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V. F. Jean de Saint-Samson

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VIE

V. F. Jean de Saint-Samson

Imprinié par

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VIE

DU

V. F. JEAN DE SAINT-SAMSON

Religieux Carme de la Réforme de Touraine

PAR LE

R. P. SERNIN-MARIE DE SAINT-ANDRÉ

CARME DÉCHAUSSÉ

PARIS LIBRAIRIE POUSSIELGUE FRÈRES

Rue Cassette, 15 1881

I

APPROBATION DE L'ORDRH

J t M

Fr. Lucas a S. Jeanne a Cruce, Proepositus Generalis Fratrum Excalceatorum Ordinis B. M. V. de Monte Carmelo ejus- demque Sacri Montis Prior.

Dum opus, cui titulus : Vie et Maximes spirituelles du V. Frère Jean de Saint-Samsm, a R. adm. P. Fr. Saturnino-Maria a S. -Andréa, ex provinciali, compositum , duo ex nostris theologis examinaverint , nihilque in eo quod fidei catholicie, vel bonis moribus adversetur, offenderint; eidem P. Saturnino, quantum ad nos attinet, facultatem impertimur illud typis evulgandi, servatis omnibus de jure servandis.

Datum Rom^e, ex ^edibus nostris generalitiis Sanctorum Tlieresia; et Joan. a Cruce, die 7 juin, an. 1879.

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LOCUS SlGILLl.

F. Lucas a S.-Joanne a Cruce,

Prapositus Generalis.

Fratres Joan. -Maria a Cruce, Secretarius.

DÉCLARATION

Nous faisons, touchant les faits extraordinaires et les quali- fications de saint et de bienheureux contenus dans cet ouvrage , les réserves et les déclarations exigées par les décrets d'Urbain VIII, qui ont trait à la canonisation des saints et à la béatification des bienheureux. Fils soumis de la sainte Église catholique, nous mettrons toujours notre gloire à conformer nos croyances à ses croyances, et nos jugements à ses juge- ments.

APPROBATION DE M^' DE CARRIÈRES

r-VÉQUE DE MONTPELLIER

Mon Très Révérend Père,

]'ai parcouru votre Vie du Vénérable Jean de Saint-Samson : Vous avex^fait un travail aussi sérieux qu édifiant. Je vous félicite , mon Très Révérend Père, de V avoir accompli, sans'' vous être laissé décourager par les anxiétés et les épreuves que vous ave:(^ eu à traverser. Daigne Dieu bénir le livre et V auteur ! .

Agrée^, je vous prie, mon Très Révérend Père, l'assurance de mon bien affectueux et dévoué respect en Notre-Seigneur.

f Fr.-M.-A. de Carrières,

Evoque de Montpellier. Montpellier, le i$ mai t88i.

ERRATA

INTRODUCTION Page V, ligne 31. Au lieu de voies, lisez : voix.

CORPS DE L'OUVRAGE Page 232, ligne 14. Au lieu de perdre, lisez : prendre.

INTRODUCTION

u rV^ siècle de l'ère chrétienne, Alexandrie voyait sur la chaire d'Origène un homme considéré à juste titre comme un prodige. Il se nommait Didyme. Aveugle dès l'âge de quatre ou cinq ans, il s'adonna malgré son infirmité à l'étude des lettres et des sciences avec un succès qui le fit remarquer de tous, particulièrement de saint Athanase et de saint Antoine. Très versé dans la connaissance des Saintes Écritures, expliquant en maître Platon et Aristote, il étonnait, disons-nous, tout le monde autour de lui : on l'admirait pour sa science, mais on ne l'admirait pas moins pour sa vertu, car cet aveugle, dont l'âme énergique s'était ouverte à toutes les clartés de l'ordre naturel et de l'ordre surnaturel , était en même temps un saint.

Or, c'est l'histoire d'un religieux, d'un fils du Carmel qui eut avec l'illustre aveugle d'Alexandrie des traits frappants de ressem- blance, que nous essayons d'écrire. Jean de Saint-Samson, en effet c'est le nom de ce nouveau Didyme, fut, lui aussi, aveugle dès l'âge le plus tendre; au lieu de trouver dans son malheur la torpeur et le découragement de l'âme, il y puisa, lui aussi, un élan irrésistible vers la vérité et la vertu : il fut saint avant tout; il fut encore poète et grand musicien, et si, comme le savant successeur d'Origène, il n'entreprit point de devenir habile dans la connaissance des sciences humaines, en

n Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

retour, dans la mystique, dans cette science dont le Saint-Esprit est le premier maître, qui vient du ciel et qui, à ce titre, est au-dessus de toutes les autres, il s'éleva à des hauteurs sublimes et prit un rang consacré par le suffrage de Bossuet lui-même (0.

On comprendra sans peine qu'un tel sujet nous ait séduit, nous, fils du Carmel comme Jean de Saint-Samson, et que nous ayons formé le dessein de faire revivre la mémoire d'un homme connu seulement aujourd'hui, en dehors de l'ordre auquel il a appartenu, de quelques érudits pieux; d'un homme qui, de son temps, jouit d'une grande réputation de sainteté, et dont les écrits se firent lire par notre grand siècle.

Oui, écrire la vie d'un frère frappé d'une infirmité précoce, artiste, poète, saint par-dessus tout, et par sa sainteté l'une des principales colonnes d'une réforme célèbre, il y avait de quoi nous attirer : un tel travail ne pouvait être inutile dans ces temps de rénovation des ordres religieux, du Carmel en parti- culier; il ne pouvait manquer d'offrir des encouragements et des enseignements précieux. Nous avouons néanmoins que ce qui nous a surtout séduit dans la vie de Jean de Saint-Samson, c'est son cachet mystique, car c'est par surtout que cette figure est vraiment originale. Avons-nous eu tort, parce que le mysticisme est peu en faveur auprès d'un très grand nombre de chrétiens, de choisir un tel sujet? Nous ne le pensons pas et nous demandons la permission, avant d'entrer en matière, d'expUquer pourquoi cette vie, quoique marquée au coin d'un ascétisme austère et d'un mysticisme très élevé, s'adresse néan- moins à tous, aux personnes du monde comme à celles qui vivent dans les cloîtres, et contient pour tous des enseignements, des consolations et des encouragements qui ne sont ni au-dessus ni en dehors des conditions ordinaires de la vie.

(i) Bihliotheca carmclitana, à l'article Jean de Saint-Samson. Cet ouvrage, sorti de la plume du P. Côme de Villiers de Saint-Étienne, carme de la réforme à laquelle appartenait Jean de Saint-Samson , est plein d'érudition et de recherches : il nous a été d'un grand secours; aussi sera-t-il plusieurs fois cité par nous.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. m

Le mysticisme, entendu dans le sens catholique, a pour but de perfectionner l'homme par la pratique des vertus et d'établir entre Dieu et lui des rapports plus intimes et plus directs, se basant pour cela sur des principes ou immédiatement révélés ou du moins légitimement déduits de vérités appartenant à la foi. C'est donc une erreur grossière de ne voir en lui qu'un système sans valeur scientifique, dépourvu de méthode et de certitude, ou de le considérer simplement comme une pieuse exagération qu'il faut passer à certaines âmes plus exaltées qu'il ne convien- drait dans leurs sentiments religieux : rien ne lui manque de ce qui constitue une vraie science, ni un objet parfaitement distinct, ni des principes certains, éclairant les faits particuliers et servant à qualifier d'une manière sûre leur origine et leur nature.

Mais, si l'enseignement catholique seul fait du mysticisme une science, et si sa pratique n'aboutit à un résultat fécond pour le perfectionnement de l'individu que dans l'Église, con- sidéré comme expression d'une tendance de l'âme, d'un besoin d'union plus intime et plus directe avec le monde supérieur, il n'est plus circonscrit par la théologie pure : à ce point de vue, il rentre dans la catégorie de ces aspirations qui découlent de la constitution même de la nature humaine, dont on peut fausser la voie, contre laquelle l'individu peut réagir, mais qui persévèrent toujours à l'état de fait général.

Ainsi entendu, en effet, ses racines plongent dans le fond le plus intime de l'âme. Un auteur, qui n'a pas toujours parlé aussi juste, a dit avec raison : « Le mystère est l'essence de toute religion; il domine dans nos rapports avec l'Être invisible dont nous faisons notre père, notre maître, notre juge, l'or- donnateur de notre avenir comme celui de notre présent. Le mystère règne dans nos rapports avec la nature entière. Il est

1

IV Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

un mysticisme qui n'est que le respect des faits les plus incon- testables. Rien de plus légitime que ce mysticisme (0. » Si le mystère nous enveloppe, s'il est en nous, s'il est, pour ainsi dire, nous-mêmes, comment ne se retrouverait-il pas dans nos rapports avec l'infini? Et quand ces rapports s'efforcent de devenir plus intimes et plus directs, alors surtout, comment le mystère pourrait-il en être absent?

Ce n'est pas assez dire : non seulement l'âme ne s'étonne pas de rencontrer le mystère dans ses rapports avec la nature et avec l'Être infini, elle fait plus, elle l'aime, trouvant un charme à se perdre en lui et à entrer avec lui dans un monde inconnu. Elle aime à contempler l'Océan immense, parce que son regard s'y noie dans un gouffre sans fond, dans une étendue sans rivage; elle aime à considérer la voûte étoilée, parce que son imagination s'y promène dans des espaces sans limites; et la nuit, quand le ciel est bien sombre, elle aime à entendre le vent gémir et se plaindre dans la forêt, parce que cette plainte nocturne lui cause d'indéfinissables tristesses, des sentiments qui la remuent dans des profondeurs son œil même ne peut pénétrer. Otez à l'Océan son immensité, à l'espace son indéfini, à la forêt ses ténèbres et sa plainte sans nom terrestre, et aussitôt l'enchantement aura cessé, parce que le mystère aura disparu. Inutile de faire observer qu'on se tromperait si l'on ne voyait dans cet amour de l'âme humaine pour le mystère qu'un sentiment poétique qui ne s'appuie pas sur la raison, et avec lequel celle-ci n'a pas à compter. Quoique finies, nos facultés ont pourtant des aspirations infinies, et l'infini peut seul les contenter. Mais l'infini étant nécessairement un mystère pour tout autre que lui-même, il s'ensuit qu'en recherchant l'objet de leur félicité, nos facultés recherchent un mystère, se pas- sionnent pour un mystère; et ce mystère, seulement entrevu ici-bas, restera insondable, restera mystère même au ciel,

(i) M. Matter, Le Mysticisme en France an temps de Fénelon. Introduction.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samsm.

pourtant il sera contemplé face à face ; car, môma au ciel , Dieu ne sera ni vu ni aimé par un acte infini de nos facultés : or un acte infini peut seul embrasser une essence infinie.

Ni l'intelligence ni le cœur ne se trompent donc dans leur amour pour le mystère. L'intelligence le fixe avec respect, comme une énigme sainte; elle se sent attirée par lui et trouve en lui un ressort, un stimulant énergique, une source de sublimes éton- nements. Le cœur le poursuit, lui aussi, à sa manière. Il exige dans l'objet auquel il demande le bonheur, des perfections s'alliant au mystère, parce qu'il les exige infinies; et si cet objet est de lui-même imparfait, il charge l'imagination de suppléer à ses défauts natifs, il l'embellit d'attraits menteurs, et produit ainsi un mystère factice, lequel étant possédé, s'évanouit soudain et fait place à un irrésistible dégoût. Si l'intelligence, si le cœur, facultés finies, pouvaient se dire en possédant la vérité et l'amour: Je vois toute la vérité, je la vois sous toutes ses faces, dans toutes ses profondeurs ; je possède tout l'amour, il n'y en a pas un atome au-delà, rien ne serait comparable à la désillusion qui suivrait cette parole ; ce serait la fin de leur félicité , puisque , avec des aspirations irrésistibles vers l'infini, ils devraient re- noncer à le posséder : ce serait la négation même de la féficité.

Le mysticisme donc, parce qu'il jette l'âme dans un monde mystérieux, répond à une de ses aspirations les plus générales et les plus rationnelles.

Le mystère attire toujours l'âme; il l'attire surtout quand il se nomme l'invisible. L'invisible, c'est le mystère par excellence; ou plutôt c'est un monde de mystères l'âme humaine aime à se promener, conduite par de vagues et vacillantes lueurs. Elle se penche sur les abîmes du monde supérieur et du monde inférieur avec le frisson d'une sainte horreur. Il y a en elle des profondeurs mystérieuses les voies du ciel ont un lointain retentissement, et les voix de l'enfer aussi. Parfois elle écoute ces voix d'une oreille plus attentive; elle les entend s'éloigner ou se rapprocher avec des joies ou des terreurs indicibles; elle

VI Vie du V. F, Jean de Saint-Samson.

comprend enfîfi que, tout en appartenant au monde extérieur en tant que liée au corps, déjà néanmoins elle est citoyenne du monde invisible, grâce à sa nature spirituelle. Et voilà pourquoi partout et toujours l'invisible l'a attirée, pourquoi elle Ta interrogé avec passion, pourquoi elle s'est montrée désireuse d'apprendre quelque chose de ce monde voilé qui est bien plus sa patrie que cette terre froide et désenchantée. Dans ce désir inné en elle est cachée une force qui la retire du visible et l'emporte sur des ailes de feu dans le monde de la perfection, du divin. Mais hélas! mal compris et mal dirigé, ce désir de soulever des voiles mystérieux la jette aussi très souvent dans de folles et absurdes superstitions; il l'abaisse, la fait entrer dans le royaume du mal et la met en communication avec le monde infernal.

Explication philosophique du mysticisme et une de ses bases naturelles, lorsqu'on les considère dans ce qu'ils ont de plus général, l'amour de l'invisible et le désir d'apprendre quelque chose de lui, sont surtout cela quand ils se particularisent et deviennent exclusivement le sentiment religieux. L'homme, en tombant aux genoux du Dieu qu'il adore, en le priant, en se mettant en face de lui et en lui adressant la parole directement et sans intermédiaire, est bien près d'accompHr un acte mys- tique; et il l'accomplit très certainement, pour peu que le senti- ment religieux auquel il obéit prenne d'intensité. L'âme alors s'anéantit dans une adoration plus profonde; l'amour aspire à des rapports plus intimes avec la divinité ; la prière , en un mot, en devenant plus ardente, devient plus tendre et supporte plus impatiemment les voiles qui lui dérobent cet infini à qui elle s'adresse : elle est mystique. Le mysticisme, considéré toujours comme expression d'une aspiration de la nature humaine vers une union plus intime avec le monde invisible, et surtout avec la divinité, le mysticisme naît de la prière, est la prière elle-même, lorsque celle-ci s'enflamme et monte vers la divinité d'un vol plus rapide et plus direct.

Vie du V, F. Jean de Saint-Samson, vu

Nous appuyant sur ces considérations, dont la valeur ration- nelle est incontestable, nous sommes en droit d'affirmer qu'il y a dans toute âme une aspiration .mystique, comme il s*y trouve une aspiration religieuse et un secret besoin de pénétrer dans le monde de l'invisible. Nous ne voulons pas dire qu'il suffise d'être religieux pour être mystique : non assurément. On peut être sincèrement religieux, sans pour cela être mys- tique, ou, pour parler plus exactement, sans pratiquer le mysticisme; de même qu'on peut être très irréligieux, et s'adonner avec passion à certaines pratiques mystiques. Il s'agit ic; d'une aspiration, d'un sentiment inné, qui se développe plus ou moins, suivant les caractères et les milieux, qui peut même demeurer latent, mais dont l'existence au fond de l'âme est certaine. Est-il même un homme chez qui le sentiment mystique ne soit vivant et ne s'affirme par des actes répétés ? Au point de vue simplement naturel, ce sentiment n'est-il pas la source de nos jouissances les plus pures et les plus déUcates ? C'est surtout lui qui, en présence d'une nature belle, grande, silencieuse, jette notre âme dans un solennel recueillement et l'agrandit à la mesure du spectacle, sublime qu'elle contemple ; lui qui, nous l'avons remarqué, devant l'Océan, pendant que nous écoutons le bruit lointain des flots, nous rempHt d'immen- sité ou de mélancoliques rêveries; lui qui communique à certains chefs-d'œuvre de l'art je ne sais quel charme qui nous élève , nous rempUt d'extase et nous fait rêver l'idéale beauté (^).

(i) C'est ce sentiment mystique qui caractérise l'école ombrienne ; c'est lui qui fait le charnie de la Sainte Cécile de Raphaël , du beau tableau d'Ary SchefFer, représentant Sainte Monique et Saint Augustin, de V Immaculée Conception de Murillo, etc. M. Cousin, dans son livre Du Vrai , du Beau et du Bien, a écrit les lignes suivantes sur ce dernier tableau : « L'extase n'a point transfiguré ce visage agréable, mais sans noblesse et sans grandeur. L'aimable enfant qui est devant mes yeux n'a pas l'air de se douter du profond mystère qui s'accomplit en elle. Qu'a-t-elle donc qui frappe tant la foule , cette vierge si vantée? Elle est soutenue par des anges charmants, et elle a une jolie robe, d'une couleur éblouissante, qui fait le plus heureux effet du monde. » (Appendice sur Vart français.) Les jolis anges et la robe éblouissante sont bien secondaires dans le tableau. Ce qui frappe la foule , c'est ce reflet de pureté idéale que l'artiste , tout mystique dans

VIII Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

Faut-il parler plus particulièrement de la musique? Elle est par sa nature un art tout mystique : nous dirons pourquoi dans le cours de cet ouvrage. Qu'il nous suffise de remarquer ici que la musique est essentiellement le langage du cœur. Ce langage est confus à la vérité; il se borne à produire en nous des sentiments : tantôt il excite le courage , tantôt il plonge dans la mélancolie; s'il est vif et gai, il éveille la joie; s'il est profond et mystérieux, il plonge l'âme dans le sentiment de l'infini et la remplit d'émotion religieuse ; mais c'est précisément parce que ce langage est confus et se borne à transporter l'âme dans un monde idéal qu'il est mystique. Et comme ce langage est compris! Un philosophe de l'antiquité croyait que l'âme n'était qu'une harmonie : elle est en effet une harmonie; non pas une sorte de résultante harmonieuse du fonctionnement de notre merveilleux organisme, mais un instrument qui a sa réalité propre, un instrument dont les cordes vibrent par une sympathie instinctive quand une mélodie extérieure arrive jus- qu'à lui. Un chant suave comme l'amour, limpide comme un rayon de l'éternelle lumière, une musique empreinte de larmes et de mélancolique tristesse, il y a, dans toute âme qui les entend , une fibre qui tressaille , qui chante ou pleure à l'unisson avec l'instrument extérieur, et cette fibre est mystique.

II

Rien ne serait plus facile que de trouver la confirmation de ces considérations et de ces faits psychologiques dans l'histoire des religions et dans celle de la philosophie. Nous aurons tout

ce tableau , y a répandu ; c'est ce visage réellement transfiguré par l'extase , quoi qu'en dise l'illustre écrivain , qui ne croyait guère à l'extase ni à ses effets. Et pourtant , dans ce même livre Du Vrai, du Beau et du Bien, le mysticisme est si maltraité, on ne laisse pas de rencontrer des pages dont il serait facile de se faire un argument en sa faveur. Voir en particulier ce que l'auteur dit de la musique (9*^ leçon).

Vie du V. F. Jean de SainUSainson, ix

à l'heure Tocccasion de montrer combien est considérable la place que le mysticisme occupe dans le christianisme, dans ses origines, comme dans son magnifique développement à travers les siècles. Cette place est d'ailleurs si importante que nul ne peut l'ignorer. Quant aux fausses religions, les empreintes du mysticisme y sont aussi très faciles à découvrir. Et d'abord, dans toutes on trouve affirmée la tendance à se mettre en rapport direct avec le monde invisible; la magie et la théurgie y occupent une place fort considérable, si considérable que souvent elles envahissent le culte et semblent ne faire qu'un avec lui. C'est de ce besoin de se mettre en rapport avec l'invisible que naquirent les oracles, institutions toutes mys- tiques, soit par le but qui les inspirait, soit aussi par les rites qu'on y observait. Il suffira de rappeler Delphes et Cumes, la Pythie et les Sy billes.

Mais ce mysticisme inférieur n'est pas le seul qu'on rencontre dans l'histoire des fausses religions; on y trouve aussi la pratique plus noble de la contemplation. On sait qu'il existait une classe de druides appelés contemplatifs ou extatiques ; mais, à ce point de vue, les religions de l'Orient méritent une mention spéciale. Ici la philosophie et la théologie se fondent ensemble, s'unissent dans un même enseignement, et cet enseignement consiste à faire passer l'homme dans la divinité par une sorte de contemplation poussée jusqu'à l'anéantis- sement de la personnalité. La base du brahmanisme et du bouddhisme est une idée mystique. Ce bonheur qui ne s'obtient que par une contemplation perpétuelle, ce nirvana, cette absorption en Dieu, ou mieux dans le néant, qu'est-ce autre chose qu'une sorte de quiétisme mystique? Et, chose digne de remarque, les jeûnes, les abstinences, la prière font cortège à ce mysticisme, qui devient ainsi une parodie étrange du véritable.

Ainsi, le mysticisme est dans les fausses religions un fait que nous oserions presque appeler dominant : les mystères, la

X Vie du F^, F, Jean de Saint-Samson,

pratique générale de la magie, les oracles, les rites théurgiques en font foi. Dans quelques-unes même on rencontre un mysti- cisme moins grossier, sorte de contrefaçon du véritable; et nous venons de montrer la contemplation et l'extase dans les sombres forêts de la Gaule païenne et sous le ciel limpide de l'Inde.

Dans l'histoire de la philosophie, le mysticisme a encore laissé une empreinte profonde. On ne peut pas dire que la philosophie de Platon soit une philosophie mystique ; mais , comme il parle de la beauté, de la vérité, de l'amour de l'Être premier! Quelle profondeur! quel enthousiasme! quel vol de l'âme sur le sommet de l'intelligible pur! C'est à tort assuré- ment que certains écrivains ont affirmé que le mysticisme catholique avait cherché des inspirations dans la philosophie platonicienne. La vérité chrétienne a toutes les hauteurs et toutes les profondeurs; et, pour être ce qu'il a été, le mysti- cisme catholique n'a eu qu'à l'aimer et à l'approfondir avec enthousiasme. Toutefois, cette remarque de certains esprits prouve tout au moins que, d'après eux, il existe une certaine parenté entre la philosophie platonicienne et le mysticisme. Et, de fait, un mysticisme qui occupe une place importante dans l'histoire de la philosophie, et qui est, sans contredit, si l'on met de côté les travaux du mysticisme chrétien , ce que l'esprit humain a produit de plus savant dans cet ordre d'idées , a prétendu s'appuyer sur Platon, sur sa dialectique surtout. On devine que nous entendons parler du néoplatonisme.

Pour ne nommer que Plotin, principal représentant de cette école, quel esprit supérieur! et comme on se prend à regretter en le lisant que de si belles qualités, qu'un coup-d'œil si profond et si subtil aient été employés à poursuivre de savantes chimères, alors que la vérité chrétienne rayonnait déjà sur le monde entier , ouvrant à toutes les nobles ambitions de l'homme les plus sublimes perspectives! Armé de la dialectique de Platon, Plotin traverse l'échelle immense des êtres; il

Fie du V. F. Jean de Saint-Samson, xi

monte, monte toujours : du composé il va au simple; de l'individu il s'élève à son type éternel, à l'Idée, et il arrive ainsi à l'Être par excellence, au Bien parfait : terme l'ascension aurait s'arrêter, car il n'y a plus rien au-delà, mais que le trop subtil philosophe a voulu franchir.

Or, pendant que l'intelligence monte, Plotin veut que la volonté s'élève aussi par la pratique des vertus ; ces deux ascensions dans sa doctrine devant se faire en même temps et se prêter un mutuel secours, ou plutôt constituant au fond un même mouvement ascensionnel embrassant tout l'homme. D'après lui, l'homme doit passer par les vertus civiles, par les vertus purificatives , par les vertus de V homme purifié, et arriver enfin aux vertus exemplaires. En suivant cet itinéraire, l'âme se purifie; purifiée, elle se tourne vers Dieu; tournée vers Dieu, convertie à Dieu, elle voit les idées des objets intelligibles qu'elle a en elle-même s'illuminer, tandis qu'elle se dégage de plus en plus du corps et qu'elle en réprime les passions (^).

Au-delà de l'Être premier, avons-nous dit, il n'y a plus rien, et il aurait fallu s'arrêter là. Malheureusement Plotin ne comprit pas qu'il était temps de s'arrêter; il voulut diviser encore, simplifier encore, dépasser toute composition, quelle qu'elle fût; or, comme, par un acte de raison, l'être peut se distinguer de l'un, c'est l'un qu'il se mit à poursuivre, plaçant en lui le terme dernier de l'ascension, le repos final de l'âme. Mais comment atteindra-t-il ce quelque chose d'abstrait, sans personnalité? comment saisira-t-il l'insaisissable ? par l'extase ! Par l'extase , il se mettra en communication avec l'unité absolue, c'est-à-dire avec le néant; car l'unité ainsi considérée n'a pas de réalité, et il ne saurait y avoir ni pensée, ni sentiment, ni conscience dans l'étreinte d'une ombre. C'est le gouffre du panthéisme mystique.

(i) Voir M. Bouillct, Traduction des Ennéades ; M. Cousin, Du Vrai, du Beau et du Bien.

xn Fie du V. F, Jean de Saint-Samson.

Cette étrange erreur n'a pas séduit que Plotin; elle reparaît de temps en temps dans la suite des âges, et certes, ce n'est pas toujours dans des intelligences ordinaires qu'elle se montre. Au IX^ siècle, ne trouve-t-on pas dans Scot (Erigène) un disciple du néoplatonisme et du panthéisme ? Au XIV*' siècle , Eckart (Henri) ne dit-il pas que les êtres sont des ombres, ne tombe-t-il pas, lui aussi, dans le panthéisme idéaliste? Au XVTI^ siècle, le quiétisme, sans même excepter celui de Fénelon, laisse-t-il la personnalité humaine vraiment vivante devant l'Être infini ? Nos temps enfin, avec leurs systèmes panthéistes, n'ont-ils pas renouvelé, sous des formes plus ou moins variées, les doctes absurdités de l'école néoplatonicienne ? Oui , dans l'histoire de la philosophie, comme dans celle des reUgions, on rencontre à chaque pas le mysticisme : il serait facile d'en multiplier les preuves, surtout si nous descendions dans des régions moins élevées; si, après avoir déjà parlé des mystères et des rites du paganisme, nous voulions parler des grossières aberrations de l'esprit humain en pleine lumière de l'Évangile , depuis les gnos- tiq-ues avec leurs rêves impurs, jusqu'à nos spirites avec leurs sacrilèges évocations.

Donc, puisque le mysticisme tient à notre nature, sort de notre nature, puisqu'il est un fait général dont il est facile de suivre les traces dans les diff'érentes branches de l'histoire de l'esprit humain, nous serions déjà en droit de dire au lecteur : Nous avons à vous raconter des choses qui tiennent à la mysti- cité; ne craignez pas l'ennui, ne craignez pas de perdre votre temps; recueillez-vous seulement, et, en Hsant ces pages, laissez parler votre nature , écoutez ce qu'elle vous dira.

III

Mais notre livre s'adresse à des chrétiens, et notre argument devient pour eux en particuUer plus pressant et plus concluant,

Fie du V, F. Jean de Saint-Samson. xiii

car il s'y joint des raisons spéciales, dont ils ne sauraient contester la vérité sans porter atteinte à l'intégrité de l'esprit de l'Évangile dans leur cœur.

Ce qui fait vivre une erreur et la rend dangereuse pour les âmes, c'est qu'elle porte d'ordinaire avec elle une part de vérité : elle s'évanouirait d'elle-même , elle tomberait à terre comme un édifice construit sur le sable , si elle n'était qu'une pure négation de la vérité. Tous les faux mysticismes sur lesquels nous venons de jeter un coup d'œil rapide ont eu des adhérents, parce qu'ils prétendaient répondre à un besoin qui , Jui , est vrai , légitime , lorsqu'il est bien compris; quelques-uns même, en fixant le but à poursuivre et les moyens à employer, ont eu quelques rayons de lumière, nous l'avons vu, au milieu d'un amas de faussetés. Mais seul le christianisme, qui répond toujours aux nobles besoins de la nature humaine, qui les satisfait en l'éle- vant elle-même jusqu'aux hauteurs divines, a enseigné le vrai mysticisme et en a fixé les règles d'une façon sûre, rationnelle.

S'unir à Dieu et se transformer en lui, non seulement par la grâce, mais par des communications d'ami à ami, par des rap- ports d'intimité, voilà le but; pratiquer les vertus de l'Évangile, non seulement comme les pratique le commun des chrétiens, mais à un degré éminent, en imposant à l'âme et au corps une sévère discipline, voilà les moyens : la doctrine catholique sur le mysticisme est, dans son essence, contenue dans ces deux mots. Cette doctrine définit donc ce qui est vague; elle donne un nom précis aux choses obscures et montre distinctement à l'âme le but vont ses instincts; elle lui dit : ce désir qui t'emporte vers l'invisible, vers un bonheur placé en dehors des bornes terrestres, c'est le désir du souverain Bien, de Dieu; et ce Dieu que tu aspires à posséder, tu es appelée à le voir un jour face à face dans l'acte de l'union la plus intime que tu puisses rêver. Elle lui dit encore : si la grâce te pousse à com- mencer dans l'exil la vie de l'éternité, si la voix de la nature et la voix du ciel s'unissent pour t'entraîner vers le sein de

XIV Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

Dieu afin d'y savourer des joies inconnues, sache-le, c'est le mouvement mystique; par ce mouvement, tu poursuis un avant-goût, une sorte d'essai de l'acte mystique par excellence, de l'acte qui sera ta félicité suprême après la mort, de l'éternel baiser de l'Époux.

Que penser maintenant de ces chrétiens qui traitent le mys- ticisme de rêverie, et qui croient avoir répondu à tout avec les mots d'exaltation pieuse, d'exagération maladive, de folie même ! « L'action ! l'action ! s'écrient-ils , trêve à ces inutiles désirs d'empiéter sur les droits de l'éternité et de lui dérober un avant-goût de ses joies ! C'est ici le lieu de la lutte et du travail , et non d'une oisiveté contemplative ; descendons sur le champ de bataille de la vie extérieure, de la vie des œuvres : travailler et suivre les commandements de Dieu et de l'Église, tout est là! »

Ainsi parlent certains catholiques. Prétendent-ils condamner la contemplation? Ils s'inscrivent donc en faux contre le Sau- veur lui-même , qui disait à Marthe en parlant de Marie plongée dans la contemplation de ses divines perfections : « Elle a choisi la meilleure part(^). » Ils prêchent l'action, comme s'il n'y avait pas vocation et vocation, et comme si, d'ailleurs, il existait une incompatibilité radicale entre l'action et la contemplation. Qu'ils affirment la nécessité d'un appel spécial de Dieu chez celui qui prétend embrasser la vie contemplative, rien de mieux; nous l'affirmons aussi : la pente mystique est dans l'âme humaine; mais cela ne veut pas dire que cette pente soit également prononcée chez tous; cela surtout n'exclut pas la nécessité d'une vocation particulière du ciel. Mais de quel droit proclamerait-on incompatibles la contemplation et l'action? Un arbre a-t-il un tronc vigoureux, est-il couvert d'un épais feuillage, s'élève-t-il bien haut dans les airs, vous dites : ses racines sont nombreuses et profondes dans les entrailles de la

(i) Luc, chap. s, V. 42.

Fie du V. F. Jean de Sainl-Samsm. xv

terre. Eh bien, quand vous voyez un apôtre à la parole puis- sante, aux œuvres fécondes, aux vertus et aux exemples héroïques, dites aussi que les racines de son âme, nombreuses et profondes, vont chercher le suc qui les nourrit jusque dans le sein de la divinité; dites que c'est une âme de prière et de contemplation. Saint Augustin fut un grand mystique : ses Confessions et ses Soliloques sont pour l'attester; qui cependant lutta plus que lui ? qui fut plus homme d'action ? Saint Bernard , le moine si ami de la solitude, fut un sublime contemplatif : qui cependant fut plus mêlé à son siècle par une action mili- tante et dirigeante tout à la fois ! Dans des temps plus modernes , saint François de Sales, le suave auteur du Traité de l'amour de Dieu, fut, lui aussi, un mystique et un maître sublime dans ce qui touche aux voies spirituelles; et pourtant, qui fut plus apôtre que lui? Quel homme prêcha plus éloquemment que lui par les oeuvres et la parole ?

Que dire encore de la façon sommaire dont les chrétiens que nous réfutons condamnent extases et ravissements, toutes les grâces de choix que Dieu prodigue souvent au mystique, traitant ces choses de rêveries, de folles imaginations, parce qu'elles sortent des limites de l'expérience extérieure, du visible, de la nature enfin?

L'incrédule qui raisonne ainsi est logique avec lui-même : le chrétien, le catholique commet une inconséquence flagrante. Les phénomènes surnaturels du mysticisme vous étonnent, et vous les repoussez, ô cathoUque à la foi incomplète! Mais, prenez-y garde, vous vivez, pourtant dans le surnaturel, et rien ne devrait moins vous étonner que lui. Le mystique parle de vision, de connaissances surnaturelles : il vous fait sourire! Cependant la foi est, elle aussi, une connaissance surnaturelle, et vous l'admettez. Le mystique parle d'extases, de ravisse- ments, d'ardeurs séraphiques jetant l'âme hors d'elle-même : vous haussez les épaules! Cependant la charité est, elle aussi, une vertu surnaturelle, et vous la considérez comme la reine

XVI Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

des vertus. Le mystique enfin parle de dons particuliers, d'épanchement de la divinité , de communications qui sont comme un commencement du ciel sur la terre : vous vous inscrivez en faux! Cependant les dons du Saint-Esprit sont, eux aussi, surnaturellement infus dans l'âme, et vous y croyez, et qui vous assurerait que vous en avez reçu une riche effusion vous rendrait heureux. Soyez donc conséquent avec vous- même; le surnaturel n'est pas plus inadmissible dans ce que vous niez que dans ce que vous admettez, et même, si vous prenez la peine d'aller un peu plus au fond des choses, vous trouverez que ce que vous niez naît de ce que vous admettez, que le mysticisme est l'épanouissement logique en même temps que poétique de vérités auxquelles vous adhérez, une floraison ravissante du grand arbre sous lequel vous prétendez vous abriter.

Le mysticisme, en effet, est inséparable de notre religion; il a marqué sa forte empreinte dans les livres saints, dans les dogmes, dans le culte et dans l'histoire de la sainteté.

Il converse avec Adam au Paradis terrestre et le plonge dans ce sommeil extatique pendant lequel est créée la première femme, image de l'EgUse sortant du côté entr'ouvert du nouvel Adam. Il visite les tentes d'Abraham sous la figure de trois hommes mystérieux, y reçoit l'hospitaHté et s'assied à la table du patriarche; il est cette échelle Jacob endormi voit les anges monter et descendre, et au sommet de laquelle Dieu se penche et fait entendre les paroles de sa miséricorde et de son amour; par la bouche de Job il exhale les plaintes du plus affreux des délaissements; par celle de David il exalte en hymnes magnifiques le Dieu de Sion, après s'être embrasé dans le feu de la méditation; il se compare au passereau solitaire, il soupire sur la longueur de son exil et demande les ailes de la colombe pour s'envoler vers la patrie de l'amour; par celle de Salomon il prononce ce terrible vanitas vanitatum qui peuplera les solitudes et les cloîtres, et entonne ce divin épithalame, ce

Vie du V, Jean de. Sainl-Samson. xvii

cantique de ramoiir, pur comme un rayon de rétcrnelle sagesse, tendre comme le baiser même de l'éternelle Vérité. Qu'il est grandiose, qu'il est sublime dans les visions des prophètes ! Qu'il est calme et doux dans les fils des prophètes s'unissant sur le Carmel, avant la loi de grâce, pour inaugurer la vie de prière et de contemplation! Qu'il est ravissant assis, à Béthanie, aux pieds de Jésus dans la personne de Madeleine, et, la veille du jour de l'immolation suprême, penché sur le cœur du Maître, dans la personne du disciple bien-aimé! Que son vol est audacieux dans saint Paul s'élevant jusqu'au troisième ciel et y apprenant des mystères qu'aucune langue humaine ne saurait révéler! Enfin, qu'il se résume admirable- ment dans tout ce qu'il peut avoir de terrible, de radieux, d'enivrant, dans la grande révélation de Pathmos! Comme les dernières' pages répondent admirablement au chant d'amour de Salomon ! Ces noces éternelles , ces vierges qui suivent l'Agneau partout il va, ce ciel nouveau et cette terre nouvelle, ce sanctus, cet alléluia éternel, ah! c'est vraiment le Cantique des Cantiques, le chant de la félicité sans fin, et ce chant est tout mystique !

Quant au dogme et au culte, nous ne parlerons, pour abréger, que de l'Eucharistie. Sacrement, elle est le type même de l'union mystique, elle est la manducation de Dieu, c'est-à- dire l'union avec lui par un acte qui signifie transformation, assimilation, identification. Sacrifice, elle est « un sacrifice spirituel et digne de la nouvelle alliance , la victime présente n'est aperçue que par la foi, le glaive est la parole qui sépare mystiquement le corps et le sang, ce sang, par con- séquent, n'est répandu qu'en mystère, la mort n'intervient que par représentation; sacrifice néanmoins très véritable en ce que Jésus-Christ y est véritablement contenu et présenté à Dieu sous cette figure de mort (^). » Objet principal du culte

(i) Bossuet, Exposition de la doctrine de l'Église catholique, § 13.

3

XVIII Fie du V. F. Jean de Saint-Samson,

catholique , elle fait converger vers elle tout ce qu'il y a de plus exquis dans la création, tout ce qui représente le mieux les élans de l'amour et les ardeurs de la prière : l'encens, les fleurs, les chants, l'harmonie et les chefs-d'œuvre de l'archi- tecture , de cette architecture gothique en particulier , si mystique avec ses vitraux et ses nefs mystérieuses peuplées de saints et de saintes.

Enfin, quant à l'histoire de l'Église, depuis les temps Madeleine fuyait dans' la solitude pour y continuer la vie de Béthanie, y vivre avec les anges et s'y nourrir de ses ineffables souvenirs, jusqu'à nos jours, l'humble vierge va, sous nos yeux, se consumer comme la lampe du sanctuaire dans le silence du cloître, le mysticisme s'y rencontre à chaque pas. Il existe une union intime entre la sainteté et le mysticisme, et l'on pourrait presque dire que faire l'histoire de celui-ci dans ses représentants choisis, c'est faire l'histoire de celle-là. Non assurément qu'on ne puisse monter à un haut degré de per- fection sans recevoir la grâce toute gratuite d'être élevé à la contemplation surnaturelle et aux faveurs qui l'accompagnent d'ordinaire; néanmoins, l'histoire de la sainteté en main, il est permis d'affirmer que, généralement parlant, le saint qui a longtemps pratiqué les vertus jusqu'à l'héroïsme, le saint jugé digne par l'ÉgUse d'être mis sur les autels, n'a pas été étranger au mysticisme et que l'on trouve toujours dans sa vie des faits appartenant à la mystique, des illuminations soudaines, des communications de choix, des mouvements d'intime et fami- lière union avec Dieu. Et, chose qui mérite d'être notée avec soin, si l'Eglise ne se prononce guère sur les faits particuliers, il n'en est pas moins vrai qu'en offrant un culte pubUc à des âmes dont l'histoire est pleine de phénomènes mystiques, elle donne clairement à entendre que, dans sa pensée, ce côté de leur vie n'a pas été une illusion, une tromperie de la nature ou de l'enfer.

Non, on ne peut pas se dire véritablement catholique, et

Vie du V. F. Jean de Sainl-Samson. . xix

traiter le mysticisme, tel que l'Église l'entend, de rûverie, de simple exaltation d'une piété mal dirigée et mal contenue.

Tel est le mysticisme, répondant à un besoin de la nature, élevant les âmes, les unissant à Dieu quand il est pratiqué suivant les règles établies par la doctrine catholique, les disci- plinant enfiij par de fortes et sévères vertus.

Comment donc pourrait-on craindre de faire une lecture ou inutile ou du moins peu intéressante parce qu'il s'agirait de la vie d'un grand contemplatif, remplie par conséquent de faits mystiques et surnaturels ? Ah ! les âmes n'avaient pas de ces craintes si peu chrétiennes dans notre grand siècle! On savait encore dans ces temps de foi se séparer par moments des bruits du monde, rentrer au fond de soi-même, se recueillir et écouter les voix intimes de l'âme; et, pour mieux entendre ces voix, pour mieux comprendre leur langage mélodieux ou terrible, encourageant ou accusateur, on savait interroger la vie d'un de ces hommes privilégiés habitués à vivre avec eux- mêmes et avec le ciel; on lui demandait de servir de guide et d'interprète pendant qu'on allait, comme lui, interroger l'âme et l'éternité , et l'on sortait de ces heures de méditation plus fort pour la vie active, plus courageux contre l'adversité, plus ami des âmes, en un mot, plus homme et plus chrétien. Qiie ne sait-on aujourd'hui imiter davantage de tels exemples ! Que ne comprend-on mieux que le moyen de rendre fécondes les années du temps, c'est de méditer souvent les années éternelles! Combien les appas du luxe et des plaisirs, les bruits gigan- tesques sortis des usines d'une industrie uniquement préoccupée d'intérêts terrestres, les sophismes d'une fausse et turbulente science, les clameurs des impies et des affamés de richesses, laisseraient les âmes chrétiennes plus calmes , et combien elles seraient plus fortes dans la lutte effroyable engagée de nos jours entre le bien et le mal! Oui, oui, recherchons la compagnie de- ces âmes qui ont passé sur la terre en vivant dans le ciel , apprenons d'elles comment on enchaîne les mauvais instincts

XX Vie du V. F. Jean de Saînt-Samson.

de la nature, comment on monte à Dieu par l'échelle des vertus héroïquement pratiquées, comment on arrive à se posséder soi- même dans la paix et dans la lumière divine, et nous apporte- rons dans les luttes de la vie l'énergie qui peut ne pas empêcher toute chute , mais qui du moins met à l'abri des découragements et des lâches compHcités, cette plaie des temps actuels.

Finissons en indiquant les sources nous avons puisé pour écrire cette vie.

IV

Il n*existait, peut-on dire, jusqu'à ce jour qu'une Vie de Jean, de Saint-Samson, carme réformé de la province de Touraine : elle fut publiée en 165 1 par le P. Donatien de Saint-Nicolas, religieux de la même réforme et de la même province (i). Cette vie, dont le style est d'ailleurs vieilli, nous a paru incom- plète, même au point de vue des faits intérieurs et mystiques, et c'est' ce qui nous a déterminé à en écrire une nouvelle. Le P. Mathurin de Sainte-Anne publia aussi une vie du pieux aveugle en 1656; mais il ne fit que reproduire en latin l'ouvrage du P. Donatien (2). De même, les chroniques de l'ordre, que nous avons toutes lues, et les histoires particulières des saints de Bretagne, ne font guère, elles aussi, que reproduire en l'abrégeant l'ouvrage du P. Donatien : dom Lobineau, en parti- culier, dans les pages qu'il a consacrées au vénérable contem-

(i) La Vie, les Maximes et partie des Œuvres du très excellent contemplatif, le V. F. Jean de S. Samson, aveugle dès le berceau et religieux laïc de l'ordre des Carmes réformés, par le P. Donatien de S. Nicolas, religieux du mesme ordre. Cet ouvrage eut deux éditions ; la seconde parut à Paris, en 1656, chez Denys Thierry.

(2) Vita , Theoremata et opuscula insignis mystce V. F. Joannis a S. Samsone , cœci ab incunabulis, laïci ordinis Carmelitarum reformatorum provincial turonensis, per R. P. Mathurinum à S. Anna, ejusdem provincise alumnum. Lyon, chez Antoine Hugeutan et Marc-Antoine Ravaud. Un abrégé de cet ouvrage a été inséré en italien dans VAnno memoriale des Carmes, du P. Joseph-Marie Fornari. Milan, 1690.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. xxi

platif, n'a pas fait autre chose. Mais si les travaux publiés jusqu'à ce jour ne nous permettaient pas d'ajouter au récit du P. Donatien et de le contrôler en ce qui touche au côté exté- rieur de la vie de Jean de Saint-Samson, il n'en a pas été ainsi des travaux inédits. Les archives départementales d'IUe-et-Vilaine sont riches en documents concernant le pieux aveugle : on y trouve, non seulement des chroniques fort intéressantes sur un grand nombre de couvents de la province de Touraine, et sur la réforme qui prit naissance dans cette province et dans laquelle il joua le rôle qu'on verra, mais encore une partie de ses œuvres manuscrites et un précieux volume sur sa vie (0.

Cette vie manuscrite est sans nom d'auteur, mais l'ouvrage est sûrement du P. Joseph de Jésus, du couvent des grands Carmes de Rennes C^). Ce pieux religieux avait vécu dans l'inti- mité de Jean de Saint-Samson, qu'il assista au lit de mort; il dit quelque part qu'il avait passé près de lui les huit dernières années qui précédèrent cette sainte mort; nul, par conséquent, ne pouvait parler de lui avec une autorité plus incontestable. Toutefois, son travail n'est pas une vie complète, c'est plutôt un ensemble de notes détaillées : ce n'est pas un ouvrage achevé, c'est une mine les richesses abondent; car il ne s'est pas contenté de raconter à son point de vue les merveilles dont souvent il avait été l'heureux témoin, il a encore pris soin d'in- sérer dans son récit des documents authentiques du plus haut intérêt, tels que : extrait de l'acte de baptême, lettres et dépo-

(i) Nous nous sommes livré à de longues recherches dans plusieurs villes de France, nous espérions découvrir des documents utiles pour notre travail ; mais ce n'est guère qu'à Rennes que nos recherches ont été couronnées de succès. La bibliothèque de la ville de Tours possède un manuscrit contenant les lettres de Jean de Saint-Samson ; les œuvres complètes, en deux volumes, édition fort rare, se trouvent à Avignon et à Dijon; quant à la ville de Sens, patrie de notre aveugle, elle ne se souvient plus de lui, et nous avons en vain interrogé ses archives et ses bibliothèques.

(2) Archives départementales d'IUe-et- Vilaine ; fonds des Grands Carmes, i8. Qu'il nous soit permis d'offrir ici l'expression de notre reconnaissance à M- Quesnet, le savant archiviste du département d'Ille-ct- Vilaine, pour la bienveillance parfaite avec laquelle il nous a prêté le secours de ses lumières et facilité les recherches.

XXII Vie du V. F. Jean de Saint-Samson,

sitions sur la vie du saint aveugle et sur les grâces obtenues par son intercession après sa mort, panégyriques, etc. (^). Ces matériaux demandaient à être mis en œuvre, et c'est ce que nous avons fait, répondant ainsi à un désir exprimé par le P. Joseph de Jésus dans son manuscrit.

Voici , en effet , comment il parle à la page 191: « Le R. P. Donatien de Saint-Nicolas a fait une vie qu'il a composée de mon saint frère Jean de Saint-Samson, laquelle est fort bien faite et a été bien reçue et estimée. Mais il a omis beaucoup de choses , et très belles , lesquelles se trouveront en ce présent livre, desquelles on la peut beaucoup amplifier, et en faire une autre beaucoup plus ample et dans le même esprit, d'autant qu'il a peu traité toutes les choses qui sont dans ledit livre. C'est pourquoi il s'en peut faire une autre toute différente de la sienne, et qui serait très belle et bien reçue. La vie de sainte Thérèse a été composée par quatre ou cinq auteurs, lesquels ont tous bien rencontré et ont été bien chéris et estimés de tous, tant en général qu'en particulier. Je crois qu'il en serait ainsi, si on s'employait tout de bon et sérieusement à en faire une plus ample et sans rien omettre de ce qui peut édifier, pour la plus grande gloire de Dieu. » Or, c'est ce désir du P. Joseph que nous avons essayé de réaliser : de son travail et de celui du P. Donatien nous avons tenté de faire un seul

(i) Le portrait que nous reproduisons en tète de notre livre est tiré aussi du volume du P. Joseph de Jésus. Voici comment il parle des portraits de Jean de Saint-Samson : « J'ai sur le haut de notre couche son grand portrait , lequel est au vrai naturel , sur lequel ont été tirés un bon nombre de petits ; mais il y en a céans d'autres grands et petits , dont il a été dispersé ailleurs , lesquels ne lui ressemblent point du tout : il y en a même qui le font borgne et non pas aveugle. Les Pères Carmes de Flandre en ont fait tirer plusieurs tailles-douces et d'enluminés qui ne lui ressemblent point , ayant été tirés sur ces mauvais portraits sur plaques de cuivre. Mais j'en ai envoyé une au vrai naturel au R. P. Séraphin , Flammand , lequel en a fait tirer de parfaitement belles et bien au naturel , dont il m'en a envoyé deux douzaines. C'est la plus petite des trois qui sont au commencement de ce livre. » (Page 159). Un seul de ces trois portraits se trouve actuellement au com.mencement de son manuscrit; c'est lui que nous avons préféré à tout autre , certain que nous ne pouvions mieux faire que de conformer notre choix à celui d'une amitié aussi tendre que sainte.

Vie du V. F. Jean de Sâint-Samson. xxiii

tout, une vie unique, ne laissant dans l'ombre aucun point important.

Telles sont les sources qui nous ont servi à composer notre récit touchant les faits qui appartiennent plus particulièrement au côté extérieur de la vie du pieux aveugle. Quant à sa vie mystique, quant aux caractères de sa contemplation, et l'on sait que c'est le côté principal, le côté qui nous a séduit, nous avions ses œuvres, et c'est surtout à cette source précieuse entre toutes que nous avons puisé. Ici le vénérable contemplatif écrira lui-même son histoire; et cela est d'autant plus vrai, que plu- sieurs de ses traités mystiques, et non pas des moins importants, furent composés pour lui-même, pour sa propre utiUté. Il s'y laisse donc voir avec une simpHcité et une fidélité parfaite. Cette remarque devra nous absoudre auprès du lecteur, s'il lui arrive de trouver nos citations ou trop longues ou trop fréquentes (0.

Enfin, nous n'avons pas imité le laconisme du P. Donatien sur bien des points qui se rattachent à la vie de Jean de Saint- Samson, quoique moins directement que ceux dont il vient d'être question : tels sont, par exemple, les événements qui se

(i) Certains traités mystiques de Jean de Saint-Samson ont eu des éditions séparées , quelques-uns même ont été traduits en différentes langues. Le P. Donatien a tout réuni , avec les lettres et les poésies, dans la grande édition en deux volumes in-folio, publiée à Rennes.

C'est d'après cette édition, qui est la plus soignée, qu'auront lieu généralement nos citations ; nous nous servirons aussi des extraits publiés sous le titre de Maximes par le P. Donatien. ^Nous avertissons le lecteur que nous avons cru, en présence d'une ortho- graphe capricieuse et sans intérêt au point de vue de la langue , pouvoir faire nos citations suivant l'orthographe actuelle. Nous avons cru pouvoir aussi , à cause de l'absence du contexte et de l'obscurité inhérente aux sujets traités , transposer certains mots et même en changer quelques-uns qui eussent été absolument inintelligibles pour certains lecteurs. Il nous a semblé que tout scrupule sur ce point devait tomber devant la nécessité d'être clair. Nous verrons plus loin que le P. Donatien, le premier, en publiant les œuvres de Jean de Saint-Samson, s'est permis quelques petites retouches : le P. Joseph l'en blâme en termes adoucis, et peut-être a-t-il raison ; malgré cela, nous pensons, pour le motif ci-dessus indiqué, ne pas avoir eu tort en imitant le P. Donatien et en tâchant de rendre plus clair encore , dans certains endroits , le texte qu'il nous a laisse.

XXIV Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

rapportent à l'établissement de la réforme inaugurée à Rennes. Tous les faits intéressant le Carmel, édifiants pour les âmes, et se rattachant d'ailleurs à la vie de notre héros, fious n'avons pas hésité à les mettre dans un jour suffisant. Pour ces points secondaires, les sources seront indiquées au fur et à mesure qu'ils seront traités. Nous dirons aussi en son lieu notre pensée sur les Maximes, que nous publions non seulement pour édifier et mieux révéler le genre de piété du saint aveugle, mais aussi pour nous appuyer sur elles comme sur notre principale pièce justificative.

Il nous reste plus qu'à commencer. Nous ne le faisons pas sans frayeur, car notre insuffisance est grande, et nous avons à entretenir le lecteur des matières les plus hautes et les plus cachées qui se puissent rencontrer dans l'histoire d'une âme. Nous aurions besoin, dirons-nous avec le P. Joseph, de l'amour d'un séraphin pour traiter un sujet si sublime; aussi, élevant comme lui nos regards vers le ciel et faisant nôtre la prière par laquelle il entre en matière, nous disons à la divine Sagesse : « Ad te pulso, o Sapientia, qu3e aperis os mutorum, et linguas infantium facis disertas; da mihi vocem laudis, ut enarrem universa mirabiUa quas servo tuo fecisti. » Je vous implore, ô Sagesse qui donnez la parole aux muets et rendez éloquente la langue des enfants! Donnez-moi la science de la louange, et faites que je raconte dignement les merveilles que vous avez opérées dans votre serviteur.

CHAPITRE pr

aUELaUES MOTS SUR LE PROTESTANTISME. PARENTS DU V. F. JEAN DE SAINT-SAMSON. SA NAISSANCE. IL DEVIENT AVEUGLE. IL PERD SON PÈRE ET SA MÈRE. SON HABILETÉ DANS L'ART DE LA MUSIQUE. SES PREMIERS PAS DANS LA VIE MYSTIQUE. SON DÉPART POUR PARIS.

I57I-I597.

ES esprits droits et véritablement religieux qui réfléchis- sent à ce qu'était l'Europe quand le protestantisme y fit son apparition , sont pris d'un immense regret , et ce regret se traduit bientôt par l'acte d'accusation le plus grave et le mieux motivé contre la nouvelle hérésie. C'est que le protestantisme, comme on l'a bien des fois remarqué, ne fut pas seulement un grand crime envers Dieu ; il fut aussi un attentat contre la société, en général, dont il arrêta la marche vers des destinées de grandeur et de félicité peut-être à jamais compromises. Il faut être bien superficiel dans ses jugements, il faut professer contre le catholicisme une haine bien aveugle, pour oser encore appeler un progrès de l'esprit humain ce qui a plongé la société dans les douloureux abaissements on la voit se débattre de nos jours. Les faits sont là, évidents, palpables;

2* Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

et les sophismes de l'orgueil et les accusations injustes de l'ignorance ne pourront rien contre leur sombre éloquence.

Qiiel était l'état de l'Europe au commencement de ce XVP siècle, prédestiné à devenir l'un des plus funestes de son histoire ? Un souffle puissant s'était levé sur les âmes; les grandes découvertes appelées à transformer le monde moderne étaient faites; la litté- rature et les arts, un peu trop païens, si l'on veut, rayonnaient du plus vif éclat; les esprits étaient pleins de nobles pressentiments et de ce vif désir de connaître qui enfante les merveilles dans le domaine intellectuel, quand il n'essaye pas d'échapper à la règle supérieure de la foi.

Sans doute, une réforme était nécessaire dans l'ÉgUse; il y avait des abus à corriger : en passant à travers les siècles, ce qu'il y a en elle d'humain et de périssable s'était chargé de la rouille des temps. C'était un phénomène malheureux, mais, après tout, naturel, dans une certaine mesure; car si les éléments divins de l'Église sont indéfectibles, à l'abri des vicissitudes, ses .éléments humains ne sauraient complètement échapper à l'action des milieux au sein desquels ils fonctionnent. L'Église savait qu'une réforme était nécessaire : les meilleurs esprits et les plus soumis le proclamaient dans son sein; et cette réforme, elle la voulait avec une énergie et une sincérité que le concile de Trente fit assez éclater quelques- années après le cri de révolte de Luther. Tout donc semblait annoncer pour la société religieuse et politique une ère de prospérité, de paix féconde, peut-être sans égale dans les siècles passés.

C'est à cette heure solennelle que Luther parut , et soudain l'édifice de l'Europe unie et chrétienne tomba en poussière ! L'ère de gloire et de paix dont les espérances étaient dans l'air se changea en une ère de basses hypocrisies, de meurtres, de guerres abominables; les esprits perdirent leur route; la société tomba dans un chaos qui certes n'est pas près de se débrouiller. Sans doute, le protestantisme n'a pas empêché la France d'avoir son grand siècle. Mais la France, après avoir tout

Fie du V, F. Jean de Saint-Samson. 3

»

d*abord montré de la faiblesse, était finalement sortie victorieuse de sa lutte contre la redoutable hérésie ; et non pas sans mérite , car la doctrine du libre examen, de l'indépendance de la raison, n'était que trop faite pour flatter en elle des défauts bien connus et qui tiennent au génie même de la race. Elle avait triomphé, disons-nous; malheureusement, elle avait reçu, dans la lutte, des blessures graves; un levain de révolte était demeuré dans son sein, et le jansénisme ainsi que le galHcanisme, nés de l'hérésie de Luther, se chargèrent bientôt de le prouver. Ah ! combien le XVIP siècle eût été plus grand, combien sa gloire eût été plus pure, si ces deux erreurs, dont la parenté avec le protestantisme n'est que trop évidente, n'eussent jeté des ombres sur des noms demeurés illustres malgré tout !

Ces considérations plongent dans une inexprimable tristesse l'âme chrétienne, l'âme jalouse de la gloire de son Dieu; et pourtant, elle finit par en faire jaiUir une consolation quand elle descend au fond même des choses. On se dit qu'après tout Dieu ne permet le mal que parce qu'il est assez puissant pour en faire sortir le bien; que si la paix a ses avantages, la guerre a les siens aussi, trempant fortement les âmes, les poussant à l'héroïsme et les empêchant de tomber dans cette tiédeur néfaste, compagne trop habituelle de la paix, des jouissances d'un repos prolongé; enfin, on se représente tant d'événements dont l'histoire est remplie , malheureux , à première vue , et qui ont tourné à bien par la force toute-puissante du bras de Dieu; et l'on se demande alors si la terrible catastrophe du XVI"^ siècle n'a pas été l'effet d'un décret de la Providence, sévère, sans doute, mais non moins miséricordieuse que sévère; si le bien dont elle a été l'occasion n'a pas compensé, et au-delà, le mal qui est sorti d'elle, et si, en fin de compte, le résultat ne sera pas, pour Dieu, une gloire qu'il n'aurait pas eue; pour l'Eglise, une perle qui aurait manqué à sa couronne.

Pour ne parler que de la France, peut-être que les gloires de son grand siècle n'ont été que la récompense de sa fidélité

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

à garder le dépôt de la foi, et qu'elle n'est montée si haut, à cette époque, dans l'estime des peuples, que pour avoir répudié les abaissements et les révoltes de l'hérésie. Que de saints admirables, que nous ne nommons pas, parce que leurs noms sont sur les lèvres du lecteur; que d'intrépides lutteurs, d'apo- logistes vigoureux, ont marqué d'une empreinte ineffaçable les temps qui suivirent l'apparition du protestantisme! Et peut-être une si riche floraison de vertus eût manqué à l'ÉgUse , si l'orage n'avait grondé sur elle; car, pour l'atmosphère des âmes comme pour l'atmosphère des corps, il y a souvent dans l'orage une vertu qui assainit et féconde : on se meut dans un air plus pur; la lumière arrive du soleil plus joyeuse et plus vivifiante; il se fait une explosion de vie qui dédommage amplement de toutes les angoisses et de tous les labeurs.

Ces choses ont été dites ; mais on se tromperait si l'on croyait que toutes les grandes âmes qui consolèrent l'ÉgKse, dans ces temps malheureux, par leur lumières et leur sainteté, ont été l'objet d'une étude approfondie. Il y a là, soit qu'on interroge les échos du monde, soit qu'on interroge ceux du cloître, une matière pour ainsi dire inépuisable à des études tout à la fois consolantes et fortifiantes pour le cœur. Nous espérons que cette histoire d'un saint religieux, très connu de son temps , mais dont le nom n'est aujourd'hui prononcé que par quelques érudits amis de la piété forte et élevée, en fournira une preuve nouvelle.

Dans la seconde moitié du XVI^ siècle, vivait à Sens une famille comme il y en avait beaucoup alors et comme on en voit peu de nos jours, ornée de toutes les vertus qui font la félicité et l'honneur de la vie domestique. La majesté de l'auto- rité, la douceur de l'amour, l'ordre qui naît d'une juste subor- dination s'y trouvaient merveilleusement rapprochés, et tandis que le souvenir, cette vie mystérieuse que le cœur sait donner à ce qui n'est plus, tandis que des traditions vénérables y ren- daient le passé perpétuellement présent, l'avenir s'y épanouissait déjà en espérances fortement et saintement aimées.

Vie du F. F. Jean de Sainl-Samsm. 5

Pierre du Moulin, chef de cette f^imille, avait pour épouse Marie d'Aiz, femme admirable par la piété et par la fermeté intelligente qu'elle apportait dans Téducation de ses enfants. Jean de Saint-Samson racontait d'elle un trait qui peint, à lui seul, cette femme forte. Séparée, dans une circonstance, d'un de ses enfants par trente lieues de chemin, elle n'hésita pas à faire ce voyage pour aller lui infliger une correction méritée (0. Quant à Pierre du Moulin, il était en tout digne d'une telle épouse, car si le ciel ne lui avait pas refusé les biens de ce monde, 'il lui avait surtout accordé le trésor plus précieux d'une foi vive, se manifestant par les œuvres d'une solide piété. Le P. Donatien nous dit qu'il appartenait à la noblesse, et très certainement ce Père a avoir de bonnes raisons pour l'aflirmer; toutefois, quelques doutes pourraient exister sur ce point, si l'on s'en tenait aux renseignements que nous a transmis le P. Joseph, et qui furent puisés auprès de personnes en position de bien connaître la famille du saint religieux dont nous écrivons la vie (2). Mais, quoi qu'il en soit de ce point secondaire, il est certain que cette famille était très considérée à Sens, et qu'elle était très honorablement apparentée, du côté de la mère princi- palement.

(i) Ms. du P. Joseph, page 128.

(2) C'est surtout auprès de M. Douet, beau-frère de Jean-Baptiste du Moulin, second fils de Pierre du Moulin, que le P. Joseph fit prendre ces renseignements par un religieux Carme de Paris, nommé P. Henri de Saint-Joseph. Après informations prises auprès de plusieurs personnes bien renseignées, et notamment auprès de M. Douet et de M™" du Bois , sœur de celui-ci , ce religieux lui adressa donc , sur les parents de Jean de Saint- Samson et sur sa vie dans le monde , deux lettres précieuses qu'il nous a conservées. On lit dans la seconde, sur le point qui nous occupe : « Le même Jean-Baptiste du Moulin n'était point noble d'extraction , à ce qu'il (M. Douet) croyait , ni conséquemment son frère , notre B. F. Jean de Saint-Samson ; ce qu'il croyait d'autant plus probablement (et moi avec lui), que leur père était contrôleur des tailles, qui est un office que les gentilshommes et personnes nobles n'exercent pas volontiers. Et ce qui me confirme davantage dans cette opinion, c'est que connaissant l'humeur de M. Douet, qui a bien l'honneur en recommandation et qui l'eût fait volontieis noble , s'il eût pu , y ayant de l'intérêt, il m'a ce néanmoins avoué qu'if ne croyait pas être tel, n'y ayant apparence que cela fût, pour les raisons ci-dessus indiquées. » Nos recherches personnelles ne nous ont rien appris qui nous permette de trancher la question. Voir, aux pièces justifi- catives, la note A.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

Vive, avons-nous dit, était la piété de Pierre du Moulin et de son épouse : or, le trait distinctif de leur piété semble avoir été une tendre dévotion envers la Mère de Dieu, fidèles en cela aux traditions du foyer, le culte de Marie était depuis long- temps en honneur et même avait sa légende. Devenu religieux, Jean racontait en effet que son aïeule , qu'il avait eu le bonheur de connaître , observait le jeûne et l'abstinence avec toute la famille la veille des fêtes consacrées à Marie , s'étant engagée par vœu à cette pieuse pratique. Or, un jour que par mégardc elle avait fait servir un plat de viande, oubliant que* l'Eglise célébrait le lendemain une fête de la Vierge, un prodige eut lieu : le plat disparut, sans qu'il fût possible de le retrouver, et l'on ne douta pas que la Sainte Vierge n'eût voulu montrer par ce prodige combien lui était agréable la pratique à laquelle on allait manquer par inadvertance C^).

Dieu accorda trois enfants à Pierre du Moulin et à Marie d'Aiz. Le plus jeune, celui-là même dont nous écrivons l'his- toire, vint au monde à Sens, le 29 décembre 1571; il fut baptisé dans l'église paroissiale de Saint-Hilaire , et reçut le nom de Jean sur les fonts baptismaux (-).

(i) p. Donatien, Vie du. V. F. Jean de Saint-Samson , chap. xvi. Jean avait raconté lui-même ce fait au P. Joseph. Ms., page 29.

(2) Des nombreuses paroisses que Sens possédait avant la Révolution , seule celle de Saint-Hilaire nous a laissé les registres de ses actes de baptême. Or, bien que ces registres remontent à la date de la naissance de Jean de Saint-Samson , son nom ne s'y trouve pas. Il est néanmoins certain qu'il a été baptisé dans cette paroisse : la pièce suivante , qui nous a été conservée par le P. Joseph , et dont il est impossible de mettre l'authenticité en doute , en est une preuve évidente.

« Extrait des registres haptistaires de la cure de Saint-Hilaire, de Sens.

» Le penultiesme jour de décembre , l'an mil cinq cens soysante et onze , Jehan , fils de M*' Pierre du Moulin, controlleur des tailles, et de honneste femme Marie d'Aiz, a été baptisé : parain vénérable homme M= Jehan Richer, qui l'a nommé et levé; l'autre parain M' Cristophe de Rubereau , secrétaire de M. le cardinal de Sens; la marraine, honneste femme Jeanne Roussat, femme de maistre Pierre Jamard.

» Signé : Lesses. » « J'ay curé de Saint-Hilaire, à Sens, soubsigné, certifie avoir tiré au vray et selon sa

Fie du V. F. Jean ik. Sainl-Samson.

Apres ce qui vient d'être raconté des parents de cet enfant, que nous verrons bientôt marcher de vertus en vertus, qui ne proclamerait heureux son berceau? Placé au sein d'une famille fortement chrétienne, ce berceau est entouré des biens de la terre et des faveurs du ciel; ici-bas une mère tendre et pieuse veille sur lui , et du haut du ciel une mère infiniment plus tendre le couvre de sa protection; les anges enfin n'ont que des sourires pour lui, et leurs sourires semblent contenir le présage d'un avenir heureux. Et toutefois le malheur plane déjà sur lui! Jean avait trois ans à peine lorsqu'il tomba malade de la petite vérole. Une croûte épaisse ne tarda pas à se former sur ses yeux. Sa mère et sa nourrice, craignant pour sa vue et voulant à tout prix conjurer le danger, se laissèrent trop facilement persuader par les conseils d'un inconnu qui traversait la ville de Sens , et lui appUquèrent un emplâtre corrosif qui eût pour effet de le priver de l'œil gauche (0. Vainement un oculiste appelé en toute hâte essaya-t-il de lui conserver l'autre : une taie s'y forma, qui acheva l'œuvre du malheureux empirique, et le pauvre enfant resta pour toujours privé de la vue; car, à partir de ce jour, en présence d'une vive clarté, c'est à peine si ses yeux éteints recevaient une vague impression.

C'est ce que dans notre langage humain nous appelons un malheur! Malheur, en effet, si nous jugeons d'après les pensées de la terre, puisque l'aurore qui s'annonçait si brillante semble tout à coup disparaître derrière un nuage de deuil; mais il sortira peut-être une lumière consolatrice et fortifiante d'un accident en lui-même fort triste , si nous savons oubHer le temps et peser

forme et teneur le présent extrait baptistairc cy-dessus des registres de la dicte paroisse

de Saint-Hilaire , pour servir en temps et lieu ce que de raison.

» Faict ce neufviesme jour de may, mil six cens trente-sept.

» Benoist. »

M. Richer, parrain de Jean de Saint-Samson , était lieutenant général au bailliage et au siège présidial de Sens. Ms. du P. Joseph, page 9.

(i) Certains, dit le P. Mathurin (chap. i), se demandèrent s'il ne fallait pas voir dans cet inconnu le démon lui-même, pressentant les glorieuses destinées de l'enfant.

8 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

les choses au poids de l'éternité. Un jour, comme il passait, Jésus aperçut un homme aveugle de naissance : « Maître, lui dirent ses disciples, qui a péché, cet homme ou ses parents, pour qu'il soit aveugle? Ni cet homme ni ses parents n'ont péché, leur répondit Jésus; s'il est aveugle, c'est pour que les œuvres de Dieu soient manifestées en lui (^). » Nous dirons de même, en présence du berceau désolé que nous contemplons : c'est ici l'œuvre de Dieu, qui a voulu se rendre admirable dans cet enfant. Il lui ferme les yeux du corps pour mieux ouvrir ceux de son âme; il lui refuse la vue du soleil matériel qui illumine le monde visible, pour mieux l'inonder des clartés célestes de son Esprit d'amour. En lui voilant les merveilles dont sa toute-puissance a peuplé l'univers, il le prive d'une grande £;licité : mais quelles jouissances ne lui réserve-t-il pas en retour? Il lui révélera les mystères de la sagesse incréée, et, l'admettant à une sorte de possession des joies futures, il lui montrera les choses dans leurs origines éternelles et im- muables. Ah! s'il est juste de plaindre l'enfant qui reçoit les dures leçons du malheur dès son entrée dans la vie, n'est-il pas plus juste encore de le féliciter pour l'admirable compensation qu'il est appelé à recevoir de la bonté divine?

Jean grandissait. Décolorées et mélancoliques, ses premières années ne se passaient pas cependant sans joies et sans sourires. Il puisait dans l'amour et les enseignements de son père et de sa mère une force contre le malheur, et leur piété, en s'écou- lant dans son âme d'enfant, lui ouvrait les premiers horizons de ce monde spirituel il devait rencontrer plus tard de si doux ravissements. Mais, à l'âge de dix ans, la mort les lui ravit tous les deux, et le pauvre orphelin put alors, en pensant à son isolement et à son infirmité, s'écrier avec le Psalmiste : « Soyez mon aide, ne m'abandonnez pas et ne me méprisez pas, ô Dieu, mon Sauveur! Car mon père et ma mère m'ont aban-

^ (i) s. Jean, chap. ix.

1

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

donné (0. Le Dieu qui a promis d'être le soutien de l'orphelin (2) ne l'abandonna pas, en effet, et il semble qu'il ne le priva de l'appui des pieux auteurs de ses jours que pour mieux l'entourer de sa protection et de sa miséricordieuse solli- citude.

Après la mort de ses parents, Jean passa sous le toit de son oncle maternel, Zacharie d'Aiz, qui lui avait été donné pour tuteur. Cet oncle s'occupa avec soin de son instruction et lui fit même donner des leçons de langue latine par M. Garnier, curé de Saint-Pierre-le-Rond. L'enfant fit des progrès si rapides, qu'il se rendit capable en peu de temps d'entendre et d'expliquer le latin, nous disent les documents que nous possédons sur cette époque de sa vie (3). Mais cet oncle s'efforça de le rendre habile surtout dans la musique, et il faut avouer qu'il fiit mer- veilleusement secondé dans ses desseins par l'application de son jeune pupille. Prédestiné à cormaître par expérience toutes les joies et toutes les souffrances de la vie mystique, le pauvre aveugle s'adonna avec amour à l'étude d'un art qui lui apprenait à traduire dans un langage céleste les sentiments, les douces émotions dont déjà il sentait son âme pénétrée en priant. Cet art lui offrait d'ailleurs, à la place des harmonies de la nature qu'il ne pouvait ni contempler ni sentir, des harmonies d'un autre genre, propres, elles aussi, à élever son cœur vers les choses divines. Aussi ses progrès furent-ils rapides. Ce fut encore

(1) Ps. XXVI.

(2) Ps. X.

(3) Les détails que nous donnons sur l'enfance et la jeunesse de notre aveugle sont tirés principalement des deux lettres du P. Henri, dont nous avons parlé; d'une lettre de M. Douet , beau-frère de Jean-Baptiste du Moulin , et de la première des deux rela- tions que le P. Mathieu Pinault nous a laissées sur lui. Toutes ces pièces se trouvent dans l'ouvrage du P. Joseph, lequel, du reste, affirme avoir été renseigné directement par Jean lui-même (p. ii et suiv.j. M. Douet termine sa lettre par le post-scriptum suivant : « Et s'il est de besoing que ce discours soit encore certifié par d'autres personnes, je vous promets de vous en faire signer les articles que vous jugerez néces- saires et que vous me cotterez , et ce de la main de ma sœur et autres miens parents et amis. » Cette lettre fut écrite de Paris, le 26 avril 1637.

10 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

le digne curé de Saint-Pierrc-lc-Rond qui lui enseigna les élé- ments de la musique. Il apprit à jouer de l'épinette, de la viole, de la mandore, du luth, de la harpe, de la flûte et de plusieurs autres instruments; mais ses préférences furent pour l'orgue, et si remarqués furent les progrès qu'il fit dans ses études d'or- ganiste, qu'à l'âge de douze ans il tenait déjà l'orgue de l'église des Dominicains dans sa ville natale.

L'art dont il était épris et qui lui attirait des applaudissements mérités devint bientôt pour lui une source d'ennuis; il eût même été un danger pour son âme, si elle se fut trouvée moins bien pourvue des armes que donne une piété solide. Le monde, toujours prêt à tendre des pièges aux cœurs innocents, essaya de lui inspirer le goût des faux plaisirs; il l'invita à ses réjouis- sances , fit de fréquents appels à son habileté musicale , et trouva des complices il aurait trouver des adversaires, car le tuteur de notre jeune aveugle et quelques autres membres de sa famille, au lieu d'écarter de lui les dangers, l'entraînaient, au contraire, par leurs conseils dans une voie qui ne pouvait man- quer de le conduire à la perdition. Il prit alors une de ces résolutions qui trahissent une âme forte et prédestinée à de grandes choses : voyant que des périls se cachaient pour lui dans la maison de son tuteur, il n'hésita pas à la quitter. On n'indique pas quel fiit le toit hospitaUer qui lui offrit un abri et qui fut jugé digne par le ciel d'être le protecteur d'une vertu si mâle dans un âge si tendre encore; peut-être n'eût-il point pendant quelque temps un asile fixe; toujours est-il qu'il put désormais suivre les attraits de son cœur. Il avait déjà pris l'habitude de se faire Hre des livres pieux, ou simplement instructifs. Il racontait au P. Mathieu Pinault qu' « en sa jeunesse il se faisait lire par ses parents et amis toutes sortes de livres, tels que historiens, poètes français , et qu'il avait tellement inculqué en son imagina- tion le style et la phrase du poète Ronsard, qu'il faisait des sonnets et autres vers à son imitation. » Il se reprochait même d'avoir une fois, à la prière d'une de ses parentes, composé

Vie du V. F. Jean de Saint-Samsm, il

quelques vers galants (0. M. Douet, de son côté, nous dit aussi qu'il aimait à se faire lire des livres, qu'il employait son argent à en acheter; enfin qu'il « quitta bientôt les livres profanes pour s'adonner aux bons, dévotieux, et plus singulièrement à la Vie des Saints (2). »

Sorti de la maison de son oncle, il se livra à son goût pour la lecture avec une nouvelle ardeur, sans négliger toutefois de se perfectionner dans l'art musical. Il redoubla aussi d'assiduité au service divin et aux prédications, et se livra avec une ferveur croissante à la méditation des divins mystères de la religion. Son âme, déjà fortement éprise de l'amour des choses invisibles, se dégoûta bien vite, comme nous l'apprend M. Douet, de toute lecture profane ; les livres pieux furent ses meilleurs amis , et il se consacra uniquement à l'étude de Jésus crucifié.

Au nombre des livres qu'il se faisait lire de préférence se trouvaient V Imitation de Jésus-Christ j les Institutions de Thaulère, et un petit livre intitulé le Mantelet de l'Époux^ qui fiit pour son âme une mine féconde d'impressions aussi salutaires que pro- fondes. Se dépouiller de tout, surtout de soi-même, en union avec Jésus-Christ, au pied de la Croix; rendre vivants en soi ces mots de l'Apôtre par lesquels commençait chaque chapitre : « J'ai été cloué à la Croix avec le Christ (3), » telle était la matière traitée dans ce livre tout d'or, et le but auquel il essayait de conduire le lecteur (4). Notre saint jeune homme goûta mer- veilleusement cette doctrine austère; le cri de l'Apôtre affamé de souffrir pour son Dieu devint la devise de toute sa vie, et, aux approches de la mort, il errait encore sur ses lèvres, comme une suprême protestation d'amour de Dieu et de haine de soi.

Ces mots résument, en effet, toute la vie dont nous avons entrepris le récit. Jean ferma les yeux de son âme à tout, pour

(i) Ms. du P. Joseph, p. 25.

(2) Ibîd.j p. 17.

(3) Épître aux Galates, chap. 11, v. 19.

(4) P. Donatien, chap. 11.

12 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

ne voir que Jésus-Christ; et tous ses efforts tendirent à réaliser en lui ce type premier de la vie mystique en se rapprochant de plus en plus de l'éternelle vérité par la contemplation et l'amour, en crucifiant sa chair à toute heure, en se dépouillant chaque jour d'un lambeau de ce vieil homme, de ce vêtement empoisonné dont le péché a comme recouvert notre nature sortie immaculée des mains du Créateur. Sa préférence pour le livre pieux dont il vient d'être parlé est donc un fait notable dans sa vie : un œil clairvoyant y aurait découvert les grandes lignes de son avenir tout entier; car la vie humaine, surtout la vie marquée du sceau d'une élection de choix, est elle-même un livre qui contient le développement d'une idée principale; la page qui précède annonce et prépare celle qui suit; les événements, qu'ils soient écrits directement de la main de Dieu ou de celle de l'homme conduit par Dieu , sont unis entre eux par une logique dont le secret réside dans l'intelligence suprême, mais qui cependant n'échappe pas tout à fait aux investigations d'un œil observateur.

Par tout ce qui vient d'être raconté , on a pu se faire une idée de ce que fut la jeunesse de Jean. Avec son premier histo- rien, affirmons sans crainte de nous tromper que son âme, soutenue par une grâce de choix, resta vierge au milieu des écueils dont cet âge est environné. Protégé par son infirmité, protégé surtout par sa piété ferv^ente et forte, il traversa sans chute l'heure si dangereuse du réveil des passions et sut éviter ces pièges habilement dissimulés sous des fleurs que l'enfer et le monde tendent à la jeunesse, et elle se prend fatale- ment, lorsqu'elle ne va pas chercher en Dieu un secours contre des enivrements trompeurs.

Nous sommes en 1597; Jean a vingt-six ans et il songe à se retirer chez un de ses firères qui habite Paris, espérant trouver sous ce nouveau toit plus de liberté encore pour pratiquer l'oraison et la pénitence. Nous avons dit que du mariage de Pierre du Moulin avec Marie d'Aiz étaient nés trois fils. L'aîné,

Fie du V. F. Jean de Saint-Sam son.

13

dont le nom de baptême n'est pas indiqué , avait embrassé la car- rière des armes, et s'y était acquis une réputation de bravoure justement méritée. « C'était un brillant cavalier (0; » ayant pris parti pour Henri IV, qui, à cette époque, faisait la conquête de son royaume autant par son habileté que par ses brillantes victoires , il mourut vaillamment les armes à la main en défen- dant la ville de Corbeil contre les Espagnols. Le second, nommé Jean-Baptiste , après de sérieuses études , passa quelque temps à Rome , il sut se faire estimer et aimer, et rentra en France •i la suite de Marie de Médicis. Marié, à Paris, avec la fille de M. Douet, trésorier-payeur de la gendarmerie française, il fut pourvu de cette charge après la mort de son beau-père , et mourut lui-même à Lyon en léoi, à la fin de janvier ou au commencement de février (2). C'est chez ce dernier que Jean a résolu de se retirer.

(i) Ms. du P. Joseph, p. 9. (2) Ibid., p. 17.

CHAPITRE II

AUSTÉRITÉS DE JEAN DANS LE MONDE. SES PROGRÉS DANS LA VIE MYSTiaUE ET SES ÉPREUVES INTÉRIEURES. IL SE DÉPOUILLE VOLONTAIREMENT DE SES BIENS TEMPORELS. IL EST BLESSÉ D'AMOUR POUR LE DIVIN ÉPOUX. SES RELATIONS AVEC LE CARMEL DE LA PLACE MAUBERT, A PARIS. SON ZÈLE A PRÊCHER LA RÉFORME. IL EST REÇU PAR LE CARMEL DE DOL, EN BRETAGNE.

I597-1606.

DUT intéresse dans la Vie des Saints, parce que tout y est marqué de la part de Dieu au coin d'une dilection spéciale ; aussi aurions-nous aimé à nous étendre plus longuement sur l'enfance et sur la jeunesse de notre aveugle. Mais de longues et patientes recherches ne nous ont rien appris de plus que ce que nous ont laissé le P. Donatien et le P. Joseph, et nous avons nous borner à fondre les deux récits en un seul, tout en regrettant de n'arriver encore par ce moyen qu'à une narration laconique et incomplète sur plusieurs points. Notre tâche sera désormais moins aride, car nous allons entrer sur le terrain mieux connu de la vie mystique de notre V. Frère, qui sera lui-même notre guide et notre principal témoin.

i6 Fie du V. F. Jean de Saint-Samson.

Il n'est pas rare de rencontrer des âmes qui puisent dans le souvenir de leurs fautes un élan que d'autres ne trouvent pas dans le souvenir des grâces de préservation dont elles ont été l'objet. Elles viennent de plus loin, et pourtant elles arrivent plus tôt; elles ne marchent pas, elles volent; et il semble que Dieu, par l'effet d'une miséricorde spéciale, ait caché une grâce pour elles jusque dans leur vie coupable. Heureuses sont ces âmes! Heureux tous ces Augustins à qui le souvenir de leurs fautes passées donne des ailes pour s'élever rapidement jusqu'à une sainteté éminente? Plus heureuse néanmoins est une âme qui va à Dieu avec la fleur immaculée de sa virginité, et qui (( s'étant, dès sa jeunesse, éprise d'amour pour la sagesse éternelle (^), puise dans cet amour même l'enthou- siasme et la force d'une donation sans partage. Telle fut l'âme dont nous avons entrepris de révéler la sainteté : elle reçut du ciel la grâce bien rare d'une fidélité toujours constante, toujours attentive à rendre son vol vers Dieu plus rapide et plus direct. A l'heure nous sommes, Jean est déjà un dijne émule des saints les plus renommés pour leur esprit de pénitence. Ses jeûnes, très fréquents, sont si austères, qu'il ne mange qu'une fois dans la journée, et il lui arrive quelquefois de passer trois jours de suite sans prendre de nourriture C^). Outre les jours commandés parl'ÉgUse, il jeûne le mercredi et le vendredi de chaque semaine; enfin, pendant des carêmes entiers, on le voit ne se nourrir que de pain et d'eau. Il porte la haire, prend de fréquentes disciplines et se livre en secret aux macérations les plus rudes.

Il accompagnait ces austérités des lectures mystiques les -plus propres à éclairer son intelligence et à exciter sa volonté. Saint Denis l'Aréopagite, Rusbroch, Thaulère, Gerson, Harpius, lui étaient lus tour à tour, et, après l'oraison mentale et la récep-

(i) Sap., ch. VIII, V. 2.

(2) Ms. du P. Joseph, p. 18.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson, 17

tion de la divine Eucharistie, c'était dans la compagnie des grands mystiques qu'il goûtait ses joies les plus vives et les plus aimées. Le sujet qu'il choisissait le plus ordinairement dans l'oraison, celui il puisait les sentiments les plus doux et les plus efficaces, c'était la Passion du Sauveur. Son âme ne pouvait s'arracher des plaies sacrées de l'Homme-Dieu ; semblable à l'abeille, qui s'enfonce dans le calice de la fleur pour en extraire le miel dont elle a faim, cette âme saintement affamée se cachait dans ces plaies adorables, roses mystérieuses, au dire de saint Bernard, et y cueillait le miel d'une tendre compassion. Aussi s'étonnait-il de voir les hommes si froids en présence des mys- tères sublimes de notre Rédemption. « Est-il possible, s'écrie- t-il dans une de ses contemplations , que la vue attentive d'un tel spectacle ne ravisse pas les hommes hors d'eux-mêmes, et ne les brûle, embrase et consomme pour jamais, sans ressource, dans l'immense feu de votre amour tout consommant! O abîme d'amour! qui redoutera désormais de s'approcher de vous à cause de votre très effroyable justice, puisqu'elle vous perd et vous abîme vous-même dans l'abîme de ces maux ? »

Trois choses lui paraissaient admirables dans la Passion du Sauveur : l'œuvre, la manière et la cause. L'œuvre c'est-à- dire les douleurs de l'Homme-Dieu, ses plaies, ses affronts, sa mort, tout ce qui constitue le côté purement extérieur de la Passion est, d'après lui, l'occupation de ceux qui vont à Dieu par le sens et n'en sont encore qu'aux préliminaires de la vie de l'esprit; la manière c'est-à-dire la douceur, la force, l'abné- gation, toutes les vertus admirables que le Seigneur a pratiquées et dont il a donné l'exemple en souffrant pour les hommes lui paraît constituer un sujet d'oraison plus élevé et plus fécond, et accuser un attrait qui suppose dans l'âme une certaine infusion de l'Esprit de Dieu la poussant à désirer et à pratiquer toutes les vertus chrétiennes. Mais une âme est, d'après lui, grandement avancée en perfection, quand elle sait contempler l'œuvre et la manière dans la cause qui les contient éminemment, c'est-à-dire

i8 Vie du V, F. Jean de Saint-Samson.

dans Tamour infini du Fils de Dieu envers les hommes (^).

Jean marchait dans la voie des parfaits ; ce que nous avons rapporté de sa ferveur et de ses progrès dans la vie spirituelle le prouve assez; c'était donc l'amour, source ineffable de notre Rédemption, qu'il aimait surtout à contempler. Il se perdait dans cette mer sans rivages; plongé sans cesse dans cette con- templation, il savourait l'amour, il l'admirait, et, pour parler son langage, il le respirait avec d'ineffables délices. Cette étude approfondie du divin Crucifié était en effet pour lui une source de joies célestes. Travaillée par des désirs brûlants, soupirant après le miartyre , afin de donner à son Dieu un digne témoi- gnage de sa reconnaissance, son âme se liquéfiait; et tels étaient les enivrements que le ciel versait dans son cœur, qu'il était comme forcé de prier Dieu de modérer l'affluence de ses dons, s'il ne voulait le voir expirer par l'excès de son bonheur. « Com- bien de fois, ô mon amour, s'écrie-t-il dans un de ses Soliloques, ai-je eu sujet, dans l'abondance de vos communications divines, de vous prier de vous enfuir hâtivement de moi, si vous ne vouliez me voir mourir de joie et d'amour (2). » Et cette crainte de ne pouvoir supporter tant de bonheur, ajoute-t-il, venait de ce que son âme était encore novice dans cette voie d'amour extatique.

Tout était donc vie et bonheur dans cette âme privilégiée; v- y avait en elle une continuelle génération de bons désirs; l'hu- milité, le détachement, la mortification, la chasteté, toutes les vertus enfin s'épanouissaient sous la féconde influence des brises du ciel; c'était un jardin rempli de lumière, de parfums et de fleurs. Tout à coup un vent glacé souffla sur ces fleurs et chan- gea une terre, naguère ornée de toutes les parures du printemps, en une terre dépouillée et déserte. L'heure de l'épreuve était venue.

(i) Voir la XXIV* Contemplation. (2) IIP Soliloque.

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I

I

Vie du V. F. Jean de Sahil-Smnson. 19

\

L'épreuve! Elle avait déjà imprimé sur IMmc de notre cher aveugle les royales empreintes de sa main de fer. Frappé d'une infirmité cruelle presque en naissant, orphelin à dix ans, n'avait- il pas assez bu déjà au calice amer? Davait-il encore courber la tête sous des coups nouveaux, peut-être plus terribles? Oui, car sa vocation d'homme mystique, sa vocation de saint l'exigeait.

L'épreuve joue dans la vie mystique un rôle important, car elle donne une trempe plus forte aux vertus, produit l'humilité, purifie l'amour, et ainsi prépare à de plus hautes faveurs. Elle rappelle l'âme voyageuse comblée des délices du ciel à la réalité de l'exil, et, en la transportant brusquement du Thabor au Calvaire, lui fliit entendre qu'elle n'est pas ici-bas pour jouir, mais pour rendre gloire à Dieu par la lutte, le détachement et la mort de soi. Le sel de la sagesse s'affadirait dans cette âme, si elle ne recevait du ciel que des douceurs. Dieu donc, après l'avoir visitée par sa présence, la visite par son absence; après être venu à elle avec ses dons, il se retire d'elle pour la détacher de ces mêmes dons; enfin, plus il se rapproche d'elle selon son action intime et cachée, plus il s'en éloigne selon son action apparente et sensible; il lui mesure l'épreuve sur le degré d'amour qu'il lui a voué, et la fait descendre d'autant plus bas, qu'il se propose de l'élever à une hauteur plus sublime.

Cette loi de toute vie mystique va recevoir une première ap- plication dans celle de notre pieux aveugle. Après l'avoir comblé de ses caresses et de ses déUcieuses visites, dit le P. Donatien, Dieu voulut lui faire goûter l'amertume de sa croix et le priva de toute grâce sensible. Il le mit dans un état très amer et très obscur selon le sens; il se retira de lui et le plongea, pendant plusieurs années, dans un délaissement sans consolation. Cette sainte âme fut alors soumise à un martyre dont il n'est guère possible d'expUquer l'amertume. Elle se voyait abandonnée, réprouvée de Dieu, et il lui semblait que les caresses divines

20 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

lui avaient été enlevées pour ne plus lui être rendues (0. Ce qu'il y a de plus cruel dans une épreuve, c'est de n'en pas avoir l'intelligence. Jean ne pouvait croire qu'il fût agréable à Dieu dans l'état de ténèbres il se trouvait , il ne pouvait davan- tage voir dans cet état une disposition à des grâces plus élevées que celles dont il avait été favorisé. On en trouve la preuve dans les lignes suivantes, tirées d'un de ses Soliloques : « Ce qui m'a autrefois étonné sur ceci , mon cher Amour, lorsque je vous étais nouvelle épouse, c'est que vous vous soyez servi, pour la consommation affective de votre amour en vous et en moi, du moyen actif de ma répudiation d'avec vous, pour nous con- joindre néanmoins par après par mariage solennel, en qualité d'époux et d'épouse. »

Le doigt de Dieu était pourtant apparent dans le nouvel état il se trouvait. Il ne sentait pas Dieu, mais il le cherchait avec une fidélité toujours croissante; son âme était glacée, mais elle était de plus en plus exacte à pratiquer toutes les vertus; l'oraison était sans goût pour lui , et la communion sans douceur , mais il s'asseyait au divin banquet presque tous les jours et passait le reste de la journée dans le recueillement et la prière; en un mot, il était plongé dans un état d'affreux abandon; mais, humble, mortifié, soigneux de garder au fond de son cœur le secret de son épreuve , il apportait dans le service de Dieu et la réformation de sa nature la même ferveur qu'il puisait naguère dans les délices spirituelles dont il était comblé. Comment s'y tromper ? L'or est dans la fournaise , un feu purificateur l'a mis enfiision; mais c'est toujours de l'or, et bientôt il apparaîtra à nos yeux plus brillant que jamais, parce qu'il aura été séparé de

tout alliage impur Le ciel ne se contenta pas d'éprouver notre

saint aveugle par des peines intérieures; il frappa cruellement autour de lui et , en une année , lui ravit les deux êtres qui étaient ses soutiens en ce monde. Privé de son frère et de sa

(i) Vie du V. F. Jean de SainUSamson , chap. ii.

Fie du V. F. Jean de Sainl-Samson. 21

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belle-sœur, Jean, en effet, restait seul ici-bas. Mais « il n'était jamais moins abattu , nous dit le P. Joseph , que lorsqu'il était souffrant et combattu (0. » Loin donc de se laisser abattre par ce nouveau coup qui venait le frapper dans de si pénibles conjonc- tures; il comprit que le ciel l'appelait à un sacrifice absolu, et il s'y résolut sans hésitation. Il était seul, il voulut de plus être absolument pauvre, afin de mettre tout son espoir en Dieu et d'être en droit de lui dire avec David : « Jetez vos regards sur moi, Seigneur, et ayez compassion de moi, car je suis seul et pauvre (2). »

Jean, après le double malheur qui l'avait frappé, s'était retiré chez M^''^ Catherine Guilles, seconde femme de feu M. Douet, trésorier-payeur de la gendarmerie; il vécut sous son toit pen- dant quelques mois, c'est-à-dire jusqu'à la fin de léoi (3), et alla ensuite demeurer avec M. de Montdidier. Venu d'Abbeville à Paris (4), le retenaient des affaires importantes, M. de Montdidier était un prieur de l'ordre des chanoines réguliers de saint Augustin : il avait connu Jean-Baptiste du Moulin à Rome chez le cardinal de Pelvé, et s'était lié d'amitié avec lui. Fidèle à cette amitié, il recueillit le jeune aveugle, qui avait ainsi trouvé, nous dit le P. Donatien, un bienfaiteur bon, tendre, plein de charité et d'affection pour lui. Peut-être cependant faudrait-il apporter quelques restrictions à l'éloge que Thistoirien nous fait de cette charité : on en jugera par les faits suivants qu'il nous raconte lui-même, et que nous allons rapporter à notre tour, en les développant un peu à l'aide des documents conservés par le P. Joseph.

M. de Montdidier était venu à Paris pour donner ses soins à un procès qui l'occupait beaucoup, et il lui arrivait souvent de

(I) P. 31.

(2) Ps. XXIV, V. 16.

(3) Ms. du P. Joseph, page 13 et suiv.

(4) M. Douet affirme que M, de Montdidier était natif de Reims.

22 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

sortir de bonne heure et de rentrer tard. Pendant ces longues journées, que faisait notre cher aveugle? Il attendait à la porte, ou bien était agenouillé dans quelque église voisine, y priant jusqu'à ce que le bon prieur l'envoyât prendre pour le repas, lequel se composait ordinairement de pain et d'eau; et il est raconté qu'un religieux charitable, le voyant prier encore à une heure de l'après-midi dans l'église des Carmes de la place Mau- bert, l'introduisit plusieurs fois dans le couvent pour lui faire prendre un peu de nourriture. Interrogé par le P. Henri, un témoin lui disait « avoir remarqué, lorsqu'il allait chez M. de Montdidier, qu'il trouvait Jean souvent en bas sur le pas de la porte (M. de Montdidier étant en ville à ses affaires et ayant fermé la chambre), disant le chapelet, ou bien quelque psaume ou autres prières; qu'étant interrogé souvent s'il était bien traité et s'il avait besoin de quelque chose, quoiqu'il fût très mal nourri, le plus souvent n'ayant que du pain et de l'eau à ses repas, même durant le carême qu'il jeûnait, ce néanmoins il se louait extrêmement de M. de Montdidier, et disait qu'il était fort bien, et mieux mille fois qu'il ne méritait, et qu'il n'avait besoin de quoi que ce soit, ce qu'il disait avec de très grands sentiments d'humilité C^). »

Et Jean n'avait pas encore embrassé la pauvreté évangéUque ! S'il endurait toutes les privations de la pauvreté, c'était par amour pour cette austère vertu! Il ne se plaignait pas, loin de là; il cachait la vérité et disait à toutes les personnes de sa connaissance qu'il ne recevait que des prévenances dans la maison du bon prieur. Il fit plus : décidé à n'avoir que la pauvreté pour richesse, il lui céda tous ses biens de famille, et, par là, ce grand cœur, après s'être montré admirable dans sa patience, se montra non moins admirable dans sa générosité. A la vérité, les biens qu'il cédait ainsi n'étaient pas considérables , d'après ce qui est rapporté ; mais ne donne-t-il

(i) Ms. du P. Joseph, page 14.

Vie du V. I'\ Jeun de Sainl-Samsm. 23

pas toujours beaucoup, celui qui donne tout ce qu'il possède (0?

Dieu se laissa enfin toucher par une vertu si virile. « Il aime, nous dit saint Paul, un cœur qui lui donne avec joie (2), » un cœur dont la seule ambition est de lui plaire en s'immolant , et qui se tient pour assez récompensé lorsqu'il a vu ses efforts agréés. Il fit donc de nouveau sentir l'action de sa grâce et de son amour à cette âme forte jusqu'à l'héroïsme, et ce fut d'une manière admirable.

Avez-vous vu, après une humide nuit de printemps, la terre se couvrir de brume épaisse, à l'heure de la naissance du jour? Avez-vous vu le soleil, d'abord à peine visible à travers ces vapeurs matinales, les dissiper peu à peu par l'action de sa chaleur, et apparaître enfin radieux et brillant sur une nature qui semblait s'enivrer de jeunesse et de vie ? Quelque chose de semblable se produit en ce moment dans l'âme de notre saint contemplatif. Nous la montrions tout à l'heure plongée dans une sombre nuit. Cette nuit toutefois n'était pas l'obscurité glaciale, le voile de mort dont le péché couvre l'âme qui le commet : c'était une nuit tout vivait et soupirait après la chaleur du jour; une nuit du sein de laquelle , aux chauds rayons du soleil de la vérité , allaient sortir des richesses de vie et de fécondité. Voici donc qu'il se lève sur cette âme, le soleil des esprits. Il est, à la vérité, voilé encore par une sorte de brume divine qu'il produit lui-même ; mais déjà, par un mystère inconcevable , son brûlant rayon pénètre jusqu'au centre de cette âme et y produit des effets étonnants.

Jean reçut alors cette blessure d'amour dont il est plusieurs fois question dans ses écrits. « Ah! s'écrie-t-il dans son troisième Soli- loque, pourquoi vous cachiez-vous en moi, en votre Majesté

(i) Les lignes suivantes prouvent que M. de Montdidier ne put jouir des biens de notre aveugle. « M. de Montdidier ayant déjà quelques affaires sur les bras, et entre autres possédant un bénéfice litigieux , on tient qu'il n'eut pas le temps ni la commo- dité de se prévaloir du don qui lui avait été fait. Il est mort en Italie, il y a quelque temps, sans prendre possession de ce bien. » (Ms. du P. Joseph, page 15.)

(2) II, Cor., chap. ix.

24 Vie du V. F. Jean de Saint-Sanison.

incarnée , et encore autrement en mon cœur et en mon âme ? Ne saviez-vous pas que je demeurerais tellement navré d'un tel effet d'amour, ou, pour mieux dire, d'un tel amour en soi-même, qu'il me faudrait tristement et douloureusement passer le reste de mes jours et de ma pauvre vie en continuelle langueur d'amour sans soulagement ni consolation quelconque ? Ah ! misérable et mille fois malheureux que je suis! Que mon bannissement, que mon éloignement de vous est cruellement prolongé ! ! qui me donnera que je sois délivré tout présentement de ce corps mortel, pour mettre fin à mes langueurs par la jouissance éternelle de mon infini amour que vous êtes ? »

Comme la flamme s'élève étincelante et pure vers les cieux, ainsi ses désirs montaient vers Dieu et lui parlaient de l'anxiété qui tourmentait délicieusement son cœur. Il parle en ces termes dans une de ses Contemplations des effets de cette blessure d'amour : « Il est impossible que , contemplant et pénétrant cet amour si immense et si profond en sa propre source que vous êtes , mon Amour et ma Vie , et dans le flux rapidement débordé de ses effets, nous ne demeurions pas totalement blessés de la plaie ignée d'amour, qui fait en nous la faim, la soif, la chaleur et la langueur d'amour, dans toute l'immensité infinie du feu d'amour que vous êtes (^). » Faim de Dieu, soif des pures eaux de la vie éternelle, feu subtil et inquiet, allumé au centre de l'âme, Dieu se tient encore caché; enfin, douce langueur, défaillance mystérieuse du cœur soupirant' après le Bien- Aimé, tels étaient donc les effets de la blessure d'amour qu'il venait de recevoir.

Il porta au cœur cette flèche brûlante pendant toute sa vie , et le temps, loin de guérir son mal divin, ne fit au contraire que l'augmenter. Sans doute, quand il se fut, pour ainsi dire, aguerri contre les assauts de l'amour, quand son âme se fut élevée jusqu'aux sommets sereins de la vie mystique et y eut trouvé le

(i) XIP Contemplation,

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 25

parfiiit repos, les effets de sa blessure se modifièrent, participèrent eux aussi à la transformation opérée dans tout son être; mais elle ne fut pas guérie , et il parlait par expérience lorsqu'il disait dans une de ses Contemplations : « L'amour devient discret, à mesure que l'âme est faite divine, pour soutenir en soi toutes les opérations de son divin feu sans recevoir lésion, faiblesse ou empêchement quant à sa nature corporelle au dehors. Encore qu'il soit vrai qu'elle est profondément navrée de la plaie d'amour au dedans d'elle-même. »

Consumé de ce feu d'amour, Jean aurait voulu annoncer à l'univers entier la bonté et la beauté du Dieu qui le comblait de tant de biens. Tout ce que son infirmité lui permettait de faire dans ce but, il l'entreprenait avec ardeur; il parlait souvent de Dieu et de la Sainte Vierge à ceux qui l'entouraient, et tous retirèrent de son commerce des fruits abondants de piété et de ferveur. Cela se vit en particulier dans deux de ses lecteurs, raconte le P. Mathieu Pinault dans sa seconde relation; et M. Douet dit de son côté : « Il devint tellement dévotieux envers la Sainte Vierge qu'il nous parlait souvent des grandes merveilles et grâces qu'elle avait fait obtenir à diverses personnes. Il nous fit acheter et nous faisait lire souvent les livres de l'origine, insti- tution et miracles des confréries du rosaire, scapulaire et du cordon de saint François , esquelles trois confréries il se fit en- rôler; » et il leur conseillait vivement d'imiter son exemple.

Ce fut par l'impulsion de ce zèle qu'il se lia d'amitié avec le P. Mathieu Pinault, qui n'était alors qu'un jeune étudiant du couvent des Carmes de la place Maubert.

Ce couvent occupe une place importante dans l'histoire de l'Ordre, et même dans l'histoire de l'Université de Paris. On raconte que saint Louis, à son retour de Terre-Sainte, fut surpris par une affreuse tempête dans les eaux du Mont-Carmel. Dans le pressant danger il se trouvait, il se tourna vers l'auguste Marie, spécialement honorée sur la sainte Montagne, et fit vœu d'aller la visiter s'il échappait au danger. La tempête se calma, et

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26 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

le saint roi accomplit sa promesse. Il gravit les pentes du Carmel, pria à l'autel de la Vierge, s'entretint avec les religieux, et, consolé autant qu'édifié par leurs paroles et leurs exemples, il en prit avec lui six , Français d'origine , et les conduisit à Paris (1254). Le pieux monarque s'unit à l'Ordre par des liens de confraternité et étendit sur lui sa protection royale (^).

A son retour en France, il donna aux six Pères qui l'avaient suivi une maison qu'on abandonna quelques années plus tard pour fuir les débordements de la Seine et se rapprocher de l'Université. Nos Pères achetèrent en conséquence, en 1309, dans la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, une maison dite du Lion. Ce fut cette maison qui, agrandie à plusieurs reprises, devint l'immense et beau couvent de la place Maubert, si re- nommé par la science de ses docteurs et le grand nombre d'étu- diants qu'il envoyait à l'Université (2).

Le frère Mathieu Pinault, qui appartenait au couvent de Dol, en Bretagne, avait été envoyé à Paris pour y suivre les cours de l'Université. Il note avec soin dans sa première relation la cir- constance qui fut le point de départ de ses rapports avec notre aveugle. « Jean, nous dit-il, logea quelque temps proche l'église Saint-Pierre, et fut organiste en ladite église; puis il logea chez un épicier, proche les Carmes (3). Un petit garçon l'amenait au matin à six heures à l'église des Carmes de la place Maubert, il demeurait le plus souvent jusques après midi, étant toujours à genoux en oraison proche le grand autel, il communiait presque tous les jours et se confessait quelquefois à un Père Carme, nommé le P. Jacques. La première fois que je

(i) Voir le P. Louis de Sainte Thérèse : Succession du saint prophète Elie , chap. ccxxxi; Vinea Carmeli, 757.

(2) Voir Dictionnaire administratif et historique des rues de Paris et de ses monuments, par Félix Lazare et Louis Lazare. Voir aussi, à la fin du volume, la note B.

(3) Cet épicier se nommait M. Tonnelier. Interrogé, ainsi que sa femme, sur le bon aveugle , ils firent tous les deux un magnifique éloge de ses vertus. (Ms. du P. Joseph, p. II.)

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Fie du V. F. Jean de Saint-Samson. 27

lui parlai fut le jour de sainte Agnès. » Il était assis devant le clavier de l'orgue, poursuit-il, s' apprêtant à accompagner la messe conventuelle, lorsque Jean, le pieux habitué de l'église, s'ap- proche de lui. due désirait-il? Après avoir communié, il s'était senti pressé par une inspiration secrète qu'il venait lui communi- quer. Professant une dévotion spéciale envers sainte Agnès, il venait solliciter de lui la faveur d'accompagner la messe qui allait se chanter en l'honneur de l'aimable vierge.

Ainsi se noua une amitié qui devint une source- de grâces pour l'âme du jeune religieux. « La suave amitié, dit excellemment saint François de Sales, est une vertu différente de l'affabilité, car celle-ci se prend à un chacun pour inconnu qu'il soit; mais l'amitié ne se fait qu'avec privauté et familiarité. Car c'est une réciproque et manifeste affection par laquelle nous nous souhai- tons et procurons du bien les uns aux autres selon les règles de la raison et de l'honnêteté (i). » Or, les premiers biens qu'une amitié chrétienne désire communiquer à l'ami, ce sont les biens surnaturels. Elle est pure, désintéressée et a besoin de croire à une durée éternelle; elle veut qu'à ses sentiments se mêle un parfum d'éternité qui l'empêche de périr comme toutes les choses d'ici-bas; elle aime l'ami, mais c'est Dieu qu'elle aime dans l'ami, qu'elle lui donne par conséquent, ou, si Dieu vit déjà en lui, dont elle cherche à épanouir la vie dans son âme.

A ce besoin, propre à toute amitié chrétienne, viennent se joindre, dans le saint, les ardeurs du zèle; et ces ardeurs étaient immenses dans notre pieux contemplatif. Écoutons comment il en parle dans un de ses Soliloquas : « Vous étonnez-vous, ô mon Amour, de voir mon âme comme folle en l'abondance de ses excès, qui me feraient publier aux créatures les prodiges de votre amour, si vous ne me réprimiez par votre amour même et n'empêchiez les saillies de mes excès par la manifestation de votre désir qui veut que notre union s'accomplisse et se possède

(i) opuscules de Spiritualité. L'Oraison.

