LHNV.OF TORONTO LIBRARY Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa http://www.archive.org/details/volutionnismeeO0bert . ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME 2) 4 4 33e EVOLUTIONNISME ET PLATONISME MÉLANGES D'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE ET D'HISTOIRE DES SCIENCES PAR RENÉ BERTHELOT Membre de l’Académie de Belgique. e) LS ANINT DL ue PARIS FELIX ALCAN, EDITEUR LIBRAIRIES FÉLIX ALCAN ET GUILLAUMIN RÉUNIES 109, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, IO8 1908 Tous droits de traduction et de reproduction réservés. PRÉFACE J'ai réuni dans ce volume des conférences et des articles, de longueur très inégale et de caractère assez divers, qui ont paru les uns dans le Bulletin de la Société Française de Philosophie, d’autres dans la Grande Encyclopédie, dans la Bibliothèque du Congrès International de Philosophie de 1900 et dans la Revue de l'Université de Bruxelles. J'ai laissé à chacun de ces morceaux la physionomie particu- Jière qu'il devait aux conditions dans lesquels il a d’abord été publié, et les quelques modifications, suppressions ou additions peu importantes d’ailleurs que j'y ai faites, n’ont pas eu pour but d’unifier le mode de présentation des idées, mais simplement de préciser le sens de la pensée, Ià où il pouvait sembler incertain ou ambigu. Ce recueil ne présente donc aucune unité systématique ; mais on trouvera dans les études qu'il renferme une cer- taine communauté de tendance et d'inspiration, et c’est cette tendance commune, à la fois évolutionniste et ratio- naliste, que je voudrais mettre en lumière. L'évolutionnisme se présente aujourd’hui le plus souvent, tantôt comme une doctrine mécaniste, applicable ou à la Il PRÉFACE biologie seule ou à l’ensemble des sciences; tantôt comme une sorte de vitalisme généralisé, qui voit dans la vie un principe de développement opposé au mécanisme. C’est sous la première forme que l'idée d'évolution apparaît chez Darwin et chez Spencer, dont on associe volontiers les deux noms; c’est sous la seconde qu’elle est apparue dans le romantisme allemand et plus récemment chez Guyau, chez Nietzsche ou chez M. Bergson. PS J'ai cherché à montrer dans les deux premiers morceaux de ce volume que l’évolutionnisme mécaniste n’est nulle- ment solidaire des idées de Darwin ou de celles de Spen- cer ; que d’abord en effet le darwinisme n'est pas la seule forme de l’évolutionnisme mécaniste en biologie (Le Dar- winisme n'est pas l'Évolutionnisme), qu’ensuite le système de Spencer n'offre pas la cohésion qu'il paraît présenter à première vue, qu'on y peut démêler la rencontre de deux courants d'idées, dont l’un au moins n’est pas mécaniste, et que d’ailleurs ce: système, conçu avant la publication de l’'Origine des Espèces, ne doit presque rien à Darwin (Les origines de la philosophie de Spencer). D’autre part, j'ai recherché les origines de l’évolution- nisme romantique ou vitaliste, dont on est parfois porté aujourd'hui à s’exagérer la nouveauté où à méconnaître l'unité d'inspiration dans les formes récentes et diverses qu'il a prises; J'ai essayé de montrer comment la théorie de Nietzsche, celle de Guyau et celle de M. Bergson, sont des variétés d’un même type général et se rattachent en partie à des origines communes ; c’est à ces questions que se rapportent surtout les trois morceaux suivants (Sur l'his- toire de l'idée de vie, Friedrich Nietzsche, Sur l'idée de wie chez Guyau, chez Nietzsche et chez Bergson). Gertaines parties des études sur Spencer et sur Hegel traitent aussi de l’évolutionnisme romantique. Le vitalisme généralisé qui le caractérise et qui a le mérite de réagir contre les tenta- ÈS . PRÉFACE ; III tives faites pour ‘expliquer le développement de l'esprit par un mécanisme semblable à celui du monde matériel, paraît dépasser le but et fausser à la fois la notion de l’évolution physique et celle de l’évolution spirituelle, en prétendant les interpréter toutes deux au moyen des idées imparfaitement analysées d’une biologie aujourd’hui surannée: c’est le reflet éclatant, mais attardé, d’un soleil éteint. L'idée d'évolution cependant n’est pas invinciblement liée pour le philosophe soit avec le système de Spencer soit avec un romantisme vitaliste. Elle peut fort bien se combiner avec un idéalisme rationnel qui ne verrait dans le mécanisme que l'application de la raison à l'univers physique et qui, dans l'étude de l'esprit, s’incorporerait en partie et se subordonnerait les analyses pénétrantes, mais incomplètes, de la psychologie romantique. Le dernier morceau de ce volume (Platonisme et Évolulionnisme) esquisse les lignes directrices d’une philosophie de ce genre. Parmi les morceaux précédents, l’un étudie l'effort qu’a fait Hegel pour combiner l’évolutionnisme et subordonner le romantisme à un idéalisme d'inspiration platonicienne(Sur le sens de la philosophie de Hegel); un autre indique très sommairement comment Renan a tenté d’assouplir l’idéa- lisme évolutionniste de Hegel et d’y incorporer la notion de science positive (Zrnest Renan); les deux autres enfin peuvent contribuer à éclaircir indirectement le sens de l’idéalisme de Platon en étudiant chez quelques-uns de ses prédécesseurs les rapports d’une théorie mathématique avec une théorie évolutionniste de l’univers et chez certains de ses disciples les altérations qu'ils ont fait subir à sa pensée (L'idée de physique mathématique et de physique évolution- niste chez les philosophes grecs entre Pythagore el Plalon ; la loi du Ternaire et les différences entre la philosophie de Proclus et celle de Plotin). Je compte essayer d'exposer plus tard pour elle-même IV PRÉFACE la philosophie vers laquelle ces études convergent et que Jai déjà développée dans mes cours de l’Université de Bruxelles. Mais, si j'ai cru devoir indiquer brièvement les idées qui m'ont guidé dans le choix de ces articles, je tiens à répéter en terminant qu'il ne faudrait en aucune manière chercher dans ce volume un plan systématique ou un enchaînement dogmatique et qu'il n'y faut voir qu'une réunion de morceaux relatifs à l’histoire des sciences et à l’histoire de la philosophie, groupés autour de quelques idées directrices. ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME PREMIÈRE PARTIE SUR L'IDÉE D'ÉVOLUTION MÉCANISTE CHEZ DARWIN ET CHEZ SPENCER‘ LE DARWINISME N’EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME? M. René Berthelot présente à la Société de Philosophie les réflexions suivantes . L'idée d’évolutionnisme mécaniste est associée aujour- d’hui dans beaucoup d’esprits avec celle de darwinisme. Et il arrive souvent qu’on ne combatte le darwinisme que pour mettre en doute l’évolutionnisme lui-même ou pour montrer dans l’évolution des espèces vivantes l’action d’un principe propre de finalité. Les recherches des biologistes depuis un quart de siècle 1. Sur l’évolutionnisme mécaniste, voir aussi l'étude Sur l’histoire de l’idée de vie et celle sur L'idée de physique mathématique et l’idée de physique évolulionniste en Grèce entre Pythagore et Platon. 2. Extrait du Bulletin de la Société Française de Philosophie, séance du 6 avril 1905. J'ai ajouté quelques notes. Berruezor., — Evolutionrisme. I 2. di 2 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME permettent cependant de concevoir des formes de l’hypo- thèse évolutionniste qui s’écartent plus ou moins du sys- tème de Darwin et même qui ne conservent rien de ce système. Que la lutte pour la vie, que la sélection naturelle et que leur combinaison expliquent un grand nombre de change- ments biologiques, c’est ce qui ne peut plus être contesté. Mais ce n’est pas en des affirmations de ce genre que con- siste le système de Darwin. Ce système (qu’il n’a jamais présenté que comme un hypothèse peut-être destinée à disparaître de la science) consiste à affirmer que l’origine des espèces nouvelles est due à la sélection naturelle résul- tant de la lutte pour la vie et opérant principalement par l’accumulation de petites variations individuelles et acci- dentelles. Or étant données la renaissance des idées de Lamarck et les études récentes de De Vries sur les « mutations », il n’est pas une de ces affirmations qui ne puisse être aujour- d’hui contestée. On peut douter que la sélection naturelle soit principa- lement le résultat de la lutte pour la vie; que la sélection naturelle soit le principal facteur et même qu’elle soit un facteur dans l’origine des espèces vivantes ; que les varia- tions qui donnent naissance à de nouvelles espèces soient de petites variations graduellement accumulées ; enfin que ces variations soient à l’origine individuelles et acciden- telles. On peut donc concevoir, à titre d’hypothèses scien- üfiques, des théories évolutionnistes qui, tout en demeurant strictement mécanistes, ne soient plus que partiellement darwiniennes ou même ne le soient plus du tout. Et l’on peut concevoir en particulier une forme d’évolu- tionnisme qui, ressuscitant certaines idées de Cuvier, ad- mettrait que les variations des espèces, au moins pour les espèces supérieures, ont été brusques et collectives. TES \ LE DARWINISME N’EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME 3 DISCUSSION M. RENÉ Berrnezor. — Les partisans comme les ad- versaires de l’évolutionnisme confondent encore souvent aujourd’hui évolutionnisme et darwinisme. Le système de Darwin a été pendant une vingtaine d’années, de 1860 à 1880 environ, trop intimement associé avec le triomphe de l'hypothèse évolutionniste pour que presque tous les bio- logistes n’aient pas cru à cette époque que réfuter Darwin c'était réfuter la théorie de l’évolution, et que défendre l’évolutionnisme c'était défendre Darwin. Même attitude chez les théologiens catholiques ou protestants qui ont attaqué le naturaliste anglais, chez les philosophes qui l'ont critiqué ou défendu. Et pourtant depuis un quart de siècle déjà, les travaux des biologistes ont permis de con- cevoir les théories de l’évolution qui ne sont plus celles de Darwin. De là, ce qu’on a appelé la crise du darwinisme. Je voudrais contribuer à faire connaître au public philoso- phique français les résultats auxquels sont arrivés les spé- cialistes et essayer même, sur quelques points, de préciser un peu plus que ne l’ont fait ceux-ci. Mon objet est de montrer qu'on peut concevoir des formes de l'hypothèse évolutionniste qui laissent de côté, en tout ou en partie, la doctrine darwinienne. Quelques définitions préalables sont nécessaires, étant donné le sens assez vague où l’on prend souvent les mots évolutionnisme et darwinisme. 1° J'entends par évolulionnisme la théorie biologique qui nie la fixité des espèces vivantes et qui cherche à expliquer, en dehors de toute hypothèse théologique, comment s’est l ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME opérée la transformation des espèces inférieures dans les espèces supérieures. 2° Je prends le mot évolutionnisme comme synonyme d’évolutionnisme mécaniste, c’est-à-dire, avec plus de pré- cision, que j'entends par là une théorie de l’origine des es- pèces qui ne fait pas intervenir la finalité, qui explique les faits par leur rapport à des faits passés ou présents, jamais à des faits futurs. (Le mot mécanisme pourrait être pris en un sens différent et plus étroit; ce n’est pas en ce sens que je le prends aujourd’hui). 3° Je cherche seulement à définir des hypotheses scien- tifiques ; c’est-à-dire des hypothèses qui permettent d’ex- pliquer les faits connus et qui soient de nature à suggérer des observations ou des expériences nouvelles ; je n’entends pas affirmer dogmatiquement l’une de ces hypothèses ; et d’autre part, je n’entends pas non plus énoncer de simples possibilités logiques. Maintenant, qu'est-ce qui caractérise le darwinisme? C’est d’abord son but. Il vise à expliquer l’origine des es- pèces. Que la sélection naturelle et la luite pour la vie existent, qu’elles se combinent l’une avec l’autre, qu’elles produisent de nombreux changements biologiques, qu’elles contribuent à rendre compte des harmonies vitales, c’est ce qu'on doit regarder aujourd’hui comme établi. Qu’en par- ticulier il faille expliquer par là la disparition de certaines espèces, l'apparition de certaines variétés, c’est ce qu’on ne saurait plus guère contester. Et ce sont là les parties soli- des de l’œuvre du grand naturaliste. Mais ce n'est pas là ce qui définit la doctrine darwinienne. Le livre capital de Darwin est son traité de l'Origine des Espèces. Il tend à expliquer ces changements biologiques exceptionnelle- ment considérables qui constituent l'apparition d’une espèce nouvelle. Comment les explique-t-il ? Par la sélection naturelle RCA EPe LE DARWINISME N'EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME 5 qui résulte de la lutte pour la vie et accumule graduelle- ment des variations individuelles, accidentelles, presque toujours très petites. Le darwinisme se ramène donc à la combinaison de quatre idées fondamentales : 1° l’idée de lutte pour la vie; 2° l’idée de sélection naturelle ; 3° l’idée de variation individuelle accidentelle ; 4° l’idée de petite variation, de changement lent et continu. Rejeter l’une ou l’autre de ces quatre idées, c’est rejeter en partie le darwi- nisme. Les rejeter toutes à la fois, c'est abandonner entiè- rement le système de Darwin. Or, elles peuvent être toutes contestées, elles ont été toutes contestées, sans que cela ait compromis en rien l’évo- lutionnisme. C’est là une conséquence d’abord de Ja renaissance de la doctrine lamarckienne, depuis un quart de siècle environ ; ensuite des travaux que De Vries a pu- bliés depuis quelques années sur les mutations. À. Les néolamarckiens. — La doctrine de Lamarck peut être décomposée, comme celle de Darwin, en plusieurs thèses indépendantes. Ces thèses sont en quelque sorte su- _perposées les unes aux autres, dans l’ordre suivant : 1° la formation des espèces nouvelles est une conséquence des changements physico-chimiques qui se produisent dans le milieu extérieur ; 2° elle résulte des variations acquises par l'organisme pendant la vie individuelle sous l'influence de ces changements extérieurs et accumulées par l'hérédité pen- dant plusieurs générations ; 3° ces variations sont acquises tantôt consciemment tantôt inconsciemment, consciemment chez les animaux supérieurs, inconsciemment chez les autres êtres vivants. Il suit de là que pour Lamarck la variation spécifique est collective dès l’origine, tandis que pour Darwin elle est d’abord toute individuelle. Et il en résulte également que, pour Lamarck comme pour Darwin, la variation spécifique n’est pas brusque, mais graduelle. 6 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME Sur la question de savoir quelles variations ont une im- portance prépondérante, les variations conscientes ou les variations inconscientes, il s’est produit des divergences chez les néolamarckiens : les uns, avec l’Américain Cope. ont attribué la prépondérance aux variations conscientes ; les autres (et ce sont les plus nombreux) ont essayé de tout expliquer sans faire intervenir la conscience. Dans Lamarck, Darwin et les darwiniens ont vu tantôt un allié, tantôt un adversaire. Darwin a admis l’existence de variations acquises par l'individu sous l’action du mi- lieu, mais sans considérer ces variations comine une expli- cation suflisante de l’origine des espèces et en les subor- donnant à la sélection naturelle. Certains néodarwiniens au contraire, comme Weissmann, sont résolument antila- marckiens : ils ont prétendu expliquer entièrement l’évo- lution par la sélection naturelle de variations congénitales et ils ont nié l’existence de variations acquises au cours de la vie sous l'influence des causes extérieures. Au sujet de l'attitude qu’il convient d’observer vis-à-vis du darwinisme, les néolamarckiens, eux aussi, se sont di- visés ; les uns croient pouvoir combiner Darwin et Lamarck, c’est par exemple le cas en France de M. Giard, de M. Le Dantec ; les autres sont antidarwiniens, tel est par exemple le cas de M. Houssay ; M. Giard appelle les facteurs dar- winiens facteurs secondaires de l’évolution ; M. Le Dantec cherche à expliquer les variations acquises de Lamarck en faisant intervenir la sélection et la lutte pour la vie non plus seulement entre organismes, mais entre cellules diffé- rentes d’un même organisme ; M. Houssay rejette comme facteur d'évolution la lutte pour la vie et la sélection. Ni les néodarwiniens ni les néolamarckicns d’ailleurs ne paraissent s’être demandé bien nettement si les causes qui produisent les variations spécifiques ne seraient pas diffé- rentes de celles qui produisent les autres changements bio- LE DARWINISME N’EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME 7 logiques ; si par exemple l’hérédité des variations acquises se- rait réelle (thèse lamarckienne) et cependant n’interviendrait pas dans la production de nouvelles espèces (thèse antila- marckienne), ou encore, si la sélection naturelle, tout en amenant l'apparition de variétés et de races nouvelles (thèse darwinienne), n’agirait cependant en rien sur la formation des espèces (thèse antidarwinienne). B. La théorie des mutations. — D'après le botaniste hollandais De Vries, les espèces nouvelles apparaîtraient par voie de changement brusque, d’une génération à la suivante, par Aulation. Il Y aurait dans la vie des espèces de courtes périodes de crise, des époques révolutionnaires, précédées et suivies par de longues périodes où l’espèce demeurerait fixe. Cette thèse s’appuie sur des expériences. De Vries a créé par mutation des espèces nouvelles de plantes, en partant de l'œnothera lamarckiana. C'est la première fois qu'un savant a obtenu expérimentalement une variation spécifique. Jamais jusque-là on n’en avait même observé. Les partisans de la théorie des mutations, comme les néolamarckiens, tantôt rejettent entièrement le darwinisme, tantôt essayent de combiner leur doctrine avec celle de Darwin. D’après certains savanis, une partie des espèces seulement se formerait par mutation, mais non toutes, ni même le plus grand nombre d’entre elles. La sélection, d’après d’autres, pourrait accumuler les mutations dans une direction donnée et intervenir ainsi dans la formation des espèces destinées à survivre. De Vries lui-même admet que la croyance à de brusques variations spécifiques peut se combiner avec la croyance à la sélection. Mais il y a des biologistes que la théorie des mutations amène au contraire à condamner tout entier le système de Darwin. Même di- versité d’attitude, d’ailleurs, si nous considérons les rap- ports entre les partisans des mutations et les néola- 8 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME marckiens : on peut admettre que les espèces se forment toujours par mutation ; ou bien qu’elles se forment tantôt par mutation, tantôt par hérédité des variations acquises ; ou encore que les mutations se produisent après que les variations acquises se sont accumulées héréditairement pendant des générations dans une direction donnée ; etc. IT Si maintenant nous reprenons les quatre thèses fonda- mentales de Darwin, nous verrons qu’il n’en est pas une seule contre laquelle des biologistes évolutionnistes n’aient présenté des critiques et qu’ils n’aient proposé de rejeter. 1° La lutte pour la vie. — La sélection naturelle, d’après Darwin, résulte de la lutte pour la vie. Il y a deux ma- nières d'interpréter cette formule : on peut la prendre dans un sens étroit et précis ; c’est celui où le grand natura- raliste anglais la prend en fait dans la grande majorité des cas quand il emploie la lutte pour la vie comme moyen d'explication ; mais on peut la prendre aussi dans un sens plus large et plus vague que définit un passage de l’Ori- gine des Espèces ; dans ce second sens, l’idée de lutte pour la vie n’ajoute rien à celle de sélection naturelle. C’est donc au sens étroit que nous prendrons d’abord la formule darwinienne. Les êtres vivants, dit Darwin, généralisant la théorie de Malthus, se multiplient plus vite que leurs ali- ments. Il faut donc qu’un certain nombre d’entre eux pé- risse. Ceux qui subsistent sont ceux qui présentent les caractères les plus favorables dans la lutte qu'ils soutien- nent les uns contre les autres. Afin de comprendre pour- quoi un individu, pourquoi une espèce subsistent, on doit donc envisager surtout leurs rapports avec les autres indi- vidus et les autres espèces, avec leur milieu biologique. Si LE DARWINISME N’EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME 9 le milieu physique intervient dans l’évolution, c’est moins par son action directe que par l'intermédiaire du milieu biologique. — Mais, objectera un lamarckien, peut-on admettre cette subordination du miliew physique ? La sé- lection naturelle elle-même, là où elle se produit, ne résulte-t elle pas d’ordinaire de l’action directe du milieu physique, du fait que la nature de ce milieu est incompa- tible avec la survie de l’organisme? On constate sans cesse que le milieu physique en changeant entraine la dispari- tion d’un certain nombre d'êtres vivants, sans qu’on soit forcé de faire intervenir, pour comprendre cette dispari- tion, la lutte des êtres vivants les uns contre les autres. Darwin, par exemple, nous dit que les poissons de telle espèce ont un si grand nombre d'œufs, que si tous ces œufs engendraient des poissons vivants et qui si ceux-ci produisaient à leur tour des œufs, au bout de quelques gé- nérations toutes les mers du globe seraient comblées. Mais cela ne prouve pas que les œufs ou que les poissons péris- sent par l’effet de la lutte que les vivants soutiennent les uns contre les autres. Cela peut tenir simplement à cequ'ils se sont trouvés dans des conditions physico-chimiques qui ont entrainé leur destruction. 2° La sélection naturelle. tion, conservant seulement les organismes qui présentent des caractères particulièrement favorables à la survie, accu- mule et renforce de génération en génération ces carac- tères jusqu’à créer enfin une espèce nouvelle, dont les repré- sentants diffèrent de toutes les espèces qui ne présentaient pas ces caractères ou ne les présentaient qu’accidentelle- ment, et à un faible degré. — Mais, dira un lamarckien, il est inutile, pour expliquer la variation spécifique, de faire intervenir la sélection. Supposez, en effet, qu’il se pro- duise un changement dans le milieu physico-chimique où sont plongés un certain nombre d’organismes. Il leur arri- D’après Darwin, la sélec- Ï ) 10 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME vera exactement ce qui arriverait à des corps inorganiques plongés dans ce milieu. Les uns seront détruits (sans lutte pour la vie); les autres subsisteront, et un certain nombre d’entre eux seront modifiés (sans sélection naturelle). Cela tient à ce que la continuation de l’ensemble d'actions phy- sico-chimiques qui constitue ces corps, soit inorganiques, soit vivants, est tantôt incompatible, tantôt compatible avec l’ensemble d'actions physico-chimiques qui constitue le nouveau milieu où ils sont plongés. Il n’y a rien là qui soit spécial aux êtres vivants. Lorsque ces deux ensembles d'actions physico-chimiques sont compatibles l’un avec l’autre, on pourra dire, si l’on veut, que le corps est « adapté » à son milieu. Lorsque le changement de milieu, sans détruire le corps, entraîne certaines modifications dans son état physico-chimique, on pourra dire, si l’on veut, que le corps « s’est adapté » à son nouveau milieu. Ce sera une manière de désigner des faits qui se présentent aussi dans les rapports d'un corps inorganique avec les corps qui l'entourent, et cette « adaptation » qui signifie simple- ment la compatibilité mutuelle de deux groupes de phéno- mènes, n'implique en rien ce triage de caractères plus ou moins favorables qui constitue la sélection darwinienne. 3° L'idée de variation individuelle, accidentelle. — Entre les individus de même espèce, il y a, dit Darwin, une foule de différences de tout genre, qui constituent précisé- ment leur caractère individuel. Parmi ces différences, il y en à qui sont favorables à l'individu, d’autres qui lui sont défavorables. L’individu qui présente accidentellement un caractère favorable survit et transmet ce caractère à ses descendants. Parmi ceux-ci, il y a aussi des diflérences in- dividuelles ; ceux chez lesquels le caractère favorable est plus accentué survivront à leur tour; et ainsi de suite. Si bien qu’un caractère d’abord faible et tout individuel de- viendra à la longue non seulement très marqué, mais rade ps VE LE DARWINISME N’EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME 11 encore commun à une multitude d'individus, collectif et spécifique. — Pourtant, répondront les antidarwiniens, les changements qui se produisent dans le milieu physico- chimique, agissant à la fois dans le même sens sur plu- sieurs individus, ne produisent-ils pas en même temps des modifications analogues chez ces individus divers? C’est ce que l’observation et l'expérience semblent établir. Dès lors, pourquoi ne pas admettre que les variations spéci- fiques sont générales comme les causes externes auxquelles elles sont dues, que dès l’origine elles sont collectives, au lieu de nous parler d’accidents favorables, d’abord pure- ment individuels et généralisés après coup par l’hérédité'? Ces variations collectives, on peut d’ailleurs supposer qu’elles se produisent pendant le développement de lPindi- vidu; ce sera l’hypothèse lamarckienne des variations acquises ; ou on peut admettre qu’elles apparaissent au début même de la vie individuelle, au moment de la conception ; et on s’écartera alors à Ja fois de Darwin et de Lamarck. 4° L'idée de changement lent et continu par accumulation de petites variations. — D'après Darwin, les variations individuelles sur lesquelles opère la sélection sont presque toujours très petites ; s’il lui arrive de parler de change- ments brusques, il n’y voit qu'une exception et ne leur attribue aucune importance dans la formation des espèces nouvelles ; il conçoit celle-ci comme résultant de l’accumu- lation lente et continue de petites variations. Or on a fait à cette thèse dès l'apparition de l’Origine des Espèces deux objections que les biologistes évolutionnistes ont d’abord 1. Darwin lui-même, sans doute sous l'influence de ses discussions avec les lamarckiens, en est venu, dans les dernières éditions de l’Ori- gines des Espèces, à admettre les changements collectifs dus à l’action du milieu. Mais ce n’est pourtant pas à ces changements qu'il fait jouer le rôle prépondérant et décisif dans la formation des espèces nou- velles. EPA ES OT SE ES ; > ; k 12 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME négligées, parce qu’ils croyaient l’idée même d’évolution solidaire de l’idée de petite variation et de changement con- tinu. Mais ces objections n’ont pas cessé d’être reprises depuis, et elles sont acceptées aujourd’hui par bien des par- tisans de l’évolution. En premier lieu, si les différences individuelles sont très petites, elles ne constituent pas un avantage appréciable dans la lutte pour la vie, et les indi- vidus chez qui elles se rencontrent n’auront pas plus de chances de survivre que les autres. Ensuite, cette thèse suppose entre les diverses espèces une série continue d’in- termédiaires. Or dans la plupart des cas, cette série conti- nue d’intermédiaires, nous ne la trouvons pas. Chaque étage géologique se définit par une faune et une flore bien déterminées, qui sont à peu près fixes pour cet étage et qui sont nettement distinctes de la faune et de la flore qu'on rencontre aux étages supérieurs et inférieurs. Sans doute, il y a des cas, et M. de Launay le remarque dans sontraité de géologie, où la transition n'est pas si brusque et si tranchée. Mais il reconnait lui-même que, dans l’ensemble, la croyance à la fixité et à la discontinuité des faunes et des. flores géologiques a été plutôt confirmée que démentie par les recherches paléontologiques des quarante dernières années. Les progrès de la géologie ont démenti l'espérance que les darwiniens fondaient sur eux, et ils paraissent dif- ficilement conciliables avec la thèse des petites variations continues. Les expériences de De Vries enfin sont venues porter à cette thèse un coup nouveau; elles ont mis au- dessus de toute discussion la transformation brusque, en une seule génération, de plantes d’une espèce en plantes d’une espèce différente. Cette variation brusque, cette mu- tation est-elle individuelle et généralisée ensuite par la re- production, ou est-elle collective dès l’origine ? C’est à la seconde hypothèse que les expériences de De Vries sem- blent donner raison, puisqu'elles nous montrent la muta- Le LE DARWINISME N’EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME 13 tion apparaissant en même temps dans un groupe de plusieurs individus. L'hypothèse de la formation des espèces par variation soudaine semble d’ailleurs s’accorder mieux que l’hypo- thèse contraire avec les théories modernes sur la nature chimique de la vie. Les savants qui rejettent le vitalisme conçoivent la matière vivante comme différant de la ma- tière brute soit par des propriétés physiques, soit par des propriétés à la fois physiques et chimiques, soit enfin par des propriétés chimiques. Cette dernière théorie est aujour- d’hui très répandue. Elle conduit, avec une assez grande vraisemblance, à supposer que ce qui distingue une espèce vivante d’une autre, c’est avant tout sa composition chimi- que. Or, les changements chimiques, à la différence des changements physiques, sont brusques et discontinus, si- non lorsqu'il s’agit de faits de dissociation, du moins en ce qui concerne les combinaisons. Il n’y a donc rien d’impro- bable à ce que l’origine d’une espèce nouvelle ressemble plutôt à la synthèse de l’eau ou à l'explosion d’une car- touche de dynamite qu’à l’échauffement progressif d’une barre de fer. Je rappellerai à ce sujet une boutade de mon père, causant avec Sainte-Beuve, quelque temps après la publication du livre de Darwin : « L'homme est peut-être sorti d’un œuf de crocodile avarié. » Chaque espèce représenterait comme un état d'équilibre stable, qui pourrait être détruit ou brusquement modifié par le passage à un autre état d'équilibre, mais qui ne sau- rait être graduellement altéré. Il en serait d’elle comme d’un cube qui se pose en équilibre stable sur une face ou surune autre, mais qui ne peut se maintenir dans une position in- termédiaire. 1h ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME III En résumé, le darwinisme n’est qu’une hypothèse évolu- tionniste parmi d’autres ; etil ya, non pas une, mais plusieurs formes de l’évolutionnisme qui diffèrent de la doctrine darwi- nienne. Parmi ces hypothèses, il ÿ en a même qui, à ma con- naissance, n’ont jamais encore été énoncées. Je me bornerai à en signaler deux, qu’on peut appeler un weissmannisme la- marckien et un cuviérisme évolutionniste. L’une des caracté- ristiquesde Weissmann, c’est d’être antilamarckien, comme l’une des caractéristiques de Cuvier, c’est de repousser l’idée d'évolution. Mais leur doctrine, pas plus que celles de Darwin ou de Lamarck, ne forme un bloc indivisible, et il n’est pas impossible de les décomposer en leurs éléments, pour faire entrer ceux-ci dans des combinaisons nouvelles. A. Weissmannisme lamarckien. — On peut admettre à la fois, d’une part, que les variations spécifiques sont des variations brusques congénitales, d’autre part que ces va- riations sont dues aux changements du milieu extérieur et par suite qu’elles sont, dès l’origine, collectives, communes à plusieurs organismes plongés dans le même milieu. Pour Weissmann, toutes les variations spécifiques sont congéni- tales, mais ce sont de petites variations purement indivi- duelles que la sélection accumule peu à peu, et ce n’est pas l’action du milieu extérieur qui provoque leur appari- ion. On peut rejeter ces dernières affirmations, en ne con- servant que la première, et soutenir : d’abord que, la va- riation spécifique étant brusque, la sélection n'intervient nullement dans sa production ; ensuite que c’est par l’in- fluence du milieu extérieur que cette variation s’explique. On éliminera ainsi du weissmannisme les idées darwinien- nes de sélection, de petite variation, de variation indivi- duelle qui, pour Weissmann, en étaient inséparables, et LE DARWINISME N'EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME 15 on le combinera avec une idée lamarckienne que Weiss- mann a combattue'. Et si la théorie que nous obtenons ainsi n’est plus celle de Darwin, elle n’est pas davantage celle de Lamarck, puisque, avec Weissmann et à l'encontre de Lamarck, nous admettrions que la variation spécifique ne résulte pas de l’accumulation héréditaire des variations acquises ; nous conserverions ce que nous avons appelé la première thèse de Lamarck et nous rejetterions la seconde. Cette hypothèse aurait l'avantage de rendre compte à la fois des faits signalés par Weissmann et de ceux dont les néolamarckiens font état. Les observations réunies par. Weissmann en eflet ne suflisent pas sans doute à prouver que l’hérédité des variations acquises soit tout imaginaire, mais elles prouvent du moins que le champ en est beaucoup plus restreint qu’on ne l’a cru longtemps et elles suffisent pour rendre bien difficilement acceptable la théorie d’après laquelle de petites variations acquises pourraient être héri- tées pendant de longues successions de générations en s’ajoutant toujours dans le même sens pour former enfin une espèce nouvelle. Et d’autre part les néolamarckiens ont accumulé trop d'observations sur les rapports qui existent entre les changements du milieu extérieur et les change- ments d'espèces pour qu’on puisse renoncer à attribuer à 1. Dans ses ouvrages les plus récents, Weissmann, sous l’influence de sa polémique avec les néolamarckiens, a fini par concéder à ses adversaires que l’action du milieu peut se faire sentir sur les cellules reproductrices et par là sur les organismes nouveaux que ces cellules engendrent. Ainsi on peut comprendre que l’action du milieu produise des variations congénitales qui ne constituent pas la répétition hérédi- taire d’un caractère acquis par l’usage des organes. Mais cette modifi- cation que Weissmann a apportée à ses vues primitives n’équivaut pas à l'hypothèse que j'indique ici : car Weïssmann ne propose ni d’attri- buer à l’action du milieu extérieur celles des variations congénitales qui constituent une espèce nouvelle, ni de considérer ces variations congé- nitales spécifiques comme soudaines, collectives et indépendantes de la sélection qui les accumulerait peu à peu dans un sens donné. 16 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME l'action directe du milieu un rôle capital dans les variations spécifiques. Enfin les mutations de De Vries ne semblent-elles pas consister en des variations congénitales, puisqu'elles ap- paraissent soudainement quand on passe d’une génération à la suivante? Et ces variations ne semblent-elles pas pro- voquées par un changement dans le milieu, puisqu'elles se produisent à la fois chez plusieurs individus ? On pourrait essayer de rattacher à cette hypothèse les vues de M. de Launay sur l’origine et la propagation des espèces et les expériences de Jacques Loeb sur la parthéno- génèse arüificielle. D’après M. de Launay la variation spé- cifique apparaîtrait d’abord dans un groupe d'individus strictement localisé, puis lespèce se répandrait sur des étendues de plus en plus grandes. Il en serait d’elle à peu près comme de la petite tribu turque dont les conquêtes successives ont constitué l'empire ottoman. D’un autre côté Jacques Loeb a montré que pour produire des oursins, on pouvait se passer du mâle et le remplacer par un corps inorganique de composition définie. Ces expériences sont probablement susceptibles d’être répétées pour d’autres espèces. En faisant varier graduellement l’état physico- chimique du milieu et la composition des corps qui inter- viennent dans les expériences de parthénogénèse artificielle, n'arriverait-on pas à engendrer des espèces nouvelles ? Ne pourrait-on même aboutir à des méthodes générales per- mettant de faire la synthèse expérimentale d’un certain nombre d’espèces vivantes ? B. Cuviérisme évolutionniste. — S'appuyant sur la paléontologie, qui révèle la fixité des faunes et des flores pour une même couche géologique et leur discontinuité quand on passe d’une couche à une autre, les disciples de Cuvier ont émis l'hypothèse de créations successives. 11 y a là plusieurs idées distinctes : 1° les changements d’espèces se font d’une manière brusque et collective (et il faut entendre par là, LE DARWINISME N’EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME 17 cette fois-ci, non pas seulement que plusieurs individus d’une même espèce varient en même temps, mais qu’un grand nombre d’espèces apparaissent ou disparaissent vers la même époque); 2° ces changements soudains coïncident avec de grands cataclysmes géologiques ; 3° ces brusques créations d'espèces sont dues à une cause surnaturelle, à une 2nlervention divine et providentielle. Le postulat commun aux cuviériens et aux évolutionnistes qu’ils com- battaient, c’est qu'un grand changement brusque ne peut être que miraculeux et que changement naturel est sy- nonyme de changement continu. Mais la discontinuité des combinaisons chimiques, contestée encore au début du xix° siècle par les chimistes eux-mêmes et aujourd'hui bien établie, nous prouve que c'était là une erreur. Dès lors, pourquoi ne pas séparer les idées de changement brusque et d'action miraculeuse, d'évolution naturelle et de conti- nuité? Nous rejetterons la croyance cuviérienne à une inter- vention providentielle, à une action créatrice de la divinité, mais nous pouvons conserver l’idée que l'origine des espèces a eu lieu, pour la plupart d’entre elles, au moins pour les espèces supérieures, d’une manière soudaine et collective, puisque aussi bien :l paraît assez difficile d'expliquer autre- ment les faits paléontologiques établis par Cuvier et qui ne sont pas moins vrais aujourd'hui qu'il ÿ à quatre-vingts ans. Il y aurait eu alors, non pas seulement dans la vie de chaque espèce prise à part comme le veut De Vries, mais dans l’histoire tout entière des flores et des faunes, des périodes de crise, de révolution, précédées et suivies par de longs âges où les espèces seraient demeurées à peu près fixes dans leur nature et dans leur nombre. Et il n’y aurait évidemment pas lieu de faire intervenir l’idée de sé- lection, comme De Vries croit pouvoir le faire encore dans sa théorie des mutations, limitées, pour une époque donnée, à une espèce déterminée. Quant aux cataclysmes géologi- BerrneLoT. — Evolutionnisme, 2 18 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME ques, nous ne les considérerions pas, à la façon de Cuvier, comme simplement antérieurs à l'apparition des espèces nouvelles, et comme impuissants à expliquer cette ap- parition, nous y verrions la cause même des changements biologiques ; nous concevrions ceux-ci comme produits par de grands changements soudains dans le milieu physico- chimique, changements qui auraient détruit un nombre considérable d’espèces vivantes et modifié profondément une grande partie de celles qui subsistaient. Ces change- ments dans le milieu, séparés par des périodes très longues où les conditions physico-chimiques n'auraient varié que faiblement, s’expliqueraient d’ailleurs par les lois gé- nérales de la physique et de la chimie; ils correspon- draient aux phases successives de l’évolution du globe ter- restre, et seraient dus, soit à des causes terrestres, soit même à des causes extra-terrestres, comme l’état du soleil. Il n’est nullement nécessaire de soutenir, comme certai- nement aucun des géologues contemporains n’accepterait de le faire, que ces transformations rapides du milieu ter- restre ont eu lieu à la fois sur toute la surface de la planète ; il suffit d'admettre qu’elles se sont produites à la fois sur de vastes étendues, ce que plus d'un géologue est aujourd’hui disposé à concéder. Il n’est pas davantage né- cessaire de soutenir que ces bouleversements géologiques ont été instantanés ou presque instantanés ; il suffit qu'ils se soient produits dans un temps relativement court, si on le compare à la durée habituelle des changements géologi- ques. Et 1l n’est pas nécessaire enfin de prétendre qu’il n’a jamais existé d’intermédiaires entre les formes vivantes ca- ractéristiques de chaque couche terrestre ; il suffit que chacune de ces formes intermédiaires n'ait subsisté que pendant un petit nombre de générations et que leur suc- cession se soit produite dans un intervalle assez court pour qu'il soit devenu presque impossible aujourd’hui d’en re- à LE DARWINISME N'EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME 19 trouver la trace, les seules formes durables étant celles qui correspondent aux périodes où le milieu variait moins brusquement. IL en serait de ces espèces intermédiaires comme il en est en chimie des réactions intermédiaires entre un état initial et un état final relativement stables : réactions intermédiaires presque aussitôt disparues que for- mées et dont souvent l’expérimentateur ne peut pas con- stater directement l'existence. Cette hypothèse aurait d’abord l’avantage d'expliquer les observations paléontologiques dont le darwinisme et le lamarckisme traditionnels non seulement ne fournissent aucune explication, mais dont ils semblent conduire presque inévitablement à nier la réalité, en attribuant toute varia- tion spécifique à l’accumulation lente et continue de petits changements. Et l'hypothèse que nous proposons serait en outre d’accord à la fois avec les expériences de De Vries, avec les observations des lamarckiens sur la corrélation entre les changements du milieu et les changements spéci- fiques, enfin avec de récentes théories géologiques sur le rôle des cataclysmes dans l'évolution terrestre !. Si nous combinions ensemble les deux hypothèses que 1. M. de Launay, par exemple, dans son ouvrage récent sur l'Histoire de la Terre, postérieur à la communication ci-jointe à la Société de Philosophie, insiste plus que dans son grand traité de Géologie, sur l'importance et l’extension des cataclysmes. Il critique les actualistes à outrance qui ne veulent faire intervenir que des forces identiques non seulement par leur nature, mais encore par leur intensité, à celles que nous observons aujourd'hui. Et il raille les partisans exclusifs des changements lents, qui semblent n'avoir jamais entendu parler de l’é- croulement d’un pont ou de l'explosion d’une chaudière. — D'autre part, Cope, qui était paléontologiste, avait été frappé par les lacunes que présentent les séries fossiles et, bien que lamarckien, il en avait conclu que l'apparition des espèces a dû être soudaine. Mais il n'avait pas suivi sonraisonnement jusqu’au bout et conclu que, puisque les dis- continuités paléontologiques sont ordinairement collectives, il convien- drait peut-être de ressusciter en partie les théories de Cuvier pour les combiner avec celles de Lamarck. 20 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME | nous venons de développer, weissmannisme lamarckien et cuviérisme mécaniste, nous obtiendrions une vue d’en- semble de l’évolution biologique qui ne serait ni celle de Darwin, ni celle de Lamarck, puisque nous abandonnerions le postulat de la continuité, qui leur est commun à tous les deux, et que nous n’attribuerions l’origine des espèces nouvelles ni à la sélection ni à l’hérédité des variations ac- quises, quelle que puisse être, d’ailleurs, linfluence de ces deux facteurs pour amener des changements divers, mais de moindre amplitude, chez les êtres vivants. Nous ne con- testerions nullement l’action des facteurs lamarckiens et darwiniens, pour produire et pour maintenir, dans les cadres d’une espèce donnée, une adaptation meilleure de | l'organisme à son milieu; nous ne songerions pas davan- tage à nier que l’hérédité puisse transmettre ce perfec- tionnement inaltéré au moment de la variation spécifique ; mais nous soutiendrions qu'il demeure en lui-même dis- tinct et indépendant du changement d'espèce et que Darwin comme Lamarck ont eu tort de confondre l'explication de l’origine desespèces avec l'explication des harmonies vitales. Cette vue, en partie nouvelle, de l’évolution, ne serait sans doute, et je tiens à le répéter, qu’une hypothèse, mais les faits connus ne permettent pas de la rejeter, et elle peut s’appuyer à la fois sur des observations déjà anciennes et sur des expériences récentes. IV . Quoi qu'il en soit de cette hypothèse particulière, il semble vrai, en tout cas, que le darwinisme soit un con- glomérat de plusieurs idées par elles-mêmes indépendantes, et que l’on peut sans doute rejeter toutes, mais dont certains savants conservent les unes-en abandonnant les | | LE DARWINISME N’EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME 21 autres. Dès lors, d’où vient que ces idées se sont rencon- trées et combinées dans l'esprit de Darwin? Quelle est l’origine de son système ? Trois influences surtout sem- blent avoir contribué à provoquer et à orienter ses ré- flexions : celle de Malthus, celle de Paley et celle de Lyell. 1° Malthus et l'idée de lutte pour la vie. — Darwin a trouvé chez Malthus la théorie de la lutte pour la vie. C'était chez Malthus une théorie économique, destinée à établir, contre Godwin et Condorcet, que le progrès de lhumanité ne saurait être indéfini ; Malthus veut limiter, au nom d’une fatalité physico-biologique, les possibilités de variation de l’espèce humaine, qui, d’après Godwin et Condorcet, étaientillimitées comme le développement même de l'intelligence : cette intelligence, d’après eux, devant transformer jusqu’à la nature biologique de l’homme et jusqu’au milieu physique où ilétait plongé. Malthus oppose donc l’idée de lutte pour la vie à l’idée de variation, de transformation radicale d’une certaine espèce vivante ; il oppose la nature physico-biologique de l’homme à sa nature intellectuelle comme une cause de fixité à une cause de changement. Seule la volonté morale, d’après lui, peut soustraire l’homme à la lutte pour la vie et le délivrer des maux qu'entrainent, malgré le progrès intellectuel, les fatalités physico-biologiques auxquelles il reste soumis; mais ce ne sera qu’en restreignant la fonction dereproduction, c'est-à-dire en acceptant comme définitives les limites où nous enferment les fatalités physiques. — C’est un rôle exactement contraire que la lutte pour la vie va jouer chez Darwin. Ce qui limitait pour Malthus les changements de l'espèce humaine devient, pour Darwin, le ressort même de l’évolution biologique. C’est seulement grâce à la lutte pour la vie que les petites variations individuelles peuvent s’'accumuler pendant des générations dans le même sens, et aboutir enfin à une variation spécifique. La pensée de 22 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME Malthus qui était un pasteur protestant et un conservateur restait dominée par la notion d’une «nature des choses », d’un « ordre naturel » invariable, préétabli, providen- tiel; cet ordre, notre intelligence pouvait bien le connaître, mais non le changer ; et l'effort moral consistait à l’accep- ter d’une manière consciente et volontaire. Darwin au con- traire, quand il a lu le livre de Malthus, croyait déjà à l’évolution naturelle des espèces vivantes ; il ne croyait plus à des espèces fixes, créées une fois pour toutes par Dieu selon un plan providentiel ; c’est pourquoi il à subordonné les idées nouvelles qu'il rencontrait à l’idée de changement, d'évolution, qui dominait sa pensée ; c’est pourquoi il a imaginé que la lutte même et la mort, loin de détruire simplement une partie de ce quiexiste, loin de maintenir les êtres dans des limites fixes, constituent un facteur de développement et possèdent une véritable vertu créatrice. C’est là l’étrangeté, c’est là le paradoxe de son système et ce qui lui communique une sorte de poésie tra- gique. Mais esi-ce autre chose qu’un paradoxe et si la lutte pour la vie est capable d’abolir des espèces vivantes, ne demeure-t-elle pas tout à fait étrangère à la création des espèces nouvelles? Darwin n’a-t-il pas essayé de mettre au service de l’évolutionnisme une doctrine dont l'esprit même est foncièrement opposé à toute théorie évolution- niste ? L'étude de la doctrine de Malthus ne peut que ren- forcer nos doutes sur le darwinisme en nous faisant aper- cevoir plus clairement ce qu'il y a de singulier dans l’ac- couplement des idées d'évolution et de lutte pour la vie. 2° Paley et l’idée de sélection naturelle. — Darwin a été frappé dans sa jeunesse par le livre d’apologétique où Paley démontrait l'existence de Dieu par les harmonies naturelles et en particulier par les harmonies que l’on observe chez les êtres vivants. Lorsque dans ses recherches scientifiques il a abandonné toute hypothèse théologique, il s’est trouvé LE DARWINISME N’EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME 23 conduit cependant par le souvenir de l’ouvrage de Paley à attacher une extrême importance à l'explication de ces harmonies, de ces adaptations. Il a peut-être été entrainé par là à négliger plus qu’il ne convient l'étude des rap- ports de désharmonie, ou de ceux dans lesquels ne se ma- nifeste aucune adaptation particulière. C’est parce que le système de Lamarck ne lui paraissait pas expliquer suflisam- ment les harmonies biologiques qu’il l’a repoussé. C’est pour les expliquer, il le déclare formellement, qu’il a ima- giné la théorie de la sélection, concevant ainsi les actions naturelles sur un type analogue au choix de l’homme qui adapte longuement les moyens les plus appropriés au but qu’il veut atteindre. Comme il se proposait d’ailleurs de rendre compte de l’origine des espèces, il a admis à titre de postulat incontestable que les mêmes causes expliquent les adaptations biologiques et l'apparition des espèces nou- velles. Or c’est là un postulat absolument indémontré et qu’on peut fort bien mettre en doute. Pourquoi les causes qui déterminent les adaptations plus ou moins parfaites des organismes vivants ne seraient-elles pas toutes différentes de celles qui déterminent les variations spécifiques ? Pour- quoi les variations spécifiques seraient-elles toujours celles qui sont les plus favorables à l'organisme dans un milieu donné ? Pourquoi seraient-ce même des variations particulie- rement favorables ? Il suffit, pour que l’espèce varie, qu'un changement dans le milieu provoque nécessairement la variation spécifique et que celle-ci, fût-elle médiocrement favorable à l’organisme nouveau, lui füt-elle même plutôt défavorable, ne soit pas incompatible avec sa survie. 3° Lyell et l’idée de continuité. — C’est au géologue Lyell, son ami et son maitre, que Darwin, comme Spen- cer, doit l’idée d’évolution continue. Lyell sans doute a réfuté la doctrine de Lamarck sur l’évolution biologique, mais il a basé sa théorie propre sur la notion de continuité 2! ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME en cherchant à expliquer les changements géologiques par des causes analogues aux causes actuelles. Darwin n’a eu qu’à transposer cette notion de la géologie dans la biologie pour concevoir l’évolution biologique comme résultant de petites variations individuelles, analogues à celles que nous pouvons observer actuellement chez les animaux et chez les plantes. En considérant tous les changements naturels comme continus, Lyell n’a fait qu’obéir à une tendance que l’on retrouve chez beaucoup de savants de son temps, biologistes, géologues, géomètres, analystes, physiciens, chimistes même. Cette croyance à la continuité universelle paraît avoir une double origine : mathématique d’une part, ou, plus exactement, physico-géométrique, et d’autre part, sociale. D'une part, en effet, les géomètres du xvn° siècle se sont attachés à définir le plus exactement possible les rapports géométriques qui sont continus ; ils ont inventé pour les représenter des symboles mathématiques que l’on a pu appliquer ensuite avec succès, pendant le xvim siècle, à l'étude des rapports physiques envisagés comme des fonctions continues. Nous voyons chez Leibniz la croyance à la continuité universelle indissolublement liée avec l’in- vention de ce système de symboles physico-géométriques qui constitue le calcul infinitésimal. Les idées leibniziennes, et le préjugé physico-géométrique de la continuité, fortifié par le triomphe de la physique mathématique et de l’ana- lyse nouvelle, ont réagi au xvin° et au xix° siècles sur tou- tes les sciences, sciences exactes et sciences naturelles. Les mathématiciens, cherchant à perfectionner leur instrument analytique en vue de ses applications à la géométrie et à la physique, ont négligé la théorie des nombres qui porte sur des rapports discontinus et à laquelle le génie de Fer- mat avail fait faire encore, au xvu‘ siècle, de si admirables progrès ; ils n’ont commencé que vers la fin du x1ix° siècle à étudier sérieusement les fonctions discontinues. En chimie ; LE DARWINISME N’EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME 25 même, ce n’est qu'après une lutte très vive que les savants ont accepté la loi des proportions définies et admis qu'à la différence des changements physiques les combinaisons chimiques étaient discontinues. L'empire du symbolisme analytique imaginé par les physiciens et les géomètres et les habitudes de pensée qu’il crée dès la jeunesse chez la plupart des savants sont demeurés, aujourd’hui encore, si tyranniques, que l’on n’a cru pouvoir constituer une chi- mie mathématique à l’image de la physique mathématique que grâce à l'étude des rapports de dissociation, où se retrouve la continuité, et en laissant de côté le problème fondamental, celui de la combinaison chimique. D'autre part, les intérêts et les préjugés de la bourgeoisie triomphante n’ont pas moins concouru à la fin du xvin° siècle et au commencement du xix°, à ancrer dans les esprits l’idée d'évolution continue : craignant les change- ments brusques, les révolutions, la bourgeoisie, devenue conservatrice, a érigé en axiome les convictions que lui suggéraient ses intérêts de classe, et, projetant sur l'univers tout entier l'ombre de ses préjugés, elle a proclamé que dans la société et dans la nature même il n’y a de change- ments durables que les changements lents et graduels. L'influence que les idées sociales de la bourgeoisie ont exercée sur les systèmes biologiques est manifeste chez les plus grands esprits : on voit, par exemple, l’antipathie d’un bourgeois aristocrate pour le désordre et pour les révolu- tions contribuer pour une large part à fixer la pensée de Gœthe dans cette théorie de la continuité qui lui a fait pré- férer les hypothèses neptuniennes aux hypothèses pluto- niennes et chercher des intermédiaires permettant de relier en séries les formes des animaux et des plantes. Il serait particulièrement facile de citer en Angleterre des exemples du même genre : je me bornerai à rappeler celui de Spen- cer. Et la croyance à la continuité des changements sociaux, 26 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME et par extension de tous les changements, n’était nulle part plus répandue que dans le milieu intellectuel où se sont développés Lyell et Darwin”. Que le darwinisme soit ou non autre chose qu’un ma- gnifique assemblage d'erreurs, peut-être peut-on s’en ex- pliquer ainsi les origines. Il n’est pas encore prouvé, d’ailleurs, qu’il faille y voir seulement le plus émouvant des romans scientifiques. Et il resterait en tous cas à Dar- win, avec la gloire d’avoir fait triompher auprès des savants l’idée de l’évolution, celle d’avoir conçu des solutions nou- velles à une multitude de problèmes biologiques et trans- formé sur bien des points jusqu'à la position des pro- blèmes. Ce serait assez pour lui assurer une des premières places parmi les naturalistes de tous les temps. Il ne faut pas oublier que, plus modeste que beaucoup de ses disci- ples, il n’a jamais donné sa théorie que comme une hypo- thèse et s’est déclaré assez heureux si elle pouvait contri- buer aux progrès de la science. Et pour douter un seul instant de sa sincérité, il faudrait n’avoir jamais fait con- 1. On sait que l'hypothèse de Darwin a été proposée d’une manière indépendante et simultanée par Wallace. La publication de la bio- graphie de Wallace permet d’étudier l’origine de ses idées et cette étude fournit en quelque sorte une contre-épreuve des résultats aux- quels je suis arrivé pour Darwin ; elle nous fait assister dans l'esprit des deux naturalistes à la rencontre des mêmes courants d'idées. 