyé, je vous envoie : Sicut misit me Pater, et ego mitto vos. Le disciple évan- gélise, soutire et succombe comme le maître.

Mais non, mes Frères, je me trompe, la croix de Jésus-Christ n'a été que le trône de sa gloire, et sa tombe que le berceau de son immortalité; la terre, qui l'avait un instant repoussé, renouvelée par son Esprit, s'est abritée à jamais sous l'égide de son nom.

Au missionnaire aussi un sépulcre glorieux, à lui le triomphe dans la chute même, à lui les nations, con- quises précisément par la vertu du sacrifice.

Ces glorieux traits du missionnaire chrétien, si fidè- lement calqués sur le type sacré de Notre-Seigneur Jésus-Christ, c'est ma tâche en ce moment, mes Frères, de les faire resplendir à vos yeux dans la vie de l'Illus- trissime et Kévérendissime Père en Dieu, Mgr Frax- çois-Xavieiï-Tmotiiée Dantcourt, de" la Congrégation de la Mission, évêque d'Antiphelles, et successivement vicaire apostolique l»l tché-klang et du k.iang-sy, daxs l'Empire de la Chine.

Mgr Danicourt a été missionnaire dans toute la pléni- tude de ce grand mot. Son existence sacerdotale n'a eu vraiment que deux phases convergeant à un même but : comment le missionnaire s'est préparé, et comment le

missionnaire s'est montré Admirable unité de vie,

qu'il faut exalter d'autant plus qu'elle contraste davan- tage avec la mobilité des caractères de notre temps, et qu'elle a été due tout entière à l'énergie de la foi.

Comme témoin de ma parole, je vous présente, mes Frères, l'illustre prélat qui préside cette pompe funèbre. Mgr Danicourt a été votre compagnon, votre ami à

oOo

vous, Monseigneur, providentiellement venu des loin- taines contrées pour escorter ses restes comme il avait escorté les restes des vénérables Clet et Perboyre. Ah! c'est vous, Monseigneur, c'est vous qui étiez le pané- gyriste désigné de votre saint ami. Que pourrais-je dire que vous n'auriez dit, et avec plus d'autorité, et avec plus d'intérêt, et avec bien autrement de force aposto- lique et d'onction sainte.

Que du moins ma parole emprunte à la présence auguste de ce pontife la grâce que mon indignité per- sonnelle ne saurait lui communiquer. Et vous. Fidèles, en étudiant la vie d'un des plus nobles enfants de notre Picardie, attachez-vous davantage aux saintes traditions de vos religieuses familles ; en contemplant cette douce ligure d'évèque missionnaire, apprenez à aimer et à ser- vir l'Eglise comme Mgr Danicourt l'a aimée et servie du commencement à la fin de sa vie.

I

Un des plus beaux caractères de l'Eglise catholique, mes Frères, et de l'Eglise de France en particulier, c'est le zèle des missions.

Épouse légitime de Jésus-Christ, l'Eglise catholique partage l'ardeur de son Epoux, et se montre jalouse de continuer ses œuvres; tandis que les épouses adultères qui l'ont trahi ne comprennent plus son cœur, et se sou- cient peu des intérêts de sa gloire.

Qui dira avec quelle ardeur les premiers missionnaires s'élancèrent à la conquête du monde? A force d'élo- quence, de vertus et de sang, en moins de trois siècles ils ont ruiné le paganisme antique et donné au royaume de Jésus-Christ plus d'étendue que les Césars à l'Empire Romain.

Puis, quand la terre est renouvelée par l'inondation

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des Barbares, l'Eglise refait sur le vieux sol bouleversé l'édifice du christianisme. Dix-huit siècles d'héroïsme n'ont pas épuisé son zèle; elle envoie ses apôtres bien au delà des limites la scieDce croyait que s'arrêtait le genre humain, renverser un autre paganisme aussi cruel et plus grossier. Le Nouveau Monde, l'Afrique aux profondeurs inconnues, le vieil Orient rebelle à la vérité, en un mot, tout ce qui reste à conquérir à Jésus- Christ, l'Église, malgré les ennemis qui la harcellent, l'entreprend. Ses missionnaires sillonnent toutes les mers, sondent toutes les solitudes. Tout le vieux feu des Apôtres des premiers jours et des moines conquérants du moyen âge revit plus ardent que jamais.

Rome, comme toujours, est à la tête du mouvement. De Rome part la jeune Compagnie de Jésus, saint Fran- çois-Xavier en tête. A Rome surgit le Collège de la Propagande, s'organise et s'administre la conversion de l'univers infidèle.

Mais Rome n'est plus seule; Paris est désormais le second foyer de l'apostolat catholique. La France a sa Compagnie de Saint-Lazare que lui donne saint Vincent de Paul; et sa Propagande dans le Séminaire des Mis- sions Étrangères.

François-Xavier Danicourt devait trouver une glo- rieuse place à Saint-Lazare, dans cette troisième phase du développement des missions.

donc, mes Frères, s'est formée cette génération illustre d'apôtres dont Dieu a béni notre époque d'ail- leurs si désolée? donc s'est formée en particulier cette grande àme, dont nous étudions plus spécialement la vie et dont j'ai à vous dire le zèle ardent et l'indomptable énergie ?

Où?... Ah! mes Frères, dans quatre sanctuaires qu'il faut demander à Dieu de nous conserver intacts, comme les refuges uniques et assurés de toute espérance sociale

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et chrétienne, je veux dire : la famille religieuse, le presbytère, le séminaire et le collège chrétien.

François-Xavier Danicourt naquit d'une de ces fa- milles laborieuses qui allient dans les modestes centres de nos campagnes le travail des champs au travail de l'industrie. J'aime à remarquer que c'est au foyer de nos familles rurales que se forme presque tout le clergé catholique contemporain. A Dieu ne plaise que je n'ad- mire pas les pures vocations écloses sous des lambris splendides. Il y a de grands cœurs qui, au sein de l'opulence, brûlent d'embrasser la pauvreté, et qui ne se souviennent de l'illustration de leurs ancêtres que comme d'une tradition d'honneur et de foi. Cependant il faut bien convenir que c'est de la tige populaire, et en particulier de la forte race de nos campagnes, que sont sortis depuis longtemps les prêtres de Jésus-Christ et ses missionnaires. Pure et sainte gloire du peuple, qu'on lui laisse trop ignorer !

J'aime à voir Xavier Danicourt, le futur évêque d'un empire oriental, fils d'un modeste ouvrier des cam- pagnes de Picardie, grandir entre la contemplation de la nature et l'activité de l'atelier. Le soir, la bêche ou le marteau déposés, aux derniers feux du soleil couchant, le père prie avec les siens sous le crucifix, et tous ap- prennent, du Dieu travailleur et victime, le travail et la résignation. Parfois, à l'atelier, quand la lime succède au marteau, la voix de l'enfant s'élève, car Xavier sait lire. Il lit l'histoire des vertus simples des vieux chrétiens et la légende merveilleuse des grâces dont Dieu les a gratifiés, et la famille tout entière, le patron et l'ouvrier, s'éprennent d'admiration. Xavier, lui, emporte au cœur un trait plus profond. Il rêve qu'il est beau d'évangéliser les peuples et de mourir pour Jésus-Christ. 0 Dieu! per- mettrez-vous jamais que d'abominables récits de luxure et de cupidité remplacent définitivement auprès du

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peuple cette pure lecture de la vie de vos saints!