28 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

en secret? Ah! que j*ai grand désir de vous donner à connaître aux hommes pour la plénitude abondante dont vous êtes totale- ment inondé en vous-même et dont vous m'inondez, en sorte que je suis totalement changé par votre amour de moi-même en vous-même ! »

Pressé par son amitié et par son zèle, Jean s'efforça d'être utile au jeune religieux qui venait de le prendre en affection. Il mêlait aux fréquents entretiens qu'il avait avec lui une grande retenue et un grand respect; le jeune étudiant finit toutefois par lui révéler les secrets les plus intimes de son âme. Il apprit -donc de lui que la grâce le poussait vers une vie plus parfaite; que l'état de décadence était tombé l'Ordre lui causait une vive douleur; que son dessein était de contribuer à réformer son couvent, ou bien de s'associer à la réforme que le P. Pierre Behourt avait inaugurée depuis peu de temps dans le couvent de Rennes. Après cette ouverture, le bon aveugle se crut autorisé à parler de vie spirituelle et d'oraison, et à demander au jeune religieux il en était sur ce point important. Il lui fut répondu qu'on faisait des lectures de piété dans des livres qui avaient peu de valeur doctrinale; que l'on était exact à prier vocalement, mais que , pour l'oraison mentale , on ignorait absolument ce que c'était : réponse, hélas! tristement éloquente, et qui dit claire- ment ce que devait être la vie intime d'un Ordre appelé par sa vocation première à la contemplation.

Jean avait donc rencontré dans notre jeune étudiant une âme neuve et vierge; c'était une terre pauvre encore de fleurs et de fruits, mais sur laquelle* n'avaient pas soufflé les orages et admirablement disposée à recevoir les eaux fécondantes de la grâce. Il comprit sa mission et la remplit avec un dévouement parfait. Il commença par mettre dans les mains du jeune religieux des auteurs spirituels sérieux, tels que Louis de Grenade, Arias et autres semblables; et comme le fruit d'une lecture spirituelle dépend essentiellement de la manière dont elle est faite, il le pria de lui lire à lui-même chaque jour quelques pages mystiques.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samsm. 2^

Avant de commencer la lecture, on se mettait à genoux et on récitait l'hymne Vcni crealor Spirilits; la lecture se faisait lente- ment, et lorsqu'on trouvait un passage ou plus affectif ou plus profond, on le relisait jusqu'à trois fois, afin de mieux s'en nourrir; lorsque la lecture était terminée, on se mettait encore à genoux et on remerciait Dieu en récitant le psaume Laudate Dominum omnes gentes.

Jean apprit aussi à son élève la manière de méditer et l'initia peu à peu à la pratique de l'oraison mentale, sans laquelle il n'est pas de vraie vie spirituelle. Enfin, souvent dans leurs pieux entretiens il parla d'avenir et s'efforça, en élargissant à ses yeux les horizons de la vie de l'âme, d'exciter sa ferveur et d'augmenter son amour pour la réforme. Ces soins, inspirés par une sainte amitié et dirigés par une expérience sûre, produisirent les plus heureux résultats, car, ainsi qu'on le verra plus loin, le frère Mathieu Pinault fut une des colonnes de la réforme commencée à Rennes.

Il y avait près de deux ans que notre bon aveugle s'occupait de l'instruction spirituelle du frère Mathieu Pinault, quand M. de Montdidier, chez lequel il était toujours logé, ayant terminé les affaires qui l'avaient conduit à Paris, se disposa à partir pour Abbeville et l'engagea à l'y suivre. Mais Jean ne put se décider à se séparer du Carmel et de son cher élève. Il resta donc à Paris, résolu, dans sa pauvreté, à n'avoir d'autre ressource que les soins paternels de cette bonté infinie qui nourrit les petits oiseaux et qui donne aux Us des champs leur parure. Le jeune reli- gieux, ayant découvert son dessein, essaya en vain de le déter- miner à accepter une place d'organiste dans l'abbaye de Saint- Victor-les-Paris : il le trouva inflexible dans sa résolution de n'attendre son pain quotidien que de la Providence.

Jean n'avait peut-être pas une connaissance claire des desseins de Dieu sur lui, mais les événements destinés à les préparer les lui faisaient certainement pressentir. C'est ainsi que, quelque temps après le départ de M. de Montdidier, le ciel inspira à un

30 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson,

Père, appelé Pierre Geoffroy, de lui offrir, avec la permission des supérieurs , un logement dans le couvent : le motif était de recevoir de lui des 'leçons d'orgue. Ce religieux se chargeait en même temps, avec le P. Mathieu Pinault, de son peu coûteux entretien, le saint homme, ainsi qu'on l'a vu, ne se nourrissant ordinairement que de pain et d'eau. Jean accepta cette offre qui lui donnait un abri sous un toit consacré à la Vierge Marie. Dans le couvent, il ne voyait guère que le P. Mathieu Pinault et le Père qui l'y avait introduit. Mais le rayonnement de sa sainteté eut bientôt rempli toute la maison, et les belles vertus qu'on voyait resplendir en lui excitèrent en plusieurs religieux des désirs de perfection durables et féconds.

Quelque temps avant de se sentir appelé de Dieu à la vie du Carmel, Jean reçut une grâce dont nous devons parler, parce qu'elle ne contribua pas peu à aplanir toutes les difficultés que sa vocation devait naturellement rencontrer. Nous avons déjà dit que son frère aîné avait embrassé la cause de Henri IV et qu'il avait été tué en combattant contre les Espagnols. A la mort de Henri III, les esprits, même les plus droits, se trouvèrent plongés dans une cruelle perplexité. Aujourd'hui notre société, rendue sceptique par les fréquentes révolutions qui l'ont boule- versée, s'incline devant le fait, même non accompli; elle se résigne facilement, quand elle ne va pas jusqu'à applaudir; mais alors la grande idée du droit conservait encore son prestige et par conséquent une influence décisive sur les déterminations. Les esprits chrétiens et loyaux cherchèrent donc à reconnaître de quel côté se trouvait le droit, prêts à se déclarer pour lui; mais ils se trouvèrent aussitôt en face d'une énigme fort embar- rassante. Se déclarer pour Henri IV, n'était-ce pas trahir la foi? Se déclarer contre lui, n'était-ce pas trahir la légitimité? Rester neutre, n'était-ce pas trahir l'une et l'autre? Un fait venait com- pliquer le problème : l'étranger, au service d'un parti, foulait le sol de la patrie et menaçait son indépendance; n'était-il pas juste de la défendre ? Ainsi , de quelque côté que l'on se retournât , le

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Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 31

droit semblait combattre le droit, et, par conséquem, le devoir était lui-même pour les consciences une sorte d'énigme qui les tint un moment dans une cruelle hésitation.

Il fallut pourtant se décider. Les uns embrassèrent la ligue; d'autres prirent la résolution de rester neutres; d'autres enfin se déclarèrent pour le Béarnais. Du nombre de ces derniers fut le frère aîné de Jean. La religion du pieux aveugle s'était alarmée de cette détermination, et lorsqu'il apprit la mort de ce frère chéri, craintif à l'excès, il n'osa point prier pour le repos de son âme.

A l'heure nous sommes, sa piété a été enfin éclairée, et, d'après l'avis de son confesseur, il prie pour le repos éternel de l'âme de son frère. Ce confesseur c'était M. de Blanzi, doc- teur de Sorbonne, et homme d'une rare piété lui a fait observer que son frère avait pu épouser les intérêts de Henri IV, sans pour cela embrasser son hérésie, et que d'ailleurs, les jugements de Dieu étant insondables, on ne devait jamais désespérer de sa miséricorde. Il priait donc. Or un jour, après avoir communié et prié Dieu pour le repos de l'âme de son frère, il se mit à l'orgue pour accompagner la messe conventuelle. Le P. Mathieu Pinault était à ses côtés. On chantait l'Évangile, quand il fut tout à coup saisi d'un ravissement, pendant lequel lui fiirent révélés les horribles tourments que l'âme de son frère endurait en purgatoire. Il poussait de profonds soupirs et faisait entendre des paroles entrecoupées qui prouvaient que des choses effroyables lui étaient révélées. Mais bientôt il vit s'élever vers le ciel cette âme bien-aimée, et il donna alors des signes d'une grande joie. Lorsqu'il fut sorti de son ravissement, il se jeta à genoux, et révélant à son compagnon ce qui venait de lui arriver, il le pria de réciter avec lui un Te Deum, pour remercier Dieu de la délivrance de l'âme de son frère (^).

Cet événement fit une profonde impression sur le jeune reli-

(i) Ms. du P. Joseph; première relation du P. Mathieu Pinault, page 25.

3 2 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

gieux : sa vénération envers son saint ami s'accrut au point qu'il le considéra depuis ce moment comme un saint, et qu'il se montra plus avide encore que par le passé de sa conversation et de sa direction spirituelle.

Ce fut peu de temps après cet événement que Jean eut enfin une vue claire des desseins de Dieu sur lui et comprit qu'il était appelé à la vie du Carmel. Un jour donc il prit à part son jeune ami et lui demanda s'il était toujours disposé à embrasser la réforme : « Oui, lui répondit celui-ci, dusssé-je être seul dans ce dessein. Vous ne serez point seul, lui dit alors notre pieux aveugle, je suis avec vous et vous déclare que Dieu m'appelle à prendre l'habit en votre couvent de Dol. » On devine l'étonne- ment du jeune religieux. Il lui exposa aussitôt les objections que son dessein soulevait; et certaines de ces objections, il faut en convenir, étaient très graves. Il lui dit donc que le couvent de Dol était fort éloigné de Paris, et de plus si pauvre, que tout novice, avant d'y être reçu, devait fournir au moins son habit de religion. Comment s'y prendrait-il, lui dénué de tout bien terrestre, pour se procurer les frais de voyage et de vêture? Et puis, quelle apparence qu'on ouvrît les portes du couvent à un aveugle, à un homme incapable par conséquent de tout travail? Une circonstance rendait encore la difficulté plus grande, c'est que, dans la province de Touraine, depuis quarante ans on ne recevait plus de frères convers ; était-il raisonnable de compter sur une exception en faveur d'un aveugle?

Jean ne se laissa point ébranler, et pria le jeune reUgieux d'écrire à son provincial et à sa communauté. Celui-ci écrivit donc. Il savait que sa protection ne pouvait être d'aucun poids auprès de ses supérieurs et ne s'en était pas caché au pieux aveugle; mais il parla si bien des vertus "de celui-ci et des choses admi- rables qu'il remarquait en lui, qu'à son grand étonnement, il reçut une réponse favorable. Comme la Providence est à la fois douce et forte dans ses voies! Après avoir élevé Jean à l'école du malheur, elle lui révèle les mystères de la vie mystique et

Fie du V. F. Jean de Sainl-Sanism. 33

le prépare ainsi au rôle qu'il doit jouer dans un grand ordre religieux. Puis elle le conduit à Paris, et une religieuse amitié lui ouvre les portes d'une maison illustre dans l'histoire du Carmel. A peine entend-il parler de projets de réforme, qu'il s'y intéresse avec ardeur. Non seulement il excite le zèle de son jeune ami, mais encore, ainsi que nous le verrons plus loin, par sa parole il porte la conviction dans le cœur de l'homme remarquable qui prendra plus tard la direction de cette réforme dont à cette heure les premiers fondements sont jetés dans la ville de Rennes, et qui lui communiquera un haut degré de prospérité. Enfin, les voies étant ainsi préparées, il sent lui- même l'inspiration d'en haut, et les portes du Carmel lui sont ouvertes, afin qu'après l'avoir servi par ses conseils, il puisse encore lui être utile par ses œuvres et par l'exemple de ses vertus.

CHAPITRE m

DÉPART POUR DOL. JEAN REÇOIT L'HABIT DE NOVICE. IL FAIT PREUVE PENDANT SON NOVICIAT D'UNE GRANDE PATIENCE ET D'UNE GRANDE CHARITÉ. SA PROFESSION. IL EST TOURMENTÉ PAR LES DÉMONS. SES PRIVATIONS. NOUVELLES ÉPREUVES INTÉRIEURES. IL TOMBE MALADE. UN PIEUX ECCLÉSIASTiaUE LE PREND CHEZ LUI POUR LE SOIGNER. COMMENT CET ECCLÉ- SIASTIQUE EST RÉCOMPENSÉ DE SA CHARITÉ.

1606-1612.

ORSQUE Jean eut appris son admission au couvent de Dol, il se disposa aussitôt à partir (0. Il s'inquiéta fort peu de chercher l'argent nécessaire pour le voyage : sûr de l'appel d'en haut, il laissa la Provi- dence se charger de ce soin et ne pensa qu'à trouver un guide pour le conduire. L'heure du départ arriva enfin. Lorsqu'on l'eut monté à cheval, un événement qui aurait pu avoir des suites fâcheuses eut lieu; fort heureusement, il ne servit qu'à prouver une fois de plus combien sa confiance en Dieu était grande , et combien était parfaite la paix intérieure dont il jouissait. Son cheval

(i) La province de Touraine, à laquelle appartenait le couvent de Dol, avait alors pour premier supérieur le P. Guillaume Champcheurieux.

36 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

s'étant cabré tout à coup sous lui, loin de se troubler, il joignit les mains , adressa une prière au ciel , et attendit en paix que ceux qui étaient pour recevoir ses adieux lui portassent secours.

Il laissa après lui des regrets sincères. Plusieurs religieux, entraînés par son exemple, résolurent d'aller embrasser la réforme naissante, et un de ses lecteurs, fils d'un procureur de Paris, les imita dans ce généreux dessein. Les habitués de l'église du monastère regrettèrent longtemps, eux aussi, le bon aveugle qui les avait édifiés par son recueillement, ses longues oraisons et la piété angélique avec laquelle il approchait de la sainte table. Le phénomène surnaturel qu'on a toujours admiré chez les saints se remarquait en lui : sa belle âme se laissait voir à travers son enveloppe terrestre; je ne sais quoi de calme, de divin rayonnait sur son visage et le transfigurait; c'était cette modestie sereine et auguste que saint Paul recommandait aux fidèles de la primitive Eglise (^). Cet extérieur, miroir d'une âme perdue en Dieu, firappait tous les regards, et on raconte que M. de Morlencourt, prêtre éminent, que sa piété et sa science avaient fait aimer à la cour de Henri III et à celle de Henri IV, ayant contemplé notre aveugle au moment il prenait congé des religieux, fut si étonné du recueillement empreint sur son visage amaigri, qu'il ne put s'empêcher de manifester son admiration. Il s'établit même des rapports d'amitié, à cette occasion, entre lui et le P. Mathieu Pinault, et très souvent, après avoir demandé des nouvelles du bon aveugle, il chargeait ce Père de lui recommander les besoins de son âme.

Arrivé à Dol, Jean prit l'habit de notre saint Ordre (iéo6). On devine combien furent grandes la joie et la piété qu'il m.ani- festa en cette circonstance. Il garda le nom de Jean : Dieu le voulut ainsi, dit le P. Donatien, parce que, comme un autre saint Jean, il avait été choisi pour vivre dans la solitude et la contemplation, être remph de la vertu et de l'esprit de son père,

(i) Philipp., chap. iv, v. 5.

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saint Élic, aider à convertir les cœurs des enfants à l'amour de l'esprit intérieur, cher à leur père, contribuer efTicacement à réparer les brèches que la malice et la succession des temps avaient faites dans le Carmel (0, Plus tard on ajouta au nom de Jean celui de saint Samson , premier évêque de Dol et patron de l'église cathédrale.

Jean de Saint-Samson c'est ainsi que nous l'appellerons désormais entra dans la lice de la vie religieuse comme un vaillant athlète , décidé à n'épargner aucun effort pour remporter le prix de la lutte qu'il allait entreprendre contre lui-môme et contre l'enfer. Nous disons mal quand nous le représentons prêt à commencer cette lutte : il y avait déjà longtemps qu'il combattait , longtemps qu'il pratiquait la pénitence la plus dure et qu'il s'efforçait d'imprimer sur sa chair la croix de Jésus-Christ. Mais il comprit, en entrant en religion, que le ciel, l'appelant à une plus haute perfection, lui demandait par même une fidélité plus généreuse encore et des efforts plus puissants.

Il se mit donc courageusement à l'œuvre pour achever l'ou- vrage si bien commencé par la grâce. Il était l'édification de tous par son humilité , sa modestie , son esprit de prière et de péni- tence. La nourriture qui lui était servie était fort pauvre; elle l'était moins cependant que celle dont il usait depuis quelques années dans le monde. Il sacrifia sans hésiter l'amour de la pénitence à celui de la régularité; mais l'amour sacrifié ainsi aux exigences de la vie commune était ingénieux et trouvait mille moyens de se dédommager de la contrainte qui lui était imposée à table.

Aux souffrances volontaires se joignirent bientôt des épreuves envoyées directement par Dieu. Il fut pris d'une fièvre qui le mit en peu de jours dans le plus triste état, en sorte qu'il faisait compassion à tous les religieux du monastère. La manière dont s'opéra sa guérison fut regardée comme miraculeuse. Le P. Louis

(i) Vie du V. F. Jean de Saint-Samson , chap. iv.

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de Cénis, religieux de notre Ordre, qui avait été trois fois provincial de la province de France, et qui s'était fait une grande réputation comme prédicateur, étant venu à Dol, à la prière de Mg"" Antoine de Revol, nouvellement consacré évêque de cette ville , le vit , fut touché de son état et lui conseilla de réciter une prière qu'il avait vu prononcer sur les fiévreux, à Rome, par les Sacristes de Saint-Pierre (i).

Le fervent novice goûta ce conseil. Sa fièvre, qui était inter- mittente, devait revenir le lendemain. Il se prépara donc à la combattre avec le remède surnaturel qu'on venait de lui indiquer. Lorsque le matin fut venu, il se confessa, communia et récita la prière indiquée, avec une foi si parfaite, qu'il fût, à partir de ce moment, entièrement délivré de son mal. Les deux historiens qui nous servent de guides assurent que Dieu lui accorda dès lors la grâce de guérir les malades atteints de fièvres paludéennes, fré- quentes alors à Dol et dans les contrées environnantes à cause du mauvais air qu'on y respirait (2). Par ordre de ses supérieurs, il récita sur des religieux, comme lui malades de la fièvre, l'oraison qui venait de le guérir, et ils fiirent pareillement délivrés de leur mal. Le bruit de ces merveilleuses guérisons s'étant répandu dans la ville , toutes les personnes atteintes de la fièvre eussent désiré que le bon aveugle priât sur elles ; mais elles n'obtinrent cette grâce que lorsqu'il eût prononcé ses vœux. Les malades venaient tous les matins à l'église du monastère et s'agenouillaient devant l'autel; le saint homme passait, conduit par un religieux, récitait sur chacun d'eux l'oraison dont la vertu était si eflScace dans sa bouche^, et l'on dit que souvent ils s'en retournaient guéris.

La maladie qui venait d'éprouver si cruellement Jean de Saint-

(i) Voici cette prière : « Dominus Jésus qui curavit socrum Pétri a febribus quibus tenebatur, ipse curet famulum suum a febri quâ laborat. In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti. Amen. »

(2) P. Donatien, Vie du V. Jean de Saint-Samson, chap. v. Ms. du P. Joseph, p- 25.

Vie du V. F. Jean de Saint-Sam son. 39

Samson n'était que le prélude d'épreuves plus terribles dans les- quelles il se montra également admirable en charité et en courage. Bientôt en effet la peste se déclara dans la ville de Dol. Un reli- gieux du monastère de l'Ordre ne tarda pas à en être atteint et mourut en peu de jours. Les religieux commencèrent à trembler, et lorsque le fléau eut frappé encore un novice, neveu du Supé- rieur, ils résolurent de quitter la maison et de n'y laisser qu'un jeune religieux nommé Olivier, qui n'était pas encore prêtre , avec un domestique séculier-. L'émotion que l'apparition d'une maladie contagieuse produit de nos jours dans nos cités ne peut pas nous donner une idée de l'effroi qui, dans ces temps, s'em- parait des populations lorsque la peste éclatait au milieu d'elles. Avait-on alors moins de courage ou moins de charité que de nos jours? Nous ne le pensons pas. Mais, soit parce que l'hygiène générale laissait beaucoup à désirer, soit parce que l'art médical était moins avancé, les maladies contagieuses faisaient de plus nombreuses victimes. Les villes étaient dépeuplées, des popula- tions entières étaient fauchées par la mort : de cette terreur qui précédait le fléau comme un vent d'orage, lui faisait un lugubre cortège lorsqu'il avait éclaté , et portait les plus courageux à chercher leur salut dans la fuite.

Jean de Saint-Samson n'imita pas sa communauté : la charité vainquit en lui la crainte. Sa cécité même, qui semblait le rendre impropre au soin des malades, ne lui parut pas être un motif suffisant pour s'éloigner : il voulut rester auprès du pestiféré, et ce dévouement héroïque ne fut pas inutile à celui-ci. Un jour le bon Frère était dans sa cellule, assez éloignée de celle du malade. Tout à coup , soit qu'il eût été averti par le bruit , soit qu'il eût été éclairé d'une lumière d'en haut, il sort, se dirige vers le fond du dortoir et y rencontre le malade qui , dans un accès de délire , allait se précipiter par la fenêtre. Il l'arrête, et ayant appelé ses deux compagnons, retirés par crainte du fléau au fond du jardin, il le fait rapporter dans son lit.

Assis à son chevet, il priait Dieu de lui rendre l'usage de la

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raison et de lui accorder la grâce d'une mort calme et consolée par les secours de la religion. Il eut le bonheur de voir sa prière exaucée; car, au même moment, la raison revint au malade, et le prieur étant venu savoir de ses nouvelles, Jean prit aussitôt le pauvre pestiféré dans ses bras et le lui apporta, afin qu'il entendît sa confession. Peu d'instants après, le malade, rapporté dans son lit, passait à une meilleure vie. Le saint homme pria à côté du dangereux cadavre et aida à l'ensevelir.

Le religieux qui était resté dans le monastère avec lui , ayant à son tour été atteint par la terrible maladie , fut servi avec la même charité et le même dévouement. Jean le soigna du mieux qu'il put, pria pour lui et obtint de Dieu sa guérison. Il fut enfin frappé lui-même. Dieu, qui savait combien l'Ordre du Carmel avait besoin d'un tel religieux, ne permit pas que sa maladie fût mor- telle ; mais elle lui laissa une fièvre quarte et une hydropisie qui mirent son esprit de résignation à une douloureuse épreuve. Il y avait près de la ville un lieu appelé Champ de Saint-James^ les personnes frappées de la peste étaient envoyées pour y être soignées. Conduit en ce lieu, Jean y donna des preuves nouvelles de sa charité. Il encourageait les malades avec tendresse, les excitait à la confiance par de saints discours; il parlait surtout aux agonisants avec tant de ferveur et de charité , qu'ils rendaient le dernier soupir au sein d'une paix confiante et douce.

Le terrible fléau disparut enfin; les religieux rentrèrent dans leur monastère, et Jean de Saint-Samson put prononcer ses vœux (26 juin 1607).

Avant de poursuivre notre récit, nous croyons utile de nous arrêter un instant, afin de jeter un regard d'ensemble sur ce qui vient d'être raconté. Il ne faut pas que la trame des événements nous empêche d'apercevoir le dessein secret que Dieu poursuit. Ce dessein est grand, il est sublime : c'est la transformation mystique de notre pieux contemplatif, la déification de sa nature.

Lorsque l'homme fiit créé, l'harmonie la plus parfaite était la loi de son être : Dieu régnait sur sa volonté, laquelle, à son

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tour, régnait sur le corps et sur la nature. La paix était en lui et autour de lui; les extrémités des choses s'unissaient en lui dans un nœud sympathique et vivant; il vivait dans la société des anges, tandis que les animaux l'entouraient sans frayeur et sans menace ; enfin , un fruit merveilleux devait nourrir la partie ter- restre de sa nature et la maintenir dans une perpétuelle jeunesse. On connaît l'œuvre du péché : l'harmonie fit place à la discor- dance, la soumission à la révolte, la paix à la guerre : l'homme, en se détachant de Dieu, tomba sur lui-même, et de lui-même sur le monde extérieur, livré désormais à l'égoïsme, à l'ignorance, à la souffrance, et condamné à mourir.

Du moment qu'une âme a reçu l'application du sang de Jésus- Christ, les désordres du premier péché se trouvent en partie réparés en elle. Mais que de ruines encore qui attestent l'existence d'une catastrophe primitive! Que d'orages qui prouvent à toute heure une rébellion persévérante dans les facultés inférieures! Que de côtés ténébreux que la lumière n'illuminera qu'après la nuit vengeresse du tombeau! Cependant, même avant le jour la puissance divine rassemblera et vivifiera, en la transformant, la poussière du tombeau, il est des amis de Dieu qui, prévenus d'une grâce spéciale, reçoivent sur tout leur être comme un rayon de la gloire éternelle; à force de luttes et de pénitences, ils enchaînent leurs passions, au point qu'elles se taisent ou font entendre seulement le rare et lointain mugissement de la foudre après l'orage; de leur corps, rendus légers et pour ainsi dire immatériels par le jeûne et l'abstinence, s'échappe un reflet anticipé de la lumière dont ils brilleront après la résurrection; leurs âmes enfin, épouses de Dieu, ont repris jusqu'à un certain point sur la nature extérieure l'antique domination : elles com- mandent à leurs corps purifiés, et, comme des flammes éthérées, emportées par l'impulsion de l'amour, touchant à peine la terre, elles montent vers les régions de la vérité et du bien infini par d'incessantes aspirations. Ces amis privilégiés de Dieu sont les mystiques vraiment dignes de ce nom.

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Tout, dans ce que nous avons raconté jusqu'ici de la vie de Jean de Saint-Samson, annonce un grand mystique. L'appel d'en haut est visible; un souffle de grâce et d'amour l'a touché, et déjà il a goûté les prémices des tendresses divines. Il a été distingué aussi par une empreinte plus profonde de la croix. Toute la mys- tique est dans la croix. C'est elle qui lui donne son modèle, le type qu'elle doit réaliser, Jésus-Christ; elle qui lui fixe la voie qu'elle doit suivre, l'austère discipline à laquelle il est nécessaire qu'elle se pHe; elle qui la conduit aux joies de l'amour et aux clartés de la vision, suivant cette parole de saint Pierre : « Mes bien-aimés, ne soyez pas surpris du feu ardent qui sert à vous éprouver, comme si quelque chose d'extraordinaire vous arrivait. Mais, participant ainsi aux souffrances du Christ, réjouissez-vous, afin qu'à la révélation de sa gloire, vous vous réjouissiez aussi, transportés d'allégresse. Si on vous outrage pour le nom du Christ, vous serez bienheureux, parce que l'honneur, la gloire, la vertu de Dieu et son Esprit reposent sur vous C^). » Déjà dès cette vie la croix conduit le mystique à une certaine révélation de la gloire ; aussi l'aime-t-il et la recherche-t-il comme son sou- verain bien; il voit en elle une épouse bien-aimée, noire, à la vérité, mais toute belle (2) malgré cela et digne de toute sa ten- dresse, et il arrive même un moment il ne peut plus se passer d'elle, il se sentirait mourir sur le chemin, s'il n'était soutenu par ce fruit savoureux de la souffrance que le vulgaire dédaigne à cause de son écorce amère.

Or, la première moitié de la vie de notre saint contemplatif ne fut, on peut l'affirmer, qu'une chaîne d'épreuves, due le ciel fut triste et sombre sur son berceau! Sa vie ne connut, pour ainsi dire,. ni la fi-aîcheur ni les douces clartés de l'aurore. Il est frappé d'une infirmité cruelle et la mort le prive de son père et de sa mère ; plus tard , la mort lui enlève encore le firère qui était

(i) I, Petr,, cap. iv.

(2) Cant. des Cant.^ chap. i, v. 4.

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son seul soutien en ce monde. Après les tristesses de la solitude, viennent les ténèbres intérieures et les langueurs de la maladie. La croix s'attachait donc à tous ses pas, et on a vu combien il était éloigné de la fuir. Malgré son infirmité, il s'est condamné à une pauvreté volontaire; il a combattu son corps par la haire et la discipline, et l'a affaibli par les jeûnes les plus rigoureux. Les mystiques en général ont demandé leur nourriture à la vie végétale, et n'ont guère accepté de la vie animale que le lait, aliment léger qui, par sa blancheur, a je ne sais quel reflet de chasteté , et le miel , cueilH dans le caHce des fleurs par un insecte délicat et pur. Nous avons vu Jean renchérir sur cette austérité et ne soutenir sa vie qu'avec du pain et de l'eau. Et ce n'est pas seulement par la mortification et la pauvreté volontaire qu'il répond à l'appel de la grâce , c'est encore par l'amour du recueil- lement, par une prière continuelle, par des lectures de haute mysticité, par une vie sans tache, par sa fidélité à entrer dans un Ordre principalement contemplatif, le ciel l'appelait. On le voit, les marques d'une vocation mystique sont visibles, et •tout annonce que Jean s'élèvera bien haut dans cette voie.

Nous avons maintenant à raconter de nouvelles épreuves. S'il faut en croire la science , avant de devenir digne d'être le royaume de l'homme, notre globe aurait, pendant de longues périodes de siècles, traversé des transformations et des bouleversements nombreux. Du feu, des orages dont on ne peut se représenter la violence, une végétation gigantesque, tout un règne animal aux proportions effrayantes, des mers qui se retirent, des continents qui se forment et des soulèvements qui viennent modifier leur aspect; enfin, le calme se faisant sur la surface de la terre, des proportions harmonieuses s'étabUssant entre le règne végétal et le règne animal, l'homme apparaissant sous un ciel sans orages, sur une terre riche de verdure, féconde en fleurs et en fruits, voilà les diflférents spectacles auxquels elle nous fait successivement assister. Notre monde intérieur doit, comme le globe terrestre, traverser de longues périodes de bouleversements , passer par une

44 ^^^ du V. F. Jean de Saint-Samson.

longue suite de transformations, pour devenir digne d'être le royaume mystique de Dieu. Ici encore on trouve un feu vengeur qui met tout l'être en fusion, des orages effrayants, des ténèbres qui arrêtent les rayons du soleil, d'immenses aspirations, des désirs d'une mystérieuse inquiétude, toute une gigantesque végé- tation spirituelle, des bouleversements soudains; puis enfin le calme, le ciel pur, les brises embaumées, les fleurs épanouies, les arbres chargés de fruits, et Dieu prenant pour toujours posses- sion de l'âme, qu'il appelle son épouse.

Jean a souffert de mille côtés : le corps, le cœur, l'esprit, tout en lui a eu son tourment. Un nouvel ennemi va maintenant entrer en lice et se montrer sans déguisement, c'est l'enfer. Les démons frémissaient en voyant les efforts du saint mystique et les grands desseins que son cœur nourrissait; aussi commencèrent-ils, dès son entrée dans la vie religieuse, à le tourmenter de mille manières. Tantôt, dit le P. Donatien, ils l'accablaient de tenta- tions, tantôt ils se jetaient sur lui et l'étreignaient comjiae pour l'étouffer. Parfois son corps était brise des coups qu'ils lui don- naient, et son ami le P. Mathieu Pinault, l'ayant plusieurs fois, assisté dans ces efïroyables combats, a déclaré avoir vu sur ses mains et sur son visage les blessures que ces esprits infernaux lui faisaient. Quelquefois ils l'attaquaient en troupe, avec des hurle- ments de bêtes féroces; d'autrefois ils contrefaisaient la voix humaine et lui reprochaient ses exercices de dévotion et de charité, l'appelant hypocrite et orgueilleux. Ils lui demandaient de quel droit un homme comme lui se mêlait d'instruire le peuple et de guérir les malades ; quelquefois même ils se plaignaient à lui et lui disaient : « Pourquoi es-tu venu de si loin pour nous troubler (0. »

Jean était invincible ; les assauts de l'enfer, loin de lasser sa patience, ne servaient qu'à exalter son courage : il avoua un jour que ses désirs de souffrir augmentaient en proportion de ses

(i) Vie du V. F. Jean de Saint-Samson , chap. vii.

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souffrances. « Dieu, disait-il quelque temps après sa profession, ne m'a pas donné de père-maître pour me conduire, mais il a fait excellemment cet office à mon endroit. » Et il louait sa majesté du plus profond de son cœur de ce qu'elle daignait l'exercer continuellement en son corps et en son âme et lui fournir des occasions de souffrir (^).

Nous oserons toucher ici à un ordre de faits délicats, parce qu'ils contiennent une grande leçon pour les familles religieuses. Les ordres religieux ont été assez grands, ils ont rendu et ils rendent encore assez de services à la société chrétienne, pour qu'ils n'aient pas à craindre d'être diminués dans l'estime des âmes droites par la révélation de leurs défaillances. Partout l'homme apparaît, l'imperfection s'y trouve : il serait puéril d'y chercher une grandeur absolue; mais si, malgré cela, il s'y rencontre une vraie grandeur, il serait bien injuste de la mécon- naître parce qu'elle ne serait pas sans ombres.

Le couvent de Dol, le F. Jean de Saint-Samson vient de prononcer ses vœux , sera bientôt réformé; mais il ne l'est pas encore, et les abus que la décadence de la discipline monastique entraîne avec elle y régnent en partie. On plaint quelquefois les religieux à cause de leur pauvreté volontaire; c'est à tort. On voit l'épine et on ne sait pas voir la fleur : le dépouillement est amer, mais la liberté de l'esprit et la charité qui unit les cœurs sont si douces ! Les monastères ne sont, à plaindre que lorsqu'ils ouvrent leurs portes au hideux pécule, et que le tien et le mien ressuscitent sous les voûtes mêmes qui devaient être leur éternel tombeau. Alors la suavité disparaît, mais le joug reste, par une juste punition de Dieu, et il est bien lourd!

Nous ne croyons pas que le monastère de Dol eût descendu les dernières pentes du relâchement, loin de : le seul fait de l'admission d'un homme de la trempe de notre pieux aveugle suffit à prouver qu'il régnait dans ses murs de la piété et, à

(i) Vie du V. F. Jean de Saint-Samson, cha.p. vu.

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défaut de la régularité voulue, du moins de bonnes intentions. Il avait l'estime des populations; malades et infirmes accouraient à son église, car il s'opérait de nombreux miracles dans la chapelle de la Vierge , et chaque jour des marins échappés à la tempête venaient y offrir leurs actions de grâces (^). Cependant un souffle de décadence avait passé sur lui ; il avait adopté sans aucun doute le pécule , et c'était très probablement une des princi- pales causes de son extrême pauvreté. Jean ne dut pas se dissi- muler, en prononçant ses vœux, qu'il se condamnait pour l'avenir à de rudes épreuves. Il n'était pas homme à imposer à sa conscience des capitulations plus ou moins licites , même devant la nécessité , ni à éviter les rigueurs du vœu de pauvreté par des subterfuges souvent avilissants, toujours blâmables. Il était aimé dans le monastère, mais la communauté était si pauvre qu'elle ne pouvait fournir à tous ses besoins, surtout lorsqu'il était malade. Du pain ordinairement fait d'orge, d'avoine, de blé-noir ou de fèves, du cidre de qualité fort inférieure et souvent gâté, des aliments fort communs et mal préparés, voilà pour sa nourriture. Son vêtement était plus triste encore. Hélas ! il faut tout dire, sur ce point, les limites d'une pauvreté même rigoureuse étaient dépassées; nouveau Job, il aurait, lui aussi, pu dire aux vers : Vous êtes ma mère et ma sœur (2). Il sut un jour qu'on avait remarqué sur lui des preuves trop éloquentes de la malpropreté à laquelle il était condamné ; il avoua que cela le rendait honteux et qu'il se croyait indigne de converser avec ses frères, mais qu'il se réjouissait néanmoins en sa pauvreté, connaissant mieux ainsi la misère humaine et la sienne propre (3). O saint homme! comment ne pas t'admirer! Combien profonde est la connais- sance que tu as acquise des abaissements infinis de l'Homme-

(i) p. Léon de .Saint-Jean. Delineatio observantice carmelitarum Rhedonensis , etc., page 136. Chroniques manuscrites (archives départementales d'ille-et- Vilaine).

(2) Job, chap. XVII, v. 14.

(3) P. Donatien, Vie du V. F. Jean de Saint-Samson, chap. vu.

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Dieu!... Ah! la grâce a été vraiment puissante en toi, puisqu'elle a étouffé l'orgueil humain dans ton cœur au point de te faire aimer et comprendre cette parole dite prophétiquement du Christ : « Je suis un vermisseau et non plus un homme; je suis l'opprobre des hommes et le rebut du peuple (0. »

A des souffrances dont le principe était extérieur se joignirent bientôt de nouvelles épreuves intérieures. Il fallait que Jean pût dire en toute vérité : « Je suis attaché à la croix avec Jésus- Christ (2) ; » il fallait que cette parole, devise subUme de sa vie, reçût en sa chair et en son esprit l'application la plus entière, par la raison qu'il était appelé à la transformation mystique. Dans le travail mystique , la vie et la mort ont entre elles des rapports aussi intimes qu'étranges : la vie y naît de la mort , en sorte que , lorsque la mort est complète, la vie au même instant atteint son entier épanouissement. Et ce n'est pas seulement dans ce qu'elle a de corrompu que la nature doit mourir : il est nécessaire que la mort pénètre partout, purifie tout, rende les facultés de l'âme aptes à des opérations qui dépassent leur portée native.

Pour conduire l'âme à cette mort complète, tout est instrument dans la main de Dieu; les plaisirs lui prêtent leur amertume, le monde ses médisances et ses calomnies, l'enfer sa haine, la maladie les souffrances et les langueurs qui lui font cortège, la chair son aiguillon. Toutefois, il ne frappe jamais plus fort que lorsqu'il n'a recours qu'à lui-même. Et alors il n'a même pas besoin d'agir; il lui suffit de se retirer et de laisser l'âme mystique dans l'abandon. Terre naguère parée de la plus riche végétation, cette âme devient tout à coup une terre déserte et nue ; c'est la nuit pour elle ; nuit des sens ou nuit de l'esprit , nuit à laquelle cependant se mêle je ne sais quelle lumière mystérieuse qui lui montre toute la vérité de son néant et toute la laideur de son péché. Oh ! quelle sofitude alors! quel silence lugubre! et parfois

(i) Ps. XXI, V. 8.

(2) Galat., chap. ii, v. 19.

48 y^ie du V. F. Jean de Saint-Samson.

aussi quelles plaintes déchirantes! L'infini était : il a fui! Il parlait : il se tait! il aimait : il laisse croire qu'il n'aime plus! C'est un tourment sans nom dans le langage de l'homme.

Lorsque Jean entra dans l'Ordre, il avait passé de beaucoup tous les préambules de la vie mystique. Depuis, sa marche ne s'était pas ralentie. Comprenant que la perfection des voies mys- tiques exige un dépouillement absolu, il s'efforce de faire entrer le renoncement jusque dans ce qu'il y a en lui de plus intime, de plus personnel; et son travail, à cette heure, est hâté par une intervention directe de Dieu, qui le plonge dans l'aridité et la sécheresse pour mieux le convaincre de son néant et le préparer à de plus sublimes faveurs. Nous n'essayerons pas ici de décrire cet état. David en avait éprouvé les rigueurs quand il s'écriait : « J'ai cherché Dieu au jour de mon affliction, et j'ai étendu mes mains vers lui durant la nuit : et je n'ai pas été trompé. Mon âme a refusé toute consolation. Je me suis souvenu de Dieu et j'y ai trouvé ma joie. Je me suis exercé dans la méditation et mon esprit est tombé dans la défaillance. Mes yeux devançaient les veilles et les sentinelles de la nuit; j'étais plein de trouble, et je ne pouvais parler. Je songeais aux jours anciens; et j'avais les années éternelles dans l'esprit. Et je méditais dans la nuit au fond de mon cœur; je m'entretenais avec moi-même, j'agitais et je roulais dans mon esprit plusieurs pensées. Dieu nous rejet- tera-t-il donc pour toujours? ou ne pourra-t-il plus se résoudre à nous être favorable? Nous privera-t-il éternellement et dans toute la suite des générations de sa miséricorde? Dieu oubliera- t-il sa bonté compatissante , et sa colère arrêtera-t-elle le cours de ses miséricordes ? (^ »

Le délaissement, et dans ce délaissement le trouble, et, au sein de ce trouble, une angoisse qui souvent rendait l'âme muette; enfin, pour dernière et suprême torture, le souvenir, le vif sou- venir des joies passées, voilà donc ce que Jean éprouvait. Il

(l) Ps. LXXVI.

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parle en mille endroits de ses écrits des souffrances que causent à ITime ces délaissements et ces aridités, et aucun mystique n'a exprimé en termes plus poignants les inquiétudes et les tourments qui s'emparent d'elle lorsque l'Époux l'a quittée.

Un fait à noter, c'est que Jean, au milieu de ses ténèbres, allait humblement rendre compte de son état intérieur à son supérieur, lequel ignorait absolument la science des états d'oraison. Dieu bénissait la foi si surnaturelle de son serviteur et mettait ordinaire- ment dans la bouche du supérieur des paroles en rapport avec les états de cette âme crucifiée.

Brisé par l'épreuve et par sa vie austère, notre pieux aveugle fut pris d'une fièvre qui peu à peu le conduisit aux portes du tombeau. Ce fut en vain que, par l'ordre de ses supérieurs, il demanda sa guérison : pendant environ une année, le ciel ferma l'oreille à ses prières.

Nous sommes arrivés à une page bien triste et bien sombre de la vie du bon aveugle. La maladie, surtout quand elle est longue, est par elle-même une croix bien lourde. Le corps, comme un arbre déraciné, retombe sur l'âme et l'accable de son poids; et l'âme, ébranlée par le choc, se laisse, à son tour, tomber sur elle-même, et se consume de langueur si elle n'est soutenue d'une grâce puissante. Elle est alors atteinte d'une sorte d'anémie spirituelle qui ne lui laisse de forces pour rien. Oh ! ne soyons pas étonnés si Dieu veut d'ordinaire que ses élus passent par le creuset de la maladie ! Il sait tout ce qu'il y a en elle d'humiliation, et tout ce qu'il faut d'énergie et de constance pour que, en privant le corps de ses forces, elle n'enlève pas en même temps à l'âme sa ferveur. Mais aussi quel mérite quand elle est chrétiennement supportée ! « Tout homme, dit Jean de Saint-Samson dans une de ses lettres, vaut mieux devant Dieu étant malade qu'en santé, vu le désir que Dieu a de notre perfection et à raison de notre propre misère, qui fait que la santé de nos corps fait insensiblement tort à nos esprits. Les maux qu'il faut souffrir sont la barrière que Dieu

50 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

met devant nous, afin que nous cessions de nous répandre dans les créatures par nos lâchetés et par nos soins superflus (0. »

Si la maladie est par elle-même une rude croix, combien devient-elle plus lourde lorsqu'elle n'est pas entourée de soins suffisants! C'est ce qui arriva à notre pieux aveugle. Le mo- nastère n'avait pas d'infirmerie , et les cellules n'y étaient séparées les unes des autres que par des planches mal jointes qui lais- saient passer le vent de toutes parts. Jean, pour se réchauffer, n'avait pas même la ressource du chauffoir commun, car ce chauffoir était le rendez-vous de plusieurs séculiers qui avaient affaire dans la maison, et il craignait, en s'y rendant, d'y trouver des occasions de distractions. Quant à la nourriture, il n'en prit jamais d'autre que celle qui était servie à la communauté : le lecteur sait déjà combien cette nourriture était pauvre et peu faite pour réconforter un malade. Disons enfin que, quelque souffrant qu'il fût, il mangea toujours dans le réfectoire commun.

Les vies de saints nous offrent peu d'épreuves aussi pénibles, supportées avec une résignation plus parfaite. Souvent le pauvre malade allait, pendant l'hiver, s'asseoir sur un buisson, à l'abri d'un des murs du jardin, afin de réchauffer son corps glacé aux rares rayons de soleil que laisse tomber pendant l'hiver le ciel brumeux de Bretagne. Là, perdu en Dieu, il oubliait tout, jusqu'à la fièvre qui le consumait, « et les petits oiseaux, dit le P. Donatien, venaient en bande se percher et s'entre-becqueter sur lui, sans qu'il s'en aperçût (2). » C'est ce dont fut témoin le P. Mathieu Pinault, qui de prit occasion un jour de commen- cer un entretien sur l'innocence d'Adam, et il a déclaré qu'il entendit des choses admirables sortir de la bouche du bon aveugle touchant les opérations de Dieu dans les âmes innocentes.

On croirait lire une page de la légende de saint François. Du reste, on cite encore d'autres faits qui établissent ce point de

(i) Lettre xl, vol. 2 de l'édition in-folio.

(2) Vie du V. F. Jean de Saint-Samson, chap. vu.

Fie du V, F. Jean de Saint-Samson. 51

parenté entre la vie que nous racontons et celle du patriarche d'Assise. Pendant l'hiver, lorsque la neige était tombée épaisse, le bon aveugle préparait sur la fenêtre un festin aux petits oiseaux. Ils venaient sans crainte manger les miettes de pain qui leur étaient offertes, entraient dans la cellule, quelquefois même y passaient La nuit, et quand, le matin, le jour naissant réveillait en eux le sentiment de la liberté, la main amie qui les avait nourris et abrités s'empressait de leur ouvrir les portes de leur prison. Un religieux étant entré un matin dans cette cellule ha- bitée par l'innocence et la simplicité, prit un de ces. hôtes charmants et le mit dans les mains de Jean, et l'on vit le saint homme, d'une récollection d'esprit si sévère, caresser le petit oiseau, louer Dieu en lui, et enfin lui rendre la liberté.

Epuisé par la fièvre et les privations de tout genre, Jean était près de succomber. Heureusement, à la prière de quelques âmes charitables, un vénérable ecclésiastique, curé de la paroisse de Roz-sur-Couësnon , s'offrit à lui donner dans son presbytère tous les soins que réclamait le triste état de sa santé. Les supérieurs de l'Ordre accédèrent volontiers à ses désirs, et le saint malade fut conduit chez lui. Comme la paroisse de Roz était assez voisine de Dol, Jean venait de temps en temps se recueillir dans sa cellule et retournait ensuite chez le charitable curé. Les soins in- telligents et dévoués qu'il reçut chez lui ne tardèrent pas à rétablir ses forces épuisées. Mais, si le bon curé fut l'instrument dont Dieu se servit pour rétablir une santé si précieuse, il en fut amplement récompensé. Laissons parler ici le P. Donatien.

« Dans cette occasion , Jean de Saint-Samson fit de très grands profits pour le salut des âmes et pour l'instruction des enfants dans la foi catholique. Ce recteur était un homme fort charitable qui portait sur sa face beaucoup de linéaments de celle du B. Fran- çois de Sales, évêque de Genève, et qui lui ressemblait encore plus dans son grave maintien, dans sa douceur et en beaucoup d'autres perfections. Il avait avec lui une sienne sœur, vieille femme veuve , fort grave , dévote et charitable envers les malades

52 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

et les pauvres de toute la paroisse. A peine notre frère fut-il arrivé chez ce bon ecclésiastique, qu'il commença à embaumer, non seulement cette maison , mais encore tout le pays , de l'odeur de ses vertus; et on reconnut aussitôt en ces quartiers le prix du trésor que Dieu y avait envoyé dans ce vertueux aveugle. Le rec- teur et les autres prêtres de la paroisse se firent aussitôt ses dis- ciples en la vie spirituelle, et, tous les jours, il leur faisait de pieux entretiens sur les matières de la vertu et des obligations de leur condition. A quoi la bonne dame dont je viens de parler prenait un grand contentement , y appelant tous les soirs les domestiques et serviteurs de la maison, afin de profiter tous des conférences saintes qu'ils avaient ensemble.

)) Il y avait entre autres un bon prêtre qui tenait l'école et ensei- gnait la jeunesse, lequel, à certains jours de congé, amenait les écoliers à frère Jean de Saint-Samson. Celui-ci les entretenait avec tant d'afiabilité et de dévotion, que souvent il leur ôtait l'envie de se récréer. Tantôt il leur faisait lire quelque livre spirituel , tantôt il les interrogeait sur leur catéchisme et les instruisait si méthodi- quement en la foi catholique , que la plus grande part des parois- siens prenait plaisir à venir le voir et à entendre ses pieux entre- tiens. Il leur enseignait à faire au matin la direction de leurs œuvres à Dieu , à examiner leur conscience au soir , à sanctifier les fêtes , à entendre dévotement la messe, à fréquenter les sacrements de pénitence et de la sainte Eucharistie , et à porter une tendre dévo- tion à la glorieuse Vierge.

» Ces exercices de piété chrétienne , que les guerres précédentes avaient étouffes dans tout le pays , se renouvelèrent de telle sorte parmi le peuple, que plusieurs se confessaient et communiaient aux fêtes et dimanches, et même les plus dévots le faisaient assez souvent le jeudi. C'était chose ordinaire, même parmi les enfants, de dire tous les jours les Htanies de la Sainte Vierge. Les filles vivaient chez leurs parents, retirées des occasions de vanité, et plusieurs de ces enfants de l'un et de l'autre sexe embrassèrent depuis la vie religieuse en divers ordres : le nôtre peut en donner

Fie du V. l\ Jean de Suinl-Samson. 55

encore aujourd'hui des témoignages pleins de bénédiction et d'odeur de vertu. Ainsi notre humble frère laïc fut choisi de Dieu comme un vrai apôtre de ce pays de Dol, pour défricher cette terre inculte, pleine d'épines et de haUiers que l'hérésie et les guerres y avaient produits. Car, à l'exemple des habitants de cette paroisse, il fit tant 'de bien, ceux des paroisses voisines, devenus émulateurs de leurs vertus et de leur piété , commen- cèrent à se porter à la dévotion et au service de Dieu, de sorte que par ce moyen tout l'Évéché a été peuplé de personnes très ferventes en la foi et affectionnées aux exercices de la piété et de la perfection chrétienne.

» Mais, entre tous, le recteur de Roz et sa bonne sœur, dont j'ai déjà parlé, se firent gloire de se soumettre à la conduite spirituelle de Cet aveugle illuminé, et en tirèrent des profits spirituels très avantageux. Car, étant conduits par cette belle lumière, ils changèrent leur maison comme en un petit monastère toute la famille vivait d'une manière fort sainte. Ils faisaient oraison réglée, recevaient les pauvres et les passants avec une tendre charité; ils les servaient à table avec des civilités et cérémonies toutes religieuses; en un mot, ils pratiquaient toutes les vertus chrétiennes d'une manière fort exacte (0. » Voilà quelle fut l'action que Jean exerça autour de lui chez le bon curé; tels furent les fruits de salut que sa présence y produisit. Exemple frappant de la puissance qui accompagne l'homme des cloîtres dans le monde, lorsque l'austérité et le détachement dont son habit est le symbole régnent réellement dans son cœur et dans sa conduite.

Ni le vénérable curé ni sa sœur n'oublièrent les exemples édi- fiants que leur avait donnés notre pieux aveugle. Un jour, pen- dant qu'il se trouvait au couvent de Rennes , Jean reçut la visite de ce digne ecclésiastique. Il venait le prier de composer un règlement de vie pour lui et un autre pour sa sœur. L'humble

(i) Vie du V. F. Jean de Saint-Samson , chap. xxviii.

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religieux céda à ses désirs , et les règles qu'il leur traça furent pour ces deux âmes si bien disposées une source de haute perfection, en sorte que la bonne odeur de leurs vertus se répandit dans tout le pays et persévéra même après leur mort. Nous croyons utile de donner une analyse du règlement de vie qui fut composé pour le vénérable curé : il nous a paru fort remarquable , digne d'être médité par les ecclésiastiques qui cultivent la vigne du Seigneur en dehors de la vie régulière des cloîtres.

La perfection présuppose trois choses : un désir très ferme de l'acquérir par amour et d'y employer toutes ses forces; une très haute estime de Dieu, renfermant l'intime conviction qu'il est plus présent en nous que nous ne le sommes à nous-mêmes, et qu'auprès de lui tout le créé n'est rien; enfin une conviction pro- fonde de notre néant puisée dans la considération de l'infinie bonté de Dieu et dans l'étude de notre misère. Voilà, dit notre pieux auteur, les trois pierres fondamentales de l'édifice spirituel , de la restauration de nos âmes.

Lorsque l'âme s'est mise résolument à l'oeuvre par la pratique de la pénitence et la haine de soi. Dieu l'inonde d'une effusion de consolations sensibles. Ces douceurs de l'amour divin excitent son zèle; comprenant qu'elle ne peut plaire à Dieu si elle n'est ornée de toutes les vertus, elle s'efforce de les acquérir et com- mence la lutte, armée d'une grande confiance en Dieu, d'une défiance non moins grande d'elle-même, et de l'oraison. Or, voici le champ de bataille et la manière d'y combattre avec honneur.

Au réveil, s'élever vers Dieu par des actes très vifs d'amour, appHquant à cet exercice toute l'énergie du cœur et de l'intelli- gence, afin de ne se laisser envahir par aucun souvenir d'objet créé.

En se levant, se représenter que, comme un autre Lazare, on sort du tombeau de ses vices par le commandement de Dieu. Après s'être habillé, se jeter à genoux, réciter quelques versets

Vie du V. F. Jean de' Sainl-Samson. 55

du psaume Benedicam Dominum in omni tempore (''\ et promettre à Dieu d'accepter avec résignation et amour toutes les épreuves de la journée.

Se recueillir avant la récitation du bréviaire et demander à Dieu une parfaite attention; être ferme comme un rocher contre les distractions; porter la croix des divagations de l'esprit avec autant de paix que si l'on goûtait les douceurs les plus divines.

L'oraison mentale mérite un soin tout particulier. A moins d'empêchements, elle doit durer une heure. Ce n'est pas trop, attendu que c'est dans ce saint exercice que Dieu s'unit aux âmes fidèles et leur donne en abondance leur pain quotidien. Il faut, le matin, prendre pour sujet d'oraison la Passion de Notre- Seigneur. Quand on aura choisi une scène, on doit s'y arrêter tout le temps que l'âme y puisera d'utiles enseignements et de pieuses affections, quand même cela devrait durer plusieurs jours ou plusieurs mois. Ne pas perdre de vue l'oraison du matin pendant la journée : il faudra avoir toujours présentes à l'esprit les affections qu'on y aura produites, afin que, lorsque les occa- sions se présenteront, on puisse sans difficulté joindre les œuvres aux désirs. Si l'amour est véritable, s'il s'unit incessamment à Dieu par des actes ardents et profonds, il imprime en nous une ressemblance divine : faits à l'image de Dieu par la connaissance que nous avons de lui, nous sommes faits à sa ressemblance par l'union affective que nous contractons avec lui. C'est dans l'Écriture Sainte que nous devons puiser la matière de nos affections pendant la journée : revenir surtout sur ces paroles de David : Audi Filia et vide, et inclina aurem tuant, etc. (2).

On reçoit dans la sainte messe le trésor des trésors, ou plutôt le trésorier qui tient tous les trésors en sa puissance : on doit par conséquent se préparer avec soin à la célébration des saints mystères, et faire, après les avoir célébrés, une action de grâces

(i) Ps. xxxni.

(2) Ps. XLIV, V. II.

56 Vie du F. F. Jean de Saint-Samson.

convenable. La préparation et l'action de grâces doivent durer chacune une demi-heure : la première pourra rouler sur cette belle parole du divin Sauveur : Ignem veni mittere in ter- ram, etc. (^); et la seconde sur Ces paroles du Psalmiste : Mémo- riam fecit mirahilium suorum, etc. (2).

En se lavant les mains, penser au précieux sang de Notre- Seigneur, répandu par amour pour les hommes.

En se mettant à table pour le dîner, on doit se représenter que Notre-Seigneur s'y assied avec nous, désireux de nourrir notre esprit pendant que nous nourrirons notre corps. Pénétrés de cette divine présence, il faut prendre son repas avec une gravité austère, et ne pas tolérer des propos qui ne seraient point une nourriture spirituelle pour l'âme. Au repas du soir, on pourra se représenter la Cène et l'on remerciera le Sauveur de nous avoir laissé, dans l'Eucharistie, un gage si précieux de sa tendresse.

Après chaque repas, on consacrera quelque temps à une hon- nête récréation.

L'oraison du soir devra durer une heure comme celle du matin ; elle pourra rouler sur des sentences tirées de l'Écriture Sainte, telles que les suivantes : L'homme, tandis quil était élevé en hon- neur, n'a point compris (3); Précieuse est aux yeux du Seigneur la mort de ses saints (4); Le Christ s'est fait obéissant jusqu'à la mort (5); Le Seigneur m'a châtié pour me corriger (^).

La journée se terminera par un examen de conscience détaillé : on demandera pardon à Dieu des fautes qu'on aura commises , et on le priera de faire bonne garde pendant qu'on dormira. Le lit devra rappeler le tombeau, ou même, par un contraste facile à

(i) Luc, chap. XII, V. 49.

(2) Ps. ex, V. 4.

(3) Ps. XLViii, V. 13.

(4) Ps. cxv, V. 15.

(5) Phil., chap. u, v. 8.

(6) Ps. cxvii, V. 18.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 57

saisir, la croix du divin Sauveur. Lorsqu'on se réveillera pendant la nuit, il faudra avoir soin de s'élever à Dieu par quelques aspira- tions ardentes.

Le pieux contemplatif donne aussi quelques avis sur la manière de se conduire dans les tentations, dans les occupations exté- rieures, dans l'oraison et dans les aridités.

La croix, dit-il, est un présent réservé par Dieu à ses amis de choix, qui ne craignent pas de livrer combat à la chair et au sang. C'est dans la croix qu'on trouve l'Époux et qu'on s'unit à lui. Cependant, quand il s'agit des austérités du corps, il faut se con- duire avec prudence et discrétion.

Les tentations sont une croix bien lourde. Les unes viennent de la partie concupiscible, les autres de la partie irascible : or, les moyens de combattre les premières ne sont pas les mêmes que ceux dont il faut user pour combattre les secondes; car celles-ci doivent être combattues directement, par des actes opposés, en luttant, pour ainsi dire, corps à corps; tandis que celles-là doivent être combattues par la fuite, en se dérobant par un mouvement adroit de l'esprit. Du reste, il faut en tout et toujours agir et souffrir, non seulement pour Dieu, mais aussi en Dieu, dans Véminence d'une intention simple.

Dans les occupations extérieures, on doit agir sans lenteur, sans distraction d'esprit , sans multitude de paroles. Aussitôt que l'affaire qu'on avait à traiter est terminée, l'âme doit se retirer en elle-même par une vive aspiration d'amour, et laisser au dehors toutes les images des créatures. Dans les affaires très importantes, il ne faut pas craindre de penser aux moyens de les bien traiter; mais on doit avoir soin de se livrer à cette recherche avec calme et avec ordre, comme aussi de mettre sa confiance en Dieu.

Quant à l'oraison , le pieux contemplatif recommande, pour en rendre l'exercice facile, de se séparer de toute chose créée et de n'admettre en son esprit aucune autre image et impression que celle du divin Sauveur. « Voyez, dit-il, ce très aimé Époux

7

58 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

de votre âme, toujours, en tout lieu, et croyez-le toujours à vos côtés pour observer, tant au dedans qu'au dehors, les effets de votre amour et de votre fidélité à son endroit, et avec quelle force et quelle activité vous vous unissez à lui. » Pendant l'orai- son, il est nécessaire de faire agir l'entendement, sans toutefois que cette action nuise à celle de la volonté , laquelle est la prin- cipale. Il faut même « que l'entendement se désiste de son action quand la volonté est suffisamment illuminée. » Le pieux auteur accentue encore plus fortement sa pensée sur ce point : « A vrai dire , poursuit-il , l'union de votre esprit avec Dieu ne se fait que par la force active de la volonté enflammée pour son divin Objet. De sorte que l'on conclut facilement de ceci qu'à la volonté est due cette pratique divine, laquelle venant à manquer, la réfor- mation vraie de l'âme et sa transformation en Dieu manquera aussi. Afin donc d'éviter cela, il faut que vous vous résolviez à vous exercer par de profonds et vigoureux gémissements internes et par des soupirs enflammés qui soient continuels, ardents et incomparables, comme nous l'avons toujours montré. Si vous faites ceci fidèlement, vous vous trouverez par succession de temps au terme d'une suprême perfection, en l'union de Dieu même, votre souverain bien. »

On doit, quand on est favorisé de grâces sensibles, se juger indigne de la visite de l'Époux; cependant, s'il continue à verser des consolations dans l'âme, en sorte qu'on ne puisse douter de la vérité de sa présence , il faut alors , en reconnaissant que ce don vient de lui, l'accepter avec simplicité puisqu'il a daigné l'accorder.

Enfin, si, dans les aridités, la tentation vient de quitter l'oraison, il faut bien se garder d'y succomber; seulement, si Ton est responsable de la sécheresse l'on se trouve , à cause de quelque infidélité, on doit humblement demander pardon et attendre en paix le retour de la grâce. On pourra, dans les temps de désolation intérieure, recourir à de courtes oraisons jaculatoires; et si un sujet différent de celui qui a été choisi se

Vie du V, F. Jean de Saînt-Samson, 59

présentait et avait le don de captiver Tesprit et d'cmpcchcr ses divagations , il ne fiiudrait pas craindre de s'y arrêter. Mais, quoi qu'il arrive, on doit toujours finir Toraison en exposant à Dieu ses nécessités et celles du prochain, et en lui rendant de très humbles actions de grâces.

Jean de Saint-Samson dit en terminant : « Selon cet exercice , on peut voir et considérer la multitude de ses péchés, mais en général et en bloc et jamais en particuHer. Car, comme c'est ici un exercice qui convient plus aux profitants qu'aux commençants , on peut bien quelquefois représenter à Dieu par admiration toute sa vie passée en général, quand on sent la grandeur, la bonté et la suavité de Dieu écoulées en ses puissances sensitives. » Et il ajoute : « Il faut que ceux qui pratiqueront cet exercice soient d'un extérieur bien composé, tenant le vrai milieu partout, et jamais les extrêmes. Il y a longtemps que ces personnes doivent avoir planté pour cet effet des croix aux avenues de leurs sens extérieurs et intérieurs. »

Voilà comment Jean de Saint-Samson entendait la vie sacerdo- tale dans le monde; il la croyait compatible avec une mysticité même sévère. La vie mystique a eu des adeptes partout : elle s'est fait aimer et pratiquer dans les palais et dans les chaumières, au milieu des bruits du monde et même dans le tumulte des camps ; mais sous le toit humble et silencieux du presbytère , elle est pour ainsi dire dans son royaume naturel. Tout, en effet, dans le ministère paroissial : l'immolation de la Victime sainte , l'œuvre de la sanctification des âmes, le dévouement sans bornes dont on doit être animé, tout y rapproche de Dieu, met en communi- cation directe avec Dieu. Il y a donc une harmonie profonde entre la mystique et ce ministère auguste; et le pasteur des âmes, par la vie divine qui doit animer ses oeuvres et nourrir les ardeurs de son zèle, n'est au fond qu'un cénobite militant.

CHAPITRE IV

LE V. F. JEAN DE SAINT-SAMSON EST APPELÉ AU COUVENT DE RENNES. RÉFORME DE LA PROVINCE DE TOURAINE. LE P. PIERRE BEHOURT. LE P. LOUIS CHARPENTIER. TABLEAU ABRÉGÉ DE LA VIE ET DES VERTUS DU V. P. PHILIPPE THIBAUT. LE P. LÉON DE SAINT-JEAN. JEAN DE SAINT-SAMSON FAIT UN SECOND NOVI- CIAT. — VERTUS aU'IL MONTRE DANS CETTE CIRCONSTANCE. IL EST ENVOYÉ AU COUVENT DE DOL POUR Y INTRODUIRE LA RÉFORME , ET EST RAPPELÉ ENSUITE A CELUI DE RENNES. SON ROLE DE RÉFORMATEUR. EXAMEN DE DEUX DE SES ÉCRITS aUI SE RAPPORTENT A LA RÉFORME.

1612-1617.

ENDANT que Jean édifiait le couvent et le pays de Dôl par la pratique des plus admirables vertus , un événe- ment important pour le Carmel s'accomplissait dans la ville de Rennes : des hommes éminents en vertu et en science y jetaient les fondements d'une réforme qui était appelée à répandre un grand éclat. Ces hommes se heurtaient à ces mille obstacles que les œuvres de ce genre rencontrent inévitablement, lorsque Fun d'entre eux pensa au pieux aveugle et, persuadé que sa présence sur le Ueu de la réforme naissante leur serait d'un secours efficace, obtint des supérieurs de l'Ordre

62 Vie du V, F. Jean de Saint-Samson.

qu'il passât du couvent de Dol à celui de Rennes (1612). Nous croyons utile de nous arrêter un peu sur ces faits; le lecteur, nous en sommes persuadé , aimera à lire cette page de l'histoire d'une famille religieuse vouée à la prière et aux travaux de l'apostolat, et que notre pays a accueillie avec une faveur dont elle ne saurait se montrer assez reconnaissante.

Nous avons dit en commençant ce que fut le XVP siècle ; un siècle de fer! Que n'ont pas écrit contre les mœurs et la législa- tion du moyen âge les écrivains amis du protestantisme! On est pourtant en droit de se demander si l'état de choses inauguré en Europe par l'apparition de la prétendue Réforme n'était pas plus éloigné de la vraie civilisation, et s'il appartient à ses partisans d'appeler barbares des temps les arguments de la force avaient à la vérité une prépondérance malheureuse, mais aussi l'on savait croire, se dévouer pour le faible et s'enthousiasmer pour le bien et pour la vérité. Le bien et le mal mêlés dans une horrible confusion, les temples du Seigneur renversés, les asiles de la prière et de la pénitence violés, la tunique mystique de Jésus- Christ déchirée , des luttes fratricides ensanglantant l'Allemagne , la France, l'Angleterre, la société enfin ébranlée jusque dans ses fondements, certes, voilà un étrange progrès et bien digne d'être salué par l'humanité avec reconnaissance et amour!

L'œil de l'homme impartial ne se repose avec consolation, dans ces temps malheureux, que sur cette Eglise romaine calomniée, considérée comme décrépite par des fils ingrats qui désertent son foyer et fuient ses caresses , tandis que sa puissante fécondité la convie à de nouvelles joies maternelles, et que, par ses saints et par les œuvres dont ils sont les auteurs, elle remplit le monde d'un éclat sans pareil. La réforme du Carmel fut une de ces œuvres admirables.

Depuis son fondateur, le grand prophète Élie, jusqu'aux temps des Croisades, l'Ordre du Carmel avait traversé bien des évé- nements heureux ou malheureux , subi de grandes épreuves , sup- porté des chocs terribles qui n'avaient pu cependant le déraciner

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 63

du sol il avait pris naissance. L'époque des Croisades, en introduisant l'élément latin dans son sein, devint pour lui le point de départ d'une vie nouvelle et d'une prospérité qui ne sera peut-être jamais dépassée. Des Européens de toute nation, mais surtout Français, Anglais et Italiens, entraînés par leur piété, attirés par le charme des grands souvenirs bibliques, se fixèrent sur le Carmel et se vouèrent à la vie religieuse dans l'Ordre pro- phétique. Or, l'un deux se nommait Berthold. Il était dans le Limousin et était cousin d'Aymeric de Malifay, patriarche d'Antioche et légat du Saint-Siège dans l'Orient. Homme remar- quable par son savoir et par sa vertu , il fut établi par son parent général de tout l'Ordre en 1 142 ou 1143. L'ère latine était inau- gurée dans le Carmel. A Berthold, que l'Église a mis au nombre de ses saints, succéda un autre saint, Brocard, Français d'ori- gine comme son prédécesseur, et que les mêmes vertus rendirent digne de la haute position à laquelle l'élevèrent les suffrages de ses frères. Ce fut à la prière de saint Brocard que saint Albert, patriarche de Jérusalem , composa la règle dite primitive, laquelle fut plus tard confirmée par Innocent IV.

On le comprend, l'Ordre se trouvant ainsi composé et les temps devenant d'ailleurs de plus en plus mauvais pour les chré- tiens d'Orient, rien de plus naturel que les migrations de nos Pères vers l'Occident : elles devinrent une nécessité de la situation en même temps qu'une tendance intime des personnes. Il est question dans les chroniques de l'Ordre de quelques fondations qui auraient eu lieu en Europe avant le XHI"^ siècle : celles de Sienne et de Florence, par exemple, auraient été faites vers 800; celle de Bordeaux en iioo; on se demande même s'il n'y aurait pas une parenté entre nos ancêtres du Carmel et les saints qui rendirent illustres les îles de Lérins. Il peut exister quelque obscurité dans cette partie de nos chroniques; mais si les faits qu'elles rapportent paraissent par trop étranges , ce ne sera pas à ceux qui se seront Uvrés à une étude approfondie des premiers siècles de l'Eglise et auront suivi le grand fleuve de la vie reli-

64 Vie du F. Jean de Saint-Samsoii.

gieuse dans tout son vaste parcours. Nos traditions en général sont traitées , par certains écrivains , avec un dédain tranchant qui ne peut procéder d'une étude approfondie et qui prouve qu'on n'a pas compris toute la gravité, pour l'Eglise et spécialement pour les ordres religieux, des questions qu'elles soulèvent. Que la vie religieuse ait commencé longtemps avant Jésus-Christ; que le premier ordre religieux ait été institué par le prophète Elie en l'honneur de la Mère du Sauveur; que le doyen vénérable de tous les Ordres leur ait servi de type dans les premiers siècles de l'Église; qu'il se soit conservé enfin jusqu'à nos jours, affirmant, à travers les âges , par la bouche de tous ses saints et de tous ses docteurs, son origine prophétique, et soutenu dans sa croyance par des savants de tous les pays, par les universités les plus orthodoxes, par les bulles de plusieurs papes, par la prière liturgique , est-ce donc une question oiseuse ou ridicule ? Ainsi ne parlera jamais la vraie science, et nous croyons, pour notre part, qu'aujourd'hui moins que jamais nos traditions ont à redouter ses conclusions.

Nous disions que nos chroniques signalent quelques fondations faites en Europe avant l'époque de saint Louis; mais ce fut prin- cipalement au XnP siècle que nos Pères tournèrent leurs regards vers les contrées occidentales : Chypre eut son premier couvent en 1238; l'Angleterre en 1240, à Aylesfort, dans le comté de Kent; la France en 1238 ou 1244, aux Aygalades, à une Heue de Marseille (0. On ne saurait rien imaginer de plus pittoresque, de plus approprié à la vie contemplative que le paysage au sein

(i) Voyez : P. Philippe de la Sainte-Trinité, Histoire de l'Ordre, liv. V, chap. v; P. Louis de Sainte-Thérèse, Succession du saint prophète Élie, chap. ccxxxi; Lezana, Annales de l'Ordre, tome IV, page 290; Ant. de Rufli, Histoire de la ville de Mar- seille, livre X; Aug. Fabre, Histoire de Marseille, livre III; Les Évêques de Marseille , publication récente de M. l'abbé Ant. Ricard. Quelques auteurs affirment que le premier couvent construit en Angleterre fut celui de Hulne-Abbey (anciennement Holme), à trois milles d'Alnwick, dans le comté de Northumberland. Le temps et l'hérésie , souvent plus dévastatrice que lui , n'ont pas fait disparaître tout vestige de ces deux couvents : il en reste de belles ruines ; celles de Hulne-Abbey en partiailier embellissent de leur majestueuse tristesse l'immense parc du duc de Northumberland.

f^ie du y, F, Jean de SainUSanism. 65

duquel se fixèrent nos Pères en abordant en France. Des prairies, des bois ombreux, des eaux si abondantes et si limpides qu'elles ont donné leur nom à la contrée; tout autour, des collines qui reposent la vue; dans le lointain, l'immensité de la mer parlant à l'âme des grandeurs de Dieu ; enfin, planant sur cette belle nature et lui communiquant je ne sais quelle poésie céleste, le grand et suave souvenir de sainte Madeleine, qui, d'après la tradition, après avoir séjourné d'abord dans la grotte de Saint-Victor et avant d'aller se fixer à la Sainte-Baume, aurait habité ces lieux enchantés, voilà les Aygalades. C'est là, autour de la grotte même sanctifiée par le séjour de la sainte amie de Jésus, que des Carmes provençaux, fiiyant la persécution, se fixèrent à leur arrivée du Mont-Carmel , bâtirent un monastère et peuplèrent le bois de petits ermitages dont on montre encore les ruines. Car on ne doit pas oubHer que l'Ordre, dans les commencements, fiit surtout un Ordre d'ermites, et encore aujourd'hui, chaque province possède un couvent les religieux qui ont cet attrait peuvent se retirer pour mener la vie purement contemplative , tantôt en communauté, tantôt dans des ermitages séparés (^).

Le couvent des Aygalades donna naissance aux provinces de Narbonne et d'Aquitaine, et, par cette dernière, aux provinces d'Espagne; de même que du couvent fondé à Paris par saint Louis quelques années plus tard sortirent les provinces de France et d'Allemagne (2). Nous . ne parlerons pas ici des difiicultés qui assaillirent l'Ordre en Europe, des vicissitudes qu'il eut à traverser : cette narration nous entraînerait trop loin et nous avons hâte d'arriver aux différentes réformes qui ont eu lieu dans son sein.

Vers le milieu du XV^ siècle , l'Ordre du Carmel, profondément ébranlé par des causes multiples, mais surtout par le grand schisme et par la peste terrible qui désola l'Europe à cette époque,

(i) Voyez, aux pièces justificatives, la note C.

(2) P. Louis de Sainte-Thérèse, Succession du saint prophète Élie , chap. ccxxxi.

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résolut de demander au Saint-Siège une mitigation dans l'austérité de la règle. Ce fut sous le généralat du P. Jean de Facy et dans un chapitre général tenu à Chambéry que cette grave détermina- tion fut prise. Le P. Jean de Facy n'était cependant ni un homme ordinaire ni un religieux relâché; « c'était, au contraire, un homme remarquable en science et en piété, qui défendit avec courage les droits d'Eugène IV au temps du conciliabule de Bâle et que Nicolas V promut à l'évêché de Riey C^); » mais il fut entraîné par le mouvement général des esprits. Il s'adressa donc au pape Eugène IV, qui, à sa demande, adoucit la règle dans ses points les plus austères, tels que l'abstinence et la solitude (143 1). C'en était fait, la gloire du Carmel était écHpsée, et la prudente intervention du Saint-Siège, en régularisant aux yeux de tous cette décadence , semblait lui donner pour l'avenir quelque chose de définitif. Heureusement, il n'en fut pas ainsi, nous le verrons tout à l'heure.

Avec le temps, la mitigation elle-même fut envahie par des abus nouveaux. C'était dans la nature des choses, soit parce qu'on ne s'arrête pas facilement sur une pente escarpée quand une fois on a commencé à descendre, soit aussi parce que le temps, qui s'attaque à tout, aux institutions comme aux indi- vidus, et qui triomphe des plus fortes résistances par son action, lente, à la .vérité, mais continue, devait avoir plus de prise contre un édifice déjà ébranlé par de profondes secousses. On pourrait appliquer au temps ce qui est dit de Dieu lui-même : « Ce qu'il a édifié, il le détruit; ce qu'il a planté, il l'arrache (2). »

Comme nous l'avons remarqué, l'Ordre du Carmel ne prit pas son parti de l'état de décadence il était tombé. On dit qu'il y eut dans son sein des couvents qui gardèrent toujours la règle primitive, et, au lendemain même de la mitigation, il mit à sa tête un homme zélé pour la réforme et pour les traditions

(i) Vinea Carmeli, n. 960. (2) Jér. , cap. XLV, v. 4.

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primitives; ce fut le B. Jean Soreth. Ce grand homme, fondateur des Carmélites en France, consacra sa trop courte vie à ranimer la ferveur dans le cœur de ses frères; et ceux-ci, en le mainte- nant pendant dix-sept ans au généralat, voulurent, ce semble, protester contre la faiblesse qui les avait entraînés dans le relâ- chement.

A la même époque, le trop fameux P. Connecte, après avoir rempli la France de l'éclat de son éloquence et avant d'arriver à Rome, les excès d'un zèle inconsidéré devaient le conduire au bûcher, s'arrêta au couvent de Sylva ou des Forêts (0^ en Toscane, et jeta, dit-on, dans ce couvent les premiers fondements de la réforme connue sous le nom de réforme de Mantoue. En 1443 , au chapitre provincial de la province de Toscane, dit notre Père Philippe de la Sainte-Trinité dans son Histoire de l'Ordre, fut nommé prieur du couvent de Sylva le P. Etienne de Toulouse, qui établit la réforme sur de solides fondements. Cette réforme, obéissant à un vicaire général, qui résidait à Mantoue, et au général de l'Ordre, et commencée, affirme-t-on, par Jean de Lapis, homme de grand mérite, fut approuvée par le pape Eugène IV (2).

Le P. Jean de Lapis était un disciple du P. Connecte; il travailla avec lui à la réforme de Mantoue et a pu, pour ce motif, en être considéré comme le fondateur ; mais on se trompe quand on place le berceau de cette réforme à Mantoue : cet hon- neur revient au couvent de Sylva, ainsi que nous l'avons dit (3). Elle était sévère; malgré cela, ou plutôt à cause de cela, elle jeta des racines profondes, et la congrégation de Mantoue qui naquit d'elle occupe une place très importante dans l'histoire du Carmel. Cette congrégation a produit des hommes du plus grand

(i) Délie Selve, en Italien.

(2) Livre V, chap. v.

(3) On peut voir une dissertation sur ce sujet dans l'ouvrage italien intitulé : Teatro de gU huomini piu illustri délia famiglia Cartnelitana di Mantova, del P. Gio. Maria Pensa ; l'auteur, à tort croyons-nous, s'y prononce pour Mantoue.

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mérite : contentons-nous de citer le P. Pierre Traversini, le P. Jean-Baptiste Granelli, le P. Jean-Pierre Chizzola, et plus particulièrement le célèbre Jean-Baptiste Mantouan : poète dis- tingué, prédicateur éloquent, profond théologien, il fut nommé six fois vicaire général de sa congrégation, qui prit de grands développements sous son habile direction, devint ensuite géné- ral de tout l'Ordre, et mourut en 1516 de la mort des saints.

Nous sommes au XVP siècle : des projets de réforme sur- gissent de toutes parts en France , en Espagne , en Italie , en Sicile , dans les Flandres; le Carmel veut à tout prix reconquérir son ancienne splendeur. Tout le monde sait que l'effort le plus brillant fut tenté par l'Espagne , car tout le monde connaît la réforme des Carmes et des Carmélites déchaussés, laquelle, grâce à la sainteté et au génie de la femme incomparable qui l'avait conçue et exé- cutée, se répandit dans toute la catholicité avec une rapidité prodigieuse. Mais l'œuvre de sainte Thérèse ne doit pas nous faire oublier les efforts qui furent tentés ailleurs , efforts moins brillants sans doute, assez glorieux cependant pour mériter le souvenir et les éloges de l'histoire. Tels furent ceux qui donnèrent nais- sance à la réforme dite de la province de Touraine, laquelle, inaugurée à Rennes , fut acceptée peu à peu par un grand nombre de provinces de l'Ordre (^).

Vers l'année 1590, les questions de réforme furent sérieu- sement agitées dans la province de Touraine. Le zèle de quelques-uns de ses membres croissait de jour en jour; ils for- mèrent des projets, et, au baptême de Louis XIII, dix ans environ avant l'entrée des Carmes déchaussés en France, le cardinal de Joyeuse présenta à Henri IV une députation envoyée par eux dans le but de demander la réforme. Leur demande fut favorablement accueillie par le roi. Sur la chaire de saint Pierre était alors assis un Pontife qui poursuivait avec un zèle infatigable

(i) L'histoire de cette réforme a été publiée sous ce titre : Delineatio ohservantia Carmclitaruni Rhedonensis, in Provencia Turonensi, par le B* Léon de Saint- Jean, religieux éminent dont il sera parlé plus loin.

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la réforme des ordres religieux, c'était Clément VIII. Prié par Henri IV d'envoyer en France le général des Carmes pour visiter les maisons de l'Ordre et y rétablir l'observance, il s'empressa de céder à ses vœux. Ce fut avec joie et consolation que le général, qui était alors le P. Henri Sylvio, accomplit les ordres du saint Pontife. Arrivé à Paris en 1603, il réunit, l'année sui- vante, le chapitre de la province de Touraine à Nantes et y publia des statuts de réforme puisés en grande partie dans les décrets de Clément VIII. Quatre ou cinq religieux se pré- sentèrent aussitôt et se déclarèrent prêts à suivre les nouveaux statuts. Le général accepta leur offre avec empressement, leur désigna pour résidence la maison de Rennes, et mit à leur tête l'un d'entre eux, le P. Pierre Behourt (1604) C^).

en 1563, dans la paroisse de Moulins, au diocèse de Rennes, le P. Pierre Behourt avait pris l'habit religieux chez les Carmes de cette ville, le 19 mai 1582. Après avoir étudié la philosophie et la théologie à Paris et exercé la charge de maître des novices à Angers, il avait gouverné successivement, en qualité de prieur, les couvents d'Orléans, d'Angers, de Dol et de Saint-Pol- de-Léon, lorsqu'il fut mis par le P. Sylvio à la tête de la nou- velle réforme (2). C'était un homme très savant, plein de zèle pour l'observance religieuse, dur pour lui-même, malheureusement aussi trop sévère pour ses inférieurs. Il ignorait, paraît-il, l'art.

(i) On n'est pas d'accord sur la date de la fondation du couvent de Rennes. Certains auteurs fixent, à tort très certainement, l'année 1440, d'autres l'année 1448, d'autres enfin l'année 1451. Voyez, à la fin du volume, la note C.

M. A. Marteville, dans son Histoire de Rennes moderne, t. III, chap, 11 , après avoir dit que la maison des grands Carmes , à Rennes , a été fondée en 1448 , sous le duc François I'% et non pas en 1440, comme on l'a écrit généralement , note avec soin que ces religieux eurent des procès avec la ville et que leur conduite ne fut pas toujours assez conforme à l'esprit de leur vocation ; mais nous avons vainement cherché dans son ouvrage un mot ayant trait à la réforme dont nous esquissons le tableau. C'était pourtant un fait digne d'être noté, un fait important et qui est tout à l'honneur de la Bretagne, et de la ville de Rennes en particulier. Nous l'avons dit , les ordres religieux n'ont pas à redouter le grand jour de l'histoire : qu'on note donc leurs défaillances, mais qu'on ne jette pas un voile sur leurs vertus.

(2) Bihliotheca Carmelitana, à l'article Pierre Behourt.

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si nécessaire dans un supérieur, de tempérer la rigueur du com- mandement par la douceur et l'amabilité des formes : aussi, sous son gouvernement, la nouvelle observance fit-elle peu de progrès.

Son successeur, qui fut le P. Louis Charpentier, ne sut pas davantage communiquer à cette œuvre une impulsion féconde. Le P. Louis Charpentier était à Orléans et avait pris l'habit de religion chez les Carmes de cette ville en l'année 1583. Savant, plein de piété et de ferveur, il avait été jugé digne d'être investi de missions fort importantes. Le P. Sylvio, en effet, ne s'était pas contenté de lui confier le gouvernement du couvent de la place Maubert, à Paris, il l'avait même établi son vicaire général pour toute la France. De son côté, le cardinal de Joyeuse, légat de Paul V auprès de Henri IV, l'avait nommé commissaire apostolique auprès de la nouvelle réforme, pour la défendre et en procurer l'accroissement (^).

Toutes ces marques de confiance qui lui furent données prou- vent que le P. Louis Charpentier n'était pas un homme ordinaire : il manquait toutefois d'une qualité essentielle pour réussir dans une œuvre difficile comme l'est la réforme d'un ordre : le P. Behourt était ferme, mais ne savait pas être doux; lui était doux, mais ne savait pas être ferme. Or, si la fermeté sans la douceur aliène les cœurs et les irrite, la douceur sans la fermeté produit un mal non moins fatal, car elle laisse les Hens de la discipline se relâcher, et bientôt l'autorité n'est plus respectée des inférieurs.

Humbles comme ils l'étaient, ces deux fervents religieux reconnurent leur insufiisance et eurent recours l'un et l'autre au P. Philippe Thibaut, qui se trouvait alors à Paris. Ils l'engagèrent à venir en Bretagne, comptant bien l'enrôler sous la bannière de la réforme, et, pour le déterminer à faire ce voyage, ils lui offrirent le carême de leur église. Cette fois, l'homme prédestiné de Dieu pour donner un vigoureux élan à la nouvelle réforme

(i) BiUiotheca Carmelitana, à l'article Louis Charpentier,

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était trouvé. Esquissons la vie du nouvel athlète qui entre en lice : ce sera raconter les principaux événements qui ont illustré cette réforme (0.

Le P. Philippe Thibaut naquit en 1572 dans la paroisse de Brie-sur-Alone , à deux lieues de Saumur, en Anjou; c'est du moins ce qu'on présume, d'après le témoignage d'un de ses parents. Après une enfance passée dans les exercices de la piété , il prit l'habit du Carmel au couvent de Notre-Dame-de- Recouvrance d'Angers. Son noviciat fut des plus édifiants. Il aimait la conversation des religieux anciens qui avaient con- servé un inviolable attachement aux traditions antiques de l'Ordre, et apprenait d'eux à observer avec scrupule les jeûnes prescrits par la règle , à réciter avec dévotion l'office divin , à ne se vêtir que de laine par esprit de mortification. Un événement qui se passa dans le monastère à cette époque lui laisssa une impression aussi profonde que salutaire. Un jour, pendant que quelques religieux se livraient à des jeux peu convenables pour leur saint état, un de leurs frères, malade à l'extrémité, se mourait seul, sans qu'une âme amie fût à son chevet pour l'en- courager et consoler son agonie. Le jeune novice, qui assistait à ces jeux, les considérait avec intérêt, lorsqu'il s'entendit appeler par une voix forte et distincte. Il pensa aussitôt au malade, courut auprès de lui , mais hélas ! il arriva trop tard et ne trouva qu'un cadavre! Son effroi fut grand; pendant toute sa vie, le souvenir de ce terrible événement resta dans son cœur et y entretint la crainte des jugements de Dieu.

Il prononça ses vœux le 9 octobre 1588, à l'âge de seize ans, et fut envoyé peu de temps après à Paris, pour y étudier la philosophie. Ses études furent brillantes; mais il ne se fit pas

(i) La vie du V. Philippe Thibaut a été écrite par le P. Hugues de Saint-François, religieux de la province de Touraine. Elle a été aussi écrite par le P. Lezin de Sainte- Scholastique.

Dom Lobineau , dans ses Vies des Saints de Bretagne , a reproduit l'ouvrage de ce dernier en l'abrégeant. Le P. Lezin est déjà beaucoup plus court que le P. Hugues.

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seulement remarquer par une intelligence merveilleusement douée ; on admira encore en lui le zèle le plus ardent pour toutes les observances monastiques. Plein de charité pour ses frères, pieux, intérieur, ses plus chères délices étaient la récitation de l'oiËce divin et la méditation de la Croix.

« Quand il eut achevé sa philosophie, dit le P. Dom Lobineau, il alla étudier en théologie, sous les Jésuites de Pont-à-Mousson , sans qu'on ait pu apprendre de lui le sujet de cette retraite C^). » Après avoir achevé ses études de théologie , il revint à Angers , où, par ordre de ses supérieurs, il reçut la prêtrise avant l'âge prescrit par le Concile de Trente. Ce fut pour lui une source de scrupules qui se calmèrent seulement à Rome , lorsqu'il s'y rendit en 1600, à l'occasion du Jubilé.

Toutefois, ce ne fut pas le seul motif qui l'amena à Rome dans cette circonstance solennelle. Poursuivi par le désir d'une vie plus parfaite, il résolut, de concert avec cinq compagnons animés du même esprit, de s'adresser directement au pape Clément VIII, et de lui demander la permission de passer chez les Chartreux, ou d'entrer dans la réforme des Carmes déchaussés, en Italie^ ou enfin d'avoir un couvent dans la province de Touraine , dans lequel ils pussent suivre avec exactitude tous les points de leur règle. Le saint Pontife donna des éloges à leur zèle, les encouragea à persévérer dans leur ferveur, puis, prenant en particulier le P. Thibaut, il lui recommanda de ne songer qu'à la réforme de son Ordre, et le chargea de s'entendre avec le général sur ce point. Plein de cette grande pensée, Philippe Thibaut s'en ouvrit aussitôt à son général, le P. Henri Sylvio, à qui cette ouverture causa une extrême consolation. Aussi lorsque , trois ans plus tard , ce digne supérieur arriva à Paris ,

(i) On lit cependant dans un ouvrage que nous avons plusieurs fois cité : « Parisios in conventum Maubertinmn ad studia Philosophica Théologicaque delegatw;, Us absolutis Ande- gavum rediit. Il fut envoyé dans notre couvent de la place Maubert , à Paris , pour y faire ses études de philosophie et de théologie, et revint à Angers quand il les eut achevées. » BiUiotheca Cartn., à l'article Philippe Thibaut.

Fie du Y' P' J^^^ ^^ Saint-Sarnson. 73

il demanda aussitôt le P. Philippe Thibaut; et Tannée suivante, après l'avoir conduit au chapitre provcncial tenu à Nantes, et l'avoir ramené à Paris , il Ty établit professeur de philosophie.

De retour à Paris, après son voyage de Rome, Phihppc Thi- baut se prépara par l'étude, l'oraison et la pénitence à recevoir les grades. Notons ici que par esprit d'humilité il ne voulut jamais consentir à prendre le bonnet de docteur.

Son dessein l'occupait sans cesse. Il n'avait pas seulement devant les yeux les paroles de Clément VIII; il gardait aussi un profond souvenir du ton inspiré avec lequel, Jean, le bon aveugle qu'il vénérait, lui avait un jour parlé de la réforme, et l'avait pressé de prêter la main à un projet si glorieux. Il vit donc arriver le P. Henri Sylvio avec joie et livra son cœur aux plus douces espérances. Mais les désillusions ne tardèrent pas à arriver. La réforme établie à Rennes, sur laquelle il avait les yeux fixés comme sur un port de salut, traversait des commen- cements pénibles et se traînait en butte aux contradictions et aux attaques. A cette vue, le découragement entra dans son âme; l'étoile de ses destinées se voila à ses yeux, et il songea de nou- veau à réaliser des projets anciens, un moment abandonnés dans l'espoir qu'il trouverait au sein même de son Ordre les moyens de servir Dieu suivant ses goûts.

A moins de partir pour l'Italie, il ne pouvait penser aux Carmes déchaussés, car nos Pères n'avaient pas encore d'établis- sement en France, et l'origine espagnole de notre réforme ne paraissait pas de nature à hâter leur entrée dans le royaume et à leur servir de recommandation auprès de Henri IV. Il songea donc à passer chez les Chartreux. Déjà il avait communiqué son dessein à son directeur, qui était alors le P. Léonard Beaucousin, prieur du couvent des Chartreux à Paris, déjà même ce Père lui avait ménagé ses expéditions pour entrer dans la grande Char- treuse de Grenoble, quand un événement vint encore une fois apporter l'indécision dans son esprit. En 1607, comme il était sur le chemin de Janville, il allait prêcher l'Avent, son cheval,

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qui était pourtant très solide, s'abattit à trois reprises sous lui. Le message par lequel le P. Louis Charpentier l'appelait à Rennes et l'engageait à prendre une part active à la réforme, lui était parvenu peu de jours avant cet événement. Il crut reconnaître un avertissement du ciel, et, à son retour à Paris, il com- muniqua ses doutes et ses appréhensions à son directeur. Le P. Beaucousin, après avoir tout examiné et avoir étudié cette âme avec un soin nouveau , lui dit enfin avec un désintéressement digne d'éloges : « Allez, mon cher Père, Dieu veut se servir de vous dans votre Ordre, et vous y mourrez. Vous seriez un trésor caché parmi nous, et Dieu veut que vos frères profitent de vos richesses. » Ces paroles mirent un terme aux incertitudes qui avaient assailli l'esprit du P. Thibaut; la lumière s'était faite pour lui, et, au commencement de Tannée 1608, il partit à pied de Paris et se dirigea vers la Bretagne.

Le couvent de Rennes le reçut comme un envoyé de Dieu ; mais personne ne ressentit plus de joie de son arrivée que le P. Behourt, parce que personne ne cormaissait mieux que lui son mérite, attendu qu'il l'avait eu pour novice à Angers, pen- dant qu'il y dirigeait le noviciat (0.

Le P. Thibaut, qui s'était déjà fait remarquer dans les chaires de Paris, prêcha dans l'église du couvent avec un éclat tel, que toute la ville accourut à ses prédications. Il n'y avait pas seule- ment de la science et de l'éloquence dans sa parole, il y avait surtout le feu qui s'allume dans les mystiques méditations et l'onction qui ne se recueille que sur les lèvres des saints.

Un succès si éclatant le fit rechercher de toutes les personnes considérables par leurs mérites et par leur position; M^"" François Larchiver, évêque de Rennes à cette époque, et M. de Cucé, premier président du Parlement , s'attachèrent à lui par des liens étroits ; il contracta enfin plusieurs autres liaisons qui lui servirent dans la suite pour l'avancement de la réforme.

(i) Bibliotheca Carmelitana , à Vâtticle Pierre Behourt.

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Lorsqu'il eut terminé les prédications du Carême , il fut élu sous-prieur du couvent et maître des novices. La réforme ne comptait encore que sept profès et quatre novices. On le vit aussitôt se mettre à l'œuvre avec un zèle admirable. Par ses conseils, on fit une oraison de quarante heures continuée jour et nuit, duand elle fut terminée, les Pères renouvelèrent solennelle- ment leurs vœux, renoncèrent par écrit aux privilèges que les statuts de l'Ordre accordaient aux gradués et au titre de maître, et prirent l'engagement d'obliger à la même renonciation écrite tous ceux qui, dans la suite, désireraient embrasser la réforme. Déjà, sous le gouvernement du P. Behourt et sur la décision de M. du Val, docteur de Sorbonne, dont tout Paris admirait à cette époque la science et le zèle, on avait renoncé au pécule et on était revenu à la pratique parfaite du vœu de pauvreté.

Les principales sources d'abus étaient donc enlevées ; les vœux avaient repris leur empire absolu; l'humilité religieuse ne serait plus désormais battue en brèche par des privilèges qui avaient perdu leur raison d'être. Mais tout était-il fait? Philippe Thibaut ne le pensait pas. Il croyait qu'il était nécessaire de rentrer entièrement dans l'esprit de l'Ordre et d'appuyer l'esssentiel de la vie religieuse sur des pratiques d'oraison , de présence de Dieu et de pénitence. Rien ne semblait plus rationnel, et toutefois ce fut sur ce point que les contradictions commencèrent. Il essaya de les vaincre en s'appuyant sur celui qui tenait le gouvernail; mais, nous l'avons dit, le P. Charpentier, d'un caractère faible et timide, était au-dessous de sa tâche; il soutint mal son sous- prieur, qui, dégoûté, sinon découragé, prétexta des affaires importantes et repartit pour Paris. Il y était arrivé depuis peu de temps, quand il apprit que le P. Louis Charpentier avait été mis à la tête de la maison d'Angers, et qu'il avait été choisi pour le remplacer à Rennes. On le comprend, ces nouvelles le jetèrent dans une grande perplexité; il hésita, il résista même, et les prières de son provincial et celles des religieux du couvent de Rennes ne l'eussent pas peut-être décidé à accepter la charge

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qui lui était offerte, si les conseils de ses amis et de ses anciens directeurs ne s'y fussent joints. Il se laissa vaincre enfin et reprit la route de Rennes, accompagné de quatre religieux qui avaient été ses élèves en philosophie et que son exemple avait gagnés à la nouvelle réforme (1608). Les jours prospères de cette réforme vont enfin commencer à luire.

Les amis qui, dans ces circonstances décisives, pesèrent de toute leur influence sur l'esprit du P. Philippe Thibaut sont pour la plupart bien connus, car leurs noms se trouvent mêlés à toutes les grandes œuvres de cette époque si féconde , et notam- ment à l'introduction des Carmélites déchaussées en France. « Ses divertissements les plus ordinaires, dit le P. Lezin, étaient d'aller visiter ou les Chartreux, ou les Feuillants, ou quelques-uns ses bons amis MM. de BéruUe, du Val, de Pierre- Vive, tous célèbres personnages en doctrine et en piété reconnue de toute la France (0. » Le P. Beaucousin, prieur de la Chartreuse, M. Du Val, M. de BéruUe, ces noms sont vivants dans le Carmel, le dernier surtout, qui est malheureusement resté dans son sein comme un signe de contradiction. Nous permettra-t-on d'exprimer en passant un double regret, puisque ce nom, que nous vénérons autant que qui que ce soit, vient naturellement sous notre plume? Oui, nous regrettons que M. de Bérulle n'ait pas eu pour les Carmes déchaussés la bienveillance qu'il a su témoigner à la réforme de Touraine ; et nous regrettons aussi que, parmi ses admirateurs, il n'ait guère trouvé jusqu'à ce jour que des panégyristes; car il est assez grand, il est assez saint, malgré quelques imperfections connues, pour mériter d'avoir un histo- rien, c'est-à-dire un homme uniquement préoccupé de dire sur lui la vérité, toute la vérité (2).

(i) Vie du V. p. Ph. Thibaut, chap. v.

(2) Dans l'affaire de la fondation des Carmélites de Morlaix , fondation qui avait été faite en dehors de la juridiction des supérieurs français, M. de Bérulle eut recours aux bons offices du P. Ph. Thibaut. Cette affaire est un des nombreux épisodes de la longue lutte que M. de Bérulle soutint pour rester supérieur des Carmélites déchaussées. Voyez, à la fin du volume, la note E.

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Revenu à Rennes et son titre de prieur lui donnant une liberté d'action qu'il n'avait point auparavant, le P. Philippe Thibaut se mit à l'œuvre avec ardeur. Son esprit fut-il désormais à l'abri de toute tergiversation? Nous n'oserions pas l'affirmer, à cause du fait suivant rapporté par un historien de l'Ordre, fait qui, par le rapprochement des dates , semble appartenir à l'époque nous sommes arrivés. Notre P. Philippe de la Sainte-Trinité raconte donc qu'à l'arrivée en France des Carmes déchaussés, un prieur vénérable , de la province de Touraine , après avoir consulté sa communauté, leur offirit de s'unir à eux et de leur céder son monastère. Plusieurs autres Pères manifestaient les mêmes désirs; mais les Carmes déchaussés crurent devoir décliner des offires si honorables : et l'on ne peut que les en louer, soit dit en passant, car, outre qu'il eût été difficile à ces religieux de se plier entièrement au joug d'une observance très austère, c'eût été aller au-devant d'une accusation d'ambition et d'empiétement que de céder à leurs prières. Le prieur donc qui s'était adressé aux Carmes déchaussés , ayant reçu d'eux une réponse négative , pro- nonça ces mots de Jérémie : « Les petits enfants ont demandé du pain, et il ne s'est trouvé personne qui leur en ait donné (^); » puis il commença la réforme de la province de Touraine (2).

Il paraît évident, d'après ce qui a été raconté, que, dans ce passage, notre P. Philippe de la Sainte-Trinité entend parler du P. Behourt, premier prieur de la réforme de Touraine; toutefois, il faut observer que -les Carmes déchaussés, qui avaient fondé leur premier couvent à Avignon en 1609 seule- ment, commencèrent la fondation du second à Paris en léio, et que le prieur du couvent de Rennes, berceau de la nou- velle réforme, n'était nullement alors le P. Behourt, mais bien le P. Philippe Thibaut. Il y a donc de l'obscurité dans le récit du vénérable historien. Faut-il attribuer au P. Charpentier la

(i) Thren., chap. iv, v, 4.

(2) Histoire de l'Ordre, livre VI , chap. v.

y 8 Vie du V. F. Jean de Saint-Sanisoti.

démarche faite auprès de nos Pères, à leur arrivée en France? Le P. Ph. Thibaut fut-il absolument étranger à cette démarche? Quand notre P. Philippe de la Sainte-Trinité dit que la réforme de Touraine commença après le refus des Carmes déchaussés, serait-ce qu'à ses yeux cette réforme ne date véritablement que du temps elle reçut la forte impulsion que lui commu- niqua le P. Philippe Thibaut? On sait, du reste, que celui-ci éprouvait pour la réforme de sainte Thérèse la plus vive sym- pathie; déjà à Rome, en léoo, il avait fortement désiré d'entrer dans son sein, et si, à l'époque dont il est question, il avait réellement fait une démarche pour lui et pour plusieurs de ses frères dans le même but, il n'y aurait conséquemment en cela rien de bien surprenant.

Le P. Philippe fut presque toujours dans les charges. Il resta à la tête du couvent de Rennes et de la réforme pendant de longues années, et, sous un titre ou sous un autre, fut toujours pendant sa vie la lumière et le premier guide de ses frères. Il fut nommé vicaire général des religieuses Carmélites; le pape Paul V l'étabht même visiteur et commissaire général aposto- lique en France de l'Ordre des Carmes; enfin, il fut chargé de l'exécution des décrets de Clément VUE, relatifs à la réforma- tion de l'Ordre. Sa vie entière fut donc consacrée à poursuivre et à réaliser le dessein le plus cher à son cœur. Le succès dépassa sans aucun doute ses espérances , car , non-seulement il parvint à introduire la réforme dans tous les couvents de sa province, mais encore il la fit pénétrer dans la plupart des autres couvents de France et d'Itafie, et la porta lui-même en Flandre, d'où elle se propagea rapidement dans toute l'Alle- magne et jusqu'en Pologne.

Il est juste de dire qu'il fut secondé dans sa tâche par des hommes d'un grand mérite, surtout par le V. F. Jean de Saint- Samson et par le P. Mathieu Pinault. Le premier commence à nous être connu; nous aurons fait connaître tout le mérite du P. Mathieu Pinault, lorsque nous aurons dit qu'il exerça, dans

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la province de Touraine, la charge de vicaire provincial et même celle de provincial, et qu'uni par des liens étroits au P. Thibaut, on l'appelait l'ÉUsée de ce nouvel Élie.

Mais la part que des collaborateurs insignes prirent à son œuvre ne diminue en rien la gloire du P. Thibaut. Il possédait en efîet, et à un degré éminent, toutes les qualités nécessaires à un réformateur. Chez lui , l'amour du bien était poussé jusqu'à la passion; mais il savait attendre, s'arrêter à propos et tourner les obstacles quand il devenait périlleux de les atta- quer de front; il était sérieux par caractère, et cependant, habile à se faire tout à tous, il était gai avec la jeunesse, grave avec l'âge mûr et la vieillesse, simple avec les ignorants; aussi avait-il reçu du ciel le don de plaire et de gagner les cœurs. Sa conversation n'était pas seulement charmante, elle était encore émaillée de traits lumineux, et, grâce à un esprit orné et natu- rellement éloquent, il instruisait comme en se jouant. Son énergie était indomptable, sans avoir cependant rien de pré- cipité, car il agissait avec lenteur et ne procédait à de nou- velles fondations que lorsqu'il voyait les anciennes en pleine prospérité, étant plus soucieux d'établir solidement ses œuvres que de les multiplier. Enfin et surtout il y avait en lui une sainteté vraie : homme de foi et de charité, son dévouement aux intérêts de Dieu et à ceux du prochain était absolu; il ne vécut que pour ses frères, et, dans le soin des malades en par- ticuUer, sa charité s'éleva plusieurs fois jusqu'à l'héroïsme.

Du reste, voici en quels termes il est parlé de lui dans une des chroniques de l'Ordre : « Les vertus théologales ne furent pas seules dans le P. Philippe Thibaut. Bien que le ciel lui eût accordé le don d'une prudence singuHère, cependant, loin d'être sage à ses propres yeux, dans les affaires difficiles et dans la direction de ses inférieurs , il pratiquait fidèlement la prudence qui est la science des saints ^^\ demandant à Dieu le secours de

(i) Prov., chap. ix.

8o Vie du V. F. Jean de Saint-Satnson.

sa grâce et de sa lumière, agissant avec circonspection, ayant des yeux attentifs pour tout considérer, étudiant les circon- stances avec soin, et finalement, après avoir ainsi apporté à ses œuvres toute la gravité convenable, s'en remettant à Dieu pour le succès avec une confiance entière. Il cherchait la justice avec ardeur, quoique sans précipitation; la charité et le zèle le portaient à exiger une observance stricte, mais sa sévérité était tempérée par une prudence qui s'appuyait sur les lumières et la vertu du Saint-Esprit. A toutes ces vertus, il joignait encore la pratique de la tempérance, de l'abstinence et du jeûne, châtiant son corps et le tenant sous la loi d'une dure discipHne. Il était, pendant le saint sacrifice de la messe, si pénétré de dévotion, si rempH de respect et d'amour, que son âme en était comme liqué- fiée et que ses larmes s'échappaient avec une violence qu'il pouvait à peine maîtriser (^). »

Tel fiit le P. Philippe Thibaut. On s'explique maintenant pourquoi son action fiit si féconde dans le Carmel; pourquoi il fut si estimé et si admiré des hommes les plus pieux et les plus éclairés de son temps. A Paris, il fonda le monastère des Billettes (2), il fut l'ami, nous l'avons déjà remarqué, du cardinal de Bérulle, du P. Beaucousin, prieur des Chartreux, de MM. du Val et de Pierre-Vive; les cardinaux de La Rochefoucault et de Sourdis, que le Saint-Siège avait chargés de la réforme des Ordres de Saint-Benoît, de Cîteaux et des Chanoines réguHers en France, eurent recours à ses conseils et s'inspirèrent de ses exemples.

A Rennes, il fut aussi lié d'amitié avec les personnages les plus remarquables de la ville; le P. Jouault, prieur du monastère

(i) spéculum Carmelîtanum, lib. IV, n. 3513.

(2) Cette fondation eut lieu en 163 1. Dans un chapitre provincial tenu dans le couvent de Saint-Joseph , à Rennes , tous les couvents de la province s'engagèrent pour le soutenir. Le P, Ph. Thibaut y donna des avis très sages, dit le P. Lezin, pour empêcher que cette nouvelle maison ne devînt une pierre d'achoppement pour l'ob- servance. Voyez , à la fin du volume , la note F.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 8i

de Saint-Dominique, voulant fiiire dans son Ordre ce que le P. Thibaut avait fait dans le sien, s'aida de sa protection et de ses conseils; la célèbre abbaye de Saint-Georges eut aussi recours à ses lumières et à son dévouement : il y produisit de tels fruits qu'à partir de cette époque les religieuses de cette abbaye ne voulurent avoir pour directeurs que les Pères Carmes.

Philippe Thibaut fut aussi fort estimé de la reine Marie de Médicis. En 1620, au moment de se rendre à Rome, comme il passait par Angers pour prendre congé d'elle , Richelieu lui offrit de sa part l'évôché de Nantes; mais l'humble religieux opposa une résistance invincible aux désirs de la reine-mère. En présence de tant d'humilité et de désintéressement, l'évêque de Luçon se tourna du côté de la compagnie et s'écria, avec une admiration mêlée peut-être d'un peu d'ironie : « Que dites- vous de ce bonhomme qui refuse l'évêché de Nantes? » La reine-mère ne pouvant déterminer le P. Thibaut à accepter l'évêché de Nantes, voulut du moins avoir son avis sur le choix qu'elle devait faire : il lui indiqua W' de Cospeau, alors évêque d'Aire, en Gascogne, qui fut en effet transféré au siège de Nantes (^).