1° Si le spectacle de la vie pullulante des tropiques a évoqué chez Wallace l’idée de la lutte pour la vie, c’est parce qu’il était familier avec la doc- trine de Malthus. — 20 Wallace était libre penseur, et c’est la néces- sité d'expliquer scientifiquement les harmonies vitales dont les théolo- giens tiraient argument qui lui a fait attribuer une importance exceptionnelle aux faits d'adaptation et l’a entraîné à unir indissolu- blement l'explication de ces faits avec celle de l'origine des espèces. — 3° La géologie « actualiste » de Lyell, qui avait pour un libre penseur comme Wallace le mérite d'expliquer sans aucune hypothèse théologi- que l’évolution du globe, a contribué à le persuader que les change- ments naturels sont des changements continus, les changements brus- ques ne pouvant être que miraculeux. eg ne Pre \ LE DARWINISME N'EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME 27 naissance par la lecture de ses lettres avec une des âmes les plus naturellement belles et les plus simplement nobles qui se soit rencontrée chez un homme de génie. M. Grarp. — Tous les biologistes sont d’accord et de- puis longtemps pour reconnaître que l’évolutionnisme n’est pas le darwinisme. Ce qui caractérise surtout le darwinisme c’est la méthode d'investigation globale qu’a employée Darwin. Il a procédé comme les économistes et les statis- ticiens — aussi comme les physiciens créateurs de la théorie cinétique des gaz, qui ne s’occupaient guère des rapports de molécule à molécule. Darwin ne s’inquiétait pas des causes qui produisent les variations, et c’est heureux pour le développement de la science: car, dans la première moitié du x1x° siècle, il eût été impossible de préciser l’action des facteurs primaires de l’évolution et c’est à peine si nous commençons à en élucider le mécanisme à l’heure actuelle. Parmi les disciples de Darwin, un certain nombre ont exagéré la doctrine du maître poussant à l'extrême sa théoriedelasélection. Ses émules Wallace et Weissmann sont tombés dans le même travers. Jecrois néanmoins au rôle fondamental dela sélection. Évidemment on peut tout contester, surtout en matière philosophique, mais les faits généraux sur lesquels est éta- blie la conception darwinienne me paraissent indiscutables : 1° les êtres vivants varient soit individuellement soit par ensembles plus ou moins étendus, quelles qué soient d’ail- leurs les causes de ces variations ; 2° les variations peuvent être favorables et défavorables suivant les conditions d’exis- tence; 3° celles qui sont favorables ont plus de chances de triompher dans la lutte pour la vie. La lutte pour la vie doit être comprise d’une façon beaucoup plus large que ne le fait M. Berthelot dans son exemple des jeunes Poissons. Outre la lutte directe au sens propre du mot il faut con- sidérer comme lutte au sens métaphorique l’action nocive 28 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME des milieux cosmiques et aussi les résultats fâcheux de la concurrence vitale. En ce qui concerne l’objection des va- riations très petites, je ferai observer qu’il ne faut pas faire de la petitesse des variations la mesure de l'intensité de la lutte. La conception de Darwin n’est pas si bourgeoise que paraît le croire M. Berthelot : tout se fait par voie révolu- tionnaire, par actions discontinues aboutissant à un résultat continu; il y a des variations très petites qui suffisent pour entraîner la disparition d’un être vivant. Des milliers d'herbivores sont dévorés par les carnivores pour des ac- croissements très pelits d’une vitesse à la fuite continuelle- ment croissante. Pour expliquer les adaptations merveil- leuses telles que celles quenous observonsentre les orchidées et les insectes qui les fécondent, nous n'avons guère le choix qu'entre deux hypothèses : l'intervention d’un être souverainement intelligent et la sélection naturelle. L'absence d'intermédiaires a frappé, surtout, les paléon- tologistes, mais elle s'explique par l’ontogénie. Les premiers stades de l’évolution sont très marqués, puis il y a des périodes très longues, sans modifications apparentes dans la forme de l'embryon. Il en est de même dans l'espèce. Les paléontologistes rejettent parfois trop vite les échan- üillons mal accusés! Peut-être en les recueillant avec soin trouveraient-ils des intermédiaires trop systématiquement négligés. Darwin n’a pas méconnu les variations brusques, qu’il appelle sportives. De Vries, d’autre part, n’a jamais essayé de faire une arme de sa théorie des mutations contre la théorie de Darwin. On peut même dire que la théorie de De Vries n’est qu’une forme de la théorie de Darwin: les mutations se préparent lentement, mais apparaissent brus- quement. Une plante nouvellement introduite reste quelque temps semblable à elle-même dans les divers endroits où on la cultive; puis, brusquement, après une période de LE DARWINISME N'EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME 29 déséquilibration interne des variations se manifestent cor- respondant à des équilibres nouveaux. Si ces mutations ne deviennent pas toutes des nouvelles espèces, c’est qu’elles ne sont pas toutes aussi bien armées pour la lutte pour la vie. La sélection est un principe très général et très impor- tant qui détermine, comme facteur secondaire, la conser- vation des formes les mieux adaptées. Elle ne crée pas la variation mais active le processus de formation des types nouveaux. Les amalgames de doctrines (Cuviérisme évolutionniste et Weissmannisme lamarckien) que M. Berthelot nous a proposés au cours de son intéressante discussion sont, je crois, des systèmes peu viables. Les disparitions brusques qui embarrassaient Cuvier peuvent aujourd’hui s'expliquer de diverses façons. H. Osborn a montré que l’apparition de petits mammifères ovivores a sufli peut-être à l’anéan- tüssement des gigantesques Reptiles Dinosauriens. Le moin- dre changement dans l’ambiance peut amener la suppres- sion rapide des types ayant épuisé leur potentiel plastique d'évolution. Les espèces meurent comme les individus, et cette mort n’est pas un argument contre le principe de con- tinuité. Le Cuviérisme est fondamentalement une doctrine statique incompatible avec toute conception mécanique de l'être vivant. Quant aux idées de Weissmann, elles me paraissent incompatibles avec celles de Lamarck. En ce qui concerne l’origine des espèces le weissman- nisme ne fait que reculer la difficulté sans la résoudre. La variation apparaît au moment de la génération grâce à la variété des plasmas ancestraux conservés; mais comment ces plasmas ont-ils varié chez les premiers générateurs? Il faut toujours en revenir aux facteurs lamarckiens. Le weiss- mannisme n’a d’ailleurs rien à faire avec la parthénoge- nèse artificielle. Le facteur qui intervient dans les expé- 30 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME riences de Loeb et les miennes n’a rien de comparable avec une fécondation, c’est une incilation au développement, sans amphimirie. Si le produit varie, ce que nous ne savons pas encore, cette variation est du même genre que la va- riation par bourgeons et ne dépend pas de la nature de l’agent excitateur. Le weissmanisme est la négation du lamarckisme et ne peut se combiner avec lui en aucune proportion. Pour Weissmann les gonades, seuls agents de la variation, de- meurent intangibles et protégées par les soma contre les facteurs lamarckiens. M. René Berruecor. — Je remercie M. Giard d’avoir bien voulu nous exposer sa conception de l’évolution, qui est une combinaison du darwinisme et du lamarckisme. Je présenterai, en réponse à ses observations, des remarques destinées à préciser le sens des hypothèses que j’ai avancées et à revenir sur quelques-unes des thèses antidarwiniennes. Je commence par ce qui concerne Weissmann et Cuvier. J’ai recherché si tous les systèmes biologiques, que ce soit celui de Darwin ou celui de Weissmann, celui de Lamarck ou celui de Cuvier, ne consistent pas dans la réunion de plu- sieurs principes diflérents que l’on peut fort bien dissocier et faire entrer dans des combinaisons nouvelles. Pour ce qui est d’abord de Weissmann, je n'ai pas proposé de con- server l’ensemble de sa doctrine; la négation absolue de l’hérédité des variations acquises et la négation de l’in- fluence du milieu sur les changements biologiques sem- blent aujourd’hui difficilement acceptables. Ce que je me suis demandé, c’est si on ne pourrait pas jeter ces théories par-dessus bord, et opérer le sauvetage de l’une des thèses fondamentales de Weissmann: celle d’après laquelle les varialions spécifiques ne sont pas des variations acquises transmises par l’hérédité, mais des variations congénitales. On ferait entrer cette thèse dans un nouvel ensemble d'idées, : A some 4e LE DARWINISME N'EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME 31 en admettant que les variations congénitales, aussi bien que les variations acquises, sont influencées par les change- ments du milieu externe. De même je n'ai pas dit que le Weissmannisme eût quelque chose à voir avec la parthé- nogenèse artificielle; il est évident que non; ce que j'ai essayé de montrer, c’est qu'à la théorie que j'ai appelée un Weissmannisme lamarckien, on pourrait tenter de ratta- cher les expériences de Loeb et des expériences analogues, puisque ces expériences consistent justement à faire agir le milieu extérieur sur des êtres vivants au moment de la génération d’un nouvel individu et non pendant le cours de la vie individuelle. Pour ce qui est de Cuvier et des cataclysmes, je rappel- lerai que j'ai signalé la nécessité de distinguer l’origine des espèces nouvelles et l'extinction des espèces existantes ; rien ne prouve que ces deux sortes de phénomènes soient toujours ou même ordinairement dus aux mêmes causes ; il n’est pas douteux que, dans la disparition des espè- ces, la lutte pour la vie ne joue un assez grand rôle; la théorie d’Osborn sur les causes qui ont amené la dispari- tion des Dinosauriens ne suflirait donc nullement à établir qu'il faut attribuer à la sélection le développement des espè- ces nouvelles que nous rencontrons à cette époque. La théorie d’Osborn n’est d’ailleurs qu’une hypothèse, et il y a des biologistes qui la rejettent. Sur la question paléonto- logique, M. Giard nous dit qu'en les recherchant avec soin, on trouverait peut-être de nouveaux intermédiaires. C’est possible ; mais il faut bien reconnaitre que, malgré tous les efforts faits depuis quarante ans, les intermédiaires res- tent l’exception. Si le darwinisme était vrai, ils devraient être la règle. Et il me semble difficile de se borner à accu- ser l'amour immodéré des paléontologistes pour les échan- üillons bien caractérisés. Quant aux faits embryologiques signalés par M. Giard (changements très rapides, puis 32 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME longues périodes sans changements visibles), ils constitue- raient un argument de plus pour les partisans des varia- tions brusques, si l’on admet la loi de Serres qui affirme le parallélisme de l’ontogénie et de la phylogénie, de l’évo- lution individuelle et de l’évolution spécifique. Je soumettrai encore quelques observations à M. Giard, au sujet de l’idée de révolution. J’ai essayé de distinguer deux hypothèses : d’un côté celle d’après laquelle il n’y a de durable que le résultat des changements lents; d’autre part celle où les changements très rapides, eux aussi, se- raient durables et où les différences les plus importantes, les différences spécifiques, seraient dues à des changements brusques ; on peut qualifier cette hypothèse de révolution- naire. Quel sens donnez-vous au mot révolution ? Et com- ment concihez-vous les deux hypothèses ? M. Grarp. — Le fait de la rupture de la chrysalide est un fait révolutionnaire ; mais il est préparé par une suite de petits changements s’accumulant pendant toute la vie nymphale et même pendant la vie larvaire. Un ouragan qui tue des milliers de moineaux est un fait révolutionnaire. Mais si l’on constate avec Bumpus que les oiseaux tués par la tempête sont souvent ceux dont l’organisme est congéni- talement défectueux, on doit en conclure que les résultats de l’action brusque ne sont durables que parce qu’ils ont été préparés par une série de modifications lentes. M. Rexé Berraeror. — Alors l’accumulation des petits changements produirait à un moment donné un change- ment brusque. Si on prend le mot d’évolution, non plus au sens que j'ai défini en commençant, mais au sens de changement lent et continu, on peut dire que votre con- cepüon est à la fois évolutionniste et révolutionnaire. Ce n'est plus déjà la conception de Darwin: pour lui, les pe- tits changements, en s’ajoutant les uns aux autres dans le même sens comme des sortes d'unités arithmétiques, com- +4 Li: + À L2 < LE DARWINISME N’EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME 33 posent à la longue un grand changement. Je remarquerai aussi qu’à côté de l'hypothèse que vous défendez, on ren- contre aujourd’hui chez certains biologistes une conception purement révolutionnaire, tout à fait antidarwinienne, de l’origine des espèces. Et je rappellerai qu’il y a dans la na- ture inorganique beaucoup de changements purement ré- volutionnaires : ni l'explosion d’une cartouche de dynamite ni la synthèse de l’eau ne sont graduellement préparées par l’accumulation lente de petits changements. Je voudrais insister enfin sur le sens de l’expression : lutte pour la vie. M. Giard la prend au sens le plus large. Darwin me paraît flotter entre un sens large et un sens étroit. Mais en réalité c’est le sens étroit qui est pour lui le plus important. M. Grarp. — Le sens le plus large est explicitement chez Darwin. M. Pécaur. — Par exemple, quand il parle de la lutte de l'être contre la sécheresse. M. Rexé Berraezor. — Sans aucun doute ; seulement en fait dans l’ensemble de ses ouvrages, ce qu’il invoque le plus souvent comme principe d’explication, c’est, je crois, les rapports des espèces vivantes les unes avec les autres. Sur ce point, je me trouve d’ailleurs d'accord avec M. Hous- say. Et pour montrer combien on est porté à prendre en ce sens la pensée de Darwin, je rappellerai la manière dont M. Giard expliquait tout à l'heure l'extinction des Dino- sauriens. M. Houssax est heureux d’entendre un philosophe aflir- mer des idées auxquelles les biologistes sont ralliés de- puis vingt ans. Nous voyons que les faunes ont évolué. L'évolution est donc un fait; le darwinisme est une des hypothèses tendant à expliquer comment cette évolution a pu se faire. M. Houssay a goûté en particulier ce que M. Berthelot a dit de l'influence du milieu intellectuel où BEerTHELOoT. — Évolutionnisme. o 34 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME se trouvait Darwin sur le développement de sa pensée. À ce que M. Giard a dit M. Houssay voudrait ajouter deux ou trois choses. Parmi les quatre idées énoncées par M. Berthelot, M. Houssay n’a pas vu celle-ci : avanta- geux ou désavantageux pour la variété. Une variété ne peut être cause de sélection que si elle est avantageuse ou défavorable ; autrement pas d’explication. Or, il est im- possible de définir d'avance l’avantage ou le désavantage pour une qualité. Le darwinisme, alors, est une simple constatation statistique; elle constate que ce qui devait arriver arrive; c’est tout. C’est trop vague au point de vue de la causalité. La sélection naturelle termine une évolution; elle ne peut lexpliquer. M. Houssay insiste sur lintérêt qu'il y aurait à étudier les facteurs primaires. L’apparition des Mammifères, la disparition des Dinosauriens est, au point de vue darwiniste, considérée comme une affaire à régler entre eux. Et pour admettre que les petits mammifères ont triomphé des grands reptiles, on suppose que les pre- miers dévoraient les œufs des seconds. Mais le phénomène faunique coïncide avec une grande révolution climatérique. L’uniformité des climats, absolue jusque-là, disparaît pour faire place à des zones de plus en plus accentuées; — cause prochaine : condensation solaire. Effet : disparition des Reptiles. Les mammifères n’y sont pour rien. Il faut trouver, pour chaque fait, les grandes causes générales extra-terrestres qui ont amené les variations. Ce n’est qu’alors qu’on pourra faire la philoso- phie de la variation. — La variation n’a pas, dès l’abord, un caractère nécessairement collectif, même sous l'influence d’une cause universelle. M. Berrueror. — Par collectif je n’entends pas uni- versel; j'entends seulement « plus qu'individuel ». J’ap- pelle collectives, par exemple, les mutations produites par LE DARWINISME N’EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME 35 de Vries, parce qu’elles ont lieu à la fois chez plusieurs individus de la même génération. M. Houssay. — Les causes de changement sont-elles intrinsèques, ou extrinsèques : telle est la différence pro- fonde entre Darwin et Lamarck. — Loin de chercher les raisons du changement dans le vivant lui-même, il faut les chercher en dehors. Vous nous parlez de ouviérisme évo- lutionniste : c’est une combinaison possible, et peut-être ne serait-elle pas tellement nouvelle, si l’on infuse l’idée d'évolution dont la thèse d’Agassiz. Quand le discontinu est très fragmentaire, il tend vers le continu. Un escalier dont les marches sont très pelites est presque un plan in- cliné. Tout ce que l’on pouvait dire a priori a été dit depuis trente ans. Ge qui importe aujourd'hui, c’est l’étude dans le laboratoire et en particulier l'étude des facteurs primai- res. L'hypothèse de Lamarck est suggestive d’expériences plus que celles de Darwin, qui répond trop facilement à tout dès maintenant et sans qu'il y ait plus rien à cher- cher. Je ne contredis pas la thèse générale de M. Ber- thelot, je l’accepte pleinement. M. René Berrueror. — Je ne puis que m’associer de mon côté à presque tout ce que vient de dire M. Houssay. Il n’y a rien là que de très naturel, puisque c’est en par- tie dans ses ouvrages que j'ai trouvé l’exposé du lamar- ckisme antidarwinien. Ce que je crois nouveau dans l’hy- pothèse que j'ai proposée, ce qui ne se trouve ni chez les disciples de Cuvier ni chez leurs adversaires évolution- nistes, c’est de distinguer l’idée de changement brusque dans un grand nombre d’espèces à la fois et celle de changement miraculeux, c’est d'admettre que l’origine des espèces nouvelles se produise sans aucune intervention di- vine, et que, cependant, elle ait lieu subitement, dans de courtes périodes où l’ensemble des faunes et des flores se modifie profondément et que suivent des périodes très lon- 36 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME gues où il ne se produit guère de variations spécifiques. L'explication que M. Houssay nous a donnée de la dispa- rition des Dinosauriens s'oppose à celle d’Osborn; celle d’'Osborn était darwinienne; celle de M. Houssay est la- marckienne, puisqu'elle fait intervenir l’action directe du milieu physique et non la lutte des espèces les unes contre les autres. Or, il est intéressant de noter que l’action di- recte du milieu semble associée ici avec l’idée d’un cata- clysme. De même, je ne connais aucun ouvrage où l’origine d'espèces nouvelles serait attribuée à des variations congé- nitales collectives provoquées par les changements du mi- lieu. Cette hypothèse, à ma connaissance, ne se rencontre ni chez Weissmann, ni chez ses adversaires néolamarckiens ; et je ne crois pas non plus qu'elle ait été développée par des naturalistes plus anciens”. 1. On peut remarquer, dans l’histoire des sciences, que lorsqu'on découvre des faits nouveaux non prévus par les théories régnantes, la plupart des savants s’efforcent d’abord de les faire rentrer dans le cadre des idées qui leur sont familières. C’est ce qui est arrivé pour les mu- tations de De Vries; leur existence n’était conforme ni aux prévisions des darwiniens ni à celle des lamarckiens, puisqu'elle était incompatible avec le postulat de la continuité, dont ils avaient fait les uns et les autres une sorte de dogme. De Vries, qui était darwinien, a essayé lui-même de sauver tout ce qu’il a pu de la doctrine de son maître, et le système de Darwin, par l’importance qu’il attache à la variation individuelle congénitale, offrait d’ailleurs une amorce à la théorie des variations brusques. M. Houssay, qui est néolamarckien, essaye, de son côté, de ramener presque entièrement le discontinu biologique à un continu, pour faire rentrer plus aisément les expériences du botaniste hollandais dans les cadres du néolamarckisme; ces expériences en effet paraissent malaisément compatibles avec la manière dont M. Houssay a exposé dans ses ouvrages le système néolamarckien, puisque, empruntant des analogies à la mécanique physique, il a cru devoir solidariser l’idée de discontinu biologique avec les théories statiques, anti-évolutionnistes, et les théories dynamiques, évolutionnistes, avec l’idée de continuité. Le système lamarckien, qui attribue le changement spécifique à l’addi- tion héréditaire de variations survenues pendant la vie individuelle, peut but, LE DARWINISME N’EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME 37 M. Raux. — Il me semble que l’on a jusqu'ici parlé surtout du rôle de la continuité et de la discontinuité dans l’évolution des êtres vivants. Ce n’est pas la seule question, ni la question essentielle. Il s’agit de savoir quelle est la cause de l’évolution. Or, il me paraît qu'il y a sur ce point trois hypothèses actuellement défendues par les biologistes. L'une est l'hypothèse darwinienne, d’après laquelle tout ce qui survit dans une espèce donnée lui est favorable, toute espèce qui survit est plus forte qu’une espèce disparue, de sorte que le postulat impliqué dans une hypothèse sembla- ble serait que les espèces vivantes tendent à progresser ou au moins à se maintenir sur le globe. Une autre hypothèse défendue par certains lamarckiens (Cope par exemple), c'est que le progrès précédemment défini se fait par une conscience plus ou moins obscure que l'espèce aurait de son intérêt. La troisième enfin serait représentée par d’au- tres néolamarckiens qui admettraient deux sortes de causes de l’évolution, d’une part des causes physico-chimiques, d'autre part une certaine direction interne, mais sans re- lation avec l'utilité de l'espèce, direction purement mor- phologique (par exemple une certaine harmonie des for- d’ailleurs aussi difficilement que le système darwinien se concilier sans remaniements profonds avec les faits qui nous font voir dans les seuls changements spécifiques que nous connaissions expérimentalement des variations soudaines survenues entre une génération et la suivante. Les notions de continu et de discontinu prennent ici en biologie un sens expérimental bien tranché et les faits eux-mêmes nous montrent la connexion de l’évolution spécifique et de la discontinuité ; on ne saurait donc recourir aux analogies mathématiques ou physico-mathématiques qui permettent de rapprocher autant qu’on veut un discontinu donné du continu. Ce sont les difficultés que présente aussi bien le lamarckisme que le darwinisme dans l’explication des faits nouveaux qui m'ont conduit à me demander si l’ensemble des faits connus, tant anciens que nouveaux, ne s’expliquerait pas mieux en remaniant plus profondément les théories courantes. 38 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME mes), ce qu'ils appellent l’orthogenèse. Je connais comme représentant de cette doctrine, Eimer, dont j’ai lu presque en entier die Orthogenesis der Schmetterlinge. Eimer mon- tre, par exemple, que les phénomènes de mimétisme cen- sés utiles à l'espèce, sont situés, sur certains animaux, à une place telle qu’ils ne peuvent être aperçus de l’ennemi, que d’ailleurs un grand nombre des formes prétendues mi- métiques, s’insèrent naturellement dans une suite de formes géométriques, desorte que le mimétisme semble ici un pur hasard. La conception d’Eimer s’opposerait donc commeune conception «indifférentiste » à une conception optimiste de la nature qui serait celle de Darwin. Eimer admet, d’ail- leurs, que la sélection est un facteur secondaire de lévo- lution, que les formes ou les organes nés d’autres causes peuvent être ensuite utilisés par l’animal pour sa survie. M. Gran. — Je ne puis admettre avec certains lamarc- kiens la tendance consciente vers la variation. C’est par une conception anthropomorphique que les adaptations cor- respondent à une idée d'utilité dans notre esprit, elles ré- sultent d’un ensemble de conditions qui les rendent néces- saires dans la nature. Telle forme subsiste : il y a donc des raisons pour lesquelles elle persiste. M. Raun. — Sans doute, mais la question est de savoir si cette raison de persister est une cause favorable à l’ani- mal, ou si les conditions de la survivance sont exclusive- ment physico-chimiques ou morphologiques. Dans ce cas, on pourrait très bien imaginer que ces conditions rendent simplement possible la vie des espèces sur le globe sans la favoriser, sans tendre à sa prolongation, ni même à son maintien ; car elle pourrait être désavantageuse aux espèces sans aller jusqu’à les détruire ; ce qui précisément se pro- duit parfois d’après Eimer. M. Grarp. — Les observations de Eimer sont très inté- ressantes ; mais ses idées sont trop simplistes Il a cons- NÉTR CA LE DARWINISME N'EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME 39 taté un parallélisme entre l’évolution des couleurs chez les papillons, les lézards, etc. ; les causes de ce parallélisme nous échappent encore, mais l’on ne peut scientifiquement l’attribuer à une tendance interne qui réglerait suivant une loi constante (orthogénèse) l’ornementation des êtres vi- vants. M. Raun. — Alors je ne vois pas la différence qui sépare Darwin et Eimer. M. Grarp. — En cette question de couleurs comme dans toutes les autres, Darwin ne s’occupe pas de l’origine des variations. Si celles-ci se produisent d’une façon parallèle dans les divers groupes c’est sous l’influence convergente des facteurs éthologiques et de la sélection. Eimer fait in- tervenir une action directrice interne, c’est une hypothèse inutile. Ce qu'il faudrait chercher pour compléter Darwin et Eimer, c’est le mécanisme physico-chimique reliant les couleurs et leur disposition à l’excrétion pigmentaire et aux causes biologiques qui le déterminent. M. Rauu. — Il n’y a pas, d’après Darwin, finalité con- sciente ou subconsciente; tout ne se passe même pas, d’après lui, comme si les espèces cherchaient leur utilité. Mais la direction générale de la nature est, selon lui, telle que la vie des espèces tend à se maintenir ou même à s’ac- croître. Voilà ce qui caractérise Darwin par opposition d’une part à Eimer qui considère comme essentielles à la fois des conditions physico-chimiques etune certaine direc- tion morphologique indifférente à l'intérêt des espèces, par opposition d'autre part à ceux des néolamarckiens pour les- quels l’évolution a pour cause certains besoins plus ou moins conscients et intelligemment utilitaires des animaux ou tout au moins des processus que l’on peut interpréter par analogie avec des processus psychiques. M. Grarp. + C’est justement la croyance à une certaine direction morphologique indépendante de la sélection et non Lo ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME expliquée par les facteurs primaires que nous repoussons à la fois au nom de Darwin et au nom de Lamarck. M. Rexé BerrHeLorT. — J'ai visé le point touché par M. Raub dans la conférence que j'ai faite avant son arrivée, lorsque j'ai parlé de la sélection ; j'ai fait remarquer qu’au lieu de considérer le caractère plus ou moins favorable (ou si l'on veut plus ou moins utile) des variations, on pouvait se demander simplement: sont-elles ou non compatibles avec tel milieu déterminé? Je suis revenu sur ce sujet à propos de l'influence exercée sur Darwin par Paley et par l’idée des harmonies naturelles. La tendance de Darwin à vouloir que seuls les caractères particulièrement utiles aient subsisté chez les êtres vivants est manifeste dans toute son œuvre. Peut-être n'est-elle nulle part plus frappante que dans son livre sur l'Expression des Émotions. Les mouve- ments qui accompagnent les émotions semblent souvent inutiles, souvent même nuisibles à l’être vivant. Darwin se demande toujours à quoi ils ont pu servir à l’origine. Il ne se demande pas, comme on l’a fait depuis, s’ils ne tien- draient point à un mécanisme physiologique qui, fré- quemment, aurait été dès l’origine défavorable à l’orga- nisme, mais qui ne l’aurait pas été au point d'amener sa destruction. Des diverses hypothèses possibles, Darwin n’en envisage qu'une. Il y a là chez lui comme un succé- dané du finalisme que je crois, en effet, important de noter. J’ajouterai qu’on peut en dire autant de Lamarck, et qu’au lieu d’admettre avec la plupart des biologistes qu'il faut être ou darwinien ou lamarckien ou l’un et l’autre à la fois, on pourrait fort bien; ici encore, renvoyer Lamarck et Dar- win dos à dos. Pour les lamarckiens, en effet, l'hérédité accumule les variations acquises par où les êtres, de génération en géné- ration, s’adaptent de mieux en mieux à leur milieu, et une espèce nouvelle apparaît quand les variations favorables < ST D RO A NU ARTE 2e ne ste 1 TS RMMRRRSPESSS ; : - Par RE AE “ ” sr ét APS SEE : £ LE DARWINISME N’EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME hx ainsi produites ont dépassé un certain degré ; nous retrou- vons donc ici cette croyance que l'espèce nouvelle est due exclusivement à l’accumulation de variations favorables et de plus en plus favorables. Lamarck parle encore expres- sément d’une finalité immanente à la nature ; et chez ceux mêmes de ses disciples qui rejettent tout principe propre de finalité, le même optimisme implicite subsiste toujours, par cela seul qu’il attribuent l’origine des espèces à l’héré- dité des seules variations adaptatives, c’est-à-dire favorables à l'individu et à la race. On pourrait fort bien soutenir que la sélection ou l’hérédité des variations acquises ou l’une et l’autre interviennent pour créer certaines adaptations des espèces existantes à leur milieu, mais sans aller jamais jusqu’à entraîner un changement d’espèce ; que l’hérédité même des variations acquises contribue, d’ailleurs, entre autres causes, à créer des désharmonies nouvelles en main- tenant, malgré les changements du milieu, des caractères devenus désormais inutiles ou nuisibles ; et que la variation spécifique, n'étant due ni à la sélection ni à l’hérédité des variations acquises, peut très bien n'être pas plus favorable, qu’elle peut même être plus défavorable à organisme que l’état de choses antérieur. On concevrait les actions vitales comme comprises entre deux limites, l’une inférieure, qui serait la simple compatibilité du vivant avec son milieu, l’autre supérieure qui serait l’adaptation parfaite du vivant à son milieu ; les variations spécifiques se joueraient entre ces deux limites, tantôt éloignant, tantôt rapprochant l'être de la limite inférieure". 1. Une conception de ce genre ne suppose d’ailleurs nullement que l’on admette, comme paraissait le faire tout à l'heure M. Rauh, une action directrice interne distincte de l’ensemble des forces physico-chimiques qui constituent l’être vivant et son milieu. Attribuer à une tendance interne de ce genre le parallélisme constaté par Eimer entre l’évolution des couleurs chez diverses espèces animales, ce serait ériger l'énoncé d’un problème en solution et ressusciter sous une forme nouvelle les 42 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME M. Pécaur. — M. Berthelot nous dit que le darwinisme a été refoulé par la renaissance du lamarckisme. Or il semble plutôt que les travaux récents d’histologie permettent de généraliser les lois darwiniennes en expliquant par elles non plus seulement les rapports entre les êtres, mais ce qui se passe à l’intérieur même des êtrés. La diffé- rencialion des tissus serait un cas de sélection naturelle. Les divers blastomères, ayant des relations différentes avec les milieux intérieurs et extérieurs, subiraient des varia- tions adaptatives par suite de sélection. Peut-être alors le lamarckisme n'est-il qu’un cas parti- culier du darwinisme. Telle est du moins la conséquence des théories de M. Le Dantec. Le principe lamarckien est qu’un organe qui fonctionne se développe et qu'un organe « vertus dormitives » de l’aristotélisme scolastique ; cette sorte de vita- lisme sans finalité et sans optimisme me paraîtrait pour la biologie une hypothèse plus stérile encore que le vieux vitalisme optimiste. Et je suis tout à fait d'accord avec M. Giard et avec la majorité des biologistes contemporains pour admettre que l'explication des faits vitaux par un déterminisme physico-chimique est seule conforme aux tendances mo- dernes des sciences naturelles. L'histoire des sciences nous montre que c’est dans cette direction que se sont faits depuis un siècle tous les progrès décisifs de la biologie ; et elle nous apprend que chaque fois qu'on a voulu transformer en limites définitives les lacunes provisoires de nos connaissances sur la vie, pour loger dans ces lacunes des forces irréductibles et spécifiquement vitales, ces limites n’ont pas tardé à être dépassées et ces forces à être résolues en un mécanisme physico-chi- mique. Je me bornerai à en rappeler deux exemples, celui d’un philo- sophe et celui d’un savant, celui des théories d'’Auguste Comte sur la biologie et celui des théories de Pasteur sur le pouvoir rotatoire et sur les fermentations. J’ajouterai que la critique idéaliste de la connaissance me parait conduire au même résultat que l’histoire des sciences ; elle montre, je crois, que le passage infranchissable pour la pensée n’est pas celui de l'univers organique à la vie, mais celui de la matière à l'esprit, et que e problème des rapports entre la matière et l'esprit ne peut être résolu qu'en renversant la relation des termes, en partant de l'esprit pour montrer dans la position de la matière et dans la réduction de la ma- tière au mécanisme des conditions nécessaires à l’activité spirituelle. LE DARWINISME N'EST PAS L'ÉVOLUTIONNISME 43 qui ne fonctionne pas s’atrophie. D'après M. Le Dantec, le fonctionnement n’est que le résultat ou plutôt le phénomène de l’assimilation. Cette théorie a contre elle la tradition biologique qui veut que l'exercice soit lié à de la désassimi- lation ; elle a pour elle d'expliquer le développement de l’or- gane par l'exercice. Quoi qu'il en soit de sa valeur, elle a pour conséquence de réduire le développement et l’atrophie des organes à des faits de sélection naturelle entre éléments histologiques, les uns trouvant dans le milieu intérieur, les autres ne trou- vant pas de quoi se multiplier par assimilation. Il est donc possible que le darwinisme englobe le lamarckisme. M. René Berrueror. — L'hypothèse de M. Le Dantec à laquelle M. Pécaut fait allusion est très intéressante ; c’est une des manières de combiner les idées de Darwin avec celles de Lamarck ; mais ce n’est encore qu’une hypothèse. Et fût-elle vraie, elle ne s’appliquerait qu'aux rapports des cellules les unes avec les autres à l’intérieur de l'organisme. Elle laisserait subsister, sans leur donner aucune solution, tous les problèmes que nous avons examinés sur leurs rela- tions avec le milieu extérieur. Nora. — Voir dans l’Appendice I, à la fin du volume, des indications complémentaires sur les idées de lamarckisme weissmannien et de cu- . viérisme évolutionniste. "T: CN TURRE PE SHTTES EE ÉMS LES ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE DE SPENCER‘ M. Rexé BerTaeror propose à la Société française de philosophie les observations suivantes. LE. — La philosophie de Spencer est un effort pour amal- gamer trois groupes d'idées d'origines diverses ; il a tenté de justifier des thèses politiques et sociales empruntées au libé- ralisme radical en s’appuyant sur des principes empruntés d’une part à la philosophie romantique allemande, d’autre part aux sciences biologiques et physiques. IL. — L'idée directrice des romantiques allemands, c’est l’idée de we, prise dans le sens que lui donnaient !les vita- listes contemporains, et étendue au monde entier, tant à l’univers matériel qu'aux sociétés humaines. Tandis que la philosophie réformatrice du xvmr siècle ramenait la nature et la société à des mécanismes que la pensée réfléchie peut concevoir et recomposer, la philo- sophie romantique voyait dans la nature et dans la société des organismes vivants, c’est-à-dire des ensembles de rap- ports dynamiques qui évoluent par l’action d’une force mystérieuse, interne et inconsciente, vers une différenciation de plus en plus grande et une coordination harmonique de plus en plus parfaite des parties de l’ensemble. Spencer doit aux romantiques allemands, principalement par l’inter- 1. Extrait du Bulletin de la Sociélé Française de Philosophie, séance du 4 février 1904. Quelques passages de la discussion ont été suppri- més. 46 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME médiaire de Coleridge, son idée de l’univers et de la société comme des organismes vivants, comme le produit d’une évolution inconsciente qui se fait dans le sens de la difté- renciation et de l'harmonie. III. — Les philosophes romantiques avaient combattu, au nom de leur vitalisme social, la philosophie sociale intel- lectualiste et réformatrice du xvrm° siècle et ils avaient con- clu à une théorie conservatrice et religieuse de la société. Ils avaient combattu, au nom de leur vitalisme métaphysique, la physique et la biologie mécanistes du xvm siècle et ils avaient conclu à une théorie finaliste et qualitative de la nature. Spencer au contraire croit pouvoir appuyer les con- clusions sociales des libéraux radicaux sur les principes mêmes au nom desquels d’autres les condamnaient. Et il croit pouvoir allier dans l’indétermination de ses formules équivoques l’idée romantique de vie, de force vitale, avec l’idée que les biologistes évolutionmistes et les physiciens mécanistes, au milieu du xix° siècle, se formaient de la vie et de la force. IV. — Cette double contradiction que révèle létude des origines de la philosophie spencérienne demeure au cœur du système une fois achevé et elle se retrouve depuis les pre- miers principes, où le philosophe juxtapose à une physique mécanique la force inconnaissable des romantiques, jus- qu'aux dernières conséquences sociologiques et morales de la doctrine, où il juxtapose à l’individualisme des radicaux la thèse romantique de l'organisme social. DISCUSSION M. Rexé Berrnezor. — On caractérise d'ordinaire, et avec raison, la philosophie de Spencer comme une philo- sophie de l’évolution. On admet aussi le plus souvent que LES ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE DE SPENCER k7 Spencer aurait emprunté la notion d'évolution aux biolo- gistes contemporains pour l’étendre ensuite, le premier entre les penseurs modernes, à tout l’univers, physique, vivant, mental, social ; et c’est là une opinion que ne confirment ni les propres déclarations du philosophe, ni la lecture de ses premiers ouvrages (publiés entre 1840 et 1860; voir surtout la Statique sociale). L'idée qui, d’après Spencer lui- même, est le germe de son système, c’est l’idée de vie qu'il doit à Coleridge. Et Coleridge n’a fait que propager en Angleterre les théories principales du romantisme germa- nique. Pour les romantiques allemands, pour un philosophe comme Schelling, pour un juriste comme Savigny, pour un esthéticien comme Schlegel, la nature et la société ne sont pas, comme pour les philosophes réformateurs du xvmi° siècle, un mécanisme que la pensée réfléchie puisse com- prendre et reconstruire ; nature et société sont le produit d’une activité inconsciente, d’une force mystérieuse, ana- logue à celle de la vie; ce ne sont pas des mécanismes, mais des organismes. Et par organisme, les romanti- ques n’entendent pas un système de rapports purement sta- tiques, comme l’avaient fait avant eux les penseurs qui avaient comparé à un organisme la société et la nature, un Platon par exemple dans l'antiquité, un Hobbes dans les temps modernes ; ils entendent par là un ensemble de rapports dynamiques qui se développe du dedans au dehors, qui évolue par l’action d’un principe de vie inté- rieur et inconscient; ce développement (Entwickelung), cette évolution, qui est la vie de l’univers et de la société, tend à la fois vers une différenciation (Differenzierung) toujours plus grande et vers une coordination harmonique toujours plus parfaite des parties de l’ensemble vivant. Spencer doit à Coleridge, et par son intermédiaire au romantisme allemand, avec les expressions mêmes de vie, d'organisme, d’évolution, la conception de l'univers et de 48 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME la société comme un développement inconscient qui se fait dans le sens d’un individualisation et d’une harmonie de plus en plus complète, c’est-à-dire dans le sens de ce qu'il appellera plus tard différenciation et intégration. Quand Spencer subit l'influence de la philosophie roman- tique, il avait déjà des convictions arrêtées sur la politique et sur l'idéal social. Ces convictions, il les devait à son mi- lieu familial où régnait le libéralisme radical de l’école benthamique, et elles demeurèrent toujours inébranlables dans son esprit. Aussis’efforça-t-1l de les combiner avec les théories de la métaphysique allemande. Or, en 1840, la phi- losophie de Coleridge et celle de Bentham passaient en Angleterre pour incompatibles. « Tout Anglais d'aujourd'hui, écrit Stuart Mill en 1840, est implicitement ou benthamite ou coleridgien, a des opinions sur les affaires humaines dont on ne peut prouver la vérité que par les principes soit de Bentham, soit de Coleridge. » « Les penseurs conservateurs et les libéraux se regardent réciproquement comme en dehors de la discus- sion philosophique ; considèrent réciproquement leurs spé- culations comme entachées d’un vice originel » (Disserta- tions et discussions, 1, p. 377-378). Et page 403: « La doctrine germano-coleridgienne... exprime la révolte de l'esprit humain contre la philosophie du xvir° siècle. Elle est ontologique, parce que celle-ci était expérimentale ; con- servatrice, parce que celle-ci était novatrice; religieuse, parce que celle-ci était libre penseuse ; concrète et histori- que, parce que celle-ci était abstraite... » Pourles roman- tiques, 1] ne saurait ÿ avoir dans une société de change- ments profonds et durables que ceux qui résultent du jeu spontané des forces inconscientes. Moins la pensée réfléchie interviendra dans les œuvres humaines, dans les institutions sociales, plus ces organismes vivants seront parfaits. De là une esthétique nouvelle, celle de Schlegel ; une nouvelle = dmpaitcs: 7 LES ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE DE SPENCER 49 philosophie du droit, celle de Savigny ; une théorie conser- vatrice et religieuse de la société, glorifiant la puissance irréfléchie de la coutume et montrant dans la foi tradition- nelle, œuvre spontanée du sentiment, la plus sûre garantie de la stabilité des groupements humains. — Les benthamites au contraire étaient une école de réformateurs libéraux et anticléricaux ; ils réclamaient la liberté de pensée, la liberté de conscience, la liberté politique et la liberté d'association, la liberté du travail et la liberté du com- merce, ils prétendaient réformer l’organisation juridi- que, politique, économique par la connaissance raisonnée de ses lois, fonder la société sur la science, à l'exclusion du sentiment, de la tradition, de la religion et ramener toute sociologie comme toute morale à un calcul mathématique d'intérêts. Ils appuyaient leur libéralisme sur le même postulat que les philosophes du xvin* siècle dont ils se donnaient comme les continuateurs ; comme eux, ils croyaient possible de substituer la pensée réfléchie à l’ins- tinct dans la direction des sociétés humaines. Comment Spencer essaya-t-il de concilier ces doctrines contraires ? En appuyant les conclusions pratiques de Ben- tham sur les principes de Coleridge, en justifiant le libéra- lisme radical au moyen des théories mêmes dont les conser- vateurs se réclamaient pour le combattre. Il est vrai, d’après la Statique sociale, que toute société est un organisme vivant qui évolue par l’action de forces inconscientes ; il est vrai qu’elle repose sur des sentiments spontanés et sur des traditions ; mais l’évolution sociale tend nécessairement à réaliser le régime conçu par les radicaux benthamites et à implanter dans les âmes les sentiments instinctifs de moralité sans lesquels il ne pourrait durer. La doctrine romantique, d’autre part, étant une généra- lisation à l'infini du vitalisme biologique, s’opposait aux explications mécaniques de la nature physique et de la BerTnezorT. — Evolutionnisme. A . . ef x, 21 * à - TA 1 ” : È + 3 CP 5o ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME nature vivante que beaucoup de penseurs du xviu* siècle avaient préconisées et auxquelles beaucoup de savants reve- naient vers le milieu du xix° siècle. De bonne heure Spen- cer s'était occupé de biologie; l'importance décisive que l’idée de vie prenait à ses yeux ne pouvait que l’y intéresser davantage. Or, en étudiant les biologiste contemporains et particulièrement Lamarck, il rencontra chez eux une con- ception de la vie plus précise à certain égards que celle de Coleridge et à d’autres égards incompatible avec elle. D’après Owen, le passage des vivants inférieurs aux vivants supérieurs entraîne une différenciation et une dépendance mutuelle de plus en plus grande des parties de l’organisme. D'après Von Baer, l'organisme individuel évolue de l’homo- généité à l’hétérogénéité. Enfin, d’après Lamarck, les varia- üons du milieu physique dans lequel l’être vivant est plongé déterminent des changements dans ses actes; ceux-ci détermi- nent à leur tour la transformation des organes et l'apparition d’espèces nouvelles, les organes inactifs s’atrophiant, les or- ganes actifs se développant, et l’hérédité transmettant de gé- nération en génération les variations acquises pendant la vie individuelle. Puisque les organes actifs, donc utiles, subsistent et que les organes inactifs, donc inutiles, dispa- raissent, l’évolution des espèces vivantes entraîne leur adaptation croissante au milieu physique, leur coordination harmonique avec les phénomènes extérieurs. Et ainsi, Spencer croit pouvoir justifier mécaniquement l’optimisme finaliste qu'il devait aux romantiques. Mais pour le méca- nisme de Lamarck, l’évolution organique, loin d’être l'effet du développement spontané d’une force interne, résulte au contraire d’une action exercée par le dehors sur le dedans ; ce sont les changements physiques qui déterminent les varia- tions biologiques. Spencer ne se borne pas à accepter cette méthode d'explication, incompatible avec le romantisme, il la généralise encore et l’étend à la vie sociale (Statique Mens... LES ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE DE SPENCER 1 sociale) et à la vie psychologique (Principes de Psychologie, 1855). Ce qui est vrai des aptitudes et des fonctions biolo- giques, utiles ou nuisibles, adaptées ou non à leur milieu, l'est aussi des aptitudes et des facultés psychologiques ; ce qui est vrai du milieu physique l’est aussi du milieu social. L'action du milieu social transformera donc la nature humaine ; l’évolution finira par adapter parfaitement l’indi- vidu à son milieu social ; ainsi se réalisera automatiquement l'adaptation parfaite de l’individu à la société, c’est-à-dire la moralité parfaite, et avec la moralité se réaliseront la par- faite liberté de tous, et le plus grand bonheur du plus grand nombre (Statique sociale). L'action du milieu phy- sique sur l'esprit, c’est-à dire expérience, entraînant l’adap- tation croissante de l'esprit au monde extérieur, amènera nécessairement le progrès intellectuel ; et l’hérédité, fixant les variations acquises, donnera à la connaissance des vérités les plus générales le caractère automatique d’un instinct (Principes de Psychologie). Ainsi la généralisation des thèses de Lamarck conduit Spencer à une justification nou- velle de la politique libérale et de la psychologie empiriste sur laquelle l’école benthamique fondait sa politique. Dès lors, c’est le mécanisme qui l'emporte ; tout en con- servant l’idée d’une loi universelle d'évolution physique, biologique, psychologique, sociale, qui détermine la diffé- renciation et la coordination harmonique des êtres, Spencer va chercher à expliquer mécaniquement ce développement, au lieu d’y voir simplement, comme il le faisait encore dans la Statique sociale, la réalisation de « l’idée divine ». L’Essai sur le Progrès, sa loi et sa cause, estune première tentative d’explication physique de la loi de l’évolution. Et Spencer en arrive enfin à rattacher le développement du monde au principe de la persistance de la force, que venaient d’énoncer les physiciens contemporains et dont la décou- verte avait renouvelé chez eux l’espoir d'expliquer mécani- 52 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME quement l’univers. Désormais le philosophe anglais s’atta- chera à exposer son système de l’évolution universelle, en le déduisant tout entier des principes de la mécanique, et c’est à cette œuvre qu'il se consacrera de 1860 jusqu’à sa mort. Dans le système une fois achevé cependant, et aussi bien à son début qu’à son terme, dans les Premiers Principes comme dans les Principes de Morale et de Sociologie, V'in- fluence romantique se fait sentir encore et les faiblesses ou les incohérences de la doctrine en trahissent la double origine. Considérons d’abord les Premiers Principes ; d’une part, c’est une métaphysique de l’inconnaissable ; de l’autre, une physique mécaniste. Le philosophe prétend relier les deux parties de son œuvre par l’idée de force, mais ce n’est qu'à la condition de confondre dans ce mot équivoque la force mécanique, simple rapport mathématique entre des chan- gements physiques, et la force inconnaissable, inconsciente, divine, des romantiques, principe commun de l’esprit et de la matière. Et pour Spencer comme pour le romantisme allemand, la religion, ce sera l’adoration de cette force inin- telligible. Quant à la seconde partie des Premiers Principes, cette physique soi-disant mécaniste ne ressemble en rien au travail d’un savant moderne, d’un Helmholtz ou d’un Joule par exemple, qui opère par le calcul sur des hypothèses et sur des lois mathématiquement définies. Les notions vagues, indéterminées, toutes qualitatives, dont se sert Spencer, font songer à cette « philosophie dela nature » dans laquelle Schelling a tenté de ressusciter la physique qualitative des premiers penseurs grecs. Sa loi de différenciation et d’inté- gration évoque le souvenir des thèses, antithèses (difléren- ciation) et synthèses harmoniques (intégration) dont nous parle Schelling. Sur l’ouvrage tout entier du philosophe anglais, la physique romantique ne cesse de projeter son ombre. Si de là nous passons aux Principes de Sociologie; nous LES ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE DE SPENCER 53 y voyons Spencer partir de la thèse essentiellement aristo- cratique de l'organisme social pour aboutir à l’apologie du radicalisme. Il est préoccupé de faire converger toute l’évo- lution sociale vers le libéralisme : grâce au développement de l’industrialisme qui est lié à celui de la science, l’évolu- tion politique tend vers la liberté politique, lévolution économique vers la liberté du commerce et du travail, lévo- lution religieuse vers la liberté de conscience et de pensée. Mais en même temps Spencer asssimile l’évolution sociale à celle d’un organisme ; il montre, à la façon des roman- tiques, que comme celle des êtres vivants, elle se fait, du commencement à la fin, d’une manière tout involontaire et entraîne une dépendance (une intégration) croissante des unités organiques les unes par rapport aux autres. S'il croit pouvoir maintenir cependant que par le jeu même de lévo- lution chaque individu (chaque unité organique) devient de plus en plus indépendant et que le groupement social devient de moins en moins une coopération involontaire, de plus en plus une coopération volontaire, il ne concilie en appa- rence ces deux théories que dans l’indétermination de for- mules verbales où les mots d'organisme et d'intégration traduisent tour à tour les idées les plus différentes. Et sa morale enfin, après nous avoir découvert, dans le progrès social et moral, sous toutes ses formes, une consé- quence du progrès industriel qui lui-même a pour condition le progrès intellectuel et scientifique, conclut en nous mon- trant au terme de l’évolution et en nous proposant comme idéal dernier l’abdication romantique de tout raisonnement devant la spontanéité irréfléchie, l'infaillible bonté du sen- tüiment et de-l’instinct. Ainsi l’étude des origines du système nous en fait mieux comprendre les incohérences et elle nous révèle que, contrai- rement à des opinions trop répandues, Spencer ne doit ni à Comte n1 à Darwin aucune de ses idées directrices. 54 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME M. Er Harévy adhère, sans réserves, à l’interprétation de M. Berthelot, qui a eu le mérite de remonter à l’édition de 1851 de la Statique sociale, trop oubliée, et cependant fondamentale pour l'intelligence du système d’Herbert Spen- cer. Voici seulement quelques observations, qui pourront compléter les observations à l'instant présentées. M. Ber- thelot nous fait voir dans la philosophie d’Herbert Spencer un effort pour concilier les deux philosophies dominantes en Angleterre vers 1840 : la philosophie germano-colerid- gienne et la philosophie benthamique. Ne peut-on le con- cevoir aussi comme constituant un effort pour lever une contradiction intérieure à l’un de ces deux systèmes? La philosophie de Bentham, nous dit M. Berthelot, affirme la maîtrise de la pensée réfléchie sur les choses. Mais il faut ajouter que cette maitrise peut s'entendre de deux manières. Ou bien elle signifie le pouvoir d'intervenir ra- tionnellement dans les cours des phénomènes, pour les mo- difier conformément à nos besoins (la mécanique et l’art de l'ingénieur), ou bien elle signifie le pouvoir de com- prendre, jusque dans le détail, le système des choses, sans pouvoir de le modifier (astronomie). Les Benthamites hé- sitent entre les deux conceptions. En matière juridique et politique, ils croient qu'il est possible pour le législateur, par des procédés en quelque sorte mécaniques, de dé- truire le mal et de provoquer l'harmonie des intérêts. En matière économique, ils se bornent à démontrer qu’il existe un ordre de choses, en général harmonique et équilibré, à condition que l’art du législateur n’intervienne pas pour le troubler. Or, il est inévitable que celui qui se place à ce dernier point de vue finisse par employer des métaphores « organiques » ou « biologiques », par nous présenter la société comme un être vivant, infiniment trop souple et trop complexe pour se prêter à la rigidité et à la simplicité de nos machines iégislatives : un des grands hommes de LES ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE DE SPENCER 55 l’école, Malthus, nous parle d’une vis medicatrix naturæ, plus sûre pour corriger les crises que la sagesse maladroite des hommes d’État. Ce conflit de points de vue, à l’inté- rieur d’un même système, est peut-être encore plus sensi- ble chez un penseur de tendances très différentes, chez Car- lyle. Aux environs de 1840, Carlyle, qui incarne la réaction contre le radicalisme des benthamites, renverse exactement les deux thèses de la politique benthamique. En matière économique, il réclame, par opposition au « laissez faire » des économistes classiques, et sous l'influence des saint-simoniens, des lois de protection du travail. En matière juridique et politique, il proteste contre la manie légiférante et codifiante des benthamites, et assigne, à la cohésion des sociétés, des causes « organiques », plus in- conscientes, plus instinctives et plus profondes. Ne peut- on admettre que la préoccupation d’'Herbert Spencer, qui commence à réfléchir vers cette date, ait été de continuer la philosophie des radicaux de lécole de Bentham, en la dé- barrassant de cette contradiction interne ? M. Rexé Berruecor. — Je crois que la philosophie so- ciale de Spencer est dans une certaine mesure un effort pour faire évanouir cette contradiction. Il s’est inspiré dans ce but des benthamites dissidents, à tendance anarchiste. Pour les benthamites orthodoxes, la pensée réfléchie est capable de maîtriser les phénomènes politiques et juridi- ques ; dans la vie économique au contraire mieux vaut se livrer au jeu « spontané » des forces « naturelles ». Il ÿ a deux manières de lever la contradiction. On peut admettre que la pensée arrivera à transformer la vie économique elle-même en un mécanisme réfléchi, et on aboutit au so- cialisme. On peut soutenir au contraire que toute organisa- tion politique et juridique doit être et sera un jour abolie comme entravant par un système de contrainte externe l'harmonie spontanée des intérêts et des volontés indivi- 56 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME duelles ; on se trouve alors conduit à l’anarchisme. Dès 1793, Godwin, qui acceptait les principes généraux de la morale utilitaire, a établi que la croyance optimiste à l’har- monie spontanée des intérêts individuels, sur laquelle repo- sait le libéralisme économique, conduisait logiquement à la suppression totale du droit et de l’État, à l’anarchisme com- muniste. Sa doctrine est un anarchisme intellectualiste : c’estle progrès illimité de la raison individuelle, c’est sa domination absolue sur les sentiments, qui amènera la complète régénération morale des individus et la suppres- sion de toute contrainte sociale. Au xx° siècle, Thomas Hodgskin conclut aussi de l’optimisme benthamique à la suppression du droit et de l'État, qui sont pour lui des appareils de contrainte nuisibles au bonheur du plus grand nombre ; il conserve d’ailleurs la propriété privée; et son anarchisme n’est pas intellectualiste, mais naturaliste : ce n’est pas sur la soumission des sentiments à la raison indi- viduelle, c’est sur l'harmonie naturelle des tendances spon- tanées des divers individus que se fondera la société anar- chique de l’avenir. Les principales thèses de Hodgskin se retrouvent chez Spencer : pour celui-ci en effet le libéra- lisme orthodoxe n’est qu’une étape de l’évolution; l’idéal qui finira infailliblement par se réaliser, c’est l’anarchie, l'abolition entière de l’État; cet anarchisme évolutionniste laisse subsister la propriété individuelle, il ne repose pas sur l'intelligence, mais sur le sentiment et sur l'instinct, et il présente ainsi un caractère purement naturaliste. Spencer encore jeune a fréquenté Hodgskin déjà vieilli au journal The Economist et il lui a sans doute emprunté les théories sociales par où il s’écarte des benthamites orthodoxes. Quant à Carlyle, qui a contribué à introduire en Angle- terre le romantisme germanique, Spencer le cite, à Pappui de certaines de ses opinions, dans la Statique sociale et dans les Premiers principes : il est d’accord avec lui pour LES ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE DE SPENCER 57 croire que la société (Statique sociale) et l'univers (Pre- miers Principes) reposent sur une force inconsciente et bienfaisante, plus profonde que notre raison. Il est intéres- sant en outre de remarquer que le retournement complet des thèses libérales dont nous rencontrons un exemple chez Carlyle se retrouve aussi chez certains conservateurs alle- mands de l’école romantique ; chez eux la juxtaposition de thèses contradictoires s'explique aisément par des causes sociales qui leur ont fait sacrifier, comme les libéraux, et en sens contraire, la logique interne de leur doctrine : leur socialisme conservateur traduit les intérêts et les aspirations de la féodalité prussienne, de la grande propriété foncière appuyant une monarchie administrative ; de même que le libéralisme orthodoxe traduit les intérêts de classe de la bourgeoisie moderne et que le libéralisme radical des ben- thamites correspond plus particulièrement à ceux de la pe- tite bourgeoisie. M. Écxe Harévx. — M. Berthelot nous dit que la thèse de l’organisme social, thèse essentiellement aristocratique, a été interprétée par Herbert Spencer, dans le sens du ra- dicalisme. À cette remarque, que je tiens pour fondée, on en peut ajouter une autre, et observer que les théoriciens de l’organisme social ont souvent, à la différence d’'Herbert Spencer, présenté leur métaphore comme favorable au communisme. Les cellules de l’organisme, nous disent-ils, exigent une quantité d'aliments, une rémunération qui ne se règle pas sur l'importance du travail qu’elles ont accom- pli, dans la hiérarchie des fonctions, mais sur la quantité de forces qu’elles ont dépensé, et qu’elles ont besoin de réparer, afin de continuer à remplir leur fonction. « À cha- cun selon ses besoins » et non pas « selon son travail », voilà donc le principe « communiste » de la « distribution des richesses » dans l'organisme individuel. Pourquoi en serait- il autrement dans l'organisme social? C’est la question 58 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME que pose Louis Blanc, par exemple, dans son Organisation du Travail, en 1840. Il est plus intéressant encore de re- marquer que Mrs Webb, adepte de la philosophie politique de Herbert Spencer avant de se convertir au socialisme, a expressément repris la métaphore de l'organisme social, pour l'interpréter dans le sens du communisme, et la retourner contre son premier maître. M. Pauz Tanxery. — A l'exposé de M. R. Berthelot, si lucide et si instructif, je n’ai rien à objecter. Je lui ai seu- lement signalé qu’à l’origine même de la doctrine mécaniste un élément finaliste y aété conservé et s’est maintenu jus- qu’au xvn° siècle. Cela est bien connu pour Épicure, avec son clinamen et sa fatis avolsa voluntas. Mais on n'a guère remarqué que cet élément existait déjà dans la conception de Démocrite. D’après le fr. 2 B de l’édition Didot (I, p. 357-358 — Sext. Emp. adv. Math., VIE, 116-117) il assi- mile la réunion des grains semblables sur le crible, ou bien celle des cailloux de même grosseur sur le sable de la mer à la réunion instinctive des grues, des pigeons, etc., selon leurs espèces. N'y a-t-il pas, toutes proportions gardées, une certaine analogie entre cette conception et celle de la phi- losophie romantique sous la forme que lui a donnée Spencer? Démocrite cherche une loi mécanique en déhors des considérations purement mécanistes; Spencer fait de même, pour sa différenciation de l’homogène. M. Rexé Berruecor. — Il y a en effet quelque analogie à ce point de vue entre Spencer et Démocrite. Les philoso- phes peuvent être classés en trois groupes suivant leur atti- tude vis-à-vis de la finalité. Il y en a qui admettent un principe propre de finalité, irréductible au mécanisme, par exemple Aristote. D’autres nient l'existence de ce principe et n’attachent aucune importance aux rapports de finalité révélés par l’observation ; c’est le cas de Spinoza. D’autres encore constatent l'existence dans la nature de rapports | ; LES ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE DE SPENCER 59 harmoniques, ils attachent une importance aux faits de fi- nalité ; mais ils essaient de les expliquer sans recourir à un principe spécial. Telle est l'attitude de Démocrite ; telle est aussi celle de Taine et celle de Spencer, qui s’efforce d’in- terpréter mécaniquement les rapports de finalité. Cette at- titude s’explique chez Taine par le désir de concilier avec le déterminisme mécaniste de Spinoza le finalisme à demi romantique de Hegel ; chez Spencer par l'influence qu’ont exercée sur son esprit d’un côté la biologie et la physique mécanistes, de l’autre la philosophie romantique et la phi- losophie benthamique du progrès qui sont toutes deux des optimismes. M. Lacueuter. — M. Berthelot vient de distinguer très justement différents types de philosophie. 11 y en a encore un, qu'il ne faut pas oublier: c’est celui qui consiste à expliquer les choses, à la fois par un mécanisme de phéno- mènes, et par l’action d’un principe idéal. Telle est, dans les temps modernes, la philosophie de Leibniz : telle a été, dans lantiquité, celle de Platon. Tout, selon Leibniz, se fait mécaniquement et cependant les causes eflicientes dé- pendent des causes finales, et l’on sait qu'il y a dans le Timée deux cosmogonies, dont l’une explique le monde par l’action des Idées et dont l’autre le compose, à la façon de Démocrite, de corpuscules triangulaires, qui, en s’agglo- mérant, forment les cinq solides réguliers, et ainsi de suite. Il n’y a pas là, comme chez Spencer, confusion d'idées et de doctrines, il n’y a pas non plus, comme chez les spiri- tualistes français, interférence mutuelle de deux modes d'explication et limitation arbitraire de l’un par l’autre : sciemment et systématiquement, l'explication téléologique complète et l’explication mécanique complète sont pré- sentées comme l’endroit et l’envers d’une seule et même vérité. Sur le fond même de la thèse de M. Berthelot je n’ai Go ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME nulle envie de le contredire; je suis persuadé au contraire que tout ce qu'il a dit est vrai, parce que cela explique parfaitement ce qu’il m'avait toujours semblé trouver d’in- consistant, d’artificiel, et, pour tout dire, d’un peu faible, dans la philosophie de Spencer. Aux incohérences et aux contradictions, qu’il a signalées, j'en ajouterai même une, qui n’est peut-être pas des moins singulières. On sait que, chez Spencer, toutes nos con- naissances générales sont d’origine empirique, les lois de la nature n'étant pour nous que l'empreinte laissée dans notre esprit par la succession régulière des phénomènes et cependant, dans l’un des premières chapitres de la seconde partie des Premiers Principes, la loi de la conservation de la force, pierre angulaire de tout le système, est établie à priori, d’une manière qui rappelle tout à fait, s’il m'en souvient bien, la déduction kantienne du principe de causalité. Je ne chercherai querelle à M. Berthelot que sur un mot. Est:l d'usage d'appeler romantique la grande philosophie idéaliste du commencement du xx° siècle? Cette philoso- phie a élé, en effet, contemporaine du mouvement litté- raire qui porte ce nom, et ce mouvement paraît, en grande partie, s’y rattacher: mais s’est-elle elle-même appelée ainsi? Je vois quelque inconvénient à l’emploi de ce mot, qui semble donner à entendre que l'imagination a eu, dans cette philosophie, plus de part que la raison. M. Rexé Berraecor. — Le mot de romantisme est d'usage courant en Allemagne dans le sens où je l'ai pris et c’est le terme dont les contemporains de Schelling, de Savigny, de Schlegel se servaient pour désignerleurdoctrine. M. Lacnerier. — Cela vous justifie pleinement. M. Rexé Berruecor. — En ce qui concerne les philoso- phies de la finalité, je suis tout à fait d’accord avec M. La- chelier pour distinguer des théories comme celles de Leib- niz ou de Platon des doctrines qui affirment l’interférence LES ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE DE SPENCER Gz mutuelle de deux modes d'explication, Pun mécanique, l’autre finaliste ; mais je pense qu’on peut néanmoins les rattacher les unes et les autres à un même type général, puisqu'elles admettent toutes l'existence d’un principe propre de finalité. Pour ce qui est enfin de la contradiction signalée par M. Lachelier, il est possible d’en rendre compte, je crois, comme des incohérences que j'ai signalées, par l’étude des origines du système. Je me suis borné à indiquer les prin- cipales influences qui ont agi sur la formation de la pensée de Spencer. Mais il y en a eu d’autres, et spécialement celle de l’école écossaise. L'école écossaise a servi de tran- sition en Angleterre entre la philosophie du xvm° siècle et la métaphysique allemande. La première elle s’est élevée contre la psychologie de Hume. L'influence de l’école écossaise est manifeste dans la Statique sociale : Spencer déclare impossible de réduire la moralité à un calcul utili- taire à la façon des benthamites, il y voit une tendance spontanée, inexplicable par l’expérience individuelle, et l’identifie avec la sympathie, à l’exemple d'Adam Smith. Le réalisme que Spencer oppose dans les Premiers Prin- cipes et dans les Principes de Psychologie à l’idéalisme de Hume lui vient également des Écossais. Et, d’une manière générale, il a appris chez eux qu’on ne saurait rendre compte de toute la vie psychologique par l'expérience individuelle, qu’il faut admettre, au moins dans l'individu, des croyances et des tendances innées, et que la nature, par les instincts qu’elle a mis en nous et qui ne nous trompent pas, s’est montrée pour nous une conseillère bienveillante. Par là les Écossais se trouvent d’accord sur certains points avec la métaphysique allemande. Aussi n'est-il pas surpre- nant que la seconde génération des philosophes écossais se soit adressée aux Allemands en qui elle apercevait des allés contre l’empirisme utilitaire. Mais avant de s’impré- 62 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME ‘ gner de la philosophie romantique, comme le fera Carlyle, les penseurs écossais ont emprunté des armes à la critique de Kant. Ce fut là surtout l’œuvre de Hamilton. Spencer s’est plus d’une fois inspiré de lui, et c’est par Hamilton que l'influence de Kant a pénétré dans son système, pour y introduire une inconséquence de plus. M. Weser. — La contradiction signalée avec raison par M. Berthelot n'apparaît pourtant pas dans une des œuvres les plus importantes et les plus originales de Spencer, les Principes de Biologie. Dans les Premiers Principes, la contradiction saute aux yeux. Dans les Principes de Psychologie, elle est encore très visible, en raison du double point de vue où s’est placé son auteur. Mais en biologie proprement dite, Spencer ne semble guère préoccupé de métaphysique allemande. Il subit surtout, incontestablement, l’influence de Lamarck. Ses considérations tendent à une explication purement mé- caniste de l’évolution des formes et des fonctions de la vie. Il nous fait assister à une sorte d’engrènement fatal des rouages matériels, d’où la finalité, comme principe d’expli- cation, est presque entièrement exclue. Or dans la méta- physique allemande la notion de vie est proche parente de l’idée de volonté inconsciente (témoins Schopenhauer et ses disciples) qui implique essentiellement la finalité. M. Rexé Berruecor. — Je pense, comme M. Weber, que la contradiction en question n'apparaît pas dans les Principes de Biologie, qui me semblent une des moins ori- ginales, mais la plus cohérente et la plus solide parmi les œuvres de Spencer. Et c’est pour cette raison que je n’ai pas visé les Principes de Biologie dans les thèses que j'ai pro- posées à la Société de Philosophie. Pourtant il y subsiste encore une trace de l'influence exercée par le romantisme sur Ja pensée de Spencer; c’est non pas la présence de l’idée romantique de vie comme force inconsciente, irréductible LES ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE DE SPENCER 63 au mécanisme, mais simplement l’indétermination de l’idée de vie. Elle est définie en termes si vagues que la définition s'applique aussi bien à n'importe quelle forme de l’évolu- tion. Or nous savons qu’au début Spencer employait les mots de vie et d'évolution comme synonymes l’un de l’autre et pour désigner toutes les formes de l’évolution : il parlait de la vie du système solaire, de la vie sociale, dans le même sens que la vie d’une plante”. Par là le problème du pas- sage de la nature inorganique à la nature vivante se trou- vait supprimé. La confusion de l’idée de vie, d'évolution biologique, avec l’idée d'évolution en général préexiste chez Spencer au mécanisme ; et cette confusion est un des traits carac- téristiques du romantisme. Quand plus tard Spencer a sub- stitué le mécanisme au romantisme, il a continué, confor- mément à l’habitude prise, à définir de la même manière la vie et l’évolution en général. Ce n’est donc pas après coup, comme on pourrait le croire, qu'il a simplifié l’idée de vie organique pour pouvoir mieux l'expliquer mécani- quement. Nous retrouvons ici la même habitude d'esprit qui dans la physique des Premiers Principes entraîne sans cesse Spencer à passer à côté des problèmes, parce qu'ilse sert de notions vagues comme l’ « hétérogénéité » et l’ « intégra- 1. M. Elie Halévy a communiqué à la Société une curieuse lettre inédite de Herbert Spencer à Thomas Hodgskin (St John's Wood, 4 nov. 1854) : « I quite coincide with you as to the impropriety of excluding the phenomena of the solar system from the idea of life ; and have several times defended my own definition of life — the coordina- tion of actions — from the objection that it included the planetary mo- tions, by saying that the changes they present might as rationally be called life as the changes scen in the microscopic cell of a giant plant. T hardly agree, however, that the life of the earth is nearer to perfec- tion, as Ï incline to measure the height of the life by the number of the coordinated actions. Incidentally 1 hope to do something towards elucidating these matters in a new work which I have in hand, a copy of which I hope to have the pleasure of sending you sometime in the course of the next year. » 64 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME tion ». Il y a là quelque chose d’analogue à ce qui s’est pro- duit chez les physiologues grecs : pour les premiers d’entre eux le passage dela matière inorganique à la vie n’était pas un problème, parce qu'ils attribuaient à l’univers entier les propriétés de la matière vivante et le considéraient comme un vaste organisme ; quand Démocrite, rejetant cet hylo- zoïsme, a dépouillé la matière des attributs de la vie et la ramenée à un mécanisme, il a continué cependant à ad- mettre comme ses prédécesseurs que les organismes vivants s’expliquaient par les mêmes principes que la matière brute *. Cette remarque sur la biologie spencérienne ne me pa- raît d’ailleurs avoir qu’une importance accessoire. Ce qu'il me semble le plus important de noter sur les origines de la biologie de Spencer, c’est qu’elle est avant tout d’inspira- tion lamarckienne. L'influence de Darwin a été tardive (l’Origine des Espèces est de 1859) et elle est toujours res- tée secondaire. Je suis heureux de me rencontrer à ce su- jet avec un juge plus compétent que moi en matière biolo- gique, M. Frédéric Houssay (voir son article sur la biologie de Spencer dans la Renaissance Latine, janvier 1904). La sélection naturelle (ou survivance du plus apte) et la lutte pour la vie interviennent seulement pour expliquer ce que Spencer appelle « l’équilibration indirecte » de l’organisme et du milieu. Pour Spencer comme pour Lamarck, l’es- sentiel, c’est l’action directe du milieu physique sur l’être vivant; cette action détermine d’abord des variations fonc- tionnelles, puis par l'intermédiaire de celles-ci des varia- üons morphologiques, et l’hérédité fixe les variations ac- quises. Pour Darwin, si le milieu physique agit sur la transformation des espèces, c’est par l'intermédiaire du milieu biologique (lutte pour la vie) ; les changements qui déterminent, grâce à la sélection, l’apparition d'espèces 1. Voir l'étude Sur l’histoire de l'idée de vie. LES ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE DE SPENCER 65 nouvelles sont des variations morphologiques accidentelles ; enfin les variations héréditaires peuvent être congénitales et le darwinisme n'implique pas nécessairement l’hérédité des variations acquises. Sur aucun de ces points Spencer n’a suivi Darwin. — De même en psychologie : si Spen- cer a essayé de renouveler la psychologie par la biologie : évolutionniste, c’est en Lirant des conséquences nouvelles du lamarckisme. Il admet que nos manières d’agir et de connaître sont déterminées par l’action, constante ou va- riable, du milieu extérieur et que les variations psycho- physiologiques acquises au cours de la vie individuelle se fixent héréditairement. C’est là-dessus que reposent ses théories sur la formation des lois de la raison et sur celle de la moralité. La raison, la moralité sont pour lui des instincts incorporés à l'organisme même, dès sa naissance, et il les explique exactement comme Lamarck explique la formation des instincts en général, par l’'hérédité des variations acquises sous l’action du milieu. Le mode d'explication de Spen- cer, en psychologie comme en biologie, vient de La- marck. M. Bruxscuvice. — En lisant Spencer, on a parfois l'impression d’une sorte de Leibniz retourné ; je ne me souviens pourtant pas que Spencer parle de Leibniz. Est-ce que le romantisme allemand ne lui aurait pas apporté indirectement l'influence de l’enseignement leib- nizien, tel qu’il a été donné au xvur* siècle en Allemagne ? M. Rexé Bertuecor. — Spencer ignorait complètement la philosophie de Leibniz. Les analogies qu’on peut relever entre sa pensée et celle de Leibniz s'expliquent en effet par l’influence du romantisme allemand, dans la formation duquel les idées de Leibniz n’ont pas été sans jouer quel- que rôle, bien que ce rôle demeure secondaire. M. Bruxscuvice. — Je vous demanderai si le rappro- chement entre Spencer, À. Comte et Darwin est entière- BERTHELOT. — Evolutionnisme. 