Cependant le pasteur du village avait entendu un jour la lecture de l'enfant à l'atelier. Quel accent y avait-il dans cette voix enfantine redisant les grandeurs chrétiennes? Je ne sais, mes Frères, mais toujours est-il que le prêtre se dit : Voilà un enfant qu'il faut que j'élève pour Dieu! Et peu d'heures après, le jeune ou- vrier devenait le commensal du presbytère d'Authie. Bientôt il eut des compagnons. Prêtres de Jésus-Christ qui m'écoutez, vous n'avez peut-être besoin que de reporter vos souvenirs vers un passé bien cher pour reconstruire un asile tout pareil de travail et de prière. Il est là, le pasteur du village, remplissant ses loisirs par les sublimes sollicitudes de l'éducation chrétienne et sacerdotale. 11 a réuni sur les rayons de sa biblio- thèque les chefs-d'œuvre de l'esprit humain : venez, jeunes esprits, avides de savoir, étanchez votre soif à ces sources brillantes et pures. L'heure du plaisir est- elle venue, courez au verger, et là, sous la présidence de ses cheveux blancs et de son sourire, livrez-vous à tous les ébats de l'innocence. Montez au temple avec lui, chantez les louanges de Dieu, servez le vin du sacrifice, balancez l'urne embaumée; aux jours de deuil, suivez votre guide révéré jusqu'au cbevet des mourants, et consolez par votre angélique piété la douleur de pa- rents éplorés. O presbytères de nos campagnes, saints et délicieux asiles, combien n'avez-vous pas donné de prêtres à l'Eglise pour continuer la chaîne dorée de l'a- postolat! 0 presbytère d'Authie, berceau du moderne Xavier, je te salue avec respect comme un cénacle nouveau, comme un foyer de lumières et de vertus apostoliques.

C'est que Xavier Danicourt eut le bonheur de gran- dir sous la direction d'un prêtre, homme d'une rare distinction d'esprit et de cœur. Le pasteur est bientôt

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après appelé à l'administration du collège de Montdidier. Xavier l'y suit. Touchante et singulière conduite de la Providence ! Le héros chrétien et son panégyriste d'au- jourd'hui devaient se rencontrer dans cette école L'un des plus vifs et des plus purs souvenirs de ma première jeunesse, presque de mon enfance, est celui de ce condisciple que je suis appelé aujourd'hui à louer dans l'assemblée des saints. Je le vois encore, il avait bien cette chaste beauté du jeune homme vertueux, son visage était doux et recueilli, son regard profond et quelque peu rêveur; à la chapelle, il faisait penser à saint Louis de Gonzague; à l'étude, il était grave, si- lencieux, appliqué; aux heures du plaisir, aimable, vif, enjoué, mais cependant retenu. Les plus brillants succès venaient, chaque année, couronner ses efforts, sans jamais altérer sa modestie. Il remplissait littéralement le collège de la bonne odeur de ses vertus, et, longtemps encore après son départ, son souvenir vivait au milieu de nous comme le souvenir d'un saint.

Xavier Danicourt est la plus pure gloire de ce beau collège de Montdidier, qui a popularisé dans cette pro- vince la science et la vertu, qui a donné à ce diocèse tant de prêtres savants et dévoués.

Du collège, Xavier passa au séminaire de Saint- Lazare, à Paris, le conduisait une vocation chaque jour de plus en plus certaine. Je ne dirai pas tout ce qu'ajouta à sa piété déjà si solide l'observation cons- ciencieuse de la règle, la pratique de l'oraison et l'étude des sciences ecclésiastiques; mais j'aime à vous le mon- trer au temps des vacances évangélisant déjà les pauvres et les petits, prêtre par le zèle avant de l'être par l'onction, et écoutant avec docilité de la bouche des anciens du sacerdoce les conseils de leur expérience dans la conduite des âmes. 0 Dieu! conservez-nous les illustres écoles de la prêtrise, se trouve en germe

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l'espérance de la moisson, spes in semine, Saint-Lazare et Saint-Sulpice, double héritage de saint Vincent de Paul. Tout ne sera pas perdu tant qu'il en sortira des prêtres dignes de leurs maîtres, et par conséquent dignes de vous!

A la dernière période de ce que j'appelle sa vie de préparation, je retrouve Xavier Danicourt à Montdidier, c'est-à-dire au collège chrétien, non plus comme élève, mais comme professeur : c'est le perfectionnement de cette âme faite pour de si grandes choses. Une voix élo- quente nous a révélé dans Notre-Dame de Paris toutes les grandeurs de l'éducation chrétienne. Former des âmes, esprit, cœur, conscience, caractère, les élever à toute la hauteur de leurs facultés naturelles, et les suré- lever de toute la hauteur des dons de Dieu ; conserver à des imaginations vives et à des sens ardents la pureté de l'innocence, ou leur rendre la pureté du repentir; préserver de jeunes raisons téméraires de leurs propres écarts et de la contagion du sophisme, quelle œuvre, mes Frères, et que le collège il y a des maîtres qui la comprennent et l'accomplissent est une immense bénédiction de Dieu! Ah! ce sont des missionnaires aussi, ils courent après les âmes pour leur conserver ou leur rendre Jésus-Christ. Je comprends que parmi eux naisse le désir des missions lointaines.

Pour l'abbé Danicourt, le collège fut vraiment l'ap- prentissage d'une mission. Ses travaux ou ses délasse- ments, sa parole didactique ou familière, tout respire en lui le conquérant des âmes. A ses élèves il immole ses goûts, ses affections, sa santé, bien plus, sa vie même, et je ne dis pas cela par hyperbole, c'est l'exacte réalité. Voyez : l'hiver a tout glacé dans la nature, les eaux elles- mêmes se sont durcies sous le pied; la troupe joyeuse des élèves de Montdidier s'élance sur ce sol improvisé, d'autant plus séduisant qu'il est habituellement interdit.

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Deux téméraires volent plus avant, une couche plus légère cache à peine l'abîme. La glace cric et se rompt, les deux imprudents sont engloutis et dispa- raissent sous l'uniformité de la plaine glacée. L'abbé Da- nicourt a tout vu, mais trop tard pour prévenir le malheur. Il le réparera si Dieu le permet. Son vêtement trop ample est immédiatement rejeté. Il rompt la glace sur une vaste étendue; il plonge, et aux applaudisse- ments de tous il ramène au rivage les deux chers étourdis.

Ce fut à cette époque que le généreux sauveteur offrit sa première messe. Que se passa-t-il entre Jésus-Christ et son prêtre dans cette heure solennelle? Fut-ce un en- gagement définitif d'aller, lui aussi, annoncer comme son maître la miséricorde et la paix aux nations assises dans les ténèbres de la mort? On peut le croire, car, peu de temps après, Xavier déclara son intention de partir pour les missions.