Nous ne pouvons pas suivre le P. Philippe Thibaut dans tous les travaux qui ont rempli sa glorieuse carrière; ce récit nous conduirait trop loin de notre sujet principal : nous nous bornerons à noter deux faits qui font trop d'honneur à la réforme de sainte Thérèse , pour que nous nous décidions à les passer sous silence. Vers l'année 1616, lorsque ce Père, dont tout le monde admirait la science et la sainteté , voulut fixer en les perfectionnant les constitutions de la nouvelle réforme à laquelle il travaillait, il ne dédaigna pas d'aller s'instruire dans notre noviciat de Paris. Il y passa six semaines, écoutant reli- gieusement les instructions du P. Alexandre, alors maître des

(i) Dom Lobineau, Vie du P. Philippe Thibaut.

82 Vie du V, F. Jean de Saint-Samson.

novices, et suivant tous les exercices avec une piété dont le noviciat se souvint longtemps. Le P. Léon de Saint-Jean raconte de son côté que l'Éminentissime Cardinal Millin, pro- tecteur de l'Ordre, avant d'approuver les premières constitu- tions de la réforme qui se poursuivait dans la province de Touraine, exigea qu'elles fussent préalablement examinées par notre P. Dominique de Jésus, dont la France admirait alors la science et la vertu. Ce Père les lut pendant l'année 1625 , et, sur son rapport favorable , elles furent confirmées par l'Éminen- tissime Cardinal et acceptées par les provinciaux de l'Ordre, réunis à Rome en chapitre général (^).

Ce n'est pas seulement auprès des Carmes déchaussés que le P. Philippe Thibaut chercha des lumières avant de fixer ses constitutions; il interrogea aussi l'esprit de saint Ignace, et tâcha de le marier à celui du Carmel dans les points cette union n'était pas rendue impossible par la différence du but principal propre à chacun des deux Ordres. On fit en effet dans un livre écrit d'un style trop vif, mais plein de choses intéres- santes : « Nous savons l'auteur s'adresse aux RR. PP. Jésuites que notre humble réforme, qui, par la bénédiction de Dieu, s'est propagée dans la France, les Pays-Bas, l'Allemagne, la Pologne, et jusque dans le Nouveau-Monde, a pris ses heureux commencements dans la Bretagne par le zèle et sous la conduite du V. Philippe Thibaut, assisté des conseils des vôtres, après avoir accommodé nos constitutions à celles de la Compagnie, autant que le pauvre et soHtaire esprit d'Éfie le peut souffrir (^). »

Quel était l'esprit de ces constitutions et en quoi a consisté précisément la réforme de la province de Touraine ? Lorsque le P. Philippe Thibaut voulut donner à sa réforme des lois défini- tives, des amis, plus zélés qu'éclairés, lui conseillèrent de

(i) Voyez les Annales des Carmes déchaussés, par le P. Louis de Sainte-Thérèse, liv. I, chap. XXX.

(2) Apologie pour l'antiquité des religieux Carmes, par le R. P. Grégoire de Saint- Martin. Préface.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 83

revenir purement et simplement à la règle primitive; mais, en homme pratique et qui se rendait parfaitement compte du terrain sur lequel il marchait et des difficultés qui surgiraient infailliblement s'il poursuivait un but trop élevé, il résista éner- giquement à leurs solHcitations. Revenir en effet à la lettre pure et simple de la règle primitive, c'eût été s'exposer à décourager beaucoup d'esprits, d'ailleurs bien pensants, et afficher en quelque sorte une prétention difficile à excuser, car l'œuvre ainsi comprise avait été naguère réalisée par des ouvriers incom- parables, par sainte Thérèse et saint Jean de la Croix, et déjà elle remplissait le monde catholique de son éclat.

Le P. Thibaut pensa donc, et avec raison, croyons-nous, qu'il devait porter ses vues moins haut; il crut que, sans sortir de l'édifice vieilH de la mitigation, il était possible de le réparer et d'y trouver un abri sûr, et c'est à cette œuvre qu'il se voua.

Rester dans la mitigation , mais lui inoculer une vie nouvelle, tel fut son but, telle son ambition; et c'est pour cela que, lorsque Paul V lui offirit d'ériger la réforme en congrégation séparée et de l'en établir chef, il pria humblement le Saint-Père de ne pas donner suite à cette idée.

Il revint à une pauvreté sévère, aboUt les privilèges, rétablit le règne de l'humilité et de l'égaUté religieuse; et après avoir ainsi reconstitué ce qui est l'essence même de toute vie monas- tique, il chercha à lui donner de forts soutiens dans des pra- tiques de vie intérieure et de pénitence. Le jeûne , la mortifica- tion, la retraite, le silence, l'oraison mentale, la récitation de matines à minuit , furent les plus importantes de ces pratiques : on était donc véritablement revenu à l'esprit du Carmel; et, sous ce rapport, la réforme de lu province de Touraine, quoique moins sévère que la réforme de sainte Thérèse, se rapprochait singuUèrement de son aînée.

Voilà, sommairement présentés, les principaux points de cette réforme en faveur de laquelle Dieu lui-même sembla combattre. On raconte, à ce sujet, plusieurs faits merveilleux. Nous cite-

84 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

rons le suivant. En 16 18, les religieux de Chalon-sur-Saône envoyèrent une dèputation à Rennes, pour obtenir quelques Pères de l'observance nouvelle. Leur prière fut exaucée; deux religieux de mérite, le P. François Odiau et le P. Ignace de Saint-François, partirent pour Châlon, emportant avec eux les nouvelles constitutions. Mais il se trouvait dans le couvent un religieux indigne de sa profession, qui ne voulait point entendre parler de réforme , et qui , ayant trouvé moyen de s'em- parer de ces constitutions, les cacha soigneusement. On le pressa de les rendre, on le menaça même de l'excommunication; le malheureux aima mieux l'encourir que d'accomplir la restitu- tion qu'on lui demandait; il alla même jusqu'à dire, quand on l'interrogea, qu'il voulait être frappé de la foudre s'il savait étaient les louables coutumes du couvent de Rennes. A quelque temps de là, il revenait de Besançon, il était allé voir le Saint Suaire que l'on montrait aux fidèles le dimanche dans l'octave de l'Ascension de Notre-Seigneur. Il était à deux lieues de Châlon, accompagné de plusieurs religieux et d'un prêtre séculier, lorsque, par un ciel serein, il s'éleva tout à coup un tourbillon, du milieu duquel partit un éclat de tonnerre effroyable ! Le parjure, atteint par la foudre au milieu de ses compagnons épouvantés, expira l'instant même. Le supérieur du monastère fit ouvrir les coffres de ce malheureux et y trouva le manuscrit qu'il lui avait vainement réclamé (0.

Brisé par vingt-sept ou vingt-huit années de travaux, le P. Thibaut se prépara à la mort par les exercices d'une piété de plus en plus ardente. Il est rapporté que, sur la fin de sa vie, se trouvant en route pour la visite des couvents des Carmélites, il tomba dans un ruisseau que la pluie avait grossi. Retiré de l'eau par les Pères qui l'accompagnaient, il fut conduit dans la maison d'un pauvre laboureur qui lui prêta du linge et le coucha dans son lit. Le Père voulut lier conversation avec lui , afin de

(i) Dom Lobineau , Vies des Saints de Bretagne.

Vie du V, F. Jean de Saint-Samson. 85

faire naître Toccasion de lui donner quelques bons conseils, et lui demanda quelle était sa façon de vivre et de servir Dieu : « Mon Père, lui répondit le pauvre homme, j'ai toujours de- mandé à Dieu quatre choses, dont il m'a accordé les trois pre- mières, et j'espère la quatrième de sa miséricorde : pain, peine, patience et paradis. Je n'ai jamais manqué de pain , grâce à Dieu; j'ai toujours eu beaucoup de peine à gagner ma vie, et la patience ne m'a pas manqué dans toutes les adversités que j'ai éprouvées. J'attends le paradis qui, c'est mon espoir, ne me sera pas refusé à la fin de mes jours. » La foi bretonne venait de parler par la bouche de ce laboureur. Le Père ne pensa plus à instruire; il recueillit dans son cœur cqs paroles à la fois si chrétiennes et si énergiques , et depuis les eut souvent sur les lèvres (^).

QjLielque temps après cet événement , il se rendit à Vannes , bien qu'il fût malade, pour assister à la translation des reliques de saint Vincent Ferrier. C'était le 11 septembre 1637. Le soir, il rentra au couvent de Bon-Don, qui n'était pas loin de la ville, et se mit au lit. Pendant cinq mois , étendu sur sa dure couche , il fut l'édification de ses frères par sa résignation et son amour pour les souffrances. « Un religieux lui demanda s'il ne voulait rien mander à ses filles les refigieuses du Saint-Sépulcre, de Rennes, et de Bethléem, de Ploërmel : « Rien autre chose, » repartit-il, sinon qu'elles soient toutes bien unies en charité; » qu'elles s'abandonnent pleinement à la Providence divine et » à ses conduites, les assurant de ses prières après sa mort, si » Dieu lui faisait miséricorde , comme il l'espérait. (2) » Quand arriva le moment suprême , « il demanda à son confesseur, rap- porte encore le P. Lezin, s'il ne suffisait pas, pour se présenter au jugement de Dieu, de se confier pleinement en sa divine miséricorde, appuyée sur les mérites infinis de Jésus-Christ. Le

(i) Dom Lobineau , Vies des Saints de Bretagne. (2) P. Lezin, Vie du P. Ph. Thibaut, chap. xxvir.

86 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

confesseur lui répondit que oui ; il Ten remercia jusques à trois fois. Après quoi, ayant de rechef jeté les yeux sur le crucifix, il expira sans nulle violence. » C'était le 24 janvier 1638 (i).

A sa mort, la nouvelle réforme prospérait au-delà de toutes les espérances; elle continua à se développer et eut bientôt envahi un grand nombre de provinces en France , dans les Pays- Bas, en Allemagne et en Pologne. En Touraine, elle eut des hommes de grand mérite : un des plus remarquables fut sans contredit le P. Léon de Saint-Jean. Doué d'une facilité merveil- leuse, versé dans la science divine et dans la science humaine, parlant et écrivant le latin avec une élégance toute cicéronienne , connaissant à fond le grec, et aussi l'italien, il prêchait de plus avec une éloquence qui le fit beaucoup remarquer. Il brilla dans le Carmel; mais sa réputation ne fut pas moindre au dehors. Les Souverains-Pontifes Innocent X et Alexandre Vil le connurent et l'aimèrent. Prédicateur ordinaire à la cour de Louis XIII ainsi qu'à celle de Louis XIV, il s'y fit applaudir et y contracta de

(i) Le P. Ph. Thibaut a laissé les écrits suivants :

Conduite spirituelle, abrégée par maximes, pour servir de conduite aux âmes désireuses de leur perfection en toutes sortes d'états et de professions ;

Quelques règles pour les prieurs des couvents d'Angers et de Rennes, etc., en latin;

Règlements pour l'wnion des trois couvents d'Angers, de Rennes et de Loudun en par- faite observance;

Constitutions ou exercices spirituels suivis par le prieur et les autres membres du couvent de Rennes, etc., en latin ;

5" Avertissements pour les jeunes religieux du Carmel de Rennes qui font leurs études, en latin;

Chapitres concernant la réforme, lesquels furent présentés au Révèrendissitne Père général de l'Ordre du Carmel dans le chapitre général tenu à Rome en 1620, etc., en latin ;

Avis importants à la réforme, envoyés par le R. P. Thibaut, après son retour en France, aux religieux de Valenciennes ;

Règlements fort utiles pendant la peste ;

Règlements pour l'Abbaye de Redon en Bretagne;

10° De la suppression des grades parmi les religieux Carmes qui sont de l'étroite observance, en latin ;

Le P. Hugues de Saint-François a publié tous ces écrits à la suite de la Vie du P. Thi- baut. — Angers, 1663.

Les archives départementales d'Ille-et-Vilaine possèdent quelques manuscrits originaux du P. Philippe Thibaut (Fonds des Carmes chaussés, 21).

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 87

hautes amitiés : le cardinal de Richelieu surtout Thonora d*une affection toute particulière; et ce fut par lui qu'il voulut être assisté à sa dernière heure et attirer une dernière fois le pardon sur une vie, grande à la vérité, mais grande surtout par les qualités qui font l'homme d'État. Les travaux d'un ministère fort occupé n'empêchèrent pas le P. Léon de composer de nombreux ouvrages : ils sont aujourd'hui peu connus, parce qu'ils ont été composés dans une langue imparfaite encore et que la méthode en est parfois défectueuse; mais la doctrine en est toujours sûre et profonde, et on y trouve une érudition riche et variée (0.

Il est temps de revenir au V. F. Jean de Saint-Samson. Nous nous sommes, ce semble, beaucoup éloigné de notre sujet; mais puisqu'il s'agissait de montrer le réformateur dans notre pieux aveugle, il était indispensable d'indiquer sommairement les origines et le développement du travail de régénération auquel il a pris part. Les événements que nous allons raconter seraient demeurés à demi voilés, si nous n'avions pris soin de mettre en lumière les causes qui les préparèrent.

Ce fut à la prière du P. Philippe Thibaut que Jean de Saint- Samson fut, en 16 12, appelé à Rennes. On avait statué que tous les religieux qui voudraient entrer dans la nouvelle réforme devraient faire un second noviciat : Jean se soumit avec bonheur à cette loi, et l'on vit cet homme consommé déjà dans la science des saints, revenir avec la plus édifiante doci- lité aux premiers rudiments de la vie spirituelle et religieuse. « Comprenez bien l'humilité d'une telle conduite, dit saint Bernard, parlant d'un pieux jeune homme qui devait être plus tard un grand saint et qui avait pris pour guide un austère vieillard. Il n'y a pas à douter que, dès son enfance, il n'eût été instruit par Dieu lui-même dans la science sainte , et voilà que, doux et humble de cœur, il vient de se faire le disciple d'un

(i) à Rennes le 9 juillet 1600, le P. Léon mourut à Paris le 30 décembre 1671.

88 Vie du V. F. Jean de Saini-Samson.

homme. Ah! si cette douceur, si cette humilité nous étaient cachées, par ce seul trait il nous les montre assez clairement (^). » Nous appHquerons volontiers ces paroles au F. Jean de Saint- Samson dans cette circonstance, en observant toutefois que ce n'est pas à la conduite d'un vieillard qu'il se soumet, mais à celle d'un religieux jeune encore et qui a appris à son école les principes de la vie spirituelle. C'est en effet ce même P. Mathieu Pinault, à qui nous l'avons vu donner, à Paris, des leçons de spiritualité et des encouragements , qu'il va avoir pour maître de noviciat.

Jamais novice ne montra plus d'humilité et de soumission que lui : on le traita, pour éprouver sa vertu, comme s'il eût été nouvellement converti de la vie du siècle à celle du cloître; on lui ordonna de fuir entièrement la conversation des hommes ; on lui défendit même de continuer l'exercice de sa charité envers les malades : sa docilité fut absolue. « Il se tenait tran- quille, dirons-nous en empruntant encore les paroles de saint Bernard, plongé dans cette paix, il apprenait l'obéissance, il montrait qu'il connaissait déjà l'art d'obéir; il se tenait tranquille, dans le repos, dans la douceur, dans l'humiHté, et il se taisait , sachant que , selon le prophète , le silence est le culte de la justice ^^) ; il se tenait tranquille enfin, persévérant dans son généreux dessein, et il se taisait, parce que son âme était remplie d'humbles sentiments (3). »

Jean passa trois ans dans le couvent de Rennes, séparé du monde, mais intimement uni à Dieu; petit et caché, mais, par ses exemples et par ses paroles, guide de la nouvelle réforme dans cette vie de silence et de recueillement que prêchent la règle et la tradition de l'Ordre. Ces trois années furent pour le couvent de Rennes des années de bénédiction et

(i) Lih. de vita S. Malachke, cap. ii.

(2) Is., chap. XXXII, V. 17.

(}) Lih. de Vita S. Malachiœ, cap. ii.

Vie du F, F, Jean de Saint-Sarnson. 89

de grande ferveur. « Les religieux y vivaient comme des anges incarnés qui n'avaient d'autre ambition ni désir au monde que de croître de vertu en vertu. Ce n'était dedans qu'oraison continuelle, que mortification et austérité sans relâche, qu'obéis- sance très aveugle, que dénuement des affections de la terre, avec cela une pauvreté très nécessiteuse et néanmoins très volontaire (^). »

Les fruits de salut produits par la nouvelle réforme dans le couvent de Rennes ne tardèrent pas à être connus et à provo- quer l'admiration du public; aussi Ms^'deRevol, évêque de Dol, désira-t-il de la voir s'introduire dans le couvent des Carmes de sa ville épiscopale, et adressa-t-il une prière à cet effet aux supérieurs de l'Ordre. Ceux-ci, heureux de céder aux désirs du vénérable prélat, s'empressèrent d'envoyer à Dol quelques reli- gieux réformés, auxquels se joignit le bon aveugle, si connu et si aimé des habitants de cette ville (16 16). Avec quelle conso- lation il revit ce couvent de Dol , si pauvre , il avait tant souffert, et qui, à cause de cela même, lui était si cher! Ses sentiments étaient ceux du soldat qui revoit le champ de bataille il a autrefois vaillamment combattu et triomphé; ceux du voyageur qui revoit la pierre du chemin il s'assit un jour, désirant un peu d'eau fraîche pour se désaltérer, et n*en ayant point, n se mit à l'œuvre avec ses fervents compagnons, et bientôt les ronces disparurent d'une terre cultivée avec amour, et les vertus monastiques y fleurirent, embaumant tout le pays de leur bonne odeur (2).

Ce travail de restauration achevé, Jean fut rappelé à Rennes, qu'il ne quitta plus à partir de cette époque (16 17). Résolu, à son retour, de s'enfoncer dans une solitude plus sévère encore que par le passé, il refusa de recevoir les visites de plusieurs

(i) p. Donatien, Vie du V. F. Jean de Saint-Samson , chap. vin.

(2) Réformé en 1616, le couvent de Dol avait été fondé au commencement du XV' siècle, sous l'antipape Benoît XIII, dont la France, on le sait, avait embrassé l'obédience. Voyez, à la fin du volume, la note G.

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556 Vie du V. F, Jean de Saint-Samson.

personnes de grande condition qui aimaient à aller s'édifier auprès de lui; il travailla aussi à devenir de plus en plus petit aux yeux des autres religieux , et prit un grand soin de cacher à leurs yeux les grâces extraordinaires dont Notre-Seigneur le comblait.

Mais malgré cela, son influence dans la marche et la direc- tion de la réforme fut très considérable. C'est ici le lieu d'indi- quer la part qu'il prit à ce grand travail.

L'efficacité de son action apparaît déjà dans le couvent de la place Maubert, à Paris. Nous l'y avons vu répandant autour de lui les idées de régularité, créant par ses conseils, dans le P. Mathieu Pinault, un sujet d'élite qui fut une des gloires de la nouvelle réforme; enfin, encourageant le P. Phifippe Thibaut à mettre la main à l'œuvre et l'y engageant en des termes qui firent la plus vive impression sur l'esprit de ce grand serviteur de Dieu.

Dans l'Ordre, et surtout quand il fiit entré dans la réforme, son action devint plus immédiate et plus efficace. Ses hautes vertus et les faveurs surnaturelles qu'il recevait d'en haut lui créèrent une position exceptionnelle, et quand on l'eut fait passer par les épreuves que nous raconterons au chapitre sui- vant, il devint le conseil non seulement des simples religieux, mais aussi des supérieurs. Ceux-ci le consultaient sur l'esprit qu'il convenait d'inoculer à la nouvelle réforme; ceux-là lui ouvraient leur intérieur, recevaient ses conseils , se soumettaient à sa direction. Il avait reçu une grâce particulière pour gagner la confiance des jeunes religieux, qu'il savait merveilleusement porter au bien et qu'il dirigeait avec habileté dans les voies de l'oraison. Les novices mêmes lui étaient particuUèrement recommandés; il les entretenait, tantôt en commun, tantôt en particulier, avec tant d'onction et de piété qu'ils sortaient plus embrasés de sa conversation que de leurs oraisons les plus fer- ventes. Il faut ajouter à cette action extérieure et apparente celle de sa prière , plus cachée mais certainement plus efficace : on

Vie du V, F, Jean de Saint-Samson. 91

en conviendra, si Ton se représente combien son âme était agréable à Dieu, et combien elle devait être puissante auprès de lui. Nous croyons donc que le P. Donatien n'a rien exagéré quand il a écrit de lui : « Dieu l'avait destiné pour être le plus clair flambeau de notre petite observance dans les choses spiri- tuelles. Plusieurs, à la vérité, avaient déjà beaucoup travaillé dans cette vigne du Seigneur avant la venue de cet aveugle , mais on n'y avait encore point vu de religieux si éclatant en vertu, en sainteté et en lumière divine. (^) »

A l'influence provenant de l'exemple, de la parole et de la prière du F. Jean, il faut ajouter celle qu'il exerça par ses écrits : on peut aflirmer, toute proportion gardée , qu'il fut sous ce rapport le saint Jean de la Croix de la nouvelle réforme. Plusieurs de ses écrits traitent spécialement de mysticité ; d'autres nous initient aux vues de son esprit sur la vie religieuse et ses obligations. Son enseignement mystique sera l'objet d'une étude spéciale : nous allons ici présenter quelques réflexions sur la manière dont il concevait la nature et les devoirs de Tétat religieux.

Jean a composé , disons-nous , plusieurs ouvrages ayant trait à la vie religieuse, mais il en est deux qui ont une importance capitale, en ce qu'ils mettent clairement au jour son rôle de réformateur dans le Carmel : ce sont Le vrai Esprit du Carmel et un traité adressé aux supérieurs , intitulé Lumières et Règles de discrétion pour les Supérieurs. Dans le premier de ces deux ouvrages , il prouve que la contemplation forme l'esprit principal de l'Ordre et donne des règles pour s'incorporer cet esprit et s'élever jusqu'aux sublimes hauteurs de la vie mystique. Son dessein apparaît dès la première page : « L'antiquité, y est-il dit, nous fait voir et nous apprend assez ce que nous avons été dans le commencement de notre Ordre, qui sont nos ancêtres, et nous sommes nés. J'en ai amplement traité en parlant des prin-

(i) Vie du V, F. Jean de Saint-Samson , chap. vni.

92 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

cipaux points de notre règle, je fais voir notre ancienne splendeur et notre décadence. Mais d'autant que notre règle est extrêmement essentielle et concise , et plus au dedans de Tesprit qu'au dehors de l'expression , il faut méditer avec plus d'étendue la nécessité que nous avons d'être spirituels, afin qu'au moins nous vivions dans son excellente pratique , dans un état de grande pureté, et que nous fassions ce qu'elle nous ordonne, qui est de recouler en Dieu de toutes nos forces en bon ordre et en vrai moyen par notre continuelle activité (^). »

Après ce préambule, l'auteur étudie la nature de l'état reli- gieux, et entre ensuite dans le détail de toutes les pratiques qui sont le préambule nécessaire de la contemplation. Il parle donc delà mortification, de l'abnégation, de la connaissance de soi, de l'humilité, des vertus, de la manière d'accomplir saintement et en restant dans l'esprit de l'Ordre certains actes de la vie religieuse, tels que : assister aux offices qui se font au chœur, soit le jour, soit la nuit, étudier, mendier, prêcher, confesser; enfin il pénètre tout à fait dans le domaine de la vie mystique , il franchit le vestibule et parle du fond de l'âme, de l'amour pur, des morts mystiques de l'âme, et de l'amour unitif. Sans doute, on ne trouve pas dans ces pages la logique serrée, la doctrine profonde et l'ensemble harmonieux que l'on admire dans la Montée du Mont-Carwd et dans le traité de la Nuit obscure; mais, sans s'élever à la perfection de saint Jean de la Croix, on peut encore porter son vol bien haut, et Jean de Saint-Samson l'a prouvé dans le traité dont il vient d'être question.

Dans celui qui est intitulé : Lumières et Règles de discrétion pour les Supérieurs , le pieux aveugle ne parle plus en général, il s'adresse directement aux guides, à ceux qui tenaient dans leurs mains les destinées de la nouvelle réformç, et les conseils qu'il leur donne prouvent de sa part une connaissance approfondie du

(i) Le vrai Esprit du Cartnel , chap. i.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 93

cœur humain et des exigences de la vie religieuse. Il veut qu'un supérieur connaisse les voies intérieures et soit habile à discerner les différents esprits de ses inférieurs. « Heureux, s'écrie-t-il, heureux les supérieurs qui par leur fidélité ont mérité de Dieu d'arriver à un état de simplicité et de vie intérieure si lumineux et si sublime, qu'ils ménagent, prévoient et ordonnent tout ce qu'ils ont à faire pour eux ou pour les autres, par l'exubérance du dedans d'eux-mêmes, éclairés vivement et efficacement et pour l'ordinaire très sublimement et simplement des vifs et étin- celants rayons de l'Esprit de Dieu ! »

Il ne veut ni d'un supérieur indolent et mou par caractère, « parce qu'il n'est ni craint ni respecté , et qu'il laisse presque toutes choses aller leur train bon ou mauvais, sans presque en rien dire et sans rien corriger, et ainsi plusieurs sont, à cette occasion, justement mécontents; » ni d'un supérieur passionné et attaché à son propre sentiment, parce que « la présomption et la témérité d'un tel supérieur causent la ruine de la religion et mettent un divorce entre lui et ses religieux. » Il condamne le supérieur qui exige avec empire une régularité toute exté- rieure , et qui réduit la vie intérieure à rien : « Un tel supérieur convertit les petites pailles en grosses poutres, et les petits moucherons en éléphants , sous ombre de faire une vie commune et exemplaire , ne voyant pas assez qu'en même temps qu'il fait pratiquer si exactement semblables exercices sans demander autre chose, il ruine l'intérieur et anéantit presque la fin pour acquérir les moyens. » Il condamne aussi le supérieur qui s'em- barrasse dans des œuvres extérieures et étrangères à sa charge : un supérieur trouvera son fardeau assez lourd, « s'il est attentif au dedans de sa maison à réduire les dévoyés, à maintenir ceux qui marchent d'un bon train , à les conserver tous en paix et en bon ordre , à s'informer souvent de l'intérieur des particuUers , pour les aider ou faire aider par d'autres; » et il ajoute : « Quel plaisir et quel contentement ont des reHgieux de voir leur supérieur le plus souvent, même aux meilleures fêtes,

94 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson,

absent de leur communauté? Les désordres et les ruines qui procèdent de cette mauvaise pratique devraient faire trembler les supérieurs. »

Il remarque qu'un supérieur entré trop jeune en charge risque de se laisser emporter par un zèle excessif. Il improuve dans un supérieur la défiance, la surveillance méticuleuse , et fait remarquer que « l'esprit de pure police est si éloigné des vrais simples , qu'ils ne savent ni ne veulent jamais l'aborder d'eux-mêmes : ils sont tout à fait autres en leur simple fond et abhorrent de telles actions purement humaines comme chose qui leur est totalement con- traire. » En un mot, il soumet à une fine analyse tous les défauts dans lesquels peut tomber un supérieur, et les dévoile impi- toyablement, car, à ses yeux, le choix des supérieurs est d'une importance capitale, attendu « que, dit-il avec beaucoup de sens, chaque supérieur tire ses inférieurs à soi et à ce qu'il est, » et qu'il importe par conséquent, puisqu'il doit être nécessairement la forme de ses subordonnés, de le choisir parfait.

Quel est le supérieur parfait? Quel est son idéal sur ce point? le voici : « Les supérieurs doivent être doctes, lumineux, ver- tueux, parfaitement charitables; et il n'y aurait peut-être pas de mal à ce qu'ils fussent un peu infirmes de corps , afin de voir en eux-mêmes les nécessités d'autrui. C'est néanmoins le meilleur qu'ils aient une entière santé et une grande force. Ils faut qu'ils soient prudents, pour ménager adroitement toutes choses, et qu'ils soient médecins de l'esprit , pour guérir les maux de leurs inférieurs. Il faut qu'ils soient exemplaires au possible , et dans une perpétuelle vigilance pour tous les devoirs de leur charge, dissimulant pour un temps les imperfections de pure infirmité, et exhortant aimablement chacun à s'en corriger. Ils ne doivent pas facilement se désister de cette pratique , encore qu'ils voient souvent tomber et que même cela procède d'une manifeste malice; mais, sans faire semblant pour quelque temps d'avoir vu ces religieux en leur malice, ils doivent les exhorter toujours au bien par d'amiables paroles. S'ils voient leurs inférieurs continuer

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson, 95

malicieusement, alors il faut procéder sans plus de dissimulation et à découvert, leur montrant leur fond sur le passé et le présent, et usant de quelques médiocres menaces pour guérir leurs plaies. Quoi qu'il y ait, il faut être adroit pour dissimuler comme il faut , et non autrement, et pour châtier en d'autres temps quand la douceur n'a rien pu gagner sur les délinquants. Il faut châtier en un temps quelques-uns avec la verge de fer, et la plupart en la douceur, la compassion et la miséricorde, pour les causes et les circonstances que l'on verra le requérir. Aussi faut-il qu'ils soient doux et traitables avec les particuliers, et non rudes et revêches, d'autant que par ce moyen ils se rendraient inacces- sibles, et seraient craints et non aimés, ce qui causerait un très grand mal aux particuliers. Mais, dans les actions publiques J il faut qu'ils fassent, médiocrement et discrètement, mais grave- ment paraître leur autorité. »

Dans ce remarquable traité, il n'est pas seulement question des qualités bonnes ou mauvaises des supérieurs , Jean de Saint- Samson y donne encore des conseils de la plus haute impor- tance sur d'autres points. On trouve en particulier des pages remarquables sur le choix des novices et sur la manière de les élever, ainsi que sur la nécessité de ne pas multiplier inconsi- dérément les fondations. Ce serait volontiers que nous insisterions sur ces graves conseils , auxquels la restauration des ordres reli- gieux en France donne une actuaUté incontestable : nous achève- rions de montrer ainsi combien, grâce à des circonstances exceptionnelles , fut importante à cette époque l'influence exercée dans un grand ordre religieux par un simple frère convers. Mais nous ne devons pas oubUer que nous écrivons pour toute espèce de lecteurs, et qu'il en est peut-être déjà qui nous accusent de nous être trop attardés sur des matières d'un médiocre intérêt pour eux (i).

(i) Voir la note H.

I

CHAPITRE V

LE P. PHILIPPE THIBAUT ÉPROUVE L'ESPRIT DU F. JEAN DE SAINT- SAMSON. ADMIRABLE DOCILITÉ DE CELUI-CI. LES CARMES DÉCHAUSSÉS APPROUVENT SA MANIÈRE DE FAIRE ORAISON. ON DÉCRIT SON ÉTAT INTÉRIEUR. SES EXTASES. ÉCLAT RADIEUX SUR SON VISAGE. SA MANIERE DE TOUCHER LES ORGUES. INFLUENCE DE LA MYSTiaUE DANS LE DOMAINE DES LETTRES. COMMENT JEAN DE SAINT-SAMSON EST DEVENU POÉTÉ" ET DOCTEUR MYSTIQUE.

'est par l'intermédiaire de Jean de Saint-Samson , comme par un canal choisi de Dieu , remarque le P. Joseph, que la vie de l'esprit, la vie d'un vrai Carme, coula dans les veines de la nouvelle ré- forme (0. Sa position dans la province fut surtout celle du maître qui enseigne. Nous savons déjà combien il était digne de ce titre par la sûreté de son jugement et la connaissance expérimentale des voies de Dieu, et nous croyons sans peine le P. Joseph affirmant en ces termes qu'il possédait à un degré éminent toutes les quaHtés propres à le faire réussir auprès des religieux, qui avaient recours à ses lumières : « En sa

(I) P. 32.

^8 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

consultation , il était grandement large pour les autres et austère pour lui; » mais cet esprit de douceur et de condescendance ne l'aveuglait pas sur les moyens qui seuls peuvent conduire une âme à la solide piété : « Il demandait une continuelle présence de Dieu et un grand amour pour les souffrances, et jugeait les esprits sur l'humilité. » Bien qu'il marchât dans une voie extraor- dinaire, il comptait pour peu dans la direction les faveurs sur- naturelles : ce qu'il demandait, c'était une vie vraiment vertueuse, (c Cest, dit toujours le P. Joseph, le spirituel auquel j'ai jamais vu faire moins d'état de l'extase et ravissement d'entendement, consolations et apparitions en formes extraordinaires... Et, pour conclure en peu de mots, il mesurait la sainteté à l'aune des vertus vraiment solides et parfaites, et non à ces ombres vaines ni sur des apparences si mal assurées et du tout incertaines (0. » Tel était le docteur de la nouvelle réforme.

Le P. Philippe Thibaut avait une connaissance trop appro- fondie des lois et des convenances rehgieuses pour laisser prendre à un simple frère convers cette position insolite, sans s'être assuré auparavant, à n'en pouvoir douter, que la vertu qu'il mettait ainsi sur le chandelier était en dehors des voies com- munes et ne risquait pas de trouver un danger dans les applau- dissements des hommes. Le frère convers n'est pas simple servi- teur dans l'Ordre; il est fils comme le religieux de chœur; toutefois, il n'est pas prêtre et reste étranger au gouvernement de la famille dont il est membre , et sous ce rapport il occupe une position inférieure. S'il est vrai de dire qu'il sert, on peut tout aussi bien affirmer qu'il est servi; mais quant au gouvernement, il doit y rester complètement étranger : le contraire serait, généralement parlant, un désordre, la destruction de l'harmonie qui résulte d'une hiérarchie fondée sur les lois de l'ÉgUse et sur la nature même des choses. Nous avons signalé ce fait, que la province de Touraine ne recevait plus de frères convers depuis

(i) Ms., p. 33 et 41.

Vie du V, F, Jean de Saint-Samson. 99

quarante ans, lorsque le F. Jean de Saint-Samson demanda à entrer dans le couvent de Dol. Quel motif avait porté les Pères de cette province à prendre une résolution si grave ? On ne le dit pas ; mais nous ne serions peut-être pas téméraire en cherchant une des raisons de l'exclusion prononcée par eux contre les frères convers dans le mépris de la hiérarchie ceux-ci seraient tombés et dans l'oubli de l'humble position que les lois leur faisaient dans l'Ordre.

Avant donc d'aller prendre notre pieux aveugle dans l'humilité de sa position de frère convers, pour l'exposer aux regards de tous comme un modèle à suivre; avant de délier lui-même sa langue et de lui permettre de conseiller ceux qui auraient réguhèrement être son conseil, le P. Philippe Thibaut y réfléchit sérieusement et ne se décida que sur les signes certains d'une vocation spéciale. Un homme moins prudent aurait sans doute trouvé dans le passé de Jean de Saint-Samson des preuves très suflisantes d'une vertu héroïque et d'une vocation privilégiée; et assurément on n'eût pas été en droit de l'accuser de témérité : vit-on une humilité plus profonde , un désir de souffrir plus insatiable, une patience dans les épreuves plus inébranlable, un amour de Dieu plus généreux et plus ardent? Ces signes ne ■^ufiirent pas au P. PhiUppe Thibaut; il se souvint de la parole de saint Jean : « Mes bien-aimés, ne croyez pas à tout esprit, mais éprouvez les esprits et voyez s'ils sont de Dieu, parce que beaucoup de faux prophètes se sont élevés dans le monde (^). » Il se souvint de cette parole et voulut l'appliquer dans toute sa rigueur. Féhcitons-nous-en , car il a, par cette conduite, admira- blement contribué à mettre en évidence la sainteté du F. Jean.

Nous avons déjà remarqué avec quelle humble dociUté, avec quelle consolation intérieure le bon aveugle entreprit les exer- cices d'un second noviciat, lorsqu'il passa pour la première fois du couvent de Dol à celui de Rennes. Le P. PhiHppe Thibaut

(i) Saint Jean, chap. iv, v. i.

100 Vie du V. F. Jean de Saint-Sarnsotii

^ lui enjoignit aussitôt de mener dorénavant une vie privée, solitaire et inconnue aux hommes et de retrancher toutes ces instructions et assistances éclatantes qu'il donnait aux séculiers et aux malades étant à Dol. Il lui remontra qu'encore que Dieu eût donné sa bénédiction à ces assistances du prochain parce qu'il ne s'y portait que par obéissance, cela néanmoins n'était plus de saison; que le couvent de Rennes, comme le berceau de la réforme et de l'observance, était un Ueu de silence, de retraite et de simplicité et non d'apparence et d'éclat, et qu'il fallait qu'il se résolût d'y passer exactement par toutes les épreuves du noviciat; d'y vivre humblement dans la condition de frère laïc, d'abhorrer les visites des grands, de fuir la conver- sation sécuHère et de se mêler seulement de dire son chapelet et de garder saintement la solitude.

» A ce sage et lumineux commandement, le vrai obéissant, amoureux du silence et de la retraite, sentit s'épanouir son cœur d'une sainte joie, de ce qu'il avait rencontré le précieux trésor de la vie solitaire, humble et retirée, qu'il cherchait il y avait si longtemps, abhorrant la fréquentation des sécuHers, surtout de ceux qui étaient de grande qualité, comme la mort de l'humilité et de la simplicité religieuse. Il refusa donc doré- navant de tout son pouvoir les visites des séculiers, qui d'abord ne lui furent pas peu importuns, à cause de l'odeur de ses vertus, qui s'était répandue de toutes parts (i). »

Telle fut en effet sa pratique à partir de ce moment : les séculiers ne l'abordèrent plus qu'avec de grandes difficultés, et quand ils avaient été assez heureux pour arriver jusqu'à lui, ce n'était pas ordinairement de longs discours qu'ils entendaient de sa bouche, mais quelques paroles simples et humbles par lesquelles il s'excusait de ne pouvoir, à cause de son ignorance, les entre- tenir sur des matières de direction. Il leur disait que, n'étant qu'un pauvre frère convers, aveugle et ignorant, il ne lui

(i) p. Donatien, Vie du V, F. Jean de Saint-Satnson , chap. ix.

1

Vie du V, F. Jean de Saint-Samson. loi

convenait pas de parler d'affaires de conscience avec des per- sonnes remarquables par leur instruction et leur position sociale; qu'il devait plutôt rester dans sa solitude, occupé à bien réciter son chapelet; que la volonté de ses supérieurs était telle, et qu'il demandait la permission de s'y conformer; et il se retirait dans sa chère cellule, laissant les personnes dont il se séparait embaumées du parfum d'une humilité si rare.

Après l'avoir ainsi séparé entièrement du monde et avoir éprouvé son obéissance sur ce point, on résolut de le sonder sur une matière plus déHcate et qui lui était tout à fait intime.

Il était déjà arrivé à une oraison sublime et recevait de Dieu des grâces extraordinaires. On voulut savoir s'il n'y avait pas en lui quelque attache secrète à ces faveurs, si son amour-propre ne trouvait pas un aliment subtil dans ces communications célestes; et on lui ordonna de reprendre la voie commune. « Vous voulez faire le contemplatif, lui disait-on, et cette pré- tention est cause que vous vous dispensez légèrement de suivre les règles communes de la méditation. Suivez désormais la voie humble qui convient aux novices; méditez sur un sujet préparé avec soin; prenez chaque point l'un après l'autre, et formez ensuite des affections selon la pratique ordinaire. »

Si les supérieurs l'avaient comblé de joie en lui interdisant tout rapport avec le monde; si, par cette conduite, ils étaient allés au devant de ses désirs, il n'en était pas ainsi dans la nou- velle épreuve que lui imposait leur prudence. Assurément, même dans l'état de contemplation surnaturelle, il ne peut pas être mauvais de revenir de temps en temps à la simple médi- tation , cela peut même devenir nécessaire dans certains moments Dieu se voile; mais obliger l'aigle qui plane dans les airs et qui fixe le soleil à redescendre sur terre, ordonner à une âme que le mouvement du Saint-Esprit élève au-dessus d'elle-même et des actes naturels de ses facultés , de se tenir habituellement dans la région inférieure du raisonnement, c'est produire un état violent dans cette âme et la condamner à la lutte la plus douloureuse. Heu-

102 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

reusement pour Jean de Saint-Samson, la lutte était ordinaire- ment plus qu'inégale, elle était inutile et sans effet; aussitôt qu'il se représentait un mystère, et que, pour obéir à l'ordre qui lui avait été donné, il essayait de former un raisonnement, l'Esprit de Dieu l'emportait au-dessus de sa propre opération, en sorte que, lorsqu'il rendait compte de son oraison, les termes dont il était obligé de se servir montraient assez par leur élévation que la voie, par laquelle il était conduit, n'avait rien de commun avec celle des commençants.

Néanmoins, le P. Philippe Thibaut ne se tint pas pour satis- fait. Il avait vu par lui-même; mais, en homme humble et prudent, il voulut voir par d'autres yeux que les siens. Il avait déjà fait étudier l'esprit de Jean de Saint-Samson par un religieux qui occupait alors dans l'Ordre une position considérable : c'était le P. Louis Perrin. Ce religieux, qui se montra plein de zèle pour la réforme de la province de Touraine , s'était rendu célèbre par ses prédications et par ses controverses avec les hérétiques. Il opérait de grands fruits parmi eux, ce qui l'avait particuUère- ment rendu cher au roi Louis XIII, qui avait quelquefois recours à ses conseils (^).

Il allait prêcher le carême à Dol, se trouvait alors le V. F. Jean de Saint-Samson, lorsque, en passant à Rennes, il vit les PP. Philippe Thibaut et Mathieu Pinault, et fut prié par eux d'entretenir de temps en temps le bon aveugle et de le con- soler dans les épreuves qui lui venaient de Dieu et des démons. Il vit donc le F. Jean, sonda son cœur, éprouva son esprit et sa vertu. Nullement porté à croire facilement aux choses extraor- dinaires, il examina sérieusement tout, ses paroles, ses senti- ments, sa conduite, et ne trouva en lui qu'un esprit de sagesse très rare et une vertu très soHde. Aussi l' eut-il pendant toute sa vie en une estime singulière, et avoua-t-il avoir recueilli sur ses lèvres de grandes lumières sur l'Écriture Sainte et sur les passages les plus difficiles de saint Denis l'Aréopagite.

(i) Bihliotheca Carmelitana , à l'article Louis Perrin,

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 103

Mais le P. Philippe Thibaut ne s'en tint pas à la décision d'un juge pourtant si compétent; feignant de douter qu'un simple frère convers eût pu, dans un couvent non réformé, s'élever si haut dans la contemplation divine, il ordonna au F. Jean d'indi- quer dans un court exposé sa manière de faire oraison. Jean, pour obéir à cet ordre, dicta les premières pages d'un admirable traité, qu'il acheva dans la suite et qu'il intitula : De la consom- mation du Sujet en son Objet. Ces pages furent soumises aux PP. Carmes déchaussés, réunis en chapitre provincial; elles furent encore communiquées aux PP. Capucins, réunis aussi en chapitre provincial sous la présidence de leur supérieur général ; aux PP. Jésuites de Rennes, à M. Gibbius, savant docteur de Sorbonne, et à M. Du Val : tous déclarèrent y trouver les signes manifestes de l'action divine et approuvèrent unanimement les voies et l'esprit du pieux aveugle. Les PP. Carmes déchaussés écrivirent à ce sujet au P. Thibaut une lettre dans laquelle ils le priaient avec affection de laisser les desseins de Dieu s'ac- complir dans ce fervent religieux, ajoutant ces paroles de l'Apôtre : « Gardez-vous d'éteindre l'esprit, spiritum nolite ex- tinguere (^). »

Le P. Thibaut continua néanmoins à éprouver Jean de Saint- Samson; il redoubla même de rigueur dans sa manière de le conduire, et, pendant plus d'une année, il lui imposa des mortifications fréquentes et fort pénibles pour l'amour-propre. Le seul résultat qu'il obtint frit de mettre de plus en plus en évidence une vertu véritablement héroïque. Il s'arrêta enfin ; et, sûr de la vertu de son inférieur, tranquille sur l'esprit qui le conduisait, il lui ordonna d'édifier ses frères par des entretiens sur la vie spirituelle et de dicter ce que l'esprit de Dieu lui inspirerait pour servir soit à sa conduite personnelle, soit à celle de ses frères.

(i) Thess., cap. v, v. 19. Voyez le P. Donatien, Vie du V. F. Jean de Saint- Samson, chap. IX, et le P. Louis de Sainte-Thérèse, Annales des Carmes déchaussés, liv. I, chap. XXX.

104 ^^^ ^^ ^' ^' J^^^ ^^ Saint-Samson,

Quel est donc l'état d'âme dans lequel se trouve Jean de Saint- Samson? Quels progrès a-t-il faits dans les voies mystiques depuis que nous l'avons laissé à Dol, plongé dans la nuit et l'aridité? Les pages dans lesquelles, par ordre du P. Thibaut, il exposa sa manière de faire oraison commençaient ainsi : « Mon exercice consiste en une élévation d'esprit, par-dessus tout objet sensible et créé, par laquelle je suis fixement arrêté au dedans, regardant d'une manière stable Dieu, qui tire mon âme en simple unité et nudité d'esprit. Cela s'appelle oisiveté simple, par laquelle je suis possédé passivement par-dessus toute espèce sensible, en simplicité de repos, duquel je jouis en cela même toujours également, soit que je fasse quelque chose au dedans de moi, ou bien au dehors de moi par action ou discernement raisonnable. C'est ce que je puis dire de mon intérieur. Ma constitution est simple, nue, obscure et sans science de Dieu même. C'est une nudité et une obscurité d'esprit, élevé par- dessus toute lumière inférieure à cet état. En quoi je ne puis opérer de mes puissances internes, qui sont toutes unanimement tirées et arrêtées par la force de l'unique et simple espèce, qui les arrête nûment et simplement en suréminence de vue et d'essence au plus haut de l'esprit, par-dessus l'esprit; je veux dire en la nudité et en l'obscurité du fond, tout à fait incompréhensible à cause de son obscurité. Là, tout ce qui est sensible, spécifique et créé est fondu en unité d'esprit, ou plutôt en simplicité d'essence et d'esprit. Et les puissances sont fixement arrêtées au dedans, toutes attentives à regarder fixement Dieu, qui les arrête toutes également à le contempler. C'est lui qui les ravit et occupe simplement par l'opération de son continuel regard, qu'il fait en l'âme et que l'âme fait mutuellement en lui. En cet état il n'y a ni créé ni créature, ni science ni ignorance, ni tout ni rien, ni terme, ni nom, ni espèce, ni admiration, ni différence de temps passé, futur ni même présent, non pas même le maintenant étemel. Tout cela est perdu et fondu en cet obscur brouillard, lequel Dieu fait lui-même, se complaisant

Via du V. F. Jean de Saint-Samsm, 105

ainsi dans les âmes en qui il lui plaît de faire cette noble opé- ration... (^) »

Jean de Saint-Samson est donc tout à fait en dehors de la voie active; Dieu agit en lui d'une manière qui sort des règles de sa Providence ordinaire. Après avoir élevé ses facultés au-dessus de leurs opérations naturelles, il se révèle à lui dans une contem- plation où se reflètent l'unité et la simplicité de sa nature infinie. Mais comment faut-il nommer cet état? Par tout ce qui a été rapporté de la vie intérieure de Jean, le lecteur sait déjà que cet état touche à ce qu'il y a de plus haut dans la mysticité : tâchons de l'analyser et de lui donner son vrai nom. Il s'agit évidemment, dans le traité de la Consommation du Sujet dans son Objet, de la contemplation appelée négative par la théologie mystique, contemplation plus parfaite que celle qu'on appelle affirmative, parce qu'elle donne nous le dirons plus loin une idée plus haute de la divinité. Quant au nom qu'il convient de donner à l'état qui se trouve décrit dans ce traité, il ressort d'une manière évidente du titre même donné par le pieux auteur au traité dont il s'agit. Le mot « oisiveté, » que l'on trouve au commencement , ne peut se rapporter ici à une oraison de quié- tude ou de repos de l'âme en Dieu, oraison dans laquelle les facultés de l'âme entrent ordinairement dans un doux sommeil, car l'oraison de quiétude n'est pas la consommation du sujet en son objet, de l'âme en Dieu; loin de là, elle se trouve placée à Fen^ trée de la voie passive, et elle est suivie de plusieurs degrés ascendants.

Il s'agit de plus dans tout ce traité d'un état qui se fait remar- quer par sa fixité et par sa permanence, « car, dit l'auteur, cela s'appelle oisiveté simple, par laquelle je suis possédé passivement par-dessus toute espèce sensible en simplicité de repos, duquel je jouis en cela même toujours également, soit que je fasse

(i) Voir, dans l'édition in-folio , le chapitre intitulé : De la Consommation du Sujet en son Objet.

10

io6 Fie du V. F. Jean de Saint-Samson.

quelque chose au dedans de moi, ou bien au dehors, par action ou discernement raisonnable... » Ce repos permanent, cette attention amoureuse qui persévère toujours, dans l'action inté- rieure comme dans l'extérieure, et qui laisse les facultés Hbres, ne convient-elle pas seulement à une union consommée? L'au- teur continue : « Ma constitution est simple, nue, obscure et sans science de Dieu même; c'est une nudité et une obscurité d'esprit élevé par-dessus toute lumière inférieure à cet état. En quoi je ne puis opérer de mes puissances internes, qui sont toutes unanimement tirées et arrêtées par la force de l'unique et simple espèce qui les arrête nûment et simplement en suré- minence de vue et d'essence, au plus haut de l'esprit, par- dessus l'esprit. » Mais nous savons que, dans l'oraison de quiétude, toutes les puissances ne sont pas toujours suspendues et arrêtées. « Durant cette oraison de quiétude, dit sainte Thérèse à ses filles, dans le Chemin de la Perfection , vous vous trouverez souvent dans un état de ne pouvoir vous servir ni de l'enten- dement, ni de la mémoire, et il arrive que, pendant que la volonté est dans une très grande tranquiUité, l'entendement, au contraire, est dans un tel trouble que, ne sachant il est et se croyant dans une maison étrangère, il va d'un lieu à un autre, en trouver un qui le contente (i). » Il est donc certain que l'au- teur a voulu parler de ce qu'il y a de plus élevé dans la théo- logie mystique.

' C'est, d'ailleurs, prouver l'évidence : tout le traité roule sur la plus haute transformation de l'âme, ainsi que le titre seul l'indique. Lorsque Jean écrit : « Et maintenant, l'âme ne voit et n'a rien de soi-même, quoiqu'elle soit en puissance d'être, de voir les créatures, et de sortir à icelles, si elle voulait s'ou- blier jusque-là par son extrême folie; mais, étant réduite et fondue, comme elle l'est totalement, selon ses puissances et son essence , elle est arrêtée et établie infiniment au-dessus de tout

(i) Chap. XXXI.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 107

le passé en Dieu, arrêtée, dis-je, fixement, selon la plus haute cime de ses puissances, à contempler, en jouissance et en repos, Tinfinie immensité de Dieu en lui-même, en l'amour continuel du Très Saint-Esprit et de la Très Sainte Trinité; » lorsqu'il s'exprime ainsi, ce n'est pas de l'oraison de quiétude, ce n'est pas même de l'oraison de simple union qu'il entend parler, mais de cet état sublime que les mystiques nomment mariage spirituel. L'opération divine a atteint l'âme non seulement dans ses puis- sances, mais jusque dans sa partie la plus intime, jusque dans son fond. Les fiançailles avaient déjà été célébrées; Dieu ne s'en est pas tenu : à travers l'extase, le ravissement, le vol d'esprit, ascensions admirables qui ne peuvent être comprises si elles ne sont expérimentées, il a conduit l'âme jusqu'à cet état d'union consommée elle pense divinement, elle jouit divinement, elle est en quelque sorte une même chose avec lui. L'Objet s'est emparé du Sujet et l'a transformé en lui; le Sujet, en souf- firant, en se dépouillant de soi, en passant par toutes les épreuves mystiques, s'est écoulé dans son bienheureux Objet, et il lui est maintenant uni dans la paix, dans la lumière, dans le repos des puissances.

Voilà donc comment la force et la persévérance de notre pieux contemplatif ont été récompensées : dépouillé de tout désir ter- restre, uni à la divinité par des liens qui semblent indissolubles, le créé ne lui est plus rien, car il a le ciel dans son cœur. Son âme est parvenue à la région du repos, ayant accompli ce voyage circulaire dont parle saint Denis l'Aréopagite, et qu'il décrit ainsi : « L'âme a un triple mouvement. Son mouvement circu- laire consiste à quitter les choses extérieures pour rentrer en elle-même; à ramener ses facultés intellectuelles vers les idées d'unité, afin qu'enfermée comme dans un cercle, elle ne puisse s'égarer; puis, dans cet affiranchissement des distractions, dans ce recueillement intérieur et cette simplification d'elle-même, à s'unir aux anges merveilleusement perdus dans l'unité, et à se laisser ainsi conduire vers le beau et le bon, qui l'emporte sur

io8 Fie du F. F. Jean de Saint-Samson.

toutes choses, qui est un, toujours identique, sans commence- ment, sans fin('). » Partie, comme toute âme déchue, de l'amour de la créature, lequel était pour elle une chaîne et une blessure cuisante, elle a traversé vaillamment la distance qui la séparait du pur amour de Dieu; elle possède maintenant ce trésor, et, avec lui, la liberté, la paix, le bonheur parfait.

Avant d'arriver à ce sublime état, Jean de Saint-Samson avait reçu des grâces extraordinaires qui l'y avaient préparé. Lorsqu'il n'était encore que sécuHer, il lui arrivait souvent, pendant qu'on lui lisait quelque livre mystique, de tomber en extase, emporté hors des sens par la force de l'amour : de même en religion, on l'avait vu bien des fois ravi hors de lui-même. Toutefois, Dieu lui communiqua de bonne heure une force merveilleuse pour soutenir son action, et supporter la violence du feu d'amour avec une égalité d'esprit inébranlable. Les transports qu'il éprouvait ne franchissaient pas le seuil de son âme, et tandis que chez lui l'homme intérieur était plongé dans l'ivresse la plus suave, l'homme extérieur, humble et calme, ne laissait même pas soupçonner de tels mystères. Par moments cependant, la lumière qui inondait son esprit et les flammes qui consu- maient son cœur, se trahissaient au dehors par un certain éclat visible à tous les yeux. « Dans ces états extraordinaires, raconte le P. Donatien, on l'a vu très souvent la face divinement épa- nouie et éclatante de je ne sais quel rayon lumineux qui y était répandu ; dont moi-même suis témoin avec plusieurs autres reli- gieux très dignes de foi. Et personne ne doit douter de la vérité de ce point, puisque lui-même en son Cabinet mystique montre qu'il a souvent expérimenté ce rejailHssement de lumière qui se communiquait du centre de son âme à toutes ses puissances jusqu'à l'extérieur (2). » C'est un prodige qu'on a souvent remarqué dans les saints.

(i) L. de Dtv. Nom., cap. iv. Trad. de Mgr Darboy. (2) Vie du V. F. Jean de Saint-Samson, chap. xm.

Fie du F, F. Jean de SaintSamsoiu 109

H est raconté dans les Saintes Écritures que les prêtres , avant de partir pour l'exil , cachèrent le feu qui brûlait sur l'autel dans un puits profond et secret. Or, lorsque Néhémias revint de la terre étrangère dans sa patrie, il fit chercher le feu sacré par les neveux des prêtres qui l'avaient jeté dans le puits; mais ils ne trouvèrent qu'une eau épaisse. Néhémias cependant' fit arroser le sacrifice de cette eau , et alors une merveille eut lieu : un rayon de soleil se dégageant des nuages tomba sur le sacri- fice et sur l'eau dont on l'avait arrosé, et un grand feu s'éleva qui remplit tous les assistants d'admiration (0. Dans l'homme aussi, il y avait un ^eu sacré, c'était son amour. Quand il eut péché, quand il eut été chassé de l'Eden, que devint le feu au fond de son être? Une eau fangeuse, c'est-à-dire une aspiration, une tendance vile et terrestre. Mais que la nue se déchire et laisse tomber un rayon direct de la vérité et de la charité éter- nelle sur cette triste ruine, et aussitôt l'antique feu sacré se réveille sur l'autel du cœur; il consume l'âme et ses facultés; parfois même il pénètre les tissus opaques du corps , et enveloppe l'homme extérieur d'un nimbe lumineux.

Ce n'était pas seulement par cette transfiguration de son visage et par les extases, dont il était favorisé, que Jean initiait, malgré lui assurément, ceux qui l'entouraient aux mystères de son âme. L'art, qui avait charmé le pauvre aveugle pendant son enfance , lui était encore une occasion de faire entendre au dehors un écho des mystères célestes qui le ravissaient au dedans.

« La musique est l'art liturgique et monastique par excel- lence (2). » Elle est dans son essence un art religieux, car elle vient de Dieu, et, considérée dans ses sources spirituelles, elle est Dieu même. Pénétrez dans le temple de la divinité : qu'enten- dez-vous? Une harmonie sans nom terrestre. Le Père prononce une parole mélodieuse, substantielle, toujours prononcée, jamais

(i) II, Machab., cap. vu.

(2) Les Moines d'Occident, t. IV, p. 462.

no Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

évanouie; le Père chante, et son chant, et sa parole mélodieuse, est le Verbe éternellement engendré. Mais le Père et son Verbe chantent aussi, ils chantent dans leur cœur, et produisent comme une nouvelle vibration, comme un nouveau son dans le sein de la divinité; et ce nouveau son est l'amour éternelle- ment spÏTr. Nous trouvons la musique parmi les anges et parmi les élus. Ils chantent, d'après les divines Écritures; et l'artiste chrétien est d'accord avec elles lorsqu'il les représente occupés à célébrer sur des harpes les louanges du Dieu qui les béatifie. Elle est aussi dans nos temples, et prête à notre culte extérieur son langage tantôt majestueux, tantôt plamtif et doux. Hélas! elle était aussi au paradis terrestre, et les mélodies par lesquelles elle charme l'homme depuis la chute, ne sont qu'un triste débris de celles qui s'échappaient de la bouche d'Adam quand il parlait.

La musique est donc essentiellement religieuse; elle arrache l'âme à la terre, lui donne des ailes, la remplit de sentiments qui ne se peuvent nommer, l'introduit dans le monde de l'infini. Elle est donc mystique aussi, car, en jetant l'âme dans l'invisible, dans les régions de l'idéal, dans l'infini, n'est-ce pas dans le domaine même du mysticisme qu'elle la transporte?

Mais elle est mystique encore parce qu'elle est le langage du cœur, n y a dans la création et au fond de notre être un gémissement, une harmonie de douleur et de tristesse, perçue surtout par l'âme mystique, à cause de la délicatesse extrême que la solitude et le détachement donnent à son ouïe spirituelle; il y a, de plus, dans cette âme toutes les tristesses ineffables causées par l'éloignement de Dieu, goûté et aimé avec une per- fection exceptionnelle. Souffrance sans nom terrestre! tristesses trop intimes et trop sublimes pour être manifestées par la parole , la musique vous prêtera un langage et des larmes pour vous manifester, et vous nous apparaîtrez dans des mélodies plaintives comme la voix des anges en deuil !

Et l'amour divin, ne trouve-t-il pas aussi dans la musique un langage brûlant comme ses transports, doux comme ses joies,

Fie du V, F, Jean de Saint-Sarnson, m

mystérieux comme ses rêves et ses espérances? L*amour divin fait exulter l'âme et produit dans ses profondeurs des harmonies spirituelles, qu'elle se chante à elle-même et dont elle s'enivre; c'est ce qu'atteste saint Paul, par ces paroles : « Par-dessus tout, chantez et jouez de la harpe dans vos cœurs pour le Seigneur (0. » Ces harmonies et ces mélodies du pur amour, n'est-ce pas dans la musique qu'elles peuvent trouver leur expression sensible la plus idéale, la moins dégénérée ? L'art musical touche donc encore au mysticisme par ce côté.

Aussi, quel instrument a jamais rendu dans le monde les sons de la harpe mystique? Quelle harpe a exulté et pleuré comme la tienne, ô David, dans tes psaumes immortels ! Quelle harpe, ô Salomon , a chanté l'iiymne de l'amour comme la tienne dans cet épithalame divin que tu as appelé le Cantique des cantiques, parce qu'il n'y a pas sur terre de chant plus beau que ce chant, de mélodie plus semblable à la mélodie qui béatifie les élus! Et, sans nous élever si haut, jusqu'à ces musiciens incomparables qui ont reçu directement de Dieu l'inspiration pour instruire et consoler son ÉgHse, parmi les saints, que d'exemples admirables de cet accord entre la mystique et la musique !

On raconte de sainte Catherine de Bologne, qu'étant dange- reusement malade et ayant déjà reçu l'extrême-onction , elle fut tout à coup ravie en esprit, et vit dans une prairie délicieuse le Sauveur assis sur un trône resplendissant. Devant lui était quelqu'un qui jouait continuellement sur un violon, ces paroles : Et gloria ejus in te videhitur^^). Ce chant était si suave qu'il semblait à la sainte qu'elle allait mourir dans un accès de jubilation. Mais Jésus la prit par la main en lui disant : « Ma fille, remarque bien ce chant. » Il lui découvrit ensuite qu'elle ne mourrait point. Revenue à elle, Catherine répétait, sans se lasser, avec de grands transports de joie, les paroles qu'elle avait

(i) Eph., cap. V.

(2) Sa gloire apparaîtra en toi,

112 Vie du V. F. Jean de Saint-Semsm.

entendues. Elle demanda un violon, et fut prise d'une tristesse profonde parce qu'on ne pouvait en trouver. On en trouva un enfin, et quoiqu'elle n'eut jamais appris à jouer de cet instru- ment, elle répéta sur lui le chant qu'elle avait entendu dans son ravissement. Elle tomba plusieurs fois en extase pendant qu'elle jouait et qu'elle chantait les mystérieuses paroles. Les sœurs la voyant dans ces transports, crurent qu'elle allait mourir de bonheur (^).

On connaît aussi la ravissante mort de la sœur Sophie, du monastère d'Unterlinden. Lis de pureté et d'innocence, elle mourut à un âge peu avancé. A ses derniers moments, son visage s'illumina tout à coup, et elle fut pénétrée d'une joie si enivrante qu'elle ne put la contenir dans son cœur, et qu'elle se mit à entonner un merveilleux cantique, dans lequel elle célébra la grandeur de Jésus et de Marie. Ce chant céleste dura deux heures. Lorsqu'elle se tut, les sœurs lui présentèrent à boire; elle leur répondit : «Je ne boirai plus ici-bas, je vais boire bientôt aux sources de la vie éternelle. » Elle se remit à chanter, mais elle n'articula que la parole Amen, qu'elle modula à l'infini en accents dont la suavité surpassa encore celle de son premier cantique. On lui demanda pourquoi elle répétait si souvent le même mot : « Je veux chanter tant que je vivrai, répondit-elle, je/ne puis plus prononcer de longues phrases, et je cherche à exprimer par les modulations que je fais subir à l'expression Amen le bonheur que je ressens et la beauté de ce que j'ai vu. » Elle reprit son chant; ses amen devinrent de plus en plus doux et joyeux, et enfin se confondirent avec son dernier soupir (2).

Dans notre grand mystique, la mélodie sensible s'alUa de même à la mélodie spirituelle dont s'enivrait son cœur. Comme ces hommes vénérables que loue l'Esprit Saint, « il rechercha par son habileté l'art des accords dans la musique et chanta au

(i) Voyez Gorres, La Mystique divine, t. I, chap. xiii. Trad. de M. Charles Sainte-Foi.

(2) Voyez Fleurs dominicaines, par M. le vicomte de Bussières, page 125.

Fie du V. F. Jean de Saint-Sarnsm. 113

Seigneur de ravissants cantiques (0. » « Son emploi extérieur, dit le P. Donatien, était de jouer de l'orgue durant l'office divin; ce qu'il faisait si excellemment, que des plus habiles en cet art ont cru qu'il y avait quelque chose de surnaturel (2). »

Voici un fait rapporté par le P. Henri dans sa première lettre au P. Joseph.

« Notre P. Guillaume aussi m'a raconté de lui comme une merveille qu'une fois, après lui avoir rendu quelque service, il le pria instamment , à une fête solennelle , de jouer seulement deux ou trois versets du Magnificat sur son orgue le mieux qu'il pourrait; ce que lui ayant promis avec beaucoup de peine, il le fit si excellemment, qu'y ayant quelque chose, ce semble, de surnaturel dans ce jeu, il ravit tout le monde au chœur et en l'église et fit perdre contenance et posture à un chacun, de sorte que le chœur pensa demeurer court (3). »

Que le mot de surnaturel ne nous étonne pas trop : Jean de Saint-Samson était arrivé à cette perfection de la vie mystique l'Époux , suivant saint Jean de la Croix, devient semblable à une musique sans bruit, parce que l'âme voit dans sa divine lumière les effets admirables de la Sagesse incréée qui a tout disposé avec nombre , poids et mesure , jet a mis dans les créa- tures cette unité et cette variété d'où naît le plus doux et le plus harmonieux des concerts en l'honneur du Créateur. Son Époux était devenu pour lui une solitude harmonieuse, car ses puissances vides des images et des représentations matérielles des objets extérieurs, laissaient à son âme la facilité d'entendre cette voix qui chante la perfection de Dieu, et que le disciple bien-aimé entendit autrefois semblable « à un son de musiciens qui jouaient de la harpe; (4) » voix toute spirituelle

(i) Eccli., chap. xliv, v. 5.

(2) Chap. viH.

(}) Ms. du P, Joseph, p. 11.

(4) Apoc, chap. XIV, v. 2. Voyez saint Jean de la Croix, Cantiques spirituels , 14* et 15" cant.

114 ^^^ ^^ ^' ^' J^^^ ^^ Saint'Satnson,

et entendue uniquement de l'esprit; voix qui n'est que la connaissance des cantiques de louange chantés par les bien- heureux avec une harmonie déUcieuse. Plein de cette musique intérieure, brûlant d'ardeurs séraphiques, il tirait de l'orgue des sons inspirés qui faisaient rêver du ciel. L'artiste qui, dans un transport d'indicible amour, s'écriait : « Chantez hardiment, ô Épouses d'un tel Époux, qui êtes mes compagnes dans une destinée, dans une jouissance telle que la nôtre : chantez à mon instance, comme je le chanterai à la vôtre, un cantique nouveau, contenant les louanges de l'infinie grandeur et de l'amour infi- niment excessif de notre Époux, lequel se communique à nous pour nous épouser si admirablement, qu'il nous déifie déifor- mément en lui-même, parla force de sa grâce et de son amour (0; » l'artiste qui chantait ainsi dans son âme pleine d'extase, quels sons divins ne devait-il point tirer de son instrument! Quelles plaintes ne devait-il pas lui arracher, l'artiste dont l'âme savait pleurer son exil en ces termes : « O anges, il vous comble

' d'amour, de joie et de félicité ! Vous brûlez de lui et en lui, en sa jouissance même, pendant que je suis en cette triste, lamentable et pénible vie corporelle , en laquelle il me faut combattre contre une infinité d'ennemis, afin de posséder mon Amour en amour, et tandis qu'attentive à lui et en lui totalement, je soupire et aspire vers l'amour même à chaque moment de ma vie ! Mais , ô mon Amour, me laisserez-vous ici plus longtemps languissante d'amour? Pourquoi ne redoublez-vous pas l'infusion de votre

^ amour dans votre Épouse que je suis, quoique très indigne, afin de me détruire et de me changer en vous , de détruire mon amour et de me faire votre amour même ? (2) »

Saint Bernard veut « que le chant d'église soit plein de gravité; qu'il respire la chasteté et la noblesse; qu'il soit doux sans être léger; qu'il touche les âmes en plaisant aux oreilles; qu'il soit

(i) VI" Soliloque. (2) IIP Soliloque,

Vie du V, F. Jean de Saint-Samson. 115

un baume pour le cœur triste et un calmant pour le cœur irrité; enfin qu'il féconde la lettre au lieu d'en étouffer le sens (0. » C'est ainsi que notre mystique comprenait les graves et solennelles mélodies que l'Église met dans la bouche des fidèles; c'est ainsi qu'il les rendait. Quelle âme fut plus religieuse que la sienne et plus pénétrée de l'infinie grandeur de Dieu! « Cela même, ô mon Amour, s'écrie-t-il dans sa sixième Contem- plation, cela même qu'elles ne peuvent pas vous comprendre tota- lement et que ce pouvoir n'est réservé qu'à vous seul , est pour les âmes qui vous aiment un sujet de nouvelle abondance de joie, de gloire et de félicité. Elles sont ravies de ce que dans votre Trinité et dans votre Unité, vous trouvez suffisamment votre félicité en vous-même en l'acte de vos infinies propriétés internes au dedans de chacune des personnes divines; lesquelles propriétés demeurent fixement arrêtées pour cet effet, sans jamais devoir sortir au dehors, ni être autrement communiquées. Et selon votre propre féUcité, vous êtes tout à fait incommuni- cable au dehors. C'est, dis-je, en cet aspect et en cette ravis- sante et pénétrante contemplation que toutes les puissances ou facultés hautes et basses sont entraînées et totalement submergées dans la vie vivante. »

Et plus loin il ajoute : « Au reste, je suis infiniment satisfait et content de ce que votre infinie Déité étant connue, elle est toutefois inconnue; étant dite, elle est indicible; étant conçue, elle est inconcevable; étant comprise, elle est incompréhensible; et étant nommée de plusieurs noms, elle est néanmoins innom- mable. Car il n'y a ni terme, ni forme, ni espèce, qui la puissent montrer, tant vous excédez la conception et l'intelligence créée et créable. Cela, dis-je, est mon plein paradis, même en cette triste vie ! Je l'appelle ainsi à mon égard ; quant à vous , elle est joyeuse; et il en est ainsi en nous tous qui avons le bonheur de vous appartenir en qualité de vrais serviteurs, de très uniques

(i) Ep. cccxcvm , Ad Guidonem Ahhatem.

ii6 Vie du V. F. Jean de S-aint-Samsm.

amoureux et de très intimes amis. Je me réjouis donc, ô ma chère Vie, de ce que plus on conçoit de vous, moins on en approche; plus on dit de vous, moins on en exprime; plus on vous connaît , moins vous êtes connu et entendu . » Abîmé inté- rieurement dans cette adoration d'amour et rempli du sentiment religieux jusqu'à l'extase, quels sons graves et solennels ne devait-il pas tirer du puissant instrument qui, dans nos églises, mêle sa voix à celle du fidèle, dont il semble emporter la prière au ciel sur l'aile d'anges invisibles ?

Nous avons parlé des affinités qui existent entre la mystique et la musique, parce que notre sujet nous y a amené; mais ce que nous avons dit de celle-ci, nous' pourrions le dire aussi de la peinture et de l'architecture.

Le domaine de l'art, c'est l'idéal : on l'exilerait de sa vraie patrie, si on voulait l'obliger à ne prendre ses inspirations que dans le domaine de la nature visible. Or, la mystique ne se contente pas d'élever l'âme de l'artiste au-dessus de la nature : elle le met en présence du beau absolu, du Verbe, Archétype de tout être réalisé ou simplement possible ; aussi a-t-elle laissé , dans l'histoire de l'art en général, une trace profonde et lumineuse. Nous ne pouvons aborder ici un thème trop vaste et qui nous entraînerait hors de notre sujet; mais il nous faut dire quelques mots de l'in- fluence de la mystique dans le domaine des lettres , de la poésie en particulier.

On a remarqué que la Divine Comédie est un poème tout mystique dans sa nature et sa composition; dans l'ordre intellectuel, il fait le pendant de ces mystiques épopées en pierre que le moyen âge nous a léguées dans nos cathédrales gothiques. Cette remarque, vraie pour V Enfer et pour le Purgatoire, l'est surtout pour le Paradis : le grand poète y parle des secrets de la cité céleste dans un style qui rappelle ce que la mystique a de plus élevé, de plus radieux.

A un point de vue plus particuUèrement religieux, l'influence de la mystique se montre encore plus directe et plus féconde.

Vie du V, F. Jean de Saint-Samson. ilj

Parvenue aux sommets radieux de la contemplation, l'âme est fiivorisée d'une sorte de vision intuitive du monde invisible ; elle trouve dans un commerce surnaturel avec la Vérité passé à l'état d'habitude, une source abondante de connaissances infuses qu'elle communique souvent sans travail, écrivant en quelque sorte sous la dictée de Dieu. Qiie d'écrits admirables des âmes simples et illettrées nous ont laissés , qui ont eu cette origine surnaturelle ! C'est à cette source que s'abreuvait notre pieux aveugle, lorsqu'il composait ses traités de spiritualité pleins d'une doctrine si savante et qui sont l'histoire même de son âme.

Écoutons le P. Joseph : « C'était chose merveilleuse de lui voir dicter ses traités avec une telle promptitude sans aucune réflexion, que ses écrivains en étaient tous fatigués, car il fallait une vive attention pour retenir ce qu'il disait , et la main prompte

afin de le pouvoir suivre Et encore, c'est chose admirable

que lorsqu'on ne retenait pas bien ce qu'il avait dit premièrement , et que l'on en venait à le lui faire répéter, lui y réfléchissant, j'ai remarqué cela plusieurs fois, il ne pouvait se ressouvenir de ce qu'il avait dit la première fois, et ne le disait en si bons termes, signe évident que l'Esprit de Dieu agissait en lui, et qu'il était sans réflexion. Et il m'a dit plusieurs fois, après avoir écrit des traités, qu'il ne savait assurément ce qu'il avait dicté, jusqu'à ce qu'il en entendît la lecture (0. »

Nous analyserons bientôt cette doctrine si intéressante , soit parce qu'elle est le miroir se reflète une des plus belles âmes qui aient illustré le Carmel, soit parce que, considérée en elle- même, elle est marquée d'un profond cachet d'originalité. Achevons ce chapitre en disant quelques mots des compositions poétiques que Jean nous a laissées.

Lorsque les sentiments qui agitent le cœur arrivent jusqu'à l'enthousiasme, ils empruntent souvent le langage rhythmique de la poésie. C'est encore une musique, la musique des mots,

(i) Ms., p. 30.

ii8 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

offrant dans leur cadence et dans les images qu'ils représentent un écho des voix intérieures qui chantent dans l'âme. Jean, à l'exemple d'un grand nombre de mystiques, et des plus célèbres, a écrit dans cette langue de l'enthousiasme : ses poésies, sous une forme vieillie , ne sont pas sans intérêt , considérées au simple point de vue du rhythme; nous avouons toutefois que c'est surtout pour la pensée qu'il faut les lire. Il suit de bien loin le réformateur de notre langue poétique, dont il était le contem- porain, si l'on ne considère que les règles de l'art; mais combien Malherbe lui est inférieur pour le fond , même quand sa strophe admirable nous met en présence de la mort et pleure en nous disant ce que vivent les roses!

Regrets sur l'ingratitude de Vhomme pécheur envers Dieu : voilà la source des larmes que verse notre mystique poète ; Le triomphe de la Croix : voilà la cause de la joie dont son âme déborde. Il célèbre Les grandeurs et les excellences de Notre-Dame, et il s'écrie :

Nourrissons de l'Amour, dont les pieux écrits Vont coulant comme une eau d'une source féconde, Donnez sur ce sujet le large à vos esprits : Il est plus spacieux et plus grand que le monde.

Il chante en \^ honneur de Saint-Joseph , Époux de la glorieuse Vierge Marie, et célèbre une union ineffable par ce cri du cœur :

Qui pourrait déclarer la vie Et le chaste amour qui vous lie? Il n'est rien de tel sous les cieux! Cela ne se peut pas décrire. Et la parole en peut moins dire Qu'un silence respectueux 1

Il proclame que les Époux de la Croix sont bienheureux :

C'est dans l'infirmité que gît toute vertu ; C'est dans l'infirmité qu'Amour pur est connu.

Vie du V. F. Jean de Sainl-Samson. 119

Le fidèle amoureux met tout son génie, Et vivant comme il doit de votre seul amour, Il regarde vous seul , sans faire aucun retour Sur son propre intérêt ni sur sa propre vie.

Et toutefois son héroïsme ne l'empêche pas de condescendre^ quand il faut, à la faiblesse de la nature :

Même on peut demander quelque peu de respir A son divin Époux par un simple soupir, Lorsque l'affliction porte trop à l'extrême. Ceux qui nient cela ne savent pas encor Ni l'ordre de l'Amour ni le riche trésor Caché sous les soupirs d'une Épouse qui l'aime.

Il décrit La suprême et plus pure Renonciation , et il commence par ces vers, d'une vérité bien connue des âmes spirituelles :

Il n'est rien de plus beau que de voir les merveilles Que pour un certain temps la divine saveur Et le sensible attrait opèrent dans un cœur : On fait, on dit alors des choses non pareilles.

Mais quand ce temps n'est plus , on ne sent qu'indigence ; On se voit dénué de son premier amour; Et la nuit succédant à la clarté du jour A chassé de ce cœur la première constance.

On cherche de l'estime, et dans cette conquête L'on trouve que l'on est et trompeur et trompé, Voulant paraître à tous grandement élevé, Quoiqu'on n'excède point le moral et l'honnête.

Les trois dernières pièces sont une sorte de trilogie charmante. La première contient Les regrets amoureux de Sainte Madeleine au Sépulcre de Jésus-Christ :

Amour plus puissant que la mort , Pourquoi n'es-tu pas assez fort

120 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

Pour me mettre dans cette tombe, Puisqu'un Dieu blessé de tes traits Souflrre bien la mort et succombe Aux doux efforts de tes attraits !

Madeleine se plaint, et demande à l'auguste Tombeau de lui rendre celui qu'elle aime, et le Tombeau répond :

Pourquoi donc me blâmez-vous tant

De vous retenir votre Amant?

Il m'a pénétré de sa gloire;

Et puis m'a laissé tout dépourvu

De cette ineffable lumière

Dont il m'avait tout revêtu.

Mais il reste glorieux , et il est justement fier d'avoir possédé l'Homme-Dieu dans son sein. Aussi l'âme chrétienne le compli- mente-t-elle , en se faisant à elle-même des applications pleines d'à-propos, telles que celles-ci :

O tombeau plus que merveilleux ! O Sépulcre trop glorieux ! Lorsque mon esprit te contemple, Tu me fais voir mon heureux sort; Je suis du Dieu vivant le temple, Et tu ne l'es que d'un Dieu mort.

Elle s'élève même à la haute mysticité : J'ai, dit-elle, trois demeures ici-bas :

La Croix, l'Amour, la Sépulture; toutes choses me sont un Et m'élèvent sur la nature Et sur l'embarras importun (i).

(i) Nous n'avons parlé que des poésies publiées par le P. Donatien, et nous nous en sommes tenu au texte qu'il a donné. Les Archives départementales d'Ille-et- Vilaine pos- sèdent un in-folio contenant les œuvres poétiques de Jean de Saint-Samson ; on voit , en parcourant ce manuscrit, que le P. Donatien n'a publié qu'un très petit nombre de

Vie du V, F. Jean de SainUSarnson, 121

Mais il est temps d'exposer la doctrine de notre grand contem- platif; nous avons dit que ce serait en même temps faire l'his- toire de son âme. Nous n'avons pas encore lu dans les plus secrets replis de cette âme ; nous avons en quelque sorte erré sous les portiques, et nous y avons admiré déjà des beautés de premier ordre. Entrons maintenant dans le temple : vont passer sous nos yeux les merveilles admirables que l'Esprit de Dieu a coutume d'opérer dans un cœur prévenu d'une grâce de choix.

pièces : les sonnets seuls y sont au nombre de cinquante-cinq. On voit aussi que ce Père a fait subir des corrections au texte, quant à la forme, ce qui est plus grave ici que pour le reste des ouvrages du pieux aveugle. A la vérité, ses corrections sont en général bien entendues et conformes au progrès de la langue poétique ; mais se faisait-il une idée bien exacte de ses devoirs d'éditeur? Le moule du vers est cho^e essentielle en poésie : en y touchant, on peut reproduire la pensée du poète, mais à coup sûr on ne donne pas une idée juste de la manière dont il a compris et pratiqué l'art poétique. Néanmoins, nous avons suivi, disons-nous, le texte du P. Donatien, ne voulant pas examiner si le manuscrit des Archives départementales d'Ille-et- Vilaine est lui-même exact. Ce serait une question à étudier si l'on rééditait les œuvres du pieux aveugle, et nous croyons que la solution n'en serait pas facile.

Il

CHAPITRE VI

ANALYSE DES ŒUVRES MYSTIQUES DU V. F. JEAN DE SAINT-SAMSON. L'HOMME DOIT S'UNIR A DIEU. EN QUEL LIEU NOUS DEVONS CHERCHER DIEU. CORRUPTION DE LA NATURE. RÉGIONS A TRAVERSER AVANT D'ARRIVER AU CENTRE DE L'AME. ROLE DE L'HUMILITÉ. QUALITÉS DE L'HOMME VÉRITABLEMENT MORT A TOUT. ROLE DE L'AMOUR. PREMIER DEGRÉ D'ORAISON. LE CHEMIN QU'IL FAUT AVOIR PARCOURU AVANT D'ENTRER DANS LA VOIE PASSIVE. NÉCESSITÉ DE NE PAS RÉFLÉCHIR SUR SOI ET DE PRATIQUER L'ABSTRACTION. DÉFINITION DE L'ASPIRATION ET MOYENS DE LA PRATIQUER. PURIFICATION PASSIVE.

N ne trouve pas toujours dans les écrits du V. F. Jean de Saint-Samson cet ordre logique qui rend facile une analyse parce qu'il a pour effet de conduire graduellement l'intelligence du connu à l'inconnu , du principe à conclusion, parla chaîne des idées intermédiaires. Nous reviendrons plus tard sur ce défaut d'enchaînement qu'on remarque assez souvent dans les idées qu'il développe; mais nous avons voulu l'indiquer ici, afin d'expliquer pourquoi nous avons puiser dans plusieurs de ses écrits pour présenter un exposé complet de sa doctrine. On a une idée exacte de la doctrine de sainte Thérèse si on connaît le Château de l'Ame : la sainte y passe en revue tous les degrés mystiques et donne

124 ^^^ ^" ^' ^' J^^^^ ^^ Saint-Sam son.

sur" chacun sa manière de voir en termes précis. Pour connaître saint Jean de la Croix, il faut à la vérité le lire tout entier; mais chaque traité est en lui-même un chef-d'œuvre de logique et se lie naturellement à celui qui le suit : la Montée du Mont- Carmel, l'auteur parle de la purification active, conduit à la Nuit obscure du sens, l'auteur parle de la purification passive de la partie sensible; puis on passe à la purification passive de l'esprit, et l'on entre enfin dans l'étude des phéno- mènes surnaturels de la contemplation et de l'union. On cher- cherait vainement cette logique dans les écrits de notre pieux aveugle : aucun ne présente à lui seul un ensemble complet de ses idées; et, de plus, ils ne se lient pas entre eux par un enchaînement rigoureux. Nous allons donc interroger ceux qui nous ont paru mériter une étude spéciale soit à cause de leur profondeur, soit à cause de l'étendue que l'auteur leur a donnée, sans nous interdire toutefois d'interroger même les moins impor- tants quand ils pourront nous fournir quelque trait caractéristique.

Puisque Dieu a créé l'homme par un effet de sa bonté et de son amour, le devoir de l'homme est de retourner à lui par amour; « car cette infinie bonté ne peut et ne se veut récom- penser que par une bonté et un amour réciproque, et par une imitation vive, ardente et continuelle (^). » C'est, du reste, dans son union avec son premier principe que l'homme trouve la félicité parfaite. Il irait en vain chercher son bonheur ailleurs que dans l'amour de Dieu : « Qui n'aime Dieu, n'aura jamais en soi ni paix ni repos, car il n'y a de paix ni de repos qu'en Dieu, et hors de Dieu tout n'est que vanité et affliction d'esprit C^). » *

Ainsi rattaché à Dieu par le plus essentiel des devoirs et le plus profond des instincts, l'homme, à vrai dire, ne doit avoir sur terre qu'une occupation : s'unir à Dieu, s'élever vers la Bonté

(i) Les Industries de l'Ame, etc. (2) IP Contemplation.

Fie du V. F. Jean de Saint-Samson, 125

et la Beauté infinie, chercher son repos dans la vision de la Vérité substantielle. Mais e^t Dieu ? En quel lieu faut-il le chercher? Jean de Saint-Samson répond, comme sainte Thérèse, comme tous les mystiques, dans le centre, dans le fond de l'âme. On doit chercher à s'établir dans le fond de l'âme, car « c'est que Dieu fait sa résidence (0. » « Le fond de notre âme est le lieu de notre ineffable félicité, voire par manière de dire dès son entrée. Là, ce que Dieu nous manifeste de lui-même est si mer- veilleux, que rien n'en tombe sous le sens pour être exprimé, de sorte que les mystiques n'en ont rien dit au respect de ce qui est. C'est que nous sommes passés et perdus en Dieu, nous demeurons stables et immobiles en la plénitude même des saints. C'est que nos racines sont profondes à l'infini, dont les pro- ductions sont une abondance toute visible d'excellents fruits, pour le plaisir et la délectation de Dieu, des anges et des hommes W. » Il ne distingue pas entre le fond et le centre de l'âme , comme certains auteurs , dont l'opinion est que le second est plus intime que le premier : quand l'âme est arrivée à son fond, elle est, d'après lui, établie dans son centre. « Le fond, dit son disciple le plus illustre, le P. Léon de Saint-Jean, c'est ce que Ton appelle la pointe de l'esprit et le centre de l'âme; il est bien plus senti que connu, et il n'y a que Dieu seul qui en ait l'entrée. C'est le jardin fermé il pénètre seul; c'est le sanctuaire qui n'est ouvert qu'au grand prêtre. De là, Dieu répand ses grâces, comme d'une source vive, sur les puissances et sur toute la conduite de la vie (3). » Si la création reflète les attributs divins, nulle part ils ne brillent comme dans l'âme; si Dieu est partout parce qu'il pénètre de son action l'intime de tout être, le ciel, l'empyrée il prend ses délices, c'est le centre de l'âme; là, sa parole trouve un écho; là, il est connu et aimé; là, sa droite multipHe les prodiges.

(i) Vrai Esprit du Carmel, chap. ix.

(2) Ibid., chap. xiv.

(3) Jésus-Christ en son Trône, partie.

126 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

Il semble que pour pénétrer dans ce ciel intérieur Dieu réside et se donne, l'homme n'a qu'à se laisser glisser sur une pente irrésistible. Hélas ! ce n'est pas même par un simple effort qu'il peut y pénétrer et s'unir à Dieu ; c'est par un long et immense labeur, car il est déchu. « Oh ! que c'est chose étrange et déplorable de voir l'homme, si excellent et si noble en sa création, devenu si pauvre, si chétif et si nu par le péché! Quelle misère, qu'étant créé pour contempler incessamment Dieu en l'abondance de sa grâce, de son amour et de sa lu- mière, il soit errant, épars et vagabond, hors de lui, par tous les coins de l'univers ! qu'il soit agité de divers appétits et pas- sions qui, comme autant de furies, le tyrannisent cruellement et le font ennemi de Dieu et de lui-même, sans repos ni quié- tude quelconque ! Lui qui était créé pour jouir pleinement de la Sapience divine, en l'abondance de laquelle, comme du reste des dons du Très Saint-Esprit, il eût incessamment contemplé son origine en perfection de connaissance et d'amour; mainte- nant, à peine peut-il plus faire que ramper contre terre, ne fai- sant le bien que très difficilement et contre son inclination, lequel il eût fait très facilement et efficacement s'il fût demeuré en la justice originelle. Car il se sent maintenant courbé sous le très pénible joug, sous le pesant fardeau de ses mauvais appé- tits internes et externes, qui sont nés avec lui, et ce n'est plus de l'homme qu'une continuelle effusion et évagation hors de Dieu et de lui-même. Il n'y a objet créé qui, dans la force et la vérité de son malheur, n'ait pouvoir de le ravir et de l'en- traîner comme par force après soi (i). »

Remarquons cependant que la nature n'a pas été entièrement corrompue par le péché; il reste en elle « une semence (2) )> de vertu, et ses passions ne sont pas absolument mauvaises. « Elles sont mauvaises, si elles nous dominent sans une actuelle

(i) Deuxième Miroir de Conscience, cxiv. (2) Retraite de dix jours , Méditation xxvii.

Fie du V, F. Jean de Saint-Samson. 127

et roidc résistance de notre part ; et elles sont bonnes , si de nous-mêmes nous les excitons en nous pour une cause très rai- sonnable et dans un juste et'ordonnè milieu (0. » Mais si la nature n'a pas perdu par la chute toute sa bonté native, il n'en est pas moins vrai qu'elle a été profondément viciée ; s'il y a en elle une tendance qui la pousse vers Dieu, il y en a aussi une autre, plus puissante et plus impérieuse, qui la pousse vers la créature. Qui dira la profondeur d'une corruption née avec nous , inoculée à l'être humain dans son origine même, devenue un élément en quelque sorte essentiel de sa constitution! La nature est telle- ment viciée que l'homme ne parvient jamais à se dépouiller de ses instincts pervers. Qiiand il se dégage de la terre, quand il se spiritualise par la mortification et la contemplation, les mauvais instincts de sa nature entrent plus ou moins en léthargie , mais nt meurent pas : il en est même parmi eux qui deviennent plus subtils. C'est ce qu'on ne doit jamais oublier. « Depuis que la nature est une fois spirituaHsée , elle est très fine à se rechercher. Elle ne réfléchit que sur soi et sur son propre bien dans les dons de Dieu, et se recherche en Dieu même. Elle est extrêmement encHne à sa propre excellence, et plus sa connaissance est grande et notable, plus aussi elle la rapporte à soi-même, spécialement si ce qu'elle connaît est digne d'être aimé, comme sont les dons de Dieu, lesquels elle n'aime qu'à cause du goût et de la saveur qu'elle y trouve, et non en Dieu, qui est infiniment autre que ses .dons. Or, ce qui rend ceci plus étrange, c'est que plus l'avancement est grand, plus ce désordre et ce malheur sont à craindre ; d'autant que la nature , étant éprise de son propre amour et engluée d'elle-même dans les dons de Dieu, les ordonne et les détermine pour soi d'une manière qui lui est inconnue ; ce qui peut être si subtil qu'à peine y a-t-il une âme qui puisse s'en apercevoir (2). »

(i) Deuxième Miroir de Conscience, cxi. (2) Vrai Esfyrit du Carmel, chap. xix.

128 Vie du V. F. Jean de Sainl-Samson,

Dans l'homme spirituel, les mauvaises tendances originelles gagnent en subtilité ce qu'elles perdent en perversion; elles peuvent parfois se dissimuler jusqu'à faire douter si elles existent encore; mais, en réalité, elles durent autant que la vie, et un brillant rayon du soleil divin les rend toujours visibles à un œil attentif. Donc, il faut haïr la nature déchue; cette loi, fonda- mentale dans le Christianisme en général, l'est à plus forte rai- son dans la mystique : « Il faut , disons-nous , abhorrer la nature comme la mort même, non comme nature, mais à cause de sa malice et de sa finesse, et parce que, comme d'une subtile glu, elle englue incessamment l'esprit par ses propres recherches, ne voulant point de mortification, comme totalement contraire à sa propre vie C^). »

Nous avons trouvé le lieu de la félicité parfaite; nous avons indiqué l'obstacle qui nous ferme l'entrée de cette terre promise; voyons maintenant par quels moyens on peut rendre libre la voie qui y conduit.

L'homme, parce qu'il naît pécheur, naît extraverti, séparé de Dieu et exilé de son propre fond; aussi se répand-il par une pente naturelle sur la création et sur lui-même. Que doit-il donc faire pour rentrer dans le lieu de sa félicité? Évidemment s'in- trovertir, revenir de la circonférence au centre (^), de la créature à son fond le plus intime. Or, ce retour de la circonférence au centre ne s'opère que graduellement : on passe de la région « des sens » à celle « de la raison; » de celle-ci « à celle des vertus pratiquées comme telles; » et on entre ensuite « dans la région de l'esprit (3), » dans laquelle l'âme avance encore par degrés pour arriver enfin au centre d'elle-même. Vivre répandu dans les créatures et sous la tyrannie des sens, c'est vivre d'une « vie animale » : ce mot énergique de saint Paul

(i) Vrai Esprit du Carntel, chap. ix.

(2) Ibid., chap. xix.

(3) Ibid., chap. xxi.

Vie du V. F, Jean de Sainî-Samson, 129

revient souvent sous la plume de notre pieux auteur ; « à défaut d'un pain délicat, on se repaît d*un pain grossier qui n'est propre quasi que pour les animaux (0. » Vivre selon la raison et selon la loi simplement morale, c'est fliire assurément un pas impor- tant vers la vie de l'esprit; néanmoins, on en est encore bien éloigné, car, abandonner la vie des sens, « c'est une mort encore grossière, quoique très fâcheuse aux nouveaux convertis (2). » Enfin, vivre selon les vertus chrétiennes, les pratiquer toutes, mais sans sortir de leur sphère, sans se retirer par un dépouille- ment général de tout ce qui n'est point Dieu, c'est être arrivé à la frontière de la région de l'esprit; toutefois, cette frontière n'est pas franchie : « Que si, sans cet amour exprès, l'âme ne s'exerce que selon les vertus ou selon la raison , elle sera toute sa vie languissante et défectueuse, et ignorera perpétuellement 11 source de tous ses maux, qui est qu'elle ne réfléchit que sur soi et qu'elle ne veut, quoique indirectement, que son propre bien parce qu'il lui plaît, sans se soucier du bien propre de Dieu en elle. Cela est ignoré de la troisième partie des bons , qui se trouvent tout gisants au dehors dans les exercices de l'action, ignorant les vrais et soHdes exercices de l'esprit, par lesquels on devient divin et on arrive à sa bienheureuse fin, qui est Dieu, en très peu de temps et par un très court chemin (3). »

Or, pour traverser ces différentes régions et s'étabUr dans la vie de l'esprit, on doit surtout avoir recours à l'humilité et à l'amour. Toutes les vertus procèdent de ces deux vertus. En effet, « il est de nécessité que, est la parfaite et profonde humilité,- soient aussi toutes les vertus, pour l'ornement accompli de tout leur sujet. Et si l'humiUté le voulait posséder toute seule, elle le rendrait difforme et le ferait voir tout nu, ou seulement couvert de ses vieux haillons, ce qui ne doit pas être.

(i) Vrai Esprit du Carmel, chap. ix.

(2) Ibid., chap. xii,

(3) Ibid., chap. xxi.

130 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

Tant s'en faut donc que l'humilité, compagne inséparable de l'amour, admette ce désordre : au contraire, l'un et l'autre par une merveilleuse propagation rend les esprits qui sont désireux de Dieu excellemment féconds en toutes sortes de vertus. La mère, qui est l'humilité, a en soi tous les esprits de ses filles; et les enfants ont une telle connexion et un tel rapport avec leurs père et mère, qui sont l'amour et l'humilité, que tous leurs actes extérieurs , quoique faits en vue de Dieu et pour sa gloire , sont infiniment moins qu'eux-mêmes. Toute cause précède ordi- nairement ses effets , et si elle est défectueuse , ses effets le seront aussi; ce qui doit être appliqué à l'humilité et aux vertus qui sont ses productions, son contentement, sa gloire et son ornement précieux. Elles sont ses chers enfants conçus en Rabitude d'esprit par le même esprit dans les puissances supé- rieures de l'âme; dont les effets passent aux puissances infé- rieures, et puis au dehors pour sa manifestation. donc est la mère, sont aussi ses enfants pour son suprême orne- ment ; c'est une génération ou production spirituelle de l'amour et del'humihté, qui s'accomplit en Dieu notre objet final, par- dessus toute appréhension (0. »

De plus , quels sont les deux termes vers lesquels tend la vie mystique comme vers sa perfection deçnière : le rien et le tout, le rien de la nature et le tout de la grâce ou de la vie divine. Or, c'est l'humilité, pratiquée toujours et dans toute son étendue, qui conduit au rien de la nature; et c'est l'amour, pratiqué lui aussi toujours et dans toute son étendue, qui conduit au tout de la vie divine. Commençons par étudier l'œuvre de «l'humilité dans l'homme spirituel.

« L'humilité n'est autre chose qu'une habitude accompagnée d'actes intenses et fervents, laquelle fait qu'on désire être cru et traité comme très vil. Par ce désir, entretenu toujours dans sa vigueur, on s'assujettit au dedans et au dehors à tout homme

(i) Vrai Esprit du Cartnel, chap. x.

Vie du V, F. Jean de Saint-Samson, 131

sans exception et sans considération de petitesse ou de gran- deur, pour l'honneur et l'amour de Dieu; et cela en temps et en éternité à quelque prix que ce soit (0. >> Comment parvient- on à cette vertu? « En vaquant en vérité de pratique à la connaissance de soi-même; en ayant une ferme croyance de son propre rien, et en se mettant au-dessous du plus vil homme qui soit sur terre (2) »

(( La connaissance de soi-même est une si haute et si néces- saire science, que sans elle rien ne peut profiter à nos âmes (3), » Or, il y a divers degrés et états et diverses considérations pour parvenir à la savoureuse connaissance de soi-même et à la par- faite humilité. La vue et l'horreur du péché, tel est le premier. (( Dans ce degré, l'âme envisage la laideur de cet ennemi de Dieu, ses maudits effets et autres choses qui lui en font conce- voir une horreur infinie. » Dans le second degré, la sagesse incréée « donne à l'âme divers sentiments sur le sujet des misères de cette vie et sur le vaste infini de ses mauvais effets en tous les hommes et dans les éléments ; comme aussi sur la nécessité de mourir, sur l'incertitude de l'heure de la mort, et sur tous ses effets et ses diverses espèces et circonstances; sur le paradis, le jugement dernier et l'enfer. » Dans le troisième degré, l'âme, pénétrée du néant de toutes choses et de la gran- deur infinie de Dieu , « est déterminée à aimer la volonté divine partout, autant dans les enfers que dans le ciel. » Enfin dans le quatrième degré, Dieu par sa grâce « conduit l'âme dans un sen- timent affectueux sur la douloureuse, vertueuse et amoureuse Passion de Notre-Seigneur ; douloureuse quant à l'œuvre, pour les commençants, qui ne peuvent pas encore pénétrer les vertus excellentes et héroïques avec lesquelles il a souffert; vertueuse quant à la manière de souffrir, pour les profitants , qui pénètrent

(i) Vrai Esprit du Carmel, chap. ix.

(2) Ihid., chap. ix.

(3) Ihid., chap. ix.

132 Fie du V. F. Jean de Saint-Sarnsm.

vivement de cœur et d'esprit les rares vertus qu'il a fait éclater dans sa Passion; anvDureuse quant à la cause, qui est l'amour, et ce degré appartient aux parfaits. La Passion est aux premiers un sujet de compassion; aux seconds un sujets d'imitation; et aux derniers elle est un sujet d'amour vivement allumé , lequel va toujours s'épurant, jusqu'à ce qu'il se perde tout à fait en Dieu (^). »

On le voit , nous sommes ici dans le domaine de l'oraison , laquelle est en effet, d'après tous les maîtres de la vie spiri- tuelle, un des moyens les plus nécessaires pour arriver à la con- naissance de soi-même et à l'humilité.

Mais ce n'est pas la spéculation seule qui peut conduire à une parfaite humilité, au rien : l'âme doit compter surtout, si elle veut arriver à ce résultat, sur un renoncement, sur une mort de tous les instants. Armée de la volonté, « laquelle est tout le trésor de l'homme, » elle doit concevoir contre sa nature une sainte haine , et travailler à l'anéantir dans toutes ses parties par des efforts incessants. « Mourir convient à toutes les parties de l'homme. Il est sensuel, il est raisonnable, il est spirituel. La sensualité a donc ses matières de mort, la raison a les siennes, et l'esprit les siennes. Or mourir selon quelque partie que ce soit, c'est pâtir quelque manquement à son bien être (2). » Et il faut noter qu' « il y a une grande différence entre mourir et être mort. En mourant en détail et peu à peu , on acquiert les habi- tudes de toutes les vertus, spécialement de l'humilité comme dame et motrice de toutes les autres, ses inséparables com- pagnes; mais quand on est mort en vérité, on est en jouissance de toutes les mêmes habitudes parfaitement acquises et parfaite- ment pratiquées en temps et lieu (3). »

De l'homme mourant à l'homme véritablement mort, la dis-

(i) Vrai Esprit du Cartnel, chap. vu.

(2) Ihid., chap. xii.

(3) Ibid., chap. ix, § 20,

Fie du V. 1\ Jean de Saint-Sarnson. 133

tance est donc grande. « Il y a pour le mourant une haute ascen- sion à faire avant que d'arriver à la jouissance de tout bien et à sa mort sensible et spirituelle en Dieu, lequel est son propre sépulcre (^). » Quand il a longtemps et vigoureusement pratiqué le renoncement et l'humilité, il entre dans une sorte d'agonie mystérieuse, et alors il est très proche de la mort, quoiqu'il puisse cependant rester « dans cette agonie quelque temps sans mourir du tout (2). » Enfin il meurt; mais il n'est pas pour cela anéanti; or c'est à l'anéantissement, au rien qu'il doit arriver.

« Les excellents mystiques disent que trois choses conviennent à l'homme mort, à savoir : être inhumé, qu'on marche sur lui jusqu'au jour du jugement, être réduit en cendres (3). » Être anéanti , c'est n'être plus même cette cendre des sépulcres ; car la cendre est quelque chose encore, « mais le rien n'est rien (4), » il n'existe que lorsque le naturel n'apparaît plus, pour ainsi dire , ayant en quelque sorte péri sous les efforts de l'humi- lité et du renoncement.

Le travail de l'humilité est alors achevé , et elle règne en sou- veraine, vu que « dans ce néant et il n'y a rien, elle est en son centre, et elle a pour lors son continuel effet. Car le vrai rien ne peut nous apparaître par soi-même, mais en son lieu la mort nous apparaît. Nous voyons les mourants, tandis que le rien nous demeure inconnu, et même à celui qui y est réduit, tant il est profondément abîmé en Dieu (5) » L'âme qui est arrivée à cet état a trouvé le parfait repos, et rien ne peut désormais lui ravir ce trésor; car « c'est et en cette pleine et entière victoire de tous ses ennemis que les fruits de la paix sont pleinement savoureux et possédés avec une indicible suavité,

(i) Vrai Esprit du Carmel, chap. ix.

(2) Ihid., chap. xa.

(3) Ihid., chap. ix.

(4) Ihid., chap. ix.

(5) Ihid., chap. vu.

134 ^^^ du V. F. Jean de Saint-Samson.

même dans les douleurs et dans les morts. De sorte que l'âme, si agréablement confinée là-dedans, possède comme un paradis en la fruition de son objet, dans son corps mortel et passible, lequel est par cela même entièrement réformé et pleinement assujetti à l'esprit, pour participer à ses délices selon la manière possible (^). »

Cette âme a trouvé son ciel sur la terre , parce que l'amour a , lui aussi, accompli son œuvre : pendant que l'humilité détruisait, lui édifiait; pendant qu'elle menait au rien^ lui conduisait au tout , et ce tout a été parfaitement possédé lorsque le rien a été parfaitement atteint. Étudions donc le travail de l'amour dans 1 ame.

Comment s'acquiert l'amour de la sagesse? Est-ce par la voie « qu'on appelle scolastique ? » ou bien est-ce par celle « qu'on appelle mystique? » Par la première de ces deux voies, « plus conforme aux doctes et à la nature, et qui n'est qu'une spécu- lation faite scientifiquement avec douceur et plaisir de l'appétit pour connaître Dieu, » on ne parvient pas, « si ce n'est mira- culeusement, aux divines unions et transformations W. » La science est un obstacle au développement de la vie d'amour en nous; non pas par elle-même, mais parce qu'elle distrait l'âme et la passionne, et surtout parce que d'ordinaire elle nous rem- plit d'un amour-propre secret et nous attache à la terre par les liens d'une vaine curiosité. C'est tout ce que veut dire notre pieux auteur lorsqu'il proclame que les doctes ne sont guère prppres à avancer dans la vie de l'esprit; car, il aimait la science en elle- même. « Il préférait, dit le P. Joseph, un religieux simple, doux et craignant Dieu à un docte, s'il était moins parfait; mais il professait la plus vive estime j)our un docte qui savait marier la mystique à la scolastique. C'est pourquoi, quand ses enfants spirituels allaient étudier, il les excitait vivement à bien étudier

(i) Vrai Esprit du Cannel, chap. ix.

(2) Miroir et flammes de l'amour divin, chap. v.

Vie du V, F. Jean de Saint-Samson. 135

et i\ y employer tout le temps que l'obùissance leur donnait , afin de devenir bien doctes; mais toutefois à la charge qu'ils ne perdissent rien du leur, et que l'étude ne leur empêchât nulle- ment leurs exercices spirituels et introversion , et ne leur amortît ou amoindrît le moins du monde leur dévotion et ferveur (0. »

Jean de Saint-Samson a écrit lui-même quelque part les paroles suivantes, qui montrent le respect qu'il professait pour la science : « Je laisse toujours le tout au jugement des bons et pieux- théo- logiens, tant en ceci que dans le reste de mes écrits. Ils verront assez mon sens et mon intelligence, et je ne désire nullement excéder leur jugement ni leurs fondements (2). » Du reste, « les doctes de bon naturel, qui ne veulent point se chercher et qui ne font aucun cas de la science naturelle , comme de chose plus nuisible incomparablement qu'utile et avantageuse pour l'amour simple, pur et unique, ne sont pas entièrement incapables de tenir la voie mystique (3). »

Cette voie est celle d'une oraison simple, tendre, nourrie d'affections plus que de belles pensées : la connaissance des différents états qu'on y rencontre constitue la science appelée théologie mystique, laquelle, dans ses degrés les plus élevés, « -n'est autre chose que Dieu inefïablement perçu (4). »

Jean de Saint-Samson s'occupe peu des commencements de la vie spirituelle : il a surtout écrit pour les profitants et pour les parfaits, et se contente par conséquent d'indiquer sommaire- ment les premiers degrés d'oraison. « La méditation, dit-il, a ses degrés , dont la facilité s'appelle oraison. La suspension du discours fertile, vif, compendieux et affectueux est un autre degré. Suit par après l'affection volontaire de la part de l'âme qui est encore à soi. » Dans la méditation, l'âme ne s'approche de Dieu

(i) Ms., p. 41.

(2) XXX° Contemplation.

(3) Miroir et flammes de l'amour divin, chap. v.

(4) Cabinet mystique, partie, chap. ix.

136 Vie du V, F. Jean de Saint-Samson.

qu'avec effort et par le moyen de considérations fort souvent éla- borées avec peine. Peu à peu le discours intérieur devient plus facile, et les paroles de l'âme sont moins nombreuses et plus substantielles. Dans l'oraison d'affection, l'âme, sans le secours du raisonnement, se porte à Dieu par des mouvements de ten- dresse , par des élans d'amour que la volonté produit non seule- ment avec facilité , mais avec une suavité qui la pénètre.