5 66 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME ment justifié et s’il n’y aurait pas lieu d'expliquer aussi les différences qui les séparent. M. Rexé BerraeLor. — J’ai montré tout à l'heure en quoi la biologie et la psychologie biologique de Spencer sont lamarckiennes, bien plutôt que darwiniennes ; elles reposent sur des idées lamarckiennes, la croyance à l’action directe, durable, collective du milieu, et la croyance à l'hérédité des variations acquises. Si vous niez l’hérédité des variations acquises, tout l'essentiel de la psychologie de Spencer s’effondrera ; vous verrez s’évanouir les théories qu'il donne de la raison, de la moralité, assimilées par lui à des instincts héréditaires. Toute cette psychologie au contraire, et la plupart des explications biologiques de Spencer, subsisteront, même si vous considérez, à la façon de plus d’un biologiste contemporain, le darwinisme comme un roman scientifique, plus séduisant pour l’imagi- nation que convaincant pour la raison, et si la sélection naturelle et la lutte pour la vie vous paraissent des facteurs secondaires de l’évolution, propres à expliquer la création de. certaines variétés ou l’extinction de certaines espèces an- ciennes plutôt que l’origine des espèces nouvelles. Spencer n’a vu dans le darwinisme qu’un moyen de for- tifier sur certains points l’oplimisme finaliste invétéré, psychologique ou social, que la biologie de Lamarck lui avait déjà permis de justifier scientifiquement à ses propres. yeux. Les philosophes et les sociologues au contraire, dont les idées se sont formées sous l'influence du darwinisme, sont en général plutôt pessimistes, et ils attachent une: importance prépondérante aux notions de variation acci- dentelle, de concurence vitale et de sélection. Il me suffira de rappeler le « darwinisme social» et la philosophie de Nietzsche. Le « darwinisme social » est une apologie de l'aristocratie au nom de la sélection naturelle et une glori- fication de la guerre au nom de la lutte pour la vie, La LES ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE DE SPENCER 67 philosophie de Nietzsche est une « philosophie tragique » dans laquelle lillusion et | «immoralité » sont des causes de sélection et de progrès vital, autant et plus que le développement de la connaissance et celui de la moralité ; Punivers n'évolue pas vers la réalisation d’un ordre har- monique de plus en plus parfait, c’est une succession d'accidents, un chaos d'événements sans but. Quant à Auguste Comte, Spencer lui doit quelques mots de son vocabulaire : statique sociale, sociologie, altruisme ; mais c’est à peu près tout ce qu'il lui doit. Si certaines idées leur sont communes, cela tient à la com- munauté des influences qu'ils ont subies. Par exemple, ils ont emprunté tous les deux à Adam Smith l'identification de la moralité avec la sympathie (altruisme) et la croyance qu'il est impossible de réduire celle-ci à un calcul utilitaire. Leurs théories sur le rôle de la science positive, sur la pos- sibilité et sur l’importance de la science sociale (sociologie) leur viennent de la philosophie anglo-française du xvrn° siècle : si Spencer a subi à travers les benthamites l’in- fluence de la pensée française, Comte a subi de son côté à travers son maître Saint-Simon l'influence de l’école ben- thamique. Mais leurs idées essentielles sont très différentes. Pour Spencer, il y a une loi d'évolution unique qui se retrouve dans toutes les formes d'existence ; expliquer scientifiquement le supérieur, c’est le rattacher à l'inférieur ; la biologie se ramène à la physique, la physique à la mé- canique ; dans tous les phénomènes se manifeste une même force inconnaissable. Pour Comteil y a divers étages d’existences, qualitativement différenciées ; le supérieur est irréductible à l’inférieur ; chaque science nouvelle étudie un nouveau genre de lois, irréductibles aux lois de la science précédente ; c'est une illusion « métaphysique » de pré- tendre ramener la physique à la mécanique, l’organique à Pinorganique ; c’est une illusion « métaphysique » encore 68 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME que de situer une force derrière les phénomènes; il n’y a que des « faits » et des «lois ». En sociologie, Spencer accepte toutes les conclusions pratiques de l’école radicale ; Comte, à l'exemple de Saint-Simon, rejette le libéralisme politique comme le libéralisme intellectuel et essaie de fondre en une synthèse supérieure les théories révolution- naires, comme celle de Condorcet, et les théories conserva! trices, comme celles de Bonald ou de Joseph de Maistre. Soit dans ses principes généraux, soit dans ses conclusions pratiques, Spencer demeure donc très éloigné de Comte et il n’en diffère pas moins par la manière dont il passe de ses principes à ses conclusions : tandis que Comte dénie toute existence propre à la psychologie, c’est la psycho- logie qui chez Spencer permet de relier la sociologie aux sciences naturelles. Je lirai, pour finir, un passage d’une lettre de M. Jacob : « L'idée que se fait de Spencer M. R. Berthelot n’est peut-être pas entièrement juste. Spencer est sans doute parti d’idées romantiques, mais tout son effort a consisté à s’en débarrasser ou du moins à les traduire en langage mécaniste. La notion de force, qui chez les romantiques jouait un si grand rôle et gardait une signification foncière- ment psychologique, est rejetée par lui hors du monde con- naissable et vidée de tout contenu mental. Spencer ne fonde pas, non plus, son libéralisme individualiste sur la notion romantique d’une spontanéité tendant vers un cer- tain idéal, mais sur la loi de différenciation progressive mécaniquement interprétée. S'il découvre de nombreuses lois communes à l’organisation du vivant et à l’organisation de la société, ces lois sont encore pour lui des rapports mécaniquement nécessaires. Bref, Spencer contredit le ro- mantisme en le repensant à sa façon, qui est celle de Des- cartes et de Leibniz (du Leibniz de Couturat) : comme Descartes et Leibniz, mais avec un succès moindre, 1l tra- His LES ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE DE SPENCER 69 vaille à résoudre en idées claires les idées obscures de force, de tendance, d’appétition. « Il n’y a donc pas chez Spencer, si je l'ai bien compris, les contradictions que lui attribue M. Berthelot. Le grand reproche que je lui adresse est celui que lui adressait Dar- win, de n’avoir pas su observer aussi bien qu'il savait raisonner... Mais, malgré tout, je pense que son œuvre a été bonne, précisément parce qu’elle a marqué un retour mo- mentanément victorieux de l'esprit classique contre l’es- prit romantique ; et je crois qu’elle est aujourd’hui à refaire, avec plus de science à la fois et plus de critique. » Il s’agit évidemment ici d’un malentendu. Je n’ai pas songé à contester que Spencer ait entrepris d'expliquer mé- caniquement toute l’évolution. Seulement je ne pense pas qu'il y ait réussi: par exemple, aucun savant ne prendra au sérieux la physique soi-disant mécaniste des Premiers Principes ; par exemple encore Spencer n’a pas fondé son mécanisme, à la manière de Descartes et de Leibniz, sur le rationalisme mathématique qui semble bien être impliqué dans toute théorie de ce genre. Ge sont ces faiblesses de la philosophie spencérienne dont j'ai voulu rendre compte en remontant à ses origines. Ces faiblesses, je crois, ne tiennent pas uniquement à ce que Spencer a souvent mal observé ; elles tiennent aussi et surtout à ce qu'il a souvent mal raisonné. L'étude des origines me parait particulièrement intéressante lorsqu'il s’agit de comprendre les insuffisances d’une doctrine. Dans la mesure où une doctrine est cohé- rente et vraie, elle se suflit en quelque sorte à elle-même et il n’est pas nécessaire de chercher à expliquer par des causes extérieures l’agencement de ses parties. DEUXIÈME PARTIE SUR L'IDÉE ROMANTIQUE DE LA VIE ET DE L'ÉVOLUTION!: SUR L'HISTOIRE DE L'IDÉE DE VIE ET SUR LES ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE ROMANTIQUE* Des théories philosophiques et scientifiques très diverses ont été proposées sur la nature de la vie. On peut ramener ces théories à quelques types fondamentaux : les doctrines mécanistes ou physico-chimiques, le vitalisme et l’ani- misme. Dans les doctrines du premier groupe, les phéno- mènes vitaux s'expliquent par les mêmes forces mécaniques ou physico-chimiques que les modifications de la matière brute. Pour les vitalistes, les phénomènes vitaux ne peuvent s’expliquer que par une ou plusieurs forces à la fois dis- tüinctes de l’âme et irréductibles aux forces mécaniques, physiques et chimiques. Pour l’animisme, la force vitale 1. Sur l’idée romantique de la vie et de l’évolution, voir également l'étude sur Les origines de la philosophie de Spencer, pages 45 à 53, et celle Sur le sens de la philosophie de Hegel, pages 172 et 195. 2. Extrait de la Grande Encyclopédie, tome XXXI. Quelques addi- tions ont été faites au texte. TT SUR L'HISTOIRE DE L'IDÉE DE VIE 71 se confond avec l’âme; c’est l’âme qui construit l’orga- nisme selon un plan conçu d'avance par elle; c’est elle qui garantit à chaque instant tous les organes contre la destruction et c’est elle qui assure le concert harmonieux des diverses fonctions. En outre, parmi les animistes et les vitalistes, il en est qui généralisent leur théorie et l’appliquent à la nature entière: bien loin de croire que l’on puisse expliquer les phénomènes vitaux par les forces mécaniques et physiques, ils soutiennent que ces forces sont impuissantes à expli- quer seules les phénomènes matériels eux-mêmes, et ils voient partout l’action d’une force analogue à la force vitale. Cette théorie a reçu le nom d’hylozoïsme., La philosophie romantique enfin, en prenant le mot dans son sens le plus large, est une sorte de renouvellement et de transposition moderne de l’hylozoïsme antique, dans lequel la notion de force vitale se trouve appliquée non plus seulement ni sur- tout à la matière, mais à l’activité spirituelle, soit dans l’âme individuelle, soit dans la société. Nous allons retracer brièvement l’histoire de ces diverses conceptions de la vie. Dans l’antiquité grecque et jusqu’au xix° siècle, il n’y a de distinction tranchée ni entre les faits et les hypothèses ni entre les recherches scientifiques et les théories philoso- phiques. Les plus anciens penseurs grecs, les philosophes ioniens, paraissent avoir été hylozoïstes, c’est-à-dire qu'ils attribuaient à l’univers entier la plupart des propriétés que l’observation leur découvrait dans les organismes indivi- duels ; il faut sans doute voir là un reste de la tendance des religions primitives à tout vivifier et à tout animer ; pour ces philosophes le monde est un tout vivant limité dans 72 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME 4 l’espace, qui se développe et se transforme sous l’action d'une force interne inexplicable par autre chose qu’elle- même, et ce tout passe par des phases successives, dans un ordre déterminé, pendant une durée déterminée, depuis sa formation, sa naissance, jusqu’à sa destruction, sa mort. On comprend que ces penseurs, transportant à la nature dans son ensemble les propriétés de la matière vivante, n'aient pas distingué celle-ci de la matière brute et que la formation, la différenciation, l’évolution des espèces vivantes à parüir de la matière brute ne leur aient pas semblé présen- ter plus de difficultés que l’évolution géologique, la différen- ciation de l’atmosphère, de la terre et de la mer. Nous rencontrons ensuite chez Empédocle une doctrine intermédiaire à certains égards entre le dynamisme hylo- zoïste des loniens et le mécanisme de Démocrite; chez Empédocle, c’est encore par les mêmes principes, par les quatre éléments de l’alchimie, et par deux principes dyna- miques, l'Amour et la Haine, que s'expliquent à la fois le développement de la nature inorganique, la formation des organismes individuels et l’évolution des espèces vivantes. Ce penseur singulier semble à la fois plus près que les Iloniens de la science moderne et plus voisin qu'eux des religions et même des sorcelleries dont la pensée ionienne tentait de se dégager. D'une part en effet il apparaît comme un précurseur lointain de la biologie chimique lorsqu'il cherche à définir la nature des êtres vivants et celle de leurs organes par la proportion numérique des éléments qui les constituent et lorsqu'il essaie d’expliquer les har- monies vitales d’une manière assez analogue à la sélection darwinienne. D'autre part, ses idées et ses actes rappel- lent la médecine magique si intimement unie à un grand nombre de religions primitives et par son attitude de thaumaturge, par les guérisons et les résurrections mer- veilleuses qui lui ont été attribuées, par son apologie poé- LE SUR L'HISTOIRE DE L'IDÉE DE VIE 7> tique de la vertu cosmique, biologique et sociale de l'Amour, il n’est pas sans faire songer vaguement au Christ. Chez Démocrite, il y a toujours unité d'explication ; mais cette fois les rôles sont renversés: Démocrite rend compte de tous les changements physiques par les déplacements et les chocs des atomes dans l’espace, sans faire intervenir aucune force interne et mystérieuse ; et c’est également par les déplacements des atomes qu'il rend compte de la for- mation des organismes et de tous les phénomènes vitaux. Sans doute les êtres vivants semblent à l’observateur diffé- rer de la matière brute parce qu'ils ont en eux-mêmes la cause de leurs mouvements, parce qu’ils peuvent se dépla- cer sans recevoir d'impulsion extérieure, et c’est par là que Démocrite, comme les philosophes grecs qui l'ont suivi, comme Platon ou Aristote par exemple, paraît avoir défini la vie; mais cette différence entre la matière brute et la matière vivante peut s'expliquer par la nature des atomes dont l’assemblage constitue les êtres vivants : on peut ratta- cher par exemple les propriétés de la vie à celles de la chaleur ; or les atomes qui constituent la chaleur étant, d’après Démocrite, de forme ronde et les plus légers de tous, sont, par l'effet des lois mêmes de la mécanique, ceux qui se déplacent le plus facilement. La doctrine de Démocrite estun mécanisme atomistique ; c’est la première où nous rencontrions l’idée d'expliquer directement la vie par les lois de la géométrie et celles de la mécanique. Chez Platon, d’un côté, la différence entre les organismes vivants et la matière brute s’explique par des causes toutes géométriques et mécaniques et ce mécanisme, aussi radical en un sens que celui de Démocrite, est indépendant de la notion d’atome et lié à l’idée d’une matière continue. D'un autre côté, le monde est conçu comme un orga- nisme unique, d’une étendue limitée, dont le développe- ment dure un temps déterminé et où l’ordre des parties 7h É VOLUTIONNISME ET PLATONISME dans l’espace, l’ordre des phases dans le temps sont dus à l’action d’une âme intérieure, l'Ame du monde, qui agit en vue de fins comme les âmes individuelles; l’activité de l’Ame du monde, soumise aux lois des mathématiques, prend pour modèle l’ordre immuable, inétendu et intemporel des idées. Cette doctrine, plus complexe que les précédentes, nous offre la combinaison d'une théorie mathématique et mécaniste avec un animisme hylozoïste et finaliste; on y peut démêler à la fois l'influence du mathématisme pytha- goricien, celle de l’hylozoïsme ionien et celle du finalisme d’Anaxagore. Elle manifeste ainsi la dualité caractéristique de la philosophie platonicienne : l’idéalisme mathématique, qui domine le système et qu’avaient inspiré à Platon les progrès de la science hellène, laisse subsister au-dessous de lui une sorte de mythologie physique où se reconnaît la trace, à demi effacée déjà, des traditions religieuses, et dont les idées directrices au moins, sinon le détail, paraissent avoir conservé pour le penseur grec une valeur philosophique. Aristote le premier, combattant tout ensemble le méca- nisme mathématique et l’hylozoïsme, fait dela vie un prin- cipe distinct qu'il considère d’une part comme inexplicable par la mécanique ou par la physique et dont il ne prétend pas d'autre part retrouver l’action organisatrice dans la nature entière. Pour lui, l’univers est une hiérarchie de principes qualitativement irréductibles; chaque principe supérieur est l’acte dont le principe inférieur est la puis- sance, la forme dont il est la matière, la fin vers laquelle tend le principe inférieur et où il trouve son achèvement ; ce rapport, qui est celui de la matière physiquement diffé- renciée à la matière homogène définie seulement par ses propriétés mathématiques, est aussi celui de la vie à la ma- tière brute de la physique. Le principe de la vie n’est autre que l’âme. La conception qui conduit Aristote à voir par- tout des qualités irréductibles l’amène naturellement à SUR L'HISTOIRE DE L'IDÉE DE VIE 79 envisager les espèces vivantes comme autant de types orga- niques invariables, de « formes » essentiellement distinctes ; en même temps que l'originalité inexplicable de la vie, il admet la fixité des espèces. Aristote et Platon paraissent, dans leur biologie, s’être en partie inspirés de la médecine hippocratique et avoir développé, chacun à sa manière, les idées du plus grand des médecins hellènes. Hippocrate en effet avait tenté de mesurer les phases des phénomènes morbides, leur pério- dicité permettant de les soumettre au calcul comme les faits astronomiques, et il faut probablement voir là une application à la biologie des idées pythagoriciennes, comme déjà dans la tentative d’'Empédocle pour définir les organes par la proportion numérique de leurs éléments, D’autre part, la médecine hippocratique est essentiellement expec- tante ; elle consiste à contrarier le moins possible l’action de la nature; elle repose donc sur un optimisme natura- liste, sur la croyance à l'harmonie interne des actes vi- taux, harmonie qui tend d’elle-même à se rétablir quand elle a été troublée; ici encore, il semble y avoir analogie entre l’ordre stable des mouvements célestes et l’ordre stable des changements vitaux, et la science médicale semble reposer sur les mêmes postulats que la science astronomique. Cette harmonie, Hippocrate paraît s’être borné à la constater comme un fait, sans prétendre la rattacher à un principe irréductible, à l’action d’une âme ou à une vertu occulte. Mais ses théories ont été interpré- tées et exploitées pendant des siècles par les animistes, puis par les vitalistes. La doctrine aristotélicienne, qui devait prendre au moyen âge et garder pendant des siècles une influence prépondé- rante, ne conquit pas tout d’abord l'empire parmi les philosophes et les médecins grecs et romains. L'école épi- curienne remit en honneur les idées de Démocrite, et c’est 76 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME par l’atomisme que les médecins épicuriens, comme Asclé- piade, essayaient d'expliquer tous les phénomènes vitaux. L'école stoïcienne combina les théories d’Aristote avec l’hy- lozoïsme ionien, et ce n’est pas seulement le développement des organismes individuels, c’est celui du Cosmos, assimilé à un organisme, qu'elle expliqua par l’action d’une « raï- son séminale », âme individuelle ou Ame du monde, ordon- nant harmonieusement les organes du corps et les parties de l’univers conformément à ses fins. Non seulement l’école philosophique d’Alexandrie ne s’écarta que peu du stoï- cisme sur ce point, mais encore elle semble avoir subi l'influence de l’hylozoïsme jusque dans sa manière de con- cevoir le Premier principe, l'Un, germe et générateur de toutes choses'; plus d’un Alexandrin a même renouvelé les prétentions magiques et thaumaturgiques d’un Empé- docle. Et si l’un des médecins les plus illustres de l’an- tiquité, Galien, paraît s'inspirer dans une large mesure d'idées péripatéticiennes, les médecins empiriques ou scep- tiques d'Alexandrie, au contraire, rejettent toute théorie philosophique de la vie, celle d’Aristote comme celle des mécanistes et soutiennent qu'il faut s’en tenir à l’observa- tion des faits particuliers. C’est seulement après la ruine de la civilisation antique et lorsque s'organisent les doctrines de la scolastique qu’au conflit des théories succède l’auto- rité d’Aristote, dont saint Thomas reprend l’animisme et com- mente les opinions biologiques. Et jusqu’à la Renaissance, c’est dans l'École le règne d’Aristote et de saint Thomas. A côté de l’aristotélisme scolastique, la mystique chré- tienne du moyen âge, qui s'inspire à la fois de la philo- sophie alexandrine et de l'Évangile, demeure associée à des rêveries thaumaturgiques et à une médecine de sor- ciers, en maintenant une interprétation magique des faits 5. Voir l'étude Sur les différences entre Plotin et Proclus. SUR L'HISTOIRE DE L'IDÉE DÉ VIE 77 vitaux comme de la nature tout entière et en perpétuant la croyance à la vertu occulte et miraculeuse de l'Amour. La sainteté chrétienne en effet par laquelle l'âme, en dé- veloppant en elle l'amour, imite le Christ et se rapproche de Dieu, n’est pas seulement un état du sentiment et une disposition intérieure, c’est encore la puissance de guérir les malades, de ressusciter les morts, bref de faire des miracles. IL À la Renaissance, la méthode d'observation, qui était négligée depuis les médecins grecs et qui va Jouer désor- mais un rôle grandissant dans les discussions relatives à la vie, est remise en honneur et perfectionnée, en même temps que les diverses hypothèses antiques reparaissent, plus ou moins profondément transformées. La dissection et la vivi- section font mieux connaître la structure intérieure des êtres vivants et les actions internes par où la vie se main- tient: Harvey découvre la circulation du sang. L'invention du microscope permet d'étudier les êtres vivants invisibles à l'œil nu, ainsi que les parties invisibles des plantes et des ani- maux ; par là la morphologie se trouve renouvelée comme la physiologie. Enfin les découvertes géographiques, en révélant des flores et des faunes inconnues des anciens, renouvellent également l’histoire naturelle, la classification des espèces.” Cependant la lutte des doctrines continue avec des succès divers. Le vitalisme est défendu par Paracelse au xvi° siècle, puis au début du xvn* siècle par Van Helmont, qui se demande dans quelle partie du corps est le siège de la force vitale ; au vitalisme unitaire de son prédécesseur, il estamené à substituer une théorie dont le point de départ doit être cherché jusque chez Galien, et qui disperse la force vitale dans les différents organes ; il n’y a pas une seule force vitale, il y en a plusieurs, dont une directrice et prépondé- 78 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME rante ; c’est ce qu'on appellera plus tard l’organicisme. Les philosophes naturalistes de la Renaissance, comme Bruno, ne s’en tiennent pas là d’ailleurs ; ils conçoivent l'univers, le « macrocosme », sur le type du «microcosme », de l’or- ganisme vivant, et ils restaurent ainsi contre Aristote et la scolastique l’hylozoïsme antique des physiologues ioniens". Descartes, au xvu* siècle, rejette, avec l’hylozoïsme, toute l'interprétation qualitative et finaliste que les scolas- tiques donnaient de la nature et lui oppose une physique mathématique et mécaniste, indépendante de l’atomisme démocritéen, c’est-à-dire de la croyance à la discontinuité de la matière. Pour ce qui est en particulier de la vie, il n’y voit pas une qualité inexplicable, une force qui a comme fin de construire l'organisme, de le conserver et d’en coor- donner les actions ; les phénomènes vitaux comme les au- tres faits physiques se ramènent à des combinaisons de mouvements et s'expliquent par les lois de la mécanique. La doctrine physiologique et biologique de Descartes a reçu le nom d’iatromécanicisme. Pour les iatromécanicistes, le corps est une machine toute composée de rouages méca- niques, ressorts, leviers, cribles, tuyaux, soupapes, etc. Cette théorie semblant beaucoup trop simple pour rendre 1. Paracelse et Van Helmont mêlent d’ailleurs à leur vitalisme des explications chimiques d’un grand nombre de faits vitaux, rappelant ainsi Empédocle, auquel les relie la tradition alchimique du moyen âge, et préparant par un côté de leur œuvre l’iatrochimie du xvri siècle. D'autre part le Faust des légendes populaires est le contemporain de Paracelse et le Faust de Gœæthe doit à Paracelse un bon nombre des idées qu’il développe dans son premier monologue. Gœæthe a écrit ce morceau à l’époque où ses sentiments le disposaient à accepter l’exten- sion du vitalisme à l'univers entier, enthousiasmé comme il l'était par la théorie « vitaliste » et déjà « romantique » de Herder sur la poésie (voir ci-dessous). Or le Faust de Gœthe — et à travers lui l’hylozoïsme de la Renaissance — a profondément agi sur le ro- mantisme allemand en général et spécialement sur la philosophie de la nature de Schelling. SUR L'HISTOIRE DE L’IDÉE DE VIE 79 compte des faits et les recherches chimiques se développant, d’autres médecins, précurseurs des physiologistes moder- nes, expliquèrent la vie non plus par le jeu des forces pu- rement mécaniques, mais par celui des forces chimiques ; c’est l’iatrochimisme ou chimiâtrie. Pour les chimiâtres comme Sylvius Le Boë, le corps était en quelque sorte un ensemble de cornues et d’alambics, où se réalisaient des fermentations, des acidités, des effervescences, etc. Mais la chimie sur laquelle ils s’appuyaient était encore trop impar- faite et ils ne surent pas joindre, dans leurs recherches biolo- giques, l’expérimentation à l'observation et au raisonnement. D’autres médecins s’écartèrent bientôt davantage du cartésianisme : de même que la physique mécanique de Descartes fut rejetée par Newton et l’école newtonienne qui, fondant leur physique sur les idées d’action à distance et de fluides irréductibles, reprochèrent aux cartésiens leur goût exagéré pour la clarté et la simplicité des raisonne- ments mathématiques et leur impuissance à expliquer les données complexes de l’observation réelle ; de même Stahl, dans le premier tiers du xvm° siècle, reprocha aux iatro- mécanicistes et aux iatrochimistes de négliger les caractères spécifiques des faits vitaux et restaura l’animisme scolas- tique ‘. Sa doctrine ne survécut guère aux railleries que lui adressa Bordeu en 1742. Mais ce ne fut pas au profit du mécanisme qu'elle disparut. Pendant toute la seconde moitié du xvim siècle, ce fut le vitalisme de l’école de Montpellier qui l’emporta, avec Bordeu, Grimaud et Bar- thez. Ce dernier surtout en assura le triomphe parmi les médecins. Et le vitalisme, modifié dans le sens de l’orga- nicisme par des anatomistes comme Bichat et Cuvier, de- 1. Cest le même Stahl qui, combattant les théories mécaniques des cartésiens sur la chaleur, inventa la théorie du phlogistique ou matière du feu, dont trois générations de savants firent usage, jusqu’au mo- ment où elle fut renversée par les travaux de Lavoisier. 80 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME meura prépondérant pendant le premier tiers du xix° siècle ; en 1833, Jean Müller, le fondateur de la physiologie alle- mande, admettait encore une force vitale unique, en con- flit avec les forces physiques et chimiques, cause et régu- latrice des phénomènes biologiques. Ce qui caractérise le vitalisme moderne, c’est de considérer la vie comme une spontanéité irréductible et supérieure tout ensemble au mécanisme des cartésiens ou des chimiâtres et à la finalité calculatrice et réfléchie des animistes. Le vitalisme eut un contre-coup, à la fin du xvm° siècle et au commencement du xIx°, dans le domaine de la philo- sophie générale et des sciences sociales. Les penseurs du xvin° siècle, les partisans de la philosophie des « lumières », s'inspirant d’un idéal mi-cartésien, mi-newtonien, qu'ils avaient à la fois simplifié et généralisé, avaient tenté d’ex- pliquer le monde physique comme un mécanisme où tout peut être calculé, et de ramener l’activité sociale et morale aux calculs réfléchis de l'intelligence individuelle ; ils avaient placé dans le progrès de la « raison », de la conscience et de la réflexion, leur idéal théorique et pratique. Les pen- seurs romantiques et surtout les romantiques allemands opposèrent à cette conception une sorte de vitalisme géné- ralisé, qui leur fournit et une méthode d'explication et un idéal : pour eux l’univers et la société sont des organismes qui se développent et se conservent par l’action spontanée et inconsciente d’une force interne ; cette sorte de force vitale, cette spontanéité inconsciente, il faut la laisser se développer librement, sans en entraver l’action par notre pen- sée réfléchie. Les origines de ces idées peuvent, semble-t-il, être trouvées au point de vue de la philosophie générale dans la Critique du Jugement de Kant’, au point de vue lit- 1. Dans la Crilique du Jugement, où se sent l’action des controverses biologiques contemporaines, l’esprit de Kant est partagé entre l'influence SUR L'HISTOIRE DE L'IDÉE DE VIE SI téraire dans les études de Herder sur la poésie primitive, au point de vue politique dans les critiques adressées par Burke à la Révolution française . Leur expression philoso- phique la plus profonde et la plus complète doit être cher- chée dans le système de Schelling ?; et elles ont exercé sur la pensée de Hegel une influence considérable. Mais à la différence de l’animisme hylozoïste des anciens, qui fut sur- tout une théorie de l’univers physique, cette métaphysique du mécanisme et celle du finalisme vitaliste, et il essaie de faire sa part à chacune de ces deux tendances. Aussi les philosophes postkan- tiens qui s’inspireront de la Critique du Jugement, en développeront-ils dans des directions opposées la pensée ambiguë. Fichte expliquera toute la nature matérielle, y compris la matière vivante, par un mécanisme radical, qu'il posera dans son opposition et dans sa relation nécessaires avec l’acte de la pensée et la liberté spirituelle: sa doctrine sera une rénovation et un approfondissement de l'idéalisme et du mécanisme car- tésiens. Schelling au contraire, retenant surtout de la Critique du Juge- ment le finalisme vitaliste, interprétera matière et pensée comme des manifestations d’une même activité vitale inconsciente, « organique » et finaliste. Et il croira par là pouvoir établir un rapprochement intime entre sa métaphysique et le spinozisme. Il le croira d’ailleurs à tort : car Spinoza, à l'exemple de son maître Descartes, est absolument méca- niste en biologie comme en physique et sa substance est conçue non sur le type d’une force vitale qui poursuivrait des fins, mais sur celui de la nécessité mathématique qui unit les idées claires du cartésianisme. 1. L'influence des doctrines médicales sur les théories économiques est déjà visible chez Quesnayÿ, à la fois médecin et économiste, auquel A. Smith a emprunté la théorie du libre-échange. On peut suivre, d'Adam Smith à Coleridge, en passant par Burke, la formation de ce vitalisme social qui a régné pendant une grande partie du xrxe siècle sur la pensée politique de l’Angleterre. L'économie et la politique de ces penseurs est une sorte de médecine hippocratique du « corps social », qui a pour principal précepte de ne pas entraver « la force médicatrice de la nature ». 2. On retrouve, ouvertement reconnues, chez Schelling, l'influence de la mystique chrétienne et de la philosophie alexandrine, de l’hylo- zoïsme hellénique et de l’hylozoïsme de la Renaissance; on y rencontre jusqu’à une tentative pour rénover, en la modernisant, la magie médi- cale d'Empédocle et des Evangiles; bref, sa pensée s’est imprégnée, plus ou moins profondément, de presque toutes les pensées dont le romantisme est le continuateur et l'héritier. BEerTueLoT, — Evolutionnisme. 6 — ! 2 NUS et NE De CEE. ‘3 "> Pie 82 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME vitaliste influa par-dessus tout sur l'étude de l’activité sociale et spirituelle ; elle contribua sans doute pendant quelque temps à la multiplication des entités mystérieuses, poétiques et mythologiques, mais elle contribua aussi puissamment à renouveler l'esthétique, la linguistique, l’histoire des reli- gions, le droit, la sociologie, en voyant des actions collectives et des évolutions inconscientes, là où les penseurs du xvin siècle apercevaient des calculs réfléchis d’esprits indivi- duels. Bien que les progrès de la science expérimentale, comme nous allons le montrer, aient battu en brèche depuis un demi-siècle la biologie vitaliste, la métaphysique vitaliste des romantiques conserve aujourd’hui encore une grande influence sur la philosophie générale. La doctrine de Spen- cer consiste à étendre à l’univers matériel et aux sociétés les idées de vie et d'organisme; tout en empruntant aux biologistes modernes leur théorie physico-chimique de la vie, il est resté sans le vouloir profondément imprégné d'idées romantiques, et a laissé subsister par là une contra- diction au cœur même de son système. Cette influence du vitalisme romantique est également très marquée chez Guyau, qui s'inspire d’ailleurs, dans une large mesure, de Spencer ; chez Nietzsche, qui a subi l’action de Spencer et celle du romantisme allemand; enfin chez Bergson, qui s'inspire de Ravaisson, disciple des vitalistes français et de Schelling'. Chez tous les trois, et malgré les différences qui les séparent, le principe de la réalité, c’est la vie, et la vie est entendue comme une force mystérieuse, supérieure à 1. Voir lathèse de Ravaisson sur l’Habilude, qui est le chef-d'œuvre de ce métaphysicien psychologue et où l'influence des médecins vita- listes est manifeste ; il cite, à l’appui de ses opinions, nôn seulement Bichat et Barthez, mais Stahl, Van Helmont, Galien et Aristote. Maine de Biran, qui a également agi sur Ravaisson, a été influencé aussi par la biologie vitaliste. j vr bi SUR L'HISTOIRE DE L'IDÉE DE VIE 83 la conscience réfléchie, qui se développe spontanément le plus complètement possible du dedans au dehors. III Dès la fin du xvm* siècle cependant, Lavoisier, en même temps qu’il créait la chimie moderne, avait, par ses recher- ches sur la respiration et par l’analyse des actions chi- miques qui la constituent, indiqué aux biologistes moder- nes la méthode qui devait renouveler leur science; c'était la méthode même qui entreles mains de Galilée avait trans- formé la physique et qui, entre ses propres mains, venait de renouveler la chimie : la méthode expérimentale appliquée à déterminer des rapports quantitatifs. Les progrès de l’a- nalyse chimique enseignaient bientôt que les êtres vivants sont presque entièrement composés de quatre éléments, le carbone, l'oxygène, l'hydrogène et l'azote, qui se retrou- vent aussi dans la matière brute et dont les combinaisons sont soumises aux mêmes lois dans les corps inorganiques et dans les organismes vivants. Les progrès de la physique, la découverte de la loi de la conservation de l'énergie, l’ap- plication de cette loi à la matière vivante, démontraient, d’autre part, vers le milieu du xix° siècle, que la vie ne crée aucune force spéciale. Les principes immédiats des êtres vivants pourtant, dont l’analyse expérimentale avait défini la composition chi- mique, ne purent pendant longtemps être reproduits par voie de synthèse à partir des éléments; à la science chi- mique qui analyse et qui détruit, un chimiste comme Ber- zélius opposait encore, en 1849, la force créatrice de la vie, seule capable de synthèse ; les travaux de Berthelot sur la synthèse des matières organiques firent tomber cette der- nière barrière entre la chimie minérale et la chimie orga- 84 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME nique. Et on put dire, à partir de 1860, que les êtres vivants étaient faits des mêmes éléments que la matière brute, se transformant par le jeu des mêmes forces et obéissant aux mêmes lois physiques et chimiques. L’expli- cation thermochimique que Berthelot a donnée de la cha leur animale n’a peut-être pas moins contribué à assurer en physiologie l'application numériquement précise des lois énergétiques physico-chimiques. Par là, la chimie, unie à la physique énergétique, paraît capable de dissiper gra- duellement l'obscurité qui régnait sur la natur: des actions. vitales et que la physique, réduite à ses seules ressources et restreinte aux hypothèses cartésiennes ou newtoniennes, s'était montrée pendant deux cents ans incapable de dimi- nuer sensiblement, provoquant ainsi par son impuissance le retour offensif et la victoire passagère des vitalistes. C’est leur croyance au déterminisme phyÿsico-chimique qui a permis aux fondateurs de la physiologie contempo- raine, aux Claude Bernard en France, aux Brücke, aux Helmholtz, aux Ludwig en Allemagne, d'assurer dans leur science le triomphe dela méthode expérimentale. L’/ntroduc- tion à la médecine expérimentale, publiée en 1864 par Claude Bernard, est l’exposé le plus complet de leurs idées sur la méthode ; elle marque la déroute définitive du vitalisme régnant au commencement du xix° siècle. La force vitale de l’école de Montpellier avait été plus nuisible aux progrès de la science que les fluides des physiciens newtoniens du xvum* siècle, parce que ces fluides étaient doués au moins de propriétés fixes, tandis que la spontanéité capricieuse de la force vitale portait l’indétermination dans les phéno- mènes biologiques, et parce que le vitalisme, suivant les traces de l’aristotélisme scolastique, substituait à la re- cherche des causes celle des fins en vue desquelles les phé- nomènes étaient censés se produire. D’après Claude Bernard, un déterminisme rigoureux règne en physiologie comme 2 SUR L' HISTOIRE DE L'IDÉE DE VIE 85 Pass" ARTE 352 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME . que toutes ces variations sont fonctions de la croissance et de la décroissance alternatives de l'Amour et de la Haine qui jouent le rôle de variables indépendantes. Dans cette doctrine la notion d’infiniment petit ne tient aucune place ; l’idée de différences finies suffit à toutes les explications. Empédocle la considère comme compatible avec l’idée du plein absolu qu'il affirme à l'exemple de Parménide. Nous allons ren- contrer chez Démocrite, en mème temps qu’un effort plus vigoureux encore pour diminuer ce qu'il y a d’hétérogé- néité qualitative inexplicable dans la nature, une Lentative pour ürer de l’idée de discontinuité, clairement conçue, toutes les conséquences qu’elle comporte. Démocrire. — 1° Conciliation de l'idée de physique ma- thématique avec l'idée de physique qualitative. — C’est la théorie des atomes. Chaque corps est la somme d’un nom- bre limité d’indivisibles ou atomes. La division ne peut pas être continuée indéfiniment. Nous retrouvons ici la con- ception pythagoricienne qui assimilait les choses à des nombres et traitait les nombres comme des sommes d’indi- visibles. Mais entre la thèse pythagoricienne et l’atomisme de Démocrite, deux différences essentielles apparaissent. Pour les Pythagoriciens, les unités peuvent avoir une position : ce sont alors des points ; mais elles n’ont aucune figure ; un espace donné est conçu comme la somme d’une infinité d’indivisibles qui sont les points. C’est contre cette conceplion qu'étaient dirigés plusieurs arguments de Zénon. Les atomistes ont repris l’un de ces arguments: si tout corps élait composé d’une infinité d’indivisibles, le corps le plus grand n'étant pas composé d’un nombre d’éléments plus considérable que le corps le plus petit, il serait égal au plus petit, ce qui est absurde. Au lieu de conclure de là, comme Anaxagore, que la notion pythagoricienne de la quantité est insuffisante, et qu'aux notions de l’unité numé- rique, et de l'infini en grandeur, il faut ajouter celle de dt... tin dtrèss ovins sl IDÉE DE PHYSIQUE MATHÉMATIQUE ET ÉVOLUTIONNISTE 153 linfiniment petit, Démocrite en conclut qu'il faut considérer comme fini le nombre des éléments qui composent les corps. En outre, les indivisibles de Démocrite ne sont plus de simples unités arithmétiques, susceptibles seulement d’avoir une position ; non seulement ils se distinguent par leurs relations mutuelles dans l’espace, par leur ordre, mais ils sont eux-mêmes des fragments d’espace dont chacun a une certaine étendue et une forme géométrique déterminée ; les éléments derniers des choses, les atomes, se distinguent donc par leurs qualités géométriques, ce que ne faisaient pas les unités pythagoriciennes. Chacun de ces atomes possède d’ailleurs les propriétés de l’être de Parménide : il est incréé, indestructible, immuable dans sa grandeur et dans sa forme. Les atomes sont homogènes les uns aux autres, c’est-à-dire qu'ils ne diffèrent intrinsèquement que par leur grandeur et par leur forme. Quand des atomes se groupent ensemble, on dit qu'une chose naît. Tant que leur groupement demeure à peu près invariable, on dit qu’elle dure. Quand ils se séparent, on dit qu’elle péri. Les atomes, qui sont l'être véritable, se meuvent dans le vide, qui est un non-être ; la négation du plein, admis par Anaxagore et par Empédocle à la suite de Parménide, est probablement une conséquence du rôle que joue dans la doctrine l’idée de discontinuité ; si le vide n'existait pas, le mouvement, d’après Démocrite, serait impossible, car un corps ne peut quitter la place qu’il occupe dans l’espace eten prendre une nouvelle que si celle-ci n’est pas occupée par un autre corps ; peut-être ce raisonnement a-t-il pour objet de résoudre les difficultés soulevées par Zénon au sujet du mouvement, de même que le raisonnement par où Démocrite établit l'existence des atomes paraît avoir pour but de résoudre les difficultés que Zénon soulevait au sujet de la pluralité spatiale. Toute la diversité apparente des qualités physiques n’est 194 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME qu'une illusion et s’explique par les différences de forme et de grandeur des atomes. Par exemple, les atomes dont sont composés les corps en combustion sont de forme ronde et ce sont les plus petits de tous. Ceux dont la terre est composée sont les plus grands detous. On comprend par là que les corps solides soient ceux qui se meuvent le plus difficilement, leurs atomes, qui sontles plus grands, étant parlà même les plus lourds. Et on comprend que la combus- tion consiste en un mouvement très rapide, les atomes les plus petits étant par cela même les plus légers, et les atomes ronds étant ceux qui en se heurtant apporteront le moins d'obstacles au mouvement les uns des autres. Les qualités physiques sont donc la manière dont nos sens traduisent les qualités géométriques que la raisonnous fait connaître et qui seules existent vraiment dans les choses. Nous rencon- trons ici, encore une fois, comme la condition nécessaire de toute la doctrine, l’opposition pythagoricienne de l’opi- nion et de la connaissance rationnelle que déjà nous avions retrouvée chez les Éléates, chez Anaxagoreetchez Empédocle. On voit aisément les analogies et les divergences qui existent entre la théorie de Démocrite et celles de ses pré- curseurs immédiats. Dans l’atomisme comme dans la théorie des homæoméries ou dans celle des quatre éléments, la réalité consiste en une pluralité d’êtres éternels et immua- bles, localisés dans l’espace, et tout s'explique par les déplacements et les combinaisons variées de ces êtres tou- jours identiques à eux-mêmes. Et, d’autre part, non seule- ment Démocrite n’admet pas avec Anaxagore que les qualités physiques, en nombre infini, existent réellement dans la nature ; maisil ne reconnaît même pas, comme l'avait fait Empédocle, l'existence véritable d’un petit nombre d’entre elles, pour expliquer, par les combinaisons de ces qualités élémentaires, la diversité innombrable des phénomènes ; il rejette toutes les qualités physiques, sans exception, parmi tt cam IDÉE DE PHYSIQUE MATHÉMATIQUE ET ÉVOLUTIONNISTE 155 les apparences, et ne reconnaît à ses éléments que des qua- lités géométriques. En définitive, son idée directrice, c’est l’idée du discontinu géométrique : le discontinu, car il repousse à la fois la thèse pythagoricienne sur les corps comme totaux d’une infinité d’indivisibles, la thèse éléate sur le plein indécomposable, et la thèse anaxagorienne sur Pinfiniment petit; le discontinu géométrique, car entre les Pythagoriciens qui expliquent tout par des unités numéri- ques sans forme ni grandeur et les physiologues qui réali- sent les qualités sensibles, il s'arrête à un moyen terme en réalisant dans des substances distinctes, éternelles et inal térables, les seules qualités géométriques. 2° Conciliation de l’idée de physique mathématique avec l'idée de physique évolutionniste. — C’est la théorie du mouvement. Non seulement il n’y a de changements réels que les mouvements, les déplacements des corps élémen- taires dans l’espace, ce qu’avaient admis déjà Anaxagore et Empédocle; mais encore le mouvement, pour Démocrite. est éternel comme les atomes eux-mêmes, et il n’y a pas d’autres actions réelles dans la nature que l’action mécani- que, le choc; il ne faut pas expliquer le mouvement matériel par des principes qualitativement différents de lui, comme l'Esprit, l'Amour ou la Haine ; il ne faut même pas admettre l'existence de principes de ce genre. Toute l’évolution de l'univers s'explique par les lois de la géométrie et par celles de la mécanique. Tant qu’un atome n’a pas été heurté par un autre, il se meut en ligne droite avec une vitesse uniforme (c’est déjà presque l’idée d'inertie telle que la mécanique moderne l’emploie depuis le xvir* siècle). Le choc des atomes produit deux autres espèces de mouvemement, le mouvement oscillatoire et le mouvement tourbillonnaire. La vitesse et la trajectoire de chaque atome dépendent de sa grandeur, de sa forme, de la grandeur et de la forme des atomes auxquels il se heurte et de sa posi- * TE SF + < PA. 7 L. * 156 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME tion par rapport à ceux-ci. Les atomes, en se heurtant, s'unissent en ensembles de plus en plus vastes, suivant leur grandeur, leur forme, leur vitesse et la nature de leurs trajectoires. Le sens dans lequel se fait l’évolution astrono- mique, puis biologique de l'univers, la façon dont se con- stitue progressivement un monde, avec son ciel, ses astres, sa terre, ses eaux, ses plantes, ses animaux, est nécessaire- ment déterminée par les propriétés géométriques des atomes et les lois mécaniques qui régissent leurs mouve- ments. Une infinité de mondes se constituent et se dissol- vent ainsi dans l’espace infini, au cours du temps infini. L'idée ionienne de l’évolution et de la dissolution alterna- üves du monde se trouve ici reprise et appliquée à un nombre illimité d’univers passés, présents et à venir, au lieu de l'être à un univers unique. Mais les loniens se bor- naient à énoncer la loi de l’évolution qualitative de l’umi- vers, ils ne cherchaient pas à la ramener à des mouve- ments dont la vitesse et la direction fussent rigoureusement déterminées et quantitativement mesurables. Quant à Ana- xagore et Empédocle qui déjà avaient entrepris de ramener tous les changements à des changements quantitatifs, ils avaient encore attribué l'existence et la loi de l’évolution à l’action de principes qualitativement différents du mouve- ment lui-même, et ils n'avaient pas essayé de rattacher cette loi aux propriétés mathématiques des unités avec lesquelles ils composaient l’univers. A ce double point de vue, Démocrite, diminuant le nombre des qualités irré- ductibles et des lois inexplicables, a réalisé, plus profon- dément qu'aucun de ses prédécesseurs, la pénétration de l'idée de physique mathématique dans celle de physique évolutionniste. Sonsystème demeure, aujourd’hui encore, un des efforts les plus vigoureux que l'esprit humain ait tentés pour expliquer le monde par les mathématiques et l’effortle plus vigoureux qu’il ait fait pour l’expliquer au moyendes RÉ scale lt fe à. OP RON ES. es IDÉE DE PHYSIQUE MATHÈMATIQUE ET ÉVOLUTIONNISTE 157 seules notions de substance matérielle et de discontinu. Vers la même époque à peu près, le penseur le plus pé- nétrant, le plus compréhensifet le plus lucide qu'il y ait eu jamais reprenait de son côté le rêve pythagoricien et tentait de fonder une mathématique universelle sur une doctrine idéaliste de la connaissance et sur une théorie du continu. IV Quand Aristote entreprend dans sa Métaphysique de définir le platonisme (I, 6), il le rattache au pythagorisme et déclare que pour Platon comme pour les Pythagoriciens les principes des nombres sont les principes des choses. Entre le platonisme et le pythagorisme, il ne signale que trois différences essentielles : tandis que, pour les Pythago- riciens, les nombres, c’étaient les choses mêmes, et tandis qu’un nombre et l’idée de ce nombre, c'était pour eux une seule et même chose, Platon distingue des nombres mathé- mathiques, qui constituent une pluralité homogène, les nombres idéaux et les nombres sensibles, qui sont les uns et les autres qualitativement hétérogènes : et tandis que les Pythagoriciens n’admettaient qu’un infini, linfini par addition, Platon admet un double infini : il affirme l’infi- niment petit comme l'infiniment grand. Ce qui revient à dire que le platonisme est une tentative pour résoudre les deux problèmes qu’'agitaient depuis Pythagore les philoso- phes grecs : Quels sont les rapports de la quantité et de la qualité ? Quels sont ceux du continu et du discontinu ? C’est par une théorie idéaliste du continu mathématique qu'il les a résolus l’un et l’autre et qu'il a relevé tout entier de ses ruines, pour l’appuyer sur des assises plus profon- des et le parer d’une splendeur nouvelle, l'édifice effondré du pythagorisme primitif. LA LOI DU TERNAIRE ET LES DIFFÉRENCES ENTRE LA PHILOSOPHIE DE PROCLUS ET CELLE DE PLOTIN:. Parmi les traités de Proclus qui nous ont été conservés, les plusimportants sont les Éléments de théologie, la Théologie selon Platon, et des commentaires sur divers dialogues de Platon, en particulier sur le Parménide et le Timée, qui, d’après Proclus, contiennent tout l'essentiel de la philoso- phie platonicienne, le premier de ces dialogues renfermant la théologie ou théorie des principes intelligibles et incor- porels, le second renfermant la physiologie ou théorie de la nature sensible, soumise aux conditions de l’espace et du temps. Sur la plupart des questions, la philosophie de Proclus se confond avec celle de Plotin. Sur plus d’un point cependant Proclus a modifié le système de son maître, pour se rapprocher davantage de Platon lui-même; ces modifications transforment la physionomie de la doc- trine, et elles ne sont pas sans importance pour l'étude des rapports que la philosophie néoplatonicienne soutient avec le platonisme; aussi allons-nous nous attacher à les mettre en lumière. Platon avait cherché en quoi consiste la science, à quelles conditions elle est possible, et il avait posé l’existence d’un système d'idées, relations intelligibles, toujours unes et identiques avec elles-mêmes, dans la multiplicité et le chan- 1. Extrait de la Grande Encyclopédie ; article Proclus. LA LOI DU TERNAIRE. PROCLUS ET PLOTIN 159 gement indéfini des phénomènes sensibles ; c’est la parti- cipation des phénomènes aux idées qui fonde leur intelli- gibilité, comme c’est l'intellection des idées par l'esprit qui constitue la science. Les idées à leur tour participent toutes de certaines d’entre elles, l’unité et la multiplicité, le fini et l'infini, l'identité et la différence, elles ne peuvent être posées que dans et par le rapport mutuel de ces idées premières, et elles s’ordonnent entre l’idée de l'unité pure, principe de toute intelligibilité, et l’idée de diversité 1lli- mitée, par où se définissent les phénomènes sensibles. Aris- tote, de son côté, s'était demandé en quoi consiste l'exis- tence réelle; il n’y a réalité pour lui que là où il y a à la fois unité et détermination; l’idée générale de Platon n’a donc rien de réel ; le réel, c’est l’individuel, c’est l'acte qui limite à une détermination unique la multiplicité indéter- minée du possible, de la puissance. Aristote remonte ainsi de la matière à l’âme qui est l’acte dont le corps est la puissance, puis de l’âme à la Pensée pure, substance une et indivisible, seule de son espèce, principe de toute indivi- dualité, de toute détermination, de toute réalité. Plotin enfin avait entrepris de concilier Platon avec Aristote, en trouvant un principe d'unité qui fût à la fois l’idée du pre- mier et l’acte du second ; mais il pose le problème philoso- phique à la manière d’Aristote, il cherche en quoi consiste l’existence réelle; par là, tout en voulant et en croyant dans son système subordonner l’aristotélisme au plato- nisme, il est conduit à poser comme principes des substances en quelque sorte individuelles, des substances dont chacune est unique de son espèce : l’Ame, l’Intelligence, l’Un absolu qui est Dieu même. Il y a plus: Plotin avait voulu subor- donner aux principes d’Aristote et de Platon celui du stoïcisme, en mettant l’Ame du Monde au-dessous de l’in- telligence et de l’Un. Mais l'influence des idées stoïciennes, qui imprégnaient l’atmosphère intellectuelle de son époque, 160 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME paraît avoir été plus profonde sur lui qu'il ne le croyait lui- même; car lorsqu'il définit la nature du Premier Principe, de l'Un, et le rapport des hypostases les unes avec les autres, il s'inspire en réalité malgré lui beaucoup moins de l’aristotélisme et de l’idéalisme dialectique de Platon que de l’idée stoïcienne de « raison séminale » ; dans les no- tions de « génération » et d’ « émanation » auxquelles il a recours, on reconnait sous une forme plus savante et sous une apparence plus abstraite quelque chose de l’hylo- zoïsme des Stoïciens et de la notion physico-biologique de la causalité à laquelle ils avaient demandé le secretde l’univers”. Nous retrouvons dans les œuvres de Proclus les trois hy- postases de Plotin, Ame, l’Intelligenceet l’Un; nous y retrou- vons des conceptions analogues sur leurs rapports mutuels et sur les rapports qu’elles soutiennent avec l'univers et avec la matière; nous y retrouvons enfin la théorie de la Pro- cession et du Retour. Mais d’abord Proclus n’admet pas, comme l'avait fait Plotin, qu'il y ait une idée pour chaque individu ; il revient sur ce point à la théorie de Platon, dont Plotin s'était écarté en voulant concilier avec la re- cherche platonicienne de l’intelligible la préoccupation aris- totélicienne de l’individuel. Ensuite Plotin avait soutenu que les essences intelligibles sont renfermées dans l’Intel- ligence, la seconde hypostase ; au-dessus de l’Intelligence, il n’y a que l'Unité absolue; la multiplicité intelligible ne préexiste pas à l’acte de la connaissance comme le voulait Platon; c’est par l’acte même de l’intellection qu’elle se trouve posée. Pour Proclus, au contraire, la multiplicité d’essences intelligibles qui sont données dans l’Intelligence suppose une multiplicité intelligible antérieure à l’Intelli- gence ; c'est là la théorie des unités divines, première éma- 1. Peut-être aussi faut-il voir là une influence directe des philoso- phies hylozoïstes de l'Égypte et de l'Orient, qui déjà avaient probable- ment agi sur les physiologues et, à travers eux, sur les Stoïciens. PA EI. Ve 74 AE: at: LA LOI DU TERNAIRE. PROCLUS ET PLOTIN 161 nation de l'Un ; l’ensemble de ces unités demeure lui-même parfaitement un, parce que chacune d’elles implique et comprend toutes les autres. Par cette théorie, l'aspect du néoplatonisme se trouve modifié; les essences intelligibles, se retrouvant dans les trois hypostases, peuvent être considérées, soit dans leur rapport avec l’Un, soit dans leur rapport avec l'univers sen- sible (dans ce dernier cas seulement Proclus leur donne le nom d'idées) ; le problème essentiel va être pour Proclus non plus tant de déterminer la nature et les relations mu- tuelles des hypostases que de déterminer les relations des essences intelligibles les unes avec les autres, et la loi uni- verselle qui, gouvernant ces relations, définit la nature même de ces essences ; cette loi, c’est la loi du Ternaire, tirée par Proclus du Philèbe de Platon, qui semble déjà annoncer le hégélianisme et que nous ne trouvons énoncée nulle part chez Plotin. Pour comprendre soit la participa- üon mutuelle des essences intelligibles, soit la participation des phénomènes sensibles aux idées, soit la génération des hypostases, soit la création de l’univers physique, il faut concevoir tout ce qui n’est pas l'Unité absolue comme un mixte du fini et de l'infini. Le fini, l'infini et le mixte, voilà les trois idées dont la loi du Ternaire énonce l’universalité ; ce ne sont pas des hypostases, mais ce sont les principes de toute existence, intelligible ou sensible. Par le fini, l’être se pose et se détermine ; c’est du fini qu'il tientson essence. Par l'infini, il se développe, se distingue et se détache de son principe ; cest de l'infini qu'il tient sa puissance pro- ductrice ; l'infini est la condition de toute variété et de toute expansion. Par le mixte, l'être s’unifie et revient à son prin- cipe ; il est l'unité d’un fini et d’un infini ; le fini et l'infini ne sont pas les causes du mixte, ils n'en sont que les con- ditions et les éléments ; la cause du mixte est supérieure au fini et à l'infini, c’est l’Unité d’où ils découlent l’un et Berruezor, — Evolutionnisme, [I 162 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME l'autre et qui, les contenant tous deux en elle-même, essence universelle et puissance sans bornes, les unit dans l’acte de la production. Le centre de perspective dans le système de Proclus, ce n’est plus la théorie des hypostases, c’est la théorie du Ter- naire. C’est par la loi du Ternaire que se définissent la na- ture et les rapports des hypostases, comme la nature et les rapports de toutes les autres essences et de toutes les autres existences. Sans doute Proclus conserve aux hypostases des propriétés qui n’appartiennent ni aux unités divines, ni aux intelligences particulières, ni aux âmes particulières : l'Un, l’Intelligence, l'Ame, sont imparticipables, tandis que les unités sont participées par l’Intelligence et par les intelli gences, les intelligences sont participées par l’Ame et par les âmes, les âmes sont participées par les corps. Mais la loi de la Procession et la loi du Retour qui déterminent les relations mutuelles des hypostases et leurs rapports avec le monde ne sont qu'un cas particulier de la loi par laquelle toutêtre, sans cesser d’être lui-même commeessence, comme fini, se répand hors de lui-même comme puissance produc- trice, comme infini, et revient à lui-même en tant que mixte. En même temps que les rapports des hypostases, la na- ture de chacune d’elles est définie par là ; puisque tout est triple, on peut dans chacune d'elles démêler une triade. L'ordre des unités divines est dominé par la triade même que constituent le Fini, l’Infini et le Mixte. L’Intelligence est le troisième terme de la triade que constituent l’Etre, la Vieetl’Intelligence ; dans cette triade, le mot d’Etre désigne l'essence intelligible toujours identique à elle-même; le mot de Vie désigne l’activité expansive par laquelle les- sence se développe, pose autre chose qu’elle-même ; l’Intel- ligence, c’est le retour de l’essence sur elle-même, par lequel, bien que s'étant diversifiée, elle demeure une; elle LA LOI DU TERNAIRE. PROCLUS ET PLOTIN 163 est à la fois la dualité et l'unification d’un sujet et d’un objet. L’Etre, la Vie et l’Intelligence ne se confondent pas avec le Fini, linfini et le Mixte, parce qu'ils sont plus par- ticuiers et ne sont qu’un fini, un infini, un mixte, parmi d’autres. Au-dessous de la triade divine et de la triade in- tellectuelle se trouve la triade psychique, par où se définit la troisième hypostase ; c’est la triade de la Raison, du Dé- sir et de la Volonté (6uy55); la Raison correspond au fini, le Désir à l'infini, le 65y45 au mixte. Le tout formé de ces trois triades et de l’Un constitue d’après Proclus la Décade de Platon, le système des dix nombres idéaux qui sont les principes du monde intelligible et du monde sensible. Entre l'Unité pure, qui est indéfinissable, et l’Infini en soi, identique à la matière, principe de toute indétermination, qui est, lui aussi, indéfinissable et insaisissable, se déploie tout le système des êtres, mélange en proportions diverses de fini et d’infini, ensemble immense de correspondances et d’analogies. L'objet de Plotin, comme celui d’Aristote, c'était de chercher la raison d’être de toute réalité et de toute indivi- dualité dans quelque réalité première, seule de son espèce, origine de toutes les réalités et de toutes les individualités imparfaites ; l’objet de Proclus, comme celui de Platon, c’est de chercher les conditions idéales communes à tous les êtres de l’univers ; et à ces conditions, Proclus montre que les hypostases de Plotin sont soumises comme le reste. Par là, bien que Proclus accepte en général la doctrine de Plo- tin, 1l l’a vraiment renouvelée. Mais la contradiction intime de la philosophie alexan- drine n’en devient peut-être que plus sensible et l'effort même de Proclus pour revenir à la pensée de Platon ne fait que rendre manifeste l'opposition entre l’idéalisme dialectique de son maître et la théologie que le néoplato- nisme doit surtout à Aristote et aux Stoïciens. C’est la dif- 164 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME ficulté même qui bien des siècles plus tard se retrouvera au cœur du spinozisme”. Les autres différences entre Proclus et Plotin n’ont qu’une importance secondaire. Si Proclus a étudié plus lon- guement que son prédécesseur la question de la Provi- dence et celle de la liberté humaine, c’est qu’il vouiait combattre sur leur propre terrain les docteurs du christia- nisme triomphant, dont l'attention s'était fixée sur ces problèmes. C’est aussi dans un but d’apologétique reli- | gieuse qu'il a tenté, ce que n'avait pas fait Plotin, de systématiser toute la religion hellénique et d’y montrer une traduction mythique de sa propre philosophie ; à la diver- sité des essences intelligibles, il fait correspondre la diver- sité des dieux ; à la hiérarchie et à l’ordre de ces essences, la hiérarchie des dieux et leur ordre de génération; pour lui comme pour Platon, le mythe est un mélange équivo- que de l’intelligible et du sensible, qui traduit la mulhpli- cité logique par la pluralité des individus dans l’espace et a dépendance logique par la génération dans le temps. Ce symbolisme ingénieux et factice se rattache aisément à une philosophie qui voit partout des analogies, des proportions, ; des correspondances. Mais ce n’est chez Proclus qu'une manifestation des tendances de son époque; seule, la théo- rie du Ternaire est l’expression de son génie. 