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PREMIER ÉVÊQUE PB QUÉBEC ET APQTRE DU CANADA

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PAR

L'ABÏÉ AUGUSTE GOSSELIN

Curé de Saint-Fékéol

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JPocteur ès-lettres de VUniversUé-ÏAiical^

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Paroles de Mgr de LavaU

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TOME PRRMIBR

QUEBEC

IMPRIMERIE DE L.-J. DEMERS & FRÈRE

JBditeurs-proprietaires de L'Evéïement,

30, RUE DE LA FABRIQUE, 30 1890

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CURK DE SAINT-FÉRBOL

Dœteur ès-lettre^ de VUniversité-Lnval

" UtinÀm omnibus omnia âam, ot oninc8 Christo lucrifaciam ! *

Paroles de Mgr de Laval.

TOME PBEMIER

QUEBEC

IMPRIMERIE DE L.-J. DEMERS & FRÈRE

EdUeurë'propriétaires de L'Evénement,

30, RUE DE LA FABRIQUE, 30

1890

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THB NEW YORK

PUBLIC LîPHARY

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ASTOB, LENOX \Sl) TlLftlIN FOUNOATIONU

tt 1949 L

Enregistré conformément à l'acte du Parlement du Canada, en l'année mil huit cent quatre-vingt-dix, par M. l'abbé Auguste H. Gosselin, au bureau du ministre de l'Agriculture, à Ottawa.

\

A. SON ÉMIISTENOE

LE CARDINAL ELZÉAR- ALEX ANDRE TASCHEREAU

CARDINAL PRÊTRE DE LA SAINTE ÉGLISE ROMAINE

DU TITRE DE SAINTE-MARIE DE LA VICTOIRE

ARCHEVÊQUE DE QUÉBEC

Eminentisaime et Révérendiasivie Seigneur,

Permettez-Tooi de déposer aux pieds de Votre Êminence mon humble travail. Votre Eminence a accueilli avec boTUé Vidée que f ai eue d'écrire une vie aussi complète que possible du glorieux fondateur de notre Eglise; Elle a bien voulu encourager mes modestes efforts et suin- ter esser à cette publication : Vhommage lui en revient à tous les titres,

" La réputation de Mgr de Laval, disait un jour Votre Eminence, est sortie brillante et pure des nuages que quel- ques-uns de ses contemporains ont essayé de faire planer

yi LETTRE DE l'AUTEUB

euT elle.'* Comme tovs les nuages, ceux-là se dissiperont de plus en plus à mesure qu'apparaîtra aux yeux de tous Viciât de cette belle vie, de cette éminente et héroïque sainteté, qui resplendit sur le berceau de l'Eglise du Canada,

Heureuse notre Eglise^ d'avoir eu pour fondateur un si gYomd et si saint évêque ! Ajoutons : mille fois Jieureuse, cette Eglise, d^avoi/r eu, pour présider à ses destinées, une série ininterrompue de pontifes, qui se sont transmis d'une Toanière vraiment ad/mirable Vhéritage de ses ve tus ! Dans cette longue suite de pontifes, aucune ombre, axu j,ne défail- lance, ma/is toujours le rayon lumineux de sainteté qui s'échappe de la personne de Mgr de Laval, et continue à projeter son éclat sur le peuple canadien !

Quinzième successeur de Mgr de Laval sur le siège épia- copal de Québec, Votre Eminence ne s'est pas contentée de recueiZln/i* et de conserver pieusement l'héritage de ses vertus, elle Va embelU de la gloire de la pourpre romaine, qu'Elle a mérité de recevoir de N, S. Père le Pape L <on XIII. Que le pieux prélat doit être heureux de contempler, dit, haut du ciel, cette Eglise qu'il aimait tant, rattacliée pdr de nouveaux liens à la chaire de Pierre, à laquelle il était si dévoué !

A S. ÉM. LE GABD. TASCHEREAU W

Puisse ce modeste livre, qui m\i coûté tant de lahewni, contribuer à faire connaîire, aimer et (jlorifier Mf/r dt Laval! C'est V unique but que je lae suis proposé «»

récrivant. Puisse cette Vie de Myr de Laval tnériierUk haute approbation de Votre Eminence.

J'ai Vhoyinear d'être, Eminentissiiae et Révère ndissime tieiyneur. Votre fils rcf*]iectnenx et soumis,

A.-H. GOSSELIX, rxRE,

Cure de S(t^nf'Fe^ Saint-Fëréol, 1er décembre 1889.

LETTRE DE SON ËHINENCE LB OARDINAIi B. A. TASOHBRBAU

ARCHEVÊQUE DE QCÉBEC

, Québec, 8 décembre 1889.

A M. l'abbé Auguste Gosselin,

Oiiré de SahU'Fét^ol.

MoNSiEuu LE Curé:,

"Vous ayant encouragé à entreprendre l'histoire de la vie de Monseigneur de I-aval, premier évêque du Canada, je suis heureux d'apprendre que vous aller bientôt commencer à la faire imprimer. Le soin avec lequel vous avez consulté les livres et les manuscrits qu'il vous a été possible de trouver, ainsi que les personnes bien versées dans notre histoire, me donne lieu de croire que votre ouvrage fera autorité.

n me semble que le Saint-Esprit, dans le livre de TEcclé- .siastique, a voulu faire Téloge de Mgr de Laval, quand il a ^t : " Louons les hommes pleins de gloire, qui sont nos pères.

LETTRE DE SON ÉMINENGE

" Dès le commencement, le Seigneur a signalé dans eux sa " gloire et sa puissance. Ils ont dominé dans leurs étaUs ; " ils ont été grands en vertu et ornés de prudence. Les " peuples ont reçu de leur sagesse des paroles toutes saintes. •* Ils ont été riches en vertus ; ils ont gouverné leur maisou " avec sagesse. Leur gloii*e passera d'âge en âge. Leurs " corps ont été ensevelis en paix, et leur nom vivra dans

" tous les siècles. "

L'abondance de la moisson prouve Tliabileté du cultivateur, encore plus que la fertilité du cliamp. Quand on considère l'immensité du territoire confié au zèle apostolique de Mgr de Laval, la pauvreté de ses ressources, le nombre si petit de ses missionnaires, les obstacles que le démon suscite contre toutes les bonnes œuvres, on ne peut qu'admirer sou courage et son habileté, puis rendre grâce et gloire â Dieu, (jui à donné une telle bénédiction à son travail. Cette bénédiction a été la récompense de sa piété, de son désintéressement, de sa mortification.

La fondation d'un séminaire 2)0ur recruter son clergé, ainsi que l'établissement d'écoles des arts et métiers et d'écoles élémentaires, prouvent sa confiance dans la Provi- dence, et son zèle pour l'éducation de ses diocésains.

LB CARDINAL TASCHEBEAU XI

La belle discipline ecclésiastique et paroissiale de nos jours remonte jusqu'à son temps, car c'est lui qui en a posé les fondements. Voilà pourquoi "l'Eglise de Québec, si petite " et si humble, si faible dans ses commencements, charg('e ** néanmoins de porter la parole divine et la bonne nouvelle " dans un territoire plus vaste que l'Europe entière, cette " Eglise n'a point faibli à sa mission ; elle n'a pas succombé ** sous le fardeau ; et aujourd'hui elle compte avec orgueil " les provinces, les diocèses et les vicariats apostoliques "dont elle est la mère féconde." (Mandement du 8 septembre 1874.)

Il ne me reste plus qu'à vous remercier d'avoir entrepris et conduit à bonne fin ce travail si important pour l'histoire ecclésiastique de notre pays, et à vous en souhaiter la récom- pense.

Veuillez agréer,

Monsieur le Curé,

l'assurance de mon dévouement.

E..A. Card. TASCHEREAU,

Archevecpie de Québec.

LETTRB DE Mgr BËQIN

ÉvâQUE DB CHICOUTIMI

Chicoutimi, 25 décembre 1889.

A M. Tabbé Auguste Gosselin,

Curé de Saiot-Féréol, Docteur h'iettns de P Université Lavai.

Bien cher ami,

Vous venez de mettre la dernière main à votre Vie de Mgr de Laval : je vous en félicite de tout cœur. Il ne vous reste plus qu'à vous hâter de la livrer au public, qui l'attend avec impa- tience. Vous lui en avez donné un avant-goût par le magnifique chapitre qui a été déjà publié dans le Canada-Français : ses espé- rances, je le sais, ne seront pas déçues.

Lorsque vous avez entrepris, il y a trois ans, à la denjande de plusieurs véritables amis de notre pays, d'écrire une histoire aussi complète que possible de son premier évêque, j'applaudis d'autant plus à votre généreuse résolution, que je vous savais parfaitement capable de la mener à bonne fin. Je connaissais, en effet, mieux que personne vos talents, votre amour du travail et de l'étude, votre inclination particulière pour les recherches historiques, l'esprit d'ordre que vous savez mettre en toutes choses, votre goût fin et délicat, votre plume exercée.

ziy LETTRE DE MQB BÉQIN

Vous êtes, je puis vous rendre ce témoignage, l'un des mem- bres de notre clergé canadien qui ont le mieux conservé le culte des lettres et de ces études classiques, dont Cicéron a dit ** qu'elles nourrissent notre jeunesse, et font le charme de nos vieux jours, notre ornement dans la prospérité, notre refuge et notre consola- tion dans le malheur." Aussi, que de fois je me suis pris à regretter que vous ne pussiez vous décider à confier au public le fruit de vos études, de vos travaux et de vos recherches !

Vous préfériez, sans doute, mettre en pratique la maxime favo- rite que professait l'illustre maître de Mgr de Laval, M. de Ber- nières : " Il ne faut jamais se produire avant le temps. "

Et vraiment, à considérer l'ardeur fébrile avec laquelle tant de personnes, de nos jours, lancent dans le public les productions indigestes de leur esprit, pour n'aboutir trop souvent qu'à des avortements ridicules, je ne puis que louer votre défiance de vous- même et la sagesse avec laquelle vous vous êtes tenu jusqu'ici à l'écart, pour vous préparer aux desseins de Dieu sur vous.

Vous débutez aujourd'hui par une œuvre d'un mérite peu ordi- naire. Votre Vie de Mgr de Laval fait revivre au milieu de nous le saint évêque qui quitta jadis le beau pays de France, pour venir jeter sur les rives de notre grand fleuve les fondements de notre Eglise et de notre nationalité canadienne.

Il y a quelques années, les ossements arides du pieux prélat furent exhumés providentiellement de la poussière ils dormaient depuis près de deux siècles, et promenés en triomphe à travers les rues de Québec. Un insftant, l'imagination populaire crut voir Mgr de Laval ressuscité au milieu de nous ; et nous nous rappe- lons tous la joie enthousiaste avec laquelle fut saluée cette vision éphémère. Aujourd'hui, sous le souffle créateur de votre histoire, ces mêmes ossements arides reviennent de nouveau à la vie, et, cette fois, d'une manière durable.

•Oui, Mgr de Laval vit et respire dans les belles pages que vous allez bientôt livrer au public. Le voilà bien, cet illustre des-

ÊVêQX7£ DE CHICOUTIMI

cendant des Montmorency, qui nous consacra la plus grande partie de son existence.

Nous le voyons d'abord naître et grandir sous le toit paternel, à Tombre de la petite église de Montigny-sur-Avre, au milieu des paysages gracieux de ce joli village, dont vous nous donnez, pour la première fois, la description.

Bientôt la scène change, et revct un nouveau décor. Il est transplanté au collège de La Flèche, dans ce Châteauneuf ait Henri IV, les magnificences de Tart s'harmonisent si bien avec les beautés pittoresques de la nature. Il y passe sa jeunesse sous le« yeux vigilants des PP. Jésuites, et y apprend tous les secrets de la science et de la vertu. Vous nous le montrez rivalisant de zèle et de piété avec ses confrères dans la congrégation du P. Bagot, puis se préparant au sacerdoce, dans le collège de Cler- niont, à Paris.

A Evreux il exerce durant plusieurs années les nobles fonc- tions d'archidiacre. Puis, tout à coup, le voilà à Rome, où, désigné avec deux, de ses confrères pour le vicariat apostolique du Tonkin, il n'attend qu'un ordre du souverain pontife pour s'envoler vers cette périlleuse mission. Mais la Providence nous le réserve : la mission du Tonkin vient à manquer ; et François de Laval, plein d'humilité et d'abandon à la volonté de Dieu, va se mettre en retraite dans le doux ermitage de M. de Bernières.

Vous nous avez décrit avec soin cette belle solitude, ce nouveau Manrèze, le futur évêque de Québec, disciple des fils de saint Ignace, se prépara à Tapostolat de la Nouvelle-France. Les années qu'il passa à Termitage de Caen sont une des parties prin- cipales de son existence. Il s'y recueillit et y concentra toutes ses forces spirituelles, pour leur donner encore plus de vigueur.

Mais voilà l'heure du sacrifice et de la lutte. Les négociations pour l'envoi d'un évêque au Canada, que vous nous racontez en détail et d'une manière parfaite, ont abouti à la nomination de Mgr de î^val comme vicaire apostolique de la Nouvelle-France.

XVi LETTRE DE MGR 6ÉGIN

Il triomphe de toutes les oppositions faites à sa ^consécration, et dit adieu à son pays natal.

Avec Tarrivée de Mgr de Laval au Canada se termine la pre- mière partie de votre ouvrage. C'est la plus courte, mais non la moins intéressante, car la plupart des faits qui y sont relatés ont à peine été effleurés jusqu'ici par les biographes du prélat.

Les trois autres parties de votre livre ont leurs divisions toutes naturelles : Mgr de Laval, vicaire apostolique du Canada, puis évêque Québec, puis enfin évêque démissionnaire. C'est la vie apostolique du saint prélat, laquelle se résume parfaitement

*

dans l'épigraphe que vous avez mise en tête de votre livre: " Utinàm omnibus omnia fiam^ et omnes Christo lucrifaciam I "

Vous avez raison d'appeler Mgr de Laval V Apôtre du Canada : il a été apôtre, en effet, et un apôtre digne des fondateurs de l'Eglise universelle. Heureux notre pays, d'avoir eu pour premier évêque un homme si saint, si désintéressé, si attaché au saint- siège, si dévoué au salut des âmes ! On ne peut lire sans se sentir ému jusqu'aux larmes, le récit de ses travaux, de ses courses apostoliques, de ses efforts incessants pour procurer la gloire de Dieu, l'honneur de l'Eglise, le salut de la petite colonie française établie sur les bords du Saint-Laurent, le salut, surtout, des pau- vres sauvages qui peuplaient alors les forêts de la Nouvelle- France.

Les sauvages, ah ! qu'il les a aimés ! C'est surtout pour eux, pour les amener à la lumière de l'Evangile, qu'il se croyait envoyé en Amérique : de là, l'affection vraiment incomparable qu'il leur témoignait. Vous nous le montrez dès son arrivée à Québec leur prodiguant les prémices de son zèle, puis ensuite s'occupant constamment de leur salut, leur envoyant des missionnaires, mais surtout luttant avec un courage invincible contre le fléau des boissons enivrantes, qui menaçait de les perdre à jamais. Vos pages éloquentes sur la traite de l'eau-de-vie nous révèlent non seulement le zèle ardent, mais aussi le caractère énergique, noble, j'allais dire chevaleresque de notre saint pontife.

ÉVÊQUE DE CHICOUTIMI XVU

L'Eglise du Canada lui doit à peu près tout ce qu'elle est, son organisation, sa puissante vitalité pour le bien, la foi si puissam- ment ancrée dans le cœur de ses enfants, leur attachement respectueux à l'autorité ecclésiastique, leur zèle inaltérable pour les bonnes œuvres. Ce vicariat apostolique, qui devint Tévêché do Québec, était immense, puisqu'il renfermait toute l'Amérique du Nord, moins la colonie alors peu considérable de la Nouvelle- Angleterre. Il ne put jamais songer à le visiter dans toute son étendue, ^lais son esprit a pénétré partout, grâce à ses mission- naires, qui étaient animés, comme lui, du même souffle évangé- li<]ue, et formés aux plus admirables vertus. Lui-même parcourut à maintes reprises, et au prix de fatigues incroyables, toute la partie habitée par les Français, laissant partout des traces de son zcle, et communiquant aux fidèles et aux institutions religieuses cet esprit de force, de piété et d'union dont il était rempli.

C'est un grand plaisir pour moi de savoir que le saint évcque a touché de ses pieds le sol de mon diocèse. Votre beau chapitre îur sa visite à Tadoussac a réjoui mon âme ; et chaque fois que j'aurai occasion de visiter moi-même ce petit coin de mon diocèse, lavorisé un jour de la présence d'un si admirable pontife, je ne manquerai pas de m'inspirer des souvenirs de zèle et de dévoue- încnt qu'il y a laissés : Adorabimus in loco ubi steterunt pedes ejus.

Je n'entreprendrai pas, cher ami, de résumer ici votre beau livre et de rappeler toutes les œuvres de Mgr de Laval. Après avoir exposé sa carrière apostolique, vous nous le montrez fléchis- «^ant sous le poids des infirmités précoces et de la maladie, et obligé de résigner son siège épiscopal en faveur de son succes- seur, qu'il a choisi lui-même, mais qu'il trouve bientôt, à son grand regret, tout opposé h ses vues dans le gouvernement de son diocèse.

Ici se présentait sous votre plume plus d'une difficulté. Je rrois que vous en avez triomphé d'une manière parfaite, et que vous avez bien compris votre rôle d'historien. Vous deviez à la

R

XViii LETTRE DE MGB BÉGIN

vérité de ne pas. celer les dissentiments qui éclatèrent entre les deux pré'ats ; mais vous pouviez excuser les intentions, et c'est ce que vous avez fait. Vous avez parfaitement établi que tous deux étaient animés des sentiments les plus purs, qu'ils voulaient sincère- ment le bien de l'Eglise du Canada, qu'ils étaient des saints dans toute la force du mot. L'histoire ne manque pas d'exemples de saints qui, tout en ayant les opinions les plus divergentes sur certaines questions, restaient inviolablement unis, à la grande édification des fidèles, sur le terrain de l'amour de Dieu et de la charité pour les âmes.

** Grand comme évéque, a dit un jour notre vénéré métropoli- tain, Mp;r de Laval fut encore grand comme citoyen. Il brille au premier rang parmi les fondateurs de notre nationalité." Aussi dois-je vous féliciter tout particulièrement d'avoir consacre plusieuis chapitres de votre livre au rôle politicpie de Mgr de Laval. Vous avez noblement vengé le saint prélat des accusations injustes que l'on a fait peser sur sa mémoire.

On l'a traité d'ambitieux et d'arbitraire ; on a dit qu'il avait recherché avec avidité le pouvoir politique, et voulu tout asservir sous le joug de sa volonté. Rien de plus contraire à la vérité des faits; vous le démonirez amplement. Le rôle politique qu'il fut appelé à exercer dans notre pays, suivant l'usage de l'époque, lui fut attribué par le roi, et il ne s'en servit qu'avec un rare esprit de justice, de sagesse et de modération. Au Conseil supérieur, son influence fut toujours souverainement bienfaisance. Il était ferme et prudent, inflexible dans l'accomplissement de son devoir, mais toujours prêt à consulter et à suivre l'avis des hommes compétents.

Sa sagesse, son zèle et ses vertus lui valurent, dès le commen- cement de son administration, l'estime du roi : -" Je serai bien aise, lui écrivait Louis XIV, de vous donner dans toutes les occasions qui s'en pourront ofl*rir, des témoignages de l'estime que je his de votre personne." Cette estime et celte faveur ne lui firent jamais défaut, malgré les accusations injustes dont il fut souvent Tobjet.

EVEQUE DE CIIICOUTIMI XIX

N'est-ce pas en marchant sur ses traces, n'est-ce pas en s'inspi- rant de Tesprit de loyauté, de sagesse et de prudence de Mgr de Laval, que notre clergé canadien a toujours joui d'une si grande influence dans notre pays, et qu'il a pu être le guide naturel de nos populations à travers les époques les plus critiques de notre histoire? Attachons-nous de plus en plus à la mémoire de cet illustre évêque, qui, tout français qu'il était par sa noble origine, était devenu par affection le plus canadien de tous les canadiens : son souvenir sera un des plus fermes soutiens de notre influence et de notre patriotisme.

L'ambition ! il n*en eut jamais d'autre que d'ctre un pontife selon le cœur de Dieu et les vœux de la sainte Eglise ; il n'en eut jamais d'autre que celle de sauver les âmes, et surtout de sauver la sienne. On reste saisi d'admiration, en voyant à quel degré de mortification et de pénitence était arrivé ce saint prélat, en voyant son humilité si profonde, sa foi vive et ardente, son abandon parfait à la Providence et son désintéressement, son esprit de prière, la dévotion à la sainte V^ierge et aux saints Anges, cjui respire dans toutes ses lettres, son grand amour de Dieu et sa charité pour les âmes. On est porté h. le comparer aux plus grande saints qui ont paru dans l'Eglise ; on souhaite ardemment que Dieu glorifie un jour son serviteur, et qu'il soit permis de rhonorer sur nos autels.

Votre livre, cher ami, contribuera à ce résultat si désiré. Il va révéler de plus en plus Mgr de Laval à notre bon peuple cana- dien, qui se sentira touché à la vue de sa bonté, de son dévouement et de son zèle. Il Va le révéler au clergé, qui verra dans le fon- dateur de notre Eglise un des plus beaux exemples de vertus sacer- •dotales. Il le révélera aussi de plus en plus aux enfants de son Séminaire, l'objet spécial de son affection, auquel il consacra sa vie et toute sa fortune.

On voit, en lisant votre livre, que vous l'avez écrit avec amour^ Vous vous êtes attaché à Mgr de Laval, à mesure que vous ave?.

LETTRE DE MGR BÉGIK

«lîeux connu ses grandes qualités, la noblesse de son caractère, ses éminentes vertus ; et vous faites partager ce sentiment à vos lecteurs. Tous ceux qui parcoureront votre ouvrage, s'attacheront 4 Mgr de Laval ; ils seront portés à avoir confiance en lui, ils le pncront, ils l'invoqueront ; et, j'en ai la douce confiance, ils obtiendront par son secours quelqu'une de ces faveurs spirituelles qui sont le témoignage divin de la sainteté.

Vous avez donc fait une bonne cviuvre, en écrivant ce livre. J'ajoute que vous avez fait une (tuvre tout à fait littéraire. Votre style est sobre, sans rechcrch e et sans prétention, comme il con- fient à l'historien, toujours clair, soigné et entraînant. 11 règne <iains votre ouvrage une grande et belle ordonnance, qui ne se trouve pas toujours dans les œuvres de ce genre : tout y est à sa .place. \'ous nous montrez Mgr de Laval mêlé à tous les princi- paux événements de son époque ; mais tout est disposé de manière Claire ressortir toujours son action et son inlluence, et à ne pniais le perdre de vue.

Votre livre se range parmi les meilleuis ouvrages hagiographi- -sjucs de notre époque ; et je ne suis pas surpris que l'Université l^val, ce juge si éclairé du vrai mérite, ait bien voulu apprécier le wtre, en vous conférant le titre de Docteur a-lettres.

Veuillez, cher ami, agréer mes félicitations les plus sincères, et les vœux que je forme pour que votre œuvre produise tout le bien 'que vous désirez et que je désire moi-rticmc.

-;■ LOUIS-NAZAIRE,

Ec^ivr (h' Chianti nui.

LETTRE DE Mgr PAQUET

rKOTONOTAIRE APi>STOLl<iUE a f iilstUi' jXirtU'ipuntinm, DoiTErR THÉOLOfîlE, SUPÉRIEIR DU SÉMINAIRE DE QIÊBEC, V.T KECTErR DE r/r:r!VER.<<ITé-LAVAL.

Qnr!h'i\ 2g janvier iSço: \ M. l'abbc AutiCsTK Gosskllv,

Cure de Saint-Féréol, Doctcni\cshitrcs de V Université Lavai.

Mon cher ami,

Il y a plusieurs années, dans une de ces séances solcnnellcîj ou le séminaire de Québec se fait un devoir de célébrer, ?\ de> époques aussi régulières que possible, la mémoire de son vénéré fondateur, un de nos orateurs les plus distingués, répondant aii reproche qu'il n*y avait pas tncore, sur les bords du S lint- Laurent, de monument élevé à la gloire de Mgr de Laval, s'écriait avec enthousiasme : " Ce monument existe, et il est digne du grand f;t " saint évêque : c'est l'Université Laval, qui éternisera son nom^ " et le montrera aux générations futures du Canada comme le '* plus grand bienfaiteur de ce i)nys."

Dans un sens, cette réponse est ju^te : l'I- niversité Laval, comme le séminaire de Québec dont elle n'est que l'extension, est ux\ beau monument de la |)iété, de la générosité et du zèle a{)Osto- lique de l'immortel prélat.

Mais il nous restait à élever un autre monument. Pour, tant d'œuvres bienfaisantes du fondateur de notre Eglise, pour tant de

.XXll LETTRE DE MGR PAQUET

mérites, de sacrifices et de dévouement, il fallait un hommage public et durable, il fallait surtout cet hommage que Ton ne refuse à aucune gloire véritable : celui <le publier sa vie, de raconter ses travaux et de mettre en lumière ses ém inentes vertus. Que de fois les continuateurs de son œuvre par excellence, les ecclésias- tiques de son séminaire, ont songé h lui élever ce monument ! <2ue de fois ils ont regretter de ne pouvoir, à cause du labeur incessant de chaque jour, s'acquitter d'un vœu si cher à leurs •cœurs î

Cette noble lâche, cher ami, vous avez bien voulu vous l'im- poser. Avec un désinléressement qui vous honore, uniquement préoccupé du désir de faire une couvre utile à la religion et à la patrie, attiré d'ai.kuis vers Mgr de Laval par l'éclat d'une belle et sainte carrière, par le charme de qualités nobles que vous étiez mieux que personne capable d'apprécier, vous vous êtes mis courageusement à l'œuvre. Vous avez fait les recherches les plus minutieuses dans nos bibliothèques et dans nos archives; vous -avez consulté les hommes les mieux versés dans la science de notre histoire ; vous vous êtes amassé, avec une patience de bénédictin, un trésor inappréciable de notes et de documents. .Puis, avec cet esprit d'ordre et de méthode qui vous caiactérise, vous avez fait l'unité dans la variété, et vous avez ensuite répandu sur votre travail le brillant vernis d'un style soigné, aimable et toujours classique.

Vous avez élevé un beau monument à la mémoire vénérée de Mgr de Laval; vous avez fait une (euvre solide et durable, une fjcuvre qui restera, et dont vous pouvez dire : Mofiitmenium cxcgi '^re peramius.

C'est une œuvre vraiment digne de Mgr de Laval et de son univerhiié. Déjà cette dernière a reconnu hautement votre mérite, et s'est cfibrcée de vous payer si dette de reconnaissance, en vous -accordant avec grand plaisir et d'une nnnière toute spontanée, >ur le témoignage éclairé de quelques-uns de ses jirofesseurs qui

SUPÉRIEUR DU SÉMINAIRE DE QUÉBEC Xxiîi

oni lu votre ouvrage, le plus grand honneur dont elle puisse •disposer, le titre de Docteur h-kttres,

' Pour moi, comme supérieur du séminaire de Québec, je vous dois une part toute spéciale de remerciements. Vous avez parfai- tement raconté la fondation et les origines de cette institution plus de deux fois séculaire.

Dans les vues de Mgr de Laval, le séminaire de Québec s'iden- tifiait, tout d'abord, avec le clergé de la Nouvelle-France ; il en était Vâme, la vie, le soutien et l'asile. C'était une grande idée ; c'était une institution à peu près nécessaire dans les commence- ments de la colonie.

La Providence a \oj1j que cet ét.it do cluses se modifiât par ia suite, et que le séminaire bornât son action à l'enseignement, et à la formation des élèves du sanctuaire. Mais les liens d'union, de sympathie, d'estime et d'affection qui nous uni -sent au clergé des paroisses ne sont pas rompus. Cor unum et attima una: voilà la maxime favorite que nous a léi^uée, comme un pieux héritage, notre fondateur. Le sénnnaire de Québec est toujours heureux de donner, suivant ses traditions, ;i lous les membres du cltrgé, l'hospitalité la plus franche et la plus cordiale ; et lorsque, chaque année, ^ l'époque des retraites ecclétiastique?, les officiers de la sainte milice accourent vers cette antique maison pour y retremper leur ardeur et leurs forces dans les exercices spirituels, il nous semble voir revivre ces beaux jours d'autrefois, les missionnaires envoyés par le séminaire à la desserte des différentes églises du pays, y revenaient de temps en temps pour s'y reposer de leurs fatigues, comme dans la maison de leur père.

J'ai admiré les belles pages que vous avez écrites sjr. les colla- borateurs de Mgr de Laval dans l'organisation de son Eglise et l'établissement de son séminaire : les de Ecrnièr^s, les de Maize- rets, les Dudouyr, les CîlandcUt et les Tremblay. Comme la Providence a aimé l'Eglise du Canada, pour en avoir confié tout d'abord la direction aux admirables religieux de la Compagnie de

XXIV LETTBE DE MGR PAQUET

Jésus, puis à des hommes a[}ostoliques comme Mgr de Laval et ses collaborateurs !

On a peine à se figurer aujourd'hui ce qu'il devait en coûter à la nature pour quitter un si beau pays que la France, s'expatrier peut-être pour toujours, et venir dans une contrée encore sauvage et toute couverte de forêts. Mais les fondateurs du séminaire étaient des hommes d'une foi, d'un zèle et d'un désintéressement vraiment héroïques. Votre livre nous retrace admirablement leurs vertus. On se sent vivement ému, en voyant tant d'abné- gation, tant de dévouement et un si grand abandon à la Provi- dence présider à la fondation du séminaire ; et l'on ne peut s'empêcher de s'écrier, après avoir assiste aux humbles débuts de cette maison, après Ta voir vue se développer ensuite et se fortifier d'une 'manière si merveilleuse, puis, réduite complètement en cendres par deu.x incendies successifs, se relever de ses ruines d'une manière plus merveilleuse encore : A Domino fadnvi est istud, et est mirahiU in ocitlis nosiris.

Oui, elle est bien Heuvre de la Providence, cette institution du séminaire de Québec, qui a eu de si humbles commencements, qui ne s'est appuyée que sur les bras de la pau^/cté et du désintéres- sement le plus parfait, qui a passé par de si cruelles épreuves, et dont toute l'existence semble être un miracle continud. Elle est bien l'œuvre, également, de la Providence, cette Université Laval, développement merveilleux du séminaire de Québec, commencée, elle aussi, sous les auspices de la foi et du désintéressement, uniquement par obéissance à l'Eglise, subsistant pleine de courage après tant de luttes sans cesse renaissante^, et bien décidée à ne s'appuyer jamais que sur la volonté de ï)io:i et les désirs du saint- siège. Agissons comme Mgr de Laval et ses pieux collaborateurs : faisons l'œuvre de Dieu, sans trop nous occuper du succès. Le succès viendra toujours à qui l'aura mieux mérité par sa bonne volonté.

J'ai dit que votre livre est digne du grand pontife dont il retrace la vie. Le? enfxnts et les admirateurs si nombreux de

SUPERIEUR DU SEMINAIRE DE QUEBEC XXV

Mgr de Laval vont sa réjouir de voir ses vertus mises ainsi au grand jour, et sa sainte mémoire vengée des attaques injustes qu'elle a reçues de la part de quelques personnes, qui n'ont pas compris la position du pieux prélat, ni le mobile de 9a conduite. Ils ne manqueront pas non plus de vous témoigner leur recon- naissance.

Si j'osais comparer Mgr de Laval à quelque saint, en particulier, je dirais qu'il me paraît appartenir à la race des Hildebrand, et je lui appliquerais volontiers, comme on Ta fait pour ce saint pape, ces paroles de l'Ecriture : JDiUxisti justitiamy et odisti iniquiiatem. C'est l'amour de la justice et de la vérité qui porta le premier évêque de Québec à soutenir si énergiquement au Canada les droits exclusifs de sa juridiction, et à faire reconnaître son autorité 'spirituelle ; qui lui fit prendre en toutes circonstances la défense de l'honneur et des privilèges de l'Eglise ; qui le fit s'opposer, comme un mur d'airain, dans le Conseil supérieur, aux préten- tions injustes de certains hommes politiques. C'est l'horreur do l'iniquité qui fortifia son courage dans ses luttes intrépides contre la traite de l'eau-de-vie ; c'est sa passion pour la justice et sa tendresse pour le faible et l'opprimé, qui le portèrent à prendre en mains la défense de ses pauvres sauvages contre l'avarice sordide des traitants.

Du reste, s'il avait l'énergie de caractère et la force d'Hilde- brand, il en avait aussi la douceur, la prudence et la bonté. On le voit bien par le fait qu'il était adoré de son clergé, de tout cj qu'il y avait de respectable dans la colonie frant^aise, et surtout des sauvages. On le voit bien aussi par sa conduite sage et tem- pérée dans la question de l'établissement des dîmes et une foule d'autres circonstances oii Thonneur de l'Eglise et le salut des âmes n'étaient plus en cause.

Il avait surtout l'austérité de vie, l'espiit de pénitence et de prière du saint moine qui devint le pape (Grégoire VII. On est frappé d'admiration et presque de frayeur à la vue des mortifica- tions extraordinaires qu'il s'imposait, malgré la faiblesse de sa

XXVI LETTRE DE MGR PAQUET

santé et la délicatesse de sa complexion, et surtout malgré ses immenses travaux apostoliques. Toute sa vie se passait dans le travail, la pénitence et la prière ; et Ton ne voit pas ce qu'il accor- dait de délassement ou de récréation à la nature. La mère Marie de l'Incarnation écrit quelque part : " C'est un homme d'une vie si exemplaire, qu'il lient tout le monde en admiration. "

Après cela, n'a-t-on pas lieu de croire fermement que le fonda- teur de l'Eglise du Canada, et de notre séminaire en particulier, occupe dans le ciel une place éminente parmi les élus, et que Dieu nous accordera bientôt la grâce, que nous sollicitons tous, de rho orer sur nos autels ? Votre livre, j'en ai la douce confiance, mon cher ami, contribuera à ce résultat si désiré, en faisant con- naître Mgr de Laval, en le faisant aimer et vénérer, et aussi en le faisant invoquer.

Pour vous, qui connaissez si bien le saint pontife, et qui vivez pour ainsi dire depuis plus de trois ans en son aimable présence, quel bonheur de pouvoir vous dire à vous-même : j'ai écrit la vie d'un saint ! Quel bonheur plus grand encore, lorsque le témoi> gnage de l'Eglise viendra confirmer le vôtre ! et avec quelle (.onfiance ne pourrez-vous pas invoquer dans le ciel, celui que vous avez si ])uissamment contribué à faire glorifier sur la terre !

En attendant, cher ami, je souhaite à votre livre tout le succès qu'il mérite. Qu'il fasse son chemin, ec garde la place à laquelle il a droit parmi les meilleures œuvres hagiographiques de notre temps ; qu'il éclaire les esprits, réchauffe les cœurs, fasse du bien à beaucoup d'âmes; qu'il insi)ire au clergé et aux fidèles un grand désir d'imiter les veitus de Mgr de Laval ; qu'il inspire à tous une grande confiance dans hon intercession auprèî de Dieu. C'est le vœu le plus ardent de votre ami dévoué.

Benj. PAQUET, Prot. Apost,

l^}fpM€ny (ht lai'minaire de Québec,

Hecfimr ih. VUnirersite' Laval,

PRÉFACE

La vénérable Mère Marie de rineariiation écrivait en 1665 : " Tant que Dieu aura des serviteurs sur la terre, le inonde leur sera toujours contraire. Nous sommes ici au bout du monde, et nous ne laissons pas d'expérimenter cette vérité. Ou ne saurait croire combien il s'v est trouvé de calomniateurs contre Sfgr notre prélat...., et cela, le plus souvent, à cause du temporel. Uon a écrit des lettres diffamatoires qui sont allées jusqu'au roi...."

Il est vrai qu'elle se lifite d'ajouter : " Ixî roi a découvert les fourberies des calomniateurs, et l'innocence des servi- teurs de Dieu. M. de Tracv étant arrivé, a vu si clair dans ces aifaires, qu'il a donné un second avis au roi. Ceux qu'on avait voulu abaissf'V par ]niro envie, sont estimés plus que jamais ^... "'

Qui pouu'Hîi diri', ce] Roulant, ([ue les calomnies, dont il est :»'i question, n\)nt pîis porté leurs fruits, au détriment d'une

1 Lettre spiritudlr U).k\ --Toutes les Lettres de la renémUe Mère jtfflm de V Incarnat ioiiy première su jx^rienre des Ursulinesde la Nouvelle- France, ont été classées on 132 Lettres spirituelles, et 89 Lettres hûito- riqnes, dans rédition de Paris, 1681, que nous citons dans cet ouvrage.

XXviii PRÉFACE

des plus belles et dos plus glorieuses figures de notre his- toire religieuse ?

Le sinistre Voltaire, grand calomniateur lui-nicme, a dit un jour: " Mentez, mentez ; il en restera toujours quelque chose." La calomnie est une i)lante affreusement vivac^^, dont les racines multiples, pénétrant à dos profondeurs incroyables dans Tesprit des peuples, y trouvent toujours un sol prêt à les recevoir, et résistent aux [>lus puissant.^ scari- ficateurs.

En voulons- nous un exemple ? Voici ce qu'écrivait d.î Mgr de Laval, deux siècles après IVÏaric* do l'Incarnation, notre éminent historien national :

" 11 avait de grands talents, dit-il, et une activité infati- gable ; mais son esprit absolu et dominateur voulait tout, faire plier sous sa volonté : et ce penchant, confirmé chez, lui par le zèle religieux, dégénéra, sur lo petit théâtre tni il était appelé k figurer, en querelles avec les hommes publics, les communautés religieuses, et momo avec les particuliers. Il s'était persuadé qu'il ne pouvait errer dans sos jugements, s'il agissait pour le bien de l'Eglise *.... "

Quelle est l'impression qui reste, aja-ès la lecture de ces lignes, si ce n'est que le premier évoque de Québec fut un véritable despote, persuadé de sa j)ro])ve infaillibilité, sans

1— Oarneau, His'^oiir dn Vawida, Montréal, 1882, t. I, p. IftS,

PRÉFACE XXix

cesse X'n guerre avec tout le monde, et ne cherchant qu'à tout faire plier sous le joug de sa volonté ?

II est facile d'établir le lien de jiarentu qui existe entre !♦' jugement iporié par M. Garneau sur Mgr de Laval, et les rapports " calomniateurs et diftamatoires " de MM. de Mésy, Péronne Duniesnil et autres, rapports qui furent continués dans la suite par MM. Talon et Frontenac.

N'eut-il pas été plus juste d'imiter M. de Tracy, d'aller ;*;i fond de l'aflaire, et d'examiner avec soin qui avait raison ? N'eut-il pas été plus sage d'adopter le jugement du roi lui- même, qui "découvrit les fourberies des calomniateurs et l'innocence des serviteurs de Dieu", et qui, nous le verrous an cours de cet ouvrage, conserva toujours la jJus grande (toniîance en Min' do I^val ?

Au fait, de quoi s'agissait-il ? Quelle fut l'occasion de ir>ules les calomnies et de toutes les difficultés? La grande <]ues(ion de la traite de l'eau-de-vie avec les sauvages ^ qui amena incidemment celle des rajjports de TEglise et de TKtiit.

Il y avait dans la traite de l'eau-de-vie deux grands intérêts en jeu : l'intérêt spirituel des sauvages, gravement compromis par le commerce des boissons ; l'intérêt matériel de** traitante, en général. Lequel des deux devait l'emporter ? Devait-on tout sacrifier à l'argent et au commerce ? L'Eglise,

1 Latour, Mémoires sur Ut rie df AT. th* Lnvnl^ premier cvrque de i^'Ht'beCy Cologne, 1761, paj^c 82.

*

XXX PREFACE

chargée du salut des âmes, devait-elle céder devant lel pré- tentions des hommes d*Etat, uniquement préoccupés des intérêts matériels ? Poser ces questions, c'est les résoudre, aux yeux de tout chrétien vraiment digne do ce nom.

Obligé de protéger les sauvages contre l'avarice des trai- tants, Mgr de Laval apporta dans sa conduite toutes les qualités d'un grand et saint éveque.

Ecoutons la vénérable Marie de rincarnation : après avoir décrit les désordres effroyables causés i)ar la traite de Teau- de- vie : " Mgr notre prélat, dit-elle, a fait tout ce qui peut s'imaginer pour en arrêter le cours, comme une chose qui ne tend à rien moins qu'à la destruction de la foi et de la religion dans ces contrées. Il a emi)loyé toute sa douceur ordinaire pour détourner les Français de ce commerce si contraire à la gloire de Dieu et au salut des sauvages. Ils ont méprisé ses remontrances, parce qu'ils sont maintenus par une puissance séculière qui a la main forte.

" Ils lui disent que partout les boissons sont permises. On leur répond que dans une nouvelle Eglise, et parmi des peuples non policés, elles ne doivent pas l'être, puisque l'expérience fait voir (][u'elles sont contraires à la propagation de la foi et aux bonnes mœurs que l'on doit attendre des nouveaux convertis. La raison n'a pas fait plus que la douceur.

" Il y a eu d'autres contestations très grandes sur ce sujets Mais enfin le zèle de la gloire de Dieu a emporté notre

PBEFACE XXXI

prélat, et Ta obligé d'excommunier ceux qui exerceraient ce trafic. Ce coup de foudre ne les a pas plus étonnés que lo reste. Ils n'en ont pas tenu compte, disant que TEglise n'a point de pouvoir sur les afluires de cette nature.

" Les affaires étant à cette extrémité, il s'embarque pour passer en France, afin de chercher les moyens de remédier à ces désordres, qui entraînent après eux tant d'accidents funestes.

" Il a j)ensé mourir de douleur à ce sujet, et ou le voi*. sécher sur pied. Je crois que s'il ne peut venir k bout son dessein, il ne reviendra pas, ce (|ui serait une perte irréparable pour cette nouvelle Eglise et pour tous les pau- vres Français. Il se fait i)auvre pour les assister; et pour dire en un mot tout ce (j[ue je conçois de son mérite, il porte les marques et le caractère d'un saint ^. "

Eh bien, si c'est faiic preuve " d'un esi)rit absolu et dominateur, qui veut tout faire xdier sous su volonté," tant mieux pour la gloire de Jlgr de Laval !

" La lutte, dit Ferland, qu'il eut à soutenir contre les intrigues et les persécutions de ceux qui favorisaient le com- merce de l'eau-de-vie, forme comme un de ses plus beaux titres à la reconnaissance des habitants du Canada. Pour résister aux progrès d'un mal qui menaçait de ruiner la colonie au moral et au physique, il opposa une patience, une

1 Lettre hidoriqu-e (jSc.

XXXll PREFACE

sagesse et une fermeté qui arrêtèrent les progrès du fléau, et le forcèrent même à rétrograder. Soutenu par son clergé et par un petit nombre de laïques, amis de leur pays, le digne prélat opposa une dij:;:ue que rien ne put emporter. Contre les vils artifices des marchands, il opposa la sagesse et la fermeté d'un véritable chrétien '. "

On ne i)eut attendre des protestants, au moins de tous les protestants, une appréciation juste de notre histoire reli- gieuse, et de Mgr de Laval, en particulier. A leur point de vue, TEglise nV*st (qu'une dépendance, une succursale de TEtat ; c'est le pouvoir civil qui doit avoir la haute main partout. Faut-il s'étonner que M. Parkman et autres aient jugé défavorablement Ifgr de Laval, n'aient pas com- pris sa noble et sainte mission au Canada, ni rendu justice à plusieurs de ses actes les plus importants comme évêque de Québec?

Mais un catholique sait bien que l'Eglise h laquelle il aie bonheur d'ai)partenir est um^ société immortelle et infaillible, parfaitement organisée, qui tient sa mission de Jésus-Christ lui-mcme, qu'elle est aussi supérieure à l'Etat, que l'âme l'est au corps ; que, bien que ces deux sociétés soient indé- pendantes, chacune dans son domaine respectif, les intérêts de l'une sont aussi supérieurs aux intérêts de l'autre, que le ciel l'est à la terre, et que, par conséquent, chaque fois que

1 Forlaud, Cours d'histoire <hi Cumuin, (»>uébec, 1882, t. II, p. 108.

PREFACE XXXlll

ces intérêts peuvent être en conflit, c'est l'Etat qui doit se soumettre à l'Eglise. Conçoit-on que M. Garneau puisse reprocher au clergé du Canada, et par conséquent à son chef, Mgr de Laval, d'avoir voulu " jouir de la liberté religieuse dans toute sa plénitude, et conserver l'indépendance des temps passés \ "

Oui, Mgr de Laval a travaillé toute sa vie pour assurer à l'Eglise du Canada la liberté religieuse, et soutenir ses droits. Il a eu souvent à lutter contre le mauvais vouloir " des hommes publics," soit pour protéger ses pauvres sauvages contre les désordres de l'eau-de-vie, soit pour rétablisse- ment des dîmes, soit pour l'administration de sou immense diocèse. Toujours il montra dans l'accomplissement des devoirs de sa charge épiscopale la plus grande fermeté. " Il fallait ici, dit Marie de l'Incarnation, un homme de cette force 2."

Mais cette force était tempérée par la plus aimable dou- ceur, et guidée par la prudence. Prétendre, comme le fait Garneau, qu'il " s'était persuadé qu'il ne pouvait errer dans ses jugements, s'il agissait pour le bien de l'Eglise," c'est tout le contraire de la vérité. Nous verrons que jamais homme ne fut plus sage, plus humble et surtout plus porté à n'agir qu'après avoir pris en toutes choses l'avis des hommes les plus éclairés et les plus prudents.

1 Histoire du Caiiada, tk T, p. 238. 2 -^Lettre historique :j7t;.

XXXiv PRÉFACE

Nous avons dans Tappréciation de ce gi*and cvêque par M. Garneau iin exemple frappant de la persistance avec laquelle certains préjugés se transmettent à travers les siècles, et s'attachent à l'histoire. Cette appréciation serait de -peu de conséquence dans un feuilletoniste de troisième ordre : dans un écrivain de cette valeur, elle est très grave, car elle s'impose à tous ceux qui ne veulent pas se donner la peine d'aller aux véritables sources.

M. Garneau est, en effet, un historien de gi*and mérite. Quelle belle et agréable manière que la sienne ! elle rappelle celle des bons historiens '^français. Il a des aperçus larges, pleins de lumière, toujours ouverts sur de vastes horizons. Il sait grouper les faits, les mettre en relief et en*tirer toute la valeur possible. Son style est soigné, con^ect, plein de vie et de mouvement. Il entraîne le lecteur, et ne le laisse jamais s'attiédir au récit de notre histoire.

N'en faut-il pas regretter davantage que ses appréciations des personnages religieux ne soient pas toujours fondées, et que, catholique lui-même, il n'ait pas su juger, à son véri- table point de vue, l'action de l'Eglise catholique dans les commencements de notre pays ?

Voulons-nous un autre exemple qui nous démontre que ce grand historien était peu préparé à parler des personnages religieux de notre histoire ? Il s'agit, cette fois, de Marie de l'Incarnation.

FRÉFACE

" Il paraît, dit-il, que plusieurs personnes se firent quié- tist^s au Canada...; Le tremblement de terre de 16G3 fut le ])lus beau temps du quiétisme. Ce phénomène mit en mou- vement l'imagination ardente de ses adeptes : les apparitions furent nombreuses, singulières, effrayantes; les prophéties se multiplièrent. La supérieure de THôtel-Dieu ^ et la célèbre Mère Marie de Tlncarnation, supérieure des ursulines, i)ar- tagèrent ce délire de la dévotion. Ce furent elles nm donnèrent le plus d'éclat, en Canada, au culte de la spiritua- lité, pieuse chimère qui affecta pendant longtemps plusieurs intelligences tendres et romanesques ^ .,.."

Allons donc ! La Mère de Tlncarnation, dont TEgliso vient de permettre l'introduction de la cause de ])éatification, ot II qui elle autorise, par conséquent, de donner le titre de Vénérable, attaquée " du délire de la dévotion ! " Cette femme illustre, que Bossuet ne craint pas d'appeler *' la Thérèse de la Nouvelle- France, " cette écrivain, dont les lettres accusent un jugement si droit, si sain, si bien équi- libré, rangée parmi les esprits chimériques et rêveurs, parmi " les intelligences tendres et romanesques ! " En faut-il «lavantage pour nous mettre en garde contre U^s jugements de M. Garneau, quand il s'agit de l'histoire religieuse de notre pays ?

1 Il veut parler,^8ans cloute, do Catherine de Saint-Augustin ; mais elle no fut jamais supërieure do l'Hôtel -Dieu.

2 " Histoire du Ckiïui'.hi^ t. I, p. 198,

XXXVl PREFACE

Mais revenons à Mgr de Laval, Que faut-il pour rendre justice à cette grande et noble figure de TEglise du Canada ? Uniquement la mettre avec respect dans son cadre naturel ; faire revivre Mgr de LaA'al au milieu de son temps et de son ëpoque, le représenter comme évêque, chargé de fonder une Eglise au milieu d'un pays tout nouveau et d'une colonie essentiellement catholique ; puis raconter sa vie purement et simplement telle qu'elle est, montrant à l'œuvre ce grand serviteur de Dieu, faisant ressortir ses belles qua- lités naturelles, ses admirables vertus, et la carrière toute de dévouement de ce saint évêque, qui, sorti de la plus haute noblesse de France, vint ici, pénétré de l'idée de sa sublime mission, et consacra au bien de notre pays près de cinquante années d'une existence tout apostolique.

La vérité, rien que la vérité, voilà ce qui sufi&t pour la gloire de Mgr de Laval. Dégageons cette sainte mémoire des nuages de " la calomnie, " avec lesquels certains poli- tiques du temps cherchèrent à l'obscurcir. Eegardons ce grand évêque à la lumière de la foi catholique ; et il nous apparaîtra ce qu'il est, une fime dévouée et généreuse, " un grand citoyen, un évêque tel que le désiraient les fondateurs de l'Eglise universelle ^ " mais surtout un saint, dans toute l'acception du mot.

1 Mandement de Mgr Taachercau, 30 avril 1878,

PREFACE XXXVU

Que de fois, en songeant aux pieuses origines des princi- pales Eglises particulières du monde chrétien, et y voyant toujours quelque saint évêque présider à leur fondation, nous nous sommes dit : Eh quoi ! serait-il possible que TEglise du Canada, qui semble appelée i\ de si glorieuses destinées, fit exception à la règle générale, et que, plantée dans le san<i; des martyrs *, elle n*ait eu qu'un pontife de vertus ordinaires pour la diriger dans ses commencements ? Non, Mgr de Laval n'a pu être cet " esprit absolu et dominateur, " cet homme violent, ce tyran, qu'on s'est plu ii le représenter. Non, il n'a pas été un évêque arbitraire, mesquin et jaloux, qui ne trouve bien que ce qu'il fait lui-même, et qui ne songe ([u'à entraver le zèle et le dévouement des autres ^.

Et nous nous sommes mis h étudier, ii ses sources, lu vie de Mgr de Laval.... A mesure que nous avancions dans nos recherches, l'homme, le chrétien, l'évêque nous apparaissait en lui, doué des plus nobles qualités, orné des plus sublimes vertus. Nous étions dans l'admiration en présence de co saint pontife que la divine Providence avait ménagé pour les commencements de notre pays. Nous nous attachions de plus en plus à cet homme si bon, si humble, si rempli do mansuétude, si dévoué à ses fidèles, si aimant et si compa- tissant pour son clergé. Dans notre cœur, nous félicitions

1 Les PP. de Brébœuf, Lalemant, Jogues ot tant d'autres.

2 Faillon, Histoire de la colonie Jranf^nisc en CanadfJy Villemario, 18C5, t XI, ch. XUI et XVLl. paasim.

XXXVlll PREFACE

l'Eglise du Canada d'avoir eu pour fondateur un évoque égal eu vertus et en mérites aux plus grands saints que Ton honore sur nos autels.

C'est le résultat de notre étude que nous offrons aujour- d'iiui au public. Puisse notre humble travail ne pas paraître trop indigne de la noble et sainte mémoire qu'il a pour objet de faire bénir ! Puisse-t-il contribuer à faire connaître Mgr de Laval, à augmenter la confiance des fidèles envers ce gmnd serviteur de Dieu, et par même hâter le jour notre mère la sainte Eglise, nous en avons la conviction, nous permettra de l'honorer d'un culte public !

DÉCLARATION DE L'AUTEUR.

Pour nous soumettre aux décrets d'Urbain VIII, nous décla- rons que, dans l'appréciation des faits, comme dans les éloges ou titres honorifiques donnés à Mgr de Laval ou à d'autres person- nages, mentionnés dans cet ouvrage, il ne faut voir qu'un témoi- gnage purement humain, qui ne veut en aucune manière prévenir le jugement de l'Eglise, notre Mère.

DIVISIONS DE CET OUVRAGE.

Cet ouvrage, comme la vie de celui qu'il est destiné à faire connaître, se divise naturellement en quatre parties, dont les deux premières forment le premier volume, et les deux dernières, le second volume : i"* Mgr de Laval, avant son arrivée au Canada ; 2** Mgr de Laval, vicaire apostohque de la Nouvelle- France ; 3* Mgr de Laval» évêque de Québec ; Mgr de Laval, depuis sa démission jusqu'à sa mort».

VIE DE M«» DE LAVAL

PREMIÈRE PARTIE

Mgr de Laval avant son arrivée ad Canada

1622-1659

CHAPITRE PREMIER

I^aiBsance de François de Laval. Montigny-sur-Avre et ses environs. Origine, noblesse et piëtë de la famille de François de Laval. Un événement tragique. 1622-1631.

PraDçois de Montmorency- Laval de Montigny, premier évêque de Québec, plus généralement connu sous le nom de François de Laval, naquit à Montigny-sur-Avre, dans le diocèse de Chartres i, en France, le 30 avril 1622 *. Son père était Hugues de Laval, seigneur de Montigny, Montbaudry, Alaincourt et Revercourt ; sa mère, Michelle de Péricard.

Sur la grande roule de Paris à Grandville, à quelques cent kilomètres de la capitale, entre Dreux et Verneuil, on

1 Le diocèse de Chartres était très grand à l'époque de la naissance de Mgr de Laval, et renfermait même Blois, qui ne fut érigé en évêché qu'eu 1697. C'est l'année même de la naissance de Mgr de Laval (1622) ([lie Paris fut érigé en métropole, avec Chartres, Orléans et Meauz pour évêchés suffragants, et que fut établie par le pape Grégoire XV la S. C. de la Propagande.

2 Voir note A à la lin du 2d volume.

\

VIE DE MGR DE LAVAL

rencontre la station de Tillières-sur-Avre, paroisse du diocèse d'Evreux, limitrophe de celui de Chartres. Cet endroit est célèbre par ses manufactures de cuivres laminés. C'est qu'il faut descendre pour aller à Montigny, qui n'en est distant que d'à peu près six kilomètres.

Deux fois par jour, une malle- poste prend les lettres à Tillières pour les transporter à BrézoUes, Senonches, Termi- niers, etc. ; de Brézolles, chef-lieu de canton du départe- ment d'Eure et Loir, un courrier porte à Montigny celles qui lui sont destinées. C'est ainsi que ce village se trouve desservi pour les lettres par Tillières, à peu près comme du temps de Mgr de Laval, qui adressait ses lettres pour sa famille *' à monsieur le maître de poste de Tittihes, pour remettre à monsieur de Montigny^ à Montigny i." '

Montigny-sur-Avre est un petit village du canton de BrézoUes, arrondissement de Dreux, dans le département d'Eure et Loir. Il est au centre d'un triangle formé par Verneuil, Tillières et BrézoUes, et à quelques lieues seule- ment des belles forêts de la Ferté-Vidame, de la Saucelle et de Senonches. Sa population est d'environ cinq cents âmes.

Situé dans une vallée assez resserrée, c'est un pays char- mant. Il est arrosé, comme Tillières, par une rivière qui descend des collines du Perche, dans le département de l'Orne, et qui va se jeter, tout près de Dreux, à un village nommé Saint- George-sur-Eure, dans l'Eure, après un par-

Archives de l'archevêché de Québec.

VIE DE MQR DE LAVAL

cours d'environ cinquante kilomètres. Cette rivière est appelée l'Avre, et donne son nom à toute la vallée ainsi qu'à bon nombre de hameaux ou villages : Saint -Chris- ' tophe-sur-Avre, Saint-Victor-sur-Avre, Verneuil-sur-Avre, etc. Montigny, placé entre deux coteaux peu élevés, offre un aspect des plus pittoresques et des plus gracieux. En été, c'est un bijou dans un écrin de verdure.

Bien que compris dans l'arrondissement de Dreux, avec lequel commence le plateau de la Beauce, Montigny appar- tient au territoire du Perche, et n'est qu'à une dizaine de lieues de la Mortagne, capitale de cette ancienne province. Rien n'égale la salubrité du climat du Perche, et surtout de cet ancien arrondissement de la Mortagne, d'où sont venus tant de colons canadiens.

De l'autre cOté de Montigny, en se rapprochant de Char- tres — Montigny est à peu près à égale distance de Chartres et de Mortagne commencent les plaines si renommées de la Beauce, qui ont été appelées avec raison l'un des plus riches greniers de la France. ^^ Nulle part la surface du sol n'est plus symétrique, plus unie, plus reposée. De quelque côté qu'on regarde, on voit se dérouler d'im- menses plaines, que traversent des routes d'une régularité désespérante. Partout on retrouve la même culture, la même monotonie, le même horizon. C'est une mer de blé qui monte, s'épaissit et croît toujours, une mer dont les flots verdoyants ou dorés entourent les villes, envahissent les villages et débordent sur les chemins. Mais l'immensité et l'uniformité des plaines de la Beauce ne sont pas sans

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grandeur et sans poésie. On en vient bientôt à admirer cette nature si simple dans son inépuisable fécondité, cette image calme de la richesse agricole, et ces perspectives sans fin qui nous font éprouver les mêmes sensations de plaisir ou de tristesse que la vue de l'Océan. Quel plus beau spectacle que l'éblouissant éclat des champs, quand la brûlante ardeur du soleil les colore des tons chauds de Pété, quand ils se couronnent de bluets et de coquelicots, comme pour se préparer aux fêtes de la moisson, et quand ces fleurs sauvages, pliant sous le souffle des vents», y jettent de longs reflets d'azur et de pourpre ^ 1 "

Mais revenons à Montigny. Rien n'y est changé depuis le temps de Mgr de Laval. Ce village n'est pas plus popu- leux, et il est aussi isolé qu'alors. Il n'y a ni route natio- nale, ni route départementale, mais seulement ce que l'on appelle en France des chemins communaux.

La petite église actuelle de Montigny est encore celle qui existait du temps de Mgr de Laval. Elle est bâtie en pierre, et afi'ecte la forme d'une croix latine, comme du reste la plupart des églises de campagne en France. Sa voûte en bois repose sur des poutres transversales. Il y a, dans le chœur, une lame de marbre, avec l'inscription suivante: , Van 1618, le 5^ jour de septembre, cette église fut dédiée par Morueigneur le Révirendissime Père en Dieu, Messire François de Ptricard, Evêque d^Evreux, Pour lors était Prieur, Noble D. Claude Legrix, Docteur ; vicaire, M, Jacques Ribot; chape-

1 Malte- Brun.

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loin, M. Pasquier-Dugay ; Seigneur y Messire Hugues de Lavat^ chevalier y et lUuètre Dame Michdle de Péricarde son &pome ; QiarUè de Réctuson, Eouyer^ Jacques Fomier, Gilles Afoulinet^ Jacques Bvioty trésoriers.

Cette église remonte donc à l'année 1618) et fut, suivant toutes les probabilités, bâtie par les soins du père de Mgr de Laval \ nous n'osons pas dire à ses frais, puisqu'il est fait mention, dans l'inscription, de trésoriers, qui avaient sans doute recueilli des fonds de différentes personnes. Les seigneurs, du temps de Hugues de Laval, se faisaient un devoir d'entretenir les églises ; ils les construisaient même à leurs frais, quand ils voulaient être patrons. C'est sans doute pour faire honneur au seigneur de Montigny, et pour reconnaître les services rendus, que Ton avait mvité pour la bénédiction, non pas l'évêque de Chartres, dont Montigny dépendait, mais l'évêque d'Evreux, proche parent de Mme de Montigny.

C'est sous les dalles de cette église que furent inhumés et que reposent encore les restes mortels du père et de la mère de Mgr de Laval, comme l'attestent les registres de la paroisse. C'est dans la même église, sans doute, puis- qu'elle était l'église de la paroisse et de la famille, que fut baptisé le premier évêque de Québec. Malheureusement, ni le jour de sa naissance, ni celui de son baptême ne peu- vent être constatés d'une manière précise, parce que les actes de baptême de Montigny, depuis 1612 jusqu'à 1628, manquent dans les registres : ils y ont été, nous ne savons pour quelles raisons, coupés aux ciseaux.

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Il y avait à Montigny, à cette époque, un prieur, un vicaire et un chapelain. C'était beaucoup de prêtres pour une population relativement peu nombreuse. Le prieur et le vicaire desservaient la paroisse, dont l'église avait appar- tenu sans doute à une ancienne abbaye, ou plutôt à un prieuré, qui était devenu la propriété de la famille de Mon- tigny. Les fonctions du chapelain devaient se borner à acquitter les messes et les obits de fondation dans la cha- pelle seigneuriale ^ .

Nous voyons en effet, par la correspondance de Mgr de Laval, que sa famille avait à acquitter, dans ce prieuré, plusieurs fondations. La même correspondance fait soup- çonner que la fortune des Laval-Montîgny était loin d'être considérable, et que la famille fut même, à une époque, dans un état assez voisin de la gêne. Les fondations dont nous venons de parler ne s'acquittaient pas, et Mgr de Laval, par délicatesse* de conscience, se crut obligé de faire des sacrifices personnels pour y suppléer 2 .

Tout le patrimoine de Hugues de Laval paraît avoir consisté dans les quatre seigneuries que nous avons men- tionnées plus haut. Montigny seul avait quelque impor- tance ; les trois autres ne formaient pas même des paroisses : Montbaudry est une toute petite dépendance de Verneuil, dans le diocèse d'Evreux ; Alaincourt fait partie de Tillières, et Revercourt, de BrézoUes.

1 Noua devons la plupart de ces renseignements à M. Tabbé Meugnier, curé de Tillières-sur-Avre.

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Ce qui ne faisait pas défaut dans la maison des Laval- Montigny, c'était la noblesse. Rien de plus glorieux et de plus illustre que les origines de cette famille. Elle se rattache directement à la maison des Montmorency ^ , qui a donné tant de grands hommes à l'Eglise et à la France, qui s'est alliée à presque toutes les familles souveraines de l'Europe, et dont l'origine se perd dans la nuit des temps. Le premier des grands du royaume de France qui reçut le baptême des mains de saint Rémi, avec Clovis, était un Montmorency ; et voilà pourquoi la famille avait adopté pour cri de guerre et pour devise : '* Dieu ayde au premier baron chrétien." Elle fut toujours fidèle à ce cri de guerre, et porta d'une main ferme le drapeau de l'hon- neur.

" La maison de Montmorency, dit M. de la Colom- bière ^ , est plus ancienne dans la monarchie que la reli- gion chrétienne. Ce nom était connu, il était même familier dans les Gaules avant qu'on y prêchât Jésus-Christ, peut- être même avant qu'il vînt au monde. Cette maison est

1 Voir note B à la fin du 2d volume. Tableau généalogique de la famille Montmorency-Laval, d'après Moréri et le P. Anselme.

'Z Joseph Séré de la Colombière, frère du vén. P. de la Colom- bière, dont le nom est intimement attaché à celui de la B. Margue- rite-Marie et à la dévotion du Sacré-Cœur. ** Il arriva en Canada te 21 juillet 1682, dit M. l'abbé Tanguay. Rappelé en France, en 1691, avec M. Bailly, par l'abbé Tronson, il entra au séminaire de Saint-Sulpice ; mais Mgr de Saint- Yalier le ramena avec lui à Québec, et le fit chanoine en 1692, puis vicaire général et archidiacre en 1698. . . Il fut aussi grand chantre, conseiller clerc, et supérieur des religieuses hospitalières de Québec. Il mourut à l' Hôtel-Dieu le 18 juillet 1723, à l'âge de 72 ans, et fut inhumé dans le cimetière de la cathédrale." (Répertoire du Clergé canadien. )

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grande par tant d'endroits et brille depuis si longtemps, que ce ne serait pas un médiocre embarras que de vouloir mesurer sa grandeur. Mais quoique de toutes parts elle jette un éclat qui éblouit, elle a un caractère d'autant plus précieux qu'il engage à la piété, et qu'il doit être respecté jusqu'à la fin des siècles dans tous les lieux éclairés de la lumière de l'Evangile. C'est que le premier seigneur, le pre- mier baron français qui a embrassé le christianisme, a été un Montmorency. Le premier baron de l'ancienne France a été un Montmorency ; il est d'un bon augure qu'un Mont- morency ait été le premier évêque de la Nouvelle-France. Le premier des grands de l'ancienne France qui a écouté la parole de salut et ouvert les yeux à la clarté, a été un Montmorency ; un Montmorency a été le premier des grands qui, dans la nouvelle, ait prêché cette parole avec l'autorité et la puissance épiscopale; et, ce qu'il y a de plus grand et de plus solide, c'est qu'il y a pratiqué d'une manière très touchante et très exemplaire cette même vertu, la charité, qu'il recommandait aux autres i."

Au treizième siècle, un membre de cette illustre famille, Mathieu de Montmorency, surnommé le Grand, connétable de France 2, épousa en secondes noces Emme de Laval, fille unique du comte Guy de Laval, dont la noblesse ne le cédait guère à celle de sa propre maison. Guy, issu de

1 Eloge fmièbre de Mgr de Laval, prononce à la cathédrale de Québec, le 4 juin 1708.

2 Le connétable était, autrefois, le premier officier militaire en France. Il avait le commandement général des armées. (Larousse.)

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ce mariage, fut la souche de la branche cadette des Mont- morency. Il laissa à la branche aînée, issue du premier mariage de son père avec Gertrude de Soissons, le nom de Montmorency, pour prendre le nom de Laval, celui de sa mère. Gela explique pourquoi, tout en adoptant les armes de la maison de Montmorency, il les chargea de cinq coquilles d'argent sur la croix, comme marque de puîné. Et ce sont ces armes, ainsi modifiées, que portait lui-même Mgr de Laval ^

Cette branche cadette des Montmorency se divisa elle- même en un grand nombre de rameaux, portant des noms différents, mais vivant tous de la même sève, celle des Laval et des Montmorency. Presque toutes ces branches s'éteignirent avant la naissance de Mgr de Laval. Lors- qu'il vint au monde, il n'y en avait plus que quatre : celle de Lésay, celle de Tartigny, celle de Thibaut- Bois- Dau- phin, et celle de Montigny, qui elle-même descendait des Laval de Tartigny. Cette branche de Montigny commença avec le père de Mgr de Laval ; et l'on appelait celui-ci Vabbé de Montigny, *'I1 était connu sous ce^iomdansle monde," dît Latour 2, Cependant, lorsque après la mort de son père et de ses deux frères aînés il renonça à l'héritage paternel en faveur de son frère cadet, comme nous le ver- rons plus tard, il dut renoncer en même temps au titre de

1 Voici les armes de Mgr de Laval : '* D'or, à la croix de gueules, cantonnée de seize alërions d'azur, chargée do cinq coquilles d'argent."

2 Mémoires sur la vie de M. de Laval.

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Montigny, pour reprendre le nom générique de la famille de Laval.

Du côté maternel, la naissance de François de Laval était aussi très honorable. Hugues de Laval, seigneur de Montigny, avait épousé, le premier octobre 1617, Michelle de Péricard, fille de Nicolas de Péricard, seigneur de Saint- Etienne, en Normandie. La famille de Péricard était de noblesse de robe. Elle avait occupé des charges impor- tantes au parlement de Normandie. Une branche de cette famille s'était établie en Champagne; c'est d'elle que sortait Mme de Montigny ^. Un grand nombre d'évêques appartenaient aussi à cette illustre famille, et l'un d'eux, François de Péricard, cousin germain 2 de la mère de Mgr de Laval, occupait précisément le siège d'Evreux, vers l'époque de la naissance de ce dernier.

Nous insistons sur ces détails, qui établissent la noblesse d'origine de Mgr de Laval. L'Eglise catholique, en effet, n'est indifférente à rien de ce qui est grand et digne de l'appréciation des hommes. Elle sait que noblesse oblige, et que celui*qui sent couler dans ses veines un sang noble et illustre, ne peut que trouver en cela un puissant encou- ragement à faire le bien. *^ La vertu, dit M. de la Colom- bière, ne consiste pas dans la noblesse, car souvent la noblesse est destituée de vertu ; mais quand elles sont

1 Cette branche avait pour armes : *^ D'azur aux chevrons d'or, accompagné en pointe d'une ancre d'argent, surmonté de trois étoiles du même."

2 Histoire des évêqties d'Evreux.

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jointes ensemble, l'une et l'autre s'entraident et s'embel- lissent naturellement ^."

'' La noblesse de la naissance, a dit saint Charles Borro- mée, est un don et une grâce de Dieu. On ne doit point mépriser ce bienfait : ce serait une ingratitude. La noblesse est un puissant aiguillon pour pratiquer la vertu, et un grand frein pour le vice. Dans un noble, le vice est plus odieux ; mais aussi la vertu resplendit avec plus d'éclat, elle ressemble à une pierre précieuse enchâssée dans l'or : elle brille plus que si elle était seulement dans l'argent ^. "

Qu'on lise avec attention les légendes du bréviaire, et l'on verra avec quel soin on y indique, suivant le cas, la généalogie des saints, leur noblesse, les hauts faits de leurs ancêtres. C'est avec le même soin que, dans les informa^ lions canoniques faites sur la conduite de ceux qui sont appelés à l'épiscopat, les témoins ne manquent jamais de rappeler, s'il y a lieu, la noblesse d'origine des candidats.

Lorsque les informations sur Mgr de Laval furent faites à Paris, le 17 juillet 1657, par le nonce Cœlius Piccolomini, les quatre témoins entendus s'accordèrent à proclamer la haute noblesse de sa famille : '^ Il est né, disent-ils, d'une très illustre famille ; ses parents sont très nobles 3." Et ils ajoutent: " Nous le savons, non seulement par le témoi- gnage de plusieurs des parents du candidat, mais par celui

1 Eloge funèbre,

2 Sylvain, Vie de saiiU Charles Borromée^ t. III, p. 296.

3 lUum esae noiv/m ex iUudrissima familia . . . iUtistrissimis parefUibiis procreatum, (Archives du séminairo de Québec.)

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de la voix publique i." L'un de ces témoins mentionne le fait, que nous avons signalé tout à l'heure, qu'il y avait ea beaucoup d'évêques, et des évêques très distingués, dans la famille des Péricard. Il aurait pu ajouter que la famille des Montmorency - Laval en avait fourni aussi un bon nombre. On ne compte pas moins de sept archevêques ou évêques parmi les descendants de Guy de Montmorency, seigneur de Laval. L'un d'eux, Henri de Laval, occupait précisément le siège épiscopal de la Rochelle en même temps que François de Laval occupait celui de Québec-.

Si l'Eglise fait un grand cas de la noblesse du sang et de l'origine, c'est surtout pour la noblesse des œuvres et des vertus qu'elle réserve sa plus haute estime. On a dit quel- que part que l'Eglise catholique est une grande école de démocratie; cela est vrai surtout en ce sens que, pour elle, la vertu est toujours la vertu, qu'elle soit pratiquée par le plus humble comme par le plus noble de ses enfants. Les honneurs de ses autels sont accordés aussi bien au fils du paysan qu'au prince le plus illustre, à un saint Benoît- Joseph Labre, comme à saint Louis, roi de France, à une Germaine Cousin, comme à sainte Elizabeth de Hongrie ou à sainte Jeanne de Chantai.

La famille de Laval, en général, dans ses différentes branches, se distingua toujours par sa piété et son attache- ment à la religion. Du temps de Mgr de Laval, il y en avait

1 Ut accepit a pliiribns cog^untis domini promoveïulij et per famam ah omnibxis.

2 Moréri.

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à Paris un exemple remarquable. L'auteur de VEsaai sur rinfluence de la Religion nous le signale en ces termes : " Deux frères, Hilaire de Laval, marquis de Laval- Lésay, et Guy de Laval, marquis de la Plesse, furent également recomman- dables par leur piété. Ils étaient fils de Pierre de Laval, baron de Lésay, et d'Isabelle Rocheouart... La prière, de pieuses lectures, la visite des pauvres, et les autres œuvres de miséricorde formaient la plus douce occupation d'Hi- laire. Il distribuait d'abondantes aumônes et se plaisait à décorer les églises. Il mourut subitement à Paris, le 11 février 1670.

" Le marquis de la Plesse, son frère, menait une vie exemplaire à la Cour, et allait de temps en temps se mettre en retraite chez les chartreux ; l'ordre et la pjété régnaient dans sa maison, et son plus grand plaisir était dans des entretiens utiles sur des matières de la vie spiri- tuelle. Il mourut avant son frère, le 21 octobre 1661, lais- sant un fils, Pierre, marquis de Laval et de Magnac, qui épousa la fille du marquis Antoine de Fénelon, et hérita de la piété de ses parents i. "

Dans la famille même de Mgr de Laval, la vertu et la piété étaient héréditaires, aussi bien que la noblesse et la valeur sur les champs de bataille. Hugues de Laval et Michelle de Péricard étaient pieux et catholiques dans toute la force du mot. C'est le témoignage qui leur fut

1 —f^Mui stir V infl^ic'iwx de la Religion en Fraaa: un XVIIe siècle. Pari», 1824.

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rendu dans les informations canoniques dont nous avons déjà parlé i. Il n'est que juste de conclure que ces parents si pieux et si chrétiens durent veiller avec un soin religieux à la bonne éducation de leur famille.

Ils eurent six enfants. Les deux premiers, comme nous le verrons, moururent, jeunes encore, sur les champs de bataille, au service de la patrie 2. Le troisième, François, est celui qui devint évêque de Québec. Jean- Louis, le qua- trième, hérita du nom et du patrimoine de Montigny, après que François eût résigné ses droits en sa faveur. Le cinquième, Henri de Laval, entra dans Tordre des béné- dictins et devint prieur de Sainte-Croix- LeufiFrey. Enfin, Anne-Charlotte, la dernière de la famille, se fit religieuse, à Nantes, dans la commubauté des filles du Saint-Sacre- ment, dont elle devint même supérieure. Elle mourut en 1685.

Tous ces personnages apparaissent plusieurs fois sur les registres de Montigny, comme parrains des enfants de la paroisse. François, en particulier, le fut quatre fois 3. Tout cela était bien conforme aux mœurs de l'époque, le seigneur était regardé plutôt comme un père, que comme un maître rigoureux ne vivant que pour recevoir ses rede- vances. La dernière fois que François de Laval fut parrain, ce fut dans la famille môme de son frère Jean-Louia. Il

1 Uluvi esse a plis et vere catholicis jjarentihus jirocreatum.

2 Langevin, N^otke biographique sur François de Laval de Mmd- moreiicij, Montréal, 1874.

3 Lettre de M. l'abbé Meugnier, curé de Tillières-sur-Avre, k l'auteur.

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était alors évêque de Québec, et il signa en cette qualité l'acte de baptême de son neveu François * .

On connaît peu de chose des années d'enfance de Mgr de Laval, et l'on n'a pas plus l'acte de sa confirmation que celui de son baptême. Ces actes, cependant, durent être exhibés à l'Ordinaire, comme il est de rigueur dans la discipline ecclésiastique, lorsqu'il reçut les saints ordres.

On lui donna, au baptême, le nom du grand apôtre des Indes, François-Xavier ^, qui venait d'être canonisé, cette année-là même (1622), par le pape Grégoire XV. C'était de bon augure pour celui qui devait être l'apôtre du Canada, et faire revivre sur ce vaste théâtre de l'Amérique du Nord les vertus des premiers paî-teurs de l'Eglise. Mgr

1 Voici cet acte de baptême, tel qu'on le trouve dans les regis- tres de Montigny : *' Le 5e jour de mai 1675, a été baptisé François ** de Laval, le 24 juin 1668, fils de Messire Jean-Louis de Laval, '* chevalier, seigneur de Montigny, et de Dame Françoise de Clieves- " tre, sa femme. Le parrain, R P. en Dieu, Messire François de '' LavaJ, premier évêque de Québec, ville capitale de tous les pa3^sde " la Nouvelle- France. (Signé) François, Evesque de Québec."

Comment se fait-il qu'on eût attendu si lonç^teuips, près de sept aimées, pour faire baptiser cet enfant ? Il est probable qu'à cette époque, même dans les familles vraiment catholiques, on se permettait facile- ment de pareils retards. Ici, la raison évidente qui avait fait ditférer le baptême, c'est que l'on avait voulu attendre le voyage de l'évoque de Québec en Europe, pour qu'il pût conférer lui-même ce sacrementi à l'aîné delà famille. D'un autre côté, Mgr de Laval était eti France depuis près de trois ans, et ce n'est pour ainsi dire qu'à la veille de son départ qu'il va faire ce baptême à Montigny. . . Quoiqu'il en soir, le pieux prélat était si opposé à cette pratique de ditférer le baptême des enfants, qu'il la prohiba au Cunada sous les peines les plus graves.

2 Il est probable qu'il fut baptisé par le cousin de sa mère, l'évèc^ue d'Ëvreux, qui avait béni l'église de Montigny quatre ans auparavant (1618). Mgr de Péricard s'appelait, lui aussi, François.

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de Laval eut toujours une grande dévotion pour son glo- rieux patron. Au témoignage de la vénérable M. de l'Incar- nation, il célébrait sa fête avec une tendre piété ; il voulut même que saint François- Xavier fût honoré, au Canada, comme le second patron du pays. Mais il avait aussi beau- coup de dévotion pour le patriarche des franciscains, saint François d'Assise ; et nous verrons qu'il avait tout d'abord choisi le jour de sa fête, le 4 octobre, pour recevoir la con- sécration épiscopale.

François de Laval passa ses années d'enfance, tan- tôt chez révêque d'Evreux, tantôt, et plus souvent, à la maison paternelle. C'est un avantage inappréciable pour un enfant que de grandir sous les yeux vigilants de ses parents chrétiens. Rien ne supplée complètement à cette bonne éducation que l'on reçoit d'un père et d'une mère dévoués. François de Laval remercia Dieu toute sa vie de lui avoir ménagé cette grâce. Il avait déjà quatorze ans, lorsqu'il perdit son père, qui mourut à Montigny le 11 septembre 1636, àl'âge de quarante-six ans. Il eut le bonheur de conserver sa mère beaucoup plus longtemps: elle mourut Agée de soixante ans, le 11 novembre 1659, peu de temps après le départ de son ôls pour le Canada.

Le jeune de Laval était encore à la maison paternelle, lorsque arriva un événement des plus tragiques, qui remua la France tout entière, mais dont le choc se fit sentir sur- tout dans la famille des Montmorency. Richelieu, arrivé aux affaires depuis quelques années, avait entrepris d'affer- mir le pouvoir royal, en l'élevant sur les débris de la

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noblesse ^, Abaisser et réduire Taristocratie au profit de la royauté, telle était sa devise. Ou comprend que ce projet dut rencontrer une vive opposition de la part -de tout ce qui était noble en France.

Henri de Montmorency, grand maréchal de France et gouverneur du Languedoc, qui s'annonçait comme un des plus grands hommes de guerre d'une époque devaient briller Condé et Turenne, se mit à la tête des mécontents. 11 accueillit dans son gouvernement Gaston, duc d'Orléans, héritier présumé de la couronne, et entreprit de lutter contre le puissant ministre ; mais il y succomba. Fait prisonnier à la bataille de Castelnaudary, et couvert de dix-huit blessures, il fut traduit au parlement de Toulouse. Ni les larmes des témoins et des soldats, ni la pitié des juges eux-mêmes ne purent le sauver. L'influence de Richelieu était : il fut condamné à mort. Il marcha à réchafaud avec une grandeur d'âme qui arracha des cris d'admiration. '^ Les soldats qui assistèrent à son supplice, dit l'abbé Bougaud, burent de son sang et y trempèrent la

1 Vuici le jugement que le cardinal de Bausset porte sur Riche- lieu : ** Ce ministre, dit-il, voulut asseoir les fondements d'un gua- Tcmement durable sur ces principes religieux qui sont les plus fermes garants de l'ordre et de la tranquillité d'un mnd empire. Cet homme, qui avait l'instinct de la politique, comme d'autres ont cru en avoir la science ; cet homme, qui n'avait pas une pensée, un sentiment, une volonté, qui n'eût pour objet l'affermissement de l'autiirité et le main* tien de Tordre, savait que l'esprit de la religion est essentiellement un esprit conservateur, parce qu'elle commande toujours le respect des lois et la soumission à l'autorité publique." (Hûstoire de Féiidon^ Paris, 1853, t. I, p. 10.)

2

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pointe de leurs épées, comme si ce sang eût été capable de leur communiquer la vertu du cœur d'où il sortait ^ ."

Quelle impression pénible de terreur et de colère dut produire parmi la noblesse française, mais surtout dans 1& famille des Montmorency, cette exécution infamante d'un de leurs membres les plus illustres ! On y était générale- ment très dévoué à la monarchie ] mais on l'aurait voulue plus clémente, plus juste et plus mesurée. L'acte despo- tique et cruel de Richelieu, la scène tragique de Toulouse, eurent sans doute du retentissement dans la famille du seigneur de Montigny ; le jeune François de Laval dut en entendre parler souvent ; et ces récits douloureux ne man- quèrent pas d'émouvoir son âme.

Il est difficile de calculer l'influence que de pareilles choses peuvent avoir sur un esprit de huit ans. Cette influence, cependant, est toujours souverainement forte et puissante : ^' Il y a des années sacrées, celles de la jeunesse, les sentiments et les événements se précipitent dans une âme, comme un métal en fusion qui se fixe et laisse une empreinte que les années peuvent ensuite user et déformer, mais n'effacent jamais 2 ." Il est permis de croire que le jeune de Laval conçut dès lors cette répul- sion quasi instinctive qu'il eut toute sa vie pour l'injus- tice, pour les procédés arbitraires, pour les empiéte- ments des puissants du siècle, cet amour du droit, de la

1 Histoire de saiide Chuntal,

2 Augustin Cochiii, Eloge de MmUalemhert,

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paix et de la conciliation, cette inclination à prendre le parti du faible et de l'opprimé contre l'oppresseur, cette grande fidélité à ses amis et à tout ce qu'il croyait boa et juste, que l'on remarqua dans toute sa carrière, et qui lui gagnaient tous les cœurs.

CHAPITRE DEUXIEME

François de Laval au collëge de La Flèche. 11 reçoit la tonsure à l'âge de neuf ans. Il est admis dans la congrégation du P. Bagot. 1631-1637.

François de Laval n'avait que neuf ans, lorsque ses parents, qui le destinaient à Tétat ecclésiastique, l'en- voyèrent au collège de La Flèche pour y faire ses étud es. La haute réputation de ce collège, leur vénération pour les pères jésuites qui le dirigeaient, les conseils, peut-être, de l'évêque d'Evreux leur firent choisir cette institution de préférence à toute autre, bien qu'elle fût assez éloignée de Montigny. C'était s'imposer, outre des dépenses considé- rables, le sacrifice pénible de ne voir l'enfant qu'à de rares intervalles: ils n'hésitèrent pas à le faire, afin de procurer aux belles facultés de son cœur et de son esprit toute la culture possible, et de développer ses heureuses dispositions à la vertu.

La Flèche est une jolie petite ville ^, agréablement située sur la rive droite du Loir, au milieu d'un charmant vallon

1 La ville de La Flëche n'est pas étrangère au Canada. Jérôme Le Royer de la Dauversière, l'urganisateur de la Compagnie de Mont- réal, et l'on peut dire le véritable fondateur de cette ville, vivait à La

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qu'entourent des coteaux chargés de vignes et de bocages. Elle est régulièrement bâtie ; ses rues sont larges et pro- pres. Une promenade plantée d'ormes s'étend l'extré- mité du port formé par le Loir, et le long du cours de cette rivière ; on y jouit d'une vue délicieuse.

Cette ville était, après le Béarn, le lieu de prédilection de Henri IV. [ C'est qu'il aimait à se délasser de ses fatigues militaires. C'est qu'il avait fait bâtir (1603) pour les jésuites car ce huguenot converti, qui avait d'abord persécuté les jésuites, s'était sincèrement récon- cilié avec eux * le grand et magnifique collège que l'on y admire encore 2. L'édifice consiste en quatre corps de logis, renfermant cinq grandes cours. Il a vue, au nord, sur un parc splendide, entouré de murs très élevés. Au bout de la galerie qui y conduit, s'élève une belle statue de Henri IV. L'église affectée au collège est remarquable, et a beaucoup d'analogie avec celle du château de Ver- sailles. Le cœur de Henri IV est ^, précieusement con-

Flèche, et y exerçait les fonctions de trésorier du revenu royal. C'est lui aussi qui créa la communauté des religieuses de Saint- Joseph de La Flèche, d'où sont sorties les fondatrices de T Hôtel-Dieu de Mont- réal.

La Flèche est aussi le lieu d'origine de la famille de Mgr l'évêque des Trois-Rivières. Le premier de ses ancêtres qui vint au Canada s'appelait Pierre Richer dit Laflèchc.

1 Gaillard, Histoire de France.

2 C'est aujourd'hui le prytanée pour les fils d'officiers morts sur le champ de bataille ou ayant bien mérité de la patrie. Il a été ainsi converti en école militaire ou 1764.

3 Le 4 juin, anniversaire de la translation du cœur de Henri IV au collège, il y avait exposition universelle des travaux scolaires de l'année. Cette fête s'appelait la Henriade. (Etwieê rdigieiises des Fèves de la Compagnie de Jésn^, octobre 1889).

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serve, avec celui de Marie de Médicis, dans une boîte en plomb doré ^.

Le collège des jésuites à La Flèche était très florissant : on y accourait de toutes les parties du royaume, et même des pays étrangers. Il y avait plus de quinze cents externes ; l'internat ne comptait pas moins de trois cents pensionnaires -. Descartes fut élevé dans cette école, et il a écrit que nulle part on n'enseignait mieux la philo- sophie. C'est aussi que fut formé Guillaume Rufin 3,

é

qui servit Dieu dès son enfance avec une ferveur si admi- rable, et a mérité d'être proposé aux jeunes gens comme un modèle de vertus chrétiennes.

Tel est l'endroit le jeune de Laval se vit transféré tout à coup pour y recevoir des pères jésuites le complé- ment de cette bonne éducation qu'il avait déjà puisée au foyer paternel.

Lorsque l'on arrache une plante du sol qui l'a vue naître, pour la fixer dans un autre lieu, il y a toujours à craindre qu'elle ne se fane et ne languisse. Il n'en fut rien pour le jeune de Laval, transplanté de la maison paternelle au collège de La Flèche. Il s'attacha bientôt à sa nouvelle demeure, et y prit de fortes racines. Les paysages si pitto- resques, cette belle rivière, ces parcs superbes avec leurs arbres séculaires, le magnifique collège, l'église, surtout,

1 Joanue. Bescberelle.

2 Et^ides religie^ises.

3 à Laval en 1657, il mourut à la fleur de l'âge, le 15 août 1674.

24 VIE DE MGR DE LAVAL

les jésuites savaient si bien, comme partout ailleurs du reste, faire aimer le culte divin, tout dans cette ville était propre à captiver Pesprit du jeune de Laval et à ravir son imagination. Eloigné de sa famille, il retrouvait, dans les pères de la Compagnie de Jésus, le dévouement et Taffection des parents chrétiens qu'il venait de quitter.

C'est une chose merveilleuse de voir comment la Provi- dence dirigeait toutes les voies de François de Laval, de manière à assurer l'accomplissement de ses desseins sur lui. Il devait être le premier évêque du Canada. Elle le fait naître d'une des plus illustres familles de la France, celle des Montmorency, la foi et la piété étaient hérédi- taires, et dont le chef était précisément à cette époque (1622) le vice-roi de la Nouvelle- France i. Puis elle confie son éducation aux jésuites, ces intré pides missionnaires de l'Amérique du Nord, ceux-là mêmes qui, après avoir connu ses talents et ses vertus, le proposeront pour être le fonda- teur de l'Eglise de la Nouvelle-France. Elle le met entre leurs mains, pour ainsi dire, afin qu'ils le façonnent, qu'ils le dirigent, qu'ils lui transmettent leur esprit apostolique. Un jour, il ira travailler côte à côte avec eux dans les mis- sions du nouveau monde, et à son tour il leur communi- quera la direction et la forme, que l'évêque seul, forma gregis 2, peut donner.

1 La compagnie formée par le duc de Montmorency, eu 1621, subsista jusqu'en 1627, et fut remplacée par la compagnie des Oeut Associés. Le duc de Moutmorency eut le titre de vice-roi de la Noa<> Telle-France de 1621 à 1625, et fut remplacé par le duc de Yentadour. (Ferland, Cours d'histoire du Canada, t. I, p. 197.)

2^1. Pierre, V, 3.

I

VIE DE MGR DE LAVAL 25

Soas la conduite des maîtres éclairés qui dirigeaient alors le collège de La Flèche, François de Laval fit des progrès rapides dans Tétude des belles- lettres ^ Les fils de saint Ignace ont toujours été et sont encore les grands éducateurs de l'Europe moderne. Qui pourrait contester l'étendue et la profondeur de leur science, leur habileté à former des hommes et des chrétiens ? A leur école, le jeune de Laval développa le jugement sain et droit, perfec- tionna l'esprit lucide et éminemment pratique, acquit enfin les connaissances variées que l'on admira plus tard en lui ^.

Les nobles facultés de son cœur se développèrent surtout d'une manière merveilleuse ; sa piété se fortifia, et il acquit cet amour insatiable de la vertu, qu'il devait pousser un jour jusqu'à l'héroïsme. C'est au collège de La Flèche qu'il reçut les véritables germes de sa vocation au sacer- doce et à l'apostolat. C'est qu'il apprit à vénérer et à aimer les admirables prêtres de la Compagnie de Jésus, dont il devait plus tard partager les labeurs et les mérites dans la Nouvelle- France. Son zèle et son afiFection pour les pères jésuites déborderont un jour de son cœur en traits

1 Latour.

2— ** On sait avec quelle saorac^é ces religieux célëbres savaient distinguer parmi leurs élèves ceux que la nature et la grâce avaient doués de plut» d'intelligence et de vertu ; quel zèle ils mettaient à développer en eux ces germes précieux, et par combien do soins ils les cultivaient selon les maximes et les principes qui ont toujours animé leur ordre. L'histoire de tant de grands hommes qui ont brillé dans l'Eglise depuis près de trois siècles, soit par la sainteté de leur vie et la pureté de leur doctrine, soit par l'élévation de leur génie et le sublime usa^e qu'ils en ont fait, prouve assez cette vérité. . . '^ {Fie de Henri-Marie Bandpn, Paris, 1837.)

26 VIE DE MGR DE LAVAL

de flammes, et il s'écriera, dans un de ses moments d'épan- chement et d'admiration:

** Dieu seul qui sonde les cœurs et les reins, et qui pénètre jusqu'au fond de mon âme, sait combien j'ai d'obli- gation à votre Compagnie, qui m'a réchaufiTé dans son sein, lorsque j'étais enfant, qui m'a nourri de sa doctrine salu- taire dans ma jeunesse, et qui depuis lors n'a cessé de m'encourager et de me diriger... Je sens qu'il m'est impos- sible de rendre de dignes actions de grâces à des hommes qui m'ont appris à aimer Dieu et ont été mes guides dans la voie du salut et des vertus chrétiennes *... "

Il fit probablement sa première communion au collège ; mais nous n'avons, malheureusement, aucun détail sur ce grand événement de sa vie. Nul doute qu'il se prépara avec beaucoup de soin à cette sainte action, et qu'il reçut Notre-Seigneur Jésus-Christ avec une grande pureté de cœur. ^' Il commença dès ses plus tendres années l'étude de la perfection," a dit de lui la sœur Juchereau de Saint- Ignace 2. Et l'abbé de Blampîgnon nous assure qu'il était déjà, au collège, un modèle de piété, et qu'il n'avait pas de plus grand bonheur que de s'approcher très souvent de la sainte eucharistie ^.

Il n'avait encore que neuf ans accomplis, lorsqu'il reçut la tonsure cléricale (1631), et entra, par conséquent, dans

1 Lettre au P. Nickel, général de la Compagnie de Jésus, août 1659.

2 Hidoire de VHôtd-Dieu de Qn/bec,

3 -7 Devotissimum axidiri apiul om^ves, et in susceptione sacramen- iorum freqn^i\i,issimum, (Informations canoniques.)

VIE DE MGR DE LAVAL 27

l'état ecclésiastique ^ On n'avait pas hésité, à cause de sa vertu précoce, à lui conférer cet honneur, et à satisfaire ainsi les ux et la piété de ses parents. C'était conforme, du reste, aux habitudes chrétiennes de l'époque. Les familles les plus illustres, dans ces âges de foi, tenaient à honneur de consacrer à Dieu et à l'Eglise, dès leur bas âge, ceux de leurs enfants qui paraissaient montrer les plus heureuses dispositions ^. On leur faisait donner la ton- sure, on les revêtait, tout jeunes, de l'habit ecclésiastique, comme cela se pratique encore dans beaucoup de collèges de l'Italie et de l'Espagne. Ces nouveaux Eliacins grandis- saient avec l'idée qu'ils n'appartenaient plus au monde, mais à l'Eglise, et trouvaient dans cette pensée une protec- tion contre bien des dangers. Il va sans dire qu'ils étaient toujours libres, plus tard, de ratifier ou de résilier cet enga- gement préliminaire.

Le jeune de Laval fut admis de bonne heure dans la congrégation de la sainte Vierge, qui était composée des élèves les i)lus édifiants du collège. Elle fut pour lui la source de quelques-unes des meilleures grâces de sa vie.

C'est aux jésuites que l'on doit la création de ces admi- rables congrégations de Marie. La première naquit au col- lège Romain en 1563, et fut approuvée par le pape Grégoire XIII; ce fut sur son modèle que se formèrent toutes les

1 Latour.

2 *' Il n'était point alors de famille recommandable qui ue payât son tribut au sacerdoce ou au cloître." (Vie de Baïuion,)

30 VIE DE MGR DE LAVAL

Il mettait à ces sublimer fonctions tout son cœur et toute son âme.

Rien, dans son estime, ne lui paraissait préférable à la fonction de former les jeunes gens à la vertu, pas même l'important emploi, auquel il fut un jour appelé, de diriger la conscience du roi Louis XIII. A peine, en effet, ce monarque lui eût-il donné cette marque éclatante de con- fiance et d'estime, qu'il ne songea qu'à s'en dépouiller pour reprendre le soin de ses chers écoliers, et revînt à La Flèche.

Le temps qu'il consacrait à la direction des jeunes gens lui paraissait toujours le mieux employé; quelque amour

«

qu'il eût pour l'étude, il l'interrompait volontiers pour entendre un enfant qui réclamait son attention; et, en remplissant ce devoir modeste, il croyait suivre l'ordre de Dieu. Voilà le directeur qu'avait à La Flèche le jeune de Laval, et qu'il retrouvera plus tard à Paris.

Parmi ses confrères dans la congrégation de la sainte Vierge, il y avait, entre beaucoup d'autres, Pallu *, qui devint évêque d'Héliopolis, Chevreuil, le futur vicaire apostolique de la Chine, Boudon, le célèbre archidiacre d'Evreux, De Meurs et Fermanel, deux des fondateurs du séminaire des Missions étrangères, et Ango de Maizerets,

1 L'abbé Pallu était fils d'un conseiller au présidial de Tours,, et fut chanoine de l'église de Saint-Martin de Tours. Il était intime ami de Mgr de Laval ; et c'est peut-être sur sa recommandation que fut établie entre le séminaire de Québec et le chapitre de Tours cette union de prières (|ui a existé si longtemps. '

VIE DE MGR DE LAVAL 31

Tun des futurs directeurs du séminaire de Québec. Quelle troupe de vaillants soldats I Quelle admirable école de sainteté !

Un jour, c'était en 1640, le P. Bagot réunit les pieux congréganistes, et leur fait une exhortation pathé- tique sur les avantages des conférences spirituelles. Tou- chés de ce discours, ils prennent la résolution de s'assem- bler, autant que possible, chaque semaine, sous la direction de leur bon père. Ils y furent fidèles. Dieu bénit ces assemblées ; on s'y édifiait les uns les autres, on se commu- niquait le feu sacré, on s'excitait à la vertu par de pieux entretiens ^. Beaucoup de généreuses résolutions furent prises, sans doute, dans ce petit cénacle de jeunes gens, régnait une pieuse émulation à qui ferait le plus de sacri- fices pour la gloire de Dieu ^.

Mais il est probable qu'entre tous, François de Laval n'était pas le moins vaillant ni le moins résolu pour le bien. On assure, en effet, que tout jeune il éprouvait déjà intérieurement un attrait souverain pour le travail des missions 3. Il pre-sentait, sans doute, l'ordre que Dieu

1 - '* La vertu dea congréganiates so prouvait par ded œuvres : ou est profondémehr ëditié de voir ces jeunes gens distribuant, chaque jour, aux nécessiteux des provisions à la sortie du collège, visitant les pauvres k domicile, consolant les prisonniers, rendant hux malades de l'hôpital les plus humbk'S offices, pour l'Hmour de Jésus-Christ..." (Etudes relUfietises. )

2 Latour.

3-- Voir plus loin Lettre de Louis XIV au pape Alejcandre VIT, en 1657. D'après M. de la Colombière, le jeune de Laval se sentit même inspiré ** dès ses plus tendres années, de venir en Canada. " (£2o</6 funèbre.) Cela n'a pas lieu de nous étonner. Dieu permet queli^ue-

32 VIE DE MGB LE LAVAL

devait lui donner un jour, comme autrefois à Abraham : " Sortez de votre pays et de la maison de votre père, et venez dan^ la terre que je vous montrerai i. "

fois que ceux qui sont appelés à une grande mission en ont un pres- sentiment des leur jeune &ge. Ceux qui ont lu la VU de JxCet de BretenUres, par Mgr D*Hulst, se rappellent sans doute la vocation extraordinaire que le jeune confesseur de la foi éprouva, des Tâge de six ans, pour les missions lointaines de la Chine et de la Corée.

1 Egredere de ten-a tua... et de domo patris tui, et veiii in terrain qiiam monstrabo tibi. (Genèse, XII, l.\ C'est le texte de V Eloge funèbre de Mgr de Laval ^ par M. de la Colom bière.

CHAPITRE TROISIÈME

François de Laval, chanoine d'Evreux. Il étudie la théologie au oollëge de Clermont. Il se livre aux exercices de la piété et de la charité dans la congrégation du P. Bagot, qui donne naissance au séminaire des Missions étrangères. Mort de ses deux frères unes. Il renonce à l'héritage paternel en faveur de son frère cadet. - 1637-1645.

Le jeune de Laval était encore au collège, et n'avait que quinze ans environ (1637), lorsque le cousin de sa mère, François de Péricard, évêque d'Evreux, le fit chanoine de cathédrale ^.

On a peine à comprendre, et surtout à justifier, aujour- d'hui, cet usage, qui existait généralement alors, de donner des prébendes canoniales et autres aux jeunes gens de haut lignage initiés à Tétat ecclésiastique. Les prescrip- tions du saint concjle de Trente sont si formelles sur Page requis pour les dignités ecclésiastiques, sur la résidence, sur la science et les degrés exigés des candidats ^. Ces

1 Histoire des évêqiies d'EvrevM, La tour. Mémoires «tr la vie de M. de Laval, 2~i8M5. XXIV, De Reform., cap. XIL

3

34 VIE DE MGR DE LAVAL

sages ordonDances étaient-elles déjà tombées en désuétude, ou, du moins, les évêques se faisaient-ils souvent illusion sur les raisons qu'ils croyaient avoir de les enfreindre ?

Dans tous les cas, François de Laval n'avait pas à dis- cuter cette question. Il accepta par obéissance une dignité qu'il n'avait certainement pas ambitionnée i. Dans toutes les choses qui ne sont pas évidemment opposées à la loi de Dieu, les jeunes gens bien nés se laissent facilement conduire par leurs parents, surtout lorsque ces parents sont revêtus d'un caractère sacré.

En donnant à son cousin un des canonicats de sa cathé- drale, l'évêque d'Evreux ne faisait que suivre Tusage de l'époque. Il voulait aussi venir en aide au jeune de Laval, et lui permettre de continuer ses études pour arriver au terme de sa vocation ecclésiastique. En eflFet, le seigneur de Montigny, Hugues de Laval, était mort, comme noua l'avons vu. Tannée précédente (11 septembre 1636). Il avait probablement laissé dans l'embarras sa famille, dont les moyens étaient limités. Sans l'assistance de l'évêque d'Evreux, le jeune François eût peut-être été obligé de quitter le collège et d'interrompre indéfiniment ses études.

Il eut successivement deux prébendes canoniales: la première, dite sur le sceau, parce que Jes revenus étaient

1 ** On regardait dans le monde ce canonicat comme un degré pour monter sur un des trônes des deux évêques dont il était le nereu, ou pour parvenir à une dignité encore plus éclatante et plus conve- nable à sa naissance. Mais ses pensées étaient aussi éloignées de celles du monde, que le ciel l'est do la terre." (M. de la Colombiëre, Eloge

VIE DE MGR DE LAVAL 35

fournis par le secrétariat de l'évôcbé d'Evreux sur les droits de sceau ; il la garda deux ans, de 1637 à 1639 : la seconde, dite des huit de Vancienne fondation, ou encore, de la baronie d^AngersvUle, parce que le revenu était pris sut le fîef d'Ângersville, propriété du chapitre ; il jouit de cette prébende depuis 1639 jusqu'à 1646 ^. En attendant qu'il fût en état de remplir ses fonctions de chanoine, Pévêque d'Evreux lui donna sans doute un suppléant.

Nous avons vu que François de Laval avait reçu la tonsure cléricale en 1631, à Page de neuf ans : il appar- tenait donc depuis lors à l'état ecclésiastique. Après avoir terminé avec grand succès ^ ses études littéraires au collège de La Flèche, il n'eut pas de peine à se décider à suivre sa vocation. Tout l'y engageait : le désir de son parent, l'évêque d'Evreux, si clairement manifesté par le titre de chanoine et les prébendes qu'il lui avait conférés, les conseils de ses directeurs et du P. Bagot, en particulier, mais surtout ce mystérieux attrait de la grâce qui incline la volonté humaine, sans qu'elle s'en rende toujours un compte bien exact, et lui fait produire des sacrifices si généreux et si héroïques qu'ils nous laissent quelquefois dans la plus profonde admiration.

A dix-neuf ans, il se rendit à Paris (1641) pour y étudier la philosophie et la théologie, au collège de Clermont ^,

1 Pouillë du diooëse d'Evreux, cite dans le procès préliminaire à l'introduction de la cause de Mgr de Laval.

2 Latour.

3 '* En 1618, les jésuites obtinrent d'ouvrir à Paris leur collège de Clermont, dit depuis le collège Louis-le-Grand, qui devint bientôt

36 VIE DE MGR DE LAVAL

SOUS la direction des pères jésuites. Il allait donc se retrouver avec les premiers maîtres de sa jeunesse. La Providence semblait l'avoir confié d'une manière spéciale aux fils de saint Ignace, afin quUl se pénétrât bien de leur esprit de dévouement, et qu'il devînt un véritable apôtre.

Le P. Bagot avait été transféré de La Flèche au col- lège de Clermont. La plupart des anciens condisciples de François de Laval, Fallu, Chevreuil, de Maizerets, Bou- don, etc., étaient eux-mêmes à Paris ; la congrégation de La Flèche se trouvait donc au complet. On n'eut pas de peine à s'entendre pour continuer à Paris, sous la direc- tion du P. Bagot, les pieuses réunions d'autrefois. Plu- sieurs personnes très distinguées, entr'autres le prince de Conti, " si célèbre par sa piété et par son traité sur la comédie ^, " et M. Gauthier, qui devint plus tard archi- diacre et grand vicaire à Dijon, '* celui de tous qui avait le plus d'habileté, d'insinuation et de talent," s'unirent à ces jeunes gens pour suivre leurs exercices.

** Aux entretiens de piété, qui avaient été le premier objet de ces réunions, on joignit des austérités, des pèleri- nages, la visite des hôpitaux et des prisons, l'on menait toujours quelque ami qui n'était pas de l'assemblée, pour l'engager et le gagner à Dieu. Les jours de congé, on se

une des écoles les plus fréqueiitées du royauDie. Le corps de ville de Paris posa en grande pompe, le 8 août 1628, la première pierre des nouveaux bâtiments de ce collège." {Essai mr Vinfinétice de la rdigioti^) 1 Il avait mené tout d'abord une vie peu édifiante, mais s'ét&it converti sincèrement à Dieu. {Les Nièces de Mazarin, par A. Renée.)

VIE DE MGR DE LAVAL 37

réunissait au faubourg Saint-Marceau, dans un jardin appartenant à l'un d'eux, où, après l'oraison, on prenait des récréations innocentes. C'est surtout que François de Laval se lia étroitement avec M. de Maizerets. On était aussi dans l'usage de faire, le jeudi saint, une communion générale, de laver les pieds et de faire une exhortation à quarante pauvres, de leur donner à dîner et de les servir à table. Ensuite ces pieux congréganistes mangeaient ensemble, et, avant de se séparer, s'embrassaient, en se disant, comme les premiers chrétiens : Oor unum et anima una 1. "

On apprend un jour que le P. Alexandre de Rhodes, de la Compagnie de Jésus, vient d^arriver de l'extrémité des Indes, pour chercher des ecclésiastiques qui veuillent bien partager avec lui les périls de cette mission lointaine ; il est descendu au collège de Clermont. Pressés d'entendre de la bouche de ce saint apôtre le récit de ces travaux évangéliques, nos jeunes congréganistes conjurent le P. Bagot de leur procurer le bonheur de le voir. Le pieux directeur cède à leurs instances, et leur amène le P. de Rhodes. On ne put se lasser d'entendre cette parole vibrante, qui remuait profondément les cœurs, et de con* templer ce visage amaigri par les fatigues du plus laborieux, apostolat.

Touchés par la peinture que leur fit le saint missionnaire du triste état de tant de pauvres peuplades, qui n'atten-

1 Latour, p. 3.

88 VIE DE MGR DE LiLVAL

daient pour sortir de leur idolâtrie que des prêtres pour les instruire, nos pieux jeunes gens conçurent sérieuse- ment le projet de tout quitter pour travailler, eux aussi, au salut des infidèles. Ceux qui se destinaient à l'état ecclésiastique François de Laval était du nombre en firent part au P. de Rhodes avec des sentiments d'enthousiasme qui l'émurent vivement. Il ne put s'em- pêcher de dire au P. Bagot, en les quittant : ** Je viens de trouver dans ces jeunes gens des dispositions plus parfaites que celles que j'ai cherchées dans les séminaires et les autres lieux de l'Europe. "

On peut dire que ce fut cette impression si vive et si profonde, produite dans Tâme de nos congréganistes par les ^entretiens du P. de Rhodes, qui donna lieu à l'éta- blissement du séminaire des Missions étrangères. M. de Meurs ^, l'un des plus fervents, en fut, avec les abbés Gazil et Poitevin, le principal organisateur. Ce fut M. Pallu qui fut chargé par le P. Bagot ^ de faire les règle- ments, lesquels furent approuvés par tous les membres 3.

Malheureusement,^ les désordres des guerres civiles (1652) disperseront pour quelque temps cette petite com- munauté du faubourg Saint-Marceau ; ses membres iront

1 Vincent de Meurs, à Tourquedec, en Bretagne, mourut à Vieux-Château, en Brie, le 26 juin 1675.

2 ^^ Le P. Bagot voulut que chacun d'eux, sans rien communiquer aux autres, donnât par écrit ses idées. De tous ces projets, qui se trouvèrent à peu près semblables, M. Pallu par son ordre dressa des règles qui furent approuvées de tous." (Lat(nir,)

3 - Vie de Henri-Marie Bwuioii.

VIE DE MGR DE LAVAL 39

se réfugier en Normandie, au château de M. de Maizerets. Quand ils reviendront à Paris, au bout de quelques mois, ils ?e sépareront, et quelques-uns d'entre eux, comme M. de Maizerets, préféreront rester à Permitage de Caen i. Le germe des Missions étrangères, cependant, est sûrement jeté dans la capitale de la France; il poussera bientôt, il grandira et deviendra un arbre vigoureux. Mais n'an- ticipons pas sur les événements.

Nous avons laissé François de Laval au collège de Cler- mont, poursuivant avec ardeur ses études théologiques, et s'exerçant à la piété avec ses confrères dans la congréga- tion de la sainte Vierge. Pendant qu'il était ainsi tout à Dieu et au soin de son âme, deux événements douloureux vinrent successivement répandre le deuil dans sa famille, et mettre sa vocation à une grande épreuve.

Depuis la mort de Hugues de Laval, arrivée en 1636, Mme de Montigny, devenue tutrice de ses enfants, se reposait avec confiance sur les deux aînés pour soutenir la gloire et l'avenir de sa maison. Ceux-ci, fidèles aux tradi- tions chevaleresques de leur famille, venaient de s'enrôler dans les armées de Condé et de Turenne, et les espérances de la mère allaient dépendre de la bonne ou de la mau- vaise fortune de la guerre entreprise sur la frontière allemande.

Tout à coup, une nouvelle fatale lui arrive : son fils aîné vient de succomber, à la bataille de Fribourg (3 août 1644).

1 ~ Le lecteur verra au ch. YI ce qu'était l'ermitage de Caen.

40 VIE DE MGR DE LAVAL

On connaît les détails de ce combat meurtrie]*, tous les efforts réunis des deux plus célèbres généraux de l'Europe réussirent à peine à remporter une victoire douteuse, qui coûta à la France des milliers de soldats et d'officiers, tombés sous les coups impitoyables de l'armée allemande, que commandait le vaillant général Mercy. A un moment donné, l'armée française, qui cherchait à reprendre Fri- bourg sur les Allemands, allait abandonner la p artie et se retirer en désordre, lorsque Condé lance son bâton de com- mandement en dedans des fortifications, et, par cet acte d'audace, ranime l'ardeur de ses soldats, qui m ontent à l'assaut, et battent l'ennemi.

Ce que la nouvelle de la mort de son fils dut répandre d'amertume dans l'âme de la mère, il est difficile de l'ex- primer. Mais cette douleur et ce deuil n'étaient que le pré- lude d'une affliction non moins grande qui l'attendait encore. Un an après, jour pour jour, le 3 août 1645, son second fils tombait, à son tour, victime de sa bravoure et de son devoir, à la célèbre bataille de Nordlingen. Cette fois encore, le duc d'Enghien n'acheta la victoire sur les Allemands qu'au prix des plus grands sacrifi ces : quatre mille soldats français, au moins, étaient restés sur le champ de bataille, et parmi eux le chef de la maison de Laval-Montigny. Les Allemands avaient perdu presque autant de monde ; et, ce qui aggravait leur position, leur général Mercy, l'illustre Mercy, était tombé mort au juilieu de la mêlée ^.

1 Gaillard, Histoire de France.

VIE DE MGR DE LAVAL 41

François de Laval devenait, par le décès de ses deux frères aînés, l'héritier du nom et du patrimoine de sa famille. Allait-il profiter de ces avantages, ou bien y renoncer généreusement pour suivre sa vocation ? Tout lui souriait dans le monde : un beau nom, un brillant avenir, des promesses séduisantes, le cortège habituel des hon- neurs et des plaisirs assuré aux nobles seigneurs. La tenta* tion était grande ; bien des courages moins vaillants que le sien y auraient succombé.

Ce qui la rendit encore plus redoutable, ce furent les prières instantes de Mme de Montigny. Comme autre- fois la mère de saint Jean Chrysostom e, elle représenta à son fils, les larmes aux yeux, le besoin absolu qu'elle avait de lui pour le gouvernement de ea maison. Elle avait d'abord fait généreusement à Dieu le sacrifice de son enfant; mais la Providence elle-même avait changé les circonstances : elle désirait maintenant qu'il renonçât à l'état ecclésiastique, auquel il n'était encore qu'initié, pour venir dans le monde soutenir l'honneur de sa famille, et embrasser l'état du mariage. Les qualités supérieures dont François était doué, l'impression favorable qu'il pro- duisait chez tous ceux qui venaient en rapport avec lui, avaient naturellement fait penser que, vu les malheurs inattendus de sa famille, il était destiné à maintenir dans Ba splendeur la gloire militaire des de Laval.

La tentation devint encore plus sérieuse pour le jeune homme, lorsque l'évêque d'Evreux ajouta ses instances à celles de Mme de Montigny. Il lui assura que Dieu

42 VIE DE MGR DE LAVAL

le voulait dans le inonde, qu'il devait renoncer à son canonicat et à Tétat ecclésiastique, embrasser le mariage, et ne songer qu'à soutenir l'honneur militaire de sa maison ^

Il y avait un moyen terme qui s'imposait à l'attention de François de Laval, dans cette circonstance critique ; son rare bon sens, qui fut, après la grâce de Dieu, la grande lumière de sa vie, ne manqua pas de le lui faire adopter. Il avait consacré son corps et son âme à Dieu ; il lui avait voué sa pureté et était entré de plein gré dans la vocation ecclésiastique ; il voulait à tout prix y rester fidèle. Mais il pouvait, à cause de la situation précaire se trouvait sa famille, interrompre pour quelque temps ses études théologiques, retourner à la maison paternelle et donner à sa mère le secours de ses lumières, de son travail et de son expérience ; puis revenir au plus tôt dans sa chère solitude de Paris, pour suivre sa voca- tion; c'est le parti qu'il adopta. Il prit donc congé des vénérables directeurs du collège de Clermont et se hâta de se rendre à Montigny.

On ne peut qu'admirer en tout cela les desseins de la Providence sur François de Laval. Elle voulait le préparer de longue main aux épreuves de la vie; elle voulait que celui qui devait fonder un immense diocèse, participer à l'administration du Conseil souverain de la Nouvelle-

1 M. de la Colorabiëre, Eloge fumbre.

VIE DE MGR DE LAVAL 43

France, et soutenir vigoureusement les droits de l'Eglise, connût à fond la pratique des hommes et des choses.

Les espérances de Mme de Montigny et de Pévêque d'Evreux ne furent pas déçues. François de Laval, dans les quelques mois qu'il passa à Montigny, mit un ordre parfait dans les affaires de sa famille. Quoique jeune encore, il n'avait que vingt- trois ans il montra en toutes circonstances une prudence et une sagesse qui lui gagnèrent l'estime et l'admiration de tout le monde. Dieu bénit ses travaux ; il bénit aussi sa vocation i, et permit qu'un des principaux obstacles qu'il avait rencontrés sur ses pas vint à disparaître. *' Le ciel, dit M. de la Colom- bière, aimait trop l'oncle ^ et le neveu pour les laissrer dans une disposition si opposée à ses desseins 3. " M. de Péricard, frappé de la maladie dont il mourut l'année suivante (1646), exprima à François de Laval le regret qu'il éprou- vait de l'avoir fait sortir de l'état ecclésiastique ; il le pria d'y rentrer, et de suivre la voix de Dieu qui l'appelait au sacerdoce.

Qu'on imagine la joie du jeune homme: il était sûr, maintenant, de pouvoir suivre sa vocation. L'évêque d'Evreux avait parlé ; Mme de Montigny, qui reposait en lui toute sa confiance, n'oserait pas s'opposer au pieux

1 "Ce changement, qui ne fut fait que par déférence, ne dura pas longtemps. La grâce rappela l'abbé de Montigny à sa vocation." (Lat<fvr. )

2 Oncle à la mode de Bretagne, c'est-à-dire, cousin germain du père ou de la mère.

3 Eloge funèbre.

44 VIE DE MGR DE LAVAL

dessein de son fils. Le jeune de Laval annonça donc à sa mère la résolution quUl avait prise de retourner au plus tôt à Paria pour y continuer ses études théologiques.

Avant de partir, il voulut cependant achever de briser complètement les liens qui pouvaient encore le tenir attaché au monde. Il fit en faveur de son frère cadet, Jean- Louis de Laval ^, une renonciation entière et sans retour de tous ses droits d'aînesse et de tous ses titres à la seigneurie héréditaire de Montigny et de Montbaudry. " De vient, dit Latour, que, quoique chef d'une maison illustre, il n'a jamais eu de biens de patrimoine 2. "

Les dernières chaînes qui le retenaient captif étaient ainsi tombées de ses mains. Désormais libre de toute entrave, il dit adieu à sa mère, et reprit le chemin de Paris.

1 *^ Jean-Louis de Laval, le chef de la maison de Laval- Montigny, après que François eût renoncé à ces droits eu sa faveur, épousa Fran- çoise de Cheveatrc, fille de Tannoguy de Chevestre, seigneur de Cintray, et de Marie Caruel. Il en eut dix enfants.

** Voici les noms de ces neveux et niëces de Mgr de Laval : Louise, Gabriel, Judith, Michelle, Pierre, Joseph, François, François (deuxième), Charles et Marie- Anne. Tous furent baptisés à Montigny.

** Mgr de Laval fut parrain du 7e, François, en 1675 (voir plus haut, p. 15.)

^* Jean-Louis mort, la terre de Montigny appartint à son fila aîné Gabriel. Marié à Charlotte de Besançon, celui-ci eut trois filles. Char- lotte mourut en 1710, et lui-même en 17^0. Leur fille aînée se maria en 1720 au sei^eur de la Vareude, et, à partir de ce moment le domaine de Montigny passa en d'autres mains, la famille de Laval étant éteint<ï." {Lettre de M. Meugii'ier, curé de TUHères-sur-Av^rej à V auteur. )

2 Mémoires sur la vie de M. de Laval^ p. 2.

CHAPITRE QUATRIEME

François de Laval, prêtre. Il eat nomme archidiacre d'Evreux. Il est désigné pour un vicariat apostolique au Tonkin. Voyage à Rome. 1645-1665.

On se figure aisément Taccueil paternel que firent à l'abbé de Montîgny les jésuites du collège de Clermont ^ Le P. Bagot, surtout, dut tressaillir de joie en J^royant ce jeune homme plein d'espérances, dont il avait pu croire pendant quelque temps la vocation en danger. L^allégresse de ses condisciples ne fut pas moins grande. Sa place lui fut naturellement rendue dans la Congrégation, et dans ces pieuses réunions Ton rivalisait de zèle pour la prati- que des conseils évangéliques. Il reprit avec ardeur l'étude de la théologie, mais s'attacha surtout au travail de sa perfection.

Recevoir bientôt les saints ordres, devenir prêtre de Jésus-Christ, tel était l'objet de tous ses vœux. On se rap- pelle l'impression produite sur son âme par les paroles

1 Le nom de ce collège venait de Guillaume du Prat, évêque de Clermont, Tuu de ses fondateurs.

46 VIE DE MGR DE LAVAL

enflammées du P. de Rhodes, en 1642 ; avec plusieurs de ses confrères, il avait pris dès lors la résolution de se consacrer aux missions. Mais il voulait être avant tout un prêtre selon le cœur de Dieu. Il avait médité sérieusement sur la grandeur du sacerdoce, sur cet onua pr^sbyterii^ dont parle le pontifical romain * , et il savait qu'il ne pouvait se préparer avec trop de soin à remplir ces sublimes fonc- tions. Formé à la même école que le pieux Boudon, il avait sans doute les mêmes pensées que lui sur le sacerdoce.

** Les prêtres, disait Boudon, sont des hommes de l'autre monde..., ils n'appartiennent plus qu'à Dieu seul. Qui peut douter que les ministres d'un si divin autel et d'an si grand mystère, ne doivent être les plus séparés du com- merce et de l'esprit du monde, et les plus retirés de cœur et d'esprit dans les cieux ? C'est dans les cieux qu'ils doi- vent avoir leur conversation, comme le grand apôtre, et leur vie doit être toute cachée avec Jésus-Christ en Dieu *. Ce sont des hommes angéliques, qui regardent toujours la face du Père céleste 3. Leur état les élève autant au-dessus du reste des hommes, que l'âme surpasse le corps en excel- lence." Puis il ajoutait : '' Je suis étonné comment la terre ne s'ouvre pas pour m'abîmer, quand je pense à la gran- deur divine et terrible de mon état, et à l'éloignement je suis de la sainteté qu'il demande *. "

1 Pontificale romauum, De ordinutimu! Pt-esthi/t^rL

2 Philipp., III, 20. C0I088., m, 3.

3 Matth., XVIII, 10.

4 Boudon, De la Sainteté (fe l'état ecdéaia^iqtiey cb. VI.

VIE DE MGR DE LAVAL 47

C^est dans ces pensées salutaires, c'est avec les disposi- tions les plus humbles, et en même temps les plus con- fiantes, que l'abbé de Montigny reçut les saints ordres. Nous ne pouvons déterminer les dates de son ordination au sous- diaconat et au diaconat. Il reçut probablement ces ordres sacrés à Paris, avec la permission, toutefois, de l'évêque de Chartres, dont il relevait. C'est certainement à Paris qu'il fut ordonné prêtre, le 23 septembre 1647, à l'âge de vingt- cinq ans, et qu'il dit sa première messe, avec la ferveur la plus édifiante ^.

Bien que l'on n'ait pas de détails circonstanciés sur ces événements, il est probable que sa mère y assistait, et qu'elle prit part au bonheur comme aux ferventes prières de son fils. Elle était venue, en efiFet, se fixer à Paris, peu de temps après le retour de François au collège de Clermont. Cette pieuse femme n'avait pas hésité, pour se procurer une diversion, à s'éloigner du château de Mon- tigny. Tant de malheurs domestiques étaient venus presque coup sur coup en assombrir le séjour: la mort de son époux, celle de ses deux fils aînés, puis, en dernier lieu, la mort de l'évêque d'Evreux, qu'elle s'était accoutumée à regarder comme son frère et son meilleur soutien I

Mgr de Péricard était mort le 22 juillet 1646. Nous avons vu que, dès l'année 1637, il avait nommé l'abbé de Mon- tigny chanoine de sa cathédrale, et qu'ensuite, en 1645, il l'avait engagé à renoncer à sçi prébende canoniale et à

1 Latour.

48 VIE DE MGR DE LAVAL

1

rentrer dans le monde. Avant de mourir, il voulut lui donner un dernier témoignage de son affection, en le nom- mant archidiacre de l'Eglise d'Evreux i. C'était une charge peu lucrative, il est vrai, mais des plus honorables, et qui pouvait conduire aux plus hautes dignités.

Avant de commencer à exercer ses fonctions d'archi- diacre, François de Laval voulut se conformer aux pres- criptions du saint concile de Trente ^ et se hâta de prendre sa licence en droit canon à l'université de Paris. Sa science, d'ailleurs, était plus qu'ordinaire ; Mgr Servien, évêque de Bftyeux, lui rend un magnifique témoignage: ''Il était, dit-il, licencié en droit canon, dans la faculté de Paris. Il était très versé dans les lettres tant sacrées que profanes et jouissait d'une rare aptitude pour inculquer au peuple chrétien les vérités de la religion et les préceptes de la foi catholique."

Sa piété sacerdotale n'était pas moins remarquable, et il portait la plus grande exactitude dans l'accomplissement de tous ses devoirs de prêtre. On peut en juger par ces paroles de M. Picquet, curé de Saint-Josse, à Paris, et de M. Joseph Sain, dans les informations canoniques: '' Il était, dit le premier, très fidèle à ses exercices religieux ; sa piété

1 ** François de Péricanl fit chanoine et archidiacre de son Eglise Messire François de Laval, son cousin issu de germain. Il mourut le 22 juillet 1646 : M. de Laval avait donc été nommé archidiacre avant cette date." (lettre de M. Vabbé Videgrain, chaiioine aecrétaire de Vévêché d^Evreiia:. )

2 Archidiacwii. .. siiU in omiiihus ecdeaiin, ubifieripoterit, magiMri in thedoyia seu doctores, avt licentiati in pire canoitico. (Sess. XXIV, De Eef(/rm, cap. XII. ^

VIE DE MGR DE LAVAL 49

€t sa dévotion étaient ravissantes. " " Il était très pieux, ajoute le second, célébrait tous les jours, et avec une grande dévotion, le saint sacri&ce de la messe, et ne man- quait jamais à aucun de ses devoirs religieux ^. " Faut-il s'étonner si ce prêtre zélé et pieux se hâta de remplir avec exactitude les fonctions d^archidiacre auxquelles il venait d'être appelé ?

La charge d'archidiacre n'est pas une sinécure dans l'Eglise. L'archidiacre était, dès les premiers temps, le principal ministre de l'évêque pour toutes les fonctions extérieures, particulièrement pour l'a^'ministration du temporel des églises ; au dedans même, il avait le soin de l'ordre et de la décence des offices divins. C'est lui qui présentait les clercs à l'ordination, et qui présidait à l'ins- tallation des curés ; qui marquait à chacun son rang et ses fonctions; qui annonçait au peuple les jours déjeune ou de fêtes ; qui pourvoyait à l'ornement des églises et aux réparations à faire. Il avait l'intendance des oblations et des revenus ecclésiastiques, excepté dans les églises pourvues d'économes particuliers. Il faisait distribuer aux clercs ce qui était alloué pour leur subsistance ; il avait toute la direction des pauvres avant qu'il y eût des hôpi- taux. Il était le censeur du clergé et du peuple, et devait veiller à la correction des mœurs ; il devait prévenir ou apaiser les querelles, avertir l'évêque des désordres, et être

1 Les témoignages rendus, dans ces infurmations canoniques, ont d'autant plus de valeur, qu'ils sont donnés sous la foi du serment.

50 VIE DE MGR DE LAVAL

comme le promoteur pour en poursuivre la réparation : aussi l'appelait-on la main et Vœil de Vévêque,

Ces deux mots résument bien les droits et les devoirs de l'archidiacre. Il est Vœil de Vévèque i, et, par conséquent, il a droit de visite dans toutes les paroisses de son archi- diaconé. Ce droit lui est reconnu par tous les conciles, et en particulier par celui de Trente 2. Dans ces visites, qu'il doit faire en personne, sans pouvoir être remplacé par d'autres, il est obligé d'examiner attentivement et en détail tout ce qui regarde le culte divin et le temporel de l'Eglise, l'état des édifices, les réparations ou reconstructions à faire, l'état des ornements, des vases sacrés et de tout ce qui sert aux offices religieux ; il doit se faire rendre un compte exact des affaires temporelles, des revenus et des dépenses, des dettes de chaque fabrique, et de l'emploi des biens ecclésiastiques. Il doit voir aussi aux abus et aux désor- dres qui peuvent s'être glissés dans les différentes parois- ses, soit dans le clergé, soit parmi les fidèles, examiner, en un mot, l'état de cette autre maison de Dieu, qui est l'âme des chrétiens, bien plus importante encore que les édifices matériels.

Il est la main de Vlveque^ pour l'aider, au besoin, dans la correction des abus, et pour le remplacer, soit de droit commun, soit par délégation ou permission spéciale, dans l'accomplissement de certaines fonctions ecclésiastiques,

1 '* Atrhidku'^rniy qvl tK^id'i d'w^intur epiacojji " (Sess. XXIV, De I{efarm.f cap. Xil.)

2 Ibid., cap. III.

VIE DE MGR DE LAVAL 51

comme, par exemple, le soin et Tentretien des pauvres et des malades, l'érection des paroisses et la construction des églises, l'installation des curés, la connaissance de diffé- rentes causes litigieuses, etc.

On conçoit immédiatement l'importance et la grandeur de ces fonctions de l'archidiacre, la sagesse de l'Eglise en les consacrant et les sanctionnant de sa haute autorité. Ce dignitaire ecclésiastique remplace l'évêque dans une foule de détails d'administration son temps et ses talents seraient gaspillés en pure perte ; il lui enlève la respon- sabilité, au moins extérieure, d'une foule de règlements plus ou moins odieux ; il luisse à l'évêque la haute direc- tion et le suprême gouvernement de son diocèse ; il lui laisse surtout la part inaliénable des fonctions spirituelles et des honneurs. L'évêque, lui aussi, fera la visite de son diocèse; mais, quand il passera au milieu de ses ouailles, ce sera surtout pour répandre tout autour de lui les grâces et les bénédictions, administrer les sacrements et la parole divine, faire, en un mot, les sublimes fonc- tions de père et de pontife.

Dans quelques-unes des fonctions de l'archidiacre, l'installation des curés, par exemple, quel touchant ensei- gnement pour le peuple I Un curé est-il nommé à une paroisse ? Il ne se présente pas à son nouveau troupeau sans y être introduit par l'archidiacre. Celui-ci, de la part de l'évêque, vient le conduire à l'église qui lui est échue en partage ; il lui en donne les clefs, en présence de tout le peuple. Il va l'installer à l'autel, au confessional, en

52 VIE DE MGR DE LAVAL

chaire, en un mot, aux principaux endroits ce nouveau pasteur va avoir des fonctions spirituelles à exercer. Le peuple a la démonstration sensible, vivante, matérielle, de la juridiction que son curé tient de l'évêque.

Nous n'avons malheureusement pas de détails circons- tanciés sur les visites de Mgr de Laval dans son archi- diaconé d'Evreux. Si nous en jugeons par celles de son successeur, M. Boudon, elles ressemblaient beaucoup à nos visites épiscopales d'aujourd'hui. Pour leur donner de la solennité et attirer le peuple, on annonçait par le son des cloches l'arrivée de l'archidiacre. Les curés allaient le recevoir processionnellement à la porte de réglise, en chantant le Veni Creator, et lui présentaient l'étole et la clef du tabernacle. Il visitait les églises avec attention, et s'informait en détail des mœurs et de l'instruc- tion de chacun des paroissiens ; il voulait connaître les procès, les désordres publics, tout ce qui pouvait porter scandale, et il prenait pour y remédier toutes les voies pos- sibles de douceur et de patience. Dans l'après-midi, il disait vêpres, puis donnait le sermon et la bénédiction du saint Sacrement. Il examinait ensuite les comptes et les affaires de la fabrique. " Les jours de visites, dit le biogra- phe de Boudon, étaient dans les campagnes de véritables jours de fêtes."

François de Laval avait près de cent soixante paroisses à visiter dans l'archidiaconé d'Evreux. ** Il fut archidiacre pendant plusieurs années i, dit Mgr Servien, et il remplit

1 Plus de sept ans, de 1646 à 1663.

VIE DE MGB DE LAVAL 53

ses fonctions avec une exactitude et une dignité qui lui firent le plus grand honneur. Il se démit ensuite purement et simplement de son bénéfice, sans même se réserver une pension, et pour la plus grande gloire de Dieu. '^ M. Picquet, curé Saint- Josse, ajoute : ** Il s'acquitta toujours de ses fonctions d'une manière parfaite, et H l'édification de tous, visitant avec beaucoup de soin toutes les paroisses de son archidiaconé, réprimant les abus, et annonçant fréquemment la parole de Dieu dans le cours de ses visites i. "

Il dut rencontrer beaucoup d'obstacles dans Taccomplis- sement de ses devoirs d'archidiacre, si Ton en juge par les traverses que son successeur, malgré ses hautes qualités, éprouva lui-même, et par les désordres qui régnaient alors dans le diocèse d'Evreux. Mais il avait sans doute adopté la devise de son ami Boudon : Dieu seul / Faire le bien en vue de Dieu et pour Dieu, sans s'occuper plus qu'il ne faut du succès. Ce n'est pas le succès que Dieu récompense, mais les efforts et la bonne volonté.

Ce désintéressement si généreux, François de Laval dut le pratiquer en maintes circonstances. Le revenu de son bénéfice consistait uniquement dans les rétributions qu'on devait lui donner à l'occasion de chaque visite ; et il paraît qu'elles étaient souvent fort mal payées 2.

M. de la Colombière, parlant de Mgr de Laval comme archidiacre d'Evreux, lui rend ce témoignage: ** L'exacti-

1 Informations canoniques.

2 Vie de Boudon,

54 VIE DE MGR DE LAVAL

tude de ses visites, la ferveur avec laquelle il s'y comporta, la réforme et le bon ordre qu'il établit dans les paroisses, le soulagement des pauvres, son application à toutes sortes de biens, dont aucun ne lui échappait: tout cela fit bien voir que, sans être évêque, il en avait l'esprit et le mérite, et qu'il n'y avait pas de service que l'Eglise ne dût attendre d'un si grand sujet ^ . "

C'est dire asbez clairement que François de Laval, bien qu'il fût un archidiacre selon le eœur de Dieu et les vœux de l'Eglise, n'était pas dans son élément. L'archidiaconé d'Evreux n'était pas un champ assez vaste pour lui. Son zèle s'y trouvait à l'étroit ; il avait besoin de se dilater^ de se répandre, de se communiquer : il lui fallait de l'espace. Dieu lui avait donné des ailes d'apôtre, une soif ardente de prêcher l'Evangile ; il aurait voulu s'envoler vers les pays lointains, encore plongés dans les ténèbres de l'idolâ- trie, pour communiquer à ces pauvres peuples le feu divin dont il était embrasé, pour les éclairer de la divine lumière, et pour gagner à Dieu ces âmes encore captives du démon, et cependant rachetées au prix du sang de Jésus-Christ. ** Quoi de plus beau, s'écrie-t-il quelque part, que de se dévouer, de se dépenser tout entier pour le ealut des âmes 1 C'est la grâce que je demande, que j'espère, que j'aime * ."

Ce désir fut un jour sur le point d'être réalisé. C'était en 1652. Le P. de Rhodes, dont nous avons déjà parlé.

1 Eloge funèbre,

2 Lettre au P. Nickel, général de la Compagnie de Jésus, 1659.

VIE DE MGR DE LAVAL 55

venait d'arriver de nouveau de ses missions lointaines, et voulait emmener avec lui au Tonkin et en Cochin- chine quelques vicaires apostoliques. Il jeta les yeux sur trois de ces jeunes gens qu^il avait connus autrefois dans la congrégation du P. Bagot, lors de son premier voyage à Paris : MM. Pallu, Picquet et de Laval. Il leur communi- qua son projet de les proposer pour évêques à la cour de Rome, et leur demanda s'ils accepteraient.

L'épiscopat, en toute autre circonstance, n'aurait pas tenté ces jeunes gens, qui abhorraient les honneurs et les dignités. Mais il ne s'agissait pas ici d'un épiscopat ordi- naire ; c'était plutôt une mission de sacrifice, de dévoue* ment, et peut-être de martyre. Ce n'était pas une couronne de roses ni de diamants qu'on leur offrait, mais une cou- ronne d'épines. Ils virent dans la proposition du P. de Rhodes une invitation de la Providence, qui leur offrait un vaste champ pour exercer leur zèle. Ils acceptèrent.

