src ••• ,••<• 'me, "A ' '*; L VOYAGE A U T 0 U R DE LA MER MORTE - PARIS - IMPRIME PAR J. CLAYE ET C.<* RUE SA1NT-BENOIT. VOYAGE M LA MER MORTE DANS LES TERMS BIBLIQUES EXECUTE DE DECEMBRE 1850 A AVR1L <85i F. DE SAULCY \NCIEN ELEVE DE I/ECOLE POLYTECHNIQUE , MEMBRE DE L'lNSTlTUT I'UBLIK SOUS LES AUSPICES DU MINISTERS DE L'INSTRUCTION PUBMQUE RELATION DU VOYAGF TOME I PARIS GIDE ET J. BAUDRY, EDITEURS 5, RUE BONAPARTE ANCIENNE ROE DBS PE Tl TS - AUGUSTI N S - «h 1853 AVANT-PROPOS Au mois de juilletde 1'anriee 1850, un cruel malheur domestique me fit desirer vivement de m'eloigner pour un certain temps de Paris. Ami d'utiliser mon absence, je resolus de visiter avec mon fils la Grece, la Syrie et T Asie Mineure. Je pensais en effet qu'un semblable voyage com- pleterait 1' education d'un jeune homme arrive au terme de ses etudes de college; pour mon compte, j'avais 1'esperance de trouver, chernin faisant, quelques sujets de memoires dignes d'etre oflerts a 1'Academie a la- quelle j'ai 1'honneur d'appartenir. Je m'occupai done de nos preparatifs de depart; mais en y rellechissant, je compris qu'il serait a peu pres inutile de parcourir les routes battues par tous les touristes, et que pour moi- m^me le but d'un voyage semblable a celui que j'allais en- treprendre, serait manque, sije ne m'efforgaisde visiter des contrees encore closes pour la science. Des lors mon but 1'ut trouve. Le bassin de la mer Morte a depuis quelques annees vivement preoccupe les savants 2092793 2 AVANT-PROPOS. dt> ions les pays : tout ce que Ton racontait de ce lac i't range, quoique d'instinct je le jugeasse fortement eni- pivint d'exageration pbetique, tout ce que Ton seplaisait a repeter des perils d'une course sur lesbordsde cette mer mysterieuse, tout cela aiguillonnait vivement ma curio- site. L'attrait de I'inconnu me decida et je resolus de gagner Jerusalem, afm de tenter ensuite une exploration dont il ne me paraissait guere possible que les dangers ne fussent pas moindres qu'on ne les supposait de loin. Je sollicitai et j'obtins aisement du ministere de 1'instruc- tion publique i'autorisation de voyager, mais a mesfrais, avec le titre de charge d'urie mission scientifi(jue en Orient. Enfm, le 28 septembre, je quittai Paris. Resoiu primitivement a partir avec mon fils et avec un ami devoue, M. Tabbe Michon, hommede science et de cceur,, j 'avals vu ma petite caravane s'augmenter suc- cess! vement de trois compagnons; deux d'entre eux, MM. Leon Belly et Leon Loysel, me demanderent Tau- torisation de m'accompagner dans ma course en Orient. Tout en faisant mes reserves sur la direction exclusive de 1'expedition, j'accueillis avec grand plaisir 1'ofFre de ces deux braves et excellents jeunes gens, parce que je savaisque dans les pays que nous allions parcourir, deux hommes determines de plus fournissent un grand element de securite. Celui de mes compagnons qui devait devenir pour moi comme un second fils, et s'associer a toutes mes recberches, a toutes mes fatigues, M. fid. Delessert, s'adjoignit le dernier a notre caravane; huit jours avant AVANT-PROPOS. 3 notre depart, il 11 'ava.it pas la moindre pensee du voyage qu'il ailait faire. A premiere vue, je reconnus en lui les qualites necessaires pour faire face a toutes les privations., a toutes les eventualites (Tune course pareille, et je me rejouis fort de sa venue, bien que j'ignorasse encore de quelle immense utilite me serait son concours. MM. Belly et Loysel, desireux de visiter la Lombardie et Venise, avaient pris les devants; nous leur avions donrie rendez-vous a Trieste pour les premiers jours d'octobre, et nous partimes de Paris afin d'aller les rejoindre. Nous traversames rapidement par la voie de fer la France, la Belgique, la Prusse, la Boheme et 1'Au- triche ; et apres nous etre arr^tes une journee a Berlin et quelques heures a Vienne, nous atteignimes Trieste dans la matinee du cinquieme jour apres notre depart. Pres- que en me1 me temps arriverent nos deux amis, et tres- peu de jours apres, un des batiments a vapeur du Lloyd autrichien nous conduisit a Syra, puis a Athenes ou nous debarquames. Un mois entier fut consacre a Texploration de la Moree. On a tant ecrit sur ce pays qu'ii serait bien difficile de dire sur son compte quelque chose de tant soit peu neuf ; je me dispenserai done de parler de cette course penible qui n'eut d'autre avantage que celui de nous preparer en quelque sorte aux fatigues que nous allions chercher en Syrie. Le climat de la Grece est d'une salubrite plus que douteuse, et pendant toute la duree de 1'annee 1850, des fievres terribles avaient frappe in- 4 AVANT-PROPOS. distinctement C.recs et etrangers. Mon tils, trop jeune sans tloule pour supporter le genre de vie auquel on est condamne dans les boages infects qu'on est convenu d'appeler des khani, i'ut bientot atteint par la fievre. Des lors notre voyage tut assez triste; nous nous hatames de regagner Athenes ou, apres quelques jours, les acces dis- parurent . J'esperais qu'il n'en serait plus question, mais j'avais compte sans la tenacite de la fievre grecque. Nous partimes pour Constantinople, et pendant la traversee, Edouard Delessert eut, a son tour, un violent acces qui i'ut coupe par le sulfate de quinine pris a haute dose. A Constantinople ce tut mon tour. J'etais venu chercher dans cette capitale des firmans qui me permissent d'enlever 1'un des bas-reliefs assyriens du Nahr-el-Kelb, bas-relief que je croyais alors digne de la peine que je me serais donnee pour le fairescier. Ce firman me fut refuse, et j'ai eu depuis lieu d'en etre enchante, a la vue du pretendu tresor epigraphique que j'avais tant a co3ur de conquerir pour le Louvre. De Constantinople nous repartimes pour Smyrne et de la pour Beyrout, en touchant a Rhodes et a Larnaca. En arrivant a Beyrout, nous n'avions pas encore re- nonce a l'ide"e de traverser 1'Asie Mineure, de Smyrne a Trtibisonde ; mais des les premiers pas sur le sol de laSyrie, nous reconnumes qu'au point de vue scien- tifique, tout etait encore a faire dans ce pays. Notre parti fut done pris sur-le-champ, et au lieu d'^par- piller nos recherches sur des contrees nombreuses, nous AVANT-PROPOS. 5 n'hesitames pas a les concentrer en Syrie, et a depenser tout le temps et tout 1'argent dont nous pouvions dis- poser, sur une terre on nous avions lieu d'esperer que nous serions paves de nos peines par une ample moisson d' observations interessantes. C'est le journal de nos courses en Phenicie, en Galilee, en Judee et dans les terres bibliques de Chanaan et de Moab, que je livre au public. Peut-etre me suis-je fait illusion, en presumant que la relation d'un voyage qui nous a si fortement impres- sionnes, presenterait quelque intere't a ceux qui voudront bien la lire. Si je me suis abuse, on me pardonnera, j'es- pere, en faveur de la bonne foi avec laquelle j'ai cru faire une chose utile a tous ceux qui visiteront apres moi la Syrie, en leur disant simplement ce que j'ai vu, et en leur signalant ce que je n'ai pu voir. En tout cas, je m'esti- rnerai heureux si la lecture de ce livre pent donner a d'autres le desir d'aller poursuivre les recherches que je n'ai fait qu'ebaucher. Apres le savant Robinson j'ai pu trouver beaucoup a glaner; apres moi, je n'hesite pas a le dire, il reste en Syrie immensement de decou- vertes a faire pour les voyageurs. F. DE SAULCY. VOYAGE EN SYRIE ET AUTOUR DE LA MER MORTE 7 DECEMBKE 1850. II est sept heures du matin, et nous voici mouilles a portee de canon de Beyrout. Depuis une demi-heurc, malgre les rafales incessantes , nous sommes sur le pont, et les yeux fixes sur cette cote tant desire"e. Je ne puis dire que tout soit ici nouveau pour nous; car a 1'aspect serieux des terres orientates, deja vues a Rhodes et en Chypre, se joint ici la physionomie des bords fleuris d'un lac de Lombardie. Tout est verdoyant; les maisons, des qu'elles s'eloignent du centre de la ville, paraissent de charmants pavilions semes avec art au milieu de bouquets d'arbres. A.U sommet de la ville , on nous montre Habitation du consul general de France. Le docteur Pestalozza, me"decin de fa quarantaine, etabli a Beyrout depuis plusieurs annees, nous indique du doigt les maisons que nous sommes desireux de connaitre avant toutes les autres. Les diflerents hotels ou nous pouvons prendre gite, le consulat et la demeure de mon ami Michel Medaouar, voila ce que je veux apercevoir d'abord. 8 VOYAGE EN SVRIE I He t'ois mes renseignements pris , je ne sais plus du tout oil me caser. Deux auberges sont mises au premier rang, rune au Ras-Beyrout , a deux kilometres de la ville, 1'autre sur le port meine; celle-ci est deplorablement orientale, 1'autre est trop eloignee. Ouc faire? La Providence, qui s'etait chargee de nous tirer d'embarras pendant la duree du voyage, fait arriver a bord une barque qui apporte les factotums des deux hotels, plus un petit homme qui, d'un air prevenant et tres- humble, nous supplie d'essayer de Petablissement qu'il vient de fonder et qui n'attend que ses premiers notes. A tout risque nous acceptons, et nous voila domiant 1'etrenne a 1'hotel de 1'linivers, hotel vierge encore de voyageurs. Notre marche fait, la pluie cesse ; nous en profitons pour contempler de nou- veau cette terre sur laquelle nous allons enfm mettre le pied. .4 gauche, nous voyons les cretes du Liban : a droite s'etend a perte de vue, en partant immediatement des jardins de Beyrout, une large zone de sable couleur d'ocre. D'ou vient ce sable? on n'en sait rien; comment se comporte-t-il, quand il fait, comme aujourd'hui, du vent? mal, me repond-on; mais tout aussi mal lorsqu'il n'y a plus de vent, car il avance toujours, et dans sa marche fatale, que nulle puissance humaine ne peut entraver, il envahit ce qui se trouve devant lui : vergers, champs, mai- sons, tout s'engloutit lentement dans ce flot qui ne s'arretera peut-etre jamais, et qui tot ou tard etouffera la ville entiere. Belle perspective pour la gracieuse Beyrout ! Nous sommes loges, c'est vrai ; mais debarques, pas encore. On nous a conte des choses tres-peu rassurantes a Tendroit du debarcadere. L'entree du port, ou du moins de ce que Ton appelle ici le port, est impraticable dix jours au moins sur vingt ; rien ne 1'abrite du large et une barre de bas-fonds y fait, par le moindre souffle, briser les lames avec tant de fureur, que les embarcatious qui tentent d'aborder sont culbu- ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 9 tees a coup stir. Le I)r Pestalozza serait tente de rester a bord et d'attendre une embellie, s'il n'avait a revoir femme et enfant qu'il a quittes depuis tin mois. Heureusement la bourrasque souffle de terre et la chance facheuse est assez faible; nous prenons clone conge des officiers de r Austria, qui nous ont ame- nes ici , et nous voila gagnant la terre. Nous y touchons sans encombre, et nous foulons avec bonheur le sol de la Phenicie. Inutile de raconter ici tous les ennuis d'une installation, c'est a peu pres la meme chose partout ; mais dans une hotel- lerie qui debute, et qui debute a Beyrout, c'est pire que partout. Peu nous importe , nous sommes en Syrie, nous allons commencer pour tout de bon un voyage pendant lequel les nouveautes de tout genre ne feront pas defaut, et la gaiete communicative de mes compagnons semble avive"e encore par cette perspective. Heureux presage qui me rejouit le cceur, parce que je ne me fais pas d'illusion et que je prevois de durs moments a passer. Premiere bonne fortune : en mettant le pied a terre nous lisons une enseigne francaise : cafe d' Europe! ce doit etre tres-vraisemblablement le rendez-vous de coquins de tous les pays; mais la on nous parlera francais; peut-etre meme trou- verons-nous des journaux de fraiche date. Nous y viendrons. Une heure apres, effect] vement, nous prenions au cafe d' Eu- rope une tasse de cafe mediocre, nous fumions de vrais cigares, plus mediocres encore , et nous trouvions pour tout journal la Voix du Peuple. Heureusement la presence du Charivari fai- sait compensation. Dans ses pages et dans ses dessins nous retrouvipns 1'esprit moqueur de nos compatriotes, et nous nous croyions presque chez nous. Illusion de courte duree, car les sons gutturaux de la langue arabe qui retentissait, c'est le mot, de tous les cOtes, ne nous permettaient guere de nous tromper. Ce jour-la je fis, pour la premiere ibis, une observation assez ID VOYAGE EN SVR1E jimusajHe. Si vous voyez passer deux habitants de la Syrie, a quelque religion qu'ilsappartiennent et s'ils causent ensemble, pariez hardiment qu'ils parlent de piastres; vous gagnerez a coup sur : c'est la une regie qui ne souffre pas d'exception. A.U sortir de ce bienheureux cafe, nous sommes rentres a Thotel , oil notre note, M. Audibairt, avait prepare notre dejeu- ner. Pour la premiere fois, on nous a servi des bananes, excellentes, nous dit-on; c'est effectivement un fruit assez agreable, mais dont la pulpe trop molle ressemble a une glace parfumee au beurre, ou peut-etre plus exactement a un pot de pommade. Apres le dejeuner, nous allons a la chancellerie du consulat de France. M. de Lesparda nous recoit avec la plus cor- diale alfabilite. Tous les eloges que Ton m' avait faits de lui sont de bien loin au-dessous de la realite : il est impossible d'etre plus alfectueux, plus prevenant, et je felicite de bon coeur tous ceux de nos compatriotes auxquels leur bonne etoile I'enverra sur leur chemin. 11 nous engage a venir diner le Hindi suivant au consulat. Pendant que nous causions dans son cabinet, entre Medaouar, qui non-seulement ignorait notre arrivee mais encore notre projet de voyage. G'est une de ces natures d'elite, devouees et aimantes, que j'avais appreciees quelques mois auparavant , pendant son sejour en France. J'avais alors promis a Medaouar, un peu en 1'air il est vrai, et ne sachant trop si je tiendrais jamais ma parole, que j'irais quelquejour lui rendre sa visite; et j' arrivals a I'improviste. Un instant il me regarda fixement pour s' assurer qu'il ne se trompait pas, et nous nous jetames au cou Tun de 1'autre, heureux tous les deux de ce rapprochement. Michel Medaouar est ne a Beyrout d'une des premieres families chretiennes du pays. Eleve dans le college d'Antoura, il parle et ecrit le francais avec une purete rare; il a HI AUTOUR DE LA MKR MURTE. II beaucoup lu les chefs-d'oeuvre de notre 1 literature, et, en un mot , son education est au niveau des educations les plus distinguees que Ton peut recevoir dans les meilleurs col- leges de France. 11 sait sa langue maternelle , 1'arabe , comme un lettre , et il pourrait au besoin tenir la place du professeur le plus habile. Francais de cosur et d'ame, il s'est depuis plus de dix annees attache serieusement aux inte- rets de la France qu'il regarde comme sa patrie, et il remplit au consulat les fonctions assidues, mais toutes gratuites, de drogman-adjoint. II serait a desirer que partout notre gouver- nement eut des serviteurs aussi devoues et aussi estimables. Apres cette visite, nous sommes alles a la douane, accompa- gnes de Tun des kaouas du consulat, et celui-ci, avec de bonnes paroles entremelees de bourrades, a reussi a nous faire deli- vrer nos caisses d'armes. 11 va sans dire que 1'eternel bakh- chich n'a pas ete oublie, et que les agents de Tautorite doua- niere ont preleve sur notre bourse un petit supplement a leurs appointements. Une caisse nous manque encore , mais elle se retrouvera sans doute quand le tohu-bohu, consequence inevi- table de 1'arrivee d'un paquebot, se sera quelque pen dissipe. Dans ce pays la patience est une vertu essentielle; patientons- donc, puisque tout vient a point a qui sait attendre. 11 est vrai que nous patientons encore un peu a la francaise, c'est-a-dire que nous serions bien tentes de nous mettre en colere centre les lenteurs inseparables de toute transaction avec des Turcs , et que nous quittous la douane d'assez mechanic humeur. Renlres a 1'hotel, nous avons bien vite deballe nos armes; — tout est en bon etat, et notre arsenal est formidable : fusils de guerre a deux coups, pistolets de tous les calibres, sabres, capsules, poudre, balles, rien n'y manque, et nous sommes en mesure, avec un attirail semblable, de faire bonne contenance a tout evenement. 12 VOYAGE EN SYRIE Ces dispositions essentielles une fois prises, nous avons ete pouter Fair du pays. Sortant done de Beyrout par la porte de Sayda, nous avons longe le bord de la mer, en passant devant un theatre quo Ton construit en bois pour y jouer des operas italiens. Le temps s'est remis, et nous jouissons du beau ciel de la Syrie. Cette promenade est charmante. Le chemin que 1'on suit domine constamment la mer, dont les vagues viennent se briser sur les roches du rivage. Dans ces roches sont visibles partout les traces de la Beryte phenicienne. Mais ces traces disparaissent chaque jour, rongees par la mer. Dans le port meme sont incessamment battus par le flot des tron- cons de colonne couverts de varech. Ici ce sont des entailles regulieres , dans lesquelles furent assises jadis d'opulentes habitations. Un seul monument a laisse quelques debris un pen importants sur la plage; on 1'appelle le theatre, et c'est evidem- ment une basilique d'une haute antiquite, flanquee d'une ligne de bassins carres, tailles dans le roc et envahis par 1'eau. Un peu plus loin, une crique sur les bords de laquelle sont hissees ([uelques barques arabes, semble avoir ete jadis un des ports de Beryte. Ces barques tirees a terre nous rappellent la cou- tume des marins de 1' antiquite. Ce que faisaient les Pheniciens, les habitants de Beyrout le font encore de nos jours : rien done n'est change dans les coutumes du pays, et ce que nous constatons une premiere fois, nous le constaterons bien des fois encore. La route que nous suivons est bordee de cafes ou Turcs et Arabes fument le narghileh et le tchibouk avec une gravite sans pareille. Tous sont polis, car nos saluts ne sont pas tou- jours attendus , et souvent nous sommes prevenus. Decide- ment ce pays est plus civilise que Constantinople. Apres une heure de promenade fructueuse, car nous avons deja recueilli force plantes, coquilles et insectes, nous rentrons ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 13 ft 1'hotel , enchantes de notre premiere journee. Le soleil va se coucher, et les portes de la ville se ferment avec le maghreb; force nous est done de revenir sur nos pas. Au retour, au moment ou le moezzen appelle les croyants & la priere, nous entendons pour la premiere fois un etrange charivari de clai- rons discordants, de fifres et de tambours; par trois fois il s'arrete, et il est suivi d'un hourra bien accentue : c'est la gar- nison turque, dont la caserne louche a notre hotellerie, qui prie pour le sultan; tout cela est bien nouveau pour nous, tout cela nous interesse et nous amuse. Le resle de notre journee se passe assez promptement en f-auseries sur ce qui nous a frappes, sur tons ceux que nous aimons et qui sont si loin de nous. Pour le lendemain, nous nous promotions mieux encore, et nous nous appretons a savourer une nuit exempte de roulis et de tangage; mais, helas! le sommeil esl difficile, el nous prenons un avanl-gout des nuits ordinaires de la Syrie. 8 DECEMBRE. Pendanl la nuit , le venl a passe" au nord , el le ciel esl ce malin d'une purele admirable. Nous nous halons d'ecrire a nos amis de France; nos lellres ne parlironl que dans huil jours! Ou'imporle? il nous semble qu'en annoncanl de suile noire heureuse arrivee , nous halons le momenl ou les inquieludes sur noire comple seronl dissipees. Cela nous suffit, Apres le dejeuner, nous nous metlons en roule, el celle fois, nous dirigeons notre promenade du cote du Nahr-Beyrout , c'est-a-dire a Foppose de la plage que nous avons ele recon- naitre hier. La chaleur esl forle el le soleil nous semble oulre- passer les droits qu'il a pour un 8 de'cembre; les fleurs se montrent parlout : decid^ment le printemps marche grand II VOYAGE EN SYR IE train of nous commoneons a, redouter pour notre voyage une tnnptM'ature pareille. Nous apprimes bientota nos depens que rotte rrainto etait un pen candide. Juger du reste de la Syrie par Boyrout, r'est en effet aller un peu trop vite en besogne. Kn tout cas, nous jouissions du present tout en nous trompant sur I'avenir. De la ville a la riviere, on suit le bord de la mer a quelques eentaines de metres, a travers des campagnes parfaitement ctiltivees et plantees de muriers. Pres de la ville, les ehemins sont defences et boueux, grace a la saison des pluies; mais, h une demi-lieue, ils deviennent meilleurs, parce qu'ils sont moins battus. Avant d'arriver au bord de la riviere nous voyons a gauche de la route une ruine carree et pleine ; la construction en moellons piques semble de 1'epoque romaine, et a cette ruine la tradition du pays rattache 1'histoire de saint George et du dragon ; c'est la que le rnonstre a e"te mis a mort. Une large tache brune se voit sur la surface de la muraille grise : c'est qu'apres son expedition, le saint a juge bon de se laver les mains quelque peu souillees, et que le sang et le savon dont saint George se servait, ont laisse une trace commune sur cette venerable ruine. Un peu plus loin, une petite chapelle a rein- place la maison oil le heros est alle se reposer apres sa ter- rible aventure. Je donne cette tradition comme elle m'a ete donnee par le guide qui nous accompagnait ; mais je ne me charge pas d'en etablir 1'authenticite ; ce n'est pas mon affaire. Arrives au bord du Nahr-Beyrout, nous trouvons un pout de construction rnoderne, a double rampe et a plusieurs arches. [/insouciance turque pour tout ce qui concerne les voies de communication, laisse deperir ce pont, dont le tablier est en tort mauvais etat, et par consequent peu agreable pour les cavaliers et les betes de charge. Comme hier, nous nvons augmente nos collections, et apres ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 18 avoir passe" quelques heures dans ces belles campagnes quo dominent de majestueux palmiers, nous rentrons a Bcyrout, pour nous preparer a profiler de 1'invitation que Medaouar est venu nous faire. 11 nous a promis de nous donner un diner arabe, et nous nous rejouissons de faire connaissance avec une cuisine dont nous n'avons pas encore la moindre ide"e. Au moment ou le soleil allait se coucher, nous sommes arrives a son habitation, qui est fort belle, et dont le salon de reception est orne d'un balcon bati a pic au-dessus de la mer ; de la, nous admirons a 1'aise les effets splendides d'un soleil cou- chant sur la chaine du Liban. La montagne toute blanche de neige est couverte d'une douce teinte rose, qui passe bientot an violet ; puis arrive en quelques minutes une obscurite complete ; car ici il n'y a pas, a vrai dire, de crepuscule, et le jour nait et s'eteint beaucoup plus rapidement que dans nos climats du nord. Apres avoir joui quelques instants de cette magnifique soiree, nous avons ete mis a meme d'appre"cier le talent des cordons bleus arabes. Leurs oauvres sont assez etranges pout nous, Europeens; mais, somme toute, elles sont assez estimables, et Brillat Savarin n'aurait pas dedaigne le mahchi, les coubbeh et les baklaouah du cuisinier de Medaouar. Je me borne, du reste, a donner les noms de ces mets du pays, dont je n'ai nulle envie de decrire la composition. Avant le diner, nous avions pris le cafe et fume le tchibouk reglementaires ; apres diner nous recommencames, et a neuf heures nous etions rentres a I'hotel. 9 DECEMBRE. Le vent a change encore une fois , et quoique le temps soil devenu incertain , je sors de bonne heure pour commencer un travail que j'ai envie d'entreprendre. 11 serait probablement IG VOYAGE EN SYR IE assoz curieux de rapporter le plan de toutes les bases do constructions antiques quo j'ai reconnues au bord de la mer. Mais aprc-s plusieurs heures de travail, je me vois force d'a- l)andonner une besogne qui me prendrait plus de journees quc je ne puis lui en consacrer. En partant de France, je me suis promis d'assister a Beit-Lehm, a la solennite de Noel; il taut done arriver a Jerusalem le 24 au plus tard, et je ne me pardonnerais pas de manquer, pour quelques plans assez peu importants d'ailleurs, une ceremonie quo je n'aurai probable- ment jamais 1' occasion de revoir. A. mesure que je me suis eloigne de la ville, avec 1'espe- rance de trouver enfin la limite des ruines, j'ai rencontre des vestiges toujours aussi nombreux. 11 serait done deraison- nable de poursuivre un travail que je devrais forcement laisser inacheve. D'ailleurs les averses, et des averses de Syrie! se succedent. J'ai beau me refugier tantot derriere une roche, tantot a 1'abri d'une embrasure de porte, mon papier se detrempe, je suis dans le meme etat que mon papier, et je me vois force bien a contre-creur de regagner la ville. Apres le dejeuner je retourne a la cote, mais cette fois avec I' intention de me borner a prendre le plan de la basilique. L'abbe m'accompagne et nous nous mettons a 1'ceuvre : en moins de deux heures nous avons termine notre tache , non sans risquer cent fois de nous rompre le cou, en cheminant sur des roches inegales et que la mer a tapissees d'une vege- tation animalisee, sur laquelle le pied glisse comme sur du savon gras. Ce qui reste du monument n'en est en quelque sorte que le squelette; tous les revetements qui etaient en pierre de taille ont disparu, exploites tres-probablement par les constructeurs des edifices modernes de Beyrout. 11 y avait la une carriere toute trouvee, et c'eut ete une duperie pour des Arabes de tailler des pierres, quand ils en avaient de toutes ET AUTOUR DE LA MER MORTE. -IT taillees sous la main. Quelques assises seulement sont resides en place ct encastrees dans le roc, respectees sans doute parce qu'on n'a pas eu besom de les utiliser ailleurs. L'appareil cst cerlainemenl d'une haute antiquite, a juger de son age par la dimension des maleriaux. En definitive, ce qui constitue la mine de la basilique telle qu'elle se presente aujourd'hui, n'est plus que le noyau des murailles; ce noyau est forme d'un par- paing qui varie de composition dans trois couches juxtaposees et bien arretees. Une longue salle quadrangulaire, terminee vers la mer par une abside circulaire qui vient s'appuyer interieure- ment contre les parois memes des murailles : telle est la dispo- sition de 1' edifice. Les murs lateraux se retrecissent et forment une chape mince et angulaire dans 1'axe meme de la salle ; a 1'exterieur, la muraille est revetue d'un enrochement de beton, d'une epaisseur considerable et d'une si bonne qualite qu'il a resiste, malgre 1' action des siecles, a tous les coups de mer. G'est le rocher lui-meme qui s'est laisse ronger, tandis que 1'enrochement de beton s'est conserve intact. A gauche de la basilique se voit une muraille de quai en petit appareil romain, et qui a beaucoup souffert de 1'elTet des vagues; a droite, ainsi que je 1'ai deja dit, on trouve une serie de bassins quadrangulaires, que 1'on regarde ft Beyrout comme des emplacements de bains, et qui n'ont etc probablement que des caves servant de magasins. Jadis ces bassins ne communi- quaient pas entre eux; aujourd'hui il semble que la roche soit vermoulue, et la mer y pdnetre et s'en eloigne alternativement, a chaque fois que le flot qui vient se briser sur la plage monte ou redescend. Un des conduits creuses par ce mouvement con- stant, prdsente un phenomene assez singulier : la vague en s'y engouflrant, expulse violemment 1'air qui reprend sa place aussitot apres, de sorte qu'on ne peut mieux comparer cette etrange cavite qu'a la tuyere d'un immense soufflet de forge. I. 2 48 VOYAGE EN SYRIE Revenons h 1' Edifice antique. Quelle a ete sa destination premiere? II n'est guere possible d'y voir autre chose qu'une basilique, c'est-a-dire qu'un lieu de reunion ou les marchands pheniciens se rendaient pour operer leurs transactions com- merciales ; en un mot , c'&ait peut-6tre la la bourse des Bcrytains1. Mais s'il n'est pas possible de preciser ce qu'e tail le monument , il est du moins permis d'affirmer que ce n'e"tait pas un theatre, puisqu'il n'aurait d'analogie avec aucun edifice de ce genre, et que d'ailleurs il n'aurait pu recevoir qu'un tres-petit nombre de spectateurs. Quoi qu'il en soit, le monument devait etre assez somptueux, car le terrain qui Fen- vironne est jonche de fragments de marbre precieux, et son entree h tout le moins etait garnie d'une mosai'que. Celle-ci est tres-grossiere; les cubes blancs et rouges qui la constituent sont inegaux et irreguliers; ils ne dessinent aucune rangee bien alignee, mais bien des taches sans contour arrete; ces cubes sont d'assez fortes dimensions et ils composaient une espece de pavage dont nous avons retrouve plus tard les analogues, dans les mines d'edifices bien anterieurs aux Grecs et aux Romains. Cette mosai'que, £ peine recouverte d'une legere couche de terre, forme encore aujourd'hui le sol du chemin. Ce fut 1'abbe qui la reconnut , et dans son enthousiasme , il se hata d'en de"couvrir une plaque assez large qu'il resolut d'enlever. J'an- ticiperai un peu en disant tout de suite que le lendemain de grand matin, malgre" les clabauderies de quelques passants, il en vint k ses fins, mais non sans eveiller les soupgons de 1'au- torite turque, qui ne peut pas supposer que des Frandjis cher- chent en terre autre chose que de 1'or. Le bruit se repandit incontinent dans la ville que le pauvre abbe avait deterre je ne sais quel tremor. Le pacha s'en 6mut, il envoya un d^tache- ' I.- Vctyez plaflche I. ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 49 ment de soldats ot quelques officiers pour s'assurer du fait et pour fouiller la place signalee comme recelant des richesses. Ces braves gens, en ne trouvant que des cailloux, durentcroire de deux choses Tune, ou que nous etions fous, ou que si nous n'etions pas fous, nous Etions des associesdu diable et que nous avions pris a cette place tout ce qu'il y avait de precieux, en n'y laissant plus que des pierres dont nous n'avions que faire. Ceci n'est pas une plaisanterie, et surement c'est a la derniere hypotliesc que ces hommes intelligents se seront arretes. Au retour de notre excursion , nous songeons h. nous rendre an consulat ou nous sommes attendus. Gomme il a plu toute la journee, les chemins sont affreusement mauvais, nous pre- nons done le seul moyen de transport qui soit a notre disposi- tion : des chevaux nous sont amenes, et a nuit close, pre- ce"des par un des domestiques de 1'hotel, muni d'une de ces lantcrnes dc papier qu'il n'est pas permis d'oublier dans une ville turque quelconque, si Ton tient & ne pas etre arrete par une patrouille, ou quelque pen mange par les chiens, nous nous mettons en route, line fois sortis de la ville , nous nous engageons dans des petits chemins tailles en escalier par-ci, sablonneux outre mesure par-la , et bordes partout de vraies murailles de cactus ou figuiers de Barbaric. J'avouerai que nous avions tres-grand'peur d'accrocher au passage un brin de cette verdure syrienne, car rien au monde n'est plus desagr^able que la piqure des milliers d'aiguilles dont cet aimable vegetal est heriss^. Enfin nous avons atteint le consulat sans nous etre creve les yeux. Nous avions et4 bien accueillis deja par M. de Les- parda ; sa famille, en nous recevant, comme lui, avec une grace parfaite, a reussi a nous faire oublier que nous n'etions pas en France. Tout le personnel du consulat avait ete re"uni pour nous faire fete, et nous avons passe* une charmante soiree dont nous ne perdrons pas la memoire. Vienne le desert , et nous 20 VOYAGE EN SYRIE nous rctugierons souvent dans le souvenir de la petite colonie francaise de Beyrout. lei tout le monde a plus ou moins le gout des antiquites, et nous avons admire force bijoux recueillis par les soins de M. Perretie, le chancelier du consulat. 11 a reuni une ample collection de morceaux choisis, et plusieurs des antiquites de son cabinet feraient envie aux plus riches des musees euro- peens. A onze heures et demie , ni plus ni moins que dans la mere-patrie, nous avons regagne notre gite par le meme che- min et avec les memes precautions. 10 DECEMBHE. Ce matin, il pleut si bien et si dru qu'il n'y a pas moyen de songer a sortir. Je mets done au net tant bien que mal le plan leve la veille, et j'attends que le ciel se degage : vain espoir ! Nos nouveaux amis de Beyrout viennent nous visiter ; puis nous faisons a la douane la chasse a la caisse qui nous manque encore ; a force de chercher, nous la decouvrons sous une pyramide de ballots. Vers quatre heures, Medaouar nous tient compagnie; je lui parle d' inscriptions antiques, et je lui demande s'il en existe a Beyrout. Tout recemment on a trouve dans son jardin un piedestal muni d'une longue legende latine. Comme le mauvais temps a fait treve, nous y courons, je prends un estampage de cette inscription certainement inedite, et nous nous re"fugions a 1'hotel contre la pluie qui a recom- mence au moment meme ou elle pouvait nous gener le plus , c'est-a-dire quand nous estampions notre pierre l. L'e"criture de cette inscription demontre qu'elle est posterieure a Septime- Severe. Elle nous apprend qu'un mari, nomme Bufus Artoria- 1. Voyez planchell. ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 21 nus, a fait clever & ses frais une statue de marbre a sa femme, la plus pieusc et la plus chaste des femmes, pour servir, a ce qu'il dit, d'exemple. Exemple de quoi et pour qui? Pour les femmes ou pour les maris de son temps? Notre homme oublie de le preciser; si c'est aux femmes qu'il s'adresse, Artorianus est un impertinent; si c'est aux maris, Artorianus est un fat. Quelle malencontreuse idee a cue ce bon epoux de dire dans sa phrase commemorative qu'il ne faisait sa depense de statue que pour servir d'exemple. Ne pouvait-il regretter sincerement une bonne et tendre femme sans se donner un ridicule? Mais de quoi vais-je me meler? 11 pleut toujours. 11 DECEMBRE. Le temps ne s' arrange pas; la pluie continue, et pourtant il faut songer a partir si nous voulons etre le 24 a Beit-Lehm. Journee maussade et longue; 1'impatience nous prend deja comme si nous etions en prison depuis six mois. Vers trois heures, 1'averse se modere, et plutot que de rester enfermes dans notre triste gite, nous courons du cote du Ras-Beyrouth, non sans faire des stations force"es dans quelques cafes arabes, pour laisser au soleil le temps de se montrer, s'il en a la moin- dre envie. L'envie ne lui en vient pas, et nous continuous notre promenade en faisant contre fortune bon coeur; nous explo- rons des rochers qui avoisinent les sables, et nous y trouvons encore des traces evidentes de constructions antiques, des citernes, ou mieux des puits peu profonds, mais parfaitement traces. La nuit nous surprend ramassant des insectes et des coquilles , et nous rentrons en hate. Les images commencent a se diviser. Esperons que c'est un bon pronostic. VOYAGE EN SYRIE 12 DECEMBRE. Decidement nous ne pouvons rester plus longtemps a Bey- rout; quoi qu'il advienne, il faut nous mettre en route. Hier, deux jeunes voyageurs francais arrives avec nous par /' Aus- tria, nous ont donne le bon exemple. Us sont partis pour Jeru- salem et ont du aller coucher a Sayda. Domain nous prendrons le meme chemin ; et il faudra bien que le beau temps revienne. II fait un vent violent, mais il vient du large; s'il tourne au nord, nous sommes assures de quelques belles journees. La mer mugit de telle facon qu'on 1'entend briser de notre cham- bre, comme si nous etions sur la plage. Nous faisons nos paquets; nous nous debarrassons de tout ce qui nous serait superflu, et nous reduisons notre bagage au strict necessaire. I'n loueur de chevaux et de mules nous est amene. Nous trai- tons avec lui pour le nombre de betes de selle et de charge dont nous avons besoin, a raison de douze piastres par te"te pour les jours de marche , et de six piastres seulement pour les jours de repos. Nous avons des selles a nous, fort heureuse- ment, car la selle arabe nous aurait bientot rompus. Je recom- mande bien expressement a quiconque voudra voyager en Syrie, de se munir de ce meuble essentiel. Notre personnel est complet; a Athenes, nous avons eu la malencontreuse idee de prendre pour cuisinier un miserable coquin, nomme Constantin, qui nous a servis comme tel pen- dant notre tournee de Grece , et qui est le type parfait du f'ri- pon grec, le plus parfait de tous les fripons. Voleur, bas et ram- pant, voila notre homme. A Athenes encore, nous avons pris a notre service, par commiseration plutot que par besoin, un grand Levantin, d'origine frangaise, nomme Andre Reboul. Jl nous suit en qualite et avec le titre de drogman ; mais il ne ET AUTOUK DE LA MER MORTK. 23 sait que le grec, le turc, le russe et le francais, c'est-a-dire que les idiomes inutiles dans le pays que nous aliens par- courir. Andre s'est fait habiller a la turque, et il a imagine d' adopter un costume tout rouge, ce qui lui donne la plus affreuse tournure. II prend les airs d'importance d'un inten- dant de bonne maison; et, sous le fallacieux pretexts de surveiller les marches de Constantin, il taille en plein drap et fait des achats pour notre compte, sans jamais nous con- suiter. C'est, au demeurant, un tres-bon homme; criant beau- coup, faisant sa besogne comme il peut, et ne trouvant jamais bien que ce qu'il fait. Pour terminer 1'enumeration de notre personnel, Edouard et Loysel ont amene chacun un serviteur fidele et devoue, et ces deux braves garcons deviennerit bien vite pour nous de vrais amis, plutot que des compagnons de voyage; tous deux se sont pris d'amour pour 1'histoire natu- relle , et il est rare qu'un objet precieux ou nouveau ne soit pas decouvert par Philippe ou par Louis. Maitre Constantin, sur de nous voler assez d'argent, grace a la teneur de notre contrat, pour etre en mesure d'entretenir un domestique pour lui, c'est-a-dire un homme qu'il traitera fort mal, et auquel il commandera fort bien de faire presque toute la besogne dont il s'est charge, Constantin, dis-je, a pris avec lui un Grec de Macedoine, nomme Nicolas, brave homme au fond, ne man- quant pas de courage, mais un peu trop enclin a 1'ivrognerie. Ce malheureux est revetu de la fustanelle de ses compatriotes, fustanelle a peu pres blanche aujourd'hui, et que nous ver- rons passer sans doute par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, mais surtout par les plus sombres. Tout est pr6t, nous avons touche I'argent dont nous sup- posons que nous aurons besoin; nous avons nos teskreh ou passe-ports turcs en poche. A demain matin de bonne heure le depart. Nous employons le reste de la journee a faire quelques 24 VOYAGE EN SVRIE visiles d'adieux. Le beau temps est revenu, et la Providence semble s'interesser a notre entreprise. 13 DECEMBRE. Oui n'a pas eu a commencer un voyage avec 1'aide de moukres on muletiers syriens, ne salt pas jusqu'ou Ton pent se mettre en colere centre des homines sans les rouer de coups. A sept heures du matin nous sommes prets; le ciel est d'une purete merveilleuse. Partons done! Un instant; les mules ne sont pas encore chargees; les chevaux ne sont pas encore selles ; patience ! Une heure se passe, meme ritournelle ; a neuf heures la faim nous prend, et pour faire diversion a notre mauvaise humeur, nous nous decidons a dejeuner a Beyrout, comptant monter a cheval immediatement apres, et regagner le temps perdu, par suite de la suppression naturelle d'une halte pour dejeuner. Nous venons de boire le coup de 1'etrier, tout doit etre pret; nous descendons! Les malheureux! ils font la conversation, ou plutot ils crient comme des sourds, mais pas une bete n'est chargee; chacun semble compter sur son voisin. Comme nous pourrions aller longtemps comme cela sans fairc beaucoup de chemin, la colere nous arrive; on pro- fite de 1' occasion pour nous demander des bakchich, nous donnons des injures et des coups de courbache. Peu a pen cependant, en ne les perdant pas de vue, les moukres finissent par mettre tous nos paquets sur le dos de leurs betes. C'est bien heureux! Partons. Une minute encore; Constantin a achete de si bonnes choses pour notre table, qu'il lui faut deux mules de plus, mules qu'il pretend nous faire payer. Cette. fois la plaisanterie est un peu trop forte pour e"tre admise sans contestation. Nous plantoris Ik notre forban , en Tengageant a se tircr d'affaire comme il pourra, et nous nous mettons enfin ET AUTOUR I)K LA MER MORTE. 25 en marche. II est onze lieures et demie. 11 a done fallu cinq heures a peu pres pour charger et harnacher une vingtaine de betes. Voila qui promet ! Si tous les jours nous avons la repetition de cette comedie , nous arriverons a Jerusalem dans un mois. Des que nous sommes en chemin, notre mauvaise humeur se dissipe peu ti peu. Nous sortons de la ville par la porte qui conduit aux routes de Damas et de Sayda, et nous nous ache- minons vers Test d'abord, pour tourner ensuite directement au sud. Avant de prendre cette direction, nous traversons un bois de pins plante jadis pour entraver la marche envahissante des sables, par 1'emir Fakhr-ed-dyn, a ce que disent les Beyrou- tins. L'idee etait excellente ; mais comme le bois de construction est rare dans ce pays, et qu'il est commode d'en trouver a la porte de la ville, presque tous les beaux arbres out ete succes- sivement coupes par les Turcs, et ce n'est que depuis un tres- petit nombre d'annees que de nouvelles plantations out ete entreprises. Une fois dans la plaine de sable, toute vegetation cesse. Quelquefois cependant de jolies petites coloquintes vertes et jaunes paraissent sur le sol, et la tige qui les porte rampe cachee dans le sable. Par-ci par-la nous trouvons encore de petites taches de verdure formees par une jolie plante cruci- fere a large fleur d'un blanc rose. Nos chevaux tirent la jambe, ils doivent souffrir beaucoup, et nous les plaignons en toute sincerite, quand, une heure apres notre depart, et lorsque nous venous de traverser une petite riviere nommee le Nahr- el-Rhadir, au bord de laquelle est assis un mauvais khan arabe, le cheval de mon fils nous montre qu'il n'est pas trop fatigue ; sa selle mal sanglee tourne, la bete se de'barrasse lestement de son cavalier, brise a bonds et a petarades sangle et croupiere , laisse la tout ce qui la gene, fait joyeusement deux ou trois culbutes dans le sable, et part a fond de train •26 VOYAGE EN SYRIE (in coto do Beyrout. Nouveau guignon que nous maudirions do bun coeur, si la halte forcce qu'il nous faut faire au Khan- el -Khadir, ne nous procurait une ample moisson d'objets (Thistoii-o naturelle. Sai'd, 1'un de nos moukres, s'est mis au galop a la poursuite de notre fugitif. Nous esperons d'ailleurs (|iio colui-ci sera arrete en chemin par les conducteurs de nos bagages, si toutefois mons Constantin a fmi ses preparatifs. Lne he ure apres, Sai'd revient au khan, ramenant le cheval echappe, et apres quelques minutes nous repartons. A trois heures nous arrivons au Khan-el-Khaldah, khan miserable place sur la plage et en face d'une rampe assez douce de rochers, au milieu desquels paraissent quelques sarcophages antiques. 11 nous reste deux heures de jour tout au plus; impossible d'arriver 5. Sayda ; il vaut done mieux nous arreter ici et explorer la necropole que nous avons sous les yeux. Au moment ou nous arrivons, nous apercevons, a quelques centaines de pas, une troupe de cavaliers arabes d'assez bonne apparence, qui chasse au faucon. Mais pendant que nous deli- borons sur 1' opportunity de prendre El-Khaldah pour notre premier gite , la chasse s'eloigne. Aussitot que nous avons mis pied a terre, nous courons aux sarcophages que nous avons apercus. Nous les croyions en petit nombre, et tout le flanc de la montagne en est couvert. Tous ont etc brises vio- lemment et profanes. 11 n'y en a pas un seul qui soit reste intact. Partout ou le rocher offrait une saillie, il a ete taille pour etre transforme en tombeau. Quelquefois nous en trou- vons de longues files dont les couvercles ont ete mis en pieces ou gisent renverses sur le sol. Derriere le khan il y a des monceaux de ruines qui deno- tent I' emplacement d'une antique cite que Ton serait tente de juger pou impoilante, si la multitude de sarcophages qui se ET AUTOUR DE LA MER MORTE. «7 t.rouvent reunis la, ne demontrait que le contraire est vrai. Nous sommes beaucoup trop eloignes de Beyrout pour qu'El- Khaldah ne soit que la necropole de cette ville; il faut done admettre qu'El-Khaldah se trouve sur 1'emplacement d'une bourgade phenicienne. Pendant que tous nos amis cherchent des plantes, des insectes ou du gibier, Edouard et moi nous parcourons la necropole; nous y decouvrons une inscription grecque fune- raire tellement rongee par le temps qu'elle est devenue illi- sible; le nom seul de la defunte, qui s'appelait Juliana, est encore dechiffrable. En remontant au sud , nous traversons un lit de torrent, sur un pont forme d'une seule roche jetee en travers d'un bord a 1'autre. Une fois ce ravin franchi , les files de sarcophages recommencent aussi nombreuses que sur 1'autre rive ; 1'un d'eux nous parait tres-remarquable. Sur l'une des faces de la cuve dont tout le chevet a ete brise, nous trouvons un bas-relief d'assez bon style repre- sentant un Genie aile, a droite et a gauche duquel sont deux bustes de face. Le tout est malheureusement fort mutile, mais rien n'est plus imposant que 1' aspect de cette tombe dont le couvercle est entier, et recouvre encore ce qui reste de la cuve, bien qu'il ait ete violemment derange de sa position primitive '. La nuit vient nous surprendre au milieu de nos recher- ches, qu'il faut abandonner a notre tres-grand regret. Nous regagnons le khan. Nos bagages sont arrives ; Constantin s'est mis a Fosuvre, et Andre a dresse nos couchettes de voyage dans deux afl'reux reduits d'une salete revoltante et remplis de vermine. II faut bien s'en contenter, et nous prenons gaiement notre parti. 1. Voyez planche III. 28 VOYAGE EN SYR1E Devant. la porte de notre chambre a coucher est appuye un petit hangar ouvert de trois cotes au vent. C'est la notre salle a manger et notre chambre de travail. Malgre la bise qui fouette la flamme de nos bougies, nous nous obstinons a prendre des notes, et a passer nos croquis a 1'encre; aussi la besogne avance-t-elle lentement , et quand le diner nous est servi , notre travail de la journee n'est pas encore fmi. Pendant que nous sommes a table, nous voyons arriver une longue caravane de pelerins grecs se rendant a Jerusalem. Hommes, femmes, enfants et betes bivouaquent pele-mele a la belle etoile pros de nous, et rien n'est pittoresque comme I' aspect de ce campement sur les feux duquel se dessinent les silhouettes les plus fantastiques. La carte de Danville porte au point oil nous sommes arretes une localite antique nommee Heldua. On trouve en effet dans 1'itineraire de Jerusalem, la mention d'une station nommee Heldua, place"e a douze milles romains de Beryte et a huit milles seulement de Porphyrion. Le reverend Robinson sup- pose que ces deux chiffres ont ete intervertis, et il a tres-pro- bablement raison. Nul doute que le nom moderne d'El-Khal- dah ne soit identifiable avec celui de Heldua. Apres le repas plus que mediocre que nous a donne Constan- tin , et qui nous coute soixante francs , bien qu'il ne lui en ait certainement pas coute cinq a lui-meme, nous terminons le plus promptement que nous pouvons la redaction de notre journal, et chacun gagne son lit. C'est decidement une habi- tation desagreable que le Khan-el-Khaldah. Mais nous sommes entry's en campagne, et maintenant, quoi qu'il arrive, il faudra prendre le temps et les gites comme ils seront. ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 29 14 DECEMBRE. Quand le jour va poindre, une partie de notre petite troupe est debout. 11 y a bien quelques dormeurs un peu obstine's; mais apparemment ils ont plus besoin de sommeil, parce qu'ils sont plus jeunes , et quand il n'y a pas necessite absolue de les reveiller, autant leur laisser quelques instants de plus de repos. L'abbe nous rend des points a tous; quand il juge a propos de dormir, personne ne le fait aussi bien que lui; mais aussi, quand il s'imagine que le jour va reparaitre, que ce soit on non une erreur, il n'y a pas de reclamation, pas meme d'invective qui 1'arrete. Je le trouve done sur la plage , avant 1'aube, cherchant des coquilles et des plantes marines. Deja la caravane de pelerins se remet en route, et nous n'a- vons pas encore vu un seul de nos moukres sur pied ; mais la necropole au milieu de laquelle nous sommes, est assez inte'- ressante pour que je ne soispas tres-presse de la quitter. D'ail- leurs, nous voulons emporter un estampage du bas-relief dont j'ai parle plus haut, et nous nous mettons a I'o3uvre. Malheureu- sement il faut accumuler une telle epaisseur de papier mouille' pour prendre tous les contours des reliefs, que jamais nous ne parviendrons a detacher notre estampage suffisamment solide. Nous nous ingenions alors a ramasser des broussailles seches et nous faisons bon feu , mais sans grand succes. Pour en fmir tout de suite avec ce malheureux estampage qui nous avait coute" tant de peine, je dirai qu'il n'a pu nous servir a rien, et que la premi6re fois que nous 1'avons examine, nous n'avons plus trouve qu'une galette en pate de papier, sans la moindre trace d'un relief quelconque. Ce matin , nous avons re"ussi a gagner deux heures sur le temps employe" hier aux preparatifs du depart ; h neuf 3o VOYAGE EN SYR1E houres, tout est pret ; nous prenons une tasse de cafe, nous fumons un tchibouk et nous nous mettons en marche, par un tomps magnifique qui nous rappelle le mois de juillet de notre pays. La route sur laquelle nous cheminons suit presque constam- inent la plage, et autant que nous le pouvons, nous faisons mar- cher nos chevaux dans 1'eau, afin que le sable mouille les porte mieux. Apres avoir passe devant le village de De'ir-en-Na'imeh, ct avoir laisse a notre gauche sur les hauteurs DeTr-el-Qamr, ancienne residence de 1'emyr Bechir, nous voyons le hameau nomme Mehallakat-ed-Damour, et nous arrivons au bord du Nahr-ed-Damour, le Tamyras des anciens. G'est une riviere assez large, assez rapide, et dont le passage est parfois impos- sible, a cause des crues subites qui surviennent lors de la saison des pluies. Un pont la traversait jadis, mais il n'en reste que des debris que Ton apercoit a quelque cent metres du gue. La nous trouvons des fellah qui ne font pas d'autre metier que de conduire par la bride les chevaux des voyageurs, en sc mettant dans 1'eau jusqu'aux aisselles; on leur paie une piastre pour ce service, et certes, les pauvres gens gagnent bien leur salaire. Nous etions un peu preoccupes des difficultes du pas- sage, a cause des pluies qui nous avaient retenus plusieurs jours a Beyrout. Mais si le Damour se gonfle et devient rapidement dangereux, il decroit tout aussi rapidement, et au moment ou nous le franchissons , le gue est tout a fait praticable; nos chevaux ontde 1'eau jusqu'k mi-ventre, et tous atteignent sains et saufs la rive opposee. Les bords de la riviere sont tres- riants, la verdure y est deja tres-riche, et nous quittons pres- qu'a regret les jolies prairies qu'arrose le Damour ; obliquant un peu a Test, nous nous eloignons de la cote pour e"viter le passage du Ras-ed-Damour, qui allongerait notre route ; nous traversons des campagnes admirablement cultivees, proprietes ET AUTOUR DE LA MER MORTE. M de Bechir, et nous atteignons un khan situe sur la plage ; c'est le Khan-en-Naby-Younes. Suivant la tradition, c'est ici qu'un monstre marin a depose sur le rivage, le prophete Jonas, puni par une Strange re"clu- sion de trois jours , de son peu d'empressement & ex^cuter les ordres de Jehovah. Un oualy ou petite chapelle musul- mane, nominee Naby-Younes, est placee au cote gauche du khan ; derriere lui se trouvent quelques habitations de fellah ; celles-ci ont meilleure apparence que les maisons des villages arabes ordinaires, et sur le chemin, dans le hameau, nous re- marquons quelques beaux troncons de colonne, indices certains de la pre" existence d'une ville en ce point. A droite du khan est un ravissant bouquet de kharoubiers seculaires : devant , la plage la plus douce, et la mer de Phenicie. Le temps est deli- cieux , le site est anime par le passage incessant des moiikres qui se dirigent vers Beyrout ou vers Saint- Jean-d1 Acre. Ciel d'un azur ardent et profond, mer qui caresse la plage plutot qu'elle ne la frappe, palmiers, Arabes, chameaux, sable dore, tout cela jete par la main de Dieu dans le cadre le plus ravis- sant, voila Naby-Younes. On comprendra que nous ne som- mes pas presses de nous en eMoigner ; nous n'y devions rester qu'une demi-heure! mais le moyen de s'arracher a un spec- tacle pareil ! Nos deux artistes s'extasient et se promettent bien de revenir travailler en cet endroit charmant. 11s se sont tenu parole. Quelle est la ville antique que ses fondateurs ont eu 1'heu- reuse ide"e d'asseoir ici? On a pense" que e'etait Porphyrion, deja mentionn^ par Scylax et devenu plus tard un eve'che suf- fragant de Tyr. Nous avons extrait de I'itin^raire de Jerusalem un passage qui place Heldua entre Beryte et Porphyrion, a douze milles remains de la premiere des deux villes et a huit seu- lement de la seconde. D'accord avec le savant Robinson, nous 32 VOYAGE EN SVRIE avons reconnu Heldua dans El-Khaldah. Si cette attribution est juste, les chiflres doivent avoir ete intervertis par un copiste maladroit, et Naby-Younes correspond au site de Porphyrion puisqiril y a en elfet vingt milles romains de Beyrout a Naby- Younes. La presence des beaux debris antiques que nous y avons retrouves, milite en faveur de la realite de cette identifi- cation que Pockoke ale premier proposed '. Reland semble done s'etre trompe en cherchant Porphyrion au pied du Carmel et de 1'autre cote du golfe d'Acco. Je n'ajouterai plus qu'un mot, c'est que le nom de Porphyrion fut donne a la ville phenicienne a cause de la peche de la pourpre (nopcp'jpiov) qui se faisait pro- bablement avec abondance sur la cote avoisinant cette ville. Du reste, je reviendrai plus loin sur la geographic de la cole phenicienne. Nous avons quitte le Khan-en-Naby-Younes a trois heures seulement, et nous avons suivi de nouveau la plage, le plus sou- vent possible. Derriere nous et a peu pres a la hauteur du khan, nous laissons le village d'El-Djyah, bati sur le penchant d'une colline. La chaleur est tres-forte, et parfois nous nous arretons pour boire quelques gorgees d'eau, lorsque notre bonne etoile place une source a notre portee, comme au Khan-ay n-es-Sekkeh, qui se trouve place sur la route, entre les deux villages d'Er- Ramlieh et de Djoun que nous apercevons successivement a notre gauche et a mi-cote. Nous traversons, vis-a-vis le premier de ces deux villages, un ravin dans lequel se pkrd une riviere tres-ch6tive et qui se nomme le Nahr-er-Ramly. Un peu plus loin c'est le Nahr-el-Aoualy que nous traversons a gue et qui n'a qu'une tres-faible profondeur. Le jour commence a tomber lorsque nous apercevons enfin Sayda qui s'avance dans la mer. Dans notre marche de la • 1. Robinson, vol. HI, p. 432 ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 33 journee, nous nous sommcs tres-peu eloignes du bord de la mer, et nos chevaux n'ont cesse d'avoir les pieds battus par le flot, ce qui leur fait fairc les petits pas de cote les plus amusants du rnonde. Ouand nous gagnons un peu vers I'interieur, nous retrouvons, comme au Ras-en-Naby-Younes , par exeinple, des traces non equivoques, mais fort desagreablcs, de la voie romaine qui longeait la cote de Phenicie. La nuit est tout a fait close; mais la lune brille au ciel d'une eclatante lumiere, et la temperature nous parait deli- cieuse, apres la chaleur du jour. Enfm, nous arrivons, en sui- vant la plage, a la porte dc la mince bourgade qui remplace I'antique Sidon. Devant nous sont d'enormes murailles a tra- vers lesquelles il ne semble pas qu'il y ait de passage. Erreur! nous tournons a droite et a gauche, je ne sais combien de fois, marchant un a un dans des ruelles couvertes par des voutes epaisses, qui semblent ne s'interrompre, de temps en temps, que pour laisser passer les rayons argentins de la lune ; et apres quelques minutes, nous entrons dans une vaste cour carree, entouree de hautes galeries voutees. Au milieu de la cour ou nous trouvons nos bagages empiles , est un bassin ombrage de la luxuriante verdure des bananiers et d'autres beaux arbres de 1'Orient. G'est un khan appartenant a la France. Agence consulaire, eglise, auberge tenue par une brave femme chretienne, nommee Angiolina, tout est reuni dans ce khan, dont 1' aspect est ravissant. C'est la premiere fois quc nous ren- controns une demeure de ce genre, et nous sommes enchantes. Notre hotesse nous recoit ci merveille ; notre cuisinier, qui a eu tout le temps d'elaborer ses aflreux melanges dans une vraie cuisine, ne nous traite guere mieux que la veille, et apres notre repas, nous nous coucherions assez volontiers, si nousn'avions, a cote de notre chambre, des ouvriers qui profitent de la frai- cheur de la nuit pour battre, au clair de la lune, la terre dont I. 3 3i VOYAGE EN SYRIE on forme ici les terrasses. Ges braves gens, au nombre de qua- tre, afin de charmer leur travail, chantent £ tue-tete sept notes qu'ils reprennent tour a tour, en frappant en mesure avec des masses, 1'argile qu'ils cherchent & tasser. Sur la septieme note, IPS deux premiers font une tenue dont les deux autres profitent pour entonner la meme phrase, et ainsi de suite eternellemcnt, D'abord cela nous parait assez original, et nous nous en amu- sons ; puis il arrive bientot que ce chant nous agace Jes nerfs, et nous finirions par nous emporter centre des voisins qui aiment trop la musique, si la fatigue ne nous debarrassait bientot de F ennui de les entendre. En resume , nous sommes tres-contents de notre journee, et demain, s'il plait a Dieu, nous irons prendrc gite a Sour, car le temps presse, et nous avons deja perdu une etape ; mais nous avons bien vu la necro- pole d'El-Khaldah, et d'ailleurs, nous rattraperons peut-etre le temps que nous avons donne a cette interessante localite. 15 DECEMBRE. Avant le jour nous etions sur pied, et nous nous prome- nions dans Sayda. La promenade n'est pas longue ; cinquante pas a travers un miserable bazar, nous conduisent sur la plage, et nous avons devant nous les vestiges du mole qui fenna jadis le port de Sidon. Partout on nous offre des medailles, des pierres gravees et des debris antiques de toute espece. J'achete deux cippes funeraires ornes d' inscriptions grecques d'une epoque assez recente, et f aide 1'abbe a prendre 1'estampage d'une autre inscription du meme genre tracee sur un bas-relief encastre dans la muraille du khan. C'est 1'epitaphe ciselee pour lui-meme par un artiste nomm6 Julien '. 1. Voyez planches IV et V. ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 35 A huit heures precises, tous les preparatifs de depart sont finis, nous avons regie nos comptes avec dame Angiolina, et nous montons a cheval. Nous sommes sortis de Sayda par la meme porte que nous avions franchie en y entrant hier soir, et nous longeons d'abord les murailles de la ville; partout celles-ci sont garnies de bana- niers et de palmiers; le soleil est resplendissant, et la route que nous suivons est des plus riantes. Un large chemin om- brage par des tama rises et des kharoubiers nous ramene bien- tot a la plage. Nous sommes gais et dispos , tout va pour le mieux; seulement nous regrettons maintenant le doux ombrage que nous venons de quitter. A deux kilometres environ de Sayda, nous rencontrons un beau troncon de colonne de granit couche au bord de la route; c'est une borne milliaire dressee par 1'ordre de Sep- time Severe et de Caracalla, dans la sixieme annee de regne du premier de ces empereurs. L' inscription en est assez bien con- servee, et nous passons quelques minutes a la copier *. Cette inscription, deja recueillie et publiee par Monconys en 1695, a etc editee avec des corrections, par le voyageur anglais Maun- drell. Depuis le passage de celui-ci (1705), 1'inscription a un pen souifert, mais il n'en est pas moins evident que c'est bien la meme pierre qu'il a vue; cette borne etait placee au second mille apres Sidon et sur la route de Tyr. Un peu plus loin, nous avons reconnu une seconde borne milliaire elevee a la meme epoque et au troisieme mille , par les soins du meme propre- teur, Q. Venidius Rufus, dont le nom s'est retrouve lisible sur une colonne semblable, vue en 1699 entre la premiere et Sidon, par un noble anglais, a ce que rapporte Reland 2. Le gibier pullule dans le pays que nous traversons, et toute 1. Voyez planche II. 2. PalcKslina, p. 403. 