Quel coup pour sa famille, toute chrétienne qu'elle est! Prêtre, c'était un premier sacrifice, mais c'était un honneur. Lazariste, c'était plus dur, mais on pouvait encore le voir et entendre sa parole dans la chaire du village; mais missionnaire, missionnaire en Chine... Grand Dieu! demandez-vous donc cela? Non, car vous avez dit ; Honore ton père et ta mère. Allons donc d'au- torité retenir notre enfant. Et le père part pour une en- trevue. Le vieil ouvrier arrive à Montdidier le front perlé de sueur, les mains tremblantes, les lèvres agitées. Le fils se présente ému, mais résolu. Xavier, que t'ai-je fait? que t'a fait ta pauvre mère? C'est Dieu qui t'a donné à nous. Mon fils, n'abreuve pas notre vieillesse d'amer- tume. Et Xavier, pâle, immobile, répond imperturbable- ment ; Mon père, Dieu le veut, je ne puis méconnaître sa voix. Un prêtre est entre eux, c'est celui qui a élevé le jeune homme; il pleure avec le père, mais il

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admire la foi du jeune prêtre. Sa voix rappelle au vieux chrétien les enseignements de l'Evangile, et le vieux chrétien vaincu tombe sur un siège, le visage entre ses mains. Il crie d'une voix étouffée par les sanglots : Qu'il aille donc, puisque Dieu le veut, mais que Dieu nous le rende au ciel.

Dieu vous l'a rendu, famille chrétienne, Dieu vous l'a rendu, sacré de l'huile des pontifes ; il vous l'a rendu couronné de l'auréole des apôtres ; il vous l'a rendu mort, mais porté en triomphe sur les épaules des popu- lations. De la modeste tombe de ses ancêtres, il le rend aujourd'hui à ce temple du Dieu de sa jeunesse, au milieu du cortège solennel des éyêques, des prêtres, des magis- trats, exalté ici-bas par les hymnes sacrés de l'Eglise, écho affaibli des hymnes angéliqucs qui l'ont accueilli là-haut.

Il était mûr pour les combats de la terre quand il vous a été demandé; il était mûr pour les palmes du ciel quand il vous a été rendu. Le tableau de ses travaux aposto- liques va vous le montrer.

II

On dit, mes Frères, que lorsque le voyageur a une fois traversé la Ligne, toute la nature revêt un autre aspect à ses yeux ; le ciel est peuplé d'astres nouveaux, la terre est couverte de plantes et d'animaux étranges, la mer recèle dans ses profondeurs d'autres formes de vie. Cependant le monde physique y diffère encore moins du nôtre que le monde moral.

Mœurs, langage, lois, sentiments, idées, tout est pro- fondément empreint d'un autre esprit. Allez dans l'Inde, dans l'Annam, au Thibet. au Japon, en Chine, si vous voulez connaître ce que devient le genre humain il n'a pas été abrité par l'attente oulapossessionde la croix.

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Philosophfes bizarres, cultes extravagants, superstitions cruelles et honteuses, licence effroyable, tyrannie sans pitié, servitude sans pudeur, duplicité de la conscience, pusillanimité du caractère, endurcissement du cœur, voilà tout l'extrême-Orient , sauf quelques rares éclairs de sagesse et de vertu.

C'est que se rendait à 28 ans Xavier Danicourt, armé de la croix, en compagnie de quelques jeunes mission- naires, dont l'un est aujourd'hui l'illustre évêque de Pékin.

Il fallait apprendre l'Orient. Le jeune missionnaire pour cela s'arrêta à Macao, ville européenne au bord de ce monde nouveau. C'est de qu'une fois aguerri il s'é- lancera plus avant.

A Macao, Saint-Lazare possède un séminaire. L'ensei- gnement de la théologie, puis la direction générale y est confiée au dévoué professeur de Montidier. Ecoutons sur ce qui s'y passe le témoignage d'un saint. « Si les saintes « pratiques de l'ancien Saint-Lazare pouvaient se perdre « en France, écrit le vénérable Perboyre, alors com- « mensal de ce séminaire, on les retrouverait vivantes au « fond de la Chine, grâce aux soins de M. Danicourt. »

L'avez-vous enlendu, mes Frères, dans ce monde étrange, entre ces Européens cupides qui n'ont guère apporté que les vices de la patrie, et ces Orientaux dé- gradés qui, à tous les excès de la barbarie, allient toutes les hontes d'une civilisation décrépite, Saint-Lazare existe, l'ancien Saint-Lazare, le Saint-Lazare de saint Vincent de Paul ! La règle y règne, l'amour du très Saint-Sacrement, l'amour de la sainte Yierge, le silence, l'étude, l'esprit chrétien, l'esprit ecclésiastique. Ah! saint directeur de celte sainte maison, les huit années que vous y avez passées n'ont pas été les moins fécondes de votre apostolat, et vous l'avez bien dit. : hic opus, hic labor, mon œuvre et mon travail.

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Dieu cependant lui devait d'autres travaux, non pas plus saints, mais peut-être plus désirés de son cœur.

Jusques-là, professeur ou directeur, le missionnaire est enfin à l'œuvre. C'est à Ning-Po-Fou, ville impor- tante du Tché-Kiang, qu'il s'y met. Quelques individus européens, deux ou trois familles chinoises chrétiennes, pauvres comme toujours au début de toute chrétienté, voilà, je nediraipasle troupeau, mais les quelques brebis dispersées.

Point d'églises,point de ressources, une police inquiète, une population malveillante. Leconsul d'Espagne, vieux pays de foi, reçoit le missionnaire. Mais dans ce consulat il est trop en vue, il sera plus libre de son action chez les Chinois. La famille Yao brave tout danger et l'accueille. Conservons ces noms, toute barbare qu'en soit la conson- nance, ils valent ceux de Corneille, de Syntiché et d'E- lecta.La sainte messe est célébrée chaque jour dans une humble chambre, la prédication de l'Evangile est essayée dans la langue si étrange des mandarins ; la confession est établie, la sainte communion embrase les âmes, en un mot toute la divine conquête des cœurs, qui a vaincu le vieux monde romain, recommence ses merveilles. Qu'importe que le rotin soit levé et la cangue prête ? Qu'importe qu'il faille se glisser dans l'ombre, se cacher dans des retraites étroites, supporter toute fatigue et toute misère? Jésus-Christ est connu, annoncé, aimé, servi. Le missionnaire est content et bénit Dieu. Après quelques années de semblables efforts, une chrétienté assez considérable était formée à Ning-Po-Fou. Le mis- sionnaire prêtre avait fait ses preuves, Dieu allait mon- trer dans son éclat le missionnaire pontife.

Mgr Danicourt a pris soin de caractériser lui-même cette seconde phase de sa carrière apostolique. Il avait dit de la première : hic opus hic laèor, ici mon œuvre et mon travail. Il a dit de celle-ci : Initium tribulationum, com-

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mencement des tribulations. Ah ! oui, elle est lourde à porter partout la charge d'un diocèse. La foi à conserver et à étendre, les œuvres chrétiennes à soutenir et à déve- lopper, un peuple à gouverner, des autorités civiles à ménager, des prêtres à diriger : partout cela est plein d'embarras et de difficultés. Que n'est-ce donc pas en pays démission ?...

Un diocèse de cent lieues d'étendue, vingt millions d'âmes plongées dans le paganisme ou travaillées par le protestantisme, rongées plusbas encore par une profonde ignorance et une incommensurable corruption ; un pays pillé plutôt qu'administré, ravagé tour à tour par les armes des rebelles ou par celles des Impériaux : voilà ce que l'épiscopat donna à Mgr Danicourt.

Vous l'avez donc dit, ô saint Evêque ! l'épiscopat est pour vous le commencement des tribulations, initium iribulationum.

