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VIE DU BIENHEUREUX

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL

HOLY REDEEM^IBRARY, WINDSOR

PERMIS D IMPRIMER

Lyon, 10 janvier 1890.

P. -M. BELMONT, v. g.

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University of Ottawa

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LK BIENHEUREUX P l F. R R E - L O U I S - M A R I E CHANEL

PRKTRE MARISTE, PREMIER MARTYR DE I.'oCF.ANIE

VIE DU BIENHEUREUX

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL

PRÊTRE DE LA SOCIÉTÉ DE MARIE ET PREMIER MARTYR DE l'oCÉANIE

PAR

Le % T. ^ICOLET

Prêtre de la même Société et Postulateur de la cause de Béatification.

DEUXIEME EDITION

LYON

LIBRAIRIE GÉNÉRALE CATHOLIQUE ET CLASSIQUE

Emmanuel VITTE, Directeur

Imprimeur-libraire de l'Archevêché et des Facultés catholiques 3, PLACE BELLECOUR, 3

1890

APPROBATIONS

Sainte-Foy-lès-Lyon, le 7 avril 1889. Mon bien cher Père,

Je suis heureux d'apprendre que votre'travail pour une nou- velle édition de la Vie du P. P.-L.-M. Chanel, prêtre de notre Société et premier martyr de l'Océanie, est terminé. Ce n'est pas un ouvrage nouveau, et le soin avec lequel vous en avez revu toutes les parties, le rend plus digne encore de l'approba- tion qui lui a été donnée par mon prédécesseur. Je l'approuve donc très volontiers comme lui, et j'en autorise, en ce qui dé- pend de moi, l'impression.

Bien affectueusement tout à vous en J., M., J.

A. Martin, Stip. gén. S. M.

APPROBATION DE LA PREMIÈRE ÉDITION

EVECHE

de

St-Brieuc et Tréguier

Saint-Brieuc, le 14 octobre li

Mon Révérend Père,

Monseigneur l'Evêque de Saint-Brieuc a bien voulu me confier le soin d'examiner la Vie du Vénérable Père Chanel que vous venez d'écrire et que vous allez publier. J'ai donc lu

VI APPROBATIONS

votre volume avec une scrupuleuse attention ; et je dois dire tout d'abord que je n'y ai rien trouvé qui ne fût de la plus exacte orthodoxie. Je me hâte d'ajouter que j'ai goûté un grand charme dans la lecture de ces pages intéressantes, et, en même temps, j'ai constaté qu'il s'en dégage un parfum de piété qui, embaumant l'àme, ne sera pas l'un des moins vifs attraits de votre livre. A force de patientes investigations, vous êtes arrivé à recomposer la trame de cette existence à la fois si courte et si remplie, et vous la faites revivre dans un style d'une élégante simplicité et avec un accent de vérité d'un effet saisissant. Les documents abondent entre vos mains ; les cor- respondances, les témoignages, vous avez su les disposer habi- lement, sans nuire à la marche du récit, et dans ce cadre appa- raît lumineuse la douce et caractéristique physionomie du Vénérable Père Chanel. Votre ouvrage, j'ose le prédire, ne sera lu sans intérêt et sans profit par aucune catégorie de lec- teurs. Les personnes du monde y verront avec une profonde édification à quel degré d'héroïsme peut s'élever le dévoue- ment inspiré par le Catholicisme, Notre œuvre naissante de la Cléricature trouvera un modèle à suivre dans cette école pres- bytérale de Cras s'est développée la vocation du futur apô- tre. Mais votre livre pourra surtout servir de Manuel et de guide aux écoliers, aux séminaristes, aux prêtres, aux profes- seurs, aux missionnaires. Le serviteur de Dieu leur a tracé la voie : Et qiiid non potero quod isti et istce? Votre publication est donc appelée, d'après mon humble avis, à produire un grand bien; c'est le meilleur des succès et la seule récompense que votre zèle ambitionne. Elle aura de plus, j'en ai la douce confiance, pour résultat de hâter la béatification du Vénérable Père Chanel, le premier martyr et la gloire de la Société de Marie.

Daignez agréer, mon Révérend Père, l'expression de mon respectueux dévouement.

A. DuBouRG, Vie, gén.

èèèàèàèàèàèèèèà

PRÉFACE

En i86j, dix ans après l'introduction de la cause de béatification du premier martyr de VOcéanie^ Pierre-Louis-Marie Chanel^ le P. Bourdin faisait paraître sa biographie. Comme il nous le dit lui-même, il n'avait rien négligé pour se procurer les éléments de son travail. « Par une insigne faveur de la Provi- « dence, nous avons vécu, près de six ans, sous le même « toit que notre vénérable confrère. Durant cette « période, l'une des plus intéressaîiies de sa vie, nous « avons pu juger., pour ainsi dire., une à une ses ac- « tions, suiprendre quelques secrets de sa belle âme, et « entrevoir le degré de sainteté auquel il est parvenu. « A nos propres souvenirs se joignent ceux que tious « avons recueillis., en suivant à la trace de ses pas le « serviteur de Dieu, depuis son bas âge jusqu'à son « départ pour l'Océanie: nous avons interrogé de vive « voix et par lettre sa famille, ses camarades d'en- « fance, ses maîtres, ses amis., en un mot., toutes les « personnes qui, l'ayant vu de plus près., l'ont par « conséquent mieux connu. A V égard de son apostolat

VIII PREFACE

« et de son martyre^ nous avons eu à notre disposition » tous les documents qu'on a pris soin de recueillir sur « le théâtre même de ses travaux et de sa mort glo- « rieuse. »

Le fioupel auteur n^ avait pas à chercher bien loin les matériaux de S071 livre. Il les trouvait sous sa niain; il n'' avait souvent qu'à analyser l'ouvrage du P. Bourdin et à lui emprunter la "plupar^t des récits. Comme il ne se proposait qu'un but .-faire connaître et glorifier le serviteur de Dieu, il n'a pas craint d'user largement de la permission qui lui était accordée.

Cependant., le lecteur, s'il compare les deux ou- vrages, j^emarquera d'asse^ grandes différences dans la ?iarration d'un ceî^tai?i 7iombre de faits qui sont 7'apportés au livre premier de cette histoire. L'auteur a introduire ces modifications , parce qu'il a eu le bonheur de î^ecueillir de nouveaux témoigJiages et qu'il a pu tout faire conti^ôler par des témoins oculaires. Les écrits du bienheureux martyr, les procès aposto- liques et d'autres documents l'ont forcé de changer presque etitièrement le livre second. EcrivaJitla vie d'un saint, il a voulu mettre dans son récit toute Vexacti- tude possible. Il ne saurait exprimer les joies et les consolations qu'il a goûtées en composant son livre. Puissent ces modestes pages contribuer à la gloir^e de Dieu et à l'honneur du saint martyr!

VIE DU BIENHEUREUX

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL

LIVRE PREMIER

DEPUIS LA NAISSANCE JUSQU'AU DÉPART POUR L'OCÉANIE

CHAPITRE PREMIER

PREMIÈRE ENFANCE. LE PETIT BERGER.

(12 juillet i8o3. II novembre 1814.)

Ma^ bienheureux Martyr dont nous écrivons

S [^\^) ^^ vie naquit, le mardi 12 juillet i8o3 (i), à

la Potière, hameau de Guet, chapelle vica-

riale de Montrevel, dans le diocèse de Lyon, aujour-

(i) Les registres de la mairie de Montrevel marquent la nais- sance au 23 messidor, an xi, date qui correspond au 12 juillet i8o3. Sur le registre du grand séminaire de Brou est aussi inscrite la date du 12 juillet i8o3.

VIE DU BIENHEUREUX

d'hui dans celui de Belley. Il était le cinquième des huit enfants de Claude-François Chanel et de Marie- Anne Sibellas. Il reçut au baptême le nom de Pierre (i). Quand il apprit que sa mère l'avait consacré à la sainte Vierge, même avant sa naissance, il ajouta à son nom celui de Marie. Le jour de sa confirmation, désirant se mettre sous la protection spéciale de saint Louis de Gonzague, il voulut en porter le nom.

Notre jeune homme avait été prévenu de la grâce, et, dès la plus tendre enfance, il manifesta les plus heureuses dispositions. Les premiers mots qu'il apprit à prononcer furent les noms de Jésus et de Marie. A ces noms bénis, il joignait ses petites mains et les élevait vers le ciel avec une expression qui frappait les assistants.

Son père, qui s'occupait de la culture des champs et des travaux qu'elle réclame, laissait à son épouse toute liberté dans l'éducation de la petite famille, et lui prêtait au besoin l'appui de son autorité. Celle-ci en profitait pour élever ses enfants très chrétiemiejiieni. Elle ne négligeait rien pour leur inspirer Va}7îOîir de Dieu et de la sainte Vierge, la crainte de l'enfer et le désir du ciel. Elle leur recommandait avant tout de fuir le péché qui offeJise Dieu. Ses prières, qu'elle n'omettait jamais, elle les terminait par ces mots : « Courage., mon âme ; le temps passe., l'éternité s'a-

(i) Son parrain, Pierre Mercier, habitait une maison voisine de celle de son père.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL

pance. » Elle apprenait à ses enfants à prier, leur faisait réciter leurs prières quand ils étaient jeunes, et, lorsqu'ils avaient grandi, elle s'assurait s'ils avaient rempli ce devoir.

Pierre correspondait admirablement à tous les enseignements de sa mère, et se distinguait des enfants de son âge par sa piété et son heureux caractère.

Sous le toit paternel, il trouva dans sa cousine, Jeanne-Marie Chanel, née le 7 avril i8o3, les mêmes goûts et les mêmes dispositions.

« Dès que nous le pûmes, disait-elle à l'auteur de ce livre, nous allâmes à la messe, quelquefois à Saint- Didier-d'Aussiat, le plus souvent à Montrevel. Aimant à imiter ce que nous avions vu, nous sonnions la messe, nous la disions ; nous mangions du pain bénit; nous faisions des processions, etc. Mon cousin était toujours le premier à proposer les cérémonies reli- gieuses et il les exécutait avec une grâce merveil- leuse. »

Quand Jeanne-Marie, à l'âge de sept ans et demi, quitta la Potière avec ses parents pour aller habiter un hameau de la paroisse de Gras, Pierre Chanel ren- contra dans sa sœur, Marie-Françoise, née le i*^'" sep- tembre 1808, des goûts semblables q,ux siens : aussi s'aimaient-ils d'une affection particulière, affection que la nature et la grâce semblaient justifier : même visage, même caractère, mêmes inclinations, même attrait pour la piété. Ils se plaisaient à partager leurs jeux et leurs occupations ; ils aimaient à prier ensemble, à

VIE DU BIENHEUREUX

s'entretenir du bon Dieu et de la sainte Vierge, à représenter les cérémonies de l'Eglise. Chargés de distribuer les petites aumônes de la maison aux pau- vres nombreux qui la fréquentaient, ils se livraient entre eux des combats de générosité. L'exemple de l'un devenait la règle de l'autre. Plus tard, comme nous le verrons, ils embrassèrent tous les deux la vie religieuse et eurent le bonheur de vivre et de mourir dans une Société spécialement consacrée à Marie.

« L'extérieur du jeune Pierre semblait refléter la beauté de son âme. Sa taille était mince, sa démarche modeste, ses traits réguliers et candides, son regard doux et intelligent. Une légère pâleur ajoutait à la suavité de sa physionomie. Sur toute sa personne, enfin, se peignait je ne sais quoi d'angélique, et on ne pouvait le voir sans l'aimer (i). »

Il avait, cependant, à se défendre d'une sensibilité qui devenait pour lui la source de quelques saillies d'humeur. Ainsi, il ne pouvait voir réprimander son frère ou l'une de ses sœurs sans perdre sa gaieté ordi- naire. « Le front triste et baissé, il se tenait à l'écart et souffrait en silence jusqu'à ce que l'orage fût dis- sipé. C'était assez qu'on laissât échapper, en sa pré- sence, une plainte ou quelques larmes, pour qu'il en fût vivement affecté. Il ne tarda pas à comprendre, grâce à des avertissements parfois sévères, qu'une trop grande sensibilité lui serait nuisible, et qu'il

(i) Vie du P. Chanel, par le P. Bourdin, p. 4.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL

devait s'efforcer de la vaincre. C'était lutter contre son propre cœur; mais enfin, après avoir livré bien des assauts et essuyé quelques défaites, il triompha (i). »

Dès l'âge de sept ans, il eut à garder le petit trou- peau de son père. Devenu prêtre, il parlait un jour de sa vie de berger. « Il fallait que je me levasse de grand matin. Ma mère (elle était si pieuse et si bonne !) ne manquait jamais de me demander, avant mon départ, si J'avais fait ma prière. Je l'embrassais comme pour recevoir sa bénédiction. Elle me passait au bras un petit panier dans lequel elle avait eu soin de mettre quelques provisions. Puis, elle me recommandait d'être bien sage... Je partais gaiement suivi de mon chien, qui faisait bonne garde autour du troupeau. Le pauvre animal n'était pas joli ; mais il avait un instinct admirable. Je pouvais me reposer sur lui de la sur- veillance que j'avais à faire. Pour le payer de ses bons services, je ne l'oubliais jamais à l'heure des repas (2).»

Tout en veillant sur son troupeau, il savait se créer quelques occupations ou du moins quelques distrac- tions salutaires. Le plus souvent des enfants de son âge accouraient auprès de lui, et alors il prenait part à leurs jeux innocents. Sa piété le ramenait à ses amusements favoris; il construisait de petits autels, imitait les céré- monies de l'Eglise et parfois adressait à ses camarades uneexhortation composée des paroles du dernierprône.

(i) Vie du P. Chanel, p. 6. (2) Vie du P. Chanel, p. i3.

VIE DU BIENHEUREUX

Dans la belle saison, presque toujours il rapportait, en rentrant à la maison, un bouquet de fleurs qu'il plaçait devant l'image de la Vierge au pied de laquelle, soir et matin, il s'agenouillait pour faire sa prière.

Quand vint l'hiver de 1810, ses parents, qui ne sa- vaient ni lire ni écrire, songèrent à l'envoyer à l'e'cole primaire de Saint-Didier, la plus rapprochée du hameau de la Potière. Mais comme la distance était longue, et quelquefois même impossible à franchir, en temps de pluie ou de neige, il n'assistait point assez régulière- ment à l'école pour faire de vrais progrès. Au prin- temps, il dut reprendre la garde du troupeau pa- ternel.

Il avait à peine huit ans lorsqu'il se confessa pour la première fois. Avant de se présenter au prêtre, il exa- mina sa conscience avec un grand soin. Craignant d'omettre quelques fautes, il dit à sa mère, en lui faisant sa confession : Voilà tout ce que j'aipiitrou' ver ; aidei-moi, je vous prie : vous save^ mieux que moi ce que f ai fait. Au sortir du saint tribunal, il s'age- nouilla un instant devant l'autel de Marie, et, de retour à la maison, il ne put s'empêcher de manifester sa joie de la manière la plus naïve.

Pendant l'hiver de 181 1, il retourna à l'école de Saint-Didier ; mais, comme nous l'avons déjà dit, il ne pouvait y aller tous les jours. Ces leçons interrom- pues que personne à la Potière ne pouvait suppléer, n'avançaient guère l'instruction de notre jeune homme. La Providence allait y pourvoir dans son temps. Car,

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL

selon la pensée de M. l'abbé Bernard (i), son ami et son condisciple, « le jeune Chanel était une plante précieuse, semée par le bon Dieu dans un lieu solitaire et gardée par ses anges à l'abri de tout danger. Elle poussait tout naturellement et se faisait remarquer par sa belle venue ; mais pour qu'elle devînt ce que nous savons, il lui fallait un habile jardinier, qui la transplantât dans son parterre et lui donnât tous ses soins. » Ce jardinier, nous le raconterons bientôt, fut le bon curé de Cras.

Dès son arrivée dans cette paroisse, à la fin d'oc- tobre 1811, M. Trompier songea à donner aux enfants l'instruction chrétienne. Dans ce but, il fonda deux écoles, l'une pour les garçons et l'autre pour les filles. Il agrandit aussi son presbytère, afin de recevoir quel- ques élèves et de les initier aux belles lettres. « En- couragé par l'espoir de les voir, un jour, monter au saint autel, il ne reculait devant aucune peine, aucun sacrifice; et celui qui refusa une chaire de théologie morale (2), s'estimait heureux d'enseigner de jeunes écoliers et de les préparer de loin au sacerdoce. Qu'il était beau de le voir au milieu d'eux ! C'était bien moins un maître qu'un père au sein de sa famille. Les

(i) M. l'abbé Bernard Louis, que nous citerons souvent, était à Cras, en 1808. Il est aujourd'hui curé de Genay, dans le canton de Trévoux.

(2) En 1823, Mgr Dévie, évêque de Belley, offrit à M. Trom- pier la chaire de théologie morale dans son grand séminaire de Brou.

VIE DU BIENHEUREUX

prêtres qui lui sont redevables de leur première édu- cation ecclésiastique, ont tous conservé pour lui la plus haute estime et la plus affectueuse reconnais- sance (i). »

« M. Trompier était un de ces hommes en qui l'on remarque un jugement droit, un savoir réel, une grande bonté de cœur et une noble simplicité de ma- nières. Il réunissait toutes les qualités qui assurent le succès. Assidu au confessionnal, visitant fréquemment les malades, remplissant avec perfection les devoirs de sa charge, il était l'arbitre souverain de tous les diffé- rends qui s'élevaient entre les paroissiens. En un mot, il dirigeait une paroisse de 1,200 âmes, comme iinbon supéî^ieii?" goiiveivie wie communauté. Il savait se faire craindre, aimer et obéir (2). »

Il avait choisi pour directeur de sa conscience, M. l'abbé Camus, confesseur de la foi pendant la grande révolution et curé de Saint-Didier d'Aussiat. Quand il allait trouver son confesseur, il lui arrivait parfois de laisser le chemin ordinaire et de prendre un sentier qui le conduisait à travers les champs et les prairies le jeune Chanel faisait paître le troupeau de son père. Vers la fin de 1812, M. Trompier ren- contra le berger. Comment f appelles -tu ? Piéride Chanel . Quel est ton âge ? Neuf ans et demi. vas- tu à V école? A Saint-

(i) Vie du P. Chanel, p. 19.

{2) Témoignage de M. l'abbé Bernard.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL

Didiej\ Qiie sais-tu? Pas grand' chose. De fait, il savait à peine lire. M. Trompier causa un mo- ment avec le petit berger, et fut charme' de ses ma- nières aimables et de la candeur de sa figure. Eut-il dès lors quelque pense'e de le prendre un jour au nombre de ses élèves ? nous l'ignorons. Ce que nous savons, c'estqu'à son retour, rencontrant Jeanne-MarieChanel, il lui dit : Tai vu ton cousin Pierre ; il est bien gentil.

Le curé de Gras, en se rendant à Saint-Didier ou en revenant, retrouva plusieurs fois le jeune berger, et chaque fois il fut frappé des heureuses disposi- tions qu'il manifestait.

« Je fis ma première communion, nous dit Jeanne- Marie Chanel, le 4^ dimanche après Pâques, en 18 14. J'avais onze ans et un mois. Vers la fin de juillet, je me trouvais à la Portière auprès de ma tante. Un jour je cueillais des prunes avec mon cousin. Tout à coup il me dit : « Ma cousine, que tu es heureuse d'avoir fait ta première communion? Et moi, je ne sais encore rien. » « Oh I oui, je suis bien heureuse. Mais, Pierre, tu auras ce bonheur. Tu viendras à Cras chez manière; tu iras à l'école; tu apprendras bien ton catéchisme et tu feras ta première communion. y> Pierre sourit à cette proposition. Il n'oublia jamais ce jour et plus tard il me dit souvent : « Oh ! ma bonne Jeanne- Marie., je crois que sans toi je n'aurais pas été prêtre. »

« Peu de temps après, M. Trompier passait par la

10 VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL

prairie qui longe un magnifique ruisseau, et, rencon- contrantmon cousin, il lui dit : Eh bien! Pierre, te voilà grande voudrais-tu venir à Cras ? Oh ! oui, Monsieur le Curé^ c'est tout mon désir. Et dans son regard se peignait l'expression du bonheur. M. Trompier, poursuivant son chemin, entra à la Potière, mais il ne trouva que la mère Chanel, qui accepta volontiers la proposition. Le père ne tarda pas à rentrer et, à son tour, donna son consentemtînt. (c Dès que l'heure de reconduire son troupeau fut venue, mon cousin courut raconter à sa mère ce que M. le curé lui avait dit. Celle-ci l'interrompit : Pierre, sois tranquille : tout est arrarigé. »

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CHAPITRE II

PIERRE CHANEL A l'ÉCOLE DE CRAS. SÉJOUR A MONSOLS. RETOUR A CRAS

((I ovembre 1SI4. octobre 18 16.)

EPRENONS le récit de Jeanne-Marie Chanel : « A la Saint-Martin 1814, mon cousin vint à Gras chez ma mère. Il allait à l'école de M. Maynard. Nous l'aimions beaucoup, parce qu'il était bien sage, avait un excellent carac- tère et était très studieux. Un de mes frères a pris modèle sur lui et, à son tour, a bien étudié, est de- venu prêtre. Ma mère, qui avait une grande affection pour son neveu, lui disait quelquefois : PierrCy quand tu seras plus grande que veux -tu faire ? Je j'eux être prêtre, répondait-il sans hésiter. Ma mère rapportait ses paroles à M. le curé, qui venait souvent chez nous, et disait : Allons, mon ami, il faut bien étudier^ et puis tu apprendras monere, mo- neor, moneo. Nous ne savions pas ce que cela signifiait ; nous pensions qu'il voulait lui parler d'étudier le latin. C'était, en effet, son intention. « Mon cousin faisait de sérieux progrès dans les

12 VIE DU BIENHEUREUX

études, lorsque, à Pâques 1816, il fut redemandé par son père pour reprendre la garde de son troupeau. M. Trompier, qui, dès lors, avait résolu de le mettre au nombre de ses élèves, le vit s'éloigner avec peine. Il lui recommanda de venir tous les mois se con- fesser, et d'étudier autant qu'il le pourrait. Pierre se conforma exactement à ces deux points. Il revenait à Gras tous les mois, et, en gardant son troupeau, il était si studieux que son père et sa mère disaient : Qii'a donc notre petit Piey^re? Depuis qu'il est allé à Cras, il veut toujours avoir ses livres.

« Quand l'hiver approcha, comme il fut heureux de laisser son troupeau pour reprendre ses étu- des ! Mais bientôt la nouvelle se répandit que M. Trompier allait nous quitter. L'administration diocésaine avait jugé qu'il méritait un poste plus élevé et l'avait nommé à la cure de Monsols. Mon cousin en fut désolé. Il allait perdre un directeur qui le formait si bien à la vertu. Selon son habitude, il recourut à la sainte Vierge, et on le vit souvent agenouillé auprès de son autel. Aussi , lorsque M. Trompier lui annonça qu'il l'emmènerait à Mon- sols et que désormais il se chargerait de son éduca- tion, il ne put s'empêcher de dire : Ah ! si la sainte Vierge n'y avait pas jnis la main^ les choses n'' auraient pas si bien i^éussi. »

M. Trompier, avant d'annoncer son départ, s'était rendu à la Potière et avait prié le père et la mère Chanel de lui confier leur fils, parce qu'il voulait

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL l3

l'avoir avec lui et lui faire commencer ses études ecclésiastiques. Il y eut quelques moments d'hésita- tion ; mais le digne curé, en parlant le langage de la foi, sut si bien toucher leur cœur, qu'ils donnèrent leur plein consentement.

Ce fut vers Noël i8i5 que M. Trompier partit pour Monsols. Pierre avait pour compagnon d'étude Jean Vavre, qui bientôt s'ennuya et retourna dans la maison paternelle. Ce départ fut pour lui un motif de s'attacher davantage à son bienfaiteur et de dé- ployer une nouvelle ardeur pour le travail. Il suivait exactement le règlement qui lui était tracé. Il n'y avait d'exception que lorsque M. Trompier était obligé de s'absenter pour remplir les devoirs de sa charge. Encore souvent l'élève, ses cahiers et ses li- vres sous le bras, accompagnait le maître, et la classe avait lieu, soit en allant, soit en revenant.

Dans ses moments de loisir, il faisait ses délices d'une lecture qui pouvait l'édifier et l'instruire. « Nul livre ne l'intéressait plus vivement que les Lettres édifian- tes. Ces annales des Missions étrangères allumèrent dans son cœur le désir de franchir les mers et de se dévouer au salut des infidèles. Nous savons qu'à ces précoces inspirations de zèle il joignait encore l'es- poir de verser son sang pour la foi (i). »

« Dans le jardin de la cure, il avait un petit par- terre, qui témoignait de son goût et, nous pourrions

(i) Vie du P.Chanel, p. 38.

14 VIE DU BIENHEUREUX

ajouter, de sa piété' ; car les fleurs qu'il cultivait avec tant de soin, il ne les cueillait que pour en parer l'au- tel de la sainte Vierge (i). »

Quelque part qu'il se montrât, son air de candeur, de modestie et de piété frappait les regards. Aussi tous l'admiraient. Les mères de famille enviaient le bonheur de ses parents, et le citaient à leurs enfants comme un modèle. Les enfants, à leur tour, étaient attirés vers lui par le charme de ses vertus. Ses ai- mables qualités lui conciliaient mêm^e l'estime des jeunes gens les moins pieux.

Un jour, plusieurs d'entre eux parlaient trop légè- rement de quelques ecclésiastiques : A^ous avons uji curé, dirent-ils, qui ne leur ressemble pas ; et si Cha- nel devient prêtre, il sera, lui aussi, un excellent curé. Un de ces jeunes gens l'ayant aperçu au sortir de l'église, dit à ses camarades : Voulez-vous que nous lui cherchions noise ? Oh! garde-t'en bioi. Si on le savait dans la paroisse, tu pourrais t'en repeiitir. Du reste, il a si bon cœur, ce petit Chanel !... Laissons-le donc passer en paix.

« Aux heures de récréation, il se livrait avec une douce gaieté aux délassements de son âge, et, de son côté, l'abbé Trompier se faisait un plaisir de les par- tager avec lui. Le jeu de boules était le plus ordinaire ; et quand la conversation devait le remplacer, Pierre, désireux de reprendre les boules, proposait ce qu'il

(i) Vie du P. Chanel, p. 38.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL l5

appelait la petite partie. « Vous verrez, disait-il en « riant, que je perdrai encore aujourd'hui. Beau « plaisir ! répondait M. Trompier. Oui, sans « doute, répliquait l'enfant, et j'en suis tout joyeux « d'avance ; car j'ai remarqué que, lorsque vous ga- « gnez, cela vous fait beaucoup rire. » M. Trompier avait aussi remarqué que son élève, bien que fort at- tentif au jeu, perdait le plus gaiement du monde (i). »

M. Trompier avait en peu de temps conquis l'es- time et l'affection des habitants de Monsols. Mais le climat des montagnes du Beaujolais éprouvait telle- ment sa santé, qu'un*changement devenait nécessaire. Cras avait eu successivement deux curés, et le dernier était parti au commencement de septembre 1816. Apprenant que M. Trompier devait quitter Monsols, toute la population de Cras s'empressa de solliciter le retour de celui qu'elle avait tant regretté. L'admi- nistration diocésaine crut devoir condescendre au vif désir qui lui était manifesté, et nomma de nouveau M. Trompier curé de Cras.

Les adieux du vénérable curé à la paroisse de Mon- sols firent couler bien des larmes. Lui-même ne pou- vait retenir les siennes ; il s'arrachait à regret du mi- lieu de la foule qui se pressait autour de lui et qui l'accompagna jusqu'aux limites de la paroisse. Le jeune Chanel, profondément ému, marchait à côté de son bienfaiteur. Longtemps on conserva le souvenir

(i) Vie du P. Chanel, p. 3G.

l6 VIE DU BIENHEUREUX

de M. Trompier et du bien qu'il avait fait. Mais, ce qui doit surprendre, c'est que l'on n'ait point oublie' le serviteur de Dieu, qui n'avait alors que treize ans.

Une lettre de M. Bessy, curé de Monsols, en date du 2g juin i863, adressée au P. Bourdin, nous ap- prend que « dans plusieurs familles on avait conservé un précieux souvenir de cet enfant de bénédiction, qui, plus tard, a cueilli la double palme de l'apostolat et du martyre.

« On se rappelle fort bien qu'il était pieux, charita- ble, modeste, d'une candeur angélique. Le petit Pierre (c'était ainsi qu'on l'appelait) servait d'enfant de chœur à M. Trompier. Il aimait beaucoup les cérémonies de l'Eglise et chantait à ravir.

« Un nommé Philibert Chatelet, qui assistait avec lui au catéchisme, raconte qu'un jour, obligé de sus- pendre sa leçon pour se rendre au presbytère, M. le curé recommanda aux enfants d'être sages pendant sa courte absence. Tous, malgré cet avis paternel, sorti- rent de leurs rangs et se dissipèrent. Chanel seul resta calme et silencieux à sa place.

vc Une femme très pieuse (Jeanne-Marie Collonge) raconte aussi qu'elle avait conçu une telle estime de cet enfant, qu'ayant reçu une lettre par son entremise, elle avait encore cette lettre qu'elle conservait non seu- lement comme un souvenir, mais comme une relique.»

M. Trompier fut accueilli par les habitants de Gras avec un enthousiasme qu'il serait difficile d'exprimer. Son retour avait lieu vers la fin d'octobre 1816.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I7

Le jeune Chanel, comme on le comprend facile- ment, goûta un singulier plaisir en revoyant ses pa- rents, ses condisciples, et cette e'glise de Cras il aimait tant à prier. Bien que son absence n'eût pas été d'une année, on se plaisait à remarquer en lui, avec le développement de sa taille, un air plus réflé- chi, un maintien plus grave et des manières plus cultivées.

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CHAPITRE III

PIERRE CHANEL A L ÉCOLE PRESBYTERALE DE CRAS. (Octobre 1816. 23 mars 1817.)

^E serviteur de Dieu ne retourna plus auprès de sa tante. M. Trompier voulut le retenir au presbytère de Gras, afin de l'avoir sous

sa main pour mieux le former. Le futur apôtre de Futuna s'efforça de répondre aux desseins providen- tiels de son bienfaiteur, et ne perdit jamais de vue la vocation à laquelle il se croyait appelé. « J'ai connu dans l'intimité le R. P. Chanel, lisons-nous dans une lettre de M. l'abbé Louvet. Lorsqu'il n'était encore qu'au début de ses études, sous la direction de M. l'abbé Trompier, mainte fois je lui ai demandé pourquoi il faisait ses classes ; et toujours il m'a ré- pondu que c'était d'abord pour être prêtre et ensuite missionnaire (i). »

Mais écoutons un autre de ses condisciples, M. l'abbé Bernard : « J'aime à me rappeler cette époque où, n'étant qu'au début de mes études, je rencontrai au

(i) Vie du P. Chanel, p. 38.

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presbytère de Gras, mon cher et saint ami Chanel. Ah ! si j'avais pu prévoir qu'il cueillerait la palme du martyre et que l'Eglise le proposerait à notre véné- •ration, comme j'aurais observé et noté ses moindres actes de vertu ! Il me semble le voir encore au milieu de ses camarades, soit en classe, soit en récréation. Quoique d'une santé frêle et délicate, il était fort la- borieux. On remarquait déjà en lui une belle intelli- gence, et surtout une grande piété. Dans nos heures de délassement, il s'associait à nos jeux, quelquefois même il y mettait de l'entrain ; toujours il y apportait de la franchise et de la complaisance. Nous l'aimions tous beaucoup. Avec la douceur, la modestie et les autres vertus que nous lui connaissions, pouvait-il n'être pas aimé? S'il nous arrivait de le contrister, c'est quand il nous voyait punis; alors il avait pour nous un mot d'excuse, et s'empressait de solliciter notre pardon... M. Trompier s'efforçait inutilement de voiler la prédilection qu'il avait pour cet élève accompli ; nous ne doutions pas qu'il nous portât tous dans son cœur, mais il était facile de nommer celui qui en occupait la première place. Cette préfé- rence était si bien méritée qu'elle ne souleva jamais parmi nous le plus léger sentiment de jalousie. Du reste, Pierre était trop bon, trop humble pour nous faire sentir les avantages qui pouvaient tourner à sa louange. »

Le curé de Cras instruisait en même temps quatre ou cinq enfants. « Lorsque les charges du minis-

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tère, nous disent ses élèves, l'avaient retenu aux heures ordinaires de la classe, il nous la faisait pen- dant ses repas. Un coup de serviette, plus ou moins fortement applique', nous révélait la nature et la gra-' vite de la faute que nous commettions contre la grammaire.

« Assez souvent il nous conduisait avec lui, lorsqu'il allait visiter ses confrères ou voir les malades. Nos cahiers et nos livres à la main, nous récitions nos leçons, nous lisions nos devoirs, nous expliquions nos auteurs. Un barbarisme, un solécisme, un mot mal lu nous était signalé par le mouvement plus ou moins brusque de sa canne, qu'il levait en l'air ou avec la- quelle il frappait la terre.

« Nous assistions régulièrement au catéchisme de la paroisse, et la récitation du texte était une de nos leçons quotidiennes. M. Trompier ne nous faisait pas d'autre cours particulier d'instruction chrétienne; mais, à chaque instant, à propos d'un passage d'au- teur, d'un fait d'histoire, il savait adroitement glisser l'enseignement religieux. Cette manière d'instruire gravait profondément dans notre mémoire les leçons qui nous étaient données. »

Si M. Trompier cultivait avec soin l'intelligence de ses élèves, il s'appliquait encore plus à former leur cœur. Il corrigeait leurs défauts, et pliait leurs volontés sous le joug d'une sage discipline. Il les habituait sans contrainte au fréquent usage de la prière et des sacre- ments. Connaissant toute la force de l'exemple sur les

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jeunes gens, il aimait à leur rappeler les principaux traits de la vie de ces saints qui, dans un âge peu avancé, se sont élevés à la sainteté la plus consom- mée. Nous savons que le serviteur de Dieu écoutait ces leçons avec un plaisir indicible, et qu'il s'efforçait de reproduire dans sa conduite les vertus dont il entendait le récit.

Ne perdant Jamais de vue les jeunes gens confiés à ses soins, le bon curé ne laissait échapper aucune occasion de les porter à la vertu et de leur inspirer l'amour du devoir.

« Un voisin d'étude sollicita un jour de Chanel l'emprunt de ses cahiers pour transcrire le travail qu'il avait à présenter en classe. Celui-ci, n'écoutant que son cœur, les lui prêta volontiers. Cette petite fraude d'écolier fut aisément reconnue. L'habile professeur, après avoir puni le plagiaire, n'épargna pas celui qui, par une complaisance déplacée, s'était rendu complice d'un acte de paresse (i). «

« Un autre jour, il lui refusa la permission d'aller voir sa famille, parce qu'il avait remarqué dans l'un de ses thèmes quelques traces de négligence. Oh! que nous serions ingrats, disait Pierre à l'un de ses condisciples, que nous serions aveugles, si nous ne sen- tions pas que c'est poiir notre bien que Von fait la guerre à nos défauts (2) / »

(i) Vie du P. Chanel, p. 21. {2) Id.

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En l'absence, comme sous l'œil du maître, il respec- tait les ordres qui lui étaient donnés. Un simple trait suffit pour peindre l'estime qu'il faisait de l'obéissance.

Malgré la défense de M. Trompier, qnelques enfants allaient se baigner dans les eaux de la Reyssouie. Quant à Pierre, on eut beau lui faire à cet égard les plus vives sollicitations, il répondit toujours : « M. le Curé Va défendu. Mais., il ne le saura pas. N^importe., Dieu nous voit., et cela me suffit.

« Nous avions une si haute idée de sa vertu, nous dit M. l'abbé Bouvard, que, malgré notre étourderie et notre dissipation, jamais, en sa présence, nous n'avons fait aucune espièglerie. C'était déjà un saint. Nous étions bien légers; les fidèles de Gras en faisaient la remarque; mais ils ajoutaient : Voyei donc Chanelj comme il est sage! »

« La prière avait lieu tous les soirs à l'église. Quand M. Trompier était absent, Chanel la faisait à sa place, et lisait après Y Angélus., la Vie des Saints. Les fidèles aimaient beaucoup à l'entendre lire ou chanter. Il avait une si bonne figure et une voix si angélique ! »

Il ne se lassait point d'être à l'église. Un attrait par- ticulier le portait à entendre la parole de Dieu. « Son œil suivait tous les mouvements du prédicateur, et son oreille ne perdait aucune de ses fiaroles. La voix du prêtre l'impressionnait comme celle de Dieu même. Il en paraissait tout pénétré (i). »

(i) Vie du P. Chanel^ p. 24.

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Sa piété était encore plus admirable pendant la cé- lébration des saints mystères. « Son extérieur avait quelque chose de si pieux et de si édifiant que, plus d'une fois, nous dit l'abbé Bernard, j'ai entendu les habitants de Gras faire le plus bel éloge du jeune Pierre. Si quelquefois ils exprimaient des doutes au sujet de notre vocation, dès qu'ils parlaient de Chanel, ils ajoutaient : « Celui-là, à coup sûr, sera pi^ètre ; il lui conviant si bien d'être autour de V autel, »

Il ne pouvait supporter la moindre irrévérence dans le lieu saint. Un enfant du catéchisme s'amusait un jour, en entrant, à jeter de l'eau bénite au visage de son voisin. Pierre, qui s'en aperçut, le saisit par le bras et le reprit de son étourderie. C'était pour rire, répondit l'enfant. // nest pas permis de rire, répliqua Chanel, en manquant de respect aux choses saintes. La leçon fut bien reçue et porta ses fruits.

A Cras, comme dans les paroisses voisines, pen- dant la mauvaise saison, les habitants se rendaient à l'église avec des sabots. Pierre avait aussi les siens ; mais, avant d'entrer dans le sanctuaire, par respect pour le lieu saint, il quittait toujours cette chaussure. Dans un coin de la sacristie il en tenait une en réserve, et plus propre et plus convenable pour les cérémonies de l'église. Cette habitude si louable et si pieuse lui attira le blâme de quelques étourdis. Il supporta tout sans se plaindre.

« L'esprit de foi dont il était pénétré se faisait re-

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marquer jusque dans un signe de croix, et même dans une sirîîple génuflexion. Jamais il ne passait devant une e'glise sans la saluer. Il se découvrait également toutes les fois qu'il rencontrait un prêtre, une image de la sainte Vierge ou l'auguste signe de notre ré- demption (i). »

(c La veille des fêtes, il sacrifiait volontiers l'heure de sa récréation pour rejoindre le sacristain à l'église et l'aider dans son office. C'était pour lui un bon- heur de contribuer à la propreté et à la décoration du sanctuaire. Il s'approchait le plus près qu'il pou- vait de l'autel... Une bonne femme lui ayant de- mandé pourquoi, à son âge, il se mettait si près du Saint-Sacrement : Ah ! lui répondit-il, Je l'aime tant [2) ! ))

« Sa charité à l'égard des indigents jetait chaque jour de plus profondes racines dans son cœur. Il aimait à leur parler, sachant que Jésus-Christ se cache sous le manteau de leur misère et de leurs souffrances. La vue d'un malheureux l'attendrissait jusqu'aux larmes. Un mendiant se présentait-il à la porte du presbytère, il courait aussitôt en informer M. Trom- pier. Mais qui vous presse donc si fort ? lui dit un jour la servante de la cure. Il y a un pauvre là-bas, répondit-il. Souvent c'était sa propre bourse qu'il mettait à contribution ; à force d'y puiser, l'argent des-

(i) Vie du P. Chanel p. 2 S. (2) Id.

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tiné à ses menus plaisirs s'écoulait tout en aumônes. A mesure qu'il voyait s'approcher le jour si désiré de sa première communion, il semblait que son âme deve- nait encore plus compatissante et plus généreuse (i) ».

(i) Vie du P. Chanel, p. 26.

CHAPITRE IV

PREMIÈRE COMMUNION. CONTINUATION DES ÉTUDES.

(23 mars 1817. 3o octobre 1819O

ONSiEUR Trompier n'aimait point à [ad- mettre trop tôt à la première communion. Il voulait qu'avant cet acte solennel l'ins- truction fût assez complète. Pierre avait treize ans et demi, et, par ailleurs, ses dispositions ne laissaient rien à désirer. Il fut donc admis, et le jour fut fixe' au di- manche de la Passion. Il s'empressa d'annoncer cette nouvelle à ses bons parents.

« Mes chers parents, quelle bonne nouvelle j'ai à vous donner ! Dans trois semaines, le dimanche de la Passion, j'aurai le bonheur de faire ma première com- munion. Si jamais j'ai eu besoin de vos prières, c'est bien maintenant. Ah ! priez pour moi, je vous en conjure.

« Je pense tous les jours à vous; pourrai-je vous oublier, quand je posséderai le bon Dieu dans mon cœur ?

« Je vous demande pardon de toutes les peines que je vous ai causées, de toutes mes désobéissances, et de

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toutes les autres fautes dont je me suis rendu coupa- ble envers vous (i)... »

Dès lors, il ne pensa plus qu'à la grande action qu'il allait faire. Il donna tant de signes d'une foi vive et d'une piété tendre que les fidèles étaient dans l'admi- ration. M. l'abbé Bacheville, qui, l'année suivante, fut nommé vicaire de Cras, en entendit parler avec enthou- siasme. On lui disait : « Soixante enfants devaient faire leur première communion. Tous se mirent en retraite. Leurs dispositions répondaient aux espérances de ceux qui les préparaient ; mais celles de Chanel étaient si admirables qu'elles comblaient leur cœur des plus douces consolations. Avec quelle attention ce cher enfant écoutait les instructions et s'unissait aux prières communes ! «

La veille du beau jour, on le vit prier longtemps avec ferveur au pied de l'autel de la très sainte Vierge.

Le 23 mars 1817, dimanche de la Passion, peu après le lever du soleil, le son des cloches avait réuni dans l'église de Cras les jeunes conviés du Seigneur. Une foule nombreuse était accourue à cette auguste et tou- chante solennité. M. Trompier monta au saint autel et distribua le pain des anges aux soixante enfants qu'il avait préparés avec tant de soin.

« Je n'oublierai jamais, dit un témoin oculaire, le touchant spectacle qu'offrit alors la piété du jeune Chanel. Quoique les enfants qui parurent à la table

(i) Vie du P. Chanel, p, 27.

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sainte fussent nombreux et édifiants, je ne pouvais m'empêcher d'attacher sur lui mes regards. Il me semble encore le voir à genoux, les mains jointes et le front rayonnant d'une joie céleste, enfin, ayant toute l'attitude recueillie dans laquelle on représente les anges en adoration. Son père et sa mère, qui étaient à quelques pas de lui, participèrent aussi au banquet de l'Agneau sans tache. Leurs yeux, sans doute, se dé- tournèrent plus d'une fois pour contempler cet enfant béni, devenu en ce moment plus cher encore à leur tendresse. Pour lui, plongé dans un profond recueil- lement, il tenait les yeux baissés, et, versant de douces larmes, il savourait dans son cœur la joie qu'y répan- dait la présence du Dieu de toute pureté et de tout amour (i). »

Dix ans plus tard, dans cette même enceinte, une autre scène encore plus belle et plus attendrissante réjouira les coeurs des nombreux fidèles accourus pour en être témoins. Pierre Chanel sera prêtre, et il dira sa première messe à ce même autel au pied duquel il a reçu son Dieu pour la première fois. Le souvenir de ces deux grands jours le suivra partout. De sa chère île de Futuna, le 28 novembre iSSg, il écrira à M. Bolliat, curé de Gras : « Votre paroisse me sera toujours chère, non seulement à cause de mes nom- breux parents qui l'habitent, mais plus encore par le souvenir des grâces que j'}'' ai reçues. C'est au pied de

(i) Vie du P. Chanel, p. 29.

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votre autel que j'ai eu le bonheur de faire ma première communion. C'est sur votre autel que, dix ans après, j'eus un nouveau bonheur, celui d'offrir pour la pre- mière fois le saint sacrifice de la messe... Souvent je fais pendant mon sommeil le voyage de la France, et lorsque je crois me trouver auprès de vous, mon cher confrère, je me re'veille en Polyne'sie, sur mon petit lit en claies de bambous... Que sont devenues les per- sonnes que j'ai connues, celles de mon âge, avec les- quelles j'ai fait ma première communion, sous la di- rection de M. Trompier, votre prédécesseur d'heu- reuse mémoire, à qui je dois, après Dieu, le bonheur d'être prêtre ! Tout me porte à croire que je n'aurai plus la consolation de me retrouver ici-bas parmi vos paroissiens; mais j'espère les revoir dans le ciel, si le bon Dieu me fait miséricorde (i). »

Afin d'asseoir sur un fondement solide l'édifice de sa persévérance, le jeune Chanel se traça par écrit un plan de conduite que sanctionna M. Trompier.

« Maintenant je ne dois plus être un enfant dont on excuse, en bien des choses, les fautes et la légèreté. II faut que je sois et plus raisonnable et plus chrétien.

« Ce que j'ai le plus à craindre, c'est le péché. Je ferai tout mon possible pour m'en préserver.

« Sans le secours de Dieu, je ne puis ni éviter le péché ni pratiquer la vertu; je tâcherai par conséquent de faire toutes mes prières avec attention et piété.

(i) Vie du P. Chanel, p. 3o.

3o VIE DU BIENHEUREUX

« Je me confesserai et je communierai aux e'poqués fixées par mon confesseur.

« J'aimerai bien la sainte Vierge. Je réciterai tous les jours le chapelet, pour l'honorer et me recomman- der à elle. Je tâcherai de communier le jour de ses fêtes.

(c Je ne ferai rien qui puisse déplaire à M. Trompier, mon bienfaiteur. Je lui obéirai de bon cœur dans tout ce qu'il me commandera. Je m'efforcerai d'être labo- rieux en salle d'étude et attentif durant la classe.

« J'éviterai toute espèce de querelle avec mes cama rades. Je les aimerai tous comme des frères.

« Toutes les fois que je recevrai de l'argent pour mes menus plaisirs, je le partagerai avec les pau- vres (i). »

Telles sont les principales résolutions que le servi- teur de Dieu arrêta le jour de sa première communion et qu'il exécuta avec la plus grande fidélité.

Ce fut à cette époque qu'il résolut de se consacrer aux missions étrangères. « Pendant une conversation, nous dit le F. Marie Nizier, le P. Chanel ms demanda en quelle année j'étais né. En 1817. Eh bien, me dit-il avec sa gaité ordinaire, c'est l'année je for- mai le dessein d'aller dans les missions étrangères. Vous voyez que ce n'a pas été une résolution d'un jour, puisque j'y ai réfléchi pendant dix-huit ans.

A partir du jour de sa première communion, on le

(i) Vie du P. Chanel, p. 32.

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vit redoubler d'ardeur pour le travail et de zèle pour le service de Dieu. Mais le Seigneur lui ménageait une épreuve.

11 lui survint, vers l'âge de quinze ans, un soudain et si profond dégoût pour le travail, que, malgré de généreux efforts, il ne put le surmonter. Un jour, il partit sans rien dire. Mais, après avoir quitté la cour du presbytère, il rencontra M"^ Benoîte Chambard, qui dirigeait l'école des filles. « Eh bien! Pierre, vas-tu? Je m'en vais. As-tu parlé à ta tante?... Au moins tu as consulté la sainte Vierge ! » Les yeux baissés, Chanel ne répondait rien. « Crois- moi, Pierre; va d'abord à l'église et prie la sainte Vierge. » Le jeune homme obéit. Bientôt il sort tout joyeux, et tenant ses livres sur sa tête : Eh bien ! je reste, dit-il à M"'= Chambard.

Vingt ans plus tard, reportant sa pensée vers cette époque de sa vie, qu'il appelait l'époque de sa con- version : « Vraiment, disait-il, je ne sais ce que j'avais dans la tête; je crois que le diable s'y était logé. Le perfide ! peu s'en est fallu qu'il ne m'ait joué un vilain tour. J'étais, sans pouvoir me l'expliquer, dans des angoisses et dans une espèce d'agonie qui touchaient presque au désespoir. Si j'ai recouvré le calme et le courage, je le dois à la sainte Vierge. «

Il n'oublia jamais une telle faveur, ni sa bonne con- seillère. Depuis lors, il ne passa pas un jour sans ré- citer son chapelet. Son âme semblait s'être retrempée dans la victoire qu'il venait de remporter. Sa piété et

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son application à l'étude n'en devinrent que plus soli- des et plus persévérantes.

Lorsqu'il eut atteint sa seizième année, M. Trom- pier jugea qu'il serait plus avantageux de lui faire con- tinuer ses études dans un établissement diocésain. Le petit séminaire de Meximieux jouissait, dès cette époque, d'une réputation justement méritée. Il fut décidé que le jeune Chanel irait y finir ses études.

« Le jour de son départ, il se rendit à l'église pour recommander son vo3'age à la sainte Vierge. De retour au presbytère, l'attendaient sa famille, M. le curé et quelques amis, on s'aperçut aisément qu'il avait fortifié son cœur au pied des saints autels. Tout le monde était triste : il allait de l'un à l'autre pour les consoler : « Je suis comme un nouvaue soldat qui va « rejoindre son régiment. Il faut que je fasse mon « temps ; après quoi je reviendrai... Cela fait grandir « de voir du pays. » Il avait un mot de gaieté pour chacun de ses parents; mais quand vint le tour de M. Trompier, il ne put s'empêcher de donner un libre cours à ses larmes (i). »

Sa mère voulut l'accompagner jusqu'au petit sémi- naire de Meximieux. Deux incidents de voyage lui donnèrent lieu de montrer, par des reparties assez pi- quantes, toute la vivacité de son esprit. S'apercevant qu'il avait trop cédé à l'entraînement de son caractère, il se mit à rougir et garda le silence le reste de la route.

(i) Vie du P. Chanel, p. 43,

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Mais à peine descendu de voiture, il reprit son air calme et riant. Il s'occupa de tout disposer avec ordre pour son nouveau séjour. Au moment du départ de sa mère, il sentit une vive émotion gagner son cœur, et ses yeux se mouillèrent de larmes.

CHAPITRE V

LE PETIT SÉMINAIRE DE MEXIMIEUX.

(3o octobre 1819.-21 aoûti823.)

§ I. Première année.

A rentrée des classes au petit séminaire de Meximieux avait eu lieu, cette année 1819, le 3o octobre.

Dès les premiers jours, suivant l'usage, les nom- breux élèves de cet établissement eurent à faire leur retraite. A la suite de ces saints exercices, le serviteur de Dieu, que la grâce avait fortement remué, écrivit les résolutions suivantes :

« i*' Tous les jours, pendant un mois, je réciterai le psaume Laudate Dominum omnes g-entes et le Siib tuurn prœsidium, pour remercier Dieu de la retraite que je viens de faire, et obtenir, par l'intercession de la sainte Vierge, la grâce d'en conserver les fruits.

« J'observerai dans tous ses points le règlement de la maison, le regardant comme l'expression de la volonté divine à mon égard.

« Au premier son de la cloche pour le réveil,

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j'offrirai à Dieu, par les mains de la sainte Vierge, mon cœur et toutes mes actions de la journée.

« Je ferai mes prières, grandes ou petites, avec esprit de foi et de piété. J'entendrai la sainte Messe avec dévotion, surtout les jours l'Eglise m'en fait un commandement; les autres jours, je ne m'autori- serai point à l'entendre plus ou moins bien par la pensée qu'elle n'est pas de précepte.

« Je m'acquitterai avec soin de tous mes devoirs déclasse. S'il m'arrive d'en omettre quelques-uns, j'en dirai franchement le motif à mon professeur.

« Je serai respectueux envers tous mes maîtres, et j'aimerai chrétiennement tous mes condisciples.

« y*' Je ne passerai pas trois semaines sans me con- fesser ; je le ferai plus souvent si ma conscience en a besoin.

« 8^ Je relirai tous les mois ces résolutions, et je m'imposerai quelque pénitence afin d'expier les infi- délités dont je me serai rendu coupable (i). »

Ces résolutions qu'il avait prises sous l'inspiration de la grâce, et qu'il avait écrites pour ne point les oublier, nous savons qu'il les a tenues, avec toute la fidélité possible, pendant le cours de cette première année. Nous savons aussi que les années suivantes il les renouvela, et y ajouta d'autres points de perfec- tion, *Tout en s'efForçant de remplir ses devoirs, il n'ou-

(i) Vie du P. Chanel, p. 49.

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bliait pas ses parents. Non content de prier, chaque jour, pour son père et sa mère, il leur écrivait assez fréquemment, afin de les consoler de son absence. Dans sa lettre de la fin de décembre i8ig, il leur témoigne toute sa reconnaissance et leur souhaite la bonne année dans les termes les plus touchants. Puis, s'adressant à sa sœur, Marie-Françoise : « Que veux- tu, lui dit-il, que je te souhaite pour la bonne année? Je désire que l'enfant Jésus te bénisse et te fasse grandir en sagesse ; qu'il t'accorde la grâce d'être tou- jours obéissante à nos chers parents ; qu'il te conserve longtemps sur la terre, et que tu n'aies jamais le mal- heur de perdre l'amitié de Dieu... Ne cessons point de prier l'un pour l'autre (i). »

Il n'eut garde d'oublier son cher bienfaiteur. Après lui avoir exprimé ses vœux et ses souhaits de bonne année, il ajoutait :

Je ne puis vous dire, Monsieur le Curé, combien je suis heureux au petit Séminaire ; j'ai de si bons maîtres ! Mes camarades, qui sont en grand nombre, ont, pour la plupart, des qualités que je leur envie... L'affection filiale et respectueuse que je ressens pour vous m'excite à de nouveaux efforts dans l'accom- plissement de mes devoirs de chrétien et d'éco- lier (2). »

Il s'était présenté pour la classe de quatrième. Dès

(i) Vie du P. Chanel, p, 52. (2) Vie du P. Chanel, p. 5i.

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les premières compositions, son professeur jugea qu'il serait un de ses meilleurs élèves.

Bientôt, et par le premier bulletin trimestriel qui leur vint de Meximieux, le père et la mère de Chanel eurent la consolation d'apprendre que leur fils occu- pait dans sa classe un rang distingué, que son travail était soutenu, son caractère excellent et sa conduite exemplaire.

M. Trompier, à qui ce bulletin fut communiqué, écrivit, peu de jours après, à M. l'abbé Loras (i), alors supérieur du petit séminaire de Meximieux, et devenu plus tard évêque de Dubuque, aux Etats-Unis : « L'in- térêt que je porte au jeune Chanel, a doublé la satis- faction que m'a procurée son premier bulletin. Ce cher enfant continuera, je l'espère, à faire votre consola- tion et la mienne. Je le crois appelé au sacerdoce. C'est une âme d'une candeur et d'une aménité admirables. Je suis heureux de penser qu'elle est entre vos mains. Ne lui ménagez, au besoin, ni les réprimandes ni les

(i) M. Loras avait fait ses premières études chez M. Balley, ancien génovéfain et curé d'EcuIly. Pendant les jours de la Terreur, M. Balley avait trouvé à Lyon, dans la famille Loras, une sûre et généreuse hospitalité. Il avait alors un autre élève, Jean-Marie Vianney, si connu plus tard sous le nom de Curé d'Ars, dont la cause de béatification est déjà bien avancée. M. Vianney disait de son maître : « Pour avoir envie d'aimer le bon Dieu, il suffisait de lui entendre dire : Mon Dieu, je vous aime de tout mon cœur... Aussi il mourut comme un saint qu'il était. Sa belle âme s'envola parmi les anges, pour rendre plus joyeux le paradis. »

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punitions ; vous avez toute liberté : Conjîdens scripsi tibi : sciens quoniam et super ici quod dico faciès (i). »

Non seulement les notes excellentes de ce premier bulletin furent maintenues dans les suivants, mais les expressions ^7'è5 3/e7Z, etc., indiquèrent toute l'es- time et tout le contentement de ses maîtres.

Ecoutons son professeur de quatrième et de troi- sième, M. l'abbé Brouard. Il écrivait, le 2 août 1843, au P. Chavaz :

a Mon bon Père et Ami,

« Vous devez vous étonner déjà de ne pas recevoir réponse à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser de la part du vénérable supérieur. C'est que j'aurais voulu ajouter à mon empressement à vous les donner, des détails bien circonstanciés sur les deux années pendant lesquelles j'ai eu le bonheur d'être le professeur du P. Chanel, ce digne martyr. Si alors j'avais pu prévoir sa glorieuse destinée, je n'aurais pas perdu un seul de ses mouvements pour aider à les transmettre à la postérité, comme les heureux antécé- dents de son courage apostolique.

« J'ai voulu aider ma mémoire des souvenirs de deux de ses contemporains, qui, hélas ! ont fort peu ajouté à mes propres réminiscences. Si nous n'avons

( i) « La confiance que vous m'inspirez, m'engage à vous écrire de la sorte, persuadé que votre zèle ira au delà de mes recom- mandations. y> Ad Philenuv. 21. (Lettre citée par le P. Bourdin, p. 53.)

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pu nous rappeler rien de bien saillant ni d'extraordi- naire, nous avons été d'accord aussi que nulle con- duite d'écolier n'avait été plus assidûment régulière que la sienne. Je ne crois pas qu'il ait mérité ni reçu un seul reproche de la part de ses supérieurs ou de ses maîtres.

« Son caractère était d'une modestie et d'une doci- lité parfaites. Il était dominé par un air de mélan- colie, qui le rendait posé sans être trop grave, et doux sans froideur. Sa douceur le faisait beaucoup aimer de ses condisciples, avec lesquels il n'eut jamais le plus léger démêlé. Sa timidité naturelle, autant que sa bonté d'âme, en faisait le plus docile des élèves. Il préférait causer avec les plus raisonnables que de se mêler aux jeux, auxquels il prenait rarement part.

« Il tenait dans sa classe un rang distingué, sans briller par l'imagination. Son application avait plus de constance que d'ardeur : ce que j'attribuais à la délicatesse de son tempérament. Cependant, il devait, je crois, plus de succès à son travail qu'à ses talents.

« Sa piété était réfléchie, solide et tendre. Il me souvient très bien qu'il aimait à s'échapper de la récréation pour aller épancher son bon cœur au pied de l'autel de Marie, pour laquelle il montrait une dévotion qui, sans doute, lui a valu la double faveur, d'abord d'entrer dans votre sainte Congrégation, et de l'honorer ensuite par son martyre.

<f Aussi éloigné de l'ostentation que de la légèreté, il ne laissait remarquer sa piété que de ceux à la charge

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et à la vigilance desquels elle ne pouvait échapper. Néanmoins, il faisait partie de la congrégation des pieux élèves, avec lesquels il se trouvait toujours paf une vertueuse inclination, comme il communiqui^it sans efforts avec les autres par sa charité.

« C'était, en un mot, un élève laborieux, bon, calme, docile et plein de piété, de ceux qui facilitent et con- solent la pénible tâche des maîtres...

« Brouard, p. C. »

Ceux qui ont connu le serviteur de Dieu pendant son séjour au petit séminaire de Meximieux, confir- ment en tous points le témoignage que nous venons de reproduire.

M. Menaide, directeur spirituel du petit Séminaire, n'avait pas tardé à remarquer les éminentes qualités du nouvel élève et l'avait admis, dès la première année, à faire partie de cette congrégation qu'il avait formée parmi les séminaristes les plus fervents, et qui a exercé une si salutaire influence sur toute la communauté. Oh ! quel bonheur pour notre pieux jeune homme, lorsqu'il lui fut donné d'assister à ces réunions que présidait le zélé directeur, et dans lesquelles il adres- sait aux congréganistes, rassemblés autour de l'image bénie de Marie, une courte mais vive exhortation, leur donnait les plus utiles conseils, et après la réci- tation de quelques prières, leur faisait chanter avec entrain un cantique en l'honneur de la Mère de Dieu!

Quand vinrent les vacances, le serviteur de Dieu

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reprit le chemin de la Potière, tout heureux de pou- voir se jeter dans les bras de son père et de sa mère. Sans négliger les devoirs qui lui avaient été assignés, il se faisait un plaisir d'aider ses parents dans leurs travaux et de leur rendre tous les services dont il était capable. Il avait pour eux le plus grand respect, et leur obéissait avec un empressement remarquable. « J'en ai été le témoin oculaire, nous dit M. Bernard. Souvent M. Trompier m'a fait remarquer les vertus de cet admirable jeune homme ; il le citait comme modèle de piété filiale, et trouvait dans ses relations de famille un des plus beaux commentaires de ce pré- cepte divin : Tes père et mère honoreras^ afin que tu vives longuement. Je ne m'étonne pas, continuait le vénérable curé, que Dieu le récompense dès ce monde, en lui accordant ce charme de la vertu, cette amabi- lité de caractère, cet ensemble de qualités et cette abondance de grâces qui le préparent si bien au sacer- doce. » M. Bernard ajoute ce détail touchant : « Lors- que nous faisions notre promenade, il savait toujours agréablement suspendre la conversation pour réciter V Angélus, pour dire le chapelet et diverses autres prières à la sainte Vierge. Il faisait cela habituellement à des heures réglées, dans les voyages, pour prévenir la lassitude du soir et sanctifier nos petites courses, disait-il. Mais jamais il n'y mit d'ostentation, et à la rencontre d'une personne connue, il s'arrêtait pour lui adresser quelques paroles amicales.

« Sa dévotion la plus tendre était pour la sainte

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Vierge. Il connaissait mes nombreuses misères de famille, et dans les avis et consolations qu'il me don- nait, Marie était toujours son dernier mot. »

^2. Deuxihne et t?^oisième années.

Au jour fixe' pour la rentrée, à la fin d'octobre 1820, le serviteur de Dieu retourna à Meximieux et reprit avec une nouvelle ardeur le cours de ses études. Nous savons que ses progrès, grâce à un travail constant, furent rapides, et que plus d'une fois il eut à recevoir publiquement la croix qu'il avait méritée. On le voyait alors rougir, tant il se cro3'ait indigne de cette marque de distinction.

Son exactitude à remplir parfaitement ses autres devoirs ne fut pas moins remarquable. La piété qui l'animait dans le service de Dieu, son zèle pour le culte divin et les cérémonies de l'Église attirèrent les regards de ses maîtres. Le directeur de la congréga- tion de la Sainte-Vierge le chargea du soin de la cha- pelle où se tenaient les réunions. Oh ! que notre jeune homme fut heureux de pouvoir contribuer, en ornant le modeste sanctuaire, à faire aimer l'auguste Mère de Dieu !

Le tableau de la distribution des prix nous fait voir qu'il eut, à la fin de sa classe de troisième, plusieurs accessits., qui indiquaient, tout à la fois, et un talent solide et un travail soutenu. Après avoir reçu ces ré- compenses si bien méritées, il retourna à la Potière

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auprès de ses chers parents, et se conduisit à leur égard comme nous l'avons dit précédemment.

Quand il revint à Meximieux, il entrait en seconde. Dans le courant de l'année, il écrivit en ces termes à l'un de ses cousins : « Enfin, après une marche longue et pénible au milieu des grammaires, des thèmes et des versions, je suis arrivé dans la région des belles- lettres. Je me crois transporté dans le plus beau pays du monde. On nous met chaque jour en relation avec les meilleurs écrivains des temps anciens et moder- nes. Nous cherchons à nous rendre compte de leurs pensées, de leurs sentiments, de leur style. Cet exer- cice d'analyse, à l'aide d'un maître habile, développe et règle l'imagination, la sensibilité, le goût et le jugement. Je suis encore bien novice dans ce travail; mais, grâce à Dieu, j'ai bon courage.

« Rien de plus varié que les sujets sur lesquels on exerce notre plume : tantôt c'est une description topo- graphique ou le récit d'un événement ; tantôt c'est une lettre ou une fable, une élégie, une idylle, etc. Il va sans dire que nous étudions encore les langues grec- que et latine dans ce qu'elles ont de plus beau et de plus difficile à traduire... Ainsi, tu le vois, le cercle de mes devoirs d'écolier s'est agrandi; je voudrais bien que ma tête s'agrandît également et qu'elle ne perdît rien de l'instruction que l'on nous donne (i). »

Le lecteur nous permettra de placer ici différents

(i) Vie du P. Chanel, p. 55.

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faits auxquels nous ne saurions assigner une date précise et qui se rapportent aux deux années qui font l'objet de ce paragraphe. Pour ne point revenir sur le même sujet, nous y ajouterons ceux qui regardent l'année de la rhétorique.

Les témoignages recueillis nous font d'abord con- naître quel était son esprit de foi et combien la vertu de religion avait jeté dans son coeur de profondes racines.

Le seul nom de Dieu l'impressionnait jusqu'au fond de l'âme. Il voulait que ce nom trois fois saint fût toujours prononcé avec le plus grand respect, et il n'aimait pas qu'il revînt trop souvent dans les conver- sations ordinaires, et encore moins qu'on prît Dieu à témoin dans les contestations d'écolier. Quant au blasphème, il l'avait souverainement en horreur. « Je ne conçois pas, disait-il, qu'il y ait des hommes assez aveuglés, assez dénaturés pour blasphémer le nom de Dieu... Le démon parle évidemment par leur bouche. »

Tous étaient frappés de son attitude pieuse et re- cueillie pendant les prières. Dès qu'il entrait dans une église, son maintien, sa tenue et surtout l'expression de sa figure attestaient la vivacité de sa foi et de sa piété.

« Assistait-il à une prédication, il prêtait une oreille attentive comme à la voix de Dieu même. « Que « penses-tu du prédicateur que nous venons d'en- « tendre? lui demandait un jour un de ses condisci-

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« pies. Mon ami, répondit-il, j'en pense ce que « Jésus-Christ veut que nous en pensions, quand il « dit à ses apôtres : Qui pos audit, me audit (i). Je « sais bien cela, répliqua l'élève; mais enfin, sans « vouloir soumettre à notre critique le caractère et la « mission divine du prêtre, ne parlons de cet ecclé- « siastique qu'au point de vue oratoire. Ah! mon « ami, reprit Chanel, quand je vais entendre un ser- « mon, je me souviens qu'il y a en moi le chrétien et « le rhétoricien. Le chrétien seul entre dans l'église; « quant au rhétoricien, je le laisse à la porte (2). »

« Ce respect pour la parole de Dieu, il le portait jusqu'à ses dernières limites. Ainsi, par exemple, apercevait-il à terre quelques feuillets détachés d'un Nouveau Testament, il les recueillait, afin qu'ils ne fussent pas foulés par le pied des passants (3). »

Les congréganistes avaient été si édifiés de sa piété et de sa vertu, qu'ils l'élurent préfet de la congréga- tion, à l'unanimité des suffrages. Cette promotion ne surprit que sa modestie. Je croyais, dit-il ingé- nument, que ces sortes d'élections se faisaient en conscience.

« Mesurant l'étendue de ses nouvelles fonctions, il s'inspira d'un zèle généreux pour les remplir digne- ment. Persuadé qu'on doit le bon exemple à propor- tion du rang qu'on occupe dans une association, il

(i) Celui qui vous écoute, m'écoute moi-même. Luc, x, 16.

(2) Vie du P. Chanel, p. 76.

(3) Id., p. 77.

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résolut de veiller de plus près sur sa conduite et d'en corriger jusqu'aux moindres défauts (i). »

Sans s'établir juge de la conduite des autres, il ne pouvait voir d'un œil indiffèrent ce qui était de nature à flétrir la congrégation ou l'un de ses membres. Rencontrant un jour un de ses jeunes associés qui faisait un pensum, il poussa un profond soupir et ne put continuer de prendre part aux jeux et aux conver- sations. Le lendemain, les congréganistes avaient leur réunion. A la suite de leurs pieux exercices, le direc- teur spirituel demanda au préfet s'il avait quelques observations à faire dans l'intérêt de la congrégation. « Ah ! mon Père, répondit-il d'une voix émue par le souvenir de la veille, nous devrions nous eff"orcer d'ac- complir encore mieux tous nos devoirs d'écolier. Nous glorifierions ainsi la sainte Vierge; nous porterions plus dignement notre titre de congréganiste, et nous nous épargnerions bien des ennuis. »

La pieuse association prit bientôt un nouvel essor. Chanel en fut comme l'âme et la vie. La communauté tout entière devint, en quelque sorte, un champ ouvert à son zèle.

« On eût dit qu'il s'était fait comme le petit mis- sionnaire de la sainte Vierge. La sainte Vierge ! Ah ! il l'aimait plus que sa vie ; il en parlait comme un enfant parle de sa mère ; à son nom seul, il éprouvait une joie et un attendrissement qui se peignaient dans son

(i) Vie du P. Chanel, p. 70.

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regard et sur ses traits. Il lui consacrait, dès son re'veil, toutes les actions de la journe'e; il mettait sous ses auspices tout ce qui lui appartenait et tout ce qu'il faisait: Aiispice Dei Génitrice Maria (i). Cette devise se trouve en tête de ses livres, de ses cahiers et de ses devoirs de classe. Il en avait fait adopter l'usage à bon nombre de ses compagnons d'e'tude (2). »

« Plusieurs d'entre eux lui furent aussi redevables d'une pratique de dévotion qui, peu à peu, devint générale dans la communauté : nous voulons parler des visites au Saint-Sacrement et à la sainte Vierge, immédiatement après le dîner (3). «

« Lorsque les élèves, en promenade, arrivaient à l'emplacement ils pouvaient prendre leurs ébats, Chanel, avant de se mêler aux jeux, réunissait quel- ques-uns de ses condisciples et récitait avec eux Voffice de l'Imtnaculée Conception (4). »

« Il était rare qu'on s'entretînt longtemps avec lui sans qu'il glissât adroitement quelques mots à la gloire de son auguste et tendre Mère. Du reste, il en avait pris l'engagement. Un jour, s'étant fait par mégarde une incision à la main gauche, il trempa sa plume dans son sang et écrivit cette résolution, que, dès le bas âge, il avait gravée dans son cœur : Aimer la sainte Viej^ge et la faire aimer (5). »

(i) Sous les auspices de Marie, Mère de Dieu.

(2) Vie du P. Chanel... p. 73.

(3) Id.

(4) Id.

(5) Id., p. 74.

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N'écoutant que son zèle pour le salut des âmes, le directeur spirituel avait choisi des moniteurs parmi les congréganistes les plus fervents. Chacun de ces moniteurs devait voir de temps en temps les élèves qui lui étaient désignés, pour les exciter, les encou- rager, leur donner des avis, en un mot, leur faire la monition. Si le tact nécessaire et la charité exquise que réclamait cette fonction délicate ne se rencon- traient pas dans tous ces mojiiteurs^ on les trouvait dans plusieurs d'entre eux, qui exerçaient auprès de leurs condisciples un véritable apostolat. Parmi ces derniers, on comptait le serviteur de Dieu. Il était même, au témoignage de M. Bernard, le moJiiteur le plus apprécié, le plus goûté et le plus recherché. Il se présentait coinme un ami charitable et dévoué, pour causer avec des amis, prendre part à leurs peines., par- ticiper à leur bonheur. Il allait ainsi jusqu'au cœur, et communiquait sans peine l'ardeur et le zèle dont il était animé lui-même.

« Il y eut, entre autres, deux circonstances l'on vit ce que sa parole avait d'empire sur ses condis- ciples. « Monsieur Alphonse, aux arrêts ! » avait dit un maître. Alphonse se montrant peu docile : « Et « il y restera jusqu'à nouvel ordre, » ajouta le maître. Notre jeune mutin allait se mettre en colère et crier à l'injustice, lorsque Chanel, en passant, lui dit tout bas : « Vas-y donc par obéissance. » Ce seul mot, accompagné d'un regard de bonté, le rendit plus doux qu'un agneau ; il subit la punition sans délai, et d'un

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air si soumis, qu'à la prière de son sage conseiller, on ne tarda pas à lui rendre sa liberté (i). »

Deux élèves étaient entrés depuis quelques mois à Meximieux. « Trop choyés par leurs mères, et natu- rellement paresseux, ils avaient pris en dégoût les études, le règlement et la table du séminaire. Le lan- gage de la bonté et de la persuasion devenant inutile, on s'était vu contraint, pour les corriger, d'en venir aux réprimandes et aux punitions. Fatigués de cette existence, au lieu de l'améliorer, ils se concertèrent, et résolurent d'y mettre fin par une fuite dérobée. Déjà ils franchissaient le seuil de la porte, lorsque Chanel, informé de leur projet, les saisit au passage. « Halte- « là, mes amis, leur dit-il, votre passeport n'est pas en « règle. » Puis, fixant sur eux un regard d'indignation : « Petits malheureux! ajouta-t-il, un pas déplus et « vous étiez chassés de la maison !...Quel déshonneur « pour vous ! Quelle affliction pour vos familles !... « Quand j'étais enfant, j'ai voulu comme vous m'enfuir « de l'école ; si l'on ne m'avait retenu, j'aurais fait un « coup de tête dont je me serais repenti toute ma vie... « Allons, mes amis, rentrez promptement, du courage ! « tout ira bien...» Nos deux déserteurs, pâles et inter- dits, laissèrent échapper quelques larmes et revinrent sur leurs pas. Chanel ne les perdit point de vue ; il se retrouva de temps en temps avec eux, les encouragea et les affermit dans les meilleures dispositions. En

(i) Vie du P. Chanel, p. 71.

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changeant de conduite, ils furent heureux. Douze ans plus tard, ils étaient parvenus au sacerdoce et l'hono- raient par leurs vertus (i). »

« Persuade' que son exemple et ses conseils seraient utiles à deux jeunes écoliers reconnus, l'un pour paresseux, et l'autre pour étourdi, le préfet de la maison les lui donna pour ses plus proches voisins. La position du jeune surveillant était critique. D'un côté, c'était un apathique qu'il fallait de temps en temps réveiller et rappeler au travail ; de l'autre, c'était un espiègle, un turbulent qu'il fallait également rappeler au devoir. Ce dernier surtout exerça la patience de Chanel, tantôt il le distrayait par ces brusques inter- pellations : ToJi canif... ta plume... ton dictionnaire... tantôt il le poussait, ou le tirait par son habit, que sais-je encore ? Vaincu par la douce fermeté du zélé moniteur, il prit enfin le parti de se taire et de tra- vailler (2). »

« Il s'était tellement rendu maître de tous les mou- vements de son cœur, que, dans les circonstances les plus fortuites et les plus désagréables, il ne laissait échapper aucune saillie d'impatience. Durant une pro- menade, un jeune élève, plus léger que méchant, frappa l'eau bourbeuse d'un ruisseau, la fit jaillir et en cou- vrit les vêtements et la figure de Chanel. Celui-ci, se tournant vers l'auteur de cette mauvaise plaisanterie,

(i) Vie du p. Chanel. .. p. 72. (2) Id., p. 67.

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se contenta de lui montrer un front calme et se'rieux , puis se prenant à sourire : « Pour te punir, lui dit-il, je devrais t'embrasser (i). »

Afin de rendre la surveillance plus facile, les direc- teurs du petit séminaire chargeaient quelques-uns des meilleurs élèves de leur faire connaître les infractions à la règle. Ces censeurs^ comme on les nommait, ne s'acquittaient pas toujours de leur emploi avec toute la mesure et tout le tact désirables. Aussi étaient-ils généralement peu aimés de leurs condisciples. Les qualités du serviteur de Dieu le désignaient aux supé- rieurs pour la charge de censeur. Il sut si bien conci- lier l'accomplissement de son devoir avec les règles de la charitç la plus exquise, qu'il mérita les éloges de ses maîtres et l'affection de ses condisciples. Lors- qu'il le fallait, il avertissait et reprenait, mais toujours avec bonté, douceur et fraternité. Si parfois il était obligé de prévenir le préfet de discipline, il le faisait en excusant le coupable autant que possible, et pro- mettait un prompt changement. De fait, il ne s'épar- gnait aucune peine pour que l'amélioration promise ne se fît pas longtemps attendre. Gagnés par ses pro- cédés charitables, les élèves qu'il avertissait, ne pou- vaient résister à ses remontrances.

Tous nous assurent qu'il était si bon, si affable, si plein decharité, qu'il étaitimpossible de ne pas l'aimer. S'il surgissait quelque querelle parmi ses condis-

(i) Vie du P. Chanel, p. 43.

52 VIE DU BIENHEUREUX

ciples, il se hâtait de remplir l'office de pacificateur. Il craignait de faire de la peine à qui que ce fût.

« Apprenait-il qu'un de ses condisciples était retenu à l'infirmerie par une grave maladie, il éprouvait un sentiment de tristesse et de douleur qui se peignait dans ses traits, il demandait fréquemment de ses nouvelles. Il priait pour lui et allait de temps en temps le voir pour compatira ses souffrances et l'encourager à les supporter chrétiennement (i). »

« Un autre de ses condisciples lui paraissait-il affligé, il l'abordait aussitôt, comme si le hasard l'avait conduit auprès de lui et devenait son ange con- solateur. C'est ainsi qu'un jour, ayant rencontré dans un corridor un enfant seul et tout en pleurs à l'occa- sion de la mort récente de sa mère, il fut lui-même si profondément ému qu'il mêla ses larmes aux siennes, et ne le quitta point qu'il n'eût calmé sa douleur (2). »

Personne n'ignorait (tant il se plaisait à le redire !) qu'il n'était que le fils d'un honnête paysan ; qu'il avait été berger dans son enfance, et que si la Provi- dence ne s'était pas servie d'un bon curé de caitipagne pour le mettre sur la route du sanctuaire, il serait resté dans un petit hameau de la Bresse, condamné à tenir la charrue et à gagner son pain à la sueur de son front.

« Un jour, il fut demandé au parloir, en même temps

(i) Vie du P. Chanel, p. 61. (2) /i.,rp. 61.

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que Tun de ses condisciples. Tous les deux s'élancèrent avec joie dans les bras de leurs mères. Après les adieux de part et d'autre, le serviteur de Dieu, dont le cœur était vivement ému, ne put s'empêcher de dire : « Oh ! qu'on est heureux de revoir sa mère ! Ce « bonheur, reprit son camarade, est trop rare et de trop « courte durée... Mais quoi ? ajouta-t-il, est-ce qu'elle « est ta mère, cette bonne femme de campagne avec qui « tu viens de causer ? Oui, mon ami, c'est ma mère, « et je m'en félicite... Tu me cro3'^ais donc grand sei- « gneur ?... Mes parents ont besoin de travailler pour « vivre; ils habitent la Potière, petit hameau de la « Bresse, dans les environs de Bourg (i). »

Un de ses oncles était venu le voir et le féliciter sur l'excellent témoignage qu'on lui avait rendu de sa conduite. « Notre supérieur, lui répondit-il, n'a qu'un défaut : c'est d'être trop bon et trop indulgent. «

Qui le croirait? Les qualités et les vertus du servi- teur de Dieu ne le mirent pas à l'abri des épreuves de la vie écolière. « Parmi les nombreux élèves de Mexi- mieux, il s'en trouva deux ou trois qu'une éducation première avait déjà viciés, et que leur mauvais esprit fit renvoyer de la maison. Chanel eut à supporter de leur part bien des vexations. Ses intentions les plus droites furent travesties, ses prévenances les plus affec- tueuses repoussées, ses qualités les plus belles mécon- nues, ses plus minces défauts exagérés et commentés

(i) Vie du P. Chanel, p. 78.

54 VIE DU BIENHEUREUX

avec une malice qui ne se lassait ni ne s'épuisait. Toutes ces épreuves mirent en relief sa patience et sa douceur. Un de ces jeunes gens, revenu plus tard à de meilleurs sentiments, lui écrivit une lettre d'ex- cuses si touchante qu'elle semblait avoir été trempée de ses larmes (i). »

Est-il nécessaire de faire remarquer que, plein de respect pour ses maîtres, il se montrait toujours atten- tif à leurs leçons et docile à leurs avis? Désireux de les contenter, il s'acquittait de ses devoirs de sémina- riste avec tout le soin possible. Il ne souffrait pas qu'en sa présence on s'égayât à leurs dépens. Plus d'une fois, il imposa silence à des condisciples qui s'oubliaient sur ce point.

En suivant pas à pas le serviteur de Dieu, on le voit, selon la réflexion du premier avocat de la cause de béatification, tout rempli de la pet^tu de religio7i, constamment appliqué à V étude ^ montrant da?ts ses î^apporîs la plus exquise douceur, et pratiquant toutes les vertus.

Une épidémie éclata tout à coup, au milieu de juillet 1822. Elle fit plusieurs victimes parmi les élèves et enleva l'un des professeurs de l'établissement. On se hâta de rendre à leurs familles tous ceux qui pou- vaient supporter le voyage. Notre bienheureux fut du nombre et reprit le chemin de la Potière.

(i) Vie du p. Chanel, p. 66.

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^3. Quatrième année.

L'épidémie, qui avait éprouvé si cruellement le petit séminaire de Meximieux, avait complètement disparu. Aussi, la rentrée eut-elle lieu, à l'époque ordinaire, avec l'affluence et l'empressement accoutumés.

Pierre Chanel, en entrant dans la classe de rhéto- rique, voyait s'élargir le cercle de ses études littéraires. Il fit ses premiers essais dans l'art oratoire. Nous n'avons pas à rappeler le programme qui était alors en usage dans les petits séminaires. Contentons-nous de dire que notre rhétoricien se distingua, comme dans les classes précédentes, par son application à l'étude et par sa conduite exemplaire.

Nous avons déjà fait connaître sa piété et sa vertu. Plus il avançait dans la science, plus il s'efforçait de croître dans la perfection.

Deux de ses condisciples, Claude Bret, de Lyon, et Denis-Joseph Maîtrepierre, de Marboz, qui avaient su apprécier ses éminentes qualités, se lièrent avec lui d'une étroite amitié. Tous les trois voulaient se consacrer aux missions étrangères. Aspirant au même but, ils se réunissaient de temps en temps, et s'encou- rageaient à tendre d'un pas ferme vers la carrière qu'ils désiraient embrasser.

De son côté, M. Loras, supérieur du petit sémi- naire, brûlant aussi du désir de tout quitter pour aller dans les missions, travaillait à se décharger de la di- rection de l'établissement de Meximieux. « Juste ap-

56 VIE DU BIENHEUREUX

prédateur des qualités et des vertus de ces jeunes gens, le futur évêque de Dubuque les avait déjà choi- sis, dans le secret de son cœur, pour les associer un jour aux travaux de son apostolat (i). m

Sur le point de recevoir leurs adieux, parce que le cours de leurs études les appelait au collège de Belle}', il les fit venir auprès de lui, leur dévoila sa pensée et les espérances qu'il fondait sur eux. Les trois jeunes gens tressaillirent de joie et de bonheur. « ]Mes amis, leur dit ensuite le vénéré supérieur, ne précipitons rien; sachons attendre le moment de la Providence. Nous aurons des obstacles à surmonter; mais ayons confiance et prions. »

La fin de l'année scolaire fut marquée par un grand événement. Le concordat de 1817 avait rétabli le siège de Belley; mais l'exécution en avait été retardée jusqu'aux derniers mois de 1822. Mgr Dévie, nommé le i3 janvier 1828, fut préconisé le 10 mars et sacré le 16 juin. Il fit son entrée solennelle à Belle}', le 2 3 juillet, au milieu des plus vives démonstrations de joie et d'allégresse.

Parti de Belley, le 19 août, pour une première tournée pastorale, Mgr Dévie s'arrêta à Meximieux, il fut reçu avec enthousiasme. Le 20, il donna la confirmation à un grand nombre de personnes, qui n'avaient pas encore été confirmées. Il y avait dix ans que ce sacrement n'avait pu être administré par suite

(i) Vie du P. Chanel, p. 82.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 67

de l'exil du cardinal Fesch, archevêque de Lyon. Le serviteur de Dieu fut du nombre de ceux qui furent confirmés, et il s'était préparé à cette grâce inappré- ciable par un redoublement de foi et de piété. Nous avons déjà dit qu'à cette occasion il ajouta à son nom celui de Louis.

Le 21 août, afin d'encourager les études, Mgr Dévie voulut bien présider lui-même la séance solennelle de la distribution des prix. Une description de la belle fête dont il fut l'objet n'irait point à notre but. Con- tentons-nous de rappeler que, lorsque vint le tour de la classe de rhétorique, Sa Grandeur eut à couronner Pierre-Louis-Marie Chanel pour le premier prix de diligence et de vers latins, et à lui donner le premier accessit en discours français et le second accessit en excellence et en discours latin.

Le même jour s'ouvrirent les vacances. Notre bien- heureux ne quitta pas sans une profonde émotion cet établissement de Meximieux il avait reçu tant de grâces et coulé des jours si heureux.

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CHAPITRE VI

PETIT SÉMINAIRE DE BELLEY. {1823-1824).

la rentrée des classes de 1823, le serviteur 'de Dieu se rendit à Belley avec ses deux amis Bret et Maîtrepierre, pour y suivre le cours de philosophie. Le collège de cette ville venait de recevoir le titre de petit Séminaire. Depuis sa prise de possession, Mgr Dévie n'avait cessé de réclamer ce titre qui assurait à cet établissement, dès lors si floris- sant, de précieux avantages. Une ordonnance du 2 I octobre avait fait droit à la demande du zélé prélat. M. l'abbé Guigard, qui dirigeait déjà le collège avant sa transformation, fut nommé supérieur. Il avait toutes les qualités que demande- une charge si impor- tante. Il sut bien vite distinguer nos jeunes élèves de philosophie et apprécier leurs qualités. Mais il jeta spécialement les yeux sur le serviteur de Dieu, et le chargea du soin de la chapelle et des cérémonies. Celui-ci, tout en se regardant indigne d'une telle dis- tinction, se trouva heureux de pouvoir plus souvent

VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL bg

s'approcher du Dieu de l'Eucharistie, et il mit tous ses soins à bien remplir la fonction qui lui était confiée. Il pouvait donc plus facilement satisfaire les aspira- tions de son cœur, réaliser les tendances qu'il avait manifestées dès son enfance, et en ornant, autant qu'il le pouvait, selon les solennités, la chapelle et les au- tels, porter tous ses condisciples à l'amour de Notre- Seigneur Jésus-Christ au Saint-Sacrement.

Comme à Meximieux, il goûtait la joie et le bon- heur. Ecoutons-le lui-même dans une lettre à l'un de ses amis : « Tu me demandes quelques renseigne- ments sur ma nouvelle position; je suis heureux au- tant qu'on peut l'être sur la terre. Nous avons d'excel- lents maîtres; notre supérieur est un saint; les élèves sont nombreux et m'ont paru jusqu'ici fort aimables. Quanta la maison, au point de vue matériel, il serait difficile d'en trouver une d'un aspect plus flatteur et d'une plus rare convenance. Des cours et des salles d'ombrages permettent à nos jeux de se dérouler au large. Nous respirons un air pur; la campagne qui nous entoure, présente les tableaux d'une nature tan- tôt gracieuse, tantôt imposante. Nous voyons d'assez près les montagnes de la Savoie, et, dans le lointain, les sommets nuageux de la grande Chartreuse (i). »

Un de ses condisciples, M. l'abbé Roybier, nous disait dernièrement : « Le cours de philosophie comptait vingt-quatre élèves. C'était une classe mo-

fi) Vie du P. Chanel, p. 85.

6o VIE DU BIENHEUREUX

dèle; mais, parmi tous ces jeunes gens, le P. Chanel se faisait remarquer par sa conduite exemplaire et par des manières douces et aimables. »

Plié aux habitudes d'un travail réfléchi, il s'appli- qua sérieusement à l'étude de la philosophie. Il donna d'abord tous ses soins à la logique, qui trace la mar- che du raisonnement et forme l'esprit à cette exacti- tude et à cette précision qui dégagent la vérité des nuages et la mettent en lumière. Puis il chercha à approfondir les autres parties du cours de philoso- phie. Quand il posait une question soit en classe, soit en conférence, c'était uniquement dans le but de s'éclairer, et personne ne discutait avec plus de me- sure et de ménagement.

Nous ne dirons rien de sa piété. Il nous faudrait répéter ce que nous avons raconté précédemment en parlant de ses années au petit Séminaire de Mexi- mieux.

Quand vint l'époque de la première communion, le supérieur le choisit pour surveiller, pendant leur retraite préparatoire, ceux qui en devaient faire-partie, et entretenir parmi eux le recueillement et la piété. Cette tâche était douce et facile pour celui qui avait su si bien goûter le bonheur de recevoir son Dieu pour la première fois.

Depuis longtemps le jeune Chanel ne pouvait dou- ter qu'il fût appelé à l'état ecclésiastique. Les ver- tus dont son âme s'était enrichie sous le toit paternel, à l'école presbytérale de Cras, à Monsols, àMeximieux

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 6l

et à Belley, ces vingt-une anne'es d'une vie si sainte et si exemplaire, lui donnaient bien quelque droit de se présenter dans l'assemble'e des Jeunes lévites. Néan- moins, comme s'il eût craint de se jeter imprudem- ment dans cette carrière, il fit à ce sujet les plus sérieuses réflexions. Il pesa devant Dieu les disposi- tions de son âme, redoubla ses visites au Saint-Sacre- ment et à la sainte Vierge, s'imposa quelques morti- fications et consulta le directeur de sa conscience. Celui-ci était bien persuadé que Dieu voulait que son pénitent fût prêtre. Aussi il lui affirma sans hésiter qu'il devait se préparer à entrer au grand Séminaire. Tout heureux de cette décision, notre bienheureux courut se jeter aux pieds du divin Maître, et, en se montrant encore plus fervent, s'efforça de mériter la belle vocation qui comblait tous ses désirs.

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CHAPITRE VII

GRAND SÉMINAIRE. ORDINATIONS. PREMIERE MESSF. (Octobre 1824.. 17 juillet 1827.)

§ I. ' Prei7îière année.

I Es le commencement de son épiscopat, Mgr Dévie avait sollicité et obtenu pour son grand Séminaire les bâtiments et les dépendances de l'ancien couvent des Augustins, au faubourg Saint-Nicolas de Bourg. L'église monumen- tale de Notre-Dame de Brou, si remarquable par son architecture, son jubé, ses stalles, ses mausolées et sa chapelle de V Assomption^ devait servir aux offices du grand Séminaire. La première ouverture des cours de théologie put avoir lieu le 1 1 novembre 1828, sous le patronage de saint Martin. Il y avait près d'une année que le grand Séminaire était installé à Brou, lorsque le serviteur de Dieu s'y présenta à la fin d'octo- bre 1824.

« Je ne puis vous exprimer, disait-il un jour au P. Bourdin, combien je fus impressionné lorsque je me revêtis de l'habit ecclésiastique pour me rendre à

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Brou. Mon émotion fut autrement vive quand j'eus franchi le seuil du grand Séminaire. Il me semblait que Dieu avait créé pour moi de nouveaux cieux et une terre nouvelle : Vidi cœlum noinim et terrain nofajîi [Apoc.^ xxi, i). Je retrouvai bon nombre de mes anciens condisciples. Tous avaient le bréviaire ou la tonsure. Je croyais déjà toucher à quelque ordi- nation ; j'entrevoyais le sacerdoce de si près, que j'éprouvais au fond de mon âme, tantôt de la joie et de la confiance, tantôt de la crainte et de l'éloigne- ment. Vint une retraite. Ah ! c'est pour le coup, me dis-je en moi-même, que je vais enfin jeter les fonde- ments de ma sanctification. Il en est temps; plus tard, ce serait trop tard (i). »

Ce qu'il avait promis, il l'exécuta, comme nous le voyons par la notice suivante envoyée, en 1842, au P. Mayet, par M. Pernet, directeur au grand Sémi- naire de Brou.

De tous les spectacles que la piété peut offrir à nos regards, un des plus touchants, sans contredit, c'est celui d'un jeune clerc se formant, à l'ombre des autels, à la science et aux vertus du sacerdoce. Par sa régularité et sa modestie, par son application à l'étude et son zèle pour son avancement spirituel, il fait, en même temps, la joie de ses maîtres, l'édifica- tion de ses condisciples et devient pour toute l'Eglise un sujet des plus douces et des plus belles espé-

(i) Vie du P. Chanel, p. 92.

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rances. C'est ce jeune arbre planté sur le bord d'un ruisseau, dont parle le prophète, qui grandit, pros- père et se prépare à porter bientôt des fruits déli- cieux et abondants. Tel se montra M. Chanel, dès son entrée au grand Séminaire.

« Arrivé au terme heureux qu'il saluait de loin avec bonheur, qu'il envisageait avec consolation de- puis sa plus tendre enfance, il est plus aisé de com- prendre que de dépeindre la sainte joie' et les pieux ravissements de son âme. Quoiqu'il semblât à ceux qui l'avaient connu jusqu'alors, que sa foi ne pouvait devenir plus vive, sa piété plus tendre ; tous admirè- rent en lui un redoublement de ferveur et une vertu toujours croissante. Toutes les pratiques en usage dans la maison lui devinrent aussitôt familières. Peu satisfait de se montrer scrupuleux observateur de la règle, on le voyait rechercher et embrasser avec em- pressement les moyens d'avancer dans les voies de Dieu. Point d'exercice de piété, privé ou public, il ne parût des premiers. Point de pieuse association entre condisciples, dont il ne fît partie, dont il ne fût l'âme. Mais, surtout, il se distinguait par sa tendre dévotion à Marie. Plusieurs fois par jour, on le voyait agenouillé au pied de son autel, saintement recueilli, épanchant son âme avec une confiance et un abandon filial, qui se peignaient dans tout son extérieur. Aussi, plus tard, lorsqu'il entra dans la Congrégation des Maristes, aucun de ceux qui l'avaient connu, n'en témoigna la moindre surprise.

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« La piété, dans M. Chanel, s'alliait à un heureux naturel, et revêtait des formes qui la rendaient, en quelque sorte, encore plus aimable qu'elle n'était ad- mirable. Ses traits empreints d'une douceur inaltéra- ble, ses manières affables et gracieuses, le laisser-aller de ses conversations, son empressement à obliger tous ceux qui s'adressaient à lui, faisaient rechercher sa société et lui gagnaient tous les cœurs.

« Rempli de ce beau feu que le Fils de Dieu est venu apporter sur la terre, il ne pouvait le concentrer au dedans de lui-même, et c'est surtout dans ses en- tretiens familiers qu'il en communiquait les divines ardeurs à ceux avec qui l'amitié le mettait en rapport. Il savait amener, sans peine et sans effort, la conver- sation sur des sujets édifiants, et alors son visage se colorait, sa parole s'accentuait, son âme tout entière passait sur ses lèvres. Plus d'une fois, celui qui écrit Côs lignes, en ressentit l'onction douce et vivifiante, et répéta, après l'avoir quitté, les paroles des deux disciples qui avaient conversé avec le Sauveur sur le chemin d'Emmaiis. Que de condisciples tièdes il rap- pela ainsi à la ferveur! Que de cœurs abattus dont il releva le courage !

« Dès la seconde année de grand Séminaire, comme il s'était fait remarquer par son goût et son aptitude pour les cérémonies, non moins que par sa vertu et sa piété, le soin de l'église et de la sacristie lui fut confié. Il répondit avec zèle et dévouement à la confiance dont les supérieurs l'avaient honoré et

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trouva dans les fonctions de sacristain, non seulement de nouveaux devoirs à remplir, mais, surtout, un nouvel aliment à sa piété. Il ne se considéra plus que comme un autre Samuel dans la maison du Seigneur. Appelé à toute heure dans le lieu saint, on le voyait occupé tantôt à orner les autels, tantôt à faire les préparatifs du saint Sacrifice, avec cet air modeste et pénétré qui témoignait de sa foi vive et de son appli- cation constante en la présence de Dieu. Il avait l'œil et la main à tout, sans que son empressement eût rien de précipité, sans que sa vigilance parût jamais le distraire de son recueillement habituel; ses pieds et ses mains étaient en mouvement, mais son cœur re- posait dans la paix du Seigneur.

« Témoins de sa modestie et de son respect dans le lieu saint, ses condisciples en firent bien souvent la remarque, le sujet de leur entretien et de leur com- mune édification. Ainsi en spectacle à tous ceux qui l'entouraient, lui seul s'ignorait, parce que la modes- tie fut toujours la plus chère de ses vertus et qu'il lui avait confié la garde de toutes les autres.

(c Mais, en ornant son cœur de vertus, M. Chanel ne négligea pas la culture de son esprit. Il savait trop bien que, surtout dans les temps nous vivons, la science n'est pas moins nécessaire au prêtre que la piété. Sans avoir des talents transcendants, il avait assez de facilité pour réussir dans ses études. Il s'y livra donc avec une application forte et constante, sans se laisser décourager jamais par les aridités et

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les dégoûts qui hérissent le champ de la science. Ainsi soutenu par le motif surnaturel qui animait toutes ses actions, il triompha de toutes les difficultés et vit son travail couronné par des succès sinon bril- lants, du moins solides.

« Telles furent les trois années que M. Chanel passa au grand Séminaire, il a laissé une mémoire en bénédiction et des souvenirs de vertu ineffaçables. Ainsi se prépara-t-il de longue main au sacerdoce, à l'apostolat et au martyre. Daigne le ciel susciter sou- vent de tels lévites, que la nature et la grâce semblent avoir formés de concert pour aller planter la foi et verser leur sang au delà des mers, sous la blanche bannière de Marie conçue sans péché! »

Ce document si précieux, que nous avons tenu à reproduire en entier, peut remplacer tous les autres témoignages. Ecoutons, cependant, trois de ses con- disciples.]

(c Pendant deux années, nous disait M. Roux (i), j'ai été le condisciple du P. Chanel et son souvenir fait le bonheur de ma vie. J'ai trouvé en lui toutes les qualités, qui rendent la vertu aimable. Je dois dire qu'à nos yeux, il était un modèle accompli du bon et pieux séminariste. »

« Dès qu'il parut dans nos rangs, raconte M. Bol- liat, il frappa mes regards par son air angélique et m'inspira le désir de rechercher sa compagnie. De

(i) Curé de Saint-Etienne-du-Bois.

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tous les élèves de son cours, il est le seul que j'aie connu dans l'intimité. J'ai passé, à Brou, deux ans avec lui. Il a singulièrement contribué par ses exem- ples et ses conseils à mon avancement dans le bien. »

M. l'abbé Bernard nous écrivait le 3 décembre i883 : « Sa vie simple, unie, limpide comme le ruisseau au sortir de la source; sa piété tendre, mais sans aucun apparat ; sa vertu douce et aimable ; sa modestie par- faite; son cœur si bon et si généreux exerçaient sur tous ceux qui le voyaient, une attraction irrésistible, et on se trouvait forcé de l'aimer. Il était comme la violette, qui cache son manteau d'azur sous la mousse et qui embaume la prairie de son parfum.

« J'ai gardé une impression vive de la douce et souriante figure du bon P. Chanel, de ses traits ayant quelque ressemblance avec ceux de saint Louis de Gonzague,de sa piété aimable et de son adresse à insi- nuer toujours dans ses conversations, par quelques mots affectueux, des pensées et des sentiments de vertu et d'amour de Dieu. Il n'y mettait aucun air de pré- tention. Tout cela coulait naturellement de son cœur.

« La pensée des missions, qui le préoccupait déjà à Meximieux, l'avait suivi au grand Séminaire. Elle lui était si familière qu'il la manifestait souvent à ses amis et qu'il cherchait à en inspirer aux autres le désir. »

Cette perfection que ses maîtres et ses condisciples admiraient, il la mettait dans l'accomplissement de la règle de la maison. La règle était pour lui l'exprès-

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sion de la volonté de Dieu ; il y trouvait un vrai bon- heur et une douce jouissance.

« Quoi de plus facile, écrivait-il à l'un de ses amis, que ce que nous avons à faire chaque jour : se lever après sept heures de repos; consacrer les prémices de la journée à la prière, à l'oraison et à la sainte Messe ; nous appliquer ensuite à l'étude du dogme, de la mo- rale et de l'Écriture sainte ; donner quelques instants à l'examen de notre conscience, recevoir quelques sages conseils, prendre nos repas et nos récréations à des heures fixes, en un mot, suivre le règlement de la maison ? Pour nous porter à l'accomplissement du devoir, on n'emploie ni contrainte ni menace : on n'a besoin que de nous inspirer l'amour de Jésus-Christ : « Non teteneat catena fen^ea, sedcatena Christ i [\). » Attachés par ces doux liens, nous sommes entraînés conformément à nos désirs : « Catena hac vincit, sponte ictrahimur, et polentes, et optantes (2). » La nature a beau se récrier. « Ubi amatur, non laboratur (3). m Et puis, quelle abondance de grâces nous vient en aide ! Dieu veuille que j'y sois fidèle (4) !... »

Ainsi que l'attestent ses règlements de vie, il don- nait à Dieu, au moment de son réveil, sa première

(i) Soyez retenu non par une chaîne de fer, mais par la chaîne de Jésus-Christ. (S. Grégoire.)

(2) Jésus-Christ triomphe par cette chaîne ; nous sommes en- traînés volontiers vers lui, et en le voulant, et en le désirant. (S. Chrysostome.)

(3) l'on aime, il n'y a pas de peine. (S. Augustin.)

(4) Vie du P. Chanel, p. 94.

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pensée, lui offrait toutes les actions de la journe'e et renouvelait souvent, durant le jour, les intentions du matin.

« A l'exercice de l'oraison, son maintien, son re- cueillement montraient la ferveur de son âme et l'inti- mité de ses communications avec Dieu. Le directeur du Séminaire, un jour, selon l'usage, lui fit rendre compte de sa méditation. Il répondit avec candeur et docilité, expliquant la méthode qu'il suivait, dévoilant ses moindres fautes, comme aussi ses affections, ses colloques et ses résolutions. Il ne se doutait pas que, dans ce compte rendu, il faisait connaître qu'il était déjà fort avancé dans les voies de la perfection.

« Cet esprit d'oraison prenait sa source dans une grande dévotion au Saint-Sacrement. Une piété angé- lique l'accompagnait au saint sacrifice de la Messe et à la Table sainte (i). »

Le serviteur de Dieu exerçait non seulement sur ses sens, mais encore sur les moindres mouvements de son âme, une vigilance et une mortification conti- nuelle. « Qui peut comprendre, disait-il un jourà l'un de ses plus intimes confidents, tout ce qu'une simple curiosité, une petite raillerie, une légère médisance, un sentiment d'amour-propre, causent d'opposition à la grâce, d'affaiblissement dans la ferveur, d'égare- ment et de dégoût dans l'oraison (2) ? »

(i) Vie du P. Chanel, p. 96. (2) Jd., p. 96.

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De cet esprit intérieur qui l'accompagnait par- tout. « Heureux son conchambrier ! Il put voir son attention et sa ferveur dans la prière, ses éle'vations de cœur à Dieu, ses regards tendres vers la croix ou vers une image de la sainte Vierge, la composition de son corps suivant les règles les plus sévères de la modestie, et tous les petits secrets de la dévotion qui se révèlent bientôt à un ami, lors même qu'on vou- drait les cacher (i). »

Au commencement du mois consacré à Marie, il fut appelé par ses supérieurs et par son directeur à recevoir, à la prochaine ordination, la Tonsure et les Ordres Mineurs. A cette nouvelle il ne put cacher la joie qui inondait son âme. Il allait solennellement prendre le Seigneur pour son partage et franchir les premiers degrés du sanctuaire !... Avec quelle ferveur il se prépara à ce jour béni qu'il appelait de tous ses v'œux ! Il n'oublia pas que l'ordination devait avoir lieu avant la fin de mai, et il remercia la sainte Vierge de cette précieuse faveur. Le samedi des quatre-temps de la Pentecôte, 28 mai 1826, il reçut dans l'église de Brou, des mains de Mgr Dévie, la Tonsure et les quatre Ordres Mineurs. Depuis ce moment, il se crut obligé à une plus grande perfection.