Le P. de Rhodes négocia l'affaire avec la Cour de Rome et celle de France. Déjà la Propagande avait, l'année pré- cédente (7 août 1651), rendu un décret dans lequel elle priait le souverain pontife de prendre des moyens efficaces pour doter les Eglises de la haute Asie d'un clergé indigène. Mais il fallait auparavant y envoyer quel- ques évêques d'Europe. Le projet du P. de Rhodes fut agréé par le pape Innocent X, ainsi que le choix des can- didats qu'il avait fait. Il fut convenu que les abbés Pallu, Picquet et de Laval seraient nommés évêques, et envoyés

56 VIE DE MGR I>E LAVAL

au Tonkin et en Cochinchine en qualité de vicaires aposto- liques.

Ile se rendirent à Rome, sur la recommandation du P. de Rhodes, qui leur avait conseillé d'aller visiter le tom- beau des saints apôtres. M. de Meurs, un de leurs con- frères de la Congrégation, les accompagnait. Nous aime- rions à connaître quelles furent leurs impressions dans la ville éternelle, et comment ils employèrent le temps pré- cieux que la divine Providence leur y avait ménag é. Mal- heureusement nous n'avons rien de précis sur ce sujet.

Ce qui paraît certain, c'est qu'ils furent plus de quinze mois à Rome, se tenant toujours prêts à partir pour leur mission lointaine, aussitôt que tout serait définitivement réglé. Ils eurent donc le temps de visiter à loisir les sanctuaires de la ville sainte, d'y nourrir abondamment leur piété, et surtout de se bien pénétrer de l'esprit de l'Eglise romaine, qui est la mère de toutes les Eglises. Ils durent être présentés plusieurs fois au souverain pontife Innocent X, qui portait un si vif intérêt aux missions du Tonkin, auxquelles ils se destinaient. Ce pape mourut pendant qu'ils étaient encore à Rome, le 7 janvier 1655, et ils eurent aussi le bonheur de voir son successeur.

Voici comment ils rendirent compte eux-mêmes de l'audience que leur accorda le souverain pontife Alexan- dre VII.

M. de Meurs, l'un des futurs fondateurs du séminaire des Missions étrangères, porta la parole au nom de ses compagnons, et supplia le pape de vouloir bien appuyer

VIE DE MGR DE LAVAL 57

de toute son autorité le dessein des missions que ses prédé- cesseurs avaient projeté de faire faire en Orient par des prêtres français. " Très Saint Père, dit-il, la divine Pro- vidence semble avoir réservé à Votre Sainteté Texécution de ce pieux projet. "

Le pape témoigna à nos jeunes apôtres une bonté toute paternelle. Il loua leur dessein, et les exhorta, dans les termes les plus forts et les plus touchants, à l'accomplir sans crainte des oppositions qu'il pourrait rencontrer. ^' La protection du saint-siège ne vous manquera jamais, ''«leur dit-il. Il daigna même leur ouvrir familièrement son cœur, et les assurer qu'il avait eu autrefois lui-même le dessein de se consacrer à ces missions de l'Orient, mais que, n'ayant pu Texécuter, il était ravi que la Providence lui fit naître l'occasion de l'appuyer de son autorité apos- tolique. ** Je n'épargnerai rien, ajouta- t-il, pour faire réus- sir votre projet ; je vais nommer incessamment cinq cardinaux pour travailler à cette importante affaire, et la terminer promptement ^ ... "

Heureusement pour le Canada, l'affaire du Tonkin traîna en longueur. Une foule d'obstacles se présentèrent; la Cour de Portugal opposa une résistance absolue à la nomination de nos trois jeunes Français comme vicaires apostoliques au Tonkin ; et ils repassèrent en France. Le saint-siège renonça pour le moment à l'exécution du projet. Il ne fut repris avec succès qu'en 1658, au moment même

1 Eugène y euiUot, Le TatJciii et la CochhicJUne, Paria, 188i.

58 VIE DE MGR DE LAVAL

l'un des trois jeunes apôtres désignés pour le Tonkin, Mgr de Laval, était nommé au vicariat apostolique de la Nouvelle- France i.

La Providence, qui conduit tout et dont les voies sont vraiment admirables, réservait pour le Canada les services et le zèle de l'abbé de Montigny. S'il eût été au Tonkin,

notre pays aurait probablement été privé pour toujours de la direction si sage^ si droite et si éclairée de ce grand homme. Et qui sait si, avec un autre évêque moins attaché que lui aux doctrines romaines, ou entaché de jansénisme et de gallicanisme, comme il y en avait tant à cette époque, il n'aurait pas fait fausse route ?

1 Essai sur Vinfl^œnct de la Edition, Fie de Boiidotu

CHAPITRE CINQUIEME

François de Laval résigne l'archidiaconé d'Evreux en faveur de Boudon. Rapports de sainte amitié qui unissent ces deux honjmes. Fidélité de François de Laval à son ami persécuté.

" Le dernier jour de février 1654, M. de Beaumesnil, oflScial d'Evreux et vicaire général de M. Gilles Boutant, évêque de la dite ville i, a conféré à Henri Boudon, clerc du diocèse de Laon, l'archidiaconé d*Evreux, vacant par la résignation faite en sa faveur por François de Laval, prêtre, dernier possesseur, suivant la signature donnée à Rome le 7 des Ides de décembre de la 10® année du ponti- ficat de Notre Saint Père le Pape Innocent X 2. "

Le document important que nous citons ici, et qui se trouve dans les archives du diocèse d'Evreux, prouve à l'évidence que François de Laval n'était plus, comme on Ta prétendu ^ , archidiacre d'Evreux, lorsqu'il fut sacré

1 Successeur de Noël du Perron.

2 Fouillé du diocèse d'Evreux, t. I, p. 145. ** En 1654, le

dernier de février était le 28. Le 7 des Ides de décembre de la 10e année du pontificat d'Innocent X correspond au 7 décembre 1653. " (Lettre de M. Vahbé Videgraiiiy châtaine secrétaire iVEwe\f>R.)

3 Voir note G, à la fin du second volume, Article de M. MerUi s\i.r Mgr de Laval,

60 VIE DE MGR DE LAVAL

évêque en 1658. Il avait donné sa démission depuis plu- sieurs années.

Ce fut pendant qu'il était à Rome, le 7 décembre 1653, que, profitant de sa nomination projetée au vicariat apos- tolique du Tonkin, il résigna son archidiaconé d'Evreux. Comme il lui était permis de désigner son successeur, ses vœux et son choix tombèrent sur Henri-Marie Boudon^ dont il connaissait les aptitudes et la rare vertu.

'^ Ni la chair ni le sang, dit M. de la Colombière, n'eurent de part à cette disposition. Bien loin de jeter les yeux sur quelqu'un qui le sollicitât ou qui lui eût été recommandé, il choisit un homme de grâce, qui, en ce temps-là, n'était connu que de Dieu et d'un petit nombre de ses amis, mais dont la sainteté a depuis fait un des ornements du clergé de France. Ce fut l'humble, le pauvre, le zélé M. Boudon, qui de nos jours a fait voir dans sa personne la pauvreté de saint Jean, jointe à la prédication de saint Paul. Ce fut l'Elisée que notre Elle prit pour son successeur *."

Henri-Marie Boudon et François de Laval étaient à peu près du même âge^: ils s'étaient connus intimement au collège de la Flèche ain^i que dans la congrégation du P. Bagot, à Paris, et ils étaient unis par les liens d'une sainte amitié. Mais ce qui resserrait encore ces liens, c'est

1 Eloge futièbre.

2 Boudon uaquit à la Fère, en Picardie, le 14 janvier 1624, et mourut à Evreux, lo 31 août 1702. 11 était donc près de deux ans plus jeune que Mgr de Laval, et mourut six ans avant lui.

VIE DE MGR DE LAVAL 61

que, par un admirable dessein de la Providence, Boudon ^tait depuis quelques années (1648). l'hôte delà famille des Laval-Montigny. Pauvre, délaissé par ses parents, man- quant de tout, il avait été recueilli avec bonté par Jean- Louis de Laval, et recevait dans cette noble famille le bienfait de la plus cordiale hospitalité.

Mme de Montigny et ses enfants ne tardèrent pas à apprécier le trésor de vertus et de mérite qu'ils possé- daient dans leur maison. La conduite de Boudon était si réservée, si simple et si pieuse, sa vertu si aimable, que tout le monde se sentait attiré vers lui. C'était à qui aurait le bonheur de jouir de son entretien et de se recom- mander à ses prières.

** J'ai une grande confiance en vos prières. Monsieur, lui écrivait Anne de Laval, sœur de l'abbé de Montigny et religieuse à Nantes, et je vous supplie de ne pas me les refuser. J'ai une grande consolation que la divine Provi- dence vous ait obligé de demeurer avec mon frère. C'est pour lui un bonheur bien particulier, et que je sais qu'il estime parfaitement ; et moi, j'en remercie tous les jours la bonté infinie de Dieu. J'espère, Monsieur, que vous me donnerez quelquefois de vos nouvelles, et que vous me ferez part des bons sentiments que Dieu vous donne ^. "

Heureux hôte, qui avait su inspirer une pareille estime et gagner une si sincère affection ! L'abbé de Montigny, surtout, ne cessait de rendre grâces à Dieu de la faveur

1 Lettre du 12 janvier 1650, citée dans la Vie de Bomlon.

62 VIE DK MGR DE LAVAL

faite à sa famille. Il éprouvait lui-même des jouissances ineffables, lorsque, au retour de ses longues visites dans son archidiaconé d'Evreux, il pouvait venir se reposer quelque temps auprès de sa mère, et s'entretenir cœur à cœur avec son ami.

La conversation de Boudon était toujours douce, aimable et pleine de grâce. Citons au hasard deux exemples de sa manière délicieuse d'exprimer sa pensée.

Parlant de la présence de Dieu : ** C'est une douce pra- tique, dit-il, lorsqu'on est dans les campagnes, dans la pro- menade d'un bois, d'une allée de jardin, de se ressouvenir que tous ces lieux sont remplis de Dieu, que l'on est, que l'on marche dans la divinité, et ensuite, de temps en temps, l'adorer. Il est doux de prendre cette pensée dans son cabinet, il est doux de l'avoir au milieu des rues d'une ville, parmi les conversations ; mais au moins il faudrait la rappeler à toutes les heures. "

Parlant ailleurs de la sympathie qui entraîne les âmes vers les âmes : *' On croirait, dit-il, qu'un instinct secret entraîne les unes vers les autres les âmes que la piété dis- pose à la pratique des conseils les plus sublimes, et celles qui savent le mieux en montrer les voies cachées, s'il n'était pas plus vrai de penser que Dieu, attentif à leur bonheur et à ba gloire, les conduit lui-même à se trouver et à s'entendre. " Il est difficile de mieux penser et de mieux dire.

Tout laïque qu'il était, Boudon exerçait autour de lui un véritable apostolat de bonnes œuvres. Il était en rapport

VIE DE MGR DE LAVAL 63

de lettres et d'avis spirituels avec les principaux hommes de bien de son temps, les Vincent de Paul, les Olier, les Surin, les Bourdoise, les de Bernières, les Renty. Il était en communication avec presque toutes les communautés religieuses. Il rendit surtout d'inappréciables services à la vénérable Catherine du Bar, 'dite Mecthilde du Saint- Sacrement; c'est grâce à ses conseils et à ceu.^ de M. de Bernières qu'elle put réussir à fonder son admirable asso- ciation de l'adoration perpétuell e.

On regrettait que Boudon ne pût se décider à entrer dans le sacerdoce, pour lequel il semblait avoir toutes les marques possibles de vocation. L'abbé de Montigny, sur- tout, qui savait tout ce que cette âme renfermait de res- sources et d'aptitudes pour la direction des consciences et pour le saint ministère, gémissait de voir la répugnance de son pieux ami à recevoir les ordres sacré.«. Le désir de hâter sa détermination et de le voir entrer le plus tôt possible dans la carrière sacerdotale, ne fut pas étranger à la résolution qu'il prit de résigner en sa faveur son archi- diaconé d'Evreux.

Mais ô'il n'était pas facile de persuader Boudon de se faire prêtre, il l'était encore moins de l'engager à débuter dans la carrière ecclésiastique par la dignité d'archidiacre. Longtemps les instances de l'abbé de Montigny furent inutiles; il eut recours au P. Bagot. Ce saint religieux, persuadé que la volonté divine appelait Boudon à l'Eglise d'Evreux, lui parla au nom de l'autorité qu'il avait sur son âme, et de l'obéissance qu'il devait aux desseins de la Pro-

64 VIE J>E MGR DE LAVAL

vîdence sur lui. Ces puissants motifs triomphèrent enfin de sa résistance ; Boudon consentit à entrer dans Tétat ecclésiastique, et à succéder à François de Laval dans l'archidiaconé d'Evreux.

Celui-ci obtint à Rome un extra tempora et dispense des interstices. Boudon était déjà gradué à l'université de Bourges. Il fut tonsuré à Paris par le nonce du pape, le 4 novembre 1653 : '* Ce jour l'on célèbre la fête de saint Charles Borromée est devenu pour moi, écrivait-il, la fête de Dieu seul ; car, y étant fait clerc, j'y ai pris Dieu pour mon sort et mon partagea."

Il fut ordonné prêtre à la fin de l'année 1654, après avoir fait une longue retraite à la Chartreuse de Gaillon. Il avait quitté définitivement la famille de Mgr de Laval au mois de juin de la même année, et pris possession de son archi- diaconé, qui lui avait été conféré dès le 28 février précé- dent.

Il n'entre pas dans le cadre de cet ouvrage de racon- ter la carrière édifiante de Boudon dans l'archidiaconé d'Evreux. Il y a pourtant une partie de cette vie admi- rable et accidentée que nous ne pouvons passer sous silence, parce qu'elle fait voir un des plus beaux côtés de la riche nature de Mgr de Laval lui-même : son grand cœur, et sa fidélité à ses amis.

En prenant possession de sa charge d'archidiacre, Bou- don avait résolu d'en remplir tous les devoirs avec fermeté.

1 Lettre IS^ de Boiui</fi,

VIE DB MGR DE LAVAL 65

Réformer les nombreux désordres et les abus qui régnaient ^ans le diocèse d'Ëvreux, voilà le but qu'il poursuivit sans relâche. A peine eut-il commeûcé sed visites, '* qu^il trouvE; nous dit son biographe, la plupart des églises dans une malpropreté dégoûtante et dans un dénuement com- plet. Dans beaucoup de paroisses, les enfants étaient lais- sés sans instruction, la chaire muette, l'office célébré sans révérence et sans exactitude, les malades souvent privés des sacrements, ou assistés avec négligence; des exem plies scandaleux étaient quelquefois donnés au peuple par ceux dont la présence n'aurait leur inspirer que des pensées de vénération et de piété *. " Il y avait surtout un usage généralement répandu, qui donnait lieu à de grands scan- dales et à des scènes très inconvenantes ; c'étaient les feux qu'on allumait la veille de la Saint- Jean. Cet usage, reçu d'abord comme pratique religieuse, devint bientôt pour le peuple une occasion de licence déplorable.

Boudon ne pouvait remédier à tant d'abus sans rencon- trer une vive opposition ; il ne pouvait surtout s'attaquer au clergé sans encourir sa haine. Aussi les persécutions ne lui firent pas défaut. Plein de confiance, cependant, dans la justice de sa cause et la droiture de ses intentions, fort de l'estime de son évoque, il resta toujours calme, ferme, marchant droit son chemin ; rien ne put l'ébranler.

Mais ses ennemis se voyant perdus, s'ils ne changeaient de tactique, résolurent de le perdre lui-même, si c'était

1 Vie de Bmidon.

66 VIE DE MGR DE LAVAL

possible ; et, pour réussir, ils ne craignirent pas de porter auprès de l'évêque ^ les accusations les plus sérieuses contre ses mœurs. Trouvant l'évêque sourd à leurs plain- tes, parce qu'il était prévenu contre eux, à cause de leurs désordres, ils font intervenir un célèbre religieux, qui donne dans le piège, et qui, convaincu sans doute de la vérité des crimes imputés à Boudon, écrit contre lui les choses les plus graves. La partie était gagnée; l'évêque finit par se laisser surprendre, et par se préjuger contre un homme qu'il avait toujours regardé comme un modèle et comme un saint.

Boudon avait- il donné prise à la calomnie par quelqu'une de ces imprudences, dont les âmesjes plus naïves et lea plus saintes sont capables ? Ce qui est certain, c'est qu'il fut complètement réhabilité plus tard, et reconnu parfaite- ment innocent.

Quoiqu'il en soit, l'évêque d'Evreux lui retira dès lors toute sa confiance, et ne le regarda plus que comme un homme perdu et méchant. Un ecclésiastique de Rouen lui ayant écrit pour plaider la cause de Boudon : *' Je ne sais^ Monseigneur, pourquoi vous persécutez ainsi Boudon ; car c'est un ange ; et Votre Grandeur en a eu assez de preuves parles grands biens qu'il a faits dans son diocèse." " Oui, répondit l'évêque avec amertume, c'était un ange, et plu» qu'un ange, mais il est déchu."

1 - M. de Maupas, qui avait succédé à Gilles Boutaut. Il assista, k Rome, en 1665, à la canonisation de saint François de Sales ; et, du- rant son absence, Boudon administra le diocèse d'Evreux, en qualité de grand vicaire.

VIE DE MGR DE LAVAL 67

Comme il arrive presque toujours dans le malheur, Boudon se vit bientôt isolé, et abandonné de presque tous ses amis. Elle est si nombreuse la troupe des lâches, qui ne sont fidèles que dans la bonne fortune, et qui, craignant de se compromettre, rougissent de tendre une main secou- rable à un ami dans l'adversité ! Boudon en fit la triste expérience ; mais, délaissé de tout le monde, il n'en fut que plus attaché à sa devise : Dieu seul ! C'est en Dieu seul qu'il mit toute sa confiance, et qu'au milieu des plus grandes épreuves il trouva un peu de bonheur et la paix de l'àme.

Du reste, quelques-uns de ses meilleurs amis lui demeu- rèrent fidèles jusqu'au bout. De ce nombre furent M. Fermanel, l'un des fondateurs du séminaire des Missions étrangères, M. Tiersault, aumônier de la reine Anne d'Autriche, mais surtout l'évoque de Québec, Mgr de Laval. Celui-ci avait le cœur trop noble, il connaissait trop bien la vertu solide de son ami, pour l'abandonner au milieu des persécutions et des chagrins. Rien de plus beau et de plus ravissant que les lettres qu'il lui écrivit du Canada, à cette époque. Ce ne sont pas tant des paroles d'encouragement qu'il lui adresse, que des félicitations de ce que Dieu l'a jugé digne de souffrir quelque chose pour lui.

Il lui écrit de Québec, le 30 septembre 1666: *^ Jésus crucifié soit notre force I Jamais je ne fus plus consolé d'aucune de vos lettres, que de celle que j'ai reçue cette année. L^on ne peut lire sans horreur le manifeste perni-

68 VIE DE KOR J>£ LAVAL

deux qui a été publié contre votre réputation. Je vois que Penfer a vomi tout ce poison, et que ce malheureux auteur y a puisé toute la malice dont il est composé.

'• Je ne puis vous estimer malheureux, puisque Notre- Seigneur, la vérité éternelle, vous béatifie : Beati eêtis^ quy,m maledixerint vobis homineSy et dixeririt omne vtalum adver- êumvos^. Au contraire, je me réjouirai avec voue de la joie des saints apôtres, lesquels ibarU a conapectu condtii, gaudemtes qtMniam digni habiti sunt pro naniine ^us cofUume- hkim pati ^.

" Ma consolation donc, m^n cher Monsieur, recevant votre lettre, est de ce que, par la miséricorde de Notre- Seigneur, il vous a donné un cœur capable d'avoir autant de joie et d'amour pour la croix et le mépris, que le monde en conçoit d'horreur et d'aversion : Nonjedt taliier omni naXiom 3. Sans doute, la très sainte Vierge et les saints anges vous auront procuré cette grâce par un amour spécial qu'ils ont pour votre âme. C'est la précieuse pcr!o de l'Evrangile, qaam qui invenit abseondit, et prœ gaudiio tilius vadit, et vendit universa quas habet^ et émit illam ^

** Priez bien Notre-Seigneur, qu'il me fasse la grâce de bien user des grâoes qu'il me fait, et des petites croix qull nous présente quelquefois à souffrir * "

1 -Matth., V, 11. 2^A<lt., y, 41. 3 - Ps. 147, V. 20. 4~M»Ub.,Xm, 44.

Ô *'L* évoque de Pétrée avait trouvé dans Texil auquel il s'était condamné, dos souffrances plus dlflficlleft à supporter que celles que loi

r^

VIK BB MO-lt I^ LAVAL 69

Heureux évéque, qui, possédant à fond les eaintes Ecri^ tares, pouvait s^élever à des considérations si sublimes, prendre les choses de si haut, glorifier et diviniser, pour ainsi dire la souffrance, et ne pas daigner recourir à d'autres moyens qu'à ces grandes vérités surnaturelles pour consoler son ami ! Plus heureux ami d'avoir en pour consolateur un tel évoque, mais surtout d'avoir été jugé capable de corn prendre un langage si relevé, et d'apprécier des sentiments si chrétiens I

En même temps qu'il écrivait à Boudon, Mgr de Laval s'employait auprès de l'évêque d'Ëvreux pour le supplier de rendre justice à son ami, et, dans une lettre magnifique, il lui disait '' tout ce qu'il connaissait de sa piété et de sa vertu *. " Ma:^ tout fut inutile. Cet évêque, bien inten- tionné d'ailleurs et de bonne foi, s'était persuadé que Boudon était un monstre d'hy pocrisie et de perversité, dont toutes les œuvres, loin de glorifier Dieu, devaient porter au scandale et au mépris de la religion. Tant il est vrai qu'il n'y a rien de plus à craindre que les préjugés, et que, chez les grands surtout, ils peuvent con luire aux plus eruolles injustices ^ !

promettaient un climat riginireux et des peuplades sans religion et sans discipline. Tout ce qui l'eiitouraib semblait se réunir pour entraver les efforts de son z^le ; et, lorsque fatigué de tant d'obstacles, il se démit plus tard de l'autorité épiscopale, il ne vit pas cesser pour cela l'opposition que des hommes, d'ailleurs recommmdables, app()rtaient à se» vues les plus pieuses." {Vie de BovLdtm^ p. 221.)

1 Lettre de Mf(r de Laval à M. do Maupas, octobre 1B66>.

2 M. de Maupas mourut accidentellement à Ëvreux le 12 août 1680. *^ La mort, dit le biographe de Boudon, conduisit ce bon évêaue

70 VIE DE MGB DE LAVAL

_ - ^

Dix ans après (1677), la tempête était passée, le calme s'était fait, la parfaite innocence de Boudon avait été publiquement reconnue ; et celui-ci ayant écrit à Mgr de Laval pour lui annoncer la fin de ses épreuves, le pieux évêque lui répondit : *' J'ai reçu, mon cher Monsieur, bien de la consolation d'apprendre que Notre-Seigneur, après toutes les épreuves dont pa divine conduite s'est servie pour exercer votre patience et pour vous sanctifier, en vous faisant la miséricorde d'en faire un bon usage, enfin vous a rétabli dans la réputation que lui-même assurément a permis que l'on vous ait ôtée. Dominus mortifipat et vivificat ; deducit adinferos, et reducit ^. Tout ce que la main de Dieu fait nous sert admirablement, quoique nous n'en voyions pas sitôt l«s effets.

" Il y a bien des années que la Providence conduit cette Eglise, et nous par conséquent, par des voies fort pénibles et crucifiantes, tant pour le spirituel que pour le temporel ; pourvu que sa sainte volonté soit faite, il ne nous importe ; et il me semble que c'est toute ma paix et tout mon bon- heur en cette vie, je ne trouve point d'autre paradis. C'est le royaume de Dieu qui est au dedans de l'âme, et qui fait notre centre, notre vie et notre tout.

*' Priez-le bien, sa sainte mère, son saint époux, tous les saints anges et bienheureux esprit?, ^u'ils me fassent la gr&ce

tout ce qu'il peut y avoir d'inconstant dans l'amitië et d'imparfait dans l'autorité des puissfinces de la terre, est remis dans un ordre éternel. "

1 1. Rois, II, 6.

VIE DE MGR DE LAVAL 71

de ne jamais rien vouloir que raccomplissement de cette divine et aimable volonté, per infamiam et bonamfamam... * ''

C'est bien le langage de la foi, de la véritable piété, et de rabandon à la sainte volonté de Dieu I Mgr de Laval, après avoir félicité son ami d'être sorti enfin des cruelles épreuves que la Providence lui avait envoyées, fait allu- sion aux contrariétés qu'il éprouvait lui-même dans le gouvernement de son Eglise. Nous reviendrons plus tard sur ces épreuves, et le nom de Boudon apparaîtra de nou- veau alors dans ces pages.

En attendant, pour prouver haute estime et la véné- ration que le saint prélat garda jusqu'à la fin pour son ami, citons les paroles qu'il écrivait à M. Thomas 2, quelque temps après la mort de Boudon (1702) : *' Que je vous estime heureux, lui disait-il, d'être à portée d'aller au tombeau de ce cher défunt, pour l'engager à prier pour nous I Je souhaite surtout que vous vouliez bien lui deman- der pour moi quelque portion de cette foi vive, et de ce parfait abandon à Dieu, qu'il a'si bien possédés. Sa vie est une parfaite imitation de Jésus-Christ: que Dieu me fasse la grâce de l'imiter aussi bien que je l'honore ! "

1 2. Cor. , VI, 8. Lettre de Mgr de Laval à Boudon, 6 novembre 1677.

2 Conseiller au Châtelet de Paris, et ami de Boudon. D'après le biographe de celui-ci, sa charité n'aurait pas été étrangère au Canada. '* Ce fut Boudon, dit-il, qui engagea ce pieux magistrat à répandre ses aumônes sur les pauvres chrétiens du Canada. " (Vie de BoudoUy p. 418.)

CHAPITRE SIXIEME

Pninçois de Laval, à TErmitage do Caen. —Réveil de pietë, en France, dans la première moitié du dix-septième siècle. M. de Bemières, sa vie, sa mort, ses avia spirituels. Vertus prati<- quëes par François de Laval à l'Ermitage. Il réforme une corn- munauté religieuse dans la ville de Caen, et soutient les droits l'hôpital de la môme ville. 1655-1658.

Nous sommes arrivés aune époque bien importante dans la carrière de François de Laval, à l'un de ces événe- ments qui exercent une influence décisive sur l'esprit et les destinées d'un homme ; nous voulons parler de son séjour à VErmitage de Caen i. Prêtre déjà depuis plus de six ans, ayant renoncé généreusement à l'une des plus hono- rables dignités ecclésiastiques, appelé par la Providence,

1 Caen, chef-lieu du département du Calvados, est la ville savante et littéraire de la Normandie. Cette grande et belle cité est située au confluent de l'Orne et de l'Odon, à quatre lieues de la mer, avec laquelle elle communique par un canal. On y trouve plusieurs beaux moDuments : la cathédrale, qui renferme le tombeau de Guillaume le Couquéra^.t, Téglise de la Trinité, l'église de Saint-Pierre, l'hôtel Valois, Ton a placé le musée et la bibliothèque Les foires de Caen •ont très considérables ; celle du premier lundi du carême a pour objet les chevaux de luxe. Caen ne date que du dixième siècle. Guillaume le Conquérant en fit une ville forte... Il y bâtit des monastères; (Ifatte-Brun.)

74 \1Z DE MGR DE LAVAL

quoique sans le savoir, à l'un des apostolats les plus péni- bles et les plus laborieux du dix-septième siècle, brûlant •du désir de sauver les âmes, il avait besoin d'achever de sanctifier la sienne.

Ce travail, il est vrai, était déjà bien avancé. Formé depuis l'âge de neuf ans à Técole des fils de saint Ignaoe, cultivé, avec tous les soins que Ton donne à une plante de choix, par rillustre P. Bagot, vivant sans cesse dans l'intimité d'amis les plus distingués par leur piété, l'abbé de Monti- gny était déjà arrivé à une grande perfection. Nous l'avons vu renoncer à toutes les espérances du monde, aux titres et au patrimoine de sa famille, poursuivre exclusivement Jésus-Christ. Nous l'avons vu, dans son archidiaconé d'Evreux, exercer ses fonctions ecclésiastiques avec une grande fidélité et beaucoup de zèle.

Mais plus est élevée la destinée d'un homme, plus sont grands les sacrifices auxquels Dieu l'appelle, plus aussi doit être éminente sa sainteté. François de Laval, appelé à l'apostolat et aux luttes héroïques du nouveau monde, destiné à une vie étonnante d'abnégation et d'épreuves de toutes sortes, avait besoin de mourir complètement à lui- même, de détruire en lui jusqu'aux derniers germes de l'esprit du monde, pour ne garder que l'esprit intérieur de Jésus-Christ; il avait besoin de devenir un homme de Dieu, hom) Dei ^ dans toute Tacceptioa du mot. La Pro- vidence, qui le destinait à une si sublima mission, voulut

1—2. Tim.,III, 17.

VIE DE .MGR DE LAVAL 75

qu'il allât s'y préparer à Tune des plus grandes écoles de sainteté qui fussent alors, celle de M. de Bernières.

C'est une chose merveilleuse que le grand réveil de piété et d'esprit religieux qui se fit en France, dans la première moitié du dix-septième siècle. Dans toutes les classes de la société, depuis les plus humbles jusqu'aux plus nobles, depuis les plus pauvres jusqu'aux plus riches, il y eut comme une sainte émulation à faire le bien, à pratiquer les bonnes œuvres, à secourir les misérables, à fonder toutes sortes d'institutions de charité, d'éducation, ou autres, et, ce qui est mieux encore, à se sanctifier soi- même.

Qui n'admirerait une époque l'on vit éclore à la fois tant de saints personnages, les Vincent de Paul ^ , les Surin, les Bourdoise, les de Condren, les Olier, les Eudes, les Boudon, les de Laval, les de Meurs, et une foule d'au- tres? La duchesse d'Aiguillon, nièce de Richelieu, et fondatrice de l'Hôtel-Dieu de Québec, dont on a dit " qu'aucune bonne œuvre de son siècle ne lui avait été étrangère ^ ^ " dépensait à faire le bien son immense for- tune, et sou exemple était imité par un grand nombre d'autres personijes de condition.

1 Saint Vincent de Paul naquit à Pouy, aux environs de Dax, le 24 avril ld7(>, et mourut à Paris, le 27 septembre 1660, à Tàge de quatre- vingt- (quatre ans et demi. Il faisait partie du Cotiseil de c&tis- cieiwe d'Anne d'Autriche, et n'a probablement pas été étranger k la nomination de Mgr de Laval comme vicaire apostolique de la Nouvelle- France.

2 Higt(nre maivuscrite du sémimdre de Québec, par l'abbé Tasche- reaa, aujourd'hui S. Ëm. le cardinal Taschereau.

76 VIE DE MGR DE LAVAL

A ces grandes âmes le respect humain était inconnu. Oa tenait à honneur d'être vertueux, chrétien, fervent catho- lique, dévoué à la défense de la Religion. On aimait à firé-** quenter assidûment les églises. C^est à cette époque que l'on vit de hauts personnages, comme le baron de Renty^ , Henri de Lévis ^ , duc de Ventadour et pair de,Francev M. de Sillery ^ , et bien d'autres, quitter le monde, mênii^' à un âge avancé, renoncer à leurs dignités et aux hon» neuTS dont ils jouissaient, pour embrasser l'état ecclésias-^ tique.

C'est aussi à cette époque que furent fondées tant de saintes et pieuses associations. Jeanne de Chantai venait de donner naissance à l'ordre de la Visitation. La véné- rable Catherine du Bar fondait l'association des Filles du» Saint-Sacrement, saint Vincent de Paul formait la célèbre congrégation des lazaristes, M. Olier, la société de Saint- Sulpice. Le séminaire des Missions étrangères prenait naissance, comme nous l'avons déjà vu, dans la congré- gation du P. Bagot, '* cette petite source, a dit Boudon,

1 L'EgliîO du Ciiiada trouva en lui uu protecteur actif et géné- reux.

2—11 fut vice-roi de la Nouvelle-France en 1625, embrassa plus tard rétat ecclésiastique, devint chanoine de N.-D. de Paris, et mou- rut le 14 octobre 1630, à Vkre do 81 ans. Sa femma se fit carmélite, du consentement de son miri, fonda un monastère à Chambéry, et mourut en odeur de sainteté le 18 janvier 1660, à l'âge de 49 ans.

3 M. d3 Sillery a donné son nojn à un village prèi de Québae» '* Noël BrCllart, commandeur de Sillery, adopta l'idée de former au» Canada un village uniquement peuplé de sauvages chrétiens ou dis- posés aie devenir ; et ce village, bâti à une lieue de Québec, porte encore le nom de Sillery." {Essai sur Vinfluenoe de la Religion.)

VIE MGR DK LAVAL 77

<]ui est devenue un grand fleuve, et dont les eaux jaillis- santes se sont répandues jusqu'au C.inadu. '*

Une i)urpille éclosion de bonnes œuvres et de sociétés religieuses faisait honneur à TKglise de France. Il fallait que le soleil de la foi fût bien ardent, que la rosée de la piété répandue partout fût très abondante, et le terrain 4sles âmes bien préparé par l'exercice des vertus chré- tiennes, pour que cette Eglise pût récolter alors une si riche moisson.

Une des grandes particularités de cette époque si remar- .^uable, c'est d'y voir un nombre considérable de laïques arrivés à une sainteté tellement éniinente, que des ecclési- astiques eux-mêmes ne craignaient pas d'aller se mettre sous leur conduite, pour avancer de plus en plus dans la perfection.

Est-ce par humilité, est-ce par une défiance exagérée d'eux-mêmes *, ou plutôt par un mystérieux dessein de la Providence, que ces pieux laïques tenaient à rester dans le monde, pour y pratiquer la vertu à un degré qu'on s'attend plutôt à trouver généralement dans l'état reli- gieux? La vertu elle-même, quelquefois, aime à se faire illusion ; il semble, d'ailleurs, qu'elle nous effraie moins, lorsqu'on la voit pratiquée, même d'une manière héroïque, dans le monde, que lorsqu'elle a revêtu les livrées ecclé- siastiques.

1 —On a vu que c'est ce seutimeut qui avait longtemps fait késiter BoudoD à entrer dans le sacerdoce.

78 VIE DE MGK DE LAVAL

Quoi qu'il en soit, ces pieux laïques ne manquaient pas de grouper bientôt autour d'eux un certain nombre de personnes, qui toutes se proposaient le môme but : tendre à la perfection chrétienne. On se réunissait, on vivait autant que possible sous le même toit, on mettait en commun le peu de bien que l'on possédait, on se faisait un règlement, et, sous la conduite du chef de la commu- nauté ainsi organisée, on s'efforçait de tendre à la vertu et à pratiquer toutes sortes de bonnes œuvres. C'était l'ancienne vie cénobitique, pratiquée dans les conditions de la société nouvelle, mais avec non moins de fruits de sainteté que dans le^ premiers siècles de l'Eglise.

C'est ainsi que se forma le célèbre ermitage de Caen» sous la conduite de M. de Bernières ^ Hâtons-nous de faire connaître cet homme illustre, dont le nom, comme nous allons le voir, est intimement lié, à plus d'un titre, à l'histoire de l'Eglise du Canada.

Jean Bernières de Louvigny naquit à Caen, en 1602, d'une famille distinguée. Il était trésorier de France, dans la généralité de Caen, comme Jérôme de la Dauversière, dont nous avons déjà prononéé le nom, l'était à La Flèche pour la généralité de Tours ^, Il ne se maria point, et vécut dans la pratique de la plus haute piété et dans l'exercice des bonnes œuvres. Il avait eu quelque temps pour direc-

1 Il était l'oncle de M. Henri de Bernièrea, qui fut si longtemps curé de Québec.

2 Les géit^nditéë étaient les divisions financières de la France^ sous l'ancienne monarchie.

VIE DE MGR DE LAVAL 79

i

teur le P. Jean Chrysostome de Saint- Lô, religieux du tiers ordre, homme intérieur et contemplatif, qui l'avait initié aux secrets de la vie spirituelle.

De Bernières s'était bâti à Caen une maison qu'il appe- lait VErmitage; elle était située dans la cour même du couvent des ursulines, dont sa sœur, Jourdaine de Ber- nières, était supérieure ^ ; ce qui explique les rapports qu'il eut avec Mme de la Peltrie et les ursulines de Québec,

Il avait réuni dans son ermitage un petit nombre de ses amis, qui ne respiraient, comme lui, que le désir de se sanctifier et de s'immoler à la gloire de Dieu et au salut des âmes. Tous y vivaient uniquement occupés de leur sanctification, pratiquant l'oraidon, et se tenant aussi cons- , tamment que possible en la présence de Dieu. M. de la Colombière appelait cette maison un paradis terrebtre. " C'est ainsi, dit-il, que j'appelle et qu'on doit appeler ce fameux Ermitage de Çaen, l'auteur séraphique du Chrétien intérieur changeait en anges tous ceux qui avaient le bonheur d'être les compagnons de sa solitude. Les occu- pations ordinaires de ce céleste séjour étaient la prière, la mortification, les entretiens spirituels. Les récréations étaient de travailler à l'hôpital, d'y servir les pauvres, de faire leurs lits, de panser leurs plaies 2. "

1 AbeUle^ vol. XI, p. 40.-— '* Sa naissance fut illustre et avanta- gée, tant eu noblesse qu'en vertu et sainteté, dout feu M. de Beruièros d'heureuse mémoire, son trës digne frère, est une preuve évidente, par sa vie et la sublimité de ses écrits." {Archives du sémitiaire de Québec, Lettre circulaire . sur la mort de Jourdaine de Bernières, supérieure et fondatrice des ursulines de Caen, Paris, 29 sej^t. 1670.)

2 Eloge funxèbre.

80 VIE DE MGR DE LAVAL

Voici quelle était à peu près la vie journalière des heureux habitants de Termitage. Chacun y avait sa petite cellule. On se levait de grand matin, et Ton faisait en commun une heure d'oraison. Puis l'on entendait la sainte messe, et l'on y faisait presque tous les jours la sainte communion. Ceux qui étaient prêtres pouvaient cependant aller dire la messe dans les différentes communautés de la ville ; oai ce fut toujours un des principes de l'ermitage : joindreaux exercices de sa propre sanctification ceux qui pouvaient rendre service au prochain. Les repas se prenaient en commun, et à des heures marquées.

Le reste de la journée se partageait entre les œuvres de piété personnelles, et les œuvres de charité pour le pro- chain. Voyait-on un pauvre dans la rue? on s'empressait de l'assister comme un des membres souffrants de Jésus- Christ. On visitait les malades, soit à domicile, soit dans les hôpitaux, et on leur rendait tous les soins possibles. Apprenait-on que quelque famille était dans la douleur? Vite, on allait lui porter les paroles de la consolation chrétienne. Le catéchisme aux enfants délaissés était une des œuvres favorites des disciples de M. de Bernières. En un mot, ils s'exerçaient à toutes ces actions de charité qui ont immortalisé, de nos jours, Ozanam et ses compagnons, et qui seraient la plus magnifique démonstration de la divinité de la religion chrétienne, si elle avait encore besoin d'être démontrée.

Autant que possible, on faisait tous lee principaux exer- cices de piété en commun ; mais on se réoRÎBSaitau moins

VIE DE MGR DE LAVAL 81

tous les soirs, pour ces entretiens spirituels M. de Bernières était passé maître, et il inculquait à ses disci- ples, d'une manière admirable, la doctrine des conseils évangéliques.

On vit successivement, ou à la fois, dans cet ermitage de M. de Bernières, les frères Dudouyt, les frères De Maizerets, M. de Mésy \ M. de la Vigne, M. Merlot, M. Morel, M. Boudon, le baron de Benty, etc.

Nous ne savons à quelle date précise y alla résider Fran- çois de Laval ; mais il est probable que ce fut dans la première partie de 1655, immédiatement après son retour de Rome. Ayant renoncé définitivement à l'archidiaconé d'Evreux, et provisoirement du moins au vicariat aposto- lique du Tonkin, il alla s'enfermer dans cette solitude, pour s'y préparer aux desseins encore inconnus de la Providence sur lui, comme autrefois Ignace de Loyola dans la grotte deManrèze, avant de fonder la Compagnie de Jésus, ou comme le Sauveur des hommes lui-même, dans le désert, avant d'inaugurer sa carrière évangélique.

Nôtre-Seigneur l'appelait à l'Ermitage pour qu'il y fît l'apprentissage du dévouement sacerdotal le plus parfait, et pour qu'il pût y rassasier cette faim et cette soif de la justice, dont son cœur était dévoré. C'est que sa grande âme, passionnée pour le sacrifice, s'ouvrit largement à la grâce, et reçut avec plénitude, comme autrefois les disciples dans le Cénacle, cet esprit apostolique qui devait paraître

1 Plus tard, gouverneur du Canada.

6

82 VIE LE MGR DE LAVAL

en lui avec tant d'éclat dans les vastes contrées de la Nouvelle-France. C'est que fut jeté en terre ce grain de froment, qui devait être si fécond et se reproduire au cen- tuple. Après avoir passé dans cet ermitage trois années entières, consacrées à l'exercice de toutes les vertus sacer- dotales, François de Laval devint un instrument docile, et prêt à tout entreprendre pour la gloire de Dieu.

'' Ici, dit un témoin i dans le procès préliminaire de béatification, j'ai des raisons personnelles d'insister sur l'influence que cette sorte de noviciat à l'ermitage de Caen exeYça sur le long et glorieux apostolat de Mgr de Laval. J'ai beaucoup connu M. de Bernières, qui était l'âme de cet ermitage, ou du moins j'ai eu l'occasion d'étudier beau- coup ses écrits, spécialement au séminaire de Saint-Sulpice, à Paris, des séminaristes fervents ne pouvaient se lasser de lire son ouvrage du Chrétien intérieur 2 ; et ils avaient sans cesse à la bouche, dans leurs entretiens, les sentences et les maximes de ce livre admirable. Aussi, avions-nous la plus haute idée de la sainteté et de la vertu de ce petit nombre d'âmes formées à une si belle école d'abné- gation chrétienne et sacerdotale. Je ne connaissais pas alors Mgr de Laval. Depuis, ayant eu occasion délire l'histoire

1 L*abbë Nercam, prêtre de Saint-Sulpice.

2 La preraiëre édition de cet ouvrage portait le titre d^Tihtérieur chrétien^ et fut publiée, non pas par M. de Bernières lui-même, mais par quelqu'un qui prétendait être l'écho de ses sentiments. Elle fut mise à l'Index, à cause de certains passages qui sentaient lequiétisme.

11 parut, en 1781, une autre édition, sous le titre de Chrétien itiiérieury dans laquelle on fit disparaître tous les passages incriminés. C'est de cette édition, sans doute, que parle M. Nercam.

VIE DE MGR DE LAVAL 88

de sa vie et de ses œuvres, je dois avouer que j'y ai reconnu avec admiration la réalisation des préceptes et des conseils de la plus haute perfection renfermés dans le Chr&ien intérieur. "

On peut juger du degré de sainteté auquel arriva Pabbé de Montigny, à l'ermitage de Gaen, par les œuvres qu'il y pratiquait i.

''Oui le voyait, dans les hôpitaux, dit Latour, panser les plaies les plus dégoûtantes, rendre les plus bas services, et, par une mortification semblable à celle de saint Fran- çois-Xavier, porter à sa bouche, serrer avec ses lèvres et sucer lentement les épingles et les bandages pleins de pus, faisant semblant, par humilité, de le faire sans attention, et seulement pour les tenir, tandis que ses mains travail- laient ailleurs. On l'a vu faire plusieurs longs pèlerinages à pied, sans argent, mendiant son pain, et cacher à dessein son nom, afin de ne rien perdre de la confusion, du mépris et des mauvais traitements ordinaires dans ces occasions, et qui ne lui furent pas épargnés. Il s'en félicitait comme les apôtres, et remerciait Dieu d'avoir quelque chose à souffrir pour son amour. "

Les avis que M. de Bernières donnait à son disciple nous font bien voir la sûreté de sa doctrine, ainsi que le mérite de celui auquel il pouvait les adresser en toute confiance, et qui en a si bien profité dans toute sa conduite.

'* Soyez, lui disait-il, toujours content, même au milieu

1 ** Afnictttnu eorum cognoscetis eos. " (Matth., VII, 16.)

84 VIE DE MGR DE LAVAL

des revers: ne cherchant que Dieu, vous le trouverez partout. Attachez-vous à Dieu, plus encore qu'à l'œuvre de Dieu, et vous trouverez la paix du cœur. Il y a dans notre âme une inclination à s'écouler en Dieu : il faut réveiller et entretenir cette tendance par des prières, des lectures spirituelles, des regards amoureux sur la vie et la passion de Jésus-Christ ^ "

M. de Bernières parlait évidemment à l'abbé de Montigny comme à un saint ; et, en vérité, il fallait qu'il eût une haute opinion de la vertu de son disciple, pour lui tenir un pareil langage : preuve évidente des progrès que celui-ci avait faits à l'école d'un tel maître.

Aussi la vénérable Marie de l'Incarnation disait-elle, quelque temps après l'arrivée de Mgr de Laval au Canada : *' Notre prélat tient tout le pays en admiration : il est intime ami de M. de Bernières, auprès duquel il a demeuré quatre ans par dévotion. Aussi ne faut-il pas s'étonner si, ayant fréquenté cette école, il est parvenu au sublime^ degré d'oraison nous le voyons 2. "

Voici encore quelques-unes des maximes spirituelles que M. de Bernières inculquait à ses disciples :

" Il ne faut pas se produire avant le temps : ceux qui s'exposent à travailler pour le prochain, sans être morts à eux-mêmes, font peu de fruit, et risquent de se perdre. On ne trouve la vie que dans la mort, l'être que dans le

1 Latour.

2 Lettre hiitoriqxit 57e.

VIE DE MQR DE LAVAL 85

néant. Fuyons tout ce qui a de l'éclat, tout ce qui bourrit l'orgueil et l'amour propre. L'abjection est comme le fumier de la vie spirituelle, qui engraisse la terre et la rend féconde. Nous n'avons point de meilleur ami que Jésus- Christ. Le propre intérêt est le plus grand obstacle à l'eeprit d'oraison ^ . "

Admirable enseignement, qui a toujours été, du reste, celui des saints, et ne pouvait produire que des saints.

Si, comme on le rapporte ^ , quelques-uns des disciples de M. de Bernières, provoqués par les jansénistes dont ils étaient entourés, et contre lesquels ils ne pensaient qu'à se prémunir, tombèrent après sa mort dans des excès de spiri- tualité mal entendue, que condamna le saint-siège, c'est qu'ils abusèrent de la doctrine de leur maître. Leurs égare- ments ne peuvent lui être imputés ; car, comme le dit si bien Lacordaire, '' l'abus ne prouve rien contre quoi que ce soit ; et s'il fallait détruire tout ce dont on abuse, c'est- à-dire, ce qui est bon en soi, et corrompu par la liberté de l'homme, Dieu lui-même devrait être arraché de son trône inaccessible, trop souvent nous faisons asseoir près de lui nos passions et nos erreurs. "

M. de Bernières mourut subitement le 19 mai 1659. '* Il avait communié le matin, dit Latour, comme il faisait

1 Latour.

2 *' Après la mort de M. de Bemiëres, les membres de la société de rSrmitage devinrent des exaltés, et, sous prétexto de faire la guerre au jansénisme, firent des scènes regrettables, prêtres et laïques, à Caen, à FalaUe et à Sées. " (Vie du F. Eudes, Paris, 1827.)

86 VIE DE MGR DE LAVAL

habituellement, gagné l'indulgence dans l'église du Groisie, et assisté à la congrégation. Il fut à la récréation et à la prière du soir, comme à l'ordinaire. A peine fut-il retiré dans sa chambre pour se coucher, que son valet se mit à crier ; on accourut, on le trouva assis à terre, près de son lit, les yeux levés vers le ciel, et rendant les derniers soupirs. "

^' Au milieu de la corruption du siècle, nous dit le P. Charlevoix, M. de Bernières était parvenu à ce qu'il y avait de plus sublime dans la vie mystique ^. "

Mais il était aussi un homme d'action, un homme de bonnes œuvres. Le Canada, en particulier, fut l'objet de ses soins et de sa sollicitude. C'est grâce à lui que la vénérable Marie de l'Incarnation et Mme de la Peltrie purent réussir dans leur projet de fonder un monastère d'ursulines dans la Nouvelle- France. C'est pour réaliser leur pieux dessein qu'il entreprit un grand nombre de voyages, sans doute il contracta le germe de la maladie dont il mourut ; et l'on peut affirmer qu'il fut victime de son zèle pour le bien des âmes, et de son affection pour notre pays en particulier. Nous verrons que Mgr de Laval sut le reconnaître plus tard d'une manière publique au Canada ^.

1 Vie de la Mère de Vliicarnaticyiu

2 M. de BerniëreB avait été inhumé dana la chapelle des ursalinea de Caen. Cette chapelle n'ayant point été rouverte après la révolution, les restes de cet homme juste et ceux de sa sœur furent transportés en

VIE DE MQR DE LAVAL 87

Pendant que l'abbé de Montigny demeurait chez M. de Bernières, il eut occasion de rendre de grands services, et de faire éclater la prudence et la sagesse dont il était déjà rempli. L'évêque de Bayeux, dont la j uridiction s'étendait sur la ville de Caen, et qui n'avait pas tardé de connaître son mérite, le chargea de mener à bonne &n deux affaires très importantes et en même temps très épineuses.

L'une de ces affaires était la réforme d'une maison de religieux. Le relâchement s'était introduit dans cette communauté; et l'on sait que rien n'est plus préjudiciable à l'Eglise que les désordres dans les maisons religieuses.

Autant les ordres religieux qui se conservent dans leur piété primitive et dans l'observance de leurs règles, font la gloire, l'ornement et la joie de l'épouse de Jésus-Christ, autant ils la déshonorent quand le vice et la honte s'y introduisent. Ce sont alors comme des stigmates d'igno- minie qu'elle porte au front. Le libertin et l'impie se

1807 dans Téglise de Saint-Jean, et enterrés en face de Tautel du Sacré-Cœur.

Voici l'épitaphe qui fut placée sur sa tombe :

D. O. M.

Ante hoc altare

Jacet

Yir sanctœ recordationis

Joannes de Bernières de Louvigrny

Pietate in Deutn, charitate iu pauperes

^quë commendabilis

Obdormivit in Domino

Die 17â Maii anno 1659

JStatifl 57.

(AbeiUe, vol. XI, p. 40.)

88 VIE DE MGR DE LAVAL

réunissent pour lui reprocher cet opprobre, et répandre l'injure sur sa face bénie. Ce qui n'est qu'un désordre ordi- naire dans le monde, devient, dans une maison religieuse, un non-sens et une abomination : Oorruptio optimi pessima.

Le désordre est d'autant plus déplorable, qu'il est ordinai- rement très difficile de lui appliquer un remède efficace. Il faut, en effet, dans des cas semblables, beaucoup d'habileté pour découvrir la véritable source du mal, puisque tous les membres de la maison, depuis le supérieur jusqu'au plus humble des sujets, sont intéressés à la cacher. Quelle prudence et quel courage ne faut -il pas pour la faire dispa- raître, de manière qu'il n'y ait aucun scandale, et que le remède ne soit pas pire que le mal I

François de Laval, par ses exhortations, ses exemples, ses prières et sa sagesse, vainquit tous les obstacles ^. Il se servit avec tact et prudence de l'autorité spirituelle que l'évêque de Bayeux lui avait confiée; il appela même l'autorité séculière à son secours ^, et il fit si bien, dit M. de la Colom bière, '' que d'une maison de trouble et de dissen- sions, il en fit une maison de paix, de piété et d'édification, ouvrage pour lequel il sera éternellement béni dans le ciel, tandis que le saint fondateur de la maison il a établi la réforme, aura des enfants qui lui ressembleront, et qui auront une portion de son zèle '. "

1 Latout.

2 On le verra plus tard soutenir, au Canada, la doctrine, que l'Etat est obligé de prêter main -forte à l'Eglise.

3 Eloge funèbre.

VIE DE MGR DE LAVAL 8&

La seconde affaire qui occupa l'abbé de Montiguy fut la défense d'un hôpital qui existait dans la ville de Caen. Les administrateurs laïques de l'hôpital, mécontents des religieuses qui en avaient la direction, il paraît que la laïcisation des hôpitaux ne date pas d'hier voulaient les congédier pour mettre à leur place des domestiques à gages ^. On comprend tout ce que ce projet renfermait d'injustice, et pour la communauté que Ton voulait priver de ses droits acquis, et pour les pauvres qui auraient souf- fert du changement à tous les points de vue.

Le projet des administrateurs fit naître un procès entre eux et la communauté, et ce procès fut porté au Conseil du roi.

L'abbé de Montigny se charge de défendre lui-même la cause des religieuses hospitalières. Fort de l'influence et du crédit que peuvent lui donner à la Cour la noblesse de son nom et sa haute origine, il se rend à Paris auprès du roi et des ministres.

L'affaire n'était pas si facile à gagner qu'on pourrait le croire au premier abord. On avait prévenu contre les religieuses le Conseil de Sa Majesté, et rendu suspecte leur administration. Ces filles généreuses» toutes dévouées au service des pauvres par des vœux solennels, on les avait représentées comme ne cherchant qu'à s'enrichir. Le bien public, et surtout l'intérêt des malades et des

1 Latour.

90

VIE DE MGR DE LAVAL

indigents, assurait-on, demandaient qu'il y eût un chan- gement, et que les hospitalières fussent mises de côté. *^ Des princes mômes, prévenus contre elles, dit M. de la Colombière, se déclaraient en faveur de leurs adversaires, et ôtaient aux gens de bien le courage et l'envie de soutenir la bonne cause des servantes de Dieu calomniées et opprimées. "

Mais François de Laval, qui ne connut jamais la lâcheté ni la crainte, se présente courageusement à la Cour. Il expose devant le Conseil la justice de la cause des reli- gieuses, et revendique complètement leurs droits. Il fait plus: il déclare la guerre à leurs adversaires: *' Il va porter le flambeau dans la nuit de l'intrigue, dit M. de la Colombière, il tire le rideau, et découvre l'intérêt sordide de la cabale ; il désabuse les princes, il dessille les yeux aux magistrats. " Il plaide, en un mot, la cause de l'hôpital avec tant de zèle et d'habileté, qu'il le sauve de l'inique spoliation dont il était menacé.

'' Son zèle, ses sollicitations, son crédit obtinrent tout, dit Latour. Par arrêt, les religieuses furent maintenues." La Cour Idur donna raison contre les administrateurs laï- ques.

Cette victoire ramena le calme et la tranquillité dans l'hôpital de Caen ; elle rendit la vie aux membres souffrants de Jésus-Christ, et aux épouses du Sauveur la liberté de se dévouer comme auparavant à leur secours.

De retour à Caen, l'abbé de Montigny fut nommé con-

VIE DE MGR DE LAVAL 91

fesseur de cette communauté dont il venait d'être le pro- tecteur, et il la dirigea avec le plus grand fruit.

La manière sage et habile avec laquelle il avait défendu l'hôpital de Caen, Pavait fait connaître avantageusement à Paris; et lorsque, quelque temps après, scfn nom fut proposé pour l'évêché du Canada, la Cour était déjà favorablement disposée en sa faveur. Mais cette affaire demande à être prise d'un peu plus haut.

CHAPITRE SEPTIÈME.

Négociations poar l'envoi d'un évêque au Canada. François de Iii?al proposé au saint-siëge pour l'épiscopat. Son parfait aban- don à la Providence. 1667.

C'est une question de savoir à qui revient Phonneur d'avoir pensé, tout d'abord, à demander un évêque pour le Canada. Est-ce aux jésuites, qui desservaient avec tant de zèle et depuis tant d'années (1625) ^ les missions de la Nouvelle- France, ou bien à la Compagnie de Montréal ^^ qui ne faisait pour ainsi dire que de naître (1640), mais qui mettait déjà à l'accomplissement de sa mission patriotique et religieuse un dévouement si admirable?

Nous ne parlons pas ici d'une idée purement spéculative, telle qu'auraient pu l'avoir Champlain lui-même et les

1 ** On forma en 1611 un établissement à Port- Royal, dans l'Acadic, et deux missionnaires jésuites, les PP. Biard et Masse, y furent envoyés par It-s soins du P. Coton, confesseur de Henri IV. " (EssttisurVinfliieiice delà Heliijiwu) Mais ce ne fut qu'en 1626 que les jésuites vinrent au Canada proprement dit. Ils retournèrent en France, après la prise de Québec par les Anglais en 1629, et revinrent en 1632.

2 ** Une compagnie de personnes zélées do la Cupiuile entreprit d'exécuter plus en grand ce qu'on avait fait à Sillery. " (J^sscii sur Ihhflxieiice de la Eelùji(/n, )

94 VIE DE MGR DE LAVAL

récolletB, en pensant aux destinées que Dieu réservait à notre pays : nous voulons parler d'une idée pratique, c'est- à-dire, des premières démarches qui furent faites ponr avoir un évêque au Canada.

L'histoire des faits ne nous permet pas de douter que, si les jésuites réussirent à faire résoudre définitivement l'envoi d'un premier évêque au Canada, et surtout à faire nommer l'hoftime leur choix, ce furent les associés de la Compagnie de Montréal qui, les premiers, s'occupèrent sérieusement de cette question.

Dès 1643 1, ces pieux associés avaient écrit au souverain pontife, le priant d'autoriser le nonce, résidant à Paris, à donner des pouvoirs de juridiction aux ecclésiastiques qu'ils avaient résolu d'envoyer au Canada, pour y des- servir leur colonie naissante 2.

Cette première démarche leur fait beaucoup d'honneur. En effet, il est probable que déjà, à cette époque, l'arche- vêque de Rouen avait des prétentions à la juridiction sur le Canada, puisque trois ans plus tard (1646) on y exerçait certainement cette juridiction en son nom ^, Et cependant, ce n'est pas à lui que les associés de Montréal s'adressent ; ils vont tout droit à la vraie source du pouvoir ecclésias- tique, au souverain pontife.

1 Année de la mort de Louis XIII (14 mai). Louis XIV, le 5 septembre 1638, n'avait pas encore cinq ans. La régence fut confiée à ]a reine mëre, Anne d'Autriche.

2 Faillon, Histoire delà colœiie françaine en Canada^ t. II, p. 47-

3 Archives de l'Hôtel-Dieu de Québec.

VIE DE MGR DE LAVAL 95

Ne recevant pas de réponse, peut-être parce que leur demande aurait passer par l'intermédiaire du nonce, ils concertent entre eux le moyen de faire ériger dans le pays un siège épiscopal. Ils jettent les yeux sur M. Legauffre, autrefois maître des comptes à Paris, converti à Dieu par le célèbre P. Bernard, et qui avait embrassé l'état ecclé- siastique. M. Legauffre était un homme vertueux, qui dépensait en bonnes œuvres son immense fortune, et qui aurait pu faire beaucoup de bien à l'Eglise du Canada.

Le cardinal Mazarin approuve le projet des associés de Montréal, ainsi que le choix du sujet. Les jésuites, consultés, applaudissent également ^ M. Legauffre est nommé par le roi. Mais il mourut d'apoplexie, pendant la retraite qu'il faisait pour connaître la volonté de Dieu sur son acceptation de la charge pastorale qu'on lui proposait, en l'année 1645.

L'année suivante (1646), les associés de la Compagnie de Montréal prièrent les évoques de l'assemblée du clergé de France ^ de prendre la chose en considération : ce qu'ils firent dans la séance du 25 mai. Mgr Godeau proposa de députer quelqu'un à la reine mère, à cet effet.

1 Lettre spirituelle J^e de Marie de rincaruntion.

2 Le c)ergë de France s'assemblait par députés à certaines époques, surtout pour discuter les décimes que Ton accordait au roi. Ces assemblées étaient de deux sortes : ordinaires et extraordinaires. Les assemblées ordinaires ou générales représentaient tout le clergé de France : elles se réunissaient, d'abord, de dix ans en dix ans ; à partir de 1645, elles se tinrent de cinq ans en cinq ans. Outre ces assem- blées, il y en avait d'autres composées des évêques qui se trouvaient en Cour. Celles-ci se réunissaient suivant les circonstances. L'assem- blée de 1646 était une assemblée générale qui avait commencée dès^ l'année précédente. {Mémoires du clergé de France.)

96 VIE DE MGR DE LAVAL

Le 11 juillet suivant, le cardinal Mazarin accueillit avec une satisfaction particulière la proposition renouvelée par l'évêque de Grasse, de favoriser l'établissement d*un évêque au Canada; il promit même de lui faire une pension annuelle de douze cents écus à prendre sur ses propres bénéfices.

Cette fois, les jésuites, à qui le cardinal en parla, firent comprendre que le temps d'une pareille création n'était pas encore venu. Et ils avaient raison, si l'on considère dans quel état précaire était alors la colonie, à la veille d'une guerre meurtrière avec les Iroquois.

*' L'on parle de nous donner un évêque en Canada, écri- vait Marie de l'Incarnation, le 11 octobre 1646: pour moi, mon sentiment est que Dieu ne veut pas encore d'évêque en ce pays, lequel n'est pas assez bien établi. D'ailleurs, nos Révérends Pères y ayant planté le christianisme ^, il semble qu'il y a de la nécessité qu'ils le cultivent encore quelque temps sans qu'il y ait personne qui puisse être contraire à leurs desseins 2. "

Ces dernières paroles de Marie de l'Incarnation font suffisamment entendre que les jésuites, outre la raison avouée qu'ils alléguaient pour s'opposer à la nomination du nouvel évêque, à savoir que le temps n'en était pi^s

1 Marie de rincaroation n'avait pas sans doute Tintentioii d'exclure la part qu'eurent les récollets dans rétablissement de la Religion au Canada, puisqu'ils fuient les premiers missionnaires de ce pays.

2 Lettre spirituelle 4^e.

VIE DE MGR DE LAVAL 97

encore venu, en avait une autre, qu'ils ne donnaient pas, c'est qu'ils craignaient que ce nouvel évêque n'eût des vues différentes des leurs.

La tentative des associés de Montréal n'eut pas le succès qu'ils désiraient; mais elle fut certainement l'occasion qui fit prendre à la Cour la détermination de donner un évêque au Canada dans un avenir plus ou moins rapproché. Aussi voyons-nous qu'en 1647, dans les articles dressés pour le gouvernement du Canada, le roi déclare que le Conseil sera composé de trois personnes : du gouverneur de Québec, de celui de Montréal, et du supérieur des jésuites, *' en attendant qu'il y ait un évêque au Canada i."

En 1652, l'abbé de Montigny fut choisi avec MM. Picquet et Fallu, comme nous l'avons vu, pour aller en qualité de vicaire apostolique dans le Tonkin et la Cochinchine. Le nonce du pape à Paris ^ fit faire sur son compte les infor- mations canoniques requises en pareil cas. Mais le nouvel élu dut céder aux obstacles qui s'opposèrent à sa nomina- tion définitive. Son nom, cependant, resta connu, et à la Cour de Rome et à celle de Versailles, pour une éventualité future.

Il fut mis encore plus en relief par la noble et généreuse défense de l'hôpital de Caen, soutenue à Paris auprès du Conseil du roi.

1 - Ferland, t I, p. 367.

2 M. Ba^î. Il devint plus tard cardinal, et fut remplace commo nonce à Paris par M. Piccolomini, parent du cardinal Bicni.

7

98 VIE DE MGR DE LAVAL

En 1656, la Compagnie de Montréal, qui avait obtenu de M. Olier, supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, quatre de ses prêtres pour la colonie de Montréal, en prit occasion de presser l'établissement d'un évêque au Canada. Le choix des associés tomba sur M. de Queylus, abbé de Loc-Dieu, l'un des quatre missionnaires désignés ^ Son grand nom, ses éminentes qualités, les services qu'il avait rendus à l'Eglise dans plusieurs diocèses de France, parais- saient recommander sa nomination à Tépiscopat.

Mgr Godeau, évêque de Vence, proposa la chose à l'assemblée du clergé dans la séance du 9 août 1656. *' Il ne reste plus, conclue-t-il, qu'à obtenir l'agrément du roi touchant l'érection et la nomination du futur évêque. " Il fut chargé par l'assemblée de faire, conjointement avec les agents du clergé, les démarches nécessaires auprès du pape, du roi et du cardinal Mazarin, ministre d'Etat.

Le mercredi 10 janvier 1657, le cardinal présidant la séance, l'affaire fut représentée de nouveau par Mgr Godeau. Le prélat ajouta que le choix de M. de Queylus serait agréable aux révérends pères jésuites. Peu après, cepen- dant, lesjésuites, soit qu'on ne les eût pas consultés d'abord, soit qu'on les eût mal compris, jugèrent qu'il valait mieux avoir pour évêque un homme de leur choix ^ .

1 M. Olier l'avait nummé supérieur de la mission. '* Cette nomi- nation fut l'un des derniers actes de M. Olier, qui mourut avant même que les missionnaires eussent laissé la rade de. 8aint - NTazaire. " (Ferland, t. 1, p. 437.)

2 Faillon, t. II, p. 274.

VIE DE MGR DE LAVAL 99

Tout le monde, du reste, était d'accord qu'il fallait que le nouvel évêque fût agréable aux jésuites, alors seuls chargés de toutes les missions du Canada. Pour mieux arriver à cette fin, la reine mère voulut, tout d'abord, que l'épîscopat fût offert à l'un d'eux; et le nom du P. Paul le Jeune, ancien missionnaire de la Nouvelle-France, alors retiré à Paris, fut suggéré. Mais les jésuites ayant repré- senté que leurs règles ne leur permettaient pas d'accepter répiscopat, le P. le Jeune lui-même > proposa à la reine régente le nom de François de Laval de Montigny, un ancien élève de la Compagnie de Jésus, dont il connaissait tout le talent et les mérites ^, et qui avait été désigné quel- ques années auparavant comme vicaire apostolique du Tonkin. La Providence avait tout préparé pour que ce choix fût immédiatement bien vu, non seulement par la Cour de Rome, mais aussi par celle de France ; et quelques jours après, le roi écrivit au souverain pontife Alexandre VII 5 la lettre suivante :

*' Très Saint Père, ceux qui, sous la protection de cette couronne, ont entrepris de porter la foi dans les pays septentrionaux de l'Amérique, ont si heureusement réussi

1 Latour, p. 10.

2 Il est possible que le P. le Jeune ait connu Mgr de Laval écolier au collège de Laâëche, et qu'il ait môme été son maître. Il ne vint au Canada qu'eu 1632, et il était auparavant à La Flèche. (Bela- tions des jésuites, t. I, p. VII.) Or le jeune de Laval entra au collège en 1631. Le P. le Jeune repassa en France en 1649, et eut sans doute occasion d'y voir souvent François de Laval.

3 Alexandre VII fut élu le 7 avril 1655 pour succéder au pape

5139C5n

100 VIE DE MGR DE LAVAL

idans leur pieux dessein, par le secours de la divine Bonté, que pour y mettre la dernière main, ils ont cru être obligés <le demander qu'il fût établi, dans ce pays, un siège épis- copal, et un évêque, afin que les âmes converties à la foi, pussent recevoir les sacrements conférés par ceux qui sont îionorés de ce caractère. Sur quoi ils ont eu recours à nous, pour solliciter, auprès de Votre Sainteté, cet établissement, qu'ils jugent absolument nécessaire; et, nous ayant fait comprendre les avantages qui en reviendront à notre sainte religion, nous supplions Votre Sainteté de vouloir donner, l>ar ce moyen, la dernière perfection à cette Eglise nais- ;sante.

'^ Et d'autant que la conduite doit en être confiée à une personne de piété et de savoir, zélée pour l'Eglise de Dieu, nous avons cru devoir supplier Votre Sainteté d'y engager le Père ^ François de Laval de Montigny, dont les vertus l'ont rendu si recommandable, qu'il a été sollicité de plu- sieurs endroits d'aller travailler à la vigne du Seigneur. Il a paru toujours tellement disposé à y consacrer ses services, que, si Dieu n'eût voulu le réserver pour la Nouvelle-

Innocent X, mort le 7 janvier de la mênae année. Ce pape, qui éleva Mer de Laval à l'épiscopat, était un Chigi, natif de Sienne.

Mgr de Laval naquit sour Grégoire XV, et mourut sous Clément XI. Entre ces doux papes, il y en eut huit autres : Urbain VIII, Inno- cent X, Alexandre VII, Clément IX, Clément X, Innocent XI, ^lexandiy) VIII et Innocent XII : ce qui porte à dix le nombre des jjapes c^ui se succédèrent du vivant de Mgr de Laval. C'est sous Clé- iTient X, un Romain de la famille Altieri^ que fut érigé Tévêché de Québec (1674).

1 Notons cette appellation de Père : elle fut l'occasion de quelques jnalentenduB à Rome.

VIE DE MGR DE LAVAL 101

France, il fût parti pour le Tonkin ; ses informations ayant été approuvées par. le sieur Bagni, alors nonce de Votre Sainteté vers nous, et ensuite envoyées en Cour de Rome pour vous être présentées. Mais après avoir demandé qu'il fût fait des prières, afin qu'il plût à la divine Majesté de l'éclairer, il était prêt d'embrasser et de suivre cette carrière, lorsqu'il en fut empêché, sans y avoir contribué de sa part.

" Il avouait, cependant, qu'il se sentait porté, par des^ mouvements secrets ^, d'aller plutôt en un pays sauvage et rigoureux, comme la Nouvelle-France, l'on ne trouve que difficilement les choses nécessaires à la vie, que dans un autre plus commode et plus civilisé, tel que lui parut celui qu'on lui avait proposé alors ^.

" Nous eussions pu présenter à Votre Sainteté d'autres personnes capables d'assurer cette bonne œuvre, si nous n'avions jugé celle du dit De Laval leur devoir être pré- férée, par les témoignages que nous ont rendus de sa piété insigne des personnes très éclairées ; en sorte que, notre connaissance étant fortifiée de la leur, nous pouvons dire qu'il serait difficile de commettre à un sujet plus digne le soin d'un si vaste pays.

1 Voir plus haut, p. 31. ,

2 '* Dieu avait choisi de toute éternité François de Laval pour établir la hiérarchie dans la Nouvelle-France. 11 lui inspira, dès ses tendres années, le désir de venir en Canada. Cette pensée, capable d'effrayer un homme intrépide et une âme consommée dans la vertu, vint dans l'esprit de l'abbé de Montigny, qui n'était, pour ainsi dire^ qu'un enfant." (Eloge fiiiièbre^ par M. de la Colombière.)

102 VIE DE MGR DE LAVAL

^' Les rois nos prédécesseurs, ayant tant aidé à faire recevoir la religion chrétienne dans le Canada, soumis à la monarchie française, comme leurs prédécesseurs l'avaient fait en plusieurs autres contrées du m^nde, nous sommes obligé, Très Saint Père, de les imiter, et même de faire fonder une Eglise dans la Nouvelle-France, ainsi que plusieurs Eglises l'ont été dans l'Allemagne, par le soin qu'en prit Charles le Grand.

*' Votre Sainteté voudra donc bien se servir de ce bon prêtre pour fonder cet établissement, puisqu'Elle n'a pas moins de zèle pour la gloire de Dieu que n'en ont toujours eu ses prédécesseurs, dont le soin et le travail ont appelé à la connaissance de Dieu des nations entières, et leur ont fait recevoir agréablement le joug de TEvangile ; et ainsi, comme tant d'âmes furent redevables de leur salut à vos prédécesseurs, celles de ce nouveau monde devront à Votre Sainteté le même avantage.

** En retour, elles obtiendront de l'infinie miséricorde de Dieu, non seulement la durée de vos jours pour le bien de l'Eglise, mais aussi, après que vous l'aurez longuement administrée, la récompense de vos travaux dans le royaume de Celui par le moyen duquel vous avez travaillé. Nous joindrons, Très Saint Père, nos prières aux leurs, afin qu'elles soient exaucées, et que toute la chrétienté soit consolée ^."

1 Faillon, t. II, p. 315.

VIE DE MGR DE LAVAL 103

Il était difficile de parler au pape d'une manière plus touchante et plus persuasive, plus difficile encore de tenir un langage plus profondément chrétien. L'éloge que l'on fait, dans cette lettre, de Mgr de Laval au souverain pon- tife, est magnifique et sans réserve. Louis XIV n'était encore que dans sa dix-neuvième année : ce n'est pas lui évidemment qui avait inspiré cette lettre. La reine mère, Anne d'Autriche, conduisait, en cette affaire, toutes les né- gociations. Pénétrée de sentiments pincèrement religieux, elle avait pris à cœur l'établissement d'un évêché au Canada ^ et n'épargna rien pour faire réussir le projet dans un sens favorable aux jésuites, auxquels elle était toute dévouée. Il est permis de croire que ces religieux ne furent pas étrangers à la rédaction de la lettre du roi.

Cette lettre fut envoyée au cardinal Bichi, l'intermé- diaire de la Cour de France auprès du saint-siège ^, avec ordre de la présenter lui-même au souverain pontife, ' et d'appuyer la demande autant qu'il serait en son pouvoir. L»e roi écrivit en même temps à son résident à Rome, M. Gueffier, conseiller d'Etat, lui enjoignant de faire toutes sortes d'instances pour obtenir l'érection du futur siège épiscopal. Il adressa aussi des lettres dans le même sens à plusieurs cardinaux, savoir : Colonna, Acquaviva, Bran- caccio, Ludovisio, Carpegna et Ginetti, afin de les inté- resser au succès de cette affaire. M. Gueffier était chargé

1 Archives de M. l'abbë Verreau, Correspoiuiati/ie de G-ueffier, copiée au Musée britannique, dans la collection Séguier. Lettre de Gueffier au roi, 17 déceuibre 16ô7. . ^.. -v --^^"0^ ' . .

2 Le roi n'avait pas, à cette époque, d'ambassadeur à Rome.

104 VIE DE MGR DE LAVAL

de les leur remettre lui-même. On voit que rien n'avait été négligé pour la réussite d'un projet si important.

M. Gueffîer se donna beaucoup de peine: ce qui n'empê- cha pas l'affaire de languir. Le cardinal Bichi était au lit, malade delà goutte ; et cependant il tenait à présenter lui-même au souverain pontife la supplique du roi. De plus, il était dans le deuil, par la mort d'un de ses frères, et ne recevait pas de visites ^. M. Queffier attendit près de deux mois.

Enfin, le 13 mars, il écrivit au roi qu'il s'était décidé à prendre lui-même l'affaire en mains, et qu'il venait de recevoir une '' très gracieuse et favorable audience " du saint-père. Il lui avait présenté un mémoire, qu'il avait préparé, au sujet de l'érection d'un évêché à Québec. '* Le saint-père prit la peine, dit-il, de le lire en ma présence, et montra qu'il en approuvait plutôt le contenu qu'autrement. J'espère qu'il en accordera la grâce *. " Le pape, en effet, voulut remettre lui-même à la Propagande le mémoire de M. Gueffîer, après y avoir ajouté une note de sa main, pour indiquer qu'il désirait accorder la grâce demandée 3.

Cependant, divers incidents firent traîner encore la chose en longueur. La peste régnait depuis plusieurs mois en Italie, ce qui retardait la marche des affaires: les congrégations ne s'assemblaient que rarement. Le roi, dans sa supplique, avait donné le nom de Pire à François de Laval: la Propagande semblait avoir compris qu'il

1 Lettre de Gueffîer à Brienne, 26 février 1657.

2 Lettre de Gueffîer au roi, 13 mars 1657.

3 Lettre Gueffîer à Brieniie, 19 mars 1657.

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appartenait, par conséquent, à un ordre religieux, et voulait savoir quel était cet ordre. " Ayant envoyé, dit M. Gueffier, à M. de Bagni ^ pour savoir de quelle religion était ce Père François de Laval, il m'a mandé qu'il ne s'en souvenait pas. "

Enfin, Sa Majesté faisait mention des informations cano- niques qui avaient été faites autrefois sur la vie et les mœurs de François de Laval, quand il s'était agi de l'envoyer au Tonkin ; mais on avait perdu de vue ces docu- ments, à Rome, et l'on avait oublié, à Paris, de les envoyer de nouveau. La Congrégation, cependant, ne pouvait rien faire sans ces informations canoniques : '' J'ai fait demander aux banquiers expéditionnaires français ^ qui sont ici, écrit M. Gueffier, si quelqu'un d'eux les avait reçues ; ils ont tous dit que non. De sorte que ne pouvant rien faire en l'expédition de cet évêché, sans savoir de quel ordre est le nommé (François de Laval), je vous supplie

1 L'ancien nonce à Paris.

2 '* Les banquiers expéditionnaires étaient plutôt des coursiers expéditionnaires que des banquiers, bien que, par leurs fonctions mêmes, ils tinssent une espèce de banque par ou les expéditions et l'argent passaient d'un pays à l'autre . . . Les ordonnances royales, les arrêta dv grand Conseil, réservaient aux banquiers expéditionnaires seuls, à l'exclusion de toutes autres personnes, toutes sortes de provisions, de bénéfices et autres expéditions généralement quelconques qui s'obtien- nent en Cour de Rome et à la légation . . . Ces banquiers tenaient à la fois de l'agent de change, de l'avoué et de l'entrepreneur de messa- geiiee ; gros personnages, d'ailleurs, propriétaires de leurs charges, connaissant tous les détours de la curée, habiles, depuis qu'ils servaient d'intermédiaire obligé entre Rome et la France pour toutes sortes de provisions, de demandes, de papiers, de dispenses, à faire aboutir une supplique, à obtenir une bulle à meilleur compte, à marchander au besoin avec la componende et les bureaux du cardinal dataire. (Le Correspondantj 10 septembre 1889, p. 872.)

1*

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me le faire savoir au plus tôt, avec les écritures et informa- tions nécessaires... ^. "

M. (xueffier écrivait à Paris lettres sur lettres : rien ne venait ; ou plutôt, on continuait à lui dire de " poursuivre l'érection jusqu'à Taccomplissement, " sany envoyer les renseignements demandés pour l'expédition des bulles.

Ce qui étonnait surtout M. Gueffier, c'était la parfaite indiflFérence du candidat proposé, François de Laval, sur le succès des négociations.

** On ne peut rien faire, écrit-il, s'il n'y a pas ici quelque solliciteur chargé des informations de sa vie et mœurs, et des autres écritures nécessaires... Je ne puis assez m'étonner, ajoute-t-il, que le sujet choisi n'ait encore pourvu à cela, semblant par qu'il ne veuille accepter la gr&ce que le roi lui en fait... 2 "

'' Je suis étonné, écrit-il quelques jours plus tard, que le dit sieur de Montigny n'ait rien écrit ici de cette affaire-là, ni donné charga à quelque banquier de Paris d'en com- mettre ici la sollicitation, et d'y envoyer les informations de sa vie et mœur?. attestées par des notaires, et même par devant M. le nonce, comme Ton a coutume 3. "

Cette réflexion prouve bien que Mgr de Laval, non seule- ment n'avait pas recherché l'épiscopat, mais laissa complè- tement à la Providence le soin de conclure les négociations. Il était à l'ermitage de Caen. C'est là, sans doute, qu'on vint lui proposer l'évêché de la Nouvelle-France. D'après

1 Lettre de Guefiîer à Brieune, 19 mars 1657.

2 Lettre de Gueffier à Brieune, 25 laai 1657.

3 Lettre de Gueffier à Brienne, 29 mai 1657.

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M. de Latour, il aurait répondu ** qu'il était prêt à partir pour le Canada en qualité de simple missionnaire, mais qu'il ne pouvait accepter la qualité d'évêque, dont il se jugeait indigne ^. " Et M. de la Colombière : " L'abbé de Montigny, dit-il, n'eut poyit de peine de venir en Canada, mais il en eut d'y venir comme évêque... 2 "

Nous croyons qu'il est plus conforme à la vérité des faits et au caractère de Mgr de Laval, de dire qu'il s'abandonna purement et simplement, dans toute cette affaire, à la volonté de Dieu. Le vicariat apostolique du Tonkin lui avait été offert: il l'avait accepté. Depuis ce temps, il était à l'ermitage de M. de Bernières, à cette école d'abnégation la plus parfaite : comment le disciple aurait-il pu tenir une conduite toute opposée aux enseignements du maître ? " Il faut, disait ce dernier, s'abandonner à la conduite de Dieu, et accepter l'emploi que la Providence nous donne sans l'avoir recherché 3."

Encore moins peut-on admettre ce que dit M. de Latour, " qu'il consentit enfin à être évêque. mais à condition de n'être que vicaire apostolique, et non pas évêque titu- laire." Mgr de Laval n'était pas homme à mettre des conditions aux vues de la Providence. D'ailleurs, nous le verrons, presque aussitôt après son arrivée au Canada, demander instamment l'érection de l'évêché de Québec, parce qu'il s'aperçut bientôt que ce serait mieux pour le bien des âmes.

1 Latour, p. 11.

2 Eloge fintèbre.

3 Latour, p. 28.

CHAPITRE HUITIÈME

Négociations pour l'envoi d'un évêque au Canada (suite). Au lieu d'un évêque titulaire, le pape accorde un vicaire apostolique. ' François de Laval nommé évêque de Pétrée. 1657-1658.

Ce n'est certainement pas Mgr de Laval qui fit modifier le projet, exprimé dans la lettre du roi au souverain pon- tife, d'envoyer un évêque titulaire au Canada. Mais il est probable que les jésuites, qui conduisaient les négociations de concert avec la reine mère, et qui étaient censés con- naître mieux que personne les besoins de la Nouvelle- France, jugèrent que le pays n'était pas mûr pour un évoque en titre.

La Propagande, dans un mémoire que M. Gueffier com- muniqua à la Cour de France ^ , donnait les détails d'un grand projet: celui d'ériger dans l'Amérique du Nord ui^e Eglise métropolitaine, sous le titre de Saint Louis délia OUta di Canada, avec chapitre, et avec plusieurs provinces, que desservirait le métropolitain, en attendant qu'il y eût des évêques suffragants, etc. Il était facile de voir que ce projet n'était guère applicable à l'état présent du Canada ;

i Lettre de GuefiBer à Brienue, 19 juin 1657.

110 VIE DE MGR DE LAVAL

et les jésuites pensèrent qu'il fallait ne demander, pour le moment, qu'un vicaire apostolique.

Ce qui est certain, c'est que le 11 octobre 1657, le roi écrivit dans ce sens à M. Gueflfier, par l'entremise des jésuites de Rome.

M. GueflBier répondit à Sa Majesté :

*' Sire, j'ai reçu, il y a cinçi jours, par les soins du R. P. assistant français jésuite la lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire..., par laquelle Elle me commande de m'employer soigneusement pour obtenir du pape le titre d'évêque in partibus en faveur de celui dont je serai sollicité par les PP. jésuites, pour aller servir en la Nouvelle-France; suivant lequel commandement, j'ai su du dit P. assistant le nom de celui qu'ils désirent faire pourvoir de ce titre-là, et ce qu'il pensait que je devais représenter à Sa Sainteté pour en obtenir la grâce, m'ayant nommé M. François de Laval de Montigny, et les lieux il se devait employer dans ces pays-là, pour les faire savoir à Sa Sainteté.

" Sur quoi je le priai de me les donner par écrit, comme il a fait, dont j'ai dressé un mémorial, que je présenterai à ma première audience au pape ; ayant cru, Sire, puisque Votre Majesté me commandait de faire en cela selon que je serais sollicité des dits PP. jésuites, que je pourrais faillir en quelque chose de cette poursuite, sans leurs avis ; ai bien qu'il ne me reste plus qu'à demander Taudience à Sa Sainteté, pour y rendre mes devoirs, laquelle je mettrai peine d'avoir le plus tôt que se pourra, comme de retidre compte à Votre Majesté du succès de cette affaire, pour lequel il vous a plu me mander que M. Piccolomini, nonce

r

VIE DE MGR DE LAVAL 111

du pape, se doit employer avec moi, à la recommandation de la reine, la grande piété de laquelle lui fait passionné- ment désirer cet établissement... ^. "

Les jésuites commençaient à paraître plus ostensible- ment dans les négociations. C'est au P. assistant français à Rome que la lettre du roi à M. Gueffier était adressée. C'est lui qui devait donner à M. GueflBier le nom du candidat proposé par les jésuites: on n'osait plus, par précaution, le mentionner dans les dépêches officielles. M. Gueffier n'avait voulu préparer le mémoire qu'il devait présenter au saint-père, que sur les notes écrites du P. assistant français, tant il était convaincu ^' qu'il pourrait faillir en cette poursuite -là, sans leurs avis. " La reine mère, de Bon côté, 9econdait bien les jésuites, puisque, comme TafiSrme M. Gueffier, sa grande piété lui faisait passionné- ment désirer l'envoi d'un évêque au Canada.

Ce qui engageait probablement les jésuites à presser la nomination de M. de Laval au vicariat apostolique du Canada, c'étaient les difficultés qui venaient de surgir à Québec entre eux et M. de Queylus. Tant qu'ils avaient été seuls à exercer la juridiction de l'archevêque de Rouen, ils n'avaient pas parlé de faire nommer un évêque au Canada. Le P. DeQuen, supérieur ^, exerçait les pouvoirs de grand vicaire de cet archevêque, et avait nommé le P. Poncet pour faire les fonctions curiales à

1 Lettre de Guefiier au roi, 17 décerùbre 1657.

2 Il avait succédé au P. Lemercier en 1656, et fut remplacé par le P. Dablon en 1659.

112 VIE DE MGR DE LAVAL

Québec. Montréal était desservi, comme Québec, par les PP. jésuites.

Mais les lettres de grand vicaire ^u supérieur des jésuites portaient expressément que, dès quHl y aurait au Canada des ecclésiastiques séculiers munis des mêmes pouvoirs, le supérieur ne ferait plus aucun usage des siens.

M. de Queylus arrive avec ses compagnons,MM. Galinier, Soûart et D'AUet, dans l'été de 1657 i. Le P. DeQuen, après avoir examiné ses lettres, le reconnaît pour légitime et seul grand vicaire. Sur les instances des jésuites, M. de Queylus visite la paroisse de Québec, il est charmé et édifié du bel ordre que le P. Poncet y avait établi. Il confirme ce religieux <lans l'administration de la cure, lui remet une bulle d'indulgences accordées par le pape Alexandre VII à l'occasion de son exaltation au souverain pontificat, puis part de Québec pour aller faire sa résidence à Montréal, il nomme curé M. Gabriel Soûart.

La bulle dont nous venons de parler fut indirectement l'occasion des difficultés qui survinrent. Le P. Poncet l'ayant lue à Québec, sans en prévenir son supérieur le P. DeQuen, celui-ci en prit ombrage ; accoutumé à réunir en sa personne les fonctions de grand vicaire et celles de supérieur de sa communauté, il veut éprouver le P. Poncet, lui ordonne de lui rendre les clefs de l'église paroissiale, nomme curé le P. Pijart, et envoie le P. Poncet en mission chez les Iro- quois.

1 Jotinud des jésuites^ 29 juillet 1667.

VIE DE MGR DE LA. VAL 113

En passant par Montréal, le P. Poncet informa naturelle* ment M. de Queylus de ce qui venait d'arriver, et celui-ci se hâta de descendre à Québec.

Au lieu de confirmer le P. Pijart dans l'administration de la cure, il résolut d'en prendre lui-môme le gouverne* ment, et s'installa curé de Québec vers la mi-septembre ^

Les révérends P. jésuites ne se mirent pas dans le tort: ils cédèrent devant l'autorité de l'archevôque de Rouen, qu'ils avaient toujours reconnue eux-mêmes 2, se confinèrent dans leur chapelle, et s'efforcèrent de vivre en aussi bonne harmonie que possible avec le nouveau curé, lui rendant même, dans l'occasion, tous les services qu'il leur demandait.

Mais il était difficile à la nature humaine de ne pas prendre quelquefois le dessus. En lisant le Journal des jésuites de cette époque, on constate qu'il y avait souvent entre eux et M. de Queylus des froissements désagréables : ils s'observaient et s'épiaient mutuellement. Les jésuites prétendaient que M. de Queylus, dans ses sermons, les visait sans cesse ^. Le P. Pijart, dans une lettre privée, -qui devint publique, accusait l'abbé d'être violent, et de leur faire une guerre plus fâcheuse que celle des Iroquois. La présence du supérieur des jésuites au Conseil devait porter ombrage à M. de Queylus, qui n'avait pas droit d'y assister, d'après les termes de l'édit royal.

1 Journal des jésuites, 12 septembre 1657. 2 Jtmnud des jésuites, passim.

3 Journal des jésuites, 23 septembre, 21 octobre, 25 novembre 1657.

8

114 VIE DB MQR DE LAVAL

La position devint encore plus tendue, lorsque celui-ci intenta une action contre les jésuites, pour leur faire remettre à la paroisse le nouveau logis qu'ils venaient de bâtir, ou rembourser les 6000 livres qu'ils avaient reçues des habitants pour cette construction. Ici, il était dans le tort ; car les jésuites, en 1645, avaient été laissés libres de bâtir un presbytère sur le terrain de Téglise, ou sur leur propre fonds: seulement, s'ils bâtissaient chez eux, ils devaient rembourser les 6000 livres à la communauté des habitants, ce qu'ils avaient déjà fait ^. Lorsque M. de Queylus quitta Québec, les jésuites restèrent tranquilles chez eux, et la communauté des habitants garda ses 6000 livres à la disposition de l'autorité ecclésiastique, pour bâtir un presbytère en temps et lieu.

De son côté, M. de Queylus, qui, au témoignage de la sœur Juchereau 2, était un homme d'une rare vertu et d'un mérite distingué, administra la paroisse avec beaucoup de zèle et de fruit. Rien de ce qui pouvait intéresser la piété et le bien spirituel de ses ouailles ne lui était étranger. Il fit plusieurs actes d'autorité, qui auraient pu le rendre odieux, comme par exemple l'excommunication qu'il porta contre ceux qui avaient brûlé la maison du sieur Denis ^ : cependant, son administration fut populaire, car sa for- tune était à la disposition des nécessiteux, et il s'occupa sérieusement du soin spirituel de l'Eglise de Québec.

C'est sous lui que fut commencée la construction de la

1 Jùunud des jésuites, 22 novembre 1657.

2 Histoire de VHôtd-Dieu,

3 Jouii%al des jésuites, 28 octobre 1667.

\

VIE DE MGB DE LAVAL 115

première église de la Bonne sainte Anne : ''M. Vignard ^, délégué par M. l'abbé (de Queylus), bénit la place de l'église du Petit Cap ; M. le gouverneur y mit la première pierre 2. "

M. de Queylus, cependant, pouvait difficilement pro- longer son séjour à Québec, près des révérends pères jésuites. Aussi tout le monde se sentit soulagé lorsqu'ar- rivèrent, dans l'été de 1658, de nouvelles lettres de l'arche- vêque de Rouen, déclarant qu'il n'exercerait ses pouvoirs de grand vic^iire qu'à Montréal, et que le supérieur des jésuites continuerait de faire à Québec les mêmes fonctions que par le passé ^. M. de Queylus retourna donc à Montréal ^.

Il dut, cependant, laisser des regrets à Québec chez un bon nombre de personnes. D'ailleurs les conflits d'autorité dont nous venons de parler avaient créé partout un certain malaise. On pouvait craindre que, tant qu'il n'y aurait pas au Canada un supérieur ecclésiastique bien reconnu de tout le monde, les difficultés ne vinssent à recommencer. Aussi Marie de l'Incarnation, qui, en 1646, jugeait que le pays n'était pas mûr pour un évêque, écrivait trois jours après le départ de M. de Queylus pour Montréal :

'' M. de Bernières me mande, et le P. Lalemant me con- firme, que l'on veut envoyer pour évêque M. l'abbé de Laval de Montigny, qu'on dit être un grand serviteur de Dieu. Ce serait un grand bien pour ce pays d'avoir un

1 M. Gmllaume VignaL

2 Journal de» jétuites, 13 mars 1658.

3 Journal des jésuites^ 8 août 1658.

4 Jawmal des jésuUes, 21 août 1658.

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supérieur permanent] et il est temps que cela soit, pourvu qu'il soit uni, pour le zèle de la religion, avec les R. P. jésuites : ils ont seuls la conduite des âmes, et sous eux on vit dans une sainte liberté. Il pourrait bien néanmoins arriver de certains cas l'on aurait besoin de recourir à d'autres; et c'est pour cela que l'on souhaite ici un évêque ^ ."

On comprend maintenant que, dans l'audience qu'il eut à la fin de décembre 1657, M. Gueffier ait pu dire au sou- verain pontife '' que, d'après ce qu'on avait mandé au roi. Sa Majesté avait lieu de craindre que, si l'on n'y envoyait au plus tôt un évêque, la Religion ne se perdît au Canada s. " On avait sans doute appris à Paris les querelles des jésuites avec M. de Queylus. Aussi l'on redoubla de diligence pour hâter l'affaire de l'évêché.

M. Gueffier obtint une seconde audience du pape, vers le milieu de janvier 1658 : '' Je suppliai Sa Sainteté, écrit- il, de vouloir faire résoudre l'affaire de M. de Montigny, afin qu'il puisse s'en aller au plus tôt vicaire apostolique en la Nouvelle-France 3. "

Cependant, l'affaire, confiée au cardinal Meltio, traînait encore en longueur. *^ La Propagande est si occupée et s'assemble si peu souvent, écrivait M. Gueffier, que c^est une misère quand il y faut avoir affaire; ce qui m'obligea, ces jours passés, allant à l'audience du pape, de lui en faire des plaintes *. "

1 Lettre spirit'iieUe 87e, 24 août 1668.

2 -' Lettre de Gueffier à Brienne, 31 décembre 1667.

3 Lettre de Gueffier à Brienne, 21 janvier 1668.

4 -> Lettre de Gueffier à Brienne, 24 février 1668.

VIE DE MGB DE LAVAL 117

Il s'en plaignit aussi au cardinal Antoine, préfet de la Propagande, qui lui dit que la Congrégation voulait savoir, avant de consentir à l'expédition des bulles, et comment Sa Majesté assurerait les mille francs de revenu qu'elle avait assignés pour l'entretien du futur vicaire apostolique. En effet, la reine mère prenait si fort à cœur l'heureuse conclusion de cette affaire, que, pour prévenir les diffi- cultés qui auraient pu la retarder, elle avait fondé, par trois contrats, une pension annuelle de mille francs pour M. de Laval, quand il aurait été fait évéque in partibv^ et vicaire apostolique. En outre, elle fit mettre en dépôt la somme de quatorze mille francs pour les dépenses que le vicaire apostolique aurait à faire au Canada.

Mais on voulait que tout cela fût assuré sur un fonds certain, soit à Rome, soit à Avignon. On avait l'expérience de l'évêque de Babylone, qui n'avait pas voulu se rendre à son vicariat apostolique, parce qu'il avait constaté, avant de partir, que le revenu qu'on lui avait fait n'était basé sur rien.

Enfin, le P. assistant français remit à M. Gueffier les trois contrats de la fondation de la reine mère. Dans un de ces actes, Sa Majesté se réservait la disposition de cette fondation, quand elle aurait pourvu l'évêque d'une

semblable rente ou d'une plus grande.

«

M. Fallu, qui agissait aussi en cette affaire, apporta à M. Gueffier le procès de vUâ et moribus de l'abbé de Montigny. Ce procès avait été fait à Paris le 17 juillet de l'année précédente, par les soins du nonce Piccolomini ^.

1 ^ Ce sont les informatioiHi canoniques dont nous avons déjà cité plusieurs extraits.

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Suivant le témoignage de M. Gueffier, il était " fort avan- tageux. " Quatre personnes des plus dignes de foi ^ avaient déposé en faveur des qualités, des vertus et de l'intégrité de vie de l'abbé de Montigny. Elles avaient déclaré d'un commun accord et sous serment, " que M. de Laval, nommé par le roi à l'évêché que le pape devait ériger en Canada, était très propre pour être promu à cette future cathédrale. "

Tous ces documents paraissant en ordre, "j'envoyai le tout, dit M. Gueffier, au sieur de la Borne, qui est le plus ancien et meilleur expéditionnaire français, pour en dresser les mémoires nécessaires, et faire en sorte qu'on en ait au plus tôt l'expédition ^. "

Un mois après, cependant, rien n'était encore fait, car M. Gueffier écrivait à M. de Brienne : " Il ne reste plus qu'à proposer l'affaire à la Propagande, à quoi l'on n'a pas pu jusqu'ici disposer le secrétaire de la dite Congrégation. " Puis il ajoutait: "Je me plaindrai au pape du peu de respect que l'on porte au roi, au nom duquel je sollicite cette faveur depuis cinq ou six mois, quoiqu'il s'agisse en cela d'une chose de laquelle dépend entièrement le bien de la religion chrétienne en ces pays-là ^. "-

Il est évident qu'à côté des influences qui travaillaient à faire nommer l'abbé de Montigny au vicariat apostolique du Canada, il y en avait d'autres qui, à l'insu de M. Gueffier,

1 •-- Mgr Servien, évêque de Bayeux, l'abbé de Blampignon, M. Picquet, curé de Saint-Jocwe, et M. Joseph Sain.

2 Lettre de Gueffier à Brienne, 24 février 1668.

3 Lettre de Gueffier à Brienne, 25 mars 1668.

VIE DE MGB DE LA. VAL 119

favorisaient la nomination du candidat proposé par les associés de Montréal.

Enfin, le 11 avril 1658, la Propagande, sur le rapport du cardinal Meltio, rendit son décret proposant à l'approbation du souverain pontife la nomination de François de Laval de Montigny comme vicaire apostolique, avec un titre d'évêque in partibus, '* pour le royaume du Canada dans l'Amérique septentrionale i." Deux jours après, ce décret fut approuvé par le saint-père, qui ordonna de procéder à son exécution ^.

M. Gueffier, cependant, n'en eut communication que le premier mai, et le passa aussitôt au sieur de la Borne, qui devait s'occuper de l'expédition des bulles. '* Je me hâterai, écrivait-il à M. de Brienne, de vous prévenir, aussitôt que les bulles auront été expédiées, ainsi que le sieur de Montigny lui-même, bien qu'il ne m'ait jamais écrit un mot, sur ce qui regardait en cela son service 5."

Puis il ajoutait: '^ Il y a eu ce matin consistoire, auquel on a préconisé M. de Montigny pour l'évêché Petren in par- tibus; de sorte qu'au premier, il sera |9ropo«é."

Les bulles, cependant, ne furent envoyées en France

1 Décret de la S. C. de la Propagande, 11 avril 1658 : '' Ad rda- iûmem Emi Dni Card. Mdtii, Sucra Cmigregatio vicarinm Apii4mm cum <diq\u> tU\do in partitniSj si SmoplacnériU decrevit esse tra/nsmitter^ dum ad re^mim Canada m America oeptentrionali Franciscum de Laval de Montigny j vi necessitaiibus iUius nascentis Ecdesûr, et Christiani- tatis, opportune provideri possit . "

2 Approbation du décret, 13 avril 1658 : " Relata per Secretariwn supradicto décréta Smo Ihw Nostro, 8. Sfiia illtid henigne approbavit, et ad ^dteriora in expeditione mandavit procedi. M, AlherietiSy 8ee, "

3 liettre de Gueffier à Brienne, 9 mai 1668.

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qu'au commencement de juillet ^. Le secrétaire de la Pro- pagande les adressa à M. Gueffier, qui les transmit à M. de la Borne '' avec ordre de ne pas manquer de les envoyer.'' ''L'on a jusques ici tant fait de difficultés pour les bulles de M. de Montigny, écrivait-il à M. de Brienne, qu'il a été impossible de les lui envoyer plus tôt ^."

François de Laval était probablement à Paris, à cette époque, car M. de Latour nous apprend que ''dès que les bulles furent venues de Rome, il revint à l'ermitage de M. de Bernières, pour se préparer à sa consécration ' . "

Il n'avait certainement pas désiré l'épiscopat ; il n'avait pas fait une démarche vers cette haute dignité qu'on lui imposait ^ . C'est la Providence qui avait tout conduit d'une manière merveilleuse.

Les associés de Montréal avaient pris les devants sur les jésuites, et hâté l'envoi d'un evêque au Canada. Ceux-ci étaient intervenus, plus tôt peut-être qu'ils n'auraient fait sans cela; et, imprimant à cette affaire un mouvement nouveau, avaient obtenu un vicaire apostolique au lieu d'un évêque en titre : ce qui, dans les circonstances, était une grande grâce pour notre pays, le vicariat apostolique nous mettant directement sous la dépendance de Rome,

1 La bulle qui nomme François de Laval évèque de Pétrée, est datée du 3 juin 1668.

2 Lettre de GueflQer à Brienne, 1er juillet 1658.

3 Latour, p. 12,

4 *' Il y avait dëjà quelques années que le prélat, par une inspira- tion sainte, s'était défait de son archidiaconé d'Evreuz, pour venir dans la ville de Caen, il menait une vie retirée, lorsque Dieu, qui le destinait pour être le premier évèque de la Nouvelle-France, loi ordonna par l'organe de ceux qui le conduisaient, de passer dans ce continent." (Eloge fwnèlyre, par M. de la Oulom bière.)

VIE DE MGR DE LAVAL 121

et nous soustrayant à tous les dangers de gallicanisme qu'aurait pu courir cette Eglise naissante, si elle eût dépendu de quelque évéché de France.

Nous voyons, par la correspondance de M. Gueffier, que le pape insista pour que le roi ne nommât pas au vicariat apostolique, malgré la pension qu'il avait fondée. '' La Cour de Rome agréait la personne de M. de Laval, dit Latour, mais elle ne voulait pas s'assujétir à la nomination du roi 1 . "

Le choix de la personne de François de Laval était si merveilleux, il remplissait si bien toutes les conditions de piété, de zèle, d'abnégation, de dévouement aux révérends pères jésuites, nécessaires au premier évèque de la Nou- velle-France, que Marie de l'Incarnation s'écriait, dans une de ces lettres : '' Que l'on dise ce que l'on voudra, ce ne sont point les hommes qui l'ont choisi ^."

Maintenant qu'il se voyait appelé par la Providence aux sublimes fonctions de l'épiscopat, il ne songea plus qu'à s'y préparer dans la retraite et la prière. La lutte, d'ailleurs, était imminente; une opposition redoutable se formait contre lui; l'orage commençait à gronder à l'horizon. Comme le voyageur, qui voit tout à coup le ciel s'as- sombrir, et des nuages menaçants s'amonceler sur sa tôte, sent le besoin de s'arrêter un instant, avant de continuer sa marche, François de Laval voulut, avant sa consé- cration, aller se recueillir de nouveau dans son cher ermi- tage de Caen.

1 Lfttoar, p. 12.

2 Lettre historique 57e,

CHAPITRE NEUVIÈME

Oppoiition à la consécration de Mgr de Laval. Il est consacré par le nonce à Paris. Les prétentions de l'archevêque de Rouen blâmées par la Cour de Rome. Lettres patentes du roi à Mgpr de Laval. Il se prépare à partir pour le Canada. 166S-1669.

Mgr de Laval avait choisi, pour être consacré évêque, le 4 octobre, jour de la fête de saint François d'Assise. C'est révêque de Bayeux qui devait faire la consécration, assisté de l'évêque d'Evreuz, et de l'évêque d'Ardue, suf- fragant et pensionnaire de l'archevêque de Rouen: tous trois avaient accueilli avec faveur et sans arriàre-pensée la demande du jeune vicaire apostolique.

Il paraît probable, d'après M. de Latour, que la céré- monie devait se faire dans la ville même de Caen, était l'Ermitage, et qui dépendait de la juridiction de l'évêque de ^Bayeux.

A peine cependant l'archevêque de Rouen ^ eut-il appris la nomination de Mgr de Laval comme vicaire apostolique

' 1 François de Harlay, qui devint plus tard archevêque de Paris. '* Il passait pour avoir plus d'esprit et d'habileté pour les afiEftires, que de qualités proprement pastorales. " (Essai sv/r rinfiuence de la Bdi- fùm, t. II, p. 331.) *' Quels que soient les reproches qu'on ait pu faire

124 VIE DE M6B DE LAVAL

du Canada, qu'il ne put dissimuler sa mauvaise humeur. Nous avons vu, en effet, qu'il se regardait comme évêque du Canada, et qu'il y exerçait ouvertement la juridiction. Comment le souverain pontife avait-il pu se permettre de nommer un vicaire apostolique dans une partie de son diocèse ? Il résolut de saisir de cette question l'assemblée particulière des évoques, qui se tenait à Paris ; et, dans la séance du 25 septembre 1658, il demanda à ses collègues ce qu'il avait k faire relativement à la bulle apostolique.

Il semble pourtant qu'il n'y avait qu'une chose à faire: respecter la décision du souverain pontife, et favoriser, au lieu de l'entraver, l'exécution de ses décrets. Le roi avait demandé un évêque pour le Canada, et le pape l'accordait avec le titre de vicaire apostolique. Le clergé français avait songé à M. de Queylus ; le saint-père avait choisi M. de Laval : et le nonce de Paris avait fait faire toutes les informations canoniques requises en pareil cas. Le saint- père avait été parfaitement libre dans son choix } et l'on ne voit guère en quoi sa bonne foi avait pu être surprise^ comme l'affirmait l'archevêque de Rouen.

Il fut résolu, cependant, d'envoyer aux évêques de France une circulaire, pour leur rappeler les décisions précédentes de l'assemblée générale du clergé au sujet de la consécra- tion des évêques in partibus. D'après la coutume admise en France, ces évêques devaient, avant d'être consacrés, sou- mettre leurs bulles au chancelier du royaume, et obtenir

à ce prëlat, dit de son côte le cardinal de Bausset, il avait au moins la sagesse et le mérite d'apporter un soin extrême à combattre toutes les nouveautés qui pouvaient troubler la paix de l'iigiise et l'ordre public." (Histoire de Fénelon, t. I, p. 214.)

VIE DE MQR DE LAVAL 125

des lettres patentes. Dans le cas présent, on ne devait, disait-on, procéder à la consécration de M. de Laval, qu'après avoir vu auparavant et examiné, selon l'usage, le contenu de ses bulles : M. de Laval devait se soumettre préalablement à cet examen. Cette résolution de l'assem- blée fut approuvée par le cardinal Mazarin ^.

Après avoir reçu la circulaire, Pévôque de Bayeux *, qui avait accepté de consacrer le nouvel élu, crut devoir s'abs- tenir, et retira sa promesse : les évoques d'Ardue et d'Evreux en firent autant.

La position de l'évêque d'Ardue était plus délicate que celle de ses deux collègues : il était l'hôte de l'archevêque de Houen. " Le jour même qu'on avait pris pour la céré- monie, dit Latour, il reçut par un courrier exprès défense de l'archevêque de s'y trouver. "

Le parlement de Rouen, sur les instances de l'arche- vêque de cette ville 3, rendit, le 3 octobre, veille du jour devait avoir lieu la consécration, un arrêt, par lequel il ne craignait pas de défendre ''à l'abbé de Montigny de s'ingérer dans les fonctions de vicaire apostolique en €anada *."

1 Faillon, t. II, p. 326.

2 Mgr Servieti. Il connaissait parfaitement François de Laval, et rendit en sa faveur un magnifique témoignage^ dans les Informatiotis rniî4>tiiquesy en 16Ô7. C'était un très digne évêque, nullement janséniste. Il rétablit dans s^n diocèse les Ëudistes, que son prédécesseur avait renvoyés. Malgré Testime profonde qu'il avait pour Mgr do Laval, comme il dépendait de l'archovêque de Rouen, il dut s'abstenir de prendre part à sa consécration.

3 —Lettre du nonce Piccolomini au préfet de la Propagande, 27 juillet 1660.

4 Latour, p. 18.

126 VIE DE MGB DE LAVAL

Tant d'obstacles semés sur ses pas auraient pu ébranler un autre courage que celui de Mgr de Laval. Se voir refuser la consécration épiscopale, à la veille même du jour il s'était préparé à la recevoir; ne trouver aucun collègue qui eût la volonté de lui imposer les mains ; voir au contraire parlements et évêques ligués contre lui, c'était, pour l'héritier d'un grand nom et le descendant d'une famille illustre, une injure pénible et bien dure à sup- porter, au commencement de sa carrière épiscopale.

On ne voit pas, pourtant, qu'il ait exprimé la moindre plainte. Retiré modestement à l'ermitage de M. de Ber- nières, plein d'humilité et d'abandon, sans préoccupations inutiles, il laissa faire la Providence, bien sûr qu'elle lui fournirait tôt ou tard les moyens d'arriver à ses fins, bien disposé à la seconder alors de toutes ses forces.

Son espoir ne fut pas trompé. La Congrégation de la Propagande, informée de l'opposition que faisaient les évêques de France à la consécration de Mgr de Laval, vit de suite que tout allait dépendre de l'attitude que prendrait la reine mère en cette affaire. Si, comme on avait lieu de le croire, elle était favorable à la consécration, et qu'aucun évêque ne voulût prêter son concours, qui pour- rait empêcher le nonce du pape à Paris de consacrer lui- même Mgr de Laval? à défaut d'évêques, il se ferait assister par deux abbés, ou deux chanoines, ou deux simples prêtres. Il n'avait à craindre, dans ce cas, aucune complication politique, puisqu'il était sûr de n'être pas désapprouvé à la Cour.

VIE DE MOB DE LAVAL 127

Le nonce Piccolomini, qui connaissait fort bien les dis- positions de la reine mère, et qui savait que c'était sur ses instances que le vicaire apostolique avait été nommé, se décida à le consacrer lui-même. Il fut assez heureux de trouver deux évéques de France qui consentirent à l'assister dans cette cérémonie : c'étaient Louis Abelly, évèque de Rodez, et l'évéque de Toul, M. du Saussaye.

Mais, pour se passer de la permission de l'archevêque de Paris, l'on voulait faire la consécration, il fallait trouver une église exempte de la juridiction archiépisco- pale. On jeta les yeux sur l'abbaye de Saint-Germain-des* Prés, au faubourg Saint-Germain. L'abbé, Henri de Bourbon, * duc de Verneuil, se prêta volontiers à la demande que lui fit le nonce, et consentit à ce que la con- sécration se fît dans une des chapelles de son église.

C'est donc dans cette église de Saint-Germain-des-Prés que Mgr de Laval fut consacré par le nonce du pape, à Paris, le dimanche 8 décembre 1658, jour de la fête de l'Immaculée Conception, pour laquelle il eut toujours une dévotion particulière \ et qu'il fixa plus tard comme pre-

1 Il était fils naturel de Henri IV, et mourut le 28 mars 1682. Le séminaire des Missions étrangères se trouvait compris dans la juri- diction de son abbaye. En donnant son (approbation aux fondateurs de cette institution formée de la célëbre congrégation du P. Bagot, il disait ** que leur zèle, leur j^nde piété et leur capacité pour les mis- ûons étrangères étaient bien connus : que c'était que les illustris- utnes évèques de Pétrée, d'Héliopolis, de Béryte et de Métellopolis avaient puisé cet esprit de force et de courage, qui les avait transportés aux extrémités les plus éloignées, tant de l'orient que de l'occident. " (ViedêBintdofi.)

2 ** U choisit ce jour, par une confiance particulière qu'il avait en la mère de Dieu, conçue sans péché." (Eloge fuivèbre, par M. de la Oolom bière.)

128 VIE DE MOR DE LAVAL

mier titulaire de sa cathédrale ^. Il était dans la trente- septième année de son âge. Sa mère vivait encore ; mais on ne sait si elle assista à la consécration : elle habitait alors Montigny . On ne connaît aucun détail de la cérémonie, si ce n'est qu'elle se fit de bonne heure, sans bruit et sans éclat, afin d'éveiller le moins de susceptibilités possible.

Elle fut connue bientôt, cependant, et souleva de vives récriminations. L'archevêque de Paris se montra très offensé de ce qu'elle avait été faite dans sa ville épiscopale sans sa permission.

'' Le parlement, dit Latour, entra dans ses vues. " Il prétendit "que le pape ne pouvait nommer aucun évêque en France, ni l'évêque nommé faire aucune fonction, sans l'agrément du roi...; que le sacre de François de Laval sans la permission de l'Ordinaire, sous prétexte de l'exemp- tion de l'abbaye, par le nonce, prélat étranger..., donnait atteinte aux droits de l'épiscopat, et aux libertés de l'Eglise gallicane." Il rendit, le 16 décembre, un arrêt, pour obliger le nouvel évêque à communiquer ses bulles à la Cour, et lui défendre de les mettre à exécution, avant d'avoir reçu des lettres patentes en la forme accoutumée. Cet arrêt fat signifié à Mgr de Laval le 19 décembre.

De son côté, le parlement de Rouen rendit, le 23 décembre, un nouvel arrêt, renouvelant celui du 3 octobre. Il défendait

1 Une coïncideDce remarquable, c'est que ce fut aussi le jour de rimmaculëe Conception, que fut signée la charte royale de runivenitë catholique qui porte le nom de Mgr de Laval, et qui est le couronne- ment de l'œuvre par excellence de ce grand évêque, le séminaire de Québec.

VIE DE MGR DE LAVAL 129

à tous les sujets du roi de reconnaître François de Laval comme vicaire apostolique, et enjoignait à tous les officiers du royaume de s'opposer à son entreprise, et d'empêcher qu'il n'exerç&t aucune fonction ^ . Ce fut l'archevêque de Rouen qui fut, en cette affaire, l'instigateur du parlement. Le cardinal Mazarin lui ayant écrit, eh effet, pour lui faire de jrifs reproches au sujet de cet arrêt, il lui avoua qu'il l'avait concerté avec Colbert et le procureur général Achille de Harlay ^ .

Au milieu de toutes ces oppositions qui lui étaient faites, Mgr de Laval sut toujours garder la même sérénité d'âme tt la même patience qu'avant sa consécration. Il attendit de la divine Providence le secours qui ne pouvait lui man- quer.

A Rome, on fut fort étonné de l'opposition faite au vicaire apostolique, et des prétentions de l'archevêque de Rouen. M. Gueffier écrivit, en effet, à M. de Brienne:

*' Le pape m'a fait dire, par le secrétaire de la Propa- gande, qu'ayant eu avis que l'archevêque de Rouen s'oppo- sait au vicariat apostolique de M. de Montigny au Canada, sur ce qu'il prétend que ce pays-là est dépendant de son diocèse. Sa Sainteté désirait que j'en écrivisse à la Cour, afin que, comme ça été à l'instance de la reine que le dit vicariat a été donné, et dont elle a même fait la fondation, il plaise aussi à Sa Majesté de faire ordonner à mon dit

1 «— Latour, p. 14 et 18.

2 —M. Fabbé Verreau, Rapport sur les archives du Canada^ 1874.

180 VIE DE MGR DE LAVAL

sieur archevêque de se désister de cette prétention, puis- qu'elle n'est pas bien fondée, vu qu'il n'a aucun bref du saint-siège, pour telle dépendance, et ne l'a pas acquise pour y avoir été envoyé, comme il dit, des prêtres de soa diocèse.

" Le susdit secrétaire a ajouté qu'en ayant fait relation à messieurs les cardinaux de la dite Congrégation, ils «n avaient été fort étonnés. De sorte qu'il semble que mon dit sieur fera prudemment de déférer aux ordres qui lui en pourront être donnés de la part de la reine ou du roi même, crainte qu'autrement on ne prît ici (comme on pourrait peut-être aussi faire par delà) des résolutions qui ne lui seraient pas agréables *."

On ne pouvait réfuter d'une manière plus claire les prétentions de l'archevêque de Rouen. Il n'avait pour les justifier aucun bref du saint-siège ; et le fait d'avoir envoyé au Canada des prêtres de son diocèse ne lui donnait aucun droit de juridiction dans ce pays.

Le ton général de la lettre de M. Gueffier, les dernières paroles, surtout, faisaient voir qu'à Rome on était très mécontent de ces prétentions. Et s'il en était ainsi le 10 décembre, alors qu'on ne pouvait savoir que ce qui s'était passé avant la consécration de Mgr de Laval, quel ne dut pas être l'étonnement de la Propagande et du souverain pontife, lorsque l'on apprit les nouveaux embarras que l'on

1 Lettre de Gueffier à Brieune, 10 décembre 1658.

VIE DE MOR DE LAVAL 181

faisait au vicaire apostolique depuis sa consécration ? Rien de surprenant si le cardinal Mazarin, tout favorable qu'il f(it à Parchevêque de Rouen, crut devoir lui écrire, comme nous Pavons dit, pour lui faire des reproches.

Celui-ci n'en continua pas moins à soutenir ses préten- tions : il voulait que sa juridiction fût maintenue au Canada ; et le 3 mare 165911 écrivit dans ce sens au cardinal Mazarin, lui demandant de terminer la difficulté entre lui et Mgr de Pétrée i. Il voulait que celui-ci prît un vicariat de Parchevêque de Rouen, pour faire au Canada les fonc- tions d'Ordinaire, jusqu'à ce qu'il plût à Sa Sainteté de créer en ce pays un évêque titulaire, qui deviendrait suffra- gant de Parchevêque de Rouen 2.

M. de Harlay se désista bientôt de la prétention de donner au vicaire apostolique des lettres de grand vicaire, prétention plus qu'injurieuse au souverain pontife; mais il conserva l'autre prétention, à 8a voir, que sa juridiction fût maintenue au Canada concurremment avec celle du vicaire apostolique : et, ce qui est plus grave, les lettres patentes du roi à Mgr de Pétrée consacrèrent cette pré* tention.

Dans ce document, en date du 27 mars 1659, le roi com- mence par des considérations générales sur le but de la puissance accordée au Prince ; puis il résume, comme suit.

1 Bapport sur les archives du Catiaday 1874.

2 - Faillon, t. II, p. 330.

132 VIE DE MGR DE LAVAL

les négociations pour l'établissement d^un évêque en Canada :

^' Ayant été averti, dit-il, que la Religion, qui com- mence à s'établir et à se répandre dans les provinces du Canada, ne peut être avancée ni maintenue qu'en y faisant l'érection d'un évêché, afin d'en pourvoir quelque personne d'un grand mérite, qui puisse, avec l'autorité de ce divin caractère, et par l'usage de sa juridiction, donner la perfection à cet ouvrage si heureusement .commencé ; cette considération nous a porté à inviter Notre Saint Père le Pape à faire l'érection d'un siège épiscopal dans ces provinces éloignées.

*' Mais Sa Sainteté ayant jugé que les choses néces- saires à cet établissement ne se trouvaient pas encore en ce pays, et qu'il y avait danger que, la dignité épiscopale n'étant pas honorée avec le respect qui lui est dû, l'Eglise n'en reçût quelque désavantage, nous avons fait instance pour qu'il plût à Sa Sainteté de donner ordre aux nécessités de cette Eglise naissante, par les voies qu'Elle jugerait les meilleures. Sur quoi, nous ayant offert de nommer vicaire apostolique le sieur de Laval de Mon- tigny, pourvu de l'évêché de Pétrée, pour faire toutes les fonctions épiscopales dans l'étendue de la Nouvelle- France, nous l'avons accepté, et ensuite les bulles lui ont été expédiées. "

Le roi reconnaît ensuite les pouvoirs du vicaire aposto- lique, dans les termes suivants:

'' Ayant donc mis cette affaire en délibération dans notre

VIE DE MQR DE LAVAL 133

Conseil, était la reine, notre très honorée dame et mère, notre très cher et très aimé frère le duc d'Anjou, et autres princes et seigneurs, nous avons, de notre autorité royale, déclaré et nous déclarons par ces présentes, signées de notre main, que nous voulons et qu'il nous plaît que le sieur de Laval de Montigny, évêque de Pétrée, soit reconnu par tous nos sujets, dans les dites provinces, pour faire les fonctions épiscopales, sans préjudice des droits de la jurisdiction ordinaire; et cela, en attendant l'érection d'un évêché, dont le titulaire sera suffragant de l'archevêque de Rouen, du consentement irrévocable duquel nous avons accepté la dite disposition de Notre Saint Père le Pape ; car tel est notre bon plaisir. "

La fin de ce document gâtait un peu le reste. La reiqe mère, qui assistait au Conseil, voyant une partie des mem- bres gagnés d'avance à la cause de l'archevêque ^ crut sans doute devoir laisser passer ces expressions malheu- reuses, dans un but de conciliation, convaincue que le vicaire apostolique saurait bien, par sa prudence et sa fermeté, triompher de tous les obstacles, et faire recon- naître son autorité spirituelle au Canada. Elle se réservait d'ailleurs de l'appuyer elle-même de toutes ses forces.

Le nonce du pape eut beau faire remarquer au cardinal Mazarin que les conditions, qui étaient exprimées à la fin des lettres royales, étaient autant d'atteintes portées aux droits incontestables du saint-siège, et le prier de les sup-

1 Lettre du nonce Piccoloniini.

134 VIE DE MGR DE LAVAL

primer, le cardinal n'y eut aucun égard, et fit même dire au chancelier de maintenir les lettres dans leur entier : ce que ce magistrat était d'ailleurs bien décidé de faire ^ C'était répondre à de justes observations par le fameux Quod scripêi^ seripsi ^.

Quelques jours après, la reine mère Anne d'Autriche, toujours si dévouée à Mgr de Laval, écrivit au gouverneur du Canada, pour réparer la faute commise dans les lettres patentes :

"^ Monsieur d'Argenson, je veux bien accompagner la lettre du roi, monsieur mon fils, de celle-ci, pour vous dire que, suivant son intention et la mienne, vous ayez à faire reconnaître le sieur évêque de Pétrée en qualité de vicaire apostolique dans tout le pays du Canada, soumis à l'obéissance du roi, et à tenir la main qu'il soit obéi dans toutes les fonctions épiscopales, même empêcher qu'aucun ecclésiastique ou autre n'en puisse exercer ni avoir aucune juridiction ecclésiastique que par les ordres ou consentement du dit sieur évêque; à quoi vous devez contribuer ce qui dépend de l'autorité de votre charge, et faire repasser en France tous ceux qui voudront s'opposer à son établissement et ne pas se soumettre à sa juridiction, que nous entendons, le roi, monsieur mon fils, et moi, être dans toute l'étendue ordinaire, et telle qu'ont accoutumé de l'avoir les autres évêques : à quoi ne doutant pas que

1 Faillon, t. II, p. 334.

2 Jean, XIX, 22

r' '

VIE DE MGR DE LAVAL 135

TOUS ne satisfassiez, je prie Dieu, Monsieur d'Argenson, qu'il vous ait en sa sainte et digne garde... ^ "

Muni des lettres patentes et de ce précieux document qui les accompagnait, Mgr de Laval, après avoir, avec ra8.sen- timent du saint-siège, prêté le serment de fidélité au roi 2, ne songea plus qu'à partir le plus tôt possible pour le poste que la divine Providence lui avait confié.

Il brûlait de se rendre dans sa patrie nouvelle ^. Aux yeux de la nature, elle lui paraissait bien triste et désolée : d'immenses contrées incultes, couvertes de forêts, habitées par des peuples sauvages et grossiers, séparées de la France par un vaste océan ; pays inhospitalier, redoutable par son climat, rempli de privations, de misères et de dangers de toutes sortes.

Aux yeux de la Foi, au contraire, quelle belle carrière ouverte à son zèle, quelle riche moisson à exploiter ! Tant d'âmes rachetées au prix du sang de Jésus-Christ, qu'il allait sauver et gagner à Dieu I tant de conquêtes sur le démon ! tant de joies procurées à laPsainte Eglise I Et pour lui, quel bonheur de se voir associé aux travaux de tant de saints apôtres, qui, depuis l'origine de l'Eglise, cultivent la vigne du Seigneur! Il se proposait de l'arroser de ses sueurs, de l'émonder, de lui faire porter des fruits de salut,

mais surtout de ne perdre lui-même aucune parcelle des

1 Archives de rarchevèché de Québec.

2 - Latour, p. 18.

3 ** La fçkuce du Saint-Esprifc ne souffre point de délai ni de remise, dit saint Ambroise. Un évêque qui en est plein, n'attend que Toccasion favorable pour exécuter ce que le Saint-Esprit lui inspire. " (Éloge funèbre, par M. de la Colombiëre.)

136 VIE DE MGR DE LAVAL

mérites attachés à cette mission de dévouement. Il lui semblait qu'avec la grâce de Dieu il ne reculerait devant

aucun sacrifice, pas même devant le martyre, trop heureux

»

de marcher sur les traces de ses illustres devanciers, les de Brébœuf, les Jogues et les Lalemant.

Quelques années auparavant, il avait avoué ''quHl se sentait porté, par des mouvements secrets, d'aller plutôt en un pays sauvage et rigoureux, comme la Nouvelle- France, l'on ne tropve que difficilement les choses nécessaires à la vie, que dans un autre plus commode et plus civilisé... ^" Ces mouvements devenaient sans doute de plus en plus pressants dans son âme, à mesure que s'approchait le moment de partir pour le Canada ; et que de fois il dut se dire à lui-même, en pensant aux peuples sauvages de la Nouvelle-France, auxquels il était appelé à porter le secours de son ministère : ^^ Fasse le Ciel que je me fasse tout à tous, et que je les gagne tous à Jésus- Christ 2 ! "

Bien que nous n'aycftis aucun détail sur ce sujet, nous aimons à croire que le prélat ne quitta pas la France sans aller voir la maison paternelle, à Montigny, et dire à sa mère un adieu, qui devait être le dernier. Elle mourut, en effet, peu de temps après le départ de son fils, en 1659, et fut inhumée près des restes d^ son époux, dans les caveaux de l'église de cette paroisse 3. Fidèle imitateur du divin

1 Lettre de Louis XIV au pape Alexandre VU, déjà citée.

2 *' Utinam OTnnibus omniafiam, et onities Christo hicrifaciatn ! " (Mgr de Laval, Rdaiio tnisdcynia CanadefisiSj 1860. ) *

3— Lettre de M. Meugnier, curé de Tillières-sur-Avre, à Tauteur.

VIE DE MGR DE LAVAL 137

maître, qui eut toujours pour Marie des tendresses si mer- veilleuses, Mgr de Laval aimait affectueusement sa mère. Il était aussi très attaché à sa famille ; et nous verrons qu'il fit étudier au séminaire de Québec plusieurs de ses neveux, les fils de son frère Jean-Louis.

Il se rendit ensuite à Termitage de Caen, pour y visiter M. de Bernières. C'était aussi la dernière fois qu'il voyait ce saint homme, qu'il regardait avec raison comme son père spirituel.

M. de Bernières donna à son illustre disciple d'admirables avis : c'était comme le testament de cet homme vénérable.

" Devenu évêque, lui dit-il, vous ne vous servirez que des moyens évangéliques qu'employaient les apôtres, qui abhorraient la prudence humaine, et ne suivaient que la folie de la croix. Il vaut mieux n'être pas évêque,^ que d'être un évêque humain. Ce serait un grand mal- heur, que l'évêché empêchât d'être un parfait chrétien» Quoiqu*en dise le monde, suivez toujours les maximes de Jésus-Christ. Vous ne craindrez ni les souffrances, ni aucun danger de mort. Le pur esprit de Jésus-Christ porte à la petitesse, à la pauvreté dans les habits, la table,, le logement, l'équipage ^."

On verra avec quelle fidélité Mgr de Laval suivit les recommandations de M. de Bernières.

Peu de Français du pays Chartrain quittaient leur patrie, sans faire auparavant le pèlerinage de Notre-Darae-de-

1 Latour, p. 28.

138 VIE DE MGR DE LAVAL

I

Chartres ^ Il y avait dans la cathédrale de cette ville une statue, qui remontait, dit-on, à l'époque même des Druides, et que ces prêtres païens, inspirés sans doute par le vrai Dieu, avaient comme instinctivement élevée à la Vierge qui devait enfanter un Sauveur : Virgini parituras.

Les Hurons chrétiens du Canada, formés à la vertu par le P. Chaumonot, adressèrent un jour i la Vierge de Chartres leurs prières et leurs vœux, accompagnés d'une offrande qui y est encore conservée 2.

Il est probable que l'apôtre du Canada, Mgr de Laval, fit, avant de quitter la France, le pèlerinage de Chartres, et qu'il alla s'agenouiller aux pieds de cette statue, pour de- mander à la sainte Vierge Virgini pariturss ^la grâce d'enfanter beaucoup d'&mes à Jésus-Christ, le zèle et le courage dont il avait besoin pour sa sublime mission.

Puis il retourna à Paris faire les derniers préparatifs de son départ pour le Canada.

1 Mgr Bouxget, aucien évêquo de Montréal, aimait à raoonter, comme une pieuse tradition dans sa famille, que l'un de ses ancêtres, natif de Chartres, était allé, avant de quitter la France pour le Canada, au sanctuaire de Nutre-Darae-de-Chartres, et qu'après avoir prié quelque temps devant la statue de la Vierge, il avait gravé son nom quelque part sur les boiseries intérieures de l'église. Le saint évêque, passant un jour par Chartres, voulut s'assurer si cette tradition était bien fondée. Grandes furent sa surprise et sa joie, lorsqu'aprës avoir cherché longtemps, il découvrit en effet le nom d'unBouiget, écrit sur la boiserie d'une des stalles du chœur !

2 C'était un collier de porcelaine, sur lequel on avait inscrit ces mots : Virgini par iturce. 11 fut envoyé à Chartres en 1678. Les Hurons reçurent en retour *^ un grand reliquaire d'argent, très bien travaillé, pesant près de six marcs, ayant la figure de la chemise de Notre-Dame qu'on garde à Chartres, et représentant d'un côté l'imMe de la Vierge qui tient son fils, telle qu'on l'a reçue des Druides. " (Vie du P. Chaummwt)

DEUXIÈME PARTIE

Mgr de Laval, vicaire apostolique de la

Nouvelle-Fbance

165&-1674

CHAPITRE PREMIER

Départ de Mgr de Laval pour le Canada. Il aborde à Percé. Ses impressions en remontant le fleuve Saint-Laurent. 1669.

Mgr de Laval devait s'embarquer à La Rochelle pour le Canada. Il quitta Paris au commencement d'avril (1659), sans bruit ni ostentation, comme il convenait à un apôtre. Il dut recevoir, cependant, avant de partir, les félicitations et les vœux, non seulement de ses amis, mais de beaucoup d'autres personnes qui s'intéressaient à l'Eglise naissante du Canada ^.

1 Les Mdàtions des jéanites ne contribuaient pas peu à faire connaître en France notre pays. Voir dans la Bsvue de Montréal (t. I, p. 107 et 162) la remarquable étude de M. l'abbé Yerreau sur les ÈdatiQiUi de la NmireUe-Francc et leur suppression en 1673 par le

140 VIE TE MGR DE LAVAL

Ceux qui s'étaient montrés hostiles à sa nomination et à sa consécration, ne lui avaient pas fait une opposition personnelle : il était estimé de tout le monde. On ne le vit pas partir, sans un vif intérêt, pour les missions de la Nouvelle-France. " Les associés de Montréal eux-mêmes, dit M. Faillon, avaient demandé Térection d'un siège épis- copal au Canada avec trop de persévérance, pour ne pas se réjouir de voir enfin leurs vœux accomplis en partie parla nomination de M. de Laval. Ils s'empressèrent de le visiter, et l'invitèrent même à assister à leurs assemblées, pour être informé par eux des desseins qu'ils s'étaient toujours proposés dans l'œuvre de Villemarie ^ "

Il emmenait avec lui deux prêtres, Jean Torcapel et Philippe Pèlerin, que leurs infirmités obligèrent l'année suivante à retourner en France, et Henri de Bernières, simple tonsuré, neveu de M. de Bernières de l'ermitage de Caen. Ce jeune homme avait renoncé à un brillant avenir en France, et était parti à l'improviste, sans même consulter sa famille, mais avec une lettre de son oncle i)our Mgr de Laval :

*' Mon très cher et honoré frère, écrivait M. de Bernières, Jésus soit notre tout à jamais ! Ce mot est pour vous prier très humblement d'agréer que mon neveu vous accompa- gne. Je le tiendrai bienheureux de faire le voyage avec

pape Clément X. '' L'examen le plus sévèref dit M. Parkman, ne me laisse aucun doute que les missionnaires aient écrit avec une bonne fc complète, et que les Bdations occupent une place importante comme documents authentiques et dignes de foi. " 1 Hûftoirede la cdonie fraîiçdise en Canada, t. II, p. 334.

VIE DE MGR DE LAVAL 141

TOUS ; VOUS lui servirez de père et de directeur. 0 que la Providence de Dieu est admirable ! Le petit clergé du Canada sera composé de quatre personnes, pauvres, abjectes, méprisées du monde, mais pleines du désir fl'être tout à fait à Dieu, puisqu'elles ne veulent uniquement que Dieu 1."

Aces quatre personnes s'était joint M. Charles de Lau- 8on-Charny, fils de rancien fçouverneur du Canada, et administrateur lui-même de ce pays, pendant une année, après le départ de son père pour la France (1656-1657). Il avait d'abord été marié (1652) à Marie-Louise Giffard, fille du seigneur Giffard, de Beauport. Devenu veuf, il était passé en France (1657), avait embrassé l'état ecclé- 8ia8tique,et venait d'être ordonné prêtre. Par son expérience des affaires et les rapports qu'il avait eus dans le monde, il devait rendre de grands services à Mgr de Laval durant les premières années de son épiscopat.

On ignore le nom du navire sur lequel s'embarqua le ficaire apostolique avec sa jietite troupe d'apôtres ^. On ignore également si c'était un simple vaisseau marchand, ou l'un des navires du roi. Ce qui est certain, c'est qu'il ne put prendre le premier vaisseau du printemps: on confia

1 Latour, p. 21.

2 ** On demandait à cette ëpoque (1659) pour le passage de Fronce à Québec, 175 francs, indépendamment des provisions. " (Afchiees de M. Vahlté Varreav^ MS8 de Jacques Vujer.) D'après Leber, qui a fait do longues et consciencieuses recherches sur le pou- voir de l'argent, la valeur du franc était, à cette époque, environ triple de ce qu'elle est aujourd'hui.

142 VIE DE MGR DE LAVAL

à celui-ci, pour le Canada, la nouvelle de la prochaine arrivée de l'évêque,

Mgr de Laval passa à La Rochelle les jours delà semaine Sainte, et attendit le départ du second vaisseau, afin de pouvoir emmener avec lui, si possible, le P. Lalemant^ qui n'était pas encore arrivé.

** Le P. Jérôme Lalemant, dit Latour, oncle du P. Gabriel Lalemant, jésuite, qui venait d'être martyrisé par les Iro- quois avec le P. Jean de Brébœuf (16 mars. 1649), fut aussi du voyage. Il était revenu en France pour travailler aux affaires de la colonie, et paraissait avoir renoncé à son ancienne mission ; il était alors recteur du collège de La Flèche. Mais M. de Pétrée, instruit de ses vertus, de ses talents, et des fruits qu'il avait faits, le demanda comme un homme qui lui était nécessaire. Il arriva trois heures avant le départ du vaisseau, et n'eut que le temps de s'em- barquer."