Je ne vous dirai pas, mes Frères, toutes les luttes héroïques soutenues par ce vaillant athlète de la foi, les haines aveugles de la superstition, les sourdes menées de l'hérésie, les persécutions de la politique. Je ne vous raconterai pas l'histoire lamentable des maisons chré- tiennes livrées au pillage, des chapelles renversées, des fidèles massacrés outraînés dans les prétoires. Jenéglige ces détails, il le faut bien, le temps nous manquerait, et puis c'est la vie de tous nos évêques missionnaires; l'a- postolat de Mgr Danicourt a triomphé de toutes ces épreuves ; pendant vingt ans, il a été chaque jour multi- pliant ses succès ou réparant ses pertes avec un indomp- table courage. Son caractère, fortement trempé, se com- posait de foi, d'énergie et d'inflexible patience. Il a écrit ces admirables paroles que la dignité de cette chaire ne m'empêchera pas de citer dans leur sublime simplicité : « Nous sommes dans un pays ravagé l'on ne trouve « rien ; cette année, nous avons vécu bien maigrement

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« d'herbes à vaches et d'une décoction de riz pour bois- « son... Vivent les privations et la pauvreté ! ... »

Et ailleurs : « Misère sur misère, croix sur croix :Dieu « soit béni à jamais! Vive la souffrance!...» Il a dit enfin, au fort de lapersécution et au milieu de désastres à faire désespérer de tout, ces autres paroles qui sont comme lapolitique divine du missionnaire : « Il faut, a mes chers Frères, faire moins attention aux événe- « ments de ce monde, et pousser toujours nos œuvres « avec confiance en Dieu, selon nos forces et nos « moyens. » Ne croit-onpas entendre saint Vincent de Paul à Saint-Lazare? ne croit-on pas lire une lettre de saint François-Xavier. Les saints parlent tous le même langage, un môme esprit les inspire ?

Cette grande âme savait toujours espérer. Dieu et Marie au ciel ; Rome et la France sur la terre, lui sem- blaient des appuis à faire triompher de tout. Ce double objet de son attachement ici-bas était aussi inséparable pour lui que le double sujet de son culte en haut. Sup- posé qu'un dissentiment fût possible, il distinguait les liens, mais il ne voulait en rompre aucun : « Comme « enfant de saint Vincent, je suis tout pour la Congrégation « de la Mission; comme vicaire apostolique et évêque, « je suis tout pour la Sacrée Congrégation de laPropa- « gande. i> Admirable mot dont il faudrait faire péné- trer, sinon la lettre, au moins l'esprit au plus profond de toutes les âmes, prêtres et fidèles. Tout à la France comme citoyens, tout à Rome comme chrétiens, sans jamais séparer ce que Dieu a fait pour être uni.

Cet homme de fer, si bien fait pour la résistance et la cohésion, a-t-il eu, mes Frères, la vertu plus bienfai- sante de l'expansion ? Oui, à un haut degré, et il Fa manifestée dans trois œuvres auxquelles il a voué tous ses efforts, et dont rien n'égalait à ses yeux l'importance pour la Chine ; l'éducation du clergé, le rachat des

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enfants , et l'introduction des Filles de la Charité.

Déjà, àMacao, il avait consacré huit ans, nous avons dit avec quelle bénédiction, à former des missionnaires européens et des prêtres chinois. Plus tard, chef de deux vicariats apostoliques, il établit deux séminaires. Direc- teur, professeur, économe, tout pontife qu'il est, il semble négliger les âmes qui l'attendent, et pendant une année entière, il reste au séminaire pour relever la dis- cipline, Tordre et l'esprit sacerdotal. A ses yeux, c'est le premier poste d'un évèque missionnaire ; et, en effet, qui sauve le sacerdoce sauve le peuple; comme le peuple n'est définitivement perdu (l'Enfer le sait bien), que quand le sacerdoce est lui-même perdu.

Après le prêtre, l'enfant, cette seconde ressource des sociétés gâtées. Je voudrais, mes Frères, je voudrais pouvoir vous faire entendre les gémissements pathé- tiques de l'évèque sur l'horrible sort des enfants en Chine. Rachel gémissant dans Rama sur le sort de ses enfants égorgés n'a pas d'accents plus douloureux que ceux de ce père, au cœur cependant si fort, pleurant sur les enfants que la barbarie chinoise jette au courant des ileuves, à la voracité des animaux, aux intempéries de l'air, à la faim, à tous les genres de mort. L'infanti- cide n'est pas précisément une loi, mais c'est un usage toléré par prévoyance sociale et politique, il multiplie ses victimes. La Chine, mes Frères, est cependant gou- vernée par des sages et des savants qui font de la philo- sophie et de la statistique.

L'évèque Danicourt sentait son àme bondir; et ce fut avec enthousiasme, avec des élans de joie et de recon- naissance qu'il vit arriver d'Europe l'admirable œuvre de la Sainte-Enfance. Prêtres, catéchistes, baptiseurs, vierges , tout fut mis au service du rachat des en- fants. Mgr Danicourt a sauvé des milliers d'enfants de la mort éternelle, souvent de la mort temporelle ; il

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est le Vincent de Paul de la Chine au xixe siècle ! A lui aussi revient l'insigne honneur de l'introduction des Filles de la Charité dans l'extrême-Orient : Ning-Po, la grande ville, vit une de ses plus belles maisons s'orner de cette inscription Temple de la Miséricorde ; et toutes les douleurs purent entrer. Mes Frères, les conquêtes des armes sont belles, quand elles sont le triomphe de la justice et le progrès de la civilisation ; les conquêtes de la science sont belles, quand elles sont l'avancement de l'esprit humain et la prospérité des nations ; mais qu'est-ce qui est comparable à cette armée de vierges chrétiennes qui marchent à la suite de tous nos guer- riers, de tous nos explorateurs, de tous nos mission- naires, pour planter partout derrière eux la tente de la charité. 0 Empire de la charité! plus vaste et plus puissant encore que celui de la foi ! 0 France ! si fière de tes gloires, tu n'es pas encore assez fière de tes Sœurs de Charité !

Mgr Danicourt crut avoir tout fait pour le triomphe de la foi dans ses deux diocèses successifs le jour il y eut introduit les humbles filles de saint Vincent. Dieu en jugea-t-il ainsi ? je ne sais, mais l'heure était venue il allait rappeler au ciel ce grand serviteur de l'Eglise.

Mgr Danicourt avait vu le martyre de près, il avait vu la hache levée sur sa tète, et il n'avait échappé à la mort que meurtri de coups. Cependant la terre chinoise ne devait le tuer que par ses fièvres pernicieuses.

Un avis arrive de Rome pour la convocation d'une réunion d'évêques. Mgr Danicourt s'y rend, et est dé- signé pour transporter en France les reliques des véné- rables Clet et Perboyre, puis aller à Rome, déposer aux pieds du Saint-Père, les intérêts et l'amour des chré- tientés nouvelles. Il part, il quitte cette terre de Chine qu'il ne doit plus revoir; le voilà installé en fidèle gar-

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dien auprès des restes précieux des martyrs. Bientôt le temps devient affreux : coups de vent, orages, tempêtes, roulis menaçant, tout Tabime mugissant. Et l'évêque n'abandonne pas son poste. Il reste imperturbable, comme naguère au milieu des déchaînements de l'enfer. Avance, ô navire ! avance sans crainte du naufrage ; tu portes mieux que César et sa fortune, tu portes les saints de Dieu !

Après cent vingt jours de traversée, Mgr Danicourt était en Angleterre, bientôt après en France, à Paris, à Saint-Lazare, il remettait son précieux dépôt.