Quand vinrent les vacances, il se dit : « Maintenant que je suis ecclésiastique, il faut que je donne partout le bon exemple, dans ma famille, dans la paroisse,

(i) Vie du P. Chanel, p. 96.

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auprès de tous ceux qui me verront. » Nous savons qu'il tint parole et qu'il fut pour tous un sujet d'édi- fication.

M. Trompier voulait que ses anciens élèves allas- sent le voir, pendant les vacances, après son dîner, pour jouer et converser avec lui. Chaque dimanche, il les réunissait à sa table, et, dans une charmante causerie, contrôlait leurs études, leurs idées, etc. Le serviteur de Dieu n'avait garde de manquer à ces ren- dez-vous. Il était heureux de reprendre ces rapports intimes avec celui qui avait cultivé son âme comme un pasteur et comme un père.

« Je ne doute pas, nous écrit M. Bernard, que ce contact intime avec M. Trompier, énergique dans sa foi, ardent et fort dans son zèle, enjoué et spirituel en conversation, bon et aimable envers tout le monde, unissant la fermeté et la bienveillance pour gagner les pécheurs, n'ait contribué à développer les qualités naturelles, l'aménité de caractère, les dons de l'esprit et du cœur dont était doué le P. Chanel (i). »

§ 2. Deuxième aimée.

Le jour fixé pour la rentrée de 1826, l'abbé Chanel se trouva un des premiers au grand Séminaire. Bon nombre de ses condisciples ont raconté qu'en fran- chissant, pour lapremière fois, le seuil de cette maison sainte, «ils trouvèrent un jeune abbé plein de douceur

(i) Lettre du 3 décembre i883.

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et de modestie, qui les embrassa comme d'intimes amis, les conduisit à l'église pour l'adoration d'usage, et ne les quitta point qu'il ne les vît placés. Il se joi- gnait de préférence aux plus simples et aux plus timi- des. Il semblait arriver lui-même et se trouver par hasard. Mais on sait qu'il veillait à la fenêtre de sa cellule, qu'il suivait des yeux ses nouveaux condis- ciples, pour épier l'occasion de leur être utile (i). »

Comme nous l'a appris M. Pernet, les directeurs du grand Séminaire avaient reconnu ses aptitudes et l'avaient nommé sacristain. « De toutes les charges qu'exercent nos séminaristes, dit M. Perrodin (2), celle de grand sacristain est à mes yeux la plus hono- rable comme aussi la plus importante. Je ne la confie qu'à un élève intelligent et doué d'aptitude pour le service des autels et la direction des cérémonies reli- gieuses. Il faut en outre qu'il soit d'une conduite exemplaire, et que, par son zèle, il soit comme l'âme de la piété parmi ses condisciples. Or, toutes ces qua- lités, l'abbé Chanel les réunissait au plus haut degré (3). »

Grâce à la charge qui lui avait été donnée, le servi- teur de Dieu s'estimait heureux de pouvoir entrer dans l'église par une porte secrète, surtout pendant la récréation du soir. Après s'être acquitté de son office, il se cachait dans l'ombre plus épaisse d'un pilier, et

(1) Vie du P. Chanel, p. 98.

(3) M. Perrodin était alors supérieur du grand Séminaire.

(3) Vie du P. Chanel, p. 97.

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restait en adoration jusqu'à ce que la cloche l'obligeât de quitter le saint temple.

Sa charité industrieuse lui conciliait l'estime et l'affection de ses condisciples. Plusieurs lui furent re- devables de leur ferveur et même de leur persévé- rance dans la vocation à l'état ecclésiastique. M. l'abbé Martin, Jean-Baptiste (i), se plaît à répéter que sans lui il n'aurait pas été élevé au sacerdoce. « La pre- mière semaine que je passai au grand Séminaire me coûta horriblement ; j'étais si triste, si ennuyé, que je résolus de quitter la maison, sans espoir d'y rentrer. Déjà je me disposais à exécuter mon dessein, quand je rencontrai sur mon passage le bon abbé Chanel. Il comprit d'abord les noires pensées que je roulais dans mon esprit. Nous fîmes ensemble quelques tours sous les cloîtres du Séminaire, et il ne tarda pas à dissiper mes ennuis. Il m'encouragea si bien, que je n'eus, dans la suite, aucune tentation de ce genre. »

Un ecclésiastique avait été envoyé au grand Sémi- naire, afin de s'y retremper dans l'esprit de son état. L'abbé Chanel, qui ne soupçonnait pas le motif de sa présence à Brou, le vit quelquefois pendant les récréations dans le but de s'instruire et de former son expérience. Comme toujours, il mit dans ses rapports tant de bonté, de simplicité et de candeur, qu'il ne

(i) M. l'abbé Martin, J.-B., de Bagé-le-Châtel, a rempli succes- sivement des charges très importantes. Il est auteur de plusieurs ouvrages.

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tarda pas à toucher le cœur du prêtre. Celui-ci solli- cita auprès des Directeurs la permission de s'entrete- nir souvent avec un séminariste qui parlait si bien du bonheur d'aimer Dieu, et il retrouva dans ces con- versations l'esprit de ferveur et de piété.

Vers le milieu de février de l'année 1826, le servi- teur de Dieu reçut une nouvelle qui le fit trembler et qui, en même temps, le comblait de joie. Il était appelé par ses supérieurs à se consacrer au Seigneur d'une manière irrévocable par l'ordination du sous- diaconat. Il alla se jeter au pied du Saint-Sacrement, pria longtemps, et demanda avec une grande simpli- cité au directeur de sa conscience ce qu'il avait à faire. Quand il eut connu par la réponse de son confesseur que Dieu voulait qu'il fût prêtre et qu'il acceptât, dès ce moment, l'ordre de sous-diacre, il ne songea plus qu'à s'y préparer avec toute la ferveur dont il était capable.

Le samedi avant le dimanche de la Passion, 1 1 mars 1826, les ordinands étaient réunis dans l'église de Brou, et Mgr Dévie, revêtu des ornements pontificaux, commençait la messe de l'ordination. Quand le mo- ment fut venu, l'abbé Chanel répondit à l'appel de son nom avec un accent qui trahissait les émotions de son âme. Oh ! avec quel bonheur il s'avançait vers le Pontife, se prosternait à terre pendant la récitation des litanies, et recevait ensuite l'ordre sacré du sous- diaconat. La joie qui inondait son cœur se peignait sur tous ses traits. Qu'il était heureux de pouvoir

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réciter l'office divin et d'être consacré au service des autels pour toute sa vie ! Ses maîtres et ses condisci- ciples comprirent qu'enfin ses vœux étaient satis- faits.

Le mois de mai de la même année lui apporta une nouvelle grâce. Il reçut, en effet, le diaconat dans l'église de Brou, des mains de Mgr Dévie, le samedi des quatre-temps de la Pentecôte, 20 mai 1826.

§ 3. Troisième année.

En revenant à Brou au mois d'octobre, le serviteur de Dieu se fit cette réflexion : « Voici ma dernière année de Séminaire, celle probablement je serai prêtre ; il faut donc que je fasse de généreux efforts pour croître en piété et en régularité, et pour donner à tous le bon exemple. » Si Ton en juge par sa conduite, on doit dire, avec ses condisciples, qu'il accomplit parfaitement sa résolution.

Pour ne pas nous répéter, nous nous contenterons de citer le passage suivant d'une lettre de M. Guérin:

« A la rentrée de ma seconde année, j'eus le bon- heur d'être son conchambrier. Il était alors grand sacristain, et l'on me fit l'honneur de lui être adjoint pour second, pendant toute cette année, que je regarde comme une de mes plus précieuses. Sa compagnie m'a été d'un bien grand avantage sur tous les rapports. C'est que j'ai pu mieux qu'à point d'autres endroits et, je puis dire, mieux que personne, apprécier son

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excellent caractère, et surtout sa grande pie'té, au point que je m'étonnais de voir en lui tant de calme, tant de ferveur, et j'ajoute aussi, avec tout cela, une douce gaîté qui me le faisait regarder comme un être privilégie'. Je ne pouvais m'empêcher de croire, et j'en ai toujours la conviction, que tant de bonnes qualités ne pouvaient exister que dans un séminariste qui avait su conserver l'innocence de son baptême. J'étais, je dois le dire, jaloux de son bonheur, mais non pas à son détriment.

« Mais ce qui m'a donné une haute idée de lui et de sa grande foi à la Sainte Eucharistie, c'est ce qui lui arriva un jour de dimanche ou de fête solennelle. Voici le fait :

« Vous savez qu'au grand Séminaire la sainte com- munion, le dimanche, étant plus nombreuse, le pre- mier sacristain, lorsqu'il est diacre, et il l'était, va le premier à la sainte communion, revêtu de l'étole, et, après avoir communié, il prend la patène et suit le célébrant, en la tenant sous le menton de celui qui communie. Il aperçut, pendant la communion, une parcelle tombée sur la patène ; mais, je ne sais comment, cette parcelle disparut. Il marqua avec sa clef l'en- droit, à peu près, il croyait qu'elle était tombée.

« Il se trouva dans la plus grande inquiétude. Il resta longtemps, après la Messe et l'action de grâces, à chercher sur le tapis cette parcelle. Quand il rentra dans sa chambre, je le vis avec un air peu ordinaire ; car habituellement, lorsqu'il rentrait après son action

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de grâces, c'était toujours le sourire sur les lèvres et la paix dans le cœur.

« Je ne pus m'empêcher de lui demander ce qu'il avait et pourquoi il était demeuré si longtemps. 11 me raconta ce qui lui était arrivé d'un air vraiment inquiet et,après quelques instants, il retourna chercher encore.

« Enfin, après un quart d'heure , il revint avec sa gaîté ordinaire, en me disant : « Je l'ai bien troui^ée. » Sa foi et sa piété avaient été récompensées.

« Je vous assure que je n'ai jamais oublié ce trait, quia produit sur moi la plus vive impression et n'a fait qu'augmenter les sentiments de vénération que j'avais pour lui (i). »

A la fête de saint Jean-Baptiste, patron du dio- cèse, l'appel eut lieu pour la prochaine ordination, fixée au G^^dimanche après la Pentecôte. L'abbé Chanel fut admis à recevoir le sacerdoce. Son cœur tressaillit de joie à l'annonce de cette grâce qui allait mettre le comble à tous ses désirs. Comme il employa le temps qui lui restait, afin de rendre sa préparation aussi par- faite que possible !

Animé du feu de la charité et poussé par un saint zèle, il réunit ses confrères, leur exposa ses pensées, et après avoir obtenu leur pleine adhésion, rédigea l'engagement suivant et le fit signer le jour de l'ordi- nation :

(i) Extrait d'une lettre adressée au T, R. P. Colin, le 29 mars 1843, par M. Guérin, curé d'IUiat.

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« L'an de Jésus-Christ 1827, le i5 juillet, à l'ordi- nation faite par Mgr Alexandre-Raymond Dévie, dans son grand Séminaire de Saint-Martin, à Brou, ont été faits prêtres MM... (Suivent iS noms.)

« Désirant conserver la grâce de notre ordination, et notre union fraternelle, devenue plus étroite en ce jour, le plus mémorable et le plus heureux de notre vie, nous avons arrêté ce qui suit :

« Dès ce moment et pour toute la vie, nous mettons en commun tous nos biens spirituels, toutes les bonnes œuvres que nous ferons dans quelque situation qu'il plaise à la Providence de nous placer.

« Nous permettons et promettons de nous aver- tir les uns les autres de tout ce qu'il pourrait y avoir de moins édifiant dans notre conduite ; de nous exciter mutuellement, si notre piété venait à se ralentir, afin d'être constamment l'exemple des fidèles dans toutes nos actions, et d'honorer par une vie irréprochable le saint ministère qui nous a été confié.

« Tous les ans, nous célébrerons l'anniversaire de notre ordination. En ce jour, qui en rappellera un si solennel, chacun de nous offrira le divin sacrifice pour ses co-associés, et priera Dieu de renouveler en eux la grâce qui leur a été conférée par l'imposition des mains pontificales. Ce jour-là, on fera en sorte d'être fervent, plus appliquée ses devoirs, et on pren- dra la résolution de travailler à sa sanctification avec plus de zèle et de constance.

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« Comme notre petite association regarde non seulement le temps pre'sent, mais encore l'e'ternité, quand l'un de nous mourra, tous les autres offriront pour lui le saint sacrifice, et prieront pour le repos de son âme.

« Nous prenons tous la ferme re'solution de tra- vailler à devenir de saints prêtres, d'être de'voués au culte de la très sainte Vierge, de faire assidûment l'oraison, d'étudier tous les jours quelques pages de l'Écriture sainte et de la the'ologie, de ne jamais passer deux semaines sans nous confesser et de faire tous les ans une retraite de huit jours (i). »

De telles dispositions devaient être bénies de Notre Seigneur, comme la suite de cette histoire le mon- trera. Nous n'essaierons pas de dire ce que fut cette ordination et l'impression profonde qu'elle produisit non seulement sur les nouveaux prêtres, mais encore sur tous les assistants.

Si l'abbé Chanel n'eût consulté que l'attrait de sa piété, volontiers il eût dit sa première Messe dans une chapelle solitaire; mais M. Trompier voulait qu'elle eût lieu dans l'église de Cras, et n'avait-il pas droit aux prémices du sacerdoce de cet élève, qu'il avait cultivé avec tant de soin et qu'il avait nommé la fleur de son petit troupeau ?

Le mardi 17 juillet, le serviteur de Dieu célébra donc sa première Messe, dans l'église de Cras, sur

(i) Vie du P. Chanel, p. loi.

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cet autel au pied duquel il avait fait sa première com- munion. Les fidèles en grand nombre accoururent pour assister à la belle solennité, et participer aux grâces qui allaient descendre du ciel à la prière de ce jeune prêtre, dont ils avaient prédit que très certaine- ment il serait un jour élevé au sacerdoce.

« J'eus le bonheur, dit M. Bolliat (i), d'assister à cette fête religieuse et de m'édifier, en suivant des yeux chacun des pieux mouvements de l'abbé Cha- nel. Je croyais voir à l'autel saint Vincent de Paul ou saint François Xavier. Toute sa famille eut le bonheur de recevoir de sa main l'adorable Eucha- ristie (2). ))

Ecoutons un autre témoin, M. Guérin : « En qua- lité de conchambrier, il me pria de venir officier à la première Messe qu'il dit dans- sa paroisse, assisté de son vénérable curé. J'eus le bonheur de faire diacre pour la première fois et fus témoin encore de sa ferveur, de sa piété et de son amour pour Dieu. Ce n'était pas un homme à l'autel, mais un ange (3). »

Qui nous dira ce qui se passait alors dans le cœur de M. Trompier ? Il était là, tout près de son cher élève, le dirigeant dans le cours du saint sacrifice. Il voyait enfin ses vœux accomplis et ses espérances réa- lisées. Quant au jeune prêtre, il n'avait garde d'oublier

(i) M. Bolliat, dont nous avons déjà rapporté le témoignage, p. 67, était depuis une année vicaire à Gras.

(2) Vie du P. Chanel, p. io3.

(3) Lettre citée du 29 mars 1845.

b

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celui dont la tendre charité l'avait mis dans la voie du sanctuaire, et, en offrant à Dieu la victime sainte, il le suppliait d'acquitter, envers son bienfaiteur, la dette de sa reconnaissance.

Sonpèrect samère, au comble du bonheur de le voir prêtre, lui demandèrent de chanter une Messe solen- nelle dans l'ancienne église paroissiale de Guet (i). Il consentit volontiers au désir qui lui était manifesté et se concerta avec M. le curé de Montrevel pour donner à la fête la solennité convenable. N'avait-il pas à prier pour les défunts de sa famille dont les corps repo- saient dans le cimetière, et ne tenait-il pas à se mettre sous la protection du patron de l'église, saint Oyand, abbé, dont il est dit, au Martyrologe romain (i" jan- vier) que sa jùe brilla par l'éclat de ses vertus et de ses 7niracles? Un certain nombre d'ecclésiatiques répon- dit à l'invitation de la famille, en assistant à la Messe solennelle et au repas qui la suivit.

L'abbé Chanel avait été nommé vicaire à Ambé- rieux le jour même de son ordination. Mais, comme sa santé était fortement ébranlée, il obtint de son curé l'autorisation de demeurer, près d'un mois, dans sa

(i) L'église n'avait pas encore de curé. Elle est située sur une colline riante et gracieuse, et de tous les côtés le regard em- brasse un vaste horizon. Elle n'offre rien de remarquable à la curiosité des visiteurs; mais en attendant que la générosité des fidèles ait permis d'en élever une autre, et plus grande et plus belle, elle nous rappelle que le saint Martyr s'est agenouillé et a prié souvent dans son sanctuaire, et que, sur son autel, il a offert plusieurs fois la victime du salut.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 83

famille. La plus grande partie de son temps, il la passa auprès de M. Trompier, afin de témoignera son bien- faiteur sa reconnaissance et de recevoir de lui les lumières et les conseils dont il avait besoin, avant d'entrer dans le ministère.

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CHAPITRE VIII

LE BIENHEUREUX CHANEL VICAIRE A AMBÉRIEUX (i5 juillet 1827 I"- septembre 1828.)

E serviteur de Dieu se rendit à Ambérieux, le 1 3 août 1827, pour occuper le poste qui lui avait été confié. Il eut le bonheur d'être initié aux fonctions du saint ministère sous les yeux d'un pasteur qui joignait à de rares vertus, le trésor précieux d'une longue expérience (i). Aussi il se fit une loi d'agir toujours de concert avec son curé et de régler sa conduite sur ses exemples et ses conseils.

Trop jeune encore pour être admis au sacerdoce, l'abbé Bret venait d'être nommé directeur de la maî- trise d'Ambérieux, que M. CoUiex avait fondée dans

(i) M. l'abbé François Colliex, de Billiat, était vicaire à Lan- crans, lorsque éclata la tourmente révolutionnaire. Obligé de fuir en Suisse, il ne tarda pas à rentrer. Grâce à un déguise- ment, il parcourait le pays de Gex pour confesser les fidèles, bénir les mariages, administrer les derniers sacrements aux malades. Souvent il était obligé de se cacher dans les cavernes ou dans les bois. Deux fois il fut arrêté et il dut subir une dure prison. Pour récompenser son zèle, l'administration diocésaine le nomma, après le Concordat, à la cure de Ghàtillon en Mi- chaille, puis, en 1816, à celle d'Ambérieux.

VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 85

le but de préparer des vocations ecclésiastiques. Cette circonstance permit aux deux amis de resserrer les liens de la charité fraternelle et de se fortifier dans leur vocation à la vie religieuse et apostolique.

« Fidèle à cet esprit de régularité qu'il avait puisé dans les séminaires, l'abbé Chanel se levait et se cou- chait à des heures fixes. Son oraison, son bréviaire, sa lecture spirituelle et ses autres exercices de piété avaient aussi leurs moments déterminés (i). »

« Sur sa personne, comme dans son habitation, pas le moindre luxe. Dans sa chambre vous eussiez vu près du lit un prie-Dieu, un crucifix et quelques pieu- ses images; et, dans son cabinet d'étude, une table en bois de sapin et une modeste bibliothèque (2). »

(( Il aimait à se rendre à lui-même tous les petits services qu'il aurait pu recevoir d'une main étrangère. ,Nul autre que lui n'avait soin d'entretenir la propreté de son logement, de ses habits et de sa chaussure. Quelquefois même, au besoin, il prenait l'aiguille pour raccommoder ses vêtements. Un de ses amis, l'ayant surpris à l'œuvre, lui lança quelques mots de plaisanterie. « Il est bon, répondit-il en souriant, de « savoir faire un peu de tout; si jamais je suis mis- « sionnaire chez les sauvages, il faudra bien me pas- « ser des tailleurs (3). »

(i) Vie du P. Chanel, p. 11 5.

(2) Id., p. ii5.

(3) M, p. II 5.

86 VIE DU BIENHEUREUX

Quand il parut en chaire pour la première fois, il gagna aussitôt l'estime de ses auditeurs par l'onction touchante et la noble simplicité de sa parole. On sen- tait que sa prédication avait été préparée et méditée devant Dieu : aussi on aima de plus en plus à l'en- tendre (i).

Dès les premiers jours de son vicariat, il vit son confessionnal entouré de pénitents. Ceux qui s'adres- sèrent à lui se félicitèrent de l'avoir choisi pour leur directeur spirituel. Les enfants surtout et les jeunes gens se plaisaient à redire sa bonté et sa douceur.

a Du moment qu'il savait une personne gravement malade, il ne la perdait pas de vue. Il la visitait fré- quemment, et n'attendait pas, pour la préparer à com- paraître devant Dieu, qu'elle fût sur les bords de l'éternité. Quand les approches de la mort étaient su- bites et imprévues, vous l'eussiez vu aussitôt courir en toute hâte, pour ne pas priver une âme des der- niers secours de la religion (2). »

Un soir, il commençait à peine à se remettre un peu de la fatigue d'une longue course, lorsqu'on vint l'avertir qu'un pauvre voiturier venait de faire une chute si grave qu'il ne lui restait plus que quelques instants à vivre. A cette nouvelle, il oublie de prendre

(i) Nous avons encore sa première instruction, dans laquelle il établit les principaux motifs qui nous font une obligation de servir Dieu, parce qu'il n'est rien de plus glorieux pour nouSy rien de plus juste, rien déplus doux et de plus agréable.

(2) Vie du P. Chanel, p. ii3.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 87

sa chaussure et vole auprès du moribond. L'abbé Bret ne fut ni moins prompt ni moins zélé. Les voilà tous les deux dans un galetas ils trouvent le mou- rant couché sur la paille, couvert d'horribles meur- trissures et baigné dans son sang. C'est un vieux pé- cheur qui ne s'est pas confessé depuis longtemps. Il ne peut proférer aucune parole, mais il lui reste en- core quelques lueurs de connaissance. Le serviteur de Dieu l'exhorte au repentir de ses fautes et à la con- fiance en Notre Seigneur Jésus-Christ. Quelques lar- mes s'échappent de ses yeux, et il embrasse avec amour le crucifix. Le sacrement des mourants est à peine administré, que le voiturier rend le dernier sou- pir. Les deux abbés se mettent à genoux, et, après avoir prié quelques instants pour le repos de son âme, se retirent avec le consolant espoir de le retrou- ver un jour dans le ciel.

M. Colliex, appréciant les qualités de son Jeune vi- caire, crut pouvoir lui confier la direction de la Con- grégatioji des filles de la Persévérance. La piété devint encore plus fervente parmi les congréganistes. Plu- sieurs d'entre elles sont parvenues à une haute per- fection. « J'ai eu le bonheur, écrivait une personne d'Ambérieux , d'appartenir à la Congrégation des filles de la Persévérance. L'abbé Chanel, qui en avait la direction, a singulièrement contribué à la dévelop- per et à l'affermir. Souvent il nous recommandait la prière, la fuite des occasions dangereuses, la dévo- tion à la sainte Vierge, la fréquentation des sacre-

88 VIE DU BIENHEUREUX

ments... Il nous faisait aimer la vertu, et nous la montrait principalement dans l'accomplissement de nos devoirs d'état, et dans les actions les plus ordi- naires (i). »

On se rappelle que, dès l'âge le plus tendre, le ser- viteur de Dieu aimait à construire de petits autels qu'il ornait de son mieux. Devenu prêtre, il lui était enfin donné de réaliser les pieux essais de son en- fance. C'était à l'époque des solennités qu'il s'étudiait à déplo3^er toute la magnificence du culte divin. A la fête du Saint-Sacrement de 1828, il s'occupa lui-même, avec la plus grande activité et le soin le plus intelligent, de faire disposer, dans les divers quartiers de la pa- roisse, ces reposoirs Jésus-Christ sous les voiles eucharistiques bénit, comme du haut d'un trône, les fidèles recueillis et prosternés. Il était dignement se- condé par M. l'abbé Bret, qui préparait les enfants de chœur au chant des hymnes et aux différentes céré- monies.

La dévotion du jnois de Marie ^ aujourd'hui si po- pulaire, ne se pratiquait point encore dans la paroisse d'Ambérieux. « Elle était trop précieuse aux 3''eux du serviteur de Dieu et trop chère à son cœur pour qu'il

(i) Vie du P. Chanel, 'ç. no. La Congrégation avait pour présidente M"« Joséphine Bonnet, qui communiait tous les jours et faisait beaucoup de bien. Quand le P. Chanel eut quitté Ambérieux, il lui écrivit de temps en temps des lettres pieuses, qui étaient communiquées aux associées et entretenaient leur ferveur.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 89

n'essayât pas de l'y introduire. Ne pouvant atteindre directement son but, il usa d'adresse et parvint à faire entrer dans son dessein le vénérable M. Colliex, que toute innovation semblait contrarier. « Je consens à ce « que vous me demandez, lui dit le bon vieillard ; fai- « tes tout pour le mieux, je m'en repose entièrement « sur vous. » Fort de cette permission, le zélé vicaire s'empressa de décorer la chapelle de la sainte Vierge avec toute la splendeur qui lui fut possible. Les pa- roissiens se rendirent en foule à l'ouverture des pieux exercices. Le saint curé vint lui-même pour les prési- der. A la vue de ce trône élevé à la Reine du ciel, en- touré de mille fleurs et d'un éblouissant luminaire, il fut surpris bien au delà de son attente. De retour au presbytère, il ne put s'empêcher, dans une première impression, d'en témoigner une sorte de méconten- tement. « En vérité, s'écria-t-il, c'est porter les cho- « ses trop loin... A quoi bon tant d'étalage ? Que fe- « rons-nous donc le jour de Pâques ?...)> Hâtons-nous d'ajouter que cette première impression ne fut qu'un éclair auquel succédèrent bientôt les plus douces con- solations. Le mois de Marie, en effet, produisit tout le bien qu'on aurait pu attendre d'un jubilé ou d'une mission (i). »

Le vicaire d'Ambérieux aimait tellement la sainte Vierge qu'il avait toujours son chapelet à la main, lorsqu'il faisait sa promenade ou allait voir les malades.

(i) Vie du P. Chanel, p. 112.

go VIE DU BIENHEUREUX

Il était si zélé pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, qu'il ne se donnait aucun repos. Aussi sa santé, affaiblie par les études, ne pouvait se rétablir au mi- lieu de tant de travaux. Elle allait même en dépéris- sant de jour en jour. Partout on disait avec l'accent d'une profonde douleur : « Que c'est dommage 1 notre cher abbé ne vivra pas longtemps. » Exténué de fatigue et la voix presque éteinte, il continuait de prê- cher à son tour ; il faisait le catéchisme aux enfants et ne refusait personne au tribunal de la réconciliation.

Loin de chercher quelque repos, il désirait au con- traire agrandir le cercle de ses travaux. « Soupirant toujours après les missions d'outre-mer, il s'en ouvrit à Mgr Dévie. Mais le vénérable prélat pensa que l'heure de la Providence n'était pas encore venue. Le jeune prêtre, au cœur d'apôtre, attendait cette heure impatiemment. Il enviait le bonheur d'un vicaire d'Ambérieux qui, à force de prières et de sollicita- tions, avait enfin obtenu la permission de s'embar- quer pour les Indes orientales (i). » Toutes les fois que M. Bonnand (2) envoyait le récit de ses travaux apostoliques, le serviteur de Dieu sentait croître en lui le désir de se consacrer aux missions.

« Ah ! disait-il à la personne qui lui communiquait les lettres du missionnaire, si je ne puis rejoindre

(i) Vie du P. Chanel, p. 118.

(2) M. Bonnand, ancien vicaire d'Ambérieux, avait quitte' la France, au mois de février 1824, pour se rendre dans la mis- sion de Pondichéry.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL QI

M. Loras à Dubuque, que je serais heureux d'être auprès de notre cher M. Bonnand ! Demandez-lui donc, quand vous lui écrirez, s'il n'a pas trouvé mon nom écrit sur le sable du rivage ou sur l'écorce de quelques arbres... Dites-lui bien que je me mettrai en route, aussitôt que Dieu me fera signe (i). »

Au lieu de faire voile vers ces contrées lointaines, l'abbé Chanel reçut, le i^"" septembre 1828, une lettre de l'administration diocésaine qui le nommait curé de Crozet, à l'extrémité du département de l'Ain, dans le voisinage de Genève. Les supérieurs ecclésiasti- ques étaient convaincus que cette paroisse, dont la population ne dépasse guère sept cents âmes, ne ré- pondait pas à son mérite ; ils l'y avaient nommé dans l'intérêt de sa santé.

Cette nomination fut comme un coup de foudre pour son vénérable curé, qui la tint cachée quelques jours, dans l'espérance qu'il la ferait révoquer. Le bon vieillard dut, malgré ses démarches et ses vives instances, se résoudre à une pénible séparation. « Que de larmes, dit un témoin oculaire, coulèrent alors au presbytère et dans toutes les familles d'Ambérieux... » Mais la voix de Dieu venait de se faire entendre. L'abbé Chanel accepta de grand coeur le nouveau poste qu'on lui offrait. Son séjour à Ambérieux n'avait été que de treize mois. Dans ce court espace de temps, il avait su se concilier l'estime et l'affection des pâ- li) Vie du P. Chanel^ ]^. 118.

92 VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL

roissiens : aussi, sa mémoire a toujours été en véné- ration,comme nous l'apprend une lettre de M. l'abbé Marchand, en date du 28 novembre 1842.

Une dame pieuse, qui a eu le bonheur d'avoir le P. Chanel pour directeur, pendant qu'il était vicaire à Ambérieux, nous disait que dès lors il jouissait de la réputation d'un saint. «- Son souvenir, ajouta-t-elle, est resté si vivace, que ceux qui l'ont connu, ne l'ont jamais oublié, et ceux qui n'ont pas eu ce bonheur, semblent l'avoir vu, tant ils en ont entendu parler. »

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CHAPITRE IX

LE BIENHEUREUX CHANEL CURÉ DE CROZET

(i»'- septembre 1828 !•■■ septembre i83i)

$ i. Le pasteur des âjnes.

^^^MIe serviteur de Dieu se rendit avec joie au £^^P^ poste que son eveque venait de lui assi- y^Q gner. M. Egraz, curé de Sergy, l'accom-

pagna jusqu'au village de Villeneuve et le présenta à M. Martin, maire de la commune. « Voici, dit-il en riant, un ciu^é de Cro^et : lequel de nous deux voule'{- pous ? » « Celui-ci, répondit bien vite une sainte personne de la famille, en désignant l'abbé Chanel : c'est l'ange que Dieu nous envoie. »

La famille qui accueillait si pieusement le nouveau curé, n'était pas une famille ordinaire. Pendant les mauvais jours, elle était toujours restée fidèle à sa foi. M. François Martin, alors que tout le monde trem- blait, cachait dans sa maison quelques prêtres intré- pides qui continuaient d'exercer le ministère dans le pays de Gex. M. Colliex avait reçu chez lui l'hospita- lité. Il fallait d'autant plus décourage, que le curé de Crozet avait prêté le serment constitutionnel et avait

94 VIE DU BIENHEUREUX

persévéré dans son schisme. M. Martin, armé de son fusil de chasse, conduisait, pendant les ténèbres de la nuit et par des chemins détournés, les prêtres fidèles auprès des personnes qui réclamaient leur ministère. Il les accompagnait, le plus souvent, à l'hospice de Tougin, près de Gex, ils allaient célébrer la messe devant quelques catholiques dévoués, en présence des sœurs de la Charité, qui, en prenant un habit séculier, avaient pu demeurer auprès de leurs chers malades. La supérieure de cet établissement était sœur de M. Martin. Le jeune curé et le vieux maire étaient bien faits pour s'entendre : aussi ils furent deux amis dévoués.

Du village de Villeneuve le serviteur de Dieu se rendit à l'église, située au sommet du bourg de Crozet, au pied de la montagne du Jura, qui élève sa cime à i,6gomètres au-dessus du niveau de la mer. De l'église et du presbytère qui l'avoisine, on jouit d'une belle vue et on a devant soi un magnifique panorama.

Ce site assez pittoresque ne pouvait déplaire au nou- veau curé, qui, du reste, ne cherchait que la volonté de Dieu dans celle de ses supérieurs. Il n'en fut pas de même de son père, qui, accoutumé aux plaines de la Bresse, ne trouva point à son goût la situation de Crozet. Il alla trouver l'un des vicaires généraux et lui dit : « Pensez-vous que j'aie fait étudier mon fils pour que vous le perdiez dans les montagnes, au milieu des ours ? Je veux le reprendre. » Ce propos fit rire le curé de Crozet ; mais, craignant que son père ne

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poursuivît son projet, il se rendit à la Potière pour consoler ses parents et s'opposer à toute demande de changement. Il disait, à ce sujet, à M. Bernard : Si je me rapprochais davantage de mes parents, je m'éloi- gnerais d'auta?it du bon Dieu.

Une seule chose l'affligeait dans son nouveau poste, c'était le déplorable état dans lequel se trouvaient les âmes dont il était devenu le pasteur.

Les calvinistes, au xvi^ siècle, avaient imposé leurs erreurs aux habitants de Crozet, comme aux paroisses voisines, la baïonnette au bout du fusil, et avaient renversé l'antique église. Lorsque les ducs de Savoie les eurent chassés en 1662, le temple, qui avait été élevé au bas du village, fut détruit et l'église rebâtie sur la place de l'ancienne. C'était celle que l'abbé Chanel avait sous les yeux et qui était trop petite pour la population.

Quoique les habitants de Crozet eussent rejeté les erreurs de Calvin et fussent tous catholiques, à l'ex- ception de cinq personnes venues d'autres paroisses, ils avaient conservé une trop grande indifférence pour les pratiques religieuses, indifférence favorisée, au siècle dernier, par le jansénisme et, pendant la Révo- lution, par un prêtre constitutionnel. Au rétablisse- ment du culte, M. Perroud, ancien gardien des capu- cins de Gex, avait, il est vrai, ramené beaucoup d'âmes par son zèle et sa grande bonté. Mais son successeur, M. Chuit, d'un caractère ardent et susceptible, n'avait pas su se concilier le cœur des fidèles. Aussi était-on

q6 VIE DU BIENHEUREUX

revenu aux vieilles habitudes d'indifférence et d'oubli des devoirs religieux. Quelques personnes des plus notables, qui avaient cru se reconnaître dans deux ou trois instructions, ne purent lui pardonner ses allu- sions et, à force d'instances, obtinrent son change- ment. M. Ghuit laissait une lourde charge au servi- teur de Dieu.

« A son arrivée, disait un vénérable vieillard, en 1841, au P. Bourdin, notre paroisse était dans le plus triste état. On ne se confessait plus. Les dimanches et les fêtes, l'église était presque vide; quelques-uns travaillaient comme les autres jours ; un grand nombre passaient leur temps au cabaret. Les enfants, livrés à eux-mêmes, n'avaient en tête que les amusements, et n'apprenaient que le mal. Nous avions cependant un curé instruit et plein de zèle ; mais, peut-être, n'était- il pas assez modéré dans ses paroles. Bientôt on ne put le supporter. Aussi on sollicita plusieurs fois son changement. Mgr l'évêque de Belley voulut bien con- descendre à ces instances. Dieu est si bon ! au lieu de nous punir, il nous traita en père et nous donna M. Chanel. En peu de temps la paroisse changea de face. »

Voici les moyens qu'il employa :

En entrant à Crozet, il avait placé son ministère sous les auspices de la sainte Vierge et de saint Fran- çois de Sales. Durant neuf jours, il se rendit, matin et soir, au pied de l'autel de Marie.

Dès qu'il le put, il fit un pèlerinage au tombeau de

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saint François. Il se rappelait que sa paroisse avait fait partie du diocèse de Genève, et que le saint e'vêque l'avait visitée.

« Il serait difficile d'exprimer tout ce que l'on res- sent, écrit-il àM"^^ B., d'Ambérieux, lorsqu'on pénètre dans l'admirable chapelle du couvent de la Visitation, à Annecy. C'est que repose la dépouille mortelle du grand saint que je désirais vénérer. Un pieux saisis- sement s'empara de moi, quand il me fut donné de m'agenouiller auprès de ses reliques et de les contem- pler à loisir. Le corps du saint, revêtu des ornements pontificaux, est comme à l'état de sommeil dans une châsse magnifique... J'ai été assez heureux pour m'en revenir avec un reliquaire enrichi d'ossements de saint François de Sales et de sainte Jeanne-Françoise de Chantai (i). »

Pénétré du sentiment de sa faiblesse et de son im- puissance, il ne compta pas sur ses efforts pour réussir d'ans ses desseins, mais il attendit tout de la prière. Aussi, il n'entrait point en oraison, il ne montait point à l'autel, il ne se prosternait point devant le Saint- Sacrement, sans exposer au Seigneur les besoins du troupeau remis à sa garde. Il passait de longues heures aux pieds de celle que l'Eglise appelle le Salut des infirmes et le Refuge des pécheurs. Non content de prier lui-même, il frappait à la porte des communau- tés religieuses, et conjurait les anges de ces pieuses

(i) Vie du P. Chanel, p, i36.

gS VIE DU BIENHEUREUX

retraites de penser à son cher Grozet dans leurs offices, dans leurs communions et dans leurs saintes auste'rités. Il demandait encore des prières à toutes les âmes dévotes, qui, de près ou de loin, pouvaient s'inte'res- ser à son œuvre de réformation de la paroisse.

Dès les premiers jours de son arrivée, il s'empressa de faire connaissance avec ses paroissiens. Il alla les voir chez eux; il n'oublia personne. Partout il fut accueilli avec joie et reconnaissance. Ces visites, il les renouvela de temps en temps. Tous les jours il en fai- sait quelques-unes. Il n'allait pas seulement on l'appelait ; il se présentait même on ne le deman- dait pas, mais toujours d'une façon très discrète, atten- dant les occasions favorables ou les faisant naître. On était gagné tout d'abord par ce regard si doux, ce sou- rire si affectueux, ce langage et ces manières tout à la fois simples et dignes. Sous les traits du pasteur, on entrevoyait la figure d'un ami et d'un père. Quand il se retirait, sa visite n'avait pas seulement charmé ; elle avait instruit, consolé, affermi dans le bien.

Lorsque sur sa route le curé de Crozet rencontrait un ouvrier ou un paysan, il l'abordait avec cet air de bonté qui gagne les cœurs. Il échangeait avec lui quelques paroles pleines de bienveillance et de charité, et il ne le quittait pas qu'il n'eût adroitement dit un mot de Dieu ou de notre sainte religion.

Les enfants et les petits bergers étaient pour lui l'objet de la plus délicate attention. Bientôt il les con- nut tous par leurs noms. Il aimait à causer avec eux.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 99

« Une chose qui e'tonnait les habitants de Crozet, nous dit Victoire Guigrand, c'est qu'il savait si bien attirer les enfants pour les instruire, qu'ils auraient voulu être toujours auprès de lui(i).)) Presque chaque fois, il leur donnait une petite image ou une médaille delà sainte Vierge.

Pour remédier efficacement auxmauxde sa paroisse, il crut qu'il fallait d'abord s'occuper de l'instruction des enfants. Connaissant un jeune homme d'une piété solide et d'une instruction suffisante, il lui confia le soin des petits garçons.

Quant aux jeunes filles, il les mit sous la garde d'une institutrice, nommée M"^ Clément, et, plus tard, sous celle d'une religieuse de la Proindeiice de Poi^tieux.

Sa sœur, Marie-Françoise, soupirait, dès l'âge le plus tendre, après la vie religieuse. Elle avait conjuré son frère de l'appeler auprès de lui, en attendant le jour Dieu lui permettrait d'atteindre le but de ses désirs et de combler ses vœux.

Dès qu'elle fut à Crozet, elle s'attira l'estime uni- verselle par samodestie, sapiété, ses manières simples et affables. Elle apprenait aux petites filles le caté- chisme, la couture et le chant des cantiques; elle les préparait aux sacrements de Pénitence et d'Eucha- ristie. La plupart d'entre elles quittaient l'école après

(i) Lettre au P. Bourdin, en date du i*"" octobre 1842. Vic- toire Guigrand habitait avec son père une maison contiguë au presbytère.

100 VIE DU BIENHEUREUX

la première communion. La pieuse sœur du curé ne les perdait pas de vue et renouvelait souvent les re- commandations qu'elle leur avait faites.

Entrant pleinement dans les vues de son frère, elle visitait et secourait les pauvres et les malades. On la voyait souvent, en compagnie de la domestique du presbytère, un panier sous le bras, porter des comes- tibles dans les réduits les plus nécessiteux. Le soin de l'église et de la sacristie était aussi l'une de ses fonc- tions. De plus, elle était la zélatrice et comme Tàme des confréries du Saint-Rosaire et des filles de la Per^ sévéraïice.

Après avoir jeté les fondements de l'éducation chré- tienne, le serviteur de Dieu tourna ses regards vers les désordres les plus scandaleux de la paroisse_, et, pour les détruire, il s'efforça de réaliser, dans l'exer- cice de son zèle, ces paroles de l'Ecriture : La sagesse atteint d'une extrémité à Vautre avec force ^ et dispose tout avec douceur. {Sap.., viii, i .) Il se fît une loi ri- goureuse de ne laisser échapper de sa bouche aucun blâme, aucune plainte à l'endroit de ses paroissiens. Il n'en parlait jamais qu'avec les sentiments du meil- leur des pères, et l'on était persuadé, à Crozet, qu'il aimait tout le monde.

« Ce fut surtout par sa bonté et sa douceur, nous disait M. l'abbé Bramerel(i), qu'il réforma la paroisse

(i) M. Bramerel, actuellement curé à Saint-Jean-de-Gonville, est à Crozet en 1824, et attribue sa vocation au Bienheureux Martyr.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 10 1

au point de vue moral et religieux... Sa vie pas- torale est une manifestation de la mansuétude et de la charité' du Sauveur. Il e'tait si bon, qu'il avait la clef de tous les cœurs. Aujourd'hui encore son nom est comme une prédication touchante dans le pays. Il rappelle d'une manière sensible la piété, le dévouement et surtout la douceur. Veut-on dé- signer un prêtre digne à tous égards de l'estime et de l'affection de ses paroissiens, on dit, et je l'ai souvent entendu : « C'est un Chanel... » Quel bien cette charité douce et active n'a-t-elle point opéré dans la paroisse de Crozet! elle l'a entièrement renou- velée. »

A ses yeux, le plus grand ennemi de la religion, c'était l'ignorance. Il dirigea donc contre elle tous ses efforts. Non seulement, plusieurs fois la semaine, il faisait le catéchisme aux enfants des écoles ; mais encore, chaque dimanche, après l'évangile de la messe, il" annonçait la parole de Dieu. Il montait en chaire après vêpres, adressait habituellement quelques mots aux fidèles, faisait réciter le chapelet, disait la prière et entonnait un cantique.

Afin de mieux instruire ses paroissiens, il suivait un plan régulier dans l'explication de la doctrine chré- tienne. De temps en temps, il interrompait ces sortes de conférences pour donner à sa parole plus de vigueur et plus de solennité. Le plus souvent, dans ses dis- cours, il parlait de l'importance du salut, de la prière, de la miséricorde et de la justice de Dieu, du res-

102 VIE DU BIENHEUREUX

pect humain (i), de la dévotion à la sainte Vierge.

Dans ses visites à ses paroissiens, il tâchait d'ins- truire ceux qu'il ne voyait pas à l'église. Nous savons que par il opéra un grand bien. On ne pouvait ré- sister longtemps à l'action de sa parole douce et péné- trante .

Il n'eut garde d'oublier les bergers, qui, chaque année, au mois de mai, conduisent leurs troupeaux vers les sommets du Jura et y séjournent jusqu'aux froids de l'automne. De temps en temps il gravissait la montagne pour les visiter et leur adresser quelques paroles d'édification.

Il accourait promptement vers celui qu'il savait re- tenu sur un lit de souffrance. Il compatissait d'abord à ses douleurs, conversait familièrement avec lui, s'in- sinuait peu à peu dans son cœur, arrivait enfin à sa conscience. « J'ai connu, dit au P. Bourdin une per- sonne de Crozet, un vieux pécheur qui s'est parfaite- ment converti, durant une longue maladie à laquelle il a succombé. M. Chanel le voyait fréquemment, et

(i) Nous avons encore son sermon sur le respect humain. Le théologien chargé de reviser les écrits, cite avec éloge le passage suivant : « Ainsi, par un renversement affreux de toutes les idées que nous avons communément du vrai et du faux, du bien et du mal ; contre tous les principes de la religion, contre toutes les lumières de la raison, contre les sentiments de la nature elle-même, les hommes s'aveuglent et s'étour- dissent au point de rougir, par une fausse et criminelle honte, de ce qui ferait leur véritable gloire ; pendant qu'ils cherchent et prétendent trouver leur gloire dans ce qui les couvre de honte et de confusion. »

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jamais les mains vides ; il l'instruisait, l'exhortait à la patience; et quand il recueillit son dernier soupir, ce brave homme, dit-il, m'a bien édijié ; f espère qu'il prie maintenant pour moi au ciel (i). »

Les vieillards étaient aussi l'objet spécial de son apostolat. Le serviteur de Dieu venait s'asseoir à leurs côtés \ il compatissait à leurs peines et à leurs infir- mités, et cherchait à les faire oublier dans une aima- ble causerie. Quand, après quelques visites, il croyait avoir gagné l'amitié du vieillard, il lui parlait le lan- gage de la foi et réveillait dans son âme la vie chré- tienne. « Comme il était heureux, ce vieillard, d'avoir ainsi trouvé un ami, qui, ne s'ennuyant point de sa compagnie, prêtait l'oreille à ses plamtes, ne se lassait point de ses redites, le consolait et le disposait à fran- chir avec une douce confiance le passage du temps à l'éternité (2)! »

« Il lui est même arrivé, nous dit Victoire Guigrand, d^être resté auprès de mon père l'espace de six heures entières : il l'exhortait à la patience, lui disait de supporter sa maladie et ses douleurs pour l'amour de Jésus-Christ, lui faisait la lecture et le servait dans ses besoins. »

Le curé de Crozet comprit, dès le commencement, toute l'utilité qu'il pourrait retirer pour son ministère du concours de M. Jean-Marie Girod, de Lespeneux,

(i) Vie du P. Chanel, p. 149. (2) /i,, p. i5o.

104 VIE DU BIENHEUREUX

qui, en sa qualité de médecin, jouissait d'une grande influence. Sa charité envers les malheureux était connue de tout le monde. M. Chuit l'avait blessé pro- fondément par une parole qu'il avait dite au sujet de son tombeau : aussi, lui avait-il suscité beau- coup d'ennuis et avait-il fortement contribué à son départ. Le vieux docteur se trouva bientôt gagné par la douceur et les bons procédés du nouveau curé. Il l'entoura d'une vive affection. Il aimait à lui envoyer de temps en temps quelque présent, et à secourir les pauvres que M. Chanel lui recommandait. Il disait de lui : C'est un apôtre, on ne peut rien lui refuser.

En retour, le curé de Grozet priait Dieu de récom- penser sa charité, en lui inspirant la pratique de la religion, dont il vivait éloigné. II savait même lui adresser, sur la tenue de sa maison, des observations que personne autre n'aurait osé faire. Il l'avait supplié, en particulier, de ne pas mettre des livres dangereux entre les mains de ses domestiques. S'il n'eut pas le bonheur de le voir revenir aux pratiques chrétiennes, il l'avait rapproché de Dieu et l'avait préparé à suivre sa loi.

M. Girod apprécia si bien le mérite de l'abbé Clianel que, s'adressant à Mgr l'évêque de Belley, il lui dit : « Je vous remercie de nous avoir donné un si bon curé; vous avez fait revivre au milieu de nous le zèle et la douceur de saint François de Sales. »

Nulle part le serviteur de Dieu ne se montra aussi bon, aussi charitable qu'au tribunal de la pénitence. Il

a

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I05

accueillait les pe'cheurs avec la tendresse d'un père, et dans ses longues séances au confessionnal, il conser- vait jusqu'à la fin une patience et une douceur inalté- rables. Jamais il ne remettait à un autre jour la confession d'un homme, ni même celle d'un enfant. Il exerçait ce ministère avec tant de zèle, que chacun de ses pénitents pouvait se croire l'objet d'une sollici- tude toute spéciale.

« C'était un directeur parfait, nous dit Victoire Guigrand. Aussi beaucoup de personnes profitèrent de sa présence, la dernière fois qu'il vint de Belley à Grozet, pour s'approcher des sacrements (i). «

Se sentant hors d'état, à lui seul, de renouveler à fond sa paroisse, il résolut de lui procurer le bienfait d'une mission. Quelques-uns de ses confrères cher- chèrent à le détourner de ce projet. « Vous n'ob- tiendrez, lui dirent-ils, qu'un ébranlement passa- ger, des conversions sans durée. » Loin de partager cette appréciation, il croyait que les exercices d'une retraite, et surtout d'une mission, étaientgénéralement le levier le plus puissant pour remuer les âmes et les ramener dans la voie du salut. La mission de Grozet fut bénie du ciel. La plantation d'une croix n'en mar- qua point le souvenir, mais on renouvela la confrérie du Saint-Rosaire et on érigea celle des Jîlles de la Per- sévérance, Ges deux confréries firent beaucoup de bien ; elles conservèrent et perpétuèrent les fruits de la mis-

(i) Lettre cite'e.

I06 VIE DU BIENHEUREUX

sion. Nous savons aussi qu'il établit le Rosaire Vivant, La paroisse de Crozet n'était plus reconnaissable. « Ceux qui les années précédentes, nous dit M. Bra- merel, ne faisaient point de communion pascale, ne purent, en grande partie, résister à la parole entraî- nante de leur curé. On sanctifia le dimanche, et les divers abus disparurent peu à peu. »

Quelques personnes, néanmoins, restèrent étran- gères à ce mouvement religieux. Ces exceptions, si rares qu'elles fussent, affligeaient profondément le serviteur de Dieu. Il attribuait cet endurcissement à ses péchés et à l'inefficacité de ses prières.

Parmi les cinq protestants que renfermait la paroisse de Crozet, se trouvait une vieille femme pauvre et infirme. Très souvent le bon curé lui faisait porter du pain, du vin, de la viande, etc. Il allait fréquemment la voir, et lui donnait, à chaque visite, de nouvelles marques de sa bienfaisance. Il s'efforçait d'éclairer son âme et de la mettre sur le chemin du ciel. Plus il la voyait proche de l'éternité, plus il redoublait de solli- citude et de dévouement. Mais il quitta Crozet avant d'avoir pu obtenir sa conversion.

§ 2. Charité du serviteur de Dieu envers les pauvres.

« Aimer le prochain comme soi-même, ainsi que nous l'ordonne Jésus-Christ, ce n'est pas seulement, disait-il, lui vouloir du bien, c'est encore lui en faire

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL IO7

selon sa position et la mesure de nos moyens. » Ce qu'il disait, il le pratiquait lui-même.

Une personne qui l'approcha de près, Victoire Guigrand, affirme qu'il était doué de toutes les per^tus au suprême degré; mais, sa charité envers le prochain a particulièrejnent frappé les fidèles de sa paroisse.

Et d'abord, que seraient devenues, sans le secours de sa charité, les deux écoles qu'il avait fondées pour l'éducation de la jeunesse ? La commune, par défaut de ressources, n'avait porté à son budget aucune allo- cation destinée à les entretenir. La très modique rétri- bution que payaient les familles, suffisait à peine à l'entretien de l'instituteur des petits garçons. La condi- tion de la sœur de la Providence était plus triste encore, dans les commencements surtout, alors que le curé, déjà si pauvre, se voyait réduit à partager avec elle son pain de chaque jour. Le pain vint à manquer; le pas- teur ne craignit pas de le quêter lui-même de porte en porte. Ce zèle sacerdotal émut les cœurs. M. Girod, instruit de la pénible situation se trouvait la bonne religieuse, lui fit désormais porter un pain chaque semaine, et les familles reconnaissantes lui envoyèrent de temps en temps différentes provisions.

« Avoir la conduite du serviteur de Dieu, on eût dit qu'il avait fait vœu de secourir tous les pauvres qui lui demanderaient l'aumône. Il accueillait avec une tendre compassion ceux qui frappaient à la porte de son presbytère et ne les renvoyait jamais les mains vides. Quand il n 'avait plus d'argent, il leur donnait

I08 VIE DU BIENHEUREUX

des vivres ou des vêtements. S'ils étaient transis de froid ou mouillés par la pluie, il les faisait asseoir auprès de son foyer, causait avec eux, et ne les quittait point sans avoir jeté dans leurs âmes quelques pensées de foi et de résignation chrétienne. La plupart des pauvres, surtout ceux du village et des environs, connaissaient trop bien sa charité pour craindre de lui devenir importuns en implorant fréquemment son secours. «Ah ! disait-il, qu'il est consolant de penser qu'une aumône, si légère qu'elle soit, aura sa récompense dans le ciel ! N'est-elle pas plus précieuse que tous les trésors de la terre (i)

«Il n'attendait pas toujours que les pauvres vinssent frapper à sa porte, il prévenait souvent leurs deman- des en leur faisant distribuer des secours à domicile. Lui-même aimait à les visiter en personne, à voir de près leur misère et à la soulager. Il savait trouver la main qui se cache, et lui glisser en secret l'aumône qu'elle n'ose demander (2). »

Ecoutons sa domestique, si souvent témoin de ses libéralités, « Charitable envers tous les malheureux, sa main gauche ne savait jamais ce que sa main droite avait donné. Il donnait et ne comptait pas. Les besoins des pauvres étaient la mesure de sa charité. Personne n'était excepté... Il suffisait d'être dans le besoin pour avoir droit à ses libéralités (i). »

(i) Vie du P. Chanel, p. 154.

(2)/i., p. i56.

(3) Lettre de M. Marchand, 28 octobre 1842.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL IO9

Au rapport de Victoire Guigrand, « il s'informait auprès des pauvres de la paroisse, s'ils avaient le strict nécessaire, s'ils pouvaient vivre. Il pourvoyait à leurs besoins: aussi, on l'appelait le ph^e des pauvres.

« Y avait-il quelqu'un de malade? Il se transportait auprès de lui et lui demandait ce qui lui ferait plaisir. Il s'informait auprès des personnes de la maison si on pouvait le lui procurer, et lorsque la réponse était négative, il le lui procurait lui-même (i). »

« Pour les pauvres malades, nous dit à son tour M. Bramerel, il se serait privé du nécessaire. Que de fois n'envoya-t-il pas des draps, du linge pour faire le lit d'un pauvre malade ! Que de fois ne fit-il pas porter les remèdes et les vivres dont il avait besoin ! »

Dans l'intérêt des pauvres, il économisait sur tout ce qui lui était personnel. A la vue de sa soutane, de sa chaussure et de son chapeau, il était facile de se convaincre qu'il ne les renouvelait pas souvent. S'ils irtdiquaient un long usage, ils étaient cependant tou- jours très propres. Son habitation respirait une sim- plicité presque voisine de l'indigence. Quant à sa table, elle était frugale ; plus d'une fois même on y vit manquer le strict nécessaire.

Malgré ces privations, il ne pouvait secourir les malheureux comme il le désirait. Il allait alors frap- per à la porte de M. Girod et de quelques familles

(1) Lettre cite'e du i®"" octobre 1842.

IIO VIE DU BIENHEUREUX

riches des environs (i). Grâce aux dons qu'il rece- vait, il assistait les pauvres selon leurs besoins et par- vint même à constituer, un dépôt soit en argent soit en nature, qui était toujours à la disposition des plus nécessiteux. A son départ de Crozet, il vida entièrement ce dépôt, en distribuant aux pauvres du pain, de l'ar- gent, vingt-trois paires de draps délit, des vêtements, auxquels il ajouta son petit mobilier. Ce n'est pas la peine de le pendre^ disait-il, et puis cela leu?^ fera tant plaisir! Des personnes conservent encore comme un précieux souvenir, ce qu'elles ont reçu à cette occasion. « Ce qu'il possédait, semblait être moins sa pro- priété que celle des pauvres. Sa charité le portait jus- qu'à se dépouiller pour eux. « Je ne sais, Monsieur, « lui dit un jour sa servante, comment ont pu dispa- « raître divers objets à votre usage... J'ai beau cher- « cher votre manteau d'hiver, il m'est impossible de « le trouver... Votre vestiaire se dégarnit chaque « jour. Tranquillisez-vous, lui dit le charitable (f pasteur; Dieu ne permettra pas, je l'espère, que « ces objets soient perdus. En attendant, reprit la « servante, il faudra en acheter d'autres, et je doute « fort que vous ayez encore de l'argent. - Allons, « répliqua le curé, pas d'inquiétude ; c'est une affaire « qui me regarde, je vous prie de n'y plus penser... « Mon Dieu! il y a tant de pauvres. » Ces derniers

(i) Nous devons citer, en particulier, la famille de Bachet, de Sergy.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I 1 I

mots, bien que prononce's à voix basse, furent entendus de la servante, qui ne demanda pas d'autre explication sur le sujet de ses plaintes (i). »

« Avec un cœur si généreux, sa bonne foi ne pou- vait manquer d'être surprise dans l'exercice de sa charité. « Vous venez, lui dit-on un jour, de secourir « un homme qui fait le métier de mendiant, et qui, « sous le manteau de l'indigence, cache une fortune <{ qui lui permettrait de rouler carrosse... J'en suis « fâché pour les véritables pauvres, répondit-il ; mais, « quant à moi, je n'ai rien perdu devant Dieu (2). »

Sa charité se révélait encore par son désintéresse- ment dans l'exercice de ses fonctions pastorales. Ainsi, il faisait volontiers l'abandon de ses hono- raires, pour peu que les familles fussent indigentes. « Rencontrant un jour une femme qui venait de per- dre son mari, il lui adressa quelques paroles de con- solation. « Cette semaine, ajouta-t-il, je célébrerai un «• service pour votre cher défunt. Ah I Monsieur « le curé, répondit la pauvre veuve, c'était bien mon « désir de faire dire une messe pour lui; mais, je ne « puis la payer. Soyez tranquille là-dessus, reprit « le serviteur de Dieu, notre compte est déjà réglé ; (f venez demain à l'église avec vos enfants... » Non seulement le bon curé dit la messe qu'il avait promise ; mais, il donna à la célébration des divins m3'stères

(i) Vie du P. Chanel, p. 157. (2)/i.,p. i55.

112 VIE DU BIENHEUREUX

toute la pompe qu'il déployait aux funérailles des ri- ches (i). »

^3. Zèle du serviteur de Dieu pour V église et pour le service divin.

En entrant à Crozet, le serviteur de Dieu trouva une église mal située, trop petite, lézardée et dans une extrême pénurie. Le presbytère aussi était dans le plus déplorable état. Mais, pour lui, l'intérêt de la maison de Dieu passait bien avant celui de son habi- tation personnelle. Aussi, sa première pensée fut de préparer la reconstruction de son église et de disposer les esprits à accueillir favorablement sa demande. Lorsque le moment lui parut propice, il fit un appel à la générosité de ses paroissiens. Son projet fut ac- cueilli avec joie, et Ton s'empressa de le seconder. Mgr Dévie, M. Girod et quelques personnes mar- quantes du département promirent également le con- cours de leur charité. Quand les sommes nécessaires furent assurées, on convint de jeter au plus tôt les fondements du nouveau temple. Le choix de l'empla- cement entraîna quelques difficultés. Les uns vou- laient qu'on construisît la nouvelle église plus vaste et plus régulière, sur la place de l'ancienne; les au- tres prétendaient avec M. le curé qu'il fallait une position plus centrale. Ce dernier avis prévalut. Déjà même on était sur le point de conclure l'achat du ter-

(i) Vie du P. Chiinel, p. i5q.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I I 3

rain, quand une nouvelle administration municipale, fruit de la révolution de i83o, suspendit l'entreprise et s'efforça de l'anéantir.

Obligé de se contenter de sa pauvre église, le servi- teur de Dieu la répara et l'embellit autant qu'il le put. « Grâce à son zèle, dit l'abbé Bramerel, l'église de Grozet changea bientôt de face; elle devint même l'une des plus propres et des mieux ornées du pays. »

Toutes les semaines, c'était lui qui se chargeait de balayer le sanctuaire, d'épousseter chaque objet et d'entretenir l'éclat du marchepied de l'autel. Il aimait tellement la beauté de la maison de Dieu, qu'il n'y pouvait souffrir les moindres traces de désordre ou de malpropreté.

Afin de réveiller la foi et la piété parmi les fidèles, il s'efforçait de célébrer les saints offices avec toute la pompe possible, selon l'ordre des fêtes de l'Eglise.

« Un nombre considérable d'enfants de chœur, nous dit M. Bramerel, vint embellir les cérémonies. Chaque dimanche, M. Martin, maire, aidé de ses fils et de ses neveux, montait au lutrin et chantait les of- fices. Ses filles et ses nièces étaient à la tête du chœur des chanteuses, qui, les dimanches, les jours de fête, au mois de Marie et aux processions, ravissaient par leurs chants les bons habitants de Grozet. Sous la di- rection du zélé pasteur, le culte de Dieu avait reçu toute la solennité qu'il est possible de lui donner dans une petite paroisse. »

Parmi les fêtes, celle du saint Sacrement tenait le

8

114 VIE DU BIENHEUREUX

premier rang dans son esprit. Aussi, déployait-il, pour cette circonstance, toutes les ressources de son zèle et de son industrie. On en jugera par ce qu'il fit en i83o.

« Nous avons fait la procession, les deux diman- ches de la Fête-Dieu, mais sans reposoirs, à cause de la pluie. Prévoyant que notre bannière ne nous arri- verait pas de Lyon, je m'en suis donné tant et plus pour en faire trois : une avec un morceau d'écarlate, et les deux autres avec de la soie blanche que j'ai ra- jeunie et galonnée, comme j'ai pu. Chacune des deux petites avait une image encadrée, l'une avec du papier bleu, et l'autre avec du papier doré.

« Voici l'ordre de la procession : en tête, la ban- nière rouge que suivaient les petits et les grands. Puis, la bannière du petit saint Jean, qui précédait les enfants de chœur, au nombre de vingt-quatre. En- suite le dais porté par quatre notables, les chantres à mes côtés. Venait après nous la bannière du Sauveur portée par une des petites filles de la classe, qui étaient guidées par notre religieuse. Les grandes soeurs du Rosaire, avec leurs habits et voiles blancs, marchaient aussi à la suite d'une magnifique croix dorée, dans le genre de la vôtre, mais peut-être plus belle encore, qui nous arriva de Lyon, au moment nous allions commencer la sainte Messe. Les autres filles et femmes fermaient la marche (i). «

(i) Extrait d'une lettre à M'i' Joséphine Bonnet, 2 juillet i83o. La bannière qu'attendait le serviteur de Dieu, représente

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I I 5

§ 4. Zèle du sermteiir de Dieu pour sa propre sanctification.

Au milieu des labeurs et des sollicitudes du saint ministère, le serviteur de Dieu n'oubliait pas le soin de sa propre sanctification. « Je dois m'efforcer, di- sait-il, de sauver les âmes qui me sont confiées; mais à quoi me servirait-il de les conduire au ciel, si je n'y conduis pas la mienne? Ne ressemblerais-Je pas à un poteau, qui, en indiquant la route au voyageur, reste immobile et pourrit en terre ? Survient un orage, qui le renverse; on le ramasse pour le Jeter au feu. « Afin d'éviter cette destinée, il marchait d'un pas ferme et soutenu dans la voie du salut qu'il traçait aux autres. Ne s'arrêtant point aux vertus qui font simplement le bon prêtre, il s'élevait jusqu'à celles qui font le prêtre parfait. « Sa vie, dit Mgr Dévie, évêque de Belley, a toujours offert un modèle accompli de toutes les vertus sacerdotales, surtout d'une piété tendre et qui ne s'est jamais démentie, d'un zèle ardent et éclairé pour le salut des âmes, enfin d'une douceur de caractère inaltérable (1). »

Ecoutons Mgr Depéry, évêque de Gap (2) : « Quelle

d'un côté, saint Philippe et saint Jacques, patrons de la pa- roisse, et, de l'autre saint Louis jde Gonzague. La croix dorée sert encore pour les processions aux Filles du Rosaire.

(i) Certificat du 10 septembre 1843.

(2) Mgr Depéry était de la paroisse de Ghallex, à trois lieues de Crozet.

I 1 6 VIE DU BIENHEUREUX

vie peut mieux que la sienne inspirer la vertu ? Qui fut plus digne que lui de la sublime vocation de l'apos- tolat et du martyre ?

« J'ai connu, presque dans l'intimité, cet homme au cœur d'or, à la foi naïve, aux mœurs angéliques ; je l'ai vu dans l'humble presbytère de nos montagnes, puis, s'étant incorporé à votre Société, remplir suc- cessivement les fonctions de professeur, de préfet spi- rituel et de supérieur au collège de Belley. Plus tard, je l'ai suivi, à travers l'Océan, dans ses courses apos- toliques, avec tout l'intérêt qui s'attache à un compa- triote et à un ami ; et partout et toujours, je l'ai trouvé semblable à lui-même, modeste dans ses habitudes, doux et humble de cœur, pratiquant avec la sim- plicité d'une action ordinaire les suprêmes sacri- fices (i).»

« Les fonctions de vicaire général que j'ai exercées dans le diocèse de Belley, nous dit Mgr Lacroix d'Azo- lette, m'ont mis à même de voir de près et assez sou- vent le bon P. Chanel, et chaque fois avec admiration, tant je trouvais dans ce jeune prêtre d'aimables ver- tus (2). »

Sa domestique, qui est demeurée trois ans, à son service, affirme « qu'elle ne l'a jamais vu ni se fâcher, ni s'impatienter, ni avoir de l'humeur. Toujours gai, même jovial, il était aimé et chéri de tout le monde. »

(i) Lettre au P. Bourdin, Gap, i5 mai i856. (2) Lettre du i5 décembre i855.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL II7

Elle ajoute que « sa patience, ses bonnes œuvres, son désintéressement, son zèle ardent et éclairé lui mé- ritèrent, par anticipation, le titre âCapôtre^ titre qu'un baptême de sang vient de lui assurer à ja- mais (i).»

Un vénérable vieillard de Crozet nous disait, en 1886, que le P. Chanel avait toutes les qualités qui font les saints.

Pour atteindre à la perfection, le serviteur de Dieu se traça une ligne de conduite dont il ne s'écarta jamais. Déjà, simple vicaire, il s'était imposé un rè- glement particulier. Il le renouvela et n'}^ fit que les modifications nécessitées par sa nouvelle charge. Il fut donc très exact à l'exercice de l'oraison, de l'examen particulier, de la lecture spirituelle, de la visite au saint Sacrement et à la sainte Vierge. Quand l'heure sonnait, il disait lui-même et il voulait que tous ceux qui étaient au presbytère, récitassent un Ave Maria.

« Tous les mois, il se ménageait un jour de récol- lection. Durant ce jour, il ne se prêtait aux œuvres de zèle que dans la stricte mesure des obligations de sa charge pastorale. Retiré chez lui, il se livrait à la prière et à la méditation; se plaçant en face de la mort, du jugement et de l'éternité, il examinait d'un œil sévère l'état de son âme, cherchait à déraciner jus- qu'à ses moindres défauts et s'inspirait d'une nouvelle

(i) Lettre de M. Marchand, curé d'Arandaz, 28 octobre 1842.

Il8 VIE DU BIENHEUREUX

ardeur pour sa propre sanctification. Cette petite re- traite mensuelle lui paraissait si avantageuse qu'il en conseillait la pratique aux âmes désireuses de leur perfection (i). »

Nous savons qu'il ne passait pas quinze jours sans voir son confesseur, le vénérable M. Morel, curé de Chevry; que chaque année il assistait aux exercices de la retraite pastorale et célébrait avec ferveur les principaux anniversaires de sa vie, et en particulier celui de son sacerdoce.

De temps en temps, il priait une ou deux personnes des plus graves entre ses paroissiens de l'informer en toute franchise de ce qu'elles auraient remarqué de défectueux dans sa conduite. Son conseiller le plus habituel était M. Morel, dont nous venons de parler, il était heureux de suivre les avis du bon vieillard.

Convaincu que sans la mortification il est impossible de faire de sérieux progrès dans la vertu, il se refusait sévèrement tout ce qui flatte la nature et amollit l'âme. Son sommeil était court, sa couche dure et sa table frugale. « Aux jeûnes commandés par l'Eglise, il en ajoutait de volontaires. Il jeûnait le vendredi de chaque semaine et la veille des principales fêtes de la sainte Vierge. Il portait habituellement sur lui une ceinture de fer armée de pointes aiguës (2). »

Il éprouvait de la répugnance pour tout ce qui sem-

(i) Vie du P. Chanel, p. 169. (2) Id., p. i65.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL

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blait l'éloigner tant soit peu de l'esprit de pauvreté. Plus d'une fois il se reprocha d'avoir accepté un petit christ en ivoire. « Je crains fort, écrivait-il à la per- sonne qui l'avait donné, que ce ne soit un objet de luxe et de vanité. Je m'en serais déjà défait, s'il n'était pas enrichi de précieuses indulgences. »

Redoutant l'oisiveté, il savait, au besoin, se créer des occupations. On le voyait toujours à l'œuvre, au presbytère ou à l'église, dans les écoles ou dans la visite des pauvres et des malades. Il mettait soigneu- sement à profit le temps dont il pouvait disposer. Se renfermant dans son cabinet d'étude, auprès de sa petite bibliothèque, il étudiait la théologie et prépa- rait ses instructions. C'était lui imposer un sacrifice que de lui dérober quelques-uns de ces moments. Il était si avare de son temps que, lorsqu'il allait visiter un malade éloigné du village, on lui voyait toujours, dans le trajet, un livre ou son chapelet à la main.

A la suite de son dîner, le curé de Crozet prenait ordinairement quelque récréation. Tantôt il faisait une visite indispensable ou de simple convenance ; tantôt il se rendait au milieu des petits garçons de l'école, leur racontait une histoire édifiante ou s'asso- ciait à leurs jeux; le plus souvent il descendait dans son jardin et se livrait à l'horticulture. « Ce jardin que nous avons vu, dit le P. Bourdin, et qu'il a, pour ainsi dire, créé lui-même, joignait l'utile à V agréable: des plantes potagères, quelques arbres à fruit, des fleurs et un berceau de charmille. Il consacrait en-

120 VIE DU BIENHEUREUX

core ses moments de loisir à l'éducation des abeilles ( i ). » Une de ses jouissances était de recevoir la visite des confrères du voisinage, et cette jouissance il l'éprou- vait assez souvent, car ses confrères aimaient à se ren- contrer au presbytère de Crozet. Ils étaient assurés d'y trouver toujours la plus douce fraternité et la plus aimable hospitalité.

De temps en temps il les invitait à sa table. Une douce gaîté régnait parmi les convives. Après le repas, pendant la belle saison, on allait s'asseoir et converser sous le berceau de charmilles. Le président d'âge était le curé de Chevry. Aimant à causer du vieux temps, il était rare qu'insensiblement il n'ame- nât l'entretien sur la révolution de gS, et sur les beaux exemples de vertu qui, à cette époque, ont fait la gloire du clergé français. Bien que le curé de Crozet eût en- tendu souvent ces récits, par condescendance il les écoutait toujours avec plaisir comme pour la première fois. Le bon vieillard en était si flatté que, lorsqu^il lui échappait quelque plainte sur le jeune clergé, il se hâtait de faire exception pour Tabbé Chanel. Il trou- vait en lui un tel ensemble de vertus et de qualités, qu'il lui avait accordé toute son estime et toute sa confiance. Souvent il l'invitait à prêcher et à confesser dans sa paroisse.

Pénétré des plus vifs sentiments de reconnaissance pour M. Colliex, qui l'avait formé aux fonctions du

(i) Vie du P. Chanel, p. 177.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 121

saint ministère, le serviteur de Dieu se faisait un de- voir d'entretenir avec lui une correspondance suivie. Il fut même, un jour, agre'ablement surpris de rece- voir sa visite à Crozet ; mais il ne put, à son grand regret, jouir longtemps de sa présence. En l'embras- sant à son départ, il lui promit de faire bientôt, à son tour, le voyage d'Ambérieux. Différents obstacles, et, en particulier, le projet de la reconstruction de son église, retardèrent son voyage. Le bon curé en fut attristé et fit des reproches à l'abbé Chanel, le traitant dCi7îdifférent, d'incoin^igible^ etc. « Mais il a le cœur si bon, qu'après avoir fait gronder l'orage sur ma tête, lisons-nous dans une lettre du serviteur de Dieu (i), il déclare mon pardon assuré, pourvu que j'aille le chercher, et cela, dans le courant de la semaine pro- chaine. Depuis longtemps je rumine ce voyage; je me serais déjà mis en route, si le projet de la reconstruc- .tion de mon église ne me retenait encore auprès de mon conseil municipal. »

Enfin il eut la consolation de se rendre au presby- tère d'Ambérieux ; mais il ne put y faire qu'un court séjour. Il voulut profiter de cette sortie de sa paroisse pour aller jusqu'à la Potière. Laissons-le raconter lui- même la dernière partie de son voyage (2) :

« Grâce à Dieu, j'ai trouvé mes parents en bonne

(i) Extrait d'une lettre adresséeàM.B***, d'Ambérieux, citée par le P. Bourdin, p. 180. (2) Id., p. 181.

122 VIE DU BIENHEUREUX

santé. Ma visite a ramené parmi eux la joie et un ins- tant de bonheur. En quittant le hameau de la Potière, je ne pouvais me dispenser d'aller à Gras. Ce petit coin de la Bresse m'est aussi cher que la maison pa- ternelle. Du plus loin que j'aperçus le presbytère et le clocher du village, je sentis mes yeux se mouiller de douces larmes ; l'un et l'autre me rappelaient les grâces les plus signalées de ma vie... Chemin faisant, je re- connus les prairies où, dans mon enfance, je menais paître mon troupeau. Je vis l'endroit Dieu me prit, comme le jeune David, pour m'établir pasteur des âmes. A cette vue, à ce souvenir, je hâtai le pas ; il me tardait d'arriver chez l'abbé Trompier. C'est à ce vénérable curé que je dois, après Dieu, le bonheur d'être prêtre ; c'est lui qui me rencontra providentiel- lement quand je n'étais que simple berger, et qui se chargea de ma première éducation ecclésiastique. Oh ! comme je l'ai embrassé de grand cœur, et comme les heures que j'ai passées auprès de lui m'ont paru courtes et rapides ! .. . J'ai eu la consolation, avant mon départ, de m'agenouiller à l'endroit j'ai fait ma première communion, et de dire la sainte messe à l'autel où, pour la première fois, j'ai célébré les divins mystères. »

A la suite de ce récit, le serviteur de Dieu manifeste encore sa pensée favorite, son désir toujours croissant de partir pour les missions étrangères. « L'abbé Bret, dit-il, est venu me rejoindre au grand Séminaire de Brou. Nous sommes allés ensemble voir, à Marboz,

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notre excellent ami Maîtrepierre. Nous nous sommes concertés sur les mesures à prendre afin de hâter le moment nous serions libres de quitter tout pour voler au salut des pauvres sauvages (i)... »

« L'administration diocésaine, écrit-il à Madame B***, d'Ambérieux, ne veut pas me laisser plus long- temps dans mon petit village. M. Ruivet, vicaire gé- néral, est venu me voir lorsque j'étais en voyage. Il a dit à l'un de mes confrères qu'il voulait m'offrir la cure de Douvres. Humainement parlant, ce poste est attrayant. Ne vous inquiétez point à mon sujet; faites comme moi : je me remets entre les mains de Dieu et lui fais le sacrifice de mon bon plaisir. Que sa volonté s'accomplisse et non la mienne. Je doute cependant que je puisse me séparer sans regret de mes chers paroissiens ; je trouve au milieu d'eux de si douces consolations. Je ne les quitterai, je l'espère, que pour .travailler au salut des infidèles. Depuis longtemps, je sens que Dieu me réserve cette destinée. L'abbé Maîtrepierre, supérieur actuel du pensionnat de Mar- boz, et l'abbé Bret doivent être mes compagnons de route. Il est convenu que tous trois nous nous donne- rons la main pour aller rejoindre Mgr Loras dans les Etats-Unis (2)... »

A ce désir des missions se joignit bientôt celui de

(i) Vie du P. Chanel, p. 182.

(2) Lettre citée par le P. Bourdin, p. iZj. Nous savons par le frère du P, Chanel qu'on lui proposa plus tard la cure de Bagé-le-Ghâtel. Mais il la refusa ; il avait d'autres desseins.

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la vie religieuse. « Au mois de juin i83i, raconte l'abbé Bernard, je fis visite au curé de Crozet. L'ac- cueil fut cordial, affectueux, comme savait faire le P. Chanel. Il y mit des délicatesses plus intimes à raison de nos mille souvenirs d'enfance, d'école, de la cure de Gras, etc.

« Quoique nos causeries fussent familières et que j'eusse avec lui la plus entière ouverture de cœur, j'avais toujours un espèce de sentiment révérentiel. Je sentais qu'il m'était supérieur en sagesse, en raison et en vertu; puis il avait été mon me7itor à Gras et à Meximieux. Il me parla de ses obligations de curé, des desseins de Dieu qui l'avait placé à la tête d'une paroisse, qui de berger d'un modeste troupeau l'avait fait pasteur des âmes, et à ce sujet il me rappela le mot de David : Le Seigneur m'a pi^is^ quand je gardais les brebis^ pour être le pasteur de son serviteur Jacob et d'Israël son héritage (i).

« Dans la suite de la conversation, quelques mots me firent comprendre qu'il méditait un genre de vie mieux en rapport avec les aspirations de son âme. Je me permis même de le plaisanter sur ses tendances monacales. Il me répondit en souriant: Et si fêtais moine ou religieux, ui' aimerais-tu moins? Je répliquai que j'aimerai toujours beaucoup le condisciple Pierre Chanel, mais que le titre de moine ou de religieux n'ajouterait rien à mon amitié. Il me prit en pitié et

(i) Psaume lxxvii, v. 70, 71.

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m'engagea à me tenir toujours prêt à entrer, les yeux fermés, dans les voies Dieu nous appelle.

« Il me rendit, quinze jours après, sa visite à Ferney, j'étais professeur depuis quelques mois. Il se trouva en parfaite communion d'idées avec le bon, le pieux M. Crétin, curé de Ferney et supérieur du petit collège. Notre vénérable curé avait formé le projet longuement médité de se consacrer aux missions étrangères ; il s'y préparait par des priva- tions et par un régime que nous trouvions excessif. L'abbé Chanel et M. Crétin durent se communiquer leurs intentions et s'y affermir : car, en partant, le curé de Crozet me parla avec feu du bonheur d'être tout à Dieu et aux âmes par le sacrifice et le renonce- ment, et il m'exhorta à entrer résolument dans cette voie, quand je serais prêtre (je n'étais alors que sous- diacre)... Le soir, M. Crétin me témoigna combien il s'était trouvé heureux d'apoir été en contact avec la ielle âme d'un prêtre (i). »

§5. Le serviteur de Dieu entre dans la Société de Marie. Son départ de Croiet.

Il y avait bientôt trois ans que le serviteur de Dieu exerçait le ministère pastoral dans la paroisse de Cro- zet, lorsqu'il crut devoir faire une nouvelle tentative auprès de l'évêque de Belley pour obtenir la permis-

(i) M. Crétin partit plus tard pour l'Amérique et devint le premier évêque de Saint-Paul de Minnesota.

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sion d'aller rejoindre Mgr Loras dans les États-Unis. Cette pensée des Missions le poursuivait sans cesse.

« Un soir, raconte Victoire Guigrand, il vint s'as- seoir tout simplement avec nous, et se mit à parler avec mon père de l'œuvre de la Propagation de la Foi : « Je viens, dit-il, de lire un article qui m'a bien « impressionné. Je vois de pauvres idolâtres, qui sont « encore plongés dans les ténèbres de l'infidélité et « qui n'ont pas le bonheur de connaître le vrai Dieu. « Il me semble qu'ils me tendent les bras et que, dans « leurs cris déchirants, ils me disent : Venez, venez à « notre secours; venez nous instruire de votre sainte « religion, qui conduit au bonheur éternel. » Nous restâmes tout étonnés et édifiés des paroles de notre curé (i). ))

De son côté, la domestique du presbytère affirme « qu'il était comme hors de lui-même, chaque fois qu'il lisait les annales de la Propagatioji de la Foi. Il ne se possédait plus au récit des travaux et des souf- frances des missionnaires. Combien de fois, après ces ferventes lectures et tout prêt au combat, ne l'a-t-on pas entendu s'écrier : « Que fais-je ici ? Que ne suis-je « avec eux ? Quand donc viendra le jour je pourrai « aussi souffrir et, s'il le faut, mourir pour Jésus- ce Christ (2) ? »

L'évêque de Belley voulut réfléchir encore avant de

(i) Lettre citée du le"" octobre 1842.

(2) Lettre citée de M. Marchand, 28 octobre 1842.

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lui donner une réponse définitive. Il l'exhorta paternel- lement à prendre patience, et à entretenir le zèle dont il brûlait pour le salut des infidèles. Le curé de Crozet pensa que le Seigneur demandait de lui pour la vie apostolique une âme plus fortement trempée et un esprit de sacrifice auquel il ne s'était point encore assez accoutumé. Sous l'empire de ces réflexions, les désirs de la vie religieuse devinrent de plus en plus ardents. Peu à peu il se sentait attiré vers une Société naissante dont le nom souriait à son cœur, parce qu'il lui rappelait sa dévotion à la sainte Vierge.

La Société de Marie avait pris naissance, en 1816, à Lyon, aux pieds de Notre-Dame de Fourvière. C'est dans ce sanctuaire vénéré que ses premiers membres, au nombre de douze, se réunirent, le lendemain de leur ordination à la prêtrise, 23 juillet, et, après la sainte Messe célébrée par l'un d'entre eux, prirent l'engagement de travailler à la réalisation de la pieuse entreprise qu'ils avaient méditée au grand Séminaire. Placés dans différentes paroisses, trois seulement per- sévérèrent.

Le T. R. P. Jean-Claude Colin (i), qui en avait eu la première idée, fut nommé vicaire à Cerdon, auprès de son frère. Là, pendant trois ans il mûrit son pro- jet, nous dix-i\ ^aîix pieds du crucifix et ne cessait de le

(i) le 7 août 1790, à Saint-Bonnet-le-Troncy, diocèse de Lyon, le T. R. P. Jean-Claude Colin, fondateur de la Socie'té de Marie, est mort en odeur de sainteté, à Notre-Dame de la Neylière, le i5 novembre 1875.

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recommander à Dieu et à la sainte Vierge. Secondé par son frère, qui était entré pleinement dans ses vues, il soumit, en 1819, les points principaux de la règle à Mgr Bigex, évêque de Pignerol (i). Ce prélat accueillit les deux prêtres avec une grande bonté, les encoura- gea et voulut bien, pendant quatre ans, être leur guide par ses conseils. « Ce fut lui qui nous conseilla d'ex- poser notre but, d'abord, à Mgr le cardinal, président de la Congrégation des Réguliers, à Rome, et plus tard, en 1822, à notre Saint-Père le pape Pie VII, d'heureuse mémoire. Sa Sainteté daigna nous répondre par un bref du 9 mars de la même année (2). » Quelle ne fut pas leur joie, lorsqu'ils lurent, dans la réponse, ces paroles du souverain Pontife : « D'après ce que vous Nous avez exposé. Nous avons pu reconnaître que le but auquel tend cet Institut, dont vous Nous parlez, est certainement digne d'éloges. Aussi Nous ne pouvons pas Nous empêcher de recommander vive- mentdevant le Seigneur, ce dessein que vous Nous pro- posez, w En terminant sa lettre le souverain Pontife leur conseillait de s'adresser à son Nonce, à Paris. C'était alors Mgr Macchi, prélat d'un grand mérite. Le P. Colin se rendit donc auprès de lui, à la, fin de cette même année, et lui remit le manuscrit des Règles

(i) Mgr Bigex était vicaire ge'néral d'Annecy, lorsque e'clata la grande Révolution. Il rendit de grands services pendant les mauvais jours de la Terreur, et fut plus tard nommé évêque de Pignerol.

(2) Lettre du T. R. P. Colin à Mgr de Pins, 11 mai i833.

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écrit en latin. L'année suivante, il fit de nouveau le voyage de Paris. Le Nonce, en lui rendant son manus- crit, lui conseilla de le porter à Rome.

Mgr Dcvie venait d'être nommé évêque de Belley. Il avait été averti par le Nonce du projet des deux frères. Aussi les accueillit-il avec une paternelle bien- veillance et leur accorda-t-il l'abbé'Déclat, qui voulait les rejoindre à Cerdon. Voyant que Dieu bénissait les missions qu'ils donnaient dans les paroisses du voisi- nage, il les fit venir à Belley, au mois de juin 1825, et leur assigna provisoirement pour maison le petit Sé- minaire. Des confrères se joignirent à eux, pendant que plusieurs autres se réunissaient à Notre-Dame de l'Hermitage, auprès du P. Champagnat. La petite Société grandissait ainsi insensiblement et Dieu répan- dait ses bénédictions sur ses premiers travaux.

Pour conserver l'union et avoir la même ligne de conduite, il devenait nécessaire d'élire un supérieur. On se réunit à Belley, comme il avait été convenu, au mois de septembre i83o, et les suffrages se portèrent sur le T. R. P. Colin. Qui pouvait mieux que lui faire réussir l'œuvre qu'il avait projetée ?

Le curé de Crozet connaissait le pieux fondateur, qui, après avoir dirigé les missions, venait d'être mis à la tête du petit Séminaire de Belley. Il lui communi- qua ses intentions, prit ses conseils, s'entoura des avis de plusieurs personnes graves et en référa à Mgr Dévie, qui se rendit à ses désirs. Tout heureux de cette déci- sion qui était pour lui l'expression de la volonté de

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Dieu, il disposa tout afin de quitter sans bruit sa chère paroisse. Il commença par s'assurer que sa sœur, Marie-Françoise, qui aspirait depuis si longtemps à la vie religieuse, serait reçue chez les Sœurs du Saint- Nom de Marie, au couvent de Bon-Repos, à Belley. Puis, il distribua son mobilier aux familles indigentes et se dépouilla pour elles de tout ce qui ne lui était pas rigoureusement nécessaire.

« Le dernier dimanche qu'il passa à Crozet, raconte M. Bramerel, il monta en chaire, après Vêpres, comme il le faisait habituellement, adressa quelques mots d'édification et consacra sa paroisse à la très sainte Vierge. Puis, il entonna d'une voix émue le cantique :

Je mets ma confiance, Vierge, en votre secours ; Servez-moi de défense, Prenez soin de mes Jours; Et quand ma dernière heure Viendra fixer mon sort, Obtenez que je meure De la plus sainte mort.

« Pendant qu'il chantait, on vit des larmes s'échap- per de ses yeux. Contre son habitude, il n'assista pas au chapelet, qui se disait chaque dimanche. En sor- tant, les personnes pieuses se demandaient quelle pouvait en être la cause. Elles ne surent que penser, lorsqu'elles entendirent retentir quelques coups de marteau dans le presbytère. Le curé de Crozet ache- vait ses derniers préparatifs de départ. Il partit le lundi matin, alla dîner à Thoiry et coucha à Saint-

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Jean-de-Gonville. Il donna à M. Chavin, curé de cette dernière paroisse, son Veni meciim ou petit Rituel.

« Sa sœur demeura encore quelques jours à la cure pour mettre tout en ordre, et achever de distribuer ce qui devait être donné. En arrivant, à son tour, à Bel- ley, elle entra au couvent de Don-Repos.,

« Dès que les habitants de Crozet apprirent le dé- part de leur curé, ils furent plongés dans le deuil et la consternation. Partout on versait des larmes, on racontait ses vertus, on parlait de sa charité, de son zèle, etc. Il est certain que s'ils avaient connu son des- sein, ils ne lui auraient pas permis de l'exécuter. Ils s'empressèrent de lui écrire et le supplièrent de revenir au milieu d'eux. »

Touché de ces marques d'attachement, mais iné- branlable dans le parti qu'il venait d'embrasser: « Ce qui me console, leur répondit-il après l'ins- tallation de son successeur, c'est que je vous laisse entre les mains d'un prêtre qui affermira vos âmes dans le bien, et dont le zèle réparera mes fautes et mes négligences. » Cette lettre se terminait par la de- mande de quelques prières, par des adieux touchants et par de sages conseils.

L'abbé Chanel aimait trop la paroisse de Crozet pour qu'il pût jamais l'oublier. Dans la Société de Marie nous allons le suivre, en France et au delà des mers, Crozet sera l'objet de ses ferventes prières, de ses plus doux entretiens et de ses plus chers sou- venirs.

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Au moment il allait quitter sa patrie, il reporta ses regards vers son ancienne paroisse et e'crivit à son successeur une lettre admirable, dont nous croyons devoir donner la plus grande partie. Quand M. Levrat en donna lecture, « l'église, dit M. Bramerel, devint comme une maison l'on apprend la mort d'un père ; il n'y eut peut-être pas un assistant qui ne ver- sât des larmes ».

Havre-de -Grâce, le 29 novembre i836. « Mon bien cher confrère,

« ... Tandis que j'ai encore un pied sur le sol de la patrie, j'en profite pour me rappeler à votre bon sou- venir et vous prier de me rappeler à celui de tous mes anciens confrères qui vous avoisinent, de leur faire agréer à tous mes devoirs et de me recommander, ainsi que tous mes compagnons de voyage et tous mes pauvres sauvages, à leurs prières et saints sacrifices.

« Quant à mes anciens paroissiens, que le bon Dieu a confiés à vos tendres soins, j'ai la confiance qu'ils ne m'oublieront pas dans leurs prières. Dites- leur, je vous prie, que je veux toujours partager, à leur égard, votre sollicitude.

« Tant que j'étais au milieu d'eux, il ne m'eût guère été possible de leur manifester les désirs que j'avais de partir pour les missions étrangères sans nuire au ministère que j'avais à remplir à leur égard. J'ai attendre, pendant cinq ans, les moments du bon Dieu. Actuellement je suis sur le point d'être au comble de

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mes vœux. J'entends presque continuellement le bruit de la mer. J'ai déjà essayé bien souvent de me- surer des yeux l'espace immense qui nous sépare des pauvres sauvages que le Seigneur nous a donnés en héritage ; mais, mes regards se sont perdus sur la vaste étendue des eaux sans rien pouvoir découvrir. A vol d'oiseau, nous serons à 4,5oo lieues de notre patrie, lorsque nous débarquerons dans les îles de notre mission. Pour nous y rendre, nous aurons à faire 6,000 lieues, dit-on, sans compter les faux pas. Tous ces petits détails ne seront peut-être pas sans intérêt pour eux.

« Vous pourrez ajouter, mon bien cher confrère, que je n'ai jamais oublié de prier pour eux, depuis cinq ans que je ne suis plus à Crozet. Je continuerai de faire la même chose, lors même que je serai aussi éloigné d'eux qu'on puisse être éloigné les uns des autres sur cette terre. Je sais que j'aurai, pour ma part, à répondre devant Dieu de leur salut. Si je n'ai pas assez fait, tandis que j'étais parmi eux, je veux tâcher d'y suppléer, autant que possible, par mes prières. C'est l'unique moyen qui me reste.

« J'ai nourri bien longtemps l'espérance de les voir au moins encore une fois, ainsi que vous, mon bien cher confrère ; mais, il ne m'a pas été possible de me procurer cette consolation. C'est au ciel que nous nous reverrons tous, j'espère. Si quelques-uns d'entre eux ont eu le malheur, par mépris pour mes conseils et les vôtres, ou par indifférence pour leur salut, de

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s'écarter de leurs devoirs de religion, ils ne tarderont pas de vous procurer la joie de revenir au bonheur, en revenant à Dieu et à la vertu. Mon ardent désir est donc que le bon Dieu puisse compter autant d'élus, dans votre paroisse, que vous y comptez de paroissiens.

« Autrefois, ceux qui n'avaient pas une bien bonne volonté, excusaient leur négligence sur l'église qui était trop petite et trop incommode. Aujourd'hui, toutes ces raisons ne seraient qu'une mauvaise défaite. Tous ceux qui ont vu celle qui vient d'être construite, me l'ont dite si belle, si commode, que cet avantage seul suffirait pour ramener, dans toute la paroisse, l'esprit de piété et de religion.

« Je crois leur avoir parlé de la dévotion à la sainte Vierge à toutes les fêtes célébrées en son honneur. Cependant, j'ai un bien grand regret de ne l'avoir pas fait avec assez de zèle. J'aurais dû, surtout, chercher à établir parmi eux l'heureuse habitude de se mettre, tous les jours, sous sa protection par la récitation d'un Ave Maffia. Ayez, mon bien cher confrère, la bonté de suppléera ce manquement, ainsi qu'à tant d'autres.

« Je n'ai fait aucun adieu à tous mes parents, .amis et autres personnes qui me sont chères et que j'es- père revoir dans le ciel. Je ne vous dirai point adieu non plus, mon bien cher confrère, et je ne vous prie- rai pas de le leur dire de ma part. Si, ce qu'à Dieu ne plaise, il s'en trouvait un seul parmi eux qui ne vou- lût pas travailler à mériter le ciel, à celui-là, pourtant, vous lui direz adieu. Malgré toute la charité que je

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dois lui porter, je ferai tous mes efforts pour tenir un chemin opposé au sien, et qui, je l'espère, me mènera vers untermeplusheureuxque celui vers lequel iltend.

« Dites-leur, s'il vous plaît, à tous, combien leurs noms sont encore frais dans ma mémoire ; que leurs maisons, leurs terres, leurs chemins semblent encore être sous mes yeux. J'ai la douce confiance que les âmes pieuses, et tous en général, voudront bien ne pas m'oublierdans leurs prières, ainsi que notre digne évêque et tous mes autres confrères missionnaires et tous nos pauvres sauvages.

« Si je n'ai pas eu le bonheur de voir revenir à Dieu un certain nombre de pécheurs qui laissèrent passer, sans en profiter, les grâces de salut les plus signalées qui vinrent alors visiter la paroisse, je n'ou- blierai jamais que j'y ai laissé quelques âmes dont la conduite m'édifiait beaucoup et me comblait de joie. Puisse ce nombre s'être accru de tous ceux et celles qui ne faisaient pas bien à cette époque. Les limites de mon papier ne me permettent pas de vous parler de tous. Saluez-les tous bien affectueusement de ma part. Dites-leur que je ne me lasserai jamais d'appeler sur toutes leurs familles les plus amples bénédictions de Dieu (i). Allons, soyons tout à Dieu sur la terre et

dans le ciel...

« Chanel, o Missionnaire apostolique. »

(i) A la fin de cette lettre, en parlant de ses confrères, le P. Chanel s'exprime ainsi : « Tandis que j'ai été leur voisin, j'ai

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Cette lettre était lue, chaque annce, par le succes- seur de l'apôtre de Futuna, et chaque fois elle était écoutée avec un grand respect et une profonde émo- tion. Les habitants de Crozet ne pouvaient oublier leur ancien curé, qui les avait tant aimés. Son nom seul était pour eux un puissant encouragement au bien. Qu'il nous suffise de citer un trait.

Il y avait sept ans que le serviteur de Dieu avait quitté sa paroisse. M. Levrat, son digne successeur, entreprit de fonder l'œuvre de la Propagation de la i^oz". Voyant qu'on ne répondait pas à son appel, comme il l'espérait: « Ah ! mes frères, s'écria-t-il du haut de la chaire, que Je suis trompé dans mon attente ! Pour- tant cette œuvre est l'unique soutien des missions étrangères; le P. Chanel y est par conséquent inté- ressé. Du fond des îles lointaines il exerce son zèle, il unit sa voix à la mienne pour solliciter le secours de vos prières et de vos aumônes. Après tout ce qu'il a fait pour vous. Je croyais que vous l'aimiez encore.» A ces mots, l'auditoire fondit en larmes, et s'empressa de s'associer à l'œuvre que proposait le pieux curé.

tout trouvé en eux : fraternité, amitié, cordialité. Leur souve- nir me sera toujours infiniment cher. Je les embrasse tous dans la charité de Notre-Seigneur, en me recommandant, ainsi que mes confrères, à la ferveur de leurs prières et saints sacri- fices. »

CHAPITRE X

LE P. CHANEL EST NOMMÉ PROFESSEUR, PUIS DIRECTEUR DU

PETIT SÉMINAIRE DE BELLEY. VOYAGE A ROME.

(I" Octobre i83i. Octobre 1834)

I . Le professeur.

l'époque le serviteur de Dieu entra dans 'la Société de Marie, il n'y trouva que deux voies ouvertes à son zèle : le ministère de la prédication, surtout dans les campagnes, et un em- ploi au petit séminaire de Belley, seule maison d'édu- cation que dirigeaient alors les PP. Maristes. Il fut placé dans cet établissement pour y professer la classe de sixième.

Tous les témoignages recueillis auprès de ses an- ciens confrères et de ses élèves s'accordent à nous montrer le P. Chanel comme un saint et comme le modèle des professeurs.

Le P. Rendu nous écrivait le 21 janvier i885 : « Tout ce que je puis vous dire, c'est que le P. Chanel était un homme tout céleste, non seulement par sa piété et son ardent amour pour Dieu, mais dans toute sa personne, dans son maintien, dans son regard, dans sa voix, dans sa parole et jusque dans sa démarche.

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On aurait dit qu'il était toujours sur le point de pren- dre son essor vers le ciel. Il ne parlait que de Dieu ou des choses de Dieu, et il y avait tant de candeur et d'onction dans ses paroles qu'il gagnait bientôt tous les cœurs. Aussi, ne pouvait-on converser avec lui sans devenir meilleur, ou, du moins, sans éprouver le désir de mieux faire. »

M. Louvet nous apprend que sur « la figure Au P. Chanel on voyait rayonner la bonté et la douceur ; un léger sourire errait gracieusement sur ses lèvres; les yeux avaient l'assurance et la limpidité de l'innocence, puis une espèce de contentement céleste transpirait sur tout le visage. Lorsqu'on le rencontrait on aurait toujours dit qu'il venait de causer avec les anges. »

Plusieurs prêtres réunis à Montrevel, le jour anni- versaire de la mort du P. Chanel, en 1884, disaient : « A nos yeux il était un saiîit. Nous avons été sur- tout frappés de sa piété tendre, de son zèle ardent, de sa douceur à laquelle on ne pouvait résister, de ses paroles de feu qui pénétraient l'âme au saint tribu- nal. »

Persuadé que, dans l'œuvre de l'éducation, le maî- tre le plus habile ne peut obtenir de vrai succès s'il n'est assisté du ciel, il adressait au Seigneur les plus ferventes prières, et, pour qu'elles fussent exaucées, il s'efforçait de remplir tous ses devoirs à la perfection. Il recommandait les élèves, et surtout ceux de sa classe, à la sainte Vierge, à saint Joseph et aux saints anges gardiens. C'est aussi la pratique de piété qu'il

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conseillait aux professeurs qui lui avaient confié la direction de leur conscience.

Dès le commencement, il s'appliqua à connaître ses élèves, afin de cultiver plus facilement leur intelli- gence et leur cœur.

Jamais il n'allait à la classe sans l'avoir bien pré- parée. A ceux qui s'en étonnaient, il répondait : « Quand j'étais curé, j'avais à préparer mes instruc- tions et mes catéchismes. Aujourd'hui que je suis pro- fesseur, je dois étudier ce que j'enseigne. Si je ne travaillais pas, mes élèves perdraient leur temps et j'en serais responsable devant Dieu. »

Pour mieux se faire comprendre, il emplo3^ait un langage simple, mais toujours digne. Au lieu d'expli- quer longuement la leçon, il préférait faire parler les élèves. Suivant un usage communément reçu, il avait divisé la classe en deux camps. Chaque élève avait son émule dans le camp opposé. La faute commise par celui qni était appelé, devait être signalée par l'émule, ou, à son défaut, par un élève du même côté. Cette méthode si simple réveillait l'attention, donnait un plus libre essor aux facultés intellectuelles et excitait l'émulation sans nuirje à la charité.

Il ne bornait pas son zèle à enseigner les gram- maires et les auteurs classiques. Former ses élèves au point de vue chrétien était sa pensée dominante. Se rappelant la méthode de M. Trompier, dont il avait tiré un si grand profit, il savait, comme lui, à l'occasion d'un fait historique ou d'un passage de

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l'auteur, glisser adroitement l'enseignement religieux.

Convaincu qu'il vaut mieux prévenir les fautes que les punir, il faisait tous ses efforts pour les empêcher. Mais, si maigre' les industries de sa charité, il n'avait pu les faire disparaître, en infligeant la punition, il montrait tant de douceur que le coupable se promet- tait bien de se corriger pour ne plus contristerle cœur d'un si bon père.

A l'heure des récréations, il aimait à se trouver au milieu des élèves. Il prenait part à leurs jeux et s'asso- ciait à leurs amusements. On l'environnait, on l'in- terrogeait, on se pressait autour de lui avec cet épa- nouissement de visage et cette liberté de mouvement qui dénotent l'affection.

« Quoiqu'on ne cessât de lui recommander la mo- dération dans le travail, il ne s'arrêta que lorsque les forces l'abandonnèrent. Sa santé fut gravement atteinte. Des maux de poitrine, des crachements de sang, un extrême abattement l'obligèrent de s'aliter. Quelle ne fut pas la tristesse de ses chers élèves ! Comme ils s'informaient chaque jour de son état! avec quelle ferveur ils demandaient à Dieu son rétablisse- ment ! Tous auraient voulu lui servir d'infirmiers. A l'heure des récréations, ils allaient, à tour de rôle, le voir et lui tenir compagnie. Enfin le malade se remit peu à peu, et, avec des ménagements, il put reprendre sa classe et la conduire jusqu'aux vacances (1). »

(i) Vie du P. Chanel, p. 212.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I4I

S 2. Le directeur.

A la rentrée des classes (octobre i832), le serviteur de Dieu fut chargé de la direction spirituelle du petit séminaire de Belley. Il mesura devant le Seigneur toute l'importance et toute l'étendue de sa charge. « Le père spirituel d'une communauté, disait-il, ne devrait pas être un homme, mais un ange. » Il s'efforça d'en remplir les obligations avec toute la perfection possible.

Un professeur de l'établissement s'exprime ainsi en parlant du P. Chanel : « On retrouvait dans sa personne les qualités et les vertus que Fénelon re- commande aux éducateurs de la jeunesse : « Pour « entrer utilement dans vos fonctions, leur dit-il, il « faut qu'on n'ait qu'à vous voir, pour savoir com- « ment il faut faire pour aimer Dieu ; il faut que vous « soyez une loi vivante de la piété ; il faut être doux « et humble, ferme sans hauteur et condescendant « sans mollesse ; il faut que l'amour divin vous presse, « et que, si Jésus-Christ vous demandait comme à « saint Pierre : M'aime:{-voiis? vous puissiez lui ré- « pondre, non des lèvres, mais du cœur : Vous save:{, « Seigfteur^ que je vo'us aime. Alors vous mériterez « qu'il vous dise : Paisse^ mes agneaux... Paisse:{ mes « brebis (i). »

Ce fut surtout au tribunal de la pénitence que le P. Chanel se concilia l'estime et l'affection des élèves.

(i) Vie du P. Chanel, p. 219.