Après cette oraison « vient la forte attraction de l'entende- ment, de la volonté et de la mémoire de la part de Dieu. Pen- dant cette douce impulsion et cette douce agitation, l'âme regarde celui qui la tire et la tient suspendue en lui ; et elle est avec toutes ses puissances totalement recueillie d'un très vif effort qui la remplit de délices , de lumières et de connaissances très secrètes que Dieu lui fait sentir et voir plutôt en lui qu'en elle-même. Toutes ces occupations sont exercices d'une occupation très noble et excellente en soi-même (ï). »

Dans ces lignes s'agit-il d'une oraison passive ? On y parle de contemplation et on affirme que dans ce degré c'est Dieu « qui tire l'âme et la tient suspendue en lui. » Bien que ces expressions semblent indiquer un état plutôt passif qu'actif, nous croyons cependant que l'auteur a entendu parler de l'oraison d' attention amoureuse à Dieu ou de recueillement actif, dont il traite plus longuement dans son Cabinet mystique et qui succède à l'oraison d'affection. Cette oraison est aussi appelée contemplation par saint François de Sales. Le grand Évêque si habile dans la science des voies intérieures décrit l'oraison dont il est question avec ce charme de style qui rend si attrayante la lecture de ses œuvres, mais qu'on ne trouve guère dans celles de notre pieux aveugle. « La méditation, dit-il, est semblable à celui qui odore l'œillet, la rose, le romarin, le thym, le jasmin, la fleur d'oranger, l'un après l'autre indistinctement; mais la contemplation est pareille à celui qui odore l'eau de senteur composée de toutes ces fleurs.

(i) Vrai Esprit du Carmel, chap. xxni.

Fie du F, l\ Jean de Saint-Samson . i}i

Car celui-ci en un seul sentiment reçoit toutes les odeurs unies que l'autre avait senties divisées et séparées : et il n'y a point de doute que cette unique odeur qui provient de la confusion de toutes ces senteurs, ne soit elle seule plus suave et plus précieuse que les senteurs desquelles elle est composée, odorées séparément l'une après l'autre. C'est pourquoi le divin Époux estime tant

que sa Bien-aimée le regarde d'un seul œil Car qu'est-ce

que c'est de voir l'Époux d'un seul œil, sinon de le voir d'une simple vue attentive sans multiplier les regards ? (0 »

Nous arrivons à l'état passif, lequel conduit l'âme à la vie parfaite de l'esprit. Or Jean de Saint-Samson croit que, suivant les lois ordinaires de la Providence^ on n'entre dans cette vie divine qu'après avoir passé des degrés et rempli des conditions qu'il note avec soin. « Pour entrer, dit-il, en cette si haute et suprême vie d'esprit, il faut avoir surpassé des degrés presque innombrables, qui consistent tous en une purgation, une illumi- nation et une union parfaites; car ces choses sont comme les fondements de tous les sous-entendus degrés. ]Le premier est une vocation interne, ressentie d'en haut, animant et aiguillonnant l'âme qui la ressent à avoir toutes choses créées en nulle estime, et surtout soi-même; désirant pour jamais être la fable et le jouet de tout le monde.

)) Le deuxième degré est une perpétuelle horreur du moindre péché véniel, même de la moindre imperfection, continuelle- ment ressentie en soi-même. » Le troisième consiste dans « une prompte et entière exécution de la volonté de Dieu, tant en agissant qu'en pâtissant et mourant, avec une vraie et parfaite résignation , qui doit être acquise à force de violence faite à soi- même avec une forte et roide activité. » Le quatrième consiste dans l'indifférence, « dont la continuelle pratique fait que l'on vit et que l'on meurt en temps et en éternité, en la manière qu'il plaît à Dieu, par l'entière soumission de soi-même à ses

(i) Traité de l'amour de Dieu, liv. VI, chap. v.

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138 Vie dit, V. F. Jean de Samt-Samson.

supérieurs et à toute humaine créature, pour se laisser mouvoir et tourner par eux comme ils voudront; étant tout à fait mort et insensible à soi-même, et victorieux de tous ses appétits, en continuel, pénible et très intérieur combat. »

Enfin, « de l'indifférence procède le cinquième degré, qui consiste dans l'exercice de toutes les vertus, tant au dehors, quand l'occasion s'en présente, qu'au dedans, par des actes magnanimes et vigoureux, sans toutefois se persuader de les avoir acquises. Ce qui est fort facile à croire au fond vigoureux en amour, qui ne sait ce que c'est que réfléchir sur soi ni sur autrui, mais qui, au contraire, sait sans cesse vigoureusement agir et pâtir en Dieu, par une actuelle renonciation de soi, jusqu'à consommer chair et sang (0. »

Ne réfléchir ni sur soi ni sur les créatures! mot profond et aimé de l'âme véritablement mystique. Notre auteur le répète souvent, il veut qu'on laisse tout pour ne s'occuper que de Dieu; dans sa pensée, l'âme, attentive à aimer, ne doit penser à elle et aux créatures , « se recourber » sur elle-même et sur le monde extérieur, qu'à la voix du devoir et de la charité. Écou- tons-le : « J'ai dit que l'humihté des souverainement parfaits est irraisonnable, et néanmoins elle n'est ni sans raison ni contraire à la raison; mais à cause que son habitude est telle que son fond même, lequel est infiniment au delà de toute raison, et est d'autant plus simple, lumineux et unique, que l'esprit est élevé au-dessus du raisonnement : ce que nous rendons assez notoire et assez clair par le terme de non réfléchir. Car c'est le devoir des vrais saints de laisser toutes choses être ce qu'elles sont en elles- mêmes, excepté celles qui les touchent d'oflice et de condition (2). »

Cet oubh de soi et des créatures devient plus profond à me- sure que l'amour devient plus ardent : il est entier quand celui-ci est parfait. « La vie des fidèles amoureux, toute perdue quant

(i) Cabinet mystique, i" partie, chap. ix. (2) Vrai Espxit du Carmel, chap. is.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 139

à eux-mêmes, est si parfaitement et si entièrement à Dieu en tous événements de mort, tant grands que petits, qu'il ne savent s'ils vivent à eux ou ii Dieu : ce qui est une vérité d'infinie enceinte. La raison est que l'amour et Thumilité leur ôtent toute réflexion, les occupant et les perdant toujours de plus en plus en Dieu, ils sont et vivent sans distinction ni discer- nement de ce qu'ils font ou ne font pas, de ce qu'ils sont ou ne sont pas. Ainsi, ils vaquent incessamment au devoir de l'amour réciproque, sans croire n'y penser qu'ils y satisfassent, sinon de fort loin et chétivement (^). »

Jean de Saint-Samson prêche encore la même doctrine sous le nom d' « abstraction. » « 11 n'est, dit-il, rien de pareil que de mener parfaitement une vie abstraite; c'est le moyen d'être fait esprit et de n'avoir plus de vie ni d'appétit que de Dieu ; et cela en éminence d'action simple, dont l'habitude nous fait éternels, dans la possession et dans la jouissance de notre fond. Les choses humaines, sujettes à la vicissitude et au changement, doivent couler et rouler autant au-dessus de nous qu'il y a de distance du centre à la circonférence. Et c'est ainsi qu'il faut que de plus en plus nous ornions et accroissions à l'infini notre similitude, en Taspect et en la jouissance de notre simple, unique et infini objet. C'est qu'est le feu; il faut nous y perdre sans ressource. Cette essentielle et continuelle pratique fait un vrai paradis sur la terre, dans lequel on ne discerne plus ni ceci ni cela; car, dans la jouissance de ce tout, l'âme n*a point d'égard à ce qui nest quen partie si riche et si merveilleux qu'il puisse être (2). )) 11 est donc nécessaire de s'abstraire du monde et de soi-même. Dans les commencements, l'homme d'oraison doit se servir de la création pour aller à Dieu : les vestiges de beauté qu'il y découvre l'aident à entrer dans la région de l'esprit. Mais, quand il est entré dans cette bienheureuse région, un

(i) Vrai Esprit du Cartnel, chap. xiv. (2) Lettre XI.

140 Vie du V. F. Jean de Sainî-Samson.

divorce devi-ent nécessaire : il faut qu'il s'oublie et qu'il oublie les créatures, car, dit saint Denis l'Aréopagite, « la surnaturelle obscurité est dissimulée à nos regards par ce que nous trou- vons de lumineux dans le reste des êtres (0. )>

Ne pas réfléchir sur soi et s'abstraire , deux pratiques ou plutôt deux actes d'une même pratique qui conduisent à l'oraison passive, et qu'il est indispensable de pratiquer dans la vie d'union. Notre pieux auteur affirme qu'une âme qui ne s'élèverait pas au- dessus des premiers degrés d'oraison pourrait néanmoins plaire grandement à Dieu, pourvu que sa constance à se renoncer fût parfaite (2). Il ne manquerait en effet, à cette âme, rien de ce qui constitue la vraie sainteté.

C'est ici le lieu de dire quelques mots sur une question importante. L'homme peut s'élever à Dieu soit par son enten- dement, soit par sa volonté : de une sorte de bifurcation dans la voie mystique. Si l'on va plus particulièrement à Dieu par des considérations intellectuelles , on suit la voie de l'enten- dement; si, au contraire, on va à Dieu plus spécialement par l'amour, on suit la voie de la volonté. A laquelle des deux convient-il de donner la préférence ? Jean de Saint-Samson , d'après ce que nous avons vu, doit pencher pour la seconde. « Il y a, dit-il, en effet, deux sortes de moyens pratiques, réduits en action, pour arriver à ceci : le premier est la vive considération et la représentation intellectuelle et volontaire des perfections divines en général ou en particulier : ce qui appar- tient plus à l'entendement qu'à la volonté. L'autre moyen est d'amour pur et ardent, qui, produisant continuellement des actions et des affections conformes à son appétit et à soi-même, a beaucoup de force pour enflammer éperdument et simplement l'âme de l'amour de son divin objet. Amour actif qui ne cesse jamais qu'il n'ait entièrement perdu son Sujet en son Objet 0). »

(i) Th. myst., cap. n.

(2) Vrai Esprit du Carmel, chap. ix.

(3) Ibid., chap. ui.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 141

Il dit plus clairement dans un autre endroit : « Il faut savoir sur ceci que le meilleur moyen est d'être d'un naturel vraiment affectueux et amoureux, et de s'exercer ainsi par de profondes aspirations, jusqu'à ce que l'ilme ait entièrement consommé et anéanti toutes ses forces actives en son Objet (0, » On doit donc tenir compte de la pente naturelle de l'âme et ne pas lui imposer une voie qui heurterait ses légitimes inclinations ; mais , cette réserve faite, il est évident que, dans la pensée de notre auteur, la voie d'amour est la plus facile et la plus sûre.

Nous sommes « des guerriers d'amour, » et nous devons nous efforcer de conquérir l'Amour par l'amour. Cet exercice d'amour, qui doit nous mettre en possession de l'amour pur et parfait, se nomme Y Aspiration. « L'Aspiration est un élancement amoureux et enflammé du cœur et de l'esprit, par lequel l'âme se surpassant, elle et toute chose créée, va s'unir étroitement à Dieu en la vivacité de son expression amoureuse (2). » Cet exercice doit succéder à la méditation et à « l'oraison affective et facile. » Il est pénible dans, les commencements; « mais ce qui ne coûte rien est peu estimé, » et, d'ailleurs, « c'est être amplement récompensé de sa peine que d'avoir la noble habi- tude de l'amour en lui-même et une très grande faciUté d'ai- mer. )) Ceux donc qui ont des dispositions pour l'Aspiration doivent faire des efforts, modérés pourtant, « jusqu'à ce que leur aspiration, plus étroite que large, leur soit douce, sensible et savoureuse. » « Il faut en ceci, surtout au commencement, manger son pain à la sueur de son front, se souvenant que l'amour n'a ni paix ni repos, s'il ne voit son Objet, s'il ne lui parle et s'il ne se sent parfaitement uni à lui. »

Il est très important de procéder avec ordre dans la manière de pratiquer l'Aspiration. Nous avons dit en quoi elle, consiste : c'est un élan d'amour, une flèche que le cœur lance au cœur

(1) Cabinet mystique, cliap. v.

(2) Miroir et flammes de l'amour divin, chap. vi.

142 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

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de Dieu, un désir brûlant d'amour, d'union, de perfection. Dans les commencements, l'Aspiration doit être « large, » dé- layée, pour ainsi dire, dans sa brièveté. Il faut alors « prendre sujet de toutes les choses visibles d'aspirer à Dieu ; » on peut se servir, à cet effet, des bienfaits divins considérés soit en général, soit en particulier. Peu à peu l'Aspiration devient plus concise, elle se resserre et « contient les vérités réduites d'une manière plus essentielle. » On arrive ainsi à « l'amour en lui-même. » « Or, c'est par l'amour en lui-même que l'âme vivement touchée désire se joindre étroitement à Dieu; et c'est ce que nous entendons par la concision et la réduction de l'Aspiration en- flammée sous peu de paroles et de formes, ce qui n'est quasi que le mot d'amour. » Dieu, cependant, se laisse toucher par les ardents désirs qui montent continuellement vers lui. « Ces dards vivement enflammés pénètrent son cœur amoureux et l'obligent à s'écouler en nous. Ils nous ravissent de lui en lui avec une ardeur et une impétuosité indiciblement douces et savoureuses; et, par cette expérience, on apprend comme quoi l'amour suffit à lui-même, et qu'étant une fois acquis, il n'a plus besoin d'art ni de préceptes ; car, étant vif et lumi- neux, il est aussi très fécond et très instruit par l'onction vivifique du Saint-Esprit, qui le verse abondamment avec soi- même. »

Le résultat final obtenu par la pratique de l'Aspiration est merveilleux : Dieu se communique d'une manière ineffable, « si bien qu'à mesure qu'on reçoit les splendeurs et les pro- fonds attouchements de Dieu, qui font et contiennent diverses manifestations de sa grandeur, de sa beauté, de sa longueur et de sa profondeur, avec la science et la connaissance expérimen- tale du rien de la créature, l'âme se trouve plus que jamais dési- reuse, intérieure et active, mais sans labeur; se sentant et se voyant perdue, fondue et réduite dans l'immensité de ce feu tout dévorant; et là, surpassée et sortie d'elle-même en son élévation et sa constitution éminentes, elle ne vit plus que

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de la vie de Dieu, qui l'anime et l'agite de son Esprit (0. » Nous avons dit comment l'âme passe à l'état passif : quand les premiers degrés d'oraison ont été parcourus, quand on s'est mis, avec l'aide de la grâce, dans les conditions de renoncement et d'humilité que nous avons indiquées, l'heure de la contem- plation passive est venue. C'est une des phases les plus déli- cates de la vie spirituelle, car, en ne cessant pas d'agir, on risque de contrarier l'action divine; et, si l'on cesse d'agir, on s'expose à tenter Dieu. On ne doit pas oubUer, en effet, que la contemplation infuse est une grâce toute gratuite que Dieu distribue suivant son bon plaisir.

Voici la doctrine de Jean de Saint-Samson sur ce point : (( La disposition à la vie de l'esprit, dit-il, est d'être si profon- dément tiré au dedans de soi-même qu'on soit comme privé de l'usage de ses sens et comme mort entièrement à eux , se sentant autant éloigné de leurs objets que si on était à cent lieues loin. Mais, avant d'y parvenir, il faut avoir passé l'activité naturelle des sens intérieurs à force d'amour pur, et avoir uni à l'esprit le sens commun, h fantaisie , l'estimative, l'imagination et l'in- tellective même; tout cela étant destitué d'action et changé en vrai et simple amour divin, toujours élevé par une vraie activité en son Objet. Cela étant ainsi rigoureusement pratiqué, l'âme, appuyée sur son bien-aimé, arrivera jusqu'au dernier degré de son action sans s'en apercevoir, pour expirer en Dieu (2). » Il dit ailleurs : « Personne n'est suffisamment disposé ni propre à entrer en la vie suréminente, s'il n'est entièrement destitué de son pouvoir actif, dans le plus pur et le plus simple de cette voie mystique. Mais, quand on ne peut tendre active- ment à Dieu, on a quelque aptitude à l'entrée de la suprême mysticité, pourvu que cela soit vrai en tous points et en tous sujets d'actes possibles. » Il est des auteurs mystiques, doctes

(i) Vrai Esprit au Carmel , chap. xxii. (2) Cabinet mystique, chap. i\.

Î44 ^^^ d^ ^' P' J^^^^ de Saint-Samson.

d'ailleurs, qui se trompent sur ce point, en voulant que les âmes s'abandonnent, avant qu'il en soit temps, entre les bras de Dieu, pour n'être désormais mues et élevées que par lui. ft Comme il y a encore tant de vie dans ces âmes, et par con- séquent de grandes unions et de grandes splendeurs à acquérir et à surpasser par l'aspect mutuel de l'amour réciproque, cela ne se doit pas faire ainsi. » En agissant de cette manière, on éloigne ces âmes du vrai chemin; « on ne les expose que trop manifestement à de cruelles langueurs et sans beaucoup de fruits (^). » Quelques progrès que l'on ait faits dans les voies mystiques, il faut donc ne cesser d'agir que lorsque Dieu prend l'âme comme par la main et l'introduit de lui-même dans le sanctuaire de sa divinité inaccessible à tout effort humain.

Afin de ne pas trop prolonger cette analyse, nous touche- rons pas à certains points d'une importance relative traités par notre pieux auteur, tels que le danger des révélations, la manière de se conduire dans les consolations sensibles et dans les ari- dités, les souffrances de l'âme plongée dans le « brouillard mys- tique. » Nous ne pouvons cependant, quant à ce dernier point, après avoir longuement parlé de la purification, dans laquelle l'âme joue un rôle actif, ne pas dire quelques mots de celle elle supporte le poids de l'action terrible de Dieu, n'ayant pour appui que cette foi nue qui bannit les connaissances et les rai- sonnements.

Dieu donc, avant de livrer à une âme les secrets de sa vie intime, la purifie en la faisant passer par des épreuves cruelles. « Avant que d'entrer ici, dit notre pieux auteur, toute la purga- tion et toute l'illumination doivent précéder, et on y doit expé- rimenter tant de pauvreté, de misères et de fâcheux et de mau- vais sentiments, qu'à peine les peut-on souffrir et soutenir sans tout quitter, à cause de la vie mourante de la créature, qui doit traverser , à ses dépens et souvent pour un très long temps , cette

(i) Vrai Esprit du Carmel, chap. xxii.

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laborieuse et difficile région, et rendre la vie k Dieu dans une très douloureuse et très amère agonie, dont les mortelles transes ne se peuvent suffisamment exprimer (0. » Il pose en principe général que plus les faveurs dont Dieu veut combler une âme sont élevées, plus sont cruelles les épreuves auxquelles il la sou- met : principe qui l'autorise \ affirmer que, môme avant qu'on soit entré dans la voie passive, « tant plus on devient esprit, tant moins on est puissant contre soi-même. » C'est une lutte de tous les instants , et l'état violent qui en résulte plonge Tâme dans d'inexprimables angoisses. « La partie inférieure se révolte contre la supérieure; ce ne sont que mauvais sentiments et mauvaises passions contre Dieu et la vertu , ce qui est si étrange à sentir et à voir, qu'on croit être perdu. Alors un petit fétu à remuer semble une grosse poutre; et enfin on ne se peut imaginer les horribles bourrasques d'un si étrange accident, Dieu tenant ce terrible moyen pour achever d'épurer «et de purger l'âme de ses plus subtiles propriétés, en exercice nu et passif (2). )>

Remarquons enfin que les purifications qui précèdent l'union sont successives et ne pénètrent dans l'intime de l'âme que gra- duellement, « car la sagesse divine dans ses voies et dans ses

degrés a un ordre qui ne doit pas être outrepassé Dieu ne veut

point le désordre; sitôt que l'amour est pleinement possesseur de l'âme et du cœur, tout désordre en est banni (3). » « Le sen- sible réflexe » meurt le premier dans les angoisses d'une purifica- tion qui lui est propre; la purification s'étend ensuite au « rai- sonnable réflexe, » qui meurt à son tour; et elle passe enfin jusqu'à Tesprit : c'est dans cette secrète région que, « doulou- reuse au delà de toute expression, l'action divine, au commen- cement de son jeu actif, fait mourir et expirer Tâme en elle- même sans lumière. »

(i) Vrai Esprit du Carmel , chap. xxni.

(2) Ibid., chap. xxiii.

(3) Ibid., chap. vu.

146 Vie du V. F. Jean de Saint-Samsmi.

En résumé , chercher Dieu c'est le premier devoir de Thomme , le trouver c'est sa féUcité parfaite. Mais est Dieu? Dans le centre, dans le fond de l'âme; comment faut-il s'y prendre pour arriver à ce centre, à ce ciel intérieur? Faire un divorce absolu avec la nature corrompue et avec tout ce qui n'est pas Dieu. Or les deux grands ouvriers par qui s'opère ce travail sont l'humi- lité et l'amour , entendus dans tout ce qu'ils ont de plus profond et de plus élevé. L'humilité détruit, l'amour édifie; l'humilité conduit le sujet à la mort , l'amour le conduit à la vie; le résultat final de 4'humilité est le Rien, celui de Tamour est le Tout, mais après des épreuves effrayantes. L'un et l'autre ont leurs degrés. Nous avons indiqué tous ceux de l'humilité : continuons à suivre l'amour dans ses ascensions admirables qui ne sont que les diff"érents degrés d'oraison. On verra de plus en plus que Jean de Saint-Samson n'a pas simplement exposé d'une façon originale une doctrine, puisée dans les livres; mais qu'il a senti et goûté dans l'intime de son âme les mystères qu'il décrit : il n'est pas le savant qui expose ce que d'autres ont vu; il est le voyageur dont les yeux ont contemplé et admiré les spectacles qu'il raconte, l'explorateur intrépide qui a visité lui-même les régions merveilleuses dont il offre le tableau.

CHAPITRE VII

ÉTAT D'UNION. AMOUR PUR. DEGRÉS DANS L'UNION. AMOUR NU ET ESSENTIEL. GIBET AMOUREUX. REGARD DIVIN. IMMEN- SITÉ DIVINE. FEU CONSOMMANT. GUERRE D'AMOUR. LA CONTEMPLATION DE JEAN DE SAINT-SAMSON EST SÉRAPHIQUE. ÉTAT EXTATiaUE. L'AME ARRIVE A L'ÉTAT DE CONSOMMATION. MARIAGE SPIRITUEL DE L'AME AVEC DIEU.

La vocation des âmes à la vie parfaite de l'esprit, dit le P. Léon de Saint-Jean (^), est figurée par celle du peuple de Dieu à la terre promise : des deux côtés on trouve des prodiges, la sortie d'Egypte, une nuée obscure et lumineuse, des déserts affreux à traverser; des deux côtés encore on voit la manne tomber du ciel, le miel cueilli dans la pierre, l'huile couler des rochers. Jean de Saint-Samson nous a montré l'âme appelée par Dieu même à la vocation de la vie de l'esprit; il nous a fait assister à sa sortie de la terre d'Egypte, de la région de la nature corrompue; il nous l'a fait voir traversant les déserts de l'épreuve et du délaissement, guidée par la nuée de la contemplation, laquelle était à la fois lumineuse et obscure : lumineuse puisqu'elle était la clarté même de Dieu s'épanchant d'en haut dans l'entende-

(i) Jésus-Christ en son Trône, partie.

148 Vie du F. F. Jean de Saint-Smnson.

ment, obscure parce qu'elle éblouissait par sa clarté des regards trop faibles pour la supporter. La terre promise, le mariage spi- rituel de l'âme avec son Dieu est loin encore; mais déjà, au point nous en sommes, la manne va tomber du ciel, l'huile et le miel vont couler des rochers, les consolations célestes vont descendre dans le cœur avec une abondance qui jettera dans l'étonnement et dans une sorte d'anxiété ses facultés de jouir.

Dans l'état d'union , Dieu -ne se communique plus avec une sorte de réserve, comm.e il le faisait dans les états précédents : c'est un torrent qui se précipite, un fleuve qui a rompu ses digues et dont les ondes s'épandent à l'aise. Une nouvelle vie, une vie déifiée commence alors pour l'âme; c'est la délicieuse aurore du jour éternel. L'âme est pour ainsi dire sortie du monde de la contingence et des variations. Elle habite l'éternité, le monde de l'absolu, et son amour y puise un principe de force, je ne sais quelle énergie souveraine qui la rend capable des œuvres les plus héroïques. L'unité s'est faite dans tout son être : ses facultés, purifiées et pénétrées par la lumière divine, sont devenues simples et se tiennent dans un recueillement solennel; elle-même est parvenue à son fond et s'y est établie comme dans un ciel intérieur. « Là, il n'y a que silence et sérénité, en amour » inefî^able; » là, elle contemple « des spectacles éternels; » là, elle assiste « à des fêtes solennelles; » là, elle possède « le » Tout, )) vit de la vie de Dieu et est heureuse de sa félicité. Uniquement occupée de Dieu , elle tend vers lui par « une inten- tion simple et déiforme » comme ses facultés ; planant au-dessus des choses et des hommes, elle jouit de « la vraie liberté des enfants de Dieu; )> en un mot, devenue une chose divine, elle est élevée à une éminence d'être et d'opération qui la fait sœur de l'heureux habitant du ciel.

Mais qui a ainsi transformé cette âme? Quel est l'architecte qui a construit « ce palais » magnifique, « cette maison de plaisance et d'^iniour Dieu réside )) et prend ses délices?

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 149

L'amour! (0 II était, au commencement, impariliit et plein des recherches de la nature; puis il s'est dégagé de tout élément terrestre, et est devenu parfliit; bientôt sa tlamme, excitée par l'opération divine et par des grâces de choix, s'est développée et ne lui a laissé aucun repos (2); il s'est alors mis à l'œuvre avec une ardeur que rien n'a pu lasser, et est parvenu enfin à édifier « un lieu de délices, digne d'être l'éternelle demeure de la Majesté infinie (^). » Cependant il n'est point satisfait. Avant d'atteindre le degré de perfection il est arrivé, il régnait, mais sa domination était celle que le but poursuivi exerce sur la volonté : on ne pouvait alors « surpasser les vertus; » en se livrant à « sa pénétrante activité, on l'avait néanmoins en objet et en intention. » Maintenant il est seul roi; les vertus, « dont le rôle était de préparer la voie, » sont surpassées; elles sont devenues « une même chose avec lui (4). » C'est lui « qui les met en acte; » « elles sont ses servantes, » et c'est par leur moyen qu'il cherche à embeUir de plus en plus le palais qu'il a construit à son Dieu.

Mais le plus bel ornement de ce palais dont il est l'architecte , c'est lui-même, car il est « pur, )> il n'est que lui-même; sa flamme n'est que flamme; il n'a plus besoin « de moyens, » il règne en maître, s'élance vers son Objet d'un vol direct, et trouve dans les perfections de cet objet adorable un élan sans cesse croissant et une source de progrès indéfini. Entraînée par lui, « l'Épouse fidèle demeure éternellement contente autant du peu que du beaucoup. Les raisons d'amour et d'aimer lui suffisent, lesquelles consistent en l'infinie nature de son Objet; et elle fait toujours en sorte qu'elle ne recule jamais. Elle avance toujours chemin en se perdant de plus en plus , sachant très bien que

(i) Vrai Esprit du Carmel, chap. ix.

(2) Ibid., chap. xv.

(3) Ihid,, chap. ix.

(4) Ihid., chap. v et ix.

150 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

nul, si parfait qu'il soit, ne saurait atteindre le dernier degré de perfection possible, et que ce n'est pas à elle qu'une telle per- fection est due. Elle marche directement en la vue et en la per- fection de son Époux , sans réfléchir sur soi-même , n'ayant d'autre soin que de le contenter. » Baptisée « du baptême du Saint-Esprit, » devenue légère et pure comme la flamme sacrée dont elle est consumée, elle vole vers son Époux « du vol de l'aigle, » et ne se repose que dans la source originelle du pur amour.

L'état d'union est une oasis, une sorte d'étape dans le voyage de l'âme mystique; il n'est pas le terme après lequel on cesse d'avancer. Jean de Saint-Samson vient de nous le dire : l'âme a toujours devant elle le chemin ouvert, et son devoir est d'y marcher. Joie, lumière, perfection, ces termes ne sont absolus que dans l'Essence divine; ils n'acquièrent cette plénitude de signification qui exclut tout progrès qu'en les attribuant à cette Essence infinie. Dans l'homme, le progrés moral est toujours possible : il s'arrête pour lui au ciel, parce que, sorti de la car- rière du mérite, ses destinées sont devenues immuables; mais tant qu'il est sur terre, il n'est jamais en droit de dire à Dieu : Assez! mettez fin à vos grâces, je veux mettre fin à mes mérites. La loi du progrès le suit partout, et l'enchaîne au point que pour lui ne pas avancer dans la perfection morale c'est reculer.

Cette loi du progrès se retrouve dans la voie mystique comme dans la voie commune. A la vérité, la voie mystique comprend un ordre de faveurs tout à fait gratuites , et Dieu , dans cet ordre , peut suspendre, quand bon lui semble, la marche ascendante de l'âme sans qu'il y ait faute de la part de celle-ci. Mais il ne le fait pas ordinairement, et le mot de saint Paul trouve encore ici son appHcation : « Pour nous tous, contemplant à face décou- verte la face du Seigneur, nous sommes transformés en la même image de clarté en clarté, comme par l'Esprit du Seigneur (^). »

(i) II, Cor., chap. m, v. 18.

Vie du V. F. Jean de Sauit-Samson. 1 5 1

Les mystiques ont donc raison de placer dans l'état d'union des degrés, des transformations successives qui conduisent l'âme à des états de plus en plus élevés. Il faut que l'or soit remis à la fournaise : ce qui est pur doit être purifié encore.

On distingue généralement trois sortes de vies dans la mys- tique : la vie purgative, la vie illuminativc et la vie unitive. Notre auteur affirme qu'il se trouve des degrés analogues dans la vie d'union considérée en elle-même. Sans doute, dit-il, les mots ont ici un sens qu'ils n'avaient point dans les états précé- dents; il est cependant vrai d'affirmer qu'il y a dans la vie d'union un état purgatif, un état illuminatif et un état consom- mant. Le premier « est lumineux et langoureux, et a divers degrés pour sa perfection; » le deuxième « est lumineux et exta- tique, et a aussi divers degrés d'illumination; « le troisième est unitif, mais d'une manière éminente; ce dernier degré « n'est autre chose que la très simple transfusion de tout le créé en l'incréé : le créé se dilatant par succession de temps dedans de plus en plus, jusqu'au dernier point de consommante con- sommation , se trouve entièrement perdu pour jamais en ces abîmes de profondeur C^). » C'est donc la parfaite « union d'unité, )) et, comme résultat final, après « divers degrés de suréminente consurrection , » c'est « le repos suprême. »

Essayons de nous faire une idée de ces nouveaux états, tels que les comprend notre pieux aveugle. Si nous avons dans tout ce qui précède raconté l'histoire intime de son âme en exposant son enseignement mystique, cela sera surtout vrai maintenant, car plusieurs de ses écrits, tels que les Soliloques et les Contem- plations, il est largement question de la vie unitive, ont été composés pour lui-même, et contiennent l'exposé naïf et fidèle des événements qui se passèrent dans le fond mystérieux de son âme quand elle eût été élevée à l'état d'union. Aussi, dans les passages que nous allons lui emprunter, son langage va-t-il devenir plus directement personnel.

(i) Cabinet mystique ^ i" partie, chap. ix.

152 Vie du V, F. Jean de Saint-Samson,

L'amour divin, sur la terre, n'est pas essentiellement une jouissance : il verse, à la vérité, dans le cœur la plus douce joie de l'exil; mais cette joie est son effet, elle n'est pas lui- même. Il se sépare surtout de son effet sensible, et même, « tandis que l'amour est sensible, en quelque élévation que ce puisse être, il n'est, de beaucoup, ni si noble ni si excellent que l'amour abstrait, nu, simple et totalement éloigné du sens : lequel fait endurer toutes choses comme hors de soi, et, ce semble, à ses propres dépens (0. )> L'amour est toujours lui; « s'il est véritable , il se trouve partout , en pauvreté et en abon- dance; il ne sait ce que c'est que varier, » et ne se détourne jamais de son objet, qu'il s'agisse « de tourments, de mort, de vie, de quoi que ce soit (2). r>

Tâchons de rendre plus sensible encore la différence qui existe entre l'amour considéré dans son essence et la douceur dont il est souvent accompagné. Notre pieux auteur parle ainsi à Dieu dans une de ses Contemplations : « Je dis encore, ô mon Amour et ma Vie, que ces vérités que vous me faites connaître supposant un amour nu et essentiel, quiconque n'est que dans l'action amoureuse ignore le vrai amour passif. Il se trouve , à la vérité, comme tout ravi en vous par son action amoureuse; mais quand il est question de pâtir en esprit nûment, simplement, en amour nu et essentiel, cela l'abat et le jette hors de vous, parce qu'alors il n'a ni cœur ni force pour produire ses affections, ni aussi pour mourir et pour souffrir cette épreuve si contraire à son goût. Je ne dis point ici pour combien de temps et en quelle manière il faut mourir dans ces occasions ; car vous savez, ô mon Amour, que je ne parle ici que de Tout. Les vertus, à la vérité, font le corps de cet exercice; mais son âme, c'est l'amour nu, toujours renoncé et toujours mourant, lors même qu'il y a plus de faciUté à son union. » Il ajoute : « Plus l'amour

(i) Vrai Esprit du, Carmel, chap. xv. (2) I" Soliloque.

Fie du V. F. Jean de Sainl-Sanison. 153

est essentiel, plus il est esprit; plus il est esprit, plus il est abs- trait; plus il est véritablement abstrait, plus aussi il se plaît dans la souffrance et la désire. Il laisse le goût sensible aux enfants, et retient pour soi la vraie force , l'esprit et ses œuvres éternelles, à la vive imitation de son cher Epoux que vous êtes. Une telle âme a plus de bonheur en la souffrance amoureuse qu'on ne saurait penser, et plus les souffrances se présentent à elle, plus aussi sa félicité est grande (0. »

Ainsi l'amour est essentiellement une force qui unit l'âme à Dieu. Par lui, elle est transportée sur les sommets les plus hauts de cette vie terrestre; mais c'est précisément sur les som- mets que l'on rencontre les glaces , la lumière sans chaleur , les brumes épaisses; les orages même y grondent parfois. L'amour rend l'âme forte contre toutes les épreuves : dépouillé de toute attache terrestre, séparé de tout le créé, uniquement jaloux de plaire Dieu, il attend avec patience, il attend sans se troubler que les glaces fondent ou que l'orage se calme; il sait que le ciel le regarde, et cela lui suffit, parce que, aussi noble que fort, il a en horreur tout calcul mercenaire. Non, l'amour, source divine du mérite qui nous vaut le ciel, n'est pas seule- ment cette ivresse*, fugitive, hélas! que la miséricorde divine verse de temps en temps dans le cœur de l'exilé : il est plus qu'une goutte de miel !

Le mystique doit donc se résigner à souffrir beaucoup ; ce n'est pas assez dire : plus il avancera dans les voies de l'esprit, plus il devra s'attendre à les trouver escarpées et semées d'épines. « Il est certain , dit Jean de Saint-Samson en s'adressant à Dieu, il est certain que votre amour infini ne se plaît à rien tant, qu'à produire de très excellents effets en ses créatures , mais les plus merveilleux semblent être réservés aux pures et seules opérations de celles qui sont plus excellentes et plus nobles , lesquelles dans leurs morts semblent être totalement inconnues de vous et privées

(i)'^XXIP Contemplation.

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154 ^^^ d^ ^' P' /^^^ d^ Saint-Samson.

de votre actuel secours en leurs langueurs et en leurs misères. L'importance de ceci est que quiconque vous aime davantage, a aussi plus de cts abandonnements, conformément à sa portée (0. » Il a écrit ailleurs : « A mesure que les hommes sont élevés et subtils, les morts sont plus subtiles, plus aiguës et plus pro- fondes; et ces morts produisent, par l'effort de leur douleur, de terribles effets au dehors, qui procèdent du dedans. Telles furent les morts et les douleurs de Job, et les tristes et douloureuses plaintes qu'elles produisirent les font assez voir telles qu'elles ont été, à savoir les plus cruelles et les plus horribles qui se puissent penser. Sur quoi on a sujet de s'étonner de ce qu'on voit même plusieurs doctes ignorer ceci, et de ce que plusieurs interprètent ses mortels excès très ignoramment et contre toute raison et tout vrai sentiment d'esprit. Que si Dieu même ne l'eût justifié là-dessus, les hommes l'eussent accusé de frénésie et de blasphème. Voilà ce que c'est que d'ignorer la science des saints et de n'en avoir pas l'expérience , ne sachant point que Job était en même temps profondément tourmenté en esprit aussi bien qu'en son corps. Toutes ses plaintes n'ont été autre chose qu'un continuel excès 4e douleur amoureuse, et tant plus il semble avoir perdu et excédé la raison envers Dieu, tant plus et tant mieux il exprimait par ses plaintes l'amour qui lui causait un si cruel tourment. Car, dans son abandonnement universel, il ne savait asseoir son pied, c'est-à-dire son appétit, ne pouvant trouver de repos ni en soi ni dans les créatures, tant il était étroitement et de toutes parts assiégé, dans l'âme et dans le corps, de douleurs et d'angoisses très fortes C^). )>

Il est impossible, si on n'en a l'expérience, de se faire une idée juste de ce que souffre une âme qui, parvenue aux degrés supé- rieurs de la vie mystique^ se voit tout à coup abandonnée de son Dieu. Détachée absolument de la créature et repoussée de son

(i) VHP Contemplation.

(2) Vrai Esprit du Carmel, chap. xiii.

Vu du V, F. Jean de Saint-Samson. 155

créateur, elle est pour ainsi dire suspendue dans le vide; comme la colombe qui , sortie de l'arche en exploratrice , ne trouve de repos qu'après y être rentrée (0,-clle ne peut s'appuyer sur rien, et se fatigue \ voler dans des régions troublées et obscures , jus- qu'à ce que Dieu Tait reçue de nouveau dans l'arche de son cœur.

Jean de Saint-Samson appelle cette souffrance le Gibet amou- reux de l'âme, expression d'une étrange énergie, et dont on n'ose contester le bon goût quand on songe au gibet du Calvaire, gibet amoureux par excellence , transfiguration divine du supplice qu'endure l'homme depuis le premier péché. Il distingue deux gibets amoureux : l'un est infligé à l'âme « après les premières attractions et les premières manifestations très simples, très divines et très efficaces de l'Essence divine, » et lui fait souffrir des douleurs aussi vives que profondes. L'autre lui cause des langueurs et des angoisses sans comparaison plus cruelles : il lui est infligé « après les degrés de manifestation, de vues très lumineuses et très délicieuses de l'Essence divine, et après la fidèle pratique de toutes leurs familières, douces et délicieuses caresses essentielles et personnelles. » Répudiée en quelque sorte par Dieu, privée du désir d'agir et d'aimer, l'âme tombe dans des tristesses et des angoisses d'esprit; « et il lui semble, si elle n'est bien fondée et instruite, qu'elle n'a plus rien de Dieu ni de sa divine présence. » Cette pauvreté et cette désolation elle se trouve plongée augmentent au point « qu'elle voudrait pouvoir mourir mille fois (2). »

Tous ces états douloureux , notre pieux contemplatif les a tra- versés. Ce n'est pas assez dire : suivant la règle posée par lui, son calice a être particulièrement amer, puisque les faveurs dont il a été comblé ont été tout à fait exceptionnelles. Il parle ainsi à Dieu touchant son désert spirituel : « Votre Majesté

(i) Gen., chap. vu, v. 9, (2) Cabinet mystique, chap. vr.

156 Vie du V. F. Jean de Saint-Sam son.

m'entend bien, ô mon Amour, car c'est en ce désert si haute- ment situé que la vie rcnoncée et éternellement mourante a lieu ; dont il n'y a eu que vous qui ayez su ou savoir les mortels succès très divers , qu'on doit plutôt appeler continuels que fréquents et faits par relâche et par intervalles de temps. » Il dit dans un autre endroit : « Je vis ici comme un pauvre étranger, banni de l'aspect de votre gloire. Je suis sans amour et sans goût, assisté néanmoins de votre force secrète. Et ce sont mes délices, de consommer ainsi mon martyre d'une manière incon- nue en votre amour, et d'adhérer à vous nûment. « Il dit encore ailleurs : « Nos exercices et nos voies ne désignent qu'abandon , perte, résignation; mais résignation éternelle d'esprit et de sens, mort sans consolation ni rafraîchissement, ni selon l'esprit, ni selon le sens, ni selon le corps, de sorte que nous nous croyions et nous nous sentions comme réprouvés et inconnus de Dieu, ni plus ni moins que ce qu'il n'a jamais connu; sans néanmoins nous désister pour cela, ni nous détendre d'un seul point d'esprit et de cœur de son éternelle suite (^). »

C'est par le moyen de tous ces délaissements et de ces an- goisses que l'âme mystique, purifiée jusque dans sa « moelle » de toute affection au créé, arrive à l'état de simpHcité divine, lequel « consiste en la pure et mortelle souffrance selon le fond et la racine la plus intime de l'âme, et qui supprime, tant au dedans qu'au dehors , tout ce qui lui peut donner vie et consolation hors de Dieu. » Lorsque l'amour du créé a été ainsi arraché de cette âme, toute cause de multipUcité a nécessairement disparu pour elle, car il n'y a en elle qu'un même désir et qu'un même amour; et l'objet désiré et aimé restant toujours identique avec lui-même , est poursuivi , à travers les délaissements et les conso- lations, avec une ardeur sans cesse croissante.

L'amour cependant, quoique plongé souvent dans la plus amère des désolations, continue son œuvre. L'âme, grâce à lui,

(i) Vrai Esprit du Carmel , chap. xii.

Fie du V. F. Jean de Saint-Samson. 157

reçoit des illuminations de plus en plus parfaites, et poursuit l'idéal de la perfection dans l'humilité et dans la pratique de toutes les vertus, sachant que l'amour n'est qu'une « chimère, » si les vertus ne lui font cortège. Elle acquiert aussi une intelli- gence de plus en plus claire du mystère de l'Homme-Dieu, et devient chaque jour plus avide de s'incorporer la vie divine dont ce mystère est la source surnaturelle.

Dieu la soutient et l'aiguillonne, dans ce travail, par une grâce de choix, dont il favorisa notre pieux aveugle et que nous allons décrire , en continuant à nous servir des paroles de celui- ci , paroles , sinon toujours élégantes , du moins , toujours marquées au coin d'une grande énergie et d'une incontestable vérité.

Quand Dieu a produit un être, il ne le perd point de vue; l'œil de son intelligence créatrice le suit attentivement dans toutes les évolutions qu'il fait, soit à travers l'espace, soit à travers le temps. Ceci est particulièrement vrai quand il s'agit de la créature raisonnable , et l'est d'une façon plus particulière encore, quand cette créature raisonnable est unie à son Créateur par les liens de la grâce et de l'amour. Mais dans les états de haute mysticité que nous essayons de décrire, ce regard, invi- sible d'ordinaire pour les âmes qui marchent dans les voies com- munes, devient visible, et constitue une des opérations les plus subtiles et les plus fécondes produites par Dieu dans ses épouses. « Ce regard demeure pour jamais dans l'âme, la mouvant et la ravissant par une active impétuosité très simple et très subtile; ce n'est autre chose que Dieu même, au delà de tout être et non être, transformant cette âme par sa très spirituelle action. » L'âme ne possède plus rien, ni de soi, ni des choses cféées; elle est en quelque sorte Dieu même , qui , par son action continuelle, la transforme en sa suressentielle Essence. Ce regard intime, Dieu seul qui en est l'auteur peut le comprendre : il est si sublime et élève tellement l'âme, qu'on doit plutôt dire qu'il est entièrement de Dieu qu'en partie de l'âme; il semble être plutôt

158 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

Dieu même, qu'un effet particulier de sa toute-puissance. Il est cependant de l'âme aussi, car elle souffre l'action de ce divin regard en la suprême pointe de son esprit, élevant et transfor- mant le sien en Dieu (^).

Ainsi donc l'âme est suspendue par les yeux aux yeux de son Bien-Aimé, et son regard répond au regard divin par une très prompte, très mystique et très douce inclination. Q.ui dira les feux qui s'échappent de ce double regard, ou plutôt de cet unique regard? Q.ui en pourra exprimer la douceur et la fécon- dité ? Un autre docteur mystique du Carmel , Madeleine de Pazzi , essaya un jour d'en dire quelque chose, comme elle était plongée dans les splendeurs du ravissement. « Le Verbe, murmura-t-elle , donne à l'Epouse un nom nouveau. Par le moyen de l'Esprit- Saint , il la place devant lui , en face de la prunelle de ses yeux , de manière qu'elle soit le point de mire de ses regards divins, et le nouveau nom qu'il lui donne est celui-ci : A. A. A. et Alpha. Le premier A, qui signifie anéantissement , la fait participer à la puissance du Père, car toute créature qui reconnaît sa fai- blesse et son néant reçoit par même la force et la puissance de Dieu... Le second A, qui signifie hauteur, la fait participer à la vérité du Verbe; car, élevée en- Dieu par son anéantissement, elle voit toutes les choses telles qu'elles sont... Le troisièm.e A, qui signifie amour, la fait participer à la mansuétude de l'Esprit- Saint; car la charité est douce et patiente, comme le dit saint Paul. Enfin l'Alpha, qui est comme l'abrégé et le résumé des trois A, la fait participer à l'Union de la très sainte Trinité, par le moyen de laquelle elle fait tout ce que la très sainte Trinité veut qu'elle fasse (2). » Balbutiement sublime, impuissant à expri- mer des opérations trop semblables à celles que la Sagesse incréée produit dans les élus, pour être manifestées par notre langage humain.

(i) Cabinet mystique, chap. vi.

(2) Œuvres de sainte Marie-Madeleine de Pa^i , IIP partie, chap. vi. Traductign du R. P. Dom. Anselme Bruniaux.

Vie du V. I\ Jean de Saint-Samsm. 159

Le regard de Dieu, depuis que l'on a été élevé jusqu'aux splendeurs mystiques, ne cesse que lorsqu'on y met obstacle en revenant à la vie et au repos de la nature; il s'évanouit alors, et l'Ame ne se souvient plus de Dieu. Or, il existe une règle d'après laquelle l'ame peut s'assurer qu'elle est toujours en Dieu; la voici : « Qiiand quelque mouvement, angoisse ou passion que ce soit, se fera ressentir dans sa nature, le simple désir d'agir et de se jeter en Dieu, sans acte formé, la devra assurer qu'elle a son regard aussi fixe, quoique très simple, que jamais elle l'a eu (^). » Parfois Dieu l'attire et la rappelle à lui par une secrète opération : « Il la frappe doucement au plus profond d'elle-même, et, étant excitée par cet attouchement très brief et •subit, elle est renouvelée au dedans et remplie de force et de délices. » Dieu semble lui dire par ce fréquent attouchement : Me voici ! ne crains point de me perdre. Mourant ainsi de plus en plus cl sa propre vie , a elle s'abîme et se perd sans retour en Dieu, afin qu'il soit et qu'il vive tout seul en elle sans elle (2). )>

L'âme s'achemine ainsi peu à peu vers la parfaite consomma- tion en Dieu. Notre analyse va moins que jamais se séparer maintenant de notre saint contemplatif; car, tout en continuant l'étude de ses œuvres, nous allons essayer d'indiquer les derniers degrés par lesquels il arriva au lieu de son parfait repos.

Avant de parvenir à ce lieu qu'il appelle « son désert inacces- sible et suressentiel, « il s'opéra donc en lui plusieurs ascensions nouvelles : « Là, dit-il, il y a eu immensité, feu tout dévorant et consommant, goût et extase, qui tous ont produit divers états pour cette bienheureuse consommation ; en chacun desquels tout a été ineffable en manifestation, en fruition, en plaisir et en repos (3). » En premier lieu, il se trouva donc en présence de l'immensité : il contempla l'Essence incrée, s'abhna dans son

(i) Cabinet mystique, chap. vi.

(2) Vrai Esprit du Carmel, chap. m.

(3) i'** Contemplation.

i6o Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

infinité, se perdit dans cet océan de toute beauté et de toute perfection. Puis il rencontra m\ feu dévorant et consommant qui pénétrait ses puissances et leur causait de telles jubilations, qu'il était parfois contraint d'en laisser la flamme se trahir à l'extérieur. Mais il sentait que toute expression était impuissante à rendre sa force et sa suavité; car, dit-il, « cette opération divine qui embrase et consomme ainsi tout l'homme ne peut tomber sous les sens, pas plus que Dieu même. » C'est pourquoi il aurait voulu se taire et brûler en silence; mais comment ne pas parler lorsque l'âme est comme hors d'elle-même et que l'ivresse déborde ? quand l'amour qui l'a envahi est semblable au feu qui fond les métaux ? (^) « O mon Amour et ma Vie , s'écrie- t-il quelque part, quel moyen d'être amoureux, de brûler du- feu d'amour et de n'en point parler ? Q.uoi ! brûler en silence d'un feu si doux, si suave et si délectable, sans exhaler la flamme d'amour! »

Il parlait donc quelquefois ainsi d'ailleurs le voulaient ses supérieurs et il dictait alors des pages empreintes d'ardeurs séraphiques; car, dans la conversation, il mit toujours un soin extrême à ne pas trahir les secrets de l'Époux : ses plus intimes eux-mêmes ne recevaient pour toute réponse qu'un sourire quand ils l'interrogeaient sur ce point, « si bien, nous dit le P. Joseph, que je n'en ai guère pu découvrir que ce qu'il ne m'en a pas pu cacher (2). )> Il compare , dans ses écrits , le feu dont il était consumé aux flammes dévorantes qui jaillissent des entrailles de la terre et réduisent en cendres tout ce qu'elles ren- contrent sur leur passage. Ce feu était en effet tout dévorant ^ parce que, dans les commencements, il agissait en lui et consu- mait tout avec une force irrésistible. Mais, à mesure que son âme devenait plus simple, ce feu devenait moins violent : à la fin, quand son âme, sortie d'elle-même, se fut rapprochée de

(i) Mal., chap. m, v. 2. (2) Ms., p. 32.

Vie du V, F, Jean de Saint-Sarnson. i6r

Dieu, jusqu'à n'ctrc pour ainsi dire qu'une môme cliose avec lui, ce teu, calmant ses ardeurs, puisqu'il n'avait plus rien à dévorer, ne fut plus qu'un doux et suave embrasement.

Jean de Saint-Samson constate, au sujet de ce feu mystique, que du moment qu'il s'est allumé dans une âme, il continue à lui faire sentir l'action de ses vives ardeurs, jusqu'à ce qu'il ait consumé la nature en elle et qu'il l'ait convertie tout entière en lui-même. Il dit aussi que l'intensité de ce feu diffère selon les âmes, et dépend du degré de grâce et de forcé communiqué par Dieu; que le cœur embrasé de ce feu jouit en quelque sorte de la gloire de Dieu ici-bas; enfin, « que les sens même participent quelquefois à cette fête solennelle qui se fait en la plénitude de jubilation de toute l'âme, laquelle alors jouit de la gloire des bienheureux, autant que son état présent le permet. »

Ce feu n'avait pas seulement pour effet en notre saint contem- platif de le consumer et de le combler de délices divines; il produisait encore en lui un état extraordinaire que l'on trouve désigné dans ses écrits sous le nom de guerre ou combat d'amour. Voici comment cette guerre y est définie : « Mais, ô ma douce Vie, je ne vous ai pas spécifié les moyens que je veux employer pour me venger de vous pour la douce et amoureuse guerre que vous me faites en perpétuité d'amour. Ce que je ferai donc pour cela, c'est que si vous vous complaisez, ô ma chère Vie, dans les actes de votre plus profond amour, par lesquels vous venez incessamment à moi, j'irai aussi réciproquement et incessamment à vous en la force de mon amour; et il se fera une rencontre mutuelle et très fréquente d'esprit à esprit, jusqu'à ce que l'un de nous deux ait succombé dans son action. Mais que dis-je? Par- donnez-moi cet excès, ô mon Amour : jusqu'à ce que, veux-je dire, mon action, mon pouvoir et mes forces animées de votre amour aient succombé sous les vôtres, et qu'ainsi je sois totale- ment vaincu, pour me laisser désormais mouvoir et posséder à pur et à plein, sans aucune résistance possible de ma part (i). »

(i) IV« Soliloque.

i62 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

Rencontre entre l'Esprit divin et l'esprit humain ; tournois surna- turel dans lequel ces deux esprits combattent et se blessent mu- tuellement avec les flèches de l'amour; défaite de l'esprit de l'homme, heureux de se livrer à son vainqueur, telle est donc cette guerre. *

Jean de Saint-Samson parle des effets de cette lutte d'amour en termes embrasés : « O douce, ô plaisante guerre que la guerre d'amour, s'écrie-t-il ! douce, dis-je, si elle se fait d'amour en amour, et si l'amour est mutuel et réciproque entre l'Amant et la chose aimée. Là, tout est esprit, tout est transport, tout est ravissement, tout est extase et suspension; tout y est ivresse, feu, chaleur, embrasement et ardeur indicible d'amour. Ce n'est que plaisir, déUces, langueur, union, transformation de l'âme en Dieu. Ce ne sont que dons, richesses, jeu, ébats et passe-temps. Ce n'est qu'oubli de sa propre vie et de soi-même, pour la vie et le plaisir d'amour en tout l'amour. Ce ne sont que lumières, splendeurs, pénétration... Ce n'est que simple largeur, profon- deur, longueur et hauteur. Ce n'est qu'unité, qu'éternité, que perte et aHénation de toutes choses et de soi-même. Ce n'est qu'expérience ineffable des très excellentes et délicieuses notions de l'amour. Ce n'est que simple vue et contemplation très simple , très large, très unique, très nue, très suressentielle, très perdue et très imperceptible. Ce ne sont que pénétrations et vicissitudes de toute pénétrante contemplation. Ce ne sont que secrets très inconcevables, ravissants et ineffables, contenant tous en un seul et simple flux des vérités, des notions et des délices infinies. Outre tout ceci, ce n'est dedans que fruition et repos en la force très simple d'amour et en amour suréminent et suressentiel, qui est tout plein en toute la plénitude de Dieu (0. »

O unité! ô délices! ô guerre d'amour! que vous êtes dési- rables! Ah! co.mment ne pas s'écrier avec celui qui vient de parler de vous en termes si sublimes , et néanmoins si au-dessous

(i) IX^ Contemplation.

Fie du V. F. Jean de Saint-Samson. 163

de la vérité : « Qui donc , mon Amour et ma Vie , refusera de combattre et de guerroyer ainsi, pouvant recevoir ici toutes ces grâces et tous ces dons de vous, afin de vous les rendre. O Amour, que vous êtes doux à vos amoureux! que vous les tirez doucement! que vous les embrasez suavement! que vous les élevez hautement! que vous les simplifiez largement et unique- ment! que vous les remplissez abondamment! Oh! que la

guerre est douce de toutes parts en l'active et délicieuse douceur de cet amour réciproque!... Oh! que la mémoire d'une telle guerre est douce à l'âme combattante, même en ses plus pénibles efforts (i). ))

Nous insistons à dessein sur ces états d'amour extraordinaire que traversa notre pieux aveugle, parce que c'est un des côtés saillants de son mysticisme. Sa contemplation fut essentiellement séraphique, et on prouverait facilement qu'il parcourut tous les degrés que les mystiques attribuent généralement à ce genre de contemplation. N'avons-nous pas, en effet, trouvé son âme, tantôt pénétrée par un feu déHcieux et consommant, tantôt subtile et illuminée comme \^ flamme, et comme elle impatiente de monter vers sa sphère? La volonté de cette âme ne nous est-elle pas apparue comme parfaitement conforme à celle de Dieu, comme ayant fait abnégation entière de ses propres désirs et de son propre vouloir ? Ne nous a-t-elle pas prêché la nudité contempla- tive, l'amour nu, dépouillé de tout lien sensible? Ne nous a-^-elle pas initiés aux tristesses d'amour qui s'emparaient d'elle dans sa solitude, lorsque le Bien-Aimé ne répondait pas par sa présence à l'ardeur de ses désirs? Et, quand il daignait écouter sa plainte et lui rendre la joie ineffable de sa présence, n'a-t-elle pas fait entendre des exclamations suaves , embrasées , des Soliloques affectifs elle tâchait d'exprimer quelque chose de son bonheur et de ses transports? Ne l'avons-nous pas vue s'élever si haut dans la contemplation, que, douée d'une entière liberté d'esprit^ iudé-

(i) IX" Contemplation.

164 Vie du V. F. Jean de Saint-Sarnson,

pendante des sens extérieurs et intérieurs , elle pénétrait dans les régions supérieures à l'aide d'images divinement et immédiate- ment infuses? Ne nous a-t-elle pas dit ses craintes, ses troubles, ses ineffables gémissements, quand elle était plongée dans la contemplation obscure? Enfin, ne nous a-t-elle pas montré, quoique à regret, sa blessure d'amour et la mystérieuse langueur dont elle était consumée?

Mais écoutons-la encore; continuons à la suivre dans son voyage mystique, et nous achèverons de nous convaincre qu'elle fut essentiellement une âme aimante.

La violence de son amour mettait notre pieux contemplatif dans un état tout extatique. Il n'est pas question ici de l'extase ordinaire , laquelle enlevant l'usage des sens , prouve généralement dans les personnes qui en sont favorisées, qu'elles sont encore novices dans les voies supérieures de l'esprit , et accuse par conséquent en elles une certaine faiblesse relative pour soutenir les divines opérations; l'extase dont il s'agit ici a lieu dans la partie la plus noble de l'âme, et elle est soutenue sans défaillance. « L'âme , dit Jean de Saint-Samson , est divine à proportion qu'elle soutient en soi les opérations du feu d'amour, sans en recevoir lésion, faiblesse ou empêchement quant à sa nature corporelle au dehors. » Lorsqu'elle entre dans l'état extatique dont nous parlons, elle est donc divine, elle est pur esprit; le feu d'amour l'a faite « esprit sans esprit » et « amour sans amour; » élevée au-dessus d'elle-même et de ses opérations actives, elle a été faite un même esprit et un même amour avec Dieu.

Voici comment notre pieux aveugle décrit cette extase : « Quoique ces créatures ne soient pas entièrement ravies hors de leurs corps par l'immensité de ce feu amoureux, en la manière que le sont ceux qui sont dans une ardente action d'amour en l'état actif, elles sont néanmoins aussi loin d'elles-mêmes, que ce feu est grand et capable de tout engloutir et perdre en soi : l'âme étant totalement éloignée de ses sens et de leurs opé-

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 165

rations, demeure très parfaitement esprit selon sa propre sub- stance, laquelle, toute pénétrée de ce feu de gloire, n'a plus d'autre vie que la vie de ce même feu. toutes les intellections et les formes créées sont aussi parf^iitement anéanties que si jamais elles n'avaient été. Dans la jouissance de cet état de pro- fonde extase, on ne fait autre chose que soutenir et regarder son Objet immense dans son infinie fruition; et s'il arrive même qu'on flisse quelque chose de ses membres par acte commandé de la raison, c'est par cela même que toute Tâme se perd et s'extasie de plus en plus en l'abîme de son infini Objet béati- fique. »

L'âme qui, dans l'expérience des opérations divines, a acquis assez de force pour soutenir une telle extase sans défaillir^ sans même être empêchée d'agir à l'extérieur, une telle âme, on le comprend, approche de la simpHcité parfaite et va entrer dans son suprême repos. Cette extase n'est pas seulement un des moyens mystiques les plus actifs par lesquels elle marche vers ce repos : elle l'annonce, elle en est le signe précurseur et presque infaillible. « Tandis que l'état d'extase est en vigueur dans les puissances ravies de sa très forte opération mystique, qui est d'ineffable saveur et d'ineffable largeur, l'âme, toute réduite en ce feu simple et anagogique, est très unique fond, et est très simple dans sa largeur ineffable, qui n'a ni termes, ni paroles, ni même tendance à sortir, s'expliquer et s'exprimer. » La créature s'enfonce et se perd de plus en plus dans l'abîme de la divine Essence, et enfin la perception est franchie, « ce qui ne se fait pas tout d'un coup, mais à force de mourir et de s'anéantir en Dieu. Au moyen de quoi l'âme entre en jouissance du bienheu- reux repos et s'y avance toujours, sans s'apercevoir de ce qu'elle est ni de ce qu'elle fait. Et à mesure que cette éminence devient plus parfaite, la perception et l'opération divines deviennent de leur côté plus simples; de sorte qu'enfin il n'y a plus rien dans le sens, et les puissances sont une même chose avec le fond en parfaite unité. »

i66 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson,

Tous les degrés qui conduisent à la consommation sont dé- passés enfin : l'âme est toute recueillie en unité d'esprit, la per- ception est franchie, les puissances sont rentrées dans le fond et sont devenues une même chose avec lui; la tempête mystique est donc finie, les derniers nuages se sont dissipés, et le soleil divin va briller dans toute sa splendeur sur un monde avide de vie et de lumière. L'âme jouira maintenant de deux sortes de contemplation. L'une sera extraordinaire; elle sera accompagnée de délices célestes qui enivreront l'âme et les puissances perdues dans l'Essence divine. L'autre sera ordinaire; Jean de Saint- Samson en parle en ces termes : « Encore qu'il soit vrai , ô mon Amour, que nous ne soyons pas toujours remplis de votre amour dans le sens, néanmoins il ne nous délecte et ravit pas moins par la jouissance que nous en avons plus interne et plus secrète, et partant plus spirituelle, plus abstraite, plus une et plus simple, par-dessus tout effet et tout effort sensible. » Ailleurs encore il en parle ainsi : « Je suis et je vis en votre infinie Déité, comme elle-même, en toute son éternité très présente, je suis très simple, très unique et très éternel, à quoi il me faut répondre selon mon total, et ainsi, mon Amour et ma Vie, demeurer en fruition et jouissance de vous hors de moi et par-dessus toute raison, toute discrétion et tout discernement, en votre simple aspect, en suréminence de constitution, dans le fin fond de vous- même, au tout de votre suressence, par-dessus l'amour exta- tique. ))

Et maintenant donnons à cet état de consommation l'âme est arrivée son nom le plus ordinaire et le plus intelligible : ce nom, qui est celui de Mariage spirituel, exprime plus que tout autre les infinies miséricordes de Dieu envers cette âme, et le sublime état d'union auquel il a daigné l'élever. Morte à tout, anéantie mystiquement, renfermée dans son centre le plus caché, elle contracte avec Dieu un mariage sacré , par lequel elle devient une même vie et un même esprit avec lui. Ce qui se passe dans l'âme avec qui Dieu contracte cette alliance auguste, ce qui se

Fie du V. F. Jean de Saint-Samson. 167

passait en particulier dans notre saint contemplatif, comment essayer de l'exprimer? Ne dit-il pas lui-môme que cet état, considéré en soi, est au-dessus de toute expression et, pour parler sa langue, « de tout flux sorti? » Ne s'écrie-t-il pas que ce qu'ex- primerait la parole d'une créature, cette créature fût-elle le plus brûlant des Séraphins, serait trop peu pour lui, « puisque, dit-il à Dieu, je suis vous-même en vous-même, et partant infiniment plus que ce qu'on pourrait dire par ces déductions explicites ? (^) » On est uni à Dieu; il y a eu,* suivant l'expression de saint Bernard, un épanchement de la divinité dans l'âme; un contact mystérieux s'est opéré entre l'Être incréé et la créature. Pour rendre cette ivresse et cette irradiation, il faudrait un verbe divin, exprimant en quelque sorte l'Acte pur qui est Dieu même; or, le verbe de la créature est nécessairement borné. « Il ne s'agit ici que de pureté, de feu, de lumière, de largeur, de longueur, de profondeur et d'abîme; il ne s'agit que d'ineffable, de tout, de rien, d'éternité toute présente, de goût, de délices toutes

(i) I" Contemplation.

En exposant fidèlement la doctrine de notre pieux auteur, nous veillons à ce que notre commentaire reste dans les limites des opinions théologiques communément reçues. Contempler face à face l'Essence divine dès cette vie mortelle est considéré par la théologie comme une faveur miraculeuse de premier ordre , et l'on sait combien rare- ment, toujours d'après le sentiment des théologiens, cette faveur aurait été accordée.

Cependant le P. Donatien (chap. xiii), se basant sur ce qu'a écrit Jean de Saint- Samson et sur ce qu'il a dit de vive voix , se demande si , à l'exemple de saint Paul , il n'avait pas joui , pendant son pèlerinage , de la vision intuitive de Dieu , à des heures privilégiées. Il est vrai qu'il conclut par ces mots : « Toutefois, je ne prétends aucune- ment l'avancer, d'autant qu'il n'entendait peut-être par cela qu'une imitation et une par- ticipation excellentes de la vie des bienheureux. » Mais enfin, il s'est posé très sérieuse- ment la question; pour notre part, nous n'irons pas jusque-là. Il nous paraît que l'on peut expliquer ce que Jean de Saint-Samson dit de plus relevé , sans recourir aux mys- tères qui accompagnent la vision béatifique , rnystères de déification, mystères d'union si intime et qui font de l'intelligence créée tellement une même chose avec Dieu, que de profonds théologiens n'hésitent pas à admettre que cette intelligence , dans les limites de l'être intelligible, in esse iiAelligibili , devient infinie, acte pur. Les mystiques ne pèsent pas toujours au poids de l'exactitude scientifique les termes dont ils se servent. Comment leur en faire un reproche? N'écrivent-ils pas, pour ainsi dire, sous la dictée des suprêmes angoisses de la douleur et des ivresses extatiques de l'amour? Aussi demandent-ils à être étudiés autant avec la science de l'amour qu'avec l'amour de la science. Jean de Saint- Samson nous en a fait l'observation lui-même, en nous citant l'exemple de Job.

i68 Vie du V. F. Jean de Saint-Samsm.

ravissantes, d'infusions, de flux et reflux, d'uniformité, de sim- plicité, et de toutes semblables notions, dans lesquelles toutes sortes de vérités expérimentales s'écoulent dans la créature et refluent de la créature vers leur principe éternel. » Existe-t-il une créature dont la conception soit assez transcendante et le verbe assez vaste et assez brûlant pour rendre tant de sublime ivresse ?

Jean de Saint-Samson a essayé pourtant d'en dire quelque chose, et il l'a fait dans son sixième Soliloque, intitulé Épithalame de l'Epoux divin et incarné, et 'de V Epouse rendue divine en l'union de son Epoux (0. Sortons du monde inférieur; pénétrons dans le lieu des esprits, et là, plongés dans la lumière, embaumés des parfums des lis éternels, écoutons.

L'âme altérée du bonheur du ciel appelle l'Époux divin : « Hélas, hélas, ô mon Amour, comment tardez- vous tant à venir prendre possession de moi, pour notre contentement réci- proque? Hélas, hélas, ô centre de mon cœur! ô le cher soutien de ma vie! qu'il y a longtemps que je vous attends dans l'impa- tience de mon amour consommant!... Puis donc que vous me voyez dans cette extrémité, entrez sans délai en possession de votre Épouse; car le vent du midi ayant soufllé en votre jardin, ses odeurs aromatiques s'exhalent suavement et ravissent en ad- miration ceux qui en sont divinement touchés. ))

Le céleste Époux se laisse vaincre par des désirs si ardents ; il vient, il enivre l'âme : « Vous êtes entré .chez moi, ô mon Amour et ma Vie, au même moment que je l'exprime, afin de remplir totalement le désir aftamé de ma volonté du comble des essentielles délices qui se rencontrent en notre très intime union. Dilate ton cœur, me disiez-vous, et je le remplirai. Je l'ai dilaté à l'infini, et vous vous êtes plu à le rempHr par l'union intime qui se fait entre vous et moi, et d'où s'écoule en moi le torrent impétueux de vos simples délices. Vivons 8onc, ô mon Amour

(i) « Il s'est repenti plusieurs fois d'avoir écrit son Epithalame , parce qu'il y donne à connaître sur lui des choses si admirables ; mais l'esprit de Dieu , qui le mouvait à cela , l'a ainsi ordonné pour sa gloire et pour notre consolation. » R. Donatien, chap. xiii.

Vie du V. F. Jean de Suint-Samson. 169

et ma Vie, dans la pure et pleine possession l'un d*e l'autre. » Mais son Dieu la comble d'une félicité toujours croissante, elle se sent mourir : « Qjue puis-je fiiire, s'écrie-t-elle, sinon mourir d'aise et d'amour? Il est vrai que je désire d'autant plus cette mort, que je la ressens déjà infiniment douce et délectable. Mais, ô mon Époux, si je meurs ainsi, que diront les anges de vous? »

Elle n'a plus de paroles; tout ce qui procède de son être, vie, action, vue, tout semble s'être évanoui; elle est passée en Dieu, et, perdue dans l'unité suressentielle, elle semble ne plus s'en distinguer.

Alors Dieu lui parle en ces termes, par des opérations pro- fondes et substantielles : « Je suis arrivé en toi , ma fille et mon Epouse, au dernier point de suprême satisfaction Tu es tota- lement transformée en moi , par-dessus tout degré d'amour trans- formant, puisque tu as atteint ton Essence originelle que je suis, en qui tu vivras et résideras comme moi-même, sans distinction ni différence, autant qu'il est possible; car je suis ton repos, ton entière félicité et ton paradis. Je vous conjure par moi-même, ô Filles de Jérusalem, de ne point éveiller mon Epouse bien-

aimée jusqu'à ce qu'elle-même le veuille de son plein gVé

O ma fille, tu ne souffriras pas la perte ni la privation naturelle de ton être créé, quoique tu sois faite semblable à moi, me possédant en moi-même, et tout ce que je suis, soit en l'amou- reuse action de nous deux, soit en l'amoureuse passion et sur- passion. Mais ce que tu n'as pas, et ce que tu n'es pas ni ne dois être par nature, tu l'es et le possèdes en l'amour actif de nous deux; de sorte que tu es toute moi-même, en moi-même, en l'amour mutuel, passif et surpassif de nous deux. « Et il ter- mine en lui disant : « Je vois, ma Fille, que tu es pour jamais ravie de tout ce que je suis dedans et dehors, et de ce que je fais en moi-même pour la jouissance, le bien et le commun repos de nous deux, en notre unique amour, qui, en la force de nos communs excès, ne fait de nous deux qu'une seule chose, en l'unique de nous deux; et, à cause de cela, tu es ma fille et

14

lyo Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

mon Épouse bien-aimée, en laquelle je me suis éternellement complu. »

Parvenue si haut, l'âme se trouve étrangère sur la terre et demande à grands cris la dissolution de sa prison m.ortelle. Les labeurs de la vie ne la trouvent pas lâche pourtant; elle travaille pour plaire à son Bien-Aimé , pour se rendre digne d'être visitée par lui dans l'exil, en attendant qu'arrive la vision parfaite que Dieu accorde à ses Epouses par-delà la tombe. Alors seulement, dans la splendeur des Saints, sa consommation en Dieu sera entière, son repos absolu, son mariage indissoluble et parfait.

Telle est la route que Jean de Saint-Samson a suivie pour s'élever à Dieu, tel son voyage; tel aussi l'enseignement mys- tique qu'il a laissé à ses frères du Carniel et à tous les fidèles en général. N'est-ce pas le lieu de s'écrier avec Bossuet : « Chastes mystères du Christianisme, qu'il faut être pur pour vous entendre ! Mais combien plus le faut-il être pour vous ex- primer dans sa vie par la sincère pratique des vertus chrétiennes ! Nous ne sommes plus de la terre, nous dont la foi est si haute, et notre conversation est dans les Cieux C^). »

(i) Élévations à Dieu, XIP Semaine, 3' Élévation.

CHAPITRE VIII

DÉFAUTS QUE L'ON REMARaUE DANS LES ŒUVRES DU V. F. JEAN DE SAINT-SAMSON. IL N'EST NI QUIÉTISTE NI PANTHÉISTE. COMPARAISON ENTRE SA DOCTRINE ET CELLE DE SAINTE THÉRÈSE, DE SAINT JEAN DE LA CROIX ET DE M. DE BÉRULLE. CARAC- TÈRES PARTICULIERES DE SON MYSTICISME.

VONS-Nous réussi à donner au lecteur une idée claire de l'enseignement mystique de Jean de Saint-Samson ? Nous en avons la confiance, bien que nous rendant parfaitement compte des difficultés que présentait une telle tâche. Les communications divines qui ont lieu dans les états élevés d'oraison, sont enveloppés de mystères pour ceux-là mêmes qui les éprouvent, et les expressions leur manquent souvent quand ils essayent d'en parler : combien la difficulté n'est-elle pas plus grande chez ceux qui n'ont pas l'expérience de ces opérations surnaturelles ! DéUcate par elle-même , ranal3^e des phénomènes psychologiques devient plus ardue encore quand ils ont lieu sous l'action directe et immédiate de Dieu, car on comprend que la lumière incréée pénètre à des profondeurs si inexplorées, et cause dans l'âme des éblouissements , des orages d'amour et de clarté tellement soudains, tellement en dehors de tout ce qui peut sortir du fond de la nature, que celle-ci en demeure dans une religieuse stupéfaction, et ne sache que

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bégayer quand elle essaye de les manifester par la parole. Le mystique favorisé de grâces si hautes a beau multiplier les expressions, s'emparer, pour ainsi dire, des mots avec une mystérieuse autorité, pour leur faire révéler extérieurement les sublimités qu'il porte dans son sein : il succombe nécessaire- ment à sa tâche; toute parole lui semble plutôt un blasphème qu'une révélation, et sa consolation est de rentrer en lui-même, dans les profondeurs de son âme, pour s'y replonger dans les ineffables secrets de l'éternité.

Plus l'aigle s'est élevé vers le soleil, moins, quand il redescend sur terre, il lui est possible de raconter les éblouissements que lui a causés la lumière éternelle dans les hauteurs. Écoutons la B. Angèle de Foligno : « Les opérations divines qui se faisaient dans mon âme étaient trop ineffables pour être racontées par un saint ou par un ange quelconque. La divinité de ces opérations et la profondeur de leur abîme écrase la capacité et l'intelligence de toute âme et de toute créature. Si je parle d'elles, ma parole me fait l'effet d'un blasphème. » Et plus loin elle ajoute : « S'il s'agit des opérations absolument ineffables qui sont et se font dans l'âme, dans l'instant suprême, dans l'éblouissement de Dieu, il n'y a plus même à balbutier. Mon âme est souvent , ravie aux secrets divins. Je comprends alors pourquoi l'Écriture est facile et difficile; pourquoi elle paraît se contredire; par l'homme échappe au salut qui vient d'elle; comment elle con- damne, comment elle sauve. Je sais ces choses, et je me tiens debout sur elles, pleine de science, et quand je reviens des secrets divins, je puis prononcer quelques petits mots avec assurance. Mais s'il s'agit des opérations ineffables, s'il s'agit de l'éblouissement de gloire, n'approchez pas, parole humaine; et ce que j'articule en ce moment me fait l'effet d'une ruine, et j'ai l'épouvante qu'on a quand on blasphème (^). » Nous avons

(i) Le Livre des visions et instructions de la B. Angèle de Foligno, chap. xxvii. Traduction de M. E. Hello.

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vu de niC'mc Jean de Saint-Sanison éprouver cette épouvante, succomber à cette impuissance, défier le premier des séraphins de raconter les opérations divines dont il était favorisé.

Mais à cette cause d'obscurité , inhérente à la matière traitée quand on essaye de parler des états d'oraison les plus hauts, il nous paraît avoir ajouté trop souvent celle qui provient d'un style diffus, car nous ne saurions lui faire un reproche d'avoir écrit dans une langue dont la grammaire n'était pas encore entièrement fixée, et d'avoir employé beaucoup d'expressions, plutôt latines que françaises, que l'usage n'a pas adoptées. Ce défaut de précision apparaît au seuil même de son enseigne- ment; il. définit ainsi la théologie mystique : « Ce n'est autre chose que Dieu perçu d'une manière ineffable , lequel ne peut sortir que d'une manière ineffable, n'ayant d'autre entrée ni sortie de lui que lui-même, en ceux qui en simpHcité d'essence sont un avec lui en plénitude de consommation. Ici on voit la lumière illuminante, sortie de la lumière, n'être pas la lumière, mais lumière de lumière : laquelle montre la lumière, non à ses possesseurs, mais à ses indigents. C'est en cela que la profonde et suprême mysticité, en sa pure simplicité, n'admet rien hors du très simple. Et pour ce elle ne doit pas être jugée selon ses paroles, mais en sa simpHcité tant sortie que non sortie, et en son infinie étendue lumineuse, en laquelle elle voit tout sans être vue, et juge tout sans être jugée (0. » Evi- demment cette définition eût gagné à être moins descriptive.^

Quand Jean de Saint-Samson se trouve en présence des phé- nomènes de la haute mysticité, dans son désir d'en donner une idée qui ne soit pas trop disproportionnée, il multiplie les expressions et accumule les épithètes; de des pléonasmes fréquents, et, conséquemment, une lourdeur qui gêne la marche du discours; de aussi, par moments et ceci est plus grave, une obscurité provenant précisément d'un désir

(i) Cabinet mystique, V partie, chap. ix.

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exagéré d'être clair. L'âme mystique, se trouvant en présence de l'Infini, ne réussira jamais à donner une idée adéquate de ce qu'elle a vu et éprouvé; que si, dans l'ardeur qui la presse, elle ne sait pas borner ses effusions, elle risque de jeter des ombres sur ce qu'elle voudrait rendre intelligible. Lorsque la science mesure les distances qui nous séparent des globes d'or suspendus sur nos têtes, nous la suivons tant que l'unité, qui sert à mesurer et à comparer, ne disparaît pas dans la multitude des •chiffres; mais il arrive un moment l'imagination suc- combe sous le poids des nombres, et alors, on a beau ajouter le chiffre au chiffre, elle demeure inerte et semble avoir perdu la faculté de s'étonner.

On voit quelque chose de pareil se produire quand le mys- tique ne sait pas se borner dans l'exposition des opérations divines ; en ne sachant pas contenir son enthousiasme , dans des matières si élevées, il risque d'affaiblir l'impression qu'il vou- drait produire , et d'étourdir l'intelligence , si on l'ose dire , par un cliquetis de mots sublimes, alors que son but était de l'éclairer et de provoquer son admiration. Que l'écrivain mys- tique qui a contemplé les splendeurs des cieux fasse des efforts inouïs pour exprimer sa vision, qu'il se prenne corps à corps avec le mot, pour l'obliger à rendre la sublimité de sa pensée, on le comprend; mais il ne doit pas oublier qu'après tout, il s'efforce de rendre l'ineffable; qu'il a le devoir par conséquent de s'imposer une mesure, attendu qu'il sera nécessairement vaincu dans la lutte. Il faut qu'il ait devant les yeux le laconisme sublime de la révélation par laquelle Dieu se fit connaître tout entier à Moïse : Je suis !

Or, il nous semble que ces réflexions ne se sont pas toujours assez présentées à l'esprit de notre pieux auteur. Nous venons de voir comment il définit la théologie mystique; du seuil du temple, suivons-le jusqu'au Saint des Saints, écoutons-le dans son Epithalaine : il fait ainsi parler son âme : « Ah ! ma vie et mon tout, vous m'étreignez trop étroitement, vous m'embrassez

Vie du V, F. Jean de Saint-Sarnson. 175

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trop doucement, vous me surcomblez trop suavement, vous me ravissez trop heureusement, voire au comble de ma totale félé- cité que vous êtes : en la jouissance duquel je suis éternelle , sans temps, sans éternité, et même sans le moment. Ah! je n'en puis plus; je meurs et expire d'aise et d'amour dans votre sein suressentiel : sa beauté exquise et délicieuse me ravit puis- samment la vie d'aise et d'amour en amour, par-dessus l'amour; en repos et fruition, par-dessus le repos et la fruition; en sim- plicité , par-dessus la simplicité , ineffablement ineffable en Finef- fable, par-dessus l'ineffable (0. »

La négation occupe une grande place dans la langue mys- tique. Dans les communications de l'union , l'intelligence voit sans comprendre ; son acte est vital , mais , quand il devient réflexe, c'est par une volonté spéciale de Dieu qui fait pâlir l'irradiation, et permet ainsi à l'âme de réfléchir au secret qu'il veut lui révéler : en dehors de ces cas particuliers , on peut dire que l'âme ni ne voit, ni ne sent, ni n'aperçoit son état; plongée en Dieu, ses puissances sont suspendues par la violence de l'effort qui l'attire dans l'éblouissante clarté. Forcément donc le mystique devra avoir recours à des formules qui semblent im- pliquer contradiction, mais qui, au fond, seront d'une rigoureuse exactitude. De même, si on le considère livré à l'action toute- puissante de Dieu et établi par lui dans un état purement passif, les opérations d'un nouveau genre qui auront lieu dans son fond l'obligeront à employer telle locution , qui aura tout l'air d'un sophisme et d'une contradiction : ce sera, par exemple, « de l'amour sans amour, » ce qui signifiera que le nouvel amour produit immédiatement par Dieu se distingue essentiellement de l'amour qui, à un degré quelconque, procède de l'activité libre de l'âme.

Enfin, lorsque dans les suprêmes élévations de l'entendement et de la volonté , le mystique s'enfonce dans l'être incréé , c'est

(i) VP Soliloque.

176 Fie du V. F. Jean de Saint-Samson.

encore la négation qui se présente à lui , et cela par excès même d'affirmation. « Quoique, dit saint Denys l'Aréopagite, l'on approprie à la divinité, qui dépasse toutes choses, les noms d'Unité et de Trinité, toutefois, cette Trinité et cette Unité ne peuvent être connues ni de nous ni d'aucun être; mais, afin de glorifier saintement cette essence indivisible et féconde , nous désignons par les noms divins de Trinité et d'Unité ce qui est plus sublime qu'aucun nom, plus sublime qu'aucune substance; car il n'est ni unité ni trinité; il n'est ni nombre ni singularité, ni fécondité : il n'est auciKie existence ni aucune chose connue qui puisse dévoiler l'essence divine si excellemment élevée par- dessus toutes choses, dévoiler un mystère supérieur à toute raison, à toute intelligence. Et Dieu ne se nomme pas, et ne

s'explique pas; Sa Majesté est absolument inaccessible De

vient que les théologiens ont préféré s'élever à Dieu par la voie des locutions négatives (^). » Sans doute, tout l'être qui se trouve éparpillé dans les créatures est possédé par l'Être infini; mais il l'est d'une manière si éminente , que nos affirmations , en cherchant à atteindre cette éminence, s'évanouissent et se transforment en négations, et nous comprenons que c'est rester à une infinie distance de Dieu que de l'abaisser à la mesure de nos pensées finies. C'est pourquoi, si on a raison d'attribuer à Dieu , d'une manière éminente , les perfections vraiment telles qui resplendissent dans les créatures, on est encore plus dans la vérité quand, procédant par voie de négation, on nie de l'Être incréé toute hmite , toute composition , toute imperfection ren- fermée nécessairement dans notre concept humain.

Ne nous étonnons donc pas si les mystiques, ceux-là surtout qui, comme Jean de Saint-Samson, procèdent plus directement de saint Denys l'Aréopagite, aiment à nous parler de Dieu et de ses opérations dans l'âme par négation plutôt que par affirma- tion, et s'il naît de des difficultés d'interprétation, que l'on

(i) Des Noms divins , chap. xiii. Traduction de Mgr Darboy.

Vie du V. l\ Jean de Saint-Samson. 177

rencontre dans les auteurs les plus orthodoxes et qu'il faut se résigner à considérer comme des énigmes sacrées, tant qu'on n'aura pas été instruit par une expérience personnelle. « Un jour, rapporte la B. Angèle de Foligno, mon âme fut ravie, et je vis Dieu dans une clarté supérieure à toute clarté connue, et dans une plénitude supérieure à toute plénitude. Au lieu j'étais, je cherchai l'amour, et ne le trouvai plus. Je perdis môme celui que j'avais traîné jusqu'à ce moment, et je fus faite le non-amour. Alors je vis Dieu dans une ténèbre, et nécessairement dans une ténèbre, parce qu'il est situé trop haut au-dessus de l'esprit, et tout ce qui peut devenir l'objet d'une

pensée est sans proportion avec lui A l'altitude ineffable de

voir Dieu dans l'immense ténèbre, mon âme fut ravie trois fois. Je l'ai vu mille fois avec ténèbre, mais trois fois seulement

dans l'obscurité suprême Dieu m'entraîne à lui par le bien

suprême que je vois dans la nuit noire. Dans l'immense ténèbre, je vois la Trinité sainte, et dans la Trinité, aperçue dans la nuit, je me vois, moi-mêpe, debout, au centre. Voilà l'attrait suprême, près de qui tout n'est rien, voilà l'incomparable 0^). » Elle dit encore : « Dans le bien infini, qui m'apparut dans la ténèbre, je me recueillis tout entière, et au fond je trouvai la

paix, la certitude de Dieu avec moi, je trouvai l'Emmanuel

En lui, je sais et je possède tout ce que je veux voir et possé- der, en lui est le tout bien. Je ne puis craindre ni son départ, ni le mien, ni aucune séparation. C'est une délectation ineffable dans le bien qui contient tout, et rien ne peut devenir l'objet ni d'une parole ni d'une conception. Je ne vois rien, je vois tout : la certitude est puisée dans la ténèbre. Plus la ténèbre est profonde, plus le bien excède tout; c'est le mystère réservé (2). »

Jean de Saint-Samson, croyons-nous, n'offre rien de plus

(i) Le. Livre des visions et des instructions , xxvi' chap. -^ Traduction de M. Ernes^ Hello.

(2) Ibid.

lyS Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

difficile à entendre que cette transformation en non-amour, ou que cette vision par laquelle on ne voit rien et on voit tout, ou que cette contemplation du soleil des âmes, de la Trinité sainte, dans la nuit noire; cependant il nous semble qu'il a encore dépassé la mesure parfois dans l'emploi des formules négatives. Bon nombre de pages déjà citées pourraient nous servir de preuve; ajoutons-y les passages suivants : « Je dis que, tant en perception qu'en imperception, tant en notre connaissance qu'en notre ignorance, étant entièrement transformés et étendus dans l'essence suressentielle de ce bien infini et incréé, nous n'avons et n'admettons ni différence, ni distinction, ni temps, ni éter- nité; et que, placés et surétendus au-delà, en cette même sures- sentialité, au plus haut degré de transformation, nous sommes tout ce qu'il est, non en partie ni en égalité; bien moins encore en distinction ou différence, excepté celle que nous avons don- née ci-dessus. Car il n'est ici ni tout ni partie; mais tout Tout, bien loin de toute partie; et cela par excès d'action et de pas- sion , et encore bien loin au delà de la suraction et de la surpas- sion, sans différence , en différence , et bien loin de toute diffé- rence. Là, le vide est tout plein, mais par différence du plein et sans différence du plein. Là, le vide ou indigent, non vide ni indigent, est surcomblé du plein, du plus plein, du très plein, voire de la plénitude même. Cela se fait par excès, non d'action ni de passion, mais bien loin au delà, par excès de surpassion (0. »

Il écrit encore, au même endroit : « Je dis donc que ces âmes sont toutes perdues en l'unité jouissante, qui, en tant qu'unité, n'opère point, mais est oiseuse. De cette unité, les personnes de la Trinité , sortant chacune à sa propre action , se béatifient infiniment par un seul acte perpétuel qui est au delà de toute compréhension et intelligence créée. Là, il n'y a ni temps ni éternité; mais infiniment au delà, cette essence sures-

(i) Cabinet mystique, chap. viii.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. ij()

senticllc réside et demeure toute en soi et par soi, se compre- nant toute et totalement en sa suprême plénitude; et cela, par un regard très fixe et immobile qu'elle fait sur toute son infinie étendue et plénitude, sans distinction de personnes. C'est en cette plénitude et étendue que les âmes dont nous parlons sont transformées en Dieu, et très largement étendues au delà de toutes bornes et limites créées et créables. Elles sont, dis-je. Dieu même dans un sens véritable, soit en caliginosité soit en luminière, soit en passion soit en surpassion, 'soit en ignorance soit par-dessus l'ignorance. Et nous expérimentons que cela est ainsi, par les perceptions sans connaissance, voire par-dessus cela même; ce qui nous porte bien loin au delà de toute con- naissance. ))

Après une exposition de doctrine mystique si difficile à en- tendre, notre pieux auteur aurait pu, comme saint François de Sales, dans son Traité de l'amour de Dieu (^), et avec plus de raison que lui si l'on se place au point de vue de cette difficulté de comprendre, faire la remarque suivante : « Ce traitté est donc fait pour ayder l'âme desjà dévote à ce qu'elle se puisse avancer en son dessein, et pour cela il m'a esté forcé de dire plusieurs choses un peu moins conneuës au vulgaire, et qui par conséquent sembleront plus obscures. Le fond de la science est tous-jours un peu plus malaysé à sonder, et se trouve peu de plongeons qui veuillent et sachent aller recueillir les perles et autres pierres précieuses dans les entrailles de l'Océan. Mays si tu as le courage franc pour enfoncer cet escrit, il t'arrivera de vray comme aux plongeons, lesquels, dit PHne, estans es plus profonds gouffres de la mer, y voyent clairement la lumière du soleil; car tu treuveras es endroits les plus malaysés de ces dis- cours une bonne et amiable clarté. » Nous disons que Jean de Saint-Samson aurait pu parler ainsi avec plus de raison que saint François de Sales, car plus que celle du grand évêque de

(i) Préface.

i8o Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

Genève, sa mystique est enveloppée d'ombres difficiles à pénétrer, et demande que l'esprit s'enfonce dans l'océan de l'être incréé par un effort de spéculation métaphysique. C'est de propos très arrêté que l'aimable saint, son glorieux contemporain, dont la piété tendre et avant tout pratique s'est, pour ainsi dire, incar- née dans V Introduction à la vie dévote, n'a pas mis le pied sur le terrain de la mystique transcendentale ; car, après les paroles que nous venons de citer, il continue ainsi : « Et certes, comme je n'ay pas voulu suivre ceux qui mesprisent quelques livres qui traittent d'une certaine vie suréminente en perfection, aussi n'ay-je pas voulu parler de cette suréminence; )> et il ajoute finement : « Car ni je ne puis censurer les autheurs , ni autoriser les censeurs d'une doctrine que je n'entends pas. » Assurément, il n'y a rien à censurer dans la vie suréminente prêchée par Jean de Saint-Samson; mais chaque saint a son esprit particu- lier, et le grand évêque de Genève, tout en connaissant par une expérience personnelle le vol de l'aigle dans l'immensité lumi- neuse, a préféré, espérant leur être ainsi plus utile, enseigner aux âmes le vol moins audacieux de la colombe amie des claires eaux.

Telles sont les imperfections que nous avons cru remarquer dans les œuvres plus particulièrement mystiques de notre pieux contemplatif. A ces défauts, il faut joindre, outre une langue vieilHe, et l'espèce de dépréciation que subit la pensée en se présentant au lecteur sous un vêtement suranné, un manque de méthode signalé plus haut, des répétitions, et souvent de brusques interruptions dans la marche des idées, provenant de l'habitude qu'avait Jean de Saint-Samson de dicter ses traités par inspiration plus que par réflexion , poussé par les transports intérieurs de l'amour, plutôt que par le désir de révéler le fruit de ses solitaires méditations. Quand on Ht ses œuvres, quand surtout on les approfondit, on est vivement impressionné, on se sent en présence d'un géant ; mais on regrette de ne pas trou- ver toujours dans le langage la simplicité transparente d'une

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sainte Th(!;rcsc, si pleine de naturel et de grâce, si habile h relever les détails les plus simples par la distinction de la forme, et toujours si philosophique, même dans les images et les com- paraisons auxquelles elle a recours pour rendre intelligibles les communications les plus immatérielles qui puissent exister entre la vérité substantielle et l'âme. Ici, elle voit son âme comme un clair miroir; le divin Sauveur y resplendit, et chaque partie de ce miroir ^se trouve comme imprimée en lui par une com- munication pleine d'amour et de tendresse (0; là, elle voit la divinité sous la forme d'un diamant d'une beauté incomparable et plus grand que n'est le monde, et dans ce diamant elle voit clairement ses actions bonnes ou défectueuses W; ailleurs, l'âme mystique est un papillon dont les ailes ne sont déliées qu'après avoir traversé les différents degrés de purification et d'illumina- tion (î); dans un autre endroit enfin, la suprême union de l'âme avec la sagesse incréée est représentée sous la forme d'un ma- riage mystérieux (4); mais bien qu'il s'agisse de phénomènes intellectuels d'une sublimité vertigineuse, nul terme abstrait ou scientifique, toujours la même simplicité, la même grâce char- mante.

Au contraire, même lorsqu'il décrit les plus tendres commu- nications de l'époux des âmes, Jean de Saint-Samson aime le mot métaphysique, parle le langage de la science. Son expres- sion revêt souvent une singulière énergie; mais il ne cherche pas à orner sa pensée, et il emploie rarement la comparaison pour rendre intelligibles ses hautes conceptions. Sa palette a peu de couleurs : est-ce dédain? N'est-ce pas plutôt qu'ayant été empêché par son infirmité de se mettre en contact avec la nature extérieure , il lui a été impossible de peupler et d'embellir

(i) Vie de sainte Thérèse écrite par elle-même, chap. xl.

(2) Ihid.

(3) Château de l'Ame , chap. ii.

(4) Chemin de la Perfection, chap. xxii.

i82 Vk du V. F. Jean de Saint-Sam son.

son imagination? Cette infirmité l'a empêché aussi d'acquérir la discipline intellectuelle que donnent des études fortes et suivies, et qui se fait tant remarquer dans les œuvres de saint Jean de la Croix.

Nous avons signalé, peut-être avec trop de sévérité, les défauts qu'on remarque dans ses œuvres : ils tiennent à la forme, et non au fond; ce sont les défauts de l'écrivain, et non ceux du mystique; secondaires d'ailleurs, ils laissant subsister l'originalité et l'orthodoxie de son enseignement. Ils expliquent pourtant pourquoi, après avoir été beaucoup lu par le grand siècle, il est aujourd'hui beaucoup moins connu qu'un grand nombre d'auteurs mystiques qui ne lui sont supérieurs ni par la sublimité du regard contemplatif ni par la sûreté de la doctrine. Il est juste aussi de dire que notre siècle, avec sa connaissance superficielle de la religion et les convoitises terrestres dont il est dévoré, est peu propre à s'élever jusqu'à l'amour et à l'intelli- gence d'une si haute mysticité : il ne .saurait aimer une nourri- , ture aussi forte, car c'est à peine s'il peut suppoirter le lait et le miel des enfants.

Cette mysticité, disons-nous, est toujours d'une rigoureuse orthodoxie. Le lecteur peu famiUarisé avec les auteurs de la famille à laquelle appartient Jean de Saint-Samson a pu craindre qu'il ne se soit égaré dans son ascension vers Dieu, qu'il ne soit tombé dans des erreurs graves au point de vue théologique et philosophique. Quand il parle de repos parfait, de désert spirituel, de la nécessité de ne pas réfléchir, ne tombe-t-il pas dans cette erreur qui séduisit un moment le grand esprit de Fénélon, et que foudroya Bossuet, n'est-il pas quiétiste? Quand il nous représente l'âme parvenue au suprême degré de l'unité, transformée en Dieu, perdue dans l'abîme lumineux de la divi- nité, ne tombe-t-il pas, comme d'autres mystiques, dans une erreur chère à notre siècle, n'est-il pas panthéiste? Il n'est ni l'un ni l'autre.

Nous l'avons remarqué, notre pieux auteur ne veut pas d'un

Vie du V, F. Jean de Saint-Samson. 183

amour qui ne s'appuierait pas sur l'exercice des vertus, et son mysticisme a pour base l'imitation de Jésus-Christ. Sans doute il a parfois ces élans extraordinaires permis aux âmes parfaites quand l'amour les presse^ les entraîne; la sienne dira à Dieu, par exemple : « Si vous désirez faire cela de moi (la mettre en enfer), votre bon plaisir soit fait dans toute l'éternité. Je me tiendrai éternellement bienheureuse, sans avoir la jouissance de votre gloire en moi; car je l'aurai toujours en vous. Je vous louerai dans ce lieu d'horreur, tant en vous qu'en vos saints, dans lesquels vous êtes autant glorieux que merveilleux. » Mais il ajoute aussitôt : « Me pourriez-vous bien refuser le pardon tant espéré, quoique si peu mérité? Non, mon Amour, je l'espère si fort et si profondément, que, quand vous m'auriez réduit au fond des abîmes, mon espérance en vous ne dimi- nuerait aucunement, vu la foi et la confiance que j'ai que vous m'en tireriez, pour me rendre pleinement jouissant de vous dans la société de vos saints, lesquels je prends pour mes intercesseurs et avocats, avec votre très sainte Mère (^). «

Il ne dépouille pas l'âme humaine de sa grandeur naturelle en la dotant d'une grandeur surnaturelle; il ne se permet à son égard aucune mutilation sacrilège, et c'est avec énergie qu'il revendique en particulier pour elle la liberté et la responsabilité de ses actes. En l'entendant affirmer que pour arriver à la « transfusion en Dieu , il faut que toute la créature soit perdue à son vivre, à son sentir, à son savoir, à son pouvoir et à son mourir; pâtissant sans pâtir, se résignant sans se résigner; » qu'elle ne peut arriver à être entièrement possédée par Dieu « que par l'entière suppression de ce qu'elle a de créé; » qu' « elle ne réfléchit pas même là-dessus, » et qu' « il n'y a plus en cet état d'acte de réflexion; » en présence de ces affir- mations, disons-nous, il semble qu'on soit en droit de se demander ce que deviennent alors la dignité de la personnalité

(1) IV^ Soliloque.

184 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

humaine et sa responsabilité morale. Mais notre pieux contem- platif se hâte de prévenir nos objections, en ajoutant aux paroles que nous venons de citer : « Toutefois , le franc arbitre demeure en sa pleine et entière vigueur (0. » Jslous pouvons donc nous rassurer : l'état qu'il décrit échappe peut-être à l'analyse philo- sophique , mais il ne sort pas des conditions qui font la vie humaine morale et méritante, et conséquemment lui donnent sa véritable grandeur.

Ne nous effrayons pas davantage quand nous l'entendons nous parler de son désert spirituel : gardons-nous bien de nous repré- senter un monde aride, mort, sans voix et sans écho. Ce désert, c'est l'âme entrée dans sa propre immensité, ou plutôt entrée dans l'immensité divine. Là, tout est vie enivrante et féconde, lumière ruisselante, calme profond et solennel. Là, n'arrivent point les voix discordantes des créatures, c'est vrai; mais la voix de l'infini, tantôt suave comme un murmure du Ciel, tantôt retentissante et majestueuse comme les roulements du tonnerre, y entretient des harmonies ineffables. « C'est là, ô mon amour, s'écrie Jean de Saint-Samson, que l'âme est pleine de joie en votre tout immense, d'une simple, ineffable et inconcevable manière; c'est que l'amour, reposant en son propre centre que vous êtes, est converti en votre charité très pure, en l'abîme incréé de sa suressence, en suréminente hauteur, inaccessible à tout le créé. » Ce désert est donc le « paradis de Dieu sur la terre , aussi bien que celui de la créa- ture (2); » cette soHtude est « le jardin du Seigneur (3) ; « « elle est pleine d'exultation, et elle fleurit comme le lis (4); » elle est embaumée des parfums de l'éternité , et le repos qu'on y goûte est le plus pur et le plus actif épanouissement de la vie.

(i) Vrai Esprit du Cannel, chap. xiii.

(2) I" Contemplation.

(3) Is., chap. Li, V. 3.

(4) Ihid., chap. xxxv, v. i.

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Jean de Saint-Samson s'indigne contre le fliux repos des quié- tistes. « Il se trouve, dit-il, trop de fainéants qui prennent l'apparence pour la vérité, et qui, pour avoir senti quelque douce et forte attraction qui les a élevés, par-dessus les choses sensibles, à la contemplation et à la jouissance de Dieu, il leur semble toujours être placés et arrêtés (0. » Ces apôtres du néant sont, à ses yeux, « ennemis de toute raison et de toute vérité , » et il a écrit contre eux son traité Des faux oisifs et du suréminent repos. La vie de l'âme à sa plus haute puissance, voilà quel est son repos : « il est l'effet cju regard divin , » pro- voquant et enflammant le regard de l'âme.

A propos de ce regard de l'âme, faisons une observation qui aura son utilité pour l'intelligence de quelques phénomènes contemplatifs dont la description peut étonner. Les mystiques veulent que l'âme arrive à son centre pour y contracter avec Dieu une union ineffable. Qu'est-ce que ce centre ? Voici com- ment en parle un auteur pieux, connu pour la modération de sa plume : « Il faut donc soigneusement établir trois étages en l'âme, deux en la partie raisonnable, et un en l'appétit sensitif... Si vous me demandez quelle différence il y a entre la partie raisonnable et le centre, je vous dirai qu'elle est telle que celle qui se trouve entre l'unité et la multiplicité, entre la simplicité et le mélange. Le propre acte du fond ou centre est de rendre plus subtils et plus simples ceux des puissances; de sorte que ce qui est distinctement dans l'entendement, la mémoire et la volonté, semble comme réuni dans cette unité de Tessence de l'âme par une simple vue... Ce fond de l'âme a en soi généra- lement ce qui est répandu en particulier par toutes les autres facultés; mais il l'a d'une façon beaucoup plus pure et plus excellente (2). »

L'auteur de ces lignes dit très bien que ce qui est distinct

(i) Cabinet mystique, i'" partie, chap. i.

(2) Boudon , Le Règne de Dieu en l'oraison mentale, chap. xv,

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dans les puissances semble comme réuni dans l'unité de l'essence de l'âme par une simple vue : il ne faudrait pas en effet attribuer à la substance de l'âme une opération distincte des opérations des puissances. C'est l'enseignement de saint Thomas que la substance ne peut agir directement et immédiatement par elle-même, ce n'est que par ses puissances qu'elle agit. L'âme, par exemple, ne comprend que par son intelligence et n'aime que par sa volonté, et même l'opération divine la plus rapprochée de l'état béatifique , cette opération qui consiste dans un épanchement de la divinité en elle , dans une sorte de contact entre la divinité et elle-même, cette opération a lieu dans la volonté et dans l'intelligence (0. C'est un baiser et une irradiation accordés à l'âme par le moyen de la volonté et de l'entende- ment; seulement, comme l'opération est essentiellement imma- térielle, et comme, d'autre part, l'âme, recueillie dans son fond, est rendue très indépendante des sens extérieurs et inté- rieurs, il semble que la substance même soit atteinte. En un mot, la substance est déifiée par la grâce sanctifiante, laquelle laisse intact son être naturel; mais les opérations qui trans- forment mystiquement l'âm.e en Dieu ont heu dans les puis- sances, et notamment dans la volonté et dans l'entendement.

Qui ne voit que ces observations doivent être d'un grand secours pour trancher les difficultés que présentent certains textes d'écrivains contemplatifs? L'âme, enseigne l'école, en pensant un objet l'attire à elle, et son intelligence devient cet objet même dans Tordre de l'intelligibilité; du côté de la volonté, elle fait l'opération inverse, elle va vers l'objet aimé, elle sort d'elle-même pour suivre son amour, en étreindre l'objet, et se fondre en lui. Des deux côtés donc, l'opération se termine par un acte de transformation; des deux côtés, il y a union. Le mystique, conséquemment, pourra parler de parfait repos en

(i) Vo^^ez Dircdorium mysticnm, tact, m, sect. 5, par le P. Antoine du Saint- Esprit, carme déchaussé.

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Dieu, de perte entière en Dieu, d'unité complète entre l'âme et Dieu , sans que pour cela on soit autorisé à l'accuser de dé- truire la nature et ses opérations : autres sont les actes qui se rattachent directement à la contemplation, autres les actes qui constituent le tissu de la vie chrétienne en général; autre chose est une transformation en Dieu par amour et infusion de lu- mière céleste, autre chose une transformation radicale par une absorption de substance. La première de ces deux transforma- tions est parfaitement fondée en raison, et c'est d'elle qu'en- tendent parler les vrais mystiques : la seconde est absurde; elle implique la destruction de l'homme , aussi a-t-elle été condamnée par l'ÉgUse.

Nous avons vu avec quel soin Jean de Saint-Samson a su éviter l'écueil du quiétisme; il a su éviter avec le même soin celui du panthéisme. En se rapprochant de Dieu, il ne s'est pas évanoui à ses propres yeux; le sentiment plus vif de la person- nalité divine n'a pas éteint en lui le sentiment de sa propre personnalité. Son être, en pénétrant dans l'immensité de l'être divin, continue à subsister dans sa magnifique petitesse, et s'il prend les qualités du milieu dans lequel il entre, il ne perd pas pour cela sa nature primordiale : c'est un ennoblissement résul- tant d'un commerce plus intime avec la divinité, ce n'est pas un anéantissement. Jean de Saint-Samson voit cependant le dan- ger; mais,, loin de tomber dans l'abîme, il s'étonne que certains esprits aient pu s'y précipiter.

Ce n'est pas qu'il soit timide dans son langage, qu'il manque d'audace dans son orthodoxie. Écoutons-le : « Ce que je dirai encore des âmes déifiées par transformation, en toutes les ma- nières exprimées ci-dessus, c'est que ce qui semble à présent procéder de leur vie propre, de leur propre action et de leur passion, n'est que Dieu, qui vit, agit et pâtit en elles, dans l'essence duquel étant entièrement consommées, perdues et totalement transformées, elles sont Dieu même au-dessus de tout nom donné à Dieu. » Il ne craint pas d'affirmer encore ce

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qui suit : « On peut dire que, comme nous connaissons sans connaître, et percevons sans percevoir, ainsi, en ce même état, nous expirons sans expirer , mourons sans mourir, et vivons sans vivre; que nous sommes transformés en Dieu et sommes lui- même au-delà de tout ce qui s'en peut dire ou concevoir, vu que Dieu est infiniment au-delà de ce qui se peut nommer (i). » Certes, voilà un langage qui ne manque pas de hardiesse. Mais soyons sans inquiétude; notre saint contemplatif a prévu Tobjection qui pourrait lui être adressée, et il se hâte de prou- ver que la boussole d'une forte raison ne le quitte pas dans le voyage qu'il fait sur l'océan de l'infini : « Encore, dit-il, que nous soyons Dieu même, nous différons pourtant infiniment de cette suressentiaHté suressentielle; » et il ajoute : « Cependant nous sommes divinement transformés en elle par-dessus toute raison et appréhension, notre être créé nous demeurant tou- jours; car croire autrement, ce serait chose étrange et tout à fait absurde (2). »

Il ne se contente pas d'affirmer que la créature n'est pas transformée substantiellement en Dieu dans les hauts états d'oraison, il prouve l'impossibifité absolue d'une pareille trans- formation. « En Dieu, dit-il, il n'y a que Dieu, il n'y a que son être essentiel en sa suressentiaHté, et il n'y aura, et il n'y eut jamais aucun être créable qui, nonobstant toute la jouissance compréhensive qu'il ait de lui, en lui et par lui, lui puisse être uni et conjoint, sinon d'une infinie distance. Car s'il en était et pouvait être autrement, cet être créé serait une substance divine et incréée. Que si, par impossible, il pouvait arriver que quelque substance créée en approchât par passion excessive d'union jouissante, au-delà du degré et des bornes et limites de sa capa- cité créée, je dis en excessive abondance d'influence, ou bien en excessive privation, au plus profond de l'esprit, cette sub-

(i) Cabinet mystique, i'" partie, chap. viii. (2) lUd.