3D VOYAGE EN SYRIE notre polite caravano brule de la poudre a coeur-joie. Vanneaux, grebes, herons, canards, sont tour a tour en danger de mort, niais presque toujours les pauvres animaux en sont quittes j)our la peur; aucun d'eux ne songe a fuir en nous voyant; Ics a louettes viennent tranquillement se promener entre les pieds de nos chevaux ; il est clair que les gens du pays sont encore moins a craindre que nous , et cela s'explique par I' affection qu'ils donnent tous a la poudre et au plomb, qu'ils conservent pour de meilleures occasions et pour un tout autre gibier. A tros-peu de distance de Sayda, nous avons traverse le ruis- seau que les Arabes appellent le Nahr-es-8ayniq ; laissant en- suite a notre gauche P Ayn-el-Rhaziat , nous rencontrons plus loin un autre ruisseau, qui forme une espece de marecage, nomme Birket-et-Tell , puis, au bord de la mer et sur une petite pointe, nous voyons le Bordj-el-Akbea, tour carree fort mal en point. Nous arrivons enfin a une assez belle fontaine , l'Ayn-el- Oantarah , situee, avec un khan nomme de meme, au bord de la mer. La plage est ombragee par de magnifiques tamariscs peuples de myriades de chardonnerets qui gazouillent dc la facon la plus charmante; nous ne saurions trouver de halte plus agreable, et nous nous arretons pour dejeuner; la nous laissons passer la forte chaleur du jour, et a deux heures seu- lement nous nous remettons en marche. Peu apres, nous lais- sons a notre gauche, sur la hauteur, le village moderne de Sarfent ; £ notre droite se projette dans la mer le Ras-Sarfent, et nous arrivons aux ruines de Sarepta , la noiSJ de 1'ficri- ture, nommees par les Arabes Kharbet- Sarfent. G'est la que demeurait la pauvre veuve qui donna asile au prophete Elie1. 1. Rois, I, xvii, 9 et 10. ET AUTOTIl J.)E LA MER MORTE. 37 Aujourd'hui il ne reste de Sarepta que des decombres inibr- mcs, mais qui recouvrent un terrain considerable. Un peu plus loin, nous traversons de nouveau des ruines de pen d'etendue , nominees Kaysarieh par les Arabes. Quelle pent etre cette Cesaree, dont il n'est fait mention nulle part? Je 1'ignore. Assez frequemment , nous retrouvons les traces evidentes de la voie romaine , qui longeait toute la cote de Phenicie, et nous sommes loin de nous en rejouir, car rien n'est fatigant comme de cheminer a travers les pierres qui formaient jadis le pave de cette voie. Bientot nous apercevons a notre gauche et a quelques cen- taines de metres seulement, la necropole d'Adloun '. Nous ne pouvons passer devant elle , sans nous y arreter un instant ; d'ailleurs, on m'a signale une stele egyptienne, constatant le passage de Sesostris, et qui se trouve , dit-on , a la necropole d'Adloun ; il n'en faut pas tant pour nous affriander. Nous mettons pied a terre; nous escaladons les rochers, qui sont partout perfores de tombes antiques, et apres en avoir exa- mine avec soin quelques-unes , je me mets en quete de ma stele egyptienne. Je ne laisse pas une roche sans la visitor du bas en haul, et au bout d'une heure et demie, je m'aper- cois que je suis tout seul , que j'ai parcouru tout le flanc de la montagne, et que, si je n'ai pas perdu mon temps, puisque j'ai vu completement la plus vaste des necropoles pheni- ciennes, j'ai perdu, du moins, tout espoir de trouver en ce lieu quoi que ce soit qui ressemble, de pres ou de loin, a un bas- relief egyptien. J'ai beau interroger quelques Motoualy que je rencontre chemin faisant et avec assez peu de plaisir, je 1'avoue, aucun d'entre eux ne connait le moindre bas-relief taille dans 1. Voyez planches I, II et IV. 38 VOVAGE EN SVRIE la nioiitagne. Comme j'ai un pistolet dans chaque main , j'ai aflaire a des intcrlocuteurs fort polls, cela va sans dire. Je songe enfm a rejoindrc mes compagnons, que je retrouve assez inquiets des suites de ma promenade, et criant a tue-tete pour me rappcler. FI est pros de cinq heures, le jour baisse, la frai- cheur arrive, et nous remontons a cheval en toute hate. Le terrain que nous traversons ensuite est detrempe et deTonce ; nous devons done marcher avec attention, pour ne pas casser les jambes de nos chevaux. Ce terrain est du reste peu- ple" de gazelles. Notre moukre Sayd est en tete de la colonne ; le brave garcon chante pour charmer 1' ennui de la marche, lorsque d'autres musiciens viennent inopinement faire chorus avec lui. (Test d'abord une bande de chakals dont les cris plaintifs nous accompagnent quelques instants; mais presque aussitot les chakals cedent la place a un executant plus robuste, et une hyene, a jeun sans doute, se met a nous suivre de broussaille en broussaille, en nous adressant les petits cris les plus sup- pliants, pour nous decider a lui fournir un repas quelconque. Sayd abdique aussitot 1'honneur de marcher le premier, et il se faufile au beau milieu de la bande; chacun de nous arme son fusil, et nous continuous notre route, en regardant assez atten- tivement du cote" ou chemine le nouveau compagnon que nous n'avons pas invite a nous suivre. Du reste, je ne sais trop pourquoi les Arabes ont une peur horrible de 1' hyene, car rien n'est plus lUche que ce hideux animal. Au bout d'une demi- heure, la notre s'est de"cidee a nous laisser tranquilles, et tous les fusils ont ete remis en bandouliere. En quittant Adloun , nous avons traverse le Nahr-aboif 1~ asoued, a cote" des ruines d'un pont antique; deja, avant d'af^ river a la necropole, nous avions rencontre un faible ruisseau sur lequel etaient placees des culees de pont, d'une construe- ion certainement fort ancienne. Enfm, ^ six heures et demie ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 39 et lorsque la nuit est deja tout a fait close, nous traversons le Nahr-el-Qasmieh sur un beau pent moderns (Djesr-el-Qas- mieh), bati par Ibrahim Pacha, et nous arrivons presque aus- sitot au Khan-el-Qasmieh , sorte de forteresse en ruine, ou il nous faut, bon gre mal gre, prendfe gite pour cette nuit. Le khandji a tout aussi mauvaise mine que son etablissement, et nous nous decidons a monter tour a tour la garde, en attendant que le jour revienne. Une nuee de pelerins des deux sexes etait arrived avant nous au khan. Andre, qui nous precedait, a juge bon de faire deguerpir de la seule voute tant soit peu Close, ceuX qui s'y etaient installes deja. Comme il leur parle turc, et en faisant beaucoup de tapage, il finit par en venir a ses fins; on a la bonhomie d'avoir peur de lui, et on lui cede, ou plutot on nous cede la place; nous voila done installes, et comptant suf une nuit detestable, grace a la vefmine. Nous n'avons pas e"te trompes dans notre attente ; et nous avons meme eu la surprise d'un agreement de plus, sur lequel nous ne comptions pas : il y avait a cote" de nous des coqs (3t des poules appartenant au khandji, et nous etions entres en possession de notre ehambre a coucher, sans nous doiiter que rious ne fussions pas seuls; a peine etions-nous, sauf le factionnaire de service, e"tendus sur nos lits de voyage, qu'un coq, puis deux coqs, puis uft poulailler de coqs, se mettent a chanter a nous crever le tympan. D'abord nous empoignOns les vilaines b^tes et notfs les jetons dehors, mal- gre les vociferations du khandji, que nous envoyons rejoin- dre sa volaille. Mais, helas! il y avait at* mur quantite" de petits pertuis que nous n'avions pas estOup^s, comme eut dit Rabelais, et quand nous nous rejouissions de nous ^tre debar- rass6s de nos voisins criards, ils reeomrnencerent de plus belle. 1 1 6tait clair que tous les exile's e"taient rentres, sauf le khandji ; 10 VOYACJE KN SYHIK recommence!* 1' expulsion itables ing^nieurs. Nous allons nous loger au convent des Franciscains , ou ET AUTO OR DE LA MER MORTE. 51 nous sommes accueillis par les bons peres, avec Thospitalite la plus cordiale. L'un d'eux nous fait visiter le couvent , et du haut de la terrasse, nous montre les traces du bombarde- ment de 1840. Vivent les Turks pour I'empressement qu'ils mettent d' ordinaire a cicatriser leurs plaies! il y a plus de dix ans que la ville a e"te" criblee par les boulets et les obus anglais, et tout est aujourd'hui dans le meme etat qu'au mo- ment ou la canonnade a cesse. G'est une magnifique vue que celle du golfe d'Acre, avec la ville pour premier plan , avec le mont Carmel, qui en est separe par une belle nappe bleue , et une mer etince- lante de lumiere pour horizon. A gauche s'etend une plaine verdoyante que couronnent , a environ deux lieues de dis- tance , des montagnes vertes sur lesquelles paraissent de beaux villages. Pendant que nous admirons ce splendide panorama , le soleil se couche et la fraicheur vient ; nous re- descendons au couvent, nous dinons, et nous nous empres- sons de nous mettre au lit. Nous avons pour demain une assez longue journee a faire, afm de gagner Nazareth, et nous voulons nous y preparer par une bonne nuit dont nous avons grand besoin , apres la chaleur que nous avons enduree pen- dant toute la journee. G'est ici le lieu de chercher s'il est possible de reconnaitre les noms antiques des localites dont on rencontre les ruines entre Beyrout et Akka. Certes, la question vaut bien la peine que Ton s'y arrete; mais je tacherai d'etre bref , tout en m'ef- forcant de ne negliger aucun des documents qui forment les pieces du proces. Ces documents geographiques anciens, dont il est permis de tirer profit, afm de resoudre la question que je viens de me poser , sont les ecrits de Scylax , de Pline , de Denys le Periegete , de Priscien et de Strabon , 1'itine- raire d'Antonin, la table de Peutinger, et enfin 1'itine'raire de .,> VOYAGE EN SYR IE. Bordeaux a Jerusalem. Mettons done en regard les indica- tions geographiques qui nous sont fournies par eux , et les noms niodernes des mines dont nous avons, chemin faisant, constate 1'existence. Ce tableau comparatif une fois dresse, nous le discuterons localite par localite et nous arriverons ainsi, fespere, a eclaircir un probleme curieux, deja bien d(^s fois etudie sans sucres, ou tout au moins a rectifier quel- ques erreurs d'identification , proposees et admises sans exa- men sut'fisant. ET AUTO UK DE LA MEK MOKTE. ^ a 3 — : 32 ,9 a JV o ^ Inter- !.'' a ~3 5~ -3 •3 $ S' i >-!2 P ». c ^ 'S. polation . ?' •s "S tn. .-I O- ^ . .; 2 . *" "1 o^ * rl y rf, ^* FT4. ^ >'• ;' >» "s •- -S~ o. £• < ^ S: t .-i ?- B ? w i - *' *. ^ S' -P | " ~ •" i ? 3 ° >^7 o- *" • "• ' S S ^ • H. PI 1 1 iT " • ! "? *• S" en 7^ o ! S- ^ *" •j o- .- P^ HI -^ c- ' : ; 1" •S s !." •' ^ 5- >• "3 & 2. i ' g O 3 3 E I 2s K o5 5* 'S = 2 o H ^ *~ Tl 2 > f »> '. ?l r* ^ n : L SL 2 i c1 • — ?3 ' 1 B a r : : : I ll^ "Z '. 2. — • a : : ~^. S <%, » • S fr Ox ?•< 5 wa El o ' I \ 3 „ cr v 2* • 1 % < B X> Ml O - o ro 1 •s- D 9 x • o | 5*5 i IT i "«- ? 1 i- *"!. 1 -^ ^ ': o 1 : i| i CO • E : o B ': _j = B X 0. o i 1 S'^rr — — ~ o' • a =' r- 0> !" „ li, -i 0- = o S x g x X X .£. '. ? X ns H en 05 Q. o •< "5 n p 0 2 I S 0 S "^ S H c* r F x M ; ^ 0 ° • 5 P ; ' SB ! 5' : 5 2 n & O ^ si n S 5' ^ as * 2 • o ~ < ?* 1 _H m a. Q* 1 1 ^ T ^ o' "> BJ = ' 5 = : 2 2 rsi o e 5° B «. ' ; = P' §:§; S j 3 5 09 ] > 1 T i' <* a | C3" ' S r = X 1 1 t X ; ' I p^* : = ' r M ?|E? ?EI -liff lal5 1 1- t '. tl c. : r : f- S i? O ~ i. f- J g. g » "P ft ^, > r ' f- ' ; 5 A s b » C at < i i > g !".§! S -"= * ' » =r i •*• ~ I ; = E 3 S1 o [ s ? 5: £. i . • g = 1 S a. e> i > r & -^-*= S' c- |! r* 53 t B H > W n o G C/i r^ O >• r^ C/2 O H ;,; \OY.U. K KN SVK1K Suivons mainlenant Titineraire moderne de Beyrout a .4kka, rVst-a-dire en remontant la cote de Phenicie du nord au sud, <>l procedons a la discussion de chacun des noms que nous rencontrerons. J5KYROLT. La moderne Beyrout, c'est evidemment la BvipuTo; Tuoli; de Scylax , la colonia Felix Julia Eerytus de Pline, la Br,puTo? de Strabon, Kerito dc 1'itineraire d'Antonin, Bcritho de la table de Peutinger, et enfin le ciuitas Eirito de 1'itineraire de Bor- deaux. Les medailles coloniales avec la legende COL. BER. se rencontrent toujours a Beyrout, bien qu'elles y soient assez rares, et-les mines dont toute la cote est garnie, au sud du port actuel jusqu'au Ras-Beyrout, et en remontant vers Test, loin des rochers de la plage, montrent que la ville avait une grande importance. Lc port est jonchc de troncons de colonne inces- samment battus par le flot, le mole lui-meme est forme de tron- rons semblables , et trois belles colonncs sont debout encore dans un jardin particulier situe contre la porte du serail ; des mosai'ques h peine recouvertes par le sol , se montrent eri plu- sieurs points; mais toutes ces ruines sont situees a Test et au sud du port qui occupe Textremite nord de la ville moderne, comme dc la ville antique. Cette remarque va nous aider immediate- nient a trancher une question geographique assez curieuse. Le texte de Scylax, reproduit par Reland, porte, a propos de Beryte : BrpuTo; 770X1; y.al Xiar,v Bopivo?; le texte public par Gail porte : Br,puro; 7:0X1; x.av Aijr/;v, Bopivo;, et ici les deux derniers mots sontsepares par une virgule; enfin, dans la collection des itineraires anciens formee par le marquis de Fortia, et publiee par les soins de M. Miller, cette virgule de Gail a ete adoptee, et la table dont le Periple de Scylax a pris la forme , porte : ET AUTOUR DE LA MER MORTK. 55 Bopivo; coniino s'il s'agissait de deux localites distinctes. Saumaise, avec sa sagacite accoutumee , avail propose la correction Bopavo^ an lieu de Bopivo;, et Reland Favait acceptee. Cette • correction ne saurait etre un seul instant douteuse pour moi qui ai paroouru attentivement le terrain. Le port de Beryte etait an nord de la ville; il n'y a nulle part trace d'une loca- lite dont le noin ofl'rirait quelque analogic avec le nom Boptvo?, c'est done bien Bopetvo; ([u'il faut lire, en interpretant ainsi le passage en question du Periple de Scylax : la ville de Beryte et son port place au nord. KHAi\-EL-KHALDAH. Au tiers de la route battue de Beyrout a Sayd« , se trou- vent des mines et une immense necropole taillee dans le flanc du premier contrefort du Liban. Sur Templacement meme des mines est un khan assez vaste, nomine Khan-el-Khaldah. La, sans aucun doute possible, a existe une localite antique fort importante, puisque les sarcophages de la necropole se comp- tent par centaines; mais, hatons-nous de le dire, la forme meme de ces sarcophages, de structure greco-romaine, prouve qu'ils sont posterieurs aux excavations des necropoles pheni- ciennes, telles que celle d'Adloun dont nous nous occuperons un peu plus loin. A el-khaldah, je n'ai pas vu une seule chambre funeraire d'origine phenicienne; aussi ne trouvons- nous aucune mention , dans les geographes relativement anciens, d'une localit^ identifiable avec el-Khaldah. II faut descendre jusqu'en S33, date de la redaction de Titineraire de Bordeaux a Jerusalem, pour rencontrer, & douze milles de :)(1 YOYACJK EN SYlllE ('icitas Kirilo, mi ivlai nomme Mulatto Heldua. De Heldua a la Tonne moderne el-Khaldah, il n'y a pas assez loin pour qu'il soil difficile d'appliqucr les deux denominations a un seul et nienie lieu, ainsi (jue 1'a fait le premier Pockokc. Mais id se presente line difficult^ : I'itiiieiaire compte clouze milles de fiirito a Hcldua, ct quatrc milles seulement de Heldua a la Mulatto Porphyrion, c'est-a-dire a Naby-Younes, ainsi quo nous allons le constater tout a 1'heure. Le savant Robinson a pense quo les deux di iff res relatifs a Heldua et a Porphyrion avaient etc changes de place par une erreur de copiste, et il est certain quo cette opinion merite toute confiance ; nous verrons d'ailleurs en temps et lieu combien les chiffres de Fitineraire sont fautifs. NAUR - ED -DAMOUJR. Entre le Khan-el-Khaldah et le Khan-en-Naby-Younes, la route coupe le Nahr-ed-Damour. Strabon place exactement en ce point le Tamyras. Nous lisons, en effet, dans son livre : Msra f)e H/jp'jtov £(7T'. Si^'wv oaov Iv T8Tpax»o(jioi; CTa^tot;;' p,6Ta^u ^£ 6 Ta- [/.'Jpac Tcoraao? x.al TO roO A.v. AT:O AEOVTCOV 77oXea);7 ^/P1 OpvtGwv TCo'Xsw;... T'jpicov 770X15 SapaTura , a'XXvi 770X15 T'ipo; Xt[j.£va eyouca E'VTO; TSi'youc. On voit que Gail adopte les corrections proposees par Sau- maise, Vossius et Reland, qui restituent 77oXew5 a TroXewv et 2a'pa- rra a 2apa elra. Ces corrections sont en effet indispensables. Mais suffisent-elles pour rendre le texte en question intelligible lorsqu'on 1'etudie sur les lieux? Nul lenient. D'abord ce texte, conserve tel qu'il est, placerait Sarepta ou Sarfent entre Orni- thon et Leonton, ce qui me parait impossible, vu (|u' entre Sayda et Sarfent il n'y a pas de mines de ville. D'un autre cote, faut-il croire que ASOVTWV 150X15 signifie la ville des Lions? ,1'en doute fort, d'autant plus que Pline 1'appelle Leontos oppidum. Leonton etait probablement le nom entier de la localite, comme Porphyrion et Ornithon l'e"taient de deux autres localites ph<3- niciennes. N'est-il pas naturel de croire le nom Leonton bien plutot derive de celui du fleuve Leontes, dans le voisinage duquel il serait alors convenable de rechercher Leonton? Je ET AUTOUR DE LA MER MORTE. G* if hesite pas a le croire. Le Leontes, c'est le Nahr-el-Qasmieh d'aujourd'hui ; car cette meme riviere s'appelle aussi Nahr- Lantaneh on Lanteh, et dans cette denomination moderne , nous retrouvons la trace evidente du nom primitif. Sur la rive sud du Nahr-el-Qasmieh, est place le Khan-el-Qasmieh, vaste khan, dont les murailles contiennent de nombreux frag- ments antiques , indices certains d'une ville preexistante en ce meme point. Je n'hesite pas a y trouver le Leonton polis de Scylax , le Leontopolis que Strabon met a tort sur la rive sud du Tamyras ou Damour, le Leont.os oppidum que Pline relegue , bien plus fautivement encore, au nord de Beryte et entre cette ville et le Lycus. Suivant Gail , il y a line lacune entre les mots opviOwv TTO^SCOC et les mots Tupiwv -OAI; ^apa-^ra, et cet habile helleniste declare qu'il est tente de considerer comme une interpolation etrangere au texte pri- mitif de Scylax , le membre de phrase entier : ATTO ASOVTCOV TroXewc, txeypi dpviOov TrdXeo)? Tupiwv 770X1; SapaTTTa. Eniin Reland , qui s'etonne a bon droit de la structure de cette phrase, y ajoute la note suivante (p. 431, note k] - Illudd™ et [J-s/.P1 videtur sccum postulare TiXoO; vel simile quid , uti cra- r^ta, et nee anted meminit Leonlopolis. On voit que tous ceux qui out examine le texte de ce passage de Scylax , n'ont pas ete plus heureux que moi, lorsqu'il s'est agi d'en saisir le vrai sens. Ce qui me parait tres-probable, c'est que Gail a eu raison de voir une interpolation dans cette phrase tronquee. Si Ton conservait en eflet la ponctuation de 1'edition de Gail, on aurait trois localites citees en remontant du sud au nord, en admettant toujours une lacune entre les designations d'Ornithon et de Sarepta , tandis que la direction que suit invariablement le redacteur du Periple est du nord au sud. Peut-etre serait-il possible de changer la ponctuation de la phrase entiere de la maniere suivante, ce qui permettrait de supprimer la lacune f,2 VOYAGE EN SYRIE signalee par (rail, et non par Reland, en changeant toutefois a-o en ao'r,;, et h1 iroXeco; qui suit en 6pvi6wv 7:0X1; ASOVTWV -o'Xic* [J-s/pi' OpviOcov TTo'Xcco?, Tupiwv ^oXi; C'est-a-dire, « la ville de Sidon avec port ferme; Ornithon, ville des Sidoniens, apres laquelle la ville de Leonton. Avant la ville d'Ornithon, Sarapta, ville des Tyriens. » Je donne , bien entendu , cette correction , en grec d'assez mediocre qualite, pour ce qu'elle vaut , c'est-a-dire que je n'y tiens pas outre mesure , bien qu'elle m'ait ete suggeree par 1'etude des lieux. Quoi qu'il en soit, en definitive, les ruines nominees aujourd'hui Sarfent sont indubitablement celles de la Sarfat de TEcriture, de la Sarapta de Scylax, et de la Sarepta de Pline. Remarquons toutefois , en passant , que PI i ne qui, dans son enumeration des villes de la cote pheni- cienne , procede du sud au nord, mentionne Ornithon apres Sarepta , ce qui semble s'accorder avec le passage si difficile a comprendre du Periple de Scylax. II resterait toujours deux grandes difficultes a lever, si Ton adoptait 1'idee qui parait re- suiter de la combinaison des deux textes de Scylax et de Pline. La premiere consisterait a trouver, entre Sayda et Sarfent, I'emplacement d'une ville antique identifiable avec Ornithon. La seconde, bien plus grave encore, consisterait h chercher, non pas Ornithon au nord de Sarepta, comme le veut Pline, mais bien Leonton. L'accord des deux auteurs est done purement factice , et comme il n'y a pas, en realite, de ville antique entre Sayda et Sarfent, il faut bien, de toute necessite, chercher ailleurs les deux villes d'Ornithon et de Leonton, que^ je crois devoir placer en d'autres points. J'y reviendrai tout a 1'heure. ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 63 K.A1SARIEH. A fort pen do distance au sud de Sarfent est tin tertre tres- ronsiderable, recouvert de ruines, et nomme par les Arabes Kai'sarieh. II est done certain que la a existe" jadis une Ccpsarea dont il n'est fait mention nulle part , que je saclie , dans les ecrivains de Tantiquite. ADLOUN. Nous voici cette fois arrives a une localite tres-importante, munie d'une necropole immense qui occupe tout le flanc d'une longue montagne, et d'une necropole toute difierente de celle d'el-Khaldah. Ici, ce ne sont plus des sarcophages de forme re"cente, pris dans la masse des rochers, mais bien des cham- bres sepulcrales taillees dans le roc vif, et de meme que dans la necropole si antique de Jerusalem. 11 est done important de trouver quelle est la ville phe"nicienne dont Adloun a pris la place. L'itineraire de Bordeaux a Jerusalem mentionneun seul relai entre Sidon et Tyr. G'est la Mntalio ad Nonum. Un pareil nom etait assez significatif pour qu'un copiste dut etre preserve d'une erreur dans le chiffre des milles qui s^paraient retto localit^ de Sayda. Elle etait au neuvieme mille, ad Nonum milliarium, et le chiffre des milles comptes par le Pelerin de Bordeaux est mi seulement. Une pareille faute se corrige d'elle-meme. Quant aux chiffres dont les bornes milliaires ^taient marquees de Sidon vers Tyr, il est clair qu'ils par- taient de I'unit4 en sortant de Sayda, car j'ai retrouv<5 gisant sur la route deux belles bornes milliaires de granit, dont la premiere situe"e ci un peu plus de deux kilometres de Sayda porte le chiffre n. 11 est done bien certain que le nom ad Nonnm de"signait une localite placee au neuvieme milliaire, a 04 VOYAGE EN SYRIE partir do Sayda, sur la route deTyr. Ad Nonitm etait certaino- mont, on 333, le nom do cette localite, ot de ce nom IPS Arabes auront fait Adloun. Chez les habitants de la Syrio, le Lam et le \oun so confondent tres-aisement ; presque tous pronon- cent .par exomple Ismayn au lieu d'lsmayl, ot, par uno altera- tion on sens inverse, ad No num aura pu tres-aisement devenir Adloun. Mais ce n'est pas un simple relai de poste, uno Mulatio du iv1' sieole, qui a pu donner naissance a la somptueuse necropole d' Adloun; la done, je le repete, a du exister une opulente cite phenicienne. Cette localite, c'est, amon avis, Ornithon. Voyons en effet ce que nous apprend Strabon sur la position de cette ville. Aisyei &£ TV;; Sioovo£ ~r\ Tupo; Q'J Tt'Xsiou; TCOV oiaxoGiov araouov. Ev ^£ TW [/.era^u iroX^viov, 6pvi6cDV iroXt; Xeyo^evvi, siTa irpo; Tupw •7roTa;j!.o; i'^Gi. « Tyr n'est pas distante de Sidon de plus de deux cents stades. Entre ces deux villes est placee la ville nominee Ornithon . Ensuite pres de Tyr une riviere se jette a la mer. » De ce qui precede, il resulte qu'Ornithon etait placee a peu pros a moitie route de Sidon a Tyr, et avant la riviere qui, prfcs- de Tyr, se jette a la mer. Cette riviere, c'est et ce ne pent etre que le Leontes, le Nahr-el-Qasmieh. Ornithon etait done au nord du Nahr-el-Qasmieh. Ornithon etait une ville plus considerable que Sarepta , puisque Strabon la nomme sans nommer celle-ci. Toutes ces indications conviennent a mer- veille a Adloun ; sur les mines de 1'Ornithon phenicienne, se sera ^tabli le relai ad Nonum, lorsque le nom d' Ornithon aura ete perdu, et nous retrouvons ainsi les traces d' Ornithon.. dans la magnifique necropole d' Adloun , et les traces d'ad Nonum dans le nom moderne d' Adloun. J'ai dit tout a I'heure que le texte de 1'itineraire de Bordeaux RT AUTOUR DE LA MER MORTE. 65 a .Imisalem devait etre altere, quant au chiiTre mi des millos ([ui separaient Sayda du point nomme ad Nonum , puisque celui-ci etait necessairement situe au neuvieme milliaire a par- tir de Sidon, sur la route de Tyr. 11 est possible de deviner quelle alteration plus grave encore aentache ce texte. En effet, nous lisons apres le nom Civitas Sidona, la phrase Ibi Helias ad viduam ascendit el petiit sibi cibum. Or, c'est a Sarepta et non a Sidon que rficriture sainte place ce fait historique. II est done tres-probable que le nom Sarepta a ete omis avec le rhiffre v parfaitement convenable qui y etait attache , et dont la presence rendait tout aussi convenable le chifire mi qui suit le nom ad Nonum, dans les textes imprimes de Titineraire. II semble done que Ton doive retablir entre la ligne Civitas Sidona et celle qui concerne le prophete Elie, line ligne ainsi concue : Sarepta — v, et je propose formellement cette resti- tution. NARH-EL-QASMIEH ET RHAX-EL-QASMIEH. J'ai dit plus haut deja que le Nahr-el-Qasmieh, qui porte egalement le nom de Nahr-Lanteh, pendant tout son trajet dans la Goelesyrie, entre le Liban et TAntiliban, n'est autre chose que le Leontes. Je n'hesite pas a croire que la locality antique dont II existe des vestiges tres-reconnaissables au Khan-el-Qasmieh ', ne 1. Maundrell raconte qu'eiitre Sarepta et Tyr, et a trois heures de distance de la premiere localite , il rencontra une riviere large et profonde qu'il nomme Casimeer. On voit que Maundrell a cherch6 a rendre le nom qu'il entendait prononcer, a 1'aide de 1'orthographe anglaise. Reland (Pal , p. 291), apres avoir cite Mauudrell, ajoute : « Ceterum nomen Casimeer videtur satis bene cum tiv^a^ (quod nomen fluvii est secundum Strabonem) convenire. Sed Strabo Tamyram facit septentrionaliorem Sidone. » Si done le savant Reland n'y cut pas regarde" de plus pros, il ei\t e'te com- pletement trompe par le nom estropie" qu'avait recueilli Maundrell. Bonne preuve dc plus de la necessite absolue d'avoir 1'oreille tves-habituee aux sons de la langue arabe, lorsqu'on a le desir de faire un voyage fructneux en Syrie. I. 5 66 VOYAGE EN SYRIE soil en realit^ la Leonton polls de Scylax, Lcontos oppidum de Pline, et Leontopolis de Strabon. SOLR. Sour est indubitablement le wΞ TJpo; i-/ou5 de Scylax, Tyr MS de Pline, Tupo; de Strabon, Tyro de I'itineraire d'Antonin et de la table de Peutinger, Civitas Tyro du Pelerin de Bordeaux. Tout le monde est d'accord sur ce point, et il serai t superflu de chercher a demontrer une chose qui se demontre d'elle-meme. Nous aliens faire maintenant ce que nous avons fait pour le premier troncon de route compris entre Beyrout et Say da, c'est-a-dire que nous allons comparer entre eux les different* chiffres extraits des anciens geographes, et qui represented la distance comprise entre Sayda et Sour. Suivant Strabon , Tyr est a deux cents stades de Sidon ; I'itineraire d'Antonin et la table de Peutinger sont d'accord pour compter xxim milles entre ces deux points extremes, tandis que Titin^raire de Bordeaux a Jerusalem, en ne consi- derant que le texte public, ne compterait que mi + XH, c'est- a-dire xvi milles seulement. Examinons ces differents chiffres. Celui de I'itineraire d'Antonin est repete identiquement par la table de Peutinger, il y a done toute apparence que ce chiffre est le bon. S'il en est ainsi, le chiffre de Strabon est fautif, car s'il y avait, comme le dit cet ecrivain, quatre cents stades de Beyrout a Sayda, et si ces quatre cents stades equivalaient re^llement aux xxix ou xxx milles compte"s entre ces deux villes par I'itineraire d'Antonin et par la table de Peutinger, il deviendrait impossible d'admettre que les deux cents stades comptes par Strabon entre Sidon et Tyr, equivalussent aux xxiv milles que les deux itineraires pr^cites mettent entre les ET AUTOUR DE LA MER MORTE. fi7 deux m£mes points. Passons aux chiffres de 1'itine'raire de Bor- deaux : il manque a la somme des deux chiffres consignees Vrn unites pour qu'il y ait accord entre cetle somme et la distance xxiv milles, qui est tres-probablement exacte. Or, le nom ad Nonum nous fournit naturellement un premier chiffre bien authentique de ix milles ; c'est done le dernier chiffre XH, compte entre la « mulatto ad Nonum » et «civitas Tyro* qui est errone. Ge chiffre doit etre xv ; et si nous remarquons qu'il a (Ho Ires-facile a un copiste maladroit de se'parer les deux jambages du v, second signe du chiffre en question, nous retom- bons sur le chiffre fautif xn, qui a etc" imprime. C'est done tres- probablement par le chiffre xv qu'il faut le remplacer, et des lors la somme ix + xv = xxiv devient exacte. En consequence, je i)ropose cette restitution du texte, et avec d'autant plus de confiance , qu'elle est sensiblement d' accord avec les distances reel les. RAS-EL-AYN ET NAHR-RAS-EL- AYN. Scylax, apr&s avoir mentionne Tyr, ajoute, en suivant sa marche vers le sud : naXaiTupo? woXt; >cal 7uoTakao; ^ta (A£cr(<; psl". Pline cite Palalyrus dans la phrase suivante : Tyrus quondam insnla circuitus xix M passuum esi, inlra Palcelyro inclusd; enfin, Strabon est plus explicite encore. Voici ce qu'il dit : Mera «^£ T/.V T'Jpov r, 7:a>.atTupo? dv Tpiaxovra cra^ioi;. Strdbon enumere les localites de la Phenicie en descendant uniforme'ment du nord au sud : Pala2tyr etait done au sud de Tyr, ainsi que 1'affir- ment implicitement Scylax et Strabon, et a peu pres a une lieue et demie de la inetropole. t)fes lors, il devient impossible de ne pas placer Palaetyr a Ras-el-ayn. La, en effet, sont encore les puits antiques qui ont fait 1'admiration de tous les voyageurs, et des ruines qui attestent la presence d'une ville antique. De 68 VOYAGE EN SYRIE plus, & Ras-el-ayn coule une riviere, assez chetive il est vrai, mais qui porte le nom de Nahr-Ras-el-ayn. On me permettra d'y voir le wrajw.; quo Scylax fait passer au milieu de Palaetyr. Dos ecrivains modernes ont pense devoir chercher a Aclloun remplacement de Palastyr, mais il est bien difficile d'admettre cette opinion, parce que, d'abord, Adloun est au nord de Sour, tandis que Palaetyr etait au sud de Tyr, et que de plus il y a beaucoup trop loin de Sour a Adloun, sans compter le Leontes qui separo ces deux localites, pour admettre qu'Alexandrc ait pu employer les decombres de Pal&tyr aux travaux entrepris pour reduii'e la ville de Tyr, ainsi que 1'atteste Diodore de Sicile. Deja Roland, avec sa sagacite habituelle, a place Paleetyr a Kas-el-a\n. Jo no fais done qu'appuyer de toutes mes forces une opinion qui no me parait pas serieusement conteslable. ES-CHEBRAYEH. Au nord et a quelques cents metres du Ras-el-Abiadh , sont des mines considerables, nommees par les Arabes Es-Che- brayeh. La, sans aucun doute, a existe une ville antique, mais quel en a etc le nom? je I'ignore completement , et je n'en ai trouve jusqu'ici de trace nulle part, dans les anciens ecrits qu'il m'a 6te permis de consulter. RAS-EL-ABIADH. C'est la montagne de calcaire blanc que Pline nomine Pro- montorium Album. Le nom moderne n'est que la traduction de 1'ancien. ET AUTOUR DK LA MER MORTK. 69 ESK.ENDEROUIV. Lorsque Ton a franchi le Ras-el-Abiadh, on rencontre, en descendant sur la plage, les mines nominees Eskenderoun par les Arabes. L'itineraire de Bordeaux a Jerusalem est le seul ecrit dans lequel on retrouve la trace de cette ville. Apres la mention de Tyr, nous lisons en efl'et: Mulatto Alexandroschene. M. xn. Ce relai etait done place a douze milles de Tyr, sur la route de Ptolemai's ou Saint- Jean -d' Acre. A>$;av£pou wc/ivr, signifie tente d'Alexandre. Est-ce un campement du heros macedonien, qui a valu son nom a la ville construite en ce lieu? Cela est tres-probable. OMM-EL-AAMID. En suivant la voie antique, on apercoit sur les hauteurs, a gauche de la route, et a quelques kilometres settlement d' Es- kenderoun , des futs de colonne qui s'elevent au-dessus des hautes broussailles. Si, malgre le refus obstine des moukres et des drogmans, qui affirment qu'il n'y a Hen Ik absolument a voir, bien que le nom moderne Omm-el-Aamid, la Mere des colonnes, annonce le contraire, on gravit les pentes qui condui- sent vers les colonnes, on est largement paye de sa peine par la vue de ruines immenses d'une epoque tres-reculee, et qui meriteraientaellesseulesune exploration de bien des journees. Mais est-il possible d'assigner un nom historique a cette ville qui couvre un immense plateau? J'ai le regret de dire, non. J'ai fait de vains efforts pour arriver a retrouver dans les historiens et les geographes de Tantiquite, les traces de cette ville si con- siderable, et je n'ai absolument rien rencontre. D'autres seront plus heureux peut-etre, et je le desire de tout mon cceur. 7() VOYAGE KiN SYHlli AKI1Z1B OU EZ-ZIB. Je donne a dessein ces deux prononciations diflerentes du meme nom, parce que les Arabes se servent, indifferemment cle Tune ou do Fautre. La seconde neanmoins me parait une alteration. Akhzib est sur un tertre qui domine la voie antique, et par consequent au bord de la mer, tandis qu'Omm-el-Aamid est eloigne de deux ou trois kilometres de la plage. Akhzib est incontestablement la rcoXi; TWV Ex^iirwwv de Scylax, YOppidum Ecdippa de Pline, et la Mutatio Ecdippa de FitineYaire de Bordeaux a Jerusalem. Gelui-ci place Ecdippa a xn milles d'Alexandroschene, ce qui est suffisamment exact. JNAHR-EL-MEZRAAH. Apres la ville qu'il designe sous le nom de iroXi; TWV Kx^iz- TCWV, Scylax place un roraixo; ou riviere, dont il ne donne pas le nom. II n'y a pas a choisir; cette riviere est certainement le Nahr- el-Mezraah qui, sans etre un cours d'eau tres-important, n'en reste pas moins le seul qui merite ce nom entre Akhzib et Akka. AKKA. Pas de doute possible, cette fois encore, Akka n'est autre chose que 1'JLm woXi; de Scylax, la Colonia Claudia Cmsarea Ptolemais, quondam A fee, de Pline, AXVJ de Strabon, Plole- maida de 1'itineraire d'Antonin et de la table de Peutinger, Civitas Plolemaide du Pelerin de Bordeaux. Examinons maintenant les distances que les anciens itine- raires mettent entre Tyr et Ake ou Ptolemai's. L'itiue'raire Hi AUTOUR DK LA MKK MOKTE. 71 d'Antonin ecrit xxxn milles, et une variante donne xxx milles seulement; la table do Peutinger xxxn milles, et enfin Pitine- raire de Bordeaux qui compte XH milles de Tyr a Alexandro- schene, \n milles d'Alexandroschene a Ecdippa, etvmd'Ec- dippa ci Ptolemai's, donne par consequent une somme totale de xxxii milles. Les trois chiffres e"tant parfaitement concordants, il en resulte qtie la variante xxx M de certaines copies de ntine"- raire d' Antonin, doit etre definitivement rejetee comme errone'e. Akka etant le point extreme qu'il m'a e"te permis de voir sur la cote de Phenicie, je dois arreter ici mon examen des auto- rites geographiques anciennes, et je reprends au plus vite mon journal de voyage , sans trop regretter la longueur d'une digression qui, je Tespere du moins, a pu jeter quelque lumiere sur des points fort douteux jusqu'ici. 19 DfiCEMBRE. A sept heures dix minutes nous avons quitte Saint-Jean- d'Acre, et nous nous sommes diriges vers le sud a travers la plaine d'Acre, le Merdj-Sahel-Akka. A un demi-kilometre des murailles de la ville est une petite colline qui est connue des habitants, sous le nom de mont des Francais. C'est la que le general Bonaparte avait mis en batterie les quelques pieces de campagne qu'il avait amenees d'Egypte, pour attaquer Saint- Jean-d'Acre. Tout le terrain de cette plaine est d'une nature excellente; la culture y est tres-soignee, mais les pluies ont detrempe les chemins, de sorte que nous ne pouvons avancer aussi rondement que nous le voudrions. Une demi-heure apres avoir quitte la ville , nous traversofts un ruisseau bourbeux au bord duquel plusieurs femmes arabes sont occupees a laver des haillons. Line observation bizarre nous frappe tout d'abord ; des taupinieres innombrables et 72 VOYAGE EN SYRIE toutes t'raiches sont semees sur toute la superficie de la plaine. Mais quelles taupinieres! Un metre de hauteur et trois a quatre metres de circonference ! Quelle taille ont done les taupes quP remuent une telle masse de terre? Notre moukre Sai'd pretend qu'elles sont grises et grosses comme des chats domestiques. Je veux bien le croire; mais j'avoue que j'aurais ete fort aise de me procurer, en passant, une de ces taupes phenomenales, afin d'etre plus sur du fait. \pres deux heures de marche, nous atteignons le pied d'une colline parfaitement roude et probablement artificielle. Elle a quinze ou vingt metres de hauteur ; des decombres en gar- nissent la base , et je ne puis, en la voyant, me defendre de penser aux collines de Ninive. Qui sait si des fouilles bien con- duites n'ameneraient pas ici, comme a Khorsabad, adesdecou- vertes importantes? Quoi qu'il en soit, ce tertre enorme porte le nom d'et-tell-Kisan, et une petite fontaine, l'Ayn-et-Tell, est placee en avant du cote de la plaine d'Acre. De la nous aper- cevons tres-distinctement a notre gauche et en avant, sur les hauteurs, les villages de Kirkeh , de Beroueh, d'ed-Damoun, d'er-Raouys et de Tamrah ; ces villages sont places a peu pres sur un triangle rectangle dont les sommets sont occupes par Kirkeh, Tamrah et er-Raouys, tandis qu'ed-Damoun et Be- roueh sont assis sur 1'hypotenuse. Parmi les quatre villes sacerdotales de la tribud'Aser, noustrouvons mentionnee dans Josue (xxi-13) np^n, que la version grecque transcrit XeV/car. Notre village de Kirkeh n'aurait-il pas occupe* 1'emplacement de la ville biblique? Je le crois, sans neanmoins oser 1'affirmer. Apres avoir franchi le Tell-Kisan, nous suivons encore la plaine, pendant mille metres environ, et nous entrons dans un terrain quis'eleve progressivement, par gradins peu accentues. Des tombes nombreuses, taillees dans le roc a droite et a gau- che de la route que nous suivons, se montrent dans le voisinage ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 73 d'une Mezraah en mines, nominee et-Theireh. Nous suivons alors un assez joli vallon tres-peu profond et dans lequel nous rencontrons a chaque pas, les traces fort precises d'une route pavee antique. A dix heures et demie nous soinmes arrives a une ligne de col lines plus elevees, et a travers lesquelles nous continuons a suivrela voie antique, en laissant a notre droite, a une demi-lieue environ et sur la hauteur, le village d'Abillin, qui n'est tres-probablement autre chose que le lieu dont avait tire son nom le fameux sire Jean d'Ibelin, le sage redacteur des assises de Jerusalem '. A droite et a gauche les coteaux sont converts de chines-verts et de broussailles. Jusqu'a midi et un quart, c'est-a-dire pendant plus d'une henre et demie, nous n'avons cesse de cheminer le long de la voie antique, en suivant une vallee agreable qui vient debou- cher dans le Merdj-el-Bathouf; la sont le puits et le khan en mines d'el-Bedaouieh , oil nous faisons halte pour dejeuner. Ce khan est place sur le versant d'une colline isolee et regu- liere, assez semblable au Tell-Kisan, mais que les affleure- ments de rochers empechent de considerer comme artificielle. A droite et a gauche la p-laine s'etend a quelques kilometres; en avant elle a a peine une lieue de large, et nous apercevons devant nous, sur les collines qui la ferment, le village de Safourieh. Plusieurs villages sont situes a proximite du Merdj-el- Bathouf, et a gauche de la route que nous avons a suivre pour gagner Safourieh; ce sont d'abord : Kafer-Menda, qui n'est eloigne que de vingt minutes du Bir-el-Bedaouieh ; puis, au fondde la vallee, Lebayneh, el-Aczir et Boummaneh. Les deux t. Dans Josue (xix-28) UOTIS lisons parrai les villes do la tribu d'Aser le nom p~y> >etje serais pres(iuetentederetrouver dans du Josue. 74 VOYACiK KN SYRIE premiers sont a environ trente minutes de chemin Tun de 1'au- Ire, ei d'el-Aczir a Roummaneh, il n'y aguereque vingt minu- tes. Roummaneh, qui est placee au pied de la chairie de collines sur laquelle est assise Safourieh , est certainement etablie sur I' emplacement de la Rimmon qui etait de la tribude Zabulon (Jus. , xix-13) , puisque Josephe (4nt. v, 1,) assigne a cette tribu le territoire compris entre le lac de Gennezareth, le Carmel et la mer. Quant aux villages de Lebayneh et d'el-Aczir, je ne trouve pas de localites bibliques auxquelles on puisse les assimiler. Nous avons fait au Khan-el-Bedaouieh une halte de pres de deux heures, pendant lesquelles le temps de nos entomolo- gistes a etc" bien employe. A une heure cinquante-cinq minutes nous remontons a cheval et nous entrons dans le Merdj-el-Bathouf. A six minutes du khan que nous venons de quitter, est un petit marecage forme par une espece de ruisseau bourbeux que nous traversons; vingt minutes nous suffisent pour franchir le Merdj. Nous com- mencons a gravir alors les collines de Safourieh. Apres en avoir monte et descendu une premiere chaine assez etroite, nous sui- vons un ravin qui nous amene, a deux heures quarante minutes, entre le village de Safourieh et le cimetiere qu'il en se'pare. A droite et a gauche le terrain est rocailleux, et autour du village sont accumules de nombreux debris antiques qui constatent a merveille la splendeur passee de cette miserable bourgade. C'est un lieu illustreen effet que Safourieh. Josephe la nomme vSepphoris, et il parait, d'apres ses recits, que c' etait la place la plus forte de la Galilee : plus tard, elle recut le nom de Dio- Ccesarea. Safourieh etait le siege de Tun des cinq sanhedrins de la Judee. Les Remains, conduits par Varus, s'en empare- rent, et Herode Agrippa en fit la place la plus importante de la Galilee. En 339 de 1'ere chretienne , une sedition judai'que ayant delate a Dio-Caesarea, le Cesar Gallus partit d'Antioche 1-1 Al'TOt'U DK LA MEN MOKTK. 75 pour venir comprimer la revolte; tous les habitants furent pas- ses au fil de Tepee et la ville fut rase'e. Depuis lors elle ne s'est pas relevee. A quelques centaines de metres plus loin, on rencontre deux abreuvoirstailles dans le roc. C'est I'Ayn-Safourieh. Apres avoir ensuite traverse une petite plaine plantee d'oliviers, on entre dans I'Ouad-el-A'ama, vallee pierreuse et triste, dont on esca- lade le revers par un chemin tres-malaise. Une fois an sommet de la montagne, on apercoit, a droite sur la hauteur et a cinq ou six kilometres, un oualy musulman; c'est en-Naby-Sayn. A ses pieds on voit d'abord 1'eglise grecque nommee Mensa Do- mini, et ensuite la ville de Nazareth, En-Nasara de nos jours. Je renonce a peindre 1' Emotion qui s'empara de nous, a la vue de cette humble cite* ou la Vierge a concu le Sauveur du monde. Pour arriver a Nazareth, la descente est fort raide, aussi jugeames-nous prudent de mettre pied a terre. A quatre heures vingt minutes, nous etions arretes a la porte de la Casa nuova appartenant au couvent des Franciscains de Nazareth. Comme a Saint-Jean-d'Acre, les saints hommes qui nous donnaient Thospitalite, s'empresserent autour de nous; c'etait a qui nous accablerait de prevenances; il est vraiment impossible de ne pas etre profondernent touche de tant de douce bonte. Pendant qu'on preparait notre diner, nous sommes alles presenter nos respects au superieur du couvent. La encore- nous avons recu un accueil charmant ; mais la nuit est venue ; impossible done de visiter de suite les lieux saints, ce sera pour demain matin. 20 DECEMBBE. Ce matin de tres-bonne heure nous etions sur pied ; outre que nous avions une assez longue journee a i'aire, nous voulions 76 VOYAGE EN SYRIE avant tout, visiter 1'eglisede I'Annonciation. Nous sommes done alles, sans perdre cle temps, demander au convent qu'un des Peres voulut hien nous guidcr et nous montrer les sanctuaires que nous avions a coeur de voir. L'eglise actuelle est batie stir 1' emplacement de Feglise construite par sainte Helene , et ([uelques debris de ce venerable monument sont encore recon- naissables dans la cour du couvent. De la sacristie, un esca- lier d'une simplicite complete , amene d'abord dans une premiere chambre taillee dans le roc vif. C'etait, nous dit le moine qui nous conduisait, 1'habitation d'une amie de la vierge Marie. Un couloir assez court et egalement taille dans le roc, con- duit a une seconde chambre, aussi simple que la premiere; c'est la chambre de 1' Aimonciation. Je plains de tout mon coeur qui- conque entre dans un lieu pareil, sans eprouver une vive emo- tion, car il me paratt aujourd'hui bien difficile que cette absence d' emotion ne soit pas mensongere. Si quelques voyageurs ont la malencontreuseidee de sevanter den'avoir Hen senti la remuer au fond de leur coaur, je suis bien tente de les considerer comme de ces fanfarons de scepticisme qui croiraient manquer a leur propre dignite, s'ils avaient le malheur de ne pas taxer d'ab- surdite tout ce qui depasse la portee de leur orgueilleuse rai- son. .4u reste c'est la un defaut de jeunesse; et tel qui, a ving! ans, tourne en ridicule tout ce qui, de pres ou de loin, touche a une foi religieusequelconque, pourra bien, quelque jour, tomber dans 1'exces contraire, et croire beaucoup plus de choses qu'il n'en devrait croire. En resume, je le proclame bien haut et sans la moindre hesitation, en entrant dans cette cave vene- rable, je me suis sent! emu jusqu'aux larmes; il y a quelques annees, j'aurais eu honte peut-etre d'en convenir; a 1' age oil je suis parvenu, je m'estime fort heureux d' avoir change de pensee a cet egard. \utre ridicule que je vais me donner sans ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 77 doute aux yeux de bien des gens, et que je confesse avec tout aussi pen de management, sans m'embarrasser le moins du monde du qu'en dira-t-on : j'avais un desir tres-vif d'empor- ter quelques parcelles detache'es des parois de la sainte cave; je les ai obtenues, et distributes a ma bonne mere et a quelques amis; tous ont eu la simplicite de preferer cet humble souvenir aux bijoux les plus pre'cieux que j'aurais pu leur rapporter. Je reviens a notre voyage. Avant huit heures nous etions prets a monter a cheval. Comme je desirais emmener avec moi un homme qui connut parfaitement le pays, aim de recueillir de sa bouche le plus possible de renseignements geographiques, j'ai prie le Pere hospitalier de me designer un guide sur et devoue. Grace a son obligeante entremise, j'ai recrute un beau et brave garcon, Arabe d'origine et porte-etendard d'un escadron de cavalerie turque irreguliere; je compte 1' emmener jusqu'a Jerusalem seulement. 11 se nomme, me dit-on, Mohammed-Arha-Beyrak- dar, et comme sa tournure et sa contenance me plaisent fort, nos conventions sont promptement arretees. A huit heures et un quart toute la caravane est en selle et nous partons. Moham- med ne me quitte pas plus que mon ombre, et je ne tarde pas a etre convaincu que j'ai fait en lui une excellente acquisition. 11 connait jusqu'au moindre recoin du pays que nous parcou- rons, Tarabe qu'il parle est d'une puret6 extreme, et je me demande parfois en causant avec lui, si j'ai affaire h un lettre' ou bien a un soldat. On verra plus tard que j'avais eu la main heureuse. En sortant de Nazareth, nous suivons un vallon qui se res- serre de plus en plus, pendant uneheure environ, et jusqu'a ce qu'il devienne un veritable lit de torrent, En ce point il nous faut naturellement le quitter et prendre a gauche un sender trace' en zigzag sur le flanc de la montagne pour gagner une 78 VOYAGE EN SYRIE plaine splendide qui s'etend aperte de vue de tons cotes. Le val- lon que nous venons deparcourir est charmant de lignes ; et sans doute, quand nous le reverrons au printemps, nous le trouve- rons delicieusement vert et rempli de fleurs, car 1'eau n'y manque pas. A un kilometre de Nazareth, nous avons trouv6 sur notre chemin un petit etang ou s'amassent les eaux de pluie, il est nomme El-Mehafer; puis, a environ mille metres plus loin, un puits tres-abondant , nomme Bir-el-Emir. La comme en bien d'autres localites de la Syrie, c'est un sarcophage qui a servi d'auge, avant qu'on prit la peine de faire de ce puits un lavoir de lainages. Rien de frais et de gracieux comme le terrain qui 1'entoure. C'est un veritable bouquet d'orangers et de cactus. A droite de la route que nous suivons, et de 1'autre cote de la ligne de coteaux rocailleux qui la borde, justement vis-a-vis le Bir-el-Emir, est un village nomm6 lafa. II serait difficile de n'y pas reconnaitre la ia 31). Apres le sac de lotapata, Trajan, prefet de la dixieme legion, fut envoye par Vespasien, a la tete de deux mille hom- ines d'infanterie et de mille cavaliers, pour investir et assieger lat'a, dont la population , exalt^e par I'exemple des Iotapat4- niens, se croyant d'ailleurs a 1'abri derric-re une double enceinte de murailles, se preparait a une defense desesperee. Trop de confiance les perdit; a la vue du petit corps de troupes qui venait les attaquer, ils n'hesiterent pas a croire qu'ils 1'ecra- seraient aisement. Us se precipiterent done au-devant des Romains, lacherent pied presque aussitot, et furent rejetes derriere leur premiere enceinte, ou les legionnaires penetrerent avec eux. Ceux qui etaient restes dans la ville se hUterent d'en ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 79 clore lesportes; les Romains s'empresserent d'en faire autant des portes exterieures, et douze mille Galileens furent egorges entre les deux remparts, accablant d'imprecations leurs con- citoyens, plus encore que Tennerm qui les frappait. Tnjan voulant alors reserver a Titus Thonneur de prendre la ville, fit prevenir Vespasien de 1'etat des chases et le pria d'envoyer son fils, pour achever le siege glorieux de lafa. Titus partit avec cinq cents cavaliers et mille fantassins, et aussitot qu'il fut arrive, 1'escalade commenca. Les Galileens terrifies ne firent qu'une tres-faible resistance, et tous perirent par le fer, sauf les enfants et les femmes. Le livre de Josue (xix-12) mentionne une localite de la tribu de Zabulon, nominee laphia. C'est probablement encore notre lafa. Reland a cru retrouver la laphia biblique dans Hei'fa, bourgade placee au pied du Garmel, sur le site de Sycaminos; mais 1'orthographe aspire"e du nom de Hei'fa ne permet pas de rapprocher son nom de celui de lafa, qui ne comporte pas d' aspiration. A neuf heures et un quart nous etions arrives au sommet du sentier tortueux qui descend dans la plaine; cette plaine, c'est celle de Jezrael ou d'Esdraelon, nominee aujourd'hui Merdj- ebni-Aamer. Elle a six lieues de large, et au moins le double de longueur dans le sens du nord au sud. A notre gauche elle est majestueusement ferme'e par le Djebel-Thour, le Tha- bor. Devant nous s'eleve le Djebel-ed-Dahy. Au fond, a perte de vue, est Djenin ou nous allons coucher ce soir; a droite enfin, nous voyons mourir £ 1'horizon la chaine de collines ou se trouve El-Ledjoun, la Mageddo des saintes Ecritures. En mettant le pied sur le sol de la plaine d'Esdraelon, nous laissons a quelques cents metres & notre gauche, un mauvais hameau, presentement inhabit^ et qui s'appelle El-Mezraah. Apres avoir marc he pendant quelques minutes seulement, nous 80 VOYAGE EN SVRIE nous arretons pour dejeuner, aupres des mines d'une ferine de fellah abandonnee. Notre cuisine est lestement installee sur le revers d'un petit mamelon has, et nous restons la deux Jieures entieres, nous ingeniant a tuer le temps, en chercliant des insectes que nous ne trouvons pas. 11 n'y a pas une seule pierre sur ce terrain, qui est compose de la terre vegetale la plus riche; il n'y a done pas lamoindre chance, pour nos ento- mologistes, de fairela des decouvertes. Aonze heures quarante- cinq minutes, nous levons le camp et nous continuons notre marche, a la suite de nos bagages qui ont pris les devants. A notre gauche et a un pen plus d'une lieue nous laissons le vil- lage d'Iksal bati au pied des montagnes de Nazareth. G'est la Kesulloth (m?DD) de 1'Ecriture. Kesulloth est une ville de la tribu d'lssakhar qui, dans le livre de Josue (xix-18) est nommee Hekesulloth. Mais ces transcriptions, il ne faut pas le perdre de vue , sont probablement vicieuses, et il y a tout lieu de croire, a cause de la forme moderne du nom, que la vraie pronon- ciation, n'en deplaise aux amateurs des points massoretiques, etait Ksalouth ou Eksalouth. Ce qui le prouverait aussi, c'est le nom d'E^ou; que porte cette localite dans les actes du con- cile tenu a Jerusalem en 536, et dans YOnomasticond'Eusebe. Plus loin encore et tout a fait au pied du Thabor est actuelle- ment le village ae Dabourieh, auquel il faut probablement assimiler la ville de Thabor ou de Daberoth de la tribu d'lssa- khar, que nous trouvons citee dans le livre de Josue (xix-12) et dans les Chroniques (i, 6, 5) ; elle est nommee Aa&ipwv dans la version grecque, et saint Jerome 1'appelle Dabeira. On voit qu'il n'y a pas bien loin de toutes ces lecons au nom moderne Dabourieh. Le terrain que nous parcourons continue a etre d'une ferti- lite merveilleuse, bien que la plaine s'eleve un peu. A midi et un quart nous sommes en vue du village de Nayn, place a une ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 81 lieuo environ a notre gauche et au pied du Djebel-ed-Dahy. Nayn est le village ou le Christ ressuscita le fils de la veuve; Eusebe ecrit son nom iNai'm, mais saint Luc (vn-11) I'ecrit Nai'v, exactement comme le prononcent les Arabes de nos jours. In peu plus loin, dans la meme direction, est Ayn-Dour, I'Endor des traducteurs de 1'Ecriture, village fameux par la visite que le roi Saiil fit a la sorciere, qui devant lui evoqua 1' ombre de Samuel, et lui predit & lui-meme qu'il perirait a Djelboa, dans la bataille que devaient lui livrer les Philistins. Au-dessus de JNayn et a peu pres au sommet du Djebel-ed- Dahy, est un village qui porte specialement le nom d'Ed-Dahy, et que domine un petit oualy ou edifice religieux musulman. A midi et un quart la plaine s'est abaissee, et a un quart de lieue plus loin nous avons coupe le chemin qui de Nayn con- duit a el-Afouleh. El-Afouleh est place a notre droite, a une demi-lieue environ d'un autre village nomme el-Fouleh , place sur un petit monticule au pied duquel nous passons. Pour nous autres Francais , les noms d'el-Afouleh et d'el-Fouleh reveillent des souvenirs glorieux ; c'est lei qu'a commence la bataille du Mont-Thabor. Devant el-Fouleh r , un petit ruisseau boueux coupe notre route. La plaine continue d' avoir une apparence de fertilite extraordinaire; partout elle est couverte de chaumes assez hauts, au milieu desquels paraissent quantite de traces, telles que doivent les laisser des hommes fuyant en hAte, soit a cheval, soit a pied. Toutes ces traces sont dans la meme direction, et, curieux comme on Test en voyage , je demande a Mohammed 1' explication de leur presence. II me raconto alors de Fair le plus tranquil le du monde que, pas plus tard 1 . El-Fouleh fut occupe pendant les croisades par line forteresse construito par les Terapliers et nommee caslrtim Fabce, le chateau de la Feve. C'est la traduction du uoni arabe de la locality. I. 6 82 VOYAGE EN SYRIE qu'hier, les Arabes des montagnes d'El-Ledjoun sont venus attaquer les habitants de quelques villages du pa~te de mon- tagnes dont fait partie le Thabor; qu'on s'est battu toute la Jennie" e, sans se faire grand mal, que quelques hommes et quelques femmes ont bien etc" tue"s par-ci par-la dans la bagarre , mais que le pire est qu'une grande quantity de betail a e"te" enleve"e par les assaillants ; les traces que nous voyons sont les leurs et celles des troupeaux emmenes. Grand merci ! voila une histoire rassurante et qui nous donne la me- sure de la securite" a laquelle nous pouvons pretendre, en entrant dans ce pays. Nous n'en continuous pas moins notre voyage le plus gaiement possible, nous re"jouissant sousl'admirablesoleil qui nous rechauffe un peu plus que nous ne le voudrions , et disposes a trouver tout bien , me'me les batailles de Bedouins , si le hasard nous y jetait. En quittant le pied du tertre d'el-Fouleh, nous apercevons a une lieue et demie a notre gauche, et sur le versant nord du Djebel-el-Mazar, le village -de Soulem. Encore un nom biblique. Soulem n'est autre chose que la Soulem de la tribu d'Issakhar (Jos., xix-17), devenu la Soulem d'Eusebe et de saint Jerome ; enfin c'est le village de la Sunamite. A deux kilometres plus loin, vers le sud-est, et un. peu plus haut sur la montagne, est le village de Nouris. A une heure et un quart, nous coupons le chemin qui conduit d'el-Afouleh a Zerayn, en un point ou la plaine s'eleve un peu. Zerayn est la Jesrael de la tribu dTssakhar, c'est-a-dire le lieu ou etait le palais d'Achab, et ou le cadavre de Jezabel fut de"vore" par les chiens. A une heure et demie, nous traversons le lit d'un ravin & sec, et, apres avoir laisse" a une lieue et demie sur notre gauche le village d'el-Mazar, plant^ au sommet du Djebel-el-Mazar, nous arrivons, en cheminant directement au sud, au pied d'un ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 83 tertre peu considerable sur lequel est bati le hameau d'Om- kei'bleh. Lh encore nous coupons une route frayee qui con- duit au village d'el-Djelameh, que nous apercevons h deux lieues environ a Test, et au fond d'une valle'e formee par le Djebel-el-Mazar, et par la colline sur laquelle est situ6 le vil- lage d'Arraneh, a trois kilometres seulement de la route que nous suivons. [1 est deux heures et demie, et nous marchons encore une heure avant d'arriver h Djenin, bourg assez important place" a 1' entree de la plaine d'Esdraelon , au pied des montagnes de [Vaplouse. Pendant cette derniere heure de route nous avons rencontre quelques cavaliers arabes allant comme nous a Djenin; la conversation s'est bientot ^tablie entre nous, et nos nouveaux compagnons ne se font pas faute de nous trailer avec une familiarit£ & laquelle nous ne sommes pas tres-habi- tues. Pour eux, nous sommes Touar et Selci tout court, car ils out eu bien soin de nous demander nos noms des 1'abord, afin de les estropier a leur guise ; mais, comme nous allons chez eux, nous aurions mauvaise grace a nous montrer difficiles, et nous nous contentons de leur rendre la pareille, ce qui, du reste, ne les effarouehe nullement. Chemin faisant nous rencontrons force gazelles, et je me laisse prendre par la fantaisie de tirer sur un de ces gracieux animaux; heureusement je ne suis pas assez adroit, ou bien, ce que je prefere, par pure satisfaction d' amour-propre, j'ai tire de trop loin. Ce qui est certain, c'est que j'ai un instant de gloire : sur les cinq gazelles h qui j'ai adresse" ma balle, quatre fuient et 1'une s'arrete; je suis tout pre't a entonner un chant de triomphe et a me rengorger fort, lorsque |a re- tardataire se releve et en trois bonds rejpint les plus presses; decidement je lui avais fait peur ! Rien de plus charmant que Djenin : devant nous sont des 8i VOYAGE EN SYRIE bouquets do palmier* et des vergers enclos de haies de cactus, au-dessus desquels s'elance le minaret d'une mosquee; une source vivo et tres-abondante repand a profusion 1'eau la plus limpide dans les jardins et les prairies d'alentour ; nous cotoyons quelques instants le ruisseau qu'elle forme, et nous entrons enfin dans Djenin, au milieu de la foule des habitants accourus pour nous voir de pres. Un khan plus sale encore que de coutume nous recoit pour cette nuit, et tons ses abords sont peuples de curieux, d'ailleurs polis et inoffensifs. En attendant notre diner, jo cause avec les principaux d'entre eux et je leur fais la gra- cieusete d'une pipe, ce qui acheve de leur donner une tres- haute consideration pour nos personnes. Notre conversation roule sur les sujets les plus serieux, sur 1'islamisme, sur le Prophete, etc., et comme j'ai pour principe absolu de ne jamais heurter une croyance religieuse, je deviens decidement 1'ami des gros bonnets de Djenin. Mais il n'est si bonne societe qu'il ne faille quitter; il fait un froid de loup, notre diner est pret, et je prends lestement conge de tout mon monde , qui voudrait bien entrer avec moi dans le khan , mais que Mohammed autorise a rester dehors, avec une desin- volture toute persuasive. Dieu preserve mon plus cruel ennemi d'une nuit passee au khan de Djenin ! Decidement notre cuisinier Constantin est un veritable coquin. Andre nous apprend qu'avant-hier le miserable avait vole tout ce qu'il avait pu au convent de Saint-Jean-d'.Acre, et qu'hier il a fait de meme a Nazareth. Voler des catholi- ques, c'est pain benit pour lui, a ce qu'il parait; aussi ne s'en est-il pas fait faute. Patience ! dans peu de jours nous serous a Jerusalem, et alors je reglerai le compte de Constantin a ma maniere, et je lui ferai rendre gorge, de facon que les pauvres bons P^res de Terre Sainte ne soient pas tenths de nous re- KT ArTOTK I)K LA MER MORTK. 