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Bien que pleinement libres dans le choix de leur confesseur, presque tous s'adressèrent à lui. Les maîtres et les domestiques de la maison le prirent également pour leur guide spirituel. Oh ! comme ses conseils étaient sages ! Comme sa parole était douce, lumineuse, pénétrante ! « Vous eussiez dit qu'il pre- nait votre cœur, raconte un de ses pénitents, et qu'il l'enlaçait dans les liens de la charité, pour le Jeter tout enflammé dans le ciel. C'est que le sien 3'^ était déjà ; il s'efforçait d'y conduire tous ceux qui lui confiaient le soin de leurs âmes (i). » Il savait si bien rendre la vertu aimable, que tous voulaient la pratiquer.

Le zélé directeur tressaillait d'allégresse quand il voyait le bien s'opérer. « Une retraite vient d'avoir lieu dans notre collège, écrit-il le 20 décembre i832, elle a produit d'excellents fruits. Nous avons eu la consolation de voir les tribunaux de la pénitence baignés des larmes du repentir. Avec quelle piété nos élèves se sont approchés de la table sainte ! Aussi, avoir vu notre communauté à la rentrée des classes, et la voir maintenant, c'est voir, pour ainsi dire, le jour et la nuit. On ne la reconnaît pas. Nos enfants sont laborieux, dociles et contents à ravir. Quelques-uns même n'ont pu s'empêcher de venir en bondissant nous exprimer leur bonheur. Je vous assure que, pour ma part, j'en ai pleuré de joie... (2) »

(i) Vie du P. Chanel, p. 218.

(2) Lettre citée par le P. Bourdin, p. 232.

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Gomme nous l'apprenons par la même lettre, ce fut à la suite de cette retraite qu'il établit la Congré- gation de la Sainte-Vierge et celle des Saints- Anges. La manière dont il en parle atteste et l'importance qu'il y attachait, et le zèle avec lequel il s'y employait. « Nos jeunes congréganistes ont leur petit oratoire qui déjà commence à s'embellir. C'est que chaque semaine je les rassemble pour entretenir l'élan de ferveur, ou plutôt de bonne volonté que je remarque en eux... Veuillez, s'il vous plaît, ne pas les oublier dans vos prières... Nous regardons ici ces deux associations comme un grand coup de la Provi- dence, (i) »

Le P. Chanel ne perdait point de vue ses chers congréganistes. Il les encourageait et les réprimandait au besoin. Si tous ne répondaient pas également à ses désirs, tous, du moins, faisaient preuve de bonne volonté. Aussi, par leur conduite, exerçaient-ils une

(i) « L'an mil huit cent trente-deux, et le quatre de'cembre, à la suite de la retraite annuelle, les élèves du petit séminaire de Belley âgés de plus de seize ans, sentirent le besoin, pour as- surer les fruits d'une solide persévérance, de resserrer encore les liens qui les ont attachés de tout temps au culte de l'au- guste Reine des cieux et de la Mère protectrice des jeunes gens. Ils ne crurent donc pouvoir mieux faire que de chercher à se réunir en société pieuse, pour s'y consacrer plus spécialement au service de la très sainte Mère de Dieu.

« L'élan de dévotion qui les anima fut tel, que plus de la moitié des élèves internes s'empressa de donner ses noms pour s'enrôler sous la bannière de l'auguste Marie. » (Procès-verbal de l'érection de la société des Serviteurs de Marie.)

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salutaire influence. Ils firent aimer de plus en plus la fréquentation des sacrements et la discipline du col- lège. On les voyait se prêter au service des autels et à la décoration du saint temple. C'étaient eux qui figu- raient dans les cérémonies religieuses. « Nous qui en fûmes témoin, nous nous rappellerons longtemps les processions et les saluts magnifiques ils déployaient leurs bannières et leurs oriflammes. Pourrions-nous oublier cette admirable et touchante fête fut inau- gurée, sur la façade intérieure de la maison, la statue de la Vierge immaculée, qui, du haut de ce trône, semble bénir ses enfants, et présider, tous les jours, à leurs jeux et à leurs délassements? (i) »

Comme on s'est plu à le faire remarquer, le P. Chanel excellait dans Tart d'apprendre le catéchisme aux enfants. Il faisait pénétrer dans ces jeunes âmes la doctrine chrétienne, et l'y gravait si profondément qu'elle demeurait ineffaçable.

Afin de faire le plus de bien possible, le pieux direc- teur avait soin d'appeler auprès de lui, à certains inter- valles, chacun des "élèves ; et c'est alors que, s'infor- mant de leurs dispositions à l'égard de leurs maîtres, de leurs condisciples, du règlement et de leurs devoirs de chrétien et d'écolier, il découvrait les plaies à guérir et les courages à relever. S'aidant des observations du préfet de discipline, il savait les utiliser sans provo- quer le moindre soupçon sur cette légitime connivence.

(i) Vie du P. Chanel par le P. Bourdin, p. 234.

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Le P. Chanel apprit un jour qu'un élève d'une classe supérieure avait recevoir un livre qui pouvait lui être nuisible. îl se hâta de le faire venir auprès de lui. L'accueillant avec sa bonté ordinaire, il l'amena insen- siblement au but qu'il se proposait dans cet entretien. « Le bon père, raconte l'élève, m'ayant fait avouer que j'avais un livre dont les supérieurs n'avaient point autorisé la lecture, me pria de le lui remettre, s'enga- geant à me le rendre s'il ne renfermait rien d'impie ou d'immoral. Voyant que je ne voulais pas m'en défaire, et que l'esprit de vertige s'emparait de moi, il se jeta âmes genoux et me conjura, au nom de mes plus chers intérêts, de ne pas lui refuser plus longtemps le sacri- fice qu'il demandait. Vivement frappé de ce mouve- ment de zèle inattendu, je fus ébranlé, et ne tardai pas à me rendre à ses vœux. Quand je quittai le col- lège, je reçus ses adieux avec ses derniers conseils, qu'il me donna les yeux baignés de larmes. Le sou- venir d'un si bon père ne s'effacera jamais de mon cœur (i). »

Non content de se dévouer au salut des personnes qui l'entouraient, il en dirigeait encore beaucoup d'autres que lui envoyait la Providence. Tantôt c'é- taient des pécheurs qu'il remettait dans le droit che- min ; tantôt c'étaient des prêtres, qui passaient, sous sa direction, quelques jours de retraite ; tantôt, enfin, il était appelé pour un malade à l'Hôtel-Dieu, situé en

(1) Vie du P. Chanel j p, 221.

146 VIE DU BIENHEUREUX

face du collège. Que de fois on est venu la nuit inter- rompre son sommeil et réclamer le secours de son ministère!

« Un pauvre, nommé Tranchand, fut, durant plu- sieurs mois, l'objet de son zèle. Des accès de folie et de fureur rendaient parfois cet homme si intraitable, qu'on s'était vu forcé de le lier et de le renfermer dans une cellule. On ne pouvait l'aborder que dans ses moments lucides ; encore essuyait-on de sa part les plus révoltantes grossièretés. Vainement avait-on essayé de le ramener à Dieu. Touché de son déplo- rable étal, le P. Chanel le recommanda aux prières du couvent de Bojt-Repos. Puis, il alla trouver son pauvre à l'Hôtel-Dieu, et lui témoigna le plus vif intérêt. Peu à peu, il gagna son cœur. De temps en temps, il lui apportait quelques soulagements corpo- rels, et l'instruisait des principales vérités de notre sainte religion. Et cet homme, si éloigné des voies du salut, se convertit et mourut chrétiennement (i). »

Les curés des environs de Belley se disputaient, en quelque sorte, le privilège d'avoir le P. Chanel à cer- tains jours de fête. Ils aimaient alors à lui céder la double fonction d'officier et de prêcher à leur place. Mgr Dévie l'invita lui-même à occuper, dans sa cathé- drale, la chaire sacrée. Comme on était aux jours de la semaine sainte, le serviteur de Dieu prêcha sur la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Le pieux et

(i) Vie du P. Chanel, p. .66.

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savant prélat, parlant de cette prédication, loua le discours, la modestie et l'onction de l'orateur (i).

Le P. Chanel remplit, durant deux ans, les fonctions de directeur spirituel au petit séminaire de Belley. Pendant les vacances, entre la première et la seconde année, il fit le voyage de Rome, dont il est nécessaire de dire quelques mots.

§ 3. Voyage à Rome, à Lo7'ette, etc. Retour à Belley.

(26 août i833. 3i octobre i833.)

En i833, la Société de Marie comptait dix-sept années d'existence. Son zélé fondateur pensa que le moment était venu de soumettre au père commun des fidèles l'esprit et la marche de cette institution naissante, et d'appeler sur elle l'approbation du chef infaillible de l'Eglise. Déjà, trois mois après son élec- tion, le T. R. P. Colin avait annoncé à ses confrères son dessein d'écrire au cardinal Macchi, ancien nonce à Paris. Son Eminence, dans sa réponse, conseilla le voyage de Rome; mais les circonstances ne permirent pas au pieux fondateur de quitter la France. Le i5 avril i833, le P. Colin écrivit de nouveau au cardinal Macchi, qui s'empressa de répondre que l'approbation de la Société de Marie tie souffrirait aucune difficultéy

(i) Nous avons encore ce sermon, le vénérable auteur expose, avec une grande ferveur d'esprit et une grande force de paroles, tout ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ a souffert pour la rédemption des hommes. (Jugement du théologien chargé de réviser les écrits.)

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pourvu qiû elle fût demandée par les ordinaires de Lyon et de Belle/. Il n'y avait donc plus qu'à solliciter les lettres de recommandation des deux évêques et à se rendre dans la ville éternelle.

Les évêques de Lyon et de Belley firent dans leurs lettres un bel éloge de la Société naissante. Celui de Grenoble voulut aussi la recommander au souverain Pontife. Muni de ces pièces importantes, le T. R. P. Colin rédigea une adresse magnifique à Sa Sainteté Grégoire XVI, et la fit signer par les dix-sept prêtres qui formaient alors la Société de Marie. Cette adresse, en date du 23 août i833, précédait le sommaire des règles du nouvel institut, composé de prêtres, de frères, de sœurs, et d'un tiers ordre. On sera peut-être surpris de voir soumis au très saint Père un plan si vaste. Ecoutons le pieux fondateur, k Le but de mon voyage était uniquement de consulter sur notre entre- prise, et d'accomplir un vœu que j'avais fait depuis longtemps, de travailler à l'œuvre jusqu'à ce qu'elle eût été soumise au souverain Pontife. J'ai donc, dès le principe, déclaré positivement qu'il ne s'agissait nullement de l'approbation de la Société ; qu'à cette fin nous présenterions plus tard des règles plus com- plètes; mais que, dans ce moment, nous ne cherchions que des conseils et le consentement du Saint-Siège pour poursuivre l'entreprise... (i)

(1) Lettre du T. R. P. Colin au P. Ghampagnat, 27 février 1834.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I4q

Le départ fut fixé au 26 août, jour s'ouvraient les vacances, pour le petit séminaire de Belley. Le P. Chanel et le P. Bourdin avaient été désignés pour accompagner leur vénéré supérieur. Rien ne saurait exprimer la joie qu'ils éprouvèrent en apprenant la faveur qui venait de leur être accordée.

Les trois voyageurs firent d'abord le pèlerinage de Notre-Dame de Fourvière. Ils offrirent le saint sacri- fice de la messe dans ce sanctuaire béni qui fut comme le berceau de leur Société. Le 3i août, ils étaient à Marseille ; mais ils ne purent s'embarquer que le 4 septembre sur un vaisseau marchand, au nom gracieux et rassurant de Madone de Bon-Secours. En sortant du port, deux bâtiments qui les précédaient s'entre- choquèrent violemment et ne purent continuer leur route. « N'ayons pas peur, s'écria le P. Chanel, le navire qui nous porte est le navire de la sainte Vierge. » Le voyage, cependant, ne fut pas sans épreuves. Une voie d'eau força à gagner le port de la Giotat, et un violent orage obligea à relâcher à l'île d'Elbe. Les voyageurs n'arrivèrent à Rome que le i5 septembre.

Leur première visite fut à la basilique du prince des Apôtres. Après avoir satisfait sa dévotion, le P. Chanel admirant les vastes proportions du temple et les richesses qu'il renferme : « Convenez, dit-il en souriant, qu'on a élevé en l'honneur de mon saint patron une église vraiment digne de lui. » Le lende- main il offrit le saint sacrifice à la Confession de Saint-

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Pierre. Attiré par sa piété envers son glorieux patron, il visita la prison Ma?7iertme Qt le mont Janicule.

Il lui tardait de voir les catacombes de Saint-Sébas- tien et de Saint-Laurent, ainsi que le Colisée. Par- courant ces lieux que tant de vertus chrétiennes ont sanctifiés : « Une retraite qu'on ferait ici, disait-il, n'aurait besoin ni de livres, ni de prédicateur; chaque pas évoque un religieux souvenir, on respire un par- fum de foi et de piété ; l'air est comme imprégné du sang des martyrs (i). »

Les sanctuaires reposent quelques saints avaient pour lui un attrait particulier. Aussi se procura-t-il le bonheur de célébrer la messe sur les tombeaux de saint Etienne, premier martyr, de saint Laurent, de saint Jérôme, de saint Philippe de Néri, de saint Ignace de Loyola, de sainte Catherine de Sienne, etc. Il n'avait garde d'oublier saint Louis de Gonzague. En célébrant les divins mystères sur la tombe de cet ange mortel, le P. Chanel payait un tribut de piété au saint qu'il avait pris pour patron secondaire. Il aimait trop les élèves de Belley pour les oublier auprès de leur protecteur et de leur modèle.

« L'une des principales raisons qui me font aimer « Rome, disait-il, c'est le parfum de dévotion envers « Marie qu'on y respire à chaque pas. » Son cœur, en effet, éprouvait une douce émotion à la vue des ma- dones qui sont à l'intérieur ou à l'entrée de presque

(i) Vie du P. Chanel, p. 241.

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toutes les maisons (i). » Il fut encore plus vivement impressionné, lorsqu'il visita les magnifiques églises que la piété des Romains a élevées à la gloire de Marie sous les titres les plus beaux et les plus conso- lants.

Quelle douce jouissance de bonheur il éprouva, lorsqu'il put vénérer la sainte Crèche à Sainte-Marie Majeure, la table de l'Institution de l'Eucharistie à Saint-Jean de Latran, la colonne de la Flagellation à Sainte-Praxède, les reliques insignes de la Passion, à Sainte-Croix de Jérusalem, etc. ; lorsqu'il lui fut donné de gravir à genoux les marches de la Scaîa sauta !

Il était heureux d'aller prier dans les églises notre divin Sauveur est exposé pour l'adoration des quarante heurtes. « En France, disait-il, nous n'avons cette adoration qu'une fois chaque année. Ah I si, à l'exemple de Rome, elle devenait perpétuelle dans nos grandes villes, que d'âmes viendraient y puiser des grâces, et dédommageraient Notre-Seigneur des outrages qu'il reçoit dans le Sacrement de son amour ! (2) »

« Malgré ce vif intérêt qui entraînait le P. Chanel vers tout ce qui pouvait l'édifier et nourrir sa piété, il ne résista pas à la légitime curiosité de visiter les monuments célèbres au point de vue de l'art et de

(i) Vie du P. Chanel, p. 243. (2) Id., p. 244.

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l'histoire... Entre toutes ses visites, il en est une, celle du Vatican, à laquelle il consacra de plus longues heures... « Le Vatican ! écrivait-il, que de trésors il renferme dans l'intérêt de la science ! A ne parler que des monuments antiques, soit qu'on les considère comme très utiles aux arts, soit qu'on les envisage comme des témoins irrécusables de l'histoire et des mœurs, on est forcé de rendre hommage aux Souve- rains Pontifes qui les ont recueillis et abrités contre les ravages du temps, de l'ignorance et de la barba- rie (i). »

Dès le lendemain de leur arrivée, nos trois voya- geurs avaient fait une visite au cardinal Macchi, et lui avaient remis les différentes pièces qu'ils apportaient. Son Eminence voulut bien présenter Elle-même ce dossier au Très Saint Père dans son audience du 17 septembre.

Chaque jour, le P. Chanel employait une partie de son temps à rendre service au T. R. P. Colin. Rem- plissant auprès de lui les fonctions de secrétaire, il l'accompagnait dans ses visites ; et, afin de lui épar- gner bien des pas et des fatigues, il le remplaçait toutes les fois que, pour traiter une affaire, la présence du supérieur n'était point indispensable.

Les demandes d'audience étaient si nombreuses que le serviteur de Dieu craignit d'être obligé de quitter Rome sans avoir pu déposer aux pieds du Souverain

(i) Vie du P. Chanel, p. 246.

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Pontife les hommages de sa piété filiale. Comme il en exprimait sa douleur auprès du cardinal Macchi : « Consolez-vous, lui dit son Eminence, je prierai moi- même Sa Sainteté d'accorder à mes bons Pères Ma- ristes la faveur qu'ils sollicitent. » Grâce à la prière du cardinal, l'audience tant désirée eut lieu le lendemain, 28 septembre i833. Le P. Chanel en rendit compte au P. Convers, dans une lettre en date du même jour. « Notre audience, dit-il en terminant, a duré près de trois quarts d'heure. Je ne puis vous exprimer ce qui s'est alors passé dans mon âme. Il me semble que je suis sous l'impression d'un songe... Au sortir du palais pontifical, nous avons récité, dans la première église que nous avons rencontrée, le Te Deum et le Magnificat en reconnaissance de la haute faveur que nous venions de recevoir, (i) »

En les bénissant, le Pape Grégoire XVI avait pro- noncé ces paroles : Croisse'^et miiltipUe\-voiis^ et rem- plisseï la terre. Nos trois voyageurs les avaient gra- vies dans leur cœur, et ils demandaient à Dieu qu'il daignât les réaliser pour sa plus grande gloire et l'hon- neur de sa sainte Mère.

Durant son séjour à Rome, le P. Chanel n'avait point oublié sa chère Congrégation de la Sainte- Vierge et des Saints-Anges. Il l'avait fait affilier à celle du Collège Romain, afin qu'elle pût participer aux grâces et aux privilèges que les Souverains Pontifes

(i) Vie du P. Chanel, p. 2 52.

l54 VIE DU BIENHEUREUX

ont accordés. Le décret d'affiliation porte la date du 20 septembre i833.

Avant qu'il fût question du voyage de Rome, il écrivait à une personne d'Ambérieux : « Que je serais heureux, s'il m'était permis de faire un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette ! Quel parfum céleste on doit respirer dans la sainte maison de Nazareth ! Après avoir vu de mes jeux cette humble habitation de Jésus, de Marie et de saint Joseph, j'aurais d'abord pour moi un sujet inépuisable de méditations; j'en profiterais pour les autres, surtout au collège de Belley, et plus tard, je l'espère, dans les missions étrangères. Ce serait un puissant moyen de réveiller dans les âmes la foi et la piété chrétienne (i). »

Ce vœu allait se réaliser. Les vacances de la cour romaine ne permettaient pas de poursuivre les dé- marches pour l'approbation de la Société. Les trois Pères Maristes se mirent donc en route pour Lorette. Ils y arrivèrent la veille de la fête du Saint-Rosaire. Le temps était propice pour les nombreuses caravanes qui affluaient de toutes parts. Les voyageurs admi- raient la foi de ces populations, qui, pour visiter la Sa?ita Casa, aux jours de grande fête, font souvent de longs voyages, viennent par tous les chemins et toutes les routes, au chant des litanies.

« Lorsque le P. Chanel aperçut, raconte le P. Bour-

(i) Lettre du 27 janvier i833, citée par le P. Bourdin, p. 255.

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din, non pas la Santa Casa elle-même, mais seule- ment la basilique qui la renferme, il parut impres- sionné jusqu'au fond de l'âme... Aussitôt que nous fûmes entre's dans le saint temple, il se jeta au pied du saint Sacrement et resta longtemps en adoration ; puis, se mettant à la suite des pèlerins, il fit à genoux le tour de la Santa Casa. Pénétrant dans sa modeste enceinte, il resta près d'une heure prosterné devant l'image de la sainte Vierge. Nous étions à ses côtés. Nous entendions les soupirs qui s'échappaient de son cœur au souvenir des mystères qui se sont accomplis dans ce lieu saint. Nous récitâmes ensemble le cha- pelet. Avec quelle ferveur il prononçait VAve Maria, à l'endroit même l'archange Gabriel salua Marie pleine de grâces ! Plus d'une fois, avant son départ, il revint dans ce sanctuaire béni. «

« En quittant Lorette, continue le P. Bourdin, nous y laissâmes le R. P. Colin, qui devait bientôt re- prendre le chemin de Rome. Pour nous, que des emplois rappelaient au collège de Belley, nous n'avions plus que trois semaines de vacances. Il nous fut per- mis de les consacrer à la visite de quelques villes inté- ressantes, et \àQ pousser même notre course jusqu'à Venise (i).

« Quels que fussent les incidents de la route, le P. Chanel conservait toujours une amabilité, une dou- ceur de caractère inaltérable. L'oraison, la récitation

(i) Vie du P. Chanel, p. 257.

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du bréviaire, l'examen de conscience, la lecture spiri- tuelle et le chapelet avaient leurs heures réglées, dont il ne s'écartait point (i). «

Pour célébrer la sainte messe, il choisissait, autant que possible, l'église, et, dans l'église, l'autel était vénérée une madone miraculeuse, ou une relique de Notre-Seigneur, ou de quelque saint illustre. Il ne manque pas de le noter dans son Album^ afin de n'en point perdre le souvenir. Chaque jour il écrivait dans cet Album ses pensées et ses impressions de voyage. Les monuments religieux y tiennent la plus grande place. Dès qu'on s'arrêtait, il visitait d'abord les églises; il voyait ensuite les palais et autres monu- ments profanes, si le temps le permettait.

Le vénérable serviteur de Dieu arriva à Belley la veille de la Toussaint et reprit ses fonctions de di- recteur spirituel, qu'il continua à remplir pendant une année, avec le zèle et le succès dont nous avons déjà parlé.

.^4. Le serviteur de Dieu j^eprend ses fonctions de Directeur spirituel.

A son retour d'Italie, le P. Chanel sembla redou- bler de zèle pour l'accomplissement de sa charge. Il s'appliqua avec un soin particulier à faire fleurir les deux congrégations qu'il avait établies à la fin de la retraite de i832.

(i) Vie du P. Chanel, p. 259.

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La congrégation de la Sainte-Vierge avait pour pré- fet un élève de rhétorique, nommé Georges Vibert, de Seyssel. Ce jeune homme, modèle accompli de piété, de régularité, de candeur et de modestie, était bien digne d'être à la tête de la pieuse association. Il avait à peine quinze ans, qu'on remarquait déjà en lui un attrait particulier pour l'oraison, l'humilité et la mortification dessens. Animé de plus en plus du désir de sa propre sanctification et du salut des âmes, il sou- pirait après le jour il lui serait donné d'entrer dans la Société de Marie, et de traverser les mers pour évangéliser les infidèles. « Qui sait, mon cher enfant, lui disait le P. Chanel, si nous ne partagerons pas ensemble le même bonheur! » Tous deux nourris- saient l'espoir d'unir les efforts de leur zèle et le sacri- fice de leur vie. Mais, hélas ! cette douce espérance ne fut pas de longue durée. Jeune encore, il était déjà mûr pour le ciel. Vers la fin de sa première année de théologie, il s'en allait mourant dans sa famille, et, le 14 janvier iSSy, il rendait sa belleâme àson Créateur.

Nous n'aurions point rempli notre tâche, si nous ne signalions le soin avec lequel il préparait les ins- tructions qu'il adressait aux élèves du petit séminaire. Sachant mettre à profit les circonstances heureuses ou malheureuses pour intéresser ses jeunes auditeurs, il produisait une impression que le temps ne parvenait pas à effacer. Qu'on nous permette de citer un fait.

On venait d'apprendre la mort d'un élève. Il parle assez longuement sur le prix du temps, puis il s'écrie :

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« Il est précieux, parce qu'il est court ; il est précieux, puisque nous ignorons s'il ne sera pas abrégé pour plusieurs d'entre nous. Nous pouvons être surpris; la mort frappe à tout âge. Eh ! Messieurs, faut-il aller chercher loin des exemples ? N'en avons-nous pas au milieu de nous? A qui cette place que je vois déserte etque je ne puis fixer sans douleurPQui de vous, en le voyant partir, croyait lui dire un éternel adieu? Il était jeune; il jouissait d'une santé florissante, et cependant la mort l'a frappé ! Nous devions, après huit jours d'absence, le revoir, et il est parti pour l'éter- nité !

« Qui vous a dit que cette mort qui nous afflige, n'est pas un de ces grands coups dont se sert la Providence pour faire rentrer en eux-mêmes ceux qui diffèrent toujours leur conversion ? Messieurs, tout ce que Dieu fait, il le fait pour notre instruction. Nul doute qu'il n'ait eu de grandes vues en nous donnant cet exemple. Il l'a enlevé avant que la corruption du siècle ait pu prendre racine dans son jeune cœur. Peut-être il se serait perdu ; sa piété et le temps qu'il a eu de se préparer au redoutable passage, nous donnent une grande confiance que la miséricorde divine l'a sauvé. Il l'a enlevé pour nous faire tenir sur nos gardes. Nous n'avons pas plus de droit que lui de compter sur de longs jours. Comme nous, il pouvait espérer ; comme nous, il pouvait craindre. Il nous sert de leçon. Qui nous répond que nous n'en servirons pas bientôt nous-mêmes ? Qui nous assure que celui

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que nous pleurons sera le dernier qui, cette année, paye le tribut ? Et si la mort venait, en ce moment, frapper quelqu'un de nous, serait-il prêt? Si, dans ce moment, il nous fallait rendre compte, sommes-nous en règle ?

« O mort, que tu nous fais de fortes leçons ! Pour- quoi sont-elles sitôt effacées? Que l'Esprit-Saint a raison de dire : Souvenei-vous de vos Jîns dernières, et vous ne péc1iere:{ plus . Ah ! quand je pense à la mort, qui peut me surprendre, il me semble que je veux me tenir prêt; il me semble que je veux régler ma con- duite de telle sorte, que je ne sois pas surpris.

« Messieurs, si nous ne sommes pas touchés, si la mort et son incertitude ne nous frappent pas, nous n'avons plus la foi. La religion n'a rien de plus ter- rible à nous offrir. Il ne lui reste que l'enfer à nous montrer; mais l'enfer vient après la mort, et après la mort il n'est plus temps d'y penser.

« O mon Dieu, pénétrez-nous donc fortement de cette pensée salutaire. Gravez donc dans nos cœurs pour jamais cette terrible leçon que vous venez de nous donner. Que chaque jour soit pour nous le der- nier; cette pensée nous encouragera à le bien em- ployer. Si nous sommes maintenant dans ces disposi- tions, si nous y persévérons, nul doute que nous ne changions de conduite ; que notre vie nesoit plus régu- lière, plus appliquée, plus laborieuse. Et quand le temps de la mort viendra, nous ne serons pas surpris; nous pourrons nous présenter avec confiance devant

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le trône du souverain Juge, et recevoir de sa bonté la récompense qu'il a promise au serviteur fidèle (i). »

Le P. Chanel continuait à rendre service à ses con- frères, autant que ses occupations pouvaient le lui per- mettre. Tous admiraient son zèle et son dévouement.

Un violent incendie réduisit en cendres presque tout le village de Virieux-le-Grand. Aux premiers cris lugubres qui l'annoncèrent à Belley, ni le mauvais temps, ni les ténèbres de la nuit, ni la distance des lieux, rien ne put empêcher le P. Chanel et son ami le P. Bret, de se transporter sur le théâtre du sinistre. Ils déplo3^èrent l'un et l'autre tout ce qu'ils avaient de force et de zèle. Leur dévouement fut signalé dans le Journal de l'Ain.

(i) Instruction du P. Chanel sur ce texte : Circa undecimam (horam) vero exiit, et invenit alios stantes, et dicit illis : Quid hic statis tota die otiosi? Matth., xx, 6.

CHAPITRE XI

LE SERVITEUR DE DIEU EST NOMMÉ SUPÉRIEUR

DU PETIT SÉMINAIRE DE BELLEY. IL EST DÉSIGNÉ

POUR LES MISSIONS DE l'oCÉANIE.

(Octobre 18^4 —Août i836)

§ I. Première année (i 834-1 835).

A Société de Marie, grâce à la protection de % son auguste patronne, grandissait de jour en jour. Il devenait nécessaire de régler sa marche et de compléter ses constitutions. Pour n'être point distrait dans ce travail, le T. R. P. Colin voulut se trouver seul avec Dieu. En se retirant dans la soli- tude, il se déchargea sur le P. Chanel de la supériorité du petit séminaire de Belley.

Obligé d'accepter une charge qu'il redoutait, le servi- teur de Dieu résolut de la remplir avec toute la perfec- tion possible. Il apporta d'abord le plus grand soin à ce que tout fût prêt dans le petit séminaire pour la rentrée des élèves. Ce jour-là il offrit le saint sacrifice, dans le double but d'attirer sur leur voyage la protec- tion du ciel, et d'écarter de l'établissement le trouble

l62 VIE DU BIENHEUREUX

et la confusion qu'amène quelquefois la réouverture des classes.

« Dès le soir même de la rentrée, il annonçait aux élèves qu'à partir de ce moment, les règlements de la maison étaient en pleine vigueur; qu'il espérait, connaissant déjà leur bonne volonté, qu'ils y seraient tous fidèles, et qu'au prix de cette fidélité ils passe- raient une année heureuse et bénie de Dieu. « Mes « enfants, ajoutait-il, que le collège soit pour vous « comme une seconde famille ; que votre âme s'y puisse « épanouir à l'aise; que vous y trouviez de l'affection, « du bonheur même : ce sont des idées que nous « avons plus d'une fois exprimées, c'est le caractère que « nous avons voulu donner à notre établissement, et « que nous nous efforcerons de lui maintenir. Mais que « rien ne contrarie jamais vos goûts et vos désirs; que « vous n'ayez point de violence à vous faire, point de « peine à endurer, point de privation à subir; que le « chemin de la vertu et de la science soit pour vous « dégagé de toute épine : c'est ce qu'il serait aussi « funeste de tenter qu'impossible de réaliser. La vie « de l'écolier est un apprentissage delà vie de l'homme ; « habituez-vous donc d'avance à savoir souffrir; don- ce nez à votre caractère une attitude ferme, à votre « cœur de la force, à votre volonté de l'énergie (i)... » Le lendemain , les élèves se réunirent dans la cha- pelle pour la messe du Saint-Esprit. Le zélé supérieur

(i) Vie du P. Chanel, p. 285.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 163

leur fit une exhortation qui les toucha fortement. Il leur dit entre autres choses : « Notre âme, mes chers en- fants, est une puissance active, et cette activité la dis- tingue essentiellement de la matière, dont le propre est l'inertie. Elle se plaît au jeu de ses facultés, et, comme toute puissance grandit par l'exercice, elle voit ses forces s'accroître à mesure qu'elle les emploie. Que chacun de vous soit donc laborieux, dans la sphère de ses études : sa mémoire deviendra plus heureuse, son imagination plus réglée, son jugement plus sûr, son esprit plus pénétrant et plus orné de connaissances.

« Votre tâche, mes enfants, ne se borne point là. Vous devez avant tout mettre Dieu dans vos intérêts. Votre travail, en effet, ne sera fructueux qu'autant que Dieu le bénira... C'est pour cela, mes chers enfants, que nous sommes dans ce moment au pied du saint autel. Unissez-vous à moi pendant le divin sacrifice. Demandez à Jésus-Christ les grâces dont vous avez besoin pour accomplir, durant cette année, tous vos devoirs de chrétiens et d'écoliers (i). »

Après la messe, le P. Chanel consacra tous les élèves à la sainte Vierge, et mit sous ses auspices leurs études, leurs récréations, leur repos.

Tous les soirs, pendant plusieurs semaines, il réunit la communauté et remplaça la lecture spirituelle par l'explication des règlements de la maison et par quel- ques paroles d'encouragement. La retraite annuelle

(i) Vie du P. Chanel, p. 286.

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vint achever d'affermir les élèves dans la pratique de leurs devoirs.

Ecoutons l'un des élèves de cette année, M. Fran- çois Modelon. Trente ans plus tard, ravivant ses sou- venirs, il écrit, le 7 septembre i865, au P. Bourdin :

« Elève au collège de Belley, j'eus le bonheur d'avoir le P. Chanel pour supérieur. Tous ceux qui l'ont connu, se rappellent sa bonté sans faiblesse, sa dou- ceur sans afféterie, sa fermeté sans rudesse, son intel- ligence sans prétention, sa charité sans bornes. Rien n'égalait la chaleur onctueuse et pénétrante de sa parole à la chapelle du collège, ni la grâce de son esprit dans les allocutions familières en salle d'étude et dans les classes privées.

« Quand il traversait nos cours de récréations ani- mées de tant de jeux variés, simples et francs, que la jeunesse ne connaît plus guère aujourd'hui, on s'in- terrompait -, tous les regards, tous nos sourires d'enfants se tournaient de son côté, et volaient au-devant de lui pour entendre deux mots de ses lèvres, ou le voir avec une dignité gracieuse prendre part à nos amusements.

« Il avait une grande délicatesse, quoique rien d'affecté dans le ton et les manières, de la noblesse dans le port et la démarche, et pourtant rien de com- passé; c'était la nature belle de simplicité, de candeur et de paternelle tendresse. Son front, assez élevé, était calme et pur, son teint de cette belle pâleur mate et légèrement transparente, qui accuse la vie ardente, mais dirigée, disciplinée par une grande âme. Ses

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yeux étaient grands-, son regard doux, pénétrant, pro- fond, vous parlait ; son sourire avait plus de mansué- tude et de sympathie que de finesse; l'ensemble de tous ses traits lui conciliait de prime abord l'estime et l'affection.

« Si je parle ainsi de celui que je crois et que j'ai toujours cru un élu de Dieu, c'est qu'il me fut donné de le connaître encore sous un autre point de vue : je me confessais à lui, et j'ai vu ses saintes larmes remplir ses yeux attachés sur un crucifix pendant le cours de mes aveux. Quelle bienveillance après ! quelle bonté, quelle tendresse pour cette âme d'enfant, dont il prévoyait déjà sans doute les luttes inouïes et les nombreuses défaillances sur la route douloureuse de la vie (i) I... »

En qualité de supérieur, le P. Chanel se regardait comme le dépositaire des règles et le gardien des âmes, responsable de l'pbservation des unes et de la conser- vation des autres. Sachant combien l'exemple est puissant sur le cœur des jeunes gens, il ne se dispen- sait d'aucune règle, d'aucun exercice de communauté, et la seule prérogative qu'il tirât de son office, c'était l'obligation d'édifier ses inférieurs et la charge de les servir.

Chaque semaine, et plus souvent encore, s'il le croyait nécessaire, il réunissait tous ses collaborateurs, les interrogeait sur la marche de la communauté,

(i) Vie du P. Chanel, p. 323.

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recueillait avec soin leurs observations, et leur faisait part des siennes avec modestie. Quelques mots d'édifi- cation et d'encouragement terminaient ces sortes de réunions.

Trop souvent les jeunes professeurs se découragent au milieu d'une classe d'enfants légers et paresseux. Le serviteur de Dieu avait le don de raviver leur force et leur dévouement : « Vous le savez, leur disait- il, une semence ne lève pas aussitôt qu'elle est jetée en terre; un arbre est planté longtemps avant qu'il porte des fruits : il en est de même de la culture des âmes. On travaille quelquefois beaucoup, sans voir avancer l'ouvrage; néanmoins il se fait secrète- ment. ))

II avait compris que dans une maison d'éducation, l'ordre ne peut être maintenu que par une surveil- lance intelligente et soutenue. Celle qu'il exerçait lui- même, s'étendait à toutes les parties de l'administra- tion. Il se tenait au courant de tout, sans faire tout par lui-même. Il voulait que chacun remplît parfaitement son devoir.

Dieu permit que l'établissement fût en proie à une épidémie. Le fléau envahit d'abord une classe, puis se propage dans tous les rangs. Le collège n'est bientôt plus qu'un hôpital. Le P. Chanel reçoit chez lui les plus malades. Il est sur pied jour et nuit. Attentif à faire exécuter les prescriptions des médecins, il rem- plit lui-même l'office d'infirmier. Durant ces jours d'épreuves, il allait souvent se jeter aux pieds de la

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sainte Vierge, laissant un cierge toujours allume' à son autel. Le fléau régna près de quatre semaines. Quand il eut entièrement disparu, on rendit grâces à Dieu de ce qu'il, n'avait fait aucune victime.

La sollicitude générale de la maison ne lui faisait point oublier la direction des domestiques. Plein de bonté et de douceur, il savait gagner leur cœur et ren- dre leur charge facile. De temps en temps il les réu- nissait pour les instruire de leurs devoirs et leur ap- prendre à sanctifier les plus petits actes de leurs jour- nées. Devenu leur guide spirituel par le libre choix de leur volonté, il prenait un soin spécial du salut de leur âme, et les invitait à venir fréquemment au tribunal de la pénitence.

c( Lorsque j'étais malade, raconte Marie, vieille do- mestique du petit séminaire, il venait exacten^ent me confesser, m'apporter le bon Dieu... Si le médecin m'oubliait, il lui parlait de moi. Ah! si je ne l'avais pas eu, que serais-je devenue pendant cette maladie ? Il me disait que sans la charité on ne pouvait être sauvé. Il râpait bien, lui, cette charité!

« Afin de pouvoir donner des avis plus utiles aux domestiques, il me demandait quelquefois le sujet le plus ordinaire de leurs conversations et savait admirablement profiter de toutes les circonstances pour nous instruire. Jamais îious n^apons eu un supé- rieur comme lui. »

Son dévouement était de toutes les heures et de tous les instants. Qui jamais a plus payé de sa per-

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sonne dans l'exercice de ses fonctions ? Accessible à tous, il n'avait d'autre mesure pour son temps que la convenance de chacun. Interrompu sans cesse, il quit- tait sa tâche pour la reprendre avec une égalité d'âme que rien n'altérait, et sans que l'on pût découvrir sur cette figure toujours souriante aucune trace de lassi- tude ou d'ennui. On lui avait donné le surnom de bon pasteur.

« Plus d'une fois, nous dit Marie, lorsqu'il était harassé de fatigue, à la suite des travaux du saint ministère, je l'ai trouvé assis dans sa chambre, ne voulant aucun secours, se contentant de prier en si- lence, les yeux fixés sur un crucifix. »

Il n'y avait qu'une trêve aux occupations multiples de cette vie de dévouement, c'était le moment de la prière. « Sitôt que l'heure était venue l'Eglise place sur les lèvres du prêtre ces prières qu'elle dis- tribue le long du jour, comme un aliment spirituel, nous dit le P. Bourdin, on voyait le pieux supérieur se recueillir à l'instant même, et, cessant de traiter avec les hommes, converser avec Dieu dans le silence de son âme(i).

La prière lui était tellement familière qu'il y recou- rait sans cesse, et surtout dans les circonstances plus difficiles. Ecoutons la domestique dont nous avons déjà emprunté les paroles : « Quand le temps était mauvais, lorsque le tonnerre grondait et que la grêle

(i) Vie du p. Chanel, p. 276.

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menaçait les re'coltes; en un mot, toutes les fois que le P. Chanel se trouvait en présence de quelque cala- mité, il allait vite à la chapelle se prosterner devant le saint Sacrement. La maladie d'un élève faisait-elle des progrès, il redoublait ses visites au saint Sacrement et à la sainte Vierge. Les finances de la maison s'épui- saient-ellcs, il s'adressait à saint Joseph, pourvoyeur de la sainte Famille, et faisait brûler un cierge devant son image. »

« Le jour du congé qu'il avait donné aux élèves à l'occasion de sa fête, nous dit M. l'abbé Humbert (i), tout le monde était en promenade, excepté le P. Cha- nel et deux ou trois professeurs. Vers les dix heures du matin, le feu se déclare dans la salle d'étude; la chaire du préfet est déjà environnée de flammes. Par un hasard tout providentiel, le P. Chanel vient à passer par là; il appelle, nous accourons et nous venons à bout d'éteindre ce commencement d'incendie. Notre pieux supérieur court aussitôt allumer deux cierges à la chapelle et passe une demi-heure en prière au pied de l'autel. r>

Quoiqu'il fût d'une santé délicate, il ne prenait au- cun adoucissement particulier, suivait le régime ordi- naire de la communauté et ne voulait rien avoir dans sa chambre. Si quelque chose le contrariait au réfec- toire, il levait les yeux vers le crucifix.

(i) M. Humbert était alors professeur au petit séminaire et est aujourd'hui curé de Lhuis.

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Il eut à signaler une faute à l'un des professeurs, et il le fit en toute charité. Mais celui-ci reçut mal l'aver- tissement et plusieurs fois adressa au bon supérieur des paroles peu respectueuses. Le P. Chanel dir^igeait aussitôt son regard vers la croix et gardait le silence.

Le fond de son caractère était bien la bonté et la douceur-, mais, au besoin, il savait être ferme, et il en donna des preuves dans plusieurs circonstances. Comme il craignait de faire de la peine à qui que ce fût et que, toujours la figure souriante, il ne perdait jamais son calme habituel, quelques personnes se plaignirent de sa trop grande bonté et craignirent qu'elle ne devînt nuisible au bien du collège. Ces plaintes arrivèrent jusqu'à la supérieure du couvent de Bon-Repos^ qui se permit de lui faire des observa- tions à ce sujet.

« Il les reçut, dit-elle, en toute humilité et venait ensuite, comme un enfant, me rendre compte de ses actes de fermeté. « Ah ! j'ai été bien ferme à l'égard « de tel élève ! » Et il me racontait ce qu'il avait fait et comment il avait parlé. Hélas! souvent, quand le bon père avait cru être si ferme, il avait entouré de tant de caresses et d'amitiés celui qu'il avait répri- mandé, que je m'apercevais aisément, à son récit, que le reproche d'une trop grande bonté était fondé, w Cette appréciation de la supérieure de Bon-Repos était exagé- rée, car nous savons par les témoignages cités plus haut que par sa douceur il obtenait tout et gagnait tous les cœurs.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I7I

Pendant qu'il exerçait ainsi avec tout le zèle possible sesfonctions de supérieur, il reçut la nouvelle de la mort de'M. Trompier. Ce véne'rable cure' que nous avons appris à connaître et qui avait formé une douzaine de prêtres, s'endormit dans le Seigneur, le 18 avril i835. Le P. Chanel versa d'abondantes larmes et adressa au ciel de ferventes prières pour le repos de l'âme de son bienfaiteur. Sachant qu'on se proposait de lui éri- ger un monument funèbre, il appuya ce projet, qui ne tarda pas à se réaliser.

Son cœur était à peine remis des premières impres- sions de cette douloureuse épreuve, qu'il reçut une blessure encore plus profonde, et, cette fois, le trait qui le déchire a été imprévu.

« Le hameau de la Potière, lui écrit-on, est dans le deuil et l'affliction. Votre bon père vient de nous quitter pour passer à une vie meilleure. » On lui ap- prenait qu'un soir, revenant seul, il avait été frappé d'une attaque d'apoplexie et qu'il était tombé dans un fossé rempli d'eau, on l'avait trouvé mort.

« A cette nouvelle accablante, le P. Chanel se jette au pied de la croix qu'il arrose de ses larmes. S'unis- sant à Jésus-Christ au jardin des Olives, il accepte le calice d'amertume qu'il plaît à Dieu de lui envoyer. Il irait bien consoler sa famille, mais la distance qui le sépare et plus encore les devoirs de sa charge s'y oppo- sent pour le moment. Il se contente de lui écrire (1). »

(i) Vie du P. Chanel, p. 264.

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Il lui est cependant donné de voir sa jeune sœur au couvent de Bon-Repos. Il lui fait part de l'affligeante nouvelle qu'il a reçue et mêle ses larmes aux siennes. Le lendemain il revient dire la messe pour l'âme de son père. Une communion générale a lieu à son inten- tion. Le serviteur de Dieu est tellement ému au saint autel, qu'il l'inonde de ses larmes.

Dès qu'il le peut, il se rend auprès de sa mère.

« Le voyage que j'ai fait, écrit-il au P. Bret (29 juin i835), a été le plus triste que j'aie jamais entrepris. C'est par accident que mon pauvre père est mort en venant du moulin... O douleur!... On ne peut se con- soler de semblable événement... Ma pauvre mère se résigne peu à peu à la volonté de Dieu et reprend cou- rage. J'ai craint que ce malheur ne fût pour elle un coup mortel. »

Vers la fin de l'année scolaire, écrivant à M. Bolliat, 'successeur de M. Trompier : « Encore quelques jours, lui disait-il, et nous serons en vacances. Si Dieu m'en donne la force, j'irai à Gras et à la Potière . Il est deux tombes vers lesquelles m'attirent la reconnaissance et la piété filiale. J'ai besoin aussi de voir ma famille et de consoler surtout ma pauvre mère... (i). »

§ 2. Deuxième année.

(i835-i836)

Pour ne pas nous répéter, nous nous contenterons de faire cette remarque que le P. Chanel, comme la pre-

(1) Vie du P. Chanel, p. 265.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL lyS

mière année, fut tout entier àl'accomplissement de ses devoirs. Il n'aimait point à se répandre au dehors. Il se contentait des visites nécessaires. De temps en temps, il allait voir sa sœur, religieuse à Bon-Repos . Ses en- tretiens avec elle ne roulaient que sur les devoirs et le bonheur de la vie religieuse. Prenant à son tour la parole, la sœur Saint-Dominique félicitait son frère d'avoir quitté le ministère ordinaire pour s'attachera la Société de Marie. Elle l'encourageait même à pour- suivre la vocation qui l'appelait aux missions étran- gères. Le plus souvent elle lui révélait ses propres imperfections, et le priait de lui enseigner les moyens de pratiquer les vertus du saint état de vie qu'elle avait embrassé. « N'oublions pas, lui répondait-il, que c'est pour nous rendre plus humbles que Dieu nous laisse nos misères. Nous devons croire qu'il pense à nous et qu'il nous aime. Ayons les yeux fixés sur lui plutôt que sur nos défauts. N'examinons pas, dit saint Fran- çois de Sales, si notre cœiu^ lui plaîl, mais bien si son cœur nous plaît. »

Que n'aurions-nous pas à dire, si nous voulions parler des sages conseils qu'il donnait aux personnes qui le consultaient ? On nous permettra quelques cita- tions extraites de sa correspondance.

Une de ses nièces, novice au monastère de la Visi- tation de Bourg, lui écrivit qu'elle voulait rentrer dans sa famille. « Eh ! quoi, lui répondit-il, vous déposez le glaive du sacrifice avant d'avoir saisi la cou- ronne ! Reprenez courage, ma fille •, affermissez- vous

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dans votre vocation ; redoublez d'exactitude et de fer- veur dans vos prières ; jetez-vous aux pieds de la sainte Vierge, et conjurez-la d'être votre lumière et votre force dans la voie que vous avez à suivre pour ar- river au ciel. La vie, songez-y bien, n'est qu'une rapide traversée sur la planche du temps à l'éternité... (i) »

La supérieure d'une nombreuse communauté lui avait exposé ses peines et ses embarras : « Ma révé- rende mère, lui écrit-il, je viens de lire une lettre de Fénelon qui est bien propre à dissiper vos ennuis et à relever votre courage. Je vais en extraire les pensées sur lesquelles il vous importe le plus de réfléchir... » Le serviteur de Dieu insiste surtout sur la prière : « C'est dans la prière seule que vous trouverez le con- seil, le courage, la patience, la douceur, la fermeté, le ménagement des esprits. C'est que vous apprendrez à gouverner sans trouble. C'est dans le silence que Dieu vous ôtera votre esprit pour vous donner le sien. Il faut qu'il soit lui seul tout en toutes choses. Quand Dieu sera tout en vous, il atteindra d'un bout à l'autre avec force et douceur. Vous ne sauriez donc trop prier.

« Si vous décidez et si vous agissez sans prière, votre propre esprit vous agitera beaucoup, vous atti- rera bien des contradictions, vous causera des doutes et des incertitudes très pénibles, et vous vous épuiserez à pure perte ; mais si vous êtes fidèle à la prière, votre purgatoire se changera en paradis terrestre, et vous

(i) Vie du P. Chanel, p. 3o2.

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ferez plus de bien en un jour dans la paix, que vous n'en faites en un mois dans le trouble. Ceux qui sont intimement unis en Dieu, se trouvent sans cesse ensemble, au lieu que ceux qui habitent la même mai- son, sans habiter le cœur de Dieu, sont dans un éloi- ment infini sous le même toit... (i) »

Un ancien e'iève de Belley lui demanda quelques conseils pour surmonter les obstacles que la vertu ren- contre dans le monde. « Mon cher enfant, lui répon- dit-il, je vois avec plaisir que vous prenez toujours au sérieux l'affaire de votre salut. Continuez à marcher d'un pas ferme et soutenu dans cette voie : Celui-là seul sera couronné, dit iésus-OMusl^ qui aura persévéré jusqu'à la fin.

« Pour répondre à votre confiance, Je vous donnerai des règles sur quelques points importants de la vie chrétienne :

« Le matin, avant de vous livrer aux affaires, recueillez-vous devant Dieu, priez et méditez quelques instants. La méditation éclaire l'âme, lui rappelle ses devoirs et la dispose à les remplir. Aidez-vous de livres propres à cet exercice, tels que le Combat spirituel la Guide des pécheurs et le Pense:{-y bien.

« Confessez-vous au moins tous les mois. Ne vous endormez jamais avec un péché mortel sur la con- science. A votre âge, on a dans le cœur de quoi faire bien des fautes ; mais avec la foi, dont les principes

(i^l Extrait d'une lettre citée par le P. Bourdin, p. 3o3.

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sont enracinés chez vous, vos retours à la vertu seront prompts et faciles.

« Tenez-vous en garde contre les mauvaises lectures et les fréquentations dangereuses.

« Ne vous laissez point aller à d'inutiles loisirs. Suivant les besoins, appliquez votre corps ou votre intelligence à un travail varié peut-être, mais soutenu. Le travail abrite l'homme contre les traits du démon: Semper te diabolus occupatum inveniat (i).

« Quoique vous soyez encore plein de jeunesse et de santé, rendez-vous familière la pensée de la mort. Elle éloigne du mal et porte à la vertu ; elle n'effraye que le crime.

« Enfin, mon cher enfant, ayez une piété filiale envers la sainte Vierge. On l'a dit bien souvent, et on ne saurait trop le répéter: Devotus\Mariœ non péri- bit (2). ))

A la fin d'avril, il écrivait à sa mère : « Voici le beau mois de mai, qui réjouit tous les enfants de Marie. Nous nous apprêtons à le célébrer de notre mieux. Sans doute, bien chère mère, vous ferez comme nous. Heureuses les familles règne la dévotion envers la sainte Vierge ! Je ne saurais trop vous remercier de me l'avoir inspirée de bonne heure. Resserrons de plus en plus les liens qui nous unissent à Marie. Recourons à elle dans tous nos besoins. Dispensa-

(i) Que le diable vous trouve toujours occupé. (Cassien.) (2) Le serviteur de Marie ne périra point (S. Hilairé). Lettre citée par le P. Bourdin, p. 3 12.

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trice des grâces, elle nous rendra forts et invincibles contre les ennemis de notre salut ; consolatrice des affligés, elle adoucira nos peines et nos souffrances... Honorons aussi et invoquons fréquemment saint Joseph. Quel admirable modèle de la vie humble et laborieuse ! Quel puissant patron à l'heure de la mort ! (i) »

Au commencement de ce mois de mai qu'il faisait célébrer avec une grande pompe, le serviteur de Dieu reçut une nouvelle qui le combla de joie. Déjà il savait que le 1 1 mars, fête des Cinq Plaies de Notre-Seigneur, la S. C. des Evêques et Réguliers avait décidé qu'il fallait supplier le Très Saint-Père de vouloir bien approuver la Société de Marie, en ordonnant d'expé- dier à ce sujet des lettres apostoliques, et que le i8, fête de saint Gabriel, archange. Sa Sainteté Gré- goire XVI avait pleinement confirmé la résolution des éminentissimes cardinaux. Avec ses confrères, il atten- dait le document pontifical qui devait donner à la petite Société une approbation solennelle. Le bref si désiré porte la date du 29 avril i836, jour à jamais béni pour tous les membres du nouvel institut (2). Quand le P. Colin reçut le pli qui le renfermait, avant de l'ouvrir, il assembla les confrères qui se trouvaient auprès de lui, et tous vinrent successivement se mettre

(i) Lettre cite'e par le P. Bourdin, p. 3i3.

(2) Afin de rendre à Dieu et à Marie de perpétuelles actions de grâces, le Saint-Siège a fixé à ce jour la fête de N.-D. des Grâces.

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à genoux et baiser humblement la lettre pontificale, en signe d'adhe'sion pleine et entière à tout ce qu'elle contenait. Ensuite ils l'ouvrirent et lurent avec une profonde e'motion ces paroles du Vicaire de Jésus- Christ :

« Le salut de toutes les nations, dont Nous avons reçu la charge du prince des pasteurs et de l'évêque des âmes, Nous pousse à veiller continuellement pour ne laisser échapper aucun moyen de faire louer le nom du Seigneur, du levant au couchant, et de faire régner et resplendir la très sainte foi catholique, sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu.

« C'est pourquoi Nous environnons de la bienveil- lance particulière de notre cœur paternel surtout ces ecclésiastiques qui, réunis en société, se rappelant leur institution et leur vocation, ne cessent d'exhorter les peuples selon la saine doctrine par la prédication de la parole divine et la dispensation de la grâce mul- tiforme de Dieu, et s'efforcent, avec tout le soin et toute l'application possibles, de produire dans la vigne du Seigneur des fruits abondants de vertu et d'hon- nêteté.

« Certes, nous n'avons pas éprouvé un médiocre plaisir lorsque Nous avons appris que notre cher fils Claude Colin et quelques prêtres du diocèse de Belley, en France, avaient jeté, déjà depuis un certain nombre d'années, les fondements d'une nouvelle société de religieux, sous le titre de Société de Marie.

« Cette société a pour but principal d'accroître la

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gloire de Dieu et l'honneur de sa très sainte Mère, et de propager l'Eglise romaine, soit par l'e'ducation chrétienne des enfants, soit aussi par les missions jusqu'aux extrémite's de l'univers. »

Le bref rappelait ensuite que la Sacrée Congré- gation de la Propagande avait assigné l'Océanie occi- dentale aux nouveaux religieux et leur accordait toutes les facultés nécessaires pour élire un supérieur général et émettre les vœux simples de religion. Il fut décidé que la nomination du supérieur général et l'émission des voeux aurait lieu, après une retraite, le samedi 24 septembre, fête de Notre-Dame de la Merci (i).

(i) Lorsque la Société de Marie fut fondée, plusieurs personnes, pressées par le désir d'une plus grande perfection, mais retenues dans le monde par divers obstacles, résolurent de s'associer pour honorer Marie d'un culte spécial et de s'unir dans ce buta la Société naissante. Le tiers ordre de Marie se trouva ainsi fondé en i832. Grâce à l'appui que lui prêtait l'ar- chevêque de Lyon, il vit la bénédiction du ciel se répandre sur ses humbles commencements. Bientôt il se dilata, et il devint nécessaire de recourir au Saint-Siège. Le 8 septembre i85ofut le jour fortuné le tiers ordre reçut de Pie IX sa dernière approbation, et le 8 décembre suivant, le cardinal de Bonald l'instituait canoniquement, par l'autorité apostolique, et en vertu d'une délégation spéciale de N. S. P. le Pape. (Voir le Manuel du tiers ordre de Marie.) M. Jean-Marie Vianney, curé d'Ars, sollicita plusieurs fois, auprès de son évêque, la faveur d'entrer dans la Société de Marie, dont il disait : « C'est une œuvre selon le cœur de Dieu, parce qu'il y a de l'humilité, de la simplicité et des contradictious. Ils y vont bonnement. » 0 Quel bonheur est le vôtre ! disait-il à deux prêtres Maristes en i85o. Quoi, vous êtes les enfants du R. P. Colin, de ce saint prêtre que j'ai tant connu au grand séminaire ! Et moi j'aurais voulu me faire mariste, et mon évêque s'y oppose toujours...»

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Un autre bref, qui nommait Mgr Pompallier (i) évêque de Maronée et vicaire apostolique de l'Océanie occidentale, ne tarda pas lui-même d'arriver. Il porte la date du i3 mai, jour auquel le Saint-Siège a fixé la fête de Notre-Dame, Mère du divin Pasteur. La nou- velle mission de l'Oce'anie avait son chef ; il ne restait plus qu'à désigner les heureux missionnaires qui auraient la gloire de porter l'Evangile aux peuples de ces îles, placées bien loin dans la mer, selon la prophétie d'Isaïe (ch. 66, ^. 19).

Le P. Chanel, au comble du bonheur, voyait enfin s'ouvrir devant lui la carrière de l'apostolat. Déjà, plusieurs fois, il s'était offert pour le premier départ démissionnaires. Oh ! qu'il fut heureux, lorsqu'on lui donna l'assurance qu'il en ferait partie !

« Ah ! la bonne nouvelle que j'ai à vous donner ! écrit-il à l'un de ses amis. Notre petite Société vient d'être approuvée par le vicaire de Jésus-Christ, qui a daigné encore lui confier les missions de l'Océanie. Quelles actions de grâce ne devons-nous pas rendre à Dieu !

Ne pouvant obtenir la permission qu'il demandait, il voulut au moins s'agre'ger à l'institut qu'il estimait et chérissait, en se faisant recevoir du tiers ordre. Lorsque l'Eglise l'aura placé sur les autels, il en sera le patron spécial.

(i) Mgr Jean-Baptiste-François Pompallier, à Lyon le II décembre 1802, avait fait un certain nombre de missions avec les pères de la Société de Marie. Il fut proposé à la Pro- pagande par Mgr de Pins, administrateur du diocèse de Lyon, comme chef de la nouvelle mission de l'Océanie occidentale, décrétée en i835 et confiée en i836 à la Société de Marie.

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« J'ai manifesté mes vieux désirs, et mon cœur ne cesse de battre de joie, depuis que mon nom est ins- crit pour le premier envoi de missionnaires. Nous serons d'abord huit: cinq prêtres et trois frères caté- chistes. Le P. Bret, que vous connaissez, est du nombre. Il est au comble du bonheur. Toutefois il paraît plus sérieux, plus recueilli qu'à l'ordinaire. Depuis quelques Jours, je ne lui vois dans les mains que son chapelet ou la vie de saint François Xavier.

« Nous serons prêts au premier signal de départ que nous donnera le Souverain Pontife. Il nous tarde de monter à bord du navire qui doit nous transporter en Polynésie. Il est impossible que dans une si longue traversée, nous ne courions pas de très grands dan- gers. Je ne m'en effraie pas le moins du monde ; j'ai déjà fait à Dieu le sacrifice de ma vie. Une seule chose m'épouvante, c'est d'être si indigne de la voca- tion apostolique. J'ai un si grand besoin de l'assis- tance de Dieu et de la sainte Vierge, que je quête partout des prières. Je compte sur les vôtres. Mgr Dévie, qui m'a fort encouragé, m'a promis le secours des siennes (i). »

Dans les premiers jours de juillet, il fit le voyage de la Potière, afin de préparer sa famille et surtout sa mère à la dernière séparation. « Je reviens du pays natal, écrit-il à la même personne; j'ai laissé,

(i) Lettre adresse'e à M. B***, d'Ambe'rieux, cite'e par le P. Bourdin, p. 3i6.

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grâce à Dieu, mes parents en bonne santé. Tout en leur parlant des missions étrangères, je ne leur ai point dévoilé mon projet ; j'aurais fait couler trop de larmes. J'ai cependant confié mon secret à deux curés du voisinage, les chargeant de préparer les cœurs à la terrible nouvelle de mon départ, de consoler surtout ma pauvre mère.

« Pardon si j'ai traversé votre village sans m'y arrêter ; j'étais trop pressé de rentrer à Belley : le cri de mon devoir faisait un bruit de tonnerre.

« Depuis qu'on a daigné m'admettre pour les mis- sions de rOcéanie, mon esprit et mon cœur sont presque toujours au delà des mers. Il me semble que je suis déjà au milieu de mes chers sauvages. Je crois les voir et leur parler. Oh ! qu'il me tarde que cette douce illusion se convertisse en réalité !...

« Le T. R. P. Colin, notre supérieur général, es- père recevoir bientôt nos feuilles de pouvoir. Il acti- vera de tout son zèle notre départ pour ne pas avoir à se reprocher la perte d'une seule âme. On ne peut lui parler de cette mission sans l'attendrir jusqu'aux lar- mes. Il nous accompagnerait volontiers, s'il pouvait se dégager des liens qui le retiennent en France... »

Il termine sa lettre par une saillie de gaieté, à l'occa- sion d'un gros rhume dont il était pris. » Je serais bon maintenant pour parler à des sauvages ; ma voix est devenue rauque, mais d'une façon extraordinaire. ..(i) »

(i) Vie du P. Chanel, p. 3 17.

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S'adressant encore à la même personne. « Voulez- vous savoir, lui dit-il, sur quel point du globe nous débarquerons ? Prenez votre Atlas: Doublez le cap Horn, situé à l'extrémité de l'Amérique méridionale, et arrivez jusqu'à nos antipodes. Notre mission em- brasse tous les archipels compris entre le sud de la Nouvelle-Zélande et le nord de l'océan Pacifique. Quel vaste champ nous aurons à défricher ! Que n'avons-nous mille vies pour une telle entreprise ! Ah ! qu'il me tarde de me confier à la mer ! Une voix me crie au fond du cœur que ma véritable patrie est dans les îles qui viennent de nous échoir en partage. Je ne suis plus maintenant qu'un exilé en France... Ne croyez pas, cependant, que j'oublie jamais ma fa- mille, mes bienfaiteurs et mes amis. Priez, ah ! priez pour moi... (2) »

Lui-même recourait plus fréquemment à la prière. La domestique dont nous avons déjà plusieurs fois invoqué le témoignage, nous apprend que, « dans les derniers temps, il allait très souvent à l'église et se mettait à genoux sur le marchepied de l'autel, se te- nant immobile, sans jamais s'appuyer. C'était son coin et il ti'en bougeait pas. »

Le retour des vacances, fixé au 18 août i836, permit au serviteur de Dieu de déposer enfin le fardeau de l'administration. « Personne de ceux qui étaient alors au collège de Belley, dit un ancien

(1) Vie du p. Chanel, p. 3iq.

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élève(i), n'a oublié les adieux du saint prêtre le Jouroù, fidèle à sa vocation, il dut nous quitter pour franchir les mers et éclairer des rayons de sa foi les sauvages de rOcéanie. Prévoyant qu'il ne reverrait plus son pays ni ses chers enfants de Belley, lorsqu'il descendit du saint autel il venait de célébrer, une dernière fois, les saints mystères pour nous, il prit dans ses mains une petite statue bénite de la sainte Vierge et la plaça sur une console en face de la communauté. Il l'entoura de ses bras et la baigna quelques instants de ses larmes brûlantes et silencieuses. Notre émotion était à son comble. « O Mère s'écria-t-il, d'une voix entrecoupée de sanglots, bonne Mère, vous savez combien je les aime, ces enfants que votre Fils et Vous m'aviez confiés; veillez sur eux, je vous les rends, puisque je m'en vais ; prenez-les, gardez les toujours sur votre sein maternel. » Il nous donna sa dernière bénédic- tion et partit. Ceux de nous, en grand nombre, qui avaient le plus approché de sa sainte intimité, vou- laient le suivre et pleuraient : ils perdaient un père, un ange tutélaire de leur adolescence. »

(i) François Modelon, lettre du 7 septembre i865.

CHAPITRE XII

LE P. CHANEL QUITTÉ LE PETIT SÉMINAIRE DE BELLEY. PROFESSION RELIGIEUSE. DIVERS VOYAGES.

(i8 août i836. i6 octobre iS36.)

EVENU libre par le départ des élèves, le ser- viteur de Dieu parut tout à coup plus réfléchi et plus sérieux qu'à l'ordinaire. Cette vocation de l'apostolat qu'il avait tant désirée, et dont l'annonce lui avait procuré tant de joie, sem- bla l'effrayer et son âme en était toute troublée. A la vue des difficultés et des dangers que présentent les missions lointaines, il se demandait avec anxiété s'il n'avait point cédé trop'vite à l'enthousiasme du mo- ment, et s'il avait assez mûri devant le Seigneur une si belle vocation.

Tout préoccupé de ces pensées, il se présenta, un jour, à Bon-Repos, et, en demandant à la supérieure générale les prières de sa communauté, il ne put s'empêcher de manifester ses craintes et ses inquié- tudes. « Ah ! mon Père, lui dit la bonne supérieure, quelle grâce le Seigneur vous fait en vous envoyant en Océanie I Et vous laisseriez échapper de vos mains la palme de l'apostolat, et peut-être celle du mar-

l86 VIE DU BIENHEUREUX

tyre ! Voudriez-vous ressembler à ces ouvriers évan- géliques qui craignent de sacrifier leurs aises et leurs commodités, lorsqu'il est question de la gloire de Dieu? Allons, courage et confiance !... Nos prières vous sont assurées ; nous comptons sur les vô- tres... »

Ces paroles furent comme un trait de lumière pour le P. Chanel. Tous les nuages qui obscurcis- saient son esprit se dissipèrent à l'instant, et il se trouva confirmé dans sa vocation, sans que rien fût capable désormais de l'ébranler.

II parle de cette rude épreuve à une personne d'Am- bérieux avec laquelle il avait déjà échangé quelques lettres, et l'invite à s'unir à lui pour remercier la sainte Vierge de la victoire qu'il a remportée. « Avant de clore cette lettre, ajoute-t-il, je vous dirai, ma chère fille, que nous hâtons les préparatifs de notre départ pour rOcéanie. Notre Vicaire Apostolique a été sacré évêque de Maronée, in partibiis injîdelium^ le 3o juin dernier, par le cardinal préfet de la Propagande. Il doit arriver à L3''on le 4 ou le 5 septembre prochain. Je l'accompagnerai dans son voyage à Paris, nous solliciterons pour notre mission la protection du gouvernement. Nous espérons même obtenir des pla- ces gratuites sur un bâtiment français. Dans notre traversée, nous doublerons le cap Horn, et nous fe- rons une halte à Valparaiso. Ah ! qu'il me tarde de me confier à la mer ! J'aurais mille vies de prêtre à moi seul, que vous ne pourriez pas me désapprouver de

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les consacrer au salut des pauvres insulaires qui vien- nent de nous e'choir en partage.

« Il est inutile de vous dire combien notre mission est belle et difficile. Vous devriez prier pour nous, et surtout pour moi, le jour et la nuit... (i) »

Des amis cherchèrent, plus d'une fois, à le faire changer de re'solution. Tout en louant son zèle, ils lui disaient que pour l'exercer, il n'était pas ne'ces- saire d'aller aux antipodes, lorsque, si près de nous, il y avait tant d'âmes à convertir ; que d'ailleurs sa santé faible et délicate ne pourrait résister aux fati- gues d'une longue traversée, etc. A toutes ces objec- tions, il se contentait de répondre qu'il avait réfléchi, pris conseil et tout pesé devant Dieu.

M. Bernard nous disait : « Je ne vous le cacherai pas, j'aimais tant le bon père Chanel que j'ai fait tout mon possible pour l'empêcher de partir. Comme nous étions à peu près du même âge et très familiers : « cher ami, me répondit-il en souriant, tout ce que « vous me dites entre par une oreille et sort par « l'autre. » Et cependant, quand je l'embrassai pour la dernière fois, je vis des larmes rouler dans ses yeux ; il avait un si bon cœur I »

« Je crus devoir lui écrire au Havre pour lui de- mander pardon de toutes les difficultés que je lui avais suscitées au sujet de sa vocation. Il me répondit : « Vous me rappelez un souvenir qui pèse sur votre

(i) Vie du P. Chanel, p. 327.

VIE DU BIENHEUREUX

« cœur, et qui n'a pas même effleuré le mien. Allons, « cher ami, ne pensez plus k cqs petits coups de bec que « vous m'avez donnés au moment de nos adieux, l'es- « time et l'affection que je vous ai vouées n'ont rien « souffert dans cette circonstance... » La lettre se ter- minait par ces mots : Au revoir, au ciel ou e?i Poly- nésie. »

Au milieu du mois de septembre, les membres de la Société de Marie se réunirent à Belley, dans leur maison dite des Capucins, pour faire leur retraite sous la présidence de Mgr Dévie et de Mgr Pompallier, évêque deMaronée. A la suite des saints exercices, le samedi 24, fête de Notre-Dame de la Merci, les prê- tres qui composaient la petite Société, élurent canoni- quement, conformément au bref d'approbation, pour supérieur général le T. R. P. Jean-Claude-Marie Colin, et tous, à sa suite, émirent les trois vœux reli- gieux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance. Dans cette circonstance personne ne témoigna plus d'em- pressement que le serviteur de Dieu. Le P. Bourdin lui ayant avoué qu'il hésitait, il le prit par la main et l'embrassa : «Ah ! cher ami, lui dit-il, n'ayez peur, je vous connais de trop vieille date pour mettre en doute votre vocation. » Et le P. Bourdin s'enrôla à l'instant sous la bannière de Marie (i).

(i) Parmi les vingt prêtres qui firent les vœux religieux le 24 septembre, nous devons citer le R. P. Marcellin-Joseph- Benoit Champagnat, à Marlhes, diocèse de Lyon, le 20 mai 1789, fondateur de l'institut des Petits Frères de Marie, qui

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 189

Pour s'affermir de plus en plus dans sa vocation et pour attirersur sa mission les bénédictions du ciel, le P. Chanel priait et faisait beaucoup prier. C'était ce qu'il appelait, avant tout, ses préparatifs de départ. Il fit graver et distribua par centaines une image de la Vierge immaculée, avec cette invocation : Qiie par vous., ô Marie., le nom du Sauveur des hommes soit connu et adoré sur toute la teyn^e (i). Il exhortait les âmes ferventes à répandre cette invocation dans les écoles et les familles chrétiennes. De son côté, il s'en- gageait à prier pour les auxiliaires de son apostolat. Il promettait aussi d'associer à sa reconnaissance tous ses futurs néophytes.

Personne n'estimaitplus le P. Chanel que Mgrl'évê- que de Maronée. Aussi le jeune prélat s'empressa-t-ii de le nommer son provicaire apostolique. Déjà le T. R. P. Colin l'avait établi supérieur des pères et des frères qui devaient s'embarquer pour l'Océanie. Ce double titre lui imposa l'obligation de s'occuper d'une manière plus spéciale des intérêts de la mission et des préparatifs du départ.

Il se présenta d'abord à Mgr Dévie pour lui faire ses

s'est développé d'une manière vraiment miraculeuse. On a commencé les travaux préliminaires pour introduire sa cause de béatification.

(i) Dans cette image, l'invocation suivante entourait, comme d'une auréole, la tête de la Vierge immaculée: Regina Societatis Marice, ora pro nobis et ora pro sainte iufidelium : Reine de la Société de Marie, priez pour nous, et priez pour le salut des infidèles.

igO VIE DU BIENHEUREUX

adieux. Le vénérable prélat l'accueillit avec une bonté mêlée de tristesse : « Mon enfant, lui dit-il, vous allez donc nous quitter ! vous allez voir se réaliser l'aspira- tion qui remplit votre âme depuis tant d'années. Vous dirai-je que c'est le premier chagrin qui me vient de vous ? Et cependant je m'en réjouis, puisque vous obéissez, je n'en puis douter, à la volonté de Dieu qui vous appelle aux travaux apostoliques. Plus d'une lois, j'ai vous contrarier en m'opposant à votre dé- part pour le nouveau monde; mais, je n'ajournais le commencement de votre mission que pour m'éclairer devant Dieu sur la réalité d'une vocation qui sort de la voie commune. Du reste, il était bon que vous y fussiez préparé par l'exercice du saint ministère. La divine Providence a fait mieux encore : elle vous y a disposé par la vie religieuse. La carrière dans laquelle vous entrez, est à la fois belle et difficile. Attendez- vous à des privations et des fatigues sans cesse renais- santes. Mais, courage ! la sainte Vierge, dont vous êtes l'enfant de prédilection, vous soutiendra, vous consolera, et vous fera triompher des obstacles. Adieu, recevez la bénédiction de celui qui ne vous reverra plus sur la terre (i). » Le jeune apôtre se pros- terna aux pieds du prélat, qui, attendri jusqu'aux lar- mes, l'embrassa pour la dernière fois.

Il se transporta ensuite au couvent de Bon-Repos,

(i) Vie du P. Chanel,^. 33 1.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL IQI

et parla des missions catholiques dans des termes qui firent une profonde impression.

« La magnifique destine'e que celle de l'Eglise, notre mère ! dit-il aux religieuses re'unies dans leur chapelle. Elle doit, comme l'astre du jour, faire le tour du monde pour l'éclairer et le vivifier. Sa course lui est tracée par son divin époux. Il faut qu'elle la poursuive et qu'elle l'achève, sans qu'aucun obsta- cle puisse l'arrêter. Le ciel et la terre passeront, avant que passe cette parole de Jésus-Christ : L'Evangile du royaume sera prêché daiis tout l'wiivers {Math, xxiv, 14). Il n'y aura point de contrée, si reculée et si bar- bare, où ne pénètre sa divine lumière. »

Puis, après avoir montré comment l'Eglise avait rempli sa mission, il ajouta : « Dans l'impuissance vous êtes d'aller prêcher la foi aux extrémités de la terre, ah ! mes chères sœurs, soyez autant de mission- naires dans votre solitude bénie. L'apostolat de la prière n'est pas moins efficace que celui du sacerdoce. Il l'avait bien compris, l'apôtre des Indes, lorsque, du fond de l'Asie, il écrivait à ses frères bien-aimés de Rome : Je ne suis qu'un pécheur., et je ne mérite pas de servir d' instrument aux miséricordes de Dieu sur les Indiens ; cependant souvenez-vous de moi dans vos prières, et je ne désespère pas que Dieu m'emploie à planter la foi sur ces teintes idolâtres. Il fut révélé à sainte Thérèse que la conversion de plusieurs milliers d'infidèles avait été le fruit de ses prières. Peut-être, direz-vous qu'il ne vous est pas donné de prier avec

192 VIE DU BIENHEUREUX

toute la ferveur de cette âme se'raphique ; mais, vous êtes les membres vivants de cette Eglise, qui ne prie jamais en vain, et, à ce titre, n'avez-vous pas le droit d'unir vos vœux à ceux de TEpouse de Je'sus-Christ ? C'est plus qu'un droit, c'est un devoir sacré...

« Souvent je vous ai priées de me venir en aide par vos communions ferventes. Je ne puis mettre en doute l'efficacité du secours que vous m'avez prêté dans l'exercice de la charge que je viens de déposer. Si jus- que-là vos prières m'out soutenu, pourrez-vous me refuser leur appui, alors que j'en aurai plus besoin que jamais ?

« A quelque distance que nous soyons les uns des autres, efforçons-nous de travailler à la gloire de Dieu, au bien des âmes, et à notre propre sanctification. En vivant de la sorte, nous ne serons point séparés, nous marcherons ensemble, et tôt ou tard, nous nous re- trouverons au ciel, (i) »

Les religieuses, que ces paroles avaient vivement émues, s'agenouillèrent et reçurent la bénédiction du missionnaire.

Au sortir de la chapelle, il vit sa sœur à part. Il lui adressa quelques paroles sur le prix de sa vocation, l'encouragea à tendre incessamment vers la perfection et se recommanda à ses prières. La jeune religieuse, à son tour, félicita son frère de l'insigne faveur que Dieu lui faisait en l'appelant à l'apostolat. Elle le pria

(i) Vie du P. Chanel, p. 333 et suiv.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL IqS

de ne point l'oublier au saint autel. Et ainsi il n'y eut que des pensées de foi et d'héroïsme échangées dans cette conversation, qui fut la dernière pour ce frère et cette sœur, si fidèles à leur vocation de renoncement. Mais, la nature n'avait pas perdu de ses droits, et quand le frère se fut éloigné pour toujours de son regard, la sœur sentit son cœur défaillir; elle se jeta aux pieds de sa supérieure et lui demanda la permis- sion de pleurer.

En quittant Belle}'', le P. Chanel se rendit à la Potière pour y prendre congé de sa famille. Il s'arrêta d'abord à Ambérieux, présida, une dernière fois, la congrégation des Filles de la Persévérance et distribua l'image dont nous avons parlé et d'autres images sur lesquelles il avait écrit : Prie^ pour moi. Chanel prêtre. 11 termina son allocution par ces mots : Je ne vous dis pas adieu, mais au revoir au ciel. Que persomie n'y manque.

De là, il se dirigea vers le grand séminaire de Brou. Il s'entretint longtemps des missions de l'Océanie avec M. Perrodin. Celui-ci racontait, plus tard, que dans cette conversation la joie débordait du cœur du P. Chanel, qu'il était aux anges. Il me conjura de prier et de faire prier beaucoup pour lui. « Je vais chercher mon salut bien loin., ajouta-t-il, en souriant, et j'ai grand espoir de Vy trouver. »

Le lendemain, samedi i" octobre, il prit le chemin de la Potière il arriva d'assez bonne heure. Il parla longuement sur les missions, mais sans laisser soup- ir

194 VIE DU BIENHEUREUX

çonnerl'éloignement de celle qui lui était confiée. Son frère nous assure qu'il paraissait être au comble du bonheur. « Mais, quand reviendras-tu, lui demandai- je ? Qui peut le savoir ? répondit-il avec un aimable sourire. Et puis ^ si on ne se revoit pas sur la terre^ on se reverra au ciel. »

Le dimanche matin, fête du saint Rosaire, il se ren- dit à l'église de Guet. M. Terrier, curé de la paroisse, voulut qu'il chantât la messe et qu'il annonçât la pa- role de Dieu. Il l'engagea à prêcher encore à vêpres. Le nouvel apôtre en profita pour recommander la dé- votion à la sainte Vierge et pour solliciter les prières de ses chers compatriotes.

Sa bonne mère avait dîné au presbytère. « Après vêpres, lisons-nous dans une lettre du P. Chanel, nous continuâmes encore quelques instants la con- versation. Puis, elle s'en alla tout occupée de la ma- nière dont elle pourrait nous donner à dîner, le lende- main. La pauvre mère ne pensait pas ne plus me revoir. La chose pourtant s'est passée de la sorte. J'allai faire une petite visite à M. le curé de Montrevel et cou- cher chez M. le curé de Malafrétaz. Le lundi matin, je vis mes deux sœurs et leurs familles, avant d'aller dire la sainte messe à Gras. On fît aussi descendre notre sœur Josephte,en sorte que je vis à peu près tout mon monde, assez lestement pour venir dîner, le même jour, à Attignat (i). »

( I ) Lettre à sa sœur, religieuse à Bon-Repos, 2 1 novembre 1 836.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL igS

Le curé de l'endroit, M. Vuillod Vincent, son ami et son ancien condisciple, avait réuni le clergé du can- ton. A la suite du repas, le P. Chanel prit modeste- ment la parole en faveur de sa mission. Il demanda une aumône et surtout des prières. Une somme assez forte lui fut remise avec promesse qu'on ne ll'oublie- rait point au saint autel.

Un de ses amis, M. l'abbé Gouchon, économe au grand séminaire de Brou et plus tard mariste, « re- marquant l'altération dont la figure du missionnaire était empreinte, se méprit sur le caractère de cette émotion. Il s'approcha de lui comme pour raviver sa force. « Ah ! cher ami, lui dit le P. Chanel, je suis moins découragé que jamais ; je ne suis ému que par le bonheur de ma vocation et l'espoir du martyre (i). »

M. Louvet eut le bonheur de l'accompagner d'Atti- gnat à Bourg et il ne se lasse pas de raconter les cir- constances de cet heureux voyage. « Pendant le che- min, que de belles choses il nous a dites sur les Missions, sur la vocation des missionnaires et sur le ciel qui est leur récompense I »

A Bourg, le P. Chanel prit la voiture qui le condui- sit à Meximieux il demeura un jour tout entier. Il tenait à revoir ce petit séminaire il avait goûté tant de bonheur pendant quatre années.

Il arriva à Lyon le 5 octobre. Comme il pouvait dis- poser de quelques jours, il fit plusieurs voyages dans

(i Vie du P. Chanel, p. 341.

196 VIE DU BIENHEUREUX

l'intérêt de sa mission. Partout sur son passage, à Saint-Romain-de-Couzon, à Saint-Etienne, à Saint- Chamond, dans les différentes communautés qu'il visita, il recueillit ce qu'il demandait, des prières et des aumônes.

Ce fut une véritable fête pour lui, lorsque à VHermî' tage (i), berceau et alors maison mère des Petits Frè- res de Marie^ il put embrasser plusieurs confrères et surtout le P. Ghampagnat, fondateur de la congréga- tion. Il adressa quelques mots à la pieuse communauté sur le bonheur de la vie religieuse et les précieux avantages de l'éducation chrétienne. En terminant, il exhorta les Petits Frères de Marie a entretenir parmi eux le feu du zèle apostolique, puisque leurs fonctions sont un véritable apostolat. « Mais, combien ce zèle deviendrait plus nécessaire à ceux d'entre vous que Dieu appellerait aux missions étrangères ! Ne l'oubliez pas, le zèle n'est que la charité en action, et un bon religieux l'alimente par la prière et l'accom- plissement de tous ses devoirs. »

Mgr de Maronée partit le premier pour Paris et se fit accompagner des PP. Servant et Bret, et du F. Joseph Xavier.

Le P. Chanel avait été chargé de compléter le maté- riel de la mission et de l'expédier au Havre. Chaque matin, il gravissait avec le P. Bataillon la colline de

(i) Entre le village de Lavalla et la ville de Saint-Ghamond (Loire).

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL IQy

Fourvière et offrait le saint sacrifice à l'autel de Marie (i). Le dernier jour, il suspendit au cou de l'en- fant Jésus, que la sainte Vierge tient entre ses bras, un cœur en vermeil. Ce coeur, que les missionnaires s'étaient procuré par ordre de leur évêque, renfermait leurs noms et leur consécration. Cet exemple ne sera point perdu, et leurs successeurs, avant de quitter la patrie, viendront tous se consacrer à Marie et mettre leur noms à côtés de ceux des premiers apô- tres maristes.

(i) Toujours le P. Chanel se rappellera N.-D. de Fourvière. Le 21 octobre i83g, il écrira à M. Bajard, aumônier à l'Anti- quaille de Lyon: « Toutes les fois que vous ferez une ascension à Notre-Dame de Fourvière, faites-lui souvenir que je lui ai demandé de nombreuses grâces au pied de son image véné- rée, et veuillez, s'il vous plaît, joindre vos pieuses demandes aux miennes. Je tâche de m'y trouver tous les samedis, quoi- que douze heures après vous, à cause de notre méridien, qui est en retard de tout cela sur le vôtre. »

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CHAPITRE XIII

LETTRE DU T. R. P. COLIN AUX PREMIERS MISSIONNAIRES DE l'oCÉANIE. DÉPART POUR PARIS ET LE HAVRE. DIVERSES CORRESPONDANCES.

(i3 octobre 24 décembre 1836.)

ES préparatifs du départ s'achevaient, lors- ^^^^ que le P. Chanel reçut pour lui et pour

ses confrères la lettre suivante du T.R.P.

Colin. On nous saura gré de reproduire en entier ce précieux document.

A. M. D. G.et D. G. H. (i).

Belley, i3 octobre i836.

« Mes bien chers frères en jésus et marie,

« Que la grâce et la paix de Notre-Seigneur Jésus- Christ et la protection de Marie notre mère soient avec vous et vous accompagnent partout.

« J'ose vous en faire l'aveu, c'est avec une espèce de secrète jalousie que je vous vois rompre avec un si saint courage tous les liens de la chair et du sang pour

(i) Pour la plus grande gloire de Dieu et l'honneur de la mère de Dieu.

VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I QQ

suivre la voix qui vous appelle et porter le flambeau de la foi aux peuples de l'Océanie occidentale. Que ne puis-je participer à votre bonheur et partager vos peines et vos travaux, pour ensuite avoir une part à la grande récompense que le ciel vous promet. Mais, hélas ! mes péchés me rendent indigne de la grâce de l'apostolat et du martyre. Souffrez, du moins, que je vous donne quelques avis, qui peut-être pourront vous être utiles, et qui seront pour vous une nouvelle preuve de ma tendre affection.

« Ne comptez jamais sur vous, ni dans la pros- périté, ni dans l'adversité, mais uniquement sur Jésus et Marie. Plus vous serez pleins de cette défiance de vous-mêmes et de cette confiance en Dieu, plus vous attirerez les lumières et les grâces du ciel sur vous. L'homme de foi, qui place sa confiance en Dieu seul, est inébranlable au milieu des plus grands dangers. Il n'est ni téméraire, ni pusillanime ; il dit sans cesse : Omnia possum in eo qui me confortât. Souvenez-vous continuellement que le succès de votre mission sera la récompense de votre foi et de votre confiance en Dieu seul.

« Ne perdez jamais de vue la présence du Sau- veur du monde. C'est en son nom que vous partez ; c'est lui qui vous envoie : Siciit misit me Pater ^ et ego mittovos. Il sera avec vous partout comme autre- fois il était avec ses apôtres ; il sera avec vous dans vos courses, dans vos voyages sur terre, sur mer, dans le calme comme dans la tempête, en santé comme

200 VIE DU BIENHEUREUX

dans la maladie ; si vous avez faim ou soif, il aura faim ou soif avec vous. C'est lui que l'on recevra dans vos personnes, que l'on persécutera si l'on vous persé- cute, que l'on rebutera si l'on vous rebute. Voyez-le donc partout, en tout temps, dans tous les événements heureux ou fâcheux; voyez-le partout intimement uni à vous, partageant vos travaux, vos souffrances, vos joies, vos consolations. Rapportez-lui la gloire de toutes vos actions, vous oubliant vous-mêmes, ne vous regardant que comme de vils instruments. C'est dans la pensée continuelle à ce divin Sauveur que vous trouverez votre force, votre paix et toutes les lu- mières dont vous aurez besoin.

« Dans les persécutions, dangers, privations, tentations, maladies, ne raisonnez Jamais avec vous- mêmes; ne vous concentrez point au dedans de vous, autrement les désolations, les regrets, la tristesse s'empareront de vous et vous sentirez votre courage et votre vertu singulièrement s'affaiblir. Mais portez de suite vos vues, vos pensées sur Jésus et Marie, sur le ciel, sur les souffrances du Sauveur, etc. Je vous recommande extrêmement cette pratique; vous en sentirez bientôt l'importance.

« Soyez hommes de prière et d'oraison. Con- vertir une âme est plus que ressusciter un mort; or, tout cela ne peut se faire que par la prière. Priez donc continuellement pour la conversion de vos infi- dèles : offrez chaque jour vos actions à cette un, et un jour par semaine au choix de chacun de vous, offrez

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 201

pour le même but et pour vos besoins particuliers toutes les bonnes œuvres qui se feront dans chaque branche de la Socie'té. Cette pratique vous attirera de grandes grâces.

« Quelque occupés que vous soyez, ne passez aucun jour sans réciter au moins quelques dizaines de chapelet. Mettez toujours chaque île vous abouti- rez sous la protection de Marie.

« Autant que vous le pourrez et que le permet- tront les circonstances des lieux, soyez toujours sim- ples, modestes, pauvres, cependant propres dans vos habits et tout votre extérieur, demandant les uns aux autres les diverses permissions dont vous aurez besoin, lorsque vous ne pourrez recourir à Mgr Pom- pallier.

« soîi, a dit l'Esprit-Saint, et ce sera surtout en Polynésie que l'isolement sera dangereux : aussi il n'y a que des circonstances nécessaires qui puissent vous permettre de sortir ou de rester seul; dans tous les autres cas, vous devez porter jusqu'au scrupule le soin d'être toujours au moins deux ensemble, ne serait-ce que pour aller vous promener. Cette pré- caution vous mettra à l'abri de beaucoup de dangers.

« Enfin, soyez unis en Jésus et Marie. Point de contestation, point de raisonnement entre vous, obéis- sant à Mgr Pompallier, comme àvotreévêque et votre supérieur. Je vous renouvelle la recommandation que je vous ai faite, de n'adresser les lettres que vous enverrez en Europe, qu'au supérieur de la Société.

202 VIE DU BIENHEUREUX

« Je finis cette lettre par j'ai commencé. Je vous souhaite la paix, l'amour de Jésus et de Marie. Soyez courageux; ne laissez point pénétrer la crainte, la mélancolie dans votre âme. Relisez souvent cette lettre; prenez en chacun une copie. Je vous embrasse tous avec la plus tendre affection, et vous promets le concours des prières de la Société tout entière. Pro- fitez de toutes les occasions pour nous donner de vos nouvelles.

« Je suis et serai toujours votre très humble et tout

dévoué serviteur.

« Colin, supét^ieur. »

Le P. Chanel fit de cette lettre la règle de sa con- duite : aussi, il écrira, le i6 mai 1889, au T. R. P. Colin : « Agréez nos bien vifs sentiments de recon- naissance pour les sages avis que vous daignez nous donner. Puissent-ils fructifier dans nos cœurs!... Nous désirerions que nos cœurs fussent aussi brû- lants que le climat sous lequel nous vivons. Mais, hélas! combien il s'en faut qu'il en soit ainsi. Nous tâchons de faire tous les jours nos exercices de piété ensemble... Nous avons chacun une copie de votre lettre que nous regardons tous comme un monument de votre tendresse paternelle à notre égard. Nous suivons le règlement que Monseigneur notre évêque nous a dicté. Nous désirons bien tous ne pas mettre obstacle aux effets des miséricordes de Dieu sur les insulaires commis à nos soins. Mais, hélas ! nous savons mieux désirer que faire... »

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 2o3

Le i6 octobre, le serviteur de Dieu, accompagné du P. Bataillon et des FF. Michel et Marie Nizier, quitta Lyon pour se diriger sur Paris. A Roanne, le P. Ba- taillon voulut voir un ancien condisciple et revint quelques minutes après l'heure fixée. Le conducteur de la voiture s'emporta et blasphéma le nom de Dieu. Le P. Chanel en fut si vivement ému qu'il dit à ses confrères : Récitons quelques prières et faisons des actes de contriiiofi pour demander pardon au bon Dieu des péchés qui viejinent de se commettre. Gomme ils étaient seuls dans leur compartiment, ils récitèrent en commun les prières indiquées. Puis, le P. Chanel, reprenant sa gaîté ordinaire, charma ses confrères par ses aimables conversations et par ses chants mé- lodieux.

Arrivés à Paris, les voyageurs rejoignirent Mgr Pom- pallier au séminaire des Missions étrangères, et re- çurent dans cet établissement une généreuse hospita- lité. « Je ne puis vous exprimer, écrit le P. Chanel, tout ce que j'ai ressenti au fond de mon âme, dans cette pieuse retraite tant de saints prêtres se sont préparés à l'apostolat et au martyre. Que de fois je me suis recueilli dans la salle l'on a déposé quel- ques-unes de leurs reliques (i) !... »

Le lundi, 24 octobre, Mgr de Maronée envoya le P. Chanel, le P. Bataillon et le F. Marie Nizier, pour faire au Havre, les derniers préparatifs. Nos mission-

(i) Extrait d'une lettre au P. Gonvers, 10 novembre i836.

204 ^'^^ ^^ BIENHEUREUX

naires s'arrêtèrent à Rouen un jour et une nuit, et furent reçus au grand séminaire avec un empresse- ment fraternel. Au moment du départ, comme il était déjà nuit, l'un des voyageurs, en fermant la portière, meurtrit assez fortement un des doigts de la main du P. Chanel, qui se contenta d'avertir d'attendre un instant et ne fit pas connaître qu'il avait été blessé. Le lendemain, en voyant sa main, ses confrères admi- rèrent sa patience; car, toute la nuit, il avait souffrir une vive douleur.

Au Havre, une pieuse veuve, âgée de 83 ans, M'"^ Dodard, reçut les trois voyageurs avec cet em- pressement qu'elle savait montrer à tous les mission- naires. Le jour de la Toussaint, le P. Chanel prêcha deux fois. Son second sermon eut lieu dans l'église paroissiale d'Ingouville et produisit une grande im- pression. M"^^ Dodard, dont la résidence était proche, fut si touchée, qu'elle choisit le nouvel apôtre pour son confesseur dans sa dernière maladie.

Tout en faisant les préparatifs du départ, les deux missionnaires ne savaient point refuser les services qui leur étaient demandés, dans la ville ou dans les environs.

L'arrivée de Mgr Pompallier et de ses compagnons, vers le milieu de novembre, porta à trente-quatre le nombre des prêtres et des religieux qui recevaient chez M"^^ Dodard la plus généreuse hospitalité.

Par suite des vents contraires, le moment si désiré du départ se fit longtemps attendre, « Combien sou-

PIF.RRE-LOUIS-MARIE CHANEL 2o5

vent, disait l'un des missionnaires, nous avons exa- miné si le temps devenait favorable. Hélas ! les nuages s'enfuyaient dans un sens contraire-, les girouettes des édifices étaient constamment mal tournées. Les marins paraissaient tristes, et il y avait encore des âmes assez bonnes pour prier Dieu que notre départ n'eût pas lieu de sitôt. »

Le P. Chanel profita de ce retard pour se livrer avec ses confrères, à l'étude de la langue anglaise, dont la connaissance lui paraissait indispensable. Il regrettait vivement de n'avoir pu trouver, à Paris, aucun livre qui lui donnât la clef des idiomes polyné- siens. 11 écrivit plusieurs lettres, qui toutes expriment les mêmes sentiments d'humilité, de foi et de con- fiance en Dieu. On nous permettra de donner quel- ques extraits de cette correspondance, dont la plus grande partie est venue jusqu'à nous.

Le 21 novembre, il écrit à sa sœur, religieuse à Bon- Repos : « Encore un petit mot entre nous deux, ma bonne sœur, puisque nous pouvons le faire. Voici bientôt un mois que je suis au Havre, ou, pour par- ler plus exactement, à Ingouville, situé à quelques minutes du Havre. Le mauvais temps nous retient sur le rivage, malgré toute la ferveur des prières qui se font pour nous. Tous les jours, nous nous mettons à consulter les nuages pour voir la direc- tion qu'ils prennent, et, presque tous les jours, ils nous ont apporté pluie, grêle ou neige, éclairs et tonnerre. Cependant, samedi dernier, l'espérance

206 VIE DU BIENHEUREUX

de revoir le beau temps nous est revenue. Di- manche a e'té meilleur encore. Aujourd'hui, fête de la Présentation de la sainte Vierge, nous commen- çons à craindre, de nouveau, les vents contraires et la pluie. Dieu soit béni de tout ! . . . Que per- sonne ne se lasse de prier, parce qu'aucun d'entre nous ne se lassera d'être reconnaissant et de s'en bien trouver. »

Un mois après, il dit à sa sœur : « C'est pour aujourd'hui, 23 décembre, qu'est fixé notre départ. Mais il est bien possible que, d'après les impé- nétrables desseins de Dieu, nous ne partions pas encore tout à fait aujourd'hui (je commence à dire aujourd'hui, parce que je vois qu'il est minuit et quart), car l'excellente M'"^ Dodard, notre bienfai- trice, se trouve dangereusement malade. Elle ne cesse depuis quelque temps de demander à Dieu la grâce de mourir quand sa maison sera pleine de missionnaires. Elle en a maintenant plus qu'elle n'en peut loger. Elle n'en a jamais eu autant à la fois. Il est très possible que le bon Dieu lui ac- corde l'effet de sa demande. C'est Mgr Pompallier qui lui a administré le saint viatique et l'extrême- onction. Ces deux cérémonies ont été des plus tou- chantes, tant par la foi et la ferveur de cette bonne dame, que par le nombre des missionnaires qui y assistaient. Ce sera une bien triste consolation pour nous que d'aller accompagner au cimetière celle qui nous prodigue toutes sortes de soins et

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d'attentions. Que la volonté de Dieu soit faite (i)!... » Le jour de la Présentation de la sainte Vierge, il adresse une lettre à la supérieure générale des sœurs de la Providence de Portieux, pour solliciter des prières. Nous y trouvons cette phrase: « Tout indigne que Je suis de la sublimité de ma vocation, je ne vou- drais pas l'échanger contre un royaume. Je manque de tout, excepté de bonne volonté. Vous m'aiderez je l'espère, à obtenir le zèle et les vertus nécessaires au plus pauvre des missionnaires. »

A la fin du mois de novembre, il écrit au T. R. P. Colin, et par lui à ses chers enfants de Belley : « Après un mois d'attente, nous touchons, enfin, au moment de notre départ. Le navire qui doit nous conduire jusqu'à Valparaiso, est tout prêt à sortir du port, si le bon Dieu ne juge pas à propos de l'y retenir encore quelques jours. La Joséphine^ qui doit con- duire Mgr Blanc avec ses vingt-deux missionnaires des deux sexes, jusqu'à la Nouvelle-Orléans, partira quand notre Delphine. 11 est convenu qu'on chan- tera VAve 7naris Stella sur les deux navires. Tout le monde a promis de le faire de bon cœur. Nous sommes tous contents comme des 7'ois, et brûlons tous du désir de nous confier à tous les dangers

(i) M™^ Dodard mourut quelques jours après le départ des missionnaires, le i" janvier 1837. Elle disait à sa dernière heure : « J'espère que le bon Dieu voudra bien me recevoir dans son paradis, moi qui ai reçu ici-bas tous ceux qui étaient envoyés en son nom, pour sa gloire et le salut des âmes 1 »

208 VIE DU BIENHEUREUX

de la mer, pour plaire à Notre-Seigneur et à sa sainte Mère...

« Je suis bien édifié de la conduite de tous mes confrères... Je devrais donner le bon exemple, et je le reçois: voilà comme j'ai le malheur de laisser ren- verser les choses... »

La supérieure des sœurs de l'Antiquaille, à Lyon, lui avait demandé, pour elles et pour ses religieuses, des images signées de sa main et de celle d'un autre missionnaire. Il lui répond : « Pardonnez, mes très chères Sœurs, à deux pauvres prêtres qui voudraient bien être moins indignes du vif intérêt que vous leur portez, s'ils ne répondent pas aux petites demandes que vous avez l'extrême bonté de leur adresser. L'épreuve serait peut-être trop forte pour leur peu d'humilité. Malgré tous les grands et nombreux motifs que nous avons de pratiquer cette vertu, qui est la base et la sauvegarde de toutes les autres, nous ne savons pas encore assez le faire, pour ne pas éprouver une satisfaction trop humaine en donnant plusieurs fois nos noms. Si nos âmes vous sont chères, écrivez à la place de nos noms : Mon Dieu ! Aye^ pitié de ces pauvres pécheurs que vous daigiiei envoyer à d'autres pécheurs pour les aider à se sauver. Ne craignez pas de répéter la même chose des milliers de fois...

« Nous voulons conserver votre lettre. Elle ne laissera pas que de nous accuser, si notre zèle venait à se refroidir. Oh, que d'âmes qui sauraient mieux que nous faire glorifier le Dieu de toutes miséricordes !

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 209

Mais, mon Dieu, nous savons que vous aimez à vous servir de la faiblesse pour triompher de la force. Que nous manquera-t-il, si nous sommes assez heureux pour ne jamais sortir d'entre vos mains? »

Cette lettre se termine par ces mots : Vipe le bon Dieu !

L'enthousiasme des missionnaires était partagé par les frères. Le futur compagnon du P. Chanel écrit à son supérieur général, le 23 décembre : « Que je m'estime heureux d'avoir été choisi, quoique j'en sois très indigne, parmi les frères de Marie, pour être des premiers de ceux qui portent la lumière de l'Evangile à des peuples sauvages. Oh ! que Dieu en soit béni ! C'est lui qui m'a donné la vocation et me l'a fait suivre. Je suis très content de partir, et je puis bien dire sin- cèrement que je ne céderais pas ma place pour un trône. Je ne crainspoint, car Marie, notre bonne mère, sera mon guide dans toutes mes actions et mon refuge dans mes peines (i). »

(i) Circulaire du P. Champagnat.

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LIVRE SECOND

CHAPITRE PREMIER

VOYAGE DU HAVRE A FUTUNA

(24 décembre i836. 8 novembre 1837.)

§ I Voyage du H âpre à Valparatso.

Départ du Havre. Tempête. Relâche à Santa-

Cru^. Mort du P. Bret. Mission à bord.

(24 décembre i836. 28 juin 1837.)

^^ E Jour attendu avec tant d'impatience se leva sur l'horizon. [C'était le 24 décembre i836. ^g^^ Les nouveaux apôtres de l'Océanie furent convoqués à bord de la Delphine. De leur côté, et à la même heure, Mgr Blanc, archevêque de la Nouvelle- Orléans, et ses missionnaires s'embarquèrent sur la Joséphine. Dès que les voiles furent déployées, l'air retentit de l'hymne Ape, maris Stella., chantée sur les deux ponts d'une voix unanime. Les navires eurent

212 VIE DU BIENHEUREUX

de la peine à sortir du port. Une fois de'gagés des obstacles imprévus qui les retenaient, ils prirent en peu de temps le large, et disparurent aux yeux de la foule accourue sur le rivage.

« Nous partons tous contents, écrit le P. Bret ; nous nous reposons en paix, entre les mains de la sainte Vierge, du succès de la traversée. Combien qui envient notre sort, et méritaient plus que moi d'être choisis pour la mission que nous allons remplir !...

« Le personnel du navire est trop nombreux pour que chacun de. nous ait une cabine à lui seul. Loin de m'en plaindre, Je m'en réjouis. J'ai, en effet, pour conchambrier le bon P. Chanel, notre supérieur...

« Nos matelots paraissent assez bons. Quelques- uns d'entre eux ont trouvé des médailles échappées de nos poches, et les ont suspendues à leur cou, après nous les avoir montrées. Le capitaine et le lieutenant sont fort honnêtes (i). .. »

Nous apprenons par le journal de la traversée que le navire faisait bonne route, lorsque soudain il fut assailli par la tempête. Plusieurs vaisseaux furent jetés à la côte. La Delphine et la Joséphine résistèrent à la violence des vents. La sainte Vierge protégeait les missionnaires.

« Mais, ce qui montre encore plus la protection dont nous avons été l'objet, c'est que notre vaisseau avait bravé la violence des flots avec un gouvernail qui

(i) Vie du P. Chanel^ p. 379.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 2l3

ne tenait presque plus. Une amarre, que le capitaine du port avait oublié de larguer assez tôt, s'est trouvée engagée entre notre gouvernail et l'arrière du bâtiment. Comme on ignorait les obstacles qui s'opposaient à notre sortie, on a usé de tous les moyens de force pour nous tirer d'embarras; et, une fois dégagés, on ne s'est point mis en peine s'il y avait des avaries. Cepen- dant, des quatre tenons qui attachaient le gouvernail au vaisseau, deux étaient brisés et le troisième fort endommagé. On ne s'en aperçut qu'après huit jours de navigation... On attache le gouvernail pour l'em- pêcher d'aller à la mer et on se dirige vers les Canaries.