Ce vaisseau portait donc toutes les meilleures espérances de l'Eglise du Canada: le premier évêque de la_ Nouvelle- France, quatre prêtres dévoués, et un simple ecclésiastique. Sur ces six hommes apostoliques, deux seulement, le P. Lalemant et M. de Charny, avaient vu le nouveau monde. Tous partaient, comme autrefois les apôtres, avec le plus entier abandon à la Providence, n'ayant d'autre ambition que d'imiter la pauvreté de Jésus-Christ, et pénétrés de la confiance que donne aux saints cette parole du Sauveur : '• Quand je vous ai envoyés sans aucun bagage, ni provi-

VIE DE MGR DE LAVAL 143

sions, sans argent, ni môme de chaussures pour protéger vos pieds, est-ce que quelque chose vous a jamais manqué ^ ? ''

Hgr de Laval, en particulier, ayant renoncé à ses biens de famille, n'avait pour tout partage que la fondation de mille livres assurée par la reine mère. Si l'on en croit M. de Latour, ses amis lui auraient fait, en sus, un petit revenu de mille livres. Peut-être s'en trouva-t-il trop ; car, ajoute Latour, '* il donna, depuis, cette rente au séminaire de Québec, pour ne plus subsister que sur le fonds de la Providence. "

'* Ma mense épiscopale, écrivait-il l'année suivante au souverain pontife, n'a aucun revenu, mais je n'en demande pas non plus. La Providence nous donne, non seulement ce qui nous est nécessaire pour notre frugale nourriture et notre vêtement, mais encore de quoi secourir les pauvres de Jésus-Christ, tant parmi les Français que parmi nos néophytes sauvages ^ . "

Quelques personnes lui reprochèrent plus tard, comme une imprudence, de s'être désisté de son patrimoine, qui aurait pu, disait-on, lui servir pour les besoins de son Eglise 3 . Mais quand on songe aux œuvres qu'il a créées, sans cela, et aux aumônes qu'il a faites, avec le trésor de la Providence, on ne tarde pas à comprendre qu'il avait bien choisi la meilleur part ^.

1 Luc, XXII, 35.

2 Rdatio missionis Canadeims, 1660.

3 Faillon, t. II, p. 343.

4 " Pendant les trois premières années de son épiscopat, . . . il distribua par ses mains ou par les mains d'autrui, secrètement, dix mille ëcus à ses ouailles." (Eloge fuiièbre,)

144 VIE DE MGR DE LAVAL

L'on fit voile le 13 avril, jour de Pâques: c'était de bon ■augure pour des apôtres, qui allaient annoncer l'heureuse nouvelle de l'Evangile à tant de peuplades sauvages, encore ensevelies dans les ombres de la mort.

La traversée fut longue, et probablement très orageuse, s'il faut en juger par ce qui advint au premier vaisseau, qui, parti quelques jours avant Mgr de Laval, essuya tant de contretemps sur sa route, qu'il n'arriva à Québec qu'au commencement de septembre. Mais le courage de notre prélat, d'ailleurs préparé à tout, ne fut pas ' ébranlé, car il écrivait l'année suivante au souverain pontife :

'' La traversée de la mer n'a rien de très dangereux : elle est d'environ huit cent lieues, et se fait en deux ou trois mois, quand on vient de France au Canada; elle est plus courte quand on retourne en France, et se fait alors très souvent en trente jours ^ "

L'évêque de Pétrée et ses compagnons abordèrent à Percé, le vendredi 16 mai. C'était probablement le premier ^vêque qui mettait le pied sur le sol de l'Amérique du Nord 2 : et, chose bien consolante pour un cœur d'apôtre, il se trouvait en pays chrétien. Les jésuites avaient de belles missions depuis Gaspé jusqu'à la partie de l'Acadie occupée par les Anglais. Le territoire ils exerçaient

1 Rdatio missmiis Caiiadeuins, 1660.

2 Nous ne voulons rien préjuger, cependant, dans la questioa -des établissements chrétiens au Groenland et sur les côtes de la Nou- velle-Angleterre avant l'ère colombienne. Voir les beaux livres de M. Marmier, Légendes des Plantes, et En pays lointains.

VIE DE MGR DE LAVAL 145

leur zèle comprenait les districts de Miscou, Richibouctou, et le Cap Breton ; il appartenait à MM. de Cangé et Denis i. " Le district de Miscou (où se trouvait Percé) est le plus peuplé, le mieux disposé, et il y a plus de chrétiens, dit la Relation de 1659; il comprend les sauvages de Gaspé, ceux de Miramichi et ceux de Nepigîgoùet 2. "

Outre les sauvages, il y avait aussi bon nombre de Fran- çais, plus ou moins sédentaires, attirés par le commerce, la chasse, et surtout la pêche. Les vaisseaux qui venaient de France, arrêtaient ordinairement aux ports de l'Acadie ou de Gaspé, avant d'aller à Québec, et souvent même n'allaient pas plus loin.

C'est donc ce petit coin de terre de Percé qui eut les pré- mices de l'apostolat de Mgr de Laval en Amérique. Il y passa plusieurs jours 3, et eut le bonheur d'y confirmer 140 personnes *, dont plus de la moitié étaient français, presque tous natifs de l'évêché de Lizieux, quelque.s-uns cependant de l'archevêché de Rouen*: les autres confirmés étaient des sauvages. Les révérends pères Richard, Lyonne et Frémin, qui desservaient alors l'Acadie française, infor- més sans doute l'automne précédent de l'arrivée prochaine d'un évêque en Amérique, avaieiit préparé et réuni à Percé autant de néophytes qu'ils avaient pu, afin de leur pro-

1 M. de r Incarnation, Lettre hidoriin^ 6ôe.

2 Relatimui des jésuites f t. III, 1659.

3 Latour, p. 22.

4 Relatiotui des jésuites^ 1659.

5 Archives de l'archevêché de Québec, Registre des Co^ifirnuitiom.

10

146 VIE DE MGR DE LAVAL

curer la grâce de la confirmation et la bénédiction de l'évêque, qu'ils n'auraient peut-être jamais eues sans cela.

Mgr de Laval n'eut pas plus tôt terminé cette mission, qu'il partit pour Québec, il arriva le lundi dans l'octave du Saint- Sacrement, 16 juin, un mois jour pour jour après son arrivée à Percé. Il fallut donc presque autant de temps pour remonter le fleuve de Percé à Québec, c'est-à- dire, l'espace de 150 lieues, que l'on en avait mis à traverser la mer.

Quelles furent les impressions du grand évêque, en remontant le cours de notre fleuve, en voyant se dérouler de chaque côté ces tableaux admirables d'une nature encore sauvage, en approchant surtout de Québec, et voyant se dessiner ce qu'on lui dit être sa ville épiscopale ? Il n'a pris la peine de les communiquer à personne. Nous en sommes réduits aux conjectures, et ne croyons mieux faire que de reproduire les impressions mêmes que lui prêtait naguère son quinzième successeur, le cardinal Taschereau, ainsi que le songe allégorique qu'il lui attribuait à son arrivée à Québec : c'est un tableau achevé d'histoire, autant qu'une belle page de littérature.

"Au delà de deux siècles, dit-il, se sont écoulés, depuis que le premier évêque du Canada, l'illustre et saint Mon- seigneur de Montmorency-Laval, remontait le Saint-Lau- rent. Pendant un mois entier que dura ce voyage, il eut

m

le loisir de contempler les deux rives de ce fleuve majes- tueux, dont la sublime grandeur lui faisait deviner l'im- mensité du pays qu'il devait évangéliser. Son œil d'apôtre

VIE DE MQR DE LAVAL 147

se fixait ardttKiment et avec anxiété sur ces vastes forêts, abritant d'innombrables peuplades assises à Vombre de la mort 1, et plongées dans les ténèbres de l'ignorance et de la barbarie.

" Plus d'une fois peut-^ltre un nuage de découragement €t de frayeur fit passer une ombre sur cette grande âme, que le zèle, la foi et la charité la plus ardente ne pouvaient soustraire à l'infirmité humaine...

^^ Un jour donc que Mgr de Laval avait longtemps prié pour attirer les bénédictions célestes sur lui-même, sur ses missionnaires et sur cette innombrable multitude d'àmes au salut desquelles il s'était généreusement dévoué, un sommeil profond vint le surprendre.

'* Tout à coup lui apparaît un homme portant un vête- ment fait de poil de chameau et une ceinture de cuir, tel que l'Evangile nous dépeint le précurseur du Messie ^.

"Ne crains point, dit-il à l'apôtre du Canada: je suis Jean-Baptiste, le patron des Canadiens; je suis envoyé vers toi pour te montrer ce que deviendra ce pays.

*' Ouvre les yeux et porte tes regards sur les rives de ce grand fleuve. Vois-tu ces champs fertiles qui ont remplacé les forêts dont le sombre aspect t'effrayait tout-à-l'heure ?

** Les maisons échelonnées sur les rives abritent des familles nombreuses et contentes de leur sort.

'^ Regarde ces villages rapprochés les uns des autres, entourant le temple, le Sauveur du monde reçoit les

1 Ps. CVI, 10.

2 Mattb.,111, 4.

148 VIE DE MGR DE LAVAL

hommages des fidèles, et verse sur eux les trésors de sa miséricorde et de son amour. Entre dans cette église de campagne, et admire le sentiment profond de ces hommes, dont la générosité n'a pas de borne quand il s'agit de con- tribuer à la magnificence de la maison de Dieu.

'' Dans quelques instants apparaîtra cette ville naissante le vicaire de Jésus-Christ a placé le siège épiscopal que tu dois occuper. C'est que, pendant un demi-siècle d'épiscopat, tu travailleras à la vigne du Seigneur.

** Compte, si tu peux, les provinces et les diocèses qui, sur ce vaste continent, regarderont l'Eglise de Québec comme leur mère.

" Regarde ces rochers couronnés par utie citadelle impre- nable : vois ce que sera dans deux siècles cette cité doivent reposer tes cendres ; contemple ces nombreux asiles de la piété et de la science. Vois-tu ces immenses construc- tions ? Ce sont ton Séminaire et l'Université qui se glorifiera de porter ton nom. Ecoute les accents de la joie universelle, qui, dans deux siècles, retentiront dans tout le Canada, parce que ton quinzième successeur aura été revêtu de la pourpre ; prends part avec moi à cette réjouissance. Vois- tu, assis autour de lui, dans un banquet, les représentants de l'autorité civile, de nombreux prélats, une armée de ministres du Seigneur, des convives de toutes nationalités et de toutes croyances, levant les yeux et les mains au Ciel, pour le remercier d'un honneur qui rejaillit sur tout le Canada?

VIE DE MGR DE LAVAL 149

*' Le Canada, si petit aujourd'hui,. et qui compte à peine quelques centaines de Français, le Canada s'étendra alors d'un océan à l'autre, et ces océans seront reliés par un chemin de fer, sur lequel rouleront des palais emportés par le feu et l'eau. Sans être une nation indépendante, il en aura tous les privilèges, et l'immortel Pontife qui occupera alors le siège de Pierre, fera tomber sur cette nation un rayon de lumière céleste, et la reconnaîtra comme telle, en appelant un de ses enfants à partager avec lui la soUi- citude de toutes les Eglises ^ . A cette occasion, il déclarera solennellement qu'il a voulu récompenser la foi de cette jeune nation, destinée à de grandes choses, et son. attache- ment au saint-siège. Tels seront alors les fruits de cette vigne que tu vas planter et cultiver. Tes sueurs n'auront donc pas été stériles.

*' A la vérité, tes successeurs, comme toi-même, auront des fatigues à endurer, des combats à livrer, des jours d'angoisse, des tentations de découragement : il y aura des guerres, des luttes intestines...

" Un siècle après ton arrivée, il y aura une guerre ter- rible entre les deux plus grandes puissances du temps. Voisines sur ce continent nouveau, comme sur l'ancien, elles y transporteront leurs querelles européennes, et le Canada, après une résistance héroïque, passera sous la domination de l'Angleterre... Console- toi, pauvre famille orpheline, la Providence veille sur toi, et ce sera précisé-

I . .. .... II»

1 2 Cor., XI, 28.

150 VIE DE MGB DE LAVAL

ment cette douloureuse séparation qui fera ton salut et ton bonheur.

** La France sera bouleversée de fond en comble, et elle sera comme une ville bâtie sur un volcan toujours prêt à l'anéantir. Pendant ce temps, la famille canadienne aura sans doute ses jours d'épreuves et de luttes, mais à la tem- pête succédera le calme ; elle grandira avec une rapidité étonnante; elle envahira pacifiquement ces immenses forêts, puis se répandra peu à peu d'un océan à l'autre, et jusque dans une grande république voisine ; et tout cela, parce que, sous l'égide de la puissante Angleterre, elle jouira de toute la liberté religieuse et politique qu'il est possible de désirer.^.

" En ce temps-là, l'Empire britannique, sur lequel le soleil ne se couchera point, sera gouverné par une Souve- raine dont les vertus feront l'admiration et l'édification de ses innombrables sujets, en même temps que sa justice et sa bonté la leur rendront chère comme une mère à ses enfants...

'* Que Dieu la conserve longtemps à leur affection !

" A peine saint Jean-Baptiste, le plus canadien des Canadiens, a-t-il prononcé ces paroles de loyauté vraiment canadienne, qu'un coup de canon annonce l'entrée au port. Mgr de Laval se réveille, tout consolé et émerveillé de cette vision, et se prépare à prendre possession de cette terre, qui est devenue sa patrie... ^ "

1 2/€ Premier Cardhial Ca^tadieHj Québec, 1886.

CHAPITRE DEUXIÈME

Arrivée à Québec. Description de cette ville naissante. Portrait de Mgr de Laval. Il donne aux sauvages les prémices de son zèle. Ce que pense de lui la colonie française. Son dévoue- ment héroïque.

Il était déjà tard, six heures du soir \ lorsque le vais- seau qui portait Mgr de Laval mouilla devant Québec. La nouvelle se répandit bientôt dans la ville que le vicaire apostolique envoyé par le souverain pontife venait d'arri- ver, et ce fut une agréable surprise pour tout le monde. On attendait bien, cette année, la venue d'un évêque en Canada, mais pas si tôt. On n'avait pas été prévenu de son arrivée, parce que, comme nous l'avons vu, le vaisseau qui devait apporter la nouvelle avait été retardé par le mau- vais temps, et n'était pas encore rendu à destination. *' Ce retardement, dit Marie de l'Incarnation, a fait que nous avons plus tôt reçu l'évêque, que la nouvelle qui nous le promettait 2. "

1 JoMTiud de» jésuites.

2 Lettre hidorvqxu 57e.

152 1 VIE DE MGR DE LAVAL

Il fut résolu que le prélat attendrait au lendemain pour descendre à terre avec ses compagnons, et faire son entrée solennelle dans la ville.

On se ferait difficilement aujourd'hui une idée exacte de l'aspect que présentait Québec à l'époque Mgr de Laval l'aborda pour la première fois. Les quais, les murailles, les grands édifices que l'on y voit aujourd'hui, et qui n'existaient pas alors, ont modifier considérablement l'apparence de ce havre, de cette colline abrupte, de ce promontoire.

A la haute ville, il n'y avait guère, alors, que les com- munautés et les édifices publics. Les résidences privées, les magasins et les comptoirs étaient en bas, pour la com- modité du commerce, sur une lisière de terrain qui devait paraître bien plus étroite qu'aujourd'hui, surtout à marée haute, alors que la vague venait expirer au pied des mai- sons : çà et pourtant, quelques quais, de forme plus ou moins primitive, destinés à faciliter le déchargement des marchandises sur la plage, ou à amarrer les nombreuses embarcations ou canots d'écorce qui étaient alors d'une utilité journalière.

La basse ville se dessinait d'une manière bien plus tran- chée qu'aujourd'hui d'avec la haute ville, toutes deux se trouvant reliées par un chemin que la nature elle-même semblait avoir tracé.

Sur la colline, plus près de l'escarpement que le Vieux- Château actuel, le solide Fort en pierre bâti par Cham- plain, garni de meurtrières et de canons, arx beUo. muni*

VIE DE MGR DE LAVAL 153

tisdima, comme l'appelait Mgr de LavaP donnait déjà à Québec un certain aspect militaire. Le moulin de M.Denis, situé plus haut, sur le cap Diamant, formait avec cette forteresse un singulier contraste.

En face du Fort, la place d'armes, au milieu de laquelle on avait planté un mai : sur ce mai flottait, aux grandes fêtes, le drapeau aux fleurs de lis. De l'autre côté de la place d'armes," la vaste maison des Cent associés. Les rues Saint-Louis et de la Fabrique, les Ursulines, l'église parois- siale, l'Hôtel-Dieu, tout cela était h peu près aux mêmes endroits qu'aujourd'hui. Devant l'église paroissiale, la grande place; et, au delà, le couvent et la chapelle des jésuites. La maison Couillard devait être à peu près se trouve l'entrée du séminaire sur le jardin, tel qu'il était avant les nouvelles constructions.

Du reste, il y avait alors beaucoup d'accidents de terrain que l'on ne voit plus ; et les défrichements n'avaient pas encore fait disparaître complètement cette épaisse forêt qui couvrait jadis le promontoire de Québec: ce qui en

restait devait donner à notre ville naissante je ne sais quel

«

cachet mystérieux de grandeur. La forêt s'étendait sur les bords de la rivière Saint-Charles, jusqu'aux défriche- ments faits par les récollets, et à leur ancien monastère de Notre-Dame- des- Anges 2.

Du côté de Lévis, la forêt était à peu près intacte, et le spectacle de cette vaste nappe de verdure, aux nuances si

1 Bdatio mûaûmU Canaileitsût^ 1660.

2 - Aujourd'hui rHôpital-Général.

154 VIE DE MGR DE LAVAL

variées, qui s'élevait en amphithéâtre en face de Québec, devait être beau à voir : sur le rivage, ça et là, quelques coins défrichés, et des cabanes sauvages. La colonisation s^était développée davantage sur Tîle d'Orléans, à Beauport et sur la tôte Beaupré.

Il n'y avait pas, à cette époque, plus de cinq cents habi- tants à Québec ; et la population française de tout le Canada, dispersée sur une étendue d'environ quatre-vingt lieues, n'excédait guère 2200 âmes ^

Telle était la portion de la vi^ne du Seigneur confiée aux soins du nouveau vicaire apostolique. Nous parlerons plus loin de la population sauvage.

On aurait tort de croire que l'âme de Mgr de Laval se sentit abattue, à la vue du peu d'avancement de la colonie, et surtout de la ville de Québec qu'il avait choisie pour sa résidence. Les hommes de Dieu voient plus loin que le dehors des choses : ils voient les âmes à sauver, le sang de Jésus-Christ à recueillir. Dieu, par un effet spécial de sa bonté, leur permet souvent de deviner avec une grande sûreté de jugement le développement futur d'une nation chrétienne : c'est ce qui donne encore plus de vraisemblance au songe allégorique que S. Em. le cardinal Taschereau attribue à Mgr de Laval.

1 D'après M. Rameau, elle était de 300 âmes, en 1640 ; en 1648, de 8 à 900 âmes ; et en 1664, de 2500 âmes. Il y avait, eu 1659, 31 seigneuries concédées, dans tout le Canada, outre Québec et Trois- Rivières, qui étaient des établissements royaux. Il y eut plus do 80 mariages dans le district de Québec, de 1660 à 1660. (La France mu colonies. )

VIE DE MGR DE LAVAL 165

Le prélat, d'ailleurs, était loin d'être insensible aux beautés grandioses de notre pays. Qu'on lise son rapport de 1660 au souverain pontife:^ on y verra comme il avait bien saisi déjà le caractère général, retendue, les distances de notre pays, comme il avait admiré '' nos montagnes sauvages et élevées, nos lacs immenses comme des mers, DOS fleuves majestueux, bien plus grands que ceux de l'Europe, nos rivières pleines de rapides et de chûtes superbes ^" On verra surtout, par le ton général qui règne dans ces pages, comme il était rempli de courage et d'es- pérance, comme, tout en ne se faisant pas illusion sur Pétat moral de la colonie, ni sur les dangers qu'elle courait de la part des Iroquois, il se réjouissait du grand bien qui avait déjà été opéré ici par les Pères de la Compagnie de Jéau?, et des œuvres qui lui restaient à accomplir.

Ce dut être pour lui un moment de grande joie, mêlée de surprise, lorsque le 17 juin au matin, il aperçut la pro- cession qui descendait de la haute ville, aux sons de toutes les cloches, et s'avançait vers le fleuve à sa rencontre ^.

En avant, les Pères jésuites, avec les élèves de leur collège, revêtus de surplis et chantant des hymnes, pré- cédés de la croix de procession, et musique en tête. A côté du P. DeQuen, supérieur de la Compagnie de Jésus, Ton

1 " Aspera ubique regio ac montuosa ; lacus habet in. entes hùc atqne illùc sparsos, quœ maria non malè dixeris ; ilumina Ëuropm fluviÎB liobiliora, sed quœ prœrupto siepiè aquarum descensu, atque ex alto prsecipiti navi^^tionem reddunt difficilem ..."

2 ooiinud des jésuites.

156 VIE DE MGR DE LAVAL

voyait le pieux gouverneur général du Canada, M. D'Ar- genson, en habit militaire, accompagné de ses officiers. Venaient ensuite les principaux dignitaires et fonction- naires du gouvernement civil de l'époque, puis les chefs des tribus sauvages, auxquels les Pères de la Compagnie de Jésus n'avaient pas manqué de donner une place d'honneur en cette circonstance. En arrière, la foule, sans distinction, de tous les habitants de Québec et des environs, hommes, femmes et enfants, Français et sauvages, mêlés dans une commune joie et dans le même empressement de voir leur nouvel évêque. Toute la colonie de Québec était accourue, à la voix des révérends Pères, au devant de son premier pasteur.

A peine Mgr de Laval eut-il mis pied à terre, que le canon du Fort se fit entendre; et le prélat, revêtu de ses habits pontificaux, la mître en tête et la crosse à la main, fit descendre du ciel sur cette foule agenouillée dans poussière, la première bénédiction épiscopale dont ces lieux furent témoins.

Il reçut ensuite les hommages du gouverneur, du supé- rieur des jésuites et de tous les principaux personnages présents ; puis la procession se mit en marche vers l'église paroissiale, le prélat s'avançant majestueusement, accom- pagné du gouverneur, et du supérieur des jésuites, et continuant de bénir les fidèles qui accouraient sur son passage pour le voir. *' Il paraissait, dit le P. Lalemant, comme un ange du paradis, et avec tant de majesté, qw

VIE DE *MGH DE LAVAL 157

nos Canadiens ne pouvaient détacher leurs yeux de sa personne i."

Mgr de Laval avait naturellement de grands aire, de nobles et dignes manières, une haute stature, un port grave et majestueux. Tout dans sa personne inspirait le respect, et dénotait un esprit élevé, un homme de caractère : front haut et bien développé, nez accentué et très long, sourcils fortement arqués, œil vif et clair ; peu de cheveux ; lèvres minces, comprimées et rigides, accusant une volonté ferme et bien déterminée; et, suivant l'usage du temps, une légère moustache et une impériale : voilà les princi- paux traits de cette figure distinguée, sur laquelle la vertu et Taustérité de la vie avaient répandu je ne sais quel air de bonté, qui corrigeait ce que la nature y avait mis d'un peu sévère, et charmait tous ceux qui le voyaient. Faut-il s'étonner de l'enthousiasme que sa présence fit éclater par- tout, et de l'impression profonde qu'il laissa dans tous les cœurs ?

Il dut 6tre agréablement surpris à la vue de cette grande église en pierie, que les jésuites avaient fait construire pour la paroisse. La première église paroissiale, Notre- Dame-de-Recouvrance, était en bois, et avait brûlé en 1640. Celle-ci, commencée en 1647, et dédiée à l'Imma- culée Conception, n'avait été définitivement ouverte au culte qu'à Pâques 1657 ^ . Elle n'était pas encore terminée : Mgr

1 ItdiUimis des jésuites^ 1659.

2 Jovnud den jeuuiie.'i, passini.

158 VIE DE MGR DE lAVAI*

de Laval devait y mettre la dernière main, avant delà consacrer en 1666; mais elle était déjà tout à fait digne d'un évêque ^.

Le prélat, on le comprend, n'en prit pas possession comme de sa cathédrale, puisqu'il n'était pas évêque de Québec : il y fit seulement son entrée solennelle, comme le vicaire et le représentant du souverain pontife en Canada: '* Il fut reçu, dit le P. Lalemant, avec les cérémonies ordinaires, comme un ange consolateur envoyé du ciel, et comme un bon pasteur, qui vient ramasser le reste du sang de Jésus-Christ, avec un généreux dessein de ne pas épar- gner le sien, et de tenter toutes les voies possibles pour la conversion des pauvres sauvages, pour lesquels il a des tendresses dignes d'un cœur qui vient les chercher de si loin 2 . »

Il eut occasion, le jour même de son arrivée, de leur témoigner son affection et son zèle pour le salut de leurs âmes. Un jeune enfant huron étant venu au monde, il voulut le tenir lui-même sur les fonts baptismaux, afin de donner aux sauvages une grande idée de l'importance du baptême. Puis, apprenant qu'un jeune homme, aussi huron, était malade à Textrémité, et qu'on allait lui admi- nistrer les derniers sacrements, il accourt à son chevet, pour lui donner ses soins et les premiers secours de son ministère. On vit alors ce grand évêque prosterné à terre

1 '* Basilica nuiic ibi lapidibuB constructa ceniitur, et niagDa aaiiè et magniiica. " (Injarmaiio de statu JEcdesÛEy 1664.)

2 Belatùnis des jésuites^ 1659.

VIE DE MGR DE LAVAL 159

auprès de ce pauvre malade sale, dégoûtant, malpropre, et <iui sentait déjà la pourriture, lui prodiguer tous les ser- vices qu'il pouvait lui rendre, et lui laver même de ses propres mains les endroits il devait recevoir les onctions sacrées.

Quelque temps après, donnant solennellement la confir- mation aux Français dans l'église paroissiale, il voulut commencer toutes les cérémonies pat quelques sauvages qu'il avait aussi à confirmer ; '' ce qu'il fit, dit le P. Lale- mant, avec une grande joie, voyant à ses pieds et imposant les mains à des peuples qui, jamais depuis la naissance de l'Eglise, n'avaient reçu ce sacrement. "

On dirait que Mgr de Laval se regardait comme envoyé au Canada surtout pour les sauvages, et que la colonie française ne devait recevoir ses secours que comme la partie accessoire de son troupeau. ** Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël, " disait le Sauveur i.

Les sauvages, oui, les sauvages, avant tout, voilà ceux à qui Mgr de Laval se croyait redevable, afin de procurer à ces nations barbares la dernière grâce de salut que Dieu, dans sa miséricorde, leur avait ménagée.

*' Je ne puis vous dire, écrivait-il le 20 octobre 1659, la paix et la consolation de mon cœur, de me voir dans un lieu je suis assuré que sa sainte volonté me veut, et je suis en l'attente du moment précieux de lui sacrifier ma

l~Matth,, XV, 24.

160 VIE DE MGR DE LAVAL

vie, pour le salut des âmes qui ont été depuis tant d'année» l'objet de son amour. "

Sa joie fut au comble, lorsque le 24 août il fut appelé à confirmer, dans Téglise de l'Hôtel-Dieu, toute l'élite de» chrétientés algonquines et huronnes. Tlvit alors prosternés à ses pieds cent sauvages, qui se préparaient depuis huit jours dans la retraite et la prière à recevoir ce grand sacre- ment. Ces pauvres enfants des bois avaient presque tous fait des confessions générales, et le bonheur de l'fime se reflétait sur leurs figures. ^' Pendant la cérémonie, dit le P. Lalemant, on loua Dieu en quatre langues différentes." C'étaient, sans doute, l'algonquin, le huroh, le français et le latin. Les Hurons et les Algonquins chantèrent à tour de rôle des cantiques spirituel?, qui firent pleurer bien des assistants.

Ce fut dans la même circonstance que Mgr de Laval voulut administrer lui-même le saint baptême, avec toutes les solennités de l'Eglise, à un Huron, âgé de cinquante ans. Cet homme, après s'être échappé d'entre les mains des Iroquois qui le retenaient prisonnier depuis longtemps, était venu trouver à Québec la véritable liberté des enfants de Dieu.

L'évêque de Pétrée accompagna toutes ces cérémonies d'un de ces sermons dont il avait le secret, fait à la portée de ces pauvres gens, pour les animer à résister courageuse- ment aux tentations du démon, et à supporter avec patience toutes les misères de cette vie, en vue d'une autre vie éter- nellement bienheureuse. Puis on introduisit les nouveaux confirmés dans la grande salle de Thôpital, les reli-

VIE DE MGR DE LAVAL 161

gieases avaient dressé des tables chargées de mets pour régaler ces sauvages ; et le prélat se mit à les servir lui- mêmis avec une humilité et une charité qui remplirent tout le monde d'admiration: ''spectacle, dit la relation de 1659, bien agréable aux anges tutélaires de ce pays."

C'est par tous les moyens légitimes de âatter les sens^ c'est surtout par de grands et abondants festins, que l'on gagne l'affection des enfants des bois. Chez eux, ce n'est pas l'intelligence qui est développée, c'est la sensibilité et l'instinct. Il faut frapper leurs yeux et parler à leurs sens par la magnificence des cérémonies, par Téclat et l'abon- dance des festins. C'est par qu'ils jugent de la qualité et de la valeur des étrangers. Mgr de Laval l'avait si bieui compris, qu'il voulut, dès le 22 juin, cinq jours seulement après son arrivée, donner un grand festin aux sauvages, dans une des salles du collège des jésuites. Algonquins et Hurons s'y trouvaient réunis.

Ce repas devait consister, sans doute, suivant les mœurs des sauvages, en une sagamité ^ aussi riche que possible en huile, avec abondance de viandes : ours, chevreuil, cari- bou, castor, etc. '' Leurs plus grands festins, dit la rela- tion de 1633, sont de graisse ou d'huile. " Le chien ne^ devait pas avoir été épargné ; car, dit la relation de 1636^ "le chien est un mets aussi rare que délicieux pour les Hurons. "

*'Le P. de Brébœuf parle d'une fête semblable, où. vingt cerfs et quatre ours furent mis au feu dans trente

1 Espèce de potage ou brouet chaud, fort estime des sauvages^ (itdatiaits des jésuites, 1633.) 11

162 VIE DE MGR DE LAVAL

chaudières. Les convives s'assayaient sur les nattes, qui servaient de chaises et de tables ; chacun d'eux avait apporter sa gamelle et sa cuiller de bois. Un cri du. maître annonçait que le repas était prêt; puis il nommait les animaux qui garnissaient les chaudières. Chacun marquait son api)robation en frappant la terre de son plat. et en répétant du fond de Testomac : Ho ! Ho ! i "

Les sauvages firent le plus grand honneur au festin que leur donna Mgr de Laval; car, dit le P. Lalemant, ''ce repas les ayant mis en bonne humeur, ils lui firent leurs harangues entremêlées de leurs chants ordinaires. Ils le complimentaient chacun en leur langue, avec une élo- <]uence aussi aimable que naturelle.

"" Le premier qui prit ]a parole fut un des plus anciens Hurons, qui s'étendit bien amplement sur les louanges de hi Foi, laquelle fait passer les mers aux plus grands liommes du monde, et leur fait encourir mille dangers et essuyer mille fatigues pour venir chercher et convertir des misérables.

'' Nous ne sommes plus rien, dit-il, en appelant Mgr de Laval d'un nom qui signifie Vhommc de la grande affaire^ nous ne sommes plus que le débris d'une nation florissante, qui était autrefois la terreur des Iroquois, et qui possédait toutes sortes de richesses - . Ce que tu vois n'est que la car-

1 Ferlaïul, t. I, p. 135.

li - Les Hurons habitaient autrefois les bords du lac qui porte leur )i<»tn, tandis que les Iroquois étaient au sud du lac Ontario. Quelle est lori^iue de cette haine invétérée qui existait entre les deux Dations? Les opinions sont bien partagées sur ce sujet.

Au nicjis de mars 1649, les Iroquois se précipitèrent avec fureur sur Il nation huronne, et l'anéantirent tellement que les quelques débris

VIE DE MQR DE LAVAL 163

casse d'un grand peuple, dont l'Iroquois a rongé toute la ohair, et qui s'efforce d'en sucer j usqu'à la moelle. Quels attraits peux-tu trouver dans nos misères? Comment te laisses-tu charmer par ce reste de charogne vivante, pour venir de si loin prendre part à un si pitoyable état auquel tu nous vois ? Il faut bien que la Foi qui opère ces mer- veilles soit telle qu'on nous l'a publiée il y a plus de trente ans. Ta présence seule, quand tu ne dirais mot, nous parle assez haut pour elle, et pour nous confirmer dans les sentiments que nous en avons.

" Mais si tu veux avoir un peuple chrétien, il faut dé- truire l'infidèle ; et sache que, si tu peux obtenir de la France mainmorte pour humilier l'Iroquois, qui vient à nous, la gueule béante, pour engloutir le reste de ton peuple comme dans un profond abîme, sache, dis-je, que par la perte de deux ou trois bourgades de ces ennemis, tu te fais un grand chemin à des terres immenses, et à des nations nombreuses qui te tendent les bras, et qui ne sou- pirent qu'après les lumières de la Foi. Courage donc, liomme de la grande affaire, fais vivre tes pauvres enfants qui sont aux abois. De notre vie dépend celle d'une infinité de peuples ; mais notre vie dépend de la mort des Iroquoiâ. "

qui en restaient allèrent se réfugier sur Tîle Saint- Joseph. '' Après une année passée dans cette retraite, ce peu de Hurons survivants se décidèrent a se réfugier dans la colonie française, sous la protection du Fort de Québec. On retrouve encore aujourd'hui près de Québec, et aussi dans quelques contrées de l'Ouest, des débris de ce peuple autrefoia puissant et nombreux. " {Vie du P, de Brébœuf^ par le P. Martin.)

164 VIE DE MGR DE LAVAL

" Ce discours, dit avec chaleur, ajoute le P. Lalemant, était d'autant plus touchant, qu'il représentait naïvement les derniers soupirs d'une nation mourante."

La harangue que fit ensuite un capitaine algonquin ne fut pas moins pathétique.

^^ Je m'en souviens, dit-il, en comptant par ses doigts, il y a vingt-trois ans que le P. le Jeune, en nous jetant les premières semences de la Foi, nous assura que nous verrions un jour un grand homme, qui devait avoir toujours les yeux ouverts, c'est ainsi qu'il nous le nommait et dont les mains seraient si puissantes, que du seul attouchement elles inspireraient une force indomp- table à nos cœurs contre les efforts de tous les démons ^ Je ne sais s'il y comprenait les Iroquois: si cela est, c'est à présent que la Foi va triompher partout ; elle ne trouvera plus d'obstacle qui l'empêche de percer le plus profond de nos forêts, et d* aller chercher à trois et quatre cents lieues d'ici les nations qui nous sont confédérées, au pays des- quelles cet ennemi commun nous bouche le passage."

Le spectacle de l'évêque imposant les mains sur eux, dans la cérémonie de la confirmation, avait frappé l'esprit des sauvages : il leurs emblait voir les mains puissantes dont leur avait parlé le P. le Jeune. Quand il les bénissait, il ne manquait pas non plus de leur mettre la main sur la tête. Aussi, ces pauvres enfants des bois ne partaient point pour la guerre sans aller auparavant se jeter à ses

1 11 était difiScile de mieux exprimer les effets du sacrement de confirmation.

VIE DE MGR DE LAVAL 165

pieds, pour lui demander sabéaédiction, avec grande confiance d'en obtenir la force et la victoire ^

Mgr de Laval répondit avec beaucoup d'à propos aux deux harangues algonquine et huronne. Il félicita ces sauvages de leurs bons sentiments, et les engagea à persé- vérer toujours dans la Foi que Dieu leur avait donnée: elle leur promettait des biens infiniment supérieurs à ceux que riroquois leur avait fait perdre.

Le cœur des sauvages lui était gagné. Il ne manqua pas, nous le verrons plus tard, de profiter de leur confiance et de leur affection pour procurer leur salut.

L'impression favorable que produisit l'évêque de Pétrée sur les Français de la colonie ne fut pas moins profonde.

^' Il fut reçu, dit Latour, avec tous les honneurs dus à son rang et à son* mérite ; et toute la colonie fit paraître sa vénération 2. "

** C'est une consolation pour tout le pays, écrit Marie de l'Incarnation,, d'avoir pour évoque un homme dont les qualités personnelles sont rares et extraordinaires. Sans parler de sa naissance qui est fort illustre, car il est de la maison de Laval, c'est un homme d'un haut mérite et d'une vertu singulière... Je ne dirai pas que c'est un saint, ce serait trop dire; mais je dirai avec vérité qu'il vit sain- tement, et en apôtre. Il ne sait ce que c'est que respect humain. Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres... En un mot, sa vie

1 ~ lielatio)iS dea j.'siiiie,^ 1659.

2 Latour, p. 22.

166 VIE DE MGR DE LAVAL

est si exemplaire, qu'il tient tout le pays en admira- tion 1. »

^' Jamais, dit le P. Lalemant, le Canada ne pourra recon- naître les immenses obligations qu'il a à notre incomparable reine (Anne d'Autriche), d'avoir comblé tous ses bienfaits par le plus précieux de tous ceux qu'elle pût faire, en lui procurant un tel pasteur. Cette faveur a tant d'approba- tion, que tout le monde, Français et sauvages, ecclésias- tiques et laïques, ont tout sujet de s'en louer, et d'espérer que Dieu conservera un pays qui est pourvu d'une si sainte et si forte protection 2 . "

'* Les jésuites, dit la 8œur Juchereau, s'emploj'èrent pour avoir un évêque qui fût plein de zèle, et qui ne cher- chât que la gloire de Dieu et le salut de son troupeau. On ne pouvait mieux répondre à leurs désirs qu'en nommant à cette dignité Mgr de Laval, connu en France sous le nom de l'abbé de Montigny... On le reçut avec toutes les marques de la plus grande distinction 3 . "

Et M. d'Argenson, gouverneur du Canada: '' Je ne puis, dit-il, assez estimer le zèle et la piété de M. de Pétrée. C'est un vrai homme d'oraison, et je ne fais aucun doute qu'il ne fasse grand fruit en ce pays * ."

De son côté, M. Boucher, gouverneur des Trois- Rivières, écrivait : '* Nous avons un évêque, dont le zèle et la vertu sont au delà de tout ce que je puis dire ^ . "

1 Lettre historique 57e,

2 Belations des jésixites, 1659.

3 Histoire de V Hôtel-Dieu de Québec.

4 Archives de la province de Québec, Correspomlafice de 3f . D'Argensotu

6 Histoire ... delà Nouvelle- France ^ 1663.

VIE DE MGR DE LAVAL 16'

Enfin, la sœur Morin, de l'Hôtel-Dieu de Montréal, parlant de l'évoque de Pétrée, l'appelle '* un grand servi- teur de Dieu, et un homme tout apostolique * . *'

La Providence voulut qu'une triste calamité vînt tout à coup donner occasion à Mgr de Laval de faire éclater aux yeux des Français de la colonie sa charité héroïque. Le vaisseau qui était parti de France avant lui, n'arriva à Québec que le 7 septembre, apportant ici la contagion. Des fièvres pourprées et pestilentielles s'étaient déclarées à bord. Il y avait sur le navire plus de deux cents per- sonnes, presque toutes destinées pour la colonie de Mont- réal, sous la conduite de MM. Vignal et Lemaîtro : la plupart étaient atteintes de la maladie. Huit moururent sur mer, et un grand nombre après leur arrivée. Tout lo pays fut infecté de la contagion, et l'hôpital de Québec se remplit.

Mgr de Laval voulut donner lui-même à ses prêtres l'exemple du zèle. Formé à l'école de M. de Bernières, habi- tué de bonne heure, à l'ermitage et dans les hôpitaux do la ville de Caen, à pratiquer les œuvres les plus admirables de dévouement, il s'estimait heureux de pouvoir faire quelque chose de semblable à Québec. " Il est continuelle- ment à l'hôpital, écrivait Marie de l'Incarnation, pour servir les malades et faire leurs lit-?. On fait ce que l'on peut pour l'en empêcher, et pour conserver sa personne, mais il n'y a point d'éloqu*ence qui le puisse détourner

1 Anitalf^ tic riIôtd-Dieu. île Montréal.

168 VIE DE MGR DE LAVAL

-de ces actes d'humilité. Le P. DeQuen i, par sa grande charité, a pria ce mal, et en est mort 2."

L'exemple du bien est contagieux comme celui du mal. On comprend le merveilleux effet que dut produire, non seulement sur les prêtres, mais sur les laïques, la vue de leur évêque se dévouant ainsi pour sauver son troupeau, prêt à donner sa vie, s'il le fallait, stimulant le zèle et la •charité de tous ceux qui l'entouraient. Plus heureux que son quatrième successeur, Mgr d'Auberivière, qui mourut victime du même zèle \ il fut épargné ; et par ses prières il obtint bientôt de Dieu la cessation du fléau.

X C'est lui qui, remontant le Saguenay, en 1652, avait découvert le lac Saint-Jean, appelé en montagnais FacouagamL

2 Lettre historique 57e. M. de la Colombiëre, Eloge fmièbre. D'après la sœur Morin, on avait coutume, à Québec, sitôt qu'un -navire venant de France était en vue, d'aller au devant, en canot U'écorce, ** pour voir les amis, et savoir plus tôt des nouvelles de France." La Sœur raconte que le P. DeQuen alla ainsi au devant du vaisseau qui portait Mlle Mance, et que c'est ainsi qu'il prit, à bord, cette maladie du pourpre dopt il mourut. (Annales de l'Hôtel-Dieu ^1e Montréal,)

3 Le 20 juin 1740, treize jours après son arrivée à Québec, à l'âge de 29 ans. Il était à Grenoble le 17 juin 1711, et était, par couse- -quent, un compatriote de Mgr do Saint- Valier.

CHAPITRE TROISIEME

Mgr de Laval Ic^e succesBÎvenicnt chez les jésuites, à riiôtel-Dieu, et aux ursulines. •— L'ermitage de Québec. Le collège des jésuites. Sen-ice pour M. do Bernières.

Nous avons vu qu'en arrivant à Québec, Mgr de Laval avait été agréablement surpris d'y trouver une grande et belle église paroissiale. Malheureusement, il n'avait pas encore de maison pour se loger. Il demeura successive- ment chez les jésuites, d'abord, puis à l'Hôtel-Dieu, et aux ursulines.

" Chez les hospitalières, dit Latour, il se logea dans un appartement dépendant de l'hôpital. Il y demeura près de trois mois. Il y fut traité autant que la pauvreté de la maison le permettait, avec beaucoup de propreté et de zèle, quoique très simplement. Mais cette simplicité ne lui suffisait pas ; il se plaignait toujours qu'on en faisait trop, montrait du dégoût pour ce qui était bien apprêté, et affec- tait au contraire une sorte d'avidité pour ce qu'il y avait de moins bon. Pour ne pas être plus longtemps à charge aux pauvres, en occupant un de leurs appartements ^, il

1 M. de ]ft Colonil)ière noiiR /ipprend un détail qui paraît avoir échappé jusqu'ici à rntteiitinii lU'S bisturici<s : c'est que Mgr de Laval, dans son amour do la jjauvruté, retourua plus tard à l'Hôtel-Dieu,

170 VIE DE MGR DE LAVAL

alla loger ensuite dans le pensionnat sauvage des ursu- Unes, qu*on appelait Séminaire i."

Il y était déjà en novembre 1659, car Marie de l'Incar- nation écrivait à cette date: ** Nous lui avons prête notre séminaire, qui est à l'un des coins de notre clôture et tout proche de la paroisse. Il y aura la commodité et l'agrément d'un beau jardin. Et afin que lui et nous soyons logés selon les canons, il a fait faire une clôture de séparation. Nous en serons incommodées, parce qu'il nous faut loger nos séiiiinaristes dans nos appartements ; mais le sujet le mérite, et nous porterons cette incommodité avec plaisir, jusqu'à ce que la maison épiscopale soit bâtie 2."

Cette partie du monastère des ursulines occupée par Mgr de Laval, était la maison de Mme de la Peltrie, appelée aussi VExternat, située au coin des rues Desjardins et Don- nacona 3. Les traditions désignent encore l'endroit le prélat célébrait tous les jours la sainte messe.

Il demeura aux ursulines jusqu'au 6 novembre 16G1, c'est-à-dire, l'espace de deux ans. Il nous apprend lui- même qu'il avait loué cette petite maison de ^[me de la Peltrie pour deux cents livres par années: *' Nous la trouvons assez riche, disait-il, parce qu'elle suffit à notr^

avec l'intention de s'y fixer pour toujours. ** Lorsqu'aprës quelques «linnëcs les choses furent changées, dit-il, il retourna à Thôx^ital, pour y demeurer toujours. On n'osa s'opposer à cette résolution, de peur de faire trop de violence à son attrait et à sa ferveur. Il fallut laisser passer du temps, et employer Icâ négociations de quelques personnes de piété pour le faire revenir au séminaire. " (Eloge funèbre.)

1 Mémoires sur la tw de M. de La vulj p. 22.

2 Lettre hidoriq^ie iî7e.

3 Voir Plan de Québec de 1060.

VIE DE MGR DE LAVAL 171

pauvreté. Nous avons avec nous trois prêtres, qui sont nos commensaux, deux serviteurs, et c'est tout i. "

Ces trois ecclésiastiques étaient, sans doute, M. de Bemières, qu'il venait d'ordonner prêtre (13 mars 1660), et MM. Torcapel et Pèlerin. Ceux-ci partirent dans Tautomne de 1660, mais furent remplacés bientôt par MM. Morel et Dudouyt ^, M. de Lauson-Charny, qui était allé tout d'abord chez les jésuites avec Mgr de Laval, y resta jusqu'au 17 avril 1664, à raison de cent écus de pen- sion par année.

A la fin de 1661, Mgr de Laval quitta les ursulines pour aller passer l'hiver chez les révérends pères jésuites. Au printemps de 1662, il acheta une vieille maison, située à l'endroit du presbytère actuel de Québec, et s'y logea avec 8a petite famille. Aucun autre mot ne peut mieux expri- mer, en effet, la vie de communauté et d'union la plus parfaite que menait le pieux vicaire apostolique avec son clergé. " Ils n'étaient tous qu'un cœur et qu'une âme, sous la conduite de M. de Laval, et ne faisaient qu'une famille, dont il était le père," dit Latour.

La modeste maison de Mgr de Laval était bien l'ermi- tage de Caen, transporté sur les rives de notre grand fleuve. Du reste, le règlement que l'on y suivait avait été donné par M. de Bemières de Louvigny lui-même. Aussi pouvait-on admirer dans l'ermitage de Québec les mêmes

1 Rdaiio missionis Canadeusis, 1660.

2 M. Thoina» Morcl arriva à Québec le 22 août 1661, et M. Jcau Dudouyt, dans l'automne de 1662.

172 VIE DE MGR DE LAVAL

étonnantes vertus de désintéressement, d'abnégation et de charité qui avaient fleuri dans Termitage de Caen.

" Nos chers frères du Canada, disait M. de Bernières, feront de grands progrès, s'ils joignent aux travaux exté- rieurs les souffrances intérieures. La Providence les favo- rise infiniment en les envoyant dans un pays sauvage tra- vailler au salut des âmes, mourir à eux-mêmes, et se réunir si leur dernière fin." Puis il ajoutait: " Il est impossible d'aller à la vie, qui est Dieu, que par le détachement des créatures et la mort à soi-même. La conversion de toute la terre ne sert de rien, si l'on ne meurt à soi-même: cette mort seule sufiit, quand on ne convertirait personne."

Rien ne rappelle mieux le pusillvs grex de l'Evangile que cette famille dont Mgr de Laval était le père. " Ne craignez point, petit troupeau, disait le Sauveur à ses dis- ciples, parce qu'il a plu à votre Père de vous donner un royaume i." Les hommes apostoliques qui composaient l'ermitage de Québec étaient appelés à faire de grandes choses pour notre pays. Ils ont travaillé pour y répandre les lumières de la Foi et y établir le règne de Dieu. C'est l'ermitage de Québec qui a été le noyau de cette grande institution que l'on y admire aujourd'hui, le Séminaire.

Notre prélat était probablement encore chez les jésuites, le 3 août 1659, lorsque les révérends Pères donnèrent, dans leur chapelle, une représentation en son honneur. Nous

1 Luc, XII, 32.

VIE DE MQR DE LAVAL 173

n'avons pas le programme de cette séance ; mais si nous en jugeons par celle qu'ils avaient donnée l'année précé- dente à M. D'Ârgenson, à l'occasion de sa première visite au collège comme gouverneur de la Nouvelle-France, elle dut réjouir beaucoup Mgr de Laval, en lui faisant voir quelle éducation patriotique et relevée les jésuites don- naient à leurs élèves ^.

Lorsque l'on songe que les Pères de la Compagnie de Jésus furent pendant plus d'un siècle les seuls instituteurs du peuple canadien, pour l'enseignement classique, et formèrent à la vertu tant de générations d'hommes distin- gués, quelle reconnaissance n'éprouve-t-on pas pour ces mattres admirables de la science et de la religion !

Leur collège de Québec étdit encore bien petit, du temps de Mgr de Laval. **I1 n'est pas si peuplé que celui de Paris, disait aimablement le P. Ragueneau ; mais Rome n'était pas si grande, ni si triomphante, sous Romulus que sons Jules César. Pour petit qu'il soit, les écoliers i\e lais- sèrent pas de recevoir M. D'Argenson en trois langues -."

L'enseignement et tous les accessoires de la bonne éduca- tion étaient sur le même pied au collège des jésuites de Québec, que dans leurs institutions de l'Europe, au témoi- gnage de l'évêque de Pétrée lui-même 3. La musique y était

1 Journal des jésuUe.% 3 août 1669. Parkraaii, TJkt M régime in Canada, p. 115.

2 Rdations des jestiites, 1658.

3— ** CoUegium habent Patres o Sc^ciotate Jesu, iii quo et lumia- ** niarum litterarum ilorent scholie, et pueri non alio quàm in Oallio

174 VIE DE MGR DE LAVAL

en honneur ; et nous voyons, par le Journal des jésuites^ qu'elle figurait dans toutes leurs solennités religieuses on profanes: du moment que quelque musicien distingué arrivait à Québec, ils s'empressaient de requérir ses services pour en faire profiter leurs élèves. La fête donnée en rhonneur de Mgr do Laval eut sans doute tout le succès possible à cette époque.

Ce fut probablement peu de temps après, vers le com- mencement de septembre, que l'évêque de Pétrée apprit, par quelque vaisseau arrivé d'Europe, la mort de sou vénéré maître, M. de Bernières. Celui-ci était décédé un mois environ après le départ de Mgr de Laval. Le prélat n'oublia pas ce que la Nouvelle- France devait à ce grand homme, qui lui avait, pour ainsi dire, donné son pre- mier évêque, et qui avait été, avec Mme de la Peltrie, le véritable fondateur du monastère des ursulines de Québec ^ C'est lui qui avait aussi formé, à l'ermitage de Caen, plusieurs des vénérables prêtres qui devaient diriger si longtemps et si glorieusement le séminaire de Québec: les de Bernières, les Dudouyt, les de Maizeretâ. Mgr de Laval voulut que l'on chantât dans toutes les églises un service pour le repos de son âme. Chez les jésuites, la cérémonie eut lieu le jeudi 11 septembre, et c'est le prélat

" modo pensione vivuut, educanturque." (Informatio de statu EccIcsUb iwvœ Fraiiciœ ad saiictam Sedem missa, 21 octobre 1664.)

1 Les Ursidifies de Qiiébec, t. I, ch. ^préliminaire. Sœur Juclie- reau, Histoire de VEôid-Dlen de Québec.

VIE DE MGR DE LAVAL 175

lui-même qui célébra la sainte messe ^ Tous les Pères dirent aussi la messe de Requiem pour M. de Bernières -.

Nous ne savons si la nouvelle de la mort de sa mère, arrivée aussi en 1659, parvint la même année à Mgr de Laval. Le Journal des jésuites ne mentionne aucun service public ordonné à Québec à cette occasion. Mais nous ne pouvons douter que le prélat n'ait rendu à sa mère tous les devoirs de la piété filiale la plus tendre.

Le grand évêque d'Hippone, saint Augustin, avait cou- tume de dire de sa mère, sainte Monique, qu'elle Pavait engendré deux fois, une première fois à la vie naturelle, une seconde fois à la vie de la grâce. Il l'aimait si tendrement, «lue la voyant un jour gravement malade, alors qu'il se disposait à partir pour l'Afrique, il renonça à son voyage, et demeura à Ostie, afin de rester près de son chevet et de l'assister dans sa maladie. .

Mgr de Laval, qui avait été privé du bonheur de consoler sa mère dans ses derniers moments, s'efforça du moins de lui être utile après sa mort, par de ferventes prières pour le repos de son âme.

1 Jounud den jésuite».

2 Nous croyons quo c'est ce service chante à Québec pour M. de Beniièresde Caen, qui a fait naît1;^ l'opinion qu'il était venu au Canada deux neveux de M. de Bernières : le premier, qui serait arrivé en même temps que Mgr de Laval et serait mort la même année ; et un second, <|ui serait arrivé l'année suivante, et serait devenu le curé de Québec. Noua avons, au contraire, tout lieu do croire qu'il n'en vint qu'un uu Canada, celui quo Mgr de Laval lui-même amena avec lui, simple tonsuré, à qui il donna les ordres mineurs le 2 décembre 1659, en même temps qu'il tonsurait M. Germain Morin, et qu'il fit prêtre l'année suivante, le 3 piara 1660.

CHAPITRE QUATRIÈME

Mgr de Laval fait reconnaître son autorité. Origine des prétentions de Tarche^êque de Rouen. L'ëvêque de Pétrëe et M, de Queylus. 1659-1661.

Mgr de Laval, envoyé par le saint-siège comme vicaire apostolique dans un pays jamais diocèse n'avait été établi, était bien résolu d^y faire respecter son autorité.

Les vicaires apostoliques, il est vrai, ne sont pas Ordi- naires des lieux ils sont envoyés ; ils n'ont pas, par consé- quent, d'église cathédrale proprement dite, ni de trône dans l'église de la ville ils résident, ni de chapitre ; mais, comme délégués du saint-siège, ils exercent, dans les limites de leur juridiction, tous les pouvoirs ordinaires des évoques diocésains ; ils sont, non pas de droit propre, mais par délégation, les vrais pasteurs et les supérieurs du clergé et du peuple confiés à leurs soins. Ils ont donc tous les pouvoirs qui sont nécessairement attachés au gouver- nement et à l'administration de leur vicariat, tant au for intérieur qu'au for extérieur: pouvoir législatif, pouvoir judiciaire, pouvoir coercitif sur les personnes, pouvoir administratif sur les biens de l'Eglise ; '^ de sorte qu'au-

12

178 VIE DE MGR DE LAVAL

cua évêque ou autre Ordinaire, dit Mgr Zitelli, quand même il serait revêtu de la dignité de métropolitain ou de primat, ou de n'importe quelle dignité, n'a le droit de s'ingérer en aucune façon dans les lieux confiés aux soins de ces vicaires apostoliques. Ainsi le déclarait la sacrée Congrégation de la Propagande dès le commencement du dix-huitième siècle (1702) \ "

Ces droits et ces pouvoirs des vicaires apostoliques n'ont peut-être pas toujours été définis d'une manière aussi explicite. Mais c'est un des mérites de Mgr de Laval d'avoir compris, dès le commencement, que l'autorité d'un vicaire apostolique, dans le territoire que le saint-siège lui a assigné, ne peut être partagée ; que, recevant ses pouvoirs de la source même de toute autorité, il ne peut être assujéti à aucun autre pouvoir inférieur, ni souffrir qu'aucune autre autorité pour ainsi dire collatérale d'évêque et même d'archevêque vienne s'afiirmer à côté de la sienne ; que " personne ne peut servir deux maîtres 2," et que, par conséquent, dans la Nouvelle- France,confiée à sa sollicitude pastorale, personne ne devait reconnaître d'autre autorité que la sienne.

Le fait seul que l'évêque de Pétrée avait été envoyé par le souverain pontife comme vicaire apostolique en Canada, devait faire évanouir toutes les prétentions de l'archevê- que de Rouen à la juridiction ecclésiastique sur ce pays.

1 Zitelli, Apparatus Juris Eccletiaitici, p. 128.

2 Mattb., VI, 24.

VIE DE MGR DE LAVAL ITO

Sur quoi, en effet, s'appuyaient ces prétentions? Sur aucun acte positif et direct du saint-siège ; mais seulement sur le fait que l'on s'embarquait ordinairement pour le Canada à quelqu'un des ports situés dans le diocèse de Rouen, que beaucoup de colons canadiens venaient de ce diocèse, qu'on avait probablement demandé souvent des pouvoirs à l'archevêque, soit pour la traversée, soit même pour les pays d'outre mer, et que peu à peu celui-ci s'était habitué à regarder ces pays comme lui appartenant pour le spirituel, comme ils appartenaient au roi pour le tem- porel.

Mais se figure-t-on un diocèse qui s'agrandit ainsi indéfiniment, même par delà les mers, et qui finit par s'étendre sur une grande partie de la chrétienté? N'était-il pas plus naturel, et surtout plus conforme à l'enseignement et à Tesprit de l'Eglise, de supposer que ces nouveaux territoires, conquis et possédés par la France, relevaient directement, pour le spirituel, de l'autorité du pape, le vicaire de Celui à qui ** tout pouvoir a été donné dans le ciel et sur la terre i ? "

Du reste, nous avons vu que le souverain pontife, en décembre 1658, fit dire à M. Gueffier, résidant français à Rome, d'écrire à la Cour de France, qu'elle ordonnât à l'archevêque de Rouen de se désister de ses prétentions sur le Canada, attendu qu'elles étaient mal fondées, et que cet archevêque n'y avait acquis aucune juridiction 2.

1-Matth., XXVIII, 18. 2 Voir plus haut, p. 129.

ISO VIE DE MGR DE LAVAL

Quoiqu'il en soit, l'archevêque de Rouen se regardait -comme l'Ordinaire de la Nouvelle- France, et il y était aussi généralement regardé comme tel.

A quelle époque précise avaient commencé ces pré- tentions ? Il est certain que les récollets et les premiers jésuites qui vinrent au Canada, tenaient leurs pouvoirs directement de Rome ^. Lorsque les jésuites revinrent seuls .au Canada, en 1682, il y a lieu de croire que c'est aussi du saint-siège, soit directement, soit indirectement, qu'ils vivaient obtenu leurs pouvoirs.

Ce n'est que plus tard que l'on s'adressa à Rouen; mais il est difficile de dire à quelle date.

Nous voyons que, dès le mois d'octobre 1646, l'on écrivait, à Québec, dans un acte de profession religieuse: *' Sous l'autorité du R. P. Jérôme Lalemant, supérieur des missions de la Compagnie de Jésus, grand vicaire de Mon- seigneur Varchevêque de Ronen, notre prélat et supérieur 2."

L'année suivante (1647), les jésuites eurent des doutes sérieux sur la validité des mariages et des professions reli- gieuses ; et leurs doutes furent augmentés par des lettres <iu'ils avaient reçues de France. Leur Journal de cette «poque déclare que jusque-là " on n'avait eu rapport iivec aucun évêque pour le gouvernement spirituel de ce pays 3."

1 Les récollets, directement ; et les jésuites, de ces derniers. C est le supérieur des récollets qui était le préfet de la missioD.

2 Archives de THôtel-Dieu de Québec.

S Jovrunl (les jésuite»^ août et octobre 1647.

VIE DE MGR DE LAVAL 181

Le P. Vîmont fut député en France. ** Après avoir coii- Bulté Rome, dit le Journal des jésuites, les principaux Pères de notre Compagnie de la maison professe et du collège, le sens le plus commun fut quUl fallait s'adresser et attacher à M. de Rouent" On obtint de celui-ci des lettres de grand vicaire; puis l'on continua d'exercer les fonctions ecclésiastiques au Canada comme auparavant. '' On ne^ jugea pas toutefois à propos, ajoute le Journal, de faire encore éclater beaucoup au dehors cette affaire.''

Ainsi, il y avait du mystère, de la timidité, dans ces débuts de la juridiction de l'archevôque de Rouen sur le Canada.

Celui-ci ne tarda pas, cependant, de s'affirmer davar.* tage. '' Il envoya, dit le P. Lalemant, une patente bien ample, adressée au R. P. assistant, par laquelle il éta- blissait le supérieur de la mission son vicaire général, avec toutes les précautions possibles pour le bien de notre Com- pagnie."

Son successeur renouvela cei pouvoirs en 1653, et ce fut aussi cette année qu'il fit publier au Canada le jubilé du souverain pontife Innocent X. *' Son man- dement (pour le jubilé de 1653), dit le Journal, doit être conservé dans les archives, comme pièce authentique de la continuation de possession que le susdit seigneur arche- vêque a déjà prise par quelques actes du gouvernement spirituel de ce pays. Cette publication, toutefois, du jubilé,

1 Journal des jésuites, août 1653.

182 VIE DE MGR DE LAVAL

SOUS son nom et autorité, est le premier acte qui ait paru notoirement dans le pays ; qui est d'autant plus authen- tique qu'il s'est fait en présence du gouverneur ï, ipso non répugnante, (immo ipso prxmùnito et consentientej quod tamm non est passim evulgandayn)^ et in viaximâ popvii Jrequentiâ 2."

Ainsi, il n'y a guère de traces connues de la juridiction de l'archevêque de Rouen en Canada avant 1646 ou 1647. Elle ne fut affirmée publiquement qu'en 1653 : et, à cette occasion, le supérieur des jésuites crut devoir soumettre la chose au gouverneur et s'assurer de son consentement; mais il écrivait en môme temps, dans son Journal, qu'il ne fallait pas en parler.

Les jésuites continuèrent de jouir seuls de cette j uridic- tion jusqu'en 1657. M. de Queylus arriva alors pour la l^artager avec eux, ou plutôt pour se substituer à eux, et nous avons vu les démOlés qui s'en suivirent ^.

Mgr de Laval, après son arrivée au Canada, n'eut pas de peine à faire reconnaître son autorité à Québec. Cepen- dant, mume en cette ville, il trouva tout d'abord divergence d'opinion. " Il y eut, écrit la sœur Juchereau, plusieurs discussions pour savoir à qui les communautés obéiraient, et nous nous trouvâmes assez embarrassées. Car M. l'abbé de (iueylus avait les pouvoirs de Mgr l'archevêque de Rouen, qui jusqu'alors avait été reconnu pour le supérieur du pays, et bien des personnes disaient que cet archevêque

1 M. de Lauson.

2 Journal de^ jésuites^ août 1653^

3 Voir plus haut, p. 111.

VIE DE MGR DE LAVAL 183

était au dessus de Mgr de Laval, qui n'était que vicaire apostolique ^"

C'est donc le titre de vicaire apoâtolique que portait Mgr de Laval, qui faisait la difficulté. On s'attendait d'avoir un évêque titulaire de Québec : on n'avait qu'un vicaire apostolique ; et comme l'évoque de Pétrée était le premier à exercer ces fonctions dans un pays relevant de la France, on "ne connaissait probablement pas encore aussi parfai- tement qu'aujourd'hui toute l'étendue de ses pouvoirs et de 3on autorité. '' Mgr notre prélat est ici, dit Marie de l'In- carnation, non pas sous le titre d'évêque de Québec ou du Canada, mais comme commissaire apostolique, sous le titre étranger d'évêque de Pétrée ; et ce titre a fait parler bien du monde 2."

Cependant, l'on ne tarda pas, à Québec, de reconnaître entièrement la juridiction du vicaire apostolique. ** Après avoir bien consulté Dieu, écrit la sœur Juchereau, et demandé les sentiments des plus éclairés, nous nous soumîmes à Mgr de Laval 3. "

L'exemple s'étendit bientôt à tout le pays: ** La juri- diction de l'archevêque de Rouen cessa tout à fait en Canada, dit M. Faillon, et l'on n'y en exerça plus d'autre que celle du vicaire apostolique *. "

1 Hûftoire de VHôtd-Dieu de Québec.

2 Lettre historique 57e,

3 Ilidoire de Vllôtd-Dien de Québec.

4 Histoire de la colonie frawxdse^ t. 11, p. 339.

184 VIE DE MGR DE LAVAL

Il le fallait bien : l'autorité spirituelle de Pévêque de

f

Pétrée s'imposait d'elle-même ; et de plus elle était appuyée par le bras séculier. Mgr de Laval avait les lettres patentes du roi, en date du 27 mars ; et la reine mère, comme nous l'avons vu, avait écrit, le 31 mars, à M. D'Argenson, lui ordonnant d*empêcher qu'aucun ecclésiastique exerçât quelque acte de juridiction sans le consentement du vicaire apostolique, et même de faire repasser en France tous ceux qui refuseraient de se soumettre à son autorité : elle déclarait que telle était son intention et celle du roi son fils.

Il y a tout lieu de croire que, sans les efforts persistants de l'archevêque de Rouen pour maintenir sa juridiction sur la Nouvelle-France, et la trop grande complaisance de certains personnages de la Cour pour ce prélat si haut placé et si influent, Mgr de Laval n'eût guère éprouvé de difficulté à faire reconnaître promptement son autorité spirituelle au Canada.

M. de Queylus avait trop de sens et do vertu pour se rebeller contre la volonté bien déclarée du saint-siège. Aussi, lorsqu'il eut appris à Montréal l'arrivée du nouveau vicaire apostolique, il descendit à Québec pour lui rendre ses hommages. " Cet abbé, écrit Marie de Tlncarnation, est descendu de Montréal pour saluer notre prélat. Il était établi grand vicaire en ce lieu-là par Mgr l'archevêque de Rouen; mais aujourd'hui tout cela n'a plus lieu, et soa autorité cesse ^.

1 -- Lettre historique 57c.

VIE DE MGR DE LAVAL 185

Il alla loger au Fort ^, chez le gouverneur, '^ qui lui témoignait une estime particulière ^" M. D^Argenson ne manqua pas, sans doute, de lui communiquer les vues de la Cour sur Tautorité du vicaire apostolique: ce qui le con- firma dans ses premières dispositions. Aussi, protesta-t-il **quQ, quelque lettre et pouvoir qui lui serait envoyé de Rouen, il ne l'accepterait pas 3." Il vit plusieurs reprises Mgr de Laval, et lui donna toutes les marques possibles de soumission et d'amitié ^. De son côté, le prélat fut plein d'égards pour lui, et l'invita même à prêcher en sa présence le jour de la fête de saint Augustin, à l'Hôtel- Dieu, il officiait pontificalement ^.

M. de Queylus était évidemment descendu de Montréal avec l'intention de repasser en France ^, Il se préparait donc à partir, lorsque ses dispositions changèrent tout à coup. Le vaisseau Saint-André^ qui arriva le 7 septembre, lui apporta deux lettres, une de l'archevêque de Rouen, qui, s'appuyant sur les lettres patentes du roi à Mgr de Laval, nommait de nouveau M. de Queylus son grand vicaire au Canada, l'autre du roi, en date du 11 mai, per- mettant à M. de Queylus de continuer ses fonctions de vicaire général, sans préjudice de la juridiction du vicaire apostolique.

1 Jounial des jésuites, 7 août 1659.

2 Faillon, t. II, p. 340.

3 Jou/nwl des jés\iUes, 8 septembre 1669.

4 JtW.

5 JW., 29 août 1659.

6 Ibid., 8 septembre 1659.

186 VIE LE MGR DE LAVAL

La conduite de la Cour en cette circonstance était très grave. '* C'était, écrit M. Faillon, reconnaître deux juri- dictions indépendantes l'une de l'autre, et vouloir établir la confusion dans l'Eglise du Canada, au lieu d'en pro- curer le bien ^"

Alors, Ait le Journal des jésuiUs, ^' M. de Queylus changea de dessein... ; il leva le masque, et voulut se faire recon- naître grand vicaire de M. de Rouen 2."

Heureusement pour le bien de l'Ëglise du Canada, la Cour de France s'était déjugée du jour au lendemain. Ea même temps que M. de Queylus recevait ces lettres du 11 mai, M. D'Argenson en recevait une, datée du 14, dans laquelle le roi dérogeait complètement à celle du 11, pour s'en tenir à ce qu'avait déjà écrit la reine mère le 31 mars.

'* Monsieur D'Argenson, disait le roi, je vous ai ci- devant écrit pour vous ordonner d'appuyer le sieur évêque de Pétrée en la fonction épiscopale^ selon les pouvoirs qu'il en a obtenus de Notre Saint Père le Pape, lequel, à ma prière, l'a ordonné évêque, afin que sans aucune opposition il en pût faire les fonctions en l'étendue de la Nouvelle-France. Présentement, je vous écris, non seulement pour vous recommander de nouveau la personne du dit sieur évêque, mais pour vous dire que, si les vicaires du sieur archevêque de Rouen voulaient s'ingérer de faire aucune fonction de juridiction, vous ayez à les en empêcher, et à leur dire que, quelques lettres que j'aie

1 Faillon, t. II, p. 341.

2 Journal deajémitesy 8 septembre 1659.

VIE DE MGR DE LAVAL 187

accordées au dît sieur archevêque, mon intention n'est point que lui, ni eux de son autorité, s'en prévalent, jusqu'à ce que, par celle de l'Eglise, il ait été déclaré si le dit sieur archevêque est en droit de prétendre que la Nouvelle- France soit de son diocèse ; car, outre qu'on ne convient pas que c'ait été sous son autorité ou celle de ses prédéces- seurs que la Religion a été portée en ces pa3's de par là, quand on demeurerait d'accord que cela lui eût acquis le droit, Notre Saint Père le Pape n'en est pas persuadé, et ce serait un scandale si, dans une Eglise naissante, la juridiction de celui que Dieu a établi chef de l'universelle venait à être contestée.

" Je sais bien, ajoutait le roi, qu'on y veut engager mon autorité; et, sous le prétexte de la maintenir, on essaie de donner atteinte à celle du pape. Mais je ferai ce que je dois, en maintenant la mienne, sans toutefois blesser l'autre. Ce que vous aurez à faire se réduit à maintenir le dit sieur évêque en la pleine fonction de sa charge, soit qu'on le considère honoré du caractère épiscopal, soit du vicariat apostolique dont j'ai recherché Sa Sainteté. Mais je désire que vous ménagiez en sorte les chose3, que les vicaires du dit sieur archevêque aient sujet de se louer de votre conduite i."

Cette nouvelle lettre du roi fut sans doute communiquée à Mgr de Laval, puis signifiée à M. de Queylus. Celui-ci eut-il de la peine à se soumettre aux ordres de la Cour, et à renoncer aux nouvelles prétentions que les lettres du 11

1 Archives de rarclicveclit^ de Québec.

188 VIE DE MGR DE LAVAL

avaient réveillées dans son esprit ? Ce qui est eertain, c^est qu'il se soumit, si non de bon cœur,- du moins par devoir. Il eut plusieurs conférences avec Mgr de Laval, et finit par se rendre à ses raisons. "Il fut contraint de désister," dit le Journal des jésuites. D'après M. d'Argenson, il y mit la meilleure volonté du monde : " M. l'abbé s'est bien comporté, écrit-il ; car il s'est contenté de s'expliquer de toutes choses avec M. de Pétrée, et après n'a voulu faire éclater aucune marque de son pouvoir ^ ."

Rien n'indique même qu'il soit remonté à Montréal avant son départ pour l'Europe. Le 11 septembre, il dînait chez les jésuites avec M. d'AUet et ses deux confrères, MM. Vignal et Lemaître, qui venaient d'arriver par le Saint- André ; puis le 22 du mois suivant il s'embarquait pour la France ^.

1 Lettre de M. d'Argenson, 21 octobre 1659. Faillon, t. 11, p. 342.

2 Sur quoi se fonde donc la légende racontée par M. Faillon (Histoire de la cclanie française^ t. II, p. 345-360)? D'aprëa cette légende, M. de Queylus, s'opiniâtrunt à exercer au Canada les fonc- tions de vicaire général de l'archevêque de Rouen, serait remonté à Montréal : l'évêque de Pétrée aurait obtenu de la Cour une lettre de cachet pour le faire repasser en France ; puis il aurait obligé M. D'Argenson de mettre cette lettre à exécution. Le gou\rerneur serait monté à Montréal ** avec une escouade de soldats, " se serait emparé de M. de Queylus, l'aurait descendu à Québec '*sous une escorte nom- breuse, " puis l'aurait forcé à repasser en France . . !

Cette légende, on le voit, n'est pas plus favorable à M. de Queylus, qu'elle po?e en victime de sa désobéissance, qu'à Mgr de Laval, à qui elle attribue le rôle odieux de persécuteur.

Sur quel fondement s'appuie-t-elle ? Uniquement sur un certain mémoire ou prétendu mémoire de M. d'Allet, dont personne n'a vu l'original, et ne peut garantir, par conséquent, l'authenticité, mémoire perdu dans les Œuvres d'Artiaiddy le célèbre janséniste (t. XXXIV, p. 724, La morale pratiqm des jésiUtes, 3e partie, ch. 12), et que l'un peut vraisemblablement soupçonner d'être une charge inventée à

VIE DE MGR DE LAVAL 189

Deux ans plus tard, au commencement d'août 1661, une chaloupe partie de Percé remontait le fleuve, faisant voile vers Québec, et portant un prêtre qui paraissait se hâter pour arriver avant les premiers vaisseaux du printemps. Ce prêtre débarqua incognito à Québec, le 3 août, et monta à la haute ville pour rencontrer l'évêque, qui lui fit immé- diatement défense expresse d'aller plus loin. C'était M. de Queylus qui revenait de France. Que s'était-il donc passé ?

Mgr de Laval, après le départ de M. de Queylus pour l'Europe, le 22 octobre 1659, se doutait bien que celui-ci ferait l'impossible pour revenir au Canada, et serait aidé dans ses démarches non seulement par l'archevêque de Rouen, mais aussi par les associés de la Compagnie de

plaisir, commo tant d'autres, contre les jésuites et les adversaires des jansénistes, en général, contre Mgr de lîaval en particulier. (Dans sa Vie de la sœrtr Bcnirgeoisy M. Faillon réfère aux Œuvres d'Anuiuld ; dans son Histoire de la cdœiiefra'nçaisey il dit tout simplement ^i^moiVe de M. d'AUet)

Ni les jésuites, dans leur Jonmal^ ni M. Dollior de Casson, dans son Histoire du Montréal, ni Marie de rincamation, ni aucun des écrivains contemporains n'apportent le moindre appui à cette légende. Bien plus, elle estppposée au témoignage de Mgr de Laval lui-même. Le prélat, dans sou rapport de 1660 au saint-siège, parlant du retour en France de M. de Queylus, lui attribue le dessein de soutenir au Canada la juridiction de l'archevêque de Rouen, et d'entraver celle du vicaire apostolique, mais il dit expressément qu'il repassa on France de lui-même. (ïn Gcdliam ipse transfretavit, cum veUet juriëdxHimiem hic tueri Ihmini archiepisco^n Bothomageiisis, ah eoque potens aiixUium îiperaret nt se vicarinm e/ns hic projiteretnr, meamqiie Apostoliti ricarii jvrvtdictionem impediret,)

L'on a probablement confondu les années 1659 et 166L La chose parait même évidente pour ce qui regarde M. de Belmont. Celui-ci, qui écrivait, du reste, un demi-siëcle après les événements, dit à la date de 1659 : ** M. l'abbé de Kélus (Il signait Queyhtô, dit Jacques Yiger), reçut l'ordre de retourner en France, au'on lui fit signifier à Montréal par un commandant et une escouade de soldats. " Puis, un

190 VIE DE MGR DE LAVAL

Montréal, intéressés à Tavoir dans leur ville naissante, à cause des richesses dont il y disposait en faveur des colons. M. de Queylus lui-même, avant de partir pour la France, avait donné à entendre que son absence ne serait pas longue, et qu'il reviendrait bientôt, après avoir fait décider ce qu'il appelait encore la question de juridiction. " Nous avions toujours espéré, écrivait en 1660 M. D'Argenson, que M. l'abbé de Queylus nous apporterait l'entière décision pour notre Eglise ; cela me fait croire que les affaires ne sont pas encore terminées ^ . "

On voit si Mgr de Laval avait raison de se défier de ceux qui mettaient toujours ainsi en question son autorité.

Il ne manqua pas d'exposer à la Cour ses craintes sur le retour de M. de Queylus au Canada. Aussi, du moment

peu plus loin: *^£n 1661, dit-il, environ le temps de la mort de M. Lemaître, M. Tabbé de Kélus revint au Canada hicognitOy venant de Rome. Ce fut pour lors qu'on l'obligea de repasser. " (Histoire dit Canada^ par M. de Belmont, publiée par la Société historique de ÇuébeCj p. 10 et 11. M. François Vachon de Belmont, ordonné prêtre par Mgr de Laval en 1681, fut supérieur du séminaire de Montréal de 1701 à 1732. )

Ce fut bien, en effet, en 1661, comme nous le verrous, et non pas en 1659, que M. do Queylus fut forcé par Taucorité de repasser eu France. En 1661, il y eut, à cet effet, une lettre de cachet : en 1659,

Suoiqu'en dise M. Faillon (Histoire de la cdmiiefratiçaisey t. II, p. 346), n'y eut pas d'autre lettre adressée de la Cour au gouverneur du Canada, que celles du 31 mars et du 14 mai que nous avons citées. Dans cette dernière, le roi disait expressément à M. D'Argenson: '' Je désire que vous ménagiez en sorte les choses, que les vicaires du dit sieur archevêque aient sujet de se louer de votre conduite. " M. D'Argenson était tout préparé par son esprit de conciliation à se conformer sur ce point aux désirs du roi ; mais il n'eut d'ailleurs aucune occasion de sévir: *' M. de Queylus s'est bien comporté," écrit-il.

1 Archives de la province de Québec, Correspondance de Af. D'Ar' gtnsmi.

VIE DE MGR DE LAVAL 191

que l'on eut connaissance que celui-ci se préparait en effet à partir, le roi lui adressa la lettre énergique suivante :

"M. l'abbé de Queylus, ayant été informé que voua faisiez état de partir au plus tôt par le premier vaisseau pour retourner en Canada, et ne désirant pas, pour de bonnes considérations, que vous fassiez ce voyage, je vous écria cette lettre pour vous dire que mon intention est que vous demeuriez dans mon royaume ; vous défendant très expres- sément d'en partir sans ma permission expresse. A quoi m'assurant que vous satisferez, je ne vous ferai la présente plus longue, que pour prier Dieu qu'il vous ait, M. l'abbé de Queylus, en sa sainte garde ^."

Cette lettre, datée du 27 février 1660, fut suivie d'une autre, adressée quelques jours plus tard, à M. D'Argen- son, gouverneur du Canada, pour l'informer de cette défense du roi, et pour lui recommander de travailler à maintenir l'autorité ecclésiastique de l'évêque de Pétrée, et à empêcher tout ce qui pourrait être à son détriment.

M. de Queylus se voyant frustré, par ces lettres, de l'espoir de retourner bientôt au Canada, on imagina, pour faire lever la défense royale, de faire signer par M. de Bretonvilliers, supérieur de Saint-Sulpice, à Paris, et l'un des associés de la Compagnie de Montréal, une décla- ration par laquelle celui-ci promettait que tous les ecclé- siastiques résidant à Montréal, ou qu'on y enverrait à l'avenir, ne reconnaîtraient d'autre juridiction que celle

1 Archives de rarchevêchë de Québec.

192 VIE DE MQB DE LAVAL

du vicaire apostolique. La déclaration fut signée au mois de mai 1660, mais n'eut aucun résultat pratique pour le retour de M. de Queylus au Canada.

De son côté, par delà les mers, Mgr de Laval travaillait efficacement à faire reconnaître son autorité, et prenait vigoureusement en mains la conduite de son Eglise. Peu de temps après son arrivée au Canada, il établit M. de Lauson-Charny son officiai; puis il donne la cure de Québec à M. Torcapel ^ et celle de Montréal à M. Soûart, '^ celui des sulpiciens qui lui paraît le plus soumis à l'au- torité du saint-siège *."

Dans l'automne de la même année, il fait publier dans toutes les principales parties du pays, avec le concours du pouvoir civil, la lettre royale du 14 mai à M. D'Argen- son. C'était, en effet, un document extrêmement important pour la reconnaissance de l'autorité spirituelle du vicaire apostolique. Le commandant militaire chargé de faire cette publication était accompagné ^' d'une escouade de sol- dats^," à cause des sauvages Iroquois qui infestaient le pays.

Le document fut publié aux Trois- Rivières le 26 octobre ^. Il le fut sans doute aussi à Montréal vers le même temps; et comme le séminaire était l'endroit principal de cette

1 M. Torcapel commença à siffner sur les registres, comme curé de la paroisse, le 13 août 1069. (J^iUon, t. II, p. 339.)

2 Bdatio misdonia Caiiadetisisy 1660.

3 M. de Belmont, Histoire du Canada.

4 Archives de M. Tabbë Verreau, Mss de Sir L, H, Lafontaine,

VIE DE MGR DE LAVAL 193

ville naissante, c'est au séminaire que dut se faire cette publication. On y joignit peut-être la lecture de la lettre du 31 mars, dans laquelle il était ordonné à M. D'Argenson '' même de faire repasser en France tous ceux qui refuse- raient de se soumettre à Tautorité du vicaire aposto- lique."

Evidemment, Mgr de Laval entendait être reconnu comme le chef spirituel de l'Eglise de la Nouvelle- France. Aussi, le supérieur des jésuites écrivait-il, à la date du 8 septembre 1659: *' M. de Pétrée n'ayant plus sujet de s'y fier M. de Queylus), disposa de tout ici-bas Québec) et à Montréal souverainement pour le spirituel ^ "

Le 13 juin 1660, il écrit à la Propagande, pour supplier les éminentissimes cardinaux de cette Congrégation, de n'accorder aucune lettre qui puisse favoriser en quoi que ce soit les prétentions de l'archevêque de Rouen : comme s'il eût prévu la trame que l'on ourdissait contre lui en France. Puis, le 3 août suivant, il fait une ordonnance enjoignant à tous les ecclésiastiques séculiers du pays, de désavouer toute juridiction étrangère, pour ne reconnaître que la sienne, et de n'exercer aucune fonction ecclésias- tique, qu'en vertu de cette juridiction qu'il tenait lui-même de l'autorité du souverain pontife : et il leur ordonne de signer ce règlement.

1 Journal des jésuites, On saib que M. Failloii dans quel dessein ? en citant ce passage, retranche les mots pour le spiritu^, (Hîjftoire de la coUniie française^ t. Il, p. 346.) Voir à ce sujet la note de M. Laverdière, Journal (l»:s jésulte^^ édit. de Québec, 1871, p. 264.

13

lî>4 VIK DE MGR DE LAVAL

Tous le signèrent, en effet, y compris MM. Soûart, Vigual, Lemaître et Galinier, de Montréal *. C'était un grand point de gagné. Par son énergie, Mgr de Laval avait rallié à son autorité tout le clergé de la colonie. On ne saurait trop admirer l'esprit de suite et de persévérance qu'il mit dans toute cette affaire.

Mais, en France, les associés de Montréal se remuent de leur côté. Voyant qu'ils n'ont rien à attendre ni du roi, ni de Mgr de Laval, ils imaginent un plan qui, dans leur esprit, doit avoir le double but de procurer le retour de M. de Queylus au Canada, et d'assurer il Montréal une certaine indépendance du vicaire apostolique: c'est d'obtenir de Rome pour quelque prGtre de leur Com- pagnie, pour M. de Bretonvilliers, par exemple, la faculté d'ériger la paroisse de Montréal et de nommer le curé.

1 On sigiua dans l'ordre suivant, après Mgr de Laval : C. de Lauson-Charny, Presbyter et Oilicialis ; J. Torcapel, presbyter et parocbus Ecclesije Quebecensis ; G. Soùart, presbyter et paroclius Montis Regii ; H. de Bernières, presbyter ; F. Pèlerin, presbyter ; G. Vignnl, presbyter ; Lemaître, presbyter ; D. Galiuier, presbyter.

Le nom de M. Jean Le Sueur de Saint-Sauveur ne se trouve pas au bas de cette ordonnance. Ce digne prêtre était pourtant encore à Québec, il mourut en 1668, à V^q de 70 ans ; mais il était retiré du ministère, et logeait chez M. Bourdon. Ancien curé do Saint- Sauveur de Thury, en Normandie, il fut le premier prêtre séculier (|ui vint au Canada. Il fut longtemps chapelain do l'Hôtel-Dieu, et desservit aussi la chapelle Saint-Jean, sur le coteau Sainte-Generiève. Un des faubourgs de Québec porte le nom de Saint-Sauveur en sou- venir de ce vénérable prêtre.

On ne voit pus non plus parmi les signataires de l'ordonnance M. Jean LoBey, un autre chapelain de l'Hôtel-Dieu, qui arriva à Québec en 1656, et y mourut en 1676. Il était i>eut-être absent temporairement du Canada.

VIE DE MGR DE LAVAL 105

M. de Queylus aurait ainsi une chance de retourner au Canada conj^me curé de Montréal.

Comment faire, cependant, pour obtenir une pareille faveur? On ne pouvait s'adresser au nonce de Paris, que Ton savait tout dévoué à Mgr de Laval. On ne voulait pa? passer par la Propagande, trop bien renseignée sur les affaires du Canada pour donner raison aux adversaires du vicaire apostolique. On députa à Rome, dans Pautomne de 1660, M. de Queylus, qui s^adressa à la Daterie, et réussit au delà de toute espérance. Grâce à l'appui de certains personnages, le cardinal Bagni, entr'autres, il reçut en décembre les bulles tant désirées. Mais il redoutait telle- ment la Propagande, que, d'après ^I. Faillou, il partit de Rome, sans môme informer cette Congrégation de la faveur qu'il venait d'obtenir de la Daterie ^

Les bulles chargeaient l'archevôque de Rouen person- nellement de s'assurer de la solidité des biens-fonds assi- gnés pour la dotation de la cure ; et elles étaient tellement conçues, que celui-ci se crut autorisé à se déclarer l'Ordi- naire du Canada, établi par le saint-siège, et qu'en consé- quence, par un écrit particulier, il délégua Mgr de Laval lui-même pour mettre en possession de la cure de Mont- réal M. de Queylus 2. S'imagine-t-on un évéque de France déléguant un vicaire apostoli(iue dépendant du saint-siège^

1 Histoire de la colonie française^ t. II, p. 485. M. Faillon iiou» apprend aussi '* que, dans le même temps, on avait fait instance pour obtenir l'érection d'une paroisse dans le lieu de Québec, en faveur de M. Gabriel de Pestel. "

2 /7m/., p. 482.

lî>6 VIE DE MGR DE LAVAL

pour présider à l'installation d'un curé dans le territoire -de ce même vicaire apostolique !

Voilà donc M. de Queylus nommé curé de Montréal par ' l'archevêque de Rouen ! Il fallait maintenant partir au plus tôt pour la Nouvelle- France. Mais la défense royale ■était encore là... On résolut de passer outre, et M. de Queylus s'embarqua pour l'Amérique...

Nous l'avons vu arriver incognito à Québec, et se rendre •chez Mgr de Laval. Il allait sans doute lui communiquer les bulles de la cure de Montréal, ainsi que le mandat de rarchevêque de Rouen chargeant l'évêque de Pétrée de le anettre.en possession de cette cure.

Dans la crainte que le vaisseau sur lequel il avait tra- Tersé l'océan n'apportât quelques messages qui lui fussent <iontraires, comme c'était bien le cas, en eflFet, il avait j)ris une chaloupe à Percé pour le devancer à Québec.

Mgr de Laval vit tout de suite ce qu'il avait à faire : regarder comme non avenue l'érection de la cure de Mont- réal, jusqu'à ce que les volontés du saint-siège lui fussent -directement et clairement signifiées; puis empêcher M. de "Queylus de monter à Montréal.

Pour empêcher les bulles d'avoir un effet au moins im- médiat, il n'avait qu'à refuser d'exécuter le mandat de Parchevêque de Rouen. Empêcher M. de Queylus d'aller à Montréal était plus difficile ; et cependant cela lui parut fi nécessaire au bien et à la tranquillité de l'Eglise du Canada, qu'il n'hésita pas un instant à employer dans ce but tous les moyens légitimes en son pouvoir.

VIE DE MGR DE LAVAL 19T

Il supplia tout d'abord M. de Queylus de rester à Québec; mais comme celui-ci paraissait vouloir absolument monter à Montréal, sous prétexte de s'occuper des intérêtîi^ temporels des associés, il lui signifia par écrit,le lendemain^ 4 août, défense formelle d'y aller.

''Jugeant, dit-il, que votre présence au Montréal, avant la venue des premiers navires qui doivent en bref arriver (le France, serait nuisible au bien de notre Eglise; et que, nonobstant la prière que nous vou? avons faite de n'y pas aller, vous êtes néanmoins dans le dessein d'y monter au plus tôt: nous vous faisons défense, sous peine de déso- béissance, de quitter cette habitation de Québec ; et afin que vous n'en prétendiez cause d'ignorance, nous mandons au premier clerc, ou prêtre, de vous signifier notre présente ordonnance. "

Le même jour, il écrivit il M. D'Argenson pour le prier de lui prêter main-forte, et de soutenir son autorité, selon la volonté du roi ; mais le gouverneur alla trouver l'évêque, et s'excusa de ne pouvoir lui donner son appui en cette circonstance. Il en reçut, le lendemain, 5 août, une seconde lettre encore plus pressante que la première.

'' Monsieur, lui écrivait le prélat, je supplie Notrc- Seigneur de vous donner sa paix et son amour. Je vous ai prié par lettre, et de vive voix, lorsque hier vous prîtes" la peine de venir ici, de tenir la main aux défenses que nous avons été obligé de faire à M. l'abbé de Queylus, de monter au Montréal, jusqu'à la venue des premiers vais- seaux qui doivent arriver dans peu de France. N'ayant

l

198 VIE DE MGR DE LAVAL

voulu déférer aux prières que nous lui en avons faites pré- cédemment, jugeant d'ailleurs la chose très importante pour le bien et la paix de notre Eglise, j'ai cru qu'il était de notre obligation (crainte d'être responsable de ce qui en peut arriver), de vous supplier, pour une troisième fois, de considérer qu'il ne se peut rien de plus clair, ni de plus exprès que les ordres que vous avez du roi, lesquels nous lûmes hier ensemble, de nous donner le secours qui nous est nécessaire pour la conduite de noire Eglise, en quoi consiste uniquement notre charge ^, et pour y maintenir la subordination dans l'obéissance qui nous y est due de tous les ecclésiastiques, qui n'y peuvent être que sous notre dépendance.

*' Voici, de plus, des ordres postérieurs du roi, donnés à Aix, du 14 mars 1660, qui vous doivent confirmer des intentions de Sa Majesté sur ce sujet. Vous ne pouvez non plus les ignorer touchant la personne de M. de Queylus, vous ayant fait voir et lu les défenses expresses qu'Elle lui il faites de retourner au Canada, même de sortir de son royaume, données à Aix, du 27 février 16G0.

" En vérité, monsieur, il me semble, devant Dieu, que tout cela est plus que suffisant pour vous obliger à m'ac- corder l'aide que je vous demande, ne s'agissant que de

1 Et non pas votre climye, comme dit M. Faillon. Du reste, en coDationnaut les lettres qu'il cite de Mgr de Laval à M. de Queylus et à M. d'Argenson (t. II, p. 485-488) avec les oiiginauz: qui se trouvent aux Archives de Varchevêché de Québec, Registre -4, on trouve qu'il a changé ou omis plusieurs expressions que le prélat *.MnpI«>3'ait évidemment pour accentuer ou atténuer sa pensée.

VIE DE MGR DE LAVAL 1Î19

rexécution d'un ordre, le plu3 doux, quoiqu'il ne vous

semble pas tel, ni à M. de Queylus, qui puisse être porté

par un évêque envers un ecclésiastique qui, ayant, par le

passé, été la cause de beaucoup de désordres en notre

Eglise, part de France contre la volonté du roi, signifiée

raenie au port de mer, et contre celle des personnes qui ont

le soin de nos affaires spirituelles, comme j'en suis assuré

par les lettres que j'ai reçues de France depuis hier. Je

veux donc croire que les intérêts des Majestés divine et

humaine joints ensemble auront quelque pouvoir sur votre

esprit, et que j'obtiendrai ce que je vous demande en toute

justice."

Mais M. D'Argenson était d'autant moins disposé à se

rendre aux désirs de Mgr de Laval, que son terme d'oflSce

comme gouverneur était expiré, et que son successeur,

M. D'Avaugour, étiiit (léji\ rendu â. Percé, il l'atten- dait.

L'évêque de Pétrée se vit donc réduit, pour le moment, aux seuls moyens coercitifa spirituels. Voyant que M. de Queylus persistait dans son dessein de monter à Montréal, il lui écrivît le 5 août une deuxième lettre, dans laquelle il le menaçait de suspense, s'il s'obstinait li désobéir, et lui faisait, par cette seule lettre, les trois monitions cano- niques usitées en pareil cas.

Ces menaces de peines spirituelles n'arrêtèrent pas, malheureusement, M. de Queylus ; il passa outre, comme il avait fait en France pour les défenses du roi. Dans la

200 VIE DE MGR DE LAVAL

nuit du 5 au 6 août, il partît en canot furtivement pour Montréal *.

A peine Mgr de Laval eut-il appris son départ, qu'il lui écrivit le 6 août en ces termes :

^' D'autant que, depuis notre ordonnance portée, nous avons appris que non seulement vous vous disposiez & partir au plus tôt, mais encore que le jour d'hier, *5 août, vous vous êtes embarqué de nuit, nous vous réitérons les défenses précédentes ; et au cas que vous ne retourniez à Québec pour y recevoir nos ordres et y obéir, nous vous déclarons suspens de l'office sacerdotal, peine que vous encourez si vous passez outre."

Cette lettre atteignit-elle M. de Queylus pendant qu'il était en route, ou seulement après son arrivée à Montréal ? Nous l'ignorons. Mais ce qui est certain, c'est qu'il fut plus de deux mois sans obéir, et resta tout le temps sous le coup de la suspense.

M. Faillon s'apitoie sur le sort rigoureux qui lui fut fait en cette circonstance ; et, tout en louant la pureté d'inten- tion de Mgr de Laval, il qualifie d'outrées et de violente? les mesures qu'il se vit forcé d'employer 2. Mais il était si facile à M. de Queylus de rester en France et d'écouter le roi I puis, arrivé au Canada, d'écouter son évêque ! Mgr de Laval n'était-il pas le meilleur juge de ce qui était néces- saire pour la tranquilité de l'Eglise du Canada, ou de ce

1 Jminial des jémiites^ 5 août 1661.

2 Histoire de la cdoiiic française y t. II, p. 488 et suiv.

VIE DE MGB DB LAVAL 201

qui lui était préjudiciable? Et, s'il était convaincu, comme il le déclare ouvertement à M. D^Ârgenson, que la pré- sence de M. de Queylus à Montréal serait une cause de maux et de désordres dans son Eglise, ne pouvait-il pas, ne devait-il pas l'empêcher ?

Dira-t-on qu'il se trompait dans l'appréciation des choses ? Les agissements de M. de Queylus en France et à Rome, cette persistance à ressusciter sans cesse la question de la juridiction de l'archevêque de Rouen, et à s'identifier avec elle, ce qu'il venait de faire, surtout, en obtenant cette bulle de la cure de Montréal, à l'insu du vicaire apostoli- que, àl'insu du nonce et de la Propagande elle-même, tout cela était plus que suflBsant pour faire craindre à Mgr de Laval que la présence de M. de Queylus à Montréal ne surexcitât les esprits, ne fomentât des espérances malsaines, et ne créât une espèce de schisme au Canada. Il n'y a pas un esprit impartial qui ne doive admettre que Mgr de Laval avait toujours vu juste en cette affaire ; et d'un autre côté, l'on ne peut s'empêcher d'admirer l'habileté et la sagesse avec lesquelles il sut passer à travers les mille dîflBcultés de cette question de juridiction, sans y laisser le moindre lambeau de sa dignité épiscopale.

Le nouveau gouverneur, M. D'Avaugour, arrivait au

Canada avec instruction spéciale de faire repasser M. de

Queylus en France, et il lui fit signifier d'obéir sans relard

aux ordres du roi et du vicaire apostolique ^ ** Ce fut

pour lors (1661), dit M. de Belmont, qu'on l'obligea de

I

1— Faillon, t. Il, p. 491.

202 VIE DE MGR DE LAVAL

repasser i. " Nous n'avons aucun détail sur la manière dont le gouverneur s'acquitta de cette mission délicate; nous savons seulement que S!, de Queylus descendit à Québec vers le milieu d'octobre, et qu'il s'embarqua le 22 pour la France, absolument le même jour qu'il était parti deux ans auparavant 2.

Le vaisseau sur lequel il fit voile pour la France, empor- tait en jinême temps des lettres de Mgr de Laval au roi et ou faint-pitge. Le vicaire apostolique ne manqua pa?, en efîet, d'informer la Cour de France de tout ce qui venait de se passer au Canada, et surtout de la concession des bulles pour la cure de Montréal. Le roi écrivit aussitôt à Rome pour se plaindre de ce que ces bulles avaiexit été accordées. Le nonce se plaignit également, surtout à la Daterie.

Dans sa lettre au souverain j.ontife, Mgr de Laval exposait en toute franchise et sincérité les différentes circonstances de ses démêlés avec M. de Queylus, et les dangers qu'il voyait, pour l'Eglise du Canada, dans la reconnaissance de la juridiction de l'archevêque de Rouen à côté de la sienne; puis il ajoutait avec un abandon tout filial : '' Je prie Votre Sainteté de me faire connaître quelle est sa volonté au sujet de celte contestation : je me soumettrai à tout ce qu'Elle décidera 3.

1 Hittoire du Canada,

2 Joiinutl des jétnâtes. .

3 '* Qnidquld demtini statuent (Sanditas Vestra), obseqitenm ^n>." (Lettre de Mgr de Laval au suint-siège, 22 octobre 166L)

VIE DE MGR DE LAVAL 20o

Le saint-siège repondit d'une manière ferme et catégo- rique. ** Il donna ordre au nonce, dit M. Faillon, d'em- pêcher l'exécution des bulles accordées à M. de Queylup, de peur que tout le fruit de la mission du Canada ne fût perdu ; et l'on fut d'avis de faire savoir à cet abbé, au nom de la Propagande, ou au nom du souverain pontife, qu'il n'eût i\ s'attribuer aucun droit dans la colonie de Mon- tréal ». "

M. de Queylus était parti pour la France: la paix et Tunion étaient rendues à l'Eglise du Canada. Plus tard, en 166S, nous le verrons revenir à Montréal ; mais alors les circonstances seront changées. L'archevêque de Rouen ayant renoncer à toute prétention sur l'Eglise du Ca- nada 2, l'autorité seule de Mgr de Laval y sera reconnue ; et ce prélat non-seulement accueillera M. de Queylus avec bonté et faveur, mais reconnaîtra son mérite éminent en le nommant son grand vicaire à Montréal.

1 HiMiAi'i' fie la colonk fninçdinej t. II, p. 494.

2 11 n'y renonça cependant tout à fait, que lorsciue Québec fut érigé en évêchë. Colbert lui écrivit alors qu'il ne voyait aucun moyeu de forcer la congrégation consistorialo à mettre Québec dans Tarcho- véché de Rouen. *' Le pape, dit-il, prétend que vous n'avez pu acquérir aucun droit de ce côté." Il invitait cependant l'archevêque à faire un mémoire sur ce sujet. Le mémoire fut fait, et envoyé par Colbert à l'abbé Bourleniont, à Rome, avec ordre de le présenter au saint-siëge et au cardinal Rospigliosi. ^^ S'ils résistent, disait Colbert, n'insistez l>as: acceptez l'évêché relevant du saint-siëge, jusqu'à ce qu'il y ait un Hrchevêclié au Canada. " Les prétentions de l' archevêque de Rouen no turent pas maintenues par les bulles de l'évêché de Québec. (Architrit '" ùiuwia. Rapport de M. l'abbé Verreau, 1874.)

CHAPITRE CINQUIEME

Mgr de Laval et M. D'Argenson. Leurs dëniêlés sur des questions de préséance, et autres.

Pendant que Mgr de Laval faisait reconnaître, au Canada, son autorité comme vicaire apostolique, il y soutenait avec non moins de vigueur tous les droits et privilèges de l'Eglise, et veillait, >comme un bon pasteur, à ce qu'il ne s'y intro- duisit aucun abus que l'on pourrait regretter dans la suite. Cette vigilance à prévenir les abus et à soutenir les droits de l'Eglise, fut cause de plusieurs démêlés qu'il eut avec M. D'Argenson, gouverneur du Canada, et sur lesquels il est nécessaire de se former une opinion exacte.

On comprend qu'il ne pouvait s'agir, à cette époque, de contester à l'Eglise ses droits essentiels, ni de la persécuter d'une manière violente. La Nouvelle-France était une colonie catholique, d'où l'on avait même exclu avec soin tout élément hétérogène et protestant. Dans les vues du roi Très Chrétien, elle avait pour but de procurer avant tout la gloire de Dieu, et la conversion des peuples sauvages ensevelis depuis si longtemps dans les ténèbres de l'infi- délité.

206 VIE DE MGR DE LAVAL

Mais précisément parce que la Nouvelle- France était dans les conditions d'une province essentiellement catholique, l'Eglise, cette grande société des âmes, avait droit d'y occuper la place qu'elle doit avoir dans les desseins du Sauveur: celle de IVime par rapport au corps. Tout en lais- sant ù UEtat ses fonctions, ses attributs et ses droits dans sa sjjlière propre, elle pouvait, elle devait réclamer pour elle-même la x)remièro place ; elle devait se considérer comme lïime qui anime le corps d'un Ktat vraiment catho- lique, qui lui communique l'esprit chrétien avec lequel il doit poursuivre toutes ses entreprises, de manière à pro- curer en tout le règne de Dieu ; elle pouvait exiger de l'Etat la reconnaissance et lu protection de tous ses droits ; elle pouvait surtout réclamer du souverain catholique, qui n'était que lo plus honoré de ses enfants, l'assistance dont elle avait besoin pour l'exécution de ses lois.

C'est à ce point de vue, parfaitement conforme à la doctrine catholique ^ mais malheureusement peu appli- cable dans les conditions de nos sociétés moderne?, et

1 Rappelons ici ce que dit M. de Ratisbonne de saint Grégoire VII : '* L'harmonie entre l'Eglise et l'Etat a été le problème de toutes les phases critiques de rhistoire. Toujours on cherche à déterminer les limites et les rapports réciproques des deux puissances. L'ane ressort-elle de l'autre ? L*Etat doit-il se séparer de l'Eglise \ l'Eglise doit-elle se séparer do l'Etat \ ou bien les deux pouvoirs doivent-ils être identifiés ? Questions &:raves, qui ont soulevé d'interminables débats.

'* Saint Grégoire VIT, nouvel Alexandre, trancha ces difficultés avec le glaive magistnd de sa parole. Il proclama à la face du monde le prin- cipe de la suprématie spirituelle, et déclara que la papauté, investie de la puissance d'en haut, et représentant Dieu lui-même sur la terre, est nécessairement élevée au-dessus des pouvoirs politiques." (Hisiohe (le snint Z)cnirT/v/, In traduction.)

VIE DE MGR DE LAVAL 207

surtout peu accessible à un esprit protestant ^ qu'il faut so placer pour juger les actes episcopaux de Tépoque dont nous nous occupons.

Il y a, de plus, une autre chose à considérer. En lisant aujourd'hui le récit de ces grands démêles de répo|ue de Louis XIV sur des questions de préséance ou d'étiquette, on est tenté de sourire, et de s'apitoyer sur ces grands hom- mes, qui nous paraissent petits dans leurs prétentions. On oublie qu'en étudiant unej^ériode de l'histoire, il faut tou- jours se mettre dans l'esprit du temps. Ces questions de préséance et d'étiquette n'étaient pas alors sans importance, et avaient même quelquefois une grande ]>ortée poli- tique.

" Les dififérends en question, dit M. Parkman, bien que de nature à faire naître le sourire sur des lèvres irrévéren- cieuses, n'étaient pas aussi puérils qu'ils semblent l'êtie. Il est difficile, au milieu d'une société démocratique moderne, de se faire une idée de l'importance réelle des marques de la dignité et de l'autorité, à une époque et chez une nation on les avait fixées de la manière la plus scrupuleuse, et le peuple, en général, les acceptait comme emblèmes des degrés relatifs dans l'échelle sociale et politique. La question de savoir si Tévêciue ou le gou- verneur devait occuper le premier siège à table, pouvait devenir ainsi une question politique; car, aux yeux du

1 Eu parlant du Mgr de Laval, M. Parkmau dit : '* He is one of thote conceming whom Proteatanta and Catholics, at Icast ultramun- tane Catholica, will never ajçrco in judgment. " (Tlte Old liefjime in Canada, p. 105.)

208 VIE DE MGR DE LAVAL

peuple, c'était la position relative de PEglise et de l'Etat dans leurs domaines respectifs ^. "

Du reste, il n'est pas nécessaire de remonter à deux siècles, pour trouver les hommes engagés dans des questions d'étiquette ou de préséance. De nos jours, dans notre société démocratique elle-même, que 'de contestations sur la place que chacun doit occuper à un dîner officiel, dans une procession, dans une cérémonie religieuse ! Que d'am- bitions pour les places d'honneur, les distinctions, les titres honorifiques ! C'est bien, surtout, dans les prétentions des hommes aux dignités et aux honneurs, que l'histoire se répète: et il convient d'examiner toujours ces prétentions avec calme et sang-froid.

La première difficulté qui survint entre Mgr de Laval et M. D'Argenson fut au sujet de la situation respective de leurs bancs dans l'église paroissiale. Nous avons déjà vu que les vicaires apostoliques n'ont pas, comme tels, de * cathédrale proprement dite, ni de trône dans l'église du chef -lieu de leur j uridiction ; mais ils ont certainement droit à la première place dans le chœur, et Mgr de Laval devait tenir à ce que ce droit ne lui fût pas contesté.

Mais quelle place devait occuper M. D'Argenson ? Cette question suppose admis le droit honorifique du gouverneur d'avoir un banc dans l'église. Ce droit inhérent à la charge du gouverneur fut reconnu expressément, pour le Canada, par le Conseil d'Etat, en 1716; mais, à l'époque qui nous occupe, c'est-à-dire, vers 1660, il pouvait être discutable.

1 The Old Régime in Cmiada^ p. 110.

VIE DE MGB DE LAVAL 20î>

Etant admis, cependant, que le gouverneur avait droit à un banc dans l'église, ce qui ne paraît pas avoir été contesté, ce banc devait-il être placé ? Nous ne connais- sons pas la nature des prétentions de M. D'Ârgenson ; mais il voulait probablement que son banc fût placé dans le chœur. Peut-être occupait-il déjà cette position dans la grande église paroissiale, qui était définitivement ouverte au culte depuis plus de deux ans ^. Qui sait même s'il ne prétendait pas à la première place, ou du moins que son banc fût sur la même ligne que celui de l'évêque, sous prétexte qu'il était gouverneur dans son gouvernement, tandis que l'évêque de Pétrée, suivant l'opinion d'un certain nombre, n'était qu'un étranger dans la juridiction de Tarchevêque de Rouen ?

Quoiqu'il en soit, au point de vue du cérémonial romain, la prétention du gouverneur d'avoir son banc dans le chœur était inadmissible 2.

Mais, eu égard aux usages français, elle n'était peut-être pas si étrange qu'elle nous semble au premier abord. Il était reconnu en France que les patrons des églises, ainsi que les seigneurs haut-justiciers, avaient droit à la première place dans le chœur après l'évêque ou le premier dignitaire ecclésiastique: il en était de même pour certains gouver-

1 Journal des jésuites, 31 mars 1657.

2 ** Sedes autem pro nobilibus atque illustribus viris laïcis, magis- tratibus ac principibus, quantumlibet magnis, et primariaB nobilitatiSf plus minusve, pro cujusquam dignitate et gradu ornatœ, debent extra rJborxim et presbyterium collocari, juxta sacrorum canonum prescriptuni, laudabilisque antiquie disciplinas documenta, jam inde ab exordiis christianiB religionistintroductœ ac longo tempore observata)." {Ceremo- niale Episcoporum, lib, I, cap, XIII, a H, 13.)

14

210 VIE DE MGR DE LAVAL

neurs de province. M. D'Argenson pouvait se prévaloir non seulement de sa charge de gouverneur, mais aussi de son titre de représentant au Canada de la Compagnie des Cents associés, laquelle avait droit de haute justice dans tout le î)ays.

Parmi les innombrables décisions du Conseil d'Etat, nous trouvons un arrêt du 20 avril 1675, par lequel un simple commandant de ville, le commandant de Saumur. avait '* la seconde place au chœur pour les dimanches et fêtes solennelles et non solennelles. "

Et, sans nous éloigner de notre pays, le Conseil d'Etat ne réglait-il pas, en 1716, '* que le gouverneur général et l'intendant de la Nouvelle- France auraient chacun un prie- Dieu dans réglise cathédrale de Québec et dans l'église paroissiale de Montréal, savoir, celui du gouverneur général à la droite du chœur, et celui de l'intendant à la gauche sur la même ligne ^ ? "

Mais, en 1660, la Cour n'avait encore rien réglé, du moins pour le Canada, au sujet du banc du gouverneur. Mgr de Laval n'avait-il pas droit de faire tous ses efforts pour préjuger la question en faveur de l'Eglise, et faire prévaloir les prescriptions du cérémonial romain ?

La situation respective des bancs des dignitaires, dans l'église, est aux yeux des peuples l'emblème de leur autorité. Mettre le gouverneur dans le chœur à côté de l'évêque, c'était assimiler l'autorité temporelle à l'autorité

1 Edtf.H d Onhiinanre.% t. I, p. 352.

VIE DE MGR DE LAVAL 211

spirituelle, c'était mettre l'Eglise sur le même pied que PEtat. Or, non seulement Mgr de Laval se regardait, et avec raison, comme le premier supérieur ecclésiastique dans son vicariat apostolique, mais il considérait l'autorité de l'Eglise, et par conséquent la sienne, comme aussi supérieure à celle de l'Etat, que l'âme l'est au corps. Dans son église, surtout, il entendait bien être et paraître le premier. Aussi résista-t-il de toutes ses forces aux préten- tions de M. D'Argenson.

M. D'Ailleboût, ancien gouverneur, s'entremit pour régler le différend. " La chose fut accordée, dit le P. Lalemant, que le banc de M. l'évêque serait dans le& balustres, et celui de M. le gouverneur hors des balustres au milieu ^" C'était un arrangement parfaitement raison- nable, qui assurait au pouvoir civil une place d'honneur dwàB l'église, sans nuire au prestige de l'évêque. Mais co résultat, on le devait surtout à l'énergique résolution de. Mgr de Laval.

On a bientôt fait de dire, comme M. Faillon, par exemple,, qui en toutes rencontres se montre si acharné contre Mgr de Laval, que le prélat pécha souvent *' par excès de zèle," et ne se montra pas assez '' facile " dans les questions de préséance K Quand on se rappelle le rang élevé que les rois Très Chrétiens avaient attribué à l'Eglise de France dans la société du dix-septième siècle, on n'est pas tenté de tenir ce langage ; on applaudit plutôt de tout cœur au zèle

1 Journal des jésuites^ 7 septembre 1659.

2 Hidoire de la cotmiie française^ t. II, p. 466 et Buiv.

212 VIE DE MGR DE LAVAL

des prélats, qui, non pas par orgueil ni vaine ostentation, mais parle sentiment de leur dignité, se montraient jaloux de tous les privilèges accordés à l'épouse de Jésus-Christ, savaient les revendiquer, au besoin, et s'opposer aux injustes prétentions de ceux qui auraient voulu abaisser l'Eglise.

Voulons-nous avoir une idée de la dignité de l'ancien lépiscopat français ? Ecoutons la RemorUrance qui fut pré- .sentée à Louis XIII par les évêques, vers 1635 :

** L'Ordre ecclésiastique, disent-ils, a toujours tenu le premier rang en votre royaume, ainsi qu'en tout le reste de la chrétienté. Votre Majesté est suppliée de le lui conserver, 4iussi bien en particulier comme en général, et, à cette fin, -défendre à tous gouverneurs de provinces, s'ils ne sont princes, et aux présidents de vos Cours souveraines d'entre- prendre aucune préséance sur les archevêques et évêques ^n toutes assemblées publiques et particulières, sur peine d'encourir l'indignation de Votre Majesté..., et qu'aux xissemblées générales des maisons de ville, les vicaires généraux des évêques et députés du chapitre tiennent les premières places, et qu'en toutes assemblées générales ou î)articulières, les abbés et principales dignités des chapitres précèdent dans leurs villes tous les officiers d'icelles..."

Voici la réponse du roi Très Chrétien : on doit admirer :avec quelle précision elle fut donnée ; et elle peut nous servir à apprécier quelques-uns des actes de Mgr de Laval :

*' Veut Sa Majesté que l'Ordre ecclésiastique soit conservé «n son ancienne splendeur et dignité, et, pour cet effet, <iue les archevêques et évêques, étant en leurs diocèses,

VIE DE MGR DE LAVAL 213

précèdent en toutes assemblées générales et particulières, les gouverneurs qui ne sont princes du sang, les lieutenants généraux, présidents des parlements et tous autres de- quelque qualité et dignité qu'ils soient, et qu'ès-assemblées générales des maisons de ville, les vicaires généraux des- archevêques et évéques y tiennent la seconde place; et, au surplus, Sa Majesté veut et entend que les ecclésiastiques soient traités honorablement par tous les officiers, comme étant le premier Ordre du royaume *. "

Nous ne voyons pas que cette décision de Louis XIII ait été abrogée par son successeur; elle était donc en vigueur du temps de Mgr de Laval. D'après cette décision, les archevêques et évêqucs, dans leurs diocèses, avaient droit de préséance sur les gouverneurs dans toutes les assem^ blées publiques ou particulières. Il n'y avait d'exception qu'en faveur des princes du sang.

Remarquons qu'il ne s'agit pas ici de réunions purement ecclésiastiques, mais de toute assemblée, en général, comme par exemple, un dîner, une séance littéraire, une assemblée politique, etc : on le voit bien par ce qui regarde les assemblées des maisons de ville, il est dit que les vicaires généraux des archevêques et évoques tiendront^ non pas la première place (^ue l'on avait demandée, mais la seconde.

Mgr de Laval connaissait parfaitement la situation très honorable faite au clergé du royaume de France par les

1 Mémoires du. dergé de France, édit. de 1771, t. XIIL

214 VIE DE MGR DE LAVAL

décisions royales. Il était donc persuadé que, comme évêque nommé par le eaint-siège, à la demande du roi, pour gouverner l'Eglise de la Nouvelle-France, il avait droit de préséance sur M. D'Argenson dans toute assemblée publique ou privée, comme, par exemple, un dîner ou une séance littéraire ; à plus forte raison, lorsque ces dîners avaient lieu dans quelqu'une de ses communautés, ou lorsque ces séances avaient un caractère religieux.

Faut il s'étonner qu'il ait tenu à ce droit de préséance? îse devait-il pas, surtout dans les commencements de son épiscopat, veiller avec un soin jaloux, sur les privilèges de l'Eglise, mettre un frein à tous les empiétements du pouvoir civil, et faire en sorte que, suivant les intentions de Sa Majesté, les ecclésiastiques fussent toujours " traités hono- rablement par tous les officiers, comme étant le premier Ordre du royaume. "

Ce qui a lieu de nous surprendre, c'est que les jésuites, au lieu de se prononcer franchement sur cette question du droit de préséance de l'évêque sur le gouverneur, prirent le j)arti, pour ne pas se compromettre, de n'inviter à dîner ni le gouverneur ni l'évêque * ; et, au catéchisme solennel, qui se donnait, dans leur chapelle, sous forme d'action ou de dialogue, de ne faire saluer ni l'un ni l'autre par leurs élèves, au commencement et à la fin de l'action 2. C'était faire preuve de plus d'habileté que de courage.

1 Jonnutl des jé.viUeii, décembre 1C59. 2—Ihi(i, février 1661.

VIE DE MGR DE LAVAL 215

Dira-t-on que Mgr de Laval n'était que simple vicaire apostolique, et que, par conséquent, les décisions royales ne pouvaient s'appliquer à lui ? C'était l'objection des par- tisans de M. de Queylus et de l'archevêque de Rouen : ils le refi^ardaient comme un évêque étranger dans la Nouvelle- France ^ C'était aussi la prétention de certains hommes d'Etat, dont parle quelque part Mgr de Laval dans une de ses lettres à la Propagande, et qu'il appelle " contempteurs de la puissance ecclésiastique."

Mais le vicaire apostolique envoyé ici par le saint-siège avait pleine juridiction sur toute la Nouvelle-France. Sans en avoir le titre, il possédait toutes les attributions d'un évêque dans son diocèse: et l'on no peut s'empêcher de reconnaître, en lisant attentivement les lettres du roi, que c'était l'intention formelle de Sa Majesté de le faire jouir au Canada de tous les honneurs et privilèges inhérents à sa charge: **Ce que vous avez k faire, écrivait le roi à M. D'Argenson, se réduit à maintenir le dit sieur évêque en la pleine fonction de sa charge, soit qu'on le considère honoré du caractère épiscopal, soit du vicariat apostolique dont j'ai recherché Sa Sainteté." "Nous entendons, le roi mon fils et moi, ajoutait la reine mère, que sa juridiction est dans toute l'étendue ordinaire et telle qu'ont accoutumé de l'avoir les autres évêques." Ainsi l'avait compris Mgr

1 Dans un document, daté de 1660, ot portant pour titre AvU et HésoliUioius à demander sur certaiiie,H (fisêtUni^^ il est dit : *^ Il n'y a point dans ce pays d'évèque titulaire, mais seulement un vicaire apos- tolique, et TEglise n'y est survie que par commission. " (Archives rfu /a province de Québec j 2e Série, vol. I. )

216 VIE DE MGR DE LAVAL

de Laval : de son énergie à soutenir le droit de préséance du vicaire apostolique au Canada.

Ce n'était pas par ostentation, ni par vanité qu'il tenait à la première place, même en dehors de l'église : il était, de l'aveu de tout le monde, le plus pieux, le plus austère et le plus humble des hommes; mais c'est à l'Eglise, dont il était ici le représentant, qu'il voulait assurer le premier rang. Sans refuser au gouverneur l'autorité et la liberté d'action qui lui revenaient dans sa sphère propre, il le regardait avant tout comme le bras séculier de l'Eglise '. et comme spécialement envoyé par le roi pour protéger et appuyer l'évêque : " Les ordres que vous avez du roi, écrivait- il un jour à M. D'Argenson, vous obligent de nous donner le secours qui nous est nécessaire pour la conduite de notre Eglise."

Ce qui prouve que la prétention de Mgr de Laval à la première place, avant le gouverneur, n'était pas pour lui une affaire personnelle, mais qu'il agissait surtout en vue de l'Eglise et pour la gloire de Dieu, c'est qu'il ne soute- nait pas avec moins de vigueur les droits de préséance des marguillers, qui sont, dans le gouvernement de l'Eglise, les aides de l'évêque et les administrateurs laïques des biens ecclésiastiques 2. Le gouverneur voulait, dans les processions, faire passer plusieurs corps civils devant les marguillers : Mgr de Laval s'y opposa de toutes ses forces ; et comme M. D'Argenson, piqué sans doute par les diffi-

1 CoiicUe de Trente, Sess. XXV, De Befoi-matmit, cap. XX.

2 Co)ic\le de TrenU, Sess. XX IT, De Befm^matione, cap, IX,

VIE DE MGS DE LAVAL 21

1

cultes qu'il avait déjà eues avec l'évêque, ne voulait pas céder sur ce point, celui-ci finit par interdire, jusqu'à nouvel ordre, toute procession religieuse ^

On a raconté, de manière à en faire un reproche à Mgr de Laval \ le fait qu'à une assemblée de fabrique, il déclara qu'à l'avenir le gouverneur ne serait plus marguiller honoraire, et par conséquent n'assisterait plus aux assem- blées ^. Mais il semble que la première chose à établir, c'est le droit que pouvait avoir le gouverneur d'assister aux assemblées de fabrique comme marguiller d'honneur. Ce droit, il ne l'avait certainement pas en vertu de sa charge. L'avait-il en vertu de quelque délibération de la fabrique ou de la paroisse?

Remontons aux sources. M. D'Ailleboût avait été élu, non pas marguiller ex offido ^, mais marguiller honoraire, le 21 novembre 1650, et cela, dit le P. Vimont, '^ pour le temps seulement de son gouvernement " ; ** parce que, ajoute-t-il, les autres gouverneurs pourront être priés de prendre le même titre et les mêmes soins ^ "

1 Joum(d des jésiiit-esj février et avril 1661.

2 ParkiDAD, The Old Megimê in Catiada^ p. 109.

3 Jminud des jéfmites, 28 novembre 1660.

4 Comme dit M. Parkman, loco citato,

5 Il iï*y a pas d'acte do cette élection, à proprement parler. Lo "• fait se trouve seulement mentionné dans un acte intitulé : *' Première

messe dite à la paroisse, 24 décembre 1650. " Voici cet acte, tel qu'on le trouve dans le Livre dés Deiibératiaics de la fabrique de Notre-lJanie de Québec :

^* Première messe dite à la paroisse, 24 décembre 1650. Le 24 décembre 1660, on a dit la première messe en la susdite église (L'acte qui précède a pour titre : Première pierre mise à V église paroissi4xle le êS septembre 1647), après la bénédiction faite auparavant, M. D'Aille- boût étant gouverneur, et le R. P. Paul Ragueneau, de la Compagnie do Jésus, supérieur delà mission, le R. P. Barth él cm i Vimont taisant

218 VIE DE MGR DE LAVAL

C'était évidemment une faveur que la Fabrique avait voulu faire à M. D'Ailleboût; mais elle n'entendait pas se lier x>our l'avenir vis-à-vis les autres gouverneurs. Or, il n'est nullement question dans le Livre des DélibèratwnB (h la Fabrique^ ni M. de Lauson, qui succéda à M. D'Aille- boût, ni de M. D'Argenson, qui vint plus tard, comme marguillers honoraires. Il faut remonter jusqu'au temps de la seconde administration de Frontenac, pour retrouver une seconde élection de gouverneur comme marguiller honoraire (o mai 1693) ^. Sur la proposition de Mgr de Saint-Valier, le comte de Frontenac fut prié d'accepter le titre de marjçuiller d'honneur de la Fabrique; et il accepta.

Il est probable que M. D'Ailleboût, dans sa seconde administration (1657), continua à se prévaloir du titre de marguiller honoraire qui lui avait été ci-devant accordé, et que M. D'Argenson, qui lui succéda comme gouverneur (1658), se regarda, lui aussi, comme investi du même privilège, avec le consentement sinon exprès, les regis- tres n'en disent rien du moins tacite du corps des fabri- ciens. Le P. Lalemant nous laisse clairement entendre

roffice de curé, et le R. P. Joseph Poncet, Tofficd de vicaire, M. Sovestrc et M. Jacques Mahou, marguillers en office, élus le 21 novembre du dit 1650, et M. D'Aillebodt. gouverneur, étant mai^iller Ii(jnoraire, élu pareillement le 21 novembre 1650, pour le temps seule- ment de son gouvernement, parce que les autres gouverneurs pourront être priéa de prendre le même titre et les mêmes soins. (Signé) P. Bar. Vimont Ptre. "

On remarquera la distinction que fait le P. Vimont entre marg^iUler en office et maryuiller fvoiioraire : MM. Sevestre et Bfaheu étaient mar<;uillers en office ; M. D'Ailleboût, marguiller honoraire.

1 Livre fie Délibérations fie hi Fabrique de N,-D. de Qiiéher.

VIE DE MGR DE LAVAL 219

qu'il assistait habituellement aux assemblées de fabrique, et s\ considérait comme " en sa charge ^. "

Ce n^était pas, il faut l'avouer, sans quelque raison, au moins de convenance, que la Fabrique avait donné à M. D'Ailleboût le titre de marguiller honoraire. Le gouverneur était au Canada le représentant de la Compa- gnie des Cent associés. Or, c^était la Compagnie qui pourvoyait en grande partie aux frais du culte à Québec : les offices paroissiaux se faisaient même à cette époque dans sa maison, qu'on appelait le magasin du roi. Il était donc convenable qu'elle fût représentée aux assemblées de fabrique par le gouverneur. D'après M. de Latour, celui- ci avait même '* l'inspection des comptes de la fabrique 2."

Mais tout cela n'avait plus sa raison d'être. Depuis plus de trois ans, la grande église paroissiale était ouverte au culte, et, par ses revenus, elle allait désormais se suffire à elle-même. On n'avait plus, d'ailleurs, grand'chose à attendre de la Compagnie des Cent associés. La présence du gouverneur aux assemblées de fabrique pouvait devenir un abus et influencer les décisions des marguillers: elle pouvait amener l'ingérence indue de l'Etat dans l'admi- nistration des biens ecclésiastiques.

Mgr de Laval laissa cependant s'écouler plus d'une année (16 juin 1659—28 novembre 1660), avant de déclarer publiquement que M. d'Argenson n'était pas marguiller, et par conséquent n'avait pas droit d'assister aux assemblées de fabrique: et il est probable qu'il n'aurait pas songé à le

1 Jounial des jésulteji, 28 novembre 1660. 2 Latour, p. 80.

220 VIS DE MGR DE LAVAL

troubler dans la jouisBance de ce privilège, si celui-ci eût montré plus de déférence pour les droits de l'Eglise. Mais nous avons vu que le gouverneur disputait en toute occa- sion la préséance à l'évêque. Sans aller peut-être aussi loin que les partisans de l'archevêque de Bouen, ni déclarer ouvertement que l'évêque de Pétrée n'était qu'un évêque étranger, au Canada, il était bien aise de lui faire sentir qu'il n'était pas évêque de Québec, et lui contestait les honneurs et les privilèges dus à sa dignité. Qui sait si M. D'Argenson n'avait pas essayé d'imposer sa volonté dans les assemblées de fabrique, et même d'y accaparer la présidence, qui appartient d'une manière incontestable à l'Eglise, puisqu'il s'agit, dans ces assemblées, de l'adDii- nistration de' biens ecclésiastiques ?

L'évêque de Pétrée jugea donc qu'il était.temps de retirer au gouverneur une faveur qu'il était trop disposé à regarder comme un droit. Le titre de marguiller d'honneur avait été accordé à M. D'Ailleboût *' pour le temps seulement de son gouvernement " : on ne voyait pas qu'il eût été con- tinué à ses successeurs. D'ailleurs, ce qui n'est qu'une faveur peut toujours être retiré quand on le juge à propos* Il déclara donc que M. D'Argenson "n'était plus mar- guiller honoraire," et par conséquent n'avait pas droit de siéger aux assemblées de fabrique. C'était revenir tout simplement à la règle ordinaire et au droit commun.

Il en fut de même pour la question du pain bénit, que le gouverneur, les jours de grandes fêtes, donnait inim missam, au son des fifres et du tambour. L'évêque jugea avec raison que cet usage était peu conforme aux rubriques, et surtout peu favorable au recueillement nécessaire pen-

VIE DB MGR DE LAVAL 221

dant les offices du culte divin. Le jour de Pâques 1660, il donna ordre que la bénédiction et l'offrande du pain bénit se feraient désormais avant la messe i. Ce règlement, pourtant bien sage, acheva d'indisposer M. D'Argenson.

On ne peut douter que ce gouverneur ne fût un homme d'an grand mérite. Tous les mémoires du temps lui ren- dent ce témoignage. '' C'est un homme d'une haute vertu et sans reproche, dit Marie de l'Incarnation ...Il y a toujours à profiter avec lui, car il ne parle que de Dieu et de la vertu... Il assiste à toutes les dévotions publiques, étant le premier à donner l'exemple aux Français et à nos nouveaux chrétiens 2."

La sœur Juchereau ne s'exprime pas d'une manière moins élogieuse sur son compte : '* Il n'accepta, dit-elle, cet emploi (de gouverneur) que par un principe de vertu, dans la vae de faire fleurir la piété en Canada et d'y étendre la Foi. Son rare mérite était parfaitement connu... Il fut rappelé en France après trois ans de séjour au Canada, il avait édifié et gagné tout le monde par sa grande piété, sa douceur et sa charité 3."

Mgr de Laval lui-même, écrivant au frère de M. D'Ar- genson, conseiller d'Etat, à Paris, lui disait: 'V J'ai reçu, dans mon entrée dans ce pays, de monsieur votre frère, toutes les marques d'une bienveillance extraordinaire. J'ai fait mon possible pour la reconnaître, et lui ai rendu to^s les respects que je dois à une personne de sa vertu et de

1 JoMrtud des jéiiuUen, mars 1660.

2 Lettre «piriUieUe (Hfe.

3 Histoire de VHôtd'Diev de Quéltec.

222 VIE DE MGR DE LAVAL

son mérite^ joint à la qualité qu'il porte, comme son plus véritable ami et fidèle serviteur... i. "

Mais les gens les plus vertueux ne sont pas toujours exempts de préventions. M. D'Argenson croyait avoir raison de se plaindre de son prédécesseur, M. D'Ailleboût, qu'il disait lui avoir manqué d'égard en diverses circons- tances, et qu'il soupçonnait de vouloir le supplanter dans le gouvernement du Canada 2 . Mais il avait tort d'exiger que tout le monde épousât ses sentiments. M. D'Ailleboût avait des amis personnels parmi les jésuites, et M. D'Argen- son s'imagina que ceux-ci prenaient fait et cause contre lui en faveur de son prédécesseur. De ses préventions contre certains Pères de la Compagnie de Jésus, contre le P. Ragueneau, en particulier. Il se plaisait à dire qu'il y avait deux partis parmi les jésuites, celui du P. Lalemant, qui étcait un homme de sens, et celui du P. Ragueneau, qu'il représentait comme exagéré et porté à se mêler de toute espèce d'affaires : ** Il serait à désirer, écrivaît-il, que l'évéque de Pétrée donnât plutôt sa confiance au P. Lale- mant qu'au P. Ragueneau. "

Mgr de Laval, qui ne fat jamais un homme de coteries, mais ne songeait qu'à faire son devoir, ayant un jour donné sur ce sujet à M. D'Argenson un avertissement charitable, celui-ci prit cet avis en mauvaise part, et devint désormais

1 Lettre de Mgr de Laval, 20 octobre 1659.

2 ** M. l'abbë de Queylus passe en France pour se plaindre de b manière d'agir de M. D'Ailleboût à Montréal. 11 me semble que cela ne lui servira pas pour être gouverneur du pays, comme il prétend." (Corre92}(yi\dai}ce de M. D* Arfjen-soir. )

VIE DE MGR DE LAVAL 223

aussi prévenucontrcleprélatquecontrelesjésuitcs i. Quand on laisse pénétrer de pareils sentiments dans son cœur, on n'est pas loin de Tinimitié et quelquefois de grandes injus- tices. On interprète en mal les actions du prochain, on leur attribue des motifs coupables.

C'est ainsi, par exemple, que Mgr de Laval ayant fait sortir une servante de la maison d'un des principaux citoyens de Québec, M. Denis, pour la faire entrer aux ursulines, M. D'Argenson attribue ce fait à un excès de zèle de la part du prélat, t\ une volonté qui ne recule devant aucune injustice et ne respecte aucun droit. " M. Tévêque de Pétrée, dit-il, a un zèle qui le porte. si souvent hors du droit de sa charge, et une telle adhérence à ses sentiments, qu'il ne fait aucune difliculté d'empiéter sur le pouvoir des autres, et avec tant de chaleur qu'il n'écoute personne... Il dit que l'évoque peut ce qu'il veut, et ne menace que d'excommunication '-. "

Mgr de Laval, cependant, pouvait avoir d'excellentes raisons de faire sortir, coûte que coûte, cette servante de la maison elle était engagée, raisons qu'en sa qualité de confesseur ou de directeur spirituel, il ne pouvait donner au public, et dont il n'était redevable qu'à Dieu et à sa conscience. En tout cas, la présomption était en sa faveur, et il n'y avait pas lieu de lui attribuer cette doc- trine excessive : Vévèque peut ce quHl veut. Il n'y a rien

1 Lettre de Mgr de Laval à M. D*Argeii8on, frère du gouverneur, 2) octobre 1659.

2 Ck>rTe8pondance de M. D'Argonson.

224 VIE DE MGR DE LAVAL

dans la correspondance de Mgr de Laval qui fasse croire que telle était sa pensée.

M. Faillon, emboîtant le pas derrière M. D'Argenson : '' Ce fut appAremment d'après ce principe, dit-il, que M. de Laval ordonna d'amener de la campagne à Québec une allé que l'on croyait possédée du démon, ainsi qu'an meunier qui, l'ayant demandée en mariage, et ayant été refusé à cause de sa mauvaise conduite, était soupçonné d'avoir jeté sur elle quelque maléfice et d'être magicien. Cet homme fut mis en prison, et la fille enfermée chez les hospitalières i."

Qu'on lise les Lettres de Marie de l'Incarnation, et l'on verra que ce meunier était un apostat et un magicien, qui " par son art diabolique" avait réellement ensorcelé cette fille pour l'épouser. ** L'on eut sujet de croire qu'il y avait du maléfice delà part de ce misérable; car il lui appa- raissait jour et nuit, quelquefois seul, et quelquefois accompagné de deux ou trois autres, que la fille nommait, quoiqu'elle ne les eût jamais vus. Monseigneur y envoya des Pères, et il y est allé lui-même pour chasser les démons par les prières de l'Eglise... Le lieu est éloigné de Québec, ajoute Marie de l'Incarnation, et c'était une grande fatigue aux Pères d'aller faire si loin leur exorcisme. C'est pourquoi monseigneur ordonna que le meunier et la fille fassent amenés à Québec. L'un fut mis en prison, et l'antre fut enfermée chez les Mères hospitalières 2."

1 Histoire de la colanie fraiiçaise^ t. II, p. 469.

2 Lettre histainque 60e.

VIE DE MGR DE LAVAL 225

Ce qui est certain, c'est que Mgr de Laval ne put faire emprisonner cet homme, sans le concours de l'autorité séculière. La connaissance des sortilèges et des maléfices était du ressort de l'ofïicialité diocésaine. Celle-ci, appa- remment, examina le cas avec ses circonstances, rendit son jugement, et livra le coupable au bras séculier.