85 garder comnie complices des infamies d'un semblable ma- raud. 21 DECEMBRE. Bien avant le jour, ct pour cause, j'etais debout. Hier avant diner j'avais fait une petite promenade du cote de la mosquee, et j'avais admire les Grangers et les palmiers magnifiques qui 1'entourent. Ce matin a 1'aube je vais visiter de nouveau ce joli endroit. Hier aussi j'avais admire franchement les femmes de Djenin allant puiser de 1'eau a la fontaine. Ce matin j'ai eu la repetition de cet innocent plaisir, et j'ai pu passer une veritable revue de toutes les beautes de 1' endroit. Rien de charmant comme la grace et 1'aisance avec laquelle ces elegantes creatures portent sur leur tete, en le soutenant du bras droit , le vase qui contient la provision de la journee ; leur costume d'ailleurs est veritablement pittoresque et leur sied a ravir. Je recommande aux artistes les bras et les jambes de ces dames, avec leurs bracelets d' argent massif, et je leur souhaite de n'avoir jamais de plus vilains modeles a peindre. La moderne Djenin a pris la place de Ginrea, dont Josephe (Bel. Jud. m, in, ft.) fait une riante description qui de nos jours est encore exacte de tout point. De 1'ancienne Ginoea, il - ne reste que quelques fondations de murailles, situees aupres de la mosquee, et que les habitants exploitent comme une car- riere commode. II se pourrait encore qu'il y eiit identite entre Djenin et Engannim , de la tribu d'Issakhar (Jos. , xix-21 et xx-29) ; la forme hebraique de ce nom, 0^2 fy , et la presence de la magnifique source de Djenin me le font supposer. A huit heures et quelques minutes, nous avonsquitte Djenin, et entrant dans un vallon rocailleux assez resserre, nous nous sommes diriges sur Naplouse, ou nous esperons bien arriver 86 VOYAGE EN SYR IE de bonne heure. Presque purtout le chemin que nous suivons presente des traces non equivoques d'une antique voie pavee. De vicux oliviers se montrent de temps en temps, et sur les branches de I'un d'eux, dort tranquillement, sanssonger a mal, un fort bel aigle qui essaie bien de nous fausser compagnie des que nous arrivons sous son arbre , mais qui s'eVeille trop tard et recoit, quasi a bout portant, un coup de fusil d'Edouard. On ne tue pas des aigles tous les jours, pas plus en Syrie qu'ailleurs. Aussi, mon jeune ami est-il fort envie par les Nem- rod ordinaires de notre caravane , c'est-a-dire par Belly et par Loysel. Depuis notre depart de Bey rout, Belly tire tout ce qui lui semble valoir un coup de fusil , et il tue tres-souvent. Loysel tire tout et manque avec opiniatrete ; ses m^saventures de chasseur sont pour nous une source de joies sans cesse renouvelees. Ainsi, par exemple, les vanneaux abondent par- tout; on dirait que le pays que nous traversons est le domaine exclusif des vanneaux, et Belly en abat tous les jours pour notre cuisine ; Edouard en abat par-ci par-la ; Loysel , jamais ! il semble que le petit cri goguenard que ces jolis oiseaux poussent en s'envolant devant lui, ait ete invente tout expres pour le mortifier. Je me souviens qu'un jour, au milieu du fou rire qui venait de nous prendre, a propos de deux coups de fusil de plus perdus sur ces vanneaux ensorceles, je demandai a Loysel ce que ces malheureuses betes lui avaient fait, pour qu'il se montrat si feroce a leur endroit. -Comment! ce qu'ils m'ont fait? s'ecria-t-il avec Pindi- gnation la plus comique, ces gredins-la ne veulent pas se lais- ser tuer, etj'auraispitie d'eux! Aliens done! A cela il n'y avait rien 5 repondre. De loin en loin les rochers presentent quelques vestiges de constructions antiques. Ainsi, a la sortie meme de Djenin , nous y voyons les marches d'un escalier, et vis-a-vis une tour ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 87 nominee el-Bordj , que nous laissons a notre droite sur la hau- teur; a tine lieue environ de Djenin, nous rencontrons de 1'au- tre cote du chemin, un caveau sepulcral taille dans le flanc du rocher. Pendant une heure environ nous cheminons dans des ra- vins, puis nous gravissons un petit plateau qui nous amene au village de Qabatieh. Ge village, entoure de jardins, est bati sur le flanc d'une colline boisee et couverte d'oliviers. Apres avoir traverse Qabatieh, nous redescendons dans un autre ravin creux qui presente aussi des traces fort nettes de la voie antique ; une petite plaine etroite et profonde s'ouvre bientot a notre gauche, c'est celle de Mecilieh, village situe a peu pres a une lieue de marche du chemin que nous suivons. Apres avoir passe devant cette plaine , le vallon se retrecit encore, et ses flancs sont tres-boises a droite et a gauche. Enfin, apres trois heures de marche, le pays s'ouvre tout a coup et le chemin debouche dans la plaine de Sanour, a gau- che de quelques cabanes de laboureurs, qui la comme partout, se nomment el-Mezraah. Ici nous retrouvons la meme nature de terrain que dans la plaine d'Esdraelon; mais le Merdj-Sanour est plus humide, et, au dire de Mohammed, en hiver il ne forme plus qu'un lac. Cette belle plaine s'etend au loin , c'est-a-dire a trois lieues a peu pres a notre gauche, tandis qu'a droite du chemin que nous suivons, quelques centaines de metres au plus nous se- parent des collines. A cinq ou six kilometres devant nous, une eminence detachee en avant de la masse, porte un village qui de loin a toute 1'apparence d'une forteresse. C'est Sanour, residence d'un scheikh puissant et riche, qui regne en souve- rain dans tout le pays que nous allons traverser, avant d'en- trer dans les montagnes de Naplouse. Le Merdj-Sanour est enferm£ dans une ceinture de monta- 8S VOVAGE KN SVHIK gnes bieii boisees et d'un aspect tres-agreable ; nous aperer- vons deux villages bat is sur le versant sud de la plaine, ce sont : Metsaloun, a trois kilometres de Sanour, et Seyr, a dix kilometres plus loin. On trouve dans le livre des Machabees (i. 9-2), la men- tion d'une localite galileenne nommee Maico&wO, et je suis assez dispose a la retrouver dans Metzaloun. Msesalouth etait dans le territoire d'Arbeles, dit le livre des Machabees, et Josephe place Arbeles (xn. 2-1 et xiv , 15-4) non loin de Seppho- ris ; il raconte que Bacchides, envoye par Demetrius centre la Judee, vint camper avec son armee devant Arbeles, ville de Galilee. Sanour occupe dans tout le pays une position excep- tionnellc, comme importance et comme force : il est done pour ainsi dire impossible que la colline qui porte aujourd'hui Sanour n'ait pas ete plus anciennement 1'assiette de quelque ville; peut-etre Arbeles etait-elle la? ' Ce qui est certain, c'est, qu'il serait difficile de trouver un lieu de campement plus com- mode pour une armee, que la plaine que traverse la voie an- tique et qui s'etend entre Sanour et Metzaloun, a la condition, bien entendu, que le chef de cette armee occuperait, par une bonne ligne de postes et de vedettes, tous les points par lesquels Tennemi pourrait venir 1'inquieter. En avant de la colline de Sanour est situe un coteau un peu plus bas et au sommet duquel on voit un tertre tellement re- gulier, qu'il n'est guere possible de n'y pas reconnaitre un tumulus. Au bas de ces deux collines dont elle contourne la base, la voie antique est mieux conservee encore que partout ailleurs. De pres, Sanour semble une veritable forteresse car- re'e. A quelques centaines de metres seulement, et sur le flanc de la chaine de collines dont se detache celle que recouvre 1. Je ne dois pas dissiraulcr que 1'identification d'Arbeles avec les mines placees non loiu de Tiberiade, et qui sc nomment Irbid, parait fort plausible. KT A U TOUR I.)E LA MER MUKTI-. S9 Sanour, sont tin hameau d'apparence miserable, nomine Djer- bah, et un petit oualy en ruine. Nous nous consultons un instant , pour savoir si nous monterons a Sanour et si nous y ferons la halte du dejeuner; d' instinct nous preferons le grand air. Sous un olivier quel- conque, et un peu loin du village, nous eviterons peut-etre les curieux. Nous prenons done le parti de cheminer une demi- heure de plus, malgre les vives reclamations de nos appetits, et nous aliens mettre pied a terre dans un champ, au milieu de la vallee peu large qui separe Sanour de Djebaa. II fait un temps charmant, les beaux insectes foisonnent, et nous leur faisons une chasse a outrance, en attendant que notre dejeuner soit pret. Pendant que nous sommes tout oc- cupes d'emmagasiner nos richesses entomologiques , arrive sur nous h fond de train, un gros et vigoureux garcon de t rente ans environ, suivi de deux cavaliers dont les vete- mentstant soit peu deguenilles, contrastent fortavec 1'elegance du costume que porte leur chef. Tous trois sont bien armes ; mais a leur contenance, il est clair qu'ils n'ont pas d'intentions hostiles. Comme Mohammed et le survenant se saluent et se prennent la main, je me mele a la conversation, aim de savoir a qui nous avons affaire. C'est Khalil , fils du scheikh de Sa- nour, qui se promene dans ses terres, afin de surveiller ses laboureurs. Nous faisons naturel lenient le meilleur accueil que nous pouvons a un si haut personnage, et je 1' invite a dejeu- ner avec nous. D'abord il accepte, et donne a Tun de ses compagnons 1'ordre de continuer son inspection a sa place. Get ordre est intime d'un ton qui sent 1'autocrate d'une lieue ; aussi 1'Arabe saute-t-il lestement en selle et s'em- presse-t-il d'aller ou son maitre 1'envoie. Nous voila done bien et dument les hotes du jeune scheikh de Sanour ; mais il nous voit ramasser et piquer des insectes par-ci par-lti ; il apercoit 90 VOYAGE EN SYIUE I'aigle qu'Edouard a tue le matin, et il ne comprend pas qu'on perde sa poudre et son temps a chasser pareille bete; enfin il prend tres-probablement une triste opinion des produits culi- naires qu'elabore sous ses yeux notre fripon de Gonstantin. Nous baissons done sensiblement dans son estime; nous som- ines des medecins tout au plus, et il aime autant aller diner en compagnie de son illustre pere. Grand bien lui fasse! Cependant, tout en fumant nos pipes, le brave garcon guigne de 1'ceil toutes nos armes, que nous lui montrons 1'une apres Fautre a sa priere; ce qui 1'emerveille surtout, c'est la pou- driere de Loysel. A. la vue de cet ustensile inappreciable pour lui, les yeux du scheikh se sont enflammes. Voila une bonne occasion de remonter dans son estime. Je decide Loysel a sa- crifier sa poudriere, et je prie le scheikh de 1'accepter, en sou- venir de notre passage. II va sans dire qu'il ne se le fait pas repeter; mais ce qu'il faut lui repeter souvent, c'est comment le ressort se manoauvre ; a chaque fois il me dit avec em- pressement : Thayeb, fehhemt! (Bien! J'ai compris.) 11 essaie alors et fait une maladresse. J'ai idee que quelque jour il se fera sauter avec notre cadeau '. Notre effet est produit; nous sommes redevenus des gens de distinction aux yeux du scheikh. A son tour maintenant & tran- cher du grand seigneur. Je vous donne en mille a deviner ce qu'il imagine alors. II tire de son sein un mouchoir dont un coin est noue ; il le denoue en soupirant, en tire un rhazy de vingt piastres, c'est-a-dire a peu pres 1'equivalent d'une piece de cent sous, et me le glisse dans la main. D'abord je ne com- prends pas ou il en veut venir, et je regarde d'un air assez ebourifFe la plaquette d'or que ce monsieur m'octroie avec tant de generosite, tout en me demandant ce qu'il veut que j'en 1 . HSlas ! j'ai appris que depuis mon passage a Sanour, le pauvre Scheikh-Khalil avail 6t6 tue dans une collision avec ses compatriotes. ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 91 fasse. 11 me Taut assez longtemps, je 1'avoue, pour deviner que cet animal-la m'a donne un pour-boire. Des que cette pensee m'arrive, je lui rends bien vite sa piece de vingt piastres, en lui faisant dire par Mohammed et en lui disant moi-meme, que je fais des cadeaux, mais que je n'en accepte jamais. On voit que nos r61es viennent de changer. Du reste, le scheikh de Sanour n'est pas honteux, il retire son mouchoir, y renoue sa piece de cent sous et tout est dit De ce moment il n'a plus qu'une pensee, c'est de nous souhaiter le bonjour et de nous laisser dejeuner en paix. Au moment de monter a che- val, il se decide pourtant, il faut Favouer, a avoir un beau mouvement. II s'adresse a Mohammed et lui dit : - Moi aussi, je veux que le Frangais conserve un souvenir de notre rencontre, et je lui donne mon cheval. Dis-lui qu'il lui appartient. Son cheval etait une vieille rosse, parfaitement usee sur toutes les coutures : on pense bien que je le refusai. Une fois debarrasses de notre visiteur qui regagne Sanour au galop, nous nous mettons a table, et pendant que nous fes- toyons notre dejeuner, DOS moukres, avec leur prudence accou- tumee, debrident nos chevaux et les laissent paitre en liberte. Heureuse idee, comme on va le voir. II y a deux bonnes heures que nous sommes arretes ; Naplouse est loin encore; il est temps de repartir : a cheval done! II n'y a qu'une petite difficulte, c'est que quelques-unes de nos montures , qui trouvent les paturages de Sanour de leur gout, font toutes les facons du monde pour se laisser ressaisir et gagnent lestement au pied du cote de Djebaa. Patience! ces animaux se lasseront probablement de I'exercice extraor- dinaire qu'on leur fait faire en leur courant apres. Mais les moukres sont les premiers a en avoir assez ; ils jettent bientot brides et bridons avec fureur centre terre, en refusant de poursuivre plus longtemps les i'ugitifs. L'abbe, mon fils et moi 92 VUVAGK EN SYillK soimnes tuus les trois demontes, et nous nous ox tenuous pour rattraper nos chevaux. Edouard et Philippe cominencent une veritable chasse h courre, mais sans autre resultat que de so fatiguer beaucoup, et d' exciter encore la gaillardise des fuyards. Au moment ou nous allions partir du point ou nous nous etions arretes pour dejeuner, nous avions vu paraitre une troupe de cavaliers, aupres de la colline de Sanour. Etaient-ce des amis, etaient-ce des ennemis? il etait difficile de le deviner, et leur arrivee n'avait fait que nous irriter plus encore contre 1'incurie de nos moukres. Nous avions eu un instant la bonhomie de croire que le scheikh, ravi de nos precedes a son egard, nous envoyait une escorte; c' etait la tout simplement une enorme niaiserie de notre part. En quelques minutes nous etions rejoints par la troupe en question, et nous recon- naissions un detachement de cavalerie reguliere turque , qui allait prendre garnison du cote de Naplouse. Notre decon- venue sembla fort divertir messieurs les Turcs, qui firent bien semblant un instant de nous aider a rattraper nos chevaux, mais qui reussirent beaucoup mieux a les effaroucher de plus en plus, et passerent outre. Mon fils et Andre etaient restes en arriere , attendant que le cheval du premier lui fut ramene; de mon cote, j'avais suivi, a pied et en maugreant, la route de Djebaa. Ce ne fut qu'a 1' entree du village que ma monture se soumit, bien a contre-co3ur, ainsi que le cheval de mon fils ; quant a celui de Pabbe, cc fut une autre affaire : il enfilait, 1'une apres 1' autre, toutes les ruelles de Djebaa , sautait sur les terrasses, et d'une maison ci 1'autre; enfin il semblait qu'il eut des ailes. Pen- dant que tous nos amis poursuivaient ce miserable animal , j'essayai de donner une correction a mon coursier ; mais aux deux premiers coups de courbache, celui-ci commenca une ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 93 valse fantastiquc sur place, avec une telle volubilite, que s'il no se fut pas arrete, la correction cut e"te pour moi; trois tours de plus et, prenant la tangente, je filais comme une Heche par-dessus ses oreilles. Enfin Penrage cheval de Pabbe est rattrape. Philippe, qui est excellent cavalier, saute en selle et, malgre les supplications genereuses du legitirne proprietaire de la bete, applique a celle-ci une vigoureuse lecon. Nous sommes ravis du succes, lorsqu'en voulant remettre d' aplomb sur ses epaules le lourd fusil qu'il porte en baridouliere , Philippe se livre un instant; le cheval en profite, se cabre, jette son cavalier sur le dos et recommence de plus belle ses escapades. Du coup, la colere d'Edouard et la mienne ne connaissent plus de homes, et nous nous decidons a fusilier le maudit animal. Dix fois son compte est regie; nous le tenons en joue, et quand nous allons faire feu, nous voyons poindre dans la direction de nos fusils, quelque habitant de Djebaa, qui rit sans doute de notre fureur impuissante. G'est ci perdre le peu de sang-froid qui nous reste. L'abbe, qui voit que nous voulons massacrer son cheval , nous accable de supplications , et nous Penvoyons promener. Bref, nous ne trouvons pas Poccasion de tuer la bete, et apres quatre mortelles heures de ce jeu, c'est-a-dire apres quatre heures d'une transpiration infernale, Mohammed nous ramene le demon a quatre pattes. L'abbe grimpe dessus et se met a le caresser ! ! ! Pour le coup , CCN fut centre lui une explosion d'invectives et de maledictions; mais que faire? que peut-on opposer a la patience d'un abbe? Rien. Le soleil allait se coucher ; nos bagages avaient quatre heures d'avance sur nous; sans doute ils etaient arrives a Naplouse, et mon fils, que son cheval attendait ci une fontaine situee a quelques cents metres de Djebaa, ne paraissait pas encore; on comprend quelle etait mon inquietude. Deux routes passant Oi VOYAGE EN SYRIE Tune ft droite et Fautre ft gauche du village, vont se rejoindre h Pentree de la vallee de Sanour; comment deviner celle qu'il prendrait? Heureusemeni, au bout de quelques minutes, il arriva par la route de droite, monte sur le cheval d' Andre" qui le suivait ft pied. Nous e"tions enfin reunis, mais extenues et de fort mechante humeur, centre Tabbd surtout, car sans son intervention, nous n'eussions pas perdu tant de temps, et il nous restait quatre heures de marche ft faire, nuitamment, dans les mon- tagnes de Naplouse, montagnes dont les habitants sont aussi mal ame's qu'ils le meritent. Au moment ou nous sommes reunis, Mohammed, pour nous remettre en joie , nous prie de nous presser, de glisser des balles dans nos fusils et de lui en donner pour lui-meme, le tout de 1'air le plus calme et le plus placide. Nous voilft done en marche, c'est bien heureux! Andre" est devant, car ft Fentendre il n'a peur de rien ; Mohammed vient ensuite, puis Philippe, puis mon fils, puis tous les autres. En moins d'une demi-heure robscurite" est profonde, et Mo- hammed ne cesse (}e nous exciter a gagner du terrain. Vers sept heures nous marchons dans la nuit la plus noire et nous sommes loin de songer ft une me"saventure, lorsque Mohammed croyant parler ft mon fils qu'il suppose derriere lui, mais dont il est separe" par Philippe, montre a celui-ci le champ etroit qui longe ft gauche le defile rocailleux que nous suivons, et lui dit ft voix basse : Fih nas! fih haramie! nemchi aleihim. (Des homines ! des voleurs! marchons sur eux.) Philippe, qui ne comprend pas 1'invitation, ne repond riea tout naturellement, et Mohammed insiste : Nemchi! (Allons!) Pas plus de reponse. Alors le brave garcon s'elance avec furie le fusil en joue , et nous entendons les mots suivants : Ai'ch ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 95 ente! (Qui vive!) Silence. Ai'ch ente, i'a kelb! (Oui vive, chien!) Meme silence, que rompt aussitot la detonation flu fusil de Mohammed, accompagne'e de la formule ordinaire de malediction : Allah i'elaanek, oua abouk, oua abou abouk! (Que Dieu te maudisse, toi et ton pere, et le pere de ton pere!) Au coup de feu , une fornie noire s'est levee , a essays' de fuir et est retombee lourdement sur le sol , sans profe'rer une plainte; d'autres formes noires ont fui a toutes jambes vers la hauteur. Mohammed s'approche de 1'homme qu'il vient d'abattre, force son cheval a le pousser du sabot, et revient tranquille- ment au milieu de nous. A'ich kan? lui dis-je. (Qu'est-ce que c'est?) Houa mat. (11 est mort.) Allah akbar! (Dieuest grand.) Nestaadjel (Hatons-nous.) , etil charge son tchibouk, et 1'allume aussi tranquillement que s'il etait assis sur le divan d'un cafe. Pendant les quelques instants que cette scene facheuse avait dure", j'avais fait mettre pied a terre a taut le monde; chacun de nous avait anne! son fusil et, se placant derriere son cheval , s'^tait tenu pret a faire feu. Tous avaient execute cette manoeuvre avec un aplomb de tres-bon gout, et des ce moment mon monde 4tait jug^ : je n'avais avec moi que des hommes de creur. A Tinvitation repet^e de Mohammed , nous nous mimes en selle et , reprenant le chemin de Naplouse , nous marchames bon train. Pendant une demi-heure, nous nous tinmes sur le qui-vive, grace aux cris qui e"taient prof^res contre nous, du haut des collines ; mais les braves gens a qui nous avions a faire, convaincus par experience que nous n'y allions pas de main morte, se contenterent de crier et ne firent rien de plus. 11 etait neuf heures quand nous entrames a Naplouse, un 90 VOYAGE EN SYRIE pen preoccupes, jo 1'avoue, des suites de la mechante aventure quo nous avions ramassee chemin faisant. A la porte de \aplouse, nous avons trouve Schariarqui, muni d'uno lan- torne, nous attondait pour nous conduire a notre gite. Apres avoir parcouru plusioursrues etroites et boueuses, nous soinmos onfin arrives, par dos couloirs infects et encombres d'immon- dices, an has d'un oscalier assez semblable au perchoir d'un poulailler, et au somrnet de cet escalier, nous avons trouve la plus belle chambre, precedee d'une petite cour on terrasse, qui domine la vallee de Naplouse et nous donne la vue du mont Kbal tout entier; derriere nous est le Garizim que nous ca- chent les maisons du voisinage. Notre hote, qui est un Chretien, est tres-prevenant, et il se met en quatre, pour nous faire admirer le logis qu'il nous donne. II est de fait que nulle part, si ce n'est a Damas, nous n' avons rencontre une hotellerie aussi commode et aussi propre- ment tenue que celle de Naplouse; il y a bien quelque peu de vermine; mais le moyen de Teviter en Syrie? Pendant notre repas , que nous avons trouve en train de se confectionner, malgre 1'avance enorme que nos bagages avaient sur nous, nous nous entretenons de 1'affaire de Djebaa, et nous demeurons parfaitement d' accord sur la necessite de n'en pas sonner mot. Ce n'est pas dans le pays de Naplouse, que Ton plaisante avec les dettes de sang , et nous avons tout lieu d'etre preoccupes de celle que nous avons contracted ce soir. L'abbe, qui ne yoit que des honnetes gens partout, est furieux de ce qui s'est passe ; a son compte , 1'homme qui a pe"ri se promenait tranquillement apres son diner, et nous avons un meurtre sur la conscience. Je lui reponds que c'est sa faute, et que s'il ne nous avait pas empeches de tuer son miserable cheval , nous n'aurions pas ete pris par la milt, et mis dans la cruelle neces- site de tuer un homme. Cette argumentation ne le toucho pas ; ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 97 je crois meme que nous nous boudons un peu, tout en nous souhaitant bonne nuit. Pour en finir avec les scrupules, certainement tres-louables, de cet excellent ami , je dirai tout de suite qu'il a conserve opiniatrement sa quietude a 1'endroit des moeurs arabes, jus- qu'au jour ou en herborisant, suivant sa coutume, tout seul et a distance de la caravane, il a trouve pres de Sayda , dans le pays le plus sur du monde, a son compte, un ravin con- tenant tout autre chose que les plantes rares qu'il y venait chercher de confiance, c'est-a-dire deux cadavres fraichement egorges, et egorges pour cent miserables piastres. On ne s'est jamais donne le souci de chercher par qui , et la parfaite indif- ference des passants, appeles par 1'abbe pour contempler ce hideux spectacle, lui a, j'en suis sur, donne a penser que la gendarmerie est une excellente institution en general , et qu'elle ne serait pas de luxe dans la Syrie, en particulier. Comme nous reviendrons au moins une fois a Naplouse pendant notre voyage, nous nous decidons a ne rien y voir a ce premier passage. Le temps presse, car nous avons encore deux jours de marche d'ici a Jerusalem, et nous sommes au 22 decembre. 11 est done arrete" que demain matin nous partirons de bonne heure, pour aller coucher a el-Bireh. 22 DECEMBRE. Malgre toute notre bonne volonte" , nous n' avons pu re"ussir a partir avant huit heures. Nos moukres, nos montures, les curieux et les mendiants forment dans la ruelle ou nous som- mes loge"s, un tel tohu-bohu qu'il est bien difficile de s'en depe- trer. G'est a qui nous demandera des bakhchich que nous refu- sons avec autant d'insistance qu'on en met a les demander. Enfin nous reussissons , non sans peine , h sortir de Naplouse , i. 7 98 VOYAGE EN SYRIE avec accompagnement d'injures, voire meine de cailloux, que les aimables enfants de la ville nous jettent du haut des terrasses, en nous regardant passer. En traversant une espece de mise- rable bazar, nous avons admire a la volee im delicieux portail d'eglise du XTTC siecle, transformed aujourd'hui en mosquee, et devant laquelle on ne nous permet meme pas de faire une halte de quelques instants. 0 hospitalite" ! que tu es un vain mot a Naplouse ! Une fois sortis de la ville, nous nous trouvons dans une fraiche valle'e, plantee d'oliviers seculaires, et arrose'e de nom- breux ruisseaux d'eau vive. Partout sous le gazon nous distin- guons des substructions antiques : c'est la ville de Sichem, la ville cherie des patriarches, que nous foulons en ce moment, et ces debris sont tres-probablement ceux de Neapolis qui en a pris la place. A notre gauche s'etend le pate du mont Ebal, perfore a sa base de nombreux caveaux fune'raires, restes de la necropole de Sichem. A notre droite nous admirons les cimes du Garizim, sur le flanc verdoyant duquel est mollement assise la Naplouse moderne. Pendant deux kilometres a peu pres nous suivons cette char- mante valle'e. Au moment ou nous allons la quitter, nous pas- sons pres du puits de la Samaritaine, Bir-Iakoub des Arabes. Un peu plus loin a Test est un petit oualy musulman : c'est le tombeau de Joseph. Arrives en ce point, nous tournons brus- quement au sud et nous entrons dans une vallee large et riche que nous suivons pendant plus de deux heures. Le vent, qui souffle tres-violemment du sud, nous fatigue horriblement, et c'est a grand'peine que je parviens a prendre quelques notes chemin faisant. Presque vis-a-vis le point ou le vallon de Sichem debouche dans la vallee que nous suivons, nous apercevons, au pied des hauteurs qui la bordent et un peu a gauche, le village d'Az- ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 99 mout. Un pen plus loin, a mi-cote et & peu pres dans la meme direction, est le hameau d'ed-Deir. A quelques kilometres encore a Test, mais un peu plus au sud, nous apercevons sur la hauteur un village considerable nomme Beit-Dedjan, en deca duquel est assis, sur un coteau plus bas, le village de Roudjib. Le livre de Nehemie (vn-28) et celui d'Esdras (n-2/i) men- tionnent une localite nommee Azmout, n'Ety, que Reland sup pose avoir fait partie de la tribu de Juda ou de celle de Benja min, parce que ses habitants sont cites pres de ceux de Netopha, de Gil gal et de Geba. La parfaite identite de nom porterait a croireque I'^zmout de 1'Ecriture, dont le nom est ridiculement transcrit Azmaveth, et 1' Azmout moderne ne sont qu'une seule et meme localite, si nous ne lisions encore dans Nehemie (xn- 28 et 29) que : « les fils des chantres s'assemblerent, et de la campagne autour de Jerusalem, et des bourgs de Netofath, — et de Beit Gilgal, et des champs de Geba et d'Azmouth ; car les chantres s'etaient construit des bourgs autour de Jerusa- lem. » Franchement un bourg place a cote de Naplouse, ne peut etre considere comme bati autour de Jerusalem. Goncluons-en que nous trouvons ici un exemple de plus de la frequence des noms geographiques bibliques., qui etaient presque toujours appliques a plusieurs locality's. Si nous ne pouvons assigner positivement a Azmout une antiquite biblique, nous serons, je crois, plus heureux quand il s'agira du village qui vient ensuite , de Beit-Dedjan ; c'est Beth-Dagon, ou fut porte le crane de Saul apres qu'il eut peri dans la montagne de Gilboa. Dans Josue (xv-/|.l) nous trouvons la mention d'un lieu nomme' Beth-Dagon qui faisait partie de la tribu de Juda ; ce ne peut etre 6videmment le notre. Le meme Josue cite (xix-27) un autre Beth-Dagon de la tribu d'Ascher; ce n'est doiuc pas encore ta notre Beit- 400 VOYAGE EN SYRIE Ded jan, puisque nous marchons sur le territoire de la demi- tribu cis-Jordane de Manasse et de la tribu d'Ephra'im. Cher- chons done ailleurs. Dans les Chroniques (i-lO) nous lisons ( verset 3 et suivants) : le combat fut rude contre Saiil ; les archers le trouverent, et il fut effraye" par les archers. - - k. Saiil dit a son ecuyer : Tire ton epee, et transperce-moi avec elle, de peur que ces incirconcis ne viennent et ne se jouent de moi. Mais son ecuyer refusa, car il avait tres-peur; alors Saiil prit son epee et se jeta dessus. — 5. L'ecuyer de Saiil ayant vu qu'il etait mort, se jeta aussi sur son e"pee et mourut. — 6. Saiil mourut alors avec ses trois fils et toute sa maison ; ils moururent ensemble. — 8. Le lendemain, ilarriva que, quand les Philistins vinrent pour depouiller les morts, ils trouverent Saiil et ses fils, tombes sur la montagne de Gilboa. — 9. Ils le depouillerent, lui enleverent la tete et ses armes qu'ils envoye- rent dans le pays des Philistins a 1'entour, pour rejouir leurs idoles et le peuple. — 10. Ils deposerent ses armes dans la maison de leur dieu, et attacherent son crane a Beth-Dagon. Les cadavres de Saiil et de ses fils avaient ete portes & Beth-san (Beysan de nos jours). Les habitants de labis, dans le pays de Galaad, vinrent les enlever pendant la nuit et repasserent le Jourdain ; puis ils leur rendirent les honneurs funebres. Je croirais assez volontiers que la Beth-Dagon du passage que je viens de citer, n'est autre chose que notre Beit-Dedjan, parce que ce village n'est en realite qu'a une journe"e de mar- che de Djilboun, localite placee dans la montagne au nord-est de Djenin , et dans laquelle on retrouve avec certitude le theatre de la defaite de Saiil. Quant & Boudjib, si ce n'est pas un village de fondation moderne, je ne sais a quelle localite" antique il est possible de 1'assimiler. Presque vis-a-vis Boudjib, et sur le flanc droitde la vallee, ET AUTOUR DE LA MER MORTE. <(M est le village de Kafr-Kallin. A trois kilometres plus loin environ, et du meme cote, se voit un hameau de faible impor- tance, nomine el-Makhna. Y aurait-il par hasard dans le nom el-Makhna une alteration du nom biblique nnarc, transcrit Micmetath (Josue, xv-6), et qui appartient a une localite placee sur la limite d'fiphrai'm et de Manasse, et dans le voisi- nage de Sichem (Jos., xvn-7)? Parmi les coteaux de droite qui forment le prolongement de la chaine du Garizim , il en est un qui presente une figure tellement reguliere, et autour duquel tourne une rampe si douce, qu'il ne parait pas possible d'admettre qu'il n'y ait pas la Tindice de travaux humains d'une haute antiquite. A une lieue plus loin, deux villages considerables sont encore places, Tun sur le flanc droit et 1'autre sur le flanc gauche de la vallee ; ce sont Haourah et A'ouarta. Comme nous marchions le plus promptement possible, afin d'atteindre Jerusalem et Beit-Lehm en temps opportun, et que d'ailleurs nous devions repasser par cette route , je me contentai de prendre note des noms des localites qui se presentaient a nous , sans les e"tudier avec autant de soin que je le fis au retour; j'aurai done a parler plus tard des ruines importantes que je ne remarquai pas a mon premier passage. Le village d'Haouarah est en quelque sorte la clef de cette belle vallee qui conduit directement jusqu'a celle de Sichem; il est bati sur un monticule assez peu e"lev6 qui domine la route, et les amas de fumier et d'immondices qui I'entourent, lui donnent presque Fair d'un village fortifie. Un peu plus loin que Haouarah, la vallee est close au sud par une colline assez raide que gravit la route de Jerusalem , mais comme elle s'inflechit brusquement a 1'ouest, elle a encore quelques kilo- metres de profondeur. Derriere Haouarah, et a tres-petite dis- tance, est le hameau d'Ayn-Ouris, et, au fond de la valle"e, le <02 VOYAGE EN SYRIE village de Kousa, que I'on distingue parfaitement tous les deux, en suivant la route de Jerusalem. Nous eumes un instant la pensee de faire halte a mi-cote , pour dejeuner; nous y etions abrites centre le vent du sud qui augmentait de violence, et une petite source, malheu- reusement trop peu abondante pour abrcuver nos chevaux, semblait nous y inviter. Mais il etait encore de bonne heure ; nous savions par experience tout ce que Ton gagne en voyage, a aller dejeuner le plus loin possible, et nous continuames, apres avoir decide que nous ne nous arreterions qu'au khan- es-Saouyeh, que nous devions, nous disait-on, rencontrer avant une heure, et ou nous trouverions toute 1'eau necessaire. Le plateau que nous venons d'atteindre est tres-pierreux, tres-difficile, mais de courte etendue; une demi-heure apres, nous en descendons et nous traversons un vallon assez joli et bien cultive, qu'arrose un modeste ruisseau. A gauche, nous laissons sur le versant du plateau que nous venons de quitter, le village de Yitma r, vis-a-vis duquel, sur le coteau oppose, est assis le village de Koubalan. Nous franchissons encore une petite chaine de collines tres-basses, et enfm nous atteignons le khan si desire. Le khan-es-Saouyeh est dans une tres-petite plaine, et vis-a-vis de lui se voient, a quelques cents metres a droite, des ruines qui paraissent de Tepoque romaine. Nous esperions un vrai khan et nous ne trouvons qu'une masure en ruines. Quatre murailles de grosses pierres a moitie eboulees, tel est le khan de Saouyeh. Nous avons soin de nous 1. Nous lisons dans le livre des Rois (II, xxi- 19) que le iiom de la mere du roi Amon, fils de Manasse, etait Mechalmet, fllle de Haroutz de Itbah (POt^), sans autre indication. Je suis tres-dispose a croire que cette localite biLlique doit etre iden- tifiee avec la Yitma moderne; car de I'm au b il y a trop pros pour que ces deux noms soient differonts. Josephe nomme i locus eminent , collis planus. II est assez curieux de voir les deux mots grecs 2x.oir£uw ct Zxoirri jouer le meme r61e que les deux mots arabes precites. 2. 11 paralt qu'on peut bien sortir a cheval par la porte de Damas, mais qu'il faut entrer par celle d'H6bron, a cause de je ne sais quelles formalites de quarantaine. 44f> VOYAGE EN SYRIE Maintenant, voici le premier effet que Jerusalem a produit sur moi. Les murailles, ouvrage des Turcs, sont d'un aspect tres-imposant et tres-triste. Les rues sont etroites , sales et nauseabondes, comme les rues de toutes les villes d' Orient ; lesvoutes qui les recouvrent tres-frequemment, y entretiennent unc humidite et une odeur eminemment desagreables ; enfin le pave y est aflreux, et Ton risque a chaque pas de casser les jambes de son cheval ou de se romp re le cou a soi-meme; voila pour 1'efl'et physique. Pour 1'effet moral, c'est une autre affaire ; nous sommes a Jerusalem : tout est dans ce mot. A peine installes chez M. Meshulam , dans la maison duquel nous avons trouve M. Gustave de Rothschild, qui vient de parcourir toute la Syrie proprement dite, et avec lequel Edouard renouvelle une connaissance qui date de leur enfance, je cours chez notre consul. Notre consul, c'est M. Botta, qui a eu le bonheur de decouvrir les mines merveilleuses de Ninive, M. Botta, mon confrere a 1' Academic des Inscriptions et Belles- Lettres, M. Botta que j'aime de tout mon cosur et qui, je 1'es- pere bien , me le rend un peu. Nous nous sautons au cou ; en cinq minutes nous parlons France, amis communs, politique, antiquites, voyages, que sais-je moi! G'est, de part et d' autre, une avalanche de questions et de reponses. J'eiais venu demander nos lettres, s'il y en avait pour nous. Mais il faut nous en passer ; le bateau de Beyrout est reste a Alexandrie, pour cause d'indisposition de sa machine, et les lettres ont profite de 1' occasion pour ne pas arriver. M. Botta , qui nous attendait , invite Edouard et moi a diner pour aujourd'hui meme, avec M. Pizzamano, consul d'Autriche, et un autre consul qui quitte Jerusalem. Comme il est difficile de se montrer a des consuls , dans le costume insense que nous avons adopte pour la route , et auquel je n'ai rien change pour venir plus vite serrer la main de M. Botta, je rentre en hate a ET AUTOUR DE LA MER MORTE. \M 1'hotel, afm dc fouiller dans ma malle et d'en tirer de quoi prendre une toiirnure humaine, pour six hcuresde rcleve'e. Le temps a ete magnifique toute la journee; mon fils, Edouard et moi sommcs loges dans une chambre qui ouvre sur une tcrrasse , et du haut de cette terrasse nous pouvons 6tudier le panorama de Jerusalem. A notre droite est le dome du Saint-Sepulcre. Devantnous la mosquee d'Omar, et au dela le mont des Oliviers, derriere lequel paraissent, a 1'horizon, les montagnes qui dominent la mer Morte. A notre gauche, le terrain s'eleve en pente jusqu'aux murailles de la ville, et ces murailles nous masquent absolument la vue de la campagne. Des coupoles et des murailles grises partout; quelques tetes de palmiers par-ci par-la ; des domes et quelques rares minarets : voila 1' aspect general de Jerusalem. Avant de me rendre au consulat, j'ai un petit compte a regler avecmons Constantin. A 1'unanimite, nous 1'avons con- damne; et, comme chef de bande, je dois etre naturellement 1'executeur de la sentence. Je reunis done tous mes compa- gnons de voyage , et je fais appeler notre ex-cuisinier. « Cons- tantin , lui dis-je , allez me chercher votre contrat, j'ai a le verifier. » Le dome de la mosquee d'Omar lui serait tombe sur la tete, que le fripon n'eut certainement pas ete plus desagrea- blement surpris. Un Grec n'abandonne pas aisement 1'espe- rance de continuer 1'exploitation de 1'homme par 1'homme , et Constantin , sans trop savoir ce qui va se passer, s'abon- nerait assez volontiers a une forte semonce. a la condition de continuer son abonnement a nos trois louis par jour. 11 met du temps a trouver le contrat qu'il a toujours sur lui , et qu'il a fait semblant d'aller chercher dans sa chambre, pour se preparer a toutes les Emotions. Enfin, je tiens le papier et j'en lis le contenu. « Je ne vois pas, lui dis-je alors, qu'il ait ete stipule, dans votre service, que vous voleriez pour votre cuisine 118 VOYAGE EN SYRIE les ustensiles et les provisions qui vous manqueraient. Vous avez vole an convent de Saint- Jean-d' Acre, vous avez vole au convent de Nazareth , vous voleriez partout ; vous etes une in fame canaille, et je vous chasse ; voila votre contrat. » Cc disant, je lui en jette les morceaux au nez. « Mais, avant de partir, vous allez remettre a Andre tout ce que vous avez vole; si, dans un quart d'heure, tout n'est pas restitue , comme vous avez obtenu par moi un passe-port qui vous place sous la juridiction francaise, je vous livre au consul de France, et vous vous en tirerez comme vous pourrez. Je vous conseille done de vous executer de bonne grace , car vous pourriez attra- per de nous quelque taloche, pour stimuler votre bonne volonte, et nous ne voulons pas vous battre. Maintenant, sortez, mise- ^ rable , et depechez-vous d'obeir a 1'ordre que je viens de vous donner : vous avez un quart d'heure ! » Je savais bien qu'il faudrait plus de temps a notre homme pour rendre gorge et pour se dessaisir de ce qu'en bon Grec qu'il etait, il regardait comme sa propriete legitime, mainte- nant qu'il le tenait. Toujours est-il que tous les objets voles furent extirpes, non sans dolor, des bagages du maraud, apres quoi il lui fut loisible d'aller chercher un gite ailleurs. Restait a nous decider sur le compte de son alter ego , le macedonien Nicolas. Celui-ci, qui etait franchement ivrogne, mais honnete homme au fond, n'avait pas peu contribue a nous faire connaitre les infamies de son maitre; aussi fut-il chasse tout aussi bon train par Constantin , que Constantin 1' avail etc par nous. Constantin aurait bien voulu le battre un petit brin , mais Nicolas etant le plus fort, I'entreprise aurait pu avoir des suites facheuses pour la physionomie de Constantin qui , s'il n'a pas a se reprocher d'avoir ri une seule fois dans sa vie , pent a bon droit etre classe parmi ces Grecspetitsmaitres, toujours tires a quatre epingles ct serres dans la ceinture de leur fusta- KT AUTOUR DE LA MER MORTE. 449 nolle, comme une carottc de tabac. Notre ex-maitrc d'hotel s'ab- stint done prudemment. Nicolas vint alors pleurcr aupres de nous et nous demander comment il ferait pour s'en aller. De Jerusalem en Macedoine , la route est variee, mais il y a loin , ct quand on n'a pas une piastre dans sa poche, on court grand risque de rester en route. Nicolas nous fit done pitie, et nous le retinmes a notre service. Tout ceci regie, nous nous rendimes au consulat oil nous fumes ravis de nous asseoir a une veritable table, a un veri- table diner parisien. Gordialite, gaite franche et intarissable, voila un surcroit d'assaisonnement qui ne gate jamais rien. Apres le diner, les pipes commencerent, et pendant que nous sa\ ourions le parfum de Djebely, M. Barbier, aimable gaivon attache an consulat de France en qualite de drogman , charge par interim des fonctions de chancelier, se mit au piano , a un magnifique piano a queue, d'Erard, s'il vous plait, et il com- menca a nous jouer de 1'excellente musique, c'est-a-dire du Mozart, du Beethoven, du Haendel, du Bach. M'accrochant a mon tour au clavier, je lui rendis fort mal, mais enfm de facon a pcrmettre qu'on le reconnutaujugeret a travers broussailles, le merveilleux andante de la symphonic en la. « Est-ce que vous aimez la vieille musique et celle de ce genre? s'ecria M. Botta. — Parbleu! je n'aime que celles-la. - - Oh! Dieu soil loue! voici enfm quelqu'un avec qui causer, ajouta-t-il ; vous etes le premier que je vois a Jerusalem. — Mettez les trois pre- miers, lui repondis-je, puisque voila Edouard qui raffole du Conservatoire, comme j'en raffole moi-meme, et que j'ai avec moi Belly qui est farci des fugues les plus delicieuses. » Une rencontre de francs-masons ne pent pas etre aussi sympathique que la rencontre de cinq personnes qui ne croient pas qu'en musique , tous les fabricants de chefs-d'oauvre soient nos con- temporains. 120 VOYAGE EN SYRIE. La soiree s'est prolongee jusqu'a dix heures et demie. Deux kaouas clu consulat, armes de fanaux et de Cannes exactement semblables a celles de nos tambours-majors, Cannes qu'ilsfont d'ailleurs resonner le plus fortement possible sur le pave, nous reconduisent anotre hotel. Un passage voute menede la ruelle, ou demeure le consul de France, a la granderue de Jerusalem, c'est-a-dire a celle qui traverse la ville d'un bout a 1'autre; sous la voute nous apercevons, pour la premiere fois, un negre accroupi sur un bane de pierre , avec un rechaud entre les jambes. Chaque soir, nous 1'avons retrouve a la meme place; c'est le gardien du quartier, et le pauvre diable couche, a cc qu'il parait, sur son bane , trois cent soixante-cinq fois par an, et trois cent soixante-six fois les annees bissextiles. Que la garde nationale se plaigne maintenant, pour une miserable nuit passee sur un lit de camp ! Resume de la journee : nous sommes a Jerusalem, et nous avons trouve des visages amis de Francais. Cette journee-la sera done marquee au crayon rose. 24 DECEMBRE. Malgre les moustiques nous avons passe dans un vrai lit une nuit qui nous a ragaillardis. Nous sommes ravis d'etre arrives a temps pour la nuit de Noel, et nous nous appretons a gagner Beit-Lehm. Comme il est parfaitement entendu ici que tout voyageur est un pelerin , et que tout pelerin va visiter Jericho, le Jourdain et la mer Morte, les Bedouins qui se chargent, moyennant finance, d'escorter les voyageurs, se tiennent a 1'alTut et leur offrent incontinent leurs services. G'est ainsi qu'£ une heure nous arrive un grand personnage, a figure patibu- laire, qui vient nous proposer sa protection pour la course en question. Comme nous avons 1'intention de mieux faire que les ET AUTOUR DE LA MER MOKTE. 4M touristes habituels, je me liens sur une entiere reserve, d'au- tant plus que Mohammed, qui connait tout cet honnete per- sonnel, cligne de 1'ooil a mon adresse d'une facon toute parti- culiere, en echangeant un salut avec le nouveau venu. Je ne prends done aucune espece d' engagement avec le scheikh, auquel j'annonce formellement que je ne ferai aucun traite de cc genre, sans I'lntervention du consul de France. A deux heures et demie tous nos chevaux sont reunis a la porte de 1'hotel, et nous nous mettons en route. Le temps con- tinue a etre beau, le soleil nous rechauffe de la facon la plus agreable, et nous franchissons les deux petites lieues qui nous separent de Beit-Lehm en faisant de la fantasia, c'est-a-dire en galopant sans savoir pourquoi, comme le font des Parisiens a Montmorency. En sortant de Jerusalem on descend d'abord dans la vallee de Hinnom, dont on traverse la naissance; on longe a gauche le Birket-es-Soulthan , magnifique citerne creusee dans le roc par les rois de Juda, et a droite, des rochers dans lesquels paraissent quelques excavations sepulcrales ; un peu plus loin, en arrivant sur le plateau, on foule P emplacement du hameau antique que Josephe appelle Epe&vOwv olxo?. Ce plateau, qui regne de Jerusalem jusqu'au monastere grec de Mar-Elias, est cclui sur lequel Pompee avait assis son camp, lorsqu'il vint combattre Aristobule et rendre le pontificat a Hyrcan, fils d'Alexandre Jannoeus. Un peu avant la porte du couvent est un puits qui se trouve au beau milieu du chemin : c'est le Bir- en-Nedjm (le puits de TEtoile). C'est la, dit la tradition, que s'arreta 1'etoilemiraculeuse qui parut dans la nuit de la Nativite. Les batiments du couvent de Mar-Elias sont en fort piteux etat, et ils ressemblent plus a une forteresse qu'a une maison religieuse. A partir de la , la route descend dans une vallee profonde, plantee de chetifs oliviers, <;t que traverse un chemin 1-22 VOYAGE EN SYRIE faille dans le roc. DC 1'auirc cote, regne un nouveau plateau qui domine les contours meme de la vallee. Sur la route, on rencontre a droite les restes d'un aqueduc antique, que Ton attrihue avec raison, je crois, aux rois de Juda. Vis-a-vis les I'uines do cet aqueduc, qui n'est a vrai dire qu'un canal, reconvert de gros blocs de pierre relies les uns aux autres, on voit un oualy musulman, en grande veneration parmi tous les habitants du pays, Chretiens, musulmans, et juifs : c'est le tombeau de Rachel. Nous lisons dans la Genese, que Rachel mourut sur la route de Reit-Lehm en enfantant Renjamin (Gen., xxv-19 et 20). « 19. Ainsi mourut Rachel ; elle fut ensevelie sur le chemin d'Ephrath, qui est Reit-Lehm. — 20. Jacob erigea une stele sur sa sepulture , qui est encore jusqu'a ce jour la stele de la sepulture de Rachel. » — Dans un pays comme celui ou nous sommes , la tradition doit etre respectee , et je ne doute pas que ce ne soit bien reellement en ce lieu, que la femme du patriarche a etc enterree. Un peu plus loin , on laisse a gauche des citernes antiques, connues sous le nom de Puits de David. En ce point la route, pour contourner la vallee que domine Reit-Lehm , fait un coude qui amene aux premieres maisons du bourg sacre. De la 1' as- pect de Reit-Lehm est reellement charmant ; c'est un gros vil- lage dont les maisons se groupent de la facon la plus pitto- resque, et a 1'extremite orientale duquel se montre la masse imposante de Teglise et du couvent. Devant Reit-Lehm s'ouvre une large valtee bien cultivee, et dont les champs en terrasse sont plantes d'oliviers et de figuiers. Rien de plus etrange que Reit-Lehm a 1'heureou nousy arri- vons: les Chretiens de toutes les contrees de 1'Orient y affluent ; Arabes, Grecs, Armeniens, Goptes, Abyssins, fourmillent dans toutes les rues; tous sont en habits de fete ; et en attendant ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 123 Poflice de la unit, chaquc groupc dc pelerins egorge le mou- ton qui doit fairc Ic fond de son repas ; nos chcvaux marchent I itttTH lenient dans le sang repandu par tous ces bouchers impro- vises. Le tcrre-plein vide qui precede la porte du monastere, est couvert de pelerins auxquels les Beit-Lehmites vendenl des chapelets, des croix et des petits tableaux, en bois d'olivier, ou en nacre. Nous mettons pied a terre a la porte dn couvent, en face du rhnetiere ou sont enterres les Peres franciscains qui meurent a Beit-Lehm. Lne petite porte de quatre pieds et demi de haut, est celle par laquelle penetrent dans le monastere les pelerins qui viennent y demander 1'hospitalite. Cette porte sc referme derriere eux, et ils se trouvent alors dans de larges corridors, ou circulent sans interruption des masses d'Arabes Chretiens. Nous sommes commo toujours parfaitement accueillis ; drs chambres nous sont assignees, et nous voila de la maison pour vingt-quatre heures. Comme nous sommes arrives de tres-bonne heure, nous profitons du jour qui nous reste, pour courir un peu les cam- pagnes d'alcntour. L'officc se celebre en ce moment, et il n'y a pas moyen de visiter les sanctuaires ; ce sera done pour le retour. En sortant du couvent, nous traversons Beit-Lehm, en passant devant une fontaine ou sont rassemblees les plus charmantes femmes que Ton puisse imaginer, et nous faisons unerecolte entomologiquc des plus abondantes. Quand, a la fin du jour, nous regagnons le couvent, d'autres femmes out suc- cede aux premieres a la fontaine, et toutes sont aussi jolies et aussi elegamment vetuos. Les femmes de Beit-Lehm sont reputees dans toute la Syrie pour leur eclatante beaute et pour la noblesse de leur tournure; je puis afiirmer que leur repu- tation est parfaitement meritee. Nous avons retrouve au couvent un de nos collegues de 124 VOYAGE EN SVRIE travcrsee, M. Ic comte Fadini , jeune Milanais de tres-bonne compagnic, M. Pizzamano, et les deux attaches du consulat de France, plus deux autrcs Francais avec lesquels nous somnies venus aussi, de Constantinople a Beyrout. INous sommes done tres-nombreux , et la soiree se passera fort agrea- blement sans aucun doute. En attendant le diner que nous donne la maison, nous visitons les lieux saints. Un Pere , Beige d'origine et plein de preve- nance, nous guide. L'eglise latine et 1'eglise grecque, qui n'est que I'eglise batie par rimperatrice Helene, sontbien differentes Tune de 1'autre. La premiere est petite et simple, la seconde surcharged de mosai'ques, de peintures et d'oripeaux. Y a-t-il de ma part rivalite de secte? je n'en sais rien , mais je pre- fere Fhumilite de notre petite eglise latine, a la splendour du sanctuaire grec. Nous descendons ensuite dans les caveaux. Voici la chambre de saint Jerome, celle de sainte Paule, puis la chambre ou. se tenait saint Joseph, pendant le divin enfantement, puis enfin la chambre de la creche ou naquit le sauveur du monde. La, comme au Saint-Sepulcre, les Grecs, beaucoup plus riches que les Latins, ont fmi par etre les possesseurs des principaux sanc- tuaires. On nous montre les encastrements tailles dans le pave, qui contenaient une etoile d' argent massif, incrustee la, en memoire de I'etoile miraculeuse qui guida les Mages et les bergers devant le berceau du Christ. Les Grecs, nousdit-on, font enlevee. Le fait est-il reel? je n'en puis rien dire, mais j'en doute : ce qui est sur, c'est que le pave est aujourd'hui veuf de tout metal precieux. Apres cette interessante visite, nous remontons an couvent, et nous sommes aussitot conduits au refectoire. Le diner que Ton nous sert est maigrc , sans mauvais calembour : potage au poivre, poisson avec sauce au poivre, poisson sans sauce, mais ET AUTOUR HE LA MER MORTE. 425 toujours au poivre, et cnfin des figues seches et du cafe ; voila I'ordinaire do la maison. Nous nous abonnerions bien a en trouver toujours autant, et offert de si bon coeur, sur toute notre route. Apres le diner nous nous reunissons dans ma charabre, pour fumerle tchibouk et prendre le cafe. Coinme il fallait se relever a onze heures et demie pour assister al'office de nuit, nous nous sommes couches de tres-bonne heure. Je me dispense de decrire cette touchante ceremonie, deja tant de fois racontee par les pelerins qui, comme nous, se sont trouves a Beit-Lehm , dans cette nuit solennelle. A quatre heures du matin nous etions rentres dans nos chambres. DU 25 DECEMBRE AU 5 JANVIER. Ce matin, a six heures , nous etions de nouveau sur pied , afin d' assister a la messe que devait dire, pour nous expres- sement, 1'abbe Michon , notre bon et digne compagnon de voyage. II a profite de 1'occasion, pour nous adresser un discours sur le fait qui s'etait accompli dix-huit cent cin- quante et un ans avant notre venue , au lieu meme ou il nous parlait. Inutile de dire qu'il a su trouver les paroles les plus touchantes, et raviver en nous 1'emotion que nous avions deja ressentie a Nazareth. Les bons Peres ne veulent pas que nous les quittions avant d'avoir pris le dejeuner d'anachorete qu'ils nous offrent. Force nous est done de rester au couvent un peu plus longtemps que nous ne le voudrions. Nous employons deux heures en achats d'une provision de ces petits objets de piete, fabriquesa Beit- Lchm, et qui font tant de plaisir en France. Nous causons avec les Arabes Chretiens qui affluent dans tous les corridors du couvent; parmi eux se trouve un scheikh qui se dit encore scheikh d'er-Riha, et qui nous fait les memes offres de service I2fi VOYAGE EN SYR1E ([in1 son devanoier. Nous nous cngageons aussi pcu avec lui q if avec I'autre, vu qu'il n'a pas Pair non plus d'etre un par- tail honnete homme. C'est meme leplus beau type de detrous- scur quo je connaisse. \ dix heures et domic nous avons quitte le couvent, et nous avons rogagne Jerusalem, en marchant grand train comme la veillo. I ne ibis rentres a 1'hotel, nous nous sommes hates de dejeuner pour la seconde fois, et nous avons commence nos promenades aux monuments sacres et profanes de la ville sainte. 11 va sans dire que notre premiere visite a etc pour le Saint-Sepulcre. Comme je ne pourrais que copier ici les descriptions minu- tieusement exactes, que Ton trouve partout, des monuments Chretiens que renferme 1'enceinte de cette venerable eglise, et comme je ne puis me dissimuler qu'apres les ecrivains it lustres qui leur ont consacre tant d'eloquentes pages, mon recit serait bien pale, j'aime mieux m'abstenir, par prudence, de peur de roster trop au-dessous du sujet. D'aillcurs, 1'abbe Michon s'est charge d'etudier la Jerusalem chretienne, et je ne saurais mieux faire que de m'en rapporter a lui, pour etre assure que la tache sera dignement remplie. Les monuments antiques qui abondent a Jerusalem, ont besoin d'etre etudies avec 1' attention la plus scrupuleuse, et surtout a nombreuses reprises. On me permettra done de rejeter au recit de mon second sejour dans cette ville, toutes les obser- vations que j'ai recueillies. De la sorte, je ne serai pas oblige de scinder les resultats de mes recherches, et le lecteur me saura gre de ne pas retomber ainsi dans des redites perpetuelles , et de ne pas le forcer lui-meme a passer sans cesse dkm volume 5. un autre, pour juger 1'ensemble de mes observations sur un monument donne. Pour le moment done, je me bornerai a dire que je me suis attache a tout voir, avant mon depart pour KT AUTOUR DE LA MER MORTE. 427 la merMorte, parce qu'il ne me paraissait pas bien evident que nous dussions revenir sains et saufs de cette course aventureuse. Des mon arrivee a Jerusalem, j'avais entretenu M. Botta de mon desir de faire par terre le tour du lac Asphaltite. Bien que ce projet ne lui parut pas d'une execution tres-aisee, il n'y voyait pas d'impossibilite absolue. Je fus enchante de le trou- ver dans cette disposition d'esprit, et je le priai de m'aboucher, le plus vite possible , avec quelque scheikh influent qui put me fournir une escorte et me servir de guide, pendant toute ma course. Le 27 decembre, dans la matinee, je fus appele au consulat, et la je me rencontrai avec tin beau vieillard, dont la figure intelligente et noble etait souvent animee par un sourire bien- veillant qui me charma. C' etait Hamdan, scheikh des Thaa- mera, tribu qui , apres avoir vecu pendant bien des annees dans un vrai village, a repris un beau matin la vie nomade des Bedouin?, pour ne plus la quitter. J'exposai a Hamdan le plan de notre voyage, et il n'hesita pas a m'affirmer que tout ce que nous voulions faire etait tres-faisable, et qu'il se chargeait de nous conduire et de nous ramener. Seulement il lui fallait un certain nombre d'hommes de sa tribu, qui pussent nous donner au besoin une protection efficace. Trois cavaliers et cinq fan- tassins lui paraissaient former une escorte suffisante. Les pre- miers seraient payes sur le pied de 20 piastres par jour, et les autres de 15 seulement. Quant & lui, il se contenterait du bakhchich que nous voudrions bien lui donner au retour. Nous lui fimes entendre qu'il pouvait compter sur un millier de pias- tres, et il se montra tres-satisfait de notre promesse. II ne restait plus qu'ci fixer le jour du depart; mais je priai Hamdan de revenir s'informer dans quelques jours seulement, du moment precis ou nous quitterions Jerusalem , et nous nous separames fort contents 1'un de 1'autre. 128 VOYAGE EN SYRIE Avant do laisser partir notre brave scheikh, je lui dcmandai quclle espece de cadeaux nous devions emporter, pour en gra- tifier ceux de ses collogues que nous rencontrerions on chc- inin, et pour nous en faire ainsi des amis. La liste fut arretee connne il suit : Abaya noires 6 ou 7 Id. blanches (Zeraki) 6 Paires de bottes rouges 12 Kafleh ieure de chagrin a disparu de mon visage , et si je souflre encore , c'est un secret entre mon cceur et moi. En general, ce que je deteste le plus au monde, c'est d'ennuyer et d'attrister mes amis, a qui je ne donne volontiers que leur part de mes joies. Je m'evertue done & me mettre a 1'unisson de Thumeur enjouee de mes compagnons de voyage, et bien qu'il m'en coute, j'y reussis. Nous avons obtenu du patriarche grec une lettre de recom- mandation pour le superieur du couvent de Mar-Saba , lettre qui peut seule nous faire accorder 1'hospitalite ; nous sommes done tout prets , et demain commence pour tout de bon notre aventureuse exploration. ET AUTOCR DE LA MER MORTE. 135 6 JANVIER. Avant huit heures du matin nous etions a la besogne. Les artistes sont retournes a la fontaine, et pour cause; Edouard et moi nous nous soinmes mis en quete des monuments du voisi- nage. Un jeune Arabe me signale une inscription en caracteres inconnus pour lui, et qui se trouve sur une grosse pierre voisine du tombeau de Rachel : ce sont deux kilometres a faire pour aller et autant pour revenir; mais chemin faisant, nous devons rencontrer les citernes antiques, nominees Biar-Daoud, les puits de David, et rien que cela vaut la peine que nous fassions quelques pas en arriere. Guides par 1'enfant qui connait I'in- scription en question , nous partons. Le soleil est radieux , et bien qu'il ait gele de facon que la route soit couverte de glace, il est impossible de trouver un temps plus favorable pour mar- cher. Nous nous arretons d'abord aux puits de David. TJs sont au nombre de trois et tailles dans le roc vif. Nous levons le plan des rigoles qui relient les orifices entre eux, et nous trouvons de nombreux petits cubes de mosaique qui nous demontrent que ces puits ont joui, dans Tantiquite, d'une certaine reputation. Pourquoi ce nom de Biar-Daoud ? Faut-il les considerer comme les puits ou trois braves soldats du saint roi vinrent lui chercher de 1'eau? Je suis presque tente de le croire , quoique ces puits soient situes & cinq ou six cents metres de la Beit-Lehm moderne. Nous lisons dans les Chroniques : (I, xi) 16. David etait alors dans la forteresse (la caverne d'Adoulam), le paste des Philistins etait alors a Beit-Lehm. 17. David cut un desir et dit : « Qui me fera boire de 1'eau de la citerne de Beit-Lehm qui est h la porte? » 18. Les trois braves pas- 13fi VOYAGE EN SYR1E serent an travers clu camp des Philistins ot puiserent do 1'eau do la citerne do Beit-Lehm qui est a la porto, ot 1'ayant apportee, ils la presentment a David; inais il no voulut pas la boire et il la repandit devant TEternol. 