Tout était consommé.

Vous savez le reste, mes Frères, vous savez l'émotion de sa famille, la joie de ses amis, l'empressement de toute cette province pour recevoir l'illustre mission- naire qui lui fait tant d'honneur. Déjà les arcs de triomphe se dressent sur les chemins, les fêtes s'orga- nisent, tout est prêt; c'est demain, c'est aujourd'hui qu'il arrive, l'humble enfant d'Authie, l'envoyé du ciel, le Pontife, l'apôtre, le martyr. O Dieu! quels desseins sont donc les vôtres? Tout à coup le vaillant athlète est frappé à mort. Le mal était caché ; mais il était ancien, Dieu en avait suspendu les effets jusqu'à ce que son ser- viteur eût rempli son message; cela fait il le rendait au martyre, car c'étaient les combats de la foi qui le tuaient jusque sur le sol de la patrie, et près du foyer paternel.

La désolation fut extrême, lui seul ne s'affligea pas. Il accepta la mort comme le passage au ciel, l'atten- daient les palmes. Dieu l'arrachait à vos embrasse- ments, mes Frères, mais c'était pour le recevoir dans son éternel embrassement.

Et maintenant, mes Frères, gardez, gardez avec une sainte jalousie ce précieux dépôt que l'Église tout entière vous envie. Déjà la confiance spontanée des peuples porte et envoie ici les invocations et les hom-

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mages; déjà, dit-on, de mystérieuses émanations échap- pées de ce sépulcre glorieux ont répandu la paix, la con- solation, le soulagement.

Ma foi s'en réjouit en secret, elle attend avec confiance le jour l'Eglise, seul juge de la sainte'té de ses entants, autorisera le culte public et solennel.

Écoutons, mes Frères, écoutons cette grande voix qui sort de la tombe : Defunctus ad hue loquitur. Il nous prêche l'amour de Notre-Seigneur, la confiance en Marie, le dévouement sans bornes à l'Eglise; la foi, l'espérance, la charité, la croix, la mort à nous-mêmes, toutes ces vertus qu'il a héroïquement pratiquées sur la terre, qui font sa gloire dans le ciel, et qui assureront aussi notre éternel bonheur.

Ainsi soit-il.

DOCUMENT

TROUVÉ DANS LE PORTEFEUILLE DE Mgr DAMCOURT APRÈS SA MORT

J. M. .T. MEMENTO ET GRATIAS AGE

JJeo creatori tuo, per Jesum Christum,Jilium ejus unicum.

18 mars 1806, S. Gabriel. -Né à Authie-lès-Doullens (Somme). 14 mai 1806, S. Boniface : Raptisé François-Xavier-Timothée. Au printemps 1818 : Commencé le latin chez M. Vivier (Aulbie). 30 octobre 1819, dimanche : Fait ma première communion (beau- coup pleuré).

28 décembre 1820, SS. Innocents : Entré au collège de Montdidier. 1822, dans l'église Saint-Pierre (Montdidier) : Confirmé par Mgr de

Chabons.

2 février 1823, Purification : Admis dans la Congrégation de la Sainte- Vierge.

8 septembre 1828, Nativité : Entré au séminaire de la Mission

(Saint-Lazare). 8 septembre 1829, Nativité : Fait le bon propos (maison des Sœurs

M. Lambolay).

3 avril 1830, Quatre-Tcmps : Reçu les ordres mineurs de Mgr de

VlLLÈLE.

29 juillet 1830, Ste Marthe : (Révolution), quitté Paris, retiré à Authie.

19 septembre 1830, S. Janvier : Appelé au collège de Montdidier. 27 septembre 1830, Mort de saint Vincent : Fait les vœux chez no

Sœurs (Montdidier).

18 décembre 1830, Expectatio par tus li. M. V. : Reçu le sous-dia- conat de Mgr de Chabons (Amiens).

31 janvier 1831, S. Pierre Nolasque : Sauvé la vie aux élèves Halle et Dizengremel.

20 juin 1831, SS. Jean et Paul : Reçu le diaconat de Mgr de Cha- bons (Amiens).

24 septembre 1831, B. M. l>. Mercede : Reçu la prêtrise de Mgr de Chabons (Amiens).

25 septembre 1831, S. Firmin : Dit ma première messe à Authie (M. Debrie).

30 septembre 1833, S. Jérôme : Parti pour la Cbine avec Mgr Mouly,

sur VActéon, capitaine Letorsac. 14 juin 1834, S. Basile : Arrivé à Macao, avec Mgr Mouly.

23 juin 1838, Vig. S. Jean : Conduit à Manille MM. Tchao, Yang, Tchan. Ko et Lu, pour l'ordination (Hie opus et labor).

7 mai 1842, S. Stanislas : Arrivé à Tchousan (soin des catboliques). 9 avril 1845 : Première visite aux ebrétiens de Ning-Po-Fou (Famille Yao).

12 mai 1845, SS. Nérée, Achillée : Visité les pagodes de Pou-Tou.

24 juillet 1845, sainte Christine : Allé me fixer à Ning-Po, dans l'ancienne église.

Août 1845 : Tremblement de terre, vacarme infernal à Ning-Po. 29 novembre 1849, Vig. S. André : Mort de Mgr Lavaissière, porté son corps à ïebousan.

21 juin 1851, S. Louis de Gonzague : Arrivée des Filles de la Chanté en Chine sur le Cassini, leur installation à Ning-Po.

7 septembre 1851, Vig. île la Sut. H. M. V. : Sacré évoque par Mgr Baldus, aidé de NN. SS. Moltly et Daguin (initium omnium undique tribulationum) .

21 septembre 1852, S. Mathieu : Visité les chrétiens de Kia-Sing (six mois durant).

3 janvier 1854, Qrt. de S. Jean évangéliste : Fait un voyage à Hong- Kong, Macao, Manille, partie sur le Cassini, partie sur le Colbcrl (extrêmement fatigué et rongé de peines).

13 avril 1854, Jeudi-Saint : Revenu à Ning-Po sur le Colbert.

23 juin 1854, Vig. S. Jean-Baptiste : Parti pour le Kiang-Sy, tombé malade à Hang-Tcheou.

7 septembre, Vig. de la Nativité : Revenu de Kiu-Tcheou à Ning- Po, pour me rétablir.

2 mars 1855, S. Simpliee : Reparti pour le Kiang-Sy.

19 mars 1855, S. Joseph : Arrivé à Yu-Clian, dans la famille Ou.

28 mars 1855, S. Xiste III : Arrivé à Kiou-Tou.

523

23 septembre 1830, S. Lin : Parti de Kiou-Tou, passé par Fou Tcheou, Hong-Kong, Cbang-Haï. arrivé à Ning-Po (malade et plein d'amertume).

1er juin 1857, S. Eleuthère : Reparti de Ning-Po pour le Kiang-Sy (troisième fois).

2 juillet .1837, Visitation : Arrivé à Kiou-Tou.

3 juin 18o8, Corpus Christi : Pris et maltraité par les impérialistes. 27 avril 1859, S. Anastasè : Parti de Kiou-Tou avec M. Tcbi'ng,

Xavier et Justin, pour Cbang-Haï, malade de la fièvre.

19 mai 1859, S. P. Célestin : Arrivé à Chang-Haï.

31 août, S. Raymond : Embarqué à Cbang-Haï sur le Neville, capi- taine Kerr, allant à Londres, dans la compagnie des restes pré- cieux du vénérable Perboyre.