1. Il est intéressant de rapprocher aussi l’action que paraît avoir exer- cée sur les Alexandrins la théologie hylozoïste des Stoïciens et de l'Orient et l’action qu'a exercée sur Schelling le vitalisme biologique de son temps. Tandis que chez Spinoza, les éléments théologiques, c’est-à-dire aris- totéliciens et stoïciens, de la doctrine sont tout à fait subordonnés à une dialectique idéaliste, d’esprit platonicien, chez Schelling au con- traire, qui a subi profondément l'influence alexandrine, l’idéalisme dia- lectique est subordonné à une théologie romantique qui doit beau- coup au vitalisme contemporain et où il faut voir un renouvellement et une fusion de l’hylozoïsme antique et de la mystique chrétienne, intimement imprégnée elle-même d’alexandrinisme. LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL' M. René BerraeLzor propose à la Société de Philosophie les considérations suivantes : La signification générale de la philosophie de Hegel est souvent imparfaitement comprise. Et il n’est pas rare par suite de voir méconnaître et ce qui en fait l'originalité propre et ce qui en fait la vertu vivante, la fécondité dura- ble. On y voit souvent un déterminisme absolu, un opti- misme intégral, un « panlogisme ». On est souvent aussi porté à croire qu’elle ne saurait fournir une orientation pré- cise au milieu des discussions philosophiques contempo- raines. Ce sont là des erreurs qu’il convient de combattre. La philosophie de Hegel s’est constitué en opposition à la fois avec l’intellectualisme du xvin* siècle et avec le ro- mantisme allemand (philosophie du Verstand, philosophie du Gemüth). Ces tendances ont trouvé leur expression la plus profonde dans la doctrine de Kant et dans celle de Schelling. Hegel a tenté de s’assimiler les principes de ces 1. Extrait du Bulletin de la Société Française de Philosophie, séance du 31 janvier 1907. Quelques passages ont été supprimés dans la dis cussion. 166 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME doctrines, tout en réagissant contre ce qu’elles avaient d’incomplet et d’exclusif. La doctrine de Kant lui est appa- rue comme un effort pour déterminer le nécessaire, iden- tifié avec l’universel, dans son rapport avec l'esprit, consi- déré avant tout comme pouvoir de connaissance consciente. La doctrine de Schelling lui est apparue comme un effort pour saisir par intuition le développement des formes essentielles de l'être, formes de plus en plus différenciées qua- litativement et de plus en plus harmoniques, entre lesquelles le passage s'opère par l’action d’une liberté absolue qui en est tout ensemble le principe premier et le terme suprême. Hegel a pensé, contre Kant et avec Schelling, que l’on ne peut confiner la philosophie dans l’universel et la con- centrer autour de l’étude de l’esprit comme connaissance consciente ; les formes qu’une nécessité rationnelle oblige à poser ne sont pas toutes universelles ; ce sont les formes essentielles par où se définit une réalité de plusen plus riche en déterminations et qu’on ne saurait sans absurdité poser hors de son rapport avec les formes les plus hautes de la vie spirituelle, entendue dans toute sa richesse et dans toute son autonomie. Contre Schelliug et avec Kant, Hegel pense que le rôle du philosophe n’est pas de se donner l'intuition des mani- festations d’une liberté irrationnelle, mais/de saisir entre les, principales formes connaissables de l'être le lien de néces-” sité rationnelle qui les unit. /En dehors de ce lien, ces for- mes diverses ne sont que des abstractions, à la fois incon- cevables et irréelles, et elles ne peuvent posées sans absurdité que dans et par leur rapport même au tout harmonique que leur développement tend à constituer. Une telle philosophie sera vraiment-un rationalisme aux yeux de Hegel (Ver- nun/ftphilosophie), au lieu de subordonner en définitive la raison à l’entendement comme Kant, à l'intuition immé- diate du sentiment comme Schelling. LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 167 Mais la conception de la raison que suppose une telle doctrine exige l’abandon de la logique traditionnelle d’Aris- tote, logique que supposaient encore, à des titres divers, et la doctrine de Kant et celle de Schelling. C’est en effet cette logique extensive et statique qui a entraîné Kant à ne considérer comme nécessaire que l’universel abstrait et l’a empêché de voir que la raison, en dénonçant les contradic- tions où l’on tombe dès qu’on veut abstraire et isoler les con- cepts fondamentaux, force elle-même à dépasser chacun de ceux-ci pour ne les poser que dans leur rapport et leur totatité ordonnée. C’est en définitive cette même logique statique d’Aristote qui en mutilant la raison a entrainé Schelling à chercher l'explication des formes supérieures du réel et celle de la réalité même dans un principe dynamique irra- tionnel, dans une liberté transcendante. Il convient d’oppo- ser à la logique d’Aristote la logique supposée par la doc- trine de Platon et d'emprunter à celui-ci les notions d’ « idée » et de « dialectique » pour leur donner un déve- loppement nouveau et pour expliquer par elles le passage même de l'être de ses formes inférieures à ses formes supé- rieures. [1 faut concevoir limplication rationnelle comme un ordre nécessaire qui n’est pas un ordre de contenance, pour comprendre comment l’objet du philosophe peut être de déterminer par la dialectique les moments de l'idée, la succession des thèses et des antithèses, incomplètement réelles et incomplètement intelligibles, que la raison unit en des synthèses de plus en plus riches, en un tout de plus en plus harmonique, en passant du concept abstrait à l’es- prit vivant par l'intermédiaire de la nature matérielle, et en passant de l’individualité psychologique à la personnalité spirituelle par l'intermédiaire de la conscience sociale. 168 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME Il La doctrine hégélienne, ainsi définie, est un idéalisme dynamique, un finalisme rationnel, une philosophie où la nécessité logique n’est posée que dans et par son rapport à la liberté de l'esprit. Ce n’est ni un déterminisme absolu, ni un optimisme intégral, ni un « panlogisme ». 1° Le hégélianisme n’est pas un déterminisme absolu. L’affirmation de la liberté de l’esprit n’exige ni l'affirmation d'un déterminisme total (comme pour les Stoïciens) ni celle de la contingence naturelle (comme pour Aristote). La distinction que le philosophe est amené à faire par ses principes, c'est celle de l’accidentel et de l'essentiel; mais affirmer qu'il doit y avoir de l’accidentel, ce n’est ni soutenir que l’accidentel est du contingent, ni soutenir qu'il rentre tout entier dans le déterminisme naturel. 2° Le hégélranisme n’est pas un optimisme intégral. Tout fait n’est pasjustifié et également justifié par son exis- tence même; la raison permet d’abord de distinguer les formes de l'être qui seules ont une valeur « essentielle », ensuite d'ordonner ces formes mêmes, en tant qu’elles servent d'instrument de réalisation à la personnalité spirituelle, principe souverain d'évaluation comme d'’intellection. 3° Le hégélianisme n’est pas un « panlogisme ». Le quali- fier ainsi, c’est négliger non seulement la nécessité de faire intervenir à chacun des moments du développement de l’Idée une raison synthétique et dynamique, irréduc- üble aux analyses de l’entendement, mais encore la néces- sité de voir dans « l’inintelligible comme tel », la condition inférieure du mouvement dialectique, dans la liberté spiri- tuelle son terme supérieur. " LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 16% III En s'inspirant non des détails de la doctrine hégélienne, mais de son esprit général, il est possible d’orienter sa pen- sée en présence de théories contemporaines comme la psy- chologie de M. Bergson et la logique de M. Russel. 1° La conception qualitative et dynamiste de l'esprit, la négation du substantisme et de l’atomisme, qui isoleraient et fixeraient des moments de la vie spirituelle, sont des thèses communes à Hegel et à M. Bergson et où se trahis- sent de part et d'autre des influences romantiques et aris- totéliciennes. Mais dans la mesure où cette psychologie est antrationaliste, un hégélien pourrait lui reprocher, comme au romantisme, de se laisser entraîner à mutiler la vie de l'esprit età simplifier outre mesure le réel ‘dont elle veut se rapprocher. 2° Dans la prééminence que M. Russel accorde aux Juge- ments sur les classes, comme dans la prépondérance qu'il reconnaît à la théorie des relations et dans la négation de la doctrine logique traditionnelle qui ramène tout jugement au type sujet-prédicat, on retrouve sans peine des thèses hégé- liennes, qui peut-être ont été inspirées à M. Russell par la diffusion des idées hégéliennes dans les universités anglaises. Mais dans la mesure où toute cette logique est orientée vers l'interprétation des mathématiques ordinaires, c’est-à-dire des conditions abstraites de l'existence maté- rielle, dans la mesure où elle assimile la notion de classe à la notion d’ «ensemble », un hégélien pourrait lui reprocher d’accepter encore un trop grand nombre des postulats de la logique extensive d’Aristote, au lieu de réorganiser la logique autour de la notion platonicienne d'ordre, et il jugerait que par là M. Russell se fait encore une conception trop étroite de la raison. 170 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME DISCUSSION M. Rexé Bertaezor. — Souvent aujourd’hui la philoso- phie de Hegel est interprétée d’une manière inexacte et sa signification véritable méconnue, spécialement en France. En outre, si son action est aussi grande que jamais dans les pays de langue anglaise, on a tendance, en France et même en Allemagne, à la considérer comme n'ayant plus en elle de vertu vivante et de fécondité, comme n'étant plus suscep- tible d'orienter l'esprit au milieu des discussions actuelles et des problèmes contemporains. Pensant au contraire que la philosophie de Hegel n’a pas perdu sa puissance origi- nale et féconde, il m’a semblé qu'il importait de combattre les conceptions erronées qui ont contribué à la discré- diter. 1° D'abord les spiritualistes éclectiques et Renouvier lui- même ont considéré le hégélianisme comme un détermi- nisme absolu. 2° Ensuite le hégélianisme a été défini également par les éclectiques et par Renouvier comme un optimisme inté- gral. — L'influence de ces deux conceptions est demeurée très grande. L'idée que le hégélianisme constitue un opti- misme mtégral se retrouve d’ailleurs même en dehors des cercles philosophiques : en Allemagne, en Russie, vers le milieu du xix° siècle, plusieurs membres marquants du parti réactionnaire (par exemple, en Russie, Katkof) se sont appuyés sur le hégélianisme, pour affirmer que l’état de choses existant étant réel, avait par cela seul une va- leur rationnelle et qu’il se légitimait par son existence même. 3° Souvent enfin, on considère le hégélianisme comme un panlogisme. Le mot de panlogisme se trouve chez Wundt. Mais le mot et l’idée qu'il traduit se rencontrent LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 171 aussi chez beaucoup d’autres philosophes : Wundt entend par là et on entend d’habitude que selon Hegel le monde entier serait susceptible d’être ramené à des combinaisons de concepts logiques et qu'il aurait cru l'avoir effective- ment reconstruit par des assemblages de concepts. Ce sont là à mon avis trois interprétations inexactes. Le défaut commun de ces trois critiques, c’est de rapprocher à l’excès Hegel de quelques-uns de ses prédécesseurs, spéciale- ment de Leibniz et de Spinoza, et de méconnaître par là l'originalité propre de sa pensée. Pour l’établir j’essaierai d’abord d'indiquer l'orientation générale de la pensée de Hegel. Nous pouvons, pour définir cette orientation, envisager les antécédents immédiats du philosophe. La philosophie de Hegel s’est formée principalement sous l'influence de la philosophie intellectualiste du xviu* siècle et de la philoso- phie romantique allemande, qui était une réaction contre la précédente : Hegel a considéré Kant d’une part, et Schelling de l’autre comme les représentants les plus re- marquables de ces deux tendances philosophiques. Sans doute, Kant dépasse l’intellectualisme courant du xvim° siècle, et en particulier celui des philosophes français de cette époque ; de même que Schelling dépasse le sentimen- talisme de la plupart des romantiques. Kant n’entend pas s’en tenir au Verstand ni Schelling au Gemüth. Ils préten- dent l’un et l’autre élaborer un système d’idéalisme ration- nel. Mais, malgré tout, Kant apparait à Hegel comme su- bordonnant la raison aux abstractions de l’entendement et Schelling lui semble subordonner la raison aux intuitions arbitraires du sentiment. — Hegel a voulu faire une syn- thèse de ces deux tendances, en les conciliant et en les dé 172 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME passant toutes deux ; profondément imprégné de la pensée kantienne et de la pensée romantique, il a entrepris d’éli- miner ce qu'il y avait à ses yeux d’exclusif et de trop étroit dans l’une et dans l’autre, en faisant jouer enfin à la raison, comprise dans la plénitude de sa nature, le rôle qui lui revient. La doctrine de Kant lui est apparue comme une tenta- tive pour déterminer les formes nécessaires de l'esprit. Or pour Kant il n’y a de nécessaire que l’universel; ce qui n’est pas universel ne saurait être nécessaire : Kant a donc recherché des formes nécessaires et universelles. De plus il s’agit chez lui de ce qui est nécessaire par rapport à l'esprit humain en tant que connaissance consciente. Ce qui est universel et nécessaire à la connaissance consciente, voilà ce que Kant s’est efforcé de dégager. Schelling est apparu à Hegel comme ayant essayé de saisir, par une intuilion supérieure à l’entendement et à la raison elle-même, le développement progressif des formes de l’Eire, formes de plus en plus différenciées qualitative- ment et de plus en plus harmoniques. Les formes infé- rieures de l’Etre sont abstraites, indifférenciées : les formes supérieures sont de plus en plus concrètes, différenciées et en mème temps de plus en plus harmoniques. Le déve- loppement de l'univers, mécaniquement et intellectuelle- ment inexplicable, est comparable à ce qu'est l’évolution d'un organisme dans l'hypothèse vitaliste ou encore à la création d'un poème par un artiste de génie. Suivant Schel- ing, il n'y a pas de nécessité poussant l'Etre à passer d'une forme à l’autre et reliant cette succession de formes ; le passage de l’une d’elles à la suivante s’opère par l’action spontanée d’une liberté qui leur est supérieure à toutes et dont nous pouvons entrevoir la nature en songeant à ce qu'est la force vitale ou l'inspiration du génie poétique. Cette action supraconsciente, quelques hommes (ce sont Là DETIT 7 x # 7. f LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 173 les philosophes) la saisissent sur le vif par une intuition analogue à celle de l'artiste ; l'esprit philosophique ressem- ble plus à l’imagination du poète qu’à la pensée du savant. La liberté absolue est à la fois le principe premier de tou- tes les formes de l’Etre, le principe moteur de toutes ses transformations et le terme suprême vers lequel tend son développement. 1° Hegel n’a pas accepté la thèse kantienne qui confinait la philosophie dans la connaissance de l’universel. Pour Hegel, le nécessaire n’est pas toujours corrélatif à l’univer- sel ; il peut y avoir de la nécessité, même là où il n’y a pas d’universalité. Les formes que nous sommes obligés de considérer comme des formes nécessaires ne sont pas toutes des formes universelles de l'être, ni dans le temps, ni dans l’espace. Tel sera pour Hegel le cas de la vie ou celui de la connaissance consciente. De plus, Hegel n’a pas admis, subissant en cela l'influence de Schelling, qu'il faille organiser la philosophie autour de l'étude des con- ditions nécessaires à la connaissance consciente. L'Esprit, la vie spirituelle doivent être envisagés dans toute leur ri- chesse et dans toute leur autonomie : les formes de la con- naissance consciente ne sont qu'un des aspects de la vie de l’esprit. Il faut donc rechercher les conditions nécessai- res de la vie spirituelle, prise dans toute la complexité de ses directions. Ces conditions pourront n'être pas des con- ditions universelles de la connaissance, et ces formes di- verses de la vie de l'esprit pourront être autre chose que de la connaissance consciente. 2° D'autre part Hegel réagit contre plusieurs thèses es- sentielles de la philosophie de Schelling et par là se rap- proche de Kant; le rôle du philosophe n’est pas d’unir son esprit par l'intuition avec l’activité absolue génératrice de l'univers, saisie dans lindifférenciation primitive de sa spontanéité créatrice, et de se donner l'intuition des mani- 174 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME festations successives de cette liberté irrationnelle. Entre les formes essentielles de l’Etre, il y a toujours un lien de nécessité rationnelle, et c’est ce lien que le philosophe doit chercher à saisir. Schelling, en renonçant à chercher com- ment ces formes s’impliquent nécessairement, est tombé dans les fantaisies arbitraires de l'artiste. Ainsi Hegel, si profondément qu’il se soit pénétré de la pensée de Schelling et de celle de Kant, entend maintenir son originalité vis-à-vis de l’un comme de l’autre et fonder enfin un véritable rationalisme, une doctrine où la raison sera dégagée de toute sujétion à l’entendement abstrait ou à l'arbitraire du sentiment romantique. De Ià, la méthode de cette philosophie : quand nous con- sidérons les formes les plus hautes de la vie spirituelle, formes qui nous représentent ce qu'il y a de plus différen- cié et de plus harmonique dans l’univers, nous voyons que ces formes impliquent certaines conditions et que ces con- ditions sont complexes et contraires les unes aux autres. Nous pouvons donc considérer isolément ces conditions opposées que nous saisissons dans l’harmonie du Tout. Nous pouvons y remonter par une analyse régressive, qui est un passage du conditionné à ses conditions et non de l’ensemble à ses éléments. Cette méthode, qui nous fait connaître les prolégomènes de la philosophie, est à la base de la Phénoménologie de l'esprit: Hegel y cherche les conditions, logiques et chronologiques, que supposent les formes supérieures de l'esprit. Il montre que les formes les plus complètes de la vie spi- rituelle sont précédées par d’autres, de plus en plus abs- traites, de plus en plus incomplètes et où se rencontrent toujours plus d’oppositions. Mais ceci fait, le problème philosophique n’est pas résolu : il reste à déterminer le rapport des conditions au conditionné, et ce sera tou- jours là le problème essentiel. Ce qu'il s’agit d'établir, LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 179 c’est que les conditions ne peuvent être conçues en dehors de leur rapport au conditionné ; c’est que les formes les plus indifférenciées ne peuvent être posées en dehors des formes les plus riches et les plus différenciées. On devra recourir à une méthode plus philosophique et se suffisant mieux à elle-même qu’une description génétique accompagnée d'analyse. On devra procéder par synthèse progressive. On devra partir du plus indéterminé, du moins harmonique, et aller par une suite de différenciations et d’harmonisations nécessaires vers des formes de l’Etre de plus en plus concrètes et renfermant toujours moins de contradictions internes. Appliquons par exemple cette double méthode à l’étude des rapports que l'Esprit soutient avec la matière et avec l’Idée ou à celle des rapports que la Personnalité soutient avec l’individualité et avec la Société. S1 nous considérons ce que c’est que l'Esprit, nous verrons qu’il suppose à la fois comme conditions la Nature matérielle et l’Idée : l'Es- prit est précisément l’action, l’évolution temporelle, par laquelle ce qui serait en soi extériorité de termes, matéria- lité, se transforme en une implication mutuelle de termes, en Idée ; l'Esprit, c’est la transformation de la nature ma- térielle en Idée. De même, si l’on envisage les diverses formes de l’Es- prit, nous voyons que celles qui présentent la plus grande richesse qualitative et harmonique, sont celles qui consti- tuent la personnalité spirituelle, par opposition à l’indivi- dualité psychophysiologique. La personnalité spirituelle se manifeste dans la vie esthétique et religieuse, dans la ré- flexion philosophique. Or, quand on considère cette per- sonnalité spirituelle en tant que forme d'existence concrète et réelle, on s’aperçoit qu’elle implique des conditions op- posées. D'une part, il faut poser l’individuel : la spiritua- lité n'est pas quelque chose d’impersonnel ; il y a dans 176 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME chaque esprit un caractère unique qui ne se retrouve dans aucun autre. D'autre part, il ne suffit pas de poser l’indi- viduel ; il faut poser quelque chose qui dépasse et domine l'individu, l’égoïsme, la sensation organique, et ce quelque chose ce sont les formes diverses de la vie sociale, collec- tive, par lesquelles les individus neutralisent réciproque- ment leur individualité physique. Ainsi la personnalité spi- rituelle suppose: d’un côté l’individualité physique ou plutôt psychophysiologique, l'âme en tant qu’elie est en rapport avec un organisme déterminé et particulier, loca- lisé dans le temps et l’espace ; d’un autre côté, la vie so- ciale (l’ensemble des formes juridiques, économiques, etc., qu’elle comprend). Telles sont les deux conditions qu’exige la réalisation de la personnalité spirituelle. La théorie de l'Esprit absolu (personnalité spirituelle) a donc pour conditions la théorie de l’Esprit subjectif (in- dividualité psychophysiologique) et la théorie de l'Esprit objectif (théorie de la conscience sociale et des formes so- ciales). La synthèse progressive qui est la véritable méthode philosophique procédera en passant de la condition au con- ditionné ; il faudra partir des conditions et montrer que ni l’une ni l’autre ne se suffit à elle-même, qu'il est absurde et contradictoire de la séparer de son contraire et de la réalité conditionnée plus riche qui les implique toutes deux. Si par exemple on cherche à poser l’Idée séparément, en soi, indépendamment de toute matérialité et de tout déve- loppement, on va de contradiction en contradiction; Ja- mais on n’atteindra une notion de l’Idée prise en elle-même qui ne soit pas contradictoire. De même pour la nature matérielle ; si on la considère hors de son rapport à l'esprit on s’achemine de contradiction en contradiction : les solu- tions provisoires que l’on trouvera feront toujours réappa- raître la même contradiction fondamentale. On ne peut donc LÉ ME de TR TR EE ns | FE tr EE œ Sr LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 177 penser ces deux conditions, Idée, Nature matérielle, qu’en considérant leur rapport mutuel et leur rapport à l'Esprit. De même si l’on considère la notion d'âme en tant qu'Esprit subjectif, c’est-à-dire extérieur et impénétrable aux autres esprits, en essayant de déterminer uniquement cette notion par son rapport à la matière, à l'organisme et au milieu ; ou si l’on considère la vie sociale indépendam- ment de tout rapport à l’individualité psychophysiologique et à la personnalité spirituelle, les contradictions se multi- plient. On ne peut résoudre ces contradictions qu’en con- sidérant l’individualité psychophysiologique et la vie so- ciale, dans leur union, comme moyens de réalisation de la personnalité spirituelle, forme supérieure de l’'Être. La psychologie individuelle, empirique ou physiologique (à la manière de l’école anglaise), et la sociologie deviennent toutes deux inintelligibles si on les isole l’une de l’autre et si on les isole l’une et l’autre de la réflexion sur la nature intime de l'esprit, saisi là où 1l est le plus purement et le plus pleinement lui-même. Cette philosophie, dont nous venons de déterminer la tendance générale et la méthode, suppose d’un bout à l’au- tre une conception de la raison incompatible avec les prin- cipes traditionnels de la logique aristotélicienne. C’est ce que Hegel a exprimé par une formule paradoxale en disant que la réalité consiste dans l'identité des contradictoires, Les doctrines de Kant et de Schelling supposaient à des titres divers les postulats logiques de lAristotélisme. Si Kant pensait que seul l’universel abstrait peut être néces- saire et que la recherche des lois de l'esprit se ramène à celle des jugements synthétiques a priori (c’est-à-dire des jugements universels dans lesquels lattribut est hors du sujet), c’est qu'il admettait les postulats fondamentaux de la logique d'Arisiote. Pour Aristote chaque concept pris isolément a une extension et une compréhension détermi- BerTueior. — ÉEvolutionnisme. 12 178 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME nées ; les rapports de compréhension sont toujours exacte- ment l'inverse des rapports d'extension; dans les rapports de compréhension eux-mêmes, la logique aristotélicienne maintient l’extériorité mutuelle ou la contenance des élé- ments du concept. Les concepts sont considérés comme ayant entre eux des rapports comparables aux rapports des parties de l’espace extérieures les unes aux autres ou con- tenues les unes dans les autres. Ce postulat de la logique extensive et statique demeure au fond celui de la Critique et de la Raison pure; la Critique en effet repose essentiel- lement sur la distinction des jugements analytique et des jugements synthétiques ; un jugement est dit analytique quand l’attribut est contenu dans le concept du sujet; un jugement est dit synthétique quand le concept de lattri- but est hors du concept du sujet. Les rapports des con- cepts semblent ainsi assimilables à des rapports spatiaux de contenance ou d’extériorité. Et lorsque Kant déclare qu'il entreprend de fonder, à côté de la Logique formelle qui étudie la nécessité analytique, une « Logique transcen- dantale » qui étudiera les jugements synthétiques a priori, il reste, par ses définitions et par ses divisions fondamen- tales, sur le terrain même de la logique classique. Hegel veut montrer au contraire que si on envisage les formes nécessaires de la pensée et du réel, il est impossible de les isoler les unes des autres comme si elles étaient en dehors les unes des autres, ayant chacune leur indépen- dance et leur réalité. Si on se place au point de vue tradi- tionnel et statique de la logique aristotélicienne, on devra dire que les formes différenciées de l’Étre ont plus de com- préhension et moins d’extension que les formes inférieures. On pourra donc faire une classification des formes de l’Ëtre, mais on se rendra par là impossible une explication ration- nelle des rapports qu’il y a entre ces formes diverses et successives. On ne pourra expliquer et comprendre pour- TPE LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 179 quoi les formes les plus abstraites et les plus indéterminées de l'Être sont contradictoires, précisément dans la mesure où elles sont abstraites. De même l’idée kantienne que le nécessaire est coexten- sif à l’universel paraît liée à la logique formelle d’Aristote. Pour Kant les formes nécessaires sont toujours et exclusi- vement celles qui présentent le plus haut degré de généra- lité, l’universalité abstraite. Dans la logique classique en effet un terme ne saurait être nécessairement impliqué par un autre sans être contenu en lui ; et les termes qui sont contenus dans tous les autres, c’est-à-dire universels, sont en même temps les seuls qui soient nécessairement impli- qués par tous les autres. C’est encore une affirmation in- compatible avec le hégélianisme, car il consiste à recher- cher si un terme n’en implique pas un autre, alors même qu'il ne le contient pas, et si un terme d’une grande géné- ralité et même un terme universel n’en implique pas né- cessairement d’autres moins généraux que lui. C’est aussi cette logique statique d’Aristote qui a en- traîné Schelling à chercher l'explication des formes succes- sives du réel dans un principe dynamique extra- et supra- rationnel. Il a concu la raison sur le modèle étroit de la logique aristotélicienne et il a pensé que cette raison ne pouvait rendre compte de la différenciation progressive des formes de l’Être. Dès lors, il a été conduit à chercher le principe de ce passage dans un principe suprarationnel, liberté transcendante et absolue. Et il n’a fait en cela que s'engager plus avant dans une voie où Aristote même l’avait précédé ; car déjà le penseur grec avait été amené par la façon dont il concevait les rapports logiques à expliquer par un principe dynamique, extralogique et supralogique, le progrès des formes inférieures de l’Être aux formes su- périeures. Aussi faut-il repousser, suivant Hegel, la conception 180 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME aristotélicienne de la logique et s'inspirer plutôt des con- ceptions platoniciennes, pour les développer et en tirer des applications nouvelles. Platon envisageait en effet le rapport entre les Idées comme un rapport de participation ou d’implication irréductible aux rapports spatiaux de conte- nance. Dans le Sophiste et dans le Parménide, 11 montre les contradictions où l’on s'engage, dès qu’on envisage les rapports des Idées entre elles, ou avec les phénomènes, comme des rapports de contenance analogue à la conte- nance dans l’espace. Le rapport entre les Idées est un rap- port d’ordre et c’est un rapport purement ordinal. L'ordre de contenance ou d’extériorité est un ordre d’une espèce particulière où les propriétés générales de l’ordre se com- pliquent de propriétés extensives. L'influence de ces thèses platoniciennes sur Hegel a été très grande. Et il l’a procla- mée lui-même en empruntant à Platon les deux expres- sions par lesquelles il désigne son système : Dialectique et Doctrine de l'Idée. — Pour Hegel, la philosophie consiste à déterminer dialectiquement quel est l’ordre des moments essentiels de l’Idée: l’ensemble des rapports qui existent entre les formes essentielles de l'Être, la succession des thèses et des antithèses par où ses formes se définissent et l'élimination progressive des contradictions, à mesure que la Raison les unit en des synthèses de plus en plus riches, de plus en plus concrètes et de plus en plus harmo- niques ; 1l s’agit donc pour le philosophe de mettre en lumière le lien qui relie les divers moments de l’Idée, mo- ments qui ne peuvent être séparés, abstraits les uns des autres, puisque l’Idée ou Raison en soi est précisément ce qui oblige à passer de l’un à l’autre; la raison en nous, c’est l’Idée prenant conscience d'elle-même, l'Idée pour soi, la pensée apercevant le rapport nécessaire des formes de l’Être ; et le sentiment comme l’entendement impliquent la raison, leur rôle étant de considérer isolément, à part de LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 187 l'ensemble, dans leur nature propre, ces aspects divers de l'existence dont la nature propre elle-même ne peut être définie que par son rapport au tout. Le dialecticien commencera par poser une notion, une catégorie et il montrera que si on veut l’affirmer isolément de l’être comme sa forme exclusive ou définitive, on tombe dans la contradiction, car on ne peut s'empêcher, dans l'acte même qui pose cette notion en tant que telle, d’aflir- mer de l'être la catégorie opposée. Si maintenant on se borne à poser ces deux termes, ces deux catégories oppo- sées, il n’y a aucun moyen de sortir de la contradiction ; mais la position d’un troisième terme différent des deux premiers permet de la résoudre, si les deux précédents sont uniquement posés par leurs rapports et dans leurs rapports avec le troisième. La contradiction tenait à ce qu’on vou- lait poser chacun d’eux en soi, comme un absolu, comme la forme totale et définitive de l'être, se suffisant à elle-même. Avec les deux premiers seulement, jamais on n'obtiendra le troisième ; il ne résulte pas dela combinaison des deux précédents; c’est une qualité nouvelle que l’es- prit saisit par un acte propre d’intellection ; mais il faut, pour en comprendre la nature, le poser dans ses rapports avec les premiers, comme étant précisément le terme qui permet de résoudre la contradiction où l’on tombait quand on se bornait à poser les deux précédents. La fonction analytique et la fonction synthétique de l'esprit sont donc inséparables l’une de l’autre; et elles diffèrent l’une et l’autre de ce que Kant appelait analyse et synthèse; le concept synthétique n’est pas extérieur à ses conditions, pas plus que celles-ci ne sont contenues en lui. Ce concept synthé- tique à son tour, si on essaie de le poser comme définiüf, donne lieu à une contradiction nouvelle, que résout une notion nouvelle. Et ainsi de suite, Je me bornerai, pour illustrer la nature de cette méthode dialectique, à prendre 182 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME- deux exemples très simples, qui auront en outre l’avan- tage de faire saisir la ressemblance entre la pensée de Hegel et celle de Platon (notamment dans le Sophiste et le Par- ménide) ; ces exemples sont les idées d’être et de non-être, et les idées d'identité et de différence. Soit la plus générale et la plus indéterminée de toutes les. idées, l’idée d’être, isolée devant l'esprit : l’être en général, c’est ce qui n’est aucun être déterminé; mais l'être indé- terminé ne se distingue pas du non-être ; il l’implique et affirmer l’un, c’est affirmer l’autre, car quel que soit l’être déterminé que nous considérons, nous devons dire que l'être en général n'est pas cet être. Il faut donc pour lever cette contradiction et pour donner un sens à chacune de ces idées, les concevoir comme des relatifs et non comme des absolus et les envisager non seulement dans leurs rap- ports mutuels, mais encore dans leur rapport à autre chose qu’elles-mêmes. — De même la notion d'identité pure et simple, abstraite de toute idée de différence, est inconceva- ble ; car il faut, pour la penser, la concevoir comme étant autre chose que la différence, comme différant de la diffé- rence ; sans cela on ne pense pas l'identité plutôt que la différence. L'identité ne peut donc être posée que comme différant de quelque chose, c’est-à-dire qu’on ne peut conce- voir la nature même de l'identité sans en affirmer la différence. Les concepts d'identité et de différence ne sont pas coextensifs au sens de la logique formelle traditionnelle ; car ils ne sont pas’substituables l’un à l’autre. On ne peut pas davantage soutenir que l’un est contenu dans l’autre comme le genre dans l’espèce. Et cependant il y a entre ces deux concepts irréductibles et même opposés un rap- port d’implication nécessaire ; ce rapport dialectique appa- raît ainsi Comme sans analogue avec un rapport d’exten- sion spatiale. On ne peut poser l’un des termes sans l'autre, il faut les poser dans leur rapport mutuel. Et on LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 183 ne peut se borner à les poser tous deux ; il faut encore les poser dans leur rapport à autre chose qu’eux-mêmes ; sans quoi la contradiction demeurerait non résolue. Mais ce concept nouveau, aucun assemblage des deux concepts de différence et d'identité ne peut nous le four- nir. C'est seulement parce qu’un acte propre d’intellection nous le fait apercevoir que, le connaissant directement et en lui-même, nous voyons en lui en la solution cherchée de notre antinomie. Le rôle du philosophe est ainsi d’or- donner selon leurs relations logiques les concepts qui défi- nissent les formes essentielles de l’être. Mais cette synthèse progressive n’est pas une construction, où l’on combinerait en ensembles de plus en plus complexes des éléments préexistants. Elle repose sur une application originale du raisonnement par l’absurde, qui est également irréductible à la syllogistique et à l'induction. L'exemple de ces deux couples d’idées peut suffire pour illustrer ce que Hegel entend par raison. Ajoutons enfin, pour achever de déterminer la direction générale de la doctrine, que la personnalité spirituelle, c’est-à-dire la forme la plus riche et la plus harmonique du réel, celle par rapport à laquelle tout le reste est posé, est essentiellement liberté, affranchissement de l'être, ten- dance à l’élimination des antagonismes, des oppositions que l’on rencontre dans la nature matérielle et dans la nature psychologique de l'individu. Chacun de ces anta- gonismes est une entrave au libre développement de l’être en qui il se rencontre. La liberté est donc liée à l'harmonie, ou pour s’expri mer en termes plus dynamiques, plus évolutifs et par là plus hégéliens, l’affranchissement de l’être est lié à son harmonisation croissante. On comprend ainsi que ce qu’il y a de plus harmonique, la personnalité spirituelle, soit en même temps ce qu'il y a de plus libre. 28/ ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME IT La doctrine de Hegel ainsi définie n'est : 1° Ni un déterminisme absolu ; 2° Ni un optimisme intégral ; 3° Ni un panlogisme. 1° La doctrine de Hegel n'est pas un déterminisme absolu. — Elle est orientée tout entière vers l'affirmation de la liberté spirituelle, de l’affranchissement de l'Esprit. Sans doute certains penseurs ont cru que la liberté de l’es- prit exigeait précisément le déterminisme absolu de la nature (les Stoïciens et surtout Spinoza). Mais il ne faut confondre l'attitude de Hegel ni avec celle d’un Spinoza ni même avec celle d'un Leibniz. Selon une tradition philoso- phique inverse, la liberté spirituelle aurait pour condition nécessaire la contingence de la nature : telle est l'opinion d’Aristote, d'Épicure, d’une grande partie des spiritualistes français modernes. Mais Hegel n'accepte pas plus la thèse d’Aristote que celle de Spinoza; la liberté de l'esprit n’exige comme sa condition ni l'affirmation d’une contingence réelle ni celle d’un déterminisme intégral ; la réflexion sur la nature de la raison ne nous entraîne nécessairement ni vers l’une ni vers l’autre de ces conclusions. Il y a et il doit nécessairement y avoir dans l'univers un déterminisme relatif. Mais il ne nous est possible ni de fixer des bornes définies à ce déterminisme et par suite aux recherches des sciences physiques et à Pintellection progressive des phénomènes matériels, ni d’af- firmer, par un passage à la limite qui ramènerait à l’unité Vinfini « extrinsèque » de la nature matérielle, que le dé- terminisme est {otal et absolu. En adoptant l’une ou l’autre de ces thèses, on abandonnerait le point de vue dynamique LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 185 qui est celui de Hegel, on poserait du statique et du défi- nitf ; et on abandonnerait du même coup le point de vue de l’idéalisme, qui ne pose la matière que dans et par son rapport à l'esprit, pour celui d’un substantialisme natura- liste, qui voit dans la substance matérielle un absolu, que l’on peut poser en soi et qui se suffit à lui-même. La distinction qu’il est indispensable au philosophe de faire, c’est bien plutôt la distinction entre l’accidentel et l'essentiel. Pour Hegel, il y a dans la Nature, dans P'His- toire, dans l'Esprit, de l’accidentel et de l'essentiel : quand nous considérons la Nature, l'Esprit, l'Histoire, il n’im- porte pas au philosophe d’en considérer tous les détails ; ce qu'il lui faut chercher dans l’univers, dans le passé, dans la vie de lesprit, c’est où et dans quelle mesure se trouvent réalisés certains ensembles de rapports harmoniques, cer- taines synthèses. L'œuvre du philosophe est de montrer l’enchaînement de ces synthèses, de ces rapports harmoni- ques, la façon dont ils se coordonnent, s’enchainent, s’im- pliquent mutuellement. Ce qui reste en dehors de ces sys- ièmes est de l’accidentel et ne mérite pas de retenir l'attention du philosophe, que le savant puisse ou non Île déterminer par des causes. Peu importe d’ailleurs que cha- cun de ces systèmes soit réalisé une fois seulement ou ré- pété à un grand nombre d'exemplaires. Cela ne change rien à sa rationalité intrinsèque. Soit, par exemple, un spectacle de la nature comme la vue du ciel étoilé, tant admiré par Kant. Ce qui en lui est esssentiel, ce qui im- porte aux yeux de l'esprit, c'est ce qui, dans les espaces célestes, forme un tout harmonique, intérieurement soumis à des lois, c’est le système planétaire. Quant à la distribu- tion des étoiles à travers l’étendue, elle nous apparait comme accidentelle, sans harmonie interne ; aussi peut-on dire, en reprenant une expression brutale de Hegel, qu’elle n’a «pas plus d'importance qu'une éruption de peau. » Sans doute 186 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME on peut essayer d'expliquer cette distribution scientifique- ment par un déterminisme naturel en remontant de cause en cause. Mais cette explication, qui demeurera d’ailleurs toujours inachevée, ne saurait faire évanouir la distinction qu'il y a entre un tout harmonique, où la nature et l’action des parties maintiennent l'existence de l’ensemble, et une multiplicité de termes entre lesquels cette relation est absente. Tel semble être la position de Hegel, à l'égard du pro- blème de la contingence. Cette position n’est ni entièrement nouvelle, ni unique dans l’histoire de la philosophie. — La distinction de l’accidentel et de l'essentiel se trouve déjà chez Aristote, juxtaposée d’ailleurs, comme nous ve- nons de le remarquer, à celle des faits nécessaires et des faits contingents. De même, quand on en étudie l’applica- tion, cette distinction ressemble beaucoup à celle que Cournot a fait entre le Hasard et la Raison. Pour Cournot qu'il s’agisse de la nature, de l’histoire, des mathématiques même (et sur ce dernier point, il s’écarte de Hegel), on peut établir qu'il y a partout du Hasard et de la Raison, de l’accidentel et de l'essentiel (ainsi en mathématiques, la succession indéfinie des décimales du nombre 7, selon Cournot, n’est régie par aucune loi rationnelle, elle se fait au hasard ; ce qui ne signifie nullement, bien entendu, qu’elle soit contingente ; elle est, au contraire, rigoureusc- ment déterminée par la définition même du nombre 7). Dans la nature, dans l’histoire, ce que le philosophe doit saisir, d’après Cournot comme d’après Hegel, c’est le ra- tionnel qu'il lui faut dégager de l’accidentel. La science met rationnel et accidentel sur le même plan : l'œuvre du philosophe est de les distinguer. L’attitude de Hegel dans la mesure où il substitue cette distinction au problème du déterminisme et de la contin- gence, ressemble aussi et surtout à l'attitude de Platon. LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 187 Platon ne s’est jamais prononcé sur la question du déter- minisme et de la contingence dans l’univers : on pourrait soutenir, il est vrai, que c’est parce qu'il ne concevait pas encore clairement l'alternative. Mais on ne saurait dire que ce soit le cas pour Hegel qui connaît parfaitement le pro- blème et qui cependant prend à son sujet une attitude analogue à celle de Platon. 2° En second lieu, la doctrine de Hegel n'est pas un optimisme intégral. Contrairement à ce qu’on pense par- fois, tout fait, pour Hegel, n'est pas également justifié, parce qu’il existe et par cela seul qu'il existe. L’idéalisme hégélien comporte une échelle des valeurs ; il renferme un principe de choix et un principe de subordination ; il permet de préférer et il permet de condamner. D'abord la raison permet de distinguer les formes d’existence acci- dentelles et les formes essentielles. Il y a dans l’histoire beaucoup d’accidentel ; le philosophe ne s'occupe pour le justifier dans quelque mesure que de ce qui est essen- tiel, de ce qui se rattache à la réalisation des conditions nécessaires à la vie de l’esprit. Beaucoup de faits histo- riques ne seront donc pas justifiés et beaucoup d’actes apparaîtront à des degrés et à des titres divers comme contraires au droit ou nuisibles à la réalisation de la vie supérieure de l'esprit. De plus, entre les formes de l’Être qui s’enchainent, il y a un ordre; ces formes tirent leur valeur de leur rapport mutuel, en tant que moyens de réalisation des formes supérieures et plus déve- loppées. Aïnsi tout ce qui existe ne se justifie pas dans le même sens : il y a des faits sans valeur et ne pouvant se justifier, il y a des faits ayant une valeur plus ou moins grande. Par là s'expliquent les formules célèbres et souvent mal interprétées : « Le jugement dernier, c’est l’histoire universelle (Die Weltgeschichte ist das Welt- gericht) », et aussi: « L'oiseau de Minerve ne se lève 188 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME qu'à la tombée de la nuit. » On s’est appuyé sur ces for- mules pour assurer que le hégélianisme justifiait tout ce qui existe et tout ce qui arrive. Mais il faut bien les com- prendre. Dire que le jugement dernier, c’est l’histoire uni- verselle, cela ne signifie pas qu'il n’y a d’autre droit que le droit du plus fort, cela signifie que pour juger de la valeur d’un fait, d'une institution ou d’un peuple, il faut envisa- ger et évaluer dans quelle mesure ils ont contribué au dé- veloppement qui conduit à la réalisation de la personnalité spirituelle. Il n’existe pas de raison impersonnelle, éter- nelle et abstraite qui nous permette de juger à l’aide d’un même principe général, intemporel et immuable, tous les” moments du développement de l’histoire. Cette conception de Hegel s'oppose celle de Kant, mais elle ne supprime en rien la possibilité d’une distinction entre le fait et le droit. Les vaincus n’ont pas toujours tort. La valeur d’un peuple ou d’une forme sociale ne se mesure pas à l'étendue et à la durée de sa domination, ni la valeur d’un fait à l'étendue matérielle de ses conséquences. Ce serait là se placer au point de vue de l’extension, c’est-à-dire à un point de vue matérialiste. La Grèce n’était qu’un petit peuple ; sa puissance matérielle n’a pas été de longue du- rée; et pourtant sa valeur aux yeux du philosophe est immense, car c’est elle qui dans l’art, dans la religion, dans la philosophie, comme aussi dans la vie morale et sociale, a réalisé quelques-unes des formes les plus hautes que nous connaissions de la vie de l'esprit. La seconde formule : « L'oiseau de Minerve ne se lève qu’à la tombée de la nuit », signifie que pour l’histoire comme pour toute réalité on ne peut construire ce qui ne nous a encore jamais été donné ; la raison ne peut com- prendre que le réel, nous ne pouvons sortir du réel ; nous pouvons essayer de comprendre le sens de l’histoire, mais nous ne pouvons rationnellement construire des utopies, di 1 A, be. À e F1 Les dt, 4, 480 LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 189 avant l’histoire et en dehors de l’histoire. Hegel n’a nulle- ment eu la prétention de lier l’avenir et de démontrer qu’il ne saurait y avoir ni formes nouvelles de l’organisation sociale, n1 formes nouvelles de la vie supérieure de l'esprit. Seulement ces formes, dans ce qui constituera leur réalité spécifique, demeurent imprévisibles pour nous : «Il n’y a pas de leçons de l’histoire », et cet adage, qui s’applique aux rapports du passé avec le présent, s'applique aussi aux rapports du présent avec l'avenir ; les relations des formes futures de l'esprit aux formes présentes et passées ne sau- raient être comprises qu'après coup. 3° Le hégélianisme enfin n'est pas un panlogisme, pas plus qu’il n’est un spiritualisme absolu. Professer un spi- ritualisme de ce genre, c’est ne pas se borner à soutenir avec Hegel que l’idée et la nature ne peuvent être com- prises que dans et par leur rapport à l'esprit, c’est admet- tre avec Leibniz que toute idée est contenue dans un esprit universel, et que toute matière n’est que l’image de rap- ports spirituels. Il subsiste une différence de même espèce entre la con- ception de Hegel et le panlogisme. On ne peut comprendre d’après Hegel l'Esprit et la Nature matérielle qu’en les considérant dans leur rapport avec l’Idée ; quand le philo- sophe essaye de les poser en soi, abstraction faite de ce rapport, il se contredit inévitablement. Mais cela ne veut pas dire que tous les rapports spirituels et matériels se ré- solvent en rapports logiques. Loin de là, la réflexion sur la nature de l’Idée démontre précisément qu'il serait contra- dictoire de prétendre poser l'existence logique de lIdée comme se suffisant à elle-même et comme constituant le tout de l'univers; et la contradiction ne s’évanouit que lorsqu'on pose le développement de l’Idée dans l’espace et dans le temps, sous forme de Nature matérielle et d’Esprit ; il est logiquement nécessaire de poser de Pillogique. En 190 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME démontrant cette nécessité, Hegel ne prétend en aucune facon construire la Nature et l'Esprit au moyen de la lo- gique ; il procède comme à son ordinaire en posant d’abord une hypothèse qu'il réduit à l’absurde, par la mise au jour des contradictions internes qu’elle recèle; cette hypothèse, c’est que le tout de l’être consisterait en des rapports logi- ques ; puis il montre dans la position de la Nature maté- rielle, que nous saisissons par un acte direct et propre d’aperception, la solution de l’antinomie. L'hypothèse nou- velle qui se présente alors, c’est que l'être consiste tout en- tier en des rapports logiques qui s’affirment d’une nature matérielle ; cette hypothèse à son tour sera réfutée par voie de réduction à l'absurde, et la solution de l’antinomie nouvelle à laquelle le philosophe se heurte se trouvera dans la position de l'Esprit, connu lui aussi directement dans ce qui fait son caractère propre. En somme, à tous les moments de la Dialectique, il faut faire intervenir une raison dynamique dont le développe- ment échappe aux analyses de l’entendement. On ne re- construit jamais une forme ultérieure de l’Idée par une combinaison de formes antérieures. De plus la condition du développement de la personna- lité spirituelle, le commencement du mouvement dialectique qui a son terme suprême dans la liberté de l'Esprit, c’est l’extériorité des êtres matériels, « l’inintelligible comme tel ». On ne peut faire évanouir la matière, l’espace. Ce sont des réalités inférieures, qui ne se ramènent pas à de purs symboles, qui ne se résolvent pas en esprit. Enfin si nous considérons, non plus la condition pre- mière du mouvement dialectique, mais le terme de ce mou- vement, ce terme, la liberté spirituelle, c’est le pouvoir que possède l'Esprit de dépasser ses formes antérieures. Sans doute, pour Hegel, le philosophe doit s’efforcer de com- prendre ce qui lui est effectivement donné dans l'Histoire LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 191 et non pas s’égarer dans des utopies ; seulement la condi- tion et le terme de ce développement historique, c’est la puissance même qu'a l'Esprit de dépasser chacune des for- mes de l’Étre antérieurement données. La réflexion philoso- phique ne crée pas la vie juridique, la vie artistique, la vie religieuse; pour qu'elle puisse les comprendre, il faut qu’elles lui soient données. Mais en les comprenant, elle comprend justement que l'Esprit impliquant par sa na- ture même la disproportion du fait avec l’idéal et l’évolu- tion qui tend à faire disparaître cette disproportion, porte en lui le pouvoir de dépasser, d’une manière aujourd’hui imprévisible, ses réalisations actuelles comme il a dépassé ses réalisations antérieures. Aïnsi que l’on envisage le point de départ, le point d’arrivée ou les moments successifs de la Dialectique, le hégélianisme ne peut être considéré comme un panlogisme. L'idéalisme dynamique de Hegel pose un certain rapport de la Matière et de l'Esprit à l’Idée, c’est-à-dire à l’unité rationnelle des formes essentielles de l'Être; mais il ne résout pas les formes essentielles et à plus forte raison les formes accidentelles de l’Être dans une simple combinai- son de concepts. Cette erreur a sans doute été provoquée en partie et tout au moins favorisée par la formule fameuse: « Tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel », formule que l’on a interprétée à contresens. Si nous cher- chons à en préciser la signification véritable, nous verrons d’abord qu’elle vise à la fois la théorie kantienne du nou- mène et la théorie romantique de l'intuition, qui l’une et l’autre supposent un dualisme entre réalité et rationalité, l’une par l'opposition qu’elle établit entre le monde spatio- temporel de l'expérience et le monde nouménal, fondement de la liberté et de la moralité; l’autre par la possibilité qu’elle réserve au philosophe de s'élever au-dessus de ce 192. ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME même univers de l’expérience et de s'identifier par l’intui- tion avec l’activité vivante, créatrice de l’univers, saisie dans son indétermination et son indifférenciation primitives. Le philosophe ne saurait, selon Hegel, ni sortir du monde de l'expérience, ni même supposer qu'il en existe un autre dont la nature serait radicalement étrangère à la sienne ; 1l doit simplement s’efforcer d'en comprendre les formes essentielles telles qu’elles lui sont données ; dans ces formes réalité et rationalité sont indivisiblement unies, puisque chacune de ces formes permet de résoudre une antinomie où l’on tomberait si on ne la posait pas (tout ce qui est réel est rationnel), et puisqu'on ne s’aurait s'abstenir de poser comme existant un seul des chaînons de cette série de formes sans se condamner à la contradiction (tout ce qui est rationnel est réel). Quand on parle d’intuition pure et de noumène, on ne fait qu’abstraire et isoler, pour les poser en soi et les opposer à tout le reste comme ayant seules une valeur absolue, des formes d’existence et des relations qui par leur nature même ne peuvent être sans contradic- tion isolées des autres, n'étant que des points de vue sur le tout, et des conditions ou des moments de son dévelop- pement. Mais la formule de Hegel ne signifie pas seulement que réalité et rationalité sont indissolublement unies, elle signi- fie encore qu'elles sont pour ainsi dire proportionnelles l’une à l’autre. Ni l’un ni l’autre, en effet, n’est une sorte de qualité indivisible ; 1l y a des degrés dans la rationalité ; si ces degrés ne peuvent être mesurés, ils peuvent du moins ètre ordonnés ; et l'étude de cet ordre, qui est la philosophie même, nous apprend que les formes et les conditions les plus abstraites de l’existence, qui possèdent le minimum de réalité, sont aussi les plus irrationnelles de toutes, puis- qu'elles recèlent en elles le plus riche trésor de contra- dictions; tandis que les formes où se concentre la plus LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 193 pleine réalité sont aussi les plus rationnelles de toutes, puisqu’en elles se rencontre le maximum de l’harmonie interne. I Il me reste à montrer qu’en s'inspirant de l'esprit général de la philosophie hégélienne, il est possible de s'orienter au milieu des doctrines contemporaines. Je prendrai comme exemples deux des théories qui apparaissent aujourd’hui comme les plus originales, la psychologie de M. Bergson et la logique de M. Russell. Je m'en tiendrai à de brèves indications, quitte à les reprendre ensuite pour les déve- lopper, si j'y étais amené par le cours de la discussion. Il va sans dire qu'il ne peut être question ici que de s’inspirer de l'esprit du hégélianisme et nullement de comparer d’une manière scolastique à ces deux théories les détails de la doc- °trine de Hegel. Etil va sans dire également que je suis bien loin de considérer les quelques remarques que je vais pré- senter comme constituant par elles-mêmes une discussion des deux théories, si neuves dans certaines de leurs parties et si riches d’applications, que je vais examiner ; elles mar- quent seulement dans quel sens cette discussion pourrait être conduite. 1° La psychologie de M. Bergson repose sur une con- ception qualitative et dynamiste de l'esprit; il nie toute possibilité de décomposer l’âme en éléments fixes et mu- tuellement extérieurs par l'assemblage desquels on la reconstruirait ensuite ; 1l nie tout substantialisme et tout atomisme non seulement lorsqu'il s’agit de l’âme, mais lorsqu'il s’agit de l'univers envisagé dans son ensemble et dans la diversité de ses formes. Ce sont là autant de thèses familières à quiconque a étudié Hegel. Et ces analogies n'ont rien de surprenant, non qu’elles s'expliquent par une BEerTHELOT. — Evolutionnisme. 