19. II dit : « Loin do moi do faire cola ! est-ce quo jo boirai le sang do cos hommes qui (ont ete la) au peril do lour vie? car, an peril do leur vie, ils 1'ont apportee (cette eau) ; » et il ne voulut pas la boire. Voila ce qu'ont fait les trois hommes vaillants. La fontaine actuelle de Beit-Lehm est bien a la sortie memo du village , tout pres du couvent et sur le penchant de la col- line. Est-ce la la citerne situee a la porte de la ville, et ou les soldats do David vinrent puiser de 1'eau? c'est possible encore. Seulement je dois faire observer, quo le nom de Biar-Daoud semble rattacher aux citernes que nous visitons, le fait curieux que jo viens de rapporter. Pendant qu'Edouard acheve de prendre toutes les mesures indispensables pour avoir un plan exact de ce monument, jo cours en hate au tombeau de Rachel , alleche que je suis par I'esperance de trouver une inscription peut-etre curieuse, et a coup sur peu connue. Nous arrivons ainsi a 1'aqueduc antique dont j'ai parle deja, en decrivant la route de Jerusalem a Beit- Lehm, et sur 1'un des blocs de recouvrement de cet aqueduc, connu des Arabes sous le nom de Qanat-el-Tchouffar T, on mo montro un seul mot, ecrit en lettres de dix centimetres de hauteur et du xne siecle, a en juger par leur forme; c'est le mot Strosi. Serait-ce le nom de quelque croise italien? de 1'un des ancetres de 1'illustre famille florentine des Strozzi ? je ne me charge pas de le decider. 1. C'est-a-dire aqueduc des infldeles. A Jerusalem et aux environs la lettre kef se prouonce tch, Voyez pi. XLH. KT AUTOUR DE LA MER MORTE. 137 Puisque je suis la , autant profiler de Foccasion pour etu- dier la construction de 1'aqueduc. Le canal, taille dans des blocs enterres, est reconvert par d'autres blocs qui s'enche- vetrent a Faide de petits arceaux circulaires, alternativement en saillie et en creux, et de dix centimetres d'epaisseur. Les blocs out un metre de largeur , de 85 a 90 centimetres de hauteur, et le canal proprement dit, a 50 centimetres de lar- geur. On ne pent m'apprendre d'une maniere bien precise ou aboutit cet aqueduc. L'enfant qui m'accompagne pretend qu'il relie les Bourak, c'est-a-dire les fameuses vasques de Salomon, a la ville de Jerusalem ou il apporte leurs eaux. Ouoique depouille presque partout de son revetement, cet aqueduc conduit encore de Feau tres-pure, que je vois puiser et bo ire, a la main par les passants. J'entre ensuite dans Fenclos du tombeau de Rachel , et je n'y trouve qu'un petit oualy tres-moderne blanchi &. la chaux, et dont les murailles sont couvertes d'inscriptions tracees a la hate par des visiteurs musulmans ou juifs. Tout ceci vu , je reviens au Biar-Daoud ou je trouve Edouard, Rothschild et Phi- lippe , cherchant des insectes sous les pierres ; je fais comme eux, et apres une demi-heure de chasse, nous songeons a regagner le convent. Pour ne pas faire un detour et pour redescendre directe- ment sur la route, nous escaladons un mur en pierres seches, et j'ai Fadresse de m'asseoir sur ma boussole que j'avais placee dans la poche de mon paletot ; inutile de dire qu'elle en res- sort en tout petits fragments ; heureusement j'en ai une se- conde, et je ferai bien d'en prendre un peu plus de soin, si je tiens a faire de la carte. La boite que je viens de lancer au loin, nous vaut le curieux spectacle de jeunes 4-rabes se gourmant a tour de bras, pour savoir qui sera Fheureux possesseur de ce tresor. Je suis oblige de mette le hola et de reprendre la boite 138 VOYAGE EN SYRIE disloqueo a tout le monde, afin d'en gratifier ensuite mon guide de la matinee. Rent res an couvent par la petite porte basse dont j'ai deja parle, et a laquelle on est £ pen pres siir de se casser la tete si Ton n'y fait grande attention, nous dejeunons promptement, et a onze heures trois quarts nous nous mettons enfin en route pour le couvent de Mar-Saba. Nous descendons d'abord le long du flanc de la colline sur laquelle est bati le monastere de Beit- Lehm, et nous marchons directement a 1'est, en gagnant le fond de la vallee. Celle-ci est plantee d'oliviers d'assez mediocre apparence, et le chemin que nous suivons est partout fort rocailleux. A quinze cents metres de Beit-Lehm nous rencon- trons une nouvelle citerne taillee dans le roc, mais qui est trop eloignee, pour pouvoir disputer aux Biar-Daoud I'honneur d'avoir fourni Teau dont le saint roi fit une libation devant 1'Eternel. Cinq minutes plus tard, nous somrqes a hauteur du hameau de Beit-Sahour que nous laissons a quatre cents metres a droite du chemin, sur le penchant d'une petite colline fort apre et calcaire. A cinq cents metres plus loin, nous apercevons a notre droite un pate de montagnes assez elevees dont les sommets sont a pen pres a six kilometres de la route que nous suivons; c'est le Djebel-Ouerdis. La, nous traversons la vallee que domine Beit-Lehm, et nous cheminons sur le flanc oppose, toujours a travers les rochers, dont la formation me parait avoir la plus grande analogic avec le calcaire jurassique. Nous entrons alors dans un vallon plus profond et plus etroit, dans lequel se trouve encaisse le lit a sec d'un ruisseau, que nous traversons plusieurs fois de suite, en suivant le chemin trace. Ge vallon, c'est TOuad-Elouah que dominent des rochers dechire"s et d'un aspect fort triste. A droite et h gauche nous croisons de temps en temps des ravins abrupts et desoles; ET AUTOUR DE LA MER MORTK. 139 nous ne rencontrons pas une A mo, sur co chemin Cfui nous donno un avant-gofit fort exact des deserts que nous allons visiter. A inidi et demi, au moment oil le vallon de"bouche sur une petite plaine de quatre cents metres de diametre environ, nous trouvons un chotif oualy musulman : c'est le Qobr-Elouah. line fois la petite plaine que je viens de mentionner traverse'e, Touad se resserre de plus en plus; les mamelons dechiquetes se succedent et ils forment ce que les habitants appellent le I)jebel-el-Qournaa. A une heure moins un quart nous som- mes arrives a la crete d'une nouvelle vallee plus basse, mais beaucoup plus large. Ici les roches sont infiltrees de larges filons de silex et affreusement tourmentees. La vallee, dont nous atteignons le fond, a une heure moins huit minutes, a sa direction a Test; elle est cultivee, et quelques Arabes y manoeu- vrent des charrues attelees d'anes; ce sont des laboureurs du scheikh Hamdan, qui les salue et leur donne une poigne"e de main en passant. L'Ouad-el-Arays, c'est son nom, est borde de mamelons rocailleux, et il a une longueur de dix-huit cents metres a tres-peu pres. Nous en sortons a une heure dix minutes; notre route, qui s'eleve un peu, suit alorsla direction du nord-est pendant quelques minutes, apres lesquelles nous coupons une nouvelle vallee. A notre gauche et a quinze cents metres environ , nous avons apercu un batiment qui porte le nom de Deir-Mirbeh. Nous escaladons , a une heure dix-sept minutes , le flanc d'une colline au sommet de laquelle nous arrivons a une heure vingt-trois minutes. De cette crete nous avons , pour la premiere fois, la vue des bords de la mer Morte, et nous nous arretons pendant quelques minutes , pour jouir de cet imposant spectacle, dans toute la plenitude de notre admira- tion. De.vant nous $st le pat6 de montagnes nomme Djebel- liO VOYAGE EN SYRIE War-Saba. A notre gaucho s'ouvre tin precipice immense au fond duquel serpente le lit abrupt de I'Ouad-en-Nar (le Kedron ) ; nous en sommes encore eloignes de pres d'une demi-lieue, mais il s'incline rapidement vers le Djebel-Mar- Saba, et nous devons le rencontrer bientot devant nous, puis- que le convent est bati sur les escarpements de son flanc droit. Apres avoir franchi tin nouveau ravin, nous nous engageons, a une heure quarante minutes, sur tin col assez peu large que nous suivons pendant une centaine de metres, Ce col domine a gauche le Kedron , et a droite une vallee dont le fond est occupe" par les nombreuses tentes noires d'un campement de Bedouins. Tout pres des tentes et sur le flanc de la vallee nous apercevons des grottes assez con- siderables, que les habitants appellent Morharrat-el-Hedjar; enfin de 1'autre cote du Kedron, c'est-a-dire a gauche et en avant de nous, se succedent de nombreux mamelons crayeux qui nous paraissent commencer a une demi-lieue ci peu pres. Nous voici sur le Djebel-Mar-Saba lui-meme; nous con- tinuous de cheminer pendant quelques minutes, directement a Test, et apres avoir descendu une centaine de metres, par un affreux sentier en lacet, nous nous trouvons , a deux heures et un quart, en face du convent ou nous venons demander 1'hos- pitalite. Le Kedron, dont le lit convergeait avec la route que nous suivions depuis quelques kilometres, passe maintenant devant nous, c'est-a-dire qu'il court directement au sud, en ce point. Deux masses de constructions, reliees entre elles par deux murs, et placees sur les revers opposes d'un ravin peu profond, constituent le monastere grec de Mar-Saba. L'edifice de droite, qui est destine au logement des femmes qui vien- nent visiter Mar-Saba, se nomme en consequence Deir-el- Benat. Pas une fenetre n'est perc^e dans ces hautes murailles ET AUTOIJR DE LA MER MOKTE. 141 ([iii ressemblent a merveille a celles d'une forteresse ou d'nm* prison d'Etat; une seule petite porte basse et solidement fermee, sert d' entree au couvent. A une vingtaine de pieds, et directe- ment au-dessus , est ouverte une bale etroite. Comme nous avons frappe a la porte, un panier attache au bout d'une corde descend devant nous , recoit la lettre du patriarche et remonte sans que personne se soit montre. Quelques minutes apres, la porte s'ouvre et nous sommes admis dans le pieux asile. ,Ie renonce a compter les escaliers, les couloirs etroits, les paliers sans nombre, qu'il nous faut traverser, avant de nous trouver dans la cour proprement dite du couvent I. Rien de plus etrange que cette construction qui domine d'aplomb le lit de- chire du Kedron : un petit jardin plante d'orangers occupe une des terrasses qui forment cette cour, et des merles a ailes jatines, qui sautillent partout, egaienten quelque sorte de leur chant joyeux, cette effrayante retraite. Cesoiseaux constituent, nous dit-on, le plus cher passe-temps des moines confines a Mar-Saba ; pauvres gens auxquels il semble que la Providence ait specialement destine ces jolis compagnons , car nous ne les avons plus revus ailleurs : aussi les appelle-t-on les pigeons de St Saba. Les moines nous traitent avec une grande bienveillance, et ils s'empressent de nous faire voir les merveilles d$ leur monastere. Ces merveilles sont d'abord une eglise plus que mediocre et surchargee, suivant la coutume grecque, de pein- tures deplorables de style byzantin. De Finterieur de F eglise, un couloir etroit et tres-incline, nous conduit & une ouverture qui debouche sur le Kedron lui-meme; une echelle d'une douzaine de pieds et qu'on retire avec soin derriere soi, con- duit dansle lit du torrent, et a gauche du point ou Pon descend, 1. Voyez pi. vi. 1i2 VOYAGE EN SYR1E est une grotte fort basse, au fond de laquelle surgit une source iroide ct tres-limpide : c'est la source de Sl Saba, le pieux anachorete qui a donne son nom au monastere. Les deux flancs du Kedron sont formes de veritables mu- railles de rochers horribles, dans lesquels sont perces une foule de grottes inaccessibles aujourd'hui , et dont toutes les entrees sont garnies de murailles en pierres seches qui demon- trent quc ces grottes ont ete habitees jadis. Par qui? Les monies nous disent : par des anachoretes qui , en se retirant du monde, venaient vivre et mourir dans ce desert. Le scheikh Hamdan n'est pas du meme avis, et, suivant lui, le couvent a pris la place d'une ville antique des Juifs, qui occuperent jadis toutes ces grottes, et construisirent ces murailles dont la pre- sence nous intrigue si fortement. Ce qui me paratt le plus vrai- semblable, c'est que nous avons devant les yeux, de nombreux echantillons des retraites ou vecurent autrefois les Esseniens. Partout le roc se montre avec une epouvantable nudite ; on n'apergoit pas une tache de gazon, de quelque cote que Ton se tourne, mais des rochers jonche's de rocaille qui semble rotie, et cela de pres, de loin, toujours. En un mot, le sol est d'une aridite sansegale, et d'un aspect qui serre le coaur l. Sur le flanc du torrent, nous trouvons neanmoins, par-ci par-la, quelques jolies hyacinthes, d'une couleur de chair tirant sur le bleu, et qui ont un parfum delicieux. Ajoutez a cela quel- ques petits bouquets d'arbrisseaux nains, epineux et cassants comme du verre, et vous aurez une idee a peu pres complete de la vegetation de Mar-Saba, au moment du moins ou nous y faisons halte. Les pluies ont probablement fait couler le Kedron pendant les jours qui ont precede notre venue, car nous trou- vons, au fond de son lit, quelques flaques d'eau assez claire, 1. Voyez pi. vn. ET AUTOTR DE LA MER M()R IK. U3 niais si pen profondes, que deux ou trois jours do suleil doi- vent en avoir cornpletement raison. ,1'ai nomine tout a 1'heure les Esseniens : quelques mots niaintenant sur la secte judai'que qui reeut ct porta jadis cc nom. L'historien Josephe nous fournira sur eux tous les ren- seignements desirables. Deja, du temps du prince Asmoneen Jonathas, trois sectes divisaient la population juive ; les Phari- siens, les Sadduceens et les Esseniens. La doctrine des Phari- siens admettait que quelques evenements, mais non tous, etaient 1'oeuvre de la Providence; suivant eux, certains faits etaient absolument dependants de la volonte humaine. Les Sadduceens, au contraire, supprimaient completement 1' action de la Providence, dont ils niaient 1'existelice. Pour eux, tous les evenements de la vie etaient subordonnes a la volonte de rhomme ; de telle sorte que tout bonheur pour lui etait le fruit de la sagesse, et tout malheur le resultat de la sottise. Quant aux Esseniens, ils affirmaient que tout dependait de la Providence, et que rien ne pouvait arriver a 1'homme, sans iin decret du destin. (Ant. Jud. X1I1, v-9.) Ces sectaires furent en grand honneur aupres du roi Herode le Grand, et Josephe en donne la raison suivante : Parmi eux se trouvait un homme repute entre tous, pour la purete de ses moeurs, et qui prevoyait 1'avenir par une intuition divine; il se nornmait Manahem. Ge Manahem voyant un jour Herode enfant qui se rendait chez son maitre d'ecole, lui predit qu'il serait roi des Juifs. Herode pensant que TEssenien ne le connaissait pas, ou qu'il se moquait de lui, 1'avertit qu'il etait d'humble extraction. Mais Manahem, en souriant, le frappa de la main et lui dit : « Tu regneras : n'oublie jamais les coups que Mana- hem te donne aujourd'hui, afin que tu te souviennes que la fortune est changeante. Ge sera une bonne pensee, si tu aimes la justice, la piete envers Dieu, et la clemence envers tes |i( \OYAGE EN SYKIE coiiritou'iis. Malheureusement, moi qui sais tout, je sais que tu ne feras pas ainsi; tu meneras une vie fortunee, tu acquer- ras unc renommee eternelle, mais tu oublieras la piete et la justice, et, a la fin de ta vie, Dieu tepunira. » Acette epoque Hrmde nc lit aucune attention a cette prediction, mais lorsque la fortune I'eut mis sur le trone, il fit venir pres de lui Mana- heni , et lui demanda combien de temps son regne durerait. UEssenien ne repondant rien , Herode insista : « Regnerai-je di\ ans? lui dit-il. — Tu en regneras vingt, et meme trente, mais je ne puis te dire quel sera le terme de ta vie. » Herode se contenta de cette reponse, serra la main de Manahem et le renvoya. A partir de ce jour, le monarque eut une tres-grande veneration pour les Esseniens. (4nt. Jud. XV, x-5.) Dans un autre passage (Ant. Jud. XVIII, n-5), 1'historien des Juifs revient sur les croyances des Esseniens, et voici com- ment il en parle : Les Ess&iiens sont d'avis qu'il faut tout laisser a la volonte de Dieu. Us admettent que 1'aTne est immortelle. 11s envoient bien des presents au temple, mais ils n'y viennent celebrer aucune ceremonie religieuse, parce qu'ils croient rendre a la Divinite un culte plus digne d'elle, dans le sanctuaire qui leur est commun. Du reste, ce sont des hommes excellents, fort adonnes a Tagriculture; la justice est chez eux tellement en honneur , (jiieleur conduite est digne d' admiration. Tous leurs biens sont en commun, et le riche ne jouit pas plus de la richesse que celui qui ne possede rien. Leur nombre s'eleve a plus de qua- tre mille. Ils n'ont ni femmes ni serviteurs; ils vivent separes, mais en s'entre-aidant. Ils choisissent parmi eux des percep- teurs des revenus et des fruits de la terre : ceux-ci exercent un veritable sacerdoce, et sont charges de preparer les aliments de la communaute. Tons enfm vivent suivant une regie uni- forme. I-T AITOUK 1)K LA .MKIt MOUTH. U5 11 serait trop long- do reproduire ici tons les details que Josephe nous donne, encore ailleurs, sur les mceurs des Ess<$- niens. J'aime mieux renvoyer le Icctcur an livre de Fhistorien des Juifs. (Voy. Bell. Jud. II, vni-2 etsuivants.) C'est Pline (Hist, nat., lib. v, cap. xvn) qui nous apprend que les Esseniens habitaient la cote occidental du lac Asphal- tite. Void comment il s'exprime : « A 1'occident, les Esseniens fuient le rivage, jusqu'au point ou son voisinage cesse d'etre nuisible. Nation unique et plus etonnante que toutes les autres nations de la terre; sans femmes, sans amour, sans argent, sans autres compagnons que les palmiers , chaque jour lew nombre se complete par la venue de tous ceux qui, fatigues de la vie du monde, vont chercher le repos dans la pratique de leurs moeurs. Ainsi, a travers des milliers de siecles (6 merveille!) une nation s' eternise, dans laquelle il ne nait personnel Au-dessous des Esseniens est Engadda, etc. » Salien (Thesaurus rerum totoorbe memorabilium, cap.xxxvm) repete les memes faits, presque dans les memes termes; aussi est-il Evident qu'il n'a fait que copier Pline, en habillant a sa maniere les idees de celui-ci. Revenons a notre promenade autour de Mar-Saba. En quit- tant le lit du Kedron nous remontons, a travers les rochers, sur la hauteur qui supporte le Deir-el-Benat. Chemin faisant, nous penetrons clans une grotte spacieuse, garnie de murailles de cloture, et nous visitons ainsi Tune des etranges demeures des Esseniens : le roc y est grossierement excav6 et ne pr6sente nulle trace de travail tant soit peu soigne. 11 est clair que ceux qui Font habite"e ont voulu une retraite et rien de plus. Dans le lit du torrent, Philippe a ramasse quelques cubes de pierre blanche qui proviennent indubitablement d'une mo- saique fort ancienne; ces cubes ont-ils 6te entraines par le Kedron , de Jerusalem jusqu'en ce point? — Ccla est bien peu i. 10 UG VOYAGE EN SYR1E cm\ able, nmlgre 1'identite de tuille ct de matiere qu'ils presen- ted avoc les cubes analogues, quo Ton ramasse en immense quant ite dans le Kedron, a la vallec de Josaphat. Nous sommes bii'itlot tin's d' incertitude; car, en suivant une tranches pra- tiqiu-e par les moines entre les deux portions du couvent, nous trouvons des files et des plaques entieres de ces cubes encore en place. La done a existe, a une epoque bien reculee sans doute, un monument important. Peut-etre etait-ce le sanctuaire des Essc'iiiens, sanctuaire dont le couvent de Mar-Saba aura pris la place, comme taut d'autres monuments religieux qui sr sont substitues aux monuments des cultes detrones par le christianisme. — Cela est possible, mais je ne me permettrais pas dc raffirmer. Notre promenade a etc tres-fructueuse : coquilles terrestres et insectes interessants, out ete ramasses en grand nombre , ft rrtte premiere chasse promet pour celles qui suivront; seu* lenient, sous chaque pierre que retouriient nos naturalistes, les scorpions et les scolopendres abondent , et nous ne sommes pas encore habitues a rencontrer, sans fremir, ces vilains ani- inaux sous notre main. Hamdan est vcnu nous rejoindre pour nous annoncer 1'ar- ri\ee d(^ nos bagagcs; comme il me parait un peu soucieux, je m'cnquicrs des motifs de Tespece d'inquietude que je vois dans tout son mainticn, et le scheikh me dit : « Tu asbeaucoup de mules chargers, dont la vue ne pent manquer d'eveiller la convoitise des Bedouins que nous allons rencontrer. Nous nous ferons bien toustuer, avant que Ton ne louche a 1'un de tes cheveux ; mais nous sommes en Irop petit nombre, pour pou- \«)ir exercer une surveillance convenable jour et nuit, et pour te defendre, le cas echeant, contra les attaques qui ne manque- n>nt i.ascrrtredirigees contre ta caravane. Si tu ne doubles le nombre des homines a pied et a cheval qui marchent avec moi, KT AUTO UK DK LA MI-K MOKTE. U7 il ost clair quo nous pmrons tons. Maintcnant que jo t'ai pre- vcnu, vois ce quo tu vcux fairc. » A cette ouvcrturo pen rassu- rante, que je mo hatai dc transmettre a mos compagnons, il n'y avail qu'une reponse a faire : je donnai au scheikh 1'auto- risation de doubler notrc cscortc; et il m'annonca que drs le Iciidcmain matin, les hommes nouvcaux qu'il allait mandcr, seraient arrives. En consequence, Mcidany fut immediatemcnt depeche vers les tentcs de Thaamera, avec mission de ramc- ner le renfort dont nous avions besoin. A la tombee du jour, nous rcntrions dans 1'enceintc du mo- nastere. Une heure apres, le diner nous fut servi dans une salle a manger, ornee stir tout son pourtour, de larges divans garnis de coussins, et qui se composent de simples matelas poses sur le sol. Notre soiree se passa tranquillement a ^crire les notes de la journee , a mettre en ordre nos conquetes zoo- logiques et a fumer, en causant, une innombrable quantite de tchibouk. Le froid etait devenu assez vif, et nous n'eumes, pour y echapper, d'autre ressource que d'aller nous couchcr. A dix heures nous etions etendus dans des lits beaucoup plus durs que les divans de la salle a manger, et nous n'en dor- mions pas moins du sommeil le plus profond. A minuit un etrange charivari nous reveilla en sursaut : ce n'etaient pas des cloches qui pouvaieiit produire le carillon insense que nous entendions et qui appelait les moines a 1'office de la nuit. Le lendemain matin seulcment nous eumes le mot de 1'enigme : de fortes barres de fer sont encastrees, par une de leurs extremites, dans la muraille de 1'eglise, et ces barres, frappees a tour de bras avec une autre barre de fer, rendent le son bizarre qui tient ici lieu de 1'appel de la cloche. Somme toute , notre nuit , a part la vermine , a et6 satisfaisante ; nous sommes bien reposes, et au re" veil nous nous rctrouvons tous frais et dispos. ,IK VOYAGE EN SYH1E 9 JANVIER. Ilier. j'avais cru m'apercevoir que le scheikh Hamdan sup- portait assez impaticmment la presence de Mohammed; j'avais done pris le parti de renvoyer celui-ci; mais, apres une con- versation avec le scheikh, je me suis rassure et j'ai garde mon homme de confiance aupres demoi. Mes Bedouins, du reste, nutnt affirme qu'ils ne voyaient pas d'un mauvais osil ce com- pagnon , dont je supposais que la presence devait gener quel- que pen leurs allures habituelles. Tout va done pour le mieux, et il ne s'agit plus que de partir. Meme hesitation , meme lenteur, memes criailleries , memes coleres qu'au depart de Beyrout. Nous etions prets a sept heures du matin, et il est dix heures, quand il nous est enfin permis de monter a cheval. Hamdan nous a tenu parole ; le supplement d' escort e qu'il nous a propose de prendre a notre solde, est arrive au point du jour, et pendant que nous cssayons vainement de stimuler 1'activite negative de nos moukres , tous nos Bedouins accroupis au soleil , sur un tertre (jui domine la porte du couvent, et les chevaux attaches aux lances de leurs cavaliers, forment le tableau le plus piquant i-t le plus pittoresque. Nulle trace d'impatience sur les figures impassibles de ces hommes d'acier. Us causent et fumenttran- quillement, sans meme avoir 1'air de faire attention a la mau- vaise humeur que nous traduisons, de guerre lasse, par des injures et des coups de courbache. J'ai beau tuer le temps en ramassant quelques debris d' am- monites fossiles , qui caracterisent le terrain sur lequel est bati le couvent; trois longues heures se passent a courir (rune mule a 1'autre, a re'concilier les moukres qui se bat- trnt, en les battant tous deux. Enfin, el-hamd-lillah ! (grace ET AUTOUR DE LA MEIl MORTE. 149 a Dieu ! ) nous sommos prets et nous partous. Nos Bedouins sautent en sollo, prcnnent les devants et eclairent la route avec un soin merveilleux. Pas un monticule qu'ils nYsra- ladent , pas un ravin qu'ils ne fouillent, et certes ils ont fort a faire, car il est difficile de rencontrer un pays aussi tour- mente que celui-ci : partout les rocs de calcaire, a la surface rissolee, sont entrecoupes de couches de silex contournees, recroquevillees et qui fontassez I'etTet de cordesde violon que Ton aurait fait griller sur un poele. Ilamdan a repris toute sa serenite habituelle, et il marche gravement a 1' avant-garde de sa petite armee. Tous nos Bedouins ont des mines franchement gaies et devouees. Pas un d'eux ne perd Toccasion de nous dire quelques paroles d'amitie, quand il est a notre portec. La formula ordinaire est celle-ci : « Ente mabsouth? ana mabsouth; koullhou mabsouth. (Es-tu content ? je suis content ; chacun est content. ) » Le khatib et Ahouad surtout ne s'en font pas faute. Ahouad, qui me voit assez gene par la presence de mon lourd fusil a deux coups , me demande de s'en charger, et jc le lui confie , a condition qu'il restera toujours assez pres de moi, pour qu'a un moment donne, je puisse faire usage de cette arme. Edouard est con- damne a me suivre pour ainsi dire pas a pas , et a m'indiquer 1'heure, chaque fois que notre route change de direction et que je dois donner un coup de boussole. Le plus souvent, quand je lui demande de consulter sa montre, il est tout occupe a bour- rer sa pipe , a allumer une cigarette , ce qui amene entre nous les altercations les plus comiques; quand il tarde trop, je Tac- cable d'invectives , au nom de la topographic , et d'ordinaire il me rit au nez. Je n'avais pas encore voyag^ en pareil terrain avec des mules chargees, et ce jour-la je fais mon apprentissage de toutes les coleres que ces miserables betes inspirenl r>0 VOYAGE EN SYR1E foment a 1'hoinme qui n'aimc pas a perdre son temps. Commo IPS moukres font tons de Tindependance, et ne s'occu- polll do lours animaux quo quand il n'y a pas moyen de faire ..utromont, los mules tionnent a montrer line independance iwa|,. a colic de lours mattrcs; aussi ont-elles 1'habitude la plus opinifttre do chcrcher, pour Icur compte , des petits chemins impossibles, au bout desquels elles font d'affire&es culbutes ; les d.ar-os roulent d'un cote, les betes de 1'autre, les homines s'evertuent alors, en braillant, a reparer le mal qu'un peu de surveillance cut prevenu, et le temps se passe, pour le voyageur, ft maugreer a la fois contre les mules et contre les moukres. La partie europeenne de notre caravane s'etait diminuee de MM. Pizzamano et Barbier, qui partirent pour Jerusalem en merne temps que nous partions pour la mer Morte. Ces mes- siours avaient eu suffisamment de temps la veille, pour trouver fort maussades des voyageurs qui se croient obliges de lever le pays qu'ils traversent; ils n'eurent done garde de nous suivre dans toute notre aventureuse peregrination. Je me hate de passer au journal de notre route. En ' quittant le couvent de Mar-Saba, nous marchons d'abord au nord-nord-est, sur le flanc m^me du Kedron, dont le lit est encaisse d'une centaine de metres au moins. Pin-tout, sur la rive que nous pouvons etudier de 1'oeil en che- minant, les excavations ess6niennes pullulent. Petit a petit la route que nous suivons gagne le niveau de 1'Ouad; et partis a dix heures quatre minutes, nous traversons le lit du Kedron a dix heures vingt-six minutes, apres avoir perdu une douzaine de minutes a ramasser quelques mules, avec leurs charge- ments. Nous nous engageons alors dans le lit d'un torrent qui vient directement de Test se jeter dans le grand Quad que nous quittons, et dans loquel d^bouchent plusieurs autres ravins dingo's du nord au sud. ET AUTOUR DE LA MER MORTE. M Au point mome de jonction du Kedron ot do 1'Ouad que nous aliens suivre, est. un puits creus£ dans IP. rocher, ot dont jo n'ai pu obtenir le nom de mes Bedouins : pour oux, il s'appelle el-Bir, c'est-a-dire le puits, tout court, Me voila bien avance ! Jl ne nous faut pas plus de dix-huit minutos pour arrivcr a la naissance du torrent, et a dix heures quarante-qualro minutos, nous entrons sur un petit plateau compris entro deux rideaux assez bas , traverse par un lit de ruisseau a sec, qui court du nord au sud, et garni d'un campement de Be- douins , dont nous reconnaissons la presence, avant de Taper- cevoir, a une nuee d'enfants presque nus , de femmes en che- mise bleue et de chiens aboyants, qui viennent nous rcgarder, mais du plus loin qu'ils peuvent. Ce sont des amis du sclieikh Hamdan qui occupent ce terrain ; nous passons done pres d'eux, sans la moindre inquietude. A dix heures cinquante-quatre minutes, nous sommes arrives au bout de la petite plaine, et une descente rocailleuse nous amene au fond d'une vallee dechiree que nous atteignons a onze heures neuf minutes. La, encore, nos mules nous arretent pen- dant vingt-cinq minutes. Comme nous ne pouvons laisser che- miner les bagages isol^ment en ce pays , si nous tenons a les conserver, nous sommes bien forces de faire halte, quand nos betes de somme s'avisent de rouler dans quelque trou , ce qui arrive a. chaque instant. Je profite de ce temps d'arret pour examiner le pays qui m'entoure. A droite est un pAteO de montagnes pen elevees dont le centre est a environ dix kilometres; c'est le Djebel- Emdenys. Au dela s'etend une vaste plaine coupee par 1'Ouad- en-Nar ou Kedron; c'est le Merdj-el-BeqAa. Devant nous, c'est-a-dire a Test , s'etend une suite non interrompue de ma- melons calcaircs, et a notre gauche sont diverses montagnes ,rii VOYAGE EN SYRIE doiit la plus elevee est a une lieue environ. La formation est toujours la memo, c'est-a-dire dti calcaire, coupe de larges Won* tie silex contournes et tourmentes, comme par Faction dii feu. Sur le flanc do, la premiere de ces montagnes de nandie, parait une tache rougeatre considerable, et j'envoie Tun de mes Bedouins me chercher des echantillons de la roche (jui a contracte cctte couleur, qui tranche si fortement avec la teinte uniformement blanc jaunatre de tout le pays que nous travel-sons. 11 me rapporte des morceaux de'pierre, qui ont exactement Papparence de pierres calcaires de notre pays lors- (ju'elles ont subi Paction d'un incendie. Nous nous sommes remis en marche a onze heures trente- cinq minutes ; et c'est dix minutes apres que nous avons franchi 1 11 point ou se montre cette tache etrange. Nous longeons alors le Merdj-el-Beqaa , et, a partir de midi, nous marchons pres- ((ue invariablement a Pest, apres avoir laisse a. deux kilo- metres & gauche, et en avant de montagnes dechirees, une mine que les Arabes appellent Qalaat-el-Mardeh. A propos de cette Qalaat ou forteresse , Hamdan me raconte que c'est un chateau ruine qui fut habite, dans Pancien temps, par des geants dont on a retrouve les ossements dans les tombeaux d'alentour. Qu'y a-t-il de vrai dans ce conte arabe? je Pignore; mais je n'ai pas le temps d'aller le verifier. Nous suivons encore le lit desseche d'un torrent qui coule directement a Pest. II nait entre des mamelons crayeux, au milieu desquels il chemine pendant pres de trois kilometres, sans faire de detours bien sen- sibles ; puis il s'enfonce dans le sol , et ses bords deviennent tres-escarpes ; la rocaille qui les forme a Pair d' avoir etc grillee par un feu tres-vif. A midi et demi , nous nous arretons enfin pour dejeuner. Apres une halte de trente-cinq minutes, nous repartons, en marchant au sud-est, et nous nous rapprochons de POuad-en- ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 153 Nar, on plutot c'est lui qui, par 1111 comic brusque, se rap- prochc do la route' que nous suivons. Apres avoir traverse force ravins, contourne force mamelons ayant toujours Tapparence rissolee que j'ai deja bien des fois signalee, et repris, a une heure vingt minutes, un direction constante a Test, nous arri- vons, a une heure cinquante minutes, a la derniere crete qui nous separe encore de la plage tant desiree. Nous sommes a pen pres en face de la source nominee Ayn-Fechkhah. Mais pour y parvenir, nous avons a faire connaissance avec une de ces descentes fabuleuses qui, du sommet des montagnes de Canaan, conduisent au bord de la mer Morte. Comment hom- ines et betes peuvent-ils se tirer de pas semblables? Aujour- d'hui encore que je les ai franchis, c'est un probleme dont je ne comprends pas trop la solution. A trois heures six minutes, nous mettons enfin le pied sur la plage, etnous nous trouvons & deux cents m6tres au plus du bord de 1'eau. Du haut de la montagne que nous venous de descendre, cette mer etrange a laquelle tous les ecrivains attri- buent I'aspect le plus sinistre, nous avait paru un lac splen- dide, etincelant de lumiere, et dont les flots bleus venaient briser doucement sur le gravier de la plage la plus unie. A travers I'onde transparente apparaissait une teinte blanche qui festonnait la rive, et nous avions devine deja que cette teinte etait due au sel qui se precipite et cristallise sous les eaux. De pres nous reconnaissons sur-le-champ que nous avions devine" juste. Allions-nous acquerir la certitude que rien ne vit au bord de la mer Morte, ainsi qu'on I'a tant de fois re"pe"te? C'est le contraire qui nous est demontre, a 1'instant meme ou nous atteignons le rivage : une volee de canards fuit devant nous, s'abat hors de portee sur les flots, se joue et plonge gaiement. Aux premiers pas que nous faisons, de beaux insectes se 45l VOYAGE EN SYRIE inontivnt a nous sur le gravier; des corneilles volent et rriont sur IPS llanos dechires do la falaise immense qui domine Oil sont done res miasmes mephytiques qui donnent la inoi-t a tout ro qui n'en fuit pas 1'atteinte? Ou? dans les ecrits s pootos qui out. emphatiquement raconte ce qu'ils n'ont pas vu. II n'y a pas cinq minutes quo nous foulons la plage do la mer Morte, et deja , presque tout ce qu'on en a dit <>st rontro, pour nous, dans le domaine de la fable... Pour- suivons done notre route en toute securite, car si quelque chose ost a oraindre ici, ce n'est certainement pas 1'influence pesli- lontielle du lac le plus imposant et le plus beau qui existe sur la terre. A partir du point ou nous avons louche" la rive, nous mar- chons directement au sud, et nous entrons dans le delta situe a rcmbouchure de TOuad-en-Nar. Ce delta est forme de dunes de gravier, sillonne"es par les larges ravins qui vomissenl dans la mer les eaux du Kedron, lorsque les pluies donnenl au lor- rent une existence ephemere. Ge delta occupe sur la rive line largeur d'un kilometre environ, et du pied des falaises jusqu'fr la mer, les dunes couvrent aussi un espace de mille metres & peu pres. Quant a Tembouchure de 1'Ouad , au point ou les montagnes abruptes qu'il a dechirees, retombent a pic sur la rive, elle est de cinq a six cents m6tres. G'est a 1'extremite sud du delta que le torrent a son lit actuel. Ce lit, qui descend au sud en quittant la montagne , s'inflechit presque aussitot el court ensuitc a Test pour aller se perdre sur la plage. Inutile de dire qu'il est rempli des fragments de roc que le torrent entrainc dans ses crues. Au deli du delta, nous traversons, a trois heures et demie, une ravine sans nom, qui descend directemenl a 1'esl, par une deV.hirure do la falaiso. A partir de la, le terrain sur lequel \ ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 455 nous cheminons, est forme d'un fin gravier tres-meuble, <>t dans lequel les pieds de nos chevaux s'enfoncent & chaque pas. La surface en est efflorescente, grace h la saturation saline du sol, due a la retraitc des eaux de la mer, lorsque son niveau s'a- baisse, pendant la saison d'ete. Je dis que le niveau s'abaisse, et ce fait ne saurait etre r^voque en doute, puisqu' & quelque dix metres de la rive, des troncs d'arbres sont £ demi entcrres dans le gravier. A les voir, on jurerait qu'ils ont ele brutes, car tout le bois en est noir, comme s'il avait £chappe a un incendie. Ces arbres, h en juger par Tetat dans lequel ils se trouvent, sont probablement 1£ depuis des siecles, et, entraines par les cours d'eau qui se precipitent dans la mer Morte, ils ont e"te deposes sur la rive par les flots de cette mer. Ghaque annee, sans doute, lenombre de ces arbres a 1'aspectsinistre, augmente lors de la saison des pluies, et le Jourdain, qui court violem- ment entre des rives admirablement couvertes de vegetation, doit avoir fourni la majeure partie de ce bois flotte. Au point ou nous sommes, a trois heures cinquante-six minutes, la plage n'a plus guere qu'une largeur de quatre cents metres, et le flanc inaccessible des montagnes s'eleve immediatement h pic. line nouvelle ravine forme en ce point un autre delta beaucoup moindre que celui de l'Ouad-en-Nar, puisqu'il ne donne a la plage qu'un surcroit de largeur de deux cents metres environ. La nature du terrain qui la constitue reste la meme. Tout a coup, la rive se creuse en golfe et se rapproche du pied de la montagne, dont elle n'est plus s^par6e que de deux cents metres au plus. A quatre heures trois minutes, nous pas- sons en vue d'une grotte creusee dans le flanc de la falaise et a trois cents metres, a vol d'oiseau, du chcmin que nous suivons. Un peu plus loin, le roc est entame par le lit d'une cascade qui a fait de la plage une plaine couverte de pierrailles. Puis, ,;)G VOYAGE EN SYRIE himtot , la rivo se couvre de roseaux immenses qui ferment nn inextricable fourre. La mer disparait derriere cet ondoyant rideau, et le pied de la montagne n'est separe que de quelques metres, de la lisiere de roseaux. La presence de ceux-ci est due a une magnilique source d'eau chaude et douce, peuplee de mvriades de melanopsides et de neritines. Enfin, de jolis mar- tins-pecheurs voltigent sur le ruisseau forme par la source, qui s'appelle Ayn-el-Rhoueyr, (source du petit marais).C' est Ik que nous nous arretons, a cinq heures moins un quart, et nos tentes se dressent assez rapidement a cinquante pas de la source. Pendant que nous avons suivi la plage, nos Bedouins se sont mis en quote des morceaux de bitume et de soufre, que le lac rejette frequemment sur ses bords. Us en ont ramasse bon nom- bre qu'ils m'apportent; mais ce qu'ils me montrent en triom- phe, c'est un petit poisson mort qu'ils ont trouv6 sur la greve. Au premier moment nous sommes tentes de croire a une erreur dc plus, de la part des ecrivains qui ont taut parle" sur la mer Morte. Ce poisson, recueilli a quelques lieues des rivieres, a d'ailleurs toute 1'apparence exterieure d'un poisson de mer. En faut-il conclure que des etres de cette classe vivent dans le lac ? Nos Bedouins seuls peuvent fixer notre opinion sur ce point. Je les interroge done les uns apres les autres, et, de leurs reponses parfaitement concordantes entre elles, resulte pour nous la cer- titude que nul poisson ne parait qu'accidentellement, dans ces eaux saturees de sel. Les flots du Jourdain et de PArnon, c'est-a-dire, pour les Arabes, du Cheryat-el-Kebir et du Nahr- el-Moudjeb, entrainent frequemment les poissons qui s'aven- turent trop pres de Pembouchure de ces rivieres, a la pour- suite des proies qu'elles emmenent a la mer. Une fois entres dans les eaux du lac, ces animaux ne tardent pas a y subir une esp^ce d'empoisonnement qui ne leur permet plus de revenir en arriere , et ils meurent assez promptement. Leurs ET AUTOUK I)E LA MEK MORTE. 157 corps surnagent alors, et la moindre brise les rejette sur la plage. Quelques jours apres, vers le rivage de Sdoum, mes Be- douins me ramasserent deux autres poissons semblables, mais en tres-mauvais e~tat de conservation ; dans les trois individus, il m'a semble reconnaitre une espece qui pullule dans le lac de Gennesareth , et qui, plusieurs fois, a e"te servie sur notre table, pendant notre sejour a Thabarieh. Pendant que nos domestiques et nos moukres s'occupent de dresser nos tentes, les Thaamera qui nous accompagnent vont au fourrage, c'est-a-dire qu'ils abattent autant qu'ils peuvent des immenses'roseaux qui nous separent de la rive, et dont nos chevaux se montrent tres-friands. Je les suis et je cueille une assez nombreuse serie de jolies plantes qui croissent a tra- vers les roseaux, surtout aupres de la source; la se trouve un convolvulus ou liseron qui grimpe en s'enroulant autour des tiges elevees de ces roseaux , et forme un inextricable fourre que les yataghans de nos Bedouins peuvent seuls permettre de traverser. Nous avions emporte , Edouard et moi , une petite tente a double toit; nous nous y installons avec Philippe, et Mohammed qui couche en travers de la porte. Rothschild occupe a lui seul une tente surmontee du pavilion tricolore, tout etonne sans doute, de flotter pour la premiere fois, sur les rivages de la mer Morte. Nos autres amis, Belly, Loysel et Papigny, logent dans une tente tres-spacieuse et capable de nous contenir tous. Enfm, deux autres tentes, 1'une destinee au drogman Francois et a Selim, 1'autre a la cantine et a Matteo, composent notre camp qui, en moins d'une heure, prend une petite tournure fort coquette. Derriere les tentes et sur le flanc de la montagne, nos chevaux sont attaches au piquet, et chacun d'eux est pourvu ,:w VOYAGE EN SYRIE (I'linc large brassee de roseaux qu'il devore. Nos Bedouins vont chercluM- an bord de la mer du bois flotte, et plusieurs faux sont installes autour du camp. Chacun d'eux est garde par quHques hommes qui font faction a tour de role, pour evi- t(M- les surprises. Pendant la nuit, Hamdan visite frequemment ces dilTerents postes, afin de s assurer que tout son monde veille sur nous; d'heure en heure, nous entendons retentir au loin le rri prolongs : « Ya scheikh Hamdan 1 » auquel le brave homme rcpond : « Thayeb! (bien!) » et tout retomberait dans le silence, nYtaient les clochettes de nos mulcts de charge, qui troublent seules la paix de cette nuit si calme et si profonde. La temperature est chaude, Fair d'une piirete extreme, et lorsque la lune vient ajouter sa lueur, faible encore > a celle des etoiles , la mer Morte et notre campement prennent une physionomie si pittoresque, que nous en sommes tous vivement impressionnes. De fait, nous ne nous lassons pas d" admirer ce spectacle si nouveau pour nous* Parisiens depayses ! Pendant la soiree, j'ai mis en presse mon herborisation du jour, j'ai etiquete les echantillons geologiques que j'ai ramas- st'-s on fait ramasser en route, j'ai ecrit mes notes et passe ma carte a 1'encre. II est minuit quand ma besogne est terminee. Tout dort autour de moi, a 1'exception des hommes de notre escorte qui fument pres des feux du bivouac, en envoy ant jus- <|if a moi les intonations gutturales de leur admirable langue. Je vais a mon tour inspector tous les feux, causer et fumer avec mes Bedouins qui me temoignent le plus qu'ils peuvent affection et respect, et je me faufile enfm dans notre petite tente, ou je m'etends tout habille sur ma couchette, et mes armes sous la main. Je ne repeterai pas ce detail , et je dirai une fois pour toutes, que pendant les vingt et quelques nuits que nous avons pasmes sur les bords de la mer Morte, nous n' avons pas pu HT AUTOl'K DE LA MER MOKTK. 459 songer une seule fois a nous depouiller de nos vetements, pour reposer plus ik Taise. Mieux valait un peu moins do repos ct bcaucoup plus de securite. Nous nous mettions ainsi, sinon a 1'abri d'une surprise, du moins en mesure d'y faire face promp- tement et d'une facon plus efficace. Bien que la nuit ait ete bonne, nous avons a la lettre etouile dans notre tente, qui est devenue une veritable etuve. Nous serons done obliges d'y renoncer. 8 JANVIER. Au point du jour la voix de Khatib nous a reveilles ; il disait la priere du Fedjr ou de 1'aurore; mais je n'oserais at'fir- mer que tous nos Bedouins prirent part a son oraison* Le soleil n'etait pas encore leve, que nous etions debout et que nous faisions avec delices nos ablutions accoutumees, a la source chaude d'el-Rhoueyr. On n'abat pas des tentes comme les notres et on ne recharge pas une vingtaine de mulcts, instantanement. Aussi est-il huit heures quarante-cinq minutes, quand nous pouvons sauter en selle et reprendre notre voyage. Ce matin le ciel est d'une purete extreme, le soleil s'est leve radieux et la mer Morte presente le plus splendide spectacle qu'il soit possible de se figurer. Les montagnes de Canaan sont vivement eclairees derriere nous ; celles de Moab sont encore dans 1' ombre, et elles projettent dans les eaux limpides du lac, leur image nette et tranchee. Nous jetons avidement nos regan Is vers la pointe sud de la mer, mais une legere brume la couvre, et d'ailleurs nous en sommes tellement eloignes encore , que nous n'apercevons que les profils incertains des montagnes qui nous en separent. Hier, en arrivant au bord de la mer Morte, nous uvions I60 VOYAGE EN SYRIE ;i|)ciru mi large une enorme tachc noire qui semblait avan- (•(•i- , st une montagne elevee nominee le Djebel-ech-Cheqif. Nous continuous h cheminer au sud-ouest jusqu'a dix heures dix- neuf minutes, que nous arrivons, apres avoir traverse un pla- teau de silex, au-dessus de TOuad-ech-Cheqif, vallee extreme- ment creuse et profonde d' environ cent cinquante metres. Mais la descente n'a rien qui nous etonne cette fois, et apres I'Ouad-ed-Dahradjeh, tous les chemins paraissent excellents. A. dix heures trente-trois minutes , nous sommes au fond de 1'Ouad-ech-Cheqif, qui forme une assez large plaine dans laquelle nous cheminons au sud. A dix heures quarante-neuf minutes, nous traversons un ravin qui nous separe d'un plateau mamelonne, au milieu duquel nous rencontrons, a dix heures cinquante -deux minutes, un cimetiere arabe (Tourbet-ed- Daouary). A onze heures nous atteignons une crete qui nous laisse apercevoir, a notre droite, une plaine tourmentee, de quinze cents metres de largeur environ , et a cent metres a notre gauche, un ravin tres-profond courant du nord-nord-est au sud; c'est TOuad-el-Rhor. A onze heures cinq minutes, nous marchons au sud-ouest, et nous montons sur un plateau mame- lonne, au dela duquel paraissent, & droite, des montagnes assez e*levees et situees a environ une lieue. A onze heures quinze minutes nous inclinons fortement vers Test, et nous avons l'Ouad-el-Rhor, k deux cent cinquante metres a notre gauche, lei les dejections volcaniques ont disparu, et tres-probablement nous sommes h proximite du cratere qui les a vomies. A onze heure vingt-trois minutes, nouveau cimetiere arabe, forme de petits amas de pierres qui recouvrent chacun un corps. Sans doute la presence d'un cimetiere dans un desert pareil, est KT AUTOUR DE LA MKII MORTK. 17'i due a quelque combat meurtrier qui aura eu lieu en ce point, entre deux tribus en guerre. Nous arrivons,. a onze heures trente et une minutes, sur un plateau de cinq cents metres de diametre au plus, qui domine, a I'ouest, la plage de la mer Morte. Nous descendons de ce plateau dans une espece de cirque qui n'a guere plus de deux cents metres de diametre, et qu'un col etroit, puisqu'il n'a pas plusdedix metres delar- geur, relie a un petit plateau forme par une sorte de promon- toire de la montagne. C'est \h que nous nous arretons pour dejeuner. Devant nous, et h six cents metres au moins en contre- bas, est la source d'Ayn-Djedy, ou nous allons camper ce soir. A deux cents metres plus bas encore, est la mer Morte que nous retrouvons avec joie, dans toute sa splendeur. Le tout est de I'atteindre, par le Nakb-Ayn-Djedy (le trou d'Ayn-Djedy), descente fabuleuse, qu'il nous faudra pourtant franchir tout a I'heure, et que nous ne regardons de loin, qu'avec une veri- table terreur. Oue sera-ce done de pres ! Pendant notre dejeuner, survient une petite pluie d'orage qui heureusement dure peu. Nos betes de charge et nos mou- kres n'ont pas fait halte avec nous; le gros de notre petite armee de Bedouins les accompagne, mais Hamdan avec Mei- dany , le khatib et Ahouad, est reste pres de nous. II faut pourtant bien nous decider a sauter le pas, c'est le mot; et apres nous etre restaures, nous nous engageons dans le Nakb. Hamdan m'invite h prendre un chemin plus court, et je le suis. Quel chemin ! a chaque instant il faut nous asseoir et nous laisser glisser d'une pointe de rocher, sur une autre pointe saillant a quelques pieds plus bas , et cette plaisanterie dure pres de deux heures. Par-ci par-la des squelettes de chameaux ou de mules se rencontrent sous nos pieds ; ce sont les restes des victimes du Nakb-Ayn-Djedy; elles se sont cass6 quelque 17(1 VOVAGK EN SVRIE path*, on I'aisant un faux pas, et force aete de les laisser la, en paturo aux vautours, aux corbeaux, aux chakals et aux pan- Ihrivs. Otto vue est assez peu recreative, mais elle a du moins son utilito, puisqu'ellc nous force a prendre toutes les precau- tions imaginable?, afin d'arriver avec tous nos os jusqu'au has do la desronte. Nousavons rapidement coupe et depasse la ligne de notre caravane, et nous arrivons les premiers, Hamdan et moi, sur le plateau d'Ayn-Djedy. 11 etait temps, j'etais ruisselant de sueur et extenue. Une fois en terrain plat ou a peu pres , je retrouve avec bonheur le libre usage de mes membres, et je savourc le plaisir de cheminer, sans etre oblige de m'accrocher des pieds et des mains chaque fois que je desire ne pas rester a la meme place. Quelques minutes encore, et je suisau milieu du plus splendide bouquet d'arbres que Ton puisse se figurer. Pour la premiere fois, j'admire une vegetation dont je n'a- vais aucune idee. Des gommiers, des asclepias, des solanum gigantesques, des althea et des roseaux forment une magnifi- que oasis dans laquelle gazouillent une foule de petits oiseaux. La source est h deux pas ; elle est un peu chaude, et son eau limpide a un gout delicieux. De cette source s'echappent des ruisseaux qui se perdent sous des fourres inextricables , grace aux epines diaboliques dont sont garnis tous les vege- taux qui les composent. De beaux fruits , que Ton ne 'cueille pas sans se dechirer alTreusement les doigts, se montrent partout. C'est 1'orange de Sodome (le bortoukan Sdoum des Bedouins), fruit de 1' As- clepias proccra. Ce fruit a 1'apparence d'un cedrat de taille mediocre; quand il ri'est pas mur, sa pulpe verte, qui n'est qu'une mince enveloppe destinee a proteger les graines, s'4- raille facilement, au contact de la main pressee de le cueillir, et laisse (^chapper des gouttelettes d'un sue laiteux et epais. F.T AUTOUR DE LA MER MORTE. 477 Ouand il est rnfir, il s'ouvre facilement sous la moindre pres- sion, et il en sort alors une foule de petites grainos plates et noi- ratres, surmontees de panaches soyeux d'une blancheur ecla- tante. C'est la nature de ce fruit qui a, sans aucun doute, donne lieu a la fable de ces beaux fruits de Sodome, dont parle Josephe, et qui, avec 1'apparence la plus appetissante , s'evanouissaient en cendre et en fumee, des qu'on les tou- chait. Un autre fruit encore peut revendiquer riionneur d'etre la pomme de Sodome, si souvent mentionnee par les ecrivains qui n'ont jamais mis le pied dans ce pays : c'est le fruit d'un enorme solanum epineux h fleurs larges et roses, du Solanum melongena ; il est parfaitement rond, et passe en murissant du vert glauque au jaune dore, Ce fruit, qui a la taille d'une petite pomme d'api , est plus charmant a voir qu'a cueillir, et pour cause; quand il est bien mur, une pression mediocre des doigts, en fait echapper des milliers de petites graines noires, assez semblables a celles du pavot, et ce sont encore ces graines que les poetes out prises pour de la cendre. En attendant que toute la caravane soit arrivee, je visite la source, les ruines d'un moulin arabe qu'elle a jadis alimentd, et deux monceaux de grosses pierres, situes 6 quelques dizaines de metres 1'un de Tautre, et qui marquent certainement la place de deux edifices importants, tels que des tours. J'herborise, en maugreant a chaque seconde, contre les epines qui me trans- percent les doigts, et je reviens vers Hamdan, avec un ample tresor botanique, que je ne sais par quel bout prendre, et dont je me debarrasse vingt fois, avec la meme humeur que le chien de chasse force de rapporter un herisson. Enfin, au bout d'une demi-heure d'attente, nous sommes tous reunis. Mes amis se sont tir6s sains et saufs du Nakb- Ayn-Djedy ; nos chevaux et nos mules ne sont pas restes en i. 12 t?S VOYAGE EN SYRIE rt ils vonl s'accroupir a dix pas plus loin. JN'ouvelle heure de conversation a laquelle nous ne prenons plus aiicune |)art, et an bout de laquelle nous sommes invites a rentrer au conseil. Naturellement pipes et cafe reparaissent, et les conditions auxquelles Abou-Daouk consent a m'accorder non-seulement le passage sur son territoire, mais encore sa protection efficace, me sont enfin communiquees. Les bases du traite fait avec Hamdan, sont acceptees par Abou-Daouk, qui se charge de nous fournir, aux memes prix, le meme nombre d'hommes a pied et a cheval, et de nous accompagner en per- sonne. Voila done notre petite armee doublee et portee a trente- deux homines, car nos Thaamera ne songent pas le moins du monde a nous quitter, et bien qu'ils ne soient plus sur leur ter- rain, ils tiennent a ne pas se priver de la solde que nous devons leur servir , et a augmenter, par tous les moyens possibles , le nombre des journees pendant lesquelles ils auront a la perce- voir. Au reste, Djahalin et Thciamera sont bons amis, nouspou- vonsdonc compter sur un concours parfait de leur part, lorsqu'il s'agira de faire face a un danger quelconque. Toutefois Abou-Daouk croit devoir nous prevenir de 1'im- possibilite d'aller a Karak. Ce projet lui semble inexecutable, et il nous engage a ne pas depasser le Djebel-Sdoum. Ham- dan m'avait, des le matin, avert! de la necessite de ne pas parler au scheikh des Djahalin , du dessein bien arrete que j'avais forme d'aller sur la rive orientate de la mer Morte ; je me tais done sur ce point, et j'accepte bien vite les conditions offertes. Des poignees de main sont echangees , et nous voila bien assures maintenant d'aller au moins jusqu'a la mon- tagne de Sodome , et de pouvoir nous mettre en route demain matin. 11 etait grand temps que la negociation aboutit; nous mou- ET AUTOUR DE LA MER MORTE. <83 rions de faim , et il etait nuit close, lorsque nous pumes nous mettre a table. Apres le diner Abou-Daouk et ses amis vinrent nous faire une visite dans notre tente, et je leur presentai tous mes compagnons de voyage, auxquels force protesta- tions d'amitie et de devouement, furent faites par les chefs Djahalin. Notre soiree a etc* charmante ; le ciel etait d'une purete" extreme, et notre camp avec ses feux de bivouac, presentait, sous les gommiers, un coup d'oeil des plus curieux. Une fois debarrasses de nos visiteurs, chacun a repris sa besogne du soir ; toutes les notes, toutes les conquetes de la journee, ont ete mises en ordre, et nous avons retrouve nos couchettes avec une vive satisfaction. 10 JANVIER. Au petit jour nous etions tous debout; mais nous avons perdu beaucoup plus de temps que de coutume ; il est clair que nos moukres trouvent, comme nous, Ayn-Djedy de leur gout. II est de fait qu'il serait difficile de deviner, dans un desert pareil a celui que nous avons parcouru, 1'existence d'un lieu aussi pitto- resque et aussi charmant. Des que le jour a paru , les oiseaux ont repris leur gentil ramage, et le soleil brillant du matin a rehausse encore 1'eclat de 1'oasis que nous aliens probablement quitter, pour ne la revoir jamais. A neuf heures quatre minutes, nous sommes en selle, et nous partons, en passant devant le moulin arabe ruine dont j'ai parle deja. Une porte ogivale y donne acces, et un aqueduc en pierre, aujourd'hui rompu, portait 1'eau de la source sur une de ces turbines barbares qui se rencontrent dans tous les moulins arabes. Le pied de la montagne est a une centaine de metres au plus, et le bord de la mer a environ six cents metres a notre ,H4 VOYAGE EN SYH1E gauche, el a deux cents metres a pen pros en centre -has du plateau ou nous avons passe la nuit. A neuf heures sept minutes, nous sommes arrives a la crete d'un ravin qui abotitit a la mer Morte , et dont nous travel-sons le lit. Notre marche est vers le sud-ouest. Du bord du ravin, nous apercevons, sur notre gauche, toute la plage couverte de verdure: c'est un veritable jardin. Les ruines y sont nombreuses, mais elles out toujours le meme caractere; elles semblent n'etre que les debris de veritables huttes. Ues murs de cloture sur le plateau inferieur, et des murs de soutenement en tres-grosses pierres, recoupant en tous sens le revers du coteau qui nous conduit, par de nombreux zigzags, a ce pla- teau; voila quelles sont les ruines d'Ayn-Djedy, de 1'Engaddi biblique. Nous sommes maintenant a peu pres au niveau de la mer Morte, et la plage, couverte de decombres, a, en ce point, une largeur de quatre cents metres. A neuf heures trente-deux mi- nutes, nous passons entre deux monticules converts de ruines. Sur celui de droite, nous apercevons a trois cents metres envi- ron du chemin que nous suivons, la ruine d'un edifice carre, que les Arabes appellent el-Qasr (le palais). Ici la plage s'elargit rapidement , et elle forme un veritable delta qui recouvre 1'embouchure de l'Ouad-el-Areydjeh qui s'ouvre a notre droite, dans le flanc de la montagne. Au dela du monti- cule sur lequel se trouve place le Qasr, la plage n'avait guere que sept cents metres de largeur; au dela du lit de l'Ouad-el- Areydjeh, elle en a mille. A neuf heures trente-sept minutes, nous avons passe 1'Ouad qui est domine devant nous par un large monticule coupe a pic par le torrent, et couvert de ruines semblables a celles que j'ai de*crites plus haut. Ge plateau a environ cent cinquante metres de largeur. A neuf heures quarante-trois minutes, nous t'aisons ET AUTOUK OE LA MER MUKTE. 185 une halte au milieu des decombres, et a huit cents metres du bord de la mer, pour attendre le reste de la caravane qui est un peu plus disseminee que la prudence ne le commande. A dix lieures deux minutes seulement, nous sommes tous rassembles, (it nous continuous notre marche au sud-ouest. La plage se retrecit , et a dix heures sept minutes , nous traversons une ravine qui debouche entre deux mamelons assez hauts, qui en precedent plusieurs autres contigus, et dont la chaine s'eleve jusqu'a la montagne qui forme le flanc droit de l'0uad-el- Areydjeh. Au bord de ce ravin disparaissent les ruines d'Ayn- Djedy , et il est evident que la ville antique ne s'est jamais etendue au dela. Arretons-nous ici un instant, et rappelons le plus brievement possible ce que les ecrivains sacres et profanes nous ont appris de I'histoire de cette localite celebre. J'ai deja dit a propos de 1'Ouad et du Belad-Hacaca, que le nom primitif d'Ayn-Djedy fut Hasasoun-Tamar (ville ou cabaries de palmes?). G'est sous ce nom, que la ville fondee au- pres de la magnilique source, dont le nom Ayn-Ujedy (source du bouc), devint plus tard 1' appellation de la ville elle-meme, est mentionnee dans la Genese (ch. xiv-7). Moi'seracontant 1'expedition des rois ligues avec Kadirleeumr (le puissant a toujours?) dit : Puis ils retournerent a Ayn-Mich- fat qui est Kadech , et ils saccagerent tout le pays d'Amalek, ainsi que celui du peuple amorheen qui habitait Hasasoun- Tamar. — Get evenement est anterieur au desastre de la Pen- tapole, et il sernble resulter du texte sacre, qu'a cette epoque, Hasasoun-Tamar etait la capitate des Amorheens. Ce nom primitif ne se retrouve plus cite que dans les Chroniques, ou il est identifie positivement avec celui d'Ayn-Djedy. (Chr. II, xx-2.) Gomme le fait a propos duquel le nom de cette ville est rappele est contemporain du roi Josaphat, tandis que nous le 180 VOYAGE EN SYR1E tnmvons remplacc par celui d'Ayn-Djedy, dans les passages ou il s'agit de David, il parait certain que les deux denominations s'employaient indilTeremment. Bans Josue (xv), parmi les villes de la tribu de Juda, nous trouvons : 61. Dans le desert Beit-Araba, Midin et Seqaqah. 62. Et Henibschan et Air-Hemelehh et Ayn-Djedy, six villes avec leurs hameaux. Plus tard, nous lisons dans le livre de Samuel (xxiv) : 1. David monta de la et s'etablit dans les lieux forts d' Ayn- Djedy. 2. Et quand Saul fut revenu de la guerre centre les Philis- tins, on lui annonca, savoir : Voici David dans le desert d'Ayn- Djedy. 3. Saul prit trois mille hommes choisis dans tout Israel et s'en alia chercher David et ses gens, jusque sur le haut des rochers des chamois. 4. II vint au pare des brebis aupres du chemin; la e'tait une caverne; Saul y entra pour couvrir ses pieds (je m'abs- tiens de commenter le sens de cette expression que je traduis litteralement) ; David et ses gens etaient assis au fond de la caverne. 5. Les gens de David lui dirent : Voici le jour dont 1'Eternel t'a dit : Je te livre ton ennemi entre tes mains; tu agiras envers lui, comme bon te semblera. David se leva et coupa doucement un pan du manteau de Saul. 6. Apres cela le coeur de David lui battit, parce qu'il avait coupe le pan du manteau de Saiil. 