François-Xavier-Timothée DANICOURT,

De la Congrégation de la Mission, évéque d'Antiphelles, vicaire apostolique du Kyang-Sy.

1er janvier 1860, Circoncision : Arrivé à Londres. 6 janvier 1860, Epiphanie : Arrivé à Paris.

2 février 1860, Purification : Mort à Paris, dans la maison-mur des Prêtres de la Mission.

3 février 1860, S. Ansckaire : Inhumé au cimetière Montparnasse, par M. Etienne, supérieur général des Prêtres de la Mission.

13 février 1860, S. Canut: Transporté de Paris à Autbie (MM. Ca-

pella et Damcolrt). 16 février 1860, S. Honeste : Inhumé au cimetière d'Authie par

Mgr Boudinet, évéque d'Amiens. Ier octobre 1861, S. Rémi: Déposé dans le sanctuaire de l'église

d'Authie par Mgr Mouly, évéque de Pékin.

Cb. Damcouet, Aumônier de l'hospice général, à Amiens,

TABLE DES MATIÈRES

Déclaration de l'auteur TV

Préface. V

Dédicace a Mgr Jacquenet, évèque d'Amiens IX

Lettre de Mgr Jacque.net XI

Lettre de M. Fiat XV

LIVRE PREMIER

De la naissance de Hfigi* Danicourt jusqu'à son départ pour les Missions de Chine

CHAPITRE PREMIER

Le village d'Autbie. « 18 mars 1806, saint Gabriel : à Authie-les-Doullens (Somme). 14 mai 1806, saint Boniface baptisé François-Xacier-Timothce. » Famille Danicourt. Première éducation de Xavier. Son innocence. Sa piété filiale 1

CHAPITRE II

« Au printemps 1818, commencé le latin chez M. Vicier (Authie). 30 octobre 1819, dimanche : fait ma première communion (pleuré beaucoup) » 14

CHAPITRE III

« Le 28 décembre 1820, saints Innocents: entré au collège deMont- didier. » Le collège de Montdidier; Xavier y entre le jour des saints Innocents. Fruits d'une première retraite.

526

Sa conduite, son application, ses aptitudes. Tout pour la gloire de Dieu. Son amour pour la sainte Eucharistie, ses communions, ses confessions. Sa dévotion envers la sainte Vierge 20

CHAPITRE IV

« En 1822: confirmé dans l'église de Saint-Pierre de Montdidwr par Mgr de Chabons. Le 2 février l!S2.'s. fête de la Purifi- cation : admis dans la Congrégation de la Sainte-Vierge. » Son inlluence sur ses condisciples. Sa charité pour les prisonniers. Prix de sagesse 30

CHAPITRE V

Xavier pendant les vacances. La vie des vacances est l'épreuve de la vertu des jeunes gens : qu'était celle de Xavier? Ses devoirs de piélé. Son apostolat auprès des familiers de la maison de son père. Xavier à l'église. Il seconde son curé dans l'exercice de son ministère. Ses pèleri- nages à Albert. Sa sollicitude, son zèle pour son frère Pierre et sa sœur Sidonie. Sa compassion pour les malheureux : un trait charmant de sa charité 30

CHAPITRE VI

Choix décisif de sa vocation. Son année de philosophie. Ses dernières vacances ; un premier sacrifice consommé. Son départ pour la maison de Saint-Lazare 13

CHAPITRE VII

« Le 8 septembre 1 828, Nativité: entre au séminaire de la Mission, à Saint-Lazare. » Ce qu'est le noviciat. Ce qu'était la maison de Saint-Lazare à cette époque. Comment l'abbé Danicourt y pratique les trois grands vœux et s'applique à l'étude de la théologie, de l'Écriture sainte et de la vie de saint Vincent. 11 se lie à M. Etienne. Combien il aimait cette maison î-7

CHAPITRE VIII

Le S septembre 1820, Nativité: fait le bon propos (maison des Sœurs) M. Lambolay. » La tonsure. Les ordres mi-

527

neurs. « Le 3 avril IS30, Quatre-Temps : reçu les Ordres mineurs de Mgr de Villèle. » Le 24 avril 1830, M. l'abbé Danicourt est un des beureux témoins de la translation des reliques de saint Vincent de Paul. « Le 29 juillet 1830, sainte Marthe : (Révolution) , quitté Paris, retiré à Authie. » 11 continue son noviciat dans sa famille. Témoignage de M. Debiïe S3

CHAPITRE IX

« Le 19 septembre 1830, saint Janvier: appelé au colley,' de Mont- didier. Le 27 septembre 1830, mort de saint Vinrent : fait les vœux chez nos Sœurs, à Montdidier. » Lettre élogieuse de M. Salhorgne, supérieur général, à M. Danicourt. « 18 décembre 1830, Expeclatio partus F». M. V., Attente du divin enfantement : reçu le sous-diaconat [Mgr de Chabons). »

M. Danicourt est désigné pour la chaire de qualrième au collège de Montdidier : ce qu'il est comme professeur ; com- ment il comprend l'éducation; son exactitude; son ascen- dant sur les élèves. Trait héroïque de sa charité : « 3\ jan- vier, saint Pierre Nolasque : sauve' la oie aux élèves Halte et Dizengremel. » 39

CHAPITRE X

« Le 26 juin 1831. saint Jean et saint Paul : reçu le diaconat de Mgr de Chabons (Amiens). 24 septembre 1831, Notre- Dame de la Merci, reçu la prêtrise de Mgr de Chabons.

25 septembre 1831, fête de saint Firmin, martyr, premier évêque d'Amiens: dit ma première messe à Authie, M. Debrie. »

M. Danicourt retourne à Montdidier. Encore sa dévo- tion envers la sainte Eucharistie. Sollicitude pour sa sœur Sidonie ; ses alarmes à la pensée des dangers auxquels sa jeunesse est exposée ; lettres à sa mère et à sa sœur à

ce sujet G7

CHAPITRE XI

Les préliminaires de la séparation. André Danicourt à Montdidier : le sacrifice est consommé ! Lettre admirable de M. Danicourt à ses parents. Il est désigné pour les missions de Chine. Lettre d'avis de M. Etienne. Letlre de M. Danicourt à M. Debrie, curé d'Authie. Dernière visite à Authie, derniers adieux à sa famille. Les adieux

528

dans la Communauté de Saint-Lazare. Décret de la Congrégation de la Propagande 70

LIVRE DEUXIÈME

Du départ de Mgr Danicourt pour la Chine jusqu'à sa promotion à l'épïscopat

CHAPITRE PREMIER

« Le 30 septembre 1833, Saint Jérôme : parti pour la Chine avec M. Mouly, sur TActéon, capitaine Letorsac. 14 juil- let 1834, Saint Basile : arrivé à Macao avec M. Mouly. » 95

CHAPITRE II

SÉJOUR DE M. DANICOURT A MACAO (1834-1842)

Macao centre religieux : pourquoi? Le personnel du séminaire de Macao. Vie et rôle de M. Danicourt dans cette maison. Résultats et consolations : paroles du Vénérable Perboyre. Appréciations de M. Danicourt sur la Chine : châtiments visibles de la divine Providence; situation des missionnaires; tristesses et espérances résumées, dans ses lettres à M. Debrie et à la Révérende sœur Boulet, supérieure générale des Filles de la Charité.