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stance créée serait au même instant réduite \ rien (0. » Le mystique papillon de sainte Thérèse, en sortant des bornes de la nature créée pour se précipiter dans la flamme divine sous l'empire d'une irrésistible fascination, loin de devenir cette flamme, serait brûlé à l'instant même et tomberait dans le néant. On en conviendra, le contemplatif qui tient ce langage n'est pas près de tomber dans une erreur qui répugne autant à la nature incréée qu'à la nature créée.

Essayons maintenant, afin d'achever d'indiquer le vrai carac- tère du mysticisme que nous étudions, de le comparer avec celui de quelques mystiques illustres qui brillèrent au sein de l'Église à l'époque de Jean de Saint-Samson , ou un peu plus tôt.

Le but du mystique est d'arriver à l'union divine par la puri- fication et l'immolation de soi-même : l'âme se dépouillant de la rouille du péché et cherchant son centre qui est Dieu, pour s'y reposer, en deux mots, voilà le mysticisme chrétien. On peut cependant distinguer en lui trois nuances bien tranchées : s'il s'arrête plus spécialement à l'étude de l'âme et des phéno- mènes intérieurs auxquels donne naissance la vie spirituelle, il sera psychologique; si son vol l'emporte dans l'essence incréée, et l'y retient dans la contemplation amoureuse de ses perfections infinies, il sera métaphysique; enfin, parce que Dieu s'est incarné et parce que le mystère de l'Homme-Dieu est devenu le mystère central dans l'économie générale des choses, le mysticisme peut avoir une tendance spéciale à étudier ce centre et à s'y reposer, et de une troisième nuance la métaphy- sique pourra aussi avoir une large part, si on étudie le mystère avec la science plus qu'avec l'amour. Ce n'est point une division absolue, nous en convenons, dans tout vrai mystique, ces trois nuances se retrouvant plus ou moins représentées; et néanmoins nous sommes autorisé à les distinguer, parce qu'elles se fondent sur des attraits particuliers faciles à constater, et

(i) Cabinet mystique , V partie, chap. vm.

190 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

parce qu'elles impriment un cachet spécial à la langue de Técri- vain contemplatif.

Le mysticisme de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix est essentiellement psychologique, et l'on a dit, non sans raison, que, de concert avec les Jean d'Avila, les Louis de Grenade, les Louis de Léon, et d'autres ouvriers moins connus, ils avaient doté l'Espagne de sa philosophie la plus réelle et la plus originale (^). Ils étudient l'âme, fouillent dans ses repUs, analysent finement ses passions, se rendent un compte exact de ses facultés et de leurs actes; c'est elle que l'on retrouve au fond de leurs transports, et même quand l'élan extatique les emporte dans le sein de la divinité, ils ne se décident point à la perdre de vue. Sainte Thérèse nous représente l'âme comme un château, dont elle décrit la divine architecture. Ce château contient sept demeures; elle nous prend comme par la main, nous introduit successivement dans chacune d'elles, et dans la septième, chambre nuptiale pleine des mystères de l'infini, illu- minée des splendeurs célestes, nous montre Dieu contractant avec l'âme un mariage tout mystique et tout spirituel. Saint Jean de la Croix s'empare de l'âme, la dissèque, enseigne le moyen de faire mourir la vie naturelle dans chacune de ses facultés, la conduit ainsi pas à pas au néant mystique, et de là, à la déification et aux joies du mariage spirituel, qu'il chante divinement dans sa Vive flamme de V Amour et dans ses Cantiques.

Il y a sans aucun doute des points de ressemblance entre le mysticisme espagnol et celui que nous essayons de caractériser; la doctrine du rien, par exemple, se trouve rigoureusement exposée par Jean de Saint-Samson comme elle l'est par saint Jean de la Croix; puisque tout mysticisme chrétien tend à la transformation de la nature et à l'union divine, il est inévitable.

(i) Les Mystiques espagiiols , par Paul Rousselot. Ouvrage fait à un point de vue tout rationaliste.

Fie du V. F. Jean de Saint-Samson. t^i

comme nous Pavons remarqué, que tous les mystiques se rcn- coiiêrent dans un fonds commun d'idées et de sentiments. Mais cela ne les empêche pas, lorsqu'ils ont reçu des gnices et des talents exceptionnels, d'avoir chacun leur originalité, soit quant i\ Tesprit particulier qui les anime, soit quant à la méthode qu'ils suivent. Jean de Saint-Samson a des traits de ressem- blance avec saint Jean de la Croix, mais il s'en distingue néan- moins assez pour qu'on ne puisse pas les classer dans la môme famille de contemplatifs. Nous savons cependant qu'il professait pour ses œuvres la plus profonde estime; c'est le P. Joseph qui nous l'apprend par les lignes suivantes : « Le R. P. Provincial des Carmes déchaussés, qui avait pour compagnon le P. Joseph (si je ne me trompe), vint loger en ce couvent (0, et ayant entendu parler de la suréminence de notre saint Frère, lui par- lèrent; et notamment le P. Joseph communiqua avec lui fort longtemps et lui demanda s'il avait vu les écrits du P. Jean de la Croix. Il lui répondit que oui et qu'ils étaient fort excellents, mais qu'il y avait encore une vie par-dessus cela. Les traités qu'il a faits de la consommation du sujet dans son objet feront bien voir son dire être véritable. Le P. Joseph lui fit tant d'instances pour avoir son chapelet qu'il voulait avoir pour relique de lui, qu'il fut contraint de le lui laisser; car il le tenait pour un saint, et la conférence qu'il eut avec lui l'en assura. Notre saint Frère faisait grande estime dudit P. Joseph pour ses vertus et sa spiritualité , car il me le dit après leur entrevue. Je crois qu'il a été provincial depuis (2). »

Il serait intéressant de se demander si Jean de Saint-Samson, en disant « qu'il y avait une vie par-dessus cela, » a entendu parler d'un état dont il ne serait pas question dans les œuvres de saint Jean de la Croix, ou s'il a voulu simplement parler de modifications , de nuances dans un état restant au fond le même ,

(i) Au couvent de Rennes. (2) Ms., p. 151.

192 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

et constater que le grand mystique espagnol , arrivé aux sublimes communications de la contemplation pure, a mieux aimé géné- ralement, au lieu d'aborder de front la difficulté, la tourner; au lieu de fixer la cause, qui ne peut manquer d'éblouir, d'aveu- gler môme par sa lumière trop vive et trop secrète, caractériser cette cause par les effets produits dans l'âme. Nous pensons que c'est à cette dernière supposition qu'il faut s'arrêter, car saint Jean de la Croix a très certainement entendu parler des plus hauts états d'oraison, et il n'était pas homme à s'y tromper. Il décrit dans la Nuit obscure de l'âme (0 les dix degrés de l'échelle mystique de l'amour divin; or, il affirme que le neuvième degré est le degré des parfaits, et que le dixième n'est pas de la vie présente, mais de la vie future. Il dit encore dans la Vive flamme d'Amour (2) : « Nous avons parlé dans les cantiques pré- cédents du plus éminent degré de perfection qu'on puisse acqué- rir en cette vie, et qui est la transformation de l'âme en Dieu. Mais il s'agit, dans les présents cantiques, d'un amour plus consommé et plus parfait dans le même état de transformation. Car, quoi qu'il soit hors de doute qu'on propose en tous ces cantiques le même genre de transformation et qu'on ne puisse point passer au-delà , toutefois on peut , avec le temps et par un exercice continuel, se perfectionner, et, pour ainsi parler, se concentrer davantage en l'amour de Dieu. «

Nous pourrions multiplier ces citations , mais celles-ci prouvent suffisamment que saint Jean de la Croix n'a pas laissé dans l'oubli ïétat de vie contemplative le plus élevé. Dans cet état, Jean de Saint-Samson a-t-il décrit un ordre de phénomènes plus élevés que ceux dont parle le mystique espagnol dans ses pages les plus profondes? Au Heu de discuter cette question, nous aimons mieux louer saint Jean de la Croix d'avoir su se borner et d'avoir terminé son traité de la Vive flamme d'Amour par ces

(i) Liv. II, chap. xix et xx. (2) Préface.

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mots : « Mais, parce que le Saint-Esprit consume ainsi i'flme des flammes de son amour, il la transforme en lui-môme, de telle sorte qu'il répand en elle tous les biens divins dont elle est capable. Il la comble aussi d'une gloire qui est une espèce de participation de la gloire des anges et des bienheureux. Aussi l'âme goûte par avance les douceurs du paradis, et elle semble être déjà transportée dans le ciel. Mais comme ces choses sur- passent la capacité de notre esprit et ne peuvent tomber dans notre sens, je n'en parlerai pas davantage. » Nous le louerons aussi, lui philosophe si exact, de s'être servi avec parcimonie du langage métaphysique pour expUquer les phénomènes de la haute contemplation, de s'être souvenu que Dieu l'avait fait poète, et d'avoir, dans des cantiques admirables, accompagnés de courts commentaires, essayé de « faire entrevoir plutôt que de découvrir quelque chose de ces mystères secrets » par des figures, des similitudes ou des paraboles, laissant au lecteur, selon qu'il est plus ou moins instruit par l'expérience, le soin d'y puiser à sa mesure (^).

Mais nous voulions simplement établir que Jean de Saint- Samson voyait dans notre Père Saint Jean de la Croix un des plus grands maîtres de la vie contemplative, et il est temps de revenir à notre sujet.

Différent de celui du premier Carme déchaussé, son mysti- cisme diffère aussi de celui de M. de Bérulle, qui écrivait à la môme époque et dont les œuvres, par l'inspiration et le but, appartiennent autant aux Carmélites de France qu'à l'Oratoire.

Le mysticisme qui prend pour son principal objet l'Homme- Dieu, ce mysticisme de l'Incarnation qui, parmi tant de dévo- tions excellentes qu'il a engendrées, a produit son plus doux fruit dans celle du Sacré-Cœur, espérance du monde, à l'heure qu'il est, source de vie nouvelle offerte aux âmes égoïstes et froides d'un siècle qui a désappris l'amour et l'immolation, tel

(i) Cantiques spirituels , préface.

194 ^^^ ^^ ^' P' J^^^^ de Saint-Samson.

fut le mysticisme de M. de BéruUe et de ses disciples, avec cette différence pourtant que l'enseignement de M. de Bérulle est fortement empreint de la métaphysique de l'école. Des saintes, comme la B. Angèle de Foligno et la B. Marguerite- Marie, ont étudié l'Homme-Dieu à la lumière des révélations surnaturelles; la flèche même de l'amour a tracé son portrait dans leur cœur. M. de Bérulle l'étudié au double flambeau de la science et d'une ardente piété : à défaut de ce que nous appellerons la fulguration divine, il possède une connaissance approfondie du mystère qu'il aime et qu'il veut faire aimer.

Son premier et son plus profond regard est pour l'Homme- Dieu considéré en lui-même, dans la perfection de ses deux natures, et dans la personnalité incréée en laquelle elles subsistent; et comme l'Homme-Dieu est un centre, il étudie ensuite tous ses rayonnements, les relations supérieures qui l'unissent à la Trinité, les relations inférieures qui l'unissent aux hommes, et celles qui réciproquement unissent ou doivent unir les hommes à lui, les mystères par lesquels il les a rachetés, enfin la dignité qu'il confère à son auguste Mère, et celle qu'il a conférée au sacerdoce catholique, lequel n*est qu'un écoulement de son sacerdoce éternel. C'est un traité de l'Incarnation les sentiments mystiques se greffent sur la doctrine de saint Thomas, comme on voit des fleurs délicates s'épanouir sur un arbre au tronc noueux et fort. Le Discours de Vétat et des grandeurs de Jésus n'est pas un ouvrage fini; mais il est admirable tel qu'il est, et il élève l'âme à des hauteurs d'où le regard embrasse des hori- zons immenses.

Quant à notre pieux contemplatif, plein de Dieu, placé sans cesse en présence de l'Essence incréée, il a donné à son mysti- cisme un cachet métaphysique qui le place sans hésitation pos- sible dans la lignée de saint Denys l'Aréopagite. Il le rappelle souvent par son langage, comme, par exemple, dans les lignes suivantes : « Ah! que certains hommes sont bien trompés, ma chère Vie ; qui , gisant en leur appétit naturel , peut-être tout vif

Vie du V, F. Jean de Saint-Samson,

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et animal, ne s'étudient h vous Connaître et apprendre que par science ! Car plus ils pensent s'approcher de vous et de vos œuvres pour les comprendre, plus ils s'en éloignent, spéculant non ce que vous êtes, mais ce que vous faites et ce que vous pouvez , non en vous et par vous , mais par le seul effort de leur sens naturel. Les raisons de cette vérité sont autant extrêmes qu'il y a d'extrême distance entre les affirmations et les négations. La connaissance qu'on a de vous par négation n'est que pour ceux que vou5 avez atteints par l'écoulement de votre amour ineffable, dans lesquels vous avez allumé votre propre feu , pour y fondre , y changer et y perdre entièrement tout ce qu'ils sont. »

S'il étudie l'Homme-Dieu et les mystères qui se rattachent à lui, comme il le fait, par exemple, dans ses Contemplations, il s'élève immédiatement d'un coup d'aile jusqu'à l'Intelligence divine, pour y adorer l'éternel décret d'où procède toute l'éco- nomie de la Rédemption. Tandis que M. de BéruUe s'arrête à l'effet , lui remonte ci la cause ; le savant théologien analyse l'œuvre pour admirer et aimer; le moine pieux, afin d'aimer à son tour, considère surtout dans l'œuvre l'amour qui l'a produite ; l'un, frappé par la majesté du fleuve, s'arrête sur ses bords et se penche pour se désaltérer dans ses eaux ; l'autre remonte son cours et va tremper ses lèvres altérées à la source même d'où jaillit le premier flot. S'il traite des vertus, Jean les met en pré- sence de leur exemplaire éternel, la perfection de l'Essence divine; s'il parle de l'âme, c'est dans l'abîme de la lumière et de l'amour qu'il aime à nous la montrer; il la voit plongée dans le feu, et note avec soin tous les degrés de sa transformation, jusqu'à ce que, parfaitement purifiée, elle soit devenue feu elle- même, c'est-à-dire Etre divin, autant que cela est possible à la créature pendant l'exil.

C'est sur l'Être incréé que Jean fixe son regard, c'est en lui qu'il cherche son repos , qu'il se perd et se retrouve , tout trans- formé en amour et en lumière : il a donc véritablement pour maîtres saint Denys et le^ mystiques allemands, tels que Taulère.

196 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

dit le docteur Illuminé, et le maître de celui-ci, Rusbrock TAd- mirable.

Rien ne serait plus facile que de constater par des rapproche- ments de textes les rapports de ressemblance qui existent entre notre mystique et Rusbrock en particulier. Nous avons vu le rôle que Jean de Saint-Samson assigne à l'humilité dans la réforme de l'homme intérieur; c'est la divine ouvrière chargée de démolir, par un travail infatigable, la nature corrompue, et de précipiter l'âme dans l'abîme du rien, au fond duquel seulement elle peut se flatter d'embrasser le tout. Voici comment Rusbrock en parle à son tour : « Quand l'homme considère, au fond de lui-même, avec des yeux brûlés d'amour, l'immensité de Dieu, sa fidélité, quand il songe à son essence, à son amour, à ses preuves d'amour, à ses bienfaits qui ne peuvent rien ajouter à son bonheur ; quand l'homme ensuite , se regardant lui-même , compte ses attentats contre l'immense et fidèle Seigneur, il se tourne vers son propre fond avec une telle indignation et un tel mépris de lui-même qu'il ne sait plus comment faire pour suffire à son horreur. Il ne connaît pas de mépris assez profond pour se

satisfaire L'humiUté, dit Gilbert, a une telle propension vers

les abîmes, que le repos lui est impossible, tant qu'elle n'a pas trouvé le fond la joie est située. Le fond, c'est l'absence de toute propriété mauvaise. Mais tant que nous sommes sur la terre, nous avons toujours quelque chose à déposer, quelque vêtement à dépouiller. Nous avons donc à aspirer toujours vers une plus profonde profondeur; nous avons à obtenir de nous- même quelque défaillance inouïe, non quant à l'essence, mais quant à l'estime. Si quelqu'un affirmait qu'avoir trouvé le fond, c'est être noyé dans l'humiHté, je ne le démentirais pas. Il me semble pourtant qu'être plongé dans l'humilité , c'est être plongé en Dieu; car Dieu est le fond de l'abîme, au-dessus de tout et au-dessous de tout, suprême en altitude et suprême en pro- fondeur (^). »

(t) Rusbrock, Œuvres choisies , livre IIP. l'Humilité. Traduction de M. Ernest Hello.

1

Vie du V. î\ Jean de Saint-Samson.

ic;7

Le disciple de saint Élic nous a entretenus d'une guerre d'a- mour entre l'ilme et son époux; guerre étrange qui se termine par une défaite plus étrange encore, l'ensevelissement triomphal de l'Ame dans le brasier de l'amour incréé. De même le soli- taire de la Vallée-Verte : « Les chocs de l'amour mettent en présence deux esprits : l'esprit de Dieu et le nôtre. C'est alors que la lutte s'engage. Notre esprit s'incline comme on fait quand on va plonger; il vise à Dieu et veut l'atteindre. Le mou- vement d'amour a eu pour complice l'acte secret du Dieu visé. Or, le choc se fait dans la profondeur; la blessure que reçoivent les combattants est d'une intimité épouvantable. Les deux com- battants se lancent des éclairs qui embrasent leur force ardente, et l'ardeur de leur combat augmente l'avidité de leur amour. Ils se fondent tous les deux. L'esprit de Dieu donne, le nôtre rend; la force de l'amour naît de ce mouvement double. Ce flux et reflux font rejaillir sur elles-mêmes les sources de l'amour. Ainsi, le contact de Dieu et la fureur de notre désir se réunis- sent quelque part dans une simplicité. L'esprit, occupé et pos- sédé par l'amour, arrive, par d'incroyables oublis, à ne plus se souvenir que de son possesseur. L'esprit brûle, et quand il a plongé dans l'abîme de celui qui touche, voyant son désir et son avidité surpassés par sa situation, il assiste à sa propre dé- faillance. Réunissant ses forces dans un eflbrt suprême, il trouve dans la profondeur de son activité la force de se changer lui- même en amour; alors le sanctuaire intime de son essence créée, ou commence et finit son activité terrestre, est dans sa main; il domine le monde multiple de ses vertus et de ses puissances. Ainsi, l'amour se possède lui-même, mais sa hauteur devient la racine et le fondement de nouvelles vertus et puissances. »

Voilà des paroles qui, selon nous, jettent un grand jour sur certains passages des œuvres de Jean de Saint-Samson cités plus haut, qu'on a pu trouver étranges à première vue. C'est pour- quoi laissons encore parler Rusbrock sur le même sujet : « Quand notre esprit et l'amour se sont rencontrés, nos forces

198 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

les plus hautes ne sont plus capables d'être maintenues par nous en nous. La clarté incompréhensible de Dieu et un amour immense qui domine l'esprit, a touché nos forces sensitives. C'est pourquoi notre âme, encore invitée à l'action, se dresse avec un désir plus haut et plus profond que tout à l'heure. Mais plus l'avidité est intérieure et sublime, plus rapidement elle se consume et s'épuise dans l'acte de l'amour; on dirait qu'elle va mourir, et la voilà qui s'enflamme pour un embrassement nou- veau. J'appelle ceci la vie éternelle. L'esprit avide et enflammé s'élance vers Dieu, comme pour le dévorer; mais c'est lui qui entre dans la bouche béante de l'Infini, et, vaincu dans cette bataille, il s'envole au-dessus d'elle pour s'unir au vainqueur. Car les forces suprêmes s'embrassent dans l'unité de l'esprit (^). » Ils se rencontrent encore quand ils nous décrivent les effets du feu d'amour qui les embrase, quand ils essayent de nous révéler l'état les élève l'incendie dont ils sont consumés. La tenta- tive est ardue, et tous les deux font des efforts désespérés pour forcer le langage humain à exprimer des pensées qu'il ne peut contenir, et qui le font pour ainsi dire éclater en pièces, comme on voit une Uqueur généreuse briser le vase fragile qui la con- tient. Jean de Saint Samson nous dit : « O mon Dieu, cet état infiniment haut, noble, large, simple, unique et profond, nous donne une pleine expérience des opérations de ce feu, comme étant une inondation, ce nous semble, de la félicité que nous attendons. Ce débordement igné se termine à l'acte très simple et très unique de notre très simple repos , qui est l'état de notre félicité en cette vie, et comme une vive étincelle de ce feu très ardent pour nous consommer en lui de plus en plus. En effet, nous demeurons imperceptiblement épris de ce feu, et néan- moins nous ne l'ignorons pas, au contraire, nous en avons une connaissance très haute, ineffable et inconcevable en toute l'é- tendue de son fond suressentiel, nous vous contemplons en

(ï) Rusbrock, Œuvres choisies, livre P% le Combat.

Fie du V. F. Jean de Saint-Satnson. 199

surémincncc de goût, d'autant plus subtil et élevé au-dessus de nous, que nous sommes plus spirituels, simples et perdus en tout vous-même. se fait une très unique et très simple pénétration en tout vous-même de l'être et en l'être vivant, au plus haut des puissances supérieures de la créature, laquelle est parvenue à ce fond suressentiel à force d'y couler, d'y brûler, de s'y consommer et d'y mourir en totale consommation , qui se fera toujours de plus en plus; et cela, ô mon amour, par le moyen de l'aspect et du regard de votre infinie beauté. »

Et Rusbrock : « Le contemplateur ne se sent plus lui-même que comme un immense incendie, qui aurait conscience de son ardeur. Et il désire l'union divine, il la désire par-dessus toute chose. Plus il observe avec amour l'incitation intérieure, plus il la sent; plus il la sent, plus il désire l'union divine. Il désire payer sa dette, et l'éternelle réclamation de l'unité met en feu son esprit. Celui-ci brûle éternellement, car il paye éternellement. Dans la transformation de l'unité, les esprits tombent en défail- lance, ne sentant plus rien que l'embrassement , et le feu les emporte vers l'unité très simple. Cette simpHcité, personne ne la voit ni la sent, à moins d'être un des assistants de l'immense lumière, et d'avoir dépassé la raison par la vertu transcendante de l'amour qui ne sait plus. Mais, s'il s'élève jusqu'au rang des assistants, l'esprit sent le feu en lui; mais s'il cherche le commen- cement ou la fin de ce feu , il ne trouve rien , et l'homme découvre seulement que sa substance et son ardeur sont une même chose. L'esprit brûle sans relâche, il brûle au fond de lui- même; la perpétuité est le caractère de l'amour. Ravi dans la transformation par la vertu de l'unité, l'esprit brûle dans l'amour; et cependant, s'il se regarde pendant l'ardeur, entre Dieu et lui il voit l'abîme visible. Mais il arrive un moment, dans le cœur de l'incendie, la simpHcité jette un voile sur l'abîme, et l'esprit ne voit plus rien, rien que l'unité pure; car l'immense amour de Dieu absorbe, dévore et consume tout ce qu'il tient et embrasse (^). »

(i) Rusbrock, Œuvres choisies , livre VI'-", les Trois Dons.

200 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

Ces rapprochements suffiront à montrer combien nous avions raison d'établir une parenté très étroite entre le mysticisme de Jean de Saint-Samson et celui de Rusbrock ; remarquons toutefois que le pieux cénobite du Carmel, s'il a des traits évidenxs de ressemblance avec les mystiques allemands , a su éviter les défauts dans lesquels sont tombés quelques-uns d'entre eux. Il n'y a pas trace dans ce qu'il a écrit du panthéisme de maître Eckart (Henri), et on n'y trouve pas davantage les expressions aventu- reuses que certains critiques ont cru pouvoir reprocher à Rus- brock à propos de la même erreur.

CHAPITRE IX

CHARITÉ DE JEAN DE SAINT-SAMSON ENVERS LE PROCHAIN. IL CONSOLE ET GUÉRIT LES MALADES. SON ZÈLE POUR LE SALUT DES AMES. IL SE LIE D'AMITIÉ AVEC LE V. P. DOMINiaUE DE SAINT-ALBERT. HEUREUX FRUITS DE CETTE AMITIÉ POUR CE PÈRE. LA SAINTETÉ DE JEAN DE SAINT-SAMSON RAYONNE AUTOUR DE LUI. —SES RAPPORTS AVEC MONSEIGNEUR REVOL, ÉVÊQUE DE DOL. LA REINE MARIE DE MÉDICIS A RECOURS A SES PRIÈRES ET A SES CONSEILS. IL LUI ÉCRIT DEUX LETTRES. IL ÉCRIT AUX RELIGIEUSES URSULINES DE LOUDUN, POSSÉDÉES DU DÉMON. SA DÉVOTION ENVERS LES AMES DU PURGATOIRE.

^ L en coûte de quitter ce monde supérieur ce qui est ombre ici-bas, l'amour, la lumière, la joie, l'être, est réalité substantielle et enivrante, ce monde nous avons vu l'âme de Jean de Saint-Samson subir des transformations mystiques de plus en plus élevées; mais il est temps de la suivre encore sur le théâtre de sa vie extérieure , de continuer à l'étudier dans les œuvres de sa charité et de son zèle. Car telle est la vie du vrai mystique : après s'être élevé jusqu'aux cieux sur les ailes de la prière, il redescend sur la terre pour y remplir les devoirs d'état et y accomplir les œuvres que lui impose la charité; il redescend, disons-nous, non pas,

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-202 Vie du V. F. Jean de Samt-Samsmi.

comme quelques-uns se l'imaginent, moins apte à supporter le noble labeur de la vie, mais, au contraire, plus fort pour lutter, plus riche pour donner, plus aimant pour se faire tout à tous et s'immoler.

Jean de Saint-Samson , que nous avons laissé à Rennes, de retour de Dol (1617), avait reçu du ciel, on s'en souvient, une grâce spéciale pour la consolation *et la guérison des malades; ce fut surtout à Dol, pendant les deux séjours qu'il y fit, que cette grâce se montra dans tout son éclat, et l'on sait combien elle le rendit cher aux habitants de cette ville , dans l'esprit desquels il passa dès lors pour un saint. Ordinairement les ma- lades lui étaient présentés au couvent, parfois cependant il allait les visiter chez eux. Il les encourageait, les consolait et les for- tifiait contre la souffrance d'une manière toute céleste. Sa parole et sa prière se montraient particulièrement efficaces auprès des agonisants. Les angoisses, les terreurs inexprimables qui s'em- parent souvent des âmes, au moment de l'adieu suprême, s'éloignaient à sa voix et faisaient place à l'espérance, à l'amour, à un désir impatient de voir Dieu et de s'unir à lui.

Sa voix avait même le don de rendre l'usage de la raison aux malades qui se trouvaient dans le délire. Laissons le P. Donatien nous raconter encore à ce sujet un fait remarquable qui arriva dans le couvent de Dol. « Lorsque le R. P. Philippe Thibaut, dit-il, fut élu prieur de notre couvent de Rennes, dans les pre- mières années de la réforme, nous avons déjà remarqué qu'il y voulut aussitôt faire venir le F. Jean de Saint-Samson, employant pour cet effet l'autorité du R. P. Provincial. Peu de temps après, le R. P. Symphorien Godivier fut élu prieur au couvent de Dol, homme vénérable qui avait blanchi dans les charges de la Reli- gion, et Docteur en théologie. Quoique ce supérieur n'embrassât pas le dessein de la réforme, il chérissait néanmoins beaucoup les hommes de piété, et entr'autres le F. Jean de Saint-Samson, qui était son religieux. Car il le regardait comme le flambeau de sa communauté, et désirait fort d'être assisté de lui à la mort.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 203

Se voyant donc tous les jours approcher du tombeau et sachant qu'on lui voulait ôter celui dans lequel il mettait sa confiance pour ce dernier passage, il vint tout exprès à Rennes, afin de prier instamment qu'on lui donnât cette consolation de le laisser mourir entre les bras de ce bon Frère et qu'on ne lui ravit pas sitôt ce trésor. Toute sa communauté s'opposa pareillement à cette sortie, ce qui fut cause qu'on le laissa encore à Dol pour un temps.

» Sur ces entrefaites, voilà que ce prieur tomba malade d'une grosse fièvre chaude qui le jeta incontinent en délire et en fré- nésie, accompagnée de convulsions et d'agitations si effroyables, qu'abandonné des médecins et comme désespéré de ses religieux, leur unique recours était dans les prières et dans l'assistance du F. Jean de Saint-Samson. Ce Frère, qu'on peut appeler vrai père des agonisants , continua plusieurs jours et plusieurs nuits à exhorter ce malade et à lui parler de Dieu et de son salut avec une admirable ferveur. Le malade , au lieu de répondre quelque chose à propos, ne prononçait que des paroles capables d'épou- vanter les plus assurés, et disait parfois qu'il était perdu et damné. dessus le bon aveugle se prosterna la face contre terre et demanda instamment à Dieu sa miséricorde et sa grâce pour cet agonisant, et qu'il pût recourir aux sacrements en usage de raison. Le Père en un instant tomba en un sommeil léthargique , et tous crurent qu'il allait mourir en cet état. Notre Frère ne perd point courage ; mais parlant à haute voix , exhorte ce léthargique avec des paroles si ardentes et si amoureuses , qu'il revint tout à coup de ce sommeil, et jetant les yeux sur lui, le pria de ne point l'abandonner, demanda un confesseur, et reçut les sacrements de Pénitence , d'Eucharistie et d'Extrême-Onction avec une dévotion très exemplaire. Ainsi rendit-il fort religieusement son esprit à Dieu, disant avec actions de grâces à ce fidèle assistant, avant de mourir, qu'il lui était redevable de son salut. En effet, celui-ci, comme il en avait eu révélation , dit à un supérieur que le défunt avait été en un très notable péril de son salut , et lui recommanda

ZQ4 Vk du V, F- Jean de $aint-Sam^on.

de prier pour cette âme qui pâtissait beaucoup en purgatoire. Voilà un exemple entre une infinité d'autres , des assistances toutes célestes qu'il rendait aux personnes agonisantes (0. »

Jean de Saint-Samson , comme tous les cœurs véritablement embrasés des flammes de l'amour divin, éprouvait pour le salut des âmes un zèle qui le consumait; volontiers il eut exposé mille vies pour les sauver, leur apprendre le secret du vrai bonheur et leur révéler les ineffables douceurs du saint amour. Avec quelles larmes il déplore dans ses écrits l'aveuglement des pécheurs ! Avec quelle amère tristesse il se plaint de voir l'amour infini d'un Dieu si peu compris ! « Ah ! mon Amour et ma Vie, s'écrie-t-il , plût à votre Majesté que tous les hommes sentissent ce que je sens, et vissent ce que je vois! Ils désireraient alors par une amoureuse nécessité ce que je désire , voire d'une langueur incomparable, indicible et de tous les instants. Q.uoi! le feu est en toute la terre pour tout embraser, et néanmoins si peu en sont brûlés, et moins encore consumés! O aveuglement étrange et déplorable! La plupart des hommes aiment mieux souflfrir les injures et les incommodités du très dur hiver d'une vie misérable et toute glacée qui les rend tous moribonds, transis de fi-oid, gisants dans la chair et dans les voluptés sensuelles, que de s'approcher des flammes amoureuses de ce feu sacré (2). »

Il s'écrie encore avec l'accent d'une douleur profonde : « O aveuglement déplorable ! ô inconcevable misère ! faut-il que l'homme , qui est fait pour être Dieu , demeure en la chair et ne se délecte qu'en la chair! Pourra-t-il jamais trouver en cela aucun sujet d'excuse? Je n'exclus pas de ce malheur les faux chrétiens, ô mon cher Amour, qui n'ayant votre nom et votre religion qu'en la bouche, portent en leurs cœurs ce poison de la mort éternelle (3). »

(i) Vie du Vénérable F. Jemi de Saint-Samson, chap. viii. (2) Contemplation. (5) XVIIP Contemplation.

Vie du F. F. Jean de Saint-Samson. 205

Toutefois , la prudence gouvernait son zèle et le contenait dans de justes limites. Il s'él6ve, dans ses écrits, contre ce faux zèle, manteau d'hypocrisie, dont se couvre souvent Torgueil, et dont les personnes spirituelles ne sont pas toujours assez dépouil- lées. Qiie d'esprits, en blâmant les fautes du prochain, se croient poussés par l'amour du bien, et n'obéissent au fond qu'à un subtil amour-propre ! S'ils défendaient réellement les seuls intérêts de la vertu et de la religion, les verrait-on parler avec passion, s'indi- gner même, oubliant que si, dans la faute du prochain, il y a une part de malice, il s'y trouve aussi une part de fragilité et d'igno- rance? C'est ce que fait ressortir Jean de Saint-Samson. Il est, dit-il, des personnes qui par office doivent saintement s'indigner contre les méchants et leur faire sentir les effets du zèle dont elles sont animées ; mais une âme qui par position n'est pas chargée de redresser son prochain et de le blâmer, peut-elle- mieux faire que de pleurer en secret sur l'aveuglement des pécheurs et d'imiter Dieu dans sa mansuétude infinie? Et il s'écrie : « Que si vous , ô mon Dieu , vous que le fait touche , ne vous indignez pas, comment et pourquoi nous en indignerons- nous? Comment ne commettrons-nous pas le tout à votre bonté, amour et miséricorde, vous suppliant pour eux qu'il vous plaise- les changer? »

A ses yeux, supporter avec patience les défauts du prochain, c'est le propre effet de la charité et de l'humiUté parfaite. Il jugeait à ce signe de la vigueur d'une âme et de la solidité de sa piété, affirmant que celui-là n'arrivera jamais à cette mort de la nature sans laquelle l'union parfaite avec Dieu est impossible , qui ne peut supporter les défauts d'autrui , et qui ne sait pas les voir, non certes avec l'indifférence d'un cœur tiède, mais avec la tendre compassion d'un cœur aimant Dieu dans son prochain. Le même esprit de charité qui le préservait des excès d'un zèle exagéré, présidait à sa conversation et à tous les rapports qu'il avait soit avec ses frères soit avec les sécuUers. Il blâme sévèrement ceux qui se récréent aux dépens de la charité, qui font ressortir les

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ridicules du prochain, les exagèrent, les prennent pour thème de plaisanterie, et il affirme que l'homme chez qui se rencontre ce défaut n'a pas un seul atome de cet esprit de simplicité qui n'est jamais absent d'une âme véritablement touchée de Dieu. Cœur tendre et compatissant, il ressentait les afflictions du prochain plus vivement que les siennes propres. « Sa compassion, écrit le P. Joseph, était inexprimable. Qiaand il savait ou enten- dait que la moindre personne endurait quelques infirmités , il les ressentait plus que les siennes propres, et celles auxquelles il pensait pouvoir remédier, il s'y employait vivement tant par lui que par autrui (^). « Il écrit ailleurs : « Sa patience était indi- cible à supporter les esprits faibles et les corps débiles et infirmes; il compatissait aux uns et aux autres avec une inconcevable bonté (2). » Quiconque aime Dieu, disait Jean de Saint-Samson, doit voler au secours de ses frères sans compter avec l'ennui ni avec la fatigue; et il nous a laissé sur ce sujet la maxime suivante, bien digne assurément de sa haute piété : « La vraie et forte charité ne cherche ni commandement ni obligation pour assister le prochain, mais seulement l'occasion de le faire. »

Nous l'avons déjà vu toujours prêt à sacrifier les pures délices qu'il goûtait dans le secret entretien de son cœur avec Dieu, quand le bien de ses frères l'exigeait; nous l'avons vu se pas- sionnant saintement pour la réforme de la famille religieuse qui est par excellence l'ordre de la Sainte Vierge, travaillant à l'éta- bUssement et à la prospérité de cette réforme par ses conseils, par ses écrits et par ses exemples, instruisant les jeunes religieux et leur inspirant l'amour d'une vie humble, cachée, intérieure : nous ne reviendrons pas sur ces faits qui prouvent si bien le zèle dont il était animé pour l'avancement spirituel de ses frères; toutefois nous rapporterons encore un exemple qui montrera tout à la fois et l'ardeur de sa charité et l'efficacité de sa parole sur le cœur des jeunes religieux.

(i) Ms., p. 33. (2) Ms., p. 41.

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En 1595 ou 1596, dans la ville de Fougères, Dieu accordait à deux époux riches des biens de ce monde un fils qui s'appela Vincent Leschart. Dès l'ilge de seize ans, il entra dans l'ordre du Carmel. Une certaine légèreté, bien excusable dans un âge si tendre, fit craindre tout d'abord pour sa persévérance. Le P. Mathieu Pinault, son maître de noviciat, ne se laissa point décourager par ces commencements imparfaits : son coup d'œil lui avait révélé que ce jeune homme était destiné à devenir une des plus pures gloires du Carmel. Les faits ne tardèrent pas à lui donner raison. Un jour le jeune novice, qui avait pris en religion le nom de Dominique de Saint-Albert , avait été sévèrement réprimandé par son supérieur. Touché de repentir, le visage inondé de larmes, il alla s'agenouiller devant un autel de la Sainte Vierge, où, avec la statue de cette divine Mère, se trouvait aussi celle de saint Joseph, et ces paroles de David s'échappèrent de son cœur à travers ses sanglots : « Seigneur, je l'ai dit, je vais commencer, et ce changement est l'ouvrage de la droite du Très- Haut (i). »

Il tint parole. A partir de ce moment, la légèreté fit place à un extérieur modeste et recueilli, et celui qui naguère donnait des inquiétudes pour sa vocation devint en peu de temps un modèle accompU de toutes les vertus rehgieuses. Après qu'il eut prononcé ses vœux, il fut employé pendant quelques années à apprendre aux novices les cérémonies et les différents offices de la vie claustrale , et on essayerait en vain d'exprimer combien ses pieuses instructions leur étaient profitables. Il se livrait à ces saintes occupations, lorsque Jean de Saint-Samson fut appelé à Rennes. Il lui parla, s'attacha à lui, aima son esprit, et ne voulut plus avoir d'autre direction que la sienne.

Grâce à cette direction, il devint bientôt un saint. Il faisait sa lecture habituelle des Saintes Ecritures, principalement des Épîtres de saint Paul, et tel était le respect dont il était pénétré

(l) Ps. LXXIV, V. II.

2o8 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

à leur égard, qu'il ne les lisait qu'à genoux et la tête décou- verte. Il domptait sa chair rebelle par des mortifications de tout genre, surtout par une abstinence qui rappelle celle des saints les plus héroïques en ce point. Son occupation de tous les instants était de crucifier sa nature; aussi aimait-il à répéter ce mot de l'Apôtre : « Je meurs chaque jour, quotidie morier (^). » Toutes les vertus religieuses brillaient en lui du plus pur éclat; mais ce qui surtout le distinguait et le rendait l'admiration de tous ses frères, c'était son esprit d'oraison. Sous ce rapport, on peut dire que Jean de Saint-Samson en avait fait un autre lui- même; car on le voyait toujours profondément absorbé en Dieu, et telle était l'ardeur de l'amour dont il était consumé, qu'en toute saison, chaque fois qu'il se réveillait pendant la nuit, il se jetait à genoux, emporté par une sorte de mou- vement extatique, et adorait la majesté infinie de Dieu. Le feu d'amour dont son âme était dévorée, et qu'il appelait « un exacteur inexorable, » passait jusqu'à son corps, en sorte que, même au milieu de l'hiver, pour tempérer les ardeurs de ce feu, il fallait lui appliquer des linges mouillés sur la poitrine.

Du reste, pour se faire une juste idée et de l'ardeur de son amour et de la profondeur de son humilité, il suffit de voir en quels termes il écrivait à son cher directeur. Il avait été nommé professeur de théologie, et l'enseignement spéculatif, pour lequel il avait une aptitude remarquable, heurtait néan- moins ses goûts les plus chers, parce qu'il rem.pfissait son esprit d'images qui troublaient le pur regard de sa contemplation. « L'exercice de la spéculation, disait-il à Jean de Saint-Samson dans une de ses lettres, est la plus profonde mort que l'esprit amoureux puisse souffrir. Je l'ai nouvellement expérimenté; car ayant eu trêve pour quinze jours, tout ce temips-là me semblait un paradis. Mais étant arrivé à mon étude et ayant embrassé ma spéculation avec vivacité d'esprit, car il le faut faire, je suis de-

(i) I. Cor., chap. xv, v. 31.

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venu comme hors du sens; ;\ tel point que je pensais mourir de tristesse. Et si je ne me fusse forcé de cacher ina douleur, les religieux eussent pensé que j'étais fort malade. Toutefois je me plais en cette mort, laquelle je crois toujours être meilleure que la vie. » Il lui écrivait encore sur ce même sujet : « J'enseigne deux traités tout d'amour, celui de la grâce et celui de l'Incar- nation. Je fais infiniment plus d'état de la connaissance que Dieu m'en a donnée en mon intérieur, que de celle que j'apprends dans les livres. Celle-ci est mienne, l'autre pour autrui; celle-ci est la sagesse, l'autre la science, Jkec est sapientia, illa scientia. Mon Frère, vous goûtez ce que c'est que la vraie théologie; et moi, quoique indigne, j'en goûte aussi quelque chose, non par mes livres , mais par la communication que Notre-Seigneur m'en fait. »

Après avoir exercé pendant quelque temps la charge de lecteur en théologie, ce saint religieux fut nommé Vicaire provincial (1630). Il écrivit aussitôt au bon aveugle : « Je vous prie avec confiance de me mander ce que vous jugerez être à propos que je fasse en mes visites, pour avancer l'intérieur le plus que nous pourrons. C'est mon désir; je m'en acquitterai mieux en mourant profondément à moi-même qu'en faisant beaucoup à l'extérieur. » Il sentait tout le poids de sa charge, et s'en ouvrait ainsi à Jean de Saint-Samson : « Les offices par j'avais passé précédem- ment me semblaient fournir des occasions suffisantes de mourir; mais celui je suis m'est une croix continuelle. Ma devise est de faire à tous ce que je pourrai en pure charité, et pour cela être blâmé, calomnié et le reste. Mais ce n'est rien en compa- raison des morts intérieures, qui sont telles, que si je n'étais mort en désir, la vie me serait un ennui (^\ » « Les soucis que me cause le gouvernement de mes frères, écrivait-il dans une autre circonstance, « se sont jetés sur moi comme par la brèche d'une » muraille et par une porte ouverte ; et ils sont venus en foule

(i) II. Cor., chap. i, v. 8.

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210 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

» m'accabler de misères (^). » Je porte mes frères dans les entrailles de ma charité, et « je les enfante chaque jour, jusqu'à » ce que le Christ soit formé en eux (2). »

Il n'avait point de secrets pour son saint ami. « Vous dire les grâces que Notre-Seigneur me fait, lui écrivait-il un jour, et la façon dont il me traite, les paroles n'en peuvent rien exprimer. Une chose me fait trembler, c'est le peu de fidélité que j'apporte à y correspondre. Car Notre-Seigneur vient à moi, ce me semble, avec toute sa divinité, et je lui dis : « Ne m'écrasez pas du poids » de votre grandeur! » Je le laisse se résoudre en lui-même, et mon âme n'a qu'un désir : être un miroir transparent par lequel le Soleil éternel passe de part en part, se retrouvant toujours en soi-même. » Et il finissait par ces paroles : « Je vous supplie de prier sa divine Majesté de ne me plus venir si fort, ou qu'il me donne la grâce de le suivre. » Le mot qui revenait le plus souvent sous sa plume, c'était ce mot de mort si terrible à la nature, et si cher aux vrais mystiques : « J'apprends tous les jours à mourir, et me croyant mort, je me trouve encore tout plein de vie. » « Toute abondance me semble vide, et toute perfection me semble impureté. Et Notre-Seigneur le sachant, me daigne faire part de ses délaissements, en sorte que ce me serait une chose ennuyeuse de vivre , sinon que ma vraie vie est une mort continuelle. )> « Si j'avais quelque désir en ce monde, ce serait de la solitude, afin de mourir; mais je trouve aussi bien la mort en l'occupation que dans le silence. » « Notre-Seigneur veut que nous conservions notre vie pour mourir de plus en plus. » (( Je me suis vu réduit au néant, et j'ai été plongé dans Vignorance (3); c'est en cela que je me réjouis et que je me réjouirai. » « Il faut mourir, mais en la façon que celui qui nous mortifie et nous vivifie le veut. Je n'ai

(i) Job, chap. XXX, v. 14. (a) Galat., chap. iv, v. 19. (3) Ps. Lxxii, V. 22.

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point d'autre exercice. » « Je me sens désireux de mourir, non de la mort corporelle, elle m'est indifférente; mais de celle des anges. Mon Frère, vous savez ce que c'est : je ne pense pas que nous puissions vivre sans mourir. Jouir, c'est vivre; mourir, c'est désirer avec anxiété. Voilà la vie de ceux qui aiment Dieu. »

Ce que l'on trouve de plus fort dans les Saintes Écritures, particulièrement dans saint Paul, touchant cette mort spirituelle par laquelle l'âme se dépouille d'elle-même, expire dans l'an- goisse et les ténèbres, pour se revêtir de la vie divine, il se l'approprie et se l'applique comme si tout cela n'avait été écrit que pour lui. On étudie souvent les saints livres, sans garder assez, pendant qu'on se livre à cette étude, le souvenir de ses propres nécessités spirituelles : lui méditait les paroles du Saint- Esprit en ayant devant les yeux les besoins de son âme, et ce qu'il leur demandait avant tout, c'était le secret de sa propre sanctification.

Nous avons cru qu'il ne serait pas inutile , pour l'édification du lecteur, de décrire les rapports qui unirent deux âmes d'élite si bien faites pour s'aimer. L'amitié, nous l'avons déjà remarqué en parlant de l'affection réciproque qui unit Jean de Saint-Samson et le P. Mathieu Pinault, est une des choses qui honorent le plus l'humanité, car elle est un sentiment désintéressé capable d'élever le cœur jusqu'à la hauteur du dévouement le plus absolu. Savoir aimer jusqu'à l'entier oubli de soi, c'est assurément pour le cœur humain une grandeur sublime qui prouve à elle seule qu'une étincelle divine le réchauffe et le fait battre. Et cette chose si noble est en même temps le baume le plus doux de la vie. Être aimé, c'est une grande joie; aimer, se dévouer, c'est une joie plus grande encore; aimer et être aimé, c'est une joie sans pareille. Qui dit cela? Les philosophes et les poètes? Oui, mais les saints le disent avec plus d'autorité qu'eux, et surtout ils le pratiquent mieux (^). Qu'elle est belle, qu'elle est douce

(i) Voir sainte Thérèse, Chemin de la Perfection, chap. vu.

212 Vie du V. F. ]ean de Saint-Sarnson.

l'amitié des saints! Le sentiment qui les unit n'a rien de ter- restre; il a la force et la pureté divine des amours du ciel. Leurs âmes se pénètrent réciproquement et n'ont , pour ainsi dire , qu'une même vie, parce qu'elles se sont unies dans le sein de Dieu, source de toute vie et leur premier amour. C'est en Dieu et de Dieu qu'ils vivent, et c'est Dieu, ou du moins quelque chose de Dieu qu'ils se donnent mutuellement par un échange continuel d'affections, de conseils, de prières. Aussi leur amitié est-elle une ascension vers Dieu ; ils ressemblent à ces arbres qui entrelacent fortement leurs branches , mêlent leur sève et montent unis dans un vivant embrassement.

Jean de Saint-Samson reçut du ciel le don d'attirer les cœurs. Ce que nous avons raconté et ce que nous raconterons encore sur ce sujet le prouve éloquemment. Si , lorsqu'il était encore sécu- lier, tous ceux qui l'approchaient s'attachaient fortement à lui, se laissaient gagner par sa piété persuasive autant que forte , et puisaient dans ses entretiens de grands désirs de servir Dieu ; en religion, nous l'avons vu, le zélé aveugle exerça une influence qui fut plus considérable et plus salutaire encore. On allait à lui, on se disputait le bonheur d'écrire sous sa dictée, on demandait ses conseils, on se mettait sous sa direction. Tel fut en parti- culier le P. Dominique de Saint-Albert. Ce Père fut une de ses principales conquêtes, et plus que tout autre, croyons-nous, gagna rafl"ection de ce cœur si grand et si dévoué.

C'est très probablement lui qui mérita de recevoir les lignes suivantes : « Je suis bien éloigné de vous oubHer; notre amitié est tellement une que rien ne la divisera jamais : ce qui fait que je pense souvent à vous devant la majesté de Dieu. Il est vrai qu'ailleurs il ne faut pas que les représentations de nos rapports d'amitié nuisent à la pureté de nos exercices ; mais la charité pro- fonde fait que nous sommes gravés au cœur l'un de l'autre, afin de nous posséder toujours mutuellement et inaltérablement en Dieu (0. » Ainsi s'épanchait en lui écrivant l'affection du pieux

(i) Lettre XV.

Fie du V. F. Jean de Saini-Samson. 213

aveugle. L'amitié qui unissait ces deux grands cœurs <!;tait véri- tablement céleste. On rapporte que lorsqu'ils conversaient en- semble et s'entretenaient des choses de Dieu, ils se ravissaient mutuellement par leurs discours enflammés , en sorte que , perdus dans l'Essence divine , ils passaient des heures entières sans échanger une parole (^). On eût dit deux séraphins : unis par un commun amour, ils essayaient de louer ensemble la beauté de l'Objet qui les charmait; mais ils se blessaient réciproquement par chacune de leurs paroles, et s'arrêtaient, vaincus par la sua- vité de leur extatique contemplation.

Après avoir exercé la charge de Vicaire provincial , Dominique de Saint-Albert fut nommé , malgré sa résistance , prieur du couvent de Nantes. Il y avait à peine dix-huit mois qu'il exerçait cette nouvelle charge, lorsqu'il fut atteint d'une grave maladie causée par ses travaux et ses austérités, et aussi par son extrême modestie, qui l'empêcha de révéler au médecin une infirmité dont il souffrait. On perdit bientôt tout espoir de le conserver. Peu de temps avant sa. mort, on lui présenta par mégarde une potion très amère ; il la but sans hésiter jusqu'à la dernière goutte , et lorsque l'infirmier, s'étant aperçu de sa méprise , lui exprimait la peine que cet accident lui causait, il lui répondit : « Eh quoi, mon frère, vous ne voufiez pas que je busse le calice que Dieu me donnait? S'il n'avait pas voulu que je le prisse, il n'aurait pas permis qu'il me fût offert. » Il s'endormit paisible- ment dans le Seigneur le 24 janvier 1634, à l'âge de trente-huit ans. Jean de Saint-Samson dit, en apprenant sa mort, qu'il avait peine à croire qu'il y eût de son temps dans l'Église une sainteté plus parfaite que celle du P. Dominique de Saint- Albert. Il pleura son saint ami et se plut à exalter ses vertus. Voici comment il en parle dans une lettre qu'il écrivit à un religieux qui avait , lui aussi, vivement ressenti le coup d'une mort si prématurée.

« Vous avez perdu votre bon Père et votre maître, et moi

(i) p. Donatien. Ms, du P, Joseph, p. 36.

214 ^^^ ^^^^ ^- ^' J^^^^ ^^ Saint-Sam son.

mon intime ami en Notrc-Seigneur. Sa mémoire et toute sa science divine doivent être précieusement gravées en votre cœur et être vivement et continuellement devant vos yeux, pour l'imiter sans relâche en quelque état que vous puissiez être. Portez en votre âme et au plus profond de votre cœur sa sainteté suréminente et toutefois fort visible, son humilité très profonde , sa charité indicible , sa régularité et son exemple con- tinuel, et tout le reste de ses excellentes vertus avec ses dis- cours tout séraphiques. Pour moi, je ne saurais parler digne- ment ni suffisamment de sa sainteté, quoique je la connaisse beaucoup mieux que ceux qui ne l'ont apprise que par son imitable et inimitable exemple. Car de dire ce que je sais qu'il faisait entre Dieu et lui, et l'esprit avec lequel il faisait beaucoup de choses, même devant les hommes, cela ne se peut. Vous qui avez été nourri de la très douce flamme qui sortait vivement de son cœur enflammé, vous savez par expérience ce que je dis, et la mémoire d'un goût si délicieux et de cet homme tout de feu vous sera un aiguillon pour vous porter à la fidèle pra- tique de sa divine doctrine. Quoique vous ayez beaucoup perdu, votre Père et votre maître ne vous sera pas moins pleinement favorable, et à tous ses fidèles imitateurs, maintenant qu'il jouit (ainsi que je crois pieusement) de la gloire immense des bien- heureux en la vue de Dieu. Vous savez que le désir ardent qu'il avait de Dieu le faisait mourir à chaque moment de ce qu'il ne mourait pas, pour jouir à pleines voiles de son désir insatiablement affamé. Les termes par lesquels surtout se manifestait comme en abrégé son éminente sagesse étaient : Vérité, vérité! Fidélité, fidélité! Mourir, mourir! Lesquels termes le cœur glacé n'estime rien, aussi n'entend-il rien à une telle sainteté. Je ne saurais exprimer les déhces que j'ai eues en sa communication pendant le long temps, quoique trop court, que nous avons passé très heureusement ensemble au plus profond de nos uniques amours , par lesquels nous nous ravissions d'une manière ineff"able et dont la mémoire me cause un très grand plaisir. A peine s'est-il

Vie du V. F. Jean de Saint-Scwison. 215

vu, que je sache, une pareille sainteté, au moins dans le temps qu'il a vécu en religion. Qjiiant i\ la virginité, elle a toujours été très pure et très entière en son âme et en son corps. Je n'ai jamais vu et ne pense jamais voir une plus profonde humilité, une plus haute charité, ni une telle sagesse accommodée à sa profonde doctrine, qui coulaient ensemble comme une seule chose. Cela ravissait tous ceux qui en étaient touchés en des délices enflammées et toutes divines; chose dont ses exhor- tations, ses prédications et tous ses communs discours font foi à tout le monde; mais spécialement à ceux qui étaient imbus de son divin esprit. Je voudrais ne point sortir de ce dis- cours et ne quitter jamais un sujet si consolant, dont j'ai voulu parler pour la gloire de Dieu et la louange de ce saint homme, pour votre bien et pour votre consolation. Réjouissez- vous donc avec moi de sa sainteté et de son bien, et de ce que nous avons un tel ami devant son infinie Majesté. Tâchez d'avoir pour nous deux quelques fragments de ce qui lui a appartenu, comme de ses tuniques ou de sa discipline. Chérissez ses simples et divins écrits. Gardez cette lettre en mémoire de lui (i). »

Ce n'était pas seulement dans son Ordre que Jean de Saint- Samson était vénéré et qu'il répandait cette « bonne odeur du Christ » qui est tout à la fois une prédication et le témoignage éloquent d'une sainteté éminente : la vertu surnaturelle de sa parole et de ses exemples franchissait les murs de son monastère et se faisait sentir auprès des gens du monde, dans les maisons religieuses et même dans les palais des grands.

Il y avait dans le Parlement de Bretagne des hommes du plus grand mérite qui professaient à son égard une vénération pro-

(i) Voir, sur le P. Dominique de Saint-Albert , le P. Donatien : Vie du V. F. Jean de Saint-Samson , chap. xxvii ; Ms. du P. Joseph, p. 37; Vinea Carmeli , c)2'j\ Bibliotheca Carmelitana, à l'article Dominique de Saint- Albert ; Spéculum Carmeli- tanum , n" 3523; Dom Lobineau, t. III. On a de ce saint religieux un ouvrage écrit en latin intitulé : Exercice spirituel pour les Frères, tant novices que profes , qui sont au noviciat des Carmes de Rennes.

21 6 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

fonde, et qui, de leur propre aveu, tiraient de sa conversation autant de fruits qu'ils y trouvaient de charme. Nous citerons en particulier M. de Cucé, premier président, magistrat dont la vertu et la sagesse étaient connues de la France entière. Dans les compagnies il se rencontrait, il aimait à parler du bon aveugle, disant qu'il le considérait comme un homme fort judi- cieux et grandement spirituel. Il éprouvait une vive satisfaction à le voir et à l'entendre parler de Dieu, et telle était la haute idée qu'il avait conçue de sa piété et de sa prudence, qu'il ne craignit pas de dire un jour au P. Mathieu Pinault : « Si on savait son mérite à la Cour du Roi , et si on l'avait goûté autant que je l'ai goûté, on vous l'ôterait en peu de temps, parce que je le juge très capable de donner de bons conseils non seulement pour la vie spirituelle, mais encore pour la conduite de l'État. C'est un trésor en votre ordre, que vous devez garder chère- ment. )) La suite de cette histoire montrera que ces paroles n'avaient rien d'exagéré et que la prudence de Jean de Saint- Samson était assez parfaite pour conseiller les rois. L'affection et la vénération que M. de Cucé professait à son égard étaient bien connues, et nous avons dit plus haut qu'il n'en faisait point mystère; aussi, quand par un malheureux accident arriva la mort violente de M. de Bourneuf, son second fils, conseiller au Parlement de Bretagne, ce fut au pieux aveugle qu'on eut recours pour lui porter la première nouvelle de ce cruel malheur et verser dans son cœur le baume d'une sainte consolation. De même, lorsqu'il perdit M""^ de Bonœil, sa digne compagne, laquelle avait partagé tous ses sentiments de vénération pour le bon aveugle, ce fut encore celui-ci qu'on députa vers lui pour le consoler dans sa douleur (^).

Plusieurs religieux trouvèrent aussi près de Jean de Saint- Samson des conseils et des encouragements salutaires. Le P. Bertrix, de la Compagnie de Jésus, qui, avant d'être nommé

(i) p. Donatien, chap. xix.

I

Vie du V. F. Jean de Saini-Samsm. 217

recteur du collège de Rennes, avait déjà rempli des charges importantes, le visita plusieurs fois, à la prière du P. Philippe Thibaut et dans le but d'étudier son esprit. Il demeura si édifié de ses entretiens et admira tellement les lumières dont Dieu le favorisait, qu'ayant appris qu'on l'avait envoyé à Dol pour y commencer la réforme, il alla tout exprès l'y visiter deux ou trois fois pour s'entretenir avec lui des choses de la vie spiri- tuelle, ne pouvant, dit-il au P. Mathieu Pinault, se rassasier de l'entendre, à cause de l'onction et de la sagesse dont étaient remplies ses paroles.

Deux prédicateurs de l'ordre de Saint-François, l'un docteur, l'autre bachelier en théologie, prêchèrent à Dol, peu de temps après la profession de notre pieux aveugle. Ils allèrent le visiter plusieurs fois, et furent si frappés de la sainteté qui brillait dans ses discours et dans sa conduite, qu'ils formèrent le dessein d'embrasser la réforme des Récollets. A quelque temps de là, ils se trouvaient un jour réunis à Paris avec trois ou quatre de leurs frères, et tous versaient d'amères larmes sur la décadence de la perfection religieuse dans leur ordre. A ce moment survint un supérieur de l'ordre des Carmes , qui , mêlant ses larmes aux leurs, se plaignit, lui aussi, du relâchement qu'il voyait régner autour de lui. « Ah! lui répondirent les deux religieux, entre vous et nous la différence est grande; car la règle des Carmes n'oblige sous peine de péché mortel qu'en ce qui regarde les vœux, et de plus nous avons vu dans votre couvent de Dol votre bon aveugle, qui vit avec une telle perfection, qu'il est capable d'introduire la réforme dans votre province. » Et le docteur ajouta en soupirant ces paroles de saint Augustin : « Les ignorants se lèvent et emportent le ciel d'assaut, et nous avec notre science sans cœur, nous demeurons enfoncés dans la chair et le sang! » Le lendemain même du jour avait eu lieu cet entretien, le docteur et le bachelier entrèrent dans la con- grégation des Récollets, ils moururent après une vie sainte et pénitente.

17

21 8 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

Ms' Philippe Cospeau, évêque de Nantes, et M^"" Etienne de Villazel, évoque de Saint-Brieuc, visitaient Jean de Saint-Samson dans sa cellule lorsqu'ils se trouvaient à Rennes, et toujours la quittaient édifiés et ravis. M^'' Pierre Cornulier, évêque de Rennes, avait aussi pour lui une haute estime; il l'entendait parler de Dieu avec une sainte avidité, et l'on rapporte qu'il se rendait au couvent des Carmes pour assister aux instructions que le bon aveugle faisait à un autre frère convers. Ces pieux entretiens charmèrent tellement le digne prélat, qu'il alla jusqu'à dire à un supérieur de l'ordre qu'il croyait voir un autre saint Paul dans le désert.

Mais ce fut principalement Ms' Revol, évêque de Dol, qui s'attacha au pieux aveugle et eut recours à ses conseils. Il avait éprouvé son esprit et mis à l'épreuve la solidité de sa vertu dans une circonstance que nous devons raconter. Nous avons vu que Jean de Saint-Samson avait reçu du ciel le don de guérir les malades attaqués des fièvres paludéennes qui sévissaient alors dans le pays de Dol. C'était peu de temps après sa profession. Un des domestiques de M^"^ Revol, ayant en vain cherché à faire passer sa fièvre en employant les remèdes prescrits par les médecins, eut recours à Jean de Saint-Samson, bien que défense lui en eût été faite par le digne prélat, et revint de l'égHse des Carmes entièrement guéri. Alors M^'' Revol résolut de voir de près le religieux par le ministère duquel un grand nombre de malades disaient avoir été guéris, et d'examiner sévèrement sa con- duite.

Dans ce but , il se transporta dès le lendemain matin à l'église du monastère, accompagné de M. Bertholot, son théologal, et de plusieurs autres personnes de condition. Le bon Frère, qui ignorait la présence du prélat , se mit , suivant sa coutume , à prier sur les malades qui lui étaient présentés. Tout à coup, l'évêque l'interrompt et lui demande d'un accent fort aigre qui le rend si hardi de bénir le peuple en sa présence. L'humble Frère se jette aussitôt à genoux et prie l'évêque de lui pardonner,

Vie du V, F. Jean de Saint-Samson. 219

affirmant qu'il n'était pas instruit de sa présence. Mais le sage prélat continue à le réprimander sévèrement devant toute l'as- sistance, disant que tout ce qu'il faisait n'était qu'abus et trom- perie, et que l'oraison qu'il récitait sur les malades était supersti- tieuse. Le bon aveugle, abîmé dans son humilité, ne songe nullement à se justifier; seulement il s'effraye au mot de supers- tition, et après avoir demandé la permission de parler, il dit, du ton le plus modeste, qu'il tient l'oraison d'un docteur en théologie, et qu'elle n'a rien de superstitieux. Le prélat cepen- dant continue sa réprimande. Il se tourne enfin vers son théolo- gal et lui demande son avis sur les choses qui se passent sous leurs yeux. Le théologal, édifié et attendri, répond sans hésiter : « Les apôtres. Monseigneur, ne faisaient pas davantage; si nous menions la vie de Frère Jean et si nous avions autant de foi que lui, nous guéririons tous les malades en récitant cette oraison. » Le prélat se tourne alors vers l'humble Frère et lui demande par quel mouvement il se porte ainsi à assister les malades. Sur sa réponse que c'est par le commandement des supérieurs, il poursuit avec douceur : « Eh bien, mon frère, j'ajoute mon commandement à celui de vos supérieurs : conti- nuez à guérir les malades. « Et il se retire, profondément édifié de l'humilité du bon aveugle (i).

Ce ne fut pas seulement un sentiment d'estime et d'amitié qu'à partir de ce moment Ms"" Revol voua à Jean de Saint-Samson , ce fut surtout un sentiment de vénération profonde ; il alla même jusqu'à en faire le directeur de son âme, ne tenant compte ni de sa propre science qui était vaste, ni de la haute dignité dont il était revêtu. Il visitait jusqu'à trois fois par jour l'humble Frère dans sa cellule, et parcourait à cet effet un long chemin à pied. Par son avis, il fonda à Dol un couvent de religieuses (2),

(i) p. Donatien. Ms. du P. Joseph, p. 25.

(2) Anmi de saint François de Sales, Mgr de Revol fonda à Dol un couvent de la Visitation. Tout porte à croire que ce couvent est celui dont les historiens de Jean de

220 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

et fit construire, au lieu dit Champ de Saint-James, une chapelle pour servir aux pestiférés. Il acquit dans les fréquents entretiens qu'il avait avec lui une si grande tendresse et une si ardente charité pour les malades et pour les agonisants, qu'il allait les visiter à pied, quelque pauvres qu'ils fussent, afin de les con- soler dans leurs souffrances et de les disposer à bien mourir. Ce qu'il pratiquait à l'égard des personnes du siècle , il le pratiquait aussi à l'égard des religieux. Les malades du Carmel le voyaient souvent à leur chevet; il les encourageait, les bénissait et tâchait de se trouver auprès d'eux au moment de leur mort.

Nous ne nous étendrons pas plus longuement sur les œuvres accomplies par ce saint prélat, nous ne parlerons ni du zèle qu'il montra dans l'administration de son diocèse, ni de son amour pour l'oraison, ni de sa dévotion envers le saint Scapu- laire, qu'il reçut avec la piété la plus vive des mains du P. Mathieu Pinault, pendant une grave maladie dont il fut atteint à MontiHers. Mais nous ne pouvons omettre que quelques mois avant sa mort , il se rendit tout exprès à Rennes pour voir le Frère Jean de Saint-Samson, qui avait définitivement quitté sa ville épiscopale. Il le pria de lui composer un exercice spirituel pour sa conduite particuHère, et le pieux aveugle, pour obéir à ce désir, dicta le traité intitulé Miroir et Jlammes de Vamoiir divin. Tous les jours il le visitait dans sa cellule, et là, dans des entretiens qui duraient deux et trois heures , il l'interrogeait sur les moyens de s'unir à Dieu et sur la manière de mourir saintement. On eût dit qu'il pressentait sa fin prochaine. De retour à Dol, il tomba malade et ne tarda pas à couronner par une mort précieuse devant Dieu une vie passée dans l'exercice des plus éminentes vertus (0.

Saint-Samson attribuent la fondation à l'influence qu'il exerçait sur l'esprit du pieux prélat. Ne pouvant supporter le mauvais air qui régnait dans la contrée, les religieuses de la Visitation abandonnèrent plus tard leur établissement et furent remplacées par les Bénédictines de la Trinité.

(i) P. Donatien, Vie du V. F. Jean de Saint-Sarnson , chap. xxviii.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 221

Jean de Saint-Samson fut aussi en grande vénération auprès de la reine Marie de Médicis. Cette reine eut des défauts graves et sa responsabilité est grande devant l'histoire. Nommée régente à la mort de Henri IV, elle montra dans le gouvernement une incapacité qui ne sut ni veiller sur les finances, ni prévenir les troubles, ni réprimer les ambitions injustes. Esprit pour l'in- trigue, elle ne cessa, après la majorité de Louis XIII surtout, de troubler le royaume et la cour par de coupables manoeuvres. Elle éleva Concini, son favori, au comble des honneurs et lui laissa prendre dans les affaires du royaume une influence toute- puissante : c'était pourtant un homme aussi peu entendu qu'elle dans les affaires de l'État, et qui n'avait guère de remarquable que son insupportable orgueil. En retour, elle détesta Richelieu qu'elle avait contribué à élever, et, loin de s'incliner devant le grand cardinal qui par son génie allait donner à la puissance royale sa splendeur la plus haute, elle s'acharna contre lui avec la plus implacable persévérance. Cependant elle protégea les lettres et les arts, et si la piété dont elle se montra animée ne fut pas assez éclairée, elle fut du moins sincère. L'histoire a remarqué qu'elle faisait grand cas des personnes vouées à la prière et à la contemplation, en sorte que souvent elle avait recours à leurs lumières et leur demandait de se souvenir d'elle devant Dieu.

Quelques personnes qui connaissaient Jean de Saint-Samson lui ayant parlé de ses éminentes vertus, elle voulut s'assurer de l'exacte vérité, et se renseigna, à cet effet, auprès du P. Phi- lippe Thibaut, dont la réputation, à cause du rôle prépondérant qu'il jouait dans la nouvelle réforme du Carmel, grandissait en France, en Italie et dans les Flandres. Sur le rapport de ce Père, elle conçut une grande estime pour le bon aveugle; elle s'en- quérait de lui en toute occasion et se recommandait à ses prières.

On sait qu'après l'assassinat de Concini, elle fut reléguée à Blois (16 17). Soutenue par les grands, que la faveur toute-puis- sante de de Luynes irritait profondément , elle s'échappa du

222 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

château de Blois en 1619, et écrivit au Roi qu' « elle avait laissé opprimer longtemps son honneur et sa liberté, et supporté de fortes appréhensions de sa vie. » Elle allait, ajoutait-elle, chercher la sécurité dans le gouvernement du duc d'Épernon, en Angou- mois. C'était une révolte qui commençait. Pour conjurer le péril, on appela Richelieu, relégué à Avignon, et on l'envoya à la reine mère, afin de la disposer à un accommodement. Par son habi- leté, l'évêque de Luçon en vint à bout, aidé principalement par M. de BéruUe, lequel fut encore employé dans les négociations qui eurent lieu l'année d'après, quand il fallut une seconde fois réconcilier la mère avec le fils. Toutes les intrigues furent dé- routées, et un traité fut préparé et signé. Ce traité était une consécration de tout ce qui s'était fait pour l'enlèvement de la reine, et, de plus, on accordait à celle-ci le gouvernement de l'Anjou, à la place de celui de Normandie (5 septembre 1619).

Etablie à Angers, Marie de Médicis n'oublia pas notre pieux aveugle. Elle en parlait souvent au P. Mathieu Pinault, alors prieur du couvent des Carmes de cette ville, et se faisait racon- ter par lui tout ce qu'il savait de la vie extraordinaire que Jean de Saint-Samson menait avant même d'être entré en religion. Comme ce Père prenait un jour congé d'elle pour aller visiter les couvents de sa province, en l'absence du P. Philippe Thibaut, qui se trouvait à Rome, elle lui recommanda de voir de sa part le bon aveugle et de lui demander des prières pour la prospérité de son armée qui était prête à marcher. Marie de Médicis, en effet, n'avait pas su se tenir tranquille dans son nouveau gou- vernement. De Luynes était monté au sommet de la faveur : les jalousies et les mécontentements n'avaient fait par conséquent que se fortifier et se développer autour de lui. Il ne sut pas mé- nager la reine mère , et réveilla des antipathies qui n'étaient qu'endormies.

Marie de Médicis s'irrita. Richelieu, chef de son conseil, n'augurait rien de bon d'une révolte et lui conseillait la paix. « De ce déplaisir, nous dit-il lui-même, je pris occasion de lui

Vie du V. F. Jean de Sainl-Sanison. 223

faire connaître combien sa présence était nécessaire dans la Cour, les avantages que tiraient ses ennemis de son éloignement , et que les inclinations du Roi étant bonnes pour elle, si elle avait liberté de le voir, ceux qui lui veulent mal seraient contraints de céder aux efforts de la nature. Mais bien que cette opinion fût la meilleure, elle ne fut point suivie (0. » Sommée par le fils de revenir auprès de lui, la mère aima mieux en appeler aux armes, contre l'avis de Richelieu et du P. Suffren, son confesseur. Ce fut dans ces graves circonstances qu'elle ordonna au P. Mathieu de faire prier pour le succès de ses armes , et de la recommander en particulier aux prières de Jean de Saint-Samson. Ce Père passa à Rennes une première fois; puis ayant appris que le Roi poussait la guerre avec vigueur et avait déjà pris la ville et le château de Caen , il se hâta de reprendre le chemin d'Angers afin d'aller consoler ses religieux, et à cette occasion passa à Rennes une seconde fois. II vit donc encore le F. Jean de Saint-Samson, et celui-ci lui dit ces paroles prophétiques : « Mon Père, ne vous hâtez point tant; tous ces bruits de guerre ne sont qu'un nuage qui sera bientôt dissipé. Nous aurons plus de peur que de mal; et avant que vous soyez arrivé à Angers, on aura démêlé une grande partie de l'affaire. Sans doute la Reine est obligée devant Dieu de procurer la paix. »

Arrivé à Angers, le P. Mathieu Pinault fut aussitôt mandé par la Reine, qui s'informa du bon aveugle et voulut savoir quel était son sentiment touchant la guerre dont elle avait donné le signal. Quand elle eut appris que, dans la pensée de Jean de Saint-Samson, elle était obligée devant Dieu à procurer la paix, elle s'écria, raconte le P. Donatien : « Oui, nous aurons la paix, quand j'en devrais signer les articles de mon propre sang (2). »

Le conseil de faire la paix lui était venu aussi du P. Philippe

(i) Histoire de la Mère et du Fils , p. 249. Cet ouvrage porte le nom de Mézeray, mais très probablement est de Richelieu.

(2) Vie du V. F. Jean de Saint-Samson , chap. xviii.

224 ^^^ du V. F. Jean de Saint-Samson,

Thibaut. Ce Père avait été averti à Florence que le feu de la guerre civile était allumé dans le royaume; et comme on savait le pouvoir qu'il avait sur l'esprit de la Reine, on l'avait prié d'arriver au plus tôt auprès d'elle et de la porter la paix. Il la vit, en effet, à Brissac et l'engagea efficacement à mettre un terme aux funestes divisions qui troublaient le royaume. Du reste, quand elle se décida à signer enfin la paix, les circon- stances enlevaient à cette détermination une bonne partie de son mérite; son armée venait d'essuyer une défaite au Pont-de-Cé, et tout annonçait que plus elle tarderait à entrer en accommo- dement, plus elle s'exposerait à subir de dures conditions de la part du vainqueur. Elle se résigna donc; et le lendemain même du jour elle prononçait devant le P. Mathieu Pinault les paroles que nous rapportions tout à l'heure, elle accepta les conditions qui lui furent imposées, et signa la paix (1620).

Le' combat du Pont-de-Cé coûta la vie à un homme dont la mémoire sera toujours chère aux Carmes déchaussés de France. On nous pardonnera sans doute de lui consacr.er ici un souvenir.

Par une bulle expédiée le 6 février 1607, le Saint-Siège institua en France, à la prière de Henri IV, l'ordre militaire de Notre-Dame du Mont-Carmel. Or, ce nouvel ordre de cheva- lerie, auquel fut uni celui de Saint-Lazare, eut pour premier grand maître le marquis Philibert de Nérestang, qui fonda à Lyon le couvent que les Carmes déchaussés possédaient dans cette ville avant la Révolution, et qu'ils ont eu le bonheur de racheter, il y a quelques années. C'était un homme aussi remarquable par son courage que par sa piété. Il servit glorieu- sement dans les armées de Henri IV et de Louis XIII, et par ses talents militaires mérita qu'on lui confiât des commande- ments importants. Sa vertu, disons-nous, égalait sa vaillance; il serait difficile de rencontrer une piété plus fervente et plus austère dans une position qui par elle-même favorise si peu le développement des sentiments religieux. Sa vie était celle d'un habitant du cloître, plutôt que celle d'un homme habitué à

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 225

vivre au milieu de la licence des camps. On raconte que dans les occasions périlleuses il disait à son fils, et à un page nommé Du Mesnil dont il se faisait alors accompagner : « Ça, courage enfants ! Il faut tout faire pour Dieu afin de bien mourir ! »

En 16 18 il était à Lyon, lorsqu'il reçut ordre du Roi de le venir trouver à Paris. Il éprouva une peine très vive à retourner à la Cour, qu'il avait espéré ne plus revoir. Avant de partir, il voulut se faire construire son tombeau dans notre couvent, disant : « Si je ne reviens pas en vie, du moins je me serai bâti une maison pour y demeurer après ma mort. » Le jour de son départ, après avoir communié, il embrassa tous nos reli- gieux. « Adieu, mon bon Seigneur, lui dit l'un d'eux. Dieu veuille que si nous ne nous voyons plus en cette vie, nous nous voyions en l'autre devant sa divine face! » Ces paroles le frappèrent, et à peine sorti de Lyon, il dit à son page : « Du Mesnil! as-tu ouï ce que m'a dit le Père en m'embrassant? Oui, répondit le page. Cela est un avertissement que je dois bien prendre garde à moi; c'est pourquoi faisons tout pour l'amour de Dieu et pour nous préparer à bien mourir. » Ses pressentiments ne le trompèrent pas. Le Roi le reçut avec les témoignages de l'affection la plus sincère, et, en 1620, le fît un des maréchaux de camp de l'armée qu'il se disposait à faire marcher contre la reine mère. Ce fut au commencement du mois d'août qu'eut Heu le combat du Pont-de-Cé. Le pieux et vaillant grand maître pressait vivement les ennemis, lorsque, au milieu d'une vive décharge de mousqueterie, il fut blessé d'un coup de feu. Retiré aussitôt de la mêlée par son fils, il fut porté dans une maison voisine, et dit, après que sa blessure eut reçu un premier pansement : « Sachez que je dois mourir de cette blessure, car cela m'a été prédit à Lyon; priez Dieu que je meure bien. » Le Roi, apprenant qu'il était blessé, se hâta de le visiter, le combla des marques de sa faveur et le fit maréchal de France. Mais il honorait une vaillance qui allait recevoir une meilleure récompense au ciel : le 20 août, le

226 Vie du V. F. Jean de Saint-Sarnson.

chrétien pieux qui Tavait si bien servi de son épée mourut des suites de sa blessure, au moment ses lèvres murmuraient un acte d'amour de Dieu et après avoir reçu les sacrements avec la foi la plus vive (0. Revenons à notre sujet.

Telle était la haute idée que Marie de Médicis avait conçue des vertus du F. Jean de Saint-Samson, qu'elle porta longtemps h la ceinture un reliquaire pauvrement enveloppé d'un morceau de notre bure, qu'il lui avait envoyé. Une fois elle fit écrire au P. Phi- lippe Thibaut de se trouver à un jour fixé au Pont-de-Cé avec le pieux aveugle, voulant, disait-elle, recommander aux prières de celui-ci une affaire dont elle avait l'âme préoccupée. La lettre n'ayant pas été remise à temps, les deux religieux ne se trou- vèrent pas au Pont-de-Cé lorsque la reine passa. Celle-ci manda alors le P. Prieur du couvent des Carmes de Nantes et le

(i) p. Louis de Sainte-Thérèse, Annales des Carmes déchaussés de France, chap. x.

La famille de Nérestang est éteinte : elle était originaire du Velay et a produit des hommes remarquables , dignes d'être placés à côté de celui dont nous venons de raconter la mort. On voit, en particulier, un Philippe de Nérestang se signaler dans les armées de Simon de Montfort contre les Albigeois. Ce que nous venons de raconter de Philibert de Nérestang (fils d'Antoine, tué en 1577), prouve qu'il fut un des hommes les plus marquants de son époque. Nous avons vu que Henri IV lui conféra la grande maîtrise de l'Ordre de Saint-Lazare et de Notre-Dame du Mont-Carmel ; il le nomma aussi capitaine de la première compagnie de ses gardes du corps, dite la compagnie écossaise.

Les armoiries de ce bienfaiteur insigne du Carmel se voient encore dans la chapelle de notre couvent de Lyon , à la voûte , au-dessus du sanctuaire (d'azur, à trois bandes d'or et trois étoiles d'argent entre la première et la deuxième bande , avec cette devise : Stella manentes in ordine suo). Elles étaient anciennement, dit la Chesnaye-Desbois , d'or, à trois bandes de gueules et portaient cette devise : Nec nimis, nec minus. Il changea la devise et ajouta les trois étoiles quand Henri IV le fit grand maître de Notre-Dame du Mont-Carmel. L'idée des trois étoiles a été prise évidemment de nos armoiries, qui portent : chappé de tanné et d'argent; le tanné s'élevant comme un pic de montagne surmonté d'une croix ; le tout accompagné de trois étoiles : deux en chef, or sur argent (armes à enquérir), et une en pointe : argent sur tanné ; l'écu timbré d'une couronne ducale au dextrachère vêtu de tanné issant de la couronne et brandissant une épée flam- boyante portant rouleau avec devise : Zelo lelatus suni pro Domino Deo exercituum. La couronne est sommée d'une auréole formant un nimbe de douze étoiles d'or.

La famille de Nérestang compte plusieurs grands maîtres de l'ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel. Voyez Dictionnaire de la Noblesse, par M. de la Chesnaye-Desbois; Voyez aussi V Armoriai du Lyonnais, Forei et Beaujolais, sans nom d'auteur, et VHistoire des Ordres royaux, hospitaliers militaires de Notre-Dame du Mont-Carmel et de Saint-Lazare de Jérusalem, par M. Gautier de Sibert. Paris, de l'imprimerie royale.

Vie du V, f. Jean de Saint-Samsm. 227

chargea d'écrire au F. Jean de Saint-Samson et au P. Philippe Thibauk : au premier pour lui recommander ses intentions, et au second pour le prier d'expédier au plus vite des affaires im- portantes auxquelles il travaillait , et de venir la trouver à Nantes sans retard. Lorsque le P. Philippe Thibaut fut arrivé à Nantes, elle lui demanda conseil sur ce qui faisait l'objet de ses préoccupations. Or, dit le Père Donatien, le ciel bénit le conseil du Père et les prières de notre aveugle, en sorte que tout tourna à la gloire de Dieu et à la paix du royaume (^).

Une autre fois la reine envoya le P. Suffren visiter Jean de Saint-Samson en son nom, avec charge de lui demander pour elle des conseils touchant la vie spirituelle. Ce Père arriva donc à Rennes et communiqua à l'humble aveugle l'ordre qu'il avait reçu. Ce ne fut qu'après avoir fait de vives instances qu'il put le décider à parler. L'humiHté de Jean de Saint-Samson céda; mais il ne prononça qu'un seul mot : « Dites, s'il vous plaît, à Sa Majesté qu'elle s'humiHe en reine. )) Et il se retira plein de confusion.

S'humilier en proportion de la grandeur à laquelle on a été élevé par Dieu! C'est une belle parole, digne d'être gravée dans le cœur des grands de ce monde. Si Marie de Médicis avait été moins aveuglée, elle aurait compris que le moine clairvoyant venait de mettre discrètement le doigt sur la plaie 5ecrète de son cœur, et une parole vraie pour tous les grands , vraie surtout pour elle, serait devenue la règle de sa conduite; mais habituée à commander, elle n'eut pas assez de force d'âme pour plier et accepter une position effacée dans le gouvernement de l'Etat. Rentrée à la Cour, elle ne tarda pas à recommencer ses intrigues. L'influence croissante de Richehcu, qu'elle avait fait entrer au conseil en 1624, lui porta bientôt ombrage. Assurément, la politique du grand cardinal n'était pas sans reproche : ses alliances avec les princes protestants d'Allemagne blessaient à

i) Vie du V. F. Jean de Saint-Samson , chap. xviii.

228 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

juste titre les consciences catholiques, et la guerre à outrance qu'il faisait à l'aristocratie devait devenir fatale à cette royauté qu'il s'efforçait ainsi d'élever et de rendre toute-puissante. Mais les oppositions n'auraient pas franchir cette limite qu'indi- quait assez la dignité royale, ainsi que le génie de Richelieu. La reine mère ne sut pas garder de mesure, et elle ne fit que se compromettre de plus en plus.

Elle s'adressa encore au F. Jean de Saint-Samson, et voulut savoir ce qu'il pensait de la position elle se trouvait à la Cour. Il répondit qu' « à la première fois elle verrait après quelque temps une heureuse issue; mais qu'à la seconde elle devrait se résoudre à la patience (^). )) Nous n'avons pas à entrer ici dans le détail des événements qui eurent lieu à cette époque. On sait qu'au moment la reine mère et ses parti- sans croyaient avoir remporté une pleine victoire, et Riche- lieu se préparait à quitter la Cour, Louis XIII se décida tout à coup à garder son ministre et à lui donner une part plus intime dans sa confiance. Cet événement trompa bien des espérances et bien des ambitions qui avaient eu l'imprudence de se montrer avant le dénouement définitif du drame : la journée il s'ac- compUt est restée fameuse dans l'histoire sous le nom de Journée des dupes (1630).

Après ce grave événement, il y eut des pardons et des rap- prochements entre la reine mère et Richelieu; mais comment deux âmes qui s'étaient froissées si profondément auraient-elles pu vivre longtemps en bonne harmonie? Marie de Médicis s'acharna de nouveau contre le grand ministre, et finit par se perdre sans retour. Résolu à l'éloigner de la Cour, le Roi part pour Compiègne; elle l'y suit. Mais bientôt le Roi quitte Com- piègne, et la laisse prisonnière sous la garde du maréchal d'Estrées. Le malheur de la reine mère était grand : sa colère le rendit sans remède. Plutôt que de partir pour MouUns, elle

(i) p. Donatien , Vie du V. F. Jean de Saint-Samson, chap. xviii.

Fie du V. F. Jean de Saint-Samson. 229

devait citrc reléguée, elle s'échappa furtivement et passa à l'étranger (163 1). elle continua à s'occuper d'intrigues et de cabales, jusqu'au jour elle mourut tristement à Cologne, dans un dénûment qu'on a avec justice reproché à Louis XIII (1642).

Il nous reste deux lettres de Jean de Saint-Samson à Marie de Médicis. Elles sont sans date, mais il est très probable que l'une fut écrite à la reine mère pendant son premier éloigne- ment de la Cour, et l'autre dans la dernière période de ses infortunes. Si le style en est simple, les pensées pieuses dont elles sont pleines sont celles d'un saint. Écoutons ces graves enseignements médités dans la paix du cloître pour une âme envahie par le tumulte des ambitions terrestres.

« Les Majestés royales. Madame, ne sont pas établies de Dieu pour toujours régner sur les hommes; elles ne le sont que pour un temps ordonné de ce Roi des rois, lequel temps nous est totalement inconnu. Ce grand Dieu, par un effet très spécial de son infinie bonté , prend un singulier plaisir d'en enrichir quelques-unes du don très excellent de sa grâce purifiante et sanctifiante, et pour le faire comme il faut, il les exerce diver- sement avec poids et mesure. Par ce moyen elles rentrent à bon escient au fond de leur cœur, et se connaissant elles-mêmes, elles voient que les reines, aussi bien que la figure et la sub- stance de ce monde, se passent en un moment au respect de l'éternité du bienheureux royaume de Dieu. Le vrai royaume est en toute l'éternité de Dieu même, et tous les élus en doivent jouir en divers degrés de félicité , selon la mesure et la proportion de la charité dont ils auront aimé Dieu jusqu'à la fin de cette vie de misère, d'exil et de mort. Les divers moyens, voies et exercices que Dieu tient en la conduite de ses saints, lesquels il veut illustrer par-dessus les voies ordinaires du commun des élus, font assez voir que quiconque est plus exercé ici-bas dans l'afilic- tion est plus élevé, dans les richesses de l'esprit, en mérite et en sainteté, quoique la vraie humilité de cœur l'éloigné extrê-

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mement d*avoir cette estime de soi-même. C'est pourquoi, même les royales Majestés, qui ne sont que des parcelles d'a- tomes en comparaison de l'infinie Majesté de Dieu (car elles doivent avoir cette ferme foi et créance), se doivent tenir trop honorées quand il veut faire choix de certaines pour l'imiter en quelque manière, chargées de sa pesante Croix.

)) C'est là. Madame, votre présent état, lequel vous portez avec générosité, en amoureuse et patiente humiUté de cœur. Je ne puis assez exprimer la douleur que me cause votre affliction, l'estimant très cuisante et presque insupportable , pour les raisons que votre Majesté sait; et je ne doute pas qu'elle ne demeurât accablée sous ce poids, si Dieu ne l'animait d'un courage plus que royal, pour demeurer toujours également immobile d'esprit dans la rigueur de ces croix si excessives. Mais il ne se peut faire qu'elle ne reçoive abondamment pour cela l'esprit, la force et la grâce de notre bon Dieu, qui fait que Votre Majesté prend un singulier plaisir à se donner continuellement et totalement à lui comme chose qui lui appartient entièrement. Il est le principe de tout ce que vous êtes, et vous vous rendez à chaque moment à lui en humble action de grâces et en amoureuse et pleine confor- mité de volonté d'esprit et de cœur à son infiniment agréable et adorable volonté. Ainsi vous adorez l'étendue de ses jugements aussi justes que secrets et cachés même à ses plus intimes amis et à ses saints les plus chéris.

» Votre Majesté sait toutes ces vérités; mais il n'est pas hors de propos que vos plus dévots amis et serviteurs vous les repré- sentent, comme je fais : d'autant que la douleur juste et raison- nable est le plus souvent si forte et presse tellement le cœur et l'esprit, qu'elle ne permet pas qu'on puisse digérer ce morceau. Si cela se pouvait faire librement, on porterait beaucoup plus aisément sa croix. Je ne doute donc pas que vos vrais, fidèles et dévots confidents n'emploient toute leur diligence pour rappeler à votre esprit ce que vous savez très bien, afin d'adoucir cette amère potion et la rendre potable, utile et salutaire à votre âme.

Vie du V. F. Jean de Saint-Sarnson. 231

Elle vous est donnée pour votre purification et pour votre sanc- tification qui sont deux états bien différents dans le lustre et la constitution des vrais élus. De sorte que si Votre Majesté ne sent aucune opposition à recevoir cette croix qui lui est présentée, sans doute le royaume de Dieu qui est en elle lui est amplement et plus manifestement découvert que jamais, selon l'infinie ampli- tude de son excellence, et vous exalterez et agrandirez ce royaume autant qu'il vous plaira en Dieu et en vous; ce qui n'est pas un petit avantage à Votre Majesté, puisque de dépend tout son bien et sa gloire, d'être à jamais la très humble servante du Seigneur, à quelque prix que ce soit.

)) J'avoue que ce vous est un sujet de douleur d'être privée de l'honneur et des plaisirs qui sont justement dus à votre Personne royale; mais je me persuade que vous vous en privez encore plus volontiers et plus librement que les hommes ne sont actifs à vous les ôter. Donnant cela amoureusement à Dieu, c'est un bien infini que vous acquérez et dont vous jouissez par même, vu la suréminence de Dieu au-dessus de tout ce qui est créé; et, par ce moyen, le caUce qui vous devait être amer est rendu doux et délectable par votre amoureuse conformité à la volonté de Dieu. Perdant ainsi tout votre intérêt en ce martyre si doulou- reux, vous vous trouverez et vous sentirez infailliblement toute abîmée et perdue en Dieu , les plus furieuses tempêtes et bour- rasques des persécutions ne vous atteindront jamais. Vous vous trouverez aussi éloignée de l'orage que vous l'êtes d'y vouloir réfléchir; et la tempête ne vous frappera que par le dehors, ainsi que ces rochers immobiles qui ne sont que superficiellement frappés des plus violents efforts de la mer. Je sais. Madame, que cela n'est pas à la fragilité humaine; mais si Votre Majesté est fidèle à se soumettre éternellement à Dieu, elle jouira en lui de ces grâces beaucoup plus abondamment que je ne saurais le lui représenter. Je ne prétends pas que Votre Majesté soit tout à fait insensible, mais je dis qu'elle sera totalement immobile et inalté- rable par le moyen de la double face que le Saint-Esprit opérera

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merveilleusement en elle, qui lui fera mépriser tous les plaisirs de la terre. Elle se retirera au fond de son cœur est le royaume de Dieu, et se plongera avec un très grand plaisir en la mer de Dieu infini , avec tous les saints et amoureux esprits qui mettent toute leur vie et tout leur amour, et qui se perdent sans retour dans cette mer infiniment spacieuse et profonde ils défaillent à leur propre vie et à leur amour.

» Votre Majesté sait assez que Dieu permet le mal et la per- sécution parmi les hommes et qu'il fait par ce moyen l'ardente fournaise de la purification et de l'épreuve de ses chers élus, chacun selon son différent degré. Car on ne peut pas avoir son paradis en cette vie et en l'autre; et quoique je me persuade que vous n'avez jamais été attachée d'affection aux plaisirs de la terre, néanmoins, comme on ne peut pas les perdre sans en être affectée peu ou beaucoup, il est important qu'on en ressente la privation, quand même ce ne serait que pour goûter cette vérité. Que si quelqu'un disait à Votre Majesté que ceci est d'un vol trop éminent et de trop grande perfection pour elle (ce que je ne pense pas), j'estime tout au contraire que je ferais tort à Votre Majesté si je manquais de lui montrer et lui décou- vrir tout le vrai bien et toute la sainteté aussi essentiellement et éminemment que je le puis et le dois, afin de renouveler et accroître l'ardeur de ses spirituelles occupations, et que son cœur et son esprit puissent être renouvelés et souverainement fortifiés à l'encontre des ennemis de son salut.

)) C'est donc mon sentiment qu'il est infiniment meilleur pour vous, Madame, d'être exercée à bon escient dans les labeurs des âmes vraiment saintes, que de vous voir respectée et honorée de tout le monde. Car toute la gloire du monde se passe et se termine en vanité, de laquelle les insensés se re- paissent comme de leur souverain bien, mais qui finira pour le plus tard avec leur vie. Votre Majesté se peut représenter les divers exercices que les hommes ont donnés à plusieurs reines très saintes, et je me persuade qu'elle n'omettra rien de

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ce qui la peut encourager à la poursuite de son souverain bien dans cette importante occasion. Je vous souhaite, Madame, et vous désire infiniment la très stable et très arrêtée similitude de Dieu, et la vive imitation de la vie divine et humaine de Jésus- Christ. Plaise à sa bonté, à mon humble et continuelle prière, vous remplir et vous combler à l'infini de son esprit, afin qu'é- tant remplie de sa grâce sanctifiante , votre esprit s'unisse au sien inséparablement, et que vous soyez résolue de demeurer très humble, très attentive et très amoureuse servante de son infinie Majesté. Si vous le faites. Madame, vous régnerez infiniment mieux et tout autrement qu'en régnant sur les hommes, quoique vous portiez hautement et avec très grand mérite la dignité de Reine. Enfin, Madame, attendez, patientez, soutenez. Dieu ne tardera pas à vous délivrer de vos ennuis. La tempête ne durera pas longtemps, et il se fera que lorsque vous y penserez le moins, vous vous trouverez entièrement libre et affranchie, afin d'employer votre liberté à servir Dieu en la manière qu'il lui plaira davantage.

» Au surplus. Madame, puisque mes supérieurs et notre P. Philippe Thibaut, et peut-être encore le R. P. Suffren, m'ont acquis l'honneur de votre souvenir, et qu'on m'a com- mandé de présenter Votre Majesté continuellement à Dieu, c'est ce que j'ai fort volontiers pris à tâche pour ne m'en jamais désister. Encore qu'il soit vrai que le souvenir des créatures ne m'est nr agréable ni avantageux, n'importe; celui de Votre Majesté ne me nuira jamais. Dieu aidant. Et je serai toujours. Madame, de Votre Majesté le très humble et très obéissant serviteur et sujet. »

La seconde fois, Jean de Saint-Samson écrivait à Marie de Médicis en ces termes : « Les misères. Madame, sont tellement nées avec les hommes, qu'il n'y a personne qui en soit exempt. Si quelqu'un en devait être affranchi, ce pourrait être les Majestés royales. Mais comme cela est commun à tous sans exception, il faut qu'elles-mêmes par leur expérience se publient tributaires

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de la nature et sujettes à plus de mésaises et de disgrâces qu'elles ne voudraient, pour des raisons très profondes. C'est, Madame, ce que Votre Majesté a assez expérimenté jusques ici; mais puis- qu'elle en est assaillie tout de nouveau, il faut les porter forte- ment, d'un courage royal et généreux, en tirer le bien et le salut de votre âme et en faire tout le profit que vous devez. Faisant cela fortement pour l'amour et la gloire de Dieu, "vous trouverez la vraie paix de votre cœur. Le temps est brief , et Dieu demeure éternellement immuable. Sa jouissance pour un seul moment de temps vaut mieux que l'éternelle possession de l'empire de tout le monde. Votre Majesté sait tout cela et une infinité d'autres vérités qui appartiennent à ce sujet; elle se les doit vivement et incessamment représenter devant les yeux, afin de vaincre puis- samment les ennuis et les tristesses de la nature. Vous êtes via- trice. Madame, comme nous tous en ce monde, et vous ne savez pas combien il vous reste encore de temps pour finir cette vie. Je sais que votre Majesté le désire faire saintement en tout sens et manière; c'est pourquoi, dans cette croyance, espérant toute sorte de fidélité de votre part envers Dieu, je n'en dirai pas davantage. »

Peu d'années après que Marie de Médicis eut quitté la France , un drame se passait à Loudun, qui devait avoir un grand reten- tissement (1634). Que faut-il penser de la possession des Ursu- lines de Loudun ? Que faut-il penser de la condamnation d'Urbain Grandier? Faut-il voir dans toute cette affaire une tragédie jouée pour venger Richelieu de l'insolence d'un prêtre? En frappant Urbain Grandier, voulut-on frapper l'auteur d'un pamphlet ou l'auteur d'un maléfice? L'incrédulité sourit quand elle entend parler de possessions diaboliques et de maléfices. Légèreté étran- gement téméraire, puisqu'elle condamne des siècles qui furent pour le moins aussi éclairés que le nôtre, des lois que l'Église approuva, inspira même dans une certaine mesure, des magis- trats et des légistes qui certes ne manquèrent ni de lumières ni de droiture. La législation d'aujourd'hui n'entre pas dans les

Fie du V. F. Jciw de Saint-Samson. 235

mystères les plus ténébreux de la vie; elle ne se demande pas si, entre l'homme et le monde infernal, des relations que la société ait le droit de punir ne peuvent pas exister. Ce silence accuse-t-il plus de vraie science? N'accusc-t-il pas plutôt moins de foi? L'Église croit à la possibilité des possessions diaboliques et des maléfices : ce n'est point par des sourires que des esprits réfléchis doivent répondre aux raisons sur lesquelles repose sa foi.

Urbain Grandier n'était pas un prêtre modèle, loin de là; sa vie était déréglée, et il avait composé des écrits l'on pouvait trouver à reprendre sans être rigoriste. On sait comment le P. Surin, qui fut un des exorcistes, raconte le fait du maléfice. Deux grands procès avaient eu lieu entre M. Mignon, saint prêtre, chanoine de l'église collégiale de Sainte-Croix de Loudun, et Urbain Grandier, homme habile, aussi chanoine de Loudun et curé de la paroisse de Saint-Pierre-du-Marché. La cause de ce procès fut le Hbertinage de Grandier, que M. Mignon ne pouvai^- souffrir. Celui-ci gagna le premier procès devant son évêque, Ms"" de Poitiers, et perdit le second devant le primat, M^"" l'ar- chevêque de Bordeaux.

Sur ces entrefaites, les religieuses ursulines étant venues s'éta- blir à Loudun , refusèrent l'offre de services que leur fit Grandier, et se mirent sous la conduite de M. Mignon. Grandier, irrité de cette préférence , résolut pour se venger de se servir de la magie qu'il avait apprise d'un de ses oncles, et de donner aux reli- gieuses un charme qui leur inspirât de l'amour pour lui. Il jeta plusieurs maléfices sur ces pauvres filles, particuHèrement par une branche de rosier tenaient plusieurs roses. Toutes celles qui les flairèrent, à commencer par la supérieure, M""^ de Berciel, nommée Sœur Jeanne des Anges, se trouvèrent saisies de l'esprit malin. M. Mignon jugea bien que c'était un maléfice donné aux religieuses; assisté du curé de Chinon, homme d'une vertu et d'un mérite extraordinaires, il les exorcisa. Et comme les démons déclarèrent dans les exorcismes que Grandier était l'auteur de ces maléfices, l'affaire fut remise entre les mains des magistrats

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de la ville. Les choses étant venues aux oreilles du Roi, M. de Laubardemont, intendant de la province, fut chargé d'en prendre connaissance, puis d'appeler quatorze juges de plusieurs prési- diaux pour faire le procès. Grandier, reconnu coupable, fut con- damné, à l'unanimité, à être brûlé vif, ce qui fut exécuté le 18 août 1634. Il refusa les secours de la religion, rejetant jusqu'à la fin le ministère de deux Pères Capucins, envoyés pour tra- vailler à sa conversion. Tel est le récit du P. Surin.

Or ce récit, résumé exact de l'affaire telle qu'elle a été appré- ciée par les hommes les plus éclairés et les plus compétents de l'époque, telle qu'elle ressort de la discussion des faits et des témoignages , est répudié par une certaine science qui aime mieux ajouter foi aux explications fantaisistes d'Aubin , un protestant venu un siècle plus tard (^)! Nous sortirions de notre sujet si nous entrions en discussion avec elle. Nous dirons simplement qu'à l'exemple des hommes éclairés de son temps, à l'exemple des juges de Grandier, qui avaient été choisis « parmi les plus hommes de bien, » Jean de Saint-Samson crut à une véritable

(i) Voyez : Histoire abrégée de la possession des Ursulines de Loudun et des peines du P. Stirin; In actiones Julio dunensium Virginum exercitatio viedica, par François Pidoux : Poitiers 1635 ; Des Esprits et de leurs 7nanifestations Jluidiques devant la science moderne, par M. de Mirville.

Qu'on nous permette de rapporter ici un fait arrivé dans le couvent des Carmes de Loudun, lequel, ainsi que le remarque le P. Léon de Saint-Jean qui en atteste l'authen- ticité, constitue une sorte de démonstration préjudicielle de la vérité du maléfice jeté sur les Ursulines.

Au commencement de l'automne de l'année 1623, des hommes pervers soumirent, avec le secours des démons , le couvent que l'Observance de Tours avait à Loudun , à une épreuve terrible causée par des troubles et des frayeurs nocturnes qui durèrent jusqu'à la fin du mois de mars 1625. Pendant tout ce temps, plus de vingt religieux remarquables par leur piété et leur doctrine furent témoins des faits les plus étranges. De grands bruits effrayaient leurs oreilles, des spectres leur apparaissaient et venaient les troubler dans leurs prières, leurs disciplines et jusque dans leurs repas; la maison tremblait, les meubles des cellules roulaient péle-méle de toutes parts; il tombait par moments une grêle de pierres dont personne n'était blessé. Enfin , par l'ordre du P. Ma- thieu Pinault, alors Provincial, on fit une oraison solennelle de quarante heures, et après de nombreux exercices de piété et de pénitence, on promena la sainte Eucharistie dans toute la maison : à partir de ce moment , tous les prestiges diaboliques cessèrent , et les religieux purent de nouveau suivre leur règle dans la paix la plus profonde.

(Delineatio ohservaniia Car inelit arum Rhedonensis , cap. xviii.)

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 237

possession, et il fut amené par les circonstances à écrire aux religieuses la lettre qu'on va lire.

« Le bien de la tribulation est si grand en tous les élus, qu'outre le merveilleux sentiment des Écritures et des Pères sur ce sujet, je ne puis assez admirer la pensée de saint Jérôme. Ce Père dit que comme c'est une merveille que les pierres et les épines ne sont pas changées et converties en roses, en lis et en pierres précieuses sous les pieds des méchants en considération du peu de temps qu'ils doivent jouir d'un si fugitif et fragile bonheur, plus propre aux bêtes qu'à des hommes, et à raison des extrêmes tourments qu'ils souffriront éternellement; au con- traire il s'étonne comment toutes choses ne se convertissent pas sous les pieds des élus en dards, en flèches, en glaives et en durs cailloux, pour leur griève persécution jusqu'à la mort, et de ce qu'ils ne sont pas assiégés de continuelles violences depuis les pieds jusqu'à la tête. Ce sentiment couvre de merveilleux secrets , qui néanmoins sont assez visibles , quoique différem- ment, en tous les élus; et tout cela est en eux l'effet d'une expresse et paternelle conduite de Dieu.

» Il n'y a personne d'entre nous qui ne sache très bien qu'il n'est pas raisonnable que notre Chef ait tant souffert, et que nous qui sommes les membres de son Corps mystique nous vivions en repos et dans les plaisirs de nos sens. Il faut donc croire que quiconque a plus de tribulations et d'afflictions est mieux et plus avantageusement partagé que celui qui en a moins. C'est pourquoi nous demeurons très joyeux au dedans de nous-mêmes pendant que nos corps sont détenus sous la presse des cuisantes douleurs et tribulations, sans nous soucier qui en puissent être- les mi- nistres et les instruments, soit que ce soient les hommes, soit que ce soient les diables. D'autant que nous prenons à tâche d'établir la plus haute gloire de Dieu en nous par sa vive imita- tion intérieure et extérieure en nos âmes et en nos corps.

» Ce n'est point une chose infâme ni déshonorante de se voir possédé, occupé, agité et tourmenté des diables et de leur rage

238 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

tyrannique. Tout cela a son ordre très merveilleux en la pres- cience éternelle de Dieu pour sa très grande gloire et pour l'ex- trême bien de la créature qui en est faite digne. Dieu a souffert le premier pour nous une mer de tourments inimaginables et inconcevables, et toutes les âmes qui doivent participer à sa gloire et lui être amoureusement associées par l'effet d'une grâce plus que commune, doivent aussi beaucoup souffrir, par une consé- quence très juste et très raisonnable. Plusieurs excellents servi- teurs de sa divine Majesté ont passionnément souhaité votre riche et néanmoins pitoyable sort, et l'ont obtenu et en ont joui jusques à la mort; tant l'ardente charité a de force sur ceux qu'elle domine puissamment.

» Puis donc que vous êtes en possession de ce bien, quoique nous compatissions tous à votre affliction, je dois vous exciter autant que je puis au désir et à l'amour de souffrir fortement pour la gloire infinie de Dieu; car c'est pour cela que vous êtes ses très humbles servantes. Il ne laisse pas d'y en avoir assez d'autres que Dieu eût pu choisir pour cela et rendre dignes par le flux effectif de sa grâce de le glorifier en ces laborieux et cruels tour- ments. Je les appelle laborieux et cruels à l'égard de la faiblesse humaine et de la cruauté des diables qui les font souffrir tyran- niquement; mais ils sont amoureux et plaisants en la forte et efficace vue de Dieu, de la présence duquel vous jouissez sensi- blement et qui vous donne le désir ardent et brûlant de le sou- tenir dans les géhennes et tourments de ces cruels bourreaux de sa divine justice. On dit que les personnes puissantes, pour exciter leurs enfants à vivre selon la raison , font fouetter quelques-uns de leurs esclaves devant eux. Mais ici Dieu n'en use pas de même : il s'est résolu de faire fouetter les princes et les princesses de son peuple et de son héritage par les diables qui sont les impies bourreaux et ministres de sa justice venge- resse.' Et cela pour sa très grande gloire, pour votre très grand bien , et pour la conversion de plusieurs pécheurs dont vous serez la cause en un bon sens.

y te du V. J'\ Jean de Saint-Sarnsoit. 239

» Souvenez-vous que, pendant que vos corps sont sous la géhenne et sous cette question impitoyable, vos âmes sont pures, libres et exemptes de cet amour-propre qui, maîtrisant et domi- nant les âmes au temps de la paix, ôte tout ce qui appartient à Dieu pour se Tattribuer et en faire usage avec un plaisir désor- donné. Personne n'est exempt de cette maligne et infecte conta- gion, sous quelque habit, règle, observance et pénitence que ce soit. Mais vous autres et vos semblables qui êtes fortement sous la presse et sous les fléaux de sa justice, l'amour-propre est d'autant plus éloigné de vous, que vos cœurs se trouvent purs et forts pour se sacrifier en éternel holocauste à Dieu, et s'oc- cupent fortement avec lui dans le temps de vos souflrances.