13 194 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME influence directe, mais parce qu’elles tiennent à une influence commune aux deux penseurs, celle de la philosophie roman- tique allemande; cette influence, Hegel l’a subie directe- ment; M. Bergson, qui ne paraît pas avoir étudié la phi- losophie romantique, l’a subie par l'intermédiaire de Ravaisson, auquel il doit manifestement la plupart de ses idées directrices et qui a joué en France, comme propaga- teur du romantisme philosophique, un rôle comparable à certains égards à celui que Coleridge a joué en Angleterre. Ce spiritualisme romantique, M. Bergson, s’écartant ici des métaphysiciens allemands, mais s'inspirant toujours de Ravaisson et suivant la tradition propre au spiritualisme français du xix° siècle, a cherché à le justifier surtout par une psychologie introspective ; et nombre de ses réflexions, par leur pénétrante originalité, apparaissent comme un développement précieux de certaines pensées qui lui sont communes avec Hegel. Il a établi, par des arguments en grande partie nouveaux, l'insuffisance de la psychophysique, celle d’une psychologie surtout physiologique et celle de Fatomisme mental des associationnistes. [l a montré, avec une ingénmiosité merveilleuse, comment le fantôme de l’es- pace, sans cesse flottant devant notre esprit, vient fausser l'image que nous nous faisons de la vie spirituelle. Il a rafraîchi, par sa manière de les repenser, les idées mêmes qui dans sa doctrine pouvaient sembler les moins neuves. Mais s’il a contribué dans une large mesure à constituer la psychologie du romantisme et si c’est là ce qui fait la force de sa pensée, c’est aussi ce qui en explique les limites. Dans la réalité psychique telle qu’elle nous est immédia- tement donnée, il a isolé certains caractères, ceux par où peut se définir plus spécialement le sentiment, le feeling ; et, les opposant aux autres, il n’a attribué qu'à eux seuls une pleine réalité et n’a reconnu qu’une valeur dérivée ou symbolique aux autres formes de la vie spirituelle. Tom- LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 195 bant, par un aveuglement singulier, dans l'erreur même qu'il reproche si justement à ses adversaires d’avoir com- mise, il a cru pouvoir ramener la raison tout entière aux produits immobiles et disjoints de l’activité rationnelle, aux concepts fixés dans les mots, et il a laissé échapper l’activité unificatrice, le mouvement d'interpénétration qui est l'essence de la raison comme il est celle de l'esprit. Il n’a pas aperçu que les formes de la vie de l’âme qu’il croit pouvoir abstraire les unes des autres sont indissolublement unies et qu'elles s’entre-pénètrent indivisiblement, de sorte qu'il demeure au fond sur le même plan de pensée que l’intel- lectualisme abstrait auquel il s'attaque et qu’en se bornant à opérer une abstraction en sens inverse il ne mutile pas moins une réalité plus complexe et plus riche que le Sys- tème de ses adversaires et que le sien. Son erreur, dans son principe, est l’erreur même des philosophes et des poètes de l'intuition pure; c’est celle qui est commune aux Novalis, aux Tieck et aux Schelling. Le réel absolu qu'il croit saisir par cette intuition pure, où il ne faut voir que l’abstraction illégitime de certains aspects de la vie spirituelle, 1l le conçoit comme eux sur un type analogue à la force vitale de la biologie vitaliste; comme eux, il pense que c’est dans l’imagination créatrice de l’artiste ou dans le sentiment mystique que nous en atteignons la moins imparfaite expression. Comme à eux, il lui manque d'avoir pleinement compris ce qu'est ce rapport d’impli- cation qui constitue la raison, cette interpénétration éga- lement irréductible à tout rapport extensif ou discursif et à linterpénétration encore imparfaite dont la vie sentimentale est le type. Comme les romantiques, il semble, confondant la raison et le raisonnement discursif, ne pas voir que l’op- position entre l'harmonie interne plus ou moins complète de la raison et la désharmonie plus ou moins grande de l'irrationnel se retrouve aussi bien dans l’action spontanée 296 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME ou dans le sentiment immédiat que dans la pensée discur- sive, et que seule cette opposition permet de comprendre la distinction entre les formes supérieures et inférieures de la vie de l'esprit, entre le vrai et le faux, entre le bon et le mauvais. Comme aux romantiques, il est devenu impos- sible par là à M. Bergson de rendre compte d’une manière satisfaisante de la hiérarchie des formes de la vie spirituelle, et par suite du sens de son développement et de sa nature même ; car son développement n’est pas séparable de cette hiérarchie, et sa nature ne se manifeste que dans et par ce développement. Comme aux romantiques en effet 1l lui est devenu impossible de saisir la signification de la science moderne, dont il fait tantôt la systématisation toujours plus complète des illusions fondamentales que l'esprit, sous l'influence des besoins matériels, interpose entre lui et le réel, tantôt un effort pour déchirer le voile de l'illusion et toucher derrière lui la réalité absolue qu'il dissimule. Et comme aux romantiques encore 1l ne lui est pas devenu moins impossible de déterminer ce qu'est vraiment la liberté de l'esprit, puisqu'en y voyant l’expression indivise et indifférenciée de ce qu'il y a d’unique en notre moi, il s’interdit de distinguer entre ce qui, constituant le caractère unique de notre individualité psychophysiologique, exprime en nous l’égoïsme, l’antagonisme avec autrui et l’asservis- sement à la matière; et ce qui, constituant le caractère unique de notre personnalité spirituelle, exprime la nature et le degré de notre affranchissement par rapport à l’exis- tence matérielle et de notre communion avec l'idéal, qui est le principe profond de notre communion avec les autres âmes‘. Mais comme la philosophie romantique autrefois, la 1. Pour un exposé plus complet des origines du bergsonisme, voir l'étude À propos de l'idée de vie chez Guyau, chez Nietzsche et chez Bergson. LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 197 psychologie romantique de M. Bergson a ce grand mérite, sinon de résoudre les problèmes qu’elle pose, du moins de nous empêcher de passer à côté d’eux et de croire que nous les avons résolus, parce que nous nous bornons à les 19n0- rer; et elle rend ainsi au rationalisme cet inappréciable service de l’aider à conserver toute la largeur et toute la souplesse qui lui sont nécessaires, en l’empêchant de se fixer dans un intellectualisme étroit et de s'endormir une fois de plus de ce sommeil dogmatique, dont Kant l’a éveillé jadis et où certains des disciples de Kant risquent peut-être de le plonger de nouveau. 2° La logique de M. Russell est une tentative pour briser les cadres de la logique formelle classique, qui pose d’abord les concepts pour construire ensuite les jugements avec des con- cepts et qui ramène tout jugement à énoncer le rapport d'un sujet avec un prédicat. M. Russell, renversant l’ordre traditionnel, est parti de la logique du jugement pour aller de là à la logique du concept; c’est-à-dire qu’il est allé du tout logique à ses conditions, du rapport à ses termes. En second lieu, le rapport du sujet au prédicat ne lui appa- raissant que comme un des rapports que le jugement peut traduire, il a travaillé à développer cette logique des rela- tions qui avant lui était à peine ébauchée et qu'il a non seulement enrichie, mais perfectionnée dans ses principes et dans son mode de notation, en représentant directement la relation elle-même, au lieu de représenter les termes entre lesquels elle a lieu. Ces deux réformes logiques sont entièrement conformes à l'esprit de la philosophie hégé- lienne; elles peuvent être considérées l’une et l’autre comme un effort pour constituer cette nouvelle logique for- melle, plus large ét plus souple que l’Organon aristotéli- cien, dont Hegel n'est pas arrivé à formuler nettement les principes, mais que toute sa doctrine suppose. Et, bien qu'à diverses reprises M. Russell se montre préoccupé de LES ERS Le A … ’ : CA dé ‘ 198 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME] combattre le hégélianisme, il n’est pas invraisemblable que dans sa réforme logique il ait subi plus ou moins incon- sciemment l’action des idées hégéliennes, si vivantes dans les Universités d'Angleterre et d'Ecosse (Voir entre autres indices, dans les Principles of Mathematics, le chapitre xvr sur le Tout et la Partie et l'application de ce rapport au rapport entre le jugement et ses termes). Mais il s’est arrêté à mi-chemin et n’a pas tiré de ses idées maîtresses toutes les conséquences qu’elles compor- tient. Sa théorie, dans ses parties les plus originales, vise à dépasser la logique de l’extension et de la compréhension exactement inverse de l’extension (théorie de la compréhen- sion qui, comme nous le remarquions à propos de Hegel, renverse les rapports d'extension entre des concepts don- nés, mais ne change rien au caractère général de ces rap- ports et laisse subsister leur analogie avec des rapports d'extension spatiale). Mais à la théorie des propositions M. Russell ajoute et dans les applications substitue bientôt celle des « fonctions propositionnelles », qui, par sa rela- üon avec la théorie des classes, nous ramène aux postulats de la logique extensive d’Aristote. Dans la théorie des relations, il ne s’attache bientôt plus qu'à considérer le « domaine » et le « champ » des relations, c’est-à-dire une multiplicité extensive de termes où se retrouvent les pro- priétés des classes et celles des « ensembles » mathéma- tiques. Et lorsqu'il définira la relation d'ordre, ce sera d’une manière qui paraîtra ramener tout ordre à un ordre extensif. M. Russell semble donc avoir abandonné presque aussitôt la voie nouvelle où il s’engageait pour regagner, par des chemins de traverse, la grande route où depuis si long- temps les logiciens se sont embourbés. - Le résumé si clair, si nettement ordonné, si fortement enchaîné et presque toujours si exact, que M. Couturat a donné des idées de M. Russell les simplifie malheureuse- LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 199 ment et les déforme même sur certains points. En rame- nant dès l’abord le point de vue logique au point de vuede l'extension, contrairement aux déclarations formelles de M. Russell (voir par exemple Principles of Mathematics, p- 66), il ne laisse pas soupçonner le travail intellectuel, fat de découvertes et de tâtonnements, le conflit interne de tendances qui est si visible dans l’œuvre du philosophe anglais. Il ne laisse pas soupçonner davantage la contra- diction que M. Russell, dans les Principles, à lui-même déduite de sa théorie extensive des classes, et qui rend né- cessaire d’après lui un remaniement des fondements mêmes de sa doctrine logique. La solution de la contradiction que M. Russell a proposé depuis dans le Mind et dans la Revue de métaphysique et de morale suppose implicitement que Von peut établir un ordre entre des termes qui ne consti- tuent pas une multiplicité extensive. Mais le logicien anglais n’a pas dégagé cette idée sous sa forme générale et il n’a pas essayé de la suivre. Si nous suivons au contraire les lignes directrices de la philosophie hégélienne, il nous apparaîtra qu'on doit chercher de ce côté la solution du problème, que les rapports logiques ne sauraient être exactement ana- logues dans leurs propriétés fondamentales à des rapports d'extension, c’est-à-dire à des rapports spatiaux, que ce sont essentiellement des rapports d'ordre, comme l'ont aperçu Platon et Hegel, et que c’est autour des notions générales d'ordre inétendu, de direction inextensive qu'il faut tenter aujourd’hui de réorganiser la logique. Le défaut commun à la psychologie de M. Bergson et à la logique de M. Russell, c’est de s’être fait de la raison une idée trop étroite, c’est de l'avoir, conformément à la tradi- tion de l’Organon aristotélicien et contrairement à l'esprit du hégélianisme, involontairement spatialisée, ce qui a en- traîné le premier à demander à un principe extrarationnel le secret de l'âme comme de la nature, et ce qui a conduit 200 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME le second dans une fondrière logique, d’où il essaie pénible- ment depuis plusieurs années de se dégager. M. Bourroux. — Avant d’essayer de remplir mon devoir d’opposant, qu'il me soit permis de dire à M. René Ber- thelot combien son exposé si profond, si méthodique et si clair nous a intéressés et combien nous lui sommes recon- naissants d’avoir attiré notre attention sur la valeur histo- rique et théorique de la philosophie de Hegel. Étudier le sens intrinsèque et véritable de l’hégélianisme, et montrer son intérêt actuel et vivant, ce sont là, d’ailleurs, deux pro- blèmes qui ne sont pas très distincts, et M. Berthelot vient de nous donner un bel exemple de cette vérité. En essayant de repenser le système d’un grand philosophe, en s’effor- çant de revivre la doctrine du point de vue de l’auteur lui- même, on ne fait pas seulement l'étude historique la plus sincère, mais aussi l’apprentissage philosophique le plus fructueux. Pour philosopher, la première condition, c’est d’être philosophe, d'être doué de l'esprit philosophique : or, l'esprit philosophique se nourrit de la pensée des mai- tres, pensée que l’on trouve toujours vivante, toujours fé- conde, lorsqu'on se tourne vers les œuvres des maîtres eux- mêmes et que l’on tâche de les comprendre, non du dehors, mais du dedans. C’est cette impression de communion in- tellectuelle avec l’auteur que nous avons éprouvée avec joie en entendant parler M. R. Berthelot. Je n’ai aucune observation importante à présenter au sujet de l’exposé qui vient d’être fait ; jy retrouve, d’un bout à l’autre, l'esprit, la pensée de Hegel saisie dans toute son originalité vraie. Mes remarques porteront sur des questions d’apprécia- üon ou sur des difficultés que me paraît présenter le système de Hegel. LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 204 1° M. Berthelot, après avoir indiqué la manière dont s’est formé le système de Hegel, a déclaré que la concep- tion hégélienne de la Raison implique nécessairement l’aban- don de la logique aristotélicienne. Je crois que le mot est trop fort, car c’est sur la logique aristotélicienne elle-même qu’est fondé le hégélianisme ; seulement Hegel en fait une application hardie et nouvelle. Que trouve-t-on en effet, à cet égard, dans la doctrine hégélienne ? On trouve cette idée que la contradiction est une chose insupportable pour l'esprit, et que là où elle ap- paraît elle doit être supprimée, d’une manière ou d’une autre. Le hégélianisme est précisément une méthode ration- nelle de lever les contradictions partout où elles se présen- tent, et d'aboutir à poser des concepts qui en soient exempts. Ainsi, pour Hegel comme pour Aristote, contradiction est marque de fausseté, le principe de contradiction est la règle de la pensée. Si l'absolu hégélien se meut, c’est pour vaincre la contradiction qu’il trouve en lui; il s’ingénie à trouver une méthode pour se rendre un avec lui-même. La différence ne porte donc pas sur le principe formel de contradiction : elle porte sur la conception de l'être. Pour Hegel, toutes choses sont données avec une contra- diction interne, une contradiction, non in adjeclo, mais in subjecto ; tandis que, pour Aristote, il semble qu’en tant que les choses sont, elles sont d'accord avec elles-mêmes. De plus, tandis que la métaphysique d’Aristote, liée plus intimement à la logique formelle, n’admet d’autre solu- lion d’une contradiction que l’élimination de l’un des deux termes, la métaphysique hégélienne, plus radicalement dy- namique, admet que les deux termes, de contradictoires ‘202 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME devenant simples contraires, peuvent évoluer l’un et l’au- tre, et se réconcilier, transformés, au sein d’un troisième terme, qui en est la synthèse une et qui leur est supérieur à tous deux. C’est ce qu’exprime le mot, capital dans le système de Hegel, aufgehoben. Les deux termes contra- dictoires, ou plutôt contraires, sont à la fois supprimés (ce qu'autorise la logique classique), conservés (sous une autre forme), et dépassés. La différence, on le voit, porte sur l'être. Celui-ci, chez Hegel, est fait de contraires, lesquels sont susceptibles de se transformer de manière à cesser d’être contraires, et à s'unir intimement dans une essence supérieure. C’est d’ail- leurs sous l'influence du principe de contradiction lui-même que s’accomplit ce processus. 2° Sur un second point, je voudrais apporter quelques compléments. M. Berthelot nous a donné un historique de la genèse du hégélianisme, qui, je crois, est exact dans les grandes lignes, mais qui n’indique que les antécédents im- médiats. Or, si l’on se borne à situer ainsi Hegel dans son époque, on risque de diminuer beaucoup son importance, sa place dans l’histoire générale de l’esprit humain. Suivant M. Berthelot, le hégélianisme serait purement et simplement une synthèse du kantisme et du schellingia- nisme, obtenue au moyen d'emprunts faits au platonisme. Ce serait une construction ingénieuse résolvant un pro- blème qui s’est posé à un certain moment dans un certain pays. Ce serait une philosophie un peu spéciale. Oril n’en est rien ; la philosophie de Hegel a des racines profondes et reculées, comme le montrent sans peine ceux qui en ont recherché les origines. Voyez notamment Kuno Fischer, ou encore un récent ouvrage de Benedetto Croce intitulé : Ciô che è vivo e ciù che è morto della filosofia di Hegel, Chapitre 1. Je me bornerai, sur ce point, à quelques indi- cations rapides. LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 203 Dans les antécédents immédiats de Hegel (Kant, Fichte, Schelling), le hégélianisme est déjà en germe, plus nettement que ne l’a dit M. Berthelot. Hegel lui-même le reconnais- sait : 1l disait qu'il avait repris, et introduit dans la philo- sophie de Schelling, mutatis mutandis, la méthode constructive de Fichte et ses trois moments. Chez Kant le hégélianisme est préparé parles antinomies, notamment par la manière dont sont résolues les deux pre- mières. Notons surtout, chez ce philosophe, la distinction fondamentale entre la logique générale ou aristotélicienne, purement formelle, et la logique transcendantale, ou logi- que de l'Etre concret. Voyez, dans l’Einleitung de la Kri- tik der Urteilskraft, la conséquenee de cette distinction. Tandis que la logique générale, qui ne connaît d’autre principe que le principe de contradiction, ne comporte que des divisions dichotomiques (entweder, oder), la logique transcendantale, qui poursuit des unités synthétiques, re- quiert par là même une division trichotomique, à savoir lindication des trois moments que suppose la synthèse : 1° die Bedinqung ; 2° ein Bedingtes ; 3° der Begriff, der aus der Vereiniqung des Bedingten und seiner Bedingunq entspringt. Kant fait suivre cette remarque du schéma de sa Philosophie : toutes les divisions y sont trichotomiques. De même, la pénétration dynamique des contraires, en opposition avec l’atomisme psychologique de Locke et de Hume, cet élément essentiel du hégélianisme, se trouve déjà dans le kantisme, notamment dans le pressentiment d’une source commune de la sensibilité et de l’entende- ment, ainsi que dans la philosophie de l’histoire, qui nous montre le jeu naturel des passions humaines acheminant les peuples à la liberté. C’est ce qu'a fait ressortir notam- ment le profond hégélien Edward Caird. En ce qui concerne l’antiquité, l’idée générale de la phi- losophie grecque, c’est qu'il y a, dans l'être, deux princi- 20/ ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME pes distincts : d’une part, les matériaux, la matière, primi- tivement à l’état de chaos (pugnantia secum) ; d'autre part le N:5:, qui ordonne ces éléments suivant son principe de non-contradiction et d'harmonie. Le schéma de la Philo- sophie grecque : l’ordre sortant du chaos, le règne de l’es- prit se substituant au règne de la nécessité brute, est aussi celui du hégélianisme. D'Héraclite, en particulier, le philosophe du rékeuec räviwy ratio et de la rxhvtovos aœouovia, Hegel aimait à dire qu'il n’y a pas une seule de ses propositions qu’il n’eût fait entrer dans sa philosophie. Chez Platon, le rp4yux (Phédon) enferme en lui les deux contraires, et la dialectique a pour objet de résoudre cette contradiction. Les Idées elles-mêmes, d’abord opposées et séparées en apparence, bientôt se pénètrent les unes les au- tres et forment des harmonies. Dans l’aristotélisme, patrie de la logique classique, la ÿhn. la matière donnée, avant l'intervention de l'esprit, est la puissance des deux contraires ; et l'intervention de l'esprit ne détruit pas l’inférieur pour ÿ substituer le supérieur, mais fait du supérieur la pleine réalisation de l’inférieur. Parmi les modernes, 1l faudrait citer Nicolas de Cusa, Gior- dano Bruno, Jacob Bæœhme, antécédents directs de Hegel. Chez Descartes, il y a des germes visibles de hégélia- nisme : Hegel dit dans l'Encycloplédie qu'autour du Cogito gravite toute la philosophie moderne. Il voit très bien que le cartésianisme, c’est la philosophie de la Verknüpfung, c’est la logique de la liaison, substituée à la dialectique, ou logique de la subsomption. Cogito et sum sont deux cho ses, deux termes qui sont donnés comme extérieurs l’un à l’autre ; 1ls sont liés immédiatement par l'intuition, par un acte original de l'esprit. Ainsi Descartes met à la base de la philosophie, non plus une proposition générale, mais une liaison, une synthèse de deux termes différents, opposés en LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 205 un sens. Le cogito, base de la Philosophie, n’est pas un syllogisme, ne suppose pas la majeure : tout ce qui pense est. C'est, au contraire, cette proposition générale elle- même qui se déduit de l'intuition du Cogito, lorsque l’en- tendement essaie de justifier cette proposition conformé- ment à la méthode syllogistique. La nécessité de la liaison est alors traduite par une proposition universelle. D'ailleurs cette idée de liaison (Verknüpfung), qui, remarque Hegel, est le nerf du cogito, joue déjà un très grand rôle dans l’en- semble de la philosophie de Descartes. Par exemple, les choses qui pour nous sont contradictoires et s’excluent mutuellement ne sont peut-être pas selon Descartes, incom- patbles pour l’entendement divin, qui les voit autrement que nous. En nous-mêmes, pensée et étendue, qui parais- sent s’exclure, sont substantiellement unies. De même, selon Pascal dans les Provinciales, la grâce et la liberté ne semblent en conflit que quand on les isole, et s'accordent telles qu'elles existent en Dieu. « Les deux rai- sons contraires, 1l faut commencer par là... Et même à la fin de chaque vérité, il faut ajouter qu’on se souvient de la vérité opposée. » Enfin, à travers tout le leibnizianisme, circule la logique hégélienne. Leibniz distingue nettement le point de vue abstrait et le point de vue concret : ce qui au point de vue abstrait s’oppose, au point de vue concret se concilie. Si, par exemple, on envisage abstraitement le continu et le dis- continu, il semble qu’il y ait entre eux contradiction : mais continu et discontinu transfigurés ne font qu’un dans la substance, et c'est pour surmonter leur contradiction que Leibniz imagine sa théorie de la substance. — De la même manière Leibniz résout l'opposition de la liberté d’indifté- rence et de la nécessité géométrique par sa conception de la nécessité morale, où se retrouve ce que l’une et l’autre renferment de positif. ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME 206 La caractéristique de la Logique hégélienne, c’est d’unir la Logique du Possible et la Logique de l'Être. Hegel ne sépare pas la Logique abstraite et la Logique concrète. Aussi ne procède-t-il pas en prenant d’abord connaissance de l'être par une intuition (Anschauung) et en appliquant ensuite la logique formelle. Intuition et dialectique sont chez lui inséparables. L’être est donné comme étant le théâtre d’une dialectique interne, que le philosophe saisit, développe et voit aboutir en suivant docilement le mouve- ment de l’idée. La philosophie n'apparaît plus ainsi comme une science statique, supposant des concepts donnés et déduisant leurs rapports de leur contenu : c’est la Raison dynamique ani- mant, spiritualisant le chaos contradictoire qui lui est don- née, et du sein duquel elle a émergé elle-même. Il J’aborde maintenant les trois points que M. René Berthe- lot a successivement envisagés : le problème du déterminis- me, celui de l’optimisme et celui du panlogisme, dans la Philosophie de Hegel. I. — Il semble à M. Berthelot que Hegel a écarté comme indifférent le problème de la contingence et de la nécessité pour y substituer un autre problème : celui de l’essentiel et de l’accidentel. — Je ne vois pas que Hegel ait précisément écarté la considération de la contingence, encore qu'il en- tende la contingence dans un sens assez difficile à définir. Je trouve dans l'Encyclopédie ($S 247-250), à propos du concept de la Nature, des assertions sur la contingence (Zu- fälligkeit). I ne faut pas oublier que, pour Hegel, la Na- ture, c’est l'esprit extériorisé, ou l’idée sous la forme d’autre chose qu’elle-même ; le hégélianisme est un système LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 207 d'Idéalisme objectif ; le développement de l’Idée ne procède pas de la conscience d’un sujet, mais de l’être même, qui n’a d'autre support réel que lui-même. Dans la nature comme telle, dit Hegel, les qualités (Begriffsbestimmungen) apparaissent comme ayant une existence arbitraire (gleich- gältig) et isolée (Vereinzelung) ; et il ajoute : « Die Natur zeigt daher in ihrem Dasein keine Freiheit (rationalité, li- erté vraie), sondern nur Zufälligkeit und Notwendigkeit. » Il ne faut pas chercher de loi, de raison, pour le contin- gent. Il est précisément sans loi et sans raison (ungebunden, zügellos, grundlos), car une raison ne peut venir que de l’idée, du concept; et le concept, principe intérieur, est absent de la nature, qui en est l’extériorisation. Le contin- gent est unbestimmbare Regellosigkeit. Das unmittelbar Konkrete ist eine Menge von Eigenschaften, die ausserei- nander und mehr oder weniger gleichqgültig gegeneinander sind. Le contingent manifeste une impuissance de la nature, eine Ohnmacht der Natur, son incapacité de se ranger d’em- blée sous la loi du concept. Le contingent est d’ailleurs rapproché par Hegel de la nécessité pure et simple, de cette nécessité brute d’où le concept, la finalité, la loi est absente : comme l'avait fait déjà Platon, et après lui Aristote, Hegel met du même côté la nécessité sans loi, &v4yxn, et la contingence, +5yn. C’est la force aveugle de la Nature comme telle, apparaissant, selon le point de vue, soit comme +57", soit comme àv2yxn. Non content d’admettre l’existence du contingent, comme production aveugle et désordonnée, Hegel lui fait jouer un rôle essentiel dans la réalisation de l’esprit (Encyclopédie, édit. de 1845, p. 203). La logique hégélienne veut que l’ir- rationnel, avec les antinomies qu'il engendre, soit la con- dition, le père du concept, de la raison comme réalité vi- vante et efficace: môhsuos mavrwv ratée. La réalité est d’abord du côté de la nécessité brute et du contingent. 209 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME C'est de là qu’elle se transportera, grâce à la dialectique de l'être, à l’idée, matrice de l'esprit. C’est ainsi que, chez l’homme, la Willkür, ou libre arbitre, qui l’entraine à faire le mal, est supérieure à la régularité aveugle des mouve- ments des astres qui ont inspiré tant d’admiration à certains philosophes (Kant). Elle est plus près de l'esprit; car le mal moral, œuvre du libre arbitre, est de l’esprit en puissance : Was sich so verirrt ist noch Geist. En vraie disciple de Hegel, la Magda de Sudermann (Heimat) ne craint pas de dire: Schuldig müssen wir werden, wenn wir wachsen wollen. IT. — Passons à la question de l'Optimisme. 1] est vrai que le hégélianisme n’est pas un optimisme intégral. D'abord il y a dans le monde des choses qui sont sensi- blement indifférentes : ce sont les choses individuelles. Pour Hegel, les êtres individuels peuvent et doivent être négligés par l'histoire ; Pindividu, comme tel, n’a pas de valeur in- trinsèque ; il est instrument, l'ouvrier de fins plus hautes que lui : son action n’aboutira que si elle rentre dans les moyens appropriés à ces fins. L'histoire pourrait, à la ri- gueur, se raconter sans noms propres : ceux-ci ne sont que des étiquettes. De plus, le mal a sa place dans le monde ; il y a même sa place nécessaire, et ainsi le monde n’est ni ne peut être entièrement bon. Sans les passions et leurs égarements, sans la guerre et ses violences, point de raison, point de paix durable, point de progrès. Liberté, c’est affranchissement ; paix, c’est pacification. Et du concept où les parties adverses se sont réconciliées naîtront, par son développement même, des luttes nouvelles. Mais il y a aussi et surtout dans le monde l’action de la Providence, la Raison qui se fait, qui devient de plus en plus réelle et de plus en plus forte. Si l’individuel, si le mal sont en dehors de la sphère propre du bien, ils le produi- LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 20 sent pourtant, et ils le produisent fatalement. Quoi que fassent les hommes, quel que soit le but qu'ils donnent à leurs acüons, quelque énergie qu’ils déploient pour être eux-mêmes et mettre sur les choses l'empreinte de leur personnalité, la Providence, l’Idée les domine et les mène, et c’est elle qui, finalement, sera. Voulût-il le mal, l’homme produira le bien. Tel le Méphistophélès de Gœthe, der stels das Büse will und stets das Gute schafft. C’est qu’en effet il y a toujours hétérogénéité entre les moyens et les fins. Les individus agissent, mais les dieux se réservent les ré- sultats derniers de leurs actions, comme déjà s’exprimait Socrate. Ils sèment, et c’est du ciel que dépend la moisson. Le dieu de Hegel n'existe que par les choses et dans les choses, mais c’est un dieu jaloux qui prétend exister seul, et qui, à mesure qu'il se réalise, dévore le monde. Il y a donc dans le monde, d’une part, le mal lié à l’in- dividuel, de l’autre la Raison ; et il y a une loi nécessaire d'évolution, en vertu de laquelle le mal se détruit de lui- même en engendrant le bien. La raison est artificieuse : elle laisse croire au mal qu’il se veut, alors qu'en réalité il ne veut qu’elle, et ne travaille que pour elle. La doctrine hégélienne n’est pas un optimisme intégral, mais elle place dans l’idée de l’optimisme intégral la fin et la cause du développement de l'être. ILE. — Le hégélianisme, enfin, est-il un panlogisme ? D'après M. Berthelot, 1l ne saurait être appelé ainsi, car l'inintelligible comme tel y est la condition inférieure mais nécessaire du mouvement dialectique, dont la liberté spi- rituelle est la condition supérieure et le terme. De fait, Hegel admet, comme point de départ de lévo- lution, le contingent, das Zufüllige, lindividuel, en tant qu'extérieur et étranger à la Raison. D'autre part, Hegel ne peut se contenter de la râtionalité mathématique qui apparaît dans les lois naturelles, mécani- Brerrueczor. — Evolutionnisme. 14 210 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME ques, physiques, chimiques ; la nécessité que manifestent les lois astronomiques ne lui impose pas. Plus relevé, l’en- tendement lui-même, Verstand, ne répond pas encore à l’idée qu'il se fait du rationnel. La puissance de l’entende- ment va Jusqu'à poser les antinomies, non jusqu'à les ré- soudre. Ceci est l'affaire de la raison proprement dite, Ver- nun/t. Ce que Hegel met au sommet de l'être, c’est l'Esprit absolu. Quelles sont les opérations de l'Esprit ? Ce sont VArt, la Religion, la Philosophie : la Philosophie est ainsi l’activité suprême, elle est l'Esprit existant véritablement, en soi et pour soi, c’est-à-dire réalisant pleinement son essence. Cette doctrine n’est donc pas un Panlogisme, au sens de la souveraineté pure et simple de Gesetz ou de Verstand. Mais elle est bien un Panlogisme, si l’on considère les ca- ractères de la Vernunft qui en est le moteur. Elle peut être appelée un rationalisme absolu. Or remarquons que ce rationalisme élimine finalement l’individuel, comme n’ayant en lui-même aucune valeur. La liberté de l'Esprit, qu'il af- firme, consiste dans la construction nécessaire d’un édifice de concepts, qu’une sorte de mécanique métaphysique dé- duit, comme des résultantes, des antinomies posées par l’entendement abstrait. L'être, chez Hegel, est comparable à un bateau poussé également, dans un sens par le courant, dans un autre sens par le vent. Au point de vue de l’entendement abstrait, il n’y a pas de solution ; le bateau ne peut suivre les deux directions à la fois, puisque ce sont deux directions diffé- rentes ; 1l ne peut suivre.l’une plutôt que l’autre puisque les deux poussées sont égales ; il ne peut enfin rester immo- bile, puisqu'il est sollicité à se mouvoir par des forces don- nées. Cette question, abstraitement insoluble, la Nature la résout én dirigeant le bateau suivant une résultante qui transforme et synthétise les deux forces contraires. Tel est LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 217 le processus hégélien : la synthèse rationnelle et concrète y est la solution nécessaire des antinomies, que crée, mais que ne peut résoudre la logique abstraite. Ce rationalisme, qui dépasse l’intellectualisme logique proprement dit, fait-il assez distinct le rôle de la raison pour que le nom de Panlogisme soit décidément illégitime ? On en peut douter. En réalité la raison hégélienne dépasse, absorbe, trans- forme (hebt auf), c’est-à-dire, finalement, élimine l’intui- tion comme telle, de même qu'elle élimine l’accidentel, le contingent, le donné, l’individuel. Par suite, Hegel a bien dépassé l’universel abstrait qu’il attribue à Kant. Mais ce qu'il nous donne, ce n’est pas cette synthèse effective de l’universel et de l’individuel qui serait vraiment une œuvre supralogique. Ce qu’il substitue à l’universel-abstrait, c’est l’universel-concret. Tel l’État hégélien, substitué, comme seule réalisation effective de la liberté, soit à l'idéal moral, soit à l'idéal religieux. Or cet universel-concret est encore trop apparenté à l’abstrait, trop méprisant pour l’individuel. En tout cas, le hégélianisme partage avec les systèmes conçus au point de vue proprement logique cette opinion que lindividuel, l’in- tuitif, le contingent ne peuvent figurer dans le développe- ment de la philosophie qu’à son point de départ, mais que l'office de la raison est de les transformer en concepts, c’est- à-dire de les éliminer. Tel le système de philosophie ma- thématique qui reconnaît que les mathématiques débutent historiquement par l'intuition, mais qui considère le rai- sonnement mathématique comme susceptible d’être entiè- rement réalisé par de purs concepts, purgés de tout élément intuitif, Le hégélianisme est un panlogisme concret, combinant en ses synthèses les universaux isolés de la logique abstraite, mais c’est un panlogisme. 213 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME III Je terminerai par quelques réflexions sur le hégélianisme dans ses rapports avec le temps présent. Que le hégélianisme ne soit pas mort, que dans ses idées maîtresses, et même à titre de système il tienne une place considérable dans la pensée contemporaine, c’est ce qui ressort avec évidence de l’examen des faits. En Allemagne, indépendamment de la philosophie, où, à côté de Lasson, hégélien, un Zeller, un Kuno Fischer retiennent beaucoup de la méthode du maître, je trouve la marque de l’influence hégélienne chez des hommes tels que le théologien Harnack, l'historien Lenz, l'économiste Sombart. En France a été publié, en 1897, un livre très apprécié de notre regretté collègue Georges Noël sur la logique de Hegel. En Angleterre, surtout en Écosse, les études sur Hegel, la littérature hégélienne sont très florissantes. Je mention- nerai, à cet égard, les noms de Green, Stirhing, Edward Caird, Henry Jones, Baillie. Ge dernier a publié, en 1901: Hegel's Logic, et, en 1906 : Idealistic construction of expe- rience, ouvrage d'inspiration hégélienne. En Italie, cette année même a paru un ouvrage de Be. nedetto Croce, intitulé : Cio ch’ è vivo e cio ch’ è morto della filosofia di Hegel. M. René Berthelot a conclu en disant que le mérite de Hegel est d’avoir élargi la conception de la Raison, et rien n’est plus juste. Élargir la conception de la Raison, assouplir, rendre de plus en plus vivante et spirituelle la notion d’intelhgibihité, c'est l’une des deux tâches essentielles qui s'imposent à la philosophie de la connaissance. LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 213 Dans son effort pour comprendre les choses, l'Esprit hu- main a suivi deux voies, il a abordé le problème par ses deux extrémités. D'une part, il a cherché de quel biais il faut regarder les choses pour qu’elles nous apparaissent comme intelli- gibles. D'autre part, il s'est eflorcé de s’adapter lui-même de mieux en mieux à l’objet qu'il voulait connaître. Une édu- cation constante, une formation de la Raison en vue de l'interprétation de l'expérience, voilà ce nous montre l’his- toire de l’entendement humain. La Raison n’est nullement demeurée immobile et identique, comme on l’a cru, comme on le dit encore trop souvent. La Raison est une réalité, donc elle vit, donc elle se nourrit de réalités, et, par là même, s'adapte et se développe. Aux débuts de la philosophie grecque, chez Parménide, elle a commencé à prendre conscience de sa nature, et elle a posé le principe d'identité, comme loi commune et fon- damentale de la pensée et de l'être. Puis elle s’est aperçue que cette notion purement logique ne pouvait suflire à l'explication de la Nature donnée, laquelle est essentielle- ment multiplicité, diversité, mouvement et changement. Avec Platon, la notion d’intelligibilité se transforme : pen- ser, comprendre, ce n’est pas simplement voir l'être identi- que sous une diversité jugée illusoire, c’est saisir le rapport du même et de l’autre, de l'être et du non-être, dans tout ce qui est, dans les Idées éternelles elles-mêmes, principes des choses qui naissent et qui meurent dans le temps. Avec Descartes, nouvelle révolution. On enseignait que penser, comprendre, c’est essentiellement subsumer le par- üculier au général. Penser, juger, dit Descartes, c’est aper- cevoir comme liées nécessairement deux choses distinctes qui peuvent se concevoir comme séparées. L'intelligibilité est maintenant l'aptitude de concepts, extérieurs l’un à lau- 214 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME tre, à être liés immédiatement par l’esprit d’une manière indissoluble. La notion de l’intelligibilité s’est encore modifiée avec Kant, Fichte, Hegel. Aïnsi la Raison a évolué, dans un effort constant d’adap- tation aux choses. On peut dire, en gros, du point de vue de Hegel lui-même, qu'elle a été d’abord Sinnlichkeit (se bornant à identifier les semblables et à mettre en dehors les uns des autres les dissemblables); puis Verstand, cias- sant les objets en genres et espèces et raisonnant par syllo- gismes ; enfin Vernunft, résolvant les oppositions en unités synthétiques. | Est-ce là tout? Le hégélianisme a-t-il clos la période de développement de la notion d’intelligibilité, de la raison ? La conception hégélienne de l’intelligible est-elle définitive, et devrons-nous désormais l’imposer purement et simple- ment à tout le donné? La Raison humaine n’a-t-elle plus désormais d’autre tâche que d’adapter les choses à ses caté- gories, sans qu'elle-même ait encore à évoluer pour s’adap- ter aux choses ? La Raison, en un mot, est-elle définitivement constituée ? A priori je ne vois pas pourquoi il en serait aïnsi, pour- quoi la raison, qui a évolué, devrait désormais être immua- ble. En fait, je crois constater que la raison, qui a marché, est encore en marche. En quoi consiste, selon l’histoire, le progrès de la Raison ? Tout d’abord certains aspects de choses lui apparaissent comme inassimilables : tel le Non-Ëtre dans Parménide, l’'avxyzn chez Platon, le sensible chez Descartes. Mais la Raison s’assouplit, s’élargit, et réussit de la sorte à s’assimiler des éléments de l'être qui d’abord la scandalisaient. Elle s’assimile le Non-Ëtre avec Platon, la liaison synthétique avec Descartes, le moral avec Kant, l’évolution avec Hegel. ; LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 215 Dans quel sens s’est fait ce progrès de la Raison ? Visi- blement la raison a marché de l’universel vers l’individuel. Sans rompre le lien qui l’attache à l’universel, son point de départ , elle s’est efforcée de saisir de plus en plus étroite- ment, grâce à des principes propres, les formes particu- lières et le détail des choses. Dès lors, pourquoi nous en tiendrons-nous, avec Hegel, à ce point précis où il s'arrête : l’universel-concret ? Pour- quoi serait-ce là le terme du développement ? Sans doute l’individuel comme tel restera toujours inas- similable à l'intelligence comme telle, c’est-à-dire considé- rée abstraitement et séparée des choses, mais la tâche de la philosophie est de pousser méthodiquement ses efforts de manière à diminuer toujours davantage l'intervalle qui sépare l’individuel de la raison, et la raison de l’indi- viduel. Or il y a ‘encore, dans le hégélianisme, une foule de choses qu’il nous faut renoncer à concevoir comme ration- nelles, à moins de les transformer et de les dénaturer. Ce système, si large et compréhensif, rejette finalement, en- voie promener, comme disait Platon, 3 yxlpe, beaucoup d'éléments essentiels de la réalité: on pourrait appliquer à Hegel la phrase fameuse de Hamlet : There are more things in heaven and earth, Horatio, Than are dreamt of in your philosophy. Hegel dénie toute valeur rationnelle à la variété indivi- duelle comme telle. Sa dialectique la condamne à se pola- riser peu à peu en deux contraires, lesquels, à leur tour, doivent disparaître comme tels, pour ne renaître que trans- figurés, dans une synthèse qui seule satisfera au principe de contradiction. Ainsi toute la richesse, toute la fécondité créatrice de la nature n’a d’autre sens, d’autre raison d’être que d'aboutir à des oppositions logiques que la raison lèvera en anéantissant les deux combattants, du moins sous la 316 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME forme où ils ont existé à leur point de vue. Quoi! tout ce qui existe n'est créé que pour se résoudre en couples de contraires, tels que la lumière et l'ombre de Victor Hugo, contraires destinés eux-mêmes à s’abolir l’un l’autre ? Tout ce qui n’est pas l’idée synthétique, où se concilient (en attendant qu'y germent des oppositions nouvelles) les con- traires transformés, n’est que moyen, instrument, objet et agent de destruction, et n’a plus de raison d’être quand une fois est apparue l'unité concrète qui seule en est la réalisation proprement dite. Ainsi, en supposant que Wa- gner représente la synthèse de Bach et de Mozart, ceux-ci sont absorbés en lui (aufgehoben), et ne présentent désor- mais aucun intérêt. Ou encore, l’art et la religion, en tant qu'ils sont, selon Hegel, deux contraires, ne doivent plus subsister sous leur forme propre, du moment qu’existe la philosophie, qui en retient et conserve tout ce qu’ils con- uennent de positif et de vrai. Et les effets de cette conception ne sont pas graves au seul point de vue théorique : dans la vie pratique une telle méthode se traduit en conséquences qu'il est intéressant de déduire. Considérons la variété des conditions dans la vie sociale. Le hégélianisme veut que cette variété évolue, de manière à se condenser en deux classes, et deux seulement: tels la bourgeoisie, le prolétariat. Ce n’est pas tout. Tant que nous ne considérons pas ces deux classes différentes comme deux contradictoires incapables de coexister, tant que nous ne les opposons pas l’une à l’autre de telle sorte que la vie de chacune d'elles implique nécessairement la mort de l’autre, nous manquons à la philosophie, nous prétendons arrêter l’idée dans sa marche fatale et irrésis- tible. Il en sera de même pour l’Église et l’État, pour l’in- dividu et la société, pour la patrie et l'humanité. Partout où il y a diversité, cette diversité doit être poussée à l’ex- trême, de manière à devenir incompatibilité, et à engendrer LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 217 ainsi la guerre féconde, la guerre destructrice des forces antagonistes et créatrice de synthèses. Est-ce donc un progrès de pousser ainsi tout ce qui est autre à se considérer comme contradictoire ? N'y a-t1l pas lieu, au contraire, bien souvent, de considérer comme étant simplement autre ce qui se croit contradictoire ? Là où l’on croit voir une opposition, une exclusion mutuelle, je vou- drais, autant que possible, reconnaitre une variété, qui, sans destruction, sans sublimation, sans Aufhebung, peut devenir une harmonie. Au lieu de dire que, par rapport à À, tout B est un non-A, je voudrais chercher si ce qu’on appelle non-A (ou le contradictoire de A) n’est pas par- fois, tout simplement, B ou C, parfaitement conciliable avec À. Ainsi, malgré sa large ampleur, le système de Hegel pèche encore par étroitesse. Il ramène tous les rapports à la contradiction et à la non-contradiction, et par là, gène et mutile la réalité. Qu'est-ce à dire, sinon qu'il est trop étroitement asservi à la logique aristotélicienne, à la logi- que du milieu exclu? Toute la marche de l'être consiste pour ‘lui à créer et à lever des contradictions. La nature de l'être est la contradiction, et son unique loi est la nécessité de faire disparaître cette contradiction. Or, sans doute la logique aristotélicienne est la loi de la pensée et cette loi peut paraître suffisante, quand la pensée manie des concepts arrangés pour sa commodité ; mais quand on veut vraiment pénétrer les choses, il ne faut pas se contenter d'appliquer la loi des abstractions, il faut fon- dre autant que possible l’'Être et la Pensée. Or ni dans l'Être, ni dans la Pensée vraiment concrète, le particulier, l’individuel, le contingent, ne disparaissent jamais radica- lement du nécessaire et de l’universel. La Raison développée et philosophique n’est pas forct- ment l'élimination de l'intuition ; la Raison du mathéma- 218 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME ticien lui-même ne peut éliminer totalement l'intuition. Sans doute la Raison ne saurait être une intuition pure et simple, si intellectuelle que cette intuition fût conçue (Schelling), mais c’est, peut-on dire, intuitus quærens intel- lectum, l'intuition cherchant à se comprendre : « Des in- tuitions sans concepts sont aveugles, des concepts sans in- tuitions sont vides », comme Kant l’a dit très justement. La Raison est un être qui vit : elle se forme, se cultive, se perfectionne, s'agrandit, s'enrichit, en se nourrissant de réalités, en s’adaptant de plus en plus complètement aux choses. Il y a donc lieu, non seulement de développer et d’élar- gir la logique de la contradiction ou logique aristotélicienne (moins exclusivement appliquée, en fait, dans la métaphy- sique d’Aristote que dans celle de Hegel), mais aussi d’in- venter la logique du contingent, de l’individuel, du divers, du dynamique, de l'harmonie, de l’ordre. Sans violer, eer- tes, le principe de contradiction (qui d’ailleurs s’applique bien moins exactement aux choses qu'aux concepts et aux mots) une telle logique le dépasse et se fonde sur d’autres principes. La philosophie antique et moderne nous offre déjà des ébauches d’une semblable extension de la théorie de l’intelligible. 11 faut deux principes, disait Leibniz ; pour rendre compte, non seulement du possible, mais de l'existence, il faut, à côté du principe de contradiction, ce- lui de raison suflisante. C’est ainsi qu’à côté du principe abstrait : ro ivarey, les Grecs plaçaient un principe concret : rè rpirov. Il s’agit, aujourd’hui, de chercher, à côté des rapports logiques d’incompatibilité et d’implication, des rapports d'harmonie et de compossibilité entre les choses; il s’agit d’acheminer de plus en plus la Raison vers l’intel- ligence de l’individuel, de tâcher de rejoindre le plus pos- sible, par la raison, le sentiment. C'était là une idée parti- culièrement chère à Pascal, qui rêvait une analyse des LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 210) raisons du cœur infiniment plus subtile, mais non moins précise que celle que pratiquent les géomètres. Ce progrès, qui suppose un assouplissement croissant de la raison, à vrai dire, date de loin et se poursuit, se fait sous nos yeux mêmes. C’est l’œuvre des Platon, des Des- cartes, des Leibniz et des Hegel, qui se continue chez les logiciens voués à l'étude de la pensée concrète, et qui per- mettra de comprendre de plus en plus, non seulement les rapports mécaniques des choses, mais encore les rapports moraux et esthétiques. | Permettez-moi de rappeler, en terminant, que les anciens aimaient à citer deux maximes contraires également cé- lèbres. La première était : L’étonnement est le commencement de la philosophie ; La seconde : Le philosophe ne s'étonne de rien. On discutait beaucoup sur la vérité de l’une ou de l’autre maxime, et, de fait, elles semblaient se contredire absolu- ment : au fond il n’en est rien. Sans doute, l’étonnement est le commencement de toute philosophie ; il faut que la Raison commence par s'étonner en voyant que les choses données dans la réalité ne consentent pas à rentrer dans ses cadres. Mais cet étonnement même sollicite son activité : d’une part, elle cherche à considérer les choses d’un biais qui les lui rende intelligibles ; d’autre part, ce moyen se montrant insuflisant, elle réfléchit sur elle-même, et elle se travaille de manière à offrir aux choses des cadres plus souples, plus propres à les recevoir. Si ce développement pouvait se poursuivre jusqu’au terme où il tend, la raison ne s’étonnerait plus. Ce qui lui semblait inintelligible et ce qu'elle croyait devoir écarter comme illusoire : le mouve- ment, le Non-Ëtre, l’unité concrète, le divers, l’individuel, la contingence, la liberté, rien de tout cela ne lui serait plus étranger. Alors le philosophe pourrait dire à juste 220 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME titre qu’il ne s'étonne de rien, et ce serait la fin de la Phi- losophie. M. Rexé Berruecor. — Il me suflirait, pour être heu- reux d’avoir proposé mes thèses sur Hegel à l'attention de la Société de Philosophie, de songer qu’elles ont provoqué l'exposé que nous venons d’entendre. Je tiens donc à re- mercier tout d’abord M. Boutroux d’être venu prendre part à cette discussion et d’avoir bien voulu apporter l’appui de son autorité à plusieurs des thèses principales que J'ai cherché à défendre aujourd’hui. Nous sommes d’accord sur ces trois points essentiels que le hégélianisme ne comporte pas l'affirmation d’un déterminisme absolu, que ce n’est pas un optimisme intégral, enfin que ce n’est pas un pan- logisme, au moins dans le sens que l’on donne d'ordinaire à ce mot, et si l’on entend par là que Hegel aurait voulu reconstruire a priori le monde par des assemblages de con- cepts abstraits. Et nous sommes d’accord aussi sur ce point que la pensée hégélienne demeure aujourd’hui vivante, féconde et représente encore actuellement à bien des égards l'effort le plus heureux de l'esprit philosophique pour élargir et assouplir Pidée de raison sans sacrifier la rationalité in- terne de l'existence réelle, — toutes réserves faites d’ail- leurs sur ce que pourront être les progrès futurs de la ré- flexion métaphysique et sur les précisions nouvelles, sur les compléments ou les restrictions à la pensée de Hegel que peuvent nous suggérer l'étude de la science actuelle ou celle de certaines métaphysiques du passé. Je tiens à dire également que je suis pleinement d'accord avec M. Boutroux sur les origines lointaines du hégélianisme etsur les racines profondes qu'il a dans la philosophie antique comme dans la philosophie moderne. Si je n’ai pas étudié cette question, c’est que mon objet étant seulement de dégager le sens général de la philosophie hégélienne pour répondre aux critiques qu'on lui adresse le plus souvent, il me suffisait dans LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 221 ce but de préciser la tendance de la doctrine par rapport à ses antécédents immédiats. Je n’ai même pas entrepris, et pour la même raison, d’en étudier avec quelque détail les origines immédiates. Si l’on traitait pour elles-mêmes et d’une ma- nière plus complète ces questions d’origine, on pourrait aux antécédents et aux précurseurs qu'a si Justement indiqués M. Boutroux, ajouter deux influences qui ont été profondes, celle du Néoplatonisme et celle de Spinoza ; cette dernière a été fréquemment exagérée, elle est considérable cepen- dant : Hegel est plus près de Spinoza que de Pascal ; et d’un autre côté les trichotomies de sa philosophie ressem- blent encore plus à celles de Proclus qu'à celles de Kant‘. Cette double influence a sans doute été directe pour une part, mais elle s’est aussi en grande partie exercée, surtout au début, par l'intermédiaire de Schelling ; il faudrait en dire autant de l'influence de la philosophie d’Aristote par exemple ; d’autres influences, comme celle du Cogito car- tésien sur Hegel, semblent s’être exercées en grande partie par l'intermédiaire du kantisme. Quelques divergences d'interprétation subsistent pourtant entre l’exposé de M. Boutroux et le mien. C’est uniquement sur ces points que je ferai porter les remarques suivantes. Je reprendrai dans le même ordre que précédemment les trois questions de la contingence, de l’optimisme et du pan- logishe pour terminer par des observations sur le rapport entre la théorie de Hegel et la logique classique. 1° M. Boutroux croit pouvoir conclure des assertions de Hegel sur la Zufälligkeit que le philosophe allemand a ca- tégoriquement affirmé l'existence de la contingence dans la nature. Assurément l'interprétation de ces passages présente de grandes difficultés et ils ne sont pas sans souffrir de cette imprécision qui est souvent irrilante chez Hegel quand on 1. Cf. l'étude sur Proclus, pages 158-164. 222 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME veut serrer de près sa pensée. Mais il me semble pourtant que ces passages mêmes, quand on les remet à leur place dans l’ensemble du système, doivent être interprétés plutôt comme l'affirmation de l'accident et du hasard que comme celle de la contingenee proprement dite. Pour Hegel, la nature comporte à la fois et inséparablement hasard (Zufall) et fatalité (Notwendigkeit). Lorsque nous considérons la chose matérielle, le « concret immédiat », ses propriétés (Eigenschaften) ne sont pas liées les unes aux autres par un lien nécessaire (ungebunden, zügellos), elles ne sont pas liées nécessairement à la nature interne du concept (grund- los) ; elles sont logiquement extérieures les unes aux autres (aussereinander) et leur coexistence dans une même chose est plus ou moinsarbitraire (mehr oder weniger gleichgültig), il y a donc dans ce rapport quelque chose d’indéterminable rationnellement (unbestimmbar) et qui échappe à toute règle générale (regellos). Cela signifie que si loin que nous cher- chions à pousser nos explications, nous n’arriverons jamais à faire de toutes les propriétés d’une chose concrète et in- dividuelle un tout rationnel et harmonique, et cela à cause de cet infini «extrinsèque », partes extra partes, qui carac- térise la nature matérielle ; s’il en était autrement nous pourrions nier et supprimer purement et simplement l’existence de l’espace, dont la position équivaut à celle de cet infini extrinsèque ; nous pourrions nier la matérialité de l’univers, n’y voir qu'un symbole provisoire, non une forme d’existence inférieure, mais réelle et nécessaire à la position des formes d’existence qui lui sont supérieures ; la vérité serait alors dans le panlogisme, l'être se résoudrait entièrement en une combinaison nécessaire de détermina- tions conceptuelles, et c’est justement ce que Hegel n’admet pas. De là l'obligation de distinguer dans l'étude des objets naturels leurs propriétés essentielles et ce qu’il y a encore d’accidentel. La distinction me paraît très voisine de la de LE LR ee. LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 223 distinction qu'établit Cournot entre la donnée historique et la loi scientifique (ou le « hasard » et la « raison ») dans les sciences de la nature : quand nous étudions le système planétaire, nous avons besoin pour expliquer les positions actuelles des astres de considérer : 1° la loi de l'attraction; 2° les positions antérieures des astres. Pour expliquer ces positions antérieures, 1l faut encore considérer : d’une part la loi de Newton ; d'autre part certaines positions qui les ont précédées et que la loi générale ne suffit pas à expli- quer. Et ainsi de suite indéfiniment. Si loin que nous élar- gissions le champ de nos investigations, le dualisme de la loi etdela donnée accidentelle reparaît inévitablement. Tout objet matériel concret, ou tout ensemble d’objets concrets, par exemple le système planétaire, est le lieu de rencontre de plusieurs séries indépendantes, ce qui constitue pour Cournot la définition du hasard. Et l’on pourrait appliquer aux propriétés accidentelles d’une chose matérielle, dans la théorie de Cournot, les épithètes de Hegel que je rappelais tout à l'heure après M. Boutroux. Je ne vois rien là qui équivaille à une affirmation catégorique de la contingence proprement dite. Il en résulte seulement qu’on ne peut pas selon Hegel affirmer dogmatiquement le déterminisme ab- solu de l’univers, car on ne le pourrait que par une totali- sation, une unification du monde matériel qui est impossible en raison de l’extériorité indéfinie où consiste sa nature même. Affirmer l'existence absolue de la contingence, ce serait encore se placer à un point de vue statique, ce serait affirmer que l’on peut totaliser définitivement les propriétés explicables d’un objet, et qu’en dehors de cet ensemble de propriétés il y a celles dont la nature et la liaison demeu- reront toujours inexplicables. Au lieu de supprimer l’espace et la matière, commeil arriverait si l’on affirmait dogmati- quement un déterminisme absolu, on en viendrait à sou- tenir qu’à côté de la nature qui participe à la raison, il y en 224 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME a une autre qui n’y participe pas ; on poserait une matière en soi, sans relation avec l'idée et avec l'esprit, ce qui n’est pas moins inadmissible pour Hegel. Il faut conclure, je crois, qu'on ne saurait ni dans le sens du déterminisme m1 dans celui de la contingence dépasser l’affirmation d’une intellection de l’univers matériel toujours progressive et toujours inachevée, sans sortir de la philosophie hégélienne en substituant à l’idéalisme dynamique un réalisme sub- stantialiste. Chez Hegel d’ailleurs, comme chez Cournot, le hasard et la fatalité de la loi ne se rencontrent pas partout dans la même proportion : un ensemble matériel présente d'autant plus d'harmonie interne que ses propriétés peuvent davantage se déduire de la loi qui le caractérise : il semble y avoir par exemple moins de hasard et plus d'harmonie dans le système planétaire que dans la distribution des étoiles à travers l’espace. Mais le hasard et la fatalité ne sont pourtant ni des existences mutuellement extérieures l’une à l’autre, ni des propriétés de termes distincts et mu- tuellement extérieurs ; ce sont deux points de vue différents, mais inséparables, sur une même réalité, comme à un stade antérieur du système l’Être et le Non-Être, l’Identique et le Différent, qu’on ne pourrait pas davantage poser l’un hors de l’autre sans abolir leur nature même et dont cepen- dant les termes suivants participent en des proportions diverses. Remarquons enfin à ce sujet qu’à la distinction entre le hasard et la loi harmonique se juxtapose chez Aristote comme une seconde distinction, différente de la première, la dualité entre les faits nécessaires et les faits contingents, c’est-à-dire que hasard et contingence apparaissent à Aristote comme ne se confondant nullement et que l’aflirmation in- dépendante de la contingence semble liée chez lui à la nature réaliste et substantialiste de sa doctrine. Pour ce qui est du libre arbitre, de la volonté arbitraire LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 225 {Wäüllkür), Hegel n’affirme pas non plus, à la façon d’Aristote et d'Épicure, qu’elle suppose comme sa condition la con- tingence dans la nature ; il y voit seulement ce qui constitue l’accidentel dans le développement de l'esprit. Le hasard spirituel est d’ailleurs d’une autre nature et présente une signification plus profonde que le hasard matériel. L'esprit est essentiellement liberté, c’est-à-dire pouvoir de se déve- lopper dans le sens de l'harmonie interne, au lieu de rester dominé par la fatalité naturelle. Mais la liberté ne saurait être intégrale, totalement réalisée, puisque par sa nature elle est un acte, quelque chose de dynamique, non de sta- tique, et que son vrai nom est plutôt libération que liberté. L'esprit, dans sa réalité concrète, ne saurait donc être liberté pure, et la liberté, qui est le développement dans le sens de l’harmonie idéale, suppose comme sa condition le libre arbitre qui est le pouvoir soit de se développer dans le sens de l’idée, de la liberté, soit de se laisser dominer par la matière, par le corps, par l'extérieur, par ce qu'il y a de fatalité désharmonique dans la nature ; c'est le pou- voir, en d’autres termes, de choisir entre le ee et le mal; ce n’est ni une détermination nécessaire par la fatalité natu- relle, comme le mouvement des astres, ni un choix infail- lible du meilleur, comme le serait la liberté contradictoire que prêtent à Dieu certains théologiens. Il suit de là que le mouvement de l'esprit vers l'harmonie interne n’est pas comparable au mouvement fatal d’une planète le long de sa trajectoire, puisque l’âme, en tant que libre arbitre, peut soit s'orienter dans la direction de l'harmonie, de la liberté, de Dieu, de l'idéal, soit s’en détourner et s'orienter en sens inverse. Par là s'explique ce qu’il y a d’accidentel dans le . développement spirituel, ce qui rend impossible de prévoir l'avenir de esprit. Le hasard est ainsi inséparable de la nature de l'esprit, qui est liberté interne infinie, et préci- sément parce que l'esprit est liberté sans limites fixes, BERTHELOT. — Evolutionnisme. 15 PR 108 SERRE L 226 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME - comme le hasard est inséparable de la nature de la matière, qui est extériorité infinie, détermination par le dehors, et précisément parce qu'elle est extériorité sans bornes par rapport à soi-même. Mais ce hasard spirituel, qui est in- séparablement lié avec la liberté rationnelle, avec l’affran- chissement de l'esprit par rapport aux fatalités externes, n'implique pas comme sa condition la contingence de la nature matérielle, qui serait la position à l’état de réalité absolue, et en quelque sorte la substantialisation de ce qui dans la nature se dérobe sans cesse aux prises de l'esprit, c’est-à-dire de ce qui est le plus étranger à la liberté ra- tionnelle, de ce qui s’oppose à elle le plus complètement. 