Estime et vénération de M. Danicourt pour ces dernières.

M. Danicourt est un des premiers apôtres de l'imma- culée-Conception en Chine lin

CHAPITRE III

SÉJOUR A MACAO (Suite)

M. Danicourt est chargé de conduire de Macao à Manille cinq de ses élèves pour être ordonnés prêtres : « Le 23 juin 1838, Vigile de Saint Jean-Baptiste : conduit à Manille MM. Tchao, Yang, Tchan, Ko et Lu pour l'ordina- tion : (bic opus et labor). » Retour à Macao le 27 août. .Nouvelles consolations, nouvelles espérances données par les séminaristes de Macao, consignées dans une lettre à M. Lego, assistant, et dans une autre à M. Debrie, curé d'Authie... 134

529

CHAPITRE IV

séjour a macao (Fin)

M. DANICOURT ET SA FAMILLE

Son frère Charles à Montdidier: lettres adressées à ce dernier. Dernière lettre adressée à son père et à sa mère. Leur mort : lettre? écrites à ce sujet. M. Danicourt va quitter le professorat pour les missions proprement dites : il est dans la vigueur et la plénitude de ses talents, et son âme est mûre pour les travaux apostoliques 144

CHAPITRE V

APOSTOLAT DE M. DANICOURT DANS l'aRCHIPEL DE TCHEOUSAN (DU 7 MAI 1842 AU 18 JUILLET 1840)

ARTICLE PREMIER

La Chine et le gouvernement anglais. Causes de la guerre de l'opium. Traité de Nankin. M. de Lagrenée : traité en faveur des Missions. Occupation de Tcheou- san. Traité de Wam-poa. Action de Dieu visible dans tous ces événements. Un mot sur les cinq ordres reli- gieux qui propagent la religion catholique dans cette région 160

« Le 7 mai 1842, Saint Stanislas : arrivé à Tcheousan, soin des catholiques. » Ce qu'était Tcheousan au point de vue moral et religieux. M. Danicourt en est nommé

provicaire : ses pouvoirs. Consécration de l'archipel

à la sainte Vierge. Première église ou chapelle à Tcheou- san : conversion d'un bonze. Témoignage rendu par M. Faivre à M. Danicourt. Ministère de M. Danicourt auprès des soldats irlandais. Archiconfrérie. Dévotion à Marie indispensable aux missionnaires. Une hardiesse apostolique : visite dans une pagode. Correspondance de M. Danicourt avec M. le supérieur général des Lazaristes ; il fait appel auprès de lui pour l'envoi en Chine de mission- naires et de sœurs de Charité 7 J 2

ri3U

Apostolat de M. Danicourt dans l'archipel de Tcheousan [fin).

a Le 9 avril : première visite aux chrétiens de Ning-Po (famille Y au). Le 12 mai 1845, Saints Nérée et AchilUe : visité les pagodes de Pou-Ton. » Juin 1845, seconde visite (en costume ecclésiastique) à INing-Po-Fou et découverte de l'ancienne chapelle catholique. Elle est recouvrée en octohre de la même année. Troisième visite de M. Dani- court à Ning-Po-Fou (1840) : acquisitions de terrains. Consolations goûtées dans la mission de Tcheousan expri- mées à M. Etienne. Influence morale de M. Danicourt auprès des mandarins. Son dévoûment dans la peste de Ting-Haë (184(3) lui attire l'estime et l'admiration de l'armée anglaise 1 8c

CHAPITRE VI

APOSTOLAT DE M. DANICOURT DANS LE TCHÉ-KIANG I SÉJOUR A NING-PO-FOU, DU 24 JUILLET 1846 AU 7 SEPTEMBRE 1851

Aperçu de la province du Tché-Kiang. « Le 24 juillet 1846 Sainte Christine : je suis allé me fixer à Ning-Po. Le 10 août, vacarme infernal à Ning-Po. » Correspondance de M. Danicourt avec sa famille pendant Tannée 1846; ren- seignements divers sur sa mission 196

CHAPITRE VII

APOSTOLAT DE M. DANICOURT DANS LE TCHÉ-KIANG : SEJOUR A NING-PO-FOU DU 24 JUILLET 1846 AU 7 SEPTEMBRE 1851 [SuiU1)

ARTICLE PREMIER

Œuvres et établissements divers fondés par M. Danicourt dans le Tché-Kiang, principalement à Mng-Po-Fou. Par quels moyens est-il secondé? 212

ARTICLE II

Orphelinats -hospices établis à >.Ting-Po-Fou et à Tchen-Haï par M. Danicourt 230

531

ARTICLE III

Le 29 novembre 1849, Vigile de saint André : mort de Mgr Lavaissière, porté son corps à Tcheousan. » Quelques mots sur ce vénérable prélat. Correspondance de M. Da- nicourt avec sa famille : appel pour l'envoi de missionnaires ; détails sur sa mission 238

LIVRE TROISIEME

Depuis la promotion de Mgr Danicourt à l'épiscopat j usqu'à son retour en France (18oi - 1859)

CHAPITRE PREMIER

M. Danicourt est proposé pour l'épiscopat par M. Etienne.

Décret d'élection. Bref qui lui est adressé à l'occa- sion de sa promotion; ses pouvoirs de vicaire apostolique.

Sa réponse. Son sacre. « Sept septembre 1851, Vigile de la Nativité de la sainte Vierge : sacré évêque pur Mgr Baldus, aidé de WN. SS. Mouly et Daguin (Initium om- nium undique tribulationum). » Ses armes. Réunion

des évèques à Ning-Po-Fou 2i5

CHAPITRE II (1851-1832)

SÉJOUR A NING-PO FOU [Suite)

Sa promotion à l'épiscopat est pour Mgr Danicourt un motif de travailler avec plus d'ardeur au salut des fidèles confiés à sa sollicitude. 11 consacre son vicariat apostolique à Marie Immaculée. Notre-Dame des Victoires à Ning-Po.

M. de Monlignv, ambassadeur et Mgr Danicourt. Séjour de M. Poussouà Ning-Po. Travaux, établissements de Mgr Danicourt dans cette ville : il y installe les sœurs de Cbarité et la Procure. Temple de la Charité et de la Miséricorde à Ning-Po. Témoignage rendu à Mgr Dani- court. — Calamités qui fondent sui le Tehé-Kiang et les provinces environnantes 253

CHAPITRE III

MGR DANICOURT ET L'ŒUVRE DE LA SAINTE-ENFANCE (DE I80I A 1 854)

séjour a MNG-po-Fou (Suite)

Les Lazaristes et les sœurs de Charité au xixe siècle. Rap- port de Mgr Danicourt à M. le directeur de la Sainte -En-

532

fance : excursion dans le pays des mûriers (1852). « Le 21 septembre 1852, Saint Mathieu : visité les chrétientés de KiaSing, six mois durant. » Rapport à M. Molinier (18.'i3) : six mois de tournées apostoliques. AMgrParisis, évêque d'Arras (1833) : détails intéressants sur sa mission. A M. le directeur de l'Œuvre de la Sainte-Enfance, sur les moyens qu'il emploie pour sauver les enfanls : écoles de Médecine et de Pharmacie. A M. le président de l'Œuvre : nombre des enfants baptisés (4854). « Le ^janvier 1854, octave de saint Jean l'Evangéliste: fait un voyage a Hong- Kong, Macao, Manille, partie sur le Gassini, partie sur le Colbert, extrêmement fatigué et rongé de peines. » 267