Quant à la fille, elle se trouvait dans la juridiction du seigneur Gifiart, de Beauport i, qui, comme tous les sei- gneurs, avait droit de justice dans sa seigneurie. C'est probablement par son entremise qu'elle fut amenée à Québec ; et Mgr de Laval lui rendit un grand service en la faisant entrer à l'hôpital. " Elle fut mise, dit le Journal desjésuiteSy dans une chambre du vieux hôpital, elle passait la nuit avec compagnie d'une garde de son sexe, quelque prôtre et serviteurs."

Qui n'admirerait la bonté et les soins attentifs du prélat pour cette personne infortunée ? Et c'est cette conduite toute charitable que l'on a voulu représenter comme enta- chée de violence et d'injustice \

N'oublions pas, cependant, que Mgr de Laval n'était qu'au début de son épiscopat, et n'avait encore que trente- huit ans. Quoi d'étonnant si, dans son désir de prévenir les abus qui auraient pu s'introduire dans l'Eglise nais- sante du Canada, et de tout mettre dans un ordre parfait, il eût montré un peu trop de zèle et dépassé quelquefois la mesure ; si, préoccupé du besoin de faire respecter son

1 Jounud d€4f jésuite», dëcenibre 1660.

13

226 VIE DE MGR DE LAVAL

autorité comme vicaire apostolique, après les entraves qu'on avait mises à sa nomination et les difficultés qu'on lui avait suscitées, il eût paru dans les questions de pré- séance ou autres, plus susceptible peut-être que s'il eût été déjà évoque de Québec ; si enfin, avec les meilleures inten- tions du monde, il lui fût arrivé de se tromper quelquefois dans les débuts de sa carrière apostolique * ?

Nous avons vu, par exemple, que le prélat avait été parfaitement justifiable d'exclure le gouverneur des assem- blées de fabrique. Maisle Journal (lef^ jésuites nous assure qu'il le fit '.' sans lui en avoir parlé " auparavant. Le gouverneur se rendit subséquemment ** avec sa suite ordi- naire " à une assemblée des marguilleri, et prétendit se maintenir en sa charge, déclarant à. l'évoque " qu'il n'avait pas le pouvoir de le démettre. " Il se dit beaucoup de paroles peu respectueuses à l'égard du prélat, et le mécon- tentement fut grand de part et d'autre -.

Que de froissements regrettables auraient peut-c'tre été évités, si révoque eût prévenu le gouverneur de son inten- tion, et l'eût prié de ne plus se présenter aux assemblées de fabrique !

Lorsque Mgr de Laval vint dans le pays, il remarqua que, dans les offices publics, le gouverneur était encensé après

1 En parlant de saint Grégoire VIT, M. de Ratisboniie ne craint p&B de dire : ** Il y eut peut-être dans l'expression de sou vouloir (juelque chose de trop vif, de trop inflexible." Puis il ajoute : *^Mais 81, à la distance oii nous sommes placés de cette mémorable époque, on veut en apprécier le caractère, il faut, sans s'arrêter aux det&ils, envisager l'ensemble des résultats..." (Hidoire île s(unt B'*fn*tr*l^ Introduction.)

2 Jonnud (h's jesuUeft^ 28 novembre 1660.

VIE DE MGB DE LAVAL 227

le chœur, et par le diacre qui avait encensé le chœur. Ne trouvant sans doute pas convenable que cet encensement d'un laïque fût fait parle diacre, il régla que ce serait l^e thuriféraire qui porterait Tencens au gouverneur, et, comme de coutume^ après que le chœur aurait été encensé. Le changement se fit à la messe pontificale de Noël ^,1659).

M. D'Argenson en fut très mortifié. Le cérémonial romain, répondant à la question : par qui doivent être encensés les vices-rois et gouverneurs des royaumes et des provinces, dit que '* cela dépend de la coutume " ; mais il ajoute qu'ils doivent être encensés *' immédiatement aprè3- l'évêque i."

Le gouverneur voulut se prévaloir de ce privilège, que TEglise accorde i\ ces hauts dignitaires civils en signe d'honneur et de respect. ** Non seulement il prétendit être encensé par le diacre à la messe, mais aussi par le prêtre assistant qui avait encensé l'évêque, aux vêpres, et ce, immédiatement après l'évêque, avant les prêtres du chœur, soit à la messe soit aux vêpres."

Ce fut l'objet ** d'une grande contestation entre l'évêque et le gouverneur, celui-ci se fondant sur le texte du céré- monial romain, l'autre sur l'usage de France, qu'il disait être contraire, et surtout sur l'usage l'on était de faire- encenserles prêtres du chœur avant le gouverneur, depuis que l'on faisait l'office dans la nouvelle église 2." Les

1 '* Thurificandi sunt Proreges et Giibernatores regnoruin -et provinciarum immédiate post Episcopum. Hi omnes ab iis thoiifi- cantur, ad quos ex consuetudine id inunus pertinet." (Cereinonial<^ Epiêcopontm, lih, J, cap. XXIII.)

2 Jwfriud (les jésiiiteSj décembre 1659.

"228 VIE DE MGR DE LAVAL

jésuites s'entremirent poiîr régler le différend et réussirent à faire adopter un compromis. Mais il eût été mieux de s^entendre tout d'abord, et de préparer les esprits aux changements que l'on voulait faire dans le cérémonial *.

Dans une autre circonstance, Mgr de Laval offensa encore

\î>ubliquement M. D'Argenson. C'était le dimanche dans

l'octave du saint Sacrement. La grand' procession devait

descendre d'abord à la basse ville, remonter au Fort, de

tiux ursulines et chez les jésuites, puis rentrer à la paroisse.

L'évêque fit dire au gouverneur qu'il n'arrêterait au repo- soir du Fort, qu'à la condition que les soldats s'y tiendraient la tête découverte : condition qui fut agréée. Arrivé au 'Fort, voyant les soldats découverts, mais debout, il voulut ■exiger qu'ils se missent à genoux ; mais le gouverneur fit <lir%que c'était leur devoir de rester debout. Mgr de Laval •.^:e décida immédiatement à passer outre, et ne voulut pas ;tirrêter au reposoir du Fort -.

Cette affaire fit beaucoup de bruit. Le gouverneur fut j)rofondément blessé de l'injure qu'il venait de recevoir. Ml'hacun se demandait si TévOque avait le droit d'exiger des foldats ce qu'il réclamait. *' Ce qui parut de plus certain par le rapport de quelqu'un digne de foi, dit le Journal des jcsiiitcs, est qu'en semblable rencontre les soldats des gardes du roi mettent un genou en. terre, sans se découvrir. " Et

1 Dans un document sans signature ni date, on trouve la réponse

«ui van te : *' Pour l'encens, il faut suivre ponctuellement le céré-

juonia), et établir l'Eglise du Canada de la manière ordinaire, et dans

4' usage des autres Eglises.' (ArchiveH île la provimic de Çmlm-^ 2e série,

wol. 1.)

2 ^ Jtmrn'il <len je'fiifitf's, juin 1661.

VIE DE MGR DE LAVAL 220

le Journal ajoute avec raison: " C'est de quoi il eût fallit s'éclaircir auparavant, et en convenir. "

En effet, si Ton s'était entendu d'avance, Mgr de Laval aurait probablement obtenu de M. D'Argenson ce qu'il obtint deux ans plus tard du baron D'Avaugour : ** La. procession, dit le Journal des jésuites, alla au magasin à Pordinaire, il y avait reposoir, puis monta au Fort, où. il y avait aussi reposoir, et les soldats en haie depuis 1& canon qui était sur la plate-forme en dehors ayant à dos la porte du Fort, tous à genoux et découverts, et la bouche- du fusil contre terre ^ "

Mgr de Laval avait donc fini par gagner ce qu'il dési- rait ; et l'on ne peut nier que, si ce cérémonial pour les soldats n'était pas tout à fait conforme aux usages mili- taires, il était plus respectueux pour le saint Sacrement.

Dans les divers incidents rapportés au cours de ce chapitre, quelques-uns ont cru voir la nature des Mont- mor*ency- Laval' reprendre quelquefois le dessus dans le^ disciple de M. de Betnières : comme si l'on devait s'étonner de trouver quelques légères taches dans une si belle et si sainte vie !

Ce qui est certain, c'est que Tévéque de Pétrée était déjîl- un homme d'une vertu peu ordinaire. '' Sa vie est si exemplaire, écrivait Marie de l'Incarnation en 1659, qu'il tient tout le pays en admiration 2." Elle disait encore de- lui, au plus fort de ses démêlés avec M. de Queylus et

1 JourtifU des jésuitea^ 8 juin 16G2.

2 Lettre hiMoriqne oîe.

idt^ VIE DE MGR DE LAVAL

M. D'Argenson : " C'est un autre saint Thomas de Ville- neuve pour la charité et pour l'humilité... C'est l'homme le plus austère et le plus détaché des biens de ce monde ^."

Mais les saints n'arrivent pas du premier coup au plus haut degré de la perfection. La vertu, plus encore que le génie, est une œuvre de grande patience. L'homme qui aspire à la sainteté, commence par bien fixer dans son cœur les échelons mystérieux par lesquels il doit s'approchet de Dieu 2 3 puis il s'élève peu à peu de vertus en vertus, de mérites en mérites, jusqu'à ce qu'il arrive aux plus hauts commets de la perfection chrétienne, comme le soleil en plein midi.

Nous verrons Mgr de Laval, déjà si distingué par sa piété et sa vertu au commencement de sa carrière épisco- paie, atteindre bientôt ces sommets lumineux, et projeter réclat de la plus émînente sainteté sur l'Eglise du Canada.

1 Lettre historlqu^y 17 septembre 1660.

2 '* Ascetisioneu in corde mio JinjKfinit. " (Fa. LXXX, 6.)

CHAPITRE SIXIÈME

Aperçu général du vicariat apostolique de l'évêque de Pétrée. *-La population sauvage. La colonie française.

Le vicariat apostolique confié à Mgr de Laval ne ressem- blait guère aux diocèses bien organisés de l'Europe. Baigné du côté de l'Orient par les eaux de la mer, il n'avait pour ainsi dire pas de limites du côté du Nord et de l'Occident: il comprenait les possessions déjà soumises à la couronne de France, et celles que Ton pourrait y réunir dans la suite. C'était toute l'Amérique septentrionale, moins les colonies encore peu développées de la Nouvelle-Hollande et de la Nouvelle-Angleterre : immense territoire, plus grand que toute l'Europe, aussi vaste que l'Afrique, et que la vie d'un homme suffirait à peine à parcourir. Il était couvert d'épaisses forêts et de prairies incultes, sillonné en tous sens par de magnifiques rivières, parsemé de lacs et de hautes montagnes, habité par une infinité d'oiseaux et d'animaux de toutes sortes.

Ce vaste domaine la civilisation a aggloméré aujour- d'hui des millions d'êtres humains, ne contenait alors que quelques centaines de tribus plus ou moins errantes, aux-

/

232 VIE DE MGR DE LAVAL

quelles on est convenu de donner le nom de sauvaf^es : % restes perdus de quelque civilisation antique, tristes épaves

de naufrages inconnus, enfants déshérités de la race humaine, qui avaient à peu près perdu tout souvenir de leur origine, toute idée de leur destinée, mais en qui le missionnaire reconnaissait des frères créés comme lui à l'image de Dieu, rachetés comme lui au prix du sang do Jésus-Christ.

A ces pauvres enfants des bois, qui avaient perdu le chemin de leurs destinées éternelles, et qui, comme des brebis privées de pasteur, couraient à une perte certaine, la Providence avait réservé une dernière grâce de salut. FA\e avait commencé déjà à faire pénétrer chez eux, par le ministère des récollets et des jésuites, les lumières de la vraie foi ; elle leur envoyait maintenant un évêque, un successeur de ces mêmes apôtres i\ qui Notre-Seigneur avait dit: ** Allez, enseignez toutes les nations * . "

Toutes ces tribus sauvages pouvaient se rattacher ù deux races principales : la race Algonquine et la race Huronne. Les Hurons et les Iroquois, ces ennemis irréconciliables, appartenaient, chose étonnante, à la même famille ; leurs langues, quoique très diverses, étaient sœurs, et '* il y avait entre elles à peu près la même différence qu'entre la langue italienne et la langue latine," dît Mgr de Laval.

- . - _ -

1 M:itth., XXVIII, 19.

VIE DE MGR DE LAVAL 233

Les Iroquois étaient '* un peuple féroce, très cruel et accoutumé à la guerre : leurs victoires les avaient rendus insolente." Divisés en cinq nations bien distinctes, ayant chacune leur chef, leur gouvernement, leur organisation, ils s'étaient constitués pour les fins militaires en une espèce de confédération, et habitaient ce pays magnifique et fertile qui est situé au sud du lac Ontario, et forme maintenant partie du vaste état de New- York. Par le lac Champlain et la rivière Richelieu, ils avaient un accès facile au fleuve Saint-Laurent.

Le pays des Hurons n'était guère moins avantageux. Il comprenait cette partie de la province d'Ontario qui se trouve entre le lac Erié et celui qui porte leur nom. Les jésuites avaient réussi à y établir des missions très floris- santes, où les vertus et les mœurs rappelaient celles de la primitive Eglise.

Malheureusement, des inimitiés implacables existaient entre ces deux peuples. Les Iroquois tombèrent un jour (1649) sur la nation huronne, devenue en partie chrétienne, mirent tout à feu et à sang, firent un massacre horrible, et anéantirent ce peuple à tel point, que, lorsque Mgr de Lav«al arriva en Canada, il n'en trouva plus que quelques débris épars ça et autour de Québec et dans l'île d'Orléans.

Du reste, les Iroquois et les Hurons étaient à peu près les seuls sauvages un peu sédentaires de l'Amérique du Nord, faisant quelque culture, ayant leurs foyers, leurs villages ordinairement entourés de fossés et de fortifications ou palissades en bois. Avant la destruction des Hurona,

234 VIE DE MGR DE LAVAL

les deux peuples comptaient environ quatre-vingt à cent -mille âmes.

A la race Algonquine se rattachaient d'une manière plus ou moins éloignée cette infinité de tribus errantes et nomades, qui, sous les noms les plus divers, Abénakis, Etchemins, Micmacs, Montagnais, Outaouais, etc., étaient répandues dans les forêts de TAcadie, du Labrador, du Saguenay, de la baie d'Hudson,* de TOutaouais, etc. Ces sauvages ne vivaient que de chasse et de pêche, campaient ordinairement sur le bord des rivières, pour profiter de la facilité qu'elles offraient aux transports et aux communi- cations, et n'avaient guère de résidence fixe ni de villages. Les missionnaires y firent beaucoup de chrétiens; bon nombre de ces néophytes se réunissaient au moins une fois par année, comme par exemple à Tadoussac, pour entendre la parole de Dieu et s'approcher des sacrements. D'autres ne pouvaient le faire qu'à de rares intervalles, à cause de la distance des lieux et de la terreur qu'inspiraient les Iroquois répandus partout.

Les Iroquois. en effet, étaient les ennemis déclarés, non seulement des Hurons, mais de tous les autres sauvages. La religion, cependant, avait pénétré aussi chez eux ; il y avait au milieu de ce peuple plusieurs missions et de bons néophytes ; il y avait surtout les Hurons chrétiens emme- nés captifs, et qui furent toujours l'objet d'une sollici- tude toute paternelle de la part des jésuites.

Les sauvages de l'Amérique du Nord, en général, avant l'arrivée des missionnaires, n'avaient plus qu'une connais*

VIE DE MGR DE LAVAL 235

sance bien confuse de la divinité, et de l'immortalité de rânic. Ils croyaient à l'existence do bons et de mauvais esprits ; et tout leur culte, si ces pratiques grossières peu- vent mériter le nom de culte, ne consistait qu'en obser- vances superstitieuses, divinations, interprétations de songes, incantations, surtout pendant les festins ; ce qui faisait dire îl un missionnaire : "' C'est par les festins que le parti du démon se soutient ici. "

" Ils font au démon, dit Mgr de Laval, des sacrilices de chiens, qu'ils tuent, font cuire au feu et mangent ensuite. Ils prennent du tabac, plante qu'ils affectionnent beaucoup, jettent ce tabac au feu, en invoquant le démon, le lui offrent en holocauste, ou bien le jettent à l'eau, s'ils se trouvent en quelque naufrage.... Il y en a aussi parmi eux qui se Jisent magiciens, capables de guérir les maladies, de pré- dire l'avenir, et en imposent au vulgaire par mille tours Je passe- passe ^"

Du reste, aucune trace quelconque de temples, ni do culte public : les différentes pratiques superstitieuses dont nous venons de parler se faisaient en famille, au fo3'er Jomcstique, et dans les grandes occasions, comme la chasse, la guerre et les voyages.

Ce fut chez les sauvages voisins du Mississipi, chez les Tamarois, par exemple, les Taensas et les Natchez, que Ton trouva i>our la première fois quelque espèce de culte

236 VIE DE MGR DE LAVAL

public. ** Ils ont, dit M. de Montigny i, des temples assez beaux, dont les murailles sont des nattes. Celui de Taensas a des murailles épaisses de sept à huit pieds, à cause de la grande quantité de nattes qui sont les unes sur les autres. Ils ont pour une de leurs divinités, autant que j'ai pu voir, le serpent. Ils n'oseraient rien accepter ou s'approprier d'un peu considérable sans l'avoir auparavant porté à leur temple. Lorsqu'ils reçoivent quelque chose, c'est avec une espèce de vénération qu'ils se tournent vers ce temple--"

On trouva aussi chez ces peuplades le culte du feu; et M. de Latour, parlant des tribus errantes qui habitaient le long de la baie d'Hudson, nous assure " qu'elles adoraient le soleil, et que, dans les affaires importantes, le chef de la famille offrait en sacrifice à cet astre de la fumée de tabac 3 ; " ce qui ferait croire que beaucoup de ces sauvajçes avaient une origine orientale.

Le calumet était en grande vénération chez tous les sauvages. En parlant de ceux du Mississipi: *' Il n'est rien, parmi ces Indiens, ni de plus mystérieux, ni de plus recommandable, dit un missionnaire. On ne rend pas tant d'honneur aux couronnes et aux sceptres des rois, qu'ils lui en rendent. Il semble qu'il est le dieu de la paix et de la guerre, l'arbitre de la vie et de la mort. C'est assez de le porter et de le faire voir, pour marcher en assurance

1 L'un des missionnaires envoyés en 1693 par le séiinn«')ire de Québec pour évaugéliser les sauvages du Mississipi. 2 Hcliition de la mission du mississljnt New-York, 18G1. îj Mémoires }<Hr la vie de M. de Laval.

VIE DE MGR DE LAVAL 237

au milieu des ennemis, qui, dans le fort du combat, mettent

bas les armes quand on le montre. Ce fut pour cela que

les Illinois en donnèrent un au P. Marquette, comme une

sauvegarde parmi les nations du Mississipi, par lesquelles

il devait passer dans son voyage à la découverte de ce

fleuve et des peuples qui l'habitent ^"

Les mœurs ne valaient pas mieux que les croyances.

' Chez la plupart des sauvages, le lien du mariage était à. peu près nul; la polygamie était souvent en usage; la

fornication n^avait rien d'odieux, et l'adultère ne l'était

que pour les femmes 2."

La plus grande cruauté était permise à l'égard des enne- mis et des prisonniers de guerre: les couper par morceaux, leur enlever la chevelure, les brûler vifs, étaient des raffi- nements de torture grandement en honneur. L'anthropo- phagie n'avait pas pénétré dans les mœurs, comme parmi certaines tribus de l'Afri(iue ; elle, n'était ici que l'ex- ception 3.

Aucune instruction, aucune culture quelconque ; on ne savait ni lire, ni écrire. Mais il y avait souvent, parmi les sauvages, des hommes de génie, très spirituels, très habiles à raconter ce qu'ils avaient vu, ce qu'ils avaient entendu.

1 lUlaiiou dit P. Gravier, New-York, I80ÎK

2 Eelai'w Mission isQtmuieim^^ 1660.

3 ** Au fond du lac Supérieur, il s'était rendu en 1655, dit M. Tabbé Verreau, le P. Allouez avait rencontré une vingtaine do nations, la plupart nouvelles, qui lui apportaient leurs mœurs et leurs langues différentes, depuis les Illinois doux et hospitaliers, jusqu'aux Sioux farouches, jusqu & des peuplades du Nord qui nuiiuieaient leunt mwtniij*, et luttaient contre led ours. . , . " (Rer)ie de Montréal, t. I, p. 171.)

238 VIE DE MGR DE LAVAL

Il y avait parmi eux des diplomates, et des hommes poli- tiques adroits pour discuter les affaires publiques, pour gouverner, pour organiser une expédition, pour conclure un traité de paix, et avec qui nos homiac» d*Slat devaîat toujours compter. Il y avait aussi parmi eux des hommes d'une grande éloquence, et qui, " dans Tart de la parole, dit Mgr de Laval, ne le céderaient nullement à nos Européens.''

Les langues algonquine et huronne sont, dit-on, très riclief?, non pas tant par la quantité de mots qu'elles ren- ferment, que par les mille nuances différentes d'exprimer une idée, et par les formes très variées du langage. Comme elles n'ont pas î\ exprimer d'idées abstraites, toutes leurs ressources se portent à rendre de la manière la plus imagée et la plus frappante les idées qui nous viennent des sens, de la nature, et de tout ce qui nous entoure. Ces langues, le verbe, surtout, domine, avec ses conjugaisons les plus variées, sont éminemment propres à exprimer la pensée des sauvages, et à favoriser leur éloquence.

Ce qui surprenait les Européens, ce n'était pas de trouver chez nos sauvages tant d'éléments de barbarie, de paga- nisme et de désordre moral, c'était plutôt d'y trouTer encore beaucoup de germes de civilisation, après cette longue suite de siècles pendant lesquels ils s'étaient vus irrémédiablement séparés de tout peuple civilisé, com- plètement laissés à eux-mûmes, sans enseignement, sans modèles, privés de tous les instruments que l'on regarde généralement comme nécessaires à la civilisation, le fer,

VIK DE MGR DE LAVAL 239

en particulier, dont ils n'avaient pas ici la moindre trace. La Providence, qui leur ménageait la grâce de la foi, n'avait pas i^ermis qu'ils fussent descendus aux derniers degrés de la barbarie.

Ce qui est encore plus étonnant, peut-utre, c'est de voir que ces peuples, même dans leur état de dénuement, ne connaissant ni pain, ni vin, ni aucune de nos douceurs, ne vivant que de chasse et de pêche, à demi vêtus, très mal logés, se trouvaient cependant heureux, et n'auraient pas changé leur SOI t pour celui des Européens: à i)reuvc, la diflBculté, pour ne pas dire l'impossibilité, qu'il y eut tou- jours de franciser les sauvages. Ils ne voulaient pas se dépouiller de leur liberté pour porter les chaînes de notre civilisation. L'on vit plutôt, en maintes occasions, le Français se faire sauvage, adopter la vie des bois, quitter ses habitudes réglées et civilisées, pour se faire nomade et courir à l'aventure.

Au milieu des peuplades barbares de l'Amérique septen- trionale, sur les côtes de l'Acadie, et sur les rives du Saint- Laurent, étaient venus se fixer quelques groupes de colons français, attirés la plupart par l'appât du commerce avec les sauvages, un bon nombre par un but plus noble, celui de cultiver la terre et de répandre parmi les infidèles le bienfait de la Religion.

Sur les côtes de l'Acadie, se faisait surtout le commerce du poisson : il y avait bon nombre d'habitations fran- çaises, et des missions desservies par les pères jésuites. L'île Percée était un poste mouillaient ordinairement les

240 VIE DE MGR DE LAVAI.

vaisseaux venant de la France. Nous avons vu Mgr de Laval y descendre lui-même tout d'abord, et y donner les prémices de son zèle apostolique. Mais nous ne croyons pas qu'il ait jamais eu occasion de retourner dans cette partie de son vicariat.

Sur le Saint -Laurent, quatre postes principaux attiraient les regards : Tadoussac, Québec, les Trois -Rivières et Montréal ; ils étaient séparés les uns des autres par une trentaine de lieues de distance. C'était que les sauvages venaient apporter le produit de leurs chasses, les peaux de castors, surtout, qu'ils échangeaient contre les produits européens ^

Ces quatre postes furent les premiers centres de coloni- sation canadienne. Mgr de Laval avait choisi pour sa résidence celui qui était alors le plus ancien et le plus populeux, Québec.

On a peine à se figurer aujourd'hui ce que devait être à cette époque la vie du colon canadien, perdu pour ainsi dire au milieu de ces forêts, éloigné de mille lieues de sa patrie. L'hiver, surtout, quel isolement! "Les navires qui vont de France en Canada, dit le P. Ragueneau, ne l^artent qu'au printemps, aux mois d'avril, mai et juin: et

1 ** Il y a Ville-Marie) une place grands et spacieuse dans la ▼il le, Ica marchands dressei^t des boutiques plusieurs fois Tannée, pour traiter avec les saur âges, qui sont quelquefois quatre et cinq cents à la fois : ce qui est si récréatif à voir, que grand nombre de personnes viennent de 60 lieues de loin ])our voir ces sortes de foires.' (Annales de V Hôtel-Dieu, de Montréal.)

VIE DE MGB DE LAVAL 241

les mêmes vaisseaux retournent de Québec en France dans Pautomne, aux mois d'octobre, novembre et décembre i. '^

On était donc la moitié de l'année sans aucune nou- velle de la France, sans rapports possibles avec ses parents et ses amis. Ce n'est que tard le printemps que l'on voyait renaître ses espérances, avec les feuilles et les fleurs. Comme ces mois de l'hiver devaient paraître longs !

Dans les villes, à Québec, surtout, il y avait déjà une excellente société, on avait plusieurs occasions de se dis* traire. Le gouverneur, et les jésuites dans leur collège, donnaient de temps en temps des séances publiques, qui ne manquaient pas d'attirer l'élite des citoyens: plu* sieurs des meilleures pièces du répertoire classique, leCid, par exemple, furent jouées avec succès à cette époque ^.

Il y avait quelquefois des réjouissances d'un autre genre, qui étaient très appréciées : on faisait, le soir, des feux de joie, à l'occasion de certaines grandes fêtes. C'est ainsi que le jour de la Saint- Joseph 1660, il y eut trois feux de joie, l'un au collège des jésuites, un autre chez M. Couillard et un troisième chez les ursulines ^.

On connaît l'importance que l'on attachait au /eu de la Saint- Jean^ et quelle réjouissance cette cérémonie était pour le peuple. ^' La solennité du feu de la Saint-Jean, dit le Journal des jésuites de 1666, se fit avec toutes les magnifi- cences possibles, Mgr l'évoque revêtu pontificalement, avec

1 Vie de Catherine de Saint-Auguatin.

2 Jcwnal des jéauiUë^ paasiiii.

3 Journal des jfyvàJteSy mais 1660.

16

242 VIE DE MGR DE LAVAL

tout le clergé, nos Pères en surplis, etc. Il présente le flambeau de cire blanche à M. de Tracy, qui le lui rend, et l'oblige à mettre le feu le premier, etc. "

Le clergé réussit pendant longtemps à empêcher les amusements dangereux. Le premier bal au Canada eut lieu le 4 février 1667 ; et le Journal des jésuites qui rapporte ce fait, ajoute: '*Dieu veuille que cela ne tire point en <îonséquence ! "

A la campagne, il n'y avait encore qu'une poignée de <;olons, la vie était nécessairement plus monotone qu'en ville. Les habitations n'étaient pas groupées en hameaux comme en France; on s'était bâti un peu au hasard, <;hacun à sa commodité, près du fleuve, sur la terre con- cédée par le seigneur du lieu. Et puis, quelles habitations! les arbres de la forêt, que l'on avait abattus et réunis à faux frais dans leur forme grossière, de manière à se procurer un abri quelconque contre l'intempérie des saisons. Nulle part, de chemins, pour communiquer d'une habitation à l'autre: en été, on se servait du canot sur le fleuve; en hiver, on avait les sentiers que l'on se frayait soi-même en raquettes sur la neige.

Jamais cependant le colon canadien ne connut l'ennui ; il avait apporté avec lui la gaieté gauloise si proverbiale. La chasse, la pêche, les courses sur la neige le distrayaient, l'hiver, de ses travaux ; il lui fallait abattre les arbres de la forêt pour se faire une maison et se protéger contre le froid ; l'été, il avait à ensemencer et à cultiver son champ. Il se serait trouvé trop heureux, s'il n'avait pas eu à redou- ter sans cesse les incursions du farouche Iroquois.

VIE DE MGR DE LAVAL 243

De Québec à Tadoussac, on ne voyait encore à cette époque

que deux églises, une en pierre, bâtie sur le bord du fleuve,

au Château- Richer, et la petite église en bois que M. de

Queylus avait fait commencer à la Bonne Sainte- Anne. A

Tadoussac, il y avait une jolie petite église en pierre i, que

les jésuites avaient fait construire pour leurs néophytes

MontagnaiSj qui s'y rendaient en foule dans la belle saison,

au retour de leurs chasses, pour y recevoir les sacrements

et entendre la parole de Dieu. Aucune église sur Pîle

d'Oriéans, ni sur la côte sud. A Montréal, il n'y avait

encore que la pauvre église en bois attenante à l'Hôtel-

Dieu, qui ne trouvait à peu de distance du fleuve. Aux

Trois-Rivières, une église paroissiale, en bois, bâtie par les

jésuites, sous le vocable de l'Immaculée Conception.

Il fallait ensuite venir jusqu'à Sillery pour trouver une église, celle des pères jésuites, près de leur résidence Saint- Joseph : puis, il y avait, à l'endroit occupé aujour- d'hui par la paroisse Saint-Jean-Baptiste, sur le coteau Sainte-Geneviève, une petite chapelle en bois, que desservît longtemps M. de Saint-Sauveur.

Avec les quatre églises de Québec, en pierre, celles de la I>aroisse, des jésuites, des ursulines et de l'Hôtel-Dieu, il n'y avait donc encore à cette époque (1660) que onze églises dans toute la colonie française du Canada 2.

1 £lle avait remplacé la pauvre chapelle en écorce et en feuillage les pères récollcts Dolbeau, Huet et Le Caron avaient célébré la luesse, du temps de Champlain (1615-1622), et l'humble *' masure " les pères jésuites De Quen et Albanel desservirent si longtemps (1641-1660) les Montagnais do Tadoussac. (Rdationt des jésuites. )

2 Rdatio MissionU CamvhnslSf 1660.

244 VIE EE MGR DE LAVAL

Les missionnaires allaient aussi souvent que possible, avec leurs chapelles portatives, célébrer une ou deux messes le dimanche dans quelques-unes des habitations les plus convenables, et quelquefois à de grandes distances, pour procurer l'avantage des sacrements aux colons dispersés çà et sur les rives de notre grand fleuve.

Pour compléter cet aperçu du vicariat apostolique de Mgr de Laval, lors de son arrivée au Canada, on aimerait peut-être à savoir ce que pensait le prélat des Français de la colonie. Bien qu'il soit d'une grande réserve pour les personnes, tant dans ses lettres que dans ses rapports au souverain pontife, il laisse clairement entendre que le grand mal d'alors les choses sont-elles bien changées ? c'était que la plupart des colons recherchaient trop leurs intérêts temporels, et négligeaient le but principal que la colonie devait avoir dans les vues du roi, de la reine mère et de tant de saintes personnes qui s'intéressaient à l'avenir du Canada : le bien de la Religion et la propagation de la foi catholique. Nous verrons que c'est précisément cette recherche excessive des intérêts temporels, qui sera au fond de la grande question de l'eau-de-vie, laquelle causera tant de chagrins à Mgr de Laval.

^' Je ne vois ici personne, disait- il au souverain pontife, sur le zèle et l'autorité de qui on puisse compter pour l'affermissement de la Religion. La plupart n'ont pas le moindre souci de la propagation de la foi, et ne recher- chent que leurs intérêts propres i. "

Bdatio Missionis Canadensis, 1660.

VIE DE MGR DE LAVAL 245

Naturellement, ces hommes affamés de gains illicites n'aimaient guère les remontrances de l'évéque ou des jésuites : " Vous avez ici, écrivait-il au général de la Com- pagnie de Jésus, des envieux et des ennemis, qui s'indi- gnent contre vous et contre moi ; mais ce sont de mauvais juges, qui se réjouissent du mal et n'aîment pas le triomphe de la vérité K "

Il y avait aussi la race des médisants et des mauvaises langues, que l'on trouve infailliblement dans tous les petits villages, et qui faisait alors beaucoup de mal à Québec. Dans cette société encore en germe, on s'épiait les uns les autres, on interprétait en mal les actions du prochain, on critiquait tout ce que Ton voyait. Ce fléau de la médisance désolait le cœur du prélat : ** Il fallait un homme de cette force, dit Marie de Plncarnation, pour extirper la médi- sance, qui prenait un grand cours et jetait de profondes racines." Et elle ajoute plus loin: *' Pour le pays, en général, sa perte, à mon avis, ne viendra pas tant du côté des Iroquois, que du côté de certaines personnes qui, par envie ou autrement, écrivent quantité de choses fausses contre les plus saints et les plus vertueux, et qui déchirent par leurs calomnies ceux qui y maintiennent la justice et la font subsister par leur prudence 2."

Il fallait que le fléau fût bien grand, pour que la Mère de l'Incarnation, dont le jugement est toujours si sûr et si réfléchi, le trouvât même plus dommageable à la colonie

1 Lettre au P. Nickel, 1659.

2 Lettre historique 57e,

246 VIE DE MGB DE LAVAL

que les incursions des Iroquois. Et cependant l'on sait avec quelle fureur ces sauvages s'acharnaient à la ruine du Canada. Nous verrons, au cours d'un prochain chapitre, que, dans les premières années d'administration de Mgr de Laval, ils mirent plusieurs fois la colonie à deux doigts de sa perte.

D'un autre côté, il y avait à Québec plusieurs citoyens d'élite, qui furent toujours dévoués à la cause du bien. Parmi eux se distinguaient surtout MM. de Villeray, Bourdon, Juchereau de la Ferté, etc., hommes respectés dans la colonie, mais contre lesquels ne manquait pas de s'aiguiser la langue de la médisance dont nous venons de parler. Ils se montrèrent toujours les véritables amis de Tordre et de la religion. Nous verrons Mgr de Laval les soutenir énergiquement et leur rester fidèle dans la bonne comme dans la mauvaise fortune ; nous le verrons s'oppo- ser comme un mur d'airain aux injustes persécutions du gouvBrneur De Mésy contre ces bons citoyens.

CHAPITRE SEPTIEME

Mgr de Laval organise sut! vicarint apostolique. Les missions sau- vages confiées aux jésuites ; la colonie canadienne, aux prêtres séculiers. Création d'une ofiicialité. Touchants exemples de zèle, de bonté et de foi donnée pnr Mgr de Lavul. Divers tra- vaux administratifs. 1659-1632.

Pour l'aider dans Padministration de son immense vi^- riat apostolique, Pévcque de Pétrée n'avait à sa disposition que vingt-cinq ecclésiastiques, savoir, neuf prCtres sécu- liers ^, et seize pères de la Compagnie de Jésus. Quel petit nombre d'ouvriers pour une si vaste moisson I Le zèle devait suppléer à tout.

Depuis près de trente ans, les jésuites évangélisaient le& sauvages du Canada : *' eux seuls comprenaient la langue des indigènes ; eux seuls pouvaient la parler parfaite- ment." Il était naturel que Mgr de Laval leur laissât la

1 Voici les noms de ces prêtres, avec la date do leur arrivée au Canada : à Montréal, MM. Vignal (1648), Soûart et Galinier (1657) et Lemaître (1659) ; à Québec, MM. Losùeur de Saint-Sauveur (1634), LeBey (1666), Torcapel, Pèlerin et de Bernières (1669). 11 est pro- bable que M. D'AUet, venu on 1657 avec M. de Queylus, était aussi en Canada : il passa l'hiver de 1659 malade h. l'Hôtel-Dieu de Québec.

248 VIE DE HGB DE LAVAL

charge des missions, se réservant pour lui-même la direc- tion générale du vicariat apostolique, et pour ses prêtres séculiers la desserte de la colonie française.

Il y avait à Québec huit pères jésuites, dont quelques- uns étaient employés au collège, les autres, toujours prêts à partir, au moindre signe de leur supérieur, pour les missions les plus lointaines, ou à la disposition de l'évêque pour n'importe quelle fonction du saint ministère.

Deux autres pères jésuites desservaient les missions de l'Acadie ; un autre, celle de Sillery, près de Québec ; il y en avait deux à la résidence des Trois-Rivières. Le P. Chaumonot avait été envoyé à Montréal tant pour l'ins- truction et le 8oin des sauvages qui y accouraient de tous côtés, que pour la consolation de beaucoup de Français, qui l'avaient demandé instamment à Mgr de Laval. Il était, dans l'exercice du saint ministère, le collaborateur des vénérables sulpiciens, qui desservaient avec zèle cette ville naissante ; et il vécut toujours avec eux dans les ternies d'une douce fraternité.

Enfin, deux autres pères de la Compagnie de Jésus partirent, dans l'été de 1660, pour une mission éloignée de plus de quatre cents lieues de Québec, ** il y avait des nations innombrables qui n'avaient jamais entendu parler de religion, dit Mgr de Laval. L'un d'eux \ aban- donné de ses compagnons, et revenu à Québec, devait ee rendre à Tadoussac pour y instruire des néophytes sau-

1 Le P. Albanel.

VIE DE MGR DE LAVAL 249

Yages; de là, il se proposait de pénétrer jusqu'aux rivages de la baie d'Hudson pour y porter les lumières de la foi. L'autre ^ avait continué sa route du côté de l'Occident, vers cet océan pacifique que Ton ne connaissait encore qu'imparfaitement, et par l'on espérait pénétrer jusqu'en Chine V

Le zèle de tous ces ouvriers apostoliques remplissait de joie le cœur de Mgr de Laval : '* J'ai vu ici et admiré les travaux de vos Pères, écrivait-il au général delà Compagnie de Jésus. Ils ont réussi, non seulement auprès des néo- phytes, qu'ils ont tirés de la barbarie et amenés à la connaissance du seul vrai Dieu, mais encore auprès des Français, auxquels par leurs exemples et la sainteté de leur vie, ils ont inspiré de tels sentiments de piété, que je ne crains pas d'aflSrmer en toute vérité que vos Pères sont ici la bonne odeur de Jésus-Christ partout ils tra- vaillent 3.»

Ce qu'il dit des jésuites, dans son rapport au souverain pontife (1660), est un des plus beaux éloges qui soient jamais sortis do la bouche d'un évêque en faveur de ces religieux. P

'* Les pères de la Compagnie de Jésus me sont, dit-il, d'un grand secours, tant pour la desserte des Français que pour celle des sauvages. Toujours prêts à entendre les confessions et à annoncer la parole divine, ils enseignent le

1 Le P. Mënard.

2 Rdatio Miasionis Caimdensis, 1660.

3 Lettre au P. Nickel, 1669.

250 VIE DE MGR DE LAVAL

catéchisme aux enfants et aux ignorants, et forment tout le monde à la piété, en particulier comme en public. Ils visitent avec une égale attention les gens du peuple et ceux de la haute société, exercent les œuvres de miséricorde et répandent partout de nombreuses aumônes. ConnaîssaDt la langue et les mœurs des indigènes, ils les aiment en Jésus-Christ, et en sont tendrement aimés.

*' Leurs revenus ne suffiraient pas aux larges aumônes qu'ils répandent, s'ils n'avaient d'abondants secours de la France. Ils ne reçoivent rien pour l'administration dec sacrements.

'' Ils me sont très soumis et se montrent toujours pMs à exécuter mes ordres. Ce sont des hommes de paix et de bon exemple. Il y en a qui ne les aiment pas sufliaani- ment ; mais c'est par jalousie, ou parce que les Pères ne favorisent en aucune manière ceux qui ont trop d'attache aux biens temporels.

" Très versés dans la théologie et les belles-lettres, appelés pour la plupart à jouer un rôle remarquable e n France, s'ils y étaient restés, ils se dévouent tout entiers au salut des âmes. Il n'y a pas de nation si barbare ni si éloignée, ils ne brûlent de porter leur zèle et leur tra- vaux apostoliques. On en a vu périr de froid au milieu des neiges, à genoux, et les yeux levés vers le ciel ; ils étaient morts en priant, pendant qu'ils cherchaient à se frayer un chemin au milieu de ces neiges épaisses, pour aller porter aux âmes le secours de leur ministère.

VIE DE MGR DE LAVAL 251

*' D'autres ont été consumés à petit feu ; d'autres, percés de glaives.... Plus de dix ont été pris par les Iroquois infi- dèleSf massacrés, égorgés, soumis à toute espèce de tortures, qu'ils ont endurées avec une patience vraiment chrétienne et un zèle apostolique."

Les prêtres séculiers ne donnaient pas moins de consola- tion que les jésuites à l'évêque de Pétrée.

" Ceux que j'ai avec moi, dit-il, me remplissent de joie par leur piété et par la bonne odeur de leur vie. Ils annon- cent au peuple la parole de Dieu, entendent les confessions, et remplissent toutes les fonctions de leur ministère avec beaucoup de zèle et de ferveur. Ils ne se mêlent aucune- ment de politique, aiment la pauvreté, ne reçoivent rien pour l'administration des sacrements, en un mot, ne recher- chent aucunement leurs intérêts propres, mais uniquement ceux de Jésus-Christ. "

Il faut dire que ces prêtres avaient dans leur évoque un admirable modèle de dévouement, d'abnégation et de zèle.

'* Je me suis appliqué dans la mesure de mes faibles for- ces, écrit-il humblement au souverain pontife, avec tout le soin et la vigilance dont j'ai pu être capable, à toutes les fonctions sacrées, prêcher, entendre les confessions, admi- nistrer le sacrement de confirmation, visiter tous les fidèles confiés à mes soins, mais surtout ceux qui restent à la campagne, qui sont loin de Québec, et qui ont moins de

secours. "

262 VIE DE MGR DE LAVAL

Pais il fait entendre au saint- père ce cri d'apôtre : ** Fasse le ciel que je me fasse tout à tous, et que je parvienne à procurer des âmes à Jésus-Christ I "

Qui n'admirerait cet évêque de la primitive Eglise, tout dévoué au salut de son troupeau, se faisant, au besoin, simple missionnaire, et ne reculant devant aucune fatigue pour aller porter à chacun les secours de la religion? Certes les Canadiens devaient être fiers lorsqu'ils recevaient inopinément la visite d'un tel pasteur !

*' Comme les autres prêtres de la colonie, on l'a vu cent fois, dit M. de Latour, aller administrer les sacrements aux malades, à la ville et à la campagne, ramant dans un canot, en été, n^archant en hiver sur la neige, en raquettes; on l'a VU; portant sur son dos sa chapelle, aller à une et deux lieues dire la messe dans une cabane, donner le saint viatique et l'extrême onction, puis s'en revenir, après avoir mangé, en courant, un morceau de pain, et souvent tout à jeun 1. "

Il n'y avait encore, à l'arrivée de Mgr de Laval, que trois paroisses un peu organisées, celle de Québec, celle de Montréal, et celle de Château- Richer, ou '^ l'église de Beaupré, la seule église de campagne française qui fût encore formée, " dit M. de Latour.

Le prélat nomma M. Torcapel curé de Québec, et, à défaut de prêtres séculiers, lui donna le P. Lemercier pour vicaire. Mais, pour perpétuer la mémoire des services

1 Mémoires sur la vie de M. de Laval.

VIE DE MGB DE LAVAL 253

rendus à la paroisse de Québec par les jésuites, il établit, à partir du premier janvier 1660, une cérémonie qui, répé- tée à certaines dates axes, devait permettre aux citoyens de leur exprimer leur reconnaissance. M. Torcapel fut chargé d'annoncer en chaire ses intentions, le dimanche précédent.

S'était-il acquitté de cette tâche d'une manière un peu tiède? N'avait- il pas assez insisté sur la reconnaissance due aux pères jésuites? Quoi qu'il en soit, Mgr de Laval voulut monter en chaire lui-même le premier jour de l'an, et reprendre le prône de M. Torcapel i. Dans une allocu- tion pleine de chaleur, il rappela aux paroissiens de Québec ce qu'ils devaient aux révérends pères jésuites. Apostrophant saint Ignace, le fondateur de la Compagnie de Jésus, il le pria de veiller toujours du haut du ciel sur ses enfants bien-aimés, et de ne pas permettre que les enseignements qu'ils avaient répandus partout sur le sol de la Nouvelle- France, avec tant de zèle et souvent au prix de leur sang, fussent jamais oubliés.

Puis il régla que trois fois par année, savoir, le premier jour de l'an, le jour delà Saint-Ignace,lorsque cette fête tom* berait un dimanche, et le jour de la Saint-François- Xavier, on irait en procession, de la paroisse, chanter les vêpres à l'église des jésuites. On commença ce jour-là même; la procession fut magnifique, et le peuple s'y porta en foule.

Ce fut la première ordonnance de Mgr de Laval (25

1 Jounud des jeêuites^ janvier 1660.

254 VIE DE MGB DE LAVAL

janvier 1660); elle était un hommage d'affection et de piété filiale pour ses maîtres vénérés, les pères de la Com- pagnie de Jésus. Elle fut maintenue tout le temps de son épiscopat, et observée encore longtemps après.

Un des premiers actes d'administration de Mgr de Laval fut la création d'une officialité, ou d'un tribunal ecclésias- tique, chargé de juger toutes les affaires le clergé pouvait être concerné ; tant ce grand évêque avait à cœur de sauvegarder les immunités ecclésiastiques, de protéger ses prêtres contre l'ingérence indue des tribunaux civils, et de tout établir ici, dès le commencement, d'une manière conforme au droit canonique I

M. Torcapel fut nommé promoteur de l'officialité, et M. de Lauçon-Charny, juge ou officiai i. Celui-ci était en même temps le grand vicaire de l'évêque ^. Mgr de Laval lui rend un beau témoignage : " C'est un homme, dit-il, d'une haute naissance, mais plus remarquable encore par sa piété, sa prudence et son expérience, qui est bien au- dessus de son âge, car il a à peine trente ans. Avant d'être prêtre, il a remplacé son père comme gouverneur du Canada, lorsque celui-ci est repassé en France il y a quatre ans. Son père est conseiller du roi 3."

Il y a peu de détails sur les travaux de cette première officialité. Nous savons seulement que, dès le début, il y

1 Latour, p. 23.

2 D'après le Journal desjùiiUes, il était déjà grand vicaire lo 21 octobre 1660. Ses lettres, inscrites dans les registres de rarchevêché de Québec, sont datées du 9 août 1662.

3 lieîatio Mmionis Canaden^ia, 1660.

VIE DE MGR DE LAVAL 255

eut quelquefois conflit de juridiction entre le tribunal civil et le tribunal ecclésiastique, ou contestation sur les ma- tières qui devaient être du ressort de l'un ou de l'autre. C'est ainsi que, vers la fin de février 1661, il y eut, dit le Journal des jésuites, " grande brouillerie entre les puis- sances; on en pensa venir aux extrémités au sujet d'une sentence portée par Mgr l'évêque contre Daniel Uvil, pri- sonnier hérétique relaps, blasphémateur et profanateur des sacrements : cvjus crimina utncmque forum sibi vindicabat,^^ coupable fut enfin condamné par le tribunal civil " à être pendu, ou plutôt arquebuse," le 9 octobre de la même année i.

Plus tard, après la création du conseil souverain, de nombreux conflits éclatèrent aussi entre ce haut tribunal et l'officialité. On voulut même, en certaines circonstances, contester les droits et l'autorité du tribunal ecclésiastique, sous prétexte que celui qui l'avait établi n'était pas évêque de Québec 2. Mais l'officialité créée par le vicaire aposto- lique n'en continua pas moins utilement son œuvre, et rendit les plus précieux services à l'Eglise du Canada.

L'évoque de Pétrée avait donc réussi à donner à son vicariat apostolique une première organisation. Aux j ésuites était dévolue la charge d'évangéliser les sauvages, jusqu'aux endroits les plus reculés ; la colonie de Montréal était desservie par les messieurs de Saint-Sulpice ; celle de

1 Journal den jéaniteH.

2 —Ju(/ements et DélihératioH'i du Coiiseil Souverain de la Nonvelle- fr^ince, passim.

256 VIE DE MGR DE LAVAL

Québec, par d'autres prêtres séculiers. C'est dans cette dernière ville qu'il faisait lui-même sa résidence; et, bien qu'il y eût un curé et un vicaire, il était toujours, comme nous l'avons vu, le premier à l'œuvre, courant aux malades, administrant les sacrements, se dévouant à l'hôpital au service des pauvres, encourageant par ses visites les élèves des jésuites et des ursulines, se faisant tout à tous pour la gloire de Dieu.

Le dimanche, il assistait régulièrement aux offices de la paroisse, et fut fidèle à cette pratique jusqu'à sa mort. Il prêchait à son tour, et officiait à toutes les grandes fêtes, soit à l'église paroissiale, soit dans quelqu'une des com- munautés religieuses. Plein d'attention pour les cérémo- nies de l'Eglise, ce prélat, d'ailleurs si humble et si modeste, tenait à ce que l'on exerçât toutes les fonctions du culte divin avec splendeur et magnificence.

Tout ce qui pouvait intéresser la piété des fidèles lui était à cœur. Il avait obtenu du souverain pontife la faveur d'accorder à son peuple trois indulgences plénières. Il en donna une chez les jésuites le 19 mars 1660 ^ . M. de Bernières, ordonné la veille, avait dit le matin sa première messe chez les révérends pères. Dans l'après-midi il y eut sermon à la paroisse, et M. de Bernières y donna la bénédiction du saint sacrement.

Quelques jours plus tard, le lundi de Pâques, eut lieu chez les jésuites une autre cérémonie bien touchante, celle

1 C'était un vendredi la Saint-Joseph était alors, au Canada, f êto d'obligation.

VIE DE MGR DE LAVAL 25'

de la première communion. C'était la première cérémonie de ce genre depuis l'arrivée de Mgr de Laval à Québec. Il voulut y présider lui-même, bénit avec affection les quarante jeunes gens qui avaient communié, puis, après la messe, les convia tous à sa modeste demeure, invitant en même temps ceux qui avaient fait leur première commu- nion l'année précédente ^ .

Ce bon père avait fait préparer à ses enfants un magni- fique déjeûner. Il était lui-même, avec quelques-uns de ses prêtres, comme autrefois Notre-Seigneur et les apôtres au milieu des enfants, les servant à table, veillant à tous leurs besoins, se faisant donner le nom de leurs familles, et leur adressant de bonnes paroles : spectacle ravissant, digne de l'admiration des anges et des hommes ! Faut -il s'étonner de ce que dit quelque part le P. Lalemant, que le prélat, par sa grande bonté, avait gagné le cœur de tous les Français et sauvages de la colonie, et que l'on avait pour lui la plus grande vénération ?

Arrivait-il quelque malheur, il était le premier à cher- cher le moyen d'y remédier. Un jour, c'était le dimanche de la Septuagésime pendant qu'il assistait chez les jésuites au catéchisme solennel, qui se faisait sous forme de dialogue et attirait toujours beaucoup de monde, il apprend que le feu vient d'éclater à la basse ville, qu'une maison est déjà devenue la proie des flammes, et que l'in- cendie menace de s'étendre et de gagner toute cette partie

1 Journal des jémUies^ 29 mars 1660.

17

258 VIE DE MGR DE LAVAL

•de Québec. Le serviteur de Dieu, poussé sans doute par une inspiration d'en haut, court vite à l'église paroissiale, organise à la hâte une procession, et se dirige vers le théâtre de Tincendie, portant le saint sacrement avec une foi et une piété angéliques, qui ravissent tous ceux qui accourent sur son passage.

Le Journal des jésuites affirme qu'aussitôt après l'arrivée •du prélat, l'incendie diminua peu à peu, puis cessa tout à fait. Et notre pieux évêque, invitant tout le monde à le suivre, remonta en procession à la haute ville, et rentra à l'église, remerciant Dieu, comme autrefois saint Charles Borromée, d'avoir délivré son peuple d'une grande cala- mité ^

C'est à peu près vers le même temps que surgirent entre Mgr de Laval et M. D'Argenson les difficultés au sujet du rang que devaient occuper les marguilliers dans les praces- eions. Ceux-ci avaient toujours marché immédiatement après le gouverneur. Quelques personnages voularent leur disputer la préséance, et menacèrent même, pour arriver à leur but, d'employer Ja violence et la force. Nous avons vu que l'évêque, pour le bien de la paix, ordonna <iu'à l'avenir il n'y aurait plus de procession, jusqu'à ce <iue l'on se fût entendu sur le droit d'un chacun.

** Dans le désir que nous avons, dit-il, selon le devoir de notre charge, de procurer la paix et l'édification de notre Eglise, et d'ôter toutes les occasions de troubles, nous

1 Jounud f/f.s jd'tjn'frs, 13 février 1661.

VIE DE MGR DE LAVAL 259

avons jugé qull serait plus expédient de ne faire aucune procession, jusqu'à ce que l'on se soit accordé en cette affaire ^ "

L'année précédente, il avait réglé la question de pré- séance des marguilliers les uns vis-à-vis des autres, ordonnant que Ton suivrait tout simplement, pour cette préséance, l'ordre d'ancienneté des marguilliers : " Tous successivement, dit-il, les uns après les autres, selon l'ordre de leur antiquité, monteront d'année en année, pour être et second et premier marguillier. " Et il en donne la raison: ^* C'est pour conserver, dit-il, la paix et l'union dans notre Eglise, et pour ôter tous les désordres que nous voyons présentement inévitables dans l'élection des mar- guilliers..., et aussi pour conserver l'humilité chrétienne, ne donnant pas de prise à l'ambition 2."

La paix, l'humilité, l'union, voilà ce que n'a cessé de prêcher toute sa vie Mgr de Laval : union des prêtres entre eux, union des citoyens, union du clergé et des fidèles ; voilà quel a été l'objet de tous ses vœux et de tous ses travaux.

C'est encore pour le bien de la paix qu'il régla que rélection des marguilliers, dans la paroisse de Québec, ne €e ferait pas par tous les citoyens, mais seulement par les anciens marguilliers ^ Cette ordonnance est encore en vigueur.

1 Acte du 5 mars 1661.

2 Ordonnance du 29 novembre 1660.

3 Ordonnance du 5 décembre 1660.

260 VIE DE MGR DE LAVAL

Le 10 juillet 1661, il fit pour la même paroisse un autre règlement très sage, qui dénote Tesprit pratique dont il était doué. Le prix des enterrements dans l'église étant minime, c'était à qui s'y ferait inhumer. L'église parois- siale allait bientôt être remplie de cadavres. On ordonnait de magnifiques funérailles, avec quantité de cierges et grand déploiement de tentures noires ; mais on se mettait peu en peine de payer la fabrique.

Mgr de Laval régla qu'à l'avenir le prix des fosses dans l'église serait augmenté ; et. de plus, que la fabrique n'avan- cerait plus de luminaire pour les services, excepté pour les pauvres, auxquels on accordait la sépulture gratis: règlements pleins de justice, dont tout le monde bénéficia dans la suite ^

Tels furent les principaux actes administratifs de l'évê- que de Pétrée pendant les trois premières années de son épiscopat. Nous l'avons vu à l'œuvre dans le saint minis- tère à Québec ; montrons-le maintenant dans ses visites pastorales.

1 Règlements du 10 juillet 1661.

CHAPITRE HUITIÈME

Première visite pastorale de Mgr do Laval. La côte Beaupré. Les communautés de Québec. Montréal. Rencontre du P. Ménard. lies Trois-Riviëros. 1660.

Les courses apostoliques de Mgr de Laval n'ont pas été au delà de la colonie française et des missions sauvages qu'elle renfermait. C'est un espace de plus de cent lieues, depuis la rivière Saguenay, au-dessous de Québec, jusqu'au lac des Deux-Montagnes au-dessus de MontréaL *' Ce serait en Europe un grand diocèse, dit M. de Latour ; mais il s'en faut de beaucoup qu'il y en ait aucun si difficile à visiter."

En effet, pour se rendre d'un endroit & un autre, il n'y avait guère d'autres ressources, en été, que le canot sur le fleuve ; en hiver, les sentiers que l'on se fraj^ait péniblement en raquettes sur la neige à travers les bois. Aucune route publique, aucun pont sur les rivières; des ravins, des pré- cipices, des obstacles et des dangers partout; les habita- tions extrêmement clairsemées : il fallait quelquefois

262 .VIE DE MGR DE LAVAL

marcher des journées entières, avant d'arriver à une pauvre cabane pour y passer la nuit.

Ajoutons à cela le triste état se trouvait la colonie, par suite des invasions des Iroquois. Ces sauvages nous faisaient depuis dix ans la guerre la plus féroce ; ils cou- raient les forêts et les campagnes, dressant partout des embuscades, tâchant de surprendre les habitants isolés, et exerçant les cruautés les plus horribles sur les malheureux qui tombaient entre leurs mains. Au printemps de 1660, moins d'un an après l'arrivée de Mgr de Laval, ils avaient tramé la destruction complète de la colonie; elle ne fut sauvée que par l'héroïsme de DoUard et de ses compagnons, au saut Saint- Louis. Les trois premières années d'admi- nistration du vicaire apostolique se passèrent ainsi dans des alarmes continuelles et un danger constant de perdre la vie au milieu des supplices ^

Ce fut dans ces conditions que, mettant toute sa confiance en Dieu, et ne trouvant dans les maux de son Eglise qu'un nouvel aliment à son zèle, il fit, dans le cours de l'année 1660, sa première visite pastorale.

Il commença par la côte de Beaupré, et partit de Québec le 23 janvier, emmenant avec lui M.Henri de Bernières. qui n'était encore que diacre, son valet Durand, et le "bon Boquet ", que les chroniques du temps nous représentent comme l'homme de confiance des révérends pères jésuites -^

1 Infoiinatio de statu Ecdesiœ, 21 octobre 1604.

2 On l'appelait généralement le Ocnorier apostoUqive ; et Marie de rincamation dit quelque part : ^* Je le nommerais volontierB le visiteur évangélique, car il va de mission en mission visiter les ouvriers

de l'Evangile. "

VIE DE MGR DE LAVAL 263

Le P. Lemercier était parti la veille, pour préparer sans- cloute les voies à Pévêoue i.

On dut souffrir beaucoup du froid, de la neige, de la poudrerie, et surtout de Pinexpérience l'on était de nos hivers canadiens, qui ont bien leur charme, pourtant, maintenant que l'on sait se prémunir contre leurs rigueurs. Celui de IBGO fut exceptionnellement rude; le pont de glace devant Québec se forma le 20 janvier -,

Le ^fi, on était encore à Beauport, et Ton dîna chez M. Giffard, seigneur de l'endroit. Mgr de Laval avait s'arrêter plusieurs fois, sans doute.'pour visiter les familles établies de Québec à Beau port, et leur porter les secoure de son saint ministère.

Le 2 février, il donna solennellement la confirmation dans réglise de Chateau-Richer à près de cent soixante- dix personnes, dont plusieurs étaient d'un âge avancé. Dans la liste des confirmés se trouve le nom d'un jeune homme qui devait devenir célèbre, ct^lui cîe Louis Jolliet, le découvreur du Mississipi '^

Cette première visite de Mgr de Laval sur la côte de

Beaupré remplit son cœur de joie et de consolation. Il

avait commencé à réaliser son vœu le plus ardent : '' Fasse le Ciel que je me fasse tout i\ tous, et que je gagne des

âmes à Jésus-Christ ! "

1 S. Eni. le curd. Taschercau, suivant l'exemple du pieux prélat, se fait également devancer, dans ses visites, par deux prêtres qui préparent les enfants à recevoir la contirmation.

2 Journal des jemites.

3 Archives de rarchevêché de Québec, Rvjistre des Coufirmat'nms.

264 VIE DE MQR DE LAVAL

Revenu à Québec, il y donna, vers la fin de février, la confirmation à plus de soixante personnes ; puis, au lien de se reposer de ses fatigues, il entreprit de faire la visite de ses communautés. Il commença par PHôtel-Dieu.

Ce monastère, fondé à Québec par la munificence du cardinal de Richelieu et de sa nièce la duchesse d'Aiguillon, comptait alors quinze religieuses, dont il ne put s'empêcher d'admirer les vertus, le dévouement pour les malade?, le renoncement à toutes les choses terrestres. Il se crut même obligé d'adoucir un peu l'austérité de leurs règles, et de retrancher certains jeûnes qu'il pensait incompatibles avec leurs travaux. Il renvoya aussi les pensionnaires qu'elles' avaient gardées jusque-là, afin qu'elles pussent se livrer exclusivement à l'œuvre de leur institut.

L'esprit de sacrifice qui régnait à l'Hôtel-Dieu était com- municatif ; il avait pénétré dans nos meilleures familles, qui donnèrent plusieurs de leurs enfants à ce monastère. C'est ainsi que le 14 février 1662 Mgr de Laval bénit Mlle Juchereau de la Ferté, qui fit son entrée à l'Hôtel-Dien, et écrivit plus tard l'histoire de cette maison ^. Mlle Bourdon y était aussi religieuse depuis quelques années. Elle tomba malade en novembre 1660 et mourut le 29 du même mois, pendant que son père et sa mère étaient en route pour la France. L'évêque de Pétrée fit preuve, en cette occa- sion, de sa grande bonté, et de l'estime singulière qu'il avait pour cette famille, en assistant lui-même cette reli-

1 Elle est souvent citëe dans cet oiivnxge.

VIE DE MGR DE LAVAL 265

giease pendant sa maladie, et passant mêqfie auprès d'elle, avec M. de Lauson-Charny, la nuit qui précéda sa mort * .

La direction forte et pieuse que Mgr de Laval et les jtsnites imprimèrent, dès le commencement, à THôtel-Dieu de Québec subsiste encore ; et Poïi peut y admirer les mêmes vertus qu'autrefois. Dans cette maison se conserve surtout d'une manière étonnante la vertu chrétienne de la reconnaissance : aujourd'hui, au bout de deux siècles et demi, les dames de l'Hôtel-Dieu prient encore pour leurs bienfaiteur?, le cardinal de Richelieu et la duchesse D'Ai- guillon, avec la même ferveur que par le passé.

Dans le mois d'avril, l'évéque de Pétrée visita le monas- tère des ursulines, que dirigeait la vénérable Marie de l'Incarnation. Il y trouva la môme ferveur qu'à l'Hôtel- Dieu, un dévouement sans bornes pour l'éducation des jeunes filles, et surtout des jeunes filles sauvages. La vue de ces pauvres enfants des bois, que les religieuses essayaient de former à la piété, à la vertu, à l'amour du travail, enflamma son cœur d'un saint zèle ; et c'est alors qu'il fit entrer vingt pensonnaires i\ ses frais chez les ur- sulines. C'est un mystère, que ce saint évoque, avec si peu de ressources à sa disposition, ait pu suffire à tant de bonnes œuvres.

Quelques religieuses lui demandèrent, pendant sa visite, l'insu" des supérieure?^ de leur donner *' un abrégé de leurs constitutions -." Ces règles avaient été préparées en 1646

1 Sœur Jucherenu, Uistoire (h VHôtel-Divn, (h Québec.

2 ]Maric de rincarnation, Lettre du 13 septembre 16G1.

266 VIE DE MGR DE LAVAL

par le. P. Jérôme Lalemant, en conformité des exigences, des besoins et de la situation du pays. Les anciennes reli- gieuses, Marie de Tlncarnation en particulier, y tenaient d'autant plus, qu'elles avaient été faites '' d'après leuis expériences, avec une entière charité et beaucoup de défé- rence à leurs sentiments ^." Mais elles avaient, au moin.? dans plusieurs parties, un caractère tout provisoire. Or/ les laissa de côté, en 1682, pour prendre simplement les constitutions de Paris.

L'évêque de Pétrée acquiesça à la priera des jeunes reli- gieuses, et fit préparer un abrégé des constitutions du P. Lalemant. Il en profita pour y introduire quelque*^ réformes qu'il jugeait utiles, mais qui soulevèrent dans la communauté certaines récriminations. Entr'autres chan- gements proposés, ** il voulait que la maîtresse des novices le fût aussi des jeunes professes, et que cette charge fût sujette à Pélection." Il aurait voulu aussi que Ton fît une réforme dans la manière de chanter les oflices,et que, pour leur donner une teinte plus religieuse et plus simple, o:i adoptât le chant à voix droite, tel qu'il se pratique à la Vi- sitation et au Carmel 2.

La vénérable Marie de l'Incarnation elle-même ne put échapper à ce premier sentiment d'impatience dont ne se défendent pas toujours les âmes les plus saintes, lorsqu'on les contrarie vivement dans leurs habitudes. Après avoir avoué que le prélat leur avait " donné huit mois ou un an

1 -- Les Ursidutes de Québec, t.. I, p. 293.

2 Marie de l'Incarnat ion, LHtre du 13 octobre 1660.

VIE DE MGR DE LAVAL 261

pour y penser " : ** UafiTaire est déjà toute pensée, dit-elle, et la résolution toute prise : nous ne Taccepterons pas, si ce n'est à l'extrémité de l'obéissance." Puis elle ajoute: ''Nous avons affaire à un prélat qui, étant d'une très haute piété, s'il est une fois persuadé qu'il y va de la gloire de Dieu, il n'en reviendra jamais, et il nous en faudra passer parla, ce qui causerait un grand préjudice à nos obser- vances ^. "

Nous ne connaissons pas les raisons qui pouvaient en- gager Mgr de Laval à proposer ces réformes. Peut-être avait-il principalement en vue d'éprouver la vertu des bonnes religieuses. Le prélat, quoi qu'en dise Marie de rincarnation, était le moins entôté des hommes. Elle avoue elle-même que, sur leurs remontrances, il n'ordonna le changement, concernant Télection de la maîtresse des novices, que pour trois ans, et à titre d'essai *^; et quant au nouvel abrégé de leurs constitutions, il leur donna toute une année pour y réfléchir. Au bout de ce temps, voyant qu'elles persistaient dans '* leurs sentiments," il laissa de côté le sien. ^^ Le digne prélat, dit l'annaliste des ursulines, qui avait donné une année à la communauté pour la discussion de cette affaire, changea lui-même d'opinion, et confirma les constitutions primitives, qui furent observées jusqu'à l'adoption des constitutions do Paris, en 1682 3."

1 Lettre du 13 septembre 1661.

2 Lettre du 13 septembre 1660.

3 Les Ursidines 4e Québec^ t. I, p. 2ÎU.

268 VIE DE MGR DE LAVAL

Ce fut peu de temps après sa visite aux ursulinea qne les Iroquois firent irruption sur Québec et les environs. Aussitôt que le danger le plus prochain fut passé, le prélat se disposa à aller faire sa première visite pastorale à Montréal. Il avait d'autant plus hâto de remplir ce devoir, que les sulpiciens venaient de lui causer un sensi- ble plaisir en signant l'ordonnance qu'il avait publiée pour faire reconnaître sa juridiction i.

Il partit de Québec le mardi 17 août, avec M. de Lauson- Charny et une couple de domestiques -. Son bagage était tout ce qu'il y avait de plus simple. Une crosse en bois, une mitre aussi unie que possible, voilà, disent les Rda- tlons, quels étaient les insignes de cet évêque dW^ comme on appelait les évêques d'autrefois 3. Il se croyait obligé, dans ses visites pastorales, d'observer un certain cérémonial, à cause de la dignité de sa charge; mais du reste la plus admirable simplicité régnait dans tout l'extérieur de cet homme vraiment apostolique.

On mit près de cinq jours à remonter le fleuve, et l'on n'arriva à Montréal que le samedi 21 août, sur les cinq heures du soir ^. Le soleil lançait obliquement ses rayons de feu sur l'épaisse forêt de pins et de chênes qui recouvrait

1 —'Ordonnance du 3 aofit 1660.

2 Il paraît qu'il y avait déjà, à cette époque, un Bervice plus ou moins régulier entre Québec et Montréal; car nous voyons par le Jouimal (les jésuites que le bac était arrivé k Québec depuis deux joursi, et qu'il y avait amené Mme d'Ailleboût, ainsi que quatre sauvages qui étaient venus apporter des coUiera au P. Ménard, leur ancien pasteur.

3 Belatioiis biédiies de lu Nouvelle- Fraiice, t. II, p. 57.

4 Journal des jésuite a.

VIE DE MGR DE LAVAT. 269

alors le mont Eoyal, et tout la plaine environnante; c'est le moment le plus favorable pour bien saisir le ton des objets, leur forme et leur couleur.

Le Fort de la Pointe-à-Callière, avec ses quatre bastions et son enceinte de longs pieux, et le monastère de l'Hôtel-Dieu, qui était alors près du rivage, se détachaient nettement sur le fond vert de la forêt, comme le spectre de la guerre et l'ange de la paix, en présence l'un de l'autre, et prêts à se livrer un combat décisif pour l'avenir de ces contrées. En arrière, cette immense nappe de verdure, qui paraissait onduler comme les vagues de la mer, à cause des accidents de terrains. On venait de passer les rapides d'Hochelaga; et l'île Sainte-Hélène émergeait comme une corbeille de verdure, au milieu de la plaine liquide toute miroitante de lumière, comme on la voit souvent dans les douces journées du mois d'août. Le spectacle était impo- sant et magnifique ; il dut impressionner vivement Mgr de Laval.

Cette grande cité, qui s'étend aujourd'hui à perte de vue jusque sur les flancs du mont Royal, était alors peu de chose. Le P. Vimont, célébrant, le 17 mai 1642, sur la Pointe-à-Callière, la première messe qui ait été dite à Montréal, en présence de la petite colonie française qui y lirrivait avec M. de Maisonneuve et Mlle Mance, s'écria, dit-on, dans un saint transport : '* Ce que vous voyez ici, Messieurs, n'est qu'un grain de sénevé ; mais il est jeté par des mains si pieuses et si animées de foi et de religion, ^u'il faut sans doute que le Ciel ait de grands desseins, puisqu'il se sert de tels instruments pour son œuvre. Oui^

270 VIE DE MGR DE LAVAL

je ne doute nullement que ce petit grain ne produise un grand arbre, qu'il ne fasse un jour des progrès merveilleux, ne se multiplie et ne s'étende do toutes parts ^"

Ces paroles, qu'on dirait prophétiques, étaient pronon- ctes à l'endroit même où, trente ans auparavant, Cham- plain, le fondateur de Québec, avait pour ainsi dire marqué la place de Montréal, y faisant le premier défrichement et la première culture '^. Elles étaient prononcées non loin de ce lieu fameux, où, un siècle auparavant, Jacques Cartier avait admiré la cité des Algonquins, la célèbre Hochelaga ', avec ses " belles grandes campagnes pleines de blé, " laquelle avait disparu comme par enchantement sous le souffle dévastateur des Iroquois. DeMaisonneuvearrive à. son tour ; il reprend l'œuvre de Champlain, et avec l'aide de Dieu fonde cette cité de Montréal dont nous voyons aujourd'hui les prodigieux développements.

A l'époque Mgr de Laval y arriva pour la première fois, ]\Iontréal ne comprenait encore qu'une trentaine de maisons, bâties principalement des deux côtés de la rue i>aint-Paul, depuis la rue Saint-Joseph jusqu'au delà de la

1 lielat Ions (les jesi fîtes, 164:2. M. Dollier de Casaon, Htstoin (ht Montréal,

2 ** Champlain est venu plusieurs fois à Montréal, et a même dressé une carte du lieu (1611), il indique, à ne s'y pouvoir troaiper, la Pointe-à'CaUière comme point de son premier débarquement et de son premier séjour. 11 bâtit quelques cabanes pour la traite, y aema des graines de jardin, et y éleva une petite muraille en briquea. H appelle Flcœe Roijale le coin de terre qu'il défricha et habita. " {Jaeq^ies VUjer.)

'6 '^ Hochelaga était vraisemblablement sur le coteau qui s'étend au pied de la montagne, du côté de la ville de Montréal. " {FeHand^ i. I,p. 29) ; peut-être à l'endroit est aujourd'hui le couvent de Villa* Maria.

VIE DE MGR DE LAVAL 271

rue Saint-Françoîs-Xavier. Le premier séminaire s'élevait en face du fleuve, un peu en arrière de l'emplacement actuel de la Douane *. La sœur Bourgeois venait de jeter les fondations de l'église de Bonsecours. L'Hôtel-Dieu était situé au coin des rues Saint- Paul et Saint- Joseph ; la cha- pelle en bois, qui y était attenante, servait encore d'église paroissiale, et elle était de construction récente. Les offices publics s'étaient célébrés longtemps à Tintérieur du Fort, dans une simple chapelle d'écorce qui existait encore 2.

La population de Montréal pouvait être d'environ deux cents âmes. " Ce petit peuple, dit la sœur Morin, vivait en saints, tous unanimement, et dans une piété et une reli- gion telles que sont maintenant de bons religieux. Celui d'entre eux qui n'avait pas entendu la sainte messe un jour de travail, passait parmi les autres quasi pour excom- munié, à moins qu'il n'eût des raisons et empêchements aussi forts qu'on en demande aujourd'hui pour s'exempter du péché mortel aux jours de fêtes et dimanches. On voyait tous les hommes de travail à la première messe qui se disait avant le jour, pendant l'hivei', et dans l'été à quatre heures du matin, aussi modestes et recueillis que le pourraient être les plus dévots religieux ; et toutes les femmes à une autre qui se disait à huit heures. Elle ne cédaient en rien à leurs maris en dévotion et en vertu.

" Rien ne fermait à clef, dans ce temps, ni maisons, ni coffres ; tout était ouvert, sans jamais rien perdre.

1 31. Tabbé Verreau, Jonnud de V Iiistrnctlati pidduiue^ 1864.

2 Paillon, Vie de Mlle Mancc, Rdatiom des jésuitea^ 1642.

272 VIE DE MGR DE LA7AL

'' Celui qui avait des commodités à suffisance en aidait celui qui en avait moins, sans attendre qu'on le lui demandât ; se faisant au contraire un grand plaisir de le prévenir, et de lui donner cette marque d'estime et d'amour. Quand l'impatience avait fait parler durement à son voisin ou autre, on ne se couchait point sans lui faire excuse îl genoux.

" Enfin, c^était une image de la primitive Eglise que ce cher Montréal dans son commencement et progrès ; c'est-à- dire pendant trente-deux ans environ ï. "

Nous savons peu de chose de Ixi visite de Mgr de Laval à Montréal en 1660 ; M. Faillon ne la mentionne même pas. Le lendemain de son arrivée, il voulut faire ce qu'il avait fait à Québec l'année précédente ; et, pour inspirer aux sauvages une grande idée des sacrements de l'Eglise, il baptisa lui-même solennellement un de ces pauvres enfants des bois, qui avait embrassé la foi chrétienne. M. Lam- bert Closse servit de parrain ; la marraine fut Mlle Mance ^.

Deux jours après, le mardi 24 août, il donna la confir- mation dans l'église paroissiale à cent sept personnes. Parmi ces confirmés se trouvait M. de Maisonneuve, qui, sans respect humain, avait voulu donner ce bel exemple de religion à la petite colonie dont il était le gouverneur. On remarquait aussi parmi eux Jacques Le Ber, père de la célèbre Mlle Le Ber, et le brave Lambert- Raphaël Closse,

1 Annales de VHôtd-Dieu de Montréal.

2 Archives de M. l'abbé Verreau.

VIE DE MGR DE LAVAL 273

qui deux ans plus tard devait périr glorieusement dans une rencontre avec les Iroquois.

Pendait qu'il accompagnait son évêque à Montréal, M. de Lauson-Charny, officiai, instruisit un procès canonique, et déclara un mariage nul. Il fit enregistrer sa déclaration au greffe de cette ville.

L'évêque de Pétrée ne manqua pas, sans doute, de visiter les deux communautés naissantes des sœurs de la Congré- gation et des hospitalières de Saint- Joseph. Ces dernières avaient voulu repasser en France l'année précédente. ^^ Mais, dit Marie de l'Incarnation, notre prélat les a retenues, sur la requête qhi lui a été présentée par les habi- tants de Montréal; car ce sont des filles d'une grande vertu et édification ^" Il fit plus : il leur accorda, d'abord, une lettre d'obédience, puis, quelques années plus tard, comme nous le verrons, une lettre pastorale établissant définitivement leur communauté.

Quant à la sœur Bourgeois, il la trouva installée avec ses compagnes dans un pauvre hangar que lui avait cédé M. de Maisonneuve ; c'est que depuis deux ans elle faisait la classe aux jeunes filles de ffontréal; Le prélat bénit et encouragea ses travaux. " Mgr de Laval a toujours été pour notre vénérable mère un père et un protecteur, a dit une religieuse de cette communauté. C'est ainsi que le représentent nos plus vieilles traditions." Et elle ajoutait: *' J'ai toujours entendu dire qu'il avait été un véritable

1 Lettre spiritueUe 90e.

18

274 VIE DE MÛR DE LAVAL

père pour toutes les communautés de son diocèse. La nôtre, en particulier, l'a toujours regardé et le regarde encore comme tel. Chaque fois qu'il daignait l'honorer de sa visite, il était reçu avec un grand bonheur i."

En revenant à Québec, vers la fin d'août, l'évoque de Pétrée rencontra non loin de Montréal une flottille de soixante canots outaouais, qui remontaient le fleuve, après avoir laissé aux Trois-Rivières leur cargaison de pelleteries. Les sauvages étaient au nombre de trois cents. A peine eurent-ils reconnu de loin leur évêque, qu'ils le saluèrent î\ leur manière, en poussant des cris de joie, dont l'écho retentit longtemps sur le fleuve et-dans les forêts du rivage. L'évùque les bénit, leur rendit leurs civilités, et aperçut tout à coup au milieu d'eux le P. Ménard, le missionnaire héroïque qui s'en allait dans leur pays, sur les bords du lac Supérieur, se dévouer à leur salut.

Ce fut pour le pieux prélat un moment de bonheur inexprimable ; il avait devant lui l'idéal du dévouement surnaturel qu'il avait toujours rêvé. Il aurait voulu par- tager les travaux apostoliques du P. Ménard.

*^ Sitôt que Mgr de Pétrée eut appris le dessein que nous avions de commencer cette miséion, dit le P. Lalemant, on. ne peut croire combien il y fut affectionné. Son zèle, qui embrasse tout, lui faisait souhaiter d'aller chercher daas le plus profond des forêts la brebis égarée, pour laquelle il avait traversé les mers.... Du moins, soq cœur y a volé.

1 Procès préliminairo do béatification do Mgr do Laval, Temoi-

guntje th la .siv^w Suiid-Lujori.

VIE DE MQR DE LAVAL 275

pendant qu'il s'arrête ici comme au centre de toutes les missions, pour pouvoir donner ses soins et partager son zèl# à^tous également i. "

Le P. Ménard, déjà courbé sous le poids des ans et brisé par la fatigue, paraissait triste, absorbé dans ses pensées, et presque indécis ; on eût dit qu'il pressentait le triste sort qui l'attendait chez ces sauvages. "Que dois-je faire, Monseigneur, demanda-t-il avec un pieux abandon ? Est-ce que je dois continuer mon voyage ? Mon Père, lui répon- dit l'éveque, toute raison semble vous retenir ici; mais Dieu, plus fort que tout, vous veut en ces quartiers-là ! " Oh ! que j'ai béni Dieu, depuis cette entrevue, s'écria ensuite le P. Ménard ; et que ces paroles, sorties de la bouche d'un si saint prélat, me sont doucement venues dans l'esprit, au plus fort de nos peines, de nos misères et de notre abandon I Dieu 1119 veut en ces quartiers-là ! Que j'ai souvent repassé ces paroles dans mon esprit, au milieu du bruit de nos torrents, et dans la solitude de nos grandes forêts 2 ! "

On connaît la fin héroïque de ce bon missionnaire. Arrivé, après mille dangers, dans le pays de ces sauvages ingrats, à quelques centaines de lieues de Québecj il fut abandonné complètement à lui-même, et ne rencontra qu'opposition et rebuts de toutes sortes. Voyant qu'il ne pouvait rien gagner de ces peuples plongés dans le vice, il résolut d'aller plus loin, à une bourgade huronne, pour

1 Rdatlo'iis des jeaniteK, 1660.

2 -IbuL, 1664.

276 VIE DE MOB DE LAVAL

gagner quelques âmes à Jésus-Christ ; mais il se perdit en chemin. Exténué de fatigues, manquant de nourriture, il expira quelque part dans la forêt, sans avoir même l'assis- tance de son fidèle compagnon, Jean Guérin, qui l'avait perdu de vue et s'était égaré lui-même à sa recherche. Sa soutane et son bréviaire furent retrouvés plus tard chez les Sioux, qui gardaient ces objets comme des reliques et leur rendaient une espèce de culte ^

Le P. Ménard était un véritable saint. Sa parole habi-

telle aux Pères qui l'accompagnaient quelquefois dans les

missions, était celle-ci: " Mon cher Père, nous n'en faisons

que trop ; mais nous n'en faisons. pas assez par amour pour

Dieu."

Mgr de Laval fit sa visite aux Trois- Rivières, à la fin d'octobre. Parti le 21 de ce mois, il fut dix jours absent, et ne rentra à Québec que le 31 2.

La petite ville des Trois-Rivières avait été fondée en 1634 par Laviolette, sur Tordre de Champlain. Située au confluent des trois branches du Saint-Maurice, elle occu- pait une position importante au point de vue du commerce des fourrures. C'était un lieu de rendez-vous pour les sau- vages qui y affluaient de toutes part. C'est qu'en 1645, sous M. de Montmagny, fut conclu entre les Iroquois, les Algonquins, les Huions et les Français, ce fameux traité de paix, qui ne devait être, pour ainsi dire, que le signal de la destruction des Hurons,

1 Rdatiœis des jéanUiesj 1663.

2 Journal des jésuites.

VIE DE MGR DE LAVAL 277

Les jésuites avaient aux Trois- Rivières une mission florissante, et une résidence qu'y avait fondée en 1634 le P. Paul le Jeune.

Nous ne savons absolument rien de la visite de Mgr de Laval en cette ville ; nous ignorons même s'il y donna la confirmation ; les registres n'en disent rien.

Après avoir terminé sa première visite pastorale, l'évêque de Pétrée s'empressa d'écrire au saint-père pour lui rendre compte de l'état de son vicariat apostolique. Son rapport, dont nous avons cité de nombreux extraits, est un chef- d'œuvre de clarté et d'exposition. Rien n'y est oublié: topographie parfaite de la Nouvelle-France, caractère et mœurs des indigènes, état de la colonie française, travaux des missionnaires, espérances de l'évêque, craintes que lui causent les mauvais penchants de certains colons ainsi que les invasions des Iroquois. Il faut regretter de n'avoir pas la réponse du souverain pontife Alexandre YII ; elle devait être pleine d'encouragement pour le jeune vicaire apostolique, qu'il avait vu quelques années auparavant, à Rome, si bien disposé à partir pour le Tonkin, et qui, envoyé pour gouverner l'Eglise de la Nouvelle-France, y déployait tant de zèle et de dévouement.

CHAPITRE NEUVIEME

Mgr de Laval et la traite de Teau-do-vie. Sentences dVxcommuni* cation. Difficultës avec M. D' Avaugour.

On a (lit avec raison que, pour rendre jJeine justice aux généraux d'armées, il fallait les voir sur les champs de bataille. Les évêques ont aussi leurs champs de bataille, on les retrouve tout entiers, armés pour la défense de la vertu et des principes chrétiens.

C'est dans les luttes énergiques qu'il eut à soutenir pen- dant toute la durée de son administration, que Mgr de Laval fit éclater surtout sa vertu principale, et, Ton peut dire, la qualité maîtresse de bon caractère : la force. Son zèle pour le salut des (Imes était sans bornes, sa foi invin- cible, son mépris de toute considération humaine vraiment étonnant. Mais Ce qui donnait le plus de relief à toutes ces vertus, c'était l'esprit de force qui les animait. Quand il voyait le bien à faire, le devoir à accomplir, les îlmes il sauver, aucun obstacle ne pouvait l'arrêter.

Dieu lui avait donné l'esprit d'Elie et de Jean-Baptiste : il était toujours prêt h dire, comme celui-ci, aux grands et

280 VIE DB MGR DE LAVAL

aux petits, le Non licet de l'Evangile, suivant sa conscience «t sans respect humain ; et l'on pouvait lui appliquer la parole des pharisiens à Notre-Seigneur : "Vous n'avez ^gard à qui que ce soit ; car vous ne considérez point la qualité des personnes i. " Ne voyant que les jugements de Dieu, il s'occupait peu des jugements des hommes. " Il fermait les yeux, dit M. Faillon, à toutes les considérations humaines, quand il était convaincu qu'il y allait de son devoir et de la gloire de Dieu. "

'' Il fallait un homme de cette force 2, " dit Marie de rincarnation. Esprit décidé, quand il était persuadé que Dieu lui demandait telle pu telle mesure, il portait à l'accomplissement de son devoir la vaillance et Tintrépî- ^ité que ceux de sa race avaient si souvent déployées sur les champs de bataille pour la défense de la religion et de la patrie.

Nous avons dit avec quel courage il avait renoncé à toutes les espérances du monde pour suivre Jésus-Christ, triomphé des obstacles qui s'étaient opposés à sa consécra- tion épiscopale, travaillé à faire reconnaître l'autorité du saint-siège au Canada. Le même esprit de force que nous l'avons vu déployer jusqu'ici, il le montra surtout au sujet de la traite de l'eau-de-vie avec les sauvages.

La traite de l'eau-de-vie est une de ces questions mixtes qui devait naturellement amener des conflits entre l'auto-

1 Matth., XXII, 16.

2 Lettre historique 57e.

VIE DE MGR DE LAVAL 281

rite civile et l'autorité religieuse. Elle présente, en effet, des aspects différents, suivant le point de vue l'on se place pour l'étudier.

Les hommes religieux condamnaient la vente des bois- sons alcooliques aux sauvages, parce qu'ils avaient Pexpé- rience que ceux-ci ne pouvaient user de ces boissons sans se porter à tous les excès. Elle était, à leurs yeux, une violation de la loi évangélique, et même de la loi naturelle.

Les politiques, au contraire, tâchaient de la iustifier, sous le prétexte de nécessité ou d'utilité. Suivant eux, l'intérêt du commerce, le progrès et l'avenir de la colonie, le besoin d'allécher les sauvages, de s'en faire des amis, d'attirer le plus de pelleteries possible au Canada, exi- geaient que l'on n'exclût pas le commerce de l'eau-de-vie avec les Indiens, et que l'échange de l'alcool pour les peaux de castors fût permis comme celui de n'importe quel autre article de commerce. Ils pensaient qu'on pouvait tolérer la traite, sans graves inconvénients.

Entre ces deux points de vue, Mgr de Laval ne pouvait hésiter. Le débit des boissons enivrantes faisait un mal énorme à la colonie. Le pays était en proie à l'hostilité des Iroquois, et se débattait dans leurs étreintes mortelles avec un courage presque désespéré ; et cependant on fout- nîssait un nouvel aliment à leur fureur, en leur donnant de l'alcool ; on affaiblissait par le même procédé tous nos alliés chrétiens. L'avarice et une soif insatiable de s'enrichir à tout prix avaient gagné beaucoup de Français, qui, pour faire de l'argent, ne reculaient devant aucun

282 VI B DE MGR DE LAVAL

moyen, pas même devant ce qui allait causer indubitable- ment le malheur de la colonie.

Mais ce qui désolait surtout le prélat, c^était la perte des âmes, la ruine spirituelle des Français qui, ne recherchant que leurs intérêts matériels, avaient oublié leur fin der- nière ; la perte, surtout, des âmes des pauvres sauvages, pour le salut desquelles il avait été envoyé au Canada. '* Les âmes, les âmes, n^est-ce pas ce quUl faut sauver avant tout," s'écriait ce noble émule des fils de saint Ignace ?

A la vue des désordres que causait parmi les sauvages la traite de Teau-de-vie, son cœur était suffoqué par le chagrin. '* Il a pensé mourir de douleur à ce sujet, et on le voit sécher sur pied,'' dit Marie de l'Incarnation. Puis elle ajoute : *' Il y a en ce pays des Français si misérables et sans crainte de Dieu, qu'ils perdent tous nos nouveaux chrétiens, leur donnant des boissons très violentes, pour tirer d'eux des castors. Ces boissons perdent tous ces pauvres gens, les hommes, les femmes, les garçons et les filles mêmes; car chacun est maître dans sa cabane quand il s'agit de manger et de boire ; ils sont pris tout aussitôt et deviennent comme furieux. Ils courent nus avec de? épées et autres armes, et font fuir tout le monde; soit de jour, soit de nuit, ils courent par Québec, sans que per- sonne les puisse empêcher. Il s'en suit des meurtres, des violences, des brutalités monstrueuses et inouïes....

** Un capitaine algonquin, excellent chrétien, et le pre- mier baptisé du Canada, nous rendant visite, se plaignait, disant : •* Onontio nous tue, de permettre qu'on nous donne

VIE DE MGR DE LAVAL 283

^' des boissons.'' Nous lui répondîmes : '^ Dis-lui qu'il le ^^ défende." '' Je lui ai déjà dit deux fois, repartit- il, et ^^ cependant il n'en fait rien. Mais priez-le vous-même " d'en faire la défense ; peut-être vous obéira-t-il." C'est une chose déplorable de voir les accidents funestes qui naissent de ce trafic ^"

^* Le démon, dit le P. Lalemant, nous a suscité un en- nemi domestique plus cruel que l'ennemi public : c'est la manie de quelques sauvages de prendre des boissons par excès, et la manie de quelques Français de leur en vendre. Tous les Américains ont d'abord de l'horreur de nos vins; mais quand ils en ont une fois goûté, ils les recherchent avec une telle passion, que les uns se mettent à nu et réduisent leur, famille à la mendicité, et quelques autres vendent jusqu'à leurs propres enfants, pour avoir de quoi contenter cette passion enragée.

'^ Je ne veux pas décrire les malheurs que ces désordres ont causés à cette Eglise naissante. Mon encre n'est pas assez noire pour les dépeindre de leurs couleurs ; il faudrait du fiel de dragon pour coucher ici les amertumes que nous en avons ressenties 2 . "

M. de Latour, qui fut chargé en 1730 de présenter au roi un mémoire sur la vente de l'eau-de-vie aux sauvages, nous fait la peinture la plus triste des effets désastreux de l'alcool sur ces pauvres enfants des bois.

1 Lettre historique OJe.

2 Rdatioiis des jésfiites.

284 VIE DE MGR DE LAVAL

'^ On aurait bien de la peine, dit-il, à se persuader dans quels excès l'ivresse entraîne ces barbares ; il n'y a sorte de folie, de crime, d'inhumanité, ils ne tombent. Ua sauvage, pour un verre d'eau-de-vie, donne jusqu'à ses habits, sa cabane, sa femme, ses enfants ; une sauvagesse qu'on enivre souvent exprès, se livre au premier venu,

^^ Ils se déchirent entre eux, ils se déchirent eux-mêmes. Qu'on entre dans une cabane l'on vient de boire de l'eau- de- rie, on verra avec étonnement et horreur le pète égorgeant son fils, le fils menaçant son père ; le mari et la femme, les meilleurs amis, s'assommant, se mordant, s'arrachant les yeux, le nez, les oreilles ; ils ne sont plus connaissables ; ce sont des forcenés, il n'y a peut-être aucune image plus vive de l'enfer. Il s'en trouve souvent parmi eux qui cherchent à s'enivrer pour se venger de leurs ennemis, et commettre impunément toutes sortes de crimes, à la faveur de cette belle excuse, qui passe chez eux pour une justification complète, que, dans ces moments, ils ne sont point libres, ils n'ont point d'esprit. "

M. de Latour n'a pas d'expressions moins fortes pour caractériser la conduite des Français qui favorisaient ainsi les mauvais penchants des sauvages.

" S'il est diflicile d'expliquer les excès des sauvages, dit-il, il est aussi malaisé de comprendre jusqu'où va la cupidité, la mauvaise foi, la friponnerie de ceux qui leur distribuent ces boissons. La facilité que leur donnent l'ignorance et la pas- sion de ces peuples, de faire des profits immenses, et la certi- tude de l'impunité, sont des choses dont ils ne se défendent

VIE DE MGR DE LAVAL 285

pas ; Pappât du gain fait sur eux ce que l'ivresse fait sur les autres. Combien de crimes coulent de la même source ! Il n'est pas de mère qui ne craigne pour sa fille, et de mari pour son épouse, un libertin armé d'une bouteille d'eau- de-vie; on vole, on pille ces misérables, qui, stupides dans l'ivresse, s'ils ne sont furieux, ne peuvent ni refuser, ni se défendre. Il n'est plus de barrière qu'on ne force, ni de faiblesse dont on n'abuse, dans ces terres écartées, n'ayant plus ni témoins, ni maître, on n'écoute que des passions brutales, dont un verre d'eau-de-vie facilite tous les attentats ; les Français y sont pires que les sauvages ^, "

Et qu'on ne croie pas qu'il eût été possible de régulariser et de modérer le commerce des alcools avec les sauvages, plutôt que de le défendre tout à fait. Ce qui est déjà un problème difficile à résoudre chez les peuples chrétiens et civilisés, devenait une impossibilité chez les nations sau- vages. Tous les mémoires du temps en font foi; un seul verre d'eau-de-vie les mettait en fureur ; pour en avoir un autre, ils pouvaient se livrer à tous les excès ; et, devenus de plus en plus enflammés par ces boissons enivrantes, il n'est pas de crimes auxquels il ne pussent se porter.

Il est donc évident qu'au point de vue religieux et naturel, il ne pouvait y avoir deux opinions sur cette question de la traite de l'eau-de-vie avec les sauvages. On ne pouvait pactiser avec ce désordre ; il n'y avait pas ici de juste milieu, ni d'hésitations possibles: il fallait couper

1 mémoires mr la rie lU M, de Laval^ p. 69.

286 VIE DE MGR DE LAVAL

le mal dans sa racine ; il fallait défendre absolument, non seulement de vendre, mais aussi de donner, sous n'importe quel prétexte, des boissons enivrantes aux sauvages.

Aussi, ce que les jésuites avaient fait dès le commence- ment de la colonie, M. de Queylus, dans son zèle pour le ealut des âmes, n'hésita pas à le faire, aussitôt après son arrivée au Canada, en 1657 : il défendit, sous peine de péché mortel, de donner aucune boisson enivrante aux sauvages ^.

Les vrais politiques, du reste, ceux qui savent que ** la justice élève les peuples 2, " et qu'aucune nation ne repose sur des bases solides, si elle ne s'appuie sur des principes chrétiens, ne manquaient pas de partager l'opinion des hommes religieux. Ecoutons ce qu'écrivait en 1690 un homme d'une probité à toute épreuve et d'une piété sincère, le marquis de Denonville, qui, après avoir été gouverneur du Canada, devint précepteur des princes. Dans un mémoire adressé à M. de Seignelay, il trace le tableau suivant des ravages qu'avaient causés en ce pays les boissons eni- vrantes :

" Il y a bien longtemps, dit-il, que l'on se plaint avec raison des maux que l'eau- de- vie fait et des empêchements qu'elle porte au progrès de la religion. L'avarice seule a fait dire le contraire à ceux qui croyaient s'enrichir par ce malheureux trafic, qui, assurément, est la perte non seule- ment des sauvages, mais des Français et de tout le com-

1 Jonnial des jéauUeSy 31 mars 16u8. 2- Prov., XIV, 34.

VIE DE MGR DE LAVAL 287

inerce. La preuve en est dans l'expérience que, depuis plusieurs années, l'on n'a vu personne s'enrichir dans ce négoce, et que l'on a vu périr tout ce grand nombre de sauvages, nos amis, que nous avions autour de la colonie ; et dans le peu de vieillards que l'on voit parmi les Français, qui sont vieux et usés à l'âge de quarante ans. La débauche Je l'eau-de-vie est fréquente en ce pays-là, comme celle du vin en Allemagne ; les femmes mômes en boivent.

" J'ai l'expérience des maux que cette boisson cause parmi les sauvages : c'est l'horreur des horreurs. Il n'y a crime et infamie qui ne se commettent entre eux dans leurs excès. Une mère jette son enfant dans le feu; ils se mangent le' nez ; c'est ce qui se voit communément. L'image de l'enfer est chez eux dans ces débauches. Il faut avoir vu ce qui est pour le croire tel. Très souvent ils s'enivrent exprès pour avoir le droit d'exercer leurs vieilles rancunes ; les châtiments ne se peuvent pas faire comme on le ferait par rapport aux Français qui tombe- raient en faute.

" Les remèdes sont impossibles, tant qu'il sera permis à tout le inonde de vendre et de trafiquer de l'eau-de-vie ; quelque peu que chacun à la fois en puisse donner, les sauvages s'enivreront toujours; il n'y a artifice dont ils ne se servent pour en avoir et pour s'enivrer, outre que chaque maison est un cabaret. Ceux qui disent que si on ne donne de l'eau-de-vie à ces sauvages, ils iront aux Anglais en chercher, ne disent pas vrai ; car il est certain qu'ils ne se soucient pas de boire, tant qu'ils ne voient point l'eau-de-

288 VIE DE MGR DE LAVAL

vie, et que les plue raisonnables voudraient qu'il n'y en eût jamais eu, car ils se ruinent en donnant leurs pellete- ries et leurs hardes pour boire, et se brûlent les entrailles/'

Il ne fut jamais question du désordre de l'eau-de-ne chez les sauvages du Canada avant la prise de Québec, en 1629, par les Anglais. Ce sont eux qui introduisirent dans notre pays cet élément funeste, que les Français propagè- rent ensuite d'une manière effrayante ^ .

Le P. le Jeune, dans sa Relation de 1632, n'a pas d'ex- pressions assez fortes pour peindre les ravages causés dès lors parmi les sauvages par le fléau de la boisson, et il nous assure que leurs capitaines allaient souvent trouver les Français pour les prier " de ne plus traiter d'eau-de-vie, ni de vin, disant qu'ils seraient cause de la mort de leurs gens."

. «Champlain fit les règlements les plus sévères contre la vente des boissons aux sauvages. Mais, dit le P. le Jeune, " il y a toujours quelqu'un qui leur traite, ou vend quelque bouteille en cachette; si bien qu'on ne voit qu'ivrogne= hurler parmi eux, se battre et se quereller."

Les gouverneurs qui succédèrent à Champlain, continuè- rent à aider les jésuites dans la suppression de ce désordre. Le roi lui-môme, par un arrêt du conseil d'Etat, du 7 mars 1657, défendit la vente des boissons aux sauvages sous des peines très graves.

M. D'Ailleboût montra beaucoup de^fermeté pour empê- cher la traite de l'eau-de-vie, quand elle commença à

1 Bdatlom des jésuites.

VIE DE MGR DE LAVAL 28D

Tadoussac en 1650. M. D^Argenson, qui lui succéda, mar- cha sur ses traces. Et quant à M. D'Avaugour, '* rien de plus zélé et de plus ferme que lui dans les commencements ; il décerna de nouvelles peines contre les coupables ^"

En se montrant inflexible contre la vente des boissons aux sauvages, Mgr de Laval ne faisait donc que'suivre les traditions mêmes du gouvernement civil de la colonie, aussi bien que les intentions les mieux avouées du roi, qui voulait^ faire du Canada un pays modèle dans toute la force du mot.

Avant d'employer toute la rigueur des moyens spirituels pour arrêter un désordre que les défenses civiles étaient impuissantes à réprimer, il voulut consulter son clergé. Ce grand homme, que l'on a accusé d'être un autocrate et de vouloir toujours imposer sa volonté, ^'entreprenait jamais rien d'important sans consulter. '^ Le prélat, écri« vait un jour M. de Maizerets, ne faisait rien de considérable, que de concertavec nous tous 2." De cet esprit de suite, et cette ligne de conduite toujours droite et invariable, que l'on remarque dans son administration.

Il tint donc, vers la fin de l'année 1659, dans sa maison et chez les jésuites, plusieurs conférences sur la question de la vente des boissons fortes aux sauvages 3. Ce furent probablement les premières conférences ecclésiastiques du clergé canadien.

1 Latoar, p. 80.

2 Latoor, p. 34, Lettre à M. de DeiionvUle,

3 Journal desjéduites, nov. et déc. 1659.

19

2ÎK) VIE DE MGR DE LAVAL

Après avoir pris l'avis de ses prêtres, il voulut épuiser tous les moyens de persuasion et de douceur, et laissa s'écouler plusieurs mois avant d'exercer aucun acte d'au- torité. Voyant enfin que l'avarice des traiteurs était sourde aux avertissements de la religion, et que les ûmes s'enfon- •yaient de plus en plus dans le vice, il se décida à fulminer l'excommunication ipso fado contre ceux qui vendaient des boissons alcooliques aux sauvages.

Son mandement, daté du 5 mai 1660. fut publié le lende- main, jour de l'Ascension, dans l'église paroissiale de Québec ^ . Afin de créer une jdIus profonde impression, il voulut que cette publication se fît avec une grande solen- nité. " Célébrant la messe pontificalement, il monta après révangile dans une chaire au milieu du chœur, la mitre en tête, la crosse à la main, environné de son clergé ; après un discours pathétique, il prit pour texte ces paroles que Dieu dit à Moïse : ** Descende, peccarit populus tuus 2, " il fulmina l'excommunication 3 .

Dans son mandement, le prélat commence par rappeler les désordres causés par la vente des boissons aux sauvages, désordres qui vont croissant de jour en jour, malgré les défenses portées par le roi et les gouverneurs du pays. Il aimait toujours, en effet, à appuyer ,ses ordonnances sur celles de l'autorité civile, et n'avait rien de plus à cœur

1 Jipiirnal ih» jeanifes, mai 1660.

'^ ** Descendez, votre peuple a péché. " (Exod.^ XXXII, 7.)

^j Latour, p. 82.

VIE DE MQR DE LAVAL 291

que de voir le pouvoir civil et le pouvoir ecclésiastique se prêter un in,utuel secours. Puis il prononce la sentence : " Dans la crainte que nous avons, dit-il, que Dieu juste- ment irrité ne retire le cours de ses grâces, et ne réserve ses plus rigoureux châtiments sur cotte Eglise..., nous voyant obligé d'apporter les derniers remèdes à ces maux arrivés dans l'extrémité; à cet effet nous faisons très expresse inhibition et défense sous peine d'excommunication, en- courue ipso fadoy de donner en paiement aux sauvages, Tendre, traiter ou donner gratuitement et par reconnais- sance soit vin, soit eau-de-vie, en quelque façon et manière, et sous quelque prétexte que ce soit, de laquelle excommu- nication nous nous réservons à nous seul l'absolution."

Puis, afin de ne pas dépasser la mesure, ni paraître imposer même aux pauvres sauvages un joug insuppor- table, comme Notre^Seigneur reprochait un jour aux pha- risiens de le faire pour leurs compatriotes ^ il apporte à sa défense quelque adoucissement :

'' Nous déclarons toutefois, dit-il, que dans ces défenses sous peine d'excommunication, nous ne prétendons pas y comprendre quelques rencontres qui n'arrivent que très rarement, et l'on ne peut quasi se dispenser de donner quelque peu de cette boisson, comme il pourrait arriver en des voyages et fatigues extraordinaires, et semblables nécessités ; mais môme dans ces cas l'on saura que l'on tomberait dans l'excommunication susdite, si l'on y excé-

1 Mfttth., XXIII, 4.

292 VIE DE MGR DE LAVAL

dait la petite mesure ordinaire, dont les personnes de probité et de conscience ont coutume de se ^servir envers leurs domestiques en ce pays; et tous ceux qui préten- draient, sous ce prétexte, user de quelque fraude et trom- perie, en quelque rencontre que ce soit, se souviendront que rien ne peut être caché à Dieu, et que, trompant les hommes, cela n'empêcherait pas que sa malédiction et sa juste colère ne retombât sur eux.

''Mais toujours Ton saura que lorsqu'il s'agira directe- ment ou indirecteipent de la traite de pelleteries, souliers, et de quoi que ce soit, il ne sera aucunement permis de donner aucune boisson aux sauvages, non pas même ce petit coup, que dans les cas susdits, afin qu'on ne tombe point dans notre défense et excommunication. "

On ne peut s'empêcher d'admirer la bonté de cœur de ce grand évêque, son esprit pratique et son désir de rester toujours dans les limites de la modération. Il ne s'était décidé à fulminer l'excommunication, que parce qu'il avait vu le penchant naturel des sauvages à l'ivrognerie, et les grands maux qui en résultaient. Il n'ignorait pas, en effet. que ce n'est pas l'usage de la boisson qui est péché, mais seulement l'abus qu'en fait la perversité des hommes. Un jour, les soldats du Fort ayant donné le pain bénit, le prélat, à qui ils en avaient porté un chanteau, leur envoya à son tour '*deux pots d'eau-de-vie et deux livres de tabac 1. " Mais comme, pour les sauvages, l'usage de la

1 Jaunjaî des jésuites, 6 janv. 1660.

VIE DE MGR DE LAVAL 293

boisson était presque invariablement accompagné de l'abus, il l'avait défendu d'une manière absolue et formelle.

Une fois la défense portée, Mgr de Laval, qui n'avait agi qu'avec le concours de ses prêtres, et après mûre délibéra- tion, apporta à l'exécution de son mandement une énergie indomptable. '* Il mit en mouvement les religieux et le clergé, dit M. de Latour, et il fut secondé avec zèle ; on tonna dans la chaire, on fut inflexible dans le confessionnal. Ce fut le signal d'une persécution qui n'a jamais été bien éteinte. Sss ennemis prétendirent que les consciences étaient gênées, ils invectivèrent contre les confesseurs et les prédi- cateurs ; on attaqua leurs mœurs et leur conduite; le prélat ne fut pas plus épargné que les autres >. "

Mais il ne fléchit pas un instant. Méprisant ces calom- nies, et animé de l'esprit d'en haut, il maintint avec cou- rage ses ordonnances, et les peines qu'il avait portées contre les vendeurs de boissons aux sauvages.

Bien plus, il voulut un jour faire un exemple solennel, afin d'imprimer aux coupables une salutaire terreur. Un individu nommé Pierre Aigron dit Lamothe, ayant encouru plusieurs fois la peine de l'excommunication pour avoir vendu de l'alcool aux sauvages, et ne voulant pas cesser sa mauvaise vie, Mgr de Laval l'excommunia nommé- ment, et le retrancha de la société des fidèles, obligeant tout le monde à le fuir et à l'éviter comme un homme atteint de la peste 2.

1 Latour, p. 82. Voir aussi Lettre de Marie [de Tin carnation, 30 août 1665.

2 Journal îles jésuites, avril 1601.

294 VIE DE MGR DE LAVAL

Il faudrait citer toute cette sentence, dont le langage à la fois sévère et paternel nous reporte aux âges de foi de la primitive Eglise, et nous rappelle rexcommunicatiou portée autrefois contre l'incestueux de Corinthe i. Le passage suivant nous donnera une idée de la force déployée par Mgr de Laval en cette occasion :

*' Nous, de l'autorité de Dieu tout-puissant, Père, Fils et Saint-Esprit, et des bienheureux apôtres Pierre et Paul, et de tous les saints, la contumace du dit Pierre Aigron nous y ayant forcé, avons, quoique avec un extrême regret, excommunié et excommunions par ces présentes le dit Pierre Aigron, et dès à présent le retranchons du corps de PEglise, comme membre infect et gâté, le privant des prières et suffrages des chrétiens et de tout usage des sacrements, lui interdisons l'entrée de l'église pendant le divin service, et en cas qu'il meure dans la présente excom- munication, ordonnons que son corps soit privé de sépul- ture et jeté à la voirie.... Admonestons un chacun et tou3 les fidèles de ne le fréquenter, ni parler, ni saluer pour quelque raison que ce soit, mais plutôt le fuir et éviter, comme une personne maudite et excommuniée.... Et même, au cas que le dit Pierre Aigron soit si téméraire et si impudent que d'entrer dans aucune église pendant que l'on dira la sainte messe, et que l'on fera le divin service, nous commandons que l'on cesse le sacrifice de la messe et tout autre service, jusqu'à ce qu'il ait été chassé ou jeté dehors 2.... "

1 ICor., V.

2 ~ Mandement du 18 avril 1661.

VIE DE MGR DE LAVAL 2U5

Cette terrible sentence eut un heureux effet aur le coupable. Chassé de tous côtés, il rentra en lui-même, se convertit à Dieu, et se soumit à la pénitence publique le dimanche suivant.

L'énergie déployée par Téveque de Pétrée produisit aussi les meilleurs résultats parmi les sauvages. ** Il a re- tranché tous les désordres, dit la Relation de 16G0; ils n'ont plus paru depuis l'excommunication, tant elle a été accompagnée de bénédictions du ciel : ce qui a tellement surpris nos meilleurs et plus sages sauvages, qu'ils sont venus exprès en faire remerciement de la part de leur.5 nations à Mgr de Pétrée, lui confessant qu'ils ne pouvaient assez admirer la force de sa parole, qui a achevé, en un moment, ce qu'on n'avait pu faire depuis longtemps."

La Relation ajoute: '' Une des choses qui a le plus éclaté dans le Canada depuis l'arrivée de Mgr de Pétrée, et qui peut passer pour une merveille, c'est de voir l'ivrognerie presque toute exterminée de chez nos sauvages. Dieu a tant donné de bénédictions au zèle de ce bon prélat, qu'il est enfin venu à bout d'un mal qui s'était fortifié depuis si longtemps, et qui semblait irrémédiable.''

Le zèle de Mgr de Laval fut bien secondé, comme nous Tavons vu, par M. D'Argenson, d'abord, puis par M. D'Avaugour dans les commencements de son administra- tion. Ce dernier n'hésita pas à employer toute la sévérité de la loi pour faire observer les défenses que le* roi avait portées contre la vente des boissons aux sauvages. En 1661, deux individus furent condamnés à la peine capitale pour

296 VIE DE MGR DE LAVAL

plusieurs offenses criminelles, et en particulier pour avoir à, maintes reprises vendu de Peau-de-vie aux sauvages. Un autre fut fouetté pour la même offense i.

Tant de sévérité de la part de l'autorité civile comme de la part de l'autorité ecclésiastique produisit de si merveil- leux effets, que, dans le mois d'octobre 1661, Mgr de LavaJ, qui n'avait frappé que pour guérir, résolut de suspendre l'excommunication portée le 5 mai 1660, et de reprendre à l'égard de son troupeau Tunique rôle de pasteur et de père dont il n'aurait jamais voulu se départir.

Hélas ! une circonstance fâcheuse vint bientôt ramener la douleur dans son âme, et lui faire reprendre la verge qu'il espérait avoir déposée pour toujours.

Le baron D'Avaugour était un homme d'une probité reconnue et d'une foi pratique ; il était sincèrement attaché i\ la Religion - . Vieux soldat de quarante ans de service, il apportait dans l'administration de sa charge beaucoup d'énergie et de franchise, mais aussi des allures raides, cassantes et impérieuses, qu'on pardonne plus facilement à un général qu a un gouverneur. '' Il a servi longtemps en Allemagne, pendant que vous y étiez, écrivait Colbert au marquis de Tracy : et vous devez avoir connu ses talents, aussi bien que son caractère bizarre et quelque peu impra- ticable 3 . "

1 Journal des jesniteSy oct. 1661.

2 Une vieille chronique l'appelle le ''sage et vertueux M. Dulxiis D'Avaugour" ; et elle ajoute qu'on l'avait ''nomme avec justice le Du Terrail du temps". (Union Libérale de Québec, 2 nov. 1889.)

3 Cité par M. Parkinan, The OUI Reijime in Canada, p. 120.

VIE DE MGR DE LAVAL 297

Ennemi du faste et des cérémonies, il avait pria le plus sûr moyen d'éviter les conflits de préséance qui avaient causé tant de déboires à son prédécesseur : c'était de fuir les solennités publiques. Dès son arrivée, il avait décliné la réception que Mgr de Laval et les jésuites lui avaient préparée à l'église paroissiale ^ .

Prévenu contre l'éveque, il affectait de n'avoir avec lui que les relations de rigueur, et s'efforçait au contraire de rester en termes d'amitié avbc les jésuites ^. C'était déjà pour lui une situation un peu anorn^ale, car l'évoque et les jésuites s'entendaient parfaitement pour tout ce qui regar- dait l'administration spirituelle de la colonie. Le dissen- timent le plus grave ne tarda pas à éclater entre eux et le gouverneur.

Nous avons vu que, tout d'abord, M. D'Avaugour avait appuyé énergiquement la défense portée par Mgr de Laval contre la vente de l'eau-de-vie aux sauvages. Un incident fit tout à coup changer ses dispositions.

Une femme de Québec fut surprise en contravention à la loi, et conduite en prison. Le P. Lalemant, supérieur des jésuites, cédant aux sollicitations pressantes de la famille, et peut-être tt un mouvement naturel de compassion, alla se présenter chez le gouverneur pour demander sa grâce, et voulut Texcuser. " Comment ! répliqua brusquement

1 Journal dts jcsvitcs,

2 Dans rautomnc do KîGl, il pria le supérieur des jésuites d'assis- ter au Conseil (Jonnud des jcfniites, oct. 1661). L'évêque y était déjà do droit ; et ce droit fut confirmé par un nouvel arrêt du conseil d'État, en date du 24 mai 1661, enregistré au conseil do Québec le 27 septembre de la même année. {Archires de Varcheirché de Québec.)

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M. D'Avaugour, vous êtes les premiers à crier contre li traite, et vous ne voulez pas qu'on punisse les traitants 1 Je ne serai plus le jouet de vos contradictions ; puisque ce n'est pas une faute punissable dans cette femme, elle ne le sera plus pour personne. " Et il congédia ainsi le V. Lalemant.

Le raisonnement et la conduite du gouverneur n'étaient pas justes. Faut-il abolir une loi et permettre le crime, parce que l'on aura mal à propos demandé la prace d'uv. criminel ?

Mais M. D'Avaugour était un de ses hommes raides et inflexibles que rien ne peut changer. Aucune considéra- tion ne fut capable de lui faire rétracter cette parole, c: cette funeste ï)ermission qu'un moment de mauvaise humeur lui avait arrachée.

" L'évêque, le clergé, les jésuites, tout ce qu'il y uvait d'honnêtes gens dans la colonie, les sauvages mêmes, par des députations solennelles de leurs anciens et de leur.- capitaines, eurent beau lui représenter les inconvénient? de cette liberté de la traite, et le supplier de faire exécuter ses propres ordonnances ; soit prévention qu'on exagérait le mal, soit ressentiment contre les jésuites, soit raideur outrée do caractère, on ne put rien obtenir : il lâcha h bride aux traitants.

" Le mal fit de si grands et si rapides progrès, que bientôt il fut extrême et sans remède : on distribua l'eau-de-vie avec profusion, on en but avec excès ; la défense qui eu avait été faite semblait lui donner un goût plus piquant. Grand nombre d'idolâtres qui se faisaient instruire, abar-

VIE DE MGR DE LAVAL 21$)

donnèrent la religion; les plus fervents néophytes aposta- sièrent, ou vécurent en idolâtres. Ces fervents chrétien?, qai faisaient revivre la primitive Eglise, et que les infidèles mêmes admiraient, devinrent l'opprobre et le scandale du christianisme, dont par leur dérangement ils faisaient blâmer la sainteté et soupçonner la certitude. Il n'y eu eut qu'un très petit nombre qui résista à ce torrent débordé ; et encore fallut-il que, se réfugiant à Sillery ou au Cap-de- la-Madeleine, et rompant tout commerce avec le monde, ils s'éloignassent promptement du danger ^ "

On comprend de quelle douleur fut navré le cœur de Mgr de Laval à la vue de ces désordres et de la perte de tant d'âmes. Comme il n'avait plus aucun secours à atten- dre du gouverneur, il résolut de remettre en force Texcom- munication ipso facto que sa tendresse paternelle Pavait engagea suspendre quelques mois auparavant.

Son mandement venait de recevoir des éminents doc- teurs de la Sorbonne une des plus solennelles approbations qui fussent accordées à cette époque. Interrogés par l'évêque de Pétrée, ils avaient répondu que '* vu les désor- dres qui arrivent de la vente de telles boissons aux Améri- cainfl, le prélat peut défendre sous peine d'excommunicu- tion ipso facto aux Européens la vente de telles boissons, et traiter ceux qui sont désobéissants et réfractaires comme des excommuniés." La Sorbonne se prononça encore

1 Latour, p. 81.

300 VIE DE MGR DE LAVAL

dans le même sens, et d'une manière plus explicite, treize ans plus tard ^.

Le 24 février 1662, Mgr de Laval remit donc en force son mandement du 5 mai 1660. Le mal était arrivé, disait-il, aux derniers excès, dans tous les lieux il y avait des sauvage?, et même au milieu de Québec, par suite de l'ivresse journalière des sauvages de l'un et de l'autre sexe. Ils en venaient à des meurtres et à des violences qui fai- saient horreur. *' Tout le christianisme de cette nouvelle Eglise est malheureusement étouffé par ces désordres dans les âmes de ces pauvres sauvages. Nous les voyons, avec une douleur extrême, malgré tous les soins des mission- naires, abandonner la foi.

'* Etant obligé, par les devoirs de notre charge, de nous opposer de tout notre pouvoir au torrent de ce désordre qui ruine entièrement la foi de cette Eglise, nous vons enjoignons, disait-il aux pasteurs, de publier au peuple dont vous avez le soin, que la suspension de l'excommuni- cation est ôtée, et icelle excommunication remise en force et vigueur contre tous ceux qui donnent, en quelque façon que ce soit, des boissons enivrantes aux sauvages, sinon un ou deux coups par jour de la petite mesure ordinaire que l'on donne aux gens de travail.... Enjoignons d'exhor- ter un chacun de prendre garde soigneusement à soi, en cela, pour n'attirer point sur sa personne et sur tout le

1 Délibérât lom de la Sorbomie du 1er îév. 1662 et du 8 mars 1675.4 Voir ces deux docunieuts à la fin du t. 11.

VIE DE MGR DE LAVAL 301

pays la malédiction du Seigneur, qui n'est que trop à craindre.... "

Deux mois plus tard, le mal, au lieu de diminuer, s'était encore aggravé ; et l'évêque fit une nouvelle déclaration, le 30 avril 1662, pour accentuer davantage sa défense de procurer de l'eau-de-vie aux sauvages, et renouveler la sentence d'excommunication contre les coupables.

Malheureusement, l'autorité civile avait ouvert la porte à tous les désordres. Aucune considération morale ne pou- vait plus retenir ceux des Français qui n'étaient venus au Canada que pour s'enrichir, et qui, possédés du démon de l'avarice, se livraient désormais avec impunité au trafic des boissons alcooliques.

*' Ils ont méprisé ses remontrances, dit Marie de l'Incar- nation, parce qu'ils sont maintenus par une puissance séculière qui a la main forte. Ils lui disent que partout « les boissons sont permises. Le coup de foudre de l'excom- munication ne les a pas plus étonnés que le reste. Il n'en ont tenu compte, disant que l'Eglise n'a point de pouvoir sur les affaires de cette nature ^. "

Ainsi, il y avait déjà, à cette époque, des esprits forts, qui se moquaient des peines les plus graves de l'Eglise, et contestaient à l'autorité religieuse le droit de s'occuper de ce qui intéressait si vivement la conduite morale des fidèles. On voit combien Mgr de Laval avait raison lors-

1 Lettre hidoriqiœ 63e.

302 VIE 1>& MGR DE LAVAL

qu'il disait que le grand mal d'alon^ c'était la recherche excessive des intérêts temporels. L'avaxice avait porté quelques colons canadiens à mépriser les défenses de l'au- torité religieuse.

Ces malheureux, cependant, ne se moquèrent pas toujours de l'excommunication. S'il faut en croire M. de Latour, '' les particuliers qui avaient traité de l'eau-de-vie furent visiblement châtiés par la justice divine; plusieurs tom- bèrent dans des crimes énormes, et reçurent des flétrissures publiques ; tout le pays fut pendant six mois agité par des tremblements de terre et des phénomènes affreux, qui con- vertirent bien du monde ^ ...."

En attendant, Mgr de Laval voyant que les moyens extrêmes qu'il avait employés ne réussissaient pas à arrê- ter les désordres de l'ivrognerie chez les sauvages, que sa voix était impuissante à empêcher les Français de la colonie de faire leur infâme trafic, parce qu'elle n'était plus sou- tenue par l'autorité civile, résolut de passer en France pour exposer au roi l'état de la colonie, et implorer le secours du bras séculier en faveur de son autorité.

'' Il s'embarque pour passer en France, dit Marie de l'Incarnation, afin de chercher les moyens de remédier à ces désordres qui tirent après eux tant d'accidents funestes. Il a pensé mourir de douleur à ce sujet, et on le voit sécher sur pied. Je crois que s'il ne peut venir à bout de son dessein, il ne reviendra pas, ce qui serait une perte irrépa-

1 Latour, p. 83.

VIE DE MGR DE LAVAL 303

rable pour cette nouvelle Eglise et pour tous les Français. Il se fait pauvre pour les assister ; et pour dire en un mot tout ce que je conçois de son mérite, il porte les marques et le caractère d'un saint." Puis elle ajoutait : " Je vous prie de recommander et de faire recommander à Notre- Seigneur une affaire si importante, et qu'il lui plaise de nous renvoyer notre bon prélat, père et véritablement pas- teur des âmes qui lui sojit commises ^"

1 Lettre hldorviue fj^Je.

CHAPITRE DIXIEME

Mgr de Laval gémit sur le triste état de la colonie, exposée sans cesse aux incursions des Iroquois. La compagnie des Cent associés et le Canada. Péronno Dumesnil à Québec. L'évêquo de Pétrée s'embarque pour la France. 1662.

Le vicaire apostolique da Canada désirait exposer à la Cour les funestes effets de la traite de l'eau-de-vie, les mesures qu'il avait prises pour enrayer ce désordre, et les obstacles qu'il avait rencontrés de la part de M. D'Avau- gour. Mais il voulait aussi joindre ses prières les plus pressantes à celles qu'à maintes reprises on avait déposées au pied du trône pour obtenir un secours efficace contre les invasions des Iroquois.

Nul plus que lui ne gémissait sur l'état déplorable auquel, depuis tant d'années, ces féroces sauvages rédui- saient la colonie. '* La crainte des Iroquois, écrit-il au souverain pontife, empêche beaucoup de nos sauvages chrétiens les plus éloignés, de venir jusqu'à nous.... Leurs hostilités continuelles infectent tout, et nous ferment, pour ainsi dire, tout accès à plusieurs nations la foi n'a pas encore pénétré. Néanmoins, ajoute- t-il, nos missionnaires,

20

306 VIE DE MGR DE LAVAL

infatigables pour le salut des âmes, à Pexemple de saint Paul, qui ne regardait pas sa vie connue plus précieuse que lui-même *, courent vers ces nations par toutes les portes qui leur sont ouvertes, au risque de rencontrer "toute espèce d'obstacles et de croix, et même une mort immi- nente 2. "

En arrivant au Canada, il avait trouvé, comme nous l'avons vu, le pays tout en armes et réduit aux abois. Les Iroquois ne se proposaient rien moins que d'exterminer tous les Français de la colonie. Leurs partis couraient les campagnes et ravageaient tout le pays. "On n'osait ni semer, ni moissonner, ni cultiver les terres, ni sortir delà maison sans être bien escorté ^, "

L'année 1659 se passa ainsi dans des transes et des alarmes continuelles. Les Iroquois, avec qui on avait d'abord fait la paix, manquèrent à leurs engagements, firent prisonniers plusieurs Français près des Trois - Rivières, et menaçaient de se rendre jusqu'à Québec. " Ils ont déjà fait brûler tout vif un de ces prisonniers, dit Marie de l'Incarnation; ce sera merveille si les autres ont meilleur traitement *. "

M. D'Argenson, qui avait pris les armes contre eux l'an- née précédente, le jour même de son arrivée au pays (12 juillet 1658), se mit de nouveau à leur poursuite. " Ces

1— Act., XXII, 24.

- RcUiiio Misicionia LUnaUn.^isy IWîO.

-> Liitour, p. 64.

4 Lettn: hisfnriqut' ."tTv.

VIE DE MGR DE LAVAL 307

e:xpéditions servaient à convaincre les ennemis que les Français ne se laisseraient pas surprendre. Mais elles n'avaient pas d'autres résultats ; car ces petites bandes iroquoises, par la rapidité de leur fuite et leur adresse à se cacher, se rendaient insaisissables."

Il fallait donc être toujours sur le qui-vive, et les armes à la main. ^'Cés luttes continuelles devenaient si haras- santes, que beaucoup d'hommes, arrivés avec l'intention de s^établir dans le pays, étaient décidés à retourner en France, lorsque leur engageraient serait terminé *."

En 1660, mêmes frayeurs, et de plus grandes encore. On parlait de douze cents Iroquois qui avaient leur rendez- vous près de la Roche-Percée, à Montréal, et allaient fondre sur Québec.

*' Leur dessein, dit Marie de l'Incarnation, est d'enlever la tête à Onontio, qui est M. le gouverneur, afin que, le chef étant mort, ils puissent plus facilement mettre tout le pays à feu et à sang.... La nouvelle de cette grosse armée, qu'on estimait proche^ donna une telle appréhension à Mgr notre évoque qu'il n'arrivât mal aux religieuses, qu'il fit emporter le saint sacrement de notre église, et commanda à notre communauté de le suivre.... Il fallut obéir. Il en fit de même aux hospitalières. Le saint sacrement fut pareillement ôté à la paroisse."

Les religieuses allèrent loger chez les jésuites. ''Notre communauté et celle des hospitalières étant sorties, elles furent conduites chez les révérends pères, le supérieur

1 Ferland, t. I, pp. 444 et 452.

! i

308 VIE DE MGR DE LAVAL

leur donna des appartements séparés de leur grand corps de logis, savoir, à la nôtre le logis de la Congrégation, et aux hospitalières un autre qui en est assez proche. Tout cela est comme un Fort, fermé de bonnes murailles, l'on était en assurance. Les sauvages chrétiens étaient cabanes dans la cour, et à couvert de leurs ennemis."

C'est ainsi que le danger commun avait réuni les diffé- rentes communautés de la ville, non seulement dans une même prière, mais aussi dans un même lieu de refu|];e. La Religion n'avait pas oublié sts nouveaux prosélytes ; et l'on ne peut s'empêcher d'admirer le soin avec lequel on s'était occupé de protéger les sauvages chrétiens contre les atta- iques de l'ennemi, en les mettant dans la cour du collège des jésuites.

Le monastère des ursulines lui-même fut converti en forteresse.

'* L'on posa deux corps de garde aux deux extré- mités de notre maison. La faction s'y faisait régu- lièrement. On fit quantité de redoutes, dont la plus forte était proche de notre écurie, pour défendre la grange d'un côté, et l'église de l'autre. Toutes nos fenêtres étaient garnies de poutreaux et murailles à moitié avec des meur- trières. L'on avait fait des défenses sur nos perrons. Il y avait des ponts de communication d'un appartement à un autre, et même de notre maison à celle de nos domes- tiques. Nous ne pouvions même sortir dans notre cour que par une petite porte à moulinet, il ne pouvait passer qu'une personne à la fois.

VIE DE MGR DE LAVAL 309

'* En un mot, notre monastère était converti en un Fort, gardé par vingt-quatre hommes bien résolus. Quand on nous fit le commandement de sortir, les corps de garde étaient déjà posés ^. '*

Il fallait que le danger d'une invasion iroquoise fût bien imminent, pour que les autorités civile et religieuse eussent cru devoir prendre toutes ces mesures de précaution, et transformer en bastions le couvent des jésuites et celui des ursulines.

Ceci se passait au milieu de mai, vers la fête de la Pen- tecôte, quelques semaines seulement après la visite de Mgr de Laval à ses communautés. Les ursulines et les hospi* tal^ves demeurèrent ainsi durant huit jour?, couchant chez les révérends pères jésuites, et allant passer la journée dans leur monastère.

Au commencement de juin, huit sauvages hurons, " qui s'étaient iroquiséa ", s'emparèrent d'une famille française près de Saint-Joachim 2 . La terreur était partout.

Lehuit juin, nouvelle alerte à Québec. "On vint nous dire, continue Marie de l'Incarnation, que l'armée était proche, et qu'on l'avait vue. En moins d'une demi-heure, chacun fut rangé à son poste, et en état de se défendre. "

Heureusement, cette fois encore, on fut quitte pour la peur. *• Le lendemain, on vit arriver les chaloupes dont ou était en peine. Elles apportèrent les tristes nouvelles de la mort de nos Français de Montréal, qui, étant allés au nombre de dix-sept, accompagnés de quarante sauvages,

1 Lettre hidoriqiie 5Se,

2 Jtmrual des jeun 'des ^ juin 1630.

310 VIE DE MGR DE LAVAL

Hurons et Algonquins, pour surprendre quelques Iroquoîs, furent pris eux-mêmes et mis en pièces par ces barbares.

Nous avons déjà mentionné cette célèbre affaire Dollard. qui rappelle les plus grandes gloires antiques, et que l'on a pu comparer au combat des Thermopyles. Une poignée de Français et de sauvages chrétiens, retranchés dans un Fort de palissades, sur les bords de la rivière Ottawa, se défendit héroïquement durant toute une semaine contre plusieurs centaines de sauvages, jetant ces barbares dans Tépouvante et la terreur par leur intrépidité. Ces héros chrétiens pui- saient dans une prière continuelle et fervente le secret de leur force, et succombèrent enfin les uns après les autres, mourant tous jusqu'au dernier pour le salut de la patrie^.

Ce furent ces bravas qui sauvèrent le pays de l'invasion iroquoise. Les barbares, décimés par une poignée d'hom- mes, et effrayés par cette résistance inattendue, ne pous- sèrent pas plus loin leurs courses.

" La colonie entière, dit Ferland, reconnut qu'elle avnit été sauvée par l'héroïsme de Dollard et de ses compagnons. Tout en regrettant leur mort, les cœurs catholiques des colons étaient consolés par la pensée qu'ils étaient tombés le fusil à la main, l'espérance dans l'âme et la prière sur les lèvres. On était tenté de les vénérer comme des martyrs de la foi. "

Mgr de Laval profita du moment de répit que l'affaire Dollard apporta au Canada, pour faire sa visite à Montréal.

1 M. DoUicr de Casson, Histoire du MontréaL Belations dcx jemites. Marie de rinctirnation, Lettre hisUyiique 58c.

VIE DE MGR DE LAVAL 311

Oq put recueillir sans danger les moissons, dont on avait craint pendant longtemps la ruine complète. A la faveur de la paix, les sauvages Outaouais apportèrent à Montréal, pendant l'été, pour 200,000 francs de pelleteries. Une providence spéciale veillait évidemment sur le Canada.

Dès le 2 novembre, cependant, la mère de l'Incarnation écrivait à son fils que les Iroquois avaient mis à mort les prisonniers qu'ils avaient faits le printemps, et qu'ils avaient juré la destruction de la colonie. De leur côté, les Français étaient décidés à les exterminer ; et quand ils faisaient quelques prisonniers iroquois, ils les donnaient aux Algonquins, afin que ceux-ci les fissent périr dans les tourmenta.

L'évêque de Pétrée s'était d'abord opposé à cette pratique. Dans son zèle pour la conversion des sauvages, il aurait plutôt voulu leur donner sa vie. Il avait môme fait apprendre la langue îroquoise à M. de Bernières, afin qu'il pût aller les instruire. *' Mais, après tant d'efforts inutiles et d'expériences de la perfidie de ces infidèles, monseigneur a bien changé de sentiment, dit Marie de l'Incarnation, et il tombe d'accord avec toutes les personnes sages du paj's, ou qu'il les faut exterminer, si l'on peut, ou que le chris- tianisme du Canada périsse ^"

En 1661, les Iroquois firent prisonniers ou massacrèrent plus de cent Français, à partir de Montréal jusqu'au cap Tourmente, la dernière habitation française. Puis ils allèrent en bas de Tadoussac poursuivre une flottille de

1 Lettre historique 5îk.

312 VIE DE MGR DE LAVAL

canots remplis de sauvages chrétiens, qui, accompagnés de quelques jésuites et de plusieurs Français, étaient des- cendus pour la traite des pelleteries.

D'où venait cette rage des Iroquois contre les Français ? Ceux-ci avaient cru devoir, du temps de Champlain, se faire les alliés des Hurons, et épouser leurs haines contre leurs ennemis. Maintenant les Iroquois, qui avait détruit la nation huronne, en pourchassaient les débris jusque dans la Nouvelle-France, et se vengeaient du même coup contre les Français.

Il semble d'ailleurs que le démon, qui voyait son empire sur ces vastes contrées de l'Amérique du Nord lui échap- per, par la conversion des sauvages, mettait tout en œuvre pour empêcher ou du moins retarder l'avènement du règne de Dieu sur le Canada. Cet esprit infernal avait choisi pour ses instruments les sauvages les plus naturellement opposés au christianisme, et les avait déchaînés contre nos missionnaires, nos néophytes, nos Français et tout ce qui portait le nom de chrétiens. Deux vénérables sulpiciens, MM. Lemaître et Vigna), succombèrent, dans l'automne de 1G61, sous les coups perfides de ces barbares ^.

La colonie de Montréal était presque toujours la première exposée aux incursions des Iroquois. Nous avons vu DoUard et ses compagnons, par une lutte héroïque, empêcher toute une armée de ces barbares de descendre jusqu'à Québec (1G60). Le brave Lambert Closse rendit aussi, deux ans plus tard, le même service au pays. C'était un homme

1 Jttui'inil tît's jviiiiltCA^ IIOV. 1661.

VIE DE MGR DE LAVAL 313

dont la piété égalait le courage, et qui avait une rare pré- sence d'eaprit dans la chaleur des combats. Il tint ferme, à la tête de vingt-six hommes seulement, contre deux cents Iroquois, combattant depuis le matin jusqu'à trois heures de l'après-midi. Frappé d'un coup mortel, il expira au milieu de la mêlée. Mais on réussit à cacher sa mort aux ennemis ; et ils prirent la fuite ^.

M. Ferland, parlant des Iroquois, ne craint pas de dire : "L'on ne peut s'empêcher d'admirer l'énergie et la bravoure de ce petit peuple sauvage, qui porte la terreur de son nom dans la moitié de l'Amérique septentrionale, et lance ses partis de guerre depuis les côtes de la Nouvelle-Angleterre jusqu'aux rivages du lac Supérieur, depuis les pays arrosés par la Susquehannah jusqu'aux régions glacées de la baie d'Hudson. Les Iroquois cherchaient au loin des ennemis qu'ils ne connaissaient pas, quand ils n'en voyaient plus à vaincre parmi leurs voisins ; ils se faisaient gloire de pro- longer leurs sentiers de guerre jusqu'aux limites les plus reculées, et de marquer leurs étapes par l'incendie, le pillage et le meurtre. Les expéditions lointaines, entre- prises par ces barbares en 1662, les empêchèrent de troubler îa paix des Français durant le temps des semailles, et même pendant l'été tout entier. Tandis que la hache iroquoisese promenait au loin, menaçant des nations qui n'avaient pas encore appris à la redouter, le calme régnait au sein de la colonie...."