2° M. Boutroux, en examinant la question de l’opti- misme, nous a dit que les êtres individuels, en tant que tels, n’ont pas de valeur intrinsèque aux yeux de Hegel. Et dans la suite il est revenu à plusieurs reprises sur cetle idée. Rien n’est plus vrai; mais encore faut-il bien s’entendre sur le sens de cette formule et en particulier sur le sens des mots valeur et individuel. D'abord la douleur soufferte par un individu et le tort qui lui est fait sont en eux-mêmes des maux, des diminutions de l'harmonie de l’univers, alors même que l'existence de cette espèce de maux apparaîtrait comme inévitable, alors même que certains de ces maux individuels apparaîtraient comme les conditions d’un plus grand bien. Hegel s’est efforcé de prouver que l'harmonie de l’univers est nécessairement imparfaite et relative, que l'esprit dans sa nature et dans son histoire est plutôt une harmonisation qu'une harmonie ; mais cela ne signifie ni que la multitude des désharmonies de détail, des souffran- ces, des injustices, des cruautés qui existent dans la réalité, soit bonne, ni que même d’une manière relative, elles puissent toutes être justifiées, en tant que conditions d’har- monies supérieures. — Ensuite, dans un être individuel et par là unique de son espèce, il faut distinguer d’après Hegel, | LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 227 d'une part, l’individualité au sens étroit du mot, l'indivi- dualité psychophysiologique, et d’autre part la personna- lité spirituelle. La première exprime son asservissement à un organisme déterminé, sa localisation à une région dé- terminée de l’espace, du monde matériel ; l’autre exprime son affranchissement par rapport à la matérialité, par rap- port à son égoïsme et à ses sensations particulières. C’est la première seule qui par elle-mème et en tant que telle est dénuée de valeur. La seconde (la personnalité spirituelle) n'est pas quelque chose de moins unique que la première, de moins caractéristique d’un certain être individuel. Le génie propre de Sophocle diffère de celui d’Eschyle, le gé- nie de Raphaël diffère de celui de Michel-Ange, celui de Bach de celui de Beethoven ou de Mozart ; et ce qu'est le génie chez les grands hommes, la personnalité spirituelle l’est à un degré moins élevé dans tous les êtres qui partici- pent à la vie supérieure de l'esprit ; la forme particulière et l'intensité de cette spiritualité expriment en chacun de nous la nature spéciale et le degré de notre participation à lidéal, comme la forme particulière de notre individualité psychophysiologique et l'intensité de notre égoïsme expri- ment la nature spéciale et le degré de notre asservissement à la matière. Toute la vie sociale, collective, n’est que le moyen de s'élever de l’individualité égoïste à la personnalité spirituelle. Et celle-ci, bien loin d’être sans valeur, est au contraire ce qui donne sa valeur à tout le reste. Sans doute, ce qui nous importe chez les hommes de génie et ce qui fait leur valeur, c’est la nature et le degré de leur pénétra- tion interne par un idéal qui les dépasse et de leur colla- boration, consciente ou inconsciente, à la réalisation de l’Idée ; mais chacun d'eux n’en est pas moins précieux et en un sens irremplaçable aux yeux du philosophe, en tant qu'il exprime seul un certain aspect ou un certain moment de l’Idée ; il est facile d’apercevoir la place qu'occupent les 228 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME grands hommes aux yeux de Hegel dans l’histoire de l’art, de la religion et de la philosophie ; mais 1] n’a pas moins nettement affirmé l'importance de leur rôle dans l’histoire générale. Et ce qui est vrai de l’homme de génie l’est à un moindre degré de quiconque a vécu de la vie de l'esprit. Quant à l’individualité psychophysiologique elle-même, on doit se souvenir d’abord que son existence en général est inséparablement liée à celle de la personnalité spirituelle et que celle-ci ne saurait se réaliser en dehors de celle-là ; ensuite que telle personnalité spirituelle a telle individua- lité pour condition et qu’elle lui confère ainsi indirecte- ment dans une certaine mesure la valeur au’elle n’aurait pas par elle-même. Enfin il ne faut pas oublier que le dé- veloppement de l'esprit à travers l’histoire de l’humanité est en grande partie accidentel, et que c’est seulement après coup que le philosophe peut rechercher dans cet amas de faits qu'est l’histoire ce qui constitue un progrès vers l’har- momie et vers la liberté, et dégager de ce qui est indifférent ou mauvais ce qui possède une valeur plus ou moins grande, ou en soi-même ou comme condition de formes plus hautes de la vie spirituelle. 3° M. Boutroux a distingué deux significations du mot panlogisme et soutenu que si dans l’un de ces sens ce mot ne pouvait s'appliquer au hégélianisme, il pouvait en re- vanche lui convenir dans un autre sens. Je crois que ce serait encore là rétrécir la pensée de Hegel, et c’est sans doute la divergence d'interprétation la plus grave qui sub- siste entre nous. On pourrait se demander en premier lieu si même dans ce sens restreint, il ne serait pas singulière- ment malaisé de concilier cette thèse avec celle d’après la- quelle Hegel accorderait une réalité véritable à la contin- gence. Mais laissons de côté cette difficulté. La thèse de M. Boutroux repose sur l'interprétation qu’il donne du mot « aufheben ». Pour lui la synthèse, le terme supérieur LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 229 détruirait, éhminerait, absorberait, d’une manière générale, les termes inférieurs; et en particulier la connaissance philosophique, étant la dernière des formes essentielles de l'être, permettrait d'éliminer toutes les autres formes d’exi- stence ; celles-ci constitueraient un échafaudage provisoire que l’on peut renverser, « envoyer promener », une fois le sommet atteint. Or je ne crois nullement que ce soit là le rapport véritable que Hegel établit entre le terme synthé- tique et ses conditions, et plus spécialement entre la philo- sophie et les autres formes de l’être ; je ne crois pas que tel soit le sens de l'Aufhebung hégélienne. Sans doute, Hegel a proclamé que, dans beaucoup de cas, le passage à de nouvelles formes d’existence ne peut se faire que par la lutte et par la destruction des anciennes ; il n’a pas méconnu, en particulier, les aspects tragiques de l’évolution sociale et le rôle que joue dans le progrès de l'esprit non seulement le hasard, mais le choc brutal des forces en conflit. Seule- ment ce n’est pas là chez lui une loi générale qui gouver- nerait constamment les relations des formes antérieures de l'être aux formes nouvelles. Si Hegel déclare que chacun des termes d’abord posés, chacun des termes contraires de la synthèse, est aboli (aufgehoben), il ajoute aussitôt : aboli en tant que tel (als solcher). Cela signifie qu’il serait con- tradictoire de l’aflirmer comme la forme totale et définitive de l’être, en le posant seul (en tant que tel), en lisolant, en l’abstrayant des formes opposées et des formes supérieu- res qui sont aussi nécessairement que lui-même des aspects du tout. Mais il n’est nullement aboli en tant que point de vue sur l’univers ou moment de son développement ; loin de là, il est à ce titre, ainsi que les formes qui lui sont su- périeures et ainsi que celles mêmes qui lui sont inférieures, posé non seulement comme réel, mais comme nécessaire. Dans ce développement de l'être, les termes inférieurs constitueront tantôt des conditions abstraites dont la néces- 230 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME sité demeure affirmée aussi universellement que celle des termes conditionnés par eux, tantôt des réalités passagères auxquelles il s’en substitue matériellement d’autres qui n’auraient pu apparaître sans elles, tantôt enfin des réalités qui subsistent en fait auprès des formes plus harmoniques de l'être. Le premier cas est celui des moments de l’Idée dans son existence purement abstraite et logique ; et des caractères les plus généraux de la nature matérielle (p. ex. l’Être et le Non-ËÊtre, le Même et l’Autre, la Quantité et la Qualité, le Hasard et la Fatalité) ; le second cas est celui, par exemple, de générations humaines qui se remplacent et de certaines formes sociales que ces générations réalisent ; le troisième cas est celui de diverses formes de la vie spiri- tuelle (p. ex. le droit, l’art, la philosophie), qui croissent les unes près des autres sans se détruire; et c’est déjà le cas en face duquel nous nous trouvons quand nous envisa- geons le rapport de la nature avec l'esprit. Dans les trois cas, nous sommes en présence de types d'existence qui ne peuvent prétendre à être la forme totale et définitive de l'être. Mais on ne saurait ramener ces trois cas au deuxième d’entre eux comme veut le faire M. Boutroux, sans mécon- naître la dialectique idéaliste qui est l’âme de la doctrine. Car ce serait concevoir le rapport qui relie entre eux les moments de l'être sur le type de l’extériorité par laquelle des choses matérielles se chassent l’une l’autre de l'existence. Or cette substitution matérielle d’un terme à un autre peut bien se produire dans certains cas, parce que la matéria- lité est un point de vue sur l'être total ; mais elle ne se retrouve pas partout et ne caractérise pas la relation entre les types les plus hauts de l’existence, parce que la matière n’est qu’un moment et un moment inférieur de l'Idée. La thèse de M. Boutroux, peut-on dire encore, aboutirait à concevoir le rapport entre la synthèse et ses conditions sur le type du rapport qu'il y a dans la logique classique entre PR LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 231 deux contradictoires, c'est-à-dire qu’elle ramènerait ce rap- port à ceux que pose l’entendement abstrait, et Hegel dé- clare expressément que le rôle de la raison est de poser des rapports d’une autre espèce, irréductibles à ceux-là. La comparaison avec les deux forces qui poussent en avant le bateau me paraît avoir le même défaut : elle assi- mile à des rapports matériels, elle spatialise implicitement les rapports entre les moments divers de l’Idée et par là elle les dénature. La réflexion philosophique ne résout pas l'être en termes incompatibles dont le dernier posé détrui- rait et absorberait entièrement en lui tous les autres, elle nous fait apercevoir dans l'univers un ensemble où une di- versité de manières d’être, de moments de l'être, de con- ditions d’existence, non seulement sont mutuellement com- patibles, mais encore s’harmonisent et en un certain sens s’impliquent mutuellement, de sorte que la pensée du phi- losophe les affirme tous sans en détruire aucun, car elle n'exclut et ne nie chacun d’eux que dans le sens et dans la mesure où il serait exclusif et négatif de tous les au- tres. Ce que je viens de dire en général du rapport que sou- üent chaque terme du mouvement dialectique avec ses conditions, je ne puis que le redire, en particulier, du rap- port que soutient la philosophie, cette forme dernière de la vie spirituelle, avec l’ensemble des formes précédentes, la vie religieuse, la vie artistique, la vie juridique, l'intui- tion empirique, etc. De chacune de ces formes la réflexion philosophique n’abolit et n’absorbe ni l'irréductible réalité de fait ni la valeur idéale. Tout au contraire, elle justifie et l’existence spécifique et la légitimité relative de chacune d'elles, s’attachant seulement à démontrer qu'aucune ne saurait se poser en révélation de l’Absolu, du Réel en soi, ou en principe d'évaluation exclusif et suprême. Et si Hegel pose la philosophie comme forme dernière de la vie spiri- 232 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME tuelle, c’est justement parce qu’elle est essentiellement la conscience du devenir de toutes les formes de l'être et de son propre devenir, du rapport de toutes ces formes entre elles et de leur rapport à elle-même ; c’est justement parce que, tout en représentant l’harmonisation interne la plus complète de l'être, celle où l'être est pour soi ce qu'il est en soi, elle se refuse cependant, en raison même de sa na- ture et parce qu’elle est une Dialectique, à être érigée en absolu ; le philosophe en tant que tel n’est pas un saint, un artiste ou un politique; et si son rôle est d’essayer de comprendre ce qui est, de juger ce que vaut l’art, ou le droit, ou la matière, si dans son esprit ces formes d’exi- stence deviennent ainsi « pour soi » ce que par elles-mêmes elles étaient « en soi », il ne les remplace pas pour cela, il ne les rend pas inutiles, il ne peut pas se passer de leur existence en tant que réalités données, et les penser, pour le philosophe, c’est aussi bien les poser comme irréductibles à lui que comme irréductibles les unes aux autres. L'art, ou le droit, ou la matière ne se trouvent pas remplacés, pour le philosophe, par la pensée qu’il en a, mais seulement posés dans un rapport nécessaire avec cette pensée ; ils sont si peu résorbés en concepts que les concevoir c’est précisé- ment les affirmer comme distincts de la pensée philoso- phique. Je ne saurais donc souscrire à cette conclusion de M. Boutroux que l’individuel et l’intuitif, selon Hegel, ne figurent dans la philosophie qu'à son point de départ ; car la philosophie pour lui consiste à montrer que la déshar- monie relative qui caractérise l’individualité et l’intuition sensible, comme la désharmonie plus profonde qui carac- térise la matière même, ne peuvent pas être intégralement résorbées dans une harmonie supérieure, leur réalité spé- cifique et relative étant la condition même de la position et de la réalisation graduelle de cette harmonie supérieure. Et je ne puis que rejeter l’assimilation entre le hégélianisme tee tonne à LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 233 et le système de philosophie mathématique qui considère les mathématiques comme comme débutant historiquement par l'intuition spatiale, mais croit pouvoir les reconstruire avec des concepts purgés de tout élément d’intuition spa- tiale. Car si l’on se place au point de vue hégélien, on aper- cevra que les concepts d’où partent ces philosophes con- tiennent déjà, sous le nom de « classes » ou d’ «ensembles », l'idée d’une pluralité de termes coexistants et mutuelle- ment extérieurs, c’est-à-dire la caractéristique essentielle de la spatialité, et qu’au lieu de prouver la possibilité de reconstruire les idées de nombre et d'espace avec des con- cepts purement logiques, ils ont démontré sans le vouloir, plus clairement peut-être qu’on ne l’avait encore jamais fait, l'insuffisance de la logique traditionnelle qui pose comme caractéristiques des rapports intelligibles les propriétés fon- damentales par où se définissent les rapports spatiaux. 4° Et ainsi je me trouve amené à un dernier problème, étroitement connexe du précédent, problème que M. Bou- troux a soulevé au début de son exposé et avec la solution duquel est liée la critique qu'il a faite du hégélianisme. Hegel a-tl rejeté la logique d’Aristote ? Ou Pa-til accep- tée ét s'est-il borné à en faire un emploi hardi et original ? M. Boutroux lui-même a remarqué que chez Hegel le logique ne se sépare pas du réel et que, dans le réel, les con- tradictoires de la logique classique sont identiques. Je ne vois pas comment on pourrait échapper à cette conclusion que la logique d’Aristote selon Hegel est imparfaite, puisque la logique doit pouvoir s’appliquer au réel et que la logique d’Aristote ne s’y applique pas. Et son système tout entier me paraît destiné à montrer comment des termes qui parai- traient exclusifs l’un de l’autre et même contradictoires, si l’on tenait pour vraie la logique classique, peuvent coexister et même soutenir des rapports harmoniques, parce que la logique classique ne s'applique qu'aux abstractions de l’en- 234 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME tendement et que ce n’est pas la logique de la raison. Toute la dialectique de Hegel est une tentative pour établir entre une multiplicité de termes un rapport de diversité harmo- nique d’un genre nouveau, qui relie même les opposés entre eux et qui n’est ni un rapport de contenance, ni un rapport de coextension, de même que l’opposition n’est pas un rapport d'exclusion. C’est ce type de rapport harmo- nique qui pour Hegel caractérise la raison et il ne se ramène à aucun des types auxquels la logique classique prétend réduire tous les rapports logiques. Les termes que pose la dialectique hégélienne ne sont ni aflirmés ni niés purement et simplement ; et chacun d’eux est affirmé et nié en un certain sens et dans une certaine mesure, nié en tant que réalité absolue et indépendante, affirmé dans son rapport avec tous les autres termes, en tant que point de vue sur le tout et moment de son développement. C’est là une attitude vis-à-vis de l'affirmation et de la négation que ne connaît pas la logique traditionnelle, pour qui l’afhirmation et la négation sont particulières ou universelles, deux mots dési- gnant des rapports qui peuvent toujours être représentés par des relations extensives. Sans doute la dialectique hégé- lienne repose sur l'emploi du principe de contradiction ; seulement la contradiction chez Hegel existe non pas entre les diverses formes de l'être, la matière et l'esprit, l'individu et la société, l’art et la philosophie, mais entre deux thèses opposées : d’une part la thèse d’après laquelle l’une quel- conque des formes essentielles de l'être pourrait être soit aflirmée, posée comme réalité totale et définitive, soit mée. éliminée totalement au nom d’une autre des formes de l'être ; d'autre part la thèse d’après laquelle chacune de ces formes essentielles de l’être doit être posée dans et par son rapport à l’ensemble des autres. Comme d’après les remar- ques que je viens de présenter sur les notions d'harmonie, de point de vue et de moment chez Hegel, la première de sc Lcd à Ps LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 239 ces deux thèses est solidaire de la logique d’Arisiote, et comme le système de Hegel, du commencement à la fin, constitue une réfutation par l’absurde de cette thèse, il s’en- suit simplement de là que Hegel, tout en rejetant les postu- lats spéciaux de la logique classique, a cru pouvoir conti- nuer à employer en un certain sens le principe de contra- diction. Que cette attitude ne soit pas absolument nouvelle, c’est ce que me paraît suflire à montrer l'exemple même du maître de Hegel, l'exemple de Platon : c’est sur le prin- cipe de contradiction que repose la dialectique platonicienne et cependant Platon considérait les rapports logiques comme étant essentiellement des rapports ordinaux et rejetait cette spatialisation implicite des rapports logiques qui caractérise au contraire l'Organon d’Aristote. Hegel me paraît donc bien essayer de résoudre le problème même que M. Boutroux tout à l'heure lui reprochait d’avoir laissé de côté : montrer que des termes peuvent être différents sans être contradic- toires et qu'entre des termes différents la raison est suscep- tible d'établir des rapports de compossibilité et d'harmonie. Que dans sa tentative il ait de tout point réussi et que celle-ci marque la limite de la réflexion philosophique, que ses trichotomies n'aient pas bien souvent dans sa propre doctrine ce caractère artificiel et factice qui chez ses disci- ples deviendra si exaspérant, que même il ait explicitement et clairement dégagé les principes de la logique formelle élargie qui est la condition de son entreprise, Je serais le dernier à le penser ; et ici je me retrouverais pleinement d'accord avec M. Boutroux. Je ne crois pas d’ailleurs que Hegel ait prétendu avoir expliqué « tout ce qu'il y a dans le ciel et sur la terre » ; si le contenu même de sa philoso- phie ne portait pas témoignage en sa faveur, les variations de sa pensée, le fait qu'il n’a laissé imprimer de son vivant qu’une petite partie de ses cours oraux seraient peut-être à cet égard des témoignages assez éloquents. Je ne crois pas 236 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME qu'il ait eu la prétention de lier à jamais l’avenir, de pré senter son système comme le terme infranchissable de uni- verselle évolution et d'arrêter dans sa course le soleil intel- ligible qui donne la lumière aux esprits et la vie aux âmes. Mais ce que je crois, c’est que nous ne saurions entre- prendre de le dépasser aujourd’hui qu'en poussant plus avant dans sa propre direction, dans la direction d’un idéa- lisme ordinal et évolutionniste, en précisant davantage sa propre pensée, en cherchant à résoudre de plus en plus en groupes stellaires les régions nébuleuses qui s’y rencontrent encore ; c'est que nous pouvons essayer de prendre dans sa philosophie même l'élan qui nous portera plus loin ; et c'est que, selon la parole de Renan, vouloir philosopher aujourd’hui sans s'être d’abord pénétré de la pensée de Hegel, c’est vouloir faire des mathématiques sans connaître le calcul infinitésimal. | M. Dezsos. — M. Berthelot me semble parfois ou trop sim- plifier, ou même altérer les rapports de la doctrine hégé- lienne avec d’autres doctrines. Peut-on dire sans restriction que Hegel ait personnifié en Kant l'intellectualisme du xviu® siècle, alors qu’il a si nettement loué Kant d’avoir introduit la distinction du Verstand et de la Vernun/t, et d’avoir admis dans la Vernunft, quoique d’une manière im- parfaite, sous une forme seulement subjective et immédiate, l'unité des déterminations que l’entendement maintient sépa- rées? Mais ce que j'ai entendu de l'exposition orale de M. Berthelot me paraît avoir atténué là-dessus ce que la for- mule de son programme avait d’excessif. D'autre part, J'aurais bien voulu savoir si dans Hegel on trouve des textes par lesquels la philosophie de Schelling serait expressément identifiée à une philosophie du. Gemüh. À parler rigoureu- sement, Schelling n’a peut-être jamais professé une philoso- phie de ce genre ; et dans tous les cas, Hegel n’aurait pas pu lui attribuer une philosophie de ce genre quand il a com- Pr, D LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 237 mencé à s'opposer ouvertement à lui. Rappelons quelques dates. C’est en 1803, après son départ d’léna, que Hegel commence à poursuivre la constitution d’une philosophie à lui, et c’est en 1807 que paraît, après des retards, la Phé- noménologie de l'esprit. Or le premier ouvrage dans lequel Schellingadopte nettement l'irrationalisme(unirrationalisme qui n’est pas une philosophie du. Gemülh) est le traité de V'Essence de la liberté humaine, de 1809. Les nombreux et abondants écrits que Schelling a publiés ou composés de 1797 à 1804 sont des écrits dans lesquels la philosophie de la nature, l’idéalisme transcendental, et le système de l’iden- tité sont exposés sous une forme très explicitement rationa- liste (les Leçons de Hegel sur l'histoire de la philosophie constatent et louent ce rationalisme spéculatif de Schelling). C’est d’un Schelling rationaliste que Hegel s’est séparé ; les objections énoncées dans la Préface de la Phénoménoloqe visent dans Schelling, non pas un irrationalisme quelconque, mais l'insuffisance dialectique de son rationalisme ; le défaut de Schelling, c’est de réclamer pour saisir l’absolu des facultés privilégiées, une intuition intellectuelle ; c’est en outre d'admettre un absolu exclusif des différences et cause d’indistinction. Mais même si Hegel a pu indiquer qu’une in- tuition intellectuelle est comme un état d'âme arbitraire, 1l n’a pas pu pour cela voir dans la doctrine de Schelling un spécimen de philosophie du Gemüth. M. Rexé Berrueror. — Il y a deux choses dans les observations de M. Delbos. IL ÿ a d’abord une méprise sur le sens d’un passage de mon programme écrit : je n’ai naturel- lement pas songé un instant à soutenir que Hegel ait mé- connu l'existence de la distinction que Kant a tenté d'établir entre l’entendement et la raison (Verstand, Vernun/ft), ni qu'il ait prétendu ramener purement et simplement la mé- taphysique de Schelling à une philosophie du Gemüth, négligeant ainsi et ce que Kant a enseigné à Fichte et ce 238 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME que Fichte a enseigné à Schelling. Je pense que cette mé- prise est due à la forme trop elliptique de mon programme écrit et que mon exposé oral suflit à la rectifier. Je crois donc inutile de revenir sur ce point. — Il y a d’autre part dans les remarques de M. Delbos une interprétation de la première philosophie de Schelling et du rapportentre Schel- ling et Hegel qui diffère de l'interprétation que j'en ai proposée. Étant donné l’autorité que valent à M. Delbos en matière de philosophie allemande des travaux où une érudition minutieuse se joint à une pensée pénétrante, il est nécessaire d'indiquer un peu plus complètement pour- quoi l'interprétation de M. Delbos me paraît inexacte. Les idées par lesquelles j'ai caractérisé la doctrine de Schelling se trouvent d‘jà toutes dans le Système . de l'Idéalisme transcendental, paru en 1800, c'est-à-dire dans le premier ouvrage où Schelling ait entrepris d'exposer systématiquement sa philosophie personnelle; et il n’a jamais renié aucune de ces idées, puisqu'elles se reirouvent dans le dernier exposé de son système, qui date de la fin de sa vie. Ce sont ces idées qui assurent l'unité et la continuité de sa pensée, à travers les variations qu’elle a subies dans le détail des applications et malgré les développements nou- veaux qu'il lui a donnés. Et ce sont aussi ces idées qui nous permettent de comprendre qu'il ait été considéré par les écrivains romantiques ses amis et qu'il se soit considéré lui-même comme ayant fourni la justification métaphysique la plus profonde du mouvement romantique. Il importe peu que, pour désigner son principe philosophique, il ait employé entre autres termes, dans sa première philosophie, le mot de Vernunft et que, même à la fin de sa vie, il ait encore qualifié cette philosophie, par opposition à la philo- sophie de la Mythologie et de la Révélation, de reinratio- nale Philosophie et de Vernunftwissenschaft (OEuvres com- plètes, partie IT, t. 1, pp. 253 et 560). Ce ne sont pas les LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 239 mots qui importent ici, mais les idées qu'ils désignent. Ce qui caractérise le hégélianisme, ce n’est pas l'emploi du mot raison, c’est le sens qu’il lui donne. Et le terme de Ver- nunft, appliqué au principe de la philosophie de Schelling, désigne de tout autres idées que chez Hegel. Schelling, même en 1800, n'est pas un rationaliste au sens que ce mot prendra chez son disciple devenu son adversaire. La raison hégélienne est ce qui établit une liaison nécessaire entre les formes successives de l'être, ce qui oblige, les formes inférieures étant posées, à poser les formes supérieures. Et elle est également ce qui oblige à poser des formes diffé- rentes de l'être, ce qui répugne par sa nature à l’indifféren- ciation des termes aussi bien qu’à une relation arbitraire entre eux. Quand Hegel reproche à Schelling d’avoir posé un principe absolu, étranger à toute différenciation, et de prétendre le saisir par une intuition supérieure, elle aussi, à toute différenciation ; et quand Hegel reproche en second lieu à Schelling de développer d’une manière arbitraire, sans aucune nécessité interne, la suite des formes de l'être ; ce double reproche équivaut exactement pour Hegel à dire que le principe de Schelling est irrationnel et que la ma- nière dont il le développe estégalementirrationnelle. Mais il y a plus : ce qui caractérise selon Hegel le sentiment immé- diat par rapport à l’entendement et à la raison, c’est que le sentiment pose son objet dans son unité indéterminée et d’une manière arbitraire, tandis que l’entendement le dé- compose en termes opposés et que la raison y voit la liaison nécessaire d’une multiplicité de termes différents. Le double reproche que Hegel adresse à Schelling revient donc à dire que le principe de celui-ci présente les caractères essentiels auxquels se reconnaît l’objet du sentiment immédiat. Il faut en outre considérer que Hegel nous propose une interprétation de l’art et de la religion qui, au lieu d’en faire une révélation du réel absolu, supérieure à la réflexion 240 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME philosophique, les traite comme des formes de l’activité spirituelle dont la réflexion philosophique seule permet de comprendre la nature; il renverse ainsi entre l’art et la religion d’une part, la philosophie d’autre part, considérés les uns et les autres comme des manières d’atteindre le réel, le rapport qu'avait institué Schelling ; or Hegel était trop familier avec la pensée de Schelling et de ses amis ro- mantiques pour ne pas avoir eu pleine conscience de Ja poriée de cette innovation ; c’est grâce à ce renversement des rôles qu'il pensait pouvoir soustraire sa philosophie de l’art et de la religion aux fantaisies esthétiques et mysti- ques, où tombaient les Novalis, les Tieck et les Schlegel, et garantir sa conception du monde contre les imagina- tions arbitraires où Schelling se laissait de plus en plus en- traîner dans sa philosophie de la nature et de l’histoire. Les .critiques que Hegel adresse à Schelling présentent ainsi une analogie marquée avec celles que lui adressait Fichte vers la même époque : ce que le disciple dissident de Schelling reproche à son maître et ce que le maître de Schelling reproche à son disciple infidèle, c’est d’avoir par sa théorie de l'intuition intellectuelle prétendu s'élever au- dessus de cette différenciation et de cette implication de termes qui pour eux constitue la raison même et par Jà la mesure et la limite de la vérité philosophique. Et c’est pourquoi, quelles que soient les différences entre le Moi de Fichte et l’Idée de Hegel, on ne saurait s’étonner que Hegel ait déclaré qu'il voulait, pour donner à la philoso- phie de Schelling la méthode qui lui manquait, y intro- duire la deciue rationnelle de Fichte*. Mon but étant de dégager la signification de la suite 1. Voir en appendice, à la fin du volume, des textes de Hegel où il applique le terme de Verstand à la philosophie de Kant et où il fait ressortir les analogies de l’intuitionnisme de Schelling avec le senti- mentalisme de Jacobi. LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 2h phie hégélienne, j'ai pris le mot rdison, comme les termes principaux dont je me suis servi (/dée, dialectique, etc.) dans l’acception précise où le prenait Hegel. L'opinion de M. Delbos s’explique probablement en partie parce que Schelling, quand on le compare aux autres romantiques, ses amis et ses alliés, se montre plus influencé qu'eux par la philosophie de Kant et de Fichte et conserve un plus grand nombre de formules kantiennes. Mais il ne faut pas oublier que Schelling a souvent transformé profondé- ment le sens des expressions mêmes qu’il empruntait à ses prédécesseurs et qu’en particulier il a transformé, comme Fichte le lui a reproché, le sens que ceux-ci donnaient au terme de raison. L'opinion de M. Delbos peut aussi s’ex- pliquer sans doute parce qu'il a moins étudié Schelling dans ses rapports avec son milieu intellectuel et artistique qu’au point de vue de l'influence exercée sur lui par Spi- noza; il aura été amené par là à s’exagérer l'importance de certaines formules rationalistes que le philosophe alle- mand à empruntées au spinozisme, mais qui dès l’origine étaient englobées chez lui dans un ensemble d'idées pro- fondément différentes de la philosophie spinoziste : la théorie de Schelling en effet, pour ne citer que quelques traits, suppose le rejet du mécanisme, même pour la matière « inorganique », accorde au génie artistique la pri- maulé sur la science et sur la réflexion philosophique, et aboutit à une conception vitaliste de la biologie et à une théorie de finalité providentielle dans la nature et dans l'histoire; tandis que Spinoza rejette tout vitalisme, toute finalité, toute action providentielle, admet un mécanisme radical, même pour la matière organique, etconçoit son pre- mier principe sur le type de la pure nécessité mathématique. Je crois que pour comprendre le sens de Ja philosophie de Schelling il importe de ne pas isoler ce philosophe de son milieu social et littéraire, de même que pour com- Berrurior. — Evolalionnisime. 16 L 242 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME prendre Kant, il importe de ne pas l’isoler du mouvement scientifique, physique et mathématique, de son époque. M. Dario. — Je voudrais faire seulement une réflexion générale touchant l'intérêt de cette discussion. Mais je la présenterai à la faveur de deux observations de détail. Dans son cadre symétrique, M. B:rthelot opposant le « rationalisme » de Hegel à « l’intellectualisme » de Kant, veut que Hegel ait renversé la subordination de la raison à l’entendement établie par Kant. Cette opposition n’est- elle pas forcée ? n'est-ce pas Kant, au contraire, qui, de la: manière la plus éclatante, et en opposition avec « l’intellec- tualisme » de Leibniz, a subordonné l’entendement à la raison ? Dans sa doctrine, la raison donne la vie et le mou- vement à l’entendement, elle le force à dépasser sans cesse le terme qu'il a atteint ; elle est la faculté de l'idéal, la faculté de linfini. Et dans l’ordre pratique, c’est elle qui donne sa loi à l’activité. Sans doute M. Berthelot n’avait pas à considérer la dépendance de la philosophie de Hegel par rapport à Kant. Mais enfin 1l ne faut pas méconnaître que c’est le kantisme qui reparaît dans la grande philoso- phie de Hegel, à peu près comme le cartésianisme a reparu dans la vaste philosophie de Leibniz. Ma deuxième observation porte sur une assertion de M. Berthelot qui m'a surpris au cours de ses explications. Il a dit que pour Hegel tous les rapports matériels ne sont pas des rapports intelligibles. Il avait écrit dans le même sens que tout fait n’est pas justifié par son existence même. Il ajoute, il est vrai, qu'il n’est pas également justifié, ce que j'accorde, mais qu'il ne soit pas justifiable, de cela seul qu'il existe, cela surprend, car la philosophie de Hegel est le plus grand effort qui ait été fait jusqu'ici pour com- prendre tout le réel que nous connaissons ou pratiquons. Et ceci m'amène à la réflexion que je voulais faire et qui est simplement l’aveu de l'intérêt que j'ai trouvé dans LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 243 les thèses ingénieuses de M. Berthelot et dans les profondes observations de M. Boutroux ; elles nous ont replacés un moment en présence de très grandes et très belles idées. II peut sembler qu'en ce temps-ci l'esprit philosophique s’affaiblisse ; ce qui est lié probablement à un affaissement de l’esprit lui-même. Il n’a plus la force de s’appliquer aux plus hautes spéculations, attiré d’une part vers les problè- mes pratiques qui deviennent de plus en plus pressants — comment s'étonner que les jeunes philosophes s’attachent aux problèmes sociaux ? — et, de l’autre, dispersé entre les diverses sciences qui s’accroissent sans cesse, et qui par leurs progrès intimes sont appelées à remettre en question, chacune d’une manière indépendante, les principes sur les- quelles elles essaient de se constituer. Et pendant ce temps la philosophie proprement dite, étant délaissée, perd son crédit. L'occasion est donc opportune qui nous reporte vers une doctrine où précisément l’idée philosophique a été poussée le plus loin possible, où apparaissent systéma- tisées, d’une manière originale, toutes les formes de l’acti- vité humaine, la science et l’art, le raison théorique et l’activité pratique, la politique et la religion, l’histoire et la spéculation. Sans doute l’œuvre est à reprendre, mais elle restera toujours à étudier, ne füt-ce que pour nous forcer à reconnaître qu'il y a encore place dans le monde du savoir pour un successeur de Hegel. M. René Berruecor. — Je ne saurais que répéter au sujet de la première observation de M. Darlu ce que je disais à l'instant d’une des observations de M. Delbos. Elle me paraît reposer sur une méprise provoquée par le carac- tère sans doute trop elliptique et par là équivoque de mon programme écrit. J’ai d’ailleurs remarqué dans ce pro- gramme même que Hegel a tenté de s’assimiler les prin- cipes de Kant, tout en réagissant contre ce que la doctrine lui semblait avoir d’incomplet et d’exclusif, J’ai présenté le ah ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME système de Hegel comme une sorte de synthèse de ceux de Kant et de Schelling. Je ne me suis donc nullement borné à opposer Hegel à Kant et les termes dont je me suis servi, J'aurais pu les employer tout aussi bien pour dési- gner le rapport de Leibniz avec Descartes. Si Hegel ne voit pas dans le kantisme un rationalisme au sens plein du mot, ce n’est pas, encore une fois, qu'il ignore la distinc- tion établie par Kant lui-même entre l’entendement et la raison ; c’est que Kant ne lui parait pas avoir pénétré suf- fisamment le sens et les conséquences de cette distinction, c’est qu'il ne lui paraît avoir une vue ni assez profonde ni assez étendue de ce qu'est la raison, c’est qu'il lui semble. dans la Critique de la Raison Pure comme dans la Criti- lique de la Raison Pratique, se placer surtout au point de vue de cette universalité abstraite et comme extensive qui est le propre de l’entendement; c’est qu'entre le phéno- mène connaissable et le noumène, entre l’usage pratique ct l’usage théorique de la raison, Kant établit au gré de Hegel une de ces antithèses tranchées, une de ces opposi- lions statiques qui, mettant des termes l’un hors de lPau- tre comme des parties de l’espace, sont encore la marque de l’entendement, et c’est que l’œuvre de Kant lui apparaît ainsi comme faisant appel, en définitive, à l’entendement plus qu’à la raison, comme trop imparfaite, soit dans cha- cune de ses parties, soit dans le rapport que ces parties soutiennent entre elles, pour ne pas devoir être reprise tout entière dans un esprit plus profondément et plus lar- gement rationaliste. Quand Hegel critique pour son étroi- tesse la philosophie du Verstand, l’intellectualisme, auquel Kant lui semble être resté trop asservi, ce n’est pas spécia- lement le leibnizianisme qu'il vise, c'est l’Aufklärung, c'est la philosophie de la Révolution Française et des Droits de l'Homme. Un exemple montrera mieux que ces explications géné- LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 24; rales ce que Hegel voulait dire en reprochant à Kant de ne pas s'être placé à ce point de vue concret et dynamique qui est celui de la raison. La morale kantienne pose une loi abstraite, universellement valable, sans considération de temps ni de lieu, et dont les formules invariables per- mettent d'approuver ou de condamner. Et c’est aussi là le tort de la théorie des Droits de l'Homme à laquelle la mo- rale kantienne est étroitement apparentée. Mais la réflexion morale doit considérer l’évolution des diverses formes so- ciales, elle ne doit pas rechercher seulement une universa- lité abstraite ni définir simplement ce qui est nécessaire à l'existence sociale en général ; elle justifiera ainsi relative- ment les formes sociales et morales inférieures comme con- ditions des formes supérieures, et elle fera voir dans les formes supérieures elles-mêmes un tout qui se développe et où n’ont pas disparu les oppositions internes ; elle nous conduira à une conception plus relativiste et plus évolution- niste du bien et du mal. Et, d'autre part, ce rationalisme dialectique n’absorbe nullement le Droit dans chacune de ses réalisations temporelles ou locales, dans les coutumes nationales actuelles, comme tend à le faire l’historisme ro- mantique des conservateurs dont le juriste Savigny était le porte-parole ; et il ne ramène pas non plus l'idéal spirituel à un idéal tout sociologique et juridique auquel il sacrifie- rait la personnalité dans ses expressions les plus hautes ; dans la vie juridique en général comme dans les formes so- ciales diverses et successives, il recherche l'harmonie idéale qu’elles manifestent à des degrés divers, mais avec laquelle aucune d'elles ne saurait être confondue, puisque, en raison des oppositions internes qui sont inséparables de leur na ture, aucune d'elles ne la manifeste pleinement. Hegel essaie de s'élever à la fois au-dessus du point de vue intel- lectualiste et abstrait de Kant et de la Révolution Fran- çaise et au-dessus du point de vue des juristes romantiques, 346 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME qui est celui de l’historisme et du sentiment immédiat. Et il croit trouver dans la théorie du développement de l’Idée la synthèse de ce que les doctrines opposées renfermaient de vrai : un universel, mais concret ; un idéal supérieur aux faits, mais dynamique (Remarquons d’ailleurs en passant, pour éviter tout malentendu, que le représentant par excel- lence du romantisme, ce n’est plus ici Schelling). En réponse à la seconde observation de M. Darlu, je ne puis que renvoyer à ce que J'ai dit de la matière chez Hegel: ce qui caractérise la matière, c’est l’extériorité des parties (reine Aüsserlichkeit), qui est irréductible à l’implication, à l’intériorité (/nnerlichkeit) et à l’intériorisation, caracté- ristiques de la raison et de l’esprit. Jamais, ni dans l’es- prit humain, ni dans un esprit divin, ce rapport d’exté- riorité ne pourra être entièrement ramené à un rapport d’implication ou d’intériorité ; l’espace n’est pas un simple symbole. Cela n'empêche pas une intellection progressive indéfinie des choses matérielles par l'esprit. Mais « l’extério- rité pure », « l’inintelligible comme tel » sont la condition nécessaire et indestructible du mouvement dialectique et de la vie spirituelle. C’est justement à cause de cela que le hégélianisme n’est pas un leibnizianisme ; c’est à cause de cela qu’il est une dialectique et non une théologie ou une philosophie de l'Aufklürung. M. Drournx. — Je voudrais soumettre à M. Berthelot un doute plutôt qu’une objection. C’est être assez mal informé sur Hegel que de le connaître un peu par son Encyclo- pédie, et beaucoup par les critiques des disciples dissidents, tels que Feuerbach et Stirner ; mais je ne crois pas que ces critiques portent à faux, au moins en ce qui concerne l’optimisme hégélien. Le prétendu « panlogisme » de Hegel, attaqué par Feuerbach en 1839, n’est pas, entre les divers aspects du système, celui qui tout d’abord a choqué les contempo- LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 247 rains ; il s’est marqué peu à peu, par contraste, à mesure que l'attention se portait vers les doctrines plus réalistes de Herbart et de Schopenhauer. A plus forte raison, le « déterminisme » de Hegel ne devait paraître excessif que par contraste avec la dernière philosophie de Schelling et les récentes théories de la liberté. Par contre, c’est de bonne heure que Hegel fut jugé trop optimiste. Il est vrai que son optimisme n’est pas intégral. Il porte, ainsi que la bien montré M. Berthelot, sur l’enchainement des formes essentielles de l'être, et ne prétend point justifier le détail des faits. Le passage cité par M. Boutroux, s’il n’exprime pas l’idée précise de contingence, du moins déclare nette- ment que la Nature est une extériorisation, une chute de l’Idée, une contradiction non résolue ; que son être ne ré- pond pas à son concept ; et que le jeu de ses formes com- porte une large part d'accident". Même dans le domaine de l'esprit, l’accidentel, le fortuit se trouve représenté par la volonté capricieuse qui peut aller jusqu'à la malignité *. Mais Leibniz lui-même avoue « qu'il y a du mal dans le monde que Dieu a fait »; n’est-ce pas la concession, ia restriction inévitable que les faits imposent à l'esprit du système ? Sans doute Hegel n'entend pas, comme Leibniz, tenir les maux particuliers pour conditions d’un plus grand bien. Toutefois, traiter le mal comme un accident, sans relation avec les principes d’abord posés ; et ainsi s’en dé- barrasser à bon compte, pour considérer seulement la né- cessité bienfaisante qui relie les divers moments de l’idée ; si ce n’est pas là l’optimisme intégral, qui peut-être reste impossible, n'est-ce pas encore un optimisme excessif ? Sur le terrain de l’action, Hegel, par son optimisme 1. « In der Natur hat das Spiel der Formen... seine ungebundene zügellose Zufälligkeit. » (Encyclopédie, S 248.) 2. «Wenn aber die geistige Zufälligkeit, die Willkür, bis zum Bôsen fortgeht... » (Id., ibid.) pe a ee Fa 4 218 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME pratique, a paru faire le jeu du conservatisme politique et social. L’individu est-il en droit de protester contre le ré- gime établi? La Jeune Allemagne n’hésitait pas à répondre : oui ; Hegel répondait, ou semblait répondre : non. Certes, il s’en fallait bien que tous les types de culture et de gou- vernement eussent à ses yeux une valeur égale; tous doivent être au contraire ordonnés et jugés par rapport à un type supérieur. Mais d’une part on a pu croire que le philosophe se plaçait au point de vue de l’absolu pour légi- timer, en termes abstraits, la Constitution prussienne de son temps; d'autre part, ses propres paroles: Die Welt- geschichte ist ein Weltgericht.. L'oiseau de Minerve ne s’envole pas avant la nuit », n’autorisent qu'un jugement rétrospectif, pour ne pas dire un jugement dernier, qui supposerait l’histoire achevée. Aussi longtemps qu’en fait un certain régime n’a pas été dépassé, les revendications qui s'élèvent contre lui sont des forces, non des droits. Et comment seraient-elles des droits, s’il n’existe des droits qu’incorporés à l'organisme de l’État ? Le principe souverain d'évaluation est, selon M. Berthelot, la person- nalité spirituelle ; mais, d’après les textes, ce principe se nomme l'esprit absolu, et lui-même ne se réalise que sur la base de l'esprit objectif. C’est ici que l’enchaînement des formes essentielles arrive à un tournant singulier. Jusque-là, les thèses, antithèses et synthèses reliées par le mouve- ment dialectique étaient vraiment des caractères idéaux, des formes, non pas des êtres ; et le passage s’opérait de formes plus pauvres, plus abstraites, à des formes de plus en plus déterminées. Mais dans la troisième division de l’es- prit objectif (die Sittlichkeit), la thèse, l’antithèse et la syn- thèse portent les noms de trois institutions positives, de trois êtres collectifs : la Famille, la Société civile, et l'État. Elles composent à elles trois la substance morale (die sitt- liche Substanz), dont les personnes ne peuvent être déta ; LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 249 chées que par abstraction; et c’est seulement en tant que la personne reconnait la substance comme son essence propre, qu'elle cesse d’en être un simple accident". Pour mieux affirmer la nature propre de l'Etat, Hegel se refuse à le définir par la mutuelle limitation des libertés ($ 539). Ainsi, dans la théorie kantienne du Droit, et dans notre Déclaration des droits de l’homme, la raison s'exprime en des principes universels et nécessaires dont chaque indi- vidu relève directement et peut à tout instant se réclamer. Hegel, en un sens, enrichit le rationalisme, en montrant que l’universel ne se réalise que dans et par la collectivité ; en un autre sens, il le compromet, parce qu’il semble absorber l’universel dans le collectif, et priver ainsi lindi- vidu de tout recours aux principes. N'est-ce pas cette attitude de Hegel qui a conduit ses successeurs à rejeter à la fois le collectif et l’universel, à fonder leur individualisme sur le fait et le sentiment plutôt que sur la raison? M. Rexé Berraeror. — L’optimisme, tout relatif, de Hegel est bien différent de celui de Leibniz. Celui de Leib- niz, sans doute n’est pas absolu (car Leibniz ne nie pas l'existence du mal) ; mais il est intégral : si le monde n’est pas parfaitement bon, il est du moins le meilleur des mondes possibles ; de tous les enchainements de termes compossibles qui sont présents à la pensée divine, il est celui qui réalise la proportion la plus favorable du bien et du mal; et c’est pour cela que la volonté divine, dans sa bonté, l’a choisi, sans y être nécessairement déterminée par l’entendement divin. Pour Hegel, la question de savoir si le monde, dans le détail de ses déterminations, est le 1. Encyclopédie, $ 514, 517. « Die frei sich wissende Subsianz, in welcher das absolute Sollen eben so sehr sein ist, hat als Geist eines Volkes Wirklichkeit. Die abstrakte Diremption dieses Geistes ist die Vereinzelung in Personen.. Die Person aber weiss als denkende Intel- ligenz die Substanz als ihr eigenes Wesen, hôrt in dieser Gesinnung auf Accidenz derselben zu sein. » “250 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME meilleur des mondes possibles, ne peut être qu’une ques- tion dénuée de sens philosophique; car elle implique d’abord qu’on totalise l’infinité du monde réel et qu’on suppose celui-ci soumis à un déterminisme absolu ; ensuite qu'on le compare à d’autres mondes simplement possibles, mais que l’on suppose eux aussi soumis à un détermi- nisme absolu et dont chacun est la totalité effectuée d’une infinité de déterminations ; or la dialectique hégélienne nous enseigne que ces deux postulats sont aussi absurdes l'un que l’autre ; il faut donc réléguer ce problème parmi les vieilles ferrailles de la théologie scolastique. On ne saurait dire, en outre, que le mal soit pour Hegel sans relation avec ses principes et qu'il s’en débarrasse comme d’un accident, pour considérer seulement la nécessité bien- faisante qui relie les moments de l’Idée. Car la déshar- monie, dont l’accident et le mal sont des formes, est es- sentielle à l’être, se retrouve dans tous les moments de son développement et manifeste la liaison inséparable, la péné- tration intime d’une nécessité bienfaisante avec une fatalité aveugle ou malfaisante. Sans cette liaison inséparable, sans l'existence de la désharmonie, le mouvement dialectique serait impossible. Et je dois redire ici ce que je disais tout à l'heure de la matière : c’est la nécessité de cette déshar- monie qui différencie radicalement la dialectique hégélienne de la théodicée leibnizienne. Passons au problème social. Si M. Drouin soutenait simplement que sur certains points de détail et dans cer- taines applications de ses principes, Hegel Jui paraît avoir -approuvé d'une manière excessive diverses institutions de son pays et de son temps, nous nous mettrions facilement d'accord ; et c’est là très probablement en grande partie cz qui a provoqué les attaques dirigées contre Hegel par la Jeune Allemagne et par des contemporains moins préoc- cupés des discussions de principes que du détail de Paction LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 257 pratique, de la critique ou de la défense de telle ou telle institution. Mais je n’admettrais nullement que ces détails. d'application sont liés aux principes mêmes de la philoso- phie morale de Hegel. Pour lui les protestations qui s’élè- vent contre un certain état social peuvent parfaitement avoir une valeur idéale et correspondre à un droit : elles peuvent manifester la contradiction interne qui caractérise ce régime, elles peuvent résulter de la conscience que l’es- prit prend du désaccord entre ce que ce régime est en fait et l’idéal que ce régime même comme toute forme sociale tend à réaliser ; la conscience de cette contradiction, de ce désaccord peut demeurer purement morale, mais elle peut aussi se présenter comme une critique des formes actuelles de l’État ou une lutte contre elles. Il se produit alors un conflit de devoirs ou une crise sociale. C’est en ce sens que Hegel interprète et justifie la vie de Socrate et le dévouement d’Antigone. Ge qui fait selon lui la grandeur unique de la tragédie d’Eschyle et de So- phocle, de l’Orestie ou d’Antigone, c'est qu’elle porte sur des conflits de devoirs, sur ces déchirements de la con- science morale qui sont inséparables de sa nature et de son évolution ; le tragique qui émane de ces conflits est plus haut pour lui que celui qui se dégage de la lutte des pas- sions, du conflit de la volonté humaine avec la fatalité ou des antagonismes de la passion et du devoir. La thèse de M. Drouin ne serait vraie que s’il n'existait aucune déshar- monie interne dans une forme sociale et dans la conscience. morale qui lui correspond ; or c’est ce qui dans la dialec- tique hégélienne est impossible, en raison même du pessi- misme relatif que l’existence de la désharmonie impose au philosophe. La société est une réalité spirituelle et il ne faut jamais oublier que l'essence mème de l'esprit, c’est la disproportion du fait et de l'idéal et l'effort pour la faire disparaitre ; les jugements de valeur, jugement de vérité, 252 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME Jugement moral, qui impliquent celte disproportion, sont caractéristiques de l'esprit et inséparables de sa nature. Il n'est donc pas exact que l'individu n'ait aucun droit et aucun recours idéal contre la collectivité actuelle et ma- térielle à laquelle il appartient. Les passages que M. Drouin a cités (Die frei sich wissende Substanz..….) ne me parais- sent pas avoir ce sens : ils traduisent cette pensée que la moralité se réalise seulement dans la société et dans une société déterminée ; que si l'individu n’est dans la société qu'une force égoïste parmi d’autres forces égoïstes et en lutte avec elles, son existence n’est par rapport à celle de la société qu’une sorte d'accident matériel ; mais que dans la mesure où il participe à la conscience sociale, à l'idéal collectif qui est commun aux membres du groupe social et qui en constitue l’unité, sa vie prend une valeur spiri- tuelle et une signification plas haute. Cela ne faïi pas dis- paraitre les désharmonies propres à cette société et le désac- cord qui existe entre elle et l’idéal — idéal social et idéal spirituel — qu’elle tend à manifester. Les critiques que M. Drouin a rappelées ramènent en somme purement et simplement la philosophie hégélienne du droit à la théorie historique et nationaliste des juristes romantiques, à une espèce de vitalisme social optimiste et mystique, c’est-à-dire à l’une des deux théories dont Hegel a tenté de faire la synthèse. Il est tout à fait exact que Hegel n’admet pas, à la façon de Kantetdela Déclaration des Droits, un ensemble de formules abstraites qu’on pourrait appliquer en tout temps et en tout lieu d’une manière en quelque sorte auto- matique ; il ne croit pas en un idéal aussi portatif et qui se laisserait en quelque sorte mettre en bouteille. Mais il n’admet pas davantage cette sorte de divinisation mystique du Fait Social actuel en tant que tel qui est au fond de la” philosophie juridique de Savigny (comme, d’ailleurs, elle se retrouve au fond de celle de Burke et de Joseph de Maistre). LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 253 Tout l'effort de Hegel est de s'élever au-dessus de l’alter- native de l'intellectualisme et du romantisme juridiques et de montrer qu'il ne s’agit pas là d’un Entweder-oder. La formule de Hegel sur l'Etat, qu'il se refuse à définir par la imitation mutuelle des libertés, n’a pas non plus la portée qu'on lui attribuait tout à l'heure ; elle vise le li- béralisme orthodoxe, sa conception « abstraite » de la liberté et sa conception « policière » de l'Etat. Hegel n’ac- cepte ni la théorie de la Grèce antique qui sacrifiait l’indi- vidu à l’État, ni la théorie libérale classique qui se réclame d'un individualisme abstrait et utopique ; et il cherche à faire la synthèse des deux doctrines, synthèse qui, croitl, tend à se réaliser dans l'Etat moderne : l’organisation so- ciale doit assurer le développement de l'individu, elle ne doit ni le sacrifier comme l’Etat antique, ni laisser, au nom d’un individualisme abstrait et d’une liberté abstraite, la lutte réelle des égoïsmes mettre obstacle au droit de vivre des individus réels et à cette liberté réelle qui consiste dans le pouvoir sur la nature par lequel l'individu satisfait ses besoins matériels ; chacune de ces deux théories souffre d’une véritable contradiction interne quand on essaie de la légitimer. De ces deux termes : l’individualité physique et la société, Hegel ne veut sacrifier aucun à l’autre, mais sa philosophie du droit tend à les harmoniser, définissant ainsi un idéal juridique qui lui semble marquer la direction même de l’évolution sociale. Il faut se rappeler en outre que si « l'esprit absolu » ou la personnalité spirituelle (les deux termes se trouvent dans les textes de Hegel) ne peut se réaliser que dans un milieu social et juridique, la société, la morale sociale et le droit inversement doivent surtout leur valeur à cequ’ils sontla condition de la personnalité spiri- tuelle, de la liberté véritable, et ils perdraient par suite ce qui leur donne une signification et une valeur, s'ils entravaient le développement des formes supérieures de la vie de l'esprit. 254 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME Pour faire entendre par analogie ce que sont les ten- dances générales de la morale hégélienne, abstraction faite des détails du système, je citerais volontiers deux noms qu’au premier abord il semblera peut-être singulier de réunir, celui de Renan et celui de M. Belot; le premier chez lequel la tradition hégélienne, en se prolongeant, de- vient à la fois plus flottante et plus souple ; le second qui, par l’effort indépendant de sa pensée, a été ramené à une conception de la morale assez voisine sur bien des points de celle de Hegel. Considérez par exemple ces Drames Philosophiques, ce Caliban ou ce Prêtre de Némi, qui tiennent le milieu entre une comédie de Shakspeare et un dialogue de Platon et dont la fantaisie se joue sur une si limpide profondeur d'idées. Le Prêtre de Némi traite précisément du conflit entre l'idéal individuel et la conscience collective ; il a pour sujet une crise sociale et un cas de conscience analogues à ceux que nous offre la vie de Socrate. Dans le relativisme moral de Renan, également éloigné du scepticisme et de toute étroi- tesse dogmatique, également soucieux des droits de la raï- son et des droits de l’histoire, également préoccupé, lors- qu’il considère les points de vue divers desquels la réflexion morale peut envisager son objet, de n’en négliger aucun et de ne pas leur attribuer à tous une valeur équivalente, nous retrouvons quelque chose du large esprit de la morale hé- gélienne, selon laquelle plus d’une forme de l'idéal peut réclamer sa place au soleil ; nous l’y retrouvons avec plus de caprice sans doute, mais aussi avec plus de liberté, avec une connaissance plus étendue et plus sûre de l’histoire, avec un plus haut détachement vis-à-vis des préjugés lo- caux où contemporains, avec cette triple prise sur le réel: que donnaient à Renan ses dons d’historien, de penseur et d'artiste, enfin avec ce sens pénétrant des réalités de la vie morale, qui rend ces œuvres, peu étudiées et mal com- LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 255 prises d'ordinaire par les professionnels de la philosophie, plus utiles peut-être à méditer aujourd’hui pour le mora- liste que la Critique de la Raison Pratique. M. Belot, de son côté, par la manière même dont le problème moral s’est trouvé posé pour lui, a été conduit à réfléchir d’une part sur la morale de Kant et de Fichte, d'autre part sur l’évolutionnisme social de Spencer et sur la sociologie « objective » de M. Durkheim qui, à l’insu de son auteur, à travers les théoriciens allemands du Zusam- menhang social et surtout à travers Auguste Comte, dis- ciple de Joseph de Maistre autant que de Condorcet, est encore en partie influencée par la sociologie romantique ; qui, comme elle, s'inspire d’une sorte d’empirisme mys- tique et cherche la mesure même de la valeur dans le Fait Social en tant que tel et dans l’Evolution Sociale. L’analo- gie entre la manière dont le problème moral s'était posé pour Hegel et celle dont il se posait pour M. Belot a amené ce dernier, dans le travail si vigoureux qu’il a publié récemment dans la Revue de Métaphysique et de Morale, à des solutions qui par leur caractère général rappellent d'assez près celles de Hegel, et on y retrouve en particulier la même préoccupation que chez le philosophe allemand de savoir comment et en quel sens on peut, en rejetant la lettre du kantisme, juger la conscience sociale et le sentiment moral immédiat. Enfin je rappellerai pour terminer que les faits mêmes se sont chargés de prouver la souplesse de la philosophie juridique de Hegel et la possibilité de l’interpréter dans un sens réformateur ou révolutionnaire aussi bien que dans un sens conservateur, puisque, à côté de la droite hégélienne, il y a eu une gauche hégélienne dont ont fait partie, pour ne citer que deux noms, Marx et Bakounine. M. Drouix. — Sans doute. Mais les hégéliens de droite n'ont pas cessé de se dire disciples orthodoxes ; ceux de 256 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME gauche, après avoir mis de côté la lettre de la doctrine, en ont répudié même l'esprit. Ne reconnaît-on pas l'optimisme qui domine le système, à ce seul fait que tous les mécon- tents, les révoltés, les Schwarzseher,-ont ainsi cru devoir s’en détacher ? M. Rexé Berraezor. — Les hégéliens de droite, comme ceux de gauche, se sont écartés de la lettre de la doctrine, dont ils n’ont guère retenu que ce qu'elle devait aux con- servateurs romantiques ; c’est ce que le « centre » hégélien est venu rappeler à la droite comme à la gauche hégé- liennes'. Siles hégéliens de gauche ont renié leur maître, cela tient, je crois, à certaines applications de la doctrine plutôt qu'à ses principes, à l'hostilité de Hegel vis-à-vis du libéralisme orthodoxe qui passait alors pour une doctrine de « gauche », à ce que Hegel était fonctionnaire de l’État prussien, à ce que ses amis personnels étaient de tendances conservatrices, à ce que sa doctrine était devenue une sorte de philosophie officielle et à ce que par là le sens profond en a très vile été plus ou moins faussé. J’ai cherché à dé- gager l'esprit vivant du hégélianisme, sans prétendre le moins du monde justifier d'une manière scolastique le détail du système. J'ai cherché à traiter Hegel à peu près comme certains néolamarckiens traitent actuellement La- marck. Il est trop clair que, si nous entrions dans le détail, la Philosophie de la Nature, par exemple, nous paraîtrait aujourd'hui d’une insuffisance dérisoire et beaucoup trop influencée encore par le romantisme. Et même dans les 1. Il en a été de Hegel comme plus récemment d'A. Comte: parmi les disciples de Comte, il en est, comme Littré, qui n’ont guère retenu de sa pensée que ce qu'il devait à Condorcet et aux penseurs du xvin, siècle ; d'autre, plus récemment, par une dissociation de son système inverse et comme complémentaire de la précédente, n’ont plus voulu voir chez lui que ce qu'il avait emprunté à de Maistre et aux écr:vains con- trerévolutionnaires ; les uns et les autres méconnaissant par là l'effort de synthèse qui faisait précisément l'originalité de son « positivisme ». LE SENS DE LA PHILOSOPHIE DE HEGEL 257 parties moins imparfaites de la doctrine, comme la Philo- sophie du Droit, les influences romantiques me paraissent encore se montrer dans le détail d’une manière exagérée. À cet égard, je le répète, je pense que je m’entendrais faci- lement avec M. Drouin. Mais il me paraîtrait injuste de faire rejaillir jusque sur les principes sociaux du philosophe ce que je viens de dire de certaines de leurs applications. Et il importe de nous souvenir que les hégéliens de gauche, tout en rejetant la lettre du système, sont bien loin d’avoir renié l'esprit de la philosophie sociale de Hegel. Marx, pour ne citer que le plus illustre peut-être d’entre eux, en est resté pénétré jusqu’à son dernier jour. Si Marx, en eflet, a surtout emprunté les matériaux de sa construction aux socialistes français et aux économistes anglais, c’est à Hegel qu'il en doit le plan général et l’es- prit même. Dans sa lutte contre le régime capitaliste, il n’a pas cru qu'il pouvait le critiquer au nom d'un principe juridique abstrait ou au nom de la conscience morale en général, mais qu'il devait s’efforcer de le comprendre dans sa nature spécifique, en tant que tout concret (insuffisance du socialisme moral et juridique); ce tout concret, d’ail- leurs, ne constitue pas une harmonie parfaite, un fait « na- turel » qui se justifie entièrement par son existence seule, par le principe mystique de vie harmonieuse qui serait en lui (insuflisance de l’économie orthodoxe) ; la critique du régime capitaliste résulte de ce que l’on comprend les con- tradictions internes qui le caractérisent, et qui se mani- festent par des antagonismes sociaux, juridiques et moraux (théorie du prolétariat, conflit du travail et du capital ; théorie des crises, désaccord de la production et de la con- sommation) ; comprendre la nature du capitalisme, ce n’est pas seulement comprendre les désharmonies internes qui le caractérisent, c’est en comprendre la loi d'évolution, car les êtres n’ont pas une nature indépendante de la loi de BERTHELOT. — Évolutionnisme. 