« Pendant huit jours nous avons calme, mauvais temps ou vent contraire. Nous pouvons à chaque ins- tant perdre notre gouvernail et rester exposés à tous les dangers. A voir l'inquiétude et la tristesse qui ré- gnaient sur le visage de nos officiers, nous avions tout à craindre. Le 7 janvier, une goélette approche ; nous allons à elle, hissons le pavillon et demandons avec le porte-voix un pilote pour nous conduire. Nous sommes encore à quatre]lieues de la pointe de l'île, et Santa-Cî^ui, port de relâche, est à cinq lieues de cette pointe. »

Les missionnaires, pendant les jours de dangers, n'avaient point oublié Celle que l'Eglise salue sous le nom d'Etoile de la mer. Ils l'avaient invoquée avec confiance, et lorsque, le 8 janvier, on jeta l'ancre, ils récitèrent avec ferveur, en actions de grâces, le Te Deiim et les litanies de Lorette. Leur cœur d'apôtre

214 "^lE I^U BIENHEUREUX

désirait une autre consolation. Pour la première fois, depuis leur départ du Havre, la messe fut dite à bord par Monseigneur, et tous les missionnaires commu- nièrent de sa main.

Le lendemain, ils se rendirent tous à l'église prin- cipale. Monseigneur fut reçu solennellement par tout le clergé, et célébra la messe, au milieu d'un grand concours de fidèles. Les missionnaires eurent aussi le bonheur de monter au saint autel.

Nos voyageurs ne croyaient s'arrêter à Santa Crii:{ que quelques jours, ils durent y séjourner près de deux mois. Comme il s'agissait de couler plusieurs pièces de cuivre et que cette opération était inconnue dans le pays, on ne réussit qu'après un grand nombre d'essais infructueux.

Mgr Pompallier avait refusé l'hospitalité que lui avait offerte l'évêque de Lagiina. Il ne voulut pas se séparer de ses compagnons de voyage, et habita avec eux la modeste chambre d'une auberge. Nous savons que les missionnaires, pour se préparer et s'accoutu- mer aux fatigues et aux privations, couchaient sur des planches et menaient une vie très mortifiée. Combien il leur en coûtait de ne pouvoir partir. « Au lieu d'une relâche de courte durée, écrit le P. Servant, nous fûmes obligés de séjourner pendant cinquante jours, ce qui était propre à mettre notre patience à l'épreuve. »

La maladie vint s'ajouter aux autres privations.

Fatigués par les rudes épreuves de la traversée du

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 2l5

Havre à Santa Cru:{, les missionnaires avaient espéré de trouver, dans ce port, le repos et les secours que réclamait leur santé. Ils furent trompés dans leur attente. La saison était mauvaise, et une espèce d'épi- démie régnait sur ce rivage. Tous en ressentirent plus ou moins les atteintes. Quand on se remit en mer, le 28 février, ils n'étaient pas encore rétablis. Le P. Bret surtout était en proie à un violent mal de tête, auquel se joignit bientôt une fièvre très ardente que rien ne put maîtriser.

« Malgré nos vœux et nos larmes, écrit le P. Chanel à sa mère (i), le bon Dieu nous l'a ravi; il lui a plu de le couronner avant le combat...

« Quelle perte pour notre mission, et pour mon cœur quelle blessure ! Mais que dis-je? la destinée de notre cher défunt est bienplus digne d'envie que pro- pre à jeter dans le deuil et les larmes. En effet, sa con- duite fut constamment exemplaire. Sa piété était vive et douce. Elle prit de bonne heure le caractère d'un zèle, d'un dévouement apostolique.

« Dans sa dernière maladie, quoiqu'il souffrît beau- coup, il était patient et résigné. Souvent il nous disait de prier auprès de lui, et de ne pas craindre de le fati- guer. Lui-même, le crucifix à la main, ne cessait de s'entretenir avec Dieu. Le dimanche des Rameaux, Je lui donnai le saint viatique et l'extrême-onction. Le lendemain matin, il me dit qu'il touchait à sa fin,

(i) Valparaiso, juillet 1837.

2l6 VIE DU BIENHEUREUX

qu'il me remerciait de tous les soins que je lui avais prodigués, qu'il était heureux de mourir mariste, qu'il lui importait peu que son corps fût dévoré par les poissons ou par les vers. A sept heures du soir, il s'endormit doucement dans le Seigneur... (i) » C'était le lundi saint, 20 mars iSSy.

Le lendemain matin, Monseigneur célébra la messe pour le repos de l'âme du jeune missionnaire. Tous communièrent à la même intention. Vers les neuf heures, Sa Grandeur fit la cérémonie des funérailles, en présence de tout l'équipage. Elle adressa quelques paroles, qui firent couler bien des larmes ; puis, le corps fut confié à l'Océan jusqu'au jour de la résur- rection glorieuse. Tout le jour, le pavillon de deuil flotta sur le navire. On était sous la ligne. Aucun matelot ne songea à se divertir par la cérémonie d'usage, connue sous le nom de baptême de la ligne.

Dès qu'il le put, le P. Chanel écrivit au T. R. P. Colin pour lui annoncer la perte qu'il venait de faire. « Le brick le Hiidson^ qui vient de partir pour Bor- deaux, vous porte une nouvelle qui va vous causer une bien grande affliction, en vous apprenant la perte que nous avons faite de l'un de vos enfants. Heureu- ment, toutes les circonstances, qui peuvent consoler dans un semblable événement, se rencontrent dans le coup qui nous a frappés. Il nous a quittés, le bien cher confrère, pour retourner dans le sein de son"

(i) Vie du P. Chanel, p. Sgi.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 11']

Dieu. Mais il ne saurait cesser d'être notre ami, notre confrère. Il n'a changé qu'un nom, celui de mission- naire, contre celui de protecteur de notre mission. Puissent tous vos enfants, présents et futurs, ter- miner leur carrière dans des conditions aussi rassu- rantes. Notre nombre a diminué ; mais, notre courage et notre confiance en Dieu semblent prendre, de jour en jour, de nouvelles forces (i). »

« Cet événement si triste pour nous, raconte le P. Bataillon, fut le signal de la conversion de tout l'équipage. Déjà, depuis quelque temps, nous nous occupions a instruire les matelots. Quelques-uns avaient cédé à nos exhortations et s'étaient approchés des sacrements. Après la mort du P. Bret, ce fut un ébranlement général. Je me rappellerai toujours cette mission à bord, ce chant des litanies et des cantiques qui, tous les soirs, partait de notre vaisseau. Non, je n'oublierai jamais les faveurs dont Dieu nous combla, comme pour nous faire perdre de vue la perte d'un confrère. »

Le F. Marie Nizier nous apprend que le P. Chanel se distingua entre tous par son zèle à instruire les matelots. Ses manières obligeantes et pleines d'égards lui avaient concilié l'estime de tous ceux qui étaient sur le navire. Ses instructions étaient mieux goûtées que celles de ses confrères. Les matelots trouvaient qu'zV prêchait bien. « De fait, ajoute le bon frère, il

(i) Valparaiso, 23 juillet iSSj.

2 15 VIE DU BIENHEUREUX

expliquait avec tant de simplicité' et de clarté ce qu'il leur disait, que les plus bornés ne pouvaient manquer de le comprendre. »

Il fit aussi, de temps en temps, le catéchisme aux frères, pendant la traversée, et il veillait avec un soin vraiment paternel à ce qu'ils eussent tous les secours temporels et spirituels.

Ecoutons Mgr Bataillon : « Le P. Chanel, qui était notre supérieur, fut aussi notre modèle en toute chose. Toujours bon, toujours égal, toujours patient et résigné, dans les diverses épreuves qui accompagnent d'ordinaire de si longues traversées; plein d'affabilité, d'égards, de prévenances pour tout le monde, il n'au- rait pas fait de la peine à un enfant; prêt à consoler, à encourager et à rendre tous les services qui dépen- daient de sa charité. Nous ne l'avons jamais vu de mauvaise humeur. En un mot, je ne me souviens pas d'avoir rien remarqué de tant soit peu répréhensible dans sa conduite extérieure et dans ses rapports avec le prochain. » « Je l'ai dit bien des fois et je me plais à le déposer ici, je n'ai jamais rencontré un homme plus doux, plus modeste et plus candide. Il ne man- quait point de prudence, mais ce qui le distinguait surtout, c'était la simplicité de la colombe, et tout dans sa personne portait à croire qu'il conservait l'innocence de son baptême. » (i)

Le 27 avril, survint une tempête si violente qu'elle

(i) Rome, 8 avril iSS/.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 219

menaça plus d'une fois d'engloutir la Delphine dans les flots. La sainte Vierge, à coup sûr, la préserva du naufrage. Depuis ce jour, le voyage n'offrit rien d'ex- traordinaire jusqu'à Valparaiso.

Comme le P. Chanel l'e'crit à sa mère :

« Il y a sur mer des jours la navigation est fort agréable; il y en a d'autres aussi qui sont bien propres à dégoûter de la navigation. Si je ne m'étais embarqué que pour le plaisir de voyager, les tempêtes qui nous ont assaillis diminueraient bien l'envie de recommencer cette promenade. Mais, grâce à Dieu, qu'il fasse beau ou mauvais temps, le missionnaire est toujours con- tent de s'être mis en route.

« Nous avons célébré, dans notre traversée, les plus belles fêtes de l'année. Quelquefois nous avons eu le bonheur d'offrir le divin sacrifice ; d'autres fois nous en avons été privés à cause de la trop grande agitation du navire. Nous nous unissions alors aux âmes pieuses, qui pouvaient faire plus que nous... (i) »

Enfin, le 27 juin, il fut permis aux missionnaires de saluer la terre, et le lendemain ils entraient dans le port de Valparaiso.

« A peine avons-nous jeté l'ancre, dit le P. Batail- lon, que trois pères de la congrégation de Picpus montent à bord, nous embrassent comme des frères, nous offrent leur maison et tout ce qu'ils possèdent, avec une générosité que je n'oublierai jamais. Mgr de

(i) Vie du P. Chanel^ p. 390.

220 VIE DU BIENHEUREUX

Maronée fut, en particulier, l'objet des attentions les plus délicates. Il se vit conduire comme en triomphe à l'église des bons pères. Nous chantâmes un Te Deum d'action de grâces et les litanies de la sainte Vierge. Le lendemain, fête des SS. apôtres Pierre et Paul, Monseigneur officia pontificalement, en pré- sence d'une foule nombreuse.

« Un spectacle encore plus beau vint inonder notre cœur de la joie la plus douce. Les gens de notre équipage, qui nous avaient déjà tant consolés pendant la traversée, s'approchèrent de la table sainte, et ceux qui n'avaient point été confirmés, reçurent, ce même jour, le sacrement de confirmatton. »

§. 2. De Valparaiso à Taïti. Séjour à Valpaî^aiso. Les îles Gambier. Tàiti.

(3o juin 4 octobre iSSy.)

Le séjour des missionnaires à Valparaiso fut d'un mois et demi. Comme la Delphine était arrivée au terme de son voyage, il fallait trouver un autre navire pour se rendre dans les îles de l'Océanie. Bien du temps se passa en recherches inutiles. Pendant ce séjour, trop prolongé au gré de leurs désirs, nos apô- tres tournèrent leurs regards vers la patrie et écrivirent des lettres touchantes.

Le P. Chanel adressa à sa mère une lettre dans laquelle se montre toute sa piété filiale. Nous en avons déjà cité quelques passages. Elle se termine par ces

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 221

mots : « Ma bonne mère, je crains d'avoir oublié de vous demander votre béne'diction, à l'heure de nos adieux. Je vous conjure de me la donner, non seule- ment quand vous aurez lu cette lettre, mais encore tous les jours de votre vie. Elle m'atteindra, soyez en sûre, malgré la distance qui nous sépare (i). »

Le 23 juillet, il écrivit au T. R. P. supérieur géné- ral. Dans cette lettre, dont nous avons donné un extrait, il le prie de dire à tous ses chers ejifants du petit séminaire de Belley combien leur soupenh^ lui est précieux , Et leur adressant la parole, il s'exprime ainsi :

« Mes bien chers amis, il y aura bientôt une année que la divine Providence nous a séparés. Je puis vous dire que j'ai tenu la parole que je vous donnai dans ma dernière lettre, d'être toujours au milieu de vous par mon cœur. Tandis que notre Delphine m'emportait bien loin de vous, combien j'aimais à vous suivre dans vos démarches les plus importantes pour votre bonheur !

« Je ne suis pas encore, "avec Monseigneur notre Vicaire Apostolique, et tous ses autres ouvriers, au mi- lieu des pauvres sauvages, dont je vous parlais si sou- vent et avec tant de plaisir. On nous raconte, à leur sujet, les choses les plus capables d'enflammer notre courage et notre zèle. Non seulement des mission- naires, mais des voyageurs qui en viennent, nous disent

(i) Vie du P. Chanel, p. SgS.

222 VIE DU BIENHEUREUX

que c'est une moisson toute prête à être recueillie. Quelle ne serait pas notre joie, si Dieu suscitait parmi vous de nombreux ouvriers pour venir partager nos fatigues et nos consolations ! Ne calculez point avec les sacrifices ; plus ils seront grands, plus vous devez vous estimer heureux de pouvoir les offrira Celui qui a tout fait pour nous...

« Nous allons, dans quelques Jours, nous confier de nouveau à l'élément qui nous a portés jusqu'ici. Nous serons sur un navire américain appelé VEiirope. Nous ne ferons que toucher aux îles Gambier etTaïti. Notre navire nous laissera aux îles Sandwich. Puis, une autre occasion ne manquera pas de nous être fournie par la divine Providence pour nous diriger vers l'archipel des îles Carolines.

« Vous consentez bien, je pense, à ce que nous disions à nos pauvres sauvages que nous avons laissé dans notre patrie de jeunes et nombreux mission- naires, qui hâtent par leurs désirs le moment ils pourront venir nous aider à les évangéliser... Soyez toujours missionnaires de prières, en attendant que vous puissiez l'être d'action. J'aime bien à vous voir sous la sauvegarde de la sainte Vierge. Adieu, adieu, mes chers amis. »

Cette lettre nous apprend que les négociations de Mgr Pompallier avaient fini par aboutir. Les mission- naires Maristes et ceux de la société de Picpus mon- tèrent sur le brick américain VEuropa^ et quittèrent le port de Valparaiso, le lo août.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 22 3

Le nouvel e'quipage était loin de ressembler à celui de la Delphine. Un des officiers, apprenant qu'il y avait à bord des missionnaires papistes, comme il les nommait, ne voulait pas y monter. Cependant, après avoir juré contre eux, il finit par s'embarquer. Les matelots partageaient plus ou moins ses préjugés contre la vraie religion et ses ministres.

« Prions pour eux, dit le P. Chanel à ses confrères, et so3'ons à leur égard pleins de bonté et de prévenance. » Ce conseil fut suivi, et bientôt la défiance et la haine firent place à l'estime et à l'affection. Plus les marins virent de près les missionnaires, plus ils se félicitè- rent de les avoir à bord de leur navire. Tout leur plaisir fut de converser avec eux, d'entendre leurs cantiques, de les voir prier et célébrer les saints mys- tères. Souvent même le capitaine les pressait de chan- ter pour avoir, disait-il, un vent favorable.

Le cœur de l'officier dont nous avons parlé fut tellement changé, qu'il ne voulait plus se séparer des missionnaires et qu'il leur promit de se faire instruire dès qu'il serait à Taïti. Il racontait, en riant, que sa haine contre les papistes lui venait de sa mère, qui se plaisait à lui dépeindre les prêtres catholiques comme des espèces de monstres, que l'on ne saurait toucher et même apercevoir, sans se souiller. « Aussi, ajoutait- il, j'avais conçu une telle aversion contre eux que j'avais juré de ne jamaisme trouver en leur compagnie. Mais vos bons procédés ont bien vite changé mes sentiments et fait disparaître les préjugés de mon éducation. »

224 VIE DU BIENHEUREUX

Mgr Pompallier eut l'heureuse idée, avant d'arriver en Océanie, de faire faire la retraite annuelle. Il prési- dait les exercices et le P. Chanel donnait les sujets de méditation. « Je n'oublierai jamais cette retraite au milieu de l'Océan, nous disait Mgr Bataillon. Oh ! qu'il est facile de méditer sur la vanité des choses de ce monde, lorsqu'on n'est séparé de l'abîme que par quelques planches ! Quand on n'aperçoit que le ciel et les flots courroucés de l'Océan, la grandeur de Dieu paraît tout entière. Oui, si les soulèvements de la mer sont admirables, le Seigneur, qui les excite^ est encore plus admirable (ps. 92). A la vue de ces mer- veilles, l'homme se trouve comme anéanti, et il n'a point de peine à tourner ses regards vers Celui qui est le maître de la vie et de la mort. » La retraite se termina, le 24 août, par le renouvellement des vœux.

Le 1 3 septembre, VEuropa était devant Mangaréva, la principale des îles Gambier. C'est qu'elle devait déposer les pères de la société de Picpus, qui, depuis le Havre, avaient été les compagnons des missionnaires JNIaristes.

Grâce au zèle de Mgr Rouchouze et des mission- naires de la congrégation de Picpus, la foi avait fait de rapides progrès. Aussi, à peine l'ancre est-elle jetée, qu'un grand nombre de naturels montent à bord, ne savent comment exprimer leur joie de voir un autre évêque et d'autres missionnaires. Ils se jettent à ge- noux, baisent l'anneau de Mgr, serrent la main des

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 225

pères, font le signe de la croix et crient de toutes leurs forces qu'ils sont chrétiens.

Le 14, Mgr Pompallier célébra les saints mystères dans une pauvre église de bambous, en présence de Mgr Rouchouze, de sept prêtres et de six catéchistes. Pendant toute la messe, les chrétiens qui étaient accourus en grand nombre, chantèrent des cantiques avec un accord surprenant. Les missionnaires étaient attendris jusqu'aux larmes.

Après le déjeuner, ils se rendirent tous dans la grande île à la suite des deux évêques. Le roi vint à leur rencontre. Le rivage était couvert de chrétiens, tous à genoux, criant de toutes leurs forces salut! et demandant la bénédiction. On eut de la peine à se frayer un passage, parce que tous voulaient toucher et baiser la main du nouvel évêque et des mission- naires. On n'entendait que les cris : salut, Mission- ?iaires ! Chrétiens^ catholiques, apostoliques, romains! Jésus-Christ ! Vierge Marie ! Arrivés à l'église ils ré- citèrent tous ensemble la doctrine chrétienne et chan- tèrent un cantique avec beaucoup d'entrain. Le P. Maigret, provicaire de Mgr Rouchouze, leur adressa quelques paroles de circonstance.

De l'église, ils allèrent dans la pauvre cabane du missionnaire. Ils y passèrent toute la journée, au mi- lieu de ces bons néophytes, qui les entouraient, leur demandaient leurs noms, ceux de leurs pères et de leurs mères. En apprenant la mort du P. Bret, ils versèrent des larmes. « Qu'avez-vous fait d'un corps si. saint?

i5

2 26 VIE DU BIENHEUREUX

reprend le roi. Pourquoi ne m'avez-vous pas apporté un si grand tre'sor ? Comment vous-mêmes n'êtes- vous pas morts de chagrin? »

Le soir, les bons néoph3^tes demandent à voir Mgr Pompallier. Les deux évêques et leur suite sont placés sur une petite élévation. Quelle n'est pas leur surprise, lorsqu'ils voient tomber à leurs pieds une grande quan- tité de cocos, de bananes, etc. ! C'étaient leurs présents. Tous poussent un cri, qui répond à notre pipat ! et chantent un cantique. Mgr Rouchouze leur fait une petite allocution. Ils ne se retirent que vers la nuit, et on les entend, dans toute la vallée, réciter leur prière en commun.

Le lendemain, les missionnaires sont témoins de semblables manifestations de leur foi. Passant devant un des temples que l'idolâtrie avait élevés et que la religion venait de rendre inutiles, ils trouvent des ou- vriers occupés à tailler des pierres. Montrant l'effigie d'un g^ros rat sur une poutre : Voilà, disent-ils, le Dieu que nous adorions autrefois.

Les nouveaux apôtres de l'Océanie occidentale étaient dans l'admiration, et ne savaient comment exprimer leurs sentiments de joie et de bonheur. Le P. Chanel était ému jusqu'aux larmes. Elevant les regards vers le ciel, il dit : ce O Marie, faites éclater ce prodige dans les archipels qui nous sont échus en partage ! Il y va de la gloire de votre divin Fils, de votre honneur et du salut des âmes. » Mais il était temps de se rapprocher de VEuropa,

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 227

qui devait remettre à la voile, le soir de ce même jour. Mgr Rouchouze voulut bien les accompagner avec ses apôtres, et leur fit les plus touchants adieux. L'ancre fut leve'e, le i6 septembre, et un vent favorable les poussa rapidement vers Taïti. Toutes les conversa- tions des nouveaux apôtres roulaient sur ce qu'ils venaient de voir et d'entendre. « Que ce bon évêque et ses prêtres, disaient-ils, doivent être heureux au milieu de leurs fervents néophytes ! Quand pourrons- nous, à notre tour, jouir du même bonheur ? » Le P. Chanel note, dans son journal^ l'anniversaire de cette visite aux îles Gambier, comme une des belles e'poques de sa vie.

U'Europa jetait l'ancre devant Taïti, le 22 septembre. Le navire est immédiatement entouré d'une multitude de pirogues. « Le consul américain, nous dit Mgr Ba- taillon, est le premier à venir nous saluer. Notre véné- rable évêque fait demander à la reine Pomaré^ ou plutôt à M. Pritchard, ministre protestant, la per- mission de descendre à ten'e. Quoique plus d'une fois cette faveur eiàt été refusée aux pères de Picpus, on n'osa pas suivre envers nous le même s3Astème. Nous pûmes donc mettre le pied sur le sol de Taïti.

« Monseigneur s'empressa de rendre visite au consul américain, catholique originaire de Hollande, qui avait déjà bien mérité de la religion par les services qu'il avait rendus aux missionnaires de Picpus. En traver- sant PjpezVz, qui n'était, du reste, qu'un chétif et misérable village, nous remarquâmes l'immense diffé-

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rence qu'il y a entre un pays catholique et une contrée protestante. Aux Gambiei^, il avait suffi de quelques années pour changer la face de l'île ; à Taïti, la civili- sation n'avait presque fait aucun progrès, malgré le séjour prolongé des ministres protestants.

« Notre Vicaire Apostolique voulut offrir ses hom- mages à la reine Pomaré. Le P. Maigret, qui se rendait aux Sandwich^ était notre interprète. Un hangar assez pauvre servait de palais à Sa Majesté, que nous trou- vâmes assise à terre, selon l'usage du pays. Aux questions qui lui furent posées, elle ne répondit que par quelques monosyllabes lentement articulés. Ses réponses se résumaient toutes à insinuer qu'elle dési- rerait nous garder dans son île, mais qu'elle craignait M. Pritchard.

« Il fallait donc songer à aller plus loin, et, par conséquent, trouver un navire qui pût nous conduire dans les îles de l'Océanie occidentale. Sa Grandeur crut n'avoir rien de mieux à faire que de louer une goélette, qui serait ainsi complètement à notre dispo- sition. Le marché fut conclu avec le consul américain, propriétaire de la Raiatéa. Un officier de marine, M. Stocks, qui avait été passager avec nous depuis Valparaiso, s'offrit à être notre capitaine.

« Pendant qu'on s'occupait des préparatifs, nous allâmes, un jour, visiter une partie de l'île. Nous gravâmes sur des arbres la croix du Sauveur et les saints noms de Jésus et de Marie, pour qu'à la vue du signe sacré de la croix le démon prît la fuite, et que

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Dieu daignât envo3'er à ces îles le flambeau de la vraie foi. »

Taïti appartenait au vicariat de l'Océanie orientale. Mgr Pompallier eut néanmoins à exercer son minis- tère sur une âme soumise à sa juridiction par droit de naissance. Voici comment il raconte le fait :

« Hier, le Pro-vicaire, m'a pre'senté à baptiser un enfant de six ans environ, dans la Nouvelle-Zélande. Le père, qui est employé sur notre navire, et qui est catholique, promet de l'élever selon la doctrine de l'Eglise. Il l'avait confié jusque-là à des personnes de Taïti ; maintenant il va l'emmener avec lui sur les mers. Je l'ai donc baptisé solennellement dans ma chambre du navire, devant une sorte d'autel j'ai dit la sainte messe. Ensuite, je lui ai donné la Confir- mation. L'enfant s'est prêté avec empressement aux cérémonies que je faisais. Tous les prêtres et les caté- chistes étaient présents.

« Ce petit chrétien sera donc, pour l'Eglise, le premier de ses enfants dans la Nouvelle-Zélande. Ne semble-t-il pas être venu au-devant de la bonne nou- velle que nous sommes heureux de portera ces peuples lointains? (i) »

La veille du départ, 3 octobre, Mgr de Maronée et le P. Chanel célèbrent la messe dans l'oratoire du consul américain, qui leur avait demandé cette faveur.

(i) Annales de la Propagation de la foi, tome X, p._ 409,

23o VIE DU BIENHEUREUX

§ 3. Voyage de Taiti à Fîitiina.

Le roi de Vavao refuse de recevoir les missionnaires.

Fondation de la mission de Wallis.

(4 octobre - 8 novembre 1837.)

Les adieux des missionnaires à leurs derniers com- pagnons de voyage firent couler bien des larmes ; car, de part et d'autre, on s'estimait et on s'aimait. Au moment la Raiatéa mit à la voile et passa devant VEîiropa, les deux équipages hissèrent leur pavillon et se saluèrent de nouveau.

Le matin du 5 octobre, on découvrit plusieurs îles de rOcéanie occidentale. Mgr Pompallier et leP. Cha- nel voulaient qu'on s'arrêtât dans celle d'f//z7ea; m^ais divers obstacles les obligèrent à renoncera leurprojet; ils se dirigèrent vers Vavao, qui, par son étendue et son importance, tient le second rang parmi les îles de Farchipel Tonga.

« Dès que nous l'aperçûmes, écrit le P. Bataillon, nous tressaillîmes de joie ; mais, hélas ! à peine com- mencions-nous à la côtoyer, pour trouver un ancrage, qu'une tempête s'éleva, comme si le démon déchaînait sa rage, à la vue des apôtres qui s'efforcent de ren- verser son empire. La pluie tombait par torrents ; le vent soufflait avec violence. Tout à coup l'orage s'apaise ; une effrayante obscurité nous environne ; la foudre seule, qui, à chaque instant, déchire et sillonne les nuages, éclaire cette nuit horrible. Vainement nos matelots font des efforts inouïs pour résister à la vio-

PlERRE-LOUiS-MARIE CHANEL 20 1

lence des courants qui nous entraînent vers les récifs ; nous n'en sommes plus séparés que de la longueur de notre navire. Nous tombons à genoux : Mon Dieu^ saiivei-7ious, nous périssons ! 0 Mairie ! voye^ vos enfants. Et soudain un coup de vent éloigne notre navire des récifs.

« Toutefois, c'était encore l'heure des épreuves. Des courants impétueux nous entraînent de nouveau vers lesécueils. On se hâte de détacher la chaloupe, afin de sauver au moins l'équipage. Un second coup de vent nous repousse loin des rochers, et nous permet de regagner la haute mer. Nous vîmes notre capitaine à genoux s'écrier comme hors de lui-même : O Provi- dence l O Pî^ovidence ! Depuis que Je parcoures les mers, nous dit-il, fai couru de grands dangers ; mais je n'ai jamais été si près de la mor^t. Deux minutes de plus et 710US étions écrasés contre ces rochers escarpés. Vous devez penser si Monseigneur et ses mission- naires remerciaient la sainte Vierge, dont l'Eglise célébrait, ce même jour, 22 octobre, le glorieux patro- nage. Un Te Deum et les litanies de Lorette furent chantés en action de grâces à bord du navire.

« Dès la pointe du jour, on se rapprocha de l'île. Monseigneur fit réciter, en faveur de ses premiers en- fants qu'il allait visiter, le Veni Creator^ VAve maris Stella et le Miserere, et il régla qu'on réciterait ces mêmes prières pendant neuf jours, toutes les fois qu'on aborderait dans une île non convertie.

« L'ancre est jetée vers mùdi. A l'instant une foule

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de naturels montent à bord. Qu'ils nous intéressent, et que nous regrettons de les voir en proie aux ravages de l'hérésie ! Bientôt arrive un ancien matelot de l'^^- îrolabe, le seul français qui se trouve dans cette île, depuis 10 à 12 ans. Il nous donne tous les renseigne- ments que nous désirons. Il nous dit, en particulier, que nous pouvons sans difficulté nous rendre auprès du roi, et qu'il nous servira d'interprète.

« Quand on fut auprès de Sa Majesté, Monseigneur lui demanda si Elle voulait recevoir dans ses États quelqu'un de sa suite, pour y étudier la langue et en- seigner, s'il le fallait, les connaissances des grandes nations civilisées. Vous pouveiy répondit le roi de- meiirer dans toute mon île. Quant an désir que vous ma7iifeste:[ de faille part de vos connaissances à mes sujets, je ne puis rien vous permettre avant l'arrivée de M. Thomas. »

Avant de se retirer. Monseigneur fît au roi quelques petits présents et l'invita à dîner pour le lendemain. Sa Majesté, ne voulant pas se laisser vaincre en géné- rosité, envoya à bord de la Raiatéa une corbeille de fruits et quatre énormes poissons.

Le roi de Vavao fut fidèle au rendez-vous. Après le dîner. Monseigneur et le P. Chanel amenèrent la conversation sur les questions de la veille. Sa Majesté ne voulut encore donner aucune réponse sans avoir pris l'avis de M. Thomas, le chef des ministres pro- testants. Au surplus, ajouta-t-Elle, /\ii embrassé la religion qu'il nous a apportée; mon dessein est de la

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garder. Que pourriei-vous m' apprendre de plus ? Monseigneur ne se découragea pas. Tout en ména- geant la réputation des missionnaires protestants, il .insinua l'illégitimité de leur mission. Votre Majesté pourra, du reste, comparer leur doctrine et la nôtre, et voir de quel côté est la vérité. Le roi persista dans •sa résolution et renvoya au lendemain, 25 octobre, la conclusion de cette affaire.

Le soir de ce même jour, les missionnaires mon- tèrent sur le pic le plus élevé de l'île. Là, ils chan- tèrent VInviolata et Y Ave maris Stella, et placèrent une médaille de la sainte Vierge sur le plus haut rocher, à côté de deux arbres qui dominent tous les environs. De ce point ils découvraient parfaitement tout le groupe, qui se compose d'une île principale et d'une vingtaine d'autres, plus ou moins grandes, toutes très rapprochées et couvertes d'arbres fruitiers. Ce pa3^s leur parut enchanteur : aussi ils prièrent la sainte Vierge de leur permettre d'y fixer leur tente. Mais telle n'était pas la volonté de Dieu.

Le 25, M. Thomas était de retour. Monseigneur lui demanda par écrit une entrevue qui fut accordée pour le 26. Dans l'intervalle, les ministres vont partout répandre contre les missionnaires catholiques les plus -absurdes calomnies. « Malgré cela, les naturels ne s'éloignent pas de nous, écrit le P. Bataillon. Tout au contraire, ils semblent nous considérer avec intérêt et être frappés de la manière douce et affectueuse avec laquelle nous les accueillons. Que de bien on pourrait

2 34 VIE DU BIENHEUREUX

faire parmi ce peuple, nous disions-nous, si l'on nous permettait de fixer ici notre séjour? Le moment de la grâce n'était pas encore venu pour l'île de Vavao. »

Le 26, à 1 1 heures, Monseigneur, les trois pères et deux frères se rendent auprès du roi, et de au- près du ministre. Monseigneur commence par rendre compte de l'entretien qu'il a eu avec le roi. Après avoir rappelé la tolérance religieuse qui règne en Angle- terre et en France, il montre les lettres de protection qu'il a reçues du gouvernement français et de divers consuls Anglais et Américains. Ah reste, ajoute-t-il, ne demandant un pied-à-terre à Vavao qu'à titre de citoyen français, je sollicite ce que nï'accorde le droit des gens .

Le ministre répond : « L'île est trop petite pour deux religions, et je sais trop bien que si l'on vous permet de demeurer ici, vous ne tarderez pas d'attirer tout le monde à vous. Il y a tout près d'ici des îles, les îles Wallis, notre religion n'a pas pénétré, et vous pourrez vous y établir en liberté. » Or, les habitants de Wallis venaient de massacrer 5o à 60 naturels, que les ministres avaient envoyés pour convertir l'île au méthodisme. Ils avaient aussi pris et massacré tout récemment l'équipage de deux navires.

Le ministre n'eut rien de plus pressé que de courir chez le roi pour l'indisposer contre les missionnaires. Il sortait tout joyeux au moment Monseigneur et ses prêtres se présentaient. « Quand nous fûmes en présence de Sa Majesté, raconte le P. Chanel, elle jeta

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sur nous un regard de me'pris, et nous dit d'une voix forte et impérieuse: Tai réfléchi et f ai pris conseil : je 7ie veux pas qu'il y ait ici deux religions. Je vous ordonne, par conséquent , de sortir au plus tôt de mon royaujue. »

Monseigneur n'insista plus. Il salua le roi sans lui témoigner le moindre mécontentement. En m'éloi- gnant de Vavao, lui dit-il, je conserve l'espoir de revoir Votre Majesté et de m'entretenir avec Elle.

« Nous rentrons à bord de la Raiatéa, nous dit Mgr Bataillon. Le ministre Thomas, comme pour nous faire croire qu'il n'était pour rien dans la déci- sion du roi, nous envoie un certain nombre d'imprimés tongiens, samoans et vitiens, avec une lettre pleine de politesse. Monseigneur lui fait, à son tour, porter quelques présents. Plusieurs Anglais viennent nous faire visite. Ils nous avouent franchement que la con- duite de leurs ministres les indigne, et que notre dé- part est souverainement regrettable. Ces sentiments leur étaient inspirés par notre capitaine, protestant lui-même, qui avait été ravi d'admiration à la vue de tout ce que la religion catholique avait opéré aux îles Gambier.

« Malgré tout ce qu'on put nous dire sur l'île Wal- lis, nous résolûmes d'aller sonder le terrain. Nous avîons à bord un Anglais nommé Thomas Boog, qui avait passé quelques mois à Wallis et s'était fixé à Futuna. En nous demandant passage pour cette der- nière île, il nous avait donné les renseignements que

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nous désirions, et il devait encore nous servir d'inter- prète. La traverse'e fut heureuse. Le troisième jour, nous arrivions en face d'Uj'éa, appelée Wallis par les Anglais.

« Nous étions au i^'" novembre iSSy. Pendant la sainte messe, qui fut célébrée à bord, nous priâmes Notre-Seigneur, la sainte Vierge et tous les saints de bénir la première mission que nous désirions fonder. Déjà deux insulaires avaient lancé à toutes rames leur pirogue pour se présenter les premiers abord de notre goélette : ces insulaires étaient deux jeunes chefs, l'un nommé Pélo, de la grande île, et l'autre Timgahala, de la petite. Pélo et M. Stoks, notre capitaine, se re- connurent et s'embrassèrent cordialement. Ils avaient fait ensemble un voyage sur un navire baleinier. Cette heureuse circonstance permit qu'on fût bientôt comme en famille.

« Toutefois, notre costume ecclésiastique intriguait les deux chefs. Ils ouvraient de grands 3'eux et ne savaient trop que penser de nous. « Etes-vous des « missionnaires, demandèrent-ils, et venez-vous de ce « pays qui a vu naître Bonaparte? Oui, répondîmes- « nous, nous venons de cette terre qui a donné le jour « à Napoléon Bonaparte, dont le nom et les exploits « ont retenti dans tout l'univers. Nous venons de la « France, l'une des plus grandes nations du monde. » En parlant ainsi de la gloire de notre patrie, nous tâchions de leur faire oublier la première question : Etes-vous missionnaires ? Nous savions qu'ils détes-

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taient les missionnaires protestants, et, dans ce mo- ment, de'cliner nos noms et nos qualités, c'était peut- être nous fermer à jamais l'entrée de l'île.

« Cependant le jeune Tungahala, que le bon Dieu et la sainte Vierge disposaient en notre faveur, ne cessait de questionner le capitaine Stoks sur nos noms, nos intentions, etc. Celui-ci parla de nous d'une manière si avantageuse, que le jeune chef s'at- tacha à nous pour toujours, et nous rendit les plus grands services.

« Notre goélette, pendant ces conversations, avan- çait lentement vers la ceinture de récifs qui environ- nent l'ile tout entière, et contre lesquels les vagues écumantes viennent se briser avec un horrible fracas. Grâce à l'habileté de Tungahala, elle pénétra facile- ment, par la principale des trois ouvertures, dans la grande et belle rade circulaire, constamment couverte de pirogues des naturels.

« Nous jetons l'ancre vers dix heures. Nous deman- dons à voir le roi de l'île ; le jeune chef iV/o s'offre à nous y conduire. Tungahala reste à bord avec notre capitaine pour veiller sur notre navire et empêcher les naturels, qui arrivent à chaque instant, de nous piller ou même de se porter à de plus grands excès. »

Mgr Pompallier, Pélo, Thomas Boog et le P. Ba- taillon descendent à terre. A peine leurs pieds ont-ils touché le sol à'Uvéa^ qu'ils se jettent à genoux et réci- tent un Ave Maria^ comme pour en prendre posses- sion au nom de la sainte Vierge. Ceux qui demeurent

238 VIE DU BIENHEUREUX

sur le navire, prient avec ferveur pour le succès delà visite.

Ils arrivent auprès du roi, qu'ils trouvent couché sur une natte. Sa Grandeur lui offre quelques présents qu'il accepte avec beaucoup de plaisir, puis, à l'aide de son interprète, lui expose l'objet de sa visite et le dessein qu'il a formé de laisser deux hommes de sa suite pour apprendre la langue du pays.

A cette demande, le roi éclate de rire, et, après un instant de réflexion : Ne seriez-fous pas des mission- naires? Monseigneur sachant qu'il voulait parler des missionnaires protestants, les seuls connus : « Rassu- rez-vous, lui dit-il, nous ne sommes point de ces hommes que vous avez raison de craindre. Vous re- connaîtrez bientôt que nous sommes vos amis les plus dévoués. Eh bien ! reprit le roi, puisque vous ne venez qu'en qualité d'amis, vous pourrez demeurer avec moi. Sous peu, je vous ferai construire une case à côté de la mienne. Je m'engage à vous fournir des vivres et à vous couvrir de ma protection, w

Monseigneur témoigna au roi sa vive reconnais- sance, et quand il fut de retour à la goélette, tous les missionnaires bénirent Dieu d'avoir exaucé leurs désirs.

Le lendemain matin, Sa Grandeur désigna le P. Bataillon et le F. Joseph pour fonder à Upéa la pre- mière mission de l'Océanie occidentale.

Tout n'était pas, cependant, terminé. Les parents du roi voulurent le faire revenir sur sa décision. Un

PiEKRE-LOUlS-MARIE CHANEL 23q

conseil fut tenu. Le vieillard qui remplissait les fonc- tions de Kivalu^ ou premier ministre, fut d'avis de renvoyer ces étrangers. « Je crains beaucoup, dit-il, que le but ne soit de changer la religion de l'île, et mes cheveux blancs me font une loi de m'opposer à tout ce qui peut, de près ou de loin, amener le chan- gement de la religion de mes pères. » Le discours du Kivalu fit une vive impression. Mais Tungahala prit si bien la défense des missionnaires, que le roi donna l'ordre formel de les laisser dans l'île. C'était sans doute la sainte Vierge qui l'avait inspiré. Durant tout le temps du conseil, les missionnaires n'avaient cessé de la prier, et des médailles de l'Immaculée Concep- tion avaient été semées en différents endroits.

La mission de Wallis réussit d'une manière admi- rable. En 1842, le Saint-Siège érigea le vicariat apos- tolique de rOcéanie centrale, et le confia au P. Ba- taillon, qui fut sacré à Wallis, évêque d'Enos, le 3 dé- cembre 1843.

'¥^(^i

CHAPITRE II

ARRIVEE A FUTUNA. RECEPTION PAR LE ROI

DES VAINQUEURS.

("8-12 novembre 1837.)

i f^^^y E 7 novembre 1887, la Raiatéa remit à h

 ^-d^ià voile et se dirisea vers Futuna pour y dé- '^^ poser Thomas Boog et dix à douze Fu-

tuniens que Mgr Pompallier avait trouve's à Wallis. Il était bien convenu que la goélette ne séjournerait que le temps nécessaire au débarquement des passa- gers et à la réception des vivres qu'ils devaient donner en paiement. Sa Grandeur avait hâte de fonder la. seconde mission de la Société de Marie dans l'île de Rotuma, et voulait la confier au P. Chanel, son pro- vicaire. Mais Dieu avait d'autres desseins, et la petite île de Futuna était le champ que notre apôtre devait défricher et arroser de son sang pour le rendre fécond.

Grâce à un vent favorable, la Raiatéa arriva devant Futuna le 8 au soir, et mouilla dans le détroit qui sépare les deux îles, tout près de la petite, nommée Alojï. « Le lendemain, nous dit le P. Servant, nous

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mîmes pied à terre. nous rencontrâmes l'équipage d'un baleinier anglais, qui avait fait naufrage sur les récifs de l'archipel Fidji. Le capitaine pria Monsei- gneur de les recevoir à bord de sa goélette pour se rendre, les uns à Rotuma, les autres à Sydney. Sa Grandeur y consentit volontiers. »

Comme le mouillage l'on se trouvait n'était pas sûr, \a.Raiatéa dut aller jeter l'ancre dans le petit port de Sigavé. Elle ne tarda pas à être encombrée de visi- teurs. Les blancs qui habitaient l'île, assuraient qu'il n'y avait aucun danger. On ne se montra donc pas très sévère pour laisser monter sur le navire ;

L'intention qu'avait eue Monseigneur de ne pas s'ar- rêter à Futuna n'avait pu se réaliser. Le débarquement des passagers avait demandé plus de temps qu'on n'avait cru, et il fallait aussi recevoir à bord les naufragés du baleinier anglais. Sa Grandeur put à loisir converser avec les blancs de l'île. Leurs renseignements s'accor- daient assez pour attester que les Futuniens n'étaient pas un peuple méchant et farouche, et que les mis- sionnaires y seraient bien acceptés. On examinait avec soin si, dans la conduite des naturels, on ne décou- vrirait rien qui contredît ces premiers témoignages. Parmi ces naturels se trouvait Kélétaona, connu aussi sous le nom de Sam, qu'on lui avait donné sur les navires baleiniers. Il savait un peu d'anglais, était vêtu à l'européenne, et se présentait avec une certaine aisance. Prévenant, affable, il ne tarissait pas sur les

qualités des blancs de l'île. Mgr de Maronée, ébranlé

16

242 VIE DU BIENHEUREUX

par les récits qu'il entendait, résolut de faire une ten- tative à Futuna. Il prit à part le P. Chanel, et lui demanda s'il resterait volontiers dans cette île. Mon- seigneur, répondit-il aussitôt, je suis à votre dispo- sition.

Le samedi 1 1 novembre, au matin, Sa Grandeur, accompagnée du P. Chanel, du F. Marie Nizier et de Thomas Boog, se rendit dans la vallée diAlo, auprès de Niuliki, roi des vainqueurs. Plusieurs blancs et quelques indigènes avaient voulu les suivre. Le roi était parti pour une autre vallée, et il fallut l'attendre longtemps. A son arrivée, Monseigneur fit connaître par son interprète le motif qui l'amenait auprès de lui, et son intention de laisser deux de ses compagnons pour apprendre la langue et les usages de Futuna. Il répondit de leur dévouement à Sa Majesté si, de son côté, elle daignait les prendre sous sa protection et pourvoir à leur subsistance.

Un nombre assez considérable d'indigènes s'était réuni à Alo. L'admission proposée fut mise en dé- libération. Maligi, premier ministre, sy opposa fortement, en disant qu'il ne voulait point de religion nouvelle. Ma'ilé, cousin du roi, et jouissant d'une grande autorité à cause de sa bravoure, prit la parole et dit : Je crois que nous ferons bien de ne pas chasser ces blancs et de les laisser séjourner dans Vile; leur présence ne poum^a que nous procurer des richesses. Cet avis prévalut, et le kava, préparé selon le céré- monial ordinaire, vint confirmer la décision. Pendant

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 2^3

que l'assemblée délibérait, les missionnaires avaient prié avec ferveur, et la sainte Vierge venait encore d'exaucer les vœux et les prières de ses enfants.

Un dîner à la futunienne fut ensuite servi aux as- sistants. Il se composait d'un petit porc rôti, d'ignames et de taros cuits. Le tout était porté dans des paniers tressés avec des feuilles de cocotier. Des nattes furent étendues à terre, et les convives y prirent place. Les présents que Monseigneur fit au roi furent reçus avec de grandes marques de reconnaissance. Sa Majesté, selon l'usage de Futuna, distribua les divers objets, et se réserva peu de chose.

Après le repas, les indigènes qui s'étaient réunis à Alo se retirèrent pour regagner leur village. « Nous serions partis nous-mêmes, raconte le F. Marie Nizier, si la marée ne nous avait barré le passage. Il fallait de toute nécessité attendre qu'elle se retirât. Le roi de- manda si nous serions contents de voir une danse futunienne. Monseigneur fit comprendre que la pro- position lui était agréable. Un instant après, la petite population d'Alo se trouvait dans la maison ro3^ale. Quelques-uns de nos compagnons se joignirent à eux, et ils étaient, en tout, une vingtaine. La danse s'exé- cutait au son de la voix des danseurs et des danseuses, accompagné de frappements en cadence sur une natte étendue au-dessus d'une auge. Nous fûmes étonnés de l'accord parfait qui régnait dans leurs mouvements, et surtout agréablement surpris de ne rien voir'qui pût choquer la bienséance. D'après leurs usages, les hom-

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mes et les femmes, tout en dansant ensemble, for- maient deux groupes séparés. «

Dès que la marée le permit, Monseigneur et sa suite retournèrent à la goélette. Il était minuit passé quand ils }'• arrivèrent. Ce retard inattendu avait fait naître des craintes aux passagers de la Raiatéa. Les rassem- blements que Ton avait aperçus sur le rivage, n'étaient pas de nature à les dissiper. Le capitaine avait bien fait tirer quelques coups de fusil pour montrer à l'île qu'on était en état de se défendre; mais, toute inquié- tude n'avait pas disparu. Aussi la joie fut vive lors- qu'on vit apparaître le canot qui ramenait l'évêque et ses compagnons. Le P. Chanel se mit aussitôt à ré- citer son office. Sa Grandeur s'en aperçut et lui de- manda ce qu'il faisait : « Monseigneur, je veux témoi- gner au bon Dieu ma bonne î^olonté, en disant l'office que je nai pu réciter aujourd'hui. Je vous ordonne de cesser et d'aller vous reposer. » Le P. Chanel obéit à l'instant.

Le dimanche 12 novembre, le serviteur de Dieu emmena dans l'embarcation de la Raiatéa une partie des effets. Il était accompagné du P. Servant. Le roi vint, avec l'un de ses parents et un certain nombre d'insulaires, à la rencontre du missionnaire. Le kava fut servi et on distribua une assez grande quantité de vivres.

Sur le soir, le P. Chanel alla prendre congé de son évêque et recevoir sa dernière bénédiction. Au moment la Raiatéa levait l'ancre pour se diriger vers Ro-

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tuma, et ensuite vers Sydne}^, il retourna auprès du roi sur le canot que Monseigneur lui laissait. Quand il aborda sur cette terre, désormais sa patrie, il se jeta à genoux, la consacra à la sainte Vierge, et, en signe de cette consécration, suspendit à un arbre la médaille miraculeuse , Il adressa aussi une prière à saint Fran- çois d'Assise, que Mgr Pompallier venait de désigner comme le patron spécial de Futuna.

Le F. Marie Nizier, qui avait déposé l'autre partie des effets dans la maison de l'un des blancs de Sigavé^ les fît transportera Alo, et vint rejoindre le P. Chanel dans la case ro3^ale. Il se sentait au cœur le désir et comme le besoin du sacrifice et du dévoue- ment. Sa nouvelle patrie allait lui en fournir, comme au missionnaire, de nombreuses occasions.

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CHAPITRE III

FuTUNA. Les Futuniens

I^^J^f^TvANT de suivre le P. Chanel dans les tra- % vaux de son apostolat, le lecteur voudra êy'X^^)%^ connaître Futuna et les Futuniens.

Futuna est souvent nommée par les ge'ographes Horn ou Allofatou. Elle est située à [79° de longi- tude orientale et entre 14° et i5^ de latitude aus- trale. Sous la dénomination de Futuna, on comprend deux îles que sépare un petit bras de mer. La plus grande, qui peut avoir de neuf à dix lieues de tour, conserve le nom de Futuna^ et l'autre, qui est moins étendue, a pris celui d'AloJi.

Les deux îles sont très accidentées; elles renfer- ment des vallées profondes et des montagnes d'une certaine élévation. Les Futuniens en donnaient cette explication : Maui Alona, dieu qui ne travaillait qu'à la faveur des ténèbres, fut un jour averti par Téài- loïto^ son portier, qu'il y avait au fond de l'Océan des troupes de poissons, c'est-à-dire, plusieurs groupes d'îles. Le soir même, le dieu se mit en barque et jeta

VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 247

sa ligne. A mesure qu'une île sortait des eaux, il sau- tait dessus et gambadait tout à son aise, pour bien l'aplatir dans tous les sens. Il pécha et aplanit de la sorte plusieurs îles. Or, le jour, qui devait interrom- pre son travail, commençait à poindre. Main se hâte de jeter une dernière fois l'hameçon. L'île surnage, le dieu s'e'lance dessus -, mais il ne peut faire que quelques sauts, à cause du jour qui paraît. De tou- tes les inégalités de terrain que l'on remarque à Futuna.

Ce qui est certain, c'est qu'elle est d'origine volca- nique et on en trouve des preuves à chaque pas. C'est peut-être à cette origine qu'il faut attribuer les trem- blements de terre qui se font sentir de temps en temps. « Une nuit, dit le P. Chanel, je fus éveillé par une secousse si violente qu'il me sembla que toute l'île allait s'engloutir. Dans l'espace de vingt-quatre heures, j'en comptai dix-neuf autres moins fortes que la première ; puis, elles devinrent plus faibles et plus rares. Cet événement me fit conjecturer que Futuna était assise sur un volcan et que c'était peut-être le volcan même qui l'avait formée. Les naturels m'en donnèrent une autre explication ; vous jugerez si elle vaut mieux que la mienne. Selon eux, le Dieu Ma- fuisse-Foulon est couché à une grande profondeur sous l'île; quand il a dormi l'espace d'un an sur un côté, il se tourne pour dormir sur l'autre, et ce sont les efforts qu'il fa'it qui ébranlent ainsi la terre. Si le cratère venait à se rouvrir, ils pourraient ajouter que

248 VIE DU BIENHEUREUX

c'est encore Mafuisse qui souffle ses feux, et leur fa- ble serait aussi poétique que celle d'Encelade chez les anciens (i). »

« Futuna, est d'une grande fertilité, et, vue de la mer, elle semble en sortir comme un bouquet de fleurs et de verdure. Les eaux y sont bonnes, abon- dantes et limpides. (2) »

On y trouve les animaux, les plantes, les arbres et les fruits des autres îles.

Les Futuniens appartiennent à la race polynésienne et en ont tous les caractères extérieurs. Ils sont d'une taille avantageuse, d'une constitution forte et bien proportionnée. Leur teint est légèrement cuivré et les traits sont développés. Ils sont intelligents et labo- rieux.

Leurs vêtements consistaient en des feuilles, des tapes ou des nattes, qui les recouvraient depuis la ceinture jusqu'aux genoux. Ils étaient les mêmes pour les deux sexes, la manière de les draper offrait seule une différence. Ce n'était que pour la pêche ou pour le travail qu'ils se contentaient d'une simple ceinture.

Les hommes laissaient croître leur chevelure, l'oi- gnaient d'une huile parfumée et la liaient ordinaire- ment au sommet de la tête, mais ils la laissaient fîot-

(i) Lettre au P. Convers, mai 1840 {Annales de la Propaga tion de la foi, tome XIII, p. 376 et suiv.) (2) Même lettre.

PIERRE-LOL'IS-MARIE CHANEL 249

ter à la rencontre d'un chef, d'un parent ou d'un ami. Traverser un village étranger sans lui donner ce te'- moignage de respect et de concorde, c'était lui faire une injure assez grave pour motiver une déclaration de guerre.

Les femmes portaient les cheveux courts. Mais, elles laissaient pousser une ou deux touffes qu'elles arrangeaient à leur manière, comme ornement, pa- rure ou vanité. A la mort d'un proche parent, elles se rasaient la tête, en signe de deuil. Les jeunes filles laissaient croître leur chevelure jusqu'à leur mariage et la coupaient après cet acte solennel.

« Il est un ornement propre aux Futuniens et dont ils tirent la plus grande vanité. Il consiste à se di- viser la figure en quatre carreaux symétriques, deux noirs et deux rouges. Les premiers sont peints sim- plement avec du charbon, les autres avec le suc d'une racine que les naturels récoltent et préparent en commun, avec tous les joyeux ébats qui signalent chez vous l'époque des vendanges. Je vous laisse à ju- ger le curieux effet de ces visages à compartiments si tranchés, (i) »

Les insulaires des deux sexes portaient habituelle- ment, suspendus à leurs oreilles des fleurs, des dents de requin ou des coquillages.

(i) Lettre du P. Chevron à ses parents, 21 octobre 1841, {Annales de la Propagation de la foi, tome XV, p. 29 et suiv.j

2 50 VIE DU BIENHEUREUX

Les actes principaux de la vie devenaient l'objet d'une réjouissance accompagnée de festins, de danses et de jeux.

Les Futuniens étaient dans l'usage de circoncire leurs enfants, dès qu'ils avaient atteint l'âge de pu- berté. Quoique cette cérémonie n'eût à leurs yeux aucune signification religieuse, elle constituait une des époques les plus solennelles de la vie. Quand elle devait avoir lieu, on réunissait les enfants d'une val- lée dans une même maison. Pendant les cinq pre- miers jours qui suivaient l'opération, ils ne pou- vaient sortir et passaient leur temps à manger et à dormir. Ce terme écoulé, les circoncis étaient peints de noir et de rouge, et ils portaient le nom de parés dans Viîitérieiir de la maiso?i [Fakamaafalé). On re- nouvelait cette cérémonie, cinq jours après, et on les nommait les parés pour aller dehors (Fakamaafofo). Enfin, quinze jours après l'opération, les parents se réunissaient; les circoncis se revêtaient des étoffes du pa3^s, et on célébrait une fête les vivres étaient servis avec abondance. On appelait cette fête Faka- maa, perniissioyi de sortir. C'est à l'un de ces repas de circoncision que le P. Chanel fut invité par le roi, le 26 décembre i838, comme nous le voyons par son journal.

Le tatouage se pratiquait à Futuna, comme dans les autres îles. Les hommes désignés pour cette opé- ration, se servaient d'un morceau d'écaillé de tortue, dont la forme ressemblait à un peigne garni de cinq à

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 25 I

six dents aiguës. Ils enduisaient ces dents d'une pein- ture noire, et les enfonçaient dans la peau à petits coups de baguette. Par le moyen de ces piqûres, ils formaient différents dessins depuis le haut des reins jusqu'au-dessus des genoux. Leurs brasenétaientaussi couverts. Les femmes n'avaient que quelques lignes de fantaisie sur la main ou l'avant-bras. Cette opéra- tion était l'occasion d'une fête, comme le note le P.Chanel au 22 janvier iSSg: « Cinq jeunes gens se font tatouer , ce qui est l'occasion d'une fête pen- dant tout ce temps-là. Manger et chanter, telle est la vie de ceux qui viennent chercher à charmer le pau- vre patient. »

Le lecteur le comprendra facilement, le 7na?^iage donnait lieu à des réjouissances encore plus solen- nelles. Quand un jeune homme voulait se marier, il faisait demander par ses parents la fille qu'il désirait épouser. La proposition était toujours accompagnée de présents. L'usage accordait trois jours aux parents pour donner ou refuser leur consentement. S'ils re- poussaient la demande, ils envoyaient, à leur tour, des présents en rapport avec ceux qu'ils avaient reçus et c'était une preuve que le mariage ne pouvait avoir lieu. Dans le cas de l'acceptation, ils ne répondaient rien. Dès le quatrième jour, les membres de la famille du jeune homme préparaient des vivres en grande quantité, et les portaient chez les parents de la fian- cée. Les deux familles, et souvent les habitants d'une ou plusieurs vallées, se réunissaient pour le repas des

252 VIE DU BIENHEUREUX

noces, auquel succe'daient les jeux, les chants et la- danse.

Le lendemain de cette fête, qui souvent durait plu- sieurs jours, les fiancés recevaient une espèce de con- sécration nuptiale. Ils se peignaient le visage, se cou- ronnaient de fleurs et se paraient de leurs plus belles étoffes. Puis, ils se rendaient auprès du Toé matiia (prêtre de la parenté), qui faisait asseoir la fiancée contre la colotuie divine^ pendant qu'il conjurait son; dieu de lui accorder la faveur d'avoir des enfants.

A Futuna, les funérailles étaient plus ou moins so- lennelles suivant l'âge, le rang et le mérite du défunt. Le corps était d'abord oint d'une huile parfumée ; puis, on peignait son visage de rouge et de noir; on couvrait sa poitrine d'une belle natte, et avant de l'inhumer, on l'exposait tout un jour à l'entrée de sa case.

Les parents et amis accouraient en foule, en versant des larmes et en jetant des cris lamentables. Ils se déchiraient la poitrine et le visage avec les ongles ou avec des coquillages. Les femmes poussaient des hur- lements en prononçant l'exclamation de douleur qui leur était réservée.

Quand le mort était porté en terre, chacun s'appro- chait et faisait toquer son nez contre celui du défunt. La fosse, creusée près de la maison, était recouverte de sable fin, et, quatre jours après, la tombe était en- tourée de pierres plus ou moins grandes, suivant sa dignité. Pendant dix jours au moins, elle était arrosée

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 253

ie matin, d'une huile parfumée, et, à l'entrée de la nuit, on la recouvrait de plusieurs nattes et d'un beau siapo.

Pour l'ordinaire, les funérailles étaient suivies d'un grand festin, auquel succédaient la danse et le pugilat (i).

Les proches parents, en signe de deuil, se coupaient plus ou moins la chevelure. Ils se revêtaient des étoffes les plus grossières, s'abstenaient de se baigner et renouvelaient la scène sanglante du jour du décès.

Mais, que devenait l'âme dans la pensée des Futu- niens ? Ils la nommaient maiili (la vie), et la croyaient immortelle. Ils admettaient deux vies futures, l'une heureuse, l'autre malheureuse. Pour avoir part à la première, il fallait avoir honoré les dieux, respecté les tapons, obéi à ses chefs, s'être marié, et surtout avoir versé son sang sur un champ de bataille. On se repré- sentait le lagi (ciel) comme un pays se trouvaient en abondance les vivres, les jeux et divers amusements. Au milieu, s'élevait un arbre immense, le Pukatala, dont les feuilles pouvaient subvenir à tous les besoins. Quand elles étaient cuites au four, elles se transfor- maient en toutes sortes de vivres délicieux. Dès que les heureux habitants du ciel sentaient la vieillesse, ils n'avaient qu'à se baigner dans le lac vaiola, et ils en sortaient pleins de jeunesse et de beauté.

La place d'honneur était pour ceux qui avaient suc-

(i) Voir le Journal, 23 mars, 4 avril iSSg.

204 VIE DU BIENHEUREUX

combé dans les combats. Cependant, avant d'entrer dans le ciel, leur âme errait, durant quatre jours, au- tour du lieu elle s'était sépare'e de son corps. Les parents devaient aller à sa recherche. Se plaçant à l'endroit même le défunt avait reçu le coup mortel, ils étendaient une natte, et, se retirant un peu, consi- déraient attentivement quel serait le premier insecte, ou reptile, qui viendrait s'y fixer, ou même l'ombre d'un oiseau qui volait au-dessus. Aussitôt, pliant la natte avec soin, ils allaient l'enterrer près du cadavre; car, à coup sûr, l'âme du guerrier avait passé dans le corps de cet animal.

Au i3 août iSSg, le quatrième jour après le com- bat dont nous aurons à parler, nous lisons au Jour- nal : « Nous trouvons quelques femmes à Tiiatafa, qui sont allées pleurer et observer dans quel animal ou insecte les âmes des défunts sont entrées. » Igno- rant encore la croyance de l'île, le P. Chanel ne com- prend pas la signification de cette démarche ; mais, arrivé à Sig-apé, il entend dire que l'im vit dans deux mouches ; un autre, dans un autre insecte.

Les morts ordinaires, qui n'étaient pas dignes du ciel, allaient, sans distinction d'âge, de sexe et de condition, dans leur maison des morts (falématé). Chaque famille ou parenté avait la sienne. C'était le creux d'un arbre, un rocher, etc. résidait un dieu appelé Atua maiaîua, c'est-à-dire un dieu avec deux yeux. Après y être demeurés un certain temps, ils mouraient une seconde fois et se rendaient auprès

I

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 255

d'un autre dieu, nommé Atiia matalasi, un dieu qui n'a qu^m œil. Mourant une troisième fois, ils se trou- vaient sous l'empire du dieu Atua magugu, un dieu sourd, muet, aveugle, sans bouche et sans nez. En habitant avec ces dieux, ils leur devenaient sembla- bles, conservant les deux yeux avec le premier, n'en ayant qu'un avec le second, et perdant avec le troi- sième les yeux, les oreilles, la bouche et le nez, et de- meuraient ainsi vivants, sans espoir de voir la fin d'un état si déplorable. Chez ces différents dieux, ils n'a- vaient pour nourriture que des reptiles et des insectes, comme lézards, fourmis, mille-pieds, vers de terre.

Les célibataires, hommes et femmes, avaient à subir un châtiment particulier, avant de se rendre dans leur maison des moi^ts.

« Le peuple de Futuna, nous dit le P. Chanel, est très hospitalier. Il n'est pas enclin au vol, comme le sont la plupart des autres naturels de l'Océanie (i). » Aussi les mœurs sont assez douces. L'anthropopha- gie, si commune dans d'autres îles, avait été introduite par Vélitêki, l'un des derniers rois de Poï, à la suite d'une épouvantable tempête qui avait amené la famine. Elle devint à son tour, grâce aux instincts pervers, un redoutable fléau, qui menaça de dépeupler l'île,

« La fureur de manger de la chair humaine, écrit le P. Chevron, en vint au point que, les guerres ne suffi- sant plus pour fournir aux hideux festins, on se mit à

(i) Lettre citée, de mai 1840.

2 56 VIE DU BIENHEUREUX

faire la chasse dans sa propre tribu : hommes, femmes, enfants, vieillards, qu'ils fussent amis ou ennemis, étaient tués sans distinction. On en vit même égorger les membres de leur propre famille ; des mères ont fait rôtir, pour s'en repaître, le fruit de leurs entrailles. .. Que de fois j'ai touché la main à un malheureux qui a fait cuire ses vieux parents pour les dévorer avec ses amis! Quand l'un d'eux me présente quelque chose, il me semble voir ses doigts encore teints de sang, du sang de sa mère... On m'a montré, un jour, un vieil- lard qui, seul, a échappé au four dans un village de trois cents âmes (i). »

Aussi la population avait-elle diminué d'une manière effrayante. Elle ne comptait pas mille âmes lorsque le P. Chanel aborda dans l'île. Niuliki avait déjà défendu, sous les peines les plus sévères, de se nourrir de la chair humaine. Mais, s'il avait fait disparaître l'an- thropophagie avec toutes ses horreurs, il n'avait pu mettre fin à une coutume atroce, celle de tuer les en- fants. Cet horrible usage, toléré par les mœurs païen- nes, tenait en quelque sorte à la nature du mariage, qui, à Futuna comme dans les îles de la Polynésie, n'avait souvent aucun caractère religieux. C'était une simple formalité, qui n'entraînait pas d'engagement irrévocable. On se séparait pour le plus léger motif. La séparation engendrait le dégoût, la haine et la vengeance. Combien d'enfants ont la mort à ces

(i) Lettre citée, du 21 octobre 1841.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 2b7

unions rompues avec tant de facilité ! Le P. Chanel en mentionne avec douleur un certain nombre.

La grande île était divisée en deux royaumes pres- que continuellement en guerre. La victoire passait tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Alofi était toujours obligée de subir le joug du vainqueur; autrefois très peuplée, par suite des guerres elle n'avait plus qu'un village.

Ces quelques notions générales étaient nécessaires pour comprendre le récit des travaux de l'apôtre de Futuna.

17

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A^iiiAîjîîA AStiA.S.ijtîA A-iJtiAAijtii 'Vi>Gi4A.i>ii^AÎjtLiAAajtiAi,i>tL4A.ijGit

CHAPITRE IV

MANIÈRE DE VIVRE. CASE DU MISSIONxXAIRE. PREMIERE MESSE. FETE DE NOËL. JOURNAL DU MISSIONNAIRE.

(i2 novembre. 26 décembre 1837.)

:^_,^^,, ES le premier jour, le P. Chanel et son ^Çl| compagnon durent s'accoutumer aux usages des Futuniens : demeurer assis à terre, les jambes croisées à la manière des tailleurs ; se coucher sur une simple natte étendue dans un coin de la case ro3'ale ; boire le kava et manger la même nourriture.

(c Les naturels, nous dit le F. Marie Nizier, nous firent, les premiers jours, une petite cuisine, le matin; mais ils se lassèrent bien vite, et nous forcèrent de suivre leur régime, de ne manger que vers les trois ou quatre heures du soir. Nous trouvions bien ce temps un peu long, car nous n'avions pas, comme eux, la chance de nous procurer des fruits, du poisson, des coquillages, etc. Pour tromper la faim et affaiblir un peu ses attaques, nous allions rendre visite, non loin de notre maison, à un ou deux papayers, qui avaient des fruits. Quoique n'étant pas très nourrissants, ces

VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHAXEL 2 5g

fruits nous aidaient néanmoins à attendre avec plus de courage le repas du soir. »

Et cet unique repas de quoi se composait-il pour l'ordinaire? de taros, d'ignames, de bananes, du fruit de l'arbre à pain. Loin d'entretenir une santé faible, ils l'attaquent et la ruinent promptement. Combien il en dut coûter au P. Chanel, dont la santé était déli- cate, de plier son tempérament au régime alimentaire des indigènes ! Il ne s'en plaignit jamais et se regarda comme l'enfant gâté de la Providence.

Nous apprenons du F. Marie Nizier que les natu- rels ne se donnent pas toujours la peine de faire cuire les poissons qu'ils prennent. Souvent ils les avalent crus et en offrent à ceux qui n'ont point participé à la pêche. « Quelquefois on nous en présentait ; mais habituellement nous les faisions cuire. Or, un jour (janvier i838), ils nous en offrirent de crus, comme ils avaient déjà fait. C'était de tout petits poissons. Après un moment d'hésitation et malgré sa répugnance naturelle, le P. Chanel dit : A la guerre comme à la guerre, et il mangea un certain nombre de ces pois- sons. M Le bon frère ajoute qu'après ce coup d'essai il devint maître, et, à l'exemple des insulaires, il les mangea vivants. Plus d'une fois, pendant qu'il leur tenait la tête entre les dents, leur queue lui battait le 7iei et le menton.

Il existe dans L'île d'énormes vers de bois qui se forment ordinairement dans les troncs d'arbres pour- ris. « Les naturels, nous dit le frère, les mangent, en

26o VIE DU BIENHEUREUX

général, avec délices, surtout quand ils sont vivants. Ils nous en présentèrent, comme ils avaient offert des poissons crus. Le bon père succomba à la tentation. II en goûta, puis il les mangeait avec plaisir et les trouvait délicieux. Pour moi., je n'ai jamais pu me résoudi^e à les avaler. « On nous pardonnera ces dé- tails qui nous montrent toute la mortification du bien- heureux serviteur de Dieu.

La demeure royale ne lui offrait pas toutes les faci- lités qu'il aurait désirées pour prier, étudier, etc. Aussi fut-il heureux, lorsque Niuliki lui proposa de faire élever, dans le voisinage, une case environnée d'un petit jardin. « Les habitants, écrit-il (i), nous aidèrent à construire une petite cabane. Elle fut fort simple : des bâtons arrangés en forme de claie et recouverts de feuilles de cocotier en firent les murs. Le toit fut fabriqué pareillement avec des feuilles entrelacées. » Elle était, en effet, tellement simple, que, deux mois après, le missionnaire et son catéchiste ne savaient plus s'abriter quand il pleuvait.

Située dans la belle vallée ô!Alo, à deux ou trois cents pas de la mer, cette habitation répondait mieux à leur but et à leurs désirs.

Il y avait bientôt un mois que l'apôtre de Futuna était dans son île, et il avait se priver du bonheur inappréciable d'offrir le saint sacrifice. Une fête chère à son cœur de mariste approchait. Il résolut de ne pas

(i) Lettre au P. Convers, mai 1S40.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 201

laisser passer la solennité de l'Immaculée Conception sans offrir la Victime du salut. Il se rappelait avec bonheur que Mgr Pompallier avait consacré à Marie Immaculée tout le vicariat apostolique de l'Océanie occidentale, et il espérait qu'en ce jour, si glorieux pour elle, la Vierge sans tache répandrait sur Futuna ses premières bénédictions. Afin de n'être point sur- pris par les naturels, il attendit qu'ils fussent partis pour le travail. Qui nous dira les sentiments qui se pressèrent en foule dans son cœur. La joie et le bon- heur se peignaient sur tous ses traits.

Cette consolation de dire la messe, il se la procura encore six fois avant la fête de Noël. L'usage, à Futuna, permet aux indigènes d'aller s'installer, le jour ou la nuit, dans la case des autres. Par suite de cette cou- tume, le P. Chanel prévoyait qu'il ne pourrait pas continuer à célébrer la messe en secret, ou qu'il devrait trop souvent renoncer au bonheur de monter au saint autel. Il crut qu'il ne fallait pas cacher plus longtemps nos augustes mystères. La bienveillance dont il était entouré lui montrait qu'il n'y avait aucun inconvénient à redouter, et que peut-être ce serait le commencement du salut de son peuple. Il choisit, pour cet acte si important, la belle solennité de la nuit de Noël. Il invita Niuliki et les plus proches voisins à la messe de minuit, en faisant comprendre, comme il put, qu'il s'agissait d'une grande fête.

Laissons au F. Marie Nizier, le soin de nous la décrire. « La veille, nous fîmes tous nos petits prépa-

262 VIE DU BIENHEUREUX

ratifs. Notre pauvreté ne nous permettait pas d'étaler des choses bien précieuses. De chaque côté de l'autel, nous avions enfoncé un pieu au bout duquel était une petite planchette pour y adapter des cierges. La tapis- serie consistait en un peu de damas et de papier marbré qui produisaient un assez bel effet. Nous avions aussi improvisé des lampes, au moyen de cocos coupés par le milieu et suspendus par des fils de fer au toit de notre maison, qui ressemblait assez par sa pauvreté à l'étable de Bethléem. Notre autel avait été orné le mieux possible.

« Dans la première partie de la nuit, le roi Niuliki demandait presque continuellement : Ne va-t-oii pas bientôt faire ce que vous ave^ dit ? Bientôt, lui répon- dait-on.

(( Enfin l'heureux moment est arrivé. Quatre cierges brûlent à l'autel ; les autres, fixés au-dessus des pieux, sont allumés. Les lampes brillent à leur tour, et voilà notre illumination à son dernier période. Le prêtre, revêtu de sa belle aube, entonne le Te Deiim que nous chantons en entier. La messe commence. Nous chan- tons le Kyrie^ le Gloria in excelsis et tout ce qui peut être chanté en dehors des cérémonies.

« Une quinzaine de naturels assistaient ainsi, pour la première fois, au saint sacrifice de la messe. La nouveauté du spectacle ne les porta point à faire de démonstrations qui pussent troubler les cérémonies. Nous n'entendions que quelques chuchotements bien excusables et inévitables pour la circonstance.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 203

« Selon toutes les apparences, ils furent satisfaits de ce qu'ils avaient vu. Dès le matin la nouvelle s'en répandit, et on vint, de divers côtés, demander à voir la maison ornée et prier le père de recommencer ce qu'il avait fait pendant la nuit. Mais après la deuxième et la troisième messe célébrées, le matin, sans aucun étranger, tout avait été défait et remis à sa place. »

C'est sans doute à cette impression favorable qu'il faut attribuer ce que nous lisons dans le Jouîvial. Presque à toutes les messes qui suivent Noël, nous voyons assister quelques personnes de différentes par- ties de l'île, et même du côté des vamciis.

Nous venons de mentionner le Journal. Le T. R. P. Colin avait recommandé à chaque missionnaire de faire un petit journal de leur mission, soit pour l'édi- fication de leurs confrères d'Europe, soit pour éclairer la marche de ceux que la divine Providence destinait à la propagation de la foi dans les îles de l'Océanie occidentale. Le bienheureux serviteur de Dieu, pour obéir à son supérieur, avait sans doute commencé le sien, le plus tard, à son arrivée à Futuna ; mais le premier cahier manque. Tel que nous l'avons, le journal débute au milieu des notes du 26 décembre 1837. Le premier volume va jusqu'au 3i décembre 1839; le second s'arrête au 22 avril 1841.

Dans ce précieux journal, dont le second volume est encore rougi du sang qu'il versa pour la foi, l'apôtre de Futuha, par un secret dessein de la Pro- vidence, nous fait entrer dans les détails de sa vie.

2(54 "^'^E ^^ BIENHEUREUX

Nous le voyons, toujours fidèle à sa règle, accomplir tous ses exercices de piété', célébrer la sainte messe toutes les fois qu'il le peut, et en noter exactement le nombre (i), étudier la langue du pays avec un soin assidu, exercer les actes de la charité la plus tendre envers le prochain. Nous le suivons dans ses courses à travers l'île principale et la petite île à^AloJi. Il se transporte ici dans la cabane du pauvre, dans la demeure du roi, ailleurs auprès d'un mourant ou au milieu de quelques insulaires. Autant qu'il le peut, il annonce la parole de son divin Maître. Souvent son corps est en fièvre, ses pieds déchirés, ses jambes en- flées peuvent à peine le soutenir; mais son zèle l'em- porte, et, comme il l'écrit. Dieu connaît ceux qui sont à lui, et les fait surabonder de joie au milieu de leuî^s tribulations (2). Oh! avec quel bonheur il inscrit dans son journal tous les nouveaux anges qu'il envoie au ciel par le baptême! Comme aussi, toutes les fois que, malgré son zèle, il arrive trop tard auprès d'un ber- ceau, quels sentiments de regret et de tristesse !

Ecoutons le théologien chargé d'examiner les écrits du serviteur de Dieu. « Ces éphémérides, qu'il écrivit non par un sentiment de vaine gloire, mais pour "s'ex- citer de plus en plus, par le souvenir des travaux passés, à achever l'œuvre commencée, montrent en

(i) L'année 1840 débute ainsi dans son journal : i^'' janvier. Mercredi. 53 1^ messe. Sainte messe que j'ocre pour les infidèles. (2) Lettre de mai 1840.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 205

détail les peines et les difficultés qu'il a rencontrées dans l'œuvre de la conversion de l'île -, la foi et la cha- rité avec lesquelles il l'a poursuivie ; les travaux qu'il a supportés pour gagner les âmes à Jésus-Christ. Quoique, par suite de la perversité des habitants et surtout des chefs, pendant les trois ans et quelques mois qu'il a évangélisé cette île, il n'ait obtenu que peu de succès, puisqu'il a baptisé à peine quarante- cinq personnes, presque toutes des enfants en danger de mort, et n'a réuni que quelques catéchumènes, cependant on remarque qu'il a pris tous les moyens, qu'il ne s'est épargné aucun travail pour répandre la bonne semence; mais, malheureusement, une partie est tombée le long du chemin et a été foulée aux pieds; une autre partie est tombée sur la pierre, et, après avoir levé, s'est desséchée. On éprouve, certes, un vrai plaisir en lisant de quelle manière il a supporté les contradictions et les embarras sans nombre qu'il a subir; avec quel courage invincible il a souffert, même au péril de sa vie, les mépris, les embûches et la faim, surtout dans les derniers mois, lorsqu'il eut perdu la faveur du roi et que la persécution commençait à sévir. »

Le même théologien termine ses observations par ces mots : « Homme vraiment apostolique, qui, disant adieu à tout ce que le monde offre de plus agréable, n'a pu être retenu par les avantages que lui offrait sa mère, ses proches, sa patrie, et s'est dévoué, en vue du salut éternel, à tout ce que la religion présente de

266 VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL

plus sublime et de plus difficile. Il ne s'est laissé abattre par aucun travail, effrayer par aucune adver- sité. Toujours semblable à lui-même, les périls, les angoisses, les contradictions, les peines ne l'ont pas découragé un seul moment. Il a déployé tout ce qu'il avait de force pour gagner à Jésus-Christ, par la lu- mière évangélique, les âmes assises dans les ténèbres et à l'ombre de la mort. Il a travaillé comme un bon soldat, et la récompense ne lui a pas manqué de la part du suprême rémunérateur ; il a, en effet, mérité cette grâce de confirmer par son sang la foi qu'il avait annoncée. »

Voici comment il juge les autres écrits : « Tous s'accordent parfaitement non seulement avec la doc- trine chrétienne, mais ils montrent encore dans le serviteur de Dieu, à un degré très élevé, la piété, la foi, l'espérance, la charité envers Dieu et envers le prochain, et surtout un zèle très ardent pour la pro- pagation de la religion de Jésus-Christ. On est dans l'admiration en voyant avec quel élan de cœur cet homme vraiment apostolique manifeste ces sentiments dans les lettres qu'il écrivit à son supérieur ou à ses confrères, soit pendant la traversée, soit de ces régions barbares de la Pol3'nésie (i). »

(i) SufFragium theologicum super scripta V. S. D. Pétri Aloysii Mariae Chanel, p. 8, 83, 84, 85.

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CHAPITRE V

ESPRIT DE PRIÈRE. ETUDE DE LA LANGUE. DIEUX

DE FUTUNA . PREMIERE GUERRE . DÉPART POUR

WALLIS.

(26 décembre 1837 28 mars i838.)

tef^^Jl N instituant les diacres, les apôtres s'étaient '^'^ réservé la prière et le ministère de la pa- role (Act., VI, 4). Le P. Chanel avait su

employer l'un et l'autre avec le plus grand succès, comme nous l'avons vu dans le livre premier. Ne pouvant encore se livrer à la prédication évangélique, parce qu'il ignorait la langue, il s'appliquait à la prière avec un soin particulier.

« Souffrant d'être presque seul à invoquer le vrai Dieu dans cette terre livrée au culte du démon, il ouvrait souvent son bréviaire, et, à la vue de ces belles campagnes qui l'environnaient, et de cet immense océan qui allait plus loin que son regard, il se plaisait surtout à réciter ou à chanter le cantique des trois jeunes Hébreux dans la fournaise : « Œuvres du Sei- gneur, bénisse:{ le Seigneur; loue^-le et exalte^-le dans tous les siècles. Le prêtre sentait un attrait puissant pour ce sublime cantique qui anime toute la nature et

268 VIE DU BIENHEUREUX

qui convie les astres du ciel et les merveilles de la terre à louer Dieu. Il lui semblait qu'ainsi il enlevait au démon cette splendeur du ciel et cette beauté de la terre profanées, et il se consolait en attendant qu'il pût lui enlever la splendeur et la beauté des âmes (i). »

Un autre exercice qu'il avait toujours affectionné entre tous lui tenait trop à cœur pour qu'il le négligeât dans sa nouvelle patrie : c'était la récitation du Ro- saire. Pour }'■ être plus fidèle, il avait presque conti- nuellement son chapelet à la main, et il s'en allait à travers les vallées et les collines de Futuna, disant à chaque pas la salutation angélique. « Les vieux Fu- tuniens qui ont vu le P. Chanel, le représentent tou- jours le chapelet à la main, parcourant les villages, et semant, pour ainsi dire, le sol de ses Ave Maria (2). » Si les fatigues ou les travaux de la j ournée ne lui avaient pas permis de satisfaire sa dévotion, il ne vou- lait point prendre son repos sans avoir récité, au moins, la troisième partie du Rosaire.

Un jour il revient de Sigapé, mais la marée le de- vance : c( J'essaie de venir par la montagne. Je suis bientôt égaré. Point de chemin. Toujours grimper et descendre par les endroits les plus difficiles et avec danger de la vie, une fois surtout. J'ai témoigné à la sainte Vierge toute ma reconnaissance pour m'avoir

(i) Mgr Bataillon, par le P. Mangeret, tome 1, p. 261. (2) Mgr Lamaze, vicaire apostolique de l'Océanie centrale, à îa Couronne de Marie.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 269

empêché de descendre par un endroit j'allais infail- liblement me tuer. Je mets trois heures et demie pour un chemin que l'on fait en une heure et demie (i). »

Le F. JVIarie Nizier ajoute : « Il arriva sur les huit heures du soir, si brisé, si harassé de fatigue, qu'il me dit, mais toujours avec sa gaîté ordinaire : « Je « 7i'ai jamais eu de journée semblable. Vous récitet^ei « le chapelet ; je ue m'en sens pas la force : je vous « répondrai. » J'étais obligé de le réveiller à chaque Ave Maria. »

Sa piété le portait à embrasser de grand cœur les différentes pratiques que l'Eglise recommande. Il fai- sait succéder les neuvaines aux neuvaines, comme nous l'apprenons de son compagnon, et il leur assi- gnait pour but la conversion de Futuna, si désirée par son cœur et si retardée par les obstacles. Pour mieux la préparer, il s'efforçait de devenir, entre les mains du Seigneur, un instrument docile par la fidélité la plus parfaite à ses devoirs de prêtre et de religieux.

Afin de pouvoir annoncer le plus tôt possible la bonne nouvelle, il ne s'épargnait aucune peine pour s'instruire dans la langue du pays. Déjà, dans la case royale d'Alo, il s'en était occupé. Mais n'ayant aucune grammaire, aucun dictionnaire, il était obligé de se livrer à un travail d'observation. Nous lui donnions la signification des mots., nous dit Méitala, fils du roi, et il la consignait par écrit. Il est vrai, Thomas Boog,

(i) Journal, 9 mars i83S.

270 VIE DU BIENHEUREUX

qui lui était dévoué, parlait anglais et futunien; mais, étranger à toute autre langue, il lui était fort difficile d'enseigner l'idiome futunien par le mo3'en de l'an- glais, que le Père ne connaissait qu'imparfaitement.

Cette étude de la langue^ il la poursuivit dans sa case à^Alo avec une ardeur incroyable, et il la mentionne à chaque instant dans son Journal. Nous savons par les témoins entendus dans le procès apostolique qu'il n'en eut la pleine connaissance que la dernière année de son ministère.

Dès qu'il y fut un peu initié, il parcourut la vallée qu'il habitait. Les premières familles qu'il visita ad- mirèrent sa grande douceur et furent enchantées des petits présents qu'il leur distribua. Avec le temps, il étendit ses visites aux habitants des autres parties de l'île. « Mon premier soin, écrit-il lui-même, devait être de visiter les différentes familles, d'étudier la langue et les mœurs du pa3^s, afin d'être bientôt à même de l'évangéliser (i). »

Un incident lui montra la nécessité de connaître les usages de Futuna. Il récitait, un jour, son office sur la place qui est devant la case royale. Une pierre car- rée y était plantée. Ne sachant pas que c'était la. pien^e divhie, il finit par s'}'' asseoir. Le roi lui cria de sa case que c'était défendu. Ne comprenant pas ce que Sa Majesté voulait dire, il continua tranquillement son office jusqu'à ce qu'un des fils du roi lui eut fait

(i) Lettre au P. Convers, mai 1840.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 27 I

signe qu'il n'était pas permis de s'asseoir sur cette pierre. Le Père se leva aussitôt.

Préoccupé de ce qui venait d'arriver, il s'empressa de demander à Thomas la raison de la conduite du roi. « Pour la comprendre, répondit-il, il faut vous rappeler qu'à Futuna, comme dans les îles voisines, on admet des dieux de premier et de second ordre.

« Le plus grand de ces dieux porte un nom qui n'est pas flatteur, Fakavélikélé, faisant la terre maupaise. Au-dessous de lui s"agite un essaim de dieux subal- ternes, nommés Atiiamuli. Tout le mal qui se fait est nécessairement leur ouvrage. Ils ne peuvent laisser les hommes goûter le bonheur. Les persécuter par les fléaux, par les maladies, et surtout par la mort : telles sont leurs occupations favorites.

« Devant chaque case royale s'élève une pierre comme celle sur laquelle vous vous êtes assis, et que l'on nomme la. pieî^re divine. Les insulaires se garde- raient bien d'y toucher; en le faisant, ils encourraient la vengeance du puissant dieu Fakavélikélé. Ces croyances religieuses sont la source d'un grand nom- bre de superstitions. )> Et Thomas lui en cita quel- ques-unes.

Le P. Chanel ne tarda pas à voir par lui-même qu'on venait de lui dire la vérité. Aussi il écrit au P. Con- vers : « Nos insulaires sont extrêmement supersti- tieux. Accoutumés par une longue ignorance à regarder la divinité comme la cause unique de tous leurs maux, ils l'honorent, non par affection, mais par crainte. Ils

272 VIE DU BIENHEUREUX

ne A'oient dans les maladies et les infirmités qu'un effet du courroux céleste. Dès que quelqu'un est tombé malade, ils courent à la maison du dieu qui veut le manger ; mais il faut d'abord qu'ils aient bien reconnu le membre qui souffre : car chaque dieu a des maisons différentes pour la guérison des différentes parties du corps. On porte dans ces maisons des fruits, des étoffes, quelquefois les objets les plus précieux, afin d'apaiser le mauvais génie par ces offrandes \ elles de- viennent ensuite la proie de quelques individus, qui exploitent ainsi, au profit de leur cupidité, la supers- titieuse crédulité du peuple. Qu'il me tarde de voir tous ces pauvres Océaniens ne plus reconnaître d'autre Dieu que Celui qui est vérité et charité ! (i) «

Les tapons (interdictions, défenses) étaient parfois assez nombreux à Futuna. On allait jusqu'à tapouer le jour, c'est-à-dire défendre le travail pour tuer le mauvais vent (2). Le roi avait le droit de les établir sur différents objets, selon les circonstances, et personne n'aurait osé les violer. Le plus souvent, il le faisait de concert avec les chefs des vallées. Si, par exemple, on voulait préparer une grande fête, on tapouait les porcs, les cocos, etc., pour que personne ne pût les manger jusqu'à la solennité.

La tortue de mer seule était toujours tapou. Il n'y avait que le roi jouissant du titre de vainqueur, qui

(i) Lettre au P. Gonvers, mai 1840. (2) Journal, 17 janvier i838.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 273

eût le droit de la tuer. Près de chaque case royale se trouvait un lieu désigné à cet effet.

Nous lisons, à la date du i8 janvier i838, que « trois jeunes gens de Singavé apportent au roi Niu- liki une superbe tortue pour être servie sur sa table. Son fils va le chercher à Epoé. On l'attend en vain toute la journée. La tortue vivra un jour de plus. Ces trois jeunes gens ont vu pour la première fois célé- brer nos divins mystères ([).

Le 20, « le roi arrive de bonne heure. Tout est en mouvement pour préparer le feu qui doit cuire la tortue. Lorsque tout est prêt, le roi prend les insignes de sa royauté, qui sont : un bout de feuille de coco- tier passé autour du cou, un petit morceau de tape blanche au bras droit pour lui servir de bracelet; un petit morceau de bambou à la main droite et avec le- quel il frappe chaque morceau de tortue qu'on lui présente, afin d'en ôter le tapou (2). )>

Epoé ou Pdi, Méitala était allé chercher son père, deviendra plus tard la résidence du P. Chanel. La première fois que l'apôtre visite ce village, bien des personnes, nous dit-il, 7ne montrent leurs infirmités ; mais je n'ai rien pour les soulager (3). Dans la suite, il porta toujours avec lui quelques remèdes. Plus d'une fois il réussit au delà de ses espérances. Aussi, sa réputation grandissait, et il pouvait écrire sur son

(i) Journal, 18 janvier i838.

(2) id. 20 janvier.

(3) Journal, 3o de'cembre iSSj

18

274 VIE DU BIENHEUREUX

journal (22 janvier iSSg) : Je suis en bonne voie de réputation pour guérir les plaies.

Un jour, la famille d'un malade, à qui le père avait donné quelques secours, vint lui offrir des nattes fines et d'autres présents. Elle suivait en cela l'usage qui consiste à faire des cadeaux à ceux qui ont des divinités et chez qui on porte les malades. Le servi- teur de Dieu, tout en témoignant sa vive reconnais- sance, refusa ce qui était présenté, et déclara qu'il n'était pas venu dans leur île pour se procurer leurs richesses.

Il était tranquille dans sa case d'/l/o, lorsque, le 23 janvier, vers les dix heures du matin, les cris de guerre retentissent autour de lui. Les femmes appel- lent les hommes, qui travaillent dans les champs. « A mesure qu'ils arrivent, vite de courir à leurs lances ; puis un petit conseil, dans lequel tout le monde parle très fort, offrande d'un morceau de racine de Kava aux dieux de Futuna et d'une lance de bambou. Ceux qui déposent ces objets vers le but de pierre, poussent trois grands cris de guerre. Cette cérémonie faite, les guerriers se rendent, en toute hâte, sur le lieu -a été donné le signal du combat (i). »

Le P. Chanel les suit, et, arrivé dans la vallée de Fikavi, il apprend que deux jeunes gens du côté des vaincus se sont approchés en traîtres, et ont tué un chef de la vallée qui travaillait dans son champ. Il

(i) Journal, 23 janvier i83S.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL l-jb

trouve parmi tous les hommes une grande animation et un vif désir de vengeance. La nuit est loin de dimi- nuer ces sentiments. Les discours qui se prononcent, les exercices militaires auxquels on se livre, montrent chez les l'ainqueiirs l'intention bien arrêtée de faire la guerre. L'apôtre de Futuna allègue tous les motifs possibles pour conserver la paix. On lui donne de bonnes paroles. Mais, qu'eii sera-t-il? Il sue sang et eau pour traverser la montagne et retourner à Alo.

Dès le matin du 25, il court avec Thomas à Sigavé pour exercer auprès des vaincus le même ministère de charité. Sam, en présence de Jones, lui expose très longuement le plan qu'il veut suivre dans la guerre, et lui déclare que, s'il est vainqueur, il y aura dans l'île un grand changement. C'est en vain que le serviteur de Dieu expose toutes les raisons de ne pas rompre la paix. Sam ne goûte aucun de ces motifs, et répond que tel est l'usage de Futuna : Une fois la guerre dé- clarée, il faut qu'elle se fasse.

Le père revient tout désolé dans sa case ai Alo. Ce- pendant, plusieurs jours se passent et il n'y a pas d'engagement. Les sentinelles, placées sur les mon- tagnes et à l'entrée des vallées, ne signalent aucun mouvement de l'ennemi. Des deux côtés, le désir de la paix finit par prévaloir. Le 7 février, les deux rois se réunissent, et, au moment du repas, placent au milieu d'eux le P. Chanel, qui plaide pour la paix. On doit, le lendemain, poser les dernières conditions; malheu- reusement, les hommes de Sigai'é ne se présentent pas.

276 VIE DU BIENHEUREUX

Le roi Niuliki aurait voulu que le serviteur de Dieu se transportât à Poi, plus éloigné du territoire des raijicus ; mais, sur les raisons qui lui sont données, il consent à le laisser à Alo. Cependant, l'incommo- dité de la première case se faisait de plus en plus sen- tir. Le père résolut d'en faire construire une plus grande. Il en parla au roi, qui donna son plein con- sentement. Sa Majesté se rappelait que couchant un jour dans cette case, Elle avait été réveillée par l'eau qui passait à travers les nombreuses gouttières du toit. On se mit donc à l'œuvre dès le 16 février; mais, par suite des circonstances, la nouvelle case ne fut point achevée.

Pendant qu'on la construisait, le roi de Sigavé vint à Alo. « Un grand nombre de personnes de l'autre côté de l'île n'avaient pas encore vu offrir le saint sa- crifice. Je me trouve tout satisfait d'avoir répondu au désir du roi et de ses sujets... La vue de mon crucifix en ivoire fait sur eux la plus vive impression. Ils ont aussi un grand plaisir à voir l'image de la sainte Vierge, (i) »

Un incident semble devoir tout compromettre. Le 26 février, Niuliki, accompagné de ses hommes armés, arrive à Alo, Pendant qu'ils cherchent des ignames ])our préparer le repas, quatre d'entre eux parviennent à se saisir du Fidjien Rokota, qui avait fait feu sur le chef de jP/A'-a;-'/, et l'amènent prisonnier en poussant des cris de joie terribles. Niuliki et les siens déclarent

(i) Journal, 17 février i838.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 277

qu'ils veulent imiter les blancs et qu'ils le laisseront vivre. Ils s'empressent de le faire savoir aux hommes de Sigai'é. Ceux-ci répondent par Thomas que, si *Rokota n'est pas de retour à Sigavé^ le jour même, ils partiront immédiatement pour faire la guerre. Niuliki, pour toute réponse, leur envoie dire : si vous voulez avoir le prisonnier, vene'ile délivrer. Les femmes se placent de distance en distance, afin de pousser le cri d'alarme, dès qu'elles les apercevront. Mais, c'est en vain qu'on les attend tout le jour. (27 février). Le lendemain, vers midi, au moment personne n'y pense plus « tous les hommes de Sigavé arrivent, et déposent neuf cochons rôtis dans la cour de Niu- liki. Ils font à la hâte un petit brancard sur lequel ils placent un petit morceau de tape ; puis, après quel- ques toasts de guerre, le brancard est enlevé par plu- sieurs hommes qui poussent des cris à retentir dans toute la vallée. Ils disent emporter le dieu de Niuliki. Ils ont à peine disparu, que tous les hommes et les femmes de ce côté de l'île arrivent, ne cherchant qu'à se battre. La vue des cochons rôtis les transporte. Ils font des démonstrations de combat des plus me- naçantes. Toute la multitude s'assied. Le roi et les Atua font des harangues (i). » Puis, on offre le Kava au dieu qui a été enlevé, et on distribue les porcs rôtis pour les manger.

Le F. Marie Nizier nous fait connaître une.circons-

(i) Journal, 28 février i838.

278 VIE DU BIENHEUREUX

tance que nous ne croyons pas devoir omettre. Un des Atua parlait cwec tant d' animation et d'élévation de voix, que Von aurait pu croire qu'il allait fair^e tom- ber la foudre. « Nous étions, le P. Chanel et moi, dans notre cabane, à quelques pas seulement de la maison du roi avait lieu la réunion. Nous enten- dions bien le harangueur cnev comme un énergumène. Mais, ne connaissant point encore assez la langue et les usages de Tîle, nous ne savions ni ce qu'il disait, ni pourquoi il parlait avec tant de vivacité. Nous nous mîmes à chanter à deux voix le Salve Regina et Vlnviolata. Nous fûmes, sans aucun doute, cause de beaucoup de distractions parmi les auditeurs, car quelques-uns, malgré la crainte d'encourir la colère du dieu, se séparèrent de la réunion et vinrent nous prier de continuer notre chant. Les curieux furenttrès nom- breuxlorsque l'assemblée eut la libertéde se dissoudre. » Les vainqueurs, qui ne voulaient rien devoir aux vaincus, envoyèrent Fikirangi, une des filles du roi, et la femme de Maïlé pour payer les porcs rôtis, en offrant quelques pièces d'étoffes européennes. Quel n'est pas l'étonnement des vainqueurs, lorsque la femme de Maïlé revient seule, et annonce que Fiki- rangi est retenue en otage : « Voilà la guerre déclarée dans toutes les règles. Impossible qu'elle n'ait pas lieu, si le bon Dieu ne l'empêche pas par un miracle. Mon Dieu, ayez pitié de cette île. (i) » Heureuse-

(i) Journal, i'^' mars i838.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 27C)

ment, le lendemain, la fille du roi revint de Sigavé.

Après cinq jours, le P. Chanel, vo3^antque la situa- tion ne changeait pas et que l'on ne pouvait prévoir quand cet état finirait, ou par un combat ou par la con- clusion de la paix, résolut de profiter du prochain dé- part de la goélette de Jones pour Wallis, afin de visi- ter le P. Bataillon, dont il n'avait eu aucune nouvelle depuis leur séparation. Le roi refusa d'abord -, puis il accorda la permission de faire ce voyage.

Par suite des vents contraires, la goélette ne leva l'ancre que le samedi 24 mars. La traversée fut assez mauvaise. « Le 27, nous apercevons Wallis vers midi. On fait force voiles pour mouiller l'ancre avant la nuit. La pluie est sur l'île et la brise nous repousse. Le 28, la brise est bonne, un peu faible. Nous sommies bientôt dans les récifs. La baleinière, qui nous avait devancés, vient nous remorquer. Les naturels arri- venten foule. Ils offrent leur racine de KavacàM. Jones. Ils me paraissent bien meilleurs qu'ils ne l'étaient il y a cinq mois. Je prie M. Jones de s'informer des deux français qui habitent l'île. Il me répond qu'ii profitera d'un moment favorable pour faire cette ques- tion. J'apprends enfin qu'ils y sont toujours, aimés de tout le monde et regardés comme les enfants du roi. Pas une épingle ne leur a été volée, (i) »

« Il est midi passé lorsqu'on mouille l'ancre. Je voudrais bien aller embrasser mes chers confrères ;

(i) Journal, 28 mars i838.

2So VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL

mais, on me dit que, suivant les usages de Wallis, ce ce sera mieux de les attendre. J'ai tout le temps de voir la goélette se remplir plusieurs fois de naturels, qui offrent des racines de Kava au capitaine. Le P. Bataillon et le F. Joseph ne viennent pas encore. Le soleil se couche, point de confrères ! Lorsque je ne les attends plus, des voix françaises se font entendre sur le rivage. Le P. Bataillon crie : Y a-t-il des français abord? Je re'ponds qu'il y en a un. Je les entends dire : Cest la voix du P. Chanel. Ils crient de nou- veau : Est-ce vous, P. Chanel, Je leur réponds : Oui, et par trois fois, oui. C'est vous! Vivat! vivat! Paul, le français, est avec eux.

« Notre canot leur est tout de suite envoyé. Un instant après, je leur tends la main pour les aider à monter à bord. Quel délicieux moment ! (i) »

« Nous bénissons Dieu, parmi les épanchements de l'amitié, de nous avoir ménagé le plaisir de nous voir. Après avoir prolongé la conversation bien avant dans la nuit, nous dormons tous à bord de la petite goé- lette. (2) ))

(i) Lettre du P. Chanel au F. Marie Nizier, 9 avril iS38. (2) Journal, 28 mars i83S.

rèèààèèèééàèèéèééèéèééééà

CHAPITRE VI

SÉJOUR A WALLIS. TRAVAUX SUR LA LANGUE ET TRADUC- TION DES PRIÈRES. CONFÉRENCES SUR LA RELIGION.

(29 mars. 26 avril i83S.)

'ous quittons la goélette de bon matin pour nous rendre dans la petite solitude du père Bataillon. Nous descendons après déjeuner chez le roi, que nous trouvons sur notre che- min. Il m'embrasse, en qualité de parent du P. Ba- taillon. Une petite bouteille d'eau de-vie l'arrête un mo- ment dans sa marche, (i) » L'apôtre de V»^allis ajoute que ce présent dilata le cœur de Sa Majesté d'une manière extraordinaire, et que, pendant tout le temps du séjour du P. Chanel, ils furent, de sa part, l'objet des attentions les plus délicates.

« L'amitié que ce prince nous témoignait, continue Mgr Bataillon (2), le porta à nous offrir de l'accompa- gner dans une visite qu'il désirait faire de l'autre côté de l'île. Nous acceptâmes avec une grande reconnais-

(1) Journal, 29 mars i838.

(2) Mémoires sur les missions de l'Océanie centrale, rédigés sous les yeux de Sa Grandeur par l'auteur de cette biographie.

2S2 VIE DU BIENHEUREUX

sance. Pour convertir ces peuples, ne fallait-il pas les connaître ? Ne fallait-il pas nourrir l'amitié d'un prince maître absolu de l'île ? Nous ne tardâmes pas à nous embarquer sur une superbe pirogue. Quelques jeunes gens, saisissant vigoureusement la rame, lui imprimèrent un mouvement si rapide qu'elle semblait voler sur la surface des eaux. Une voile enflée par le vent, leur permit bientôt de se reposer et de contem- pler, ainsi que nous, le magnifique spectacle qui se déroulait sous nos regards. Wallis, dout nous cô- to3^ions le rivage, nous apparut dans tous ses aspects. La conversation du roi fut agréable et instructive; elle nous dévoila le caractère, les mœurs et l'industrie de ses sujets. Après une navigation de trois ou quatre heures, nous descendîmes à terre et nous entrâmes dans le village que Sa Majesté voulait visiter. Il va sans dire que nous fûmes admirablement reçus. Le soir nous étions de retour.

« L'amitié du roi nous attira celle des chefs. C'est ce que nous éprouvâmes dans plus d'une circonstance. Le Kivalii, ou premier ministre, nous envoya lui- même, plus d'une fois, des vivres en abondance. Par- tout où nous allions, on nous rendait de grands hon- neurs, et dans la distribution du Kava et des vivres, nous étions loin d'avoir la dernière part.

« Voilà lin peuple, me dit le P. Chanel, qui ne tar- dera pas à être chrétien. Sa prophétie s'est très heu- sement vérifiée.

(c Les premiers jours du séjour du P. Chanel, nous

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 283

nous occupâmes d'achever la maison que nous avions commencée. Quand elle fut terminée, notre principal soin fut de nous concerter sur les moyens à prendre, pour arriver plus vite à la conversion de Wallis et de Futuna.

« La langue des deux îles est à peu près la même ; aussi, nous nous livrâmes à une étude comparée et approfondie, et nous travaillâmes à la traduction des principales prières, le Pater^ V Ave Maria, le Cî^edo, etc. Mais, comme elle ne nous fournissait pas les mots nécessaires pour la plupart de nos idées reli- gieuses, nous fûmes obligés d'en créer, en conservant le génie de l'idiome. Tiingahala nous fut d'un grand se- cours dans ce travail important. Entin, grâce à Dieu, nous finîmes par obtenir un heureux résultat.

« Un premier pas pour la conversion de nos îles était fait. Il ne nous restait plus qu'à jeter la divine semence, pour qu'elle germât et produisît du fruit. Dieu se chargea de nous en fournir lui-même l'oc- casion.

« Le Jeudi Saint, 12 avril i838, jour anniversaire de ma première communion, nous nous levâmes de grand matin, et après avoir béni notre nouvelle mai- son, je célébrai le saint sacrifice de la messe. Un des frères du roi, nommé Vaimotuku^ qui, en vertu de la coutume du pays, était venu coucher dans notre mai- son, demanda avec instance à assister à nos cérémo- nies religieuses. Nous crûmes que le moment était venu de montrer notre sainte religion et nous le lui

284 VIE DU BIENHEUREUX

permîmes. Vous peindre son étonnement et son admi- ration serait chose impossible. Oh ! que votf^e manière de parler à votre Dieu est douce et belle!... Moi, je veux être de votre religion ! et plus tard, il tint parole.