1 Jonviud des jeanite^, mars 1662. Relut hn de 1662.

314 VIE DE MGK DE LAVAL

Parmi les Iroquois eux-mêmes, tous n'étaient pas égale- ment mal disposés à l'égard des Français. Les Agniers et les Onnéyouts étaient les pires ennemis. Les trois autres nations avaient conservé de bons sentiments ; on n'y avait pas complètement oublié Dieu, ni la prière.

Ces sauvages demandèrent des missionnaires à Mgr de Laval en 1661, et il leur envoya le P. Lemoyne. " AprJ^s tout, dit Marie de l'Incarnation, Dieu est le maître du cœur des hommes; et lui seul sait le moment de leur conver- sion *. "

Ce qu'il fallait pour le iCanada, c'était du secours delà France. Le P. le Jeune fut envoyé en 1660 pour le solli- citer ; et Mgr de Laval avait tant de confiance dans l'heu- reuse issue de ce voyage, qu'il écrivait, cette même année, au souverain pontife : " On attend de France, l'annoe pro- chaine, un puissant renfort de soldats contre les Iroquois -."

Ce secours, cependant, ne venait pas.

La compagnie des Cent associés devait, d'après les termes de sa charte (6 mai 1628), pourvoir à l'entretien et à la défense du pays. Mais elle s'était déchargée depui? longtemps de la plus grande partie de ses obligations sur la communauté des habitants du Canada (6 mars 1645).

Ceux-ci avaient obtenu le privilège exclusif de la traite des fourrures. Mais, en retour, ils devaient entretenir au Canada le nombre d'ecclésiastiques nécessaires, acquitter les pensions annuelles qu'on avait coutume de leur payer,

1 Lettre hUtoriqne Ole.

2 Rekitio MiAsionls CanadenaiH, 1600.

VIE DE MGR DE LAVAL 315

et remplir les obligations contractées envers la duchesse D'Aiguillon, les hospitalières et les ursulines. Ils devaient aussi pourvoir aux dépenses du gouvernement civil de la colonie, réparer les forts et entretenir au moins cent hom- mes pour les garnisons. Ils avaient enfin à payer à la Compagnie une redevance annuelle de mille livres de peaux de castor.

Par un arrêt royal du 5 mars 1648, la direction des affaires du pays et du commerce fut confiée à un conseil, compose du gouverneur général, du supérieur desjésuites, en atten- dant qu'il y eût un évêque, du dernier gouverneur sorti de charge, et de deux habitants du pays, élus par les gens tenant le conseil et parles syndics des habitants de Québec, Montréal et Trois- Rivières. Les gouverneurs de Montréal et des Trois -Rivières avaient aussi droit d'assister au con- seil, lorsqu'ils se trouvaient à Québec.

Les affaires de la communauté des habitants furent loin d'être toujours prospères. Les guerres incessantes des Iro- quois et la destruction de la nation huronne (1649) nuisi- rent considérablement au commerce des fourrures.

M. de Lauson, gouverneur du Canada i, s'était vu obligé de défendre à la compagnie des habitants la traite du côté de Tadoussac. Il avait créé, dans cette partie du pays, une ferme particulière, dont les produits étaient employés à acquitter les charges du gouvernement, le quart imposé sur les castors ne suffisant plus pour remplir ces obliga- tions. Plus tard, la guerre contre les Iroquois exigeant de

l-Del651àl65C.

316 VIE DE MGR DE LAVAL

grandes dépenses, il cessa de payer à la compagnie des Cent associés, dont il faisait lui-même partie, les mille livres de castor qu'elle s'était réservées.

Marchant sur les traces de son prédécesseur, M. D'Ar- genson, pour assurer les appointements des officiers publics, et acquitter les charges du pays, organisa une nouvelle compagnie, composée de douze des meilleurs bourgeois du Canada, et lui accorda la ferme de Tadoussac. Mais il ne put davantage payer à la compagnie des Cent associés sa redevance annuelle. Les dépenses occasionnées par les guerres des Iroquois absorbaient tous les revenus de la ferme de Tadoussac; et de son côté la Compagnie, toujours maîtresse du Canada, ne voulait rien faire pour la sou- tenir 1.

M. D'Argenson lui adressa un mémoire à ce sujet, en 1659. Il n'avait, disait-il, à sa disposition, que cent hom- mes à opposer aux deux mille quatre cents guerriers iroquois qui infestaient la Nouvelle-France. Il demandait qu'on lui en envoyât cent autres, dont il pourrait se servir, au besoin, soit pour faire la guerre, soit pour cultiver la terre. On fut sourd à cette proposition pourtant si raisonnable -.

** Cette compagnie, dit M. de la Colombière, n'était ni assez puissante pour soutenir le Canada, ni assez désiaié- ressée pour l'abandonner. Dans cette situation, le Canada ne faisait que languir ^.

1 FerJand, passim.

2 Parkmaii, The OU Reijhiv in Vunvln^ p. 116.

3 EUuic funèbre.

VIE DE MGR DE LAVAL 317

" Toute son histoire, dit M. Parkman, n'a été qu'une suite de déconvenues, accompagnée de découragement et d'apathie. Il est difficile de dire si la possession qu'elle a eue du Canada, lui a été plus nuisible à elle-même qu'à la colonie."

En 1660, elle se décida à envoyer au Canada un agent, Péronne Dumesnil, avec instruction do s'enquérir de l'état des affaires. C'était un homme actif, tenace, agressif, décidé à aller au fond de tous les abus et de toutes les difficultés. Il avait re(;u les pouvoirs de contrôleur général, d'intendant et déjuge souverain.

" Le gouverneur et son conseil, dit Ferland, refusèrent de reconnaître les commissions du sieur Dumesnil et l'em- pêchèrent d'exercer ses fonctions. Mais Dumesnil, ancien avocat au parlement de Paris, était disposé à disputer le terrain pied à pied. Il trouva le moyen d'obtenir les arrêtés de comptes des anciens receveurs de la communauté des habitants : c'étaient les hommes les plus respectables de la colonie, et plusieurs d'entre eux étaient devenus membres du Conseil. Comme jusqu'alors on avait plutôt suivi les règles de l'honnêteté que les formes légales, l'œil perçant et exercé du praticien découvrit l'absence de for- malités auxquelles les bons bourgeois n'avaient jamais songé. Aussi Dumesnil réclama bruyamment, non seule- ment contre les -commis et les receveurs, mais encore contre les conseillers, les gouverneurs, les jésuites, les commu- nautés religieuses et l'évêque lui-môme. Il voulait faire rendre compte de trois ou quatre millions de francs don- nés autrefois par le cardinal de Richelieu, la duchesse

318 VIE DE MGR DE LAVAL

D'Aiguillon, le commandear de Sillery elles fondateurs de Montréal K''

Ses procédés soulevèrent à Québec une véritable tem- pête. L'un de ses fils \ Péronne des Touches, fut attaqué en plein jour par des inconnus, dans les rues de la vîUe, et reçut un coup qui lui fut fatal. On le transporta à la maison de son père, il mourut le 29 août 1661 '. Il fut inhumé le 31, le jour même que M. D'Avaugour arriva à Québec pour remplacer M. D'Argenson.

Le nouveau gouverneur parut prendre fait et cause pour Péronne Dumesnil, en reconstituant complètement le con- seil, à sa guise, au printemps de 1662 *. Tout cela était peu propre à ramener la paix dans la colonie.

Pendant ce temps, M. Pierre Boucher avait été député en France par les habitants du Canada (1661), pour expo- ser au roi la triste situation du pays, et appuyer la demande de secours qu'avait déjà faite le P. le Jeune. " Il fut fort bien accueilli à la Cour, dit Ferland, et profita de son voyage pour publier un mémoire intéressant sur le Canada, sur ses productions, son climat, ses habitants, et sur les avantages qu'il offrait à la population surabondante de la mère patrie. Sans être écrivain, M. Boucher était un homme sensé et pratique, tel qu'il en faut dans les pays

nouveaux."

1 Ferland, t. I, p. 500.

2 Sou autre fils, Péronne de Mazé, fut secrétaire de M. D'Arau- gour.

3 Jininml (les jesiiitv.!*.

4 - Ihuf.

VIE DE MGR DE LAVAL 319

Il revint au Canada l'année suivante (1662), accompagné d'an officier, M. Dumont i, qui était charp^é par le roi de dresser un rapport sur l'état du pays. M. Boucher amenait avec lui plus de deux cents colons, et M, Dumont, cent soldats, que le roi envoj^ait comme gage de sa bonne volonté pour la Nouvelle-France.

M. Dumont, en passant à Terreneuve, prit possession du port de Plaisance, au nom de la France. Terreneuve entrait par même dans la juridiction du vicaire aposto- lique. Il y laissa un ecclésiastique et trente soldats, chargés d'éloigner les Hollandais et les Anglais qui désiraient s'en emparer.

Puis il remonta le Saint-Laurent jusqu'à Québec, dont il visita les environs, et jusqu'aux Trois-Rivières, il ins- talla M. Boucher comme gouverneur.

Les impressions de cet envoyé royal, consignées dans son journal de voyage, étaient des plus favorables à notre pays :

**Ce nous fut, dit -il, une navigation divertissante, en îuontant la rivière, depuis le cap Tourmente jusqu'à Québec, de voir de part et d'autre, l'espace de huit lieues, les fermes et les maisons de la campagne bâties par nos Français tout le long de ces côtes : à droite, les seigneuries tle Beaupré, de Beauport, de Notre-Dame-des- Anges; et à la gauche, cette belle île d'Orléans, qui continue à se peupler heureusement d'un bout à l'autre -.

i Ou M. de Monta, suivant Marie de rincarnatir)n. 2 On suivait évidemment, à cette époque, en remontant le fleuve, le chenal au nord de l'île d'Orléans.

320 VIE EE MGR DE LAVAL

'* La basse et la haute ville de Québec donnaient encore I>lus d'agrément à notre vue, y voyant de loin des églises et des monastères bâtis, et une forteresse sur le haut d'un rocher, qui commande sur toute la rivière.

*' Passant plus outre, nous y voyions à gauche les habi- tants de la côte de Lauson, et à droite les habitants de la côte Sainte-Geneviève, et les forteresses de Saint-Jean et de Saint-Xavier dans les terres, Sillery, et toute la côte du Cai>- Rouge, habitée sur les rives du grand fleuve.

*' Environ trente lieues plus haut que Québec, les habi- tants du Cap-de-la-Madeleine sortaient de leurs maisons, répandues plus d'unelieue sur toute cette côte, nous venant au-devant, et nous invitant de mettre pied à terre, pour nous régaler à la champêtre.

'' Mais il fallait aller descendre à la ville des Troîa- Rivières, qui n'est distante que d'une lieue de ce cap. Nous y fûmes reçus avec autant d'abondance, et les tables nous fûmes invités étaient quasi aussi bien couvertes et aussi bien fournies ^ qu'elles peuvent être en plusieurs endroits de la France ^ . "

Marie de l'Incarnation nous assure que M. Dunaont examina attentivement toutes choses ; puis elle ajoute : '^ Il est tombé d'accord avec tout ce que M. le gouverneui avait mandé au roi, et que M. Boucher lui avait confirma de bouche, que Ton peut faire en ce pays un royaume plus

1 *' Dans uue de ses lettres, M. D'Aigenson reproche aux Cana- diens l'amour des procës, et leur penchant a faire des dépenses inutile» pour les plaisirs de la table. " (Feiiand, t. I, p. 446. )

2 Éclations des jésuites, 1663.

VIE DE MGR DE LAVAL 321

grand et plus beau que la France. Je ne juge pas d'après ma propre opinion, dit-elle ; mais c'est le sentiment de ceux qui disent s'y connaître. Il y a des mines en plusieurs endroits ; les terres y sont fort bonnes ; il y a surtout un grand nombre d'enfants.

'* Ce fat un des points sur lesquels le roi questionna le plus M. Boucher, savoir, si le pays était fécond en enfants. Il l'est en effet ; et cela est étonnant de voir le grand nombre d'enfants très beaux et bien faits, sans aucune difformité corporelle, si ce n,'est par accident ^, "

Quel dommage qu'un si beau pays, un pays si plein d'avenir et de promesses, fût en proie, d'une part, aux désordres causés par la traite de l'eau-de-vie, et de l'autre, aux fureurs incessantes des Iroquois !

Il est vrai que le roi venait de se décider à envoyer des secours au Canada. Mais malheureusement les deux vais- seaux sur lesquels s'étaient embarqués MM. Boucher et Dumont avec les nouveaux colons et les soldats, ne purent quitter La Rochelle qu'au commencement de juillet, mirent quatre grands mois à faire la traversée, et n'arrivèrent à Tadoussac qu'au commencement de novembre. Par sur- croît de malheur, le scorbut s'était déclaré à bord, et avait fait périr plus de cent cinquante personnes. Ceux qui restaient, débarquèrent à Tadoussac, et durent se rendre en chaloupe à Québec 2.

1 Lettre du 6 novembre 1662.

2 Ibid. Voir aussi une vieille chronique publiée dans l' Union libérale de Québec, 2 novembre 1889.

21

^2 VIE DE M6B DE LAVAL

£q attendant, comme on n'avait aucune nouvelle de la xnère patrie, le découragement devint si général au Canada •qu'on alla jusqu'à proposer d'abandonner toutes les espé- rances de l'avenir, et de retourner en France. " Mais, dit un éminent prélat, Mgr de Laval, déjà plus canadien que français, résista énergiquement à un projet qui nous eût :anéanti comme peuple ^. " Il se décida à passer lui-même •en Europe, dans l'été de 1662, afin d'obtenir de la Cour de J^rance un prorapt remède aux maux qui désolaient le pays.

Qui n'admirerait le courage, la force et l'intrépidité de ce grand évêque ? Depuis trois ans qu'il était au Canada, il n'avait pu faire ses visites pastorales ni aucune fonction <ie son ministère qu'au milieu de dangers de mort sans «esse renaissants de la part des Iroquois. Il luttait avec «ne énergie indomptable contre les désordres de la traite «de l'eau-de-vie. Il n'avait réussi qu'à force de fermeté et de prudence à faire reconnaître son autorité au Canada ; •et tous les jours il avait encore à résister aux exigences et -au mauvais vouloir des autorités civiles. Le pays était «délaissé d'une manière déplorable par la compagnie des <3ent associés ; et, pour comble de malheur, elle venait d'v •envoyer un agent qui y avait soulevé des tempêtes.

Rien de tout cela, cependant, n'avait pu décourager aiotre prélat. Au milieu de l'affaissement général, il met ■<»n Dieu toutes ses espérances, et entrevoit du côté de la iiuère patrie Taurore de meilleurs jours. " Allez, ange tuté-

1 S. Eiii. le card. Taschereau, Mandement du 30 avril 1878,

VIE DE MQR DE LAVAL 323

laire de la Nouvelle- France, s'écrie M. de la Colombière, allez au delà des mers ménager ses intérêts, représenter ses besoins, donner des ouvertures pour y remédier i. "

Les raisons du voj^ge de Mgr de Laval étaient évidem- ment multiples. Outre le désir de faire appuyer sa con- duite par rapport à la traite de l'eau-de-vie, et d'obtenir des secours efficaces pour arrêter les incursions des Iroquois, '* il est clair, dit M. Parkman, que l'un des objets qu'il avait aussi en vue, était de rétablir au Canada la tranquil- lité que les procédés de Dumesnil avaient si violemment troublés ^." Sans entrer dans le mérite de la question, ni se prononcer en faveur des citoyens que cet agent avait incriminés, il voulait que justice leur fût rendue, et leur procès, conduit avec équité. Il souhaitait, pour le bien du pays, de voir disparaître la compagnie des Cent asso- ciés, le roi rentrer dans tous ses droits sur le Canada, et une administration sage, vigoureuse et puissante s'établir dans la colonie.

Pour affermir sa propre autorité, surtout par rapport au pouvoir civil, toujours disposé à lui disputer ses droits comrae vicaire apostolique, il sentait le besoin de faire ériger le plus tôt possible l'évêché de Québec ^, Il voyait la nécessité d'augmenter son clergé, de lui assurer un revenu et de mettre cette Eglise naissante en état de se suffire à elle-même. L'esprit des fondateurs du séminaire

1 JEloge fwnèbre.

2 The Œd Régime in. CaïuuUi, p. 13o. 5 Latoar, p. 83.

324 VIE PE MGR DE LAVAL

des Missions étrangères, dont il était lui-même si rempli, a toujours été de travailler à la formation d'un clergé indigène. Il voulait donc établir à Québec un séminaire, et aussi un chapitre. Pour cela, il avait besoin, suivant l'usage et le droit de l'époque, de l'autorisation et de ]a sanction du roi.

Il s'embarqua pour la France ^ avec le P. Ragueneau, le 12 août, à quatre heures après-midi, après avoir confié l'administration de son vicariat apostolique à son grand vicaire, M. de Charny, et à M. de Bernières.

Trois jours après, Péronne de Mazé, secrétaire du gou- verneur, s'embarquait lui-même pour l'Europe sur un autre vaisseau. Le baron D'Avaugour sentait évidemment qu'il allait avoir à rendre compte au souverain de l'oppo- sition peu raisonnable qu'il avait faite à l'évêque de Pétrée dans la question de la traite de l'eau-de-vie.

Sur le vaisseau de Poulet. (Journal des jésuites.)

CHAPITRE ONZIEME

Phénomènes extraordinaires arrivés au Canada durant l'absenca de Mgr de Laval. Le tremblement de terre de 1663. Vision do Catherine de Saint-Augustin. Prodiges de conversions.

L'un des principaux motifs qui avaient engagé Mgr de Laval à passer en France, était d'obtenir du roi son appui pour arrêter les désordres causés par la traite des boissons. L'avarice et la cupidité l'emportaient souvent, au Canada, sur les principes chrétiens, et l'on avait été jusqu'à mépriser la sentence d'excommunication. La médisance et la calomnie y faisaient aussi de funestes ravages. Il y avait donc dans la Nouvelle- France plus d'une source de chagrins pour son premier pasteur.

Le Ciel sembla vouloir se charger d'avertir les coupables, de les faire rentrer en eux-mêmes, et de préparer les esprits à recevoir avec docilité les règlements que le prélat pourrait apporter de France.

Les désordres des boissons furent si considérables, après

son départ, que les grands vicaires et les jésuites se virent

obligés de publier de nouveau l'excommunication ipso

fado contre la traite de l'eau-de-vie. Mais ce fut sans

326 VIE DE MQB DE LAVAL

résultat sensible : ''Le mépris de l'excommunication con- tinuant, dit le Journal des jésuites, on la renouvela; et s'étant suivi peu d'amendement, Dieu parut vouloir parer ses injures."

Un tremblement de terre des plus violents, et tel que les annales du monde en racontent peu d'aussi terribles, vint, au printemps de 1663, bouleverser la Nouvelle-France, et y répandre une salutaire terreur. Tous les mémoires de l'époque, et en particulier les lettres du P. Lalemant et de Marie de l'Incarnation, dont on ne peut mettre en doute la gravité et la véracité, s'accordent sur les circonstances principales de ce grand événement.

Il avait été précédé, dans l'automne de 1662, de plusieurs phénomènes extraordinaires que l'on avait remarqués dans le ciel. Nous laisserons ici la parole au P. Lalemant, qui écrivait de Québec le 4 septembre 1663, alors que tout était encore frais dans sa mémoire :

*' Le ciel et la terre, dit-il, nous ont parlé bien des fois depuis un an. C'était un langage aimable et inconnu, qui nous jetait en même temps dans la crainte et dans l'admi- ration. Le ciel a commencé par de beaux phénomènes, la terre a suivi par de furieux soulèvements.... Nous avons vu, dès l'automne dernier, des serpents embrasés, qui s'enla- çaient les uns dans les autres, en forme de caducée, et volaient par le milieu des airs, portés sur des ailes de feu. Nous avons vu sur Québec un grand globe de flammes, qui faisait un assez beau jour pendant la nuit, si les étio-

I VIE DE MGR DE LAVAL 327

celles qu'il dardait de toutes parts n'eussent mêlé de frayeur le plaisir qu'on prenait à le voir.

" Ce même météore a paru sur Montréal ; mais il sem- blait sortir du sein de la lune, avec un bruit qui égale celui des canons ou des tonnerres. S'étant promené trois lieues en l'air, il fut se perdre enfin derrière la grosse- montagne dont cette île porte le nom.

^' Mais ce qui nous a semblé plus extraordinaire, c'est l'apparition de trois soleils. Ce fut un beau jour de l'hiver dernier, que sur les huit heures du matin, une légère vapeur presque imperceptible s'éleva de notre grand fleuve^ et étant frappée par les premiers rayons du soleil, devenait transparente^ de telle sorte néanmoins qu'elle avait assez de corps pour soutenir les deux images que cet astre peignait dessus. Ces trois soleils étaient presque en ligne droite, éloignés de quelques toises les uns des autres, selon l'apparence, le vrai tenant le milieu, et ayant les deux autres à ses côtés. Tous trois étaient environnés d'un arc* en-ciel, dont les couleurs n'étaient pas bien arrêtées, tantôt paraissant comme celles de l'iris, puis après d'un blane lumineux, comme si, au-dessous tout proche, il y eût eu une lumière excessivement forte.

** Ce spectacle dura près de deux heures, la première foi» qu'il parut ; c'était le sept janvier 1663 : et la seconde foîs^ qui fut le quatorze du même mois, il ne dura pas si long- temps, mais seulement jusqu'à ce que les couleurs de l'iris venant à se perdre petit à petit, les deux soleils des côtés

328 VIE DE MGR DE LAVAL

s'éclipsaient aussi, laissant celui du milieu comme victo- rieux."

Ces phénomènes n'avaient sans doute rien que de naturel ; mais ils n'en annonçaient pas moins la présence de l'auteur de la nature, qui aime, de temps en temps, par des signes extraordinaires, à manifester sa puissance, et à rappeler aux hommes que tout vient de lui et que tout dépend de lui. La foudre et les éclairs sont aussi des phénomènes naturels : qui ne redoute cependant leur voix terrible et puissante ? Qui ne reconnaît dans les tremblements de terre la force souveraine du Créateur ? Laissons le P. Lalemant nous décrire celui de 1663 :

" Ce fut le 5 février 1663, sur les cinq heures et demie du soir, qu'un grand bruissement s'entendit en même temps dans toute l'étendue du Canada. Ce bruit, qui paraissait comme si le feu eût été dans les maisons, en fit sortir tout le monde, pour fuir un incendie si inopiné. Mais au lieu de voir la fumée et la flamme, on fut bien surpris de voir les murailles se balancer, et toutes les pierres se remuer, comme si elles se fussent détachées ; les toits semblaient se courber en bas, d'un côté, puis se renverser de l'autre ; les cloches sonnaient d'elles-mêmes; les poutres, les soliveaux et les planchers craquaient; la terre bondissait, faisant danser les pieux des palissades d'une façon qui ne parais- sait pas croyable, si nous ne l'eussions vue en divers endroits.

** Alors chacun sort dehors, les animaux s'enfuient, les enfants pleurent dans les rues, les hommes et les femmes

VIE DE MGR DE LAVAL 329

saisis de frayeur ne savent se réfugier, pensant à tout moment devoir être ou accablés sous les ruines des mai- sons, ou ensevelis dans quelque abîme qui s'allait ouvrir sous leurs pieds : les uns, prosternés à genoux dans la neige, crient miséricorde ; les autres passent le reste de la nuit en prières, parce que le tremblement de terre continue toujours avec un certain branle, presque semblable à celui des navires qui sont sur mer, et tel que quelques-uns ont ressenti par ces secousses les mêmes soulèvements de cœur qu'ils enduraient sur l'eau.

" Le désordre était bien plus grand dans les forêts. Il semblait qu'il y eût combat entre les arbres qui se heur- taient ensemble ; et non seulement leurs branches, mais même on eût dit que les troncs se détachaient de leurs places pour sauter les uns sur les autres, avec un fracas et un bouleversement qui fit dire à nos sauvages que toute la forêt était ivre i.

'* La guerre semblait être même entre les montagnes, dont les unes se déracinaient pour se jeter sur les autres, laissant de grands abîmes au lieu d'où elles sortaient, et tantôt enfonçaient les arbres dont elles étaient chargées bien avant dans la terre jusqu'à la cime; tantôt elles les

1 '* Sur la côte sud du fleuve Saint-Laurent, on voit encore ce qu'on appelle dans le pays Vahbatis du diable, c'est-à-dire que sur trois lieues de front, sur plus de cent lieues de longueur, tous les arbres de cette immense forêt furent abattus, et ne se sont jamais relevés. " {Latoiir, p. 18o.)

'' Dans le journal qu'il fit de son voyage au Canada, en 1700, M. de la Potheric remarqua que, partout il travailla, la j:erre était encore bouleversée par le tremblement de 1663. " (Histoire manuxrite du séminaire.)

330 VIE PE MGR DE LAVAL

enfouissaient les branches en bas, qui allaient prendre la place des racines; de sorte qu'elles ne laissaient plu3 qu'une forêt de troncs renversés.

*' Pendant ce débris général qui se faisait sur terre, les glaces épaisses de cinq et six pieds se fracassaient, sautant en morceaux, et s'ouvrant en divers endroits, d'où s'évapo- raient de grosses fumées, ou des jets de boue et de sable qui montaient fort haut dans l'air ; nos fontaines ou ne coulaient plus, ou n'avaient que des eaux ensouffrées ; les rivières ou se sont perdues, ou ont été toutes corrompues, lea eaux des unes devenant jaunes, les autres rouges; et notre grand fleuve Saint-Laurent parut tout blanchâtre jusque vers Tadoussac : prodige bien étonnant, et capable de sur- prendre ceux qui savent la quantité d'eau que ce gros fleuve roule au-dessous de l'île d'Orléans, et ce qu'il fallait de matière pour les blanchir.

*' L'on voit de nouveaux lacs il n'y en eut jamais; ou ne voit plus certaines montagnes qui se sont engouffrées ; plusieurs sauts sont aplanis ; plusieurs rivières ne parais- sent plus; la terre s'est fendue en bien des endroits, et a ouvert des précipices dont on ne trouve point le fond. Enfin, il s'est fait une telle confusion de bois renversés et abîmés, qu'on voit î\ présent des campagnes de plus de mille arpents toutes rases, et comme si elles étaient tout fraîchement labourées, peu auparavant il n'y avait que des forêts ^ "

1 Relations desjeêuUcSj 1663.

VIE DE MGR DE LAVAL 381

D'après cette description du P. Lalemant, témoin oculaire de tous ces événements, la voix de Dieu s'était fait enten- dre au Canada d'une manière solennelle. C'était bien cette voix formidable et magnifique à la fois^ dont parle le prophète : '^ La voix du Seigneur est accompagnée de force ; la voix du Seigneur est pleine de magnificence. Elle brise les cèdres du Liban et les met en pièces, fait jaillir les flammes et les feux, ébranle le désert, et découvre les lieux sombres et épais i."

'* Au reste, ajoute le P. Lalemant, trois circonstances ont

rendu ce tremblement de terre très remarquable. La

première est le temps qu'il a duré, ayant continué jusque

dans le mois d'août, c'est-à-dire plus de six mois. Il est

vrai que les secousses n'étaient pas toujours également

rudes ; en certains endroits, comme vers les montagnes

que nous avons à dos, le tintamarre et le trémoussement

y a été perpétuel pendant longtemps ; en d'autres, comme

vers Tadoussac, il y tremblait d'ordinaire deux et trois fois

le jour avec de grands efforts, et nous avons remarqué

qu'aux lieux plus élevés, l'émotion y était moindre qu'aux

plats pays.

" La seconde circonstance est touchant l'étendue de ce tTemblement de terre, que nous croyons être universel en toute la Nouvelle-France; car nous appienons qu'il s'est fait Tessentir depuis l'île Percée et Gaspé, qui sont à l'em- bouchure de notre fleuve, jusques au delà de Montréal, comme aussi en la Nouvelle-Angleterre, en l'Acadie et

1 Ps. XXVIII.

332 VIE DE MGR DE LAVAL

autres lieux fort éloignés ; de sorte que, de notre connais- sance, trouvant que le tremblement de terre s'est fait en deux cents lieues de longueur sur cent de largeur, voilà vingt milles lieues de terre en superficie qui ont tremblé tout à la fois, en même jour et à même moment.

" La troisième circonstance regarde la protection parti- culière de Dieu sur nos habitations; car nous voyons proche de nous de grandes ouvertures qui se sont faites, et une prodigieuse étendue de pays toute perdue, sans que nous y ayons perdu un enfant, non pas même un cheveu de la tête. Nous nous voyons environnés de bouleversements et de ruines, et toutefois nous n'avons eu que quelques cheminées démolies, pendant que' les monta- gnes d'alentour ont été abîmées."

Il était donc bien évident que Dieu ne frappait la colonie canadienne que pour la guérir ; ce n'était pas la mort des coupables qu'il voulait, mais leur conversion et leur vie. '* Le Seigneur, dit le prophète, châtie dans son indignation ; il donne la vie par un pur effet de sa volonté ^ . "

Tout dans les différentes circonstances du tremblement de terre de 1663, telles que les raconte le P. Lalemant, peut sans doute s'expliquer d'une manière naturelle. Ce fut un de ces cataclysmes, produits par la rencontre de certaines forces de la nature, qui arrivent dans le monde, à un moment donné, et bouleversent une partie plus ou moins grande de l'orbe terrestre.

1 Ps. XXIX, 6.

\

VIE DE MGR IJE LAVAL 333

Mais ce qui est plus merveilleux, ce qui tient du surna- turel, c'est que ce cataclysme fut connu d'avance et prédit par plusieurs saintes personnes, à qui Dieu voulut révéler ses desseins de miséricorde et de justice sur le Canada. Nous n'en citerons que deux exemples, l'un tiré d'une des lettres de Marie de l'Incarnation ^ , l'autre du journal de la célèbre Catherine de Saint- Augustin, religieuse de l'Hôtel- Dieu.

'* Le troisième jour de février 1663, dit Marie de l'Incar- nation, une femme sauvage, mais très bonne et excellente chrétienne, étant éveillée dans sa cabane, tandis que tous les autre^ dormaient, entendit une voix distincte et arti- culée qui lui dit: '*Dans deux jours, il doit arriver des " choses bien étonnantes et merveilleuses." Et le lendemain, la même femme étant dans la forêt avec sa sœur, pour faire sa provision journalière de bois, elle entendit distinctement la même voix qui lui dit : '* Ce sera demain, entre les cinq " et six heures du soir, que la terre sera agitée et qu'elle " tremblera d'une manière étonnante. " Elle rapporta ce qu'elle avait entendu, à ceux de sa cabane, qui prirent avec indifférence ce qu'elle disait, comme un songe, ou comme un pffet de son imagination -^ . "

1 *' Il ne faut pas oublier, dit le P. Martin, que la vén. M. do l'Incarnation n'était pas une femme ordinaire ; que c'était une &me très élevée, un esprit distingué et nourri dans la spiritualité la plus &ûre et la plus sublime. " (Belations inédites de la Nouvdlc-Frmhce^ t. II, p. 337.;

2 Lettre historique COe.

334 VIE DE MGR DE UIVAL

De son côté, voici ce qu'écrivait dans son jo\jirnal Catherine de Saint- Augustin :

** Le cinq février, ayant offert mes dévotions pour les âmes qui sont en péché mortel, je priai les premiers martyrs du Japon de la Compagnie de Jésus, dont on faisait la fête, d*en faire eux-mêmes l'application, selon ce qm aendt plus à la gloire de Dieu. J'eus pour lors un pressentiment aseei considérable et comme une assurance infaillible que Dieu était près de punir le pays, pour les péchés qui s'y com- mettaient, surtout pour le mépris qu'on faisait de l'Eglise. Il me sembla pour lors que Dieu était beaucoup irrité. Je ne pus m'empêcher de souhaiter ce châtiment, quel qu'il fût, car je n'eus pour lors aucune idée de ce que ce pourrait être.

^' Le soir, au même instant qu'un tremblement de terre commença, j e vis en esprit quatre démons, qui occupaient les quatre côtés des terres voisines et les secouaient fortement, comme voulant tout renverser ; et sans doute ils l'auraient fait, si une puissance supérieure qui donnait comme le branle à tout, n'eût mis obstacle à leur volonté. Ensuite les démons me dirent qu'ils feraient leur possible pour continuer ce renversement, qu'il y avait bien du monde effrayé, et que la peur les faisait recourir à Dieu et penser à leur conscience, mais qu'ils feraient bien en sorte que cela ne leur servirait guère.

'' Deux ou trois jours après, étant devant le saint sacre- ment, je me sentis intérieurement invitée d'écouter et de voir. Je fus un peu troublée d'abord ; la voix et la présence

VIE DE MGR DB LAVAL 335

de celui qui me parla, quoique ce fût d'une façon non visible, m'imprima une grande terreur, à raison de sa majesté. Néanmoins, mon esprit se calma, et, quoique je fasse dans une crainte respectueuse, mon cœur possédait une paix profonde.

'' Il me sembla que saint Michel était celui qui me par- lait. Voici d'abord ce qu'il me fit entendre: ^^ Loquimini " ad cor Jérusalem, et advocate eam, quoniam compléta estmali- " lia eju8, dimiêsa est iniquUas iUius ^. " Il portait en sa main gauche trois flèches, et à la droite une balance ; sur les flèches, était écrit: " Quis vJt Deus^?^^ Et la môme devise semblait lui composer une espèce d'habillement ; les flèches étaient prêtes à être décochées ; un des bassins de la balance était rempli, et comme comblé des paroles précédentes du prophète Isaïe; l'autre était presque vide, et l'on ne voyait dedans qu'une légère vapeur.

" On me fit entendre que ces flèches étaient trois sortes de punitions pour trois sortes de péchés, qui sont ordinaires en ce pays : l'impiété, l'impureté, et le peu de charité, surtout dans les détractions et les désunions.

" Je priai l'ange d'avoir un peu de patience, et de ne pas lancer sitôt ses flèches. Il me dit : " Deus non irridetar ^. " Je lui dis : *' Dieu s'oubliera-t-il de ses grandes miséricor- " des? Qu'il me punisse, moi, qui ai attiré sa colère sur ce

1 *' Parlez au cœur de Jérusalein, et assurez-la que ses maux sont finis, que ses iniquités lui sont pardonnées. " (Isaïe, XL, 2.)

2 '' Qui est semblable à Dieu ? "

3 *' On ne se rit point de Dieu. " (Galat^ VI, 7.)

336 VIB DE MGR DE LAVAL

*' pauvre pays; qu'il pardonne aux autres.-' On ne me fit autre réponse, sinon que je lusse bien l'écriture qui était dans la balance.

" Je restai étrangement touchée que Dieu fût si irrité, et mon cœur était dans un grand désir de pouvoir l'apaiser. Je n'ai jamais si bien conçu ce que c'est que le péché, que pour lors. Qu'il y a peu de foi, et que Ton ne comprend guère ce que c'est que Dieu ^ ! "

Nous avons aimé à citer en entier cette page merveilleuse de Catherine de Saint- Augustin, parce qu'elle nous trans- porte, pour ainsi dire, dans un autre monde, auquel malheureusement les hommes, même ceux qui ont la foi, s'accoutument à vivre trop étrangers, un monde pourtant aussi réel que le monde extérieur qui nous entoure, le monde des esprits, et qu'elle nous fait voir le rôle que jouent, dans la nature, les démons et les bons anges, avec la permission de Dieu. Sans déranger le cours ordinaire des choses, sans faire dévier les lois de la nature, ils interviennent souvent, pour la punition ou pour le bonheur des hommes, dans les différents événements de la vie. Dieu les emploie comme les instruments de sa justice ou de sa miséricorde.

La sœur Catherine de Saint-Augustin n'était pas une illuminée; c'était une religieuse d'une sublime vertu, remplie des dons de Dieu, ornée de grâces spéciales. Elle jouissait de la plus grande estime de Mgr de Laval et de

1 Ragueneau, Vie de Cathcnne de Saint-Av^tcstin^ Paris, 167L

•H

VIE DE MGR DE LAVAL 337

tous les personnages les plus distingués de son temps. " Mgr de Pétrée, dit le P. Ragueneau i, cet évêque sage et éclairé, que toute la France connaît comme un prélat d'une piété solide et d'un zèle tout apostolique, avait une grande vénération pour la vertu de cette bonne religieuse."

Dieu voulut la favoriser de cette vision au sujet du tremblement de terre du Canada, afin de l'engager à prier et à s'offrir en holocauste pour les péchés du peuple. '* Depuis ce tremblement de terre, dit-elle, je suis toutes les nuits comme percluse, et dans l'impuissance de me pouvoir remuer le moins du monde. Cela a duré plus de quinze jours. "

Le Ciel accepta et eut pour agréables les prières, les larmes et l'holocauste de cette sainte religieuse. Il permit

que le peuple du Canada, comme autrefois celui deNinive, rentra en lui - même, reconnut Ténormité des fautes qui avaient excité à un si haut degré la oolère divine, et prit la résolution de se convertir d'une manière sincère.

*'0n ne saurait croire, dit Marie de l'Incarnation, le grand nombre de conversions que Dieu a opérées, tant du côté des infidèles qui ont embrassé la foi, que de la part des chrétiens qui ont quitté leur mauvaise vie. Au même temps que Dieu a ébranlé les montagnes et les rochers de marbre de ces contrées, on eût dit qu'il prenait plaisir à ébranler les consciences. Les jours de carnaval ont été changés en des jours de pénitence et de tristesse : les

1 Dans sa dédicace de la Vie de Catherhie de Saiivt- Augustin,

22

338 VIE DE MGE DE LAVAL

prières publiques, les processions, les pèlerinages ont été continuels; les jeûnes au pain et à l'eau fort fréquents; les confessions générales plus sincères qu'elles ne l'auraient été dans l'extrémité des maladies.

"Un seul ecclésiastique, qui gouverne la paroisse de Château - Richer ^, nous a assuré qu'il a fait faire plus de huit cents confessions générales. * Je vous laisse à penser ce qu'ont pu faire les révérends pères, qui jour et nuit étaient dans les confessionnaux. Je ne crois pas que, dans tout le pays, il y ait un habitant qui n'ait fait une confession générale. Il s'est trouvé des pécheurs invétérés qui, pour assurer leurs consciences, ont recommencé la leur plus de trois fois.

'' On a vu des réconciliations admirables, les ennemis se mettant ù genoux les uns devant les autres pour se demander pardon avec tant de douleur, qu'il était aisé de voir que ces changements étaient des coups du ciel et delà miséricorde de Dieu, plutôt que de sa justice.

'' Au Fort de Saint-François- Xavier, qui est delà paroisse de Hillery, il y avait un soldat de la garnison venu de France, dans les navires du roi, le plus méchant et le plus abominable homme du monde. Il se vantait impudem- ment de ses crimes, comme un autre pourrait faire d'une action digne de louange. Lorsque le tremblement de terre commença, il fut saisi d'une frayeur si étrange qu'il s'écria devant tout le monde: *' Qu'on ne cherche point d'autre

1 Probablement M. Th nnas Morel.

VIE DE MGB DE LAVAL 339

*' eause de ce que vous voyez, que moi : c'est Dieu qui veut '^ehâtier mes crimes." Il commença ensuite à confesser tout haut ses péchés, sans rien avoir devant les yeux que la justice de Dieu, qui Fallait, à ce qu'il croyait, précipiter dans les enfers. Ce Fort est à un quart de lieu de Sillery, il le fallut porter à quatre pour le confesser, la peur l'ayant fait devenir comme perclus. Dieu a fait en lui une si heureuse et si entière conversion, qu'il est aujourd'hui un modèle de vertu et de bonnes œuvres i. "

II est facile d'imaginer combien Mgr de Laval eût été heureux, s'il eût vu de ses yeux ces merveilles de grâces. Autant il aurait gémi sur les malheurs qui venaient de fondre sur la Nouvelle- France, autant il se serait réjoui des fruits de conversions opérés dans les cœurs ; et il aurait remercié le Seigneur d'avoir bien voulu visiter son peuple. Il est probable qu'il n'apprit qu'à son retour le tremble- ment de terre qui avait bouleversé le Canada, car il quitta la France avant qu'aucun vaisseau parti de la colonie pût être arrivé en Europe. Lorsqu'il revint, tout était rentré dans le calme.

En effet, le tremblement de terre ne laissa aucune trace fâcheuse pour le Canada. *' Nous craignions la peste ou la famine, dit Marie de l'Incarnation : Dieu nous a préservés de l'une et de l'autre. Il se trouva qu'après les grandes secousses, et les feux qui étaient sortis par les ouvertures de ia terre, une extrême sécheresse avait comme brûlé la sur-

1 Lettre hidorique 67e.

340 VIE DE MGB DE LAVAL

face de la terre et consumé toutes les semences. Ensuite de ces aridités, Dieu permit qu'il tombât des pluies en si grande abondance, que les torrents semblaient avoir emporté tout le reste de l'herbe et tout ensemble Tespé- rance de faire aucune moisson.

*^ Le contraire est arrivé, car la moisson a été si abon- dante, que jamais l'on n'a recueilli tant de blé, ni d'autres grains, dans ce pays. Et pour les maladies, il n'y en a eu aucune, sinon celles que les vaisseaux du roi nous apportent.

*^ Vous voyez par que Dieu ne blesse que pour guérir, et que s es fléaux, que nous avons expérimentés, ne sont que les châtiments d'un bon père ^ . "

1 Ldtra hiatariqne OSe,

CHAPITRE DOUZIEME

Accueil ftivonible fait à M^r de Laval en France. Il s'occupe des intérêls spirituels et temporels de la colonie. Succès de son voyage. 11 revient nu Canada avec M. de Méay. 1662-1663.

Le vicaire apostolique du Canada fut reçu par le roi avec beaucoup de bienveillance. On assure même qu'à une grande réception qui eut lieu à la Cour peu de temps après son arrivée, et à laquelle il assista, il fut l'objet d'une atten- tion toute spéciale de la part du souverain i.

'" La haute naissance de ce prélat, dit M. de la Colom- bière, et l'accès que lui donnaient auprès du roi l'estime qu'il faisait de sa vertu et l'idée qu'il avait conçue de sa droiture et de sa probité, engagèrent ce prince à écouter et à suivre ses conseils '^. "

Certes, il fallait un mérite peu ordinaire et une cause pleine d'intérêt pour fixer tout d'abord l'attention d'un monarque si puissant. Louis XIV entrait dans sa

1 C'était une tradition conservée encore au séuiinaire, du temps de M. Jérôme Deniers, qui aimait à la raconter.

2 Eloge funèbre.

342 \aE DE MGR DE LAVAL

vingt-cinquième année ^, et, sans être encore à l'a.p*i sa gloire, faisait déjà pressentir l'éclat et l'iiuto, son règne.

A dix-sept ans, il avait paru un jour en habit de et le fouet à la main, en pleine assemblée du pari de Paris, l'on discutait quelques-unes de ses ordo ces; et d'un ton de voix qui révélait une volonté il " Messieurs, dit-il, on sait les malheurs qu'ont prc vos assemblées; j'ordonne qu'on cesse celles qui sont

mencées sur mes édits. Monsieur le président, je défends de souffrir des assemblées, et à pas un de voc les demander. "

Mazarin venait de mourir 2, laissant le roi libre de ti entrave à son pouvoir. Le lendemain de la mort ministre, l'archevêque de Rouen, président de l'asserni du clergé, se présente au roi : '* A qui, désormais, doi m'adresser, sire, lui dit-il ? A moi, M. l'archevêijl répondit le monarque. " De ce jour, il fut le maître, et n'y eut plus en France d'autre volonté que la sienne.

Ce n'est pas qu'il fît tout par lui-même, et sans* lumières de personne, Le chancelier Séguier, Le TelW secrétaire d'état de la guerre, Lyonne, ministre des affaii^ étrangères, Louvois, D'Aligre, D'Ormesson, Voisin, Lâ/n^ gnon, et surtout Colbert, le nouveau contrôleur des finances^ à la place de Fouquet, que le roi venait de faire condamna

1 -- Il était le 5 septembre 1638.

2 -- Le 9 mars 1661.

DE LAVAL 34

o

1 : quelle pléiade de ministres

l'^ne d'un si grand monarque !

m, dit un historien, à aucune

iivoir soumise à ses ministres, et

. lent par un examen approfondi de

I à l'arbitre de l'Europe. La Cour d'Es-

ait pu disputer à celle de France la

t. (le faire acte de soumission à l'autorité

:')po3 d'une question d'étiquette entre les

' > deux pays à la Cour d'Angleterre.

.,rque qui avait fait un si bon accueil au

les Canadiens, M. Pierre Boucher, l'année

: 1 reçut le vicaire apostolique avec une faveur

marquée.

a de l'estime que professait Louis XIV pour

.viil, par la lettre qu'il venait de lui écrire, au

:'r^ de cette même année 1662 -:

vu, lui disait-il, par les lettres que vous m'avez

. les peines et les travaux que vous souffrez journel-

M pour convertir à la foi catholique les peuples de

')uvelle-France; et comme il ne se peut rien ajouter îi

satisfaction qui m'en demeure, j'ai bien voulu vous le

..loigner par celle-ci, et vous dire qu'outre qu'en conti-

uant ces exercices de piété et de vertu, vous ne sauriez

1 Mennechet, HUtoire de Fraw^e.

2 Le 30 avril. Elle était adressée: ''A M, Vccàfts d" PetrcCy ^onmUer en mon Cmiseil d'Etat. "

344 VIE DE KGB DE LAVAL

mieux employer vos soins, ni rien faire de plus méritoire envers Dieu, vous me rendrez un service très agréable, que je désire reconnaître, non seulement en vous établissant évêque dans le dit pays, lequel je veux protéger et secourir puissamment, mais aussi en vous gratifiant d'un bénéfice de revenu convenable, pour soutenir cette dignité.... *"

Il est plus que probable que Tévêque de Pétrée ne put recevoir cette lettre avant son départ pour la France. Les vaisseaux partis le printemps, ceux-là même sur lesquels étaient montés MM. Boucher et Dumont, n'arrivèrent â Québec que très tard, comme nous l'avons vu, après quatre mois de traversée.

Le roi confirma de bouche à Mgr de Laval ce qu'il lui avait écrit, à savoir, qu'il le nommait évêque de la Kouvelle- France; et il lui donna, pour le soutien de son évêché, l'abbaye de Maubec, en Berry, de l'ordre de Saint-Benoît, devenue vacante par le décès de son dernier possesseur, Gabriel de Louault.

Dans un acte daté du 14 décembre 1662, il déclare "qu'il a nommé et nomme à notre saint-père le pape le sieur de Laval pour être le premier pourvu par Sa Sainteté de l'évêché du Canada..., auquel évêché Sa Majesté consent et accorde que l'abbaye de Maubec soit unie pour servir de revenu et fondation. Pour cet effet, le dit sieur de Laval consentira tant à l'érection du dit évêché du Canada

1 Archives du sëminnirc de Québec.

VIE DE MGR DE LAVAL 345

qu'à l'union de la dite abbaye; et pour lors le titre de la dite abbaye sera éteint et supprimé. "

Ce ne fut que deux ans plus tard, le 28 juin 1664, que le roi .écrivit au souverain pontife, pour le prier d'ériger Québec en évÊché, et d'y nommer Mgr de Laval. L'afifaire traîna ensuite en longueur, à cause des difficultés qui existaient entre la Cour de France et celle de Rome. Mgr de Laval ne fut nommé par le souverain pontife évêque de Québec qu'en 1674.

Mais c'était déjà beaucoup de pouvoir se dire nommé par le roi à cet éveché, surtout vis-à-vis de Tadministra- tion.cîvile. Il ne manquait pas, en effet, de personnes qui refusaient au vicaire apostolique les honneurs et les égards qui lui étaient dus, sous prétexte qu'il n'était pas évêque titulaire du Canada. Le titre officiel d'évêque de ce pays, reconnu par le roi, venait couper court à toutes les objec- tions. Aussi révéque de Pétrée s'empressa-t-il de s'en prévaloir aussitôt après sa nomination.

L'établissement d'un séminaire était une conséquence naturelle de Térection d'un évêché à Québec. Ce fut à Paris mûme, comme nous le verrons au chapitre suivant, que Mgr de Laval posa les fondements de cette grande institution. Louis XIV l'appuya de sa haute autorité, et lui procura, par rétablissement des dîmes, les moyens de faire subsister ce séminaire ainsi que le clergé qui devait s'y former sous la direction tutélaire de la sainte Eglise.

Il est dilficile de dire la part exacte qu'eut Mgr de Laval dans la résolution prise ])ar le roi de retirer le Canada de

346 VIE DK MGR DE T^VAL

la compagnie des Cent associés, pour le faire rentrer da»^ le domaine royal, d'y établir un Conseil souverain, et dV envoyer des forces suffisantes pour protéger le pays contre les Iroquois. La voie à ces arrangements avait été déjà préparée par M. D'Argenson; elle le fut encore davantage par les rapports de MM. Dumont et Boucher.

C'était, d'ailleurs, l'idée de la Cour, à cette époque, de faire rentrer dans le droit commun les différentes posses- sions de la couroone, d'y reprendre la direction générale des affaires, et d'y établir des Conseils supérieurs sur le modèle des parlements de France ^.

Le roi avait écrit, de plus, à Mgr de Laval qu'il voulait ^' protéger et secourir puissamment " le Canada.

Les représentations de Tévêque ne furent probablement pas sans influence sur la décision du monarque, si bic:i disposé à les entendre. Son éminente sainteté, ses vertu= apostoliques, son dévouement pour le bien de la colonie. donnaient un grand poids à ses paroles. Il ne manqua pa>. sans doute, d'exposer le triste état les Iroquois avaient réduit le pays, le peu de secours que Ton pouvait attendre de la compagnie des Cent associés, et les troubles qu'avaient suscités à Québec les démarches imprudentes de Péronno Dumesnil.

Si l'on en croit M. de la Colombiôre -, les observations

1 Un de CCS Conseils avait ét6 établi à la Martinique en 1661.

2 Il ne faut pas oublier que M. de la Colonibiëre pronoin^it ce^ paroles devant un auditoire composé en grande partie de personnes qui avaient été témoins des événements, et qui pouvaient contrôler b vérité do ce que disait Torateur. M. de la Colombiëre. grand vicùrc

•de Québec, était d'ailleurs un homme du caractère le plus élevé.

VIB DE MGR DE LAVAT. 347

de Mgr de Laval eurent même une influence toute décisive sur les résolutions qui furent prises alors.

** D'un côté, dit-il, la Compagnie, touchée de ses vives et fortes raisons, et comme forcée par ses pressantes sollicita- tions, abandonna un fardeau qui était trop pesant pour elle, et qui avait perdu déjà beaucoup de son prix entre ses mains ; et de l'autre côté, notre grand monarque, persuadé par Phomme de Dieu, chargea tout seul comme un autre Atlas ce nouveau monde sur ses épaules, et lui communi- qua une force sans laquelle il y a longtemps qu'il serait expiré. Ce fut à la très humble prière du pasteur que le maître du troupeau songea tout de bon à sa conservation et à son accroissement. Ce fut sur ses charitables et respec- tueuses instances qu'il envoya des troupes, qu'il augmenta les appointements des gouverneurs, qu'il fit un intendant, qu'il créa un Conseil i. "

"Quoique l'établissement d'une cour souveraine, dit de son côté M. de Latour ^, ne soit pas du ressort de l'Eglise, le Conseil souverain du Canada fut l'ouvrage de son premier évêque ^, "

1 Eloge funèhre.

2 Mémoires sur la vie de M. de Lavfdj p. 109.

3 ^' Mgr de Laval contribua puissamment à organiser sur une base plus solide et plus rationnelle le gouvernement de la colonie. Jusque-là, le régime patriarcal de l'autorité presque absolue des gou- verneurs avait pu suffire ^ mais, avec Taccroissement de la population, les affaires s'étaient multipliées, et les abus étaient devenus faciles. L'évêque do Pétrée repassa en France après un séjour do trois

années Par son crédit auprès de Louis XIY, qui l'honorait du

titre de cousin, il obtint la création d'un Conseil souverain, composé du gouverneur et des principaux colons, qui devait servir de législature

348 VIE DE MGR DE LAVAL

Ce qui est certain, c'est que peu de temps après Parrivée del'évêque de Pétrée à Paris, le roi fit signifier à la compa- gnie des Cent associés son intention de reprendre le Canada. Les associés se réunirent, le 24 février 1663, pour délibérer sur la proposition du souverain ; et, le naême jour, fut signé par eux un acte d'abandon du Canada à Sa Majesté. Quel- ques jours plus tard, le roi acceptait la démission de la Compagnie, et rentrait en possession directe du Canada ^.

Dans le mois d'avril suivant, le roi établissait à Québec un Conseil souverain, dans lequel il attribuait à l'évêque de Pétrée une large part d'autorité conjointement avec le gouverneur. Nous verrons plus tard le rôle politique que le prélat fut appelé à jouer dans ce Conseil, non pas de son propre choix, mais par la volonté môme du roi.

Ce fut à. la même occasion, et sur les instances de Tévêque de Pétrée, que Louis XIV se décida d'envoyer au Canada des forces suffisantes pour protéger la colonie 2. Mgr do Laval, écrivant en 16G4 au souverain pontife, lui annonçait l'arrivée prochaine du marquis de Tracy, avec un corps d'armée considérable:

" Nous attendons l'année prochaine, disait-il, douze cents soldats, avec lesquels, Dieu aidant, nous essaierons de

et de haut tribunal judiciaire dans la Nouvelle-France. " (200e aumr. ((e V arrivée de M<jr de Lural an Canada^ Discours de M. Tabbé Tasche- reau, p. 64.)

1 Edits et Ordonnances^ t. I, p. 30 et suiv.

2 '* Des troupes furent envoyées, radiuinistration des affiûres publiques s'organisa, et Ja reconnaissance aurait pu décerner à Mgr de Laval le titre de Sauveur de la patrie.^^ (Mandement de S. Em. le card. Taschereau, 30 avril 1878.)

VIE DE MGR DE LAVAL 349

dompter les farouches Iroquois, dont les attaques cruelles nous empêchent de faire pénétrer la lumière de PEvangile chez beaucoup de nations sauvages.... Le marquis de Tracy se rendra aussi au Canada le printemps prochain, afin de voir par lui-même les mesures qu'il y a à prendre pour que le roi fasse de hx Nouvelle-France une colonie forte et prospère i."

Rien de ce qui pouvait intéresser l'Eglise du Canada ne restait étranger au vicaire apostolique. Il avait toujours eu à cœur de ne laisser pénétrer au i^ays que des colons de choix, des familles de bonnes mœurs et de bon exemple, professant la religion catholique. '' Nous ne souffrons ici, écrivait-il au souverain pontife, aucune secte hérétique ; c'est ce que le roi m'a accordé pieusement sur la demande que je liii en ai faite avant de quitter la France 2."

Malgré cela, l'immigration ne présentait pas toujours les garantie^désirables. Le prélat s'occupa sérieusement de ce sujet, dans son voyage; il en parla plusieurs fois au ministre Colbert, qui lui écrivit l'année suivante :

"Pendant le séjour que vous fîtes ici, vous me témoi- gnâtes que les gens des environs de La Rochelle et des îles circonvoisines, qui passaient à la Nouvelle-France, étaient peu laborieux, et que même, n'étant pas fort zélés pour la religion, ils donnaient de mauvais exemples aux anciens habitants du pays. Le roi a pris résolution, suivant notre avis, de faire lever trois cents hommes cette année en

1 Informatio de statu EccUsUb^ 1664.

2 Belatio Missionis Canadeiisùi^ 1660.

350 VIE DE MGR DE LAVAL

Normandie, et dans les provinces eirconvoisines ; ils seront conduits sur des vaisseaux marchands, dont les capitaines sont obligés, par leurs traités, de rapporter des certificat3 du Conseil de Québec, touchant le nombre d'hommes qu'ils auront débarqués. J'espère que ce secours tournera à l'avantage du pays, ainsi que les autres que Sa Majesté a résolu d'y envoyer tous les ans, en cas que celui-ci réussisse, ainsi qu'on se le promet. "

L'évêque de Pétrée avait donc réveillé l'attention de la Cour sur les questions les plus importantes pour l'aTenir du Canada. Aussi pouvait-il écrire, l'année suivante, au souverain pontife : " Le soin et l'amour de nos églises touchent le cœur religieux du roi, et, pour cet objet, il nous accorde toutes nos demandes.... Quoique accablé d'un grand nombre d'affaires, il favorise cette colonie d'une manière admirable, surtout par son zèle pour y propager la religion, quoiqu'il ne retire presque aucun avantage dfc ce pays barbare ^. "

Mais ce qui occupa surtout le vicaire apostolique, dans son voyage, ce fut la question de la traite de l'eau-de-vie. C'est pour cela principalement qu'il était passé en Europe. Sur ce sujet, il eut plus de peine à se faire entendre. Les partisans du commerce de l'eau-de-vie s'étaient déjà plaints à la Cour de l'ingérence de l'autorité religieuse dans une question qui leur paraissait intéresser uniquement l'ordre temporel ; et nous avons vu que Péronne de Mazé était

1 Informat io de statrt Ecdeûcp^ 1664.

VIE DE MGR' DE LAVAL 851

passé en France pour défendre la conduite de M. D'Avau- gour à ce sujet.

** L'évêque, dit Marie de l'Incarnation, a eu bien du démêlé en France au sujet des boissons que l'on donnait aux sauvages, et qui ont pensé perdre entièrement cette nouvelle Eglise ^ "

** Mais il parla au roi avec tant de zèle apostolique, qu'il finit par être écouté, et qu'il obtînt tout ce qu'il demanda. Le commercé des boissons fut absolument défendu 2."

'* Il eut le bonheur de voir la droiture de ses intentions reconnue, la vérité triompher du mensonge, et la traite de Teau-de-vie défendue avec sévérité ^. "

M. D'Avaugour reçut ordre de repasser en France. Son secrétaire, Péronne de Mazé, lui apporta le 5 juillet cette iKalencontreuse nouvelle. Le gouverneur n'attendit pas, pour partir, l'arrivée de son successeur; il s'embarqua pour l'Europe le 23 juillet, avant môme le retour au Canada de Mgr de Laval.

*' C'était, dit Latour, un homme d'honneur, qui fit tou- jours son devoir avec distinction, à ce travers près, si fatal au Canada, triste effet d'une raideur inflexible. On ne peut refuser des éloges à sa probité, à sa religion et à sa valeur." En s'en allant, il écrivit de Gaspé un mémoire, adressé à Colbert, dans lequel il exprimait les vues les plus élevées sur les destinées du Canada :

" Le Saint- Laurent, disait-il, est l'entrée d'un pays, qui

1 Lettre historique OTe.

2 Latour, p. 83. l* Ehifje fnncbrv.

352 VIE DE MGR DE LAVAL

peut devenir le plus grand état du monde." Puis il expo- sait les moyens que l'on devait prendre pour réaliser ce but. '* On devrait envoyer à la colonie trois mille soldats, que l'on déchargerait après trois ans de service, et que Ton convertirait en colons. Pendant leurs trois années de service, ils pourraient faire de Québec une forteresse impre- nable, soumettre les Iroquois, bâtir un Fort menaçant sur les bords de la rivière Hudson, les Hollandais n'avaient qu'une misérable hutte en bois, appelée Fort Orange (Albany), bref, ouvrir pour la Nouvelle-France un chemin k la mer par cette rivière *. "

Nous verrons plus tard MM. de Tracy et de Courcelle réaliser en partie ce magnifique projet de M. D'Avaugour. De son côté, le baron, de retour en France, se remit brave- ment au service de son pays, et alla mourir en Croatie, en défendant contre les Turcs la forteresse de Zrin.

Louis XIV voulut donner à Tévêque de Pétrée la plus grande marque possible de confiance : il lui offrit de choisir le successeur de M. D'Avaugour, et l'obligea même, malgré lui, de le faire 2. *'Le prélat s'en défendit long- temps," dit la sœur Juchereau. Mais à la fin, vaincu par les bontés du roi, il proposa la nomination du chevalier de Mésy, qu'il avait bien connu à l'ermitage de Caen. M. de Mésy fit quelque résistance, mais finit par accepter la charge de gouverneur du Canada \

1 Ferland, t. I, p. 497.

2 Latour, pp. 84 et 118.

3 Histoire de VEÙtel-Dien, p. 148.

VIE DE MGB DE LAVAL * 35^

C'était un homme qui avait mené autrefois une vie

dissipée ^, mais s'était sincèrement converti à Dieu, et

vivait à Caen de la manière la plus édifiante. Mgr de

Laval espérait beaucoup, pour le bien de l'Ejçlise du Canada»

de la piété et des bonnes dispositions de M. de Mésy. Il

espérait surtout que l'union de leurs cœurs contribuerait à

l'union de leurs efforts pour arrêter le fléau de la traite de

l'eau-de-vie.

'^ Mais il était dans la destinée de cet homme apostoli* »

que, dit M. de Latour, que ceux qu'il plaçait fussent la^ source de ses peines. Le P. Lalemant, qu'il avait désiré avec ardeur, occasionna, par hasard et sans le vouloir, ses persécutions auprès de M. D'Avaugour. Son successeur à l'épiscopat, qu'il avait choisi avec complaisance, renversa tous ses ouvrages. M. de Mésy, son ami de cœur, placé de sa main, devint son plus violent ennemi. A peine ce gou- verneur fut-il arrivé, que la contagion le gagna: soit sollicitation, soit intérêt, il favorisa sourdement la traite de l'eau-de-vie, qu'il avait ordre et qu'il avait promis d'em- pêcher 2."

En attendant, tout paraissait sourire en France à Mgr de Laval. Il avait réussi à la Cour au delà de toutes ses espé- rances ; le roi lui avait accordé beaucoup plus qu'il n'avait

demandé.

1 C*est pour cela, sans doute, que la vieille chronique déjà citéa l'appelle *' un homme de peu de conduite.'' ( Union libéride de Québec,. 2 novembre 1889.)

2 Latour, p. 84.

23

Soi . VIE DE MGR DE LAVAL

N'allons pas, cependant, nous le représenter triom- phant ^. Il était trop humble, trop fidèle disciple de M. de Bernières, pour prendre l'attitude du triomphe. " Il obtint de la Cour tout ce qu'il demanda, il gagna tous les cœurs, dit M. de Latour, mais ne se laissa pas éblouir par ses brillants succès 2." Ne recherchant en tout que la gloire de Dieu, il lui rapporta tout le succès de sa mission auprès ■du roi ; il le pria surtout de bénir ce qui était si bien com- mencé, afin que son voyage eût d'heureux résultats pour .le Canada.

C'est pendant son séjour en France, vers la fin de 1662, •que Mgr de Laval donna son approbation au livre de son ami, le vénérable P. Eudes, sur la dévotion au saint cœur <le Marie. Cet illustre religieux avait institué, trois ans auparavant, dans son séminaire de la ville de Caen, la fête du saint cœur de Marie (8 février 1659). En 1672 (20 octo- bre), il y établit la fête du sacré cœur de Jésus.

Chose singulière, la dévotion au sacré cœur de Jésus prit naissance à peu près dans le même temps en Nor- «nandie et en Bourgogne : en Normandie, sous la direction <lu P. Eudes; et en Bourgogne, à Paray-le-Monial, sous l'inspiration de la bienheureuse Marguerite-Marie et de son -confesseur, le vén. P. Claude de la Colombière, de la Com- pagnie de Jésus.

On aime à voir le nom du premier évêque de Québec uni -si intimement, dans les mêmes pensées de zèle, de piété et

1 -- Connue le fait un historien protestant, M. Parkman. (Tfte OU J{f[l'nnc in Canada^ p. 135.) '1 Latour, p. 107.

VIE DE MGR DE LAVAL 355

(le dévouement, à celui du P. Eudes i, l'inspirateur de deux dévotions si chères au peuple canadien ; et l'on est moins surpris de trouver ces deux dévotions établies au Canada, et particulièrement chez les ursulines de Québec, presque en même temps qu'elles étaient établies en France.

L'évêque de Pétrée aurait bien voulu décider bon nom- bre d'ecclésiastiques à le suivre au Canada ; mais les voca- tions pour ce pays lointain étaient rares. Il réussit à en gagner un, qui devait être un des piliers de son sémi- naire et de son Eglise, M. Louis Ango de Maizerets. Il l'avait connu intimement autrefois, dans la congrégation du P. Bagot, et s'était lié avec lui d'une sainte et étroite amitié.

M. de Maizerets appartenait fi une famille aisée de la Normandie '; ^' ses ancêtres, riches marchands de Dieppe, traitaient presque d'égal à égal avec les rois 3. " Mais il avait renoncé de bonne heure aux avantages du monde.

1 Mgr de Laval était uni d'une sainte amitié avec le P. Eudes, cumme avec M. Boudon : ''Je trouve dans nos annales la' liste des amis spirituels du P. Eudes ; et parmi les 50 ou 60 personnages qui y sont énumérés, figure au commencement le nom do M. de Laval, évêque de Pétrée. " (Lettre du P. Prorosfy de la Congrégation des (xuiiste»^ à l'auteur.)

En tête d'un livre (ju'il adressait à T Université- Laval, le 23 juin 1874, le P. Le Doré, de la même congrégation, écrivait : '' Offert à r Université-Laval de Québec, en souvenir de l'amitié qui unissait Mgr de Laval-Montmorency et le Vén. Jean Eudes. "

Le P. Eudes mourut à Caen le 19 août 1630. '' Il n'a pas demeuré à l'ermitage de M. de Bernières. " (Lettre du F, Le Doré^ à l'auteur.)

2 La famille de Maizerets avait sou château à Argentan, sur la li^ne de Paris à Grandville.

3 Discours de M. l'abbé Verreau, :^ t'>e annircrstdre de la décou- l'ttie dn MM^ipi.

356 VIE DE MGR DE LAVAL

pour embrasser la vie sainte, pénitente et mortifiée de l'ermitage de Caen. Comme Mgr de Laval, il avait demeuré plusieurs années dans cette douce retraite, et s'y était pénétré de l'esprit si pieux et si éclairé de M. de Ber- nières de Louvigny.

Depuis la dispersion de l'ermitage, il était venu se retirer à Paris, avait fait son séminaire aux Bons-Enfans, et venait de recevoir les saints ordres des mains de Mgr Fallu, évêque d'Héliopolis. Souvent il se sentait appelé à aller rejoindre au Canada ses anciens confrères de Termi- tage, révêque de Pétrée, MM. de Bernières, Morel et Dudouyt. Mais sa vocation, dit Latour, était encore incer- taine ; elle se décida pendant le séjour de Mgr de Laval

en France.

Le vicaire apostolique, ayant terminé heureusement l'objet de son voyage, avait hâte de se réunir à son cher troupeau. Malgré les offres réitérées du roi, qui l'estimait à cause de ses vertus et voulait le retenir en France ^, il s'embarqua, dès les fêtes de la Pentecôte 1663, vers le milieu de mai, sur un des vaisseaux de Sa Majesté, avec M. de Mésy. le nouveau gouverneur du Canada, et M. Gaudais-Dupont, qui allait prendre possession du pays, au nom de la Couronne.

Il emmenait avec lui M. de Maizerets, un autre prêtre, M. Hugue Pommier, trois ecclésiastiques, et le P. Rafeix, de la Compagnie de Jésus.

Lettre de Marie de l'Incarnation, 20 octobre 1663.

VIE DK MGR DE LAVAL 367

: La traversée fat longue et orageuse ; elle dura près de quatre mois. On eut beaucoup à souffrir sous tous les rap- ports. Le vaisseau portait quantité de troupes, et beaucoup (le familles que le roi envoyait pour peupler le Canada. Plusieurs des soldats étaient huguenots, la plupart liber- tins, et causèrent beaucoup d'ennuis à l'évêque. Le scorbut éclata à bord; plus de soixante personnes succombèrent pendant la traversée, et il en mourut presque autant à Québec.

Les ecclésiastiques déployèrent auprès de tous ces mala- des un zèle admirable. Ils ne pouvaient suffire à les instruire, à les consoler et à leur administrer les derniers î^acrements. M. de Maizerets lui-même fut malade à T extré- mité ; il dut sa guérison à un vœu qu'on fit pour lui à saint Ignace et à saint François-Xavier *. Ces saints fondateurs ile la Compagnie de Jésus se réjouissaient, sans doute, du haut du ciel, à la vue de cet apôtre, qui allait si vaillam- ment consacrer sa vie à l'Eglise du Canada.

Mgr de Laval fut le premier à l'œuvre. Aguerri contre toutes les maladies, par les fréquentes visites qu'il avait faites autrefois dans les hôpitaux de la ville de Caen et à r Hôtel-Dieu de Québec, il déploya à bord du vaisseau une admirable charité.

" Il distribua les emplois à son petit clergé, dit M. de Latour, et se réserva le plus pénible. Quoique incommodé hii-niênie par de fréquents vomissements, il était sans cesse

1 Latour, p. 107.

358 VIE DE MGB DE LAVAL

auprès des malades, les exhortait, les consolait, les soula- geait et leur rendait toutes sortes de services. Il en reve- nait souvent couvert de vermine ; plus d'une fois on crai- gnit qu'il ne contractât ce mal contagieux.

'' Il avait fait, en partant, moins pour lui que pour les siens, une provision de volaille, de liqueurs, de confitures, et autres douceurs ; c'est assez l'usage dans une longue traversée, Ton risque de voir manquer jusqu'à l'eau douce : il distribua tout aux malades, sans se rien réserver, et manqua de tout, lui-même, le reste du voyage. Mais il eu supporta la privation avec plaisir. Son clergé et ses domes- tiques, pleins de son esprit, et animés par son exemple, en firent le sacrifice avec joie. On ne se lassait pas d'admi- rer sa charité et sa mortification, et il n'est pas de bénédic- tions qu'on ne lui donnât ^ ".

M. Pommier s'était embarqué sur un autre vaisseau, pour y donner des secours spirituels aux passagers. Ce vaisseau fit escale à Plaisance, dans l'île de Terreneuve. On se rappelle que M. D umônt, l'année précédente, y avait laissé une poignée de soldats, avec un ofi^cier pour les com- mander et un prêtre pour les desservir. Prêtre et comman- dant avaient été massacrés. Deux des meurtriers furent pris, amenés à Québec, et condamnés à subir la peine capitale. M. Pommier eut pitié des colons de Terreneuve privés de tous secours religieux. Il se décida à passer l'hiver dans l'île, et ne vint à Québec que l'année suivante.

1 Latour, p. 108.

VIE DE MGR DE LAVAL 359

La nouvelle de l'arrivée du vaisseau du roi, qui portait le gouverneur et Tévêque, parvint à Québec le 7 septembre, et l'on envoya immédiatement une chaloupe au-devant à Tadoussac. Cette chaloupe amena à Québec les deux illus- tres personnages, qui descendirent à terre le samedi !> septembre i.

Grande fut la joie de toute la population, à la vue du nouveau gouverneur, à la vue, surtout, de Mgr do Laval qui revenait au milieu des siens, après une absence de treize mois. Cette absence avait paru d'autant plus longue^ que le pays venait de passer par les cruelles épreuves d'un tremblement de terre, et que, dans les calamités publiques, il n'y a rien de plus propre à rassurer les peuples que la présence de leur premier pasteur.

Le prélat dut être profondément affligé d'apprendre les fléaux qui étaient venus fondre sur le Canada. Mais le tremblement de terre n'avait pas eu de suites fâcheuses. Au contraire, cet avertissement du Ciel avait produit d'heu- reux fruits de salut dans les âmes; on voyait partout d'admirables retours à Dieu, et de merveilleux élans ver5 la vertu. Le pieux évêque remercia sans doute la divine Providence d'avoir ainsi préparé le terrain sur lequel il allait continuer ses travaux apostoliques ; et il dut s'écrier avec l'apôtre de la charité: '^ Je n'ai pas de plus grande joie que d'apprendre que mes enfants marchent dans la vérité 2."

1 Journal des jétniites.

2 3e ép. <1^ 3- Jean, v. 4.

360 VIE DE MGR DE LAVAL

On dépêcha immédiatement des chaloupes à Tadoussac pour aller chercher les malades qu'on y avait laissés, réduits à la dernière extrémité. Mais elles ne purent revenir plus tôt que les vaisseaux du roi, lesquels entrèrent dans le port de Québec le 22 septembre.

Les hôpitaux se remplirent, et les religieuses montrèrent un zèle infatigable à secourir les pauvres malheureux. Plusieurs d'entre elles furent gravement incommodées; mais aucune ne succomba.

Mgr de Laval, comme toujours, ne s'épargna pas lui- même, et continua à Québec l'œuvre de charité et de dévouement qu'il avait commencée à bord du vaisseau. •• C'est un homme saint, le père des pauvres et du public," écrivait précisément à cette époque Marie de Tlncarna- lion ï. Jour et nuit il était à l'hôpital, soignant les malades et leur prodiguant tous les secours de la religion. Religieuses et malades furent encouragés par sa présence et par son exemple. La maladie perdit peu à peu du terrain, et finit par disparaître.

Lettre du 20 octobre 1663.

CHAPITRE TREIZIEME

Fondation du séminairo de Québec. Co qu'il était dans le principe. But spécial de l'évoque, en lui unissant tout le clergé. Rap- proclienient entre l'œuvre de Mgr de Laval et celle du vénérable Holzhauzcr. 1663.

*' Le séminaire de Québec, a dit M. de Latour, fut le chef-d'œuvre et l'ouvrage favori de Mgr de Laval."

Ici, il ne faut pas entendre le mot séminaire dans le sens rétréci d'un collège, d'une maison d'éducation classique ordinaire, ou d'un simple lieu de formation ecclésiastique, ni même dans le sens plus large d'une grande institution embrassant l'instruction à tous les- degrés, distribuant les palmes universitaires, et projetant sa lumière bienfaisante SUT toute l'étendue d'un pays. Le séminaire de Québec, tel qu'il fut conçu dans l'esprit de Mgr de Laval, et tel qu'il sortit de ses mains, était tout cela, au moins en germe et en puissance ; mais il était plus que tout cela.

C'était une grande organisation qui comprenait tout son clergé séculier, et devait être comme l'âme de l'Eglise de la Nouvelle-France, imprimer partout la même direction, le même mouvement et la même vie, et réaliser ici cette

362 VIE DE MGR DE LAVAL

unité spirituelle que désirait tant Notre-Seîgneur : " Vf sint unum^ sicut et nos unum aumus i." Admirable concep- tion, œuvre sublime, dont la hauteur et la perfection nou.? étonnent. De même que Mgr de Laval, dans les luttes pro- longées et soutenues de son administration, fit éclater, comme nous l'avons vu, la qualité maîtresse de son carac- tère, la force ; on peut dire que, dans la fondation du séminaire de Québec, il donna la mesure de sa vaste intelU- gence, de la profondeur de ses vues, et de la sagesse de ses plans de gouvernement.

Cet illustre disciple du P. Bagot et de M. de Dernières avait connu la puissance créatrice des associations; ii avait vu ce que peuvent acquérir de force des âmes bien trem- pées, qui se réunissent, s'encouragent les unes les autres, et se répandent ensuite, comme la vapeur longtempa com- primée, pour exercer leur zèle. Il voulut modeler sur ce^ associations tout le clergé de la Nouvelle-France, et lui inculquer Tesprit de dévouement et de piété dont il s'était pénétré lui-même à Caen et à Paris.

Dans ridée du prélat, le séminaire de Québec devait C*tre non seulement la grande pépinière de ses prêtres, le lieu de formation, de culture, de développement spirituel de ses ecclésiastiques, mais encore le quartier général ii pourrait choisir, à un moment donné, les officiers dont il aurait besoin pour desservir son immense diocèse. C'était aussi la maison de refuge ces ouvriers apostoliques

1 ** Afin qu'ils soient un, comme noua. " (Jeitu, XVII, 11, )

VIE DE MGR DE LAVAL ' 363

viendraient se reposer de leurs travaux, se retremper au contact de leurs anciens maîtres, de leurs amis, de leurs frères d'armes. C'était Tarsenal ils seraient toujours sûrs de trouver les munitions et les secours dont ils avaient besoin.

Chaque prêtre devait considérer le séminaire comme sa maison ; et il avait la consolation, quelque éloigné qu'il fût de Québec, quelque délaissé qu'il se trouvât au milieu des forêts, de pouvoir se dire, en pensant au séminaire, d'où il était parti : '* Hœc requies mea ^ Voilà le lieu de mon repos. " C'est que je trouverai la subsistance quand je n'aurai plus rien à manger, que j'irai me reposer quand je serai malade, que j'irai mourir au milieu de mes frère?, quand je sentirai le déclin de mes jours approcher.

Telle fut la conception de Mgr de Laval. A peine eut-il terminé sa première visite pastorale, qu'il comprit la gran- deur de sa tâchcyct le peu de moyens à sa disposition, Tl

avait confié aux jésuites la charge honorable et périlleuse

<

d'aller au loin évangéliser les tribus sauvages, réservant pour son clergé séculier les missions françaises disséminées sur les bords du Saint- Laurent.

Mais ces prêtres missionnaires, qui pourvoirait à leur subsistance dans des endroits si nouveaux et si distants les uns des nutres ? Le pauvre colon avait à peine de quoi vivre lui-même ; comment pourrait- il suffire à l'entretien de SCS prêtres ? Ce n'est pas de sitôt que Ton pourrait songer

1 P». CXXXI, 14.

364 * VIE DE MQB DE LAVAL

à la création de paroisses subsistant par elles-mêmes, et organiser dans la Nouvelle- France une Eglise à Tinstar des diocèses de l'Europe.

. Quels sont d'ailleurs les prêtres de l'ancien monde, même les plus zélés et les plus fervents, qui consentiraient à venir en Amérique, avec la perspective de passer des années, non pas seulement au milieu des plus grandes privations, mais dans l'isolement le plus complet, sans aucune assurance de secours en maladie et sur leurs vieux jours? Mgr de Laval comprit qu'il lui falla^; un clergé formé sans doute aux plus grands sacrifices, mais en même temps assuré du lendemain, et appuyé sur une orgamsa- tion puissante, sur un séminiokire, tout fût en commun, les joies comme les peines, les biens comme les privations, les mérites, les prières et les souffrances.

Il imagina donc que ses prêtres séculiers feraient partie d'un séminaire, ou plutôt que son clergé, ce serait son séminaire lui-même. Dans ce séminaire, on vivrait comme des frères, sous la direction de l'évêque ou d'un supérieur. Tous les biens seraient en commun, et chacun pratiquerait le plus parfait esprit de désappropriation. On se tiendrait toujours prêt à faire ce qui serait jugé nécessaire pour les besoins de l'Eglise, soit pour la formation des ecclésias- tiques, soit pour la desserte des missions.

Le séminaire subviendrait aux besoins de tous, en santé comme en maladie. Il pourvoirait aussi à toutes les exi- gences du culte, des églises, des missions, et suppléerait à l'insuffisance et à la pauvreté de la colonie. Les mission- naires viendraient de temps en temps s'y retremper dans

VIE DE MGR DE LAVAL 365

les exercices de la vie spirituelle ; ils seraient toujours assurés d'y trouver, en maladie et à la mort, un lieu de refuge, de paix et de consolation.

On raconte qu'il y a en Hongrie de grandes associations agraires ou familles patriarcales, appelées zadrugas, *' La zadruga, dit M. de Laveleye, constitue une personne civile, comme une fondation. Elle a une durée perpétuelle. Elle peut agir en justice. Ses membres associés n'ont pas le droit de demander le partage du patrimoine, ni d'en vendre ou hypothéquer une part indivise. A la mort du père et delà mère, les enfants n'héritent pas, sauf de quelques objets mobiliers. Ils continuent à avoir leur part des produits du domaine collectif, mais en vertu de leur droit individuel et comme membres de la famille perpétuelle. Celui qui quitte sans esprit de retour, perd ses droits.

" L'administration, tant pour les affaires intérieures que pour les relations extérieures, est confiée à un chef élu, qui est ordinairement le plus âgé ou le plus capable. On l'appelle starechina, l'ancien. Le Starechina règle l'ordre des travaux agricoles, vend et achète : il remplit exacte- ment le rôle de directeur d'une société anonyme, ou plutôt encore d'une société corporative ; car les zadrugas sont de tout point des sociétés corporatives agricoles, ayant pour lien, au lieu de l'intérêt pécuniaire, les coutumes sécu- laires et les affections de la famille ^."

C'est précisément une grande famille patriarcale de ce genre que Mgr de Laval voulait faire de tout le clergé du

1 Le CarreBpofidant^ 1886.

366 VIE DE MGR DE LAVAL

Canada. Et, comme pour les zadrugas de la Hongrie, ce n^était pas l'intérêt pécuniaire qui devait être le lien de la société, mais plutôt l'affection de la famille ecclésiastique, le zèle pour le salut des âmes et le dévouement à l'Eglise du Canada.

Cette idée, le prélat ne se contenta pas de la concevoir, il voulut la réaliser. Se trouvant à Paria^ au printemps de 1663, il profita des bonnes dispositions du roi pour procé- der à la fondation de son séminaire. Les circonstances étaient favorables: le séminaire des Misnons étrangères se formait, et les fondateurs, anciens confrères et amis de révêque, lui promettaient leur concours. Le roi, de son côté, lui avait donné l'assurance qu'il le ferait nommer évêque de Québec, et il avait même déjà doté sonévêehé.

Ce fut le 26 mars 1663 que le vicaire apostolique, désigné par le roi pour l'évêché futur, rendit à Paris son ordon- nance pour l'établissement d'un séminaire épiscopal à Québec.

Dans ce mandement, il s'appuie tout d'abord sur le saint Concile de Trente, qui ordonne le rétablissement des sémi- naires pour former les ecclésiastiques aux vertus et aux sciences convenables à leur état, et sur l'exemple de saint Charles Borromée, qui, aussitôt après le concile, en mit à exécution les ordonnances, et rendit bientôt à son clergé son ancienne splendeur. Puis il exprime la confiance que ce moyen si efficace pour réformer le clergé ne le sera pas moins pour créer un clergé nouveau, nécessaire aux besoins de son Eglise naissante.

VIE DE MGR DE LAVAL 367

** Les saints conciles, dit-il, et celui de Trente particu- lièrement, pour remettre efficacement la discipline ecclé- siastique dans sa première vigueur, n'ont rien trouvé de plus utile que d'ordonner le rétablissement de l'usage rmcien des séminaires, l'on instruisait les clercs dans les vertus et les sciences convenables à leur état. L'excel- lence de ce décret s'est fait voir par une expérience toute sensible, puisque le grand saint Charles Borromée, qui Texécuta le premier, bientôt après ce concile, et plusieurs évêques qui ont suivi son exemple, ont commencé de redonner au clergé sa première splendeur, particulière- ment en France. Ce moyen si efficace pour réformer la conduite ecclésiastique dans les lieux elle s'était affai- blie, nous a fait juger qu'il ne serait pas moins utile pour rintroduire elle n'est pas encore, qu'il l'a été dans les premiers siècles du christianisme."

Puis il procède immédiatement et sans autre préambule à l'établissement de son séminaire :

'* A ces causes, dit-il, considérant qu'il a plu à la divine Providence nous charger de l'Eglise naissante du Canada, et qu'il est d'une extrême importance, dans ces commence- ments, de donner au clergé la meilleure forme qui se pourra pour perfectionner des ouvriers, et les rendre capables de cultiver cette nouvelle vigne du Seigneur, en vertu de l'autorité qui nous a été commise, nous avons érigé et éri- geons dès à présent et à perpétuité, un séminaire pour servir de clergé à cette nouvelle Eglise. "

Voilà bien l'idée de Mgr de Laval : son séminaire ne ^loit pas être seulement une maison d'éducation ou de for-

368 VIE DE MGR DE LAVAt

mation ecclésiastique ; il doit avant tout servir ée clergé à cette nouvelle Eglise, il doit être le clergé lui-même.

*' Il sera conduit, ajoute-il, et gouverné par les supérieurs que nous ou les successeurs évêques de la Nouvelle-France y établiront, en suivant les règlements que nous dresserons à cet effet." L'intention du prélat était de faire de tout son clergé comme une petite république, dont l'évêque serait le directeur, une famille, dont il serait le père. Aussi appelait-il son séminaire la sainte famille des MissioTis itran- ghcs. Il le mit en effet sous la protection de la sainte Famille, et lui recommanda de prendre pour modèles Jésus, Marie et Joseph.

Le prélat développe ensuite d'une manière précise le but de son séminaire :

" On élèvera, dit-il, et formera les jeunes clercs qui paraîtront propres au service de Dieu, et auxquels, à cette fin, l'on enseignera la manière de bien administrer les ^sacrements, la méthode de catéchiser et prêcher apostoli- quement, la théologie morale, les cérémonies, le plain- chant grégorien, et autres choses appartenant aux devoirs d'un bon ecclésiastique ; et en outre, afin que l'on puisse, dans le dit séminaire et clergé, former un chapitre qui soit composé d'ecclésiastiques du dit séminaire, choisis par nous et les évêques du dit pays qui succéderont, lorsque le roi aura eu la bonté de le fonder, ou que le dit séminaire, de soi, aura le moyen de fournir à cet établissement par la bénédiction que Dieu y aura donnée.

** Nous désirons que ce soit une continuelle école de vertu et un lieu de réserve, d'où nous puissions tirer dea

VIE DE MGR DE LAVAL 36î>

sujets pieux et capables, pour les envoyer, à toutes ren- contres, et au besoin, dans les paroisses, et tous autres lieux du dit pays, afin d'y faire les fonctions curiales et autres, auxquelles ils auront été destinés, et de les retirer des mêmes paroisses M fonctions, quand on le jugera à propos, nous réservant pour toujours et aux successeurs évêques du dit pa^s, comme aussi au dit séminaire par nos ordres et les dits sieurs évêques, le pouvoir de révoquer tous les ecclésiastiques qui seront départis et délégués dans les paroisses et autres lieux, toutefois et quantes qu'il sera jugé nécessaire, sans qu'on puisse être titulaire et attaché particulièrement à une paroisse, voulant au contraire qu'ils soient de plein droit amovibles, révocables et destituables îl la volonté des évêques et du dit séminaire par leurs ordres, conformément à la sainte pratique des premiers siècles, suivie et conservée encore à présent en plusieurs diocèses de ce royaume."

Trois œuvres principales se détachent de ce mandement,, comme le glorieux apanage du séminaire de Québec :

Il y a d'abord l'œuvre propre à tout séminaire, la for- mation des ecclésiastiques et la préparation du clergé aux vertus sacerdotales. Il y a ensuite la création d'un chapitre,, que l'évéque de Pétrée considéra toujours comme si impor- tante dans un diocèse bien organisé ; il voulait trouver les éléments de ce chapitre dans son séminaire, lorsque le roi aurait pourvu à sa dotation, ou que le séminaire lui-même- poiirrait en faire les frais. Il y a enfin ce qui, dans les intentions de Mgr de Laval, était l'œuvre par excellence

24

370 VIE DE MGR DE LAVAL

du séminaire, son œuvre vitale : le séminaire ne devait pas être seulement une continudle école de vertu, mais aussi un lieu de réserve, d'où il pût tirer les sujets dont il aurait besoin pour l'administration de son diocèse, et il pût les renvoyer quand il le jugerait à propos.

Toutes les cures sont unies au séminaire ; mais elles «ont toutes amovibles. Le prélat pose ici nettement et catégoriquement la question de l'amovibilité des cures. Dans ses procédés, il n'y a ni hésitations, ni détours. Il ne cherche pas à tromper le souverain, à qui il va soumettre «on mandement. Pour lui, dans l'état actuel de la Nou- veJle-France, il ne peut être question de cures fixes: les curés doivent être de plein droit amovibles, révocables à Sa volonté de l'évêque; et, comme il convient à un prélat «digne de la primitive Eglise, il s'appuie toujours, dans ses ordonnances, sur '* la sainte pratique des premiers :siècles."

La question était clairement posée. Elle fut ainsi com- prise par le souverain, qui approuva, quelques jours plus tard, le mandement de Mgr de Laval. Lorsque dans la «uite la môme autorité vint réclamer l'établissement de cures fixes, ce ne fut pas Mgr de Laval qui fit preuve de A'ersatilité et d'inconséquence ; ce fut l'autorité royale qui :se trouva, au moins en apparence, en contradiction avec elle-même.

Le séminaire de Québec ayant été investi de toutes les cures, devait aussi en avoir les revenus. Aussi, dans le même mandement, le prélat établit les dîmes dans la

VIE DE MGR DE LAVAL 371

Nouvelle- France, et les attribue tout entières au séminaire, A certaines conditions qu'il énonce très expressément :

" D'autant qu'il est absolument nécessaire, dit-il, de pourvoir le dit séminaire et clergé d'un revenu capable de soutenir les charges et les dépenses qu'il sera obligé de faire, nous llui avons appliqué et appliquons, affecté et affectons dès à présent, et pour toujours, toutes les dîmes de quelque nature qu'elles soient, et en la manière qu'elles seront levées dans toutes les paroisses et lieux du dit pays, ponr^être possédées en commun et administrées par le dit séminaire, suivant nos ordres et sous notre autorité, et des successeurs évéques du pays, à condition qu'il fournira la subsistance de tous les ecclésiastiques qui seront délégués dans les paroisses et autres endroits du dit pays, et qui' seront toujours amovibles et révocables au gré des dits évêques et séminaire par leurs ordres ; qu'il entretiendra tous les dits ouvriers évangéliques, tant en santé qu'en maladie, soit dans leurs fonctions, soit dans la commu- nauté, lorsqu'ils y seront rappelés ; qu'il fera les frais de leurs voyages, quand on en tirera de France, ou qu'ils y retourneront, et toutes ces choses suivant la taxe qui sera faite par nous et les successeurs évoques du dit pays, pour obvier aux contestations et aux désordres que le manque de règle y pourrait mettre. "

Le séminaire de Québec recevait donc toutes les dîmes ; mais il était obligé de faire vivre et d'entretenir tous les prêtres chargés de desservir la colonie. Il pourvoyait à leurs besoins, tant en santé qu'en maladie ; il faisait même

372 VIE DE MGR DE LAVAL

les frais de voyage de tous ceux qu^oa était obligé de faire venir du vieux monde.

Pour enlever aux fidèles jusqu'au soupçon que le sémi- naire voudrait s'enrichir avec le surplus du revenu de? dîmes, l'évêque de Pétrée en fixe l'emploi d'une manière précise :

" Comme il est nécessaire, ajoute-t-il, de bâtir plusieurs églises pour faire le service divin et pour la commodité des fidèles, nous ordonnons (sans préjudice néanmoins de l'obligation qu'ont les peuples de chaque paroisse de four- nir à la bâtisse des dites églises) qu'après que le dit sémi- naire aura fourni toutes les dépenses annuelles, ce qui pourra rester de son revenu sera employé à la construction des églises, en aumônes et en autres boilûes œuvres pour la gloire de Dieu et pour l'utilité de l'Eglise, selon les ordres de l'évêque, sans que toutefois nous ni les succes- seurs évoques du dit pays en puissent jamais appliquei quoi que ce soit à nos usages particuliers, nous ôtant même et aux dits évoques la faculté de pouvoir aliéner aucun fonds du dit séminaire en cas de nécessité, sans l'exprès consentement de quatre personnes du corps du dit sémi- naire et clergé, savoir, le supérieur, les deux assistants et le procureur. "

Tel est ce mandement de l'érection du séminaire, oùron ne sait ce qu'il faut le plus admirer, des paroles de désin- téressement héroïque qui le terminent, delà précision avec laquelle sont tracés tous.les détails de cette grande organi- sation, ou de l'esprit général de sagesse qui respire dans ces pages.

VIE DE MGR DE LAVAL 373

On a reï^roché à Mgr de Laval d'avoir établi au Canada im système de cures tout à fait en dehors de la pratique et (les usages ordinaires de l'Eglise. Mais, d'abord, il ne fit rien, nous l'avons vu, sans l'approbation expresse du roi. Pais, il exposa tout au souverain pontife, et n'en reçut pas un mot de blâme.

" J'ai établi, écrivait-il au saint-siège, dans cette Eglise du Canada, un séminaire, Ton forme à la discipline ecclésiastique les jeunes canadiens qui doivent être promus au sacerdoce. J'en ai confié le soin et le gouvernement à six prêtres qui travaillent avec zèle et succès à cette belle œuvre, dont j'attends, avec la grâce de Dieu, beaucoup de fruits de salut. J'ai réussi, à force de travail et d'industrie, i\ assurer à ce séminaire un revenu suffisant pour le. faire subsister, en y ajoutant celui des paroisses, que j'ai toutes unies au séminaire. Le roi a tout confirmé de son autorité

souveraine.... "

Il ajoute plus loin : ^* J'ai établi mon domicile dans mon séminaire; il y a avec moi huit prêtres, que j'envoie, suivant les besoins, et à ma discrétion, dans les différentes missions de mon vicariat, ou que j'occupe sans relâche à d'autres fonctions ecclésiastiques ^ "

Qu'était, d'ailleurs, l'organisation du séminaire et du clergé établi par Mgr de Laval, sinon quelque chose d'absolument analogue à celle des clercs séculiers, formés autrefois en Allemagne par le vénérable Holzhauzer, et qui

Inforjnatw de statu Ecdesûey 1664,

374 VIE DE MGB DE LAVAL

reçut, du vivant même de l'évêque de Pétrée, une si écla- tante approbation du pape Innocent XI ? Le souveram pontife ne se contenta pas d'honorer de deux bulles l'institut des clercs séculiers \ mais il adressa un grand nombre de brefs aux princes archevêques et évêques d'Allemagne, pour les exhorter à protéger en toutes manières ce pieux institut, et à favoriser, autant qu'il étak en leur pouvoir, sa propagation dans tous les lieux de leur ressort.

'^ L'organisation de cet institut, disait la sacrée congré- gation des évéques, est pieuse et sainte, conforme aux anciens canons; elle n'a pas besoin de confirmation, puisqu'elle ne prétend autre chose que ce que faisait le clergé de la primitive Eglise. Que ces prêtres aillent donc en paix, et que leur œuvre soit accompagnée de bénédic- tions. "

De nos jours 2, le souverain pontife Léon XIII, dans un bref adressé à M. Victor le Beurrier, supérieur général de l'Union apostolique, bénit également et recommande une œuvre absolument identique à celle de Mgr de Laval. Ses paroles ont d'autant plus d'importance qu'elles s'adressent à tous les prêtres séculiers de l'univers : ^' QuotquGt ^e?U ssscvlarea sacerdotes ". Citons un extrait de ce bref :

" Il convenait, dit-il, de rendre une nouvelle vie à cet ancien institut, soit que l'on considère le peu d'accord qui existait entre ses membres séparés les uns des autres, et la

1 7 juin 1680 et 27 août 1684.

2 Le 31 mai 1880.

VIE DE MGR DE LAVAL 375

grande diverEité dans leur manière de penser, déjuger et d'enseigner, qui résultait précisément de cette séparation ; soit que l'on remarque l'habileté avec laquelle les ennemis de l'Eglise, dans leur désir de briser l'unité catholique^ travaillent à corrompre le clergé, à le désunir, à le séparer de ses pasteurs et du saint-siège.

^^ Quoi de plus propre à faire un seul tout des différents: membres de cette société, que ce règlement de vie uniforme' proposé à tous, ces exercices qui entretiennent la piété et protègent la vertu contre les dangers du siècle, cette pieuse- pratique de soumettre sa vie et sa conduite aux remarques^ de ses supérieurâ) ces conférences ecclésiastiques mensuel- les, qui ramènent au même sentiment les opinions qui ne sont pas assez d'accord, cette union des forces pour attein- dre un but déterminé, et ce zèle à se secourir les uns les- autres, soit par amitié, soit par l'entraînement même de la. coutume ? Les membres de la société, que les devoirs de leurs charges retiendront momentanément éloignés de la. maison, y resteront attachés par des liens spirituels si paissants, que personne ne se croira en dehors de la^ famille, ni privé de la conduite de ses supérieurs, des- secours et des conseils de ses frères, ou abandonné à soi- même".

Ne croirait-on pas, en parcourant ces lignes, que Léon XIII parle ici du séminaire môme de Mgr de Laval? Faisant allusion ensuite à l'approbation donnée par Inno- cent XI à l'institut des clers séculiers, il ajoute :

" Aussi, si nos prédécesseurs ont comblé d'éloges cet

376 VIE DE MGB DE LAVAL

institut, nous n'hésitons pas à le faire nous-même, surtout dans les temps mauvais que nous traversons, nous avons un si grand besoin de son secours. Bien plus, nous exhortons tous les prêtres séculiers ^ qui veulent efficace- ment leur ealut et le bien de l'Eglise, à s'affilier à cet ins- titut. Qu'ils voient tous une invitation de la divine Provi- dence, dans le fait qu'elle vient de ressusciter cet institut, pour le soutien de l'Eglise, dans ces temps mauvais.

'* Tout les engage à entrer dans cette association: les béné- dictions célestes déjà répandues sur elle, les approbations qu'elle a reçues de l'é]pi?copat et du saint-siège, les fruits de salut qu'elle a déjà produits et ceux qu'elle ne peut manquer de produire encore avec plus d'abondance, à mesure qu'elle se propagera dans l'Eglise ".

Ne craignons pas d'admirer, maintenant, la sagesse de Mgr de Laval, qui, pour le bon gouvernement de son Eglise, avait donné à son clergé une organisation absolu- ment semblable à celle que, quelques années plus tard, le pape Innocent XI approuvait de la manière la plus solen- nelle, et que le souverain pontife aujourd'hui régnant comble lui-môme des plus grands éloges.

Oui, eans doute. Mgr de Laval, en organisant ainsi son clergé et son vicariat apostolique, s'éloignait de l'usage ordinaire et des sentiers battus. Ce fut précisément son mérite, d'avoir compris que l'Eglise du Canada ne pouvait pas de sitôt être conduite à la manière des diocèses de la

1 ** Quotquot gnnt sofeiilares aticerdotcs. "

VIE DE MGR DE LAVAL 377

France, qu'il fallait ici une organisation, un système spé- cial ; et ce système, il n'hésita pas à l'établir dans son mandement pour l'érection du séminaire de Québec.

Voulons-nous, de suite, savoir comment fonctionna ce système établi au Canada ? Ecoutons ce que disait à ce sujet, quelques années plus tard, le P. Dablon, de la Société de Jésus. Mgr de Laval était alors en France, dans son second voyage ; et voici comment l'illustre jésuite appréciait son œuvre :

" Pour éloigné qu'il soit de corps, disait-il, son cœur est toujours avec nous. Nous en éprouvons les effets par la continuation des bénédictions dont Dieu favorise et les travaux de nos missionnaires et ceux de MM. les ecclésias- tiques de son Eglise, qui continuent avec un grand zèle et avec l'édification publique à procurer l'honneur de Dieu, et à travailler au parfait établissement des paroisses dans toute l'étendue de ce pays : ce qui ne sert pas peu au pro- grès que fait notre sainte Foi, qui n'avait pas encore été portée si loin, ni publiée avec plus de succès *.

Miition de iriTL'.

CHAPITRE QUATORZIÈME

Xj'ëtabliMement du séminaire de Québec, confirmé par le roi. Les commencements de cette institution ; premiers règlements. Affiliation au séminaire des Missions étrangères. Premières constructions.

Mgr de Laval n^eut pas plutôt publié à Paris son mande- ment pour l'établissement du séminaire de Québec, qu^il le soumit au roi, afin de le faire confirmer pour les ejBfets civils.

Dans ses lettres patentes d'approbation (avril 1663), Louis XIV rappelle d'abord le vif intérêt qu'il porte à tout ce qui peut procurer l'instruction spirituelle des habitants du Canada et la conversion des sauvages, et par consé- quent à l'établissement du séminaire que l'évoque de Pétrée vient d'ériger dans ce but pour la Nouvelle-France.

Puis il confirme cet établissement, attribue au séminaire toutes les dîmes du pays, ^' de quelque nature qu'elles puissent être, tant de ce qui naît par le travail des hommes, que de ce que la terre produit d'elle-même," aux condi- tions exprimées dans le mandement, et règle que ces dîmes '* se paieront seulement de treize une. "

380 VIE LE MGB DE LAVAL

Le roi décide ensuite que l'évêque ou ses successeurs ne pourront aliéner les biens-fonds du sén^inaire, sans le con- sentement du supérieur, d^s deux assistants et du procu- reur ; puis il ajoute :

^* Pour maintenir tous les ecclésiastiques de ce clergé dans une totale soumission à leur évêque, et remédier à quantité d'inconvénients que produit quelquefois la stabi- lité des cures, dont le changement ne dépend point des supérieurs, nous approuvons et voulons que tous ceux qui seront délégués dans les paroisses, églises et autres lieux en toute la Nouvelle-France, pour y faire les fonctions curiales et autres auxquelles ils auront été destinés, soient amovibles, révocables et destituables, toutes et quantes fois que le dit seigneur évèque et les successeurs évêques du dit pays le trouveront à propos, conformément i la sainte pratique des premiers siècles, dont l'usage se con- serve encore en plusieurs diocèses de notre royaume, à la charge que le dit séminaire entretiendra de toutes choses nécessaires les dits ecclésiastiques, tant en santé qu'en maladie, soit dans les paroisses ou autres lieux ils seront envoyés, soit dans la communauté lorsqu'ils y seront rappelés, et qu'il paiera les frais de leurs passages et de leur retour, lorsqu'ils seront tirés de France, ou qu'ils y seront envoyés."

Le roi termine sa lettre en reconnaissant au séminaire de Québec tous les droits civils généralement accordés aux communautés ecclésiastiques de son royaume, et l'exempte

VIE DE MGR DE LAVAL 381

de tous droits d'amortissement. Puis il revient encore une fois sur le sujet des dîmes, afin de donner encore plus de force, si possible, à son ordonnance.

''Voulant et entendant derechef que le dit clergé et sémi- naire jouisse de la totalité des dîmes, grosses et menueS; anciennes et nouvelles, de tous les fruits généralement quelconques et sans aucune distinction, qui proviendront sur toutes les terres dans le dit pays de la Nouvelle- France ou Canada i."

Après avoir obtenu une approbation si entière de son œuvre, Mgr de Laval se hâta, comme nous l'avons vu, de revenir au Canada, et fut reçu à Québec avec une grande joie. Son petit clergé, surtout, fut heureux d'apprendre l'établissement du séminaire. L'ermitage de Québec allait changer de nom, mais nullement de vie ni de pratiques spirituelles. De nouvelles recrues venaient le renforcer. On allait y voir une belle efflorescence de piété et de vertus.

On se logea comme Ton put dans la petite maison que Mgr de Laval avait achetée l'année précédente, et qui était située, nous Pavons déjà dit, à peu près à l'endroit du presbytère actuel.

Jetpns un regard à l'intérieur de cette humble demeure. Nous y verrons M* de Bernières, dont les vertus aussi bien que le nom rappellent à tous le fondateur de l'ermitage de Caen ; M. Thomas Morel, ce missionnaire si zélé, qui était

1 Edits et Ordo^muxiicfis^ t. I, p. 35.

382 VIE DE MQR DE LAVAL

arrivé d'Europe Tannée précédente ^ ; M. Jean Dudouyt, '^ l'an des plus grands ecclésiastiques, dit Latour, que M. de Laval ait employés au Canada " ; MM. Morin et Jolliet, encore aspirants au sacerdoce ; puis MM. de Maizerets et Pommier, et les trois ecclésiastiques 2 qui viennent d'arri- ver d'Europe : au milieu d'eux, Mgr de Laval, comme un père au milieu de ses enfants. Voilà le noyau du sémi- naire de Québec ] voilà, à part les jésuites et les messieurs de Saint-Sulpice, à peu près tout le clergé du Canada.

M. de Bernières fut nommé premier supérieur du sémi- naire, '* et commença la liste de ces hommes d'élite qui, jusqu'à ce jour, se sont signalés à l'envie, par les travaux les plus utiles à la religion et à la patrie ^. " Lui et M. Ango de Maizerets gouvernèrent alternativement le séminaire pendant plus d'un demi-siècle *.

" Rien, dit Latour, ne représente mieux la primitive Eglise, que la vie de ce petit clergé. Biens de patrimoine, . bénéfices simples, pensions de la Cour, présents et hono- raires, ils mirent tout en commun."

'* Nos biens étaient communs avec ceux de l'évêque, écrit M. de Maizerets. Je n'ai jamais vu faire parmi nous

1 M. Morel vint au Canada, *' avec Denis Roberge, ëlëve et domestique de M. de Berniëres de Louvigny, qui, plein de Tesprit de son maître, alla par zële au Canada, se donner à M. de Laval, et le servit jusqu'à sa mort. " (Latour^ p. 32.)

2 Le Jounuil des jésuites nous fait connaître les noms de deux de ces ecclésiastiques : MM. Forest et Lechevalier.

3 Discours de M. Tabbé Antoine Racine, maintenant ëvêqae de Sherbrooke, ^iOOe anniversaire de la fondation du séminaire.

4 Voir à la fin du t. II, la liste des supérieurs du séminaire de Québec jusqu'à nos jours.

VIE DE MGR DE LAVAL 383

aucune distinction du pauvre et du riche, ni examiner la naissance et la condition de personne, nous regardant tous comme frères ^. "

Cette union admirable qui existait entre tous les membres du clergé frappa Mgr de Saint- Valier, lorsqu'il arriva au Canada; et il écrivit: " Tous les ecclésiastiques, chanoines, curé, séminaire, ne composent qu'une communauté, dont Ja sainteté attire le respect de tout le monde 2. "

Ni M. de Lauson-Charny, qui demeurait encore chez les jésuites 3, ni M. Le Bey, chapelain de l'Hôtel-Dieu, ni M. (le Saint-Sauveur, ne paraissent, cependant, avoir jamais fait partie du séminaire. Cela confirme ce que dit l'auteur de VHistoire manuscrite de cette institution :

" Il ne faut pas croire que Mgr de Laval obligeât aucun (le ses prêtres i\ faire partie de son séminaire. Il se con- tentait de les exhorter à entrer dans Vhèritage de VEnfant- Jisus, et de leur montrer tous les avantages spirituels et temporels qu'ils en devaient attendre. Il fallait demander soi-même avec instance d'y être admis, et offrir de remplir les conditions requises, savoir, de rendre compte de tous ses revenus fixes et casuels au supérieur, et de ne point quitter son bénéfice sans l'agrément du séminaire. "

Dans ces conditions de liberté laissée aux prêtres de ^'aflBlier ou de ne pas s'affilier, l'organisation du clergé séculier du Canada en un corps ecclésiastique appelé sémi-

1 Lettre à M. de Den on ville.

2 Latour, p. 34.

3 Joiirmil des jésuitts.

384 VIE DE MGR DE LAVAL

naire, offrait encore bien moins d'inconvénients que si eUe eût été de rigueur pour tout le monde.

Au reste, ce qui prouve le grand attachement des prêtres au séminaire de Québec, et le cas qu'ils faisaient des avan- tages que leur procurait l'affiliation à cette institution,' c'est le cri général de douleur qui se fit entendre, lorsque plus tard il fallut briser cette union du clergé avec le sémi- naire, établir des cures fixes, séparer les frères d'avec leurs frères, les enfants d'avec leur père. Mais n'anticipons pas sur les événements.

Voici les principaux règlements qui furent faits pour le séminaire, par Mgr de Laval, conformément à l'ordonnance d'érection :

1. Tous les ecclésiastiques seront très soumis à la con- duite du supérieur, sous la direction de l'évêque.

2. Ils ne se regarderont pas comme propriétaires de ce qui leur sera assigné pour leur subsistance ; mais afm de pratiquer le détachement, ils rendront compte tous les ans de leur temporel.

3. Ils mèneront une vie si pure, qu'on n'ait pas sujet de les retrancher d'un corps dont ils sont les menibres.

4. Pour entretenir leur ferveur, ils viendront tous les ans faire une retraite au séminaire, qui, pendant ce temps-là, fera desservir leur paroisse.

5. Le séminaire les regardera comme les enfants de la maison; ils y seront reçus et traités avec charité quand ils viendront à Québec pour maladie ou affaires néces- saires.

VIE DE MGR DE LAVAL 385

6. On pourvoira à leurs besoins en santé et en maladie, et l'entretien sera uniforme pour tous les ecclésiastiques, de quelque rang qu'ils^£oient.

7. Pour les soutenir^t les consoler dans l'éloignement, on entretiendra avec eux une parfaite correspondance de charité.

8. Si Page, les travaux, les infirmités les rendent inva- lides, ils trouveront un asile assuré dans le séminaire jus- qu'à leur mort, après laquelle on fera pour eux les prières communes ^.

On respire en lisant cette page un parfum délicieux de désintéressement ; et l'on croirait entendre comme un écho des conseils évangéliques donnés par Notre-Seigneur à ses disciples.

C'étaient des caractères fortement trempés, ces illustres fondateurs du séminaire de Québec, qui s'étaient imposé un code si merveilleux.

Mgr de Laval, qui l'avait fait, s'y soumit tout le premier. Il était le plus pauvre de tous dans ses habits et ses meubles. Extrêmement mortifié dans sa nourriture, ne cherchant qu'à se retrancher toute jouissance sensible, il courait pour ainsi dire après les occasions de crucifier la nature. Il ne se contentait pas des sacrifices qu'il avait constamment à faire dans l'exercice si pénible de ses fonc- tions, il y ajoutait des mortifications volontaires qui mon* traient la haine qu'il avait de lui-même, et son ardent désir

- - MBM I I - - - .1

1 Latour, p. 94.

25

386 VIK DE MGR DE LAVAL

de s^avancer toujours dans la perfection. Son éttinente sainteté rayonnait autour de lui, et il avait totmé tous ses prêtres i son image. Faut-il s'étonner si cet homme apos- tolique et ses collaborateurs ont imprimé & leurs œuvres ce cachet de perfection que l'on y admire encore?

Pour assurer à son séminaire, à part les dîmes, un revenu :suf&sant, Mgr de Laval fit, à diverses reprises, l'acquisition <le i)lu8ieurs biens-fonds. Il acheta ^ en avril 1666, un emplacement de seize arpents dans la haute ville, joignant l'église paroissiale, sur la côte de Québec, " d'où l'on décou- vre, dit Latour, toute la rade, l'île d'Orléans, la Pointc- Lévis et la rivière Saint-Charles, autant que la vue peut s'étendre ".

Il acquit également la seigneurie de Beaupré, depuis la ' rivière Montmorency jusqu'à celle du Gouffre qui se <lécharge dans la baie Saint- Paul, l'anse Saint-Michel, la seigneurie de la Petite - Nation, sur l'Ottawa, et l'île <l'Orléans. Mais il échangea bientôt cette dernière pro- priété avec M. Berthelot, pour l'île Jésus, montrant en cela :son esprit pratique. Suivant lui, en effet, il était prudent <Ie n'avoir pas tous ses biens dans le même endroit. Quand les années sont mauvaises dans une partie du pays, «lies peuvent ôtre prospères ailleurs; et en ayant ainsi des sources de revenus en différents endroits, on a plus de «chances de n'en jamais manquer tout à fait.

3 De (iuillemette Hébert, veuve de Guillaume Couillard.

VIS DE MGR DE LAVAL 387

Nous verrons plus tard Mgr de Laval faire l'abandon pur et simple de toutes ces propriétés au séminaire, et lui donner en même temps tous les meubles, livres, ornements, arrérages de rentes qu'il posséderait à sa mort.

Le séminaire de Québec avait donc son existence propre, il formait un corps distinct, avant même qu'il fût question de l'unir au séminaire des Missions étrangères de Paris. Il avait ses administrateurs,, ses revenus en dîmes et en rentes qu'avait commencé à lui donner l'évêque de Pétrée. Il était vraiment séminaire épiscopal et diocésain, et comme tel soumis à l'évêque, selon les canons du concile de Trente.

Pour l'asseoir sur des bases durables et solides, le prélat crut devoir l'unir à un corps stable, qui fût comme la source toujours féconde des ouvriers évangéliques. Il avait assisté, au printemps de 1663, à la fondation du séminaire des Missions étrangères de Paris, auquel Mgr de Sainte- Thérèse, évêque de Babylone, venait de donner sa propriété de la rue du Bac, et sa maison d'Ispahan en Perse. Depuis, en juillet 1663, le roi avait donné des lettres patentes à ce séminaire ; et ces lettres furent enregistrées au parlement de Paris le 7 septembre de la même année ^.

Mgr de Laval apprit, au printemps de 1664, l'établisse- ment définitif du séminaire de Paris. Il se hâta d'écrire à ses anciens confrères de la Congrégation pour leur expri-

1 Le seininaire de Québec existait donc avant que celui de Paris eût reçu son organisation civile, puisque ses lettres patentes sont du mois d'avril 1663.

388 VIE DE MGR DE LAVAL

mer sa joie et les prier d'étendre leur œuvre de zèle jusqu'à la Nouvelle-France :

** J'ai appris avec joie, dit-il, l'établissement de votre séminaire des Missions étrangères, que les bourrasques et tempêtes dont il a été agité dès le commencement n'ont servi qu'à rendre plus ferme et plus inébranlable. Je ne puis assez louer votre zèle, lequel ne se pouvant contenir dans les bornes et limites de la France, cherche à se répandre dans toutes les parties du monde et aller au delà des mers dans les régions les plus éloignées ; ce que consi- dérant, j'ai cru ne pouvoir procurer un plus grand bien ù notre nouvelle Eglise, plus à la gloire de Dieu et au salut des peuples que Dieu a confiés à notre conduite, qu'en contribuant à l'établissement d'une de vos maisons dans Québec, lieu de notre résidence, vous serez comme la lumière posée sur le chandelier, pour éclairer toutes ces contrées par votre sainte doctrine et l'exemple de vo? vertus.

*' Puisque vous êtes le flambeau des pays étrangers, il est bien raisonnable qu'il n'y ait aucune région qui ne ressente votre charité et votre zèle. J'espère que notre Eglise sera l'une des premières qui auront ce bonheur, d'autant plus qu'elle possède déjà une partie de ce que vous avez de plus cher i.

*' Venez donc à la bonne heure, nous vous recevrons avec joie. Vous trouverez un logement préparé et un fonds

1 Les prêtres du^séminaire de Québec et Mgr de Laval lui-même étaient tous d'anciens confrères des MM. du séminaire de Paris.

VIE DE MGR DE LAVAL 389

suffisant pour commencer un petit établissement qui ira toujours en croissant, je l'espère... ^ "

Il écrivait presque en même temps à son ami Boudon une lettre affectueuse, qui fait voir la foi et le courage avec lesquels il menait cette affaire de l'établissement de son séminaire, malgré mille obstacles et surtout malgré le mauvais état de sa santé.

'* J'ai reçu, dit-il, vos chères lettres, qui ne respirent que Dieu seuletVamouT de Jésna et Marie, du glorieux saint Joseph et des saints anges. L'indisposition je suis m'oblige de me servir d'une autre main que la mienne pour vous écrire. Ma santé n'a pas été beaucoup meilleure pendant la plus grande partie de cette année ; et néan- moins nous sommes accablés de beaucoup d'affaires. Dieu soit béni de tout ! Faites en sorte par vos prières et celles des bonnes âmes avec qui vous communiquez, que Jésus- Christ soit connu et aimé dans le Canada, et des Français et des sauvages, et qu'il lui plaise donner bénédiction à l'établissement du séminaire et du clergé nous tra- vaillons 2. "

Le séminaire des Missions étrangères reçut la sanction apostolique le 16 août 1664 3; puis, le 29 janvier 1665, jour de la Saint-François de Sales, fut signé à Paris l'acte d'union du séminaire de Québec à celui de Paris, par MM.

1 Lettre du 20 août 1664.

2 Lettre du 27 août 1664.

3 Du cardinal Chigi, lëgat a laUre^ le même qui donna la sanction apostolique au séminaire do Saint-Sulpice de Paris le 3 août 1664.

390 VIE DE MGB DE LAVAL

de Meurs, Bazaud, Fermanel, Gazil et Lambert, directeojrs des Missions, et MM. Poitevin et Lescot, procureurs, ^e révéque de Pétrée et du séminaire de Québec ^

Cette union fut renouvelée et confirmée dix ans plij^ tard, le 19 mai 1675, après que Mgr de Laval fût devenu évoque titulaire de Québec. Le roi approuva cette unioa par ses lettres patentes du mois d'août 1676, enregistrées au parlement de Paris et au Conseil souverain de Québec ^. Le séminaire de Québec fut la première branche de ce grand arbre du séminaire de Paris, et porta le nom de Séminaire des Missions étranghres de Québec.

En même temps qu'il opérait l'union de son séminaire avec celui de Paris, l'évêque de Pétrée souhaitait qu'il récùX toujours en parfaite intelligence avec les jésuites, auxquels il était lui-même si attaché. Le 21 décembre 1665 fat signé à Québec un acte d'union spirituelle par le P. Lemercier, supérieur des jésuites, d'une part, et MM. de Bernièreaet de Maizerets, supérieur et premier assistant du séminaire, de l'autre. On s'y engageait à vivre toujours enfrires^ i\ pra- tiquer l'hospitalité les uns à l'égard des autres, et à. &^ rendre le devoir mutuel de la prière. Les prêtres du sémi- naire et ceux de la Société de Jésus à Québec disaient les uns pour les autres une messe par année : on disait aussi trois messes pour chaque associé défunt.

Le 7 décembre de la même année, on renouvela, de part et d'autre, le vœu admirable qu'avaient fait à Québec, <Jî&

1 Latour, p. 102.

2 Mdits et OrdœmanceSy t. I, p. 84.

VIE DE MGR DE LAVAL 391

1636, les jésuites du Canada, déjeuner la veille de l'Imma* culée Conception pour honorer ce glorieux privilège de Marie, et pour obtenir, par l'intercession de cette bonne- mère, la conversion des sauvages. Ce jeûne est encorid* observé fidèlement au séminaire de Québec.

Mgr de Laval voulut même qu'il y eût entre le sémi- naire et les différentes communautés de femmes une association de prières analogue à celle qui existait avec le?s> jésuites. Quant aux récoUets, qui revinrent au Canada en 1670, il n'y eut jamais d'union bien intime entre eux et le reste du clergé *.

Pour compléter l'union de son clergé, le vicaire apostor lique aurait voulu que le séminaire de Québec et celui .d& Saint-Sulpice de Montréal n'eussent formé qu'un seul corps.. Il paraît même, d'après Latour, que de part et d'autre oi\ désirait cette union. Il en écrivit donc à M. Dudouyt, son agent à Paris, et à M, Tronson, supérieur de Saint*

Sulpice.

'' La piété, le zèle, la réputation de cette maison, dit Latour, le nombre de bons sujets qui s'y forment, son crédit dans le royaume, faisaienf désirer une protection si puis- sante et une source si abondante de bons ouvriers. D\ui). autre côté, il était à craindre que l'esprit primitif de .ces- /communautés étant fort différent, on ne conservât plus la même intelligence, pialgré Testime mutuelle, que le gra;n(,\ n'absorbât le petit, et que Saint-Sulpice fournissant presque tous les sujets formés de sa main, les Missions ne fissent

1 liAtour, p. 42.

392 VIE DE MGR DE LAVAL

plus qu'un séminaire, ou que la multiplicité des objets ne fît tort à l'un ou à l'autre. M. Tronson ne voulut point de l'union * .

Il fallut donc renoncer à ce projet d'union absolue: ce qui n'empêcha pas que les liens de charité ont toujours été fort étroits entre le séminaire de Québec et celui de Montréal. Il y eut entre eux, comme avec les jésuites, asso- ciation spirituelle parfaite 2.

Dans sa lettre aux messieurs de Paris, Mgr de Laval parle d'un certain fonds déjà suffisant pour commencer un petit établissement. En effet, dès le 80 décembre 1663, il avait assemblé les paroissiens de Québec, et les avait fait consentir à lui abandonner les 6,000 francs qu'ils avaient

souscrits autrefois pour la construction d'un presbytère.

Les prêtres du séminaire, présents à l'assemblée, deman- dèrent de bâtir avec cet argent un établissement pour leur propre institution, s'obligeant de loger à perpétuité le curé et les vicaires, à condition qu'on leurlaissât le terrain situé autour de l'église : ce qui leur fut accordé. Ils firent construire, en 1666, à peu près à l'endroit du palais archié- piscopal actuel, une grande maison en bois pour leurs ecclésiastiques, qui ne pouvaient plus loger dans la petite maison de Mgr de Laval. Celle-ci continua à servir de résidence à l'évêque et au curé de Québec, M. de Bernières, qui était en même temps le supérieur du séminaire. La

1 Latour, p. 105.

2 Un acte d'union de fraternité entre les deux institutions fut fiigné en février 1688. (Histoire mannscrite du séminaire de Qvébee.)

VIE DE MGR DE LAVAL 393

grande maison en bois dont nous venons de parler n'était, du reste, qu'un logis temporaire ^.

M. de Tracy voulut signaler sa piété, en faisant élever devant cette maison, sur le bord du cap, en vue de tout le port, et probablement à Pendroit de la petite terrasse actuelle du séminaire, une grande croix de soixante-cinq pieds de hauteur. Une large allée, à partir de la maison, conduisait à cette croix, monument de la dévotion et de l'esprit religieux du vice-roi.

L'on se borna, jusqu'en 1668, à former aux fonctions ecclésiastiques les jeunes gens qui avaient fait leurs études au collège des jésuites ou en France, et se destinaient au sacerdoce. Il n'y avait donc encore, à proprement parler, qu'un grand séminaire. Nous verrons bientôt l'œuvre de Mgr de Laval se développer d'une manière merveilleuse^ de vastes contructions en pierre surgir sur le coteau de Québec ; et nous pourrons admirer ce qu'a fait ce grand évêque pour l'instruction de la jeunesse de notre pays.

1 Elle servit plus tard do logement au curé et à Mj^r de Lava]^ et elle brûla on 1701.

1

CHAPITRE QUINZIÈME

Mgr de Laval et rëtablissemeut de la dîme. Difficultés qu'il éprouve» et dont il triomphe par sou esprit de conciliation, Différentes phases de la question des dîmes, jusqu'à sa fixation définitive.

L'histoire des dîmes au Canada est intimement liée à celle de la fondation du séminaire de Québec, d'abord parce qu'elles furent établies dans le même mandement qui érigea le séminaire, puis, parce qu'elles étaient payables au séminaire lui-même, tant que les prêtres de la Nouvelle- France lui demeurèrent unis. Ce fut aussi la même ordon- nance royale qui confirma pour les effets civils rétablisse- ment des dîmes et celui du séminaire de Québec. L'exis- tence de la dîme au Canada remonte donc au printemps de 1663, alors que l'évêqu^de Pétrée donna à Paris son mandement pour rétablissement du séminaire de Québec. Seulement, elle a subi peu à peu des modifications impor- tantes, qu'il convient d'exposer dans ce chapitre.

Mgr de Laval, par un désintéressement qui l'honore, ne voulut pas fixer la dîme au dixième ^, comme elle existait

1 Dîme, du latin décima^ dixième partie. (Ltivoiuvie.)

398 VIE DE MGR DE LAVAL

au Canada, ne les eussent encouragés à la révolte, si le gouverneur De Mésy, en particulier, n'eût appuyé leurs plaintes, afin de mortifier le clergé et l'évèque, avec les- quels il venait de se brouiller, et dont Tautorité loi était devenue suspecte ^

Le mandement pour l'érection du séminaire de Québec et l'établissement des dîmes au Canada, ainsi que les lettres patentes du roi, furent, à la demande de Mgr de Laval, enregistrées le 10 octobre 1663 au Conseil souverain, qui donna des ordres pour que ces documents fussent affichés •à Québec et connus de tout le monde ^. La loi des dîmes fut donc en force, pour les effets civils, à partir de cette date.

L'évêque voulut cependant, un mois après, faire une exception en faveur de la paroisse de Québec ; et, dans une ordonnance spéciale, il régla que les habitants de cette paroisse, pendant six ans, ne paieraient la dîme qu'au vingtième minot. Il leur abandonnait même la dîme de l'année courante. Voici, du reste, cette ordonnance :

'^ A tous les habitants de la paroisse de Québec, salut. Déclarons qu'ayant été obligé, pour le bien et avancement de ce Christianisme 3, d'ordonner que les dîmes seraient levées à la treizième; eu égard néanmoins à l'état présent du pays, nous avons jugé à propos de vous accorder et vous accordons par ces présentes qu'elles ne seront payées, six années durant, qu'à la vingtième.

1 Latour, p. 167.

- JxufermnU et Ddibératunis du CoiiseU Souverainy t. I, p. 18. 3 —- Mgr de Laval emploie souvent, dans ses minti déments, Je mo <'hristlanlsme pour le mot éijlm.

VIE DE MOB DE LAVAL 399

'^ Déclarons en outre que pour contribuer aux nécessités de votre église, nous donnons les dîmes de la présente année mil six cent soixante-trois, à la réserve de celles de la c6te de Lauson et de la Pointe de l'île d'Orléans, les- quelles seront employées pour bâtir les églises paroissiales (leô dits lieux i. "

On voit par cette ordonnance que la paroisse de Québec s'étendait encore, à cette époque, sur un vaste territoire, puisqu'elle comprenait môme la côte de Lauson et au moins une partie de l'île d'Orléans. On commençait & bâtir des églises à ces deux endroits; mais ils n'étaient pas encore détachés de la paroisse de Québec 2.

L'évoque avait des raisons spéciales d'adoucir la loi de la dîme en faveur des habitants de Québec : ils faisaient depuis longtemps de grands sacrifices pour achever leur épjlise paroissiale, qui devait être plus tard la cathédrale. Du reste, dans une ville naissante comme Québec, il devait y avoir tous les jours des besoins nouveaux qui s'impo- saient à la générosité des habitants.

Il est probable, toutefois, que cette ordonnance spéciale éveilla, dans tous les endroits du pays elle fut connue, <ies espérances malsaines, qui ne tardèrent pas à éclater en murmures contre la loi de la dîme. On se disait que l'évéque, qui avait commencé à céder de ses droits en faveur de la paroisse de Québec, ne pourrait faire autre-

1 Devlardtiuii du 10 novembre 1663.

2 Cette paroisse, d^ailleurs, ne fut vraiment érigée que le 15 sep- tembre 1664.

400 VIE DE MGR DE LAVAL

ment que d'abroger la loi pour tout le reste du pays, si on lui tenait tête.

Aux Trois- Rivières, on n'avait pas mCme voulu permetire que l'arrêt des dîmes fût lu, publié et affiché. MM. de Repentigny, Charron et Madry, " députés de Québec K " ayant exposé au Conseil cette opposition qui leur avait été faite de la part des habitants, celui-ci donna de nouveaux ordres pour que l'ordonnance fût publiée dans tous les endroits du pays 2.

L'évêque et le gouverneur s'étant brouillé ensemble, les choses s'envenimèrent de i>lus en plus. "On forma au Conseil, ditLatour, une opposition aux lettres patentes qui y avaient été enregistrées. M. de Mésy écrivit au roi eu faveur des habitants, et déclara que la dîme ruinerait et ferait déserter la colonie. Pour aigrir encore plus les esprits, on fit courir le bruit que le clergé donnerait une étendue infinie à l'objet de la dîme, en dîmant sur les herbages, les bois, la volaille, les moutons, etc. "

On ne pouvait être plus déraisonnable. L'ordonnance de Mgr de Laval et les lettres du roi étaient pourtant assez claires et précises : on devait payer la dîme "tant de ce qui naît du travail des hommes, que de ce que la terre produit d'elle-même." Il s'agissait bien ici du travail appliqué à la culture de la terr^, et non pas aux manufac- tures ou à tout autre objet. Jamais un esprit sérieux n'entendit les choses d'une autre manière.

1 C'étaient les syndics nommés par les habitant» pour représenter leurs besoins et leurs plaintes au Conseil.

2 Conseil Souverain, t. I, p. 169.

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Il pouvait y avoir contestation sur la question de savoir- quels étaient les produits décimables de la terre. Cette question fut réglée plus tard.

Quant à la prétention du gouverneur, que la dîme allait ruiner et faire déserter la colonie, elle avait lieu de sur- prendre de la part d'un homme qui avait toujours passé pour avoir des sentiments religieux. La colonie de la Nouvelle - France, composée d'éléments exclusivement catholiques, ne pouvait subsister, au contraire, sans Fin- fluence salutaire de la Religion et sans la protection du clergé. Celui-ci, d'un autre côté, ne pouvait se soutenir sans l'assistance des fidèles, sans la dîme qui lui était due.

Mgr de Laval avait étendu à tout le pays l'ordonnance spéciale faite en faveur de la paroisse de Québec. Voyant que les fidèles n'étaient pas encore satisfaits de la conces- sion qu'il leur avait faite, en mettant ainsi la dîme aa vingtième pour six ans, il voulut bien, dans l'intérôt de la paix et dans un but de conciliation, prolonger le terme de six ans à toute la durée de sa vie, sans préjudice toutefois des droits de son successeur *.

Comme il y avait encore des murmures, il accorde aux. habitants jusqu'au retour d-es vaisseaux, en 16&5, pour qu'ils aient le temps de représenter au roi leurs raisons^ En attendant, il consent, lui et son clergé, à leur donner- comme ci-devant tous les secours spirituels, sans aucune^ rémunération. Il leur recommande ensuite de commence^-

1 Déclaration du 1er février 1664.

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à bâtir des églises et des presbytères, ** afin que les prêtres, dit-il, puissent au plus tôt résider sur les lieux convena- blement à leur condition, et par ce moyen desservir les paroisses."

On voit par ces paroles que Mgr de Laval, tout en ne voulant pas de cures fixes et inamovibles, n'avait rien de plus à cœur que d'établir des paroisses partout le besoin s'en faisait sentir, et de faire desservir ces paroisses avec efficacité par des prêtres attachés à son séminaire, mais résidant sur les lieux. '* Quoique les prêtres du Canada, dit Latour, fissent une espèce de corps, chaque paroisse avait pourtant son pasteur propre."

Plus tard, il sera obligé, pour obtempérer aux volontés du roi, d'établir un certain nombre de curés inamovibles.

Mais ces prêtres, même après leur nomination à des cures fixes, resteront affiliés au séminaire, et lui rendront compte de leurs revenus.

Mgr de Saint -Valier, comme nous le verrons en son temps, brisa l'union du clergé avec le séminaire, qu'il avait d'abord tant admirée. Mais il ne fit, par rapport à la fixation des cures, que continuer ce qu'avait commencé Mgr de Laval. Tout le changement qu'il opéra, ce fut d'empêcher que ses , curés ne restassent affiliés au séminaire.

La condition des curés devint alors très précaire. Privés de l'assistance du séminaire, ils n'avaient plus pour se soutenir que les dîmes, qui étaient encore peu de chose, et un supplément presque nominal. C'est ce qui créa le malaise général qui régna pendant plusieurs années dans l'Eglise du Canada. Mais revenons à Mgr de Laval.

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Pour mettre fin aux bruits étranges que l'on se plaisait à répandre partout, jusqu'en France même, au sujet delà dîme, il fut obligé de faire publier dans toutes les paroisses, i|ue la dîme ne se prenait que sur les grains provenant de la culture de la terre.

'* On a semé, dit-il, dans l'esprit du peuple de faux bruits et des calomnies, disant que l'oi^ voulait exiger la dîme des œufs, des choux, des planches, des cordes de bois, ou généralement de toutes sortes de manufactures : ce qui est contre la vérité de l'établissement de la dîme, contre la coutume universelle, et contre l'institution de l'Eglise ; car le mot de travail des hommes^ dont il est parlé dans le dit établissement, ne veut dire autre chose que le labourage de la terre ^ . "

Mais les explications ne réussirent pas mieux que les adoucissements apportés aux ordonnances. Tout fut inutile ; la révolte contre la dîme devint générale.

Ce qu'il y a de plus singulier, c'est que le soulèvement ne fut en aucun endroit plus marqué que dans les terres du séminaire, sur la côte Beaupré, il se faisait le plus d'aumônes. Il fallut même en retirer le missionnaire, M. Morel, qui n'y était plus en sûreté, et que d'ailleurs on n'était plus en état d'y entretenir, depuis qu'on n'en recevait rien 2."

Les choses demeurèrent près de quatre ans en cet état. On ne paya rien aux curés j usqu'en 1667.

1 Déclaration du 10 mars 1664.

2 Latour, p. 158.

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Lorsque M. de Tracy fut arrivé au Canada, Mgr de Laval le pria de mettre en vigueur la loi de la dîme telle qu'ap- prouvée par le roi en 1663. Le vice-roi, qui montra toujours de si bienveillantes dispositions envers l'Eglise, donna immédiatement un ordre en conséquence, et le fit commu- niquer aux habitants du pays par leurs syndics.

Mais les habitants aydlit fait leurs objections ordinaires à la dîme au 13e, le marquis de Tracy, '' à la prière de l'évêque de Pétrée ^ '' rendit son ordonnance du 23 août 1667 2, dans laquelle il établit la dîme au 26e, pour vingt ans seulement, sans préjudice des droits de TEgliseau 13e après ces vingt ans révolus, laissîint subsister ainsi pour l'avenir l'arrêt de 1663.

Cette "ordonnance réglait de plus que les dîmes seraient payables aux curés eux-mcmes, et non pas directement ai: séminaire ce qui toutefois revenait au même dans la pra- tique— .qu'elles seraient payables en blé net, et portées sans frais chez les curés, mais que, pour éviter toute fraude, les curés i30urraient les faire estimer quinze jours avant la récolte ^,

On comprend que cette ordonnance créait une grande diminution dans le produit de la dîme, puisqu'elle larédui-

1 Latour, p. 158.

2 D'après redit de 1679, l'ordonnance de M. de Tracy était du 4 septembre 1667 (Edvts et Ordonivaiiceê, t. I, p. 231X Bans les r^p»- tres de rarchevêché de Québec, elle porte la date du 23 août 1667. Elle ne se trouve pas dans les cahiers imprimés du Conseil SouveraU*-, Elle resta, paraît-il, au secrétariat de M. ïalon, et fut perdue arec beaucoup d'autres papiers. (Edits et Ordcynnances, t. I, p. 303.)

3 Latour, p. 159.

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sait tout d'abord de moitié. La diminution n'était pas compensée par l'obligation qu'avaient les gens de porter le grain tout battu et net chez le curé. Les habitants gar- daient la paille, pouvaient battre d'ailleurs quand ils vou- laient, à leur guise ou à leur commodité, et la dîme était ainsi exposée à tous les accidents qui pouvaient arriver chez les différents particuliers. Seulement, on pouvait espérer que, dans ces conditions, elle serait mieux payée ; et puis-révÊque avait toujours la ressource de retirer les prêtres des paroisses, lorsqu'il n'y avait pas de quoi les l'aire vivre, l'ordonnance de M. deTracy reconnaissant que les curés devaient rester amovibles et révocables comme ils étaient" auparavant.

Ce fut sous l'inspiration de l'intendant Talon que fut pré- parée l'ordonnance de 1667. Cet homme, qui avait d'ail- leurs tant de qualités brillantes et solides, fut toujours un peu prévenu contre le clergé, dont il redoutait l'influence. Il s'imaginait que le clergé allait devenir trop riche; et comme il savait que la richesse est un des plus puissants leviers dans le monde, il voulait lui ôter dès le commen- cement la possibilité même d'en abuser. Il fit donc réduire la dîme du 13® au 26''.