17 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME 258 leur développement ; et en comprendre la loi d'évolution, c'est comprendre comment par la lutte même des termes dont l’antagonisme définit ce régime, par la lutte du pro- létariat et de la bourgeoisie, il se produira un régime nou- veau où cet antagonisme disparaîtra, les termes opposés ayant disparu en tant que tels (théorie de l’évolution capi- taliste et de la tactique socialiste); ce régime nouveau, on ne peut le décrire d’avance, car nous pouvons bien con- naître par l'étude de l’histoire et des faits actuels, la direc- tion de l’évolution où nous sommes engagés, mais non décrire ce qui n’a pas encore été réalisé (critique du socia- lisme utopique); nous pouvons dire du moins que ce sera le règne de la « liberté », en prenant ce mot dans un sens hégélien, c’est-à-dire que la vie économique cessera d’être dominée par une fatalité aveugle, intérieurement déshar- monique et inconsciente d’elle-même, pour devenir un système d’actions conscientes de leur enchaïnement harmo- nique ; grâce à ce nouveau régime économique, l’organisa- tion sociale favorisera, au lieu de l’entraver, le développe- ment individuel et l'épanouissement de la personnalité. Dans la manière dont il conçoit le rapport de l'idéal et du réel, dans sa théorie des désharmonies sociales et de l’évo- lution sociale, Marx a appliqué à la vie économique moderne les manières de penser qui caractérisent la philosophie so- ciale de Hegel. Rien ne montre mieux que les principes de cette philosophie sont compatibles avec une doctrine révo- lutionnaire. Hegel est comme un physicien mathématicien qui aurait inventé h la fois de nouvelles méthodes mathé- matiques et l'interprétation de certaines expériences de phy- sique au moyen de ses formules; l’insuffisance de ses théories physiques n’ôte rien à la valeur de ses méthodes mathématiques, si elles restent applicables à des faits nou- veaux: les insuffisances de la mécanique de Leibniz n’ont pas entraîné la ruine du calcul infinitésimal. ERNEST RENAN' Renan, comme Michelet, comme Carlyle et comme Nietzsche, est un des écrivains dont le génie, par sa nature particulière, contribue le plus à caractériser la physiono- mie intellectuelle du xix° siècle. Chez lui en effet comme chez eux, le génie littéraire, l’esprit historique, la réflexion philosophique se pénètrent si profondément qu’on est ex- posé à méconnaître la signification de leur œuvre dès qu'on prétend la diviser et l’étudier d’un point de vue ex- clusivement historique ou exclusivement philosophique. Comme celle de Michelet également et comme celle de Nietzsche, sa pensée, malgré la fixité de ses tendances gé- nérales, a présenté au cours de son développement des oscillations dont le sens et l'amplitude n’ont pas été tou- jours exactement appréciés. J’ai essayé, dans la courte esquisse biographique qui suit, de déterminer avec quelque précision quels sont les points sur lesquels il a varié, à quels moments il faut placer ces variations et dans quelle mesure elles ont été provoquées soit par les circonstances de sa vie privée, soit par les événements de son temps ; et j'ai tenté aussi de définir les idées qui ont maintenu à tra- vers les années l’unité de sa pensée et qui animent d’un même esprit l’ensemble de son œuvre. 1. Extrait de la Grande Encyclopédie, tome XXVIIL. 260 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME Son père, capitaine de vaisseau dans la marine mar- chande, était breton ; sa mère était d’origine gasconne ; Renan lui-même a expliqué, par cette double origine, le mélange en lui d'une poésie rêveuse à la manière celtique et d'une facon toute naturelle et gaie de prendre la vie eomme elle se présentait. Il fut élevé par des femmes et par des prêtres et de ces deux actions il garda toujours l’em- preinte. Son père étant mort lorsqu'il n'avait que cinq ans, il demeura avec sa mère et sa sœur Henriette, plus ägée que lui de douze ans. Sa sœur, dont la nature morale était d’une élévation et d’une fermeté admirables, entoura toute a première moitié de son existence d’une affection vive et éclairée : c’est, nous dit-il, la personne qui eut sur sa vie l'influence la plus profonde. Il fit ses premières études au séminaire ecclésiastique de Tréguier ; sa mère, ses maîtres le poussaient à embrasser l’état ecclésiastique ; lui-même pensait trouver dans la prêtrise une vie désintéressée, con- sacrée à l'étude et ennoblie par un but supérieur, propre à satisfaire ses aspirations intimes. C’est ainsi qu'à quinze ans et demi, il entra, avec une bourse, au petit séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet, que dirigeait à Paris M. Du- panloup. Il y rencontra une façon toute mondaine d'entendre la religion qui le choqua par son contraste avec la foi naïve et simple des prêtres de Tréguier, et peu à peu les fondements moraux de sa foi catholique se trouvèrent ruinés par là. En 1842, Renan passa au séminaire d’Issy pour y étudier la philosophie et la lecture des penseurs al- lemands, de Hegel et de Herder surtout, le détacha du dogme et lui fit concevoir l’univers comme le développe- ment inconscient et spontané d’un principe interne. En 1843 et en 1844 enfin, l'étude de la philologie sémitique, ERNEST RENAN 26: à laquelle il se livrait au séminaire de Saint-Sulpice, lui montra que la Bible ne pouvait être un livre inspiré, et, les preuves historiques s’ajoutant aux preuves philosophi- ques, il abandonna définitivement son projet de se consa- crer à la prêtrise (1845). Dans la douloureuse crise morale qu'il traversa pendant ces années, ce fut sa sœur Henriette qui, le soutenant et le guidant, l’amena à se dégager com- plètement « des suggestions toutes puissantes d’une disci- pline cléricale ». Il Dans la pension où il entra alors comme répétiteur, il se Ha d’une amitié qui dura jusqu’à sa mort, avec un jeune homme, moins âgé que lui de quatre ans, Marcellin Ber- thelot. L'influence de son nouvel ami fut décisive sur la formation de ses idées. Berthelot lui ouvrit les perspectives des sciences physiques et naturelles, plus vastes que celles de la philologie et de l’histoire, plus précises que celles de la métaphysique allemande. Il lui enseigna sa con- fiance dans la science positive, pour atteindre ce qu'il nous appartient de connaître de la vérité et pour transformer par cette connaissance les sociétés humaines. Par là il con- tribua puissamment à redonner un but à la vie de Renan et à lui refaire en quelque sorte une religion. Tout en travaillant à une Histoire générale des langues sémitiques, continuation de ses études du séminaire, Renan, au cours de ses conversations avec Berthelot, se composait une philo- sophie où il combinait les résultats des études qu’il avait faites jusqu'alors et les théories dont il avait subi l'influence. L'Histoire des lanques sémitiques, qu'il présenta en 1848 à l’Académie des Inscriptions et qui fonda sa réputa- tion comme orientaliste, est toute imprégnée de philoso- phie allemande : l'étude de la langue y devient un moyen 262 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME pour pénétrer dans la connaissance de l’âme sémitique. Quant aux conceptions d'ensemble auxquelles Renan se trouvait conduit sur le monde et sur l’humanité, il les mit par écrit, à la fin de 1848 et au commencement de 1849, dans un livre qu'il ne devait faire paraître qu’en 1890 : l'Avenir de la science. Cet ouvrage confus, mais dé- bordant d'idées, renferme, à côté de théories sociales, con- çues sous l’influence des événements de 48 et que Renan abandonna bientôt, le plan des études d'histoire religieuse auxquelles il consacra sa vie et les théories philosophiques qui demeurèrent l’ancre sur laquelle il n’a jamais chassé. D'après l'Avenir de la science, il ne faut pas voir dans Punivers l’œuvre d’un esprit créateur, d’un Dieu, extérieur au monde et qui en aurait fixé l’ordonnance ; il faut le con- sidérer comme en voie de transformation perpétuelle, comme le développement infini et spontané d’un principe intérieur ; ce qui revient à dire qu'il faut rejeter la théologie chrétienne et lui substituer les principes de la philosophie hégélienne. Avec Hegel encore, il faut croire que ce déve- loppement amène la réalisation progressive de l'idéal dans l’humanité, l'apparition de la pensée et celle de la vertu, la poursuite désintéressée du vrai et du bien. Cette recherche désintéressée de l'idéal, c'est ce qui constitue la religion éternelle qu’on doit distinguer des religions particulières, limitées par un dogme et condamnéesàpérir. Le développe- ment de l’univers et celui de l'humanité, dont l'étude estl’ob- jet de la philosophie, ne peut pas nous être révélé par la spécu- lation abstraite, mais seulement par les sciences positives, comme la physique, la chimie, l’histoire naturelle, la gram- maire comparée, lamythologie. C’est ici que se marque, avec l'influence de Marcellin Berthelot, celle des études philolo- giques où Renan était engagé, et c’est l’effortpour combiner les principes généraux du hégélianisme avec l’idée de science positive qui fait l’originalité de la philosophie de Renan. ERNEST RENAN 265 Puisque le détachement des intérêts matériels et infe- rieurs, le dévouement à une fin idéale, est ce qui constitue la vie morale et la vie religieuse, au sens large du mot, la pensée philosophique, la science positive prennent pour le savant-philosophe le caractère d’une religion ; celui qui prie en esprit et en vérité, c’est celui qui pense. Les savants- philosophes, qui constituent une élite intellectuelle, doivent s’efforcer, comme les prêtres, d'élever la foule vers eux, de la faire participer à la vie supérieure, à l'idéal. La trans- formation des sociétés sera l’œuvre de la science. Puisque tout est engagé dans un perpétuel devenir, connaître l’hu- manité, c’est connaître son développement, son histoire ; puisque le développement de l'humanité, comme celui de la nature, est l’œuvre d’une spontanéité inconsciente, il n°y a pas, pour l'historien, d'étude plus importante que l’his- toire des religions et, dans l’histoire religieuse, l’histoire des origines ; car nulle part nous ne pouvons mieux voir à l’œuvre cette spontanéité créatrice. L'événement moral le plus considérable de l’histoire de l’humanité, c’est la créa- tion du christianisme qui, malgré ses erreurs scientifiques et l’étroitesse de son dogmatisme théologique, a proclamé des vérités morales éternelles. « Le livre le plus important du xix° siècle devrait avoir pour titre: Histoire critique des origines du christianisme. » IT A la fin de 18/49 Renan était chargé d’une mission scien- üfique en Italie; 11 ÿY passa huit mois. Ce voyage fut pour lui le départ d’une transformation nouvelle, aussi profonde que celle qui lui avait fait abandonner le catholicisme ; il y sentit quel pouvait être dans la vie le rôle de l’art et de la beauté, et nous voyons se développer en lui, à côté de la 26/4 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME conscience morale et de la raison scientifique, l'imagina- tion, la fantaisie de l'artiste. Il renonce en même temps à ses rêves démocratiques de régénération universelle ; déçu par les événements politiques et convaincu par son voyage de la variété des sociétés humaines, il aperçoit, avec la complexité des problèmes sociaux, le caractère relatif et incertain des solutions qu'on essaie d'en donner et des opi- nions qu'on professe à leur égard. Dès lors, son monde intérieur de sentiments et d'idées se trouvait constitué dans sa riche diversité ; parmi les croyances et les tendances essentielles dont l'équilibre délicat assurait l'harmonie de sa nature,il yenadontlesévénements extérieurs et dont le cours des années ont accru de plus en plus l’importancerelative ; mais on ne saurait dire qu'ils en aient créé de nouvelles. En 1850, Renan obtint une place à la Bibliothèque nationale, et de 1850 à 1856, habitant avec sa sœur Hen- riette, il poursuivit ses études de philologie et d'histoire religieuse. Il publia en 1852 Averroës el l'Averroïsme, où 1] montrait les dangers de l’orthodoxie théologique qui arrêta chez les musulmans l’évolution de la pen- sée scientifique et philosophique. L'Histoire générale des langues sémitiques parut en 1855 et, l’année suivante, il était nommé membre de l’Académie des inscriptions. Il publiait en même temps dans le Journal des Débats et la Revue des Deux Mondes, des articles qu’il réunit sous le titre d'Études d'histoire religieuse (1857) et d'Essais de mo- rale et de critique (1859). Les préocçupations morales et arüsliques y sont également marquées. On y trouve déjà tous les traits principaux de sa méthode historique : il s'appuie, en érudit, sur une étude attentive des textes, il cherche à dégager l'intérêt philosophique du mouvement historique qu'il étudie et il s'efforce de parler au sentiment et à l’imaginalion par des portraits vivants qui symbolisent ce mouvement. Un souci tout nouveau du style se re- ERNEST RENAN 265 marque dans ces études; Henriette Renan apprit à son frère à viser avant tout à la simplicité, et il atteignit sous son influence à quelque chose d’austère et de délicat tout ensemble. Sur l’état politique et social de la France, dont il continuait à s'occuper, ses jugements sont sévères : il ne voyait partout que recherche de l’utile et n’apercevait d’éléva- üon morale ni dans les masses, ni dans la classe dirigeante. IN Il épousa en 1856 M'° Scheffer, la nièce du peintre Ary Scheffer, M'° Scheffer, « lui fit voir en toute chose le na- turel, le pittoresque ; dans cet érudit et ce penseur, elle éveilla le poète endormi ». Son entrée dans ce milieu ar- tistique et son mariage achevèrent la transformation qui fit « du savant auteur de l'Histoire des langues sémiliques, l'écrivain poétique et génial de la Vie de Jésus ». Son style prit une grâce et une fraîcheur exquises. Et c’est avec toutes ses facultés pleinement développées qu'il aborda la grande œuvre qui devait occuper vingt années de sa vie : les Origines du Christianisme. I en écrivit le premier vo- lume, la Vie de Jésus, pendant un voyage qu'il fit en Phé- nicie (1860-61), comme chargé d’une mission ,archéolo- gique ; il le conçut en Galilée, devant les paysages mêmes qu'avait vus Jésus, et il le rédigea aux côtés de sa sœur Henriette, qui l'avait accompagné et qui mourut auprès de lui, le 24 septembre 1861, à Amschit, emportée par un accès de fièvre pernicieuse. Renan a consacré à la mémoire de sa sœur un opuscule, Ma sœur Henriette, üré d’abord à cent exemplaires seulement, qui n’a été rendu public qu'après sa mort et qui, par la profondeur et la pureté du sentiment comme par la beauté admirable de la forme, est peut-être son chef-d'œuvre. À son retour de Phénicie, 266 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME il fut nommé professeur de langue hébraïque, chaldaïque et syriaque au Collège de France (janvier 1862). Mais sa première leçon, où il nommait Jésus « un homme incom- parable », ayant excité des manifestations violentes des cléricaux et des anticléricaux (21 février), le cours fut sus- pendu et, deux ans plus tard, supprimé. Dans l'intervalle, la publication de la Vie de Jésus (23 juin 1863) avait fait de lui un des hommes les plus célèbres d'Europe. Ge livre charmantest la première tentative qui ait été faite pour re- constituer, en s’appuyant sur les textes, la physionomie de Jésus, considéré comme un personnage historique, et le milieu où il a vécu. Et tout en découvrant chez Jésus, en psychologue et en artiste, l’homme d’un pays et d’une époque, Renan dégage, en philosophe, ce qu'il y a, dans sa morale, de vérité éternelle. Dans le deuxième volume des Origines, les Apôtres (1866), il cherche à expliquer la croyance à la résurrection du Christ où il voit l'illusion de l'amour. Pour écrire le troisième volume, Saint Paul, il fit un nouveau voyage en Orient (1864-65), afin de visi- ter les lieux où avait passé l’apôtre; il analyse dans son ouvrage l’état moral et social de l'empire romain et le ca- ractère de l’apôtre, pour nous montrer comment Paul, l’homme d’action, a rendu viable la religion rêvée par Jésus et comment sa foi ardente l’a emporté à la fois sur l’étroi- tesse rituelle des Juifs, qui aurait entravé l'expansion de la religion nouvelle, et sur le scepticisme indifférent des païens, auxquels l’administration impériale assurait bien la sécu- rité et le bien-être matériels, mais dont le polythéisme ne pouvait satisfaire les besoins moraux. Il y indique en même temps le conflit entre la nouvelle conception morale et re- ligieuse de la vie, que la Judée allait imposer à l’Europe, et la conception artistique de la vie, qui avait été celle de la Grèce. ERNEST RENAN 267 V En 1869, Renan ayant terminé et fait paraître Saint Paul, se présenta comme candidat de l'opposition libérale aux élections législatives de Seine-et-Marne, où il échoua. Les deux années suivantes, la Guerre et la Commune pro- duisirent dans sa pensée, comme autrefois la réaction qui suivit 48, un ébranlement profond : Je règne de la raison et du devoir était plus éloigné encore qu'il ne l’avait cru ; ce qu'il y avait de folie, de barbarie, de brutalité immorale chez les peuples les plus civilisés, Allemands ou Français, éclatait au grand jour; les imperfections fatales de la na- ture humaine ne conduisaient-elles pas à croire que le pro- grès n’est qu'une illusion ? Il interrompit ses études d’his- toire religieuse pour proposer à la France, dans la Réforme intellectuelle et morale (1872), un plan de réorganisation et pour faire dans les Dialoques philosophiques (écrits en 1871, publiés cinq ans plus tard) son examen de cons- cience philosophique. Dans la Réforme intellectuelle et morale, il rejette l’organisation démocratique issue de la Révolution française et dont la Guerre et la Commune lui paraissent être la condamnation; il veut reconstituer la France sur un type aristocratique, placant à sa tête une élite de gens d'esprit supérieur et que leur situation mette à l'abri des tentations intéressées ; c'est, sous une forme nouvelle, le rêve qu’il avait conçu, dès 1848, d’une élite intellectuelle et morale chargée de diriger la nation. Dans les Dialogues philosophiques reparaissent aussi, les convictions qu'il s'était formées déjà quand il écrivait l'Avenir de la Science : la science seule permet de con- naître la vérité; il n’y a point de surnaturel particulier ; l'univers va vers sa fin, qui est la réalisation de l'idéal, sous l'impulsion d’une nécessité intérieure; l’homme participe à l’œuvre de l'univers par la science, par la mo- 268 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME rale et par l’art, c’est-à-dire par l'effort désintéressé vers l'idéal. Plus qu'autrefois, Renan insiste sur l'incertitude de nos connaissances, sur les hasards et les avortements sans nombre qui accompagnent la réalisation de l'idéal ; 1l se demande si la raison et la justice sont destinées à se réaliser sur la planète Terre, et si tout ce que pourra faire l'élite, ce ne sera pas de mettre un jour la masse hors d'état de lui nuire, en régnant sur elle par la terreur, grâce à la supériorité de ses connaissances scienüfiques. Nous ne trouvons pas, dans les Dialogues philosophiques, de princi- pes tout à fait nouveaux, mais seulement des applications nouvelles, parfois paradoxales, de principes anciens et un déplacement dans l'importance relative d'idées que Renan avait énoncées déjà ; les tendances sceptiques et pessimistes qui étaient demeurées jusque-là dans une demi-obscurité, apparaissent en pleine lumière et au premier plan. Le quatrième volume des Origines, V'Antechrist, porte la marque de ce désenchantement ; il n’a plus la sérénité des Apôtres ou du Saint Paul; Renan y raconte la lutte entre la civilisation antique et le christianisme, entre l’art, la beauté visible et la foi, la vertu, la morale; entre Néron et saint Paul ; le fanatisme étroit de l’apôtre le satisfait aussi peu que le dilettantisme féroce de l’empereur; il voudrait à saint Paul un sentiment plus juste de l'incertitude des opinions humaines et repris par le charme de l'Italie, où il était retourné pour préparer son ouvrage, sentant d’ailleurs tout ce qu'il ÿ a souvent de vain dans l'effort de l’homme vers le bien moral, il se demande si la beauté ne vaut pas la vertu. VI Il n’en continue pas moins, d’un travail incessant et ré- gulier, les Origines du Christianisme. À l’Antechrist suc- cède l’Église chrétienne, puis le dernier volume : Marc- ERNEST RENAN 269 Aurèle. Dans ces deux derniers volumes, il nous montre les dangers que peut présenter le gouvernement d’une élite, d’une aristocratie intellectuelle et morale. Dans l'Église chrétienne, 1 étudie le gnosticisme; dans Marc- Aurèle, 11 cherche ce que le stoïcisme a fait pour l'empire romain. Le gnosticisme et le stoïcisme ont échoué, parce qu'ilsne s’adressaient qu'à uneélite ; le christianisme a réussi parce que c'était une morale universelle et qui s’adressait au sentiment de tous. Le christianisme représente dans l'antiquité ce que représente le socialisme dans les temps modernes : la protestation contre l'injustice sociale. Renan, dans ces volumes, nous apparaît plus défiant que jamais vis-à-vis de tout dogmatisme, en dehors des sciences positives de la nature, seules maîtresses de certitude. Il revient en même temps à une vue moins pessimiste de l’évolution sociale et se réconcilie jusqu’à un certain point avec la démocratie, moins dangereuse pour la haute culture désintéressée que ne le serait le triomphe des partis con- servateurs et cléricaux. C'est cette attitude intellectuelle que nous découvrent clairement les Drames philosophiques, écrits entre 1878 el 1886’. Renan voit de plus en plus ce qu'il y a d'incomplet et d’incertain dans tous les systèmes politiques et sociaux, dans toutes les théories morales et religieuses ; 1l distingue ce qu'il peut y avoir pourtant de vérité relative dans les systèmes les plus contraires ; il conçoit des façons de vivre très différentes et qui toutes lui semblent légitimes, parce que toutes elles sont éloignées de celles des sots et des mé- chants; aussi ne présente-tl plus ses idées philosophiques, ses théories morales et sociales sous forme dogmatique ; il incarne dans des personnages distincts les opinions oppo- sées. Le style de Renan dans la dernière partie de sa vie se 1. Voir aussi à ce sujet l'étude sur Hegel, page 254. FT 270 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME transforme encore; ce n’est plus le style de la Vie de Jésus ; mais s’il n’en a plus la grâce austère il a, avec le même charme et la même simplicité, plus de liberté et plus d'abandon, plus de fantaisie et plus d’audace. Jamais son ‘génie n’a ressemblé davantage, par son aisance et par son naturels parfaits, à celui des grands écrivains grecs. Les Souvenirs d'enfance et de jeunesse, publiés en 1883, sont le chef-d'œuvre de cette nouvelle manière. Tout en écrivant de temps à autre quelque article de revue ou quelque drame philosophique pour se distraire de ses travaux historiques, Renan continuait sa collaboration au Corpus des inscrip- tions sémitiques, dont il avait conçu l’idée et tracé le plan en 1868, et il commençait à soixante ans à rédiger l’His- toire du peuple d'Israël pour montrer comment s'était for- mée peu à peu chez les prophètes l’idée d’une religion sans dogmes et sans rites, consistant seulement dans la pureté du cœur et dans l’amour de la Justice. En 1892, il en termi- nait le cinquième volume et, rejoignant ainsi l’époque de Jésus, 1l menait à bien, avant de mourir, la grande œuvre de sa vie, destinée à raconter l’origine et le développement de l’idée morale qui est l’essence du christianisme et qui constitue la religion éternelle. Pendant ses dernières années, persuadé toujours que, de manière ou d'autre, à travers des foules-d’erreurs et d’échecs, l’idéal se réalise dans le monde et que la vérité finira par l'emporter; convaincu d’autre part du caractère complexe et relatif de toutes les vérités morales, sociales et religieu- ses ; 1l était devenu d’une sérénité ironique etbienveillante: ironique pour tout dogmatisme étroit et intolérant, bien- veillante pour tout effort vers le vrai, vers le bien, ou sim- plement vers le bonheur. Ni les souffrances de la maladie ni l'approche de la mort ne troublèrent cette sérénité : « J’ai fini ma tâche, dit-il, je meurs heureux. Il n’y a rien de plus naturel que de mourir. Acceptons la loi de l'univers. » PLATONISME ET ÉVOLUTIONNISME Exercilium arithmelicæ occultum nes- cientis se numerare animi. LEiïBniz. Ocot dE brolauGavouoty, dorcp…. Eretourros, 10 xakAtotoy za! dptorov UN EV y etvar Did TO za TOY pUTGV 2at Tv Cuwv Tùs doyas aÙrux Èv etyat, TO Oz xxhOV zut TÉELOY Év TOI 24 TOUTUWY.. ARISTOTE. C'est de logique et de morale, Messieurs, que nous devons nous occuper cette année. Mais toute logique, toute morale, supposent une métaphysique, explicite ou impli- cite, réfléchie ou irréfléchie. C’est de la doctrine métaphysi- que, qui nous servira à déterminer le plan de notre cours, qu'il nous faut parler d’abord. Et c’est à vous en donner une idée que je consacrerai la première partie de cette leçon. La nature et le but de cet exposé nous tracent d'avance les limites où nous devrons nous renfermer. Et d’abord, le 1. Leçon d'ouverture aux cours de logique et de morale à l’Univer- sité de Bruxelles ; extrait de la Revue de l’Université de Bruxelles, dé- cembre 1897. 272 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME temps restreint dont nous disposons nous forcera à nous en tenir à des affirmations sans preuves. Déjà, ne nous sommes- nous pas bornés à affirmer, sans la prouver, la nécessité d’une métaphysique pour lelogicien et le moraliste ? — En- suite, je ne vous exposerai de cette doctrine que ce qui est nécessaire pour fournir des idées directrices à notre logi- que et à notre morale. — Enfin, pour faire plus aisément saisir ma pensée, je me bornerai à la définir par rapport à des doctrines qui se rencontrent dans l'histoire, en particu- lier par rapport aux philosophies qui exercent aujourd’hui le plus d'influence ; et de ces philosophies je dégagerai seulement les affirmations qui, par leur accord ou leur opposition avec ma conceplion propre, peuvent aider à comprendre celle-ci. Les doctrines dont l'influence est aujourd’hui la plus grande sont le rationalisme kantien et l’évolutionnisme spen- cérien. — Le point de vue de Kant est celui du rationa- lisme critique. Il y a, d’après Kant, des lois universelles et nécessaires que la pensée applique à n'importe lequel de ses objets par cela seul qu’elle le pense. Ces lois éternelles de l'esprit, le métaphysicien a pour tâche de les déterminer. et il n’a pas d’autre tâche. La métaphysique se ramène à une critique de la raison. — Le point de vue de Spencer est celui de l’évolutionnisme empirique. Le but de la philo- sophie première, pour lui, c'est de déterminer la loi d'é- volution de l'univers temporel et spatial, le sens dans lequel celui-ci se transforme. L'ordre et l'harmonie, impar- faits et précaires d’ailleurs, qui règnent dans l’univers, la vie, la moralité, la raison sont des effets nécessaires et pas- sagers de cette évolution. Ce qui fait l'insuffisance du kantisme, c’est de n'avoir pas rattaché aux lois éternelles de la pensée la loi du déve- loppement temporel de l'univers ; Kant s’est borné à déter- miner les caractères qui, toujours et partout présents dans PLATONISME ET ÉVOLUTIONNISME 273 notre représentation des choses, sont liés à la nature même de l'esprit ; en cequi concerne l’ordre plus ou moins impar- faitement réalisé dans les phénomènes, Kant admet la pos- sibilité d’un principe de finalité, pour expliquer les harmo- nies de la vie ; il fonde directement la loi morale sur la raison pure ; et comme les conditions d'existence de la loi morale lui paraissent incompatibles avec les conditions d’exis- tence de l’univers phénoménal telles que les définit la rai- son théorique, il admet, au delà du monde des apparences qui serait celui de la science, un monde de choses en soi, seul réel, en même temps qu’absolument irreprésentable, où se trouveraient réalisées les conditions de la moralité. — Nous admettrons, au contraire, que les harmonies vitales et la moralité ne trouvent pas dans les lois éternelles de la raison une explication et une justification directes; que leur étude est une partie de la science du devenir; qu'elles ne doivent être envisagées que comme des résultats nécessai- res, imparfaits et passagers de l’évolution universelle, et qu'il faut nier l'existence d’un monde de choses en soi échappant par hypothèse aux conditions de la pensée logi- que et de la connaissance sensible, et dont cependant la nature, la réalité, la possibilité même ne peuvent être défi - nies que par des notions et des rapports empruntés à la con- naissance sensible et à la pensée logique. Inversement, ce qui fait l’insuflisance de la philosophie de Spencer, c'est que, les liaisons qui nous semblent néces- saires étant dans cette doctrine des associations empiriques formées, à un certain moment du temps, entre nos états de conscience, rien ne permet d’aflirmer que l'évolution ne defera pas ce qu’elle a fait et que ces liaisons soient des nécessités logiques éternelles. Bien plus, dès que le philo- sophe veut raisonner sur les notions premières, il est con- damné, d’après Spencer, à d’insolubles contradictions. — Nous admettrons, au contraire, qu'il y a des lois éternelles, Bertarror. — Evolutionnisme. 18 274 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME constitutives de l'esprit lui-même, et ne le conduisant pas à des contradictions insolubles; et nous admettrons que c’est à ces lois éternelles qu'il faut essayer de rattacher la loi de l’évolution. Adopter l’empirisme et l’agnosticisme de Spencer, ce ne serait pas seulement nous réduire à consi- dérer comme une hypothèse indémontrable la réalité même d’une loi d'évolution valable pour l'avenir comme pour le passé et pour tous les espaces comme pour tous les temps, ce serait encore nous condamner à déclarer inconcevable les conditions qui fondent la possibilité de cette hypo- thèse, comme, par exemple, l'existence et l'infinité de l’espace et du temps. Puisque d’une part il appartient au métaphysicien de déterminer les lois universelles que l’esprit impose à l’uni- vers, définissable seulement comme un ensemble de repré- sentations et de concepts, de phénomènes sensibles et de rapports logiques ; puisque d’autre part il existe, à côté des lois éternelles, des lois d'évolution, et que celles-ci se rattachent aux précédentes, ne peut-on appeler notre doc- trine un rationalisme évolutionniste? Ne peut-on dire plus brièvement encore, et ramassant en un mot ces deux idées, que c’est un hégélianisme ? Hegel, en effet, tout en rejetant la croyance à un monde de choses en soi différent du monde des phénomènes, sou- tient avec Kant que la tâche du métaphysicien et sa seule tâche, c’est de déterminer les lois nécessaires de la pensée. Et d’un autre côté il essaye d’établir que poser seulement, et sans plus, les lois éternelles de la pensée abstraite con- duit l'esprit à des contradictions, que la position même de l'Idée, sous sa forme la plus générale et la plus indétermi- née, implique nécessairement la notion d’une évolution de l’Idée dans le temps ; bien plus, qu’elle implique la loi de cette évolution, loi qu’on ne saurait sans contradiction concevoir comme autre que ce qu’elle est. La métaphy- PLATONISME ET ÉVOLUTIONNISME 275 sique devient alors une dialectique. Par cela seul qu'il pense une certaine idée, l'esprit est logiquement forcé, pour éviter la contradiction, d’en penser une autre plus com- plexe ; il est forcé en particulier, par cela seul qu’il a pensé la notion d’être en général, de penser la notion de temps. Et par cela seul qu'il pense un certain état de l’univers dans le temps, défini par son idée, l'esprit est forcé d'en penser un autre, défini par une idée plus complexe et plus riche, comme succédant nécessairement au précédent; la vie et la moralité en particulier sont à la fois des moments historiques du développement de l’univers temporel et des moments logiques de l’évolution de l’Idée; le dialecticien, du même coup, les explique historiquement et les fonde en raison. Pourtant, ce serait donner de notre doctrine une défini- tion incomplète et même en partie inexacte que de la nom- mer hégélienne. Un rationalisme, en effet, peut être ou qualitatif ou quantitatif; il peut être ou n'être pas un ma- thématisme. On peut admettre ou bien que les rapports entre idées doivent être conçus comme des rapports entre qualités hétérogènes, ainsi que le sont, par exemple, les rapports perçus entre la sensation du rouge et celle du bleu ; ou bien que tout rapport entre des idées se ramène, en dernière analyse, à un rapport entre des qualités mathéma- tiques, entre des concepts quantitatifs, comme les concepts du plus et du moins, du nombre cinq et du nombre dix, du commensurable et de l’incommensurable, de la variable et de la limite, de la vitesse et de la lenteur. Or, chez Hegel, les relations entre les concepts ou moments de l’Idée, qu’en- chaîne la dialectique, sont des relations d’hétérogénéité qua- litative qui ne sont pas ramenés à des rapports entre con- cepts mathématiques. — En même temps que la dialectique hégélienne est une dialectique toute qualitative, et à cause de cela même, la philosophie de Hegel n’est pas un évolu- 276 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME tionnisme dans le sens déterminé, que nous avons, en com- mençant, donné à ce mot. En montrant que chacun des concepts par où se définissent les moments successifs du deve- nir universel est tel que le poser seul et définir par lui l’état dernier de l’univers serait se condamner à la contradiction, Hegel ne cherche pas à expliquer commentse serait produit dans le temps le passage du simple au complexe, comment, parexemple, aurait pu se faire mécaniquement le passage de- la nature inorganique à la vie; les concepts nouveaux de plus en plus riches, qualitativement hétérogènes, par où 1} définit les moments successifs de l’évolution, apparaissent comme des fins qui, sous peine de contradiction, doivent se. réaliser ; mais la manière dont se fait cette réalisation, logi- quement nécessaire, demeure inexpliquée. La doctrine de Hegel est un finalisme logique, un finalisme qualitatif. — Cette conception, où se reconnait l'influence exercée sur Hegel par Aristote, nous ne la tiendrons pas pour sufli- sante. D'abord, parce que notre rationalisme sera de nature mathématique ; ensuite parce que le finalisme, qui consiste à douer d’une valeur métaphysique et à projeter dans l’univers matériel des rapports tout psychologiques, est in- compatible avec ce que nous avons appelé l'évolutionnisme. Ce rationalisme mathématique, ce mathématisme, pou- vons-nous le nommer du nom d’un philosophe ? Dans une certaine mesure nous le pouvons, et nous dirons que c'est une théorie platonicienne. Peut-être le nom de Platon a-t-1l ici, au premier abord, quelque chose de surprenant, et peut-être semblerait-il plus naturel de dire que notre thèse est pythagoricienne. Mais une étude attentive du pythago- risme montre que les Pythagoriciens étaient des savants et des hommes politiques, plutôt que des philosophes ; que l’œuvre de Platon a été de justifier philosophiquement, en les rattachant à la nature même de la pensée, les postulats sur lesquels reposait la science mathématique de la nature: LE ETS. » À PLATONISME ET ÉVOLUTIONNISME 277 æt de la société qu'avaient essayé de constituer les Pytha- goriciens ; et que, par là, Platon a été conduit, transfor- mant ces postulats eux-mêmes et envisageant les quantités non plus comme des choses, mais comme des rapports logiques, à changer en un idéalisme mathématique ce qu'on peut appeler le substantialisme arithmétique de l’école pytha- goricienne. — Qu'est-ce que la science ? À quelle condition la connaissance scientifique est-elle possible? Telest le pro- blème central de la philosophie platonicienne. La science, pour Platon, c’est la connaissance des idées ; elle n’est pos- sible que parce que dans la diversité changeante des phé- nomènes sensibles, l'esprit saisit des idées, c’est-à-dire des rapports uns et identiques. Et les relations entre idées sont comprises quand elles sont ramenées à des relations entre concepts mathématiques. — Ge que signifie cette doctrine dans son application à l’étude de la nature physique, il suf- fit, pour s’en rendre compte, de savoir ce qu'est l’une des hypothèses de la science contemporaine, l’hypothèse mécaniste. Pour Platon, comme pour un grand nomble de savants contemporains, l’idée de la chaleur ou celle du son, l’idée du rouge ou celle du bleu, c’est l’idée de certaines relations quantitatives ; le rapport entre l’idée du rouge et celle du bleu, l’idée du son et celle de la chaleur se ramène au rapport entre les idées de divers genres de mouvements définissables mathématiquement par leurs vitesses et leurs directions. — Mais Platon ne se borne pas, comme l'ont fait et Descartes et après lui beaucoup de physiciens mo- dernes, à appliquer cette théorie à l’étude des phénomènes spatiaux ; 1] applique à l'étude de l'âme et de la société. II tente, par exemple, de définir numériquement les relations entre les modes divers de la connaissance et ramène les rap- ports de leurs idées aux rapports de quatre concepts mathé- matiques ; ce rapport pour lui est du même genre que celui qui consiste à définir les rapports du point, de la ligne, de 278 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME la surface et du solide. Il essaye de déterminer par un nombre le rapport entre le bonheur de l’homme le plus juste et le plus heureux possible et celui de lhommele plus malheureux et le plus injuste possible ; ce problème pour lui est du même genre que celui qui consisterait à détermi- ner les rapports du son le plus aigu et du son le plus grave. Cette conception de la science dérive, suivant Platon, de: la nature même de la pensée. La pensée n’est possible que dans certaines conditions qui sont liées à sa nature. Il y a certains rapports nécessaires, éternels, uns et identiques avec eux-mêmes dans toutes les parties de l’espace et du temps, certaines idées que la pensée affirme de tous les phénomènes. temporels et spatiaux, de tous ses objets, par cela seul qu'elle les pense ; et le devoir du philosophe est de déter- miner dans leurs relations mutuelles ces idées, qui sont les. concepts fondamentaux des mathématiques. Le mathéma- tisme de Platon se justifie par une critique de la raison théorique, comparable jusqu’à un certain point à celle de Kant, mais plus cohérente et plus profonde, parce qu’elle ne prétend pas rendre compte par la position d’une « chose en soi » de la dualité entre le sensible et l'intelligible. Le platonisme n’est pas seulement un rationalisme cri- tique et mathématique ; c’est une dialectique, comparable jusqu’à un certain point à celle de Hegel, mais plus pru dente et plus souple à la fois. Platon a cherché à montrer qu’en posant les idées premières, constitutives de la pen- sée, les idées d’unité, d'identité, les postulats de la science mathématique, l'esprit est logiquement forcé de poser des idées de plus en plus complexes, en particulier les idées d’infini, de variation, de changement dans le temps, de phénomène sensible, et l’idée d’un certain ordre dans ce devenir, de la réalisation plus ou moins complète et de la fixité plus ou moins grande de certains rapports mathéma- tiques entre les phénomènes sensibles : rapports réalisés PLATONISME ET ÉVOLUTIONNISME 279 d’ailleurs de plus en plus imparfaitement et de plus en plus rarement, à mesure qu'ils sont plus complexes: comme ceux qui constituent, par exemple, le système des astres et les corps vivants, ou comme ceux qui constituent la con- naissance vraie, la vertu, la justice. Ainsi la dialectique platonicienne est inséparable de la thèse suivant laquelle les idées participent les unes des autres et de la thèse suivant laquelle les phénomènes sensibles participent des idées ; double participation sans laquelle la pensée serait impossible. Ne pouvons-nous dire enfin que notre philosophie est pla- tonicienne ? La doctrine de Platon n’est-elle pas un rationa- lisme critique, une dialectique, un mathématisme? Mais Platon n’est en aucune manière évolutionniste. Il définit directement la relation entre l’ordre sensible qu’étudient le physicien ou le moraliste et les idées éternelles qu'étudie le géomètre. [Il ne cherche pas comment, au cours du temps, cet ordre, ces ensembles de rapports de plus en plus com- plexes, ces proportions, qui constituent le système solaire, la vie, la vertu, la justice, se sont formés graduellement ; tantôt, lorsqu'il étudie les trajectoires régulières des astres, périodiquement identiques à elles-mêmes, il les explique directement par une finalité intérieure aux phénomènes sen- sibles ; tantôt lorsqu'il traite de la société juste, de la cité idéale, la plus une et la plus stable possible, il déclare que la réalisation en dépend d’une rencontre très complexe de circonstances, d’un accident heureux, impossible à prévoir. in outre, puisque l’ordre du monde a son explication dans l'existence d’un principe éternel de finalité, il est éternel comme son principe même, et il ne saurait y avoir des alternatives perpétuelles d'évolution et de dissolution, dans l’espace infini, au cours du temps infini. Ce sont là autant de propositions que nous ne pouvons admettre ; la doctrine platonicienne est un finalisme mathématique, et pour nous le finalisme est aussi inacceptable sousune forme mathématique 280 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME que sous une forme qualitative ; affirmer l'existence d’har- monies plus ou moins parfaites dans l’univers, ce n’est pas affirmer l’existence d’un principe propre et irréductible de finalité ; la finalité n’est pas un principe d’explication. Mais rien ne nous empèche, en conservant les idées direc- trices du platonisme, de rejeter cette dernière théorie et d'admettre que l’ordre sensible, toujours imparfait et pré- caire, et de plus en plus imparfait et précaire à mesure qu'il s’agit d'ensembles plus compliqués, s'explique sans recours à la finalité. Nous pourrons alors, — et nous nous en tien- drons à cette formule, — définir notre doctrine un plato- nisme évolutionniste. Il Quelle conception maintenant devrons-nous nous faire de la logique et de la morale ? La logique a pour but d'étudier la méthode des sciences. Cette méthode dépend de la nature de l’objet à connaître. L’objet de la science proprement dite, c’est toujours, en fin de compte, un ensemble de rapports mathématiques ou de rapports idéaux réductibles à des rapports entre concepts mathématiques. Mais l’idée que l’on se fait d'ordinaire des mathématiques n'est-elle pas trop étroite ? Les généralisa- lions successives par lesquelles l'esprit s’est élevé de l’arithmé- tique à l'algèbre et de l'algèbre à l'analyse ne sauraient-elles être dépassées ? Ne s’est-on pas trop exclusivement efforcé d'adapter l’idée de quantité à l’étude des rapports matériels et spatiaux ? Ne peut-on concevoir une quantité purement ordinale qui s’affirmerait de l’immatériel comme de la ma- tière ou de l’espace, qui demeurerait ainsi plus générale que les diverses formes extensives de la quantité à l'étude des- quelles les sciences se sont attachées jusqu'à présent et qui PLATONISME ET ÉVOLUTIONNISME Sr permettrait par là d’entrevoir ce que devrait être la mathé- matique universelle rêvée par Platon et par Leibniz, science de l’ordre et non plus seulement de la mesure? Et recher- cher les propriétés de la quantité purement ordinale, la nature de l’ordre harmonique et de l’ordre désharmonique en ce qu'ils ont de plus général, ne serait-ce pas la tâche même que doit se proposer la logique formelle et dans laquelle rentrerait, entre autres choses, cette syllogistique à laquelle on a prétendu d'habitude la réduire ? D'autre part les rapports mathématiques sont de plus en plus complexes, puis de plus en plus instables. Nous nous trouverons conduits à diviser les sciences en trois groupes, l'examen des méthodes scientifiques en trois parties. Nous devrons considérer d’abord la méthode qui permet d’étudier les rapports mathématiques éternels en eux-mêmes, l’ana- lyse mathématique. Puis nous passerons à ces groupes de rapports mathématiques réalisés dans le monde sensible, à tel moment du temps, dans telle partie de l’espace, groupes de plus en plus complexes et instables que nous appelons les sytèmes stellaires, les énergies mécaniques, physiques et chimiques, les êtres vivants ; l’objet de la science devenant plus changeant et plus multiple, la méthode, comme l’objet, se transforme et se complique ; ce que l'esprit saisit immé- diatement, ce ne sont pas des actions élémentaires, mais des résultantes, hétérogènes en apparence, et cela d’autant plus que les mouvements d’où elles résultent soutiennent des rapports plus nombreux et plus variés. L'analyse mathé- matique ne suffit plus; et de l'astronomie à la physique, puis à la chimie, puis à la biologie, son importance relative devient moins grande ; la méthode devient avant tout expé- rimentale. Dans un troisième groupe de sciences, nous rangerons la psychologie, les sciences sociales, l’histoire ; bref, ce qu'on nommait autrefois sciences morales et politiques. D'une 282 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME part, dans ces sciences, et par là elles ressemblent aux pré- cédentes, il s’agit, non d'idées universelles et éternelles, mais de rapports entre des identités présentes seulement dans certaines parties de l’espace et du temps ; pour l’his- torien, comme pour l’astronome, c’est même d'événements particuliers et d'individus qu'il s’agit. Dans ces sciences d'autre part, et par là elles se distinguent des précédentes, l'esprit étudie les êtres conscients en tant que tels. — La complexité et l'instabilité croissantes des rapports à étudier, la difficulté de plus en plus grande qu'il y a à les définir par des concepts fixes et distincts, et à lier ceux-ci en ensembles durables, en limitant considérablement ou en excluant complètement l'emploi de l'analyse mathématique et celui de l’expérimentation, amènent une nouvelle trans- formation des méthodes ; l’esprit procède surtout par des observations et des raisonnements portant autant ou plus sur des concepts qualitatifs et sur des rapports ordinaux que sur des concepts quantitatifs et sur des rapports mesu- rables. Ici d’ailleurs la tâche du logicien se complique, à cause de la nature de l’objet qu'étudient la psychologie et les sciences sociales, et pour des raisons que nous permet de comprendre le caractère évolutionniste de notre doctrine. D'une manière générale, les sciences se sont constituées d'autant plus tôt que leur objet était pius simple et plus durable, et l’ordre dans lequel nous venons de les énumérer répond jusqu’à un certain point à l’ordre de leur développe- ment historique. Dès le temps des Grecs, les mathéma- tiques étaient une science positive, c’est-à-dire consistant en propositions dont tous les savants reconnaissaient et dont ils n’ont pas cessé depuis de reconnaitre la vérité. La physique est devenue une science positive au xvu‘ siècle. L'accord sur les résultats ne va pas sans l'accord sur les méthodes, el ainsi notre tâche ne sera pas de rechercher quelle méthode PLATONISME ET ÉVOLUTIONNISME 283 convient aux mathématiques proprement dites ou à la phy- sique ; ce sera seulement de déterminer la nature véritable des méthodes sur l'emploi desquelles mathématiciens ou physiciens sont d’ailleurs d'accord. Et déjà sans doute, la nature de la méthode étant liée pour chaque science à celle de l’objet, nous pourrons être amenés, pour comprendre la nature des méthodes, en étudiant les notions fondamentales des mathématiques et de la physique contemporaines, à rechercher s’il n’y a pas lieu de transformer en les généra- lisant la notion de quantité dont on fait aujourd'hui usage en analyse et la notion d'équilibre dont on fait aujourd’hui usage en mécanique. Mais quand nous en viendrons à la psy- chologie et aux sciences sociales, nous reconnaîtrons qu’à cause de la complexité et de la variabilité de leur objet, ce ne sont pas encore là, même aujourd’hui, des sciences positives consistant en un ensemble de vérités incontestées. et possédant une méthode dont la valeur serait universelle- ment admise et qui permettrait d'accroître régulièrement le nombre des vérités acquises. Par suite, le rôle du logicien ne sera plus seulement d'analyser la nature des méthodes que les savants spéciaux s'accordent à employer ; ce sera de chercher à déterminer les méthodes qui conviennent à l'étude de ces objets nouveaux. Si notre doctrine, dans la mesure où elle est évolution- niste, nous permet de nous expliquer ces difficultés, elle nous permettra, dans la mesure où elle est rationaliste, de comprendre d’autres difficultés, plus grandes encore, que soulèveront nos recherches sur la méthode en psychologie. Là plus que partout ailleurs, nous devrons unir les consi- dérations relatives à la méthode scientifique et celles qui se rapportent à l’objet de la science. Si la psychologie porte sur une classe particulière de phénomènes sensibles, et si par un côté elle est inséparable des sciences de la nature, par un autre côté elle est inséparable de la métaphysique. 28/4 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME Déjà sans doute pour expliquer le succès des diverses mé- thodes scientifiques, pour définir les méthodes qu'il sera possible d'appliquer avec succès à l’étude de questions nou- velles, pour justifier la vérité, relative ou non, des résultats auxquels l'emploi de ces méthodes a conduit ou doit con- duire les savants, nous serons amenés à poser des pro- blèmes métaphysiques sur la valeur de la connaissance et la nature de l’univers. Mais la pénétration de la métaphysique dans la psychologie est plus profonde et plus intime ; 1l n’est pas possible, et cela à cause de la nature même de l’objet de la psychologie, à cause de la nature mème de l'esprit, de constituer une psychologie entièrement positive et séparée de la métaphysique, comme il a été possible de constituer la physique ou la chimie à l’état positif. Le pro- blème des rapports entre la conscience individuelle et finie d’une part, et d'autre part l'infini inconscient de l’espace, entre les concepts quantitatifs et les rapports mesurables du savant d’une part et d'autre part ces qualités hétérogènes et cas rapports ordinaux que sont nos sensations et nos affections, entre la conscience empirique ou sensible d’une part, simple multiplicité temporelle d'états particuliers dont les relations correspondent à des relations spatiales particulières, et d’autre part la pensée logique, la connais- sance d’identités et de vérités qui dépassent l'instant et le lieu présents : voilà autant de problèmes métaphysiques qui sont liés les uns aux autres et au sujet desquels le psy- chologue, qu’il le veuille ou non, qu’il le sache ou non,est obligé de prendre parti, même quand il entend se restreindre à la psychologie empirique, à la psychologie physiologique ou à ce qu'on peut appeler la psychologie sociologique. Il est impossible de définir complètement la méthode de la psychologie en laissant de côté la métaphysique. Ainsi nous serons conduits, après avoir posé les problèmes métaphy- siques auxquels aboutit la logique des mathématiques et PRE) PLATONISME ET ÉVOLUTIONNISME 285 celle des sciences physiques, à déterminer la méthode qui permet de les résoudre. Et ce sera le terme de nos études de logique. La logique de la psychologie et des sciences sociales nous servira à passer à l'étude de la morale, dont elle définira la méthode. Le but de la morale pour nous, ce sera, au sens large du mot morale, d'étudier l’action chez les êtres con- scients, ou, si nous prenons le mot dans un sens plus étroit, d'étudier l’action chez les êtres conscients qui vivent en société. L'idée que nous nous ferons de la morale sera ainsi, à certains égards, différente de celle que les moralistes s’en sont faite le plus souvent. La moralité, considérée comme un fait psychique en présence duquel nous nous trouvons, peut donner lieu comme les autres faits psychiques, comme le langage par exemple ou comme la perception, d’une part à des recherches scientifiques, en partie sociologiques, en partie psycho-physiologiques, d’autre part à des recherches inétaphysiques ; et cette double recherche, scientifique et métaphysique, par où l’on tente de déterminer le rapport de la moralité à l’évolution physico-biologique d’une part, à la raison d’autre part, conduit à des résultats qui sont vrais Où faux, mais qui ne sauraient avoir de caractère mo- ralement obligatoire. Quant à la position même de l’idéal, elle est hors du domaine de la vérité et de l’erreur. Il ne saurait ÿ avoir pour nous une vérité morale, comme il y a une vérité mathématique, une vérité physique, une vérité psychologique. L'idéal moral ne saurait être, à proprement parlé, ni démontré, ni réfuté, bien que le jugement moral, comme le jugement théorique, implique cette opposition du rationnel et de l’irrationnel, de l’ordre harmonique et de la désharmonie, sans laquelle il ne peut y avoir d'esprit et dont l’opposition entre la vérité et l'erreur n’est qu’un cas parüculier. Nous rechercherons comment l’âme, et en particulier 286 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME l'âme humaine, qui déjà elle-même est un équilibre très complexe et une très riche harmonie, crée en elle des équi- libres de plus en plus complexes, des harmonies de plus en plus riches, ces équilibres, ces harmonies que nous appe- lons bonheur, sagesse, vertu, justice, amour. Et notre doc- trine, en morale comme en logique, sera évolutionniste en même temps que platonicienne; car nous essayerons de montrer que, par l'effet même de l’évolution naturelle et sociale de l’âme, il se réalise dans le monde quelque bon- heur, quelque sagesse, quelque vertu, quelque justice et quelque amour. De sorte qu'après avoir étudié dans la logique par quels moyens progresse dans les âmes indi- viduelles cet ordre harmonique qui constitue la connais- sance de l’univers, nous verrons comment, en même temps que l'Esprit devient plus clairement conscient en elles, les âmes individuelles complètent l’univers en y déterminant des groupes de rapports ordinaux de plus en plus variés, des équilibres nouveaux, des harmonies supérieures, à la fois par la richesse et par la simplicité à celles que l’uni- vers inconscient a réalisées en lui-même : plus complexe et plus une qu’un système solaire est l’âme d’un sage ou une société juste; ces harmonies, ces équilibres, d’ail- leurs, sont de moins en moins parfaitement, de moins en moins souvent réalisés, de plus en plus passagers et fra- giles, à mesure qu'ils sont plus complexes et plus riches, et cela parce qu'ils ne sont pas les principes de l’existence, mais les résultats de l’évolution; la vie est quelque chose de plus fragile et de plus rare qu’un système d'étoiles ; et plus rares et plus fragiles encore que la vie sont le bonheur, la sagesse, la justice ou l’amour. Rien ne se comprend vraiment que dans son rapport à la personnalité spirituelle. Elle est la fleur de l’univers. Mais elle n’est ni le sol d’où la plante jaillit ni le soleil qui la fait épanouir. APPENDICE I SUR LE DARWINISME, LE LAMARCKISME WEISSMANNIEN ET LE CUVIÉRISME ÉVOLUTIONNISTE Depuis la publication de mon étude sur le darwinisme, les idées nouvelles qu’elle contenait sur certains points ont été acceptées ou retrouvées par quelques biologistes de pro- fession. Dans son discours d'ouverture aux cours de l’Université de Bruxelles (1907), M. Lameere accepte au sujet de l’origine des espèces, la thèse que j'ai appelée un weiss- mannisme lamarckien. En effet, tout en rejetant une partie des théories de Weissmann, il déclare comme celui-ci que les caractères spécifiques nouveaux et héréditaires ne sau- raient provenir de l’hérédité des caractères acquis pendant la vie individuelle, mais seulement des tendances inhé- rentes aux germes. Et d'autre part, il déclare également que la formation d’espèces nouvelles par mutation est due à l’action directe du milieu et non à la sélection. « La cause des variations, quelles qu’elles soient, doit être cher- ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME (62) 28 chée dans l'influence exercée par les milieux sur les orga- nismes. » € La fécondation ne peut agir efficacement que si les parents sont eux-mêmes influencés au préalable. » M. Lameere accepte également cette idée que Darwin a eu tort de vouloir expliquer le mécanisme de la variation spécifique par la même cause qui explique l'adaptation, souvent admirablement précise, des organismes à leurs conditions d'existence. Le rôle de la sélection, selon M. Lameere, c’est d'expliquer les adaptations, ce n’est pas d'expliquer l’origine des espèces. Mais il entend conseryer le nom de darwinisme à toute théorie qui explique l’adap- tation des organismes à leur milieu par la sélection natu- relle. — Sans doute les définitions de mots sont libres et le sens du mot darwinisme est par lui-même assez flottant. Il me semble pourtant que la définition proposée par M. Lameere risque d’entrainer des confusions d'idées Darwin a intitulé son ouvrage fondamental : l’Origine des Espèces expliquée par la sélection naturelle, et non : les Adaptations biologiques expliquées par la sélection natu- relle. Il me semble donc préférable de réserver le nom de darwinisme à la doctrine qui explique par la sélection l'apparition des espèces nouvelles et de ne pas conserver cette dénomination à une doctrine qui rend compte de la variation spécifique sans faire appel à la sélection. Les mots d’ailleurs n’ont qu'une importance secondaire et, pour le fond des idées, il est manifeste que M. Lameere s’éloigne ici de Darwin. J'ajouterai quelques remarques pour tenter de dissiper toute ambiguïté sur la notion de « weissmannisme lamar- ckien. » Lorsqu'on admet que les espèces se sont formées par variation brusque, on peut concevoir de plusieurs ma- nières différentes l'apparition de l'espèce nouvelle. 4 On peut soutenir, avec Étienne Geoffroy-Saint-Hilaire, le premier théoricien moderne du transformisme « révolu- toc APPENDICES 289 tionnaire », que le changement spécifique se produit sous action du milieu dans la première phase de la vie indi- viduelle, la phase embryonnaire, où l'organisme est plus malléable, moins fixé. Cette thèse diffère de celle de La- marck par son caractère révolutionnaire, et parce qu’elle n'atiribue pas le changement spécifique aux actes de l’in- dividu une fois constitué et sorti de la période embryon- naire ; par là elle se rapproche davantage de l'hypothèse que nous avons proposée. Cependant la théorie de Geoffroy- Saint-Hilaire ressemble au lamarckisme, non seulement en ce qu'elle attribue à l'influence du milieu la variation spé- cifique, mais encore en ce qu'elle considère cette variation comme produite au cours de la vie individuelle; la carac- téristique de ce que nous avons appelé le weissmannisme, c'est au contraire d'admettre que la variation spécifique est donnée dans le germe. & On peut soutenir que les seules variations héréditaires (et par conséquent, entre autres, les variations spécifiques) sont celles qui se produisent au moment de la formation du germe et qui résultent de la fécondation ; c’est la thèse propre de Weissmann et nous avons remarqué qu’elle rend inexpli- cable la corrélation constatée en fait dans bien des cas entreles variations du milieu et celles des organismes. Chez Weiss- mann, cette thèse est liée avec l’idée darwinienne que pour produire un changement spécifique, il faut plusieurs varia- tions congénitales additionnées par la sélection à travers des générations successives. On pourrait proposer d'admettre que la variation spécifique est brusque, d’une génération à l’autre, mais due uniquement à la fécondation. On conser- verait ainsi la thèse personnelle de Weissmann, sans y mêler aucune idée lamarckienne, et en la dégageant des théories darwiniennes sur le rôle de la sélection et de la continuité dans le changement spécifique. C'est ce qu’on pourrait appeler un weissmannisme à la fois antidarwinien Berruezor. — Évolutionnisme. 19) ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME 290 et antilamarckien. Outre les difficultés relatives à l'influence du milieu, cette hypothèse en soulèverait d’autres qui lui sont propres : si la variation spécifique résultait d’une fécondation unique, elle ne pourrait s'expliquer que par la différence entre les deux ascendants de l’organisme nou- veau; cette différence serait telle que les caractères des deux ascendants, en se combinant dans le germe, produiraient un individu spécifiquement distinct de ses progéniteurs ; or les lois de Mendel sur l'hérédité et l’atavisme nous portent à conclure qu'au lieu de se perpétuer chez les descendants de l'organisme nouveau, la variation spécifique devrait à chaque génération s’effacer chez une grande partie de ceux- ci pour laisser reparaitre les caractères de l’un ou de l’autre des ascendants primitifs. 