« Le soir de ce même jour, nous allâmes ,dans la petite île porter, de la part du roi, quelques présents à Tungahala. Ce jeune chef, qui nous avait déjà rendu de si grands services, ne cessa de nous questionner sur la France, sur la religion de notre patrie, et enfin sur nos projets en venant l'un à Uvéa, et l'autre à Fu^ tuna. Nous répondîmes sans hésiter sur les deux pre- mières questions. Nous ne pouvions que gagner dans son estime en montrant l'étendue, la gloire, la puis- sance et les richesses immenses de notre patrie, et en lui faisant un tableau pompeux de la beauté et de la grandeur de nos églises, de la majesté et de l'éclat de nos chants et de nos cérémonies. Nous lui apprîmes le Dieu que les chrétiens adorent et lui fîmes con- naître les principaux faits de l'histoire du peuple de Dieu et de celle de l'Eglise. Rappeler ces faits, c'était déjà donner implicitement la réponse à la troisième question. Cependant, après avoir invoqué intérieure- ment Jésus et Marie, nous crûmes que le moment de parler ouvertement était venu.

« Dans la France, lui dîmes-nous, nous avions un père et une mère, des frères et des sœurs, des amis et des connaissances qui nous aimaient et qui se sont opposés de toutes manières à notre départ. Dieu seul sait combien ce sacrifice leur a coûté. Mais nous nous

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 285

étions dit : Tous les hommes ont été rachetés par le sang de Jésus-Christ, et il y en a un grand nombre qui ne le connaissent pas encore. Il faut que nous allions porter son nom à des contrées qui l'ignorent. C'est donc uniquement pour convertir l'île ô.'Uvéa et cq\\ç. àt. Futiina k la foi en un seul Dieuet leur faire em- brasser la religion catholique, que nous avons dit un éternel adieu à tout ce que nous avions de plus cher.

« Ces dernières paroles touchèrent fortement 4e cœur du jeune chef. « Oui, reprit-il, votre projet est « aussi beau que le soleil, aussi grand que les arbres « gigantesques qui nous entourent. Je l'approuve « parfaitement, et dès ce moment je me déclarerais « membre de votre religion ; mais mon influence est « si petite, que je ne vous serais d'aucun secours ; il « vous faut monter plus haut. Allez au roi, et s'il se « convertit, toute l'île esta vous. » Il nous indiqua la manière de nous y prendre pour en parler au roi ; et il ajouta : Quant à moi, je fef^ai tout ce qui sera en mon pouvoir, et i^ous poupe:{ toujours compter sur le secours de mon bras.

« Il était déjà près de minuit, et le besoin de dor- mir commençait à se faire sentir. En allant nous étendre sur notre natte, nous bénîmes Dieu de nous avoir donné l'occasion d'annoncer sa parole et d'avoir touché le cœur d'un jeune chef qui, par ses talents et son influence, pouvait nous rendre les plqs éminents services.

« Dès le matin, Tufigahala remit la conversation

286 VIE DU BIENHEUREUX

sur le sujet de la veille, et nous protesta qu'il était toujours dans les mêmes dispositions. Nous revînmes vers le roi et lui adressâmes quelques paroles flat- teuses de la part du jeune chef de Nukuatéa; mais nous laissâmes de côté la question de religion. Une ouverture en règle sur ce point nous parut trop pré- cipitée. Nous priâmes et nous attendîmes que la Pro- vidence elle-même en fit naître l'occasion. Elle se présenta cinq jours plus tard, le mercredi de Pâques.

« Je venais de célébrer la sainte messe. Le P. Cha- nel se préparait à dire la sienne, lorsque le roi de- manda a nous voir. Que Votre Majesté veuille fious excuser; dans ce moment nous sommes occupés à quel- ques cérémonies de notre religion. Me serait-il permis de les voir? reprit-il sur un ton qui indiquait tout le plaisir que nous lui procurerions en lui accor- dant cette faveur. Oui^ répondis-je, Votre Majesté peut assister à ?ios cérémonies. Et je l'introduisis dans la modeste chapelle. Un homme de Tonga-Tabou était avec lui. Le P. Chanel commença la messe, et la continua avec cette piété qui l'accompagnait toujours dans l'offrande du saint sacrifice. Oh ! comme il pria Notre-Seigneur d'exaucer nos vœux ! Le roi suivit des yeux, avec une attention scrupuleuse, les moindres mouvements du prêtre. Il paraissait dans un étonne- ment impossible à décrire. Que cette religion est belle, semblait-il se dire à lui-même ! Comme elle l'emporte sur la nôtre !

« Après la messe. Sa Majesté s'empressa de nous

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 287

témoigner sa reconnaissance pour le plaisir que nous lui avions procuré. Toute la journée, il ne cessa de raconter à ceux qu'il rencontrait, ce qu'il avait vu, le matin, dans notre cabane. La langue du pays ne lui fournissait pas assez d'expressions pour rendre son enthousiasme. Il tâchait, par les comparaisons les plus pittoresques et les gestes les plus expressifs de faire entendre que ce qu'il pouvait dire étaitune faible image de la réalité. Plusieurs indigènes, frappés de ce récit, sollicitèrent la même faveur. Le roi lui-même venait très souvent entendre nos messes. Depuis ce jour il lui fut donné de voir, sans les comprendre, une par- tie de nos augustes cérémonies, il sembla nous témoi- gner plus d'estime et d'affection. »

Nos deux apôtres firent plusieurs courses dans l'île pour s'informer s'il y avait des malades. Mgr Ba- taillon aimait à rappeler avec quelle facilité le P. Cha- nel savait élever son cœur à Dieu à la vue des beautés de la nature, et comment il bénissait la Providence qui a donné si largement aux insulaires les arbres et les plantes dont ils ont besoin.

Cependant, il fallait songer à une douloureuse sépa- ration. La goélette qui avait amené ,1e P. Chanel de- vait le reconduire dans son île de Futuna. M. Joncs, harcelé tous les jours par le roi et les chefs, avait résolu de partir le lo avril, promettant de revenir dans dix ou quinze jours au plus tard. A cette occasion, le P. Chanel écrivit une lettre au F. Marie Nizier, pour lui rendre compte de son voyage et lui donner des

VIE DU BIENHEUREUX

nouvelles de Wallis. La lettre fut remise à M. Jones, qui ne put partir le jour qu'il avait désigné. Il finit par fixer le départ au 21 avril; mais, les vents con- traires ne permirent de lever l'ancre que le 26.

« Grâce à cette circonstance, reprend Mgr Bataillon, nous pûmes rester plusieurs jours dans la petite île de Nukuatéa, conférer le baptême à une petite fille qui se mourait, et à un adulte, nommé Fékaï, très dange- gereusement malade. Cette même circonstance nous permit de ramener la question de la religion, et, cette fois, ce ne fut pas seulement devant Tungahala, mais encore devant les habitants de Nukuatéa et plusieurs indigènes de Vavao. Gomme ces derniers avaient entendu les ministres de l'hérésie, nous nous appli- quâmes, en particulier, à montrer la différence qu^il y a entre le catholicisme et le protestantisme, et com- bien le premier l'emporte sur le second. Dieu daigna bénir nos paroles. Tungahala et toute l'assemblée ne savaient comment exprimer leur indignation contre la doctrine et la conduite des protestants, et ils nous exprimaient dans les termes les plus énergiques leur désir d'appartenir à la religion catholique.

« Le lendemain, le jeune chef, toujours de plus en plus avide d'entendre la parole de Dieu, nous fit expli- quer certains points que nous n'avions fait qu'esquis- ser. Gomme nous avions dit que le chant faisait ordi- nairement partie de nos cérémonies, il manifesta un vif désir d'entendre quelques-uns de nos cantiques. Nous n'eûmes pas de peine à ravir d'admiration

l'IERRF.-I.OUIS-MARIE CHANEL 289

Titngahala et les gens de sa maison, qui n'avaient jamais entendu que les chants me'lodieux, mais mo- notones des Uvcens. Ces bons insulaires se fe'licitaient de ce que les seuls véritables missionnaires eussent choisi leur île, de préférence à tant d'autres, et plus grandes et plus belles.

« Le 26 avril, le vent était favorable. Il fallut faire nos adieux. La goélette s'éloigna rapidement d'Uj'éa, emmenant le P. Chanel à Futuna, et moi je retournai auprès du roi. »

'9

CHAPITRE Vil

RETOUR A FÙTUNA. HABITATION DANS LA MAISON DU

ROI A POÏ. PREMIERS BAPTEMES. ZELE POUR

PRÉPARER LA CONVERSION DE l'iLE. NOUVELLE CASE.

(27 avril 8 septembre i838.)

^^pE 27 avril, à midi, le P. Chanel apercevait de nouveau sa chère Futuna. L'ancre ne put être jetée qu'à neuf heures du soir. Mais les naturels n'avaient pas attendu ce moment pour aborder la goélette. « Eh bien! leur avait-il de- mandé, avei-voiis fait la paix? » « Oui, lui dirent- ils, la paix est conclue depuis quelques jours. Une seule rencontre a eu lieu le 5 avril. Ceux du côté de Niuliki ont tué par trahison un habitant de Sigavé. Comme un homme de chaque parti avait été tué, on a cru que l'on pouvait faire la paix. » Cette nouvelle, qu'il attendait avec tant d'impatience, lui fit concevoir de grandes espérances d'arriver plus tôt au but qu'il se proposait.

Le F. Marie Nizier était avec Thomas dans la petite île d'Alofi. Dès qu'il apprit le retour de la goélette, il courut à Sigavé au-devant du P. Chanel. « Quel

VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 29 1

heureux moment, nous dit-il, que celui je pus le serrer de nouveau dans mes bras, après plus d'un mois de séparation, dans des circonstances si criti- ques! )) Le bon frère répondit à toutes ses questions, et donna les nouvelles qui devaient l'intéresser. Il se hâta d'ajouter : « Nous ne retournons plus dans notre case d'Alo. Peu de jours avant la conclusion de la paix, le roi Niuliki est venu dans notre vallée, et, mal- gré mes observations et celles de Thomas, il a fait enlever tous nos effets pour les porter à Poï^ dans sa propre maison. Il s'est contenté de dire : Si le P. Cha- nel, à son retour, veut demeurer dans son ancienne vallée^ on y transportera de nouveau ce qui lui appar- tient. » L'apôtre de Futuna ne désapprouva point cette conduite. Il comprit de suite qu'habitant auprès du roi, il aurait plus d'occasions de l'instruire de notre sainte religion.

Comme on était au 3o avril, il n'eut garde d'oublier le mois si cher à son cœur. Il en fit l'ouverture par le Veni Creator, les litanies de Lorette, trois Ave Maria et le Memorare. « Nous ne sommes que deux ici pour faire le mois de Marie. Nous n'avons point de chapelle sous nos yeux ; nous ne pouvons regarder encore que nos médailles (i). )>

« Le roi me fait le meilleur accueil possible, et tout le monde m'envoie des sourires et des signes de tête pour me saluer. La fête ne discontinue pas, depuis

(i) Lettre au P. Bataillon, 2 mai i838.

292 VIE DU BIENHEUREUX

que nous sommes à Epoé... Priez le bon Dieu pour que je prorite dans l'étude de la langue, et pour que je puisse bientôt dire à mes insulaires pourquoi je suis venu au milieu d'eux (i). »

Les effets du missionnaire et de son catéchiste étaient déposés dans la maison du roi, à côté de sa place sacrée, c'est-à-dire entre les deux colonnes prin- cipales. Cette place est si respectée par les Futuniens, qu'ils ne l'auraient pas traversée pour toutes les ri- chesses de la terre. En le faisant, ils auraient craint d'encourir la colère du grand dieu Fakavélikélé. La plus grosse des deux colonnes, la colonne divine, était tellement en vénération, que personne ne se serait avisé de la toucher avec la main, sans s'exposer, croyaient-ils, à perdre la vie. Le P. Chanel, qui n'était pas encore au courant de tous les usages de l'île, igno- rait en particulier ces prohibitions ridicules. Comme il désirait dire la messe aussi souvent que possible, il fit dresser l'autel contre cette colonne. « D'énormes pointes, nous dit le Frère, y furent enfoncées à grands coups de marteau pour y suspendre le bénitier, le cru- cifix, etc., et il n'était pas permis d'y toucher du bout du doigt ! Je crois me rappeler que, pendant l'opéra- tion, le roi se consumait en exclamations de surprise et peut-être d'indignation. Cependant, il n'osa point s'y opposer. Craignait-il que nous ne nous moquassions de lui ? Respectait-il dans ce temps le P. Chanel ? »

(i) Lettre au P. Bataillon, 2 mai i838.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 298

Tout était préparé, dès le 5 mai au soir, pour célé- brer la sainte messe le lendemain, fête du Patronage de saint Joseph. « J'ai la consolation d'offrir le saint sacrifice de la messe, pour la première fois, dans cette partie de l'île. La maison du roi me sert d'église. Non seulement le roi a trouvé bon que la chose eût lieu, mais il a fait avertir toute la vallée de s'y rendre. Je ne suis pas mécontent du silence qui règne pendant tout le temps de la sainte messe, à part les cris des enfants, qui me servaient de chantres (i). »

Le 22 mai, il eut une occasion d'écrire au P. Batail- lon. Après avoir déploré les marchés qui se faisaient entre les capitaines des vaisseaux et les naturels, il lui apprend qu'à l'arrivée du baleinier anglais Mathilde, « ces pauvres gens donnaient leurs affaires plutôt qu'ils ne les vendaient. Force cocos pour une pipe. Trois porcs assez gros et cent ignames pour un fusil. Ils n'en achetèrent que trois, par bonheur... Je serais bien fâché de voir la poudre et les fusils arriver de ce côté de l'île, parce que la paix, qui vient d'être faite, ne serait pas de longue durée.

« Nous sommes toujours dans la maison du roi. Les nombreuses fêtes de noces ont empêché Sa Ma- jesté de s'occuper de notre maison. Je ne sais jusqu'à quand durera ce provisoire. La foule abonde toujours autour de nous, et nous ne pouvons que bien peu travailler... Je n'ai pas le bonheur de pouvoir offrir

(i) Journal, 6 mdJi i838.

294 ^'^^- I^U BIENHEUREUX

le saint sacrifice aussi souvent que je le désirerais. Que votre maison me fait envie pour cela ! Dieu soit béni !...

« Je n'ai toujours pas la consolation de faire des chrétiens. Le chef Tuloméa disait dans une harangue, après une danse chez Niuliki, que les îles Vavau, Haapaï, Tonga, et beaucoup d'autres qu'il nomma, étaient religieuses; mais que Wallis et Futuna étaient seules avec leur ancienne religion. Le roi Lavélua l'avait chargé de dire à Niuliki qu'il était bon que ces deux îles ne fissent pas comme les autres. Je crois que l'on répondit Mairie (c'est bien) à cela comme à tout le reste. Quoi qu'il en soit, je ne demande qu'à savoir la langue. Le bon Dieu fera le reste (i). »

Deux jours plus tard, fête de l'Ascension, il com- mence la messe, et il n'y a presque personne ; mais le nombre des assistants augmente jusqu'à la fin. « Nous chantons, après la sainte messe, le Laiidate Domuium et le Regina cœli : ce qui devient le sujet de la conver- sation le reste de la journée (2). »

Enhardi parce petit succès, la veille de la Pentecôte il fait annoncer dans les vallées voisines que, le lende- main, il y aurait grande fête pour lui et pour le frère. Il se lève de bon matin, et, avec son catéchiste, dispose tout pour le saint sacrifice. « A mesure que nous mettons chaque objet à sa place, les cris d'admiration

(i) Lettre au P. Bataillon, 22 mai i838. (2) Journal, 24 mai i838.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 295

partent de tous côte's. Le roi, qui était sorti, ne tarde pas à revenir. Les pères, les mères, les enfants font foule autour de nous. Tout le monde est fort tranquille. Le chant du Ve}ii Creator fait re'gner le plus grand silence dans toute l'assemble'e. Même attention pen- dant la grand'messe, à l'issue de laquelle nous avons chanté le Laudate Do7ninum et le Regina cœîi. Nous avons laissé un bon moment notre autel avec sa parure, afin de satisfaire les regards de ces pauvres naturels, qui n'avaient encore rien vu de semblable. Le Crucifix est toujours l'objet qui les frappe plus que tout le reste (i). »

Le F. Marie Nizier nous apprend que, pendant le chant du Veni Creator, il vint une rafale qui semblait devoir tout emporter. « Je croyais, me dit le P. Chanel après la messe et en souriant, que c'était le vent impé- tueux du jour de la Pentecôte. »

Pour que le lecteur puisse mieux juger ce peuple de Futuna, qu'il nous permette de copier cette note du lundi de la Pentecôte :

« La curiosité de voir une lampe allumée nous amène un bon nombre d'enfants et d'autres personnes. Plusieurs, qui nous voient faire le signe de la croix, essaient de nous imiter. La deuxième femme du roi vient me demander à porter le nom de Beata Maria, que nous avons donné à la très sainte Vierge. Je lui dis que le mot Beata n'est que pour cette Marie

(i) Journal, 3 juin i838.

296 VIE DU BIENHEUREUX

dont elle a vu l'image, mais qu'elle peut porter celui de Maria. Elle s'en contente (i). »

11 ne put donner à la fête du très saint Sacrement la solennité' qu'il aurait de'sirée. Aussi, il se voit forcé d'écrire sur son Journal : « Si je n'ai pas la consola- tion de pouvoir suivre, avec mon cher F. Marie Ni- zier, notre divin Sauveur dans son triomphe, il nous reste de pouvoir l'offrir à Dieu, son Père, et de le recevoir au dedans de nous-mêmes (2). »

Le roi avait été enchanté de tout ce que le P. Chanel avait fait à l'occasion de la fête de la Pentecôte. Du reste, il était plein d'égards et d'attention pour lui depuis le retour de Wallis. Il aurait bien voulu accéder à sa demande d'avoir une case à part ; mais les indi- gènes étaient alors trop occupés pour songer à en construire une neuve. Il lui offrit, le 1 1 juin, une partie de sa maison pour y faire une chambre, et désigna l'espace qu'elle devait occuper. Le missionnaire ac- cepta avec reconnaissance, et se mit à la préparer le plus vite possible. Là, il fut plus tranquille pour ses prières et ses études, et il eut le bonheur d'offrir pres- que tous les jours le saint sacrifice de la messe. - .

Dans sa nouvelle chambre, il avait placé plusieurs grandes images. Les naturels, qui venaient en foule le voir, ne savaient que dire de la science des blattes, et le concours allait toujours croissant. L'image de

(i) Journal, 4 juin i838. (2) Journal, 14 juin i838.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 297

VEcce hofno était celle qui attirait le plus les regards.

Deux jeunes personnes, parentes de la première femme de Thomas, eurent l'heureuse idée d'apporter une couronne de fleurs pour l'image de la sainte Vierge. Le P. Chanel note avec bonheur ce premier présent offert à Marie. (i8 juillet i838.)

Ce qui le désolait, c'est qu'on ne l'avertissait pas lorsqu'il y avait des malades. « Tandis que nous sommes sur le point de dîner, j'ai encore la douleur d'apprendre la mort d'un jeune homme de Laloua, qui avait au bras gauche un mal considérable. Que le saint nom de Dieu soit béni ! Mais mon cœur saigne en présence de choses semblables : avoir dans mes mains ce qui peut sauver ces pauvres âmes, et l'enfer les ravit (i) !... «

« Vers les trois heures du matin, j'entends dire qu'une personne est malade, que le dieu la mange. Je pars de suite pour aller la voir. Je ne suis pas au bout de la vallée, que des cris et des pleurs me font tres- saillir. Je me dirige vers la maison, je trouve un pauvre jeune homme mort de consomption. Il était malade depuis deux mois, sans que je le susse (2) ! »

Il eut encore bien des fois occasion d'écrire sur son journal des notes de ce genre.

Mais, enfin, il put administrer le saint baptême. Il relate avec bonheur les circonstances qui l'accompa-

(i) Journal, 3o mai i838. (2) Journal, 5 juillet i838.

298 VIE DU BIENHEUREUX

gnèrent. « Le roi m'apprend qu'il y a un enfant ma- lade à Laloua. Je m'y rends en toute hâte. Je trouve cet enfant endormi sur les bras d'une vieille femme aveugle. Je m'approche et lui fais quelques petites caresses dont il ne s'aperçoit pas. Je distribue quel- ques gouttes d'huile parfumée; après quoi je demande de l'eau, et appelant cet enfant du nom de Marie- Marcellien, je lui confère le saint baptême. Je lui fais ensuite donner à boire quelques gouttes de l'eau des Carmes mêle'es dans l'eau naturelle. Je demande quel est son nom. On me dit qu'il s'appelle Véhé. Et afin d'éviter tout soupçon sur ce que je viens de faire, je prends les noms de toutes les personnes qui sont dans la maison. Je reviens ensuite à Epoé, en récitant le Te Deum en action de grâces (i). »

Cette consolation d'avoir pu conférer le saint bap- tême, il en fait part au P. Bataillon, dans sa lettre du 21 juin, et il nous révèle la pratique qu'il suivra dé- sormais : il donnera au nouveau baptisé le nom de la Reine du ciel et celui du saint du jour.

Il a le même bonheur le 3i juillet, et l'enfant qu'il baptise, il le nomme Marie-Ignace. Quand il apprend sa mort, il écrit dans son journal : « La consolation que j'éprouve d'avoir ouvert le ciel à cette âme, me porte à rendre à Dieu de nombreuses actions de grâces. Des raisons de prudence m'ont empêché d'aller avec le F. Marie Nizier faire les cérémonies de sa

(i) Journal, 18 juin i838.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 299

sépulture ; car aucun naturel ne sait qu'il a reçu la grâce du saint baptême, et les dieux pourraient fort bien m'attribuer la cause de sa mort (i). »

Le 23 août, il vient de quitter les ornements sacer- dotaux, lorsqu'il entend pleiu^er à quelque distance de la 77îaison du roi. « Je me transporte bien vite vers l'endroit d'où partent ces cris. Je vois une maison pleine d'hommes et de femmes, qui se couvrent de sang à force de se frapper. Le mari de la vieille femme malade est tout inonde' des gouttes qui tombent sur la malade et la rendent affreuse à voir. Je suis longtemps à parler sans pouvoir me faire entendre. Ma voix est couverte par les cris. A la fin, je demande à parler à la malade, pour lui proposer de se faire chrétienne avant de mourir. Outre le malheur de ne pas assez bien parler la langue, j'ai celui de voir cette pauvre vieille me répondre non aux propositions de salut que je viens de lui faire. Je me retire en la saluant. La foule s'est écoulée. Quelques femmes et quelques enfants sont encore à la maison. Les hommes sont sortis,

« Je retourne la visiter un peu après midi. Je té- moigne ma surprise de voir qu'on ne lui donne ni à boire, ni quoi que ce soir. L'intérêt que je lui porte paraît la toucher. Elle me regarde d'un air moins sévère. J'en profite pour réitérer mes propositions de salut. Elle y adhère cette fois. Je m'y prends de toutes les manières pour lui enseigner les vérités- les plus

(i) Journal, 22 août i838.

300 VIE DU BIENHEUREUX

indispensables. Je lui suggère quelques aspirations vers Dieu, en lui disant que je vais revenir tout à l'heure.

« De retour, je continue encore mes exhortations, à la suite desquelles je lui administre le saint baptême. Ses yeux sont beaucoup meilleurs; elle me regarde avec confiance, me tend la main. Elle me dit qu'elle a bu et mangé pendant ma dernière absence. Son nom est Marie-Anne (i). »

Le père la voit le lendemain, et note qu'elle parlait toujours cofitente de ce qu'elle est devenue chrétiefuie.

Il est réveille', le 25 août, de très grand matin, par les pleurs et les cris d'une famille qui revient de La- loua. « Pendant longtemps, nous croyons que c'est ma vieille Marie-Anne dont on pleure la mort. Quel n'est pas mon regret, lorsqu'un chef vient nous an- noncer que c'est une petite fille de nos voisins! Il eût été si facile d'ouvrir les portes du ciel à cette enfant, qui est morte sans la grâce du baptême (2) ! »

Marie-Anne mourut le 27, et ses funérailles eurent lieu le lendemain. « Les cris et les pleurs des naturels m'ont empêché de demander à faire la sépulture ec- clésiastique. Je me suis contenté d'offrir le saint sacrifice de la messe pour le repos de son âme (3). »

Nous avons tenu à reproduire en entier ces notes du

(i) Journal, 23 août i838.

(2) Journal, 2 5 août i838.

(3) Journal^ 28 août i838.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 3oi

Jouîvial^ qui se rapportent aux premiers baptêmes. Le lecteur suivra mieux l'apôtre de Futuna et pourra juger sa prudence, son zèle et sa charité.

Quand l'occasion était favorable, il ne manquait jamais de dire un mot de notre sainte religion. Ces paroles de salut, qu'il sème partout, finissent par pro- duire leur effet. « Plusieurs personnes nous deman- dent des livres pour être lotu (religieuses). Je ne me fie guère encore à toutes ces démarches. Néanmoins, j'aperçois de jour en jour un changement notable dans les dispositions des insulaires (i). » Aussi, quand un jeune homme lui annonce que le roi et le plus grand chef de l'île ne veulent ni se faire clwétiens, ni permettre que les autres le deviennent , il écrit sur son journal : « Dieu est le souverain des cœurs, il en a converti de plus obstinés (2). »

Son zèle pour le salut des âmes ne pouvait lui faire oublier les vaincus. « Furi-Vao, le père de Sam, est in- troduit par Thomas dans notre petite maison, pendant la sainte messe. Il s'y tient tout le temps d'une ma- nière très tranquille. Après une courte action de grâces je vais lui demander si ce qu'il vient de voir est bien. Il me répond que oui. Je lui exprime le désir d'aller faire la même chose à Singavéj mais que je voudrais avoir une maison pour cela. Je lui demande si je pourrai en avoir une. La réponse est encore affirma-

(i) Journal, 2S août i838. (2) Journal, 21 août i838.

302 VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL

tive. Je lui donne la commission d'en parler aux autres chefs qui sont de son côte', et lorsque Thomas aura fini notre maison, il ira en construire une semblable dans sa vallée. Il dit que c'est bien, et retourne quel- ques instants dans la maison du roi (i). »

Le P. Chanel, en effet, avait obtenu la permission de construire, à Poï, une case séparée, et de suite Thomas s'était mis à l'œuvre. Cette case, de 24 pieds de long sur 1 3 de large, toute simple qu'elle était, devint la met^veille de l'île (2). Le serviteur de Dieu la bénit le 5 septembre, et l'habita définitivement depuis ce jour. Il put ainsi continuer plus tranquillement les exercices de la retraite qu'il voulait faire avant l'As- somption, selon les constitutions de la Société de Marie, et que la construction de la nouvelle maison l'avait forcé de renvoyer à la Nativité de la sainte Vierge.

Les embarras résultant de cette construction ne lui avaient pas fait oublier une sainte pour laquelle il avait une grande dévotion. Il inscrit au 19 août la clôture de sa neuvaine à sainte Philomène, comme il avait noté avec soin sa neuvaine à la sainte Vierge pour la fête du i5 août, le renouvellement de ses vœux religieux, l'anniversaire de sa prêtrise et de sa première messe.

(1) Journal, i3 août i838.

(2) Lettre au P. Convers, mai 1840.

CHAPITRE VIII

FETES EN L HONNEUR DES DIEUX. NOUVEAUX BAPTEMES . - POUR LA MISSION.

-TEMPETE DU 2 FEVRIER. NOUVELLES ESPÉRANCES

(8 septembre i838 8 mai i83g )

NE grande fête en l'honneur des dieux fut le premier événement qui suivit l'installa- tion du P. Chanel dans sa nouvelle case.

Le 3 septembre, un conseil avait été tenu pour en déterminer l'époque. Toutes les voix s'étaient réunies pour la fixer au i3,afin d'avoir le temps de faire les préparatifs nécessaires. « On bat le tambour pour l'annoncer. On fait des toasts aux dieux sur la place du palais. Le kava est offert par le roi à un chef de Sifigapé pour lui donner la commission d'inviter tout le monde de l'autre côté de l'île à se rendre à cette fête (i). M Comme la danse entre dans le programme de toute fête, les naturels s'y préparent avec soin et renouvellent ces exercices la veille de la solennité.

Le jour même (i 3 septembre), une grande foule se

^i) Journal^ 3 septembre i838.

304 VIE DU BIENHEUREUX

trouve réunie. Tout se passe selon le cérémonial ordi- naire. Les vivres, apportés par les différentes vallées, sont d'abord placés devant le roi, qui préside. Le premier ministre récite une prière. Puis, par ordre du roi, les vivres sont distribués aux chefs de chaque village, et par ceux-ci à chaque famille. Après le repas, la danse commence. Un tronc d'arbre creux sert de tambour. Celui qui le frappe en cadence est environné d'un certain nombre d'insulaires qui l'accompagnent en chantant. Les danseurs eux-mêmes, divisés en deux groupes, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, mêlent leurs voix à celles des chanteurs et exécutent les mêmes mouvements en agitant une palette, tantôt d'une main, tantôt d'une autre.

Pendant la danse, quelques filles de i6 à 20 ans, de la famille royale ou de celle des chefs, se tiennent debout, près du roi, comme à une place d'honneur. Elles sont superbement barbouillées de noir et de ronge (i), et ne prennent point part à la danse. Elles se remplacent successivement, selon l'ordre des vallées, car chaque vallée principale vient à son tour.

On célébrait d'autres fêtes en l'honneur des dieux^ lorsqu'on voulait leur demander quelque grâce ou la cessation d'un fléau. Ainsi, nous trouvons cette note au i3 octobre: « Prières publiques pour apaiser le vent qui brise les arbres à pain et les bananiers... Les prières commencent ce soir au dieu du grand

(i) P. Servant, Histoire du christianisme dans Ls iles Futuna.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 3o5

ministre du roi, Marigni (Maligi), et ne dureront qu'un jour (i). )) Mais elles auront lieu pendant sept jours au dieu du roi et se termineront par une grande fête religieuse.

Le 14, « les premiers fruits à pain, les premières ignames sont servis. La foule se retire après la prière faite par Fare'ma, qui a demandé la cessation du vent, un soleil qui ne brûlât pas, des fruits et de l'eau en abondance, beaucoup de poissons dans la mer et la cessation de la colère du dieu (2). » Les prières conti- nuent les jours suivants jusqu'à la fête du 21 octobre. Une procession faite par les hommes^ tenant chacun une feuille de bananier en guise de palme, termine la solennité.

Durant la période qu'embrasse ce chapitre, l'apôtre de Futuna nous signale plusieurs autres fêtes. Il nous parle de celle qui eut lieu le 28 octobre à FikajH^ lors de Vérection d'un dieu à Fare'ma {c'est une borne en pierre). Déjà Thomas Boog nous a appris qu'il y avait une pie?v'e dirine devant chaque maison royale, dans les vallées principales. « La plus grande que j'aie vue, nous dit le F. Marie Nizier, pouvait avoir un peu plus d'un mètre carré et la plus petite de 40 à 5o centi- mètres. Une fois érigée, elle était respectée de tous. Le roi seul avait le droit de s'asseoir auprès, et de s'en servir comme d'un dossier lorsqu'il présidait une fête.

(i) Journal, i3 octobre i838. (2) Journal, 14 octobre i8i8.

3o6 VIE DU BIENHEUREUX

Malgré ces solennités païennes, les bonnes disposi- tions que le P. Chanel avait déjà constatées allaient toujours en s'améliorant . Quelques naturels vont jusqu'à lui manifester le Je^/r d'être chrétiens. i<. Plaise à Dieu que la sincérité soit dans leur cœur et dans leur bouche ! (i) »

Aussi les baptêmes deviennent plus fréquents. Un enfant qu'il a baptisé meurt à Alofî. Tout heureux, il écrit sur son journal : « Mes dQux petites îles comptent des âmes dans le ciel. Mon Dieu, augmentez-en le nombre (2). )>

La joie du F. Marie Nizier d'avoir pu conférer le baptême, il la partage avec lui et a soin de noter cette grâce (12 janvier iSSg).

Il se réjouit aussi lorsque, le 2 octobre, il reçoit de bonnes nouvelles du P. Bataillon, qui lui envoie un abrégé de grammaii^e et un autre de la doctrine chré- tienne. Son bonheur augmente lorsque, le 24 janvier suivant, des naturels., venant de Wallis., 7ie tarissent pas sur l'éloge qu'ils donnent à son confrère.

Nous l'avons vu dans le chapitre précédent, notre apôtre tenait à avoir à Sigavé une maison, afin de pouvoir y célébrer la messe, lorsqu'il irait dans cette partie de l'île. Son vœu fut accompli, et la case qui lui était destinée fut achevée au commencement de janvier iSSg.

(i) Journal, 16 septembre iS38. (2) Journal, 28 septembre i838.

i

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL OO7

Quant à celle qu'il occupait àPoï, elle fut renversée dans la nuit du 2 au 3 février. « Une tempête, annon- cée depuis quelques jours par un ciel brumeux et par un grand vent d'est, éclata tout à coup avec fureur. Les éclairs, les tonnerres, des torrents de pluie, un bruit effroyable delà mer, les cris des insulaires, qui invoquaient leurs divinités, telle fut la scène que nous offrit d'abord toute cette nuit. Un peu avant le jour, le vent changea de direction et redoubla de violence- A moitié vêtus, nous luttions tous trois contre l'orage, pour essayer de soutenir notre pitùt palais. Malgré nos efforts, nous eûmes la douleur de voir sa toiture voler en lambeaux, et bientôt le corps même de l'édi- 'fice, agité, secoué dans tous les sens, tomber enfin tout fracassé, et nous laisser sans abri. La plupart des mai- sons eurent le même sort. Les cocotiers, les bananiers, les arbres à pain, toutes les productions de l'île furent si maltraitées, qu'après ce grand désastre, on était encore menacé de la famine. Pour l'éviter, les insulaires ont travaillé longtemps, avec un courage remarquable, et sont parvenus, à peu près, à réparer leurs per- tes (i). »

Le P, Chanel transporta ses effets dans la maison du roi, qui avait moins souffert de la tempête, et, quelques jours après, il fit élever une petite case de 12 pieds de long sur 6 ou 7 de large, en attendant qu'il fût possible d'en «construire une plus vaste, sur les

(i) Lettre au P. Convers, mai 1840.

3o8 VIE DU BIENHEUREUX

ruines de la première. « Le vol, qui est permis ici en pareille circonstance, écrit-il au T. R. P. Colin, nous fit perdre quelques chemises etautrespetitseffets (i). » Mais le roi ordonna de rendre tout ce qui lui avait appartenu, et lui-même se mit en mouvement pour les retroupe7\

Aux maux cause's par la tempête faillit se joindre le fléau de la guerre. La veille du désastre du 2 février, « les imincus avaient fait présent de dix porcs rôtis à deux imposteurs du parti opposé, qu'on regardait généralement comme les oracles des dieux. Leur inten- tion était d'attirer ces hommes dans leur vallée, d'ac- croître leurs forces par un plus grand nombre de divi- nités tutélaires et de ramener enfin la victoire de leur côté. Mais les vainqueurs le comprirent et crièrent aus- sitôt vengeance. On se mit à la poursuite de ceux qui avaient apporté le présent; on les joignit, et ces mal- heureux ne durent la vie qu'à la clémence du roi, qui se contenta de les avoir réduits à demander grâce (2). »

Cette heureuse solution permet au P. Chanel de recommencer ses courses à travers l'île et de multi- plier ses visites.

Le 20 février, il est à Assoa-Vélé, auprès d'un ma- lade qui a une plaie au gosier. Cette plaie lui paraît incurable. Puissé-je l'instruire à temps et le disposera la grâce du baptême!

(i) Lettre au T. R. P. Colin, 16 mai iSSq. (2) Lettre au P. Gonvers, mai 1840.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL Sog

Il se transporte à 5/"^az^e le 25, en visitant diffe'rentes valle'es. Arrivé au terme de son voyage, il s'empresse de parler de notre sainte religion avec ceux qui veulent l'e'couter, et en particulier avec Sam. Le vieux roi Vanaé lui-même pose des questions sur ce sujet, et les re'ponses qui lui sont données lui font plaisir.

En revenante Poi par le côté nord-ouest de l'île, il remarque une amélioration considérable dans le carac- tère des naturels qu'il trouve sur son passage.

Le malade qu'il a vu une première fois à Assoa- Fe7e, Tui-Karépa, va plus mal. Aussi, il s'empresse d'aller le visiter, et il profite d'une circonstance pour faire à quelques naturels une conférence sur la religion, conférence qui paraît exciter leur intérêt (ii mars). Tui-Karépa est entre les mains de différents dieux, qui ne savent plus à quel remède recourir. Pour der- nière expérience de sa maladie j ils font tourner un coco. Comme l'état du malade devient plus inquiétant, les parents se décident à le porter chez un Atua muli. Mais ce représentant d'un dieu ne réussit pas mieux que ses confrères.

Pendant que Tui-Karépa est ainsi entouré, il est impossible au P. Chanel de chercher à l'instruire. Du reste, le péril n'est pas imminent. Il part y>'^uv Sigavé. Sa première visite est à un jeune homme malade. « Le danger dans lequel je le trouve me porte à lui proposer de se faire chrétien". Il me répond quelques mots, et finit par me dire qu'il est fatigué de parler... Par l'en- tremise de Thomas, avec qui je parle un mauvais an-

3 10 VIE DU BIENHEUREUX

glais et qui me sert d'interprète, le jeune homme va connaître nos principaux mystères, nécessaires au salut. Je retourne une autre fois avec lui auprès du malade, qui désire être chrétien. Toute sa famille partage ses sentiments. Je le baptise en lui donnant le nom de Pierre. Je le laisse en lui conseillant de ré- péter souvent cette invocation : Aj^e^ pitié de moi, Dieu Jéhova, car Je désire aller au ciel (i). »

Le lendemain il va revoir son néophyte. « Son état n'a pas changé. Je trouve la famille contente et rési- gnée. Je parle peu au malade de crainte de le fatiguer, mais fort longtemps avec son père et à quelques na- turels que je trouve sur mon chemin (2). »

Il rencontre dans la maison de Vanaé une jeune paral3^tique, qui ne lui paraît pas dans un danger prochain : aussi, il ne lui propose pas de se faire chré- tienne. Quelle n'est pas sa douleur lorsque, le jour suivant (i5 mars), il apprend par Thomas qu'elle est morte et enterrée ! Il sait par lui qu'au moment de mourir elle avait demandé avec instance qu'on allât chercher le missionnaire, parce qu'e//e voulait être chrétienne pour aller au ciel. Ce furent ses dernières pa- roles. «Ma douleur a été bien grande à cette nouvelle. Puissele baptême de désir avoir rendu son âme agréable aux 3^eux du bon Dieu, et lui avoir ouvert le ciel (3j ! »

(i) Journal, i3 mars 1839. (2) Journal, 14 mars 1839. ^3) Journal, i5 mars iS3q.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 3 I I

Il quitte la vallée (i6 mars) après avoir visité une seconde fois son néophyte, qui paraît se trouver un peu mieux. Il laisse les naturels dans d'hem^eiises dis- positions pour noire sainte religion. Tout le monde veut aller au ciel.

Quand il arrive à Pdi, il entend avec bonheur le F. Marie Nizier parler des bonnes dispositions de Ma- ligi et de quelques autres naturels. « En pleine assem- blée, le premier ministre n'a pas craint de dire que le lotu (prière) que nous avions apporté était bon, qu'il faisait vivre dans le ciel et préservait du feu de l'enfer. Que le bon Dieu bénisse ces premiers changements dans les esprits (i)! «

Tui-Karépa voit tous les jours sa maladie faire de nouveaux progrès, et les différents dieux auxquels il s'est adressé ne lui ont procuré aucun soulagement. Le P. Chanel se rend auprès de lui, malgré une pluie battante, et il profite du moment les vieillards se retirent pour lui parler du saint baptême. « Il écoute mes paroles avec plaisir. Son père, qui est à ses côtés, m'invite à lui faire l'histoire de la mort et des souf- frances d'un homme qu'il a vu sur une de mes images. Je tâche de lui faire connaître les trois personnes de la sainte Trinité, l'Incarnation du Verbe et le mystère de la Rédemption. Puis, lui suggérant un acte d'amour de Dieu, je l'engage aie répéter pendant que je le baptiserai :«ce que le pauvre garçon me parut faire

(i) Journal. i6 mars iSSg.

3l2 VIE DU BIENHEUREUX

de toutes ses forces. Il me témoigna sa joie et son contentement en apprenant que son âme était devenue agréable à Dieu ; qu'il n'avait plus rien à craindre de l'enfer; que le ciel lui était assuré. Je le quitte en lui conseillant de répéter souvent une petite invocation à la sainte Vierge. Il me remercie et me demande quand je retournerai le voir. Après-demain, lui dis-je (i). »

Il meurt dans la nuit du 22 au 23, avant que l'apôtre ait le temps de tenir sa parole, et, à ses funé- railles, on suit tout le cérémonial usité en ces circons- tances. Quand le père du défunt revoit le serviteur de Dieu, il lui demande ime croix pour la mettre sur la tombe de son fils.

Le P. Chanel eut encore la consolation de conférer le baptême, le 25 mars, à deux enfants, et il exprime sa joie en écrivant sur son journal : Dieu soit béni de ce que j'ai pu ouvrir le ciel à deux de ses créatuj^es!

Nous n'avons pas à mentionner les autres baptêmes qu'il administre et les nombreuses visites qu'il fait aux malades. Il faudrait pour cela reproduire la jour- fiai et répéter les mêmes notes. Notre devoir, croyons- nous, est d'extraire du précieux manuscrit et des autres documents les faits principaux, qui éclairent la marche de l'histoire et nous révèlent le cœur de l'apôtre.

En terminant ce chapitre, remarquons que le père Chanel n'avait point oublié Thomas Boog, qui lui

(i) Journal, 21 mars iSSg.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 3 I 3

avait rendu tant de services, et qu'il travaillait à l'ins- truire des vérités catholiques. Le 5 mai, il eut avec lui une conversation sur la religion. Piiisse-t-il oiun^ir les yeux à la lumière et entrer dans le sein de l'Eglise!

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CHAPITRE IX

ARRIVÉE DE QUELQUES CONFRERES. SÉJOUR ET DÉPART DU P. BATAILLON.

(8 mai 4 juillet iSSg.)

E 8 mai i SSg, le serviteur de Dieu s'occupait à ses travaux ordinaires lorsque, vers les dix heures du matin, les naturels accou- rent pour lui annonce?' Varrivée de ses pare^its . Il va bien vite les embrasser les uns après les autres. Ce sont les PP. Bat}^, Epalle et Petit, les FF. Augustin, Elie et Florentin. Le P. Bataillon est avec eux. Quelle surprise! quelle consolation! Pendant un moment, la parole lui manque. Quand les premières émotions sont passées, il écoute avec bonheur le récit de leur voyage de France en Océanie.

« Ma surprise, reprend le P. Bataillon, n'a pas été moindre à l'arrivée de ces chers confrères. Comme vous, je suis demeuré un moment sans pouvoir dire un mot. Après avoir entendu de leur bouche les nou- velles qui me tenaient le plus à cœur, je m'empressai de conduire mes confrères auprès du roi. Ce prince, qui, depuis quelque temps, s'était un peu refroidi à mon égard, parut d'abord embarrassé; mais il finit

VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 3l5

par faire bonne contenance. Sachant que la goélette la Reine de paix allait repartir imme'diatement, il me pria de me transporter jusqu'à Futuna, pour aller chercher quelques-uns de ses sujets qui s'e'taient en- fuis sur une pirogue. Je ne pouvais, dans l'intérêt de ma mission, lui refuser un service qui ne retardait que de huit à dix jours l'arrivée de mes confrères à la Nou- velle-Zélande, Du reste, c'était pour eux et pour moi une bien douce consolation de vous revoir, cher père Chanel et cher frère Marie Nizier. »

Pendant cette conversation, « toute l'île se remue et se presse autour des nouveaux venus. Les naturels paraissent partager notre joie. Un petit dîner de fête est bien vite ordonné (i). »

« Je me souviendrai toujours, écrit le P. Epalle, sacré plus tard évêque de Sion (2), de notre entrevue avec le premier apôtre de Futuna. Il y avait, je crois, près de deux ans qu'il travaillait seul, avec un jeune catéchiste à la conversion de cette île païenne ctanthro- pophage. Je vis cet ange de paix et de charité que je cro3'ais avoir embrassé pour la dernière fois à son départ de France. Quelle agréable surprise pour son cœur, et quelles délices pour le mien ! Que je fus édi- fié de son aimable simplicité ! Son sourire, sa modestie et sa douce gaieté, tout peignait à mes yeux la paix et la joie de son âme.

(i) Journal, 8 mai 1839.

(2) Lettre au P. Bourdin, du 3o janvier 1845.

3l6 VIE DU BIENHEUREUX

« Lorsque nous approchions de son humble habi- tation, averti par ceux du village qui nous avaient aperçus les premiers, il accourut aussitôt à notre ren- contre. Nous entrâmes dans son asile: ce n'était point la maison de Nazareth ; bien que pauvre, cette maison sainte offrait encore quelques meubles modestes, quel- ques ustensiles de ménage; ce n'était pas la chambre du prophète Elisée, car on voyait dans la chambre du prophète un petit lit, une chaise, une table, un chan- delier : dans celle de l'apôtre de Futuna, rien qu'un petit autel en bois brut ; des cailloux, recueillis sur le rivage de la mer, formaient le parquet. Un tronc d'arbre, jeté en travers, servant d'oreiller pendant la nuit, et une tape, c'est-à-dire uue espèce de papyrus^ dont on se couvrait pendant le sommeil pour se défendre d'une myriade de moustiques ; ses vêtements tombant en lambeaux, ses ornements sacerdotaux et les autres choses strictement requises pour la célébration des divins mystères, ses instruments d'agriculture, la hache qui fut l'instrument de son martyre, voilà tout le contenu de son domicile.

« Quanta la matière et à la forme de ce pauvre réduit, ce sont des bambous plantés à la suite les uns des autres, formant un carré, et recouverts du chaume des marais. Ces bambous, à cause de la multiplicité de leurs nœuds, ne pouvant se joindre parfaitement, rendaient toute fenêtre inutile : aussi cette humble chaumière n'en avait pas. Que vous dirai-Je de sa dimension ?Tout ce que je sais, c'est que, la nuit arri

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL Siy

vant, les neuf missionnaires, qui se trouvaient réunis, s'accroupissaient, et, après avoir prolongé dans la nuit leur entretien fraternel, laissaient tomber l'un après l'autre leur tête sur le tronc d'arbre qui servait d'oreiller et s'endormaient tète contre tête. L'intérieur alors ne présentait plus aucun vide.

« L'habitation de notre saint confrère était située au milieu d'une vallée, à quelques pas de la mer, et dans un petit Jardin planté de quelques orangers et de quel- ques pieds de vigne, trop jeunes encore pour donner des fruits ; j'admirai néanmoins dans ce jardin des bananiers qui étaient en plein rapport.

« Sans cuisine et sans provision de bouche, on pou- vait ignorer l'heure du repas; je ne manquais cepen- dant pas d'appétit, et je ne pus m'empêcher de mani- fester ce besoin qui devenait impérieux. Notre hôte bien-aimé répondit en souriant que le festin, vu le nombre et le choix des convives, serait vraiment royal, mais que l'heure dépendait de l'appétit même de Sa Majesté. Ces paroles renfermaient poumons un petit mystère, lorsque tout à coup un cri se fit entendre ; c'était, en effet, l'appel que nous faisait le monarque de l'île. Nous nous rendîmes donc au palais royal, c'est-à-dire dans la hutte enfumée du souverain qui, plus tard, fulmina l'arrêt de mort de notre saint con- frère. La table fut servie de racines de /<.7ro>setd'/^;zame^. La fadeur et le peiî de substance nutritive de ces aliments ne firent que calmer ma faim sans la satisfaire : c'était cependant la nourriture ordinaire du R. P. Chanel. »

3l8 VIE DU BIENHEUREUX

Le soir, il y eut danse en l'honneur des nouveaux venus. Apprenant que le P. Bataillon avait déjà prêché plusieurs fois^à Wallis, le serviteur de Dieu l'engagea fortement à dire quelques mots à la foule qui s'était réunie. L'apôtre de Wallis céda à ses instances et sut captiver l'attention de ses auditeurs. Quelques-uns y répondirent en lui adressant do. publics remerciements. Le roi permit de chanter le lendemain une grand'messe dans sa maison.

Le 9 mai, fête de l'Ascension, quatre messes sont dites dans la pauvre cabane du missionnaire ; la cin- quième est chantée par le P. Bataillon dans la maison du roi, à la vue d'un peuple nombreux, qui ne sait comment témoigner sa surprise et son admiration. L'occasion est trop favorable pour que le zélé mission- naire n'en profite pas pour annoncer de nouveau la parole de Dieu.

Tous les missionnaires se rendent, le vendredi, à Fikavi, le roi les a invités et leur fait servir un dîner de fête.

Le samedi, les PP. Baty et Petit, les trois frères nouvellement arrivés, accompagnent le P. Chanel jusqu'à SigLwé., afin de s'occuper des préparatifs du départ de la goélette.

Les trois prêtres célèbrent la messe, le dimanche 12 mai, dans la maison construite pour l'apôtre de Futuna, et ce sont les premières messes qui se disent dans cette partie de l'île. Les naturels y assistent en grand nombre.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL SlQ

Ce concours pour entendre la messe ne cesse point les jours suivants. La chapelle ne désemplit que pour se remplir de nouveau.

Chaque soir, maison est assiégée par les insulaires qui veulent poir les missionnaires, les entendre chanter et jouir des sens harmonieux d'un accordéon. Ils sont tous dans l'admiration et n'ont point d'expression pour traduire leur pensée. Le P. Bataillon ne manque pas de leur adresser quelques mots d'édification.

La veille de la Pentecôte, les missionnaires décident que la Reine de paix ne retournera pas à Wallis, mais qu'elle appareillera pour la Nouvelle-Zélande. Ils sont aussi d'avis de donner à la fête de la Pentecôte toute la solennité possible, afin de frapper fortement les esprits. Ils décorent donc la chapelle avec tout le soin possible. « Le plus bel ornement, dit le P. Chanel, celui qui fait accourir les naturels pour l'admirer, est une robe qui a servi à orner la statue de Notre-Dame de Fourvière. Je prie instamment la sainte Vierge de ne point oublier cette circonstance (i). »

A la première messe de la Pentecôte, le petit orgue, que l'on avait apporté de la goélette, enthousiasmait les naturels, qui n'avaient jamais rien entendu d'aussi beau. »( Mes insulaires, écrit le P. Chanel, furent singulièrement touchés de la majesté de nos cérémo- nies, de la grandeur et de la beauté de notre sainte religion, du zèle et de la charité de ses ministres. Les

(i) Journal, i8 mai 1839.

320 VIE DU BIENHEUREUX

petits présents qu'on leur faisait excitaient vivement leur reconnaissance, et l'on voyait souvent couler leurs larmes, surtout lorsqu'ils entendaient parler de l'intérêt qu'on leur porte en France et dans toute l'Europe (i). »

Sur le soir du même jour, la goélette lève l'ajicre pour se diriger vers la Nouvelle-Zélande. « Nous nous donnons le baiser fraternel, en attendant ceux qui reviendront partager nos travaux (2). »

« Tout le temps que nous passâmes en la compagnie de notre vénéré confrère, dit le P. Epalle (3), nous fûmes comme à une école de piété, de douceur, de résignation et de bon conseil. Ni la longueur des courses, ni les difQcultés des chemins, ni les habitudes sauvages des insulaires, ni les guerres fréquentes qui divisaient la population, ne pouvaient ralentir l'ardeur de son zèle.

« Au moment de notre séparation, nous pensâmes qu'en sa qualité de provicaire apostolique, il retien- drait pour auxiliaire quelqu'un d'entre nous, et s'aide- rait, du moins un peu, des ressources pécuniaires qui ne nous chargeaient pas trop, il est vrai, mais que nous aurions volontiers partagées avec lui. Nous nous mîmes à sa disposition. « Le bon Dieu, nous répon- « dit-il, m'est venu en aide jusqu'à ce jour, j'espère que

(i) Lettre au P. Gonvers, mai 1S40.

(2) Journal, 19 mai iSSg.

(3) Lettre déjà cite'e du 3o janvier 1845.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 321

« son secours ne me fera point défaut. Il saura bien, « quand il lui plaira, me donner un compagnon dé- « voué. Allez remplir, mes amis, la mission qu'il vous « a donnée, et ne m'oubliez pas dans vos prières. »

« Nou.s l'engageâmes à accepter au moins quelques secours d'argent. « Mes bons amis, reprit-il, je vous « remercie de vos offres obligeantes. La divine Provi- « denceestunetrésorière en qui j'ai mis ma confiance, « et dont les bontés envers moi n'ont jamais été plus « sensibles qu'à Futuna. » Le saint missionnaire ren- voya au Vicaire Apostolique qu'il envisageait, à son égard, comme l'interprète de la volonté divine, le soin de lui procurer un prêtre et les autres secours que le prélat jugerait convenables. »

Le P. Chanel avait reçu par ses confrères un paquet de lettres. Il ne put faire que quelques réponses. La plus importante est celle qu'il adresse, le i6mai iSSg, au T. R. P. Colin, supérieur général de la Société de Marie, pour lui rendre compte de sa mission. Elle commence ainsi : « C'est avec un plaisir vraiment indicible qu'après un séjour de dix-huit mois à Futuna, avec le F. Marie Nizier, je reçois enfin la visite du premier renfort d'ouvriers apostoliques que vous avez eu la bonté d'envoyer à notre secours. »

Après avoir exposé, en quelques mots, les princi- paux événements qui se sont passés, il continue : « L'île n'est pas encore chrétienne. Outre mon peu de zèle, il y a mille craintes et préventions à dissiper. Les naturels savent tous la manière dont on traite les

32 2 VIE DU BIENHEUREUX

nouveaux convertis de Tonga, Hapaï, Vavao, Fidji, Samoa, Sandwich, Taïti, etc. Nous avons beau leur dire que la religion catholique ne fait rien de sem- blable ; des naturels échappe's des archipels voisins nourrissent ces appréhensions. Le roi et la plupart des grands chefs ont la réputation d'avoir des dieux qu'ils disent descendre en eux. Ces dieux font peur aux autres naturels. Ceux-ci n'épargnent pas les pré- sents pour se les rendre favorables.

« Vingt baptêmes, dont trois d'adultes, tout le reste d'enfants, et tous en danger de mort, sont toute la moisson recueillie pendant dix-huit mois. Nous avons pourtant la consolation de voir les dispositions des naturels s'améliorer de jour en jour. Monseigneur n'étant point venu, au bout de six mois, selon qu'il l'avait dit, nous avons passé, le F. Marie Nizier et moi, pour des menteurs ou comme deux hommes abandonnés. L'arrivée de nos confrères produit le meilleur effet possible dans l'esprit de tout le monde. On nous écoute avec plaisir. Tous veulent voir les nouveaux venus et ne cessent de demander leurs noms. On voit des larmes rouler dans les yeux de quelques-uns, lorsqu'on leur parle de l'intérêt et de l'amitié que l'on a pour eux en France. Alors, ce sont des Ma?'ié Farani (les Frajiçais sont bous) qui n'en finissent plus. »

En terminant sa lettre, il dit : « Je vous conjure, mon Très Révérend Père, d'oublier devant Dieu les nombreux sujets de peine que j'ai eu le malheur de

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 323

VOUS causer et de ne pas me refuser votre be'nédiction paternelle, que je sollicite avec toute l'ardeur dont je suis capable. »

Comment n'être pas touche' en lisant dans une lettre adressée à une pieuse et charitable dame de Lyon : « Mgr de Maronée m'a placé dans l'île de Futuna, à quarante lieues de Wallis, le P. Bataillon vient d'être casé avec un frère catéchiste... En déployant une pièce d'étoffe que vous m'avez procurée pour vêtir mes chers sauvages, j'ai trouvé une lettre qui renferme une promesse et une demande : vous me promettez le secours de vos prières et l'envoi de quel- ques nouveaux dons ; je ne saurais trop vous en témoi- gner ma reconnaissance. Vous me demandez quelques images signées de ma main ; pour ne pas m'exposer à des sentiments de vanité, je vous envoie des images mais sans signature. Ecrivez, à la place de mon nom, et ne vous lassez pas de répéter ces mots : Mon Dieu, aye^ pitié d'un grand pécheur que vous avei efipoyé à d'autî^es pèche uf^s ( i ) . . . »

« Après le départ de nos confrères pour la Nouvelle- Zélande, dit Mgr Bataillon, un de nos premiers soins tut de construire une case un peu plus commode. Le roi donna volontiers son consentement et les naturels nous aidèrent à l'élever. Nous l'environnâmes d'un

(i) Le P. Chanel avait déjà exprimé la même pensée en écri- vant à sœur Lime. Nous avons reproduit un extrait de ceue lettre à la page 208.

324 "^'^E DU BIENHEUREUX

treillis de bambous. Elle avait ses portes et ses fenê- tres. L'intérieur fut divisé en plusieurs pièces. La principale pouvait avoir huit pieds de long sur six de large et servait de chapelle.

<( Nous nous occupâmes aussi de la langue futu- nienne et nous traduisîmes tout ce que j'avais rédigé pour Wallis, en fait de doctrine, de prières et de chants religieux, il me pria même, avec beaucoup d'instances, de composer un cantique en l'honneur de Marie, bien qu'à Wallis je n'eusse encore rien fait de ce genre. C'est une paraphrase libre de VApe Maffia avec quel- ques pensées du Salve Regina. » Le P. Bataillon adressa ce cantique au T. R. P. supérieur général de la Société de Marie, comme le premier tribut de louan- ges payéà îiotre bonne Mère dans cette partie de l'Océ- an ie.

Par la Reine de paix^ le P. Chanel avait reçu plu- sieurs caisses remplies de différents objets. Les deux apôtres profitent des circonstances pour distribuer des présents, qui font l'admiration des insulaires et provoquent leurs nombreuxremerciements. Le 3omai, ils habillent complètement le roi, qui est tout content d'être comme un européen.

Le petit orgue attire toujours de nombreux visi- teurs. Le P. Bataillon est obligé d'en jouer bien souvent, et il doit donner des répétitions jusque dans la maison du roi (22 mai).

Les deux missionnaires firent plusieurs courses dans l'île pour s'informer s'il y avait des malades.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 325

visiter les habitants, et les instruire en particulier ou en public. Toutes les fois que l'occasion se présen- tait, le P. Bataillon ne manquait pas d'annoncer la parole de Dieu.

« Un jour (i^"" juin iSSg), le P. Bataillon proposa au roi de brûler une multitude de divinités du second ordre, très redoutées à Futuna et dans les îles voisi- nes. Le roi et tous les chefs y consentirent, persuadés que nous ne serions jamais assez téméraires pour en venir à l'exécution. Mais, le lendemain, ces ridicules dieux, ou plutôt les objets consacrés à leur culte, furent publiquement livrés aux flammes. Les naturels, effrayés pour nous et pour eux-mêmes, se tenaient loin de l'incendie, et lorsque, aussitôt après, ils nous revirent au milieu d'eux, pleins de vie et de santé, ils ne savaient comment nous témoigner leur admiration et leur joie. Ce prodige fit tomber sensiblement le crédit des fausses divinités. Deux villages entiers demandèrent à être préparés au baptême ; le roi lui- même assura qu'il n'attendait, pour se convertir, que le moment toute l'île se déclarerait en faveur de la religion catholique; tous paraissaient heureux et dans les meilleures dispositions (i). »

Le journal des deux missionnaires complète ces derniers faits. Nous y voyons que le 5 juin, en se rendant à Sigavé^ dans la partie de l'île occupée par \qs vaincus, ils s'arrêtèrent au village de Fe7e, qui, le

(i) Lettre au P. Convers, mai 1840.

3 26 VIE DU BIENHEUREUX

premier, demandait à se déclarer pour la religion. Leur visite parut confirmer les habitants dans leurs heureuses dispositions.

Pensant avec raison que la conversion du roi entraî- nerait celle de l'île tout entière, ils se concertèrent sur les moyens de l'obtenir à tout prix. Ils eurent avec le roi plusieurs entretiens. Celui du 1 1 juin fut plus long et plus sérieux. Mais, le prince, quoique ébranlé, ne voulut point encore se prononcer.

Aloji ne fut point oubliée par les deux apôtres. Nous trouvons, à la date du 14 juin, qu'ils eurent le bonheur de baptiser dans cette île un enfant en danger de mort.

En visitant Alojî, le P. Bataillon ne pouvait se lasser d'admirer les sites pittoresques qu'elle offre aux regards. On se trouve parfois devant des grottes ma- gnifiques. L'une d'elle, Lita^ ressemble à la façade d'une église ogivale. Mille flèches s'élancent avec une certaine régularité. Dans la partie qui regarde Futuna, jaillit une source d'eaux thermales qui se mêlent aux flots de l'océan, à marée haute, mais qui peuvent à peine être touchées avec la main, à marée basse, tant leur chaleur est élevée. Tout en contemplant les beautés de la nature, nos deux missionnaires ne pou- vaient chasser de leur esprit une pensée de tristesse, lorsque leurs regards rencontraient partout des traces d'habitation et qu'aujourd'hui ils voyaient l'île, autre- fois si peuplée, devenue presque un désert.

Le P. Bataillon, après deux mois de séjour à Fu-

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 827

tuna, repartit pour Wallis, le 4 juillet iSSg. Il lui tardaitde rejoindre ses chers catéchumènes, qui étaient si peu instruits dans la religion et qu'une absence plus prolongée pouvait décourager. Il partit tout heureux devoir les beaux commencements de la mis- sion de Futuna. Il emportait pour l'humble compa- gnon de ses travaux, le F. Joseph Xavier une lettre admirable, dont nous croyons devoir reproduire quel- ques pensées.

« Mon bien cher Frère,

« ... J'ai la douce confiance que vous ne négligerez rien pour persévérer dans vos bonnes dispositions. Nous ne voulons tous qu'une même fin, qui est le ciel. Ne perdons pas notre temps à regarder de côté; nous nous exposerions à manquer notre but. L'éternité sera passablement longue pour nous délasser et nous remettre entièrement des peines de cette courte vie.

« Nous avons parfois ici des furoncles, comme vous en avez à revendre; ce sont des gouttières qui se font à notre prison. Quand les murailles en seront ren- versées, nous entonnerons l'hymne de notre déli- vrance.

« Ma sœur Saint-Dominique a voulu prendre les devants pour aller au ciel avant moi; elle y est montée aux environs de Pâques i838. Je ne sais si elle ne me reprochera point un jour de ne l'avoir pas pleurée. Je lui dirai que je n'ai pas pu, malgré la tendre affection que j'avais pour elle.

328 VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL

« Ma mission ne rencontre pas les mêmes obstacles que celle du P. Bataillon, mais elle n'en est pas plus avance'e pour cela...

« Je remercie bien Paul, ainsi que tous les autres blancs, des bons services qu'ils rendent au P. Batail- lon et à vous, dans les peines et les épreuves que vous avez à subir de la part de votre pauvre roi. Ces épreu- ves me font bien augurer de la mission de Wallis. Ne vous lassez pas de prier et de seconder de tout votre pouvoir le zèle et les efforts du P. Bataillon. Vous voyez qu'il ne s'épargne pas (i). »

(i) Extrait d'une lettre du P. Chanel au F, Joseph en date du 27 juin 1839. (Voir P. Servant, Histoire du clwistianisme à Futuna, p. g 5.)

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CHAPITRE X

LA GUERRE. COMBAT DU 10 AOUT. LA PAIX

(4 juillet. 1" septembre 1839.)

^^Ies riches espérances que le P. Bataillon et le P. Chanel avaient conçues, devaient bientôt faire place à de mortelles inquié- tudes. « Le de'mon furieux de voir ces commence- ments du règne de Jésus-Christ, vint rallumer le feu de la guerre (i). »

Sémuu et Urui, ces deux hommes diiûns^ à qui les vaincus avaient apporté des présents le i*^"" février, profitèrent d'une fête pour demeurer à Sigavé et pré- parer la chute de Niuliki.

Pendant la nuit du lo Juillet, une troupe de jeunes gens de Sigavé va par la montagne jusqu'à Tuatafa, afin de se venger de deux hommes de Taïti, qui les ont trompés dans un marché. N'ayant pu réussir dans leur dessein, il font feu au hasard sur ceux de Fikavi qui se trouvent là, et prennent la fuite.

Le cri de guerre retentit partout et tout le monde

(i) Lettre au P. Convers, mai 1840.

33o VIE DU BIENHEUREUX

est à l'instant sur pied. Les vieillards font leurs efforts pour arrêter les jeunes gens qui veulent se porter au secours ou à la rencontre des téméraires. Le village de Nuku^ lieu du premier rassemblement, est bientôt désert. C'est à Vàisé que les hommes de Sigavé se sont transportés. Ils regrettent généralement que les jeunes gens soient rentrés sans avoir pu tuer personne.

Vanaé se croit redevenu jeune et agit comme s'il avait retrouvé Fakavélikélé . Il agite fortement son sein gauche et sa parole est forte et stridente. Somuu et Urui font aussi parler leur Dieu. La tej-re., disent-il, vient de s' ébranler; elle est dansV attente des événements qui vont suivre. Ils recommandent, néanmoins, la prudence dans les démarches, afin de ne compro- mettre la vie de personne, et assurent que les trois divinités couvriront de leurs ailes les défenseurs de la patrie.

Le même jour, arrive de Fikavi, le cri de guerre a rassemblé les vainqueur^s, un morceau d'étoffe appelée Pau véri Kéré., pour annoncer que l'on accepte la déclaration de guerre.

Le P. Chanel, qui se trouve à Sigavé, se rend en toute hâte à Vaisé., et demande à Vanaé la signification de ce qui vient de se passer. // tie s'agit, lui répond-il, que de la querelle des jeunes gens de Rotuma et de Ta'iti. Non complètement rassuré par cette réponse, il demeure encore une journée dans cette partie de l'île, afin de mieux se rendre compte des mouvements et

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 33 I

d'apprendre quelque chose de plus à ses catéchu- mènes. Avant de partir, il laisse à Sam une copie du Pater et du cantique en langue de Futuna. Quand il arrive à Pdi, il trouve les vainqueurs occupés à pré- parer le Para^ grande couronne de plumes blanches, pour le roi Niuliki.

« Pendant quelques jours, l'île semble avoir repris la tranquillité. On travaille partout et fortement. Moi, qui suis encore à ignorer que la guerre est inévitable, je prie le roi de m'accompagner à Fikavi, afin de faire dire à ce village querelleur de rester tranquille et de réparer les torts, qui, à l'instigation de John, deTaïti, auraient été commis envers les naturels de Rotuma. A la vue du roi, le cri de guerre fait descendre tous les naturels de la montagne ils sont à travailler. On sert une petite fête à Sa Majesté, qui fait connaître mes intentions, et recommande en même temps la plus grande vigilance, afin d'éviter toute surprise (i). » (i8 juillet.)

Un baleinier de Sydney ne peut s'approcher, pen- dant quelques jours, à cause de la force du vent. Les premiers qui vont à bord, du côté des vainqueurs^ parlent d'acheter des fusils, et ils en achètent quatre. Le marché est interrompu par l'annonce que les jeunes gens de Sigavé sont descendus, à l'improviste, dans le village de Pouma^ voisin de Fikavi. et ont saccagé, sur leur passage, les taros et les bananiers, jusque dans

{i) Lettre au P. Bataillon, 7 septembre iSSg.

332 VIE DU BIENHEUREUX

la vallée de Tuatafa. Le cri de guerre rassemble les vainqiiein^s^ qui se mettent à leur poursuite, mais sans pouvoir les atteindre. Le marché est repris. On achète un cinquième fusil, de la poudre, et on mani- feste sa joie dans une fête qui se donne à cette occa- sion. (22 juillet.)

Les vainqueurs ne peuvent oublier l'attaque du parti opposé. Le 26 juillet, ils s'élancent, à leur tour, à travers la montagne et vont jusqu'à Vàisé. Ils bles- sent d'un coup de lance un jeune homme de Rotuma et reviennent sans avoir eu aucun mal. Ils sont tous réunis à Fikavi depuis deux jours. Le P. Chanel, de plus en plus inquiet, se rend au milieu d'eux et leur fait comprendre les maux que la guerre amène avec elle et le malheur de ceux qui meurent sans être chré- tiens. (28 juillet.)

Avec l'agrément de Niuliki, il part pour Sigavé, dont on n'a point de nouvelles. Thomas l'accompagne. La sentinelle placée à l'extrémité du village de Nuku les prie d'attendre que les vieillards soient avertis. Vanaé lui-même vient, avec une suite nombreuse de chefs et de blancs, pour les recevoir et connaître ce qui se passe de l'autre côté de Tîle. Tous se dirigent vers la maison de Vanaé, qui est déjà pleine de monde. Sémuu et Urui sont venus faire visite au vieux roi. Quel n'est pas l'étonnement du P. Chanel, lorsqu'il aperçoit, à la place ordinaire de Vanaé, im morceau d'étoffe^ et par dessus, trois feuilles de cocotier ! Il apprend que cette cérémonie religieuse est pour inviter

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Fakavélikélé à venii^ se reposer dans cette agréable perdure. (29 juillet.)

Le couronnement du roi des vaincus a lieu le 3o juillet. Dès le matin, les chefs et les vieillards sont réunis dans la maison de Vanaé. Les trois gY&nàs dieux de Futuna [Fakapélikélé., Sogia et Fitu), parlent à leur tour, à la suite du Kava. Puis, les chants guerriers se font entendre avant et après le déjeuner. Vers les dix heures, la place qui est devant la maison de Vanaé est occupée par les chefs, les guerriers et le peuple. Ceux qui ont une fonction à remplir sont à leur poste. Vanaé s'avance entre Sémuu et Urui, vers la pierre divine. Un silence solennel règne dans l'assemblée.

Sémuu prend un coquillage et coupe trois morceaux de feuille de cocotier, qu'il place sur une étoffe. Vanaé s'assied alors contre \q. pierre divine, ht premier ministre, accompagné de tous les chefs, s'avance gra- vement. Il porte au cou une feuille de cocotier. Il prend les trois morceaux déposés sur l'étoffe, et, s'agenouillant devant Vanaé, lui passe au cou ces insignes de sa royauté, en prononçant quelques paro- les. Ils s'accroupit par trois fois, et pousse un grand cri, que les chefs répètent en accomplissant la même cérémonie.

Vanaé, ainsi couronné roi, fait distribuer un petit morceau de tape blanche à chacun des chefs, afin de les réintégrer dans leur ancienne dignité. Le Kava est ensuite servi selon le cérémonial réservé 3inx vain- queurs. On remercie Fakavélikélé d'avoir bien voulu

334 VIE DU BIENHEUREUX

quitter l'autre partie de l'île pour se fixer dans celle-ci, en lui offrant un beau porc rôti, entoure' de quelques corbeilles de taros. Après une abondante distribution de vivres, on chante et on danse jusqu'au soir.

Le lendemain matin, le cri de guerre rassemble tous les combattants. Vanaé porte à son cou \ç.s feuilles divines et l'on s'avance du côté des vainqueurs. Mais, après cinq minutes de marche, la voix de Urui rap- pelle les guerriers, qui déposent les armes, préparent un repas, chantent et dansent comme la veille. Il en est ainsi de la Journée du premier août.

Le P. Chanel, à qui personne n'a voulu donner l'explication des cérémonies du couronnement, parce que le roi l'a défendu, fait entendre, au milieu de tou- tes ces fêtes, les paroles ardentes que son cœur d'apôtre lui suggère. « Mais j'avais beau les supplier, les con- jurer, les menacer de la colère divine, m'épuiser d'ef- forts pour leur faire comprendre les malheurs de la guerre. On me répondait toujours : « Nous ne vou- « Ions pas être appelés vaincus, quand le grand mis- « sionnaire (Mgr l'évêque) viendra nous visiter. Aus- « sitôt que nous serons vainqueurs, nous nous -ferons « tous chrétiens. » Pauvres aveugles ! Tandis qu'ils parlaient ainsi, je les voyais d'autant plus animés au combat, qu'ils se croyaient sûrs de la victoire, à cause des nouvelles divinités passées dans leur camp avec les deux imposteurs, (i) »

(i) Lettre au P. Convers, mai 1840.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 335

Le vendredi, 2 août, après avoir pris congé de Vanaé et des vieillards, il revient à Poï. Il trouve les vainqueurs occupés à célébrer de leur côté des fêtes guerrières, en se transportant dans les principaux villages. Tout semble donc annoncer une guerre pro- chaine. Quelle inquiétude pour son cœur d'apôtre i Il espère encore que le terrible fléau ne se déchaînera pas sur son île.

La journée du 4 est féconde en incidents. En essayant son fusil, un jeune homme de Fikain met le feu à un tas de poudre. L'explosion lui occasionne de fortes brûlures, qui, sans ses habits, auraient été plus grandes encore. Dès que cette nouvelle arrive à Po'i^ le P. Chanel, suivi de Thomas, s'empresse d'aller offrir au blessé ses petits se?'vices. Le roi l'a palpé pour apaiser la colère du Dieu. L'huile que Thomas répand sur ses plaies agit plus efficacement.

A peine sont-ils de retour à Po'i^ que le cri de guerre part du côté de Fikavi. Tout le monde court et croit que c'est la guerre. Ils suivent la foule, et, arrivés à Fikavi, apprennent que trois jeunes gens de Sigavé sont venus jusqu'à Tuatafa pour épier les vainqiieui^s et ont disparu rapidement. Chacun retourne chez soi et les cinq jours suivants se passent sans incidents. On a repris partont les travaux ordinaires.

Le serviteur de Dieu en profite pour se reposer dans le travail et la prière. Il commence une neuvaine et une retraite, qui doivent se terminer le jour de l'Assomption.

336 VIE DU BIENHEUREUX

Cependant, un navire avait paru à Futuna et les vaincus avaient acheté dix fusils. Comptant sur la victoire, que leurs Dieux promettent, ils s'avancent, le 10 août au matin, dans la vallée de Tuataja. Les paitiqueurs sont réunis à Fikavi. Le roi Niuliki annonce qu'après le déjeuner il va faire porter à Sigapé les signes de la paix, lorsque au même instant retentit le cri de guerre. On quitte tout pour courir à Tuatafa. « Rien de si vite prêt, ni de plus leste qu'un sauvage en pareille circonstance. Une lance d'une main, un casse-tête ou une petite hache de l'autre, complètent son armure. 11 met ce jour-là autour de son corps les plus belles étoffes qu'il possède. S'il est homme de guerre, il a le privilège de porter une cou- ronne de plumes autour delà tête, (i) »

Bientôt les deux armées sont en présence à Vaï et ne sont plus séparées que par un petit torrent. Un moment elles hésitent à en venir aux mains. « Quel- ques coups de fusil de la part des vaincus engagèrent le combat et blessèrent plusieurs hommes de Niuliki. Oublions ?tos blessés, dit aussitôt le roi, volons à la défaite de nos ennemis. Il s'élance suivi de sa troupe, mais les agresseurs soutiennent le choc avec tant de fermeté et de courage que la victoire semble se décla- rer pour eux. Niuliki et ses gens, sans se déconcerter, reviennent à la charge. (2) » Se voyant encore repous-

(i) Lettre à Mgr Dévie, évêque de Belley, 3i octobre iSSq. (2) Lettre au P. Convers, mai 1840.

PIERRE-LOUIS-iMARIE CHANEL SSy

ses, ils s'avisent d'attaquer l'ennemi par trois endroits diffe'rents. Cette manœuvre leur réussit. Lorsque les fusils ne peuvent plus servir, commence une lutte effroyable et une mêlée affreuse . La jeunesse de Sigavé se débande la première et les vieillards tombent pour la plupart, victimes de cette désertion.

« On dit que Sam est resté le dernier sur le champ de bataille, sans s'apercevoir que ceux de son parti avaient pris la fuite. Ne pouvant plus rien faire de son fusil, il s'en servit quelque temps pour parer les lances qui pleu- vaient autour de lui. De quatre lances qui allaient le frapper, il en écarta trois; la quatrième lui blessa la jambe gauche. Il jeta alors son fusil, arracha la lance de sa blessure et la renvoya avec plus de force qu'elle ne lui était arrivée. Il en arrêta quelques-unes au vol, qui retournèrent bien vite d'où elles étaient parties. Il se retira, lorsqu'on lui cria que Singavé est vaincu, (i) »

« Dans la mêlée périrent le vieux roi, qui s'était fait couronner avant le combat, l'un des deux imposteurs qui avaient été l'occasion de cette guerre, un anglais récemment arrivé ici et partisan déclaré des vaincus^ enfin la plupart des chefs subalternes de ce parti, qui s'étaient toujours montrés les principaux auteurs de la discorde. Il y eut vingt-quatre morts du côté des vain- cus, et treize dans le parti des vainqueurs, nombres bien considérables pour la faible population de Futuna. » (2)

(i) Lettre au P. Bataillon, 7 septembre 1839. (2) Lettre au P. Convers, mai 1840.

338 VIE DU BIENHEUREUX

« Nous étions tous les trois très tranquilles kPoï et ne soupçonnions rien de ce qui se passait, lorsqu'un exprès nous arriva tout essoufflé, de la part du roi, pour nous prier d'aller donner quelques soins aux blessés. Nous courons au plus vite. Nous ne trouvons que morts et blessés, puis des femmes qui se couvrent en pleurant du sang de leurs maris qui viennent d'expirer.

« Nous sommes à panser les premiers blessés que nous trouvons sur notre route, lorsque nous voyons arriver le roi, soutenu par l'une de ses femmes et l'une de ses filles. Il a été atteint d'une lance qui lui va d'une épaule à l'autre. Cette grande mais non dan- gereuse blessure, le laisse triste et résigné en même temps. Nous lui présentons quelques eaux de senteur et une petite goutte à boire de l'élixir de la grande Chartreuse, (i) »

« D'autres blessés arrivent, Thomas arrache un bout de lance rompu dans le dos d'un homme. Je vais à la rencontre des blessés. Je visite les cadavres de tous les morts. Ceux de Smgavé sont horriblement massacrés pour la plupart. La terre est parsemée de lances rompues et de casse-tête en bois de fer, brisés sur la tête des vaincus. Les bouts de lances barbelées, enfoncés dans la poitrine du plus grand nombre font frissonner d'effroi. Je me hasarde à donner le baptême à deux hommes, qui expirent après qu'on leur a arra-

(i) Lettre au P. Bataillon, 7 septembre iSSg.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 33g

ché le bout de lance qu'ils ont dans le corps. Un jeune homme meurt pendant la nuit, sans que je puisse rien lui faire. Les vainqueurs, qui sont à Singavé^ en rapportent tout ce qui leur est tombe' sous la main, (i) »j

Le P. Chanel nous conserve les noms de ces deux hommes qu'il baptise. Le premier est Maïlé, qui dans le conseil du 1 1 novembre iSSy, avait parlé en faveur du missionnaire. Le second, du village de Poï, se nommait Garu Vaï.

« Parmi les blesse's se trouvait le frère du roi vaincu. Il était déchirant de voir son épouse recueillir dans ses mains le sang qu'il perdait par une large blessure, et se le jeter sur la tête en poussant des cris affreux. Tous les parents des blessés recueillaient ainsi jus- qu'à la dernière goutte de leur sang. On les voyait appliquer leur bouche aux feuilles des arbustes et lécher jusqu'à l'herbe qui en était teinte.

« La nuit approchait; nous avions rempli, le frère et moi, notre ministère de charité. Accablés de dou- leur et de fatigue, nous allâmes nous asseoir sur le sable, au pied d'un cocotier. De j'entendais encore les lamentations des parents de ceux qui avaient péri. Je ne faisais moi-même que gémir, élevant vers le ciel mes mains suppliantes pour ce peuple, devenu mon peuple, et dont le salut m'est confié. Qu'elles sont lon- gues les nuits des tropiques dans ces moments de

(i) Journal, lo août iSSg.

340 VIE DU P.IFNHEUREUX

douleur! Après avoir un peu sommeillé de lassitude, nous fûmes éveillés par le bruit de nos insulaires qui transportaient les cadavres dans la vallée voisine. Tous les morts y furent enterrés, à l'exception du roi, que son épouse fit inhumer ailleurs, et de l'homme qui avait un Dieu; les vainqueurs l'emportèrent dans une de leurs vallées. Nous donnâmes nous-mêmes la sépulture à l'anglais, dans le lieu il avait succombé. Puisse-t-il avoir trouvé grâce devant le Seigneur, (i) » Nous n'accompagnerons pas le zélé missionnaire dans les visites qu'il fait aux blessés, les jours qui sui- vent le combat. On voit qu'il ne sait pas se ménager. Signalons seulement quelques faits.

« Le i3, avec l'agrément de Niuliki, je pars pour Siîigapé. Thomas m'accompagne. Les pauvres r<3/HCM5 s'étaient déjà construit un certain nombre de mai- sons... J'allai coucher sur la montagne avec les paiîi- eus. Je crus pouvoir hasarder le saint baptême à un blessé qui allait mourir. Je reviens coucher kPoï pour célébrer la fête de l'Assomption. Sam, sa femme et le jeune chef de Rotumase sont embarqués pour mettre leur vie en sûreté : c'est d'après mon conseil ('2); » Sam arriva à Wallis il eut le bonheur de recevoir l'instruction chrétienne. Il n'oublia jamais le P. Cha- nel, et, quand il apprit sa mort, il la pleura pendant trois jours.

(i) Lettre au P. Convers, mai 1840.

'2) Lettre au P. Bataillon, 7 septembre iSSq.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 341

Nous voyons ^avlt journal que, le 19 août, on ap- porte de Fikavî un blesse'. Le P. Chanel va le voir et ne le trouve pas en danger. Il croit pouvoir courir auprès d'un malade qu'il a le bonheur de baptiser. A son re- tour, on lui annonce que le blessé est mort. Mon Dieu quel regret pour moi ! Il était suffisamment instruit pour être baptisé.

Pour la pacification de l'île, il restait à faire des- cendre les paincus de leur forteresse. La chose n'était pas facile. Les vainqueurs, en grand nombre, ne ca- chaient pas leur intention de massacrer la plupart des vaincus. Le P. Chanel, en l'apprenant, conjura le roi de ne pas le permettre. Niuliki ne put résister à ses instances et il assura qu'il ne leur serait fait aucun mal. Il tint parole, comme nous allons le voir.

Dès que sa blessure lui permit d'aller à Sigavé., il s'y transporta avec les principaux chefs. Le serviteur de Dieu les accompagna, et, dès son arrivée, exhorta les vaincus à faire leur soumission pour éviter de nou- veaux et plus grands maux.

Cet acte solennel, qui doit cimenter la paix, com- mence, le 22 août, de la manière suivante : Le roi et les chefs se transportent à Nuku. Après un moment de repos, ils se dirigent vers la montagne sur laquelle les vaincus se sont retranchés. Ils en voient descendre quatre vieillards, les mains jointes, la tête couverte de cendres et un rameau de bois vert devant la poitrine. Une corbeille remplie de présents et de trois fusils les précède. On les accompagne en silence.

342 VIE DU BIENHEUREUX

En arrivant sur la place, à l'endroit les jeunes gens ont planté des branches d'arbres pour avoir de l'om- bre, tout le monde s'assied. On prépare le Kava. Les quatre vieillards y assistent, et laissent sur la place leurs rameaux verts. La corbeille est ouverte et deux natu- rels mettent devant le roi les morceaux d'étoffe qu'elle renferme. Les principaux chefs des vainqueurs félici- tent les vieillards de leur soumission et de leur amour pour le pays. Le roi parle à son tour, et lorsqu'il a fini son discours, leurs parents s'approchent et viennent les embrasser. Le P. Chanel nous dit qu'il peut à peine retenir ses larmes. Le soir, il va voir les blessés, qui sont sur la montagne, et à son retour, exprime au roi toute sa tristesse, en lui montrant les champs de bananes saccagés.

Le 23, les vaiJicus descendent en plus grand nombre et observent le même cérémonial.

Tout heureux de cette soumission, qui met fin à la guerre, notre apôtre retourne auprès de ses chers blessés, visite tous les coins et recoins du fort^ et, avant de descendre, a le bonheur de baptiser un ma- lade qui se mourait. En se rendant à Poï, il visite à Fikavi les blessés, qu'il trouve beaucoup mieux.

L'un d'entre eux, par suite d'une blessure à la tête, ne put jamais reprendre l'usage de sa raison. Ses pa- rents l'abandonnèrent presque entièrement. Il n'en fut pas ainsi du P. Chanel. Sa charité, nous dit le F. Marie Nizier, lui faisait partager avec cet infortuné le peu que nous avions.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 343

Urui, l'un des deux imposteurs qui avaient amené la guerre, et trois ou quatre blessés étaient demeurés dans la forteresse de Sig-ai^é. Ils en descendirent, le 9 septembre, lorsque Niuliki se rendit dans cette partie de l'île. On ne leur fit aucun mal, et un repas, suivi de danse, réunit les vainqueurs et les vaincus.

Le P. Chanel était retourné à Sigavé pour cette circonstance. Il manifesta de grands sentiments de joie. Il espérait que désormais, grâce à la paix, l'œu- vre de Dieu ne rencontrerait pas d'obstacle, et il promit de redoubler de zèle et d'ardeur. Nous verrons que l'ennemi du salut chercha à paralyser ses efforts et lui suscita mille difficultés.

451-

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CHAPITRE XI

PRÉCIEUSE CORRESPONDANCE. BONNES DISPOSITIONS

DES INDIGÈNES. ESPÉRANCES.

(!«'■ septembre i6 octobre 1839.)

& |®^.^.E dimanche, premier septembre, vers les M i^^^^ deux heures du soir, le P. Chanel conver- ^1 hm^¥^^ sait avec quelques enfants, lorsqu'il apprit l'arrive'e du navire de Jones. Il s'empressa de courir près du rivage pour avoir des nouvelles. Quelle ne fut pas sa joie, quand on lui remit un paquet de lettres ! Plus heiwenx que si f 'eusse troupe lui trésor^ je revins au plus vite à Pdi. La nuit jue poursuivait (i). Après avoir récité son office, il parcourut tout ce qui lui était adressé par le P. Bataillon, le F. Joseph Xavier et le bon Paul. Il bénit Dieu des bonnes nou- velles qui lui étaient données sur la mission de Wallis, et s'attrista en apprenant que le roi Lavélua et quel- ques chefs refusaient de se convertir.

Il songea de suite à répondre à ces lettres et à quel- ques autres qu'il avait reçues précédemment. Plu-

(i) Lettre au P. Bataillon, 7 septembre iSSg.

VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 345

sieurs sont venues jusqu'à nous, et le lecteur nous saura gré de mettre sous ses yeux quelques extraits de cette précieuse correspondance.

Qui n'admirerait la réponse qu'il adresse, le 5 sep- tembre, au F. Joseph Xavier ?

« Je remercie le bon Dieu du bonheur que vous avez eu d'ouvrir le ciel à quelques enfants. Le F. Ma- rie Nizier, qui, par parenthèse, vous aime bien et vous embrasse de même, n'en a encore baptisé que deux.

« Ne vous lassez pas dans vos efforts pour aimer le bon Dieu. Tâchez de penser aussi facilement à lui qu'à vos outils, qu'à votre jardin, qu'à vos poules, qu'à votre chèvre et aux petits qu'elle vous donnera bientôt.

« Je vois avec le plus grand plaisir que les disposi- tions des naturels de Wallis deviennent de jour en jour meilleures. Il n'est aucun obstacle, qui puisse arrêter le bras de Dieu, sinon nos propres péchés. Que ne devons-nous pas faire pour que ce même Dieu les ensevelisse dans un éternel oubli et qu'il laisse enfin couler ses grâces sur ces pauvres sauvages qui sont bien plus à plaindre qu'à gronder des sotti- ses qu'ils font.

« Le P. Bataillon vous apprendra les résultats de la malheureuse guerre qui vient de désoler mon pau- vre petit Futuna.

« Aimez toujours le bon Dieu et la sainte Vierge, et vous êtes sûr d'aller en paradis (i). »

(i) Lettre citée par le P. Servant et par le P. Roulleaux.

346 VIE DU BIENHEUREUX

Si dans la longue lettre au P. Bataillon nous trou- vons un ton différent, nous admirons les mêmes sen- timents de foi, de piété et de charité.

« Le diable, qui travaille votre île pour y retarder autant que faire se pourra le triomphe de la foi, n'a rien épargné pour porter le dernier coup au pauvre petit Futuna. « Le P. Chanel expose en détail tout ce qui s'est passé depuis le 4 juillet jusqu'à la conclu- sion de la paix. Puis il continue :

« Il est bien possible que les persécutions de votre roi aient un effet tout différent de celui qu'il se pro- pose. Tant qu'il agira de la sorte, on parlera de la re- ligion dans l'île ; en en parlant, on l'examinera ; l'exa- men aura d'heureux résultats, soyez-en sûr.

« Je vous félicite de compter déjà, parmi vos caté- chumènes, des confesseurs de la foi. Vous n'avez pas manqué de leur dire qu'ils ne sont pas des premiers à souff'rir pour le nom de Jésus-Christ. Vous pouvez dire à Vaïmotuku que je voudrais bien couvrir de mes baisers les endroits de son corps le roi Lavélua l'a frappé. Puisse ce jeune naturel mériter par sa persé- vérance que ces coups soient un jour dans ie ciel au- tant de perles qui brillent sur son corps ! Je sais que le Seigneur est riche en miséricorde et qu'il peut bien malgré les obstacles actuellement existants, se servir de votre jeune chef pour le bien de la religion.

« ... Vous faites prudemment de ménager votre roi afin qu'il ne voie en vous qu'affection et égards. Lors- que Monseigneur aura passé, vous pourrez essayer de

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL S^J

le serrer de plus près pour savoir si enfin il consentira à se rendre à la grâce, qui doit pourtant le poursui- vre. »

Une pirogue tongienne, poussée par les vents con- traires, avait abordé à Wallis. Les naturels, venus sur cette pirogue, s'étaient montrés dociles aux enseigne- ments du P. Bataillon. L'apôtre de Futuna les avait vus pendant son séjour auprès de son confrère: aussi l'annonce de la conversion de leur chef le transporte de joie.

« La nouvelle de la conversion de Tupunéiafu m'a attendri jusqu'aux larmes. Que le bon Dieu daigne le fortifier dans sa foi ! Que de biens vont résulter de son exemple ! Je regarde les soins que vous donnez a ce bon chef et à toute sa famille, comme donnés à une mission tout entière.

« Vous rappelez-vous que nous disions, lorsque j'étais auprès de vous, qu'il ne manquait à cet homme que d'être chrétien. Si son âge, ou plutôt ses infirmi- tés, et plus exactement la volonté du bon Dieu ne lui permettait pas d'ouvrir la porte aux missionnaires catholiques dans Tonga et tout l'archipel, j'ai la douce confiance qu'il aura dans ses enfants des héritiers de ses heureuses qualités, et que tôt ou tard quelques-uns d'entre nous iront arracher à l'hérésie une terre qu'elle ne saurait rendre parfaitement heureuse (i). »

La pensée de notre bienheureux martyr s'est réali-

(i) Lettre au P. Bataillon, 7 septembre iSSg.

348 VIE DU BIENHEUREUX

sée. Le P. Chevron, désigné pour fonder la mission de Tonga, rapatria la petite colonie tongienne, et il trouva en elle l'appui et la consolation, dont il avait besoin en face de difficultés sans nombre.

Nous venons d'entendre le missionnaire écrivant à un confrère, écoutons maintenant le père. Il a reçu une lettre des élèves du petit séminaire de Belley. Il leur répond :

« Futuna, septembre iSSg.

« Mes très chers amis,

« Je bénis la Providence de vous avoir choisis, pré- férablement à tant d'autres, pour vous placer dans une maison que la sainte Vierge s'est choisie, et qui est pour moi une autre maison paternelle.

« Si jeunes encore pour la plupart! Ce ne fut pas pas un jour aussi malheureux que vous pûtes le penser au premier abord, que celui vos chers parents vous dirent : Cher enfant, vous grandissez et nous vieillis- sons; nous vous quitterons un jour. Avant ce moment si pénible pour la nature, nous devons songer à votre avenir. Faisons donc trêve un instant avec les épan- chements de la tendresse, afin que vous alliez, sous des maîtres qui seront pour vous d'autres nous-mêmes, ouvrir votre esprit aux sciences et votre cœur à la vertu.

« Oh ! que nos petits sauvages vous porteraient en- vie, chers amis, s'ils pouvaient connaître et apprécier les tendres soins qui vous entourent ! Vingt-un mois

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 04^

viennent de s'écouler depuis que je suis parmi eux. Les difficultés de leur langue ont retardé leur bonheur et le mien. Ce n'est jamais sans une vive émotion que je vois accourir une multitude de petits enfants, à l'en- trée des villages que je vais visiter, et qui crient en battant des mains : C'est Pierv^e qui arrive: Pitero ka hau. Tous aiment la France, et désirent y aller. Tous veulent avoir des noms français. Un jour viendra que je leur donnerai les vôtres, qui se trouvent au bas de votre jolie lettre.

« Gardez-vous bien, mes chers amis, de regretter les missionnaires que vous voyez partir pour i'Océa- nie. L'unique regret qui vous soit permis, est celui de ne pas les voir partir en plus grand nombre. Combien d'âmes pour le salut desquelles nous sommes arrivés trop tard ! Combien d'adultes n'ai-je pas eu la douleur de voir mourir sans pouvoir leur enseigner les vérités nécessaires pour aller au ciel ! J'ai été plus heureux auprès des enfants en danger de mort : le saint bap- tême leur suffisait; j'ai eu la consolation d'ouvrir le ciel à plusieurs. Un certain nombre d'adultes sont également morts avec la grâce du saint baptême ; mais ce n'a été que lorsque j'ai pu les instruire des princi- paux mystères de notre sainte religion. Le nombre total jusqu'à ce jour n'est que de (trente) ; il serait plus grand si plusieurs n'étaient pas morts sans que je fusse instruit de leur maladie.

« Je vous félicite, mes chers amis, d'avoir choisi la très sainte vierge Marie pour votre mère, et d'être

350 VIE DU BIENHEUREUX

plus fiers de ce titre de noblesse que de tous les autres. Gardez-vous donc bien de mettre cette bonne Mère, la plus tendre, sans contredit, de toutes les mères, dans la cruelle nécessité de vous désavouer pour ses enfants. Vos bons maîtres vous avertissent, tous les jours, de ce qui pourrait vous attirer ce grand malheur.

« Puissent mes indignes prières, jointes à tant d'autres plus ferventes, préparer, dans vos personnes, quelques années de bonheur à la société, qui a les yeux sur vous, mais qui ignore encore si elle doit craindre ou espérer de votre part.

« Pour preuve de ma bonne volonté et de mes ardents désirs pour votre bonheur, j'ai laissé, pendant tout le mois d'août, votre lettre signée de tous vos noms, placée sur le pauvre autel j'ai le bonheur d'offrir le saint sacrifice de la messe, et tout près d'une image de la très sainte Vierge.

« Nous aurons des nouvelles consolantes à vous envoyer, si vous avez la bonté de nous continuer le secours de vos bonnes prières. Aidez-nous donc de cette manière, en attendant que votre âge et la volonté de Dieu vous permettent de venir, sinon tous, du moins en bon nombre, nous aider à recueillir une moisson mûre, et ranimer notre courage en multi- pliant nos forces.

« Je prie le Dieu de toute bonté de répandre sur vous tous, mes bien chers amis, et sur tous ceux qui, parla suite, iront grossir votre nombre, ses plus riches bénédictions.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 35 I

« Efforcez-vous de dédommager, par votre bon es- prit et votre constante docilité, vos excellents maîtres de leur tendre sollicitude et des soins empressés qu'ils vous prodiguent.

« Je vous embrasse tous bien tendrement dans les cœurs de Jésus et de Marie.

« L'un de vos frères aînés,

« CuAi^EL, provicaire apostolique. »

Cette lettre, que nous avons cru devoir citer en en- tier, nous montre combien le P. Chanel aimait les enfants et combien il en était aimé. Nous le voyons encore par ce qu'il écrit, le 29 novembre iSSg, à M. Levrat, curé de Crozet : « C'est pour moi une bien ■douce satisfaction, lorsque je fais ma ronde dans l'île, de voir accourir à ma rencontre une multitude d'en- fants battant des mains et annonçant mon arrivée à leurs parents. Les uns s'accrochent à mes bras, les -autres à ma soutane, et m'embarrassent ainsi de leurs témoignages d'affection...

« J'apprends avec plaisir que les enfants de votre paroisse s'intéressent au salut de nos jeunes sauvages. Qu'ils ne se lassent point de prier pour eux. J'espère qu'avec le secours d'en haut ces pauvres petits insu- laires deviendront bientôt la consolation de l'Eglise et la mienne... (i) »

(i) Vie du P. Chnnel, p. 481.

352 VIE DU BIENHEUREUX

Nous le savions déjà, le zélé missionnaire n'a jamais cessé de demander des prières. C'est sur elles qu'il a toujours compté pour le succès de son apostolat. Il écrit au P. Séon : « Il n'y a que les bonnes prières qui puissent donner de la vie à notre ministère auprès de nos pauvres sauvages. Sans ce secours, tous nos efforts seront vains et stériles. Que les âmes ferventes qui s'intéressent aux succès de nos faibles travaux redoublent donc leurs vives instances auprès du sou- verain Maître des cœurs. Peut-être est-ce une illusion de ma part; mais, à voir les choses elles en sont, je crois le moment de la grâce arrivé pour la petite île qui m'a été confiée. Vous voudrez donc bien m'excuser si je ne réponds pas à votre lettre phrase par phrase. Je voudrais courir au plus vite auprès des Jiaturels disposés à m'écouter. Voici juste vingt-trois mois que je suis parmi eux ; mais il y a bien peu de temps que je puis parler leur langue d'une manière passablement correcte (i). »

Empruntons encore à deux lettres quelques pensées qui nous montreront le grand changement qui s'est opéré dans les dispositions des Futuniens. S'adressant à M. Bajard, aumônier de l'Antiquaille, à L3^on, il lui dit : « Vous exercez les saintes fonc- tions du sacerdoce près de l'endroit vous avez été revêtu de cette auguste dignité, tandis que, par une disposition de la divine Providence, je suis à bégayer

(i) Lettre au P. Se'on, 12 octobre iSSg.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 353

les premiers rudiments de la doctrine chrétienne avec les naturels d'une petite île de TOcéanie occidentale. Les difficultés de la langue m'ont effrayé longtemps. Plus heureux à l'heure qu'il est, je puis un peu me faire comprendre. J'en profite pour faire connaître à nos pauvres sauvages le motif de notre départ de France. Ils ne manquent jamais d'être attendris, quelquefois jusqu'aux larmes, lorsque je leur dis que nous avons laissé dans les pleurs et dans les plus vi- ves inquiétudes de nombreux parents et amis ; que l'un d'entre nous, qui désirait ardemment leur être utile, est mort en route et que nous n'avons pu lui donner comme tombeau que les profondeurs de l'abîme sur lequel nous nous trouvions (i). »

Il écrit à M. Vuillod, curé d'Attignat : « L'île n'est pas encore chrétienne ; mais, outre le petit nombre de catéchumènes prononcés, j'ai eu la consolation d'ouvrir le ciel à quelques âmes, et ce qui me porte à bien espérer pour la suite, c'est que les naturels ont presque tous peur de mourir sans être baptisés. Ils me questionnent souvent sur le sort des âmes de ceux qui viennent de mourir dans la dernière guerre. Ils paraissent tout consternés, lorsque je leur dis que ceux-là seulement qui sont baptisés ou désirent sincè- rement l'être, pourront aller au ciel, et que parmi tous ceux qui sont morts, je n'en ai pu baptiser que trois (2). »

(i) Lettre à M. Bajard, 21 octobre i83q. (2) Lettre à M. Vuillod, 27 novembre iSSg,

354 VIE DU BIENHEUREUX

Cet heureux changement dans les esprits, le P. Chanel Pavait annoncé à l'apôtre de Wallis : « Les naturels me paraissent bien dispose's pour la plupart. Logoasi, en particulier, y met du zèle. Les filles sa- vent bien les cantiques et l'abrégé du catéchisme (i). »

Il le note avec bonheur sur son journal : « Plu- sieurs jeunes gens m'entourent, à la tombée de la nuit, pour parler religion » (lo septembre). « Quel- ques vieillards, à la vue de mon crucifix, m'adressent plusieurs questions, qu i me font entreprendre un pe- tit abrégé de l'histoire sainte et de la rédemption des hommes. Le soir, je suis arrêté par quelques jeunes gens, qui me demandent une petite répétition du can- tique que l'on chantait dans la maison de Sam. Les désirs que l'on me manifeste, me paraissent empreints d'heureux indices (2). »

Un de ces jeunes gens donna, un jour, un grand exemple de son attachement à la religion. « Il y eut, au mois d'octobre dernier (6 octobre iSSg), nous dit le P. Chanel, une grande cérémonie païenne pour obte- nir la pluie. On alla sur le sommet d'une montagne, porter au dieu qui l'envoie, des bananes cuites, des taros, des poissons, etc. Tous mes insulaires passè- rent là une nuit à la belle étoile, persuadés que leurs vœux seraient exaucés la nuit suivante. En effet, le ciel se couvrait de nuages, et toutes les apparences

(i) Lettre au P. Bataillon, 7 septembre iSSg. {2) Journal, 11 septembre i83g.

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étaient pour eux. Cependant un jeune homme, déjà convaincu de la vanité des idoles, se leva tout à coup au milieu de l'assemblée, et d'un ton prophétique leur déclara que les supplications étaient inutiles, qu'aucun de leurs dieux ne pouvait commander aux nuages de donner la pluie, que cette puissance n'appartenait qu'à Jéhovah, au vrai Dieu que j'étais venu leur annoncer. Tout le monde se moquait d'abord de ses menaces ; mais,commeil l'avait dit,lesnuagesamonceléssedissi- pèrent, et il n'en tomba pas une goutte d'eau. Le lende- main ilsrevinrent si honteux, que personne n'osait par- ler de ce qui s'était passé la veille ; quelques-uns seule- ment répondirent au F. Marie-Nizier, qui leur représen- tait l'impuissance de leur Dieu : C'est un Dieu méchant^ il nous laisse dans notre malpropreté .Ç.' e.sl^ç.nt'S.tt,?>o\Ji^ ce rapport qu'ils souffraient le plus du manque d'eau, car ils sont dans l'usage de se baigner tous les jours. »

Le jeune homme vint annoncer tout triomphant que le diable a été vaincu ; qu'il n'y a pas eu depluie^ parce qu'on ne l'a pas demandée à qui il fallait (2).

Mais comment s'était opéré ce changement que nous sommes heureux d'enregistrer à notre tour ? Le P. Du- crettet nous apprend que, dans les premiers temps, (( les jeunes gens, et surtout les enfants, étaient sans cesse à ses trousses, examinant ses traits, riant de sa démarche, et tournant en ridicule samanicre de prier».

(i) Lettre au P. Gonvers, mai 1840. (2) Journal, 7 octobre 1839.