7. Et il dit a ses gens : Que Dieu me preserve de faire cela a mon maitre, 1'oint de 1'fiternel, de porter la main sur lui, car il est Point de 1'fiternel. 8. David re"prima ses gens par ses paroles et il ne leur permit KT AUTOUR DE LA MER MOKTE. <87 pas de s'elever contre Saiil ; puis Saul se leva de la caverne et s'en alia, etc., etc. 23. David et ses gens monterent vers le lieu fort. Je serais assez tente de chercher le theatre de ce singulier evenement dans la caverne spacieuse qui se nomme le Bir-el- Manqouchieh, et qui est si pres de 1'Ouad-Hacaca. Je laisse a de plus habiles le soin de decider si cette hypothese est admis- sible; toutefois je dois faire observer que, bien que le Bir-el- Manqouchieh soit dans le desert d' Ayn-Djedy, et sur le chemin qui conduit a cette belle source , il en est cependant assez eloigne pour que Tidentification que je propose avec toute reserve, soit contestable. Dans le Cantique des Cantiques (i-14) nous lisons encore : Mon bien-aime est pour moi une grappe de Kifer, dans les vignes d1 Ayn-Djedy. Le Kifer, c'est le henne, arbrisseau dont les feuilles fournis- sent la teinture employee par les femmes arabes et turques, pour se teindre les ongles en rouge. Get arbrisseau existe-t-il encore a Ayn-Djcdy? Je n'en sais, en verite, rien. Ge que je sais, c'est que je nel'y ai pas plus trouve que les vignes, dontCahen, le savant traducteur de la Bible, affirme que 1' existence s'est prolonged jusqu'au milieu du siecle dernier. Nous retrouvons Ayn-Djedy mentionne dans un passage des Propheties d'Ezechiel, et j'avoue rimpossibilite" ou je suis de comprendre le verset en question. Le voici (xLvn-10) : Et il arrivera que les pecheurs s'y tiendront, depuis Ayn- Djedy jusqu'a Ayn-Adjelim, pour etendre les filets : il y aura des poissons de toute espece, comme les poissons de la grande mer, en tres-grande abondance. Si ce verset, dont je ne me permettrai pas de chercher le sens mystique, devait etre pris a la lettre, il est clair que les paroles de la prophetic seraient loin d'etre accomplies , car 188 VOYAGE EN SYRIE d'Ayn-Djedy jusqu'a Ayn-Adjelim (identique probablement ;i\cc Ayn-Adjlah, localite placee vers la pointe nord de la mer Morte, entre Jericho et de Jourdain), des pecheurs pourraient tendre longtemps leurs filets, sans prendre autre chose que des cailloux et du bois flotte. Voila tout ce que 1'ficriture sainte nous dit d'Ayn-Djedy on Engaddi. L'existence de cette ville, aujourd'hui completement deserte, s'est prolongee assez tard. Etienne de Byzance, qui Fappelle Engadda, ditquec'est un grand bourg, situe pres de Sodome d'Arabie. Saint Jerome, dans son Gommentaire au verset d'fizechiel que je viens de citer tout a 1'heure, dit que Engallim (Ayn- Adjelim) est au commencement de la mer Morte, la ou le Jour- dain s'y jette, et qu' Engaddi est au point ou la mer Morte finit. Ceci est tout a fait inexact, puisque Ayn-Djedy n'est guere qu'au milieu de la cote occidental du lac Asphaltite. Josephe, qui connaissait parfaitement cette ville, qu'il appelle indifteremment Eyya&s, Eyya^al et Eyya^l , la place a trois cents stades de Jerusalem et pres de la mer Morte. (Ant. Jud. IX.) C'etait, dit-il, (Sell. Jud. Ill, 2) le siege d'une des onze topar- chiesde la Judee. Enfm, il raconte (Bell. Jud. V, 3) que les sicaires refugies a Masada, sous les ordres du brave Eleazar, s'en emparerent, peu de temps avant la prise de leur forteresse per Sylva. Pline, qui 1'appelle Engadda (1. V, 17), ditqu'elle etaitsituee au-dessous de la contree habitee par les Esseniens , et qu'elle etait remarquable par sa fertilite et par ses bois de palmiers. Enfm, Eusebe (ad vocem Engaddi) affirme que 1'opobalsamum venait de cette ville. J'ai dit tout ce qui subsiste de ce lieu illustre. Une immense e"tendue de d^combres antiques, les ruines d'un moulin arabe, peut-etre plus ancien qu'il n'en a 1'air, une source admirable, ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 189 et une vegetation splendide, voila tout. Quant aux vignes et aux pahniers, ils out pu exister jadis, mais il n'en reste plus trace. Revenons maintenant £ notre itineraire. An point ou les mines d'Ayn-Djedy cessent de paraitre, nous ne soimnes plus qu'k deux cents metres du hord de I'eau, dont nous nous rapprochons de plus en plus, et de telle facon, qu'a dix heures quinze minutes, nous cheminons toujours dans la meme direction, mais au fond d'un veritable golfe, puisque la plage expire a soixante metres au plus a notre gauche. A dix heures dix-sept minutes , nouvelle ravine. Ici , la plage qui a une centaine de metres de largeur, est couverte de grosses pierres. A notre droite , £ cinq ou six cents metres, est une haute montagne. Pour la premiere fois, nous trouvons I'air infecte par une odeur sulfureuse tres-prononcee, et tout a fait semblable a celle de I'eau de Bareges. Ghacun sait que cette odeur n'a rien de malsain, et qu'elle n'est que tres-moderement desagreable. L'eau de la mer est ici blanchatre, et toutes les pierres qu'elle baigne, sont revetues d'une teinte laiteuse qui denoterait la presence du soufre, quand bien meme I'odorat ne la ferait pas reconnaitre tout d'abord. A dix heures vingt-trois minutes, nous traversons encore un ravin, et la plage s'elargit de nouveau. A dix heures trente mi- nutes, et a dix heures trente-six minutes, nous passons devant deux lits de cascade, creuses dans le flanc de la montagne qui n'est alors qu'a deux cent cinquante metres au plus de notre route. Naturellement, des ravines coupent en ce point le delta qui s'est forme sur une largeur de cinq cents metres; la se sont accumules les graviers entraines par les torrents qui viennent, a certaines epoques, se precipiter vers la mer, par les deux cascades signalees plus hauL A dix heures trente-neuf minutes, nous faisons une halte de cinq minutes pour attendre nos bagages , et nous reprenons 190 VOYAGE EN SVRIK notre route an sud-sud-ouest. A partir de ce point, la plage, a partir du pied de la montagne, n'a guere plus de deux cents metres de largeur, et elle est couverte de larges flaques d'eau, veritables laisses que la mer forme en se retirant, lorsque son niveau s'abaisse. .4 dix heures cinquante-quatre minutes, nous somnies devant une riouvelle dechirure du flanc de la montagne, servant de debouche a un torrent qui s'ecoule en cascade vers la mer Morte. A dix heures cinquante-six minutes, nous marchons directe- ment au sud, enti'e une haute montagne, dont le pied est a quinze metres a notre droite, et la mer qui n'est plus qu'a cinq ou six metres. A onze heures deux minutes, la montagne que nous venons de longer, demasque d'autres montagnes sensiblement moins elevees. Enfin, a onze heures huit minutes, nous arrivons au Birket-el-Khalil, lieu place au fond du golfe tres-profond qui commence a partir d'Ayn-Djedy. D'ou vient ce nom de Birket-el-Khalil? Je le demande a ines Bedouins, et le scheikh Hamdan se charge de me raconter 1'histoire sui- vante, pendant une halte de quelques minutes que nous faisons en ce lieu. « Abraham, connu par les Arabes sous le nom d'El-Rhalil (1'ami de Dieu), habitait Hebron, ville a laquelle il a laisse son nom d'El-Khalil. Un beau jour, le patriarche se rendit en ce point avec une mule, afm d'y faire sa provision du sel que les habitants du rivage avaient 1'habitude de recueillir etde vendre aux habitants du haut pays. Les Salineurs eurent V imprudence grossiere de repondre a Abraham qu'ils n' avaient pas de sel a lui vendre, bien qu'il y en eut des tas autour d'eux. L'ami d'Al- lah, choque de cette impertinence, resolut aussitot de punir les malavises. « Vous n'avez pas de sel, dites-vous? eh bien , c'est vrai ! leur repondit-il, vous n'en avez plus, et vous n'en aurez plus jamais ; vous n'en pourrez plus recueillir en ce lieu que je ET AUTOUR Dfi LA MER MORTE. 491 maudis, et qui pis est , vous n'aurez plus de route pour aller d'ici a Hebron. » .4 1'instant meine la terrible menace du pa- triarche s'accomplit : le sel se transforma en pierre , tout en conservant son apparence saline, et POuad-el- Khalil cessa d'etre praticable pour les voyageurs. Les coupables eurent beau demander grace, Abraham fut inexorable. II acheta du sel ailleurs, et depuis ce jour, le Birket-el-Khalil resta tapisse de sel qui n'est pas du sel, mais bien de la vraie pierre sans saveur. » Je n'ai pas change" une syllabe au r£cit du scheikh Ham- dan, recit qui, raconte sur les lieux, ne manquait pas d'un certain piquant. Les Bedouins vous ra content cette histoire d' Abraham avec une foi entiere, et pour eux les cristalli- sations calcaires qui forment le sol du Birket-el-Khalil, sont indubitablement le sel metamorphose par la malediction d'El- Khalil. Ghouf , me disaient-ils ; fih melehh, ouelakin ma fich melehh. (Vois plutot : c'est du sel, mais ce n'est pas du sel.) Je ramassai quelques echantillons de la cristallisation sur laquelle est basee cette tradition curieuse, et nous nous remi- mes en marche a onze heures douze minutes. Devant le Birket-el-Khalil, la plage n'a que cent metres de largeur, et a droite debouche, a cinq cents metres en- viron, l'Ouad-el-Khabara que domine au sud une haute montagne nommee le Djebel-el-Khabara. Le plus haut som- met de cette montagne est a cinq kilometres de notre route, et tout son flanc est forme de mamelons qui commencent a s'elever, a droite de la route, a cent cinquante metres seule- ment. A onze heures trente-cinq minutes nous somrnes en face de l'Ouad-el-Khalil, qui debouche, par une petite plaine trian- gulaire de cinq cents metres de profondeur, sur un large delta ; en ce point, mille ou douze cents metres au moins nous sepa- rent du bord de la mer, et sur la rive orientale de celle-ci 193 VOYAGE EN SVRIE nous avons justoment devont nous le sommet du Djebel- Atarous. A onze heures quarante minutes nous coupons, en marchant ton jours nil sud-sud-ouest , les ravins par lesquels s'echappe vors la mer Morte, 1'eau du torrent qui descend des montagnes dt' Canaan, par 1'Ouad-el-Khalil. Nous sommes alors a egale distance du bord de la mer et de la haute montagne qui borne ('horizon a droite; cette distance est de six cents metres envi- ron. Le flanc de la montagne est profondement dechire par une sorte de cirque, qui n'est tres-probablement qu'un cratere domine, au nord et au sud, par deux sommets eleves. A onze heures cinquante minutes nous sommes en face de ce cratere ; la plaine qui nous separe de la montagne est semee de petits ma- melons de couleur vert sale et qui ne sont que des monticules de sable, ronges par les eaux de 1'hiver. A onze heures cinquante -cinq minutes, nous faisons halte pour dejeuner dans cette plaine, en un point qui n'est guere eloigne que de quatre cents metres du bord de la mer. A midi vingt-huit minutes, nous remontons a cheval et nous continuous a marcher au sud-sud-ouest. A midi trente-cinq minutes, nous traversons un lit de torrent, dedouble pour former un ilot oblong de gravier et de rocaille roulee. A midi quarante-cinq minutes, nous sommes arrives en face de TOuad-es-Seyal (vallee des Gommiers) , dont Tembouchure est & neuf cents metres sur notre droite. Nous ne sommes alors qu'& deux cent cinquante metres du bord de la mer, et nous marchons directement au sud, en suivant parallele- ment la cote. Le pate de montagnes qui domine au sud TOuad-es-Seyal , a une direction assez fortement inclinee a Touest. Plusieurs lits de torrents £ sec ont encore ete coupes par nous a midi quarante et une minutes et & midi cinquante minutes. En ce ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 193 moment le pied des montagnes est eloigne" d'environ deux inille metres. Notre route a encore tourae" en ce point, et nous marchons an sud-est, jusqu'a une heure huit minutes. Le bord de la mer est alors a trois cents metres, et un nouveau pate de montagnes s'eleve a trois mille metres, sur notre droite; les mamelons verdatres de sable couvrent toute la plaine qui nous en separe. Nous reprenons ensuite notre mar- che au sud-sud-ouest, en longeant un petit golfe au dela duquel la plage s'elargit rapidement. A une heure vingt- neuf minutes le bord de la mer est a sept cents metres de notre route qui est inclinee au sud-ouest. Les pierres calcine'es qui composent les dejections volcaniques, dont j'ai parle plu- sieurs fois deja, reparaissent parsemees sur le terrain. Peu a peu nous marchons presque directement a 1'ouest, en nous eloignant de la mer Morte, et a une heure quarante minutes, nous nous dirigeons sur une montagne dont le flanc semble dechire par quelque eruption volcanique. Cette montagne, qui domine au nord l'Ouad-el-Hafaf , est a trois quarts de lieue a peu pres. A une heure quarante-huit minutes, se presente devant nous un lit de torrent, de trente metres de largeur au moins : c'est celui par lequel s'ecoulent les eaux qui viennent de l'Ouad-el-Hafaf. Au dela est une plaine toute dechire"e et couverte de monticules de sable verdatre , au mi- lieu desquels nous commencons a cheminer a une heure cin- quante minutes. A une heure cinquante-neuf minutes, nous traversons une petite plaine basse, borne"e par un ravin que nous coupons et au dela duquel nous reprenons notre route au sud-sud-ouest. Rien de plus Strange que la forme qu'affectent ces mame- lons friables : quelques-uns d'entre eux ont absolument 1'as- pect d'un vieux chateau gothique, compose" de tours rondes juxtaposes, mais non relives par des courtines, et dont les Idi VOYAGE EN SYRIE bases sont rocouvcrtcs par des eboulements coniques. A deux Injures six minutes, nous sommes en face de FOuad-en-Nemrieli (vallec des tigres ou des pantheres), ct la montagne qui la horde au sud n'est plus qu'a une cinquantaine de metres a notre droite. Nous marchons alors a peu pres a 1'ouest, mais nous tournons brusquement au sud et nous suivons constam- ment cette direction, jusqu'a deux hetires quarante-cinq mi- nutes, heure a laquelle nous arrivons au point ou nous devons camper aujourd'hui. A deux heures trente-quatre minutes, nous avons traverse le lit d'un ravin a sec. Nous nous arre- tons sur le flanc meme de la montagne, qui est en ce point eloi- gnee de la mer de cinq kilometres a peu pres. A cinq ou six cents metres sur notre gauche commence une plainetoutecouvertede mamelons de sable d'un blanc verdatre, qui olfrent 1'aspect le plus etrange. 11 faut que nous soyons bien avertis qu'il n'y a pas une ville immense, la, sous nos yeux, pour ne pas le croire; car nous voyons des palais, des mosquecs, des tours, des maisons, des rues, des fosses, et les innombrables edifices de cette ville fantastique , ont de loin 1'air d'etre construits en marbre blanc. Du point assez eleve ou nous dressons nos tentes , nous apercevons en faisant face a la mer, c'est-a-dire en regardant a 1'est, la presqu'ile d'el- Ligan, dont la cote ne semble pas eloignee de la cote occiden- tale, sur laquelle nous sommes arretes , de plus de deux ou trois kilometres. Sur cette presqu'ile les mamelons de sable continuant a se montrer, et Ton jurerait qu'en ce point deux villes immenses sont assises en face 1'une de 1'autre. sur les deux rives si rapprochees de la mer Morte. Derriere nous est une vaste dechirure dans la montagne, et au dela de cette dechirure un piton eleve, au sommet duquel paraissent quelques ruines ; c'est la montagne du Sebbeh , et ces ruines sont les restes de Masada, le dernier rempart de ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 195 I'mdopemlance judai'que; demain matin nous ferons un pele- rinage d'antiquaires a ces ven^rables ruines. Le scheikh Abou-Daouk nous a tenu parole ; a peine sommes- nous installes que ses hommes paraissent pres de nos tentes : ils sont beaucoup plus noirs de feint que les Thaamera, et leur costume ne se compose plus que d'une chemise de grosse toile grise , et d'un kafieh qui n'a plus aucune couleur appreciable ; leur chaussure, quand ils en ont, consiste en semelles reliees par des ficelles autour du gros orteil et de la cheville ; elle a quelque analogic avec I'espadrille des montagnards arago- nais. Ouelques mauvais fusils a meche, quelques yataghans ou khandjar ne valant pas mieux que les fusils , voila 1'armement de nos nouveaux defenseurs. En passant vis-a-vis de l'Ouad-es-Seyal , nous avions apercu de tres-loin la tete de deux ou trois chameaux, et nous nous etions un pen preoccupes de leur apparition. Quelques-uns de nos soldats ont ete reconnaitre a qui nous avions affaire; c'etaient des amis, et nous ne pensons plus a eux. Dans la journ^e, Hamdan nous a quittes pour aller a la recherche de quelque campement ou il puisse nous acheter deux moutons , Tun pour nous, 1'autre pour notre escorte, a qui nous voulons en faire la galanterie; comme il ne rentre pas, et cela a notre assez vif mecontentement , nos Arabes se voient forces de renoncer a I'esperance gastronomique que nous leur avions imprudemmerit laisse concevoir. Malheureusement le manque de viande fraiche n'est pas ce qui nous afflige le plus : il nous reste de notre provision d'eau, de quoi faire tout juste de la soupe et du cafe pour ce soir et pour demain matin ; quant a en boire, c'est une autre aifaire. Nous voudrons bien nous en passer, et, a plus forte raison, nos chevaux, nos mules et nos Arabes s'en passeront aussi. Nous devious en trouver en abondanee, nous avait-on dit, dans le <% VOYAGE EN SYRIE vrni lit (It1 cascade qui nous sc-pare de la montagne de Sebheli , ct il n'y en a pas uno goutte. Ma iych maieh ! — Pas d'eau ! — A ode y etablit avec grand soin de nombreuses ET AUTOUR DE LA MER MOUTE. 205 constructions. II fit enceindre le sommet d'une muraille, ayant sept stades de developpement, construite en pierres blanches, haute de douze coudees et epaisse de huit. Cette muraille (Halt flanquee de trente-sept tours, hautes de cinquante coudees. Ces tours ouvraient dans des batiments construits a Tinterieur, et appliques centre toute la muraille d' enceinte, parce que le sommet, qui offrait un sol productif et plus facilement labou- rable que tout autre, fut reserve par le roi a la culture, afin que si les vivres ne pouvaient plus etre apportes de 1'exterieur, ceux qui se seraient refugies dans la forteresse, n'eussent pas a souffrir de la famine. « Herode y construisit aussi, vers la montee du cote occiden- tal, un palais place en dedans des murailles et tourne" vers le septentrion. Les murs de ce palais etaient d'une grande Eleva- tion et tres-solides; ils etaient garnis aux angles, de quatre tours de soixante coudees de hauteur. L£ se trouvaient reunis des appartements varies et somptueux, des portiques et des salles de bains, soutenus partout par des colonnes monolithes. Le sol et les parois des appartements etaient ornes de mosai'ques. Dans chaque habitation, sur le plateau, autour du palais et devant la muraille, de grandes citernes furent creusees dans le rocher, pour conserver 1'eau, de maniere a en fournir en aussi grande quantite que s'il y cut eu la des sources d'eau vive. Un chemin encaisse menait du palais au point le plus eleve de la forteresse, sans qu'il fut possible de voir ce chemin du dehors; du reste, les routes visibles elles-memes n'etaient pas faciles a suivre pour les ennemis. Le chemin de T orient, ainsi que nous 1'avons deja dit, est par sa nature inaccessible, et une tour place"e dans un passage tres-e"troit ferme celui de 1'occident. Cette tour est distante de la citadelle d'au moins mille coudees, impossible a franchir, difficile a forcer. Au dela, ceux meme qui s'avancaient sans crainte, ne pouvaient pas 206 VOYAGE EN SYRIE marcher sans difficult^, Ainsi done la nature, secondee par I' Industrie des honim.es, defendait la forteresse centre toute attaque. « Quant aux ressources interieures, leur abondance et leur duree etaient plus admirables encore : il y avait, en eflet, du ble cache en quantite suffisante pour un temps tres-long ; de meme beaucoup de vin et d'huile , des graines legumineuses de toute espece, et des dattes accumulees dans les maga- sins. fileazar et ses brigands, lorsqu'ils s'emparerent par ruse de la forteresse, y trouverent toutes ces provisions en aussi bon etat que si le tout y eut ete recemment depose , bien qu'il se fut ecoule pres d'un siecle, depuis 1'epoque ou elles avaient ete emmagasinees pour resister a 1'invasion romaine. Les Romains eux-memes, lorsqu'ils se furent rendus maltres de la place, y trouverent les restes de ces provisions qui sem- blaient toutes fraiches. II est vraisemblable qu'il faut attribuer a 1'atmosphere du lieu cette etonnante conservation des vivres, et que la hauteur de la citadel le y garantit 1'air centre toute influence deletere de la plaine. La citadelle renfermait, en outre, des armes en quantite suffisante pour equiper dix mille hommes, du fer brut, de 1'airain et du plomb. « 11 etait facile de juger que de pareilles precautions n'avaient point ete prises sans motifs tres-serieux. Aussi dit-on qu' He- rode s' etait fait construire ce chateau , pour lui servir de refuge centre le double danger qu'il redoutait : d'abord, il craignait que le peuple Juif ne le fit descendre du trone, pour y replacer la posterite de ses rois precedents; d'un autre cote', il se pre- occupait bien plus fortement encore des intrigues de la reine d'Egypte Cleopatre. Gelle-ci, en effet, ne prenait pas la peine de cacher ses desseins, et elle pressait ouvertement Antoine de faire mettre a mort Herode, afin de lui donner a elle-meme le royaume de Judde. KT AUTOUR DK LA NER MORTE. 207 « Longtemps apres qu'Herode, j>ar suite des apprehensions (|ue je viens dc rapporter, cut construit Masada , il arriva que la prise de la forteresse fut le dernier acte a accomplir pour les Romains, dans leur guerre centre les Juifs. « Ouand Sylva cut enferme dans une muraille tout le terrain environnant la place, ainsi que nous venons de le dire, et lorsqu'il eut mis tous ses soins et toute sa vigilance a empe- cher que personne ne put s'echapper, il commenca le siege au seul point sur lequel une attaque pouvait etre dirigee. Apres la tour qui fermait le chemin de 1' Occident vers le palais et le sommet le plus eleve, il y avait une eminence de rocher, d'une grande etendue , mais inferieure a Masada d' environ trois cents coudees : on 1'appelait Leuke. Aussitot que Sylva 1'eut gravie et occup^e, il y fit accumuler de la terre par ses sol- dats. Grfice a un travail opiniatre , une jetee fut construite d' environ deux cents coudees de hauteur; le terrain cepen- dant n'en parut pas assez solide, ni ['elevation assez grande pour que les machines de guerre y pussent etre etablies. On construisitdoncau-dessusde la jetee, une plate-forme composee de rochers enormes, haute et large de cinquante coudees; on y placa des machines semblables a cellesque Vespasiend'abord et Titus ensuite avaient employees pour prendre les villes; enfin on batit une tour de soixante coudees de hauteur, entie- reraent revetue de fer, et du haut de laquelle les Romains, avec force balistes et scorpions, ecartaient les defenseurs de la muraille et ne leur permettaient meme pas de montrer la tete. « Ayant en meme temps fait fabriquer un immense belief, Sylva fit battre le mur sans relache, et il parvint a en ren- verser une partie. Pendant ce temps -la les brigands occu- paient et elevaient en toute hate un retranchement interieur qui ne put, comme le mur d' enceinte, souflrir de Faction des machines. Afin que ce second mur fut mou et put amortir les 208 VOYAGE EN SYRIE coups les plus violents, il fut construit de la maniere suivante : despoutres etaient placets en long et bout a bout; deux rangees paralleles de poutres, disposees ainsi, etaient distantes 1'une de 1'autre d'une quantite egale a 1'epaisseur de la muraille; 1'inter- valle des deux rangs de poutres etait rempli de terre, et pour que cette terre, en s'accumulant, n'exercat pas une poussee capable de la faire couler, d'autres poutres placets transver- salement reliaient les poutres etablies en long ; cette construc- tion ressemblait done en quelque sorte a celle d'un e"difi ce; de plus, les coups des machines appliques a une paroi qui cedait, e'taient ainsi amortis, et les chocs entassant les mate"- riaux, n'en rendaient que plus solide 1'ouvrage tout entier. Quand Sylva s'en fut apercu, il pensa qu'il viendrait plus facilement a bout de ce retranchement par 1'incendie, et en consequence il ordonna aux soldats d'y jeter force brandons ardents. Le mur, presque entierement construit en bois, prit feu sur-le-champ , et s'embrasant jusqu'au bout, il projeta une flamme immense. Aux premiers moments de 1'incendie, le vent, qui soufflait du nord, rendit la position des assiegeants horrible; car rabattant la flamme, il la rejetait sur eux, de facon a les desesperer et a leur faire craindre que leurs pro- pres machines ne fussent brulees. Mais tout a coup le vent tournant au sud, comme par un decret de Dieu, reporta avec violence la flamme sur la muraille et la mit en feu, depuis la base jusqu'au sommet. Les Romains, ainsi favorise"s par la Providence , rentrerent dans leurs quartiers , avec le dessein bien arrete de monter a 1'assaut le lendemain; pendant la nuit ils redoublerent de vigilance, afin que pas un des assie"ge"s ne put s'echapper. « Du reste fileazar ne songeait pas a la fuite pour lui-meme, etil e"tait decide a nepermettre a personne de la tenter. Voyant le dernier rempart detruit par le feu , ne trouvant plus aucun ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 209 moyen do salut , menie dans le courage du desespoir, refl<»- cliissant d'ailleurs aux all'reux traitements reserves par les Remains vaiiKjiieurs aux femmes et aux enfants, il se resolut a mourir avec tous les siens, persuade que c'etait le meilleur parti qu'ils pussent prendre. II reunit les plus braves de ses compagnons et les excita par ses paroles & accomplir cette efl'royable resolution ; il leur fit voir les consequences d'une capitulation, 1'abjection de 1'esclavage, et des traitements les plus infames. « Voila sur quoi vous pouvez compter, si vous etes « faits prisonniers, leur dit-il; demain matin au point du jour « ce sera fait de vous, et il ne vous reste plus que la liberte de « mourir avec tous ceux qui vous sont chers. L'ennemi, qui n'a « d'autre espoir que celui de vous j>rendre vivants, n'est pas « assez puissant pour vous empecher de mourir ; vous n'etes « plus assez forts pour le vaincre. Vous saviez que Dieu lui- « meme etait contre nous, et qu'il avait condamne a perir la « race juive qu'il a cesse d'aimer. S'il nous eut etc" propice, « ou du moins, s'il ne nous eut pas maudits et condamnes, « pensez-vous qu'il eut permis que la ville sainte fut detruite « de fond en comble ? Nous qui restons les derniers de notre « race, qu'a fait Dieu pour nous? II nous a accable"s de sa « colere. Gette forteresse inexpugnable , & quoi nous a-t-elle « servi? Ces munitions, ces armes, qu'en avons-nous pu faire? « rien ! La flamme qui frappait nos ennemis est revenue sur « nous-memes ; n'est-ce pas la colere de Dieu qui nous a « vaincus? Si nous avons encore des fautes a expier, que du « moins les Remains n'aient pas la joie d'etre les instruments « de la vengeance divine ; soyons-les nous-memes. Nos femmes « tuees par nous echappent a 1'outrage , nos enfants & la ser- « vitude ; apres eux , donnons-nous mutuellement la mort, nous « aurons sauve notre libert^ et gagne" une noble sepulture. « Detruisons d'abord nos tresors et la forteresse, nous trom- 2,0 VOYAGE EN SYRIE « porous ainsi la cupidite des Remains. Ne laissons apres nous «, quo los vivres, pour qu'ils sachent bien, ces Remains, que « nous n'avons pas etc vaincus par la famine, et que nous « avons mioux aime mourir que de devenir leurs esclaves. » « Ainsi parla Eleazar, et tous ceux qui etaient presents n'ac- cederent pas tout d'abord a sa proposition ; quelques-uns cepen- dant se preparaient a lui obeir, et montraient presque de 1'allegresse en pensant qu'une pareille mort etait belle; ceux qui hesitaient avaient pitie de leurs femmes et de leurs enfants, et voyantleur fin si prochaine, ils s'entre-regardaient avec des yeux pleins de larhies, et temoignaient ainsi qu'ils repoussaient le conseil d'Eleazar. Celui-ci les voyant trembler et reculer devant cet heroi'que dessein , commenca a craindre que ceux memes qui avaient applaudi a son discours, ne se laissassent amollir par les supplications et les larmes des plus timides; il reprit done la parole et se remit a les exhorter. S'animant de plus en plus, il leur parla de I'immortalite de Tame, avec une energie toujours croissante, et en poursuivant de regards obsti- nes ceux qui ne pouvaient cacher leurs larmes. » 11 parvint par ce nouveau discours a les enflammer de telle facon que, s'il faut en croire Josephe, tous les assistants, sans en excepter un seul, arreterent fileazar lorsqu'il voulait conti- nuer a parler, et que pleins d'une ardeur frenetique et pousses par le demon , ils se precipiterent a Toeuvre et cornmencerent la perpetration de ce crime sublime, avec la rage de gens dont aucun ne voulait etre le second a agir. On les vit alors embras- ser leurs femmes et leurs enfants avec une tendresse convul- sive, et les poignarder ensuite d'une main ferme. II n'y en eut pas un seul qui hesitat a verser le sang des etres qui lui e"taient chers. Malheureux auxquels cette effroyable extremite etait deve- nue n^cessaire, et pour qui le plus leger des maux 6tait d'egor- ger de leurs propres mains, leurs enfants et leurs femmes! ET AUTOUR DE LA MER MORTE 211 Apres eette scene do carnage, les survivants , ecrases par Phorreur de ce qu'ils venaient de faire, et presses de rejoindre dans la mort ceux qu'ils avaient frappes, entasserent toutes leurs richesses qu'ils livrerent aux flammes. Le sort ayant aussitot designe dix d'entre eux, auxquels fut devolu I'horrible soin de tuer tous les autres, ceux-ci se couchcrent aupres des cadavres chauds encore de tous ceux qu'ils avaient aimes, ct les tenant embrasses , presenterent tour a tour la gorge a leurs sublimes bourreaux. Les dix elus accomplirent intrepi- dement leur tache jusqu'au bout, et lorsqu'ils eurent fini, ils designerent au sort, a leur tour, celui qui donnerait la mort aux neuf autres et se tuerait ensuite de ses propres mains ; car ces hommes avaient assez deconfiance en eux-memes, pour etre assu- res qu'il n'y avait pas a choisir entre eux, et que Tun ne valait pas mieux que I'autre, pour achever cette horrible tragedie. Le dernier vivant visita tous les cadavres etendus autour de lui, et apres s'etre assure qu'il n'en restait pas un seul qui eut encore besoin de son ministere, il mit le leu au palaiset se passa enfin son epee au travers du corps. Tous pe>irent convaincus qu'il ne restait pas apres eux un seul etre anime que les Remains pussent prendre vivant; ils s'etaient trompes pourtant, car une vieille femme, avec une parente d'Eleazar, distinguee par son savoir et sa sagesse, et cinq enfants, reussirent a se cacher dans un aqueduc souter- rain , ou dans I'ardeur qui les poussait a en finir, les auteurs du drame que nous venons de raconter, ne songerent pas a aller les chercher. Les brigands de Masada moururent ainsi au nombre de neuf cent soixante, y compris les femmes et les enfants. Ceci se passa le 15 du mois de Xanthicus. « Des le point du jour les Remains, comptant sur un combat acharne, accoururent en armes et s'elancerent de leurs retran- chements dans la place, au moyen deponts d'^chelles. Us 212 VOYAGE EN SYRIE m> Irouverenl pas un ennenii devant eux, ma is la solitude, le silence et Pincendie partout. Us etaient loin encore de soup- conner ce qui s'etait passe, et ils pousserent d'une seule voix un grand cri , pour voir s'il t'erait surgir quelque figure hu- maine ; les pauvres femmes cachees Pentendirent seules, elles sortirent de leur refuge, et la parente d'Eleazar raconta tous les details de cette horrible nuit. D'abord les Romains ne purcnt aj outer foi a ses paroles , et ils se refuserent a croire a un tel devouement. Us s'efforcerent d'eteindre Pincendie, et ils penetrerent bientot dans le palais , au travers des flammes et par le chemin convert. Rencontrant alors des monceaux de cadavres, ils ne se laisserent pas aller a la joie d'une victoire remportee sur des ennemis, mais ils n'eurent que de Padmira- tion pour la grandeur de Paction dont ils ne pouvaient plus douter, et pour le sublime m^pris de la mort, par lequel tant d'hommes de cosur s' etaient illustres a tout jamais. » Voila comment finirent ces hommes que Josephe appelle des brigands ; je doute. que les annales humaines offrent beau- coup de faits semblables. Dcpuis longues annees j'avais perdu de vue Phistoire de la guerre des Juifs; jamais mes etudes ne m'y avaient report^ ; j'ai done visite Masada sans y attacher aucun souvenir. D'ail- leurs, le nom Sebbeh que j'entendais seul prononcer par les Arabes , n'etait pas fait pour me rafraichir la memoire , et j'avoue en toute humilite, que quand bien meme j'eusse et6 certain que je foulais le sol de Masada , prive de livres comme je Petais dans ma course aventureuse, il m'eut etc" parfaite- ment impossible de dire alors ce qui avait rendu ce lieu celebre entre tous. One ceci serve de lecon aux voyageurs futurs, et s'ils ne veulent pas se priver volontairement des Emotions les plus vives, qu'ils pr^parent leurs explorations en lisant beaucoup d'avance. Je deplorerai toute ma vie la ET AUTOUR DE LA iMER MORTE. 2<3 facheuse ignorance a laquelle je dois le regret de n'etre pas reste un jour de plus a Sebbeh, malgre 1'impossibilite d'y trou- vcr de 1'eau. Si jamais il m'est donne d'y retourner, je ne ferai pas comme cette fois, et a tout prix je rapporterai de Masada tout ce que je pourrai recueillir de dessins et de plans. Maintenant que j'ai raconte 1' expedition de Sylva , il est temps que je raconte 1' expedition plus pacifique dont j'ai etc le chef. Tournant immediatement le dos a nos tentes, nous nous acheminons vers le flanc droit du large ravin qui nous separe de la montagne de Sebbeh. La pente est raide et la rocaille roulante ; mais a tout prendre , nous avons vu de pires che- mins. Au bout de quelques minutes, la route change de tour- nure ; les chevres seules s'en contenteraient , et encore fau- drait-il qu'elles ne fussent pas difficiles. II est tres-clair que nous avancons sur le casse-cou que Josephe appelle la Cou- leuvre; mais j'affirme, et mes compagnons ne me dementiront pas, que 1'historien des Juifs 1'a flatte". C'est une escalade sans interruption, et a quelques centaines de pieds de hauteur a pic, centaines de pieds qui vont toujours en augmentant de nombre. Decidement, il ne ferait pas bon regarder a gauche en montant cette route beaucoup trop pittoresque, car le ver- tige nous prendrait infailliblement, et ces abimes dont nous ne pouvons apercevoir le fond, exercent une sorte d' attraction presque invincible, centre laquelle nous avons toutes les peines du monde a nous defendre. Va done pour regarder toujours a droite! en descendant nous regarderons a gauche, c'est une consolation; il est vrai qu'alors nous ne contemplerons encore, et pour bonne raison , que le flanc du rocher sur lequel nous grimpons. Loysel ne tarde pas a trouver ce genre de prome- nade malplaisant, il s'assied done tranquillement sur une pointe de rocher, allume une pipe, et ecrit sur son calepin de 2u VOYAGE EN SYRIE \o\age, 1 1 janrier, coursed Sebbch. Papigny lui tient coinpa- gnie, et ce n'est qu'a quelques cents pieds plus haut, et lors- que nous osons Jeter un regard derriere nous, que nous nous apercevons que deux de nos compagnons nous ont fausse bande, sans memo nous souhaiter bon voyage. Edouard, Belly, Rothschild et Philippe ont aeuls tenu bon, et nous suivons, essouffles et haletants, nos trois Bedouins, qui semblent parcourir unc route royale. Nous avons 1'amour-pro- pre de ne vouloir pas reculer devant ce qui parait facile a ces sauvages d'acier, et nous allons de 1'avant. Enfin , nous tou- chons a une sorte de plateau fort tourmente et fort etroit d'a- bord, sur lequel debouche un ravin dechire qui s'eloigne vers le nord-ouest. Ce plateau s'elargit rapidement, et nous nous trouvons au milieu de decombres et de murailles, indices cer- tains d' habitations antiques. A notre gauche, la crete du precipice est bordee par un mur construit en pierres seches simplement amoncelees, et ce mur plonge rapidement avec le flanc qui le porte, vers le fond du ravin au nord duquel est assis notre camp, lei, pas de doute possible. Nous sommes arrives au point que Josephe appelle Leuke. A notre gauche commence la Couleuvre que nous venous de suivre, et qui descend vers la mer Morte. Derriere nous doit etre le chemin de 1' Occident, et la tour qui le coupe. Ges deux chemins se rejoignaient ici. Malheureusement nos minutes sont comptees, et les decombres du camp de Sylva, place en ce point meme et sur les debris de la ville basse ou demeura Simon, fils de Gioras, nous cachent les ruines de cette tour, placee sans doute beaucoup plus bas, et le trace de ce chemin que nous ne songeons pas a aller reconnaitre. Les restes du plateau superieur sont les seuls auxquels nous pen- sions en ce moment, et par consequent les seuls que nous croyions dignes d'interet. ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 215 Eii faisant face a Test, nous avons devant nous le rochor a pic de Masada, rocher de deux cents pieds de hauteur, dans le flanc escarpe duquel paraissent quelques rares ouver- tures semblables £ celles des necropoles , et placees a une cinquantaine de pieds au-dessous du sommet , sans aucune anfractuosite qui permette d'y parvenir. 11 est bien certain qu'on n'y pouvait avoir acces que par quelque conduit souter- rain, ouvert dans I'interieur de la forteresse. C'est maintenant celle-ci qu'il s'agit d'atteindre , et nous comprenons d'un regard, que ce sera bien autre chose encore que sur le chemin que nous venons de quitter. Une crete, etroite comme la lame d'un couteau, domine une jetee factice, formee de terre blanche tres-meuble, qui joint Leuke an flanc du rocher de Masada. Cette jetee, c'est ce qui reste de la jetee de Sylva. La plate-forme qui la couronnait s'est ecroulee, par Taction des pluies et du temps sur le terrain peu solide qui lui servait de base ; toutes les pierres ont roule dans les precipices beants a droite et a gauche, et il n'est plus reste d'autre chemin que cette crete dangereuse que nous avons devant nous, et qu'il nous faut suivre comme des danseurs de corde sans balancier. Nos trois Arabes passent d'abord, moi ensuite, puis tous mes amis. En quelques instants nous avons franchi 1'abime, et nous voila cramponnes au flanc du roc de Masada. lei recommence une escalade infernale , et a cinquante pieds plus haut, nous atteignons un troncon de rampe sur lequel nous pouvons reprendre haleine. Cette rampe est assise du cdte du precipice , sur le reste d'un mur de soutenement, bati en belles pierres de taille. Ce mur et la rampe n'ont plus que quelques metres de longueur, ensuite de quoi 1'escalade recommence, tout aussi difficile qu'auparavant. Enfin nous touchons au sommet, et un bout de chemin 216 VOYAGE EN SYR1E encaisse entre ie precipice et un reste de mur bati en pierres de taille, aboutit a une porte bien conservee, de bel appareil, ft a voute en ogive. Voila, du coup, 1'ogive reportee a 1'epoque d'JIi'wde le Grand, ou tout au moins de Titus, et de la des- truction de Masada. Sur ies pierres de taille de cette porte out ete ecorches, avec une pointe, a une epoque indeterminee, des croix, dessignes semblables au symbolede la planete Venus 5, et des lettres grecques, telles que des A et des T. Sont-ce des signes d' appareil leur? J'en doute, a cause de 1'apparence fort peu ancienne de ces signes grossiers, dont la couleur assez claire tranche sur le fond de la pierre, qui est d'une teinte beaucoup plus foncee. Ces signes, du reste, sont, Ies uns droits et Ies autres inclines ou meme renverses, ce qui pour- rait venir a 1'appui de 1' opinion qu'ils ne sont que des signes de repere, employes par Ies constructeurs de la porte. Pour ma part, je ne me charge pas de trancher cette question. Au dcla de cette porte s'ouvre devant nous un vaste plateau, c'est celui de Masada. Dieu soit loue! nous y sommes tous parvenus sains et saufs, et comme nous ne nous sommes pas arretes une seule seconde, cinquante minutes nous ont suffi pour arriver du camp jusqu'ici. La crete que nous avons atteinte, c'est-a-dire celle de 1'ouest, est garnie d'edifices ouvrant sur le plateau et adosses au mur d' enceinte. Ge sont des especes de cases carrees, bien conserv^es encore, et dans Ies parois desquelles paraissent frequemment des petites ouvertures disposees en quinconce , comme Ies trous d'un pigeonnier. Devant nous, a moins de cent pas , est une ruine qui ressemble presque a une petite eglise avec abside circulaire. C'est le Qasr (le palais), me disent jnes Bedouins. J'y cours en hate. La salle principale ast tcrminee par cette abside en cul defour, percee d'une petite lenetre ronde. Toute I'abside est en belles pierres de taille ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 217 d'appareil; les murnilles centre lesquelles elle est appuyee, sont couvertes d'un crepi tres-dur, dans lequel sont appliquees des mosaiques d'un genre tout neuf pour moi. Ge sont des mil- liris de petits fragments rougeatres de pots casses, encastres dans le rnortier et formant des dessins reguliers, seul ornement des murailles de cette salle. Quelques petits cubes de pierre, dc couleur rouge, blanche et noire, me donnent a penser quo la salle est pavee en veritable mosai'que ; j'encourage done mes Bedouins par I'appat d'un bakhchich, et pendant quo je prends le plan de la grande salle et des petites salles attenantes, pen- dant que Belly fait un croquis de cette mine si etrange, les decombres sont ecartes du sol, et une jolie mosai'que, formee d'entrelacs circulaires, est remise an jour. Elle est malheureu- sement toute eifondree, et je ne me fais pas des lors le moindre scrupule d'en enlever quelques echantillons. Quelques frag- ments de moulures en marbre blanc, sont dessines et cotes. Le sol est jonche de debris de poterie rouge et de morceaux de verre dont j'emporte des echantillons. Personne de nous ne perdson temps, et Edouard leve la porte ogivaled'entree, pen- dant que Belly et moi nous travaillons de notre cote". Ouand nous avons fini nos croquis, nous commencons la visite du plateau entier. Partant done du Qasr, qui est directe- ment a Test de la porte ogivale, et nous dirigeant vers le nord, nous trouvons une grande citerne rectangulaire, ou naturel- lement il n'y a pas une goutte d'eau , et qui est aujourd'hui envahie par les broussailles. Plus loin, au nord-est du Qasr, est une enceinte quadrangulaire de construction beaucoup plus ancienne que le Qasr et que les autres edifices. Un fosse large et profond la separe du reste du plateau, a partir du flanc gauche d'une tour carree en ruine qui domine le terrain et qui est an centre de la face placee en regard du Qasr. Nous y montons et de la nous voyons tout I'interieur de cette -2,8 VOYAGE EN SYRIE tbrtoivsse plus ancienne, coupe, dans le sens du sud au nord, par des files non interrompues de decombres form&s de Crosses pierres noires irregulicres, restes d'edifices ecroules sur place. Jc ne doute pas que cette enceinte ne soit celle de la Masada, hatie par Jonathas, au dire de Josephe. Tout le reste done est 1'oeuvre d'Herode le Grand. Ouclques murs sont batis en grosses pierres regulieres, reliecs entre elles par des petites pierres tenant lieu des joints de rinient. Ce genre de construction se retrouve aux citernes de Jerusalem et d'Elbireh. Vers Test, c'est-a-dire du cote de la mer Morte, il n'y a plus de traces d'une muraille aussi belle et aussi solidement batie que celle qui dominait le plateau de Leuke. Cela se concoit, il n'y avait pas d'attaque a craindre de ce cote que les oiseaux seuls peuvent atteindre directement. Un cordon de decombres borde cependant partout la crete du plateau de Masada. Du bord ou nous sommes alors, nous jugeons a merveille de 1'etat surprenant- de conservation des travaux de siege executes sous les ordres de Sylva, et il m'est tres-facile d'en prendre un plan cavalier. Quatre redoutes carries comman- dcnt, Tune le ravin de gauche, et les trois autres 1'Ouad- el-Hafaf (vallee des mines). A partir de ces postes, qui sont relies entre eux par un retranchement de rocaille, commencent deux retranchements de meme construction, qui saisissent le rocherde Masada, comme entre les deux branches d'une tenaille. Ces lignes de circonvallation sont imtnenses et elles regnent sans interruption sur le flanc gauche de la montagne de Sebbeh, aussi bien que sur le flanc de la haute montagne qui fait face a Masada, de I'autre cote de POuad-el-Hafaf. Gette ligne venait i)robablement se fermer au camp meme de Sylva, ou ainsi que je 1'ai verifie, vient aboutir la branche de gauche. Au reste, le plateau est libre d'edifices, si ce n'est vers la ET AUTOUU DE LA MER MORTE. 219 pointe nord ou est le Oasr et une citerne , et vers la pointe sud ou cst une a litre citerne et un amas de mines appartenant peut-etre a une caserne. Dans le flanc sud du rocher sont perces un puits et un caveau garni, sur toutcs ses parois, d'un ciment tres-solide et tres-uni. Pour y descendre, il faut s'exposer £ un veritable danger, parce que Tonest pour ainsi dire suspendu au-dessus de 1'Ouad-eI-Hafaf, place a plus de douze cents pieds au-dessous; il i'aut, dis-je, atteindre Fentree d'un esca- lier de quelques marches qui debouche dans le souterrain. 11 serait difficile de n'y pas reconnaitre Tun de ces magasins dans lesquels etaient accumulees les provisions qui pouvaient rester a Masada des siecles entiers sans se deteriorer. Chemin faisant, nous avions rencontre encore une citerne, ou mieux un puits, et revenant au cote ouest, c'est-a-dire au cote dans lequel est ouverte la porte d1 entree, et contre lequel sont appuyees des tours carrees et des habitations assez bien conservees, ayant 1'aspect bizarre de pigeonniers, grace aux trous regu- liers dont leurs parois sont garnies, nous avons acheve tant bien que mal le tour de la place ! Mais combien je regrette aujourd'hui la precipitation avec laquelle nous avons visite ce lieu celebre! Certe&, ce n'eut pas ete trop de deux journees, employees sans perte de temps, a recueillir des notes et des croquis dignes de Masada T. Nous etions restes plus de deux heures sur le plateau; nos Arabes nous pressaient de redescendre au camp ; ils faisaient sonner bien haut la necessite d'aller coucher ce soir k un endroit ou gens et betes pussent trouver de 1'eau & boire, et cet argument, vu la chaleur afl'reuse dont nous souf- frions, 1'emporta sur notre amour des ruines. Nous nous mimes done en devoir de redescendre : monter elait un jeu 1. Voyez Planches vnt a xin. 220 VOYAGE EN SYRIE et nous nc pumes nous rendre coinpte du danger qu'il yak grimper a Masada, quo lorsqu'il nous fallut reprendre en sens inverse le chemin qui, la premiere fois, nous avait paru si difficile. En passant devant le ravin etroit qui debouche sur Leuke, le plus jeune de nos Djahalin cut 1'heureuse idee d'y entrer pour voir s'il n'y trouverait pas un pen d'eau, dans quelque creux de rocher; tout a coup, il poussa le cri d'allegresse fih match -- il y a de 1'eau! -- et chacun de courir. II faut avoir ressenti la soif dans un pays pareil , pour se faire une idee du bonheur avec lequel nous plongeames pour ainsi dire la tete dans cette eau malpropre, afm d'en boire autant que nous le pourrions. Francais et Bedouins, couches a plat ventre, autour de la flaque d'eau croupie, s'en abreuverent a satiete, s'y trempant la tete et les bras, sans s'inquieter le moins du monde du degout que cela pouvait causer au voisin. Parlez-moi de la vie du desert , pour mettre a neant les scrupules et les repugnances du petit maitre le plus musque ! Ragaillardis par cette bonne fortune inesperee , nqus nous remimes en marche, et a dix heures et demie nous rentrions au camp, c'est-a-dire a la place ou avait ete notre camp, car les tentes avaient ete repliees, et tous nos bagages avaient pris les devants, pour gagner au plus vite, dans 1'interet de nos betes de charge, la source vive qu'on nous promettait pour le campement du soir. Matteo avait eu tout le temps de preparer notre dejeuner, auquel on peut croire que nous fimes honneur. Tous nos fantassins etaient partis avec nos bagages; nos scheikhs et leurs cavaliers causaient tranquillement, assis en cercle sous un soleil de feu , avec leurs chevaux attaches pres d'eux , a la hampe de leurs lances. Hamdan etait rentre pendant notre absence, de la course qu'il avait faite dans la rnontagne, afm de se procurer les deux moutons sur lesquels nous comptions ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 221 pour la veille an soir. On hii avait demands rent piastres par tete de bete, et, en homme qui ne cede pas facilement a des exigences trop fortes , il avait mieux aime revenir les mains vides, que de nous induire en une depense qui lui semblait exorbitnnte. Cela etait fort raisonnable , sans doute, mais il semble quelquefois dur d'etre raisonnable dans le desert, et de marchander, quand il s'agit de vivres, apres lesquels on doit courir pendant deux jours, en s'exposant, comme cette fois, & ne les pas trouver. II fallut faire centre fortune bon coeur et remercier meme le scheikh des Thaamera de 1'interet tout particulier qu'il prenait au bon emploi de nos finances. A notre arrivee , Abou-Daouk , apres le salut et les com- pliments d' usage, nous pria d'expedier promptement notre dejeuner, afin de pouvoir gagner avant la nuit le point ou nous devions camper. Nous ne nous le fimes pas repeter, et, mangeant les morceaux doubles , nous fumes bientot prets a monter a cheval. J'avoue que, pour ma part, ce fut avec un vif sentiment de bien-etre que je me retrouvai en selle et que ce qui , en toute autre occasion , m'eut paru un exercice fati- gant, apres la course de Masada et malgre la ne'cessite de continuer ma carte du pays, me sembla le plus voluptueux des repos. Un mot encore sur Masada avant de reprendre notre itine- raire. Les ruines de Masada, celebres a juste titre, ainsi qu'on a pu le voir par tout ce que j'ai dit, n'ont pas ete visiteeS souvent par les Europeens; ainsi MM. Robinson et Smith, qui les premiers ont identifie d' instinct Sebbeh avec Masada, h'ont vu cette localite que des hauteurs d'Ayn-Djedy, c'est-a-dire qu'ils n'ont pu contempler qu'a quelques lieuesde distance , le profit de la montagnesur laquelle existait Masada. G'estdonc d'apres les rapports des Arabes qu'ils purent consulter, qu'ils onte"mis, avec une admirable perspicacity, une opinion que 1'inspection de la 222 VOYAGE EN SYR1E localito et dcs mines qu'ellc rcnferme, devait verifier cle la maniere la plus evidente. Leur exploration est du vendredi 11 inai 1838. Quatre annees plus tard, du 12 an 15 mars 1842, MM. Wol- cott, missionnaire americain, et Tipping, peintre anglais, escaladerent les premiers le plateau de Masada et verifierent 1' exactitude de la supposition admise par MM. Robinson et Smith. M. Robinson, dans le livre intitule : The Biblical Cabinet1, a publie textuellement deux lettres interessantes ecrites, Tune de Sebbeh, 1'autre de Jerusalem, par M. Wol- cott, et dans lesquelles ce zele voyageur donne, avec assez de details, le recit de sa course a Masada. 11 a parfaitement observe les lieux, reconnu les diflerents edifices mentionnes par Josephe et les travaux de siege construits par Sylva. Pour M. \Volcott, toutes les constructions qui se voient encore a Masada sont de la meme epoque, c'est-a-dire de celle d'He- rode, mais la porte ogivale qui servait d'entree a la ville est une ruine moderne. La presence d'une ruine moderne a Masada, offrirait certes un fait bien plus extraordinaire que celui de Temploi de Tare ogival dans des edifices construits par Herode. Quant a la forteresse de Jonathas, elle me parait tres-nette- ment reconnaissable. Mais des appreciations plus ou moins exactes, n'enleveront point a M. Wolcott le merite d' avoir le premier reconnu les ruines illustres de Masada. Je n'adresserai qu'un reprocheau reverend missionnaire americain, c'est de s'etre amuse a fairerouler jusqu'au bas du rocher, plusieurs pierres arrachees aux mines de la forteresse. L' expedition americaine, comme nous aliens le voir tout a 1'heure, s'est donne le meme plaisir. 11 est heureux, en verite, que les voyageurs soient rares a Masada : car si tous avaient la 1. Vol. XLIII, p. 67 et suiv. " ET AUTOUR DE LA MER MOKTE. 223 mo mo fantaisie, il iinirait par ne plus y avoir do mines do la forteresse juive, qu'a douze cents pieds plus has. Le samedi 29 avril 18/1.8 , au point du jour, M. lo capitaino Lynch , commandant de 1'expedition americaine , fit partir d'Ayn-Djedy, ou il etait campe, MM. Dale, Anderson et Bed- low, avec un drogman, un soldat turc et des guides arabes, pour alter explorer les mines de Sebbeh. Au coucher du soleil, ces messieurs rentrerent au camp, et c'est en se servant de leurs dilferents rapports, que M. Lynch a public le recit de leur course a Masada. Comme il s'agit d'une localite des plus interessantes et sur 1'etat actuel de laquelle on ne peut trop rassembler de lumieres, j'ai pense devoir reproduire ici ce recit dont je ne saurais trop loner ['exactitude que j'ai pu constater, en visitant, trois ans plus tard, les memes points que les officiers americains. Je copie : « Un peu apres huit heures, ils arriverent a 1'Ouady-Sebbeh et decouvrirent une route clairement marquee , de quinze pieds de large , et indiquee par deux rangees paralleles de pierres qui contlnuerent avec des interruptions pendant un quart de lieue l. A neuf heures, quand la chaleur du soleil commengait a devenir etoull'ante , ils atteignirent une caverne basse dans la face sud de la montagne, au-dessus de 1'Ouady-Seyal, profonde ravine qui separe le rocher de la chaine continue du nord. La ils mirent pied a terre, car il etait impossible d'aller plus loin a cheval. De la, quelquefois sur leurs mains et leurs genoux, ils grimperent le long du rocher a pic, dont le cote vertical 1 . Je n'ai point apercu cette route bordee de piorres, parce que nous n'avons pas snivi le meme cherain. En effet, les officiers americains, puisqu'ils ont chemine sur le flanc du la montagne drpuis l'Ouad-el-Seyal , qui est a plus d'une lieue du roc de Sebbch, ont march^ du nord an sud vers Masada. La route qu'ils ont prise est-elle laCou- leuvre de Josephe? est-ce celle que j'ai gravie qui a droit a ce nom? Je laissc a d'autres le soin de le decider. Ge qui me parait probable , c'est qu'ils ont fini par rejoindre notre sentier de ohevres, vu qu'il n'y en a pas d'autre, pour aller de la mer Morte a Masada. 224 VOYAGE EN SYRIE cst pore/ d'ouvertures comme le roc de Gibraltar. 11s incli- naient. & croire que le sentier par lequel ils avaient monte etait celui quc Josephe appelle le Serpent... 11s passerent le ravin sur un espace de calcaire qui, bien que considera- blement au-dessous du plus haut point du rocher, reunit 1'es- carpement sud du Seyal a 1'escarpement nord de Masada, et ils atteignirent le sommet un peu avant dix heures du matin ; tout ce sommet est entoure d'un mur a pic sur le precipice. « Passant sous une porte a ogive, dont la clef de voute et les voussures sont en pierres de taille, anciennement marquees de la lettre grecque A, etd'autres ressemblant au symbole plane- taire de Venus 5, les unes droites, les autres renversees; d'autres encore avec des croix grossieres et la lettre T fruste, ils arriverent a un espace d'a peu pres trois quarts de mille de longueur du nord au sud, et d'un quart de mille de Test a 1'ouest. « II y avait tres-peu de vegetation, excepteau fond de quel- ques excavations qui semblaient avoir servi de citerne ou de grenier, et qui etaient a moitie remplies de mauvaises herbes et d'une espece de lichen. Ailleurs la terre etait aussi sterile que si elle avait ete semee de sable. Cependant Herode en par- lait comme etant d'une nature grasse et mieux faite pour 1' agri- culture que celle d'une vallee. Herode avait aussi creuse de pro- fonds puits en grand nombre, comme des reservoirs pour 1'eau, dans les rochers, a toutes les places qui n'etaient pas habitees1, au-dessus et autour du palais et devant les murs ; et par ce moyen il essayait d' avoir de I'eau pour plusieurs usages, comme s'il eut existe la des sources. « Aux extremites nord et ouest du rocher, et pres de la pointequi est probablement le promontoire Blanc mentionne par l. Je ne me charge pas de defendre la traduclion du texte de Josephe donnee par M. ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 225 Josophe1, ils rcmarquerent une de ces excavations d'une etenduc considerable, remplie en grande partie des mines et des decombres de ses propres murs , en meme temps que des chardons et des mauvaises herbes de bien des siecles. Dans le coin sud-ouest du rocher, ils en trouverent une plus grande encore, bien cimentee, avec une galerie et une suite de quarante marches, eclairee par deux fenetres sur le cote sud du rocher 2. Cette grande chambre etait tapissee de pierres tres-belles, aussi nette et aussi propre que si elle venait d'etre fmie. Gette chambre les conduisit a croire qu'il y en avait beau- coup de semblables, eclairees par les ouvertures qu'ils avaient vues, a I'exte'rieur du rocher, en montant a Sebbeh ; mais ils ne purent pas y penetrer. A la distance d'environ cent pieds au-dessous de la pointe nord , sur un rocher inaccessible et a pic , ils virent les ruines d'une tour ronde, et a quarante ou cinquante pieds au-dessous, sur un autre rocher, les murs de fondation d'une enceinte carree avec un mur triangulaire aboutissant, par les angles de la base , au mur de la toiir circulaire et au mur ouest de 1' en- ceinte carree; ils trouverent qu'il etait impossible d'aller visiter ces ruines. « En outre des restes de la tour ronde ou donjon , il y avait sur le sommet, des fragments de. mur avec des retraits circu- laires recouverts de briques carrees ; des portes en ogive , des fenetres a meneaux entourent en partie un enclos, qui etait peut-etre la cour du chateau, maintenant combine par des frag- ments de toute nature, de marbre, de mosai'ques et de poteries. 1. Leuke etait a plus de deux cents pieds au-dessous du plateau de Masada. M. Lynch fait done ici une confusion de lieux. 2. Si c'est la meme excavation que celle que j'ai visite"e moi-meme, j'ai bien mau- vaise inemoire ; car, des quarante marches de 1'escalier je ne puis m'en rappeler que quatre ou cinq au plus. Du reste , ces messieurs citent une cave toute differente au meme point, et j'ai bien peur qu'il n'y ait ici double emploi. i. 45 226 VOYAGE EN SYRIE « Les fondations et les portions inferie.ures du mur bati par Herode, autour du sommet de la colline, sont encore debout sur le cote" est. Les officiers s'amuserent a deplacer quelques- unos des pierres, a les jeterdu haut du rocher et a les regar- der tournoyer et bondir jusqu'au bas, a douze cents pieds, avec une rapidite" plus effrayante que celle des pierres lancees par les balistes romaines , lorsque Sylva faisait le siege de la forteresse. « line des fenetres, apparemment un fragment de chapel le, donnait sur la mer, c'etait celle qui avait 1'apparence d'une ogive et c'etait celle que nous avions apercue en passant sur les embarcations. De Ik on pouvait voir la mer dans toute son etendue, avec ses extremites nord et sud bien marquees, meme a travers la vapeur qui les couvrait. La forme de la peninsule etait bien nette et avait de la ressemblance avec une aile etendue. « Imme'diatement au-dessous d'eux, le long de la base du rocher, devait etre trace le mur de circonvallation que Sylva batit a 1'ext^rieur, autour de toute la place; car il avait pris des precautions pour qu'aucun des assieges ne put s'e"chapper. « Continuant leur exploration vers le bord sud-est, ils suivi- rent un passage dangereux, sur la face du rocher, qui n'avait pas moins de mille pieds de hauteur a pic au-dessus du ravin, et qui aboutissait a une grande plate-forme encombre'e de fragments de maconnerie, appartenant evidemment aux ruines du mur qui fermait le rocher superieur. Se trainant par dessus les pierres, ils atteignirent une excavation que les Arabes appellent une citerne, ce qui est probablement juste, car en descendant ils virent des passages e"troits ou aqueducs ; celui de I'interieur etait taiHe" dans le rocher. « C'etait une cave oblongue, coupee dans le roc, de trente pieds de longueur sur quinze de largeur, dix-huit ou vingt de ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 227 profondeur, et cimentee detous les cotes. A I'entree de P exca- vation ils virent la carcasse d'un animal recemment tue, cite ressemblait a celle d'un lapin , et les Arabes Fappelaient Webr ou Webeh; c'est le coney de I'Ecriture. A gauche de 1'entree et dans la cave il y avait quelques marches se terminant par une plate-forme ; comme les parois, les marches etaient enduites de ciment; au-dessus etait une ouverture inaccessible par les mar- ches. En faisant des entailles dans le mur, ils essayerent d'y arriver : c'etait I'entree d'une cave basse grossierement taille"e, avec une fenetre ouvrant sur le flanc escarpe de 1'Ouady- Senm ; autour des murs grossiers , et sans ciment , etaient des croix peintes en rouge , et sur la poussiere des empreintes fraiches des pieds du whal ou bteddin r. « Ils essayerent de visitor la face sud de la montagne, en suivant par des zigzags une sorte de corniche sortant de quel- ques pieds de la surface du roc ; mais ils reconnurent que c'etait impossible, a cause de la nature molle de la pierre et de 1'effrayante ouverture du precipice beant au-dessous. « A leur retour ils observerent une singuliere ruine placed a peu pres au centre du plateau; les morceaux carres de pierre, cimentes avec une grande regularite, etaient cellulaires des deux cotes et si deteriores par le temps, qu'ils ressemblaient a une ruche d'abeilles : ils crurent que c'etait un magasin ou une caserne. « A leur retour dans le caveau , les Arabes leur demanderent si leur visite avait ete fructueuse. Ces peuples croient que nous venons ici pour chercher des tresors ou visiter des endroits que nous considerons comme sacres. Dans 1'Ouady-Seyal, il y avait beaucoup de seyals ou d' acacias. 