Le Conseil favorisait les idées peu bienveillantes de Talon à l'égard du clergé. Quelque temps après, on retrancha le droit qu'avaient les curés, d'après T ordon- nance, de faire faire une estimation préalable, avant la récolte des grains. On exempta même de toutes dîmes, pendant cinq ans, les terres nouvellement défrichées.

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L'ordonnance de M. deTracy, quimaîntenait le principe de l'amovibilité des cures, et fixait pour vingt ans, sans préjudice de l'avenir, les dîmes au 26«, resta en force jusqu'en 1679. Fut-elle bien observée? Il y a lieu d'en douter. Mais nous voyons par un procès qui fut réglé au Conseil le 20 mars 1668,'que le clergé se montra résolu, cette fois, de faire respecter ses droits, et de recouvrer la dîme dans les modestes conditions auxquelles l'ordonnance l'avait réduite.

Nicolas Roussin avait loué à Michel Esnault une ferme qu'il possédait sur la côte Beaupré; mais on n'avait pas stipulé, dans le bail, qui devait payer la dîme. Cette ferme devait au missionnaire la dîme de cinquante minois de grain ; et les officiers de Mgr de Laval avaient pour- suivi Esnault pour se la faire payer. De son côté, le sieur Esnault demandait au Conseil que ce fût le proprié- taire de la ferme qui fût condamné à acquitter la dîme, ajoutant " que s'il avait su qu'il la lui fallût payer, il n'aurait pris la dite ferme qu'il n'en eût eu meilleure com- position. "

Roussin, au contraire, rejetait le fardeau sur le bail- leur, disant que celui-ci devait *' demeurer chargé aussi bien de ce qui est onéreux que de ce qui est avantageux, ayant pris la dite terre à bail, et partant à forfait."

Il paraît que les raisons étaient concluantes de part et d'autre, car le Conseil ordonna '* que le propriétaire et le fermier paieraient les dîmes à proportion de ce que chacun d'eux retirerait soit en grain, soit en argent, et qu'à l'avenir

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les différends en pareille matière seraient réglés sur ce pied, s'il n'en était autrement convenu par les contrats de bail ou par autre convention entre les intéressés ^ ''

Le clergé ne manqua pas de se plaindre^ i\ diverses reprises, de la condition précaire* qui lui était faite par la réduction de la dîme d u 13^' au 26"-' ; mais ses représentations demeurèrent sans effet. C'est précisément l'amoindrisse- ment du clergé que l'on voulait.

*' La raison secrète, dit Latour, qui avait fait agir le Conseil et l'intendant, était que le séminaire et l'éveque deviendraient trop puissants et trop riches, s'ils jouissaient du 13« de tous les fruits de la colonie. Cela, ajoute le même auteur, pouvait arriver dans la suite des siècles ; mais il faut convenir que ce danger était alors bien éloigné, et qu'on n'aurait pas pris l'alarme, si l'on n'avait été pré- venu contre le clergé.

" A Montréal, dit M. l'abbé Rousseau, la dîme se régla à l'amiable. Les colons, touchés de tous les sacrifices que les seigneurs avaient faits pour l'établissement des familles, se réunirent en 1668, en asseuiblée générale, et réglèrent que pendant trois ans la dîme serait fixée au 21^- pour les gerbes de blé,, et au 20*' pour les autres grains 2.*'

Lorsque Frontenac arriva aux affaires, il profita de la question des cures et des dîmes pour montrer son mauvais vouloir vis-à-vis du clergé, avec qui il n'avait pas tardé de se brouiller. Il fit représenter au roi que beaucoup de

1 dniseil Souveniinj t. I, p. 480.

2 Hiiitoire de la vie fie M, Paul (h Chnuied*'tf^ .<*/<'»//• de 3/(rfMo/j»</'»n*' .

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Seigneurs et d'habitants de la Nouvelle-France désiraient ^voir des curés fixes pour leur administrer les sacrements, au lieu de prêtres et curés amovibles qu'ils avaient eus Jusque-là. Le roi, qui s'était prononcé à plusieurs reprises -en faveur du système de Mgr de Laval, pour la desserte des paroisses du Canada, changea d'avis. Ce qu'il avait toujours regardé jusque-là comme ** si conforme à la sainte pratique des premiers siècles ", devînt tout à coup con- traire à la discipline de l'Eglise.

*^ Les grâces singulières que Dieu nous a faites, dit-il, et tians la dernière guerre ^.., et dans la paix que nos ennemis ont été forcés d'accepter..., nous obligent, comme protecteur <les saints canons, d'appliquer nos soins à ce que la disci- pline de l'Eglise soit observée même dans les pays de notre obéissance les plus éloignés -.... "

C^est donc, chose singulière, comme protecteur des saints canons et de la discipline ecclésiastique, qu'il rendit son arrêt du mois de mai 1G79, par lequel il ordonnait que les dîmes dans la Nouvelle-France ne seraient dues et payables qu'à des curés perpétuels et inamovibles, et qu'elles se paieraient désormais et pour toujours suivant le règlement 1667, c'est-à-dire au 2fr'.

Il n'était plus mention de l'obligation des habitants de porter à leurs- curés la dîme de grain net et battu. Au

1 Il s'agit, sans doute, de la guerre contre la Hullaude, TEspagne pt l'Empire, qui se tevmina par le traite de Nimë^ue (août 1678X 'C*est ce traité qui donna à la France la Franohe-Comtë, la Flandre presque toute entière, et l'Alsace.

^ EdiU et OntoniumcpA^ t. I, p. 231.

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contraire, T article suivant semblait y pourvoir autre- ment:

** Il sera au choix de chaque curé de les lever et exploiter par ses mains, ou d'en faire bail à quelques particuliers, habitants de la paroisse.... " Et l'ordonnance ajoutait : *' En cas que le prix du bail ne soit pas suffisant pour l'entretien du curé, le supplément nécessaire sera réglé par notre Conseil de Québec, et sera fourni par le seigneur de fief et les habitants.... "

Ces dispositions, on le voit, mettaient les curés il la merci (le beaucoup de monde, et rendaient leur position bien précaire. Qui serait juge de l'insuffisance de la dîme ou du prix d'affermage pour leur subsistance et leur entretien ? Cet affermage lui-même était-il réalisable? Dans quelles conditions se ferait-il ? A quelles complications ne çlonne- rait-il pas lieu ?

On proposait de donner aux curés, en cas d'insuffisance de la dîme, un supplément, ou portion congrue^ comme on disait alors. '* Ce n'était qu'une vaine espérance, dit Latour; jamais on n'a pensé à exécuter cet article. Ce moyen même était à charge: obliger les curés à demander des suppléments, et les faire régler proportionnellement à l'estimation des dîmes, c'était les jeter dans une infinité (le procès pour faire faire cette fixation, et de procès renais- sant chaque année pour en obtenir le paiement, et de procès bien douteux, puisque le Conseil était juge et partie."

Toutes ces difficultés que rencontraient sur leur chemin les politiques qui auraient voulu arranger les cures et

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régler la dîme à leur manière, ne faisaient que mettre mieux en relief la sagesse du plan de Mgr de Laval.

Il savait bien ce qu'il faisait, lorsqu'il constituait tout son clergé séculier en un séminaire, investi du soin de toutes les paroisses, recevant toutes les dîmes, mais respon- sable aussi de toutes les dépenses nécessaires pour l'entretien et la subsistance des pasteurs de tout le diocèse. Il savait bien qu'il était impossible de songer de sitôt à établir ici des paroisses sur le pied de celles de la France, et de faire vivre des curés séparés et inamovibles avec le peu de ressources que pouvaient leur fournir ces paroisses. *' Il est constant, écrivait Talon en 1G66, que l'évoque de Pétrée ne peut fournir de curés ou de missionnaires dans tous les endroits de ce pays qui en ont besoin, s'il n'est assisté par le roi ou par la Compagnie ^ Le fonds des dîmes, établi avec beaucoup de modération, ne peut suffire."

Tout, en dehors du plan de Mgr de Laval, n'était que ténèbres et difficultés de toutes sortes.

L'ordonnance royale de 1G79 sur les dîmes fat enregis- trée le 23 octobre de la même année au Conseil souverain. On décida de se réunir de nouveau au bout de quelque? jours, pour aviser sur la manière de procurer des supplé- ments aux curés dont la dîme ne serait pas jugée suffi- sante 2 .

L'évêque était alors absent du Canada ; mais, Taunée I)récédente, peu de temps avant son départ pour la France,

1 La Compagnie de» Indes Occidentales, qui succtStla à la Compa- gnie des Cent associés.

2 -- Coim'il Sourerahiy t. II, p. .')2I.

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il avait tenu à Québec (17 octobre 1678) une conférence, à laquelle avaient assisté M. de Frontenac, ^intendant Duchesneau et quelques seigneurs du pays ^ On était convenu qu'il fallait donner 200 francs à chaque curé pour son entretien, et 300 francs pour payer sa pension chez celui de ses habitants qu'il choisirait. Mais comme per- sonne ne voulait pensionner le curé, à moins de 400 franc?, le projet était tombé.

Dans la séance du 31 octobre 1679, on prit de nouveau en considération, au Conseil, l'ordonnance du roi, ainsi qu'un mémoire présenté par les ecclésiastiques du sémi- naire de Québec sur le sujet des dîmes, et le procès- verbal, dressé par l'intendant, de la conférence de l'année précé- dente. Il fut décidé que l'on donnerait communication de l'édit royal, du procès-verbal de l'intendant et du mémoire des curés, aux seigneurs et aux habitants de toutes les paroisses du pays, afin qu'ils pussent présenter leurs obser- vations dans le cours du printemps de 1680 -.

Au printemps de 1680, M. Pierre Francheville présenta au Conseil une requête de la part d'un grand nombre do curés. Ils alléguaient qu'ils ne pouvaient trouver personne qui voulût affermer les dîmes, et que, d'ailleurs, leurs fonctions spirituelles les empêchaient de s'occuper de les recueillir eux-mêmes. Ils demandaient qu'on voulût bien adopter un mode d'affermage des dîmes, et fixer la quotité du supplément payable aux curés, en cas d'insuffisance de la dîme, ainsi que la manière de le payer.

1 MM. do Varennes, de Sorel, Berthier et de Saint-Ours.

2 Conaeil SovveraKii^ t. IF, p. 335. j

<•

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Le Conseil ordonna (23 décembre 1680) que, chaque année, les dîmes seraient affermées à la criée publique, après plusieurs avis donnés d'avance, au dernier et plus offrant «nchérisseur. S'il n'y avait aucun enchérisseur, le Conseil pourvoyait à la manière de faire évaluer et de réa- liser les dîmes en argent, puis d^en faire tenir la valeur aux curés. On peut voir dans les cahiers du Conseil souve- rain ce mode d'affermage de dîme, qui, du reste, était assez compliqué *.

Il ne fut pas question, à cette séance, de régler l'affaire du supplément, qui fut toujours, comme nous l'avons vu, une source de difficultés.

A la Cour, on était partagé sur ce sujet. Les uns comme le marquis de Seignelay 2, voulaient que le roi accordât au clergé du Canada une gratification qui suppléât à rinsuffi- sance de la dîme; et leur avis finit par prévaloir. Les autres, comme Colbert lui-même, auraient voulu que le pays pourvût à l'entretien de ses prêtres; et cependant, par une inconséquence inexplicable, ils trouvaient le pays trop pauvre pour payer la dînae au 13®.

En attendant que la chose fût définitivement réglée, Mgr de Laval montra une patience et un désintéressement admirable. Il ne voulut pas retirer les prêtres des parois- ses, môme lorsqu'il n'y avait pas de quoi vivre, et il fit les plus grands sacrifices pour leur subsistance.

1 V-imneil Souverain^ t. II, p. 450.

2 Fils de Colbert.

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Partout les fidèles pouvaient donner au séminaire les 200 francs en argent dont nous avons parle, celui-ci se chargeait du reste, et pourvoyait, avec une générosité digne des plus grands éloges, à tous les besoins de pension, d'entretien et de voyages des missionnaires. Le séminaire fournissait tout; au départ du prêtre, livres et meubles restaient à la mission. C'est ainsi que le séminaire ser- vait de lien à la concorde entre le clergé et les fidèles, et acquérait chaque jour de nouveaux titres à l'affection et à la reconnaissance des prêtres du diocèse ^

Les récollets, que l'intendant Talon fit venir au Canada en 1670, un peu contre le gré de Mgr de Laval, furent, sans le vouloir peut-être, un obstacle au règlement de la ques- tion des dîmes et du supplément.

Ces bons religieux ne vivaient que do quêtes, suivant leur règle. '* Pour mieux s'insinuer dans les esprits, dit Latour, sans doute par zèle, ils s'offraient partout ù des- servir les cures gratuitement, se contentant des aumônes qu'on voudrait leur faire." Ils se trouvaient donc, pour ainsi dire, en opposition au clergé séculier, qui, n'ayant pas fait vœu de pauvreté, ne croyait pas, en réclamant la dîme, demander une aumône volontaire, mais une chose due en toute justice 2.

La vie des récollets, tout admirable qu'elle est en elle- même et au point de vue de la sanctification personnelle,

1 Histoire mamiscrUe du sémiimlre de Québei'.

2 Latour, p. 164.

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ne s'adapte guère au ministère des paroisses. Cette vie d'aumônes est très édifiante, et conforme aux conseils évangéliques; mais les fidèles, en général, préfèrent trouver chez leurs prêtres une modeste indépendance.

Enfin, en 1682, le roi déchargea les habitants de lobli- gation imposée par l'ordonnance de 1679, de payer le supplément, et donna, à la place, sur son domaine é^occiderU ^, une somme annuelle de 8,000 francs, sur laquelle en devait prendre 2,000 francs pour les prêtres infirmes ou usés par la vieillesse ou la maladie, et 1,200 francs pour aider à la construction des églises paroissiales.

Cette somme fut d'abord payée au séminaire, comme chargé de l'entretien des curés, pour leur en faire la distri- bution. [1 en fut ainsi jusqu'en 1692. Mgr de Saint- Valier ayant alors changé l'état du clergé, comme nous le verrons en son lieu, obtint que l'évêque seul distribuerait à l'avenir les portions congrues.

En 1705, M. Boulard, curé de Beauport, et M. Dufoumel, curé de TAnge-Gardien, ayant émis en chaire certaines prétentions ^ au sujet des dîmes, et ayant aussi préparé un mémoire sur le même sujet, furent cités à comparaître devant le Conseil souverain. Ils défendirent habilement leurs prétentions exagérées, mais ne réussirent pas à con- vaincre leurs juges. Le Conseil rendit un arrêt le 1*^ février

1 On désignait ainsi les revenus royaux provenant des Indet Occidentales.

2 ~ Ces prétentions sont exposées au long dans l'arrêt royal de 1707. (Eâits et Ortfonnauceit, t. I, p. 305.)

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1706, dans lequtsl il était statué que l'on n'était obligé de payer que la dîme de grain, et cela suivant l'usage du pays. Il n'y avait aucune redevance sur les prairies, sur les vignes, sur les terres labourables, en général, mais non exploitées pour la culture des grains. Les membres du Conseil insinuaient clairement que le clergé était assez riche, et qu'il n'était pas nécessaire de rien ajouter à la dîme.

Les curés de la Nouvelle- France présentèrent au roi une longue requête, dans laquelle ils demandaient tout simple- ment l'exécution des arrêts de 1663 et de 1679, selon leur forme et teneur, '* priant Sa Majesté d'ordonner que tous les habitants du Canada possédant des terres, seront tenus de payer la dîîbe de treize portions une i, savoir, de toutes sortes de grains, du lin, chanvre, tabac, citrouilles, fruits qui naissent sur les arbres, jardinages, foins, et générale- ment tout ce que la terre produit d'elle-même, et le tout sur le même pied. "

Le roi n'écouta pas leurs plaintes, et maintint l'arrêt du Conseil souverain du 1er février 1706 -.

En conséquence, les dîmes furent fixées pour toujours au 26*^, pour les grains seulement, et avec obligation à chaque habitant de porter sa dîme chez le curé. C'est la forme sous laquelle la dîme existe encore au Canada.

1 L'arrêt de 1679 ne faisait que confirmer celui de 1667. Or l'arrêt de 1667 n'avait mis la dîme au 26e que pour vingt ans. Les 20 années éeoulées, la dîme étixit censée remise au 13e.

2 >- Arrêt du 12 juillet 1707. (EdiU H Orrïounances, t. I, p. 305.)

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Le roi accordait pour le supplément des prêtres la mo- dique somme de 4,000 francs ; mais comme cette somme devait être partagée entre une centaine de curés, la portion congrue était bien modique pour chacun.

Telles sont les différentes phases par lesquelles a paaaé la question de la dîme au Canada, avant d'arriver à sa forme définitive, qu'elle a encore aujourd'hui, et qui remonte, comme on le voit, à l'arrêt royal de 1707, ou plutôt à celui de M. de Tracy, en 16G7 ; car dans son ordon- nance du 12 juillet 1707, le roi ne faisait, après tout, que régler pour toujours ce que M. de Tracy n'avait réglé que pour vingt ans, mais sans préjudice des droits de l'Eglise pour l'avenir ; à savoir, que la dîme se paierait au 26", au lieu du 13'", mais en grain net et bien battu, et portable au domicile du curé.

Dans cette question de l'établissement de la dîme au Canada, on ne peut qu'admirer sans réserve le désintéres- sement et la longanimité de Mgr de Laval. Ce prélat, qui, dans l'affaire de la traite de l'eau-de-vie avec les sauvages, déploya une énergie et une force indomptables, parce qu'il s'agissait de la perte ou du salut des âmes ; ce prélat, qui n'avait pas hésité à fulminer les plus grandes peines ecclé- siastiques pour arrêter les désordres de l'ivrognerie, montra au contraire une patience inaltérable et le plus grand esprit d'abnégation dans une question il aurait pu être soupçonné d'avarice ou de zèle intéressé.

On ne voit pas qu'il ait sévi une seule fois contre ceux qui montraient de la mauvaise volonté dans le paiement

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des dîmes ou du supplément, qu'on leur demandait pour l'entretien de leurs pasteurs. Il ne montra un peu de sévérité qu'en une seule occasion, lorsqu'il retira le mis- sionnaire de la côte Beaupré, M. Morel; et encore, ce ne fat que parce que les habitants de l'endroit araient poussé la révolte contre la dîme à un tel point, que le prôtre n'était plus en sûreté parmi eux.

Mgr de Laval avait vu de si près la misère des premiers habitants de la colonie, qu'il compatissait, comme un bon père, à leurs privations, à leurs besoins, à leurs ennuis, et ne pouvait se résoudre à se montrer sévère à leur égard au sujet de la dîme. Nous l'avons vu, après avoir établi la dîme au 13e, l'abandonner complètement dans les pre- mières années, agréer ensuite, pour le bien de la paix,, qu'elle fût fixée au 26e, s'imposer à lui-même et à son séminaire les plus grands sacrifices pour suppléer à l'in- suffisance de la dîme ainsi réduite.

La Providence permit que son œuvre, commencée avec tant de désintéressement et de vertu, s'établit enfin, du vivant même du prélat, sur des bases solides et durables^ et que ce qu'il avait cédé pour la quotité de la dîme, il le gagnât en stabilité. Cette institution, un peu odieuse en elle-même, si elle eût été maintenue dans sa première forme et pressée avec rigueur, n'aurait peut-être pas résisté à répreuve du temps et à la malice des hommes. Assise^ au contraire, sur le terrain de la modération, de la pru- dence et du désintéressement, elle subsiste encore après plus de deux siècles, après avoir rencontré les obstacles

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418 VIE DE MGR DE LAVAL

les plus redoutables, et traversé victorieusement l'époque critique de la conquête.

S'il y a un de nos anciens privilèges qui courait alors mille chances de périr, c'est bien celui de la dîme. Mais grâce à la prudence de Mgr de Laval, la dîme était telle- lement entrée dans les habitudes et les mœurs du peuple canadien, que personne ne s'avisa d'y objecter. Nous liavons conservée, avec les autres droits et privilèges attachés au culte de nos iières: vénérables drapeaux que nous avons sauvés de l'ennemi, et suspendus avec orgueil dans le sanctuaire de la patrie.

CHAPITRE SEIZIEME

Rôle politique de Mgr de Laval. Première ftéance du Conseil sou- verain. — Influence de l'ëvèquo au Conseil.

Le mardi 18 septembre 1663, au matin, la grande salle du château Saint-Louis de Québec présentait un coup d'œil inaccoutumé. Autour d'une longue table venaient de s'asseoir quelques-uns des principaux personnages de la colonie, que l'intérêt de leur commune patrie avait assem- blés. A voir leur maintien solennel et imposant, la gravité de leurs délibérations, on se serait cru au milieu de quelque aréopage antique, ou plutôt de quelque comité du parle- ment de Paris, transporté des rives de la Seine sur les bords du Saint- Laurent.

Tous ces personnages avaient un grand air de distinction. Deux cependant fixaient de préférence les regards, et venaient de recevoir les hommages de leurs subordonnés. L'un portait l'habit de Cour ; c'était le nouvel occupant du château, le représentant du grand roi en la Nouvelle- France, Augustin Saffray de Mésy. L'autre, suivant l'usage des parlements en France \ était revutu du manteau ecclé-

1 Diethmnaire de juridiction, art. CohmU Sou.ceraiiu

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siasiique, et sur »a poitrine brillait la croix épiscopale ; c'était le jeune et illustre vicaire apostolique du Canada, qui venait d'arriver d'Europe ^ à la suite d'une traversée longue et pénible : sur son visage étaient empreintes les traces des fatigues qu'il avait endurées à bord du vaisseau, au service de ses compagnons de voyage.

Ces deux personnages étaient assis à côté l'un de l'autre, au haut de la table : l'Eglise et l'Etat se donnaient la maii. pour assurer le bonheur de la colonie.

C'était la première séance du Conseil souverain que le roi venait d'établir dans la Nouvelle-France. Aussitôt après leur arrivée, le gouverneur et l'évêque s'étaient empressés d'exécuter les instructions qu'ils avaient reçue.- de Sa Majesté, et de nommer les membres du Conseil. Ils avaient choisi pour procureur général Jean Bourdon, pour greffier et secrétaire du Conseil Jean-Baptiste Peuvret de Mesnu, et i)Our conseillers Louis Rouer de Villeray -, Jeau Jucliereau de la Ferté, Denis-Joseph Rûette D'Auteuil de Monceaux 3, Charles Le Gardeur de Tilly et Mathieu Damours Deechauffour, tous anciens et respectables ci- toyens de la colonie, plusieurs de vieille noblesse fran- çaise.

Voilà les heureux fonctionnaires qui, avec le gouverneur et l'évoque, étaient assis à la table du Conseil, la tête cou- verte, suivant l'usage des parlements. M. Gaudais y était

1 Trois jours auparavant.

2 Ci-devant lieutenant particulier eu la juridictiun de Québec.

3 Ancien avocat au parlement de Paris.

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aussi \ de droit, tant en sa qualité de commissaire royal, que comme substitut de l'intendant Robert, qui avait été uommé, mais qui ne vint jamais au Canada.

Il eût été difficile de dire lequel, du gouverneur ou de révêque, était le véritable chef du Conseil, tant le roi avait paru vouloir les mettre sur le même pied : " Lequel Conseil souverain, disait-il *, nous voulons être composé de nos chers et bien-aimés les sieurs de Mésy, gouverneur, repré- sentant notre personne, de Laval, évêque de Pétrée..., et de cinq autres qu'ils nommeront et choisiront, conjointe- ment et de concert." La nomination des membres du Con- seil devait donc se faire par le gouverneur et l'évoque, conjointement et de concert,

La destitution de ces conseillers et une nouvelle nomi- nation exigeaient également le concours des deux à la fois : •' Lesquelles cinq personnes choisies pour faire la fonction de conseillers seront changées ou continuées tous les ans, selon qu'il sera estimé plus à propos et plus avantageux par les dits gouverneur et évoque...."

Plus loin, le roi exprimait avec encore plus de force, peut-être, sa volonté d'investir le gouverneur et l'évêque, au Conseil souverain, d'une autorité pour ainsi dire égale, en les chargeant tous deux de l'exécution de son édit : '* Si donnons en mandement aux sieurs de Mésy, gouverneur, et de Laval, évêque de Pétrée..., que notre présent édit ils

1 Son nom n'apparaît qu'à deux séances du Conseil, le 18 et le 26 septembre. Il signait api^s le gouverneur et i'ëvêque.

2 Edits et Ordomiafices, t. I, p. 37.

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aient à exécuter et fai^e exécuter, pour le choix par eux fait des dits conseillers, notre procureur et greffier, et îceux assemblés, le faire publier et enregistrer.... "

Le fait est que si M. de Mésy, comme gouverneur du Canada, avait de droit la présidence du Conseil souverain, l'éclat de cette présidence était bien neutralisé par Tinflu- ence politique que le roi avait donnée à l'évêque de Pétrée, non moins que par Tautorité morale dont jouissait le prélat.

Dans une autre ordonnance, le roi semblait mettre encore Mgr de Laval sur le même pied que le gouverneur, en leur accordant conjointement le pouvoir de faire la distribution des terres non défrichées dans la Nouvelle-France, et de veiller à Pexécution de son arrêt : '* Mande et ordonne Sa Majesté aux sieurs de Mésy, gouverneur, évêque de Pétrée, et Robert, intendant au dit pays, de tenir la main à Pexé- cution ponctuelle du présent arrêt, même de faire la distri- bution des dites terres non défrichées, et d'en accorder des concessions au nom de Sa Majesté ^."

Mgr de Laval jouissait donc, à cette époque, d'une grande confiance à la Cour. Nous avons vu le roi insister pour qu'il nommât lui-même le gouverneur du Canada. C'est aussi à l'évêque, et non pas au gouverneur, bien que tous deux fissent route ensemble pour l'Amérique, que furent confiées les ordonnances de 1663, et les blancs de commis- sions à remplir pour les charges du Conseil 2.

1 Edita et OrdonnanceSj t. I, p. 33.

2 Parkman, Th^ Old Re/jime in (Jaiiadci,

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Le rôle politique qu'on avait attribué au prélat, et qu'il n'avait certainement pas usurpé, était immense, eu égard à l'état naissant de la colonie.

Plus tard, on se plaindra des envahissements de l'autorité ecclésiastique. Le ministre Colbert écrira des phrases comme celle-ci : " Empêcher que la puissance ecclésias* tique n'entreprenne rien sur la temporelle, à quoi les ecclésiastiques sont assez portés ^ " '* Je vois que révêque de Québec affecte une autorité un i)eu trop indé- pendante de l'autorité royale, et que par cette raison il serait peut-être bon qu'il n'eût pas de séance dans le Con- seil 2....»

S'il était vrai, ce qui n'est pas du tout prouvé, que Mgr de Laval eût dépassé les limites de son autorité, il faut avouer qu'on ne lui en avait pas ménagé la tentation.

Cette première séance du Conseil souverain fut assez longue. On y procéda à ce que l'on appellerait aujourd'hui la vérification des pouvoirs. Quatre documents importants furent communiqués à l'assemblée : l'édit de création du Conseil souverain de Québec (avril 1663) ; l'acte d'abandon du Canada au roi par la compagnie des Cent associés (24 février 1663), et les lettres patentes par lesquelles Sa Majesté acceptait cet abandon (mars 1663) ; la nomination de M. de Mésy comme gouverneur de la Nouvelle-France (1er mai 1663) ; et enfin la commission donnée par le roi à

1 Lettre de Colbert à Duchesneau, 15 avril 1676.

2 Le même au même, 1er mai 1677.

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M. Gaudais-Dupont d'aller prendre possession du Canada en son nom, ainsi que les instructions qui y étaient annexées (7 mai 1663). Le Conseil en ordonna l'enregistrement, et ce fut le premier acte de son existence.

M. Gaudais ^ avait instruction de s'informer des besoins de la colonie, de faire des recherches sur la population, le défrichement des terres, la traite des pelleteries, l'admi- iiistration de la justice, l'emploi des deniers publics. Ce dernier article lui avait été particulièrement recommandé, sur les représentations de la compagnie des Cent asso- ciés. Il devait s'enquérir des accusations que Péronne Dumesnil avait portées contre plusieurs des principaux citoyens du Canada.

" Mais lorsqu'il eut vu à Québec, dit Ferland, le sieur Péronne Dumesnil, il comprit que ses prétentions, bâties <ur des arguties de palais, n'avaient aucun fondement réel, et il refusa de s'en occuper -.

Mgr de Laval, qui n'avait pas hésité à recommander pour les charges du Conseil quelques-uns de ces citoyens, dont il connaissait la probité et la vertu, dut se sentir sou- lagé, lorsqu'il apprit la décision de M. Gaudais. La seule observation qu'avait faite à leur sujet le commissaire royal, c'est '' qu'ils étaient illettrés, et qu'ils avaient peu d'expé- rience et d'aptitude pour les affaires." Mais l'évêque et le

1 M. (jaudais-Dupont, d'Après une chronique déjà citée, était uii ** fort galant homme et fort judicieux." {Lhiion Libérale de Quéliec, 2 aiovcmbre 1889.)

2 Ferlaiid, t. I, p. 500.

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gouYerneur avaient choisi ce qu'il y avait de mieux, dans le temps.

M. Gaudais fit faire le recensement de la colonie, exigea de tous les habitants le serment de fidélité au roi, porta plusieurs ordonnances sur la police et la justice, et pré- para des mémoires sur les diverses plaintes qu'avaient faites le gouverneur et le clergé.

" U le fit en honnête homme, dit Latour ; tout le monde fut satisfait, et les démêlés furent apaisés. Le commissaire s'en retourna la même année, selon les ordres de la Cour."

La Mère de Plncarnation, après avoir parlé de l'œuvre bienfaisante de M. Gaudais, ajoute:

'' Dans les règlements qui ont été faits, Québec se nomme ville, et la Nouvelle-France, province ou royaume. L'on a élu un maire et des échevins ; et généralement tous les officiers, qui sont gens d'honneur et de probité, ont été faits par élection. On remarque entre tous une grande union. Mgr l'évêque et M. le gouverneur sont nommés les chefsdu Conseil ^....M. notre gouverneur, qui se nomme M. .de Mésy, est un gentilhomme de Normandie très pieux et très sage, intime ami de feu M. deBernières, qui, durant sa vie, n'a pas peu servi à le gagner à Dieu 2. "

Hélas ! nous verrons bientôt que cette belle union ne dura pas longtemps, que M. de Mésy ne réalisa pas les espérances qu'il avait fait concevoir, qu'il se rendit cou- pable d'injustice à l'égard des mêmes officiers dont Marie

1 Notons C08 paroles de Marie de l'Incarnation, qui reflètent bien Topiuion publique sur la situation politique faite à Mgr de Laval.

2 Lettre, historique 67e,

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de l'Incarnation vante ici l'honneur et la probité, et finit par se mettre en guerre ouverte avec Mgr de Laval, son ami, à qui il devait sa position.

La commission de M. de Mésy le nommait "" gouverneur et lieutenant général dans toute l'étendue du fleuve Saint- Laurent en la Nouvelle- France, îles et terres adjacentes de part et d'autres du dit fleuve et autres rivières qui se déchargent en icelui jusqu'à son embouchure." Il était donc gouverneur non seulement de Québec, mais de tout le pays. Aussi le Conseil souverain enjoignit-t-il *'à tous gouverneurs de places et capitaines de l'étendue contenue es dites lettres, qu'ils aient à lui obéir, tout ainsi qu'ils feraient à Sa Majesté ^ ".

M. de Mésy se crut autorisé à révociuerla commission de gouverneur de Montréal que M. de Maisonneuve tenait des seigneurs de l'île, et à lui donner, de son chef, une nouvelle commission. Mais on ne voit pas que Mgr de Laval ait pris part à cette nomination. Il concourut seulement à la faire enregistrer au Conseil souverain. Les prêtres de Saint-Sulpice firent valoir le droit qu'ils prétendaient avoir, comme seigneurs de Montréal, d*en nommer le gouver- neur. La nouvelle commission de M. de Maisonneuve fut enregistrée, mais seulement en attendant que le roi se fût IJrononcé sur la justice de leurs prétentions-. Trois an3 après, on leur reconnut le droit de nommer le gouverneur de Montréal.

1 •' - Cmiscil Soitverain^ t. I, p. 3.

2 Conseil Stnivemiuj t. I, p. 38.

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On leur reconnut de même le droit d'y rendre la justice, droit que le Conseil paraissait avoir voulu leur enlever. En effet, M. Gaudais, sur la recommandation du gouver- neur, avait donné des commissions de juge pour la séné- chaussée de Montréal à M. Sailly, de procureur du roi à M. Le Moyne, et de greffier à M. Basset ; et le Conseil, dans la séance du 18 octobre 1663, avait confirmé ces com- missions ^

On s'était appuyé sans doute sur ces termes si formels de redit royal : '' Donnons pouvoir au Conseil de commettre à Québec, à Montréal, aux Trois- Rivières, et en tous autres lieux, autant ci en la manière qu'ils jugeront nécessaire, des personnes qui jugent en première instance..., de nom- mer tels greffier, notaires et tabellions, sergents, autres officiers de justice qu'ils jugeront à propos *^.... "

Par l'édit de 1663, le roi confiait au Conseil souverain tout pouvoir législatif, judiciaire et exécutif, pour le bien de la colonie, ne se réservant que le droit suprême d'approbation ou de désapprobation. Le Conseil avait le pouvoir de connaître de toutes causes civiles et criminelles, pour juger souverainement et en dernier ressort.

Ses attributions s'étendaient îl l'administration des deniers publics, aux règlements i\ faire pour la traite des pelleteries avec les sauvages, et pour le commerce en général, puis à toutes les affaires de police et d'intérêt public. Le Conseil était la véritable autorité civile, politique

1 Coit>seil Sanceraiut t. I, p. 33.

2 Edits et Ordonnanceii, t, I, p. 38.

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et judiciaire du pays; le gouverneur était l'exécuteur de ses volontés.

On peut dire que Mgr de Laval fut Pâme et la vie du Conseil souverain, dont il avait été le véritable fondateur. Le Conseil était son œuvre, presque au même titre que le séminaire de Québec. C'est lui qui avait contribué à le faire établir par le roi, qui en avait nommé le président dans la personne du gouverneur de son choix, qui en nomma aussi tous les membres et tous les officiers. C'est lui qui le mit en mouvement et qui dirigea les premiers travaux de cette grande institution, dans laquelle étaient concentrées toutes les forces vives de la colonie.

Quelle reconnaissance le Canada ne doit-il pas à son premier évoque, pour cette institution qui établit ici le règne de l'ordre et de la justice, rendit pour la police tant d'ordonnances sages et admirables, et fut comme l'aurore du régime constitutionnel parmi nous! Si en effet les membres du Conseil n'étaient pas nommés directement par le peuple, ils le représentaient du moins à un certain degré, écoutaient ses demandes, faisaient connaître ses besoins ; et le pays n'avait pas à subir le joug de la tyrannie.

A cette époque de notre histoire, le rôle politique de Mgr de Laval fut donc considérable.

L'avait-il recherché? Rien, absolument rien n'indique qu'il l'ait fait ; pas plus qu'il n'avait recherché l'honneur de nommer le gouverneur du Canada. Ce rôle politique s'était imposé à lui tout naturellement par les circons- tances. Il le devait à ses rares vertus, plus encore qu'à sa

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naissance et à Eon nom ; il le devait à Ees éminentes qua- lités, aux services rendus, et à la confiance sans bornes (Ju'il avait su inspirer au souverain, malgré les accusa- tions injustes dont il avait été déjà l'objet ^

Mais, dira- 1- on peut-être, ce prélat si vertueux, de Paveu de tout le monde, si mortifié et si désintéressé, ne devait-il pas repousser absolument tout ce qui aurait pu le faire soupçonner d'ambition? Ne devait-il pas refuser toute Xmrticipation aux affaires politiques et civiles, pour ne s'occuper qne des intérêts spirituels de la colonie?

N'oublions pas que nous sommes en plein dix-septième siècle, à une époque rien ne paraissait plus naturel, dans les pays catholiques, que de faire une large part à l'Eglise dans l'administration des affaires publiques '-. Personne ne songeait alors î\ nier aux membres du clergé leur titre et leurs droits de citoyens; comme tels, leur influence politique était en proportion de leurs lumières, de leurs talents et leur expérience.

En France, Ilichelieu, après avoir dirigé si longtemps les affaires, avait été remplacé par un autre homme d'église, Mazarin. Le clergé exerçait alors une très grande influence politique ; et cette influence s'accentua davantage lors de

1 ^^ M. Gaudais avait inatructiou do s'enquérir, avec soin et pru- dence, de la condaito do Tévèque et dos raisons pour lesquelles les jésaites avaient demandé le rappel do M. D'Avaugour." (Parkman, The (M Begime in Canada, p. 136.)

2 Un siëclo auparavant (1548), Charles-Quint avait envoyé au Pérou un eoclésiastiquo de grand savoir et do beaucoup de vertu, Pierre de la Gasca, ** avec le titre de président de la justice pour touto U colonie." (Vi^ de S. Thnribe, Paris, 1872, p. XVI.)

'

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la réunion des états généraux. Il n'y avait pas moins de douze conseillers ecclésiastiques au parlement de Paris. Qui pouvait trouver étrange que Mgr de Laval eût sa place au Conseil souverain de Québec? Il ne faisait d'ailleurs que remplacer le supérieur des jésuites, qui siégeait depuis nombre d'années dans l'ancien Conseil.

A une époque l'Eglise était si intimement unie à l'Etat, son influence pour le bien de la Religion était en proportion de son influence politique. Négliger cette influence, se désintéresser des affaires publiques et tem- porelles, c'eût été faire un acte de faiblesse et compromet- tre gravement les intérêts les plus sérieux de la Religion.

Il y avait déjà assez de politiques qui cherchaient à asservir l'Eglise. Celle-ci devait être toujours sur sesgardes, n'abdiquer aucune des influences à sa disposition, et s'efforcer de maintenir la société civile aussi près que pos- sible de cet état de société catholique parfaite, l'Eglise doit être réellement l'âme du gouvernement, et celui-ci doit se regarder comme inférieur et soumis à l'autorité religieuse i.

Au Canada, surtout, cette colonie naissante et toute catholique, qui s'appuyait particulièrement sur la Religion, il convenait que l'Eglise eût une large part d'influence. C'était le temps les questions si vitales de la dîme, des cures, de la traite de Teau-de-vie, allaient être soulevées

1 ** L'empereur, disait autrefois saint Ambroise, est au dedans l'Eglise, mais il n'est pas au-dessus d'elle. " (Paroles citées par Fénelon, dans son Di^ours pour le sacre V Electeur de Cologfi^.)

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de nouveau, les rapports de l'Eglise et de l'Etat allaient Ctre discutés et réglés pour l'avenir, le Conseil devait s'occuper de la distribution des deniers publics, et les institutions religieuses allaient avoir à réclamer leur part. Combien n'importait-il pas que l'Eglise fût représentée au Conseil pour le règlement de toutes ces questions ? Et qui pouvait la représenter plus dignement et plus efficacement que son premier pasteur? Il faut donc louer et bénir Mgr de Laval d'avoir accepté courageusement le rôle politique qui lui fut attribué par le roi dans la Nouvelle-France, et d'avoir essayé d'en tirer le meilleur parti possible pour le bien de l'Eglise.

Mais n'a-t-il pas abusé de son rôle politique? N'a-t-ilpas cherché à étendre son autorité au delà des bornes? N'a-t-il pas été trop absolu dans ses idées ?

On le voit, nous posons nettement la question, car nous ne craignons pas la réponse. Cette réponse nous est suggé- rée par la simple lecture des cahiers du Conseil souverain, et elle est toute favorable à Mgr de Laval. En voyant à l'œuvre M. de Mésy et l'évêque de Pétrée, il n'est pas diflBcile de dire de quel côté se trouvent le bon sens, la dignité, l'honneur, la fidélité aux principes de la justice.

Il n'est pas si aisé de comprendre parfaitement la véri- table origine de leur mésintelligence.

Comment s'expliquer que ce gouverneur, qui devait tout à Mgr de Laval, position, honneurs, preuves constantes d'une amitié sincère, acquittement de dettes aux frais du

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trésor royal ^, se soit tourné si complètement contre son bienfaiteur et son ami ? Comment cet homme, dont les ver- tus et la piété avaient gagné la confiance du prélat, au point de le lui faire proposer comme gouverneur de la Nouvelle- France, put-il se décider tout à coup tl suivre une ligne de conduite qui attrista si profondément tout ce quUl y avait d'âmes saintes et honnêtes dans PEglise du Canada?

Se laissa-t-il surprendre par ce sentiment de malaise indéfinissable que fait éprouver quelquefois le fardeau de la reconnaissance ? Fut-il jaloux de la haute position poli- tique faite au prélat à côté de la sienne, et de la confiance toute particulière que lui avait témoignée le souverain? Ou bien, prêta-t-il trop facilement Toreille à la médi- sance, qui, d'après Marie de l'Incarnation, s'attaquait aux citoyens les plus respectables, et faisait tant de mal à la colonie? Se persuada-t-il que ces citoyens étaient réelle- ment ce que les avait représentés Dumesnil, et qucl'évêque avait voulu le tromper en les lui proposant pour faire partie du Conseil?

Il est probable qu'il y eut un peu de tout cela dans la conduite de M. de Mésy, et qu'il subit l'influence des pré- jugés qu'on avait soulevés dans son esprit contre les jésuites, contre l'évoque et les principaux membres du Conseil.

1 ^'11 (M. do Laval) obtint du roi, dit la sœur Juchereau, grosses gratifications, capables de libérer de Mésy, afin de lever toutes les difficultés qu'il opposait au voyage." (HUttoire df l'HôH Dieu de Québec^ p. 149.)

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Les esprits inquiets qui avaient aigri M. D'Avaugour, et lui avaient fait dissoudre d'une manière illégale le Conseil d'alors, agirent de la même manière sur M. de Mésy.

Péronne Dumesnil était encore à Québec ^ ; et dès la troisième séance du Conseil, il présentait une requête renou- velant ses accusations de vol et de concussion contre quatre des conseillers, MM. de Villeray, de la Ferté, D'Auteuil et Tilly 2. Il ne mentionnait pas Bourdon; mais c'est à lui, surtout, et à Villeray qu'il en voulait. Ce sont eux principalement qu'il accusait de s'être enrichis aux dépens de la Compagnie et du public. L'affaire fut renvoyée au commissaire royal. M. Gaudais, qui, nous l'avons vu, trouva les accusations si futiles, qu'il ne voulut pas s'en occuper.

La cause véritable de la persécution dont Bourdon et Villeray furent alors les victimes, c'est qu'ils étaient les amis de l'évêqueet des jésuites, et que leur vie honorable et chrétienne condamnait la conduite de beaucoup d'hom^ mes politiques d'alors.

Voici ce que la Vénérable Mère de l'Incarnation écrit de Bourdon, en particulier :

*' M. Bourdon était procureur du roi, charge qui lui fut donnée à cause de sa probité et de son mérite. Il avait avec moi une liaison de biens spirituels ; car, sous son habit séculier, il menait une vie des plus régulières. Il

1 n n'était plus, cependant, l'agent do la compagnie des Cent associés, puisque celle-ci avait cessé d'exister.

2 Conseil Smtverainj t. I, p. 6.

28

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avait une continuelle présence de Dieu et union avec sa divine majesté. Il a une fois risqué sa vie pour faire un accommodement avec les Hollandais, à l'occasion de nos captifs français, car cet homme charitable se don- nait entièrement au bien public. C'était le père des pau- vres, le consolateur des veuves et des orphelins, l'exem- ple de tout le monde. Enfin, depuis qu'il s'est établi en ce pays, il s'est consommé en toutes sortes de bien et de bonnes œuvres *. "

'' Jean Bourdon, dit l'abbé Ferland, était un homme énergique, plein de bon sens et de ressources, dévoué à son pays d'adoption, et toujours prêt à lui rendre service. Tour à tour ingénieur, arpenteur, légiste, soldat, ambassadeur, découvreur 2j conseiller, il se montra toujours digne des fonctions qui lui furent confiées ^. Mais avant tout il était honnête homme et bon chrétien ^."

Voihi celui que Dumesnil accusait de n'avoir pas voulu rendre compte à la compagnie des Cent associés d'une immense quantité de peaux de castors, estimée à 300,000 francs, et d'avoir en mains plus de 37,000 livres appartenant à la même compagnie.

1 : Lettre hiatoriqiw Ole.

2 11 reçut de lu Cour, eu 1656, la commission d'aller explorer la hAxQ d'Hudson. Il était parti de Tadousaac, et avait parcouru toute la cote du Labrador. Puis il avait pénétré par le 73e degré dans cette baie immense, dont il avait pris possession au nom du souverain.

3 Il avait même été pendant quelque temps gouverneur des Trois- liiviëres (Journal desjés^nte.f, août 1645).

4 Ferland, t. I, p. 342.

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Pour ce qui concerne Villeray, qui fut l'objet, non seule- ment des accusations de Dumesnil, mais aussi de persécu- tions de la part des gouverneurs de Mésy, Courcelle et Frontenac, la Cour elle-même se chargea de rétablir sa haute réputation. ,

Frontenac l'avait expulsé du Conseil, et pour se justifier avait écrit à Colbert : *' M. de Villeray est un de ceux qui, sans porter l'habit de jésuite, ne laisse pas d'en avoir fait les vœux." Le ministre lui répondit, en faisant le plus bel éloge de Villeray, et le représentant comme un homme très probe, très capable, qui avait rendu de grands services au Canada, et qui, après avoir beaucoup travaillé, ne s'était point enrichi ^, mais jouissait seulement d'une honnête médiocrité 2.

Dumesnil ne se contenta pas de chercher à noircir la réputation des hommes publics du Canada. Ayant appris que le Conseil demandait aux commis et receveurs des deniers de la communauté, de rendre leurs comptes pour les deux dernières années, et redoutant sans doute la lumière qui pourrait se produire, il fit forcer l'étude de M. d'Andoûart, greffier de l'ancien Conseil, et enlever cer- tains registres ainsi que les pièces justificatives dont on pouvait avoir besoin pour cette reddition de comptes ^.

Le Conseil usa alors d'autorité. Il chargea MM. Villeray

1 M. Parkman, cependant, Tappelie *' the richeât man in Canada." ( 27m; Old Régime, p. 138. )

2 RelatUyns inédites des jésuites, t. Il, p. 362.

3 CatiseU Stm-oerain, t. I, p. 4.

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et Bourdon d'aller saisir tous les papiers de Dumesnil, et après les avoir scellés, de les mettre sous bonne garde, puis de le forcer lui-môme à quitter la maison il habi- tait et qui appartenait au gouvernement.

M. de Mésy appuya la décision du Conseil, et donna :* MM. de Villcray et Bourdon une escorte de soldats pour leur permettre de remplir avec plus de sûreté leur mission périlleuse.

L'ordre fut exécuté avec toute la fermeté nécessaire ; et Dumesnil se décida, peu de temps après, à s'embarquer pour la France.

CHAPITRE DIX-SEPTIEME

Ivôle politique de Mgr de Laval (suite). Mgr de Lfwal et M. de Mésy. 1663-1665.

La bonne entente entre le gouverneur, d'un côté, Mgr de Laval et le Conseil, de l'autre, ne fut pas troublée extérieu- rement avant le commencement de février 1664. Le gou- verneur et l'évêque dînèrent ensemble chez les jésuites le jour de la Saint-François-Xavier. M. de Mésy invita aussi Pévêque à dîner au château, le premier jour de Pan, et Mgr de Laval y alla avec MM. de Bernières et de Maizerets ^

Au Conseil, M. de Mésy donna son concours à plusieurs décisions importantes, comme, par exemple, Penregistre- nient de l'ordonnance royale sur le paiement des dîmes, l'octroi de subsides aux différentes communautés reli- gieuses, le paiement d'une indemnité aux sœurs dePHôtel- Dieu pour la quantité de malades que les vaisseaux leur avaient apportés. Il se chargea aussi, conjointement avec révêque, de la distribution des vivres et des habillements

1 Journal desjésifiteSf décembre 1663 ; janvier 1664.

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que le Conseil avait ordonné de faire aux pauvres colons qui étaient arrivés malades par les vaisseaux de septembre.

Les brouiUeries entre les puissances * éclatèrent à l'occasion des dîmes. Le Conseil avait été unanime à enregistrer l'ordonnance royale ; et cependant il s'y forma bientôt une opposition, comme il y en avait une parmi le peuple. Le Conseil sursit à l'exécution de la loi. '* M. de Mésvlui- même, dit Latour, écrivit en faveur des habitants, et déclara que la dîme ruinerait et ferait déserter la colonie -."

MM. Bourdon, Villeray et D'Auteuil se déclarèrent haute- ment en faveur de l'évêque. Le gouverneur leur enleva leurs charges au Conseil, destituant d'abord MM. de Villeray et D'Auteuil, puis, au bout de quelques jours, M. Bourdon.

Les conseillers avaient pressenti cet attentat du gouver- neur ; car dans la séance du 8 février, ils avaient ordonné que tous les arrêts du Conseil seraient entrés avec soin dans les registres, puis signés chaque mois par tous les conseillers, et que le sceau serait confié à l'un d'eux, à tour de rôle. Le gouverneur, qui ne savait pas dominer ses sentiments, s'était retiré de dépit pendant la séance.

Le 9 février, le Conseil ordonne que le lendemain, dimanche, on affichera à la porte de l'église paroissiale de Québec l'édit de création du Conseil souverain et la nomi- nation des conseillers, ainsi que celle du procureur général et du greffier. C'était protester solennellement contre la

1 Jounud dea jés^iites.

2 Latour, p. 158.

VI K DK MGR DE LAVAL 439

destitution arbitraire qui avait déjà été faite, et contre celle que l'on appréhendait et qui ne manqua pas d'arriver.

L^mercredi 13 février, pendant que Mgr de Laval était au château, dans la salle ordinaire des séances, avec MM. de la Ferlé, de Tilly et Damours, M. Angoville vint lui présenter, de la part du gouverneur, un écrit dont il lui fit la lecture. M. de Mésy annonçait officiellement à TévC- que qu'il avait destitué de leurs charges MM. de Villera^', D'Auteuil et Bourdon.

'* Il ne les avait nommés, disait-il, qu'à la suggestion de l'évoque de Pétrée, dont ils étaient les créatures. Ils avaient voulu se rendre maîtres du Conseil, contre les intérêts du roi et du public, dans le but de favoriser des particuliers. Ils avaient formé et fomenté des cabales, contrairement à leur devoir et au serment de fidélité qu'ils avaient prêté au roi. On avait profite, ajoutait-il, de sa bonne foi et de son ignorance du pays pour le faire consentir à leur nomina- tion. Il priait maintenant le prélat de se joindre à lui pour faire une assemblée du peuple, à l'effet de choisir d'autres officiers."

Mgr de Laval se contenta de faire remarquer que cette déclaration ne pouvait avoir aucune valeur, puisqu'il ne lui avait pas donné son concours ; il pria cependant M. D'Angovillc de la laisser au greffe. Le sergent répliqua que, puisque le Conseil refusait de l'enregistrer, son maître allait la faire publier. Et en effet, dès le lendemain, elle était affichée au poteau public, défiant pour ainsi dire l'ordonnance royale qne le Conseil avait fait afficher à la

440 VIE DE MGR DE LAVAL

porte de l'église. Le gouverneur ne pouvait se condam- ner lui-même d'une manière plus évidente.

Le prélat lui répliqua officiellement le 16 février : * '* Laissant de coté les paroles offensives et les accusations injurieuses qui me regardent dans cette aflBche..., et dont je prétends me justifier devant Sa Majesté, je réponds à la prière que M. le gouverneur m'y fait d'agréer l'interdiction des personnes qui y sont comprises, et de vouloir procéder à la nomination d'autres conseillers ou officiers, et ce par l'avis d'une assemblée publique, que ni ma conscience, ni mon honneur, ni le respect et l'obéissance que je dois aux volontés du roi, ni la fidélité et l'affection que je dois à son service ne me le permettent aucunement, jusqu'à ce que, dans un jugement légitime, les personnes nommées dans la dite affiche soient convaincues des crimes dont on les y

accuse ^ "

Réponse vraiment digne, non seulement d'un évêque, mais de toute autorité qui se respecte soi-même. Il est élémentaire, en effet, de ne condamner ni destituer per- sonne, avant de faire son procès. Cette réponse élevait Mgr de Laval bien au-dessus de M. de Mésy, laissant à celui-ci tous les torts, mais surtout le tort, très grave aux yeux du roi, de vouloir en appeler au peuple pour h nomination des conseillers, quoiqu'elle ne pût être faite que par le gouverneur et l'évêque.

1 Registre des insinuations du Conseil supérieur, t. I, lettre A, p. 8 ro.

VIE DE MGR DE LAVAL 441

M. de Mésy alliait une foi profonde à de grands travers «resprit. On lui fit entendre que ses actes arbitraires force- raient le clergé à lui interdire les sacrements de l'Eglise ; de ce moment, sa conscience ne fut pas en repos. Il écrivit, ù la fin de février, une longue lettre aux révérends pères jésuites, pour leur demander ce qu'il avait à faire.

'' Il se trouvait, disait-il, dans Talternative ou de man- quer à ses devoirs envers Dieu, représenté par l'évêque, ou de ne pas servir son roi. Les intérêts du roi demandaient qu'il renvoyât de leurs charges les sieur» Villeray, D'Auteuil et Bourdon, à cause de leur mauvaise conduite, ce qu'il ne pouvait faire sans blesser l'évoque ; et il ne savait comment concilier ses obligations envers l'évoque et envers le roi ^"

Il oubliait seulement de prouver que ces conseillers avaient réellement démérité de leur souverain, et que les intért-ts du roi étaient incompatibles avec ceux de l'Eglise.

Le P. Lalenumt, en habile homme, lui fit une réponse peu compromettante : il n'avait pas d'avis à lui donner tlans les choses purement temporelles ; pour les affaires spirituelles, M. de Mésy devait s'en rapporter à la direc- tion de son confesseur - .

Cependant, il n'y avait pas de procureur général : le ;?ouverneur n'avait pas osé en faire élire un par le peuple, comme il l'avait d'abord projeté ; les affaires languissaient. Le 5 mars, il propose au Conseil de nommer un substitut

1 Parknian, The Old Rnjinn; in Canada , p. 415. - Jovnial <U\H jt'snitt'î<.

442 VIE DE MGR DE LAVAL

du procureur général, et invite l'évêque à concourir avec lui à cette nomination. ,

Mgr de Laval lui fait alors, séance tenante, la même réponse qu'il lui a fait signifier le 16 février : " Ni sa cons- cience, ni son honneur ne le lui permettent, jusqu'à ce que le procureur général soit convaincu des crimes dont on l'accuse. Il n'empêche pas le gouverneur de faire cette nomination, pourvu qu'il en prenne seul toute la respon- sabilité."

M. Chartier de Lôtbinière fut nommé par le gouverneur, et admis au Conseil comme substitut du procureur général: mais le prélat entra immédiatement sa protestation: " Par la présente signature, dit-il, je ne prétends aucunement autoriser la qualité de substitut, au préjudice des droits et protestations de M. le procureur général, pour les causes portées par ma déclaration faite dans le Conseil le cin- quième jour du présent mois de mars. "

On ne saurait assez admirer en toute cette afr.iire l'esprit de suite de Mgr de Laval, sa sagesse et son équité. Il ne veut pas par un entêtement déraisonnable s'opposer il h marche des affaires ; mais il proteste contre tout ce qui lu: semble contraire au droit et à la justice.

Quelques jours plus tard, surgit au Conseil une question délicate : il s'agit d'ôter le scellé mis sur les papiers de Dumesnil, et de faire rinventairo. L'évuque de Polrée enregistre sa protestation dans les termes suivants :

'' Vu l'état présent du Conseil, et les intérêts du roi dans l'ouverture du dit coffre, je déclare qu'elle ne se fait pas

VIE DE MGR DE LAVAL 443

de mon consentement, et que je juge à propos, pour les raisons que je dirai en temps et lieu, que l'on diflfêre la dite ouverture, jusqu'à ce que, à la venue des vaisseaux, il y ait une personne de la part de Sa Majesté. "

Tout est digne dans la conduite du prélat. Il ne se retire pas du Conseil, comme aurait fait M. de Mésy dans &a mauvaise humeur ; il ne fait pas de scènes, à la manière de Frontenac : il se contente de protester contre l'injustice et l'illégalité.

Le sentiment du devoir reprit bientôt son empire sur le gouverneur. Dès le 26 mars, il fait rentrer M. D'Auteuil dans sa charge, et retire les accusations portées contre lui. La réparation commence ; le temps et la grâce vont l'achever.

A la séance du 16 avril, le mercredi de pâques, le Conseil s'assemble au complet: MM. Villeray et Bourdon vien- nent d'y rentrer. M. de Mésy leur a rendu ses bonnes grâces, déclare nul et non avenu tout ce qu'il a dit et écrit contre eux, et approuve lui-môme par conséquent la con- duite de l'évêque dans toute cette affaire. La disgrâce de MM. Villeray, Bourdon et D'Auteuil avait duré deux mois 1.

Il nous semble que, jusqu'ici, ce n'est pas Mgr de Laval qu'il faut accuser d'avoir abusé de son rôle politique et excédé les bornes de son autorité.

Tout alla bien au Conseil jusqu'au mois d'août 1664. On y passa plusieurs résolutions très importantes, surtout par

1 Cmiseil Sœiverainy t. I, p. 127 à 170.

444 VIE DE MGR DE LAVAL

rapport à la traite de l'eau-de-vie. Le Conseil avait renou- velé l'ordonnance royale du 7 mars 1657, qui défendait de traiter des boissons aux sauvages, sous peine d'une amende de 300 francs, et, en cas de récidive, sous peine du fouet ou du bannissement. Cette défense avait été publiée à Québec, aux Trois-Rivières et à Montréal. Elle produisit d'autant plus de bien qu'on la fit exécuter avec beaucoup de fermeté.

Mais, au printemps de 1664, par suite des brouilleries survenues entre l'évêque et le gouverneur, celui-ci s'était relâché de sa sévérité pour la traite de l'eau-de-vîe, comme il l'avait fait pour la loi des dîmes ; et les désordres avait recommencé avec une fureur incroyable. Au cap Rouge et ti Silîery, tout le monde, paraît-il, faisait la traite de l'eau- de-vie.

Le 17 avril 1664, le Conseil se décide de nouveau à sévir contre les désordres. Il renouvelle l'ordonnance de 1657, avec toutes les peines portées contre ceux qui donnent des boissons aux sauvages. Dans le procès-verbal de la séance, le Conseil reconnaît que " la vente des boissons aux sau- vages a toujours été défendue depuis le commencement de la colonie, parce que ces peuples deviennent furieux quand ils sont ivres, et qu'ils ne veulent boire que pour s'enivrer ^ " On ne pouvait donner plus solennellement raison aux sentiments de Mgr do Laval.

Le Conseil fit exécuter l'ordonnance avec tant de fermeté

1 Conseil Sovverain, t. I, p. 170.

VIE DE MGR DE LAVAL 445

et de rigueur, que les désordres diminuèrent considérable- ment dans Pété de 16G4.

Cependant les colères de M. de Mésy contre Bourdon, Villeray et autres membres du Conseil n'étaient calmées qu'à la surface; elles n'attendaient qu'un moment favo- rable pour éclater de nouveau. Ce moment arriva à l'expi- ration de l'année d'office de ces conseillers.

On a le procès-verbal de la séance, le gouverneur prononça leur destitution (19 septembre 1664) ^. Ce procès- verbal, écrit de la main de M. de Mésy lui-même, fut trouvé si extraordinaire, si illégal, si indigne d'un gouver- neur, que MM. de Tracy, de Courcelle et Talon ordon- nèrent plus tard (31 mai 1666) qu'il fût bâtonné.

M. de Mésy avait choisi, pour prétexte de son coup d'état, l'opposition, pourtant bien judicieuse, que les con- seillers D'Auteuil et de la Ferté, de concert avec le procu- reur général Bourdon et M. de Charny, qui représeritait l'évêque au Conseil, avaient faite ti la nomination de M. Lemire comme syndic des habitants. Une première élec- tion de syndic avait été faite en assemblée publique con- voquée légalement par ordre du Conseil, et M. Charron avait été nommé. Mais comme il était marchand, on lui persuada qu'il ne pouvait représenter d'une manière dés- intéressée la communauté des habitants, et il résigna. Une assemblée convocjnée pour une nouvelle élection fut sans résultat. Enfin, une troisième assemblée, convoquée très irrégulièrement par le gouverneur seul, nomma M. Lemire.

1 Cotii^U Smiremin, t. I, p. 278.

446 VIE DE MGR DE LAVAL

C'est contre cette nomination, qu'ils regardaient comme tout à fait illégale, que protestèrent les conseillers et M. de Cliarny. Le gouverneur ne put se contenir. Il prit sur lui de suspendre de leurs fonctions les conseillers récalcitrants D'Auteuil, de la Ferté et Villeray, ainsi que le procureur général.

Les conseillers subirent leur sort avec patience. Mais M. Bourdon ayant déclaré qu'il ne se croyait pas dépos- sédé de sa charge par la seule volonté du gouverneur, celui-ci ordonna de le faire sortir du Conseil, le maltraita de toutes manières ^ et l'obligea même à passer en Europe ; ce qu'il fit avec son fils et M. de Villeray.

*' En tout cela, observe Garneau, le gouverneur violait l'édit royal ; car, s'il ne pouvait nommer les conseillers sans le consentement de l'évêque, il ne pouvait non plus se passer de ce consentement pour les destituer ou les suspendre - ".

De son côté, Mgr de Laval, toujours juste, calme, fidèle à la cause de l'opprimé contre le persécuteur, avait refusé de concourir à ces actes arbitraires, et de déposséder de leurs charges les membres du Conseil, suppliant le gonvei- neur d'attendre l'arrivée prochaine de M. de Tracy, i>onr faire juger par le vice-roi les différents sujets de plainte qu'il pouvait avoir contre eux 3.

De Mésy, sans écouter les sages avis de l'évêque, résolut

1 Conseil Souverain, t, I, p. 280.

2 Histoire du Canada, t. I, liv. IV, ch. I.

3 Ferland, t. II, p. 23.

VIE DE MGR DE LAVAL 447

de consommer son coup d'état ; et à la séance subséquente du Conseil (24 septembre 1664) * , il nomma lui-même, de son propre chef, un procureur général et de nouveaux con- seillers, pour remplacer ceux qu'il venait de destituer. . Le Conseil, se trouvant ainsi illégalement organisé, n'avait plus aucune autorité aux yeux de l'évêque. Aussi, ne voulut-il plus y assister une seule fois jusqu'à l'arrivée de M. de Tracy.

Cette abstention ne suffisait pas. Il fallait éclairer le peuple sur la valeur présente du Conseil, et l'avertir que, tel qu'actuellement constitué, il ne représentait plus le droit ni le pouvoir légal. Mgr de Laval chargea M. Pom- mier de dire tout cela dans le prône du dimanche 29 septembre -.

De Mésy, qui avait été à la Bonne Sainte-Anne, la veille, montrant bien en cela son esprit religieux, apprit à son retour le prône de M. Pommier, et entra dans un vif accès décolère. '* Il fit publier à son de tambour réitéré une pancarte d'injures contre M. l'évêque et autres, " dit le Journal des jésuites. Sur ses instantes prières, le nouveau Conseil chargea M. de Tilly et le procureur général Chartier de Lotbiniôre de faire enquête sur le prône de M. Pommier 3.

Aux injures et à l'insolence du gouverneur, Mgr de Laval n'opposjïi que le silence et la résignation. Il se contenta de prier beaucoup et de faire prier pour son ancien ami. Plu-

1 QhukU Sourerain, t. II, p. 281.

2 Journal des jé-tuites,

3 Cijnw'd Souverain^ t. I, p. 233.

448 VIE DE MGR DE LAVAL

sieurs fois il se rendit au parloir de l'Hôtel-Dieu, i)Our demander à la pieuse sœur Catherine de Saint- Augustin des prières pour M. de Mésy ^ Avis charitables, représen- tations bien motivées, sévères réprimandes, il n'épargna rien pour ramener le gouverneur dans la voie du devoir; mais, par tous ces bons procédés, il ne réussit qu'il l'irriter davantage.

Un jour qu'il était en conversation avec lui, le gouver- neur s'emporta au x)oint de lui jeter à la tôte la clef qu'on lui avait donnée pour qu'il pût venir à toute heijre au sémi- naire, et il l'accabla des plus grossières injures.

*' Il en vint, dit Latour, à des extrémités x)eu croyables, selon nos mœurs. Il crut, sans doute, l'intimider par des menaces et un appareil de guerre, car on ne peut penser qu'il eût seulement le dessein d'attenter à sa vie ou à sa liberté. Un jour, à la tête de ses gardes et de la garnison du Fort, il investit l'église et la maison attenante logeait l'évoque. Celui-ci, sans s'étonner, après avoir fait sa prière et le sacrifice de sa vie au pied des autels, paraît à la porte de l'église, devant le gouverneur et sa petite armée.

" Le bruit courut que le gouverneur avait donné ordre de le saisir ou de tirer sur lui. Mais tous les soldats, de concert, au lieu de lui faire aucune insulte, défilèrent devant lui, et lui firent chacun en passant le salut des armes, qu'on ne fait qu'aux princes et aux généraux^ Le gouverneur confus se retira 2. "

1 Sœur Juchereau, Histoire de VlIôtel-DicM.

2 Latour, p. 120.

VIE DE MGR DE LAVAL 449

"Toutes ces brouilleries, dit Ferland, semblent avoir com- plètement tourné la tête à M. de Mésy. Il s^imaginait être en butte aux attaques des ecclésiastiques et des religieux. Ses actes publics, à cette époque, indiquent une violence et une maladresse qu'on ne pouvait attendre, dans les cir- constances ordinaires, d'un homme de son âge et de son caractère *."

Dieu, qui voulait le sauver, permit qu'il tomba grave- ment malade, en février 1665. Il rentra en lui-même, se rappela ses beaux jours de l'ermitage de Caen, et se fit transporter à l'Hôtel- Dieu, pour s'y mettre sous les soins des religieuses, dans la salle des pauvres. Il fit venir Mgr de Laval, le pria d'entendre sa confession, et se réconcilia sincèrement avec lui. Puis il fit publier partout un acte de rétractation de tout ce qu'il avait dit et écrit contre le clergé et les principaux citoyens de la colonie ^.

Dans une lettre qu'il adressa à M. de Tracy peu de jours avant sa mon, il dit entre autres choses :

''Dieu ayant disposé de mes jours, m'a fait prier M. de Tilly de vous donner les lumières, avec les écrits de ce que j'ai fait savoir au roi de ce qui s'est passé entre l'évêque de Pétrée, les jésuites et moi. Vous éclaircirez bien mieux que moi les choses que j'aurais pu faire savoir au roi, touchant leur conduite dans les choses temporelles. Je ne sais néanmoins si je ne me suis pas trompé, en me

1 Ferland, t. Il, p. 24.

2 Latour, p. 122.

29

450 VIE DE MGR DE LAVAL

laissant trop légèrement persuader au rapport qu'on m'en a fait.... Si vous trouvez dans mon procédé quelque manque dans le général, je vous conjure de le faire connaître ù Sa Majesté, afin que ma conscience n'en puisse être chargée ^..."

'* D'après ces paroles, dit Ferland, il avait été troin])é par quelques-uns de ces hommes inquiets et turbulents, qui cherchaient à faire fortune en semant le trouble. Une fois lancé dans une fausse voie, M. de Mésy s'était laisse

m

entraîner par la violence naturelle de son caractère, et avait poussé les choses si loin, que le roi dut donner l'ordre de le rappeler en France 2."

Mgr de Laval, depuis longtemps, disait tous les jours If^ messe pour son ancien ami ^, justifiant ainsi ces paroles de M. de la Colombière : "L'oubli de ses bienfaits ne Va pas empêché qu'il ne les ait redoublés, et il ne s'est jamais vengé que par toutes sortes de bons oflSces des injures qu'il avait reçues ^ . Il voulut aussi que la messe fût dit^ deux fois près de son lit de douleur, à l'Hôtel-Dieu, le jour de la Saint-Joseph et le jour de Pâques.

M. de Mésy eut le bonheur de mourir dans les bras de l'évoque, dans.la nuit du 5 au 6 mai, avec toutes les marque- d'une pénitence sincère. Il fut enterré, suivant son désir, dans le cimetière des pauvres de l'Hôtel-Dieu.

1 Registre des iiisitiuntious du Conseil supérieur, t. I, lettre A, p. 21 ro. ^

2 -- Ferland, t. II, p. 34.

3 Latour, p. 122.

4 Elofje funèhra.

VIE DE MGR DE LAVAL .451

Il avait assisté au Conseil pour la dernière fois le 7 février. Sa mort y fut annoncée le 6 mai, et ne paraît pas y avoir excité de regrets * . Ces conseillers, qui lui devaient pourtant leur position, se gardèrent bien d'exprimer des sentiments qui n'auraient pas trouvé d'écho dans les cc$urs. Ils refusèrent môme d'admettre au Conseil 2 celui qu'il avait nommé pour le remplacer, après sa mort, comme son ^' lieutenant au gouvernement du Canada," M. Jacques Leneuf de la Potterye ^ .

M. de Courcelle avait été nommé pour le remplacer comme gouverneur du Canada. Il était chargé, conjoin- tement avec MM. de Tracy et Talon, de s'informer de la vérité des plaintes formées contre son administration, et, si elles étaient reconnues comme fondées, de l'arrêter, de faire faire son procè?, et de l'envoyer prisonnier en France.

Ils arrivèrent au Canada quelques mois après sa mort, et ne jugèrent pas à propos d'informer contre lui. Comme Mgr de Laval et les particuliers qu'il avait blessés par sa conduite n'élevaient aucune réclamation, les commissaires '^ crurent qu'il valait mieux ensevelir ses fautes avec sa mémoire *. " Ils eurent même le soin de biffer, sur le registre, toutes les écritures qui pouvaient rappeler les malheureuses affaires de son administration ^.

1 Co}i8eU Souverain, t. 1, p. 343.

2 Bdits et Qrdaniukiwes, t. II, p. 25.

3 Registre dea insinuations du Conseil supérieur, t. I, lettre A, p. 11 vo.

4 Lettre de Talon.

5 Ferland, t. II, p. 34.

CHAPITRE DIX-HUITIEME

Rôle politique de Mgr de Lavid (suite). Le vicaire apostolique con* tinue à jouir de la confiance du roi. Ses rapports avec MM. de Courcelle et Talon. 1665-1671.

Nous avons pu admirer, dans les chapitres précédents, la confiance que Mgr de Laval avait su inspirer au roi, la part importante qui lui fut attribuée dans la formation du Conseil, l'influence qu'il y exerça pour le bien de la colonie, son attitude calme et correcte en présence des procédés arbitraires de M. de Mésy. Rien, dans ses rapports avec ce gouverneur, ne peut donner prise à une critique raison- nable; tout y est sagesse, dignité, attachement aux prin- cipes de la justice.

Continua-t-il à jouir de la confiance de la Cour ? Son influence fut-elle amoindrie dans la suite ?

Pour réi)ondre à ces questions, ce ne sont pas les paroles de quelques personnages intéressés, plus ou moins sus- pects d'hostilité à TEglise, qu'il faut citer, ni les instruc- tions secrètes données aux différents gouverneurs ou intendants, de s'enquérir de la conduite de l'évêque et des jésuites. Il est tout naturel que les accusations portées

454 VIE LE MGR I)E LAVAL

contre le clergé, de vouloir tout dominer au Canada, aient éveillé à la Cour des susceptibilités et des craintes, et que Ton voulût s'assurer si elles n'avaient pas quelque fonde- ment. A ces accusations, du reste, le clergé ne manqua jamais de répondre, et toujours d'une manière victorieuse.

Ce qu'il faut voir, ce sont les lettres mêmes du roi à Mgr de Laval, c'est sa conduite à l'égard du pieux prélat.

L'observateur impartial ne peut s'empêcher d'admettre que non seulement celui-ci ne perdit pas la confiance du souverain, mais que son influence se fortifia en proportion des attaques inj^ustes dont il fut l'objet.

'^ Ceux, dit l'abbé Langevin, qui ont voulu faire croire que Mgr de Laval était tombé dans la disgrâce de la Cour, et que sa conduite dans le gouvernement de son diocèse avait été blâmée, n'ont pas réfléchi sans doute qu'il existe des documents historiques capables d'établir la vérité. On est surpris de la persistance qu ils ont mise dans leurs assertions, lorsqu'on parcourt la correspondance de l'illus- tre prélat avec les ministres '. "

Dès le 10 novembre 1663, alors que M. D'Avaugour avait pu lui-même personnellement porter toutes ses plaintes à la Cour, le roi écrit à Mgr de Laval : *' M. l'évêque de Pétrée, j'ai pourvu le sieur de Tracy de la charge de mon lieutenant général en Amérique.... Je vous fais cette lettre pour vous en donner avi?, et vous exhorter de reconnaître le dit sieur de Tracy en la dite qualité, de déférer aux

1 Notice hioiji'aphliiHH s'//" Fi'dïiçins de Laval ^ p. GO. Nous avons emprunté à cet ouvrage plein de mérite les cinq lettres qui suivent.

VIE DE MGR DE LAVAL 455

ordres qu'il donnera, et de concourir avec lui en tout ce qui dépendra de vous pour l'effet des choses qui regarde- ront mon service. "

Colbert lui écrit peu de temps après, le 18 mars 1664 : " Sa Majesté a résolu d'envoyer en Canada un bon régi- nientd'infanterie..., afin de ruiner entièrement les Iroquois; et Elle a ordonné à M. de Tracy de s'y transporter, pour conférer avec vous sur les moyens de réussir promptement clans cette guerre. "

Ainsi, le roi prend la peine d'informer lui-même Mgr de Laval de l'arrivée prochaine de M. de Tracy. Il le prie de lui donner son concours pour assurer le succès de son œuvre; et il veut même que le vice-roi s'entende avec révoque au sujet de l'expédition i\ entreprendre contre les Iroquois.

L'année suivante, 23 mars 1GG5, il témoigne au prélat une confiance et une bonté encore plus grandes. Pourtant, les rapports de M. de Mésy ont été envoyés à la Cour; ses accusations contre Févêque et le clergé du Canada sont venues s'ajouter à celles de MM. D'Avaugour et Dumesnil. On connaît à Paris l'opposition que l'évêque a faite au gouverneur, dans le Conseil souverain. Le roi, cependant, lui écrit en ces termes :

" M. l'évêque de Pétrée, j'ai reçu toutes vos lettres, et vu les avis que vous me donnez de ce qui s'est passé en Canada.... Cette lettre vous sera un témoignage de la grande satisfaction que j'ai des soins que vous donnez au ijîen des peuples, à leur instruction et à leur salut. J'espère

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456 VIE DE MGR DE LAVAL

que vous les continuerez, et je vous y exhorte. Prenez une entière assurance en ma protection, dont vous recevrez des preuves en toutes rencontres.... "

Paroles significatives, bien propres à consoler Mgr de Laval dés injures de M. de Mésy. Témoignage précieux de la confiance du roi à son égard, et de Padmiration qu'il avait pour son zèle.

M. de Tracy vient alors au Canada (1665). Il examine tout par lui-même, et prend connaissance des difficultés survenues entrePévêque et le gouverneur. Il cherche d'une manière impartiale et minutieuse sur quoi peuvent être fondées les accusations portées contre le clergé du Canada ; puis il fait rapport au roi. Quel sera le résultat ?

"M. Pévêque de Pétrée, écrit le roi à Mgr.de Laval, le 1er avril 1666, je n'attendais pas moins de votre zèle pour l'exaltation de la foi, et de votre affection au bien de mon service, que la conduite que vous tenez dans une mission aussi importante et aussi sainte que la vôtre. La principale récompense en est réservée au Ciel, qui seul peut vous la donner proportionnée à votre mérite. Mais vous devez faire état que celles qui dépendent de moi ne vous man- queront pas dans les rencontres. Je me remets du surplus à ce que le sieur Colbert vous mandera de ma part...."

Le ministre, de son côté, écrit au prélat l'année suivante. Ie5 avril 1667:

'* Après la satisfaction que le roi vous témoigne lui-même qu'il a des soins que vous continuez de prendre toujours avec le même zèle du christianisme de la Nouvelle-France,

VIE DE MGR DE LAVAL 457

d'établir une solide piété parmi les habitants, de les entre- tenir dans les exercices de notre religion, et de les main- tenir dans les deux devoirs auxquels ils sont obligés envers Dieu et envers Sa Majesté, il serait superflu que je vous en parlasse.

*^ Ainsi je me renferm-erai à vous dire en mon particulier que je vous envoie par son ordre la somme de six mille livres, pour en disposer ainsi que vous le jugerez pour le mieux pour subvenir à vos besoins et à ceux de votre Eglise, et que l'on ne saurait donner un trop grand prix à une vertu comme la vôtre, qui se soutient toujours égale- ment, qui étend charitablement ses assistances partout elles sont nécessaires, qui vous rend infatigable dans les fonctions de l'épiscopat, nonobstant la faiblesse de votre santé et les infirmités fréquentes dont vous êtes attaqué, et qui ainsi vous fait partager la peine d'administrer les sacrements, dans les lieux les plus écartés des principales habitations, avec le moindre de vos ecclésiastiques. Je n'ajouterai rien à cette expression, qui est toute sincère, de peur de blesser la modestie qui vous est naturelle.... "

Est-il possible de concevoir plus bel éloge d'un évêque, delà part d'un grand prince, et d'un ministre d'Etat? Certes il ne paraît guère que les accusations de M. de Mésy et autres aient fait perdre à Mgr de Laval la confiance dont il jouissait à la Cour !

Remarquons que le roi et le ministre confondent dans un commun éloge le zèle du prélat pour la gloire de Dieu, et celui qu'il professe pour le service de Sa Majesté. Ils

458 VIE DE MGR DE LAVAL

ne regardent donc pas les intérêts de l'Etat comme incom* patibles avec ceux de PEglise. Mgr de Laval est égale- ment dévoué aux uns et aux autres ; et Ton ne songe à lui reprocher aucun empiétement sur le pouvoir séculier.

Nous sommes en 1667. Le Conseil souverain est com- plètement renouvelé ; ou plutôt, les conseillers nommés illégalement par M. de Mésy ont disparu ^, pour faire place aux anciens conseillers nommés de concert avec Mgr de Laval.

Cette reconstruction du Conseil fut un des premiers actes de M. de Tracy. Elle rendit justice à ces bons citoyens et donna raison d'une manière éclatante à l'évêque, qui n'avait pas voulu consentir à les destituer de leurs charges, avant qu'on eût fait leur procès.

M. de Tracy, arrivé à Québec le 30 juin 1665, apparut, quelques jours après, au Conseil nommé par M. de Mésy. Ce ne fut que pour y faire enregistrer ses lettres de vice- roi 2, et celles de la compagnie des Indes Occidentales ^ qui remplaçait la compagnie des Cent associés.

La séance suivante eut lieu le 23 septembre. On y voyait, sous la présidence du vice-roi, le nouveau gouver- neur, M. de Courcelle, l'évêque de Pétrée, l'intendant Talon

1 Le Conseil formé par M. de Mésy se composait de MM. de Tilly, Damours, Denys, Jacques de Cailhaut de la Tesserie, et Louis Péronne de Mazé, du procureur général Louis-Théandre Chartier de Lotbinière, et du greffier Michel Filion. (Con$t'd Souterainl t. I, p. 281.)

2 Sa commission, du 19 novembre 1663, le nommait ** lieutenant général de l'Amérique Méridionale et Septentrionale, " à la place du maréchal d'Estrados, le véritable vice-roi d'Am'érique.

3 Mai 1664.

VIE DE MGR DE LAVAL 459

et M. Le Barrois, agent général de la compagnie des Indes, puis tous les anciens conseillers, MM. de Villeray, de la Ferté, D'Auteuil, de Tilly et Damours, le procureur géné- ral Bourdon, récemment revenu d'Europe, et le greffier Peuvret de Mesnu. On aurait cru assister à une seconde représentation de la première séance du Conseil, rehausséfi cette fois par la présence d'un vice-roi.

Il ne fut nullement question des conseillers de M. de Mésy. Le vice-roi regardait tout simplement comme non avenu ce qui avait été fait jmr ce gouverneur, et reprenait le Conseil tel qu'il existait auparavant.

Cette séance fut consacrée à la vérification des pouvoirs. On y lut les lettres de M. de Courcelle, de l'intendant Talon et de M. Le Barrois. Celui-ci, comme agent général de la compagnie des Indes, avait oUtenu le droit de siéger au Conseil immédiatement au-dessus du premier con- seiller. Le Conseil ordonna renregistrement de ces diverses commissions.

Rien n'indique qu'il ait siégé de nouveau, à partir de ce

jour jusqu'il la fin de l'année suivante. Il semble que le

vice-roi, avant de continuer les anciens conseillers dans

*

leurs fonctions, voulut leur permettre de s'exonérer com- plètement des accusations qu'on avait fait peser sur eux, et, suivant le langage du palais, d'acquitter leur dossier. Peut-être aussi i)rofita-t-il de cet intermède prolongé, pour référer à la Cour plusieurs questions importantes, entre autres la question de savoir lequel, de l'intendant Talon ou de révCque, aurait préséance au Conseil.

460 VIE DE MGR DE LAVAL

Quoiqu'il en soit, le Conseil no fut convoqué que le 6 décembre 1666. M. de Tracy présida rassemblée, " assisté de M. de Courcelle, de M. Talon et de Messire François de Laval, évoque de Pétrée. " On fit mander MM. de Ville- ray, de Gorribon i, de Till}^ Damours, delà Tesserie 2, Bourdon et Peuvret de Mesnu ; puis on leur déclara qu'on avait fait choix de leurs personnes pour remplir les char- ges du Conseil, assignant à chacun la place qu'il devait occuper. M. de Villeray était " continué en la charge de premier conseiller après Tévêque, " M. de Gorribon " établi en la seconde charge, " M. de Tilly en la troisième, M. Damours en la quatrième, et M. de la Tesserie en la cin- quième, M. Bourdon '* continué en la charge de procureur général, et M. Peuvret, en celle de greffier. " Tous ces fonc- tionnaires furent installés en office, et prêtèrent serment le 5 janvier suivant •'^.

Mgr de Laval était mis sur le même pied que le gouver- neur et l'intendant *, et désigne comme ** conseiller periu'- tuel au Conseil souverain ".

Il ne faudrait pas conclure de ce qu'il n'était noiniiié qu'en troisième lieu, après le gouverneur et l'intendant, q\i'il était déchu du rang auquel il avait droit. Eu effet, dans l'édit de 1663, il n'était pas question d'un intendant Depuis, M. Talon avait été nommé à cette charge, et sa

1 Ci-devaiit conseiller au Présidiul do Mareniics.

2 L'un des conseillers noniméH par M. de Mésy.

3 Coiiœil Sonverainf t. I, p. 387.

4 "M. de Tracy présidait, assisté de M. de Courcelle. de M. Talon et de l'évêciuo de Pétrée. " (ComeilSouwrain, t. I, p. 36C.)

VIE DE MGR DE LAVAL 461

commission lui donnait le droit de présider le Conseil, en l'absence du vice-roi et du gouverneur. Il était donc naturel qu'il fût nommé et placé avant l'évêque, à moins qu'il n'en eût été décidé autrement, d'une manière spéciale, comme il le fut plus tard par l'édit de 1675. Aussi l'on ne voit pas que l'évoque de Pétrée ait protesté contre la troisième place.

Talon, d'ailleurs, était un personnage d'une éminente distinction, doué de hautes qualités administratives. La commission d'intendant qu'il tenait du roi lui donnait une autorité si grande dans la colonie, qu'elle éclipsait même celle du gouverneur, en certaines circonstances. Il formait lui seul, une cour de justice, à part le Conseil. En matière civile, il jugeait souverainement, et sans appel. Aucune affaire importante ne pouvait être réglée par le Conseil, sans qu'elle lui fût préalablement soumise. Il fit enregistrer ses pouvoirs, à deux reprises différentes i. M. de Courcelle protesta; mais il fallut se soumettre.

Mgr de Laval eut plusieurs fois à subir le mauvais vou- loir du gouverneur; mais par sa fermeté et sa prudence, il maintint toujours la dignité de sa position. Le ministre d'Etat fut un jour obligé de faire dire à M. de Courcelle, " de se conduire avec douceur envers tout le monde, de se corriger de ses emportements, et de ne point blâmer publi- quement la conduite de l'évoque ".

L'intendant essaya, lui aussi, de restreindre l'autorité de

1 Le 20 août 1667 et le 16 janvier 1668 (Com^'d Soneemin.)

462 VJE DE MGR DE LAVAL

Mgr de Laval ; mais lorsqu'il demanda plus tard son pro- pre rappel à la Cour, il lui échappa de dire : " Si je voulais laisser TEglise sur le pied d'autorité que je l'ai trouvée, j'aurais moins de peine et plus d'approbation " ^

Paroles significatives, qui prouvent en même temps et les mauvais desseins de cet intendant, et la noble énergie arec laquelle le prélat maintenait les droits de l'£glise, ainsi que l'influence politique qui lui avait été attribuée pour le bien de la colonie.

Au commencement de chaque année, le gouverneur reconstituait le Conseil; mais il ne le faisait pas sans lo concours de l'intendant et de l'évêque : l'édit royal de 1663 était ainsi exécuté. Le 13 janvier 1670, Mgr de Laval fut empêché par la maladie de prendre part à la séance furent nommés les conseillers ; mais son absence et son consentement à la nomination furent consignés au procès- verbal.

Il partit pour la France, dans l'automne de 1671 2, eu.- menant avec lui son grand vicaire ^I. de Lauson-Charny, et laissant l'administration de son vicariat apostolique à MM. Dudouyt et de Bernières.

MM. de Courcelle et Talon v retournèrent eux-même.^

1 Langevin, Notice hitxjruphupte^ p. 70.

2 Il assista au Conseil pour la dernière fois le 4 octobre, et \\y avait pas assisté depuis le 4 février, peut-être par prudence, afin de ne pas empirer ses relations avec le gouverneur et l'intendant.

C'est à cette séance du 4 février 1671, qu'un homme fut condamné k avoir une fleur de lis marquée au fer rouge sur la joue, et à la peine du carcan pendant une demi-heure, *' pour avoir mal parlé de la royauté." ((^ouscil S«)HVf'rnin^ t. T, p. G44.)

VIE DE MGU DE LAVAL 463

l'année suivante. L'intendant ne fut pas remplacé, pour le moment ; M. de Courcelle le fut par le comte de Frontenac.

Nous verrons plus tard les rapports de Mgr de Laval avec ce gouverneur, l'un des plus distingués que la France ait envoyés au Canada.

Nous comparerons l'œuvre de Frontenac avec celle du premier évêque de Québec ; nous verrons que Mgr de Laval continua à jouir de la confiance royale, que l'édit de 1675, loin de diminuer son influence politique, consacra, au con- traire, sa position et son prestige au Conseil, et que le pieux prélat ne cessa d'en profiter pour assurer, dans la mesure de ses forces, tout ce qui pouvait intéresser le bien de la colonie.

CHAPITRE DIX-NEUVIEME

Mgr de Laval et M. de Tracy. Le rëgimeut de Carignan. Conso- lationa et épreuves de Mgr de Laval. Beaux exemples de piété donnés par le gouverneur et le vice-roi. 1665-1666.

Nous avons dû, pour faire mieux ressortir le rôle poli- tique de Mgr de Laval, anticiper un peu sur les événements. Revenons maintenant sur nos pas, et reprenons la suite des faits à l'arrivée de M. de Tracy, et du gouverneur M. de Courcelle, qui vint remplacer en 1665 M. de Mésy.

L'arrivée du marquis de Tracy au Canada fut pour le prélat comme l'aurore d'un beau jour, et pour l'Eglise de la ' Nouvelle-France le signal d'une éclatante prospérité. II fut reçu comme un libérateur que l'on attendait depuis longtemps.

'* Le marquis de Tracy, écrivait l'évêque au souverain pontife, le 21 octobre 1664, viendra ici le printemps pro- chain, et parcourra, de la part du roi, cette colonie nais- sante, afin d'y établir le règne de la paix et de la justice. Il est allé d'abord dans l'Amérique méridionale, avec sept gros navires, pour y faire la guerre. Nous espérons qu'il nous amènera l'année prochaine plus de mille soldats, qui

30

466 VIE DE MGR DE LAVAL

nous aideront à détruire, ei possible, avec le secours do Dieu, cette nation iroquoise, dont la cruauté et la barbarie sont un obstacle invincible à la diffusion de la lumière de l'évangile chez les autres peuples sauvages ^ ."

Le vice-roi arriva à Québec le 30 juin 1665, accompa>rné des PP. Bardy et Dupéron, et de quatre compagnies dix régiment de Carignan 2 .

L'évêque, entouré de son clergé, le reçut à la grande porte de l'église paroissiale, avec tous les honneurs dus à ses hautes fonctions. On lui avait préparé un prie- Dieu à. l'entrée du chœur ; il ne voulut pas s'en servir : il s'age- nouilla humblement sur le pavé, pour faire sa prière. Ol chanta ensuite, avec accompagnement d'orgue et de musique instrumentale, un Te Deum en actions de grâces de son heureuse arrivée.

M. de Tracy se rendit au château, au milieu des accla- mations enthousiastes de tout le peuple. Son cortège était des plus imposants. Le roi avait voulu frapper l'esprit des colons français, et surtout des indigènes, par un reflet de sa propre magnificence, en entourant son représentant de l'éclat d'une pompe extraordinaire.

*' Le vice-roi, dit la sœur Juchereau, ne marchait jamais sans être précédé de vingt-quatre gardes et de quatre pages suivis de six laquais, et environné d'un grand nombro

1 Infaitruitlo de 8t<Uu Ecdesiaf 1664.

2 Ce régiment fut levé en avril 1644 par Philibert de Saroic, prince de Carignan. Il prit le nom de Carignan-Balthazard, en 1606, et de Carignan-Salière, en 1662 ; puis, après 1676, il abandonna com- plètement le nom do Carignan.

VIE DE MQR DE LAVAL 467

d'officiers richement vêtus ; il était, de plus, accompagné d'un gentilhomme, nommé M. de Chaumont, qui depuis a été ambassadeur de France à Siam. Le roi lui avait donné quatre compagnies d'infanterie, et voulut que ses gardes portassent les mêmes couleurs que celles de Sa Majesté i."

M. de Prouillé, marquis de Tracy, conseiller d'Etat, avait le titre de lieutenant général sur toutes les terres dépendantes du roi de France, dans l'Amérique septen-* triçnale et méridionale, " avec une commission, dit Latour, pour visiter les îles et terres, déposséder les seigneurs propriétaires, y rétablir l'ordre, chasser les Hollandais, qui y avaient fait quelque invasion, et de passer à Québec pour y établir solidement la colonie, et mettre les Iroquois à la raison 2."

'' Nous avons vu, écrivait Marie de l'Incarnation, l'im- primé des pouvoirs que le roi lui donne ; ils nous étonnent, parce qu'ils ne peuvent être plus grands, ni plus étendus, à moins d'être roi lui-même et absolu 3."

On se ferait difficilement une idée de l'activité et du mouvement qui régnèrent à Québec et dans tout le pays, pendant les deux années de séjour du vice-roi au Canada* Tout l'été de 1665, surtout, la ville de Québec fut tenue en excitation par l'arrivée successive des navire?», qui ame- naient au pays les diverses compagnies du régiment de Carignan *.

1 Hidoire de VHôtd-Diev^

2 Latour, p. 121.

3 Lettre historiqi.ie GSe.

4 ' JoMnioZ des jésuites.

468 VIE DE MGU DE LAVAL

Qu'on se figure cette petite ville, si peu accoatumée à tant de mouvement, augmentée tout à coup de plusieurs milliers de personnes ; ses rues, ses places publiques, ses eollines parcourues en tous sens par tant de brillants uniformes, et réjouies par les sons joyeux de la fanfare militaire ; la parade se faisant régulièrement sur la place «l'armes, en face du château ; les réceptions et les fêtes données aux officiers dans les principales familles; le dimanche, les différentes compagnies se rendant àVéglise, musique en tête, pour le service divin : tout cela répandait dans Québec un charme sans pareil, et rappelait aux Cana- diens que la mère patrie ne les avait pas oubliés.

Le colonel du régiment, M. de Salière, n'arriva à Québec «iue le 11) août. II était accompagné de son fils, jeune Viomme de 15 ans, de l'abbé Dubois, aumônier du régiment, %i de quatre compagnies. M. de Courcelle, le nouveau gouverneur du Canada, et l'intendant Talon n'arrivèrent ^ue le 12 septembre.

Ce célèbre régiment de Carignan, qui rendit tant de services à la colonie, était composé généralement d'hommes ^ de -choix, sortis de différentes provinces de la France, et remarquables par un grand fond de religion et de piété. Beaucoup de ces militaires se fixèrent au Canada, lorsque le régiment fut licencié après la défaite des Iroquois, et devinrent la souche de plusieurs de nos meilleures familles.

Bon nombre d'entre eux n'avaient pas encore reçu le incrément de confirmation. On leur fit comprendre que nien ne serait plus propre que ce sacrement à les rendre

VIE DE MGR DE LAVAL 46^

intrépides dans la guerre qu^ls allaient faire contre l«fi Iroquois, et ils se préparèrent immédiatement à le recevoir, sous la direction des révérends pères jésuites.

Mgr de Laval montra dans cette occasion le zèle U plus ardent, et voulut se faire tout à tous. Profitant des bonnes dispositions de ces soldats, il confirma jusqu'à sept fois, dans l'église paroissiale, depuis le 25 juillet jusqu'à» 6 octobre ^.

Il avait fait l'année précédente (1664) sa visite pastoiale aux Trois- Rivières et à Montréal ; il renonça à l'entrepren- dre de nouveau cette année (1665), afin de se dévouer tout entier, à Québec, aux soldats qui arrivaient de France.

Le 24 août fut un jour de grande fête religieuse. '* Mon- seigneur donna la confirmation, dit le P. Lalemant, à ua grand nombre de soldats et à quelques habitants. Le P, Dablon les y avait disposés par deux sermons sur la péni- tence, les deux jours précédents, à 8 heures du matin, dans la paroisse. Le soir, il se fit un grand feu de joie, trouvèrent les troupes, tout le clergé en surplis, et quatre de nos Pères. Monseigneur mit le feu, avec M. de Tracy 2,"

Le fils du colonel du régiment, M. de Salière, avait été confirmé le matin, et c'est probablement en son honneur qu'avait lieu cette réjouissance. Elle coïncidait, du r€st«, avec la Saint-Louis, qui tombait le lendemain. Quelques jours plus tard, fut aussi confirmé un des fils de M. de Chaumont.

1 Archives de rarchevêché do Québec, liCfiifre <(€.'< Conjînr.atwu,.

2 Journal des ji^sniteis.

470 VIE DE MGR DE LAVAL

Le dimanche 8 octobre, un capitaine d'une des compa- gnies de M. de Tracy, Isaac Berthier i, fit abjuration d'hérésie, dans l'église paroissiale, entre les mains de l'évêque de Pétrée. La cérémonie se fit en présence du vice-roi, du gouverneur et de l'intendant.

Celui-ci écrivit au roi, à cette occasion: ''Nous avons assisté, MM. de Tracy, de Courcelle et moi, à l'abjuration que M. Berthier, capitaine du régiment de Carignan-Salière, s. faite de son hérésie entre les mains de M. l'évêque de Pétrée ; il l'a faite en secret. Depuis mon arrivée, et il n'y a pas encore un mois, voilà le seizième converti. Ainsi Votre Majesté moissonne déjà à pleines mains delà gloire pour Dieu, et pour elle bien de la renommée dans toute retendue de la chrétienté 2. "

L'exemple de M. Berthier, bientôt connu, entraîna bon nombre d'autres hérétiques du régiment, qui se converti- rent comme lui à la religion catholique ^. Quand les offi- ciers d'une armée sont des hommes de religion et de devoir, il n'est pas étonnant que les soldats marchent sur leurs traces.

Il y avait chez les soldats du régiment de Carignan comme un courant électrique de foi et d'enthousiasme. qui

1 ** Isaac Berthier, capitaine au régiment de l'Allier, était de la paroisse de Bergerac, en Périgord, dans le diocèse de Périgueux. " (^Ardiircs de Varcltevêcké de Québec, Registre des abjurations d'hérésie.)

2 Archives de l'archevêché de Québec, Lettre de Talon au rcn, oct<ibre 1665.

3 Le registre des abjurations donne les noms de 22 personnes qui firent abjuration, à Québec, dans le cours de l'année 1665. De son côté, Mgr de Laval nous assure qu'il n'y eut pas moins de 30 héré- tiques ({ui se ctmvertiront à THôtel-Dieu, dans l'autunnie de la même sinnée. (Lettre de M(jr de Lond à la Pr<tpaf]€tnde. )

VIE DE MGR DE LAVAL 471

les excitait à vouloir répandre leur sang pour la cause de la Religion et de la France. Ce courant partait, tout d'abord, du vice- roi lui-môme : ^

" M. de Tracy a déjà fait de très beaux règlements, dit Marie de Tlncarnation. Je crois que c'est un homme choisi de Dieu pour l'établissement solide de ces contrées, pour la liberté de TEglise, et pour l'ordre de la justice. Il a voulu établir la police sur toutes.choses.... C'est un homme d'une haute piété ; toute sa maison, ses officiers, ses sol- dats imitent son exemple. Cela nous ravit, et nous donne beaucoup de joie."

Puis elle ajoute, en i)arlant de la guerre, l'on allait bientôt conduire ces soldats :

** On leur fait entendre que c'est une guerre sainte, il ne s'agît que de la gloire de Dieu et du salut des âmes ; et, pour les y animer, on tâche de leur inspirer de vérita- bles sentiments de piété et de dévotion. C'est en cela que les Pères font merveille. Il y a bien cinq cents soldats qui ont pris le scapulaire de la sainte Vierge. C'est nous qui ]es faisons, à quoi nous travaillons avea bien du plaisir. Ils disent tous les jours le chapelet de la sainte Famille avec tant de foi et de dévotion, que Dieu a fait voir par un beau miracle que leur ferveur lui est agréable."

Elle raconte ensuite avec un charme particulier ce miracle, qui acheva d'enflammer l'imagination et la foi des soldats :

** Un lieutenant, dit-elle, ne s'étant pu trouver à l'assem- blée pour reciter le chapelet, s'était retiré dans un buisson.

472 VIE DE MGR DE LAVAL

pour le dire en son particulier. La sentinelle, ne le distin- guant pas bien, crut que c'était un iroquois qui s'y était caché, et, dans cette créance, le tira quasi à brùle-pour- point, et se jeta aussitôt dessus, croyant trouver son homme mort. Il le devait être, en effet, la balle lui ayant donné dans la tête deux doigts au-dessus de la tempe. Mais la sentinelle fut bien étonnée de trouver son lieutenant à terre, tout en sang, au lieu d'un iroquois. On le prend, on fait son procès ; mais celui qu'on croyait mort se leva, disant qu'il demandait sa grâce, et que ce ne serait rien. £t en effet on le visita, et on trouva la balle enfoncée, mais l'homme sans péril, ce qui a été approuvé miracle. Cette occasion a beaucoup augmenté la dévotion dans l'armée, les Pères de la Compagnie font merveille."

C'est probablement dans le corps d'armée le P. Chau- monot, ce grand dévot de la sainte Famille, avait été nommé chapelain, que ce fait miraculeux arriva. Le Pète était, dès le 23 juillet, avec les quatre premières compagnies du régiment, que l'on avait expédiées pour bâtir le Fort Richelieu, à l'embouchure de la rivière des Iroquois.

'' Les compagnies qui sont arrivées, ajoute Marie de l'Incarnation, sont déjà parties avec cent Français de ce pays et un grand nombre de sauvages, pour prendre les devants, et s'emparer de la rivière des Iroquois, et pour y faire des Forts et les garnir de munitions. L'on fait ici un grand appareil de bateaux plats, pour passer les bouillons d'eau, qui se rencontrent dans les sauts. Les provisions de vivres et les munitions de guerre sont toutes prêtes

VIE DE MGR DE LAVAL 473

Le P. Chaumonot accompagne cette première armée, car il parle auçsi bien les langues iroquoise et huronne que les naturels du pays. Le P. Albanel raccompagne pour aider les Algonquins, les Montagnais et les Français. Quand le gros deParmée partira, l'on y joindra d'autres Pères, avec des ecclésiastiques, pour lui donner les secours spirituels K

Le plan de M. de Tracy était bien organisé, en vue de la grande campagne qu'il préparait contre les Iroquois : garnir de fortifications solides la voie ordinaire par ces ennemis avaient coutume de pénétrer jusqu'au fleuve Saint- Laurent et dans tout le pays, c'est-à-dire, bâtir plusieurs Forts sur la rivière des Iroquois, puis ensuite aller hardi- ment attaquer ces sauvages chez eux.

On passa l'été et la plus grande partie de l'automne il construire le Fort Richelieu, aujourd'hui Sorel, le Fort Saint-Louis, ou Chambly, le Fort Sainte-Thérèse, et le Fort Saint-Jean. Le printemps suivant (1666), on cons- truisit sur une île, à l'entrée même du lac Champlain, le Port Sainte-Anne 2, d'où M. de Tracy devait partir le 4 octobre pour son expédition dans le pays des Iroquois.

Cependant, les compagnies qui étaient restées à Québec continuaient à se préparer avec ardeur pour la lutte pro-

1 Lettres histwiqims 70e et 7 le.

2 "Ce Fort, dit Jacques Viger, complétait la ligne de défense qui devait nous protéger contre les invasions des Iroquois. Aujourd'hui il n'y en a plus de traces ; mais nous savons qu'il s'élevait dans une île qui porte le nom de M. do la Motte, capitaine du régiment de Carignan, qui diriji^ea les travaux, et qui y commanda ensuite. M. de la Motte devint commandant à Montréal en 1670. " (Histoire d^i Montrtfcdj par M. Dollier de Casson, note XVII, p. 255.)

474 VIE DE MGR DE LAVAL

chaîne, et édifiaient tout le monde par leur foi et leur piété. Ce spectacle procurait à l'évêque de Pétrée les plus douces consolations.

Il en avait besoin, au milieu des tristes nouvelles qui lui arrivaient de toutes parts. La divine Providence ménage toujours, sur les pas de ses serviteurs les plus fidèles, des épines parmi les fleurs, des tristesses à côté des sujets de joie.

Dans l'automne de 1665, le Fort, l'église et le presbytère de Tadoussac devinrent en un instant la proie des flammes, et la nouvelle en arriva aussitôt à Québec. " Nous venons d'apprendre, dit Marie de Plncarnation, que le Fort de Tadoussac est brûlé par accident, avec l'église et la maison. C'est une très grande perte, parce que c'était une retraite pour le trafic, et un refuge pour les Français et pour les sauvages *. "

Aux ursulines, deux domestiques s'étaient enivrés, et, dans la chaleur d'une discussion, avaient engendré querelle à un soldat, et l'avaient tué. Ils furent saisis, et empri- sonnés au château. Les religieuses étaient dans la déso- lation, et l'évêque eut naturellement le contre-coup de leur malheur. Les deux mauvais sujets furent bientôt après condamnés à être fouettés, et le plus criminel, ^eur- delysé par les mains du bourreau, suivant l'expression du P. Lalemant -.

1 Lettre historique 70e.

2 Jo^irnal des jésnitea.

VIE DE MGR DE LAVAL 475

Plusieurs vaisseaux arrivèrent d'Europe, chargés de malades. L'Hôtel-Dieu se remplit tellement que les hospi- talières ne pouvaient suffire à leur héroïque besogne.

*' Nous avons eu sur les bras une mission qui ne nous a pas été désagréable, écrivait Mgr de Laval. Plus de cent malades en même temps à l'hôpital ; parmi eux, trente hérétiques qui sont revenus à la Foi. Et comme l'hôpital ne pouvait contenir un si grand nombre de malades, nous en avons placé plusieurs dans l'église, que nous avons fait servir à cette œuvre de charité ^"

M. Dudouyt, prôtie du séminaire, tomba gravement malade de ces fièvres pestilentielles, et reçut même les derniers sacrements. Mais la Providence voulut conser- ver une vie si précieuse pour l'Eglise du Canada. Deux jésuites, les PP. Nicolas et Bèchefer, furent également atteints de la contagion. On les transporta, l'un des Trois- Rivières, l'autre de Sillery, à la communauté de Québec ; tous deux échappèrent aussi à la mort.

Moins heureux fut le P. Dupéron, qui mourut au Fort Saint-Louis, le 10 novembre, après treize jours de maladie. M. de Chambly et M. de Sorel rendirent tous les honneurs possibles aux restes mortels de ce digne missionnaire, et Texpédièrent A. Québec, il fut inhumé dans l'église des jésuites, le IG novembre. Mgr de Laval étant alors en visite pastorale sur l'île d'Orléans et sur la côte de Lauson, ce fut M. de Bèrnières qui fit la sépulture. M. deTracy voulut

1 Lettre de Msçr de Laval à la Propagande.

476 VIE DE MGR DE LAVAL

y assister, afia de donner une dernière marque d'estime pour ce saint religieux, qui avait traversé la mer avec lui, et venait de mourir au service d'un de ses corps d'armée.

Quelques jours plus tard, mourait aux Trois-Rivières un autre ouvrier apostolique, le P. Simon Le Moyne.

A toutes ces pertes et à toutes ces douleurs, qui rempli- rent d'amertume le cœur de Mgr de Laval, venaient s'ajouter les tristes nouvelles qui arrivaient du golfe. De grandes tempêtes y avaient sévi tout l'automne; et la plupart des vaisseaux venus au Canada avaient horrible- ment souffert en retournant en France, La frégate qui avait amené M. de Tracy, avait même coulé à fond, à deux cents lieues de Québec. Les passagers avaient pu se sauver, mais étaient restés sur le rivage dans la plus grande détresse. Un navire qui venait au Canada avait fait fausse route, et beaucoup de provisions que l'on attend«ait de France n'étaient pas arrivées cette année.

La Mère de l'Incarnation, écrivant à son lils pour lui raconter ces sujets d'afïïiction, lui disait:

'* Voilà, mon cher fils, les accidents de la vie humaine, qui nous apprennent qu'il n'y a rien d'assuré dans le monde, et que nous ne devons attacher nos cœurs qu'aux biens de l'éternité. Je bénis Dieu, ajoutait-elle, dans son langage si chrétien, de nous avoir mises dans un pays, où, plus qu'en aucun autre, il faut dépendre de la divine Pro- vidence ^"

1 Lrttre historicité 7îe.

VIE DE MGR DE LAVAL 477

D'un autre côté, les Iroquois, pressentant sans doute ce qui allait leur arriver, commençaient à se remuer. On apprit en octobre qu'un de leurs partis avait massacré un certain nombre d'Algonquins sur la rivière des Outaouais.

Usant de leurs stratagèmes ordinaires, ils envoyèrent à Québec quelques ambassadeurs pour renouveler avec M. de Tracy des traités de paix qu'ils n'avaient aucune intention d'observer. Le vice-roi les reçut parfaitement ; mais, con- naissant la valeur de leurs promesses, il se garda bien d'engager la sienne, et conserva la résolution de marcher contre eux i\ la première occasion favorable.

C'est ainsi que se termina l'année 1665, plutôt dans l'af- fliction que dans la joie.

L'année suivante ne commença pas sous des auspices plus favorables. On connaît la malheureuse expédition de M. deCourcelle, qui partit en guerre au commencement de janvier, et revint à Québec kt 17 mars, après avoir perdu une bonne partie de ses sojijats, et n'avoir essuyé que des

revers ^.

Avait-il pris, avant de partir, l'avis de M. de Tracy ? Il est très probable que non. La saison de l'hiver était tout ce qu'il y avait de moins favorable pour une expédition au pays des Iroquois. M. de Salière l'avait compris ; aussi,, après avoir eu des démClés, à ce sujet, avec le gouverneur, était-il allé hiverner à Montréal. Il avait cependant, dans l'automne, visité les différents Forts construits sur la

1 lidatioii,'!! des ji'sitih-a^ 1666 Iliiftoirtdn Montvéd.

478 VIE DE MGR DE LAVAL

f

rivière des Iroquois, et exploré le lac Champlain. Il avait trouvé le pays admirable, et brûlait de porter la guerre chez l'ennemi ; mais il se réservait pour une occasioi» opportune.

M. de Courcelle emmena avec lui cinq ou six cents hom- mes. Il ne connaissait pas le pays, et comptait sur le secours de quelques Algonquins, qui lui avaient promis de raccompagner. Par un concours de circonstances fatale?, ces sauvages ne purent le rejoindre.

Il se trouva sans guides, s'égara, et au lieu d'aller au pays des Iroquois, se rendit à la Nouvelle- Hollande. Les marches forcées, la fatigue, les misères de toutes sortes épuisèrent ses troupes. On manqua de vivres ; plus de soixante soldats moururent de faim.

Pour comble de malheur, M. de Courcelle se persuada que les jésuites étaient au fond de cette mauvaise afl&ire, et que c'étaient eux qui avaient empêché les Algonquins de le suivre. Il n'en était rien, cependant; qu'est-ce qui aurait pu engager ces bons Pères à trahir leur pays, et à désirer le revers d'une expédition qui devait C^tre toute à l'avantage de leurs missions sauvages ?

De retour au Fort Saint-Louis, il ne put se contenir, et se répandit en reproches amers contre le P. Albanel, qui y faisait les fonctions curiales.

Rendu aux Trois-Rivières, et rencontrant le P. Frémin: " Mon Père, lui dît-il en l'embrassant, je suis le plus mal- heureux gentilhomme du monde, et c'est vous autres qui ctes la cause de mon malheur ".

VIE DE MGR DE LAVAL 479

Il fallut tous les efiforts de persuasion de M. de Tracy, joints aux solennelles protestations des jésuites, pour le faire changer d'idée, et lui ôter la conviction qu'il devait ses revers à ces bons religieux.

Il s'était ouvert à l'intendant Talon de ses sentiments de vengeance. Celui-ci ne put jamais se défaire de ses préven- tions contre les jésuites.

M. de Courcelle était au fond un homme sincèrement religieux. Il retrouva la paix du cœur dans la pratique de ses devoirs de chrétien.

Rien de plus admirable que les exemples de foi et de piété que donnèrent, il Québec, au printemps de 1666, ceux qui présidaient aux destinées politiques de la colonie. On eût dit qu'ils voulaient, par une communication plus intime avec les choses de Dieu, assurer le succès de leurs entreprises.

Deux jours après son retour de sa malheureuse expédi- tion, M. de Courcelle voulut aller à confesse à son confes- seur ordinaire, le P. Chastelain, et fit ses dévotions.

Le premier jour de mai, il donna à ses soldats et à tous les citoyens de Québec un autre exemple de foi. Mgr de Laval administrant la confirmation dans l'église parois- siale, il profita lui-même de ce bienfait spirituel qu'il n'avait pas encore reçu. Le premier sur la liste des confirmés de ce jour fut "Messire Daniel de Remy, seigneur de Cour- celle, gouverneur de ce pays^". Il était accompagné du

1 Registre des confirmations.

480 VIE DE MGR DE LAVAL

capitaine Alexandre Berthier, frère de celui qui avait fait abjuration d'hérésie l'année précédente.

De son côté, le vice-roi se signalait lui-même par la plus ardente piété. ** Le jour de la Saint-Joseph, dit le P. Lale- mant, Mgr de Tracy fit sa confession générale de toute sa vie, communia aux ursulines, y présenta trois beaux pains bénits, deux louis d'or tant au cierge qu'à la quête, en tout vingt écus pour les mères ursulines. "

Quelques jours plus tard, le 30 mars, il allait en pèleri- nage à la Bonne Sainte-Anne, avec le gouverneur, le P. Bardy, et sa suite ordinaire. Son but principal était de remercier la grande Thaumaturge de l'avoir préservé du naufrage auquel il avait été exposé en arrivant au Canada l'année précédente. " Le lendemain matin, ils firent tous leurs dévotions, au nombre de trente personnes, ou environ. La quête pendant la messe y fut de soixante livres. Ils furent de retour le même jour."

Le 12 avril suivant fut un jour de fête au collège des jésuites. Le P. Julien Garnier, ordonné prêtre la veille, dit ce jour-là sa première messe. U y eut à cette occasion chez les jésuites un grand dîner furent invités Pévêqne et le vice-roi. *' Ce même jour, continue le P. Lalemant, nous donnd.mes à dîner, dans notre salle, comme au jour de Saint-Ignace, à toutes les puissances, et aux six capi- taines qui étaient dans Québec. La compagnie était de seize personnes ^ ."

1 Jvnrn<(l des jesuitett.

VIE DE MGR DE LAVAL 481

Heureux temps que celui régnait ainsi une douce harmonie entre la puissance ecclésiastique et l'autorité séculière! Les beaux jours du gouvernement du vice-roi faisaient oublier la triste administration de M. de Mésy.

L'été de 1666 fut remarquable par un grand nombre de solennités : pose des premières pierres de la nouvelle église <Ies jésuites; feu de la Saint- Jean ; séance de philosophie au collège des jésuites ; consécration de l'église paroissiale de Québec ; translation des reliques des saints martyrs Flavien et Félicité. Ces différentes fêtes tinrent en émoi la population de Québec, et donnèrent à la religion et î\ la piété un puissant aliment.

Mgr de Laval était en visite pastorale à Montréal, lorsque se firent la bénédiction solennelle et la pose des quatre pre- mières pierres de l'église des jésuites, le 31 mai 1666 : ce fut M. de Lauson-Charny qui officia à sa place. Le vice-roi posa la première pierre du corps principal de l'église ; M. de Courcelle, la première pierre d'une des chapelles ; l'inten- dant Talon, celle de la seconde chapelle ; M. Le Barrois, la première pierre du portail. Cette nouvelle église avait la forme d'une croix latine ; c'était un beau monument, qui faisait honneur à la ville de Québec.

La solennité du feu de la Saint- Jean était toujours à cette époque l'occasion de grandes réjouissances. Elle se faisait à la tombée de la nuit, sur la place publique, la veille de la Saint- Jean-Baptiste.

Celle du 23 juin 1666 fut rehaussée par la présence du vice-roi et de l'éveque. ** Elle se fit, dit le Journal des

31

482 VIE DE MGR DE LAVAL

jésuites, avec toutes les magnificences possibles. Mgr Tévé- que, revêtu pontificalement, y était, avec tout le clergé et nos Pères en surplis. Il présenta le flambeau de cire blan- che à M. de Tracy, qui lo lui rendit, et l'obligea à mettre le feu le premier. "

Attention délicate de la part du vice-roi : il voulait aîn^i reconnaître publiquement une faveur que Pévêque lui avait faite quelque temps auparavant, le 20 septembre 1665- Sur sa demande, en effet, le prélat avait accordé, pour conser- ver la bonne harmonie entre les puissances, que MM. de Courcelle et Talon seraient encensés à l'église, avant le clergé, sans préjudice, toutefois, des droits de l'Eglise, et de la conduite que l'évêque pourrait tenir dans la suite i. Cette concession, de la part de Mgr de Laval, montrait bien qu'il n'était pas un homme tranchant et inflexible, comme on a voulu quelquefois le représenter. Il n'était vraiment inflexible que lorsque son devoir était engagé.

La soutenance des thèses de philosophie par JoUiet et Francheville, au collège des jésuites, le 2 juillet suivant, eut un brillant succès. Les quatre premiers personnages de la colonie, l'évêque, le vice-roi, le gouverneur et l'inten- dant y assistaient. Les deux jeunes étudiants canadiens eurent d'autant plus de mérite à soutenir leurs thèses, qu'ils eurent affaire à plus forte partie. " L'intendant Talon, surtout, dit le Journal des jésuites, argumenta très bien."

1 Archives de l'archevêché de Québec.

CHAPITRE VINGTIEME

Cousëcration de l'église paroissiale de Québec. Translation des reliques des SS. martyrs Flavien et Félicité. Pèlerinage do Tévêque et du vice- roi à la Bonne Sainte-Anne. 1666.

Les deux principaux événements religieux de l'année 1666 furent la consécration de Péglise paroissiale de Québec, et la translation des reliques des saints martyrs Flavien et Félicité.

L'église en pierre, qu'il s'agissait de consacrer, avait rem- placé l'ancienne chapelle en bois de Notre-Dame-de-la- Recouvrance. Mgr de Laval l'avait trouvée construite; mais il venait d'y mettre la dernière main. Il la dédia à l'Imma- culée Conception de la sainte Vierge, comme les jésuites l'avaient déjà fait auparavant.

Dans cette église, il y avait une chapelle de la sainte Famille, ornée plus tard, d'après Latour, d'un magnifique autel sculpté par les élèves du séminaire. ^^Les enfants du petit séminaire, dit-il, eurent la dévotion de travailler à l'autel et au retable de la chapelle de la sainte Famille. Ils y réussirent. On est adroit au Canada, et Dieu sans doute bénit leur zèle. Ce qu'il y eut de bien singulier, leurs

4S4 VIE DE MGR DE LAVAL

études n'en souffrirent pas ; elles ne furent jamais plus florissantes '."

C'est à cet autel de la sainte Famille que Mgr de Laval érigea, d'abord en 1670, et plus tard en 1684, la cure et paroisse de Québec 2. Cet autel était donc, à proprement parler, l'autel de la paroisse, qui était unie au séminaire. Le reste de l'église était censé la cathédrale de l'évêque.

L'église paroissiale de Québec avait trois cloches, que l'évoque avait bénites dans l'automne de 1664 3, et un orgue qu'il avait apporté lui-môme de Paris.

Ce fut le dimanche 11 juillet qu'il choisit pour faire la consécration de son église; et c'est en souvenir de cet événement, que, dans le diocèse de Québec, la fête de la dédicace a toujours été célébrée le second dimanche de juillet.

'' La dédicace de la paroisse, dit le Journal desjlsnikê, se fit avec toutes les solennités possibles *. '*

'• Il a consacré et dédié l'église cathédrale avec une

1 Latour, p. 172.

2 Archives de l'archevêché de Québec, Reg. A, p. 220. Daus la ])remiëre érection, faite en 16<)4, la paroisse avait été érigée à l'autel principal, sous le titre de riminaculée Conception de la sainte Vierge.

3 D'après Latour (p. 172), elles avaient été fondues dans le pays.

4 Voici l'acte de la Dédicace, fait par Mgr de Laval : Anno Domini f (>(!(!, undccimn (lie m^nitit julii^ etjo Fi anciAcns de Lavaly ej>us FetrensU^ vicurtius tfjtoahtlioLH lu nova Frauda^ et ejustem regionU a liège diristui- nl.s.sim^f Lndnvko XIV lyrimy^n epincopMs ttoniinat^iSj cminecravi eaJfSMm f't ultare in honovem B. M. V. subtitido ejua Imm'QCulaUf Concept ionis, tt in (dtari indiusi reliqvias aahdorum quorum nomina in cataliMff* pttritf)' iiirhtiin dvstn'ipta suitt ; et siiufuUx chndijîddihus h<Hiie hh»m onnmn^ et in die an}tircrsarii con}vcratio)iish}ijn.^modi ipmm risitaidif**fj^ tfif{idnnfititn dics de verd Iiidvhjentia informa Ecdenia consiieta con^esft. (Archives :1e rarchcvOché de Québec.)

VIE DE MGR DE lAVAL 485

pompe magnifique, écrit à son tour Marie de l'Incarnation ; et il espère consacrer la nôtre Tannée prochaine. Je n'auraU jamais osé espérer de voir une si grande magnificence dans TEglise du Canada, où, quand j'y suis venue, je n'avais rien vu que d'inculte et de barbare ^ "

Les prières et les cérémonies de la consécration des églises sont admirables. L'Eglise nous y rappelle sans cesse cette grande vérité catholique, que nos corps sont les temples de Dieu, dont les temples matériels ne sont que la figure. Pour un chrétien, la manière la plus utile d'assister à la consécration d'une église, c'est de s'appliquer à lui-même tous ces symboles et ces rites mystérieux qu'il voit se dérouler en sa présence.

Les cérémonies de la consécration d'une église doivent trouver un écho dans toute îime chrétienne; et plus cette âme est sainte, plus elle ressent les grâces qui sont repré- sentées par les symboles mystiques de la consécration.

On s'était porté en foule à cette cérémonie de la dédicace de l'église paroissiale. Mgr de Laval en expliqua aux fidèles la signification ; et nul doute que tous en tirèrent un grand profit spirituel.

Mais ce qui est plus admirable, c'est que, par une faveur toute particulière du Ciel, une pieuse religieuse de l'Hôtel- Dieu, que la règle du cloître avait empêchée d'assister de corps à la cérémonie, la sœur Catherine de Saint-Augustin, s'y trouva présente d'esprit, en suivit de point en point

1 Ldtre historiqnv 7'./f.

486

VIE DE MGR DE LAVAL

les différentes parties, et participa réellement à tous les fruits sprirituels de la dédicace de l'église. Elle écrivit ensuite le récit de sa céleste vision, que le P. Ragueneau nous a transmis.

Nous ne pouvons résister au plaisir d'en citer quelques extraits. Ils nous donneront une idée non seulement des grâces particulières accordées en celte occasion à cette grande servante de Dieu, mais aussi de la manière ange- lique avec laquelle Téveque de Pétrée s'était acquitté de ses fonctions, et des faveurs spirituelles qu'il avait reçues lui-même.

'* J'ai participé, dit-elle, à la dédicace et consécration, et à tout ce qui s'est fait dans cette cérémonie. Le P. de Brébœuf m'y ayant conduite, et me faisant observer chaque chose, me l'appliquant et me le faisant appliquer par M. l'évêque, ou plutôt par Notre-Seigneur Jésus-Christ, que je voyais sensiblement comme incorporé et uni à mon dit seigneur Tévêque : en sorte qu'il me paraissait qu'en tout ce qu'il faisait, il était comme mené, conduit et poussé par Notre-Seigneur, lequel faisait en même temps les mêmes choses avec lui ; et il me semblait qu'à chaque action de la cérémonie, le P. de Brébœuf me faisait approcher pour y* recevoir la même part que l'Eglise. Saint Joseph et la sainte Vierge daignèrent de temps en temps m'offrit à la très sainte Trinité et à Jésus-Christ, pour être de nouveau dédiée et consacrée à la divine Majesté ^. "

1 Rjigueiienu, Vie (h Catherine lïe S. AmjHstin,

VIE DE MGR DE LAVAL 487

On se rappelle involontairement, en lisant ces lignes, la légende de la consécration de Notre-Dame-de-Einsiedeln par Notre-Seigneur lui-même. L'évêque qui devait faire cette cérémonie, étant en prière la nuit précédente dans ce sanctuaire si renommé, vit distinctement Notre-Seigneur qui en faisait la consécration, assisté de plusieurs saints et esprits bienheureux de la cour céleste. Il fut tellement convaincu de la vérité et de la réalité de cet événement, qu'il n'osa pas, le lendemain, répéter cette consécration. Jamais non plus elle n'a été renouvelée depuis, et cela sur l'ordre même des souverains pontifes ^

A Québec, c'est Mgr de Laval, sans doute, qui faisait la consécration de son église; mais Notre-Seigneur, au témoi- gnage de Catherine de Saint- Augustin, dirigeait son esprit et tous ses mouvements, ou plutôt agissait lui-même par l'entremise de son fidèle et dévot serviteur.

La pieuse religieuse rappelle ensuite successivement les différentes cérémonies de la consécration, et les grâces particulières qu'elle recevait à chacune d'elles.

On sait que cette sainte personne, par un dessein extra- ordinaire de la Providence, était obsédée sans cesse par une infinité de démons qui la tourmentaient de mille manières. Une soif étrange de pénitence et de mortifica- tion l'avait portée à désirer ce genre de souffrance inté- rieure. Elle avait voulu, à l'exemple du divin Maître, se charger, pour ainsi dire, des péchés du peuple, afin de les expier.

1 DtscriptioH du Pèlerinaif'i de N.-D. dei Ermites^ cli. III.

488 VIB DE MGR DE LAVAL

Que de fois de grands pécheurs se présentèrent à la grille du monastère pour solliciter ses prières I Dans son esprit d'héroïque abnégation, elle s'offrait pour eux à Dieu en sacrifice d'holocauste. On assure que ce furent ses prières ferventes et ses grandes mortifications qui obtinrent de Dieu la conversion et la fin chrétienne de M. de Mésy.

Les démons, obligés par ses prières de s'éloigner des pécheurs repentants, s'acharnaient à persécuter la sainte qui en était la cause. Voici ce qu'elle raconte, à propos d'un des rites de la consécration :

" Lorsque l'on faisait les trois processions . autour de l'église, aux aspersions et aux prières, je sentdis comme si cela eût tombé sur moi, et il me semblait que c'était autant de coups de fouet que je recevais. Mes hôtes eussent bien voulu, dès le premier tour, s'en aller ; mais on ne le Jeur permit pas. Quand on entra dans l'église, il y en eut trois mille, vrais ministres d'impureté, lesquels reçurent com- mandement de sortir et d'aller droit en enfer : ce qui leur fut très rude, car ils appréhendent plus qu'on ne saurait s'imaginer cette prison. Ils étaient bien aises de sortir d'avec moi, mais ils ne désiraient pus de descendre si bas. En sortant, ils me brisèrent et me brûlèrent, et je sentis comme si un éclat de tonnerre fût sorti de dedans de moi, et la violence m'en a laissé de sensibles douleurs. Les autres démons furent aussi commandés de sortir, mais non pas de me quitter tout à- fait. Ceux-là sont maintenant à l'entour de moi, comme m'accompagnant ; le destructeur de la gloire de Dieu en est le chef."

VIE DE MGR DE LAVAL 489

Catherine termine son récit par le passage suivant :

'^ Les cérén)onies dont on se sert à la consécration d'une église, marquent la dignité d'un temple dédié et consacré à la divine Majesté, le respect que l'on doit porter à ces lieux ; et comme ce n'est qu'une figure de l'âme consacrée à Dieu, cela nous doit faire estimer infiniment le bonheur que nous avons d'être chrétiens, et de plus d'être consacrés particulièrement au service de Notre-Seigneur....Je voyais que tous les assistants recevaient beaucoup de grâces, à proportion néanmoins de leur disposition. Les absents qui s'unissaient à l'action y participaient semblablement, selon leur disposition et préparation."

Le P. Bagueneau, après avoir reproduit, dans sa vie de la sœur Catherine, le récit dont on vient de lire quelques extraits, ajoute :

"Notez que plusieurs saints ont ressenti de semblables opérations de Jésus-Christ, comme il arriva à saint François de Sales, lorsqu'il fut sacré évêque : la très sainte Trinité lui ayant fait connaître et sentir qu'elle opérait dans son âme les mômes actions que les évêques faisaient sur son corps ; en lui donnant l'intelligence de ces saintes céré- monies, en présence de la glorieuse Vierge et des apôtres

saint Pierre et saint Paul."

On sait, en effet, que le saint évt'que de Genève, pendant tout le temps de sa consécration, se trouva pour ainsi dire en extase, ne voyant que ce qui se passait mystérieusement par la grâce divine dans l'intérieur de son âme, mais exté- rieurement insensible à tout ce qui l'entourait, comme une

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statue de cire entre les main-s des évêques qui opéraient sur lui les actes de la consécration.

Peu de temps après la dédicace de l'église paroissiale, eut lieu la translation solennelle des reliques des saints martyrs Flavien et Félicité, que Mgr de Laval avait obte- nues du saint-siège par l'entremise de Mgr Fallu. L'évêque de Pétrée avait apporté avec lui, en 1659, ces pieuses reli- ques, comme un précieux trésor, ou plutôt comme un talis- man spirituel, dont il attendait les efiFets les plus salutaires pour le bien de son Eglise.

Le 26 juin 1660, il avait fait visiter et reconnaître les ossements de ces saints par les principaux médecins et chirurgiens de la colonie, en présence du clergé, du gou- verneur et de l'élite de^ citoyens, afin d'en constater l'authenticité. Mais il remit d'en faire la translation solen- nelle dans l'église paroissiale, jusquà ce qu'elle fût con- sacrée.

C'est ici le lieu de faire remarquer la grande richesse de reliques que posséda, dès son origine, l'Eglise du Canada. Ce fait prouve l'esprit de foi de ces missionnaires dévoués, qui, en quittant leur patrie, pour venir travailler sur nos plages lointaines, n'avaient aucune pensée d'ambition humaine, et ne songeaient qu'à emporter avec eux quelques reliques de saints confesseurs ou martyrs, qui fussent comme les compagnons de leur exil et les protecteurs de leurs travaux.

Les parents ou les amis qu'ils laissaient en France, les communautés religieuses, surtout, ne manquaient pas

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ordinairement de leur faire une petite part du patrimoine 4e reliques qu'ils possédaient. M. D'Ailleboût en reçut de sa sœur, Catherine D'Ailleboût, religieuse du monas- tère de Saint-Pierre de Reims. L'abbesse de Montmartre, Françoise-Rénée de Lorraine, donna à M. de Maizerets une relique notable de saint Denis. Elle lui disait dans sa lettre d'envoi, que c'était *' en considération du grand zèle qu'il avait pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, il allait se consommer et sacrifier dans la mission de ces pays étrangers, "

Mgr de Laval, en consacrant son église, déposa dans le tombeau du maître-autel plus de quatre-vingts reliques différentes, y compris celles de la Bonne Sainte-Anne, des cheveux de la ?ainte Vierge et du bois de la vraie Croix.

La translation des reliques de saint Flavien et de sainte Félicité 1 eut lieu le dimanche 29 août, jour de la fête de saint Augustin. Elle se fit avec une magnificence qui surpassa même celle de la consécration de la cathédrale.

'* Il ne s'était point encore vu dans ces contrées une si belle cérémonie, dit Marie de l'Incarnation. Il y avait à la procession quarante-sept ecclésiastiques en surplis, chapes, chasubles et dalmatiques. Comme il fallait porter les reliques dans les quatre églises de Québec, nous eûmes

1 La fête de ces saints martyrs se célèbre tous les ans le premier dimanche de septembre dans 1h cathédrale de Québec. On eut toujours pour leurs reliques une grande dévotion : '* Dans les nécessités publi- ques, on a souvent descendu et porté ces reliques en procession, comme on porte à Paris celles do suinte (ieneviève, et toujours avec succës. '* (Ixitonr, p. 174.)

492 VIE DE MGR DE LAVAL

la consolation de voir cette magnifique cérémonie. M. de Tracy, vice- roi, M. de Courcelle, gouverneur, avec les deux plus considérables de la noblesse, portaient le dais. Le? plus élevés en dignité d'entre les ecclésiastiques portaient les quatre grandes châsses sur des brancards magnifique- ment ornés. La procession, sortant d'une église, y laissait une châsse. La musique ne cessa point, tant dans les che- mins que dans les stations. Monseigneur suivait les sainte? reliques et la procession en ses habits pontificaux ^ ".

Aux ursulines, il se produisit un accident qui aurait pu avoir des suites fâcheuses. Le plancher de l'église fléchit sous le poids de la foule qui y avait pénétré, et s*écroula. Grand nombre de personnes, entre autres Mgr de Laval lui- même, tombèrent dans la cave, qui était assez profonde : heureusement personne ne fut blessé 2.

La Mère de l'Incarnation, après avoir fait le récit de la translation des reliques, à laquelle le vice-roi avait pris une part d'honneur, ajoute : '' C'est une chose ravissante de voir M. de Tracy dans une exactitude merveilleuse à se rendre le premier à toutes cçs saintes cérémonies, car il n'en perdrait pas un moment. On Ta vu plus de six heures entières dans l'église, sans en sortir. Son exemple a tant de force, que le monde le suit comme des enfant? suivent leur père. Il favorise et soutient l'Eglise par sa

1 Li'ttre hutorlquc 7 Je.

2 Un accident de ce genre arriva en 1S54 à N. S. P. Je pape Pie IX, à Sainte-Agnes hors les murs.

VIE DE MGR DE LAVAL 493

piété et par le crédit qu'il a universellement sur tous les esprits."

Le 15 août précédent, jour de l'Assomption, cet homme, aussi grand par ses sentiments religieux que par sa noblesse, s'était fait recevoir de la congrégation de la sainte Vierge, chez les pères jésuites ; puis il avait passé le reste de la journée à l'Hôtel-Dieu pour y soigner et servir lui-même les malades.

Le 17, encore tout pénétré des grâces qu'il avait obtenues au sanctuaire de la Bonne Sainte-Anne, au mois de mars précédent, il voulut y faire un second pèlerinage, et y porter lui-même l'ex-voto qu'il avait promis, lorsqu'il avait tté si exposé à faire naufrage, en arrivant au Canada. Il s'y rendit cette fois avec Mgr de Laval.

Quel touchant spectacle que celui de ce saint évêque et Je cet illustre représentant du premier monarque du monde, les chefs de l'Eglise et de l'Etat dans la Nouvelle- France, allant s'agenouiller ensemble au pied des autels de sainte Anne, et y confondre leurs prières avec celles de la foule des pèlerins ! De pareils exemples ne pouvaient manquer de porter efficacement au bien les fidèles de l'Eglise du Canada.

L'ex-voto de M. de Tracy était un tableau de sainte Anne pour le maître-autel i. On l'y conserve encore, avec

1 Suivant la tradition, ce tableau serait de Lebrun. Plusieurs con- naisseurs qui l'ont vu, entr'autres M. l'ubbé Desmazures, de Saint- ^iulpice de Montréal, assurent qu'il a plusieurs des qualités d'un tableau de maître. M. do Tracy avait eu tout le temps de le comman- der et de le faire faire en Europe l'hiver précédent.

494 VIE DE MGR DE LAVAL

de beaux ornements en drap d'or, qui furent envoyés à ce sanctuaire par la reine mère, Anne d'Autriche.

Cette pieuse femme, à qui surtout le Canada devait on évêque, venait de mourir, ou, du moins, on venait d'ap- prendre au Canada la nouvelle de sa mort (20 janvier 1666). Mgr de Laval, qui aimait tant la France et son souverain, û\ célébrer partout des services pour le repos de l'âme d'Anne d'Autriche. Celui qui eut lieu chez les jésuites, le 4 août, fut très solennel : toutes les autorités de la colonie y assis- tèrent. L'église des jésuites resta tendue de noir pendant plusieurs jours.

Un second service fut chanté à la cathédrale le 13 août, et le P. Dablon prononça l'oraison funèbre de la reine.

CHAPITRE VINGT ET UNIEME

Expédition de M. de Tracy contre les Iroquois. 11 appuie les ordon- nances de Mgr de Laval. Il repasse en France. 1666-1667.