356 VIE DU BIENHEUREUX

Souvent le F. Marie Nizier et Thomas Boog en témoi- gnaient de l'indignation ; mais le Père, toujours calme, toujours plein de mansuétude, les exhortait à la patience : Soufflions tout, leur disait-il, poui' l'amour de Jésus-Christ et V établissement de son rè- gne. Sans se rebuter de leurs mauvais procédés, il les abordait quand il les rencontrait, échangeait quelques paroles, et bientôt, par sa bonté et sa douceur, il gagna leur cœur. Il en profita pour leur apprendre à faire le signe de la croix et à réciter quel- ques prières. Il voulut que le F. Marie Nizier agît de même. « Il me recommanda, nous dit-il, de la manière la plus pressante, d'instruire les enfants toutes les fois que je les trouverais dans les chemins ou ailleurs. » Ce qu'il pratiquait à l'égard des enfants, il le faisait vis-à-vis des autres personnes, et on ne saurait dire combien sa charité était ingénieuse pour lui en four- nir les moyens. En nous révélant cette conduite de son cher maître, le F. Marie Nizier ajoute : « Il de- mandait que moi-même je ne perdisse aucune occa- sion de faire connaître notre sainte religion, w

Par suite de l'affection qu'il s'était conciliée, les baptêmes devenaientplus faciles. Les chefs eux-mêmes faisaient baptiser leurs enfants, lorsqu'ils étaient en danger de mort. Au 18 septembre, nous trouvons cette note importante : « Je vais visiter les enfants ma- lades; j'en baptise un, fils deMusumusu, à qui je donne le nom de Joseph de Cupertin (i). » Nous verrons le

(i) Journal, 18 septembre iSSg.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 357

roi lui-même consemir au baptême de l'un de ses fils.

Tous malheureusement ne se prêtaient pas au mi- nistère de charité' du zélé pasteur. Musulamu atteste dans le procès apostolique « que le vénérable servi- teur de Dieu est allé auprès de lui pour lui enseigner la religion catholique et lui apprendre l'existence d'un seul Dieu et l'inutilité de tout ce qu'ils faisaient. Il m'a aussi supplié de lui laisser baptiser mon Jils. Je le lui ai refusé^ car j'étais insensé et je Jie connais- sais pas encore la sigfiification de ce rite. »

Le P. Chanel nous fait connaître son insuccès au- près d'une vieille femme, qui n'avait plus que quel- ques jours à vivre: « J'ai été à peine dans la maison qu'elle m'a congédié. J'ai parlé religion avec la jeune femme qui lui tient compagnie, de manière à pouvoir être entendu de la malade. Je lui adresse aussi la pa- role : elle se voile la figure pour se dérober à mes ins- tances. Je ne la quitte que lorsqu'elle me dit que des besoins naturels la pressent. Elle me poursuit par des injures. La pauvre femme ! que le bon Dieu ne l'en punisse point, mais qu'il daigne lui ouvrir les yeux assez tôt pour ne pas manquer le ciel ! (i) «

Ce ne fut pas le seul cas, comme nous le vo3^ons par le journal et comme nous l'apprenons du F. Marie Nizier. Mais qui n'admirerait, avec le bon Frère, le zèle et la cha- rité de l'apôtre de Jésus-Christ? « Lorsquedesmalades l'insultaient et refusaient d'entendre ses instriictions,

(il Joiinul, ler septembre iSSg.

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presque toujours il m'envoyait leur faire visite, en me disant : ilsaiu'ontpeut-êt7^e7noins cCapey^sion pour vous.

« Dans une vallée, voisine de la nôtre, une personne de 20 à 25 ans, attaque'e d'une maladie mortelle, ré- sistait obstinément à toutes les sollicitations que le Père lui faisait pour l'amener à la grâce du baptême. Ne pouvant vaincre sa résistance, il me dit : « Allez lavoir; elle aura peut-être moins de répugnance à écouter ce que vous lui direz. » J'obéis et j'obtins d'elle ces paroles : « Si j'embrasse la religion, est-ce « que j'irai au ciel ?))...Elle est morte sans baptême.»

« Un malade, qui s'endurcissait à toutes les exhor- tations que le Père lui adressait, comme l'argile au feu, avait fini par le chasser, après l'avoir insulté. Sa sollicitude pastorale lui fait mettre en mouvement tous les ressorts de sa charité. Il m'envoie dans son village, sous prétexte d'acheter de l'huile pour la lampe, afin que personne ne puisse soupçonner le but de ma visite. J'étais obligé d'aller dans plusieurs mai- sons. Je me rends auprès du malade ; je tâche d'entrer en conversation, sans lui parler d'abord de religion, afin d'avoir plus d'accès auprès de lui. Mais, un ins- tant après, l'infortuné me chasse lui-même, après m'avoir insulté. Il est mort sans baptême. »

Le bon Frère fut plus heureux dans d'autres cir- constances. Les parents d'une jeune fille, malade de- puis quelque temps, n'avaient pas permis au P. Cha- nel de la baptiser. Comme elle n'était pas en danger, il n'avait pas trop insisté. Pendant son absence, on

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL DTQ

vint prévenir le Frère que la maladie faisait des pro- grès. « Je commençai, nous dit-il, par me munir d'une fiole d'eau be'nite. En arrivant à la maison, je fus assez stupéfait de la trouver remplie de monde, et surtout de femmes : car je regardais ces dernières comme capables de mettre les plus grands obstacles à la bonne œuvre que j'avais dessein d'exécuter. Néan- moins, pour éloigner des spectateurs tout soupçon de l'action que je voulais faire, je ne parlai aucunement de religion. Sans cette précaution, mes moindres mou- vements eussent été scrupuleusement et continuelle- ment épiés. Encore un trait de la Providence. Les parents de cette enfant ne voulaient point la laisser baptiser, et sa mère elle-même m'invita à aller m'asseoir à côté de la malade. Quelle joie commença à s'emparer de mon cœur! » Le Frère profita d'un mo- ment favorable pour la baptiser (i).

« Il faut que je vous fasse participer à ma joie, li- sons-nous dans une lettre du même Frère, en vous apprenant que j'ai eu le bonheur de faire six baptê- mes, deux d'adultes et quatre d'enfants, pendant le temps que je suis demeuré avec le P. Chanel. Tous sont morts. Voilà, il faut l'espérer, six intercesseurs de plus pour moi dans le ciel (2). »

(i) C'est sans doute le baptême qui est signalé dans \e Jour- nal, au 1 1 septembre : « Le F. M. Nizier a eu la copsolation de baptiser hier la petite fille de Paré Too, sous le nom de Marie Philomène. «

(2) Lettre à un bienfaiteur.

CHAPITRE XII «

PREMIÈRES DIFFICULTÉS. LE ROI, RETIRÉ A TAMANA,

ENVOIE DES VIVRES MOINS RÉGULIÈREMENT. TRAVAUX

MANUELS. PROGRÈS DE LA MISSION.

(i6 octobre iSSg i" février 1840.)

|x incident qui préoccupa à juste titre le P. Chanel et ses deux compagnons, mar- qua la date du i6 octobre iSSg. Depuis la fin de la guerre, Niuliki avait quitté Poï pour se fixer sjpTamana. Cette conduite, que plusieurs chefs n'ap- prouvaient pas, donnait lieu à divers commentaires. Les uns prétendaient qu'il voulait se concilier l'esprit des vaincus, en demeurant plus près d'eux, dans une vallée se trouvait un certain nombre de leurs pa- rents. D'autres pensaient que ne pouvant plus sup- porter les paroles du zélé missionnaire, il avait cru bon de s'éloigner de lui. On avait observé que depuis la victoire de Vài, qu'il attribuait à son dieu Fakavé- likélé^ il saisissait toutes les occasions pour signaler son attachement aux pratiques superstitieuses usitées dans l'île. Mais, jusqu'à ce jour, il n'avait rien changé dans sa manière d'agir envers le serviteur de Dieu, et

VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 36 1

on aurait dit que l'ancienne amitié n'avait point di- minué.

Contrairement à ses habitudes, Niuliki passe deux fois par Po'/, le i6 octobre, et il n'entre point dans la case du P. Chanel. Quel peut être le motif de cette conduite, qui est remarquée et qui peut avoir de graves conséquences? Notre apôtre désire le connaître, si c'est possible. Il envoie donc, le lendemain, le frère Marie Nizier et Thomas à Fikavi^ sous prétexte d'a- cheter de l'huile pour la lampe ; mais, en réalité, pour sonder les dispositions du roi, qui se trouve dans ce village. « Sa Majesté leur fait bon accueil, malgré la crainte que nous avions qu'elle ne fût fâchée contre nous, à cause de la guerre que nous faisons aux divi- nités de l'île (i). ))

Trois jours après, le roi n'oublie point de visiter le P. Chanel; mais c'est pour lui annoncer un acte de superstition. « Le roi vient nous voir, et emporte avec lui une de ses chemises pour l'offrir à un Atua-muri, afin qu'il rende la santé à l'un de ses petits enfants. Mes observations paraissent lui faire quelque im- pression, mais il croit encore devoir céder à la cou- tume (2). »

Comme il n'avait pas fait connaître sa véritable pensée, les manifestations en faveur de la religion devenaient plus nombreuses. Maligi lui-même, son

(1) Journal, 17 octobre iSSg.

(2) Journal, 20 octobre iSSg.

362 VIE DU BIENHEUREUX

premier ministre, ne craignait pas d'exprimer publi-' quement ses sentiments. Ainsi, le même jour (20 oc- tobre), dans une fête, il pailla tî^ès bien en faveur de la religion, et dit que toute l'île n'attendait plus que le roi. Plus tard, étant tombé malade, il se trouva bien des soins que le P. Chanel lui donna. Vaincu par sa bonté et sa charité, il finit par déclarer que, si le roi le permettait f toute Vile serait de suite religieuse (3 dé- cembre 1839).

Amener Niuliki à se prononcer ouvertement en faveur de la religion, tel était le but qu'il fallait pour- suivre avant tout le reste. L'apôtre de Futuna l'avait compris depuis longtemps ; mais, hélas ! le succès devenait de plus en plus difficile. La dernière victoire avait enflé son cœur d'orgueil. Il venait aussi d'ap- prendre qu'à Wallis le roi Lavélua ne voulait point se convertir, et il croyait qu'il ferait bien de l'imiter.. Ecoutons le récit du P. Chanel :

« Un vieux chef, qui ne savait pour quel parti se déclarer, fit le voyage de Wallis pour ne pas s'exposer dans un parti auquel la victoire pourrait être infidèle. Il en est revenu plein d'histoires sur la religion; Il est forcé d'avouer, il est vrai, que bientôt toute l'île de Wallis sera chrétienne ; mais il prend un satanique plaisir à raconter la manière dont les naturels massa- crèrent les catéchistes de Niua, qui y étaient allés préparer les voies aux missionnaires méthodistes, et la conduite actuelle du roi Lavélua à l'égard des caté- chumènes du P. Bataillon. Il a promis de faire tous

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 363

ses efforts pour empêcher que l'île de Futuna ne suive l'exemple de celle d'Uvéa (Wallis). Je m'aperçois, en effet, qu'il cherche à tenir parole. Mais, si le moment des divines miséricordes est arrivé pour cette petite mission, que pourra-t-il faire (i)? »

Ce vieux chef exerçait une grande influence sur l'esprit de Niuliki. Ce fut, sans doute, d'après ses conseils, que le roi cessa d'envoyer régulièrement des vivres. « Pour garder les apparences, nous dit le F. Marie Nizier, il chargeait de temps en temps un membre de sa famille de nous porter quelques taros. Aussi la faim se fît plus d'une fois sentir. Apprenant que des jeunes gens, par commisération, nous appor- taient quelque choseàmanger,ildéfenditàquiquecefût de prendre soin de nous. Il alléguait pour raison que nous étions ses blancs, et que c'était à lui de nous nourrir.

« Le P. Chanel qui, dès le principe, vit allait aboutir cette nouvelle conduite du roi à notre égard, prit le parti le plus sage, celui de travailler de nos propres mains pour pourvoir à notre subsistance. »

Ce travail, il le commence le 21 novembre. « Quel- ques naturels viennent nous aider à faire une clôture et à défricher un champ de bananiers. J'essaie de les encourager en leur donnant un petit coup de main (2). » Il le continue, ce travail, les jours suivants, et le pour- suit jusqu'à sa mort.

(i) Lettre à Mgr Dévie, 3i octobre iSSg. (2) Journal, 21 novembre iSSg.

364 VIE DU BIENHEUREUX

« Mais, nous dit le Frère, pour atteindre le jour nous devions nous nourrir des fruits cultivés à la sueur de notre front, que d'obstacles se présentèrent ! Nous n'avions pas la force qui nous était nécessaire pour des travaux de ce genre. A cette faiblesse se joignait le manque de nourriture, qui l'aggravait d'autant plus. Que l'on ajoute à cela la chaleur brûlante du soleil des tropiques, telle que nous l'avons à Futuna, et l'on aura une idée de notre nouvelle position. Le P. Chanel, quoique faible, put supporter plus courageusement que moi ces différentes fatigues, et travaillait souvent tout seul à cultiver le terrain qui nous avait été cédé, pendant que j'étais occupé à des choses moins pénibles à la maison,

« Une chose qui a toujours été pour moi un sujet d'étonnement et d'édification dans ce bon père, c'était de le voir harassé de fatigue, brûlé par les ardeurs du soleil, n'a3'ant souvent presque rien à manger, revenir de ses travaux aussi gai, aussi jo3^eux que s'il eût eu tout à souhait, et cela non point une fois, mais tous les jours.

« Ni ces obstacles, ni ceux qui ont suivi, n'ont jamais ébranlé, même pour un instant, le courage du P. Chanel. Sa confiance en Dieu était sans bornes. Dans ces moments d'épreuve, je lui ai entendu dire : Le moment des miséricoj^des n'est pas encore arrivé. Pour le hâter, de fréquentes neuvaines étaient ordon- nées par lui. Son humilité le faisait se regarder lui- même comme un obstacle à ce moment désiré, car

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 365

un jour il m'indiqua le commencement d'une neu- vaine : Faisons-la^ dit-il, pour que le bon Dieu veuille ôte?^ ceux qui sont un obstacle à la conversion de Vile. Si c'est moi, bien.... Il n'acheva pas, mais j'avais compris. »

Le P. Chanel avait été' frappe' d'une parole du fon- dateur de la Société de Marie. Quand de grandes diffi- cultés surgissaient contre la congrégation naissante, le T. R. P. Colin disait avec assurance : La Société va faire un pas. L'apôtre de Futuna, au milieu des épreuves de tout genre et des oppositions toujours croissantes , répétait souvent au frère Marie Nizier la parole du saint fondateur : La religion va faire un pas en avant. Et son courage semblait grandir avec sa confiance en Dieu. Les témoins entendus lors du pro- cès apostolique n'ont tous qu'une voix pour nous dire que rien ne put jamais l'ébranler ou l'affaiblir.

A l'époque nous sommes arrivés, le serviteur de Dieu a obtenu qu'on l'avertisse plus souvent lorsqu'il y a des malades. Aussi, n'écoutant que son zèle pour le salut des âmes, il multiplie ses visites auprès d'eux, se concilie la bienveillance de ceux qui les entourent, leur annonce quelques vérités de l'Evangile, et est assez heureux pour voir ses efforts couronnés de succès. Il trouve quelquefois des aides parmi ceux qui sont auprès du malade.

Il visite un malade dont la surdité rend l'instruction difficile. « Des naturels, dit-il, ont la complaisance de répéter à haute voix ce que je désire lui faire sa-

366 VIE DU BIENHEUREUX

voir (i). » Par ce moyen, le malade est dispose' à recevoir le saint baptême.

Un jeune homme, dont la maladie de poitrine est très avancée, écoute d'abord avec plaisir ce que le P. Chanel lui dit de la religion. Puis, dans une seconde visite, il hésite, et, dans une troisième, refuse de se faire chrétien. Le serviteur de Dieu ne désespère point de son salut. Il retourne auprès de lui, lorsqu'il est près de sa fin. « Je lui parle de se faire chrétien. Il paraît ne pas m'entendre. Mais les femmes qui sont dans la maison parlent d'une manière si belle de la religion que je n'éprouve plus de difficulté pour le baptiser. Je lui donne le nom de Marie-Joseph. Une fois baptisé, il recueille toutes ses forces pour me demander s'il j^ a des cocos en paradis ; s' il y a de Veau comme à Fiituna (2). » Cette question ne doit pas trop nous étonner. Les Futuniens se représentaient le bonheur du ciel comme la réunion de tout ce qui fait plaisir sur la terre. L'instruction du jeune homme n'avait pu être assez complète.

L'un des fils du roi était malade depuis quelque temps. Il avait été porté auprès de diff'érents dieux, et en particulier auprès de Faréma , ce chef des vaincus dernièrement revenu de Wallis. Mais le mal empirait et le dénouement fatal approchait. Le P. Chanel n'épargnait pas les visites et il finit par obtenir

(i) Journal, 11 novembre iSSg. (2) Journal, 16 novembre iSSg.

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la permission de le baptiser. Il résolut d'administrer le sacrement d'une manière solennelle, afin de frapper l'esprit de Niuliki et d'avoir l'occasion de lui expliquer •nos saints mystères. « Je pars, aux environs de midi, pour Tamana, avec tous les objets nécessaires au baptême du fils du roi. Ayant obtenu l'agrément de la mère, je demande celui du roi. Tous les deux y consentent volontiers. Je me revêts de mon surplis, d'une étole, et, après une petite prière faite à genoux, la cérémonie commence. Tous les petits objets néces- saires paraissent exciter leur curiosité. J'ai donné le nom de Marie-Théodore à ce petit bienheureux. Le peu de mots que je dis au roi et à toutes les personnes assemblées ont paru leur faire plaisir (i). »

Niuliki, cependant, n'abandonnait point ses supers- titions. Le lendemain, il va porter un doigt de son beau-père, pour demander à quelque divinité la gué- rison de son fils, et quand il meurt, le 14 novembre, il se frappe, se couvre de sang, et renouvelle les jours suivants cette coutume barbare. C'est la raison, sans doute, qui empêche notre apôtre de songera des funé- railles ecclésiastiques. Il craint aussi qu'en allant trop vite, il ne compromette l'œuvre commencée et déjà couronnée d'un certain succès.

Mais, comme le jour même de la mort du fils du roi, il trouve de V empressement à s' instruire de la religion^ et que plusieurs paraissent décidés à manger les pois-

(i) Journal^ 9 novembre iSS^.

368 VIE DU BIENHEUREUX

so?is et les oiseaux qui leur sont tapous^ c'est-à-dire à renoncer à leurs traditions superstitieuses, non seule- ment il baptise l'enfant d'une des filles du roi, mais encore, après sa mort, il demande à faire les funé- railles selon les rites prescrits par l'Eglise. « Je demande l'agrément du roi, qui paraît mettre un plai- sir à me l'accorder. La cérémonie fait cesser tous les cris et tarit toutes les larmes. Plusieurs nous disent ensuite que c'est bien beau et qu'ils désirent être enterrés de la même manière (i). »

La foi, qui commençait à pénétrer dans quelques âmes, n'atteignait pas encore les chefs et la masse du peuple. Aussi, nous les voyons suivre toutes leurs superstitions.

La sécheresse se fait sentir de nouveau et menace les productions de l'île. Le roi et quelques chefs tiennent conseil à Tamana pour bâti?" une maison à Fakavélikélé^ afin que la pluie arrive et que la i^écolte du fruit à pain soit belle. Cette décision du 3o no- vembre est transmise aux différentes vallées, et on s'empresse de la mettre à exécution.

Le 2 décembre, « les ouvriers les plus habiles de chaque village se réunissent à Poï, pour y polir de leur mieux les bois d'une maison qu'ils doivent cons- truire sur une montagne, à l'intention de lui demander la pluie et une abondante récolte de fruits à pain. Ils sont tout étonnés de voir que je ne vais point au

(i) Journal, 9 décembre iSSg.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 3>6g

milieu d'eux, soit pour examiner leur travail, soit pour leur prêter mes outils les plus propres à hâter leur ouvrage. Je leur fais dire qu'ils ne travaillent pas pour le vrai Dieu et que mes outils ne doivent pas travailler pour le diable (i). »

Invité à participer à la distribution des vivres qui a lieu quatre jours après, à l'occasion de la construc- tion de cette maison, il refuse d'y prendre part.

La pluie demandée à Fakai^élikélé ne vient pas. Le 19 décembre, le P. Chanel passe par Tamana et cherche à dire quelques mots d'édification. Le roi quitte la maison le premier. « Ceux qui restaient se sont mis à me prier de demander la pluie à Jéhovah, ajoutant que leurs dieux sont trompeurs ; que, s'il pleut, ils sont prêts à me porter en triomphe sur leurs bras. Je leur recommande de ne pas plaisanter sur le vrai Dieu, mais de se convertir sincèrement à lui (2). »

Le jour de saint Etienne, une tempête éclate avec une force extraordinaire. Selon leur habitude , les insulaires invoquent leur grand dieu. « Le cri des naturels, qui vont offrir du kava à Fahavélikélé, se mêle au bruit de la mer et du vent. » Le P. Chanel, après avoir pris avec ses deux compagnons les pré- cautions nécessaires pour consolider leur maison et mettre leurs effets à l'abri de la pluie, se rend vers la mer, qui devient terrible... « Elle avait déjà franchi

(i) Journal, 2 décembre 1839. (2) Journal, 19 de'cembre iSSg.

24

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ses bornes ordinaires, nous dit le F. Marie Nizier, et menaçait presque notre habitation. Déjà des insulaires, nos voisins, avaient déme'nagé leurs cases. Nous allâ- mes jusqu'à l'endroit aboutissaient les plus fortes vagues. Mette^, me dit-il un instant après, mettei une médaille de la sainte Vierge à un cocotier. J'ose avouer que je la mettais avec une espèce d'indifférence et à un cocotier que les vagues avaient déjà outrepassé. Mettez- la à lin cocotier oîi la mer ne soit pas encore arrivée. Dieu exauça la foi vive du missionnaire. Dans la même soirée, le vent changea de direction. Les vagues furent poussées dans un sens contraire, et nous pûmes rester en paix dans notre maison. Quoique le cocotier la médaille fut fixée se trouvât fort près de celui je la mettais en premier lieu, la mer ne fit néanmoins qu'en baigner un peu le pied. »

.»)ji(9.i!)ji(*.ï3;(s.ftî:i«i.ï)jt'«i.

CHAPITRE XIII

COMMENCEMENT DE LA PERSÉCUTION. ARRIVÉE DU P. CHEVRON ET DU F. ATTALE. LETTRES CONS- TATANT l'État de la mission.

(jor février. i6 mai 1840.)

'année 1840 s'ouvre par ces paroles de l'apôtre de Futuna : Sainte Messe que ^^^ j'offre pour les infidèles. Maintenant qu'il sait la langue de ses chers insulaires, il va joindre à la prière le ministère de la parole. Les te'moins enten- dus dans le procès apostolique, nous affirment qu'// se livra avec une grande ardeur à l'œuvr^e de la prédi- cation de V Evangile, et qu'il parcourut souvent les divers villages de Futuna, amionçant partout la vraie religion. Mais le de'mon ne pouvait laisser détruire son règne sans opposer une vive résistance. Il cher- cha d'abord à paralyser par ses suppôts les efforts de l'homme de Dieu. Voyant que rien n'était capable de l'arrêter, il suscita contre lui une véritable persécution, qui alla en grandissant et ne se termina qu'avec sa mort.

Cette persécution commence avec le mois de février 1840. Un enfant vient se réfugier dans la case

372 VIE DU BIENHEUREUX

du missionnaire pour se soustraire à la colère de ses parents. Ceux-ci veulent l'emmener et s'efforcent de l'indisposer contre la religion. L'enfant déclare qu'il est dans l'intention de demeurer, malgré tout ce qu'on pourra lui dire. A ces mots, les parents se préparent à l'entraîner de force. Le P. Chanel leur signifie que leur fils est parfaitement libre, mais qu'il ne permettra jamais qu'on en vienne à des actes de violence dans sa propre maison.

On s'apercevait de la froideur du roi à son égard. Quelques Futuniens en profitaient pour se donner le plaisir malin de le molester et de l'importuner jusque dans sa propre case. Il est vrai que, le 22 décembre, il avait questionné Niuliki et n'en avait obtenu que de bonnes réponses au sujet de la religion. Mais, en face des vexations nouvelles et du peu de régularité dans l'envoi des vivres, il était utile de connaître de nou- veau la pensée de Sa Majesté. Il envoya doncleFrùre porter quelques présents et exposer la situation. Le roi répondit qu'il donnait au P. Chanel toute autoi^ité pour chasser de sa maison ceux qui venaient l'inquiéter et l'importuner.

Voyant qu'il peut encore compter sur Niuliki, il va le trouver à Fikavioii l'on construit pour lui une piro- gue. Il parle longtemps avec les indigènes et les ins- truit des vérités de la foi, avant et après le repas, du consentement et en présence du roi.

Peu de jours après (22 février), il engage une dis- cussion en règle sur notre sainte religion. Vaincus par

à

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL SyS

ses arguments, plusieurs s'opiniâtrent à soutenir qu'ils mourront par la colère des dieux, s'ils se font chrétie?îs. « D'autres me disent de leur montrer Jého- vah, pour qu'ils croient en lui ; d'autres demandent que nous guérissions les malades ; d'autres que nous fassions quelque chose pour abriter l'île contre tous les vents, etc. (i) »

Cette dernière question ne doit pas trop surprendre, car les tempêtes étaient fréquentes, et ce jour-là même un grand vent menaçait de désoler Futuna. On venait de charger un insulaire de porter un morceau de kava au dieu Fakavélikélé, et celui qui avait reçu cette mission devait, de temps en \Q.m.^s, pousser un grand cri, afin d'apaiser la tempête.

Les courses nombreuses, le travail continuel et une nourriture insuffisante finissent par épuiser la faible santé du P. Chanel. Au commencement de mars, nous le voyons souvent indisposé, et il est obligé de se priver, plusieurs jours, du bonheur d'offrir la sainte victime du salut. Néanmoins, il ne s'arrête que lors- que les forces le trahissent, et dès qu'elles sont un peu revenues, il recommence ses courses. Il ne laisse échapper aucune occasion d'annoncer la parole de Dieu, en public ou en particulier.

Comme il aurait voulu convertir le roi ! Aussi, il cherche tous les moyens pour parvenir à l'instruire. Le 17 mars, ce prince apporte une charge de taras.

(i) Analyse du journal parle P. Roulleaux.

374 '^lE DU BIENHEUREUX

Il s'arrête pour faire aiguiser son herminette. Profitant d'un moment ils sont seuls, le Père lui parle de la religion. Niuliki ne lui ouvre pas clairement son cœur. Il se contente de répondre que c'est une bonne chose defah'e chrétiens ceux qui désirent l'être[i).

Cette réponse, sans le contenter, lui donne une cer- taine latitude. Mais plusieurs faits ne tardent pas à montrer que la parole du roi n'exprimait pas ses vrais sentiments ou que ses dispositions avaient changé. Une nouvelle explication n'est donc pas inutile. Le lundi de Pâques, 20 avril, il va le trouver à Tamana et traite avec lui la question de la religion. Il nous fait connaître que le i^oi parait l'écouter avec plaisir. Mais, de ce sentiment à la conversion il y avait encore loin. La prudence, cependant, ne permettait pas de faire, pour le moment, de plus vives instances.

Apprenant que deux vieilles femmes essaient, tous les jours, de tuer un enfant dans le sein de sa mère, il se transporte auprès d'elles à Vélé^ et leur demande, en grâce, la vie de l'enfant. Il les supplie de le lui remettre de suite après sa naissance et leur promet d'en prendre soin. (21 avril 1840.)

Malgré les intentions peu bienveillantes, qui se manifestaient contre l'apôtre, et malgré les mauvais procédés, dont on usait à son égard, plusieurs jeunes gens s'attachaient à lui de plus en plus. Il écrit au P. Convers : « J'ai un certain nombre de catéchu-

(i) Analyse dujou7-nal par le P. RouUeaux.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL SyÔ

mènes; plusieurs ne peuvent encore se prononcer ouvertement, mais ils tiennent ferme contre les obs- tacles qu'ils rencontrent dans leurs familles (i). » L'un d'entre eux, nommé Maïtau, dont le nom repa- raîtra dans cette histoire, vint même demeurer avec lui, le jour de l'Invention de la sainte Croix.

Ce courage des catéchumènes, qui bravaient la raillerie et la colère de leiu^s parents (2), était pour lui un grand sujet de consolation. Il éprouva bientôt une joie d'autant plus vive qu'il ne l'attendait pas. Le 16 mai, un navire abordait à Futuna et lui amenait le P. Chevron et le frère Attale. Avec quel empressement il courut à Vêlé pour les embrasser et avoir des nouvel- les de Wallis, de la Nouvelle-Zélande et de la France !

Le P. Chevron était envoyé par Mgr Pompallier, pour demeurer alternativement avec les deux mission- naires de Wallis et de Futuna. Il venait de Wallis, après avoir traversé les archipels de Viti et de Tonga, et avait couru de grands dangers. Il avait laissé le P. Bataillon au milieu de 800 catéchumènes, aux pri- ses avec la plus forte tempête que l'enfer lui eût encore déchaînée et qu'il regardait comme la dernière. Avec quel intérêt le serviteur de Dieu recevait les nouvelles qui lui étaient données ! Comme il bénissait le Sei- gneur du bien qui se faisait à Wallis !

Le nouveau missionnaire apportait une lettre de

(i) Lettre au P. Convers, mai 1840.

(2) Lettre au T. R. P. Colin, 16 mai 1840.

376 VIE DU BIENHEUREUX

Mgr Pompallier adressée aux PP. Chanel et Bataillon et aux FF. Marie-Nizier et Joseph-Xavier. En voici le commencement :

« Mes bien chers Pères et Frères,

« Que je souffre dans mon cœur de n'avoir pu vous visiter depuis que je vous ai laissés dans vos îles ! C'est une des plus sensibles croix de ma mission que de ne pouvoir communiquer avec vous aussi souvent que je le désirerais. Je comprends aussi que c'est une épreuve pour vous ; et d'après les lettres que j'ai re- çues de votre part par les Pères qui sont venus me rejoindre dans le mois de juin dernier, je conçois que le délai de ma visite est encore une épreuve pour vos ouailles. Hélas ! c'est Dieu lui-même qui permet tout cela, qui veut tout cela ! car il a vu jusqu'ici mes désirs et mes efforts pour aller vous visiter, sans qu'il m'ait été possible de les exécuter. Quand j'aurai l'ineffable consolation de vous voir, vous pourrez comprendre tout ce que je vous dis, et adorer, louer et aimer de plus en plus la très sainte volonté de Dieu (i). »

Le Vicaire Apostolique n'avait point oublié le roi des vainqueurs. Le P. Chanel s'empressa de le pré- venir : « J'ai fait appeler, ce soir, le roi Niuliki pour lui donner lecture des lettres que Mgr Pompallier lui a adressées. Il m'a dit que son île allait se faire chré- tienne, que maintenant on écouterait mes instructions.

(i) Nouvelle-Zélande, 14 de'cembre iSSg.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL ^77

Oh! combien je souhaite qu'il en soit ainsi pour le bonheur de ces pauvres insulaires (i). »

La goélette qui avait amené le P. Chrevron et le F. Attale, devait repartir de suite. Le P. Chanel passa la nuit à préparer ses lettres. Il voulut aller à bord, le lendemain matin, pour les remettre lui-même, et sur- tout pour prier le capitaine de prendre Thomas, qui désirait, pour sa santé, changer de latitude. « Le fils du roi, qui conduisait la barque, la fit chavirer par imprudence. Le bon Père tomba dans la mer, et il ne savait pas nager. Il eut la douleur de voir flotter sur l'eau son bréviaire et son paquet de lettres. Il tint ferme à l'embarcation, et revint prendre pied sur les récifs. Les indigènes redressèrent la pirogue, et Tho- mas alla seul à bord. Les deux Pères revinrent à terre pour changer de vêtements. Ils étaient mouillés des pieds à la tête. La brise s'étant levée, le capitaine vint à Futuna et dîna avec les deux Pères (2). »

Parmi les lettres que le P. Chanel remettait au capi- taine de la goélette, nous avons surtout à nous occuper de celle qu'il adresse au T. R. P. Colin et de celle qu'il envoie au P. Convers, parce qu'elles nous font con- naître l'état de la mission, tout en nous révélant les dispositions admirables de leur auteur.

S'adressant au T. R. P. Colin, il lui dit : « La goé- lette qui vient d'arriver de la Nouvelle-Zélande, ne

(i) Lettre à Mgr Dévie, 16 mai 1840.

(2) Analyse du Journal par le P. Roulleaux.

SyS VIE DU BIENHEUREUX

me procurera pas encore cette fois l'ineffable consola- tion de voir Monseigneur, notre digne vicaire aposto- lique. Cependant, je suis dans l'impossibilité de vous exprimer la joie que j'éprouve de recevoir enfin un confrère pour m'encourager par son zèle et sa présence. C'est le R. P. Chevron qui m'est échu en partage. Le F. Attale est avec lui (i). »

Nous savons quelles étaient ses peines. Voyons comme il en parle au P. Convers : « Je vous suis très reconnaissant de l'intérêt que vous voulez bien prendre à mes peines. Il est vrai qu'en quittant la France, pour venir presque à ses antipodes, je n'ai pas quitté la vallée des larmes; mais ici, comme en France, Dieu connaît ceux qui sont à lui, et les fait surabonder de Joie au milieu de leurs tribulations. Son œuvre n'est pas encore très avancée dans notre petite île ; cependant, grâce aux prières des pieux associés de la Propagation de la foi, il me semble que nos efforts ne tarderont pas à être couronnés d'un plein succès (2). ))

Qui les a paralysés ces efforts? Dans sa lettre à son supérieur général, il signale surtout ses péchés Qt son peu de lèle. Puis il mentionne le retat^d de Monsei- gneur à les visiter, le contre-coup des luttes que le P. Bataillon a essuyées à Wallis et qui s'est fait res- sentir à Futana, la crainte des indigènes de se pro-

(ij Lettre au T. R. P. Colin, 16 mai 1840. (2) Lettre au P. Convers, mai 1840.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL SyQ

noncer avant leur roi, enfin la conduite de Niuliki, c\m paraît singulièrement redouter le qu'en dira-t-on de ses itisulaires, s'il rejette un Dieu qu'il leur a dit si souvent êti^e puissant et terrible.

Ce dernier point, il l'explique plus longuement au P. Convers : « Nos insulaires sont persuadés que les dieux descendent dans certains hommes privilégiés, €t que le plus grand d'entre eux a fixé son séjour dans le roi Niuliki. Ce bon prince, pour se donner de l'au- torité, a toujours entretenu cette erreur, et représenté son dieu comme le plus puissant et le plus redoutable. Aussi lui en coûte-t-il beaucoup maintenant de dire à son peuple que tout cela n'était que duperie : c'est un obstacle très sérieux à sa conversion, car l'amour propre et le respect humain exercent leur tyrannie jusque sur les sauvages. »

Maintenant que nous connaissons les Futuniens, n'admirerons-nous pas la charité de leur apôtre? « Je n'ai qu'à me louer du bon caractère des insulaires au milieu desquels je me trouve (i). » « Le peuple de Futuna est très hospitalier. Il n'est pas enclin au vol, comme le sont la plupart des naturels de l'Océanie... Quelques Européens, que j'ai vus ici, m'ont assuré que mes insulaires deviendraient les meilleurs chrétiens de l'Océanie, dès qu'ils seraient convertis à la foi. Puissent-ils avoir prophétisé vrai !...

« Priez donc toujours, mon révérend Père, afin que

(i) Lettre au P. Colin, i6 mai 1840.

38o VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL

la parole de Dieu ne soit pas stérile dans nos bouches. Priez pour tous les peuples de l'Océanie. La moisson est abondante, mais le nombre des ouvriers est bien petit. Des contretemps ayant forcé le P. Chevron, qui est venu me voir, à débarquer aux îles Fidji et de Tonga, il a montré aux sauvages la charité et le dé- vouement du prêtre catholique. Tout son extérieur et, en particulier, la vue de son crucifix ont paru les frapper. Plusieurs se sont écriés : Celui-là doit être mt vrai niissioîmaire. Que le temps me semble favorable pour pénétrer dans ces archipels, dont nous sommes si voisins ! Les méthodistes les parcourent et nous ont devancés partout. Ah ! Dieu connaît mes désirs ! Que je braverais volontiers les hasards de la mer et les dan- gers des persécutions ! Mais nous sommes en trop petit nombre.

« Mon révérend Père, allez frapper à la porte du cœur de Marie, et vous en ferez sortir des essaims de missionnaires. Quand mes sauvages me demandent s'ils auront encore, après nous, de ces bons Farani (Français) pour demeurer avec eux, je leur réponds : « Pour nous, nous sommes mortels, nous irons au « ciel recevoir notre récompense ; mais notre mission « ne périra pas; d'autres viendront nous remplacer et « prier sur notre tombe (i). »

(i) Lettre au P. Convers, mai 1840. Les mêmes pense'es se trouvent dans la lettre au T. R. P. Colin.

CHAPITRE XIV

SÉJOUR DU p. CHEVRON ET DU F. ATTALE. VOLS. DIF- FICULTÉS CROISSANTES. LA PERSÉCUTION GRANDIT.

DÉPART DU P. CHEVRON ET DU F. ATTALE.

(i6mai 20 novembre 1840.)

,^^^ ES leur arrivée, le P. Chevron et le F. At- taie durent aider leurs confrères dans les travaux manuels. La disette^ nous dit le F. Marie-Nizier, nous poursuivait asse^ souvent. Pour la combattre, il était nécessaire de continuer les plan- tations du P. Chanel, afin d'obtenir une bonne ré- colte. Les efforts des missionnaires furent couronnés de succès, et des fruits abondants assuraient leur sub- sistance. Mais ils avaient compté sans une persécu- tion d'un nouveau genre. Les insulaires se mirent à voler leurs fruits.

« Nous avions, continue le frère Marie-Nizier, un beau champ d'arbres à pain, qui, dans la saison, nous auraient bien dédommagés des peines que nous nous donnions pour les cultiver, par les fruits que nous en aurions cueillis. Eh bien ! on nous en volait, je pense,

382 VIE DU BIENHEUREUX

la moitié. Les courges, les bananes, etc., subissaient le même sort. II n'y avait pas jusqu'aux vieux cocos, qui pullulent dans l'île, qui ne nous fussent enlevés,, mais si exactement enlevés, que sur 80 cocotiers, au moins, qui étaient dans nos champs, nous ne pouvions point en trouver. »

Le P. Chevron nous dépeint la triste situation qui résultait de ces vols : « Avec un vaste terrain dont le roi nous avait gratifiés, écrit le P. Chevron, et sur lequel croissaient en abondance les cocotiers et les ar- bres à pain, avec un autre champ de bananiers, mis en excellent rapport par le travail et les soins du père Chanel, nous en sommes réduits à la détresse la plus absolue. Quelques bananes cuites, voilà toute notre nourriture. Peut-être croirez-vous qu'il nous est bien amer de vivre ainsi dans le dénûment ; mais non^ grâce au ciel, on se fait à tout, et même à recevoir un morceau de taro que nous présente un naturel, après l'avoir mordu lui-même en cent endroits.

« Nous mangeons ordinairement seuls dans notre humble cabane. A la cuisine des naturels nous avons ajouté jusqu'à présent quelques courges cuites au four ; mais cette nourriture use l'estomac, et puis les cour- ges deviennent bien rares ; la voracité des porcs a détruit même l'espérance de la récolte prochaine. La Providence sait nous sommes. Plus d'une fois nous avons été réduits à une ration que peu de gens trouveraient suffisante, et il ne nous est cependant ja- mais arrivé de faire le déjeuner de Wallis, qui consiste

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 383

à prendre du kava et à aller se coucher pour sentir moins la faim (i). »

« Ce fut à cette époque, nous dit le F. Marie-Nizier, que nous fûmes obligés d'adopter définitivement pour notre cuisine la méthode de Futuna, qui n'est pas très facile. Nous n'avions pas, en ce temps-là, à nous te- nir beaucoup en garde contre les excès dans la nour- riture. Voici ce que nous dit un jour le P. Chevron, en plaisantant : « Je cro is qu'on ne se ferait pas scru- te pule, en France, de manger, dans une collation, « tout ce que nous avons pris aujourd'hui. » Notre nourriture se composait de bananes, de fruits à pain dans leur saison, de courges et de quelques pastèques. Quand nous eûmes de quoi acheter des porcs, nous le fîmes, mais ce ne fut pas fréquemment. »

Ces vols, dont ils avaient tant à souffrir, avaient lieu surtout la nuit. Ils étaient évidemment le résultat d'une entente parmi les indigènes. Plusieurs ont avoué que non seulement le roi les connaissait, mais encore qu'il les avait commandés ou, du moins, encouragés. Il voulait lasser leur patience et les obliger à quitter l'île. Il ne connaissait pas encore la force d'âme d'un apôtre, qui a tout quitté pour suivre Jésus-Christ et qui est prêt à tous les sacrifices.

On éprouve un sentiment de peine et de tristesse lorsque, en parcourant \q. journal^ on voit nos mission- naires délaissés parles Futuniens, souffrir de la faim,

(i) Lettre du 21 octobre 1841. Annales de la Propagation de la foi, tome XV.

384 VIE DU BIENHEUREUX

quelquefois pendant plusieurs jours de suite. Que fai- saitleP. Chanel danscescirconstances pénibles? «Tou- jours bon, doux et gai, comme l'atteste le F. Marie-Ni- zierjl accueillaittout le monde avec une exquise charité, et rendait tous les services qui étaient en son pouvoir. » Les témoins entendus lors du procès apostolique ont été unanimes pour déclarer « qu'il ne donna aucune marque d'indignation contre les voleurs, et que, plein de douceur, de patience, d'humilité et de charité, il aima jusqu'à la mort ceux qui le persécutaient, et s'ef- força de les amener à la vraie foi ».

Il crut, cependant, devoir envoyer, un jour, le père Chevron à Tamana^ pour avertir le roi de la conduite des gens de Pdi, qui semblaient s'être concertés pour rendre insupportable leur séjour au milieu d'eux. Il sollicitait en même temps Sa Majesté de permettre aux nouveaux venus d'aller habiter l'autre partie de l'île, afin de pouvoir vivre plus facilement. Niuliki ne répondit rien. (9 septembre.)

Peu de temps après, le P. Chanel demande lui- même la permission de construire une maison à Sigavé, pour qu'un Père et un Frère puissent y demeu- rer et que les malades du pays des vaincus aient ainsi les secours de la religion. Le roi cherche à le dissua- der en lui faisant les meilleures promesses, mais, voyant son insistance, il finit par garder le silence. (27 septembre.)

Les deux Pères rencontrent Niuliki et allèguent les motifs les plus pressants pour avoir une maison à

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 385

Sigavé. Le roi donne son consentement, mais il refuse les colonnes de la maison d'Urui. (i i octobre.) Le len- demain, le P. Chanel va le trouver à Fe7e, et le prie de lui accorder au moins les colonnes de sa propre maison, qui a été brûlée à Sigavé. Vaincu par ses raisons, Niuliki acquiesce à son désir, mais en met- tant des conditions qu'il ne peut accepter.

Comme nous l'apprenons du P. Chevron, la situa- tion à Poï était telle que la séparation devenait une nécessité. Le serviteur de Dieu crut utile de faire de nouvelles instances.

Le 24 octobre, il envoie son confrère et les deux frè- res au village à'Assoa, pour avoir part à une distri- bution de vivres, et aussi pour obtenir la permission de faire construire leur maison par les gens de Sigavé. Le F. Marie-Nizier en parle par trois fois à Sa Ma- jesté, qui, pour se débarrasser de ces importunités, donne son consentement.

Nous n'avons pas besoin de faire remarquer qu'au milieu de leurs travaux et de leurs difficultés, les deux missionnaires ne perdaient pas de vue le but princi- pal pour lequel ils étaient à Futuna. Nous le savons par les témoins entendus dans le procès apostolique, l'arrivée d'un confrère et la persécution croissante semblaient avoir donné au zèle du P. Chanel une nou- velle vigueur.

Le P. Chevron était parti de France sans s'être lié à la Société de Marie par les vœux religieux. Il les fit le dimanche 3 1 mai, à la Messe du P. Chanel, qui était

386 VIE DU BIENHEUREUX

délégué pour les recevoir. Ce fut pour l'un et l'autre un beau jour de fête.

Une seule fois, l'apôtre de Futuna avait gardé le très saint Sacrement, jtjoz^?' /h/re son heure d'adora^ tion au S. Cœur. La présence de son confrère était une trop bonne occasion pour ne pas se priver plus longtemps du bonheur de posséder le divin Maître. Une grande solennité approchait, et il fut décidé que le dimanche de la Pentecôte, 7 juin, ils garderaient la sainte Réserre dans leur modeste chapelle. Le soir, après le chant des Vêpres, le P. Chanel eut la conso- lation de donner, pour la première fois, la bénédiction du Saint-Sacrement dans l'île de Futuna. Il fit en- suite une petite instruction aux personnes qui assis- taient à la cérémonie. Son cœur surabondait de joie et éprouvait de douces émotions.

Le P. Chevron partageait ses sentiments : « Une immense consolation rachète à nos yeux la nudité de notre habitation : c'est que le Saint-Sacrement repose sous le même toit que nous, avec quatre pauvres reli- gieux volontairement exilés pour son amour. Certes, du moment qu'un Dieu l'habite, une chaumière ne doit-elle pas, aux regards de la foi, se transformer en palais (i) ? »

Encouragé par ce qui s'était passé le jour de la Pentecôte, et voulant attirer sur sa mission toutes les grâces du ciel, le serviteur de Dieu célébra aussi solen-

(i) Lettre citée, du 21 octobre 1841.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 887

nellement que possible la fête du Saint-Sacrement. Il y eut bénédiction le matin, après la grand'messe, et le soir, après le salut. « Chaque jour de l'octave, nous dit le F. Marie-Nizier, le P. Chanel chanta, avant la bénédiction, les litanies du Sacré Cœur, mais avec tant d'onction que l'on aurait dit un Séraphin. »

Nous l'avons appris par sa correspondance, il avait alors plusieurs catéchumènes qui venaient assister à la messe, le dimanche, et à qui il faisait la prière en futunien. Il leur chantait aussi des cantiques dans la même langue.

Les catéchumènes ne tardèrent pas à être inquiétés. Un des jours de l'octave du Saint-Sacrement, trois jeunes gens d'Assea, pour fuir la persécution, s'étaient réfugiés chez le serviteur de Dieu. Ils s'y trouvaient depuis deux jours, lorsqu'on vint lui dire de les con- gédier au plus tôt, parce que les vainqueurs étaient irrités. On ajoutait que les habitants de FikaviétdiiQïït disposés à brûler les maisons âiAssoa, si ces jeunes gens ne rentraient pas dans leur famille. A cette annonce deux d'entre eux s'en vont en pleurant, le troisième demeure [22 juiri).

Le P. Chanel ne pouvait laisser passer cet incident, sans demander des explications. Il se rend donc à Tamana^ auprès du roi, qu'il n'a pas le bonheur de rencontrer. Il raconte alors aux vieillards, qui sont réunis, ce qui vient de se passer, et profite de l'occa- sion pour leur rappeler toutes les bontés dont il les a comblés, tous les présents qu'il leur a faits, Qtc. Les

388 VIE DU BIENHEUREUX

vieillards avouent qu'ils lui ont de grandes obligations mais ils nient la vérité des rapports qui lui ont été adressés. Le roi arrive à ce moment. « Votre Majesté aurait-elle des sujets de plainte contre nous ? Non, répond-elle » {23 Juin).

Cette réponse n'était pas sincère. En effet, le lende- main, Niuliki assiste à Fikapt kun repas de funérailles. Le défunt avait plusieurs fois refusé le baptême et avait empêché le F. Marie-Nizier de baptiser un en- fant de cette vallée. Le roi profite de cette circonstance pour adresser la parole à son peuple et lui faire con- naître ses intentions : « Sachez bien, leur dit-il, que Poï m'appartient. Je ne veux pas qu'on aille y prier. Ceux qui voudront suivre la nouvelle religion, qu'ils se bâtissent chez eux des maisons pour faire leurs réunions » (24 juin).

Instruits par ce qui vient de se passer, les catéchu- mènes viendront désormais en se cachant, le samedi dans la nuit, et après avoir entendu la messe, le di- manche matin, retourneront chez eux. Les deux mis- sionnaires passaient une partie de la nuit à les ins- truire. Lorsque plus tard, plusieurs crurent pouvoir demeurer pendant le jour, ils assistaient à la messe chantée, au catéchisme qu'on leur faisait, et le soir, après les vêpres, à la bénédiction du Saint-Sacrement.

La persécution, cependant, ne cesse point. Le 2 juillet, deux catéchumènes viennent trouver les missionnaires pendant la nuit, et leur racontent com- ment on agit à leur égard. « Personne ne veut nous

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 889

parler. Si nous sentons le besoin de dormir, durant le jour, on prend plaisir à nous découvrir, à frapper du pied contre le morceau de bois, qui nous sert d'oreil- ler. Dès que nous nous retirons d'une compagnie, tout le monde pousse des éclats de rire et se moque de nous. » Les deux Pères les félicitent d'avoir quel- que chose à souffrir pour Jésus-Christ, et les encou- ragent à persévérer dans leurs sentiments, malgré toutes les railleries.

Un mois plus tard, d'autres catéchumènes^ en ve- nant, le samedi soir, pour entendre la messe du di- manche, font connaître les tracasseries auxquelles ils sont en butte. C'est donc une vraie persécution qui commence.

Le P. Chanel comprend que, pour la voir cesser, il faut faire auprès du roi de nouveaux efforts. Dès le

10 juillet, il va le trouver à Tamana^ mais il n'en obtient que cette réponse : J'en paillerai à mon peuple.

Quelques jours après, il apprend qu'il est à Fikavi.

11 y court pour avoir avec lui un nouvel entretien. Sa Majesté n'est point seule. Elle a à ses côtés le plus grand chef du village. N'importe ; notre apôtre amène sans hésiter, la question de la religion. Ses deux audi- teurs se contentent de dire : Nous ne pouvons nous faire chrétiens ; si nous le devenions, nos dieux nous feraient mourir. Sans se déconcerter, le P. Chanel saisit le moment Niuliki est seul, pour revenir sur le même sujet. Le roi lui répond : Je m'adresse?^ai à mon peuple et j'irai parler aux chefs des autres vallées.

390 VIE DU BIENHEUREUX

Le 22 juillet, l'apôtre se transporte à Sigavé et par- tout sur son passage il annonce la parole du salut. Arrivé dans cette localité,il commence à instruire ceux qui sont présents. Le soir, il se trouve avec le roi et les vieil- lards. Un de ces derniers le questionne sur l'origine de l'homme. La réponse est un peu longue et surtout embarrassante pour l'interlocuteur: Cessons, d\i celui- ci, y a? ejivie de dormir.

Les questions recommencent le jour suivant : « Nous avons appris qu'il y a parmi les blancs de fort mauvais sujets, des voleurs, desassassins, etc. C'est vrai, répond le P. Chanel : mais sachez bien que les gens honnêtes les ont en horreur ^ ceux qui gouvernent sévissent contre eux. On aurait dii vous parler aussi des vertus de ceux qui suivent la voix de leur cons- cience et qui pratiquent la religion que je viens vous annoncer. « Faréma, si connu par sa facilité d'élocu- tion et son antipathie contre la religion, veut discu- ter à son tour -, mais, il n'est pas plus heureux que les autres interlocuteurs. Le serviteur de Dieu voyant que, pour le moment, il est inutile de prolonger, ces discours, prend congé du roi et retourne à Pdi.

Le 5 août, Faréma lui-même vient le voir et se montre plus modéré qu'à l'ordinaire dans ses paroles. Il se souvient, sans doute, des observations que le P. Chanel lui fit un jour au sujet de ses blasphèmes : « N'as-tu pas peur que la malédiction du Seigneur ne « tombe sur toi ou sur quelqu'un des tiens ? » L'évé- nement n'avait pas tardé à vérifier cette parole. Le

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 3g l

fils de Faréma était atteint de la maladie de consomp- tion.

Il était facile de voir que le roi, poussé, disait-on, par Faréma, endurcissait son cœur et qu'il faudrait renoncer à l'espoir de le convertir.

La conduite de Niuliki entraînait celle des chefs, qui ne voulaient pas lui déplaire. De plus, en se fai- sant chrétiens, ils craignaient de voir disparaître leur autorité. D'après la croyance générale, en eux descen- daient des dieux, qui assuraient leur pouvoir. « Ces dieux, dit le P. Chanel, font peur aux autres natu- rels. Ceux-ci n'épargnent pas les présents pour se les rendre favorables (i). » L'intérêt personnel s'ajoutait donc aux autres motifs pour les éloigner de la foi.

Le peuple lui-même, extrêmemeyit supeî^stitieux^ n'osait pas renoncer à ses traditions. « On n'a pas beaucoup de peine à leur faire sentir le ridicule de leurs croyances, mais par un effet de la crainte des dieux., ils n'osent encore y renoncer. Si nous 7ious faisions chrétiens, disent-ils, nos méchants dieux nous mangeraient de colère (2). » A la crainte des dieux se joignit bientôt celle du roi. Ils pensaient aussi que les festins publics., les danses, les fêtes à l'occasion des mariages et du culte des dieux allaient cesser avec la nouvelle religion (3).

Aussi le nombre de ceux qui crurent à la parole de

(i) Lettre du T. R. P. Colin, 16 mai iSSg.

(2) Lettre au P. Convers, mai 1840.

(3) Déposition des témoins du procès apostolique.

3g2 VIE DU BIENHEUREUX

l'apôtre de Futuna fut d'abord peu conside'rable. « Il y avait, dit le P. Servant, tant d'obstacles à la prédi- cation de l'Evangile, que la semence du christianisme n'e'tait jetée qu'insensiblement et sans bruit. C'était la génération naissante, mieux disposée parce qu'elle était plus pure, qui la recevait avec plus de cou- rage (i).

Le P. Chevron, témoin oculaire, confirme cette appréciation. « La plupart des insulaires restent sourds aux sollicitations de la grâce, bien qu'en se- cret ils nous témoignent le désir d'embrasser notre foi. Il est à croire qu'en exprimant ce vœu, la jeu- nesse est sincère : il y a, en effet, de grandes espé- rances à fonder sur elle. Mais, les vieillards sont enta- chés d'un crime qui semble peser sur eux comme une réprobation, c'est l'anthropophagie poussée par eux, sous le précédent règne, aux dernières horreurs. (2) » Le même missionnaire ajoute un autre motif, c'est qu'en se faisant chrétiens, ilfaiidi^ait devenir sages.

Ces obstacles n'arrêtaient pas le zèle de notre apô- tre, qui prêchait partout les vérités du salut, laissant à Dieu le soin de faire fructifier la semence jetée sur cette terre infidèle.

Comme il gémissait, lorsqu'il apprenait qu'un crime venait de se commettre ! Il aurait voulu, en particulier voir disparaître l'infanticide. « Il est porté dans ce

(i) Histoire du christianisme à Futuna. (2) Lettre cite'e du 21 octobre 1841.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL SqS

pays, écrit le P. Chevron, à son plus haut pe'riode. Ce n'est même plus une honte pour des mères de faire périr leurs enfants. On en trouve qui ont tué jusqu'à six de ces innocentes créatures : les unes les écrasent dans leur sein en se pressant le corps avec de grosses pierres ; d'autres les étouffent au moment de leur naissance, ou les enterrent vivants dans le sable. Le mois dernier, dans une seule semaine, il y a eu trois nouveau-nés ensevelis de cette façon. Quelques heu- res après le crime, des chiens déterrèrent le corps d'un de ces infortunés, et le rapportèrent à sa mère. Elle, sans s'émouvoir, alla de nouveau enfouir sa victime ; mais bientôt les chiens viennent déposer à ses pieds la tête et un bras du pauvre enfant, comme pour lui re- procher sa cruauté, (i)» Le P. Chanel cite ce fait hor- rible sous la date du lo septembre 1840.

Un heureux événement vint consoler son cœur. Il n'avait rien négligé pour convertir Thomas Hoog, dont nous avons eu occasion de parler si souvent. Les exhortations des deux missionnaires finirent par l'ébranler, et il ne résista plus. La veille de la Tous- saint 1840, date bien heureuse pour lui, nous dit le F. Marie-Nizier, sur le soir, il abjura le protestantisme et reçut avec tous les rites de l'Église le baptême sous condition. Le jour de la fête, en présence de quelques indigènes, il entendit la sainte Messe et fit sa première communion avec de grands sentiments de piété. Cette

(i) Lettre citée du 21 octobre 1841.

394 VIE DU BIENHEUREUX

auguste cérémonie produisit sur les assistants une impression profonde.

La joie de cette conversion durait encore lorsque, le 6 novembre, la goélette de Jones arrive de Wallis. Paul s'empresse de débarquer et de porter au P. Cha- nel une lettre du P. Bataillon. Toute l'île de Wallis est convertie, à l'exception du roi Lavélua et de quel- ques membres de sa famille. La bannière de la sainte Vierge, portée par de fervents néophytes, a fait le tour de l'île. En apprenant ces nouvelles, le P. Chanel est si joyeux qu'il ne peut retenir ses larmes. Il est témoin lui-même des heureuses dispositions des catéchu- mènes de Wallis, qui ont accompagné Paul. Deux d'entre eux viennent à Poi, le lendemain dimanche, pour assister à la Messe. Ils récitent leurs prières, le chapelet, et chantent des cantiques jusqu'à une heure avancée de la nuit. Les gens de Poi ne se lassent pas de les entendre.

Comme le F. Marie-Nizier peut le constater quel- ques jours après, les habitants de Sigavé ne montrent pas moins d'empressement à venir écouter les caté- chumènes de Wallis. Aussi le bon Frère a remarqué dlieiœeuses dispositions pour la religion.

Le roi et les vieillards ne partagent pas ces senti- ments. Les Futuniens ne vont-ils pas s'ébranler à leur tour et se convertir ? Une fête païenne approchait et devait se célébrer à Fikavi. Le roi s'y rend et y trouve les chefs, les vieillards et une grande partie de l'île. Le P. Chanel, qui attend la visite du capitaine Jones

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL SqS

et des catéchumènes de Wallis, et qui n'a rien pour les recevoir, envoie les deux Frères assister à la dis- tribution des vivres. Quel n'est pas leur étonnement ? On ne fait aucune attention à eux. Le roi leur tourne le dos pour ne pas les apercevoir. Ils sont obligés de revenir avec un chétif morceau de foie que Méitala leur jette par compassion. « A quoi attribuer ce chan- gement ? dit le P. Chanel dans son journal. Avons- nous déplu en quelque chose à Sa Majesté, ou les progrès extraordinaires de la religion à Wallis en seraient-ils la cause r Dieu le sait. »

Le F. Marie-Nizier retourne dans l'après-dîner, pour parler au roi de ce qui vient de se passer le ma- tin. Il n'en obtient d'autre réponse, sinon qu'il n'est pas en colère et qu'ils peuvent aller chercher du taro chez lui, quand ils en auront besoin.

Le Père se voit obligé de tuer son porc pour don- ner à dîner au capitaine, à Paul et à toute leur suite. Le soir, la maison est entourée par les Futuniens, qui viennent de tous les côtés pour entendre les catéchu- mènes de Wallis réciter leurs prières et chanter des cantiques, et cette foule ne se retire qu'à une heure fort avancée de la nuit.

Dans sa lettre, l'apôtre de Wallis avait demandé le P. Chevron pour l'aider à instruire les catéchumènes et à les préparer au baptême. Le serviteur de Dieu n'hésita pas à faire ce nouveau sacrifice. Il s'agissait de la gloire de Dieu. Les obstacles qu'il rencontrait ne pouvaient encore lui faire prévoir le moment si

3g6 VIE DU BIENHEUREUX

désiré sa chère île de Futuna se convertirait et aurait besoin du concours d'un autre missionnaire.

L'heure de la séparation approchait. Le P. Chanel voulut avoir avec le roi deux nouveaux entretiens. Il aurait été si heureux de donner au P. Bataillon la nouvelle de la conversion de Niuliki ! Il dut se con- tenter de remettre au P. Chevron la lettre suivante, la dernière sans doute qu'il eut occasion d'écrire. A ce titre, le lecteur aimera à la lire en entier, et admi- rera les dispositions de l'apôtre de Jésus-Christ.

c Futuna, 19 novembre 1840.

« Mon Révérend Père,

« Nous portons le plus vif intérêt à la position vraiment digne d'envie, dans laquelle vous vous trou- vez : c'est pourquoi je consens à ce que le P. Chevron nous quitte, pour aller avec le F. Attale partager votre sollicitude et vos consolations.

« Le bruit de la conversion de votre île a paru remuer les esprits des insulaires de Futuna. Quelques- uns ont semblé vouloir dire : Pourquoi sommes-nous donc si difficiles à convei^tir? Mais, hélas ! il sem- ble que mon pauvre roi veuille se piquer d'honneur pour marcher sur les traces de votre Lavélua. Et depuis qu'il est Maro (vainqueur) tout de bon, il a l'air de vouloir se cramponner à Faka véri Kéré. Néanmoins, les nouvelles de Wallis l'ont agité. Je dé- sire ardemment qu'il s'opère en lui une crise salutaire.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 897

« Le petit nombre de jeunes gens qui commençaient à se joindre à un jeune catéchumène qui nous est venu d'Uvéa, ont été menacés d'être rôtis, ce qui les a un peu intimidés. Plaise à Dieu que l'exemple de vos catéchumènes les ranime !

« Le P. Chevron vous dira le bon et le mauvais de cette île.

« Le pauvre Thomas va toujours en faiblissant. Il ne croit pas en revenir. Il a fait son abjuration la veille de la Toussaint, et sa première communion le jour même de la fête. Cette démarche semble l'avoir tranquillisé. Il est bien sage ; il vous remercie de votre bon souvenir. Il vous présente ses humbles de- voirs pour la dernière fois, à ce qu'il croit.

« Le F. Marie-Nizier, qui est tout édifié de la piété du petit nombre de vos catéchumènes, vous prie d'agréer son profond respect.

« Une petite fille que vous nous avez renvoyée, a été la cause qu'une jeune personne a reçu le saint baptême la veille de sa mort.

« Il était convenu que nous nous parlerions, le roi et moi, au moment du départ de la goélette. Mais M. Jones arrivant un peu à l'improviste, nous sommes obligés de hâter les préparatifs du départ, et j'ignore ce que Sa Majesté avait à vous mander. Quant à Ma- rigi, il vous rend arofa (salut) pour arôfa ; il vous invite à venir manger à Futuna.

« J'embrasse bien cordialement le F. Joseph et le prie d'avoir bon courage.

398 VIE DU BIENHEUREUX

« Je me dispense de vous e'crire plus au long, parce que le P. Chevron suppléera avantageusement à tout ce que j'omets ici.

« Je ne tarderai pas d'avoir besoin de me confesser. Ayez donc la charité de me renvoyer le bon P. Che- vron pour mettre ordre aux affaires de ma conscience.

« Quand est-ce donc que Monseigneur aura pitié de nous !

« J'ai la confiance que la ferveur de vos catéchu- mènes finira par nous obtenir la conversion des natu- rels de Futuna.

« J'espère que le bon Sam reviendra à Futuna, comme un ange de paix.

« Toujours en union de vos bonnes prières et saints sacrifices,

« Votre tout dévoué et affectionné confrère,

« Chanel, pi^ovicaire apostolique. »

Le P. Chevron, porteur de cette lettre, se séparait avec peine d'un confrère qu'il avait appris à connaître et à vénérer, « Au mois de novembre, je dus m'em- barquer afin d'aller en aide au P. Bataillon, qui voyait tous les jours s'accroître son troupeau, en même temps que ses fatigues. C'est avec un bien vif regret que je quittais Futuna, je laissais le P. Chanel en pleine persécution. Une seule pensée me consolait, c'est que je sacrifiais la couronne du martyre à l'obéissance, sacrifice qui est bien plus grand pour un missionnaire. Quatre mois après mon départ, notre pieux confrère

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL SqQ

recevait dans le ciel la palme qui m'était refusée (i). » La force du vent obligea la goélette de Jones à reve- nir s'abriter dans la baie de Sigavé. A cette nouvelle, le P. Chanel courut auprès de son confrère. Il fut assez heureux pour l'embrasser de nouveau et lui faire sa confession. En retournant à Po'i, il baptisa une jeune fille de douze à treize ans, qu'il trouva très bien dis- posée.

(i) Lettre au T. R. P. Colin, 28 mai 1841. Annales de la Propagation de la foi.

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CHAPITRE XV

PRÉDICATIONS PLUS NOMBREUSES. DISETTE PLUS

GRANDE. LA PERSÉCUTION CONTRE LE P. CHANEL

ET LES CATÉCHUMÈNES s'aCCROIT DE JOUR EN JOUR.

(21 novembre 1840 Mars 1841)

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PRÈS le départ de son confrère, le P. Cha-

\..ihê>\\'7^^ nel, qui alors connaissait parfaitement la ^^^^^ langue de Futuna, déploya un zèle vrai- ment extraordinaire pour augmenter les bonnes dis- positions des indigènes en faveur de la religion. On le voyait sans cesse occupé à parcourir les divers villa- ges, annonçant la parole de Dieu (i). Mais, dans l'exer- cice de ce ministère, il avait besoin de toute sa cha- rité et de son inaltérable douceur pour accueillir ses chers sauvages, ne point s'impatienter de leurs ques- tions souvent incohérentes et puériles, et répondre à des objections sans cesse renaissantes.

Il enseignait, un jour, le dogme de la création et l'existence d'un seul Dieu en trois personnes. Un certain nombre de Futuniens, assis autour de lui,

(i) Procès apostolique.

VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 40 1

l'écoutaient en silence, lorsque l'un d'eux se leva et dit : « Tu as vu récemment notre roi agité par des mouvements extraordinaires, n'avait-il pas alors le vrai Dieu dans son sein ? « A cette question, bien que le roi suivît la conférence, tout en se tenant à l'écart, le zélé missionnaire répondit hardiment : « Non, mes amis, Jéhovah, le seul vrai Dieu, ne réside pas dans le cœur de ceux qui refusent de le connaître et de l'ado- rer. » « Montre-nous ton Dieu, dit un autre insu- laire ; est-il ? « « Partout, mes amis -, mais étant un esprit pur et parfait, vous ne pouvez le voir des yeux du corps -, vous le verrez après votre mort, si vous vous en rendez dignes par une vie chrétienne. » Un troisième insulaire, indiquant le crucifix qui brillait sur la poitrine du missionnaire : « N'est-ce pas ton Dieu ? » Alors le Père, détachant son cru- cifix, le leur montra : « Voici l'image de mon Dieu^ Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est mort pour nous tous sur la croix. » Puis, il leur expliqua le mystère de la Rédemption. Plusieurs d'entre eux ne purent s'empêcher de répandre quelques larmes.

D'autres lui dirent : « Si nous quittons le culte de nos dieux, ils nous feront mourir. Tu dis que Jého- vah est tout-puissant; alors invoque-le et guéris nos malades. Depuis ton arrivée dans notre île, les mala- dies ont augmenté ; les ouragans et les tempêtes ne cessent de déraciner nos arbres, et nous sommes me- nacés de la famine. » « Mes amis, reprit le bon Père,,

si vous vous faites chrétiens, vous ne mourrez pas;

26

402 VIE DU BIENHEUREUX

mais, échangeant cette vie d'épreuves contre un bon- heur sans fin, vous vivrez éternellement. Les fléaux n'ont désolé votre pays que parce que vous n'avez pas cessé d'offenser Jéhovah par vos désordres. Je suis venu des contrées lointaines pour vous apprendre à l'aimer, et vous n'écoutez pas ma voix.. Soyez chré- tiens, et vous désarmerez sa colère ; soyez sobres et prévoyants, amassez des provisions pour la mauvaise saison, et vous n'aurez point à redouter les horreurs de la famine. »

Quelques-uns disaient : // a raison; d'autres; // est habile, il veut noiisjaiî^e abandonner la religion de nos pères, retirons-nous. Chaque jour, il fallait re- prendre ces dialogues, répondre à leurs questions et résoudre leurs difficultés.

Ayant rencontré, dans l'une de ses courses, plu- sieurs indigènes qui causaient à l'ombre d'un coco- tier, il s'approcha d'eux et leur demanda, en souriant, le sujet de leur entretien : « Nous parlions de toi et de Marie-Nizier ; nous disions: « Qu'elle est belle, votre religion « Oh ! oui, mes amis, notre reli- gion est belle ; elle est seule digne d'être connue et pratiquée. N'adorez plus vos dieux. C'est Jéhovah qui a tout créé. Sans doute le ciel est haut, la terre est grande, la mer immense, le soleil et les étoiles sont magnifiques ; mais Jéhovah, qui les a faits, est plus grand et plus beau; lui seul mérite vos ado- rations. Ne craignez ni tapons, ni Atua-muli^ ni Faka-véli-Kélé; ne redoutez qu'une chose, le péché

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 4o3

qui offense Jéhovah et conduit au feu de l'en- fer. »

Le serviteur de Dieu n'oubliait pas les habitants d'AIoJî. Déjà plusieurs fois il s'était présenté au mi- lieu d'eux et avait essayé de les convertir. Or, un jour, comme il allait encore les évangéliser, le frêle esquif qui le portait, se renversa à quelques pas du rivage ; le missionnaire disparaissait dans les flots, lorsque l'indigène qui lui servait de rameur, plongea et lui sauva la vie.

Un autre jour, revenant d'AloJî^ il s'égara et marcha jusqu'à la nuit tombante, sans pouvoir trouver son chemin. Quelques habitants, l'ayant rencontré, le conduisirent à leur village, il fut reçu comme un père au sein de sa famille. Quoique exténué de fati- gue, il ne voulut prendre de repos qu'après avoir récité le saint Rosaire.

Cependant, le nombre de ceux qui écoutaient vo- lontiers le serviteur de Dieu augmenta peu à peu. D'après le P. Rou\[ea.ux, pendant les derniers mois qui précédèrent la mort du P. Chanel^ la grâce remuait fortement Futuna ; une partie de la population était ébranlée, et un bon nombre aurait embrassé ouverte^ ment la religion, si la crainte du roi et des vieillards, qui partageaient son obstination, ne les avait retenus. C'est aussi ce que confirment les témoins entendus dans le procès apostolique. A la fin, comme nous l'apprend le P. Servant, un certain nombre de jeunes gens^ méprisant les objets de leur culte superstitieux.,

404 VIE DU BIENHEUREUX

s'étaient fait inscriî^e an rang des catéchumènes. Ils allaient souvent auprès du serviteur de Dieu et se réunissaient presque tous les dimanches pour entendre ses instructions. Une douzaine de ces jeunes gens étaient très assidus à ces réunions. Mais leur rénnion le dimanche, dit Mgr Bataillon, excitait l'indigjiatioji des enjiemis de la religion, et siu^tont celle du roi et de sa parenté. Les choses en vinrent à ce point que les naturels de la partie orientale de Futuna (celle qu'ha- bitait le P. Chanel) allaient partout répétant ce cri de haine et de mort : Ke tamate le lotu, Ke puli! Qn'oJi détruise la religion, qu'elle disparaisse! Ils étaient irrités contre ceux qui se rendaient auprès de lui et ils disaient : Il faut qu'on les frappe. Plusieurs voulaient même qu'on les fît mourir.

Méitala, fils du roi, nous assure que l'apôtre de Fu- tuna avait connaissance des propos qui se tenaient contre la religion. Il nous montre les insulaires enflam- més de colère et criant : Qiie personjie n'embrasse la religion!... Plusieurs fois même il fut question de tuer le serviteur de Dieu. Pour lui, il gardait sa trajiquillité d'esprit, et continuait son ministère de zèle et de charité. Il s'efforçait d'amener à la vraie foi tous les indigènes, sans en excepter ses persécuteurs. Tous l'aimaient, parce qu'il avait le cœur si bon ; c'était la religion que les païens détestaient.

Il serait trop long de raconter en détail les tracasse- ries de tout genre, les insultes et les menaces dont il fut l'objet.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 4o5

« Niuliki, nous dit le F. Marie-Nizier (i), nous avait, pour ainsi dire, livrés à la merci de ses sujets, et quelques-uns s'en prévalaient pour nous insulter. Néanmoins quelques autres, touchés de sentiments plus humains, venaient, malgré les menaces et les railleries, nous rendre des services quand ils le pou- vaient. Nous profitions de ces moments pour les ins- truire. Le nombre des catéchumènes augmentait très lentement, car ils étaient constamment persécutés et menacés de se voir enlever tout ce qu'ils possé- daient, soit maisons, soit plantations, etc.. Je dois vous faire observer. Monseigneur, que jusque-là le roi avait été Vâme des persécutions qui avaient été faites soit aux catéchumènes, soit à nous. Lorsqu'on nous menaçait de piller tout ce que nous avions et d'incen- dier notre maison, il est indubitable que ceux qui fai- saient de telles menaces, étaient autorisés par Niu- liki. Nous nous montrâmes toujours insensibles à toutes ces menaces, et le P. Chanel n'en continua pas moins à instruire ses catéchumènes. »

La position sous le rapport matériel, au lieu de s'améliorer, ne faisait que devenir de jour en jour plus pénible. Les vols répétés enlevaient aux missionnaires leurs ressources, et les insulaires leur apportaient ra- rement des provisions. Le peu de vivres qu'ils pou-

(i) Lettre du F. Marie-Nizier à Mgr Pompallier, île Futuna, i^' mai 1841 (Annales des missions de la Société de Marie^ tome III, p. 221).

406 VIE DU BIENHEUREUX

valent recueillir, ils avaient de la peine à le garder pour eux. Ecoutons le F. Marie-Nizier : « Que de fois nous e'tions seuls, lorsque nous préparions notre re- pas ! Mais, dès qu'il était prêt, un certain nombre d'indigènes envahissaient notre maison pour le parta- ger avec nous. Il nous fallait faire souvent d'incroya- bles efforts pour empêcher qu'elle ne se remplît d'insulaires, qui nous auraient ravi jusqu'au dernier morceau. »

Citons un fait. Le i3 décembre 1840, un jeune homme était venu prêter son concours pour la prépa- ration du repas. Lorsqu'il voulut s'assurer si les vivres étaient cuits à point, une foule nombreuse l'entoura dans l'intention de prendre part au dîner. Le P. Chanel se vit obligé de les congédier, en leur disant qu'il n'y avait pas assez de vivres pour nourrir tant de monde. Après le départ de ceux-ci, d'autres plus nombreux les remplacèrent. Mon Dieu, d6mte:{- moi lapatience, dit-il alors, et cette prière, il l'inscrit sur son journal^ en se rappelant la lutte qu'il a soutenir.

Le jour suivant, il fut réduit à n'avoir pour nour'ri- ture que le chien de la maison. La faim lui fit vaincre la répugnance qu'il éprouvait à la vue d'un tel mets. Son compagnon ne put la surmonter.

Ce n'était pas seulement les fruits que les natu- rels dérobaient. Ils enlevaient aussi le linge et d'autres objets. Un jour, ils prirent des vêtements appartenant à Thomas. Le P. Chanel crut devoir se plaindre des

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 407

vols continuels, dont ils étaient victimes. Les vieil- lards qui entouraient Niuliki en parurent indignés, et promirent de prendre des mesures pour que tout fût rendu. Malheureusement, il fallut se contenter des promesses, et les vols continuèrent.

Niuliki entrait encore quelquefois, quand il passait par Po'i. On voyait qu'il affectait de conserver les dehors de l'amitié, mais les rapports devenaient de plus en plus froids.

Le 1 1 décembre, en entrant dans la maison du P. Chanel, le roi dit : « Pourquoi n'avez-vous point fait de présents aux jeunes mariés dont je viens de célé- brer les noces? C'est que les indigènes, répond aus- sitôt le Frère, nous appauvrissent chaque jour par leurs vols, et Votre Majesté ne se met pas en peine de nous faire rendre nos effets. » Le roi, qui, sans doute, ne s'attendait pas à cette réponse, garda le silence.

Notre apôtre oubliait tout et visitait Niuliki aussi souvent qu'il le pouvait, dans la pensée de l'instruire et de le convertir. Hélas ! ce prince recevait de funestes conseils, et la haine contre la religion commençait à paralyser toutes les bonnes qualités de son cœur. Le 20 décembre, le P. Chanel se rend à Tamana pour faire une visite au roi. « Il me présente sa main, mais je m'aperçois aisément de sa froideur à mon égard. » Le soir, il apprend que Niuliki a prédit une tempête dans quatre jours, et la chute du soleil dans quatre mois.

408 VIE DU BIENHEUREUX

Quelle était la signification de ce langage mysté- rieux, assez en usage à Futuna ? On crut généralement qu'il était question de la nouvelle religion et de celui qui la prêchait.

On remarquera que, le quatrième jour, Niuliki n'entre pas chez le P. Chanel, et que, rencontrant Thomas auprès de son premier ministre, il ne lui adresse pas même la parole. A-t-il voulu annoncer cette manière d'agir très significative par elle-même, ou faire connaître le dessein qu'il manifesta, ce même îour, de renvoyer le missionnaire lorsqu'un navire apparaîtrait?

Ses parents auraient voulu, dès cette époque, que le P. Chanel fût mis k mort ; mais le roi s'y opposait formellement. On remarquera, cependant, que son dessein de le renvoyer ou de l'obliger à partir de lui- même ne put se réaliser et qu'il se vit forcé, quatre mois après, d'ordonner sa mort et d'amener ainsi la chute du soleil.

Le jour de Noël, le serviteur de Dieu eut connais- sance du projet du roi. Il ne s'en troubla point et ne changea en rien sa ligne de conduite. Suivant la belle remarque du premier avocat de la cause de béatifi- cation, « il avait revêtu la cuirasse de la foi et de la charité ; il s'était pénétré de la douceur et de la man- suétude du divin ^Maître : aussi, rien ne put vaincre cet homme de Dieu, que les sauvages, frappés d'un spectacle si nouveau pour eux, avaient nommé Ta- gâta aga malie : l'homme à l'excellent cœur. »

PIERRE- LOUIS-MARIE CHANEL ^OQ

Sa charité envers les indigènes n'avait point de bornes. Les Futuniens nous rapportent eux-mêmes qu'entrant dans sa maison, ils mettaient tout en dés- ordre, et que le Père ne se fâchait pas. Ils le mal- traitaient, et il leur parlait avec bonté; ils le rebu- taient, et il leur rendait les services qui dépendaient de lui. Ils sont plus à plaindre qu'à gî'onder, disait-il à son compagnon : ils ne savent ce qu'ils font.

Sa charité de tous les instants, sa bonté inaltérable et sa patience à toute épreuve avaient fini par faire sur plusieurs insulaires une impression profonde, Maligi lui-même, premier ministre et chef de Pdi, en subit l'heureuse influence et s'attacha à lui pour tou- jours. Il n'osa pas, cependant, se prononcer en faveur du christianisme du vivant du P. Chanel.

Depuis la parole mystérieuse du roi, la persécution avait redoublé. Plusieurs voulaient qu'on ne se con- tentât pas de frapper les catéchumènes, mais que, pour en finir avec la nouvelle religion, on les mît à mort. Ainsi, le 24 janvier 1841, les indigènes arrêtent, à Laloua, les catéchumènes, et les menacent de mort s'ilsosent aller à la messe.

Le lendemain, on vient dire au P. Chanel que le roi et les vieillards réunis ont délibéré s'il ne fallait pas faire mourir deux personnes religieuses, et on ajoute qu'ils paraissent très irrités. Au dire de ceux qui apportent la nouvelle, il ne peut être question que du missionnaire et de son catéchiste. Sur le soir, on ap- prend qu'il s'agit de deux catéchumènes qui ont cons-

410 VIE DU BIENHEUREUX

truit leurs maisons en bambous, contrairement aux usages de l'île. Ils ont e'te' condamne's à faire les frais du festin qui aura lieu le jour l'on se réunira pour brûler leurs cases. Mais, dès que la de'cision est con- nue, l'affaire se complique, car tous les jeunes gens prennent la défense des persécutés. Ceux-ci, sans attendre l'exécution de la sentence, mettent eux- mêmes le feu à leurs maisons, et, avec l'aide de leurs jeunes défenseurs, préparent le repas auquel ils ont été condamnés.

Dans la journée du 26, la tête des jeunes gens se monte. Les vieillards, ne sachant que faire, passent la nuit à délibérer. Plusieurs prennent leur défense : « Que deviendra la terre sans eux? disent-ils. Et que deviendrons-nous nous-mêmes, si nous les irritons jusqu'à les faire fuir dans d'autres vallées? w Les vieillards d'Assoa ont aussi exaspéré leurs jeunes gens.

Dans le conseil du 25, les vieillards s'étaient occupés du P. Chanel et de son compagnon. Ils s'étaient montrés très irrités en apprenant que quelques jeunes gens, contre la volonté expresse du roi, allaient les aider à faire la cuisine et même leur apportaient des vivres. Ils décident qu'on renouvellera la défense de rien leur donner, et qu'on devra laisser les deux mis- sionnaires vivre comme ils pourront. Serait-ce, dit le P. Chanel, inie crise salutaire pour disposer les cœurs à embrasser enfin la religion ?

Les quelques jeunes gens qui, jusque-là, avaient bravé les railleries et les mauvais traitements de leurs

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confrères, ne tinrent aucun compte de la nouvelle dé- fense et continuèrent, mais en cachette, à exercer leur office de charité. L'histoire doit citer leurs noms c'étaient Logoasi, Maïtau, Malaéfatu, Tukumuli, Pipi- séga, Sagogo et Namusigano. Ecoutons la déposition de ce dernier : «■ Tukumuli et moi, nous faisions cuire des vivres dans notre case et nous les apportions au serviteur de Dieu \ mais nous cachions notre pensée, et nous disions que nous portions ces vivres à Tho- mas, qui avait épousé la cousine de Tukumuli. Nous agissions ainsi, parce que nous craignions le roi. »

Au témoignage du F. Marie-Nizier, Maligi appor- tait lui-même quelquefois des vivres.

La fête générale, qui a pour but de réunir les vaui^ quem^s et les vaincus^ commence à Fikavi^ le 27 Jan- vier. Les vieillards s'y rendent avec empressement. Mais les jeunes gens ne se pressent pas de partir. Il faut que le roi vienne les supplier d'y prendre part, en leur disant que, s'ils refusent, il va se retirer à Sigavé.

De Fikavi la fête passe à Tama?ia, et de Tamaua on vient la célébrer à Poi. « La veille, nous dit le F. Marie-Nizier, un certain nombre de vieillards se réunissent dans notre maison. Ils se mettent à parler entre eux des desseins du roi, mais à mots couverts. Je les comprends. Quelques-uns disent: Il faut que ces deux-là disparaissent. Pourquoi? reprend un naturel qui n'est pas de Futuna. C'est Vintention du roi^ répondent-ils. Sont-ils donc venus d'un pays

412 VIE DU BIENHEUREUX

étrange?^ pour gouverner l'île? Il faut les faire dispa- raître; le roi le veut.

« En entendant ces paroles prononcées avec chaleur, j'allai trouver le P. Chanel, qui était occupé à sarcler un champ de bananiers : « Pourquoi, mon Père, « vous donner tant de peine à travailler, puisque nous « allons mourir demain? Je viens d'entendre dire « telles et telles choses. Eh bien ! me dit-il en sus- ce pendant son travail pendant quelques secondes, et « avec le calme le plus profond que j'aie remarqué en « lui, ce ne sera pas le plus ?naupais de nos jours. Ne « save\-vous pas la réponse de saint Louis de Goniague, « lorsqu'on lui demanda ce qu'il ferait s'il devait mou- « rir à Vinstant?... » Sans rien ajouter, il continua 50 n travail.

« Dans la crainte de la dissolution de leur assem- blée, le massacre n'eut pas lieu ce jour-là, ou, sans doute, mieux encore, le moment marqué par la Pro- vidence n'était pas arrivé, w (29 janvier 1841.)

Envoyé à Sigavé, le 1 1 février, le F. Marie-Nizier apprend les sinistres projets des vainqueuj^s. Ils n'at- tendent que l'arrivée de Jones pour le massacrer, et avec lui les blancs et les cathécumènes, afin qu'il ne reste aucune trace de religion, et que personne ne puisse rapporter aux navires qui paraîtront ce qui s'est passé à Futuna.

Ces bruits sinistres, que le Frère, à son retour, se hâte de faire connaître au P. Chanel, le surprennent fort peu. Il sait qu'il y a chez les vainqueurs une grande

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 4l3

irritation contre la religion. Il en a la preuve presque tous les jours. Il vient de baptiser à Laloua une femme malade. Un vieux Futunien, qui ne peut pardonner au frère de cette personne d'avoir embrasse' le nouveau culte, la croit morte, et va criant partout que les dieux l'ont tuée, parce qu'elle a violé ses tapons et que son frère est catéchumène. Heureusement, la femme bap- tisée n'était pas morte, et notre indigène fut couvert de confusion.

En suivant les événements, le serviteur de Dieu n'avait pas de peine à comprendre que l'enfer faisait un dernier effort. Aussi, plein de confiance, il se jeta aux pieds de Jésus, de Marie et de saint Joseph, et fit en leur honneur des neuvaines de prières.

Pour préparer le triomphe du christianisme et faci- liter l'instruction des catéchumènes, il s'occupait à traduire en futunien un abrégé de la doctrine chré- tienne. Il composait des cantiques dans la même lan- gue, et les faisait chanter aux réunions du dimanche et des autres jours. « Malgré la défense qui leur avait été faite de se réunir auprès de nous, raconte le Frère, les catéchumènes, plus ou moins nombreux, et assez souvent accompagnés d'autres Futuniens, ve- naient presque tous les soirs, un peu avant le coucher du soleil, se grouper autour de notre résidence, et tout doucement finissaient par nous rejoindre. » Le bon Père les recevait avec effusion de cœur, les instruisait et les renvoyait consolés et fortifiés. Aussi revenaient- ils avec un nouveau plaisir entendre la parole de Dieu.

414 "^'lE DU BIENHEUREUX

Ils étaient cependant en butte aux railleries, aux mépris, aux mauvais traitements, et on les menaçait de mort.

La persécution se faisait sentir jusque chez les pain- ciis. Le 28 février, le P. Chanel, ne pouvant y aller lui-même, envoie le Frère encourager la jeune caté- chumène Matalupé, âgée de dix ans, contre les vexa- tions de sa mère, qui s'acharne contre elle. « On m'a rapporté, dit le P. Servant, que pour se soustraire à la persécution de ses parents, elle se retirait quelquefois dans les bois, afin de prier Dieu, et qu'elle cachait avec grand soin la médaille que le P. Chanel lui avait don- née. Quand elle apprit sa mort, elle s'écria : « Et moi « aussi, je veux mourir pour l'amour de Jéhovah! je « veux aller rejoindre le bon Père! »

CHAPITRE XVI

CONSEIL A TAMANA. LE SAINT JOUR DE PAQUES. CONVERSION DE MÉITALA. NOUVEAU CONSEIL. SENTENCE DE MORT.

(Mars 1841 27 avril 1841)

ssf^Vl ANS le courant du mois de mars eut lieu le :?4I s conseil dont il est parlé au procès-verbal de 1845. « Quelques semaines avant la mort du R. P. Chanel, Niuliki, voyant que le nombre des catéchumènes augmentait, tint un conseil dans lequel il fut décidé qu'on transporterait tous les effets du R. P. Chanel à Tamana, lieu résidait Sa Majesté futunienne. En obligeant ainsi le R. Père à demeurer près du roi, on pensait que les néophytes et les catéchumènes, redoutant la colère de Sa Majesté, n'oseraient continuer leurs relations avec le mission- naire. »

(c Ce projet, dit le P. Servant, ne fut pas mis à exécution. Mais il était bien convenu qu'on prendrait tous les moyens d'anéantir la religion, fallût-il incen- dier la maison des catéchumènes et les disperser de côté et d'autre. La haine du christianisme fut portée à un tel point, qu'il y avait ordre de frapper quicon-

41 6 VIE DU BIENHEUREUX

que ferait le signe de la croix, quiconque remuerait les lèvres avant le repas. Deux jeunes gens du village qu'habitait le P. Chanel, furent condamnés à l'amende usitée dans le pays et désignée sous le nom àtsaufono, par la seule raison qu'ils allaient trop souvent à la maison du missionnaire.

« On rapporte encore qu'il était décidé parmi les gens du parti vainqueur^ qu'il fallait au plus tôt en finir avec la religion et ses adeptes, pendant que les caté- chumènes étaient en petit nombre. Car on s'imaginait qu'il était dangereux de proroger, parce que les caté- chumènes, devenant plus nombreux, pourraient se défendre par la force des armes. L'affaire était sérieuse, suivant l'opinion des infidèles ; mais le peuple ne pou- vait par lui-même mettre la main à l'œuvre d'exter- mination. Le P. Chanel était censé parent du roi ; il n'y avait que Niuliki et ses parents qui eussent le droit de le mettre à mort, suivant les coutumes des Futuniens. (i) »

On pouvait dès lors prévoir que Niuliki serait solli- cité d'en venir à cette extrémité et qu'il finirait par donner son consentement.

Le P. Chanel, qui aimait tant les cérémonies de l'Eglise, voulut donner à la fête de Pâques, qui tombait cette année le 1 1 avril, la plus grande solennité pos- sible. Il disposa tout en conséquence et fit un appel aux catéchumènes.

(i) P. Servant, Histoire du christianisme à Futuna.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 4I7

Ce même jour, dans le village de Po'i, on devait célébrer par un repas solennel le mariage du fils de Misa, guerrier bien connu par sa bravoure. Quelques Futuniens malintentionnés avaient aperçu les caté- chumènes, qui se rendaient auprès du serviteur de Dieu. Ils s'étaient empressés de communiquer cette nouvelle et d'aller soulever une partie de la popu- lation de la vallée de Fakaki. Vaïtoso parcourait les groupes en disant qM'avaiit de pr^endî'e le repas, il fal- lait 7~eyive7^ser la maisoji du înissioiinaii^e. Katéa criait de son côté : Qiie Von frappe le prêtre^ afin que la r^eli- gion périsse ; que l'on emporte de ses effets. Déjà on prenait les armes, lorsque Misa sortit de sa maison et déclara que si on en venait à l'exécution, il n'y aurait point de festin. Cette parole arrêta les indigènes.

L'un d'entre eux était allé avertir secrètement les catéchumènes du complot qui se tramait. Aussitôt, le plus grand nombre, saisi de crainte, se retira avant même la fin de la messe. Le P. Chanel était tout étonné de cette prompte disparition. Il ne tarda pas à en apprendre la cause. Du reste, Sagogo, du village de Po'iy avait entendu les menaces de mort que se répétaient les divers groupes, et il s'était hâté de le prévenir du mal que ses ennemis voulaieyit lui faire. Il lui répondit : C'est bon pour 7noi (i).

Un autre catéchumène, Namusigano, vint à son tour rapporter les paroles de Vaïtoso et de Katéa. Ce

(i) Procès apostolique.

. 27

41 8 VIE DU BIENHEUREUX

dernier voulut s'assurer par lui-même de la présence des cate'chumènes. « Nous étions réunis, dit Sagogo -, Katéa vint frapper avec son casse-tête la cloison de bambous et s'écria : Oui^ coJitimie^^ jeunes gens ; trai- te:{ votre m'mistj^e comme vous faites, et vous sere:( cause de sa mort! Il se retira aussitôt. Nous avons tous entendu ces paroles. Le serviteur de Dieu les a entendues comme nous; du reste, quand nous les avons répétées, il nous a répondu : C'est bon pour moi (i). »

Le même Jour de Pâques, Niuliki en sortant de la fête, entra dans la case du missionnaire et lui fit remet- tre par deux naturels un panier de taros cuits et une petite jambe de porc à moitié cuite. D'après le témoi- gnage du frère Marie-Xizier, son but était, sans doute, de voir par lui-même le nombre des catéchumènes. Dans le moment il se présenta, il n'en restait que deux. Le P. Chanel reçut le roi avec sa douceur et sa bienveillance habituelle ; puis, se tournant vers le Frère, il lui dit : « Salutem ex ifiiînicis fiostris : Nous recevons le salut de nos ennemis. Nous n'avions pres- que rien à manger aujourd'hui ; voilà que la Provi- dence vient à notre secours. » La visite de Niuliki fut courte et ce fut la dernière.

Les événements se précipitaient et annonçaient un prochain dénouement. Le jeudi de Pâques, i5 avril, un jeune catéchumène, entendant les menaces de mort

(i) Procès apostolique.

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PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 419

que l'on proférait contre ceux qui se déclaraient pour la religion, vint dire au Père : « J'ai peur de faire une mauvaise mort si on me tue pour ma croyance. Rassure-toi, lui répondit-il, dans ce cas, tu seras baptisé dans ton sang (i).

Ce même jour, on lui cite les noms des trois plus acharnés persécuteurs. On lui apprend aussi qu'il est sérieusement question de transporter ses effets à Tamana^ près de la maison du roi, afin que Sa Majesté voie de ses yeux ce qui se passe.

L'un de ces persécuteurs était Musumusu, gendre du roi. Filitika dépose qu'il l'a entendu, de ses oreilles, dire à Niuliki : « Ce que fait ce blanc tend à la des- truction du ro3^aume, de la nation, des festins publics et des réjouissances à l'occasion des mariages. Eh bien ! s'il en est ainsi, reprend Niuliki, que la religion périsse : c'est le principe du mal (2). »

On aurait dit que le P. Chanel avait un pressenti- ment ou de sa fin prochaine ou du triomphe de la foi, tant il multipliait les instructions aux catéchumènes et s'efforçait d'en augmenter le nombre.

Une conversion lui tenait à cœur. Toujours il avait trouvé dansMéitala un ami, qui l'écoutait volontiers, mais il n'avait pas encore obtenu un consentement ex- plicite, et, par prudence, il ne faisait pas connaître les rapports intimes qu'il entretenait avec le fils aîné du

(i) Analyse an journal par le P. Roulleaux. (2) Procès apostolique.

420 VIE DU BIENHEUREUX

roi. Voyant le mouvement qui s'ope'rait, et sachant que toute l'île était à lui s'il obtenait que le prince se dé- clarât ouvertement pour la religion catholique, il crut que le moment était venu de faire un dernier effort.

Méitala demeurait alors à Avaui^ dans la maison d'une parente, avec sa sœur Flore, qui venait de se convertir. La circonstance parut très favorable. Le serviteur de Dieu choisit deux zélés catéchumènes, Maïtau, du même village, et Logoasi. Le samedi 17 avril au soir, il les envoya auprès du jeune prince qui se trouvait alors avec Tafono.

Ecoutons le récit de Méitala : « Un jour, j'étais avec Tafono *, je vis venir Maïtau et Logoasi, que le vénérable serviteur de Dieu avait envoyés pour nous amener à embrasser la foi. La discussion fut longue et se prolongea jusqu'au milieu de la nuit. Enfin nous donnâmes notre consentement. Logoasi et Maïtau se hâtèrent d'aller annoncer notre conversion au servi- teur de Dieu qui en témoigna une grande joie. Le lendemain, lui-même se rendit à Avaui pour conver- ser avec nous. Il nous dit qu'il reviendrait pour nous donner des médailles de la sainte Vierge ; ce qu'il ne fit pas, parce que les indigènes hâtèrent sa mort. Le serviteur de Dieu fit connaître çà et ma conversion, afin d'exciter les indigènes à suivre mon exem- ple (i). ))

Le P. Chanel avait constaté dans Méitala et dans

(i) Procès apostolique.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 421

ceux qui l'entourent les plus excellentes dispositions : aussi il prend le temps nécessaire pour bien les ins- truire. « Malgré la fièvre qui lui brûle tout le corps, il surabonde de joie de cette nouvelle et importante conquête, et est heureux de ce qu'il souffre (i). »

Le P. Servant nous apprend que, dans cette der- nière entrevue, qui eut lieu le lundi 19 avril, Méitala saisit vivement la croix qui pendait au cou du Père et la suspendit au sien, comme pour lui dire que défini- tivement il embrassait la religion de Jésus crucifié. Nous allons voir que 5'// ?ie la scella pas par l'effusion de son sajig, il fut du moins blessé pour elle et de la main de ceux qui étaient déjà en chemin pour aller massacrer le prêtre (2).

La nouvelle de la conversion du jeune prince se ré- pandit d'abord parmi les catéchumènes, et, par leur entremise parmi ceux qui se montraient disposés à se faire chrétiens. Elle produisit une grande joie. « Son exemple, écrit le F. Marie-Nizier, fut imité d'un petit nombre d'autres jeunes gens, qui tous avaient de bons sentiments. Combien le P. Chanel se réjouissait de voir germer ces jeunes plantes ! car à peu près tous les jeunes gens n'attendaient que la conversion du fils du roi pour opérer la leur (3). » Sagogo nous assure qu'un nombre considérable d'indigènes mani-

(i) Analyse dn journal parle P. Roulleaux.

(2) Lettre du 19 août 1842. Annales de la Propagation de la

(3) Lettre citée, i^ mai 1841.

422 VIE DU BIENHEUREUX

festèrent leur désir de se convertir à la foi, parce que le fils du roi l'avaient embrassée, et qu'ils devaient le faire, le dimanche 2 mai (i).

Logoasi voyant ce mouvement dit : Je mettrai mon ferait feu, et je frapperai avec le marteau pour qu'il s'allonge et qu'il s'étende sur tout Futuna. Il voulait parler de la religion. Cette parole fut répandue par- tout. Ce fut un malheur. Il avait encore 2i]ouié qu'il ne craignait personne à Assoa. Ces propos provoquè- rent une grande irritation chez les ennemis de la foi (2).

Léa Sina, épouse de Musumusu, nous assure que les parents du roi, enflammés de colère, disaient : « Que personne n'embrasse la religion de peur qu'en désobéissant à la nation, il ne la livre aux mépris et aux malheurs (3). y>

Le roi venait lui-même de formuler la même dé- fense. Ecoutons Pipiséga, l'un des fervents catéchu- mènes :

« Mon père m'apprit que le roi Niuliki avait dit au peuple : Qu'ils cessent d'aller trouver le missionnai?^e pour apprendre de lui cette chose que l'on nomme la re- ligion ; aiitremejit le missionnaire jnourra. Quand Je rapportai ces paroles au serviteur de Dieu, il me ré- pondit : C'est bien. Le lendemain, lorsqu'il m'ensei-

(i) Procès apostolique.

(2) Procès apostolique.

(3) Procès apostolique.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 423

gnait les prières dans sa case, Niuliki vint lui-même frapper la porte avec son casse-tête. Je sortis en toute hâte par l'autre porte, et, fuyant par un autre chemin que la voie publique, j'allai prendre un bain au village de Fakaki. Peu de temps après, Niuliki arriva près de l'endroit je me baignais, sans que je m'en fusse aperçu. Il me menaça du casse-tête qu'il tenait à ia main, en disant : Cesse\ d'aller dans la maison du blanc, et éloigne\-VQus de lui^ de peu?' que dans la suite il ne soit mis à mort, et que ce qui s'appelle la i^eligion, ne serve de rien : car elle périra certainement et Vile sera tranquille. Je partis sur-le- champ, et je rapportai au serviteur de Dieu les paroles du roi. Il me dit : C'est bien (i), »

Malgré la fièvre, qui continue et qui lui cause une grande inflammation, le P. Chanel semble se multi- plier, afin de seconder le mouvement que produit la conversion de Méitala.

Le 22 avril, /e me trouve un peu mieux^ nous dit-il, sans être parfaitement guéri (2). Il en profite pour aller voir Faréma, et Niuliki par la même occasion. Il apprend qu'il y a eu assemblée des vieillards et conseil. Quel en est bien l'objet ? Il ne trouve personne qui l'en instruise.

Après le conseil, Musumusu alla dans sa famille, chercher un enfant malade pour le présenter à Niu-

(1) Procès apostolique.

(2) Ces paroles terminent \q journal.

424 VIE nu BIENHEUREUX

IJki, afin qu'il le rendît à la santé, suivant le préjugé du paganisme futunien. Ecoutons le récit de Léa Sina : « Lorsque nous avons été rendus à Taî7îana, j'ai entendu Musuniusu dire à Niuliki : Sa Majesté est bien; mais que s'ensuil-il ? Méitala va trouver le prêtre pour professer en secret la religion. Niuliki répondit : Co7^rige\-le. Musumusu : Quelle sera cette correction ? il n obéit à aucune parole. Niuliki: CorrigCy-le seulement, car il est encore inseiisé. Vous êtes venus ici pour me demander ce qu'il y avait à faire : faites ce que vous voudre:^ : je chéris cet homme., parce que j'ai vécu avec lui. Je ne vous dis pas : frappe'{-le ; cependant je ne rejette pas cette mesin^e. Faites ce que vous voudre^. Musumusu répondit : Demeure:{ tranquille; confiez-nous l'affaire et îious agirons à notre volonté. Ils échangèrent entre eux d'autres paroles que je n'ai point entendues. Les pro- pos tenus à Tamana ne sont pas peut-être parvenus aux oreilles du serviteur de Dieu, mais il connaissait les attaques que les indigènes dirigeaient contre la re- ligion et il gardait sa tranquillité d'esprit, (i) »

Pipiséga assure que personne ne connut les paroles que le roi et Musumusu échangèrent en secret. Mais dans l'enquête de 1845, Musumusu affirma que le roi se mit à lui dire : « Réussiro7it-ils ces gens sauvages, qui viennent à Futuna pour faire des esclaves ? Musumusu, ne comprenant pas suffisamment le sens

(i) Procès apostolique.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 425

de ces paroles, demanda au roi de qui il parlait . Je parle^ répliqua celui-ci, des blancs sauvages qui vietinefît faire des esclaves. Alors Musumusu ajouta : 5/ tu détestes ces blancs, va prendre leurs effets, dé- pose-les dans ta maison, et j'irai les tuer. Niuliki garda le silence, mais ses intentions étaient bien con- nues. Tous deux ne savaient pas encore que Méitala figurait parmi les catéchumènes,

« En quittant le roi, Musumusu se rendit à son village. Chemin faisant, il apprend que Méitala, fils du roi, est au rang des catéchumènes ; il envoie de suite cette nouvelle à Niuliki. Celui-ci se dirige aussi- tôt vers l'endroit était son fils. Rencontrant sur sa route Musumusu : Est-il bien vrai., lui dit-il, que Méitala se soit converti ? Oui, c'est vrai, répondit Musumusu, Si c'est vrai, reprit le roi, je ne veux plus de ce fils ; tu peux le fj^apper rudement. »

Laissons parler le jeune prince : « Mon père Niuliki apprenant que je m'étais converti, se rendit à Avant dans la maison d'un blanc, nommé F/a/e, et m'envoya dire d'aller le trouver. Je m'y rendis sur-le-champ. Mon père me dit : Est-il vrai, comme le bruit en court, que tu te sois converti à la religion chrétienne ?

Je répondis : C'est vrai. Et il m'interrogea en disant : Qiie chetxhes-tu ? Je ne fis aucune réponse.

Me questionnant de nouveau, il me dit: Quelle puissatice 7^oyale chetxhes-tu ? C'est moi qui tiens la puissance royale. Je répondis : Les défenses de notre famille., je n'en ai pas tenu compte. Il se tut. Je

426 VIE DU BIENHEUREUX

n'ajoutai pas foi à mon père, parce que je me suis rappelé la parole qui m'a e'té dite : La religion est une bonne chose. Mon père SQ retira. Pour moi, je retour- nai à Avaui. (i). »

Niuliki irrité, alla trouver quelques membres de sa famille et leur demanda leur avis. Ils s'accordèrent à lui répondre qu'il fallait exterminer le loin (prière) en faisant disparaître celui qui en était l'auteur. Le roi leur fit comprendre qu'il partageait leur manière de voir et retourna à Tamana (2).