1. G'est probahlement d'un beden ou antilope que le capitaine Lynch veut parler. 228 VOYAGE EN SYRIE « Au retour, ils constaterent une odeur fetide de soufre, en passant au Birket-el-Khalil. « Leur rapport semble confirmer la supposition de MM. Ro- binson et Smith, que les mines de Sebbeh sont celles de Masada. A. chaque pas, sur notre route, ou ces messieurs ont ete, nous trouvons que des observateurs soigneux et instruits nous ont devances, et dans ces precurseurs, ce n'est pas sans une grande satisfaction que nous reconnaissons nos compa- triotes. » Tel est le recit de M. le capitaine Lynch; on voit qu'il con- corde assez bicn avec ce que nous avons observe nous-memes. Seulement, je ferai remarquer qu'il n'est pas exact de conceder a MM. Robinson et Smith, si riches de leurs propres decou- vertes, 1'honneur d' avoir visite les premiers les ruines de Ma- sada ; cet honneur appartient incontestablement a MM. Wolcott et Tipping. Les officiers envoyes a Sebbeh par M. Lynch, n'y sont venus que les seconds, et c'est avec un certain orgueil , que nous nous trouvons seulement les troisiemes qui aient tente cette perilleuse exploration. II est grand temps maintenant de revenir a notre journal de voyage, bien que je ne puisse regretter la longueur d'une digression qui concerne un lieu aussi illustre que la forteresse juive de Masada. A onze heures vingt minutes, nous sommes en selle, et nous quittons la place ou nous avons campe la veille au soir. Apres un premier crochet qui nous mene au bord du ravin qui se prolonge jusqu'au flanc droitde la montagne de Sebbeh, nous marchons directement au sud-sud-est. Ce ravin se bifurque vers la montagne et forme, a partir du point ou nous le cou- pons, un petit plateau triangulaire occupe par une des redoutes carries en pierres amoncelees , construites par Flavius Sylva pour deTendre les points faibles de sa ligne de circonvallation ; ET AUTOUK DE LA MER MORTE. 229 vis-a-vis 1'angle est de la redoute, et sur la crete opposee du ravin, commence une veritable muraille en pierres seches, qui se dirige vers le sud et va rejoindre trois autres redoutes car- rees qui se flanquent mutuellement etqui couvrent le debouche de TOuad-el-Hafaf (vallee des mines). De Tangle sud lui- meme de la premiere redoute, part la ligne de circonvallation qui s'eleve directement sur le flanc de la montagne, et va rega- gner sur le Leuke , I'emplacement du camp de Sylva. A onze heures quinze minutes, nous avons franchi le ravin, et deux minutes apres, nous coupons la ligne de circonvalla- tion qui s'eloigne de la direction que nous suivons, au pied de la montagne de Sebbeh, pour s'en rapprocher ensuite et lui devenir sensiblement parallele. La mer est a environ trois mille metres sur notre gauche , et les monticules de sable qui simu- lent d'une maniere si etrange les ruines d'une ville immense, commencent a trois cents metres a gauche de la route ; le pied meme de la montagne de Sebbeh n'est guere qu'a une cin- quantaine de metres a notre droite. A onze heures trente minutes, nous sommes arrives au bord d'un large ravin escarpe, et profond de quinze metres a peu pres. C'est l'Ouad-el-Hafaf. Au point ou nous Tatteignons se trouve la redoute romaine, reliee par la ligne de circonvalla- tion , a la premiere redoute reconnue par nous. Toute la redoute est naturellement rejetee en dehors, c'est-a-dire a gauche de la ligne de muraille, qui en rejoint la face a Tangle nord-ouest. De Tautre extremity de la meme face , part un troncon de ligne qui borde sur une longueur de vingt & trente metres la crete meme de TOuad-el-Hafaf, en remontant vers la place assie"gee. La ligne se.replie alors au sud et traverse TOuad dans lequel il existe encore, a partir de la rive gauche, une amorce de muraille plus solidement et plus soigneusement etablie que la ligne elle- meme dont elle n'est qu'une partie. Vis-a-vis et sur la rive 230 VOYAGE EN SYRIE opposee , recommence, immediatement a la crete. 1'amas de pierres brutes qui constitue la ligne de circonvallation ; elle va rcjoindre Tangle nord-est d'une redoute un peu plus petite, dont Tangle nord-ouest sert de point de depart a une branche enorme de la ligne de circonvallation, branche qui s'eleve directement sur le flanc de la haute montagne qui domine la rive droite de TOuad-el-Hafaf, et fait face a la montagne de Sebbch. Cette petite redoute est a quelques metres seulement sur la droite de notre route, et nous avons a notre gauche , a une distance moyenne de vingt metres, une redoute beaucoup plus considerable, carree aussi, et munie sur les faces sud et est, de deux entrees couvertes en clavicule. C'est evidemment la le quartier general des postes charges par Sylva de garder sa ligne d'attaque, sur la plage du lac Asphaltite. A onze heures trente-sept minutes, nous avons laisse der- riere nous TOuad-el-Hafaf, et nous cheminons sur le flanc meme de la montagne opposee a celle de Sebbeh, a cinquante metres des premiers escarpements de cette montagne, et a cinquante metres egalement des premiers mamelons de sable places a gauche de notre route , et qui se relient a ceux qui couvrent toute la plage de Sebbeh. .4 deux kilometres a gauche est un fond de golfe de la mer Morte. Bientot la direction constante que nous suivons, nous eloigne progressivement du pied des montagnes, et nous rapproche des monticules de sable. Nous traversons alors une plaine tourmentee et hachee de ravines. A midi , nous sommes a deux cent cinquante metres, et en face d'une profonde dechirure tracee, dans le flanc de la montagne, par une cascade qui doit couler de loin en loin, pendant la saison des fortes pluies. Un ravin large et profond sert de debouche a cette cascade. Bientot nous tournons a Test, et nous nous rapprochons du bord de la mer. A midi onze minutes, nous sommes en faCe de la pointe sud de la montagne ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 231 que nous longeons dcpuis I' Ouad-el-Hafaf, et nous voyons, a un kilometre de nous, I'entree d'un ouad tres-large que les Bedouins me nomment encore, et unanimement, Ouad-el-Hafaf. Ce double emploi m'etonne ; j'interroge done de nouveau tous nos Arabes sur le nom de I'ouad, defendu par les redoutes de Sylva ; Ouad-el-Hafaf, me repondent-ils, et il faut bien que je me contente de ce renseignement. Ceci montre qu'il faut y regarder a deux fois, avant d'admettre les noms donnes par les Bedouins, aux localites qu'ils ne connaissent que pour y avoir passe de loin en loin , et dont, par consequent, les denomina- tions peuvent se confondre dans leur memoire, lorsque d'ail- leurs ces localites sont rapprochees Tune de I'autre. Le capi- taine Lynch cite un Ouad-Sebbeh, que je n'ai pas rencontre ; en revanche, j'ai rencontre deux Ouad-el-Hafaf. Peut-etre le premier est-il reellement I'Ouad-Sebbeh de Lynch. Dans tous les cas, pour I'acquit de ma conscience, je declare n'avoir rien neglige pour eclaircir ce point de nomenclature , que je me vois , a mon tres-grand regret , condamne" a laisser dans le doute. A midi onze minutes, nous entrons dans le lit encaisse de I'Ouad, et nous le suivons pendant un certain temps, en mar- chant presque directement a Test. De temps en temps, la rive droite que nous suivons, est taille"e comme un mur a pic, de six ou huit metres de hauteur. Dans le lit du torrent, sont a demi enterres des troncs d'afbre, arrache's et entrained, Dieu sait quand, par les fortes eaux de la saison des pluies. Quelques beaux seyal et quelques bouquets de tamarisc garnissent de loin • en loin le fond de 1' Ouad-el-Hafaf. A midi vingt-deux minutes, comme nous avons tourne le dos aux montagnes de Canaan, nous sommes eloignes de celles-ci de deux kilometres environ. En ce moment, nous sommes en face d'une pointe de la plage eloignee dc deux ou trois cents metres au plus, et qui ne 232 VOYAGE EN SYRIE scmble separe'e de la pointe de la presqu'ile d'El-Lican que d'un kilometre. A midi trente-deux minutes , s'ouvre a notre droite un nou- vol ouad, convert par une petite montagne qui nous en masque 1' entree. La montagne qui forme la rive sud de cet ouad est un pen moins elevee que celles qui bordent l'Ouad-el-Hafaf. Du reste, cette montagne est inclinee directement du nord au sud , en sorte que son axe se rapproche rapidement de la direction de notre route, qui est alors au sud-ouest. En ce point, le rivage de la mer Morte est a cent vingt metres a notre gauche et le flanc de la montagne ei trois cents metres a droite. De midi quarante minutes h midi cinquante minutes, nous traversons six ravins assez profondement creuses, qui cou- pent la plaine, couverte d'ailleurs de ces monticules de sable aux formes bizarres. Dans ce pays si tourmente, il pourrait se rencontrer du gibier : c'est du moins ce que pense Belly, et il chevauche sur le flanc de notre caravane, le fusil au poing. Precaution de luxe, tres-probablement , car le gibier n'ayant absolu- ment rien & manger, ne paraitrait ici que pour y mourir de faim. Cette reflexion toute simple ne decourage pas notre ami ; il cherche en trottinant, lorsque tout d'un coup il trouve ce qu'il ne cherchait pas. Sur le sable qui forme le sol, des empreintes toutes fraiches sont nettement marquees, et ce ne sont certes pas celles des pattes d'une perdrix. Un large pied rond, couronne de cinq bourrelets que terminent des griffes d'un tres-beau developpement, s'est enfonce tout r^cemment dans ce sable. Inspection faite de la chose, Belly laisse sa chasse beaucoup trop fructueuse, rentre dans les rangs et nous annonce sa decouverte. 11 revoit d'un lion, en style de venerie, et comme ni les uns ni les autres nous ne soi nines des Gerard, nous souhaitons ardcmment de ne pas ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 233 nous trouver nez & nez avec le proprietaire des pattes qui ont laisse des traces de ce calibre-la. Le nemr (la panthere) se plait assez dans ces parages, nous disent alors les Arabes; mais une panthere a le pied plus mignon , et je doute que ces traces que nous voyons tous, par-ci par-la, soient celles d'un simple nemr : avis aux naturalistes. Les lions n'ont certaine- ment pas disparu tout a fait des deserts de la Judee ; mais nous sommes charmes de n' avoir a le constater que par le temoignage des empreintes laissees par eux sur le sol. Si d'au- tres sont plus heureux, je ne leur envierai pas leur bonheur, je le declare humblement. A midi cinquante-six minutes, la montagne s'est telle- ment rapprochee de notre route, que nous montons sur le flanc de ses premieres rampes, la mer n'etant guere eloi- gnee de nous que de cinq cents metres. Nous sommes alors vis-a-vis le fond du golfe sud de la presqu'ile d'El-Lican. Jusqu'a une heure deux minutes, nousavons chemine au sud- ouest. En ce moment, notre route change de direction etnous marchons droit au sud-sud-ouest. A trois cents metres a notre droite, s'ouvre dans le flanc de la montagne un vaste cirque qui n'est tres-probablement qu'un cratere ; le rivage est alors eloigne de nous de huit cents metres. A une heure cinq minutes et h une heure neuf minutes, nous traversons de nouvelles ravines qui se dirigent de 1'ouest a Test, vers la mer Morte. A une heure treize minutes, nous avons encore incline vers le sud-sud-ouest; jusqu'a une heure vingt-deux minutes, nous marchons dans cette direction. En ce moment, nous avons, a quarante metres a droite dans le flanc de la montagne , le lit d' une cascade, auquel aboutitune ravine: nous traversons alors un petit plateau fort etroit, resserre entre la montagne qui est a quinze metres seulement, et le rivage qui n'est qu'a vingt- cinq metres a gauche. Ce plateau , qui se nomine Rabath-el- 234 VOYAGE EN SYRIE Djamous (le lien du buffle), est ferme" devant nous par un promontoire de rochers bouleverses, qui avance dans la mer et qui se nomme Redjom-es-Senin ( le monceau des fragments de pierres). L'occasion est belle pour nous de constater le gout de 1'eau de la mer Morte en ce point, et nous sommes trop conscien- cieux pour nous en priver. Un de nos Bedouins va done nous remplir deux bouteilles. Je ne crois pas qu'il existe au monde une eau plus effroyablement mauvaise, toute claire et toute limpide qu'elle est. Au premier moment, on lui trouve la saveur de 1'eau de mer ordinaire; mais en moins d'une seconde, cette eau agit sur les levres, sur la langue et sur le palais, et il n'est pas possible de ne pas la rejeter aussitot , avec un soulevement de coaur. C'est un melange de sel, de coloquinte et d'huile, qui jouit en outre de la propriete de faire eprouver une sensation de brulure bien caracterisee. On a beau se debarrasser la bouche de cette affreuse liqueur, elle a si violemment agi sur toute la muqueuse , qu'elle vous laisse son gout pendant plusieurs minutes , en occasionnant une constric- tion assez douloureuse de la gorge. L'eau de la mer, puisee a la pointe nord, est horriblement amere et sale"e; mais c'est de la limonade, en comparaison de celle que nous venons de gouter au Rabath-el-Djamous. J'ai e"numer6 les qualite"s du Barabra qui accompagne Rothschild, et parmi ces qualite"s, la gourmandise, on s'en souvient, tenait le premier rang. Nous avons la barbaric de faire un vrai tour d'ecolier a notre Pierrot noir. Nous lui offrons la bouteille a laquelle il nous a tous vus boire de loin : « Bois, Selim, c'est du raki, lui disons-nous; » et le pauvre diable en ingurgite une large lampee avec une glou- tonnerie sur laquelle nous comptions bien. Je n'ai jamais rien vu de plus drole quo la figure de Selim en ce moment; il ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 235 fait des contorsions et des grimaces de posse'de', et ce n'est qu'avec un quartier d'orange , que nous parvenons h le consoler de s'etre laisse prendre a la trop amere plaisanterie que nous lui avons faite. Au reste, comme nous insistons sur ce que nous avons tous goute" comme lui de cet infame poison, il ne nous garde pas rancune et finit par rire avec nous de sa mesaventure. A une heure vingt-six minutes, nous cornmencons a gravir le Redjom-es-Senin dont nous atteignons la crete a une heure trente et une minutes. A notre droite est un piton eleve" qui horde un ouad assez large dont nous traversons deux bras, a une heure quarante-quatre et a une heure quarante-six minutes, c'est rOuad-omm-el-Bedoun (la vallee mere des antilopes). En ce point la montagne est a cent cinquante metres a droite, et le rivage a cinq cents metres a gauche. Notre route est alors au sud- sud-est. Nouscheminons sur une plage formeede petit gravier, et qui est en quelque sorte la repetition de Rabath-el-Djamous. Devant nous est une montagne toute brul6e et toute d^chique- tec, sur le flanc de laquelle nous avons a gravir ; c'est le Djebel- Hatroura. A une heure cinquante et une minutes, nous commen- cons a monter ; a deux heures nous atteignons la crete, et a deux heures trois minutes, notre route redescend le long du flanc du Djebel-Hatroura. C'est la plus hideuse montagne qui puisse se voir. Son flanc, qui s'incline tres-rapidement pour plonger dans la mer Morte , est un veritable chaos de blocs de"chire"s et bou- leverses violemment. Sans doute nous sommes proches d'un volcan, et effectivement, a deux heures vingt-six minutes, nous trouvons en place une belle coulee de lave , qui vient de 1'ouest et qui semble une voute de fonte, forme'e de couches concentriques. Jusqu'a deux heures trente minutes, nous ne faisons que monter et descendre sur le flanc de la montagne, a travers les rochcs usees par les siecles. La vraie descente commence alors, et a deux heures trente-quatre minutes nous 236 VOYAGE EN SYRIE travel-sons 1'Ouad-Hatroura, qui va aboutir a un immense cratere encombre de roches eboulees ; a deux heurcs quarante minutes seulement nous sommes en face de la limite sud de ce cratere. Nous nous retrouvons alors sur la plage, a tres-peu de distance de la rive (cinquante metres environ) et dans une plainc de pres de huit cents metres de largeur , encombree de mamelons de sable assez eleves, et qui nous separe des hautes montagnes. A deux heures quarante-sept minutes, nous tournons encore au sud-sud-ouest , pour reprendre presque aussitot la direction ouest-sud-ouest, que nous ne quittons plus jusqu'a trois heures. Nous longeons a deux cents metres envi- ron de son pied, une montagne assez elevee, dont 1'axe est parallele a notre route. La distance de la rive varie peu, de quarante a vingt metres seulement, jusqu'a deux heures cin- quante-six minutes; en ce moment la plage s'elargit rapide- ment, pour gagner une etendue de cinq cents metres; la done est encore un delta forme par les atterrissements d'un torrent, venu de 1'ouad que nous apercevons devant nous. A notre droite , a deux cents metres de notre chemin , a cin- quante metres a peu pres au-dessus , et sur le flanc de la mon- tagne, est un fourre de seyal et de roseaux, du a la presence d'une source; mais cette source est saumatre, me disent les Arabes, et son eau n'est pas potable. Un peu plus loin , devant nous , est un petit mamelon surmonte d'une ruine carree , batie en belles pierresde taille ; c'estun petit fortde construction antique nomme aujourd'hui Qalaat-Embarrheg. A trois heures precises nous sommes au pied de ce mamelon qui n'est guere qu'a vingt metres a notre droite ; des decombres repandus sur une tres- grande superficie avoisinent le Qalaat. Voila des ruines qu'il faudrait visiter; mais pour ce soir le plus pressant estde trou- ver de 1'eau a boire et de rejoindre' nos bagages. A la maniere / ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 23? dont nos scheikhs nous ont presse de marcher, pendant toute la journee, nous nous croyons bien e"loignes encore de notre cam- pement. Au pied du Qalaat-Embarrheg est un ouad profond de vingt metres , dans lequel nous entrons et que nous remontons , en inclinant directement a 1'ouest ; 1'ouad a cinquante metres de largeur a peu pres. Au bout de quelques cents pas, nous reprenons la direction du sud, et nous nous trouvons, a trois heures sept minutes, au milieu d'un immense espace ferine* de tous cotes par des murailles de roches a pic, s'elevant h perte de vue. La sont dressees nos tentes; la nos chevaux tout ragail- lardis, mangent avec avidite de ces roseaux qu'ils aiment tant ; la notre cuisine est installe'e. Tout notre monde a repris un air de fete ; evidemment nous avons de 1'eau a discretion. Get ouad se nomme en effet ouad-el-mai'et-Embarrheg (valleede 1'eau d'Embarrheg, de 1'eau qui murmure?) Sur le flanc occidental de 1'espace oil est assis notre camp, plusieurs pans demuraille, tres-regulierement batis et d'assez bel appareil , sont suspendus a dix ou quinze metres au-dessus du sol. A quoi pouvaient servir de telles murailles? J'avoue que je n'en sais absolument rien ; demander des renseignements aux Arabes , quand on voudrait tirer d'eux autre chose que des noms de lieu, c'est peine perdue. A Sebbeh les redoutes de Sylva etaient pour Hamdan, Maqbourat-el-Belad , les cime- tieres de 1'endroit. Ici, a Embarrheg, les ruinessont comme a Ayn-Djedy, Besathin , des jardins; mevoila bien avance! Une fois descendu de cheval, apres avoir contemple quelques instants 1'etrange salle rectangulaire a ciel ouvert, dans laquelle nous sommes loges et qui semble sans issue , je demande aux Arabes oil ils ont trouve" des roseaux et de 1'eau, et ils me mon- trent lefond meridional en me disant : Hon — la! — Je serais bien tente" de croire qu'ils se moquent de moi , si je n'avaie sous 238 VOYAGE EN SYRIE ^ Ins you* d'abondantcs preuves du contraire. Le plus sage est d'y allor voir. Nous partons done, et qu'on juge de notrc surprise, qunnd arrives au fond de notre enclos, nous voyons s'ouvrir vers 1'ouest, une veritable fissure de huit ou dix metres de lar- geur au plus, encombree de magnifiques roseaux, d'arbres nombreux de dix especes diflerentes et de veritables lianes qui s'elancent des uns aux autres. Le bruit charmant de 1'eau qui coule sur la rocaille, se fait entendre a quelques pas ; c'est celui d'un ruisseau frais et limpide, qui descend doucement et vient se perdre dans le sable le plus fin , au point meme ou Ton pene- tre dans ce pittoresque ravin. Un autre bruit que celui de 1'eau retentit dans le fourre, c'est celui des chants joyeux de nos Bedouins, des yataghans qui frappent a coups redoubles les roseaux et les arbres , et des craquements de ceux-ci quand ils tombent. D1 autres Arabes boivent et font les ablutions dont ils ont ete sevres, depuis Ayn-Djedy ; cet exemple est trop bon pour que nous ne nous empressions pas de le suivre x. Belly et Loysel dessinent ; Edouard, Bothschild et moi nous cherchons des insectes et des plantes, et jusqu'au moment ou Tobscurite nous chasse de ce reduit enchanteur , nous ne son- geons pas que notre festin nous attend. Nous rentrons enfin au camp ou j'ai une longue conversation avec Abou-Daouk. Jusqu'a present le brave scheikh nous avait detournes de passer sur la rive orientale du Bahr-Louth , et il nous avait laisse entrevoir qu'il ne se souciait pas le moins du monde de nous y accompa- gner. Ce soir il a change d'avis ; il nous accompagnera par- tout ou nous voudrons, avec son monde, et notre joie est grande, on le pense bien, de voir que nos esperances sont sur le point de se realiser. La bonne volonte presente du scheikh tient un peu, j'imagine, au service que je lui ai rendu, en gue"rissant 1. Voyez Planche xiv. RT AUTOUR DE LA MER MORTE. 239 son ophtalmie. En lui conseillant Pemploi de la pommade do regent, je lui avals annonce qu'il souflrirait plus pendant les deux premiers jours, puis que le mieux se manifesterait ; ma prediction s'est accomplie; 1' inflammation s'amortit, et Abou- Daouk, qui a le plus grand desir de me soutirer la petite boite de pommade qui 1'a tire d'afiaire, est pret £ faire tous les sacri- fices pour 1'obtenir; toutefois, il n'Ose pas encore me lademan- der , mais cela viendra incessamment. II faudrait que je me fisse d'etranges illusions sur le caractere arabe, pour n'en pas etre parfaitement sur a 1'avance. Notre soiree est delicieuse ; la joie est assise autour de tous les feux ; tchibouk , cafe et causeries vont leur train ; je n'ai pas encore vu notre camp si franchement gai. A Sebbeh on chantait et on dansait, c'est vrai, mais on avait soif. Ce soir que nous manque-t-il? Rien. Noshommes heureux dePinstant present, insoucieux des heures £ venir, se reposent sous le plus beau ciel de la terre, a Pabri du moindre souffle, avec Pabon- dance pour compagne. La joie est contagieuse; elle nous a tous gagnes, et n'^tait la fatigue qui nous reste de la dure matinee de Sebbeh , nous ne serious pas presses de regagner nos couchettes. Mais demain nous avons une longue journee a faire, un mauvais pas £ passer, nous dit-on ; reposons-nous done , afin de faire face bravement aux difficultes qui nous attend ent. Le frere d' Abou-Daouk nous a quittes et a continue sa route ; il est alle en avant pour sonder les dispositions des tribus nomades dont nous avons & traverser le territoire ; des re"ponses qu'il rapportera , depend le succes de notre voyage. Tout dort, excepte nos sentinelles; j'ai termini ma besogne du jour, et je puis enfin faire comme les autres , a ma tres-vive satisfaction. A demain done. 2io VOYAGE EN SYRIE 12 JANVIER. Ce matin , ma premiere visite a ete pour le beau ravin que nous allons quitter pour toujours, tres-probablement. II me parait tout aussi frais et aussi riant qu'hier soir. C'est decide- ment un des endroits les plus pittoresques du mondeentier, et je comprends h. merveille que des ruines considerables attestent la presence d'une station militaire, aupres d'une source pure et abondante comme celle d'el-mai'et-Embarrheg. A mon retour au camp, je trouve les tentes abattues et le dejeuner servi ; comme je ne veux pas partir sans avoir exa- mine de pres le Qalaat-Embarrheg que je n'ai apercu qu'en passant, et sans m'etre forme une idee un peu plus nette sur la nature et 1'origine de cette ruine curieuse, je me ha"te, j'appelle mon fidele Ahouad , je monte a cheval , en jetant un dernier regard d'adieu au delicieux ouad qui nous a servi de gite, et je cours aux ruines. G'est bien un caste Hum ou petit fort, bati sur un ma melon qui domine de cinquante metres environ le plateau formant la rive gauche de 1'ouad. Ce mamelon se relie au flanc de la montagne. L'appareil de la construction est semblable a celui de la piscine de Besetha et de certaines murailles de Masada, c'est-a-dire que les assises de belles pierres de taille, et ces pierres elles-memes, sont jointoyees par des pierres de tres-petit echantillon r. Le castellum est un parallelogramme dont les cotes exte- rieurs, paralleles a la direction de 1'ouad, ont vingt-quatre metres de de"veloppement, les deux autres faces n'ont que dix-huit metres. Une bale en plein cintre est ouverte dans la face qui regarde la montagne : c'est la porte d' entree du 1. Voyez Planche xvi. KT AUTOUR DE LA MER WORTH. 241 enslcllnrn. line autre l)aie existe a la partie gauche de la face opposee. Aux quatre angles sont appliques des especes de bastions, ou mieux de tours ca frees, dont les flancs ont un metre de saillie perpendiculaire sur les courtines, et dont les faces ont quatre metres de longueur. Enfm toute la base de 1' edifice est couverte par les debris de la partie superieure des murailles. L'appareil de cet edifice militaire et de ceux de Masada, oft're une similitude telle quMI n'est guere possible d'assigner le Qalaat-Embarrheg h une autre epoque que celle des derniers edifices de Masada, construits par les ordres d'Herode le Grand. Une enceinte de decombres, tout ti fait analogues £ ceux qui constituent la ligne de circonvallation de Flavins Sylva, a Sebbeh, entoure le monticule et le fortin. Sont-ce des lignes avancees ou des travaux de siege etablis par les Remains? Je 1'ignore. Gomme je n'ai pas eu le loisir de parcourir le terrain qui separe le castellnm de la montagne , je ne sais pas si ces lignes continuent a se montrer de ce cote. C'est, du reste, assez probable, quelle qu'ait ete leur veritable origine. De 1' autre cote de 1'ouad sont places des pans de muraille en belles pierres de taille, et qui ont probablement constitue desouvrages militaires, se reliant au castellum , pour former le systeme de defense de Touad-el-maiet-Embarrheg. Tout bien consider^ , il me parait assez naturel d'admettre que nous avons ici des ouvrages militaires, construits par les Juifs, enleves plus tard par les Romains, et utilises par ceux-ci, pour fortifier une station aussi importante que celle que devait necessairement presenter la plus belle de toutes les sources pla- ceessur la route du paysde Canaan vers la Moabitide. Voyons maintenant s'il est possible de trouver dans 1'histoire, quelques traces d'une station militaire romaine qui aurait existe" vers ce point, et necessairement dans le voisinage, precisdment a 2JJ VOYAGE EN SYRFE cnuso do Pabondanco et de la salubrite de ses eaux que dos conquerants aussi habiles ne pouvaient pas negliger. Eusebe, an mot Aaasav Oapav, mentionne un bourg distant d1 Hebron d'une journee de marche, sur la route d'A'ila, nomme Thamara et ou etait placee une garnison romaine. Le texte d'Eusebe, relatif a cette localite, est malheureusement cor- rompu, et il contient un mot aoDu; (c'est la toux des chevaux) qui tres-e"videmment n'a rien a faire la. Saint Jerome a entendu ce passage comme je viens de le rapporter, mais il y a introduit a son tour le nom de Memphis, qui implique une nouvelle erreur. Reland restitue dans ce passage, au lieu du mot [/.aXi?, les mots p.a>aOwv [/.oVo?, ce qui donnerait le sens : «distant d'un jour de marche de Malatha, sur la route d'He- bron a Ai'la. » 11 serait beaucoup plus simple, je pense, de remplacer le mot ^aXi; par le mot IAOVXIC, qui a le memo nombre de lettres , et qui donne precise"ment un sens convenable au texte d'Eusebe; dans ce cas, Thamaro se trouvait a une journee de marche d'Hebron, lorsqu'on se rendait de cette ville a A.i'la sur la mer Rouge. En droite ligne, cela est exact; mais quelle etait la voie suivie? Nous ne le savons plus. Quelque chemin que Pon prenne aujourd'hui , il faudrait une bien forte journee pour aller d'Hebron h Embarrheg, si Embarrheg est, comme je le crois, la Thamara d'Eusebe. Si la restitution proposee par Reland etait bonne, puisque Malatha etait une forteresse de PIdume"er, situee dans la partie sud de la tribu de Juda et a environ vingt milles remains d'Hebron, il serait vrai de dire que Thamara , en supposant toujours que ce soit el- maiet-Embarrheg, est a une journee de marche de Malatha. Ptole"mee, parmi les villes de la Judee , place an dernier rang une ville qu'il nomme Thamaro ; c'est sans aucun doute 1. Josnphe, Ant. xvi, 2. ET AUTOUR Dli LA MKK MOUTH. 243 l;i ni(vnic quo la Thamara d'Eusebe. Voici les trois drrnieivs indications extraites de Ptolemee iKyyafUaOG^etSl j, B-/i^Wpa (Hi i ct 31, (->a(/.apco 00 £ ct 30 £ • £. Roland fait observer, avec toute raison, quo Ptolomee attribue precisement la meine lon- gitude et la ineme latitude qu'a Thamaro, a Kodyuia, ville de TArabie Petroe, et que, par suite, Tune ou Pautre des deux determinations est necessairement fausse. En construisant les longitudes et les latitudes donnees par Ptolemee a Jerusalem, a Engaddi et a Thamaro, on retombe a peu pres sur el-mai'et- Embarrheg, pour emplacement de Thamaro. Dans la table de Peutinger, nous rencontrons Thamaro placee de la maniere suivante : (Recueil des Itineraircs edites par M. Muller, annee 18/i5. ) de Rababatora (.4/. Rabbath- Moab), Rabba, a Thamaro (Al. Thamara), (Tell-el-Msoggal), Lxviin milles l ; de la h Jerusalem, LIH milles. G'est M. le colonel Lapie qui a place Thamaro au Tell-el-Msoggal, dans lequel nous devons reconnaitre le Redjom-el-Mezor- rhel , situe surement sur 1'emplacement de Sodome. Mais cette identification tient a ce que les mines d'Embarrheg n'e- taient pas connues du savant geographe; car si nous reportons Thamara en ce dernier point, les distances respectives de LXVIII ou LXVIUI milles, d'Er-Rabba a Embarrheg, et de LIH milles d'Embarrheg a Jerusalem, donnees par la table de Peutinger, sont beaucoup plus pres de la verite, que si nous reportons Thamara a trois lieues plus au sud et au Redjom-el-Mezorrhel. Enfin dans la Notitia Imperil nous trouvons encore panni les garnisons dependantes du Dux Paloestince : Cohors quaria PalcKstinorum Thamancc (probablement pour Thamarte) : & Thamara, la quatrieme cohorte des Palestins. J'ai rapporte tous les passages a moi connus, qui font men- 1. La premiere edition porte 68 milles au lieu de 69. 244 VOYAGE EN SYRIE tion do Thamara ; je dois maintenant essayer do justifier 1' iden- tification que je propose pour el-mai'et-Embarrheg et Thamara ' : 1° Le nom moderne lui-meme, avec la liaison qui le reunit an mot Mai'eh ou au mot Oalaah, conserve une trace evidente, a mon sens, du nom primitif, si toutefois ce ne sont pas les Remains qui ont estropie le nom Ma'iet-Embarrheg pour en fa ire le nom latinise Thamara; quoi qu'il en soit, de Embar- regh a Thamara il n'y a pas si loin , que le rapprochement des deux denominations ne puisse etre tente. 2° El-mai'et-Embarrheg se trouvait forcement sur la route decrite dans la table de Peutinger, et qui conduisait d'E - Rabba a Jerusalem , puisque cette route ne mentionne pas Zoara , qui eut certainement ete citee, si Ton eut remonte sur le plateau par l'Ouad-ez-Zouera. 3° II y a eu au Qalaat-Embarrheg, et sur 1'autre flanc de Touad , des ouvrages militaires que Ton peut attribuer aux Romains ou qui, du moins, ont pu etre utilises et occupes par eux, ce qui s'accorde bien avec ['assertion d'Eusebe. 4° Enfin la presence d'une magnifique source, comme celle d'Embarrheg, suffirait, quand bien meme il ne resterait pas de traces de construction dans son voisinage , pour prouver que tous les mattres strccessifs de ce pays brule, ont du s'etablir la le plus fortement possible. De tout ce qui precede, je conclus hardiment que le Qalaat- Embarrheg n'est autre chose que le fort ou residait la garnison de Thamara. Pendant que je prends des notes et que je me rends compte de la disposition generale de la ville antique , quelle qu'elle soit, qui a existe a 1'entree de rOuad-el-maiet-Embarrheg, 1 Thamara signifie : IPS palmes. Y aurait-il, par hasard, identite entre la Thamara antique et le lieu nomme Palmer par GuiUaume de Tyr, qui alors confondait a tort ce lieu avec Zouera ou Zoar. ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 245 tout mon monde et tous nos bagagcs debouchent du ravin et gravissant la rive droite, marchent directemcnt au sud. Je me hate de les rejoindre et je quitte le pied du castellum a huit hcures quarante-neuf minutes. II me taut un peu plus de cinq minutes pour etre de 1'autre cote de 1'ouad. A huit heures cin- quante-huit minutes, je passe le mur meridional de Fenceinte de Thamara, apres avoir traverse un assez vaste espace convert, a droite et a gauche, de decombres semblables a ceux que j'ai observes a Ayn-Djedy. Nous avons alors a notre droite une montagne elevee, dont le point culminant est a environ deux kilometres. Nous sommes sur la plage meme, et la mer n'est qu'a quatre-vingts me- tres de nous. A neuf heures une minute, nous traversons un ravin qui coule de Fouest a Fest, et notre route incline au sud -sud -est. A neuf heures huit minutes, trois nouvelles ravines se presentent : ce sont trois branches d'un lit de torrent qui descend d'une sorte de cirque entaille dans le flanc de la montagne, dont nous sommes eloignes de douze a quinze cents metres. A neuf heures treize minutes, nous coupons encore un lit de torrent qui descend du meme cirque. La plage, large de huit metres en ce point, est couverte de grosses pierres. A vrai dire ce n'est pas une plage; c'est le flanc d'une colline assez basse et tres-douce qui descend jusqu'a la mer. A neuf heures dix- neuf minutes, nous retrouvons encore des fragments bien appa- rents d'une coulee de lave, et nous sommes en face de 1'Ouad- en-Nedjid, dont nous traversons le lit a neuf heures vingt et une [minutes, lei se montrent de nouveau les mamelons de sable verdatre deja rencontres tant de fois, et dont les pre- miers sont places a six cents metres environ, sur la droite de la route que nous suivons. La mer est toujours a cinquante metres a peu pres. 2i« VOYAGE EN SVRIE A neuf heures trente et une minutes, nous sommes en face d'nn era ten* bien caracterise, situe a quinze cents me- tric de nous, et (liKjuel sortent cinq torrents, dont nous cou- pons les lits successivenient, jusqu'a ncuf heures trentc-six luinutes. A notre droite, sont des mamelons de rocailles (jui garnissent le pied de la montagne, et a gauche, des mamelons de gravier. Ouant a la montagne. elle est assez basse relative- ment a toutes celles qtie nous avons longees jusqu'ici, et je ne crois pas qu'elle ait trois cents metres de hauteur. A neuf heures (|uarante-deux minutes, les mamelons disparaissent, et nous cheminons sur le llanc meme d'une colline couverte de pier- railles; derriere elle sont des montagnes assez basses, dont le pied semble a huit cents metres environ. A neuf heures qua- rante-six minutes, la plage, large au plus de quarante metres, se couvre de broussailles; de nombreuses sources salees sortent du pied de la colline, et torment une especc de marecage con- vert d'une plante grasse d'un vert fonce, que les Arabes appel- lent kali. Ce marais salant s'etend sur une longueur de trois cents metres a peu pres. Depuis neuf heures quarante-deux minutes, nous marchions directement au sud ; & neuf heures cinquante et une minutes, nous nous dirigeons au sud-sud-ouest, et nous conservons cette direction pendant six minutes. A neuf heures cinquante-huit minutes, nous marchons de nouveau au sud-sud-ouest. Les mamelons de sable reparaissent alors h notre droite, et nous apercevons a cinq cents metres, le mur vertical d'un, immense cratere encombre de monticules de sable. La plage n'a, en ce point, que cinquante metres de largeur, et au dela du cratere, s'ouvre a quiir/e cents metres, I'Ouad-ez-Zouera , dont nous sommes separes par une plaine couverte de mamelons de sable. lei nous faisons une premiere halte de cinq minutes, pour entendre les recommandations du scheikh Abou-Daouk. Jl ET AUTOUR DE LA MKH MOKTE. -2H parait que le pays dans Icquel nous cntrons, est nml fame, ct qu'il y aurait dc ('imprudence a, laisser voyager nos bagages tout seuls. A dix heures douze minutes, nous reprenons notre marche , en serrant le plus possible les rangs de la caravane, et nous chominons au sud-est; ainsi que je 1'ai dit tout a riio.ure, nous sommes alors a. environ quinze cents metres de ['embouchure de rOuad-ez-Zouera. A notre gauche, la plage s'elargit rapi- demcnt, et se couvre de petits arbres qui Torment un veritable fourre , dans lequel paraissent des soudes ou kali de taille arborescente , et que Ton prendrait pour des tama rises, si ce n'etaient evidemment des plantes grasses. La plaine que nous traversons est jonchee de grosses pierres et de cailloux routes. Au sud, s'ouvre une autre plaine garnie de seyal clairsemes. C'est la plaine de Sdoum (de Sodome!) que borne a 1'horizon le l)jebel-el-Haoua. Le fond de cette petite plaine est couvert de mamelonsde sable, qui commencent h deux kilometres environ, et regnent ensuite jusqu'au pied de la montagne. Une autre montagne est devant nous, et ses premieres pentes sont h cent cinquante metres au plus , a dix heures vingt-neui minutes. Cette montagne, c'est le Djebel-Sdoum , ou Djebel-el- Mclehh, la montagne de Sodome enfin. Dieu soit loue ! nous y sommes parvenus sains et saufs. Pendant que nous contemplons avec une joie bien vive, ce lieu que nous avons atteint sans danger, il est vrai, mais avec de cruelles fatigues, Belly, Loysel et Rothschild, sans pre"ve- nir personne, s'enfoncent dans le fourre , dans I'esperance d'y trouver un gibicr imaginaire. Nos scheikhs se metfcent en co- lere; ces taillis sont peuples, a les entendre, de voleurs et d'as- sassins. Pendant quelques minutes, nous crions a tue-tete pour rappeler nos chasseurs intrepides; ils ne respondent pas, et nous envoyons quelques-uns de nos hommes courir apres eux. 248 VOYAGE EN SYRIE Abou-Daouk est f'urieux. «Si vous voulez que je vous accom- pagne, nous dit-il, et que je vous ramene vivants, ne vous ecartez plus Its uns dos autres ; car je ne repondrais plus de vous ; d'ail- leurs il n'y a pas que les voleurs a craindre ici. Voyez ce trou: c'est celui qu'a fait, il y a un an, un malheureux chameau qui s'est cnglouti dans un abime sans fond, entr'ouvert subitement sous ses pieds. Voulez-vous quMl vous en arrive autant? voulez- vous etre assassines ou tout au moins depouilles ? faites tout seul des promenades du genre de celle que font en ce moment vos compagnons, et vous n'attendrez pas longtemps ce que vous serez alle chercher, malgre mes conseils. » Heureusement nous en sommes quittes pour la peur. Nos Bedouins ont rat- trape les imprudents, qu'ils ramenent aupres de nous et que je gourmande le plus serieusement que je puis, en leur montrant le trou aflreux aupres duquel nous sommes arretes , afin de les degouter de la manie de courir des chances beaucoup plus facheuses que ne le vaudraient toutes les perdrix de la terre. line fois reunis, nous nous remettons en marche, et, nous dirigeant a Test, pour contourner le pied de la montagne de Sel ou de Sodome, nous nous trouvons, a dix heures trente-huit minutes, juste entre le pied de cette montagne etrange et la mer. Celle-ci est a deux cent cinquante metres de nous, et la montagne a cinquante metres seulement. La plage sur laquelle nous cheminons, est formee de sable couvert d'efflorescences salines et extremement meuble. Le pied de nos chevaux y en- fonce constamment jusqu'au-dessus du boulet. A gauche, sont des petites flaques d'eau formant de veritables salines, qui pro- duisent un sel parfaitement cristallise et d'une blancheur eblouissante. Un Bedouin presque nu est la qui forme des tas de ce sel. Nous nous approchons de lui, et nous lui en deman- dons une ou deux poignees, qu'il nous donne avec empresse- ment. Commc nous lui donnons, a notre tour, deux ou troispias- ET AUTOUR DE LA MER NORTH. 249 tres, en echange de son sel, il parait tout emerveille de notre munificence. Apres cinq minutes de halte aupres de notre salineur, nous reprenons assez peniblement notre marche dans ce ter- rain fatigant. A dix lieures cinquante-neuf minutes, nous pas- sons a cote d'un monticule de quinze metres de diametre, convert de grosses pierres brutes et a 1'aspect calcine, qui ont evidemrnent fait, Dieu sait quand, partie d'un edifice rond qui dominait le bord meme de la mer; celle-ci n'est qu'a trente metres a notre gauche, et le flanc de la montagne a vingt me- tres au plus. La vue de cette mine me frappe viveinent, et je pense tout naturellement a Sodome. J'interroge Abou-Uaouk. « Qu'est-ce que cela? lui dis-je. — Qasr-Qadim, un ancien chateau, me repond-il. — Et son nom? — Redjom-el-Mezor- rhel ( le monceau de pierres bouleversees , ou mieux versees , repandues). » G'est en ce point que M. le colonel Lapie placait Thamara. J'ignore dans quelle relation de voyage il a trouve la mention de cette ruine qu'il appelle Tell-el-Msoggal. Ce que j'en puis dire, c'est que sur la carte de 1'figypte, de T Arabic Petree et de la Syrie, publiee par Herisson (chez Jean, rue Saint-Jean-de- Beauvais, n° 10) , se trouve a la pointe sud-ouest de la mer Morte, et par consequent tres-convenablement place, ce merne Tell-el-Msoggal. Pour moi pas de doute possible , j'ai sous les yeux les ruines d'un edifice qui fit jadis partie de Sodome. Le scheikh Abou-Daouk est fort explicite sur ce point. Quand je luidemande ou etait la ville de Sdoum; lei, dit-il. — Et cette ruine etait- elle de la ville maudite? — Sahihh ! (surement). — Y a-t-il d'autres ruines de Sdoum? — Naam ! Fill kherabat ktir (oui, il y a beaucoup dt) ruines). — Ou sont-elles? — ^Hon oua lion ! (l^i et la) , — ct il me montrela pointe de la montagne de Sel, que nous 250 VOYAGE EN SYRIE venous do contourner, ot la plaine plantee de seyal , qui s'etend mi pied do cetto montagne , jusque vers 1'Ouad-cz-Zoucra. Trois tois helas ! il ost trop tard maintenant pour retourner on arrierc et pour allor contempler ces mines, ne fiit-ce qu'un instant. Mais un bon avert! en vaut deux ; et comme dans quel- ([iies jours nous reviendrons ici , je me promets hien de regarder un pou niieux et de voir ce que sont les ruines que mon brave schoikh vient de me signaler. Je ne sais pas, en verite, sij'ai plus de plaisir a apprendrc qu'au retour je pourrai contempler los mines de la fameuse Sodome, que je n'ai de regret de n'en avoir apercu aujourd'liui que cette espece de poste avance, place comme un phare an bord meme de la mer , et qui se nomme le Redjom-el-Mezorrhel. An reste, la halte que j'ai du faire au troti du chameau, pour recevoir la semonce d'Abou-Daouk, et rinquietude que m'a causee, pendant quelques minutes, F imprudence de mes compagnons, m'ont tout naturellement empeche d'examiner avec autant de soin que je 1'eusse fait en toute autrecirconstance, lepied et leflancmemedela montagne de Sel. Au retour des chasseurs, nous avons repris tres-leste- ment notre marche, pour rattraper le temps perdu, et comme a mon tour j'ai perore les promeneurs aventureux , j'ai en defi- nitive une assez bonne excuse a me dormer a moi-meme, pour justifier en quelque sorte la negligence dont j'ai en ce mo- ment un si cuisant regret. Au retour je la reparerai de mon mieux. De dix heures cinquante-neuf minutes a onze heures cin- ([uante-deux minutes, nous avons constamment march^ dans le nifMTie terrain efflorescent et meuble, entre la montagne de Sel et la mer. Nous tenant loujours h cgale distance h p^u pros de 1'une et de 1'autre, c'est-a-dire k cinquante metres environ du bord de 1'eau, et a une trontainc de metres des escarpements , nous suivons ainsi tous les contours que KT AUTOUR I)E LA MER MORTK. 251 forme Ic flanc tie la montagne, qui en son point le plus elcve n'a guere que cent metres de hauteur. Vis-a-vis le Redjom-el- Mezorrhel, c'est-a-dire h dix heures cinquante-neuf minutes, nous in arch ions an sud-est ; h. onze heures dix minutes an sud- sud-est; a onze heures vingt minutes de notiveau au sud-est , puis encore an sud-sud-est, jusqu'a onze heures trente minutes, que la direction de notre route passe au sud-sud-ouest, pour revcnir a onze heures quarante-huit minutes seulement, au sud- sud-est. A onze heures cinquantc-deux minutes, nous nous arretons cnfin pour dejeuner, aupres d'une grotte qui traverse, dit-on, la montagne de Sodomc d'un flanc h 1'autre, et qui s'appelle cl-Morharrah , c'est-a-dire tout simplement la grotte. Dans cette grotte, nous dit Abou-Daouk, se refugient les voleurs habitues a detrousser les rares passants qui s'aventurent dans ce pays. Pauvres voleurs! ils doivent faire maigre chere , s'ils ne vivent que du fruit de leurs rapines! Danstous les cas, ils ont une tristc demeure dans la grotte devant laquclle nous voici arretes, pour manger quelques poules etiques et du pain moisi. Un mot maintenant sur 1' aspect general de la montagne de Sel. Le djebel-el-Melehh ou djebel-Sdoum presente une masse compacte de sel gemme, dont la hauteur varie, mais ne de- passe guere cent metres. Sa teinte est grisatre, mais certaines couches superposees sont colorces en vert et en rouge. Au sommet, le sel est reconvert d'une couche argileuse d'un blanc sale. En quelques points on distingue tres-nettement sur la montagne, des mamelons de sable verdMre de meme nature que ceux que nous avons deja tant de fois rencontres, a partir de Sebbeh. Tout le flanc que nous venons de longer presente de nombreuses fissures creusees par les eaux de I'hiver, ct des eboulements (Considerables. Kn beaucoup de i52 VOYAGE EN SYRIE points pnraisscnt d'enormes aiguilles de sel , dont Tune aura certainoment etc prise par Ic capitaine Lynch, pour le fameux pilier de sel qui s'est substitue a la femme de Loth, lors de la catastrophe de Sodome. Toutes les masses ebranlees, et celles qui ticnnent encore a la montagne, ont leur superficie profon- demcnt sillonnee a aretes obtuses, par les pluies qui de temps en temps vicnnent en dissoudre la surface. Enfm partout ou la roche surplombe, sa partie inferieure est tapissee de veritablcs stalactites de sel. Quant au pilier de sel , public par le capi- taine Lynch, il ressemble a tout ce qu'on voudra, excepte a la montagne de Sodome. Est-il possible de se rendre compte de la mort de la femme de Loth? je le crois. Voici du moins comment je 1'expli- querais. Au moment meme ou s'est opere le soulevement de cette montagne enorme, des eboulements du genre de ceux dont nous avons a chaque pas reconnu la presence, ont du avoir lieu sur toute 1'etendue de cette masse profondement ebranlee. La femme de Loth s'etant attardee , soit par curio- site, soit par terreur, aura ete ecrasee par un de ces rocs roulant du haut en bas de la montagne , et quand Loth et ses enfants se seront retournes, ils n'auront plus vu a la place ou s'etait arretee la malheureuse femme, que la roche de sel qui avait reconvert son corps. On donnera toutes les expli- cations que Ton voudra de cette mort, mais je me declare bien decide , maintenant que j'ai vu les lieux , a m'en tenir a celle que je viens de hasarder et que je ne pretends nean- moins imposer a personne. A midi trente-six minutes nous remontons a cheval et nous nous dirigeons en bon ordre au sud-sud-est. A peine som- mes-nous en marche depuis deux ou trois minutes, a 1' entree d'une plaine eiTondree et tout efflorcscente , qu'un mouvement inaccoutume se manifeste dans notre caravane. Abou-Daouk I«T AUTDUR DE LA MER MORTE. 253 et les autrcs cavaliers partent an galop. Hamdan, qui est de- venu pale comme un m(3rt, les suit presque aussitot, et tous nos fantassins qui se sont depeches de tirer leurs fusils de dessus leurs epaules, et de retrousser leurs chemises, afin d' avoir tous leurs mouvements libres , vont en hate se ranger autour de leurs scheikhs respectifs. L'un d'eux , qui etait reste un peu en arriere, court a toutes jambes, en appretant son arme, pro- bablement afin de ne pas etre accuse de s'etre attarde volon- tairement en ce moment. « Ou'est-ce done? dis-je a Mohammed qui s'est rapproche de moi et qui a, comme tous les autres, saisi son fusil. - - Tu les vois bien. -- Qui? — Des voleurs! Ce sont les Ahouethat ! » Je declare qu'en ce moment je ne voyais absolument rien , et que ce ne fut que quelques minutes apres, que j'apercus une trentaine d'hommes a pied, de fort mauvaise mine, presque nus, mais armes de fusils a meche, de yataghans et de dabbous ou massues de bois dur. Evidem- ment nous faisions la une mauvaise rencontre. En un clin d'reil tous nos fusils furent armes, et tous nos pistolets disposes a portee de la main. Nos mulcts de charge et nos moukres se tenant reunis a quelques pas derriere nous , n'avancaient qu'a contre-co3ur. Lorsque Abou-Daouk arriva pres des bandits, tous e"taient assis sur un petit revers de la greve, caressant de la main les armes qu'ils avaient appor- tees. Un colloque s'^tait deja etabli entre eux, lorsque nous arrivames nous-memes en peloton serr^, sur le lieu de la scene. A la vue de nos fusils a deux coups , et de la foule de pistolets dont nous etions munis , les coquins jugerent plus prudent de se dispenser de nous attaquer. Abou-Daouk leur avait dit : Je vous donne une demi-minute pour etre tues jusqu'au dernier ; et quand ils furent convaincus que la chose etait extremement probable, ils changerent de ton. Se levant alors, chacun d'eux s'approcha de Tun de nos hommes, colla o-ii VOYAGE EN SYH1E son front ('outre le sien, on lui prcimnt la main, et 1'em- brassa ensuile a Irois ou quatre reprises, comme aurait fait le plus tendre frere. 11 etait alors midi quarantc-ncuf minutes. Les projets hostiles une Ibis mis de cote , nos nouveaux amis nous offrirent 1'hos- pilalite dans leur campement, et nous ne savions trop encore si nous devious accepter, quand deux nouveaux cavaliers accou- rant sur nous a fond de train, vinrent se meler a la conversa- tion ; c'etaicnt le frere d'Abou-Daouk et un jeune homme de vingt-cinq a vingt-six ans, nomme Sellam-el-Lahman, scheikh des voleurs avec lesquels nous venions de fa ire connaissance. Le frere d'Abou-Daouk, ainsi que je 1'ai deja dit, avait pris les devants, pour aller sender les dispositions des tribus etablies de I'autre cote de la mer Morte, dans le Rhor-Safieh ou nous voulions aller camper ce soir meme. Les premiers etres vivants ([u'il avait rencontres, etaient ces Ahouethat, dont les tentes etaient dressees dans le Rhor, a la sortie meme de la plaine fangcuse qui se deroulait devant nous et que nous avions a traverscr. 11 s' etait naturellement adresse a leur scheikh Sel- lam qui avait consenti a nous recevoir dans son campement, grace a 1'appat d'un bakhchich. Scsfideles sujets avaient alors declare qu'ils en voulaient leur part; que sinon ils viendraient au-devant de nous, pour nous attaquer, nous tuer et nous depouiller. - - Vous n'aurez rien du tout, leur avait repondu Sellam ; allez , et grand bien vous fasse ! Les bons avis du frere d'Abou-Uaouk avaient decide Sellam a ne pas se meler d'une attaque ou tousses homines s6 feraient infailliblement casser la tete, et voila pourquoi ses subordoniies etaient arrives les premiers, au point ou ils comptaient bien se divertir a nos depens. J'ai dit comment leur mauvais vou- loir avait etc de courte duree, et comment ces braves gens avaient eu le bon gout de preferer la paix a la guerre. RT AUTOUR I>E LA MEK MOKTE 255 Sol I am vint droit a moi, apresquelquesrnotsjetes a ses ban- dits , et (juc je n'entendis pas ; me prenant alors delicatement le bout de la barbe, il me la baisa le plus reverencieusement du monde en m'appelant son pere, puis le drole se mil a caraco- ler et a i'aire de la fantasia, en nous souriant a tous de 1'air le plus galant. 11 etait monte a poll, sur Line petite bete baie- brune, qui n'avait pour harnachement qu'un mauvais bout de licelle , et qu'il maniait avec une agilite merveilleuse. Sellam n'avait qu'une courte chemise de toile grise et un kafieh. Sur son (lane gauche etait attache un yataghan a lame droite, engaine entre deux plaques de bois reliees par des ficelles. Ouelque mi- serable que tut 1'accoutrement de ce scheikh, je dois avouer qu'il avait la meilleure grace du monde, et que tous ses mou- vements se mariaient si bien a ceux de son petit cheval , que tons deux semblaient un fragment vivant des frises du Par- thenon. Tout ce que je viens. de raconter se passa en quatre minutes, et a midi ciii([uante-trois minutes, nous nous remimes en marclie, droit a travers la plaine qui s'ouvrait devant nous, et vers le sud-sud-ouest. Le flanc de la montagne de Sel etait alors a. cent metres sur notre droite ; nous la longeames ainsi en nous eloignantde son pied, jusqu'a une heure vingt-six minutes, que nous nous trouvames vis-a-vis son extremite sud, et a huit cents metres de cette extremite. Au dela recommenQaicnt les eternels mamelons de sable verdatre, si semblables a des ruines. Le terrain sur lequel nous avancions avec difficulte etait fangeux, et formait une plaine eiTondree, absolument nue, etdepouilleede toute apparencede vegetation. Cette plaine c'est la Sabkhah (la plaine de boue salee). A une heure trente et une minutes , nous coupames un large lit de riviere ou il y avait beaucoup d'eau; c'est sans doute l'Ouad-el-Fekreh de M. de Bertou; mais aucun Arabe ne me -256 VOYAGE EN SYR IE ivprta ce noin qu'il ne connaissait pas. Ce cours d'eau et ceux ((lie nous rencontrames un peu plus loin , se nomment parmi (nix ech-Chothnah (les impetueux). Une fois sur 1'autre rive, nous avons tourne a 1'est-sud-est, puis immediatement a Test ; it etait alors une heurc trente-trois minutes. A ce moment tous les Ahouethat, sauf leur scheikh Sellam, nous out quittes, et allongeant vigoureusement le pas, ils ont rcgagne, beaucoupplusrapidement que nous, la rive orientate de la mer Morte. Un immense fourre de roseaux est a quelques kilometres devant nous; ce fourre separe la Sabkhah du Rhor- Safieh , et c'est la qu'est etabli le campement de nos nouveaux amis , dans le devouement desquels nous n'avons pas. encore, je 1'avoue, une confiance illimitee. Sellam ne cesse de faire de la fantasia autour de nous , en nous prodiguant les protestations les plus merveilleuses; mais je vois, a la figure un peu soucieuse d'Abou-Daouk et de Hamdan, que les belles phrases de Sellam sont une monnaie de peu de valeur, et (J'instinct nous compre- nons tous que nous ferons bien de nous tenir dorenavant un peu mieux encore sur le qui-vive. A notre droite nous avons une chaine de collines elevees qui bornent au sud la Sabkhah dans laquelle nous sommes enga- ges. Le pied de ces collines semble boise, autant que nous en pouvons juger a une distance de dix kilometres au moins, et les arbres que nous apercevons forment evidemment la con- tinuation du taillis qui recouvre le Rhor-Safieh place" devant nous. A une heure quarante-sept minutes, a une heure cinquante- six minutes, a une heure cinquante-neuf minutes, a deux heures une minute, et enfm a deux heures douze minutes , nous tra- versons de nouveaux cours d'eau : tous sont assez rapides et coulent directement du sud au nord, c'est-a-dire qu'ils vont se jeter dans la mer Morte. Le sol, sur lequel nous n'avancons ET AUTOUR DE LA MER MORTK. 257 qu'avec de grandes difficultes, est profondement detrempe" et glissant comme du savon ; les pieds de nos chevaux s'y enfon- centjusqu'au boulet, et les malheureuses betes ont toutes les peines du monde a se degager de la fange tenacedans laquelle elles s'englucnt a chaque pas. Nous avons soin de marcher les uns derriere les autres et de suivre exactement la piste tracee par nos cavaliers arabes. Cette precaution est fort sage, car les fondrieres abondent dans cette plaine desolee, et il serait tort desagreable de s'y embourber pour tout de bon. A deux heures trente-six minutes, nous faisons un crochet, pour couper un nouveau cours d'eau tres- considerable qui coule du sud-ouest au nord-est. A deux heures trente-sept minutes, nous cheminons de nouveau a Test, et a deux heures quarante-neuf minutes, nous entrons dans les roseaux qui sont d'une hauteur immense et tellement serres, que nous avons besoin de prendre de grandes precautions pour ne pas nous separer les uns des autres. Les Ahouethat auraient beau jeu pour nous tuer la dedans jusqu'au dernier, si 1'envie leur en venait, et je confesse que nous nous preoccupons un peu du parti qu'ils ont pris de nous laisser en route , et de courir se jeter dans ces roseaux maudits oil nous n'avancons qu'au hasard, et en ne voyant qu'a grand' peine le cavalier qui nous precede et celui qui nous suit. Au bout de quelques minutes les roseaux disparaissent, le terrain se raffermit un peu, et nous entrons pour tout de bon dans le Rhor-Safieh. Cette fois nous sommes dans une veritable foret ; mais quelle etrange foret ! Elle se compose de faisceaux de minces troncs d'arbres, entrelaces et serre"s les uns contre les autres, comme les batons d'un fagot; des milliersde branches herissees d'epines, s'entortillent, grimpent et retombent dans tous les sens, autour de ces bouquets inextricables formant d'innombrables massifs de quelques pieds de diametre, mas- _>.;s VOYAGE EN SYRIE sits qu'il ost impossible de cotoyer sans y laisser accrocheo qiiolquo partie do son costume. Dans les intervalles des bou- quets d'arbres, la terre humide et grasse est couverte de tiges drssechees do doura, chaumes gigantesques de la moisson dcrniere; partout le sol est profondement fouille par les san- gliers qui abondcnt dans le Rhor et qui y vivent comme ils pouvent, en se garant des pantheres. Sur toutes les hautes branches sont perchees de delicieuses petitestourterelles roses, qui nous regardent passer sans se preoccuper autrement de notre presence ; il est clair que ces jolis oiseaux vivent en bonne intelligence avec les Bedouins. Par-ci par-la des colibris, a la collerette de rubis et d'eineraude, voltigent d'arbre en arbre, bien plutot deranges par le bruit que nous faisons en chemi- nant a travers les tiges seches, qu'effrayes par la venue d'un danger connu. Nous voila done decidement cette fois dans un monde tout nouveau pour nous; nos chasseurs voudraient bien se donner le plaisir d'abattre quelques-uns des oiseaux que nous admirons; mais j'ai formellement interdit les coups de fusil, car il suffirait du plus leger malentendu pour amener ici (juelque facheuse collision. D'ailleurs nous voyons sans cesse courir sur nos flancs, a travers les petites clairieres plantees de doura, des troupes de Bedouins armes, et en ce moment nous ne savons pas trop si ce sont des amis, ou des ennemis qui attendent une bonne occasion de nous envoyer a chacun une balle. Nous nous tenons done sur nos gardes , bien que le scheikh Sellam continue a faire de la fantasia, en ne s'arretant que pour venir me prendre delicatement la barbe, du bout de ses doigts qu'il baise ensuite avec respect. Enfm nous arrivons a un espace de la foret ou les arbres ont ete haches par les hommes et les betes; dans tous les sens de petites tentes noires, hautes de trois ou quatre pieds au plus, sont KT A U TOUR DE LA MKU MORTE. 