» C'est de que vous recevez incessamment nouvelles forces et nouvelle vigueur, pour donner plus de tourments aux diables qu'ils ne vous en donnent par leurs infernaux efforts. En cela certes vous adorez et révérez les profonds et suradorables juge- ments de Dieu infini, duquel vous êtes l'héritage chéri par-dessus plusieurs milUers d'autres, son sort, sa portion, son bien et sa joie. Il a bien su choisir ce moyen pour vous rendre saintes par sa vive imitation. C'est pourquoi vous prenez et acceptez cette sorte d'exercice comme un riche don de sa main paternelle; et il se sert des diables pour cette mystérieuse exécution de votre salut. De sorte que par ce moyen vous faites merveilleusement votre purgatoire en vos propres corps.

» Comme vos tourments ont été tout à fait étranges jusques ici , vous êtes certes dignes de très grande compassion , et tous les fidèles pleurent sur ce triste et tragique accident avec une pro- fonde admiration , et nous particulièrement avec eux. Mais comme nous pénétrons en quelque façoti , quoique de fort loin , dans les ressorts de Dieu , nous ne pouvons que bénir infiniment sa Majesté de ces infinis prodiges qu'elle opère si merveilleuse- ment en vous, vous voyant plus fortes à souffrir et plus actives à désirer les tourments que les diables ne sont actifs à vous les faire infernalement souffrir. C'est ainsi que les saints se con-

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somment saintement, se joignant à Dieu pour consommer en eux sa sainteté. Si bien qu'ils se donnent bien de garde de perdre aucune occasion d'exercice soit à faire, soit à souffrir. Telle est la vie de Dieu dans ses créatures ses plus chéries, lesquelles il veut rendre épurées dans le cuisant feu des tribulations, afin que son royaume lui soit entièrement assujetti à force de combats et de constantes victoires.

;) Cela étant ainsi, vous n'avez aucun sujet de craindre ni de vous affliger, mais plutôt de vous réjouir en vos amoureux cruci- fiements, vous voyant attachées et crucifiées toutes vives sur diverses croix qui se succèdent l'une à l'autre. C'est ainsi et par cet ordre amoureux que les saintes épouses imitent leur Epoux très aimé et très chéri en ses douleurs et en sa Croix, prenant plaisir de le suivre, chargées de leur propre croix, et de souffrir et mourir avec lui. Agonisez donc pour le bien de vos âmes, avec un désir très ardent de l'amour et de la gloire de Dieu, afin que, quand il faudra partir de cette vie, vous soyez humblement et amoureusement, avec sainteté et confiance, libres pour vous présenter à lui, et qu'il vous fasse jouir de ses divins embrasse- ments éternellement et en toute plénitude de félicité.

» Souvenez-vous que saint Paul étant soufileté de Satan, pria par trois fois sa Majesté pour sa délivrance d'un si pervers et si cruel ennemi ; auquel Dieu dit pour toute consolation que sa grâce, qui le fortifiait au dedans, lui devait suffire, et que c'est en l'infirmité et faiblesse que la vertu est rendue parfaite de tout point. Ainsi les âmes saintes et choisies de Dieu plus expressé- ment pour représenter sa vie sacrée selon leur total, se trouvent plus grandes et plus excellentes les unes que les autres , tant pour la gloire essentielle que pour l'accidentelle. Vous n'êtes pas seules exercées en cette manière; beaucoup d'autres âmes le sont, sinon peut-être en France, du moins dans le reste de la chrétienté, à la délivrance desquelles on travaille fortement comme à la vôtre. Dieu manifeste sa gloire diversement en elles, et il les remplit et les fortifie de son divin Esprit , comme il fait des vôtres , afin qu'elles puissent résister à tout l'enfer.

Vie du V, F. Jcdn de Saint-Samson. 241

» Rcjouissez-vous donc, et achevez le reste en combattant avec fidélité. Renouvelez les ferveurs de vos esprits en joie et exulta- tion d'esprit, de ce que sa Majesté vous rend dignes de son amour par ces épreuves extraordinaires. L'amour n'est véritable- ment que dans les souffrances, et sa preuve manifeste sont les œuvres qu'il requiert de ses amoureux tant actives que passives. Si même il lui plaisait de ne vous point délivrer de ces si dures croix, ce serait infiniment votre meilleur en tous sens et en toute manière, et je le pourrais représenter à l'infini par vérités d'esprit; mais comme vous n'en doutez pas, je termine et finis mon discours, priant continuellement sa divine Majesté qu'elle vous rende si fortes et si divines en vos combats, que, sans réfléchir anxieusement sur votre état, vous vous oubliiez vous-mêmes et vous résigniez en ses mains bénies en temps et en éternité. Ne doutez point que les plus affectionnés serviteurs de Dieu ne prient sa divine Majesté très instamment pour vous, voire chaque jour, tant en notre Observance qu'ailleurs. » '

Nous ne savons par quelles circonstances Jean de Saint-Samson fut amené à écrire cette lettre aux possédées de Loudun. Peut- être en fut-il prié par ses frères du Carmel; peut-être les reli- gieuses elles-mêmes eurent-elles directement recours à ses conseils et à ses prières. Ces conseils furent ceux d'un homme pour lequel les voies spirituelles n'avaient point de secrets et qui se rendait un compte exact du rôle qui revient parfois au démon dans l'histoire du perfectionnement des âmes.

Nous ne terminerons pas ce chapitre consacré à montrer combien fut efficace et ardente la charité que Jean de Saint- Samson éprouvait pour le prochain, sans dire quelques mots de sa dévotion envers les âmes du purgatoire. La compassion qu'il avait toujours eue pour elles devint extrêmement vive et tendre après que, par une permission divine, il lui eut été donné de contempler les affreux tourments que l'âme de son frère aîné souffrait au milieu des flammes du purgatoire. Connaissant d'ailleurs par expérience toutes les angoisses mystiques de

242 Vie du V . F, Jean de Saint-Sarnson.

l'amour privé de la présence de son Objet, il devinait leur souffrance par la sienne, et comprenait mieux combien leur état est digne de pitié. Il gagnait tous les jours plusieurs indulgences à leur intention, et il excitait les autres religieux à faire de même, en sorte que cette pratique devint traditionnelle dans le couvent de Rennes.

Mais écoutons le P. Donatien : « Dieu seul sait combien, outre l'âme de son frère, il en a délivré d'autres; de quoi nous avons encore deux exemples remarquables. L'un qu'étant à Dol, pendant le temps de la peste, une âme se manifesta à lui par signe sensible, lui demandant Tassistance de ses prières et l'ap- pelant d'une voix fort plaintive : « Frère Jean ! Frère Jean ! » Ce qu'il avoua par après au religieux qui était avec lui dans le couvent, nommé F. Ollivier, lequel est encore vivant et duquel je l'ai appris. L'autre est que l'an 1628 l'âme d'un de nos reli- gieux, de naissance dans le monde et de grande érudition dans le cloître, décédé à Rome, s'apparut à lui le jour de son décès par le même signe sensible dont je viens de parler, c'est-à-dire par une manière de doux bruit par lequel ce sage aveugle com- prenait aussitôt ce que Dieu désirait de lui. Il se tourna donc vers le lieu d'où lui venait le signal, et entendit une voix qui l'appela aussitôt par son nom. A quoi ayant répondu : « Que voulez- vous? dites librement ce que vous voulez; » il ne lui fut rien répliqué. Là-dessus il se mit en oraison, et puis il alla prier le supérieur qu'il fît recommander à Dieu l'âme d'un de nos reli- gieux décédé ce jour-là : comme en effet on sut depuis qu'en ce même jour ce religieux était décédé à Rome. Tel était le sacré commerce et familiarité qu'il avait avec les âmes décédées en la charité de Jésus-Christ; telle sa compassion pour leurs indicibles souffrances, et telle la fidéUté très ardente qu'il avait à leur rendre assistance par ses prières (0. »

(i) Çhap. XXIII. Le P. Joseph parle aussi de la dévotion de Jean de Saint-Samson pour les âmes du purgatoire et confirme les paroles du P. Donatien par ses renseigne- ments personnels. Ms., p. 39.

CHAPITRE X

AVEC QUELLE PERFECTION JEAN DE SAINT-SAMSON PRATIQUA LES VERTUS DE PAUVRETÉ, DE CHASTETÉ ET D'OBÉISSANCE. DE SON AMOUR POUR L'HUMILITÉ. ON TRAITE ENCORE DU VÉRITABLE ANÉANTISSEMENT MYSTIQUE. PARFAITE SIMPLICITÉ ET PARFAITE MODESTIE DE JEAN DE SAINT-SAMSON. DE SA MANIÈRE DE CONVERSER. DE SON AMOUR POUR LA CROIX. IL EST ATTA- QUÉ ET TENTÉ PAR LES DÉMONS. ON REVIENT SUR SES ÉPREUVES INTÉRIEURES. FORCE ADMIRABLE DONT IL FIT PREUVE DANS LES SOUFFRANCES.

NE belle fleur peut être contemplée de loin : on peut aussi aspirer de loin son parfum apporté par la brise; mais ce n'est qu'en approchant d'elle qu'il est possible d'admirer tout son éclat , de saisir ses nuances les plus délicates, d'apprécier toute la douceur de son parfum. Ce n'est aussi qu'en pénétrant dans son calice que l'abeille recueille la goutte de miel qui s'y trouve cachée. Ne cessons d'étudier de très près la belle âme dont nous écrivons l'histoire; ne cessons d'imiter l'abeille; et pour recueillir le miel d'une édification sainte, pénétrons de plus en plus dans les profondeurs de cette âme si riche de dons célestes. Le§ vertus théologales, fondement de toute vraie sainteté, brillaient en elle; avec quel éclat, ce que

244 ^^^ ^^ ^' ^' J^^^ ^^ Saint-Samson.

nous venons de raconter le donne assez à entendre. La charité surtout y régnait comme une reine sur son trône, formant les habitudes saintes, inspirant les actes, gouvernant et modérant toutes les vertus morales. Ce sont ces vertus morales que nous allons étudier maintenant.

Jean n'eut jamais qu'une ambition, arriver à la sainteté. L'œil sans cesse fixé sur ce but, il s'efforça d'acquérir toutes les vertus chrétiennes, pratiquant ainsi le premier ce qu'il conseillait en ces termes à ses frères dans un de ses écrits : « Les vertus sont si nécessaires à l'homme spirituel, qu'il n'y a point d'autre voie sûre pour parvenir au vrai esprit du Carmel, ou plutôt du chris- tianisme, qui est l'amour divin. C'est pourquoi il les faut néces- sairement acquérir à force d'en exercer les actes, supposant toujours l'infusion et la grâce. Surtout il faut être résolu dès le commencement de cet exercice et s'y porter non mollement, mais avec vigueur. » Et il ajoute : « Il faut donc surpasser les vertus avant que de nous exercer seulement dans les sujets et les matières de l'amour divin; d'autant que, comme je l'ai déjà dit, les vices qui régnent en nous ne peuvent être détruits qu'en acquérant excellemment leurs contraires qui sont les vertus. Pour l'ordinaire les hommes ne connaissent pas les vices qui les do- minent, sinon en leur faisant la guerre par une vive mortification. 'Avant que cette guerre soit déclarée et entreprise, les vices pos- sèdent le fond du cœur en pleine paix C^). » Cette dernière pensée est aussi juste que profonde; elle sera remarquée de tous ceux qui auront sérieusement mis la main au grand ouvrage de leur sanctification. On peut avoir acquis un certain degré de piété, sans savoir ce que l'on cache en soi d'obstacles au bien; mais que, pressé par le désir de devenir parfait, on prenne vigoureu- sement à partie les vices de sa nature, on commence alors à comprendre combien grande est leur force, combien vivaces les racines qu'ils ont en nous. Ils se dressent avec une redoutable

(i) Vrai Esprit du Carmel, chap. v.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 245

énergie contre la volonté qui leur déclare une guerre à outrance; cent fois on croit les avoir frappés à mort , cent fois ils renaissent de leurs cendres; tantôt ils caressent et tantôt ils menacent, et parfois, quand on est parvenu à les acculer, ils poussent des rugissements tels, que la volonté effrayée, tremblante, n'ose frapper et recule. C'est le lion : tranquille possesseur de sa proie, il est calme et semble dormir; mais qu'on essaye de la lui dis- puter, et aussitôt il se dresse, rugit et laisse deviner sa griffe royale.

Jean de Saint-Samson entreprit de bonne heure cette guerre à outrance contre ses imperfections naturelles, et il sut la con- duire avec tant d'habileté, de persévérance et de vigueur, qu'il parvint à supprimer, pour ainsi dire, les mouvements de la nature, et à n'agir que par ceux de la grâce; le vieil Adam était mort en lui, du moins quant aux mouvements déHbérés; ses imperfections étaient de celles dont la fragilité humaine ne saurait entièrement se dépouiller. Aussi est-ce avec raison qu'il écrivait au P. Dominique, son cher disciple et son confident : « Nous sommes très contents sous le pesant poids et sous le pénible fardeau de la nature; encore qu'il soit vrai, pour ce qui me concerne, que je ne suis guère molesté de ses effets. )) Et il ajoutait : « Il est pourtant vrai que nature est très éloignée de moi et moi d'elle. » C'était le calme de la victoire et le règne incontesté de l'amour escorté de toutes les vertus.

Il pratiqua la pauvreté rehgieuse avec une perfection singulière, ne tenant à aucune chose créée et choisissant toujours pour lui, soit dans le vêtement, soit dans le manger, ce qu'il y avait de plus humble et de plus commun. Persuadé qu'on ne goûte pas Jésus-Christ, qu'on n'entre pas dans la pleine possession de ses biens, si on ne se détache absolument de tout bien créé, si on ne l'imite dans la pauvreté absolue dont il nous a donné l'exemple, il porta l'amour du détachement jusqu'à ses dernières limites. « Avoir quitté ses biens temporels dans le monde , dit-il quelque part, n'est que l'entrée à la vraie pauvreté de Notre-Seigneur,

246 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

qui consiste à se priver de bon cœur des choses même très néces- saires à la vie, et à en souffrir la privation en paix et en repos d'esprit. Et quiconque se lasse dans cette pratique , n'est pas vraiment pauvre. » C'est à ce dépouillement parfait qu'il était arrivé.

S'il est un acte qui répugne à l'orgueil de l'homme, c'est sans contredit celui de mendier. Tout mendie pourtant dans la nature, l'homme surtout. La fleur demande à l'aurore la goutte de rosée qui doit la rafraîchir, l'oiseau attend du moissonneur le grain oublié dont il fera sa nourriture, l'homme mendie à la terre le pain, au soleil la lumière, aux cieux des spectacles subUmes, à ses semblables de l'amour, à Dieu tout; et Bossuet a raison de s'écrier : « O homme , ta disette est infinie ! (0 » Un seul être n'a pas besoin de tendre la main, c'est celui qui s'est appelé lui-même l'Être, la plénitude de tout bien. Il ne reçoit de personne, tout reçoit de lui; et la richesse est tellement une propriété de sa nature, que, en dehors de lui, l'être le plus riche comme le plus pauvre, le chérubin comme le brin d'herbe, ne possède que par lui et n'a en propre que l'indigence absolue. L'homme sait cela, et néanmoins, s'il a su conserver intact le sentiment de sa dignité, il ne tend la main à son semblable qu'en rougissant. Le besoin pourra l'y décider, mais il ne l'empêchera pas de se sentir humilié et n'émoussera pas le sentiment de la souffrance que cet acte lui causera.

C'est un des triomphes les plus éclatants de la religion chré- tienne, de rendre la pauvreté si chère à certaines âmes, qu'elles se sentent heureuses non seulement de manquer des jouissances permises, mais d'être obligées de mendier le nécessaire. Elles savent que le Fils de Dieu n'avait pas reposer la tête pendant sa vie mortelle, et, dans leur noble et saint enthousiasme, elles veulent lui offrir un amour dépouillé de tout bien terrestre. C'est le fils d'un riche marchand, François d'Assise; c'est un vaillant

(i) Élévations à Dieu, VP Semaine, 13' Élév.

Fie du V. F. Jean de Saint-Samson. 247

guerrier, un noble gentilhomme, Ignace de Loyola, n'importe : les séductions de l'opulence sont dédaignées, l'honneur, tel que l'entend le monde, est foulé aux pieds, et François, et Ignace de Loyola, enivrés d'une consolation indicible, heureux d'endurer pour le prochain les plus pénibles labeurs, mendieront leur pain pour l'amour de leur Dieu, de ce Dieu qui a dit de lui par la bouche de son prophète : « Je suis pauvre et mendiant parmi les hommes, ego autem mendicus sum et pauper (^). »

Tel fut notre pieux aveugle ; par la trempe de son âme , par Tardeur de son amour, il ressemblait à ces saints illustres dans l'Église de Jésus-Christ. Il se sentait heureux d'appartenir à un ordre mendiant, et si, à cause de son infirmité, il ne lui était pas permis de pratiquer la quête, alors plus en usage qu'aujour- d'hui dans les familles religieuses, ce n'était pas sans en éprouver un vif chagrin. Voici ce qu'il a écrit à ce sujet : « S'il faut que vous exerciez votre vœu de pauvreté en mendiant votre vie, ce vous est le plus grand honneur qui vous puisse arriver. Ah ! que j'aimerais bien mieux être ainsi honoré en imitant le cher Époux de mon âme fortement dans sa pauvreté et dans ses peines , que de me voir honoré des plus hautes charges , pleines d'éclat et de lustre, et suivies d'acclamation populaire ou même des louanges des doctes. Hélas ! l'effet de tout cela n'est que vent et qu'un faux chatouillement d'oreilles; tous ces honneurs sont totalement faux et mensongers. » Et il conclut en disant : « C'est le plus grand honneur que le reHgieux puisse recevoir des anges et des hommes que de s'employer comme il faut à l'exercice de la pauvreté et de la mendicité (2). » Remarquons que, doué de cette délicatesse de sentiments particulière aux saints, il voulait que le quêteur eût des manières nobles et donnât des signes non équivoques d'un désintéressement tout évangélique. Il blâme avec sévérité le supérieur oublieux de cette noblesse et de ce désin-

(1) Ps. XXXIX , V. 18.

(2) Vrai Esprit du Carmel , cliap. xxr.

248 Vie du V. F. Jean de Saint-Sam son.

téressement dans un acte qui devient véritablement vil, s'il n'est marqué au coin de la divine pauvreté du Christ. Il veut que sur ce point le supérieur se montre prudent et digne , « demandant, mais avec honneur et respect, en l'honneur de Dieu, ses néces- sités. » En « procédant à la mendicité tout autrement, dit-il, on se rend esclave des hommes et des créatures chez lesquelles on mendie ses nécessités par des moyens très illicites. Ma plume aurait horreur d'écrire ce que je pense là-dessus de très juste et raisonnable (^). » C'est sans doute le saint qui parle ainsi; mais c'est aussi l'homme aux sentiments élevés, qui comprend qu'on soit heureux de mendier son pain pour imiter Jésus-Christ , mais que l'idée de mêler une bassesse à cet acte révolte et indigne.

L'esprit de pauvreté dont Jean de Saint-Samson était animé s'étendait aux grâces et aux consolations surnaturelles. Il n'avait pour les faveurs divines aucune attache désordonnée : « Je me glorifierai, disait-il, dans mes infirmités et pauvreté. Mon cher Époux possède mes richesses dans ses saints. Que les richesses et la gloire divine soient pour eux, et pour moi toute misère, langueur et pauvreté. » On ne pouvait porter plus loin cette pauvreté d'esprit glorifiée par l'Homme-Dieu dans son sermon sur la montagne, qu'il recommande à chaque page de son Évan- gile, et à laquelle il promet la béatitude éternelle (2).

Dans ce détachement absolu, dans cette privation de tout bien, Jean se sentait heureux. Quel était le secret de cette félicité inexpHcable, paradoxale aux yeux du monde? Jean nous l'ex- pHque dans les lignes suivantes : « L'esprit vide de Dieu et du saint amour est extrêmement onéreux et à charge à soi-même; il ne lui peut arriver que mal et que peine en toute manière sans cet amour réciproque; et toute l'abondance des plaisirs créés, licites et honnêtes, et qui ne sont point Dieu, tout cela ne lui est que disette et langueur très amère. On a donc raison

(i) Diverses Lumières et Règles pour les Supérieurs. (2) Matth. chap. v, v. 3.

Vie du y. F. Jean de Saint-Samson. 249

de dire aux hommes qu'ils s'approchent tous de Dieu de toutes leurs forces et de tout leur amour, et que par ce moyen ils auront tout bien dans le bien de Dieu (0. » En se dépouillant de tout le créé, en renonçant à tout plaisir même licite, il était entré en possession de Dieu, et dans le Bien infini il possédait tout bien. « N'avoir rien et ne vouloir rien, c'est trop abonder en biens et en richesses! » Voilà comment vous parlez, ô âme vraiment grande ! Dites-nous donc pourquoi : « Parce que , ré- pondez-vous, c'est être élevé sur tout ce qui est. » C'est planer sur les choses qui passent, c'est avoir conquis sa pleine liberté et être le maître de toute créature au lieu d'en être l'esclave; c'est posséder la paix et la grandeur dans le dédain de tout ce qui n'est pas Dieu. Mais encore, expliquez-nous donc comment on abonde en biens et en richesses, comment on est roi quand on ne possède rien et qu'on ne veut rien posséder : « Ne rien avoir, répondez-vous, et n'être rien, c'est être plein de Dieu. » Nous comprenons; le cœur humain ne peut rester vide; s'il se dépouille de lui et de tout le créé, il se remplit aussitôt de Dieu, et Dieu c'est le bien parfait, l'Etre qui contient éminemment en soi les perfections de tous les êtres créés; en sorte que le pos- séder, c'est posséder tout ce qu'on a quitté, et infiniment plus que cela. Voilà votre doctrine, ô âme véritablement grande! C'est la très pure doctrine de l'Évangile , et vous avez raison de conclure en disant : « J'ai tout ce que je ne veux point; et tant plus je le méprise comme chose excellente, tant plus et tant mieux je l'ai éminemment en la pleine possession de moi-même, qui suis et qui vis en Dieu qui me possède et lequel je possède pleinement : tout le créé avec tous les efforts de sa malice et de sa cruauté ne me peut atteindre, non pas d'une infinie dis- tance, si je suis véritable. »

Jean de Saint-Samson comprenait donc et pratiquait la pauvreté comme l'ont comprise et pratiquée tous les saints; elle renfermait

(i) Vrai Esprit du Carmel , chap. xxi.

19

250 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

à ses yeux un mépris absolu des biens de ce monde, une abdi- cation de toute affection désordonnée à l'estime des hommes et même aux grâces surnaturelles. La pauvreté, pour être véritable et parfaite, devait, à ses yeux, purifier l'homme de toute attache à lui-même et à ses pensées , le déterminant à « être sans estime et même en réputation d'insensé parmi les siens, » si Dieu le per- mettait ainsi, et à « étouffer tout raisonnement sur l'ordre ou le désordre des actions des créatures. » Sortir de soi et de tout le créé, vivre en Dieu seul et pour Dieu seul, laisser les choses être ce qu'elles sont, et ne s'occuper d'elles qu'autant qu'on y est obligé par devoir, voilà comment il entendait la pauvreté.

Il pratiqua avec la même perfection la vertu de chasteté , et il en eut une intelligence tout aussi profonde. Il disait : « La chas- teté est un don de Dieu. Pour l'avoir il faut que nous aimions vraiment Dieu avec une entière et parfaite conversion de tout notre cœur à lui, bannissant de nous tous vains plaisirs, voire même les Hcites non expédients, et la familiarité privée de quelque créature que ce soit. Il faut que nous soyons incessam- ment solitaires d'esprit et de corps autant que faire se pourra, nous entretenant toujours avec Dieu, n'estimant aucune chose si précieuse que sa paix, qui, surpassant tout sens et toute ap- préhension, gardera, moyennant notre fidélité, nos cœurs et nos intelligences en sa divine charité (0,. » Le cœur humain est une terre ingrate pour toutes les vertus, mais surtout pour la chas- teté : aussi est-ce Dieu même qui doit y planter les Hs imma- culés; et ces Hs ne s'épanouissent et ne conservent leur blancheur et leur parfum que par une action toute spéciale de sa grâce. La vertu la plus naturelle à Tange est la moins naturelle à l'homme; mais quand l'homme , réagissant contre les instincts de sa nature corrompue, parvient à conquérir la palme d'une chasteté sans tache, l'ange lui-même s'incUne devant un mérite qu'il n'a point et se fait le serviteur et l'ami du vainqueur. « On ne peut penser,

(i) Méditations pour les Exercices ou retraites de dix jours , xix® méd.

Vie du V, F. Jean de SaintSamsûn, 251

dit notre pieux aveu^^le , combien les esprits angéliques sont amoureux des personnes vraiment pures et chastes ; ils leur rendent une continuelle assistance et s'en tiennent près; ils les comblent de leurs fliveurs et les prennent tellement en leur pro- tection, que les diables n'en peuvent approcher que difficilement et de loin, ni leur nuire soit au dedans, soit au dehors (0, »

La chasteté vient du ciel; elle est une fleur toute céleste. Dans quelles conditions de culture spirituelle germe-t-elle dans un cœur, cette fleur exotique, cette fleur si délicate qu'un souffle, un regard peut la flétrir ? Jean de Saint-Samson a raison de nous dire que, si l'eau du ciel fait seule germer cette 'fleur, ce n'est que dans un cœur préparé par l'amour divin qu'elle s'épanouit : l'amour, un amour fort, pur de toute affection terrestre, jaloux de plaire au Dieu des vierges, voilà le soleil dont les chauds rayons la font éclore et la conservent dans son éclat céleste. Et toutefois, le lis périrait bientôt s'il n'était entouré d'épines, si la fuite des plaisirs, l'absence de toute familiarité dangereuse avec la créature, la solitude de l'esprit et du corps ne l'entouraient d'une haie épaisse et impénétrable. Notre pieux mystique ajoute encore une recommandation, celle de considérer la paix divine comme la chose la plus précieuse en ce monde, et de l'estimer par-dessus tout. Au fond de la coupe des plaisirs, il y a la lie, c'est-à-dire l'humiliation, le trouble, le remords; la paix divine, au contraire, est un avant-goût de l'éternelle félicité : elle met l'intelligence en garde contre le mirage des pensées perverses, et préserve le cœur de la séduction des faux plaisirs et des affec- tions coupables.

Ce que Jean de Saint-Samson demande pour que la chasteté parfaite règne dans une âme , personne ne l'a mieux pratiqué que lui. Ardeurs du divin amour, fuite du monde, solitude, déta- chement, il pratiqua toutes ces vertus à la façon des saints. Qui dira la pureté de sentiments, l'élévation de pensées que le

(i) Méditations pour les Exercices on retraites de dix jours, xix" méd.

252 Vie du V. P. Jean de Saint-Samson.

pieux mystique puisait dans ses communications avec la divinité ! qui essayera d'expliquer le goût d'éternelle paix qu'il trouvait dans ses élévations sublimes vers les régions de la béatitude di- vine ! Aussi son âme ne perdit-elle jamais la blancheur de ' sa pureté baptismale : après une jeunesse chaste et forte qui imposait le respect et qui ne souffrait d'entendre ni une parole légère ni une plaisanterie équivoque (^), elle alla conquérir dans la solitude protectrice du cloître une fraîcheur nouvelle et un éclat plus pur et plus digne de captiver l'Epoux des vierges. Par son union continuelle avec Dieu et par la mortification des sens la plus sévère , il avait fini par réduire son corps en servitude et par s'établir dans une paix que la tentation, semblait-il, sous ses formes les plus séduisantes n'aurait pu troubler désormais (2).

Mais si nous savons que la vie de Jean de Saint-Samson fut pure, immaculée, nous sommes moins renseignés sur la voie par laquelle Dieu le conduisit à cette pureté sans tache. Fut-il pré- servé par une grâce spéciale de toute lutte humiliante? son âme fut-elle de ces fleurs rares et privilégiées qui, dans le jardin de l'Église , ont été préservées par Dieu de tout souffle d'orage ? ou bien, lorsqu'il écrivait les paroles suivantes : « La vie des âmes chastes est une ^continuelle guerre et un vrai martyre; car avant que d'avoir la chasteté parfaitement acquise, il faut souffrir des combats très longs , très rudes , très violents , qui durent quelque- fois toute la vie, et cela pour de très profondes raisons (3); » lorsqu'il écrivait ces lignes, disons-nous, parlait-il d'après une expérience personnelle? Les historiens de sa vie ne répondent pas à cette question. Nous croyons qu'il a eu des épreuves, qu'il a été soldat : il semble, en lisant ses écrits, entendre parfois un écho de lointains orages. Mais nous n'insisterons pas sur ce point, et nous n'essayerons pas de soulever le voile que la dis-

(i) Ms. du P. Joseph, p. 13.

(2) Ms. du P. Joseph, p. 350.

(3) Méditations pour les Exercices ou retraites de dix jours , xix^ méd.

Vie du V. l\ Jean de Saint-Samson. 253

crction et le temps ont jeté sur le secret le })1lis intime de son âme.

Nous arrivons au vcuu d'obéissance. Base de la vie religieuse, Tobéissance en est aussi le plus bel ornement : elle fait le reli- gieux, qui par elle immole la plus ngble partie de lui-même, s'engage virtuellement à pratiquer la pauvreté -et la chasteté, et marche d'un pas sûr vers la fin qu'il a voulu atteindre, vers la perfection de son état. Au fond donc la perfection religieuse n'est que la perfection de l'obéissance, et quand une âme a pra- tiqué cette vertu suivant toute l'étendue du conseil évangélique, on peut être sûr qu'elle a atteint le point culminant de la per- fection monastique.

Jean de Saint-Samson, comme tout;e âme véritablement obéis- sante, ne voyait que Jésus-Christ dans ses supérieurs; personne n'a compris mieux que lui les paroles du Saint-Esprit et les conseils des maîtres de la vie spirituelle^ qui recommandent de voir ainsi Dieu derrière l'homme, afin de donner à l'obéissance qu'on prête à celui-ci son point d'appui le plus solide et son mérite le plus noble. Il professait pour ses supérieurs un respect admirable, était heureux de recevoir leur bénédiction et en re- cherchait soigneusement les occasions, disant que cela lui profi- tait beaucoup et le fortifiait contre les attaques du démon (^). On raconte que l'esprit du mal le voyait avec rage être si ponctuel à cette pieuse pratique, aller en particulier, tous les soirs après compiles, recevoir au chœur la bénédiction que le supérieur donnait suivant l'usage à tous les religieux réunis.

Spn obéissance avait toutes les conditions que les maîtres de la vie spirituelle exigent pour qu'elle soit parfaite : non seulement il accomplissait l'œuvre commandée avec la fidélité la plus ab- solue , non seulement il était heureux^ d'incHner sa volonté devant celle de son supérieur, mais il ne voyait et ne pensait que par son supérieur, en sorte qu'il se serait reproché comme une grave

(i) p. Donatien^ Vie du V. F. Jean de Saint-Samson, chap. xix.

254 ^^^ ^" ^' ^' /^^ ^^ Saint'Samson.

faute toute réflexion sur le commandement reçu. Ce qui le poussait à se soumettre ainsi aux hommes, c'était la considération que Jésus-Christ leur avait le premier obéi par amour pour nous. Il puisait dans cette considération un besoin d'obéissance qui s'étendait aux plus petits détails et qui lui faisait trouver tous les ordres faciles. Comme il était au couvent de Dol, on lui com- manda un jour d'aller sarcler au jardin. Il obéit à l'heure même, sans s'excuser sur son infirmité. Ayant prié un reHgieux de lui apprendre à distinguer au toucher les bonnes herbes des mau- vaises, il sarcla aussi parfaitement que s'il eût joui du sens de la vue, « Dieu, dit son principal historien, bénissant et récompen- sant d'une vue plus parfaite que celle du corps son obéissance aveugle. » « On Ta vu à l'âge de soixante ans, dit encore le P. Donatien, donner, par obéissance, aux novices de petits divertis- sements avec quelques instruments de musique qu'il touchait fort habilement, et en autres manières qui passeraient pour puériles aux yeux du monde. Mais ce grand religieux ne trouvait rien de bas ni de puéril en ce qui lui était ordonné par les supérieurs. Aussi donnait-il ces petites récréations à ses Frères d'une façon toute angélique et avec une ravissante innocence et simplicité, étant sage avec les sages, et se rabaissant presque à être enfant parmi les enfants (^). « Le même historien raconte qu'il observait la règle et les constitutions avec une ponctualité parfaite. La cloche appelait-elle les reHgieux à un exercice régulier, au réfec- toire par exemple, il quittait tout à l'instant même, afin de s'y trouver. On l'a vu quitter pour ce motif des séculiers recomman- dables par leur haute position, et même des évêques (2). Personne n'a plus que lui aimé la régularité; accompagnée de l'humilité du cœur, elle était à ses yeux la vie du religieux, la source de ses mérites les plus solides, l'œuvre qu'il doit préférer à toute autre, quelque excellente qu'elle soit d'ailleurs, si elle n'est expressé-

(i) Vie du V. F. Jean de Saint-Samson, chap. xix. (2) Ms. du P. Joseph, p. 38.

Vie du V. f. Jeun de Saint-Suinson. 255

ment commandée. Il a écrit, à ce propos, cette parole bien digne d'être méditée dans les cloîtres : « Quand il faudrait sauver tout le monde au moindre préjudice et déchet de la perfection de la religion et de l'observance régulière, on ne le devrait pas. »

Autant il aimait la régularité, autant il haïssait la singularité : celle-ci détruit l'ordre qui vient de celle-là; c'est une fausse note au sein d'un harmonieux concert. C'est pourquoi il recomman- dait de s'attacher avant tout à l'observance régulière; la pratiquer fidèlement, c'est, suivant lui, vivre dans une sorte de ciel, puisque c'est vivre exempt de tout désordre, en union avec Dieu; ne pas la pratiquer, au contraire, c'est se condamner à une sorte d'enfer, puisque c'est vivre dans le désordre fet ne faire sa volonté qu'en contrevenant à celle de Dieu. Ainsi l'a voulu Jésus-Christ : porté avec amour et fidélité, son fardeau soulève l'âme et la trans- porte dans les pures régions de la félicité; porté avec tiédeur, il pèse lourdement sur l'âme, qui trouve ainsi en lui le châtiment de sa lâcheté.

Nous aimerions à citer ici toutes les sentences admirables qui, dans les écrits de Jean de Saint-Samson , ont trait à l'obéissance : nous nous contenterons de rapporter les suivantes, pour ne pas trop allonger notre récit. « Il faut, dit-il quelque part, obéir sim- plement quand on nous commande de" quitter nos austérités et autres actions vertueuses; car nous devons plus désirer d'être saints et véritables en fond qu'en nos œuvres , et nous contenter d'être tels qu'il plaît à Dieu, sans nous soucier de ce que nous ferons ou ne ferons pas. » Il dit dans un autre endroit : « Le chemin de l'obéissance est si court et si assuré, que si on y per- sévère jusques à la fin, on pourra dire qu'on est arrivé comme en dormant et sans travail au port de la félicité désirée. » Et encore : « Il n'est rien de plus facile à tromper que l'homme sur le fait de ses voies propres quand il est seul et à lui-même ; et rien de plus assuré que lui lorsqu'il est entièrement soumis à Dieu et à ses supérieurs. » Ailleurs il affirme que transgresser les règles, même les moins importantes, c'est exposer la religion

256 Vie du V. F. Jean de Saint-Sanison.

à de grands dommages, et il rappelle à ce sujet le mot de l'Esprit- Saint : « Celui qui rompt la haie sera mordu du serpent (^). » 11 ne veut pas que, lorsque l'obéissance commande, on se livre à l'action avec une crainte exagérée et avec la persuasion qu'elle détourne de Dieu. « L'action, dit-il, perfectionne infailliblement et approfondit la contemplation, la jouissance et le repos en Dieu, pourvu que l'âme agisse avec une entière circonspection : d'autant que Dieu étant ce qu'il est, infiniment éloigné du sens, la délec- tation du sensible repos éloigne d'autant plus l'homme de Dieu, qu'il pense être en lui; et, tout au contraire, les abandonnements l'y approfondissent davantage. »

Enfin il connaît le secret de la paix véritable , et le plus court chemin pour arriver à la possession du plus grand de tous les biens; il sait que la liberté humaine est un arbre qui souvent produit des fruits amers et gâtés, un don accordé à l'homme pour sa gloire^ et dont il se sert pour s'avilir et se rendre malheu- reux; et il écrit la sentence suivante : « Quiconque quitte sa volonté pour faire celle d'autrui, les autres font toujours la sienne, et jamais on ne lui commande rien qu'il ne fasse aussi joyeuse- ment que si cela venait de sa volonté même. »

L'édifice de la vie religieuse repose sur les trois vertus de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, comme sur trois colonnes inébranlables ; mais la vie spirituelle en général repose sur un fondement unique qui est l'humilité. Le moyen le plus court pour s'élever jusqu'à l'être divin, c'est de descendre jusqu'au néant de soi; on est saint, c'est-à-dire divinisé, quand on n'est véritablement rien à ses propres yeux. L'humilité est la mère de toutes les vertus; « elle est, dit notre pieux aveugle, le fond et le plan de toutes les vertus; elle est leur mère, leur base, leur soutien, leur vie, leur force et leur nerf principal. Et ce fond d'humilité est si fécond à leur égard qu'il ne peut jamais s'é- puiser. » Une végétation vigoureuse de vertus et de bons désirs

(i) Eccle., chap. x, v. 8.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 257

procède de ce fond que féconde l'amour divin. Car l'amour ne se sépare point de l'humilité, nous l'avons vu; et, si celle-ci est la mère des vertus, lui en est le père. Il n'est amour qu'autant qu'il est humble, et « il est humble autant qu'il est amour. » Cependant il est vrai de dire qu'au sommet de la sainteté , il n'y a plus que lui; l'humilité est elle-même, dépassée. Que dis-je? Telle est la force d'impulsion que l'amour reçoit du Saint-Esprit, qu'il se surpasse lui-même en Dieu, et alors, dans un sens vrai, « on aime sans amour, on aime au-dessus de l'amour. » A ce sommet, l'extase est complète, on est passé en Dieu; mais on n'est passé en Dieu que parce qu'on n'est plus en soi; et ainsi, même dans cet amour « surpassé » on retrouve l'humihté, une humilité transcendante..

« Si quelqu'un, affirme Jean de Saint-Samson, se haïssait si parfaitement qu'il se procurât tout le mal qui lui serait possible par acte d'appétit continuel; ou, s'il ne l'osait faire, à raison de quelques circonstances , s'il l'attendait au moins de pied ferme et arrêté, aucune créature ne lui ferait, et rien ne l'offenserait. Car on ne le pourrait nullement trouver, et il serait à jamais imperturbable et totalement impénétrable, non seulement dans son propre fond , mais en tout Dieu , dans lequel étant totalement perdu, il vivrait dedans très caché et très inconnu, en totale solitude d'esprit et de corps autant qu'il lui serait possible. « « Mais , continue-t-il , comme il y a si peu de telles personnes sur la terre, de vient qu'on voit si peu de vrais humbles selon toute l'étendue de la très forte habitude d'humilité, en partie acquise et en partie infuse. Car cette habitude très excellente n'est le lustre et l'ornement que de ceux qui sont vraiment morts ; et il n'y a que l'amour en soi-même qui anime le vrai mort, comme vivant hors de soi, dans la vie et le plaisir de son propre Objet. Cela fait qu'il pratique toutes les vertus chacune en son ordre,, selon toute la force de leur étendue, et cela très facilement (^). »

(i) Vrai Esprit du Carvicl , chap. ix,

258 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

Admirables effets de la haine de soi ! Par elle on se quitte et l'on entre en Dieu; on acquiert l'humilité parfaite; on arrive à la mort, laquelle est une vie très haute, puisqu'on n'est -véritable- ment mort qu'autant que , sorti de soi , on est passé en Dieu par un effet de l'amour pur. Mourir ! S'anéantir ! Jean de Saint- Samson revient souvent sur ces austères enseignements prêches par tous les vrais mystiques ; nous oserons lui appliquer ce mot de Bossuet : « Il se baigne dans l'humilité et dans le néant (^). » (( Puis donc, s'écrie-t-il , que ces hommes angéliques (les humbles parfaits) de l'une et de l'autre condition sont les délices de Dieu, son plaisir et son tout sur la terre, cela m'anime d'autant plus à en parler, en l'ardeur de mon amoureuse jubilation... Ma pau- vreté, qui pourtant me délecte, me fait d'autant plus volontiers exalter et magnifier ces prodiges, que je suis, ce me semble, plus éloigné de ressembler d'œuvre et d'effet à tant et tant d'ex- cellentes créatures, en l'être de la grâce et en ses très excellentes opérations. C'est ce que je cherche et chérirai toujours, plus pour chacune d'entre elles que pour moi, qui, bien que je fasse tout mon mieux, ne mériterai jamais, comparé à elles, d'être tenu et estimé pour la plus grosse et la plus vile écume de leur or très pur et très fin. Je m'entends bien, et tout homme de mon sens m'entendra aussi. Je ne prétends pas même m'ap- pliquer cette comparaison; car, elle ne convient qu'à celui qui a au moins quelque degré d'humilité et de bonté devant Dieu (2). »

Nous avons parlé ailleurs de sa doctrine sur le rien. (( Le rien, dit-il, est le but et le terme tendent les humiliations et l'hu- milité. Là il n'y a rien, l'humilité est en son centre. Le vrai rien ne peut paraître aux hommes en soi-même; mais au lieu du rien, la mort leur apparaît. « Le rien n'est pas visible; la mort seule, qui précède le rien, peut apparaître aux hommes.

(i) Elévations à Dieu, XXI V" Sem., 2' élév. (2) Vnù Esprit du Catinel, chap. ix.

Vie du y. F. Jean de Saint-Samson. 259

Notre pieux auteur distingue Li sainteté qui paraît dans les œuvres ou dans la souffrance, de la sainteté nue, tfés pure, très éloignée du sens , laquelle , dit-il , consiste à mourir simplement et nûment, même à toute action et \ toute souffrance corporelle. Écoutons-le : « La vraie sainteté donc consiste b. être perdu et totalement inconnu de tout homme dans le soufitir ou le non souffrir, en l'entière perte et mort de tout le sujet en son divin Objet. Il est vrai qu'on ne peut nier que la sainteté ne soit excel- lente dans les personnes qui souffrent excellemment, et que l'in- firmité ne la conserve fort bien. Mais il n'y a rien du tout, ce semble, ni de l'un ni de l'autre, en totale perte et mort du sujet en son Objet, aucun ne peut voir, ni Savoir, ni voies ni traces de telles personnes, non pas même elles-mêmes; Dieu seul les ayant et conservant en son sein suressentiel très chère- ment et très amoureusement, comme ce qu'il y a de plus cher et de plus précieux entre les hommes. »

Les âmes en possession de cette sainteté sublime qui implique plus qu'une mort, qui implique un anéantissement par la perte de la créature en Dieu ; les âmes revêtues de cette sainteté ont l'humilité dans ce qu'elle a de plus parfait, et se regardent comme les plus viles des créatures. « Peut-être, mon Amour et ma Vie, dit notre pieux aveugle , que les hommes sont désireux de savoir quelle estime vos intimes amis ont d'eux-mêmes, vu les mer- veilles et les prodiges si admirables que vous faites en chacun d'eux. C'est en la vérité qu'ils estiment qu'ils sont ks plus viles créatures de tout l'univers, voire qu'ils ne sont rien du tout, ne sont propres à rien et ne valent rien devant votre infinie Ma- jesté. Tel est leur sentiment, leur vue et leur foi. « Conformé- ment à cette doctrine, il parle ainsi de lui-même quelque part : « Je rentre au rien, tant de toutes choses que de moi- même , pour être passivement et éternellement de Dieu , sans amour, sans humilité et autre vertu. D'autant qu'amour et hu- milité sont hors de moi , ou pour mieux dire elles ne sont point quant à moi, parce que je suis et je vis, il n'y a ni

26o Vie du V. F. Jean de Saint-Sarnson,

différence ni distinction quelconque. » Tout était un dans son état, car lui-même était un avec Dieu.

Son néant était, à ses yeux, une sorte d'article de foi, et sa conviction sur ce point était si profonde, qu'il affirmait, par manière de parler, qu'au ciel même la vérité de sa misère ne lui apparaîtrait pas dans une évidence plus complète. Ses œuvres répondaient à ses sentiments. Il disait de lui qu'il était le plus vil et le plus misérable des pécheurs. Dans ses conversations avec ceux qui l'approchaient de près, raconte le P. Donatien, il se comparait souvent aux vils animaux et aux démons, disant qu'on devait les préférer à lui comme utiles à quelque chose , tandis qu'il était inutile sur la terre (^). Lorsqu'il entendait un religieux venir vers lui, il se découvrait aussitôt, et se tenait profondément incliné jusqu'à ce que ce religieux fût passé; et comme on lui demandait un jour la raison de cette conduite, il répondit qu'il avait honte de paraître devant ses Frères.

Les louanges lui causaient la peine la plus vive. Si, quand on le louait, il croyait expédient de parler, il répondait par quelques mots courts et simples, et s'efforçait de donner une mauvaise opinion de lui ; dans le cas contraire , il recevait les louanges sans s'émouvoir, sans perdre la présence de Dieu, en excitant dans son cœur les plus humbles sentiments. Rare est la vertu pour laquelle les louanges ne sont pas une occasion d'imperfection; plus rare est celle qui trouve une occasion de s'humilier dans les louanges qu'on lui donne.

Un saint religieux, supérieur dans un ordre fort austère, vint un jour trouver Jean de Saint-Samson pour avoir la consolation de converser avec lui. L'humble Frère, par le commandement de ses supérieurs, s'approcha de lui; mais quand le visiteur voulut commencer la conversation, Jean s'excusa, disant qu'il n'était qu'un pauvre Frère convers, et s'éloigna. Il cachait avec un soin extrême les grâces particulières qu'il recevait du ciel. Une nuit

(i) Vie du V. F. Jean de Saint-Samson, çhap, xvti.

Fie du V. F. Jean de Saint-Sam son. 261

il reçut de la part de Notre-Seigneiir une faveur si douce et si pénétrante, qu'il ne put s'empêcher de pousser quelques excla- mations. Qiiand le matin fut venu, il s'informa adroitement auprès de ses voisins si ces exclamations étaient parvenues à leurs oreilles, et supplia ceux qui les avaient entendues de n'en jamais parler à personne. '

Voici du reste le témoignage que M. Le Duc, président du Parlement de Rennes, homme d'une piété rare, qui avait aimé Jean de Saint-Samson , rendit à son humilité après sa mort : « Le V. F. Jean de Saint-Samson était un homme qui dans le senti- ment du public était d'une vie fort sainte, d'une vertu très rare, d'une austérité continuelle, d'une oraison et contemplation tout extraordinaire. La ville de Dol, lorsqu'il y était résident, et tout le pays circonvoisin a ressenti longtemps les effets de la piété de ce bon religieux; et depuis que la providence de Dieu l'appela dans cette ville de Rennes, nous sommes témoin, avec plusieurs personnes de condition, de la rare modestie, du silence et de l'humilité qu'il a toujours observés dans une vie si éclatante en vertu et en sainteté. Il nous a tous charmés par ses pieux entre- tiens et ses divins sentiments ; mais beaucoup plus par sa mo- destie et par son humiUté. NN. SS. les Évêques de Rennes, de Dol, de Nantes, de Saint-Brieuc , et autres personnes de grand mérite, l'estimaient comme un saint, le fréquentaient comme un homme du ciel, admirant ses hautes lumières et tirant profit de ses exemples de vertu. »

Si on était sûr de déplaire à Jean de Saint-Samson en lui donnant des louanges, on pouvait être certain au contraire de lui causer une grande joie quand on s'efforçait de l'humilier. Quelquefois les supérieurs, pour éprouver sa vertu, l'humiliaient à dessein; il recevait toujours ces épreuves avec joie et recon- naissance. Voici un fait qui arriva quand il était à Dol, y opérant des merveilles sur les fiévreux. C'est le P. Joseph qui parle. « Il advint un jour que M. Durand, théologal de Saint-Malo C^), alla

(i) Officiai, dit le P. Donatien. C'était un prédicateur aussi pieux que savant.

2é2 Vie du V. F. Jean de Saint-Sanison,

voir Mg' l'Évêque à Dol (0, Içquel lui fit un grand récit de notre saint, et le lui voulut faire voir, vu que sa renommée volait autour de la ville. Lors M. Durand voulut l'éprouver, si bien que quand ils furent en notre couvent, à Dol, Ms"" l'Évêque le demanda. Étant arrivé, voilà ce M. Durand qui le chapitre fu- rieusement, l'appelant hypocrite, séducteur du monde, lui disant qu'il était un méchant, qu'il ne valait rien du tout, qu'il trom- pait le monde par sa fausse sainteté, et choses semblables; enfin il lui dit tout ce que bon lui sembla. Tout ce que fait notre saint, c'est de se mettre à genoux et de dire : « 11 est vrai, » priez, s'il vous plaît, Dieu pour moi. » De quoi ils demeu- rèrent si édifiés que non plus. Et le docte prédicateur dit haute- ment qu'un religieux si abject à ses propres yeux était sûrement inspiré du ciel dans ce qu'il faisait pour les malades C^).

Nous entrerons ici avec le P. Joseph dans quelques détails d'une nature plus déUcate sur lesquels le P. Donatien a jeté un voile discret. A l'exemple du divin Maître, à l'exemple de tous les saints, Jean de Saint-Samson fut en butte à la contradiction : le religieux et l'artiste furent discutés en lui par quelques-uns de ses Frères. Il ne s'en faut pas trop étonner; surtout ne faut-il point s'en scandaliser, car il est impossible que les défauts inhé- rents à la nature humaine soient absolument absents d'une com- munauté. La différence des goûts et des caractères, le choc des opinions, certains partis pris, injustes au fond, mais qu'excusent bien souvent la bonne foi et l'ignorance, y donnent lieu à des épreuves qui sont l'un des plus puissants moyens de sanctification qu'offre la vie religieuse, et qui toujours, quand il s'agit d'un saint, sont permises de Dieu pour achever de le purifier des imperfections de l'amour-propre et faire briller d'un éclat plus pur sa patience et son humilité. Le P. Joseph lui-même, qui pourtant professait pour le bon aveugle une si profonde vénéra-

(i) Mgr Revol : il avait lui-même mis à l'épreuve l'humilité du saint religieux dans une circonstance qu'on n'a pas oubliée.

(2) Ms. du P. Joseph, p. 37.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samsoii, 263

tion , l*improiiva dans certainef> circonstances; il l'avoue avec humilité et repentir, et fait observer que d'autres religieux qui allèrent plus loin que lui n'avaient aucune malice « affectée; » il avait même entendu dire de l'un d'eux qu'il n'avait jamais péché mortellement (0.

La haute position que Jean de Saint-Samson occupait dans la jeune réforme n'empêcha donc point que ses actes ne fussent discutés et blâmés par certains de ses Frères. On trouvait à redire à ses écrits, à sa doctrine, on mettait en doute son esprit de mortification, on faisait un sujet de plaisanteries de ses paroles et de ses façons d'agir, non seulement on lui refusait la vénéra- tion qui lui était due à tant de titres, mais l'absence de respect était poussée jusqu'à devenir moquerie. « Ce qu'il ne ressentait aucunement, dit le P. Joseph, ains il s'en réjouissait; et moi ne le pouvais supporter, tant qu'une fois je m'en plaignais à mon supérieur, qui savait bien tout cela, lequel me dit ces paroles de Notre-Seigneur en croix : « Nesciunt quid faciunt, ils ne savent » ce qu'ils font! » Parole très juste qui consola et éclaira le bon religieux (2).

L'artiste ne fut pas plus épargné que le saint. Jean de Saint- Samson tenait l'orgue de la chapelle du couvent de Rennes; or son jeu n'était pas du goût de quelques jeunes religieux que leur ignorance en matière de chant et de mu§ique, remarque le P. Joseph, aurait rendre plus modestes. La communauté ayant fait reconstruire son orgue, ils finirent, à force de prières et de blâmes, par obtenir un autre organiste. Jean de Saint-Samson fut donc mis de côté. Vif par caractère, il eût pu non sans motif se sentir blessé dans son amour-propre d'artiste : il se montra au. contraire dans cette circonstance très patient et très humble. Jamais le P. Joseph ne fut plus touché de sa vertu; « jamais ajoute-t-il, je ne lui ai vu produire le moindre mécontentement

(i) Ms., p. 31. (2) Ms., p. 33.

264 Vie du V . F. Jean de Saint-Samson.

du monde. Je lui en parlai alors , et nous avions bien telle familiarité ensemble qu'il m'eût librement dit son sentiment là- dessus (0. )) On comprend qu'en présence d'un renoncement si parfait , admis par les droits de l'amitié à lire dans les sentiments secrets de ce cœur si détaché et si humble , ce Père ait pu écrire les lignes suivantes : « C'était merveille de voir le repos et l'al- légresse qu'il avait quand quelque tempête éclatait contre lui et qu'il se voyait maltraité; c'était tout son paradis (2). »

Jean de Saint-Samson ne parlait jamais des grâces extraordi- naires qu'il recevait du ciel, et ce silence procédait de sa pro- fonde humilité. C'est la remarque du P. Donatien. « L'amour, dit-il, et l'affection que Jean de Saint-Samson portait à cette vie inconnue dans laquelle il mettait la plus véritable sainteté a été la cause pour laquelle nous avons si peu connu les trésors ex- traordinaires de grâces que Dieu a mis en lui; de sorte que si Dieu même ne l'eût manifesté par le moyen de ses écrits, par les choses qui lui arrivèrent à Dol et par ce que quelques-uns des nôtres ont pu secrètement découvrir, à peine eussions-nous rien su de l'excellence de cette âme. Car son humilité l'a toujours tenu très secrètement couvert aux yeux et à la connaissance des hommes. Et même, parce qu'il savait que l'humiHté est en estime dans la religion, il cachait cette vertu sous l'apparence d'une vie fort commune et d'une ingénue liberté.

» Il avoue lui-même, parlant à Dieu, qu'il ne lui a jamais été permis de dire ce qu'il a fait en lui d'extraordinaire. « Quand » vous m'avez , dit-il , vivement agité , ô mon cher Amour, vous » avez fait en moi ce que vous savez seul et ce qu'il ne m'a » jamais été loisible de dire, sinon à vos plus intimes amis. » « Ces amis intimes de Dieu auxquels il lui a été permis de -se découvrir sont sans doute ceux qui, étant de même voie que lui, verront manifestement par se5 écrits quel il a été et quelles

(i) Ms., p. 40. (2) Ms., p. 36.

Vie du F. F. Jean de Sainl-Samson. 265

grandes communications de Dieu il a reçues dans la contempla- tion. Car nous ne trouvons point qu'il se soit autrement décou- vert en choses extraordinaires, sinon quelquefois au P. Valentin de Saint-Armel, son confesseur, au P. Dominique de Saint-Albert, son intime et très secret confident, lequel alla jouir de Dieu trois ans avant lui, et à très peu d'autres. Encore l'a-t-il fait avec tant de circonspection, que comme ils tâchaient quelquefois de tirer dextrement de lui quelque connaissance de ses secrets, il les voyait venir de loin, comme on dit, et rompait tout court avec eux, tournant le discours à autre chose. Que si quelqu'un de- mande en ce lieu comment et en quel esprit cet homme si dési- reux de vivre inconnu s'est pu résoudre à écrire si hautement de ses voies et de ses pratiques, je réponds que son motif n'a point été pour rendre témoignage à soi-même, mais seulement pour obéir à l'Esprit de Dieu et aux volontés de ses supérieurs (0. » De tout ce que nous avons raconté de l'humilité de Jean de Saint-Samson , nous sommes en droit de conclure que cette vertu brilla en lui de l'éclat le plus pur. Il eut l'humiHté qui procède de l'intelligence et qui consiste dans une connaissance fortement approfondie de son propre néant : il eut surtout l'humiRté qui procède du cœur et de l'amour, et qui consiste dans un mépris pratique de soi-même; humiUté rare, dont l'effet le plus noble et le plus méritoire est une joie sereine en présence des humi- Hations les plus imméritées. Il parvint au dernier degré de l'anéantissement mystique, et ces paroles d'un auteur dont il aimait à se nourrir trouvèrent en lui une application parfaite : « A peine l'âme a-t-elle reçu cette glorieuse image de l'éternel miroir dans toute son incompréhensible clarté , que tout aussitôt elle s'unit à ce même incompréhensible et glorieux , clair et divin miroir; elle s'y absorbe, s'y dilate et s'y anéantit (2). » Se mé- priser au point d'éprouver la joie la plus vive quand on est mé-

(i) Chap. XVIII.

(2) Harpius, Théologie myst., L. Il, p. 3, c. 53.

20

266 Vie du V. F. fean de Saint-Samson.

prisé, c'est sans aucun doute l'anéantissement mystique dans son sens le plus sûr, le plus pratique et le plus méritoire. L'Homme- Dieu est le type de la parfaite humilité, parce qu'il est le type du parfait anéantissement. A vrai dire , remarque notre pieux aveugle (0, l'humilité ne convient qu'à lui; elle ne convient même pas aux plus grands saints. Lui seul s'est anéanti, car l'Incarnation c'est l'abaissement infini de l'Infini; mais quand l'homme s'abaisse , il rentre simplement dans la vérité : c'est l'ombre qui reconnaît qu'elle n'est qu'une ombre, le néant qui se dépouille d'une grandeur mensongère, purement idéale, et qui convient de sa faiblesse et de sa misère absolue. Jésus-Christ, disons-nous, est le type de la parfaite humilité, parce qu'en re- vêtant la forme de l'esclave, il est devenu le type du parfait anéantissement. Descendre, à son exemple, autant qu'il est en soi, devenir dans sa propre appréciation un ver de terre, recon- naître que tout bien procède de Dieu, recevoir avec joie la honte, les opprobres, les persécutions, tel est le véritable anéantisse- ment mystique, et la véritable humilité, et c'est ainsi que Jean de Saint-Samson comprenait l'un et l'autre.

En parlant ainsi nous ne prétendons point nier que la mystique opère des destructions dans la nature d'Adam, et l'élève au- dessus d'elle-même en la mettant dans un rapport plus direct et plus intime avec Dieu. Mais ce n'est point un anéantissement. La nature ainsi élevée a été transformée, non pas détruite, ce qui serait le panthéisme mystique; et loin de perdre à cette transformation, elle a au contraire puisé plus d'être, de vie, de perfection dans son commerce avec Dieu.

Jean de Saint-Samson a été un exemple frappant de cette transformation de la nature par la mystique. Il était véritable- ment devenu un homme divin, et l'on pouvait contempler en lui le phénomène d'une sorte de possession divine. C'était Dieu qui agissait par lui; non certes par un enchaînement de sa vo-

(i) Vrai Esprit du Carmel , chap. viii.

Fie (lu y . i\ Jean de Saint-Samson. 267

lonté libre, mais par une action forte et suave qui communiquait à cette volonté des désirs et des inclinations dont elle n'était pas le principe premier, mais qui néanmoins procédaient d'elle. Ins- trument docile entre les mains de Dieu, il se laissait gouverner par son action, à laquelle il répondait par un consentement prompt et entier. Voici comment il s'explique sur ce point dans une de ses Contemplations : « Puisque le feu d'amour nous a en- tièrement réduit et consommé en lui, comme rien ne se trouve plus de nous en nous, il ne faut aussi plus rien chercher en nous pour nos opérations. De sorte, mon Amour et ma Vie, qu'il faut vous endurer d'une volonté pure et très amoureuse, faire et opérer ce qu'il vous plaît, tant en nous que hors de nous. » Il est question plusieurs fois dans ses écrits de cette action de la volonté divine sur la sienne : ainsi, dans ses Soli- loques sur la Passion, il ne parle pas par lui-même, mais par Dieu ; dans son cantique sur la mort éternelle des démons , il ne permet à sa pensée de descendre sur la terre, des sommets de la contemplation, que par un mouvement de l'Esprit divin et pour épouvanter les pécheurs par le tableau des jugements de Dieu; dans son cantique sur le Tombeau de Jésus-Christ, il dé- clare que tout ce qu'il a dit sur ce sujet, le Saint-Esprit le lui a inspiré et le lui a fait écrire. Ces paroles de l'apôtre saint Pierre trouvaient en lui leur parfaite application : « Si quelqu'un parle, que ce soit comme des paroles de Dieu; si quelqu'un exerce un ministère, qu'il le fasse comme par la vertu que Dieu donne (^). »

Nous pourrions citer ici plusieurs faits se rapportant au genre d'influence divine que nous venons de constater en notre pieux aveugle ; mais nous préférons en renvoyer le récit plus loin , afin de donner plus d'unité à ce que nous nous sommes groposé de raconter touchant ses vertus.

Plein de Dieu, possédé du seul désir de lui plaire et de con- verser avec lui, Jean de Saint-Samson professait l'estime la plus

(l) lip., C. IV, V. 2.

268 Vie du V, F. Jeafi de Saint-Samson.

grande pour la solitude; il disait qu'il aurait été heureux d'être condamné à passer ses jours entre quatre murailles ou dans quelque désert écarté, avec du pain et de l'eau pour toute nour- riture. « Il chérissait si fort la solitude, note le P. Joseph, que la demeure dans sa cellule était tout son paradis (0. » Il aurait voulu être toujours seul, dit encore ce Père, et il demanda à son Provincial, étant à Rennes, de l'envoyer dans le couvent le plus solitaire de la province. L'article de la règle qui ordonne de garder la cellule et d y méditer nuit et jour la loi du Seigneur le ravissait. La solitude était à ses yeux la vraie patrie des âmes contemplatives, la terre féconde qui produit les vertus, ces fleurs célestes qui parent l'âme et dont la plus belle est la divine cha- rité. Il n'ignorait pas que paix et solitude ne sont pas toujours synonymes : sa propre expérience lui avait appris que c'est dans la solitude qu'ont lieu les grands combats et les grands délaisse- ments; aussi note-t-il avec soin, dans ses écrits, qu'elle cache des dangers, des pièges subtils tendus par l'enfer ou par la na- ture. Mais la lutte et le danger ne sont-ils pas toujours à côté de la grandeur et du mérite? Il aimait la solitude précisément parce qu'elle discipUne l'âme, et lui ouvre les portes de l'invi- sible par la lutte quotidienne, par l'effort et le travail.

Du reste, comme on le voit dans son traité des Vrais Solitaires, il avait une façon très haute de concevoir la solitude. Être soH- taire, ce n'est pas seulement, à ses yeux, s'isoler du monde, se séparer du commun des hommes; cette solitude extérieure qu'il disait être nécessaire aux commençants, utile aux profitants ^ dé- licieuse aux parfaits, n'était, suivant lui, comparée à la solitude parfaite, qu'un moyen ou un complément. On n'est point véri- tablement solitaire tant que l'esprit n'est pas lui-même soHtaire. Or, quel est le désert des esprits? Dieu. Elle est vraiment soli- taire «l'âme qui s'envole vers l'Essence divine, y pénètre, s'y enfonce, s'y choisit une demeure, et s'y abreuve aux sources

(i) Ms., p. 45.

Vie du F. l\ Jean de Saint-Samson. 269

originaires de l'Etre. Dans ce désert, elle se divinise. lille n'y contemple pas toujours le soleil, elle n'y boit pas toujours l'eau qui désaltère, elle n'y goûte pas toujours la paix parfaite; mais, aux heures de grâce, quel soleil! quelle eau? quelle paix! C'est le goût, le sentiment, l'étreinte de la Vie absolue! « Oh! qu'un tel solitaire, s'écrie, en parlant à Dieu, Jean de Saint-Samson, aurait de choses grandes à découvrir à vos intimes serviteurs ! vos déiformes créatures vivent comme si elles n'avaient point de corps, ainsi que de très purs esprits, et vous réputerez toujours à très grand plaisir de faire , en l'ordre de votre infini amour, ce dont vous requièrent ces solitaires si agréables à vos yeux. »

Notre saint contemplatif puisait dans cette continuelle union avec Dieu des vertus charmantes qui le faisaient aimer et admirer de tous, entre autres une modestie et une simplicité qui relui- saient dans sa conversation et dans tous ses actes.

Il définissait la simpHcité « une inclination amoureuse en Tâme élevée hautement en Dieu qui la tire eflScacement en son fond et réduit toutes ses puissances en unité d'esprit, pour y vivre abstraite , perdue et fondue nûment et essentiellement , d'une simple et mourante vigueur, sans appétit sensible de raisonner ni réfléchir sur quelque désordre ou ordre que ce soit. » C'est ainsi qu'il pratiquait la simplicité ; perdu en Dieu , élevé au-dessus de tout le sensible , et par devenu simple dans le fond intime de son être, il mêlait à tous ses actes cet esprit de vérité naïve qui est à proprement parler la simplicité en tant qu'elle se rapporte au côté extérieur de la vie. « Je voudrais, nous dit le P. Joseph, pouvoir exprimer sa simpHcité colombine; en vérité je n'ai point de termes propres (^). y> Rien de faux en lui, point de duplicité ni de dissimulation; point de railleries, point de plaisanteries aux dépens du prochain; il était toujours égal avec lui-même, tout en lui étant vrai; quand il parlait surtout, la vérité et la charité s'échappaient comme un baume de ses lèvres. Il voulait qu'on

(i) Ms., p. 46.

270 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

bannît du cloître et surtout du gouvernement monastique cette fausse prudence qui s'inspire des maximes du monde et de la chair. Il haïssait la flatterie et les vains compliments, et, à ce propos, il avait souvent dans la bouche cette parole du Sage : « C'est en vain qu'on jette le filet devant ceux qui ont des ailes (0. » Les reproches, au contraire, étaient reçus par lui avec reconnaissance et humilité. Un jour, voyant la conduite peu pru- dente d'une personne, il avait laissé échapper quelques paroles d'improbation ; c'était dans Tintimité et par un excellent motif qu'il avait ainsi manifesté sa pensée. Mais celui à qui il avait fait cette confidence lui ayant dit que l'action de cette personne pouvait être excusée, il en convint aussitôt, avoua qu'il s'était trompé, et s'accusa avec de grandes marques d'humilité d'avoir manqué de lumière dans son jugement.

En homme versé dans les voies spirituelles, il était habitué à discerner la fausse simplicité de la vraie. Il nous a laissé sur ce point des règles et des remarques fort judicieuses. Les personnes habituées à vivre en communauté trouveront qu'il a raison quand il dit, par exemple : « Certains religieux qui contrefont les simples et qui en efiet ne sont que purement poHtiques, se con- naissent en ce que dans les occasions qui touchent leur honneur, ils savent fort bien esquiver les coups et les jeter subtilement sur les épaules des personnes simples. Et ceux-ci voient et sentent fort bien cela , car il est bien sensible de porter la croix dont un autre s'est injustement déchargé. » l'on trouve intérêt propre, amour de soi, on chercherait en vain l'esprit de simplicité. On n'a point la simplicité parfaite tant qu'on réfléchit sur soi, tant qu'on ne s'est pas quitté sans retour, tant qu'on ne « regarde pas les choses non selon leur apparence, mais selon ce qu'elles sont en réalité; de sorte qu'on soit sans aucun artifice ni affec- tation pour tout croire, soutenir et endurer. » , L'extérieur de Jean de Saint-Samson était modeste et recueilli.

i) Prov., chap. i, v, 17.

Vie du V. i\ Jean de Sainl-Samson. 271

« Jamais on ne l'eût vu les mains hors de son habit, ni , parlant, faisant signe de tête ou de mains, » raconte le P. Joseph ('). « Il croyait, dit à son tour le P. Donatien, devoir non moins de révérence à son corps qu'à son âme, considérant que l'un et l'autre étaient, comme dit saint Paul, le temple du Saint-Esprit et le lieu de sa résidence divine; temple dans lequel, par surcroît de son infinie dilection , la sainte humanité de Jésus-Christ daignait bien entrer chaque jour sous les espèces sacramentelles et y faire une longue et délicieuse demeure (2). » Et lui-même trace quelque part cette règle qu'il était le premier à suivre avec la plus parfaite exactitude : « Nous devons garder une extrême modestie à l'extérieur et une certaine composition très ordonnée en notre corps et en tous nos sens, en notre âme et en ses puis- sances, afin que reluisant tels qu'un très lumineux flambeau au travers d'un corps transparent, nous édifiions et éclairions les autres et nous-mêmes à la très haute gloire et louange de Dieu , comme des hommes plutôt divins que terrestres et corporels. » Dans son port, dans ses gestes, dans ses paroles on n'aperçut jamais rien qui ne fut entièrement conforme à cette règle. Malgré la pesanteur de l'âge, malgré des épreuves intérieures très crucifiantes, il avait toujours un visage doux et une démarche ferme; rien dans son port ne trahissait la lassitude ou l'ennui, fidèle en cela à cette autre règle qu'il a tracée dans un de ses écrits : « Il faut montrer en nos plus grandes angoisses un visage serein, tranquille et riant, et qui puisse faire voir à nos frères que nous sommes comme incapables de tristesse et d'afflic- tion. » Et dans un autre endroit il dit que les hommes vérita- blement modestes j bien qu'ils soient cruellement éprouvés soit par l'action divine, soit par celle des créatures, « demeurent néanmoins toujours égaux, tranquilles et immobiles au dedans d'eux-mêmes, ne faisant paraître au dehors qu'une joie modeste,

(i) Ms., p. 36.

(2) Vie du V. F. Jean de Saint-Samson , chap. xxvi,

272 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

pour cacher leurs afflictions à ceux qui ne les doivent pas con- naître. »

Ce saint homme ne concevait pas qu'on pût être triste, at- tendu, disait-il, que Dieu est! O âme humaine, si la tentation t'a vaincue , si tu as succombé encore après avoir souvent promis d'être forte, chasse la tristesse qui vient de l'orgueil blessé : Dieu existe, il est la miséricorde infinie, il te pardonnera. As-tu été frappée par la foudre sur le chemin de la vie? la mort a-t-elle ravi à tes affections un être bien-aimé ? es-tu condamnée à marcher seule désormais? Prends garde! ne te laisses point en- vahir par une tristesse païenne; Dieu existe, il est la patrie des esprits et le lieu se retrouveront un jour ceux qui s'aimèrent ici-bas en lui. As-tu éprouvé une déception inattendue ? des bienfaits nombreux ont-ils été payés d'ingratitude? as- tu vu périr ton souvenir dans un cœur, et les joies et les douces espérances qu'avait fait naître dans ce cœur une antique amitié ont-elles été emportées par le souffle de l'égoïsme comme tombent les feuilles flétries d'un arbre fortement secoué par un vent glacé ? reste forte, ne pleure pas : Dieu existe! Il est la tendresse infinie, et son amour est assez doux pour te consoler de tout autre amour perdu. Et si tu souffres de ce mal mystérieux, de ce mal qui tout à la fois t'accuse et proclame ta grandeur, si tu regrettes ta patrie perdue; si le sentiment de cette perte, souvent sommeil- lant au fond de ton être, se réveille aussi parfois avec une viva- cité qui excite en toi des désirs et des aspirations ineffables, médite comme la colombe sur ton bonheur perdu, mais souviens- toi que Dieu existe et qu'il t'a pardonnée, et dis-toi à toi-même avec le Psalmiste : « J'entrerai jusqu'à l'autel, jusqu'au sanctuaire de la gloire de Dieu, jusqu'à Dieu même qui remplit de joie ma jeunesse. Je chanterai vos louanges sur la harpe, ô Dieu, ô mon Dieu ! Pourquoi donc es-tu triste ? ô mon âme ? pourquoi te troubles-tu? espère en Dieu! (^) »

(1) Ps. XLII.

Vie du V . l\ Jean de Saint-Samson. 273

Si Jean de Saint-Samson trouvait dans la pensée de l'existence de Dieu une consolation à toutes les épreuves, une source de joie sereine, il trouvait aussi en elle la matière de ses conversa- tions. Dans ses écrits il plaint ceux que cette grande pensée de Dieu ne remplit pas, et qui ne savent de quoi parler quand ils ont à converser avec leurs frères. « Que leur misère et leur cor- ruption sont grandes, s'écrie-t-il, puisque Dieu étant en lui ce qu'il est, ils ne savent néanmoins de quoi s'entretenir ni de quoi se réjouir (0. » Dieu, voiLà donc quel était le sujet ordinaire de ses conversations. Mais qu'on ne croie pas qu'il manquât aux règles d'une sage discrétion , règles qu'il a lui-même tracées dans un écrit intitulé : Règles de conversation pour les personnes spiri- tuelles; il savait s'accommoder à l'esprit de ceux avec qui il con- versait, et la sublimité de sa contemplation ne l'empêchait point, quand il le fallait, de parler des plus humbles matières de spiri- tuaUté. Il parlait de Dieu, mais sans causer aucun ennui, et surtout sans se rechercher par des allusions plus ou moins voilées aux grâces extraordinaires qu'il recevait. Ses paroles, dit le P. Joseph, étaient graves, rares, sans prétention; il était dans ses conversations ce qu'il était dans ses écrits, il cher- chait la simplicité avec le plus grand soin. Ceux qui auraient ignoré la sublimité de sa vie « l'auraient pris pour la plus com- mune personne du monde. Ceux qui la connaissaient et qu'il dirigeait et en qui il avait de la confiance , et aux simples et aux novices, c'était chose merveilleuse de le voir leur parler de Dieu et de l'excellence de la perfection religieuse et des moyens d'y parvenir, et des misères du monde, et en un mot de toute ma- tière, difficultés, voies, et sur quoi on le voulut mettre; c'était un vrai paradis en terre aux vrais amoureux de Dieu, car il parlait des heures entières sans réfléchir et d'une mysticité si perdue, qu'il embrasait du divin amour les cœurs préparés à le recevoir (2). »

(i) Vrai Esprit du Carmel, chap. ii. (2) Ms., p. 57.

274 ^^^ ^^ ^' P' J^^^^ ^^^ Saint-Samson.

Le P. Donatien fait les mêmes remarques : « On peut dire, sans exagération, affirme-t-il, que le lait et le miel coulaient de ses lèvres , et que la modestie était étendue sur son visage comme la sainteté entée dans son cœur. De vrai, sa conversation était si sainte, si vertueuse, si édifiante et si utile au prochain, que le seul souvenir qui nous reste d'avoir joui autrefois de ses pieux et ravissants entretiens nous en rend la mémoire fort douce et délicieuse. Ses qualités naturelles étaient d'une trempe à charmer tout le monde, mais la grâce y avait ajouté des charmes vraiment surnaturels (^). »

Telle était sa conversation. Plaisanteries déplacées, ris immo- dérés, allusions soulignées par le dépit, l'ironie ou une fausse humilité, finesses et faiblesses de l'amour-propre , qui tantôt s'écoute parler avec complaisance , et tantôt garde le silence pour poser; tantôt se donne des louanges sans voiles ni correctifs, et tantôt s'accuse et s'humilie pour se faire plus sûrement exalter, tous ces mille défauts qui déparent souvent les conversations des chrétiens même pieux, et que Jean de Saint-Samson a parfaite- ment décrits dans le traité dont nous parlions il n'y a qu'un instant, tout cela était donc absent de la conversation de ce saint homme : il parlait par un motif de charité, et sa parole était toujours une lumière ou une consolation pour ceux qui la re- cueillaient.

Nous ne terminerons pas ce chapitre consacré à jeter un regard d'ensemble sur ses vertus morales, sans parler de son amour pour la Croix et de la force avec laquelle il supporta les épreuves qui lui vinrent de la part des démons.

Il considérait la souffrance comrne la chose la plus précieuse en ce monde. Voici comment il parle dans sa contemplation sur la douloureuse agonie de Jésus au Jardin (^) : « Je vois maintenant, mon Amour et ma Vie, que depuis votre sacrée naissance jus-

(i) Vie du V. F. Jean de Saint-Samson , cliap. xxiv. (2) XVP Contemplation.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 275

qu'ici et jusques au moment de votre précieuse mort sur la Croix, je dois trouver en vous le véritable exemplaire d'amour et les moyens de vous aimer comme il faut. J'embrasse, ô mon Amour, tous ces moyens en vous-même , comme une seule chose en votre amour. Je les embrasse pour jamais en vous, mon infini et éternel Objet. Que si pour mon indignité je suis incapable de beaucoup souffrir à votre vive imitation, je vivrai toujours très indifférent et également égal à moi-même, laissant l'excellence d'un don si rare et si précieux à vos plus intimes amis. »

Eh mille endroits de ses écrits il montre combien était ardent son désir de souffrir, à l'imitation du divin Sauveur. « Et nous, mon cher Sauveur, s'écrie-t-il dans une autre de ses Contem- plations sur la Passion, nous que ce fait touche entièrement, nous ne savons ce que nous devons faire ou penser dans notre entier épanchement dans le vaste de cette mer infinie d'amour, pour lui pouvoir répondre totalement, tant au dedans qu'au dehors de nous. C'est pourquoi nous avons recours à ce même amour, afin qu'il produise son effet en nous en toute son éter- nité, et que par sa force et sa vérité nous ne soyons jamais lassés ni rassasiés de souffrir et mourir à votre imitation, sans choix ni distinction de quoi que ce soit. » Et il poursuit en ces termes : « Que toute sublime théorie de vos nobles et excellentes opéra- tions en nous cède à cette véritable et fidèle pratique. J'aime bien mieux vous voir et vous sentir en vos douleurs par vive imita- tion, que d'avoir la connaissance et le sentiment des multiples et diverses entrées de votre Sagesse , de ses écoulements , de vos touches, tant au dedans qu'au dehors, et de vos notions, rayons et splendeurs, sans cette conformité à votre vie. Je ferai infini- ment plus de gloire et d'état de porter votre Croix (^). »

La grande loi de la souffrance et de l'expiation, cette loi si fortement et si hautement proclamée par le christianisme , notre pieux aveugle la comprenait donc, et il s'y soumettait non par

Ci) XXIll* Contemplation.

276 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

contrainte , mais par amour et pour marcher sur les traces de son doux Sauveur. « Nous sommes invités, dit-il dans un de ses écrits, persuadés et fortement excités à la poursuite des croix et crucifiements amoureux par la très vive et très efficace instance de notre Sauveur, qui non seulement nous y convie par ce qu'il a souffert pour nous, en la force et l'ardeur de son amour infini, mais encore nous y contraint fortement et très nécessairement, toutefois d'une liberté si interne, si amoureuse et si suave, que nous ne désirons , n'aimons et n'acceptons rien si amoureusement et si suavement que la Croix et les souffrances. » Comme il le dit dans un autre de ses écrits, il aime par-dessus tout les souf- frances, il les désire, il les considère comme sa nourriture, comme son breuvage le plus délicieux; et ce désir et cet amour avaient pour principe l'amour du divin Crucifié, le désir de l'imiter dans sa vie souffrante. La maladie avait beau le frapper, elle était la bienvenue. « Il a souffert, raconte le P. Joseph, des douleurs non pareilles l'espace de douze ans à cause de grands ulcères qu'il avait à une jambe; il en vint à l'autre qui se gué- rirent, mais il garda les autres jusqu'à la mort; et il marchait comme s'il n'eût eu aucune infirmité (^). » Il supportait cette infirmité avec allégresse de cœur et ne consentait qu'avec peine à prendre les soins exigés par la maladie.

C'était sa pratique; souffrir sans se plaindre et avec une par- faite égalité d'âme. « Tout lui était égal, dit encore le P. Joseph, la louange et le blâme, la disette et l'abondance, l'affluence et la privation, le sentiment et le non-sentiment, la lumière et les ténèbres, enfin la vie et la mort; c'est pourquoi ses vertus ne paraissaient pas être d'une âme combattante, mais d'une âme triomphante (2). » \\ en était arrivé à considérer la privation de la vue comme un des grands bienfaits dont Dieu l'avait favorisé. « Il n'eût pas désiré voir, » dit toujours le P. Joseph, et était

(i) Ms., p. 50. (2) Ms., p. 62.

Fie du y. 1\ Jean de Sainl-Smnson. 277

aussi content d'être aveugle qu'un autre d'avoir de bons yeux. Il s'en réjouissait, « et en bénissait Dieu comme d'un des plus grands bienfliits qu'il eût jamais reçu de la divine Majesté, qui lui avait fermé les yeux corporels pour lui ouvrir ceux de l'esprit, afin que dénué d'images il le pût contempler plus purement et nûment. »

Nous ne reviendrons pas sur ce qui a été raconté touchant ses pénitences; on n'a oublié ni ses jeûnes presque continuels, ni l'austérité de sa nourriture, ni la brièveté de son sommeil qu'il prenait tout vêtu sur une pauvre paillasse, ni ses fréquentes et rudes disciplines, ni cet esprit de mortification qui le suivait partout et qui le portait à considérer tout contentement de la nature comme un ennemi dont il devait se préserver à tout prix. Nous ne reviendrons pas non plus sur les épreuves qu'il a eu à souffrir en religion de la part de quelques religieux plus igno- rants que coupables; mais nous dirons quelques mots des souf- frances qui lui sont venues de la part des démons, et de celles dont Dieu lui-même a été plus directement l'auteur.

Il est peu de vies véritablement mystiques qui ne nous offrent le spectacle de luttes longues et douloureuses soutenues contre le monde infernal. Les démons haïssent les contemplatifs, parce qu'ils les voient suivre le chemin qui mène le plus directement au ciel , et parce qu'ils les voient savourer un avant-goût de cette béatitude éternelle. « Ceux qui s'appliquent plus vivement à l'exercice de l'amour, dit notre auteur, provoquent en cela même les diables à Fencontre d'eux. » Le contemplatif n'arrive donc à Dieu qu'en passant en quelque façon par l'enfer; il traverse le royaume des ténèbres avant d'entrer dans celui de la lumière, et il semble que la beauté sans tache ne veuille se donner à lui que tout autant qu'il aura terrassé les anges déchus dans des luttes gigantesques. Jean de Saint-Samson n'échappa point à cette loi. Son humilité, nous l'avons vu, l'empêchait de parler des choses extraordinaires qui lui arrivaient; il a donc, par modestie, jeté un voile sur les apparitions et les attaques des démons

278 Vie du V. F. Jean de Saint-Sam son.

comme sur les grâces singulières dont Dieu le favorisait. Néan- moins nous ne sommes pas privés de toute lumière sur cet inté- ressant sujet; grâce aux écrits que le saint aveugle composait pour les besoins de son âme, grâce aussi aux témoignages du P. Valentin de Saint-Armel, son confesseur, homme docte et pieux, et à ceux du P. Mathieu Pinault, témoignages que nous ont conservés le P. Donatien et le P. Joseph, nous pouvons nous faire une idée assez juste de ce qu'il eut à souffrir de la part de l'enfer.

Les démons ne se contentaient pas de l'accabler de tentations ; ils se jetaient sur lui, le frappaient et essayaient de l'étouffer dans leur étreinte. S'il arrivait qu'une faute grave fût commise dans l'Ordre, ils se moquaient de lui qui en était une des prin- cipales colonnes. Ils l'attaquaient parfois en troupe et poussaient des cris de bêtes féroces; d'autres fois, contrefaisant la voix hu- maine , ils lui reprochaient sa sainte vie et lui disaient qu'il était un hypocrite et un orgueilleux. Ils lui reprochaient aussi de se mêler d'instruire le peuple et de guérir les malades : « Pourquoi, lui disaient-ils d'un ton plaintif, es-tu venu de si loin pour nous troubler! » Le P. Mathieu Pinault, qui fut chargé pendant long- temps de l'assister dans ces luttes, aperçut plusieurs fois sur ses mains et sur son visage des blessures dont ils étaient les auteurs. Le supérieur du couvent avait fini par se munir d'une étole dans sa cellule et accourait avec de l'eau bénite aussitôt que l'attaque avait lieu.

Mais laissons parler le P. Donatien : « Quoique le serviteur de Dieu, dit-il, fût rarement attaqué de jour par ces puissances infernales, ils ne laissèrent pas de le faire une fois tomber si rudement qu'il en fut fort blessé à une jambe. Une autre fois ils l'attaquèrent lorsqu'il montait les degrés de l'autel pour commu- nier, et voulurent le renverser, de rage de le voir dans cet exer- cice d'où il tirait la force contre leurs attaques.

» D'ordinaire ces princes et recteurs des ténèbres prenaient le temps de la nuit pour le tourmenter, et le faisaient ordinairement

Fie- du V. F. Jean de Saint-Samsm. 279

de deux manières : l'une toute de ruses, de pièges et d'artifices très subtils; l'autre d'attaques manifestes et de tourments qu'ils lui faisaient souffrir très sensibles et très douloureux.

» L'an 1629, le 20 octobre, il dit à son confesseur (0 que la nuit précédente les démons l'avaient grandement travaillé, s'étant mis comme en devoir de le brûler. Sur quoi s'étant écrié à Dieu : « Ah! mon Amour, délivrez-moi! » ils l'avaient laissé. Et qu'après il les sentait comme voltiger autour de lui , jetant certains cris.

» Le 13 novembre de la même année, il lui dit que la nuit précédente un diable l'avait beaucoup exercé; de sorte qu'il avait été contraint de se mettre en devoir de prendre la discipline, sachant par expérience combien cette sorte de macération tour- mentait les démons. Et que s'étant mis en prière, le diable lui causait parfois des assoupissements, puis passait et repassait, voltigeant auprès de lui, jetant certains cris sensibles.

)) Il lui dit une autre fois que les diables le tourmentaient parfois, en sorte qu'il lui semblait qu'ils le brûlaient avec des torches ardentes et le transperçaient avec des poignards, de ma- nière qu'il souffrait des douleurs extrêmement sensibles. Il dit de même à un religieux, son confident intime, qu'une nuit les démons se joignirent jusques au nombre de plus de vingt pour le tourmenter; qu'il lui semblait qu'ils lui perçaient les doigts et tous les nerfs du corps avec des alênes, et que cela lui causait de très grandes douleurs.

» Son confesseur rapporte encore avoir su de lui, le 10 dé- cembre 1629, que la nuit précédente il avait été tourmenté par deux ou trois démons; qu'il y en avait un qui lui serrait les mains, lequel il sentait sur lui comme un colosse de chair fort dure; qu'il entendait les maUns esprits comme s'entre-parler et se rire du mal qu'il lui faisaient, et triompher de ce qu'il ne pouvait se dégager de leurs griffes; que le soir précédent le

(i) Le P. Valentin de Saint-Armel.

28o Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

diable avait fait luire une certaine lumière dans sa cellule (car quoiqu'il fût entièrement aveugle, il apercevait un peu la lueur de la chandelle), pensant lui donner de l'orgueil, mais que se tournant vers cette lumière, il en avait fait mépris, et qu'aussitôt elle s'était évanouie; que plusieurs autres fois, lorsque ces fausses lumières paraissaient dans sa chambre, il les faisait incontinent disparaître par le signe de la croix; mais qu'elles retournaient peu de temps après.

» Il y a nombre de sages et vertueux religieux qui ont vu ces lumières et fort souvent entendu au milieu de la nuit des bruits étranges dans sa chambre, distingué les paroles qu'il disait au diable, et l'ont quelquefois tiré de peine, entrant en même temps dans sa cellule (^). » ■-;*

Il est facile , en lisant les écrits de notre bon aveugle , de voir qu'il possédait, sur les apparitions diaboliques, une science due à son expérience personnelle. On y trouve décrites les différentes formes que les démons prennent , la hiérarchie établie parmi eux , et les ruses auxquelles ils ont recours. Tantôt ils apparaissent sous des formes qui épouvantent , tantôt ils dansent et chantent mélo- dieusement; parfois ils frappent cruellement, parfois aussi ils se contentent de chanter ou de pleurer comme des enfants. Ils ont mille moyens d'attaque : la plus subtile et la plus dangereuse est celle qui consiste à exciter des mouvements de vaine gloire dans celui qu'ils veulent terrasser : « Serviteur de Dieu, lui disent- ils, tu as vaincu! Si nous t'avons fortement attaqué, tu t'es bien défendu et nous n'avons trouvé personne qui nous ait si rude- ment traité que toi. »

Comment faut-il se conduire pendant ces apparitions et avec quelles armes faut-il les combattre? le voici : « Quand quelque vision ou tentation extraordinaire des diables apparaîtra en quelque forme que ce soit, ou de bête ou d'homme, parlant ou

(i) Vie du V. F. Jean de Saint-Samson, chap. xxi. Ms. du P. Joseph, p. 25, 38 et 121.

Fie (lu V. F. Jean de Sainl-Siwison. 281

non, sitôt qu'on l'aura reconne pour telle par les moyens donnés par saint Antoine, on s'armera du signe de la croix, s'élevant à Dieu par de fervents actes d'amour, se tenant ainsi collé par d'ardentes et actuelles affections au suprême bien, sur lequel on se doit appuyer au milieu des efforts de tout l'enfer. La crainte raisonnable étant passée, et étant en soi-même sans émotion et sans crainte, ce qu'on aura à faire de plus, ce sera de mépriser les diables et de s'en moquer. » « Néanmoins, si on a assez de hardiesse et de confiance en Dieu pour passer à des actes extérieurs, on pourra se rire des diables, sans néanmoins disputer avec eux, leur montrant leur folie téméraire et leur présomp- tueuse hardiesse d'oser bien attenter contre- les serviteurs de Dieu, ou pour mieux dire, contre Dieu même en ses serviteurs. Ce qu'ayant fait, on demeurera joyeux d'esprit et sans plus parler. » La lutte est finie et les démons sont en fuite; « il faut incontinent faire des actes vigoureux et fervents d'un très parfait amour, soupirant ainsi du plus profond du cœur vers Notre-Sei- gneur : « O bon Jésus, ô les amours de mon cœur! étiez- » vous lorsque j'étais entièrement environné des flots d'une mer )) de douleurs et d'angoisses en mon esprit et en mon corps, » endurant tant de choses si fâcheuses, si pénibles et si con- » traires à notre amour? Ah! bon Jésus, béni soyez-vous infini- » ment pour cette victoire qui vient de vous, et pour toutes » celles à venir, que de toute éternité vous avez délibéré de me » donner sur moi-même et sur les diables (^). »

Jean de Saint-Samson était le premier à suivre ces sages conseils; il combattait les démons par l'humilité, la confiance et l'amour, et grâce à ces armes toutes-puissantes, il sortait toujours vainqueur de la lutte, qui parfois était longue et terrible. Il aflirme quelque part que les démons, une fois qu'ils ont été définitivement vaincus, se plient en frémissant sous le joug du vainqueur, et que, craignant de redescendre en enfer, ils se

(i) Cabinet mystique, 2" partie, cbap. i.

21

282 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

constituent en quelque sorte ses esclaves. « De là, dit le P. Do- natien, on peut juger quel pouvoir il avait acquis sur les démons par ses victoires de plus de quarante années, et si le démon, parlant un jour par la bouche d'une personne possédée, n''eut pas raison d'avouer, quoiqu'à force d'exorcismes, que F. Jean de Saiilt-Samson avait un pouvoir très grand sur lui, et qu'il le méritait bien, puisque ce grand homme l'avait toujours vaincu; que c'était un aveugle vraiment illuminé , un homme austère , et non délicat comme plusieurs qui même font profession de mener une vie vertueuse et spirituelle. Ce témoignage a été rendu par ce démon quatre ou cinq ans après le décès de F. Jean de Saint- Samson. Et lorsqu'on appliqua sur la possédée, une image de ce Frère, sans qu'elle sût qui il était, ni ce qu'on lui faisait, elle fit assez voir par des agitations et contorsions extraordinaires que le diable qui la possédait était excessivement tourmenté par cette apphcation, comme par son contraire, c'est-à-dire quelque chose de sacré C^). »

Jean de Saint-Samson , à propos des tentations , des obsessions et des possessions diabohques, émet certaines maximes qu'il serait intéressant d'étudier, si le cadre de cet ouvrage nous le permet- tait. Il affirme, par exemple, « que les diables qui ont affaire à des personnes fortes ne sont pas des diables communs, c'est-à- dire qu'ils sont plus relevés et plus subtils en leur nature, et par conséquent plus forts que ceux qui ont affaire à des âmes terrestres et grossières. » Il affirme encore « que tout autant que les hommes ont des passions et des inclinations diverses, autant il y a de divers diables pour les agiter, cela étant leur propre office (2). » Il croit aussi que Dieu, par les tentations diaboliques, prépare certaines âmes à posséder dans le ciel le rang et la place du démon qui les tourmente le plus. Peut-être

(i) Vie du V. F. Jean de Saint-Samson, chap. xxi. Il s'agit ici d'une possédée de Loudun. Le fait a été rapporté par le P. Mathurin ; un fait semblable a été raconté par le P. Odiau. Ms. du P. Joseph, p. 127 et 131.

(2) Cabinet mystique, 2" partie, chap. i.

Fie du V. l\ Jeun île Sainl-Samscni. 28 3

toutes les propositions qu'il avance sur cette matière mystérieuse n'ont-elles pas le même degré de certitude; mais il est impossible de voir en lui un esprit crédule, encore moins superstitieux. Nous n'en donnerons qu'une preuve. On sait combien il est difficile de constater avec certitude un cas de possession diabo- lique. La nature humaine est sujette à tant de maux mystérieux, elle a en elle des puissances latentes si étranges et qui peuvent produire, dans un cas de maladie surtout, des effets si extraor- dinaires, qu'on ne saurait procéder avec trop de prudence quand il s'agit de décider si oui ou non le démon a pris possession d'elle. Notre pieux auteur le sait, et il veut qu'on procède dans un tel jugement avec discernement et sagesse. « Tous ceux qui se disent possédés, observe-t-il , ne le sont pas; ils sont quelque- fois malades d'une certaine maladie mélancolique et hypocondre, et prient tous ceux qu'ils rencontrent qu'on les exorcise, voulant faire croire qu'ils sont possédés, n'étant pas seulement obsédés. Quand ils se présentent pour cela, il leur faut recommander de prendre de bons bouillons; » et il termine en disant : « Leur mal est du fait du médecin et non d'autres (0. »

Quelque terribles que soient les épreuves qui arrivent à une âme de la part de l'enfer ou des hommes, quelque rudes que soient les pénitences qu'elle s'impose, on peut affirmer que la souffrance la plus amère vient de Dieu. Tortures de la nature expirant sous le glaive du sacrifice, délaissements de l'Epoux, vide immense, ténèbres affreuses qu'il laisse après lui, craintes et doutes par lesquels il purifie l'âme, qui vous comprendra? qui vous racontera? Et vous, chastes langueurs, saintes impa- tiences de l'amour soupirant après son Objet, comment vous comprendre aussi? comment vous exprimer? Oui, l'Amour in- fini, non content de s'être immolé pour l'homme, se fait pour ainsi dire son persécuteur, afin de le détacher, de l'élever, de le sauver, et rien n'égale l'amertume de ses divines cruautés.

(i) Cabinet mystique, 2" partie, chap, i.

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284 Fie du V. F. Jean de Saint-Samson.

Comme il sait faire pénétrer le glaive jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit! comme il mêle habilement en un même calice le fiel de l'absence aux larmes du regret! comme il laisse mourir sur la croix du délaissement, sans répondre à c€ cri, dont le premier il connut toute l'amertume : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné? Cela est très juste; ne faut-il pas que la nature expire pour ressusciter en Dieu et vivre de sa vie? Convient-il que l'esclave soit mieux traité que le Maître? Et puis, celui-là se connaît-il qui n'a point passé par le creuset des souffrances ? Non ! « Quiconque , dit notre saint contemplatif, ne souffre point, voire à l'extrême, est bien éloigné de se pouvoir connaître; et tandis qu'il en sera ainsi, il aura très juste et profond sujet de se défier de soi et de s'humilier profondément en son rien devant la majesté de Dieu. »

La souffrance, la souffrance extrême, celle qui atteint les fibres de la nature que Dieu seul peut blesser, cette souffrance entre donc comme élément nécessaire dans toute vie véritable- ment m3^stique. Heureusement Dieu accompagne chacun de ses coups d'une grâce suffisante de force, et l'on voit se produire ce phénomène tout divin d'une souffrance pour ainsi dire infinie, supportée avec une paix inaltérable, et même avec joie. C'est ce qui s'est vu dans Jean de Saint-Samson : chantant, dans un de ses cantiques, les amours de son âme, il dit qu'il est en ce monde trois choses dans lesquelles il prend son repos : l'amour, la croix et la mort; et il affirme que pour l'âme qui aime, ces trois choses ne font qu'un, « voulant dire, remarque le P. Do- natien, que la croix et la mort étaient son amour, que l'amour et la croix étaient sa mort, et que l'amour et la mort étaient sa croix (^). »

Ah! qu'il connaissait bien le mystère de la souffrance celui qui a trouvé de tels sentiments dans le fond de son cœur! Le calvaire du chrétien est une copie plus ou moins fidèle du Cal-

(i) Vie du V. F. Jean de Saint-Samson , chap. xx.

Vie du V. F. Jean de Sainl-Samson. 285

vaire du Fils de Dieu. Or, sur celui-ci que trouvons-nous? Ces trois choses mystérieusement identifiées : amour, croix et mort! Le Fils de Dieu s'immole par amour, et son amour est sa croix et sa mort; il est crucifié, parce qu'il l'a voulu, et sa croix est son amour et sa mort; il meurt après avoir longtemps désiré ce baptême de sang, et sa mort est son suprême amour et sa su- prême souffrance.

Tel est aussi le calvaire du chrétien, du mystique surtout; on trouve encore en lui cette trinité auguste : l'amour, la croix, la mort! Et cts trois choses se tiennent au fond par les liens d'une parenté qui, pour être cachée, n'en est pas moins réelle.

I

CHAPITRE XI

JEAN DE SAINT-SAMSON PQ3SÉDE ABONDAMMENT LES DONS DU SAINT-ESPRIT. DE SA PURETÉ DE CONSCIENCE. DE SON AR- DENTE DÉVOTION ENVERS L'AUGUSTE SACREMENT DE L'AUTEL. DEUX FAVEURS INSIGNES PAR LESaUELLES LE CIEL RÉCOMPENSE CETTE ARDENTE DÉVOTION. TENDRES SENTIMENTS QJJE LUI INSPIRE LE MYSTERE D'UN DIEU FAIT HOMME. IL AIME A CON- TEMPLER LES MYSTÈRES DE LA PASSION. COMBIEN FUT GRAND SON AMOUR ENVERS LA MÈRE DE DIEU ET SAINT JOSEPH. ON PARLE DE aUELQUES FAVEURS PAR LESQjUELLES DIEU RÉCOM- PENSA SA TENDRE PIÉTÉ.

E P. Donatien consacre de longues pages à prouver que les dons du Saint-Esprit ont embelli l'âme de Jean de Saint-Samson. Nous croyons superflu de nous attarder à la démonstration directe de cette vérité, dont l'évidence ne peut manquer de frapper ceux qui, après nous avoir suivi jusqu'ici, liront encore les pages nous allons continuer à étudier les beautés surnaturelles de l'âme de notre pieux mystique. Quand on le voit, lui pauvre aveugle, écrire de si nombreux ouvrages sur les matières les plus élevées et les plus abstraites de la mysticité; parler de l'essence incréée, de la très sainte Trinité, des rapports qui unissent les trois per- sonnes divines entre elles, des convenances qui existent entre le

288 Vie du V, F. Jean de Saint-Samsm.

monde de la nature et celui de la grâce; saisir admirablement le sens mystique des Saintes Écritures; étudier les Pères de l'Église, les comprendre, leur emprunter des maximes et les paraphraser dans un ouvrage qu'il nous a laissé; quand on le voit traiter ces sublimes sujets avec une admirable hauteur de vues et un en- thousiasme communicatif, il est impossible de ne pas reconnaître qu'il posséda à un degré éminent les dons qui se rapportent à l'entendement : intelligence, science, conseil, et ce don de sa- gesse dont il parle en ces termes : « Notre sagesse n'est pas comme celle des anciens philosophes, mais elle est divine. Nous y vaquons non par étude, comme on fait dans les sciences spé- culatives, mais par la très étroite union de nos âmes et de nos cœurs avec Dieu, duquel nous recevons excellemment et abon- damment l'amour et la sagesse comme une seule chose. C'est elle qui nous fait agir partout avec une prudence digne d'elle, qui assaisonne divinement tout ce qui sort de nous; et nous ne sortons jamais d'elle, non plus que de Dieu, par la moindre ex- traversion. Tel est le continuel effet du Très-Saint-Esprit en nous. »

D'autre part, sa constance inébranlable dans les épreuves les plus pénibles, dans l'agonie et la mort de la nature purifiée par le feu d'amour; la docilité avec laquelle il répondait aux inspi- rations du Saint-Esprit, l'amour qu'il ressentait pour Dieu, le respect qu'il portait aux choses saintes, sa haine du péché et de l'imperfection, tout cela prouve à l'évidence qu'il posséda parfai- tement les dons qui se rapportent à la volonté : piété, crainte, force. Force! Nous le contemplions, il n'y a qu^un moment, mourant sur son calvaire, à l'exemple du Sauveur des hommes; comme lui aussi, méritant d'être comparé au lion, et remportant une victoire complète sur la nature et sur l'enfer. Il a vaincu en effet! vicit ko! il a parcouru les trois degrés qu'il assigne à la force : opérer des choses grandes, des actions magnanimes, souffrir sans ennui ni faiblesse tant dans le corps que dans l'esprit; mourir enfin, mourir à toute heure, mourir parfaitement

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par l'action de l'amour, et adhérer à lui nîiment et simplement. Ainsi a-t-il fait : il a été magnanime dans ses efforts vers le parfait; il a souffert sans faiblesse; il est mort, il s'est dépouillé de la nature, s'est uni à l'amour, et n'a vécu que de lui! Mais ne revenons point sur nos pas : poursuivons notre récit, et après avoir étudié les vertus de cette âme héroïque, jetons un coup d'œil sur ses dévotions particulières et sur certaines grâces gra- tuites dont Dieu la favorisa.

Jean de Saint-Samson trouvait une grande consolation à rece- voir le sacrement de pénitence, et il apportait au saint tribunal les dispositions d'un repentir aussi humble que sincère. Sa con- science pourtant était d'une déUcatesse et d'une pureté ex- trêmes (^). « N'avoir pas rendu à Dieu à l'infini et de toutes ses forces en son attention et en ses œuvres, telle était souvent sa seule accusation. » Or, apprenons de sa bouche ce qu'il entendait par cet infini auquel il se sentait obligé. « L'infini, dans les souverainement parfaits, dit-il, c'est l'arrêt et la fermeté de toutes les puissances , recueillies , fondues , réduites et entièrement perdues en l'unité divine, par-dessus tout esprit et fond, il faut demeurer si fixement arrêtés, qu'aucune des puissances ne retourne ou se lâche de à son opération naturelle , autant qu'il est possible, afin que le mort soit toujours attentivement arrêté à la fruition intuitive de son divin Objet, en parfait et entier repos très unique et très simple, s'abstrayant pour cela des objets créés, quels qu'ils puissent être, s'ils ne touchent point d'officç et d'obligation. » « Les plus parfaits, dit-il dans son Miroir de conscience (2), font matière de conscience de ne pas tendre à Dieu à l'infini, de toutes leurs puissances, tant au dedans qu'au dehors; de n'être pas si profondément graves, sérieux et mo- destes en leurs gestes , postures et contenances , que leur amour, leur lumière et leur pureté le requièrent, avec profondeur de

(i) Ms. du P. Joseph, p. 49. (2) 2" Traité, n" 61.

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simple et continuelle attention à leur Objet éternel. Ils acceptent généreusement les fortes et véhémentes afflictions de l'esprit et du corps, et non pas bassement, lâchement, ni en division d'esprit recourbé au-dessous de Dieu. Que s'ils se trouvent avoir manqué à cela, ils s'en font conscience comme de grands péchés. ))

Voilà donc quelle était la pureté de sa conscience : si la vigueur du vol de son âme, si l'arrêt de ses puissances en Dieu, n'avaient pas répondu à l'ardeur de ses désirs, il se le reprochait comme un péché; toujours perdu en Dieu, il aurait considéré comme une faute une pensée volontaire sur la créature ou sur lui-même en dehors de toute vraie nécessité. « Pour ce qui est des ré- flexions sur soi-même, a écrit le P. Donatien, et du relâchement de ses puissances intérieures, c'est à quoi il n'était nullement sujet, demeurant toujours ferme dans son arrêt en Dieu. Ceci semblera peut-être exagéré; toutefois on le pourra facilement juger de ce qu'il dit en l'un de ses écrits, « que le seul pouvoir » de réfléchir sur soi lui était une cruelle mort. » Mais dans les choses extérieures il faut communiquer avec les hommes, comme il ne pouvait pas prévoir toutes les circonstances, s'il arrivait que, faute de prévoyance, il n'eût pas réussi avec toute la perfection possible, il faisait de cela un sujet et une matière de confession (0. » Est-elle de la terre, la vie ainsi passée en Dieu? N'est-elle pas céleste? Celui qui sut se faire une telle vie ne fut-il pas plutôt un ange qu'un homme? Sans aucun doute, la nature dans cet homme extraordinaire n'avait pas perdu com- plètement ses droits; elle devait parfois lui faire sentir le poids de ses exigences et même de sa faiblesse; mais pour s'élever ainsi jusqu'à Dieu et lui rester uni par des liens si étroits, de quels efforts magnanimes et persévérants n'eut-il pas besoin? S'élever à cette hauteur, et s'y tenir ferme, inébranlable, l'élan mystique d'une âme se montra-t-il jamais plus fort, plus puissant?

(i) Vie du V. F. Jean de Saint-Samson , chap. xxii.

Vie du V. l\ Jean de Sainl-Sarnson. 291

« Les Bienheureux , a dit sainte Madeleine de Fazzi , ob- tiennent Il la créature trois amours imparfaits pour la disposer peu à peu au parfait. Ils obtiennent et communiquent aux com- mençants l'amour actif, parce qu'ils voient que s'ils demeuraient oisifs, ils retourneraient en arrière, et ils obtiennent aussi ce môme amour à ceux qui sont naturellement portés à l'action. A ceux qui sont en progrès , ils obtiennent l'amour impatient , parce qu'ils voient que, sans cet amour, ils tomberaient dans la tiédeur. Enfin ils leur communiquent l'amour souffrant pour les disposer à cet amour parfait, qu'ils obtiennent aux créatures capables de le recevoir. C'est ce dernier amour que je voudrais avoir et que je n'ai pas! Quelles sont ses qualités? C'est un amour tellement résigné , qu'il ne veut rien , ne désire rien , ne possède rien , que ce que Dieu veut. Il n'aspire point à la perfection pour être cou- ronné dans le ciel; il ne s'arrête point aux dons de Dieu; il n'examine point à quel degré de perfection il pourrait arriver; il ne considère point ceux qu'il a franchis, moins encore celui il se trouve actuellement; il n'a en vue qu'une seule chose, la gloire de Dieu. Il ne craint aucune tentation; au contraire, il les reçoit toutes avec joie, parce que Dieu le veut ainsi; il se réjouit de voir son prochain plus parfait que lui et plus avancé dans l'amour divin; il se consume quand il voit des hommes qui n'aiment pas Dieu ou qui l'aiment moins que lui. Il se met peu en peine que Dieu opère de telle manière ou de telle autre; qu'il le traite comme tel saint ou comme tel autre; tout ce qu'il cherche, tout ce qu'il désire, c'est que Dieu soit honoré (^). » La grande Carmélite vient de nous décrire l'amour tel qu'il était dans notre mystique, inspirant et animant ses œuvres.