CHAPITRE IV (1854)

SÉJOUR A NT.NG-PO-FOU (Fin)

Etat du vicariat apostolique de Mgr Danicourt en 1854, à l'époque de sa translation au Kiang-Sy. Quelques ré- flexions 283

CHAPITRE V

Le disciple n'est pas plus que le Maître. Est-il étonnant qu'un missionnaire rencontre des difficultés au milieu des infidèles? Surprise que cause à Mgr Danicourt la nou- velle de son changement de destination. Il est justifié par son conseil. Divers personnages, entre autres l'am- bassadeur de France, réclament en sa faveur auprès du Saint-Siège. Il se justifie lui-même. 11 est vengé par Rome 293

CHAPITRE VI

SÉJOUR DE MGR DANICOURT AU KIANG-SY (1854-1855)

Mgr Danicourt éprouve encore une grande peine avant de quitter Ning-Po et la province du Tché-Kiang. a Le 23 juin 1834, vigile de saint Jean-Baptiste : parti pour le Kiang-Sy, tombé malade à Hang-Tchéou. Le 7 septem- bre 1854, vigile de la Nativité : revenu île Kiu-Tchéou a Ning-Po pour me rétablir. » Il reçoit des lettres encoura- geantes de Rome et de Paris. « Le 2 mars 1835, saint

333

Simplice: repartipour le Kiang-Sy. - Le 19 mars 1855, saint Joseph : arrivé à Yu-Chan dans la famille Ou. Le 28 mars 1855, saint Xistc III : arrivé à Kiou-Tou. j Etat du Kiang-Sy, son nouveau vicariat : ses occupations. Lettres à son beau-frère, à son frère, M. Charles Dani- court, à Mgr de Salinis, évèque d'Amiens. Mgr Danicourt demande des missionnaires à Rome : réponse du cardinal Antonelli 310

CHAPITRE VII

MGR DANICOURT ET LA SAINTE-ENFANCE AU KIANG-SY (1856)

But que se propose Mgr Danicourt dans tout ce qu'il fait ou écrit relativement à la Sainte-Enfance. Rapport adressé à Mgr Parisis, évèque d'Arras, sur Yinfanticide et l'exposition des enfants en Chine : causes d'infanticide ; nombre d'enfants exposés au Kiang-Sy; moyens d'expo- sition. — Appel aux catholiques de l'Europe en faveur de l'œuvre. Prêtres de la Sainte-Enfance (rapport adressé à M. Jammes). Appel des sœurs de charité au Kiang-Sy pour la même œuvre 328

CHAPITRE VIII

Zèle que déploie Mgr Danicourt au Kiang-Sy pour com- battre l'erreur et démasquer les sectes hypocrites (1856). . 347

CHAPITRE IX

SITUATION DE MGR DANICOURT ET DE SA MISSION EN 1856 ET 1857

Etat physique de Mgr Danicourt : maladies, dangers courus dans ses voyages. « Le 23 septembre 1856, saint Lin : parti de Kiou-Tou, passé par Fou-Tcheou, Hong-Kong, Shang- Eai, arrivé à Ning-Po (malade et plein d'amertume). » Son état moral : dévotions et pratiques de piété. Situa- tion politique, financière et moi^ale de la province du Kiang-Sy depuis l'arrivée des rebelles. Situation reli- gieuse de son vicariat: nombre des enfants recueillis; séminaire, hospice; mort de plusieurs missionnaires. Comment fonctionne, et par son action et par celle de ses missionnaires, l'œuvre de la Sainte-Enfance. « Le \eT juin 1857, saint Eleuthêre : reparti de Xing-Po pour le

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Kiang-Sy (troisième fois). Le '2 juillet 1857, Visitation: arrivé à Kiou-Tou. » 356

CHAPITRE X

PERSÉCUTION ET MARTYRE (DE JUILLET 1857 A JUILLET 1858)

Arrivée de Mgr Danicourt à Kiou-Tou racontée par un témoin oculaire. Bonté et soins du prélat pour ses con- frères. — Comment il prêche la confiance en Dieu et la patience aux approches de la tribulation. Il déjoue habilement le général des insurgés et fait ainsi épargner ses établissements et les siens. Mais la persécution vient des impérialistes. « Le 3 juin 1858, Corpus Cbristi : pris et maltraité par les impérialistes. » Mgr Danicourt con- fesse la foi, subit le martyre. Coïncidence frappante, rapprochement, réflexions 380

CHAPITRE XI

FIN DE LA MISSION DE MGR DANICOURT EN CHINE (1838-18o9)

Lettre de M. Etienne à M?r Danicourt. Lettre de Rome. Triste état de la province du Kiang-Sy. Mgr Da- nicourt est désigné par la Sacrée Propagande pour accom- pagner en France les restes du vénérable Perboyre. « Le •2~ avril 1859, saint Anastase : parti de Kiou-Tou avec MM. Tching, Xavier et Justin, pour Shang-Haï, malade de la fièvre. Lr lu mai 1859, saint Pierre Célestin : arrivé a Shang-Hai. » Ses adieux à sa cbère mission : témoi- gnages qu'il reçoit. Mgr Mouly, évêque de Pékin. « Le 31 août 1859. saint Raymond : embarqué à Shang-Hai sur le Neville, capitaine Kerr, allant à Londres,dans la compagnie des restes précieux du vénérable Perboyre. » 396

LIVRE QUATRIÈME

Retour de ^figr Danicourt en France. Séjour à Paris. Sa HBort. Ses diverses funérailles. Dévotions spéciales et vertus émïnentes du saint missionnaire.

CHAPITRE PREMIER

Traversée de Shang-Haï à Douvres. Arrivée à Londres. Arrivée à Paris. Séjour dans la capitale St09

535

CHAPITRE II

Maladie et mort de Mgr Danicourt. Son inhumation au cimetière du Montparnasse 427

CHAPITRE III

Deuil général à la nouvelle de la mort de Mgr Danicourt. Translation de sa dépouille mortelle à Authie. Son inhumation dans le cimetière de cette paroisse par Mgr Bou- dinet, évêque d'Amiens, le 16 février 1860 442

CHAPITRE IV

Translation des restes de Mgr Danicourt dans le sanctuaire de l'église d'Authie. Cérémonie des funérailles présidée par M. Mouly, évêque de Pékin et M. Etienne, supérieur général des Lazaristes. Oraisons funèbres prononcées par Mgr Duquesnay et Mgr Mouly. Monument érigé à Mgr Danicourt V66

CHAPITRE V

Dévotions spéciales et vertus éminentes qui ont rempli la vie intime et la vie extérieure de Mgr Danicourt 475

APPRÉCIATION ÉLOGIEUSE DE LA COUR DE ROME OU NOTICE BIOGRA- PHIQUE EXTRAITE DES ARCHIVES DE LA SACRÉE PROPAGANDE, SUR MGR DANICOURT 493

ORAISON FUNÈBRE DE MGR DANICOURT PRONONCÉE PAR M. L'ABBE DUQUESNAY, CURÉ DE SAINT-LAURENT A PARIS, MORT ARCHEVÊQUE DE CAMBRAI 503

DOCUMENT TROUVÉ DANS LE PORTEFEUILLE DE MGR DANICOURT APRÈS

SA MORT 321

Table des matières 525

Paris. Imprimerie F. Levé, rue Cusselie, 17,

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