De son côté, Musumusu se rendit à Vélé^ et dès ce moment se concerta avec quelques autres chefs. Il leur recommanda le plus grand secret. Il voulut, sans doute, attendre que le P. Chanel fiât seul dans sa case de Pdi. L'occasion ne tarda pas à se présenter.

Un mal de pied ne permettait pas au serviteur de Dieu de se transporter loin de sa demeure. Le lundi 26 avril, il envo3^a le F. Marie Nizier « dans les val- lées des vaincus, pour voir un malade et pour bapti- ser les enfants qu'il trouverait en danger de mort (3). »

Le même jour ou le lendemain, il exhortait un jeune homme à embrasser de tout cœur la religion catholique. Celui-ci répondit : « Tout le monde, dans l'île, déteste la religion. Par amour pour vous, nous

(i) Procès apostolique.

(2) En combinant la fin du Journal et le récit du P. Servant, qui fut chargé de l'enquête de 1845, nous pensons que l'entre- vue du roi avec son fils eut lieu le 23 ou le 24 avril.

(3) Lettre du F. Marie-Nizier, \" mai 1841.

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PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 427

n'osons l'embrasser, car nous] craignons que l'on ne vous tue, et qu'ensuite nous ne soyons dans la honte. N'importe, repy^it le père, que l'on me tue ou non, la religion est plantée datis Vile^ elle ne s'y perdra point par ma mort, car [elle n'est point l'ouvrage des homtnes^ mais elle vient de Dieu (i). »

Sur le soir du mardi 27] avril, plusieurs indigènes e'taient occupés à construire une pirogue dans l'île à'AloJî. Ils virent trois hommes, originaires de Wal- lis, se diriger vers Assoa^ dans la maison de Jean- Baptiste pour y pratiquer la religion. Des indigènes venant de Poï leur apprirent que des exercices reli- gieux avaient aussi lieu au village d'Avaui. Les pro- pos tenus par Logoasi étaient venus à leurs oreilles. Alors Musulamu, Matavasi, Ukuloa, Filitika, Kaui, Ninavana et Katéa, enflammés de colère, se concer- tèrent entre eux et résolurent de]frapper ces hommes qui avaient embrassé la religion chrétienne. Quatre d'entre eux montèrent aussitôt sur une pirogue pour aller trouver Musumusu, qui demeurait à Vêle', et lui faire connaître la résolution prise.

Au commencement de|;la nuit, Musumusu réunit un conseil, auquel assistèrent les délégués à'Alofi et quelques autres, pour délibérer sur le parti à pren- dre. D'abord, conformément à la décision d'/l/oy?, il fut question de frapper les habitants de Futuna et de " Wallis qui pratiquaient ensemble la religion. Musu-

(i) Lettre du F. Marie-Nizier au T. R. P. Colin, 26 mai 1844.

428 VIE DU BIENHEUREUX

musu répondit : Comment frapper ces habitants de Futuna et de Wallis ? Si l'on frappe les hommes de Fiituna, que l'on frappe aussi le prêti^e ; mais que l'on ne fasse aucun mal aux habitants de Wallis. Les assis- tants dirent : C'est bien. Un nommé Ului essaya de faire rejeter cette proposition de maltraiter les caté- chumènes. Ce fut en vain. Nous aj^ons tous été d'ac- cord^ disent trois témoins (Musulamu, Umutaouli et Filitika), de frapper ces gens-là. Alors Musumusu reprit : En les frappant, la religion ne périt pas ; mais lorsque, au village de Poi, le prêtre aura été mis à mort, la religion sera renversée de fond en comble. Quelques-uns lui dirent : Qji'on le laisse tranquille et qu'on se contente de maltraiter les adhérents à la religion. Musumusu reprit : Qu'on frappe le prêtre, car c'est de lui que vient la religion ; s'il meurt., la re- ligion périra à Futuna. Umutaouli lui demanda 5/ cela serait agréable au roi. Oui., répondit-il : cela lui plaît. Tous approuvèrent donc la proposition de mal- traiter d'abord les catéchumènes et ensuite de faire mourir le serviteur de Dieu. Musumusu ajouta :// ne faut pas les frapper pendant la nuit., pour qu'ils ne disejit pas que nous les craignons (i).

Au sortir du conseil survinrent d'autres parents du roi, qui avaient formé le même dessein. Nous nous sommes unis à eux, dit Umutaouli, pour exécuter nos projets. La nuit du 27 au 28 avril, suivant la re-

(i) Procès apostolique.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 429

commandation de Musumusu, tous demeurèrent tran- quilles, évitant par des mouvements intempestifs de donner l'e'veil aux néophytes.

Namusigano avait entendu les propos des construc- teurs de la pirogue, mais il ne croyait pas que l'exé- cution suivrait de si près la résolution.

Pipiséga n'avait rien appris du complot. Ecoutons- le raconter lui-même la manière dont il en fut instruit : « Dans notre maison, située en l'île d'AloJî^ nous entendîmes quelqu'un qui se lamentait. Pourquoi vous lamenter? lui dit un vieillard nommé Tafitaa. Je pleure^ répondit-il, la chute d'un hoînme qui de- meure au village d^Avaid et qui sera tué deî?iai?i. Pourquoi sera-t-il tué? reprit Tafitaa. Il répon- dit : Demaiji une foule ira avec des armes pour tuer les honwies d'Avaui ; puis elle se rendra au village de Pdi pour mettre à mort le serviteur de Dieu. Ta- fitaa dit alors : Qiie quelques hommes viennent avec 7?ioi et nous V amènerons ici. A l'instant je me levai , le premier j'arrivai à la pirogue, et je m'assis. Les autres, qui avaient résolu de me laisser, se dirigèrent vers une autre pirogue. Quand je vis qu'ils l'avaient lancée à la mer, je courus de ce côté et je leur criai de revenir au rivage pour me permettre de monter avec eux. Ils n'y consentirent point, parce que, di- saient-ils, ils étaient plusieurs, et ils s'éloignèrent. De retour à la maison, je m'assis. Je passai une nuit pleine d'inquiétude; je pensais au serviteur de Dieu qui habitait Po'i. Lorsque je voulais monter sur la pi-

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VIE DU BIENHEUREUX

rogue, j'avais l'intention de fuir pendant la nuit, et d'aller le trouver pour l'avertir de leur mauvais des- sein (i). »

(i) Procès apostolique.

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CHAPITRE XVII

LE MARTYRE. LE COUP DE TONNERRE. LA SEPULTURE

(28 avril 1841)

^^M'^ 28 avril, de très grand matin, nous dit Pipiséga, je fus éveillé par les clameurs ^^^^ des hommes qui, lançant leur pirogue, se dirigeaient vers Vélé. Je monte sur celle Namusi- gano était déjà assis, et nous ramons vers Avaui. laissant notre pirogue, nous courons vers Poi* par un chemin différent. Lorsque nous avons atteint le village à'Ava, nous voyons venir à nous Galugalu. Namusi- gano l'interroge en disant : Qiie se passe-t-il? Galugalu répond : Les chefs de l'île sont descendus et le sei^inteur de Dieu est mort. Nous continuons contre course jus- qu'àla maison du serviteur de Dieu, qui vivait encore, mais était couvert de blessures (i). »

Que s'était-il passé ? A la pointe du jour, Musumusu, Umutaouli, Musulamu, Filitika Fuaséa, Ukuloa et quelques autres quittent Ve'léet se dirigent vers Avaui ; Musumusu envoie dire à Méitala, par l'un de ces

(i) Procès apostolique.

432 VIE DU BIENHEUREUX

hommes, de venir confe'rer avec lui. « Lorsque j'ap- prochai de la maison avaient passé la nuit ceux qui avaient embrassé la religion, raconte le jeune prince, on entendit un grand bruit, pendant qu'on les maltraitait. Et voici qu'Ukuloa me frappa par derrière avec fracas ; il frappa aussi ma sœur Flore, qui m'avait suivi (i). »

Tous les acteurs de cette scène déposent qu'ils ont frappé rudement les catéchumènes. En tenant l'un d'eux pour le faire maltraiter, Musumusu reçut par hasard, sur le haut du nez, un coup qui le blessa et lui fit répandre du sang. Quelques-uns voulaient qu'on frappât aussi deux blancs, qui demeuraient à Avaid dans une autre maison. Musumusu s'y opposa. Les trois hommes originaires de Wallis avaient fui pen- dant la nuit dans l'île âiAloJî.

Avant de se retirer d'Apaui^ les meurtriers mettent le feu à la maison des catéchumènes, et, faisant allu- sion à la manière dont ils les ont traités, ils reviennent à Vêlé en criant : Que quelques-uns se lèvent, qu'ils ap- pointent ceux qui ont été tués et qu'ils les eiisevelis- sent.

De Vêlé la troupe se précipite vers Po'i. Au village de Laloua, un vieillard nommé Galugalu veut la retenir en lui faisant remarquer toute la noirceur du crime qui va se commettre. Personne ne fait attention à sa parole.

(i) Procès apostolique.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 433

A Apa, Musumusu arrête la foule, pour que l'éveil ne soit pas donné au serviteur de Dieu. Filitika reçoit l'ordre d'aller en avant, et de demander un remède pour guérir la blessure de Musumusu. Celui-ci le suit à une petite distance.

Le P. Clianel, suivant son habitude, avait sans doute, de grand matin, célébré la sainte messe, fait son oraison et récité son office. Il était seul à ce moment. Le F. Marie-Nizier, comme nous l'avons vu, avait été envo3'é dans la partie occidentale de l'île, que Thomas Booghabitaitdepuisplusieurs jours. Sansaucun doute, Musumusu n'ignorait pas cette absence des compagnons habituels du missionnaire, et il avait pensé qu'elle lui rendait plus facile l'exécution de son exécrable dessein.

Quand Filitika se présenta, le serviteur de Dieu prenait une petite récréation. Ecoutons son récit : « J'entrai dans la maison, mais je ne le trouvai pas. J'allai dans son jardin, et je le vis occupé à donnera manger à des poules. Dès qu'il m'aperçut, il s'avança vers moi et me dit : Que veux-iu eji venant ici ? Je répondis : Je suis venu vous prier de me donner un peu de votre eau pour guérir la blessure que Musumusu s'est faite. Nous sommes descendus l'un et l'autre dans la maison (i). »

A ce moment Ukuloa se présente, et prie le servi- teur de Dieu de lui prêter le bâton qu'il tient à la main. Il le lui prête aussitôt.

(i) Procès apostolique.

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434 VIE DU BIENHEUREUX

Déjà Musumusu est à la porte. Le P. Chanel s'ap- proche de lui et lui dit : « D'où inens-tu ? Musumusu lui répond : D'Assoa. Quel est le sujet de la visite ? Musumusu répondit : Je viens demander un remède pour la contusion que j'ai reçue. Comment as-tu été blessé? En abattant des cocos. Reste ici., je vais te chercher un remède (i). w

Il entre aussitôt dans sa maison, et va dans sa chambre chercher le remède. Filitika et Ukuloa le sui- vent. Quand le Père sort de sa chambre, il voit Fili- tika tenant dans ses bras un paquet de linges : Filitika, lui dit-il, pourquoi voler dans ma maison ? Sans rien répondre, Filitika s'approche de la croisée et jette dehors la brassée de linges. Le P. Chanel s'avance sur le seuil de la porte, et voit la foule qui est accou- rue et qui ramasse les effets avec impétuosité.

Musumusu, vivement impatienté, s'écrie '.Pourquoi tarde-t-on de tuer l'homme? Le Père pouvait bien entendre ses paroles. Filitika s'approche de lui, le saisit, et le pousse avec violence en disant : Frappe^ prompt ement., qu'il jneure! Umutaouli s'élance aussitôt en brandissant son casse-tête. Le serviteur de Dieu, dans un premier moment de surprise, s'écrie : Aua., aua., ne fais pas cela., ne fais pas cela (2), et porte le bras droit pour parer le coup ; le bras fracassé re-

(i) Procès-verbal de 1845.

(2) Ces paroles se trouvent dans le procès-verbal de 1845 ; le procès apostolique n'en fait pas mention.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 435

tombe. En même temps il recule de deux ou trois pas. Umutaouli décharge un autre coup de casse-tête sur la tempe gauche ; le sang jaillit avec abondance. A ce moment le Père dit plusieurs fois : jnalié fuai. « Ces deux mots dans notre langue, ne peuvent être traduits que de cette manière : très bien. Les naturels donnent à ce maliéfuai le sens de très bien, comprenant que le R. Père regardait ses souffrances et sa mort comme un bien pour lui. Le voilà donc qui fait à Dieu le sacri- fice de sa vie et boit le calice de ses souffrances avec une généreuse résignation. Tous les témoins de son martyre attestent qu'il ne lui est échappé aucun cri, aucune plainte, aucune larme, aucun soupir. Il a tou- jours conservé son égalité d'âme, et il est mort comme un agneau, à l'exemple de son divin Maître.

« Lorsque Umutaouli eut donné son second coup de massue (casse-tête), Fuaséa, armé d'une lance sur- montée d'une baïonnette, s'élança avec fureur contre le R. Père; le coup porta sur l'aisselle du bras droit ; le bout de la baïonnette glissa sous le bras : ainsi le patient n'est pas percé, mais le bois frappe dans toute sa force, fait reculer le R. Père de trois ou quatre pas et le terrasse (i). »

Ukuloa, qui était dans l'intérieur de la maison, déclare qu'il a frappé le serviteur de Dieu avec le bâton qu'il lui avait prêté, pendant que Umutaouli le frappait avec son casse-tête. Il le frappa de nou-

(i) Procès-verbal de 1845.

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veau, après que Fuaséa l'eut renversé avec sa lance.

« Cependant le patient vit encore; la chute qu'il vient de faire, le met dans une telle position qu'il se trouve assis sur le gravier dont la maison est pavée, et les épaules appuyées contre une haie de bambous, baissant la tête, essuyant souvent le sang qui coule sur son visage.

« On l'abandonna en cet état pendant quelques instants, tous les naturels ne pensaient qu'au pillage ; chacun emportait tout ce qu'il pouvait voler des effets ou du mobilier du R. Père. La maison fut bientôt vide ; il ne restait dans l'intérieur que très peu de na- turels (i). ))

« Pendant qu'on pillait la maison, Musumusu allait en criant : Qiie quelqu'un vienne donc tuer le prêtre ! La foule ne cherchait que le butin et fuyait à Laloua. J'enlevai moi-même un manteau, et, fuyant au village de Laloua^ je me cachai dans un bois. J'avais perdu la tête et mes entrailles étaient émues (2). »

Ukuloa nous apprend que, pendant qu'il cachait son butin, Musumusu lui cria plusieurs fois de revenir et d'achever le serviteur de Dieu, car il vivait encore ; mais il ne revint pas.

Après que le P. Chanel eut été renversé dans sa case, Filitika se retira pour saisir quelque chose. « J'enle- vai, dit-il, une petite caisse avec une hache et je

(i) Procès-verbal de 1845.

(2) Déposition de Musulamu, au procès apostolique.

PTERRE-LOUIS-MARTE CHANEL J-.^y

m'enfuis par un sentier de'tourne'. Musumusu me rap- pela en criant : Sont-ils donc venus pour faire des ri- chesses? Je retournai et je revins vers lui (i). »

Au même moment, Namusigano et Pipiséga arri- vaient à Pdi et entraient dans la maison. « Le servi- teur de Dieu, nous dit Namusigano, vivait encore ; mais, blessé,il e'tait assis à terre, et le sang coulait de sa tête et de son bras. Je le conside'rai, je l'appelai par son nom, et il tourna ses yeux vers moi avec une grande bonté. Pierre est meurtri ! lui dis-je. Oîi est Maligi? demande le Père. Il est à Alofi. Et le Père dit en même temps : Malié fuai^ loku mate, ma mort n'est pour moi qu'un grand bien (2) Pourquoi frapper ce pauvre prêtre? dis-je alors avec humeur à Musumusu. Celui-ci cria : Qu'on traîne dehors cet homme^ car il est pris dans les liens de la religion. Je regardai de nouveau le. serviteur de Dieu, et je le pris par le bras pour l'aider à se lever et venir avec moi. Il me dit : Laisse-moi., que je reste ici, car la mort est un bien pour moi. Je le laissai et je sortis dehors, car j'étais saisi de crainte à cause de la parole de Musumusu. Arrivé sur le seuil, j'entendis un grand coup. Ren-

(i) Procès apostolique.

{2) Maligi, premier ministre du roi et premier chef de Poï, avait assez d autorité pour s'opposera Musumusu, et au besoin repousser les gens à'Assoa Vêlé avec l'aide des habitants de Poï. En apprenant par la réponse de Namusigano 'qu'il est à Aloji, le P. Chanel comprend qu'il n'a plus qu'à renouveler le sacrifice de sa vie. Le jeune catéchumène, malgré sa bonne volonté, ne pouvait le soustraire aux meurtriers.

438 VIE DU BIENHEUREUX

trant aussitôt, je vis le serviteur de Dieu e'tendu par terre et une hache fîxe'e à sa tête, Musumusu, se rapprochant, s'efforçait de l'arracher, mais ne pou- vant en venir à bout, il la secoua dans tous les sens et finit par la retirer ; elle était blanche de cervelle. Je m'enfuis aussitôt, (i) »

Pipise'ga qui accompagnait Namusigano, confirme tous ces détails, et ajoute qu'à l'instant l'hermi- nette fut retirée, le bienheureux serviteur de Dieu rendit le dernier soupir.

La manière dont le P. Chanel a été frappé par Mu- sumusu est racontée dans des termes identiques par Filitika, qui rentrait à la maison au moment le crime se consommait, et qui, lui aussi, aperçut le ser- viteur de Dieu étendu le visage contre terre et le vit expirer lorsque l'herminette eut été enlevée.

Irrité de voir que personne ne voulait achever la victime, Musumusu était entré par la fenêtre de la chambre du F. Marie Nizier, et avait trouvé sous son lit une herminette. « Il la saisit, dit le procès-verbal de 1845, s'élance vers le souffrant, donne un grand coup sur le haut de la tête, enfonce l'instrument dans toute sa dimension. Le coup avait porté sur le haut du crâne de manière à le diviser en ligne directe du milieu du front. » Nous savons le reste.

Le martyr venait de rendre sa belle âme à son Créateur. Presque au même instant, bien que le ciel

(i) Procès apostolique et procès-verbal de 1845.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 489

fût serein, on entendit dans l'air un bruit épouvan- table, qui ne se répandit pas au loin et fut suivi d'une violente détonation : on eût dit un fort coup de ton- nerre. Le ciel s'était obscurci comme à l'approche de la pluie. Mais ces ténèbres se dispersèrent ai^ec la déto- nation (i). Ce prodige jeta les habitants dans la cons- ternation et dans l'épouvante. D'après Namusigano, les meurtriers qui, au moment de la mort du serviteur de Dieu, s'enfuyaient, s'arrêtèrent tout à coup, comme s'ilsavaientétésaisisd'unmalsubit, et, jetantleurbutin, ils furent obligés de s'asseoir à terre. Musulamu nous apprend que chez lui la frayeur fut si vive, qu'il avait comme perdu l'esprit et qu'il s'était enfui dans uneforêt.

Musumusu, avant de se retirer, enleva la soutane du serviteur de Dieu. Un naturel et une femme ache- vèrent de le dépouiller. Quelqu'un, le voyant dans cet état, le recouvrit d'une natte.

« Au moment Musumusu s'en allait, raconte Pipiséga, un homme, nommé Misa, accourut avec une lance et un casse-tête pour l'en frapper, et en- flammé de colère, il lui dit : C'est ainsi que tu agis? Cette terre est-elle donc déserte ? Musumusu lui dit : Ne te 77iets pas en colère ; prends tes richesses : voilà les richesses de ton Dieu (2). » Et lui jetant la soutane, il s'enfuit avec précipitation.

(i) Un grand nombre d'insulaires ont affirmé qu'avec les ténèbres une cryzjc avait apparu dans les airs. (2) Procès apostolique.

440 VIE DU BIENHEUREUX

Misa,surnommé le grand gaerner,encore païen, s'était attaché au P. Chanel et lui avait voué une sincère affec- tion. Dans la dernière guerre, il s'était acquis une répu- tation extraordinaire par sa force et sa bravoure. Avec sa grande lance il mettait en fuite des bandes entières d'indigènes. S'il avait eu le moindre soupçon que le P. Chanel dûtêtreattaqué, il auraitveillé autour de sa case.

Musumusu rencontra, au bourg de Laloiia^ Sagogo et ses compagnons, qui se dirigeaient en toute hâte vers Po'i. Ayant appris dans l'île âiAloJi que les caté- chumènes avaient été frappés, ils s'étaient empressés d'aller les voir à Avant. on leur annonça la mort du serviteur de Dieu. Ils partirent aussitôt afin de mourir avec lui. Musumusu leur cria de fuir dans un autre lieu, s'ils ne voulaient pas qu'on leur fît du mal, ca?% ajouta-t-il, les vainqueins approchent. Ces paroles intimidèrent les compagnons de Sagogo, qui le lais- sèrent s'avancer seul jusqu'à Po'i.

Déjà Méitala s'était dirigé vers le lieu du crime. Ecoutons son récit : « Le bruit de la mort du serviteur de Dieu arriva jusqu'à nous. Maïtau me dit : partons pour Po'i, ajîn de nous en aller^ aj^ec le sermteui^ de Dieu. Et nous levant aussitôt, nous sommes partis. Lorsque nous eûmes atteint Laloua, les habitants nous arrêtè- rent. Et j'entendis la parole qui avait été dite par Niu- liki : Que quelqu'un se précipite sur Méitala et le tue., afin qu'il soit enseveli avec le serviteur de Dieu (i). »

(i) Procès apostolique.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 44 1

Léa Sina dépose qu'au bourg de Laloua elle a en- tendu la foule qui disait à Méitala : Qiie cherches-tu ? La puissance royale et la :nctoire sont avec Niulîki. Cette chose que tu as cherchée^ n'existe plus.

Après le départ des meurtriers, la mère de Pipi- séga (i) s'approcha de la maison du serviteur de Dieu, et avec l'aide de deux autres femmes, lava son corps ensanglanté, « L'une d'elle fit rentrer le peu de cervelle qui s'était écoulé, et deux filles du roi Niuliki l'oignirent d'huile de coco. On ensevelit le corps avec trois morceaux d'étoffe du pays, qu'avaient don- nés une fille du roi et deux autres simples femmes. L'épouse du roi avait donné une natte.

« Il était à peine midi lorsque le roi Niuliki et Musumusu avec quelques femmes creusèrent la fosse, à quelques pas du lieu le révérend Père avait souffert le martyre et y enterrèrent son corps (2). »

Sagogo survint au moment de la sépulture, et il y avait alors à Po'i un certain nombre d'indigènes. Un nommé Fakamuli, en le voyant, dit : En voici un gui

(i) Encore païenne, elle rendit les derniers devoirs au saint martyr, en souvenir des bienfaits que son fils en avait reçus- Dieu l'a bien récompensée de cet acte d'humanité, et sa béné- diction a été manifeste sur elle et sur sa famille. Quand Mgr Bataillon fit sa première visite à Futuna, en 1844, i^ l'ap- pela, et lui donna quelques étoffes pour la récompenser d'avoir enseveli le corps du martyr : « Ahl dit-elle modestement, je ne l'ai pas enseveli avec de si belles étoffes; je n'avais que de la tape! » La tape est faite avec l'écorce du papyrus.

(2) Procès-verbal de 1845.

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est attaché à la religion^ qu'il inein^e ainsi que le fils du roi, et qu'on les ensevelisse avec lepj^ètre. « Je me tins sur la voie publique, dit Sagogo, pour voir si on exécuterait ce que cet homme venait de dire. Comme le peuple ne faisait rien contre moi, je me retirai (i). »

Le crime était consommé et la dépouille mortelle du martyr venait de descendre dans la tombe. Il ne restait plus que sa maison, qui avait été complète- ment dévalisée. On se hâta de la détruire, afin d'ef- facer tout souvenir du christianisme. Le roi lui-même mit en pièces le petit orgue dont les accords l'avaient autrefois tant ravi. Puis, il présida au kava, qui fut distribué sur le lieu même ou le P. Chanel avait fixé sa résidence. Il voulut qu'on fît rôtir son porc, que Maatala s'était déjà adjugé, et qu'on le servît aux indi- gènes présents. Le lendemain, les vainqueuî^s se réu- nirent de nouveau en grand nombre, et emportèrent tous les bois qui avaient servi à la construction de la maison.

Maligi, en revenant d'Alo^, témoigna une grande douleur de ce qui s'était passé. Il alla pleurer sur la tombe de son ami et l'environna de tous les honneurs usités en pareille circonstance. Il l'arrosa, pendant quatre jours, d'huile parfumée. Les dix jours sui- vants, il eut soin d'étendre au-dessus des nattes et d'autres étoffes du pa3^s. A chaque visite, il pleurait amèrement, se déchirait le visage et d'autres parties

(i) Procès apostolique.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 448

du corps avec des coquillages, comme il l'aurait fait à la mort d'un proche parent.

Ecoutons maintenant comment le F. Marie Nizier fut sauvé de la mort. « Le 28 avril, jour désigné pour mon retour, écrit-il (i), j'étais en chemin. En- core une heure de plus et j'allais mêler mon sang avec celui de mon ange conducteur visible, de mon père spirituel, en un mot de celui qui, après Dieu, était mon tout à Futuna! Mais, hélas! il n'est pas assez pur !...

« La Providence s'est servie d'une chose bien insi- gnifiante en apparence, pour me conserver la vie ce jour-là. Nous nourrissions un porc près de notre case : cet animal fut pris au pillage par un homme du parti des vainqueurs. Il voulait le garder, et, en signe de possession, il lui avait lié les pieds ; mais, le roi ordonna que cet animal fût tué et qu'il servît pour le festin d'enterrement. Notre homme fort irrité eut aussitôt la pensée de me sauver. Il vint à ma rencon- tre pour m'avertir du danger qui m'attendait si j'arri- vais jusqu'à la vallée de Pdi. Après m'avoir donné un petit aperçu de ce qui venait de se passer, il me contraignit de rebrousser chemin en s'offrant de m'accompagner jusque dans les vallées des vaincus, je suis.

Cet homme ne fut pas le seul à remplir ce devoir de charité. Nous savons par Mgr Bataillon que quel-

{\) [,ettre citée, écrite deux jours après le martyre.

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qiies naturels bieJiveillants allèrent prévenir le F. Ma- rie-Nizier et M. Thomas de ce qui venait de se passer, et les engagèrent à ne pas rentrer dans le village de Po'i^ s' ils voulaient échapper eux-mêmes à la mort.

Le roi Niuliki se rendit, le 29 avril, à Sigavé, son autorité était précaire. Il fit appeler le F. Marie Nizier, et, feignant de pleurer la mort du P. Chanel, il l'engagea à retourner avec lui à Pdi, et l'assura qu'on ne lui ferait aucun mal. « Vous pouvez me faire mourir ici, répondit le bon frère, mais je ne veux pas retourner à Poi. )) Niuliki n'insista pas et finit par avouer que le P. Chanel avait été mis à mort par son 'ordre.

Quatorze jours s'étaient écoulés depuis le martyre, lorsqu'un navire américain arriva à Futuna. ïl était déjà tard, et sur-le-champ une embarcation fut en- voyée à terre. Sans rien faire connaître de ce qui s'était passé dans l'île, le F. Marie-Nizier et les autres blancs résidant à Futuna demandèrent et obtinrent de demeurer la nuit à bord. Quand ils eurent raconté au capitaine en quel danger ils étaient, ils les accueil- lit avec bonté et les traita de son mieux. Il" était temps, car Niuliki avait donné l'ordre de les empê- cher de s'embarquer, fallût-il pour cela massacrer tout l'équipage. Le capitaine les débarqua à Wallis, le 18 mai 1841.

La mort du bienheureux martyr avait rempli le but que se proposaient les ennemis de la religion. Ils allaient partout en manifestant leur joie et en disant :

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 44.D

Le prêtre est mort^ la religion a péri avec lui. C'est donc réellement en haine de la foi que le P. Chanel a été tué, et il l'a été par ordre du roi Niuliki. Aussi au moment de l'enquête de 1845, comme à l'époque du procès apostolique de 1861, les témoins ont tous dé- posé qu'il n'y avait jamais eu dans l'île qu'une seule voix pour dire que ce fut uniquement en haine de la religion qu'il fut mis à mort.

« Et quel autre motif aurait pu les porter à un pareil crime ? dit Mgr Bataillon dans ses dépositions. Ce ne pouvait pas être la cupidité de posséder le peu d'effets du missionnaire, il était pauvre; et d'ailleurs on n'aurait pas attendu si longtemps pour faire un pillage, qui, du reste, pouvait avoir lieu sans la mort du missionnaire. Ce ne pouvait être non plus une haine personnelle : le P, Chanel était le meilleur des hommes ; tout le monde en convient, tellement que plusieurs pleurèrent sa mort, même parmi ceux qui y coopérèrent. On aimait donc le P. Chanel, mais on détestait la religion qu'il annonçait; on voulait en arrêter les progrès, et on croyait qu'il n'y avait point d'autre moyen de le faire que de se débarrasser de sa personne (i). »

Nous allons voir qu'ils se sont trompés et qu'à Futuna, comme dans les premiers siècles de l'Eglise, le sang du martjr a été une semence de chrétiens, Sanguis Mat^tyrum., semen christianorum.

(i) Rome, 8 avril iSSj.

CHAPITRE XVIII

CONVERSION DE l'ILE DE FUTUNA

^ P''. Ce qui s'est passé Jusqu'à la reprise de la Mission.

(2S avril 1841. 29 mai 1842.)

ES catéchumènes qui avaient montré tant de courage au moment de la mort du

^^^ P. Chanel, ne perdirent pas confiance et

gardèrent la foi au fond du cœur. Ils se rappelaient sa parole, que la religion ne périrait pas et qu'ap?~ès lui viendraient d'autres prêtres pour continuer son œm^re. Mais, dans les premiers temps, parce qu'ils crai- gnaient le roi, ils ne se réunissaient plus, comme ils le faisaient auparavant. Ils disaient en particulier leurs prières du matin et du soir, gardaient le diman- che, et, ce jour, ne se livraient à aucune oeuvre servile. Pour le reste, ils tâchaient de ne pas se distinguer des- autres habitants.

Trois d'entre eux n'avaient pas craint d'aller se mettre sous la protection de Maatala. Le roi et les vieillards, qui habitaient le district voisin, en furent

VIE DU B. PIERRE-T.OUIS-MARIE CHANEL 447

irrités et firent les plus grandes menaces. Mais les catéchumènes ne s'en effrayèrent pas ; ils étaient sou- tenus par leurs parents d'une vallée voisine, qui pou- vaient les défendre en cas d'attaque. Maatala n'était pas catéchumène, mais, devenu ennemi du roi Niuliki, il prenait la défense des catéchumènes, ses proches parents.

Les meurtriers triomphaient et croyaient la reli- gion anéantie pour jamais. Ils portaient avec osten- tation, dans leurs réjouissances, les objets qui avaient appartenu au martyr. Ils ne respectèrent pas même les ornements sacrés ; l'un dansait avec l'aube, un autre avec la chasuble, l'étole et le manipule, etc. La plus grande partie des indigènes était consternée ; mais, ils étaient puissants, et on se contenta de mur- murer en secret contre eux. Les coups de la Provi- dence parlèrent plus haut que l'indignation popu- laire. Déjà la violente détonation qui s'était fait en- tendre au-dessus de la case du martyr immédiatement après sa mort, avait vivement effrayé les habitants. Fonoti, frère du roi, l'un de ses principaux conseil- lers, était frappé de mort. Il avait beaucoup contribué au crime de Pdi. Le roi lui-même était atteint d'une horrible maladie. Son corps d'un embonpoint extra- ordinaire tomba en putréfaction et devint en peu de temps d'une maigreur effrayante. On frappait à la porte de tous les Dieux de Futuna pour obtenir sa guérison; on le portait d'un lieu à un autre afin que les divers Dieux pussent le voir et le guérir. Mais le

44^ VIE DU BIENHEUREUX

mal ne faisait qu'augmenter. Des douleurs intoléra- bles donnèrent à son agonie tous les caractères d'une vengeance divine. Plusieurs autres moururent misé- rablement. C'en fut assez pour persuader aux Futu- niens que la main de Dieu s'appesantissait sur les meurtriers de l'apôtre de Futuna.

Les catéchumènes ne se cachèrent plus pour faire leurs prières et ils parlèrent ouvertement de la reli- gion avec leurs compatriotes. Méitala se distingua entre tous par son attachement à la foi et par son zèle à la faire connaître. Il se produisit un grand change- ment dans les esprits, et si les Futuniens n'étaient pas encore chrétiens, ils étaient sur le point de le de- venir, lorsque, le i8 janvier 1842, apparut la corvette française l'Allier, accompagnée de la goélette de la mission. Voici à quelle occasion :

A leur arrivée à Wallis, le F. Marie-Nizier et ses compagnons racontèrent les événements dont Futuna avait été le théâtre. « Je profite de la première occa- sion, dit Mgr Bataillon, pour écrire à Mgr Pompal- lier, et lui apprendre ce qui s'était passé à Futuna, et le 3o décembre de la même année 1841, Sa Grandeur arrive à Wallis, sur une goélette de la mission, accom- pagnée d'une corvette française. Elle reste à Wallis pour faire le baptême de l'île qui était toute con- vertie.

« J'engage Monseigneur à laisser partir sur la goélette de la mission le chef Kélétaona, qui s'était ofîert à servir d'interprète, et quelques autres caté-

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 449

chumènes. Peut-être^ lui dis-je, le sang du martj-r aura apaisé la colère du ciel, et ces catéchumènes sero7it-ils les instruments delà conversion de l'île [i). » La proposition fut acceptée. Sam Kélétaona, sa famille et beaucoup d'autres naturels de sa tribu que les discordes avaient forcés de s'expatrier, prirent passage sur la goélette de la mission avec le P. Viard, vicaire général de Mgr Pompallier et le F. Marie Nizier. Les deux navires levèrent l'ancre le G jan- vier 1842. « Au bout de vingt-quatre heures de navi- gation, écrit le P. Viard (2), nous découvrîmes Fu- tuna ; mais nous ne pûmes débarquer que quatorze jours plus tard, à cause d'un vent contraire, qui nous fit courir de grands dangers. Pendant cette pénible quinzaine, nos ennuis furent charmés par les canti- ques et les prières des naturels que nous avions à bord ; soir et matin, ils faisaient leurs prières à haute voix et en cadence; presque tous les jours ils chan- taient leur chapelet avec beaucoup d'harmonie. Enfin il nous fut donné de gagner Futuna qui semblait fuir devant nous. «

« Quand la corvette, lisons-nous dans une note d'un officier de marine (3), se présenta devant Singavé^ village habité par cette tribu amie du P. Chanel, à laquelle le F. Nizier avait son salut, on apprit la

(i) Déposition de Mgr Bataillon, Rome, 8 avril iSSj.

(2) Lettre du 19 février 1842, Annales de la Propagation de la foi, tome XV, p. 418.

(3) Annales de la Propagation de la foi, tome XV, p. 421.

28

450 VIE DU BIENHEUREUX

mort du roi Niuliki, et celle d'un chef puissant qui toujours s'était montre' opposé à la prédication de l'Évangile. Le commandant de la corvette, prévoyant que la mort du principal coupable rendrait plus facile la restitution des restes du Père, expédia aussitôt un messager pour les demander aux chefs du parti de Niuliki, en leur déclarant que son intention était de conserver la paix à leur île, les engageant à peser les conséquences qui auraient pu résulter pour eux d'un crime aussi horrible. Mais ces pauvres sauvages voyant un bâtiment aussi puissant que l'^/Z/er, couvert de tant d'hommes et de canons, étaient incapables de comprendre qu'une telle modération pût s'appuyer sur tant de forces ; la terreur s'était emparée d'eux à la vue de la corvette, et déjà on avait agité le conseil d'aban- donner les villages et de se réfugier dans les bois, quand arriva le messager.

« Celui-ci leur fit habilement sentir que cette con- duite pouvait leur devenir funeste, et qu'il était dans leur intérêt d'accéder à des propositions aussi douces de la part d'hommes qui pouvaient tout exiger. Ils exprimèrent alors le désir qu'ils avaient de rendre la dépouille mortelle du P. Chanel ; mais, aucun d'eux n'osait se charger de venir l'apportera bord, de crainte d'encourir le châtiment du crime.

« L'un d'eux, cependant, appelé Mapigi (Maligi)^ ancien premier ministre sous le roi Niuliki , un de ceux qui n'avaient jamais approuvé le meurtre du mis- sionnaire, s'offrit pour remplir cette mission, et se

PIERRE-I.OL'IS-MARIE CHANEL ^bl

chargea d'aller déterrer lui-même le corps et de nous l'apporter le lendemain. Tous ses amis cherchèrent à le de'tourner d'une pareille de'termination en lui faisant envisager la mort comme certaine -, mais se confiant en la parole du messager et en celle de VA7^iki français, il se montra inflexible, et partit aussitôt pour le village de Gonone (Poï)^ e'tait la tombe du Père.

« La corvette prit le large à la chute du jour. Toute la population de Futuna passa cette nuit dans les an- goisses, s'attendant à chaque instant à être attaquée. Les femmes et les enfants poussaient des cris de dou- leur ; tous ces malheureux, jugeant les Français d'après eux-mêmes, comprenaient difficilement qu'un officier qui pouvait tout détruire, s'associât à l'esprit de paix et de charité qui animait les missionnaires, et qu'il accédât à la demande faite par Mgr Pompallier, de pardonner aux assassins et de ne tirer aucune ven- geance de la mort d'un compatriote.

« Le 19 janvier, à quatre heures de l'après-midi, le chef Mapigi, fidèle à sa parole, apporta la dépouille précieuse. Elle était escortée par le c\\ç.î Matala, libé- rateur du F. Nizier, et par une trentaine de naturels, la plupart anciens catéchumènes du P. Chanel, et conservant tous un grand attachement et une grande vénération pour sa mémoire. Sam-Kélétoni et les gens de sa tribu s'inclinèrent respectueusement devant le corps du martyr. Il était enveloppé de tapes, aux- quelles on avait joint une grande quantité de pièces de la même étoffe non déployées, en signe d'honneur,

452 VIE DU BIENHEUREUX

suivant l'usage du pa3's. On Tembarqua aussitôt dans un canot de la corvette. A son arrivée à bord, le chef Mapigi, porteur d'une énorme racine de Kava, la présenta au commandant pour demander la paix en faveur de son peuple. Celui-ci l'accueillit fort bien, le remercia de ce qu'il avait fait pour effacer les traces d'un meurtre qui avait souillé son île et le félicita de la confiance qu'il noub avait montrée.

« Le commandant fit examiner par le médecin de la corvette, M. le docteur Rault, les restes du P. Cha- nel. On reconnut au crâne une fracture anormale, répondant à celle de l'instrument tranchant qui, d'après le récit du F. Nizier, avait causé la mort. L'état de putréfaction du corps, qui commençait à peine à être consumé, ne permit pas de poursuivre l'examen aussi loin que M. Rault l'eût désiré. Il se chargea lui-même d'embaumer les restes précieux, de manière à ce qu'on pût les conserver sans crainte de fatiguer réquipage, et ils furent remis à la garde du P. Viard, qui se trouvait à bord de la goélette, pour être emportés à la baie des Iles.

« M. du Bouset, après avoir fait sentir au chef Mapigi tout ce qu'il y avait d'horrible dans le meurtre du P. Chanel, et à quels malheurs le roi Niuliki avait exposé son île, le chargea de recueillir ce qui restait à Futuna des effets du missionnaire, principalement les objets sacrés du culte, et de lui envoyer le lendemain tous les chefs, auxquels il voulait parler lui-même. Mapigi promit de faire ce qui dépendrait de lui pour

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 453

seconder les vœux du commandant, et quitta la cor- vette, très content des petits présents qu'il avait reçus. « Le 20 janvier, dans la matinée, les principaux chefs du parti de Niuliki vinrent à bord, et apportèrent avec eux un calice, une soutane, un crucifix et diverses images pieuses, qu'ils avaient recueillis dans l'île, témoignant tous leurs regrets de ce que le roi eût fait périr le P. Chanel. Ils répondirent au commandant qui, pour savoir quel motif avait poussé Niuliki à tuer ce prêtre, leur demandait si le roi avait eu à s'en plaindre : Loin de ; jamais le Père n'a fait que du bien dans le pays; il a toujours été on ne peut plus charitable envers les insulaires. Ils le prièrent de tout oublier, le remercièrent de leur avoir conservé la paix, protestèrent de leur désir de bien traiter désormais les blancs qui viendraient s'établir parmi eux, et de mettre un terme aux rivalités qui depuis tant d'années ont ensanglanté leur île. Les chefs des tribus si long- temps ennemies se trouvaient là, tous les griefs sem- blaient oubliés, et un même esprit de concorde parais- sait les animer tous. Ils firent un très bon accueil au frère Nizier, et le pressèrent de rester à Futuna. Le jeune catéchiste n'eût pas mieux demandé ; mais les ordres de son évêque l'appelaient ailleurs. Cependant tous les témoins de cette scène s'accordent à dire que la mission recueillera bientôt des fruits de salut et que le sang du prêtre, qui a été versé pour la religion, ser- vira au triomphe de l'Evangile dans cette île et dans les archipels voisins. »

454 VIE DU BIENHEUREUX

Laissons au P. Viard ie soin de compléter ce récit : « Je fus témoin d'un spectacle touchant. Les Futu- niens nous prièrent d'oublier leur crime et de ne pas les abandonner. L'un des chefs me supplia, les mains Jointes, de leur envoyer un prêtre, et le frère Marie Nizier se jeta à mes genoux pour me demander en grâce la faveur de rester avec eux pour les instruire. La prudence ne me permit pas d'accéder à ces vifs désirs ; mais j'ai la confiance que le sang de notre confrère sera bientôt pour l'île une semence de chré- tiens.

« Jamais on n'a pu déterminer l'assassin du P. Chanel à venir à notre bord ; malgré toutes les assu- rances de pardon qu'on lui donnait, il ne cessait de répéter: Ce 7i' est pas ma faute ^ ce n^ est pas ma faute; c'est le roi qui m'a commandé de massacrer le Père^ parce qu'il avait converti son fis.

K Quand au bon vieillard (Maligi) qui avait pris soin de la tombe du martyr, et qui nous a remis son corps, il nous disait avec l'accent de la plus vive dou- leur : Ah ! J'étais absent, quand ils l'ont massacî~é. Si je m'étais trouvé dans ma cabane^ ils ne l'auraient pas fait périr, ou bien je serais mort à ses pieds. Hélas ! Je ne reverrai plus le Père., lui qui était si bon et que j'aimais tant !

« Comme M. le commandant ne pouvait rester plus longtemps à Futuna, nous saluâmes cette île, désormais si chère à noire Société. La goélette fit voile vers la Nouvelle-Zélande, nous venons d'arriver

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après la plus heureuse navigation. Je suis au comble de la joie de posséder les restes du P. Chanel et sa soutane teinte de son sang (i). »

« Dès qu'il eût mis pied à terre, écrit le P. Ser- vant (2), Kélétaofia alla, avec sa femme dans la maison que le P. Chanel avait construite de ses propres mains pour y faire la prière du soir ; là, il rencontra deux en- fants de dix à douze ans, auxquels il proposa de croire en Dieu, de prier avec lui, de renoncer aux supersti- tions de l'île et de brûler leurs tapons^ en se rési- gnant à braver toutes les persécutions plutôt que d'abandonner la foi. Non seulement ces deux enfants répondirent à l'appel de la grâce, mais encore ils enga- gèrent leurs parents à embrasser la religion ; ils les tiraient par la main pour les conduire à la prière; ils persuadaient aussi à leurs Jeunes compagnons de re- connaître le vrai Dieu, en leur disant qu'une lumière

(1) Le corps du P. Chanel fut porté à Lyon en i85i et dé- posé dans la maison mère des PP. Maristes. Il fut reconnu une première fois au moment de son arrivée, une deuxième fois en 1857 par Mgr Bataillon, une troisième fois en iSSg par Mgr Viard et Mgr Elloy, et enfin, le 29 novembre 1875, par le juge délégué en vertu d'un décret de la S. C. des Rites. Il est maintenant renfermé dans une magnifique châsse que M. Ar- mand Calliat a su orner avec un goût exquis. Le calice, le missel, deux chasubles, une aube, un rituel, la soutane ensan- glantée, la lance, le casse-tête avaient été rendus à la mission de Futuna. L'herminette, qui a donné le coup de mort, a été déposée à Lyon, au musée de la Propagation de la foi.

(2) Lettre du 19 août 1842, Annales de la Propagation de la foi, tome XVI, p. 365.

456 VIE DU BIENHEUREUX

intérieure leur faisait voir qu'ils étaient en possession de la vérité. »

Le même missionnaire nous apprend que Sam Kélé- taona courait dans les divers villages du parti des imincus^ « pour y porter l'instruction, sans se laisser ni rebuter par les difficultés, ni intimider par les me- naces. Les insulaires attachés à l'idolâtrie, et surtout les prêtres et les vieillards, le menaçaient de la colère des dieux, en lui disant que les Atua le mangeraient. Qu'ils piétinent me dévorer cette nuit, leur répondait- il, j'y consens ; mais demain, si je ne suis pas mangé, reconnaisse^ leur impuissance, et croje^^ au grand Dieu des chrétiens. »

Cette partie de l'île ne tarda pas à comprendre que l'histoire de ses divinités n'était qu'un tissu de men- songes, et d'un commun accord on brûla tous les objets du culte superstitieux, et pour exprimer par un acte public la reconnaissance du pays, on décerna l'autorité royale au jeune catéchiste Kélétaona.

Le parti des vainqueurs., qui était sous le comman- dement de Musumusu, ne demeurait pas en arrière. Entraînés par un mouvement extraordinaire, les habi- tants rivalisèrent d'empressement à se faire instruire par les catéchumènes du P. Chanel, abolirent les ta- pons, brûlèrent les idoles.

Pour répondre aux désirs qui leur étaient manifes- tés, les catéchumènes avaient se partager les diffé- rents villages de leur parti. Le samedi, ils faisaient avec leurs prosélytes les préparatifs de leurs vivres

PFERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 457

pour le lendemain. Ils se réunissaient, le dimanche, dans les maisons de'signées; ils dressaient une espèce d'autel, à l'instar de ceux qu'ils avaient vu faire par le P. Chanel. « Ce n'était rien autre qu'une planche re- couverte d'une tape sur laquelle on plaçait divers objets du culte. Dans un village, c'était le voile du ca- lice avec une croix, et, dans un autre, une petite croix et le calice du P. Chanel. Devant ces autels, les caté- chumènes récitaient, assis sur leurs jambes, la prière, le chapelet, r^7Z^e//^5 et chantaient quelques cantiques. Ces prières et ces cantiques, les catéchumènes les apprirent d'un Futunicn et de deux Wallisiens venus depuis peu à Futuna. (i) »

Le jeune chef Tungahala^ en arrivant de Wallis avec un grand nombre de ses compatriotes, trouva les Futu- niens dans ces dispositions. ïl allait cependant tantôt chez les vainqueurs^ tantôt chez les vaincus, et avait l'air d'attribuer à son zèle la conversion d'une île qui était déjà convertie. Du reste, sa conduite n'était guère propre àopéret un tel prodige, et elle suscita des diffi- cultés sérieuses à la mission de Futuna, comme nous le verrons bientôt.

(i) Histoire du christianisme à Futuna, par le P. Servant.

458 V[E DU BIF.NHEUREUX

5 2. Reprise de la mission. Baplême de tous les Futuniens. Eglise de Saint-Joseph à Sigavé, et de Notre-Dame des Martyrs à Pdi.

(29 mai 1842 22 novembre 1843)

La goélette de la mission, après avoir pris, à la Nou- velle-Zélande, les provisions nécessaires, était de re- tour à Wallis. Sa Grandeur Mgr Pompallier, qui avait eu la consolation de baptiser et de confirmer la plus grande partie des habitants, voulut faire la tour- née des îles, en commençant par Futuna. Elle s'em- barqua avec trois pères, deux frères, le roi de Wallis et une cinquantaine de personnes.

La Sancta Maria se présenta devant Futuna le 2g mai 1842. « Dans la première pirogue qui accosta le navire, raconte le P. Chevron (i), se trouvait l'un des meurtriers du P. Chanel, et dans le seconde celui- même qui avait donné le dernier coup au martyr, le trop fameux Musumusu. Ce dernier était roi d'une partie de l'île ; il venait nous invitera descendre chez lui, les néophytes d'Ouvéa s'étaient réunis, pour passer ensemble le saint jour du dimanche. Néan- moins il ne fit son invitation qu'au roi de Wallis ; il était trop honteux m'a-t-il dit plus tard, pour l'adres- ser aux parents de celui qu'il avait eu le malheur d'as-

(i) Lettre du 1 1 juillet 1842, Annales de la Propagation de la Joi, tome XV, p. 426.

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sassiner. Cependant il se présentait sans crainte, bien convaincu que la main du prêtre ne sait que répandre des bénédictions, et sa bouche des paroles de paix. Nous débarquâmes. Grand Dieu, quel changement nous avons trouvé dans cette île !

« ... Il me tardait d'aller visiter nos néophytes d'Onvéa^ et de revoir notre ancienne demeure de Pdi. A peine quelques piliers de notre case restaient en- core debout. Je reconnus le lieu j'étais ordinaire- ment assis auprès du P. Chanel ; je vis l'endroit il avoit reçu la couronne du mart3Te -, les gens du village, réunis autour de moi, racontèrent de nou- veau les particularités qu'ils avaient apprises, et celles dont ils avaient été témoins. Dans le lieu avait re- posé la tête du Père, nous remarquâmes comme beaucoup de taches de sang sur le pavé de la maison. Les naturels nous dirent qu'ils avaient toujours vu ces taches, qu'elles avaient été longtemps d'un beau rouge, que la pluie les avait effacées peu'^à peu, mais que personne n'avait osé y toucher. Je n'ai rien appris de nouveau sur les derniers instants du P. Cha- nel, sinon qu'en voulant parer le fatal coup de casse- tête, il avait eu un bras cassé, et qu'au moment de sa mort, toutes les personnes présentes entendirent au- dessus de la case un bruit semblable à un coup de canon...

« Je passai la nuit à visiter les habitants du village s'était tramée la mort de notre heureux confrère, et à les fortifier dans leurs nouvelles dispositions.

460 VIE DU BIENHEUREUX

J'allai aussi voir l'assassin; il médit de prier Monsei- gneur d'avoir pitié de lui et de tout son peuple, et de laisser un prêtre pour les instruire. Il me témoigna un grand repentir de son crime, qu'il n'avait commis, di- sait-il, qu'à regret, et pour obéir au roi.

« Pendant notre séjour à Futuna, le roi Sam-Kélé- toni fut baptisé avec sa femme et sa petite fille. Toute la population ayant demandé avec larmes qu'on lui accordât la même faveur, nous nous mîmes aussitôt en devoir d'achever leur instruction, avec l'aide des catéchistes à.'Oui^éa, et après dix jours de préparation, Monseigneur donna le baptême et la confirmation à cent quatorze insulaires. »

Ce prompt changement dans l'état des esprits, cette conversion de tous les insulaires, sans en excepter les meurtriers eux-mêmes, ne peut être attribuée qu'à l'intercession du Bienheureux Martyr. Tous les té- moins entendus lors du procès apostolique se plaisent à le proclamer. Aussi le P. Ducrettet, l'un des juges délégués, écrivait à la S. C. des Rites : « Personne ne doute que la conversion de toute l'île ne doive être attribuée aux prières du Vénérable Martyr qui, dans le ciel, a continué l'œuvre de charité qu'il avait pour- suivie à Futuna et que la cruauté de ses habitants n'avait pu arrêter. »

Mgr Pompallier ne voulut pas quitter l'île sans visi- ter le lieu le P. Chanel avait versé son sang pour le salut de ces pauvres insulaires. « Il me choisit pour l'accompagner, nous dit le P. Roulleaux. C'était un

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 46 I

voyage de dix lieues, aller et retour, et par une cha- leur excessive et des chemins extrêmement difficiles. Nous mîmes deux jours : nous couchâmes en route. Le lendemain matin, Monseigneur dit la messe en plein air, sur la place même la tête du martyr était tombe'e après le coup, et nous retrouvâmes encore son sang mêlé au sable, que Monseigneur recueillit dans des étoffes du pays, et emporta avec lui dans le navire de la mission. Nous fouillâmes aussi dans l'endroit le corps avait été enterré. Nous décou- vrîmes çà et des chairs enveloppées dans des tapes : elles étaient encore vermeilles et presque sans mau- vaise odeur. On les recueillit précieusement pour les déposer dans une même fosse, sur laquelle on planta une croix que Monseigneur avait fait préparer dans le navire.

« Maligi, sans que nous lui eussions dit un mot et contre notre attente, fit préparer un grand festin et fit saluer la croix par plusieurs décharges de coups de fusil. Il fut vraiment bien inspiré en cela, et nous en pleurâmes de joie.

« On nous servit à manger dans l'ancienne case de Niuliki. Pendant que nous mangions, on remit aux pieds de Monseigneur, plusieurs objets qui avaient été dérobés, lors du pillage qui eut lieu à la mort du Père. Parmi ces objets se trouvait la fameuse herminette, dontMusumusu s'était servi pour accomplir son crime. Monseigneur frémit involontairement en la recevant et puis son premier mouvement fut de la bénir. Nous

462 VIE DU BIENHEUREUX

visitâmes ensuite l'ancien jardin du P. Chanel, les orangers qu'il avait plante's et qui étaient sur le point de donner des fruits, (i) ))

Sa Grandeur, après avoir levé les prémices de la moisson, partit le 9 juin 1842, et laissa au P. Roul- eaux et au P. Servant le reste à recueillir. En ce même temps, Sam fut élu roi par les suffrages unanimes des vieillards de l'un et de l'antre parti. Ecoutons le récit du P. Servant :

« Nous avons commencé l'exercice du saint m.inis- tère par le baptême des petits enfants, et dans la pre- mière visite que j'ai faite aux deux îles, j'ai baptisé tous ceux que j'ai pu trouver. Parmi ces petites créa- tures on comptait les enfants du roi assassin et ceux des bourreaux du P. Chanel , c'est une consolation pour nous de voir qu'aucun d'eux n'est mort sans baptême. Les malades ont aussi eu part à notre solli- citude ; par le moyen du bon F. Marie-Nizier, nous avons pu les préparer au sacrement delà régénération. De ce nombre se trouvait la femme du roi défunt^ qu'on accuse d'avoir beaucoup contribué à la mort du P. Chanel, par la haine qu'elle lui portait et par les mauvais conseils qu'elle donnait à son mari ; mais, ô miséricorde de Dieu! dans sa dernière maladie elle me fit demander pour l'instruire et la baptiser. Elle mourut quelques jours après avoir obtenu cette grâce.

(i) Lettre du P. Roulleaux, Annales de la Propagation de la

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 403

« Ce voyage me procura le bonheur d'abolir le der- nier reste de l'idolâtrie de Futuna, Au milieu d'une place publique se trouvait encore plantée une pierre sacrée, dans laquelle les habitants supposaient que la divinité résidait spécialement. Elle a été abattue et brisée par la main de ses anciens adorateurs.

« Pendant que je parcourais les divers endroits avait été le P. Chanel, combien mon cœur était op- pressé de sentiments douloureux! Ici, il était obligé, pour vivre, de défricher un petit champ, dont ses ennemis lui laissaient à peine recueillir quelques fruits. Là, dans des chemins hérissés de pierres aiguës, il marchait nu-pieds par raison d'économie. Là, il tra- vaillait à confectionner sa maison avec des bambous. Là, il se promenait en priant pour ceux qui méditaient sa mort. Il se reposait avec ses disciples à l'ombre de ces cocotiers. J'ai encore le bâton dont il se servait dans ses voyages, avec la soutane ensanglantée qu'il portait le jour même de son glorieux martyre ; mais rien n'excite plus mon émotion que la vue des lieux il commença à répandre son sang, il tomba sous la hache du bourreau, son corps fut enseveli. Aujour- d'hui la tombe de l'apôtre de P'utuna est souvent visi- tée au point du jour; beaucoup de naturels s'age- nouillent auprès de la croix que notre vénérable évê- que a plantée dans le lieu reposent quelques restes du Père.

« Quelle est notre consolation de penser que le martyr intercède pour nous dans le ciel! Nous recueil-

464 VIE DU BIENHENREUX

Ions maintenant ce qu'il a semé dans les peines et les souffrances. Le 17 juillet, nous avons pu baptiser encore trente adultes, parmi lesquels se trouvait le ministre du roi ; Sam fut son parrain. Un Américain, qui demeure ici, a eu part au même bonheur; il avait trouvé, dans la lecture des livres que nous lui avions prêtés, la véritable Eglise de Jésus-Christ.

« Mais de toutes les cérémonies, celle qui nous a le plus consolés Jusqu'à présent, c'est celle du baptême de soixante catéchumènes, le jour de l'Assomption. Elle fut précédée d'une instruction analogue à la cir- constance ; les naturels écoutèrent avec plaisir le récit des merveilles de celle qu'ils appellent leur bonne Mère, Tsi Cinana Malie. Cette cérémonie attendris- sante fit verser des larmes de joie à plusieurs de nos bons Pol3aiésiens. J'espère que dans quelques mois, lorsque les habitants de Futuna seront suffisamment instruits, ils recevront tous la même grâce, (i) »

Dans une autre lettre, en date du 22 février 1843, adressée à M. le curé de Grézieux-le-Marché (Rhône), le P. Servant rend ainsi compte de la mission de Futuna :

a II n'}^ a guère plus de huit mois que nous sommes à Futuna, et déjà nous avons deux églises, huit cent quarante insulaires baptisés, et, suivant toutes les apparences, les catéchumènes qui nous restent encore, au nombre de deux ou trois cents, recevront bientôt

(i) Lettre citée, du 19 août 1S42.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 466

le sacrement de la rége'nération, qui les introduira dans le bercail du divin Sauveur. En outre, le très grand nombre de nos ne'ophytes pourra être admis sous peu à la Table sainte. Depuis notre arrivée, le roi et la reine ont le bonheur de communier souvent, ainsi que les quelques néophytes de Wallis qui sont venus passer ici quelque temps, sous la conduite d'un jeune chef nommé Hiigahala (Tiingahala).

« La ferveur de nos nouveaux chrétiens s'accroît de jour en jour; ils sont animés d'une sainte émula- tion pour recevoir l'enseignement religieux, et ce dé- sir ne domine pas seulement dans le cœur des jeunes gens, il est commun aux néophytes de tout âge et de tout sexe. Vous seriez charmé de voir nos vieillards réunis, silencieux autour du roi, écouter attentivement les vérités saintes de la religion qu'il leur explique, après nous en avoir demandé la permission. Déjà les jeunes gens commencent à savoir lire les petits écrits que nous leur donnons ; il en est aussi un certain nombre qui savent écrire, et ils en profitent pour en- tretenir avec les habitants de Wallis un touchant et pieux commerce de lettres.

cf L'affluence au tribunal de la pénitence est si grande, que depuis l'enfant qui commence à balbutier jusqu'au vieilard déjà courbé vers la tombe, tout le monde veut se confesser. Mais, M. le curé, que vous auriez été édifié lorsque, dans cette chrétienté nais- sante, le saint viatique fut porté pour la première fois à un malade ! Pendant que le prêtre marchait à

29

466 VIE DU BIENHEUREUX

l'ombre des bananiers, des cocotiers et des arbres à pain, de pieux néopiiytes quittaient leurs cases, et venaient, respectueux et recueillis, s'agenouiller dans les endroits passait le Saint-Sacrement. Le ma- lade, de son côte', se montra au comble de la joie de recevoir la visite de son Dieu, et son unique désir était de s'en aller au ciel.

« Le 2 janvier, je fis le tour de l'île avec le frère Marie-Nizier. Dans les diverses vallées que nous par- courûmes, je fis choix du jeune homme qui me parut le plus intelligent, pour remplir les fonctions de caté- chiste, et dans les principaux endroits je fis élever des confessionnaux pour satisfaire au pieux empressement de nos néoph3'tes. Ils ont un si grand respect pour le tribunal de la pénitence, qu'un jour un père de fa- mille vint, en larmes, me demander si sa fille, qui avait eu la curiosité d'ouvrir un confessionnal de la vallée, s'était rendue bien coupable.

« Dans un de ces voyages que nous faisons de temps en temps autour de l'île, j'ai eu le bonheur de baptiser un petit enfant qu'une mère infidèle et dénatu- rée avait exposé à la mort. Je lui donnai le nom de Moïse. Autrefois cette barbarie était très fréquente ; c'est le seul exemple que nous en ayons eu depuis no- tre séjour à Futuna. Quelle consolation pour nous ! Depuis notre arrivée, personne n'est mort sans la grâce du baptême.

« Comment vous peindre l'heureuse influence de la foi sur ces pauvres insulaires ! Au lieu de ces cruau-

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tés inouïes que l'on a vous raconter dans les Anna- les, et qui étaient passées en coutume, ils ont la paix et la charité ; ils sont heureux, surtout du bonheur des enfants de Dieu, A mesure qu'ils avancent dans la connaissance de la religion, ils deviennent de plus en plus reconnaissants envers l'Auteur de tous dons ; si le jour ne suffit pas pour le prier dans son temple, la nuit n'interrompt pas leurs pieux cantiques, ni les saints élans de leur amour. »

Nous devons d'autant plus admirer ici l'action de la grâce, que l'œuvre de Dieu avait été plus en butte aux contradictions, comme nous l'apprenons des deux missionnaires de Futuna. <( Nous avions été précé- dés par un jeune chef des îles Wallis, homme doué de véritables talents, mais qu'il emploie au triomphe des plus mauvais desseins. Il s'était fait accompagner de deux cents naturels, qui pendant une année de séjour à Futuna, ont fait un mal qu'il nous a été im- possible jusqu'ici de réparer entièrement. Profitant du peu de connaissance que nous avions de la lan- gue pour accréditer leurs calomnies, ils ont prévenu les Futuniens contre nous, ranimé le feu de la dis- corde entre deux uictions rivales, et ressuscité les an- ciennes superstitions que les insulaires avaient aban- données d'eux-mêmes depuis la mort du R. P. Chanel. Deux fois nous avons vu la guerre sur le point d'écla- ter; on a tenté d'assassiner le nouveau roi, qui est catholique fervent ; on a fait mille efforts pour empê- cher la construction de nos deux églises, de celle

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surtout qui a été élevée sur le lieu même le pre- mier martyr de l'Océanie a versé son sang.

« Pour que nous ne pussions pas nous méprendre sur le véritable auteur de toutes ces tracasseries, c'était aux fêtes de la sainte Vierge que le démon nous suscitait plus d'entraves. A l'une de ces fêtes, nous allions, comme d'habitude, le F. Marie-Nizier et moi, nous mettre à la tête des travaux de l'église. La veille, tout était calme et tranquille dans Futuna. Aussi quelle ne fut pas notre surprise de rencontrer les naturels par bandes qui, la lance à la main, cou- raient comme des furieux vers la vallée était notre demeure. Nous leur demandâmes ce qu'il y avait. Au lieu de nous répondre, ils criaient : « est le « roi ? » Nous leur dîmes qu'il assistait à la messe du P. Servant. « Non, non ; on veut le tuer, nous cou- ce rons le défendre. » Et il nous fut impossible de les retenir.

« Plus loin, nous vîmes les femmes qui se sau- vaient vers les montagnes pour y cacher ce qu'elles avaient de plus précieux, et leurs enfants qui les sui- vaient en pleurant. Eh bien, cette épouvante n'avait aucun motif fondé, et, une heure après, tout notre monde détrompé se réunissait autour de nous pour le travail.

« Nous eûmes bien d'autres difficultés au sujet de l'église de Poi. Pendant deux mois, il nous a été im- possible de la commencer ; chaque jour amenait un nouvel obstacle. Enfin, après les avoir tous écartés

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l'un après l'autre, je partis avec le F. Marie-Nizier pour diriger la construction. Toute la population de ces vallées était convoquée autour de la croix. Je de- mandai qu'on nommât quelqu'un pour présider aux travaux, et les voix se réunirent en faveur du fils du roi assassin, actuellement chef d'une partie de l'île. Dans une courte exhortation, j'invitai les naturels à se conduire d'une manière digne de l'œuvre sainte à laquelle ils allaient se livrer : « Ce n'est pas ici, leur « dis-je, une habitation ordinaire ; c'est un temple que « vous élevez à Dieu, sur le lieu même fume encore « le sang de votre premier apôtre. « Je donnai ensuite le signal pour se mettre à genoux, et nous récitâmes tous ensemble, à haute voix, le Pater^ VAj'C et le Credo. Je fis le signe de la croix, et l'on se mit à l'ou- vrage,

« Les quatre assassins de notre confrère étaient là. Je leur dois ce témoignage, ce sont eux qui ont mon- tré le plus d'ardeur et de bonne volonté, surtout celui qui avait frappé le premier coup. Tout son extérieur annonçait un sincère repentir, et je ne me rappelle pas l'avoir vu rire une seule fois pendant toute la durée des travaux.

« L'Eglise de Pdi est assez bien ; elle a soixante- quinze pieds sur trente ; l'entrée regarde la mer ; dans le sanctuaire se trouve renfermé l'emplacement que le R. P. Chanel habitait ; la partie droite de l'autel cou- vre le lieu il était assis quand il reçut le coup de la mort ; l'endroit reposait sa tête et a

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coulé son sang est aussi à droite, dans le sanctuaire, près de la balustrade ; la croix qui l'indique, est telle que l'a plantée Mgr Pompallier.

« L'église s'achevait, lorsque notre bonne Mère nous délivra du plus grand ennemi de notre mission. Le chef dont je vous ai parlé abandonna Futuna avec sa bande. Nous respirâmes alors, le P. Servant et moi. Nous commencions à nous faire comprendre assez bien des naturels ; nous nous adonnâmes donc avec une ardeur toute nouvelle à leur instruction.

« Dès ce moment, les choses changèrent de face. Nous n'eûmes pas de peine à faire comprendre aux néophytes qu'on les avait trompés, qu'ils s'étaient laissé séduire par des ennemis de leur repos. Le jour ne suffisait plus pour entendre les confessions ; il fallait y donner une partie des nuits. Peu à peu les abus disparurent, et aujourd'hui cette mission est dans un état florissant. Tous les naturels sont baptisés; déjà une bonne partie d'entre eux a fait la première com- munion. Ils se conduisent d'une manière vraiment édifiante, et avec autant de régularité que les plus fer- vents chrétiens d'Europe; il ne leur manque qu'une instruction plus complète. Encore un an ou deux, et Futuna sera, je pense, la plus belle mission du vica- riat apostolique de l'Océanie centrale (i). »

Le jour de la bénédiction de l'église de Poï, 22 no-

(i) Lettre du P. Roulleaux, 24 juillet 1844, Annales de la Propagation de la foi, tome XVIII, p. 18.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 47 I

vembre 1843, trente adultes reçurent la grâce du bap- tême. Les quinze qui, dans toute l'île, n'e'taient pas encore baptises, ne tardèrent pas à l'être. Aussi, avant son départ de Futuna, qui eut lieu le 18 juin 1844, le P. Roulleaux écrivait avec bonheur les dernières lignes que nous venons de citer. Le 27 août de l'année sui- vante, le P. Favier disait au supérieur général de la Société de Marie : « La divine Providence, en me plaçant à Futuna, m'a fait une faveur bien insigne : c'est un sol qui a été arrosé du sang de notre glorieux martyr. Vous comprenez ce que cela doit dire à mon cœur. Notre petite chrétienté va bien... Nous sommes, le R. P. Servant et moi, comme dans un paradis au milieu de nos pieux néophytes, dont la ferveur nous remplit de consolation. Je ne crois pas qu'il y ait au monde des missionnaires plus heureux que nous... »

Lesprévisions du P. Roulleaux se sont donc réalisées. Pour mieux le prouver, nous n'aurions qu'à repro- duire les lettres des missionnaires qui ont exercé le saint ministère à Futuna depuis 1844; nous n'aurions qu'à invoquer le témoignage de tous ceux qui ont eu le bonheur de visiter cette île bénie et de contempler les merveilles que la foi y a opérées ; mais nous n'a- vons pas à faire l'histoire de la mission. Nous ne pouvons, cependant, clore ce chapitre sans raconter la conversion et la mort édifiante du principal meurtrier du P. Chanel.

Musumusu, frappé de tout ce qui s'était passé après la mort du serviteur de Dieu, ne tarda pas à se repen-

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tir de son crime, et son cœur fut accessible à l'action de la grâce. Aussi, quand Mgr Pompallier parut à Futuna pour 3^ rétablir la mission, Musumusu se trou- vait avec les cate'chumènes et les insulaires qui vin- rent le saluer. « Je vous pardonne à tous, avait dit le pre'lat d'une voix émue, le meurtre affreux qui a souillé votre île ; Dieu, je l'espère, vous le pardonnera égale- ment; mais il faut, pour obtenir cette grâce, que vous deveniez ses enfants par le sacrement de la régénéra- tion. » Musumusu n'osait lever la tête; toutefois, vo3^ant la bonté du pontife, qui tendait la main à ceux qui étaient les plus rapprochés de sa personne, il s'a- vança plein de confiance, et s'inclina devant lui. « Plus que tout autre, lui dit Monseigneur, tu as besoin de pardon; je te l'accorde, puisque ton cœur se repent; je consens même à t'embrasser, mais je ne toucherai ta main que lorsque le baptême l'aura purifiée. »

Le parricide promit de se convertir sans délai, et il tint parole. Il se fit instruire par le P. Roulleaux, et fut mis au nombre des catéchumènes. Il n'était point encore baptisé, lorsqu'il crut devoir profiter du retour de Tiingahala pour se rendre à Wallis avec plusieurs néophytes et catéchumènes. Il y arriva le 26 mai 1843.

« Etant tombé dangereusement malade peu de temps après son arrivée dans mon île, dit Mgr Batail- lon, il se fait porter à ma résidence et me demande le baptême avec instance, confessant sa faute et en de- mandant pardon. Je lui confère le baptême et lui donne le nom de Mauli\io (Maurice). Il revient à la

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 478

vie, et quelque temps après il retournait à Futuna avec tout son monde, tous dans de bonnes dispo- sitions. M

Ce fut le 20 avril 1845 qu'il tomba malade. Son corps, d'un embonpoint extraordinaire, tomba en peu de jours en putréfaction, comme celui de Niuliki. Ses souffrances étaient horribles, et elles étaient regar- dées par les insulaires, et par son épouse elle-même, comme la punition de son crime. « Nous nous hâ- tâmes, dit le P. Servant, de préparer de notre mieux son âme pour le voyage de l'éternité. Dans une attaque extraordinaire, la maladie le pressait avec violence, il dit à Méitala, fils de Niuliki, qu'il avait été mé- chant, surtout avant son baptême, qu'il ne fallait pas l'imiter, ni (aire Vinsensé^ mais qu'il fallait écouter le prêtre.

« La veille de la Pentecôte, nous lui administrâmes l'extrême-onction. Il voulut passer la nuit suivante à écouter avec attention les instructions d'un caté- chiste, et désira apprendre les actes avant et après la communion, ne cessant de se les faire répéter. Le len- demain, il eut le bonheur de communier, et dit à quelques-uns de ses parents que ce jour-là était le plus beau de ses jours.

« Depuis lors, sa maladie fut moins pénible; il ne fit que languir pendant plusieurs semaines v puis sa poitrine fut attaquée rudement; il sentit que sa fin approchait. Nous lui administrâmes de nouveau le saint Viatique. Il nous engagea à le faire transporter

474 VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL

à l'endroit même e'tait mort le P. Chanel (i). En arrivant, il dit à ses parents : Je ne sortirai pas de ce lieu-ci, /'/ mourrai. Nous le visitâmes fréquem- ment, et toujours il écoutait volontiers les exhortations que nous pouvions lui faire. Sa maladie s'aggravant de plus en plus, on l'entendait souvent répéter ces paroles, surtout dans les accès de douleur : Je veux mourir pour Dieu. Toutes les fois qu'il se sentait plus oppressé, il ne manquait pas de nous faire appe- ler, croyant que sa dernière heure allait sonner.

« Vers la fin de sa vie, il s'aperçut que quelques femmes de sa parenté avaient réuni des Siapos ou nattes, pour les distribuer aux divers villages, suivant l'antique usage futunien, qui se pratiquait surtout aux funérailles des grands; il défendit de faire cette distri- bution sans nous consulter, ajoutant qu'il voulait être enterré avec les cérémonies de l'Eglise. Il conserva sa présence d'esprit jusqu'au dernier soupir. Quoique son corps ne fût qu'une plaie, il ne laissa échapper aucune plainte, et ne fut point effrayé aux approches de la mort ; il avait même un grand désir de mourir pour aller, disait-il, dans sa véritable patrie.

«Enfin, le i5 janvier 1846, à la tombée de la nuit, Mu- sumusu nous fit appeler, entra en agonie et rendit son âme à Dieu. Presque toute la population accourut à ses funérailles. Nous plantâmes une croix sur sa tombe.»

(i) Dans une case voisine de celle du serviteur de Dieu, comme nous l'apprennent les témoins entendus dans le procès apostolique.

^ ^ -^ kt '^i ^ 'i^ i^t -^â ^t ^iâ if 'îi if 'd^ îrf -^à i?;^ -^ if ^i tf 'tî;^ l^f -^^ ilî-

CHAPITRE XIX

GRACES ET GUERISONS OBTENUES PAR L INTERCESSION DU BIENHEUREUX MARTYR.

E nombre des grâces et des gue'risons obte- nues par l'intercession du premier martyr de rOce'anie devient si considérable, que nous devons nous borner aux faits principaux.

§ 1 . Grâces et guérisons obtenues à Futiina .

Nous savons que, même avant l'arrive'e de Mgr Pom- pallier, plusieurs personnes allaient prier sur le lieu du martyre. Lorsque Sa Grandeur eut placé une croix pour marquer la place de la tombe, les néophytes, en plus grand nombre, vinrent s'agenouiller dans ce lieu sanctifié par le sang de l'apôtre de Futuna. Ils avaient soin de tresser une couronne de fleurs qu'ils suspen- daient à la croix, et chaque dimanche ils la renou- velaient.

L'érection de l'église de Pdi fit augmenter le con- cours, et Dieu ne tarda pas à manifester la puissance de l'intercession du glorieux martyr.

476 VIE DU BIENHEUREUX

Ecoutons la déposition de Namusigano : « Il se fait un concours au lieu le serviteur de Dieu est mort, et on s'y rend dans l'intention d'obtenir, par sa pro- tection, la santé et le bonheur. Je m'y suis transporté souvent moi-même. J'ai fait mes prières, avant de savoir qu'il intercédait pour nous; je l'ai supplié d'avoir pitié de moi et de mes enfants. Par lui, mes deux enfants, Adélène et Avelina ont été guéris.

« En me rendant à l'endroit il a été enseveli, je voulais aussi lui demander cette patience héroïque que j'ai vue de mes yeux le jour de sa mort, et que je désirerais pratiquer comme lui lorsqu'on agit mal avec moi (i). »

Tous les témoins entendus dans le procès aposto- lique marquent ce concours, qui va croissant depuis que do-s giiérisons nombreuses ont montré la puissance de son crédit auprès de Dieu. « A cause du nombre considérable des malades qui ont été guéris par son intercession, on dit partout, nous apprend Sagogo, que le vénérable serviteur de Dieu en est le protec- teur (2). »

Pipiséga nous raconte qu'a3^ant reçu une blessure, il ne trouvait de repos, ni le jour ni la nuit. « Me rap- pelant le serviteur de Dieu, je le priai en récitant mon chapelet en son honneur. Je n'avais pas fini ma prière que la douleur avait cessé et ne revint pas. La bles-

(i) Procès apostolique. (2) Id,

PIERRR-LOUIS-MARIE CHANEL 477

sure se cicatrisa, et depuis je me suis bien porté (i). »

Filitika nous cite Cécile Tisau, qui a recouvré la santé à la suite de prières adressées au P. Chanel.

« Je me suis rendu plusieurs fois, nous dit Musu- lamu, au lieu il est tombé pour la religion. J'y suis allé, l'autre jour, dans l'intention de prier pour ma sœur malade. Je crois qu'elle doit sa guérison à la prière qui a été adressée au serviteur de Dieu (2). »

Nous ne pouvons passer sous silence la belle dépo- sition de Méitala : « Après la mort du serviteur de Dieu, son souvenir ne s'effaça point dans nos cœurs. Nous nous sommes toujours rappelé sa douceur et sa charité. Sachant ensuite la confiance que l'on doit avoir pour les fidèles qui sont morts saintement, nous avons placé nos espérances en celui qui a fait à Fu- tuna une mort si heureuse. Aussi nous nous trans- portons'au lieu il a rendu le dernier soupir, pour le prier d'être auprès de Dieu notre intercesseur. Pour moi, je sens mon cœur attiré vers lui, parce qu'il a apporté la religion à Futuna et qu'il a exercé envers nous une très grande charité. Je désire vivement qu'il soit déclaré le protecteur de notre nation (3). »

Les indigènes n'étaient point les seuls à ressentir les effets de l'intercession du bienheureux martyr. Le P. Roulleaux, en quittant Futuna pour se rendre à

(i) Procès apostolique.

(2) Id.

(3) Id.

478 VIE DU BIENHEUREUX

Fidji, le 18 juin 1844, avait reçu de Mgr Bataillon la croix de missionnaire du P. Chanel. Dans sa nouvelle mission de Lakéba, comme il nous l'apprend par sa lettre du 12 novembre 1846, il tomba gravement malade. « Ma santé, dès longtemps épuisée par la fa- tigue, attaquée tout à la fois par une toux violente et une irritation d'estomac qui ne me permettait de prendre aucun aliment, inspira des inquiétudes, qui, grâce à l'intercession du P. Chanel, dont je porte la croix, s'évanouirent tout d'un coup. «

Le P. Poupinel, visiteur des missions de la Société de Marie, écrit, le 24 septembre i858, à la supérieure générale des sœurs du Saint-Nom de Marie : « Il était survenu à sœur Marie de la Miséricorde (i), par suite des fatigues d'une longue traversée, une infirmité douloureuse qui donnait de l'inquiétude. On lui con- seilla de s'adresser au vénérable serviteur de Dieu, et le lendemain de la neuvaine qu'elle fit à cette inten- tion, elle se trouva guérie.

« Le vénérable martyr de Futuna voulait préparer la confiance de cette bonne sœur, afin qu'au jour de l'épreuve, elle s'adressât à lui avec une foi vive." Dès le 18 juillet elle dut se mettre au lit, elle était sérieu- sement malade. Sa maladie était une complète pros- tration de forces, un malaise général dans toutes les parties du corps, avec une douleur plus intense dans

(i) Sœur Marie de la Mise'ricorde (Marie Basset) est née le 2 novembre i83o, à Saint-Laurent de Chamousset (Rhône).

PIERRE-LOUIS MARIE CHANEL 479

l'estomac. Les premiers jours, l'obéissance fit prendre un peu de bouillon à la malade, mais bientôt elle dut se re'duire à boire seulement un peu d'eau mêle'e de quelques gouttes de miel, et encore fallut-il renoncer à cette boisson. Pendant trois semaines la sœur n'a pris aucune nourriture. A tout cela se joignait une forte et douloureuse toux, qui donnait des inquiétudes pour la poitrine. Elle éprouvait encore une transpira- tion si abondante, que les assistants n'en ont jamais vu de semblable ; il fallait changer le linge de son lit jusqu'à sept et huit fois dans une seule nuit, et l'on aurait pu croire chaque fois qu'il avait été trempé dans l'eau. La malade devint si faible, qu'on avait une grande difficulté à l'entendre parler, même en plaçant l'oreille près de sa bouche.

« Vous pouvez, ma révérende Mère, vous faire une idée de la tristesse dont les autres sœurs étaient rem- plies. Les fidèles s'associèrent à leur affliction. Il était touchant de voir comment les femmes et les jeunes filles, qui pouvaient pénétrer jusqu'au lit de la ma- lade, venaient se mettre à genoux devant la sœur, la regardaient en silence, lui baisaient les mains, et se retiraient les larmes aux 3^eux. J'ai pleuré moi-même lorsqu'on m'a raconté ces détails d'une naïve recon- naissance.

« Pendant toute sa maladie, sœur Marie de la Mi- séricorde demanda avec confiance sa guéri'son, par l'intercession du vénérable père Chanel. Le P. Dezest fit taire, à la même intention, une neuvaine en Thon-

480 VIE DU BIENHEUREUX

neur du martyr. Le jour elle se terminait, 2 août, l'état de la malade donnait plus d'inquiétude encore. Le lendemain, une grande tristesse s'empara du Père Dezest, pendant qu'il disait la sainte messe, parce qu'il n'avait pas administré les derniers sacrements à la sœur ; mais vers la fin du saint sacrifice, il res- sentit un calme, une tranquillité extraordinaire, comme si une voix intérieure lui eût dit que les prières étaient exaucées, que la sœur était guérie. En effet, le soir même, elle se trouva tout à coup beaucoup mieux, et on consentit à lui donner à manger une croûte de pain avec un peu de lait. Le lendemain, elle se leva; la toux avait entièrement disparu, l'appétit était excellent, presque insatiable. Elle aurait voulu, dès ce jour-là manger des viandes salées. Sauf une faiblesse dans les jambes, que la sœur conserva pendant quel- ques jours, elle était complètement guérie, et cela sans convalescence. »

Mais aucune guérison n'a fait plus de bruit que celle de Marie-Françoise Perroton.

Voulant se consacrer à l'éducation des jeunes filles de rOcéanie centrale, M'^*^ Perroton n'avait pas hésité à dire un éternel adieu à sa patrie, et à aller se fixer à Wallis. Nous n'avons pas à raconter les travaux aux- quels elle se livra et les croix qu'elle rencontra dans l'exercice d'un apostolat d'un nouveau genre. Ne parlons que de sa maladie et de sa guérison miracu- leuse.

« En 1847, nous dit-elle, pendant mon séjour à

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 48 I

Wallis, au milieu de juin, je m'aperçus tout à coup que j'avais une hernie, maladie qu'avait eue ma mère. Le jour de la fête de saint Pierre, j'écrivis mon testa- ment, parce que j'attendais la mort prochainement, quoique j'eusse pris toutes les précautions pour que le mal n'eût pas d'issue fatale.

« J'arrivais à Futuna, en 1854, et j'avais toujours à souffrir de la même maladie.

Le 3o mai i858, le P. Poupine! débarquait à Fu- tuna, et le lendemain, pour reconnaître le dévouement et combler les désirs de M"^ Perroton, il lui donnait l'habit et la règle du tiers ordre de Marie, et chan- geait son nom en celui de sœur Marie du Mont-Gar- mel. Nous n'essaierons pas de dire tout le bonheur qu'elle éprouva dans cette circonstance, et combien elle se trouva récompensée des sacrifices qu'elle avait faits. Mais la maladie n'allait pas tarder à la conduire aux portes de la mort.

Ecoutons sa déposition devant les juges du procès apostolique :

« Le 4 juillet i858, fête du Précieux Sang, après avoir préparé ce qui était nécessaire pour la messe, j'allais prendre ma place ordinaire dans la chapelle de Kolopelu. Tout à coup, je ressentis de telles douleurs que j'étais sur le point de succomber. Forcée de quitter la chapelle, je prévins le P. Junillon, qui faisait son oraison. Conduite à ma chambre, je me mis au lit, tant la douleur était vive.

« Je remarquai que ma hernie, pendant quelques

3o

482 VIE DU BIENHEUREUX

jours, augmentait de plus en plus, et me causait de telles douleurs qu'il e'tait impossible de la faire ren- trer. J'éprouvai des évanouissements et des vomisse- ments très inquiétants. Je cessai de prendre aucune nourriture. Je ne buvais que de l'eau vinaigrée ou de l'eau pure. Ces douleurs, je les ai éprouvées pendant dix jours.

« Je n'ai employé le secours d'aucun médecin, parce qu'il n'y en a point dans l'île. Je n'ai usé d'aucun remède. A la fin on m'a appliqué deux ou trois fois des cataplasmes émollients, qui ne produisirent aucun effet. On m'administra de plus deux lavements pré- parés avec une décoction de tabac ; mais, loin d'en être soulagée, j'eus de tels vomissements que la mort devenait imminente. Les sœurs qui étaient autour de moi et les pères qui me visitaient souvent, regardaient le mal comme incurable et craignaient que je ne mou- russe à chaque instant.

« La nuit du i3 au 14 juillet, le cataplasme pré- paré ne me fut point appliqué. Je dormis cependant d'un sommeil tranquille. En me réveillant à. trois heures du matin, j'ai été tout étonnée de ne trouver ni tumeur, ni inflammation, ni aucune souffrance. J'ai pressé avec le poing le siège de la maladie et je n'ai ressenti aucune douleur. Alors j'ai connu que j'étais guérie. J'ai rendu grâces à Dieu, car c'était un miracle.

(( Tous regardent ma guérison comme miraculeuse. Pendant ma maladie, une neuvaine avait été faite en

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 488

l'honneur du vénérable Chanel, massacré à Futuna en haine de la foi, afin d'obtenir ma guérison par son intercession, et moi-même, avec une grande confiance, je tenais, suspendue à mon cou, une petite croix que le serviteur de Dieu avait longtemps portée. Je me suis aussi rappelé que l'un des prêtres était allé dire la messe dans la chapelle élevée sur le lieu du martyre, et que ce jour je m'étais trouvée mieux. On m'a assuré que les néophytes se réunissaient pour la neuvaine. »

Nous savons que le P. Dezest, supérieur de la mis- sion, voyant la gravité delà maladie, avait fait com- mencer le 4 juillet, une neuvaine à Kolopelu, et avait invité les fidèles de la paroisse à y prendre part. Le 9, fête de Notre-Dame Reine de la Paix, un mieux s'était fait sentir pendant que le P. Favre offrait le saint sacrifice dans la chapelle de Poï, au lieu même mourut le martyr. La neuvaine se terminait au moment la malade s'endormit pour se réveiller complètement guérie. Aussi tous attribuent la guéri- son miraculeuse à l'intercession du vénérable Chanel, et depuis ce moment la confiance envers le serviteur de Dieu a augmenté et augmente de jour en jour, comme l'affirment tous les témoins.

La sœur Marie du Mont-Carmel fut si bien guérie, qu'elle put marcher, travailler, courir, sans fatigue ni douleur, ce qu'elle ne faisait pas auparavant. Sa con- fiance envers le serviteur de Dieu devint sans bornes. Elle fut cependant mise à de nouvelles épreuves.

« En 1859, nous dit-elle, quelques jours avant la

484 VIE DU BIENHEUREUX

fête du Saint-Sacrement, je ressentis de vives dou- leurs aux reins et dans d'aufes parties du corps, au point que je ne pouvais marcher. Je me mis aussitôt au lit. Cet état dura six ou huit jours.

« Le jour de la fête, je traînai avec peine mes mem- bres engourdis jusqu'à la chapelle, pour recevoir la sainte communion. Pendant mon action de grâces, étendue sur un banc, je m'adressai au vénérable P. Chanel, en lui disant : Vous m'ave^ guérie une pj-emière fois, c'est une bien grande grâce; mais si vous ne me guérisse'^ pas de nouveau, votre premier bienfait ne me servira de rien, car je ne puis travailler et je suis inutile à la mission. Je retournai à la maison en souffrant moins, et je fus plus en état de m'occu- per des préparatifs de la procession.

« Après midi, à l'heure de la procession, comme tous s'étaient rendus à l'église paroissiale, me trouvant seule, j'eus un grand désir d'assister à la procession. Sans le secours de personne, je descendis par le rude sentier qui conduit à l'église. Durant la procession, je marchai avec les petites filles, en parcourant leurs rangs, et je revins à la maison sans éprouver aucune fatigue.

« Le 4 janvier 1860, je ressentis une très grande douleur aux reins, et pendant trois semaines je fus forcée de garder le lit. La dernière semaine, j'essayai de me coucher sur le côté, afin de faire la classe à mes jeunes filles. J'éprouvai de très vives souffrances, et alors je priai de nouveau le serviteur de Dieu, en di-

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 486

sant : Si vous in obtenez de Dieu ma guérison^ en recon- naissance de ce bienfait je me livrerai à l'éducation des petits enfants^ quoique je n'aie aucun attrait poiir ce ministère. Ma douleur s'adoucit, la santé revint, et aujourd'hui elle est meilleure qu'elle n'a jamais été. »

Sœur Marie de la Pitié nous apprend qu'elle accom- plit sa promesse.

Ces faits, que les témoins confirment, avaient pro- duit une vive impression sur les néophytes de Futuna. Ils se passaient au moment s'instruisait le procès apostolique. Lorsqu'il fut terminé, le P. Dezest, sous- promoteur de la foi, écrivit au promoteur de Rome, à la date du i5 octobre 1861 : «J'exposerai sans aucune hésitation à Votre Excellence quelle est ma pensée sur cette cause.

« J'ose assurer que le vénérable serviteur de Dieu a été saint durant sa vie et qu'il est mort martyr, sui- vant le témoignage des hommes et de Dieu lui-même. Tous les témoins entendus au procès, ceux qui ont connu sa vie et sa mort et qui m'ont parlé du serviteur de Dieu, le proclament hautement saint et martyr, l'intercesseur de Futuna auprès de Dieu. Les néo- phytes le prient continuellement, surtout lorsque leurs parents sont malades. Ils vénèrent le lieu de sa mort et de sa sépulture, et s'y transportent par un sen- timent de piété. Ils assurent, en effet, qu'un grand nombre de malades ont obtenu du Seigneur leur gué- rison par l'intercession du vénérable serviteur de Dieu. Ils nous demandent souvent de célébrer la messe dans

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la chapelle qui a été élevée sur la place du martyre et de la sépulture (les mêmes prières nous sont venues plusieurs fois des régions les plus éloignées, c'est-à- dire de la France et de l'Australie), et ils font leurs délices de recevoir les sacrements de Pénitence et d'Eucharistie.

« Louée et glorifiée soit à jamais la sainte Trinité, qui a rendu glorieux le sépulcre du serviteur de Dieu.

« Et moi, indigne ministre du Seigneur, je confesse humblement que souvent j'ai rendre de grandes actions de grâces pour les nombreux bienfaits que je crois avoir obtenus par l'intercession du serviteur de Dieu. Je le prie tous les jours de me préserver du mal et de me faire remplir parfaitement le ministère que lui-même avait exercé à Futuna. Notre confiance et celle des indigènes envers lui a augmenté de plus en plus, depuis le jour le décret le déclarant véné- i^able nous a été connu. Nous désirons vivement, et nous demandons humblement avec eux, que le très saint Père daigne le mettre au rang des bienheureux et le déclarer notre protecteur dans le ciel. »

Le P. Ducrettet, juge délégué, écrit à la même- date aux Em. cardinaux de la S. G. des Rites :

« Il serait difficile d'exprimer avec quels transports de joie et quelles manifestations d'allégresse les habi- tants de Futuna reçurent la nouvelle du décret décla- rant vénérable Pierre-Louis-Marie Chanel, qu'ils re- gardaient depuis longtemps comme un saint. Aujour- d'hui ils tendent leurs mains purifiées par les eaux du

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 487

baptême vers notre sainte mère, l'Eglise romaine, colonne de la ve'rité ; vers son auguste chef qu'ils ap- pellent avec bonheur leur très bon Père, parce qu'il tient sur la terre la place de notre Sauveur, et qu'il leur a envoyé cet éminent apôtre, qu'ils ont eu le mal- heur de me'connaître et de mettre à mort; vers vous, Em. Cardinaux et très illustres Pre'lats des Rites, pour que vous ayez la bonté de poursuivre cette cause importante, si heureusement commencée, en aidant Sa Sainteté de vos conseils, et en faisant connaître au monde entier que Dieu a couronné dans le ciel celui que l'île de Futuna déclare avoir versé son sang pour la gloire de son nom. De plus, ils demandent que le vénérable martyr soit proclamé l'éternel protecteur de cette île, et un vrai modèle que sa foi et ses vertus héroïques désignent à l'imitation de tous les fidèles. »

Depuis cette époque, la confiance des néoph3^tes n'a point diminué, et plus d'une fois Dieu s'est plu à la récompenser.

Dans une lettre du 20 février 1874, le P. Quiblier raconte les travaux qu'il a entrepris pour la construc- tion de l'église de Saint-Joseph à Sigavé. « Le sou- venir de notre vénérable martyr Pierre Chanel m'est aussi d'un grand encouragement. Pour les Futuniens il a donné son sang ; pourrais-je leur refuser mes sueurs? Je sens qu'il nous aide pour la continuation de son œuvre. Dans l'exercice de notre saint ministère, nous rencontrons des effets de la grâce qui nous sur- prennent : nous aimons, sans être téméraires, je crois.

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à les attribuer à notre saint confrère. Il avait tant aimé ce peuple, il n'est pas étonnant qu'il s'intéresse à son salut. J'ai aussi la confiance qu'il m'aide dans mon entreprise, qu'il est pour beaucoup dans la bonne volonté de mes gens :

«Voici, à ce sujet, un faitque jetiensàvousraconter : « Au mois de mars de l'année passée, pendant que le travail des fondations était dans tout son entrain, je fus appelé auprès d'un homme qui était gravement malade. Il s'était baigné dans l'eau fraîche lorsqu'il était en transpiration. Son imprudence lui procura une forte fluxion de poitrine compliquée de dyssen- terie. Tous ses membres étaient glacés; à peine s'il pouvait parler. Le temps pressait, je le confessai comme je pus, et je courus chercher le saint Viatique. Après l'avoir exhorté à remercier le bon Dieu qui, dans son infinie miséricorde, était venu le visiter, la pensée me vint tout à coup de l'engager à prier dans son cœur le Père Chanel de lui rendre la santé, afin qu'il pût prendre, lui aussi, sa part aux travaux de l'église. Il ne me répondit rien ; du reste, je doutais fort qu'il m'eût comprit. Deux heures plus tard, le malade vo- missait plus de trois litres de sang noir et figé. Le sang circulait de nouveau dans ses veines; mon ma- lade était sauvé ; sa convalescence n'a pas même été longue. Je lui demandai plus tard ce qu'il pensait de sa guérison ; il me répondit : J'ai prié le père Pierre^ je le pi'ie encore tous les jours ; c'est lui qui m'a guéri. C'est aussi ma conviction. »

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Mgr Lamaze, évêque d'Olympe et vicaire aposto- lique de rOce'anie centrale, dans sa lettre circulaire du 19 mars i883, s'exprime ainsi :

« Le village de Poï, résidait notre martyr, est à deux lieues d'Alo et à six lieues de Sigavé. Une haute montagne le sépare de cesdeuxparoisses. Le sen- tier est escarpé et bordé de précipices. Nous ne vou- lions pas donner d'éclat à notre pèlerinage; mais la foule nous prévint. Au fond de ces abîmes, sur le haut de ces rochers, des groupes de pèlerins chantaient des cantiques, heureux d'aller prier avec nous sur la tombe du martyr. La chapelle qui l'abrite occupe l'emplace- ment de sa case ; l'autel est élevé sur le lieu même il fut massacré ; à droite de l'entrée, une croix de bois indique le lieu de sa sépulture.

« On a emporté les ossements en France, disait une Futunienne qui aida à la translation, mais les chairs et le sang sont ici. La croix, les chandeliers, le ciboire, le calice, l'aube et les ornements qui furent à l'usage du Vénérable, servent encore à la célébra- tion des saints mystères. Un parfum du ciel embaume ce modeste sanctuaire. Aussi nos néophytes aiment- ils à le visiter; et quand ils ont besoin d'u7ie grâce spéciale, c'est à Po'i qu'ils vont la deinander. »

§ 2. Guériso?is obtenues en Océanie. .

La puissance du saint martyr se manifeste en de- hors de l'île privilégiée de Futuna, comme le prou-

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vent, en particulier, les guérisons suivantes que nous sommes heureux de rapporter.

1. Guèrison d'un jeune homme au collège de Clydesdale, àSydney (Australie).

v( Aujourd'hui (28 novemibre 1 863), le bon Dieu nous a donné, par l'interme'diaire du vénérable P. Chanel, une marque signalée de sa protection. Un des nos en- fants du collège, jeune homme de 19 ans environ, était pris par une de ces coliques qu'on nomme mise- rere^ gonflement et induration du ventre, douleurs insupportables dans le ventre, envies de vomir et constipation opiniâtre. Nous avions épuisé tous les moyens. Le malade allait un peu mieux, quand ce soir, vers cinq heures, il fut repris plus fortement que jamais. On entendait les cris du jeune homme dans toute la maison. On aurait dit à chaque instant que la douleur allait l'étouffer. C'était le troisième jour ; je craignais beaucoup que l'inflammation ne se décla- rât, et par suite la gangrène. Je faisais sans cesse des applications d'eau froide sur le ventre du malade ; à peine le linge le touchait-il, qu'il le trouvait. brûlant et ne pouvait le supporter. A bout de ressources, je cesse tout à coup mes compresses -, je vais prendre un morceau des bas du R. P. Chanel. J'avertis le jeune homme et nos autres enfants présents que je vais faire l'application du morceau d'étoffe du martyr pour ob- tenir la guérison désirée. A peine les cris du malade permettaient-ils d'entendre ma voix, et, ô bonté de

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 49 I

Dieu, dès que le morceau d'étoffe a touché le ventre, le jeune homme respire un grand coup, à plein souffle, comme quelqu'un qu'on décharge d'un fardeau. C'était à 7 heures 2 5 minutes du soir. Peu après, l'enfant s'endormit, et aujourd'hui, 24, il a mangé trois fois ; il se promène et est parfaitement guéri. Gloire à Dieu et à son martyr ! »

Baino de Samoa (Leatele) (i).

II. Cruèrison de la jeune Maria (île Tutuila).

a Mon Révérend Père (2),

« Voici le récit d'une guérison miraculeuse opérée sous mes yeux, en présence d'un grand nombre de témoins. Elle est due à la protection du vénérable P. Chanel, notre premier martyr d'Occanie.

« Je vais préalablement donner quelques explica- tions nécessaires à l'intelligence de ce fait.

« Mon catéchiste Silverio et sa femme Symphonia avaient été désignés pour la difficile mission de Notre- Dame du Port. C'était un poste de dévouement, car tout était à fonder, et les difficultés ne devaient pas y manquer. Cependant ce catéchiste accepta généreu- sement cette charge.

« Mais une rude épreuve l'attendait au début. Le

(i) Extrait du journal de Mgr Elloy, 23 novembre i863. (2) Le R. P. Couloigner, procureur des missions de la Société de Marie.

492 VIIÎ DU BIENHEUREUX

plus jeune de leurs deux enfants, nomme' André, tomba malade le jour même de leur arrivée à Tu- tuila, et, deux jours après, la mort le leur ravissait. Ce fut pour eux un coup terrible. Cependant ils firent preuve de beaucoup de vertu en acceptant cette croix avec une grande résignation, et ils se mirent à l'œuvre de conversion avec un zèle admirable.

« Le bon Dieu remplaça bientôt André par une petite fille, qui reçut au baptême le nom de Maria.

« Au mois d'avril dernier (i 883), la petite fille fut prise elle-même par une maladie assez semblable à celle qui avait emporté son frère. Aucun remède ne put en arrêter les progrès. Au bout de quatre jours, la petite Maria était mourante. Je désirais vivement la guérison de cette enfant, car j'avais tout lieu de craindre que, si elle venait à mourir, ses parents ne perdissent courage et n'abandonnassent ma mission, pour laquelle ils m'étaient d'un grand secours. Nous fîmes des prières spéciales pour obtenir sa guérison ; mais la maladie continuait ses ravages et le bon Dieu paraissait vouloir demander encore ce sacrifice.

« La nuit du 27 au 28 avril semblait devoir être la dernière pour la petite malade. A minuit, on m'an- nonce qu'elle se meurt. Je recommande de prier davantage, et on récite le chapelet jusqu'au matin. La petite malade était toujours entre la vie et la mort. Enfin, au moment je venais de finir ma messe, on m'annonce qu'elle est mourante, et que son père me prie d'aller la voir une dernière fois. Comme c'était le

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 498

jour anniversaire du martyre de notre vénérable P. Chanel, il me vint en pensée d'emporter sa relique et de l'appliquer à la mourante. J'entre donc dans la case, muni de cette relique, que je tiens du frère Marie-Nizier, le compagnon du martyr.

« Déjà les pleurs et les cris avaient commencé, et, selon l'usage du pays, une voisine avait déjà retiré la petite fille des bras de sa mère, pour que celle-ci ne la vît pas mourir. Je m'approchai d'elle et lui fis baiser le crucifix; mais elle était immobile et glacée, je la crus morte. Cependant, un mouvement convulsif de la lèvre inférieure nous annonça qu'il y avait peut-être un reste de vie. J'annonce au catéchiste que je vais appliquer une relique du P. Chanel à la malade et que de son côté il fasse vœu de la consacrer à Dieu, si elle revient à la vie et à la santé. Tout est promis.

« Je dépose la relique sur la poitrine de la petite Maria, et alors, à genoux, nous récitons ensemble un Pater, un Ave et l'invocation au vénérable P. Chanel. En ce moment un deuxième mouvement de la lèvre inférieure nous fit craindre que tout ne fût perdu. Mais quelle ne fut pas notre joie et notre admiration de voir la petite fille ouvrir les yeux et allonger ses petites mains comme pour demandera manger ! Nous lui donnâmes à boire un peu de lait mêlé de café, et elle le but jusqu'au bout. Puis elle s'endormit tran- quillement. Les symptômes de la maladie avaient disparu, et, trois jours après, elle avait recouvré toutes ses forces.

494 VIE DU BIENHEUREUX

« Tous les témoins ont vu un miracle, et moi

aussi.

« Laus Deo, laiis Mariœ, laus venei^abili P,

Cha?ieL

« Julien Vidal, S. M. (i) «

III et IV. Guérison de Loiiis "Wendt et de Sosimo Toemahi.

Wallis, Mua, le 5 octobre 1886.

« Révérend et très aimé Père,

« La joie dans le cœur, je vous annonce que je viens d'être témoin de deux miracles obtenus par l'in- tercession du vénérable P. Chanel.

« Le premier miracle est la guérison du jeune Louis Wendt, âgé de deux ans et demi. Son père est Alle- mand, ancien capitaine, établi à Wallis depuis onze ans. C'est le principal commerçant de notre petite île. Bon catholique, il s'est toujours montré dévoué envers la mission, à laquelle il aime à rendre tous les services possibles.

« Le samedi 29 mai, M. Wendt m'envoya chercher en toute hâte, pour recueillir le dernier soupir de son jeune enfant. Il voulait avoir la consolation de voir le missionnaire près de ce petit ange, au moment il s'envolerait au ciel.

(i) Extrait du journal de la mission, à la date du 29 avril 1884. L'auteur de cette lettre a été' nommé, le i3 mai 1887,. évêque d'Abydos et premier vicaire apostolique de Fidji.