La vie de Jean de Saint-Samson était si sainte , qu'il se passait quelquefois trois mois sans que le confesseur osât prononcer sur lui la formule sacramentelle, faute de trouver dans son aveu une matière suffisante. Pour ne pas être privé de la grâce de ce sa-

(i) op. cit., IV" part., chap. xxix.

292 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

crement et pour rassurer ses confesseurs , il se décida , malgré son humilité, à leur indiquer les règles suivantes, pour leur servir de flambeau dans le jugement qu'ils auraient à porter sur sa conscience :

Le péché doit être jugé tel conformément à la vue, au sen- timent et à la créance d'un chacun.

L'âme doucement mue du Saint-Esprit, l'a pour témoin de toutes ses actions; et quand elle juge avoir ou n'avoir pas péché, on doit supposer que cela est ainsi ; car Dieu est en elle et amour et lumière, et comme il la sanctifie, il l'illumine aussi sur toutes choses.

Depuis qu'on a pris à tâche de courir courageusement et de toutes ses forces à la perfection, tout le temps qu'on emploie volontairement à un autre dessein est péché.

A peine trouve-t-on quelqu'un qui dans le temps de tenta- tion ait toujours l'appétit également désireux de Dieu, et par conséquent qui y soit exempt de péché.

Tout ce qui se fait et dit par le religieux sans prévoyance de raison est pour le moins action et parole oiseuse. »

Nous avouerons sans peine que parmi ces règles il en est qui demandent à être appHquées avec précaution. Mais on ne doit pas oublier qu'elles concernent des âmes très élevées dans la vie mystique, dont on a soigneusement étudié l'esprit particulier, qu'on sait être , à n'en pas douter, dans la voie d'une perfection exceptionnelle, autant du moins que cette certitude est possible. Ces âmes ne voient pas l'offense de Dieu comme la voit le commun des chrétiens; le seul pouvoir qu'elles ont de pécher leur cause une souffrance horrible, et elles trouvent qu'une égale haine est pour ainsi dire due au péché mortel et au péché véniel. Ravies, éblouies par la pureté de l'Essence divine qu'elles con- templent, elles ne découvrent en elles-mêmes que laideur et péché, et sont douées d'un regard très subtil pour découvrir l'imperfection la plus légère. C'est ce que notre pieux aveugle constate dans les lignes suivantes qui trouvent ici leur place na-

Fie du V. I\ Jeun Je Sainl-Samson. 293

turellc : « Comme par la splendeur du soleil se voient facile- ment tous les atomes d'un corps transparent touché de son vif et lumineux rayon, il en est de même de l'âme grandement lumineuse. Car, par les vifs et fréquents attouchements du Soleil divin en toutes ses puissances, elle voit très clairement jusques au moindre de ses désordres et manquements, distinguant par sa simple vue, sans aucun empêchement de figures et d'images, ce qui a fait impression sur elle. »

Tous les mystères de notre foi attiraient et excitaient la piété de notre saint contemplatif; car, remarque le P. Joseph, « la foi était telle et si grande et si suréminente en lui , qu'elle n'était quasi plus foi, étant jouissance et certitude de ce que les autres croient (i). )) Il avait pourtant ses attraits particuliers. Ainsi, on trouve en lisant ses historiens qu'il eut une ardente dévotion envers l'auguste Sacrement de l'Autel. On chercherait en vain à donner une juste idée de l'attraction que le Tabernacle exerçait sur lui : l'Eucharistie était pour cette âme privilégiée ce que le centre est pour la pieïre, ce que la lumière est pour l'œil, ce que l'eau fraîche est pour le cerf altéré. Il estimait une commu- nion plus que toutes les faveurs extraordinaires qu'il avait reçues du ciel. Chastes délices, union ineffable, participation de l'esprit de l'Époux, richesses infinies du banquet eucharistique, comme il aimait à vous célébrer, et encore plus à vous goûter, à vous posséder! « J'ai faim, ô mon Amour, s'écrie-t-il dans son sixième Soliloque, venez promptement rassasier votre épouse, puisque en vous consistent toutes ses délices dans cette notre commu- nion qui est faite unique en la force de votre rapide et ravissant excès. Venez, ô ma chère Vie, et alors votre épouse sera par- faitement contente, satisfaite et rassasiée. Si vous tardez de venir et d'entrer promptement en notre couche nuptiale pour notre mutuel repos et commune fruition, je ne ferai que languir dans mon impatience. J'attendrai avec des soupirs et des gémissements

(i) Ms., p. 47.

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continuels le moment heureux et fortuné que vous daigniez amoureusement visiter votre épouse pour la remplir d'exultation et de jubilation, qui viendra de la très radieuse et éclatante plé- nitude de votre Esprit au plus intime et au plus profond d'elle- même. »

C'était avec ces soupirs, avec ces désirs brûlants qu'il appro- chait de la table sainte. Il communiait tous les jours d'assez grand matin, pour jouir plutôt de la douce présence du Bien- Aimé et pour un autre motif dont nous parlerons bientôt. « Il sortait de la communion enflammé d'amour comme un séraphin, ce qui paraissait même d'ordinaire sur son visage; mais bien mieux quand immédiatement après il allait dicter et composer quelque chose. Car ceux qui écrivaient sous lui ont remarqué qu'alors il dictait avec une affluence si grande de sentiments d'amour et de lumière, qu'il semblait que ce fut non pas un homme mortel, mais un ange venu du ciel et revêtu d'un corps humain C^). »

Le ciel récompensa la dévotion que notre pieux aveugle portait à k divine Eucharistie par deux privilèges remarquables. Et d'abord il fut doué d'un sens intérieur qui l'avertissait de la pré- sence du Saint-Sacrement, en sorte que plusieurs fois, tandis qu'on transportait le pain eucharistique d'un lieu dans un autre, sans qu'il en fût averti , il fut vu fléchissant le genou pour adorer son Dieu qu'il sentait présent. Il avoua même un jour à un de ses supérieurs « que Dieu lui donnait je ne sais quel sentiment intérieur qui lui faisait connaître qu'il était en la présence des supérieurs et des prêtres, sans en être averti, et qu'il n'en savait autre cause ni autre motif. » Ce sont les propres paroles dont s'est servi le supérieur dans sa déposition.

Le second privilège par lequel le ciel récompensa sa dévotion envers le Saint-Sacrement fut celui de conserver pendant six ou sept heures dans son estomac les saintes espèces dans un état de

(i) p. Donatien, Vie du V. F. Jean de Saint-Samson , chap. xv.

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parfaite conservation; « et il sentait Notre-Seigneur lui disant : Me voici! me voici (0. » U découvrit cette grâce au P. Valentin de Saint-Armel, son confesseur, et semble y faire allusion dans ^ quelques endroits de ses écrits , par exemple dans le suivant : « S'il se trouvait des hommes entre tous ceux-ci dans l'estomac desquels l'hostie sacrée demeurât deux, trois et quatre heures, voire plus d'un demi-jour sans se corrompre (ce que ces per- sonnes remarquent et discernent très sensiblement), cela, dis-je, doit être tenu d'eux pour une des insignes grâces que notre doux Seigneur, qu'ils possèdent en leur infini amour, leur puisse faire en cette vie. » Nous avons dit qu'il communiait de grand matin pour jouir plus tôt de la présence de son Dieu; c'était aussi afin que les saintes espèces fussent consommées quand venait l'heure du dîner; et il est à remarquer qu'il distinguait fort bien le moment de leur altération.

Ainsi son cœur était véritablement un jardin embaumé le Dieu de l'Eucharistie prenait ses délices et dont il ne s'éloignait qu'à regret, et c'est avec raison qu'il disait dans l'ardeur de ses désirs : « Ne voyez-vous pas le désir excessif et affamé que j'ai de m'unir à vous et vous à moi, sans entre-deux et sans aucun milieu ? Puis donc que vous me voyez en cette extrémité , entrez sans délai et tout présentement en possession de votre épouse; car le vent du midi ayant soufflé en votre jardin, ses odeurs aromatiques s'exhalent suavement et ravissent en admiration ceux qui en sont divinement touchés. Nous nous délecterons à plaisir, ô mon Epoux et ma Vie, quand vous y serez entré. Et je m'as- sure que le plaisir et le contentement que nous y aurons sera si grand, qu'à peine en voudrez- vous jamais sortir, et nous y établi- rons tous deux nos mutuelles déUces. » Et il ajoute avec l'audace d'un amour qui est sûr d'être partagé : « C'est que vous vous plaisez singulièrement de reposer au midi (2). »

(i) Ms. du P. Joseph, p. 30. (2) VI* Soliloque, chap. iv.

296 Vie du V. F. Jean de Sainl-Samson.

Mais, après avoir mangé le rayon et le miel (0, après s'être nourri du pain céleste et en avoir savouré pendant six heures la douceur divine, il devait se résigner à manger le pain grossier, aliment de notre vie corruptible; comme les saints, il se lamentait , en se voyant soumis à cette dure nécessité; comme eux il soupi- rait avant de manger (2), avant de s'asseoir à la table de l'homme après s'être assis à celle de Fange, et il portait envie à quelques amis de Dieu qui reçurent la faveur insigne de passer de longs jours en ne se nourrissant que du pain eucharistique. Il s'écriait : « Je me plains , ô mon Amour, voyant ma pauvreté et qu'il me faut nourrir d'un aliment corruptible, semblable à celui des bêtes, vu que vos saints favoris ne vivaient autrefois que de vous et de votre divin Sacrement, et étaient invisiblement nourris de votre divinité et de votre chair adorable. De ils tiraient des forces si grandes selon l'esprit, qu'ils ne savaient quasi point, comme le reste des hommes, ce que c'est que chute et imperfection. Nous souhaiterions , ô mon Amour, leur être semblable , car par ce moyen nous serions comme détaché de notre corps, et nos puissances, toutes plongées en vous, perdues en vous et atta- chées à vous, ne se chercheraient plus dans les créatures. Mais, mon Amour, il faut que je vive content dans l'état je suis, et puisque je ne mérite pas de recevoir de vous une si grande grâce, je la laisse librement à vos saints. »

En hsant les écrits de Jean de Saint-Samson , on trouve que la dévotion qu'il éprouvait pour la divine Eucharistie était aussi éclairée qu'elle était ardente. Il condamne ceux qui s'approchent de cet auguste sacrement avec un esprit de propriété et sans la permission de leur directeur, et ne fait pas grand fond sur la dévotion sensible, alors surtout qu'elle entraîne à de tels écarts. Il veut que la communion soit un don de soi sans réserve , puisque de la part de Dieu elle est un don de tout lui-même;

(i) Cant. des Cant., cliap. v, v, i. (2) Job, chap. III, V. 24.

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Vie (lu V. F. Jean de Saint-Siunson. 297

et il allirmc que communier dans ces dispositions, c'est-à-dire avec des sentiments d'amour parfait, c'est en quelque sorte, à un ciel déji\ existant au fond de l'ilme, ajouter un nouveau ciel. Qiie ne nous est-il donné de pouvoir citer tout ce qu'il a écrit sur cette matière, dans ses Conlcmplations surtout : sous une forme malheureusement imparfaite , on ne pourrait s'empêcher d'ad- mirer une doctrine élevée et sûre , servant de base aux sentiments de la plus ardente dévotion.

Le mystère d'un Dieu fait homme, ce mystère, base de nos espérances et du christianisme en général, l'attirait par des charmes irrésistibles : « Mais quoi, ô mon cher Époux, s'écrie-t-il dans son sixième Soliloque (^), à quoi est-ce que je pense et qu'est-ce que je fais? Ne semble-t-il point que je veuille établir tout mon bonheur et ma jouissance objective en votre seule nature divine? Il est vrai, mon Amour, que sont mes souveraines déUces et mon plus grand plaisir; mais je veux sortir de (sans néanmoins en sortir) en l'amour et pour l'amour de l'humanité que vous avez unie à votre divinité. Oui, je veux désormais aimer uniquement comme la divinité même cette chair que vous avez aimée jusques à présent et que vous aimerez à jamais en vous-même, puisqu'elle est à vous et pour vous.

» Mais de qui l'avez-vous empruntée? N'a-ce pas été de moi? N'est-il pas vrai que vous êtes chair de ma chair et os de mes os, aussi bien que la vie de ma vie et l'amour de mon amour? Pourquoi l'avez-vous ainsi fait, ô ma chère Vie? Pourquoi vous revêtiez-vous de ma forme et de ma nature, si vous ne vouliez pas que je l'aimasse éperdûment en vous et que j'y établisse mon repos, puisqu'elle est dorénavent une même chose avec mon Époux que vous êtes? Vous étonnez-vous si en l'activité de mon rapide amour, je vous embrasse nûment en votre divinité, et tout divin en votre humanité , l'une et l'autre ne faisant qu'un même suppôt pour sa gloire et pour son bonheur? »

(i) Chap. 2.

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Plein de ces sentiments de tendre admiration, il se serait re- proché d'oublier , ne fût-ce qu'un moment , le mystère de l'Homme-Dieu ; c'est ce qu'il avoua un jour à un religieux qui l'interrogeait sur ce point. Sa pensée était toujours tournée vers ce cher objet si digne de l'occuper. « Se pourrait-il bien faire, ô mon Amour, lui disait-il dans une circonstance, se pourrait-il bien faire que je pusse oublier pour un seul moment que vous vous êtes rendu mon frère! » Ce n'est pas lui qui, à l'exemple de quelques faux mystiques , eût évité de contempler le mystère de l'Homme-Dieu , sous l'étrange prétexte que l'âme habituée à planer dans les pures régions de l'incréé doit fuir avec soin toute image de la créature. Il ne comprenait pas que pour arriver à la vie parfaite, il pût être nécessaire en aucun cas d'éloigner sa pensée de Celui qui est la voie conduisant à la vie, et la Vie même. Au reste, sa manière de contempler l'Homme-Dieu et tous les mystères qui se rapportent à lui était, nous l'avons déjà re- marqué, celle des âmes consommées en amour : il embrassait l'humanité et la divinité d'un seul regard et contemplait tout l'ordre providentiel extérieur qui se rapporte à notre salut, dans l'amour et l'intelligence qui l'ont conçu de toute éternité. Si l'on peut parler ainsi , il envisageait le mystère sur lequel se portait sa pensée, non par le dehors, mais par le dedans; sa considéra- tion était une vue amoureuse de ce mystère en Dieu. Il compare Dieu à un océan en plusieurs endroits de ses écrits, et les mys- tères de notre salut à des ruisseaux sortis de cet océan infini. Contempler le ruisseau en lui-même , par un effort des puissances aidées de la grâce, c'est bien, c'est utile et il faut commencer par là; mais, puisque le ruisseau sort de l'océan, il y était donc contenu : le voir dans ses origines, dans ses rapports multiples au sein de l'immensité qui l'engendre et le contient, le voir non par l'effort des puissances naturelles, mais à l'aide d'une lumière infuse, c'est la contemplation des parfaits, de ceux à qui Dieu révèle ses plus intimes secrets.

Jean de Saint-Samson éprouvait une grande tendresse pour

Fie du V. F. Jean de Sainl-Sainson. 299

le mystère de la Nativité du Sauveur. Il disait que Dieu, en naissant parmi nous, y a fait descendre le ciel, et que les hommes, loin de se laisser aller à la tristesse, doivClit par conséquent savourer dans les joies spirituelles les fruits de paix qu'il y a apportés. Il disait aussi que les anges chérissent parti- culièrement les âmes dévotes à ce mystère.

Mais c'était surtout les douloureux mystères de- la Passion qui avaient le don de l'attirer, de l'attendrir, de le ravir. Quand il en parle, on voit qu'il ne sait comment rendre les tendres sentiments, les pensées sublimes qui se pressent dans son âme émue. Il le dit lui-même : « Mon Dieu, s'écrie-t-il, que peut- on dire là-dessus? Par y pourra-t-on entrer? Pour moi je trouve tant et tant d'abîmes aboutissant à celui-ci, que je ne sais comment m'y prendre pour en dire quelque chose. Aussi me faut-il laisser toutes choses comme je les vois infiniment ineffables. C'est tout cela que je contemple dans un très simple et suréminent regard qui pénètre et atteint dans le profond de cet abîme d'une fin à l'autre. » Il voyait l'abîme, il en sondait du regard l'infinie profondeur, et le ravissement s'emparant de son âme, toute parole lui semblait impuissante à redire le spectacle qu'il contemplait.

Les noms de Jésus et de Marie le remphssaient de respect et d'extase , et il ne comprenait point qu'on pût les prononcer sans dévotion. « Ce qui est infiniment aimable et digne de respect, dit-il dans son Miroir de Conscience, doit-être infiniment aimé et révéré, s'il était possible. C'est pourquoi il n'est pas permis au vrai amoureux de prononcer les noms sacrés de Jésus et de Marie, ni le nom de Dieu, sans esprit et sans dévotion. Que si quelqu'un n'a point de dévotion à les prononcer, il est manifeste qu'il n'est ni spirituel ni amoureux, et qu'il fait servir ces noms sacrés de pures paroles qui n'ont d'autre énergie que d'exprimer son concept. Cela doit être tenu pour péché, voire dans les personnes médiocrement spirituelles et amoureuses (^). » Dieu !

(i) i" Traité, n" 33.

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ce grand nom dont tout est plein, le temps, l'espace, les mondes et surtout le cœur de l'homme; Jésus! ce nom qui par lui-même rappelle la longue suite des mystères par lesquels nous avons été rachetés et réintégrés dans nos droits de fils de Dieu; Marie! ce nom suave, doux symbole de ce que la pureté, la beauté et l'amour peuvent revêtir de plus divin dans une créature : est-il rien de plus sacré que ces noms ? Et n'est-ce pas en effet se rendre coupable d'une profanation que de les pro- noncer sans amour ni dévotion?

Jean de Saint-Samson avait sucé la dévotion envers la Sainte Vierge avec le lait maternel, et dans le monde, ainsi que nous l'avons vu, une de ses joies, une de ses plus saintes occupations, était de la faire aimer, de parler aux personnes qui le fréquen- taient des perfections de cette auguste Vierge, des miracles opérés par elle en faveur de ses dévoués serviteurs, de l'origine des confréries du Rosaire et du saint Scapulaire, des devoirs qu'elles imposent et des avantages qui y sont attachés.

Devenu membre d'un ordre consacré à la Reine des anges, sa dévotion envers elle ne fit que s'accroître de plus en plus; dévotion solide qui consistait principalement à imiter celle dont il admirait les vertus. HumiUté, amour de la retraite, pureté, c'était en pratiquant ces belles vertus, dont elle est le parfait modèle, qu'il s'efforçait de mériter sa protection et d'attirer sur lui les regards de sa. tendresse maternelle.

Il avait, de sa grandeur et de la place qu'elle occupe dans la hiérarchie des êtres, l'idée la plus haute. Elle était, à ses yeux, l'objet le plus noble que Dieu ait produit dans l'élan de son amour pour nous. Pure créature, elle ne mérite pas le culte d'adoration à Dieu seul; mais, cette réserve faite, il la jugeait digne de tous les honneurs, la considérant comme la plus noble des créatures, la plus élevée en grâce, voyant en elle la Reine des anges et des hommes, la prenant, en un mot, pour un être divin, à l'exemple de saint Denys l'Aréopagite. Mais cédons-lui la parole.

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« Il faut, ô mon cher Amour, dit-il dans une de ses Contem- plations, que nous voyions maintenant ce que vous avez fait de plus merveilleux en la terre et au ciel; il faut que nous contem- plions les excellences de votre Mère sacrée, ô mon Sauveur, laquelle je considère d'abord toute pleine de la grâce que toutes les créatures n'ont reçue que par mesure. Je sais que les anges et les hommes ont reçu la grâce en fort grande différence : les anges en ont plus que les hommes, excepté quelques-uns de vos plus intimes amis, lesquels en ont davantage et en plus haut degré, et nous avons tous reçu de votre plénitude les degrés de grâce correspondants à notre mesure et capacité. Mais votre Mère bénie a la grâce en plénitude et au plein de sa mer, grâce qui découle, en elle, de vous qui êtes son Chef, son Seigneur et son Sauveur, comme de sa propre source, et vous la répandez sur elle en la manière que vous l'avez, c'est-à-dire en sa souve- raine plénitude. C'est tout ce que Dieu peut conférer de soi, et la raison en est autant infinie que vous êtes infini.

» Votre Mère sacrée a donc tout; aussi est-elle tout, en effet, dans la vérité, le lustre et la splendeur de votre grâce infinie, qui la rend très illustre , très accomplie et par qui elle règne mainte- nant à votre droite en toute votre éternité , comme votre Mère et comme dame de l'univers. Elle est si pleine de splendeur et de beauté en toute son âme et en son corps sacré, qu'elle est un étonnement et un prodige aux anges , aux saints de la gloire et à vos élus qui sont sur la terre, conformément à ce que le Saint- Esprit nous en exprime dans les Saintes Ecritures.

)) Sans descendre donc à des considérations plus particulières, ce que je puis dire, c'est qu'elle est toutes choses en toutes les créatures. Elle a toute la beauté, tout le bien, toute la bonté jusques à la répandre au dehors. Elle est tout et a tout comme créature ennoblie souverainement et illustrée de tout l'écoulement de la mer de votre grâce au tout d'elle-même; et en cette qua- lité elle doit régner éternellement sur toutes les créatures comme leur Dame et leur Reine , en toute plénitude de lustre et de per- fection.

302 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

» O mille et mille fois merveilleuse créature en la terre, qui êtes créée, ordonnée et illustrée en souveraine perfection, pour régner en qualité de Reine, d'Épouse, de Mère de Dieu sur toutes les créatures , même angéliques , quelque excellentes qu'elles soient dans leurs diverses hiérarchies et en leurs degrés de grâce! C'est l'effet, ô mon cher Amour, de vos merveilles et de vos prodiges qui nous ravit dans une infinie et éternelle admi- ration. Vous vous êtes éternellement plu en elle, vous vous y plaisez et vous vous y plairez pendant toute l'éternité plus qu'en tout le reste des créatures; car vous l'avez faite votre Mère, et en cette qualité toutes les créatures l'honorent au ciel et en la terre, en toute révérence et humilité, la servent avec un amour très cordial. Quant aux hommes, qui savent qu'elle est la cause, après vous, de leur réparation, ils ne peuvent assez s'étonner et se répandre, devant vous et devant elle, dans la contemplation de ce prodige infini.

n Rien ne nous représente mieux ici-bas votre Majesté, tant selon la divinité que selon l'humanité, qu'elle le fait au dedans et au dehors de soi, dans ses gestes, dans ses paroles, dans ses mœurs et en toute sa vie. Par cette vive représentation, elle est comme un autre vous-même, si bien que pénétrant ses perfec- tions, nous pénétrons les vôtres. Nous voyons votre bonté dans la sienne, votre amour dans le sien, comme nous voyons son amour et sa bonté dans votre amour. Nous la devons donc con- templer comme vous-même en sa beauté essentielle et sortie , et nous la devons contempler par-dessus toute spéculation très pure, très simple, très unique et très féconde. Car si ce qui est visible et manifeste en elle est par-dessus la pénétration et la compréhen- sion, ce qui demeure caché en elle et qui ne peut être vu ni connu des hommes en cette vie doit être beaucoup plus incom- préhensible. On doit donc l'admirer, la révérer et la contempler dans le très doux calme d'un profond et secret silence qui nous tienne ravis et suspendus comme devant la plus profonde de vos œuvres.

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Fie du V. F. Jean de Saint-Samson. 303

» De plus, clic est la trésorière de toute l'amplitude de vos trésors; elle en est la Dame et la Maîtresse, comme votre très digne Mère et comme Reine de toutes les créatures. Elle les dis- tribue et les distribuera toujours aux hommes, et vous les dépar- tirez, à ses instances, tantôt selon leur indigence, tantôt par pure grAce et par -amour, pour les ennoblir en leur pauvre nature de tout ce que la grâce requiert pour les sanctifier excellemment en cette vie, et les glorifier en l'autre, au tout de vous-même, en très haut et très sublime état de gloire. Nous ne descendons pas, ô mon cher Amour, aux particularités de son excellence. Nous demeurons ravis en sa beauté essentielle qui brille au dehors en tous ses effets sortis et communiqués , outre ce qui ne sort point et demeure toujours au dedans de la même essence; je veux dire la perfection qu'elle a en sa souveraine plénitude, selon laquelle elle vous a aimé ici-bas, et pour récompense de laquelle elle seule jouit plus excellemment de vous que tous les hommes en- semble. Car dans votre gloire elle fait, à elle seule, un chœur très séparé et distinct de toutes les créatures...

» Que peut-on dire et concevoir de plus d'un être si parfait et si accompli en nature et en grâce, par-dessus toute grâce et toute nature? Que dirons-nous d'une âme qui sur terre jouit déjà pour jamais de cette excellence en si haute suréminence? Sans doute, mon Amour et ma Vie, que nous devrions être éternel- lement ravis sur ce sujet et nous délecter infiniment d'en parler ou d'en concevoir quelque chose , admirant en elle votre totalité sortie entre les créatures, s'il faut ainsi dire. De cette vue si haute et si juste en un bon sens, on peut facilement voir combien elle est semblable à vous en vous-même , par-dessus toute autre créature, vu que penser à vous et à elle, parler de vous et d'elle semblent n'être que vous-même en tout vous-même. Ah! que le plaisir, la gloire et les louanges que vous recevez par elle sont indicibles ! Quelle créature par ses conceptions leur donnera des termes et des bornes ! Car il n'y a point de différence entre vous et elle, sinon que de soi-même elle est créature, mais surexcellente,

304 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

et que les bornes de sa gloire et de sa grandeur ne doivent pas être les vôtres...

)) Elle est votre Épouse, votre unique, votre toute belle et sans tache! Hélas! mon cher Amour, que nous autres, pauvres créatures, nous sommes éloignés d'une telle grâce et d'un tel amour ! Mais aussi l'amour ne requiert pas mêmes dons et mêmes faveurs pour nous que pour la Dame, l'Épouse et la Reine du Roi éternel et Fils de Dieu. C'est pourquoi elle nous apporte plus de délectation que tout le reste de l'univers après vous; nous lui désirons infiniment toute gloire , et nous chérissons très parfaitement tout le bien, tout le plaisir, tout l'honneur et toute la gloire qu'elle a en vous. Que s'il nous était possible de lui donner ce qui est naturellement impossible, à savoir : le bien, la gloire, tout ce que vous possédez vous-même, nous le lui don- nerions de bon cœur en l'ardeur de notre amour envers vous et envers elle (^). »

On nous pardonnera cette longue citation : nous avons tenu à montrer combien ce noble fils de la Vierge du Carmel sut aimer et vénérer sa Mère pendant sa vie terrestre.

Ce saint homme eut aussi une dévotion spéciale envers saint Joseph (2). Il plaçait l'Époux de Marie immédiatement après elle dans l'échelle des êtres. Dans sa croyance, ce saint patriarche aurait été sanctifié dès le sein de sa mère et aurait vécu ici-bas dans une sorte d'état d'innocence fort semblable à celui se trouvait Adam avant son péché. Il tenait encore pour certain qu'ayant passé sa vie dans les plus sublimes exercices de l'amour, les liens qui enchaînaient son âme à son corps avaient aussi été brisés par l'amour. Aucun saint, dans son opinion, n'avait été plus uni à Dieu ni plus renoncé; aussi le considérait-il comme le modèle et le protecteur des âmes contemplatives, amies de la solitude et du silence. Enfin il voyait en lui le protecteur de la

(i) XXXIP Contemplation. (2) Ms, du P. Joseph, p. 33.

Vit du V. F. Jean de Saint-Samson, 305

nouvelle réforme, laquelle s'était mise en efl'et sous la protection spéciale de saint Joseph, et aussi sous celle de saint Charles Borromée.

Après avoir parlé des dévotions particulières de notre pieux aveugle, il est temps de dire quelques mots des grâces particu- lières qu'il reçut du ciel en récompense d'une piété si tendre.

En parlant des rapports qu'il eut pendant sa vie avec la reine Marie de Médicis, nous avons raconté des faits qui semblent établir qu'il avait reçu du ciel le don de prophétie. A ces faits nous ajouterons le suivant, dont fait mention le P. Donatien. Une jeune femme très affligée de n'avoir pas d'enfants se recom- manda à ses prières dans le but de voir exaucé le désir qu'elle nourrissait à ce sujet. Le saint homnie lui promit de prier, et lui annonça en même temps qu'elle serait consolée, mais que sa joie serait de courte durée. En effet, elle eut à un an de un enfant qui mourut bientôt après.

Pourquoi nous étonnerions-nous qu'il eût reçu l'esprit de pro- phétie , après ce que nous avons raconté de son union avec Dieu ? Il vivait famihèrement avec Dieu, et sa contemplation était si haute et si continuelle , que sa vie n'était en quelque sorte qu'une nuance de la vie du ciel. Il y avait au fond de son cœur une source intarissable d'inspirations surnaturelles : quelquefois même la volonté divine lui était manifestée par des signes sensibles et extérieurs. Laissons parler ici le P. Donatien : « Un jour, étant en conférence avec son confesseur, ils ouïrent tous deux, après quelque temps , frapper un coup sur la table de la chambre ils étaient. Le Frère, qui savait bien que cela s'adressait à lui, se leva à l'instant et dit à son confesseur que Dieu ^avertissait par ce coup qu'ils avaient entendu, que c'était assez parlé et qu'il fallait se retirer (0. Ce qu'il lui confirma encore le jour suivant, disant que s'il eût manqué de se retirer sur l'heure, ils eussent

(i) Ce fait est aussi rapporté par le P. Joseph (Ms., p. 121). C'est le P. Valeutin de Saint-Armel qui en fut témoin et qui le raconta ensuite.

3o6 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

bien entendu autre bruit : chose qui a été aussi entendue diverses fois par plusieurs des nôtres, si bien que tout son temps était divinement compassé; et il n'en perdait jamais un seul moment. Car Dieu l'avertissait tantôt intérieurement, tantôt en cette ma- nière extérieure ou autre semblable, lorsqu'il était temps de quitter ou la conversation ou quelque autre action.

» Il a encore avoué, à ce propos, que jouant quelquefois du manicorde, lorsqu'il fallait cesser, Dieu l'en avertissait par un coup qu'il entendait sensiblement frapper au fond 'de cet instru- ment de musique.

» Nous avons ci-devant remarqué que d'ordinaire il commu- niait de grand matin pour satisfaire le désir languissant et famé- lique qu'il avait de jouir de son Dieu et afin d'avoir plus de temps pour consommer les espèces sacramentelles avant le repas. Or, désirant un certain jour communier même avant d'avoir entendu la messe, pour une occasion qui lui paraissait urgente. Dieu lui fit sensiblement connaître qu'il n'approuvait pas cette action. Car montant les marches de l'autel pour y recevoir la sainte Eucharistie, il fut arrêté tout court comme par une main invisible. Sur quoi il comprit incontinent ce que cela voulait dire, descendit et entendit la messe, après laquelle il communia avec toute liberté (i). »

Ne précipitons pas nos jugements : « Qui est celui qui com- prend les voies de Dieu (2)? » Et puis, l'homme n'a-t-il pas à côté de lui un esprit bienheureux chargé de le garder dans la traversée orageuse de la vie, de le défendre contre ses ennemis, de le guider dans ses voies? Quelles Hmites faut-il donner à l'action de cet esprit céleste? Jusqu'à quel degré de tendresse peut aller son amitié ? Quand une âme a parfaitement répondu à ses inspirations, qu'elle est devenue angélique comme lui, nous est-il possible de comprendre l'exquise sollicitude dont il doit

(i) Vie du V. F. Jean de Saint-Samson , chap. xxv, (2) Eccli., chap. XVI, v. 21.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 307

l'entourer? O ange! toi qui fais la garde autour de chacun de nous , n'est-ce pas toi qui produis en nos âmes ces frémissements mystérieux dont elles sont ébranlées jusque dans leur fond le plus intime et qui n'ont point de cause apparente? Ne nous parles-tu pas souvent dans le secret du cœur? Et si nous n'entendons pas plus souvent et plus distinctement ta voix harmonieuse et douce, n'est-ce pas parce qu'elle est couverte par les bruits discordants du monde et des passions? Mais l'âme qui a établi sa conversa- tion dans les cieux, qui a su faire le silence autour d'elle et en elle, comme tu dois l'aimer! Comme ta voix doit résonner mélodieusement à son oreille! Comme tu dois l'abriter avec amour sous tes blanches ailes!

I

CHAPITRE XII

JEAN DE SAINT-SAMSON APPELLE LA MORT DE SES VŒUX LES PLUS ARDENTS. SA DERNIÈRE MALADIE. SENTIMENTS ADMIRABLES DONT IL FAIT PREUVE A L'APPROCHE DE LA MORT. IL MEURT SAINTEMENT, ENTOURÉ DE SES FRÈRES.

E fat par la pratique des vertus dont nous avons tracé le tableau que Jean de Saint-Samson arriva à un su- blime degré de sainteté, et devint, dans la jeune ré- forme de Touraine, un modèle admirable et comme une incarnation vivante de l'esprit du Carmel. On se rend main- tenant un compte exact de la part prise par lui à l'œuvre glorieuse de cette réforme, qu'il avait, étant encore dans le monde, pré- parée par ses conseils, ses encouragements et ses prières. Il fut son docteur et personnifia en lui l'esprit de mortification et de contemplation dont elle devait çtre animée. Il prêcha en paroles, il prêcha surtout par ses œuvres, et on ne nous contestera pas, croyons-nous, d'avoir dit vrai quand nous avons afiirmé que ce fut, en grande partie, grâce à cette prédication que la réforme de la province de Touraine se montra la digne sœur de la ré- forme de sainte Thérèse, bien que celle-ci l'ait surpassée en éclat et en durée.

Les dernières années de la vie de notre saint contemplatif se

310 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

passèrent dans le paisible exercice des vertus monastiques et dans les pures jouissances que la contemplation réserve aux âmes fortes et particulièrement aimées de Dieu. Vénéré de tous, des séculiers comme de ses frères, souvent consulté, il était comme ce flam- beau dont parle l'Évangile, qui, placé sur le chandelier, répand au sein de l'Église de Jésus-Christ le rayonnement d'une vie pure et cachée en Dieu : il brûlait , et se consumait aux ardeurs de sa flamme. Pendant qu'il encourageait ses frères et leur servait de guide dans le combat de la vie, son âme, éclairée sur le néant des choses de ce monde et habituée aux délices divines, soupirait ardemment après l'heure ses liens terrestres seraient brisés. Grâce à sa foi, grâce aussi à son espérance dont cette foi est le motif et la substance, pour parler comme l'apôtre, le chrétien apprend à ne pas craindre la mort; il l'attend sans trouble, parce qu'à ses yeux, loin d'être la fin de toutes choses, elle est, au contraire, le commencement de la vie véritable; elle transforme l'existence et lui donne sa plénitude, au lieu de la détruire; elle est un accident dans la vie, suivant l'expression si juste et si con- solante d'une grande chrétienne (^), et non un abîme jeté entre deux vies essentiellement dissemblables. Le chrétien sème ici- bas, et moissonne dans les cieux; entre sa vie miUtante et sa vie glorifiée, il y a la différence du grain de froment enfoui dans la terre à l'épi mûri par le soleil de Dieu : il sait cela, et voilà pourquoi il se sent mourir sans abattement ni faiblesse. Mais l'habitude de la contemplation, on le sait, n'apprend pas seule- ment à ne pas craindre la mort; elle transfigure sa laideur natu- relle et lui prête des charmes qui la rendent infiniment désirable. Bien loin de voir une ennemie dans la mort, l'âme contemplative la désire et l'appelle de ses vœux les plus ardents. Le simple chrétien croit en Dieu et attend avec une foi sereine la révélation de sa gloire; l'âme contemplative l'a vu, elle est éprise de sa beauté, et l'ardeur de ses désirs est inexprimable. Détachée de

(i) M"' Swetchine. '

Vie du V. F. Jcmi de Saint-Sam son. 311

tout lien terrestre, elle sent ses ailes libres et comme impatientes de se déployer. Environnée de l'hiver de cette vie, et toutefois visitée par les premières brises du printemps éternel, elle supplie son Bien-Aimé de donner le signal du départ, et se consume dans les langueurs de l'attente. Nous pourrions citer ici des exemples illustres : David demandant à s'envoler vers le lieu de son repos; saint Paul soupirant après la destruction de sa prison terrestre; sainte Thérèse saluant le son de l'horloge avec un tres- saillement de joie, dans la pensée que chaque heure qui s'envole la rapproche de la vision éternelle. Nous aimons mieux laisser parler notre pieux aveugle.

« La douleur qui me fait languir, dit-il quelque part, est plus pénible que la mort; car celle-ci est la fin de toutes les souf- frances; mais moi je meurs cent fois le jour, sans mourir ni mettre fin à ma douleur.

» Cela me fait cruellement mourir d'être obligé de conserver ma vie, qui seule m'empêche d'aller jouir de mon repos et de mon amour. O mort, que tu me serais douce et que tu m'es cruelle! Hélas! je te souhaite cent fois chaque jour, et toujours je me trouve en cette vie misérable.

» Heureux le jour, ô mon Dieu, heureux le jour que je quit- terai cette vie misérable pour vous voir clairement et à découvert ! Quoique je vous aime ici-bas, mon âme ne sera jamais contente qu'elle ne possède ce bonheur. Car, ô mon Amour, elle est votre intime amie, à cause de l'amour qui nous unit ensemble, vous et moi. C'est à quoi vous aurez égard, ainsi qu'à la confiance que j'ai en vous seul, et non à mes péchés, au temps de mon départ et de ma dissolution.

» Oh! que c'est un doux et rigoureux martyre, de n'avoir qu'un seul bien et de n'aspirer qu'à vous, ô mon cher Amour! J'avoue, j'avoue qu'il n'est pas possible de tant souffrir sans se plaindre. Mais quoi! ne savez-vous pas que c'est mon amour qui me ravit il veut?

» O éternelle grandeur! que je suis ardemment épris de vous!

312 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

O douce mort, que ne viens-tu à moi! Hélas! je t'appelle cent et cent fois, et jamais tu ne viens!

» Hélas! ma chère Vie, que vous tardez longtemps à m'ôter de cette vie si dure et si pénible! Je ne fais que languir, je sou- pire et j'aspire incessamment à vous. N'écouterez-vous point mes plaintes ? Ne m'ôterez-vous point de la tyrannie de ce corps , je souffre un continuel martyre, consommant peu à peu mon amoureux sacrifice?

» O feu divin, ô aimable et douce ardeur! ô ma joie, mon amour et ma félicité! Voyez comme je ne fais que languir, si vous ne me tirez de ce triste exil , après m'avoir consommé par- faitement en vous. Que ferai-je, ô mon Amour, si vous me laissez plus longtemps sans me transformer en vous et sans me montrer la beauté de votre face?

» Hélas ! je suis ici dans un séjour de péché et d'amour- propre, qui, quoique je l'abhorre infiniment, s'insinue néanmoins sans couleur de piété. O mon Dieu, sera-ce pour longtemps que je me verrai privé de vous, cher objet de mon bonheur? Mon âme sera toujours languissante et sans repos et mourra mille et mille fois, tandis qu'elle sera dans cette vie misérable et dans une continuelle crainte de vous offenser.

» Vous étonnez-vous, ô mon Amour, si mon âme soupire sans cesse après vous? N'êtes-vous pas l'objet de la félicité des bienheureux esprits et de leur amoureuse contemplation ? N'êtes- vous pas leur tout, leur lumière, leur beauté et leur éternité bienheureuse, en laquelle vous êtes tout à eux, tout en eux, et eux tout en vous?

» Etant perdu en vous comme je suis, ô mon Amour, je pos- sède véritablement en vous des richesses infinies. Mais je suis pauvre d'autre part, puisque je ne vous possède pas parfaite- ment. C'est être pauvre et riche tout ensemble; c'est avoir et n'avoir pas; c'est posséder et ne savoir ce qu'on possède dans ce lieu de ténèbres et dans cette vie d'obscurité. »

La pensée de la mort le remplissait d'une sainte jubilation.

Fie du V. F. Jean de Saint-Samson. 313

« Combien, nous dit le P. Joseph, ce passage de saint Paul était vrai en lui : Cupio dissolvi et esse cum Christol (0 On le voyait brûler ardemment de ce désir, et combien son retardement lui causait des supplices indicibles! Mais sachant que ce n'était pas encore la volonté de Dieu, il avait la vie en patience et la mort en désir, étant parfaitement uni à cette volonté (2). » Ailleurs le P. Joseph dit encore : « Quand il me parlait du ciel et de ces inconcevables et inexprimables délices dont jouit l'âme abîmée et anéantie en cette divine Essence (desquelles je ne doute nullement qu'il n'eût des avant-goûts ici-bas, et autant que peut une mortelle créature), combien me ravissait-il le cœur à les savourer, le voyant comme un séraphin brûlant d'amour! »

Jean de Saint-Samson aimait à se représenter l'heureux mo- ment qui mettrait fin à son exil. Pendant qu'il dictait son traité sur la préparation à la mort, entraîné un jour par l'ardeur de ses désirs il s'écria, comme s'il eût été à son heure suprême : « O désirée, ô douce mort, ô mon cher Amour! est-il possible que je sois arrivé au moment de l'accomplissement de ce que j'ai tant désiré? Ah! que j'ai été pauvre jusqu'ici, et que je suis riche maintenant en la pleine possession de vous , ô mon cher Amour, qui n'avez ni bornes ni limites , non pas même en votre commu- nication!... C'est cela qui me ravit maintenant en vous-même. C'est en votre vue, en votre contemplation, que consiste ma souveraine félicité, laquelle ne sera comblée qu'en la vôtre et de la vôtre, je serai aussi éternel dès maintenant, que j'ai jamais été temporel dans le temps.

» Vos yeux, ô mon cher Amour, me font maintenant m'en- voler de ma mortelle et corruptible prison en votre divine et pleine mer, qui est la glorieuse région de tous les bienheureux esprits amoureux, qui brûlent éternellement d'amour, de joie et de gloire ineffable au total de vous-même , tout est vous-même

(i) Je désire mourir et être avec le Christ.

(2) Ms., p. 33.

2-^

314 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

d'une manière incompréhensible. Le goût de ce bonheur est si déUcieux en chacun de vos amoureux, qu'on n'en conçoit et n'en dit rien ici-bas, quoique on en ait. déjà bu à longs traits. Ce qui a été d'une si merveilleuse ivresse, que rien n'en tombe sous le sens humain.

» Hélas! j'ai souvent eu sujet de me lamenter sur ma vie de dissemblance d'avec vous, laquelle il m'a fallu endurer en votre pleine conformité amoureuse, particulièrement lorsque je me fondais en votre feu au sujet de ces paroles : « L'homme ne me » verra pas tandis qu'il vivra. » Ah ! mon cher Amour, que cette vérité m'a souvent emporté vers les cieux d'où étant retourné à moi-même, je mourais de ne pas mourir!

» O douce et désirée union ! Ah ! mon Amour, que me ré- pandre m'a été une cruelle mort! Vous le savez seul, et combien mes unions avec vous m'ont été douces, quoique imparfaites! Néanmoins, tout y a été tel que vous l'avez fait, vous le savez. Car, quand vous m'avez vivement agité, vous avez fait en moi ce que vous savez seul et ce qu'il ne m'a jamais été loisible de dire, sinon à vos plus intimes amis.

» Néanmoins , comme le cerf altéré désire vivement les eaux pour son rafraîchissement, de même je désire ardemment me désaltérer en infinie plénitude de satiété dans votre mer infinie. »

Le désir de la mort peut naître d'une défaillance de l'âme qu'effrayent et découragent les nobles luttes de la vie; il peut aussi accuser une aspiration peu soumise aux décrets de la pres- cience divine. Dans la grande âme que nous étudions, il n'avait aucun de ces défauts. « Hélas! mon Dieu, mon Amour, s'écriait- elle, que je suis infortunée! que mon bannissement est long en ce corps importun ! En sera-t-il longtemps ainsi , mon cher Amour? Ah! si tel est votre plaisir, je suis très contente; et si cela est un moyen d'être conforme à vous, je l'ai très cher, puisque toutes choses ont leur temps. Car même au-dessus de tout cela, mon désir est plus de vous aimer en conformité, que de vous voir face à face et à découvert. Toutefois il est vrai, ô

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 315

ma chère Vie, que je désire infiniment de vous voir pour être pleinement rassasiée, non tant en la gloire que j'aurai, qu'en la vôtre. Quand mes appétits me font violence, ce sont autant d'ennemis à vous qui me disent par moquerie : « est ton » Dieu? )) Et les larmes que j'en répands nuit et jour me servent de pain et de nourriture (^). » Il faut un grand courage pour se résigner à vivre quand on a été initié , par une expérience souvent répétée, aux joies de l'éternelle vie; il y a une différence si pro- fonde pour le cœur entre cet exil régnent les ténèbres, le péché et la mort, et ce monde supérieur que l'essence divine remplit d'extase et d'immortalité! Ce courage, Jean de Saint- Samson l'avait. Il appelait la mort sans répudier la vie par un sentiment de dédain ou de lâcheté; il avait hâte de voir son Dieu face à face, mais à cette vision tant désirée il préférait Tac- compHssement de la volonté divine; les joies du ciel l'attiraient, mais les travaux de la terre ne l'effrayaient point, et avant le désir de contempler Dieu, il faisait passer celui de se rendre digne de le posséder, en se pliant à ses desseins et en répon- dant à ses inspirations.

Il vivait dans ces dispositions , lorsque l'heure du départ sonna enfin pour lui. Le P. Joseph, qui ne le quitta pas pendant sa dernière maladie, nous en a laissé un récit très détaillé; nous allons suivre pas à pas ce témoin oculaire d'une mort précieuse devant Dieu (2).

Ce fut le mercredi 3 septembre 1636 que Jean de Saint-Samson ressentit les premières atteintes de la maladie qui devait le con- duire au tombeau. Dans la journée, la nouvelle d'une affaire qui venait d'arriver dans l'Ordre l'avait ému; son zèle et le vif amour qu'il portait à l'observance s'étaient alarmés, et grande avait été sa peine. Pendant la nuit qui suivit, eut lieu un premier accès de fièvre. Le lendemain (4 septembre) le mal persista; le

(i) XXXVIII- Contemplation.

(2) Ms., p. 69 et suiv.

3i6 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

soir le bon aveugle ne put souper et fut contraint d'avouer qu'il se sentait malade; mais, redoutant les soulagements, il dit que ce ne serait rien et refusa d'aller à l'infirmerie. « Le vendredi (5 septembre) poursuit le P. Joseph, il se leva pour entendre la messe à l'oratoire (laquelle je dis) et communier. Ayant consacré une hostie pour le communier, il me fit dire de la consommer, d'autant qu'il ne pouvait communier à cause qu'il se trouvait bien mal, et encore plus crainte de vomissement, auquel il se trouvait excité. Le jour suivant il eût bien désiré communier, mais il ne put, d'autant que je fus contraint de dire la messe à l'église. Il demeura en sa chambre ce jour-là, ne voulant point s'aliter à l'infirmerie, ce qu'il fut contraint de faire le dimanche par le commandement du médecin. » A sa fièvre s'était ajoutée une grande douleur de côté. Le P. Joseph l'avait communié ce jour-là à l'oratoire : « Le lendemain (8 septembre), jour de la Nativité de la glorieuse Vierge Marie, il se leva, se confessa et communia, puis il retourna s'aliter pour la dernière fois et demeura dans le même état jusqu'au mercredi. »

Le mal empirait; ce jour-là, il fut évident que le malade était atteint d'une pleurésie des plus graves, et l'on comprit qu'on avait tout lieu de craindre un dénouement fatal. Fidèle à l'esprit de mortification dont il avait toujours été animé, il ne se plai- gnait point, malgré des souffrances extrêmes^ ne se tournait point dans son Ht pour chercher une position moins douloureuse , et ne demandait aucun soulagement. Il était uniquement attentif à boire le calice d'amertume que le ciel lui présentait, et à ne pas en laisser échapper une goutte. Ayant trouvé un goût agréable à deux framboises confites qu'on lui avait données, ce ne fut qu'après de vives instances qu'on put lui en faire reprendre. Il était si calme, qu'on eût dit qu'il n'avait aucun mal : unique- ment attentif à souffrir en union avec son Dieu crucifié , il s'effor- çait de paraître en quelque sorte impassible sous les étreintes de la maladie, afin de ne pas attirer sur lui la compassion de ses frères et de ne rien perdre du mérite de sa souffrance.

Fie du V. F. Jean de Saint-Samson. 317

Certes notre pieux aveugle n'eût-il fait que supporter avec les dispositions que nous venons de décrire une maladie extrêmement douloureuse, qu'il eût montré une force d'âme et une résignation admirable : combien notre admiration sera plus grande si nous considérons l'état de désolation intérieure il se trouvait pen- dant que son corps était en proie aux plus cruelles souin'ances. Mais poursuivons le récit du P. Joseph.

Le vendredi (12 septembre) après matines, le P. Prieur lui donna la sainte Communion à l'infirmerie (0 : il reçut la visite de son Dieu avec une piété ardente et la consolation la plus vive. Après que le P. Prieur fut parti, « je m'éloignai de lui, raconte le P. Joseph, ayant toujours ma vlie sur lui; j'aperçus une grande agitation, je croyais que c'était un redoublement du mal; c'est pourquoi je courus vite à lui pour savoir ce que c'était. Il fut contraint de m'avouer que c'était un effort du diable; mais que ce ne serait rien, car il ne le craignait point. Il supportait tous ses maux avec une patience admirable, disant toujours que ce ne serait rien. » Chose digne de remarque, en effet, et qui prouve une fois de plus combien sont diverses les voies par lesquelles Dieu conduit ses saints, Jean de Saint-Samson n'eut aucun pres- sentiment de sa fin prochaine. « Même trois ou quatre heures avant son départ, il en doutait encore, remarque le P. Joseph, croyant que pour mourir il lui faudrait bien davantage souffrir, et que Dieu le réservait à de bien plus grandes peines, celles

(i) Le couvent de Rennes avait alors pour prieur le P. Archange de Saint-Luc. C'était un homme d'un grand mérite et qui travailla beaucoup pour la nouvelle réforme. Il naquit à Rennes et fit profession dans la nouvelle réforme en 1612 entre les mains du P. Philippe Thibaut, Il n'avait que vingt-huit ans quand il fut nommé prieur du couvent de Rennes une première fois; il occupa depuis les charges les plus importantes, car il fut successivement définiteur, vicaire provincial, provincial de la province de Touraine (10 mai 1632). Cette même année, avant d'être confirmé par les supérieurs généraux dans sa charge de provincial, il fut nommé commissaire général dans la pro- vince de Toulouse pour y établir la réforme, et au mois de novembre, toujours en la même année, sa commission fut étendue à toute la France, avec les pouvoirs les plus amples. Le 4 mai 1635, dans le chapitre provincial qu'il avait réuni à Orléans, il fut nommé de nouveau prieur du couvent de Rennes et eut pour successeur dans le pro- vincialat le P. Léon de Saint-Jean (Bibliotheca Carm.).

3i8 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

qu'il endurait pour lors n'étant rien. Notre siècle nous offre un exemple mémorable de cette disposition de -la Providence. Le P. de Ravignan touche à ses derniers moments : le P. de Pon- levoy accourt, se jette à genoux près du lit, et le dialogue suivant s'établit entre l'ami fidèle et l'illustre mourant : « Mon bien-aimé Père, riie reconnaissez-vous bien. Ah! si je vous reconnais! Vous allez donc mourir? Mais je n'ai pas encore assez souffert. Pardon, c'est la fin. Oh! tant mieux, j'en suis bien content. » Ainsi, tandis qu'on trouve des saints allant à la mort dans la pleine clarté, avec le pressentiment ou même la certitude que la fin de leur exil est proche et que le Maître est qui les appelle, d'autres vont au tombeau le regard voilé, ne se croyant pas dignes de mourir encore, uniquement guidés par la volonté de Dieu , mais soutenus par cette volonté adorable contre toute défaillance, et disant Y amen joyeux aussitôt qu'on leur annonce l'appel du Bien- Aimé.

Au reste, quand le bon aveugle s'efforçait de tranquilliser les religieux qui avaient soin de lui ou qui le visitaient, le P. Joseph soupçonne qu'il voulait ainsi se délivrer de leurs importunités. De fait, le P. Joseph raconte qu'il se laissa convaincre par ses assurances; ce qu'il regrette amèrement, car cela fut cause, dit- il, qu'il ne chercha pas à faire parler le saint malade pour recueillir une fois encore sur ses lèvres d'utiles enseignements et des paroles embrasées.

« Le samedi matin, vers une heure et demie, il se confessa encore, quoiqu'il n'eût point matière, et dit quelque chose du passé , et il reçut le Saint-Viatique avec ' un indicible contente- ment. Il demanda à être levé pour le recevoir avec plus de respect, mais sa faiblesse empêcha qu'on ne le lui accordât. Il protesta vivement et avec une admirable ferveur de sa foi au très Saint Sacrement, disant par deux fois : « Credo! credo! » Il demanda pardon à tous les religieux en peu de mots, d'autant qu'il avait une grande difficulté à parler. Pendant le cours de sa maladie, il a toujours été réduit à une grande sécheresse d'esprit

Fie du V. F. Jean de Saint-Sam son. 319

et à un extrême abandon, dénué et dépouillé de tout sentiment; ce qu'il a suppo^^té héroïquement , portant avec sérénité et même avec joie cette souffrance infiniment plus cruelle que celle que lui causait son mal. Entre neuf et onze heures du soir, il eut des mouvements extraordinaires d'agitation. Il con- fessa que la violence des diables en était la cause : « Voyez, » voyez, dit-il par deux ou trois fois à son infirmier, que cela » est horrible! » Mais cette fois encore il dit qu'il ne craignait pas les attaques de l'enfer, il redoutait davantage les recherches de la nature.

Brisé par la maladie, attaqué par l'enfer, il était de plus dé- laissé de son Dieu. Ce délaissement, dans ce moment la nature approchait de sa défaillance suprême, fut sa souffi'ance la plus vive , celle qui donna à son âme son dernier degré de pureté et acheva en elle la ressemblance du divin Crucifié.

Il souffrit amèrement, le Sauveur des hommes, lorsque, au jardin des Oliviers, le front incliné et baigné d'une sueur de sang, il considérait l'horreur du supplice qui se préparait pour lui, et l'ingratitude qui devait être le prix de son immolation. Il dut souffrir amèrement lorsque les lèvres sacrilèges du traître effleu- rèrent son auguste visage ; lorsque , sur le chemin du Calvaire , son regard rencontra le regard de sa mère : oui, ces souffrances durent être cruelles, et nous croyons que l'intelligence humaine est impuissante à s'en faire une juste idée. Mais la grande souf- france du Christ fut endurée sur le Calvaire, quand, placé en face de la justice de son Père et privé, par un mystère incom- préhensible, des douceurs sensibles de sa présence, il s'écria dans l'amertume immense d'un tel abandon : « Mon Dieu , mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné? » Quand ce cri fut prononcé, ce fut la plus grande douleur qu'il soit donné à la terre de contempler, ce fut le mérite dans sa fécondité la plus riche , et la grandeur morale dans son expression la plus haute : « Si quelqu'un, a dit la Bienheureuse Angèle de Foligno, me racontait la Passion telle qu'elle fut, je lui répondrais : « C'est

320 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

« toi, c'est toi qui l'as soufferte! (0» Parole sublime qui s'applique surtout au grand moment du délaissement. ,

Cette épreuve du délaissement ne fut pas épargnée à notre saint contemplatif dans les derniers moments de sa vie terrestre : l'Homme-Dieu voulut que ce généreux serviteur, qui avait tant aimé la croix pendant sa vie, eut, à sa mort, ce dernier trait de ressemblance avec lui. Cette sainte âme fut donc plongée dans un abandon immense : Dieu qui la pénétrait, qui la possédait, qui remplissait ses abîmes infinis , se retira tout à coup et la laissa en face d'elle-même et de sa pauvreté. Alors ce fut une douleur sans nom dans cette âme; les sources d'eau vive que la Sagesse incréée avait ouvertes en elle semblèrent taries, et de ses lèvres qui naguère parlaient de l'amour en termes si doux et si persua- sifs, tombèrent seulement quelques paroles rares et prononcées avec effort. Mais quelles paroles! recueillons-nous pour les en- tendre.

Frappé du rôle sublime que la souffrance joue dans la vie morale, plein de cette grande pensée, le vénérable malade dit à un religieux qu'une âme brisée par Dieu et se laissant anéantir par un effet de patience admirable, sans chercher un appui dans les créatures, était le plus merveilleux des spectacles. Interrogé sur son état intérieur, il dit qu'il commençait à peine à savoir ce que c'était que vivre et mourir; que ses souffrances intérieures et extérieures , il les comptait pour rien ; qu'entre la souffrance nue et vivement sentie dans laquelle il était plongé et les expres- sions par lesquelles on essayerait d'en donner une idée, il y avait une différence telle, qu'on tenterait en vain de la faire comprendre à une âme qui ne connaîtrait pas cet état par expé- rience. « C'est une vérité très certaine, ajouta-t-il, que la mort du Sauveur des hommes a été la plus précieuse devant Dieu, parce qu'il a expiré dans le total abandon de son Père. « « Ne vous estimez-vous pas heureux, lui demanda-t-on alors, d'imiter

(i) op. Cit., I" p., chap. XXX;

Vie du V. F. Jean de Saint-Sarnson. 321

votre Rédempteur en ce passage à l'éternité : « Trop heureux, dit-il, si sa Majesté m'en faisait digne! » ajoutant que souffrir et mourir doivent être la vie d'un religieux; qu'il n'y a pas de véritable vie en dehors de la souffrance. Toujours humble, toujours pénétré du sentiment de son néant et de sa misère, il se considérait comme le plus grand pécheur de la terre et ne croyait pas qu'il existât une âme qui eût un plus grand besoin de miséricorde. On lui demanda si l'espérance que la mort le mettrait bientôt en possession de la félicité éternelle ne lui cau- sait pas de la joie : « Hélas! je n'en sais rien, répondit-il, les jugements de Dieu sont autres que ceux des hommes. » L'éter- nité se dressait immense, infinie devant lui; le néant des choses de ce monde lui apparaissait dans son effrayante réalité, et il s'écriait : « Pauvres hommes! pauvres hommes! hélas! à quoi pensent-ils! »

Qu'est-ce qui faisait sa force pendant cette lutte solennelle ? La pensée de la justice et de la miséricorde de Dieu : il se résignait et il espérait. Cette âme dépouillée, ce semble, de tout amour- propre, cherchait un refuge contre la justice divine dans cette justice même; elle se tenait fortement attachée à Dieu et à sa volonté, et de cette hauteur considérait, sans s'émouvoir, les tris- tesses de la partie inférieure. Elle mettait en pratique, à cette heure décisive, ce qu'elle avait écrit autrefois : « Les vrais ser- viteurs de Dieu savent très bien qu'il jugera les justices des hommes tout autrement et avec plus de rigueur qu'ils ne pensent. Mais cela même ne leur est rien, vu le désir qu'ils ont de Dieu et de sa satisfaction, car résignés pour l'éternité à son bon plaisir, ils acceptent qu'il fasse justice d'eux, selon sa volonté. » Ils disent donc avec un prophète : « Je supporterai la colère de Dieu, parce que j'ai péché contre lui (^). »

Il faut chercher la cause de cette résignation surhumaine dans les faveurs dont son âme avait été favorisée. Emportée par le vol

(i) Michce, chap. vu, v. 9.

322 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

mystique, cette âme s'était élevée jusqu'à l'Unité divine, abîme lumineux d'où tout vient, tout va, que tout glorifie, et elle avait compris les rapports secrets des attributs divins entre eux; dans l'Essence souverainement une , synthèse vivante préexiste éminemment et éternellement tout ce qui existe dans le temps, elle avait puisé l'intelligence des décrets de Dieu sur l'ensemble des choses; elle en avait compris la hauteur et la profondeur, ainsi que les relations diverses; guidée par la Sagesse incréée elle- même, elle avait, en quelque sorte, atteint de la fin a la fin , et était arrivée à sentir et à entendre l'harmonie qui sort des choses et monte vers Dieu pour le glorifier, comme il la sent et l'entend lui-même; et ainsi, elle ne savait plus voir en tout que Dieu et sa gloire. On comprend dès lors qu'elle pût trouver un repos jusque dans le sentiment de la justice divine. Telle était la Bien- heureuse Angèle de Foligno : « Rien, disait-elle, ne rompt pour moi l'harmonie. Je suis dans une grande paix, dans une grande vénération des jugements divins. Le matin et le soir, dans mes prières, je dis : Par votre justice, délivrez-moi. Seigneur; par vos jugements, délivrez-moi. Seigneur; j'ai la même confiance et la même délectation que quand je dis : Par votre avènement, délivrez-moi. Seigneur; par votre Nativité, délivrez-moi, Sei- gneur; par votre Passion, délivrez-moi, Seigneur; je ne vois pas mieux la bonté de Dieu dans un saint ou dans tous les saints, que dans un damné ou dans tous les damnés. Mais cet abîme ne me fiit montré qu'une fois; le souvenir et la joie qu'il m'a laissés sont éternels (^). » États extraordinaires, états sublimes que l'âme retenue dans les voies communes, doit se contenter d'admirer et de révérer, sans trop essayer de les peser au poids de sa courte science.

La résignation de Jean de Saint-Samson n'était donc pas inspi- rée par ce mysticisme raffiné qui a essayé de dépouiller l'homme de la consolation que donnent les espérances d'une vie meilleure,

(i) op. Cit., P* partie, chap, xxiv.

Vie du V. b\ Jean de Saini-Sarnson. 323

ou dn moins qui ;i vu une perfection dans le sacrifice rèHéclii des joies éternelles. Il se résignait, avons-nous dit, et il espérait; au moment de paraître devant le Souverain Juge, il se représentait les mystères de la rédemption des hommes, et répétait « qu'il mettait toute son espérance dans la Passion et la Croix de Jésus- Christ, w Appuyé sur la Croix, monument le plus éloquent de la miséricorde divine, soutenu par les espérances qu'elle a appor- tées au monde , il franchissait virilement l'étroit passage du tom- beau; il regardait la mort, puisqu'on la lui montrait comme imminente, et ne se troublait point. « Le bon Dieu ne me trom- pera pas, » répondit-il à son confesseur qui l'engageait à se rési- gner à la volonté de Dieu.

Nous avons dit que le samedi matin (13 septembre), il avait communié en Viatique. La nuit suivante, vers minuit, il reçut l'Extrême-Onction. « Il répéta le premier pardon à ses frères , poursuit le P. Joseph, mais d'une façon qui parut, à l'extérieur, bien plus contrite et amoureuse, prononçant, par respirs entre- coupés, ces paroles : « Oui, je leur demande intimement, inti- » mement pardon, aux plus grands, aux plus petits, à tous. Je )) leur ai donné très mauvais exemple, je les prie d'être meilleurs » que moi, surtout en cette action. » L'adoration qu'il fit de la Croix fut pleine d'édification, la collant à ses lèvres, par un témoignage à l'extérieur très grand et d'amour et de confiance en cette Croix. Il avait tellement l'esprit appliqué et tendu vers Dieu , que l'on était contraint de le distraire de temps en temps, afin de causer quelque soulagement à son mal, par l'interruption de l'appUcation de son esprit. Il était aussi tellement abstrait et dénué de toutes choses, que lui parlant de personnes qu'il ché- rissait et estimait le plus en ce monde , il me dit qu'il ne voulait point de ces images-là, ayant sa vue fixe et immobile sur son divin Objet, laissant tout le créé. Il dit toujours son office jusqu'à sa mort (0. Je le priai instamment, à diverses fois, de

(i) L'Office des Frères convers se compose d'un certain nombre de Vater. Jean de Saint-Samson le récita toujours à genoux, jusqu'à sa dernière maladie.

324 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

me donner sa bénédiction , ce que sa profonde humilité ne voulut jamais m'accorder. »

Il passa la nuit et la matinée du dimanche dans la même union avec Dieu, et aussi dans la même aridité. Il se mit, lui si savant dans les voies spirituelles et si habitué à parler à Dieu le langage de l'amour, à répéter un grand nombre d'actes de résignation , de foi et de charité que lui suggéraient les religieux qui entouraient son lit. « Je lui demandai, dit le P. Joseph, à diverses fois, même trois ou quatre heures avant qu'il mourût, s'il avait toujours l'esprit si bon pour souffrir et mourir, et s'il tenait ferme dans son exercice ordinaire : il m'a toujours dit que oui, quoique sans sentiment et satisfaction de nature. » « Et cet abandon, dit toujours le P. Joseph, était le plus grand qu'en vérité l'on puisse concevoir, à la vive et vraie imitation de Notre-Seigneur en Croix. )) Notons aussi, pour notre consolation et notre instruc- tion , que l'expérience lui apprenait , dans cette maladie , « que la nature se recherche jusqu'aux derniers abois , » et qu'il faut toujours être attentif à lutter contre elle.

Sur les neuf heures du matin, quelques convulsions annon- cèrent que le moment décisif approchait. On se hâta donc d'ap- peler le P. Prieur. Celui-ci lui fit renouveler ses vœux et lui donna l'absolution générale de l'Ordre. Il se mit aussi à lui sug- gérer des actes de foi et de confiance en Dieu , et l'engagea à réciter, avec lui, le psaume cent quarante-unième, qui com- mence par ces mots : J'ai élevé ma voix pour crier vers le Seigneur. Quand on fut arrivé au verset septième, le malade se recueillit plus profondément , et d'une voix qui faisait comprendre combien son âme était pauvre et anéantie, il répéta, par deux fois, ces mots : « Soyez attentif à ma prière, car je suis humilié jusqu'à l'excès! » « Je lui dis, raconte le P. Joseph : Vivat Jésus Chris- tus! Il me répondit : Vivat! Je lui dis encore : Vivo, jam non ego, vivit vero in me ChristusK^) Il me répondit : « Oui, mais il faut

(i) Je vis, mais ce n'est pas moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 325

que cela soit vrai de tout point. » Je lui fis aussi prononcer trois fois : Jésus, Maria, pour lui faire gagner les indulgences de l'article de la mort. On lui fit aussi souvent dire : Christo confixus sum Cruci (0, et ce sont les dernières parole^ qu'on lui entendit prononcer. Quelques heures auparavant, il avait pro- noncé aussi quelques noms de saints et de saintes, et les mots de procession et de lumière au pied du lit, mais nous ne pouvions pas bien discerner ce qu'il disait. Peut-être ces saints venaient-ils au-devant de lui pour l'emmener en leur compagnie. » On avait encore remarqué qu'il avait murmuré ces mots hébreux, tout nouveaux dans sa bouche : (( Jehovah... Saddai... Elohim... Adonai... »

Oui, il est probable qu'au moment du départ. Dieu se laissa voir radieux à cette âme héroïque ; il est probable que des visions joyeuses firent, des derniers moments qu'elle passa sur la terre, une fête déjà toute céleste : ce n'est pas assez dire; tout, et la vie si sainte de cette âme, et l'amour dont elle avait toujours brûlé, et les faveurs insignes qu'elle avait reçues du ciel, tout porte à croire qu'il en fut ainsi. Après une tempête affreuse, le soleil déchira enfin les noirs nuages et brilla à ses yeux étonnés et ravis. C'était déjà le soleil de l'éternelle patrie. Jean expéri- menta alors ce qu'il avait écrit dans son Cabinet mystique, il avait enseigné que les serviteurs de Dieu , affligés à leur dernière heure par les visions horribles de l'enfer, sont consolés par la visite du divin Crucifié, avant de s'envoler dans le séjour des élus.

Achevons maintenant, guidés jusqu'à la fin par le P. Joseph, le récit de cette mort admirable. « Il allait toujours baissant, quoique avec l'esprit aussi bon et aussi saint que jamais, » faveur qui lui fut conservée jusqu'au dernier soupir. Enfin, la vie se retire des extrémités, le moment du départ est arrivé. Nous sommes toujours à la matinée du dimanche (14 septembre), jour

i) Je suis attaché à la Croix avec le Christ.

32é Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

l'Église célèbre la fête de l'Exaltation de la Sainte Croix; les religieux entourent le lit du mourant et attendent, en prières, le départ pour le ciel. Il était un peu plus de onze heures et demie, « lorsque levant son bras dénué de pouls, le mourant le rapprocha de lui, avec un peu d'aide, et baisant, coup surxoup, un crucifix qu'il tenait en main, il mourut entre les bras de son divin Maître, pour aller s'abîmer dans ce divin Océan de la divi- nité, et jouir de ces ineffables et inconcevables délices dont il avait ici-bas des avant-gouts et dont il parlait tant. » Il était âgé de soixante-quatre ans huit mois et quinze jours.

« Ce fut, continue le P. Joseph, après onze heures et demie du matin, tirant vers le midi (auquel jour tant de saintes personnes sont mortes, comme est, par exemple, la séraphique sainte Ca- therine de Gênes, les divins écrits de laquelle il avait en singu- lière recommandation) , qu'il mourut de la mort la plus douce et la plus tranquille que l'on se puisse imaginer, si bien que nous fûmes assez longtemps sans pouvoir découvrir, d'une manière sûre, s'il était trépassé. » Et un peu avant ces lignes, le P. Joseph écrit : « Il mourut en sentiment d'être le plus grand pécheur de la terre, le plus redevable à Dieu, le plus ingrat et méconnaissant envers son bienfaiteur, et que nul n'avait autant que lui besoin de sa grâce. » Vivement pénétré de sa misère, le saint homme s'abîmait, une dernière fois, dans ce rien qu'il avait tant recommandé pendant sa vie, et dont il avait fait l'une des bases de son mysticisme; et, quand le P. Joseph, par manière d'encouragement, essaya de lui parler de ses travaux passés et des austères vertus qu'il avait toujours pratiquées, il se contenta de répondre, avec l'accent de la plus humble et de la plus entière contrition : « Belles rapsodies que tout cela! »

Ainsi, tout se tient dans cette vie si édifiante : on y trouve, sans effort, cette unité que Dieu imprime toujours à ses œuvres, surtout à ses œuvres de prédilection, et cette logique vivante, avec laquelle se déroulent les événements qui ont leur origine dans les décrets d'une providence toute spéciale. Le Christ est.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson, ^2j

tout à la fois, la cause exemplaire et la cause eflicicnte de l'Hglise et de ses œuvres. Comme cause efficiente, il produit tout ce que l'Église renferme de grand et de surnaturel; il l'anime et la vivi- fie : source première de la vie, il en est le distributeur et le régu- lateur. Comme cause exemplaire, il fait tout sur le modèle de lui-même; dans chacune de ses œuvres, il se prend nécessaire- ment pour type , parce que tout se fait pour sa glorification éter- nelle. Si l'on jette, en effet, un coup d'œil sur l'Église, en général, on trouve dans ce vaste corps, dans cette unité morale, tous les traits surnaturels du Christ, l'autorité, la charité, la sainteté, la souffrance, les miracles; et, si du général on descend au particulier, si l'on considère le saint, on trouve encore en lui l'image du Christ, plus ou moins vivement imprimée. Le saint est une reproduction du Christ; seulement, comme l'unité de Jésus-Christ est infiniment féconde, et que ce qui est uni en lui, dans le plus vif éclat, ne saurait se trouver, avec la même per- fection, dans son disciple, celui-ci est chargé de reproduire plus particulièrement un trait du divin modèle. Tel saint reproduit sa charité, tel autre, sa force; celui-ci l'imite dans les vertus de l'apostolat, celui-là, dans l'esprit de prière.

Jean de Saint-Samson a reproduit le côté souffrant de la vie de Jésus-Christ, c'est le trait caractéristique de sa physionomie morale. La croix! par la croix, la mort au monde et à soi; par cette mort, une union intime avec Dieu et une élévation sublime dans le vol mystique de l'âme; en deux mots, n'est-ce pas toute la vie de notre pieux aveugle? Aussi les luttes de cette vie si féconde commencèrent-elles et fmirent-elles par ce cri de guerre : « J'ai été attaché à la Croix avec le Christ; » et ce fut, sans aucun doute, par un dessein spécial de la Providence divine que ces luttes héroïques reçurent leur récompense le jour même de l'Exal- tation de la Croix qui sauva le monde.

CHAPITRE XIII

REGRETS CAUSÉS PAR LA MORT DU V. F. JEAN DE SAINT-SAMSON. SON TOMBEAU EST ENTOURÉ DE LA PIEUSE VÉNÉRATION DU PEUPLE. GRACES EXTRAORDINAIRES OBTENUES PAR SON INTER- CESSION. — SES APPARITIONS. ENCORE QUELQUES OBSERVA- TIONS SUR SES ÉCRITS. CONCLUSION.

ONORÉ pendant sa vie, Jean de Saint-Samson le fut encore plus après sa mort : son nom fut invoqué, comme celui d'un saint, et son tombeau devint bientôt glorieux.

Quant il eut expiré, on lui enleva des mains le crucifix, on lui ôta du cou une statuette de Notre-Dame, avec laquelle il avait opéré un miracle pendant sa vie, et on Thabilla pour le descendre à la salle du chapitre. Mais auparavant, on appela un artiste qui moula son visage sur plâtre , opération qui réussit très bien. Descendu à la salle du chapitre, il demeura exposé jusqu'au lendemain matin, le saint corps fut couvert de fleurs, par les soins du P. Joseph, fidèle plus que jamais dans son amitié £t sa vénération , et des religieux se succédèrent continuellement autour de lui pour prier. On ne se contenta pas de prier, on voulut aussi conserver un souvenir, une reHque : la tête fut rasée dans ce but, et on se partagea les cheveux. Dans la matinée

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330 Vie du V. F. Jean de Saint-Sam son.

du 15, un peu après huit heures, les religieux descendirent pro- cessionnellement le corps à l'église, et l'office des funérailles commença aussitôt. Le P. Prieur voulut que ce fût le P. Philippe Thibaut qui fit la cérémonie, attention délicate envers celui-ci, ami particulier du bon aveugle et père de la réforme, et envers le défunt, père lui aussi de cette réforme, par ses conseils, ses écrits et ses exemples. De hauts personnages étaient venus témoi- gner leurs regrets et assistaient à la cérémonie.

Lorsque le peuple de la ville de Rennes eut appris la perte qu'il venait de faire, il se rendit en foule à l'église des Carmes; et, quand le saint corps eût été porté à l'égUse, on essaya d'y faire toucher des objets pieux, on voulut avoir une relique du bon aveugle, des cheveux, une parcelle de ses vêtements, quelque objet qui eût été à son usage. Enfin, les vénérables dépouilles furent descendues dans la chapelle de Notre-Dame-de-Pitié , lieu destiné à la sépulture des religieux, et y furent inhumées (^). Plus tard, comme on le verra bientôt, M. Des Loges fit mettre une tombe de marbre.

Si les regrets et les marques de vénération furent grands parmi les sécuUers, ils le furent plus encore parmi ceux qui, en perdant un frère, perdaient, en même temps, un exemple vivant de toutes les vertus auxquelles les obligeait leur saint état. Le P. Joseph prit sa cellule, et il dut aux tendres sentiments qui les avaient unis d'être constitué le gardien de ses écrits et de tout ce qui lui

(i) Avec l'église, qui a été rasée, ont disparu la chapelle de Notre-Dame-de-Pitié et le précieux tombeau qu'elle contenait. Du corps de Jean de Saint-Samson , il ne reste que la tête. Cette sainte relique a été gracieusement cédée à nos Pères du couvent de Rennes, par les RR. PP. de l'Immaculée-Conception de Saint-Méen, missionnaires diocésains. C'est donc dans ce couvent qu'elle est consers'ée. Nous avons retrouvé l'acte de décès de notre Vénérable Frère au Greffe du Tribunal de première instance de Rennes. Le voici : « Le 15 septembre a été inhumé, en la chapelle de Notre-Dame- de-Pitié , le corps de nostre deffunt frère Jean de Saint-Samson , religieux d'une très sainte vie, lequel décéda le 14 du mesme moys à unze heures et demie du matin. Il est le premier enterré en la dicte chapelle, tout au coing du costé de l'Évangile , soubs une pierre de marbre que lui a faict mettre Monsieur Des Loges. » (Registre des sépul- tures des Grands Carmes, page 72. Années de 1614 à 1790.)

Vie du, V. F. Jean de Sainl-Sainsori. 331

avait appartenu. Il fut aussi charge de distribuer des reliques \ ceux qui en demandaient : on trouve, dans son manuscrit, un grand nombre de lettres touchantes qui lui furent écrites par des religieux , à cette occasion , ou bien encore pour demander des prières auprès du vénérable tombeau.

« Je vous remercie mille et mille fois, écrit Tun, de ce que vous avez eu souvenance de moi, parmi tant et tant de si bons religieux qui méritaient trop mieux infiniment que moi, pour me faire part de quelques reliques de notre très cher et très saint Frère Jean de Saint-Samson. Je l'appelle ainsi avec vous, car je n'ai pas autre ni moindre sentiment que vous de sa suréminente perfection et sainteté , et que toute personne qui aura eu , comme moi , le bonheur de sa connaissance et de sa divine conversation en a ou doit avoir. Je l'ai confessé plusieurs fois, de quoi je m'estime bien heureux, car je n'eusse jamais cru qu'une pure créature eût pu parvenir à une telle pureté et abstraction de toutes choses en cette vie mortelle, si je ne l'avais vu en lui. »

« Puisque mon divin maître est mort, dit un autre, je vous prie de m'envoyer un objet qui l'ait touché de plus près ou qui lui ait appartenu. Il faut que je vous avoue que lorsque l'on m'eut écrit sa maladie mortelle, mon esprit fut rempli de je ne sais quelle divine joie, par la lecture de cette lettre, que je reçus après "sa mort. Je ne savais d'où pouvait provenir cela, mais je vous dirai qu'il me semble que je le possède si parfaitement dans la divine Essence, qu'il m'est impossible de réfléchir, au contraire, etc. »

Un troisième écrit : « Je vous remercie de la faveur que vous nous avez faite de nous envoyer des reliques que nous désirions tant, et que nous sommes en résolution de chérir, avec la plus grande tendresse et révérence qu'il nous sera possible. Je ne saurais témoigner, ni à vous ni à personne, le regret que j'ai de la mort de notre défunt F. Jean de Saint-Samson, et l'estime que j'avais au fond de mon âme de sa souveraine sainteté, ce qui fait que je n'en ai jamais beaucoup parlé, et que je ne vous

332 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

en saurais parler, mon sentiment surpassant tout ce que j'en pourrais dire, croyant, en somme, de lui, que c'est un des plus fidèles et spirituels religieux qui aient été, de son temps, en l'Église de Dieu. » Un quatrième, enfin, dit, car il faut nous borner : « Nous voilà privés de notre divin exemplaire ! Chéris- sons-en la mémoire, tant que nous pourrons. Son souvenir nous causera toujours de la consolation, mais ce ne sera qu'une ombre, au prix de sa présence. Mais il faut se priver de ce bien et bonheur, pour le laisser jouir de son paradis, et, du reste, faire du mieux que nous pourrons. Je vous prie de nous envoyer de ses cheveux et tunique, en assez notable quantité : j'en enverrai et en donnerai à plusieurs de nos frères et amis, qui y auront de la dévotion. » Ces lettres disent assez les sentiments de vénération dont les frères de notre grand contemplatif entou- raient sa mémoire, qu'ils célébrèrent encore par des épitaphes, des panégyriques et des hymnes fidèlement conservés par le P. Joseph (i).

La chapelle de Notre-Dame-de-Pitié devint un lieu vénéré de tous, Dieu se plut à manifester la puissance de son serviteur. Un saint prélat, Ms"" Robert Cupif, évêque et comte de Dol, qui avait tenu le bon Frère en singulière estime, et qui avait approuvé ses œuvres, l'édition in-folio, en particulier, voulut reposer près de lui, et, en conséquence, ordonna, par son testament, qu'il fût inhumé dans la chapelle de Notre-Dame-de-Pitié, ce qui eut lieu. Les supérieurs veillèrent, avec soin, à ce que les marques de vénération, qui étaient données au saint tombeau, ne dépassassent point les limites prescrites par les constitutions apostoliques : leur prudente réserve n'empêcha pas cette vénération de croître de jour en jour. Des messes se célébraient très souvent sur l'autel de la chapelle, et des ex-voto nombreux y étaient offerts, en témoignage des grâces particulières qu'on afiirmait avoir obtenu par l'intercession du bon aveugle.

(i) \o\x la note I.

Vie du V. I\ Jean de Saint-Samson. 333

Citons quelques-unes de ces grâces extraordinaires ducs à sa puissante protection, et d'abord écoutons le P. Donatien.

« Une demoiselle , fille d'Escuyer Pierre de Caradeu , sieur de la Chalotais, premier connétable de Rennes, étant travaillée d'une fièvre, mit à son cou une médaille que F. Jean de Saint-Samson portait ordinairement, se confiant en la miséricorde de Notre- Seigneur, et espérant qu'il lui rendrait la santé par ses mérites. En suite de quoi, elle n'eut plus aucun accès de fièvre et fiit entièrement guérie.

» Une autre fille avait à la joue un mal fort dangereux, que l'on croyait être un cancer. Elle y appliqua une pièce de l'habit de notre Frère Jean, implorant l'aide de ses prières, et aussitôt le mal, qui était fort périlleux, à cause qu'il était tout concentré et ramassé en un point, se répandit et se dilata par toute la tête, avec une douleur néanmoins si grande, qu'elle en eut la fièvre pendant trois semaines, sans recevoir aucun soulagement des remèdes. Ce que voyant, elle eut encore recours aux reliques des vêtements de ce bon religieux, et en appliqua sur sa tête; ce qu'elle n'eut pas plutôt fait, que la fièvre cessant, elle fut délivrée de l'une et l'autre maladie.

» Une autre sienne voisine avait un mal à la cuisse, qui lui rendait cette partie tantôt froide comme le marbre, tantôt brûlante comme le feu, avec des douleurs qui ne lui donnaient aucun repos, de sorte qu'elle n'osait pas même se toucher. La personne dont je viens de parler lui dit qu'elle se recommandât au bon F. Jean de Saint-Samson, lequel elle estimait bienheureux, ce qu'elle fit; et, à la même heure, elle se trouva si parfaitement soulagée de sa douleur, qu'il ne lui en resta que fort peu, et ce peu cessa bientôt après.

» Un de nos religieux, nommé P. Eutrope de Sainte-Catherine, étant encore séculier et demandant l'habit de notre Ordre, à Orléans , fut refusé plusieurs fois , à cause d'une taie qu'il avait, depuis son enfance, sur un œil, dont il ne voyait quasi point. Par trois jours consécutifs, c'est-à-dire une fois chaque jour, il ap-

334 ^^^ ^^ ^- P' J^^^ ^^ Saint'Samson.

pliqua, sur son œil, une lettre que le Vénérable Frère avait autre- fois dictée, et fit quelques prières à Dieu, pour le recouvrement de sa vue. Dès le second jour, il commença à voir beaucoup plus que d'ordinaire, et il reçut de jour en jour un si visible soulagement, qu'il recouvra enfin parfaitement la vue, fut reçu, et est encore vivant parmi nous, religieux prêtre. Outre l'attes- tation de ce bienfait, laquelle il a donnée par écrit, il a témoigné qu'il a reçu plusieurs autres assistances spirituelles de Dieu, par les mérites et les prières de son serviteur.

)) Un enfant bègue , voué , par ses parents , au tombeau du bon Frère, après neuf messes célébrées en la chapelle il repose, a reçu le libre usage de la langue.

» Un religieux, travaillé d'un mal de jambe, il avait des ulcères, fut réduit à ne pouvoir quasi plus s'en aider. Il se traîna, comme il put, à ce tombeau, et demanda sa guérison à Dieu, par les mérites de son serviteur, afin de pouvoir servir ses frères. Ce qu'il obtint à l'instant, et il s'en alla guéri. La même chose arriva à un séculier, homme de condition et digne de foi.

» Un enfant, après plusieurs mois de fièvre, approchant très visiblement de la mort, sa mère, à laquelle une des voisines avait conseillé de l'apporter en notre église, et de le recommander au bon Frère, négligea quelque temps de le faire. Ayant un jour résolu de l'y apporter, elle manqua d'exécuter son dessein, et s'occupa à autre chose. Le soir étant venu, la fièvre la saisit avec tant de violence, qu'elle crut que c'était une punition de Dieu, Le lendemain, elle prend son enfant, lequel elle ne croyait pas pouvoir rapporter en vie ; elle vient en notre église , et y enten- dant une messe, elle demande et obtient sa propre santé, avec celle de son enfant.

)) Jacques Emeri, natit de la paroisse d'Orville, évêché de Rouen , condamné aux galères pour cent et un an , par le Présidial de Rennes, en ayant appelé au Parlement, son beaa-frère, qui sollicitait son affaire , fit dire une messe en la chapelle repose F. Jean de Saint-Samson , et l'accusé fut renvoyé absous, par

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 335

arrêt, moyennant cent livres de réparation; ce qu'il estima si extraordinaire, qu'un jour après, étant sorti de prison, il vint, en la même chapelle , rendre des actions de grâces à Dieu , pour cette faveur qu'il croyait avoir reçue par les mérites de notre frère.

» Un docteur en médecine , de la Faculté de Nantes , malade et en danger de mort, au jugement même d'une assemblée d^autres médecins, fut voué à Dieu, dans la ville de Rennes, l'an 1645, par une personne séculière, sous l'invocation du bon Frère Jean de Saint-Samson. Et voilà qu'à l'étonnement de tous ceux qui savaient sa maladie, il fut vu, deux jours après, marcher par la ville, avec une pleine santé.

» Honorable homme Jean Gourdel et Ambroise Aubrée, sa compagne, marchands de draps de soie, à Rennes, avaient un fils, âgé de trois à quatre ans, attaqué d'une grosse fièvre d'hy- dropisie et de dyssenterie, dont on n'attendait que la mort. M. Jean Aubrée, son grand-père, s'étant confessé et ayant com- munié, fit, pour lui, pendant neuf jours consécutifs, visite au tombeau du Vénérable Frère, et obtint sa guérison.

» La sœur de ce petit garçon, âgée de six ans, était, depuis le berceau, extrêmement incommodée de l'ouïe. Le même Jean Aubrée fit, pour elle, une semblable dévotion à ce tombeau; et, ayant su que cette surdité diminuait, de jour en jour, depuis qu'il avait commencé sa neuvaine, le dixième jour, qui était le 14 mars 1649, il amena sa petite-fille à ce tombeau. Durant qu'on célé- brait la messe à son intention, vers l'élévation de l'hostie, la petite fille sentit comme une main invisible qui lui touchait la tête et les oreilles, par lequel attouchement, elle fut parfaitement guérie de sa surdité. Elle regarda, tout étonnée, autour de soi, et voyant que, hormis le prêtre et celui qui le servait à l'autel, elle était là, toute seule, avec son grand-père, elle raconta ce merveilleux effet, ainsi que je viens de le dire. En mémoire de ce bienfait, ledit Aubrée a fait célébrer, un an durant, le quator- zième jour de chaque mois, la sainte messe, en la chapelle

336 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

repose le corps du serviteur de Dieu , la petite fille y étant pré- sente, avec son frère, et tenant un cierge à la main.

» Sœur Marie-Gabriel le de Sesmaisons, religieuse ursuline, du couvent de Guérande, en Bretagne, attaquée d'une très vio- lente maladie, depuis le 19 juillet jusqu'au 5 septembre 1654, à la suite d'une grosse léthargie de quarante heures, devint paralytique, et tout à fait insensible, sourde, muette et aveugle. Dans cet état, elle tomba en une espèce d'agonie , et dans une si étrange convul- sion , qu'il était impossible , par quelque effort que ce fut , de lui desserrer les dents. On eut recours à une parcelle de la tunique du V. F. Jean de Saint-Samson, qu'on lui appliqua sur les lèvres, et au même instant elle ouvrit la bouche et les dents , avec autant de facilité que jamais. Après quelques jours de relâche, sans néanmoins cesser d'être paralytique, son mal s'augmenta si fort, qu'elle entra, de rechef, en de fréquentes convulsions. Aban- donnée des médecins, elle reçut l' Extrême-Onction, et elle devint immobile pendant sept heures comme si elle eût été morte. Elle fut recommandée aux prières du Vénérable Frère par une religieuse qui, prenant la susdite parcelle de tunique, en toucha l'œil gauche de la malade, et aussitôt elle vit parfai- tement de cet œil. Et ayant bu de l'eau cette parcelle avait trempé, son estomac se déchargea avec facilité de beaucoup de flegmes dont il était chargé et quasi tout comblé, ainsi qu'on voit dans les personnes qui sont fort proches de la mort.

» Ces deux témoignages du secours de F. Jean de Saint- Samson à l'endroit de cette malade fir^it prendre la résolution aux religieuses , par vœu présenté à Dieu devant le Saint Sacre- ment de l'Autel, de faire célébrer pendant neufs jours consécu- tifs la sainte messe, à Rennes, à l'autel le plus proche du tombeau dudit Frère, pour la parfaite guérison de la malade. Et la supérieure fit encore célébrer une messe à Guérande pour le même sujet; à quoi la religieuse infirme joignit ses intentions et ses prières au fond de son cœur, sans savoir ce qu'on entre- prenait pour elle. Comme on achevait cette dernière messe, le

Vie du V. l\ Jean de Sainl-Samson. 337

5 du mois de septembre, la malade sentit en tout son corps une douleur si violente qu'on crut qu'elle allait rendre l'esprit. Mais, s'étant levée de soi-même sur le chevet de son lit, elle se mit en son séant, joignit les mains et prononça deux fois ces paroles : Mon Dieu ! mon Dieu ! faisant effort pour aller embrasser l'image du Crucifix et celle du bon Frère, qui étaient proche. La communauté, appelée, trouva la malade en cette posture, les yeux modestement ouverts et tout étonnée de la merveille de sa guérison parfaite, que Dieu venait d'opérer subitement, après en avoir été prié par les mérites de notre pieux aveugle.

» L'attestation authentique de cette subite guérison d'une malade paralytique, aveugle, sourde, muette et agonisante, porte des circonstances qui font voir clairement que cela s'est fait par un vrai miracle, et non par les forces de la nature. De vrai, la malade alla de son pied entendre la messe et communia au chœur des religieuses dès le 14 du même mois, jour remar- quable par le décès du V. F. Jean de Saint-Samson.

» Une religieuse de grande vertu, maîtresse des novices en un couvent très célèbre , avait à un genou une inflammation et une tumeur fort douloureuse qui fit qu'on lui ordonna de s'aliter. L'aversion que sa vertu lui donnait des soulagements de l'infir- merie et le pressant besoin qu'on avait alors d'elle au noviciat firent qu'elle se résolut de demander à Dieu sa santé corporelle, contre son ordinaire. Elle se fit apporter une petite parcelle qu'on lui avait donnée de la robe du bon F. Jean de Saint- Samson, et la tenant entre ses mains, elle rendit des actions de grâces à la très sainte Trinité et à l'Humanité déifiée de Jésus des miséricordes faites à ce bon religieux, priant Dieu par ces mêmes miséricordes de lui donner assez de santé pour accomphr présentement ce qui était de son office, sans autre traitement. Elle n'eut pas plutôt appliqué cette reUque sur la partie malade, que les douleurs cessèrent aussitôt, l'enflure diminua ; elle reposa paisiblement toute la nuit , et le lendemain

33^ Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

elle marcha très aisément. Si bien que deux jours après, toute la fluxion se dissipa, au grand ctonnement des médecins. Cette grâce extérieure fut suivie d'une onction si intime au fond de son âme, qu'elle ne s'est point effacée depuis. Ceci arriva en l'année 1649; et, dans l'attestation de ce que dessus, elle ajoute que depuis elle a obtenu de Dieu, par l'invocation de ce bon religieux, la grâce de supporter certaine austérité de sa règle que les médecins avaient jugée tout à fait incompatible avec une infirmité habituelle qu'elle a, sans qu'elle ait souffert aucun des dangereux accidents dont on la menaçait inévitablement, si elle ne se dispensait de cette austérité.

» Je passe sous silence plusieurs autres grâces obtenues de Dieu par ce sien serviteur, entre autres les guérisons de toutes sortes de fièvres et autres maladies que plusieurs , tant religieux que séculiers, disent avoir reçues en visitant son tombeau. Ce que j'estime peu en comparaison des assistances spirituelles qu'on reçoit continuellement en ce lieu de bénédiction. Car il est vrai que ce tombeau semble exhaler une très agréable odeur suavité divine qui charme doucement les âmes désireuses de Dieu. Là, les uns reçoivent des forces contre les tentations, grâces dont j'ai des preuves bien certaines; les autres y renou- vellent leurs fervents désirs de tendre à la perfection intérieure et d'imiter ce vertueux aveugle dans ces pratiques; tous enfin y reçoivent des consolations spirituelles et souvent fort extraor- dinaires. En voici deux exemples :

» Un religieux étant dans une peine extrême pour une affaire qui regardait la gloire de Dieu et le bien de son âme , va re- commander cette affaire à sa divine Majesté, aux pieds de ce tombeau : à peine eut-il passé en ce lieu le temps de dire trois Pater et Ave, représentant son désir à Notre-Seigneur, qu'il se sentit frappé comme d'un éclat de lumière plus brillante que celle du soleil, et en même temps il entendit une voix qui lui dit ces paroles : « Tais-toi , ne te mets pas en peine , laisse » Dieu disposer de ton affaire et de toi aussi. » Le religieux.

l^ie du F. /''. JeiDi de Sii'uU-Saiiison. 339

tout ébloui de cette lumière et versant abondance de lanîies, se prosterna contre terre, disant à Dieu : « Que votre volonté soit » faite, ô mon Dieu, pour votre gloire et pour le salut de mon » âme! Hélas! étant si grand pécheur que je suis, comment )) daignez-vous avoir un soin si particulier de moi? » Puis il se retira tout comblé de dévotion et d'une admirable paix et tran- quillité d'esprit, avec une très parfaite confiance en la providence de Dieu pour le succès de son affaire.

» Un autre religieux, commandé par son supérieur de faire quelque chose dont il se sentait incapable, va recommander son obéissance à Dieu au tombeau de F. Jean de Saint-Samson. Et tout en un moment, voilà que Notre-Seigneur lui donne les forces et la capacité au delà de ce qu'il espérait, en sorte qu'il fit ce qui lui avait été ordonné, avec avantage et édification (^). »

Le P. Joseph confirme la vérité du récit du P. Donatien sur plusieurs points, et y ajoute de son côté un grand nombre de faits authentiques; car, dit-il, tout ce qu'il relate repose sur les témoignages les plus sérieux et les plus dignes de foi, et il a eu soin, pour prévenir les objections, d'insérer plusieurs de ces témoignages dans son manuscrit (2). Ce sont des religieux en proie à des peines intérieures ou à des tentations violentes, qui trouvent au tombeau du bon Frère la paix et la lumière; c'est une demoiselle Du Val, malade des entrailles, et qui, soulagée par son intercession, dépose un ex-voto à son tombeau; c'est une Irlandaise, Jeanne Simon, domestique chez M"^ de la Haye Morel, guérie de la fièvre par l'efîicacité des prières à lui' adressées. Mais voici deux faits particulièrement extraordinaires, dans lesquels le P. Joseph a lui-même joué un rôle.

Le premier concerne un religieux qui était à toute extrémité et avait reçu les derniers sacrements. Après lui avoir fait la recom- mandation de l'âme, le P. Joseph rentra dans sa cellule. Là,

(i) Vie du V. F. Jean de Saint-Samson , chap. xxxi. (2) Ms., p. 122 et suiv.

340 Vie du V. F. Jean de Saint-Samson.

ridée lui vient de demander la guérison de ce religieux par l'in- tercession de Jean de Saint-Samson. Il va aussitôt au tombeau et promet par vœu, si le Supérieur l'agrée, que lui ou le ma- lade célébrera neuf messes à l'autel de Notre-Dame-de-Pitié , savoir : trois en l'honneur de la sainte Trinité, cinq en 1,'hon- neur de la Passion, une en l'honneur de Marie. Il remonte à l'infirmerie peu à près et entend dire que le malade n'en mourra pas; un mieux venait de se déclarer, et la guérison de- vint bientôt complète.

Le second fait concerne messire Luc Godard, seigneur des Loges, président au Parlement de Bretagne, devenu ensuite prêtre de très grande vertu. Mais cédons la parole au P. Joseph : « M. le président des Loges étant malade à mort la semaine d'après Pâques 1637, dans l'extrême de sa maladie l'on désespérait tout à fait de sa vie, me ressouvenant de l'amitié qui existait entre lui et F. Jean de Saint-Samson, et comme quoi M. des Loges l'était allé voir en sa cellule quelquefois, ils s'entretenaient fort familièrement, je m'en allai sur le tom- beau de notre saint Frère, et là, ayant la face prosternée contre terre, je le lui vouai, le priant que, si c'était pour la plus grande gloire de Dieu, le bien des pauvres et de sa famille, il lui plût obtenir de la divine Majesté la guérison de sa maladie. La pre- mière chose que j'entendis le lendemain, ce fut qu'il se portait mieux et qu'il n'en mourrait pas. Ledit président, après son entière guérison , dit neuf messes à l'autel qui est proche de son tombeau, lequel il a enrichi d'une tombe de marbre jaspé; et le tout suivant le vœu que j'avais fait, qu'il a ponctuellement accomph, savoir que l'un de nous deux dirait les neuf messes. » Cette guérison extraordinaire, ainsi que les détails sur le vœu concernant la tombe de marbre et les neuf messes, sont aussi rapportées par le P. Donatien (0.

A ces faits merveilleux par lesquels le ciel sembla rendre

(i) Chap. XXXI.

Fie (lu V. I\ Jeun de Samt-Samsari. 341

témoignage à la sainteté de Jean de Saint-Samson , il faut ajou- ter des apparitions dont furent favorisées plusieurs âmes amies de Dieu. On raconte que l'humble Frère, environné d'une gloire, digne récompense de ses mérites, se montra deux fois à une religieuse de grande vertu. La première fois, il lui apparut vêtu d'une chape éblouissante de blancheur, élevé en l'air et éten- dant la main pour bénir les monastères de son Ordre. La seconde fois qu'il lui apparut , elle était plongée dans la tristesse , car elle traversait des circonstances difficiles; il la consola, lui dit qu'ils étaient unis par des Hens glorieux et saints, et dispa- rut, la laissant pleine de force et de consolation intérieure.

Mais l'apparition la plus remarquable, celle qui paraît la plus digne de fixer l'attention de l'historien, c'est incontestablement celle dont fiit favorisé le P. Mathieu Pinault. Et ce n'est pas seulement parce que cette apparition semble être une consécra- tion touchante d'une vieille amitié, c'est principalement parce qu'elle apporte dans un ordre de faits d'une constatation difficile et déHcate, un témoignage entouré de toutes les garanties dési- rables. Esprit éclairé, théologien éminent, le P. Mathieu Pinault n'était pas homme à prendre un rêve de son imagination pour une réalité; et il occupa dans son Ordre des charges trop im- portantes, il se fit remarquer par une piété trop soHde, pour qu'il soit possible de s'arrêter à la supposition qu'il a voulu tromper.

Voici les faits qu'il raconte dans une déposition signée de lui.

C'était deux ans après la mort du pieux aveugle. Il se trouvait alors à Angoulême, en qualité de confesseur du marquis de Châteauneuf, garde des sceaux de France, lequel avait été ren- fermé dans le château de cette ville. Les Pères Carmes de Rennes, auxquels s'étaient jointes des personnes de qualité, le sollicitaient depuis longtemps de faire une déclaration authen- tique de tout ce qu'il avait vu de merveilleux dans la vie et les œuvres de Jean de Saint-Samson, qu'il avait si bien connu et à qui il avait de si grandes obligations au point de vue de son

342 Vie du V. F. Jean de Saint-Samsm.

avancement spirituel; mais il avait toujours résisté à ces pres- santes prières, soit parce que, à ses yeux, la vie extérieure du vénérable Frère n'avait été rien en comparaison des merveilles de sa vie cachée en Dieu, soit parce qu'il lui avait souvent entendu exprimer le désir que sa vie restât entièrement inconnue au monde, soit enfin parce que sa déposition, devant être lue par celui à qui était confiée la garde du marquis de Château- neuf, il craignit que des choses plus estimables qu'estimées dans le monde ne fiassent tournées en dérision (0.

Cependant on continuait à lui demander de dire ce qu'il savait de la vie du vénérable Frère. Le P. Basile de Saint-Jean, son compagnon, et le marquis de Châteauneuf, firent de nou- velles instances auprès de lui, et celui qui avait la garde du marquis disgracié, joignant ses prières aux leurs, lui promit d'envoyer fidèlement la déposition aux supérieurs de l'Ordre. Alors, presque ébranlé dans sa résolution, il recommanda l'af- faire à Dieu, et un soir, s'étant couché, il se mit à y penser, sans qu'il lui fiit possible d'en distraire son esprit. Après avoir longtemps pesé le pour et le contre, il venait de prendre la résolution , définitive cette fois , de ne donner aucune déposition écrite, quand il se vit tout à coup environné d'une lumière qui éclaira toute la chambre il se trouvait avec son compagnon. Au sein de cette lumière, il vit clairement le F. Jean de Saint- Samson. Le vénérable Frère portait l'habit de l'Ordre, et s\\ï son visage était répandue une austère gravité. Le P. Mathieu Pinault, certain qu'il avait réellement devant les yeux son cher maître dans la vie spirituelle, n'eut aucune crainte; .il le contempla au contraire avec une grande consolation intérieure; c'était bien son visage, ses traits, ses yeux, ses cheveux, sa barbe, tout cet extérieur se lisait un si profond recueillement intérieur. Cette contemplation dura l'espace d'un Pater. Le P. Mathieu Pinault ne prononça pas un seul mot; il se contenta de dire

^i) p. Donatien, Vie du V. F. Jean de Saint-Sanison, chap. xxxiL.

Vie du V. F. Jean de Sainl-Samson. 343

mentalement ces paroles : « Si c'tst vous, mon Frère Jean, si vous désirez quelque chose de moi et si vous ôtes ici envoyé de Dieu, je vous conjure de sa part de dire librement ce que vous désirez que je fasse. » Une voix lui répondit aussitôt. Mais cédons ici la parole au P. Mathieu Pinault lui-même.

« Comme j'étais dans ce discours mental, dit-il, dans sa déclaration, j'avais les yeux fort attentifs à remarquer sa bouche que je voyais toujours fermée. Au même instant, j'entendis de mes propres oreilles fort distinctement les paroles suivantes. La voix était comme formée en l'air entre lui et moi, sans que je visse la bouche ni les lèvres s'ouvrir, car j'y étais fort attentif. Touchant donc à la principale raison qui m'empêchait de donner ma déclaration, il me dit : « Ne faites aucune difficulté de » donner la déclaration qu'on vous demande. Il est vrai que » j'avais toujours désiré mener une vie inconnue aux hommes. » Si Dieu veut pour sa gloire que mes frères en connaissent ce » qui se peut connaître , sa volonté soit faite ; ne vous y op- » posez pas. » Cela dit, il me vint un désir de lui parler, mais je fus retenu par la crainte d'éveiller et d'épouvanter mon compagnon. Je me contentai de dire mentalement : S'il plaît à Dieu de me tirer d'ici, je ne manquerai pas de donner les déclarations qu'on me demande. Sur cette résolution , la lumière commença à diminuer, et en un instant le tout disparut. Je fus encore longtemps après à penser à tout ce que j'avais vu et entendu pendant cette apparition, et puis j'appelai mon compa- gnon qui dormait. Je lui dis qu'enfin j'étais résolu à donner mes mémoires sur la vocation de F. Jean de Saint-Sam son , pour les raisons que je lui raconterais sitôt qu'il ferait jour, ce que je fis; et ensuite, quelques mois après, nous allâmes à Rennes en chapitre provincial, et je donnai mes premières relations. »

Jean continuait ainsi après sa mort la vie merveilleuse qu'il avait menée sur la terre, vie de lumière, de bon conseil, de charité envers le prochain. Cette vie, il la continuait encore par

344 ^^^ ^^^ ^' P- J^^^^ ^^ Saint-Sam son.

ses écrits très recherchés, nous l'avons remarqué par le grand siècle. Fort peu lus de nos jours, difficiles à trouver, ils sont très estimés des vrais connaisseurs, de ceux qui, à l'amour des livres anciens, joignent le goût de la haute mysticité. Aussi formons-nous le vœu qu'une plume plus vaillante et plus com- pétente que la nôtre entreprenne de les rééditer , du moins dans leurs parties principales. Si cette plume venait à se trouver, voici quelques observations tirées du manuscrit du P. Joseph, qui lui serviraient à porter un jugement sur les éditions du P. Donatien et à choisir sa route (0.

Peu de temps après la mort du saint Frère, le P. Léon de Saint- Jean, alors provincial, d'accord avec la congrégation de la pro- vince réunie à Nantes, envoya à Rennes le P. Boniface, prieur d'Aulnay, pour classer et examiner les écrits qu'il avait laissés. Le P. Boniface s'acquitta fidèlement de sa mission; il fit un rapport très élogieux, dont les conclusions ne furent pas suivies de tous points par le P. Donatien. Ecoutons le P. Joseph.

« Ledit P. Donatien a fait imprimer aussi de temps en temps la plus grande partie de ses écrits, mais non pas tout, dont voici le catalogue :

Un volume in-4° dans lequel sont sts Contemplations et divins Soliloques;

Un volume in-4° dans lequel sont Le vrai Esprit du Carmel, avec un recueil de ses lettres spirituelles;

Un autre in-4° intitulé : La mort des saints précieuse devant Dieu, contenant en sa première partie ses traités de la Trihu- lation, et en la seconde ce qu'il appelait son Manuel;

Un autre in-8° intitulé le Cabinet mystique, contenant deux parties : en la première, les règles de la discrétion des esprits et de la conduite des âmes dans les trois états de commençant , de profitant et de parfait;

Un traité in-8° intitulé : Partie troisième du Cabinet mys-

(i) p. 93 et 191.

Vie du V. F. Jean de Saint-Samson. 345

tique, dans lequel sont les règles de conversation pour les per- sonnes spirituelles et le miroir de leurs consciences;

Un autre in-8" intitulé : Méditations pour les retraites ou exercices de dix jours, avec un traité de la dignité du sacerdoce;

Un autre petit in-8" , dans lequel est un petit abrégé de sa vie, avec quelques pieux sentiments ou sentences spirituelles qu'il a tirées de ses écrits.

» Il a fiiit imprimer tous ces sept volumes, avec quelques traités (0 qu'il avait fait imprimer dans le livre in-4° avec sa Vie ample laquelle il n'a point touché, s'étant contenté d'y mettre ce petit abrégé de Vie contenu ci-dessus), et aussi quelques traités qui ne l'étaient point du tout, en un grand livre in-folio dont voici le titre : Les Œuvres spirituelles et mystiques du divin contemplatif et mystique Jean de Saint-Samson ^ divisées en deux tomes, avec un abrégé de sa vie. Et est bien à remarquer ce que j'ai dit ci-dessus, qu'il n'y a point inséré cette première Vie, dont je l'avais prié, étant fort bien faite et ample beaucoup plus que ce petit abrégé.