Le temps était arrivé le marquis de Tracy allait montrer qu'il n'était pas seulement un homme de religion, mais aussi un grand capitaine, ou plutôt que rien ne s'allie plus que la vraie piété avec la bravoure sur les champs de bataille, et que celui qui sert bien son Dieu est aussi le plus propre à bien servir son roi.

Avant de marcher contre les Iroquois, il avait voulu connaître exactement le terrain sur lequel il allait com- battre, et les ressources à sa disposition. La triste aven- ture de M. de Courcelle lui avait démontré qu'on ne gagne rien à se précipiter. Maintenant il savait la valeur de ses troupes et leur désir d'aller se mesurer avec les sauvages ; il avait appris surtout à se défier de la fourberie des Iro- quois, qui ne tenaient jamais leurs promesses.

Il gardait au château un de leurs chefs les plus fameux, appelé le Bâtard Flamand i, et le traitait avec bonté, parce

1 Fils d'une Iroquoise, du canton des Agnicrs, et d'un Hollandais ; d'où son nom Bâtard Flamand, Il était d'une grande bravoure. (His- toire du Montréal, note do Jacques Viger, p. 192.)

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que ce barbare avait épargné, dans une rencontre, un de ses proches parents i. ^* Voilà que nous allons chez toi, lui dit un jour M. de Tracy: qu'en dis-tu? " Ce chef sau- vage se mit à pleurer, et lui répliqua : *' Onontio, je vois bien que nous sommes perdus; mais notre perte te coûtera cher. Notre nation ne sera plus ; mais je t'avertis qu'il y demeurera beaucoup de ta belle jeunesse, parce que la nôtre se défendra jusqu'à la dernière extrémité. Je te prie seu- lement de sauver ma femme et mes enfants 2. "

M. de Tracy se mit en marche le 14 septembre, jour de la fête de l'Exaltation de la sainte Croix: c'était de bon augure. Son armée, composée d'environ treize cents hom- mes, reçut, avant de partir pour la guerre sainte, la bénédic- tion de l'évêque.

Il emmenait avec lui MM. de Courcelle, de Salière et de Chaumont. M. Dollierde Casson 3, prêtre de Saint -Sulpice, nouvellement arrivé d'Europe ^, accompagnait l'expédi- tion, avec l'abbé Dubois et quelques jésuites.

On entra dans le lac Champlain vers le 29 septembre,

1 M. de Lerolo, son cousin. M. de Chasy, neveu du vice-roi» ne fut pas si heureux : il fut tuë par les Agniers. Il a donné son nom à la rivière Chasy. (Ibid. , p. 267. )

2 Lettre historique ÏJ/e.

3 *' Avant d'entrer dans les saints ordres, il suivit le parti des nrnies, fut capitaine de cavalerie, servit sous le maréchal de Turcnne, et s'acquit par sa bravoure l'estime de ce grand général d'armée.

*^ 11 avait une taille avantageuse, et une force si extraordinaire, qu'il portait deux hommes assis sur ses deux mains. " (Notice sur M, DUlitr^ par M. Grandet.)

4 Avec trois autres sulpiciens, MM. Barthélémy, Frémont et (1 uyottc.

VIE DE MGR DE LAVAL 497

par un temps splendide, et l'on se reposa quelques jours au Fort Sainte-Anne.

La marche de l'armée avait été, jusque-là, des plus heu- reuses. On rencontra bientôt des obstacles sérieux. Des pluies torrentielles avaient gAté les chemins, haussé le îûveau des lacs et des rivières; on était à bout de vivres et {-puisé de fatigues ^ La Providence, cependant, veillait sur cette petite armée, comme autrefois sur le peuple de Dieu dans le désert.

A Québec, tout le monde était en prières ; et Mgr de Laval avait les mains levées vers le Ciel pour le succès de Texpédition '-.

Les soldafs de M. de Tracy firent des prodiges de valeur, et franchirent vaillamment tous les obstacles. Le vice-roi lui-même était, paraît-il, un homme d'une stature et d'une force prodigieuses, une espèce de géant, capable d'affronter toutes les fatigues.

Comme on manquait de pain et de provisions, ** Notre- Seîgneur, pour les intérêts duquel on s'était exposé, dit Marie de T Incarnation, pourvut abondamment aux besoins de l'armée par la rencontre d'un grand nombre de châtai- gniers si chargés de fruits, que tout le monde fut repu de cette manne. Ces châtaignes, quoique petites, sont meil- leures que les marrons de France.'*

1 M. Dollier raconte spirituellement ses priration.^, dans son HiMoire du Montréd,

2 BdatioïiS des jé,mdc.\ 1666.

il

498 VIE DE MGR DE LAVAL

Puis elle ajoute: "Il semble à toute cette milice qu'elle va assiéger le paradis, et qu'elle espère le prendre et y entrer, parce que c'est pour le bien de la foi et de la religion qu'elle va combattre i. "

On arriva au pays des Agniers, la première des cinq tribus iroquoises, le 14 octobre, jour de la Sainte-Thérèse. Il y avait quatre grandes bourgades, appartenant à cette tribu sauvage ; et à mesure que les Français arrivaient dans une de ces bourgades, ils la trouvaient déserte.

Du haut de leurs collines, les Iroquois avaient vu l'armée de M. de Tracy. Est-ce la frayeur qui s'était emparé de leur imagination, et avait ébloui complètement leur regard? Est-ce la divine Providence elle-même qui avait multiplié en apparence les soldats du vice-roi, comme elle fit autre- fois pour l'armée du peuple d'Israël? Quoi qu'il en soit, les Iroquois étaient persuadés que M. de Tracy avait à sa suite plus de 4,000 hommes.

Les Français furent charmés de la beauté de ce pays et de la richesse de ces bourgades. Il y avait des maisons construites à l'européenne, dont quelques-unes avaient jusqu'à 120 pieds de longueur, et logeaient plusieurs familles. ^' Les cabanes étaient bien bâties et magnifique- ment ornées, dit Marie de PIncarnation ; jamais on ne l'eût cru. Ces sauvages avaient des outils de menuiserie et autres, dont ils se servaient pour la décoration de leurs cabanes et de leu^s meubles 2."

1 Lettre historique 7oe.

2 Ibi(L

VIE DE MGR DE LAVAL 499

Les Agniers cultivaient la terre et récoltaient beaucoup de grains et de légumes. En un mot, la civilisation iro- quoise était plus avancée que celle des autres sauvages qu'on avait vus jusque-là.

Les maisons et les greniers regorgeaient de vivres et de provisions. On en prit ce qu'il fallait pour le retour de l'armée ; on mit le feu à tout le reste : et bientôt ces bour- gades ne furent plus qu'un amas de ruines, de cendres et de décombres.

Le peuple iroquois avait été suffisamment châtié, au moins pour le moment. La tribu des Agniers, qui avait toujours empêché les quatre autres nations de faire avec les Français une paix franche et durable, se trouvait main^ tenant sans foyers et sans asile.

Comme la saison était déjà avancée, M. de Tracy résolut de rentrer au Canada. Mais auparavant il prit solennelle- ment possession du pays au nom de Dieu et du roi de France. On célébra plusieurs fois le saint sacrifice de la messe dans ces lieux n'avaient régné jusque-là que l'impureté et les superstitions idolâtriques. Un Te Deum fut chanté de tout cœur en l'honneur du Dieu des armées ; puis l'on se mit en route pour le Canada.

Le retour des troupes ne se fit pas sans de grandes diffi- cultés, à cause de la crue des eaux et du mauvais état des chemins. Il s'opéra pourtant avec une rapidité merveil- leuse et un élan indescriptible. L'intrépidité de MM. de Tracy, de Courcelle et de Salière donnait des ailes à nos soldats.

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VIE DE MGR DE LAVAL

On arriva à Québec le 5 novembre ; et, chose admirable, après une marche si longue, si difficile et si périlleuBe, après tant de travaux et de fatigues, l'armée se retrouvait presque au complet, comme au départ. On n'avait perdu que huit ou neuf hommes, qui s'étaient noyés, en revenant, dans le lac Champlain.

Le 14 novembre, Mgr de Laval ordonna une grand'messe dans la cathédrale et une procession solennelle d'actions de grâces. Un Te Deum fut chanté pour remercier Dieu de la protection visible qu'il avait accordée à l'expédition de M. de Tracy i.

Les nations iroquoises avaient reçu une verte leçon. Le vice-roi leur envoya le Bâtard Flamand pour leur proposer la paix et les conditions auxquelles il la leur accordait. Il leur donnait quelque temps pour réfléchir, ajoutant que s'ils n'acceptaient pas ces conditions et remuaient davan- tage, il irait les visiter de nouveau, et que cette fois ils ne seraient pas quittes à si bon marché.

On attendit la suite des négociations : elles ne furent pas lentes à aboutir.

La nouvelle de la fuite précipitée des Agniers fut bientôt connue de toutes les tribus iroquoises. Au printemps de 1667, on envoya à M. de Tracy des ambassadeurs.

" Ils ont acquiescé à toutes les conditions qui leur ont été proposées, écrit Marie de l'Incarnation ; savoir, de

1 C'est probablement à la mémo occasion que le vice-roi fit élever sur le bord du cap, en face du séminaire, cotte grande croix, dont nous avons parlé plus haut, p. 393. Il était parti en guerre le jour do l'Kxaltatiun de la s^iinte Croix.

VIE DE MGR DK LAVAL 501

ramener tous nos captifs de Pun et de Pautre sexe, et d'amener ici de leurs familles, pour otages des Pères et des Français qui seront envoyés dans leur pays ^ ".

La conversion des Iroquois et des sauvages, en général, tel avait été le but pour ainsi dire unique de Texpédition de M. de Tracy ; et voilà ce qui en avait fait une guerre sainte, dans toute la force du mot. La conclusion de la paix fut aussi l'aurore d'une période de salut pour ces pau- vres peuples.

L'année 1667, si glorieusement commencée, se continua sous les auspices les plus favorables. Ce fut peut-être l'une des époques les plus heureuses et les moins troublées de l'Eglise du Canada.

A la faveur de la paix conclue avec les Iroquois, et grâce à la présence de M. de Tracy, qui était bien disposé à la maintenir si elle venait à être menacée, grâce aussi aux exemples bienfaisants que ne cessaient de donner les chefs de la colonie, les bonnes mœurs florissaient, la foi et la piété produisaient des fruits étonnants de salut, la prospé- rité matérielle elle-même prenait un essor merveilleux.

L'union la plus parfaite régnait parmi le clergé comme parmi les fidèles. Tout le monde en était ravi. La Mère de l'Incarnation en ouvre son cœur dans une page admira- ble, que nous ne pouvons nous empêcher de citer :

*' Mon cher Père, écrit-elle au P.Joseph Poncet 2, ne nous

1 Lettre hhtorique 76e.

2 Le P. Poncet exerça longtemps les fonctions de curé de Québec ; il y établit la confrérie du S. Scapulaire le 1er nov. 165(5. C'est lui

502 VIE DE MGR DE LAVAL

verrons-nous point encore quelque jour, pour nous entre- tenir de nos aventures ? Notre divin Maître le fera quand il lui plaira ; et, si c'est sa plus grande gloire, il vous fera revoir cette Eglise qui vous a tant coûté ^. Tout y est à présent magnifique, et c'est une bénédiction devoir l'union -qui est entre Mgr notre évoque et nos révérends pères. Il semble qu'eux et MM. du séminaire ne soient qu^un. M. de Tracy, qui m'a déclaré ses sentiments, en est ravi, comme aussi de la majesté de l'Eglise, et des grandes actions de piété de ceux qui la servent.

'* Vos Pères y éclatent à l'ordinaire, et en font l'un des plus grands ornements. Vous verriez vos petits enfants, <iui commençaient, de votre temps, à connaître les lettres, porter aujourd'hui la soutane, et étudier en théologie.

*' Votre collège est florissant ; et notre séminaire -, qui «'est qu'un grain de sable en comparaison, fournit d'excel- lents sujets. Vous avez vu des petites filles, à qui nous avons depuis donné l'habit, et d'autres à qui nous sommes sur le point de le donner, toutes destinées pour le chœur. Voua pleureriez de joie de voir de si heureux progrès, et un moment de votre réflexion sur l'état les choses ont été, et sur celui elles sont, vous ferait oublier tou3 vos travaux passé?. Vous nous avez vues trois religieuses, qui

quo le P. DeQuen remplaça par le P. Pijart, eu 1657, sans en parler à M. de Queylus. (Voir plus haut p. 112.) Il était repassé en France peu de temps après cette affaire.

1 Il avait eu les mains mutilées par les Iroquois, et brûlées avec -tlos charbons ardents. (Répertoire du clergé cattadieèt. )

2 Elle appelait ainsi le pensionnat des ursulines.

VIE DE MGR DE LAVAL 503

ont eu l'honneur de faire le voyage en votre compagnie ; aujourd'hui, nous sommes vingt, et nous en demandons encore en France. Le R. P. Lalemant est toujours notre bon et infatigable père."

Elle continue ensuite sur ce ton charmant à exposer au P. Poncet les sentiments de joie qui débordent de son âme, et lui apprend la faveur dont M. de Tracy et Mgr de Laval viennent d'honorer l'église des ursulines.

** Vous nous aviez donné autrefois quelques reliques, (lit-elle, mais une partie a été employée à la consécration de notre grand autel, dont Mgr notre évêque a eu la bonté de faire la dédicace, le 17 août 1667, à la prière de M. de Tracy, sous le nom du grand saint Joseph, avec une magni- ficence extraordinaire. Tout fut ravissant, et les cérémonies V furent exactement observées à la romaine ^ ."

Malheureusement, M. de Tracy était à la veille de repasser en France. Sa mission était terminée, et il l'avait remplie à la satisfaction de tous. Il avait mis les Iroquois à la raison, et conclu avec eux une paix solide. Il avait rétabli le Conseil supérieur sur ses premières bases, et réparé les fautes de M. de Mésy. Il avait fait de sages règlements pour le bien de la colonie, et prêté main-forte à Mgr de Laval dans la question des dîmes et celle de la traite de l'eau-de-vie avec les sauvages.

Il appuya aussi d'une manière éclatante une ordonnance de l'évêque, du 6 août 1667, contre certains désordres que se perrhettaient les Français chez les sauvages Outa ouais.

1 Lettre spirituelle 109e.

504 VIE DE MGR DE LAVAL

Cette ordonnance était ainsi conçue : " A notre bien-aimé le P. Claude Allouez, supérieur de la mission de la Com- pagnie de Jésus aux Outaouais, Salut. Sur l'avis que nous avons eu du désordre qu'il y a en vos missions au regard des Français qui y vont trafiquer, qui ne font point de difficulté d'assister à tous les festins profanés qui s'y font par les payens, au grand scandale quelquefois de leurs âmes, et de l'édification qu'ils doivent donner aux nou- veaux chrétiens ; nous vous enjoignons de tenir la main à ce qu'ils n'y assistent jamais lorsque ces festins seront manifestement idolâtres ; et, s'ils font le contraire de ce que vous aurez jugé faire ou ne pas faire en ce point, de les menacer des censures, s'ils ne se mettent en leur devoir, et, en cas de coutumace, d'y procéder selon votre pru- dence et discrétion ; comme aussi, d'en user de la même manière, envers ceux qui seraient extraordinairement atteints d'impureté scandaleuse. "

M. deTracy appuya en ces termes l'ordonnance deMgr de Laval: ** Défenses sont faites, dit-il, à tous ceux auxquels nous avons permis d'aller aux Outaouais, de se trouver dans les superstitions et manières de sacrifices que font les susdits Outaouais et Nipissins. Il leur est aussi ordonné de rapporter attestation du supérieur des pères jésuites qui sera sur les lieux, de leur bonne vie et mœurs, à faute de quoi les pelleteries qu'ils apporteront au Canada leur seront confisquées i. "

1 Mgr de Laval fit enregistrer cette ordonnance du vîce-roi, à Li suite de la sienne, dans les registres de l'ëvêché.

/ VIE DE MGR DE LAVAL 505

On ne pouvait rêver un plus admirable accord entre l'autorité civile et l'autorité ecclésiastique. Aussi tout le monde était chagrin de voir partir le vice-roi.

" Nous allons perdre M. de Tracy, écrivait Marie de l'Incarnation. Le roi qui le rappelle en France a envoyé un grand vaisseau de guerre pour l'emmener avec honneur. Cette nouvelle Eglise et tout le pays y feront une perte qui ne sp peut dire, car il a fait ici des expéditions qu'on n'aurait jamais osé entreprendre ni espérer. Dieu a voulu donner cela à la grande piété de son serviteur, qui a gagné tout le monde par ses bonnes œuvres et par les grands exemples de vertu et de religion qu'il a donnés à tout le pays. Nous perdons beaucoup pour notre particulier : il nous fait faire une chapelle qui lui coûtera plus de 2,500 livres. C'est le meilleur ami que nous ayons eu depuis que nous sommes en ce pays. Nous souhaiterions pour le bien de l'Eglise et de tout le Canada, que Sa Majesté le voulût renvoyer ^ "

M. de Tracy s'embarqua pour la France le 28 août dans le navire Saint-Sébastien^ accompagné du P. Bardy, avec lequel il était venu au Canada.

1 Lettre historique 70e.

I *

CHAPITRE VINGT-DEUXIEME

^Igr de Laval et les stiuvages. Epanouisseiuent des missions chez les Iroquois, et dans Tes différentes parties du pays. 1667-1671.

La paix conclue avec les Iroquois par M. de Tracy donna un puissant essor au développement matériel du Canada.

*' Il fait beau, disait la Relation de 1668, voir les rivages de notre fleuve Saint - Laurent habités de nou* velles colonies, qui vont s'étendant sur plus de quatre- vingt lieues de pays, le long des bords de cette grande rivière, l'on voit naître d'espace en espace de nouvelles bourgades qui facilitent la navigation, la rendant plus agréable par la vue de quantité de maisons, et plus com- mode par de fréquents lieux de repos."

Les colons ne gagnaient pas encore l'intérieur des terres. A part les Forts de la rivière Richelieu, il n'y avait guère d'habitations que sur les rives du Saint-Laurent.

On pouvait maintenant se livrer au travail du défriche- ment et abattre les arbres de la forêt, sans être exposé à rencontrer l'ennemi en embuscade. Le laboureur ensemen- çait ses champs, en toute sécurité, et la terre encore vierge se couvrait d'abondantes moissons.

508 VIE DE MGR DE LAVAL

La chasse se faisait sans danger ; et no3 sauvages alliés, ne craignant plus de rencontrer Tlroquois, venaient gaie- ment de cinq six cents lieues nous apporter leurs pelle- teries. On voyait même arriver à Québec, chargés de fourrure?, des sauvages qu'on n'y avait encore jamais rencontrés.

Le commerce avait d'excellentes perspectives ; et M. Talon se proposait de nouer des relations non seulement entre le Canada et la France, mais aussi avec l'Espagne et les Antilles.

On avait découvert des mines importantes dans plusieurs endroits du pays, mais surtout au nord du lac Supérieur; et il songeait à les exploiter i.

Tout en encourageant la culture des terres, il favorisait

«

aussi l'industrie. *^ Un pays ne peut se former entièrement sans l'assistance des manufactures, dit la Relation déjà citée. Nous voyons déjà celle des souliers et des chapeaux commencée; celle des toiles et des cuirs est projetée*, et l'on attend que la multiplication des moutons produise suffisamment des laines, pour introduire des manufactures de draps. C'est ce ([ue nous espérons dans peu, puisque les bestiaux se peuplent ici abondamment, entre autres les chevaux, qui commencent à se distribuer dans tout le pays." M. Talon avait fait construire une brasserie à Québec.

1 *' Le P. Allouez descendit en 1667, portant avec lui des échan- tillons de cuivre qu'il avait recueillis sur les rivages du lac Supérieur.'' (Ferlniui, t. II, p. 67.;

VIE DE MGR DE LAVAL 509

*' Elle ne servira pas peu pour la commodité publique, ajoutait la Relation, soit pour l'épargne des boissons enivrantes..., soit pour conserver dans le pays l'argent qui en sort par l'achat qu'on fait en France de tant de boissons, soit enfin pour consommer le surabondant des blés, qui se sont trouves quelquefois en telle quantité, que les labou- reurs n'en pouvaient avoir le débit."

Le roi, qui s'intéressait beaucoup à l'avenir du Canada, y envoyait chaque année un certain nombre de colons. Avec son agrément, et celui de leur vaillant colonel et propriétaire, M. de Salière, plus de quatre cents soldats du régiment de Carignan ainsi que plusieurs officiers se fixèrent au pays. Afin de les encourager, on leur fit des conditions avantageuses.

Le nombre des mariages augmentait, et par suite le chiffre de la population. Dans la seule paroisse de Québec, il y en eut 93 dans l'espace de trois ans (1666-68). Le pre- mier recensement du Canada, fait au commencement de 1666, accusait une population de 3,148 âmes, qui devait s'élever dix ans plus tard à 8,515 âmes i. La colonie fran- çaise était entrée dans une ère de progrès matériel.

Mais ce furent surtout les missions sauvages qui prirent alors un élan admirable. '* Depuis que nous jouissons du bienfait de la paix, écrit Marie de l'Incarnation, nos mis- sions fleurissent et prospèrent. C'est une chose merveilleuse de voir le zèle des ouvriers de l'Evangile. Ils sont tous

1 Collection lit (hicn.menis (/«• ^f Noiivelle- France j Québec, t. I, pp. 186 et 261.

510 VIE DE MGR DE LAVAL

partis pour leurs missions avec une ferveur et un courage qui nous donnent sujet d'en espérer de grands succès."

Dès l'été de 1667, plusieurs pères jésuites s'étaient envolés vers le pays des Iroquois pour y gagner à la cause de Jésus- Christ ceux que l'on venait de soumettre à la couronne de France. Ce pays avait déjà vu la lumière de la Foi ; mais elle y était presque éteinte. Il avait même été arrosé du sang des martyrs : c'est que le P. Jogues avait eu à endurer d'horribles tortures (1644). Ce sang des martyrs allait devenir la semence de nouveaux chrétiens, et la lumière de l'Evangile, briller de nouveau sur ces plages lointaines.

Les jésuites arrivent; et bientôt des chapelles s'élèvent, des missions s'organisent dans les cinq bourgades iro- quoises : la mission des Martyrs, dans le pays des Agniers; la mission de Saint-François-Xavier, chez les Iroquois d'Onneyoùt ; celle de Saint- Jean-Baptiste, chez les Onnon- tagués, commande le brave capitaine Garakontié; la mission de Saint-Joseph, chez les Iroquois d'Oyogouin ; et enfin celle de Saint-Michel chez les Tsonnontouans.

Ce dernier peuple, le plus éloigné de Québec, est aussi le plus populeux. Les jésuites y établissent bientôt deux autres missioi^ ; de sorte que, dès l'automne de 166S, il y a déjà sept missions chrétiennes au milieu de cette nation iroquoise qui s'est toujours montrée si rebelle aux ensei- gnements de la Foi.

Ces missions sont fréquentées d'abord principalement par les nombreux captifs chrétiens, de race algonquine ou huronne, qui sont répandus parmi les Iroquois, et ont

VIE DE MGR DE LAVAL 511

conservé la pratique de la prière. Mais peu à peu ce noyau se grossit d'un bon nombre d'Iroquois.

Les jésuites baptisaient chaque année beaucoup d'en- fants, et aussi plusieurs adultes dangereusen^ent malades. Mais ils se montraient, avec raison, difficiles, quand il s'agissait de baptiser les adultes en santé. Ils exigeaient auparavant des preuves sérieuses de la sincérité de leur conversion.

Beaucoup d'obstacles s'opposaient, en effet, à la conver- sion des Iroquois, entre autres, la croyance invétérée aux songes et à la jonglerie, le vice impur, qui les tenait sous la puissance du démon, l'instabilité de leur caractère, et aussi, vers cette époque, la guerre qu'ils avaient à soutenir contre la nation des Loups, dispersée sur les bords de l'Hudson. Ce peuple sauvage leur faisait payer cher l'acharnement barbare avec lequel ils avaient eux-mêmes poursuivi autrefois le pauvre peuple huron, qu'ils avaient complètement exterminé en 1640.

Ajoutons à ces obstacles à la conversion des Iroquois le commerce des boissons pratiqué par les colons de la Nouvelle-Angleterre. *' Si l'eau-de-vie était bannie de chez les sauvages, dit M. Dollier, nous aurions des milliers de conversions. Cette liqueur est un appât si diabolique, qu'il attrape tous les sauvages qui sont proche des Fran- çais.... On voit tout périr parce malheureux compierce ^...."

Les Iroquois eux-mêmes s'émurent à la vue de ce désor- dre, qui faisait parmi eux de si grands ravages; et, sur

'~ m I m^

1 Histoire du Montréal.

512 VIE DE MGR DE LAVAL

l'avis du p. Pierron, ils s'adressèrent au gouverneur de New-York pour le prier d'y apporter remède. Nous avons la réponse de M. François Lovelace : elle est digne d'un gouverneur chrétien ; il l'adressa au P. Pierron. En voici, dit la Relation de 1669, " les propres termes tirés mot à mot de l'original. "

'* Père, j'apprends votre complainte, laquelleest secondée par celle des capitaines Iroquois..., comme il appert plus ouvertement par leur requête enclose dans la vôtre, tou- chant la grande quantité de liqueurs que quelques-ans d'Albany prennent la liberté de vendre aux Indiens ; en ce faisant, que de grands désordres se sont commis par eux, et qu'il est à craindre davantage, si l'on n'y prévient. Pour réponse, vous saurez que j'ai pris tout le soin possible, et y continuerai sous de très sévères amendes, à restreindre et empêcher de fournir aux Indiens aucun excès. Je suis fort aise d'entendre que de telles vertueuses cogitations procèdent des infidèles, à la honte de plusieurs chrétiens. Mais cela doit être attribué à vos pieuses instructions, vous qui étant bien versé en une étroite discipline, leur avez montré le chemin de mortification, tant par vos préceptes que pratique. "

Malgré tous les obstacles que les jésuites rencontraient dans l'exercice de leur apostolat, ils réussirent à produire beaucoup de fruits de salut.

Les Iroquois qui ne se convertissaient pas dans leur pays, venaient souvent chercher la grâce de la foi à Québec ou à Montréal. Répandus dans le Canada pour la traite des

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fourrures, ils rencontraient les pères jésuites, qui tâchaient de les attirer à leurs missions de la Praierie ou de Notre- Dame-de-Foye, les fixaient aussi longtemps que possible dans ce milieu ils étaient hors des atteintes des jongleurs, les instruisaient, et en faisaient d'excellents chrétiens.

Mgr de Laval n'avait pas de plus grand bonheur que de baptiser lui-même ces pauvres enfants des bois. Obligé de rester au centre de son troupeau, incapable de s'éloigner pour partager les travaux apostoliques de ses mission- naires, il aimait, du moins, à mettre la dernière main à l'œuvre de sanctification des Iroquois qui venaient se réfugier près de lui. En une seule année, il baptisa lui- même à Québec et confirma plus de soixante sauvages.

Il y avait souvent parmi ces néophytes des exemples <run héroïsme admirable.

" Une Iroquoise du bourg Saint-François-Xavier avait entendu parler de la Foi à son mari, Iluron de nation, baptisé autrefois par nos Pères, dit la Relation de 1668. Ces paroles lui avaient donné au cœur, et laissé un grand 'lésir de pouvoir s'aboucher avec quelque Père pour être éclairée plus particulièrement sur les mystères dont son mari l'entretenait. Plusieurs années s'écoulèrent sans qu'elle pût contenter ses désirs» et elle avait déjà lié partie avec ce bon Huron pour aller avec lui faire la chasse du côté de Montréal, et de donner jusqu'à Québec, pour y trouver ce qu'elle souhaitait depuis si longtemps.

" Comme ils sont prêts à partir, ajoute la Relation, voilà nue nouvelle qu'on apporte dans le bourg : une Robe noire

33

514 VIE DE MGB DE LAVAL

vient d'arriver; c'est le P. Bruyas.... Notre Iroquoise se fait écolière du Père, et celui-ci réciproquement se fait son écolier, pour apprendre les secrets de la langue iroquoise. pendant qu'il lui découvrira ceux de son salut.

** Cette femme eut à souffrir une grande persécution de la part de ses parents, et même de toute la bourgade.... On lui reprochait de hâter sa mort. La Foi, qui avait déjà tué tant de monde, disait-on, ne l'épargnerait pas. A quoi cette généreuse catéchumène répondait: '' Quand je verrai '* que ceux qui ne croient pas ne meurent point, j'écouterai *' vos remontrances ; sinon, vous ne gagnerez rien sur mon ^' esprit. "

'' Après avoir été suffisamment instruite des mystères de la Religion, elle entreprit le voj^age de Montréal; et elle fit instance auprès de son mari pour qu'il descendit avec elle jusqu'à Québec. Elle y fut instruite plus ample- ment par le Père qui a soin de l'église huronne, et fut si bien disposée, qu'elle se trouva en état de recevoir en même temps de la propre main de Mgr l'évêque trois sacrement-s, savoir: les sacrements de baptême, de mariage et de con- firmation. "

Qui n'admirerait les voies de la Providence pour le salut de cette pauvre sauvagesse ? Dieu connaît ceux qui lui appartiennent, quelque éloignés et quelque barbares qu'ils semblent être. Il veut le salut de tout le monde ; mais à certaines âmes privilégiées, probablement à celles qui ont le mieux profité des grâces naturelles, il réserve des tré- sors de miséricorde. Cette Iroquoise en fit l'heureuse

VIE DE MQR DE LAVAL 515

expérience, et voulut ensuite faire partager son bonheur aux membres de sa famille. Laissons parler la Rela- tion:

'^ Cette Iroquoise souhaitait le même bonheur à ses parents, entre autres à sa tante et à toute sa famille. Elle presse donc son mari de retourner au plus tôt au pays, afio. de les avertir qu'ils fissent le même voyage pour recevoir la même faveur. C'était plus de cent lieues que la charité leur faisait faire ; mais Dieu les soulagea par un coup de providence.

" Leur chemin était de retourner par Montréal. Ils y arrivèrent, et, par une rencontre admirable, ils y trouvè- rent ceux qu'ils allaient chercher bien loin. La joie fut égale de part et d'autre; mais parce que les nouveaux venus n'avaient aucune connaissance à Québec, ils avaient peine à se résoudre d'y aller: '^ Venez avec moi, leur dit " notre bonne Iroquoise, je veux vous faire le plaisir tout " entier; je vous tiendrai bonne compagnie ; et, retournant '' ainsi sur mes pas, je ne les crois pas perdus, étant " employés pour un si bon sujet."

*' Ils vont donc tous ensemble ; et Dieu donna tant de bénédiction au zèle de cette fervente Iroquoise, qu'en peu de temps ils furent parfaitement instruits par le Père, et trouvés dignes du saint baptême. Ils le reçurent des mains de Mgr l'évêque, avec une joie toute extraordinaire; puis ils résolurent de quitter leur pays, ils étaient dans l'abondance, et de se fixer à Québec, ils ne pouvaient vivre que par aumônes, pour mettre leur foi en plus grande

^516 VIE DE MGR DE LAVAL

sûreté, la préférant à toutes les commodités et les douceurs 'de kur patrie ^ "

On a dit avec raison que l'enthousiasme de la foi donne

des tiiles. Cela se vérifiait à la lettre pour cette femme intrépide, qui parcourait h pied la longue distance entre Québec et son pays, afin de recevoir ici la grâce du bap- t«ime, retournait aussitôt sur ses pas pour aller chercher ses parents et leur faire partager le même bienfait, les rencon-

t^raitil Montréal par un hasard tout providentiel, et les

:ianienait elle-même à Québec.

De pareils exemples ne prouvent pas seulement la divi- nité de la Religion, ils la font briller d'une manière plus

'&latante que le soleil.

La raison qui engageait Mgr de Laval à baptiser lui- inciïie les sauvages, c'était, à part l'affection qu'il voulait leur témoigner, le désir de dissiper aussi efficacement que |x)i;:5ible un préjugé que le démon avait enraciné dans leur

' esprit, à savoir, que le baptême avançait leur trépas. De nos jours, dans nos pays civilisés, il ne manque pas de

chr^^tiens qui se figurent que les derniers sacrements font mourir plus tôt ceux qui les reçoivent. Chez les sauvages,

les jongleurs avaient réussi i\ créer cette fficheuse împres-. : sîon, que le baptême était un principe de mort.

Dieu voulut, en plusieurs rencontres, par des prodiges ^^'Hiarquables, aider le pieux évoque à triompher d'un |)r/jugé si absurde et si injuste.

^ Bvh(t((fn.s iltff jesnit«'s, 1(568.

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Un jour c'était à la mission huronne, près de Québec une pauvre sauvagesse, que Ton préparait depuis longtemps^ au baptême, tombe gravement malade ; on ne lui donne plus que quelques heures dévie. Elle avaitjusque-là refusé le baptême, dans la crainte que ce sacrement n'abrégefii ses jours. Se voyant près de mourir, elle consent enfin Jk. être baptisée.

" Dieu, dit la Relation, voulant la retirer entièrement de- son erreur, permit que ces eaux sacrées lui fussent salutaires ^ en même temps et pour l'Ame et pour le corps. Cette gué— rison si inespérée lui donna de si hauts sentiments de la. Foi, et la mit dans un train de dévotion si rare, qu'elle ne marchait dans les rues qu'en récitant son chapelet, et servait d'exemple même aux plus ferventes de cette Eglise* ""

La Mère de l'Incarnation raconte un autre fait naiii moins merveilleux :

*' Un enfant mourut, dit-elle, après avoir reçu le saint baptême ; et comme la terre était toute couverte de neige,, en sorte que ses parents ne le pouvaient mettre en terre, ils rélevèrent en l'air sur un échafaud, selon leur coutume, et, pour lui faire honneur, l'ornèrent et entourèrent de peaux et de porcelaine.

*' Une nuit, les loups affamés sentant l'odeur d'un corps - mort, sortirent du bois et montèrent sur l'échafaud. Ils dévorèrent les peaux, les porcelaines et tout ce qui ornait l'enfant, mais ne touchèrent point à ce petit ange. Le matin, les sauvages vinrent voir cette merveille, et tous com— mencèrent à louer et à estimer le saint baptême.

518 VIE DE MGR DE LAVAL

** Ce miracle, ajoute la Mère de l'Incarnation, n'a pa3 seulement eu son effet au lieu il est arrivé ; mais s'étant répandu dans les nations voisines, il a donné partout un grand crédit à la Foi i."

C'est ainsi que Dieu, par des prodiges éclatants, appuyait yenseîgnement de l'évoque de Pétrée et de ses mission- naires. Aussi la Religion exerçait-elle partout un salutaire empire sur les âmes.

A quelques centaines de lieues à l'ouest de Québec, sur les bords des grands lacs Huron et Supérieur, quelques jésuites rivalisaient de zèle avec leurs confrères des mis- sions iroquoises, et évangélisaient les Outaouais ou Algon- quins supérieurs. Il y avait là, sur une immense étendue de terre, une dizaine de missions florissantes, dont les prîn- eipales étaient celles du Saut-Sainte- Marie, du Saint- Esprit, et de Michillimakinac.

Les jésuites avaient fnême pénét?:é plus loin encore, et porté le flambeau de la Foi jusque chez la nation du Feu; tandis que le P. Albanel, prenant une direction tout oppo- sée, s'était rendu jusqu'à la baie d'Hudson, en passant par Tadoussac et la vallée du Saguenay, et avait pris posses- sion, au nom de Dieu et du roi de France, de ces vastes régions du nord.

En bas de Québec, à l'embouchure du Saguenay, floris- sait la mission de Tadoussac ; et plus loin encore, sur la rive nord du Saint-Laurent, les tribus errantes des Papi-

Lettre histin'ique Slfe.

VIE DB MGR DE LAVAL 519

nachois, ou sauvages axe sourire cantinud^ se réunissaient chaque année pour entendre la parole, de Dieu, puis se dispersaient, et allaient ensuite porter eux-mêmes cette divine parole à leurs frères.

Ces Papinachois étaient de véritables apôtres. Une fois qu'ils avaient reçu le baptême, rien ne pouvait les ébranler dans leur religion. Le P. Nouvel rencontre un jour un de ces sauvages, qui avait été baptisé à Chicoutimi six ans auparavant, et l'interroge sur l'état de son Ame : *' Je n'ai vu qu'une seule fois les Français depuis mon baptême, répliqua-t-il ; et après avoir été instruit et baptisé par le P. Druillettes, je me suis abstenu, depuis, de recourir au démon. J'ai toujours fait la prière qu'il m'a enseignée, et je compte le matin sur mes doigts les dix fois que je dis : Vous qui avez tout fait, aj'ez pitié de moi ; et le eoir, je répète cinq fois la même prière."

Le P. Dablon, résumant dans l'automne de 1G71 le travail des missions sauvages, écrivait :

" Nous pouvons dire que le flambeau de la Foi éclaire à présent les quatre parties de ce nouveau monde. Plus de -sept cents baptêmes ont consacré, cette année, toutes nos forêts. Plus de vingt missions différentes occupent inces- samment nos Pères parmi plus de vingt diverses nations; et les chapelles, érigées dans les pays les plus éloignés d'ici, se trouvent presque tous les jours remplies de ces pauvres barbares, dans quelques-unes desquelles il s'est fait quelque- fois dix, vingt et trente baptêmes en une seule occasion i."

1 KeUitiom dea jdsnitei^^ 1671.

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VIE DE MGR DE LAVAL

Un jour c'était le 4 juin 1671 un grand spectacle fut donné aux sauvages de l'Ouest, sur une éminence de la bourgade du Saut-Sainte-Marie. '' On avait convoqué, dit la Relation, les peuples d'alentour, de plus de cent lieues à la ronde, et il y avait des ambassadeurs qui représentaient quatorze nations différentes. "

Une foule immense était répandue dans la plaine ; et, sur la colline, M. de Luçon, venu pour prendre possession de ces contrées au nom du roi de France, plantait solen- nellement la croix, et y arborait aussi les armes royales.

" La croix, dit la Relation, fut publiquement bénite, avec toutes les cérémonies de l'Eglise, par le supérieur de ces missions ; et pendant qu'on l'élevait pour, la planter, on chanta le Vexilla Régis, que bon nombre de Français entonnèrent, àlagrandeadmiration des sauvages. ...Ensuite, l'écusson de la France ayant été attaché à un poteau de cèdre, fut aussi élevé au-dessus de la croix, pendant qu'on chantait VExaudiat, et qu'on priait en ce bout du monde pour la personne sacrée de Sa Majesté."

Alors le P. Allouez, prenant la parole, électrise les sau- vages par les accents enflammés de sa voix :

" Jetez les yeux, dit-il, sur la croix, qui est élevée si haut au-dessus de vos tCtes : c'est que Jésus-Christ, Fils de Dieu, fait homme pour l'amour des hommes, a voulu être attaché et mourir, afin de satisfaire à son Père^éternel pour nos péchés. Il est le maître de notre vie, le maître du ciel, de la terre et des enfers. C'est Celui dont je vous parle sans cesse, et dont j'ai porté le nom et la parole en toutes ces contrées.

VIE DE MGR DE LAVAL 521

^' Mais voyez en même temps cet autre poteau, sont suspendues les armes du grand capitaine de la France, que nous appelons le Roi. Ce grand chef habite au deliX des mers : il est le capitaine des plus grands capitaines, et n'a point son pareil au monde. Tous les capitaines que vous avez jamais vus, et dont vous avez entendu parler, ne sont que des enfants auprès de lui. Il est comme un grand arbre : les autres ne sont que de petites plantes, que Ton foule aus pieds en marchant. ,

" Vous connaissez Onontio, le célèbre capitaine de Québec ; vous savez qu'il est la terreur des Iroquois : son nom seul les fait trembler, depuis qu'il a désolé leur pays et porté le feu dans leurs bourgades. , Eh bien, il y a au delà des mers dix mille Onontios comme celui-là : ils ne sont que les soldats de ce grand capitaine, notre grand roi, dont je vous parle *."

C'est ainsi que les jésuites savaient accompagner de l'accent du plus pur patriotisme l'enseignement religieux qu'ils donnaient aux sauvages. A l'exemple de Mgr de Laval, ils confondaient dans une même affection Dieu et la France, et apprenaient aux sauvages à n'être pas seule- ment de bons chrétiens, mais des enfants soumis à leur roi. Nous pourrons le constater encore d'une manière non moins frappante au chapitre suivant.

1 Bdation-H denjésuite^i, 1671. Lettre hiitorufte SVf.

CHAPITRE VINGT-TROISIEME

Mgr de Laval et les sauvages (suite). Visite à Tadoussac. Affec- tiou du prélat pour les sauvages. Baptême de Garakontië. 1668-1671.

L^évêque de Pétrée, malgré Pardeur de son zèle, n'avait pu encore visiter aucune mission sauvage un peu éloignée de Québec. La Providence lui ménageait cette consolation dans le cours de Pété 1668. Il se rendit à la mission de Tadoussac, qui avait été si cruellement éprouvée quelques années auparavant (1665) par Pincendie de sa chapelle.

Les Montagnais qui fréquentaient cette mission, don- naient beaucoup de consolation à leur pasteur. '' Ce sont, dit Marie de l'Incarnation, les sauvages les plus soumis et les plus dociles que l'on ait encore rencontrés." Réunis en grand nombre à Tadoussac, au printemps de 1668, ils avaient exprimé un si vif désir de voir leur évêque, que celui-ci, qui savait se faire tout à tous, ne voulut pas leur refuser ce bonheur.

**. Il venait pourtant, dit la Relation, défaire la visite de tout son diocèse, en canot, c'est-à-dire, à la merci d'une frôle écorce; et, après avoir parcouru toutes nos habitations depuis Québec jusqu'au-dessus de Montréal,

524 VIE DE Mgr de lavai.

donnant môme jusqu'au Fort Sainte- Anne, qui est le plus éloigné de tous les Forts, à rentrée du lac Champlaîn, il voulut faire part de ses bénédictions à notre Eglî?e des sau- vages de Tadoussac. "

La visite pastorale que venait de faire l'évêque de Pétrée était certainement la plus longue et la plus difficile qu*il eût encore entreprise, puisque, non content d^avoin par- couru toute la colonie française de (Québec à Montréal, il avait visité aussi tous les Forts de la rivière Richelieu,. et s'était rendu môme jusqu'à celui de Sainte- Anne, à Teotrée du lac Champlain ', pour y porter les consolations de son ministère aux soldats de M. de Trac}', qui y étaient restés sous la conduite de M. de la Motte-, Mais il courait partout son zèle voyait du bien à faire ; et, î\ |>eîue était-il revenu à Québec, qu'il ne craignait pas de repartir immédiatement pour une mission située à plus de trente lieues en bas du fleuve.

Il arriva à Tadoussac le24juin, par une des plus grandes chaleurs de l'été, et fut accueilli avec une joie indescrip- tible, qui trouva plus d'écho dans son âme que n'en auraient produit tous les magnifiques concerts du monde. Il y avait plus de quatre cents sauvages présents à son débar- quement.

1 "Sa charité l'avait porté à visiter tous les Forts, jusqua celui qui est le plus proche des Iroquois, oii il donna le sacrement de con- tirmation a ceux qui ne l'avaient pas reçu." (Lettre hiatoriquf 7Sf. )

2 M. Dollier, dans sou Histoire du MtmtrcaJy ne luentionne pas cette visite do l'évôquo de Pétrëo au Fort Sainte-Ânne. C'est que pnv bablement il n'y résidait plus lui-même. Il y avait été envoyé {xar M. Soûart dans Tautonine de 16CC, et avait desservi avec l^caucoup de zèle les soldats de cette garnison.

VIE DE MGR DE LAVAL 525

^^ Ils témoignèrent, dit la Relation, par la décharge de leurs fusils et par leurs acclamations, le contentemWt qu'ils éprouvaient de voir une personne qui leur était si chère, et qui les avait prévenus si souvent de ses bontés."

Ceux qui ont une fois visité Tadoussac, ne peuvent oublier cette petite rade gracieusement découpée en ovale, au confluent de la rivière Saguenay et du Saint-Laurent, l'aspect enchanteur de ce coin de terre, perdu, pour ain^ dire, au milieu des falaises du nord, la position unique de ce petit village, tranquillement assis, au fond de la baie, 6ur une colline étroite et sablonneuse, au milieu d'une végétation modeste, protégé contre les vents par les caps sauvages et pittoresques qui l'entourent * .

En arrière et sur les côtés, la vue est sombre, bornée, sans horizon. Mais, du côté du fleuve, Tadoussac est inondé de lumière, comme ces maisons japonaises, dont les cloi- sons mobiles, sur la fayade, laissent pénétrer abondam- ment, lorsqu'elles sont ouvertes, les rayons du soleil, mais le jour se fait de plus en plus rare et mystérieux, à mesure qu'on pénètre dans l'intérieur. De la colline de Tadoussac, l'œil se promène avec délices sur ce beau fleuve, large comme une mer, immense miroir. que l'on ne se lasse jamais d'admirer, malgré sa monotonie, probablement à cause des reflets qui lui viennent du ciel.

1 Plusieurs de ces caps ont la forme de mamelons : do le nom do Tadoussac; car, dit l'abbé Langevin, '' Tadoussac, dans la langue montagnaise, signifie M<(inefons." (Noiirc sur S<nntp-Crni.r th- Tenions- >'N-, Québec, 1804.)

526 VIE DE MGR DE LAVAL

Tadoussac est l'endroit favori du repos et de la solitude. En été, des centaines de touristes vont y cherche! les sereines émotions de la chasse ou de la pêche, ou bien les douceurs du farniente. La saison terminée, chacun fait ses malles, et Tadoussac rentre dans sa solitude.

Autrefois, c'était la traite qui venait, à certaines époques de l'année, troubler la jjlacidité ordinaire de ce lieu. La rade se couvrait alors de navires, nolisés par les traitants qu'attirait l'appât des fourrures ^. De leur côté, des cen- taines de sauvages accouraient de toutes parts, installaient à la hâte et pêle-mêle leurs tentes ou leurs cabanes autour de la maison du poste, près de la chapelle de la mission, et étalaient aux regards avides leurs richesses de pelle- teries. Il régnait alors à Tadoussac une grande activité.

Les jésuites profitaient de l'affluence des sauvages pour leur parler de la grande affaire du salut, infiniment plus importante que celle qui les avait attirés en ces lieux. Puis '' la traite finie, dit un missionnaire, les marchands retournaient chez eux, les sauvages reprenaient le chemin de leurs villages ou de leurs forêts, et les ouvriers évangé- liques suivaient ces derniers pour acheverde les instruire V

Lorsque Mgr de Laval arriva à Tadoussac, la colline devait être ainsi couverte de cabanes et de tentes, au milieu desquelles circulaient les sauvages aux costumes pittoresques et variés: La plupart vinrent sans doute à sa

1 ** L'on a vu quelquefois, dit Bergeron, jusqu'à 20 navires au port do Tadoussac pour le trafic." (Traité de navigation^ p. 132.)

2 Notice sur Sainte-Croix de Tadonssac,

VIE DE MGR DE LAVAL 527

rencontre, sur le bord du rivage, pour l'accompagner jusqu'à la mission.

Malheureusement, à la place de Téglise et de la maison des Pères, il n'y avait plus que des ruine?, dont le triste aspect faisait mal à l'âme. Le prélat se rendit de suite à l'humble chapelle d'écorce, que l'on avait élevée pour la circonstance, et y fit son entrée solennelle, avec autant de joie qu'il n'en eût éprouvé dans le plus beau temple du monde. Puis il exposa à ses chers sauvages le but de sa visite :

" Je suis venu, dit-il, pour me réjouir avec vous de l'affection et de l'attachement que vous portez pour notre sainte Religion. Vous avez été cruellement éprouvés par la destruction de votre belle église ; mais le plus beau temple Dieu aime à demeurer, c'est celui de votre âme. Continuez à l'orner de toutes les vertus chrétiennes. Je viens vous aider dans ce but, en apportant à ceux qui ne l'ont pas encore reçu le sacrement de confirmation. Je viens vous assurer, en môme temps, des bons sentiments que le roi a pour vous. Il vient de vous en donner, d'ailleurs, des marques éclatantes, par l'expédition qu'il a fait entre- prendre contre les Iroquois, et par la paix qu'il les.a forcés de conclure. "

Les pauvres sauvages ne se possédèrent pas de joie, lorsque, au sortir de leur- chapelle, ils virent Mgr de Laval entrer dans toutes leurs cabanes les unes après les autres, consolant les malades, les veuves, les orphelins, par mille témoignages de la plus exquise bonté, encourageant sur-

528 VIE DE MGR DE LAVAL

tout les capitaines et les chefs à appuyer toujours de leur autorité les enseignements de la Foi, et à se maintenir dans les devoirs de véritables chrétiens.

Puis, suivant sa coutume, il donna un grand festin, dans lequel il prit occasion de renouveler tous les avis qull avait donnés soit en public soit en particulier, recomman- dant à tout le monde, mais surtout aux chefs, de n'oublier jamais les obligations insignes qu'ils avaient à SaMa}e6té: '* Vous devez, leur dit-il, considérer le roi comme votre libérateur, et comme celui à qui seul, après Dieu, vous êtes redevables de votre repos et de votre vie. "

•* Les quatre jours suivants, dit la Relation, furent employés à disposer à la confirmation ceux qui ne Pavaient pas encore reçue ^ Ce sacrement fut administré, à diverses reprises, à 149 personnes. La dévotion dont les sauvages firent preuve pendant toute sa visite ravit Mgr de Laval. Il avoua qu'il était bien récompensé des peines qu il avait prises pour faire ce voyage, par la satisfaction qu'il éprou- vait de voir de ses propres yeux le Christianisme en vigueur, et la piété régner parmi ces pauvres sauvages, autant et l)lu8 que chez beaucoup de nations policées ".

De retour i\ Québec, l'évoque de Pétrée écrivit à son ami le curé de Saint-Josse, à Paris : ** Si Notre-Seigneur me donne autant de santé l'an prochain que j'en ai eu ce prin- temps, j'espère encore y retourner ; car je vous avoue que

1 Mgr de Laval passa donc au moins cinq ou six joursàTadoussac

VIE DE MGR DE LAVAL 529

s'ils ont témoigné de la joie de nous y voir, nous n'en avons pas moins ressenti de notre côté en cette visite * ".

Le pieux prélat avait pour les sauvages une affection toute particulière. Comme nous l'avons déjà remarqué, il semblait être venu au Canada spécialement pour eux. Que de fois il leur donna des marques d'une attention vraiment extraordinaire I

Un jour c'était au commencement de février 1669 il apprend qu'une pauvre sauvagesse, Cécile Gannandâris, vient de mourir à l'Hôtel-Dieu. Elle souffrait depuis long- temps d'une maladie douloureuse, et s'était fait transpor- ter à l'hôpital pour y finir ses jours.

Mgr de Laval était allé plusieurs fois la visiter dans sa cabane, à la bourgade des Hurons de Notre-Dame-de- Foye, elle résidait ; et il lui prodiguait depuis long- temps tous les secours de la charité.

C'était une sauvagesse d'une étonnante vertu. Rien ne pouvait égaler son humilité, sa foi et sa piété. Les visites que lui faisait le prélat, et les secours dont il l'assistait, loin d'enorgueillir son cœur, la transportaient d'une sainte ardeur pour le bien. Elle en profitait pour élever vers le Ciel Tâme de son mari.

'* Mon mari, lui disait-elle, quel moyen de douter de la vérité et de la bonté d'une religion, qui enseigne et qui commande à ceux qui la suivent, quoiqu'ils soient nobles, riches et puisants, de s'abaisser jusqu'à venir consoler

1 Bdations des jéftnièes^ 1668.

34

530 VIE DE MGR I)E LAVAL

une misérable créature comme moi, dans une aussi pauvre cabane que la nôtre ? Pourquoi ce grand et saint prélat prendrait-il la peine de m'apporter lui-même en personne ce qu'il a de meilleur, s'il n'était assuré de la récompense que Dieu promet à ceux qui secourent les misérables f Non, non, je ne saurais douter de ce que nous disent nos Pères, de la bonne réception qu'on fait aux chrétiens dans le ciel, après avoir vu la charité qu'exerce envers moi une personne de cette qualité et de ce rang, qui ne m'avait jamais vue, à qui je n'appartenais point, et qui m'a fait tant de bien que je ne saurais le reconnaître."

Mgr de Laval voulut rendre un hommage public à une vertu si éminente. A peine Cécile eut-elle rendu son âme à Dieu, qu'il fit sonner toutes les cloches de la ville, ce qui ne se pratiquait pas ordinairement à la mort des sauvages. Le lendemain, il fit chanter un service solennel dans l'église de la paroisse, et y assista lui-môme i.

Peu de temps après, mourut dans la même bourgade le célèbre chef Huron, Ignace Soûhenhohi. Cet homme avait donné par testament à la sainte Vierge toute sa petite for- tune, consistant en une assez grande quantité de peaux de castors, qu'il avait amassées pour sa famille. " Mes enfants, dit-il à son fils et à sa fille avant de mourir, souvenez-vous que je meurs chrétien ; donnez-moi la consolation, après ma mort, de vous voir vivre et mourir dans la même foi."

Ils avaient reçu, les larmes aux yeux, ces dernières

1 Rdativiis des jésuites, 1669.

VIE DE MQR DE LAVAL 531

volontés d'un père mourant, et les exécutèrent avec fidélité.

Ce grand homme, qui avait édifié toute la bourgade pendant sa vie, fut l'objet de la plus touchante démonstra- tion après sa mort ; et ce fut encore Mgr de Laval qui se mit à la tête du mouvement.

''Aussitôt que la nouvelle de sa mort arriva à Québec, dit la Relation, Mgr l'évêque ordonna de lui faire un service solennel dans la grande église paroissiale. Il voulut que Ton apportât le corps à Québec pour l'enterrer, après qu'on y aurait célébré la sainte messe pour le défunt. Il n'y eut quasi pas un habitant du bourg des Hurons qui n'accomr pagnât à Québec le corps de leur bon capitaine. Les hommes, les femmes et les enfants, tous lui voulurent rendre les derniers devoirs....

" Mais lorsqu'ils arrivèrent à Québec, ils furent surpris de voir l'appareil avec lequel on fit le service. Il y avait quantité de torches autour du corps ; tout le clergé assista à la grand'messe des morts, qu'on chanta avec les cérémo- nies les plus solennelles de l'Eglise. Mais surtout la pré- sence de Mgr l'évêque et la dévotion avec laquelle il priait pour le défunt, ravirent tellement ces pauvres gens, qu'ils ne savaient s'ils devaient plutôt pleurer de joie pour l'hon- neur qu'on rendait à un de leurs compatriotes, que de tristesse pour sa mort ^. "

Faut-il s'étonner maintenant de l'affection que les sau- vages portaient à Mgr de Laval ? Avec cette finesse de

1 Relations des jésuites^ 1670.

5^2 VIE DE MGR DE LAVAL

tact et de sentiment qui les caractérisait, ils l'avaient sur- nommé Vhomme de la grande affaire : titre glorieux, vrai- ment digne d'un évêque catholique qui descendait des premiers barons chrétiens I

Les sauvages voyaient surtout en Mgr de Laval un père; et ce grand évêque les regardait aussi comme ses enfant-s de choix et de prédilection. Il voyait en eux des âmes rachetées, comme les nôtres, au prix du sang de Jésus- Christ, et il les estimait autant que celles des gens civilisés, se rappelant cette parole des saintes Ecritures : " Il n'y a point de distinction de Juif ou de Grec ; tous ont le même Seigneur ^ " Bien plus, la vertu de ces pauvres sauvages, dans un milieu si ingrat, ne lui en apparaissait que plus éclatante et plus méritoire : c'est pour cette raison qu'il l'honorait d'une manière spéciale.

Il aimait surtout à reconnaître et à vénérer l'autorité des chefs sauvages, de la même manière qu'il entendait res- pecter l'autorité civile dans un Etat ou dans un royaume ordinadre. Nous venons de voir quelles magnifiques funé- railles il avait ordonnées pour l'enterrement d'un chef de la bourgade huronne. Il montra également le grand cas qu'il faisait de l'autorité chez les sauvages, lors du bap- tême du célèbre capitaine Iroquois, Garakontié.

«

Cet illustre chef de la confédération iroquoise apparte- nait à la tribu des Onnontagués. C'était un homme d'une rare intelligence, d'un esprit vif et profond, et surtout

1 Rom., X, 12.

VIE DE MGR DE LAVAL 533

d'un caractère fortement trempé. C'était un homme de génie, dans toute la force du mot; et l'on se demande à quel degré de puissance et de gloire il aurait pu s'élever, si la Providence l'eût fait naître au milieu des ressources de la civilisation.

Il devint l'ami des Français, du moment qu'il apprit à les connaître, et leur demeura toujours inviolablement fidèle. Il leur rendit des services importants, soit en apai- sant les haines de ses compatriotes, soit en se faisant médiateur entre les Iroquois et les Français, soit en allant traiter de la paix avec le gouverneur du Canada.

Un jour, il apprend que ses compatriotes, dans leur célèbre descente sur l'île d'Orléans, à Argentenay (1661), se sont emparés d'un crucifix, qu'ils l'ont emporté avec eux dans leur pays, et que cette image, chère aux Français et à tous les chrétiens, est exposée à être profanée. Vite, il prend la résolution de la leur enlever, puis de la rendre aux missionnaires. Il retrouve en effet ce crucifix, le rachète au moyen d'un riche présent, et va le porter ensuite lui-même avec honneur dans la chapelle de la bourgade ^

Pourtant, il n'était encore que catéchumène. Les mission- naires, pour l'éprouver, le retenaient depuis longtemps loin de la fontaine sacrée, tant ilâ avaient raison de se défier de l'inconstance des sauvages par rapport au chris- tianisme; et lui-même, dans son humilité, n'osait solliciter la grâce du baptême. Mais le temps arrivait Dieu allait

1 Relations dtJijéisnUeH, 1662.

534 VIE DE MGR DE LAVAL

récompenser la générosité de son caractère et ses solides Ter.tus.

Les Iroquoîs, qui paraissaient regarder la paix avec les Français comme un honteux esclavage, venaient d'atta- quer les Algonquins supérieurs. M. de Courcelle menaça, à son tour, de leur déclarer la guerre, s'ils ne faisaient réparation.

Garakontié fut député à Québec avec quelques représen- tants des cinq nations Iroquoises. Il plaida avec tant de chaleur et d'éloquence la cause de ses compatriotes, qu'il réussit à assurer le maintien de la paix pour son pays. Il trouva en même temps à Québec, pour lui-même, la grâce du salut.

" Ce brave capitaine, qui depuis seize ans s'est toujours montré l'ami et le protecteur des Français dans son pays, dit la Relation, parla avec tant de feu et de zèle, dans le Conseil, de Tamour qu'il avait de la foi chrétienne, et de l'ardeur qu'il ressentait pour le baptême, que Mgr Pévêque, après s'être assuré de ses bonnes dispositions et de la pureté de ses mœurs, jugea qu'on ne devait pas différer plus long- temps de lui donner ce sacrement. Puisqu'il avait pendant tant d'années secouru nos Français, lorsqu'ils étaient esclaves dans le pays des Iroquois, il était juste qu'il trouvât un promijt secours dans le sein de l'Eglise, pour se délivrer de l'esclavage du démon; et comme il avait toujours soutenu avec un si grand zèle les intérêts et la gloire des Français, ceux-ci devaient contribuer à la pompe et à la solennité de son baptême."

VIE DE MGR DE LAVAL 585

Le gouverneur, M. de Courcelle, voulut être le parrain ; Mlle Bouteroûe, fille de l'intendant, la marraine. Mgr de Laval se chargea de conférer lui-même le saint baptême, lequel devait être suivi de la confirmation.

Ce fut dans l'église paroissiale de Québec qu'eut lieu la cérémonie. Le concours des fidèles fut immense, et il y eut des représentants de toutes les nations sauvages de la Nouvelle-France.

*' Pendant qu'on lui conférait les cérémonies du baptême, dit la Relation, Garakontié était fort attentif à l'explication qu'on lui en faisait, et écoutait avec une si grande présence d'esprit, qu'au moindre mot il concevait tout ce qu'on lui disait. Il répondait à toutes les interrogations qu'on a cou- tume de faire aux catéchumènes qu'on baptise, avec autant de fermeté et de bon sens, qu'on en pourrait attendre d'un homme savant.

" Le nouveau baptisé remercia humblement Mgr l'évê- que de lui avoir ouvert, par les deux sacrements qu'il venait de lui conférer, la porte de l'Eglise et du Paradis. Ensuite, ayant fait à Jésus-Christ de nouvelles protesta- tions de vivre doréna^nt en bon chrétien, il fut conduit au Château, pour y aller remercier le gouverneur de l'hon- neur qu'il lui venait de faire en lui donnant son nom (Daniel) sur les fonts du baptême.

** A son entrée, il se vit saluer par la décharge de tous les canons du Fort, et de toute la mousqueterie des soldats, qui étaient disposés en haie pour le recevoir. Pour conclu- sion de la fête, on lui présenta de quoi régaler pleinement

536 VIE DE MGB DE LAVAL

toutes les nations assemblées à Québec, et leur faire un somptueux festin, que M. le gouverneur avait fait pré- parer ^.

Garakontié, de retour dans son pays, fut fidèle jusqu'à la mort à la grâce de son baptême. Reproches de la part des siens, douceurs et tentations du pouvoir, ntauvaîs exemples et sollicitations des jongleurs, rien ne put l'ébranler dans la foi chrétienne.

'' C'est un homme incomparable, écrivait d'Onnontagué le P. Millet. Il est l'âme de tout le bien qui se fait ici ; il y soutient la Foi par son crédit, il y maintient la paix par son autorité. Il ménage les esprits de ces barbares avec une adresse et une prudence qui égalent celles des plus sages de l'Europe; il se déclare si hautement pour la gloire et pour l'intérêt de la France, qu'on peut justement l'ap- peler le protecteur de la couronne en ce pays ; il a un zèle pour la Foi, comparable à celui des premiers chrétiens -, enfin, il sait se conduire de telle sorte, qu'il se soutient toujours dans l'éclat et dans l'autorité que lui donne sa charge de capitaine général de cette nation, et qu'il ne s'en sert que pour faire du bien à tout#le monde. "

Les liens du respect humain ne pouvaient plus retenir cet homme admirable, ni enchaîner la puissance de sa parole. Un jour qu'en sa qualité de chef il était appelé à présider un de ces grands festins, les sauvages avaient

1 Hdatlon.'i d^ii jesiriteji, 1670.

VIE DE MGR DE LAVAL 537

coutume de se livrer à toutes sortes de superstitions et de jongleries, Garakontié se lève, et d'une voie émue, mais pleine de fermeté : " Vous savez, dit-il, comme j'ai toujours porté les intérêts du public. On ne m'a jamais vu épargner ni ma voix, dans les occasions j'ai parler, ni ma vie, dans les négociations d'importance, ou dans les^ dangers auxquels je me suis cent fois exposé pour le soutien et la conservation de ma patrie.... N'attendez plus de moi que je m'emploie pour appuyer et favoriser vos songes, ou pour maintenir et autoriser les coutumes superstitieuses de nos ancêtres. Tout cela m'est défendu, maintenant, comme étant contraire aux lois de Dieu.

** C'est im abus de croire que ces choses soient le soutien du pays et de nos vies ; elles en sont plutôt la ruine, et ne servent qu'à avancer notre mort. Je vois clairement que le démon de l'enfer nous trompe ; et vous en serez vous- mêmes persuadés, quand il aura plu à Dieu vous faire la même grâce qu'à moi, et vous éclairer."

"Ce discours, et ce changement si notable en une per- sonne d'un si grand mérite parmi ces peuples, eurent un tel effet sur leurs espritsjdit le P. Millet, que nos brebis égarées retournèrent au bercail ; et plusieurs qui n'écou- taient pas auparavant la voix du pasteur, s'approchèrent et demandèrent instamment d'y être admises ^. "

Quelque temps après, Garakontié se voyant bien âgé et pour ainsi dire sur le bord de la tombe, donna ce que les

1 HdaUmis des jésuitcH, 1671.

5S8 VIE DE MGÀ DE LAVAL

sauvages appelaient leur festin (Tadieux. Il réunît donc dans sa modeste demeure tous les hommes les plus consi- dérables de sa nation. Il était trop faible pour parler lui- même; mais il chargea deux des convives de dire de sa part, tant aux anciens, qu'aux jeunes gens, qu'il les exhortait à respecter toujours le gouverneur du Canada, et à vivre en bonne intelligence avec les Français. Il les conjurait de se faire tous bons chrétiens, et de quitter les superstitions auxquelles il avait renoncé lui-même.

Se tournant du côté du P. Lamber ville, qui était présent : " Vous écrirez, dit-il, à M. le gouverneur, qu'il perd le meilleur serviteur qu'il avait parmi les Iroquois ; et je supplie Mgr l'évêque, qui m'a baptisé, et tous les mission- naires, de prier Dieu que je ne reste pas longtemps en purgatoire."

Puis, recueillant les derniers eflforts de sa voix, il proposa lui-même la santé de Mgr de Laval, dont il avait toujours admiré la charité à son égard et envers ceux de sa. nation. Ce fut sa dernière parole publique.

" Les convives s'étant retirés, il m'appela près de lui, écrit le P. Lamberville." ** Il faut donc enfin, me dit-il,

nous séparer; je le veux bien, puisque j'espère aller au

ciel. " Il me pria ensuite de réciter le chapelet avec lui, ce que je fis avec quelques chrétiens ; et ensuite, après la recommandation de l'âme, il m'appela et me dit : ** Voilà ** que je me meurs." Et puis il rendit fort paisiblement l'esprit.

*' Je me mis aussitôt à genoux auprès du corps, avec

VIE DE MGR DE LAVAL 539

toute la parenté, pour prier Dieu pour le repos de son âme; mais les pleurs nous ôtèrent la voix ^, "

Ce grand homme avait demandé deux choses au P. Lamberville, la veille de sa mort : être enterré à la fran- çaise ; puis, avoir auprès de sa tombe une croix très élevée, afin qu'on la vît de bien loin, et qae l'on se souvînt qu'il avait été chrétien.

Français et chrétien ! Tel est l'idéal qu'avait rêvé pour lui-même cet illustre capitaine. Voilà à quelle hauteur les jésuites et Mgr de Laval avaient élevé la Religion et la France dans l'esprit des sauvages qu'ils convertissaient à Dieu.

1 Relations inédites de la Nourdle-France.

CHAPITRE VINGT-QUATRIEME

Mffc de Laval et les sauvages (suite). Mission de la baie de Quinte : instructions à MM. Trouve et de Fénelon. MM. DoUier et de Galinéc, au lac Erié. Expédition -de M. de Courcelle au lac Ontario.

Nous avons vu, dans un chapitre précédent, le grand essor que prirent les missions sauvages, à la suite de l'ex- pédition de M. de Tracy, et le zèle que déployèrent les jésuites chez les Iroquois et les Algonquins supérieurs. Mais ces religieux ne pouvaient évidemment suffire à la tâche énorme qui leur était confiée.

Un parti d'Iroquois venait de traverser le lac Ontario, pour aller s'établir à la baie de Quinte ; et ces sauvages n'avaient pas encore de pasteurs. La moisson était partout abondante, et les ouvriers apostoliques peu nombreux ^ .

La Providence vint tout à coup au secours de Mgr de Laval. Plusieurs prêtres lui arrivèrent de France, au prin- temps de 1668, les uns pour le séminaire de Québec, les

1 *' M. Soûart passa en France en 1667 exprès pour chercher des ouvriers évangéliques." (Histoire dn Montréal,)

542 VIE DE MGR DE LAVAL

autres, comme M. de Queylus *, pour la colonie de Mont- réal. L'évêque de Pétrée, au comble de la joie, fit part de son boDheur à son ami et grand vicaire 2, le curé de Saint- Josse, à Paris :

*^ Le secours des ecclésiastiques que vous nous avez envoyés par les premiers vaisseaux, lui écrit-il, nous est venu fort à propos pour nous donner les moyens d'assister divers lieux de cette colonie, qui en ont un notable besoin.

** La venue de M. de Queylus, avec plusieurs ouvriers tirés du séminaire de Saint-Sulpice, ne nous a pas moins apporté de consolation. Nous les avons tous embrassés in visceribus Christi 3. Ce qui nous donne une joie plus sensi- ble, c'est la bénédiction de voir notre clergé dans une sainte disposition de travailler, tous d'un cœur et d'un même esprit, à procurer la gloire de Dieu et le salut des âmes, tant des Français que des sauvages. "

Puis il ajoute: '^ J'ai donné mission depuis un mois à deux très vertueux et bons ouvriers, pour aller dans une nation iroquoise, qui s^est établie depuis quelques années, assez proche de nous, du côté du nord du grand lac Onta- rio. L'un est M. de Fénelon, dont le nom est assez connu

1. Il amenait avec lai MM. d'Urfë, D'AUet et Urbain Brehan de Galinée. Ce dernier n'était encore que diacre. *' Il ëtait de la famille de Brehan, dont la devise était : Foi de Brehan vaut mieux qn^ argent,^* (Histoire du Montréal, note de Jacques Viger.^

2 ** M. Poitevin, grand vicaire do Mgr notre évèque." (L^tn hiiitoriq\t£ 88e.)

3 *' M. de Queylus avait déclaré qu*cn allant au Canada, il vou- lait y vivre dans la dépendance due à son supérieur et à son évêque. Il fut reçu affectueusement par Mgr de Laval, qui le nomma an de ses grands vicaires." (Ferlund, t. II, p. 68.)

VIE DE MGR DE LAVAL 543

dans Paris, et l'autre, M. Trouvé i. Nous n'avons pu encore savoir le succès de leur, emploi ; mais nous avons tout sujet d'en espérer un très grand fruit 2. "

Les travaux de l'apostolat dans les missions sauvages, qui jusqu'ici avaient été l'apanage exclusif des jésuites, allaient donc être désormais partagés par des prêtres sécu- liers. L'expérience ne fut pas vaine. Les messieurs de Saint-Sulpice déployèrent danô les missions le zèle et le dévouement apostolique dont ils faisaient preuve depuis longtemps dans la colonie de Montréal.

Rien de plus admirable que les recommandations de l'évêque de Pétrée à MM. Trouvé et de Fénelon, à leur départ pour la mission de la baie de Quinte. Ce sont comme les adieux d'un tendre père à ses enfants qu'il voit partir pour un long voyage. En songeant aux dangers qu'ils vont courir, il leur adresse les conseils de sa longue expérience 3. *' Ces instructions, dit Jacques Viger, font infiniment d'honneur à la main qui les a tracées et au cœur qui les a dictées *. "

Le prélat loue d'abord la piété et le zèle qui ont porté ces jeunes prêtres à se dévouer ainsi pour le salut des nations sauvages ; puis il leur donne tous les pouvoirs dont

1 'Trançoia de Salasrnac, abbé de Fënelon, frère de l'archevêque de Cambrai, et Claude Trouvé étaient arrivés en Canada le 27 juin 1667." (Histoire du Montrécd, note de Jacques Viger. )

2 lielations des jésuites, 1668.

3 MM. de Fénelon et Trouvé venaient d'être ordonnés prètroA à Québec, celui-ci le 10 juin, l'autre le 11 juin 1663.

4 Histoire du Montréal^ note, p. 260.

544 VIE DE MGR DE LAVAL

.ils auront besoin pour Taccom plissement de leur ministère

sacré.

Leur mission est noble, sublime, mais pleine de périls. Ils viennent d'être ordonnés prêtres, ils sont jeunes et sans expérience ; mais la piété et l'humilité suppléeront à tout. La foi sera leur bouclier et leur sauvegarde.

Le chef naturel de la mission paraissait être M. de Féae- Ion, à cause de ses talents et de la noblesse de son origine. Mgr de Laval en juge autrement : il lui donne pour supé- rieur son compagnon de voyage, M. Trouvé, lui Recom- mandant de lui être subordonné dans toutes ses fonctions ; et ce sera ainsi la gloire de ces deux apôtres de commencer leur mission sous la protection de l'obéissance et de l'humilité la plus chrétienne.

Dans leurs difficultés et dans leurs peines, ils se mettront en rapport avec les RR. PP. jésuites, qui desservent les missions iroquoises au sud du lac Ontario, et tâcheront de rester toujours avec eux cor unum et anima una^ suivant le précepte du Sauveur.

** Sur toutes choses, dit le pieux évêque, nous vous con- jurons de leur faire paraître, en toutes sortes de rencontres^ des marques véritables et sincères du ressentiment très juste que vous avez avec nous des grandes obligations dont cette Eglise naissante est redevable à cette sainte Compa- gnie, pour le zèle et les soins continuels avec lesquels elle y a travaillé depuis quarante ans, et continue de faire encore aujourd'hui. La grande bénédiction qu'il a plu à Notre-Seigneur de donner à ses travaux, nous sert d'un

VIE DE MGR DE LAVAL 545

l)uiBsant motif pour vous porter, autant qu'il est en notre I)ouvoir, à conserver toujours une liaison très étroite et intime union avec les religieux missionnaires de cette Compagnie, afin que n'ayant tous qu'un même cœur et un même esprit, il plaise à Notre-Seigneur Jésus-Christ, le eouverain pasteur des âmes, vous rendre tous participants des mêmes grâces et bénédictions. "

Que ne pouvait-on pas attendre d'un évêque qui parlait avec tant d'onction paternelle à ses collaborateurs, enflam- mait leur courage, et leur prêchait sans cesse l'union de leurs esprits et de leurs cœurs ?

On rapporte de l'apôtre saint Jean, que, sur la fin de sa carrière, pressé par ses disciples de leur adresser souvent la parole, il n'avait rien à leur dire que cette phrase bien courte : ** Mes petits enfants, aimez-vous* les uns les autres ^. " A tous les membres de son clergé, également, l'évêque de Pétrée répétait sans cesse : ** N'ayez tous qu'un cœur et qu'une âme : Cor unum et anima una, " Aussi tous, jésuites, sulpiciens, prêtres du séminaire de Québec, riva- lisaient-ils de zèle pour la vertu, d'estime les uns pour les autres, et de dévouement pour les fonctions du saint ministère.

Pour aider l'inexpérience des deux jeunes missionnaires, Mgr de Laval leur donne des conseils d'une sagesse et

1 S. Jérôme, Oomment. sur Vép. nf.x Galates, liv. 3, cli. C.

546 VIE DE MQR DE LAVAL

d'une suavité admirables. Et d'abord, voici le noble but qu'il propose à leur ambition :

'* Qu'ils se persuadent bien, dit-il, qu'étant envoj'és pour travailler à la conversion des infidèles, ils ont l'emploi le plus important qui soit dans l'Eglise, ce qui les doit obliger, pour se rendre de dignes instruments de Dieu, à se perfectionner dans toutes les vertus propres d'un mission- naire apostolique, méditant souvent, à l'invitation" de saint François- Xavier, le patron et l'idéal des missionnaires, ces paroles de l'Evangile : Quid prodest homini si 7nundiim uni' versum lucretur^ animas vero susc deirinicntum patiaiur ^ ? ''

Mais le zèle lui-même a besoin d'être éclairé ; et trop souvent, faute de lumière et d'expérience, il va se briser contre deux écueils, que l'on n'avait pas aperçus tout d'abord : l'excès de confiance, et le découragement.

*' Qu'ils tâchent, dit le prélat, d'éviter deux extrémités qui sont à craindre en ceux qui s'appliquent à la conver- tion des âmes; de trop espérer, ou de trop désespérer. Ceux qui espèrent trop, sont souvent les premiers à déses- pérer de tout, à la vue des grandes difficultés qui se trou- vent dans l'entreprise de la conversion des infidèles, qui est plutôt l'ouvrage de Dieu que de l'industrie des hommes. Qu'ils se souviennent que la semence de la parole de Dieu fructum offert in patieniiâ 2. Ceux qui n'ont pas cette patience

1 ** Que sert à rbomme de gagner le monde entier, s'il perd son âme?" (Matth.,Xyî,2Q.)

2 ** Porte du fruit par la patience." (Luc^ VIII, 15.)

VIE DE MGR DE LAVAL 547

sont en danger, après avoir jeté beaucoup de feu au com- mencement, de perdre enfin courage, et de quitter l'entre- prise."

Le zèle du missionnaire a besoin aussi de ressources. Mais pour l'œuvre de Dieu, les moyens surnaturels sont toujours supérieurs aux moyens purement humains. Voyez comme les sages paroles de Mgr de Laval peuvent s'appli- quer à tous les temps et à tous les lieux, et comme elles sont de nature à encourager l'humble missionnaire qui n'a guère d'autres ressources que sa bonne volonté :

'* La langue, dit-il, est nécessaire pour agir avec les sau- vages. C'est toutefois une des moindres parties d'un bon missionnaire; de même que, dans la France, de bien parler français n'est pas ce qui fait prêcher avec fruit.

" Les talents qui font les bons missionnaires, ajoute-t-il, sont : être rempli de l'esprit de Dieu. Cet esprit doit animer nos paroles et nos cœurs : Ex abundantia cordis os loquilur 2.

2o Avoir une grande prudence pour le choix et l'ordre des choses qu'il faut faire, soit pour éclairer l'entendement, soit pour fléchir la volonté; tout ce qui ne porte point là, est paroles perdues.

30 Avoir une grande application pour ne perdre pas les moments du salut des âmes, et suppléer à la négligence qui souvent se glisse dans les catéchumènes ; car, comme le diable, de son côté, circuit tanquàm leo rugiens, quierens

2 ** C'oRt do l'abondanco du cœur que la bouche parle," (Matth., XII, 34.)

548 VIE DE MGR DE LAVAL

qucm dcvorct \ aussi faut-il que nous soyons vigilants con- tre ses efforts, avec soin, douceur et amour.

'* N'avoir rien dans notre vie et dans nos mœurs qui paraisse démentir ce que nous disons, ou qui mette de l'indisposition dans les esprits et dans les cœurs de ceux qu'on veut gagner à Dieu.

*' 5"* Il faut se faire aimer par sa douceur, sa patience et sa charité, et se gagner les esprits et les cœurs pour les gagner à Dieu. Souvent une parole d'aigreur, une impa- tience, un visage rebutant détruisent en un moment ce qu'on avait fait dans un long temps.

** 6o L'Esprit de Dieu demande un cœur paisible, recueilli, et non pas un cœur inquiet et dissipé ; il faut un visage joyeux et modeste; il faut éviter les railleries et les ris déréglés, et généralement tout ce qui est contraire à une sainte et joyeuse modestie : Modcstia reéira nota sit omnibvs koviinibus 2. "

Il y a dans cette page de Mgr de Laval tout un traité de prédication, et de théologie pastorale. On y trouve, en quelques lignes, le secret de convertir les hommes, de toucher les cœurs, et de gagner le monde à Jésus-Christ, Il n'y avait qu'un saint qui pût trouver dans son cœur des paroles si vraies, si sages, si entraînantes. " L'homme de bien tire de bonnes choses d'un bon trésor ^ ".

1 *' Le diable, comme un lion rugissant, rôde autour de vous, cherchant qui il pourra dévorer." (1 Pierre, V, 8.)

2 - *' Que votre modestie soit connue de tous les houimes. " (Philip., IV, 5.)

3 Matth.,XTI, 35.

VIE DE MGR DE LAVAL 540

Le cœur du prélat était embrasé d'amour pour ses prê* très. Il leur voulait du bien, il souhaitait de les voir aussi heureux et aussi parfaits que possible, marchant avec ardeur à la conquête des âmes ; et son cœur lui avait dicté les admirables instructions qu'on vient de lire.

Qu'on les médite avec attention, on y trouvera tout ce qu'il faut pour le succès du ministère pastoral. L'esprit de Mgr de Laval, qui respire dans ces pages, a pénétré forte- ment l'Eglise qu'il a fondée. Il a traversé les siècles, et on le retrouve encore plein de eève et de vigueur dans le clergé du Canada.

Mgr de Laval termine ses instructions à MM. de Fénelon et Trouvé par des avis plus particuliers sur le ministère spécial qu'ils ont à exercer vis-à-vis des sauvages. Puis il leur recommande encore de rester en bons termes avec les RR. PP. jésuites : *' Dans les occasions, dit-il, qu'ils écri- vent aux PP. jésuites, qui sont employés dans les missions iroquoises, pour la résolution de leurs doutes, et pour rece- voir de leur longue expérience les lumières nécessaires pour leur conduite ^ "

Cette confiance filiale et sans réserve pour les Pères de la Compagnie de Jésus, le pieux évoque y sera fidèle toute sa vie. Plus tard, quand le séminaire de Québec se char- gera des missions de la Louisiane et du Mississipi, et que MM. de Montîgny, Saint-Côme et Davion, s'y rendront avec l'agrément et la bénédiction de Mgr de Saint- Valier,

1 Archives de rarchevôché de Québec.

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nous verrons encore l'ancien évêque de Québec intervenir avec sa maxime favorite cor unum et anima una^ pour recom- mander aux jésuites ces jeunes missionnaires, et faire des vœux pour que la paix et Tunion régnent toujours entre les anciens et les nouveaux ouvriers de la vigne du Sei- gneur.

MM. de Fénelon et Trouvé s'embarquèrent à La Chine le 2 octobre, fôte des saints Anges Gardiens, et n'arrivèrent à la baie de Quinte que le 28. Leur zèle fut béni de Dieu, et produisit d'heureux résultats. Les Iroquois se disper- sant un peu sur les bords du lac Ontario, on les suivit par- tout ; et bientôt nos dignes missionnaires eurent trois ou quatre missions de sauvages à desservir.

On y convertissait peu d'adultes, tant les Iroquois étaient attachés à leurs superstitions et à leurs mauvaises habi- tudes ; mais on y baptisait un grand nombre d'enfants, après en avoir obtenu la permission de Rohiario, chef du village.

'* On dit que ce baptême fait mourir les enfants, dit un jour ce chef à M. Trouvé. S'ils meurent, on dira que tu es venu dans notre village pour nous détruire. Ne crains rien, répliqua M. Trouvé; nous, Français, nous sommes tous baptisés, et tu sais si nous sommes nombreux. Eh bien, fais comme tu voudras, répondit Rohiario, tu es le maître."

Cinquante enfants furent baptisés, d'un seul coup ; et le préjugé des sauvages contre le baptême finit bientôt par disparaître.

VIE DE MGR DE LAVAL 551

'* Les pères et les mères, dit M. Trouvé, n'ont aucune opposition à ce qu'on instruise leurs enfants ; au contraire, ils en sont vains, et nous le demandent. Je suis obligé, ajoutait-il, de rendre ce témoignage à la vérité, que les sauvages, tout barbares qu'ils sont, et sans les lumières de l'Evangile, ne commettent point tant de péchés que la plupart des chrétiens. "

Beaucoup de personnes âgées embrassaient le christia- nisme, au moins à l'article de la mort. ** Les sauvages, écrivait M. Trpuvé, n'ayant pas reçu comme nous cette grande grâce de l'éducation chrétienne, ne sont pas punis, comme nous, à la mort, de cet endurcissement qui se trouve ordinairement en nous, quand nous avons mal vécu. Au contraire, dès qu'ils sont abattus par le mal, et, par ce moyen, plus en état de réfléchir sur le peu qu'est cette vie, et sur la grandeur de Celui qui est le maître de nos jours, si la Providence les met entre les mains d'un missionnaire, ils meurent communément dans les apparences d'un grand regret de tout le passé. "

Du reste, les deux missionnaires sulpiciens, suivant l'esprit si vénérable de leur maison, faisaient le bien sans bruit et sans éclat, sans aucune recherche d'eux-mêmes, ne travaillant en tout que pour la gloire de Dieu.

M. de Fénelon descend un jour à Québec, dans l'été de 1660, et va rendre ses hommages à Mgr deLaval. L'évêque 6'informe avec intérêt de la mission de la baie de Quinte, et prie le digne missionnaire de faire un petit résumé de -ses travaux apostoliques, afin qu'on puisse l'insérer dans les Relatiçns. " Monseigneur, repartit modestement M. de

552 VIE DE MGR DE LAVAL

FéneloD, la plus grande grâce que vous puissiez nous accorder, c'est de ne pas faire parler de nous ^. "

Il alla saluer aussi la vénérable Mère de l'Incarnation : " M. l'abbé de Fénelon,dit-elle, ayant hiverné auxlroquois, nous a rendu visite. Je lui ai demandé comment il avait pu subsister, n'ayant eu que de la sagamité pour tout vivre, et de Teau pure à boire. Il m'a reparti qu'il y était si accoutumé qu'il ne faisait point de distinction de cet aliment à aucun autre, et qu'il allait partir pour y retourner et y passer encore l'hiver avec M. Trouvé, ne l'ayant laissé que pour aller quérir de quoi payer les sauvages^qui les nourrissent. Le zèle de ces grands serviteurs de Dieu est admirable ^ . "

M. de Fénelon se hâta, en effet, d'aller rejoindre son confrère, M. Trouvé; et, quelque temps après, trois autres sulpiciens ^ allèrent aussi partager leurs travaux aposto- liques. Ils ne bornèrent pas leur zèle à la simple mission de Quinte, mais parcoururent à peu près toute la partie de la province d'Ontario située au nord du lac qui porte ce nom *.

Le séminaire de Saint-Sulpice se chargea généreusement des frais de la mission de la baie de Quinte, qui continua de produire d'heureux fruits de salut.

1 Hwtoire du Montréal ^ Lettre de M. Trouvé, p. 209.

2 Lettre historiqtie 82e.

3 MM. de Cicé, Mariet et Mercadier. Ils étaient venus ensemble au Canada, l'année précédente, le 8 juillet 1668.

4 Le nom de Fénelon's Falls donné à un petit village du comté de Victoria, à plus de 100 milles de Toronto, est un souvenir histo- rique de la mission des sulpiciens.

VIE DE MGR DE LAVAL 553

En même temps que MM. de Fénelon et Trouvé se dis- posaient à partir pour la mission du lac Ontario, dans l'automne de 1668, deux autres sulpiciens, MM. Barthé- lémy et DoUier de Casson, obtenaient de leur nouveau supérieur, M. de Queylus, grand vicaire de Mgr de Laval, la permission " d'aller hiverner dans les bois avec les sauvages, pour les instruire de la religion et apprendre eux-mêmes la langue sauvage ^. "

M. Barthélémy ee rendit chez les Algonquins, apprit très bien leur langue, et se mit en état de rendre beaucoup de services à ces sauvages.

M. Dollier prit une autre direction. Un sauvage s'offrit à lui pour le conduire à plusieurs centaines de lieues à l'ouest de Mçntréal, dans un pays n'avait pas encore pénétré la lumière de l'Evangile.

M. de la Salle voulut être du voyage. Ils partirent ensemble dans l'été de 1660, avec sept canots conduits par vingt-deux Français. Le départ avait été retardé de plu- sieurs semaines, à cause du meurtre d'an Iroquois, qui avait été massacré par quelques soldats français, près de Montréal. Ceux-ci furent condamnés à être exécutés, le 6 juin ; et ce fut M. Dollier qui les prépara à la mort.

Mgr de Laval donna à M. Dollier des lettres de pouvoirs semblables à celles qu'il avait remises à MM. de Fénelon et Trouvé, l'année précédente.

M. de Galinée, diacre du séminaire de Saint-Sulpice,

l Histoire du MmUréaL

554 VIE DE MGR DE LAVAL

accompagna M. DoUier dans sa mission. C'était un jeune homme de beaucoup de talents et d'espérances i ; il rédigea un rapport du voyage, et dressa, avec M. DoUier, une carte du pays qu'ils reconnurent.

Nos deux missionnaires se rendirent jusqu'au lac Erié. Sur les rivages de ce lac, ils plantèrent une croix, au pied de laquelle fut placée une inscription portant que, Van du salut 1669, s'étaient arrêtés en ce lieu deux missionnaiiea du séminaire de Montréal, accompagnés de sept autres Français, et que, les premiers de tous les Européens, ils avaient passé l'hiver sur les bords de ce lac. L'inscription était signée de MM. DoUier et de Galinée.

Elle ne portait pas le nom de La Salle. Celui-ci s'était sans doute séparé de ses compagnons ; car il fat rencontré sur la rivière des Outaouais, vers la fin de l'été 1669, dans un temps, par conséquent, les deux mission- naires devaient être fort loin 2.

MM. Dollier et de Galinée ne purent accomplir leur principal dessein, qui était de descendre au Mississipi, en suivant la rivière Ohio. Ils revinrent à Montréal de bonne heure dans l'été de 1670; et, l'année suivante, M. Dollier accompagna M. de Courcelle dans son expédition à la baie de Quinte, sur le lac Ontario.

Les Iroquois, en effet, ne pouvaient se résigner à subir sans murmure le joug de la paix. Ils remuaient sans cesse,

1 Alalhcureuseuicnt, il ue resta que trois ans au Canada, et retourna à Paris, il mourut en 1678.

2 Ferland, t. II, p. 72.

VIE DE MGR DE LAVAL 555

s'attaquant non pas directement aux Français, mais aux sauvages qui étaient censés nos alliés. M. de Courcelle les ramenait toujours à la raison par des menaces 'salutaires. Au printemps de 1671, cependant, il jugea qu'il fallait faire quelque chose de plus, et prouver aux Iroquois que les Français pourraient bien, quand ils le jugeraient néces- saire, surmonter les difficultés du passage des rapides, et pénétrer dans leur pays par le lac Ontario, comme ils l'avaient déjà fait par la rivière Richelieu.

Il fait donc préparer treize canots, avec un grand bateau plat pour transporter les provisions, puis s'embarque sur cette flottille avec cinquante-six hommes de choix, parmi lesquels M. de Varennes, gouverneur des Trois- Rivières, et M. Perrot, gouverneur de Montréal.

La flottille remonta les rapides du Saint- Laurent en moins de quinze jours ^, et, au grand étonnement des sau- vages, arriva heureusement à l'un des villages de la baie de Quinte.

** Ce voyage, dit Jacques Vîger, fait à l'improviste par une voie encore plus difficile que celle du Richelieu, sur- prit entièrement les Iroquois, qui virent leurs cantons exposés i\ nos attaques par deux côtés à la fois. Ils com- prirent plus que jamais qu'il leur serait impossible de résister à une nation qui ne se laissait arrêter ni par les saisons, ni par les obstacles de la route 2."

1 ** Du 2 au 16 juin, " dit Jacques Viger. ti Histoire du Montréal, note, page 259.

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D'après Marie de rincarnatioD, M. de Courcelle avait accompli un coup de force, dont les sauvages eux-mêmes n'étaient pas capables : ** Il a pris avec lui, dit-elle, une troupe de Français, et s'est embarqué avec eux sur des canots qu'il a conduits par des rapides et bouillons, jamais les sauvages n'avaient pu passer, quoiqu'ils soient très habiles à canoter. Il arriva heureusement à Quinte..., et les Iroquois furent tellement effrayés, qu'après avoir longtemps tenu la main sur la bouche, pour marque de leur étonnement, ils s'écrièrent que les Français étaient des diables, qui venaient à bout de tout ce qu'ils voulaient, et qu'Onontio était l'incomparable ^"

Cette démonstration de M. de Courcelle eut pour effet de maintenir les Iroquois dans une salutaire terreur, et d'assurer pour quelques années la continuation de la paix, au grand avantage des missions.

1 Lettre hiatorUpH' S(ht.

CHAPITRE VINGT-CINQUIEME

Mgr de Laval et rinstructiou de la jeunesse. Le petit sëminaire de Qaëbec. Ia ferme modèle do Saint Joachim. Une école normale.

Il y avait cinq ans, environ, que le séminaire de Québec avait été établi par Mgr de Laval. Il était chargé de desservir toutes les paroisses. On y formait de plus aux fonctions ecclésiastiques les élèves du sanctuaire qui avaient fait leurs études classiques chez les jésuites ou en France ; î«ais il n'y avait pas encore de petit séminaire.

L'œuvre du pieux prélat ne larda pas de se développer.

Ce qui décida Tévêque de Pétrée à ériger son petit sémi- naire plus vite peut-être qu'il ne se proposait de le faire, ce fut une lettre qu'il reçut de Colbert, au printemps de 1668.

Le ministre le félicitait d'abord, au nom de Sa Majesté, Ju zèle qu'il apportait dans l'accomplissement de ses fonc- tions épiscopales ; puis il lui communiquait les vues de la Cour sur l'éducation à donner aux sauvages. On aurait voulu transformer leurs mœurs, et leur faire adopter les coutumes françaises. On se flattait de pouvoir les façonner à nos usages, faciliter par leur union avec les Français, et hâter le dévelopi)ement de la colonie.

558 VIE DE MGR DE LAVAL

Le roi voulait intéresser l'évoque à agir dans ce sens : " Je vous conjure d'y travailler vous-même, écrivait Col- bert, afin que, par votre exemple, tous les ecclésiastiques et même les principaux pères de familles soient coxiviés à s'y employer aussi avec la chaleur et l'affection qui est à désirer pour une fin si avantageuse ^ ....''

Cette idée do franciser les sauvages n'était pas nouvelle. Les récollets avaient songé, autrefois, à établir près de leur monastère, sur les bords de la rivière Saint-Charles, un séminaire, ils se proposaient d'instruire les jeunes sauvages. Le prince do Condé leur avait fait, dans ce but une gratification. Mais le projet ne fut i)as réalisé.

Les jésuites entreprirent l'œuvre de franciser les sau- vages, lors de la fondation de leur collège, en 1632. 3Iais le mauvais succès qu'ils eurent alors leur fit rejeter promp- tement la proposition que leur adressa M. Talon sur le même sujet, en même temps qu'on la faisait à Mgr de Laval.

Travailler à la civilisation des sauvages, élever ces diffé- rentes tribus à la dignité de nations, leur inspirer les sentiments de l'honneur et de la justice: c'était là, sans doute, une idée pleine de générosité et de grandeur. Elle n'avait pas manqué de séduire Louis XIV. Souvent il exprimait le désir de voir civiliser les sauvages, pour en faire des alliés fidèles et des sujets dévoués.

Il eût suffi, pour atteindre ce but, de faire des sauvages

1 Lettra de Colbert à l'évêque de Pétrée, 7 mars 1668.

VIE DE MGR DE LAVAL 55D

de véritables chrétiens, sans chercher à transformer tout à fait leurs mœurs et leurs usages.

'* Mais, pour Louis XIV, une nationalité ne pouvait exister en dehors de la nationalité française. La civilisa- tion, c'était la langue française, et, comme on disait alors, les coutumes françaises. Au milieu des splendeurs du Louvre ou de Versailles, il ne pouvait comprendre qu'une peuplade soumise à son sceptre restât étrangère à cette civilisation, quand toute l'Europe en subissait l'influence ^ . "

Voilà pourquoi il fit donner ordre à l'intendant Talon, au Canada, de travailler à franciser les sauvages. Pour y réussir, Talon engagea Colbert à écrire à Mgr de Laval la lettre que nous venons de citer.

Le prélat crut l'occasion favorable de montrer la défé- rence qu'il eut toujours pour son souverain. Il lui devait d'ailleurs un témoignage tout spécial de reconnaissance ; le roi venait de lui accorder une gratification annuelle de six mille francs pour les besoins de son Eglise.

C'était le temps d'exécuter le dessein qu'il avait conçu, de fonder un petit séminaire, l'on pût former dès le bas âge les enfants que Dieu appelle à l'état ecclésiastique.

Pour franciser les jeunes sauvages, eu effet, il fallait les mêler avec des enfants français. Le prélat retira donc du collège des jésuites, qui tenaient des pensionnaires, tous ceux dont il payait la pension en tout ou en partie, et les

1 M. Tabbé Verreau, Joimud de Vlmtrudion publique, t. VIII, p. 61.

560 VIB DE MGR DE LAVAL

logea temporairement dans une vieille maison qii^il avait achetée deux ans auparavant de Mme Gouillard.

L'ouverture du petit séminaire de V Enfant- Jhus se fit solen- nellement le 9 octobre 1668, jour de la fête de saint Denis, apôtre de la France. Il y avait en tout huit élèves fran- çais ï, et six enfants hurons que Ton se proposait de fran- ciser. Tels furent les humbles commencements du petit séminaire de Québec.

Mgr de Laval s'empressa de faire connaître cet événe- ment à son ami, le curé de Saint- Josse, à Paris : ** Comme le roi, dit-il, m'a témoigné qu'il souhaitait que l'on tâchât d'élever à la manière de vie des Français, les petits enfants sauvages, afin de les policer peu à peu, j'ai formé exprès un séminaire, j'en ai pris un nombre à ce dessein. Pour y mieux réussir, j'ai été obligé d'y joindre des petits Fran- çais, dont les sauvages apprendront plus aisément les mœurs et la langue, eu vivant avec eux."

Puis il ajoutait, avec son rare bon sens : ''' Cette entre- prise n'est pas sans difficulté, tant du côté des enfants que de celui des pères et mères. Ceux-ci ont un amour extraor- dinaire pour leurs enfants, et ne peuvent presque se résoudre à s'en séparer. S'ils y consentent,on ne peut guère espérer que ce soit pour longtemps, parce que, pour l'ordî-

1 Voici les noms de sept de ces dlèves : Pierre et Charles Volant, frëres jumeaux, des Trois-Bivières ; Jean Piugaet, de Québec, et Paul Vachou, de Beauport : ces quatre élèves devinrent prêtres ; Pierre Pèlerin de Saint-Amant, de Québec, qui fut récollet sous le nom de Père Ambroise ; J.-Bte Haslay, de la côte Lauson, et Michel Poalin, des Trois-Rlvières, qui sortirent, l'un on 1669, l'autre eu 1670. (AheUle,, vol. I, no. 26.)

VIE DE HQR PB LAVAL 561

naire, les familles des sauvages ne sont pas peuplées de- beaucoup d'enfants, comme celles de nos Français, od^ dans la plupart, en ce pays, il s'en trouve huit, dix, douze^ et quelquefois jusqu'à quinze et seize.

'^ Les sauvages, au contraire, n'en ont pour la plupart que deux ou trois, et rarement ils passent le nombre de quatre ; ce qui fait qu'ils se reposent sur leurs enfants lors- qu'ils sont un peu avancés en âge, pour l'entretien de leur famille, qu'ils ne peuvent se procurer que par la chasse et d'autres travaux, dont les pères et mères ne sont plus capa- bles, alors que leurs enfants sont en âge et en pouvoir de les secourir : à quoi pour lors il semble que la loi naturelle oblige indispensablement les enfants.

** Cependant, nous n'épargnerons rien de ce qui sera en notre pouvoir pour faire réussir cette heureuse entreprise, quoique le succès nous en paraisse fort douteux ^."

Les prévisions de l'évêque de Pétrée étaient justes- L'expérience de la francisation des sauvages n'eut un peu de succès qu'aux ursulines : ** Nous avons francisé plu- sieurs filles sauvages, tant huronnes qu'ai gonquines, que nous avons ensuite mariées à des Français, qui font bon ménage, écrit Marie de l'Incarnation. Il y en a une, entr'au- : très, qui sait lire et écrire à la perfection, tant en sa langue huronne, qu'en notre langue française ; il n'y a perscwine qui la pût distinguer, ni se persuader qu'elle fût née sau- vage. M. l'intendant en a été si ravi, qu'il l'a obligée de

1 -;- Eclations des jésuites, 1668.

36

562 VIJB DE MGR BE LAVAL

lui écrire quelque chose en sa langue et en la nôtre, pour l'emporter en France, et le faire voir comme une chose extraordinaire."

Mais cette expérience coûtait cher, et les fruits étaient rares : " Il les faut toutes franciser, et les vêtir d'habits à la française, continue Marie de l'Incarnation, ce qui n'est pas d'une petite dépense; car il n'y en a pas une, non plus que des petits garçons, qui ne coûte pour le moins deux cents livres à entretenir."

Puis elle ajoute, après avoir raconté les généreux sacri- fices que s'imposaient quelques dames de France pour l'entretien de ces petites sauvageases: '* C'est une chose très difficile, p.our ne pas dire impossible, de les franciser ou civiliser. Nous en avons l'expérience plus que toute autre, et nous avons remarqué de cent de celles qui ont l)assé par nos mains, à peine en avons-nous civilisé une. Nous y trouvons de la docilité et de l'esprit ; mais lorsqu'on y pense le moins, elles montent par-dessus notre clôture, et s'en vont courir dans les bois avec leurs parents, elles trouvent plus de plaisirs que dans tous les agrémenta de nos maisons françaises ^ "

Chez les jésuites, qui s'étaient, décidés à prendre quel- ques Algonquins, comme au petit séminaire, l'expérience, sérieusement tentée, échoua complètement.

'* Ce mélange que l'on croyait utile, dit Latour, ne servit de rien aux sauvages, et nuisit aux Français.... On eut

1 Lettre hintin'i'pie Cîh'.

VIE DE MGR DE LAVAL 563

d'abord beaucoup de peine à en obtenir; les sauvageF, infiniment attachés à leurs enfants, ne peuvent se résoudre à s'en séparer. On en prit beaucoup de soin, mais on n'a jamais pu ni ouvrir assez leur esprit pour les faire entrer dans les matières théologiques, ni fixer assez leur légèreté pour les attacher au service des autels. Après avoir passé plusieurs années au séminaire, malgré eux, et comme en prison, ils s'enfuyaient dès qu'ils pouvaient, et allaient avec les autres courir les bois ^ "

** On a cru longtemps, dit le marquis de Denonville, qu'il fallait approcher les sauvages de nous pour les franciser ; on a tout lieu de reconnaître qu'on se trompait. Ceux qui se sont approchés de nous ne se sont pas rendus français, et les Français qui les ont hantés sont devenus sauvages. "

* ** Jusqu'à présent, écrit à son tour M. de Champigny, les missionnaires ont toujours ét^ obligés d'avoir des domes- tiques français, parce que le sauvage n'aime pas à être dépendant ni fixe dans un lieu; de sorte qu'il arrive plus ordinairement qu'un français se fasse sauvage, qu'un sau- vage devienne français. "

Les élèves hurons désertèrent les uns après les autres la maison de Mme Oouillard, et ne furent pas remplacés. Le dernier fut retiré par ses parents le 15 mars 1673.

Mais le petit séminaire de Québec était désormais fondé ;

1 Latour, p. 9/'.

564 VIE DE MGR DE LAVAL

et l'on s'appliqua à y préparer à l'état ecclésiastique. les jeunes canadiens qui avaient de la vocation. . '' Les prêtres de notre séminaire des Missions étran- gères, écrivait Mgr de Laval, lïe nous ayant pas moins fait paraître de soin et de vigilance dans l'éducation des enfants de ce pays, que nous leur avons donnés à former à l'état ecclésiastique, qu'ils nous ont donné des marques de ]eur zèle dans les travaux qu'il y a à souffrir dans tous les lieux des habitations de ce pays, nous les employons, nous avons estimé ne pouvoir rien faire qui soit plus à la gloire de Dieu, et pour le bien de notre Eglise, que de leur confier de nouveau la direction de ce second séminaire, d'autant plus que nous avons jugé à propos de le renfermer dans Tenceinte de notre séminaire, dans laquelle nous avons fait accommoder un logement propre à ce dessein."

Puis il ajoutait : "Je supplie Notre-Seigneur, au nom de la très sainte Famille, en l'honneur et sous la protection de laquelle notre séminaire est établi ^, d'y vouloir donner le succès et la bénédiction que nous nous en promettons-."

Le pensionnat des RR. PP. jésuites, qui n'était pas bien nombreux, tomba, par suite du départ des séminaristes de Mgr de Laval. Mais les classes collège restèrent ouvertes pour les externes et pour les élèves du petit séminaire.

Au petit séminaire, en effet, il n'y avait pas de classes proprement dites, ni de cours réguRer d'études ; on secon-

1 Le séminaire de Québec est consacré à la sainte FaniiUe ; le petit séminaire, à l'Enfant-Jésus.

2 Bdatioiu des jemites^ 1668.

VIE DE M6B DE LAVAL 565

tentait de former les élèves, tous pensionnaires, à la piété et à la vertu ; et ils suivaient les classes des jésuites K

n y avait une première et une seconde année de philo- sophie, une rhétorique et une seconde, une troisième et une quatrième, non pas ensemble, mais alternativement, de deux ans en deux ans. Il y avait aussi une classe de rudiments et une petite école pour ceux qui ne savaient pas lire. La durée des études variait, selon la science et l'apti- tude des élèves, entre cinq et sept ans ^.

Le pensionnat du petit séminaire de Québec était comme le sanctuaire se formait la milice sacrée. Les jeunes lévites, soustraits aux mauvais exemples et à la contagion du siècle, s*y appliquaient, dès le bas âge, aux vertus de leur état, et apprenaient les cérémonies, le chant et la modestie cléricale.

Comme les élèves du grand séminaire, ils servaient le dimanche, à l'église, et formaient autour de l'évéque une gracieuse couronne. '* Ils se tiennent d'un air si dévot, durant la célébration de l'office divin, disait d'eux Mgr de Saint-Valier, qu'ils inspirent de la dévotion aux peuples. "

Du reste, dès son arrivée au Canada, en 1659, Mgr de Laval avait trouvé bon nombre d'enfants de chœur tout dressés et préparés avec soin, qui logeaient dans une pen- sion tenue par une dame Dupont, près de Téglise parois- siale. On peut dire que ce pensionnat de Mme Dupont fut comme le premier noyau du petit séminaire de Québec.

1 Latour, p. 96.

2 - AheUle, vol. II. no. 13.

566 VIE DE MGR DE LAVAL

Le nombre des pensionnaires du petit séminaire avait d'abord été réduit à quatorze, faute de pouvoir en loger davantage dans la maison de Mme Gouillard. Mais on se mit courageusement à Tœuvre, et bientôt une vaste construction en pierre s'éleva du côté de la cathédrale. C'était, comme on disait alors, le petit séminaire du nouveau bâtiment i. Mgr de Laval employait pour cette belle œuvre, l'objet favori de ses soins et de ses sacrifices, la plus grande partie des six mille livres que le roi lui donnait chaque année pour les besoins de son Eglise.

Les élèves entrèrent dans le nouveau séminaire le 8 décembre 1677 2.

Ce fut un beau jour. Il y eut communion générale. On chanta tout d'abord le Veni Creator^ ainsi que les litanies de l'Enfant-Jésus, auquel était consacré le petit séminaire. L'image de la sainte Famille fut portée solennellement en procession. Mgr de Laval prononça une pieuse allocution*, puis l'on chanta le psaume LastaXus sum, dans lequel le prophète se réjouit à la pensée qu'il va entrer bientôt dans la maison de Dieu. C'était bien, en effet, la maison du Seigneur, ce petit séminaire devaient se former à la piété et se préparer au sacerdoce tant de générations.

Trois ans après, Mgr de Laval écrivait au cardinal Cibo qu'il y avait quarante pensionnaires, et qu'il avait ordonné durant cette année (1681) huit prêtres du pays 3.

1 Histoire mamiacrite du semitiaire de Québec.

2 Il y avait parmi eux deux neveux de Mgr de Laval. (AbeUle^ vol. I, no. 26.)

3 A})eilley vol. If, no. 13.

VIE DE MGR DE LAVAL 567

Jusqu'en 1730, on donnait aux pensionnaires l'entretien complet. On cessa à cette époque, et l'on se réduisit à leur donner la nourriture et l'instruction, laissant aux parents ou aux bienfaiteurs à fournir l'habillement et les livres.

Lorsque l'on cojistatait d'une manière certaine que quelque élève n'avait pas la vocation ecclésiastique, on lui faisait apprendre, avec le consentement de ses parents, l'agriculture, ou quelque métier, comme par exemple celui de maçon, de cordonnier, de couturier, de sculpteur, de menuisier, etc. On l'envoyait ordinairement pour cela, à la ferme modèle du cap Tourmente, à Saint- Joachim.

Dans cet endroit délicieux, Mgr de Laval, dont Tesprit large et perspicace embrassait tous les besoins de la société, avait établi comme un troisième séminaire, appelé aussi la Grande Ferme, les enfants des paysans apprenaient à lire, à écrire, à chiffrer, en môme temps que les différents métiers, surtout celui de l'agriculture. Le zélé prélat com- prenait la salutaire influence que ne manqueraient pas d'exercer, dans un pays nouveau, des pères de famille élevés dans la piété et doués d'une certaine éducation.

La journée des élèves se partageait en de pieux exercices, des études assez courtes, et les travaux des chami)3 ou de différents métiers les plus nécessaires au pays.

La grande Ferme était une pépinière de bons ouvriers fort attachés au séminaire, d'où l'on tirait des domestiques, des fermiers, des habitants, qu'on dispersait dans les terres du séminaire. Plusieurs ouvriers y acquirent une telle habileté, qu'ils furent souvent employés comme arbitres par le Conseil souverain.

.568 VIE DE MGB DE LAVAL

'^ Des écrits contemporains nous ont conservé soignense- xnent les noms de ceux qui ont appris divers métiers dans l'école de Mgr de Laval ; et ils nous font remarquer que tous savaient lire, écrire, tenir leurs comptes, et, ce qui Taut mieux encore, qu'ils avaient été formés aux bonnes mceurs et à la science par excellence, la science de la Reli- gion, qui nous fait connaître nos devoirs envers nous- m^mes, envers la société et envers Dieu ^ "

L'institution de Saint-Joachim, à la fois ferme modèle -«t école des arts et métiers, progressa de plus en plus, et rendit d'immenses services à la colonie.

En 1685, Mgr de Saint- Valier essaya d'y introduire les -études classiques. L'expérience n'ayant pas réussi, Mgr de Laval, trois ans plus tard, ramena l'école à sa première •destination, et y rassembla bon nombre de jeunes gens, X)our les former, comme auparavant, aux travaux pour lesquels ils montraient le plus d'aptitude.

Nous le verrons en 1691 se retirer à sa ferme de Saînt- Joachim, en suivre les progrès, et y faire faire de grands travaux. En attendant, disons tout de suite les fondations que créa sa générosité pour l'instruction de la jeunesse. '

Au printemps de 1680, lorsqu'il donna tous ses biens au séminaire de Québec, il y fonda huit pensions entières pour des enfants pauvres, de bonnes mœurs, et ayant voca- tion à l'état ecclésiastique. Son exemple fut suivi, quelques

1 Discours de M. l'abbé Taschcreau, 200e anniverêaire de Varrivte -fU Mgr de Laval au Canada.

VIE DE MGR DE LAVAL 569

années plus tard (1687), par Mgr de Saint- Valier, qui fonda, lui aussi, six pensions dans le petit séminaire, et quatre dans le grand. On ne peut assez admirer le désintéresse- ment de ces grands évêques, les fondateurs de notre Eglise, qui se dépouillaient de tout pour favoriser les œuvres de l'éducation et de la charité dans cette colonie.

Pour éterniser au pied du cap Tourmente, comme à Québec, le souvenir de sa sollicitude en faveur de la jeu- nesse canadienne, Mgr de Laval résolut de fonder six pensions à la ferme modèle de Saint-Joachim. '^ Ces enfants, dit-il dans le contrat (1693), doivent être du pays, de bonnes mœurs, propres au travail. Ils seront choisis par les supérieurs et directeurs pour être nourris, entre- tenus et instruits aux bonnes mœurs, à la piété, à lire, à écrire, et formés au travail et à quelqu'un des métiers qui s'y exercent, jusqu'à ce qu'ils aient atteint l'âge de dix- huit ans, auquel âge ils sont capables de gagner leur vie, d'être pris à gages, et de n'être plus à charge au sémi-

naire.... "

C'est ainsi que le saint évêque, retiré alors des affaires, employait ses modestes épargnes. Il ne semblait vivre que ^our faire du bien à la jeunesse canadienne.

M. Soumande, l'un des prêtres de son séminaire, encou- ragé par son exemple, voulut lui aussi fonder trois pensions à la ferme modèle de Saint-Joachim, dont il était le direc- teur. Il n'y mit qu'une condition: c'est que les élèves qui en bénéficieraient, réciteraient tous les jours le petit office de l'Immaculée Conception.

570 VIE DE MGB DE LAVAL

Il fit plus ; il donna, en 1701, la somme de 8,000 franca, pour que le séminaire mît à la ferme modèle un maître, qui enseignât aux trois élèves dont il avait fondé la pen- sion '* un commencement d'humanités, afin qu'ils devins- sent propres à être maîtres d'écoles. "

" Voilà bien, dit un annaliste, la première école normale du Canada. " Elle prit naissance du temps de Mgr de Laval.

On peut donc, à bon droit, regarder ce grand évêque comme le premier instaurateur de tout le système d'instruc- tion publique de notre pays.

Nulle œuvre de bienfaisance intéressant l'avenir spirituel de la colonie française ne pouvait demeurer étrangère à ce prélat. Mais c'est surtout son séminaire de Québec qui fut l'objet de ses prédilections et de ses soins paternels. Il s'y dévoua corps et âme ; il lui sacrifia sa vie et toute sa fortune. Il s'identifia avec son séminaire, qui fut Vocca- sion, nous le verrons plus tard, des plus grandes douleurs de sa vie. Il vécut et mourut pour cette institution.

Plus tard, les continuateurs de son œuvre, dégagés, par la volonté de la divine Providence, de l'obligalion de desservir les paroisses, concentreront tous leurs efforts vers l'autre but de leur fondation, l'instruction de la jeunesse; ils en feront l'objet unique de leur zèle et de leurs travaux.

Mais cet objet lui-même se développera d'une manière merveilleuse. La Providence appellera le séminaire à remplacer les jésuites pour l'éducation, non seulement du clergé, mais de toute la jeunesse canadienne; et le petit

VIE DE MGR DE LAVAL 571

séminaire sera la source féconde les jeunes gens de toutes les classes de la société viendront puiser les eaux intarissables de la science sacrée et profane.

Peu à peu se dresseront autour de cette fontaine bien- faisante les portiques élégants et variés de la littérature, de l'éloquence, de l'histoire, de la philosophie, de toutes les sciences physiques, de la théologie, jusqu'à ce que le tout soit couronné par le dôme superbe de l'enseignement universitaire.

Mais qui peut dire que Mgr de Laval n'a pas entrevu cette glorieuse destinée de son séminaire ? Qui peut dire, du moins, que tout n'était pas contenu en germe dans le grain de sénevé que l'illustre prélat planta un jour sur le sol de notre pays ?

Oui, nous aimons à le répéter ici, avec un de ses plus remarquables panégyristes : '* Mgr de Laval n'a pas vu précisément toutes ces choses que nous admirons aujour- d'hui; mais c'est lui qui a fait toutes ces choses ^."

1 M. l'abbé Taachereau, 200e anniversaire de Varrlree de Mgr de Laval au Catiada.

CHAPITRE VINGT-SIXIEME

L'enseignement primaire, sous Mgr de Laval. Les sœurs de la Con- grégation. — L'ëcole de M. Soûart.

Pour compléter ce qui regarde le soin que donna Mgr de Laval à Pinstruction de la jeunesse, il faudrait montrer ce que fut, de son temps, renseignement primaire au Canada.

Sans doute, il ne pouvait être question, à cette époque, d'une organisation de l'enseignement primaire comme elle existe aujourd'hui. Dans un immense pays, où, à part les villes naissantes, il n'y avait encore que quelques colons disséminés çà et là, comment supposer qu'il eût été possible d'entretenir partout des instituteurs d'une manière régu- lière ? C'est à peine si l'on pouvait fournir des mission- naires et subvenir aux besoins du c^lte.

Ce qui est certain, c'est que l'enseignement primaire ne fit jamais défaut au Canada. Dès le commencement^ nous voyons les récollets établir des écoles aux Trois- Rivières, à Québec et à Tadoussac. Ces saints religieux furent les premiers instituteurs du pays i .

1 M. Maguan, Conférence aux itistituteurs^ donnée à recelé nor- male Laval, en 1888.

574 VIE DE MGR DE LAVAL

Les jésuites, qui vinrent après eux, continuèrent à donner à Québec l'instruction élémentaire, d'abord, puis l'ensei- gnement secondaire, dans leur collège, qui fut pendant près d'un siècle et demi la source féconde les Canadiens purent aller puiser les lettres et les sciences. Nous avons vu qa'il y avait dans ce collège une petite école, Ton apprenait à lire et à écrire, et l'on recevait les rudiments de la langue française.

Ce que les jésuites faisaient pour les jeunes gens, les ursulines le faisaient avec non moins de zèle x>our les filles de toutes les classes de la société. Les portes de leur maison étaient ouvertes, non seulement aux enfants de Québec, mais aussi à beaucoup de jeunes filles de la campagne et de tout le pays ^ Devenues plus tard mères de famille, ces élèves des ursulines entretenaient partout avec un zèle pieux le feu sacré de la vertu et de Tinstruction. On les voyait se faire les institutrices, non seulement de leurs propres enfants, mais souvent de beaucoup d'autres qui n'avaient pas le bonheur d'avoir des parents instruits.

A la ferme modèle de Saint-Joachim, créée par Mgr de Laval, se formaient également de pieux citoyens, de bons pères de famille, qui se répandaient ensuite dans les cam- pagnes, et communiquaient à leurs frères ou à leurs enfanta le trésor de l'instruction qu'ils avaient reçu. C'est ainsi qu'il n'y avait guère de hameau qui ne possédât quelque

1 ^* Les Français nous amëueut leurs filles de plus de soixante lieues d'ici. " (Lettre de Marie de l'Incarnation, 7 oct. 1609.)

VIE DE MGR DE LAVAL 575

instituteur volontaire, et ne brillât de quelque manière le flambeau de l'enseignement.

Ajoutons à cela que les missionnaires si zélés du sémi- naire de Québec et de Mgr de Laval se faisaient volontiers les instituteurs de leurs paroissiens. Malgré les fatigues de leur laborieux ministère, on les voyait souvent s'astreindre à montrer les rudiments la grammaire et de la langue française aux enfants chez qui ils avaient remarqué, au catéchisme ou ailleurs, le plus d'aptitude pour se faire instruire. Nous savons par la tradition que, non seulement un grand nombre d'ecclésiastiques, mais aussi beaucoup de citoyens distingués, durent ainsi aux curés de leurs paroisses la bonne fortune qui avait ouvert, préparé et facilité leur carrière.

Quelquefois de riches citoyens consacraient une partie de leur fortune à l'œuvre si méritoire de l'instruction de la jeunesse. C'est ainsi que Mgr de Saint- Valier nous parle de M. Berthelot, '* si connu, dit-il, dans le Canada, par son zèle pour la décoration des églises, et par l'établissement des petites écoles pour les enfants ^ "

D'autres gardaient chez eux des précepteurs particuliers. M. de Saint-Sauveur, autrefois chapelain de l'Hôtel-Dieu, uvait été ainsi accueilli dans la maison de M. BourdoQ, qui lui avait confié l'éducation de sa famille 2.

Mais on peut dire que le principal foyer de renseigne- ment primaire au Canada fut, à cette époque, l'institution

1 Etai présent de V Eglise,

2 TestaDient de Jean Bourdon.

576 VIE DU MGR DE LAVAL

fondée par la vénérable Marguerite Bourgeois ; et c^est une des gloires de Mgr de Laval d'avoir béni et protégé cette tige naissante, qui est devenue ce grand arbre, à l'om- bre duquel tant de générations ont pu goûter les fruits bienfaisants de la science sacrée et profane.

Ce n'est pas ici le lieu de raconter les humbles et mer- veilleux commencements de cette communauté, les dififé- rentes phases qu'elle traversa, la persévérance héroïque de Marguerite Bourgeois et le succès providentiel qui cou- ronna son œuvre. Tout cela aura sa place dans le chapitre nous examinerons l'action de Mgr de Laval à Montréal.

Pour le moment, il ne s'agit que de montrer Marguerite Bourgeois et ses compagnes à l'œuvre dans une carrière si agréable t\ notre saint prélat : l'instruction de la jeunesse.

Dès 1660, lors de sa première visite à Montréal, Tévêque de Pétrée les trouve occupées à instruire le<i jeunes filles de cette ville et à se former en communauté. Mais il ne veut pas croire tout d'abord au succès de leur entreprise. Il les bénit cependant, et les laisse continuer leur œuvre bienfaisante.

Neuf ans plus tard, dans sa cinquième visite à Montréal, en 1669, il trouve l'institution de Marguerite Bourgeois si solidement établie, qu'il n'hésite pas à lui donner son approbation. Il visite avec intérêt les nouvelles construc- tions que la sœur a fait bâtir, et il est tellement satisfait du succès de la Congrégation pour l'instruction des jeunes filles, qu^il lui permet de prendre son essor dans toutes les parties de son diocèse.

VIE PB MGR DE LAVAL 577

*' Il autorisa rétablissement de notre Congrégation, en 1C69, dit une sœur de cette communauté ; et nous avons récrit par lequel il permit à notre vénérable mère d'ouvrir des écoles dans toutes les parties de son diocèse. Un incendie, en 1683, détruisit entièrement notre maison, durent périr plusieurs pièces et documents importants relatifs à Mgr de Laval ; mais nous conservons cet écrit. " Et elle ajoute : ** Mgr de Laval a toujours été pour notre vénérable mère un père et un protecteur ^"

Dans récrit dont il est ici question, le prélat permet à Marguerite Bourgeois et à ses compagnes de continuer les fonctions de maîtresses d'écoles qu'elles exercent gratuite- ment depuis plusieurs années, en l'île de Montréal et autres lieux, ^' élevant les petites ûlles dans la crainte de Dieu et Texercice des vertus chrétiennes, leur apprenant à lire et îi écrire, et les autres travaux dont elles sont capables."

C'est donc bien de l'enseignement primaire qu'il s'agit ici. Voilà l'œuvre de Marguerite Bourgeois et ses compa- gnes; et cette œuvre bienfaisante, elles l'exercent déjà, en 1669, non seulement en l'île de Montréal, mais en plusieurs autres lieux du vicariat apostolique de l'évêque de Pétrée.

Lorsqu'il fut devenu évêque de Québec,. Mgr de Laval voulut reconnaître d'une manière plus solennelle l'exis- tence de la Congrégation des Filles séculières de Notre-

1 Procès prëliminaire de béatification de Mgr de Laval. 37

578 VIE DE MGR DE LAVAL

Dame à Montréal. Ses lettres canoniques, en date du 6 août 1676, sont un beau témoignage en faveur du zèle désintéressé de ces pieuses filles, et de l'intérêt que portait le prélat à l'éducation de la jeunesse.

" Après avoir mûrement considéré toutes choses, dit-il, sachant qu'un des plus grands biens que nous puissions procurer à notre Eglise, est l'instruction et la bonne éduca- tion des enfants, et que c'est aussi le moyen le plus efficace pour conserver et augmenter la piété dans les familles chrétiennes ; connaissant d'ailleurs la bénédiction que Notre-Seigneur a donné jusqu'à présent à la sœur Bour- geois et à ses compagnes dans les fonctions des petites écoles, nous les avons employées; voulant favoriser leur zèle et contribuer de tout notre pouvoir à leur pieux dessein ; nous avons agréé et agréons l'établissement de la dite Bourgeois et des filles qui se sont unies avec elle ou qui y seront admises à l'avenir, leur permettant de vivre en communauté en qualité de Filles séculières de la Con- grégation de Notre-Dame..., et de continuer leurs fonctions de maîtresses d'écoles tant dans l'île de Montréal qu'aux autres lieux nous et nos successeurs jugeront à propos de les envoyer...."

On voit par ces paroles quel prix Mgr de Laval attachait à l'instruction et à la bonne éducation des enfants. Les sœurs de la Congrégation lui paraissaient admirablement aptes '* pour les fonctions des petites écoles il les avait employées. " Il leur permet de vivre en communauté, et d'établir des couvents dans tout son diocèse.

VIE DE MGR DE LAVAL 579

L'œuvre de la sœur Bourgeois prit bientôt des dévelop- pements merveilleux, du temps même de Mgr de Laval; et l'on vit surgir plusieurs couvents de la Congrégation, non seulement dans le district de Montréal, mais aussi dans celui de Québec ^. Il y en avait un, à cette époque, A la basse ville; il fut établi par Marguerite Bourgeois elle- même, sur les instances du prélat 2.

Ces couvents ont produit un bien incalculable. Beau- coup de vocations religieuses y ont pris naissance ; et un grand nombre de mères de famille s'y sont préparées, par la pratique de la vertu, à l'art si difficile de bien élever leurs enfants. Partout un prodigieux essor a été donné à l'instruction dans les campagnes.

Les sœurs de la Congrégation ne se contentaient pas d'élever et d'instruire dans leurs couvents les jeunes filles françaises ou sauvages qui s'y présentaient, elles avaient aussi à Montréal une maison, appelée Za Providence^ elles préparaient des institutrices pour faire l'école dans les campagnes, et que l'on peut bien regarder comme la pre- mière école normale de filles qui ait existé au Canada.

*' De cette maison, dit Mgr de Saint- Valier, sont sorties plusieurs maîtresses d'écoles, qui se sont répandues ea divers endroits de la colonie, elles font des catéchismes

1 En 1683, il est question, dans un rapport de M. de Meulles au marquis de Seignelay, de couvents de la Congrégation à Champlain et à Batiscan. Les couvents de la Sainte-Famille et de la Pointe-aux- Trembles de Québec remontent aussi à une date très ancienne.

2 Latour, p. 142.

580 VIE DE HGR DE LAVAL

aux enfants, et des conférences très touchantes et très utiles AUX autres personnes de leur sexe plus avancées en âge^.''

C'est à Montréal, sous l'-égide tutélaire de Saint-Sulpice, <iue l'institution de la sœur Bourgeois avait commencé. Les fils de M. Olier, toujours à la hauteur de leur mission, comprenaient l'importance de la bonne éducation pour l'avenir du pays. Aussi favorisèrent-ils de leurs encoura- gements et de leurs puissants secours l'établissement des sœurs de la Congrégation pour l'instruction des jeunes filles.

On x^eut dire que, du côté de Montréal, Mgr de Laval n'eut qu'à ee reposer sur les sulpiciens pour l'accomplisse- ment du grand devoir de l'Eglise par rapport à l'éducation delà jeunesse.

Dès 1664, alors que Montréal comptait à peine trente û quarante familles, le vénérable M. Soûart, supérieur du séminaire, y fondait une école poui^ l'instruction élémen- taire des jeunes gens, et prenait lui-même le titre de premier 7naUre d^ école, A son exemple, plusieurs autres membres du séminaire, MM. Ranuyer, Remy et de la Faye, se firent eux-mêmes instituteurs. C'est dans cette première école élémentaire de Montréal que se formèrent tant de héros canadiens, les Le Ber, les de Magnan, les Charles LeMoyne, plus tard baron de Longueil, le brave Saint-Hélène, à qui Mgr de Laval se plaisait à rendre un si beau témoignage de vertu, d'Iberville, le héros canadien

1 Etot prcsitit (le VEijli.tc.

VIS DE MGR DS LAVAL 681

par excellence, les deuxChâteauguay, Bienville, fondateur de la Nouvelle-Orléans, de Beaujeu, le vainqueur de la Monongahéla, les D'Ailleboût, les Le Gardeur, les enfants du marquis de Vaudra uil.

Plusieurs de ces brillants jeunes gens complétèrent sans doute leurs études à Québec ou en France; mais un grand nombre, aussi, durent se contenter de cette première instruc- tion. La guerre ne laissait que très peu de répit; il fallait prendre les armes à douze ans, comme le second Bienville, à quatorze, comme d'Iberville, pour ne les abandonner qu'avec le dernier souffle de la vie. Tous cependant puisè- rent dans les leçons de Técole cette bonté de cœur, cette énergie de caractère, ce fond de religion qui distinguaient nos ancêtres, et qui ont fait de la ville de Montréal une pépi- nière de héros * .

L'enseignement primaire à Montréal demeura sous la direction immédiate duséminaire de Saint-Sulpice jusqu'en 1838, c'est-à-dire peudant 174 ans. Les frères des Ecoles chrétiennes continuèrent alors l'œuvre de M. Soûart 2 .

Dix ans, environ, après l'inauguration de l'école de M. Soûart, l'abbé de Fénelon en commença une autre. Voyant que le succès de la mission de Quinte ne répondait ni aux

1 M. Tabbd Ven-eau, Journal de VlnstniHioti 2)!eWiQr"^» ^- VIII, p. 131.

2 C'est rëcole de M. Soûart qui donna naissance au collège de Montréal. Eu effet, dès 1733, il était devenu nécessaire d'y joindre des classes de latinité. Quarante ans plus tard, en 1773, le séminaire transporta ces classes au coUëfi^e qu'il venait d'ouvrir au château Vau- dreuil, sur la place Jacques-Cartier. Câtte institution occupe mainte- nant une position admirable sur le penchant do la montagne.

582 VIE DE MGR DE LAVAL

efforts ni aux sacrifices qu'on y faisait, il prit la résolution de se consacrer à l'éducation des jeunes enfants Iroquois.

C'était encore l'idée de la francisation des sauvages qui revenait sur le tapis, patronnée, cette fois, i)ar le comte de Frontenac.

Le gouverneur donna à M. de Féneîon les îles Dorval, appelées alors îles Courcelle, situées à une demi-lieue du village de La Chine, près de la Pointe-Claire, pour l'enga- ger à y poursuivre Textcution de son généreux dessein. C'est que l'abbé ouvrit son école, il réunit bon nom- bre déjeunes sauvages. Fort de la protection du gouver- neur, puissamment secondé par ses confrères du séminaire de Montréal, dont les abondantes aumônes lui permettaient de faire face à des dépenses considérables, il se livra tout entier à son oeuvre de régénération.

Tout en se dévouant principalement à l'éducation des enfants, M. de Fénelon n'oubliait pas leurs parents. Chrétiens ou infidèles, il s'efforçait de les attirer dans l'île de Montréal, pour les convertir à la Foi, ouïes affermir dans leur première ferveur. Tels furent le germe et les commen- cements de cette célèbre mission qui reçut son nom de la montagne elle fut établie en 1676 ^ Nous aurons occa- sion de parler plus tard de cette mission sédentaire établie par les sulpiciens.

Mgr de Laval n'eut pas de part directe aux travaux des MM. de Saint-Sulpice pour l'instruction de la jeunesse à

1 M. l'abbé Verreau, Journal de l^n'drnct'on jinU'np*t\ t. VIll, p. 62.

VIE DE MGR DE LAVAL 583

Montréal. Mais que de fois, sans doute, dans ses visites pastorales, dut-il admirer leur zèle, et encourager leurs sacrifices pour la cause de l'éducation ! Son cœur d'évêque devait se sentir heureux et soulagé, lorsqu'il voyait cette partie de son diocèse confiée à des auxiliaires si dévoués ^.

1 On conserve dans les archives du séminaire de Québec un *' Règlement pour les maîtres et maîtresses d'Ecoles du diocèse de Lyon ", du 28 juillet 1676, et une '* Méthode pour faire les Ecoles ", qui paraît aussi remonter à la même date. Ces deux documents sont imprimés. La Méthode porte en vignette ** Pauperihus etxingdizare raisit me ". Le Règlement est signé ** Demia, Directeur des Ecoles ", et contresigné '^ Basset, secrétaire de l'archevêché ". Il était proba- blement destiné à être affiché dans toutes les maisons d'écoles.

I/archevêque de Lyon, par un mandement daté du 1er février 1675, avait donné à l'abbé Demia, promoteur-général substitué de l'arche- vêché, ** la conduite et la direction des petites écoles de la ville et du diocèse ".

Mgr de Laval était en France lorsque parut ce mandement, et il voulut qu'un exemplaire du Règlement scolaire de l'abbé Demia lui fût envoyé à Québec, afin de l'appliquer sans doute aux écoles de son propre diocèse. Cela prouve l'intérêt que portait notre saint prélat à la cause de l'éducation de la jeunesse, et en même t^mps la disposition que montrait en toutes circonstances cet homme si humble et si pru- dent, de savoir profiter, au besoin, des lumières et de l'expérience des autres. La Méthode pour faire les Ecoles et le Bèglenient de l'abbé Demia nous paraissent conformes aux meilleures notions pédagogiques.

CHAPITRE VINGT-SEPTIEME

Mgr de Laval encourage les dévotions nationales du Canada : la Sainte-Famille ; la Bonne Sainte- Anne.

En arrivant au pays, en 1659, l'évêque de Pétrée y avait trouvé en honneur le culte de la sainte Famille Jésus, Marie et Joseph. Cette dévotion, qui avait produit d'heureux fruits de salut dans plusieurs villes d'Europe, avait été implantée au Canada par les jésuites.

Ils avaient aussi établi à Québec (1657), dans leur église, la congrégation de la sainte Vierge ; mais elle était l'apa- nage exclusif des hommes et des jeunes gens. Mgr de Laval voulut ériger canoniquement la confrérie de la sainte Famille, pour les personnes du sexe, et l'attacher à l'église paroissiale.

Le P. Chaumonot nous raconte lui-même les origines de cette confrérie, qui prit naissance à Québec, sous les aus- pices de l'évêque de Pétrée, mais dont le projet fut conçu à Montréal,

Le pieux jésuite y avait été envoyé en 1662 par Mgr de Laval pour y porter des secours et des vivres aux habi-

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tants, qui se trouvaient réduits à une grande misère i. Il alla tout naturellement loger chez les MM. de Saint-Sulpice.

^^ Nous passâmes ensemble quatorze mois pour le moins, dit-il, et toujours dans une si parfaite union, qu'on nous aurait pris, eux pour être delà Compagnie de Jésus, et moi pour être du séminaire de Saint-sulpice. Les fêtes et les dimanches, nous officiions, prêchions, catéchisions tour à tour. "

Il fit à Montréal la connaissance de Mme D'Ailleboût 2, femme de beaucoup de vertu, d'esprit et de conduite. Elle voulut bien se charger de la distribution des vivres qui lui avaient été confiées.

" Cette dame, ajoute le P. Chaumonot, eut la pensée pendant que j'étais à Montréal, de trouver quelque puissant moyen de réformer les familles chrétiennes sur le modèle de la sainte Famille du Verbe incarné, en insti- tuant une société ou confrérie l'on fût instruit de la manière dont on pourrait, dans le monde même, imiter Jésus, Marie et Joseph. Pour moi, il y avait quatorze ans, et plus, que j'avais de très ardents désirs que la divine Marie eût grande quantité d'enfants spirituels et adoptifs, pour la consoler des douleurs que lui avait causées la perte de son Jésus....

1 Joimial des jésuites.

2 Barbe de Boulogne, veuve de Louis D' Ailleboût de Coalonges, ci-devant gouverneur du Canada, et plusieurs fois gouverneur do Montréal en l'absence de M. de Maisonneuve. M. D'Ailieboût mourut le 31 mai 1660. 11 était venu au Canada dès 1643, comme Tun des associés de la Compagnie de Montréal. C'est sur ses plans et aous sa direction qu'avait été construit le Fort-à- bastions de la Poînte-à- Callière. (Histoire du MantrMj note de Jacques Viger.)