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« Louis était maladedepuis dix-sept jours. M, Wendt avait eu recours à tous les remèdes, européens et wallisiens, capables de combattre la maladie. Mais la fièvre et les douleurs d'entrailles n'avaient fait qu'au- gmenter de jour en jour.

« Lorsque j'arrivai dans la chambre du moribond, je compris de suite qu'il n'y avait plus d'illusion à se faire, l'enfant touchait à sa fin. C'était pitié de voir son corps devenu comme un squelette. Il avait les pieds et les mains horriblement contournés et déjà raides de la raideur de la mort. Les yeux étaient vitrés et fixes. La bouche ne formait plus qu'une plaie, et les dents, étaient tellement serrées les unes contre les autres, qu'il était impossible d'ouvrir la bouche de l'enfant. Le pouls avait disparu et la respiration sem- blait éteinte. Je craignais que le petit Louis ne mourût au bout de quelques minutes.

« Je fus très touché des larmes de son père, de sa mère et de ses petites sœurs, et je faillis pleurer moi- même. Mais, de suite, la pensée me vint de demander un miracle par l'intercession du vénérable P. Chanel. En même temps, quelque chose me disait intérieure- ment que le miracle allait avoir lieu.

« M. Wendt, lui dis-je, vous m'avez fait appeler « pour assister à la mort de votre enfant. Dans quel- « ques instants, en effet, il ne sera plus de ce monde. « Mais Dieu peut le guérir par un miracle. Adressons- « nous au vénérable P. Chanel, martyr de Futuna, « et prions Dieu de glorifier son serviteur en guéris-

49^ VIE DU BIENHEUREUX

« sant ce moribond. Faites le vœu que si votre enfant « guérit, vous n'attribuerez sa guérison qu'à l'inter- « cession du vénérable P. Chanel ; ce sera une preuve « que le bon Dieu nous donnera de la sainteté de son « martyr. »

« M. Wendt lit de suite le vœu que je venais de lui suggérer. Il promit de plus d'aller, un jour, avec son fils en pèlerinage à Futuna, au lieu du martyre, et de faire une offrande convenable à l'église de Poï. Nous priâmes tous ensemble, et je revins au presb3'tère, emmenant avec moi M. Wendt. Je voulais lui lire le récit d'une guérison miraculeuse obtenue à Lourdes, et par augmenter sa confiance. J'avais peur qu'il n'eût pas cette foi qui obtient les miracles. Après la lecture de la guérison miraculeuse, je le priai d'aller à l'Eglise renouveler son vœu. Il le fit, et, à partir de ce moment, l'enfanta été guéri. L'agonie s'est changée en sommeil paisible. Quand le petit Louis s'est réveillé, ses yeux avaient repris la vie. Les mains et les pieds s'étaient assouplis. Il a ouvert la bouche, et indiqué qu'il voulait boire et manger.

« Gomme il -avait été convenu, aucun remède n'a plus été administré ; et cependant l'enfant n'a plus éprouvé de crise et n'a plus ressenti de douleur. Le mal avait été guéri radicalement. Pendant neuf jours, la famille s'est rendue à l'église pour faire les prières que j'avais indiquées, et, au bout de trois semaines, la belle santé d'autrefois était entièrement revenue.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL

497

« Tout le monde a vu un miracle évident. Pour moi, je suis prêt à affirmer par serment que je regarde la guérison du petit Louis, comme miracu- leuse (i).

« En juillet dernier, on m'a apporté à l'église un autre enfant, âgé de six ans, et appelé Sosimo Toe- mahi, qui était également à l'agonie. Depuis cinq jours, il avait refusé toute espèce de nourriture. A cause de la violence de ses douleurs d'entrailles, il repoussait tous ceux qui s'approchaient pour le soi- gner. Il me fut impossible de le confesser. Je ne pus que lui administrer l'extrême-onction, et lui appli- quer l'indulgence de la bonne mort.

« Puis, m'adressantà ses parents éplorés : « Vous « savez, leur dis-je, que l'enfant de M. Wendt a été « guéri miraculeusement par une neuvaine au véné-

(I) Wallis. Mua, 3 Août 1886.

Je soussigné, Jérôme-Ernest Wendt, atteste que mon fils Louis, âgé de deux ans et demi, était à l'agonie. Sur la pro- position du R. P. Ollivaux, missionnaire à Mua, paroisse de Saint Joseph, je fis le vœu d'aller en pèlerinage à Poï, avec mon fils, au lieu a été martyrisé le vénérable P. Chanel, s'il obtenait, par son intercession, la guérison de mon cher Louis. Contre tout espoir humain, et malgré toutes les apparences de mort, mon enfant a été guéri. Il m'est impossible de ne pas voir dans cette guérison un fait miraculeux.

En foi de quoi, j'ai signé cet écrit pour être porté à la connaissance des premiers supérieurs de la Société de Marie.

lam... captain E. Wendt at Wallis Island,

Je suis... capitaine E. Wendt, à l'île de Wallis.

3i

4q8 VIE DU BIENHEUREUX

« rable P. Chanel. Demandons au bon Dieu un second « miracle par l'intervention de son serviteur. Cessez « toute espèce de remède; priez seulement, mais de « toute la force de votre âme, avec cette foi dont parle « la sainte Ecriture, et qui suffirait pour transporter « les montagnes. Pendant neuf jours, vous viendrez, « trois fois par jour à l'église solliciter la guérison du « petit Sosimo, par l'intercession du ve'nérable P. Cha- « nel, mart}^ de Futuna. ))

« Le père fit le vœu de n'attribuer la guérison de son fils unique, s'il guérissait, qu'à l'intercession du vénérable P. Chanel. Il promit de faire à l'église de Poï un don d'environ 5o dollars, de célébrer avec une grande dévotion, pendant dix ans, la fête du saint martyr, si l'Eglise lui décerne les honneurs de la béa- tification. Il promit aussi d'off'rir son enfant au Sei- gneur pour être prêtre, si Dieu, dans sa bonté, dai- gnait agréer ce vœu.

« Au moment même, la convalescence commença. Pendant neuf jours, on apporta l'enfant à l'église, et toute la parenté priait avec une grande ferveur. On n'administra plus aucun remède à Sosimo, qui, comme l'enfant de Wendt, ne faisait que manger, boire ou dormir. Au bout de la neuvaine, toute la parenté a proclamé qu'elle voyait un miracle dans cette guérison.

« Quant à moi, je n'ai pas l'ombre d'un doute à cet égard. Notre vénérable martyr a bien voulu prouver, par ces deux guérisons miraculeuses, qu'il est dans la

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 499

gloire des bienheureux. Puisse leur re'cit, mon Réve'- rend Père, réjouir votre cœur,

« Alfred Ollivaux, S. M. jniss. apost (i). »

§'3. Grâces et guérisons obtenues en Europe.

Le P. Chevron, dès qu'il eut appris, par le F. Marie Nizier, la mort du P. Chanel, s'empressa d'écrire au T. R. P. Colin, supérieur de la Société de Marie, en lui faisant connaître les principales circonstances du martyre. Sa lettre, datée de Wallis, le 28 mai 1841, commence par ces mots : « La nouvelle que je vous annonce, si elle attriste votre cœur, consolera votre foi. Le P. Chanel a mérité le bonheur de verser son sang pour la cause de Jésus-Christ. » En recevant cette lettre, le T. R. P. Colin adressa de suite une cir- culaire aux membres de la Société de Marie : « Mes bien-aimés confrères, la nouvelle que je vous an- nonce, si elle attriste un instant la nature, console néanmoins notre foi. Adorons et bénissons la miséri- cordieuse providence de notre Père céleste. Chantons un cantique de louanges en l'honneur de Marie, notre Mère, la Reine des martyrs. L'un de ses enfants et notre frère a mérité de verser son sang pour la gloire de Jésus-Christ. Rien n'excite plus mon zèle, ne ré- veille davantage ma confiance que cette nouvelle fa-

(i) Lettre adressée à l'auteur de cette biographie.

500 VIE DU BIENHEUREUX

veur accordée à toute la Société dans la personne de notre bien-aimé confrère (i). »

De Rome, le 25 juin 1842, il écrivait au P. Lagniet : « Partout ici, on félicite la Société naissante de comp- ter déjà un martyr dans la personne du Père Chanel. On m'a marqué la marche à suivre pour introduire la cause de sa béatification... »

Cette mort glorieuse, grâce aux journaux catholi- ques et aux Annales de la Propagation de la foi, fut connue partout. Plus d'une fois le récit et les détails du martyre de l'apôtre de Futuna furent le sujet de l'éloquence chrétienne. A Paris même, dans l'église de Notre -Dame -des -Victoires, le vénérable cure, M. Desgenette, pour édifier son auditoire, toujours si nombreux et si recueilli, raconta d'une voix émue les principaux traits de la vie et de la mort héroïque du P. Chanel. Mais nulle part le récit du martyre ne produisit autant d'enthousiasme que dans le diocèse de Lyon et de Belley, tant de personnes avaient pu connaître et apprécier les qualités et les vertus du saint confesseur de la foi.

La nouvelle de sa mort était encore toute récente, lorsque, en 1 842, eut lieu à Marboz (Ain), la translation du corps de sainte Urbaine. Présidée par Mgr Dévie, évêque de Belley, cette solennité vit accourir plus de cent ecclésiastiques, tout le grand séminaire de Brou, et près de huit mille personnes. L'église ne pouvait

(I) Belley, 6 avril 1842.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 5oi

contenir la foule. M. l'abbé Deschamps prêcha en plein air sur le trioinphe de la religion par ses martjrs, et le triomphe des martyrs par la religion. Son discours produisit la plus vive émotion. Les larmes coulèrent quand l'orateur donna le re'cit détaillé de la mort du P. Chanel. Puis, s'adressant au martyr, il s'écria : « Pourrais-je vous oublier, martyr de Jésus-Christ, dont le sang fume encore devant nous ? Pourrais-je vous oublier, vous, mon compatriote, mon condis- ciple et mon ami ? Non, j'épanche sur vous ma dou- leur et mes larmes ; je pleure avec les membres de de votre famille ici présents ; je pleure avec tous ceux qui vous connurent, et par conséquent vous aimèrent ; doleo super te,frater mi Jonatha ! Mais j'essuie mes pleurs. Pourquoi pleurer sur votre triomphe qui doit nous réjouir ? Vous étiez digne de la palme ensan- glantée, plus belle et plus désirable que le sceptre des rois ; vous étiez digne de la couronne des martyrs. Triomphez donc au ciel, et priez pour nous ! Oui, triomphez ! Peut-être un jour entourerons-nous de nos hommages vos restes vénérés, apportés dans notre pays comme un trésor qui nous sera plus précieux que l'or et les diamants...

« Société de Marie, que j'aime à cause de ta Reine, que j'aime parce que j'ai été ton enfant (i), que j'aime

(i) M. l'abbé Deschamps avait passé quelque temps dans la Société de Marie, avant que cette société eût reçu l'approbation du Saint-Siège.

502 VIE DU BIENHEUREUX

en considération de toi-même, triomphe avec ton pre- mier martyr ! Puisses-tu, semblable au grain de sé- nevé, devenir un grand arbre, et étendre de plus en plus tes rameaux vigoureux dans les nombreux archi- pels de rOcéanie ! Triomphez aussi, vénérable Evêque ! Votre diocèse a eu la gloire de donner le premier mar- tyr à une Société que vous avez bénie dès son berceau, et qui se montre, à tous égards, si digne de votre paternelle bienveillance... (i) «

Les novices de la Société de Marie aimaient à s'en- tretenir des vertus et de la mort du P. Chanel. Ils ré- citaient souvent la prière qu'il avait recommandée avant son départ pour les missions : Que par j'otis, ô Marie, le nom du Sauveur des hommes soit connu et adoré par toute la terre. Mais, en général, ils s'en tenaient là, ne pensant pas qu'un jour sa cause de béatification dût être introduite.

Plusieurs personnes, pleines de confiance en sa protection, n'hésitèrent pas à lui adresser des prières qui, plus d'une fois, furent exaucées.

Quatre ans après sa mort, en 1S45, M. l'abbé Ber- nard visitait l'ancienne cathédrale de Toulon. Il vit venir à lui M. le curé. Ce vénérable ecclésiastique avait appris qu'il était du département de l'Ain. Il lui parla du P. Chanel, et lui annonça qu'une religieuse de l'hôpital maritime avait une grande confiance au

(i) Ce fragment de discours a e'te' communiqué au P. Bour- din par l'orateur lui-même.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANFr. 5o3

saint mart3T, parce qu'elle avait icçu par son inter- cession des grâces signalées. Pour faire plaisir au bon cure', qui voulait une relique, M. Bernard dut céder une lettre très courte qu'il avait reçue du serviteur de Dieu.

Une de ses pénitentes d'Ambérieux, âgée de 80 ans, nous disait que le P. Chanel avait laissé une telle ré- putation de sainteté, qu'en apprenant son mart3Te elle n'avait cessé de l'invoquer, et qu'elle en avait ob- tenu des grâces. Dans une circonstance, elle éprouvait un refus, sur un point important, de la part d'une personne qui lui était chère. A peine eut-elle dit : Père Chanel, venei à mon aide ! la personne en ques- tion acquiesça à son désir.

Ce fut surtout depuis l'introduction de la cause de béatification, que les fidèles invoquèrent le saint mar- t3T avec plus de confiance, et nous savons que ce ne fut pas inutilement.

La reconnaissance fait un devoir à l'auteur de ce h'vre de déclarer que, dans différentes circonstances, il a invoqué le serviteur de Dieu, soit en lui adressant de simples prières, soit en faisant des neuvaines, et qu'il s'en est bien trouvé. Les affaires pour lesquelles il recourait à lui, ont mieux réussi qu'il ne pensait. Il se croit obligé de dire qu'il a souvent demandé des neuvaines en son honneur à des personnes malades ou dans la peine, et que ces prières n'ont point été inutiles. Plusieurs fidèles nous ont rendu le même témoignage, et racontent différentes grâces ou guéri- sons qu'elles ont obtenues.

5 04 VIE DU BIENHEUREUX

Mais nous devons donner ici la relation de quelques

guérisons éclatantes.

1. Gusnton de M"'« Noellet.

]\|i!e Me'lanie Noellet, de Clermont-Ferrand, e'crit au P. Ducournau, le 24 octobre 1861 :

« Mon révérend Père, le vénérable P. Chanel vient de m'obtenir une nouvelle grâce. La reconnaissance que je lui dois me fait un devoir de vous raconter le fait.

« C'était le jour du Saint-Nom de Marie. En ren- trant de la promenade, maman fut subitement saisie par des crampes d'estomac et des coliques très vio- lentes, qui furent bientôt suivies de vomissements et de défaillances. Une sueur froide lui découlait de tous les membres. Le froid commençait à lui engourdir les jambes ; ses chevilles sont restées, pendant plusieurs jours, tout comme si elles eussent été disloquées. Inutilement j'ai suivi l'ordonnance du médecin jus- qu'à trois heures du matin : les crises devenaient plus violentes et se répétaient plus souvent. La dernière fut beaucoup plus inquiétante, et provoqua une espèce de convulsion. Je compris alors le danger. Jamais je n'avais été si peu disposée à faire le sacrifice de ma mère... Ne sachant plus que faire, j'eus recours à mon saint protecteur, à qui je dis en pleurant : « Père Chatiel, vene^ donc à mon secours ! « J'eus en même temps la pensée de faire dire une messe chez les PP. Maristes. En ce moment, maman s'est endormie

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 5o5

comme par enchantement, et n'a plus senti aucune douleur. Il ne lui est resté qu'une grande faiblesse, preuve incontestable de la gravité de la maladie. A son réveil, elle m'a dit que, pendant ce sommeil, elle avait éprouvé un certain bien-être (c'est sa propre expres- sion), dont elle ne pouvait pas se rendre compte. Ayant entendu dire que la très sainte Vierge visite les Maristes à l'heure de la mort, elle croyait que c'était elle qui était venue pour l'aider à bien mourir. Lui ayant dit que c'était tout juste à ce moment-là que j'avais prié le vénérable martyr, elle ne doute pas un instant que sa prompte guérison ne soit un effet de sa protection. Afin de mieux attester ce fait, elle se fait aussi un devoir de joindre sa signature à la mienne.

« Mélanie NoELLET ; Veuve NoELLET. »

II, Guérison de N . Cummins.

« Après mon ordination à la prêtrise, je me trou- vais à Dundalk, au mois de mars 1868, lorsque je. reçus une dépêche m'annonçant que ma sœur, reli- gieuse, allait mourir. Je me transportai immédiate- ment auprès d'elle au couvent de A... (Irlande), et je la trouvai, en effet, bien près de sa fin.

« Le lendemain de mon arrivée, 21 mars, le mé- decin qui la soignait me fit appeler pour m'avertir de son état et me dit : « Si vos parents désirent la voir envie il faut qu'ils viennent de suite, car votre sœur ne peut survivre un autre jour. )) Le docteur pen-

5o6 VIE DU BIENHEUREUX

sait même qu'elle ne passerait pas la nuit suivante.

« Je fis donc pre'venir immédiatement mes parents en leur annonçant l'e'tat très grave de la malade et les priant d'accourir le plus vite possible.

« Je passai la nuit auprès de ma sœur. Quand l'heure fut venue, j'offris le saint sacrifice de la messe pour demander sa guérison, ou, du moins, pour lui obtenir une bonne mort. Après la messe, comme la fin paraissait prochaine, on avertit la communauté de se rendre auprès de la malade pour assister à ses derniers moments. J'arrivai à mon tour, et je vis ma pauvre sœur immobile, les yeux ferme's, sans parole, et, il me semble, presque sans connaissance. Les reli- gieuses les plus expérimente'es croyaient que déjà l'agonie avait commencé : aussi elles me prièrent de réciter avec la communauté les litanies des agoni- sants.

« Jusqu'à ce moment je n'avais jamais invoqué le vénérable P. Chanel, premier martyr de l'Océanie. Ma pensée ne se portait pas vers lui dans cet instant critique. Tout à coup, en tournant les feuillets de mon rituel, je rencontrai une de ses images. De suite il me vint en pensée de l'appliquer à l'endroit de l'es- tomac où se trouvait l'ulcère ou la plaie terrible qui la faisait mourir.

« Je me lève aussitôt et sans hésiter j'applique l'image du vénérable martyr. Au même moment, ma sœur ouvre les yeux ; elle me regarde et me dit : Votive homme m'a guérie. Quel homme ? lui deman-

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 5oj

dai-je. Celui dont vous avei mis l'image sur ma poitrine.

« La supérieure se hâte d'approcher du lit. Oui, oui, lui dit-elle, je vais mieux., je suis guérie. La ma- lade a pu prendre imme'diatement des rafraîchisse- ments. Mes parents arrivent; elle peut les recevoir et s'entretenir avec eux.

« Le me'decin vint à son tour pour faire sa visite. Quelle ne fut pas sa surprise en apprenant que la ma- lade était encore en vie et même hors de tout danger !

« Voyant ma sœur guérie d'une manière si mira- culeuse, quoique les forces ne fussent pas complète- ment revenues, je partis, le 24, avec mes parents, en bénissant Dieu de la grâce qu'il venait de nous accor- der par l'intercession du premier martyr de l'Océanie.

Michel Cummins S. M.

m. Guérison de M"' Anna Legay.

« Que la puissance de Dieu est grande et qu'elle est admirable dans ses saints, lorsqu'il se plaît à mani- fester cette puissance parleur intercession !

« Une personne de notre ville de Riom (i), recom- mandable par sa piété et ses bonnes œuvres, connue de tous, des pauvres surtout, à cause de sa charité inépuisable, avait été frappée, il y a quelque temps,

(i) Mlle Anna Legay.

5o8 VIE DU BIENHEUREUX

d'une attaque qui avait failli l'enlever, et dont elle était revenue très lentement, sans toutefois reprendre ses habitudes de vie active et pleine de zèle.

« La bonne demoiselle avait chez elle le portrait du ve'nérable Père Chanel, prêtre mariste, mort premier martyr en Océanie. Il y a environ un mois, elle me disait ; « Savez-vous que je demande ma guérison complète au P. Chanel ; je le salue, matin et soir, et je n'ai qu'un désir , celui d'ajouter une petite gloire de plus au nombreux témoignages qui seront portés dans les travaux de sa canonisation. »

« Samedi, 5 octobre 1878, elle fut frappée de nou- veau par une autre attaque, si forte cette fois, et avec des symptômes si affreux qu'on la croyait perdue irré- vocablement : convulsions qui raidissaient les mem- bres, cœur presque sans battement, visage décomposé, entièrement noir, dents crochetées; c'était effrayant et triste à voir.

« Un des meilleurs médecins de la ville, M. Girard, appelé en toute hâte, constata que jamais il n'avait vu une attaque arrivée à un tel degré. Après avoir em- ployé tous les moyens possibles en pareille circons- tance, il se retira disant que tout était inutile, qu'il n'y avait plus aucun espoir (i). M. le curé de la pa- roisse vint bien vite pour lui administrer le sacre-

(i) Le cœur ne battait plus, le pouls était insensible, le miroir approché des lèvres ne dénotait aucun souffle [rapport ■des témoins).

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL ÔOQ

ment de l'extrênie-onction ; il ne prit pas une mi- nute pour revêtir le surplis , tant il craignait de la voir mourir dans ces crises qui se succédaient. Plu- sieurs personnes de sa famille et autres âmes de'vouées restaient près d'elle, attendant le dernier soupir. On demandait au bon Dieu et à la sainte Vierge de lui venir en aide.

« Sur minuit, sa jeune bonne, qui ne la quittait jamais, se souvint tout à coup de sa confiance, de sa dévotion au père Chanel et dit tout haut : Si nous prions le père Chanel! A ce nom du père Chanel, la malade eut un tressaillement, comme un retour à la vie, toutes les personnes présentes purent le consta- ter ; plusieurs ne connaissaient même pas du tout le nom du bienheureux martyr, et furent d'autant plus frappées de la puissance de son invocation. A partir de ce moment, on continua de prier, de s'adresser au P. Chanel ^vec ferveur; le calme se fit insensible- ment.

« Le dimanche, la malade avaitreprisconnaissance, sans toutefois pouvoir parler ; seulement, devant plu- sieurs personnes et à diverses reprises, à l'invocation du père Chanel, elle faisait aussitôt, et toute seule, le signe de la croix. C'était déjà un immense progrès, vu l'état de la veille.

« Dans la nuit du dimanche au lundi, elle recouvra parfaitement la parole, et le côté gauche,' qui était paralysé, se ranima; pour le prouver, elle nous serrait la main et nous pinçait en souriant. Tout le monde en

5 10 VIE DU BIENHEUREUX

était étonné et dans un profond saisissement ; on mur- murait tout bas que cette résurrection était vraiment miraculeuse. Le docteur, en la revoyant vivante le lendemain, n'en pouvait croire ses yeux. M. le curé, venant de la visiter, disait hautement que ce rappel à la vie, ce retour de la connaissance, de la parole, avait quelque chose de surnaturellement divin. Il engagea la malade à recevoir le bon Dieu en action de grâces, et aussi en l'honneur du vénérable P. Chanel, qui avait eu une si large part à ce mieux si prompt et si extraordinaire.

ic On a placé la chère image au pied du lit, afin qu'elle jette son ombre protectrice sur la malade, et que celle-ci puisse aussi la saluer du regard. Elle disait à quelqu'un :

« Si je meurs, on pourra distribuer à mes amies les « cadres ou tableaux qui sont dans ma chambre ; mais « que l'on ne donne à personne celui du père Chanel. « Je veux qu'il reste dans ma famille pour en être dès « aujourd'hui le protecteur. »

« Nous avons cru bien faire en écrivant cette petite note. Nous avons suivi l'élan qui nous y a "porté, comme on obéit à un devoir. Elle sera du reste ap- puyée et signée de témoins honorables. Nous n'avons cherché qu'une chose, prouver une fois de plus que si (comme nous le disions en commençant) la puissance de Dieu est grande et sa bonté sans limite, la foi vive et constante de ses enfants recevra toujours sa récom- pense ! Gloire et merci au vénérable père Chanel, lui

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 5ll

si humble, si ignoré jusque-là! que son nom soit connu

de'sormais et invoqué parmi nous !

« Sœur Eliade, supérieure du Bon-Secours ; Hélène Verny ; E. Fabre, née de Fau- GiÈRE ; sœur Gabrielle, supérieure de la Miséricorde; Eugénie Perdrigon; M. Boyer Amblard.

« Je soussigné, curé de Notre-Dame, certifie que la présente relation est conforme à la vérité.

« Dallet, curé (i). »

rV. Guérison d'un jeune homme à l'école apostolique de Montluçon.

(Institution Saint-Joseph de Montluçon, le 29 août 1884.)

« Mon Révérend Père,

« Je vous remercie de l'occasion que vous me four- nissez de me montrer reconnaissant envers le véné- rable P. Chanel, en vous racontant la faveur qu'il a accordée à l'un de nos jeunes apostoliques.

« Ce petit jeune homme fut pris, vers la fin d'avril de l'année dernière, d'une fièvre ardente accompagnée de délire, d'hémorragie nasale et de douleurs abdomi- nales, dans lesquelles le docteur de la maison reconnut

(ij M'î« Boyer Amblard, en rédigeant cette note, a oublié d'ajouter que M^^* Anna Legay fut si bien guérie qu'elle n'eut plus aucune attaqne.

Plusieurs autres personnes se sont offertes pour signer la rela- tion de la guérison, si on le jugeait utile.

5 I 2 VIE DU BIENHEUREUX

bientôt les symptômes d'une fièvre typhoïde des plus violentes, et ordonna, par prudence, l'isolemeut du malade, que l'on transporta dans une maison nouvel- lement acquise au haut du jardin. Nous étions au cin- quième jour de la maladie et au dimanche de Notre- Dame des G^râces (29 avril) ; le pouls de l'enfant marquait 120 pulsations à la minute et le délire était continuel. « Docteur, dis-je à notre excellent médecin « en l'accompagnant, ne pensez-vous pas qu'un mal « qui s'annonce si violent au début, puisse aussi avoir « une fin rapide ? Une fin rapide, oh si, mais il ne « faut pas la désirer, car une fin rapide, en pareil cas, « est presque toujours malheureuse. » Sous l'impres- sion de cette parole, je réunis les élèves de l'école et les engageai à commencer une neuvaine à la sainte Vierge, par l'entremise du vénérable P. Chanel.

(( Cependant j'étais dans une peine extrême ; la difficulté du service dans un appartement éloigné de la maison, l'appréhension d'un dénouement fatal, une telle nouvelle à annoncer à la famille, tout cela m'en- levait la force et l'énergie et je passai bien tristement la belle fête de Notre-Dame des Grâces. A six heures je monte chez le malade, et dis à la sœur de garde qu'elle peut descendre pour assister à la bénédiction du Saint-Sacrement et au souper, et prendre un peu de distraction. L'enfant délirait toujours, et venait même de se fâcher, parce qu'on n'avait pas l'air de se prêter à ses demandes extravagantes. J'essaye de le calmer, et, lui mettant doucement les bras dans le lit,

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 5l3

je lui recommande de rester bien tranquille, pour me permettre dédire le chapelet. lime leprometet je me re- tire auprès du feu. Là, me souvenant que nous étions au jour anniversaire de l'approbation de notre Société, je me sentis vivement pressé de profiter des dernières heures de la fête pour conjurer la mère des Grâces de nous venir en aide, et pour demander au vénérable P. Chanel et à notre bien-aimé fondateur de se faire nos intercesseurs auprès d'elle, ajoutant que la guérison du malade serait pour nous un grand encouragement dans nos peines et difficultés, et une preuve non équi- voque que V œuvre apostolique était une œuvre de Dieu.

« Au milieu de ces pensées j'avais commencé le chapelet, et en étais arrivé à la fin de la première dizaine. Je me tourne vers le lit, le malade ne bougeait pas. A la seconde dizaine, même immobilité. Me voilà à la fin du chapelet, et l'enfant dort du sommeil le plus tranquille. Encouragé par ce premier succès, je récite le rosaire en entier, non sans me retourner quelquefois ; mais le calme et le repos sont parfaits.

« A huit heures, la sœur revenait : Ma sœur, dis-je en ouvrant la porte, le malade dort, je crois qu'il est guéri. Elle ne pouvait me croire. Nous appro- chons du lit et constatons un sommeil profond et une respiration très régulière.

« Le bon docteur avait promis, le matin, une seconde visite pour dix heures du soir. Je descends pour l'attendre. Dès qu'il arrive : « M. le docteur, « vous serez content du malade; depuis sept heures

32

5 14 VIE DU BIENHEUREUX

« il dort, pas de délire, pas d'hémorragie. » Nous entrons dans la chambre. La sœur, triomphante, salue par ces mots ; Cette fàîs^ nous le tenons ; vofe\ plutôt^ M. le doctein\ Le docteur approche, prend le bras de l'enfant, tâte le pouls : « Mais^ c'est incroyable^ s'écrie-t-il, c'est mej^veilleux, pas de Jièvre. Il recom- mence l'épreuve : 70 pulsations à la minute, le matin il y en avait 120. La peau est moite et tiède, quelques heures auparavant elle était brûlante. Quel- qu'un dit alors : Voye^ donc ce sommeil d'enfant au berceau. Et en effet, malgré le bruit qu'on faisait, le malade de tout à l'heure, légèrement penché sur le côté, n'entendait maintenant rien de ce qui se pasisait autour de lui, profondément occupé qu'il était à ré- parer les cruelles insomnies des nuits et des journées précédentes. Mais., qu' aue\-vous donc fait pour ame- ner ce résultat ? interroge le docteur. Rien d'ex- traordinaire., M. le Docteur; nous avons prié et fait prier pour le malade^ et c'est à la prière que nous aimons à attribuer le mei^veilleux changement que vous constate:^. Il ne dit rien sur le moment; mais en se retirant il me fit encore la même question, et, à la même réponse, il ajouta : Contre de tels moyens, mon Père, je ne puis soutenir la concurrence , et si demain matin les choses se passent comme ce soir, votre petit malade sera sur pied dans quelques jours.

« Le lendemain fit voir clairement que le P. Chanel s'était occupé de nous auprès de la sainte Vierge. La nuit fut très bonne, l'enfant ne s'éveilla qu'une fois

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 5l5

pour demander à boire, et lorsque le digne me'decin revint, il constata encore Tabsence de toute fièvre, et n'eut à prescrire qu'un re'gime de convalescence.

« Cette convalescence fut pourtant plus longue que nous n'avions pensé, et, bien que la fièvre n'ait plus reparu et que l'enfant ait pu rester levé dans sa cham- bre, presque dès le lendemain, la faiblesse générale ne disparut qu'après un assez long repos. Le bon P. Chanel voulut sans doute nous montrer par de quel état grave il avait tiré son petit protégé et enlever à tous la tentation de croire que la maladie n'avait été qu'une fièvre accidentelle et passagère.

« Pour moi, qui ai pu être le témoin de l'instanta- néité, pour ainsi dire, avec laquelle ma demande a été exaucée, je me fais un devoir de conscience d'attribuer cette faveur à l'intercession de notre vénérable P. Cha- nel que j'ai invoqué, et je vous remercie, Mon Révérend Père, de m'avoir fourni une petite occasion de lui en témoigner ma reconnaissance, en vous la racontant. Puisse-t-elle engager d'autres âmes à recourir à la pro- tection du premier martyr de l'Océanie, et contribuer à faire glorifîerDieu par l'entremise de sonbon serviteur!

« En union de prières, veuillez me croire, Mon Révérend Père,

« Votre serviteur et confrère profondément respec- tueux et dévoué. « M. Roche, S. M. » (i)

(i) Cette lettre, adressée au P. Nicolet, e'tait accompagne'e de la note suivante :

5l6 VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL

Depuis la publication du décret sur le martyre, nous avons reçu la relation de plusieurs guérisons opérées par l'intercession du serviteur de Dieu, en Océanie, en Angleterre, en France et même à Rome. On nous annonce aussi d'autres grâces signalées. En rendant si efficace la prière adressée au premier mar- tyr de rOcéanie, le Seigneur lui-même semble vouloir augmenter notre dévotion et notre confiance envers le Bienheureux Pierre- Louis-Marie Chanel.

« J'ai donné ma lettre à lire à notre docteur, le priant de vouloir bien m'aider à rectifier ce qu'il croirait inexact.

« Après l'avoir lue tout haut : // n'y a rien à reprendre, m'a-t-il dit, votre récit est parjaitement exact.

« i" septembre 1884.

« M. Roche, S. M. »

Vf» <■» njip <' f^'xr» <> mpAy <SlPS'^ <W*A' *ij!S*J,lSu

CHAPITRE XX

ACTES ET DECRETS POUR LA BEATIFICATION

'ous avons rapporté ce que Mgr Pompallier avait fait à Futuna en 1 842, et nous avons parlé de la chapelle qui fut élevée sur le lieu du martyre.

Dans sa première visite pastorale, au mois de mai 1844, Mgr Bataillon fit fouiller le sable de la tombe, et y trouva quelques pa?^ties d'ossements et quel- que chose comme des chairs putréfiées et du sang- mêlés et solidifiés avec le sable. « Je recueillis précieusement le tout, nous dit-il, je le renfermai dans une boîte en bois, que je scellai et déposai dans un lieu convenable. Je replaçai la croix sur la tombe, et l'on continua d'y pendre des fleurs tous les dimanches, (i) »

Gomme le Vicaire Apostolique ne pouvait prolon- ger son séjour à Futuna, il chargea le P. Servant de réunir les principaux habitants de l'île, et de recueillir leur témoignage sur les circonstances de la mort du P. Chanel. Le procès-verbal qui tut rédigé porte la date du 3 août 1845, et figure parmi les documents déposés à la S. C. des Rites.

(i) Déposition de Mgr Bataillon, Rome, 8 avril iSSj.

5l8 VIE DU BIENHEUREUX

Au mois de décembre 1847, ^^ë^ Bataillon voulut lui-même interroger les néophytes sur le même sujet, et trouva leurs dépositions en tout conformes aux précédentes.

En venant faire sa visite ad limîna^ il eut la pensée de demander l'introduction de la cause du martyr de Futuna. Avant de déposer officiellement les documents qu'il avait apportés, il voulut en connaître la valeur. Après les avoir étudiés, un avocat célèbre, désigné par le cardinal Barnabo, préfet de la S. C. de la Propa- gande, déclara que la cause était excellente et qu'il ne fallait pas hésiter à l'introduire.

L'introduction d'une cause de béatification ne doit se faire qu'après la présentation d'un procès fait par l'Ordinaire, sur la vie, les vertus, la réputation de sain- teté et les miracles, et, s'il est question d'un martyr, sur le mart3Te et la cause du martyre du serviteur de Dieu. Le Vicaire Apostolique de l'Océanie centrale ne présentait point de procès, mais des documents rédi- gés par lui ou par des missionnaires. Il fallait donc une dispense à la procédure ordinaire. Le décret du 27 avril 1857, permit de regarder ces documents comme tenant lieu du procès informatif, et confia la discussion du doute sur l'introduction de la cause à la Congrégation particulière qui s'occupait des mar- tyrs de la Corée, de la Cochinchine, du Tonkin et de la Chine.

Le cardinal Barnabo, au nom de la Propagande, adressa une lettre magnifique au préfet de la S. C. des

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 619

Rites, pour demander, à son tour, l'introduction de la cause de béatification du P. Chanel.

Le Promoteur de la Foi devait donner son avis par écrit. Il le fit en ces termes : « Dans le cas actuel, non seulement il n'y a aucun obstacle, mais les preu- ves sont si pleines et si concluantes pour la cause du martyre et le martyre lui-même, que si elles avaient été présentées dans une autre forme et par ordre du Siège Apostolique ou de notre Saint-Père le Pape, j'affirmerais qu'elles sont suffisantes pour la déclara- tion formelle du martyre et de sa cause. »

Réunie le 17 septembre 1867, la S. Congrégation prononça, à l'unanimité, qu'il y avait lieu de supplier le Saint-Père de signer l'introduction de la cause de béatification de Pierre-Louis-Marie Chanel. Le Pape Pie IX la signa de sa propre main, le 24 septembre de la même année, 21® anniversaire de la première pro- fession des vœux religieux dans la Société de Marie, profession à laquelle avait pris part le bienheureux martyr. Le décret qui annonçait cet événement à la ville de Rome et à l'univers, fut reçu dans la Société de Marie, par les confrères de l'Europe et par les missionnaires de l'Océanie, avec de grands transports de joie, de bonheur et de reconnaissance. Nous croyons devoir reproduire en entier ce précieux document.

« Le Dieu ineffable, qui est riche en miséricorde^ poussé par l'amour extrême dont il nous a aimés, et voulant faire éclater dans.les siècles à venir les riches-

520 VIE DU BIENHEUREUX

ses siirabojtdantes de sa grâce par la bonté qu'il nous a témoignée en Jésus-Christ (Ephes. ii, 4, 7), a donné à notre époque de voir et d'admirer ce que nos Pères avaient depuis si longtemps souhaité, qu'il n'y eût plus sur la terre un seul point, ou une région si éloignée, qui n'eût pas entendu l'annonce de la bonne nouvelle. En effet, les ministres de la parole divine se sont mon- trés les ambassadeurs de Celui qui étend sa dominatioji d'une mer à l'autre et du fleuve aux confins de Vuni- vers (Ps., Lxxi, 8), et ils ont fait éclater cette ardeur et ce zèle que Jésus-Christ excita dans ses apôtres, lorsque, au moment de monter à son Père, il déclara qu'ils allaient être ses témoins à Jétnisalem, dans toute la Judée^ à Samarie et jusqu'aux extrémités de la terre (Act., 1, 8), Perdue aux milieu d'un vaste océan, séparée des autres régions par un espace immense, ignorée de nos pères, couverte trop longtemps des épaisses ténèbres de l'erreur, une contrée n'avait pas été instruite par les envoyés de la parole divine et n'avait pas été arrosée par leur sang. Mais, depuis quelques années, nous avons appris que Pierre-Louis- Marie Chanel, prêtre mariste et provicaire apostoli- que de rOcéanie occidentale, après avoir entrepris de grands et nombreux travaux pour répandre la lumière de l'Evangile parmi ces nations barbares, avait subi une mort cruelle et avait été immolé par ces hommes farouches, en haine de la foi qu'il leur annonçait. Les fruits de cette mort, supportée avec tant de force, furent si abondants et si inespérés que, peu de temps

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 52 1

après, toute l'île de Futunaoù le serviteur de Dieu avait rendu le dernier soupir, d'elle-même, de plein gré et par un merveilleux accord des esprits, se décida à embrasser la foi de Jésus-Christ. Ce qu'il y eut de vraiment admirable, c'est que les meurtriers eux-mê- mes et les auteurs du crime, revenus à de bons senti- ments, expièrent leur faute par les larmes et donnè- rent le plus noble témoignage à la sainteté de leur apôtre.

« C'est pourquoi le Rme Mgr Bataillon, Vicaire Apostolique de cette contrée, désirant introduire la cause de béatification devant la S. C. des Rites, a pré- senté d'humbles prières à notre S. P. le Pape, Pie IX, pour qu'il daignât, à cause des circonstances particu- lières où se trouve cette région, confier toute l'affaire à une congrégation spéciale des Rites sacrés, qui recevrait par écrit l'avis motivé du R. Promoteur de la foi, et se servirait des documents authentiques apportés par le même Vicaire Apostolique, documents qui tiendraient lieu du procès informatif. Sa Sainteté, le 27 avril de la même année, a bien voulu faire droit à cette demande, et a confié l'examen de l'introduction de la cause du serviteur de Dieu, Pierre-Louis-Ma- rie Chanel, à la même congrégation particulière qui avait été chargée des martyrs de la Corée, de la Cochin- chine, du Tonkin et de la Chine.

« Cette congrégation spéciale s'étant réunie chez l'Eme et Rme cardinal Constantin Patrizi, évêque d'Albano et préfet de la S. C. des Rites, le jour dési-

52 2 VIE DU BIENHEUREUX

gné ci-dessous, a d'abord examiné et pesé les docu- ments en question ; puis, sur l'avis favorable du R. P. André-Marie Frattini, promoteur de la foi, qui a aussi exposé de vive voix son opinion, elle a proposé le doute suivant : Faut-il signer la commission de l'in- troduction de la cause du susdit serviteur de Dieu, dans le cas en question et pour l'effet dont il s'agit? 0«/, il faut la signer^ si le Très Saint Père veut bien l'agréer, a répondu la S. C. le 17 septembre iSôy.

« Le secrétaire soussigné a fait une relation exacte de tout ceci à notre Très Saint Père. Sa Sainteté a ratifié le sentiment de la congrégation particulière, et a daigné signer de sa propre main la dite commission de l'introduction de la cause. Le 24 du même mois et de la même année.

C. évêque d'Albano^ card. Patrizi, Place du sceau. Préfet de la S. C. des Rites,

H. Capalti, secret, de la S. C. des Rites, »

La Société de Marie, tout heureuse d'avoir reçu ce décret, voulait s'en tenir là. Mais, en faisant ses visites de remerciement, le P. Nicolet, postulateur de la cause, désira connaître la pensée des Em. Cardinaux et du Promoteur de la foi. Il reçut l'assurance que la cause du P. Chanel était excellente. Mgr Frattini, pro- moteur de la foi, ne craignit pas de dire : C'est une de nos meilleures causes ; Je vous en prie., poursuive:{-- la ; le Pape le désire. Puis-je rapporter vos

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 023

paroles à Mgî^ Bataillon et à Jiotre T. R. P. supérieur génêi'al? O///, vous le pou7^e\, et p^^esse^-les d'aller plus loin.

Ces appréciations furent transmises fidèlement et elles produisirent une grande joie; aussi, dès ce mo- ment, toutes les hésitations étaient vaincues et la cause allait suivre son cours.

Le 22 avril i858, un décret accordait les facultés nécessaires pour faire, au nom du Souverain Pontife, le procès sur le martyre et la cause du martyre, sur les signes ou les miracles, sur le non-culte et sur la recherche des écrits. Les lettres appelées rémissoriales, en date du 17 juillet i858, faisaient connaître tous les pouvoirs accordés et toutes les dispenses obtenues.

Dès qu'il le put, Mgr Bataillon constitua le tribunal pour les procès demandés. Les missionnaires désignés mirent un si grand zèle à bien s'acquitter de leur devoir, que le Promoteur de la foi a été obligé d'avouer qu'à la manière dont le procès a été fait, on ne dirait pas qu'il a été rédigé dans l'Océanie occidentale^ mais dans l'une de nos contrées.

Commencé le 18 juillet 1869, le procès apostolique fut clos et scellé le i5 octobre 1861. Le pli qui le ren- fermait était accompagné de trois lettres, l'une de Mgr Bataillon et une autre lettre du P. Ducrettet, l'un des juges délégués, au cardinal préfet de la S. G. des Rites, et enfin celle du P. Dezest au Promo- teur de la foi.

Le pli en question, scellé du sceau de l'évêque

524 VIE DU BIENHEUREUX

d'Enos fut porté à Rome et déposé à la S. C. des Rites. Il fut ouvert le 8 janvier i863, selon les forma- lités d'usage, et on en fit une copie officielle qui fut reconnue conforme à l'original. Mais, par suite de diverses circonstances, on s'en tint et la cause resta forcément stationnaire.

Lorsque, le 28 février 1878, le Pape Pie IX eut approuvé définitivement les constitutions de la Société de Marie, le chapitre qui se tint au mois d'août de la même année, nomma pour procureur à Rome, le R. P. Forestier, avec la mission de faire les démarches nécessaires pour poursuivre la cause du P. Chanel.

Le premier doute à résoudre était celui-ci : Le pro- cès rédigé par autorité apostolique est-il valide ? Afin d'aller plus vite, le postulateur avait obtenu, par le décret du 28 janvier 1875 que l'on discuterait en même temps et sans l'intervention des consulteurs, le doute suivant : A-t-on obéi aux décrets dupape Urbain VIII sur le non-culte ?

Comme le corps du vénérable serviteur de Dieu avait été transporté à Lyon, ainsi que nous l'ayons raconté, le Promoteur de la foi jugea à propos de demander un procès additionnel pour en faire la reconnaissance, constater qu'on ne lui rend aucun culte et recueillir les écrits. Le décret du 28 jan- vier 1875 fit droit à sa requête. Une lettre du cardinal préfet de la S. C. des Rites à l'archevêque de Lyon, en date du 5 avril suivant, indiquait toute la procédure à suivre.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 525

En vertu des pouvoirs qu'il avait reçus, l'arche- vêque, le i8 octobre iSyôjdéputapour jugeM. Gouthe- Soulard, vicaire ge'néral ; pour assesseurs, M. Cher- vet, chanoine, et M. Lebas, supérieur du grand séminaire ; pour sous-promoteur, M. Deville, doc- teur en théologie et en l'un et l'autre droit ; et pour notaire, M. Durieux, chancelier de l'archevêché.

La séance, d'abord indiquée pour le 5 novembre, ne put avoir lieu que le 29 du même mois. Les instruc- tions reçues de Rome furent suivies à la lettre. Le corps du martyr, après avoir été reconnu par M. Gi- gnoux et M. Ravinet, médecins, fut renfermé dans une châsse, fermée et scellée de manière que per- sonne ne pût l'ouvrir, et ensuite déposé dans un lieu convenable, mais sans aucun signe de culte, comme le veulent les décrets d'Urbain VIIL

Ce procès fut porté à Rome et Joint aux précédents. Dans sa réunion ordinaire du 27 mai 1876, la S. G. prononça que les différents procès dont il a été parlé avaient été bien faits et devaient être admis, qu'on n'avait rendu au serviteur de Dieu aucun culte dé- fendu.

Le postulateur avait demandé que les documents déposés au moment de l'introduction de la cause pussent être cités et faire foi comme les procès aposto- liques. C'était solliciter une grande faveur. Sur l'avis des Em. Cardinaux, le Saint-Père daigna l'accorder, le i®"" juin 1876, en confirmant le décret de la S. G. Le même jour, par un autre décret, le Souverain

526 VIE DU BIENHEUREUX

Pontife voulut bien dispenser du procès sur la re'pu- tation de sainteté, dispense que l'on a coutume d'ac- corder pour les causes des martyrs.

Restait le décret sur les e'crits. Un théologien, suivant l'usage, avait été chargé de les reviser et de faire son rapport. Nous avons cité son appréciation si favorable sur le journal et sur les autres écrits. Aussi le dé- cret déclarant que rien dans les écrits ne s'oppose à la cause, a-t-il été rendu le 12 mai 1877,

Le 9 du même mois, un rescrit avait permis de dis- cuter, avant les 5o ans fixés par les décrets d'Urbain VIII, le martyre et la cause du martyre.

Ces différentes questions ne sont pour ainsi dire que des préliminaires. La discussion principale sur le martyre et la cause du martyre doit avoir lieu dans trois congrégations, Vuviq nomiTiée anté-préparatoi7^e, l'autre préparatoire et la troisième générale. Cette dernière se tient devant le Souverain Pontife. Il faut pareillement examiner dans trois Congrégations les signes ou les miracles qui ont suivi la mort du servi- teur de Dieu. Mais comme le décret du 22 avril i858 avait autorisé l'union des procès sur le martyre et les signes ou miracles, le Saint-Père, par une faveur spé- ciale, le 12 août 1878, a permis de les discuter en même temps.

La congrégation anté-préparatoire eut lieu le 2 1 juin 1 88 1 , jour l'Eglise honore saint Louis de Gonzague, ce patron que le P. Chanel s'était choisi au moment de la Confirmation, hd. préparatoire s'est tenue, le

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 527

23 février 1886, fête de la Prière de Notre-Seigneur au jardin des Olives. Le très Saint-Père a daigné pré- sider la Congrégation géiiérale, le 21 août 1888, et le 25 novembre de la même année, en la fête de sainte Catherine, vierge et martyre, il a publié le décret suivant :

« Il était dans les desseins de la sagesse divine que la vérité de la religion chrétienne s'affermît et se déve- loppât dès l'origine par le sang d'innombrables mar- tyrs. Elle devait croître de même par l'effusion de leur sang dans la suite des âges, et présenter en tous lieux aux disciples du Christ, un exemple visible et capable d'enflammer leur amour pour la foi.

« Au nombre de ces héros il faut compter le véné- rable Pierre-Louis-Marie Chanel. en la 3^ année de ce siècle, le 12® Jour de juillet, dans le village de Cuet, au diocèse de Belley, il fît pressentir dès l'en- fance, par l'innocence de ses mœurs, par sa douceur et son amour de la religion, quel défenseur et quel propagateur aurait en lui la vérité catholique. Initié aux saints ordres sur l'appel de Dieu, ses vertus bril- lèrent encore avec plus d'éclat, et lui méritèrent d'être choisi par son évêque pour des charges importantes.

« Mais Dieu avait sur lui de plus hauts desseins. Lorsqu'il eut pris rang dans la Société deMarie, à qui le Siège Apostolique venait de confier les missions de rOcéanie occidentale, il quitta les rivages de France, et aborda, en 1837, à l'île de Futuna. Là, les mission- naires qui l'avaient accompagné se séparèrent de lui

528 VIE DU BIENHEUREUX

pour se rendre en divers lieux de ces régions, et il demeura seul avec un frère laïque. Le roi du pays l'ac- cueillit d'abord avec bienveillance, et le fit habiter auprès de lui pendant deux ans. Dès que l'homme de Dieu connut suffisamment la langue et put converser avec lui, il s'appliqua avec persévérance à le convertir à la foi. Mais le roi était en même temps le prêtre de son peuple. Lorsqu'il vit, à la prédication de Pierre- Louis, plusieurs de ses sujets embrasser la religion chrétienne, son affection se changea en haine. C'est pourquoi il s'éloigna du vénérable prêtre et transporta sa demeure dans une autre bourgade; dès lors il lui refusa tout aliment et tout secours. L'ouvrier de l'Evangile ne se décourage point, il prépare sa nourri- ture en cultivant la terre à la sueur de son front. Mais ces barbares, ennemis du nom chrétien, livrent tout au pillage. Cependant, les haines s'enflammaient de plus en plus, à mesure que la prédication de la parole de Dieu multipliait de jour en jour le nombre des croyants, qui comptaient dans leurs rangs le fils même du roi. Un conseil fut donc tenu dans le but d'exterminer la religion avec le vénérable prêtre ; par l'ordre du roi, ses satellites furieux cherchèrent, de préférence à tous les autres, l'homme de Dieu pour le massacrer. L'ayant trouvé seul dans sa demeure, ils le meurtrissent affreusement à coups de casse-tête, ren- versent le blessé d'un coup de lance, et enfin lui fen- dent le crâne d'un coup de hache qui pénètre jusqu'au cerveau. Ainsi cette hostie, très agréable à Dieu, a été

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 629

immolée comme on immolait les victimes ; ainsi le bon pasteur a reçu la mort pour son troupeau dans la joie de son cœur, comme un bien longtemps désiré, le 28 avril de l'année 1841.

Peu après, la mort horrible du roi, de son frère et de quelques-uns des persécuteurs parut à tous le châ- timent providentiel de leur crime. Les autres insu- laires, même ceux qui en furent les fauteurs et les auteurs, embrassèrent la foi et rendirent un éclatant témoignage du martyr; et par ce fait merveilleux fut confirmée une fois de plus cette vérité, que le sang des martyrs est une semence de chrétiens. D'autres signes célestes n'ont point manqué pour prouver la gloire du martyre. Le préfet apostolique de Futuna rédigea avec soin le procès-verbal de tous ces événe- ments. Cette pièce fut apportée à Rome ; on y joignit les autres documents authentiques envoyés par le Vicaire Apostoliquede l'Océanie, lesquels onttenulieu de procès informatif, et le pape Pie IX, de très illustre mémoire, sur l'avis de la Congrégation spéciale des Rites qu'il avait établie à ce dessein, signa la com- mission de l'introduction de la cause le 24 septembre 1857.

« On fit ensuite les procès apostoliques, et lorsque les questions de moindre importance eurent été réso- lues selon l'ordre établi, notre Très Saint-Père, le pape Léon XIII, permit que la question du martyre et de la cause du martyre fût proposée en même temps que le doute sur les signes ou miracles. Sur chacun

33

53o VIE DU BIENHEUREUX

de ces points, suivant la règle d'un tribunal sévère, un examen eut lieu, d'abord dans une Congrégation anté-préparatoire, sous la présidence du cardinal, d'illustre mémoire, Dominique Bartolini, préfet de la Sacrée Congrégation des Rites et rapporteur de la cause, le 1 1 des calendes de juillet 1881 ; ensuite, dans une Congrégation préparatoire, tenue selon l'usage dans le palais apostoliquedu Vatican, le 7 des calendes de mars 1886; et en troisième lieu, dans la Congré- gation générale, en présence de Sa Sainteté le pape Léon XIII, au palais du Vatican, le 12 des calendes de septembre dernier. Dans cette dernière Congréga- tion, le Rme cardinal Ange Bianchi, préfet de la Sacrée Congrégation des Rites et rapporteur de la cause après la mort du cardinal Bartolini d'illustre mémoire, proposa le doute : S'il conste du martyre, de la cause du martyre, ainsi que des signes ou mi- racles, dans le cas et à l'effet dont il s'agit ?

« Les révérendissimes Cardinaux et les Pères con- sulteurs donnèrent leur avis. Après l'avoir entendu, le Très Saint-Père ajourna son jugement suprême jus- qu'à ce que, suivant l'usage, il eût, pendant quelque temps encore, invoqué le Dieu tout-puissant.

Or, aujourd'hui dimanche, le dernier après la Pen- tecôte, où l'on honore, en cette année, la mémoire de la glorieuse vierge et martyre Catherine, après la cé- lébration du saint sacrifice, assis sur son trône, dans le palais du Vatican, en présence du Rme cardinal Ange Bianchi, préfet de la Sacrée Congrégation des Rites et

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL b3l

rapporteur de la cause ; du R. P. Augustin Caprara, promoteur de la foi, et du secrétaire soussigné', le Très Saint-Père a décre'té :

(f // conste du martjre et de la cause du martyre du ve'fiérable serviteur de Dieu Pierre-Louis-Marie Cha- nel, martyre que Dieu a illustré et confirmé par plu- sieurs signes ou miracles.

Et a ordonné que ce décret devînt de droit public, et fût consigné dans les actes de la Sacrée Congrégation des Rites, le 7 des calendes de décembre 1888.

A. cardinal Bianchi, préfet de la S. C. des Rites. Laurent Salvati, secrétaire de la S. C. des Rites.

Le beau jour de l'Ascension, 3o mai 1889, Sa Sain- teté Léon XIII a publié le dernier décret, dont voici la traduction :

« Les grandes merveilles produites en tout temps par ce feu que Jésus-Christ est venu jeter sur la terre pour qu il y fût embrasé, Dieu, dans saprovidence inef- fable, a daigné les renouveler en ce siècle mauvais, principalement dans ces athlètes qui, brûlant du ^ele de sa gloire, se sont dévoués à répandre par toute la terre la connaissance de la vérité évangélique. Parmi eux brille d'un éclat particulier le vénérable serviteur de Dieu Pierre-Louis-Marie Chanel, qui, embrasé d'une charité séraphique, entreprit d'annoncer la voie nouvelle et vivante que Jésus-Christ nous a ouverte., aux peuples des régions extrêmes de TOcéanie, assis dans les ténèbres et à Vombre de la mort.

552 VIE DU BIENHEUREUX

« En l'année iSSy, abordant des rivages de la France à l'île de Futuna, il instruisit d'une manière admirable les habitants de ce pays par la sainteté de sa vie et par ses prédications ; il supporta jusqu'à la mort les fa- tigues accablantes, la faim, les mépris, avec un cœur toujours joyeux, rendant à ses persécuteurs eux-mêmes le bien pour le mal. C'est pourquoi Dieu, qui avait admis son serviteur au nombre des premiers hérauts de l'Evangile chargés de porter le nom chrétien à ces nations les plus éloignées de tout l'univers, daigna lui faire l'insigne faveur d'arroser de son sang ces mêmes plages et d'être le premier martyr de l'Océanie. De plus, ce même Dieu a confirmé par des miracles et des prodiges très nombreux, ce témoignage illustre donné à la foi. Ces miracles, ainsi que le martyre et la cause du martyre, ayant été examinés avec grand soin, selon l'usage, dans trois réunions de la Sacrée Con- grégation des Rites, Notre Saint-Père, le pape Léon XIII, a déclaré par son autorité suprême, le 25 novembre de l'année écoulée, que tous ces faits étaient juridiquement établis. Il restait encore un doute à discuter, savoir, si ce vénérable serviteur de Dieu pouvait être sûrement compté au nombre des bien- heureux.

« Ce doute fut proposé en présence du Très Saint Père, le pape Léon XIII, dans une assemblée de la Sacrée Congrégation des Rites, le 12 mars de l'année courante ; tous les membres qui la composaient, tant les Révérendissimes Cardinaux que les Pères con-

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 533

sulteurs, émirent à Tunanimité un vote favorable.

« Cependant le Très Saint Père pensa qu'il fallait redoubler de prières, afin qu'il obtînt un secours plus grand du Père des lumières dans cette si grave affaire.

« Enfin, en ce jour solennel le Roi de gloire est monté triompliûfit par-dessus tous les cieux^ Sa Sain- teté voulant exaucer les vœux très ardents de la Société des Maristes, après avoir célébré les saints mystères dans sa chapelle particulière, s'est rendue dans la salle du trône, et, en présence des révérendis- simes cardinaux Charles Laurenzi, Préfet de la Sacrée Congrégation des Rites, et Ange Blanchi, rapporteur de la cause, et aussi du R. P. Augustin Caprara, pro- moteur de la foi, et de moi secrétaire soussigné, a ô.é~ ciâié (\\i on. pommait sûrement procéder à la solemielle Béatification du vénérable serpiieur de Dieu Pierre- Marie Chanel.

« Et il a ordonné que ce décret fût considéré comme un acte du droit public, et inscrit dans les archives de la Sacrée Congrégation des Rites, le 3^ des calendes de juin 1889.

C, Card. Laurenzi, Préfet de la S. C. des Rites,

Vincent Nussi, Secret, de la même Coiigré galion.

Enfin, le dimanche 17 novembre 1889, le Très Saint Père a voulu décerner les honneurs de la béati- fication au glorieux martyr de Futuna.

La vaste salle au-dessus du portique de la basilique de Saint-Pierre était magnifiquement décorée pour la

5.34 VIE DU BIENHEUREUX

circonstance; des milliers de cierges allumés lui don- naient un aspect qui saisissait l'âme d'un saint trans- port. Au moment marqué, le postulateur de la cause s'avance vers le Cardinal préfet, lui présente le bref de béatification, et en demande la publication. La lecture de ce document est écoutée dans un religieux silence. En voici la traduction :

LÉON XIII, PAPE Pour le perpétuel Souvenir.

La religion chrétienne, dès son origine, a grandi et s'est af- fermie par le sang d'innombrables martyrs ; de même, dans la suite des âges, par une disposition de la divine sagesse, elle a continué de croître par la vertu de ce même sang dont elle a été arrosée, et sa vérité divine, brillant toujours d'un nouvel éclat, a frappé les yeux de tous les hommes et a porté les disci- ples de Jésus-Christ à l'embrasser avec plus de fermeté et à la garder avec plus d'amour.

La doctrine chrétienne a surtout été confirmée par ceux qui ont généreusement souffert la mort pour confesser la parole divine qu'ils avaient annoncée et qui ont ainsi arrosé de leur propre sang l'arbre qu'ils avaient planté au milieu des prédica- tions et des sueurs de l'apostolat. La longue histoire des siècles et la merveilleuse conversion de presque tout l'univers à la foi chrétienne le démontre surabondamment.

Pour que notre siècle n'eût rien à envier aux âges précédents, la divine Providence a réservé à nos jours de voir, dans ces dernières années, la lumière évangélique briller, sur les plages les plus éloignées de l'Océanie, aux regards des hommes sépa- rés du reste du monde, grâce à ces messagers qui, marchant sur les traces des anciens apôtres, désiraient confirmer, même dans leur sang, la doctrine de Jésus-Christ qu'ils avaient propagée.

Ce vœu si noble fut celui du Vénérable Pierre-Louis-Marie Chanel, qui trouve sa place parmi ces héros les plus illustres. Sa vie, en effet, fut un modèle et sa mort un honneur pour le nom chrétien.

11 naquit dans un village du diocèse de Belley, appelé Guet,

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le 12 juillet i8o3, et, dès son enfance, par l'innocence de sa vie, il se montra tel qu'on le vit plus tard à sa mort.

Pour répondre à l'appel de Dieu, il reçut les saints ordres, et par son zèle de la foi, son esprit de pie'té, la modestie de son cœur, la suavité de ses mœurs, sa charité envers les pauvres et ses autres belles qualités, il donna lui-même aux autres minis- tres de l'Eglise l'exemple de toutes les vertus. Aussi, ceux qui vécurent habituellement avec lui ne trouvèrent absolument rien à reprendre dans sa personne, et l'évêque de Belley manifesta par des signes non douteux combien il l'estimait. Il lui confia d'abord le ministère paroissial et ensuite la direction d'un petit séminaire. Dans tous ces offices, comme le Prélat l'a solennel- lement attesté, il se concilia l'affection de tous et se montra constamment le modèle accompli des vertus dont un prêtre doit être orné.

Mais Dieu l'appelait à de plus grandes choses. A l'âge de trente-trois ans, il s'enrôla dans la Société des Maristes, qui venait de recevoir du Saint-Siège les missions de l'Océanie occidentale. Il dit adieu à tout et, sans se laisser retenir par sa piété filiale envers sa mère et son amour de la patrie, avec une ardeur et une joie extraordinaires, il quitta la France pour aller sur ces plages lointaines. 11 avait reçu de Mgr Pompallier le titre et la dignité de vicaire général.

Après une navigation de dix mois, il aborda, en 1837, à l'ile de Futuna, dans la Polynésie. Les missionnaires, ses confrères, se dispersèrent dans d'autres îles de la même région, et lui de- meura seul avec un frère laïque. Il se livra tout entier à l'étude de la langue et se consolait du repos que lui donnait ce travail ingrat en parcourant l'île dans tous les sens pour chercher les enfants en danger de mort, et les envoyer au ciel après les avoir purifiés dans les eaux du baptême.

Dès qu'il put parler la langue de Futuna, il s'appliqua con- stamment à convertir à la foi de Jésus-Christ le roi du pays qui lui donnait depuis deux ans une bienveillante hospitalité. Mais ce roi était en même temps le grand prêtre de son peuple et il tenait son pouvoir suprême de sa dignité sacerdotale. Voyant les croyances superstitieuses ébranlées el menacées de disparaître par les prédications de Pierre-Louis, désirant gar- der son autorité sans lavoir s'amoindrir, il tourne son affection d'abord en soupçon, puis en haine. C'est pourquoi il se sépare

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du serviteur de Dieu en transportant son domicile dans un autre village, et le prive des aliments et de tout secours. L'ouvrier e'vangélique ne s'en émeut pas et prépare sa nourriture en culti- vant la terre à la sueur de son front. Mais ces barbares, enne- mis du nom chrétien, livrent tout au pillage, dans l'intention de le faire mourir de faim ou de le forcer à prendre la fuite.

Ce qu'il eut à souffrir dans ce temps, la joie du cœur qu'il montra et la force d'âme qu'il sut déployer dans l'exercice d'un ministère que les circonstances rendaient si difficile, nous le savons par le témoignage des étrangers ou des indigènes qui habitaient alors l'île de Futuna ; nous le savons surtout par l'unique compagnon de ses travaux, qui fut toujours auprès de lui ; nous l'apprenons par ce journal sur lequel le servi- teur de Dieu écrivait jour par jour l'histoire de son Église naissante. Il ne s'est laissé abattre par aucun travail, eff'rayer par aucune adversité. Toujours semblable à lui-même, les périls, les angoisses, les contradictions, les peines ne l'ont pas découragé un seul moment. Il a déployé tout ce qu'il avait de force pour gagner à Jésus-Christ, par la lumière évangéli- que, les âmes assises dans les ténèbres et à l'ombre de la mort.

Ses labeurs ne furent pas inutiles. Un certain nombre d'in- digènes prêtent l'oreille à la doctrine chrétienne, se réunissent fréquemment auprès de Pierre-Louis, et il se fait un grand changement dans les mœurs. Les chefs en conçoivent une haine féroce qui les pousse au meurtre et à la destruction, lorsqu'il est constaté que le fils du roi lui-même est inscrit parmi les catéchumènes. Un conseil est donc tenu dans le but d'extermi- ner complètement la religion en mettant le prêtre à mort.

Les féroces exécuteurs envahissent d'abord la maison des catéchumènes; ils maltraitent ces innocents et les dispersent; puis ils se précipitent vers Pierre-Louis, et l'ayant trouvé seul dans sa maison, ils le frappent à coups de casse-tête d'une ma- nière horrible, renversent le blessé avec une lance et, étendu à terre, l'achèvent avec une hache. Ainsi cette hostie, très agréable à Dieu, a été immolée comme on égorgeait les victi- mes ; ainsi le bon pasteur a accepté avec une grande joie pour son troupeau cette mort si cruelle, comme le plus précieux de tous les biens; ainsi l'illustre premier martyr de l'Océanie, cou- vert de son sang glorieux, est entré au ciel, le 28» jour d'avril 1841.

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 53y

Peu après, le roi, son frère et quelques autres persécuteurs périrent d'une mort si aiTreuse que tous la regardèrent comme un châtiment infligé par Dieu.

Un martyre si éclatant ne tarda pas à produire des fruits abondants. Cinq mois s'étaient à peine écoulés depuis le mar- tyre de de Pierre-Louis, et déjà toute l'île, convertie à la vérité catholique, n'avait plus d'autre désir que de voir un prêtre qui pût l'instruire plus à fond des mystères de la foi et faire en- trer par le baptême le peuple tout entier dans la famille de Jésus-Christ.

Un fait vraiment extraordinaire mérite d'être mentionné. L'auteur principal et l'instigateur du meurtre, proche parent du roi, tomba malade peu de temps après. Touché par la grâce divine, il implorait avec larmes le pardon de son crime et de- mandait avec instance le saint baptême. Revenu à la santé par une faveur céleste, il rendit avec les autres bourreaux, lors des informations juridiques sur le martyre souffert avec tant de courage, lui qui en avait été l'auteur et le spectateur, le témoi- gnage le plus éclatant que l'on pût désirer. Les circonstances de sa mort mirent le comble à ce prodige de la sagesse et de la bonté divines. Lorsqu'il se sentit près de sa fin, il ordonna de le transporter dans la chambre Pierre-Louis avait con- sommé son martyre, et afin de mieux expier le crime commis, il voulut mourir dans le lieu il avait donné au serviteur de Dieu une mort si affreuse. On vit alors plus clairement que le sang des martyrs est une semence de chrétiens.

Il y eut d'autres signes célestes, qui environnèrent d'une nouvelle lumière la gloire du martyr.

Le Préfet Apostolique de Futuna eut soin d'en rédiger le procès-verbal; de son côté, le Vicaire Apostolique de l'Océanie envoya dans notre ville de Rome d'autres documents authenti- ques. Après qu'ils eurent été l'objet d'un rapport complet, exigé par ces sortes de jugements, le Pape Pie IX, d'heureuse mé- moire, notre prédécesseur, sur l'avis de la Sacrée Congrégation des Rites, signa, le 24 septembre iSSy, la commission de l'in- troduction de la cause.

On fit donc les procès apostoliques, et, lorsque les autres questions eurent été résolues selon l'ordre établi, les signes ou les miracles que Dieu avait opérés, disait-on, par l'intercession du Vénérable serviteur de Dieu, furent examinés avec soin, en

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même temps que le martyre et la cause du martyre, dans les trois congrégations d'usage, et par un de'cret de la Sacrée Con- grégation des Rites, publié le 25 novembre de l'année dernière, Nous avons déclaré que ces mêmes signes, le martyre et la cause du martyre, étaient juridiquement prouvés.

Il restait à demander à nos Vénérables Frères, les Cardinaux de la même Congrégation, si, posé le décret dont on vient de parler sur l'approbation du martyre et la cause du martyre, de plusieurs signes et miracles dont Dieu l'a illustré et confirmé, ils pensaient qu'on pouvait sûrement aller plus loin et décer- ner au même serviteur de Dieu les honneurs des Bienheureux. Dans l'assemblée générale, tenue en notre présence, la veille des ides de mars de la présente année, tous d'un commun con- sentement ont répondu qu'on pouvait le faire sûrement.

Cependant, en une affaire aussi grave, nous avons différé de manifester notre pensée, jusqu'à cfe que, par de ferventes priè- res, nous eussions imploré le secours du Père des lumières. Après l'avoir fait avec instance nous avons proclamé, par notre décret du 3o mai de cette même année, que l'on pouvait pro- céder sûrement à la Béatification solennelle de Pierre-Louis- Marie Chanel.

C'est pourquoi, touché par les prières de plusieurs Pontifes sacrés et de plusieurs Cardinaux de la sainte Église Romaine, voulant exaucer les vœux de toute la Congrégation des Ma- ristes, par notre autorité apostolique, en vertu de ces Lettres, Nous permettons que le Vénérable serviteur de Dieu, Pierre- Louis-Marie Chanel, prêtre de la Société de Marie, soit, dans la suite, appelé du nom de Bienheureux et que son corps et ses restes sacrés ou reliques soient proposés à la vénération pu- blique des fidèles, sans que cependant on puisse les porter dans les supplications solennelles, et que ses images soient or-, nées de rayons.

De plus, en vertu de cette même Autorité, nous accordons qu'en son honneur on récite, en observant les rubriques du Missel et du Bréviaire romain, l'Office et la Messe du com- mun des martyrs, avec les oraisons propres que nous avons approuvées. Cette récitation de l'Office et cette célébration de la Messe, Nous la concédons, le 28 du mois d'avril, à tous les fidèles de Jésus-Christ qui sont tenus de réciter les heures ca- noniques, dans l'étendue du diocèse de Belley, du vicariat de

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rOcéanie occidentale et dans toutes les e'glises des maisons re- ligieuses de la Socie'te' de Marie. Et quant aux Messes, Nous les permettons à tous les prêtres, séculiers ou réguliers, qui se rendent aux églises l'on célèbre la fête.

Enfin, Nous accordons que les solennités de la Béatification du Vénérable serviteur de Dieu, Pierre-Louis-Marie Chanel, soient célébrées dans toutes les églises ci-dessus désignées avec l'Office et la Messe du rite double majeur : Nous prescrivons qu'elles aient lieu, la première année, le jour que l'Ordinaire aura fixé, mais seulement après que ces mêmes solennités au- ront été célébrées dans la salle supérieure du portique de la Basilique Vaticane.

Tout cela, nonobstant les constitutions et les ordonnances apostoliques, les décrets de non-culte et les autres dispositions contraires.

Nous voulons, en outre, que, dans les discussions même ju- diciaires, on ajoute la même foi aux exemplaires de ces Lettres même imprimés, pourvu qu'ils soient revêtus de la signature du Secrétaire de la Sacrée Congrégation des Rites et munis du sceau du Préfet, que l'on aurait pour la signification de notre volonté, si on produisait ces Lettres.

Donné à Rome, auprès de Saint-Pierre, sous l'anneau du Pêcheur, le i6 novembre 18S9, la douzième année de notre Pontificat.

M. Card. Ledochowski.

La lecture du Bref est terminée, et l'éveque de Bel- ley, à qui le Chapitre de Saint-Pierre a de'fére' l'hon- neur d'officier, entonne le Te De u m. Au même instant, on voit tomber le voile qui cache le tableau de l'apo- théose, et le Bienheureux apparaît s'élançant vers le ciel et laissant à ses pieds l'île de Futuna. Deuxanges, soutenant les instruments de son mart3Te, le casse- tête et la hache, sont à ses côte's. Deux autres descen- dent du ciel et lui apportent la palme et la couronne. Un magnifique reliquaire, renfermant un fragment du

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crâne du Martyr, brille sur l'autel. Toutes les cloches de la Basilique annoncent à la ville de Rome la joyeuse nouvelle. Dire les sentiments qui se pressent alors dans les cœurs et décrire l'impression de la foule serait impossible. L'Église seule peut nous faire assister à de tels spectacles, qui remuent jusqu'à la dernière fibre de notre cœur. Le TeDeum s'achève, et la Messe pontificale, célébrée avec une grande solennité, ter- mine la fonction du matin. C'est avec peine que l'on quitte le sanctuaire l'on a éprouvé de si douces et si vives émotions.

La cérémonie du soir, au témoignage de tous les assistants, a offert un caractère de majesté et de splen- deur inusitées. Les premières Vêpres de la Dédicace, célébrées dans la Basilique de Saint-Pierre, avaient fait changer le cérémonial ordinaire. Pour les rempla- cer, le Souverain Pontife avait bien voulu permettre la Bénédiction du Très Saint Sacrement dans la salle de la Béatification, et il avait déclaré qu'il y assisterait lui-même. L'autel avait donc été orné pour recevoir le divin Maître, et les nouvelles lumières, en complé- tant l'illumination du matin, donnaient au sanctuaire un aspect tellement saisissant que plusieurs répétaient à haute voix ce que tous pensaient intérieurement : C'est ici l'image du ciel.

Léon XIII lui-même, en entrant, s'arrête émer- veillé et ne peut détacher ses regards des rayons lu- mineux au milieu desquels le tableau du Bienheureux brille d'un si vif éclat. C'est vraiment le vestibule du

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ciel, dit-il à ceux qui l'accompagnent, et il s'avance lentement à travers la foule en répandant sur elle ses bénédictions. Le voilà à genoux, près de l'autel. Oh ! qu'il prie avec confiance et avec ferveur ! De temps en temps, il lève les yeux vers l'image du Bienheureux Martyr ; il semble se complaire et se reposer dans cette vision, surtout pendant le chant de l'hymne : Deus^ tuorum militum.

Après la bénédiction du Très Saint Sacrement, Léon XIII reçoit des mains du T. R. P. Supérieur Général de la Société de Marie et de ses Assistants les offrandes accoutumées. En se retirant, il se re- tourne plusieurs fois pour contempler encore le ta- bleau de l'apôtre de Futuna. Il est alors salué par des acclamations enthousiastes et mille fois répétées.

Quand il a disparu, une voix puissante entonne le Magnijîcat, que tous répètent en chœur. Fut-il jamais inspiration plus heureuse? Comme ce cantique su- blime de la reconnaissance de Marie convenait bien au triomphe du premier Martyr de sa petite Société !

La salle de la Béatification présentait alors un spec- tacle que nous renonçons à décrire. La nuit, en fai- sant disparaître la lumière du jour, rendait l'illumina- tion plus éclatante, et les vapeurs des cierges, en voilant un peu l'atmosphère, donnaient à l'édifice de plus grandes proportions et montraient le tableau du Bienheureux dans un lointain mystérieux. On aurait dit que le saint Martyr, après s'être manifesté à la terre, reprenait avec les anges le chemin du ciel.

54"2 VIE DU BIENHEUREUX

TESTAMENT DU P. CHANEL

Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, un seul Dieu en trois personnes. Je, soussigné', Pierre Chanel, prêtre, quoi- que très indigne, natif de Guet, département de l'Ain (France), demeurant dans Tile de Futuna, en Océanie, déclare que telles sont mes dernières volontés :

Mon unique, mon ardent désir est de mourir dans le sein de la sainte Eglise catholique, apostolique et romaine, dans lequel j'ai eu Tinappréciable bonheur de naître, parfaitement soumis de cœur et d'âme à tout ce qu'elle nous enseigne, ainsi qu'aux ordres et volontés de ceux que Dieu a établis pour me conduire et gouverner. Je conjure le Père des divines misé- ricordes de vouloir bien, malgré le nombre et l'énormité de mes péchés, m'assurerla dernière place dans le ciel, réclamant avec les plus vives instances l'assistance de la Bienheureuse vierge Marie, que j'ai choisie pour mon avocate et ma tendre mère, pour m'aider à y parvenir. Je ne demande rien pour mon corps; il est trop peu de chose pour que je me soucie de lui après mon dernier soupir.

J'institue pour mon héritier universel de tous les biens meu- bles et immeubles dont je serai nanti à l'heure de ma mort, M. Denis Maitrepierre, prêtre, natif de Cormoz, département de l'Ain, à la charge de vouloir bien donner par lui-même ou par un délégué, une fois pour toutes, une étrenne de cent francs à tous les enfants, garçons et filles, de mes frères et sœurs. Cette étrenne sera de cent-cinquante francs pour les enfants de ma sœur, Marie-Antoinette, parce que cette famille me paraît plus gênée que les autres ; en outre deux cent francs à la fabrique de la paroisse de Cuet (Ain).

Je demande deux cents messes pour le repos de mon âme.

lie de Futuua, en Océanie, le Quinze Mai rail huit cent trente neuf. Fait et signé de ma main. Pierre CHANEL, prêtre.

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Decretum Oceaniœ beatijicationis seu declarationis martyrii yen. servi Dei Peîri Aloisii Mariae Chanel, sacerdotis e Socie- tate Marice, pro-vicarii apostolici Oceaniœ occidentalis.

Super diibio an constet de Martyrio et Causa Martyrii, nec non de Signis, seu Miraculis, in casu et adejfectum, de quo agitur?

Divinae Sapientice consilio factum est, ut Christiancc Reli- gionis Veritas, quemadmodum a suis primordiis innumerorum Martyrum firmata sanguine mirifice adolevit, eodem pariter sanguine per conséquentes et varins a^tates succresceret, atque ita Christi asseclis conspicuum ubivis prxsto esset exemplar, quo ad Fidei amorem inflammarentur, Huic heroum numéro accensendus Venerabilis Petrus Aloisius Maria Chanel. Ortus ipse anno tertio huius sceculi, die duodecima julii, in pago, cui nomen Cuet, intra fines Diceceseos Bellicensis, ab ineunte œtate morum innocentia et suavitate ac Religionis amore conjicere dabat, qualis deinceps futurus esset catholicaï verita- tis adsertor et propagator. Sacris ordinibus, Deo vocante, initiatus, eo vel magis virtutum fulgore enituit, ideoque a suo Episcopo prcEclaris obeundis muneribus eligi meruit. Sed al- tiora de il!o disponente Deo, quum nomen dedisset Societati Maristarum, cui ab Apostolica Sede Oceanise Occidentalis sacrée Missiones erant concreditae, e Gallite littoribus ad insu- lam Futunam anno mdcccxxxvii appulit; ubi, abeuntibus soda- libus missionariis per varios illius regionis partes, solus ipse cum socio laico moram fixit. A gentis rege primum comiter exceptus, apud ipsum biennio féliciter fuit diversatus ; et ut satis loci sermonis gnarus factus illum alloqui potuit, in eo constanter intendit ut ipsum ad Christi fidem converteret. At quum esset idem etiam sui populi sacerdos, ac Pétri Aloisii prœdicatione multos Christianam religionem amplecti videret, amorem suum vertit in odium. Quare digressus a Venerabili Sacerdote in alium pagum domicilium suum transfert ; ali- mentis omnique ope eum destituit. Nihil inde commotus Evangelicus operarius e soli cultura et sudore vultus victum sibi parât; sed barbari homines, Christiani nomlnis hostes, omnia diripiunt. Et acrius irœ exardescunt crescente in dies ad Verbi Dei prœdicationem credentium numéro, in quo ipse regius filius computatur. Consilio itaque inito ad religionem cum Venerabili Sacerdote exterminandam, régis jussu furentes

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satellites Dei Famulum prae ceteris ad necem queerunt. Quem domi solum repertum, clavcC ictibus horrendum in modum contundunt, hastaque vulneratum prosternunt, ac demum securi dissecto cranio ad cerebrum usque feriunt. Sic eodem quo victimae mactari soient ritu, hostia haec Deo acceptissima immolata est : sic bonus pastor mortem, tamquam a se jamdiu exoptatum bonum, pro suo ovili cum cordis gaudio sustinuit, die vigesima octava Aprilis anni mdcccxli. Paulo post régis et ejus fratris aliorumque aliquot persecutorum teter- rima mors subsecuta est, quœ uti pœna criminis divinitus inflicta ab omnibus habita fuit : ceteri insulani, etiam qui necis auctores et fautores fuerant, Fidem amplexi sunt, splendidumque de martyrio testimonium prasbuerunt; ut hoc mirabili facto denuo confirmaretur, Martyrum sanguinem semen esse Ghristianorum. Alia non defuerunt de cœlo signa quœ Martyris gloriam comprobarunl. De hisce omnibus Prae- fectus Apostolicus Futunensis verbalern processum condere soUicitus fuit. Quo Romam allato, sa. me. Plus Papa IX ex eo et authenticis documentis a Vicario Apostolico Oceaniae hue transmissis, Informativi Processus loco habitis, iuxta senten- tiam specialis Sacrorum Rituum Congregationis a Se ad id constitutse, Gommissionem introductionis Causas signavit die vigesima quarta Septembris anni mdccclvii.

Confecta deinceps fuere apostolica acta, et rite solutis mino- ribus qucestionibus, a Sanctissimo Domino Nostro LEONE PAPA XIII concessum est ut dubium de Martyrio et Causa Martyrii proponeretur una cum altero de Signis, seu Miracu- lis. De singulis itaque simul ad severioris judicii normas dis- quisitio habita est primum in Congregatione Anteprœpara- toria, pênes cl. me. Cardinalem Dominicum Bartolini Sacrorum Rituum Congregationi Prœfectum et Causée Relatorem xi Ka- lendas Julii anni mdccclxxxi. Deinde in Congregatione Prœ- paratoria in Palatio Apostolico Vaticano vu Kalendas Martias MDCCCLxxxvi de more habita. Tertio in Generali Congrega- tione, coram eodem Sanctissimo Domino Nostro LEONE PAPA XIII inVaticanisAedibus xii Kalendas Septembris nuper elapsi. In qua per Rmum Cardinalem Angelum Bianchi Sacro- rum Rituum Congregationis Prcefectum et Causce Relatorem, vita functo cl. me. Cardinali Bartolini sufTectum, proposito dubio : An Constet de Martyrio, causa Martyrii, nec non de

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Siguis seu Miraculis, in casu et ad ejffcctum de qiio agitur? Reverendissimi Cardinales et Patres Consultores sententias dixere. Quibus auditis, Sanctissimus Dominus supremum suum judicium ferre distulit, donec esset omnipotent! Deo aliquanto diutius de more supplicatum.

Hodierna autem Dominica, ultima post Pentecosten, qua hoc anno incidit memoria gloriosœ Virginis et Martyris Catha- rinae, iitato incruento Sacrifîcio, in Pontificia Vaticani Aede solio assidens, adsiantibus Rmo Cardinali Angelo Blanchi Sacrae Rituum Congregationi Prœfecto et Causœ Relatore, una cum R. P. Augustino Caprara Fidei Promotore, et me infrascripto Secretario, decrevit : Constare de Venerabilis Servi Dei Pétri Aloisii Mariœ Clumel Martyrio et Cau<;a Martyrii, pluribus Signis ac Miraculis a Deo illustrati et confirmati.

Atque hoc Decretum publici juris fieri, et in Acta Congrega- tionis sacrorum Rituum referri jussit, vu Kalendas Decembris anni mdccclxxxviii.

A. Gard. BIANGHI, S. R. C. Prœf.

L. ®S.

Laurentius Salvati, s. r. C. Secretarius.

Decretum Oceanice beatificationis seu declarationis martyrii ven. servi Dei Petri-Aloisii-Mariaî Chanel, sacerdotis e Societate Mariœ, pro-vicarii apostolici Oceanice occidentalis.

Super dubio an, stante approbatione martyrii et caitsœ mar- tyrii, pluribus signis ac miraculis a Deo illustrati et confir- mati, tut) procedi possit ad soletnnem Venerabilis Servi Dei Beatificationem ?

Magna et mirabilia omni tempore ab illo igné édita, quem Christus venit mittere in terram ut accendatur, Deus ineffabili sua providentia in hoc quoque sœculo nequam ostendere dignatus est in iis praecipue athletis, qui ipsius ^elum celantes, EvangeHcce vjritatis agnitionen ubique terrarum ditTundere studuerunt. Inter hos quam maxime effulget Venerabilis Dei Servus Petrus Aloisius Maria Chanel, qui, seraphica caritat ^ flagrans, in extremis Oceanice plagis viam novam et viventem, quam Christus initiavit, populis in tenebris et in umbra mortis sedentibus annuntiare aggressus est. Is anno MDCGGXXXVII

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e Galliae litoribus ad insulam Futunae appulsus, illius regionis oppida mirum in modum vitse sanctitate ac preedicatione illu- stravit; atque aerumnas, famem, ludibria hilari semper animo usque ad mortem pertulit, persecutoribus ipsis bonum pro nialo reddens. Deus itaque, qui inter primos Evangel i pree- cones pêne toto orbe remotis illis gentibus Christianum Nomen allaturos, hune suum famulum prœelegerat, dignum eumdem effecit, qui easdem oras proprio sanguine, Oceaniae Protomartyr, consecr.iret, prceclarum hoc fidei testimonium quamplurimis signis et prodigiis confirmaturus. Haec vero signa, una cum marîyrio et causa martyrii.triplici disceptatione ad trutinam de more revocata, per decretum Sacrœ Rituum Congregationis diei 25 Novembris anno superiori Sanctis- simus Dominus Noster Léo Papa XIII suprema auctoritate Sua constare declaravit. Dubium vero adhuc discutiendum supererat, an hic Venerabilis Dei Servus inter Beatos tuto foret recensendus.

Quod propositum fuit coram eodem Sanctissimo Domino Nostro Leone Papa XIII in Sacrorum Rituum Congregationis conventu pridie idus Martii vertentis anni : omnesque, tum Rmi Cardinales Sacris tuendis Ritibus prœposili, tum Patres Consultores, unanimi suffragio affirmative reponderunt, San- ctissimus vero Dominus Noster ingeminandas esse censuit preces, ut in tam gravi negotio majus a Pâtre luminum auxi- lium Sibi compararet.

Demum solemni hac die, qua Rex glorice triumphator super onines cœlos ascetidit, Sanciitas Sua ferventissimis Societatis Maristarum votis satisfacturus, Sacro peracto in Vaticani Palatii Sacello, aulam adiens nobiliorem coram Rmis Cardi- nalibus Carolo Laurenzi Sacrae Rituum Congregationi Pr^- fecto, et Angelo Bianchi Causée Relatore, nec non R. P. Au- gustino Caprara Sanctne Fidei Promotore, et me infrascripto Secretario, decrevit : Tuto procedi posse ad solemnem Venera- bilis Servi Dsi Pétri Marice Chanel B-'atificatiomm.

Atque hoc Decretum publici juris fieri, et in Acta Sacrfe Rituum Congregationis referri jussit III Kalendas Junias, anno MDCCCLXXXIX.

Caroi.us card. LAURENZI, 5. R. C. Prcefectus. L.^S.

ViNCENTius Nussi, S. R. c. Secretaniis.

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LEO PP. XIII

AD PERPETUAM REI MEMORIAM

Quemadmodum Ghristiana religio ab ipsa origine innumero- rum martyrum firmata sanguine adolevit, ita ex divinœ sapientiee consilio per conséquentes astates eodem pariter sanguine per- fusa succrevit, ut divina ejus veritas novo semper lumine, om- nium hominum oculos percelleret, Christi vero asseclce eamdera et tenacius amplecterentur et longe cariorem haberent, lique fermeantealios morteconstanter toIerataChristianamdoctrinam confirmarunt, qui eam divini verbi prcedicatione evulgaverant proprio videlicet sanguine quam verbo et sudore severant arbo- rera irrigantes- Diuturna i J sae julorum historia, et mirifica totius pana orbis ad Ghristianam fidem conversio luculenter ostendit. Verum ne quid ^^tatibus anteactis œvum hoc nostrum invide- ret, illud diebu5 nostris divina providentia servavit, ut novissi- mis hisce annis, uhimas ad Oceanite plagas hominesque toto orbe sejunctos Evangelica lux per divini verbi nuncios eniteret, qui veterum Apostolorum vestigiis hœrentes doctrinam Christi quam propagiverant effuso etiam sanguine asserere optarent.

Nobilissimi voti compos fuit hos praestantissimos inter heroas Venerabilis Dei famulus Petrus Aloisius Maria Chanel, cujus vita in exemplum, mors vero in Christiani nominis decus exti- tit. Hic in Bellicensis diœceseos pago,cui vulgo « Cuet » nomen, die duodecima lulii anno MOCCGIII natus est, talemque se a puero vitae innocentia exhibuit, qualem deinde exitus confir- mavit. Sacris ordinibus, Deo vocante, initiatus, fidei zelo, pie- tatis studio, animi modestia, morum surivitate, eflfusa in egenos charitate, et aliis egregiis laudibus i.isignis, ceteris Ecclesios ministris sese omnigense virtutis exemplar ostendit, adeo ut qui plurimum cum eo versabantur, nihil in illo vel minimum reprehendenium animadverterent, et idem Bellicensis Antistes quanti eum haberet non dabiis indiciis demonstraverit. Ei sci-

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licet primum quidem parochiale munus, tum minoris seminarii praefecturam con^redidit; quibus in officii^, et omnium sibi amorem conciliasse, et virtutum quibus sacerdos ornatus sit oportet, absolutissimum exemplum jugiter exhibuisse solemni- ter est testatus. Sed illum ad poiiora vocabat Deus. Annis natus tribus et triginta cum Societati Marisiarum nomen de- disset, oui Socieiati ab bac Sancta Apostolica Sede Oceaniae Occidenialis missiones crediiiE essent, omnibus valedicens, nec matris amt^re eum detinente. nec patria charitate, e Gallia in dissitas illas oras, volons, libens solvit, Anti>titi Pompallier vicarii generalis nomine ac dignitate addictus. Decem men- sium navigatione confecia, anno M DCC(>XXXVII insu)am Fu- tunam in Polines a appulit, et ibi Sodalibus Missionariis par alias regionis insula-. dispertitis, solus cum socio laico perman- sit, quo tempore totus in insulas lingua ediscenda ingrati otii moram solabatur insulam qu iquaversus discurrens, ut infantu- los morti prosimos quercns lustr,ilihus undis ablutos cœlo transmitteret. Sed ut primum linguae fuit peritus, in id con- stanler intendit, ut ad Chrisii tidem converteret gentis regem cujus hospitio biennio feliciier utebatur. Regulus, qui et populi sui sacerdos maximus supremum imperium ab ipsa sacerdotali digniiate obtinehat, Peiri Aloisii verbis superstitionem labe- fieri, atque convelli perspiciens, de auctoriiate imminuta sulli- citus, am,)rem in suspi^i'^iem pri num, deinde in odium convertit. Quare digressus a Dei famulo in a'ium pagum domi- cilium suum transfert, alimentis, omnique ope eum destituit. Nihil inde commotus esangelicus «-perarius, e solicultuia et sudore vultus victum sibi parât ; sed barbari hommes, christiani nominis hostis, omnia dinpiunt, eum lame enecare, aut ad fugam comoellere conniienies. Quœ inierea perpessus. sit, quantaque animi aLicritate.et forntudine ditïicillimum ministe- rium tanto in discrimine sit prosequuius, docuerunt quotquot sive advenae, sive inJi^e.i.e Futunam insulam tune temporis incoluerunt; docuit maxime u.iicus iile laborum Socius qui ei semper adstitit; ducjiit ip £e eph meriJes q i.bus Dci tan ulus nascentis Eoclesi:e historia n in dies .sin^ulos consgnalat. Nullis fractusiaboniius, nailis p rcu.sus aivc;rsis,in p^'r.cjiis, in angustiis, in cerumai> sibi se np.^r constant, nunquam ammo cessit, et totas j agiter vires impiiidit, ut « animas in tenebns, et in umbra mortis seisJ.ites » p-r evangslicam lacem Chrisio

PIFRRE-LOUIS-MARIE CHANEL 549

lucrifaceret. Neque inirritum labores cessere. Complures enim Christianœ doctriiice aures proebent, trequens eorum ad Petrum Aloisium conventus, magna morum conversio. Inde procerum irnmanis ira concepta, quœ, cum ipsius régis filium inter cate- chumenos adscitum esse consiitit, in cladem et exitium proru- pit. Gonsilio itaque inito ad religicjnem cum sacerdoie ipso penitus exterminandam, furentes satellites primum fidelium domos pervadunt, insontes maie muictant, disperdunt, tum ad Petrum Aloisium properant, et solum domi repertum clavce ictibus horrendum ia modum contundunt, hasta saucium ster- num,et humi jacentem securi conticiunt. Sic eodem quo victi- mactari soient ritu, hostia hœc Deo acceptissima immolata est; sic bonus pastor mortem pro grege crudeliter illatam in summi beneficii loco laetissimus accepit; sic inclytus Ocea- nias protomartyr die vigesima octava m nsis Aprilis anni MDCCCXLI decoro sanguine perfusus, migravit in cœlum. Paulo post et régis, et fratris ejus, et aliorum aliquot perse- cu*orum teterrima mors subsecuta est, quœ uti pœna criminis divinitus inflicta, ab omnibus habita fuit. Verum tam illustre martyrium nec seros nec exiguos fructus protulit ; vix enim quinque a Pétri Aloisii martyrio effluxerant menses, jamque tota insula ad christianam veritatem conversa nihil avidius expectabat, quam ut Sacerdos, fidei mysteriis plenius enarra- tis, universum populum per baptismum Christ! familiœ adjice- ret. Illud vero prorsus singulare existimandum est ipsum cfedis auctorem principem. aique instigatorem, qui et reguli propinquus, paulo post morbo correptum, et divina simul gratia tactum, profusis lacrimis cum netarii criminis veniam tum sacrum baptisma enixe postulasse, deinde divinitus morbo recreatum,cumacta rite conficerentur, martyrii invicte tolerati, cujus et speciator, et auctor fuerat, testinionium quo nullum excogitari potest luculentius, una cum ceteris carniticibus edi- disse. Quod divincG sapientiae, et bonitatis prodigium ejusdem obitus cumulavit, cum enim se morti proximum prassensit, in conclave, ubi Pctrus Aloisius martyrium fecerat, se transferri jussit, et sceleri admisso expiando, ibi voluit obire, ubi Dei famulum atroci clade peremerat. Ita illustrius apparuit, vere sanguinem martyrum semen esse Christianorum. Nec cœlestia signa defuerunt, quœ martyris gloriam nova luce decorarent. Quapropieriumexverbaliprocessu quem FutunalisPrœfectus

55o VIE DU BIENHEUREUX.

Apostolicus condere sollicitus fuit, tum ex aliis authenticis do- cumentis a Vicario Apostolico Oceanias ad Almam hanc Urbem Nostram transmissis, iis omnibus expositis quee in hujusmodi judiciis necessaria sunt, ex Sacrorum Rituum Congregationis consulte Pius Papa IK recol. mem. Decessor Noster, die

XXIV Septembris mensis an. MDCCCLVII introductionis causas commissionem signavit. Propterea Apostolicis actis confectis, aliisque quaestionibus rite solutis, signisque, sive miraculis, quae ad ejusdem Venerabilis famuii interccssionem a Deo patrata ferebantur, una cum martyrio, et caussa mar- tyrii, triplici disceptatione ad trutinam de more revocatis, Nos per eiusdem Sacrorum Rituum Congregationis decretum, die

XXV Novembris mensis, superioris anni datum, eadem signa, necnon martyrium martyriique caussam constare declaravi- mus. Illud superat, ut VV. Fratres Nostri ejusdem Congrega- tionis Cardinales rogarentur, num stante, ut superius dictum est, approbatione martyrii et caussae martyrii, pluribus signis, ac miraculis a Deo illustrati et confirmati, tuto procedi posse censerent, ad Beatorum honores eidem Venerabili Dei famulo decernenJos : iique in generali conventu pridie idus Martii mensis, anni vertentis, coram Nobis habito, tuto id fieri posse unanimi consensione responderunt. Attamen in tanti momenti re Nostram aperire mentem distulimus, donec fervi- dis precibus a Pâtre luminum subsidium posceremus. Quod cum impense fecissemus, tandem hujus pariter anni die XXX Maii sollemni decreto pronunciavimus procedi tuto posse ad soUemnem Pétri Aloisii Mariae Chanel Beatificationem.

QucE cum itasint, Nos precibus permoti plurium tum sacrorum Antistitum, tum etiam S. R. Ecclesiœ Cardinalium, simul uni- versas Congregationis Maristarum votis annuentes, Auctoritate Nostra Apostolica, harum litterarum vi, facultatem facimus.ut idem Venerabilis Dei servus Petrus Aloisius Maria Chanel, dictae Societatis Marias sacerdos, Beati nomine in posterum nuncupetur, ejusque corpus, et lypsana seu reliquias, non tamen in soUemnibus supplicationibus deferendfe, publicae fidelium venerationi proponantur, atque imagines radiis deco- rentur. Preeterea eadem auctoritate Nostra concedimus, ut de illo recitetur Officium et Missa de communi martyrum, cum orationibus propriis,)uxta rubricasMissalis et Breviarii Romani per Nos approbatis. Ejusmodi vero Officii recitationem,Missae-

PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 55 I

que celebrationetn fieri concedimus intra fines tum diœcesis Bellicensis, tum Vicariatus Apostolici Oceanias Occidentalis, itemque omnibus in templis religiosarum domorum Societatis Mariie ab omnibus Christifidelibusqui horas canonicas recitare teneantur die XXVIII mensis Aprilis ; et quod ad Missns atii- net ab omnibus sacerdoiibus tam saecularibus quam regulari- bus ad Ecclesias in quibus festum agitur, confluentibus. Denique concedimus ut sollemnia Beatificationis Venerabilis Dei famuli Pétri Aloisii Mariae Chanel supradictis in templis celebrentur cum Officio et Missis duplicis majoris ritus; quod quidem fieri prascipimus die per Ordinarium definienda intra primum an- num postquam eadem sollemnia in Aula superiori porticus Basilicae Vaticanae celebrata fuerint. Non obstantibus constitu- tionibus,et ordinationibus Apostolicis,ac decretis de non cultu editis, ceterisque contrariis quibuscumque. Volumus autem, ut harum litterarum exemplis eiiam impressis, dummodo manu Secretarii Sacro^um Rituum Congregationis subscripta sint, et sigillo Praefecti munita, eadem prorsus fides in disceptatio- nibus etiam juiicialibus habeatur, quae nostrae voluntatis significationi, hisce litteris ostensis haberetur. Datum Romaî, apud Sanctum Petrum sub Annulo Piscatoris die XVI Novem- bris MDGCGLXXXIX, Pontificatus Nostri Anno decimo se- cundo.

M. Gard. Ledochowski.

552 VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL

DIE XXVIII APRILIS

IN FESTO

BEATI PETRI ALOISÎI UAKIJE CHANEL

MARTYRIS

Deus, qui Beatum Petrum Aloisium Mariam, Martyrem tuum, ad praedicandum Evangelium mira mansuetudine, fia- granti chariiate, et invicta constantia decorasti : da nobis quaesumus; ut ipsius vestigiis inhserentes, fidem quam profite- mur, usque ad mortem teneamus. Per Dominum...

Haec hostia. Domine, quam in Beati Pétri Aloisii Mariae triumpho deferinius, corda nostra tui amoris igné jugiter inflam- met, et ad promissa perseverantibus praemia disponat. Per Dominum...

POSTCOMMUNIO

Angelorum pane nutriti et superna dulcedine perfusi.te, Do- mine, suppliciter exoramus, ut Beati Pétri Aloisii Marice, Mar- tyris tui, exemplo, discamus terrena cuncta despicere et amare caelestia. Per Dominum...

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TABLE DES MATIÈRES

LIVRE PREMIER

DEPUIS LA NAISSANCE JUSQu'aU DEPART POUR l'oCÉANIE

Pages Chapitre premier. Première enfance. Le petit ber- ger I

Ghap. II. Pierre Chanel à l'école de Cras. Séjour à

Monsols. Retour à Cras ii

Chap. III. Pierre Chanel à l'école presbytérale de

Cras i8

Chap. IV. Première communion. Continuation des

études 26

Chap. V. Le Petit Séminaire de Meximieux 34

Chap. VI. Petit Séminaire de Belley 58

Chap. VII. Grand Séminaire. Ordinations. Pre- mière messe 62

Chap. VIII. Le Bienheureux Chanel vicaire à Ambé-

rieux 84

Chap. IX. Le Bienheureux Chanel curé de Crozet.... gS Chap. X. Le P. Chanel est nommé professeur, puis directeur du Petit Séminaire de Belley. Voyage à

Rome .' 13/

Chap. XI. Le serviteur de Dieu est nommé supérieur du Petit Séminaire de Belley. Il est désigné pour les missions de l'Océanie i6i

556 TABLE DES MATIERES

Chap. XII. Le P. Chanel quitte le Petit-Séminaire de

Belley. Profession religieuse. Divers voyages... ^i85

Chap. XIII. Lettre du T. R. P. Colin aux premiers Missionnaires de l'Océanie. Départ pour Paris et le Havre. Diverses correspondances iq8

LIVRE SECOND

Chapitre PREMIER. Voyage du Havre à Futuna 211

Chap. II. Arrivée à Futuna. Réception par le roi des

Vainqueurs 240

Chap. III. Futuna. Les Futuniens 246

Chap. IV. Manière de vivre. Case du Missionnaire. Première messe. Fête de Noël. Journal du Missionnaire 238

Chap. V. '■ Esprit de prière. Etude de la langue. Dieux de Futuna. Première guerre. Départ pour Wallis "^ 267

Chap. ^'^I. Séjour à Wallis. Travaux sur la langue et

traduction des prières. Conférences sur la religion 281

Chap. VII. Retour à Futuna. Habitation dans la maison du roi, à Poï. Premiers baptêmes. Zèle pour préparer la conversion de l'iie. Nouvelle case. 290

Chap. VIII. Fêtes en l'honneur des dieux. Tempête du 2 février. Nouveaux baptêmes. Nouvelles es- pérances pour la mission 3o3

Chap. IX. Arrivée de quelques confrères. Séjour et

départ du P. Bataillon 814

Chap. X. La guerre. Combat du 10 août. La

paix 329

Chap. XI. Précieuse correspondance, Bonnes dis- positions des indigènes. Espérances 344

Chap. XII. Premières difficultés. Le Roi, retiré à Tamana, envoie des vivres moins régulièrement. Progrès de la mission 36o

TABLE DES MATIÈRES 557

CnAP. XIII. Commencement de la persécution. Ar- rivée du P. Chevron et du F. Attale. Lettres con- statant l'état de la Mission Syi

Chap. XIV. Séjour du P. Chevron et du F. Attale. Difficultés croissantes. La persécution grandit. Départ du P. Chevron et du F. Attale 38 1

Chap. XV. Prédications plus nombreuses. Disette plus grande. La persécution contre le P. Chanel et les catéchumènes s'accroit de jour en jour 400

Chap. XVI. Conseil à Tamana. Le saint jour de Pâ- ques. — Conversion de Méitala. Nouveau conseil. Sentence de mort 41 5

Chap. XVII. Le martyre. Le coup de tonnerre.

La sépulture 43 1

Chap. XVIII. Conversion de l'ile de Futuna 446

Chap. XIX. Grâces et guérisons obtenues par l'inter- cession du Bienheureux martyr 475

Chap. XX. Actes et Décrets pour la Béatification 517

Testament du P. Chanel S42

Oraisons de la Messe du Bienheureux 552

Carte de Futuna 553

FIN DE la table

Lyon Irapnmene Vitie et Ferrussol, rue Condé, 3o

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