» Il est bien à noter que ce ne sont point tous les écrits de mon saint Frère Jean, y ayant des livres entiers desquels il n'a rien fait imprimer, et d'autres qu'une partie seulement, et d'autres beaucoup de retranchements. Si tout était imprimé, il y en aurait deux gros volumes in-folio (2). C'était le sentiment (ainsi que le mien) du R. P. Boniface, lequel les avait tous vus et lus, ainsi qu'il se voit dans sa relation, laquelle est dans ce présent livre.

» Il est encore plus à remarquer que ledit R. P. Donatien, en

(1) Savoir : le traité de la Souveraine consommation de l'âme en Dieu par amour, lequel est devenu un chapitre du Cabinet mystique dans la grande édition ; le traité intitulé le Miroir et les flammes de l'amour divin, qui nous paraît être celui le pieux contemplatif a mis le plus de méthode, et le traité de V Amour aspiratif.

(2) Toutes les poésies, nous en avons fait l'observation, n'ont pas été publiées; le manuscrit, qui porte le titre suivant, et que l'on trouve aux archives départementales d'Ille-et-Vilaine, n'a jamais été publié non plus, croyons-nous : Belles sentences tant des Pères que de Sénèque , dont il a paraphrasé les unes , meslè de son esprit en d'autres.

25

34^ ^^^ du V. F. Jean de Saint-Sam son.

ses impressions, a changé plusieurs mots, voire périodes en- tières de ses écrits, en les mettant par ordre pour les faire imprimer, si bien que cela diminue beaucoup de la simplicité, pureté, piété et nudité de son esprit; et y a donné en d'autres endroits des explications qui ne sont possibles conformes à celles de notre vénérable Frère. Je crois bien qu'il a eu quelques motifs particuliers pour cela, aussi bien que de ce qu'il n'a pas fait imprimer tous ses écrits, crainte possible que ses mots et son style si abstrait et perdu ne fut approuvé et goûté de tout le monde. Je donne seulement cet avis aux mystiques consommés, afin, s'ils les désirent voir en leur pureté et vérité, qu'ils aient recours aux originaux, lesquels ils trouveront bien plus amples en beaucoup d'endroits, ledit Père en ayant beaucoup retranché, et en plusieurs endroits, es livres qu'il a fait imprimer, lesquels j'ai vus et confrontés. C'est pourquoi les souverainement mys- tiques seront bien plus satisfaits des orignaux ou des copies faites sur iceux, pourvu qu'elles soient si bien corrigées, qu'elles soient du tout semblables aux originaux.

» Le R. P. Boniface confirme bien mon sentiment sur cela dans la relation qu'il a faite (laquelle se peut voir dans ce pré- sent livre), lequel, après avoir déclaré l'ordre que l'on doit tenir pour l'impression de ses écrits, dit (en ces propres termes) : « Du reste, il ne faut pas changer un mot, pas même )) une syllabe. » C'était aussi, et est encore à présent mon sen- timent, afin que son esprit se fût vu en sa pureté, naïveté et sincérité, comme il était émané de lui. J'entends toujours pour les personnes beaucoup spirituelles; car pour celles qui ne le sont point, elles n'en sont nullement capables. » Ces observa- tions du P. Joseph nous ont paru intéressantes à noter : il est évident, d'après cela, que celui qui entreprendrait une nouvelle édition des œuvres du vénérable aveugle , devrait , préalablement à tout travail, résoudre les questions suivantes : faut-il juger avec sévérité la ligne de conduite adoptée par le P. Donatien dans l'impression de ces œuvres? Après s'être efî'orcé de retrou-

Fie (lu V. I'\ Jean de Saint-Sanisov. 347

«

ver les manuscrits originaux, supposé que ces recherches eussent été couronnées de succès, faudrait-il reproduire intégralement et scrupuleusement ces manuscrits? ou bien ne conviendrait-il pas d'imiter le P. Donatien, sinon en tout, du moins sur quelques points, et de fliire subir, par exemple, au texte une correction grammaticale qui, en lui enlevant des imperfections décourageantes pour certains lecteurs, étendrait par môme le cercle du bien à opérer? (')

Et maintenant, notre tâche est finie. Pour conclusion de notre travail, qu'il nous soit permis de remarquer combien la diffé- rence est profonde entre les grandes âmes qui sont filles de l'ÉgHse, et celles dont le monde s'enorgueillit. On ne rencontre trop souvent dans celles-ci pour principal mobile que l'amour de soi, la vaine gloire, idole éphémère mais cruelle, jugée digne de tous les sacrifices, sans même excepter les plus san- glants; qui les approche est tout étonné de voir s'évanouir l'au- réole dont la flatterie les entoure, de voir disparaître le héros, et de ne trouver à la place que l'homme, l'homme avec des faiblesses et des petitesses incompatibles avec la vraie grandeur; enfin , elles pass-ent en faisant d'ordinaire peu de bien et beau- coup de mal, et quand elles sont passées, il ne reste d'elles qu'un souvenir toujours stérile pour le bien et trop souvent funeste. Celles-là, au contraire, n'ont rien à redouter d'un œil scrutateur; véritablement grandes, parce que leur premier soin a été de se rapprocher du seul vraiment grand, de Dieu, et de se vaincre elles-mêmes, elles étonnent et charment d'autant plus que, soulevant les voiles dont s'enveloppe leur humilité crain- tive, on les examine de plus près. Quant à leur passage sur la terre, il est en tout semblable à celui du Maître : elles sèment le bien, les exemples salutaires, la consolation; et quand elles s'envolent au ciel, elles restent encore sur la terre, souvent par

(i) A notre avis, les poésies tout au moins devraient être reproduites telles qu'elles ont été dictées par l'auteur; nous avons blâmé ailleurs le P. Donatien d'y avoir fait de"' retouches.

348 Vie du V. F. ]can de Sainl-Samson.

des écrits qui sont une sorte de prolongement, un suave et puissant écho de leur apostolat; souvent aussi par des prodiges qui affirment la vie et la grandeur jusque dans la cendre de leur tombeau, toujours par un souvenir qui traverse les âges comme une traînée de lumière céleste, comme un parfum fortifiant et doux à respirer. Pour parler le langage du Saint-Esprit*, leur bonne réputation, cette réputation de sainteté qu'ils ont su méri- ter par leurs bonnes œuvres, a engraissé leurs os pour l'éternité; la vie divine y a pénétré avec sa chaleur immortelle et n'en sortira plus C^).

Telle vous avez été , ô âme qui venez de nous édifier par le spectacle de vos vertus ! Vous avez vaincu dans le grand combat, vous avez cueilli la palme si rare et si glorieuse de la sainteté, et votre souvenir est toujours vivant dans l'ÉgHse et au sein de cette famille religieuse qui fut la vôtre , et qui voit en vous un intercesseur et un modèle. Ah! oui, donnez-nous de vous imiter dans la recherche de l'éternelle vérité. O homme véné- rable , vous qui avez été un voyant sublime , un digne fils des prophètes, vous par qui nous venons de savourer ce que vous nommez si bien « le goût de l'éternité, » si aimé du cœur qui a conscience de l'ardeur infinie de ses désirs, donnez-nous de descendre dans les profondeurs de l'âme, dans le sanctuaire secret l'Epouse s'unit à la Sagesse incréée; donnez-nous de nous chercher nous-mêmes et de nous trouver; faites-nous con- naître, admirer et surtout aimer ce souffle divin qui nous anime, cette âme qu'un Dieu même ne dédaigne pas d'aimer; dites- nous que préférer l'accident à la substance, le relatif à l'absolu, l'ombre à la réalité, c'est une folie coupable; apprenez-nous enfin que, si autour de nous tout est froid, tout change, tout passe, il est au centre de notre âme un lieu secret nous pouvons dès cette vie, nous appuyant sur l'immobilité divine, goûter les premières ivresses de la béatitude éternelle.

(i) Prov., chap. xv, v. 30.

Le lecteur a remarquer dans /'Introduction que notre intention était de faire suivre la Vie de notre vénérable aveugle de ses Maximes Spirituelles; mais, pendant l'impression de notre travail , Vexécution des trop fameux décrets du 25/ mars est venue modifier tristement la position des religieux en France. Nous nous voyons donc contraint, à notre grand regret , d'attendre des circonstances t>lus favorables pour compléter notre livre et lui donner la forme primitivement conçue par nous et approuvée par l'Ordre. Peut-être, du reste, nous déciderons- nous a publier séparément les Maximes.

I

Notes et Pièces justificatives.

NOTE A

Nous croyons qu'on lira avec intérêt, sur la famille de Jean de Saint-Samson , les détails suivants recueillis par le P. Joseph :

« La généalogie dudit Du Moulin , par sa mère , est :

» Marie Daiz, femme dudit Pierre Du Moulin, controlleur;

» Laquelle est yssue de Pierre Daiz, yssu d'un autre Pierre Daiz, sieur de Roues, et mary de damoiselle Catherine de Roues, qui estait sœur de dame Marguerite de Roues, mère de feu monsieur Duthier, secrétaire d'Estat ;

» Et ledit Pierre Daiz est yssu de Claude Daiz, conseiller au grand Conseil du R03' Louis XII, et depuis sénateur à Milan, comme l'on trouvera en la Chambre des Comptes à Paris.

» 'Ladite Marie Daiz , mère dudit Du Moulin , a eu un frère nommé Zacharie Daiz, marchant bourgeois de Sens, qui a esté tuteur dudit Du Moulin et de ses frères.

» A cause des de Roues , il était fort bien apparenté , sçavoir est : A mademoiselle Anthoinette Le Crée, femme de monsieur Richer, lieutenant général , et parrain dudit Du Moulin ;

» Comme aussi à messieurs Daiz, conseillers au balliage de Sens, et yssus de Claude Daiz ;

» Semblablement à messieurs les Jamards ; toutes personnes d'hon- neur et de mérite. »

3 52 Notes et Pièces justificatives.

Le P. Joseph ne nous a malheureusement rien laissé sur la branche paternelle. Dans la seconde lettre du P. Henri, on trouve que Jean de Saint-Samson avait deux nièces, dont l'une, M'"^ Seigneur, était mariée à un orfèvre de Sens.

NOTE B

Qu'on nous permette d'ajouter encore quelques mots sur un couvent qui est resté célèbre dans l'Ordre.

Après avoir dit que saint Louis, à son retour de Terre-Sainte, amena six de nos Pères à Paris , qu'il les logea dans la maison qu'occu- pèrent ensuite les Célestins, et que l'Ordre devint si prospère qu'il posséda jusqu'à 7,500 maisons et 180,000 religieux, Du Breul ajoute que ce fut à cause des débordements de la Seine et de l'éloignement de l'Université que nos Pères demandèrent à Philippe V, dit le Long, de changer de lieu. Ils vinrent à la place Maubert, et, le 25 oc- tobre 1 3 1 8 , la première messe fut célébrée dans le nouveau couvent. L'église définitive fut construite des deniers que leur laissa la reine Jeanne, femme du défunt roi de France et de Navarre, Philippe V, par son testament fait en 1349. (Elle avait légué 1,500 florins d'or, un grand nombre de bijoux, sa couronne d'or, etc.). Ce fut le dimanche 1 6 octobre 1353 que l'église fut dédiée par Guy de Boulogne , évêque et cardinal. [Le Théâtre des Antiquités de Paris, par le R. P. Jacques Du Breul, religieux de Saint-Germain-des-Prés.)

« On montrait dans le couvent une chaire de pierre pratiquée dans le mur , qui avait servi aux professeurs de théologie de l'Ordre ; on disait même qu'Albert le Grand , saint Bonaventure et saint Thomas d'Aquin y avaient enseigné. » [Tableau historique et pittoresque de Paris , par Mx. , 1811.) N

Notre Lezana affirme (tome IV des Annales) que ce couvent abrita et nourrit jusqu'à trois cents étudiants à la fois. L'observance avait de temps en temps à souffi-ir d'une agglomération si considérable de religieux. Il est raconté, dans les Annales des Carmes déchaussés (chap. cxi), que le Parlement envoya en 1658 deux religieux de notre Réforme dans ce couvent, qui suivait l'observance mitigée. La commu- nauté traversait une crise que nos Pères, par leur esprit de conciliation, travaillèrent efficacement à faire cesser.

Notes et Pièces justificatives. 353

Ce couvent fut supprimé en 17^0. Napoléon porta un décret, le 31 janvier 1811, qui le condamna à être démoli. L'article 5*^ de ce décret était ainsi conçu : « Le marché actuel de la place Maubert sera transféré sur l'emplacement de l'ancien couvent des Carmes, prés de cette place, et dont, à cet effet, nous faisons don à notre bonne ville de Paris. »

Et voilà l'œuvre des révolutions, et comment, d'un trait de plume, une maison vénérable consacrée par de grands souvenirs est jetée à terre pour faire place à un marché.

NOTE C

Ce fut sous l'évêque Benoît d'Alignano que nos Pérès s'établirent aux Aygalades. Cœur énergique et entièrement dévoué aux intérêts de la religion , ce saint prélat peupla Marseille de religieux et suivit une armée de croisés en Syrie, il fît reconstruire la forteresse de Séphet.

Tout n'est pas parfaitement clair dans ce que les historiens rapportent de notre couvent des Aygalades. Citons Rufïi (livre X) : « Les Carmes ne sont connus en Europe que depuis 1238 ou 1244, que quelques-uns d'entre eux furent contraints par les persécutions des infidèles de quitter le Mont-Carmel et les monastères de la Terre-Sainte. Il y en eut qui passèrent la mer et vinrent à Marseille en un ermitage situé à une lieue loin de la ville , l'on dit que sainte Madeleine avait demeuré ; et ils bâtirent le couvent d'Aygalades, qui n'était pas encore achevé Tan 1265. Ce couvent est le premier de cet ordre en ces régions occidentales , et a été rebâti des aumônes de M. le président de La Cépède. Ces religieux se retirèrent ensuite dans la Ville, et j'ai vu des titres de l'an 1285 qui en font mention, et l'église fut fondée par la maison de Monteux (i). »

Ce passage est trop afïirmatif sur la question de la première arrivée des Carmes en Europe ; car, sans parler des fondations qui d'après nos chroniques auraient eu lieu en Europe avant le XIII^ siècle, il est certain que notre premier couvent d'Angleterre fut fondé en 1 240 , tandis que pour le couvent des Aygalades les auteurs sont divisés, indiquant tantôt l'année 1238, tantôt l'année 1244.

Mais ce que nous remarquons tout particulièrement dans ce passage ,

(i) Cette église tombée en ruines fut reconstruite plus tard.

3 54 Notes et Pièces justificatives.

c'est que le couvent des Aygalades a été rebâti; c'est que, tel qu'il est aujourd'hui, il ne conserve rien du couvent primitif. M. Cantel se trompe donc quand il écrit les lignes suivantes : « Plus tard, les largesses du président de La Cépède permirent aux Carmes de jeter dans la même localité les fondements d'un couvent qui ne put être achevé qu'après l'année 1265. Il n'en reste plus que quelques vestiges, consis- tant en l'ancienne chapelle de ces religieux (l'éghse paroissiale actuelle des Aygalades) avec son presbytère et une maison de campagne contiguë (i). » M. Augustin Fabre parle à peu prés de même (2). Et c'est peut-être lui qui a induit M. Cantel en erreur.

Remarquons en passant que les vestiges dont parle M. Cantel constituent évidemment tout le couvent reconstruit avec les deniers du bon président : quand il fut reconstruit, il n'avait d'importance pour l'Ordre qu'au point de vue des souvenirs ; on dut faire conséquemment des constructions modestes, de quoi abriter une petite communauté; et les étroites dimensions qui régnent partout, dans l'église comme dans le presbytère, indiquent qu'il en fut ainsi. C'était plutôt une sorte de succursale du grand couvent de Marseille, qu'un couvent pro- prement dit. Deux Pé.res au moins pour le service paroissial, et un Frère convers , voilà , nous a-t-on dit sur les lieux mêmes , le personnel que l'Ordre était obligé d'y entretenir.

Sans insister davantage sur ce point secondaire , nous ferons observer que le couvent achevé après 1265 ne saurait être celui qui fut construit avec les aumônes du président de La Cépède et qui existe encore aujour- d'hui : quand un simple coup d'œil jeté sur les constructions ne suffirait pas pour y découvrir un cachet tout moderne, les dates étabhraient toujours d'une manière péremptoire que c'est, ainsi que le dit Ruffi, le couvent achevé après 1265 qui a été réconstruit plus tard. L'éghse daterait de la fin du XVIl^ siècle, d'après M. de Villeneuve (3); elle doit être du commencement, car Ruffi, qui rapporte la reconstruction du mo- nastère, écrivait en 1642, et le président de La Cépède, à Marseille vers 1550, mourut à Avignon en 1622 et voulut être inhumé dans l'é- glise des grands Carmes des Aygalades (4).

(i) Monographie de Notre-Dame-du-Mont-Cannel à Marseille, page 3.

(2) Les Rues de Marseille, t. I.

(3) Statistique du département des Bouches-du-Rhône.

(4) Il était de la fa«iille de sainte Thérèse ; il était parent aussi de la famille de Bom- par de Magnan et avaû épousé Madeleinj de Brancas , fille du baron de Céreste , dont il n'eut qu'une fille nommée Angélique.

Notes et Pièces justificatives. 355

Mais la reconstruction du couvent se fit-elle sur l'emplacement même du couvent primitif? Oui sûrement, s'il fallait s'en rapporter aux affirmations de notre P. Philippe de la Sainte -Trinitô^ {Histoire de l'Ordre, livre V, chap. viii). Hn effet, il dit que la grotte de sainte Madeleine se voit encore dans notre église; or, quand il écrivait cela, les constructions qui existent actuellement étaient achevées. D'après lui donc le monastère n'aurait jamais changé de place; car on ne compren- drait pas que l'ancien couvent n'eût pas renfermé dans ses con- structions la grotte de sainte Madeleine , s'il est vrai que le nouveau se trouve aux lieux mêmes sanctifiés par le séjour de la sainte. Malheu- reusement les affirmations du P. Philippe de la Sainte-Trinité sont en désaccord avec les traditions locales , qui placent le véritable ermitage de sainte Madeleine à environ un quart de lieue de distance du couvent actuel. Or, les traditions locales ont ici une autorité qu'on doit trouver décisive. L'emplacement du couvent actuel n'était donc pas le lieu de réunion des premiers ermites, lesquels, disent les historiens, avaient leurs ermitages dispersés tout autour de la grotte de sainte Madeleine. Il y a eu déplacement, et nous sommes demeuré convaincu, en visitant les lieux, l'ermitage en particulier, que le déplacement se fit à l'époque même de la construction du premier couvent, sur l'emplacement duquel a s'élever le second.

D'après cela, la grotte dont parle notre P. Philippe, et qui se trouve dans l'église actuelle, du côté de l'Évangile, doit être considérée comme un monument de piété inspiré à nos Pères par le regret de quitter la véritable grotte sanctifiée par de grands et doux souvenirs. Cette grotte forme une sorte de chapelle placée sous le vocable de sainte Madeleine : on voit sur l'autel une belle statue de la sainte , en

Magistrat très recommandable par sa piété et son savoir, il fut nommé président de la Chambre des Comptes de Provence le 14 juillet 1608; ami des lettres aussi et poète, il fut lié avec Malherbe , qui a dit de lui :

Muses, vous promettez en vain Au front de ce grand écrivain Et du laurier et du lierre ; Ses ouvrages, trop précieux Pour les couronnes de la terre, L'assurent de celle des cieux.

Tous ses ouvrages ont été réunis sous ce titre : Théorèmes Spirituels (Toulouse, 161 5- 162 1, 2 vol. in-4°). On peut consulter sur le président de La Cépède Nouvelle biographie générale, publiée par Firmin Didot, Histoire des Hommes illustres de la Provence, par une société des gens de lettres (Achard).

35^ Notes et Pièces justificatives.

pierre; la partie supérieure du corps est appuyée sur le bras droit, les yeux regardent le ciel, une tête de mort gît aux pieds.

Nous avons fait aux Aygalades deux pèlerinages qui nous ont laissé de bien doux souvenirs. C'est que tout y parle du CarmeL L'ancienne propriété, quoique morcelée, porte encore le nom de Clos des Carmes; l'église est demeurée ce qu'elle était sous nos Pères ; ce sont les mêmes autels, les mêmes statues; la divine psalmodie seule est absente. Le couvent lui-même apparaît à travers les transformations qu'il a subies. Oui , le Carmel est vivant ! Il vit aussi à Mazargues , qui eut un cou- vent de l'Ordre, et dont l'église est, comme celle des Aygalades, dédiée à Notre-Dame du Mont-Carmel. Il vit surtout à Marseille, qui aime tant l'ancienne église des grands Carmes, et qui possède une confrérie florissante dite des Carnielins, fondée le 21 septembre 1621, par la con- frérie du Saint-Scapidaire. Quand donc le moment de nous établir de nouveau dans le diocèse de Marseille sera venu, nous y apparaîtrons avec un cortège de souvenirs qui ont laissé dans les choses et dans les cœurs une empreinte ineffaçable.

Au moment nos Pères passèrent en Europe, ils portaient un manteau qui avait des bandes noires et blanches, d'où leur nom de Barrés. Les infidèles, après avoir envahi la Terre-Sainte, les avaient obligés à quitter le manteau traditionnel , nous voulons dire le manteau blanc, qu'ils reprirent, par ordre du Souverain Pontife, au Chapitre général tenu à Montpellier en 1287, sous le général Pierre de Millau. Charles Degrefeuille , dans son Histoire de Montpellier (ii'^ partie, livre IX) , parle de ce fait en ces termes : « Le second Chapitre général est encore plus marqué par le changement qu'on y fit à l'habit des Carmes, qui portaient auparavant des chapes bigarrées de blanc et de brun. Anna Domini mcclxxxvii^ in festo Beatce Maria Magdalena in

Montepessulano et in isto capitiilo assumpserunt capas alhas , dimissis

harratis, ad procurationem dicti Fratris Pétri de Amiliano. Ce change- ment parut si remarquable à nos anciens, qu'ils crurent devoir le marquer dans l'histoire de leur ville , d'autant plus qu'il y avait pris son commencement.

« Aqiiest an 1287, dit notre petit Talamus, en Pentecosta Frères Menors, et à la Madalena Carmes farun Capitouls générales ; et adonc los Carmes, que portavan capas harratas de brun et de blanc, fagueron capas blancas. Garriel remarque qu'ils ne firent alors que reprendre les chapes blanches qu'ils portaient originairement dans la Palestine, les princes sarrazins , qui en étaient les maîtres , obligèrent les hermites du Mont-Carmel de quitter le blanc, parce que cette couleur était

Notes cl Pièces justificatives. 357

aflfcctcc aux princes de leur maison , comme elle l'est encore parmi les Turcs à ceux qui se prétendent descendus de leur prophète Mahomet. » La fondation du couvent de Montpellier dut suivre de près celle du couvent des Aygalades, car, avant le Chapitre général dont nous venons de parler, il s'y en était déjà tenu un en 1277. Un troisième Chapitre général y fut tenu en 1321, dans lequel se fit la division des provinces de Narbonne et de Provence. On voit que cette maison a eu dans l'Ordre une véritable importance. Sous Urbain V, en 1369, un quatrième Chapitre général y fut tenu par nos Pères , dans lequel fut promulgué un nouveau recueil des Constitutions. « Sous l'autorité de ce même Pape, dit toujours Degrefeuille [loc. cit.),, ils furent unis à l'Uni- versité de MontpcUier, ils eurent jusqu'à dix Régens, comme il conste par un acte de 1428. On dit que leur École était dans la grande Tour, appelée des- Carmes, l'on voit encore, au-dessus de la fon- taine, les débris d'une grande et magnifique sale qui leur servait à cet effet. Leur maison est encore appelée dans les registres de l'Hôtel-de- Ville collège des Carmes; et il y avait un si grand nombre d'étudians, qu'on lui donnait le nom de couvent des cent Frères, conventum centum Fratrum. » Ces détails nous ont paru intéressants à noter.

NOTE D

Le Carmel avait pour général le B. Soreth quand fut fondé le cou- vent de Rennes. Cet homme de Dieu, plein de zèle pour la réformation et la prospérité de son ordre, établit des lois très sages, qui, dans la Bretagne en particulier, produisirent les meilleurs résultats. Mais là, comme dans toute la France du reste, les guerres de religion furent cause de grands relâchements dans les familles religieuses. Le couvent de Rennes n'échappa point à ce malheur : quand la réforme y fut établie, il était dans le plus triste état; une partie des bâtiments était même habitée par des séculiers. On les fit sortir lorsque arriva le P. Behours. « Le lieutenant du gouverneur de la ville qui y estait logé là-dedans avecq toutte sa famille, se retira avecq beaucoup de répu- gnace; mais il lui fallut bien le faire, car ainsi la Court le voullut et l'ordonna. » (Archives départementales d'Ille-et- Vilaine : Fondation du couvent des Carmes de Rennes, etc., page 30).

358 Notes et Pièces justificatives.

La position qu'occupait le couvent est nettement indiquée dans la même relation manuscrite (page 14). « Nous avons recongneu asseu- rément que cette bonne dame (qui avait fait don de sa maison pour qu'elle iût transformée en un couvent du Carmel) se nommait Marie Madeuc qui avait esté espousée à Jan de Lorgeril, seigneur de Repentigner, chevalier. Et pour bien procéder, nous montrons par ter- mes exprés que cette maison estait appellée la Tournioîe par cet argu- ment : presque toutes les rues de Rennes prennent leur nom du lieu elles aboutissent ; or, en l'un de nos contrats du dix-sept aoust l'an mil quatre cents nouante et deux avec escuyer Pierre Huguet, sieur du Bois Robin, est confrontée certaine piesse de terre joignant le chemin qui conduit à Queneleuc appelle la rue de la Tournioîe, qui est le chemin à présent hors des murs qui correspond droit au grand logis du couvent; car pour lors les murailles de la basse Ville n'estaient pas encore parachevées. Autre argument : c'est que les rentes deubes à la seigneurie de la Tournioîe amandables et payables le lendemain des foires de la Saint-Melainne (ainsy parlent nos tiltres), se payent sur le pas de la grande porte de l'église , d'aultant que devant l'édification du couvent, on les payait à la maison du seigneur, à la montée du chas- teau, qui est demeuré jusques aujourd'hui et qui sort hors d'œuvre dans le cloistre du costé du midy, ce qui ne se peut faire aujourd'hui pour les inconvénients qui en arriveroint. »

Voici , telles que les donne dom Hy. Morice , les lettres patentes du duc de Bretagne François I^'', par lesquelles la fondation de notre cou- vent de Rennes fut autorisée.

« François par la grâce de Dieu duc de Bretaigne, Comte de Montfort et de Richemond, à tous ceux qui ces présentes lettres verront ou orront, salut. Savoir faisons que pour la grande et singulière dévotion que avons d'augmenter en nostre pays et Duché l'Ordre des Carmes, en l'honneur et révérence de la glorieuse benoiste Vierge Marie Mère de Dieu, et que avons regardé estre bien convenable qu'en notre ville de Rennes, qui est grande et notable, ait un couvent d'icelluy Ordre, pour lequel construire , ediffier et fonder nous voulons donner et eslargir de nos biens en aumosne et charité, afin d'estre par- ticipans ez prières et bienfaits des religieux et autres bons CatoHques qui doresnavant vendront Dieu prier à l'Église et lieu dudit couvent ; et semblablement désirons que nos féaux subgiz et habitans en notre Duché donnent et déportent de leurs biens, meubles et héritages pour aider à l'augmentation, édifice et fondation dudit couvent à leurs bons plaisirs et volontés, ainsi qu'il leur vendra en dévotion, sauf à nous

I

\

Notes cl Pièces jus Ujicaiives, 359

à oitlcniKT [i.ir ;iprcs raniortisscnR-nl cl autres droits seigneuriaux, l'ourquoy nous coulîaiis en la bonne loyalté, prodhoniniie, sçavunce et diligence de nostre bien amé Orateur et dévot religieux Fr. Olivier Jacques, de l'Ordre desdits Carmes du Convent de Nantes, icelluy avons ordonné et député, ordonnons et députons Procureur pour poursuir, demander et requérir les dons, bienfaiz et aulmosnes que nos féaulx subgiz et habitans en nostre pays voudront donner, eslargir et distribuer pour aider à faire l'ediffice du Moustier et convent des susdits, soit par héritage, ou par meubles, et iceulx recevoir et accepter; et mesme pour quant affin d'aviser o nos officiers et des suffisans bourgeois de nostre ville dudit lieu de Rennes , lieu et place convenable pour mettre et apposer le Moustier et convent desdits Carmes, ad ce que par après, la chose nous rapportée, nous y puissions donner nostre consentement, et faire les autres choses néces- saires, ainsi que sera advisé par nous et nostre Conseil. Auquel Fr. Olivier de faire toutes les diligences et poursuites environ cette matière pertinentes, et recevoir les dons et aumosnes par tout nostre pa3^s, nous luy avons donné et nous donnons plaint pouvoir, authorité de par nous, et mandement spécial. Donné en nostre ville de Nantes, le 6 jour de juillet l'an 1448.

Par le Duc, de sa main. Et plus bas : Par le Duc, de son commandement,

GUÉNEMAR.

Et scellé. »

Dom Morice ajoute : « Depuis, par autres actes de 1475, 1476, le duc François II, leur donne le four commun lui appartenant. »

Les constructions du vénérable berceau de la réforme que nous étudions subsistent en partie. L'église a disparu, mais un corps consi- dérable de l'habitation conventuelle reste debout : il forme le pres- b}'tère actuel de la paroisse de Toussaints, et une salle d'asile tenue par des sœurs, l'ancien cloître se découvre sans peine.

360 Notes et Pièces justificatives.

NOTE E

Celles d'entre nos sœurs qui ont gardé un souvenir trop vivant d'un passé déjà loin de deux siècles et demi, seront peut-être blessées du double regret q.ue nous venons d'exprimer. S'il en était ainsi, nous ne pourrions qu'en être peiné, mais nous demeurerions convaincu de la justesse de notre manière de voir. Nous disons plus : il est impossible que nos sœurs françaises (c'est , paraît-il , le mot consacré) ne trouvent pas quelque mérite au silence significatif que gardent les Carmes déchaussés en présence de certaines publications. Des livres, des bro- chures, des articles de revues paraissent, l'on étudie avec soin toutes les péripéties d'une lutte déplorable : toutes les sympathies y sont invariablement pour celui des deux partis qui avait de son côté la force et les puissantes influences ; quant à l'autre parti , on n'a pour lui que des anathèmes ! Il a grandement tort , en effet , il a été vaincu dans la lutte !

Puisque l'on croit utile de réveiller des souvenirs qu'il serait mieux de laisser ensevelis dans l'oubli, au moins faudrait-il aborder ce grave débat avec l'esprit d'impartialité qui ne doit jamais abandonner l'his- torien. Au lieu d'approfondir les causes vraies du démêlé, au lieu de juger les caractères tels que les présentent les événements, on s'en tient à la surface des choses, et on juge les^ personnes et les faits avec un parti pris si visible, qu'il produit du moins ce bon résultat, de mettre en garde un lecteur calme et impartial. D'un côté, toujours la douceur qui patiente , la piété qui pardonne , la longanimité , les larges vues, le désintéressement; de l'autre, toujours l'entêtement, la révolte contre l'Église, les accusations injustes, la violence qui ne recule pas même devant la calomnie, l'incapacité enfin! Oui, le même Ordre qui a su diriger les Carmélites avec assez de piété et de pru- dence, ce semble, en Espagne, en Italie, en Lorraine, en Belgique, eût été en France au-dessous d'une pareille tâche; oui, « évidemment l'établissement des Carméhtes eût été menacé de ruine , si dès le début il avait été soustrait à la direction de ses fondateurs, w (M. Nourrisson, dans son livre sur M. de Bérulle, p. 106.) Eh bien, nous soutenons qu'avec un tel système on peut écrire un panégyrique, mais non pas une histoire.

Noies cl Pièces justificatives. 361

Donnons nn exemple.

Tous ceux qui sont au courant de la question, connaissent la fluiieuse scône du parloir de Pontoise, dans laquelle M. de Bérullc s'oublia jusqu'il dire à la B. Marie de l'Incarnation « qu'elle était un petit esprit trompé, qui n'avait fait que du mal en tout ce qu'elle s'estait entremise!' » A-t-on le courage de blâmer simplement des expressions blâmables? Nullement. Avant de rappeler le propos, on prépare l'esprit du lecteur, par la petite note que voici : « Madame Acarie demandait un jour à sa fille, la V. Mère Marguerite du Saint- Sacrement, ce qu'elle pensait qui fût nécessaire pour sa propre per- fection ; la Mère Marguerite lui répondit, de son ton gai et résolu : « Il » vous faut bien mortifier; car, comme vous avez tant enseigné les » autres, et que vous avez agi selon vos inclinations quoyque très » bonnes, il y a pourtant de votre propre jugement dans votre fait, et » c'est ce que vous avez besoin de faire mourir en vous. » (La Vie y> de la V. Mère Marguerite Acarie, dite du Saint-Sacrement , écrite par M. T. D. C. (Tronson de Chennevières). On arrive aux malheureuses paroles prononcées par M. de Bérulle et entendues par la Mère Marie de Saint-Joseph, et on dit que cette mère crut entendre M. de Bérulle parler ainsi; puis on ajoute en note : « Il n'est pas possible de douter qu'à cette époque il y ait eu une explication pénible entre M. de Bérulle et la Bienheureuse. Mais les paroles mêmes que la Mère de Saint- Joseph attribue à M. de Bérulle sont-elles parfaitement exactes? Indisposée contre le visiteur, n a-t-elle pas pu , sans le vouloir , forcer un peu l'expression de ses reproches? Ce qui est certain, c'est que cet entretien, qui ne put être longtemps ignoré, n'altéra pas les sentiments de vénération voués à M. de Bérulle par des âmes d'une sainteté non commune et d'un dévouement à la mémoire de Madame Acarie, qui ne s'est jamais démenti. » Mais, admis que les paroles rapportées par la Mère Marie de Saint-Joseph aient été vraiment prononcées", admis tout au moins que M. de Bérulle ait un moment oublié les égards dus à une sainte, l'habile avocat serait-il pour cela à bout de ressources? non; il écrit : « Rentré à Paris, M. de Bérulle pensait tristement à sa dernière entrevue avec Sœur Marie de l'Incarnation : il voyait une union qui se confondait avec les premiers souvenirs de sa jeunesse , sinon brisée, au moins gravement atteinte : il se rendait compte des manœuvres employées pour éloigner de lui celle dont l'affection ne lui avait jamais manqué : il se reprochait sans doute l'amertume de ses propres paroles, infidèles expressions de sa pensée, lorsqu'il apprit qu'une vie si précieuse, deux fois accordée à ses prières, venait de s'éteindre, et

26

362 Notes et Pièces justificatives.

que Madame Acarie était morte sans qu'il se trouvât auprès d'elle pour recevoir son dernier soupir. (M. l'abbé M. Houssaye, le P. de Bérulle et l'Oratoire de Jésus, p. 215-217 et 218.)

Nous le demandons , quand on est uniquement préoccupé de dire la vérité, écrit-on l'histoire de cette manière? Combien l'auteur a souffrir de se trouver en face d'une vieille amie de M. de Bérulle, d'une sainte élevée sur les autels! Ah! s'il se fût trouvé en présence d'un pauvre Carme déchaussé, ou bien d'une de ces Carmétites, eût-elle été des plus vénérables, qui refusèrent de vivre sous le gouvernement de M. de Bérulle et passèrent à l'étranger, combien sa tâche lui eût semblé moins ingrate (i). »

Les Carmes déchaussés gardent le silence, et il est impossible, avons-nous dit, qu'on ne leur en sache pas gré. Ils se taisent parce qu'ils ne voient aucune utilité pour l'ÉgHse à réveiller de vieilles luttes dans lesquelles les torts, c'est notre opinion, n'ont pas tous été d'un seul côté ; parce qu'ils connaissent les motifs secrets qui tiennent éloignés d'eux certains couvents de Carmélites ; parce qu'ils ne veulent point avoir l'air de désirer ce qu'ils ne désirent nullement, étant pleins de respect pour les décisions pontificales qui ont jadis tranché une question trop vivement débattue, et n'ambitionnant de la part de leurs sœurs que cette affection fraternelle dont la vie et les écrits de notre commune Mère , sainte Thérèse , ont être pour elles une éloquente école ; ils se taisent , enfin , parce que les écrivains dont nous consta- tions l'esprit de partialité se chargent eux-mêmes de les défendre. Ces écrivains en effet oubient trop l'adage, vrai toujours, vrai pour tous : Qui prouve trop ne prouve rien ; mais un lecteur impartial ne l'oublie pas. Il leur arrive aussi de faire des aveux gros de choses pour qui veut et sait en approfondir la portée.

Ainsi on écrit : « Elle (madame Acarie) n'aspirait qu'au silence et à l'oubli. Autres étaient la mission et la grâce de la Mère Madeleine. Appelée à propager le Carmel en France, à adapter l'esprit de sainte Thérèse au génie de notre nation , sa sainteté se distinguait par un carac- tère plus doctrinal que celle de madame Acarie. Elle avait sur les grandeurs du Verbe incarné et de sa très sainte Mère des vues qui

(i) Si notre manière de voir étonnait quelqu'un de nos lecteurs , nous le prierions de lire le même fait historique, tel qu'il est rapporté dans un ouvrage peu favorable, lui aussi , aux Carmes déchaussés ; nous voulons parler de la Vie de la B. Marie de l'Incar- nation, par Mgr Dupanloup. Il y verra des efforts, peut-être excessifs, pour disculper M. de Bérulle, s'allier à la franchise du véritable historien et au respect à la mémoire d'une sainte (2'' volume, chap. vux).

Noies cl Pièces jusliJlciUives. 363

cotifirmnic'iil celles du P. de liénillc : l'un et l'autre sortaient de l'oraisoii Jésus-Christ les avaient attirés par la même voie, avec le désir de lier les âmes A leur Sauveur par une projesyiou lolale d'irrévocable servi- lude. » On écrit encore : a Le P. de Bérulle ne fait que donner à la doctrine *dc sainte Thérèse la forme de son génie, de sa nalion el de son lenips. Il creuse en théologien, il expose avec une logique toute fran- çaise, il est moins mystique et plus moraliste , parce que l'heure est moins aux états extraordinaires , quoiqu'il en rencontre encore bien souvent sur son chemin. » (M. l'abbé Houssaye, Le P. de Bérulle et l'Oratoire de Jésus, p. 216-252.)

Or les Carmes déchaussés trouvaient sans doute que sainte Thérèse, telle que la nature et la grâce l'avaient faite, était asseï Française, et que sa doctrine n'avait nul besoin de recevoir la forme du génie de M. de Bérulle; de plus, l'Espagne n'était guère en faveur en France quand ils y arrivèrent : or, bien des souvenirs d'Espagne se rattachaient à eux... ; enfin, si quelqu'un affirmait que M. de Bérulle a eu le tort, excusable si l'on veut, de trop mêler sa personnalité à une œuvre entreprise pour la seule gloire de Dieu, d'avoir voulu lui imprimer un cachet qui s'éloignait assez sensiblement de l'idée première conçue par la réfor- matrice du Carmel, et par suite de l'avoir défendue avec une opiniâ- treté non exempte d'imperfection, si quelqu'un, tout en professant pour M. de Bérulle une profonde vénération, osait affirmer cela, serait-il très éloigné de la vérité ? ! la vie de M. de Bérulle na-t-elle pas été véritablement une lutte sur la terre, suivant le mot de l'Écriture ! N'a-t-il pas été en désaccord non seulement avec les Carmes déchaussés et bon nombre de Carmélites, mais aussi avec les RR. PP. Jésuites et même avec ses amis, tels que M. Du Val et, ce qui est plus grave^ la B. Marie de l'Incarnation ? Qu'on veuille bien y réfléchir, est peut- être le véritable nœud de la question.

Avant de quitter M, de Bérulle et ses historiens, nous remarquerons que, pour terminer l'aflaire de la fondation de Morlaix, un des épisodes de la lutte dont il vient d'être parlé, il se souvint de l'amitié qui le liait au P. Philippe Thibaut. On lit en effet dans un ouvrage déjà plusieurs fois cité (Bibliotheca Carmelitana, art. P. Thibaut), dont l'auteur est, avons-nous dit, un Père de la Réforme de Touraine, qu'à la prière de M. Michel de Marillac, peu de temps après nommé garde des sceaux, des PP. de Bérulle et Gibieuf, des Carmes déchaussés et des Carmélites de Morlaix, le R. P. Thibaut se rendit dans cette dernière ville, dans le but de mettre fin au différend qui s'était élevé au sujet du gouvernement et de la direction desdijtes Carmélites. Le

364 Noies el Pièces justificatives.

R. P. Thibaut, qui se rendait un compte exact des situations respec- tives, conseilla aux religieuses venues de Flandre d'abandonner leur pieux projet et de retourner dans leur patrie, ce qu'elles firent, emme- nant avec elles sept autres religieuses qui avaient fait profession sous elles (1626).

Nous avons maintenant à dire quelques mots d'une publication récente contenant, dans une note finale, de nouvelles attaques contre les Carmes, toujours à propos des Carmélites.

Constatons-le encore; les Carmes évitent avec soin tout ce qui pour- rait servir de prétexte à la guerre qui leur est faite. Cherchent-ils à conquérir une autorité quelconque sur les Carmélites? Nullement; se plaignent-ils de l'état actuel des choses? Nullement encore. Celui qui écrit ces lignes a été en mesure de connaître la pensée intime des reli- gieux du Carmel ; il peut témoigner qu'il n'a jamais entendu exprimer autour de lui le regret que l'Ordre n'eût pas les Carmélites de France sous sa juridiction. C'est donc sans raison qu'on se met en garde contre nous, plus que cela, qu'on renouvelle des attaques dont l'injustice a été reconnue par la Congrégation des Evêques et Réguliers , et qui obligeraient les Carmes à porter de nouveau l'affaire devant l'autorité compétente, si l'auteur n'avait reconnu que sa plume avait dépassé, contre son intention, la mesure dictée par la justice.

M. l'abbé Blot a inséré sa note dans un ouvrage qui a pour titre : Notre-Dame du Mont-Carmel. La question qu'il y traite est celle-ci : Est-il mieux que les Religieuses soient sous la juridiction et la dépen- dance, sous le gouvernement spirituel et temporel des Religieux? Thèse générale, mais qui est spécialement dirigée contre les Carmes. Cette note a été trouvée inopportune par d'autres que par les Carmes; le choix des arguments n'y est pas toujours heureux; il en est qui prouvent trop , et il en est aussi qui ne prouvent pas assez ; elle dépare véritable- ment un livre pieux, et nous ne sommes pas surpris que l'auteur, se rendant aux justes observations qui lui ont été faites, ait consenti à la retirer et à la remplacer par une autre plus correcte. Nous ne relève- rons donc pas les allégations blessantes pour les Carmes qu'elle contient ; mais nous ne pouvons nous empêcher de rappeler ici au sentiment de la vérité et de la charité certains esprits trop enclins à méconnaître l'une et l'autre.

Les pourparlers qui ont eu lieu à l'occasion de la note en question ont mis en évidence deux points : i" Pour des raisons connues de M. l'abbé Blot, l'approbation épiscopale dont est honoré son ouvrage ne s'étend pas à la note finale; M. l'abbé Blot a été induit en erreur

Noies cl Pièces juslijlcalivcs. 365

sur les sciUiniL'iUs doiil sont animés les Carmes, Par quelles personnes a-t-il été induit en erreur? Nous l'ignorons. C'est pour ces personnes trop peu bienveillantes pour nous que nous avons choisi , dans les œuvres de sainte Thérèse, les passages qu'on va lire. Mais, qu'on ne s'y trompe pas, nous n'entendons rien prouver contre le fond de la thèse de M. l'abbé Blot. Nous savons que nos temps ne sont plus ceux vivait sainte Thérèse; fils soumis du Saint-Siège d'ailleurs, d'autant plus soumis que nous dépendons plus directement de lui , nous accep- tons ses décisions sans arrière-pensée; et, puisqu'il veut que nos sœurs Carmélites soient sous la juridiction de Nosseigneurs les Évèques, nous éviterons l'ombre même de ce qui pourrait dénoter chez nous un regret. Nous entendons simplement démontrer à certains esprits qu'on peut, à la rigueur, professer un culte tout filial pour sainte Thérèse, sans qu'on se croit tenu à être très peu bienveillant pour les Carmes.

M. l'abbé Blot parle dans sa note de la fondation du couvent de Saint- Joseph d'Avila; parlons-en à notre tour.

Inaugurer la réforme au sein d'un Ordre religieux est une œuvre difficile, exposée à rencontrer de grandes contradictions, à se heurter à de puissants obstacles : la connaissance profonde que sainte Thérèse avait du cœur humain et des illusions auxquelles il se laisse entraîner trop souvent avec bonne foi, ne l'empêchèrent nullement d'oiïrir la juridiction du couvent projeté à son Provincial. C'est à lui qu'elle l'offre, mais il la refuse. Citons : « Trois ou quatre heures après la cérémonie, le démon me livra le combat intérieur dont je vais parler. Il me mit dans l'esprit que peut-être j'avais offensé Dieu dans ce que j'avais fait, et manqué à l'obéissance en fondant ce monastère sans l'ordre de mon Provincial. Celui-ci, je le sentais bien, devait avoir quelque déplaisir que j'eusse mis le couvent sous la juridiction de l'évêque sans lui en avoir rien dit, néanmoins, comme il avait refusé de le prendre sous la sienne, et que personnellement je restais sous son obéissance, il me semblait qu'il ne serait point fâché (i). »

Ailleurs sainte Thérèse dit encore : « Comme l'Ordre ne voulut pas admettre le nouveau monastère sous sa juridiction, on le soumit à l'ordinaire. C'était alors le révérendissime Seigneur don Alvaro de Mendoza (2). »

Ce fut Notre-Seigneur qui lui ordonna de mettre le nouveau monas- tère sous la juridiction de l'ordinaire ; mais son cœur si attaché à l'Ordre

(i) Vie de sainte Thérèse écrite par elle-même, trad. M. Bouix, 1852, p. 525. (2) filtres de sainte Thérèse, trad. M. Bouix. t86x , t. III, p. 287.

366 Notes et Pièces justificatives.

souffrait d'être obligé d'en venir , et ce fut la Sainte Vierge qui se chargea de la consoler dans une extase elle fut revêtue par cette Reine du Carmel d'une robe éblouissante de blancheur, et elle entendit tomber de sa bouche des paroles qu'elle rapporte ainsi : « La Très Sainte Vierge me prenant les mains, me dit : « Que je lui causais un grand plaisir par ma dévotion au glorieux saint Joseph; je devais croire que mon dessein s'exécuterait , que Notre-Seigneur, ainsi qu'elle et saint Joseph, seraient bien servis dans ce monastère; je ne devais pas craindre de voir jamais se refroidir la première ferveur, quoique je me misse sous une obéissance qui n'était pas de mon goût, parce qu'elle et son glorieux époux nous protégeraient. » Et la sainte ajoute : « Je trouvai une source de consolation et de paix dans ce que cette Reine des Anges venait de me dire sur l'obéissance : car j'avais de la peine à me soustraire à celle de mon Ordre. Cependant Notre-Seigneur m'avait dit qu'il ne convenait point de lui soumettre le nouveau mo- nastère et m'en avait fait entendre les raisons (O. » Mais elle reste si attachée à l'Ordre , qu'elle s'empresse d'offrir la visite du monastère de Saint-Joseph au Révérend Père Général passant à Avila. « Lorsqu'il fut arrivé à Avila, dit-elle, je fis en sorte qu'il vînt faire la visite du mo- nastère de Saint-Joseph et que l'Évêque donnât ordre de l'y recevoir comme on l'aurait reçu lui-même. » Et elle ajoute : « Plein du désir de voir cette réforme naissante faire les plus grands progrès, il m'autorisa à fonder d'autres monastères par des lettres patentes très amples et ren- fermant des censures contre tout Provincial qui voudrait s'y opposer. Je ne lui avais point demandé ces lettres; mais il avait compris, par mon état d'oraison, avec quelle ardeur je souhaitais de m'employer au bien spirituel des âmes (2). »

Mais autres temps , autres nécessités, et aussi autre ligne de conduite de la part de l'illustre réformatrice. Continuons, Saint-Joseph d' Avila existe depuis plusieurs années, la réforme a progressé; la sainte, éclairée par Notre-Seigneur, juge opportun de faire rentrer le monas- tère sous la juridiction de l'Ordre ; Ms"" Alvaro de Mendoza entre dans ses vues et reçoit, à cette occasion, la lettre suivante (septembre 1577) :

« Que la grâce du Saint-Esprit soit toujours avec votre Grandeur. Amen.

» Me voilà guérie. Dieu merci, hors ma tête qui me fait toujours mal. J'y entends toujours un certain bruit qui me fatigue; mais, pourvu que

(i) Vie de sainte Thérèse écrite par elle-même, trad. M. Bouix, 1852, p. 483 et 484. (2) Le Livre des Fondations, tsad. M. Bouix, 1854, p. 38.

Noies et Pièces iuslificalives. 367

je sache que vous vous porte/ bien , j'endurerais volontiers bien d'autres maux. Je vous rends, ainsi que nos Mères, mille et mille grâces de la bonté que vous avez de nous écrire; c'est pour nous une grande consolation. Mlles sont venues me montrer vos lettres, et m'en ont paru extrêmement flattées, comme de raison.

» Que n'avez-vous pu voir. Monseigneur, le besoin nous étions que la visite de notre maison fût confiée à quelqu'un qui fût en état d'expliquer nos constitutions, et qui les sût pour les avoir pratiquées! Vous auriez à présent bien de la satisfaction , vous connaîtriez mieux le prix de la bonne œuvre que vous avez faite , et le grand service que vous avez rendu à cette maison, en ne la laissant pas davantage sous l'autorité d'un homme qui n'était pas en état de découvrir par le démon pouvait trouver accès et avait môme commencé d'entrer. Je ne veux pas dire qu'il y eût de la faute de personne, et que les intentions ne fussent les meilleures du monde; mais, en vérité, je ne me lasse point de rendre grâce à Dieu de cet heureux changement. Quant à ce que vous me marquez. Monseigneur, des besoins et des nécessités nous pourrions être exposées par la suite, lorsque notre évêque ne se mêlera plus de nos affaires , que cela ne vous fasse point de peine : nos monastères tireront plus d'assistance les uns des autres, qu'ils n'en pourraient espérer de l'évêque, car il ne faut pas que nous nous flattions d'en trouver beaucoup qui aient pour nous l'amitié que vous nous portez. Toute notre peine est d'être privées de votre présence ; du reste, il ne paraît pas qu'il se soit fait chez nous aucun changement. Nous vous sommes toujours également soumises , et vous devez toujours compter sur la même soumission de la part de nos supérieurs, surtout du P. Gratien, à qui il semble que nous ayons communiqué le tendre attachement que nous avons pour vous. Je lui ai envoyé aujour- d'hui votre lettre , parce qu'il n'est point ici. Il est allé à Alcala pour faire les dépêches des religieux qui vont à Rome. C'est un grand servi- teur de Dieu, et nos sœurs en sont toutes très satisfaites, dans la per- suasion où elles sont qu'il se conformera, en toutes choses, aux ordres de Votre Grandeur (i). »

Détail à noter, ce fut Mg"^ Alvaro de Mendoza lui-même qui fit les démarches nécessaires pour que le monastère passât sous la juridiction de l'Ordre : « Lorsqu'il consentit à quitter l'évêché d'Avila pour celui de Palencia, remarque la sainte, dans un Mémoire, envoyé au Chapitre de la séparation, en février 1581, à Alcala de Hénarès, il fit lui-même

(i) Lettres de sainte Thérèse, trad. M. Bouix, 1861 , t. II, p. 297.

368 Noies et Pmes justificatives .

les démarches nécessaires pour nous mettre sous l'obéissance de l'Ordre, parce que cela lui parut convenir davantage au service de Dieu, et nous fûmes toutes de cet avis. Cela s'est fait en bonne et due forme, il y a environ trois ans et huit mois (0. »

Mais laissons-la faire elle-même l'historique de ce changement de juridiction les personnes qui ont induit en erreur M. Blot, voudront bien peser ces lignes écrites par la plus grande sainte des temps mo- dernes : « J'ai écrit ailleurs de quelle sorte Saint-Joseph d'Avila, qui a été le premier de nos monastères , fut placé sous la dépendance de l'ordinaire; je crois devoir raconter ici comment il passa sous la juri- diction de notre Ordre. Don Alvaro de Mendoza, maintenant évèque de Palencia, l'était d'Avila, quand ce monastère y fut fondé. Il ne se peut rien ajouter au dévouement paternel de ce prélat envers nous; et, |

lorsque nous mîmes ce monastère sous son autorité, Notre-Seigneur l

me dit « que cela convenait. » Les suites ont démontré la vérité de ces paroles, car il n'est pas d'assistance que nous n'ayons reçue de lui, dans les différentes positions notre Ordre s'est trouvé. Il ne permit jamais que la visite régulière des religieuses fût faite par un ecclésias- tique, il ne se faisait rien, dans le monastère, que ce que j'avais établi, avec son agrément. Dix-sept ans, ou environ, car je ne me souviens pas précisément du temps, s'écoulèrent de la sorte. Je ne songeais nul- lement à faire passer ce couvent sous une autre juridiction , mais ce prélat ayant été transféré au siège de Palencia, Notre-Seigneur me dit un jour, dans le monastère de Tolède, j'étais alors : « Qu'il conve- nait que les religieuses de Saint- Joseph se missent sous la juridiction de l'Ordre, et que je devais y travailler, parce qu autrement le relâchement ne tarderait pas à s'introduire dans cette maison. » Ces paroles étant si diffé- rentes de celles que j'avais entendues autrefois, je ne savais à quoi me résoudre. J'en parlai à mon confesseur, maintenant évèque d'Osma, homme très savant et très capable. Il me dit que cela ne devait point me mettre en peine , attendu que des choses utiles dans un temps , ne le sont plus dans un autre. Déjà, en effet, en bien des circonstances, on a clairement vu la vérité de ces paroles. Il ajoutait que, selon lui, il était plus avantageux , pour ce monastère , d'être , comme les autres , soumis à la juridiction de l'Ordre, que de rester seul en dehors. J'allai, pour lui obéir, à Avila, traiter de cette affaire avec l'évêque; il se montra d'abord très opposé à ce changement. Je lui représentai de quelle importance il était pour ces religieuses , qu'il affectionnait tant ;

(i) Lettres de sainte Thérèse, trad. M. Bouix, t. III, p. 287.

Notes cl Pièces jusUficalives. 369

il pesa mus misons, cl connue il est éclairé, et que, crailleurs, Dieu nous assistait , il trouva, en laveur de ma demande, d'autres raisons plus fortes que les miennes : ainsi , il se détermina à m'accorder ce que je désirais, malgré l'avis contraire de quelques-uns de ses ecclésias- tiques, qui tâchèrent, en vain, de l'en détourner. Le consentement des religieuses était également nécessaire, et quelques-unes avaient peine à le donner. Mais, comme elles m'aimaient beaucoup, elles se rendirent à mes raisons. Celle qui leur fit le plus d'impression fut que l'évéque, à qui l'Ordre était si redevable, et auquel j'étais si attachée, venant à manquer, elles ne m'auraient plus avec elles. Ainsi cette importante affaire fut terminée ; et depuis, non seulement les religieuses, mais tous les autres , ont clairement vu qu'il y allait de la conservation de cette maison. Oh! béni soit Notre-Seigneur, de s'occuper ainsi, avec une si tendre sollicitude , de tout ce qui regarde ses servantes ! Qu'il en soit mille fois béni, béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il! (i) »

Telle est sainte Thérèse, toujours elle-même, toujours aimant l'Ordre , même quand il lutte contre sa chère Réforme , et écrivant au Révérend Père Général (18 juin 1575) :

« D'abord, je vous supplie, pour l'amour de Notre-Seigneur, d'être bien convaincu que tous les Carmes déchaussés ensemble ne me seraient rien dès qu'ils toucheraient seulement à votre robe. Cela est ainsi, et c'est toucher à la prunelle de mes yeux que de vous causer le moindre déplaisir. Ces Pères (les PP. Mariano et Gratien), n'ont pas vu et ne verront point ces lettres. J'ai seulement dit au P. Mariano que je savais que vous useriez d'indulgence s'ils se montraient obéissants. Le P. Gratien n'est pas ici. Soyez persuadé, mon très Révérend Père, que s'ils manquaient à l'obéissance qu'ils vous doivent, je ne les verrais ni ne les écouterais plus. Mais je déclare que je ne saurais moi-même avoir plus de soumission filiale qu'ils n'en montrent pour vous (2). » Ainsi, même le P. Gratien, son Elisée, son Fils chéri, ne serait rien pour elle s'il touchait seulement à la robe du Général de V Ordre l

Faut-il maintenant examiner ce que furent pour son cœur ces Carmes déchaussés, qui tous ensemble n'auraient rien pesé dans la balance, s'il se fût agi du respect au premier chef de l'Ordre ? On peut affir- mer que chaque page des œuvres de la grande sainte le proclame hautement.

Le Général de l'Ordre arrive à Avila et approuve la fondation de

(i) Le Livre des Fondations , tr.id. M. ]îouix, 1854, p. 524 et suiv. (2) Lettres de sainte Thérèse, t. I"^', p. 522.

370 Notes et Pièces justificatives.

Saint-Joseph ; aussitôt la sainte se sent portée à lui demander l'autori- sation de fonder des couvents de religieux de la même observance : « Quelques jours s'étant écoulés, je considérais combien il serait nécessaire, si je fondais des monastères de religieuses, d'en fonder également de religieux soumis à la même règle, attendu surtout que les Carmes de cette province étaient en très petit nombre, et en quelque sorte sur le point de s'éteindre. Je recommandai très instam- ment cette affaire à Notre-Seigneur, et j'en écrivis le mieux qu'il me fut possible au très Révérend Père Général. Je lui représentai qu'une si belle œuvre procurerait à Dieu une grande gloire, que les difficultés qui pouvaient s'y rencontrer ne devaient point arrêter; enfin, qu'elle serait très agréable à la Sainte Vierge , pour laquelle il avait une dévo- tion particulière. Je ne doute pas que cette divine Mère n'ait elle-même conduit cette négociation ; car notre Père Général n'eut pas plutôt reçu mes lettres à Valence, qu'il m'envoya de l'autorisation de fonder deux monastères de Carmes déchaussés ; et , pour éviter les oppositions qu'on pourrait y faire, il en remit l'exécution au Provincial alors en charge, et à celui qui venait d'en sortir. La difficulté d'obtenir leur consentement n'était pas. petite; mais comme le principal était déjà fait, j'espérai que Notre-Seigneur ferait le reste. L'instrument dont Dieu se servit fut notre évêque ; il avait tellement à cœur cette affaire , qu'il ne tarda pas à obtenir de ces deux religieux le consentement demandé (i). »

Fondant des monastères de religieuses, elle trouve nécessaire d'en fonder également de religieux soumis à la même règle! Et pourquoi donc nécessaire? Le voici : « En ce moment, grâce à Notre-Seigneur, il se fonde , pour les religieux de notre Ordre , des monastères de la règle primitive sur le modèle de ceux que j'ai établis pour les reli- gieuses , et régnera le même esprit d'oraison et la même mortifica- tion; c'est à ces monastères que nous devrons être soumises. Notre très Révérend Père Général a permis de les fonder. Il y a déjà, soit parmi les séculiers, soit parmi les religieux, plusieurs sujets qui se sentent vivement portés à embrasser ce genre de vie , en sorte que les maisons ne manquent pas. Cependant, si je vois qu'il convient d'en établir une dans vos contrées, j'y travaillerai peut-être, attendu que c'est en mon pouvoir et que j'ai des lettres patentes pour cela. Mais d'après la teneur de ces patentes, les monastères que je fonde ne doivent être soumis qu'au Général de l'Ordre, et à ceux à qui il en

(i) Le Livre des Fondations , chap, ii, p. 40.

Notes et Pièces Justificatives. 371

confiera le gouvernement. Mon plus ardent désir est, qu'avec l'aide de Notre-Seigneur, ils se maintiennent toujours dans leur perfection. Veuillez bien le croire, Monsieur, telle est ma peine à la vue des mo- nastères relâchés et l'on ne fait pas oraison, que j'ai cherché tous les moyens possibles de conserver à l'avenir, dans ceux que je fonde, l'esprit qui les anime dans le principe (0. » Voilà ce qu'elle écrivait le 28 juillet 1568 à Rodriguez de Moya, à propos d'une fondation offerte avec cette condition, que le monastère serait soumis à la Compagnie de Jésus. D'accord avec elle-même, en 1578, elle manifeste son senti- ment dans son Instruction relative au gouvernement des Carmélites déchaussées, par ces mots : « C'est au Provincial que serait toujours confiée la direction des monastères de religieuses... (2) » Sans doute, elle désirerait pour supérieur le P. Gratien; mais la base est posée, c'est le Provincial qui gouvernera les religieuses.

Nous n'insisterons pas davantage sur les sentiments de sainte Thérèse touchant les Carmes déchaussés. Qu'on hse tout ce qui regarde Durvelo dans le Livre des Fondations; qu'on lise les pages il est question de ses travaux pour établir la Réforme parmi les religieux, ses lettres au roi d'Espagne, au Général de l'Ordre, au P. Gratien..., on verra partout se trahir un vrai cœur de mère. Aussi, quelle joie quand la lutte est finie , quand l'heure du triomphe a sonné , quand les Carmes déchaussés sont constitués en province séparée! Écoutons encore, c'est le chant de victoire de cette nouvelle Débora : « Durant mon séjour à Palencia, se fit, grâce à la divine Bonté, la séparation des Carmes déchaussés et des Carmes mitigés , qui formèrent ainsi deux provinces distinctes... Je considère la joie que j'éprouvai alors comme une des plus grandes que je pouvais recevoir en ce monde. Depuis plus de vingt-cinq ans , ma vie n'avait été qu'un enchaînement de peines , de persécutions , de douleurs endurées pour la cause de l'Ordre : le récit en serait trop long, et mon adorable Maitre seul les connaît. Ainsi, quand je vis que tout était heureusement terminé, je sentis mon cœur tressaillir d'une de ces joies qui ne saurait être comprise que de celui qui aurait le secret de mes souffrances passées. Je souhaitais ardemment que le monde entier rendît, pour un tel bienfait, les plus vives actions de grâces à Notre-Seigneur, et s'unît à moi pour tui recommander la personne de notre saint roi Philippe II, car ce fut de lui qu'il plut au divin Maître de se servir pour nous donner une paix si heureuse. Je

(i) Lettres de sainte Thérèse, t. I", p. 84. (2) Lettres de sainte Thérèse, t. II, p. 472.

372 Notes cl Pièces juslificalives.

dois le dire, dans cette tourmente que le démon avait soulevée contre «

nous, c'en était ûiit de notre Ordre, si ce monarque n'eût pris sa 1

défense.

» Maintenant, nous sommes tous en paix dans la Mitigation comme dans la Réforme, et personne au monde ne nous empêche de servir Notre-Seigncur. Ainsi donc, mes frères et mes sœurs, hâtons-nous de .

servir ce divin Maître, qui a si bien exaucé nos prières. Que les ;

membres actuels de l'Ordre , témoins oculaires de ce qui s'est passé , [

considèrent, d'un côté, les grâces qu'il a répandues sur nous, de l'autre, les tribulations et les troubles dont il nous a délivrés. Quant à ceux qui vendront après nous, et qui trouveront tous les obstacles aplanis, je les conjure, pour l'amour de Notre-Seigneur, de ne laisser déchoir rien de ce qui touche à la perfection. Mon vœu le plus cher est qu'on ne dise pas d'eux un jour ce qu'on dit de certains Ordres : Les commencements en furent louables. Puisque nous commençons maintenant, faisons de généreux efforts pour aller toujours de mieux en mieux. Considérez que le démon, par de petites brèches, parvient à en faire de grandes à la régularité religieuse. Qu'il n'arrive donc jamais aux membres de notre Ordre de dire : Ceci importe peu, cela est d'une rigueur outrée. O mes filles, nous devons regarder comme d'une très haute gravité tout ce qui nous empêche d'avancer dans le service de Dieu. Je vous le demande, pour l'amour de Notre-Seigneur, ayez toujours présente à votre souvenir la rapidité avec laquelle tout passe , la grâce que nous a faite notre céleste Époux en nous appelant à cet Ordre , et la punition éclatante que mériterait celle qui commencerait à introduire parmi nous quelque relâchement. Souvenez-vous de votre origine, et tenez sans cesse vos regards attachés sur ces saints pro- phètes de qui nous descendons. Levez les yeux au ciel, et voyez com- bien nous y avons déjà de saints qui ont porté cet habit. Concevons, nous aussi, la sainte présomption de nous rendre, avec la grâce de Notre-Seigneur, semblables à eux. La bataille durera peu, mes sœurs, et la récompense sera éternelle. N'ayons qu'un suprême dédain pour les choses de ce monde qui ne sont que néant, et, uniquement occu- pées des choses célestes, redoublons sans cesse d'ardeur pour aimer et pour servir Celui qui sera dans les siècles des siècles notre vivante béatitude. Ainsi soit-il! Ainsi soit-il! A Dieu la bénédiction, la louange et l'action de grâces ! (i) »

Les sentiments de sainte Thérèse nous sont connus maintenant.

(i) Le Livre des Fondations, chap. xxix , p. 460 et suiv.

Notes cl Pièces jiislijicaiives. 373

M. Blot a écrit, dans sa Notk , les lignes suivantes : v Toutefois, selon le P. Ribera, qui fut son confesseur et son biographe, elle ne fit jamais de la soumission des Carmélites auK Carmes une régie exclusive, une condition sine qua non. Selon les Bollandistes, elle soumettait d'avance sa manière de voir et sa volonté aux dispositions que prendrait le Saint- Siège , dans la suite des temps ; et , elle n'aurait pas cessé de regarder, comme ses Filles légitimes , les Carmélites gouvernées par un délégué spécial du Pape, ou par leur Évéque (p. 211). » Non, sainte Thé- rèse ne posa jamais la condition sine qua non, dont on parle; nous croyons qu'elle n'y songea même pas : et , du reste , ce qui lui était arrivé , quand elle voulut fonder Saint-Joseph d'Avila , aurait suffi à la rendre circonspecte sur ce point. Oui, sainte Thérèse, parfaite catho- lique, soumettait, par avance, toutes ses manières de voir, au Saint- Siège ; oui encore , elle eût regardé , comme ses Filles légitimes , les Carmélites gouvernées par un délégué spécial du Pape, ou par leur Évèque. Mais on avouera que ces considérations ne changent rien aux sentiments que la grande sainte a professés pour l'Ordre, pour ses Carmes déchaussés, en particulier ; on avouera que ce n'est pas elle qui eût inspiré cette Note, M. Blot a parlé des Carmes, en des termes dont ils se sont sentis, à bon droit, offensés ; on avouera enfin que Thérèse , la fille très aimante et très respectueuse de l'Ordre , la mère des Carmes déchaussés , qu'elle fonda pour ses Filles , pour les gouver- ner et les diriger, reconnaîtrait qu'ils ne sont nullement envahisseurs , leur tiendrait compte du silence obstiné, auquel ils se sont condamnés, et ne les exclurait pas de cette bienveillance générale , peu coûteuse pour le cœur, qui n'engage à rien, mais qui, du moins, a l'avantage de sauver les apparences.

NOTE F

La fondation de ce couvent eut lieu primitivement en souvenir d'un miracle qui a sa place dans l'histoire de l'église de France et que le P. Léon de Saint-Jean raconte à peu près en ces termes : Sous Philippe le Bel, en 1290, une femme, dans un moment de gêne domestique, emprunta de l'argent à un juif (0, lui laissant en gage les habits dont elle avait coutume de se servir aux grands jours de fête. Une solennité

(i) 11 s'appelait Jonathns.

374 Notes et Pièces justificatives.

étant survenue (0, elle alla prier le juif de lui prêter ses beaux habits pour communier, promettant, du reste, de les rapporter au plus tôt. Le juif alors fit à la femme la proposition exécrable de la tenir quitte de toute la somme, si elle consentait à garder intacte la sainte hostie, et à la lui apporter : la malheureuse accepta la proposition.

Elle arrive de l'église et remet le corps précieux du Sauveur au digne descendant des misérables qui accomplirent le crime du Golgotha. Pris de fureur, le juif se met à frapper la divine hostie; il la cloue contre le mur, la perce avec un poignard. O miracle! le sang se met à jaillir! Sentant sa rage augmenter, le juif la jette au ieu : elle en sort intacte! Alors, au paroxysme de la fureur, il la plonge dans une chaudière d'eau bouillante ; mais elle s'en échappe intacte , et , comme si elle eût eu des ailes , se met à voler de tous côtés ! Sur ces entrefaites , entre une voi- sine qui vient chercher du feu, et la divine hostie va se reposer sur elle. Aussitôt elle proclame le miracle : on s'émeut, on se rassemble, et la foule porte triomphalement l'hostie à l'église Saint-Jean-en-Gréve, elle fut conservée comme la plus précieuse des reliques , et chaque année , à la fête du Saint-Sacrement , elle était portée processionnelle- ment à notre couvent (2).

Tel est le récit que fait du miracle le P. Léon dans son ouvrage sur la réforme de Touraine.

Le juif impénitent fut brûlé vif en punition de son crime; mais sa famille se convertit, et, grâce à la piété généreuse d'un bourgeois de Paris nommé Flaming, sa maison devint une chapelle, qui fut dédiée au Saint-Sacrement et qui porta le nom de chapelle des Miracles. Sur un décret royal, confirmé par un autre décret du Souverain Pontife, un couvent ne tarda pas à s'élever auprès de cette chapelle, par les soins des Frères de la Charité de Notre-Dame de Chàlons-siir-Marne. Ces reli- gieux suivaient la règle de saint Augustin : comme nous l'avons vu, ils cédèrent leur couvent aux Carmes de la réforme de Touraine en 163 1 . Le public continua à lui donner le nom de couvent des Billettes; les religieux eux-mêmes étaient appelés de ce nom. Dans l'Ordre, ce cou- vent portait le nom de couvent du Saint- Sacrement.

Quelle est l'origine de ce nom de Billettes? (3) Peut-être, comme le

(ij La solennité de Pcîques, tombant cette année-là le 2 avril.

(2) On peut voir sur ce miracle : Fastes et légendes du Saint Sacrement , par M. de Gaulle, p. 165; les petits bollandistes , Vies des Saints, t. XVI, p. 472; Fleury, t. XVIII, liv. Lxxxiv. L'hostie miraculeuse n'existe plus aujourd'hui.

(3) La rue des Billettes s'appelait la rue des Jardins, au XIII' siècle.

Notes et Pièces juslificalives. 375

dit le W l.con, est-il un souvenir du miracle, et rappelle-t-ii la chau- dière d'eau bouillante, lut plongée la ^^mlii ho^ùc ((jui a Cbrislo bullilo nomcn Iraxissc crcduulur) ; peut-être , comme le veut le diction- naire de Trévoux, ce nom vient-il tout simplement du mot hillellc; et , « y a-t-il lieu de croire que ce nom a été donné d'abord , à Paris , au monastère occupé par les Carmes, dits des Billeltes, et qui fut bâti, en 1294, à la place de la maison d'un juif, qui avait fait plusieurs outrages à la sainte hostie, parce qu'à la maison de ce juif, il y avait trois ou quatre hïlleilcs. » Il y aurait donc eu un droit de péage à acquitter en cet endroit.

Quoi qu'il en soit, « le P. Papebrock, lisons-nous encore dans le dictionnaire de Trévoux, s'est trompé, quand il dit que la marque que donnent les Carmes à leurs tierçaires , est un petit scapulaire , en forme de billeltes, et que c'est pour cela que l'on a donné, à Paris, le nom de Billeltes, aux Carmes qui ne sont pas déchaussés, puisque la maison qu'ils occupent portait ce nom avant qu'ils y fussent. »

L'inscription suivante se lisait à l'entrée de l'église : « Icy est l'église fondée en l'honneur et révérence du Saint-Sacrement de l'Autel , le précieux Sang miraculeux de la sainte hostie a été répandu. » A l'entrée du souterrain avait eu lieu le miracle , on lisait : « Cy-dessous , le juif fit bouillir la sainte hostie. »

Comrne on vient de le voir, la vérité de ce miracle repose sur les preuves les plus authentiques. Il fut connu même des étrangers : Jean Villani, auteur de l'époque, en parle dans son Histoire de Florence. Il va sans dire que la Révolution a profané les lieux qui en furent témoins. L'église est aujourd'hui le temple des protestants de la confession d'Augsbourg (ils l'obtinrent, ainsi que les bâtiments du couvent, vers 18 12), et dans les dépendances de l'église sont des écoles pour les enfants de cette confession ; l'ancien cloître , qui subsiste encore , est d'une belle architecture.

NOTE G

Il reste à peine quelques pans de mur de ce couvent, qui, avant qu'il fût réformé, avait eu beaucoup à souffrir de toute manière des guerres de religion. Nous croyons qu'on lira avec intérêt les extraits suivants des chroniques que possèdent les archives départementales d'Ille-et-Vilaine sur les couvents de la province de Touraine.

376 Notes et Pièces justificatives.

« Après le décès du pape d'heureuse mémoire Grégoire onziesme et par luy la réduction du S^ Siège apostolique d'Avignon à Rome, il y eut un pernicieux schisme en l'Église qui dura cinquante ans. Le légi- time pape Boniface neufiesme tenant son siège à Rome, et Benoist, prétendu pape treizième du nom , résident à Avignon ; estant Jean cin- quiesme du nom, duc de Bretagne, aagé d'environ 12 ans, l'an mil quatre cents et un an, etévesque de Dol Richart Lesmerie; et d'aultant que presque tous les royaumes et provinces chrétiennes des Espaignes , des Gaules obéissaient à Benoist prétendu trèsiesme, l'évesque de Dol le supplia vouloir permettre qu'il fist bastir un couvent de religieux de N^-Dame du Carme dans la ville de Dol , de laquelle l'évesque est comte du Heu et seigneur spirituel et temporel; d'autant qu'en tout l'évéché il n'y avait auchun couvent de Mandians , comme encore à présent il n'y a que celuy des Carmes de Dol : ce que luy fut accordé souz cer- tainnes conditions , précautions et formalités gardées , et pour l'exécu- tion de ce bref apostolique expédié fut commis Robert de la Motte , évesque de S*-Malo, pour recongnaistre la vérité de la supplique, de laquelle l'expédition contenait cette clause vocatis vocandis, c'est à dire ayant appelé ceux qui y pouroint avoir intérest et former opposition et mettre empeschement ; laquelle condition n'ayant pas esté bien obser\^ée, s'en ensupdrent les grands proceis que nous voisrons cy-aprés. Nonobstant l'évesque Richart fit procéder à l'édification du couvent, et comminst la conduitte de l'œuvre à un habitant de la ville nommé Guillaume Le Mesle, et ainsi les fondementz furent mins et posés au jour et an et par qui il se voisra en ceste vieille rhime trouvée en un ancien missal :

Mil quatre cent et un an,

Le jour de la chaire S. Pierre,

Assist le noble duc Jan

De céans la première pierre :

Richart , évesque de ce lieu.

Sires Montauban et Combour

En la révérence de Dieu

Le fondèrent en grand labour.

Pour eux et tous autres fondeurs

De cest moustier généralement

Et tous autres bienfacteurs

Soit prié Dieu dévotement.

» Le lieu est basty le couvent estoit une place vague nommée l'Aire Beart, Area Bearti, ou selon d'autres Beardi, joignant la porte

Noies et Pièces juslijlcalives. 377

Bcart, maintenant appcllcc la porte d'Jin Hault, qui est vers l'orient, du costé du midy la rue de l'Aire Béart, encore à présent ainsy appellée , et du costé du nort les murailles de la ville ; située au fief et domaine de l'évesque, et y avoit aussy quelques maisons contigues qu'il iliilloit ruisner pour avoir le lieu assez ample pour bastir le cou- vent, qui ne contenoit néanmoins en toute son estendue que environ un arpent et demy de terre. Entre les maisons qu'il failloit prendre et démolir, il y en avoit une fort ruineuse sur laquelle estoit deub à Briand de Lauvalay, sieur de Vaudoré , trois soulz de rante , dans l'em- placement de laquelle est basty la chapelle de N'^-Dame , tout ou partie d'icelle, sans li^y en faire auchune satisfaction; par quoy son fils Bertrand de Lauvalay se présenta au second chapitre provincial célébré dans le dit couvent de Dol l'an mil quatre centz quarente et deux , qui estoit quarente et un apprés, qui demanda qu'on luy fist raison des erreraiges de son deub. Il luy fut accordé par les Pères du chapitre que luy et ses successeurs seigneurs de Vaudoré se feroint enterrer, si bon leur sembloit, en la chappelle de prés le revestuaire (ainsi appeloint- ils la sacristie), vers le soleil couchant, qui est de l'autre côté du choeur et en mesme hauteur que la chappelle N^-Dame. De ce que devant, nous apprenons que l'évesque est le primitif fondateur; mais le seigneur de Montauban et Laudal en est constructeur et dotateur, et ainsi justement ses héritiers s'en disent fondateurs , combien qu'ils ne baillent aveu et terme au sieur l'évesque. »

Le chroniqueur raconte ensuite les diverses péripéties d'un procès que les chanoines de la cathédrale de Dol et les deux recteurs de l'église de Notre-Dame intentèrent aux Carmes, pendant la construction de leur couvent. Il ne s'agissait de rien moins que de faire cesser les travaux et d'obliger les religieux à démolir ce qui avait été construit. Ces religieux étaient : Jean Roger, premier prieur du couvent; Roland Barbé, Jean Dadin, Jean Brossard et Frère Hervé. Finalement, un accord eut lieu entre les parties, et le couvent put être achevé.

En 1590, le P. Behourt était envoyé dans ce couvent. Il réussit, d'accord avec l'évèque , à y établir un peu d'observance : l'entrée du couvent fut interdite aux séculiers, et on chanta Matines à minuit, « ce qui fut deux fois cause de la conservation de la ville , l'une desquelles., le conte de Montgommer}^ estait venu de Pontorson, avec un grand nombre de gens de guerre et d'eschelles et flambeaus, à la maison de Larguay, distante demy cart de lieue de la ville de Dol, et la nuict vint avec un seul huissier, pour parlementer avec le soldat trahaistre , qui estait en sentinelle sur la grosse tour qui joinct le jardin des Carmes,

27

37^ Notes et Pièces justificatives.

par il prétendait d'entrer, pour se fortifier dans le couvent; mais comme on alla sonner mattines, qu'on commençait ordinairement entre onze heures et minuict, le premier coup de cloche, qu'il penSoit être le tauxain, l'espouvanta tellement qu'il le minst en fuitte, et, ne saichant pas bien le chemin, s'en fuist par les marestz, il rauda toute la nuict, jusques au matin, qu'il retourna trouver les siens, qui, se retirantz, feirent unne grande escoupéterye dans le champ appelé de la Regibé (i), à cause du gibet qui est ainsi nommé , et en ceste façon eux-mesmes descouvrirent leur trahison; et depuis, quoy que ce soit passé au couvent, les habitans n'ont jamais permins qu'on ait discontinué les mattines à minuict. »

NOTE H

La pièce suivante, tirée des archives départementales d'Ille-et-Vilaine, mérite d'être conservée. Elle contient la liste de tous les provinciaux de la province deTouraine depuis sa fondation, en 1384, jusqu'en 1658. Elle fournit aussi des renseignements succints sur quelques difficultés de gouvernement produites par la différence des caractères et certaines divergences d'opinions entre Français et Bretons.

ORDO SUCCESSIVUS RR. PROVINCIALIUM.

PROVINCIiE TURONIiE ORDINIS CARMELITARUM.

Provincia Turonias Ordinis Carmelitarum separata fuit a Provinciâ Franciae in Capitulo Generali Avenione celebrato, anno Domini 1384. Habebat tune dicta provincia solùm decem conventus, scilicet. I Rupellas, 2 Andegavi, 3 Turonis, 4 PloermeH, 5 Nannetis, 6 Aurélia, 7 Loduni, 8 S. Pauli, 9 Pictavii, 10 Pontis-Abbatis. Conventus Hennebontensis incepit anno Domini 1389; conventus Vivonensis anno 1400; conventus Dolensis anno 1405; conventus Boni-doni anno 1426; conventus Rhedonensis anno 1448; conventus Aulnaii, aliàs Provinci^e Aquitanias, accessit Turonias anno 1457.

Erant igitur sexdecim conventus usque ad annum 1604, quando incepit Rhedonis strictior observantia. Quibus octo insuper adjecti

(i) L'Aire-Gibet.

Notes et Pièces juslijicatives. 379

fuôrc, nimirum S. Joscpli, Gnildoncnsis, Qniiitiiicnsis, S. Anna), Jossclincnsis, Faricnsis cum Jlospitio l'onbclhiqucnsi, Flcxicnsis, et FloccUcricnsis, ut sint modo convcntus 24 : duodccim in Francià sub parlamcnto Paricnsi, et duodccim in Britannià sub parlamcnto Rhcdo- nensi.

Tune unusquisquc convcntus suos habcbat novitios, scu alumnos ex eodcni loco oriundos ; nisi forte aliquotics , idquc pcrraro , aliquis Armoricus inducrctur habitu Religionis in uno convcntu Franciac, et è contra; illius tamen nationis quisque censebatur, cujus erat convcntus, in quo emittebat professionem.

Anno Domini 1385, celebratum fuit primum capitulum provinciale Turoniae in conventu Andegavensi, cui prasfuit Reverendissimus P. Generalis Raimundus le Vacher é Provinciâ Narbonae assumptus, fiiitque prinius Provincialis. An.

1385. R. P. Michael Marquier convcntus Ploermelensis. 1389. R. P. Joannes Suise convcntus Nannetensis. 1393- R- P- Joannes Belhure convcntus... 1400. R. P. Guillelmus Chauffard convcntus... 141 2. R. P. Guillelmus Cholet conventus Ploermelensis. 1423. R. P. Thomas Moultoir conventus Turonensis. 1432. R. P. Stephanus Avolé conventus... 1435. R- P- Joannes Pierre conventus... 1439. R. P. Seguinus Cousin conventus Pictaviensis.

Hic incipiunt alternatina electiones Provincialium.

1457. R. P. Joannes de la Noix Lodunensis, francus.

1466. R. P. Petrus de Kermainguy conventus S. Pauli, armoricus.

1472. R; P. Franciscus des Nos Lodunensis, francus.

148 1. R. P. Robertus Salomon conventus Boni-doni, armoricus.

1502. R. P. Yvo Rouilland Ploermelensis origine, sed filiatione conventus Andegavensis, uthabemus ex veteri manuscripto.

1505. R. P. Guillelmus Guesnel conventus Nannetensis.

15 16. Hoc anno fit schisma inter nationes Armoricam et Gallicam. Illa nimirum, spretâ consuetudine ah annis sexaginta ohservatâ alternativce electionis provincialium, voluit etiam hac vice habere provincialem armoricum , quamvis pnedecessor quoque fuisset armoricus. Resistunt Patres distinctionis Francice , et duo provinciales seorsim eliguntur, nimirum R. P. Joannes Jarry Rhedonensis à patrihus distinctionis Britannia , et

380 Notes et Pièces justificatives.

R. P. Antonius Bienvenu Turonensis àpatrihiis distinctionis Francia. Uterqiie confirmatur in siio territorio pro hono pacis; et decreto Rêver endissimi Generalis aliernativce electiones statuuntiir, ex constietudine tantiim hactenus observata.

1521. R. P. Mathurinus Gaschard conventus Aurelianensis, ex coimmini conseil su eligitur, ad schisma tollendum.

1531. R. P. Joannes de la Croix é provinciâ Franciae. Postulatur in provincialem , prcesente Reverendiss. Générait Nicolao Aiidet, ad stahiliendam reformationem ah eodeni Generali in conventus provinciâ introductam.

1534. R. P. Renatus Bougent conventus Pontis-Abbatis, armoricus.

1538. Cirjoa hoc tempus iteriim oritur controversia inter nationes pro alternativis electionibus. Volunt quippe armorici provincialem armoricum, non Francum eligere. Mittitur à Rêver endissimo Generali Commissarius R. P. Matthceus de la Lande provin- cialis Frauda, qui anno 1J40 decrevit eligendum provincialem ex distinctione Francice in locum pradecessoris armorici. Sed nota, ad intelligentiam suhsequentium , duos fuisse patres suh nomine Ludovici Benoist, unum Aulnensem , alterum Nannetensem. Uterque fuit provincialis ; ille quidem senior an. 1^40, et defunctus est an. ijiSh Aulnaii , présente toto ccetu capituli provincialis. Iste vero primo creatur provincialis an. ijjo. Prcefuit capitulo Aulnaii an. ijj^, et ibi tumu- lavit alium ejusdem nominis, bisque postea reeligitur pro- vincialis.

1540. R. P. Ludovicus Benoist Auinensis, francus.

1543. R. P. Georgius Renard Nannetentis , armoricus.

1546. R. P. Bernardus du Serein Auinensis, francus.

1550. R. P. Ludovicus Benoist Nannetentis, armoricus.

1553. R. P. Joannes Bécasse Lodunensis.

Moritur P. Ludovicus Benoist auinensis anno iSSh ^^ dictum est.

1556. R. P. Ludovicus Benoist Nannetensis, iterùm. 1559. R. P. Joannes Bourdon Turonensis, francus.

1563. R. P. Ludovicus Benoist Nannetensis, armoricus, tertio, qui

et moritur primo anno sui provincialatus.

1564. R. P. Joannes Maillard Nannetensis, etiam armoricus, quia

prcedecessor ipsius pauco tempore ftierat , scilicet ad jus Bri- tannice servandum, ut habemus ex veteri manuscripto. 1567. R. P. Joannes Loison Andegavensis, francus.

Notes ci Pièces justificatives. 381

1570, R. P. Pctrus Gibot Nannctcnsis, Vicarius monialium de Nanjireth, 1er clcclus , scilicct an. 1^70, 1^71 et 1^72 ante- quàni semel confirmâtes. Statim moritur accepta confirnialione. Nulia facta fuerat visitatio per tresannos. Idcirco de consensu totius provincice in comitiis celebratis Turonibus creatur à Reverendiss. Gênerait ibidem per se présidente commissarius generalis R. P. Dcsidcrius ^Richard Nannctcnsis, qui per très annos visitât provinciam.

1576. R. P. Joannes Bourdon Turoncnsis, francus itcrùm.

1581. R. P. Desiderius Richard Nannctcnsis, armoricus.

1584. R. P. Joannes Boucher conventus AureHancnsis , francus.

1587. R. P. Pctrus Bcrtaud Nannctcnsis, armoricus.

1590. Hic creandus erat novus provincialis , sed proptcr bella Patres non potuerunt convenire ad capitidum Rhedonis assignatum : atque ex hoc accidenîi dictus R. P. Pctrus Bcrtaud /wî7 per sex annos provincialis. Inde orta est controversia inter Patres distinctionis Francia et Britannica, illis optantibus provincia- latum etiam per sex annos, et eliguntur duo provinciales an. ij^6, ut mox dicetut.

1393. R. P. Ludovicus Gcndron Turoncnsis, francus.

1596. Duo provinciales eliguntur de niutuo consensu, ad sedandam controversiam ; nimirùm, R. P. Joannes de Launai Andc- gavensis pro Francia, et R. P. JuUanus Gcbault Nannc- tcnsis pro Britanniâ. Iste solus confirmatur , et aller succedit post très annos.

1599- R. P. Joannes de Launai Andegavensis , francus.

1602. R. P. Pctrus Behourt Rhedonensis, armoricus, eligitur, sed ex accidenti non confirmatur, quamvis insignis meriti, et reformationis Pater.

1604. R. P. Guillelmus Champchcurieux conv. AureHancnsis, francus.

1607. R. P. Christophorus le Roy conventus Nannetentis, armo- ricus.

161 1. R. P. Pctrus Chalumeau conventus AureHancnsis, francus.

161 5. R. P. Pctrus MaiUard conventus Nannctcnsis, armoricus.

161 8. R. P. Philippus Thibault conventus Andegavensis.

1622. R. P. Matthaeus Pinault Andeg. origine, sed conventus dolensis a filiatione.

1626. R. P. Philippus Thibault Andegavensis, î7<?rww.

1629. R. P. Bernardus à Sancta Magdalcna conventus Rhedo- nensis, ex professions

382 Notes et Pièces justificatives.

1632. R. P. Archangclus à Sancto Luca conventus Andegavensis , ex professione. Hoc anno, provincia apparuit totaliter reformata. Ciim itaque peter etur à Reverendiss . Generali Theodoro Stratio confirmaiio actorum capituli celehrati in conventu Boni-doni, petita etiam fuit secreto abrogatio alternativarum electionum, eo quod in Reformatione non fiât distinctio professorum pro conventibus his aut mis, sed confuse emittatur professio pro totâ provincia. Decreto suo respondit Reverendiss. Gêner alis : Quamvis cesset distinctio inter professes utriusque partis (nimirum Francias et Britannias) stare tamen potest sub discrimine Nationis. Additque : A, Majoribus nostris semel sancita non sunt facile tollenda aut immutanda. Itaque hic incipit alternativa electio juxta distinctionem originis seu nationis , id suaviter disponente providentià divinâ, et Patribus provincia in id sensim inclinantibus ex majorum ductii, pro bonopacis conser- vandce.

1635. R. P. Léo à Sancto Joanne, armoricus.

1638. R. P. Lucas à Sancto Antonio, francus.

1641. R. P. Angélus à Sancta Agnete, armoricus, qui post duos annos morte prceventus non absolvit triennium. Officium vero Vicarii provincialis per reliquum tempus pleno jure exercuit.

1643. R. P. Bernardus à S. Magdalenâ, natione francus; adeo ut

omnes contenti fuerint armoricum eligi successorem.

1644. R. P. Léo à Sancto Joanne, armoricus, iterum. 1647. R. P. Urbanus ab Ascensione, francus.

Anno 164^ quidam incipiunt dicere alternativas electiones non esse amplius observandas. Reclamant antiquiores Patres, oblato supplia libello Reverendissimo Generali Joan. ant. Philippino Turonis an. i6ji.

165 1 . R. P. Daniel à S. Josepho armoricus, nominatur à Reverendiss. Generali, qui déclarât se de industriâ alternativas electiones fecisse pro pace tuendâ. Intereà murmurant nonulli, et defen- dunt se alii.

1655. R. P. Mathias à Sancto Joanne, armoricus.

Hic interrumpitur alternativa, unde fit protestatio ab antiquio- ribus Patribus et mittitur Romam. Illam tamen non prose- quuntur, eo quod Reverendissimus Generalis Marins Ventu- rinus promittat se intra trienninm negotium istud suaviter tractaturum, et ad desideratum finem perducturum.T tnt3,ndâ.

Notes et Pièces justificatives. 383

sunt, inquil , omnia remédia suavia, priusquàm ad lites veniatur. Quod quldeni niissis litleris curavit, sed frustra. Nam. 1658. R. P. Valcntinus à S. Armagillo, armoricus, mullitudine armoricorum prœvalcnte, eligitiir. Inde, et oh alias causas, lis mota est, cujus exitus expectatur.

CIRCA ELECTIONES DEFINITORUM.

Notandum est ex antiquissimo usu provincice quatuor factas fuisse comparitates ex 16 Conventibus, unicuique comparitati quatuor con- ventus attribuendo, ex quibus successive et distributivé Dcfinitores erant assumendi; ita ut duo semper armorici et duo Franci provinciali assiderent, velut consiliarii. Dictas vero comparitates sic erant ordinatag, ut ex quatuor definitoribus unus esset ex Pictavia, unus é conventibus secùs Ligerim, unux ex superiori, et tandem unus ex inferiori Britanniâ. nias describimus ex veteri manuscripto hoc modo.

1. Rupellensis, Dolensis, Lodunensis, Hennebontensis,

2. S. Pauli, Turonensis, Ploermelensis , Vivonensis,

3. Andegavensis , Nannetensis, Aulnensis, Venetensis,

4. Pontis-Abbatis , Pictaviensis , Rhedonensis, Aurelianensis.

Sic igitur ab antiquo Provincia Turoniae comparata erat, ut ex utraque distinctione , Francias scilicet ac Britannice, provinciales alternis vicibus eligerentur, duo definitores semper assumerentur, unaqu^que suos haberet novitios, et in conventibus cujusque distinctionis major pars Fratrum esset originaliter de ipsâ distinctione. Quae quamdiu perduravit consuetudo , pax regnavit omnimoda ; quando vero illam violare aliqui tentaverunt, statim orta fuerunt varia dissida.

Ainsi, d'après ce document, la province de Touraine, fondée par le chapitre général tenu à Avignon, en 1384, comptait vingt-quatre cou- vents en 1658. Parmi ces couvents, dix existaient quand fut fondée la province : c'étaient ceux de La Rochelle, d'Angers, de Tours, de Ploër- mel (i), de Nantes, d'Orléans, de Loudun, de Saint-Pol-de-Léon , de

(i) Il existe aux archives départementales d'Ille-et- Vilaine une chronique sur ce cou- vent, intitulée : Fondation du couvent des Carmes de Plouarmel, premier des Gaules et sixiesme de l'observance de Rennes. On y lit : « Les Carmes furent menés du Mont- Carmel par Jean de Bretaigne, comte de Richemont, fils de Jean, premier du nom, duc

384 Notes et Pièces justificatives.

Poitiers et de Pont-L'Abbé; six autres s'ajoutèrent à ces dix avant la réforme, savoir : ceux d'Hennebont (1389), de Vivonne (1400), de Dol (1405), de Bon-Don (1426), de Rennes (1448), et enfin celui d'Aulnay, appartenant primitivement à la province d'Aquitaine , et agrégé à celle de Tours, en 1454.

A ces seize couvents, la réforme en ajouta huit autres. Le premier qu'elle fonda fut celui de Saint-Joseph, désert construit par M. Fouquet, à sa campagne de Chalain, sur les confins de la Bretagne et de l'Anjou; puis vinrent s'ajouter ceux du Guildo, de Quintin, de Sainte-Anne- d'Auray, de Josselin , de Paris , avec son hospice de Fontainebleau , de La Flèche et de La Flocelliére, dans le bas Poitou. Douze de ces cou- vents étaient sous le Parlement de Paris , et douze sous celui de Bre- tagne.

de Bretaigne... Le comte de Richemont et son beau-frère Edouart, prince de Galles, fils du roi d'Angleterre, et beau-frère du comte, qui avait épousé sa soeur Béatrix d'An- gleterre, s'en allèrent faire le voiage de la Terre-Saincte, et donnèrent jusques au Mont- Carmel, qui est en Syrie, d'où le comte de Richemont amena deux religieux qu'il mit dans le fauboure de la ville de Plouarmel, qui aujourd'hui se nomme le fauboure de l'Hospital, et leur bailla la chappelle de Saincte-Anne , pour y faire leur divin office et exercices spirituels, l'an mil deux centz septante et un. » Le comte de Richemont voulut être enterré dans ce couvent.

L'auteur de cette chronique ne veut pas dire que la fondation du couvent de Ploërmel, la première qui fut faite en Bretagne, soit la première fondation des Carmes dans les Gaules; il avoue lui-même que celle de Paris, faite par saint Louis, est antérieure; mais comme le premier couvent de Paris fut abandonné, ainsi qu'on l'a vu, et devint un couvent de Célestins, il s'autorise de ce fait pour affirmer que Ploërmel est le plus ancien couvent des Gaules. Cette conclusion n'est pas suffisamment établie ; il eût fallu tout au moins prouver que le couvent des Aygalades, fondé avant celui de Ploërmel, et même avant celui de Paris, avait, lui aussi, été changé de place.

Noies et Pièces juslificalives. 385

NOTE I

Parmi les cpitaphes composées en l'honneur de Jean de Saint- Samson, deux nous ont surtout frappé. Voici la première :

HOC SUB MARMORE QUIESCIT

VEN. FR. JOANNES A S. SAMSONE,

CARMEL. REFOR. LAICUS , OBSERVANTI^E RHEDONENSIS. VERÊ

CECUS ILLUMINATISSIMUS , Q.UO SAPIENTIUS , AUT FUSIUS , HOC SiECULO

SCRIPSIT NEMO DE REBUS MYSTICIS , ET VERA CONTEMPLATIONE.

VITAM DUXIT

AUSTERITATE ET LABORIBUS ASPERAM

CŒLESTIUM CONTEMPLATIONE SUAVEM

D.EMONUM CONTINUO CONFLICTU HORRIBILEM ,

ANGELORUM CONSORTIO JUCONDISSIMAM ,

HUMILITATE AD IMA DEPRESSAM ,

ARBORE SÉRAPHICO IN DEUM TRANSFORMATAM.

Q.UOTI DIANA SYNAXI REFECTUS ,

PABULUM CŒLESTE CASTO PECTORE FOVEBAT, ETIAM

AD SEX HORAS INCOMSUMPTUM , NATIVO CALORE

IN AMOREM VERSO.

QUIPPE DELICIAS PUTAT CHRISTUS PURISSIMO

SINU TENERI.

aUID PLURA ?

IN VITA SUA FECIT MONSTRA , IN MORTE MIRABILIA

OPERATUS EST :

QJJJE SI LINGUE MORTALIUM SILEANT,

ISTIUS SAXA SEPULCHRI PERPETUO LOQUENTUR.

SISTE ITAdUE, VIATOR,

ET, SI ME AMAS , HIC DEUM ADORA

IN SUIS GLORIOSUM.

Ohiit in Carmelo Rhedonensi, vir veré mundo crucijixus, in festo Exalt. S. Crucis , 14 sept. 1636.

386 Notes et Pièces justificatives.

Le P. Léon de Saint-Jean, qui avait tant aimé et vénéré le pieux aveugle durant sa vie, composa aussi en son honneur l'épitaphe sui- vante, qu'il a insérée dans le Ménologe de la province de Touraine.

DILECTUS DEO ET HOMINIBUS ,

FR. JOANNES A S. SAMSONE,

CARMELITA LAICUS,

OBIIT RHEDONIS POSTRIDIE ID.

SEPTEMBR. AN. M. DC. XXXVI.

SOLUS INTER MORTALES , MORIENDO NOVUM NIHIL ;

VIVENDO INTER IMMORTALES, PAUCA EXPERTUS.

DEVIXIT S^CULO, CUI NUNCIUAM VIXIT,

DEOQUE SUO JUNCTUS, A QUO NUNQUAM SEJUNCTUS.

SEPULCHRI TENEBRIS BIMA CŒCITATE ASSUETUS ,

VERUM SOLEM PURISSIMyE MENTIS ACIE SEMPER INTUITUS EST ;

ET SPIRITALI IN TERRA LUMINE , QUOMODO ALIUS NEMO ,

DESUPER ILLUSTRATUS;

DEUM SUUM VIDERE , AMARE , AMPLECTI , JAMQUE TOTO FRUI

PERSEVERAT.

SISTE PAULUM, VIATOR , ET HOC UNUM ADVORTE :

CŒCUS VIDET, MORTUUS VIVIT,

PAUPER EVANGELISAT ;

IGNARUS, INDOCTUS

FACIENDA SCRIBIT, SCRIBENDA FACIT.

BEATUS SI AUDIS, CREDIS ;

ET SINE INVIDIA ,

MELIORUM CHARISMATUM ^MULATOR ,

IMITARIS.

Comme le P. Léon de Saint-Jean, d'autres Pères de la province, recommandables par leur piété et leur talent, s'essayèrent dans des anagrammes , des vers latins et français , des panégyriques , des résumés de la vie de Jean de Saint-Saipson ; tels furent entr'autres les PP. Boni- face, Mathurin Aubron, Irénée de Saint-Jacques. Ce dernier composa quelques hymnes latines , parmi lesquelles on trouve la suivante :

Noies et Pièces justificalivcs. 387

HYMNUS

Casci videntis gloriam Carmclus altc pcrsonct ; Mirctur omnc sa:culum Datam Joanni Gratiam.

Ignarus omnis litterae , Sanctoque plenus spiritu ,• Arcana sribit de Deo, Et de creatis mystica.

Nec docta tantùm protulit, Sacros sapores indidit , Quibiis legentes ad Deum Fermé rebelles excitet.

Docere si nondum satis , Utroque vixit inclytus, Sermone , facto : sed tamen Vicere sermonen manus.

Quas scripsit, ipse senserat, Quae jussit, ipse fecerat; Humana quantum caritas Utrumque munus prccstitit.

Regina sacri verticis , Cui Montis est datus décor, In monte nati Flosculi. Laudem canentes respice.

Sit Trinitati gloria , Quas , singulari gratiâ , Dignata caecum corpore Sacro beare lumine. Amen.

I

TABLE DES MATIÈRES

PAGES

Introduction i

CHAPITRE PREMIER

1571-1597 Quelques mots sur le protestantisme. Parents du V. F. Jean de Saint-Samson. Sa naissance. Il devient aveugle. Il perd son père et sa mère. Son habileté dans l'art de la musique. Ses premiers pas dans la vie mystique. Son départ pour Paris . . j

CHAPITRE DEUXIÈME I 597-1606

Austérités de Jean dans le monde. Ses progrès dans la vie mystique et ses épreuves intérieures. Il se dépouille volontairement de ses biens temporels. Il est blessé d'amour pour le divin Époux. Ses relations avec le Carmel de la place Maubert, à Paris. Son zèle à prêcher la réforme. Il est reçu par le Carmel de Dol, en Bretagne 15

CHAPITRE TROISIÈME 1606-1612

Départ pour Dol. Jean reçoit l'habit de novice. Il fait preuve pendant son noviciat d'une grande patience et d'une grande charité. Sa profession. Il est tourmenté par les démons. Ses priva- tions. — Nouvelles épreuves intérieures. Il tombe malade. Un pieux ecclésiastique le prend chez lui pour le soigner. Comment cet ecclésiastique est récompensé de sa charité 35

390 Table des Matières.

CHAPITRE QUATRIÈME 1612-1617

Le V. F. Jean de Saint-Samson est appelé au couvent de Rennes. Réforme de la province de Touraine. Le P. Pierre Behourt. Le P. Louis Charpentier. Tableau abrégé de la vie et des vertus du V. P. Philippe Thibaut. Le P. Léon de Saint-Jean. Jean de Saint-Samson fait un second noviciat. Vertus qu'il montre dans cette circonstance. Il est envoyé au couvent de Dol pour y introduire la réforme, et est ensuite rappelé à celui de Rennes. Son rôle de réformateur. Examen de deux de ses écrits qui se rap- portent à la réforme 61

CHAPITRE CINQUIÈME

Le P. Philippe Thibaut éprouve l'Esprit du F. Jean de Saint-Samson.

Admirable docilité de celui-ci. Les Carmes-Déchaussés approu- vent sa manière de faire oraison. On décrit son état intérieur. Ses extases. Eclat radieux sur son visage. Sa manière de toucher les orgues. Influence de la mystique dans le domaine des lettres. Comment Jean de Saint-Samson est devenu poète et docteur mystique . . . 97

CHAPITRE SIXIÈME

Analyse des œuvres mystiques du V. F. Jean de Saint-Samson. L'homme doit s'unir à Dieu. En quel lieu nous devons chercher Dieu. Corruption de la nature. Régions à traverser avant d'arriver au centre de l'âme. Rôle de l'humilité. Qualités de l'homme vraiment mort à tout. Rôle de l'amour. Premier degré d'oraison. Le chemin qu'il faut avoir parcouru avant d'entrer dans la voie passive. Nécessité de ne pas réfléchir sur soi et de l'abstraction. Définition de l'Aspiration et des moyens de la pratiquer. Purification passive 123

CHAPITRE SEPTIÈME

État d'union. Amour pur. Degrés dans l'union. Amour nu et essentiel. Gibet amoureux. Regard divin. Immensité divine.

Feu consommant. Guerre d'amour. La contemplation de Jean de Saint-Samson est séraphique. État extatique. L'âme arrive à l'état de consommation. Mariage spirituel de l'âme avec Dieu

147

i

Table des Matières. 391

PAGES

CHAPITRE HUITIÈME

Défauts que l'on remarque dans les œuvres du V. F. Jean de Saint- Samson. Il n'est ni quiétiste ni panthéiste. Comparaison entre sa doctrine et celle de sainte Thérèse, de saint Jean de la Croix et de M. de Bérulle. Caractères particuliers de son mysticisme 171

CHAPITRE NEUVIÈME -

Charité de Jean de Saint-Samson envers le prochain. Il console et guérit les malades. Son zèle pour le salut des âmes. Il se lie d'amitié avec le V. P. Dominique de Saint-Albert. Heureux fruits de cette amitié pour ce Père. La sainteté de Jean de Saint- Samson rayonne autour de lui. Ses rapports avec Mgr Revol, évêque de Dol. La reine Marie de Médicis a recours à ses prières et à ses conseils. Il lui écrit deux lettres. Il écrit aux reli- gieuses ursulines de Loudun, possédées du démon. Sa dévotion envers les âmes du purgatoire 201

CHAPITRE DIXIÈME

Avec quelle perfection Jean de Saint-Samson pratiqua les vertus de pauvreté, de chasteté et d'obéissance. De son amour pour l'hu- milité. — On traite encore du véritable anéantissement mystique.

Parfaite simplicité et parfaite modestie de Jean de Saint-Samson.

De sa manière de converser. De son amour pour la croix. Il est attaqué et tenté par les démons. On revient sur ses épreuves intérieures. Force admirable dont il fit preuve dans les souffrances , 243

CHAPITRE ONZIÈME

Jean de Saint-Samson possède abondamment les dons du Saint- Esprit. De sa pureté de conscience. De son ardente dévotion envers l'auguste Sacrement de l'Autel. Deux faveurs insignes par lesquelles le ciel récompense cette ardente dévotion. Tendres sentiments que lui inspire le mystère de Dieu fait homme. Il aime à contempler les mystères de la Passion. Combien fut grand son amour envers la Mère de Dieu et saint Joseph. On parle de quelques faveurs par lesquelles Dieu récompensa sa tendre piété. . . 287

CHAPITRE DOUZIÈME

Jean de Saint-Samson appelle la mort de ses vœux les plus ardents. Sa dernière maladie. Sentiments admirables dont il fait preuve à l'approche de la mort. Il meurt saintement, entouré de ses frères 309

392

Table des Matières.

PAGES

CHAPITRE TREIZIÈME

Regrets causés par la mort du V. F. Jean de Saint-Samson. Son tombeau est entouré de la pieuse vénération du peuple. Grâces extraordinaires obtenues par son intercession. Ses apparitions.

Encore quelques observations sur ses écrits. Conclusion 329

Note A 351

Note B 352

Note C 353

Note D 357

Note E 360

Note F 373

Note G 37$

Note H 378

Note I - 385

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