VIE DE MGR DE LAVAL 587

'* Une fois donc que j'étais épris du désir ardent d'obte- nir à la vierge Mère cette sainte et nombreuse postérité, voilà que tout à coup j'entendis distinctement au fond de mon âme ces paroles qui me dirent au cœur: " Vous ererez '' mon époux, puisque vous voulez me faire mère de tant *' d'enfants. " Tout honteux et confus que la Mère de Dieu penFât à me faire tant d'honneur, je m'abîmai dans la considération de mon néant, de mes péchés et de mes misères. Cependant, elle me dit qu'elle était mon épouse."

Le P. Chaumonot, avec l'agrément de M. Soûart, curé de Ville-Marie, se mit alors à recommander et à prêcher une dévotion déjà bien reçue en France, celle du cordon de la sainte Famille, par laquelle on honore les trente années que Jésus, Marie et Joseph passèrent ensemble, et qui sont signifiées par les trente nœuds de ce cordon.

'' Ce coup d'essai, dit-il, fut suivi d'un autre dessein. Ce fut d'ériger une association sous le titre de la Sainte- Famille, et de s'y proposer pour fin la sanctification des familles chrétiennes, sur le modèle de celle du Verbe incarné: les hommes imitant saint Joseph, les femmes, la divine Marie, et les enfants, l'enfant Jésus. "

C'était le projet de Mme D'Ailleboût, que le P. Chau- monot songeait à réaliser.

Mais il fallait pour cela l'approbation de Mgr de Laval. Pour l'obtenir, il mit son pieux dessein sou? la protection de saint Ignace, et composa en son honneur une formule de prière qu'il signa lui-même (1663), et fit signer égale- ment par M. Soûart, ainsi que par Judith de BrésoUes,

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supérieure de PHôtel-Dieu, Marguerite Bourgeois et Mme D'Ailleboût.

Mgr de Laval, dont la piété n'avait d'égale que la pru- dence, voulut, avant de donner son approbation au projet du P. Chaumonot, en faire d'abord l'essai. Personne ne connaissait mieux l'esprit de la future association que le Père lui-même et Mme d'AîUeboût. Il résolut donc de les faire venir tous deux à Québec, et de les mettre à la tête de la confrérie qu'il s'agissait d'établir.

Voici ce qu'écrit le pieux jésuite sur l'heureuse issue du projet :

" Mgr l'évêque me permit, dit-il, d'assembler de quinze jours en quinze jours un bon nombre de personnes dévotes, pour être admises dans cette nouvelle société. Puis, après avoir reconnu par expérience que l'association érigée sous }e nom de la Sainte-Famille produisait dans les femmes et les filles les mômes biens que les congrégations de îîotre- Dame produisent dans les hommes et les jeunes gens, il l'approuva.

*' Il me fit même écrire au P. Ragueneau, alors à Paris, qu'il nous procurât de Rome des indulgences plénières pour cette association ; et l'année suivante nous reçûmes les bulles du pape Alexandre VII, datées du 28 janvier 1665, à la sollicitation du P. Claude Boucher, assistant de France ^

1 D'autres bulles, en date du 22 janvier précédent, accordaient k l'autel de la confrérie, dans l'église paroissiale do Québec, des induU gences applicables aux âmes du purgatoire.

YI£ DE MGR DB LAVAL 589

'' Ensuite, Mgr de Laval, grand dévot delà sainte Famille, à laquelle il a dédié son très beau séminaire de Québec, souhaitant que notre nouvelle association y fût attachée et à sa cathédrale môme, nous avons jugé que lui et ses très dignes ecclésiastiques étant si zélés pour cettebelle dévotion, ils l'établiraient encore mieux que nous. Nous nous «sommes donc démis entre leurs mains de la conduite de l'association de la Sainte- Famille en Canada, à condition que ce nouvel établissement servirait plutôt à soutenir les congrégations de la sainte Vierge, qu'à en diminuer ou la ferveur ou les sujets ^

*' C'est, en effet, ce ([ue ces messieurs observent très ûdèlement, puisqu'ils ne tiennent des assemblées que des femmes et des filles, qui sont de l'association de la Sainte- Famille, et que les hommes et les jeunes gens s'acquittent avec encore plus d'assiduité et de ferveur que jamais de tous les devoirs de congiéganistes. Aussi, l'association de la Sainte-Famille étant comme une imitation de la congré-

I Il y eut dvidemment un compromis entre les jésuites et lo séminaire ou Mgr de Laval. Les jésuites abandonnaient au séminaire la direction de la Sainte-Famille, à condition que cette association ne renfermerait que des personnes du sexe, afin de ne pas nuire à leur congrégation de la sainte Vierge. Voilà pourquoi, bien que les indul- gences accordées par le souverain pontife fussent pour *' une associa- tion de fidèles de l'un et de l'autre sexe '\ le mandement de Mgr de Laval pour l'érection de la Confrérie ne mentionne que des assemblées de femmes et de filles ; et les règlements qu'il fit sont expressément intitulés : *' Règlements pour la Confrérie des Femmes ".

II est possible, aussi, que le P. Ragueneau, en demandant à Rome les indulgences, n'ait pas bien saisi la pensée de Mgr de Laval, etqull ait demandé ces indulgences pour tout fidèle indistinctement, et non pas seulement pour les personnes du sexe. Le texte des bulles semble l'indiquer.

590 VIE DE MGR DE LAVAL

gation de la sainte Vierge, par le rapport des exercices de piété qui se pratiquent dans l'une et dans l'autre, il n'a fallu que former celle-là sur celle-ci, afin qu'elles s'aidassent, comme elles font, plutôt l'une et l'autre, que s'entrenuire.

" Tout le Canada est témoin des grands biens que pro- duisent, comme de concert, et les congréganistes, de leur côté, et les femmes et les filles de la Sainte- Famille, de leur côté aussi ^. "

Le mandement de Mgr de Laval établissant la confrérie de la Sainte-Famille est daté du 14 mars 1665. Le pieux évoque commence par y rappeler l'obligation qui lui incombe ** de veiller sans cesse au salut des âmes confiées à ses soins, " et de rechercher les moyens " d'inspirer une véritable et solide piété à toutes les familles chrétiennes. Ces familles, dit-il, doivent, selon les desseins de Dieu, servir à la conversion des infidèles de ce pays, par l'exemple d'une vie irréprochable. "

Puis il ajoute : *' Nous n'avons pas estimé pouvoir faire choix d'un moyen plus efficace et plus solide pour le salut et la sanctification de toutes sortes de personnes, que de leur imprimer vivement dans le cœur un amour véritable et une dévotion spéciale, tant envers la très sainte et très sacrée Famille de Jésus, Marie et Joseph, qu'à l'égard de tous les saints Anges.

" Il semble que Dieu a pris plaisir à rendre lui-même cette dévotion recommandable en plusieurs villes de l'Europe, dans ces dernières années, par quelques événe-

1 Antohio(jraphle du P. Chaumonot.

VIE DE MGR DE LAVAL 591

ments qui tiennent quelque chose du mirade, pendant qu'il donnait en Canada de très fortes inspirations à beau- coup de bonnes âmes de se dévouer au culte de cette sainte Famille, et de nous prier instamment, pour rendre la chose plus stable et plus utile, d'établir dans Québec et autres lieux de notre juridiction quelques assemblées de femmes et de filles, on les instruirait plus en détail des choses qu'elles sont obligées de savoir, pour vivre saintement dans leur condition, à l'exemple de la sainte Famille, qu'elles se proposent pour modèle avec les saints Anges. "

On le voit, le prélat ne séparait jamais, ni dans son estime, ni dans ses recommandations, la dévotion aux saints Anges de celle de la sainte Famille. Pour lui,* la trinité sainte de Jésus, Marie et Joseph, c'était le ciel sur la terre; et il voyait toute la cour céleste transportée dans l'humble maison de Nazareth, pour y faire honneur au Verbe incarné vivant en la compagnie de ses parents Joseph et Marie.

Il continue: ** Pour procurer la plus grande gloire de Dieu, et le plus grand bien des âmes, et spécialement pour le grand désir que nous avons de graver et accroître, autant qu'il est en notre pouvoir, dans le cœur de tous les peuples que Dieu, par sa divine Providence, a commis à notre conduite, l'amour et la dévotion envers cette sacrée Famille de Jésus, Marie et Joseph et les saints Anges, nous permettons, agréons et approuvons les dites assemblées être faites à Québec, et tous autres lieux de notre juridic- tion, pour être les dites assemblées toutes unies à celles de notre principale résidence, sous la conduite des ecclésiasti-

592 VIE DE MGR DE LAVAL

ques faisant les fonctions curiales ou autres à notre choix^ lesquels nous exhortons ainsi que tous ceux qui sont appli- qués au saint ministère, d'inspirer et augmenter, autant qu'il sera en eux, l'amour et la dévotion envers la sainte Famille de Jésus, Marie et Joseph et les saints Anges, comme étant une source inépuisable de grâces et de béné- dictions pour toutes les âmes qui y auront une sincère confiance ; et de contribuer de tout leur pouvoir à rétablis- sement, progrès et perfection des dites assemblées. "

Le prélat termine son mandement par ces paroles : " Afin de rendre cette association plus permanente et plus solide, nous avons bien voulu, nous-même, dresser les règlements que nous voulons y être observés, sans qu'il soit permis à qui que ce soit d'y rien ajouter, retrancher ou changer sans notre permission. "

En lisant ces règlements, il est facile de remarquer la sagesse et l'intelligence qui ont présidé à leur rédaction. Tout y est clair, méthodique, concis, tout y est dans la juste mesure. L'esprit de Mgr de Laval s'y est peint tout entier: esprit de fermeté, tempérée par la douceur et la miséricorde; esprit pratique, qui ne demande jamais plus que le possible, évite avec soin toute exagération de doc- trine, et repousse cette piété fade et sans consistance qui n'est qu'à la surface.

Mgr de Laval ne connut jamais les rigueurs désespérantes du jansénisme, pas plus que les théories béates et indo- lentes du quiétisme. Son bon sens, sa raison éclairée, sa foi pieuse et ardente le préservèrent toujours des exagéra-

VIE DE MGR DE LAVAL 593

tiens. Rien de mieux équilibré que son esprit ; rien de plus sage et de plus raisonnable que sa doctrine.

Citons l'un des principaux chapitres de ces règlements de la Sainte- Famille, celui qui expose quel doit être l'esprit de cette confrérie.

'' L'esprit de la confrérie consiste à imiter les sacrées personnes qui composent la sainte Famille, chacun selon son état et sa condition.

*' Les femmes auront un soin particulier d'imiter la sainte Vierge, qu'elles auront toujours devant les yeux, comme le modèle de leurs actions, et la considéreront comme leur supérieure et la règle de leur t)erfection ; étant assurées qu'elles seront de la sainte Famille, autant qu'elles imiteront de plus près ses vertus. Les principales qu'elles doivent se proposer sont les suivantes : '

"1. Envers Dieu, la crainte de l'offenser; la prompti- tude dans les choses il va de son honneur et de son service ; une grande soumission et conformité à sa volonté, dans les accidents les plus fâcheux ; un profond respect pour toutes les choses saintes.

'^ 2. Envers le mari, un amour sincère et cordial, qui fasse qu'on ait un grand soin de tout ce qui le regarde, selon le temporel et le spirituel ; tâchant toujours de le gagner à Dieu par prières, bons exemples et autres moyens convenables : le respect, l'obéissance, la douceur et la patience à souffrir ses défauts et ses mauvaises humeurs.

" 3. A' l'égard des enfants, un grand soin de les élever dans la crainte de Dieu, de leur apprendre et de leur faire

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594 VIE DE MGR DE LAVAL

(lire tous les jours leurs prières; leur inspirer une grande horreur du péché ; ne leur souffrir rien, Dieu pourrait être offensé ; une grande douceur à les corriger, la patience à souffrir leurs petites faiblesses, envisageant sans cesse dans leurs personnes celles de l'enfant Jésus, dont ils sont les images vivantes ; garder la netteté et la propreté dans leurs habits, évitant les ajustements qui ne servent qu'à nourrir la vanité des parents, et il l'inspirer aux enfants.

**4. A regard des serviteurs, faire son possible pour qu'ils évitent le péché, et pour les rendre affectionnés au service de Dieu ; ne pas permettre qu'ils prononcent de mauvaises paroles; les faire prier Dieu en commun; les envoyer à confesse, au sermon, surtout au catéchisme, autant que faire se pourra ; leur payer exactement leurs gages ; ne leur point donner occasion de murmurer et d'offenser Dieu, mais les traiter avec amour.

*' 5. Envers le prochain, la charité, la patience, la dou- ceur, l'humilité, et tâcher toujours de le gagner à Dieu, en le retirant du péché par les bons discours, et les bons exemples, qui persuadent plus efficacement que les paroles.

" 6. A l'égard du ménage, un grand soin et une grande vigilance, prenant garde que rien ne se perde ni ne se gâte par sa faute, et une propreté sans affectation.

*'7. A l'égard de soi-même, l'humilité, la douceur, la chasteté, la tempérance dans le boire et le manger, la modestie et la retenue en paroles, la simplicité en ses habits, y gardant la propreté, et y évitant la vanité et ce qui excède l'état et la condition ; enfin, un très grand soin de

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retrancher tout ce que Ton connaîtra être déplaisant A. Dieu, et qui ne sera pas conforme à Pesprit de la sainte Famille, se disant souvent à soi-même : Comment est-ce que la sainte Vierge agissait en cette occasion ? faisait-elle cela? parlait-elle ainsi? s'habillait-elle de cette sorte?

" Cette imitation est tellement essentielle, que si elle manquait, Ton ne serait pas véritablement de la Sainte- Famille, quoique Ton fît tout le reste; et au contraire, quand l'on omettrait le reste, pourvu que ce ne fût ni par mépris, ni par négligence, l'on serait encore de cette auguste Famille, et ce d'autant plus que l'on imiterait de plus près les vertus que l'on y remarque. Et pour rendre cette imita-

tion parfaite, l'on doit considérer dans la personne du mari

* celle de saint Joseph, dans celle de la femme la sainte Vierge, dans les enfants l'enfant Jésus, dans les serviteurs les saints Anges; et chacun se doit proposer d'imiter prin- cipalement la personne qu'il représente, pour rendre une sainte Famille accomplie. "

On le voit, l'évoque de Pétrée n'est pas de ceux qui '' attachent des fardeaux pesants et qu'on ne peut porter, et les mettent sur les épaules des hommes i." Ce qu'il propose aux associés de la Sainte-Famille, ce sont tout simplement les devoirs de la vie chrétienne ordinaire. Seulement, pour les engager à les accomplir avec fidélité,, il leur propose l'exemple de la sainte Famille. Voilà le modèle qu'ils doivent imiter ; et c'est dans cette imitation, surtout, qu'il fait consister l'esprit de l'association.

1— Matth.,XXIII, 4.

503 VIE DE MGB DE LAVAL

Les autres chapitres du règlement exposent le but et les pratiques de la confrérie, les qualités requises chez les personnes qui y seront admises, les dispositions nécessaires pour y entrer, le mode de réception, les raisons qui pour- ront faire exclure de la société, et enfin les différentes charges qu'on pourra être appelé à y remplir. Dans ces pages lumineuses et pleines de chaleur, c'est le même souffle de vraie et solide piété qui règne partout.

La confrérie de la Sainte-Famille ne tarda pas à se répandre dans beaucoup de paroisses du Canada, et y pro- duisit des effets merveilleux. Que ne pouvait-on pas attendre de mères chrétiennes qui se pénétraient bien de l'esprit de cette société, et s'efforçaient de modeler leur maison sur celle de Nazareth ?

M. Rémy, du séminaire de Saint-Sulpice de Montréal, vient un jour à Québec, et assiste à une assemblée de la Sainte-Famille. Il est tellement édifié des exemples de piété et de vertu dont il est témoin, qu'il prend la résolu- tion d'établir la confrérie à Montréal, et communique son dessein à M. de Maizerets. Celui-ci le confirme dans son pieux projet, et l'engage à y travailler efficacement. De retour à Montréal, M. Rémy, avec l'agrément de M. Dollier, supérieur du séminaire, érige en effet la confrérie de la Sainte-Famille et en devient le i^remier directeur.

Dieu bénit par des faveurs singulières la dévotion de la Sainte- Famille. Elle était, à cette époque, plus générale peut-être encore que celle de la Bonne Sainte-Anne; aussi en obtenait-on une protection toute spéciale. Marie de l'Incarnation raconte l'histoire d'une personne aveugle.

VIE DE MQR DE LAVAL 597

qui fut conduite à Sainte-Anne pour demander sa guérison. " Mais cette grâce, dit- elle, était réservée à l'invocation de la sainte Famille. La malade fut ramenée à Québec devant Pautel de ce nom, la vue lui fut rendue ^ ."

L'évêque de Pétrée avait fait graver des images de la sainte Famille. Il en distribua dans toute la colonie : ce qui ne contribua pas peu à augmenter la dévotion tant parmi les Français que parmi les sauvages.

" Depuis qu'on a introduit dans l'Eglise des Hurons de Québec, dit le P. Lalemant, une-dévotion qui fait de grande fruits parmi les Français de ce pays, et qu'on leur a ins- piré le dessein de régler leurs familles sur celle de Jésus, Marie et Joseph, on ne peut croire jusqu'où va la ferveur de ces pauvres barbares '-. "

Sur les instantes imères des ecclésiastiques et des fidèles- du Canada, Mgr de Laval avait permis, dès 1665, de célé- brer la fête de la sainte Famille le 2e dimanche après l'Epiphanie, jour auquel le souverain pontife avait attaché une indulgence plénière pour ceux qui visiteraient la cha- pelle de la confrérie dans l'église paroissiale de Québec. On disait ce jour-là l'office et la messe de l'Annonciation. de la sainte Vierge.

Mais, comme il songeait dès lors à établir la fête d'une manière permanente, il chargea MM. de Bernières et de Maizerets, ainsi que les PP. Dablon et Bouvart, de la. Compagnie de Jésus, de composer un office et une messe-

1 Lettre historique. 7 le,

2 l{**îafio}is (h's jéiuite^, 1634.

598 VIE DE MGR DE LAVAL

propres. Ces pieux théologiens se mirent à l'œuvre, et s'efforcèrent, chacun en leur particulier, d'exprimer de leur mieux les sentiments qu'ils désiraient inspirer à ceux qui réciteraient cet oflBce.

Ce premier travail étant ébauché, ils en conférèrent ensemble, se communiquèrent ce qu'ils avaient fait, et, dans leur profonde humilité, jugèrent que leur ouvrage ne répondait pas à la dignité du sujet.

Ils convinrent avec l'évoque de s'adresser à M. de San- teuil, chanoine de l'abbaye de Saint- Victor, à Paris, et lui écrivirent pour le prier de corriger et de réformer ce qu'ils vivaient essayé de faire en Thonneur de la sainte Famille. M. de Santeuil se trouva fort honoré de cette commission, corrigea et rais dans un style plus élégant la prose et les hymnes, et les renvoya à Mgr de Laval. Le chant de la messe et de l'office fut composé par M. Martin ^

Mgr de Laval établit canoniquement la fête de la sainte Famille par son mandement du 4 novembre 1684, et ordonna que l'on se servirait désormais de la nouvelle messe et du nouvel office. On ne voit pas que ces prières liturgiques aient été préalablement soumises au saint-siège, sans doute i^arce que à cette époque la chose n'était pas jugée de rigueur. Le prélat avait, dès le commencement, établi à Québec la liturgie et les cérémonies romaines; tout se faisait, dans son église et dans son séminaire

1 -- Charies-Amador Martin, 2e prêtre canadien, fils d'Abmbam Martin et de Marguerite LungK>is. Sou office de la Sainte-Famille est un monument de l'étude de la musique religieuse dans ce pnys.

VIE DE MGR DE LAVAL 599

d'après les règles du Pontifical et du Bréviaire romains. Il était tout l'opposé de ce que Ton est convenu d'appeler gallican, et n'aurait pas manqué de soumettre à Rome l'oflSce de la sainte Famille, s'il eût cru y être obligé ^.

L'indulgence plénièrc accordée à la confrérie de la Mainte-Famille était pour le 2^ dimanche après l'Epiphanie. Comme ce jour ne convenait guère pour la célébration de la fête, à cause de la rigueur de la saison de l'hiver, on pria le souverain pontife de transférer l'indulgence au dimanche après Pâques : ce qui fut accordé par le pape Innocent XI ; et c'est aussi ce jour-là qui fut fixé par Mgr de Laval pour la fûte de la sainte Famille -.

La confrérie du scapulaire de Notre-Dame du Mont- Carmel fut érigée par le pieux prélat la même année (1665) que celle de la Sainte-Famille ^, Dans son mandement, il exhortait '* tous les fidèles de l'un et de l'autre sexe, à se mettre sous la protection spéciale de la sainte Vierge, en entrant dans cette confrérie, et à vivre conformément à l'esprit qu'elle requiert...."

Il avait mis son église paroissiale sous la protection de Marie Immaculée. En 1666, il fit enregistrer avec soin la formule du vœu que les jésuites du Canada avaient fait, trente ans auparavant, déjeuner tous les ans la veille de

l~En 1865, Mgr Bourget, évêquo de Montréal, obtint du saint- siège, pour son diocèse, l'approbation de l'oflSce et de la messe de la sainte Famille. Cette approbation fut étendue ensuite à tous les diocèses de la province de Québec.

2 Depuis 1865, elle se célèbre le 2e dimanche après Pâques.

3 Cette érection confirmait celle qui avait été faite en 1666 par le P. Poncet.

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l'Immaculée Conception de la sainte Vierge, afin d'obte- nir de cette bonne Mère la conversion des sauvages.

" Recevez donc, disait-il en terminant, ô sainte et sacrée Reine des anges et des hommes, sous votre sainte protec- tion, ces peuples désolés et abandonnés que nous vous pré- sentons par les mains de votre glorieux époux et de vos fidèles serviteurs saint Ignace et saint François-Xavier, et de tous les anges gardiens et protecteurs de ces lieux, pour les offrir à votre bien-aime Fils, à ce qu'il lui plaise les maintenir et conserver contre leurs ennemis, donner la connaissance de votre saint nom à ceux qui ne Tont pas encore, et à tous la persévérance en sa sainte grâce et en son saint amour."

Le 3 décembre 1667, Mgr de Laval, voulant encourager de plus en plus la dévotion à la bonne sainte Anne et :i saint François- Xavier, ordonna de célébrer à l'avenir leurs fêtes d'obligation. Le grand apôtre des Indes avait été choisi depuis longtemps déjà par les jésuites comme le second patron de notre pays ; et il est probable que ce sont eux qui introduisirent au Canada la neuvaine en son honneur.

Quant à la dévotion à sainte Anne, on peut dire qu'elle est vraiment la dévotion nationale des Canadiens. Le prélat avait lui-même la plus grande piété pour cette-bonne mère, et fit plusieurs fois le pèlerinage à son sanctuaire vénéré. Il attribuait à la dévotion à sainte Anne les meil- leurs succès de son épiscopat.

'' Nous le confessons, dit-il, rien ne nous a aidé plus efficacement à soutenir le poids de la charge pastorale de

VIE DE MQR DE LAVAL 601

cette Eglise naissante, que la dévotion spéciale que portent à sainte Anne tous les habitants de ce pays : dévotion qui, nous l'assurons avec certitude, les distingue de tous les autres peuples ^"

Il voulut approuver solennellement un petit livre que fit paraître, vers cette époque (1667), un des prêtres de son séminaire, M. Thomas Morel. Dans cet opuscule, le zélé missionnaire de la côte Beaupré racontait les merveilles opérées au sanctuaire de la bonne sainte Anne, merveilles dont il avait été *' le témoin oculaire et bien informé. "

*' Comme Dieu a toujours choisi, disait M. Morel, quel- ques églises spécialement entre les autres, où, par Tinter- cession de la sainte Vierge, des anges et des saints, il ouvre largement le sein de ses miséricordes et fait quantité de miracles, qu'il n'opère pas ordinairement ailleurs, il sem- ble aussi qu'il a voulu choisir de. nos jours l'église de Sainte-Anne-du-Petit-Cap pour en faire un asile favorable et un refuge assuré aux chrétiens de ce nouveau monde, et qu'il a mis entre les mains de cette sainte un trésor de grâces et de bénédictions, qi^'elle départ libéralement à ceux qui la réclament dévotement en ce lieu.

*' C'est assurément pour cette même fin qu'il a imprima dans les cœurs une dévotion singulière et une confiance extraordinaire en la protection de cette grande sainte : ce

1 Approbatiou du ** Récit des merveilles arrivées en l'église de Sainte-Anne-du-Petit-Cap, côte de Beaupré, en la Nouvelle-France ''. Cet opuscule de M. Morel est, avec celui de M. de Maizerets '* La solide dévotion à la sainte Famille, publié à Paris en 1675 ", Tun dos plus anciens monument? de la littérature religieuse de ce pays.

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qui fait que les peuples y recourent dans tous leurs besoins, et qu'ils en re(;oivent des secours très signalés, comme nous le voyons dans les merveilles qui s'y sont opérées depuis six ans >."

La Mère de Tlncarnation, parlant à son tour du pèleri- nage de la Bonne Sainte Anne, ne s'exprime pas avec moins d'admiration : ''A sept lieues d'ici, écrit-elle, il y a un bourg, appelé le Petit-Cap, il y a une église de samte Anne, dans laquelle Notre-Seigneur fait de grandes mer- veilles en faveur de cette sainte mère de la très sainte Vierge. On y voit marcher les paralytiques, les aveugles recevoir la vue, et les malades de quelque maladie que ce soit recouvrer la santé ^. "

Ces témoignages irréfutables, qui remontent à plus de deux siècles, semblent écrits d'aujourd'hui. Les milliers de pèlerins qui accourent chaque année de tous les endroits du pays, et môme de l'étranger, au sanctuaire de sainte Anne, sont pour attester que la dévotion à la grande thaumaturge va croissant de jour en jour, et que le bras de Dieu n'est pas raccourci.

La petite église, dont parle Marie de l'Incarnation, était cette chapelle en bois qui avait été commencée du temps de M. de Queylus. Mgr de Laval s'occupa de la faire reconstruire. Gn\ce aux soins de M. Filion \ le nouveau

1 Rrlations des jeun, ite.ij 1667.

2 Li'ttre historique 71e, 30 septembre 1665.

3 M. Filion se noya en 1679, et fut inhumé à Sainte-Anne dftns régliso qu'il avait fait construire.

VIE DE MGR DE LAVAL 603

missionnaire de la côte de Beaupré, elle fut remplacée en 1675, par une belle grande église en pierre.

Il est probable que Mgr de Laval ne fut pas étranger au titre de Sainte- Anne, qui fut donné au Fort bâti par M. de la Motte à l'entrée du lac Champlain. '* C'est à ce Port, dit Jacques Viger, que se réfugiaient les voyageurs, surtout les missionnaires, quand ils étaient en route pour le pays des Iroquoi?, surpris par l'annonce d'une embuscade ou d'une incursion ennemie. "

Ce Fort fut le rendez-vous général de l'armée que M. de Tracy conduisit au pays des Iroquois (1666) ^. Mgr de Laval, qui s'intéressait si vivement au succès de Texpédi- tion, voulut la mettre sous la protection de sainte Anne, ainsi que le Fort d'où l'on devait partir. Le vice-roi et ses officiers étaient d'ailleurs bien disposés à seconder ses vues.

** La dévotion îl cette grande sainte, dit Jacques Viger, était alors en pleine ferveur, et elle était justifiée par de nombreux miracles. MM. de Tracy, de Courcelle, et une trentaine d'autres x)ersonnes, parmi lesquelles devaient se trouver plusieurs officiers, venaient de faire le pèlerinage de Sainte- Anne, à la cote de Beaupré. Rien de plus natu- rel que de mettre la navigation du lac Champlain sous la protection de celle qui a toujours été regardée comme la patronne des marins 2. ''

C'est une considération analogue qui engagea Mgr de Laval à mettre sous la protection et le vocable de sainte

- Hiitoirv du Monh-vn!^ note, p. 250.

604 VIE DE MGR DE LA.VAL

Anne une confrérie qu'il érigea à Québec pour les hommes de la classe ouvrière. Il l'attacha à la chapelle dédiée à cette grande sainte, dans sa cathédrale, et lui donna, en 1G78, de sages et utiles règlements. P^lle était le digne pendant de la Sainte- Famille.

La confrérie de Sainte-Anne était destinée, surtout, pour les menuisiers et les hommes de métier en général. On pouvait cependant y admettre des personnes de toute con- dition : le vice seul et le mauvais exemple en faisaient exclure.

C'était une véritable union de prières et de secours spirituels. Elle était dirigée par un chapelain, assisté de deux maitres-covfrlres^ qui étaient élus d'année en année au scrutin secret.

On payait un droit d'entrée, en se faisant inscrire comme membre, puis une redevance annuelle. Les revenus étaient employés à faire dire des niesses et chanter des services pour les confrères défunts, puis à la décoration de la cha- pelle, qui était- vraiment la chapelle des ouvriers.

Cette confrérie de Sainte-Anne était un lien merveilleux de bonne entente et de rapprochement pour la classe ouvrière. Elle était une source féconde d'encouragement, de i)rogrès, de perfectionnement dans les différents métiers. On se réunissait, on se voyait, on s'entendait les uns les autres sur l'état des affjiires, sur les prix du marché, sur tout ce qui pouvait intéresser l'avenir et le bien-être de la classe ouvrière. On apprenait à se connaître, mais surtout à pratiquer envers le prochain les grands devoirs de la charité et de la justice. On assistait en corps aux services

VIE MGR DE LAVAL 605

des confrères, aux messes de confrérie, aux assemblées. Ces réunions étaient un moyen puissant de dissiper bien des haines, d'opérer des réconciliations, d'abattre les mauvais instincts, de confirmer les bonnes résolutions. Le chapelain en profitait pour adresser aux ouvriers chrétiens cette parole évangélique qui les éclaire, qui ne les trompe jamais, et les maintient toujours dans les voies de la sagesse ^.

Mgr de Laval, en établissant cette confrérie de Sainte- Anne, n'avait pas seulement encouragé la piété, il avait fait une bonne œuvre sociale, qui témoignait de son zèle éclairé pour les intérêts de la classe ouvrière, et de cet esprit pratique dont il avait déjà fait preuve dans la créa- tion de la ferme modèle et de l'école des arts et métiers de Saint- Joachim.

1 ** Testimonium Domini fidèle, sapîciitiam prtestans parvulia "• (1\ XVIII, 8.)

CHAPITRE VINGT-HUITIEME

Le vicariat apostolique do Mgr do Laval, préparé, par les éldments spirituels d'unité et do sainteté qu'il renferme, à former une Eglise distincte, et à être érigé en évôcbé. Les Pères Ae la Compa^ie de Jésus. Marie de l'Incarnation et Mme de la Peltrie. Mar- guerite Bourgeois. Jeanne Mancc. Mme D'Ailleboût. Le P. Chaumonot. Catherine de Saint-Augustin. Catherine Gau- diakteiia.

La Nouvelle-France, qui poisédait un évoque depuis plus de dix ans, n'était encore qu'un vicariat apo.stolique. Mais tous les éléments matériels nécessaires pour la fondation d'une Eglise distincte y avaient été développés et préparés avec soin par Mgr de Laval : séminaire canoniquement érigé, avec la double mission de desservir les paroisses et de former de bons ouvriers apostoliques ; seigneuries et biens-fonds, acquis avec prévoyance pour le soutien de cette maison ; dîmes établies dans toute l'étendue du pays; paroisses ou missions régulièrement desservies par un clergé peu nombreux encore, il est vrai, mais suffisant au besoin par son dévouement; Tordre et la paix répandus partout, et le peuple, désormais libre du côté des Iroquois, se livrant paisiblement à l'œuvre de la culture et de la colonisation; une belle cathédrale, consacrée déjà depuis

608 VIE DE MGR DE LAVAL

plusieurs années ; des institutions de charité et d'éducation solidement établies à Québec et à Montréal ; des écoles ouvertes en plusieurs endroits du pays pour l'instruction de la jeunesse; un rôle politique important attribué à l'évêque dans le Conseil supérieur; une position honorable faite au clergé vis-à-vis des autorités civiles de la colonie, et, à la Cour, confiance et protection assurée à l'Eglise du Canada, grâce à la sagesse de son premier pasteur.

Le vicariat apostolique de l'évêque de Pétrée laissait certainement à désirer encore sous le rapport des ressour- ces; mais il ne manquait pas des éléments matériels suffi- sants pour l'établissement d'une Eglise particulière.

Y avait-il également ces éléments spirituels de sainteté et d'unité qui rendent un pays mûr pour la création d'une Eglise distincte? Les Eglises particulières, en efiFet, doivent participer aux caractères et aux notes de l'Eglise univer- selle, et l'on doit y trouver quelque chose de ces ornements précieux qui parent le front de l'épouse de Jésus-Christ.

Or, quelle unité plus parfaite que celle de l'Eglise du Canada ? Unité dans les cœurs, unité de doctrine, unité dans l'attachement au pontife romain.

Mgr de Laval avait réussi à faire de tout son clergé un seul cœur et une seule âme. Tous, prêtres de Saînt-Sulpîce, religieux de la Compagnie de Jésus, prêtres du séminaire de Québec, étaient unis entre eux par les liens de la plus étroite charité. *^ Rien, dit Latour, ne représentait mieux le clergé de la primitive Eglise." ** Il me sembla, écrivait Mgr de Saint- Valîer, voir revivre dans l'Eglise du Canada

VIE DE MGR DE LAVAL 609

quelque chose de cet esprit de détachement qui faisait une des principales beautés de l'Eglise naissante de Jérusalem, du temps des apôtres."

L'unité des esprits n'était pas moins ravissante que celle des cœurs. Partout, à Québec comme à Montréal et dans tout le pays, la plus parfaite unité de doctrine, la plus belle uniformité dans l'exposition de la foi catholique.

Ni le jansénisme, ni le gallicanisme, ni aucune des erreurs qui, à cette époque, souillèrent quelques parties de l'Eglise de France, n'avaient pénétré au Canada. Les héré- tiques cherchèrent à s'y fixer; mais on réussit toujours à les éloigner de la colonie.

Elève des jésuites, Mgr de Laval avait en horreur les fausses doctrines dont nous venons de parler. Il était aussi profondément soumis et attaché au saint-siège : ** Quelque chose que Votre Sainteté m'ordonne de faire, écrivait-il un jour, je suis prêt à lui obéir." Tout son clergé se modela sur lui.

L'autorité du saint-siège, dont il relevait directement comme vicaire apostolique, fut contestée par l'archevêque de Rouen. II n'épargna ni peines, ni travaux pour la faire respecter ; et il ne cessa de combattre que lorsque cette autorité eût été pleinement reconnue par tous ses sujets.

En arrivant au Canada, ce noble évoque, sorti des rangs de l'illustre Eglise de France, il y avait tant de litur- gies diverses, aurait pu être tenté d'établir ici lui-môme quelque liturgie particulière, et de se donner cette demi- émancipation dont on ne se faisait pas assez scrupule, à

30

610 VIE DE MGR DE LAVAL

cette époque. Un de ses premiers actes, au contraire, après avoir érigé son séminaire, fut de proclamer solennellement qu'on y suivrait à perpétuité, ainsi que dans tout le Canada, la liturgie romaine, et que l'on aurait toujours pour le saint-siège l'amour que lui doivent des enfants respec- tueux.

Si l'Eglise de la Nouvelle-France était une dans sa foi et dans son attachement au souverain pontife, il était facile d'y reconnaître cet autre élément spirituel, (ju'on appelle la sainteté. Le sol mCme de notre patrie était une* terre de bénédiction. Il avait été arrosé bien des fois par le sang des martyrs, et foulé par les pieds intrépides de missionnaires dévoués à la conversion des infidèles.

Tout ici prêchait hautement la sainteté: les déclarations admirables des illustres fondateurs de Québec et de Mont- réal, Champlain et Maisonneuve, qui n'avaient voulu s'établir au Canada que pour procurer le salut des âmes; la volonté du roi de fonder ici une colonie essentiellement catholique; le soin particulier avec lequel on faisait le choix des éléments de cette colonie ; le dévouement de tant d'illustres personnes qui consacraient leur vie et leur fortune à l'Eglise de la Nouvelle-France ; les prodiges de vertu opérés chaque jour par l'évêque et son pieux clergé ; mais surtout le zèle intrépide et désintéressé des religieux de la Compagnie de Jésus, qui, depuis près d'un demi- siècle, se dépensaient tout entiers pour le salut des âmes.

On ne peut prendre au sérieux, en efiTet, ce que Frontenac, dans un moment de mauvaise humeur, écrivait un jour

VIE DE MGR DE LAVAL 611

contre les jésuites : " Pour vous parler franchement, disait- il à Colbert, ils songent autant à la conversion du castor qu'à celle des âmes, car la plupart de leurs missions sont de pures moqueries, et je ne croirais pas qu'on leur dût permettre de les étendre plus loin, jusqu'à ce qu'on vît une Eglise de ces Fauvages mieux formée ^"

Quoi donc ! Suspecter le désintéressement de pauvres missionnaires qui ne possédaient rien en propre, et vivaient, dans leurs courses apostoliques, au milieu de privations incroyables ! Reprocher aux jésuites de trafiquer quelques peaux de castor qu'on leur donnait, comme si le castor n'était pas alors la monnaie courante, avec laquelle ces religieux, comme les autres citoyens, pouvaient se procu- rer Tentretien et la subsistance ! Traiter de moqueries des missions comme celles du pays des Iroquois ou des Algon- quins, comme les missions de Sainte-Foye et de Tadoussac, s'opéraient tous les jours des prodiges de grâces et de vertus !

'* Il ne faut pas s'attendre de servir longtemps le Maître que nous servons, sans être calomniés, disait le P. Lejeune ;

1 Lettre do Frontenac à Colbort, 2 novembre 1672. On voit par la date de cette lettre que Frontenac venait à peine d'arriver au Canada, et que par conséquent son jugement sur les jésuites ne pou- vait guère être porté en connaissance de cause. Cette partie do sa lettre était en écriture chiffrée. Redoutait-il de porter ouvertement une accusation, qu'il savait dénuée de fondement, surtout quand lo roi lui avait recommandé d'avoir beaiicoup de coimidcration pour les mission- naires jésuites? ** Ce sont eux, disait Louis XIV, qui ont porté les lumières de la Foi et de l'Evangile en la Nouvelle-France, et qui, par leur vertu et leur piété, ont contribué à l'établissement et à l'augmen- tation de cette colonie. " (Archives delà ilfan/ie, à Paris.)

612 VIE LE MGR DE LAVAL

ce sont ses livrées. Il ne nous reconnaîtrait pas lui-même, si nous ne les portions.... Gagner quelque pauvre sauvage à Dieu et à l'Eglise, voilà tout notre trafic en ce nouveau monde, toute la manne que nous recueillons en ces déserts. Nous ne chassons qu'à cela dans ces grands bois, et ne faisons autre pCche sur ces larges fleuves ^ "

Mgr de Saint- Valier rendait aux jésuites un témoignage autorisé: '^ Il faut avouer, dit- il, que parmi ces Pères de la Nouvelle-France, il y a un certain air de sainteté ti sensible et si éclatant, que je ne sais s'il peut y avoir quelque chose de plus en aucun autre endroit du monde.... Tous m'ont paru d'une vertu et d'une soumission dont je suis encore plus édifié que je ne suis satisfait de leurs talents 'K "

" C'est une chose ravissante, écrit à son tour Marie de l'Incarnation, de voir tous nos révérends Pères prodiguer leur vie pour attirer ces peuples au troupeau de Jésus- Christ. C'est à qui ira aux lieux les plus éloignés et les plus dangereux et il n'y a aucun secours humain. " Puis elle ajoute: ** Dieu ayant permis que leur maison et leur église de Québec aient été entièrement brûlées, avec tous leurs meubles et ceux qui devaient être envoyés dans les autres maisons, en sorte qu'il ne leur est resté que ce qu'ils avaient sur eux, c'est-à-dire, des habits d'été fort simples et usés, ils regardaient ce désastre sans s'émouvoir.

1 Relui ii/n» dea jeauitenij lG3(i. "2 £!tat pn-acnt tU' VE<jlhe.

VIE DE MGR DE LAVAL 613

disant qu'ils en ressemblaient mieux à Jésus-Chri?t d'être ainsi dépourvus de tout *. "

Un écrivain français, parlant des jésuites : " Ces mission- naires, dit-il, savaient résister avec une invincible cons- tance et une profonde tranquillité d'ilme aux horreurs d'une vie entière passée dans les déserts du Canada. Loin de tout ce qui fait le charme de la vie, loin de toutes les occasions de s'acquérir une vaine gloire, ils mouraient entièrement au monde, et trouvaient au fond de leur cons- cience une paix que rien ne pouvait altérer 2. "

Et notre historien national. M. Garneau : ** Ces hommes, dit-il, ont rempli, dans les forets du nouveau monde, une tâche noble et sainte, en soutenant la lutte de l'esprit con- tre la matière, de la civilisation contre la barbarie.... Leur dévouement héroïque et humble tout à la fois a étonné le philosophe et conquis l'admiration des protestants ^. "

Voilà ce qu'étaient les jésuites, ces apôtres vénérés de la Nouvelle-France. Les.sulpiciens et les prêtres du sémi- naire de Québec rivalisaient avec eux de zèle, de dévoue- ment et d'abnégation.

On peut donc aflirmer que .le clergé du Canada, en général, était entouré d'une brillante auréole de sainteté.

Comment le peuple n'en aurait-il pas ressenti la salutaire influence ? Comment ne se serait-il pas formé à l'image de son clergé ? Les mœurs étaient généralement saines et pures ; la religion, solidement ancrée dans les cœurs.

1 Lettre historique l'ic

2 Du88ieux, Le Can(id(i S(}>(!i la domuiatum française.

3 Ilidoire thi Canada.

'614 VIE DE MGR DE LAVAL

Tout n'était pas parfait, sans doute. Le vice apparaissait quelquefois çà et là, surtout dans cette population sans domicile fixe, que Pon trouve dans tout pays nouveau ; mais il n'avait pas droit de cité, et on lui faisait une guerre sans merci. Nous en avons la preuve dans les cahiers du Conseil souverain.

La piété avait fait des progrès étonnants. Sous le souffle bienfaifciant de la dévotion à la sainte Famille et à la bonne sainte Anne, il régnait partout une sainte ardeur pour le bien. Le pays tout entier avait recueilli les plus heureux effets des grands exemples de piété donnés par le marquis de Tracy et plusieurs officiers du régiment de •Carignan.

A cette époque de notre histoire, l'Eglise du Canada nous iipparaît comme un vaste champ fertile, travaillé par des mains soigneuses, rempli de fleurs, de moissons pleines de promesses, d'arbres vigoureux et déjà chargés de fruits de sainteté.

Mais parmi ces arbres, il en est dont la cime s'élève bien au-dessus des autres, et dont les fruits paraissent déjà mûrs. Citons seulement quelques noms : Marie de l'Incar- nation et Mme de la Peltrie, la sœur Bourgeois et Mlle Mance, Mme D'Ailleboût, Catherine de Saint- Augustin, le P. Cliaumonot et Catherine Gaudiakteùa. On ne peut écrire la vie de Mgr de Laval, sans dire un mot de ces grandes figures, qui viennent se grouper naturellement autour de la sienne, et en font ressortir merveilleusement tous les traits.

VIE DE MGR DE LAVAL 615

La vénérable Mère de rincarnation ^ n'était pas une femme ordinaire : c'était une âme très élevée, un esprit dis- tingué, et nourri dans la spiritualité la plus sûre comme la plus sublime. *' L'histoire, dit Charlevoix, nous présente peu de personnes qu'on puisse lui comparer.... On voit par ses écrits qu'elle était une des plus spirituelles femmes de son siècle. Tout y est solide ; elle pense juste, elle appro- fondit tout, donne à ce qu'elle dit un tour ingénieux, et son style a cette simplicité noble peu d'écrivains parvien- nent 2. "

*' Elle était, dit Sainte-Foi, d'une taille haute, d'un port grave et majestueux, que tempérait une douceur humble ^t modeste. Lorsqu'elle était encore dans le monde, tout son air avait quelque chose de si grand, qu'on s'arrêtait dans les rues pour la voir passer. Ses traits étaient régu- liers, mais c'était une beauté mâle, qui laissait voir toute la grandeur de son âme. Elle était forte et bien constituée, d'une humeur très agréiible; et quoique la présence conti- nuelle de Dieu lui donnât quelque chose de céleste qui imprimait le respect, on ne se sentait jamais embarrassé iivec elle ^. "

Cette femme remarquable était arrivée à un si haut degré de sainteté, que Bossuet, l'oracle de son siècle, l'appe- lait la Tfierhe de la Nouvelle- France.

" C'est une sainte, écrit M. Emery, que je vénère bien

1 Marie Guyart, veuvo de M. Martin, née à Tours le 18 oct. 1599.

2 Vie de la Mère Marie de VliicaniatwH. -3 Vie des premières ursulines de France,

616 VIE DE MGR DE LAVAL

sincèrement, et que je mets dans mon estime à côté de sainte Thérèse ^. "

Comment était-elle venue au Canada? L'histoire de sa vocation est intimement liée à celle de Mme de la Peltrîe, et remplie de merveilles. Il faut admirer les voies de la Providence, qui voulut donner à notre pays ces deux âmes d'élite.

Madeleine de Chauvigny appartenait à une famille noble d'Alençon, en Normandie. Elle épousa M. de Grival, seigneur de la Peltrie, qu'elle perdit de bonne heure, ainsi que l'unique fille qu'elle eut de ce mariage, et se trouva héritière d'une immense fortune. Elle résolut alors de consacrer sa vie et ses biens à la conversion des sauvages du Canada, et surtout à l'instruction des petites filles de ce pays lointain.

Mais des obstacles, insurmontables en apparence, se dressent devant elle. On lui intente procès sur procès pour l'empêcher de prendre possession de ses biens. Elle se défend, et fait vœu à saint Joseph, protecteur du Canada, que si elle gagne son procès, elle emploiera toute sa for- tune pour la gloire de Dieu et le salut des âmes. Ses vœux sont exaucés. *' Dieu, dit la Relation, changea le cœur de ses parties, qui de lions devinrent des agneaux.... Elle gagna son procès. "

Au plus fort de ses difficultés, elle tombe bien malade. Elle se sent alors inspirée de faire un second vœu, celui de s'appliquer avec encore plus de vigueur à rompre tous les

1 Lettre à Mgr Plessis, en 1802.

VIE DE MGR DE LAVAL 617

obstacles qui s'opposeront à son dessein, si Dieu lui rend la santé ; et la fièvre disparaît aussitôt. Le médecin vient la voir, et surpris de ne pas la trouver morte : " Madame, lui dit-il, je crois que votre fièvre est allée en Canada." *' La malade, qui ne pouvait encore parler, dit la Relation, leva doucement les yeux au ciel, et fit un petit souris. "

Rendue à la santé, comme par miracle, elle se met en devoir d'exécuter le généreux dessein qu'elle a de partir pour le Canada, lorsqu'elle rencontre une opposition formi- dable, cette fois de la part de son père, qui met tout en œuvre pour la dissuader de son projet. C'est alors qu'elle fait providentiellement la rencontre de M. de Dernières, celui-là môme qui sera bientôt le directeur spirituel de François de Laval, et donnera au Canada son premier évêque. Elle lui communique ses vues et ses desseins : le saint homme l'approuve et l'encourage. Il est convenu que pour vaincre les résistances peu raisonnables du père, on emploiera une pieuse fiction. M. deBernières la deman- dera en mariage, sans toutefois avoir l'intention de l'épou- ser jamais.

Le projet réussit. Le père de Mme de la Peltrie cousent à donner à M. de Bernières la main de sa fille, et les deux prétendus fiancés se concertent ensuite librement pour assurer le succès de la grande affaire du Canada.

Peu après, le père meurt, et Mme de la Peltrie devient plus libre que jamais départir pour aller fonder au Canada cette communauté qu'elle a résolu d'établir pour l'instruc- tion des enfants sauvages.

G18 VIE DE MGR DE LAVAL

Mais elle n'est pas religieuse; toute sa mission est de fournir les fonds nécessaires. Quelle est la religieuse qui consentira à partir avec elle pour aller fonder cet établis- sement? Dieu y a ])Ourvu ; et c'est ici que la main de la Providence se montre de plus en plus.

En même temps que Mme de la Peltrie, à Alençon, con- cevait son généreux dessein (1633), une religieuse ursuline, dans un couvent de la ville de Toiirs, avait une vision claire et distincte du Canada- Elle s'y voyait conduite comme par la main par une pieuse dame, et toutes deux y fondaient une communauté pour l'éducation des jeunes filles du paj'è. ** C'est le Canada, lui avait dit la vision : il faut que tu y ailles faire une maison à Jésus et à Marie."

Six ans se sont écoulés. M. de Bernières et Mme de Ja Peltrie, cherchant des religieuses pour la mission du Canada, se rendent à Paris, puis à Tours, la Providence les met en communication avec les ursulines. Mme de la Peltrie et Marie de l'Incarnation se reconnaissent sans s'être jamais vues. *' Dès que je l'eus envisagée, écrit la sainte religieuse, je me souvins de ma vision, et recofinus en elle la compagne qui s'était jointe à moi, pour aller à ce grand pays qui m'avait été montré. Sa modestie, sa douceur et son teint m'en renouvelèrent l'idée; tous les traits de son visage me parurent ôtre les mêmes."

Il fut décidé que l'on partirait au plus vite pour le Canada.

Elles s'embarquèrent le 5 mai 1639, avec une autre reli- gieuse. M. de Bernières les conduisit jusqu'au vaisseau. Elles arrivèrent le 1er août i\ Québec.

VIE DE MGR DE LAVAL 619

Il n'entre pas dans le cadre de cet ouvrage de raconter leur vie de sacrifices et de dévouement: ce serait faire l'histoire du monastère des ursulines de Québec. La Mère de l'Incarnation s'éleva à un degré sublime de vertu et de sainteté. Mme de la Peltric fut sa digne émule dans la vie religieuse.

Son zèle généreux et ardent était sans bornes. Non con- tente d'avoir donné la plus grande partie de sa fortune pour fonder la communauté des ursulines de Québec, elle résolut d'aller elle-même dépenser le reste, à trois cents lieues plus loin, à la mission du pays des Hurons. *' Tout était disposé pour ce grand voyage, dit la Relation, sa compagnie, ses canots, ses provisions, ses petits balots, qui contenaient de quoi vivre sur les lieux, et y faire ses libéralités»."

Il fallut toutes les représentations les plus sérieuses des Pères de la Compagnie de Jésus pour la dissuader d'entre- prendre ce voyage. Elle resta ù Québec, et se contenta de fonder la pension et l'entretien d'un missionnaire au pays des Hurons. " Mme de la Peltrie est toujours avec nous, écrit Marie de l'Incarnation ; c'est une sainte 2."

Elle motrut à Québec le IG novembre 1671, âgée de G8 ans, et Marie de rincarnation, le 30 avril de Tannée sui- vante, à l'âge de 72 ans. Elles ne virent donc pas l'érection canonique du siège de Qué])ec, de cette Eglise de la Nouvelle-France, pour laquelle elles avaient dépensé plus

1 Belatlons des ji'sulic,^, 1G72.

2 Lettre sjyu'itudle^ 7 octobre 10(31).

620 VIE DE MGR DE LAVAL

de trente années de leur vie. Mais ne contribuèrent-elles l)as, au moins indirectement, à cette fondation, par les éléments spirituels de sainteté et de vertus qui se formèrent au Canada, grâce à leurs pieux exemples et à la bonne odeur de leur vie ?

** Nous tenons à bénédiction, écrivait Mgr de Laval, la connaissance qu'il a plu à Dieu de nous donner delà Mère Marie de l'Incarnation, première supérieure des ursulines de Québec, l'ayant soumise à notre conduite pastorale. Le témoignage que nous pouvons en rendre, est qu'elle était ornée de toutes les vertus dans un degré très émiaent. surtout d'un don d'oraison si élevé, et d'une union avec Dieu si parfaite, qu'elle conservait sa présence au milieu de l'embarras des affaires les plus diiliciles et les plus distrayantes, comme parmi les autres occupations sa vocation l'engageait. Parfaitement morte à elle-mcnie, Jésus seul vivait et agissait en elle.

** Dieu l'ayant choisie pour l'établissement de l'ordre de sainte Ursule en Canada, il Ta douée de la plénitude de l'esprit de cet institut. C'était une supérieure parfaite, une excellente maîtresse des novices, et elle était très capable de remplir tous les emplois d'une communauté religieuse. Sa vie, commune à l'extérieur, était à l'intérieur toute divine, de sorte qu'elle était une règle vivante pour toutes ses sœurs. Son zèle pour le salut des âmes, et parti- culièrement pour celui des sauvages, était si ardent, qu'il semblait qu'elle les portât tous dans son cœur. Nous ne doutons pas que ses prières n'aient obtenu en grande partie

VIE DE MGR DE LAVAL 621

les faveurs dont jouît maintenant l'Eglise naissante du Canada K''

Plus heureuse que Marie de T Incarnation, la vénérable Marguerite Bourgeois put voir l'immense vicariat aposto- lique de Mgr de Laval érigé en évôché en 1674. Elle survécut m(»me longtemps îi la démission du premier évêque de Québec, car elle ne mourut qu'en 1700, à l'âge de 80 ans.

Nous raconterons plus tard l'œuvre de cette sainte reli- gieuse à Montréal. Pour le moment, contentons-nous de rappeler sa vertu et sa sainteté.

'* Rien, dit Latour, n'était plus iiumble, plus mortifié, plus abandonné à la Providence que la sœur Bourgeois ; et SCS filles ont toujours heureusement conservé son esprit. " Je n'avais pas un double, disait-elle, quand je vins au '' Canada, et je n'ai jamais promis à mes filles que pauvreté '* et simplicité."

** Elle n'a jamais souffert qu'on exigeât de dot pour leur réception ; et dans la crainte qu'on en vînt enfin â un usage si généralement reçu, elle a toujours refusé de s'unir à d'autres communautés. '* J'irais, disait-elle, chercher sur *' mes épaules une fille qui, n'ayant pas môme un habit, ** aurait une bonne vocation."

** Les exhortations à ses filles étaient simples, mais pleines d'onction et de force: ''Allez, disait-elle à une, " qu'elle envoyait dans une mission éloignée, allez, ma

1 Archives du séminaire de Québec.

622 VIE DE MGR DE LAVAL

'' sœur, ramasser les gouttes du eang de Jésus-Christ, qui '^ se perdent. "

'* Elle disait, en parlant de la charité : *' Nous ne devons " pas seulement conserver en nous la charité que nous " devons à nos frères ; nous sommes obligées de conserver " en eux la charité qu'ils nous doivent/'

Rien ne pouvait égaler son obéissance et son zèle. Mgr de Laval l'invite à fonder à Québec une maison de son ordre. Elle quitte immédiatement Montréal, au plus fort de riiiver. '* Elle fit à pied, dit Latour, plus de soixante lieues sur les glaces et dans la neige. Elle B*y donna des mouvements infinis, portant elle-même les meubles qu'on lui donnait de la haute ville à la basse, sa maison était située, et passa la nuit entière du jeudi au vendredi saint à genoux et immobile devant le saint Sacrement, malgré rextrême rigueur du froid. "

Puis il ajoute: '' Sept ans avant sa mort, elle se démit de la supériorité.... Elle mourut en odeur de sainteté le 12 janvier 1700. Elle avait fait beaucoup de miracles pendant sa vie ; il s'en fit beaucoup après sa mort. Son corps demeura exposé pendant trente jours sans aucune corrup- tion, son visage conserva un air sérieux et dévot, et ses mains demeurèrent croisées sur sa poitrine. Le concours à ses obsèques fut incroyable ^ "

Mgr de Laval, qui avait toujours professé la plus grande estime pour cette sainte religieuse, écrivit à la supérieure de la communauté : '^ La sœur Bourgeois était un fruit

1 Latour, p. 142.

VIE DE MGR DE LAVAL G2

o

mûr pour le ciel ; elle était humble et simple. Dieu lui a fait bien des grâces; elle sera auprès du Sei^^neur une puissante protectrice do votre maison."

A côté de la vénérable Marguerite Bourgeois, se présente

la douce et radieuse ligure de Jeanne Mance, son émule en

vertu et en dévouement. L'œuvre qu'elle a fondée, l'Hùtel-

Dieu de Montréal, avait un but plus restreint que celle de

la sœur Bourgeois, et sa bénigne influence n'était pas

destinée à s'étendre à tout le pays.

Mais delà personne de cette pieuse fille, quel rayonne- ment de sainteté sur toute l'Eglise du Canada ! Elle quitte la France, en 1642, malgré l'opposition la plus vive de ses parents et de tous ses proches, pour venir au Canada, en même temps que M. de Maisonneuve, et se consacre, seule, pendant plus de seize ans, au soin des pauvres malades de Montréal. Rien ne peut arrêter son zèle et son ardeur intré- pide, ni les privations de toutes sortes, ni les difficultés les plus insurmontables en apparence, ni les dangers conti- nuels auxquels elle est exposée de la part des Iroquois.

Elle intéresse à son œuvre une foule de personnes chari- tables, mais surtout Mme de Bullion, qui lui donne une somme considérable, et n'abandonne la direction de l'hôpi- tal qu'elle a fondé, qu'après l'avoir vu confié par Mgr de Laval aux religieuses de Saint-Joseph de La Flèche, envoyées au Canada par M. de la Dauversière.

Les noms de Marguerite Bourgeois et de Jeanne Mance nous apparaissent, dans l'histoire de notre pays, intime- ment associés dans une commune gloire à celui de

624 VIE DE MGR DE LAVAL

M. Olier. Pas plus que M. de Bernières-Louvîgny, M. Olier ne vint jamais au Canada. Mais de môme que le premier ne fut étranger à aucune des œuvres qui intéressèrent le plus la Nouvelle- France, le saint fondateur des sulpiciens fut véritablement l'âme de la colonie de Montréal, dont il dirigea les premiers pas, et à laquelle il communiqua son esprit.

N'omettons pas Mme D'Ailleboût, Tillustre épouse de l'ancien gouverneur du Canada, qui donna dans le monde de si beaux exemples de vertus. Devenue veuve, en 1660, elle résolut de se consacrer entièrement à Dieu, et demanda môme son admission comme novice au monastère des ursulines de Québec. Mais elle s'aperçut bientôt que c'était dans le monde que Dieu l'appelait à mener une vie reli- gieuse.

On la vit alors se livrer aux exercices les plus admira- bles de zèle, de piété et de dévouement. Aucune œuvre de charité ne lui est étrangère; mais ce qu'elle affec- tionne surtout, c'est le soin des malades. Des fièvres con- tagieuses se déclarent, à Québec, parmi les troupes qui ont accompagné le marquis de Tracy : elle accourt, avec plusieurs autres dames pieuses, pour aider les religieuses de l'IIôtel-Dieu dans leurs pénibles fonctions.

Elle eut, avec le P. Chaumonot, une large part dans l'établissement de la dévotion à la sainte Famille. Sa piété était comme une flamme ardente et communicatîve, qui s'insinuait partout et embrasait les cœurs.

Mme D'Ailleboût avait refusé plusieurs fois de nobles et riches alliances ; elle avait voué entièrement son cœur à

VIE DE MGR DE LAVAL 625

Dieu. Pour ne plus entendre parler d'alliances humaines, elle rompit enfin tout à fait avec le monde, et se retira à riIôtel-Dieu de Québec, elle mourut le 7 juin 1685, comblée de morites et remplie d'une douce confiance en Dieu. '' Toute la colonie, dit Ferland, la regardait et la vénérait comme une sainte ^ "

Nous venons de nommer le P. Chaumonot. C'est l'une des plus belles figures de l'Eglise du Canada, et l'une des gloires les plus pures de la Compagnie de Jésus. Sa vie n'est qu'un tissu de sacrifices de toutes sortes. Il avait une piété ardente, et une soif insatiable pour le Alut des fîmes.

Il quitte la France - en 1630, figé de 28 ans, pour ne plus jamais la revoir, et arrive cette année-là même au Canada. Puis il est envoyé par ses supérieurs dans la mission loin- taine du pays des Ilurons, il exerce son zèle pendant l»lusieurs années avec les PP. de Brébœuf et Daniel.

La Providence appelle ceux-ci à la gloire du martyre. Pour le P. Chaumonot, elle se contente de ses pieux désirs, et de l'immolation volontaire qu'il a faite de lui-môme i\ Jésus-Christ. Elle le réserve pour une grande et noble tâche. C'est lui qui, après la dispersion de la nation liuronne, est chargé d'en réunir les débris auprès de Québec, et de réconforter, par les espérances du ciel et les consola- tions de la Religion, ce pauvre peuple si cruellement pour- chassé par les farouches Iroquois.

1 0)11 l'A (VhiAtour du (Umaiht^ t. Il, p. 140.

al 40

2 11 était de la Bourgogne.

626 VIE DE MGR DE LAVAL

L'apôtre des Hurons fonde alors cette célèbre missionJe Sainte-Foye, plus tard transportée à Lorette, Ton vit fleurir parmi des sauvages toutes les vertus de la primitive Eglise. La dévotion à la sainte Famille, qu'il prêcheavec ardeur, est le secret de sa force et de tous ses succès.

Sa piété et sa confiance en Marie sont sans bornes. II fait biitir la première chapelle de Lorette, par reconnaissance envers la sainte Mère de Dieu, dont il reçut un jour une insigne faveur, au sanctuaire de Lorette, en Italie.

Après une carrière apostolique de plus d'un demi-siècle \ consacrée i)rcsque toute entière au service de ses chers Ilurons, le P. Cliaumonot meurt à Québec le 21 février 1693, ù l'âge de S2 ans, encore plus chargé de gloire et de mérites que d'années.

*' Son nom seul, dit la sœur Juchereau, rappelle le sou- venir de sa sainteté, et toutes les personnes qui l'ont connu ont admiré en lui ce qu'on a vu dans les plus grands saints, une humilité profonde, une douceur inaltérable, une charité sans bornes, un zèle infatigable, une union conti- nuelle avec Dieu, une tendresse pour la sainte Vierge, qu'il inspirait à tous ceux qui l'approchaient. Une confiance en Dieu et une foi vive lui ont fait opérer plusieurs miracles 2."

Le nom de Catherine de Saint-Augustin a été déjà men- tionné dans cet ouvrage, à l'occasion de la dédicace de

1 Il est le premier prêtre qui ait célébré ses noces d'or au Cauadii. Il le fit en 1688, le samedi 20 mars. (Archives de VarchevêcJic de Québec, registre du chapitre.)

2 Histoire de V Hôtel-Dien de Québec.

VIE DE MGR DE LAVAL 627

l'église paroissiale de Québec, à laquelle, quoique absente de corps, elle assista en esprit d'une manière merveilleuse. Cette religieuse fut pour l'Hôtel-Dieu de Québec ce que Marie de l'Incarnation était aux ursulines, un trésor de grâces, de vertus et démérites. Mais les voies par lesquelles la Providence conduisit ces deux saintes personnes furent bien différentes. '

Il en est un peu du monde de la grûce comme du monde naturel, qui suit ordinairement son cours régulier, mais procède aussi quelquefois par orages et par tempêtes. La sainteté, elle aussi, a ses voiea régulières, douces et paisi- bles : ce fut celle de Marie de l'Incarnation. Mais elle a quelquefois ce qu'on pourrait appeler ses écarts, ses voies extraordinaires : et ce fut par ces voies que Dieu conduisit Catherine de Saint-Augustin.

Le P. Ragueneau qui a écrit sa vie, se sent obligé, dans la préface de son livre, de se justifier, pour ainsi dire, de raconter tant de merveilles, et il fait porter la responsa- bilité de ses écrits à Mgr de Laval :

^^* Après tout, dit-il, j'aurais eu assez de peine à me résoudre de donner au jour une vie si pleine de merveilles, si Mgr de Pétrée ^, que toute la France connaît comme un prélat d'une éminente vertu, d'une piété solide, et d'un zèle tout apostolique, ne m'eût donné ordre de le faire, et d'y travailler sur les mémoires qu'il a lui-même examinés,

1 Le livro du P. Ragueneau fut imprimé pour la première fois à Paris en 1671, alors que Mç(r de Laval n'étoit encore que vicaire apos- tolique. Ce livre fut dédié à la ducliesso D'Aiguillon, fondatrice de l'Hôtel-Dieu de Québec.

628 VIE DE MGR DE LAVAL

approuvés et signés de sa main. Ainsi j'ai cru qu'après les témoignages authentiques et les marques d'une vénération toute extraordinaire qu'un évêque aussi sage et aussi éclairé a donnés si souvent à la vertu de cette bonne reli- gieuse, je pouvais entreprendre la publication de cet ouvrage."

Ces paroles du P. Ragueneau établissent deux choses: d'abord, la grande réputation de. sagesse et de sainteté dont l'évoque de Pétrée jouissait môme en France ; puis, l'estime profonde que le même évoque éprouvait pour la sœur Catherine de Saint- Augustin.

Aussi'Charlevoix, parlant de cette religieuse, ne craint pas de dire : " Le saint évoque de Pétrée, qui avait lui- mOme une science pratique des voies les plus sublimes, l'a examinée avec la plus scrupuleuse attention." Et il en conclut à Tauthenticité des choses les plus merveilleuses racontées sur son compte.

Iliende plusextraordinaire, en effet, quela viedeCatherine de Saint- Augustin. A trois ans et demi,elle éprouve déjà des dtsirs ardents de faire en toutes choses la volonté de Dieu;

«

et comme elle entend dire par un jésuite, le P. Malherbe, que c'est dans la souffrance, et surtout dans la souffrance endurée pour le prochain, que l'on est le plus sûr de faire cette volonté, elle ressent déjà ces transports de charité qui lui feront un jour accepter héroïquement de se charger des ])Lcliés du prochain pour les expier par la pénitence.

A dix ans, elle signe de son sang un acte de donation de sa personne à la sainte Vierge, et fait vœu de la regarder

VIE DE MGU DE LAVAL 629

toujours, comme sa mère, de ne jamais commettre aucun péché mortel, et de vivre en perpétuelle continence.

A quatorze ans et demi, elle prend l'habit religieux au couvent des hospitalières de Bayeux. A seize ans, elle fait profession ; puis elle part pour le Canada, après avoir vaincu par ses prières les résistances de son pieux et digne père, M. de Longpré.

. La voilà entrée dans le monastère de THôtel-Dieu de Québec. C'est alors que commence pour elle cette vie étonnante de souffrances intérieures, de croix et d'épreuves de toutes sortes, cnccompagnées de dons surnaturels.

Dieu lui fait connaître l'état de conscience de diverses personnes, soit présentes, soit absentes, les ravages affreux causés dans leur âme par le péché mortel, et lui inspire la pensée héroïque de se sacrifier en victime pour leur con- version.

Les démons s'acharnent alors à la tourmenter de mille manières : aridités et tentations, abandons intérieurs, délaissements extrêmes, souffrances physiques atroces, ils l'accablent de tous les maux, et '' semblent, dit une chro- nique, avoir révolté toutes ses puissances contre Dieu Mais ils n'obtiennent jamais d'elle la moindre obéissance en quoi que ce soit : son cœur armé de Dieu est plus fort que tout Tenfer.... Elle supporte tout saintement, toujours d'un visage égal, répandant une joie pleine de piété dans le cœur de ceux qui la voient. "

Ces combats terribles durèrent jusqu'à sa mort, c'est-à- dire plus de seize an?. *' Mais souvent, dit la Relation, les

630 VIE DE MGR DE LAVAL

saints du paradis, les anges, la sainte Vierge et saint Joseph, et Jésus-Christ lui-même lui apparaissaient pour la fortifier, la conseiller et combattre avec elle. Le P. de Brébœuf surtout lui apparaissait souvent, et se rendait si présent à elle, qu'elle le sentait, et recevait ses impressions avec autant de certitude, qu'un aveugle qui serait près du feu, est certain que ce feu l'échauffé.... Souvent aussi Dieu lui fit connaître des choses futures et éloignées, qui sont arrivées comme elle les ayait prévues. "

Elle avait un don ineffable pour consoler les malheu- reux. On lui amène un jour à l'hôpital une pauvre fille obsédée du démon et tourmentée de la façon la plus étrange. Elle affectionne cette infortunée, en prend soin jour et nuit, et réussit à l'appaiser. '' Les démons, dit le P. Ragueneau, enrageaient contre elle du mépris qu'elle faisait d'eux, et de ce qu'elle leur arrachait leur proie...."

Sa charité pour les malheureux s'étendait aux âmes du purgatoire; et afin de les soulager, elle demandait à Dieu d'augmenter ses propres souffrances. " Souvent, dit la Relation, elle vit ces ûmes, qui, au sortir du purgatoire, venaient la remercier de sa charité. "

Au milieu des dons surnaturels dont Dieu l'honorait, elle était d'une humilité exemplaire, et ne voulait se dis- tinguer de personne en quoi que ce soit. '* Dansla maison, ccrit sa supérieure, elle était la première au travail, et des ])lus ferventes à se mortifier en tout ce qui regardait sa personne, choisissant toujours pour soi les choses les plus incommodes, supportant tout des autres, excusant tout.

VIE DE MGR DE LAVAL 631

sans jamais s'excuser soi-même, mais plutôt désirant que 863 défauts fassent connus de tout le monde. *' Bon Dieu, ^* disait-elle souvent, puisque nous ne sommes que ce que ^* nous sommes devant Dieu, pourquoi cherchons-nous à " paraître autrement aux yeux des hommes ^ ? "

Nous savons en quelle estime Mgr de Laval tenait cette religieuse, que Ton ajustement appelée la Catherine de Sienne dià Canada. Bien des fois, il se rendit au parloir des hospitalières pour se recommander t\ ses prières fer- ventes, et l'intéresser au succès des affaires les plus impor- tantes de son vicariat apostolique.

' N'est-il pas permis de croire que ce furent les prières de ces deux grandes ilmcs, Marie de l'Incarnation et Catherine de Saint- Augustin, qui, jointes aux siennes, aidèrent le pieux prélat à triompher des premières difficultés de son épiscopat, le soutinrent dans ses luttes courageuses contre la traite de l'eau-de-vie, procurèrent la conversion de M. de Mésy, et donnèrent à l'Eglise du Canada cette ère tle paix et de piété dont elle jouit ensuite?

La Mère de l'Incarnation écrivait au sujet de Catherine de Saint-Augustin : ^' J'ai entendu de Mgr notre prélat que cette bonne mère était l'àme la plus sainte qu'il eût connue. Il en pouvait parler avec connaissance, dit-elle, -car c'est lui qui la dirigeait -^ ...."

Catherine de Saint- Augustin s'éteignit doucement .le 8 mai 1G68. *' Elle avait rempli tout le Canada de l'odeur

1 Relations (les jesnitesy 1668.

2 Lettre spirituelle du 17 septembre 1670.

632 VIE DE MGR DE LAVAL

(le 6a sainteté, dit Charlevoîx ; et le temps n'a encore rien diminué de la vénération qu'on avait pour elle de son vivant ^"

** Ma très-chère Mère, écrivait Mgr de Laval à la supé- rieure des hospitalières de Bayeux, il y a grand sujet de bénir Dieu de la conduite qu'il a tenue sur notre sœur Catherine de Saint-Augustin. C'était une âme qu'il s'était choisie pour lui communiquer des grâces très grandes et très particulières. Sa sainteté sera mieux connue dans le ciel qu'en cette vie ; car assurément elle est extraordinaire. Elle a beaucoup souffert avec une fidélité inviolable, et un courage qui était au-dessus du commun. Sa charité pour le prochain était capable de tout embrasser, pour difficile qu'il fût. Je n'ai pas tesoin des choses extraordinaires qui se sont passées en elle pour être convaincu de sa sainteté; ses véritables vertus me la font parfaitement connaître.... Dieu a fait une faveur bien particulière à no3 hospitalières de Québec, et même à tout le Canada, lorsqu^îl y a envoyé cette âme qui lui était si chère."

Dans une autre lettre, le pieux évoque racontait ce qu'il connaissait des dons de Dieu accordés à cette vertueuse fille; puis il ajoutait: '* J'ai une très particulière confiance pour le bien de cette nouvelle Eglise, au pouvoir qu'elle a

1 -^ '* La sœur Catherine Je Saint- Augustin était i>arente de saint Thomas de Cantorbéry, et ses proches se nommaient Becquct, comme lui. On assure que, partout Ton possède des personnes de cette* famille, on est préservé du feu. Dieu veuille continuer sa protection sur notre maison, comme nous l'avons tant de fois ressentie, contre co terrible élément. " (Histoire de VJIôM-Dien de Québec,)

VIE DE MGR DE LAVAL 633

auprès de Notre-Seîgneur et de sa très sainte mère ; car si elle nous a secourus si puissamment pendant le temps qu'elle a été parmi nous, que ne fera-t-elle pas maintenant qu'elle connaît avec plus de lumière les besoins soit du pasteur, goit des ouailles ^ ? "

La sainteté, comme on le voit, s'était élevée à un haut degré de perfection dans la colonie française du Canada. Chose étonnante, il y avait parmi les sauvages des prodiges de vertu plus merveilleux peut-être encore. Citons l'ex- emple de la célèbre Catherine Gaudîakteùa. '* Nous pou- vons remarquer dans la vie et dans la mort de cette bonne chrétienne, dit la Relation, que Dieu ne met point de différence entre le grec et le barbare, et que ce n'est pas seulement parmi les nations policées qu'il choisit des Times pour les élever i\ une sainteté extraordinaire. "

Elle appartenait à une tribu sauvage, dont le pays, situé au sud du lac Erié, fut pris un jour et ravagé par les Iroquois. Faite prisonnière avec sa mère, elle est emmenée chez ces barbares, et, au milieu de leur corruption extrême, garde la pureté parfaite qu'elle observe depuis son enfance, bien qu'elle n'ait pas été éclairée encore de la lumière de l'Evangile.

l'-— Vie de Catherine de Sitint-Anijuatin^ p. 384. Mgr do Laval voulut donner lui-même l'idëe du dessin qui orne la première page do ce livre du P. Ragueneau, ainsi que l'inscription qui se lit au bas de la gravure : Mère C. de tSt-Anguatiti^ UeUijleum hoqnUdu'rCy QnéheCy en Cattada^ morte le S mai 166H^ à SG am. J.-C. et la Ste Viercfe lui nppa- raissent. Deux amjes la gouvernent, i^a place lai eut m<yntrée mt cief, et il lui est dit que la croix lai aervira d'eeheUe jnnw y monter. Les âmes du purgatoire implorent son secours. Elle est vietoriease des démons. Lf P, J. de BrelHeaf, hrûlé par les Irotjadis vi\ l^ffU^ travaillant an saint des dmeSj la dirige invisihUmen*.

G34 VIE DE MGU DE LAVAL

Le P. Bruyas vient prêcher la foi chez les Onneyouts. Elle entend parler du ciel et de l'enfer, et prend aussitôt la résolution de se faire chrétienne. Mille obstacles s'opposent îi son dessein ; elle reste fidèle à Dieu, se fait montrer les principaux mystères de la Religion, convertit à la Foi sa mère, son beau-père, son mari et plusieurs autres personnes, puis attend le moment favorable pour s'enfuir du pays des Iroquois, car elle redoute les dangers auxquels est exposée son Ame dans ce foyer dte corruption.

La Providence ne tarde pas à récompenser la fidélité de ces pieux catéchumènes. Ils quittent le pays des Iroquois, descendent à Québec, et reçoivent le saint baptême des mains de Mgr de Laval lui-même.

Ils sont douze ; mais c'est Catherine qui les conduit. Elle sollicite des PP. jésuites la faveur de rester au Canada, pour y pratiquer plus sûrement sa religion. Ces douze sauvages furent le noyau de la célèbre mission de La Praierie.

Dans cette mission, il n'y a pas de vertus que Catherine ne pratique à un degré étonnant. A l'exemple de sainte Anne, elle a partagé son bien en trois parties, une pour l'église, une pour les pauvres, et la troisième pour l'entretien de sa famille. Sa cabane est le refuge des affligés, et, dès qu'on y est entré, toutes les peines se dissipent. Elle est si chaste, qu'on n'ose dire en sa présence une parole con- traire à l'honnêteté. Son zèle est insatiable: elle instruit et catéchisîe les sauvage?, et en convertit des centaines à Notre-Seigncur. Elle introduit dans la mission la dévotion ù la sainte Famille, et, comme toutes les lirties prédestinées,

VIE DE MGR DE LAVAL 635

se fait remarquer surtout par une grande pîété envers Marie.

Son détachement des créatures est extrême. Elle a tout donné: il ne lui reste plus que deux objets qui sont pour elle d'un grand prix, une ceinture et des bracelets de por- celaine. Elle se décide à les porter à l'église, pour les donner à Dieu, afin qu'il n'y ait plus rien qui l'attache à la terre : " Mon Dieu, s'écrie-t-elle, je vous donnai, il y a quatre ans, mon corps et mon âme, et la plus grande partie de tous mes biens ; voici ce qui nie reste, je vous le pré- sente de tout mon cœur. Que vous dois-je demander, après vous avoir tout donné, sinon que vous me preniez moi- même dès maintenant pour me mettre auprès de vous? "

Sa prière est exaucée. Le lendemain, elle tombe bien malade. Le P. Frémin, qui l'assiste, et ne peut retenir ses larmes à la vue de ses saintes dispositions, lui fait répéter une prière pour demander la santé. Mais la prière n'est pas plutôt achevée : '* 0 mon Père, lui dit-elle, il m'a été impossible de dire de cœur ce que j'ai prononcé de bouche ; pourquoi demander de rester sur la terre, puisque Dieu m'invite d'aller au ciel ? "

Elle mourut, en effet, quelques jours après, la joie dans l'âme, le sourire sur les lèvres. ''Le P. Frémin, qui la con- naissait parfaitement, dit la Relation, assure qu'elle était morte avec l'innocence baptismale ^"

Le nom de Catherine paraissait prédestiné pour des per- sonnes d'une éminente vertu. Après Catherine de Saint-

1 - lidafiim^ InnlUes d^-s jrsidff':*, t. T, p. 284-203.

636 VIE DE MGtt DE LAVAL

Augustin et cette autre dont nous venons de parler, apparaît dans l'histoire de la Nouvelle-France l'illustre Catherine Tégakouita.

*' On vit bientôt dans le canton des Agniers, dit Cliarle- voix, une Eglise composée de fervents néophytes, qui ont depuis fondé, ces florissantes missions du SaïU'Saint'Louû et de la Montagne, si fécondes en saints.... C'est ce même canton, qui a donné à la Nouvelle-France la Geneviève de TAmérique septentrionale, cette illustre Catherine Téga- kouita, que le Ciel continue depuis près de soixante-dix ans à rendre célèbre par des miracles d'une authenticité a l'épreuve de la plus sévère critique ^''

Fut-il jamais Eglise naissante plus riche en éléments spirituels de sainteté que l'Eglise du Canada? " S'il est des pays dont les origines ont été x>lus éclatantes, a dit un éminent écrivain, il n'en est pas dont les commencements ont été marqués par de plus beaux sacrifices et de plus sublimes dévouements *-."

Mais on peut dire qu'au milieu de toutes les âmes saintes dont nous venons de parler, au milieu de tous ces astres brillants de vertus, de lumière et de beauté surnaturelles, la personne de Mgr de Laval rayonne d'un éclat indéfi- nissable. Sa réputation de sainteté était répandue jusqu'en France. Charlevoix l'appelle '' un évoque digne de la primitive Eglise. " Et Mgr de Saint Valier : " Toutes les

1 *' La bonne Catherine Tégakouita, Iroquoise, mourut en odeur fie sainteté, le 17 avril 1680, au Saut Saint-Louis, elle deoieurait depuis plusieurs années. " (Histoire de VHoM-Dieu de QxiéKç,)

2 M. l'abbé CasLçrain, Ill.stttire (h- rHôtfJ-Ditff de Quebc.

ï

VIE DE MGR DE LAVAL 637

grandes vertus, dit-il, que je lui vois pratiquer chaque jour clans le séminaire je demeure avec lui, mériteraient de solides louanges ; mais sa modestie m'impose silence, et la vénération qu'on a pour lui partout il est connu, est un «loge moins suspect que celui que je pourrais faire. "

" Pour dire en un mot tout ce que je conçois de son mérite, écrit Marie de l'Incarnation, il porte les marques et le caractère d'un saint. "

" On remarquait, dit la sœur Juchereau, et on admirait en lui toutes les vertus que saint Paul demande dans un 6vêque. ''

Les grandes Eglises particulières ont généralement eu, i\ leur fondation, de saints évoques pour présider à leur des- tinée. L'Eglise du Canada, qui devait ùive la mère féconde de tant d'autres Eglises, ne pouvait échapper à cette loi I>rovidentielle. Aussi Dieu voulut-il lui donner pour fon- dateur un évêque véritablement saint et ** digne de la primitive Eglise. "

D'un autre côté, l'éclat de tant de vertus répandu sur la Nouvelle France, la réunion de tant d'éléments surnaturels de sainteté dans le vicariat apostolique de Mgr de Laval semblait indiquer que ce vicariat était mûr pour la fonda- tion d'une Eglise distincte, et que le temps était venu de solliciter instamment son érection en évcché. Nous ver- rons, dans le chapitre suivant, les démarches qui furent faites dans ce sens, et l'heureuse issue qu'elles eurent pour l'Eglise du Canada.

\

CHAPITRE VINGT-NEUVIEME

Second voyage de Mgr do Laval en France. Erection de l'ëvêché de Québec. Les abbayes de Maubec et d'Estrées. Visites à Mon- tigny-sur-Avrc. Retour de l'évèiiue au Canada, 1671-1675.

Dès son premier voyage en France, en 1662, révoque de Pétrée s'était occupé de faire ériger un siège épiscopal en Canada. Le roi était entré tout à fait dans ses vues, lui avait promis de solliciter du souverain pontife Térection de ce siège, et l'en avait nommé le premier évoque ^.' Il assignait au futur évêché les revenus de l'abbaye de Maubec. '' Je serai bien aise, écrivait-il à Mgr de Laval, de vous donner, dans toutes les occasions qui s'en pourront offrir, des témoignages de l'estime que je fais de votre personne -.*'

Louis XIV adressa Ie28juinl664au pape Alexandre VII la lettre suivante :

'* Le choix que Votre ISainteté a fait de la personne du sieur de Laval, évêque de Pétrée, pour aller en qualité de vicaire apostolique faire les fonctions épiscopales en Canada, a été suivi de beaucoup d'avantages pour cette

1 Voir plus haut, p. 344.

2 Archives de l'archevêclïé de Québec.

Q^) VIE DE MGR DE LAVAL

Eglise naissante. Nous avons lieu de nous en promettre encore de plus grands succès, s'il plaît à Votre Sainteté de lui permettre d'y continuer les mômes fonctions en qualité d'évôque du lieu, en établissant pour cette fin un siège épisco])al dans Québec : et nous espérons que Votre Sainteté y sera d'autant mieux disposée, que nous avons déjà pourvu à l'entretien de l'évêque et de ses chanoines, en consentant à l'union perpétuelle de l'abbaye de Maubec au futur évCché.

** C'est pourquoi nous La supplions d'accorder à l'évêque de Pétrée le titre d'évéque de Québec, à notre nomination et prière, avec pouvoir de faire en cette qualité les fondions épiscopales en tout le Canada. "

Cette lettre, conçue en des termes si engageants, fut confiée à l'ambassadeur de France à Rome, avec prière de la remettre à Sa Sainteté,

De son côté, Mgr de Laval écrivait, la même année, au souverain pontife, pour lui rendre compte des affaires du Canada, et lui apprendre que le roi venait d'affecter l'abbaye de Maubec au soutien du futur évéché, et qu'il avait bien voulu le désigner pour en ôtre le premier évêque. Il ne demandait pas, sans doute, la ratification de cette nomi- nation; mais ce qu'il disait de l'état avancé de son vicariat apostolique, et surtout des dépenses généreuses que la Cour avait déjà faites et promettait d'y faire encore tous les ans, montrait bien le désir qu'il avait de voir ériger au plus tôt révêché de Québec i.

1 JnfovumtU) •{(' ,sfafn Ecrlenia-^ 21 uct. 1604.

VIE DE MGR DE LAVAL 641

La Propafçande donna un rescrit, en date du 15 décembre 1666, par lequel elle décidait qu'il fallait ériger en évêché le vicariat apostolique du Canada, et accorder au roi de France le droit de nommer à cet évêché, qu'il avait fondé en lui donnant l'abbaye de Maubec. Mais elle ordonnait en même temps d'écrire au nonce de Paris, pour le prier de s'informer quels étaient ces privilèges et ces droits de juridiction mentionnés dans l'acte de donation de l'abbaye de Maubec à l'Eglise du Canada. *' Si, en effet, ajoutait la Propagande, il s'agit ici des privilèges de l'Eglise gallicane, il n'est guère à propos de les étendre à l'Amérique."

La Congrégation exprimait ensuite l'espoir que le roi Très Chrétien ferait une fondation au chapitre de Québec, et s'assurerait ainsi la nomination des chanoines.

Puis elle approuvait le système de cures établi au Canada par le vicaire apostolique, au moins d'une manière provi- soire et jusqu'à nouvel ordre ^.

Malheureusement, des difficultés sérieuses existaient, î\ cette époque, entre la Cour de France et celle de Rome. Les négociations entamées au sujet de l'érection de l'évêchédu Canada traînèrent en longueur.

Ce qui compliquait les difficultés, c'est que Ton voulait, en France, que l'évêque de Québec relevât de l'archevêché de Rouen, jusqu'à ce que le saint-siège y pût établir une métropole et plusieurs diocèses ; tandis qu'à Rome on dési- rait qu'il dépendît immédiatement du saint-siège 2.

1 Archives de la Propagande.

2 Ferlaiid, t. II, p. 86.

41

G42 VIE DE MGR DE LAVAL

Il n'y avait encore rien de fait en 1669 ; et le roi, comme pour se laver les mains de ces lenteurs, et rappeler i révoque de Pétrée ses bonnes dispositions à son égard, lui écrivait le 17 mai : '' Vous devez être assuré que je ferai toujours toutes les diligences nécessaires à Rome pour l'érection de Tévêché de la Nouvelle-France."

Mgr do Laval savait bien, d'ailleurs, que c'était sur le roi qu'il devait compter pour la réussite de cette affaire. M. Talon écrivait à Colbert le 10 novembre 1670 : '' Sachant que les PP. jésuites faisaient entendre à Pévêque de Petrée que leur Compagnie agissait à Rome pour lui faire accor- der son titre, je lui ai fait connaître qu'il le devait attendre de Sa Majesté, qui seule aussi le lui pouvait faire accorder.... Il m'a sur cela témoigner bien recevoir mes avis, et ensuite beaucoup de reconnaissance. "

La Cour de Rome voulut témoigner, une seconde fois, de sa bonne volonté pour le Canada. La congrégation con- sistoriale rendit, le 9 octobre 1670, un décret qui approu- vait l'érection de Québec en ville, et de l'église de Québec en cathédrale ^, mais à condition que le nouveau diocèse dépendrait immédiatement du saint-siège.

Comme on ne voulait probablement pas se soumettre ei. France à cette condition, le nouveau décret, comme le pré- cédent, restait sans exécution, et les bulles n'étaient pa? expédiées. Si Ton en croit M. Talon, Mgr de Laval reçutde

1 C'est peut-être eu prévision de ce décret, que Mgr de Lavai érigea la cure de Québec, eu 1670, à l'autel de la Saiute-Famille, et Tuuit spécialement au séminaire. Le fait est mentionné daDsTactedc 14 nov. 1684. (Archives de Vavcheviché de Qif€l>ec, rcg. A., p. 220.)

VIE DE MGR DE LAVAL 643^

Rome, en 1671, de mauvaises nouvelles sur ce sujet ^^ ir résolut donc de passer en France, pour presser lui-même - cette grande affaire de l'érection de Pévêché de Québec.

Autant, en effet, le pieux prélat avait montré de sainte - indifférence quand il s'était agi de sa nomination t\ l'épîs- copat, autant il apportait d'ardeur au sujet de sa nomina- tion comme évêque en titre de Québec. Quelle était la raison de cette conduite, dont l'inconséquence, d'ailleurs,, n'était qu'apparente ? Il s'en explique lui-même, avec beaucoup de fermeté, dans la lettre qu'il écrivit à la Pro- pagande peu de temps avant son départ pour la France :

" Je n'ai jamais, dit-il, recherché jusqu'ici l'épiscopat; et je l'ai accepté malgré moi, convaincu de ma faiblesse. Mais en ayant porté le fardeau, je regarderai comme un j bienfait d'en être délivré, quoique je ne refuse pas de me eacrifier pour l'Eglise de Jésus-Christ et pour le salut des âmes. J'ai appris toutefois par une longue expérience com- bien la condition de vicaire apostolique est peu assurée contre ceux qui sont chargés des affaires politiques, je veux dire les officiers de la Cour, émules perpétuels et contempteurs de la puissance ecclésiastique, qui n'ont riei* . de plus ordinaire à objecter, que l'autorité du vicaire apostolique est douteuse, et doit être restreinte dans de ^ certaines limites.

" C'est pourquoi, après avoir tout considéré mûrement, , j'ai pris la résolution de me démettre de cette chargcv et

1 *' L'évoque de Pétrée, ayant reçu des lettres de Rome qw. . l'alarmcnt un peu sur son titre, passe en France. ..." (Lettre de Talm>^ àColbeH, 2nov. 1671.)

044 VIE DE MGR DE LAVAL

tle ne plus retourner dans la Nouvelle- France, si Ton n'y érige révêché, et si je ne suis pourvu et muni de bulles qui m'en constituent rOrdinaire. Telle est la fin démon voyage en France, et l'objet de mes vœux. "

Ainsi, ce n'est pas dans un but personnel qu'il désira C'tre nommé évoque en titre de Québec; c'est pour affer- mir l'autorité de l'Eglise vis-à-vis les officiers de l'Etat, '* émules perpétuels et contempteurs de la puissance ecclésiastique. " Qui ne se rappelle les prétentions de MM. de Mésy, Talon et de Courcelle? Les expreEsion? dont se sert l'évCque de Pétrée à leur égard ne Font-ellcs , pas justifiées?

Alors comme aujourd'hui, il y avait des politiques jaloux de l'influence de l'Eglise, et toujours prêts à lui disputer .-es droits. Le titre de vicaire apostolique ne leur en impose pas assez. Depuis plusieurs années, Mgr de Laval y ajoute ! celui de ** nommé par le roi premier évoque de la Nouvelle- France, lorsqu'il aura plu à N. S. P. le Pape y ériger un i évôché ^ " Il souhaite maintenant d'ûtre nommé r^r le saint-siège évoque en titre de Québec, afin de rendre plu« incontestables ses droits comme chef spirituel de l'Eglise du Canada, et de donner plus de stabilité à ses œuvres.

Il est probable qu'outre la raison de presser Térectioa de son évCché, Mgr de Laval en avait beaucoup d'autre? qui rengageaient à passer en France. Il lui fallait Je^

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1 Ce fut dans son inandeincnt pour l'ëtabUssenient du sémiiwire ♦lo (^)uébec {'2i) mars 1<>(53), (uie Mgr de Liiv;d prit ptair la preniirrv

(l'is ce titre.

VIE DE MGR DE LAVAL 645 »

secours pour bâtir son grand et son petit séminaire ; il lui en fallait pour payer l'annate, c'est-à-dire, le droit du saint-siège sur le bénéfice consistorial qui lui avait été accordé. *' L'évoque de Pétrée passe en France, écrit M. Talon à Colbert, pour y ménager quelques secours de famille ou d'ailleurs, qui le mettent en état de payer l'annate qu'on lui demande i.... "

Il s'embarqua pour la France au commencement de novembre 1671 2, emmenant avec lui son grand vicaire M. de Lauson-Charny -^j et laissant l'administration de son vicariat apostolique à MM. Dudouyt et de Bernières ^.

1 - F'iilloii, t. III, p. 432.

2 Quelques-uns ont pensé (Fuilloii, t. II l, p. 432) qu'il n'éUit parti qu'au printemps de 1672, après la pose de la première pierre des nouveaux bâtiments de l'Hôtel-Dieu de Québec, le 5 mai, par l'inten- dant Talon, se fondant sans doute sur co que, dans l'inscription latine posée à raccasion do cotte cérémonie, se trouvent ces mots : BenfiJi- '^ente lini'> Pâtre Franzisco de Laval, Eplscopo Petnam.

Mais d'jibord, il était bien rare qu'il partît des vaisseaux au prin- temps ; il n'y avait que ceux qui, par exception, avaient été forcés d'hiverner au Canada.

Puis il est certain qu'il n'assista aux funérailles ni de Mme de la Peltrie, en novembre 1671, ni de Mirie de l'Incarnation, au commen- cement de mai 1672 ; et le P. Lalemant, dans une lettre, en donne la raison, da moins pour cette dernière, c'est qu'il était alors absent du pays. (Ljs UrmliHts de Qaehei, t. I, p. 392. )

Enfin, on ne trouve aucun acte signé par Mgr de Lival à partir du 2 novembre 1671.

Mgr Henri Têtu, dans son très estimable livre LzsEchi)ii^ de Qneh^r, suppose admis, lui aussi, qui M^r de Lival entreprit son second voyage en Europe dans l'automne de 1671.

3 M. de Lauson-Charny, qui était grand vicaire depuis le î> août 16'i2, ne revint pas au Canadfl.

4 Les lettres de grand vicaire de M. de Bernières sont du 20 octo- bre 1671. M. Ango (de Maizerets) et M. Hugues Pommier signèrent comme tém4)iMs.

Incidemment, duns ces niC^nes lettres, vers la fin, Mgr de Laval

•*:4>i:6 VIE DE MGR DE LAVAL

- M - - - -

Le prélat avait obtenu de la Propagande la faculté de

*«hoisir parmi ses prêtres quelqu'un pour gouverner son Kglîse, en cas de mort, et cela, disait la Congrégation, ■^^ afin de couper court aux prétentions de Tarcheveque de

-'IRoiien, ou autres, à ce sujet ^ "

M. -de Queylus paspa en France ( n même temps que Mgr

•^c Laval. Il avait, dit M. Faillon, l'intention de revenir .-îiu -Canada ; mais il tomba malade à Paris, et mourut au séminaire de Saint-Sulpice le 20 mars 1G77.

Il avait fait beaucoup pour la ville de Montréal, pendant

les trois années qu'il venait d'y passer comme supérieur du

séminaire; c'est le témoignage que lui rendait M. Talon:

*^ M. l'abbé de Queylus, écrit-il à Colbert, donne une forte

application à former et augmenter la colonie de Montréal. Il pousse son zèle plus avant: il va retirer les enfants sau- vages qui tombent en captivité dans la main des Iroquois, liour les faire élever, les garçons dans son séminaire-, et 4es mies chez des personnes du même sexe 3, qui forment

- il Montréal une espèce de congrégation pour enseigner à la jeunesse, avec les lettres et récriture, les petits ouvrages <ïe main *: "

iionmic aussi M. Dudouyt sou grand vicaire, mais seulement dans le o*s-<iù M. de Beriîièrea viendrait k mourir. {Archivi-» (.h Vftrcherich -/« QuebiU'.. )

M. de Bernières passa lui-même en Europe dans l'automne de 167-^ -et revint au Canada en 1673. Pendant son absence, il fut rempkc* 'Comme supérieur du séminaire et curé de Québec par M. de Maizeretf.

1. Archives de la Propagande, Heiterit du lo dtknnlrc I()66.

2 Il s'agit, sans doute, do l'école de M. Soûart.

-TJ —Les î^ceurs de la Congrégîïtion de Notre-Danu. -1 - ?>r'aml, t. TI, p. .^7.'

VIE DE MGB DE LAVAL 647

A peine Tévêque de Pétrée fut-il arrivé en France, qu'il engagea le roi à poursuivre vigoureusement auprès du saint-siège les négociations entamées depuis si longtemps pour l'érection de l'évêché de Québec. Une seule chose pouvait désormer empocher l'heureuse issue de l'affaire, la prétention de la Cour de France que le Canada dépendît de l'archevêché de Rouen ou de quelque autre évêché du royaume. Cette prétention s'évanouit peu à peu, et l'on finit par y renoncer.

Mgr de Laval fut-il pour quelque chose dans ce change- ment inespéré ? Tout nous porte à le croire : son attache- ment inviolable au saint-siège, le peu de sympathie qu'il devait avoir pour l'archevêché de Rouen, d'où lui étaient venues tant de misères, mais surtout la confiance dont il jouissait à la Cour. Il dut se prononcer franchement en faveur d'un évêché de Québec dépendant immédiatement du saint-siège, puisque le saint-siège le désirait.

Ce qui est certain, c'est que l'année suivante le roi écrivait au duc d'Estrées, son ambassadeur à Rome:

*' Mon cousin, après avoir examiné le mémoire que vous m'avez envoyé siïr les difficultés qui se sont trouvées dans l'expédition des bulles d'érection de l'évôché de Québec, j'ai jugé à propos de vous ordonner de ne plu3 insister sur la demande que vous aviez faite que cet évêché dépendît de l'archevêché de Rouen, ou de quelque autre de mon royaume. Ainsi, mon dessein est que vous renouveliez auprès de Sa Sainteté les prières que vous lui aviez déjîi

648 VIE DE MGR DE LAVAL

faites sur ce sujet, eans vous attacher à cette condition, n Sa Sainteté continue à s'y arrêter '."

Le roi écrivit en même temps au saint- père, pour le sup- plier de vouloir bien faire expédier au plus tôt les bulles de l'éveché de Québec.

Il y eut encore quelques délais; mais enfin Tafifairefut conclue favorablement. La bulle d'érection de Tévêché de Québec fut signée à Rome le premier octobre 1674.

Clément X, qui était alors souverain pontife ^, élerait au rang de cité la petite ville de Québec, dont il faisait la description et vantait la beauté du climat.

Il élevait, de même, au rang de cathédrale Téglise paroissiale du lieu, après avoir constaté que tout, rites et cérémonies, s'y faisait suivant les prescriptions de la sainte Eglise romaine.

La paroisse de Québec était supprimée, et le soiu des âmes confié à l'évêque, lequel devait y pourvoir \ soit en continuant dans ses fonctions le curé d'alors, soit par le chapitre qu'il était obligé d'instituer le plus tôt possible S soit de toute autre manière qui lui paraîtrait la plus con- venable ^.

1 Langevin, Notice sur Mgr de Lnval, p. 68.

2 C'était un Komaiii, de la famille Altieri.

3 *^ . ..Pro futuro ejuadem Ecclesiœ Quebecensis Epiacopo, qui. . curam animarum suppressœ parochialia Eoclcdise, per modemum ejus- deni Ecclesiœ rectorcm . . . , sive... per canonicatum at pnebend&m obtinentem aut ejusdeiu Ecclesiœ alium prcsbyterum . . . , sive prout illi xneliùs videbitur, exerceri faciat. "

4 *' Quamprimùm erigat et instituât. "

5 ** Sive prout illi meliùs videbitur. " Nous ne pouvons c«)m- prendre comment on a pu interpréter la bulle de manière à lui faire dire qu'elle donnait le soin des âmes au chapitre lui-même, à rexclu- sion de tout autre mode de desservir la paroisse.

VIE DE MGR DE LAVAL 649

Le nouveau diocèse s'étendait sur toutes les possessions* de la couronne de France dans l'Amérique du Nord, pré- sentes et futures. C'était, par conséquent, toute l'Amérique septentrionale, moins la colonie delà Nouvelle- Angleterre. On voulut entamer plus tard la juridiction de l'Gvêque de Québec, et faire placer des vicaires apostoliques dans les missions de la Louisiane et du Mississipi ; il fut facile à Mgr (Je Saint- Valier, d'après les termes de la huile, de sou- tenir ses droits avec fermeté et avec succès.

Le souverain pontife incorporait à l'évêché de Québec, pour sa subsistance, l'abbaye de Maubec, que le roi avait donnée, dès 1662, à Mgr de Laval personnellement, saufs toutefois la mense conventuelle et les droits de juridiction spirituelle du prieur et des moines bénédictins de cette abbaye. L'éveque de (iuébec n'avait donc à sa disposition que la mense abbatiale. Nous verrons qu'il sollicita plus tard du saint-siège la mense monacale, afin de pouvoir ériger plus tôt son chapitre.

Le roi de France avait renoncé pour toujours au droit, qu'il avait par les concordats, de nommer à l'abbaye de Maubec. En considération de cet abandon, le pape lui accordait le droit de nomination à révcché de Québec. Il y avait aussi un droit de patronage pour ceux qui feraient quelques fondations en faveur du chapitre.

Par une clause spéciale de la bulle, le diocèse de Québec dépendait immédiatement du saint-siège ^. La Cour de

1 ** Cathedr-iloin ËccKsiuni Sedinpoatolici^ immédiate .subjoctam."

650 VIE DE MGR DE LAVAL

France avait insisté longtemps pour qu'il relevât de la province ecclésiastique de Rouen : le saint-siège s'y était opposé, et avait fini par l'emporter.

'* L'on doit avouer, dit Ferland, que les regards du sou- verain pontife pénétraient bien plus avant dans l'avenir que ceux du grand Roi. Louis XIV s'occupait du royaume de France; Clément X songeait aux intérêts du monde catholique. La petite colonie française grandirait avec le temps ; séparée de la mère patrie par l'Océan, elle pouvait être arrachée à la France par l'Angleterre, si puissante déjà en Amérique: que serait alors devenue l'Eglise de Québec, si elle avait été accoutumée à s'appuyer sur celle de Rouen et à en dépendre? Mieux valait établir de suite des rapports immédiats entre l'évêque de Québec et le chef suprême de l'Eglise catholique ; mieux valait établir des liens qui ne pourraient être brisés ni par le temps, ni par la force; et Québec pouvait ainsi devenir un jour la métropole des diocèses qui seraient tirés de son sein i."

Par une autre bulle, le pape Clément X transfère Mgr de Laval du siège de Pétrée au nouvel évêché de Québec dans la Nouvelle-France. Il loue ses grandes vertus 2, et attend beaucoup de sa sagesse, de ses lumières et de son zèle pour le bon gouvernement la nouvelle Eglise ^.

1 Ferland, t. II, p. 102.

2 " Grandium virtutum meritis consideratis "

3 Ce n'ëtait pas une louange banale, parce que la bulle Avait ëté rédigée à la Propagande, l'on avait pu apprécier le mérite de Mgr de Laval depuis le commencement de son épiscopat.

VIE DE MGR DE LAVAL 651

L'abbaye de Maubec, dont nous venons de parler, était située dans l'archidiocôse de Bourges, en Berry. Elle occupait un endroit riche et délicieux ^, qui avait attiré autrefois l'attention du roi Dagobert. Il avait songé à y fixer son séjour.

Bientôt, cependant, entraîné par un de ces mouvements religieux si fréquents dans ces âges de foi, il avait acheté ce terrain et l'avait donné au moine bénédictin Sigirran, pour y fonder, aux frais du trésor royal, une maison de prière, une grande abbaye.

Il y avait des fermes magnifiques et nombreuses, des vignobles, des prés verdoyants, des étangs remplis de pois- sons, des forets abondait le gibier. Mais il y avait aussi des charges considérables, soit pour l'entretien ou la recons- truction des édifices, soit pour les redevances de toutes sortes qu'il fallait payer, soit pour les pensions des moines qui restaient.

Au moment Mgr de Laval en devint abbé, le monas- tère était encore occupé par des religieux de l'ordre de saint Benoît, et l'évêque de Québec devait pourvoir à leur subsistance. Il se rendit donc à Maubec au commence- ment de janvier 1673, fit un concordat avec eux, et convint de la pension viagère qu'il devait leur payer.

1 '^ Ëâb etenim lociis, non longe îl confinibus Pictaviensis scu Turonensis pagi, uberrimus paacuis pecorum et jumentorum, irriguus clo curaibu3 aquarum, atque ammnus venatione feraruin, quo fuit mihi aiiimus siepiùa commoreri, quietiam of frequentiam Rogum delectancli ^ratia longoretua a commanentibus vocatur. " (Charte de fondation^ du roi Dnrjobert, A. D. 532.)

652 VIE DE MGR DE LAVAL

Dans cette convention notariée faite '* au logis abbatial," Mgr de Laval est appelé '^ abbé commendataire de Tabbaye royale de Maubec." Il y est dit que le roi lui a donné Maubec " pour servir à perpétuité de fondation et revenu tant à révêque de Québec que pour l'établissement des chanoines qui doivent célébrer à perjioluité le service divin dans la cathédrale de Québec."

Il parcourut ensuite avec beaucoup d'intérêt toutes les fermes de l'abbaye, mais fut péniblement affecté à la vue des édifices. L'abbaye avait été laissée dans un état affreux, par suite des guerres de religion. Tout avait étt'î brûlé, excepté une partie de l'église paroissiale.

Mgr de Laval visita aussi le sieur Matheron. qui était l'administrateur de Tabbaye, ainsi que les différents fermiers ^

Le 0 septembre suivant, le patriarche archevêque de Bourges, primat des Aquitaines, confirma l'union de Tab- baye de Maubec à l'éveché do Québec, à condition que Mgr de Laval et ses successeurs feraient acquitter dans leur cathédrale les charges attachées aux fonctions et aux titres supprimés à Maubec.

Il ne restait plus îi avoir que la sanction du saint-siège. Elle fut donnée, comme nous l'avons vu, par la bulle du premier octobre 1674, qui unissait- et incorporait l'abbaye de Maubec, avec ses dépendances et revenus, à l'Eglise de Québec et à sa mense épiscopale.

1 Archive' <lii scaiiii.'iire et de rarchevôclié de Quobcc.

VIE DE MGR DE LAVAL (>53

Cette abbayo demeura attachée à l'Eglise de Québec pendant plus d'un siècle, mais ne donna jamais que peu de revenus. S'imagine-t-on, en effet, les dépenses que devait entraîner l'administration de fermes, possédées en France par des i)ropriétaires résidant en Amérique ? Se figure-t-on le gaspillage, les vols de toutes sortes qui devaient s'y commettre? Souvent les fermiers étaient malhonnêtes, d'autres aimaient la chicane et les procès, d'autres, venant ii mourir, laissaient des successions très embrouillées.

Les lettres de Matheron à Mgr de Laval sont remplies de jérémiades sur des sujets de ce genre.

Il lui écrit un jour : ** Depuis votre départ, Maubec est bien diminué, et diminue journellement.... M. Roiffec est mort votre redevable, et j'aurai bien de la peine à faire payer sa veuve-. J'ai été contraint de lui ôter la ferme que son mari avait, et delà faire valoir moi-môme. "

Il lui parle ensuite d'un autre fermier, chicanier et grand seigneur: *' M. Porcheron est toujours lui-même, et me veut du mal à cause que je veux conserver vos intérêts.... Je fais travailler incessamment aux réparations nécessaires dans to^s les lieux dépendants de Maubec, principalement nux étangs, afin que le sieur Porcheron n'ait point de dommages et intérêts contre vous, contre sa volonté, car il ne cherclie qu'à plaider, et à vous payer en dommages et intérêts. Il jure qu'il ne veut plus de votre ferme..., mais pour moi, je crois que c'est contre son sentiment, et qu'il voudrait (^ue la ferme en fût passée, car il aime trop la chasse et son plaisir, pour la quitter. Il fait tout son pos-

654 VIE DE MGR DE LAVAL

sible pour m'ôter de votre service, supposant beaucoup de choses contre moi, contre toute vérité; mais cela ne diminue point le zèle que j'ai de vous servir. "

D'autres fermiers étaient toujours à se plaindre: " M. de Chambois est toujours lui-même, et se plaint, disant qu'il perd sur sa ferme.... "

Quelquefois, les paroisses qui se trouvaient sur le terri- toire de l'abbaye étaient mal desservies sous le rapport religieux: *'Il n'y a point encore de curé à Mérillé, con- tinue Porcheron, ne s'en trouvant point dans le diocôse de Bourges, Mgr l'archevêque n'en faisant point. Il y a plus de soixante cures de vacantes. M. Papineau n'est plus curé de Vandœuvre, et Mgr l'archevôque y en a mis un jeune, fait prôtre de Noël, qui a la tête ù la girouette, qui vous fait, dès son entrée, des prônes, et vous poursuit pour avoir sa portion congrue.... "

Les taxes dont étaient grevées les fermes étaient souvent exhorbitantes : '* La mense abbatiale de Maubec a été taxée pour les décimes extraordinaires à 750 livres, la pitancerie, à 150 livres, et les autres offices en le prieuré de Vandœuvre, à 100 livres tant d'extraordinaire que d'ordinaire, de sorte qu'il y va en tout à mille livres d'extra- ordinaire ^"

Bref, Mgr de Laval était exposé, dans son abbaye Maubec, à tous les inconvénients attachés à la possession de grandes propriétés, surtout lorsque ces propriétés sont

1 Archives de l'arcbevêché de Québec.

VIE DE MGU DE LAVAL 655

à une trop grande distance pour que Toeil du maître puisse s'y promener à loisir.

Aussi, son frère, Henri de Laval, bénédictin, qui s'occu- pait un peu de ses affaires, en France, cherchait-il à louer à M. Berthelot, pour une somme fixe, toutes les fermes de cette abbaye. '* Sans cela, lui écrivait-il en 1676, je ne crois pas que vous puissiez toucher aucuns deniers de Maubec, tout se consommant en frais et procès sur les lieux. Nous avons expressément écrit et chargé Bennassis de vous faire un état, et vous donner une connaissance entière de tout ce qui s'est fait* et passé à Maubec depuis votre départ. Vous y reconnaîtrez bien du désordre et des brouilleries en procédures et chicanes faites mal à propos. C'est un malheur que cette abbaye soit dans une si grande distance et éloignement des personnes qui prennent soin de vos affaires. "

Puis il ajoutait : *' Je suis persuadé du grand besoin ^e votre Eglise, et suis bien touché du peu de revenus que vous produisent vos abbayes *."

A part l'abbaye de Maubec, Mgr de Laval en pos- sédait une autre, l'abbaye d'Estrées, en Normandie, qui lui avait été assignée par le roi le 20 avril 1672 2.

1 Dans son Informatio de statu EccUsiœ, Mgr de Laval disait au souverain pontife que l'abbaye de Maubec ne donnait pas moins do 6,000 francs de revenu par année. Mais à cette époque, il ne pouvait guère affirmer cela que par ouï-dire.

2 L'abbaye d'Estrées était UTie des plus anciennes de l'Ordre de Cîteaux, ayant été fondée en 1144. Elle avait été fréquemment visitée par saint Bernard, et l'on y conservait l'autel il avait coutume de célébrer. (HUf, manvHc. du sémin. de Qitel)ec.)

656 VIE DE MGR DE LAVAL

" Bien informé, disait le roi, des bonnes vie et mœurs, suffisance, capacité, piété et doctrine de Messire François de Laval, évoque de Pétrée, vicaire apostolique de Sa Sainteté au pays du Canada, du grand fruit qu'il a fait par ses bonnes instructions et des exemples de vertus qu'il a donnés aux peuples et habitants du dit pays, en consi- dération de quoi désirant le traiter favorablement et lui donner les moyens de soutenir la dignité épiscopale, Sa Majesté lui a accordé et fait don de l'abbaye d'Estréea, ordre de Cîteaux, au diocèse d'Evreux, vacante par le décès du dernier titulaire, pour fetre unie et servir de revenu au dit évéché du Canada. ''

Cette abbaye d'Estrées ne devait pas Otre inconnue de l'ancien archidiacre d'Evreux. Il profita de son séjour en France pour aller la visiter en môme temps que Maubeo.

y trouva-t-il les clioses dans un état de délabrement considérable ^ et se crut-il autorisé, dans l'intérêt même de cette abbaye dont il venait d'être pourvu, à y faire faire quelques réparations urgentes? Ce qui est certain, c'est que le procureur général de l'Ordre de Cîteaux, à Rome, opposé d'avance à l'union de l'abbaye à l'évêché de Québec, présenta contre lui un mémoire au saint-siège. " Il se plai- gnit de ce que le prélat, sans avoir de bulles pour cette abbaye..., y eût fait abattre des bâtiments, et se fût porté à beaucoup d'autres actes semblables 2."

1 L'année précédente (1672), Julien Bellenger, Téconome d'Estrées, avait fait dresser un procès-verbal do l'état des lieux qui avaient été démolis, et dont les ruines paraissaient encore. {Arfhi*>»

f^e V archmdié de. Québec.)

2 Faillon, t. HT, p. 435.

VIE DE MGR DE LAVAL 657

Ce religieux ne réassit qa'i faire retarder de quelques mois l'expédition des bulles de révêché de Québec. On découvrit bientôt la futilité de ses plaintes, la droiture parfaite avec laquelle avait agi Mgr de Laval ; et il ne fut plus question de cette opposition du procureur général de Cîteaux.

L'union de l'abbaye d'Estrées à Tévôché de Québec ne fut cependant sanctionnée à Rome que plus tard, sous Tadministration de Mgr de Saint- Valier. En attendant, révoque de Québec obtint du Conseil du roi la nomination d'un économe perpétuel, chargé du temporel de l'abbaye. Cet économe fut François Bellenger, le valet du curé de Saint-Josse.

L'abbaye d'Estrées fut louée pour une somme fixe à M. Berthelot ^ ** Nous vous avons mandé, le curé de Saint- Josse et moi, écrivait Henri de Laval à son frère, que nous avons arrêté ensemble avec M. Berthelot notre traité, après avoir été à Estrées.... Il m'a assuré vous avoir envoyé une copie de ce que nous avons écrit et signé au bas du dit traité pour l'éclaircir et le confirmer '-. "

1 L'a^etjt de M. Burtbelot à Estrées se nommait François Poiret.

2 Il y avait à Estrées de beaux vignobles et d^excellenta pâtu- rages. En 1675, on y récolta 44 pièces de vin, et M. Berthelot en eut 90 pour sa part. On y fit aussT 10 pièces de cidre.

11 pandt que M. Berthelot se plaignait quelquefois do ne pas trouver son compte dans les revenus do Tabbaye ; car Mgr de Laval lui rap- pelle, dans une lettre, qu'il avait dit ne pas tenir tant à la quantité (la'à la qualité ; ** qu'il aimait mieux avoir moins de vin, et qu'il fût bien délicat, le destinant pour en faire des présents à plusieurs grands

42

658 VIE DE MGR DE LAVAL

Cette abbaye donnait à Pévêque de Québec aussi peu de revenu, et non moins de peine et d^ennuis que celle de Maubec. Henri de Laval se plaint souvent, dans ses lettres, du peu de satisfaction que lui procurent les ecclésiastiques ou chapelains employés à Pabbaye. Quelques-uns ne s'oc- cupaient que de chasse et de pêche : " Je vous ai mandé, dit-il, que le sieur Desjardîns, prêtre, a peu répondu à ce que nous prétendions de sa personne pour toutes choses, ne s'étant occupé qu'à tirer, et à la pêche, et en aucune manière à me soulager en vos âffiiires. "

On avait proposé à Mgr de Laval un projet qui l'aurait exempté d'entretenir des chapelains à l'abbaye d'Estrées, et lui aurait procuré, sans aucune charge, un certain revenu : c'était de céder l'abbaye à une communauté de religieuses de l'Ordre de saint Bernard, moyennant une redevance annuelle. Il fut longtemps en correspondance à ce sujet avec l'abbesse de Port-Royal-dea-Champs, à Paris. Mais comme, avant tout, il ne voulait pas engager sa conscience, il consulta, posant la question d'une manière nette et précise. La réponse n'ayant pas été favorable au projet, il n'y songea plus.

de la Cour, et pour boire chez lui comme un vin excellent, et dod pu de le vendre .. . M. Berthelofc se souviendra, ajoute le prélat, qa il m'a dit qu'un des motifs qui le portait à s'accommoder de l'abbije d'Estrées était sa commodité d'y mettre une quantité de chevaux dont il a besoin tous les ans pour les vivres de l'armée, qu'il faisait acheter à Dreux. On m'écrit qu'il a fait faire à Estrées des écuries afin de les loger. . .." {Archives de Vnrchen-ché de Québec)

VIE DE MGR DE LAVAL 659-

Estrées n'est pas à une grande distance de Montigny-sur- Avre, lieu de naissance du pieux évêque. Après avoir visité ses abbayes, il se rendit dans sa famille. Il y était le 18 mai 1673 ; et il y retourna au printemps de 1675, peui

de jours avant de partir pour le Canada.

On a lieu de croire que ses visites à Montigny ne furent pas de simples visites de convenance ou de plaisir, mais- qu'elles avaient un but de charité fraternelle. Jean-Louis lui donnait alors peu de satisfaction: ** Mon frère, lui écrivait de Paris à Québec en. 1676 Henri de Laval, est toujours bien à plaindre dans la violence de ses passions, qui fait bien souffrir cette pauvre Dame, qui a bien du. mérite devant Dieu."

^^ La conduite de M. de Montigny, dit une autre lettre;, me fait plus de peine que toute autre chose. Il faut conti^ nuer de recourir à Dieu. Je souhaiterais qu'il fît un bon usage du petit chapelet que je lui ai envoyé. Il a une vertu particulière pour remédier à de semblables disposi- tions. L'on en a expérimenté de grands soulagements i.'*

Mgr de Laval fut sans doute l'ange consolateur de Mme- de Montigny et de toute la famille. Il prit ses neveux, sous sa protection, et fut pour eux un père tout dévoué.

Henri de Laval lui écrivait à leur sujet : " L'aîné se- change un peu ; il est à l'armée avec le roi, et son père l'a- mis en bon équipage. J'ai obtenu, par ma sollicitation, de- Paris, une place de religieux à la Croix pour son second,.

1 Archives de l'archevêché de Québec.

460 VIE MGR DE LAVAL

•que je tâcherai de faire élever dans la connaissance et la «crainte de Dieu. Je crois que le dernier, qu'on vous aenvoj'é, sera arrivé à bon port ; il promet quelque chosede hon^ Mon frère souhaite avec un grand désir que vous ^yez la bonté de procurer à Fanchon l'avantage de ses «éludes, Avant que de le renvoyer. C'est une grande charité .pour ces pauvres enfants de leur donner un peu d'éduca- ^tion. Vous leur servirez de père en cette occasion. "

Eanclion (François) fit en effet ses études au séminaire ^e Québec. Mgr de Laval, qui le baptisa lui-niôme à Ifontîgny le 5 mai 1675, à l'âge de sept ons ^, le confirmaà Québec le 31 mai 1678.

Le jeune homme était encore au séminaire en 1682, et il, Dudouyt écrivait de Paris, à son sujet, à son oncle: **' Je crois, Monseigneur, que si vous ne jugez pas qu'il ait ^disposition pour être d'église, il n'est pas à propos de le ^retenir à Québec ; car, s'il a à être du monde, il lui faut Mue autre éducation que celle qu'il prendrait au Canada. "

En 16Sî>, il était ecclésiastique au séminaire des Missions -étrangères, et M. de Brisacier écrivait à Mgr de Laval: *' M, votre neveu est à peu près comme vous l'avez laissé, d'une humeur cachée, molle, sensible, timide par fierté, et jnoins attaché à la règle que les autres.... Il a fait cette année une sabbatine,' nous fûmes tous. Il y fit, non pas excellemment, mais médiocrement bien ; et comme -nous doutons fort qu'il soit jamais propre pour les missions,

X Voir plus haut, p. 15.

VIE DE MGR DE LAVAL 661

tant par le défaut des qualités nécessaires à uq mission- naire, que manque de vocation, je fais quelque scrupol»- de faire à vos dépens les frais d'une thèse de toute la philo- sophie, où il me semble qu'il ne ferait pas assez bien poar y exposer un homme de son nom. "

Evidemment Mgr de Laval destinait son neveu aux nais- sions du Canada. Celui-ci, cependant, prit un autre parti,, plus conforme à ses dispositions, qui s'améliorèrent aiv point de vue ecclésiastique.

** M. l'abbé de Laval est à présent à Montigny, écrivait- plus tard M. Tremblay.... Quoiqu'il ait pris certains air» d'abbé dans le monde, dont il se pourrait bien passer^ et dont cependant il aura bien de la peine à se défaire, iL paraît cependant au reste très bien disposé.

*' C'est dommage qu'il se soit un peu trop conduit lui- même, et qu'il ait été un peu trop abandonné à sa propre conduite. Je crains qu'il n'ait trop de dégoût pour l'étude pour s'y appliquer à présent avec fruit. Cependant, s'il n'étudie pas, je ne sais ce qu'il peut faire dans un châteaa à la campagne il demeure.

*' M. l'abbé de Fénelon, qui est nommé à l'archevêché de Cambrai, et qui va être sacré, a souvent de bonnes pla- ces à remplir. Je crois qu'il est allié avec votre famille par son frère ou sa sœur qui a épousé quelque personne de la Maison de Laval i. S'il en était prié par nos Messieurs^.

1 *' Mario-Tliérèse-Fraiiçoise do Salignac, fille unique d* Antoine» marquis de Fénelun, et de Catherine de Montberon, avait épousé en premiëres nr>ce3, on 1681, Pierre de Montnn>rency-Laval, de la brancho

^2 VIE DE MGR DE LAVAL

il ferait tout pour eux. Je crois que c'est la vocation de M. de Laval, et il me semble qu^il s'acquitterait assez bien de ses obligations de chanoine ^ "

Le neveu de Mgr oie Laval devint en effet chanoine, puis ^rand vicaire du célèbre archevêque de Cambrai, et mourut évoque nommé d'Ypre?.

Mais revenons à Toncle, que le neveu nous a fait un peu oublier. Nous ne savons à quelle date lui arrivèrent à Paris les bulles, datées du premier octobre 1674, qui le nommaient évêque de Québec. A peine les eut-ils reçues, qu'il ne songea plus qu'à aller prendre possession au plu3 tôt de sa chère Eglise du Canada.

Il ne pouvait le faire, cependant, avant le printemps de l'année suivante. Obligé de passer l'hiver à Paris, il en profita pour régler plusieurs affaires qui intéressaient son nouveau diocèse.

Il s'embarqua pour le Canada vers la fin de mai 1675, et n'arriva à Québec qu'au mois de septembre, après une îibsence de près de quatre ans. Il amenait avec lui M. (ilandelet, qui devait être l'un des prêtres les plus dis- tingués de son séminaire.

de Lésay. Elle eut de ce premier in^iriage un fiU unique, Guy-André <le Laval, marquis de L^»iy et de Magnac, qui n'avait que huit mois à lii mort de son père, en 1686. Ce marquis de Laval ëpousa Marie-Ânoe •^de Turménies, veuve du marquis de la Rochefoucauld- Bayers, et il eut -<lece mariage le dernier maréchal de Laval et le cardinal de Montnio- ceiicy, mort en 1808.

** La marquise de Laval, à qui s'adressent les lettres de Fénclon, se maria en secondes noces, en 1694, à Joseph- François de Salignac, •comte de P dnelon, son cousin germain, et frère de l'archevêque de «Cambrai. " (HUtoire de Féndon^ par le card. de Bausset, t. T, p. 300.)

1 Lettre de M. Tremblay à Mzr do Laval, 1695.

VIE DE MGR DE LAVAL 663

On peut juger de la joie avec laquelle fut accueilli au ■Canada le nouvel évêque de Québec, par les regrets qu'avait causés son absence prolongée :

'* Il ne nous manque pour nous bien-animer, que la pré- sence de Mgr notre évêque, écrivait le P. Dablon. Son absence tient ce pays comme en deuil, et nous fait languir par la trop longue séparation d'une personne si nécessaire ù ces Eglises naissantes. Il en était Pâme ; et le zèle qu'il faisait paraître en toute rencontre pour le salut de nos sauvages attirait sur nous des grâces du Ciel bien puis- santes pour le succès de nos missions ; et comme, pour éloigné qu'il soit de corps, son cœur est toujours avec nous, nous en éprouvons les effets par la continuatien des bénédictions dont Dieu favorise les travaux de nos mis- sionnaires 1."

Ces paroles du P. Dablon font voir combien Mgr de

Laval était aimé de ses prêtres, de tous ses missionnaires,

%et quelle estime ils avaient pour lui. Il leur suffisait de

penser que ** son cœur était- avec eux," pour s'animera

travailler avec ardeur au salut des âmes.

Il est probable que la nouvelle de l'accueil sympathique fait à Mgr de Laval ne tarda pas d'arriver en France, car son frère, Henri de Laval, le bénédictin de Sainte-Croix, lui écrivit le premier avril de l'année suivante (1676) :

"Je ne vous puis exprimer la satisfaction et la joie intérieure que j'ai reçues dans mon âme, en lisant une

1— Relations (f es jésuites^ 1672.

664 VIE DB M6B DE LAVAL

relation qui a été envoyée du Canada, de la manière que votre clergé et tout votre peuple vous ont reçu, et que Notre-Seigneur leur inspire à tous les sentiments justes et véritables de vous reconnaître pour leur père et leur pasteur. Ils témoignent avoir reçu par votre chère per- sonne comme une nouvelle vie. Je demande tous les jours à Notre-Seigneur, à ses saints autels, qu'il vous y conserve encore quelques années pour la sanctification de ces pauvres peuples et la vôtre."

Fin du tome premier.

TABLE DES MATIÈRES

Liettrc de Fauteur à S. Eni. le Gard. Taschoreau v

Lettre de S. £m. le Card. Tascliereau à Fauteur ix

Lettre de Sa Grandeur Mgr L.-N. Bégin xiiî

Lettre de Mgr Benjamin Paquet xxi

Préface , xxvii

Déclaration do Fauteur xxxix

PREMIÈRE PARTIE

Mtjr ih L*n'-{d avaitf son orriciîe an Cun^uUi

CHAPITRE PRKMIKR

Naissance de François de Laval. Montigny-sur-Avre et ses envi- rons. — Origine, noblesse et piété de la faaiille de François de Laval. Un événement tragique. 1622-1631 1

CHAPITRE DEUXIEME

François do Laval au collège de La Flèche. Il reçoit la tonsure à l'âge de neuf ans. Il est admis dans la congrégation du P. Bagot. 1631-1637 21

CHAPITRE TROISlilME

François de Lival, chanoine d'Evreux. Il étudio la théologie au collège de Clermont. Il se livre aux exercices de la piété et de la charité dans la congrégation du P. Bagot, qui donne naissance au séminaire des Missions étrangères. Mort de ses deux frères aînés. Il renonce à l'héritage paternel en faveur do son frère cadet. 1637-1645 33

G66 TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE QUATRIÈME

Pages François de Laval, prêtre. Il est nommé archidiacre d*£vreax.

Il est désigné pour un vicariat apostolique au Tonkin.

Voyasço à Rome. 1645-1655 45

CHAPITRE ClNQUlîiME

François de Laval rédigne l'archidiaconé d'Evreux en faveur de Boudon. Rapports de sainte amitié qui unissent ces deux hommes. Fidélité de François de Laval à son ami persécuté. 59

CHAPITRE SIXIÈME

François de Laval, à l'Ermitage de Caen. Réveil de piété, en France, dans la première moitié du dix-septiëme siècle. M. de BemièrcB, sa vie, sa mort, ses avis spirituels. Vertus pratiquées par Fninçois de Laval à l'Ermitage. Il réforme une communauté religieuse dans la ville de Caen, et soutient les droits de l'hôpital de la môme ville. 1655-1658 73

CHAPITRE SEPTIÈME

Négociations pour l'envoi d'un évêque au Canada. François de Laval proposé au saint-siège pour l'épiscopat. Son parfait abandon à la Providence. 1657 93

CHAPI'IRE HUITlkME

Négociations pour l'envoi d'un évêque au Canada (suite). Au lieu d'un évêque titulaire, le pape accorde un vicaire apos- tolique. — François de Laval nommé évêque de Pétrée. 1657-1658 109

CHAPITRE NEUVIÈME

Ol>position à la consécration de Mgr de Laval. Il est consacré par le nonce à Paris. Les prétentions de l'archevêque do Rouen blâmées par la Cour de Rome. Lettres patentes du roi à Mgr de Laval. Il se prépare à partir pour le Canada. 1658-1650 123

TABLE DES MATIÈRES 6Q7

DEUXIEME PARTIE

M(fr (Jf Laraîf vimire OjM^stolîfjKe. de la Nouvelle- France

CHAPITRE PREMIER

Pages Départ de ISIgr de Laval pour le Canada. Il aborde à Perce.

Ses impressions en remontant le fleuve Saint-Laurent. 1659. 139

CHAPITRE DEUXIEME

Arrivée à Québec. Description de cette ville naissante. Por- trait de Mgr do Laval. Il donne aux sauvages les prémices de son zële. Ce que pense de lui la colonie française. Son dévouement héroïque 151

CHAPITRE TROISIEME

Mgr de Laval loge successivement chez les jésuites, à l'Hôtol- Dieu, et aux ursulines. L'ermitage de Québec. Le collège des jésuites. Service pour M. de Bernières 169

CHAPITRE QUATRIÈME

Mgr de Laval fait reconnaître son autorité. Origine des préten- tions do l'archevêque de Eouen. L'évêque de Pétrée et M. de Qiieylus. 1059-1661 177

CHAPITRE CINQUIEME

Mgr de Laval et M. D'Argensun. Leurs démêlés sur des ques- tions de préséance, et autres , 205

CHAPITRE SIXIEME

Aper<ju général du vicariat apostolique de l'évoque de Pétrée. La population sauvage, La colonie française 231

CCS TABLE P£S MATIERES

( HAPITRK SKITIKMK

l'Aura

Mgr de Laval organise aoii vicariat apostolique. Les missions sauvages confiées aux jésuites ; la colonie canadienne, aux prêtres séculiers. Création d'une offîcialité. TouchaLta exeniples de zèle, de bonté et de foi donnée par Mgr de Laval. Divers travaux administratifs. 165Î>-1<362 247

CHAPITRK H fin KM i:

Première visite |)astoi*ale do Mgr de Laval. L;i côte Beaupré. Les communautés de Québec Montréal. Rencontre du P. Ménard. - Les Trois-Rivièros. lOliO il*M

CHAPIIRK NRUVIKMK

Mgr de Laval et la traite de l'eau-de-vic. Sentences d'excom- munication. — Difficultés avec M. D'A vaugour 271*

CHAPITRE DIXIÈME

Mgr de Laval gémit sur le triste état do la cclonie, exposée s:ins cesse aux incursions des Iroquois. La compagnie des Cent associés et le Canada. Péronne Dumesnil à Québec. L'évêque de Pétréo s'embarque pour la France. 1G02 ^>.">

CHAPITRK ONZIKMK

Phénomènes extraordinaires arrivés au Canada durant Tabsence de Mgr de Laval. Le tremblement de terre de IG60. Vision de Catherine do Saint- Augustin. Prodiges de c-.>n- versions 'VJ.~»

CH AIMTR V. DvOUZik.M h

Accueil favorable fait à Mgr de Laval en France. 11 s'occupe des intérêts spirituels et temporels de la colonie. Sncc<« de son voyage. Il revient au Canada avec '^L de Mésy.

i66i:-ir>r>3 rai

TABLE DES MATIÈBES 669

CHAPITRE TREIZIEME

PagE3

Fondation du séuiinairc de Québec. Ce qu'il ëtait dans le prin- cipe. — But spécial de l'évêque, en lui unissant tout le clergé. liapprochement entre l'œurre de Mgr de Laval et celle du . vénérable Holzhauzer. 1663 361

C H A PIT R E QU ATORZI KM E

L'étabiisseDient du séminaire de Québec, confirmé par le roi. Les commencements de cette institution ; premiers règle- ments. — Affiliation au séminaire des Missions étrangères. Premières constructions 379

CHAPITRE QUI\Z1Î-:ME

M'jT de Laval et rétablissement la dîme. Difficultés qu'il éprouve, et dont il triomphe par son esprit de conciliation. Différentes phases de la question des dîmes, jusqu'à sa fixa- tion définitive 395

CHAPITRE SEIZli-:ME

Ilolé-politique de Mgr de Laval. Première séance du Conseil

souverain. Influence de l'éveque au Conseil 419

CHAPITRE DIXSEPTiicME

Kole politique de Mgr de Laval (suite). Mgr do Laval et M. de

Mésy. 1663-1665 437

CHAPITRE DIX HUITIEME

Jtôle politique de Mgr de Laval (suite). Le vicaire apostolique continue à jouir de la confiance du roi. Ses rapports avec 3IM. de Courcelle et Talon. 1665-1671 453

670 'tABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE DIX-NEUVIKME

Pagcs Mgr de Laval et M. do Tracy. Le régiment de Carîguan. Consolations et épreuves de Mgr de Laval. Beaux exemples de piété donnés par le gouverneur et le vice-roi. 1665-1666. 465

CHAPITRE VINGTIÈME

Consécration de Téglise paroissiale de Québec. Translation des reliques des SS. martyrs Flavien et Félicité. Pèlerinage de l'évoque et du vice-roi à la Bonne Suinte-Anne. 1666.. . . 483

CHAPITRE VINCiT ET UNIEME

Expédition de M. de Tracy contre les Iroquois. Il appuie les ordonnances de Mgr de Laval. Il repasse en France. 1666-1667 495

CHAPITRE ViN(;T-DEUXIEME

Mgr de Laval et les sauvages. Epanouissement des missions chez les Iroquois et dans les différentes parties du pays. 1667-1671 507

CHAPITRE VINCIT-TROISIEME

Mgr de Laval et les sauvages (suite). Visite à Tadoussac. Affection du prélat pour les sauvages. Baptême de Gara- kontié. 1668-1671 523

CHAPITRE VINGT-C^UATRIKMh;

^Igr de Laval et les sauvages (suite). Mission de la baie de Quinte : instructions à MM. Trouvé et de Féuelon. MM. Dollier et de Galinée, au lac Erié. Expédition de M. de Courcelle au lac Ontario ^ 541

TABLE DES MATIÈRES G71

CHAPITRE VINGT-CINQUIEME

Pages Mgr de Laval et Tinstruction de lu jeunesse. Le petit séminaire de Québec. La ferme modèle de Saint- Joachim. Une école normale 557

CHAPITRK VINGT-SIXitME

L'enseignement primaire, sous Mgr de Laval. Les sœurs de la

Congrégation. L'école de M. Soûart 57îi

CHAPITRE VINGTSEPTikME

Mgr de Laval encourage les dévotions nationales du Canada :

la sainte-Famille ; la Bonne Sainte-Anne 585

* CHAPITRE VINGT-HUITIKME

Le vicariat apostolique de Mgr de Laval, préparé, par les éléments spirituels d'unité et de sainteté qu'il renferme, à former une Eglise distincte, et à être érififé en évêché. Les Pères de la Compagnie de Jésus. Marie de l'Incaruation et Mme de la Peltrie. Marguerite Bourgeois. Jeanne Mancc. Mme D'Ailleboût. Le P. Chaumonot. Catherine de Saint- Augustin. Catherine Gaudiakteiia 607

CHAPITRE VINGT-NEUVifcME

Second voyage de Mgr de Laval eu France. Erection de Tévê- ché de Québec. Les abbayes de Maubec et d'Estrées. Visites à Montigny-sur A vre. Retour de l'évêque au Canada. 1671-1675 630

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.

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JAN P - 195C