7 On peut soutenir que la variation spécifique se produit au moment de la formation du germe, sous lin- fluence exercée à ce moment même par le milieu extérieur (qui aurait varié depuis la formation des germes des deux ascendants). Ce serait là une première forme du weissman- nisme lamarckien; elle nous laisserait, à vrai dire, plus près de Weissmann que de Lamarck, puisqu'elle ne ferait intervenir en aucune manière les actions exercées par le milieu extérieur sur les ascendants du nouvel orga- nisme. à Le weissmannisme lamarckien peut prendre une autre forme, qui est plus voisine du lamarckisme que du weiss- mannisme proprement dit. On peut admettre en effet que l'influence du milieu extérieur entraîne des changements A dans les cellules somatiques d’un individu, au cours de sa vie; que ces changements entrainent d'autres change- ments A’ dans les cellules reproductrices du même indi- vidu; que les cellules reproductrices, au moment de la fécondation, engendrent un germe nouveau, qui, en raison des changements A, soit spécifiquement diflérent APPENDICES 291 des germes de ses deux ascendants ; enfin que ce germe, en se développant, produise un ensemble de cellules soma- tiques qui diffère spécifiquement du soma des deux ascen- dants, qui ne reproduise pas exactement les change- ments À, mais qui présente des variations spécifiques A’, dont l'existence et la nature s’expliqueraient par celles des changements A”, c’est-à-dire, indirectement, par celles des changements A. La variation spécifique ne résulterait donc pas de la répétition pure et simple d’un caractère acquis, transmis inaltéré à travers le germe ; elle résulterait de la dépendance nécessaire entre trois groupes, d’ailleurs difé- rents, de phénomènes et d'actions biologiques, se produisant les premiers dans l’ascendant, les seconds dans le germe, les troisièmes dans le descendant. On comprendrait ainsi que la variation spécifique soit donnée dans le germe de l'organisme nouveau, que cependant elle ne résulte pas simplement de l’acte même de la fécondation, qu’elle soit le résultat de l'influence exercée par le milieu sur l’un des deux ascendants ou sur tous les deux, et qu’elle ne soit pas la répétition héréditaire d’un caractère somatique acquis par l’un des deux ascendants au cours de son existence. - Cette seconde forme du weissmannisme lamarckien me paraît fournir, dans l’état actuel de nos connaissances, la solution la plus vraisemblable du problème des variations spécifiques. C’est à une théorie de ce genre que M. A. La- meere, dans le travail que j'ai cité, paraît disposé à se rallier. De Vries s’est borné à généraliser le résultat de ses admi- rables expériences, en proposant d'attribuer toutes les varia- tions spécifiques à des changements brusques. Il ne s’est pas prononcé sur le mécanisme de ces changements brus- ques, c’est-à-dire sur les hypothèses que je viens de distin- guer. Il n’a même pas entrepris de définir nettement les . principales hypothèses possibles à ce sujet. Comme il était 292 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME darwinien et même néodarwinien, il a seulement montré que sa théorie est conforme à la négation de l’hérédité des caractères acquis et qu’elle conserve un rôle à la sélection, car celle-ci élimine les mutations mal adaptées à leurs con- ditions d'existence, Mais cette double affirmation me semble appeler quelques réserves ou du moins comporter quelques distinctions. D'abord en effet, admettre le caractère sou- dain des variations spécifiques n'équivaut nullement à nier l'hérédité de tout caractère acquis ; on peut même soutenir avec une certaine vraisemblance, comme je viens de l'in- diquer, que la variation spécifique soudaine est la consé- quence nécessaire d’une variation imprimée aux ascendants. de l'organisme nouveau par l’action du milieu sans être la e] répétition de cette variation ; et on serait ainsi plutôt plus près de Lamarck que de Weissmann. En second lieu, le rôle de la sélection chez De Vries est tout différent de ce qu'il était chez Darwin; le propre du darwinisme, c’est d'expliquer l'origine des espèces par la sélection ; Darwin prête ainsi à la sélection la vertu de créer quelque chose de nouveau, en additionnant des changements successifs qui sans elle n'auraient jamais constitué un tout, un changement glo- bal, une variation spécifique ; et Darwin, en outre, traite par là l’origine des espèces comme un cas particulier des phénomènes d'adaptation progressive au milieu. Chez De Vries, la sélection ne joue plus aucun rôle dans la création ? des espèces ; son rôle est uniquement destructeur (comme P ) était, chez Malthus, celui de la lutte pour la vie) ; en outre, rien ne permet plus de soutenir que la variation spécifique constitue toujours un progrès dans l’adaptation de l'être vivant à son milieu. Si l'hypothèse que j'ai exposée se trouvait vérifiée, de nouveaux problèmes se poseraient aussitôt. Et aux répon- ses que l’on ferait à chacun d’eux correspondrait une forme particulière du lamarckisme weissmannien. D'abord, APPENDICES : 293 pour que la variation spécifique A’! apparaisse, faut-il que la variation A’se produise dans les deux ascendants du nouvel organisme, ou suflit-il qu’elle se produise dans l’un des deux seulement? Dans ce second cas, peut-elle se pro- duire indifféremment chez l’un ou l’autre des deux sexes, ou bien doit-elle se produire toujours, soit dans le sexe masculin, soit dans le sexe féminin? Une variation durable et profonde A’ dans les cellules reproductrices ne peut-elle se produire qu’à la suite d’une variation A durable et profonde dans les cellules somatiques ? Ou l’action du milieu ne peut- elle pas entraîner des variations durables dans les cellules .reproductrices sans entraîner en même temps des variations durables dans les cellules somatiques ? Autrement dit, les cel- lules somatiquesne jouent-elles pas, dans bien des cas, un rôle simplement conducteur par rapport aux actions extérieures physiques ou chimiques ? Des corps, vivants ou inorgani- ques, venus du dehors, ne peuvent-ils pénétrer jusqu'aux cel- lules reproductrices et les modifier d’une manière perma- nente, sans amener dans les cellules somatiques de lin- dividu une variation acquise définitive ? — Pour comprendre les rapports qui existent entre les trois groupes de varia- tions A, A’ et A’, il faudrait considérer chacun d’eux comme un système de réactions chimiques ou d'énergies physico-chimiques et essayer, au moyen d'expériences quantitatives, d'expliquer leurs relations par les lois géné- rales qui régissent la chimie biologique et les transfor- mations énergétiques physico-chimiques. Il serait sans doute prématuré de poser dès aujourd’hui en ces termes les problèmes de variation spécifique, mais peut-être est-ce seulement le jour où on les posera ainsi que lon pourra prétendre en donner une solution vraiment sa- lisfaisante. L'avantage du néolamarckisme mécaniste, c’est qu’en expliquant la variation spécifique et l’évolution par Paction directe du milieu, il conduit, comme l’a fait de son 294 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME côté la physiologie de Claude Bernard, à poser les pro- blèmes biologiques en termes numériques et à les traiter par les méthodes expérimentales de la physique et de la chimie. L'inconvénient du darwinisme, c’est qu’il définit les questions au moyen de notions purement qualitatives comme les notions de sélection ou de concurrence vitale, notions vagues, empruntées à l'expérience courante et dont l’em- ploi ne conduit pas à des mesures précises. Il D'autre part, M. Depéret, doyen de la Faculté des sciences de Lyon, dans un livre récent (1907) sur Les trans- formations du Monde Animal, développe des vues qui res- semblent, sur certains points, à ce que j'ai appeléun cuviérisme évolutionniste. T1 écrit que « la concurrence vitale de Darwin, très séduisante pour expliquer lextinction des espèces et même la disparition des variétés intermédiaires, nerend aucun compte de la production de variations nouvelles » (p. 37), il qualifie les hypothèses paléontologiques de Darwin d’ « aperçus véritablement rudimentaires » et termine son chapitre sur le darwinisme en ces termes : « Sera-t-il trop sévère de conclure que, paléontologiquement du moins, la question de l’origine des espèces demeurait entière ? » (p. 43). Il ajoute même plus loin que « la lutte pour la vie est décidément tout à fait insuflisante pour expliquer l'extinction des espèces » (p. 241). — En ce qui con- cerne le cuviérisme, M. Depéret distingue Cuvier lui- même et l'école cuviérienne, comme l'avait déjà fait M. Perrier dans ses belles études sur les précurseurs de Darwin. « Les idées de Cuvier sur les transformations des faunes terrestres, écrit-il, peuvent se résumer dans les points suivants : 1° les faunes successives sont entièrement D a, Ÿ - . es o L L2 APPENDICES 299 ou presque entièrement différentes les unes des autres ; 2° leur extinction est le résultat de révolutions brusques.…. ; 3° d’autres révolutions... ont permis la constitution de sols continentaux favorables à l'expansion de nouvelles faunes d'animaux terrestres ; 4° ces nouvelles faunes ne sont pas créées sur place, mais viennent (par migration) de régions lointaines » (p. 15). Or, « nul ne peut nier l’'im- portance dominante des migrations dans les changements de faune, lesconnexions intermittentes établies ou détruites. entre les continents par des phénomènes géologiques... phénomènes auxquels il semble difficile, pour quelques- uns au moins, de refuser le caractère d'événements brus- ques, de véritables révolutions du globe » (p. 18). Les cuviériens et spécialement d'Orbigny, ajoute M. Depéret, ont exagéré les idées de Guvier, d’abord en soutenant que « les différentes faunes (des étages géologiques successifs) ne se lient aucunement par le passage des formes entre elles ni par remplacement graduel, mais toujours par extinction brusque », ensuite en soutenant que les fau- nes successives sont dues à des créations distinctes, « fait certain, mais incompréhensible, dit d'Orbigny, et qu’envi- ronne un mystère surhumain. » « Réserves faites sur les idées trop absolues de d'Orbigny, les observations de ce savant n’en restent pas moins exactes dans leurs grandes lignes et le remplacement brusque des faunes marines en passant d’un étage à un autre étage doit être considéré à peu près comme une règle générale. Si l'explication de ce grand fait par des créations successives ne saurait nous sa- tisfaire au point de vue scientifique, nous aurons à en cher- cher une explication rationnelle par des phénomènes de mi- gration de faunes, analogues à ceux que Cuvier avait si bien mis en évidence pour les animaux terrestres » (p. 22). — Lorsqu'il faudra rendre compte de l'apparition simultanée de tout un nouveau groupe d'espèces, M. De- 290 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME péret proposera de recourir, aussi souvent que possible, à l'hypothèse cuviérienne d’une migration provoquée par un bouleversement géologique. Lorsqu'il faudra rendre compte de l'extinction simultanée de tout un groupe d’espèces, il proposera de recourir à la théorie (lamarckienne) de Cope, d’après laquelle les espèces peu spécialisées peuvent seules supporter la transformation d’un milieu auquel elles n'étaient pas trop étroitement adapiées ; tandis que toutes les espèces trop spécialisées périssent à la fois quand le mi- lieu change. Pour ce qui est enfin de la naissance même des espèces nouvelles, « deux opinions ont été émises, et depuis très longtemps. Les uns y voient le résultat de mo- difications lentes et graduelles, accumulées par l'effet du temps. D’autres, au contraire, croient à l'apparition brus- que de variations, assez distinctes d'emblée pour constituer de véritables espèces. Il ne nous parait pas impossible de faire peut-être une part à chacun des deux procédés ; mais il faut établir au préalable une distinction fondamentale entre l’évolution directe d’un rameau déjà formé et la varia- tion latérale qui seule peut conduire à la naissance de nou- veaux rameaux et à la divergence des groupes » (p. 279). En effet l'observation paléontologique nous fait voir d’une part des séries de formes vivantes qui traversent plu- sieurs étages géologiques en subissant chaque fois une variation assez peu considérable ; d'autre part des formes vivantes très différentes et entre lesquelles nous ne connais- sons pas d’intermédiaires. « L'évolution des êtres fossiles présenterait deux mécanismes distincts : l’un continu, par lequel les rameaux phylétiques une fois formés se dévelop- pent lentement; l’autre intermittent, et par lequel des ra- mieaux prennent naissance en divergeant des rameaux plus anciens el déjà plus ou moins évolués. Cette divergence semble pouvoir se produire par deux procédés au moins : l’un certain, l'isolement géographique, d’allure relativement init à APPENDICES " 2er assez lente ; l’autre, moins bien démontré, mais d’allure plus rapide, dont les explosions ou créations brusques d’es- pèces, étudiées par De Vries sur quelques plantes actuelles, peuvent sans doule nous donner une idée » (p. 286). « Il existe, ajoute M. Depéret, un certain groupe de faits d'observation (paléontologique) assez fréquents, qui appor- tent à l'hypothèse de la variation brusque au moins un cer- tain degré de probalité dans quelques cas. Nous voulons parler de la tendance intermittente que présentent les ra- meaux à produire, dans certains moments de leur évolution régulière, de nombreuses variations... que quelques palé- ontologistes nomment simplement des variétés, tandis que d’autres, et c’est le plus grand nombre, les décrivent comme des espèces distinctes. Ces périodes de crise ou si l'on veut d’affollement dans la morphologie de certains types alternent en général avec des périodes de variabilité plus faible, pendant lesquelles le rameau poursuit avec len- teur les étapes de son développement » (p. 285). L'hypothèse d’une variation des espèces par sauts brus- ques est pour les paléontologistes « un moyen commode d'expliquer les brusques apparitions de groupes et l'absence de formes de passage, phénomènes si fréquents, on pour- rait dire si généraux, au cours de l’histoire du développe- ment des animaux fossiles » (p. 281). On voit que M. Depéret reprend, pour les incorporer à l’évolutionnisme, un certain nombre des idées caractéristiques de Cuvier. Mais il me semble que les faits mêmes rappelés par lui per- mettent d'aller plus loin, avec quelque vraisemblance, dans le sens du cuviérisme évolutionniste. D'abord si l'apparition brusque des faunes nouvelles est la règle générale, on pourra sans doute l'expliquer dans un certain nombre de cas par des migrations, mais, au lieu d’ori- gine de ces migrations, l'apparition de la faune ayant été brusque également, le même problème se posera et il faudra 298 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME toujours en venir à expliquer la première apparition des faunes nouvelles par une formation d’espèces soudaine et collective se produisant sur place. La distinction même que fait M. Depéret entre l’évolution des rameaux déjà formés et la formation des variations latérales conduit à envisager comme soudaine et collective la formation des groupes spécifiques qui constituent à l’origine chaque embranche- ment nouveau, c’est-à-dire les plus importantes de beau- coup parmi les variations spécifiques. M. Depéret nous dit aussi qu'au cours de l’évolution d’un même rameau, la for- mation des espèces est généralement collective dans les périodes où la variation est plus rapide. C’est encore là un fait qu’on peut invoquer à l'appui de notre interprétation. Rien n’empêche d’ailleurs d'admettre, même dans les pé- riodes où les changements présentés par le rameau sont peu considérables, que ces changements sont des mutations (au sens de De Vries); car les variations spécifiques par vote de mutation qui ont été observées de nos jours et qui portent sur des espèces « jordaniennes » ne constituent pas des changements très considérables. Même dans ce cas, la paléontologie ne prouve donc rien en faveur de la conti- nuité. Quant à la disparition soudaine de tout un groupe d'espèces à la fois, qui est également la règle générale, l'explication de Cope par l’adaptation trop spécialisée de ce groupe d'espèces à son milicu est assurément très vraisem- blable; mais si le milieu physique ne variait qu’insensible- ment, le caractère collectif de ces disparitions soudaines de toute une faune ne resterait-il pas bien diflicile à com- prendre ? Les espèces diverses qui apparliennent à un groupe n’ont-elles pas des conditions d'existence plus ou moins différentes, et une faible variation du milieu n’expliquerait- elle pas plutôt la disparition d'une espèce isolée ou d'un petit nombre d'espèces très voisines? N'est-il pas plus pro- bable de supposer que si les conditions nécessaires à l’exis- APPENDICES 299 tence de tant d'espèces diverses ont disparu à peu près simultanément, c’est que le milieu physico-chimique a subi en peu de temps quelque grande modification? Cette sup- position n'est-elle pas d'accord avec le témoignage même de la géologie, là où celui-ci peut être invoqué avec quel- que précision? Cette grande modification du milieu n'expliquerait-elle pas également bien la disparition de tout un groupe d'espèces trop spécialisées et la formation de tout un groupe d'espèces nouvelles à partir d’une ou de plu- sieurs formes vivantes moins spécialisées et moins évo- luées, que le changement rapide du milieu ferait passer, sans les détruire, par une période de crise ou d’affollement ? Puisque la disparition de tout un groupe d'espèces et l’ap- parition de tout un autre groupe ont lieu dans une même période relativement courte et non dans des périodes nette- ment différentes, n'est-il pas vraisemblable qu’elles sont dues à une même cause et que celte corrélation constante n'est pas l'effet du hasard? Et, en complétant ainsi l’expli- cation de Cope et la théorie de M. Depéret, ne se trouve- rait-on pas ramené à l’hypothèse même que nous avons proposée sous le nom de cuviérisme évolutionniste? IT Les discussions précédentes nous permettent, semble-t-il, de proposer les conclusions que voici sur la sélection et la concurrence vitale : 1° Il est très probable que la sélection naturelle ne joue aucun rôle dans l'apparition des espèces nouvelles. 2° La lutte pour la vie joue un rôle dans la disparition des espèces, mais il est probable qu’elle n'en est pas la cause la plus fréquente. 3° La sélection naturelle joue probablement un certain 300 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME rôle dans la formation des variétés, mais 1l est douteux qu'elle en soit la cause principale et la plus fréquente. 4° La sélection naturelle est probablement un facteur important dans la formation des harmonies biologiques et spécialement dans les adaptations perfectionnées des espèces au milieu. Mais elle n’est pas le seul facteur en jeu et il est même douteux qu’elle soit le plus important. Sur ce dernier point quelques indications supplémentaires seront sans doute utiles. D'abord, il faut tenir compte, pour expliquer les adapta- tions biologiques, des facteurslamarckiens. Ensuite, les adap- tations très spécialisées supposent toujours donné, anté- rieurement à l’action des facteurs lamarckiens ou à celle de la sélection, ce minimum d'adaptation que constituent la compatibilité de l'organisme avec le milieu et l'harmonie interne des actes physiologiques, grâce à laquelle lPor- ganisme se conserve. Ce minimum d'adaptation, on ne peut pas l'expliquer par la sélection, puisque la sélection le sup- pose. Du moment qu’on rejette toute hypothèse théologique ou vitaliste, on se trouve donc ramené à la nécessité de l'expliquer par les lois générales de la physique et de la chimie, sans faire intervenir la sélection. Cette explication, d’ailleurs, on en concevra au moins la possibilité si Pon songe que ce problème ne se pose pas uniquement à pro- pos de la biologie et que certains systèmes d'actions chi- miques ne sont pas moins « harmoniques » que les orga- nismes vivants, soit en eux-mêmes, soit dans leur rapport au milieu environnant: tels sont par exemple les équilibres chimiques de dissociation. Entre certaines limites dans la valeur des variables physiques, il arrive que deux: corps, A et B, ne se combinent que partiellement et forment un « équilibre chimique de dissociation » avee le produit de leur combinaison partielle, GC (ce n’est d’ailleurs à qu'un des types possibles d'équilibre chimique). Pour une valeur RE TT DE CREME Lieu L xd, ‘à fr 4: Pr Te LIL I ONU, 9e $ Mandat ic inner nes APPENDICES 301 déterminée des variables, la proportion des corps en pré- sence est déterminée également, et si, à l’intérieur des limites compatibles avec l’existence de l’équiibre, on cherche à modifier celui-ci par l’action de causes extérieures au sys- tème, il se produira nécessairement, dans le système, des actions compensatrices qui auront pour effet de le main- tenir. - Nous rencontrons ici des caractères « d’adaptation » et d’ « harmonie » analogues à beaucoup d’égards à ceux qui se rencontrent dans un organisme vivant: les actions de chacune des parties tendent à conserver le système total ; l’action variable du milieu extérieur provoque une réaction qui maintient la nature du système ; le système en équilibre est « adapté » à un milieu physique déterminé, hors du- quel il ne saurait durer. Aucun savant n’a jamais songé à expliquer ces rapports harmoniques par une force mysté- rieuse, transcendante ou inhérente à l'équilibre chimique ; mais on n’a pas eu davantage l’idée de les expliquer par la sélection ; on les a rattachées aux lois générales qui régissent les relations des énergies chimiques et des énergies phy- siques. De même, les changements alternés et périodiques qui maintiennent les fonctions vitales dans les organismes supérieurs (alimentation, respiration, etc.) ressemblent aux oscillations qui se produisent partout où les variations du milieu dérangent, sans le détruire, un équilibre physique quelconque. Or, puisque les problèmes que posent les har- monies biologiques présentent de grandes ressemblances avec ceux que posent les équilibres chimiques ou physiques, on comprend que la même méthode puisse permettre de les traiter, et que les progrès de la chimie biologique, appuyés sur ceux de l’énergétique et de la mécanique chimiques, puissent fournir un jour une réponse à cette question : pourquoi tous les corps vivants, c’est-à-dire tous les corps qui offrent une certaine composition chimique et certaines ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME 302 . propriétés énergétiques résultant de cette composition même, forment-ils, dans un milieu physico-chimique dé- fini, autant de systèmes harmoniques? Ce problème peut être beaucoup plus compliqué et plus difficile à résoudre que celui des équilibres chimiques ; rien ne permet de sup- poser que la même méthode ne lui soit pas applicable. Déjà Cournot a remarqué que pour expliquer une harmonie naturelle, il y a trois types d'hypothèses : 1° Faire inter- venir une âme ou une force analogue à l’âme ; 2° recourir à l'épuisement graduel des combinaisons fortuites ; 3° expli- quer directement l'établissement d’un régime régulier et harmonique par l’action des lois naturelles, en analysant les données précises du problème (c'est ainsi que les astro- nomes ont tenté d'expliquer la stabilité du système solaire ou l’alternance régulière des marées.) La providence ou la force vitale rentrent dans le premier lype ; la sélection dans le second. Mais leur opposition n’est pas un dilemme et il reste place en biologie pour une explication des faits ana- logue à celle par laquelle les astronomes ont éliminé Phypo- thèse d’une providence ordonnatrice ou d’une « âme direc- trice » des astres. Quant à l'irréversibilité qui accompagne | « harmonie » dans les transformations biologiques et qui se rencontre aussi bien dans la succession paléontologique des espèces que dans le développement des organismes individuels, elle ressemble à l'irréversibilité qui caractérise les réactions chimiques, toutes les fois que celles-ci ne sont pas des équilibres. Et cette irréversibilité, comme le montre tout particulièrement la thermochimie, est liée dans les trans- formations chimiques avec la discontinuilé, ce qui est probablement une ressemblance de plus avec l’évolution spécifique (en paléontologie, écrivait Dollo dès 1893, « le développement procède par bonds et est irréversible »). lei encore la chimie plus que la physique semble dès à pré- d E - £ APPENDICES 303 sent fournir aux biologistes des analogies et leur promettre pour l’avenir des explications. L’analogie des harmonies biologiques avec'les équilibres chimiques réversibles, celle de l’évolution biologique avec les changements chimiques irréversibles et discontinus met d’ailleurs bien en lumière la différence des deux problèmes. Les notions dont Darwin s’est servi (sélection, lutte pour la vie) se prêtent tout particulièrement à combattre une biologie providentialiste et elles sont empruntées à l’expé- rience courante; ce sont apparemment là deux des causes qui ont le plus concouru à en assurer la diffusion et le succès. Mais l’histoire des sciences de la nature nous montre qu'avant de prendre leur forme définitive, celle de la loi mathématique et de l’expérimentation, elles ont recours pendant plus ou moins longtemps à des interprétations animistes ou théologiques et à des notions tirées de lexpé- rience commune. Darwin a puissamment contribué à faire tomber en discrédit dans la biologie évolutionniste les expli- cations théologiques, mais 1l a subi l'influence des théories mêmes qu'il a combattues: d’abord parce qu'il a attaché une importance sans doute exagérée aux adaptations biolo- giques les plus spécialisées, à ces harmonies exceplion- nelles et « merveilleuses » dont les théologiens avaient coutume de ürer argument en faveur de l'existence de Dieu ; ensuite, parce qu'il a conservé les cadres généraux de l'explication théologique en substituant la sélection natu- relle à la providence et en expliquant à la fois, par la sélec- tion, la création du nouveau et l'établissement des harmo- nies naturelles que les théologiens expliquaient à la fois par l’action d’une divinité créatrice et ordonnatrice. Les biologistes évolutionnistes, à mesure que leur science progressera, se préoccuperont sans doute de moins en moins de combattre des hypothèses théologiques suran- nées, pour se mettre de prime abord en dehors et au- 30/ ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME dessus d’elles dans leur manière même de poser les ques- tions. De plus, les notions d'expérience courante dont Darwin a fait ses idées directrices paraissent trop vagues, trop exclusivement qualitatives, trop spécialement adaptées à l'explication de certains rapports de finalité pour conduire les savants à déterminer des relations quantitatives et pour leur permettre de définir des hypothèses qui se traduisent par des expériences de physique et de chimie. C’est pour- quoi un certain nombre de biologistes renoncent dès à présent au langage de Darwin et n’attribuent plus à ses idées directrices qu’une importance secondaire. La manière même de penser de Darwin semble appartenir à Ja période de transition où la biologie se dégageait du long esclavage d’une tradition vieillie, sans avoir pris encore la véritable forme scientifique que la physique et la chimie ont atteintes, celle-ci, depuis plus de cent ans, celle-là depuis deux siècles et demi. Nul peut-être, plus que Darwin, n’a contribué à cette libération ; c’est là sa part et elle est assez belle ; son nom appartient à l’ère des guerres de déli- vrance et c’est ce qui l'enveloppe encore aujourd’hui, non seulement d’un prestige qui n'est pas destiné selon toute apparence à s’évanouir sans relour, mais aussi d’une sorte d’auréole prophétique qui d'année en année s’efface. A ceux qui éprouvent ainsi pour lui quelque chose des sen- üments que les membres d’une religion éprouvent pour son fondateur, on pourrait dire que sans doute il a conduit Israël hors d'Égypte et qu'il l’a guidé dans le désert; mais qu'il n'est pas entré dans la Terre Promise et qu'il n’a pas reçu ne sur le Sinaï les paroles de la Loi. es PR TRE A LA 0 En] we. Ve L - 2 2: x PDP É CRE F APPENDICE II SUR L'IDÉE DE TEMPS CHEZ GUYAU L’Essai de Bergson sur les Données immédiates de la conscience a paru en 1880, la Genèse de l'idée de Temps, par Guyau, en 1890 ; mais Guyau, qui est mort en 1888, avait déjà exposé les mêmes idées dans un article de la Revue Plulosophique. La pensée de Bergson est assurément plus arrêtée, plus nettement dégagée de la psychophysio- logie contemporaine, : plus résolument orientée dans un sens romantique et biranien ; et Bergson, dans un compte rendu du livre de Guyau, s’est attaché spécialement à mettre en lumière ces différences. Mais les analogies entre les deux ouvrages n’en sont pas moins intéressantes, car elles nous montrent le même courant d'idées traversant, vers la même époque, les esprits de deux penseurs égale- ment originaux. Et ces analogies vont très loin. Voici, en effet, quelques passages du livre de Guyau: « Que l’idée de temps, telle qu’elle existe aujourd'hui dans lesprit adulte, soit le résultat d’une longue évolution, c’est ce qu'il est diflicile de nier (p. 5). L'animal, l'enfant qui ne sait pas parler, éprouvent sans doute des difficultés bien grandes pour se représenter le temps... Toutes les langues pri- mitives expriment par des verbes l’idée d'action, mais toutes ne distinguent pas bien les divers lemps (p. 6). Toutes les BerrarLor, — Évolutionnisme, 20 306 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME sensations que l'enfant a eues continuent de retentir en lui, coexistent avec les sensations présentes... Le temps ne sera constitué que quand les objets se seront disposés sur une ligne. Mais primitivement il n’en est pas ainsi... Les enfants... ne circonscrivent aucune sensation, aucune image ; en d’autres termes, ne distinguant et ne percevant rien très nettement, ils révent à propos de tout (p. 8-9). Il est con- traire aux vraies lois de l’évolution de vouloir, comme Spencer, construire l’espace avec le temps (p. 11). James Sully s’imagine encore, avec presque toute l’école associa- tionniste et évolutionniste de l’Angleterre, que nous acqué- rons l’idée d'espace par le moyen de l’idée de temps. Nous croyons, pour notre part..…., avec MM. William James et Ward, avec M. Alfred Fouillée, que c’est là une illusion de l’analyse psychologique, qui confond ses procédés de décomposition d'idées avec les procédés spontanés et syn- thétiques de l'enfant ou de l’animal (p. 13). Le vrai point de départ de l’évolution n'est pas plus l’idée du présent que celle du passé ou du futur. C’est l’agir et le pâtir (p. 30). Le futur, à l’origine, c’est le devant étre, c’est ce que je n'ai pas, et ce dont j'ai désir ou besoin (p. 32). II faut dé- sirer, il faut vouloir, il faut étendre la main et marcher pour créer l'avenir... A l'origine, le cours du temps n’est donc que la distinction du voulu ou du possédé. (p. 33). L'animal ne pratique que la philosophie de Maine de Biran : il sent et il fait effort, il n’est pas encore assez mathématicien pour songer à la succession, encore moins à la succession constante, encore bien moins à la succession nécessaire. Est-ce à dire que le temps ne soit pas en germe dans la conscience pri- mitive? Il y est sous la forme de la force, de l’eflort (p. 35). Le passé. c’est de l'actif devenu passif, c’est un résidu au lieu d’être une anticipation et une con- quête... Le temps passé est un fragment de l’espace trans- porté en nous; il se figure par l’espace. Il est impossible gl dilrind APPENDICES 307 de modifier la disposition des parties de l’espace... ; or, toutes les images que le souvenir nous donne, s’attachant à quelque sensation dans l’espace, s’immobilisent ainsi (p- 39-40). Notre représentation, mème du temps, notre figuration du temps, est à forme spatiale (p. 70). Le temps est à l’origine comme une quatrième dimension des choses qui occupent l’espace... Les heures, les jours, les années, autant de casiers vides. (Au début), ce n'étaient que des divisions de l’espace; maintenant, l’entassement et la dis- tribution régulière des sensations dans l’espace a créé cette apparence que nous appelons le temps (p. 71). Pour pou- voir comparer deux durées, vous êtes obligé de vous repré- senter la durée prise pour mesure ; or, comment vous la représenterez-vous? Ce sera, si vous y faites attention, en termes d'espace (p. 73). Réduit à une durée sans espace, vous ne pourriez arriver à aucune mesure. Voilà pourquoi, pour mettre quelque chose de fixe dans ce perpétuel écoule- ment du temps, on est obligé de le représenter sous forme spatiale (p. 74). Cette sorte d'espace idéal s'oppose à l’es- pace réel, et nous permet de concevoir un milieu où les choses se succèdent au lieu d’avoir la coexistence des choses dans l’espace. L'espace nous sert à former et à mesurer le temps (p. 75). » (Tous les italiques sont de Guyau.) Sur l’idée que « le temps passé est un fragment de l’es- pace transporté en nous », je citerai encore une phrase curieuse de Schelling, que ne connaissaient sans doute ni Guyau ni Bergson, et où nous rencontrons, sous la forme d’une construction métaphysique, une thèse analogue sur plus d’un trait à leur théorie psychologique : « L'avenir est ce qu'il y a de spécifiquement temporel dans le temps, le passé est ce qu'il y a de spatial dans le temps (Mot-à- mot: l’avenir se comporte comme le temps dans le temps, le passé comme l’espace dans le temps.) » (OEuvres com- 308 ÉVOLUTIONNISME ET_PLATONISME plètes, partie 1, t. VI, p. 276-277). Dans la construction métaphysique qui précède cette proposition, Schelling essaie de montrer que l’Étre est l'intuition pure, identique à son objet, qui se pose elle-même par un acte de liberté absolue (p. 154); qu'étant l'affirmation de lui-même, il est indivi- siblement aflirmatif et aflirmé, sujet actif et objet passif, et que les êtres particuliers et les formes de l’être diffèrent les uns des autres en ce qu'ils expriment plus ou moins son activité subjective, spirituelle, ou son objectivité passive (Voir spécialement p. 210 et p. 216). L'espace est la forme des choses en tant qu'aflirmées, en tant qu’on les sépare de la puissance active qui les pose; le temps, au contraire, est la forme de l’activité aflirmative et subjective, de la spiritualité des choses (p. 221). Ce qui est dans la matière d'une manière objective ou aflirmée est dans le mouvement d’une manière subjective, aflirmative, spiri- tuelle (p. 241). Toutes ces thèses, qui ne sont pas sans ressemblances avec celles de Bergson, se trouvent dans un exposé du système de Schelling qui date de 1804. Enfin, je rappellerai que, dans la Préface de la Phéno- ménologie (rédigée en 1806), Hegel proteste contre la théo- rie kantienne, d’après laquelle la mathématique pure, la science de la grandeur homogène et mesurable, traiterait du temps comme de l’espace. Selon lui, la mathématique pure a uniquement pour objet l’espace et l’unité. Elle ne nous apprend rien sur le temps ni sur les autres choses réelles. Seul l'esprit, qu’étudie la philosophie, est la position du temps par lopposition de ses moments ct par le mouve- ment autonome, qualitatif et immanent qui les unit inté- rieurement. (OEuvres complètes de Hegel, t. IT, p. 33 à 35). Il faut se hâter d'ajouter, d’ailleurs, que l'essence de l’es- prit pour Hegel, ce n’est pas plus l’intuition immédiate que l’entendement abstrait, mais bien la raison; c’est la L me qu FA faut concevoir ainsi qu’un done nent fluide ( flüssig), et non comme la position de es isolés et fixes, ou comme la décomposition de la résentation et de son mouvement en « ane solides APPENDICE III ue, QUELQUES TEXTES DE HEGEL J'ai réuni ici quelques textes de Hegel touchant à des points qui ont été visés dans la discussion de la Société de Philosophie. D <: 1° Sur le sens du mot Zu/älligkeit dans son application à la nature physique, voici deux passages, entre autres. Dans question, à deux reprises, d'expériences de physique dont il faut écarter, pour les réussir, das Zufällige : « In Ansehung ‘ der siderischen Versuche habe ich deswegen mit Vergnügen gehürt, dass er (Ritter) eine Vorrichtung angegeben zu ha- ben schreibe, durch welche das Zufüllige, das sich in diese Versuche einmischen kann, entfernt werde — ohne diese wage ich es nicht bei mir einen für gelungen zu halten » (Hegels Werke, tome XIX, partie I, page 94; voir aussi page 03). Das Zufällige signifie évidemment les circon- slances accidentelles étrangères à l'expérience, et non des . phénomènes naturellement, intrinsèquement contingents. Dans sa critique de la philosophie de Kant et de Fichte, Hegel déclare que la philosophie élève sa vue du monde « quand elle cesse de le considérer sous l’aspect d’une né- cessilé empirique, qui ne fait qu'un avec le hasard, pour le considérer sous l'aspect d'une nécessité éternelle, qui ne fait une lettre de Hegel à Schelling, du 23 février 1807, il est à À rfi APPENDICES “qu'un avec la liberté » (... aus der Ansicht einer empiris- chen Nothwendigkeit, welche Eins ist mit der Zufälligkeit, in PS die Ansichteiner ewigen Nothwendigkeit, welche Eins ist mit : . der Freiheit (Hegel's Werke, tome I, 2° édition, page 142). On comprend sans peine en quel sens Hegel dit que la _ nécessitéempirique ne fait qu'un avec le hasard, l'accident; car ce qui résulte dans un être d’une contrainte extérieure, d’une nécessité empirique, est, par rapport à la nature in- terne de cet être, fortuit, accidentel, inexpliqué. On ne com- prendrait pas bien en quel sens Hegel pourrait dire que la nécessité, même empirique, ne fait qu'un avec la contin- gence. Quelques pages plus haut, Hegel parle également de l’esclavage de la nécessité empirique qui présente le caractère de l'arbitraire et de l’accidentel: « .. als ob er (der Ich) nicht in einer und eben derselben Gefangenschaft seines Zustandes, in einer und eben derselben Nothwendig- keit wäüre, die, ungeachtet sie nicht mehr in der Form seines Denkens als äusseres Object vorhanden ist, mit eben der- selben… Wülkürlichkeit und. Zufälligkeit, als eine Reihe von Affectionen und Zuständen existirt » (p. 124-125). L'écrit dont ces fragments sont tirés date de 1802, mais la terminologie de Hegel est déjà analogue à ce qu'elle sera dans l'Encyclopédie. 2° Sur le double sens du mot individualité : Hegel parle d’un homme, Zinzendorf, dont l'individualité (c’est-à-dire le caractère propre, unique) consistait précisément à être élevé au-dessus de lindividualité (c’est-à-dire des sentiments pu- rement accidentels, incohérents, et des illusions qu'ils pro- voquent). « Wenn in Zinzendorf das Innere ohne Entwick- lung, beinahe ohne Täuschung und Kampf, von früher Jugend an entschieden, und er nur diese Individualität ist, ohne Individualität ein fertiges Werkzeug seines festen H- _chslen zusein... » (tome XIX, If° partie, page 342). 3° Sur l’imperfection que Hegel reconnaissait lui-même 312 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME à son système : un Français établi en Allemagne, Duboc, avait demandé au philosophe des éclaircissements sur ses idées directrices, pour avoir un fil conducteur dans l’étude de ses œuvres. Dans une lettre du 30 juillet 1822, Hegel, après avoir indiqué ses thèses essentielles, invite Duboc, dans l'étude de ses écrits passés et futurs, à tenir compte surtout du but général qu'il s’est proposé; assurément, ajoute-t-il, mes travaux sont « en partie imparfaits, en partie incomplets » ; « j'ai essayé de donner une vue d’en- semble dans mon Encyclopédie, mais elle a grandement besoin d'être remaniée » (Hegel tenta dans les années sui- vantes une revision de l'Encyclopédie.) « Zu meiner Stellung habe ich nur dies genommen, auf die Erhebung der Philo- sophie zur Wissenschaft hinzuarbeiten, und meine bishert- gen freilich Theils unvollkommenen, Theils unvollständigen Arbeiten haben nur diesen Zweck : eine Uebersicht habe ich in meiner Encyclopädie zu geben versucht, die aber sehr ei- ner Umarbeitung bedarf. Nach diesem Zwecke wollen Sie also meine bisherigen und künftigen Schriften betrachten » (Tome XIX, Il° partie, page 80). t 4° Sur la logique formelle impliquée dans la philosophie hégélienne. — Ce qui caractérise la logique d’Aristote, c’est de considérer toute proposition comme exprimant le rapport d’un attribut à un sujet; la théorie aristotéli- cienne du raisonnement repose sur ce postulat. Voici un texte où Hegel déclare impossible d'appliquer ce postulat aux jugements philosophiques. « Formell kann das Gesagte so ausgedrückt werden, dass die Natur des Urtheils oder Satzes überhaupt, die den Unterschied des Subjects und Prädicals in sich schliesst, durch den speculativen Satz zer- stürt wird... So soll im philosophischen Satze die Identität des Subjects und Prädicats den Unterschied derselben, den die Form des Satzes ausdrückt, nicht vernichten, sondern thre Einheit soll als eine Harmonie hervorgehen (Tome IT, APPENDICES 313 page 48). Der philosophische Satz, weil er Satz ist, erweckt die Meinung des gewühnlichen Verhältnisses des Subjects und Prädicats.… Diese Meinung zerstürt sein philosophischer Inhalt ; die Meinung erfährt, dass es anders gemeint ist, als sie meinte.… Eine Schwierigkeit die vermieden werden sollte, macht die Vermischung der speculativen und der räsonni- renden Weise aus... Die eine Weise stürt die andere, und erst diejenige philosophische Exposition würde es erreichen, plastisch zu sein, welche strenge die Art des gewühnlichen Verhältnisses der Theile eines Satzes ausschlüsse » (tome IT, p- 49.) On voitavec quelle netteté Hegel déclare que sa philo- sophie suppose la négation du postulat de la logique aris- totélicienne. — Quelques pages plus haut, Hegel ne dé- clare pas moins nettement que les moments transitoires de la vérité philosophique ne doivent pas être « rejetés, envoyés promener (weggeworfen), même pas comme l’in- strument qu'on laisse de côté, le vase une fois terminé » ; ils sont « directement présents dans le vrai comme tel » à titre de « moments essentiels » (p. 30). Là est juste- ment la différence entre la vérité philosophique et la vérité mathématique. « La preuve en tant que telle n’est pas dans la connaissance mathématique un moment du résultat même, mais elle est bien plutôt disparue et effacée (vor- bei und verschwunden) en celui-ci » (p. 31). « Le dog- malisme de la pensée. dans l’étude de la philosophie n’est pas autre chose que l'opinion d’après laquelle le vrai con- sisterait en un jugement qui soit un résultat fixe, solide (ein fesles Resultaf) où encore qui soit immédiatement connu » (page 30). La philosophie au contraire ne con- sidère pas ce qui est « abstrait », « immobile et mort », comme l’espace et l’unité vide, objet propre de la connais- sance mathématique ; celle-ci n’aboutit qu’à « une vérité 1r- réelle, c'est-à-dire à des jugements fixéset morts » (p. 33). « Ce qui est mort, ne se mouvant pas lui-même, n'arrive 314 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME pas à des différences de nature, à l'opposition essentielle, et par suite au passage de l'opposé dans l'opposé, au mou- vement autonome, qualitatif, "immanent » (p. 34). La vérité philosophique, « c’est ce développement qui en- gendre et parcourt ses moments et c’est en ce mouvement, pris dans sa totalité, que consiste la réalité positive et sa vérité. Gelle-ci comprend ainsi tout aussi bien en elle- même le négatif, ce qu’on appellerait le faux si on pouvait le considérer comme quelque chose dont il faille faire abs- traction. Le moment transitoire doit bien plutôt être re- gardé lui-même comme essentiel et non pas comme quelque chose de solide (in der Bestimmung eines Festen) qu’on puisse : abandonner, déposer (Legen lassen) on ne sait où, découpé du vrai, en dehors de lui (vom Wahren abgeschnitten, aus- ser ihm), de même que le vrai ne doit pas être regardé comme la réalité positive, morte, qui reposerait de l’autre côté (das auf der anderen seite ruhende, todte Positive). La vérité, c’est la danse dionysiaque, où tous les membres sont animés par l'ivresse. (das Wahre ist so der bacchan- tische Taumel wo kein Glied nicht trunken ist). » 5° Le jugement le plus développé de Hegel sur Kant se trouve dans son opuscule For et Savoir, publié d’abord en 1802 dans le Journal critique de la philosophie (que Hegel rédigeait avec Schelling) et recueilli dans le tome Ï de ses Œuvres. Dans tous ses écrits ultérieurs, Hegel a maintenu ce jugement. Je citerai les pages, comme dans le reste de cel appendice, d’après l'édition des Euvres complètes. Dans l’Aufklürung, « die Vernunfl... hat nichts Besseres thun künnen als... 1hr Nichtssein dadurch anzuerkennen, dass sie das Bessere als sie ist (da sie nur Verstand ist) als ein Jenseits ineinem Glauben ausser und über sich setzt, wie in den Philosophien Kant's, Jacobis und Fichte's geschehen ist » (p. 4). C’est là qu'aboutit l'Aufklärung (p. 4 et 5). « Diesen Grundcharakter.…. der Aufklärung... ‘welches té aacée léa nes cond à atéds gout à des APPENDICES 319 Verhältniss hat er in der Kantischen, Jacobischen und Fichte’schen Philosophie erhalten ? Diese Philosophten treten so wenig aus demselben heraus, dass sie denselben vielmchr nur aufs Hüchste vervollliommnet haben » (p.10). « Die sogenannte Kritik der Erkenntnisskräfte bei Kant... heisst nichts anderes als die Vernunft auf die Form der Endli- chkeit absolut einzuschränken... Es ist also in diesen Philo- sophien nichts zu sehen, als die Erhebung der Reflexions- Cultur zu einem System : — eine Cultur des gemeinen Mens- chenverstandes... » (p. 14). Chez Kant « der discursive Verstand wird... als an sich und absolut... Dass der Vers- tand das Absolute des menschlichen Geistes ist, darüber scheint Kant nie ein leiser Zweifel aufgestiegen zu sein » (p. 30). Au contraire, le Verstand, selon Hegel, ne sau- rait être en soi, parce qu'il est dans sa nature même de donner une existence absolue à l’abstraction, à lopposi- tion, à la contradiction (p. 32 et 33). Dans la solution -kantienne des antinomies, « der bornirte Verstand geniesst seines Triumphes über die Vernunft... Nach dieser vülligen Zertretung der Vernunft, und dem gehürigen Jubel des Verstandes und der Endlichkeit, sich als das Absolute dekre- tiré zu haben, stellt sich die Endlickeit als allerhüchste Abstraction der Subjectivität oder der bewussten Endlichkeit, alsdann auch in threr positiven Form auf; und in dieser heisst sie praktische Vernunft. Wie! der reine Formalismus dieses Princips, die Leerheit sich mit dem Gegensatze einer empirischen Fülle darstelle, werden wir... bei Fichle weit- läufiger zeigen » (p. 38). Hegel, dans la même page, signale l'ignorance des systèmes philosophiques dont Kant fait preuve, spécialement là où il essaie de les réfuter. Lors- que Kant tombe sur des idées « vraiment spéculatives » (c’est-à-dire vraiment rationalistes), par exemple dans sa théorie sur l'unité synthétique de l'aperception ou dans la Critique du Jugement, ce sont là chez lui des Æ£in- 316 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME fälle, des inspirations accidentelles, qu’il ne sait pas déve- lopper: «... die interessante Seite... von welcher sie (die Kantische Philosophie) auf wahrhaft speculative Ideen, aber als auf Einfälle und blosse unreelle Gedanken, kommt... » (p. 49.) En somme, dans tout l’opuscule For et Sa- voir, nous voyons Hegel définir sa pensée en l’opposant à celle de Kant. Kant, selon Hegel, a « foulé complètement aux pieds la raison (Vernunft) » et l’a sacrifiée dans l’en- semble de son système à l'intelligence discursive (Vers- tand). La vraie philosophie consistera à se placer systéma- tiquement à ce point de vue de la raison que Kant a bien entrevu par instants, mais pour s’en détourner aussitôt. Lorsque Hegel reproche à la philosophie kantienne de de- meurer dans son ensemble une philosophie du Verstand, il est pleinement d'accord avec Schelling : « Kant's Kritik der Vernunft, écrit Schelling, begreift nur eine Sphäre der Philosophie, die der Reflexion ; er hat statt einer Kriuik der Vernunft nur eine Kritik des Verstandes und in dieser auch der Verstandes-Vernunft geliefert » (on peut traduire Vers- tandes-Vernunft par la raison raisonnante, la raison en tant qu’elle se manifeste dans l'intelligence discursive). C'est « eine Philosophie die bloss die Formen der Re- flexion, also des Nichtursprünglichen, zum Gegenstand hat » (OŒEuvres complètes de Schelling, ["° partie, tome V, page 189). Ce passage a paru d’abord dans le Journal criique de la Philosophie (1802-1803). Dans une étude publiée en 1804, à l’occasion de la mort de Kant, Schel- ling expose également cette idée, développée par Hegel, que le point de vue de Kant, c’est celui de la Révolution Française (Schelling, OEuvres complètes, ["° partie,tome VI, pages 4 et 5). 5° On trouvera dans la Préface à la Phénoménologue de l'Esprit le jugement porté sur Schelling et sur le roman- tisme par Hegel, à l'époque où celui-ci précisait pour la APPENDICES 317 première fois l'opposition entre sa pensée personnelle et celle de son ami. La Préface de la Phénoménologie à été écrit en 1806 et reproduite au tome IT des Œuvres com- plètes. Dans Fot et Savoir, Hegel avait surtout combattu les philosophies qui mutilent la raison en la réduisant à l’en- tendement discursif, au Verstand, et il avaittenté de mon- trer que, malgré certaines vues isolées et comme accidentelles, Kant demeure à cet égard dans la tradition du xvin* siècle et de l’Aufklürung ; Hegel avait tenté aussi d'établir qu'on se trouve amené alors à compléter la pensée ainsi mutilée par quelque chose qui lui demeure extérieur, foi, intuition immédiate, sentiment, instinct ; cette dualité apparaît déjà dans la philosophie kantienne comme dualité du savoir et de la foi et la philosophie de Jacobi, où la raison se pré- sente uniquement sous la forme du sentiment, de l’intui- tion immédiate, de l'instinct (Lt. [, p. 110), repose ainsi au fond sur le même postulat erroné que le dualisme radi- cal de Kant (p. 4, 12, 51, etc.) ; l'intellectualisme et l’in- tuitionisme sentimental sont comme l'endroit et l'envers d’une même erreur. Dans la Préface de la Phénoménolo- ge, Hegel combat surtout les penseurs qui considèrent la vérité philosophique comme directement révélée par le sentiment, par l'instinct, par l'intuition immédiate de l'Ab- solu et du Divin, sans passer par l'intermédiaire et par les distinctions de l’entendement, du Verstand ; parmi ces pen- seurs il met maintenant Schelling, à côté des autres roman- tiques et de Jacobi; il ne méconnait pas les efforts que Schelling a faits pour dépasser le point de vue de l'intuition immédiate et pour tenter une construction dialectique des principales formes de l'être, de mème qu’il ne méconnais- sait pas dans For et Savoir l'effort de Kant pour dépasser le point de vue de l’entendement, mais il juge cet effort insuflisant et classe en définitive l’intuitionisme de Schel- ling avec les autres formes de la philosophie intuitioniste, 318 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME de même qu'il avait classé le kantisme, malgré la profon- deur supérieure qu'il lui reconnaissait, avec les autres for- mes de l’Aufklärung. Selon lui, l'esprit ne peut s’élever au point de vue de la raison philosophique que par l’intermé- diaire de l’entendement (Verstand) et par la critique que l'entendement exerce sur lui-même pour établir qu'il ne saurait s'ériger en absolu sans se contredire; c’est la critique exercée par l’entendement sur ses propres concepts qui montre l'impossibilité de les isoler et de les fixer, la né- cessité de les unir en un mouvement dialectique ininter- rompu qui en fasse un tout vivant et qui soit l’expression même de l'unité de la raison ; quand on isole cette unité de la raison des déterminations conceptuelles qu'elle unit et met en mouvement, quand on prétend saisir en soi cette REPARER NET PT unité absolue dans son indifférenciation et sa simplicité pri- mitives, par un sentiment direct, comme Jacobi, par une intuition immédiate, comme Schelling, on la réduit à une forme vide et indéterminée, impuissante à unir par le de- dans les déterminations multiples de l'être et en dehors de laquelle on laisse subsister sans aucune union interne, les différenciations opposées et abstraites de lentendement, la multiplicité arbitraire et accidentelle de lexpérience pure ; c'est là, selon Hegel, ce qui est arrivé à Schelling et son intuitionisme, aussi bien que celui de Jacobi, apparaît ainsi comme appartenant à la même sphère de pensée que l'intellectualisme formel et abstrait de Kant dont il est à la fois la contre-partie et le complément. Le but de la Phéno- ménologie, ce sera de montrer le long travail par lequel l'esprit se développe, les conditions ou moments à la fois dialectiques et chronologiques qui lui sont nécessaires pour s'élever au point de vue de la raison philosophique, en partant de la certitude sensible immédiate et en passant par l'intermédiaire indispensable de l’entendement. — Telles sont les idées exposées par Hegel dans la Préface de la APPENDICES 319 Phénoménologie ; J'ai conservé autant que possible dans ce résumé les expressions mêmes dont il s’est servi. II faut lire cette préface toute entière pour voir comment Hegel, qui en 1802 avait commencé à définir sa pensée propre en l'opposant surtout à lintellectualisme et à la philosophie de Kant, la définit en 1806 plus nettement encore en l’op- posant surtout au romantisme et à la philosophie de Schel- ling. Voici quelques textes ; les premiers visent le senti- mentalisme proprement dit : «© Indem die Wahrheit behauptel wird an dem Begrifle allein das Element ihrer Existenz zu haben, so weiss ich, dass diess im Widerspruch mit einer Vorstellung und deren Folgen zu stehen scheint, welche eine so grosse Anmassung als Ausbreitung in der Ueberzeugung des Zeitalters hat. Eine Erklärung über die- sen Widerspruch scheint darum nicht überflüssig. Wenn nimlich das Wahre nur in demjenigen, oder vielmehr nur als dasjenige existirt, was bald Anschauung, bald unmit- lelbares Wissen des Absoluten, Religion, das Sein — nicht im Centrum der güttlichen Liebe, sondern das Sein des- selben selbst — genannt wird, so wird von da aus zugleich für die Darstellung der Philosophie vielmehr das Gegenteil der Form des Begriffs gefordert. Das Absolute soll nicht begriffen, sondern gefühlt und angeschaut, nicht sein Be- griff, sondern sein Gefühl und Anschauung sollen das Wort Jühren und ausgesprochen werden... (Die Philosophie soll) nicht so sehr das chaolische Bewusstsein zur gedachten Ord- nung und zur Einfachheit des Begriffs zurückbringen, als vielmehr die Sonderungen des Gedankens zusammenschüt- ten, den unterscheidenden Begriff unterdrücken und das Gefühl des Wesens herstellen, nicht sowohl Einsicht als Er- bauung gewähren » (Hegel, OEuvres, tome Il, pages 7 et 8). « Diese Genügsamheit, die auf die Wissenschaft Verzicht thut... muss nicht... darauf Anspruch machen, dass solche Begeisterung... etwas hüheres sei als die Wis- ire 320 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME senschaft. Dieses prophetische Reden meint recht un Mittel- punkte und der Tiefe zu bleiben, blicht verächtlich auf die Bestimmtheit.… Wie es aber eine leere Breite giébt, s0 eine leere Tiefe…. Dies begrifilose substantielle Wissen… verbirqt sich diess, dass es statt dem Gotte ergeben zu sein, durch die Verschmähung.. der Bestimmungq.. bald in sich selbst die Zufälligkeit des Inhalts, bald in ihm die et gene Wüll- kür gewähren lässt. Sie meinen.…., durch Aufgeben der Verstandes, die Seinen zu sein, denen Gott die Weisheit im Schlafe qiebt ; was sie so in der That im Schlafen empfan- gen, sind darum auch Träume » (p. 9). Voici mainte- nant une suite de passages qui visent Schelling; on y retrouve un grand nombre des expressions de la page pré- cédente : en prétendant à une rationalité immédiate, à une intuition immédiate du divin, qui semble la possession éso- térique de peu d'individus, en se livrant à son enthousiasme, en dédaignant le long travail de la pensée, les difjérencia- tions, les déterminations, l'ordre de l’entendement, Schel- ling est tombé dans l'arbitraire, dans l’irréel, dans le vide ; sa philosophie manque de véritable Wissenschaftichkeit, ce n’est plus qu'un moyen d'édification ; ce qu'il y a de bon en elle n’agit plus que sur les Gemüther, non sur les esprits ; le point de vue du donné immédiat, de Vintuilion simple, c'est celui de la conscience sensible, qui est inférieur et non pas supérieur à celui de l’entendement. « Es (das Bewusstsein) vermisst an der neu erscheinenden Gestalt die Ausbreitung und Besonderung der Inhalts ; noch mehr aber vermisst es die Ausbildung der Form, wodurch die Unterschiede mit Sicherheit bestimmt und. geordnet werden. Ohne diese Ausbildung entbehrt die Wissenschaft der allge- meinen Verständlichkeit, und hat den Schein, ein esoteris- ches Besitzthum einïger Einzelnen zu sein. Die verslän- dige Form der Wissenschaft ist der allen dargebotene … Weg zu ihr, und durch den Verstand zum vernünftigen 1 * | 1 | “4 APPENDICES 321 Wissen zuelangen ist die gerechte Forderung des Bewusst- seins » (p. 11). « Der andere Theil verschmäht..…. diese (die Verständlichkeit) und pocht auf die unmittelbare Ver- nünftigheit und Güttlichkeit..… Die eine unbewegte Form vom wissenden Subjekte an dem vorhandenen herumgeführt,.…. diess ist so wenig, als willkürliche Einfälle über den Inhalt. Wäir sehen hier. die Auflüsung des Unterschiedenen und Bestimmten, oder vielmehr das weiter nicht entwickelte noch an ihm selbst sich rechtfertigende Hlinunterwer fen desselben in den Abgrund des Leeren für speculative Betrachtungsart gelten.… Diess eine Wissen, dass im Absoluten alles gleich ist, der unterscheidenden .. Erkenntniss entgegenzusetzen, oder sein Absolutes für die Nacht auszugeben, worin, wie man zu sagen pflegt, alle Kühe schwarz sind, ist die Naivi- tät der Leere an Erkenntniss. Der Formalismus, den die Philo- sophie neuerer Zeit verklagt und verschmäht, und der sich in thr selbst wieder erzeugte... » (p. 12 et 13). « Wenn das Denken das Sein der Substanz mit sich vereint und die Unmittelbarkeit oder das Anschauen als Denken erfasst, so kommt es noch darauf an, ob dieses intellectuelle Anschauen nicht wieder in die träge Einfachheit zurückfälllt, und die Wirklichkeit selbst auf eine unwirkliche Weise darstellt » (p: 14.) « Nur diese sich wiederherstellende Gleichheit, nicht eine ursprüngliche Einheit als solche, oder unmittel bare als solche, ist das Wahre... Das Leben Gottes und das gôtliche Erkennen mag also wohl als ein Spiel der Liebe mit sich selbst ausgesprochen werden ; diese Idee sinkt zur Erbaulichkeit und selbst zur Fadheit herab, wenn... die Arbeit des Negativen (der Reflexion) darin fehlt. Gerade weil die Form dem Wesen so wesentlich ist, als es sich selbst, ist es nicht bloss als Wesen, das heisst als unmittel- bare Substanz, oder alsreine Selbstanschauung des Güttli- chen zu fassen und auszudrücken, sondern eben so sehr als Form und im ganzen Reichthum der entwickelten Form: BerrueLor. — Évolutionnisme, 21 322 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME dadurch wird es erst als Wirkliches gefasst und ausge- drückt. Das Wahre ist das Ganze. Das Ganze aber ist nur das durch seine Entwickelung sich vollendende Wesen » (p- 15). « Diess Werden der Wissenschaft überhaupt, oder des Wissens, ist es, was diese Phänomenologie des Geistes darstellt. Das Wissen, wie es zuerst ist, oder der unmittelbare Geist st das Geistlose, das sinnlhiche Bewusst- sein. Um zum eigentlichen Wissen zu werden. hat es sich durch einen langen Weg hindurch zu arbeiten. Dieses Wer- den. wird etwas anderes sein... als die Begeisterung, die wie aus der Pistole mit dem absoluten Wissen unmittelbar anfängt, und mit anderen Standpunkten dadurch schon fer- iq ist, dass sie keine Noliz davon zu nehmen erklärt » (p. 26). « Ebensowenig 1st, nachdem die Kantische, erst durch den Instinct wiedergefundene, noch todte, noch unbe- griffene Yriplicität zu threr absoluten Bedeutung erhoben… derjenige Gebrauch jener Form für ehvas Wissenschaftli- ches zu halten, durch den wir sie zum leblozen Schema herabgebracht sehen » (p. 37). « Das Vortreffliche kann aber dem Sclucksale nicht nur nicht entgehen so entlebt und entgeistetzu werden... Vielmehr istnoch in diesem Schick- sale sebst die Gewalt, welche es auf die Gemüther, wenn nicht auf Geister ausübl, zu erkennen... » (p. 40). A la fin de la Préface, Hegel, revenant sur Jacobi et sur la phi- losophie poétique des romantiques, raille encore « l’igno- rance qui se donne pour de la génialité », « l'intuition im- immédiate du divin » qui remplace le travail de la pensée phi- losophique « à peu près comme la chicorée remplace le café » (p. 52). « Cette manière de philosopher qui dédai- gne le concept et qui, en l'absence de celui-ci, en tient pour pour une pensée intuitive el poétique, apporte sur le marché des combinaisons arbitraires d'une imagination que la pensée n'a fail que désorganiser, des créatures qui ne sont ni chair ni poisson, ni poésie ni philosophie » (p. 53). Ce n’est pt D ét rt nt he Éd SE à à f APPENDICES 329 pas dans les mythes platoniciens, comme le prétendent ces philosophes, que réside ce que la pensée de Platon a d’ex- “cellent, c’est dans son Parménide, « ce chef-d'œuvre de la dialectique antique » (p. 55). Huit ans plus tard, en 1814, après la mort de Fichte, Hegel, désireux de le remplacer à Berlin, écrira à Paulus : « Vous savez que je me suis trop occupé non seulement de littérature ancienne, mais aussi de mathématiques..., de physique, d'histoire naturelle, de chimie pour me laisser prendre par le charlatanisme de la Philosophie de la Na- ture, pour philosopher sans connaissances et par l'imagi- nation et tenir des inspirations vides pour des pensées » (OEuvres, tome XIX, I" partie, page 373). On voit com- bien les termes dans lesquels Hegel parle ici de la philoso- phie de Schelling ressemblent aux phrases que je citais plus haut. IL faut rapprocher enfin la Préface de la Phénoméno- logie des conférences que Fichte avait faites en 1804-1805 et publiées au printemps de 1806 sur les Traits caractéris- tiques du temps présent ; on y trouve dans la 8° leçon une critique de Schelling qui par les idées et par les expressions mêmes annonce celle que Hegel devait en faire bientôt. Pour Fichte, la Philosophie de la Nature est la fantaisie ar- bitraire d’une imagination individuelle, un rêve de vision- naire, une magie ; l'intuition de Schelling marque une im- puissance de la réflexion et de la raison ; ses prétentions scientifiques sont la négation de la science véritable ; Fichte lui oppose la raison comme seule source de vérité ; la science de la raison est une science laborieuse qui ne res- semble pas aux visions de ceux qui s’imaginent déchiffrer du premier coup le secret de l’univers. Fichte, comme un peu plus tard Hegel, a essayé d'exposer dans ses Leçons le progrès graduel de la science de la raison. Ces termes de magie, de vision, Schelling, comme son 324 ÉVOLUTIONNISME ET PLATONISME ami Novalis, les avait employés lui-même, et il devait les employer de nouveau, en 1806, dans les Jahrbücher der Medicin als Wissenschaft : «© La nature ne sait pas par science, mais par son essence même ou d’une manière ma- gique. Le temps viendra, où les sciences cesseront de plus en plus, et où la connaissance immédiate apparaitra... Il y a eu etil y aura des individus isolés qui n’ont pas besoin de la science, en qui la nature voit, et qui eux-mêmes dans leur vision sont devenus nature. Ce sont les véritables voyants... Ce que fait un tel voyant dans la médecine ou dans n'importe quelle autre œuvre, est un miracle, car cela est connu et fait sans intermédiaire... Là où la créature disparaît pour elle-même et devient transparente au créa- teur, là est la raison... Dans la paix de son être et sans réflexion, la plante révèle la beauté éternelle. Ainsi le mieux serait pour toi de connaître Dieu en silence et sans le Con- naître » (OEuvres complètes de Schelling, partie I, tome VIF, pages 246 à 248.) Ce morceau mystique, qui rappelle par sa forme les versets de la Bible, ne manque pas de poésie. Mais on comprend sans peine en lisant des passages de ce genre que ni Fichte ni Hegel n'aient voulu voir une doctrine vraiment et pleinement « rationaliste » dans une philosophie où le mot raison prend un sens tel qu’on puisse regarder la raison comme essentiellement unie à une puissance ma- gique, à la faculté de faire des miracles. Si on rapproche les dates des divers passages que jai cités, on conclura, je crois, qu'entre 1800 et 1806, Hegel, après s'être associé en grande partie aux critiques de Schel- ling contre Kant et Fichte, s’est ensuite associé en grande partie aux critiques de Fichte contre Schelling et quil a pris ainsi conscience de l'originalité de sa propre pensée, en réagissant contre la pensée de ses maîtres, dont il s’est proposé à la fois de continuer et de dépasser l’œuvre. ET RTE v D | das ra TABLE DES MATIÈRES Première Partie. \ © ÉrupEs SUR L'IDÉE D'ÉVOLUTION MÉCANISTE CHEZ Darwin ET CHEZ SPENCER. darwinisme n'est pas l’évolutionnisme. SR de la philosophie de Spencer. Deuxième Partie. ÉTUDES SUR L’IDÉE ROMANTIQUE DE LA VIE ET DE L ÉVOLUTION. Hhbie de l'idée desvie. + 4100 4 2, UN 00e 2 RON ch Nietzsche, F à 88 propos de Pidée de vie chez Cu “He NictecHe et chez je RS Troisième partie. Érupes SUR QUELQUES-UNS DES PRÉDÉGESSEURS ET DES DISCIPLES DE PLayon. | _ L'idée de physique mathématique et l’idée de physique évolu- tionniste chez les philosophes grecs entre Pythagore et 16 V0 EN SRE ! NOUS CRETE PRIE ER RMANE SEAT «5° L 158 _ La loi du Ternaire Se Done LE ATOME 16 TABLE DES Sur le sens de la philosophie de Het RER ET AOL RO é B. Discussion avec M. Boutroux sur la signification gé rale de la philosophie hégélienne. ARTE TE SChelling 0 PR AR RRQ D. Discussion sur le sens de à HR sociale de Hegel. ah Ho genes Te EN RES Ernesty\hRenapes, 29 No de dTE nt ANRT 2 | Platonisme et évolutionnisme.. .. . . . . . . . 2 APPENDICES. APPENDIGCE I. — Sur le darwinisme, le lamarckisme weissman- 4 nien et le cuviérisme évolutionniste. . . . . . . .… . APPENDICE II. — Sur l’idée de temps chez Guyau. . APPENDICE III. — Quelques textes de Hegel. . . . COPA. 1 BRUT Fe University of Toronte Library Philos B539e DO NOT REMOVE THE CARD FROM THIS POCKET 255368 Acme Library Card Pocket Under Pat. ‘Ref, Index File’’ Made by LIBRARY BUREAU rite Évolutionnisme.et.platonisme. Author Berthelot, René