25 Ji accrochees aux broussailles, et nous mettons enfin pied a terre dans unc clairiere placee au centre du campement : e'est la place puhlique de la cite presente des Ahouethat. (V. pi. xv.) Les hommes qui longeaient au pas de course notre colonne en marche, arrivent en meme temps que nous : ce sont nos Thaamera et nos Djahalin qui, redoutant une embuscade, battaient les buissons a droite et a gauche, en eclaireurs ha- biles et devoues. A la grace de Dieu ! maintenant nous sommes dans la gueule du loup ; reste a faire tout ce que nous pour- rons, pour nous en tirer avec le moins de desagrement possible. En tin clin d'oeil, Sellam a ramene son petit cheval bai a sa tente , et il est revenu pres de nous , en bondissant a travers les halliers. 11 commence par ecarter assez cavalierement tout son monde , qui nous entoure avec la curiosite de sauvages qui n'ont jamais vu d'Europeens. Parmi eux nous retrouvons toutes les faces patibulaires que nous avions ete" si mediocre- ment flattes de rencontrer au Djebel-el-Melehh , quelques heures auparavant, et entre autres un grand vilain negre auquel , d'un accord unanime mais tacite , nous avions destine* chacun notre premiere balle, tant il avait, plus que tous ses compagnons, une tournure desobligeante. Tout ce monde-la est reste en armes. Nous imitons ce bon exemple , et nous faisons admirer aux plus curieux nos pistolets et nos fusils, pendant que nos tentes se dressent. Sellam se hate de tracer autour de notre camp une ligne qu'il defend de franchir a ses subordonn&s , et ceci fait, il nous (lit que dans cette enceinte, nous sommes sous sa protection,, que nous n'avons absolument rien a craindre et qu'il ne nous sera rien derobe. Eftectivernent , les Ahouethat respectent nos limites, et bien qu'ils encombrent tons les abords de notre gite et nous fassent voir beaucoup trop de figures pen gracieuses, 260 VUVAGK EN SY1UE nous on venous assez proniptcment a nous accoutumer a cette curiosite tenace. Ouelques minutes apres, Sellam se remontre a nous, trai- iiant par les oreilles deux moutons qu'il m'offre en present et qu'il se dispose a egorger a mes pieds pour me faire hon- ncur, ; mais jc le prie d'aller exercer plus loin son metier de houcher. I n pen plus loin, pour lui c'est trois pas, ft ce qu'il parait ; car il se met tres-rondement a 1'oeuvre, avec 1' assistance dc deux on trois bandits de meme farine, et en quelques ins- tants, les carcasses toutes pantelantes des deux pauvres betes sont livrees a. Matteo, a la vive satisfaction de nos Arabes qui voient enfin poindre le festin toujours promis, et jusqu'ici tou- jours remis ci une occasion prochaine qui ne venait jamais. Apres son cadeau de moutons , Sellam , qui connait a mer- veille, comme on le voit, les devoirs de 1'hospitalite biblique, revient encore une fois suivi de son fils, petit bambin de trois on quatre ans, court-vetu comme monsieur son pere, et portant entre les mains une ecuelle de bois, crasseuse outre mesure, mais remplie de lait de chamelle. N'en pas boire, ce serait faire affront & notre hote; je bois done en fermant les yeux, mais sans grimace , et je me hate de faire passer £ la ronde la bienheureuse ecuelle, de laquelle chacun de mes compagnons tire, a son tour, un regal qu'il aurait volontiers laisse tout entier a autrui. Ouand Sellam n'est plus sur notre dos, Hamdan qui n'est pas du tout rassure, nous recommande une prudence et une surveillance infatigables. Abou-Daouk en fait autant; mais sa bonne grosse figure n'a pas perdu un atome de sa serenite habituelle ; son ophtalmie est guerie , c'est done pour le quart d'heure une joie tres-grande qui ne lui laisse pas le temps d'avoir peur. D'ailleurs ce n'est pas son habitude , a ce qu'il parait, et il rit d'aussi bon cceur aujourd'hui qu'hier, en mon- ET AUTOUH I)E LA MER MORTE. 2«>l trant ses deux interminables dents. « Tu es chez d'aflreux coquins , me dit-il ; tous ces Ahouethat sont des voleurs de premiere qualite, mais nous les empecherons hien de te prendre qiioi que ce soil; seulement, ne fais pas de promenade loin du camp; il pourrait t'arrivcr malheur. » Hamdan, dont la physio- nomie est singulierement pale et souffreteuse, a juge a propos de quitter son turban, et il s'est embedouine du mieux qu'il a pu, en se servant du kafieh a la methode de nos notes, c'est-a- dire en s'en couvrant la tete et en le reliant autour de son tar- bouch avec une corde de poil de chameau. Pendan^, qu'on dresse nos tentes , les homines de notre escorte exploitent le taillis et font la provision de bois necessaire pour les feux de notre cuisine et des bivouacs. Nos deux mou- tons se rotissent grand train, et Edouard, Philippe et moi, nous profitons de ce moment de liberte', pour faire, dans le fourre qui entoure notre camp, une riche moisson botanique. lei rasclepias procera reparait en enorme quantite ; melee aux ?ieubq et aux dreq , etc. , etc. , tous arbres que nous connais- sons fort peu en Europe. Parmi les buissons , je trouvc encore une charmante petite cucurbitacee, a fruit long, a feuillage et a tige rudes au toucher comme une rape, qui court de branche en branche et s'y cramponne si bien, qu'il est tres-difficile d'en extraire des echantillons. Enfin Tindigotier pullule. Notre herborisation n'est pas de longue duree; car chaque fois que nous sommes a dix pas des tentes , un de nos ThAa- mera ou de nos Djahalin court nous supplier de rentrer et de ne pas nous exposer a quelque mesaventure. Nous serions bien tentes de ne pas trop tenir compte de ces avertissements que nous regardons dejci comme inutiles, tant on est prompt a ne croire au danger que lorsqu'il est arrive; mais le jour baisse rapidement, et nous nous decidons alors a regagner pour tout de bon notre camp. 2{)-> VOYAGE EN SYHIE Ine Ibis revenus, nous nous extasions niaisement sur F ad- mirable hospitalite des Ahouethat ; ce sont de bien braves g-ens , disons-nous a qui mieux mieux ; et que ces mceurs sont touehantes! commc elles sont identiques avec tout ce que nous apprend la Bible! nous somnies en pleine vie de patriarches; c'est admirable ! etc. , etc. Je fais grace au lecteur de nos elans d'cnthousiasme, car nous eussions ete mieux avises de nous emerveiller un peu moins na'ivement. Somme toute, voila encore une journee qui s'est passee sans autre chose qu'une alerte insignifiante , et nous nous figurons (jue ce sera toujours comme cela ; confiance qui nous honorait et dont nous n'avons pas tarde a revenir, en appreciant plus sainement les homines et les mceurs a qui nous avions a faire. Apres le diner, qui s'est passe fort gaiment, nous avons travaille, comme de coutume, a mettre en ordre nos notes et nos conquetes de la journee; puis nous avons dormi sans la moindre inquietude. Seulementje fais une remarque : c'estque notre petite armee qui, a Sebbeh, chantait et dansait de joie a la seule annonce d'un mouton qui n'etait pas venu, ne danse et nc chante pas ce soir, que le mouton a ete devore par elle. Personne ne dort autour des feux; decidement il parait que notre position est moins riante ici que de 1'autre cote de la mer Morte., 13 JANVIER. Au petit jour, nous etions debout et nous avions retrouve, au reveil , nos idees couleur de rose de la soiree precedente. \lalheureusement, nous ne devions pas tarder a voir le revers de la medaille, c'est-a-dire £ experimenter la partie vereuse des mt charges. Tout etait done pret pour le depart. Les trois scheikhs coururent a leur tente, prirent leur lance, sau- ti>mit a cluwal, et, a neuf heures et demie, nous etions en marches tout heureux d'avoir encore vaincu une difficulte qui pouvait devenir fort serieuse. J'arrive bien vite a notre itine- raire de la journee. En sortant, a neuf heures trente-deux minutes, du campement des Beni-Sakhar, nous nous dirigeons un peu obliquement vers la montagne, c'est-a-dire a peu pres directement a Test. Nous sommes toujours dans le Rhor-Safieh ; mais en quelques minutes nous sommes hors de la foret, et nous entrons dans la plaine sablonneuse ou la veille nous etions alles faire une pro- menade. A onze heures seize minutes, apres quelques instants de lialte , nons marchons au nord-est. Une plaine de deux mille metres de largeur nous separe alors de la moutagne, qui est formee de roches noires , dechirees , et qui semblent avoir subi 1' action du feu le plus vif. Derriere cette montagne noire, est une autre montagne beaucoup plus elevee, formee de roches rougeatres, et nommee le Djebel-A'acy. A dix heures vingt-deux minutes, nous sommes justement en face du sommet le plus eleve du Djebel-A'acy. A notre gauche, I'horizon est borne par le Djebel-es-Sofa et par le Djebel-ez-Zouera , en avant desquels se detache la masse du Djebel-el-Melehh. A dix heures trente minutes, nous sommes en face de la pointe sud de la mer Morte, et a notre droite, la montagne noire n'est plus qu'a quinze cents metres. Nous marchons toujours au nord-est, et 1'axe de la montagne converge avec la direction que nous suivons , de telle facon qu'a dix heures trente-cinq minutes, nous ne sommes plus eloignes que de (fiiatrc a cinq cents metres du pied des rochers. Nous chemi- ET A U TOUR I)E LA MEH MOKTE. 276me transcrit Bcnnmerium le nom de cette localite. II y a si pres de Benna- marim a en-Nemai'reh , que je ne doute pas que la localite" 288 VOYAGE EN SYR1E moabitique, dont il s'agit dans ce passage, n'ait ete reelle- niiMit un village peu important, bati sur 1'emplacement des mines de Seboim. Dans tous les cas, ce ne peut etre la JNimrim situee sur la rive orientale du Jourdain , a vingt lieues de la , qui a ete designee dans le passage d'Eusebe. Gelle-la est an nord de Jericho , et Eusebe ne se serait certainement pas servi de 1'indication an nord de Zouera, pour en fixer la position. 11 est un autre village nomme AouaO , qu'Eusebe place [A£Ta;-j ApoTCoXsw; -/cat. 2oop£v, entre Areopolis ( Rabbat-Moab , er-Rabbah) et Zouera. L'emplacement d'en-Nemaireh convien- drait bien a celui de Loueith; car la route ancienne d'er- Rabbah a Zouera passe par rOuad-ebni-Hammid. Mais il y a d'autres ruines dont je parlerai un peu plus loin, qui peuvent revendiquer 1'honneur d'avoir appartenu a la Loueith d'Eusebe. En resume, nous restons, a la premiere vue, dans le doute le plus complet sur 1' identification de ces vastes ruines, et je dirai a 1'avance que ce fut au retour, et apres avoir traverse le cratere effrayant qui domine cette localite, qu'en y revenant a travers d'autres ruines qui jonchent le sol du Talaa-Semaan auSebaan, je fus tout naturellement conduit a penserque nous foulions 1' emplacement de la Seboi'm de 1'ficriture. Je n'ajouterai plus qu'un mot, c'est que ces ruines signalees par Irby et Mangles, et revues depuis par Lynch, ont ete prises a tort par ces voyageurs, pour les ruines de Zoar. II suffit de lire, dans la Genese, la narration qui concerne la catastrophe de Sodome et la fuite de Loth , pour demeurer parfaitement con- vaincu que Zoar, ou Loth , parti de Sodome au point du jour, arriva lorsque le soleil se montrait, ne peut en aucune facon etre recherchee sur 1' autre rive de la mer Morte et encore moins au KharbeWen-NemaTreh. Car, meme en adoptant Thypothese absurde et insoutenable de 1'apparition subite de la mer Morte , il n'y en aurait pas moins quelques lieues de distance, a vol ET AUTOUR DK LA MER MORTE. 289 d'oiseau , entre Sodome et la pretendue Zoar. Ouelque rapide qu'eut ete la cour8e de Loth et de ses filles, il leur eut ete tout a fait impossible de faire la dixieme partie du chemin qui sepa- rait ces deux points, dans 1'espace de temps qui s'ecoule, en ce pays, entre 1'aube et le lever du soleil. C'est done une question jugee et sur le compte de laquelle peuvent se tromper, en le voulant bien toutefois, ceux-la seulement qui n'ont pas visite les lieux. Pour ma part, aujourd'hui que je crois connaitre aussi bien que personne , les rivages de la mer Morte et les con- trees voisines, je suis convaincu que ce sont bien Seboi'm qu'il faut voir aux ruines de Talaa-Sebadn , et Bennamarim au Kharbet-en-Nemai'reh qui se rattache evidemment aux ruines de Seboi'm. Enfin, a en juger par 1'enorme etendue des ruines, Seboi'm etait une ville pour le moins aussi grande que Sodome. Plus tard j'ai retrouve 1' emplacement certain de Gomorrhe, emplacement visite par bien des pelerins, et toujours meconnu jusqu'a ce jour. Mais n'anticipons pas. Notre nuit a etc" excellente, et le repos nous a rendu notre ardeur et notre gaiete. En verite, tout jusqu'ici nous reussit a souhait, et nous devons etre reconnaissants envers la Provi- dence qui nous protege manifestement et se charge d'aplanir, devant nous, toutes les difficult^ d'un semblable voyage. 15 JANVIER. Ce matin au point du jour, j'ai pris une ample se>ie de re- coupements sur tous les points importants des deux rives de la mer Morte, et j'ai, en recueillant bon nombre de denomina- tions, demande le plus possible de renseignements aux Beni- Sakhar, chez lesquels nous venons de loger. Nous sommes ici sur la presqu'ile nomme'e de toute antiquite", comme aujourd'hui, el-Lican — la langue. — Dans l'£criture- 290 VOYAGE EN SYR IK S.iinto, en eflet, nous en trouvons la mention dans le verset 2 dii rhapitre \v de Josue, oil il est question deslimites du terri- loiro do la tribu deJuda : « Lour limite au sud partit de 1'extre- mite do la mer Salee, depuis la Langue qui tourne versle sud. » II no me parait pas vraisemblable que 1'ecrivain sacre ait designe par la langue ( ;itt"?n ) , le golfe de bas-fonds qui forme la pointe sud de la mer Morte; car alors cette limite eut t'orcement traverse" ou longe la montagne de Sel, dont il n'est pas question. J'aime mieux y voir le Lican actuel des Ara- bes, c' est -a -dire la pointe sud de la presqu'ile. A quoibon, dans le cas contraire, designer de deux facons differentes 1'ex- tremite de la mer? Dans un ecrit aussi concis, une seule desi- gnation suffisait. Je pense done que 1'ecrivain sacre a voulu dire que la limite meridionale du territoire de Juda, partait, vers 1'extremite de la mer Salee, de la langue qui regarde le sud, c'est-a-dire d'un point situe vis-a-vis de la presqu'ile. Ge qui semble le prouver, c'est que le. verset suivant dit que de ce point, la limite va vers le cote du sud, a la montee d'Akrabim. La montee d'Akrabim, ou des Scorpions, peut tres-bien etre l'Ouad-ez-Zouera, comme M. de Bertou 1'a deja pense. Pour revenir du fond de la mer Morte a TOuad-ez-Zouera, il aurait fallu longer la montagne de Sel en remontant au nord , et il n'est pas parle de cela. D'ailleurs, quand dans le verset 5 du meme chapitre, il est question de la limite septentrionale de la meme tribu, nous lisons : Et la limite, a 1' orient, est la mer Salee jusqu'a 1'extremite du Jourdain , et la limite du cote du nord , depuis la langue de mer de 1'extremite du Jourdain ( piTi ns:pc a^n yvhs ). De ce que la le golfe nord est nomine" explicitement la langue de mer, j'en conclus que plus haut, lorsque nous ne trouvions que le nom pttfl?n, la- langue, non specific par 1'adjonction precise du mot D^n, de la mer, il est r^ellement question d'une langue de RT A I'TOt; K |)E LA MKU MOKTK. 2 dos a la direction que nous suivions precedemment , et en niarehant a 1'ouest, nous arrivons a deux heures precises a un second plateau, sur lequel se montrent toiijours les traces de la voie antique rencontree par nous, pendant toute la journee. A partir de ce moment, nous cheminons directement au sud, a travers des decombres qui couvrent le terrain et le flanc de la montagne placee a notre gauche. A droite, et a quinze metres seulement, est un large tertre couvert de mines; c'est le Kharbet-el-Hafayeh. La evidemment a existe une ville antique. Apres avoir coupe, a sa naissance, un ravin qui va s'elargissant et plongeant rapidement vers 1'ouest, nous conti- nuons a marcher sur un beau plateau verdoyant et couvert de mines. C'est d'abord un cimetiere arabe forme de monceaux de pierres, que nous traversons, puis nous apercevons, au pied de la montagne a pic qui est a notre gauche, des murs anti- ques de soutenement, formes de tres-grosses pierres non tail- lees. A notre droite, le plateau n'a guere que cent cinquante metres de large, etque quatre-vingts metres de long. A gauche, les mines se montrent partout. Enfm, a deux heures vingt-six minutes, nous nous arretons au pied d'un monticule crayeux, centre lequel nous faisons dresser nos tentes. Le vent est violent et froid, et le contraste de la temperature d'aujourd'hui, comparee k celle d'hier, nous est on ne peut plus desagreable. Heureusement, le monticule au pied duquel nous sommes etablis, nous abrite un peu contre les aigres rafales qui nous glacent. Une fois que nous sommes installesdans notre nouveau gite, nous commencons, comme d'habitude, h battre le terrain, pour recueillir des insectes et des plantes. Nous sommes pour- tant un peu pre"occupes de 1' absence de nos scheikhs et de notre escorte , absence que nous avons peine a nous expliquer ; notre preoccupation ne fait que se developper d'une facon assez ET AL'TOUR DE LA MER MOHTE. 3 la route que nous suivions suffisaient bienen effet pour captiver toute mon attention. A neut' heures quarante et une minutes, le terrain s'eleve insensiblement, et nous quittons 1'allee de pierres, pour rentrer aussitot dans les ruines. Ce sont des fondations de murs d'une grande longueur, qui se recoupent en tous sens, mais dont (juelques-uns torment la continuation de 1'allee de pierres. Ces ruines, qui se nornment Kharbet-Emraah , ont pres d'un kilometre d'etendue, et nous n'en sortons qu'a neuf heures cinquante minutes. Notre route , clepuis notre sortie de Sarfah, est restee invariablement au nord-est. L'Ouad-ebni-Hammid est en ce moment a deux kilometres sur notre droite. A neuf heures cinquante sept minutes, les ruines recommen- cent, et cellesque nous traversons alors, portent le nomparti- culier de Redjom-el-Hammah (le monceau des bains, ou de la source chaude?). A dix heures deux minutes, nous voyons, a notre droite, des ruines immenses, et a notre gauche, a cent cinquante metres environ , un nouvel amas de decombres nomine Redjom-en-Nousah (je ne suis pas bien sur de ce nom). Des traces d'allees de pierres reparaissent, et nous nous dirigeons alors vers un ravin, abrite par un plateau de deux cents metres de large, et couvert de ruines enormes qui sont aussi nominees Kharbet-Emraah. lei nous voyons des pans de murs en belles pierres de taille et des constructions probablement romaines, qui garnissent, sur le ravin, lesaillant du plateau d'Emraah. La direction du ravin est generalement du sud au nord. 11 est peu profond, d'une dizaine de metres au plus, mais cela suffit pour nous garantir du vent, qui ne cesse de souffler avec rage depuis hier, et qui nous fatigue extre"mement. Nous nous hatons de dejeuner en ce point, et, a onze heures precises, apres une halte de trois quarts d'heure, nous remontons a die- KT AUTOUR DE LA MEK MORTE. 3?:i val. Nous traversons alors des ruines enormes, desquelles nous sortons a onze heuros neuf minutes, ct (jui couvrent lo plateau formant le revers droit de 1'ouad dans lequel nous avons dejeune. Nous avons repris notrc marche au nord-est, et, au sortir des mines d'Emraah, nous retrouvons une all^e de pierres, qui traverse une portion de terrain cultive etsans mines appa rentes. Ce terrain longe d'assez presun ouad large et tres- profond, sur le flanc duquel les ruines recommencent a se montrer, des onze heures quinze minutes. A partir de ce mo- ment, les traces de murs en blocs de lave non equarris sont innombrables, et la route sur laquelle nous cheminons, est con- stamment bordee de blocs fiches, formant deux rangees paral- leles, que recoupent, a droite, les murs ruines que je viens de signaler; a gauche, les traces de muraille ne paraissent que tres-rarement, a cause du peu de largeur du terrain : 1'allee que nous suivons n'est plus, en eflet, separee de Touad que de quelques metres. Quant a cet ouad, il parait avoir environ cent cinquante metres de largeur; il se dirige vers le nord-est, et se nomme I'Ouad-ech-Cheqiq (la vallee fendue). A onze heures trente minutes, nous marchons directement au nord; et, a onze heures trente-cinq minutes, nous rencon- trons un puits creuse au milieu de longues files de murailles placees, en ce moment, a droite et £ gauche de la route que nous suivons, parce que la crete de rOuad-ech-Chcqiq £tant alors a environ cinquante metres de cette route, le terrain que nous avons a notre gauche a pu recevoir des constructions. A partir de ce point, nous tournons directement a I'ouest, et nous arrivons, a onze heures quarante minutes, au pied d'un monti- cule arrondi, forme de blocs de lave equarris, en partie recou- verts de terre, et qui semblent former la base d'une petite tour ronde. Cette ruine se nomme le Redjom-el-Aabed (le monceau de Tesclave) , et quand j'y arrive, je trouve mes Bedouins asMs 32t VOYAGE EN SYR IE mijmV (run gros bloc do lave, qu'ils me montrent du doigt. « Rogarde, me disent-ils, voila unepierre comme celles que tu cherches! » Je regarde, et je me trouve en face d'une magnifique stele en lave noire compacte, representant un bas-relief d'une anti- quite ([ue je ne me permettrai pas de fixer, meme approxima- tivernent. C'est une figure aussi haute que nature, dont toute la partie inferieure manque ci partir des genoux , et qui , toute mutilee qu'elle est ainsi, oll're un monument d'art inappre- ciable. A coup sur, nous sommes en face d'une sculpture moa- bite. Un personnage, la tete coilfee d'un casque de forme assy- rienne, tient £ deux mains un javelot a large fer, dont il semble frapper un homme qui devrait etre a ses genoux. Le haut du corps est nu, mais, a partir des hanches jusqu'aux genoux, il est enveloppe d'une petite tunique courte, completement ana- logue ft la tunique des Egyptiens. Sur 1'epaule droite du per- sonnage, et derriere son dos, estsuspendu un arc recourbe, sans corde apparente. Derriere le guerrier, est une figure de lion de petite dimension, et qui ne peut etre evidemment que le montantd'un trorie, precisement a cause de sa taille exigue. Le relief est considerable, le mouvement de la figure est bien accentue, meme d'une energie sauvage1. Au premier coup d'oeil , il est impossible de n'y pas recon- naitre une oeuvre hybride, dans laquelle se refletent a la fois 1'art egyptien et 1'art assyrien. On peut juger facilement de ma joie a la vue de ce tresor. Cette joie, je la laisse eclater sous les yeux des Bedouins qui m'entourent; j'exprime niaisement mon desir de m'approprier ce morceau de sculpture , pour 1'enle- vement duquel j'olfre sottement douze cents piastres; et je m'apercois trop tard , que malgre la reserve que je m'etais 1. Voyez pi. XVIH. ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 325 bien promis de conserver en toute circonstance, j'ai complete- ment gate rnon affaire, et que je serai certaincment condamne a laisser la ce precieux bas-relief. 4 poine ai-je parle des douze cents piastres, que les histoires dc tresor resonnent autour de moi. Les Beni-Hammid, qui hahitent le pays, sent les premiers a mettre en avant des contes de la force du suivant : Tous les ans, et le meme jour de 1'annee, quelqu'un de la tribu trouve une piece d'or, un dynar, an Redjom-el-Aabed, et sous la pierre que je viens d' admirer comme un enfant, au lieu de la deprecier ouvertement. Done ce bloc a le ventre plein de pieces d'or, et si je tiens a femporter, c'est que je connais ce qu'il vaut et ce qu'il contient. Je veux alors jouer 1'indiflerence. Je m'eloigne au plus vite du bas- relief, mais je comprends trop tard, je le repete, que j'ai moi-meme etouffe dans Po3uf mon projet de conquerir cet inappreciable morceau. A cent metres plus loin, je fais dresser nos tentes au milieu de ruines enormes et a cote d'une large cave, soutenue par un pilier, et qui servira d'ecurie a nos betes et d'appartement a nos moukres. Les vastes ruines au milieu desquelles nous soinmes campes pour aujourd'hui, sont nominees par les Arabes du pays, Kharbet Fouqoua (les ruines rougeatres) . Sans aucune espece de doute possible , nous sommes ici sur 1'emplacement d'une ville moabite d'une tres-haute antiquite. Le terrain est jonche de debris de poteries peintes et grossieres, completement analogues a ces poteries primitives, retrouve'es a Santonin, dans les terres recouvertes par des couches volcaniques d'un a" ge inconnu. Je ramasse a chaque pas de gros cubes de mosai'que primitive, blancs, noirs et rouges. Nous verrons un peu plus loin quelle est la ville dont nous foulons en ce moment les ruines. Schihan est directement a Test devant nous : c'est une ruine 32H VOYAGE EN SVRIE : i couronne tin monticule isole, ot qtii domino toutc la vaste plaino de Moab; il y a peut-etre la des decouvertes importantes a lain1 : nous avons plusieurs heures de jour a consacrer a cctte course : nous prenons done le parti d'aller immediate- nient a Schihan. Nous laissons a notre monde le soin de dresser les tentes, d'installer nos ba gages et notre cantine, et nous repartons a inidi dix-neuf minutes, sans autre escorte que deux Arabes des Beni-Hammid, qui nous suivent a pied. Nous laissons bientot a notre droite une citerne, et apres avoir traverse des champs cultives, sans decombres, nous arrivons, a travers un nouvel amas de mines, au bord d'un ouad pen profond, garni de ruines snr ses deux revers, et que nous traversons a sa naissance, ou il est barre par quatre ou cinq gros murs cyclopeens, alternes et destines a soutenir les terres, tout en permettant aux eaux pluviales de s'ecouler dans le fond du ravin. Get ouad, qui n'est autre que le prolongement de celui que couronnent a droite et a gauche les ruines au milieu desquelles est assis notre camp, se nomme I'Ouad-Emdebea. Entre notre campement et I'Ouad-Emdebea, nous avons encore suivi une allee de pierres. Au dela de 1'ouad , nous tra- versons de nouveau une petite plaine cultivee, que domine un mamelon fort bas, sur lequel se trouve une citerne entouree de murs construits en blocs de lave. A notre droite , la plaine pre- sente des traces de murailles antiques, jusqu'a perte de vue. Nous marchons alors au nord-est, et a midi trente-cinq minutes, nous sortons des ruines. 4 midi quarante-six minutes, nous rencontrons de'nouveau quelques longues files de murs, par-dessus lesquels nous pas- sons. A midi quarante-huit minutes, la plaine commence a s'elever. A midi cinquante et une minutes, le terrain a notre gauclie presentc de noml)reuses ruines, tandis qu'elles sont fort clair-semecs a droite. A midi cinquante-quatre minutes, ET AUTOUR DE LA MKU MOKTE. 327 nous tournons a 1'cst. et nous rencontrons la base tres-appa- rcntc d'une construction circulaire, probablement d'une tour, au dela dc laquclle reparaissent des murailles nombreuses, dont nous sortons de nouveau a midi cinquante-sept minutes , pour commenccr a gravir la pente fort douce du monticule de Schi- han. A une heure deux minutes, nous rencontrons une citerne creusee dans le roc et entouree d'une muraille. Enfin a une heure six minutes, nous mettons pied a terre a 1'entree de Petrange ruine de Schihan. Pendant notre course, un vanneau avait etc tue par Roth- schild ; nous le donnons a nos deux Beni-Hammid , qui s'em- pressent de le plumer et de le faire rotir tant bien que inal , a 1'aide de quelques broussailles seches qu'ils arrachent et qu'ils allument. Nous leur confions la garde de nos chevaux , et nous commencons immediatement notre exploration de la ruine que nous venons visiter. fitait-ce un temple , etait-ce une forteresse, etait-ce un palais? Je ne me permettrai pas de le decider. Quoi qu'il en soit, voici la description de ce qui reste oe ces antique edifice. C'est un carre dont les quatre faces ont un developpement de cinquante metres. L' entree etait sur la face ouest. Sur celle-ci est une large breche recouverte par un tertre arrondi, cachant peut-elre la base d'une tour, de dix metres de diametre, et auquel aboutit une allee de pierres. Ce tertre arrondi est a vingt-huit metres de Tangle sud-ouest de Pen- ceinte, et a dix-huit metres seulement de P angle nord-ouest. Sur la face gauche, c'est-a-dire sur celle qui regarde le nord, est applique en avant-corps une tour carree, de dix metres dc cote , et dont les angles rentrants sont de chaque cote a vingt metres des angles nord-est et nord-ouest de Penceinte. Les deux faces estet sud sont rectilignes '. 1 . Voyez pi. XVH. 328 VOYAGE EN SYRIE 11 est fort difficile de juger aujourd'hui de la disposition mtorieure, grace aux decombres accumules et aux broussailles ([ui, depuis tant de siecles, ont cache les murs sous des amas de detritus vegetaux. 11 est possible neanmoins de reconnaitre I' emplacement d'une grande salle centrale, au milieu de laquelle parait un puits ouvrant sur une cave ou citerne profonde. A la face est , sont appuyes les murs de refend de deux chambres carrccs; et enfin, parallelement a la face d' entree, on recon- nait les murs d'une salle, dont les faces forment un parallelo- gramme place a la droite de Tentree. Une seconde ouverture, donnantaussi sur une citerne, probablement la meme que la citerne centrale , se voit a droite et en avant du premier puits que j'ai signale. La face nord etait recouverte , a trente metres en avant, d'une muraille parallele a celle de Tedifice, et dont il ne reste que des affleurements; de meme, la face est etait recouverte par un mur semblable, construit & soixante metres en avant. Quelques traces d'autres murailles paralleles a celles de Tedifice, se voient encore vers Tangle nord-ouest et vers Tangle sud-est; mais ce qu'il importe de noter, c'est que sur les faces nord et sud, d'autres murs recoupaient ci angle droit les murs d'enceinte exterieure, et d'autres murs.etablis sur le prolongement des faces meme de Tedifice, de facon a faire de veritables enclos en deca de ces murailles exterieures. Du reste, il n'y a pas la moindre analogie entre la construc- tion des murailles de Tedifice proprement dit et celle des murs d'enceinte. Pour former les faces de Tedifice, le rocher a ete taille et revetu de murs en blocs de lave, tandis que les murs exterieurs ne consistent plus aujourd'hui qu'en arasements formes de blocs de pierre non equarris, c'est-a-dire analogues a tous ces longs murs que nous avons longes et coupes depuis quelques heures. La je retrouve un de res cubes grossiers de mosa'ique, aux- KT AUTOUR DE LA MER MORTE. 329 ([uels je me permets d'attribuer unc antiquite tres-reculee, et sa presence me suffit pour etre convaincuqu'ft Schilian a existe un monument anterieur aux civilisations grecque et romaine, si , comme je le crois fermement, ce ne sont pas les ruines de ce monument lui-meme que nous venous de visitor. Quelques fragments d'architecture , malheureusement en petit nombre, gisent parmi les decombres, et je m'empresse d'en esquisser les profils. Ce sont : 1° un fragment en lave qui formait probablement la base du pilastre lateral d'une porte. Les moulures de cette base de pilastre engage, sont a peu pres semblables a ce que nous fournit 1'architecture classique. 1.1 en est de memo d'un autre fragment de corniche en calcaire gris. Mais ce qui m'interesse surtout au plus haut point, c'cst un chapiteau dc colonne, egalement en calcaire gris, de quarante centimetres de hauteur et de quatre-vingt-cinq centimetres de diametre superieur, tandis que le fut de la colonne n'avait que cinquante-deux centimetres de diametre. C'est bien un chapi- teau ionique, mais de la facture la plus etrange : ainsi, les volutes, qui sont de tres-petite dimension, sont separees par deux oves enormes, et entre les volutes et les oves qui leur sont adjacentes, se presentent des palmettes sur le fut. Certes, un pareil chapiteau n'a qu'une analogic fort eloigne'e avec le cha- piteau ionique , et ceux qui 1'ont taille etaient a coup sur de veri- tablcs sauvages, qui ont plus probablement precede que suivi les artistes grecs auxquels nous devons les belles proportions de Fordre ionique '. Du haut de la ruine de Schihan nousdominons toute la plaine de Moab; au sud, cette plaine s'etend a perte de vue; a Fest, clle nous parait close par une chaine de montagnes bleuatres, 1. Voyez pi. XVH. 330 VOYAGE EN SYHIE mnis imp oloigm'>es pour qucnous en puissions jugcr. An nord, a unedcmi-lieue do nous, s'ouvre l'Ouad-el-Moudjeb, qui coupe brusquement la plaine et semblo une immense dechirurc du ter- rain. Cot ouad semble vonir directement de 1'ouest jusqu'a la hauteur do Schihan ; mais a partir dc la, il s'inflechit visiblc- mont voi's le sud-est. Pendant que nous etions tout occupes a rechercher dans Pinlerieur do I'edifice ruine de Schihan, qui dcs insectes, qui dcs debris antiques, j'entends une conversation animee au dohorsde 1'enceinte. Jemontesurlemurexterieur, etj'apercois cinq Arabes a pied, armes de fusils, de yataghans on de khandjars, quicausentd'assez loin encore avecnos deux guides, en train de croquer leur vanneau a moitie cuit. D'oti sont sortis ces nouveaux venus? Dieu le sait. Nous nous etions fies a la nature meme du site de Schihan , pour ne rcdouter aucune mauvaise rencontre; du haul d'un tertre pareil nous devious dominer toute la plaine a perte de vue , et voila qu'a 1'improviste nous avions cinq Bedouins sur les bras, et cinq Bedouins venus avec de mauvaises intentions ; car je n'cn pus douter un instant, a la nature des phrases que nos guides echangeaient avec les survenants. — Oue voulez-vous? - Depouiller les voyageurs que vous avez conduits ici. — 11s sont sous notre protection, et vous ne le ferez pas. — Allons done ! laissez-nous faire, et nous partagerons. — N'avancez pas ! -- Et un fusil fut braque sur les ban- dits. Je vis alors Tun d'eux s'approcher malgre cet avertisse- ment, et notre second ami, qui n'avait pour toute arme qu'un dabbous ou massue de bois dur, lui en assena un coup si vigou- rcux sur I'epaule, que le drole fit une grimace epouvantable et s'arreta en tatant son epaule disloquee. J'avais bien vitc saisi le fusil que je portais en bandoulicre, ET A U TOUR DE LA MKK MOKTE. 331 ft j'en avals arm*' Irs deux coups, tout pret a cnvoyer unc balle a deux des coquins qui nous faisaicnt visile. Au coup de dabbous tous s'etaient arretes; je jetai un cri d'alarme a mes compagnons : — Aux armes et a nos chevaux ! nous sommes attaques! — En un clin dVil nous etions reunis, et cinq bons fusils h deux coups se montrerent inopinement aux braves gens qui se figuraient qu'ils n'avaient affaire qu'a d'im- prudents promeneurs. La vue de nos armes produisit cette fois encore son effet immanquable , et les cinq bandits se firent incontinent humbles et polis. Nous nous remlmes en selle, et, une fois a cheval, j'ordonnai aux nouveaux venusde passer devant etde fa ire attention a eux, s'ils ne voulaient pas manger de la poudre et du plomb; c'est, dansce pays, entre gens qui se comprennent, Texpression con- sacree. 11 fut inutile de leur repeter une seconde fois notre invi- tation, et nos Bedouins, sots comme des renards qu'une poule aurait pris, se mirent immediatement a cheminer devant nous, sur la route de notre campement. Une fois en route, leur contenance se fit la plus honnete qu'elleput, et ils prirent Failure de gens qui font une partic de chasse. Pour les degouter de Tidee de nous envoyer unc volee de coups de fusil , nous marchions isolement et a peu de' distance derriere eux , prets a faire feu nous-memes au moindre signe d'hostilite. Tout se passa done le plus gracieuse- ment du monde. En route nous rencontrames des perdrix , et nos amis de fraiche date nous engagerent a les tirer. Je le defendis cxpr^s- sement a mes compagnons, qui comprirent, sans que j'eusse la peine d'insister, que le moment n'etait pas venu de Jeter notre poudre aux moineaux , et je rendis aux Bedouins leur politesse, en les priant de tircr eux-memes Ic gibier qu'ils nous avaient montre. L'un d'cux alors se traina a plat ventre, 332 VOYAGE EN SYRIE comme line couleuvre, pendant plus de cent pas, se cachant, jo no saisen v6rite comment, derriere des pierres qui n'etaient guere phis grosses que le poing; il parvint ainsi jusqu'a portee des pauvrcs perdrix, se colla centre terre, derriere un bloc de pierre, visa pendant pre-s d'une minute, avec 1'escopette deme- suree qui lui servait de fusil, et de sa balle coupa en deux Tune des perdrix. Decidement ces messieurs etaient de forts tireurs , mais ils y mettaient le temps. Une fois son coup lache , il alia ramasser ses deux morceaux de gibier, et me les apporta triomphale- ment. Je les refusal , et lui donnai deux piastres de bakhchich pour le recompenser du beau coup qu'il venait de nous faire admirer. Ces hommes avaient compris qu'il n'y avait rien a faire avec nous, et qu'ils s' etaient imprudemment lances dans une entre- prise qu'ils ne meneraient pas a bien ; ils ne se preoccuperent done plus que du moyen de nous fausser bande et de ne pas pous- ser leur promenade jusqu'a nos tentes, ou quelque scheikh de nos amis pourrait les etriller de la bonne facon. Lors done que nous fumes revenus a 1'Ouad-Emdebea, ils disparurent tout aussi subitement qu'ils avaient paru , et nous nous retrou- vames au milieu de nos gens, sans autre escorte que les deux Beni-Hammid qui nous avaient accompagnes au depart. Cette petite aventure nous servit de logon , et nous apprit , par expe- rience, que la prudence n'etait pas de luxe, au milieu des sau- vages chez lesquels nous etions venus nous jeter tete baissee. Le reste de la journee s'est passe a retourner au Redjom-el- Aabed , et a nous garantir contre le vent diabolique qui nous glace. Belly m'a dessine avec une exactitude merveilleuse le bas-relief moabite que nous avons a cote de nous ; je fais des efforts d'imagination pour decouvrir un moycn d'escamoter celui-ci ; mais j'ai beau me creuser la tete, il n'y a pas a songer ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 3-13 a enlever un bloc do lave compacts, (jui a quatro piedsde long, un pied et demi d'epaisscur et deux pieds de large. Ce bloc doit peser bien plus de mille kilogrammes, et il n'y a pas de bete de charge qui puisse colporter un poids pareil. Comment faire? Faudra-t-il done abandonncr un semblable tresor? «Tai quelque envie d'expedier un Bedouin a Karak pour en ramener un tailleur de pierres, qui amincira la stele du cote oppose" a la figure, ce qui diminuera d'autant le poids du fardeau a empor- ter. Un homme s'offre bien, mais il lui faut huit heures pour aller, huit heures pour revenir; et trouvera-t-il un tailleur de pierres qui se charge de me mettre a meme d'enlever cette figure, au risque d'encourir 1'animadversion de toute une tribu, qui a la prevention d'en recevoir chaque annee un dynar ? Ne sera-ce pas nous mettre a nous-memes toute la tribu sur les bras? Tout bien considere , j'y renonce; je congedie mon courrier de bonne volonte , et je me resigne a me conten- ter de ce que j'ai en portefeuille , c'est-a-dire d'une copie par- faite du bas-relief en question; demain matin, d'ailleurs, j'es- pere en pouvoir prendre un estampage. Notre soiree se passe com me d' habitude : apres le diner vient le travail de la journee, que nous expedions le plus rondement possible, tant est vive et glaciale la bise qui nous fouette h travers les toiles de notre tente , et tant nous avons le desir de nous en garantir sous nos couvertures. Avant de nous coucher nous avons eu le plaisir de voir une magnifique eclipse de lune, sur laquelle j'avoue que nous ne comptions guere. Gomme nous ne sommes pas venusen ce pays pour faire des observations astronomiques , nous adm irons lestement notre eclipse et nous nous couchons le plus vite pos- sible. Mi VOYAGE EN SYRIE 18 JANVIER. Le froid a etc si vif cette nuit, que tons nos feux de bivouac out (He abandonnes; notre fidele Ahouad a seul tenu bon, et co matin il est entre transi, mais toujours de bonne humeur, dans notre tente, afin de s' assurer que nous n'avions pas souf- t'ert. Noble creature que cet homme dont le devouement est sans bornes, et qui semble tout fier de la confiance absolue que nous avons en lui. Petit a petit, tous nos Arabes sortent des caves ruinees, des citerncs et des trous de toute espece dans lesquels ils se sont abrites contre la bise, et notre petite armee se retrouve au grand complet; seulement les pauvres gens qui la composent, et qui ne sont pas accoutumes a cette temperature glaciale, grelottent et out la mine fort piteuse. Des que le jour est revenu, je prends de notre campement quelques directions a la boussole, qui puissent fixer convena- blcment sur ma carte rOuad-ech-Cheqiq, 1'Ouad-Emdebea et Schihan. Au fond de rOuad-ech-Cheqiq, et sur le revers oppose a celui sur lequel nous avons passe la nuit , paraissent quelques points noirs : ce sont les tentes d'un campement de Beni-Hammid qui se sont etablis aupres d'une source, et c'est a cette source que la provision d'eau pour notre table a etc" faite hier. Quant a nos chevaux, on les a menes boire a une citerne antique, placee au dela de 1'Ouad-Emdebea et au milieu des ruines. Le campement de Bedouins, dont je viens de signaler la presence, nous envoie, des que le petit jour a reparu, des visi- teurs aussi nombreux que la veille. Je leur adresse force ques- tions sur les ruines au milieu desquelles nous soinmes campes, et je cherche a savoir par eux s'il existe d'autres pierres, ET AUTOUR DE LA MEtt MORTE. 335 t'>crites ou sculptees, que cello du Redjom-el-Aabed. L'un d'eux me parle alors d'une grottc taillee dans le roc, et qui ne se trouve qu'a quelques centaines de metres du camp, vers Fextremite orientale des Kharbet-Fouqoua. Ccttegrotte s'ap- pelle Morharrat-ed-Daraouich (la grotte du Derviche), et je n'hesite pas a m'y faire conduire iminediatemeut, esperant que j'y rencontrerai quelque antiquaille qui m'indemnisera de la peine que je vais prendre ; mais lorsque j'y arrive, je ne trouve qu'une citerne ronde de onze metres de diametre, taillee dans le roc et dont Ventree est assez malaisee. Au fond gisent deux troncons de colonne en l-ive, Tun de vingt-six centimetres et 1'autre de quarante-quatre centimetres de diametre; aux extre- mites de ces troncons se voient des trous perces dans 1'axe et qui out du servir d'encastrement a des tourillons ; ce sont done sans aucun doute, de ces rouleaux de pierre avec lesquels les Arabes tassent les terrasses qui leur servent de toit, aussitot qu'il pleut, afm d'empecher 1'eau de pcnetrer dans leurs demeures. L'usage de ces rouleaux, en Asie, remonte certaine- ment a la plus haute antiquite, puisque M. Botta en a trouve" dans les mines du palais ninivite de Khorsabad. La Morharrat-ed-Daraouich presente cependant queUjues sujets d' observation assez curieux : ses parois, a ['exception du plafond, ontete entierement revetues d'un cimentqui fonnc une couche assez epaisse, et ce ciment etait couvert de canne- lures regulieres, formant un dessin general, jusqu'a la roche vive qui sert de plafond. Un triple cordon de traits disposes en arete de poisson, regne dans tout le pourtour, a deux metres a peu pres au-dessus du sol de la citerne. Au-dessus de ces cor- dons, toute la surface du ciment est garnie de traits che- vronnes la pointe en haut, tandis qu'au dessous les memes traits chevronnes sont diriges la pointe en bas. Enfin la couche inferieure du ciment est remplie de fragments de poterie plate, 33f, VOYAGE EN SVRIE on mieux do gaieties de terre cuite, destines sans doute a don- nor do la consistance a lYnduit, tandis que la couche exte- rioure a etc petrie avec des petits fragments de silex. Mrs notes prises, je me hatai de regagner le camp, toujours pivoccure de la pensee de mon bas-relief moabite. Le moment etait venu d'en prendre un estampage et je me mis inconti- nent a louvre. Pendant pres d'une heure, je luttai pour en venir a bout, contre un diabolique vent d'est qui enlevait les feuilles mouillees appliquees sur la figure, a mesure que ma main les abandonnait. CT etait sans cesse a recommencer. J'es- sayai bion de me faire un paravent de la table de notre can- tine, et j'eus beau gacher une enorme quantite de mon papier d'herbier, pour faire une pate capable d'envelopper tous les reliefs, toujours le vent, au moment ou je croyais avoir fait un progres, arrachait la pate que je cessais de comprimer. Je dus quitter la partie ; je n'etais pas le plus fort. Je renonce prudemment a dire ici tout ce que j'exhalai de depit et de mauvaise humeur, dans cette malencontreuse tentative. Une fois mon parti bien pris, je donnai 1'ordre de decamper au plus vite ; j'avais bien assez comme cela depense de temps en pure perte, et d'ailleurs j'emportais pour ma consolation, un excellent dessin du monument. A. neuf heures sept minutes, notre petite troupe se mit en marche, etnous quittames Kharbet-Fouqoua en nous dirigeant a Test d'abord et en repassant a vingt metres du Redjom-el- Aabed , auquel je jetai un dernier coup d'o3il de convoitise et de regret. Arrives a laciterne, qui avoisine le monument et qui n'est eloignee que d'une centaine de metres de la crete de 1'Ouad-ech-Cheqiq, noustournames, a neuf heures dix minutes, au sud-sud-est, laissant a notre droite des ruines tres-nom- breuses, tandis qu'elles etaient clair-semees a notre gauche. En ce point, ou le plateau a trois cents metres jusqu'a la crete de ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 337 1'ouad, nous marchons a cote d'une allee de pierres, donl uu embranchement se dirige, a travers les ruines, vers FOuad-ech- Cheqiq. Bientot cette allee de pierres, qui etait d'abord a quinze metres sur notre droite , se rapproche de notre route , et a neuf heures vingt minutes, nous cheminons entre les deux rangces de blocs de lave. En ce point TOuad-ech-Cheqiq etait eloigne de nous de six cents metres environ, et il continuait a s'ecarter de notre route , en se dirigeant au sud , tandis que nous avancions toujours dans le sud-sud-est. lei nous entrons dans les terres cultivees, sans autre appa- rence de ruines que 1'allee de pierres que nous suivons sans nous en ecarter. A neuf heures vingt-quatre minutes, cette alle"e disparait, mais elle fait place a une voie pavee en blocs de lave. A droite et a gauche reparaissent des ruines de peu d'etendue. A neuf heures trente-trois minutes, nous voyons a notre gauche, et a cent metres environ, une double enceinte circulaire de blocs de lave, d'une centaine de metres de diametre, et au milieu de laquelle parait un amas de decombres. Cette enceinte est placee au bord d'un ruisseau bourbeux que nous traversons et qui rend le terrain tres-fangeux. Aussitotce ruisseau franchi, 1'allee de pierres se remontre a dix metres a gauche de notre route qu'elle vient couper a neuf heures trente-sept minutes, en s'inclinant un peu pour dispa- raitre bientot au sud. A. gauche, de rares ruines se rencontrent par-ci par-la, et nous marchons toujours en vue de Schihan, qui domine toute la plaine dans laquelle nous sommes engage's. A neuf heures quarante minutes, nous rencontrons un amas de decombres auxquels abotitissent deux murs a angle droit, et dont Fun est exactement oriente du nord au sud. Immedia- tement apres, recommence 1'allee de pierres dans laquelle nous cheminons. Ici se voient de nouveau des ruines tres-considerables, con- 22 ;U8 VOYAGE EN SYRIE sistant on inurs d'une grande longueur, qui viennenfr recouper I'alli'e do pierres, et en amas circulaires de decombres. Ces mines sent appellees par les Arabes qui m'accompagnent, de faron a me derouter tout d'abord : le premier que j'interroge me repond que leur nom est Kharbet-Bizdalen, et cette pro- nunciation etrange m'empeche de comprendre le nom. Commc je me mefie de sa correction, j'en questionne d'autres, et j'en trouvo (|iii prononcent Kharbet-Medjelei'n. Je reconnais alors le duel du mot Medjdel. Ges ruines sontdonc nommees ruines des deux forteresscs. A neuf heures quarante-cinq minutes, nous suivons de nou- veau une allee de pierres, sur laquelle s'embranche a droite une allee semblable dirigee vers le sud-ouest. Enfm ci neuf heures dnquante minutes, nous sommes au milieu des ruines enormes d'une ville, a laquelle aboutit 1'allee de pierres que nous avons suivie, et qui couronne le revers septentrional d'un ouad pen pro fond en ce point et dont nous avons atteint la naissance. Le revers oppose de 1'ouad est forme de rochers k pic, mais pen eleves, et sur ce revers nous voyons devant nous, une tour carree antique , de bel appareil , probablement romaine et fort bien conservee. Toutes les ruines au milieu desquelles nous nous arretons sont desmaisons ecrasees, malgre la solidite de leur batiste, et aux trois quarts enterrees; ce qui fait que toutes out Fair d'etre munies de caves, tandis que ces pretendues caves ne sont que les rez-de-chaussee des anciennes habitations. Quelques frag- ments de sculpture me fournissent des moulures etranges dont je me h^ite de prendre des croquis. Pres de la crete de 1'ouad, Pallee de pierres forme un carrefour dont deux branches se dirigent 1'une a Test et Tautre a Touest, en longeant 1'ouad, qui n'est que 1'origine de 1'Ouad-ebni-HamiTiid. A dix heures cinq minutes, c'est-a-dire apres une halte d'un ET AUTOUR I)E LA MER MORTE. 339 quart d'heum, nous rcprenons notre inarrho on lournnnt & Test, pour rovonir presque immediatement a notre direction constante du sud-est. lei la route que nous suivons traverse urio enceinte carreede cent metres a peu pres de cote, partagee en cinq bandes paralleles par des murs ecartes de vingt metres I'un de 1'autre. Au dela de cette enceinte les mines cessent. A dix houres quinze minutes, nous somnies a deux cent cin- ((uante metres de la tour carree signalee plus haut, et nous apercevons a cent cinquante metres devant nous, a droite, un vaste tertre rectangulaire, peu eleve et convert de ruines enormes, et a gauche un monticule aplati, de quarante a cin- quante metres de diametre, egalement convert de ruines. A dix lieures vingt-six minutes, nous sommes entre les deux ruines qui portent en cominun le nom de Kharbet-Tedoum. Nous mettons bien vite pied a terre dans I'espoir de faire la quelque interessante trouvaille, et cet espoir n'est pas trompe. Un edifice construit en pierres de taille est place sur la face nord de la grande enceinte , et c'est tout naturellement vers lui que nous nous dirigeons. Le premier objet que nous rencontrons est un bloc enorme dans lequel ont etc tailles a la fois Porifice et 1'auge d'un puits. L' edifice que nous sommes venus examiner est un carre de dix metres trente centimetres de cote, ses murs ont quatre- vingt-dix centimetres d'epaisseur, et encore plus de deux me- tres de hauteur. Sur trois de ses faces, nord, est et sud, sont perceesdes portes, dont Tune, celle du nord, est aujourd'hui condamnee; c'etait, a en juger par ses dimensions, la porte primitive principale ; elle a deux metres trente centimetres de largeur, et elle a etc tres-proprement muree avec de gros blocs de pierre. L' entablement de cette porte, qui est en partie entente, est forme d'un seul bloc de deux metres quatre-vingt-dix ccnti- 340 VOYAGE EN SYRIE metres de longueur et de cinquanto centimetres de hauteur; il ofl're un systeme de moulures des plus etranges et dans lequel il n'y a pas d'autre generatrice que la ligne droite; sur rune des plates-handes intermediaires a ete tracee, en grands caracteres koufiques datant des premieres annees de la con- quete musulmane, la formule Bism-Illah (an nom de Dieu). J'eut-etre cette formule a-t-elle ete appliquee la, au moment ou cct edifice ayant ete transform^ en edifice religieux de Tisla- misme, son ancienne porte aura ete condamnee1. La porte qui ouvre vers Test n'a que un metre cinq centi- metres de largeur, et elle est encadree entre les bases de deux piliers rectangulaires, dont la face exterieure a quarante-sept centimetres de largeur, et la face parallele & 1'axe de la porte, trente centimetres seulement. La sail lie de ce pilastre sur le mur de face est de vingt-cinq millimetres, tandis qu'une saillie de onze centimetres forme a I'interieur I'ebrasement de la baie. Rnfin la porte percee dans la muraille sud-est, est sans aucun ornement, et large de quatre-vingts centimetres seu- lement. line allee de pierres de dix metres de largeur, aboutit a cette face, et, comme tout Tedifice est etabli sur un tertre, il est tres-facile encore de reconnaitre qu'on arrivait, a partir de la plaine, par une serie de quatorze ou peut-etre quinze marches de quatre-vingts centimetres de largeur, taillees dans le ter- rain, et dont les aretes sont formees par des lignes de pierres. A Touest est adosse au mur de Tedifice une autre enceinte de dix metres de cote , coupee par un mur en retraite sur le mur septentrional de 1'edifice, et parallele a celui-ci. Toute cette seconde enceinte est rejetee un peu au nord de la premiere. Enfin a quinze metres en avant de la face sud, est un petit monticule arrondi, au sommet duquel est un troncon de colonne 1. Voyez PI. xvii. ET AUTOUR DE LA MER MORTH. :HI (Mi pierre, arrondi cle trois cote's seulement et surmonte d'uu simple tailloir parallelipipede , dc soixante centimetres de longeur, parallelement a la face aplatie, de cinquante-deux centimetres de largeur et de trente centimetres d'epaisseur. A quelques pas du tertre est un autre troncon de colonne de quarante centimetres de diametre. Telle est la description minutieuse de cet edifice antique dont la destination etait probablement religieuse, et qui de temple du paganisme sera peut-etre devenu une eglise chre- tienne, et plus tard encore, c'est-a-dire lors de la conquete musulmane, une mosquee des sectateurs de Mahomet. Ce qui me donne lieu de penser que la s'est trouvee une eglise chre- tienne, lors de la domination byzantine, c'est la presence, au pied de la muraille septentrionale, d'un chapiteau carre, mais evide centralement sur chacune de ses faces et couvert d'ele- gants entrelacs f. A premiere vue, ce chapiteau m'a rappele d'une maniere frappante les chapiteaux des deux beaux piliers de marbre, emportes de 1'eglise de Saint-Saba-d'Acre, par les Venitiens et places a droite de 1'eglise Saint-Marc, a 1'entree du Palais des Doges. Ce chapiteau a quatre-vingt-dix centi- metres de largeur, trente-cinq centimetres de hauteur et qua- rante-neuf centimetres seulement de largeur inferieure. J'aurais bien voulu pouvoir consacrer plus de temps a 1'etude des ruines interessantes accumulees sur ce point; mais la matinee s'ecoulait rapidement; nous etions loin encore de Karak ou nous voulions a Her prendre gite, et il etait deja plus de onze heures. Impossible done de nous arreter plus longtemps, sans nous exposer a cheminer & nuit close , ce qui n'est jamais du gout des Arabes, et ce qui, je 1'avoue, ne 1'etait plus du tout du notre. 1. Voyez PI. xvn. 342 VOYAGE EN SVRIE A onze heures quin/e minutes, nous quittons Kharbet- Tedoum , on tournant h Test et en nous dirigeant sur le ter- tre convert do mines, que j'ai signale plus haut. Celui-ci n'est qu'a deux cents metres de ('edifice que je viens de don-ire. Sur ce tertre, qui a au moins quarante metres de diametre, a du, sans ancun doute, exister un edifice impor- tant, Mais quel etait-il? C'est ce que je ne me charge pas dc deviner. line fois ce tertre franchi, nous reprenons d'abord notre route au sud-sud-est; mais depuis une heure nous apercevons au loin, sur notre gauche, un edifice carre qui semble tres- important. Qu'est-ce que cela? ai-je demande a nos Arabes. Rien de curieux, m'ont-ils repondu sans hesiter, et avec le desir bien evident de ne pas faire le crochet qui doit nous y mener. C'est Beit-el-Kerm (la maison de la vigne). — Voila tout ce que j'en puis tirer. J'avoue qu'au milieu d'une plaine aussi nue et aussi rasee, un edifice de pareille importance me semble assez etrange. J'hesite pourtant; tourmente par 1'idee de la nuit qui peut nous surprendre en route, je suis fort tente de passer outre; je capitule meme avec ma conscience et je resiste quelque pcu aux instances de Gustave de Rothschild, qui ne voudrait pas avoir apercu ce monument sans etre alle voir au moins ce qu'il peut etre. Je lui reponds que nous nous arreterons a Er- Rabbah; que probablement nous serons forces d'y camper, et que nous viendrons de la visitor Beit-el-Kerm. Rpthschild insiste , et enfin nous nous decidons a laisser continuer nos bagages qui sont dej^i bien loin devant nous, a quitter notre route et h marcher droit sur la ruine en vue, au grand deplaisir de tons nos scheikhs. II est on/o houres vingt minutes, quand nous nous decidons a faire ce detour, et nous forcons Failure de nos chevaux pour ET AUTOUR DE LA MEK MORTE. 313 perdre lo moins do tonips possihlo. Kn co moment nous rlio- minons directement a Tost, ot nous longo.ons uiio. niino isoloo, on pour mieux dire un amas de decombres infonncs. Ounnd nous no sommos plus qu'a quolquos cents pas du Beit-el-Kenn, Rothschild prend le galop, arrive a la mine derricre laquollo il disparait un instant, et roparait aussitot en jotant dps cris d' admiration : — Vcnez vite! c'est aussi beau quo Baalbek! — Et nous de courir £ notre tour. A onze heures trente-cinq minutes , nous avons tons mis pied a terre, et nous partageons franchcment 1'admiration de notre compagnon de voyage, car nous sommes en face des debris d'un magnifique temple tetrastyle, de la meme epoque que les temples de Baalbek, c'est-a-dire du temps d'Adricn ou des Antonins a peu pres. Le sol est jonche de tambours de colonne, de chapiteaux, de fragments de corniches; quel malheur qu'un si beau monument ait ete renverse! Sa destruction est-elle 1'ceuvre d'un tremble- ment de terre, ou celle des homines? J'aime mieux croire a la catastrophe independante de la volonte humaine. Otioi qu'il en soit, voici la description de ce qui restc de ce merveilleux edi- fice, dont tous les murs ont encore quatre ou cinq metres de hauteur. C'est un rectangle parfaitement oriente a Test, dont les faces anterieure et posterieure ont trente et un metres quatre-vingt- cinq centimetres de developpement, et les deux faces laterales, vingt-sept metres dix centimetres seulement. Les murs ont un metre quatre-vingt-dix centimetres d'epaisseur. Aux quatre angles, les murs ont de legeres saillies de dix centimetres sur les faces, et ces saillies ont cinq metres quatre- vingt-cinq cen- timetres de developpement sur les faces laterales, et six metres cinquante-cinq centimetres sur la facade et le mur du fond. Le temple a vingt-huit metres dix centimetres de largeur a 1'inte- 344 VOYAGE EN SYRIE rieur, et dix-neuf metres soixante centimetres de profondeur seulement. Sur la facade anterieure etaient placees quatre colonnes enormes, de un metre trente centimetres de diametre, et dont les tambours inferieurs sont restesen place. Les deux colonnes intermediaircs sont separees de six metres vingt centimetres, d'axe en axe. Quatre metres vingt centimetres, d'axe en axe, scparent ccs colonnes des colonnes d'angle, et 1'axe de celles-ci est a deux metres dix-sept centimetres de la face interne du vestibule. Ce vestibule est profond de trois metres soixante-dix centimetres. La porte du temple a trois metres quarante-cinq centimetres d'ouverture. A droite et a gauche sont appliquees k la muraille deux consoles en saillie, de un metre trente-six cen- timetres de largeur, et a deux metres quatre-vingt-quatre cen- timetres des montants de la porte. Un panneau en saillie, de un metre cinquante-deux centimetres de largeur , precede la console et n'est place qu'a soixante-deux centimetres du bord de la porte. A. 1'exterieur, les saillies angulaires des murailles sont reunies par une saillie moindre, de sept centimetres seu- lement, et formant une sorte de base generate, a environ un metre au-dessus du sol actuel. Au fond du temple deux murs, egalement de un metre qua- tre-vingt-dix centimetres d'epaisseur , perpendiculaires a la muraille et separes de sept metres, forment une cella de sept metres carres, dont 1'aire est prolongee en avant, en arc de cercle de trois metres cinquante centimetres de rayon. Tout 1'interieur de 1'edifice est encombre de blocs de pierre, de tambours de colonne et de chapiteaux; c'est un veritable chaos au milieu duquel on a toutes les peines du monde a marcher et & se reconnaitre '. 1. Voyez PI. xix. ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 345 Get interieur sert souvent d'asile aux Bedouins, a ce qu'il parait; des broussailles , on mieux du fumier accumule pour servir de litiere, de la fiente de bestiaux qui seehe au soleil, pour etre employee plus tard comme combustible, voila ce qui nous denote la presence frequente de rhomme dans ce temple ruine. On les habitants ordinairesdu lieu sont h la promenade, ou ils se sont caches dans quelque trou, de peur apparemment d'etre voles par nous; ce qui est sur, c'est que nous n'en apercevons pas un seul. Parmi les beaux fragments de sculpture repandus a foison autour du temple, et dont on a fait des sortes de cloture un peu trop a claire-voie, nous trouvons un beau claveau portant un buste d'Apollon a tete nimbee et ornee de rayons, un magnifique muffle de lion qui a servi de gargouille au temple, de nombreux chapiteaux corinthiens plus ou moins frustes, et des fragments de corniche ornes de riches rinceaux. Tous ces fragments pro- viennent du temple, mais il en est d'autres aussi qui ne peuvent lui avoir appartenu. Ainsi quelques moulures, quelques bases de colonnesd'un dessin beaucoup plus simple, se rencontrent par-ci par-la; quelques blocs de lave, et quelques fragments d' architecture egalement en lave, sont 1'indice evident de la preexistence d' edifices beaucoup plus antiques en ce lieu, et d' edifices d'origine probablement moabitique. Nous n'avons done qu'fc nous feliciter de nous etre deranges de notre route, pour examiner cette somptueuse ruine qui est, a coup sur, fort peu connue encore, et cependant nous ne sommes pas les premiers qui la visitons, car nous lisons sur la muraille du vestibule le nom HYDE, suivi de la date 1822, le tout peniblement grave avec une lame de couteau. Qui est ce voya- geur? Je 1' ignore completement. Notre ami Loysel, qui s'est senti humilie de rencontrer a Beit-el-Kerm la carte de visile de M. Hyde, a cu 1'idee d'ecrire son nom au-dessus de celui que 346 VOYAGE EN SYR1E nous avons trouve, et dele faire suivredes mots : Venn avant!!! Inutile do dire combien cette bouffonnerie nous amis en gaiete. Beil-el-Kerm est mentionne sur la carte de Zimmermann; niais en avant de la localite designee ainsi, est placee une veri- table montagne, qui, je puisl'af firmer, n'existe pas. Rien n'est plat comme le terrain sur lequel s'eleve cette belle ruine. An noi'd, le monticule de Schihan est leseul mouvement de terrain qui paraisse, et derriere nous, au sud, nous ne voyons qu'une colline assez basse, qui sert d'assiette aux ruines d'er-Rabbah. II est midi cinquante minutes ; nous avons encore depense une heure et demie a Beit-el-Kerm. 11 est visible que ces haltes ne font pas le compte de nos scheikhs. A chaque instant, ils nous prient de nous presser et de remonter a cheval; enfin nous nous y decidons bien a contre-co3ur, et nous marchons a travers la plaine, presque directement au sud, en inclinant de quelques degres a peine vers Test. A midi cinquante-huit mi- nutes, nous longeons une sorte d' enceinte renfermant des ruines enormes dont je ne puis obtenir le nom, des Arabes qui m'ac- compagnent; ils ne Tout jamais entendu prononcer. En ce moment nous cheminons evidemment sur les traces d'une voie antique, et elle nous conduit au sud-sud-ouest. A une heure quinze minutes, nous voyons encore sur notre gauche, a cinq cents metres de distance, un mamelon convert de decombres. A une heure vingt minutes, a sept cents metres sur notre gauche, se presentent de nouvelles mines plus considerables encore; rnais aucune des deux n'a de nom particulier connu des Arabes qui m'accompagnent. A une heure vingt-sept minutes, nous passons devant les ruines d'un petit temple carre, de construction probablement romaine. Trois colonnes sont encore debout, et a cote d'elles un chapiteau git sur le sol qui presente une aire pavee. Au point oil le terrain s'cleve doucement devant nous, c'est-a-dire ET AUTOUR DE LA MER MOHTE. 347 a cent pas de la mine ([ue jo viens d'indiquer, nous rentrons dans une allee de pierres qui nous introduit au milieu des decombres d'er-Rabbah; nous touchons a ces mines a une heure trente et uno minutes, et enlin nous i'aisons halte a unc heure trente-cinq minutes. \ousosperions troirver nos bagages arretes a er-Rabbah ; hrlas ! lieias! ils out file plus loin, et avec eux notrc cuisinier. Decidement, nous ne pouvons pas camper id, et il faut pous- ser jusqu'a Karak. Car, ainsi que nos Arabes nous en avaient prevenus, il n'y a pas une goutte d'eau a er-Rabbah; hommcs et animaux auraient done trop a patir. Heureusement nous voyons apparaitre notre macedonien Nicolas, qui a eu le bon esprit de nous attendre, ou plutot que Matteo a mis en faction a er-Rabbah, avec quelques vivres; nous pouvons done profiler de notre halte, pour prendre un repas plus (jue frugal, mais dont nous avons tres-grand besoin. Ouelques osufs durs et des poules plus dures encore que les o^ufs, voila, comme toujours, notre festin. Une fois que nous y avons fait honneur en voyageurs alla- mes, nous nous hatons de voir au moins les mines qui nous entourent. Chacun court de son cote, et franchissant les amas de decombres, se met en chasse des monuments. A quatre- vingts metres du point ou nous nous sommes arretes, est une belle porte romaine qu'un tremblement de terre a disloquee1. L'arcade principale s'est ecroult3e, mais a droite et a gauche subsistent encore, parfaitement intactes, de pctites area tares laterales qui sont murees, et qui n'ont jamais ete, je crois, (jue des fausses portes. Au-dessus de la petite porte de droite, les pierres de taille, secouees-par le tremblement de terre qui a detruit le monument, ont glisse les unes sur les autres, de sorte 1 . Voyi-z PI. xx. 348 VOYAGE EN SYRIE qu'elles out fair suspendues et pretes & crouler au moindre choc. En deca paraissent debout quelques futs de colonne res- tes en place. Hormis quelques troncons et quelques chapiteaux de colonne gisant sur le terrain par-ci par-la, il semble que cet emplacement n'ait jamais ete convert de constructions, et que ce soit un espace qui etait destine a rester degage, c'est-a- dire une sorte de place publique. Ue riches fragments analogues ferment une veritable bor- dure a droite de la route qui nous a conduits en ce point, et cette bordure commence au bas meme de la colline recouverte par les ruines d'er-Rabbah. Un peu au sud de la porte romaine , et a cinquante me- tres seulement du chemin, est une citerne carree, de dimension ordinaire; mais plus loin et a cent metres sur la droite, se voit une seconde citerne carree, trois fois plus grande que la pre- miere ; c'est-a-dire que celle-ci est enorme. Les decombres les entourent au loin, et tout un quartier de la ville a evidemment existe de ce cote du chemin. A gauche de celui-ci le terrain est un peu plus eleve de quelques metres, et les ruines s'eten- dent de tous les cotes, sans interruption. A. deux cents metres a gauche est une enceinte carree, dont les murs ont encore pres de deux metres de hauteur, qui fut tres-probablement jadis le parvis d'un temple. Cette enceinte, ouverte au nord, est pavee de blocs equarris de lave noire, et au centre se voit un trou qui donne acces dans une cave que nous n'avons pas ete tentes de visiter. Dans les decombres se rencon- trent frequemment des blocs de lave travailles et qui appartien- nent a une civilisation anterieure a la venue des Remains. L'un d'eux est un fragment de chambranle de porte ou de fenetre, garni de moulures et d'un fleuron a 1' angle '. Comme il ne pese 1. Voyez PI. i. ET AUTOUR HE LA MER MORTE. 349 pas exorbitamment, nous on chargeons Nicolas pour romplacer on poids les oeufs, les deux poules et le pain dont nous avons allege son bagage. Le brave homme prend I'enorme pierre sans murmurer et se remet en route, trottinant apres nos ba- gages qu'il rattrapera Dieu sait quand. Disons tout de suite que ce fragment de sculpture moabite est aujourd'hui au Louvre. II est deux heures vingt-sept minutes. Les instances de nos scheikhs sont tres-vives, et la prudence d'ailleurs nous dit assez qu'il est temps de deguerpir; nous remontons done a cheval , deplorant la necessite qui nous force de traverser aussi rapidement ces curieuses ruines , et nous nous remettons en route, en marchant directement au sucl. Le terrain sur lequel eta it batie er-Rabbah forme une eminence semi-lunaire, qui embrasse au sud un espace de terrain plat, formant promon- toire entre les deux cotes de la ville. Sur cet espace enferme, que nous traversons suivant son axe , c'est-a-dire du nord au sud , le roc nu affleure presque partout1. Avant d'arriver au bas de la colline d'er-Rabbah, nous voyons a notre gauche , et a environ deux cents metres de la route, une seconde ruine carree qui parait assez importante; puis, a sept cents metres & peu pres et toujours a gauche, nous apercevons une tres-grosse muraille, a partir de laquelle commence la come gauche du croissant sur lequel la ville (Hail assise ; elle s'allonge de quelques cents metres vers le sud , et elle porte encore des ruines d'ailleurs assez clair-semees. Tout le rideau de terrain qui s'etend a notre droite continue a etre convert de decombres. Enfin , a gauche de la route et aussitot que nous sommes arrives au bas de la colline, ou, pour mieux dire, a la limite de la ville antique , commence une 1. Dans les ruines d'er-Rabbah se trouvent, en immense quantite , des pierres de taille forme'es d'un calcaire coquillier tres-grossier et qui, evidemment, a &tt pris sur place. 3fiO VOYAGE EN SYR IE allee de pierres (jni s'etend an loin devant nous, et que nous ivjoignons a deux heures trentc-huit minutes, en un point ou deux immenses arasements de ces memes murs en blocs de lave, separes Tun de 1'autre de cent metres, viennent recouper perpendiculairement la rangee de pierres de droite. De 1'ex- tivmite du mar inlerieur part vers le nord un autre mur sem- hlable d'une tivs-gra.nde longueur. En ce meme point se termine la pointe gauche de la colline en croissant , d'er- Rabbah. Une fois rentres en plaine , nous tournons au sud-sud-ouest , et nous perdons presque immediatement 1'allee de pierres, qui est remplacee par des traces non equivoques d'une voie pavee antique. .4 deux heures quarante et une minutes, nous passons a quatre-vingts metres a droite d'un monticule couvert de dccombres, auquel aboutit une allee de pierres qui s'embran- chait evidemment sur la voie antique que nous suivons. A deux heures cinquante et une minutes, le terrain de la plaine s'abaisse, et nous passons a dix metres & droite d'un tertre couvert de ruines auxquelles les Arabes qui m'accompagnent no peuvent donner de nom particulier. La recommence 1'allee de pierres que viennent recouper a droite et a gauche d'assez nombreuses murailles formant toujours des enceintes, aujour- d'hui a fleur de terre. A trois heures precises , 1'allee de pierres que nous suivons tourne au sud-sud-est, et il s'en detache une branche qui se dirige a I'est-sud-est, et va se perdre au loin. Presque aussitot, Tallee principale disparait, et nous.chemi- nons directement au sud, pendant quelques minutes, a travers une plaine sans trace de ruines. A trois heures huit minutes, 1'allee de pierres reparait , et elle continue a se diriger au sud ; mais a trois heures dix minutes , nous tournons au sud-ouest , et nous coupons 1'allee qui est ici garnie d'un pave, en assez bon etat encore. FT AUTOUR DE LA MEN MONTI- 351 Nous avons alors en vue , a douze cents metres a uotrc gauche , des ruines considerables dont je ne puis ohtonir le nom. A trois heures quinze minutes, a environ un kilometre en avant et a droite , nous apercevons sur le flanc d'un coteau d'autres ruines considerables aussi , et dont mes compagnons ignorent le nom. A trois heures vingt-deux minutes, notre route s'est inflechie vers le sud-sud-ouest, en se rapprochant du coteau couvert de ruines que nous avons en vue depuis quel- ques minutes. En ce moment , nous voyons sortir des ruines cinq Bedouins a clieval, armes de lances et qui accourent au galop vers nous. Tons nos scheikhs forment aussitot un petit peloton d'avant- garde ; chacun de nous, a tout hasard, prend son fusil , et nous marchons cote a cote, vers le point ou doit avoir lieu la rencontre avec nos visiteurs. Deja Hamdan, Abou-Daouk et nos scheikhs Beni-Sakhar se sont arretes pour recevoir les cinq cavaliers qui fondaient sur nous comme une avalanche, bien que plu- sieurs d'entre eux fussent montes sur des juments pleines. Tous se saluent froidement et d'un air peu gracieux, lorsque nous entrons nous-memes en scene. (Test le neveu du scheikh de Karak, Scheikh-Selameh , qui est venu avec des amis au-devant de nous. Depuis trois jours deja, ils nous attendent dans les decombres, d'ou nous venons de les voir sortir comme une bande de chakals. C'est beaucoup trop d'honneur que ces messieurs nous font. II serait difficile, je crois, de rencontrer ailleurs des figures de bandits aussi affreusement caracterisees. Le scheikh Selameli porte une robe rouge et une Abaya noire un peu plus que r&pee ; il a la figure longue, les levres minces, le nez pointu et Fair d'un brutal de la pire espece. Tous ses traits sont abimes par la petite verole, qui lui a erail!6 les paupieres; somme toute, c'est un vilain monsieur qui m'inspire une confiance fort limi- 3",2 VOYAGE EN SYRIE tee. Du reste , ses compagnons n'ont pas une toumure plus agreable que la sienne. Je m'approche et je decoche a Selameh un selam-aleikoum que le drole ne me rend pas; il a bien 1'air de marmotter qiH'lques paroles, mais elles ne franchissent pas le bord de yes levres, et Uieu salt quelles benedictions elles m'auraient apportees ! Decidement nous avons fait une mauvaise connais- sance , et mon salut non rendu me preoccupe un pen , je 1'avoue ; mais le vin est tire, il faut le boire bravement. D'un geste, Selameh nous fait signe de nous remettre en route, et nous cheminons assez penauds derriere lui, en nous entretenant a voix basse, des surprises plus ou moins agreables qui , suivant toute apparence, nous attendent a Karak. Selameh et ses quatre bandits sont muets comme des carpes. Abou-Daouk n'a pas quitte son air riant, et nos Beni-Sakhar ont pris le maintien de princes hautains et fiers. Mohammed fronce son sourcil noir et caresse la crosse de son fusil ; quant a Ham- dan, il est d'une paleur extreme et visiblement oppresse par une inquietude horrible. A trois heures vingt-deux minutes, nous avons repris notre allure ordinaire, et, a peine sommes-nous en marche que Scheikh-Selameh , qui voit Loysel allumer une pipe pour lui- meme, la lui prend des mains et se met tranquillement a la fumer : Diable ! diable ! diable ! se dit au fond du coeur cha- cun de nous, et moi plus que tous les autres, tout ceci n'est pas d'une gaite folle! Nous nous sommes fourres, la tete la premiere, dans un magnifique guepier! Comme il n'y a plus a reculer, nous faisons bonne mine a mauvais jeu, et la pensee du danger palpable qui nous menace, reagit promptement en sens inverse de Tintimidation. Notre bonne humeur habituelle vient d'avoir une syncope : elle se reveille, et nous nous faisons du bruit a nous-memes, en KT AUTOUR DE LA MER MORTE. 353 goaillant Loysel sur sa bienheureuse pipe, afin de nous ftourdir un peu. Maintenant advienne que pourra, on n'aura pas aussi bon marche de nous que de perdreaux , et a la grace de Dieu ! Je reprends done ma besogne geographique avec Edouard, et je continue a etudierle pays. 11 est toujours aussi nu, car de Schihan jusqu'au bord de l'Ouad-el-Karak , il n'y a pas un arbre, pas un arbrisseau. A trois heures vingt-deux minutes, nous marchons au sud-sud-ouest , et la colline que nous avions a notre droite n'est plus qu'a cinquante metres du chemin. A. trois heures trente minutes, des ruines en couvrent le flanc. Bientot s'elevent a notre gauche de petits mamelons, et a trois heures quarante minutes, nous nous trouvons ci la crete d'une descente qui nous mene, £ trois heures quarante-trois minutes, au fond d'un ouad que traversait la voie antique; nous conti- nuons a suivre celle-ci. En descendant, nous avons apercu quelques affleurements de murs a notre droite. tine fois au fond de 1'ouad, nous marchons directement a 1'ouest. Get ouad que nous venonsdetraverser a sa naissance, se dirige au nord-nord-ouest ; le revers oppose se franchit en suivant toujours la voie antique, qui, apres s'etre dirigee direc- tement a 1'ouest, s'inflechit un peuensuite a 1'ouest-sud-ouest. La montee est difficile ; des rocs plats et glissants forment les marches d'une sorte d'escalier de geant, dont nous n'attei- gnons le sommet qu'a trois heures cinquante minutes. A notre droite, nous longeons une petite plaine basse qui a 1'air de surplomber une vallee abrupte et profonde. A notre gauche est un monticule sur le flanc duquel nous marchons, pour arriver enfm a un petit plateau aboutissant a un ouad effroyable, qui s'ouvre comme un abime beant devant nous : c'est l'Ouad- el-Karak. Sa vue n'est pas faite pour nous rendre des ide"es couleur de rose, et jamais pareil repaire de bandits n'a existe" dans le i. 23 354 VOYAGE EN SYRIE monde entier; c'estla, du moins, notre premiere impression, a la vivacite de laquelle contribue, sans doute, 1'aspect du ciel qui est couvert de nuages gris et d'une tristesse accablante. Nous avons quelque chose comme trois cents metres presque a pic a descendre . et un peu plus a remonter, pour arriver a 1'affreux nid de vautours qui s'appelle Karak. En ce moment, Hamdan, tout etfare, s'approche de moi et me dit tout has : Ne va pas te loger a la ville ; reste au fond de la vallee , a la fontaine que nous allons rencontrer, et dis que tu preferes camper en cet endroit , a cause du voisi- nage de la fontaine. Les habitants de Karak sont d'affreux brigands ; Dieu sait ce qui nous menace tous , si tu consens a entrer dans leur ville. II n'y avait pas dans cet avertissement de quoi me rassurer beaucoup ; mais comment nous dispenser d'aller prendre gite a la ville , sans donner a croire que nous avions peur ? A tout prix nous devions eviter de laisser percer la moindre inquietude, si nous voulions imposer quelque semblant de respect a ces ban- dits; et d'ailleurs que faire, que devenir en cas d'une attaque, au fond d'un gouffre pareil? II suffirait de dix moellons jetes d'en haut, pendant la nuit, pour nous exterminer et nous broyer comme dans un mortier. Je repondis done nettement a Hamdan, que nous etions venus pour visiter Karak; que nous voulions nous y arreter au moins un jour, et que, par consequent, ce qui nous restait a faire etait d'aller loger dans la ville meme , et de prouver ainsi que nous etions au-dessus de la crainte. - Ala Khatrak — a ta volonte — , me repondit Hamdan en soupirant, et il s'eloigna de moi. J'ai dit qu'a trois heures cinquante-six minutes, nous etions arrives a un point a partir duquel nous n'avions plus qu'a des- cendre, pour atteindre le fond de l'Ouad-el-Karak. A notre KT AUTOUR DE LA MER MORTE. 255 gaudie , s'ouvro une vallee tres-creuse, qui so prolonge vcrs le sud, et au fond de laquelle, a quinze cents metres environ , mes Arabes me signalent une ruine nommee el-Bouei'reh (la petite citerne). Une sorte de cap etroit, sur le(juel nous nous engageons, s'avance sur 1'Ouad-el-Karak et longe 1' entree de Fouad ou est el-Bouei'reh : premier casse-cou sur lequel nous eiTectuons notre perilleuse descente au fond de la valle'e. Nous y touchons sains et saufs a quatre heures vingt-trois minutes. En ce point , ainsi que me 1'avait annonce Hamdan , nous trouvons une fontaine et deux grottes taillees dans le roc, |)robablement deux antiques grottes sepulcrales. La nuit vient; il est trop tard pour les examiner autrement qu'en leur don- nant un coup d'oeil que nous leur jetons en passant. Nous sommes alors en face de Tabominable chemin de chevres qui doit nous mener au sommet du piton parfaitement isole , qui s'eleve du fond de la vallee, et sur lequel est bati Karak. Le scheik Selameh ne nous laisse pas le temps de lui faire des compliments sur les jolies routes de son pays; il engage son cheval dans la montee, et nous I'imitons, en veillant avec soin aux faux pas qui seraient infailliblement autant d'arrets de mort. Cette ascension phenomenale dure douze minutes, pen- dant lesquelles nous escaladons une longue serie de lacets si rapproches les uns des autres, que chaque cavalier a sans cesse sur la tete le ventre des chevaux qu'il suit, de meme qu'il est sur la tete de ceux qui le suivent. C'est a prendre cent fois le vertige. Ajoutez a I'agrementdecette route, la necessite de faire grimper a son cheval de perpe"tuelles marches de roc glissant et d'un demi-metre de hauteur, et vous comprendrez qu'en arrivant au sommet de cette cote infernale , on respire a Taise, en se sentant degage" d'un horrible cauchemar. A quatre heures trente-cinq minutes, un dernier lacet nous amene au pied d'une tour carre"e, d'une vingtaine de metres de 356 VOYAGE EN SYRIE hauteur, ot qui defend le debouche du joli chemin que nous venous de parcourir, ce qui , par parenthese , ne doit pas etre difficile. Cette tour occupe un des angles saillantsde la ville de Karak , et a ses flancs se rattache une mauvaise muraille d' en- ceinte qui s'etend au sud, mais dont nous suivons la branche dirigee a 1'ouest. La population est apparemment enthousiasmee de notre visite, et elle desire nous faire honneur; car nous trouvons reuni, au pied du mur d' enceinte, un rassemblement de hideuses figures; un cordon de figures semblables fait la doublure au-dessus de la muraille. L'obscurite arrive grand train, et, apres quelques minutes, nous franchissons par une breche la muraille de la ville ; nous avancons a travers des decombres infects, et nous mettons pied a terre dans une espece d'enclos, attenant a une petite maison de pierre, qu'une cour, etroite de quelques metres, separe d'un autre edifice de pierre. Le premier est le couvent Chretien de Karak, le second, 1'eglise dependante de ce cou- vent. Deux religieux grecs habitent ce triste lieu, et c'est a eux que nous venons demander 1'hospitalite. Le scheickh Selameh a disparu, sans que nous fissions attention a lui. Que le ciel le conduise et que le diable 1'em- porte ! II y a a Karak quelques centaines d'Arabes Chretiens ; leurs chefs et entre autres un beau et brave vieillard , nomme Abd- Allah-Senna, qui est leur scheikh, sontaccourusen armes aupres de nous. Les bonnes gens nous font le meilleur accueil qu'ils peuvent ; ils nous prennent et nous baisent les mains , en nous souhaitant la bienvenue. Nous avons la sans doute des defen- seurs nes, pour le cas possible d'une attaque de la part de la population musulmane. Une fois descendus de cheval , nous avons a grimper par un ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 337 escalier e"troit et sans garde-fou , applique centre lemur faisant face a Teglise, ct qui nous mene a la hauteur d'un premier etage. C'est la que demeurent les deux moines grecs. Ceux-ci demenagent, le plus lestcment qu'ils peuvent, une piece carrec dans laquelle le jour ne penetre que par deux fenetres sans vitres, fermees par des volets en bois mal joints ; de sorte que lorsqu'il fait mauvais temps , on est en plein jour condamne" a avoir de la lumiere. Notre cantine s'installe dans unesalle basse ouverte a tout venant; nos couchettes de voyage sont Stabiles dans la salle carree qui nous est oflerte par les bons religieux , et nous voiia dans le trebuchet. En sortirons-nous avec toutes nos plumes? Dieu le sait ! mais il est bien probable que non. A peine sommes-nous en possession de notre chambre a coucher, que celle-ci est immediatement transformee en salon de reception. Une vingtaine d'habitants du lieu, chreliens et musulmans, y penetrent bon gre mal gre", et s'accroupissent sans facon dans tous les coins ; comme leur nombre augmente a chaque instant , ils s'entassent comme ils peuvent, en nous lais- sant a peine 1'espace necessaire pour nous-memes. Sans doute cet empressement est tres-flatteur, mais nous nous en passerions bien, car nous jouons Ik le role de betes curieuses. Les moines, pour nous offrir le cafe" , nous font sortir tour a tour de notre chambre, et nous conduisent dans un petit reduit qui contient leurs literies extraites de notre gite , empires les unes sur les autres. Matteo , de son cote" , apporte le cafe" aux personnages de distinction qui sont reunis chez nous ; mais le fretin s'en passe. Apres le cafe vient la pipe , et MM. les Karakois se montrent extremement friands de notre tabac. Ce qu'ils fument, faute de Tutun veritable, est un hachis grossier de feuilles etde tiges de je ne sais quelle drogue , peut-etre de Datura stramonium. Nous en essayons; je leur declare courtoisement , au nom de 358 VOYAGE EN SYRIE mes amis, qifil est excellent, et nous sommes unanimes pour trouver la chose execrable. Nous no pouvons pourtant pas garder nos visiteurs a perpe- tuite chez nous ; la faim et la fatigue nous font desirer ardem- ment un peu moiris d'honneur et un peu plus de solitude, et nous reussissons eniin a rester les maitres exclusifs de notre chambre. Bien vite nous nous y enfermons a clef, et nous attendons le diner en nous faisant part de nos impressions. Nous ne sommes plus surveilles cette fois, et nous pouvons nous dire franchement ce que nous pensons de notre position pre- sente. Touchante unanimite ! nous sommes tous* convaincus que nous serons bien heureux de nous tirer en vie de la noble ville de Karak. Une fois notre diner termine, nous nous jetons tout habilles sur nos couchettes, avec tout notre arsenal a portee de la main. 19 JANVIER. Pour cette nuittoutes nos apprehensions ont ete vaines; nous avons repose le plus tranquillement du monde , malgre la ver- mine toujours plus drue qui nous assiege. Le temps, qui a ete fort mauvais toute la nuit, s'est un peu releve. Le vent souffle toujours avec violence, mais les rafales de pluie ont cesse pour le moment , et nous avons extremement froid. Nous qui sortons des bords de la mer Morte, nous ne sommes plus du tout habitues a la rude temperature des hautes plaines , et nous passons notre temps a grelotter. Ce matin, j'ai juge prudent d'entamer les pourparlers avec le seheikh de Karak , et de faire tater le terrain pour savoir comment nous serions traites. Hamdan et Matteo , ce dernier surtout, sont nos plenipotentiaries. J'avais apporte une lettre du pacha de Jerusalem pour le seheikh Mohammed-el-Midjielly, ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 359 et je charge Matteo d'aller la lui remcttre, et de lui demander sa protection. Matteo est fortmal recu. Midjielly est furieux de ceque nous sommcs venus nous loger au couvent grec, et surtout de ce que nous avons e"te accueillis par les Chretiens de Karak. Quant h la lettre du pacha, il n'a pas le temps de lire de pareils messages : — Porte cela a Abd- Allah, dit-il a Matteo, puisque je ne suis plus scheikh chez moi, et que c'est a lui qu'on s'adresse d'abord, quand on vient visiter le pays ou je commande. — Matteo fait tant qu'il peut de la diplomatic pour apaiser ce feroce petit tyranneau; il annonce tres-probablement des cadeaux, car Midjielly lui repond qu'il ne veut rien de nous, qu'il ne vend pas sa protection , et que si je lui donne un luleh (fourneau de pipe) , comme souvenir de mon passage, il s'en contentera ; que je puis rester a Karak dix jours, quinze jours, un-mois, si je veux , visiter a loisir toutes les ruines antiques qui couvrent le pays, et que je n'ai rien a craindre. Matteo arrive bien vite, la bouche enfarine'e, pour nous rap- porter cette belle et magnanime reponse, sur laquelle, je le confesse, je ne fais qu'un fonds mediocre. Hamdan, qui est present, ne nous rassure pas le moms du monde sur les bonnes intentions de Midjielly ; il est evident qu'il le considere comme le plus infame gueux de tout le pays. I En ce moment, nous arrive une nouvelle qui n'est pas faite pour nousdonner confiance. Nos Beni-Sakhar sont furieux, on leur refuse, par 1'ordre du scheikh, de la farine pour eux et de 1'orge pour leurs chevaux. Au meme instant, le scheikh Moham- med me fait demander de les conge"dier, en me disant qu'il est injurieux pour lui que je reste dans sa ville, sous une autre pro- tection que la sienne. Au premier abord, j'ai la simplicity de trouver cette susceptibility assez naturelle , et je suis presque dispose a ecouter la requete , lorsque Matteo me dit en italien 3tiu VOYAGE EN SYRIE de bien m'en garder, et de refuser net, en arrangeant la chose le moins mal quo je pourrai. D'instinct, Edouard abonde dans cc sons, «t je fais repondre a Midjielly que j'ai jure par Dieu de ne payer les scheikhs Beni-Sakhar que lorsque je serais de retour dans leur campement ; que je n'ai eu qu'a me louer de leurs ser- vices et de leur fidelite , et que, puisqu'ils out religieusement tenu leur parole, je ne puis, moi, sans etre un mecreant, ne pas tenir rigoureusement la mienne; que j'ai parfaitement con- fiance dans la parole du scheikh Mohammed; que je suis entierement sous sa protection exclusive, puisque je suis dans les murailles de sa ville, et que, par consequent, il aurait tort de se piquer pour si peu. Je le fais, en outre, prier de donner les ordres necessaires pour que tous les hommes qui m'accom- pagnent puissent acheter les vivres dont ils ont besoin, pour eux et pour leurs betes. Tout ceci se dit en face d'une bande de miserables armes qui ont envahi notre chambre des le matin, et qui s'y instal- lent avec le sans-facon de geoliers qui veillent sur leurs prison- niers. Une foismon refus parti, Matteo me dit, toujours en ita- lien, bien entendu, que la presence des scheikhs Beni-Sakhar gene horriblement Midjielly et paralyse ses petits projets sur notre compte ; il pense bien, le bandit, que s'il nous faisait un mauvais parti, il s'attirerait infailliblement sur les bras toute la tribu des Beni-Sakhar, et qu'alors il ne lui resterait d'autre per- spective que celle de mourir de faim dans son repaire , ou on le claquemurerait aisement, lui et toute son armee de voleurs, sans leur laisser la moindre possibilite d'en sortir. La demande de renvoyer nos amis etait done de sa part un coup tres-bien joue, vu que si nous y ce"dions, nous offensions assez cruelle- ment les Beni-Sakhar pour que ceux-ci u'eussent plus hesite a nous abandonner, et a nous laisser nous lirer tout seuls d'affaire, comme nous pourrions. ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 361 Heureusement Hamdan et Matteo etaient aussi rus£s que Midjielly, et avec leur instinct d'Arabes, ils avaient evente" la mine. Tout ceci avait une fort vilaine tournure, et nous com- mencions a prendre singulierement ombrage de cette vigilance effrontee et violente, a laquelle nous etions soumis depuis le point du jour. Nous reussimes pourtant, en criant haut, a rester encore une fois maitres de notre logis, pour {irendre notre dejeuner. Nous venons de boire notre cafe, et nous fumons assez tran- quillement notre tchibouk, lorsqu'un grand vacarme se fait entendre a notre porte, a laquelle on frappe en mattre ; nous ouvrons, et mieux que jamais nous sommes envahis par une foule de bandits de fort mauvaise mine, a la tete desquels marche Mohammed-el-Midjielly en personne, scheikh-Selameh, son sacripant de neveu, et un autre escogriffe, scheikh-Khalil, propre frere de Midjielly. Ce sont les trois representants actuels de 1'illustre famille des scheikhs de Karak, famille qui, tour a tour, a fourni une riche collection de pendards et de pendus ou de decapites, £ la domination turque et egyptienne. Midjielly est un tout petit homme, qui porte avec une dignite de prince, le costume en loques des scheikhs Bedouins, c'est- a-dire la robe rouge, 1'Abaya noire, et le kafieh bariole ordi- naire ; il a un sabre turc au cote. Ses traits sont d'une r^gula- rite parfaite; ses yeux sont percants comme des vrilles, mais ils ont le regard faux, defiant et me"chant au dela de toute expression ; son nez est droit et bien dessin£, ses levres minces et ses dents d'une admirable blancheur ; une barbe noire, courte et tres-proprement entretenue, encadre le charmant visage de cet homme, devant lequel on se sent mal a Taise, parce qu'il est tres-clair que du proprietaire d'une pareille figure on ne peut attendre aucune franchise, tandis qu'on doit, a chaque parole, redouter un piege. Les mains et les pieds de Midjielly sont 362 VOYAGE EN SYRIE d'une delicatesse parfaite, et, comme il ne cesse, en parlant, de jouer avec ses orteils, nous pouvons juger, tout a notre aise, de la distinction des extremites de ce souverain degue- nille. Scheikh-Selameh , avec lequel nous avons eu 1'honneur de faire connaissance des hier, est, ainsi que je 1'ai dit, le type parfait de la brutalite crapuleuse ; il a toute la distinction d'un galerien. Quant £ scheikh-Khalil, c'est un fort beau garcon, plus elance et plus elegant de taille que Mohammed ; il a 1'air d'etre parfaitement rele"gue au troisieme plan , probablement parce qu'il n'est pas a la hauteur, pour la turpitude, de son illustre frere et de son neveu Selameh. Les trois scheikhs s'installent sans facon sur nos couchettes, tous les seigneurs de la cour en font autant ; quelques-unes se rompent sous le poids de ces brutes, et toutes se peuplent de la vermine que les marauds colportent partout avec eux. Dans la foule, est venue le scheikh A.bd-Allah, son fils et les autres Chretiens qui, la veille au soir, sont accourus au-devant de nous et nousont fait visite au couvent. J'avoue que leur pre- sence me fait du bien ; au cas ou la conversation tournerait a la tragedie, ce qui est possible, nous avons la quelques amis qui nous viendraient en aide et nous procureraient probablement le plaisir de vendre cherement notre vie. Mohammed parle a peine, et ne jette, par-ci par-la, que quelques paroles d'un air hautain et dedaigneux. Le cafe et les pipes arrivent ; mais tout le monde a un air guinde , tout le monde s'observe : que va-t-il se passer? Apres un quart d'heure qui nous semble un siecle, Midjielly se leve et nous engage a le suivre ; il tient a nous faire les honneurs de sa ville et a nous en faire admirer les monuments. En un clin d'oeil nous sommes tous debout ; nous bourrons nos ceintures et nos poches de pistolets, a la barbe de toute 1'as- ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 363 sistance, et nous nous mettons en route, en laissant Philippe et Louis a la garde du camp, avec ordre de veiller activement et d'ecarter, a tout prix, les curieux que 1'appat de nos armes pourrait attirer pendant notre absence. J'oubliais de dire que dans la conversation, Midjielly m'a demande si j'avais une lunette ; je lui ai repondu que oui. Bien vite il m'a exprime le desir de la voir, et , apres F avoir essayed, il a fait poliment la grimace : — J'en ai une qui vaut mieux que cela, — m'a-t-il dit. 11 a fallu ensuite lui montrer toutes nos armes, fusils et pistolets, a un et a plusieurs coups. Pour cette fois, il n'a pas pu se vanter d'avoir mieux, et il a regarde, d'un air de convoitise effrenee , nos fusils de guerre a deux coups et nos pistolets a quatre et a huit coups. Ceux-ci lui ont inspire une veritable admiration ; aussi nous sommes-nous empresses d'en orner nos ceintures , pour commencer la promenade qui nous est si gracieusement offerte. Nous voila hors de notre prison, cheminant a travers des ruelles boueuses et encombrees d'immondices, franchissant a chaque instant des amas de decombres, restes des habitations ecrasees par Ibrahim-Pacha , et suivis d'une nuee de gens armes qui nous accompagnent comme des captifs que Ton garde a vue. A chaque pas, des paroles injurieuses arrivent a nos oreilles; mais nous faisons mine de ne les pas comprendre; c'est plus sage. Apres avoir traverse la ville, nous touchons a la pointe ouest du roc sur le sommet duquel est bati Karak , et nous nous trouvons en face d'une immense tour, dont le plan forme un demi-parallelogramme, et qui domine la seule route par laquelle on puisse sortir de Karak, pour descendre directement au Rhor-Safieh, c'est-a-dire a la pointe sud de la mer Morte. Une galerie interieure, garnie de cinq ouvertures en ogive, regne a hauteur du premier etage de la tour, dans laquelle on 364 VOYAGE EN SYRIE entre par une porte pratiquee dans la face posterieure du petit cote de droite de 1'edifice ; une longue et belle inscription arabe, accostee de deux lions rampants, semblables a ceux que Ton voit sur les monnaies egyptiennes du soulthan mamlouk Bahrite, el-Malek-ed-Dhaher-Bei'bars (lequel a regne de 1260 a 1277), se montre au-dessous de la galerie. Je la lis en partie devant Midjielly et ses courtisans, lesquels, a coup sur, seraient bien incapables d'en comprendre un seul mot. Je ne sais si cela les etonne, mais, dans tous les cas, ils ne le laissent paraitre que par des sourires et par 1' attention qu'ils portent a mon dechiffrement. (Voyez pi. xx). Je voudrais bien copier cette inscription monumentale, mais je ne suis pas maitre de mes mouvements, et bientot on me fait quitter la place. Je sais, du reste, ce qu'il m'importait le plus de savoir, c'est-a-dire que cet edifice militaire a ete con- struit par Bei'bars, entre 1260 et 1277, et cette date approxi- mative me suffit, a defaut de celle que m'aurait fournie tres- certainement la transcription de 1'inscription elle-meme , tran- scription assez difficile, il est vrai, a cause de la hauteur a laquelle le texte est place. De la , Midjielly nous conduit a une citerne assez petite , taillee dans le roc a proximite de la tour que nous venons de visiter ; puis a un veritable tunnel qui sert de porte a la ville, et qui fait un coude dans le roc vif pour venir aboutir au chemin par lequel on descend a la mer Morte, et que domine la tour de Bei'bars. La roche est un calcaire crayeux tres-compacte, coupe par de puissantes couches de silex d'un brun noir. .4u point ou le tunnel fait un coude, est perce dans la voute un puits des- tine a eclairer la voie qui n'est pas mieux entretenue que tous les autres chemins, c'est-a-dire qui est encombree de pierres et de saletes. Au-dessus de la porte exterieure qui est en maconnerie, est HT AUTOUR DE LA MER MORTE. 365 oncastree dans la muraille une autre inscription arabe, fort mu- tilee a coups de pierres, et dont il est difficile de dechiflrer un mot par-ci par-la. Comrae je tatonne pour me reconnaitre au milieu de ces traits a demi effaces, Midjielly, qui s'est arrete" pour mettre une seconde fois ma science a 1'epreuve, trouve prabablement que je ne lis pas assez vite, car il me fait encore une fois deguerpir, et rentrer dans Karak par le meme tunnel. II nous conduit alors a une tres-vaste citerne ruinee, encom- bree de pierres de taille, et qui me parait beaucoup plus ancienne que ce que j'ai vu jusqu'ici des monuments de la ville. La encore, au milieu des decombres, est une inscription arabe, tout aussi maltraitee que celle de la porte, et qu'il fau- drait etudier a loisir pour en tirer quelque chose ; mais le moyen d'apporter 1' attention necessaire, a un dechiifrement semblable, lorsqu'on est presse, harcele et insulte. Je me sers de ce mot a dessein, parce qu'au moment ou je me baisse pour examiner cette inscription, un des ignobles brigands qui nous escortent, et qui s'est poste au sommet du mur de la citerne, me cra- che dessus. Mes amis ont vu 1'outrage, et m'avertissent a 1'instant; j'ai bonne envie de rendre une balle pour ce crachat, et lorsque, dans le premier mouvement de rage, je vais le faire, je comprends que c'est la ce qu'on veut; que je vais faire immediatement tuer avec moi, les braves jeunes gens qui m'accompagnent et que j'ai entraines dans ce coupe-gorge. Je sens alors qu'il y a plus de courage a laisser sans vengeance 1'outrage que je viens de recevoir ; je me contente done de dire a Midjielly que la protection qu'il m'a promise est de bien peu de valeur, puisqu'il ne peut empecher un des hommes qui lui ob6issent, de cracher sur ses holes. Midjielly me re" pond en rica- nant d'un air faux et merchant: « Ce n'est rien; il ne faut pas faire attention a ce que font les enfants ! » On conceit qu'a partir de ce moment je suis de'goute' de la 366 VOYAGE EN SYRIE promenade. Je declare au scheikh que je veux retourner au couvent, et il se met en devoir de m'y reconduire; che- min faisant, il me fait passer devant les murs d'une mosquee ruinee, dont la porte est surmontee d'une inscription arabe en bon etat. Mais je ne suis plus tente de faire de la science a karak; d'ailleurs une pluie assez forte survient a point nomme, et nous en profitons pour rentrer grand train au logis. Pendant cette promenade divertissante, j'ai ramasse par-ci par-la quelques echantillons geologiques, quelques debris de poterie antique, analogue & celleque j'ai trouveepres du Red- jom-el-Aabed, et un petit cube de verre, ayant fait certaine- ment partie d'une mosai'que de 1'epoque romaine. Le scheikh Khalil nous a plantes la; mais Mohammed et Selameh n'ont garde de perdre de sitot leur proie de vue. Us rentrent avec nous au couvent, et nous voyons une fois de plus notre chambre envahie par les droles, entre les griifes des- quels nous nous sommes si imprudemment jetes. Les deux scheikhs s'installent sans fac.on sur le lit de Philippe et le cas- sent immediatement. Comme ces messieurs ont pris de 1'appetit au grand air , ils se font apporter a manger comme s'ils etaient chez eux, et on leur sert incontinent une large omelette, qu'ils depecent avec leurs doigts, en 1'accompagnant chacun d'une enorme bribe de pain. Apres le cafe et la pipe, ils nous quittent enfin et nous laissent respirer pour nous preparer aux ennuis de la soiree, car ils nous annoncent une nouvelle visite pour 1'heure qui suivra celle de notre repas. A peine ont-ils tourne les talons, que Matteo introduit aupres de nous un grand gaillard vetu de la robe rouge des person- nages de distinction, et qui desire nous parler. Une fois entre et la porte fermee derriere lui, il nous dit que Midjielly s'est conduit avec nous comme un insolent, qu'il ne nous a montre aucun e~gard, et que si nous voulons nous venger de lui, il est ET AUTOUR DE LA MER MORTE. 367 pret a nous donner assistance avec tout son monde. — Est-ce reellement an ennemi de Midjielly? Est-ce un mouton, qui vient nous tendre, de la part de celui-ci, un nouveau piege? Comme je in'en mefie singulierement, je fais a mon tour de la diplomatic, et je reponds a notre homme, que si Midjielly a t nous rentrons dans les mamelons blanchatres, apres avoir pass*'- VOYAGE EN SYIUE IViclicux (|iu3 les images les plus epais roulent au-dessus de notiv trtc ; comme il est evident qu'ils ne tarderont pas a faire autr<> chose que cela , nous pensons avec im certain ennui a la Sablvhah (|ue nous aurons a traverser dans deux jours, et qui pourrait bien nous jouer quelque mauvais tour, si la pluie grossissait trop fortement les cours d'eau que nous avons a t'ranchir. Apres tout, nous avons reussi h nous tirer sains et saufs des grilles de Mohammed-el -Midjielly, et, pour le moment , cette pensee suffit a notre bonheur ; il sera temps plus tarddenous preoccuper de la Sabkhah. Pendant que tous les moukres travail lent a dresser nos tentes, le scheikh Abd-Allah me raconte que TOuad-el-Kharad- jeh, que nous venons de parcourir, a ete le theatre d'une alTreuse defaite des troupes d' Ibrahim-Pacha , lors de sa pre- miere tentative sur Karak. Tout le corps d'armee expedition- naire a peri dans cet affreux coupe-gorge , a ce que pretend le narrateur; mais je fais in pelto la part de 1'exageration arabe, et je suppose que TOuad-el-Kharadjeh a vu se livrer une bataille beaucoup moins considerable que ne le preten- dent les habitants de Karak. Ce qui est certain , c'est que la premiere tentative d'lbrahim-Pacha, pour s'emparer de cette place, a completement echoue, et que les Egyptiens, ecrases dans l'Ouad-el-Kharadjeh, ont ete forces de retrograder. Mais ils prirent leur revanche peu de temps apres : le passage fut force, et la ville, enlevee d'assaut, fut ruinee de fond en comble. 11 est facile encore de juger de la devastation que les soldats d'Ibrahim vainqueur ont fait subir a ce repaire de bandits. Apres le diner , le travail du soir a ete mene le plus lestement possible, et chacun de nous s'est couche avec bonheur, eu pensant au danger auquei nous venons d'echapper. Au reste le visage du scheikh Ilamdan, depuisque nous sommes arrives ET AUTOUR DE LA MER MORTE. .51)1 an bord du Nahr-ed-L)raa , a repris mi peudesa serenite habi- turlle. II cst clair que le brave honime trouve deja sa respon- sabilite moiiis lourde. 21 JANVIEH. Nos previsions n'ont pas etc trompees; vers neuf heures du soir, la pluie a commence a tomber, et elle a continue pen- dant une partie de la nuit. Ce matin , le temps est encore cou- vert et sombre; mais au-dessus du Rhor, les nuages sont divises et peu menacants ; nous serons done debarrass^s de la pluie, des que nous serons arrives sur la plage de la mer Morte. Pendant que Ton abat nos tentes, je descends au bord du ruisseau , et je ramasse des roches , des plantes et des mollus- ques que I'humidite a fait sortir de leurs retraites; une helice blanchatre a la bouche grimacante (Helix Boissieri) se montre en tres-grande quantite : 1'animal est d'un jaune verda"tre et repand une odeur tres-forte d'ail , due peut-etre a ce qu'il se nourrit exclusivement de quelque vegetal de la famille des alliacees. Lorsque je remonte avec ma moisson sur le plateau ou nous avojis passe la nuit, je trouve un de nos moukres qui vient d'etre pique a la main gauche par un gros scorpion jaune, que la pluie de la nuit avail chasse de sa retraite habituelle , et qui s'etait refugie sous la toile de notre tente, au point ou le toit recouvre le portour. Le pauvre homme est fort ellraye, et j'avoue que je ne suis pas trop rassure" moi-meme sur les suites de ce facheux accident. 11 n'y a pas une minute a perdre ; il faut y remedier sans faire trop de facons, si 1'homme ne veut pas courir la chance de mourir. Je lui dis done de se fendre les chairs d'un coup de khandjar au point meme ou ila ete pique, ei je me hate de tirer de ma petite pharmacie de 392 VOYAGE EN SYR1E voyage un llacon d'ammoniaque. Comme le blesse ne salt trop comment s'y prendre, un de ses camarades prend le role de chi- rurgion, ft lui fait sans sourciller la plus belle entaille du monde. J'imbibe celle-ci d'ammoniaque, ce qui fait faire au patient unc grimace de possede, et pour lui remettre le cceur, je lui en domic a avaler quelques gouttes, dans un demi-verre d'eau. Je savais que Ton se tirait ainsi de la morsuredes viperes, et j'ai cru n' avoir pas autre chose a faire que d'appliquer ce meme remede a la piqiire du vscorpion. J'ai devine juste, car les angoisses du blesse ont cesse a 1'instant, et il en a ete quitte pour une simple coupure, qui a ete bien vite cicatrisee. Enfin to us nos bagages sontprets et charges, et le moment du depart est venu , a, notre grande satisfaction. Ce moment est aussi celui ou nous devons nous separer des Arabes chre- tiens de Karak. Je donne un bakhchich de cinq cents piastres au scheikh Abd-Allah, une vingtaine de piastres et un kafieh a chacun de ses hommes; nous nous embrassons tous tres-alfec- tueusement, et nous nous quittons. Pendant qu'ils remontent dans rOuad-el-Kharadjeh, nous nous dirigeons nous-memes dans le sens diametralement oppose. Ce matin, j'ai longuement cause avec le scheikh Abd-A!lah de la possibilite d'enlever le bas-relief moabite du Redjom-el- Aabed. II se charge, vu sa profession de tailleur de pierres, d'amincir la stele par derriere, en enlevant toute 1'epaisseur qui donne & la figure un poids inutile, et quand ce sera fini, il la mettra sur le dos d'un chameau, et 1'apportera a Jerusalem, au consulat de France. L£ il touchera immediatement une somme de douze cents piastres, pour laquelle je lui donne une petite lettre de change sur notre consul. J'ai eu la maladresse de ne l'e"crirequ'en francais, et telle est probablement la seule raison pour laquelle ce precieux monument ne m'est pas par- venu. Voila plus de dix-huit mois que cet accord a ete fait ET AUTOUK DE LA MER MOKTE. :{»:» entre Abd-Allah et moi, et certainement il eut deja remis la pierre a Jerusalem , s'il eut ete" plus certain du paiement de la somme' promise ; toutefois il est fort possible encore que des obstacles inattendus aient empeche Abd-Allah de tenir sa pro- messe. Qui sait si les Bedouins, precisement a cause du cas que j'ai eu le tres-grand tort de faire, devant eux, de ce mo- nument unique, n'auront pas eu la deplorable idee de le pul- veriser, afin d'en tirer Tor fantastique que ma joie de trouver cette pierre, leur aura tout naturellement fait supposer qu'elle recelait. Ce serait une veritable perte pour 1'archeologie. Je me trouve bien heureux aujourd'hui d'avoir le dessin fidele que j'en ai rapporte, et que je regardais comme si peu de chose, tant que f ai eu le bas-relief sous les yeux. II est huit heures trente-trois minutes quand nous nous met- tons en marche ; la direction de notre route est a 1'ouest-sud- ouest. Toute la caravane descend avec difficulte dans le lit du Nahr-ed-Draa , qui n'est eloigne que d'une cinquantaine de metres du point ou nous avons campe. La direction de 1'Ouad- ed-Draa est d'abord a I'est-nord-est ; mais il fait bientot un coude brusque et court a 1'ouest , comme la route que nous allons suivre. Cette fois encore une miserable mule, qui marche pour son compte, fait une effroyable culbute , et roule au fond du ruis- seau, en s'empetrant dans les palmiers nains et les lauriers- roses. Ce n'est pas une petite besogne que celle de la retirer de la , et ce sot accident nous fait perdre dix bonnes minutes. II est huit heures quarante-quatre minutes, lorsque je suis prevenu de la necessite d'attendre que le desastre soit repare, et ce n'est qu'a huit heures cinquante-cinq minutes, que nous pouvons nous remettre en route. Nous avons fait halte sur un plateau assez bien plante" d'arbres a gomme ; nous sommes sur le flanc d'un petit rideau de quelques metres d'eldvation seu- 394 VOYAGE EN SYRIE lenient , et au-dessus duquel un nouveau plateau s'etend vers la montagne de melaphyre, quiest en ce point eloignee de huit cents metres environ. Le fond du golfe nord forme par la presqu'ile nous parait encore, en ce moment, un peu plus au sud que 1'endroit oil nous nous sommes arretes. A huit heures cinquante-sept minutes, nous ne sommes guere qu'k vingt metres du sommet du petit mamelon que nous longions tout a 1'heure, et les deux pla- teaux garnis de seyal qu'il separait, se reunissent immediate- ment, pour former une petite plaine qui est couverte de decombres, et qui se nomme Talaa-Semaan ou Sebaan. Le plateau s'abaisse bientot, et forme un second gradin egale- nient convert de mines et plante de gommiers ; nous y che- minons au sud-ouest. Les ruines cessent alors de se montrer. A neuf heures neuf minutes, nous tournons le dos a POuad-el- Kharadjeh, et nous cotoyons, en le contournant, un monticule place a notre droite. A neuf heures onze minutes, nous avons franchi la pointe ouest du monticule, et nous marchons directement au sud- ouest, sur une plaine couverte de gommiers, et en pente vers la mer Morte. La recommencent a se montrer des ruines tres- considerables. A neuf heures quatorze minutes, nous traversons un ravin dont le bord meridional est garni d'une muraille antique ; au dela du ravin , a droite et a gauche, s'etendent a perte de vue des ruines enormes, que les Arabes appellent Kharbet-ed-I)raa. La base d'un mur en grosses pier/res de taille, traverse le chemin que nous suivons, et un peu plus loin nous rencontrons un ruisseau courant directement de Test a 1'ouest; il semble venir d'une dechirure de la montagne, nommee FOuad-es-Seibaa (valise des lions) , et qui de loin ressemble fort a un nouveau cratere. 11 est situe" a quinze cents metres environ a notre gauche. ET AUTUUR DK LA MKK MOKTE. 395 Une Ibis le ruisseau franchi, a neuf heures vingt minutes, nous marchons droit a 1'ouest sur la rive, pour prenclre, a neuf heures vingt-deux minutes , une direction sud , quelques degres a 1'ouest. Quelques minutes apres, le plateau s'abaisse de nouveau assez brusquement, et, a neuf heures vingt-cinq minutes, nous traversons un ravin a sec. A notre gauche est un mamelon sur lequel paraissent encore des mines. A neuf heures vingt-six minutes, autre ravin a fond de roc, au dela duquel s'ouvre une plaine toute couverte de decombres. Au milieu de ceux-ci se presente d'abord une grosse ruine ronde, placee a gauche du chemin. Elle est separee par uii intervalle de cinquante metres, d'une autre ruine placee au sud, et sepa- ree elle-meme de cent metres environ, d'une troisieme ruine analogue. A une centaine de metres a 1'ouest de la premiere, s'en trouve une quatrieme. Les montagnes sont a deux kilometres au moins sur notre gauche , et leur pied est garni de monticules de sable qui com- mencent a quinze cents metres environ du chemin suivi par nous. A neuf heures trente-six minutes, nous avons tourne au sud-ouest, et nous cotoyons des monticules de sabte, places a quelques centaines de metres a droite. A gauche est une colline sur laquelle paraissent des mines, et au pied de laquelle court un ravin qui vient couper notre route a neuf heures quarante minutes. Ge ravin forme la limite des mines immenses que nous venons de traverser ; au dela commencent les mamelons de sable, que Ton prendrait volontiers pour de la cendre, et au milieu desquels nous avancons. Bientot le chemin se trouve parcourir une langue de terre comprise entre deux ravins, et qui, a neuf heures quarante-cinq minutes, a une quarantaine de metres ; mais elle se retrecit rapidement, et, a neuf heures quarante-neuf minutes, elle n'a plus guere .que huit a dix metres tout au plus de largeur. A neuf heures quarante-huil 396 VOYAGE EN SYR IE minutes, nous etions en face de 1'extremite nord d'une mon- tagne brunatre toute dechiree, en arriere de laquelle parait encore un vaste cratere qu'elle recouvre. Notre route est alors a I'ouest, quelques degres sud. lei reparaissent de nombreuses boufiees de petites pierres brunes calcinees, formant des taches oblongues dirigees vers le cratere de FOuad-es-SeMa. .4 neuf heures cinquante-huit minutes, nous avons, a vingt metres a notre droite, un pre- mier monticule, au dela duquel nous voyons, £ cent metres environ, un veritable cratere dont les flancs sont horriblernent dechires , et ou toutes les couches ont etc visiblement soulevees et bouleversees. A dix heures precises, nous nous arretons en deck du ravin de gauche, que nous longeons depuis un quart d'heure, et qui vient couper notre route en ce point. Nous nous hatons de prendre notre modeste dejeuner et de remonter a cheval. A dix heures vingt-deux minutes, nous repartons et nous traver- sons le ravin qui etait place devant nous. Au dela , a partir de dix heures trente et une minutes , tout le terrain est couvert de monticules de sable gris , au milieu desquels nous nous enga- geons. Sur le plus considerable de ces monticules, qui est le premier que nous cotoyons a gauche, aussitot apres avoir fran- chi le ravin , est une ruine bien reconnaissable. Nous marchons a partir de laau sud-sud-ouest. A dix heures trente-cinq minutes, nous suivons un fond de ravin qui prolonge directement notre route. A dix heures trente-neuf minutes, nous tournons un peu a I'ouest; et enfin , a dix heures quarante minutes, nous sor- tons des monticules de sable, et nous debouchons sur une plaine couverte de seyal , que nous reconnaissons a merveille. En ce point nous sommes justement vis-a-vis le flanc sud de la presqu'ile. A dix heures quarante-sept minutes, nous marchons droit ET AUTOUR DE LA MEH MORTE. 397 au sud a travel's des halliers ; nous atteignons une petite plaine sablpnneuse, et, a onze heures precises, nous nous retrouvons a I'emplacement ou etait etabli , le ill Janvier dernier, le deuxieme campement des Beni-Sakhar, au milieu duquel nous sommes venus planter nos tentes. Aujourd'hui la place est rasee; tout dans le Rhor, arbrisseaux et roseaux, a £16 devore par les bestiaux, et les Beni-Sakhar out ete chercher gite ailleurs. Nous faisons comme eux , et nous continuous a marcher par la route que nous avons suivie en venant, afin de regagner le premier campement du 13 Janvier. Une fois arrives au Rhor-Safieh , nous nous maintenons tou- jours plus pres de la montagne qu'a notre premier passage dans le pays; et au lieu d'aller camper au meme point que la premiere fois, nous allons nous etablir aupres d'un campe- ment de Bedouins, que nous n'avions fait qu'apercevoir alors, et qui est a sept cents metres a peu pres a 1'est-nord-est du premier. En y arrivant, je reconnais, a six cents metres au nord-est du point ou nous faisons halte , de nouvelles mines assez considerables et dont je demande immediatement le nom. Mais elles n'en ont pas pour les Bedouins, qui savent bien que ce sont des mines d'habitations du temps pass6; mais voila tout. Enfin nous voici pour tout de bon en pays ami ; maintenant reste a franchir la Sabkhah , et nous aurons accompli brave- ment la tache importante que nous nous etions donnee. iujourd'hui, pour la premiere fois, Papigny a reussi a abattre un des charmants petits colibris qui voltigent dans les seyal ; c'estla une trop precieuse conquete, a mon avis, pour que je ne m'en empare pas. Je le reclame done sans facon, et il m'est adjuge. Papigny, depouille de son oiseau-mouche, n'a plus qu'une pensee, celle de remplacer au plus vite le tresor que je lui ai ravi; aussi, pendant toute la route, a-t-il couru :198 VOYAGE EN SVRIE stir les llanos do la caravane, poursuivant d'arbre en arbre ce oharmant oiseau dont il ne reussit plus a s'emparer. Nos soheik'hs, du reste, supportent assez impatiemment cette ardeur de 'chasse , et ils m'ont a plusieurs reprises fait com- prondro qu'il etait tres-imprudent de s'ecarter ainsi du gros do la troupe. Ouoique je sois assez dispose & croire a un dan- ger reel, je pense bien que 1'ennui denos Arabes tient un peu aussi au retard force que ces petites courses h droite et a gauche, font subir h. notre marche generale. En route, le but d'un Arabe est toujours d'arriver le plus vite possible au gite, et il ne saurait comprendre qu'on perde une minute a courir apres un petit oiseau, a cueillir une fleur, a ramasser un insecte ou un caillou ; pour lui, celui qui emploie ainsi son temps est ou un hakim ou un meidjnoun, un sage, c'est-a-dire un medecin, ou un fou. 1 1 parait que la nuit derniere , la pluie qui nous a pris au campement du Nahr-ed-Draa a ete fort desagreable aux scor- pions, et les a chasses de leurs gites habituels; les pauvres betes se sont refugiees ou elles ont pu, et en deballant nos cou- chettes pour les installer sous nos tentes , on en trouve qui sont probablement fort impatientees de ce nouveau derangement. Je me promets bien de passer ce soir une inspection rigoureuse de mon lit, avant de m'y coucher. Aujourd'hui nous avons traverse des ruines tres-considera- bles, a proximite d'e"normes crateres d1 explosion. Aquelle ville antique appartiennent-elles ? 11 m'est bien difficile de le devi- ner alors. Comme je cherche toujours Gomorrhe , je me figure d'abord que cesont ses restes que nous avons visites, et le nom significatif de Sebaan ne m'ouvre pas encore les yeux. J'ai deja dit, apropos de en-Nemaireh, que ce ne fut que plus tard que je reconnus ici Seboi'm , apres avoir retrouve , a n'en pouvoirdouter, Gomorrhe vers la pointe nord de la merMorte. ET A U TOUR I)E LA MEH MO RTF. :m Notre soiree s'est passec a etiqueter plantes, inseetes el roches, ramassesa foison dans le Rhor-Safieh , et a mettre ma carte a I'ancre. Nous avons solde ce que nous restions devoir a nos scheikhs Beni-Sakhar: mais nous ne nous faisons pas illusion ; demain, sans aucun doute, arriveront les demandes de bakh- cliich supplementaire. Maintenant qu'ils out la bourse bien garnie, les scheikhs n'ont plus qu'une pensee, celle d'acheter des armes. Matteo porte un pistolet tromblon de forme assez originale , etSamet- Aly meurt d'envie d'en etre 1'heureux possesseur. 11 obsede done Matteo pendant toute la soiree pour le decider £ lui vendre cette arme. Aussitot que j'ai vent de cette negotiation, j'avertis Matteo que c'est moi qui lui achete son pistolet, mais que je ne veux pas que le scheikh en soit informe. C'est une drogue que ce tromblon qui me coute cent piastres, et avec cela , demain, je rendrai mon homme le plus heureux et le plus satisfait des scheikhs. " Ce soir, le temps s'est affreusement charge, et la pluie .a commence a tomber presque aussitot apres le coucher du soleil. Pendant les premieres heures, et avant que 1'etofTe de nos tentes ne fut assez completement imbibee pour se gonfler et faire ecouler 1'eau a 1'exterieur, celle-ci nous a mouilles de la facon la plus 'desagreable. Chacun de nous alors s'est enterre sous ses couvertures, et s'est endormi tranquillement en laissant 1' averse faire a sa guise. FIN DU TOME PREMIER. Paris. — Jmprime par J. CLAVE et Ce, rue Saint Benolt, 7. University of California SOUTHERN REGIONAL LIBRARY FACILITY 405 Hilgard Avenue, Los Angeles, CA 90024-1388 Return this material to the library from which it was borrowed. 31998 • ., >>•-.•* > ^ -• • x - E y ._ * >-^ ' »>;N